The Project Gutenberg EBook of L'eau profonde, by Paul Bourget

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Title: L'eau profonde
       Les pas dans les pas

Author: Paul Bourget

Release Date: October 12, 2008 [EBook #26891]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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PAUL BOURGET

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

L'EAU PROFONDE


LES PAS DANS LES PAS


Cinquième mille

PARIS

LIBRAIRIE PLON

PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS

8, RUE GARANCIÈRE—6e

Tous droits réservés


Il a été tiré de cet ouvrage


A LA MÊME LIBRAIRIE

ŒUVRES COMPLÈTES
DE PAUL BOURGET

CRITIQUE. 2 volumes in-8º.
ROMANS. 6 volumes in-8o.
NOUVELLES. 3 volumes in-8o.
VOYAGES. 1 volume in-8o.
POÉSIES. 1 volume in-8o.

En cours de publication.—Chaque volume, 8 francs.

Les volumes précédés d'un astérisque sont en vente (octobre 1903).


DU MÊME AUTEUR, DANS LA MÊME SÉRIE

(Ouvrages déjà parus ou en cours de réimpression.)

CRITIQUE ET VOYAGES

Essais de psychologie contemporaine, 2 vol.—Études et Portraits, 2 vol.—Outre-Mer, 2 vol.—Sensations d'Italie, 1 vol.

ROMANS

Cruelle Énigme, suivi de Profils perdus, 1 vol.—Un Crime d'amour, 1 vol.—André Cornélis, 1 vol.—Mensonges, 1 vol.—Physiologie de l'amour moderne, 1 vol.—Le Disciple, 1 vol.—Un Cœur de femme, 1 vol.—La Terre promise, 1 vol.—Cosmopolis, 1 vol.—Une Idylle tragique, 1 vol.—La Duchesse bleue, 1 vol.—Le Fantôme, 1 vol.—L'Étape, 1 vol.

NOUVELLES

L'Irréparable, suivi de: Deuxième Amour, Céline Lacoste et Jean Maquenem, 1 vol.—Pastels et Eaux-Fortes, 1 vol.—François Vernantes, 1 vol.—Un Saint (et autres nouvelles), 1 vol.—Recommencements, 1 vol.—Voyageuses, 1 vol.—Complications sentimentales, 1 vol.—Drames de famille, 1 vol.—Un Homme d'affaires (et autres nouvelles), 1 vol.—Monique (et autres nouvelles), 1 vol.

POÉSIES

La Vie inquiète, Petits Poèmes, Edel, les Aveux, 1 vol.

ŒUVRES COMPLÈTES

Édition in-8o cavalier. Prix de chaque volume...... 8 francs.

EN PRÉPARATION

Un Divorce, roman.


L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède et la Norvège.

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en octobre 1903.



L'EAU PROFONDE



A Henri Amic.





Beaucoup de proverbes revêtent, en passant[3] d'un pays dans un autre, une physionomie si différente que cette variation seule prouverait combien les caractères nationaux demeurent des réalités radicalement distinctes et irréductibles. Le Français, par exemple, dit d'un homme heureux qu'il est né «coiffé»; l'Anglais, qu'il est né «avec une cuiller d'argent dans la bouche». Deux dictons, deux races, deux destinées: un peuple léger, fringant, élégant, d'une part, amoureux de la galanterie, passionné de plaire et volontiers frivole;—une nation, d'autre part, avide et solide, éprise du positif et qui veut du confortable dans du luxe. Voilà quelques premiers traits dans un premier proverbe, voici d'autres touches dans un second. De quelqu'un qui ne se livre pas, le Français dit: «Il n'est pire eau que l'eau qui dort»; l'Italien: «Les eaux paisibles brisent les ponts»; l'Anglais: «Les eaux[4] tranquilles roulent profondes». Et tous les trois ont raison—dans leur pays. Pour le Français, si instinctivement expansif et sociable, une joie qu'il ne communique point est une moitié de joie, une peine qu'il garde sur son cœur, une double peine. Il juge ses voisins d'après lui, et, devant une réserve prolongée, il se méfie. L'Italien, lui, si naturellement réfléchi et calculé, pousse la méfiance plus loin encore. Dans toute retenue il voit une menace, dans tout silence un piège; mais Machiavel est de Florence, du pays où la finesse ne va jamais sans la grandeur, et cet aphorisme d'expérience prudente se désembourgeoise, si l'on peut dire. Il s'ennoblit d'une belle métaphore qui vous dessine une arche, roussie par d'innombrables soleils, sur le glauque Arno ou le Tibre jaune. Chez les Anglais, l'esprit réaliste s'accompagne de la plus solitaire, de la plus méditative rêverie. Regardez la carte de leur île. Vous y verrez que Manchester est voisin des lacs et du comté de Wordsworth. Tout à l'heure ces éternels gaigneurs avaient un adage de gloutonnerie rapace. Ils en ont un maintenant d'une grâce sauvage, qui ne déparerait pas les discours du Jacques de Comme il vous plaira, et l'Anglo-Saxon n'apparaît-il pas ainsi, dans toute son histoire et toute sa littérature: durement brutal quand il est brutal, étrangement songeur quand il est songeur? Ces deux petites phrases racontent cela dans[5] le raccourci de leurs formules.


Il n'est que juste d'ajouter que ces définitions de psychologie ethnique comportent d'innombrables exceptions. La preuve en est que ce ressouvenir de ce poétique proverbe anglais sur les eaux profondes s'évoque à ma pensée—ô ironie!—au moment de rapporter une aventure parisienne, arrivée l'autre automne, et dont l'héroïne n'a pas dans les veines la moindre goutte de sang britannique. Aucune image pourtant ne m'a paru mieux résumer l'impression que m'a laissée ce petit drame sentimental, lorsqu'il me fut appris par des confidences dont je respecterai le mystère. Cette tragédie de salon s'étant jouée sans éclats, entre un très petit nombre de personnages, un changement de noms et de quelques détails sauvegardera un anonymat dont le lecteur reconnaîtra la nécessité, s'il veut bien admettre, malgré la singularité de certains détails, que tout, ici, sous cette réserve nécessaire, est strictement vrai. Peut-être, une fois le récit achevé, la lectrice, elle, si elle s'est intéressée aux secrètes épreuves de la délicate femme dont l'Eau profonde est l'histoire, comprendra-t-elle que ces deux mots aient, par une irrésistible coïncidence, tenté l'historien. Il eût voulu retrouver, pour tracer ce portrait, la plume avec laquelle Balzac a dessiné le profil de sa Madame Jules, cette héroïne d'un épisode plus[6] romanesque encore et un peu analogue. Il a cru du moins indiquer tout ce qu'il laissera de forcément inexprimé en inscrivant sur la première page un rappel du vieux proverbe shakespearien. Peut-être aussi cette indulgente lectrice trouvera-t-elle un symbole dans le contraste entre le parisianisme des endroits où cette chronique de mœurs déroule ses incidents et les visions d'outre-Manche qu'aura évoquées pour elle ce Still waters run deep:—la coulée taciturne d'un fleuve d'Irlande parmi ses prairies, l'immobilité vaporeuse d'un lac d'Écosse dans la solitude de ses roses bruyères?... Pour peu qu'elle soit d'une sensibilité tendre et farouche au fond, et la prisonnière de ces desséchants devoirs, de ces meurtriers plaisirs que représente ce malheur envié: une situation de monde, cette anti-thèse n'est-elle pas celle de toute son existence? Elle voudrait, autour de ses émotions, de ses espérances, de ses regrets, un cadre de nature qui leur ressemblât, et elle doit passer de la rue de la Paix et d'un essayage chez un grand couturier à une tournée de visites dans la Plaine-Monceau, les Champs-Élysées, le faubourg Saint-Germain, pour rentrer, s'habiller, dîner en ville ou recevoir, et finir sa soirée dans quelque cohue prétendue élégante ou dans quelque loge d'un théâtre prétendu amusant. Il faut croire que ces heurts presque meurtriers du cœur et du milieu ont une espèce d'attrait malsain, frelaté, mais bien[7] fort, et qu'ils correspondent, dans les sensibilités les plus fines, à un inexplicable besoin de sursaut. Car Paris et sa société, ou mieux,—le recrutement, fantastiquement composite, du monde actuel, exige ce pluriel,—Paris donc, et ses sociétés, continuent de retenir tant de personnes que leur fortune rendrait libres de s'enfuir! Elles en maudissent quotidiennement la servitude, l'atmosphère morale, et elles ne s'en vont pas, comme si, partout ailleurs, l'intensité de leur vie devait être diminuée. L'anecdote rapportée ici prouvera qu'en effet cette ville, qui réalise à chaque heure le mot célèbre de l'Empereur sur l'impossible, abrite tout dans son décor hétéroclite, même de grandes âmes...

I

SUR UNE PISTE

J'ai dit que cet épisode datait de l'automne dernier. J'aurais mieux fait de dire: son dénouement. La portion dramatique de l'aventure ne fut, comme il arrive souvent, que l'explosion d'une mine longtemps creusée. Mais sans un très petit hasard, et bien improbable, ce travail souterrain, eût-il jamais abouti? La vie humaine est ainsi: le nécessaire et le fortuit s'y mélangent d'une telle[8] façon qu'à regarder ces entrelacs de causes et d'effets on éprouve une impression indémêlable de logique et d'incohérence où seule la foi en une souveraine raison nous permet de pressentir une action providentielle. C'est là un point de vue d'ensemble et que notre philosophie conçoit quand elle s'exerce sur une suite d'années. Cette philosophie reste dépourvue lorsqu'elle essaie d'interpréter dans un pareil sens des événements d'une radicale insignifiance: celui, par exemple, qui précipita la tragédie que j'ai l'intention de raconter,—une visite d'une jeune femme dans un grand magasin de nouveautés!

La jeune femme dont il s'agit et que j'appellerai, en lui conservant son titre,—ce détail a sa petite importance,—la baronne de La Node, était en quête de tapis volants, fort bourgeoisement. Elle avait entendu dire que le grand magasin en question avait reçu un arrivage de vieilles carpettes d'Orient. Elle était donc venue là par ce commencement d'une après-midi de novembre, avec l'espérance qu'elle pourrait, à ce moment de la journée, se faire montrer quelques échantillons, en évitant la foule. Ayant trouvé ce qu'elle cherchait, elle regagnait la sortie d'un pas lent, le regard amusé, malgré elle, aux mille et mille objets de toute provenance et de tout usage, entassés sur les comptoirs, pendus aux murs, accrochés à des tringles, empilés dans des[9] armoires, étalés dans des vitrines. Le tableautin est trop connu pour mériter même un crayon. La jeune baronne était entrée dans le magasin, à deux heures. Il n'en était que trois, et déjà cette foule, qu'elle avait désiré éviter, commençait de la presser de toutes parts. L'énorme bâtisse regorgeait de ce formidable afflux féminin qui semble donner raison aux prophètes de la démocratie. Le rêve du nivellement universel n'est-il pas réalisé dans le dédale d'un pareil emporium? Les diverses classes n'y sont-elles pas confondues, dans un pêle-mêle extravagant? La modeste épouse du fonctionnaire à dix-huit cents francs y coudoie la compagne du financier juif, dont les bénéfices de bourse se chiffreront, le 31 décembre, par un demi-million. La provinciale, pour laquelle le voyage à Paris est un événement, y frôle l'étrangère qui va de Saint-Pétersbourg au Caire et de Cannes à New-York, sur un oui, sur un non, aussi facilement qu'elle est venue ici de son hôtel de la place Vendôme. La fille à la mode, que son automobile de grande marque attend à la porte, croise l'étudiante du quartier Latin qui a trottiné le long des rues, pour épargner au budget de son ménage bohémien les trente centimes du tramway. Le colossal bazar n'a-t-il pas une tentation pour chaque désir, une occasion pour chaque besoin? Même une grande dame authentique, qui n'eût eu, voici cinquante ans, que des fournisseurs personnels,[10] finit par avoir recours au banal et commode caravansérail, quitte à s'y promener, comme faisait Mme de La Node, en dépit de la promiscuité forcée, avec cet air patricien qui ne s'imite pas, qui ne se définit pas. On discerne à peine en quoi il réside. C'est une façon de poser le regard et de porter la tête, de se tenir et de marcher, où il y a de la réserve et de l'assurance, de la fierté et du naturel, un rien de hauteur et de la simplicité, un quant-à-soi tout en nuances. Mais aucune femme, ni aucun homme ne s'y trompe. Certes, Mme de La Node n'avait en elle, quand on analysait sa personne, rien de particulièrement remarquable. Il semblait qu'elle dût passer partout inaperçue. C'était une femme plutôt petite, jolie, d'une joliesse un peu menue, un peu sèche. Elle avait des yeux bruns dont les prunelles se faisaient aisément ternes au repos; des cheveux châtains, pareils à tous les cheveux châtains; une taille mince, pareille à toutes les tailles minces. Ses toilettes n'offraient, elles non plus, rien de très affirmé, de très voyant. Elle était habillée, ce jour-là, d'une robe de ville, d'un petit velours marron avec un semis de pois blancs, et coiffée d'un chapeau assorti, sans le moindre caractère d'excentricité. Et les acheteurs et les acheteuses qu'elle croisait la suivaient d'un regard plus appuyé, les vendeurs s'avançaient à son approche avec un empressement plus déférent. De ravissants[11] détails: des oreilles coquettement ourlées, des dents très blanches et bien rangées, la finesse de ses mains et de ses pieds, corrigeaient sans doute ce que cet aspect général aurait eu d'indifférent,—n'eût été le je ne sais quoi. Mais elle l'avait, ce je ne sais quoi, et elle savait qu'elle l'avait. Un léger, un imperceptible pli d'impertinence flottait, plus encore qu'il ne se creusait, au coin de ses narines minces et de ses lèvres, sensuelles tout ensemble et sans bonté. C'était le défaut de cette physionomie: rendue à elle-même, et quand rien ne suscitait son attention, comme maintenant, il s'en dégageait une maussaderie qui pouvait déceler également l'apathie d'une Parisienne épuisée de frivolités et une extrême surveillance de soi. Cet air inamusable était tellement empreint sur ce visage délicat et inexpressif qu'il décourageait aussitôt l'attention que l'aristocratique allure de la passante avait suscitée.

—«Ce n'est pas la peine d'essayer...» se disaient les vendeurs, qui se rabattaient sur d'autres clientes, d'aspect plus avenant.

—«A quoi bon?...» songeaient les jeunes gens, comme il s'en rencontre toujours dans ces foules, prêts à suivre indéfiniment une femme distinguée, sans l'aborder,—pour en rêver ensuite, non moins indéfiniment. Pourtant, si l'un d'eux se fût attaché aux pas de la visiteuse, il eût vu subitement,[12] à une certaine minute de cette promenade dans les galeries du grand magasin, ces traits, d'une froideur presque impassible, se contracter dans une expression de curiosité aiguë, un éclair s'allumer dans ces prunelles mornes, ce pas indifférent se hâter. Il fallait que, parmi cette foule houleuse qui piétinait et bruissait dans l'atmosphère de plus en plus étouffante, Mme de La Node eût aperçu quelque chose ou quelqu'un qui éveillait en elle des émotions profondes, car cette métamorphose instantanée, et qui, pour l'observateur étranger, eût tenu du miracle, s'était accomplie sur un coup d'œil. Une silhouette, apparue et reconnue, entre tant d'autres, au bas d'un escalier, y avait suffi; et voici que ses petits pieds précipitaient cette descente, voici qu'elle se haussait par-dessus les épaules dressées devant elle, pour ne pas perdre de la vue la personne dont la seule présence venait de la saisir ainsi. Cette présence n'avait pourtant rien que de très naturel, et cette personne n'était autre qu'une de ses cousines qui était, ou passait pour être une de ses amies intimes, la plus intime, la jeune marquise de Chaligny. Mais Jeanne de La Node avait ses motifs, et de très pressants (la suite de ce récit le démontrera trop), pour attacher une importance extrême aux moindres faits et gestes de cette prétendue amie:

«—Valentine ici?...», se disait-elle donc en[13] se glissant à travers le flot de plus en plus serré des acheteurs. Elle était guidée par la couleur grise de deux larges ailes d'oiseau qui garnissaient le chapeau de Mme de Chaligny, «après qu'elle m'a refusé de sortir ensemble, parce quelle avait à faire des visites? C'était donc un prétexte pour ne pas être avec moi... J'observais bien qu'elle changeait. Elle a des soupçons. Je le répète à Norbert, depuis Deauville... Mais voilà une occasion de l'interroger, ou jamais: ce refus de ma compagnie, et puis qu'elle soit là... Quand on veut savoir la vérité sur les grandes choses, il vaut mieux prendre de tout petits moyens... D'ailleurs, à sa mine, quand elle me verra, je jugerai ce qui en est...»

Ce discours intérieur enveloppait un de ces redoutables secrets comme la vie élégante en cache tant sous ses rites frivoles. De se le prononcer avait mis du rose aux joues d'ordinaire trop pâles de la jeune femme. Ses mouvements avaient pris une agilité qui déjà, malgré les obstacles, la rapprochait de celle qu'elle poursuivait. Encore quelques secondes, elle la rattrapait,—quand, tout d'un coup, elle commença de ralentir son allure, comme si une idée nouvelle la déterminait à maintenir la distance qui la séparait de Mme de Chaligny. C'est qu'en enveloppant, en perscrutant du regard sa cousine qui ne la voyait pas, Mme de La Node venait d'éprouver, en effet, une impression,[14] d'abord confuse et inconsciente, puis précisée jusqu'à devenir le principe d'une nouvelle curiosité: il lui avait semblé que l'autre traversait la foule comme quelqu'un qui cherche à s'y perdre, afin de dépister toute poursuite. La marquise était habillée d'une de ces robes de teinte neutre qui n'attirent pas l'attention. La voilette aux mailles serrées qui moulait son visage avait été choisie épaisse à dessein. Elle marchait vite, en personne extrêmement pressée, et sans prendre garde aux colifichets exposés autour d'elle:

—«Où va-t-elle?...» Cette question n'eut pas plus tôt traversé l'esprit de Jeanne qu'elle y avait répondu mentalement comme auraient fait neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Parisiennes sur mille.—Où donc peut aller une jolie femme de trente ans et qui se cache?...—Était-il possible pourtant que Valentine, la sévère et prude Valentine, fût vraiment en train de se diriger vers un rendez-vous coupable, ou d'en revenir? Tout dans son caractère protestait contre une pareille hypothèse. Mme de La Node le savait mieux que n'importe qui, ayant été élevée avec elle, et se trouvant, pour des raisons qui n'étaient pas à sa gloire, au courant des plus intimes secrets de l'existence de sa cousine. Mais quand une femme n'est pas une honnête femme—et Jeanne n'en était pas une—elle ne croit jamais sans réserves à l'irréprochable vertu d'une autre. Que le plus léger indice la mette sur[15] la voie de ce que l'argot du monde appelle «un paquet», et vous la verrez, fût-ce à propos de sa meilleure amie, déployer un génie de soupçon aussi flétrissant que celui d'un vieux magistrat. C'étaient certes des riens et qui pouvaient s'expliquer si simplement: ce refus de sortir à deux, ce prétexte de visites, puis cette entrée dans ce grand magasin! Il suffisait que Mme de Chaligny n'eût pas trouvé la ou les personnes qu'elle allait voir, ou bien qu'en passant rue de Rivoli, devant la principale façade de l'immense maison de nouveautés, l'idée d'un achat en retard lui eût traversé la mémoire. C'était un rien encore, cette mise effacée, ce voile épais, ce glissement presque furtif à travers la foule... Et déjà cette si vague, cette si gratuite hypothèse d'un mystère criminel contre-balançait, dans l'esprit de Jeanne, la longue expérience qu'elle avait de la nature de Valentine, puisqu'elle la suivait de loin, maintenant, et sans l'aborder. Elle la vit, marchant toujours de ce pied qui va droit vers son but, sans une distraction, sans un arrêt, s'engager de galerie en galerie et gagner enfin une porte écartée du magasin, presque à l'angle de la rue Saint-Honoré, en face de la rue Croix-des-Champs. Mme de Chaligny, au moment de pousser l'énorme battant vitré, fut prise dans un groupe d'arrivants. Elle dut attendre une minute et elle se retourna. La poursuivante, qui[16] n'était qu'à quelques mètres, n'eut que le temps, pour n'être pas surprise en flagrant délit de son ignoble espionnage, de se retourner elle-même et de s'absorber dans la contemplation d'un lot d'objets de cuir étalés devant elle. Valentine de Chaligny ne l'avait-elle pas vue, ou bien, l'ayant reconnue, ne s'était-elle pas crue reconnue? Toujours est-il que Jeanne, lorsqu'elle regarda de nouveau, n'aperçut plus les ailes grises du chapeau, son point de repère dans cette course à deux à travers la cohue. Le soupçon grandissant continuait de la posséder avec tant de force qu'elle courut, plutôt qu'elle ne marcha, vers la porte, assez vite pour qu'arrivée sur le trottoir son regard circulaire, et qui fouilla trois rues à la fois, saisît la silhouette à la poursuite de laquelle elle s'acharnait. Mme de Chaligny parlementait avec le cocher d'un fiacre évidemment arrêté au passage. Cet homme retenait son cheval impatient au milieu de la rue Saint-Honoré, tout en écoutant l'adresse que lui donnait sa nouvelle cliente, la main sur la portière ouverte. Il fit le geste d'avoir compris. Les ailes grises s'engouffrèrent dans la voiture. La petite main referma la portière, et le cheval partit dans la direction du Louvre, si vite que Mme de La Node désespéra de trouver sur place un véhicule qui lui permît de suivre la piste où le plus inattendu des hasards la jetait. Elle héla un premier cocher[17] qui passait, puis un second. A son appel ils opposèrent, celui-là un insolent silence, l'autre un imperceptible haussement d'épaules. Ils avaient tous deux leur voiture occupée.

—«Que je suis sotte!...» se dit la petite baronne. «Je ne la rattraperais plus maintenant... Il faudrait savoir si elle est sortie de chez elle avec ses chevaux et ses gens...» Et, obéissant machinalement à l'instinct de police soudain éveillé en elle par cette rencontre, elle longeait déjà le trottoir qui va vers la place du Palais-Royal. Elle se préparait à passer la revue des équipages qui attendaient à la queue leu leu. Elle n'eut pas besoin d'une longue recherche pour reconnaître, debout parmi les autres domestiques en livrée qui stationnaient devant la grande porte, Jean, le valet de pied de la marquise. Un peu plus loin le cocher Joseph, assis sur son siège, maintenait les deux chevaux bais, attelés au coupé officiel. Valentine avait exécuté la classique manœuvre. Elle était descendue de sa voiture à cette entrée pour assurer un alibi à son emploi d'après-midi, en vertu de l'aphorisme du Misanthrope sans repentir: «Avant d'arriver où elle ne veut pas être vue, une femme qui sort va toujours où elle veut qu'on la voie.»—Et, encore une fois, où donc peut aller une jolie femme, et de ce rang, qui ne veut pas qu'on la voie?...

II

[18]

HISTOIRE ABRÉGÉE D'UNE LONGUE HAINE

Pour comprendre quels sentiments une pareille découverte soulevait chez Jeanne de La Node, il est nécessaire de préciser une situation de fait, déjà indiquée, et une situation de cœur plus essentielle encore. Certains actes sont par eux-mêmes si graves qu'ils semblent toucher la limite de notre culpabilité. Ils peuvent s'aggraver cependant encore, par la malice des sentiments qui nous y ont poussés. On l'a deviné à travers les lignes du début de ce récit: à la date où cette histoire commence, Mme de La Node avait une liaison avec Norbert de Chaligny, le mari de Valentine. Cette liaison durait depuis plus d'une année. Si l'on pense que les deux cousines n'étaient pas seulement apparentées par le sang,—étant les filles des deux frères,—mais qu'elles ne s'étaient jamais quittées; qu'elles avaient grandi ensemble, débuté dans le monde ensemble, et que cette intimité s'était accompagnée, qu'elle continuait de s'accompagner de ces chatteries de langage et de manières, la grâce caressante des amitiés féminines,—peut-être jugera-t-on que cette perfidie dépassait de beaucoup la mesure de ces coquets délits mondains,[19] qui se commettent quotidiennement sous le nom jadis si grave, aujourd'hui très insignifiant, d'adultère. Le vrai crime de cette aventure n'était pourtant pas là, dans une trahison que la faiblesse d'un cœur surpris, un mariage mal assorti,—Jeanne était séparée de son mari depuis trois ans,—un amour partagé, pouvaient expliquer. Le motif véritable de la faute était pire que cette faute. Il tenait tout entier dans la plus mesquine, dans la plus dissimulée des passions, mais c'est la plus violente dont les natures sèches soient capables: Mme de La Node n'aimait pas Chaligny, elle haïssait Valentine, et depuis leur lointaine enfance, pour des raisons si profondes, si mêlées aux arrière-replis de sa personnalité, qu'elle les avait ignorés d'abord elle-même. Elle n'en était pas très consciente encore aujourd'hui. On ne s'avoue pas aisément que l'on envie quelqu'un,—le mot hideux de cette énigme morale est prononcé,—car c'est s'avouer à la fois une infériorité par rapport à celui que l'on envie, et la présence en soi d'un sentiment avilissant. Mais quelque déguisement que prennent nos bas instincts, leur vilenie n'en subsiste pas moins sous les formes hypocrites dont nous les habillons à notre propre regard, et c'était bien l'insupportable crispation de tout l'être devant la félicité d'un autre être que Jeanne avait commencé d'éprouver auprès de Valentine, dès l'enfance, quand elles étaient deux[20] petites filles qui couraient dans les allées du parc, leur natte dans le dos. Cette même crispation, elle l'éprouvait à trente ans, maintenant que leur vie à toutes deux était faite,—«si injustement!» pensait Mme de La Node. De la destinée de sa cousine, Jeanne ne voyait que les réussites, de la sienne propre que ses échecs. En pensant et sentant ainsi, elle se trompait. Mais l'envie ne se trompe-t-elle pas toujours quand elle imagine la joie d'autrui? C'est là son premier châtiment: elle l'exagère, et en souffre davantage. Elle se trompe aussi le plus souvent quand, ensuite, elle essaie d'organiser le malheur qui doit la venger. Neuf fois sur dix, ses efforts, faussés par la haine, atteignent précisément le résultat contraire. La mise en lumière de ces deux lois, assez consolantes dans leur pessimisme, servira de moralité à cette analyse d'une crise aiguë traversée par un ménage parisien dans la première année du vingtième siècle.

Comme tant de nos mauvais sentiments, cette envie de Jeanne pour sa cousine s'était insinuée dans son cœur sous ces apparences de délicates susceptibilités, qui nous permettent de mal agir en nous en excusant. Les pères des deux cousines étaient frères, je l'ai dit plus haut; ils s'appelaient,—d'après la funeste coutume française qui détruit la noblesse en multipliant les titres de courtoisie, au lieu que toute la maison devrait[21] être titrée dans un seul membre, son représentant,—l'un le comte, l'autre le vicomte de Nerestaing. Valentine était la fille de l'aîné. Celui-ci avait hérité le magnifique donjon familial qui porte leur nom et qui partage, avec ceux de Rambures et de La Tour-Enguerrand, l'honneur d'être en Picardie la plus intacte des forteresses construites contre l'invasion anglaise. Nerestaing date de 1338, de l'armistice même que le pape Benoît XII imposa au roi Édouard III. Les partages, en attribuant cette merveille d'architecture médiévale au chef du nom et des armes, avaient relégué le cadet dans une gentilhommière avoisinante, échue aux Nerestaing par la libéralité d'un allié: les Saulaies. Jeanne y était née. Ses plus lointains souvenirs d'enfance lui montraient le pauvre castel—un ancien pavillon de chasse—où elle grandissait, et, par contraste, la seigneuriale demeure où habitait sa cousine. Ses impressions rétrospectives se précisaient. Elle se revoyait, toute petite encore, allant chercher Valentine, dont la mère venait de mourir, pour l'emmener passer quelques semaines dans ces modestes Saulaies. Son oncle allait voyager, afin de distraire son désespoir. Il avait perdu sa femme d'une façon presque foudroyante, en pleine fleur de jeunesse et de santé. C'est là, dans le séjour de l'orpheline auprès d'elle, que Jeanne avait commencé de souffrir. Elle avait toujours eu quelques-uns de ces incorrigibles[22] défauts qui tiennent à la réaction la plus involontaire de notre système nerveux. Elle les gardait encore à trente ans, sous sa roideur jouée. Elle était impulsive et facilement désordonnée, inégale et capricieuse, remettant sans cesse au lendemain la besogne de la veille, perdeuse et gâcheuse; enfin une de ces machines nerveuses mal ajustées où les médecins modernes voient volontiers un type fruste de demi-hystérie. Sa mère, qui ne connaissait pas cette commodité des excuses physiologiques, lui avait toujours reproché ces fâcheuses dispositions. La présence de Valentine sous leur toit multiplia ces réprimandes, à cause de la comparaison. Celle qui allait devenir la gentille châtelaine du glorieux Nerestaing était en effet l'enfant la plus régulière, la plus réservée, la plus mesurée, une petite dame déjà; et sa tante, gagnée par son charme, se prit à la vanter à sa propre fille, avec une imprudente partialité, en même temps que, par une pitié naturelle, mais non moins imprudente, elle prodiguait à l'enfant sans mère les plus indulgentes gâteries. L'irrésistible et secret instinct d'antipathie presque animale qui avait rendu insupportables à Jeanne ces éloges et cette tendresse se justifiait trop, chez la fillette de treize ans, par la jalousie de l'affection maternelle. Cette aversion avait été si vive qu'un jour il lui était arrivé, seule dans la chambre de Valentine,[23] de tacher d'encre les cahiers rangés sur la table, de déchirer les effets pendus dans l'armoire, de jeter par terre et de piétiner le portrait de sa cousine, follement, furieusement. Après dix-sept ans révolus, elle se rappelait quelle honte avait brûlé ses joues et son cœur quand Mme de Nerestaing l'avait surprise à cette honteuse occupation de vengeance. Et ç'avait été sa cousine qui avait demandé pardon pour elle et obtenu sa grâce. Ce méfait avait eu du moins cet avantage: Valentine partait presque aussitôt pour aller chez une autre de leurs parentes. La mère avait compris.


Par une anomalie, étrange au premier regard et qui apparaîtra comme bien logique à la réflexion, cette jalousie conçue pour Valentine fut la cause que, pendant leurs années de jeunesse, Jeanne se rapprocha d'elle plus étroitement. Envier quelqu'un, c'est y penser. C'est sentir par lui. C'est par un de ces détours déconcertants, si familiers à notre nature émotive, éprouver à la fois l'attrait et l'aversion de sa présence. L'envie n'est pas d'abord, elle n'est jamais la haine pure. C'est plus ou c'est moins, puisqu'il s'y mélange forcément une admiration, douloureuse, involontaire, révoltée, mais une admiration tout de même, par suite une façon d'amour. Ainsi s'expliquent, dans l'existence des artistes, par exemple, où cette passion[24] compliquée a son domaine propre, ces alternatives d'engouement et de diffamation entre rivaux, aussi sincères que contradictoires. De leur treizième à leur dix-huitième année, Jeanne fut persuadée qu'elle n'avait pas de meilleure amie que Valentine. C'était vrai, en ce sens qu'aucune de ses compagnes de cette époque ne lui donna des impressions aussi fortes. Soit qu'elle subît la fascination des jolies qualités de sa cousine, soit qu'elle se rebellât contre elles, intérieurement, avec une amertume irritée, cette cousine lui fut toujours, intimement, intensément vivante, à chaque heure, à chaque minute. Quand elles entrèrent toutes deux dans le monde, l'attrait l'emporta, pour un temps assez long, dans cette sensibilité mal équilibrée, par cette raison que Jeanne eut alors, pour la première fois, plus de succès que Valentine. Celle-ci, qui n'avait pas cessé de primer tant que les jeunes filles se mouvaient dans un cercle étroit, par le sérieux vrai, la délicatesse simple, l'harmonie, la suavité de tout son être, passa soudain au second plan lorsqu'elles commencèrent de figurer sur un autre théâtre. Il y avait dans Valentine un goût du silence, de l'effacement, et dans Jeanne un instinct de séduire, un appétit de briller, qui devaient faire de l'une la plus méconnue des comparses, dans une première visite, un premier dîner, un premier bal, et attirer sur l'autre cette attention[25] superficielle, mais grisante, dont tant de coquettes naïves sont trop aisément les victimes, dans cette époque de transition où la femme s'éveille au désir de plaire. Le résultat fut que Jeanne se maria, dès cette année de leur commun début,—et la première. L'avidité de ce triomphe, le plus flatteur entre jeunes filles, ne fut pas étrangère à la facilité avec laquelle elle répondit «oui» à la demande du baron de La Node. Il faut ajouter que ce mariage représentait tout l'idéal que des parents un peu grisés, eux aussi, du succès de leur fille, pussent désirer chez un fiancé, en cet an de grâce 1890: une tournure élégante, un beau nom, de la fortune, et ce prestige qu'exercent, malgré tout, même sur des gens de la meilleure compagnie, quand ils ont beaucoup vécu en province, les «personnalités parisiennes». Jules de La Node faisait courir. Il était du Jockey. Il figurait au premier rang de cette coterie qui mène la mode à Deauville l'été, dans les chasses de Seine-et-Marne ou de Seine-et-Oise en automne, à Pau ou sur la Rivière en hiver, et au printemps à Paris,—ce Paris, qui va de la place Vendôme à Longchamp. Jeanne s'était vue, par avance, menant cette vie de fêtes perpétuelles, qui est réellement, pour leur malheur, le plus souvent, celle des jeunes femmes lancées dans le même tourbillon. Son orgueil de réussite, lors de ses fiançailles, était si profond,[26] si complet, qu'il acheva de fermer la vieille blessure d'envie. Ces cicatrices-là sont, hélas! toujours si près de se rouvrir! Jamais auparavant, jamais depuis, elle n'avait autant aimé sa cousine. Elle était sur le point de la plaindre, en comparant le brillant avenir qu'elle se forgeait par avance, au sort encore incertain de l'effacée Valentine. Plus tard elle devait en vouloir à l'autre de cette pitié, comme d'une duperie.

Il n'est que juste de le reconnaître à sa décharge, et pour expliquer, sinon excuser les âcretés de ses désillusions: si un tel mariage, malgré ses apparences séduisantes, avait beaucoup de chances de n'être pas très heureux, il en avait beaucoup de n'être pas très malheureux. Il s'en conclut tant de pareils, qui sont du moins tolérables. Or celui-là fut très malheureux. Jeanne n'eut qu'un enfant, un fils qui naquit dans des conditions difficiles. Il fallut le sacrifier pour la sauver. La maternité lui était refusée pour l'avenir. Son mari, qui essayait, comme tant de ses camarades, d'élargir la marge de son budget en déplaçant et replaçant sans cesse les quelque douze cent mille francs qui constituaient leur fortune liquide, se trouva pris, coup sur coup, dans plusieurs spéculations désastreuses. Il joua pour réparer ses pertes, et perdit davantage. Il dut demander des signatures à sa femme. Celle-ci les donna d'abord; puis, conseillée par ses parents, elle refusa de[27] renouveler des sacrifices où son indépendance aurait sombré. Ces questions d'argent devinrent, pour ce ménage sans enfants, auquel une quotidienne dissipation interdisait toute vie morale, le principe de discussions bientôt violentes et qui dégénérèrent en disputes. De scènes en scènes, la séparation s'imposa. Elle fut prononcée avant la fin de la septième année de ce beau mariage et «si sympathique», comme avait dit le compte rendu des journaux spéciaux, lors de la célébration. Il y avait presque quatre ans de cela, et Jeanne s'attendait sans cesse que son mari demandât une dissolution plus complète du lien conjugal, pour se rendre libre entièrement, et réparer, par une nouvelle union, sa fortune plus d'aux trois quarts détruite. Elle s'y attendait, et quoique les idées religieuses qu'elle prétendait professer lui fissent une obligation de résister à un tel projet, elle le désirait. L'article 310 du Code civil qui permet à l'un des deux époux de faire transformer un jugement de séparation de corps en jugement de divorce, après un certain délai, faisait l'objet de ses continuelles méditations; car à elle aussi, cet article ouvrait la porte à un second mariage, qui eût contredit ses attitudes, que sa famille eût blâmé, que la société eût mal accepté. Tout ne valait-il pas mieux que cette précaire existence, à un second étage de la rue Barbet-de-Jouy, où elle était venue se réfugier,[28] avec trente-deux pauvres mille livres de rentes,—ce qu'elle dépensait pour sa toilette, dans les débuts de sa vie de femme,—et à deux pas du somptueux hôtel qu'occupait sa cousine, devenue la marquise de Chaligny?

C'était là, en effet, pour Jeanne, la lame brisée dans la blessure, la pointe enfoncée dans le plus intime de son amour-propre, presque de sa chair: à chacun des désastres de sa vie avait correspondu une chance heureuse dans l'existence de Valentine. Au moment même où Mme de La Node accouchait, dans les tortures, de ce fils aussitôt perdu, Valentine se fiançait inespérément avec Chaligny, et, tout de suite, elle venait habiter dans ce véritable palais de la rue de Varenne, digne pendant de l'historique Nerestaing, dont elle était maintenant propriétaire. Un an après, elle y donnait naissance à une fille; puis, une année plus tard, à un garçon, qui vivaient, eux, qui grandissaient, eux, et dont la grâce eût fait la fierté de tout foyer. Et voici que, coup sur coup, des héritages inattendus apportaient à l'heureuse mère une opulence qui dépassait les plus exigeantes ambitions formées pour ses enfants. Aussi oisif que La Node, lancé comme celui-ci dans les hautes et mouvantes régions du sport et de la mode, Chaligny s'était trouvé aussi bon administrateur de ses revenus que l'autre avait été gaspilleur des siens. Il possédait cette entente[29] avisée de ses intérêts qui s'associe moins rarement qu'on ne le croit à ces existences de luxe et de prodigalités. Tous les gens riches ne se ruinent pas, et une fortune qui se conserve veut un talent, comme une fortune qui s'acquiert. Elle suppose ce don de bien calculer, qualité dont la présence ou l'absence n'a rien à voir ni avec notre intelligence, ni même avec nos mœurs. La preuve en est que le sens de la conservation de l'argent acquis se rencontre dans le demi-monde le plus corrompu et le plus ignare, aussi bien que dans la plus correcte bourgeoisie et la plus cultivée. Chaligny ne jouait pas sur un cheval qu'il ne gagnât; il ne donnait pas à son agent de change un ordre d'achat que la valeur ne montât; et il était médiocre cavalier, médiocre boursier. Il se connaissait peu en objets d'art, et il ne se trompait guère sur un bibelot. Et ainsi du reste. Bref, à mesure que le ménage des La Node allait se désagrégeant, celui des Chaligny allait se fortifiant, se développant, s'épanouissant, au moins dans ces manifestations extérieures qui font dire au public: «Ce sont des gens heureux!...» Comment l'ancienne envie n'aurait-elle pas reparu, plus forte elle aussi, plus développée, plus épanouie dans le cœur de la cousine, séparée, ruinée, vaguement déclassée déjà, et qui pouvait se prononcer chaque jour, en passant, dans son coupé de remise loué au mois, avec marchandage,[30] devant la porte de l'hôtel princier de la rue de Varenne, le: «Pourquoi elle, et non pas moi?» murmuré jadis toute petite, à la vue des quatre massives tours à mâchicoulis du donjon de Nerestaing?


Dangereuses paroles, mais elles seraient demeurées sans doute inefficaces comme tant d'autres soupirs de jalousie jetés à chaque minute dans ce Paris de luxe et d'ostentation, par tant de vanités humiliées, que supplicie la vision de l'opulence étalée d'autrui! Le malheur voulut que Valentine, ou bien ne devinât pas ces sentiments chez sa compagne d'enfance, ou bien qu'elle éprouvât, les devinant, un magnanime besoin de les guérir à force de bonté. C'est la pire faute que l'envié puisse commettre à l'égard de l'envieux. Certains procédés très généreux, par la supériorité morale qu'ils démontrent, exacerbent encore la funeste passion. Dans le cas présent, ils avaient cet autre danger qu'ils consistaient surtout, de la part de la parente comblée, à sans cesse associer la parente moins fortunée aux facilités de sa vie. Déjeuners, dîners, courses en ville, loges de théâtre, séjours à la campagne,—tout était prétexte à Valentine pour épargner à Jeanne une petite dépense, pour lui procurer un petit plaisir. Elle ne réfléchissait pas qu'avoir toujours Mme de La Node auprès d'elle, c'était la mettre toujours[31] auprès de son mari. Rien de plus propice aux séductions que ces intimités entre un homme jeune et une jeune femme qu'un demi-cousinage rend naturellement familiers; qui s'appellent par leur petit nom, sortent en tête-à-tête à la campagne, sans que nul s'en étonne; s'écrivent quand ils sont séparés; s'habituent enfin aux menues privautés de l'amour dans une amitié, bien vite troublée, si l'un des deux y apporte des pensées qui ne soient pas d'une droiture et d'une simplicité absolues. La tentation était trop forte pour Jeanne de prendre une revanche, après tant de secrètes humiliations, en dérobant à Valentine une part du cœur de Chaligny. Telle fut la première ambition d'un instinct de vengeance féminine, déjà très perfide dans sa relative innocence. Ces désirs d'une influence sentimentale ne vont guère sans un rien de coquetterie physique, et ce manège a pour inévitable effet d'éveiller chez celui qui en est l'objet l'émoi ingouvernable des sens. Une fois sur cette route, la coquette et son complice ne peuvent plus répondre d'eux-mêmes. L'obscur et redoutable animalisme qui gouverne, en dépit de nos orgueils et de nos complications, les rapports de l'homme et de la femme, se déchaîne dans sa brutalité foncière. L'on a voulu préoccuper le mari d'une rivale, l'intéresser, le troubler,—et l'on se réveille, comme il était arrivé à Jeanne de La Node, la maîtresse de celui[32] avec qui l'on prétendait seulement jouer,—et pas davantage.

Il y avait plus d'un an que cette coupable liaison s'était nouée, et, au lieu de rencontrer, dans ce triomphe sur sa cousine bafouée et trahie, un apaisement à ses haines, la traîtresse les y avait envenimées. Par une contradiction qui démontre bien le caractère bâtard de l'envie, l'absolue confiance de Valentine, qui aurait dû flatter la rancune de Jeanne, l'avait aussitôt exaspérée. Ce rôle de dupe, pris comme il était par Mme de Chaligny, s'ennoblissait de trop de délicatesse, de trop de pureté. Cette régulière, cette harmonieuse, avait une manière de ne pas voir le mal qui ne permettait pas la moquerie. Elle ne le soupçonnait même point, parce qu'elle ne l'avait jamais ni fait, ni même pensé. Le monde, qui commençait à s'apercevoir de l'intrigue engagée entre Chaligny et Jeanne, ne croyait pas sans réserves à l'aveuglement de la marquise. «Elle ne veut rien voir,—à cause des enfants...», disait-on. Mme de La Node, elle, savait combien il lui avait été aisé d'abuser une femme qui se serait mésestimée de supposer sa compagne d'enfance capable d'une infamie. Elle savait aussi ou, mieux, elle sentait que cette situation, ridicule pour toute autre, d'une épouse trompée dans sa famille la plus proche, presque sous ses yeux, ne provoquait dans leur société aucune épigramme[33] contre Valentine. Les méchantes langues mélangeaient, malgré elles, à leur ironie sur une telle naïveté, l'expression irrésistible d'une estime forcée. Les plus cruels disaient: «Chaligny a bien raison, sa pauvre femme est si ennuyeuse!...» ou encore: «C'est entendu, cette petite Chaligny est vertueuse, elle est jolie, elle est douce, elle est parfaite. Et elle n'a pas su retenir son mari? C'est sa faute, tant pis pour elle...» Ces propos et d'autres pareils, où l'on reconnaîtra l'humeur du monde contre une perfection qui déconcerte son pessimisme facile, marquaient le terme extrême de la malveillance. Ils n'empêchaient pas que la marquise n'eût autour d'elle une atmosphère d'un respect de plus en plus déférent et que son heureuse rivale ne perçût à toutes sortes de petits signes un commencement de déconsidération. Une jeune femme, dont on sait qu'elle a un amant, est aussitôt traitée par les autres femmes avec une curiosité, et par les hommes avec une attention, également insultantes. Elle devine, dans les regards de celles-là, l'intérêt, jaloux et méprisant à la fois, qui les attache aux aventures clandestines, et, dans les regards de ceux-ci, le secret espoir d'une galanterie possible. Contre cette condamnation de sa faute par la lucidité polie des salons, la femme qui aime n'a qu'un refuge: le bonheur qu'elle donne. Il n'avait pas fallu un long temps à Jeanne pour constater que Chaligny[34] n'était pas heureux par elle et pour deviner que l'obstacle à ce bonheur venait des sentiments gardés par cet homme,—à qui? A l'épouse même qu'il trahissait. Beaucoup de maris infidèles sont ainsi: leur ménage ne satisfait plus cet appétit de passion et de changement qui reste à tant d'hommes de leur jeunesse plus libre. La familiarité quotidienne a engourdi, comme émoussé l'amour. Il arrive même, c'est encore un cas fréquent, que l'existence côte à côte, au lieu d'accroître la fusion des cœurs, l'a diminuée, et que, pour se voir tous les jours, les époux ne se voient plus. Que la femme soit trop pudique, trop réservée, l'homme gauche et susceptible, comme étaient Valentine et Norbert de Chaligny, des silences dans l'intimité s'établissent, à une profondeur étonnante qui explique seule tant d'inexplicables malentendus. Mais si ces impressions de monotonie et de froideur laissent celui qui les éprouve au foyer conjugal, à la merci des pires caprices des sens et même du cœur, ce foyer qu'il déserte n'en est pas moins le coin sacré auquel il tient par ses plus fortes fibres. Il trompe sa femme, et elle reste celle qui porte son nom, la mère de ses enfants, la compagne à laquelle il réserve dans sa pensée une place unique. Il lui ment et il la respecte. Il l'outrage en secret, et ses égarements ne l'empêchent pas de mettre à part, très à part de ses maîtresses d'un instant, l'associée[35] de ses heures vraies et sérieuses. Voilà les sentiments auxquels Jeanne de La Node n'avait cessé de se heurter dans le cœur de son amant durant ces douze mois de leur liaison, avec quelle irritation constante, on le devine, avec quel empoisonnement de la vieille blessure! Se permettait-elle de formuler la moindre observation critique qui pût toucher à Valentine, même de loin? Une ombre passait sur le visage de Chaligny, où elle discernait trop nettement une sévérité à son égard. Faisait-elle une allusion à la possibilité que leur intrigue fût découverte par leur dupe? L'angoisse des yeux de son complice lui disait le prix qu'il attachait à l'estime de sa femme. Quand elle avait saisi un signe de cette persistante affection de Norbert pour celle qu'elle haïssait maintenant d'une haine accrue de remords, Jeanne redoublait de coquetterie vis-à-vis de lui. Elle essayait de prendre davantage cet homme, et elle était contrainte de s'adresser en lui aux plus obscures faiblesses de son être. Elle tentait de se l'attacher par la sensualité. Dans ce brutal domaine elle était la plus forte, et cette évidence, en la rabaissant à ses propres yeux, excitait davantage son envie.


Mesure-t-on, maintenant, le retentissement que devait avoir dans cette âme, toute rongée, toute minée par des réflexions de cet ordre, cette soudaine[36] découverte: Mme de Chaligny n'était pas ce qu'elle paraissait? Elle avait un secret dans sa vie? Cette irréprochable épouse, que son mari se pardonnait à peine de tromper, courait Paris en fiacre, tandis que ce mari la croyait gardée par ses gens? Elle s'échappait vers des rendez-vous clandestins, en laissant sa voiture à la porte d'une maison à plusieurs entrées—comme Jeanne faisait elle-même, quand elle allait retrouver Chaligny? Cette hermine de vertu dont l'éloge l'avait tant humiliée, toute petite fille, et l'humiliait plus cruellement aujourd'hui, n'était qu'une hypocrite et qu'une comédienne?... Était-ce possible?

III

PREMIÈRES SAPES

Était-ce possible?—Jeanne avait trop besoin de répondre «oui» à cette question pour que sa pensée ne se tendît pas, aussitôt et dans les instants qui suivirent, à ramasser en bloc les quelques arguments qui pouvaient confirmer cette inespérée, cette foudroyante découverte. Une fièvre l'avait saisie à la vue de Valentine fermant la portière du fiacre qui l'emportait vers un coin caché de ce vaste Paris, si peuplé de mystérieux[37] asiles. Du coup, cette équipée de sa fière cousine avait réhabilité la maîtresse de Norbert à ses propres yeux en rabaissant l'autre au même niveau. Et maintenant qu'elle avait constaté, par l'abandon de l'équipage officiel à la porte du grand magasin, que son premier soupçon était le juste, son excitation était si vive qu'elle ne se sentit pas capable d'attendre,—la chose eût été si naturelle,—que Mme de Chaligny reparût, pour vérifier son attitude, la questionner peut-être, à coup sûr jouir de son embarras. Il lui eût suffi de se mettre dans le coupé abandonné, de façon qu'à la minute de sa rentrée, après sa course clandestine, la marquise la trouvât en face d'elle et fût contrainte d'avouer tacitement sa faute par sa seule confusion. Une telle action comportait un sang-froid dont Jeanne ne gardait pas l'énergie. Elle montrerait trop par son trouble qu'elle avait espionné sa rivale. Celle-ci, avertie de la sorte, et une fois le premier sursaut passé, se dominerait. Mise en défiance, elle prendrait garde de dépister toute surveillance qui pénétrât son secret plus avant. Non. Pour arriver à savoir si vraiment Valentine cachait, elle aussi, un bonheur défendu dans sa vie, la première condition était que la rencontre d'aujourd'hui restât ignorée d'elle. L'instinct de Jeanne de La Node, dans l'étonnement de cette révélation, fut donc de fuir le regard de sa cousine et[38] de rentrer chez elle. Elle y méditerait le plus sûr moyen de ne pas perdre le fil qu'une fantastique chance mettait dans ses doigts. Il lui sembla imprudent que même une personne de leur connaissance la rencontrât dans le voisinage de ce grand magasin, tant elle appréhendait que sa présence là, cette après-midi, fût dénoncée à Mme de Chaligny. Elle ne reconquit un peu de calme qu'au moment où, remontée dans sa voiture à elle, elle eut dit à son cocher de la ramener rue Barbet-de-Jouy.

—«Est-ce possible?...» se répétait-elle tandis que le cheval de louage allait le long des Tuileries d'abord, puis sur le quai, et par le pont de Solférino. Quoi qu'elle en eût, tant de preuves de délicatesse données par Valentine depuis leur lointaine enfance s'élevaient dans son esprit, plaidaient pour la soupçonnée, luttaient contre la flétrissante hypothèse suggérée soudain par l'indice implacablement accusateur. Il y a pourtant des femmes qui font des charités cachées. Si Valentine allait chez des pauvres, tout simplement, et sans sa voiture, parce que ces pauvres, par exemple, habitaient un quartier perdu, où son équipage eût causé un scandale, où ses gens eussent risqué d'être insultés?... Dans ce cas, serait-elle entrée dans le magasin comme une coupable, habillée de couleurs sombres, craignant visiblement d'être suivie? En serait-elle sortie avec cette hâte et dans[39] ces conditions? Les quartiers les plus humbles, aujourd'hui, avoisinent un boulevard, une place, un square, où une femme riche et généreuse vient avec ses chevaux, quitte à prendre là une autre voiture... «Mais si Norbert lui a défendu ces charités?... C'est bien facile à savoir. Je n'ai qu'à le lui demander, à lui...» La main de Jeanne esquissa le geste de serrer la petite poire dont l'appel communiquait avec le siège. Elle voulait donner au cocher l'ordre de s'arrêter en route à l'hôtel de la rue de Varenne. Telles étaient les commodités que les prérogatives du cousinage assuraient à son adultère. Elle laissa retomber la boule de caoutchouc, sans l'avoir pressée: «Ce serait la livrer, si elle est coupable. Cela, je ne le ferai pas...» Une toute première tentation,—pas même, l'ombre de l'ombre d'idée d'une dénonciation—venait d'effleurer sa pensée. Le même sentiment qui, depuis des années, la rendait envieuse de Valentine l'avait aussitôt inclinée à une attitude de générosité. Elle s'y roidit, non sans une nuance de l'habituelle aigreur: «Je ne le ferai pas...», se répétait-elle, et elle se disait encore: «A quoi bon d'ailleurs? Est-ce que je ne sais pas que Norbert ne s'occupe jamais de ses sorties? Il a en elle une confiance si absolue. Je l'avais aussi... C'est égal. On n'agit pas comme je viens de la voir agir, sans de bien graves raisons... Car enfin, elle pouvait être vue par quelqu'un[40] d'autre que moi et qui ne serait pas si indulgent... Où allait-elle?... Ah! je le saurai. Mais comment?»


La nuit tombait, et Mme de La Node était rentrée chez elle depuis plusieurs heures, qu'à travers les multiples occupations de cette fin d'après-midi:—écrire des billets, recevoir quelques visites d'intimes, vaquer à sa toilette du soir,—elle n'avait pas cessé de se poser cette question, sans trouver la réponse: «oui, comment?» De telles enquêtes sont déjà malaisées à un homme qui a pourtant ce privilège de se glisser partout presque inaperçu. Elles sont quasiment impossibles à une femme jeune, jolie et un peu élégante. Songez donc. Il lui est interdit de sortir de chez elle habillée dans des toilettes qui ne soient pas de son rang. Cette seule nécessité limite son champ d'action d'une manière terriblement étroite. Restent les agences privées, dont les prospectus, avec promesse de discrétion et de célérité, arrivent de temps à autre, par les soins de la poste, aux diverses personnes qui figurent, à un titre quelconque, dans un des annuaires du monde parisien, grand ou petit. Jeanne connaissait trop le danger de pareils procédés, grâce aux propos des hommes de cercle parmi lesquels elle vivait depuis dix ans, pour s'exposer de gaieté de cœur à des risques certains d'exploitation, peut-être de chantage.[41] Révéler à des policiers véreux son passionné désir de savoir le secret de sa cousine, autant les mettre sur la voie d'un autre secret, le sien. Ces obstacles, dressés devant la curiosité du monde, expliquent comment tant d'histoires devinées et colportées sous le manteau demeurent toujours invérifiées, partant niables. Peu de personnes prennent, à les connaître dans leur détail exact, un intérêt assez grand pour passer outre à tant de difficultés. La plupart restent dans une incertitude qui leur permet de rapporter pêle-mêle de justes indices et d'infâmes calomnies, en soulageant leur conscience par les phrases classiques: «Après tout, ce n'est peut-être pas vrai!...—S'il fallait croire tout ce que l'on raconte!...—Moi, je n'en ai rien vu, et on est si méchant!...» formules pires, dans leur fausse indulgence, que les médisances qu'elles ont la prétention d'atténuer. Elles attestent trop ce qu'il y a de léger dans les cruautés de salon, et comme l'indifférence s'y mélange à la férocité. Mais ce n'était pas en face d'un méchant propos que se trouvait Mme de La Node, c'était devant un fait, et gros de tant de conséquences! Comment l'élucider, à elle seule, sans se hasarder dans aucune compromission dangereuse, quand elle avait à lutter contre une finesse de femme si avisée qu'un incroyable concours de circonstances avait seul mis sa plus proche parente,[42] presque sa sœur, sur cette piste si vague, si perdue déjà? Cette recherche représentait une tâche à décourager toutes les patiences, mais pas celle d'une envieuse. Lorsqu'un peu avant huit heures la petite baronne sortit de chez elle pour aller dîner en ville chez des amis communs, les Guy de Sarliève,—elle devait justement y retrouver Valentine,—sa résolution de tirer au clair l'énigme soudain surgie à son horizon était aussi irrévocable qu'un serment corse, et sa première action déjà arrêtée.


Cette ardeur d'une chasse commençante—la plus forte des sensations pour les nerfs d'une Parisienne de sa classe, prisonnière de si monotones habitudes—donnait à sa beauté, d'ordinaire un peu maussade, une animation singulière. Ses yeux bruns, auxquels manquait souvent le regard, avaient de l'éclat; son teint, habituellement sans fraîcheur, avait du coloris; toute sa personne, volontiers tendue et sèche, de la vitalité et du mouvement. Son impatience de revoir sa cousine l'avait fait se rendre un peu trop tôt dans la maison où elles dînaient, si bien que cette nervosité était portée à son plus haut degré quand Mme de Chaligny, qui par hasard arriva la dernière, entra, suivie de son mari, dans le hall où les convives,—quatorze en comptant les nouveaux venus—étaient réunis. La marquise avait cette[43] physionomie de douceur et de réserve qu'elle savait garder même dans l'apparat d'une grande toilette qui mettait à nu, comme celle-ci, ses fines épaules pleines, ses jolis bras à peine duvetés, sa nuque délicate et robuste, toute la grâce épanouie de sa trentième année. C'était la tendresse que cette charmante tête aux cheveux blonds, éclairée par ces prunelles d'un bleu si caressant,—et c'étaient la pudeur et la pureté. Elle portait, ce soir-là, une toilette de forme Louis XIII, d'une tonalité rose un peu éteinte, avec des incrustations de guipure ancienne, des nœuds de satin et des ferrets de diamants. La manière dont elle se coiffait, en deux épais bandeaux d'où s'échappaient, sur le front, de petites boucles, s'harmonisait à cette toilette. Elle rappelait ces portraits du premier tiers du dix-septième siècle, qui réalisent si complètement le type exquis de la Française d'autrefois, par un alliage unique de finesse et de distinction, de féminilité et de raison, de gentillesse et d'honnêteté.

—«Est-elle délicieuse, cette petite Chaligny!...», dit quelqu'un derrière Mme de La Node, «et faut-il que Chaligny soit un fou pour ne pas le voir, puisqu'il paraît qu'il court!...»

C'était le duc d'Arcole qui parlait ainsi, en s'adressant à son voisin, lequel se trouvait être un des frères Mosé, le comte Abel, l'un des Parisiens les plus avisés du Petit Cercle, aussi avisé[44] que Lucien d'Arcole est étourdi. L'excuse de ce brave colonel au nom glorieux est que, même en permission, il ne pense qu'à son régiment. Il n'avait pas pris garde que la maîtresse de Chaligny, et qu'il savait telle, était devant lui. Un léger coup de coude que lui donna Mosé l'avertit soudain de sa «gaffe». Jeanne, qui les voyait l'un et l'autre dans un coin de sa glace, put remarquer, et ce geste pourtant bien dissimulé de Mosé, et que d'Arcole rougissait un peu. De constater, à de très petits indices, comme ceux-là, que son aventure avec le mari de sa cousine était soupçonnée, l'irritait toujours. Il lui fut presque intolérable à cet instant que cet éloge de cette cousine enveloppât une expression, même contenue, du blâme dont elle se sentait frappée par le monde. Elle aurait voulu pouvoir crier à Mosé, à d'Arcole, à toutes les personnes présentes, qui toutes, elle en était sûre, avaient entendu parler de sa faute et en avaient parlé: «Oui, Chaligny est mon amant. C'est vrai, il trahit sa femme avec moi. Mais demandez-lui donc, à elle, vers quel rendez-vous elle allait aujourd'hui, en fiacre, à trois heures?...» Elle aurait voulu la crier aussi, cette phrase vengeresse, à Chaligny, qui s'avançait vers elle maintenant pour la saluer, avec cet arrière-fonds de gêne dans ses prunelles, qu'elle y devinait si souvent, lorsqu'ils étaient en public. Elle n'avait jamais pu s'habituer à des remords,[45] trop insultants pour leur liaison, et contre lesquels ses caresses seules étaient souveraines,—le temps qu'elle les donnait à cet amant si enivrable à la fois et si insaisissable. Elle aurait voulu la crier aussi, la phrase sans réplique, à Valentine, dont la sérénité douce contrastait vraiment d'une manière par trop impudente avec son action de la journée, si cette action était coupable. Mais n'était-ce pas un aveu de culpabilité que sa réponse à la question insidieuse que lui posa presque aussitôt Mme de La Node,—premier pas sur le chemin d'une enquête qui, de perfide, devait si vite devenir dénonciatrice?

—«J'avais espéré un peu que tu changerais d'idée,» avait-elle commencé «et que tu me ferais signe, ce matin, pour que nous sortions quand même ensemble. J'ai presque attendu un mot de toi...»

—«Je te prendrai demain, si tu veux», repartit Valentine. «Aujourd'hui, je n'ai pas eu une minute. J'avais trop de choses en retard. La semaine prochaine, nous chassons à Pont-sur-Yonne...»

—«Je comprends, tu mets tes visites au courant. Où es-tu donc allée?»

—«Oh! dans dix endroits, et il n'y en a que deux où j'aie laissé des cartes. Tout mon monde y était, et pense que ce sont presque tous des étrangers. C'est leur saison. On se demande ce[46] qu'ils viennent faire à Paris, si c'est pour ne pas quitter leur hôtel...»

On annonçait le dîner, comme la jeune femme résumait ainsi son emploi d'après-midi,—et quel joli sourire, si enfantin, si frais, qu'il semblait impossible qu'un mensonge pût l'accompagner! Les deux cousines se séparèrent. Mme de Sarliève, en sa qualité de maîtresse de maison, aurait cru manquer au devoir de l'hospitalité envers deux personnes, soupçonnées d'un bonheur clandestin, quand elle les avait chez elle, si elle ne leur avait pas donné une occasion de passer une heure de plus à côté l'une de l'autre. Aussi avait-elle réservé à Chaligny le plaisir de conduire Mme de La Node à table, très naturellement. C'est le quotidien procédé, à Paris, des femmes légères, quand elles veulent s'assurer la réciprocité,—et des femmes honnêtes, quand elles veulent recruter des assidus à leur salon. Elles se trompent quelquefois en croyant ainsi être agréables à leurs convives. Il arrive que ces complaisances retardent et forcent des amants brouillés à subir le plus douloureux voisinage. Il arrive aussi qu'elles froissent certaines sensibilités ombrageuses, comme une indélicatesse. C'est trop leur montrer que l'on connaît les dessous de leur vie. Chaligny appartenait à ce groupe des amoureux susceptibles. Vingt fois Jeanne l'avait vu, à des dîners pareils, s'asseoir auprès d'elle[47] de cette même façon morose, avec les gestes énervés d'un homme qui souffre d'une situation fausse. Et, vingt fois, elle lui avait dit, pour le reprendre, et se prouver son empire, de ces phrases d'aguichage tendre, comme celle qu'elle lui murmura, de la pointe de ses lèvres, en s'asseyant à table, dans le premier brouhaha de l'installation:

—«C'est un bonheur pour moi de vous avoir là, pour un peu de temps. Nous ne nous sommes pas parlé vraiment de la semaine...»

—«Vous savez bien que ce n'est pas ma faute,» répondit-il. «J'ai chassé tous les jours...»

—«Et je sais bien aussi que cela ne vous prive guère,» fit-elle coquettement. «Vous aviez l'air si mécontent lorsque Emmeline vous a demandé de me conduire à table...»

—«Je vous respecte,» répliqua-t-il, «et je ne pouvais pas ne pas être mécontent... Nous ne dînons plus jamais dehors sans que nous soyons voisins. Je sais trop ce que cela signifie...»

—«Et si cela m'est égal, à moi?» insinua-t-elle. «Non, soyez franc, Norbert. Ce n'est pas moi qui vous préoccupe...»

—«Et qui donc?...»

Jeanne lança un regard du côté de Valentine d'une signification si claire, que Chaligny répondit vivement:

—«Et quand je tiendrais à la ménager, elle[48] aussi? Quand je voudrais lui éviter une douleur?...»

—«Vous croyez donc qu'elle tient à vous tant que cela?» répliqua la maîtresse. «Mon pauvre ami!...» Une expression singulière passa dans ses prunelles qu'elle n'y avait jamais eue avant ce jour, et elle laissa tomber un: «En êtes-vous bien sûr?...» qu'elle accompagna d'un rire haut et non moins singulier. Puis elle se tourna vers son autre voisin, lequel lui demanda:

—«Que vous raconte donc Chaligny, madame, qui vous amuse tant?»

—«Oh! rien», fit-elle, «une histoire de mari. Elles sont toujours drôles.»

Et elle se remit à rire, mais plus gaiement, de l'énormité de son insolence. Elle n'avait pensé qu'à l'effet à produire sur Chaligny, et le voisin à qui elle s'adressait en ces termes n'était autre que Paul Moraines, le mari le plus «mari» de toute leur société. Pis que cela. N'est-il pas de notoriété publique que le luxe de sa femme a été payé d'abord par le vieux Desforges, puis par un autre des Mosé, le comte Abraham? Mais Moraines ne s'est jamais plus douté des galanteries vénales de sa Suzanne que des autres—de son aventure avec le beau Casal, par exemple, ou de sa liaison avec le poète René Vincy. L'héritage inespéré d'une demoiselle de Bois-Dauffin,—petite-cousine éloignée de Suzanne Moraines,—est venu[49] apporter deux millions au ménage juste au moment où les Desforges et les Mosé allaient commencer à faire défaut. L'âge arrivait, avec son fatal cortège: les points d'or dans le sourire, les fausses nattes dans le chignon et les corsets réparateurs! Paul Moraines avait la manie de raconter cette fortune subite, et force détails à l'appui. Il ajoutait régulièrement: «Voyez ce que c'est que d'avoir une femme entendue. A peine nous sommes-nous aperçus que nous avions soixante mille livres de rentes de plus, tant elle tenait bien sa maison!...» Aussi pas un nuage ne passa-t-il sur le visage ouvert de l'excellent homme lorsque Mme de La Node eut manqué si gravement devant lui au classique proverbe: «Il ne faut pas parler de corde...»—et la suite...—Au contraire, il insista:

—«Si c'est un potin, vous allez me le dire, que je le répète à Suzanne. Elle n'a pas pu venir, à cause d'une migraine... Quand je rentre, je lui raconte tout...»

Un nouveau coup d'œil à Chaligny, où Jeanne n'eut pas besoin d'empreindre une nouvelle ironie—il avait entendu la phrase de Moraines—et elle commençait avec celui-ci, sous le prétexte de se débattre contre sa question, un de ces caquetages de grand dîner parisien qui justifient l'éloignement des hommes supérieurs pour le monde. L'antithèse est trop choquante entre ces pauvretés[50] et les splendeurs du décor. Cette vaste salle à manger de l'hôtel Sarliève montrait sur ses hauts murs, entièrement tendus, de merveilleuses tapisseries d'après Boucher, et qui s'accordaient à la richesse de son ameublement Louis XVI. Tous les détails y étaient exquis, depuis le délicat surtout de Saxe, parmi l'éclat plus vif de l'argenterie et des cristaux, jusqu'au choix des fleurs, d'une nuance attendrie. L'ensemble réalisait un rêve vivant d'opulence fine. Les six femmes assises à cette table, entre les huit habits noirs, étaient toutes jolies, et la plus âgée, Emmeline de Sarliève, n'avait pas trente-sept ans. C'étaient, outre l'élégante Jeanne et la gracieuse Valentine, cette froide mais si fine Mme Pierre de Bonnivet, et ces deux Greuze vivants qui sont l'exquise Mme de Monniot et son amie, la jeune Mme de Croix-Firmin. Et si un phonographe eût recueilli les phrases échangées entre ces princesses de la mode et les hommes qui les encadraient, c'eût été une misère d'esprit et d'idées—à en pleurer... Mais non. Ce qui se dit dans le monde est si peu l'image de la pensée! La vérité de l'existence parisienne ne réside pas dans les mots. Elle est dans des situations auxquelles ces «vaines palabres»—pour prendre l'amusante locution provençale—servent de commentaire indifférent. Entre ces quatorze personnes, plusieurs étaient peut-être, vis-à-vis les unes des autres dans des rapports[51] aussi compliqués que ceux de Jeanne avec le ménage Chaligny. Quand des intérêts de cet ordre vous occupent l'âme, la causerie n'est plus qu'un alibi, où la suprême affaire est de ne rien trahir du drame intérieur.

Pour Mme de La Node, c'était bien un drame que de suivre sur la physionomie de son amant le va-et-vient d'une pensée que son insinuation perfide de tout à l'heure avait aussitôt troublée. Pour la première fois elle avait osé, non pas critiquer Valentine auprès de son mari,—elle s'y était hasardée souvent,—mais l'attaquer presque directement dans son rôle d'épouse légitime. Cet: «En êtes-vous bien sûr?...» lui avait échappé, sans qu'elle en calculât la portée, comme un écho des phrases qu'elle s'était prononcées tout bas après la découverte étonnante de cette après-midi. Son instinct de maîtresse avait touché Chaligny, juste au point où un mot pouvait lui faire du mal. Elle le connaissait si bien! La physionomie tourmentée et changeante de cet homme l'indiquait, le trait principal de son caractère était l'incertitude. C'était un garçon rongé de timidité, avec des attitudes volontiers cassantes. Cette passion,—car c'en est une, au sens profond du terme, qu'une timidité véritable,—déconcerte la plus subtile analyse. A demi physique, à demi morale, elle tient à cette fibre la plus intime de l'être, où se consomme l'union de nos deux[52] natures, l'animale et l'autre. Son effet le plus constant est une vacillation de l'intelligence à la fois et de la volonté, l'une ne sachant pas affirmer avec certitude, l'autre ne sachant pas agir avec décision. Chose étrange! Cette défiance de soi joue parfois la supériorité. Les succès de Chaligny dans ses affaires en dérivaient. Il s'était appliqué à rester toujours derrière ceux qu'il voyait réussir, avec un bon sens que les résultats proclamaient une force; ce n'était en réalité qu'une faiblesse. Il avait été le même dans le mariage, faible, toujours faible, ne se livrant pas, n'osant pas se livrer, paralysé par sa femme et la paralysant, elle si sensible aussi. Il n'y a pas de disposition plus propice aux malentendus de l'existence commune que l'excès d'impressionnabilité. Quand la cohabitation quotidienne n'a pas raison de la timidité, elle l'exaspère. Cette espèce d'effarouchement moral, encore aggravé par la réserve de Valentine, que ce mari gauche et susceptible prenait pour de la froideur, avait empêché qu'il n'éprouvât avec sa femme cette sensation de l'amour partagé, sans laquelle aucune union n'est complète. C'était par les appétits de sensualités, demeurés insatisfaits dans la vie conjugale, que Jeanne l'avait attiré et qu'elle le retenait. Elle le savait, et elle savait aussi qu'en gardant à sa femme une estime inentamée cet hésitant restait vis-à-vis de son propre ménage à l'état[53] d'incertitude. Il ne comprenait pas Valentine tout entière, et, par instants, il en avait peur. Jeanne en eut la preuve, d'abord durant le dîner qu'il passa dans le mutisme d'un homme qu'une idée préoccupe,—ne lui parlant à elle et ne parlant à son autre voisine, qui était la peu indulgente Mme de Bonnivet, que juste autant qu'il fallait pour ne pas paraître grossier. Puis, lorsque levés de table, il put enfin se trouver seul à seule avec Jeanne dans un angle du salon, ce fut par une allusion à l'énigmatique petite phrase qu'il reprit l'entretien interrompu dès le premier service:

—«Vous avez été bien peu gracieuse avec moi», lui dit-il de cette voix rentrée qui ne veut pas qu'une seule syllabe arrive à d'autres oreilles, et que tant d'amants ont la naïveté d'adopter pour leurs aparté du monde!—«Oui, bien peu... Je ne m'y attendais guère, d'une amie qui regardait comme un bonheur de passer une heure ensemble. Est-ce de m'avoir peiné que vous m'en voulez?»

—«Moi?» fit-elle. «Je vous ai peiné? Et comment?...»

—«Vous le demandez?...» répondit-il. «Comment?» insista-t-il. «Mais vous savez que je souffre de nos relations avec Valentine, et l'on croirait que vous faites exprès de me rendre ces relations plus difficiles, en m'inquiétant à leur sujet.[54] Qu'avez-vous prétendu quand vous m'avez dit à propos du chagrin que j'appréhendais pour elle, si jamais elle soupçonnait nos rapports: En êtes-vous bien sur?... Et le reste...»

—«Je n'ai rien prétendu du tout», répondit-elle. «Votre terreur de troubler le repos de cette chère Valentine vous égare. Vous me forcez de vous répéter encore une fois qu'il eût été plus sage d'y penser auparavant, oui, plus sage... et plus charitable, pour moi. J'ai voulu dire tout simplement qu'elle n'est pas sotte et qu'elle sait probablement la vérité sur nos sentiments. Ce qui prouve que son amitié pour vous n'est pas ce que votre fatuité imagine, et qu'elle ne tient peut-être pas à vous autant que vous croyez. Voilà tout... Il y a longtemps que je vous le répète, et que votre terreur n'est qu'une chimère... Nos sentiments», ajouta-t-elle, «c'est les miens que je devrais dire. Vous n'avez, vous, d'émotions que pour elle... Je ne le supporterai pas toujours...»

Elle s'éventait, en lançant cette menace de rupture, avec un sourire de défi. Les rapides allées et venues des blanches et souples plumes d'autruche faisaient flotter autour d'elle un subtil effluve du parfum dont sa lingerie la plus secrète était pénétrée. Elle se sentait en beauté, et elle hochait sa petite tête d'un geste qui dessinait mieux la blanche attache de son cou. Ses yeux[55] bruns clignaient à demi, et leur regard provoquant allait chercher au fond des prunelles de Chaligny la pensée fuyante. Cet homme, passionné et complexe, qui, pendant le dîner, n'avait été préoccupé que de sa femme, et qui, si souvent, désirait d'en finir avec une liaison, criminelle pour sa conscience, éprouva soudain,—comme si souvent encore,—un de ces passages de désir qui jettent leur victime dans un désarroi de toutes les énergies raisonnables. Il répondit d'une voix plus basse:

—«Tu sais trop bien que je n'aime que toi. Mais c'est vrai que nous nous voyons trop peu en ce moment, et alors je me fais des idées noires... Cette semaine, je dois encore aller à Pont-sur-Yonne pour trois jours. Veux-tu venir chez nous avant? Veux-tu demain?...»

—«Oui», dit-elle, à voix basse aussi et en changeant tout à coup de ton, comme si l'émotion contagieuse de son amant la gagnait, «à quatre heures... Je vais me dégager de Valentine», ajouta-t-elle à haute voix, en prononçant cette fin de phrase avec assez de force pour que Mme de Chaligny, qui était assise à quelques pas d'eux, sans que son mari l'eût remarquée, retournât la tête, et, désireuse de se débarrasser d'un pénible entretien avec le maître du logis, le pesant Sarliève, elle interpella sa cousine:

—«Vous parlez de Valentine», demanda-t-elle,[56] «qu'en disiez-vous?...»

—«Beaucoup de mal...» répondit l'impudique Jeanne. Elle vint s'asseoir à côté de celle qu'elle trahissait abominablement depuis une année, et qu'elle se préparait à perdre sans retour quand elle posséderait tout le secret dont elle avait seulement surpris des indices.—Mais quels indices!—Et elle se pencha, comme pour examiner un des bracelets que sa rivale portait au bras, de façon que leurs deux têtes fussent tout auprès l'une de l'autre, et alors elle regarda Chaligny. Elle aimait à se prouver son pouvoir sur lui en le forçant d'assister à des scènes d'intimité qui le dégradaient. Elle devinait qu'en ces moments-là il se méprisait. Elle croyait, et non sans logique, qu'elle désarmait ainsi sa résistance. On est très faible quand on a cessé de s'estimer, et il lui fallait cet homme faible, plus faible encore, pour des combinaisons qu'elle avait toujours entrevues comme si lointaines, comme impossibles... Voici que l'événement de cette après-midi, corroboré par le mensonge indiscutable de Mme de Chaligny ce soir, les précisait pour la première fois.

IV

[57]

CERTITUDES

Ces combinaisons,—ou, plus justement, cette combinaison,—c'était le divorce de Chaligny. Avec la nature suggestionnable que Jeanne lui connaissait, comment n'eût-elle pas été conduite presque aussitôt sur cette route? Le hasard venait de placer dans ses mains une telle arme! Comment n'être pas tentée de l'utiliser? On a vu déjà que parmi les rêves qui hantaient ses amertumes de demi-déclassée, le plus chimérique, mais aussi le plus familier était celui d'un nouveau mariage. Pour cela, il était nécessaire qu'elle fût libre. On a vu encore qu'elle comptait, pour cette liberté, sur l'initiative de son mari, et d'après quel article du code, plus ou moins exactement interprété. Mais elle s'était dit souvent qu'au besoin elle prendrait elle-même cette initiative, si jamais elle tenait à sa portée l'occasion de ce second mariage. Cette occasion, la destinée ne semblait-elle pas la lui offrir? Elle était la maîtresse de Chaligny. Elle avait le droit, d'après le code féminin, de prétendre qu'il l'avait séduite, n'ayant jamais eu d'autre amant que lui, et qu'il lui devait de l'épouser, si jamais elle et lui devenaient libres...—Libres?...—Ce mot, toujours le même, l'obsédait[58] comme un refrain d'espérance. Libre? Elle pouvait l'être, avec une démarche judiciaire. Libre? Chaligny pouvait l'être, si vraiment sa femme le trompait et qu'il en tînt la preuve. Par qui l'aurait-il, cette preuve? Serait-ce par elle, Jeanne?... La tentation de dénoncer le secret surpris avait effleuré l'envieuse, on se le rappelle, dès les premières minutes. Elle l'avait repoussée, et puis elle y avait tout de même cédé un peu: témoin la petite question énigmatique, scélératement jetée dès le début du dîner chez les Sarliève. Le sursaut d'honneur qui lui avait fait ensuite rattraper ses propres paroles, en les interprétant dans un sens anodin, durerait-il? Elle l'eût affirmé avec la plus sincère énergie, si on l'eût interrogée dans la voiture qui la ramenait de cette soirée,—sur une promesse de rendez-vous avec le mari de sa cousine. Mais déjà, couchée dans son lit et repassant en esprit tant de menus incidents riches de conséquences, elle en était à s'objecter qu'après tout plusieurs voies pouvaient mener à la vérité. Pourquoi le hasard qui l'avait mise, elle, sur la piste de l'intrigue de Valentine, ne se reproduirait-il pas pour un autre? Pourquoi cet autre ne serait-il pas le mari? Une femme qui cache une aventure dans sa vie commet des imprudences. C'en avait été une que ce changement de voiture, cette après-midi, dans ces conditions; une autre, que cette réponse sur son emploi de[59] journée, qui équivalait au pire aveu.

—«Que Norbert découvre tout par lui-même, je n'aurai rien à me reprocher, et Valentine ne devra pas se plaindre si je prends une place qui ne sera plus la sienne... Mais qu'y a-t-il à découvrir? A-t-elle un amant? Qui est-ce?... Elle quitte Paris cette semaine, je ne saurai rien. Tant mieux, elle se défiera moins de moi. Ce sera pour son retour... En tout cas, demain, je ne laisserai pas Norbert me prononcer seulement son nom... Ma dignité l'exige. Non. Il ne saura rien par moi...»


Si la dangereuse et féline créature était descendue jusqu'au fond de cette résolution, sur laquelle elle s'endormit,—en s'en estimant!—elle se serait rendu compte qu'il y entrait beaucoup de prudence et très peu de magnanimité. Communiquer au mari des indices si incomplets, n'était-ce pas avertir la femme? Elle n'eut donc pas grand mérite à tenir la parole qu'elle s'était donnée, le lendemain, dans ce rendez-vous à l'appartement clandestin que son amant avait désigné par ce terme équivoque de «chez nous». Il ne se douta pas que l'ambition d'appeler ainsi le magnifique hôtel de la rue de Varenne était pour beaucoup dans la grâce enivrante que sa maîtresse sut déployer pour lui cette après-midi-là. Elle voulait que la griserie de ses caresses le suivît à Pont-sur-Yonne, auprès de Valentine, et[60] empêchât entre eux cette reprise d'intimité conjugale, crainte permanente de la maîtresse d'un homme marié. Jeanne en avait été exempte jusqu'ici, tant qu'elle avait considéré Valentine comme une femme froide, de tous points étrangère aux choses de l'amour. Son opinion venait de changer brusquement.


Les conséquences de cette volte-face dans son appréciation sur le caractère de sa cousine s'approfondirent durant les quelques jours de séparation qui suivirent ce rendez-vous. Pourtant, elle ne put qu'essayer de plusieurs côtés, en interrogeant adroitement tantôt l'un, tantôt l'autre, la plus infructueuse des investigations sur le mystère dont elle avait surpris la trace. Associait-on le nom d'un personnage quelconque de leur société à celui de Mme de Chaligny, et s'en taisait-on devant-elle,—ceux-ci parce qu'elle était une proche parente, ceux-là parce qu'elle était une rivale de la jolie marquise? Elle voulut le savoir à tout prix, et elle ne parvint à recueillir d'autres échos que ceux des éloges, qu'elle connaissait trop, pour en avoir déjà tant souffert. Passant elle-même en revue les hôtes habituels du salon de la rue de Varenne, elle n'arriva pas davantage à fixer son soupçon sur un seul. Tous, sans une exception, depuis les séducteurs sur le retour, comme Casal, comme Vardes, jusqu'aux jeunes «beaux» de la nouvelle[61] génération, un Pierre d'Eyssène, un Maxime de Portille, observaient, à l'égard de Mme de Chaligny, cette attitude de respect involontaire, qui ne s'imite pas, qui ne se joue pas. Elle émane de tout l'être, et se traduit par des façons de regarder une femme, de s'en approcher, de lui parler, à laquelle une autre femme se trompe d'autant moins que les mêmes individus l'abordent, elle, avec d'autres manières. Imperceptible nuance! Mais toutes la sentent. Non, il n'y avait pas dans l'entourage entier de Valentine un seul homme dont Jeanne pût se dire: «Mais c'est lui!...» avec une ombre de vraisemblance. Quand elle se retrouva en face des Chaligny, à leur retour de Pont-sur-Yonne, elle n'était donc pas plus renseignée sur le secret de sa rivale qu'à la seconde où elle avait vu les ailes grises du chapeau disparaître dans le fiacre, au milieu de la rue Saint-Honoré, et la gêne de son amant à les revoir, toutes deux, s'embrassant, se tutoyant, se prodiguant des mots d'amitié, n'avait pas non plus diminué. Un seul point s'était modifié: cette semaine de solitude et de méditation avait définitivement entamé, sinon détruit le scrupule qui avait rendu odieuse à Jeanne l'idée d'une dénonciation au mari. Les âcres rancœurs de son amour-propre, ulcéré tant d'années par une comparaison toujours renouvelée, toujours blessante, s'étaient ramassées dans un sentiment qu'elle aurait formulé[62] ainsi de la sorte,—si elle avait eu tout le courage de ses vrais désirs—elle ne se prononçait nettement que la dernière phrase:

—«Tant pis pour elle si je prends ma revanche. J'y ai droit après qu'elle a eu de telles chances dans la vie, et moi rien... Il y a une justice tout de même!»

La plus hideuse des scélératesses qui puissent se commettre entre femmes était déjà enveloppée dans cet appel à l'équité. Qu'il s'agisse de l'ordre social ou de l'ordre sentimental, ce mot de justice, si solennel à prononcer, ne sert le plus souvent qu'à nous absoudre devant nos propres yeux de notre haine pour le bonheur d'autrui. Il est toujours opportun de répéter cette vérité élémentaire à une époque qui excelle à parer de phraséologie idéaliste les plus abjectes passions et les moins généreuses! Cette petite femme du monde, d'un si pervers égoïsme, ne raisonnait pas pour son propre compte autrement que les fauteurs de révolutions. Son sophisme était seulement moins dangereux, quoique son appétit de nuire fût aussi fort.


Si les volontés très décidées réussissent le plus souvent dans leurs entreprises, c'est qu'elles supposent une tension fixe de la pensée à l'aguet du moindre événement, et qui ne perd aucune occasion d'agir. Après avoir discuté mentalement[63] les divers procédés d'espionnage possibles, Jeanne s'arrêta au plus simple. C'était aussi celui qui, tôt ou tard, donnerait immanquablement le résultat passionnément désiré. Il fallait profiter du voisinage et de l'intimité pour surprendre Valentine chez elle, à toutes les heures: sa perspicacité de femme saurait bien découvrir, une fois, quelque signe qui lui permît d'essayer une action précise. Sa propre expérience lui avait appris qu'une liaison qui dure s'organise naturellement en habitudes d'une régularité quasi-bourgeoise. La plupart des amants se fixent des rendez-vous presque exactement périodiques, obligés qu'ils sont d'accommoder leurs bonheurs clandestins au train correct de leur existence avouée. Quand, au contraire, ces rendez-vous sont irréguliers, la raison en vient toujours de la maîtresse. C'est que ses instants de liberté sont eux-mêmes irrégulièrement placés; et, cette fois, comme cette liberté dépend de la présence ou de l'absence du mari, la vie de ce mari donne le secret de celle de la femme. Celle dont le maître et seigneur chasse plusieurs jours par semaine choisira plutôt une de ces après-midi où elle se croit sûre de n'être pas surveillée. Ce n'était pas le cas ici. Valentine surveillée? Elle l'était si peu! Elle aurait pu être imprudente à n'importe quelle heure, en pleine sécurité. Mais, pratiquant la dissimulation à la profondeur qu'une intrigue supposait, de sa part,[64] avec ces attitudes, elle devait être prudente, en tout état de cause, et par principe. Les vrais hypocrites sont ainsi. Un de leurs traits habituels est l'égalité absolue d'humeur et de façons. Jamais Mme de Chaligny ne condamnait sa porte, comme quelqu'un qui n'a rien à dissimuler dans son existence. Jeanne compta aussitôt sur cette particularité. Elle se fit ce raisonnement simple, mais fort: parmi les indices qui l'avaient décidée, quand elle allait aborder sa cousine dans le grand magasin, à se retenir et à la suivre de loin, le plus décisif avait été un certain caractère de toilette. Elle avait cru y discerner une intention de passer inaperçue. Elle se dit que le jour où Valentine se hasarderait de nouveau à cette mystérieuse expédition, elle s'habillerait, de nouveau, dès son lever, sinon avec la même robe, à coup sûr dans les mêmes nuances d'effacement. Une autre semaine ne s'était pas écoulée depuis le retour des Chaligny, et elle éprouvait que son génie d'induction féminine lui avait suggéré la bonne méthode. Il n'y fallait que la patience. L'envie, qui est par nature une passion silencieuse et nourrie de longues impressions, en manque rarement. Jeanne n'eut même pas à user de la sienne.


Elle était donc venue rue de Varenne, ce matin-là, qui était un lundi, vers les onze heures, soi-disant pour embrasser la «chère cousine»[65] avant le déjeuner et combiner avec elle leurs courses de l'après-midi. Il y avait exactement treize jours qu'à la même heure, et cette fois-là bien par hasard, elle avait posé à Valentine la même question: «Veux-tu que nous sortions ensemble?» et que celle-ci lui avait répondu: «Je ne peux pas», en donnant comme prétexte une corvée de visites. Dès son entrée dans le petit salon, attenant à la chambre à coucher, où Mme de Chaligny vaquait avant le déjeuner à sa correspondance, Jeanne demeura saisie d'un pressentiment. Sa cousine portait exactement la même toilette que cet autre jour. L'émotion de l'espionne fut si vive que sa voix tremblait pour formuler sa simple demande. Elle était sûre d'avance du «Je ne peux pas...» de la réponse, et quand elle l'eut entendu, à peine si elle eut la force de prononcer ces quelques mots d'insistance: «Pourquoi? Qu'as-tu donc à faire?...» auxquels Valentine opposa une explication plus vague:

—«Non, vraiment, je ne peux pas; j'ai deux ou trois rendez-vous que je ne saurais remettre...»

Jeanne n'essaya pas de l'interroger davantage, de peur d'éveiller une méfiance qui eût déjoué le plan conçu dans son esprit pour le moment où elle verrait le joint à une enquête plus active. Ce plan consistait, le jour où elle aurait saisi les signes espérés, à se poster brutalement dans une voiture aux rideaux baissés, à l'angle du boulevard[66] des Invalides et de la rue de Varenne, et à suivre l'équipage de Mme de Chaligny quand celle-ci sortirait. L'envieuse avait bien pensé, dans sa frénésie de savoir enfin, à employer ce moyen abject sans attendre le signe et chaque jour, jusqu'à la réussite. Son bon sens lui avait démontré qu'une pareille opération n'avait de chance d'être efficace que si elle ne se renouvelait pas trop souvent. Un fiacre qui suit un coupé de maître n'est pas remarqué une première fois. A la troisième, à la quatrième, la personne qui est dans le coupé s'aperçoit de la poursuite, ou bien c'est le cocher, le valet de pied. Mais le jour en question, ayant surpris sa rivale dans une toilette, significative pour elle jusqu'à la certitude, comment Jeanne eût-elle hésité? Elle avait quitté Valentine à onze heures et demie. Elle savait que celle-ci déjeunait à midi un quart, et qu'elle commandait d'habitude sa voiture pour deux heures et demie. Dès une heure trois quarts, elle se tenait au poste d'observation qu'elle s'était fixé, ayant eu le courage, car c'en était un pour une femme de son rang, de passer avec un cocher un de ces pactes qui établissent entre la personne qui l'offre et celle qui l'accepte une si avilissante complicité:

—«Mais votre cheval aura-t-il la force de suivre deux chevaux qui iront très vite?...» avait-elle demandé, le marché conclu.

—«Mettez cinq francs de plus, la petite dame»,[67] avait répondu l'homme, «et ce serait un auto que, dans Paris, s'entend, il ne nous perdrait pas...»

Cette familiarité d'un inférieur, au niveau de qui ce dialogue l'abaissait, fit rougir Mme de La Node. Elle ne renonça pas pour si peu à un projet dont elle n'attendait pourtant pas un résultat aussi définitif et aussi facile. Sa crainte que la bête attelée à cette voiture de hasard ne pût pas suivre les juments anglaises de sa cousine se trouva vaine, et la vantardise du cocher n'eut pas lieu d'être mise à l'épreuve, par ce simple fait qu'à deux heures Mme de Chaligny sortit en effet de son hôtel, mais à pied. De son fiacre, par l'interstice du rideau de soie bleue, élimé et taché, que sa main nerveuse écartait à peine, l'autre la vit qui venait sur le trottoir, lentement, paisiblement, en femme qui profite du beau temps sec pour marcher un peu. Elle ne parut même pas prendre garde à l'anomalie que représentait, dans ce quartier si peu propice aux aventures parisiennes, la silhouette d'un coupé aux stores fermés, immobile à l'extrémité de la vertueuse rue de Varenne. Car elle traversa le boulevard sans se retourner, gagna le petit jardin des Invalides, qu'elle longea de cette allure toujours indifférente. Mme de La Node, qui avait dit à son cocher de descendre cette même avenue au pas, ne perdait pas un geste de la promeneuse. Déjà sa certitude du matin commençait de l'abandonner.[68] Elles avaient toutes deux une grand'tante, une vieille comtesse de Nerestaing, qui demeurait au quai d'Orsay, de l'autre côté de l'Esplanade. Valentine allait-elle tout bonnement rendre ses devoirs à cette douairière?... Mais non. Au lieu d'obliquer dans cette direction, elle se dirigeait vers le boulevard de La Tour-Maubourg. Elle n'y fut pas plutôt arrivée qu'elle arrêta, elle aussi, un fiacre qui passait. Le cœur de Jeanne battait à l'étouffer. Dans quelques instants, elle saurait si sa cousine faisait simplement une course dont l'idée lui était revenue en route, ou bien si elle fuyait vers ce rendez-vous caché, seule explication plausible de son abandon de ses gens, l'autre jour, et de son mensonge. Valentine avait pris un fiacre dont la caisse, peinte en jaune, permettait la poursuite d'autant plus aisément qu'il avançait au trot lent d'une bête très fatiguée. Il alla le long de ce boulevard de La Tour-Maubourg d'abord, puis de l'avenue Duquesne, pour contourner le chevet de Saint-François-Xavier et gagner, un peu au delà, le long boyau populaire de la rue de Vaugirard, qu'il ne quitta plus jusqu'au Luxembourg. Jeanne, dont la voiture roulait à vingt mètres en arrière, était sûre maintenant qu'elle tenait la véritable piste. Elle vit le fiacre jaune s'engager dans la rue de Médicis, dans la rue Soufflot. Il suivait le mur des vastes cours du lycée Henri IV. Des noms, que jamais[69] Mme de La Node n'avait même entendus, défilaient sur les plaques d'angle: «Rue Clovis... Rue de la Vieille-Estrapade... Rue Thouin... Rue Mouffetard...» Encore quelques tours de roue, la bruyante artère de la rue Monge était traversée, et la voiture enfilait cette fin de la rue Lacépède qui débouche en face du Jardin des Plantes. Elle s'arrêta. Mme de Chaligny en descendit et paya la course, avec une monnaie préparée à l'avance,—autre petit signe qu'elle voulait se débarrasser vite de son cocher.—Mais ne se rendait-elle pas à la Pitié, dont la façade grise se dressait un peu plus loin à droite? Jeanne, de qui la voiture avait continué et stationnait maintenant près de la grille du jardin, eut un moment l'idée que sa cousine allait passer le seuil de l'hôpital. L'hypothèse d'un mystère de charité qu'elle avait formée, on se souvient, une première fois déjà, presque malgré elle, et rejetée de toute la force de sa haine, était-elle donc la vraie?... Non encore. Mme de Chaligny avait simplement attendu sur le seuil que son fiacre partît. A présent, elle remontait à pied le mince trottoir de la rue Lacépède. Elle fit de la sorte cinquante pas peut-être, et Jeanne la vit qui sonnait à la porte d'une maison petite, à deux étages. La porte s'ouvrit. La marquise, qui avait paru jusque-là étrangère à tout désir de se cacher, lança cependant autour d'elle le regard circulaire de la femme qui veut[70] être bien sûre qu'elle n'est pas reconnue,—et elle disparut derrière le battant refermé.


Mme de La Node avait assisté à ce manège, autant du moins que l'éloignement forcé de son poste d'observation le lui permettait, avec une joie cruelle, une joie de prise, qui se mélangeait néanmoins à trop d'étonnement pour être complète. Par son expérience personnelle et par les confidences d'hommes qu'elle avait pu recevoir, elle était trop initiée aux conditions habituelles des secrets bonheurs parisiens. Comment n'eût-elle pas été déconcertée jusqu'à la stupeur par le quartier où sa cousine avait ses rendez-vous? La plus élémentaire prudence interdisait un pareil choix, d'autant plus compromettant qu'il était plus excentrique. Descendue de sa voiture elle-même, et marchant le long du pauvre trottoir que Mme de Chaligny avait suivi quelques instants auparavant, Jeanne regardait les obscures boutiques de ce commencement du faubourg Saint-Marcel: ici une blanchisseuse, au linge rare et pauvre; plus loin, une échoppe de revendeur; là-bas, une teinturerie au rabais; ailleurs, un étalage de journaux à cinq centimes. Le tassement des bâtisses, sans doute contemporaines de l'époque où Mme de Miramion construisait à côté Sainte-Pélagie, aujourd'hui détruite; l'humidité des allées, les suintements des crépis éraillés,[71] tout dans l'aspect de la vieille rue attestait d'humbles existences pour lesquelles les visites plus ou moins régulières d'une femme jeune, jolie, supérieurement élégante, devaient faire événement. Le caractère même de la maison où Mme de Chaligny venait d'entrer était de nature à provoquer la curiosité, et, par suite l'enquête, avec les conséquences de chantage qui risquaient presque inévitablement d'en découler. C'était un pavillon, isolé entre deux constructions plus hautes, avec un mur qui le prolongeait d'un côté. Les branches jaunies d'une demi-douzaine de tilleuls assez grands dépassaient la crête, et révélaient le luxe d'un petit jardinet. Ces étroites et presque microscopiques enclaves de verdure abondaient encore, voici vingt-cinq ans, sur ce versant sud-est de la Montagne Sainte-Geneviève. C'étaient les minuscules débris, sauvés par quelque hasard, de ces vastes parcs appartenant à des couvents, que George Sand a décrits avec tant de poésie dans l'Histoire de ma Vie. La communauté des Augustines anglaises, où la romancière fut élevée, était tout auprès,—tout auprès l'immense potager des dames de la Miséricorde, dont elle célèbre «les raisins dorés et les œillets panachés». Et puis, ces pavillons à jardinets ont disparu les uns après les autres. Celui-ci, à cette extrémité de la rue Lacépède, n'avait pas dû être plus remarquable autrefois que ceux de la rue Rollin et de[72] la rue des Boulangers. Aujourd'hui sa survivance était une bizarrerie et qui nécessairement attirait l'attention. Mme de La Node passa et repassa plusieurs fois sur le trottoir opposé pour considérer l'endroit avec une attention qui ne fit qu'accroître sa surprise. Le pavillon avait deux fenêtres au rez-de-chaussée, à côté de la porte, et trois à chacun des deux étages au-dessus. Les croisées d'en bas étaient garnies de verres dépolis et protégées par des ferrures; celles du premier et du second n'offraient aucune autre particularité que cette légère différence de couleur entre les vitres qui atteste la très grande vétusté de certains carreaux. Des rideaux blancs à fleurs tombaient par derrière. D'autres rideaux d'étoffe les doublaient, relevés par des embrasses. On voyait seulement l'envers de la satinette crème et la frange, rouge ou bleue, suivant les pièces. Les passants, étrangers au quartier, s'il en était qui s'arrêtassent devant cette façade, imaginaient, sans doute, un de ces doctes intérieurs bourgeois, celui d'un savant ou d'un professeur, tels que le voisinage du Muséum, de deux grands lycées et de la Sorbonne, les multiplie, entre le Luxembourg et le Jardin des Plantes. Mais qu'un pareil logis servît d'abri aux amours d'une authentique marquise, venue ici d'un des plus nobles hôtels du faubourg Saint-Germain, c'était une hypothèse extraordinaire jusqu'à l'invraisemblance. Il[73] fallait à Jeanne de La Node presque un effort pour se persuader qu'elle était bien là, qu'elle avait bien vu Valentine de Chaligny poser sa main sur cette poignée de fer qui pendait à une chaîne, à la vieille mode,—sonner,—pousser cette porte au milieu de laquelle une ligne de cuivre marquait l'ouverture d'une boîte aux lettres, destinée à recevoir le courrier, sans que le facteur entrât,—franchir ce seuil exhaussé de trois marches au-dessus du trottoir... En ce moment, elle était dans une de ces chambres closes. Auprès de qui? Quel était l'homme de leur monde, arrivé dans cette maison quelques instants avant elle? Il le fallait, puisqu'on était venu lui ouvrir. Ou bien cette maison abritait-elle quelque aventure plus romanesque encore? Valentine avait-elle, par suite de circonstances qu'aucune personne de sa société ne soupçonnait, formé une liaison hors de sa caste? Retrouvait-elle ici un jeune homme qui n'allait jamais chez elle? Qu'il s'agît d'une intrigue d'amour, en effet, la chose n'était plus douteuse. Rien au monde ne s'opposait à ce qu'elle vînt devant cette porte, avec sa voiture, dans cette rue pauvre mais parfaitement décente, si elle y venait pour un motif avouable, et le caractère, sinon riche, du moins très convenable de la maison excluait aussi l'idée d'une visite de charité. Valentine était auprès d'un amant. Quel amant?

Une telle véhémence de curiosité possédait[74] Jeanne qu'oubliant toute prudence elle se tenait immobile, sur ce trottoir, la tête levée, au risque d'être aperçue de l'intérieur, si quelqu'un s'avisait de regarder dans la rue, à travers les rideaux. Elle aurait peut-être, dans sa fièvre d'en savoir davantage, sonné elle-même à la porte mystérieuse, offert de l'argent aux boutiquiers voisins pour les faire parler, si un événement nouveau n'avait soudain donné une réponse à la question qu'elle se posait et se reposait: l'arrêt d'une voiture devant cette maison dont elle dévorait des yeux la face énigmatique et muette. C'était un coupé de remise d'où s'élança un homme encore jeune qui se reprochait évidemment d'arriver en retard, car, ayant tiré sur la chaîne, et durant le temps que l'on mit à lui ouvrir, il consulta sa montre, avec un hochement de tête. Il se précipita, aussitôt le battant poussé, pas assez vite cependant pour que Mme de La Node n'aperçût des tableaux et des tentures, un escalier avec un tapis,—mais pas même la silhouette de la personne arrivée à l'appel de la sonnette. A peine si elle avait pu distinguer les traits de l'homme: un visage intelligent et maigre, tout glabre, des cheveux encore très noirs, quoique ce masque portât quarante ans, des yeux bruns qui luisaient sur un teint gris avec un éclat singulier. Ils avaient croisé les yeux de Jeanne, et, sous ce regard, celle-ci s'était sentie rougir. Pour n'avoir[75] pas l'air d'espionner, elle avait fait quelques pas, comme quelqu'un qui n'est pas sûr de son chemin. A quelle classe sociale pouvait appartenir cet homme dont elle ne doutait pas qu'il ne vînt rejoindre Valentine de Chaligny? Il lui avait semblé très bien mis, et cependant elle n'avait pas eu la sensation d'un personnage de son monde. Elle avait marché dans la direction de la rue Monge avec l'idée que l'inconnu l'aurait remarquée et ouvrirait peut-être la croisée pour vérifier si elle était encore là. Elle tourna la tête et constata que les fenêtres de la petite maison restaient closes. La voiture qui avait amené l'homme ne s'en allait pas. La tentation la saisit de ne pas s'en aller, elle non plus, et d'attendre que Valentine ou l'inconnu reparussent,—peut-être tous les deux. Mais qu'apprendrait-elle de plus? Et pourquoi s'exposer à les avertir?... Elle tenait la preuve tant désirée. Elle n'avait plus maintenant qu'à chercher quel usage en faire? Et déjà elle était remontée dans un autre fiacre, et elle retournait vers le Paris aristocratique,—leur Paris à sa cousine et à elle.—L'image de l'étrange endroit où cette cousine avait caché le roman de sa vie lui aurait paru un songe si la mauvaise voix intérieure à laquelle dans son premier sursaut de conscience elle avait répondu: «Je ne ferai pas cela», n'avait recommencé à lui prononcer des paroles trop nettes, trop précises, trop mêlées aux réalités quotidiennes[76] de sa vie, et aux intérêts les plus positifs de son avenir. Elle avait le moyen de perdre Valentine auprès de Norbert. Ne l'utiliserait-elle pas?

V

LA LETTRE ANONYME

Il convient de le reconnaître, à l'honneur ou à la charge de la nature humaine,—cela dépend du point de vue,—les très mauvaises actions ne sont guère commises tout de go, et comme telles. Nos basses passions excellent à nous déguiser leur perversité native sous les plus spécieux prétextes et quelquefois les plus justes d'apparence. Il est rare que nous leur cédions en nous en rendant bien compte. Il tient toute une psychologie du crime dans le mot cynique de cet assassin, qui racontait sa lutte avec une vieille femme, sa victime: «Elle se défendait, la canaille!...» Quand un homme en hait un autre pour des motifs aussi vils que l'envie, par exemple, il arrive presque toujours à voir son ennemi tel que sa haine a besoin qu'il soit. Il se permet contre lui des infamies, mais il les perçoit comme d'équitables représailles. Cette illusion, qui n'est pourtant qu'à demi volontaire, explique seule que certains[77] méfaits d'un ordre abominable puissent être exécutés par certains êtres, lesquels, au demeurant, ne sont pas des monstres. Mme de La Node,—puisqu'il s'agit d'elle,—n'en était pas un. La preuve en est que, de nouveau, en rentrant chez elle après sa course de policière improvisée, elle avait répondu à la voix tentatrice un «non» plus énergique que le premier. Dans le temps qu'elle avait mis à franchir la distance qui sépare la rue Lacépède de la rue Barbet-de-Jouy, les possibilités de reconstruire sa propre existence sur les débris du ménage Chaligny,—coupable chimère à laquelle elle s'abandonnait en idée depuis ces treize jours d'attente—s'étaient de nouveau offertes à son esprit. Par un détour singulier de sa sensibilité, elle avait, maintenant qu'elle savait tout, trouvé en elle pour les repousser, et, avec elles, l'acte dénonciateur qu'elles impliquaient, plus de force qu'aux moments où elle doutait encore. C'est qu'une intime, une passionnée satisfaction d'amour-propre l'inondait toute entière, et, pour une heure, endormait la cuisson de la vieille blessure. Sa force de haine,—le principe moteur de son âme durant tant d'années,—était comme paralysée par l'orgueil de savoir, cette fois d'une façon qu'elle jugeait décisive, la faute de sa cousine. Cette supériorité de la vertu conjugale que toutes les femmes reconnaissent au fond de leur conscience, en la dédaignant[78] des lèvres, Valentine de Chaligny ne l'avait plus sur Jeanne. Jeanne, au contraire, pouvait avoir sur l'autre une supériorité en se montrant généreuse. «Je me tairai et nous serons quittes...» Cette phrase qu'elle se répétait à haute voix: «Nous serons quittes...» résumait assez bien le paradoxal travail de sa pensée démoralisée par sa vie. Elle mettait d'un côté le tort qu'elle avait fait à sa cousine en lui prenant son mari, et elle trouvait le plateau de la balance trop léger, comparé à l'autre, où elle pesait les avantages qu'elle sacrifiait,—en ne se rendant pas coupable d'une infamie!

Elle devait aller à l'Opéra, le soir, et dans la loge des Chaligny. Elle y avait sa place à poste fixe, chaque lundi de quinzaine. C'était une des innombrables gâteries de Valentine à son égard, cette invitation une fois pour toutes, un des procédés que la charmante femme employait pour aider sa cousine à se maintenir, malgré sa fortune diminuée, dans le courant de la haute vie parisienne. D'ordinaire l'ingrate ne montait l'escalier du théâtre pour gagner cette première loge qu'avec les sentiments d'une amertume toujours renouvelée. Elle se souvenait de l'époque où elle avait elle-même une baignoire à son nom. Elle y avait prié sa cousine, alors jeune fille,—et maintenant c'était elle qui recevait, qui subissait cette humiliante aumône d'une élégante hospitalité.—Mais[79] ce lundi-ci, et après l'épisode de l'après-midi, une seule impression la dominait, un désir, presque un besoin de revoir la visiteuse de la petite maison clandestine; d'épier, d'étudier sa physionomie. Elle voulait jouir du contraste entre la marquise de Chaligny fière et parée, respectée et vertueuse, qui trônait dans le cadre opulent de sa royauté mondaine, et l'adultère voilée, vêtue de sombre, en train de suivre une rue perdue dans un lointain faubourg. Elle était arrivée exprès, un peu tard, pour être sûre de trouver Valentine installée. Ce lui fut une déception, dès son entrée dans l'arrière-salon qui précédait la loge, de ne pas apercevoir les cheveux blonds cendrés, les doux yeux bleus et le profit délicat qu'elle espérait, mais seulement Mme de Bonnivet et sa petite tête de coquet oiseau de proie; la lourde carrure du duc d'Arcole; la pâle, la fine figure sans âge d'Abel Mosé, et le masque tourmenté de Chaligny, qui devança son interrogation en lui disant:

—«Valentine m'a demandé de l'excuser auprès de vous, ma chère Jeanne. Elle s'est sentie souffrante au dernier moment, et elle s'est couchée...»

—«Ce n'est rien de grave, au moins?» interrogea-t-elle.

—«Non», répondit-il, «une simple migraine...» Puis, dans l'entr'acte, et quand ils[80] furent assis, la jeune femme et lui, sur le même sofa, dans le petit salon où les autres hôtes de la loge eurent la discrétion de les laisser en tête à tête, sans que le mari ombrageux s'en offensât, cette fois: «Je ne sais pas ce qu'elle a,» commença-t-il à voix basse. «Elle avait été parfaitement bien ce matin. Elle avait fait des visites cet après-dîner. Elle a reçu, comme d'habitude, à cinq heures. A six heures, votre tante de Nerestaing est venue. Je me suis renseigné. Elles ont été seules une demi-heure. Je suis arrivé sur la fin de leur conversation. A leur saisissement à toutes deux, au regard de Valentine, j'ai deviné que Mme de Nerestaing venait de lui parler de choses très graves, où j'étais mêlé... Quand je dis moi, c'est nous...»

—«Vous voilà de nouveau dans vos chimères,» interrompit Jeanne en haussant ses jolies épaules. «Est-ce que vous croyez que la tante de Nerestaing s'occupe de nous? D'abord moi, je suis brouillée avec elle depuis des années... Elle ne me voit jamais. Elle ne pense pas plus à moi qu'à son premier bal, et il est loin... Quant à Valentine, personne n'a rien à lui apprendre. Je me tue à vous le répéter...»

—«Et moi je vous répète que Valentine, ce matin encore, ne soupçonnait rien, absolument rien. Elle ne m'aurait pas parlé de vous, elle si franche, comme elle a fait à déjeuner... Nous nous[81] sommes quittés à une heure,—j'avais rendez-vous chez un camarade pour une heure et demie,—dans des termes de parfaite entente. Je l'ai retrouvée bouleversée. Quand je lui ai demandé ce qu'elle avait, j'ai vu distinctement qu'elle tremblait, au seul son de ma voix. J'ai voulu lui tendre la main, à peine si elle a pu prendre sur elle de me la donner. A mes questions, elle a répondu en prétextant une migraine foudroyante. Quand j'ai parlé d'envoyer chercher le médecin, elle a refusé. Elle a prétendu n'avoir besoin que de repos. Je l'ai laissée aller. J'étais trop troublé moi-même. J'avais peur, en insistant pour savoir la cause de son changement, de me trahir... Si ce ne sont pas des preuves qu'elle ignorait tout et qu'on vient de tout lui apprendre, que vous faut-il?...»

—«Quand cela serait?» dit la maîtresse, «et après?...»

—«Comment, après?» interrogea Chaligny.

—«Oui, après?...» insista-t-elle. «Si vous m'aimiez, ne devriez-vous pas être heureux que cette situation si fausse, si humiliante pour moi, finisse, sans que vous y soyez pour rien?... Mais nous ne pouvons pas causer davantage en ce moment. Quelqu'un vient... Tiens, c'est Saveuse... Demain matin, à onze heures, j'irai savoir des nouvelles de Valentine. Et ce ne sera qu'une fausse alerte, rassurez-vous...», conclut-elle avec un[82] sourire d'une ironie singulière, qui retroussa ses fines lèvres, au coin, dans un pli cruel. Mais déjà cette bouche frémissante s'était apaisée, ces yeux où avait passé une lueur dure s'adoucissaient pour le visiteur monté des fauteuils d'orchestre et qui était en effet Martial de Saveuse, une des pires langues de Paris. Ce vieil aigrefin, auquel on ne connaît que des ressources équivoques, a trouvé le moyen de se rendre si redoutable par les vérités de ses médisances et l'acuité de ses observations, qu'il est aussi ménagé qu'il est méprisé. Ces sortes de personnalités dangereuses étaient celles que Jeanne caressait le plus constamment depuis sa liaison avec le mari de sa cousine. Aussi fut-elle particulièrement aimable pour ce très méchant homme, qu'elle garda dans la loge durant l'acte entier. Il était de ces propagateurs d'opinion qu'elle voulait avoir pour elle, de ces déchireurs de réputations qu'elle voulait avoir contre sa cousine, si jamais sa vie recommençait dans des conditions difficiles à faire accepter par son monde. Et puis, elle tenait à ne pas renouveler avec son amant, durant la soirée, une explication trop grave pour être bien menée sous l'œil inquisiteur d'une Mme de Bonnivet et surtout d'un Abel Mosé. Elle calculait que Chaligny voudrait à tout prix la reprendre, lui, cette conversation, et que, n'ayant pu l'avoir dans la loge, il accepterait, après le spectacle, une place qu'elle[83] lui offrirait dans sa voiture. Cette imprudence, qu'elle se permettait rarement, était, dans l'espèce, une prudence. Autant il était inutile que l'on soupçonnât qu'un drame couvait dans le ménage de ses cousins, autant il était utile, en cas de scandale, que Norbert fût compromis davantage encore vis-à-vis d'elle. Elle employa donc la durée de la représentation à méditer ce qu'elle lui dirait pendant ce retour. Si les théâtres de musique ont tant de succès auprès des femmes et des hommes de la société, ce n'est pas seulement parce que le bruit «plus cher que les autres», comme disait Gautier, accompagne agréablement la conversation, c'est surtout que l'orchestre et les chants permettent de se taire en feignant de les écouter, et alors ce sont de longs soliloques intérieurs, dans lesquels il ne s'agit, pour une personne rêveusement accoudée sur le velours rouge de sa loge, ni de Salammbô, ni de Lohengrin, ni de Roméo et Juliette,—c'était la pièce que l'on donnait ce soir-là,—mais de problèmes aussi peu carthaginois, germaniques ou italiens que celui dont la petite baronne analysait en pensée les éléments, et elle paraissait absorbée par la mélodie:—«Valentine fait la malade. Elle a eu peur de se retrouver en face de moi ce soir. C'est évident. C'est aussi la preuve qu'elle m'a vue cette après-midi. Celui qu'elle attendait est arrivé en retard. Elle se sera mise à[84] la fenêtre... Hé bien! tant mieux! Seulement il ne faudrait pas qu'elle s'avisât d'essayer une diversion, et cette attitude vis-à-vis de Norbert après la visite de la tante Nerestaing m'a tout cet air-là... Dans quel but? Mais pour jouer la comédie de l'indignation, et quitter la maison d'elle-même... Comme elle me juge! Elle a cru que ma première action serait de la dénoncer, moi qui étais si décidée à ne rien dire!... Oui, elle aura tremblé d'être chassée. Elle veut s'en aller la première,—avec le beau rôle. Elle aura fait venir la tante, qui me déteste, pour lui raconter que nous la trahissons, Norbert et moi. Alors, si elle est accusée à son tour, la famille sera pour elle. Norbert et moi, nous l'aurons calomniée, pour nous venger... Si tel est son plan, nous verrons bien. Ah! je ne me laisserai pas faire... Mais il faut que Norbert soit avec moi,—tout à fait,—il le faut...»

Ce petit monologue, pris et repris, à travers les menus incidents que comporte une soirée à l'Opéra,—commentaires sur la salle et les acteurs, nouvelles visites, coups de lorgnette sur les autres loges ou sur l'orchestre,—était étrangement inique dans certaines de ses parties. Mme de La Node ne pouvait pas s'en rendre compte. Elle était perspicace sur un point: cette nécessité de ne pas laisser l'obscur et complexe Chaligny en proie à ses dangereuses hésitations.[85] L'audacieuse jeune femme put se convaincre, dès ce soir, qu'elle avait trop raison de n'être pas très sûre de lui. Elle avait beau avoir serré sa fine taille dans la robe de panne rouge la plus savamment décolletée qu'une brune un peu châtaine, comme elle, ait jamais choisie pour rehausser son teint et faire valoir ses épaules, le désir d'étreindre entre ses bras cette jolie créature, sa maîtresse, dans cette toilette préparée pour lui, fut moins fort chez le mari de Valentine que le scrupule de braver les regards des personnes de leur monde qui l'auraient vu s'en aller avec la cousine de sa femme. Quand il la reconduisit à son coupé et qu'elle lui dit, en se retirant dans le coin pour lui faire place: «Vous ne voulez pas que je vous jette chez vous?...» il lui répondit: «Je vous remercie, je dois passer au cercle...» Elle en resta si étonnée, qu'elle le laissa refermer la portière, sans rien faire que lui lancer un regard sous lequel il se sentit rougir.


—«Je l'ai peinée,» songeait-il, en s'en allant à pied du côté de la rue Scribe, pour monter au club réellement, avec cette seule idée de pouvoir le lendemain, lui jurer, sans mentir, qu'il lui avait allégué la vraie raison de son refus: «Pauvre enfant! Et elle était si jolie, si tendre!... Elle ne comprend pas que je ne peux la défendre contre l'autre, que si celle-ci n'a pas de preuves. C'en[86] eût été une, que cette rentrée de l'Opéra ensemble, en voiture, si vraiment Valentine vient d'être avertie. Et elle vient d'être avertie. Mme de Nerestaing ne m'a jamais aimé. Elle n'aime pas Jeanne. Elle nous en veut de nous ennuyer. C'est égal, pour une soi-disant dévote, quelle triste besogne! Après tout, elle n'a pu que rapporter des propos de salon, sans un fait. Je saurai ramener Valentine, pourvu que Jeanne ne m'en empêche pas. Je le leur dois à toutes deux...»

Ces pensées reproduisaient trop bien l'illogisme d'une situation qui se retrouve à peu près la même chaque fois qu'un homme se laisse entraîner à la périlleuse tentation, naturelle à certaines sensibilités composites, d'avoir deux femmes dans sa vie. Ce dualisme émotif,—car si Chaligny trahissait Valentine, elle était bien loin de lui être indifférente,—se compliquait, dans son cas, de cette étroite parenté, très propice à l'engagement d'une pareille liaison. Les péripéties finales en étaient rendues très difficiles. Tout inconcevable qu'un pareil manque de prévision puisse paraître, jamais ce mari infidèle n'avait envisagé la possibilité d'être quitté par la mère de ses enfants, si un hasard l'informait de la vérité. Il n'avait jusqu'ici redouté que sa douleur. Pour la première fois, il redoutait sa résolution. Il n'avait pas davantage entrevu la possibilité réelle d'une rupture avec Jeanne, bien que sa raison lui démontrât[87] que cette solution était inévitable tôt ou tard et, au demeurant, la seule sage. Toujours,—et ce soir encore, même après qu'il avait eu le courage de sacrifier à la prudence cette rentrée en voiture et les voluptés que lui promettaient les yeux de la jeune femme, si souple, si blanche dans le frémissement de l'étoffe rouge,—oui, toujours, quand il essayait de penser à cette rupture, la sensation des baisers savourés sur cette bouche enivrante se réveillait en lui. Ce souvenir allait ébranler et faire défaillir la fibre loyale. Sa volonté faiblissait à l'avance, sans que cette faiblesse allât jusqu'à se soumettre tout à fait à la sujétion qu'il lui semblait lire chaque jour plus clairement dans ces prunelles de Jeanne, si aiguës par instant, si impératives. Où cette maîtresse toute-puissante sur ses sens prétendait-elle le mener? Il en aurait eu peur davantage s'il l'avait vue, une fois la porte de la voiture refermée, crisper ses jolies mains, dont elle trompa la colère en brisant son éventail, et elle répétait, elle criait, dans ce coupé où Norbert lui avait refusé de monter:

—«Ah! le lâche! le lâche!... C'est à cause d'elle, à cause d'elle, à cause d'elle!...»

Et, se rappelant ce qu'elle savait de Valentine, elle riait d'un rire insultant où se soulageait son orgueil blessé.

Ce n'était pourtant pas cet orgueil qu'elle avait[88] dans ses yeux et sur toute sa physionomie le lendemain matin, quand elle passa le seuil de l'hôtel Chaligny, vers les onze heures, comme la veille. Elle avait eu, dès les neuf heures, un billet de Norbert, lui demandant s'il pouvait venir rue Barbet-de-Jouy, et elle avait répondu qu'il ne vînt pas, qu'elle irait elle-même rue de Varenne. La nuit lui avait porté conseil. Elle s'était blâmée d'avoir imposé à son amant une épreuve, et devant témoins, à la sortie de l'Opéra. Quand on se dispose à tenter un très grand effort sur quelqu'un, d'en essayer de petits est une faute. Et puis, elle voulait voir Valentine et elle appréhendait que cette visite de Norbert chez elle n'eût pour but que d'empêcher cet entretien des deux cousines. N'ayant plus rien reçu après son billet, elle en avait conclu qu'aucun incident nouveau ne s'était produit. Elle trouva Chaligny qui l'attendait, seul, dans le petit salon de sa femme, le front toujours barré de souci, les yeux lourds de n'avoir pas dormi.

—«Je ne l'ai pas vue encore ce matin,» répondit-il à l'interrogation de Jeanne. «Elle m'a fait dire qu'elle allait mieux, mais qu'elle se sentait trop souffrante pour me recevoir.»

—«Ce ne sont pourtant pas les rapports que la tante Nerestaing a pu lui faire sur la sortie de l'Opéra, hier au soir, qui lui auront donné de nouveaux soupçons...» dit Jeanne. La grâce de[89] sa voix et de son regard adoucissait d'une caresse l'ironie de ce reproche, et, prenant la main de son amant: «J'ai bien pleuré dans ma voiture, mais c'est vrai que vous aviez raison...»

—«Mon amie...» répondit-il en l'attirant à lui, et il lui donna un baiser où vibrait une émotion tout autre que ce délire des sens où Jeanne trouvait son moyen habituel de domination. Elle était trop fine pour ne pas s'en rendre compte, et cette constatation remua de nouveau la lie de rancune déposée dans son cœur: cet attendrissement avait pour cause l'inquiétude du mari au sujet de sa femme. Il était reconnaissant à sa maîtresse de s'associer au sacrifice fait la veille à la tranquillité de son ménage! Elle lui rendit pourtant ce baiser, et elle lui demanda, câline:

—«Veux-tu permettre que j'essaie de la voir? Si elle me reçoit, moi, ce sera bien une preuve que tes craintes sont imaginaires...»

—«Et si elle ne te reçoit pas?...»

—«Elle me recevra,» fit la jeune femme avec une certitude qu'elle commenta d'un regard de triomphe, quand la femme de chambre fut revenue dire: «Madame la marquise attend madame la baronne.» En dépit pourtant de sa[90] hardiesse, native et jouée, la maîtresse était très nerveuse en allant ainsi chez la femme légitime. Quoiqu'elle crût bien tenir, depuis la veille, un sûr moyen de parer aux pires reproches de sa rivale, celle-ci était chez elle, et Jeanne marchait peut-être au-devant d'une scène extrêmement pénible, qui risquait d'être décisive pour son avenir. Si, par exemple, Valentine lui faisait un affront trop dur et qu'elle vît Norbert ne pas prendre son parti?... Aussi son pouls battait-il à coups répétés quand elle entra dans la chambre, où les rideaux baissés maintenaient l'obscurité des migraines, pas assez pour que la nouvelle venue ne s'aperçût pas de l'extrême pâleur de sa cousine. Mme de Chaligny était couchée, ses beaux cheveux blonds tressés dans une lourde natte qu'elle ramenait sur le bas de son visage, comme pour cacher sa bouche et ses joues. Ceux des traits qui restaient visibles se noyaient dans la pénombre, mais pas ses yeux, où brûlait le feu fixe d'une fièvre. Certes, la jeune femme possédait une rare force de caractère, mais elle recevait celle dont elle savait depuis la veille les relations avec son mari! Quoique résolue à paraître toujours les ignorer, son saisissement à cette approche fut trop profond. Involontairement ses paupières s'abaissèrent sur ses prunelles, et un tressaillement convulsif agita son corps sous la guipure du couvre-lit. Sa souffrance était trop évidente pour que même sa calomniatrice pût, à cette seconde, la taxer de comédie. Si Valentine avait réellement vu Jeanne, la veille, debout à la porte de la petite maison de ses rendez-vous[91] et si elle savait son secret surpris, son trouble n'était-il pas trop naturel, et trop naturel qu'elle eût voulu admettre son ennemie en face d'elle, quand même, pour savoir, elle aussi, à quoi s'en tenir? Sinon, pourquoi ce retrait involontaire de sa joue brûlante, cette instinctive contraction de tout son être qu'elle expliqua, en disant d'une voix presque brisée,—pourquoi encore?

—«Je suis si nerveuse!... J'ai passé une très mauvaise nuit. Je ne peux rien supporter, ni lumière, ni attouchement...»

—«Qu'as-tu donc?» demanda Jeanne.

—«Une grande fatigue, rien de plus,» dit l'autre, «c'est ce premier froid qui m'aura saisie... et un horrible mal de tête. Mais j'ai désiré te voir», continua-t-elle, «pour m'excuser de t'avoir fait faux bond à l'Opéra. Je ne pouvais pas... Tu es restée jusqu'à la fin?...»

—«Oui,» dit Jeanne.

—«Et tu as ramené Norbert?» fit Mme de Chaligny. «Il avait décommandé la voiture...»

—«Nous y sommes,» pensa Mme de La Node. «Elle m'a reçue pour me poser cette question. Est-ce un prétexte à une scène?... Une scène? Elle ne l'aura pas...» Et à haute voix:—«Mais non. Je le lui ai offert. Il a refusé. Il avait à passer au cercle...»

Il lui sembla—le demi-jour est si trompeur!—qu'une[92] vive rougeur était montée aux joues décolorées de Mme de Chaligny et qu'une émotion étrange passait dans ses yeux. La maîtresse suivait son idée, et elle n'interpréta pas ces signes, si faciles pourtant à comprendre. Elle n'y vit pas la preuve que Norbert avait deviné juste et que leur trahison, à elle et à son complice, venait d'être révélée, d'une manière foudroyante, à celle qu'ils avaient si aisément abusée! Un concours de circonstances très ordinaires avait produit cette révélation, tôt ou tard inévitable, mais sa coïncidence avec la découverte que Jeanne avait faite elle-même la veille donnait à cet événement une gravité capitale. Voici les faits, dans leur simplicité:—Jules de La Node, comme le prévoyait sa femme, pensait, lui aussi, à rétablir, par un nouveau et riche mariage, ses affaires d'argent, de plus en plus compromises. Une occasion s'était offerte. Il fallait—Jeanne l'avait prévu également—que le jugement de leur séparation fût converti en un jugement de divorce. La Node avait appréhendé que sa femme ne soulevât des difficultés. Il savait, par la rumeur publique et par des renseignements plus précis, sa liaison avec le mari de leur cousine. Il n'avait, d'autre part, gardé dans la famille de Jeanne qu'une relation suivie avec la tante de Nerestaing qui, par aversion pour les procédés de sa petite-nièce à son égard, avait pris le parti du mari. La Node[93] avait pensé que la douairière serait le plus sûr messager pour une négociation aussi délicate. Il était allé chez elle, la charger de faire savoir à Mme de La Node qu'elle eût à ne pas s'opposer à sa demande de divorce, sous la menace d'un scandale. Il avait dit quel scandale, et donné ses preuves. Littéralement affolée par cet entretien et persuadée que Valentine n'ignorait rien, mais supportait tout à cause des enfants, la vieille Mme de Nerestaing était arrivée rue de Varenne... Jeanne avait devant elle le résultat de cette démarche. Elle ne la savait pas dans son exactitude, et, l'eût-elle sue, les données lui manquaient pour calculer la force du contre-coup dans l'âme profonde de sa compagne d'enfance. Elle savait moins encore la noblesse de cette belle âme. Ce qu'elle croyait connaître, en revanche, d'un coupable secret, caché sous ces dehors de grâce et de fierté, lui fit traduire à contre-sens et cette rougeur et ce regard de sa victime. Elle n'y aperçut pas la pathétique secousse d'un cœur qui se débat dans l'agonie noire du doute et pour qui le moindre motif d'espérer est un sursaut vers une lumière:

—«Elle ne s'attendait pas à cette réponse,» se dit-elle. «Que va-t-elle trouver maintenant?... Si je lui parlais de la rue Lacépède, moi? Mais m'a-t-elle vue devant la maison?... Peut-être ne sait-elle pas que j'ai surpris son intrigue, et veut-elle[94] simplement, elle aussi, se rendre libre, en saisissant comme prétexte notre intimité?...» Et tout haut, avec toutes les caresses de la plus tendre amitié dans l'accent: «Je ne peux rien faire pour toi, ma pauvre chérie, pas de courses? Pas de commissions?...»

—«Non,» répondit Valentine, et avec un sourire de souffrance: «Tu ne peux que me laisser, à présent que je t'ai vue... Quelques heures de repos, ce malaise sera passé... Ce n'est qu'un peu de refroidissement, je te répète...»

Cette fois, elle tendait elle-même la main à Jeanne, et quand celle-ci, pour lui dire adieu, posa de nouveau ses lèvres sur ce front brûlant, elle ne perçut plus le petit mouvement réflexe, le recul animal de tout à l'heure. C'est qu'à travers le va-et-vient de son esprit tourmenté, cette nuit, tantôt acceptant, tantôt rejetant les preuves, si convaincantes, hélas! que sa tante lui avait données—celles de l'enquête même de Jules de La Node—l'anxiété de l'épouse trahie s'était fixée sur ce point: «Ils passent la soirée ensemble. Si l'horrible chose est vraie cependant, il va rentrer avec elle en voiture...» Pour la première fois, cette sensibilité fine et chaste, si cruellement calomniée,—sur des apparences, il est vrai, bien graves,—par celle qui la trahissait, avait été suppliciée par la jalousie. De savoir que les deux complices n'avaient pas saisi cette opportunité d'une rentrée[95] l'un avec l'autre suspendait, pour quelques instants, la crise de douleur morale qu'elle subissait depuis la veille. Elle allait réellement pouvoir reposer et reprendre des forces, tandis que Jeanne, rentrée dans le petit salon, répondait au fiévreux: «Hé bien?...» de Chaligny:

—«Hé bien? C'est moi qui avais raison. Elle a une forte névralgie, et voilà tout... Vous pouvez être rassuré,» continua-t-elle avec une ironie qui, maintenant, n'était plus la moquerie caressante de l'arrivée: «Vous ne serez pas encore obligé de choisir entre nous, et de la préférer...»

—«Pourquoi me parlez-vous ainsi?», fit-il, en tressaillant comme quelqu'un que l'on atteint à une place trop douloureuse. «Vous savez bien que rien ne m'est plus pénible...»

—«Pourquoi?» interrompit-elle, «mais parce que je t'aime et que je te veux seule, entends-tu, seule!...» Et le baiser dont elle accompagna cette exclamation passionnée n'avait plus rien de commun avec l'embrassement attendri qui avait précédé sa visite chez Valentine. Sans clairement démêler la vérité complète, elle avait trop senti, durant cette courte entrevue, qu'une catastrophe était imminente. Ces quelques minutes, passées dans cette chambre à peine éclairée, avaient suffi pour lui donner cette impression de rapports absolument changés qui dénonce l'approche du dénouement, dans les tragédies[96] latentes comme celles que représentent certaines liaisons, vouées par avance aux complications tragiques. Qui l'emporterait, de Valentine ou d'elle, si le conflit entre elles deux arrivait à cet état aigu qu'elle devinait tout proche? Il l'était, en effet, pour des raisons bien différentes de celle que sa découverte de la veille lui faisait imaginer. Cette évidence d'une crise où se terminerait ce long duel qu'elle soutenait contre sa cousine, dans sa propre pensée depuis leur enfance, et, depuis un an, dans le cœur de Chaligny, avait du coup réveillé les énergies assoupies un instant de sa vieille haine.


—«Soit, c'est la guerre!...» se disait-elle, en quittant l'hôtel dont elle regarda un instant la façade, solennelle et palatiale,—c'est le style d'aujourd'hui,—avec les larges pilastres à chapiteaux ioniques, qui embrassaient les deux étages. Et voici que, derrière une des fenêtres, à droite, celle de la chambre à coucher de Valentine, elle crut apercevoir une silhouette en train d'épier. La pauvre femme, restée seule, s'était de nouveau affolée à l'idée du tête-à-tête de son mari avec sa cousine et elle avait fait l'effort de se lever pour constater par elle-même la minute où il finirait. Elle se rejeta en arrière, aussitôt qu'elle vit l'autre tourner la tête,—pas assez vite! Jeanne avait surpris ce guet, bien innocent par comparaison[97] avec la poursuite en fiacre depuis le boulevard des Invalides jusqu'à la rue Lacépède. L'un et l'autre espionnage s'égalisèrent soudain dans son esprit, et sa sensation d'une bataille engagée devint plus intense encore: «Elle est malade... comme moi,» conclut-elle. «Mon instinct avait eu raison. Cette migraine n'est qu'une ruse... Que veut-elle? Je n'y vois pas clair dans son jeu. En tout cas, devançons-la. Entre Norbert et moi, je viens de le sentir encore, il n'y a qu'une barrière: ses illusions sur elle. Elle le sait aussi bien que moi... Que j'étais sotte! C'était pour deviner si j'ai parlé qu'elle m'a fait venir tout à l'heure. Maintenant qu'elle a constaté que je me suis tue, elle va agir... Ah! tant pis pour elle, c'est la guerre!» Elle répéta: «C'est la guerre...!» Ce mot descendait dans son être à des profondeurs extraordinaires. Les couches d'envie inconsciente amassées en elle par d'innombrables impressions d'enfance et de jeunesse en étaient comme remuées, comme vivifiées. Elle en oubliait et les règles les plus élémentaires de la probité féminine, et les discours qu'elle s'était tenus à elle-même, après la rencontre dans le magasin de nouveautés, l'autre semaine; puis, la veille, en revenant de son expédition de police... Voilà pourquoi le mari de Valentine, en rentrant du cercle, ce soir-là, vers les minuit, trouva, dans le courrier arrivé par la[98] dernière distribution, une enveloppe dont la suscription, par son écriture renversée et visiblement déguisée, l'étonna dès l'abord. Elle portait le timbre du bureau de la place de la Bourse. Il la déchira, avec un pressentiment que justifia trop le texte de l'infâme lettre anonyme, qui ne contenait que ces mots, tracés de la même écriture que l'adresse, comme dessinée et méconnaissable: «Un ami de Monsieur de Chaligny l'engage à surveiller le numéro 11 de la rue Lacépède. Madame de Chaligny y était encore hier, à trois heures de l'après-midi. Avec qui? C'est ce qui intéressera sans doute Monsieur de C... A bon entendeur, salut.» Et pour toute signature: «Quelqu'un du club...»

VI

UN ORGUEIL D'HOMME

Le premier mouvement de Chaligny, quand il eut lu et relu l'abominable billet, fut de le froisser avec le dégoût méprisant que méritent des missives pareilles. Il le jeta dans le feu à demi éteint qui rougeoyait dans la cheminée de sa chambre à coucher. Son second mouvement, comme il entendait s'approcher le pas de son domestique[99] qu'il venait de sonner, fut de ramasser le papier dénonciateur dont la braise du foyer avait à peine noirci les bords, et de le glisser dans le tiroir de sa table de nuit, où il le reprit, aussitôt seul. On sait cela, qu'une lettre anonyme ne compte pas; que son auteur, en se rendant coupable de cette malpropre action, a enlevé du coup tout crédit à son témoignage. On sait encore que la vraie manière de l'en châtier est d'annihiler sa méchanceté en la dédaignant. Et puis, neuf fois sur dix, cette méchanceté a raison contre notre raison. Ces phrases écrites à dessein pour nous piquer à un point blessable, nous n'aurions même pas dû achever de les lire, en constatant qu'elles n'étaient pas signées, et nous les relisons mot par mot. Nous laissons chaque syllabe nous injecter son mortel venin, et nous sentons gronder en nous l'impuissante, la douloureuse colère de l'homme outragé qui ne sait pas d'où vient l'affront, et qui, n'ayant pas la faculté de s'en venger, ne trouve plus en soi la force de l'ignorer.

—«Mais qui est-ce?... Qui est-ce?...» C'est la question qui s'impose d'abord à cette colère. C'est aussi la parole que le mari de Valentine se répétait avec une énergie de fureur, toujours grandissante, à mesure que les phrases qui l'insultaient au plus vif de son honneur d'époux s'enfonçaient davantage dans ses yeux. Il en étudiait tous les caractères maintenant, et il n'arrivait pas à[100] discerner un seul trait qui correspondît à une écriture de lui connue, tant l'habileté de Jeanne avait été grande dans la confection de ces funestes lignes. Elle avait poussé la précaution jusqu'à employer une demi-feuille du papier du Jockey. Elle se l'était procurée en cherchant, dans le meuble où elle serrait sa correspondance, un billet que Norbert lui-même lui eût envoyé du cercle et où l'écriture n'enjambât point sur la troisième page. Chaligny le reconnaissait, ce papier. Il trouvait-là un indice indiscutable qu'en effet l'insulte provenait d'un des camarades avec lesquels il se rencontrait chaque jour, qu'il avait peut-être coudoyé ce soir? Oui, peut-être, au moment où il traversait les salons, cet homme l'avait-il suivi du regard, en souriant d'avance à l'idée de la feuille glissée dans la boîte, et elle cheminait, cheminait sûrement vers lui, qui ne s'en doutait pas? La réalité de la main qui avait touché ce papier, de la tête qui avait pensé ces phrases, de l'ennemi inconnu qui lui portait ce coup le bouleversait. C'est la première image que suscite nécessairement une lettre anonyme: celle de la haine qui l'a dictée. Cette haine nous regarde sous son masque. Elle est là qui menace, qui frappe. Pourquoi? Un frisson nous saisit dans notre fibre la plus secrète au contact de cette rancune, cachée mais assez forte pour être descendue à ce degré de bassesse, afin de s'assouvir.[101] C'est alors que ce premier sentiment d'une personne dressée dans l'ombre contre notre personne nous entraîne presque malgré nous à un second: une suggestion émane du papier qui nous représente cette personne. Le fait dénoncé s'impose à nous. Pour que, nous haïssant ainsi, notre ennemi ait choisi, entre toutes les injures, précisément celle-ci, c'est donc qu'il y attache une importance suprême. C'est qu'il la croit fondée sur une réalité.


—«Rue Lacépède? Qu'est-ce que c'est que cette rue?...» se demandait Chaligny après avoir repassé en imagination les quelques membres de son club avec lesquels il était en termes équivoques. Son soupçon n'avait pu se fixer sur aucun d'eux. On le voit, il suivait la pente: il commençait de méditer non plus sur l'origine de la lettre, mais sur le fond. Il alla prendre dans le fumoir, qui était de plain-pied avec sa chambre, un annuaire où se trouvât la nomenclature de toutes les rues parisiennes, avec la mention du quartier où elles sont placées et des autres artères où elles s'embranchent. Il eut tôt fait d'y découvrir le renseignement qu'il cherchait: «Rue Lacépède, cinquième arrondissement.—Rue Geoffroy-Saint-Hilaire», et, au-dessous, comme première adresse: «1, Hôpital de la Pitié.» Cette indication lui permettait du moins de situer la maison que[102] le dénonciateur anonyme lui enjoignait ironiquement de surveiller. L'idée de l'hôpital s'associa aussitôt pour lui à celle du Jardin des Plantes qu'il connaissait pour y être venu quatre fois peut-être dans sa vie. L'impression qui avait fait hésiter Jeanne, quand son fiacre suivait celui de Valentine, s'éveilla dans le Parisien élégant, au ressouvenir de ce faubourg et de son misérable aspect. D'évoquer seulement la silhouette élégante de sa femme dans un pareil décor lui parut une telle absurdité qu'il haussa les épaules. Il froissa de nouveau la lettre anonyme, et, la prenant entre deux branches des pincettes, il la posa sur la bûche croulante, en attendant cette fois que le papier flambât.

—«C'est une mystification imbécile,» se dit-il en achevant d'écraser dans la bûche les débris noircis; «j'aurais dû le deviner tout de suite.»

Il se coucha sur cette conclusion, décisive, lui semblait-il, et il s'endormit aussi paisiblement que lui permettait une autre inquiétude. Malgré les assurances de Jeanne et quoique, reçu avant le dîner dans la chambre de sa femme, il fût en droit de croire que le malaise de celle-ci était tout physique, un invincible instinct continuait de lui rendre suspecte cette visite de la vieille Mme de Nerestaing et l'attitude de Valentine ensuite. Ce fut cette pensée qui le décida, le lendemain au matin, quand il la retrouva, levée, habillée, mais[103] si visiblement souffrante encore et toute pâle, à lui raconter en plaisantant la teneur de la lettre anonyme reçue la veille. Il se dit que cette allusion à la sottise des propos qui courent le monde, faite sur un ton léger, n'aurait aucune importance, si personne n'avait parlé de rien à la jeune femme. Dans le cas contraire, et si l'on était venu rapporter à Valentine des médisances, peut-être trouverait-il, dans la gêne que cette plaisanterie lui causerait, une occasion de la questionner.—«Oui,» insista-t-il après lui avoir dit qu'il allait lui répéter une histoire qui la divertirait. «Imaginez-vous que vous avez des ennemis et qui ne reculent pas devant la lettre anonyme. J'en ai reçu une, hier au soir, m'invitant à surveiller vos sorties... Il paraît», continua-t-il, «que vous avez des rendez-vous... Voyons, cherchez bien... Vous ne trouvez pas?... 11, rue Lacépède...»

Il n'eut pas plus tôt prononcé ces mots que le sourire s'arrêta sur ses lèvres, devant l'éclair de terreur qu'il vit passer dans les yeux de sa femme. Un flot de sang inonda soudain ce visage lassé, qui redevint ensuite d'une pâleur livide. Par un geste de supplication qu'elle fut trop évidemment incapable de dominer, elle joignit les mains. Puis, les passant sur son front comme quelqu'un qui souffre, elle dit: «Ah! je m'en vais...» et elle s'évanouit. Ces signes d'une émotion bien étrange permettaient trop au mari de supposer[104] que le nom de la rue et le numéro de la maison indiqués par la lettre anonyme correspondaient à un secret dans la vie de sa femme. Aussi, les soins qu'il lui donna par humanité étaient-ils mêlés d'une fièvre de l'interroger qu'elle devina, quand elle revint à elle. Car les premières paroles qu'elle lui dit équivalaient à une imploration de ne pas lui infliger cette torture dans l'état nerveux où elle se trouvait:

—«Pardonne-moi, mon ami,» dit-elle avec un tutoiement tendre qu'elle employait bien rarement pour lui parler, même dans l'intimité, «pardonne-moi si je n'ai pas su me dominer quand tu m'as parlé de cette infâme lettre adressée à toi, et contre moi!... J'ai trop senti la cruauté du monde, et cela m'a fait mal, très mal, parce que je viens de l'éprouver, cette cruauté, et d'une manière trop atroce pour moi-même, dans une autre occasion...—Ne cherche pas à savoir laquelle.» Et elle mit sa main sur le bras de son mari pour demander qu'il ne l'interrogeât point. «Je ne te le dirais pas... Alors quand j'ai vu que, toi aussi, la calomnie essayait de faire son œuvre auprès de toi, tout ce que j'ai eu de chagrin ces jours-ci m'est revenu à la fois sur le cœur, et mes forces m'ont trahie...»

Elle était si touchante en parlant ainsi, de tout son être émanait une telle évidence de loyauté et de délicatesse, que l'honnête homme qui survivait[105] dans Norbert, malgré ses criminelles faiblesses, n'y résista pas. Lui, qui avait frémi la veille d'une colère indignée à constater que quelqu'un s'était permis d'écrire le nom de Mme de Chaligny dans une phrase qui l'accusait si clairement, il venait de constater l'effet d'épouvante produit sur elle par cette accusation, et il était physiquement incapable de la questionner, de la forcer à expliquer un bouleversement au moins singulier. C'est qu'à la regarder, même dans cette minute où une énigme si complètement inattendue surgissait devant lui, il ne pouvait pas plus douter d'elle qu'on ne doute de la lumière du jour. C'est aussi, qu'à entendre ces mots: «Je viens de l'éprouver pour moi-même, cette cruauté du monde...» il avait compris qu'il avait deviné juste, et que sa liaison avec Jeanne avait été dénoncée à Valentine. Voilà donc pourquoi elle était malade depuis ces quarante-huit heures. Cette souffrance seule était une preuve de plus qu'elle était innocente de toute faute envers son mari,—et qu'elle l'aimait. Ces diverses choses, Chaligny ne les perçut pas distinctement, la dernière surtout, qui touchait au fond le plus obscur de son ménage. Mais il les sentit, et il répondit à la plainte de la charmante femme en la tutoyant lui aussi pour la première fois peut-être depuis des mois:

—«C'est vrai. Tu es encore si pâle!... Il eût[106] mieux valu te reposer un jour de plus... Si tu as eu des ennuis, tu me les diras quand ces misères seront passées. Sois bien persuadée que tu me trouveras toujours pour t'aider, pour te soutenir dans les moments difficiles...»

Elle le regarda avec des yeux où passait maintenant une infinie reconnaissance pour la marque d'affection qu'il lui donnait. N'en était-ce pas une que ce respect de ses susceptibilités de cœur? Puis, comme si cet entretien lui était tout de même trop pénible, elle se leva en disant:

—«Je crois que tu as raison et que je dois me recoucher... A ce soir, et merci...»


Elle avait empreint, dans ce dernier mot, prononcé avec un sourire brisé, tant de grâce émue que Chaligny en demeura pénétré et étonné tout ensemble. Il était seul à présent et il restait accoudé à la cheminée du petit salon, en proie à des réflexions si contradictoires que leur incohérence était par elle seule une douleur. Trop d'impressions opposées, trop d'hypothèses aussi se pressaient en lui, et surtout il découvrait trop de nuances confuses de sa propre sensibilité, sans qu'il pût bien les démêler. Depuis qu'il s'était laissé aller à la séduction que la coquette et savante Jeanne avait exercée sur ses sens, ses rapports avec Valentine étaient devenus de plus en plus automatiques, si l'on peut dire, et conventionnels.[107] C'est le grand péril des ménages qui vivent beaucoup dans le monde. Le mari et la femme y remplissent des devoirs de parade, qui finissent par modeler leur existence intérieure et conjugale sur le type de leur existence extérieure et sociale. Quand ils se voient le matin, c'est pour parler des menus arrangements que comporte l'habitude des sorties constantes: qui prier à dîner ou au théâtre, chez qui accepter? Quelques racontars de salon et de cercle par là-dessus, et une heure passe sans qu'une parole vraie ait été prononcée entre eux. Ils déjeunent, et même si aucun ami ni aucune amie ne se sont invités, les allées et venues de leurs gens autour d'eux leur interdisent cette familiarité qui fait la bonhomie, un peu commune, mais propice à l'union, des modestes tables bourgeoises. Plus tard, quand les enfants auront grandi, la présence de l'institutrice et du précepteur ajoutera un élément de froideur à ce second repas, suivi aussitôt d'une dispersion. Le mari va à ses affaires, à ses visites, à son club. La femme vaque aux innombrables courses que comporte l'orbe toujours agrandi de ses relations parisiennes. Ils dînent dehors, ou bien ils ont du monde à dîner. Ils vont au théâtre. Ils compteraient les soirées qu'ils passent en tête à tête, et s'ils pratiquent le système des appartements séparés,—c'était le cas des Chaligny,—ils en arrivent, pour peu qu'ils soient tous les[108] deux,—c'était le cas encore,—des silencieux et des renfermés, à ne plus rien savoir l'un de l'autre. Cette ignorance réciproque de leur caractère, entre des époux qui logent sous le même toit, reçoivent ensemble, représentent ensemble dans les figurations quotidiennes d'une existence à la mode, est un des phénomènes moraux les plus fréquents et les plus incompréhensibles pour les spectateurs du dehors. Ainsi s'expliquent, surtout chez les hommes, certains aveuglements qui seraient déshonorants s'ils n'étaient produits par la cause d'illusions la plus puissante: la cohabitation sans sincérité. Ainsi s'expliquent, par contre, certains retours dont l'illogisme déconcerte la malignité de ces observateurs étrangers: un mari a négligé sa femme des années qui en devient subitement amoureux comme s'il venait de la découvrir. Il l'a découverte, en effet, à un accent de voix, à un geste. Heureux quand celle qu'il a méconnue trop longtemps ne se révèle pas à lui dans une grâce épanouie sous la tendresse d'un autre!


Ces remarques sont d'un ordre bien terre à terre, bien humble. Leur triste justesse sera reconnue par beaucoup de ménages auxquels on envie l'éclat de leur luxe. Elles devaient être rappelées pour l'intelligence du monologue que se prononçait Chaligny. C'était comme si, dans ces[109] quelques instants d'entretien, Valentine lui avait révélé en elle une femme qu'il ne connaissait pas. O contradictions douloureuses des sentiments faux! Le mari perfide tremblait pour l'avenir de sa liaison avec sa maîtresse, et, en même temps, il s'efforçait d'abolir en lui, à coups de raisonnements, le soupçon sur sa femme suggéré par la lettre anonyme et confirmé par son saisissement quand il lui avait parlé:

—«Comme elle était émue tout à l'heure!» se disait-il... «Et qu'elle vaut mieux que moi!... J'ai éprouvé le besoin de lui parler de cette misérable lettre! Il a fallu que je lui nommasse cette rue et cette maison!... C'est de la calomnie, ignoble, abjecte, et elle, ce que sa tante est venue lui dire, c'était la vérité, et elle ne m'en a pas parlé!... Elle s'en serait tue, des semaines, des années, toujours, sans le coup que je lui ai porté en lui répétant cette vilenie. Comme elle en a été saisie! C'est trop naturel, du moment qu'elle avait sur le cœur le poids de cette autre dénonciation... Qu'allons-nous devenir maintenant, Jeanne et moi? Valentine se refuse à croire en ce moment qu'il se passe rien entre nous. Soit. Mais elle nous observera désormais, en dépit d'elle-même, et Jeanne est si audacieuse! Que j'eusse accepté de la reconduire dans son coupé, après l'Opéra, avant-hier, et que Valentine l'eût su, c'était une petite preuve à l'appui de l'accusation... Comme les soupçons[110] viennent vite! Lorsque je lui ai mentionné ce numéro 11 de la rue Lacépède, que je l'ai vue pâlir et qu'elle m'a regardé, une seconde, j'ai entrevu que cette ignominie pouvait être vraie... C'était fou. On ne ment pas avec ces yeux, avec cette voix. On ne pousse pas ce soupir de douleur quand on est coupable... Qu'elle était belle! Avec moi, elle est toujours si froide, si muette!... Si je m'étais trompé sur elle, pourtant? J'ai cru que c'était une femme de devoir, mais de préjugés, très honnête, très droite, mais sans élan, sans rien de cette passion que j'ai rencontrée dans l'autre... Ah! trouver cela dans la même femme, et que ce fût un bonheur permis: l'ardeur et le sérieux, l'amour et l'estime! Alors les méchancetés du monde seraient impuissantes. Qu'elles sont profondes! Que l'on m'ait dénoncé à elle, moi, si c'est sa tante, cela se comprend, quoique ce soit bien dur. On a pu croire qu'on lui rendait service, en l'éclairant... Mais elle, et à moi? Pourquoi cette précision? Pour me faire aller là-bas inspecter l'endroit? Dans quel but?... N'y pensons donc pas, pensons à empêcher que sa défiance ne s'éveille tout à fait. Je ne veux pas la revoir avec cette pâleur de ce matin, et ce regard... Jeanne doit tenir elle-même à ce que ses soupçons s'endorment, pour que notre amour ne sombre pas dans un affreux scandale...»

Telles étaient les pensées, étrangement contrastées,[111] qui se remuaient dans l'esprit de cet homme, auquel la destinée avait donné ce bonheur dont il rêvait, sous les traits et dans la personne de la plus délicate et de la plus noble des femmes. Et ils n'avaient su, ni elle se montrer, ni lui la voir. Les péripéties finales de cette aventure donneront peut-être aux partisans de l'hérédité le mot des incohérences sentimentales dont Chaligny était la victime. Qui donc a dit que les parents ont des fils qui ressemblent au fond de leurs pensées? Cet homme avait dû être conçu dans des heures de bien intime inquiétude pour être ainsi incertain et farouche, entraînable et cependant épris des choses élevées, avide de passion et amoureux d'honnêteté, si faible par quelques portions de son caractère, et si violent, si implacable par d'autres. Il allait le prouver une fois de plus.


Il en était donc là de ses raisonnements, préoccupé avant tout de la manière dont il organiserait dorénavant une trahison qu'il eût dû, comparant sa femme telle qu'il venait de l'apercevoir à sa maîtresse telle qu'il la connaissait, prendre en horreur. Mais la connaissait-il, cette maîtresse? N'ayant pas lu dans le cœur de Valentine la richesse cachée de la plus brûlante sensibilité, comment aurait-il deviné dans celui de Jeanne toutes les pauvretés de nature, toutes les sécheresses,[112] et une seule ardeur vivante: celle de l'envie? Il devait apprendre, coup sur coup, et quelle âme admirable il avait sacrifiée et à quelle âme dure! Le bruit d'une porte qui s'ouvrait interrompit soudain ses méditations, et il vit entrer, comme la veille à la même heure, l'auteur, encore insoupçonné, de la lettre anonyme, Mme de La Node elle-même. Elle arrivait, mince et svelte dans un costume du matin, ayant marché. Le rose de l'air frais riait sur ses joues, et dans ses yeux bruns luisait une flamme. Elle venait constater l'effet de sa dénonciation. Elle devina aussitôt que Norbert avait parlé de la lettre à sa femme. Les coussins d'une bergère placée au coin du feu racontaient que quelqu'un s'était assis là tout à l'heure, et un mouchoir oublié sur une petite table à côté disait que ce quelqu'un avait dû être Mme de Chaligny. Elle n'était plus là. Jeanne en conclut qu'ayant abouti à ce départ hors de la pièce, cette scène d'explication avait été violente.

—«J'étais venu savoir des nouvelles de Valentine,» dit-elle, et, dissimulant ses observations: «Elle ne s'est de nouveau pas levée?... Elle n'est donc pas mieux?...»

—«Elle s'était levée,» répondit Chaligny, «mais nous avons eu ensemble un entretien qui l'a beaucoup agitée. Elle s'est sentie moins bien. Elle s'est recouchée... Jeanne», ajouta-t-il avec une fermeté singulière, «je ne m'étais pas trompé,[113] on lui a parlé de nous...»

—«Et que lui a-t-on dit?» interrogea-t-elle.

—«Elle n'est entrée dans aucun détail. Elle n'a formulé aucun fait, prononcé aucun nom. Mais j'ai compris. On lui a tout raconté, entendez-vous?... Tout, et elle ne croit rien...»

—«Je ne saisis pas alors pourquoi vous prenez ce ton solennel, quand vous m'annoncez qu'il n'y a rien de changé dans notre situation...» répondit Jeanne, «à moins que...»

—«A moins que?...» demanda Chaligny à son tour, comme elle s'était arrêtée de sa phrase. «Que voulez-vous dire?... Achevez votre pensée...»

—«A moins que vous ne désiriez vous-même que cette situation soit changée. Ah! Valentine est bien forte...» continua-t-elle avec un mauvais sourire. «Elle vous aurait dit qu'elle croyait tout. Vous vous seriez débattu. Vous auriez protesté. Vous nous auriez défendus. Au lieu de cela, elle a fait la généreuse, celle qui ne veut pas admettre que sa Jeanne et son Norbert puissent la tromper! Alors vous vous préparez à me demander d'être prudente, pour la ménager. Avouez-le. Je lis cette phrase sur vos lèvres. Je vous dispense de me la prononcer...»

Elle avait parlé avec une irritation croissante, qui provenait de sa déception profonde. Elle s'était attendue à trouver Chaligny soucieux, à le[114] confesser, à tirer de lui l'aveu de la lettre anonyme, à obtenir qu'il la lui montrât, et à lui donner le conseil d'une enquête qui devait être la perte de sa rivale. Celle-ci avait déjoué ce plan. Par quel artifice? Jeanne croyait l'entrevoir, sans bien discerner comment cette discussion sur ses rapports avec Chaligny s'était substituée à celle du billet dénonciateur.

—«Jeanne,» répondit Chaligny, de cet accent que l'on a pour répondre aux enfants que l'on ne veut pas gronder, «vous n'êtes pas juste, pas juste pour moi, pas juste pour Valentine. Pourquoi l'accusez-vous d'un calcul qui n'était pas dans sa pensée, je vous le jure? Si vous l'aviez vue, comme moi, ici, tout à l'heure, vous n'auriez pas douté qu'elle ne fût sincère. Elle souffrait, et elle se le reprochait. Voilà toute la vérité. Vous n'y croyez pas?...»

—«Non,» dit-elle avec une dureté dans la voix qui décelait sa haine cachée pour sa cousine. Chaligny venait de commettre la plus dangereuse des maladresses, placé comme il était, par les conséquences de ses propres fautes, entre deux femmes dont l'une ne l'avait pris que par aversion pour l'autre: il avait fait appel à la tendresse et à la pitié, dans un cœur qui n'avait faim que de vengeance. Jeanne répéta: «Non, je n'y crois pas. C'est que je la connais mieux que vous, mon cher, beaucoup mieux, soyez-en sûr.»

[115]

Elle avait eu, pour laisser tomber cette phrase, un affreux rire. Elle s'était assise, et les yeux baissés maintenant, le front rayé d'une barre d'entêtement, elle maniait entre ses doigts crispés un coupe-papier d'écaille qui traînait sur la petite table placée auprès de son fauteuil. Elle écoutait, obstinément muette, Chaligny l'interroger avec une impatience qui, cette fois, correspondait trop bien aux sentiments qu'elle avait souhaité d'éveiller en lui:

—«Qu'est-ce que cela signifie?...» demandait-il. «Expliquez-vous. Déjà, l'autre semaine, quand nous dînions chez les Sarliève, vous avez eu de ces mots énigmatiques, accompagnés de ce même rire... Prétendez-vous insinuer qu'il y a dans la vie de Valentine des choses que je ne vois pas, que je ne sais pas, et que vous savez, vous?... On ne parle pas à un homme de la femme qui porte son nom d'une manière qui puisse la faire soupçonner par lui, quand on n'a rien de précis à articuler... Voyons. Qu'y a-t-il? Que se passe-t-il? Me répondrez-vous, oui ou non?...»

Elle continuait à se taire. Ses doigts jouaient plus nerveusement avec l'objet dont elle se servait pour soulager une agitation intérieure qui n'était pas feinte. Sur le moment de consommer, par un témoignage direct et personnel, l'œuvre de délation commencée dans son billet sans signature, elle avait peur. Chaligny se taisait à son[116] tour. Une idée traversait son esprit, qui n'y était pas apparue jusqu'à cette seconde. Il ne l'eut pas plus tôt conçue qu'elle fit certitude dans sa pensée. Brusquement, il saisit sa maîtresse par le poignet, et il la força de le regarder:

—«Jeanne?...» dit-il «C'est vous qui avez écrit la lettre?...» Et, la voix comme étranglée par l'indignation: «Tu as écrit la lettre! Tu as écrit la lettre!... Mais avoue-le donc...»

—«Vous me faites mal,» répondit-elle en se levant et en se débattant contre cette brutale étreinte. «C'est honteux. Lâchez-moi.»

Chaligny l'avait laissé aller. Il passa sa main sur son front, et réveillé de son égarement, honteux, presque suppliant:

—«C'est vrai, c'est honteux. Jeanne, je te demande pardon... Mais je t'en conjure maintenant, sans violence, tu vois, réponds-moi. J'ai reçu hier une lettre anonyme. Je l'ai déchirée, et je me suis défendu de penser à ce qu'elle contenait. Si elle venait de toi, tout est changé. C'est qu'alors ce qu'elle renfermait était vrai. Venait-elle de toi?»

—«Elle venait de moi,» répondit-elle, après un nouveau silence.

—«Alors,» et la voix de Chaligny s'étouffa dans un râle pour articuler la question suprême, «alors, c'est vrai?...»

—«C'est vrai...», affirma-t-elle. Puis, les yeux[117] de nouveau baissés, hâtivement, comme si elle voulait ne pas se donner le temps d'être arrêtée par le remords de l'affreuse chose qu'elle faisait, mais l'avoir faite et que cela fût irréparable, elle commença le récit des événements que l'on connaît. Elle dit la rencontre au grand magasin de la rue de Rivoli avec Valentine, la sortie de celle-ci par une porte différente de celle où elle avait laissé son coupé, son départ en fiacre, son mensonge le soir sur l'emploi de son après-dîner; comment elle-même Jeanne s'était promis de se taire, de ne rien lui révéler, à lui Norbert. Elle raconta ensuite la seconde rencontre, en ayant soin de la mettre sur le compte du hasard;—et comment ayant vu, l'avant-veille, sa cousine sortir à pied, elle l'avait suivie presque machinalement;—comment, l'autre ayant de nouveau pris un fiacre, elle n'avait pu se retenir d'en prendre un aussi et qu'elles étaient arrivées, l'une derrière l'autre, dans ce quartier perdu, près du Jardin des Plantes;—et le reste: Mme de Chaligny quittant sa voiture devant l'hôpital, sa marche à pied jusqu'au pavillon de la rue Lacépède, son entrée dans cette maison, et, quelques minutes plus tard, l'arrivée de ce personnage en coupé de remise qui avait consulté sa montre avec l'impatience du retard à un rendez-vous.

—«Et j'aurais continué de me taire,» conclut-elle, «je te le jure. Mais quand je l'ai vue,[118] avant-hier et hier, jouer la comédie du soupçon contre nous, j'ai compris qu'elle savait que je tenais son secret. Ce n'est pas la tante Nerestaing qui nous a dénoncés à elle. C'est elle qui nous a dénoncés à la tante Nerestaing. Elle a pensé que je te parlerais. Elle veut prendre les devants, s'en aller d'ici en nous accusant... Alors j'ai perdu la tête. Je me suis dit que nous étions solidaires, toi et moi; que je ne pouvais pas permettre qu'elle te fît cela, t'ayant trahi, et je t'ai écrit, une première fois... Puis, au moment de t'envoyer la lettre, j'ai eu peur que tu ne me méprises... C'était pour toi, cependant, pour toi seul que je t'écrivais. Oui, j'ai eu cette peur, et j'ai déguisé mon écriture, et je n'ai pas signé!... Tu sais tout, maintenant. Dis-moi que tu comprends que je n'ai agi qu'à cause de toi, pour que tu pusses te défendre avant qu'elle ne t'eût frappé. Dis que tu ne me méprises pas d'avoir employé ce moyen pour t'avertir. Oh! dis-le, mon amour, mon Norbert, dis-le...»

Il l'avait écoutée, sans l'interrompre, avec une physionomie que chaque détail donné par l'accusatrice assombrissait jusqu'à la rendre terrible. S'il est vrai, dans les petits domaines comme dans les grands, suivant le mot du Livre Éternel, que «ses iniquités saisissent le coupable», et que nos mauvaises actions se punissent elles-mêmes en s'accomplissant, l'envieuse était déjà châtiée[119] de sa hideuse délation par cette attitude de Chaligny. Elle lisait sur ce visage la cruelle vérité: en ce moment elle n'existait plus pour cet homme. L'amant avait disparu et le mari survivait seul. Il ne répondit même pas à la supplication que lui adressait Jeanne, épouvantée de sa propre œuvre. Il ne pouvait pas lui dire qu'il la méprisât ou non. Il ne voyait devant sa pensée que sa femme—sa femme!—s'en allant à ce rendez-vous caché.

—«La misérable!...» s'écria-t-il, et il répéta: «La misérable!...» Et déjà il marchait vers la porte qui conduisait à la chambre de Valentine, quand Jeanne se jeta au-devant de lui, en lui disant:

—«Où vas-tu?»

—«Chez elle,» répondit-il. «La forcer d'avouer.»

—«Tu ne feras pas cela,» gémit-elle. «Tu me dois de ne pas le faire. Si tu lui parles maintenant, elle comprendra que tu as tout su par moi. Ne me livre pas à elle, Norbert. Non, tu ne le feras pas, tu n'en as pas le droit...»

—«C'est juste,» fit-il en la regardant. Il la voyait cette fois dans la réalité de sa pauvre et fausse nature. Il lui lisait jusqu'au fond du cœur. Il resta un instant immobile, sans qu'elle osât le questionner; puis, le geste serré, la voix âpre: «Je te donne ma parole qu'elle ne saura[120] pas d'où j'ai été averti. D'ailleurs, il me faut d'autres preuves, et je les trouverai... Je t'en donne ma parole aussi...»


Il sortit de la pièce sur cette menace, prononcée du ton d'un homme qui ne s'arrêtera plus dans la vengeance. Et pour celle qui l'avait mis sur la voie de cette vengeance, pas un mot d'adieu, pas un geste. Elle l'avait regardé sortir, sans plus interpeller elle-même cet agent de sa vieille haine, qu'elle allait assouvir enfin. Qu'allait-il faire? La fureur froide dont il était animé ne reculerait, elle le sentait, devant aucun procédé d'enquête ni devant aucune extrémité de châtiment. Elle eut soudain la vision d'un guet-apens dressé à la porte de la maison mystérieuse, de Valentine arrivant demain, après-demain, un des jours de la semaine, et d'un meurtre... Et c'était elle, Jeanne, qui en serait la cause... Un mouvement d'irrésistible terreur la précipita à son tour vers la porte de sa compagne d'enfance. Il était temps encore de réparer une partie de son crime, en l'avertissant. Puis au moment de tourner le bouton de cette lourde porte, cachée sous sa portière de soie,—grâce à l'épaisseur de laquelle l'éclat de ce tragique entretien n'avait pu arriver à la calomniée—la délatrice s'arrêta. Elle haussa ses minces épaules, et elle s'en alla de l'autre côté, vers la porte qui conduisait à l'escalier de sortie, qu'elle[121] descendit en se disant:

—«M'aurait-elle ménagée, elle, si elle m'avait tenue à sa merci?... La fureur de Norbert va tomber, le temps qu'il mettra à son enquête. Il n'y aura pas de scandale, à cause des enfants. Il la renverra, et alors, ce sera à moi de me faire épouser. Je m'en charge...»

Et ses petits pieds se posaient sur les marches, avec une énergie de conquête. Ils prenaient possession de cet hôtel où elle était sûre maintenant de remplacer l'autre. Ils se crispaient dans leurs minces bottines. C'était comme si elle eût écrasé, sous ses talons, un remords qu'elle n'arrivait pas à anéantir.

VII

LE PORTRAIT

En s'échappant, comme il avait fait, du petit salon où il avait reçu la blessure d'une si terrible révélation, Chaligny n'avait pas raisonné. Il avait senti qu'il ne se possédait plus. Entre l'affreuse découverte et sa première action, il fallait mettre un peu de solitude. Il fallait surtout qu'il ne vît pas Valentine. Il n'aurait pas été le maître de ne pas lui parler, et il ne devait pas lui parler. Il avait donné sa parole à Jeanne d'abord,[122] et, même sans cela, n'était-il point de toute évidence qu'il ne surprendrait la coupable que s'il dissimulait. Il avait donc quitté l'hôtel, en avertissant qu'il ne rentrerait pas pour déjeuner. Après leur entretien de ce matin, cette brusque sortie, sans un nouvel adieu, était bien de nature à étonner sa femme. Il comptait qu'une fois rentré et redevenu plus fort que ses nerfs, il saurait fournir une explication plausible. Il marchait vite, de peur que Mme de La Node ne fût sortie derrière lui et n'essayât de le rejoindre. La présence, en ce moment-ci, de sa dangereuse maîtresse lui eût été intolérable. Elle avait ébranlé en lui trop brusquement, trop brutalement aussi, une corde trop profonde. Si fines soient-elles, les femmes ne mesurent pas toujours avec exactitude certaines réactions de l'âme masculine, celles surtout qui procèdent de l'orgueil froissé. Où allait le mari, soudain frappé au plus saignant de sa fierté d'homme? Lui-même n'en savait rien. Il entendait distinctement retentir à ses oreilles les paroles inoubliables. Les images, évoquées savamment par l'envieuse, se fixaient, dans le champ lumineux de sa pensée, en formes aussi nettes que s'il eût assisté en personne à son déshonneur: cette montée de la mère de ses enfants dans ce fiacre furtif, cette descente dans le quartier suspect, cette entrée dans la louche maison. Un tel ensemble de faits positifs emportait avec soi[123] une nécessité probante qui ne laissait pas de place au doute dans cet esprit, suggestionné, sans qu'il s'en doutât, par l'intensité de passion haineuse que Jeanne avait déployée. Un travail d'association d'idées, invincible et spontané, rapprochait, coordonnait certaines impressions mal définies, éprouvées dans son étrange vie conjugale, à base de silence. Toutes les timidités ressenties devant Valentine lui refluaient à la fois au cœur. Elles s'expliquaient trop bien à présent par la force d'hypocrisie de cette femme, si réservée, si repliée, qu'il n'aurait même pas osé l'imaginer coupable de la plus minime légèreté, et il en revenait toujours à ces deux scènes que Jeanne avait vues, elle, de ses yeux: sa femme, la marquise de Chaligny, se glissant à travers la foule des acheteurs du grand magasin, pour aller d'une porte à une autre porte, et de son coupé à un fiacre,—sa femme, la pudique, la craintive Valentine, s'aventurant dans cette rue d'un lointain faubourg. La vision se faisait précise, presque hallucinatoire; ce doux et pur visage qui l'avait abusé si longtemps, sur l'expression duquel il s'était attendri, ce matin encore, lui apparaissait dans ce décor d'adultère, et la révolte mettait à l'homme outragé la fièvre du meurtre dans le sang.


Il avait cheminé droit devant lui, sans savoir où. Il arriva ainsi, près de la gare Montparnasse. Il[124] s'arrêta quelques instants à ce carrefour, toujours encombré à cause de la station et de l'entrecroisement des tramways. C'est alors, et dans l'incertitude de la route à prendre, qu'une tentation s'empara du promeneur, toute puissante aussitôt, celle de pousser jusqu'à cette rue Lacépède, dont le nom s'associait pour lui, depuis la veille, à son propre nom, d'une manière qui lui avait paru si bouffonne, à lire la lettre anonyme, qui lui paraissait maintenant, après la conversation avec Jeanne, si hideusement insultante. Dans l'enquête qui allait devenir, jusqu'à ce qu'il eût surpris sa femme en flagrant délit, la grande, l'unique affaire de sa vie, n'était-ce pas le premier point à élucider que l'existence de ce pavillon des rendez-vous? Et puis, même sans cette raison, comment Chaligny n'eût-il pas éprouvé un besoin physique de voir cet endroit où se jouait le drame de son honneur conjugal? Toutes les jalousies, une fois éveillées, ont cet appétit de la réalité concrète et vivante qui les supplicie et les assouvit. L'irrésistible instinct de l'homme qui se croit trahi est de connaître chaque détail de la perfidie dont il est victime, de s'en figurer avec une implacable brutalité chaque épisode, quitte à subir un paroxysme de sa douleur à ce contact direct avec l'immobile et indestructible cadre de choses qui fut le théâtre de l'ineffaçable outrage.

Il commença, pour Chaligny, ce paroxysme,[125] lorsque son regard rencontra, sur la plaque du coin de la rue qu'il cherchait, ces syllabes déjà détestées. La mémoire de l'ingénieux naturaliste et de l'adroit courtisan, qu'elles perpétuent dans ce quartier de petite vie, semble si peu faite pour s'associer à des émotions de cet ordre! Chaligny avait continué de marcher, demandant son chemin de temps à autre, comme un provincial égaré dans Paris, tantôt à un sergent de ville, tantôt à un simple passant. La petite activité animale du mouvement avait un peu calmé sa fureur. Elle le reprit, dès qu'il foula enfin de ses pieds les pavés de la rue maudite. Il était entré par le tronçon du haut, que la rue Monge sépare de celui d'en bas, de telle sorte qu'en n'apercevant sur les deux lignes des façades aucune construction à deux étages qui répondît au signalement du pavillon, il avait eu, malgré lui, une seconde de doute, et, par suite, de soulagement. L'inspection des numéros lui fit bientôt comprendre son erreur. Encore quelques pas, et, du côté des nombres impairs, la mystérieuse maison lui apparaissait, telle que Jeanne la lui avait décrite, avec les barreaux de fer peints en noir de ses fenêtres d'en bas, sa porte brune exhaussée de trois marches, les croisées du premier et du second étage bourgeoisement garnies de leurs rideaux de mousseline, le mur du jardinet sous les feuillages des tilleuls. Il pouvait être midi, et le ciel de ce[126] beau jour de novembre se nettoyait des vapeurs grisâtres qui l'avaient voilé durant la matinée. Son azur pâle où flottait une humidité douce baignait les branches des antiques arbres, à demi dépouillées. Le vent détachait d'elles par instants une feuille d'or qui tournoyait lentement et venait tomber par delà le mur. La gaieté de l'heure du déjeuner emplissait de sa détente la rue populaire. Chez un restaurateur borgne, sur la devanture duquel étaient écrits ces mots, prometteurs de repas au rabais: «Marchand d'abats», des ouvriers en blouse blanche commençaient de s'attabler. Deux petites apprenties sortaient de la blanchisserie, en cheveux, pour aller manger sur le pouce dans le petit logement familial, au fond de quelque arrière-cour d'une ruelle avoisinante. Le pavillon, lui, gardait ses fenêtres closes. Mais les volets de toutes les pièces étaient rabattus au dehors, et une fumée sortait de deux des tuyaux de cheminées dressés sur le toit. Chaligny, que l'aspect honnête de la maison avait déjà beaucoup étonné, fut plus frappé encore par ces signes qui prouvaient que cette demeure était habitée d'une façon régulière. Il n'était point là devant le gîte de passage, choisi par deux amants qui veulent se retrouver de temps à autre, quelques heures. D'autre part, cet inconnu que Jeanne avait vu arriver dans un coupé de remise, était-il l'hôte permanent de ce[127] logis? C'était peu probable, d'après l'attitude qu'il avait eue, celle d'un homme impatienté de son propre retard et que sa voiture attend pour repartir. Plus le mari de Valentine étudiait la face muette de cette maison, plus sa frénésie froide des premiers instants se mélangeait d'une curiosité, si aiguë qu'elle finit par le pousser à l'acte le plus opposé à son caractère. Avisant un marchand de ferrailles qui fumait sa pipe sur le seuil d'une boutique à quelques pas de là, il s'avança brusquement vers lui, et, sans autre préambule:

—«Voulez-vous gagner un billet de cent francs?» lui demanda-t-il.

—«Cheu n'est pas de refus,» répliqua l'autre, interloqué. C'était, comme tant de négociants en vieux clous et vieilles serrures qui abondent dans ce quartier, un de ces Auvergnats à face ronde, qui prononcent le «cheu» classique de Saint-Flour, pour «ce», après trente ans de Paris. Il avait ces yeux jaunes des provinces du Centre, qui gardent jusqu'au bout une finesse montagnarde, laquelle mène d'ordinaire ces infatigables chineurs de la plus misérable échoppe de revendeur à un magasin de bibelots plein de chefs-d'œuvre. La prudence innée du fils du Cantal lui fit aussitôt ajouter—toujours avec cette prononciation si pittoresquement qualifiée de charabia:—«Cha dépend du travail à faire, bian chure

—«Ce n'est qu'une réponse à me donner,»[128] dit Chaligny, et, montrant le pavillon: «Qui habite cette maison?...»

—«Chette maigeon?» répondit le futur antiquaire avec une niaise finasserie, «chon propriétaire, pardi

—«Et qui est ce propriétaire?» insista Chaligny; puis, impérativement: «Je vous paie deux cents francs ce renseignement, si vous me le donnez tout de suite, sinon je vais le demander ailleurs...»

—«Ch'est un Moucheu Dumont», dit l'Auvergnat, après avoir réfléchi. Il pensa sans doute qu'un de ses confrères de la rue serait moins scrupuleux, et deux cents francs, à Paris comme à Saint-Flour, ch'est beaucoup de liards!

—«Il est vieux ou jeune?...»

—«Vieux», reprit l'homme, «et bian malade. Il est paralyjé. L'année dernière, on le chortait en voiture. Chette année, cheu ne l'ai pas vu trois fois...»

—«Est-ce qu'il reçoit beaucoup de visites?» interrogea Chaligny.

—«Très peu,» fit le montagnard, à qui les deux billets de cent francs parurent suffisamment gagnés, car il coupa court à l'interrogatoire—il flairait quelque limier venant tout droit de la préfecture de police,—par cette peu compromettante conclusion: «Maiche cheu ne chuis pas bian rencheigné. Ch'est rare que ch'aie le temps de me[129] tenir en faignant chur le pas de ma porte. Il y en a de quoi trimer ichi...» Et il montra avec sa pipe,—qu'il ôta de sa bouche pour la circonstance,—le tas de fragments en métal rouillé, dont sa patiente industrie savait extraire des objets à peu près vendables. Le gentilhomme le sentit: il était arrivé au bout du questionnaire qu'il pouvait se permettre sans se déshonorer à ses propres yeux. Il prit dans son portefeuille les billets promis, et il les glissa dans la main du ferrailleur, lequel le vit, avec une stupeur que son large visage finaud ne dissimula point, traverser la rue et sonner à la porte du pavillon. Le plan de Chaligny était très simple. Il lui était venu, brusquement, en cherchant les billets de banque. Il avait constaté qu'il avait sur lui deux cartes, parmi les siennes, au nom de sa femme. Il s'était chargé de les déposer. Puis, un contre-temps l'en avait empêché. Il avait donc pris une de ces cartes, qu'il tenait à la main et qu'il tendit à la personne qui vint lui ouvrir,—un valet de chambre déjà âgé, dont la physionomie décente et la tenue s'harmonisaient avec l'aspect de la maison plus qu'avec celui du quartier. Son visage rasé, son long tablier blanc de service, ses vêtements propres correspondaient bien à l'idée d'un intérieur bourgeoisement réglé, et davantage encore l'escalier que Chaligny avait devant lui, et qu'il dévorait des yeux:—sa femme en avait gravi les marches l'avant-veille!—Une[130] moquette épaisse le garnissait. Les murs étaient tendus d'une étoffe rouge qui encadrait de ces morceaux de tapisserie expressivement appelés des «verdures» en argot d'ameublement. Quelques aquarelles se voyaient dans les interstices. Quand le visiteur eut dit: «Je viens de la part de Mme la marquise de Chaligny», la physionomie du domestique demeura aussi complètement inexpressive que si ce nom n'eût jamais été prononcé devant lui. Valentine entrait donc ici sans que cet homme trouvât sa présence extraordinaire. Ce nouvel indice d'un étrange mystère était fait pour porter à son comble la curiosité du mari, qui insista:

—«Remettez cette carte à M. Dumont, et dites-lui que Mme la marquise de Chaligny m'a chargé pour lui d'une commission très importante, et personnelle...»

Le temps que mit le valet de chambre à transmettre son message, puis à revenir, parut si long à Chaligny,—cette absence dura à peine quelques minutes,—que vingt projets plus déraisonnables les uns que les autres traversèrent sa pensée: monter lui-même à ce premier étage, et forcer la porte de ce M. Dumont qui, évidemment, se préparait à le renvoyer, et ce n'était que justice; cette façon de se présenter lui semblait maintenant par trop maladroite;—acheter ce domestique, quand il redescendrait, et obtenir,[131] sur les visiteurs et les visiteuses de la maison, les renseignements que le marchand de ferrailles n'avait pas donnés;—refuser de sortir, quand on arriverait lui dire que M. Dumont n'était pas chez lui. Bref, le visiteur s'attendait si bien à des difficultés qu'il demeura presque décontenancé lorsque l'homme reparut, et, l'ayant prié de monter, l'introduisit dans une pièce étroite qui servait d'antichambre au premier étage. Il s'en alla en disant:

—«M. Dumont s'excuse de faire attendre un peu monsieur. Il était plus souffrant ce matin. Il sera là dans quelques instants...»

Quoique la certitude d'une explication qui avait pour lui une importance suprême tendît les nerfs de Chaligny dans cette seule et fixe idée: «Comment forcer cet homme, quand nous serons en face l'un de l'autre, à confesser la vérité?» il ne put s'empêcher de regarder autour de lui. Cette chambre d'attente avait sa fenêtre sur la rue. En face s'ouvrait une porte que le domestique, dans sa précipitation, n'avait pas entièrement fermée. Chaligny la poussa d'un geste presque machinal, et il aperçut une seconde pièce dont la physionomie l'étonna: c'était un salon-bibliothèque, qu'éclairaient trois fenêtres donnant sur le jardin, où le pavillon avait sa vraie façade. Cette pièce très longue était meublée avec une élégance personnelle et sobre. Les hautes[132] chaises, garnies de tapisseries, montraient les formes un peu raides du dix-septième siècle, et la patine du noyer où elles avaient été tournées prouvait qu'elles étaient bien de l'époque. Les livres, tous reliés, étaient rangés avec ordre dans des bibliothèques basses, sur la dernière tablette desquelles se voyaient des fragments de marbre et des terres-cuites. Un bureau, placé près d'une des fenêtres du jardin, avait devant lui un fauteuil d'infirme qui justifiait le renseignement fourni par l'Auvergnat sur la maladie du maître du logis, lequel devait beaucoup habiter cette galerie,—le tapis usé en témoignait, et aussi le soin qu'il avait eu de ne laisser sur les murs, entièrement revêtus de boiseries, aucune place où quelque objet ne flattât les yeux. De petites peintures d'intérieur y alternaient avec des aquarelles, des eaux-fortes, des armes ciselées. Devant le bureau, un chevalet drapé d'une étoffe ancienne, d'un rose pâle et broché de grandes fleurs d'argent, soutenait un tableau ovale. Chaligny, qui était entré dans la galerie sans y penser, s'approcha de ce tableau, et, pour le regarder, en fit le tour. Il dut s'asseoir, tant son saisissement à la vue de la figure reproduite sur cette toile fut intense et inattendu. Il venait d'y reconnaître sa mère.


Sa mère?... Oui, c'était bien elle, et peinte par un artiste dont il reconnut aussitôt le faire et la[133] signature: Miraut. Il existait d'elle un portrait, exécuté par le même maître, en pied, et qui se trouvait dans le salon de l'hôtel de Chaligny. Ce grand portrait avait été fait à cette même date,—rappelée dans le coin de ce portrait-ci: 1875. C'était l'époque où ce portraitiste, aujourd'hui vieilli, eut sa pleine vogue. Le fils n'avait jamais vu cette réplique qui, de la plus large toile, répétait seulement un motif: la tête et la naissance du buste. Oui, c'était sa mère, non pas telle qu'il l'avait contemplée sur son lit de mort, quatre ans auparavant, vieillie avant l'âge par l'affreuse maladie qui l'avait emportée, un cancer au foie, avec un profil amaigri, jauni, sculpté en douleur,—mais la «maman» de sa toute première enfance. Il retrouvait ses beaux yeux veloutés d'alors, si noirs, si doux dans son visage d'une idéalité digne de Prudhon; son sourire heureux sur ses lèvres sinueuses et souples; les masses brunes de ses cheveux qu'elle portait divisés sur son front en deux bandeaux ondulés à la mode d'alors; la ligne fine et pleine de ses joues, où son teint prenait une délicatesse de pétale de fleur. Par quel inexplicable hasard ce portrait se trouvait-il, devant ce bureau, dans le salon de cette maison où il venait, lui, le fils de cette femme, chercher le mot d'un secret qui touchait à son honneur de mari?... Un hasard? Non. Sur le bureau même, un cadre en cuir à trois compartiments[134] était posé, où il reconnut trois photographies de sa mère encore, à trois autres moments de sa vie:—une plus jeune que le portrait, une à l'âge de quarante ans et une troisième à l'âge de cinquante. Tout à côté, dans un cadre oblong, noir celui-là, il vit une reproduction d'une autre photographie qu'il avait fait faire, lui, Chaligny, d'après la morte! Une mèche de cheveux grisonnait sous le verre, et la date de cet anniversaire sacré: «5 septembre 1897», se lisait sur le cuir sombre. Rêvait-il? Voici que, dans un troisième cadre, placé près du premier, sur ce même bureau, des photographies de lui-même lui apparaissaient: une qui le représentait tout enfant, une jeune homme, une plus récente!... Il aurait vu, comme dans certains cas d'hallucination, son «double» surgir, qu'il n'aurait pas éprouvé une impression plus violente, si violente qu'elle allait jusqu'à de la terreur... Où était-il?... Et chez qui?... Quel lien caché et qu'il n'avait jamais soupçonné le rattachait à la personne qui vivait, parmi ces objets, et qui le connaissait, lui, depuis son enfance; qui avait connu sa mère depuis tant d'années; qui connaissait sa femme,—à son insu? Un nouvel indice, et qui acheva de confondre sa raison, confirmait la dénonciation qui l'avait conduit ici: contre la croisée, un paravent d'étoffe montrait, parmi des miniatures de famille accrochées là,[135] celle de Valentine avec leurs deux enfants!...

L'étrangeté d'une découverte, si complètement imprévue qu'elle touchait au fantastique; le silence de cette pièce ménagée en retrait, où les bruits de la rue, silencieuse elle-même, arrivaient à peine; le contraste entre ce qu'il était venu chercher ici et ce qu'il y trouvait,—tout avait contribué à frapper Chaligny d'une sorte d'hypnose dont il fut réveillé d'un coup par l'approche de l'homme auquel il se préparait, dix minutes plus tôt, à imposer une explication, fût-ce en le menaçant. Une porte à deux battants, située entre deux des corps bas de la bibliothèque et que dissimulait une tapisserie, venait de s'ouvrir. Le bruit d'un lourd fauteuil manœuvré sur des roues annonçait l'arrivée du malade. M. Dumont,—car c'était lui,—était immobile dans ce siège mécanique, que poussait un infirmier et que précédait le domestique qui avait ouvert au visiteur. Le paralytique était un homme, de soixante ans peut-être, tout blanc. Il avait dû être très beau, car son visage, émacié par de longues souffrances, gardait ces larges et nobles lignes qui révèlent la race. De toutes légères déformations: le coin de la bouche tiré en haut vers la gauche, l'œil droit un peu dévié, marquaient, sur ce masque d'une infinie mélancolie, les stigmates de l'inexorable névrose. Son bras gauche, celui qui ne pouvait plus bouger, reposait inerte sur sa jambe,[136] tandis que, de sa main droite, il actionnait lui-même une poignée de cuivre attachée au fauteuil et qui en assurait la direction. Sa toilette, mieux que propre, presque recherchée, trahissait la minutie de ces soins personnels, rare chez ces condamnés à mort, et qui sont une dernière et pathétique protestation contre leur déchéance. L'éclat des yeux, si remarquable dans ces longues agonies, dénonçait la lutte désespérée de l'énergie animale contre la fin toute voisine. Ils n'exprimaient, ces yeux brûlants et très noirs, tandis que les roues caoutchoutées du fauteuil glissaient vers la porte, aucun pressentiment de l'impression qui allait y apparaître tout à l'heure. Il faut ajouter,—et c'est l'explication de la facilité avec laquelle le visiteur avait été reçu,—que, lors de sa dernière visite rue Lacépède, ce funeste lundi, Mme de Chaligny avait parlé au malade d'un marchand qui avait de jolies statuettes du dix-huitième siècle. L'achat de quelque bibelot capable de prendre place sur une de ses bibliothèques ou dans sa grande vitrine, au fond de sa galerie, était la seule joie de l'interné. Un de ces malentendus qui tiennent de la fatalité, et qui sont sans doute une forme de notre destinée, avait voulu qu'à la réception de la carte de Valentine le collectionneur se souvînt de la demi-promesse qu'elle lui avait faite de lui envoyer cet homme. Lorsque son fauteuil roulant passa le[137] seuil et qu'il aperçut, au lieu du brocanteur attendu, la silhouette de Norbert de Chaligny, sa main vivante se crispa sur le bras du meuble, d'un mouvement presque convulsif. Son buste se redressa à demi. Une émotion d'une intensité extraordinaire décomposa ses traits. Un cri s'échappa de sa bouche pantelante. Il dit aux deux serviteurs qui le conduisaient un: «Arrêtez, arrêtez...» étouffé comme un râle. Ceux-ci s'arrêtèrent en effet, juste assez de temps pour que Chaligny, immobile lui-même de surprise devant cette étonnante apparition, vît deux grosses larmes jaillir de ces prunelles fixes et glisser sur ces joues ridées et creuses. Puis, de sa voix, toujours râlante, le vieillard gémit: «Rentrez, mais rentrez donc, rentrez...» L'angoisse de son accent et de son visage épouvanta sans doute les domestiques, habitués à ces prodromes d'une dangereuse crise. Ils se hâtèrent de tirer le fauteuil en arrière et de refermer les portes. Chaligny n'était pas encore remis du frisson que lui avait donné cette scène, aussi terrible qu'elle avait été courte, quand un des serviteurs, celui-là même qui l'avait introduit, reparut, tremblant de tout son corps et littéralement affolé:

—«Monsieur a une attaque,» répondit-il à l'interrogation du visiteur, «et il n'y a personne à la maison que l'infirmier et moi...»

—Quelle est l'adresse de son médecin?»[138] interrompit Chaligny, «je me charge d'aller le prévenir.»

—«Ah! monsieur!» dit l'homme. «Je n'osais pas vous le demander!... Mais vite, vite. A midi et demi vous le trouverez encore chez lui. C'est monsieur le docteur Salvan. Il habite 30, boulevard Saint-Germain...»

VIII

L'ÉNIGME

De la rue Lacépède à la maison de l'extrémité sud de l'interminable boulevard Saint-Germain, où le célèbre spécialiste en maladies nerveuses s'est logé, pour rester à proximité de la Salpêtrière, son hôpital, la distance n'est pas grande. Durant le demi-quart d'heure que Chaligny mit à la franchir, il n'essaya pas de raisonner sur la suite des faits, pour lui absolument incompréhensibles, qui venaient de se produire. Dans le bouleversement de toute sa pensée par l'énigme à laquelle il se heurtait d'une manière presque affolante, un point de lumière apparaissait très au loin: ce visage du paralytique, surgi devant lui au seuil de cette bibliothèque étrangère, où il avait trouvé avec stupeur les portraits de sa mère, les siens, ceux de sa femme, de ses enfants, il se rappelait maintenant l'avoir déjà rencontré...[139] Mais quand? Mais où?... Il revoyait, dans les plus obscures profondeurs de ses souvenirs, une physionomie d'homme jeune encore, sur laquelle ce masque de vieillard et de moribond se juxtaposait. C'était une de ces réminiscences si lointaines, si noyées d'incertitude, que la réalité s'y confond avec le rêve... «M. Dumont?... M. Dumont?...» Chaligny se répétait ce nom mentalement. Il n'arrivait pas à l'associer aux images, vagues et pourtant discernables déjà, qui remuaient dans sa mémoire. Des lambeaux de scènes s'estompaient dans les portions à demi-inconscientes de son intelligence, et, à toutes ces scènes, sa mère et le mari de sa mère,—celui qu'il avait toujours cru, qu'il croyait toujours son père,—étaient mêlés. Mais comment s'appelait alors ce personnage qui avait bien les grands traits nobles, les yeux profonds du malade?... Et voici que des syllabes indistinctes commençaient de se prononcer en lui toutes seules: «Magneville?... Raneville?... Layneville?...» En même temps,—par quel mystérieux travail de son esprit angoissé?—il revoyait le regard de son père, du défunt marquis de Chaligny dont il avait conduit le deuil, il y avait longtemps déjà. A quel propos s'en souvenait-il, et pourquoi éprouvait-il de nouveau, après des années, l'indéfinissable malaise trop souvent ressenti en présence de cet homme, auquel il n'avait pourtant jamais eu rien à reprocher, sinon une[140] préférence marquée pour son frère aîné? Mais tous deux, ce frère et lui, n'avaient-ils pas été élevés de même, placés chez les Pères au même âge, dans les mêmes conditions? Sans doute, si ce frère n'était pas mort un peu de temps avant leur père, il eût été très fortement avantagé dans l'héritage. Un document, retrouvé parmi les papiers du marquis, prouvait qu'il avait voulu réserver à son aîné toute la quotité dont les lois lui laissaient la disposition. Norbert connaissait trop les idées du défunt gentilhomme pour s'être étonné de cet essai de reconstitution du droit d'aînesse. Quel rapport établissait-il donc tout d'un coup entre ces indices de la froideur paternelle et l'événement auquel la dénonciation de sa femme par sa maîtresse l'avait mêlé? Il n'aurait pas su le dire, ni quelle hypothèse s'esquissait, douloureusement, obscurément, dans son imagination, hypothèse aussitôt rejetée, comme sacrilège autant qu'insensée... Absurde cauchemar, que dissipa l'arrêt de sa voiture devant la maison du professeur Salvan!

—«Je saurai quelque chose par lui,» se dit-il. «Pourvu qu'il soit là!...»


Le professeur était chez lui. Chaligny ne lui eut pas plus tôt fait passer sa carte, sur laquelle il avait écrit: «De la part de M. Dumont, qui est plus mal», qu'il fut introduit. Le mari de Valentine le devina[141] du premier coup d'œil: cet homme de quarante ans passés que Mme de La Node avait vu arriver, dans un coupé de remise, au pavillon de la rue Lacépède, c'était le médecin. Le professeur Salvan avait, en réalité, dix ans de plus; mais, conservé par une existence continûment active et ascétique, il ne les paraissait pas. Il était mince et robuste, avec une tête petite, dont le masque saisissant et glabre rappelait la face napoléonienne de son maître Charcot. Dans ce monde des grands docteurs parisiens, où se rencontrent aujourd'hui plusieurs personnalités si remarquables, Salvan a su se faire une figure à part, en associant, comme jadis Trousseau, un beau talent d'écrire aux plus solides qualités de clinicien et d'anatomiste. Plus fameux que connu, ses immenses travaux l'ont toujours tenu éloigné des salons, et son goût pour les recherches d'ordre purement scientifique de la clientèle. La mort de son fils unique, arrivée en 1898 dans des circonstances cruelles,—le jeune homme s'est empoisonné, par désespoir d'amour, loin des siens, dans un hôtel de Naples,—l'a rendu plus sauvage encore. C'est à cette date qu'il a quitté son installation du boulevard Malesherbes pour se réfugier ici, dans une maison plus modeste,—mais elle est à lui, et elle ne lui rappelle pas l'enfant tragiquement perdu. Ce détail prouve assez combien ce manieur de misères humaines reste sensible, malgré des allures volontiers[142] brusques qu'explique son métier de neurologue, malgré aussi la dureté chirurgicale de son perçant regard. On se rappelle combien l'éclat de ses yeux avait frappé l'espionne, quand elle les avait rencontrés, à sa descente de voiture. Cet éclat aigu, où semble passer une froide lueur de bistouri, frappa Chaligny aussi, tandis qu'il racontait l'attaque dont venait d'être victime M. Dumont. Le médecin était debout devant un feu, dans un petit salon d'ordinaire réservé à sa femme, le torse serré dans la redingote noire de deuil qu'il ne quitte plus depuis la mort de leur fils. A mesure que son visiteur avançait dans son récit, son visage, d'une expression si énergique, s'assombrissait singulièrement:

—«Il est bien malade, n'est-ce pas?» finit par dire Chaligny.

—«Bien malade,» répondit Salvan. «Il est à la merci de la plus petite secousse. C'est même étonnant qu'il ait tant duré,» continua-t-il, «étonnant!... Sa première attaque remonte à six ans. Je l'ai cru perdu vingt fois. Mais il a une telle volonté de vivre!... Et tant qu'on veut vraiment vivre, on vit... Pourtant, monsieur, j'ai le droit de vous le dire: sans les soins de ces dames de Chaligny, il n'aurait pas résisté. Elles ont été admirables toutes deux. C'est leurs visites qui l'ont soutenu... Vous vous êtes décidé à le voir, vous aussi. Croyez-moi, vous avez bien fait. Les[143] brouilles de famille doivent disparaître devant la mort... Mais j'espère qu'il ne s'agit pas de cela encore aujourd'hui. Cependant, nous n'avons pas de temps à perdre. Je serai là-bas dans vingt minutes. Vous pouvez m'annoncer...»

Dieu! Comme Chaligny, en écoutant ces mots qui obscurcissaient encore l'énigme, aurait voulu interroger le célèbre professeur, le contraindre de s'expliquer! A quoi bon? Même si l'honneur ne lui eût pas défendu de poser des questions qui convainquissent sa mère et Valentine d'un mensonge, n'était-il pas évident que Salvan croyait à ce prétexte des difficultés familiales, imaginé par les deux femmes pour justifier leur présence au chevet du mourant, sans qu'aucun homme de leur nom y fût jamais? Que leur était donc ce M. Dumont? Quel devoir étaient venues accomplir, auprès de ce malheureux, dans ce quartier perdu, sa mère d'abord, puis Valentine,—et en se cachant de lui, Norbert, comme elles s'en étaient cachées, avec des prudences de criminelles? Il avait fallu, pour qu'il surprît le secret de ces visites, un concours presque fou de circonstances! Et ces visites n'étaient pas seulement innocentes. Le témoignage du médecin en proclamait la noble, la bienfaisante charité. Les deux femmes avaient donc eu peur,—de quoi? Que lui, le fils et le mari, les leur défendît? Non. Qu'il les connût simplement. Quelle impérieuse[144] raison les avait dominées, au point qu'elles ne l'avaient pas dite non plus au médecin, pour qui elles avaient inventé cette fable d'un parent brouillé? Et le docteur Salvan y avait cru, sans faire de question à personne sur ce parent caché des Chaligny? Pourquoi pas? Le secret professionnel était là. D ailleurs n'arrive-t-il pas souvent qu'un membre déshonoré d'une grande famille se terre dans Paris, change de nom? Que sa mère et Valentine eussent raconté une histoire de ce genre au docteur, c'était certain, et que cette histoire fût fausse, c'était certain encore. Si elle eût été vraie, lui, Norbert, le chef actuel de la famille, l'aurait sue... Ces portraits cependant, sur le bureau du malade, les représentant: sa mère, lui, sa femme, leurs enfants, à différents âges, que signifiaient-ils?... La perspective maintenant ouverte devant son esprit lui infligeait une angoisse si forte, qu'elle l'empêchait de sentir le soulagement d'être délivré d'un autre soupçon; celui qu'il avait, deux heures auparavant, subi avec tant de violence, à l'occasion de sa femme. Son attente actuelle, pour être d'un autre ordre, n'était pas moins affreuse. Elle s'accrut encore lorsque, étant retourné au pavillon de la rue Lacépède pour annoncer la venue de M. Salvan, le domestique lui répéta, avec un visage plus consterné, que le malade reprenait à peine connaissance. Quand, tout à l'heure, le médecin[145] l'avait félicité d'être, lui aussi, venu chez M. Dumont, Chaligny s'était senti rougir sous ce compliment. Quelle atroce ironie, si réellement son apparition dans ce salon, où il n'avait jamais figuré qu'en image, avait donné à l'hôte de cette retraite cette secousse, interdite et peut-être mortelle! Maintenant, et tandis qu'il s'éloignait de la petite maison silencieuse, sous les rideaux bourgeois de ses vitres closes et parmi les feuillages dorés de ses vieux tilleuls, érigés au-dessus du mur du jardinet, le commencement d'un obscur, d'un insecouable remords grandissait en lui. Il lui avait été impossible de rester là sans chercher à en savoir davantage. Il avait donc donné, au cocher qui l'avait conduit de la rue Lacépède au boulevard Saint-Germain, puis ramené du boulevard Saint-Germain à la rue Lacépède, l'adresse de la rue de Varenne et de son propre hôtel. Une seule personne pouvait l'aider à résoudre l'énigme de plus en plus redoutable qui se précisait devant lui, de minute en minute. C'était Valentine...

—«Elle ne me refusera pas de me parler,» se disait-il, «elle me le doit, et je l'exigerai. Elle ne peut pas me laisser dans cet horrible doute... J'ai le droit de tout savoir, puisqu'il s'agit d'elle et de ma mère...»


Bien qu'il s'efforçât de se prouver ainsi à lui-même l'imprescriptible souveraineté de ses titres[146] comme fils et comme mari, il ne pouvait s'empêcher de se rappeler sur quelle explication sa femme et lui s'étaient quittés vers les onze heures.—Il en était à peine deux, et quelle volte-face dans sa situation vis-à-vis d'elle! Il l'avait laissée bouleversée des soupçons que le zèle malheureux d'une parente imprudente avait insinués dans son cœur. Elle luttait contre ses soupçons. Elle ne voulait pas y croire. Elle, qui n'avait rien à se reprocher, elle ne se permettait pas d'être jalouse, et, pendant ce temps, lui qui la trahissait, il courait, sur la foi de la plus calomnieuse, de la plus gratuite dénonciation, à la plus insultante enquête! Pour engager avec cette épouse outragée l'entretien qui lui donnerait enfin la lumière dont il avait besoin, il fallait que le mari perfide l'avouât d'abord, cette enquête. Ce qu'il entrevoyait des profondeurs de cette âme, si tendre et si secrète, lui donnait, en ce moment, et par-dessus les autres troubles de son être, une honte de lui-même et de sa démarche là-bas. Ces émotions, d'ordre si divers, lui rendirent horriblement douloureuse la rentrée dans le petit salon où Valentine se tenait de nouveau après le déjeuner. Elle avait auprès d'elle leurs deux enfants, leur fils François et leur fille Armande, lui nommé d'après son oncle, le frère aîné de Norbert, mort si jeune, elle, d'après sa grand'mère. Mme de Chaligny, quand son mari ouvrit la porte, caressait les cheveux[147] bouclés des deux têtes rieuses, dans une attitude très pareille à celle de la photographie suspendue à l'étoffe du paravent, près du bureau de ce malade qui n'avait jamais vu ces enfants, et ils faisaient une partie vivante de sa vie! Cette analogie, en redoublant de nouveau chez Chaligny la sensation du mystère, lui rendit la force de provoquer la redoutable conversation. Pourtant, à vingt petits signes, au tremblement de ces blanches mains de femme autour des cheveux des petits, à la rougeur de ses paupières, à l'expression de ses prunelles, il devinait bien que, de son côté, elle était toute remuée, toute vibrante. Elle ne savait pas encore son action; de quoi donc pouvait-elle frémir, sinon du chagrin qu'elle lui avait confié le matin en termes si clairs, quoique si voilés? La «cruauté du monde,» comme elle avait dit, l'avait blessée, et elle essayait de l'oublier au contact de ces jeunes âmes, issues de la sienne, et dont l'innocence lui souriait à travers des prunelles si bleues et sur des bouches si roses. La mère leur souriait aussi, d'un sourire qui se changea, sur ses lèvres nerveuses, en un frémissement, lorsqu'elle vit entrer Norbert. Elle laissa aller les deux enfants, qui coururent au-devant du nouveau venu, avec les jolis mouvements et le babil aimable des instants où ces fines créatures se sentent en faveur. Dans des crises comme celles que traversaient ce[148] mari et cette femme, cette gaieté si spontanée, si ignorante, de ce petit garçon et de cette petite fille devait leur faire mal. L'antithèse entre le poids que les parents portent sur leur cœur et la légèreté de ces sensibilités fraîches et neuves, fait le tragique poignant de certains drames de famille. Elle en fait aussi la consolation. C'est le rajeunissement, c'est l'avenir qu'annoncent ces insouciances des enfants à l'homme et à la femme qui souffrent. Norbert et Valentine éprouvèrent à la fois l'une et l'autre impression, et leurs premières phrases, quand, d'un commun accord, ils eurent renvoyé les petits, exprimèrent cette tristesse et cette douceur:

—«Comme ils avaient l'air contents d'être avec vous!...» dit-il. «Vous les gâtez un peu, et que vous avez raison!... Quand on n'a pas été heureux tout petit, on risque beaucoup de mourir sans l'avoir jamais été...»

—«Je ne les gâte pas,» répondit la mère, «je me gâte en eux. Dans mes moments de lassitude, comme celui que j'ai eu la faiblesse de vous montrer ce matin, ils me rapprennent à espérer. Mais, vous voyez, cela va mieux, j'ai repris sur moi. Je ne me suis pas recouchée. J'ai déjeuné avec eux, puisque vous m'aviez fait dire que vous ne pouviez pas être là, et c'est fini...»

Il y eut un silence entre eux. Devant cette nouvelle preuve de grâce et d'énergie donnée par[149] cette âme, qui voulait lui cacher combien elle avait été frappée jusqu'en son tréfonds par la dénonciation de la lettre anonyme, le mari infidèle et jaloux eut un remords plus vif encore, mais aussi un sentiment plus aigu du mystère contre lequel il se débattait. Fallait-il que la jeune femme y attachât de l'importance pour qu'elle continuât de le défendre, ce mystère, par toute son attitude, comme une épouse coupable, tandis qu'elle n'avait à dissimuler que le plus pur dévouement!... Mais à qui? Mais pourquoi?... Et trouvant, dans l'angoisse accrue de cette question, la force d'avouer son dégradant accès de soupçon:

—«Valentine,» commença-t-il, «je viens de la rue Lacépède.»

Tandis qu'il prononçait ces mots, dont elle était seule au monde, maintenant que la mère de Norbert était morte, à comprendre la funeste portée sur ces lèvres, elle l'avait regardé avec une épouvante dans ses prunelles soudain fixes. Elle répéta, comme si elle ne pouvait pas croire aux paroles qu'elle avait entendues:

—«Vous venez de la rue Lacépède?... C'est là que vous êtes allé en me quittant, après que je vous avais parlé comme je vous avais parlé? C'est là?...»

—«Oui,» répondit-il d'une voix basse, et, avec la fermeté, accablée mais décidée, de quelqu'un[150] qui, voulant réclamer un droit, se force à remplir d'abord le plus pénible devoir: «J'ai eu un accès d'égarement... Cette lettre anonyme, l'indication si précise de cette adresse, votre trouble quand je vous avais parlé... J'ai perdu la tête... La jalousie m'a pris. J'ai voulu savoir... J'y suis allé...»

—«Ah!» gémit-elle avec un accent que Norbert ne lui connaissait pas. «Vous avez pu me faire cela!... Non, ce n'est pas la lettre anonyme qui vous a précipité là-bas, ce n'est pas la dénonciation, ce n'est pas mon trouble, c'est... Mon Dieu!» et elle leva les mains en les serrant dans un geste désespéré: «Et moi qui étais si touchée de votre délicatesse, ce matin, moi qui me disais: on l'a calomnié!... Ce qui vous a fait aller rue Lacépède,» continua-t-elle en marchant sur son mari, son beau et noble visage convulsé d'indignation: «c'est votre entretien avec Jeanne... Elle est venue. Elle vous a parlé. Ce qu'elle vous a dit, je n'en sais rien. J'ai entendu vos voix à travers cette porte. Je n'ai pas voulu les avoir écoutées... Mais quand elle est partie, sans avoir osé me revoir, j'ai bien compris qu'il s'était passé entre vous quelque chose d'extraordinaire... Je devine tout maintenant. Je vois tout... C'est elle qui a écrit la lettre anonyme; elle qui m'a suivie, qui m'a dénoncée; elle qui vous a jeté sur cette piste, pour vous prendre à moi!...[151] Dieu! La malheureuse!... On avait donc raison. Il y avait une intrigue entre vous. Pour que vous l'ayez laissée vous parler ainsi de votre femme—de la mère de vos enfants—c'est qu'elle vous tient, c'est...» Elle s'arrêta devant les mots d'amant et de maîtresse qui lui brûlaient le cœur rien qu'à les penser, et, dans un cri où la légitime révolte de l'épouse trop outragée protestait douloureusement: «Non, vous n'êtes pas allé là-bas parce que vous étiez jaloux de moi! Vous y êtes allé parce que vous me trahissez!... Vous avez cru avoir une preuve, un moyen de vous rendre libre, pour être à elle davantage!... Mais quelle femme avez-vous donc cru que j'étais? Quand vous ai-je donné le droit de me juger ainsi?... Et elle?... Ah! C'est trop amer, trop amer! Et je ne l'ai pas mérité!...»

—«Il est bien naturel que vous pensiez ainsi...» répondit Chaligny d'une voix plus basse encore. Il se sentait incapable, en ce moment, de discuter des évidences qui n'étaient cependant que morales, incapable de s'innocenter sur le point, si essentiel, de sa liaison avec Mme de La Node. Il était trop affamé de vérité pour mentir. Et puis, comment nier cette explication violente avec sa maîtresse, à la porte de la chambre de sa femme, et dont celle-ci avait surpris la rumeur? Comment justifier la volte-face qui l'avait, aussitôt après cette visite de Jeanne, jeté à cette[152] enquête qu'il était bien forcé d'avouer, puisqu'il n'était rentré chez lui que pour la prolonger? Il ajouta seulement: «Les apparences sont contre moi. Et néanmoins...» Il hésita une seconde, et sa voix se releva pour proférer ce solennel serment: «Je vous le jure sur la tête des enfants, puisque vous venez de me les rappeler. Non, ma démarche n'avait pas cette abominable intention. Non, je ne voulais pas me rendre libre. Non, je n'allais pas chercher des preuves contre vous. Je n'avais pas de plan, pas d'arrière-pensée. J'ai été fou, je vous le répète.. Vos visites dans cette rue perdue, les précautions que vous preniez, ce secret dans votre vie... Mais si je vous ai méconnue un instant, j'ai été bien puni... Quand je suis arrivé devant cette maison, je n'ai pas pu dominer le doute affreux qui me rongeait... J'ai interrogé les boutiquiers voisins... J'ai su qui vivait là... Ne m'interrompez pas. C'était de l'espionnage, un infâme espionnage. Je me méprisais tant de m'y livrer!... Et puis j'ai sonné à cette porte... J'ai donné votre nom pour entrer... On m'a reçu... J'ai vu M. Dumont... Qui est-ce? Valentine, qui est-ce?...»

A mesure que son mari parlait, racontant, avec la pourpre de la honte aux joues, et, dans les yeux, la fièvre de savoir enfin, le visage de la jeune femme changeait d'expression. A la colère indignée des premiers moments, se substituait une[153] anxiété qui alla de nouveau jusqu'à la terreur, quand elle eut entendu la phrase irréparable: «On m'a reçu...» Ce fut une émotion si violente qu'elle se mit à trembler de tout son corps. Puis, ramassant sa volonté dans un suprême effort, elle eut le courage de défendre encore ce secret, qui n'était pas le sien, contre l'inquisition passionnée de Chaligny.

—«Puisque vous avez vu M. Dumont, vous le savez, qui c'est... Un malade à qui je fais l'aumône de quelques visites, parce que je l'ai promis à une personne qui est morte... Laissez-moi remplir ce devoir de charité jusqu'au bout. Je ne le remplirai pas longtemps, et ayez, vous, la charité de ne pas m'en demander plus que je n'ai le droit de vous en dire...»

—«Je vous obéirai,» reprit Chaligny, «si vous voulez seulement me jurer sur la tête des enfants, comme j'ai fait, moi, tout à l'heure, que cette personne morte dont vous parlez, envers qui vous accomplissez un vœu, n'était pas...» Il hésita une seconde, tout bas: «... n'était pas ma mère?... Mais vous ne jurerez pas, vous ne pouvez pas jurer... A quoi bon vous le demander d'ailleurs? Je le sais, que c'était ma mère... Ce n'est pas seulement M. Dumont que j'ai vu dans cette maison de la rue Lacépède. Je l'y ai vue, elle aussi... Son portrait est là, un portrait que je ne connaissais pas, chez cet homme que je ne[154] connaissais pas non plus. Il n'y a pas que son portrait. Il y a le vôtre. Il y a le mien...» Et, tout d'un coup, la mémoire illuminée par cet éclair du souvenir qui ravive en une seconde le détail d'une impression oubliée des années: «Mais si, je le connais, cet homme. Je me rappelle son nom maintenant. C'est M. de Rayneville.» Il répéta: «Rayneville? Rayneville? Il venait chez nous autrefois. Et puis, il a disparu... Si, attendez. Je me rappelle encore... Un procès. Une condamnation... Mais maintenant que je tiens le nom, je reconstruirai tout... Ce n'était cependant pas notre parent,» continua-t-il en suivant tout haut ses pensées, «et ma mère a continué à le voir secrètement jusqu'à sa mort?... Elle vous a demandé de continuer à le voir quand elle n'y serait plus?... L'affaire Rayneville?... Oui. Il y a eu une condamnation... Mais le motif? Le motif?... Je ne me rappelle plus. Je retrouverai. Je vais de ce pas chez mon notaire. Il fera la recherche dans les collections de la Gazette des Tribunaux. Je veux savoir...»

—«Je vous en supplie, mon ami,» dit Mme de Chaligny en le retenant. «Calmez-vous.» Et, avec une expression de la même terreur, toujours grandissante: «Vous n'irez pas chez votre notaire. Vous ne prononcerez le nom de M. de Rayneville à personne. Vous l'avez reconnu. C'est vrai, il s'appelait ainsi. Quant à l'affaire dont vous parlez,[155] c'est vrai encore qu'un procès a eu lieu et qu'il a été condamné... Mais qu'est-ce que cela vous fait?» implora-t-elle. «Pourquoi voulez-vous tourmenter les morts?... Oui. C'était un ami d'enfance de votre mère. Elle a eu pitié de lui après qu'il avait commis une grande faute, dont il avait été horriblement puni. Quand elle s'est vue sur le point de mourir, elle a eu pitié de lui encore. Il était malade. Il était seul. Elle m'a demandé de la remplacer... Ah! mon ami,» et elle éclata en sanglots, «n'outrage pas ta mère, après m'avoir outragée!... Respecte-la dans cette dernière volonté, comme j'ai fait...» Que les reproches du début de leur conversation étaient loin, et loin Jeanne de La Node et la jalousie! Valentine ne voyait plus, à cette minute, que la découverte vers laquelle son mari marchait, avec cette irrésistible logique du soupçon une fois éveillé, et elle se jetait à la traverse. «Promets-moi que c'est fini,» conclut-elle, «que tu en resteras là! Que veux-tu apprendre de plus?»

—«Ce que je veux apprendre? Pourquoi ma mère m'a caché cette charité...» répondit-il, «pourquoi elle vous a demandé de me la cacher... Valentine,» continua-t-il avec une supplication: «vous avez commencé de me dire la vérité. Allez jusqu'au bout... Comment voulez-vous que je vous croie? Est-ce que la pitié envers un homme condamné explique ce don d'un portrait tel que[156] j'ai vu, et exécuté en se cachant de nous aussi? Jamais je n'avais entendu parler de cette peinture, ni moi, ni personne. Elle avait été faite pour cet homme, vous entendez, pour cet homme!... Et mon portrait, à moi? Pourquoi cet homme l'a-t-il là sur sa table? Ne me dites pas que c'est par reconnaissance pour sa bienfaitrice. Non, non, non. Il y a autre chose... Et quand il m'a vu, ce cri qu'il a jeté, cette crise dont il a été saisi... Vous avez parlé de charité, et vous n'aurez pas celle de m'aider à chasser une idée qui commence à s'emparer de moi, qui m'obsède, qui ne veut plus me quitter,—à la chasser,» ajouta-t-il d'un air sombre, «ou à l'accepter.»

—«Quelle idée?...» balbutia Valentine.

—«Mais que cet homme, pour que ma mère ait tenu à le ménager jusqu'au bout, et, par vous, jusqu'au delà de sa mort, avait entre les mains le moyen de la perdre, de nous perdre tous... Vous ne voulez pas que j'aille chez mon notaire. Pourquoi? C'est que vous avez peur que son nom et le nôtre soient prononcés ensemble. Avons-nous donc été mêlés à son procès? Et me l'a-t-on toujours caché? Vous ne m'empêcherez pas de le savoir...»

—«Vous saurez que cette triste affaire n'a rien de commun avec nous,» répondit Mme de Chaligny. «Elle est sinistre, mais bien simple: M. de Rayneville avait un oncle très riche... Il était lui-même un peu embarrassé dans ses affaires d'argent,[157] s'étant laissé entraîner par Paris, comme tant de jeunes gens... Tous les autres héritiers de cet oncle étaient, eux aussi, très fortunés. Le malheureux n'a cru faire de tort à personne en essayant de s'assurer cette succession, que des intrigants captaient. Il a imité l'écriture de son oncle et minuté un faux testament. Voilà son crime. Il est énorme. Il l'a expié par tant d'années de martyre!... Il a été condamné, et depuis qu'il a fini sa peine, il n'a plus vécu, dans ce quartier où il achève de mourir, que pour les pauvres et pour Dieu... Vous vérifierez vous-même, quand vous voudrez, ce que je viens de vous dire...»

—«Ainsi cet homme était un escroc,» répondit Chaligny, durement, âprement. «Et vous me demandez de ne pas chercher quelles raisons ma mère a eues de le revoir, quand il est sorti du bagne,—de vous forcer, vous, à le connaître? On peut garder des rapports avec un assassin, parce qu'on peut ne pas le mépriser, mais un faussaire, un ignoble faussaire...»

—«Tais-toi, mon ami, tais-toi,» cria Valentine. «Je ne veux pas t'avoir entendu prononcer ces mots, à propos de lui!...»

Elle s'arrêta, comme terrifiée des mots qu'elle-même avait osé dire. Ils se regardèrent, sans trouver, ni lui ni elle, la force de continuer ce tragique entretien, que l'entrée d'un domestique qui apportait une lettre rendit tout d'un coup plus tragique[158] encore. En remettant ce pli à Chaligny, le garçon dit, en effet:

—«C'est de la part de M. le docteur Salvan, pour monsieur le marquis. Sa voiture attend là en bas.»

—«Dites que c'est bien et qu'il n'y a pas de réponse. La voiture peut repartir,» fit Chaligny, après avoir jeté les yeux sur le billet, qu'il tendit à sa femme quand ils furent seuls. Ce n'étaient que dix lignes, hâtivement tracées au crayon par le médecin, mais quelles lignes pour celle qui les lisait sous le regard du malheureux qu'elle avait en vain tenté d'abuser! «J'ai trouvé M. Dumont bien atteint. Il ne peut plus parler. Je crois cependant comprendre qu'il désire vous revoir. Son agitation est telle que je prends sur moi de vous demander d'achever votre bonne action de ce matin en revenant rue Lacépède, aussitôt. Ma voiture vous conduira. Je ne quitte pas le malade. Venez, Monsieur, si vous le pouvez. Ce soir, peut-être, serait-il trop tard.»

—«Ah! Norbert,» supplia-t-elle, «ce n'est pas possible que tu le laisses mourir ainsi, que tu lui refuses ce qu'il demande!... Il est encore temps. Viens. La voiture de Salvan n'est pas partie. Nous la prendrons. Viens! Mais viens!... Courons!...»

—«Non», dit Chaligny, en se laissant tomber sur une chaise, et serrant sa tête dans ses mains, «je n'irai pas. Je ne comprends plus rien, je ne sais plus rien, sinon que cet homme et tout[159] ce qui touche à lui me fait horreur.»

—«Tais-toi», s'écria-t-elle de nouveau, d'un accent sauvage. Puis, le serrant dans ses bras avec une ardeur désespérée, elle l'entraîna en lui disant: «Mais viens. Viens vite. Viens... Ah! Pourvu que ce ne soit pas trop tard. Mais c'est ton père! C'est ton père!...»

IX

LA MORTE

Valentine n'avait plus ajouté une parole à l'aveu. Il lui était échappé malgré elle, mais comment éviter la conclusion nécessaire où la convergence de tant d'indices révélateurs aurait, tôt ou tard, entraîné Norbert? Lui, n'avait plus posé une question. Il avait suivi, presque automatiquement, sa femme affolée, descendu avec elle le grand escalier, avec elle traversé la cour. Quand ils arrivèrent à la porte de l'hôtel, le coupé du médecin était déjà parti:

—«Mon Dieu!» gémit Valentine. «Ce que je craignais tant est arrivé. C'est trop tard!... Dire qu'il meurt peut-être en ce moment!...»

Il leur fallut quelques minutes pour arrêter une voiture de louage qui mit près d'une longue demi-heure, malgré les objurgations, à franchir[160] cette moitié de Paris que la jeune et charmante femme avait traversée si souvent, en se cachant, et maintenant elle faisait le même trajet, ses doigts serrés autour de la main de celui à qui elle avait tant voulu dérober ces visites. Norbert continuait de se taire. Mais, de temps à autre, il répondait à la pression de ces doigts fidèles, et, dans la détresse intime où il sombrait, sous le coup de la plus douloureuse révélation, cette présence de cet être qu'il avait méconnu, qu'il sentait si tendre, si dévoué, lui prenait tout le cœur. Valentine n'ignorait rien, aujourd'hui, de ses trahisons. Il l'avait entendue crier de douleur, quand elle avait compris qu'il l'avait si injurieusement soupçonnée, poussé par une maîtresse,—et quelle maîtresse!...—Trahisons, injures, humiliations, elle n'avait plus même à les lui pardonner. Elle les avait oubliées, dans sa pitié pour lui qui souffrait, qu'elle voyait souffrir. Pourquoi n'avait-il pas deviné plus tôt la délicatesse unique de cette âme, si haute et si fidèle? Mais pourquoi elle-même n'avait-elle pas montré plus tôt, envers un homme qu'elle aimait cependant, plus de passion dans cet amour, plus d'ouverture de cœur, plus d'élan? Hélas! la prophétique formule du poète antique sera toujours vraie, dans le domaine des modestes destinées privées, aussi bien que dans celui du vaste développement des sociétés: «La Science au prix de la Douleur...»[161] Que de fois il y faudrait ajouter: «et de la Faute!» Sans que la généreuse Valentine s'en rendît compte, cette flamme qui brillait dans ses prunelles en ce moment venait de la fièvre que la jalousie lui mettait dans les veines, depuis qu'elle savait l'infidélité de son mari. A son chagrin violent devant cette trahison, elle avait senti combien elle était à lui, en sorte que, là encore, les ténébreuses intrigues de l'envieuse Jeanne avaient produit un résultat justement opposé à celui qu'elle méditait. Et comment le mari perfide n'eût-il pas établi, dans ces instants mêmes, une comparaison, écrasante pour ses indignes amours? Valentine et lui, ils avaient depuis longtemps déjà vécu une vie secrète à côté de leur vie avouée. Seulement, c'était, lui, pour l'outrager, et, elle, c'était pour le servir, pour remplir une mission de piété filiale dont elle avait, à tout prix, voulu lui éviter l'amertume... Toutes ces émotions étaient là, entre eux, dans la voiture qui les emportait,—vers quelle scène suprême de tristesse et d'agonie? Il y a dans les qualités de père et de mère un caractère auguste qui rend insupportable d'y associer des idées comme celles qui allaient désormais et pour toujours se mêler chez Norbert au souvenir de ceux dont il était issu. Cet adultère de sa mère,—cette condamnation infâme de son vrai père,—son nom qui n'était pas son nom!... Que de hontes! Que de misères! Et comme si elle eût[162] distinctement lu dans la pensée du malheureux, Valentine lui dit, rompant la première ce cruel silence, devant la petite maison où l'ancien amant de Mme de Chaligny achevait de mourir:

—«J'avais promis à ta mère de ne jamais t'apprendre la vérité que s'il te demandait à ses derniers moments. Adoucis-les-lui. C'est elle qui t'en prie par moi, puisque c'est le seul cas où elle ait voulu que tout te fût révélé... Sois sûr qu'elle te voit en ce moment... C'est peut-être sa dernière expiation...»

—«Ne me demande rien en son nom,» répondit-il tout bas. «Tu m'ôterais mon courage.»

—«Ne parle pas d'elle ainsi,» implora Valentine, en lui mettant sa main sur la bouche d'un geste épouvanté. «Tu ne la connais pas.»

—«Je connais ma honte,» répondit-il, en se dégageant, «et que je porte un nom volé.»

—«Elle en a tant souffert!» dit-elle. «Ils ont tant expié! Tu sauras... Tu sauras... Tu sauras...» Elle répéta ces mots par trois fois avec une certitude qui, même dans l'émotion de cette minute, fit venir aux lèvres du fils une question, mais désespérée:

—«Qu'y a-t-il donc à savoir encore?»

—«Tout,» répliqua-t-elle d'un accent profond. «Ce ne sont pas les actes qu'il faut juger, dans la vie, ce sont les cœurs. Ah! cède au tien en ce moment, mon Norbert, tu regretterais tant[163] plus tard de n'avoir pas aidé à effacer!»


Ils étaient arrivés près de la maison, devant laquelle se profilait la silhouette du coupé du médecin. Le cocher, descendu de son siège, se tenait près de la porte. Il reconnut Mme de Chaligny et marcha vers elle, comme elle s'élançait de sa voiture.

—«Qu'y a-t-il?» lui demanda-t-elle en devinant à sa physionomie qu'il se passait quelque chose de nouveau.

—«Il est mort,» répondit l'homme, tout bas, en montrant de la main les fenêtres du premier étage de la petite maison, et, de cette voix, si indifférente dans sa gravité feinte, que prennent les gens du peuple pour annoncer un événement tragique, à l'importance duquel il semble qu'ils participent par ce message même.

—«Il est mort...» répéta Valentine, et elle saisit la main de son mari pour lui dire: «Il n'a pas pu savoir ta réponse et ton premier refus, je te le jure... N'est-ce pas», ajouta-t-elle en s'adressant au cocher du médecin: «C'est pendant que vous alliez d'ici à la rue Barbet-de-Jouy qu'il a passé?»

—«Juste quand j'ai quitté, paraît-il. Je n'ai pas eu de détail, vous comprenez. Comme j'arrivais tout à l'heure, le domestique, qui rentrait de chercher le prêtre, m'a raconté l'accident.»

Mme de Chaligny avait senti qu'en entendant cette nouvelle son mari s'appuyait sur son bras[164] pour ne pas tomber. Elle avait vu que l'émotion de cette mort apprise ainsi se doublait du repentir d'avoir hésité à venir et d'avoir manqué cette occasion suprême et unique de montrer un peu de piété filiale à celui qu'il savait son père. C'est à cause de cela et pour adoucir aussitôt cette douleur, qu'elle avait forcé le cocher à préciser un détail qui devait, lui semblait-il, atténuer, du moins sur un point, l'impression subie par Norbert. Elle put voir que la seconde réponse le laissait tout aussi troublé. Il avait pâli affreusement. Elle crut qu'il allait défaillir. Elle ignorait encore que l'attaque qui avait emporté le malade s'était déclarée dès la minute de sa rencontre si absolument inattendue avec le visiteur soi-disant venu de sa part à elle, et, frissonnante, elle le repoussa vers la voiture, en insistant:

—«Tu es trop ému. Il faut que nous rentrions... Si tu veux lui dire adieu, nous reviendrons demain...»

—«Non,» répondit-il. «Je veux le voir, maintenant.»

—«Ah! mon ami!...», fit-elle tout bas. «Tu leur as pardonné. Ah! que c'est bien!»

—«Leur pardonner!...» répéta-t-il, en mettant dans ce soupir tous les sentiments contradictoires qui l'agitaient à cet instant: l'horreur d'avoir été la cause, quand même, de cette crise dernière où le moribond avait succombé;—la[165] révolte encore frémissante de son honneur contre la révélation faite sur sa mère;—un sursaut d'humanité, malgré tout, et un attendrissement à l'idée que là, entre les murs de ce pavillon solitaire, venait de mourir celui que cette mère avait aimé, celui dont il était né;—une reconnaissance, grandissante à chaque seconde, pour l'épouse méconnue et trahie, oui, qu'il avait trahie, comme sa mère avait trahi M. de Chaligny. Avait-il le droit de s'en indigner, de «pardonner», avait dit Valentine? Pour pardonner, ne faut-il pas avoir le droit de condamner? Et il subissait aussi cet impérieux besoin: revoir, avant la complète dispersion, le cadre d'objets où s'était déroulée cette longue tragédie cachée à laquelle il venait d'être initié lui-même si tragiquement;—contempler les traits de celui qui en avait été le héros, de cet homme qui avait assez passionnément ému le cœur de sa mère pour qu'elle ne l'eût pas renié après son crime;—chercher sur ce masque immobile la trace d'une ressemblance avec son propre visage, la preuve de cette filiation qui lui rendrait désormais si cruel d'entendre seulement prononcer le nom qu'il devait continuer de porter! Il avait, certes, sonné à cette petite porte, quelques heures auparavant, avec une amère émotion, lorsqu'il croyait tenir la preuve de l'adultère de sa femme. Qu'était-ce auprès du serrement de cœur qui l'étouffait maintenant!...[166] La porte se rouvrit comme l'autre fois; il aperçut l'étroit escalier, avec son tapis, ses tentures, ses tableaux, à l'arrangement duquel sa mère avait sans doute présidé. Comme l'autre fois, il entra dans l'antichambre, puis dans le salon-bibliothèque où se tenait à présent le professeur Salvan, auquel dans le désarroi de la catastrophe, on n'avait pas transmis la première réponse, car il accueillit les deux nouveaux venus en leur disant:

—«Je vous attendais... Il a fini de souffrir, et dans une émotion douce qu'il vous aura due,» ajouta-t-il, en s'adressant à Norbert. «Il avait repris sa connaissance, et j'avais pu comprendre qu'il voulait vous revoir. Dans ces paralysies bulbaires progressives on est toujours à la merci d'une syncope. Elle s'est produite exactement comme ma voiture partait. J'ai entendu le bruit des roues. Lui aussi... Il m'a regardé avec une reconnaissance!... Cinq minutes après il n'était plus... Il y avait longtemps qu'il avait fait son sacrifice et qu'il s'était mis en règle. Il se pourrait bien que ce fût le plus sûr... D'ailleurs vous allez voir quel air de paix il a maintenant... Moi je n'ai plus rien à faire ici. Je vais à d'autres misères. Il y en a de pires, et qui n'ont pas une sainte pour les consoler...»

Le médecin avait quitté la pièce, et le roulement de sa voiture, ce dernier bruit de la vie perçu une heure plus tôt par le mourant, avait[167] annoncé que ce grand savant était en route, comme il l'avait dit, vers d'autres misères. Celle au dévouement de laquelle son scepticisme avait rendu justice en des termes d'une vénération attendrie, continuait, elle aussi, sa mission de charité, accomplie, depuis des années, dans cette vieille maison du vieux quartier, asile jadis de tant de vocations religieuses. Les quelques tilleuls du jardin, à l'époque où leurs charmilles ombrageaient le préau d'un couvent, avaient vu passer sous leurs feuilles vertes en été, dorées en automne, bien des ouvrières de consolation. Aucune n'avait eu le cœur inondé d'une charité plus pitoyable et plus brûlante que cette femme, quand elle s'agenouilla dans la chambre du mort. Elle avait pris dans sa main, de nouveau, la main de son mari, qui, debout, regardait son père, immobile dans son fauteuil de malade. La soudaineté des attaques répétées n'avait pas permis qu'on transportât M. de Rayneville—rendons-lui son nom véritable—jusque dans son lit. On avait seulement, pour prévenir tout choc dans les convulsions, glissé sous sa tête un épais oreiller sur lequel se détachait un visage, détendu maintenant, et dont l'extrême maigreur attestait le marasme d'une physiologie usée par une longue maladie. Les lèvres ne recouvraient pas tout à fait les dents, dont la pointe brillait dans la bouche livide. Les paupières abaissées ne recouvraient[168] pas non plus les globes déjà vitreux des yeux. Les os des joues tendaient sous la peau, décolorée, comme collée à eux. Mais le professeur Salvan avait dit vrai: malgré ces signes de dépérissement qui auraient dû rendre cette dépouille sinistre, un apaisement s'en dégageait, la détente de la délivrance enfin atteinte. Le prêtre, appelé au dernier moment, et qui priait dans un autre coin de la chambre, avait déjà placé sur la poitrine du mort un crucifix sur lequel étaient croisées les mains. Elles semblaient de cire, et les spasmes de la dernière attaque en avaient comme noué les doigts. Les cheveux rares et la barbe blanche avaient été peignés. On avait boutonné jusqu'au col le veston de drap fin que le malade portait chez lui, et disposé un châle sur ses jambes, sans doute pour dissimuler la contraction qui tordait ses pieds. A une seconde, Valentine sentit, sous la pression de main de son mari, que les idées soulevées en lui par ce spectacle étaient trop douloureuses. Elle se leva, et elle l'entraîna, presque malgré lui, dans le salon attenant, où la Mme de Chaligny de 1875 souriait dans son cadre ovale,—comme elle avait dû sourire en pensée, tandis qu'elle posait, à celui pour qui elle faisait faire ce portrait.—Là, sérieuse, caressante, persuasive, elle lui dit:

—Tu vas retourner rue de Varenne. Norbert, je te le demande. Je resterai ici encore[169] un peu pour un dernier devoir. Le tien, à toi, c'est de leur rendre justice, à présent, dans ton cœur...» Et, de sa main, elle montra l'image de la mère, d'abord, puis la porte de la pièce où reposait le mort. «Tu entreras dans mon petit salon. Tu chercheras dans le tiroir qui est sous la tablette de mon secrétaire un coffret en cuir. Tu l'ouvriras...» et elle décrocha d'un bracelet où étaient appendues quelques breloques une petite clef d'or qu'elle lui tendit. «Tu y trouveras une enveloppe sur laquelle j'ai écrit de ma main: Pour mon mari, après ma mort... Tu prendras connaissance de ce qu'elle contient... Et si tu désires revenir ensuite ici, nous reviendrons ensemble... C'est ta mère qui le veut...»


Le fils était à ce point usé par tant de secousses, et trop violentes, qu'il obéit à sa femme, comme il eût, vingt-six ans plus tôt, obéi à une prière émanée de celle dont l'effigie, apparue à cette même place, lui avait été un saisissant indice. Il prit la clef et se laissa conduire par Valentine jusqu'à la porte. Une demi-heure plus tard, ayant trouvé le coffret de cuir noir dont elle lui avait parlé, et, dans ce coffret, l'enveloppe, avec la suscription annoncée, voici les pages qu'il commença de lire. Elles étaient toutes de l'écriture de Valentine et datées du 3 septembre 1897, deux jours exactement avant la mort[170] de la mère. Les mots tracés sur l'enveloppe étaient reproduits en tête de ces pages dont la première ligne, par un rappel de la tendre appellation que Valentine donnait à Mme de Chaligny, toucha aussitôt le fils aux larmes. Comme il avait été coupable de ne pas avoir senti, lui aussi, dès cette date, ce qu'était cette femme! Pourquoi sa mère ne le lui avait-elle pas révélé? Quelle misère! Les mêmes silences sur lesquels il avait vécu dans son ménage, et comme mari, il les avait connus jadis, au foyer familial, et comme enfant. Ils tenaient aux côtés obscurs et farouches de son être, conçu dans le mensonge et dans la terreur. Portant elle-même de tels poids sur son cœur, comment sa mère aurait-elle pu vivre avec lui dans cette communion qui suppose l'entière sincérité? C'est l'inévitable expiation des bonheurs défendus que ce devoir du mystère qui ne permet même pas à une femme de dire à son fils quel sang coule dans ses veines et le nom de celui qu'il devrait appeler son père!


«Pour mon mari, après ma mort

«3 septembre 1897.

«Maman avait été si mal hier que le médecin appréhendait qu'elle ne passât pas les vingt-quatre heures. Elle m'a demandé de la veiller, elle qui d'ordinaire veut toujours que j'aille me[171] reposer. Sa garde devait me relever dans la seconde moitié de la nuit. J'avais aussitôt compris, à son insistance passionnée, qu'elle avait une recommandation dernière à me faire, à laquelle elle attachait une importance extrême. Je ne pouvais pas deviner combien cet entretien serait solennel et quelle confidence j'y recevrais, que je dois transcrire ici, en ce moment où toutes ses paroles sont encore si précises dans ma mémoire. Elle veut que, si je meurs avant une certaine personne, mon mari soit le dépositaire de ce secret qu'elle n'a pas eu la force de lui dire. Elle le veut, pour qu'un certain devoir soit rempli, qu'elle m'a confié. Je me conformerai à son désir, en laissant après moi, si cela est nécessaire, ce témoignage. Il faut qu'il soit sa voix elle-même et que je n'y mêle pas mes émotions. Je ne pourrais pas les dire, d'ailleurs. Depuis cette conversation, je suis comme brisée, comme nouée. Je ne vois qu'elle. Je n'entends qu'elle.


«Il flottait autour de l'hôtel un immense silence. Les voitures qui passent rue de Varenne dans cette saison ne sont pas nombreuses. La paille que nous avons fait mettre sur la chaussée étouffait même ce bruit. Je m'étais installée au chevet du lit, avec mon ouvrage que je n'avais pas le cœur de continuer. Je le posais sans cesse pour regarder le pauvre visage de cette femme[172] qui était encore si belle quand je me suis mariée, et où je voyais la mort. Elle fermait les yeux et semblait sommeiller. Elle priait mentalement pour demander le courage de me parler, et quand elle releva ses paupières, je lus dans son regard une si intense ardeur que je devinai son désir. J'essayai de la devancer, pour lui épargner un peu cet effort d'articuler qui lui fait si mal:

—«Vous êtes tourmentée, maman?...» lui dis-je. «Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous? J'y suis prête.»

—«Oui,» répondit-elle. Son accent, faible ces derniers jours, était redevenu fort. Je sentis que sa dernière flamme de vie s'y consumait. Elle ajouta: «Que c'est dur!»

Le trouble où je la voyais m'effraya tellement que je lui dis:—«Chère mère, vous êtes trop souffrante en ce moment. Si vous avez quoi que ce soit à me demander, vous savez que vous m'aurez là, toujours. Attendez demain, après-demain, huit jours... Vous aurez repris des forces...»

—«Non,» répondit-elle, en me montrant son visage terreux, couleur de buis, «je serai morte. C'est à présent qu'il faut que je vous parle... Valentine», continua-t-elle avec sa voix d'autrefois, revenue presque entièrement, par un miracle d'énergie, «je vous répète que je vais mourir. Je le sais. J'ai obtenu du médecin la vérité, en lui disant que j'avais une affaire extrêmement importante[173] à régler. Cette affaire, c'est de confier à votre honneur un secret qui ne doit être su de personne, excepté de Norbert, peut-être, un jour, dans deux circonstances que je préciserai. C'est aussi de vous charger d'une mission très délicate, très pénible. Si elle l'est trop, vous me le direz. Cela, je le veux...»

—«Je garderai votre secret, maman,» fis-je, «et si la mission n'est pas impossible, je la remplirai. Je vous le promets.»

—«Merci,» dit-elle... «Mais pour avoir le courage de vous parler, il faut que je prie.» Elle referma ses yeux. Sur sa pauvre figure, si malade, je lus une expression d'intense douleur. Ses lèvres décolorées récitaient tout bas une oraison que je n'entendais point. J'avais peur... Quand sa prière fut finie, elle me dit: «Enlevez la lumière de la chambre. Je ne peux pas parler si vous me voyez, ou si je vous vois.» Je lui obéis: «Venez près de moi,» reprit-elle encore, «tout près, et tenez-moi la main.» Je lui obéis de nouveau. L'étreinte de ses doigts brûlants de fièvre, dans l'obscurité où nous étions maintenant, le son de cette voix qui semblait venir d'au delà de la vie,—et n'était-ce pas la confession d'une âme réellement sortie du monde?...—jamais je n'oublierai cela.

—«Ma fille,» commença-t-elle, «ce que j'ai à vous dire doit être dit tout de suite. J'ai aimé un homme qui n'était pas mon mari. Cet homme[174] vit toujours, et il est le père de Norbert. Il s'appelait;» elle insista, «je dis: il s'appelait Philippe de Rayneville... Sur le point de paraître devant Dieu et d'être jugée, pour une faute que j'ai pourtant bien expiée, que j'expie encore à cette minute, je n'essaierai pas de m'excuser. J'avais connu Philippe avant mon mariage. Il était le fils d'un voisin de campagne de mes parents. Nous nous étions aimés, sans nous le dire, avec l'espérance, avec la certitude d'une union, qu'un événement inattendu, une brouille violente entre son père et le mien, pour une question d'intérêt, rendit impossible. Nos familles savaient nos sentiments. La sienne le fit voyager. La mienne me cacha qu'il fût parti par ordre. On me persuada qu'il m'oubliait. Je me laissai marier à M. de Chaligny. Je vous répète que je ne m'excuse pas. C'était mal d'épouser quelqu'un que je n'aimais point, avec un sentiment pour un autre dans mon cœur. Ce fut plus mal de ne pas cacher à mon mari mon indifférence à son égard. Ce fut très mal, l'ayant éloigné de moi par ma froideur, de prendre prétexte de son infidélité pour justifier la mienne. Il eut une maîtresse. Je le sus. Je me dis que son manque de foi me rendait libre. J'avais retrouvé Philippe dans le monde. Notre ancienne passion se réveilla. Je fus à lui. Il me rendit mère.»

Elle s'était tue. Je serrai sa main avec toute la pitié qui, devant cet aveu d'une tragédie si[175] simple mais si poignante en son expression toute humaine, me remplissait l'âme. De mon autre main, celle qui était libre, j'essayai de lui donner une caresse sur la joue, comme je fais quelquefois quand elle souffre trop et qu'elle ne peut qu'à peine supporter qu'on la touche. Mes doigts se mouillèrent à des larmes qui coulaient, coulaient silencieusement, sous ma caresse, dans cette nuit. Pour me prouver combien cette caresse, après ce qu'elle venait de me confier, lui était douce, elle fit le geste de me prendre cette main libre, et elle la posa sur ses lèvres. Je n'ai jamais pleuré moi-même comme à ce moment-là.


—«Le pire reste à dire,» reprit-elle. «Quand Norbert naquit, je vous jure qu'il n'aurait pas reçu le nom de Chaligny si je n'avais pas eu déjà un autre enfant. Je n'avais pas trouvé dans ma tendresse pour ce premier enfant la force de rester une honnête femme. Je n'eus pas celle de le quitter. J'endormis ma conscience en me justifiant par tant d'exemples de compromis pareils autour de moi, et aussi parce que la grande fortune était de mon côté. Ces misérables sophismes furent bien punis. Si je m'étais enfuie avec Philippe, rien de ce qui arrive, et qui est affreux, ne fût arrivé. J'étais très riche, vous le savez. Je vivais dans notre monde, comme vous y vivez, sans plus prendre garde que vous n'y prenez[176] garde, à ces questions d'ordre matériel que je n'avais jamais rencontrées. M. de Rayneville, lui, avait hérité des siens une fortune très entamée. Pour se maintenir dans ma société, et y faire figure, il dépensait plus que ses revenus. La mauvaise chance, je l'ai su depuis, s'en mêla. La faillite d'une banque où il avait imprudemment placé une partie de ses fonds acheva de le ruiner. S'il m'avait parlé, seulement!... Mais j'ignorais tout. Acculé à cette nécessité de changer entièrement sa vie, c'est-à-dire,—il le croyait, le malheureux!—de me perdre, il commit un crime. Il avait un oncle très âgé, et très fortuné, sans enfants. Aucun de ses cousins n'avait un vrai besoin de cet héritage. Cet oncle mourut d'une attaque, à l'époque même où Philippe était le plus tourmenté. Appelé à ce lit de mort, la tentation fut la plus forte. Il détruisit le testament de son oncle, et il en fabriqua un qui lui laissait tout... Un matin, à mon réveil, M. de Chaligny entra dans ma chambre, et il me montra un journal où la découverte de ce faux était racontée, et l'arrestation de M. de Rayneville... Si je ne suis pas devenue folle du coup, c'est que le regard de mon mari me fit comprendre qu'il soupçonnait notre liaison. Je pensai à Norbert, et j'ai su me taire...»

—«Ah! pauvre mère!» m'écriai-je, «vous avez trop raison de dire que vous avez expié. Vous avez tout payé par ce dévouement à votre fils dans[177] ce quart d'heure-là. Est-ce votre faute si vous vous étiez trompée sur ce M. de Rayneville et s'il était un misérable?»

—«Ne l'appelez pas ainsi!» interrompit-elle. Quand j'avais qualifié de ce mot si dur l'amant faussaire, mon imagination avait devancé sa confidence. Je m'attendais à l'histoire sinistre d'un chantage. A l'énergie avec laquelle sa main se crispa sur mon bras, je compris que ses sentiments pour le père de Norbert n'étaient pas ceux de la haine et du mépris. Et je l'écoutai continuer:

—«Tout ce que Philippe avait fait, il l'avait fait parce qu'il m'aimait. Je peux me rendre cette justice que j'en ai eu l'intuition dès ce premier moment. C'est la certitude d'un horrible malentendu qui m'a permis de ne pas succomber là, tout de suite. Mon instinct de femme ne m'avait pas trompée... Mais» et son accent se fit désespéré, «comment vous prouver ce que je sais pourtant, ce dont j'ai tant eu la preuve depuis? On juge les hommes par leurs actes, et celui-là est de ceux que l'on ne pardonne pas. Quelqu'un a tué, parce qu'il aimait. Il trouve encore des gens pour lui donner la main, pour le plaindre, pour l'estimer. Un faux, c'est la honte, la honte éternelle, ineffaçable, inexpiable... Et pourtant!... Écoutez, Valentine; vous me connaissez... Aussi vrai que je vais paraître devant Dieu, je n'ai[178] jamais, dans ma vie, commis une seconde faute, jamais menti qu'alors. Vous m'avez vu vivre. Vous me verrez mourir. Un serment d'une femme qui en est où j'en suis, cela compte... Hé bien! je vous jure que Philippe n'a pas été plus coupable que celui qui tue, parce qu'il aime. Il n'y a eu que de l'amour dans son crime, je vous répète que je vous le jure, que de l'amour. La société avait le droit de le frapper comme elle a fait. Les siens avaient le droit de l'exécuter, comme ils ont fait; ses amis de ne plus le connaître. Lui-même, il avait le droit, il avait le devoir de se condamner, comme il a fait aussi... Mais moi, moi pour laquelle il avait commis ce crime, pour ne pas me quitter, pour vivre de ma vie, parce qu'il m'aimait, enfin, j'étais la seule qui ne l'avais pas, ce droit de le condamner, et je ne l'ai pas condamné...»

—«Il vit toujours?» demandai-je, comme elle se taisait. «Vous savez qu'il vit, où il vit?»

«Quoique je n'aperçusse pas distinctement le but où tendait ce suprême entretien, je comprenais qu'elle voulait m'associer d'une façon qui m'épouvantait à l'avance, mais que j'étais déjà décidée à accepter, à quelque œuvre de pitié envers cet homme. Sans doute elle avait continué d'entretenir une correspondance avec ce malheureux, retiré loin de Paris, et, lui ayant caché son état, elle appréhendait qu'une lettre de lui, arrivée[179] après la mort, ne tombât entre les mains de Norbert. Allait-elle me demander d'être la messagère de la funeste nouvelle? Je ne pressentais qu'une partie de sa volonté. Pouvais-je deviner à quelle folie de dévouement l'avait conduite sa fidélité pour ce criminel par amour, dont elle était restée la seule consolation, dans son désastre? J'avais très souvent entendu dire que le monde est rempli de romans cachés, plus fantastiques, dans leur réalité vécue, que les plus folles inventions des livres. Mais qu'une aventure comme celle-là fût possible;—qu'une femme de notre société eût poussé l'exaltation du sentiment jusqu'à consacrer la part la meilleure de son existence, des années durant, à un amant déchu;—(et de cette déchéance!)—qu'elle eût trouvé le moyen de lui apporter cette aumône de sa tendresse, dans sa prison, par des lettres qui l'avaient empêché de se tuer;—qu'elle les eût continuées, ces lettres, pendant qu'il accomplissait sa peine;—qu'elle l'eût revu, cet amant, cette peine accomplie;—qu'elle eût pu, non pas une fois, mais cent, mais mille, échapper à toutes les servitudes de son rang pour aller dans une maison perdue au fond d'un faubourg, passer une heure avec lui, le réconforter dans sa détresse, l'aider de ses conseils dans son relèvement moral;—que cet homme coupable d'un si grand crime, n'eût plus, sous cette[180] influence, nourri qu'une seule pensée: se montrer digne d'une telle amie, racheter un instant d'aberration par une vie tout entière consacrée à de bonnes œuvres;—et que les relations de ces deux êtres se fussent prolongées ainsi, de mois en mois, pendant des années, sous la menace d'un danger continuel, dans ce Paris de la fin du dix-neuvième siècle, si positif, si brutal...—non, ce roman-là, je ne l'aurais jamais même imaginé, et moins encore que l'héroïne fût la mère de mon mari, cette marquise de Chaligny qui m'avait tant séduite quand je lui avais été présentée, par sa grâce fine, son charme, sa douceur d'accueil, et maintenant j'écoutais frémir, dans sa voix de mourante, le martyre intime de ses tragiques amours:

—«... Quand tout fut découvert,» disait-elle, «il n'eut plus qu'une idée: me faire savoir pourquoi il avait cédé à cet égarement, obtenir mon pardon et mourir. J'ai sa lettre. Vous la lirez. Vous saurez alors ce que j'ai souffert... Ah! que j'ai souffert...! Il m'indiquait un moyen de lui répondre. J'obtins de lui qu'il vécût. J'obtins qu'il se laissât juger et condamner, quand il pouvait échapper par le suicide. Mais je ne voulais pas. Je l'aimais, et aussi je croyais. J'ai toujours cru, même quand je m'abandonnais à ce bonheur défendu... J'eus l'évidence, dès lors, que cette horrible épreuve était notre châtiment[181] à tous deux, et que Dieu ne nous punirait pas ailleurs, si nous acceptions de porter cette croix. Mais qu'elle fut lourde, et pour lui, à cette époque, et pour moi, qui devais écouter les commentaires du monde sur son action, sans avoir la liberté ni de le défendre, ni même de pleurer! On étouffa de l'affaire ce que l'on put, grâce à sa famille, pas assez pour que le compte rendu du procès n'arrivât pas au public... Et les années suivantes, pendant qu'il faisait sa peine, moi, je vivais dans le luxe, dans l'honneur, et je n'embrassais jamais son fils sans me dire: «le père est là-bas...»; sans le voir, lui, dans la maison centrale, que je connaissais d'après ses lettres. Il a toujours su me les faire tenir... Et puis, lorsqu'il en est sorti, et que je me suis retrouvée en face de lui, pour la première fois, depuis l'affreuse chose!... Allez. Je ne souffrirai pas plus demain, quand je passerai... Pendant qu'il était en prison, une ironie du sort voulut qu'il héritât, par la mort subite d'un cousin décédé intestat, d'une nouvelle fortune. C'est alors que j'ai pu le juger tout entier, en le voyant, redevenu libre, se retirer dans un quartier pauvre de Paris, sous un faux nom, et y commencer une existence de charité, qui n'a eu, pendant des années, d'autres événements que des recherches de misères à soulager, et que mes visites... Jusqu'à ce que j'aie été emprisonnée dans cette[182] chambre par la maladie, il ne s'est point passé de semaine, quand j'étais à Paris, où je ne l'aie vu une ou deux fois. Veuve, ces courses m'ont été faciles. Auparavant, elles étaient bien périlleuses. Je n'ai tremblé que pour Norbert... Ce que j'ai senti, d'ailleurs, importe peu. Ce qui importe, c'est que je vais mourir, et c'est mon désespoir qu'il apprenne ma mort ainsi... Voilà ce que j'ai voulu vous demander, Valentine, d'aller le voir quand je n'y serai plus, pour lui rendre des lettres d'abord que je n'ai pas eu le courage de détruire, et puis, pour essayer de lui adoucir le coup... C'est un vieillard maintenant, et un malade... Il a eu une attaque de paralysie, il y a plus d'un an. Il vous connaît. Il sait par moi ce que vous êtes, tout votre cœur, ce cœur pour qui j'ai tant d'estime. Je crois que je vous le prouve... Votre présence lui sera la seule douceur qu'il puisse recevoir... Et puis, si j'ai été bonne pour vous, si vous me gardez un souvenir, vous y retournerez quelquefois, pour l'aider à attendre le moment qui nous réunira...»

—«Je vous promets que je ferai ce que vous me demandez, ma mère,» ai-je répondu à travers des larmes. A ce seul souvenir, ces larmes coulent de nouveau sur ce papier; mais ce n'est pas de moi qu'il s'agit. Il faut seulement que j'ajoute ces autres phrases, qu'elle m'a dites encore:

—«Norbert doit toujours tout ignorer. Si[183] pourtant la fatalité voulait que vous fussiez très malade vous-même, et exposée à disparaître avant que son père ne fût mort, je vous demande de lui parler. Parlez-lui encore si Philippe réclame son fils à son lit de mort... Sinon, le silence!»


«J'ai transcrit cette conversation tout de suite, pour que si l'une des deux circonstances se produit, je puisse obéir vraiment à la pauvre femme. Je n'aurai qu'à faire tenir ce témoignage à Norbert. Ce ne sera plus moi, ce sera elle dont il entendra l'appel. Qu'il l'écoute, comme je l'ai écouté! Et qu'il me croie si je lui dis que j'ai pour elle, en ce moment où nous venons de vivre, âme contre âme, pendant cette heure d'agonie autant de vénération que de pitié!

«Elle m'a dit encore que M. de Rayneville, à cette date, habite rue Lacépède, no 11, sous le nom de Monsieur Dumont.

«Valentine.»

X

ÉPILOGUE

Il était quatre heures de l'après-midi quand le fils des deux héros de ce douloureux et mystérieux drame d'amour avait commencé de lire ces[184] pages, où les aveux de la morte se trouvaient rapportés avec une émotion que trahissaient l'écriture et la rédaction. La nuit était tout à fait tombée qu'il était encore là, tenant dans ses mains ces feuilles dont il ne pouvait pas se lasser de reprendre les phrases une par une. C'était comme si ces paroles prononcées dans les ténèbres de la chambre d'agonie lui arrivaient, en effet, de là-bas, du Père-Lachaise, et du tombeau, où il avait enseveli sa mère, bien peu de jours après qu'elle avait épanché les secrètes amertumes de sa vie dans cette confession suprême. Mme de Chaligny n'avait pas voulu qu'on la déposât dans la sépulture de famille. Elle s'était fait construire, de son vivant, dans la dernière année, un caveau particulier, en demandant que sur le fronton de la chapelle, son petit nom: Armande, fût seul gravé. Son fils s'était conformé à cette disposition du testament de sa mère, en y voyant un de ces caprices d'hypocondrie comme les maladies du foie, qui ébranlent si profondément le caractère, en produisent souvent. Il comprenait maintenant la raison cachée de ce désir. Il se rappelait que la tombe d'à côté était aussi toute neuve et sans aucun nom gravé encore sur le fronton d'une chapelle presque pareille à celle de sa mère. Il s'était étonné de cette similitude. On lui avait répondu que l'acquéreur de ce terrain avait fait copier le monument voisin, pour en avoir admiré[185] la simplicité élégante. Cet acquéreur, il le devinait, avait été M. de Rayneville. L'ami et l'amie avaient rêvé de reposer du moins dans deux tombes jumelles, ne pouvant être réunis dans le même caveau. Qui reconnaîtrait l'ancien homme à la mode du Paris élégant d'après la guerre, le condamné pour faux, sous cette appellation anonyme, ce nom presque impersonnel de Dumont, qui lui avait servi à déguiser sa personnalité depuis sa sortie de prison, qui lui servirait à déguiser la fidélité posthume de son dernier asile? Quand le fils irait désormais porter des fleurs, comme il avait fait au commencement de ce mois de novembre, sur le tombeau de sa mère, le tombeau de son véritable père se dresserait là près de lui, qui implorerait un regard, une pensée, un pardon... Les refuserait-il, ce pardon et cette pensée?... Non. Le changement que Valentine lui avait annoncé s'accomplissait en lui. Il lui devenait impossible de condamner ces deux êtres, dont il était sorti. Leur faute avait été si cruellement poursuivie par la justice vengeresse, attachée aux bonheurs défendus, que, même dans le cœur d'un étranger, la pitié eût noyé la sévérité. Comment un fils n'eût-il pas senti cette pitié surabonder en lui, ruisseler en larmes sur ce papier où se voyaient les taches faites par d'autres pleurs? Et ces traces rappelaient au mari de Valentine le tendre génie féminin[186] qui avait achevé de purifier une aventure, coupable à ses débuts, quoique avec tant d'excuses,—criminelle ensuite par l'égarement d'un de ses acteurs,—ennoblie plus tard, même dans ce crime, par la fidélité et la douleur. Mais elle n'était devenue absolument délicate que par sa femme. C'était vers elle qu'allait en ce moment toute son âme malade. En elle seule il pouvait se réconcilier entièrement avec la morte et le mort, de l'adultère desquels sa naissance l'avait rendu complice, malgré lui, rien que par son nom. Ils avaient fait pire. Ils avaient transmis à son être le plus intime les violentes contradictions de leurs actes et de leurs sensibilités. Ce qu'il avait en lui d'élevé et de fier, cet instinctif appétit de noblesse qui l'avait toujours fait souffrir du mensonge, dans sa trahison envers Valentine, il le leur devait. Le romanesque étrange de leur liaison démontrait assez que ces amants avaient du moins respecté leurs cœurs. Ils avaient été dans la passion et non pas dans l'intrigue et la galanterie. Sa faiblesse lamentable de volonté devant certaines tentations, c'était eux encore. Le péché de leur amour avait passé dans son sang, et aussi les émotions du danger qu'ils avaient dû subir pour se donner l'un à l'autre. Ce qu'il avait de farouchement timide en dérivait, et cette ombrageuse, cette maladive susceptibilité, l'obstacle dressé depuis tant d'années entre sa[187] femme et lui, après s'être dressé entre lui et sa mère. Pour que la mourante ne l'eût pas pris comme confident, à cette minute suprême, il fallait qu'il eût laissé grandir entre eux ces épaisseurs de silence que déchirent seules des catastrophes comme celle qu'il subissait... Voilà les idées qui se levaient de ces feuillets, déjà un peu jaunis, pour cet homme, soudain mis en face de la plus bouleversante des révélations,—idées encore mêlées et indéterminées, confuses et incertaines. Elles ne se dessinaient pas dans sa réflexion en si vives arêtes. Elles le possédaient déjà cependant, et elles se condensaient, elles se ramassaient dans une reconnaissance passionnée pour Valentine, dans un besoin de lui payer en tendresse, en culte, en révérence, tout ce quelle avait fait pour la mourante de la confession d'abord, pour le solitaire de la rue Lacépède ensuite, pour lui-même, Norbert, enfin! Le jeu naturel des événements allait trop vite lui fournir l'occasion de la prouver, cette gratitude, et, comme il arrive, quand on s'est placé dans certaines situations d'une ambiguïté insoluble, ce retour au respect de son foyer ne pouvait s'accomplir qu'aux dépens de celle qui le lui avait fait profaner.

A travers le va-et-vient de ces idées, et absorbé comme il était par l'évocation de sa mère, rendue vivante à nouveau dans ces paroles de son[188] agonie, il avait oublié où il était, et qu'avant le dîner sa femme recevait d'habitude dans ce petit salon. Les domestiques étaient entrés pour vaquer à leur service ordinaire, allumer les lampes, fermer les volets et les rideaux, préparer la table à thé. Norbert n'y avait pas pris garde. Il eût dû prévoir que Mme de La Node, après la manière dont il l'avait quittée ce matin, accourrait certainement aux nouvelles par cette fin d'après-midi. Le «petit six heures» de Valentine était un prétexte trop commode. Mais Norbert avait complètement désappris l'existence de sa maîtresse. Certains accidents de la destinée ressemblent vraiment à ces cataclysmes, au sortir desquels,—un incendie comme celui du bazar de la Charité, un tremblement de terre comme celui de la Martinique,—l'homme qui en réchappe devient, en quelques heures, un individu nouveau. La secousse, nerveuse et sentimentale à la fois, a été trop forte. Ce témoin d'un désastre presque déconcertant pour la raison ne pourra plus retrouver ni ses joies ni ses douleurs d'avant, ni jamais oublier la commotion subie. Il avait vingt-cinq ans ce matin, à présent il en a soixante, il en a cent. Il se jouait de lui-même et de la vie. Elle l'a ébranlée jusque dans son arrière-fond. Son insouciance est aussi finie que sa jeunesse. Un autre ne se connaissait pas, ni son propre cœur. Il allait se cherchant des émotions compliquées à travers[189] des expériences où il n'arrivait pas à se plaire vraiment. Ces facticités s'effacent d'un coup. Elles s'anéantissent, par la seule entrée en lui d'une impression si forte, si mordante, que rien n'a plus de saveur à côté. Ce dernier cas était celui de Norbert de Chaligny. Son intrigue avec Jeanne, où les sens avaient eu la plus grande part, ne pouvait plus l'intéresser, sinon comme un remords, après les heures brûlantes qu'il venait de vivre. Il ne se l'était plus même rappelée, cette intrigue, durant cette après-midi, que pour se reprocher amèrement d'avoir tant méconnu Valentine. Aussi lui fut-ce une surprise, toute mêlée de gêne et d'irritation, que de voir sa maîtresse entrer dans le petit salon de sa femme, comme elle y entra, sans se faire annoncer, et quand il avait encore dans les mains les feuilles dépositaires du terrible secret. Mme de La Node avait dépensé, elle, son après-midi en courses et en visites, avec cette idée fixe: «Chaligny est à la maison de la rue Lacépède... Que s'y passe-t-il?...» Toutes sortes d'hypothèses avaient tour à tour surgi devant sa pensée, depuis celle du meurtre, qu'elle avait de nouveau reprise et de nouveau chassée comme intolérable, pour descendre jusqu'à celle, beaucoup plus vraisemblable, et en partie conforme aux faits, d'une enquête auprès des boutiquiers voisins. Elle connaissait trop bien Norbert pour n'être pas sûre que, lui ayant[190] promis le silence auprès de Valentine, il tiendrait sa parole. Que risquait-elle à passer à l'hôtel Chaligny? Et elle y avait passé. On lui avait dit en bas que Mme la marquise n'était pas rentrée, mais que M. le marquis était là. Jeanne était donc montée, comme tant d'autres fois, soi-disant pour attendre sa cousine, en réalité pour avoir avec Norbert quelques instants de tête-à-tête, où elle le confesserait. Elle vit, dès le premier coup d'œil, qu'il continuait d'être bien troublé. Ce secrétaire d'autre part, avec son tiroir à demi-ouvert; ce coffret de cuir qu'elle savait appartenir à sa cousine, ouvert lui aussi; cette lettre dont elle ne reconnut pas l'écriture, car Norbert étendit aussitôt sa main sur la page; ce geste même, et le sursaut de surprise qu'il ne dissimula point,—ces divers signes s'accordaient trop bien à l'état de violence et de soupçon où elle avait laissé le mari jaloux. Elle crut qu'ayant échoué rue Lacépède dans son enquête autour de la maison suspecte, il avait pris le parti de forcer la cachette où Valentine enfermait sa correspondance. Il était en train d'y surprendre la preuve après laquelle le doute ne serait plus possible. Son passionné désir que sa rivale heureuse de tant d'années fût enfin perdue et à jamais éclata dans ce cri par lequel l'envieuse, à peine entrée dans la pièce, interrogea son amant:

—«Tu n'as rien pu savoir là-bas?... De qui est[191] cette lettre?... Valentine...»

—«Arrêtez-vous, Jeanne,» interrompit Chaligny en se levant, et sa main continuait de poser sur la lettre, pour la défendre, «Je ne peux pas vous permettre de me parler de Valentine... Vous vous êtes trompée...» continua-t-il avec une fermeté impérative et qui ne supportait pas la réplique. «Oui,» insista-t-il, «vous vous êtes trompée, dans ce que vous m'avez écrit et dit sur elle... Vous étiez de bonne foi. Je ne vous adresse aucun reproche. Mais je vous demande que jamais aucune allusion ne soit plus faite entre nous à des choses dont je dois ne plus même me souvenir pour continuer à m'estimer...»

Mme de La Node avait écouté cette protestation, pour elle si complètement inattendue, avec une stupeur qui, pendant une minute, la paralysa. Elle lisait, sur la physionomie de cet homme, qu'elle avait toujours trouvé hésitant et complexe, une résolution si nette, si vive! Par quels procédés la visiteuse du pavillon de la rue Lacépède avait-elle retourné cette volonté, si vacillante d'habitude, en ce moment si fixe? Jeanne n'avait aucune donnée qui lui permît de répondre à cette question. Absolument persuadée que sa cousine était coupable, comment lui eût-elle accordé, une seconde, le crédit de supposer ces procédés loyaux et sincères? A une amie qui serait venue lui demander conseil en pareille circonstance, elle[192] aurait, sans aucun doute, indiqué, comme la seule voie à suivre, une apparente condescendance à l'illusion d'un mari, complaisamment abusé malgré l'évidence. La haine contre l'épouse triomphante fut en cet instant plus forte chez la maîtresse que le génie de la ruse, et, avec un accent de mauvaise ironie, elle repartit:

—«C'est heureux que vous ne doutiez pas de ma bonne foi. Je vous en remercie... Ce que je vous ai écrit et dit, pour parler comme vous, je vous l'ai écrit et je vous l'ai dit, pour qui? Pour vous... Il vous plaît de ne plus en tenir aucun compte, après vous être mis, à ce sujet, dans un tel état que vous m'avez fait peur. Je ne suis venue ici, ce soir, qu'à cause de cela, et parce que j'étais inquiète de votre violence. Valentine a été assez adroite pour réussir où j'ai échoué. Elle a calmé votre fureur. Tant mieux pour elle!... Mais vous, de votre côté, souvenez-vous bien que le jour où vous voudrez me reparler d'elle et des prétendues révélations qu'une parente ou des amis lui auraient faites, je ne vous laisserai pas aller plus loin. J'en ai assez d'être toujours sacrifiée...»

Norbert la regarda sans lui répondre. Il venait de communier avec une âme magnifique dans une de ces crises où l'extrême douleur exalte en nous comme un nouveau sens, auquel toute sincérité est perceptible et tout mensonge. Il apercevait[193] à cette minute, avec une évidence affreuse, le fond même du cœur de Jeanne:—la passion de cette femme pour lui n'avait jamais été faite que de sa haine pour Valentine!—Sa longue faiblesse lui interdisait des reproches qui, émanant de lui, eussent été aussi ridicules qu'odieux. Sachant, d'autre part, ce qu'il savait maintenant, rien que d'entendre sa maîtresse prononcer le nom de cette femme admirable lui semblait une profanation, contre laquelle son honneur protestait. Il se résigna donc à se taire, pour marquer mieux sa volonté de couper court à une explication insoutenable, et il commença de mettre de l'ordre dans le secrétaire, replaçant les feuilles du «Témoignage» dans leur enveloppe, cette enveloppe dans le coffret, et comme il refermait le coffret lui-même avec la petite clef d'or, Jeanne, qui avait vu depuis des années cette petite breloque au bracelet de Valentine, éclata soudain de ce rire insolent qu'elle avait eu ces derniers jours, à deux reprises, on l'a vu. A ces deux reprises, Norbert avait sursauté sous l'outrage. Cette fois encore, il frémit et ses mains tremblèrent. Mais pas une question n'échappa de ses lèvres, à laquelle l'autre pût rattacher une nouvelle insinuation. Aurait-elle eu, si ce tête-à-tête s'était prolongé, l'audace de braver la colère contenue dont elle voyait son amant dévoré? Que cette clef fût entre les mains du mari qu'elle avait laissé follement[194] soupçonneux, qu'elle retrouvait si étrangement rassuré, après des indices si accusateurs, c'était la preuve, pour elle, qu'une scène avait eu lieu entre les époux. Pressée par Norbert, Valentine avait employé cette ruse dernière des femmes traquées: exiger une inquisition, réclamer que leurs papiers intimes soient fouillés pendant leur absence. Elles ont tout préparé, pour que cette recherche aboutisse à un aveuglement définitif de leur dupe. Jugeant sa cousine à sa propre mesure, Jeanne de La Node interprétait de la sorte un revirement, si extraordinaire qu'elle n'y avait pas cru d'abord, qu'elle y croyait à peine. Allait-elle articuler cette nouvelle accusation et provoquer, de la part de cet homme qui, résolu à rompre avec elle, se contraignait pour ne pas la brutaliser, une explosion de révolte et de mépris? L'arrivée inopinée de Valentine elle-même vint épargner à l'envieuse cette mauvaise action. Inquiète de son mari, qu'elle savait en train de lire cette confession de la morte, et tout épuisée d'avoir accompli, rue Lacépède, un funèbre devoir, la noble femme avait tressailli d'une suprême douleur quand elle avait su que Jeanne l'attendait.—On se souvient qu'elle s'était débattue pendant des heures, depuis que sa tante Nerestaing lui avait parlé, contre des preuves indiscutables. (La Node avait communiqué à la douairière, entre autre pièces, un rapport d'une[195] agence, précisant le nom d'un hôtel de province où les deux amants avaient passé deux jours, et la date. Cette date était exactement celle d'un voyage simultané qu'avaient fait Norbert et Jeanne.) Puis le bruit de voix échappé du petit salon et la volte-face de son mari averti avaient eu raison des derniers doutes de la confiante Valentine.—On se souvient encore que dans cette âme tout dévouement, toute générosité, la vision de la souffrance du fils si terriblement éclairé sur sa mère avait été toute puissante. La pitié l'avait emporté. La morsure de la jalousie l'avait reprise à son seuil, si aiguë qu'elle hésita pour entrer dans la pièce où causaient les deux coupables. Son émotion avait été telle qu'une minute elle s'était appuyée contre le mur, dans le corridor qui précédait le petit salon. C'est alors que, se rappelant l'étreinte dont la main de son mari avait serré sa main, d'abord à la descente du fiacre, quand la nouvelle de la mort de M. de Rayneville leur avait été annoncée brusquement, puis auprès du fauteuil où l'ancien ami de Mme de Chaligny était étendu, immobile à jamais, elle sentit de nouveau combien cet homme, faible et passionné, avait besoin d'elle. En même temps,—car elle était femme,—le désir la prit de lui prouver la noblesse d'un cœur qu'il avait méconnu, en présence même de celle pour laquelle il l'avait méconnu. Elle se dit:—«Je ne dois pas savoir[196] ces vilenies. C'est ma seule vengeance...» Et elle trouva l'énergie de pousser la porte du salon et de saluer Mme de La Node des mêmes mots qu'elle eût employés, huit jours auparavant, lorsqu'elle ne soupçonnait réellement rien:

—«Je suis en retard, c'est impardonnable pour une femme qui n'a pas de jour... Tu m'excuseras, Jeanne... Mais tu aurais dû préparer le thé. Veux-tu le faire pendant que je vais ôter mon chapeau?»

—«Je suis un peu pressée,» répondit l'autre. «J'étais seulement venue demander de tes nouvelles. Je m'en vais. Je suis moi-même attendue rue Barbet et en retard.» Et, regardant Norbert avec des yeux d'une impudeur et d'une dureté singulières: «Ton mari était si impatient de te voir rentrer que je suis évidemment de trop...» Elle fixa sa cousine d'un regard où brûlait son ancienne haine, exaspérée par l'échec, inattendu et pour elle inexplicable, d'une attaque où elle avait tant cru triompher. Il y avait aussi dans ce regard une pire ironie et plus insultante, celle d'une femme qui, mentalement, dit à une autre: «Tu peux mettre dedans cet imbécile, mais moi, non, ma petite...» Et tout haut: «Je suppose que vous avez beaucoup de choses à vous raconter. Je vous laisse aux joies du ménage...»

Elle sortit sur cette parole qui, dans sa bouche, avait une si insolente signification. Norbert et[197] Valentine avaient également senti la cruauté voulue de ce persiflage. Ils restèrent quelques instants sans se parler; puis, s'agenouillant devant sa femme, et lui prenant les mains dans ses mains jointes, le mari infidèle dit presque tout bas:

—«Sera-ce assez de toute ma vie pour tout te payer?...»

—«Me payer, et de quoi?» répondit-elle. «De ce que je t'ai aimé sans savoir te le montrer? Tu le vois maintenant. Je ne suis pas à plaindre.» Et elle ajouta, forçant Norbert à se relever et appuyant sa tête lassée sur l'épaule de cet homme qu'elle sentait enfin à elle: «Ceux qu'il faut plaindre, ce sont ceux qui se sont aimés sincèrement et qui n'en avaient pas le droit; ceux qui n'ont pu être vrais avec eux-mêmes sans mentir aux autres... Les plains-tu?» implora-t-elle.

—«Je les plains,» répondit-il, et dans l'émotion inexprimable de tant de tristesses et de tant de remords, de tant de magnanimité et de tant d'erreurs, ces deux êtres échangèrent le premier baiser d'amour qu'il eussent l'un et l'autre donné et reçu.

 

Cette histoire d'un romanesque épisode, déroulé dans le monde le moins romanesque qui soit, la haute société parisienne, ne serait pas complète si le chroniqueur ne transcrivait pas—sans commentaires, comme on dit en style de[198] gazette—ce bout de dialogue surpris un soir du printemps dernier, au théâtre dans l'arrière-fond d'une baignoire où il figurait, à son habitude, moins pour la pièce jouée sur les planches (c'était d'ailleurs une apologie en règle de l'union libre), que pour celle ou celles qu'il pouvait deviner dans la salle. L'une des interlocutrices était Mme de Bonnivet, déjà nommée, et Saveuse, déjà nommé aussi. Ignorant l'un et l'autre qu'ils parlaient devant un témoin autrement renseigné qu'eux-mêmes, ils potinaient:

—«Vous savez la nouvelle?», disait-il, «Mme de La Node épouse un Américain extrêmement riche, un M. Harris, de New-York, le cousin du premier mari de la princesse d'Ardea.»

—«Ça, c'est d'une amie,» répondait-elle. «Si elle vit aux États-Unis, nous n'aurons pas une femme divorcée de plus à recevoir ou à ne pas recevoir, suivant les jours. Est-il bien au moins, cet Harris?»

—«Un charmant homme, joli garçon et très amoureux d'elle,» dit Saveuse.

—«Allons! Tant mieux!» reprit Mme de Bonnivet. «Vrai. Elle avait bien droit à un peu de bonheur après que Chaligny l'a lâchée si indignement. Nous allons le revoir, ce triste personnage. Maintenant que Jeanne quitte Paris, Valentine lui permettra peut-être d'y revenir. Douze mois de campagne depuis l'an dernier et un enfant, je[199] trouve ça dégoûtant d'indiscrétion. Peut-elle mieux apprendre au monde qu'elle était trompée et qu'elle a pardonné?»

—«Vous ne savez donc pas,» insista Saveuse, «qu'ils ne s'appellent plus ou ne vont plus s'appeler Chaligny. Ils sont en instance pour relever le nom de Nerestaing...»

—«A cause du château. Ça, c'est trop snob,» répliqua-t-elle en ricanant.


Il y a quelque chose d'aussi profond que les eaux tranquilles et que les belles âmes silencieuses. C'est l'ignorance ou la méchanceté des amis du monde et surtout des amies.

Décembre 1902.






LES PAS DANS LES PAS



A Carlo Placci.





Quand j'étais enfant, j'ai lu quelque part cette[203] légende d'une âme du purgatoire: elle ne devait entrer au ciel qu'après être revenue sur la terre à tous les endroits où, vivante, ses pas s'étaient posés, afin d'effacer toutes les traces de ses démarches coupables, afin de recueillir tous les vestiges de ses actions vertueuses. Que de fois je me suis rappelé ce symbole, en constatant que dès ce monde le sort nous force de remettre sans cesse nos pas dans nos pas, et il nous faut retrouver, aux détours désappris de nos anciens chemins, le fantôme de l'homme que nous fûmes un jour! Le plus souvent ces rencontres trop précises avec le passé n'ont d'autre effet qu'une émotion, aussitôt exorcisée qu'éprouvée. Il y a une impérieuse magie du réel, célébrée par Gœthe. «Le présent,» disait-il, «a tous les droits!...» Oui, pour un héros de l'action, robuste comme lui. Pour certaines sensibilités, au contraire, ou[204] plus fines ou plus faibles, ces soudaines rentrées sur les routes de jadis deviennent l'occasion de drames intimes d'une mélancolie singulière. Ce sont six tragédies morales de cet ordre que j'ai réunies et appelées, par ressouvenir de cette lointaine légende: Les pas dans les pas.

LE COB ROUAN

[205]

I

Ils sont nombreux, très nombreux, les Parisiens et les étrangers qui ont reçu, ces temps derniers, la lettre de faire part de la mort d'Hippolyte Perron-Duménil. Ayant débuté dans le monde aux environs de 1860, et n'ayant pas cessé, jusqu'au moment où il tomba malade, en décembre 1902, de figurer dans tous les endroits où la mode veut que l'on s'amuse, qui cet homme spirituel et si fin ne connaissait-il pas? Je dis: qui ne connaissait-il pas? Car ses yeux aigus ne se trompaient guère sur les gens, tandis que lui-même, le causeur volontiers sceptique, était connu dans la vérité de sa nature, par si peu de personnes! Le hasard d'une rencontre m'ayant révélé un trait follement romanesque de cet aimable railleur, l'idée m'est venue de relater cette déjà lointaine rencontre. Ce sera ma façon de lui rendre hommage, puisque, absent de Paris, je n'ai pas pu suivre son convoi. Cette histoire[206] ne ressemble guère aux propos qui se sont certainement tenus sur le défunt lors de cet enterrement. Pour le public, Perron-Duménil, avec son joli tour de conversation, n'était pourtant qu'une variété du type immortel si merveilleusement croqué par Molière: Le Bourgeois gentilhomme. Oh! la plus rare, la plus délicate des variétés, un bourgeois gentilhomme si avisé qu'il avait trouvé le moyen d'avoir du goût dans un personnage qui risque si aisément d'être ridicule! Jugez-en: fils d'un avocat d'affaires qui se trouvait avoir rendu un signalé service à M. de Morny, Perron est entré dans la société par le salon du célèbre duc, et il a su manœuvrer de manière qu'il a vécu et qu'il est mort membre du Jockey! Il est vrai qu'il datait d'une des élections du siège. Que j'ai entendu souvent des malveillants se faire un succès aux dépens de ce causeur envié,—quand il n'était pas là,—en racontant qu'il avait traversé les lignes prussiennes pour venir poser sa candidature dans le seul ballottage où il eût quelque chance d'être élu! C'était une calomnie, car il s'était engagé, fort bravement et fort simplement, dès le début de la guerre, et s'il se trouvait dans la garnison de Paris, c'était fortuit. Il a profité de la chose, et il a passé, grâce à un parrainage bien choisi. On peut trouver que c'était là penser à de bien frivoles intérêts dans une heure bien tragique, mais son admission dans le plus[207] aristocratique de nos cercles n'ayant pas empêché le nouveau membre de recevoir une balle à Montretout, comment le blâmer d'une petite ambition sociale, associée au plus mâle courage? D'ailleurs, si vous l'avez pratiqué, vous a-t-il jamais fait une allusion qui vous laissât entendre qu'il fût «du club»? A-t-il davantage essayé, lui qui fréquentait intimement chez les duchesses, de détacher le «du» de son second nom, et d'intercaler une «s» entre l' «e» et le «n» de Ménil? Perron du Mesnil, c'était bien tentant. Il est resté Perron-Duménil comme feu son père, ce qui ne l'empêchait pas, tout comme le Monsieur Jourdain de la comédie—quel trait d'un maître!—d'avoir les prétentions les plus plébéiennes aux sports nobles. Seulement Monsieur Jourdain y est grotesque, et Perron-Duménil y excellait. Il a été un escrimeur impeccable, un premier fusil, un bon paumier. Il a eu le bouton d'un des grands équipages de Seine-et-Marne, le tout avec cet air d'amateur qui convient «aux gens de qualité, lesquels savent tout sans avoir rien appris». Perron-Duménil, lui, avait tout appris, avec une application si dissimulée qu'il semblait «né» tout ce qu'il était devenu. Il s'était fait «amateur» en art, également, ayant découvert que, de nos jours, une collection vaut un titre. Il a travaillé dans une partie rare, et pas trop coûteuse: les dessins des maîtres français du dix-neuvième siècle. Il en[208] avait un musée, petit mais choisi, qu'il a légué à Chantilly, par souvenir d'une amitié princière. Et voilà encore une de ses supériorités: la «vente» profitable répugnait à son personnage. Sa collection l'avait mis en rapport avec bien des peintres et des sculpteurs; pas un qui puisse l'accuser d'une de ces «carottes» habituelles aux Mécènes du monde. Il a mené bien des dames de la société dans des ateliers, pour ces visites aux tableaux ou aux marbres inédits dont elles sont si friandes. Pas une qui puisse l'accuser d'un de ces brocantages fructueux en portraits et en bustes, autre procédé favori des Mécènes!

Ce sont là des qualités exquises,—on peut les posséder au plus haut degré et n'être en aucune manière un héros de roman.—Et pourtant!... Avoir du goût comme en avait Perron, c'est aussi avoir l'esprit très délicat et une perception très aiguë des nuances. C'est donc goûter la vie dans sa vérité, et contrairement au préjugé qui veut que tout passionné soit un imaginatif, j'oserai affirmer qu'il est au contraire un réaliste et qu'il sent d'autant plus fortement s'il sent plus juste. Cette loi fut en tout cas exacte pour le séduisant compagnon dont je viens d'esquisser un «crayon» tout extérieur. Voici maintenant l'anecdote sentimentale où il fut mêlé d'une manière qui n'étonnera pas ses quelques intimes.

II

[209]

La rencontre qui m'initia aux côtés les plus cachés de cette sensibilité si discrète remonte à dix ans tantôt. Je passais l'hiver près de Toulon, et ma principale distraction était d'aller chasser dans ces pittoresques marais de la presqu'île de Giens, en face d'Hyères, qui donnent, par les journées embrumées de janvier,—il y en a même en Provence,—un aspect de paysage de l'Ouest à ce coin si méridional. A franc parler, cette chasse n'était le plus souvent qu'un prétexte à longues promenades sur les grèves et sous les pins de l'admirable presqu'île, où je déjeunais solitairement. Je redescendais ensuite à la Tour-Fondue, en face de Porquerolles, prendre une diligence qui faisait alors, l'après-midi, la correspondance entre Toulon et le bateau des îles. Existe-t-il un paysage sur la Rivière qui surpasse en charme de sauvagerie douce cette anse de la Tour-Fondue?... C'est un fortin ruiné, dont les fondations sont habillées de cette verte et forte plante grasse que les gens du pays appellent «sorcies», ou pieds de sorcières. En face, et par delà une passe de deux mille mètres, le petit village de Porquerolles détache ses maisons claires sur la masse sombre de[210] l'immense bois qui couvre toute l'île. Du côté de Giens, au contraire, dévalent des pentes revêtues de grands anthémys en fleurs, d'odorants narcisses, de larges violettes. De hautes cannes séchées servent de haies. On se croirait sur une des plages de Péloponèse, tant l'endroit est solitaire et peu touché, la mer intime et libre, l'air transparent, le vent mordant et léger, la côte découpée et hospitalière, et l'on s'étonne que le vieux matelot provençal, qui manœuvre ce bateau des îles, ne vous crie pas, en jetant son amarre et sautant sur le rocher, le «kalimera» de Patras, au lieu du «bonnjoû» de Toulon...

Ce matin-là, j'avais accompli ce programme de la chasse-prétexte avec une telle conscience que je n'avais même pas tiré un coup de fusil. Mon carnier était parfaitement vide lorsque vers les deux heures j'arrivai à la Tour-Fondue. Je m'assis, comme d'habitude, sur une des pierres du vieux bastion, et tout en écoutant la plainte de la mer, je regardais la grosse barque du passeur s'approcher à pleines voiles. Je ne me doutais guère qu'une des trois personnes dont j'apercevais les silhouettes au-dessus du bastingage de ce «courrier des îles» était de ma connaissance... Je crois voir encore le rapide glissement du bateau, le détail de plus en plus distinct de ses agrès, la subite inclinaison de la grande voile. Cette manœuvre découvrit soudain les passagers, et,[211] avec une stupeur si entière que je faillis n'en pas croire mes yeux, je reconnais Perron!... C'était bien lui!... Par derrière la large face tannée et comme gaufrée de rides du patron de la chaloupe, et à côté d'une indigène de Porquerolles chargée de paniers, c'était bien, sous la clarté brillante de cette après-midi méridionale, cette physionomie expressive du spirituel compagnon à côté duquel je m'étais assis à d'innombrables dîners. C'était bien ce visage maigre, auquel une savante entente de la coiffure, de la moustache et de la barbiche donnait un peu un masque à la Clouet. C'étaient ces yeux bruns et agiles qui observent tout, cette bouche sinueuse d'où un mot gai va partir, ce corps resté si souple par la vertu de l'exercice, et aussi par ce don que les Parisiens de cette espèce ont de n'avoir leur âge que pour mourir. C'était cette tenue de l'homme vraiment élégant, désespoir des imitateurs, qui faisait qu'avec un feutre rabattu par devant contre le soleil, un pardessus en étoffe rugueuse contre les paquets de mer, et des bottines jaunes à grosses semelles contre les cailloux des mauvaises routes, un Perron-Duménil, à tout près de cinquante-cinq ans, gardait une tournure de seigneur. Lui aussi m'avait reconnu, avec moins d'étonnement car il me savait sur la Côte, et, me sembla-t-il aussitôt, avec moins de plaisir. Pourtant lorsqu'il eut sauté du bateau à terre, sans s'aider du bras du passeur, malgré son[212] demi-siècle dès lors très révolu, sa poignée de main fut aussi cordiale qu'à l'ordinaire, et comme à l'ordinaire il eut ce petit flegme un peu affecté qui était le sien—la note britannique de l'homme de «sport».

—«Vous ici!» m'étais-je écrié. «Avouez tout de même que pour un hasard, voilà un hasard, et bien extraordinaire...»

—«Mais pas si extraordinaire,» répliqua-t-il. «Je vous savais près de Toulon. Je me proposais même d'aller sonner à votre porte et de vous dire un bonjour, demain, avant de repartir pour Nice, où l'on m'attend...»

—«Et quand êtes-vous arrivé?» lui demandai-je.

—«Il y a deux jours,» répondit-il, et, coupant court d'avance à ma question: «Je ne vous ai pas prévenu pour ne pas vous déranger. J'ai bien fait,» insista-t-il, en montrant mon fusil: «j'aurais gêné votre chasse. Et vous,» et il hocha sa tête malicieusement, «peut-être la mienne...» Et il conclut: «Ce n'est pas tout à fait la même...»

—«Je parierais qu'il s'agit d'une trouvaille pour le musée?» interrogeai-je.

—«De celui de la rue de La Baume?» fit-il. C'est son adresse de Paris. «Pas le moins du monde. Ne pariez pas. Vous perdriez. Il s'agit de ce musée-ci,» ajouta-t-il, en se touchant le front.[213] Il s'interrompit de cette phrase énigmatique pour régler le montant de son passage au patron de la barque qui prenait congé de lui, avec l'«assent» que vous entendez:

—«Vous l'avais-je juré mon billet que nous serions à la Tour en avance sur la diligence? Il y a trente-cinq ans que je fais la navette entre l'île et la côte. Je ne suis pas arrivé plus de sept fois après «eusse». Je les ai comptées... Et il y en a de la mer par les gros temps, monsieur, ce qu'il y en a!... J'ai été marin, monsieur. J'ai doublé le cap Horn en 50, la Bonne-Espérance en 52, tous les mauvais endroits. Des vagues comme dans ce goulet de Porquerolles, je n'en ai jamais vu... Je vole dessus avec ça,» et il montra sa chaloupe, «comme un oiseau...»

—«Un oiseau du Midi», fit Perron.

—«Té! monsieur, vous croyez que je blague!...» répondit le Provençal, en riant fort et le premier d'une innocente épigramme qu'il avait comprise. Avec ou sans le «Kalimera», tous ces riverains de la Méditerranée sont des Grecs, par la rapidité et la subtilité de l'intelligence. «Ça n'empêche pas que nous sommes là depuis un quart d'heure, et qu'«eusse» ils pointent seulement au haut de la côte...» Une antique patache, peinte en jaune, apparaissait, en effet, à cinq cents mètres, et commençait de descendre le ruban de la route, presque bleu sous cette[214] lumière, qui réunit cette pointe extrême de la presqu'île au grand chemin de Giens à Hyères. Non moins bon Méridional que le marin lui-même, le cocher qui conduisait cette lourde diligence avait lancé ses trois chevaux à cette descente. C'est au grand trot, le fouet claquant, comme un dévorateur d'espaces, qu'il dévala vers nous, sans voir encore la barque amarrée dans l'anse. Le patron, lui, mettant ses deux mains en porte-voix, cria, aussitôt qu'il fut à portée:

—«N'esquinte pas tes rosses, Baptistin. Ton «Pernod» est déjà payé... Et le mien aussi,» ajouta-t-il. Son œil finaud cligna entre ses paupières, sur lesquelles l'âge avait déposé de doubles épaisseurs de chair, et, sur cette allusion à une gageure quotidiennement gagnée qui lui assurait son verre d'absinthe sans débours, il se dirigea vers une baraque en bois, à demi-dissimulée par les cannes. Une enseigne mirifique s'y étalait, tracée grossièrement au pinceau, et avec de la couleur rouge: «Bar-Épicerie des Iles d'Or...»

—«Tout finit par des apéritifs, dans ce pays,» me dit mon compagnon en regardant s'en aller le marin, qui marchait vers la boutique en roulant des jambes—ces vieilles jambes où il tenait tant d'années de mer: «Et l'on parle des ravages de l'alcoolisme! Il a soixante-dix ans. Quel beau vieillard!...»

—«Pour de la couleur,» répondis-je, «il a[215] de la couleur! Mais ce n'est pas de lui tout de même que vous parliez, quand vous m'avez dit que vous étiez ici à cause du musée,» et, faisant le même geste que lui tout à l'heure, «si j'ai bien compris votre façon de poser votre doigt sur votre front...»

—«Ah! le musée vous intrigue?» fit-il en riant, «j'appelle ainsi mes souvenirs. Et c'est un joli souvenir que je suis venu retrouver ici, tout bêtement.»

—«Vous connaissiez donc déjà ce pays?» lui demandai-je.

—«J'y ai passé deux mois d'hiver, voici dix-sept ans,» répondit-il. «Préparez-vous à être plus étonné que tout à l'heure, quand vous m'avez reconnu dans le bateau du passeur. J'ai failli m'y marier...»

—«Je comprends: d'avoir échappé au péril conjugal, c'est là le joli souvenir?» interrogeai-je.

—«Non,» dit-il, «mais d'avoir été assez amoureux ou de m'être cru assez amoureux pour avoir l'idée de cette folie... Et, à ce propos,» continua-t-il si vite que je n'eus pas le temps de le questionner davantage, «vous savez qui épouse...» Et il me cita le nom d'un de nos amis communs, dont les journaux m'avaient, en effet, annoncé le mariage. J'avais espéré une confidence. Ce sont nos vraies chasses, à nous autres écrivains. Perron-Duménil en avait eu la tentation[216] une seconde, puis il y répugnait,—l'un et l'autre, impulsivement, comme il arrive, fût-on un individu aussi surveillé, aussi «pioché» que lui. On allait commencer de se raconter, et soudain une pudeur vous arrête court qu'il faut respecter. On ne provoque pas certaines effusions. Il convient de leur laisser leur temps. Quoique ma curiosité fût très vive de savoir le détail du mystérieux roman que supposait ce pèlerinage à ces paysages ignorés de Provence, je n'essayai pas de ramener de ce côté la conversation. Nous nous mîmes à échanger toutes sortes de propos parfaitement impersonnels, causant de celui-ci et de celle-là, de livres nouveaux et de pièces de théâtre, que sais-je? Nous allions et venions sur l'étroite berge, en attendant que les «apéritifs» de trois heures fussent bus et que la diligence repartît au trot de ses trois haridelles efflanquées. Le conducteur leur avait donné de quoi manger dans leurs musettes de toile, affichant ainsi son intention de ne reprendre la route que sa soif bien apaisée. Je ne soupçonnais guère, et mon compagnon pas davantage, qu'un des trois misérables canassons, chargés de voiturer les voyageurs et les paquets de cette crique à Toulon, s'était trouvé mêlé, comme acteur, à ce «joli souvenir», épars, pour l'homme de cinquante-cinq ans, entre Porquerolles et les orangers d'Hyères!...

III

[217]

Baptistin avait reparu sur le seuil du bar-épicerie. Avec une familiarité toute semblable à celle du maître de la barque, il nous annonça le départ imminent de sa diligence:

—«Ce sera vite fait de charger,» nous dit-il, «il n'y a rien ni personne. Et penser qu'à certains voyages l'essieu crie du poids des marchandises et des gens! Aujourd'hui tout est à vous, messieurs. Si je ramasse quelques lapins en cours de route, ce sera ma veine... Préférez-vous l'intérieur ou la banquette?»

—«C'est à vous de répondre,» dis-je à mon camarade. «Comment avez-vous voyagé ce matin?...»

—«J'ai pris une voiture particulière, que j'ai renvoyée très sottement. On m'avait conté que j'aurais un bateau à vapeur de Porquerolles à Toulon. Je comptais revenir par là. Toujours le Midi! On m'avait trompé, pour rien, pour le plaisir—pour mon plaisir, puisque je vous ai trouvé. Escaladons la banquette, voulez-vous? Nous aurons le panorama d'Hyères et de sa rade, tout le temps, à la descente. Il en vaut la peine...»

Nous voilà donc assis sous la bâche et juste au-dessus[218] du siège du cocher, lequel sortit une dernière fois de la guinguette, en roulant à peu près autant que notre ami le batelier, qui avait doublé le cap Horn en 50. Les raisons de ce roulis-ci étaient moins rassurantes. Au temps qu'il mit à débarrasser ses bêtes de leurs musettes, à la difficulté de son ascension sur le marchepied de l'échelle, à l'embrouillement de ses guides dans ses mains hésitantes, nous eussions eu le droit de redouter sa conduite, n'était que de notre haut observatoire nous constations chez les trois chevaux des anatomies de tout repos. Ils étaient si maigres, si efflanqués, avec des croupes si aiguës, des os si visibles sous la peau, que la possibilité de l'accident s'évanouissait à les regarder... Mais, dans cet étrange pays, les animaux et les personnes dérouteront toujours notre observation du Nord. Ces trois squelettes à crinières et à quatre pieds n'eurent pas plutôt senti le coup de main sur leur mors, qu'ils enlevèrent la vieille guimbarde, retentissante d'un bruit de ferrailles et de vitres mal assujetties, avec l'allégresse la plus déconcertante.

—«Ils ne nous laisseront pas en route, sûr,» nous dit Baptistin en claquant son fouet et se tournant vers nous. «Ils en ont, un sang!... Le patron les achète toujours à fin de saison, à des étrangers. Ces trois-là sont des anglais, et un cheval anglais, quand il a mangé notre avoine,[219] c'est du vent qui a goûté du feu... Ça va!... Ça va!... Croiriez-vous que celui-là, à gauche, le rouan, attrape une bonne pièce de vingt-trois ans. Et il en prend encore son plein collier... Et connaissant avec ça, péchère!... Regardez ses oreilles, quand je lui parle: Té! va donc, Miomandre...»

—«Il s'appelle Miomandre,» demandai-je, «quel singulier nom?...»

—«Ce n'est pas un nom d'animal, sûr,» reprit l'homme en haussant les épaules. «Et celui du milieu qui s'appelle Smith et l'autre Tardieu!... C'est des noms de gens. Une manie de M. Besse, le patron. Quand il achète un cheval, il le baptise d'après son propriétaire. Smith, c'était un Inglish, un général, qui vivait dans le Ceinturon; je vous montrerai sa maison en passant. Il est mort d'une attaque. On a tout vendu à la criée. Il avait cette bête depuis quinze jours. Elle était arrivée d'Angleterre par eau. Elle n'avait pas cinq ans. Le patron l'a eue pour cinq cent cinquante francs. Le général l'avait payée trois mille!... Il ne l'avait pas attelée trois fois. Mille francs la promenade. Té! ce n'est pas donné.

—Tardieu, c'était un médecin, venu pour une saison. Il croyait prendre le client, avec cette jument qui esteppait plus haut que sa tête. Le pôvre!... Un médecin de plus ici, où rien que de respirer cet air, goûtez-le-moi, on est guéri!...[220] C'est sa bourse qui l'est devenue, malade. Le patron lui en a tiré, un coup de fusil! Pour trois cents, et cinquante au cocher, il a eu la bête. Et elle lui en a rapporté, des billets de mille. Il la faisait courir au sulki. Aujourd'hui elle traîne la diligence. Misère de nous, quand on devient vieux!... Et Miomandre, lui, s'il pouvait causer, il vous en conterait une vie de cocagne, quand il était cheval de dame! C'étaient des gens de Paris qui l'avaient. Ils l'ont mené ici trois ans. Ils soignaient un parent qui devait épouser leur fille. La demoiselle montait ce cheval. Son frère l'accompagnait. Elle s'est mariée avec le malade. Et c'est elle qui est morte, d'une fièvre qu'elle a prise, trois mois après ce mariage. Son mari est mort aussi, presque tout de suite. Il s'est tué de désespoir. On a tout vendu, et vite, vite, vous comprenez... Le patron a payé Miomandre, plus cher, six cents francs. Mais ils ont été bien placés!... Il y a quinze ans au moins de tout cela, et il travaille encore... Vous me direz: il est millionnaire, alors, votre M. Besse... Té! Que non. Il y a la concurrence de Hyères, d'abord. Nous sommes deux diligences pour ce service de la Tour. Nous n'allions que jusqu'à La Garde d'où est M. Besse. Il nous faut aller à Toulon, maintenant. Et voyez, je suis vide... Et puis la casse! Il y en a dans la partie, sûr, et nous en avons mené abattre, des bêtes, que nous avions depuis un mois!... Plus de cent!...[221] Mais ils s'endorment!... Hue donc, Smith! Hue, Tardieu! Hue, Miomandre!...»

Je n'aime rien tant que ces discours populaires qui ramassent en quelques phrases le raccourci d'un petit monde: ce patron de voitures, ce Besse, immobile dans son village de La Garde comme une araignée au centre de sa toile, et agrippant, au bon moment, les bêtes importées par ceux que Baptistin, en brave moco, appelait «les étrangers»,—les trois tragédies résumées dans l'histoire de la vente de ces trois chevaux,—ces trois chevaux eux-mêmes, ces restes d'excellents serviteurs, besognant jusqu'à la mort dans les brancards d'une voiture publique, après avoir été soignés, mignonnés, ménagés,—les tarasconades de l'ivrogne, son humour attendrie, qui plaignait vaguement la mélancolie du sort des bêtes et les traitait bien;—tout m'avait charmé dans son récit. J'en avais oublié mon compagnon, et je demeurai bien étonné de sentir sa main se poser sur mon bras, comme je me préparais à pousser le cocher pour qu'il continuât son pittoresque propos. Je me retournai. Je vis que cette physionomie si avenante, si sociable, exprimait une contrariété poussée jusqu'à la douleur:

—«Vous souffrez?» lui demandai-je vivement.

—«Ne faites pas davantage parler cet homme,» me dit-il tout bas, «je vous expliquerai pourquoi...[222] Mais, pour Dieu! qu'il se taise!...»

Il avait proféré cette prière avec une expression si impatientée de tous ses traits, l'énervement où je le voyais, contrastait si fort avec la légèreté coutumière de ses ironies que je lui obéis. Quoiqu'en me parlant du «joli souvenir» qu'il avait voulu retrouver entre Hyères et Porquerolles, il ne se fût pas départi de son ton d'«homme de goût,» cette histoire,—sa réticence subite me l'avait prouvé—lui tenait au cœur plus profondément qu'il ne l'avouait et peut-être ne se l'avouait. D'ailleurs, aurait-il fait cette excursion mystérieuse, tout seul, dans ces parages peu fréquentés et peu confortables, si ce projet de mariage manqué, dont il m'avait parlé, n'eût pas été très sérieux quand il l'avait conçu? Évidemment un des trois noms prononcés par le cocher y était mêlé: «Smith?... Tardieu?... Miomandre?...» me répétai-je, en me taisant moi-même, et je regardais s'enlever les croupes maigres. Je me figurais tour à tour l'héroïne des énigmatiques demi-fiançailles de mon compagnon comme la fille ou la veuve du général anglais, comme une des clientes du médecin, comme une parente ou une amie de cette Mlle Miomandre, qui courait autrefois ces routes, assise sur le cob rouan, si piteusement déchu... Pourquoi ne pensais-je pas à Mlle Miomandre elle-même? Cette hypothèse, la vraie, ne me venait pas à l'esprit, à cause du[223] détail que le cocher avait donné sur les conditions de son séjour dans ce pays. Ce cocher se taisait, lui aussi, maintenant. Il commençait de sommeiller vaguement, sans lâcher ses rênes qui flottaient au petit bonheur. L'instinct des excellentes bêtes n'avait pas besoin d'être dirigé. Elles prenaient la droite de la chaussée, naturellement, quand un appel un peu énergique, poussé par quelque autre conducteur, arrivait sur le derrière, et l'ivrogne se réveillait juste assez pour laisser la place réglementaire. Nous descendîmes ainsi vers Hyères, pendant près d'une demi-heure, sur la chaussée carrossable qui longe le vaste étang des Pesquiers. Mais le panorama que Perron-Duménil s'était promis de contempler eut beau se déployer devant nos yeux, les caps qui gardaient Toulon à gauche, puis la colline de Costebelle semée de villas, et dominée par sa chapelle, puis la ville au flanc de sa montagne, la noble ruine de son château, la chaîne des Maures, à droite, le promontoire de Brégançon, et la mer partout, dans les déchiquetages de cette vaste ligne de côte—une mer si bleue, si douce, si caressante au regard!—Mon camarade ne desserra pas les lèvres une fois pour laisser échapper un mot d'admiration. Il semblait n'avoir d'attention, lui non plus, que pour les haridelles de notre attelage, qu'il fixait obstinément. Je respectai son silence. C'était respecter[224] une émotion dont je le voyais possédé et dont j'eus un signe indiscutable lorsqu'à un moment de la route il m'interpella lui-même. Nous étions arrivés à l'extrémité de la chaussée, au bord d'une petite forêt de pins maritimes, qui sépare les marais salants de la mer. Il me demanda, avec une voix presque altérée:

—«Voulez-vous que nous descendions ici? Nous irons à la plage, à travers ce bois, et si nous ne rencontrons pas une voiture là-bas, nous gagnerons Hyères à pied...»

Rien qu'à la façon dont il s'engagea dans un certain sentier, après que nous eûmes pris congé de la diligence et de Baptistin, j'aurais deviné que cette place était associée de très près aux images dont l'évocation l'avait si vivement brutalisé tout à l'heure. Vraiment, avec la rumeur du vent dans les hautes branches sombres étalées en parasol, avec le jeu du soleil déjà baissé sur les troncs rougeâtres, avec les clairières où blanchissaient les longues tiges sèches des asphodèles de l'autre année, cette pinède était un endroit unique, où se rappeler, où revivre tout haut des impressions passionnées et fines, des heures délicates et brûlantes! C'est là ainsi que je reçus la confession de cet homme si délicat dont je n'avais jusqu'ici connu que l'esprit. Mais, encore une fois, de qui connaît-on jamais le cœur, dans le monde où nous nous étions rencontrés? Que de hasards[225] il avait fallu pour que nous en vinssions à cheminer ainsi, dans les sentiers de ce petit bois, moi l'écoutant, et lui parlant, dans toute la sincérité de son être le plus intime!...

IV

Il disait, où à peu près:—«... Vous comprendrez le saisissement dont je vous ai donné le spectacle,—je m'en excuse,—quand vous saurez que cette personne avec qui j'ai rêvé de me marier, ici même, s'appelait Mlle Miomandre. Irène Miomandre,» répéta-t-il, «Irène Miomandre!... J'ai eu la folie, la niaiserie, si vous voulez, de venir chercher ici son fantôme, un peu de l'attendrissement que j'ai éprouvé auprès d'elle. Quand vous vieillirez, vous connaîtrez ces nostalgies!... Et puis cette rencontre est-elle assez grotesque, de ce grotesque navrant comme la vie seule en invente! Que reste-t-il de son passage ici? Cette antique rosse, que j'ai trop bien reconnue, quand cet ivrogne a prononcé son nom, ce fut le charmant cheval sur lequel je l'ai vue galoper, non pas une fois, mais dix, mais vingt, son frère et moi la suivant, sur toutes les routes de ce pays, tenez, dans ce chemin même où nous sommes!... Tout[226] le temps que nous avons mis à longer l'étang, je m'hypnotisais à le revoir, ce cheval, tel qu'il était: si coquettement doublé, ses larges reins souples, son garrot nettement attaché, sa tête qu'il portait si bien, ses jambes de cerf, et Irène sur la selle, sa taille ronde et mince, sa grâce un peu sauvage... Elle était là, me regardant de ses yeux clairs, très gris, presque pâles, dans son visage un peu long, aux traits menus, dont l'expression habituelle était un attirant mélange de curiosité et de réserve, de caprice et de surveillance de soi. Elle n'était pas très régulièrement jolie, mais si intéressante, par ce que l'on devinait en elle de frémissant et de contenu, de spontané et de réfléchi, tout ensemble. On la sentait si honnête, si chaste, et si attirée par la vie en même temps, si naïve et si intelligente! Je revoyais ses cheveux blonds, massés sous le chapeau rond, son teint frais sous son voile, son sein qui battait sous le corsage ajusté après des courses trop rapides, sa petite main qui tenait légèrement les rênes, et, sous elle, son cob, si allant, si perçant et si sage, si heureux, eût-on dit, de la porter... Et maintenant, cette pauvre chose, cette échine pelée dans ces ignobles harnais, cette tête pendante, ces épaules écorchées, ces boulets gros comme mon poing... Le cheval est devenu cela. Et elle?...»

Il s'arrêta une minute, en fermant les paupières. La vision de la morte dans son tombeau, plus[227] hideusement dégradée encore que sa monture d'autrefois, avait surgi devant lui. Les sensibilités les plus frivoles éprouvent cette amertume, quand elles réalisent la vieillesse, la déchéance inévitable et la fin. Ce frisson animal, qui est une des formes secrètes de la peur de la mort, ne frémissait-il pas dans la petite révolte nerveuse de cet épicurien? Il l'avait tant connu, lui aussi, cet attrait de la vie dont il venait de me parler à propos de cette jeune fille. Il s'y était si librement abandonné, et il arrivait à l'âge où il faut apprendre à dire adieu. Pourtant, sa mélancolie avait une nuance plus noble. La suite de son récit le prouvera:

—«... Comment le père d'Irène avait-il trouvé cette bête admirable pour sa fille, alors qu'il s'y connaissait en chevaux à peu près comme en peinture, et que nous autres, qui avons monté toute notre vie, nous sommes régulièrement enrossés? Où avait-il découvert ce cheval étonnant, qui tenait du cob du pays de Galles et du cob de la New-Forest. Vous savez? Ces poneys qui descendent de quelques étalons andalous de l'Armada, jetés sur la côte anglaise par la tempête?... Surtout, comment avait-il eu cette fille, si fière et si fine, si demoiselle, dans le sens aristocratique de ce joli vieux mot, aujourd'hui gâté? Il avait fort honorablement fait une fortune dans la commission et l'exportation. Vous avez dû voir, comme[228] moi, des annonces: «Maison Miomandre, Richard frères et fils, Successeurs.» C'était un bon vivant, très infatué de son argent, bouffi de vanité naïve, aimant à rappeler sans cesse qu'il était le fils de ses œuvres, lui; qu'il avait commencé sans un sou de capital, lui... Enfin, c'était le type du parvenu qui étale ses origines, plus insupportable que le parvenu qui les cache. Le snobisme est un hommage rendu à la bonne éducation par la mauvaise. M. Miomandre était du moins, les manières à part, un très brave homme, et sympathique à force de cordialité. Il était veuf, avec un fils qui lui ressemblait et une fille qui ressemblait sans doute à sa mère. Il faut pourtant bien tenir de quelqu'un... Comment je les avais connus? Oh! c'est très simple et très terre à terre. J'avais eu, en plein décembre, à Paris, une forte crise d'influenza. Mon médecin, me voyant traîner des crises d'insomnie qui n'en finissaient pas, prononce le grand mot de surmenage. Il m'envoie dans le Midi, en m'ordonnant une station calme, où je n'eusse pas d'émotions. Vous connaissez encore cette formule, qu'ils vous édictent doctoralement: Pas d'émotions!... Ils en parlent à leur aise. C'était m'interdire Monte-Carlo, Cannes, Nice. Je débarque donc à Hyères, toujours sur le conseil de la faculté. J'arrive à une heure. A deux je m'installe dans mon hôtel. A trois, j'avais rencontré un camarade de Paris,[229] comme vous venez de me rencontrer. A quatre et demie, il me mène au cercle. A cinq, j'avais fait la connaissance de Miomandre et de son fils,—il s'appelait Gaston, je me rappelle,—et d'un neveu, René, le fils d'une sœur. A six j'avais figuré dans une partie de «poker,» avec deux des hommes. A sept, en nous quittant, le père Miomandre nous avait dit, à mon ami et à moi: «On fait un peu de musique à la maison, ce soir, voulez-vous y venir?» Mon ami avait accepté, moi aussi, malgré ma ferme intention de ne pas me rendre à cette invitation, lancée tout de go, avec cette bonhomie bourgeoise que j'abomine. Un peu de cérémonie, quelle prime d'assurance contre les raseurs! Et puis, mon ami insiste: «Venez donc, ça ne vous engage à rien, et il y a une fille charmante.» Bref, à neuf heures et demie, j'entrais dans l'énorme villa—la plus riche de l'endroit bien entendu—que les Miomandre occupaient, avec la tante et le neveu René. Un autre trait de mœurs bourgeoises que j'abomine plus encore, cette vie en tribu! Et à neuf heures trente-cinq, j'étais présenté à Irène... L'entendez-vous, le médecin: «Un endroit calme... Pas de monde, pas de jeu, pas de petites dames... Pas d'émotions surtout... Pas d'émotions!»

—«Celles-là ne sont pas bien dangereuses,» interrompis-je. Avouerai-je que j'étais déçu? L'expérience aurait dû me l'apprendre depuis[230] longtemps: toutes les histoires d'amour se ressemblent, ou presque, comme tous les printemps et toutes les roses. C'est exquis quand on est en train d'en jouir, et très banal quand on essaie de ressusciter ce charme pour d'autres. J'avais attendu mieux, d'un Perron-Duménil, que cette aventure d'un Parisien de la haute vie rencontrant dans une ville d'hiver la fille d'un industriel enrichi, se laissant piper par ses beaux yeux, ayant envie de l'épouser, et, à fin de saison, reprenant sagement le train pour réintégrer son appartement de célibataire... Donc, pensant malgré moi tout haut: «C'est égal, je ne vous vois pas gendre chez les Miomandre! En voilà un mariage qui aurait fait du bruit!»

—«Vous n'avez pas connu Irène,» répondit-il, gravement et tristement. «Mais je sais... Une grâce de femme, on ne la fait pas comprendre. Vous jugerez pourtant de ce qu'elle était, par ce qui me reste à vous dire... On venait à Hyères, dans cette famille, à cause du cousin, qui était délicat de la poitrine. Il était fiancé à Mlle Miomandre, mais sans qu'on en parlât. L'ami qui m'avait servi d'introducteur ne put donc m'avertir. Sans quoi je ne me serais point laissé prendre aux jolies manières de cette enfant. Je n'ai pas, dans mon existence, troublé un seul bonheur arrangé. Je remarquai bien, dès le premier soir, que ce jeune homme regardait souvent sa cousine.[231] Il avait une physionomie souffrante et plus menue que celle des autres membres de la tribu, plus analogue à celle de la jeune fille. Je pensai qu'il avait pour elle le sentiment classique du petit cousin, et je n'y pris pas garde davantage, tout occupé que j'étais à m'étonner, quand tant de princesses ont un air de femme de chambre, que cette fille d'un bourgeois si voisin du peuple eût naturellement cet air de princesse... Un fait vous résumera mon impression de cette soirée. Irène m'avait raconté que son grand plaisir était de faire de longues promenades à cheval. Le lendemain matin j'envoyais une dépêche, pour qu'on m'adressât une jument que vous m'avez connue, une baie, avec trois balzanes... Vous ne vous rappelez pas? Non? Je l'ai gardée si longtemps!... Et, quatre jours après cette présentation, Mlle Miomandre, sortie avec son frère, me rencontrait, comme par hasard, trottant avec Manette sur ces routes si dures, si dures! La pauvre bête a failli y laisser ses pieds... Et la semaine d'après, nous commencions, elle, le frère, et moi, à faire ensemble des expéditions quasi quotidiennes, et je me sentais devenir aussi bêtement amoureux que si je n'eusse pas gagné la neurasthénie que la faculté m'avait envoyé guérir en Provence, à collectionner un nombre convenable de gentils souvenirs féminins...»

—«Et le petit-cousin, que disait-il de ces promenades?»[232] demandai-je.

—«Il me faisait très froide mine,» reprit Perron-Duménil, «et je continuais à n'y prendre pas garde, d'autant plus que les attitudes de la jeune fille à mon égard furent tout de suite assez singulières pour ne plus me permettre de penser à rien, sinon à elle, et encore à elle. Je vous ai dit qu'il y avait dans son délicat visage un mélange inexprimable de curiosité et de réserve. C'étaient aussi les deux traits marquants de son caractère, et je reconnus vite qu'elle était, en effet, l'une et l'autre avec moi:—une curieuse à qui le prestige de ma toute modeste situation parisienne en imposait,—une sauvage à laquelle une intimité grandissante, avec un homme différent de ceux qu'elle voyait d'habitude, infligeait un frisson de crainte... Vous le savez comme moi, mieux que moi, puisque c'est votre métier d'observer: les sphères diverses du monde, ou plutôt des mondes français, se pénètrent très peu. Vous savez aussi quelle fascination puissante certaines de ces sphères exercent sur certaines autres... Une petite Miomandre a beau n'avoir d'autres relations que le milieu de commerçants cossus où elle est née, elle est allée aux courses quelquefois, au spectacle, à Trouville une semaine l'été, à Nice et à Monte-Carlo une semaine l'hiver. Elle a lu dans les journaux des comptes rendus de toutes les «premières»,—celles du théâtre et les autres.[233] Elle s'est formé ainsi une vague et fantastique idée d'un Olympe social, et la présence d'un personnage, si mince soit-il, dont elle a vu le nom imprimé parmi les figurants de cet Olympe, ne peut pas ne pas émouvoir un peu sa jeune imagination, surtout si ce personnage lui laisse voir qu'il s'intéresse à elle, qu'elle l'impressionne, elle aussi, d'une façon toute particulière. Je lisais cet intérêt grandissant dans ses jeunes yeux clairs. Je voyais qu'ils se fixaient sur moi, quand elle me croyait occupé ailleurs, avec un regard d'une observation minutieuse et enfantinement étonnée. Je m'approchais, et elle commençait à me poser toutes sortes de questions, sur des choses du monde, sur mes voyages, sur des écrivains et des artistes célèbres... Puis elle se taisait subitement, elle me quittait et à peine me répondait-elle, si je m'avisais de vouloir causer de nouveau. Qu'elle fût ainsi dans les réunions où je fréquentais à cause d'elle, je le comprenais à cause des commentaires possibles. Mais il en était de même dans ces courses à cheval où nous n'étions que trois, et son frère comptait si peu! Quoiqu'il montât fort convenablement, et une bête si paisible qu'Irène l'avait surnommée «Fauteuil», il était toujours pendu à la bride, et il commentait, pour notre plus grande joie, à sa sœur et à moi, les moindres incidents du chemin. Je crois l'entendre: «Pas si vite, Irène, je ne peux pas tenir mon[234] cheval... Bon! Le chemin de fer! Il va avoir peur... Un tronc d'arbre coupé; il ne les aime pas, il va me faire un écart...» Et le cob rouan ralentissait son allure pour que Fauteuil n'allongeât pas trop la sienne, et l'on attendait, à distance, que le train fût passé, et l'on évitait les jonchées d'arbres coupés, quitte à converser devant le peureux, comme s'il n'était pas là, sans qu'il pensât à rien qu'aux mobiles oreilles de son cheval, inquiet quand elles se penchaient et quand elles se tenaient droites. Le chaperonnage de ce bouffe rendait plus significatives encore les sautes d'humeur de la jeune fille. Elle eût été une coquette finie qu'elle ne s'y fût pas prise d'une autre manière. Il y eût eu pourtant cette différence que je ne me fusse sans doute pas laissé duper à son jeu. L'ensorcellement qu'elle exerça bientôt sur moi venait de ce que ces caprices de sa sympathie, tantôt donnée, tantôt retirée, n'étaient justement pas de la coquetterie. Elle se montrait comme elle était, inégale, parce qu'elle éprouvait tour à tour de l'attrait vers moi et des remords d'avoir cédé à cet attrait,—tantôt gracieuse à m'enlever le peu de raison qui me restait, parce que je lui plaisais infiniment, ou, sinon moi, la sorte d'existence que je lui représentais;—tantôt maussade, parce qu'elle ne voulait pas être entraînée au delà d'un point, ni dans ses manières, ni surtout dans son cœur. Ce[235] point, elle était sans cesse au delà ou en deçà... Autour de ce petit drame sentimental que je sentais s'ébaucher en elle, d'une âme de jeune fille qui palpite d'ardeur et de terreur, qui veut et ne veut pas, qui va aimer et qui n'aime pas encore, imaginez la lumière et les horizons de cette merveilleuse Provence. Vous la connaissez, et la prise qu'elle a sur tout l'être, par ses alternances de journées idéalement tièdes et de soirées si fraîches, par la qualité vibrante de son air et l'ivresse qu'elle vous met au sang, par la morsure caressante de ses brises, où l'on sent à la fois des arômes de fleurs et la crudité des neiges des montagnes... Tenez: celle de maintenant... Et vous comprendrez qu'il arriva un moment où je vis dans la vulgarité du père Miomandre la plus délicieuse bonhomie, dans la nigauderie de Gaston la plus aimable simplicité. Bref, je vous répète que si jamais j'ai pensé au mariage sérieusement, c'est cette fois... Je savais toutes les objections. Elles se dispersaient en poussière comme les mottes de terre sous les sabots du cob rouan, de Manette ou de Fauteuil, dans nos chevauchées le long de ces grèves... Cet enfant n'avait pas d'alliances? Je n'aurais pas les bénéfices d'un beau cousinage? Soit! On la recevrait d'abord à cause de moi; puis, quand on l'aurait vue une fois, à cause d'elle... Et déjà elle m'apparaissait, dans le costume de l'équipage dont je suis, chassant[236] à côté de moi, et son succès, et mon orgueil!... Et sans succès et sans orgueil, je me l'imaginais mienne, tout simplement, et j'avais le petit frisson qui précède les grands bonheurs... ou les grandes sottises...»

Comme il prononçait ces mots, nous étions arrivés à un carrefour. Il s'arrêta un instant, pour s'orienter. Il prit à gauche, et nous nous trouvâmes dans une espèce de vallonnement que traverse une petite rivière, avec deux berges assez abruptes. Il s'arrêta derechef, parut hésiter et, me montrant l'endroit:

—«... Nous y sommes.» dit-il, sans se soucier de continuer son récit avec ordre. «J'arrive tout de suite à l'épisode définitif. Ce fut d'ailleurs le premier et le dernier, et il se passa ici... oui, ici... Essayez donc de vous figurer Irène Miomandre telle que je vous l'ai décrite, et voyez-la qui débouche du bois, et qui arrive au galop de son cob, droit sur cette petite rivière, moi à dix pas, sur Manette, et le frère là-bas, tirant sur le filet, tirant sur le mors, les bras cassés à retenir Fauteuil, qui s'obstine à suivre le train de ses camarades... Irène est devant la rivière. Le cob hésite. Elle l'enlève. Il saute. Manette saute aussi, et Fauteuil aurait bien envie d'en faire autant. Son cavalier ne le lui permet pas. Il nous interpelle. Il est furieux.—«Où vais-je vous retrouver maintenant?...»—«A la plage,» lui crie sa sœur. «Va plus bas chercher[237] le pont...» et, se tournant vers moi, aussitôt que nous avons fait quelque dix mètres sous bois: «—J'ai voulu que nous fussions seuls, Monsieur Duménil,» commença-t-elle, «parce que je dois avoir avec vous un entretien très grave...» Il y avait deux mois que durait, en s'aggravant chaque jour, cet étrange état que j'ai essayé de vous peindre. Il y avait une semaine qu'à la suite d'un bal où elle avait été presque familière, mieux encore, presque tendre, elle avait affecté de me fuir. Pourtant c'était elle-même qui, par son frère, m'avait fait demander de sortir avec eux ce matin,—dans quel but? L'audacieuse action qu'elle venait de se permettre pour nous assurer un tête-à-tête avait dû coûter beaucoup à sa modestie. Quand je ne l'aurais pas deviné à son regard, un signe me l'aurait révélé: les secouements de tête de son cheval indiquaient qu'elle lui tourmentait la bouche, sans même s'en apercevoir, par la nervosité de sa main, d'ordinaire si fixe. Qu'allait-elle me dire? L'évidence que je touchais à une minute solennelle de cette étrange aventure, où je m'étais laissé entraîner, me fit, à moi aussi, battre le cœur. Jamais elle n'avait été plus jolie, et le frémissement que je sentais courir dans ses fines épaules, l'émoi qui lui gonflait la gorge, l'impatience de son pied qui, involontairement, touchait sans cesse du talon le flanc de son cob et le faisait[238] se grandir, animaient sa beauté virginale d'une vie passionnée et pure tout ensemble. Elle était si jeune fille, et cependant c'était la femme qui allait me parler, je le sentais—«ma femme,» pensais-je, «si je le veux...» Et le rêve se faisait réalité dans mon désir, tandis que je lui répondais:

—«Je suis prêt à vous écouter, Mademoiselle...» et j'ajoutai, dans un demi-sourire, pour encourager sa timidité, et la mienne peut-être. A quelque âge que l'on soit, on ne devient jamais amoureux, sans devenir timide: «Et j'ai un peu peur...»

—«J'ai d'abord un aveu à vous faire,» dit-elle: «Si je vous l'avais fait plus tôt, rien de ce qui arrive ne serait arrivé. Je n'ai pas été libre de parler. Ma famille, vous avez pu le constater, a des idées très strictes sur certains points. Mon père et ma tante n'admettent pas que l'on annonce des fiançailles, sans annoncer en même temps la date du mariage... Je suis fiancée, depuis un an, à mon cousin René. Nous devons nous marier quand il sera rétabli. Je vous demande de me garder le secret. Maintenant que vous le savez, je peux parler librement...»

—«Je vous garderai le secret, Mademoiselle, je vous en donne ma parole, mais...»—et la subite douleur dont cette déclaration inattendue m'avait frappé passa dans ma voix, quoi que j'en[239] eusse.—«Mais c'est vrai. Vous me deviez peut-être de m'apprendre plus tôt que vous n'étiez pas libre...»

—«Oui,» répliqua-t-elle avec une fermeté singulière, celle de quelqu'un qui, obéissant à l'appel impérieux de sa conscience, ne ménage plus rien ni personne: «Je vous le devais, et je me le devais à moi-même. Mon excuse est que je n'ai pas compris d'abord ce qui se passait en moi... Monsieur Duménil...» Et elle me regardait bien en face, de ses grands yeux, où je lisais une angoisse: «Si vous êtes un honnête homme, quittez Hyères, allez-vous-en...»

—«Quitter Hyères? M'en aller?» répétai-je. Elle avait un sens si clair, cette phrase! Du moins, le sens m'en paraissait si clair, que j'osai ajouter: «Ah! Mademoiselle, si mon attitude a pu fournir un prétexte à la malveillance, je suis prêt à vous obéir, mais cette promesse même que je vous fais de partir, si vous l'exigez vraiment, me donne le droit de vous dire, moi aussi, des paroles que je ne me serais jamais permises... Pensez à celles que vous venez de prononcer... Si ce n'est pas à cause des propos qui ont pu courir que vous me demandez de renoncer à une intimité si douce, pour moi, plus que douce maintenant, nécessaire, si c'est parce que vous redoutez ce qui se passe en vous,—pardon, ce sont vos mots,—alors, permettez-moi...»

[240]

—«Non, je ne vous permets pas,» interrompit-elle, et un flot de sang empourpra ses joues minces. «Ce qui se passe en moi, ce n'est pas ce que vous croyez... J'irai jusqu'au bout,» continua-t-elle, après un visible effort de tout son être, en me regardant de nouveau fièrement et bien en face. «Mes sentiments ne sont pas ceux d'une jeune fille qui, ayant engagé sa parole à un homme, s'aperçoit qu'elle s'est trompée et n'ose pas se dégager. Non, je ne me suis pas trompée. Non, je n'ai pas cessé d'aimer mon fiancé. Je l'aime, et je n'aime personne d'autre, entendez-vous, personne d'autre... C'est la vraie Irène qui vous parle en ce moment, c'est la vraie Irène qui sent et qui pense ainsi... Mais il y a une autre Irène en moi, je l'avoue, que je ne connais pas, que je ne comprends pas, qui m'épouvante... Elle a toujours existé, un peu. J'ai toujours, malgré moi, rêvé d'un autre sort, d'un autre milieu, d'autres émotions. A ces chimères, je l'avoue encore, votre arrivée ici a donné comme une forme... Oui. J'ai entrevu une autre existence... Je l'ai entrevue,» répéta-t-elle, d'une voix profonde, «et je n'en veux pas. Je ne l'aurais pas plutôt qu'elle me ferait horreur, à cause de ce qu'il aurait fallu sacrifier pour l'avoir... Déjà la souffrance que je lis dans les yeux de René au retour me rend insupportables nos innocentes promenades. Que serait-ce, si... Et puis...» Elle[241] semblait avoir oublié ma présence maintenant, et elle se parlait tout haut sa pensée: «Et puis, ce monde où j'entrerais, ce ne serait pas mon monde... J'ai tant réfléchi, ces jours derniers, tant compris pourquoi celles de mes amies qui se sont mariées hors de leur cercle de famille ont été malheureuses... Elles n'avaient été fidèles ni à elles-mêmes, ni aux leurs... Je vous le répète, Monsieur Duménil...» Elle était redevenue pâle et une résolution implacable brillait dans ses prunelles. «J'aime mon fiancé, je l'aime profondément, absolument, avec ce que j'ai de meilleur en moi... Si vous êtes un honnête homme, ne me tentez pas... Quittez Hyères, allez-vous-en...»

Je crois bien vous avoir répété presque exactement les termes dont se servit cette étrange fille. Je ne peux pas vous rendre son accent, son visage, la souffrance dont elle était évidemment déchirée, et qui se traduisit soudain par la seule action dont elle fût capable après ce discours: elle s'enfuit. Avant que je n'eusse eu même le temps de commencer à lui répondre, elle avait raccourci les rênes de son cheval, frappé de sa cravache presque avec violence l'épaule du cob, qui bondit en avant sous cette brutalité inusitée. Cette mince allée cavalière que vous voyez serpenter sous bois existait déjà. Irène s'y enfonçait au grand galop de sa bête... J'avais mis, moi-même, ma jument au galop, épouvanté pour elle[242] du train dont nous allions dans ce sentier, étroit et sinueux, à travers des troncs d'arbres si rapprochés... Tout à coup je pousse un cri. Je venais de voir Mlle Miomandre plier en arrière, et glisser de sa selle, tandis que le «cob» rouan, à qui elle avait sans doute, en tombant, donné sur la bouche un à-coup violent, bondissait de côté. Il s'arrêta net, d'ailleurs, et attendit, les naseaux frémissants, la tête droite, comme s'il eût compris le danger de sa maîtresse. Je sautai à terre, en poussant de grands cris pour que le frère arrivât au plus tôt vers Irène. L'accident, qui l'avait jetée à bas de son cheval, aurait pu être mortel. Il avait été rendu inoffensif par un de ces très petits hasards d'où notre vie dépend dans ces secondes-là. Elle avait donné de la tête, dans ce galop fou, contre une branche d'un des pins, tendue à travers la route, juste à la hauteur du rebord de son chapeau, qui avait ainsi amorti le choc. Elle était toute décoiffée, un peu pâle du saisissement de sa chute. Mais, à mes cris, elle avait retrouvé l'énergie de se redresser. Quand j'arrivai auprès d'elle, je la vis qui, déjà assise, essayait de me sourire, et comme, moi-même, la terreur que j'avais ressentie de sa chute et la joie de constater qu'elle n'avait rien, me bouleversaient, je dus m'appuyer à un tronc d'arbre. Je me sentais m'évanouir, et elle me dit:

—«Vous voyez bien qu'il faut que vous vous[243] en alliez..., pour vous aussi!...»

Elle n'attendit pas ma réponse. Elle s'était levée et élancée au-devant de son frère, appelé par mes cris, et qui nous rejoignait, effrayé, aux grandes allures du paisible Fauteuil. En ce moment, ce petit tableau est aussi réel pour moi que cette forêt et que ce ciel... Le cob rouan était là, près de cet arbre, qui arrachait maintenant des pointes de branches et les mangeait en verdissant son mors, son filet et sa gourmette avec délice. Le soleil dorait les cheveux d'Irène, qui courait en relevant son amazone, avec une élégance svelte de jeune page. Son grand dadais de frère l'écoutait, en poussant des exclamations de surprise, penché sur l'encolure de son cheval gris... Une heure après nous étions revenus à Hyères, et j'avais pris congé d'Irène à la porte de sa villa, en lui disant un «Adieu, Mademoiselle,» auquel elle avait répondu un «Adieu» jeté de nouveau d'une voix bien étouffée... Je me rappelle être resté chez moi, après cet adieu, plusieurs heures seul, en proie à une tempête d'émotions contradictoires, qui se termina sur une volonté de départ immédiat, comme elle me l'avait demandé. La certitude s'imposait à moi qu'Irène avait trop raison. Nous étions sur un chemin sans issue. La disputer à son cousin, essayer de transformer l'intérêt qu'elle me portait déjà en un sentiment plus tendre, je pouvais l'essayer. Y réussirais-je?[244] Et ensuite?... Je n'étais plus très jeune. La prendre à sa famille, à son milieu, à ses habitudes, c'était m'engager à lui remplacer ce que je lui ferais perdre. La fantaisie tendre qu'elle avait émue en moi était-elle assez profonde pour tourner à un dévouement absolu, celui que supposait un tel mariage, où je devrais être tout pour elle. J'avais vécu, beaucoup vécu. Je savais que d'un être humain, d'une femme surtout, il ne faut pas attendre des impressions toujours exquises. Je venais d'en éprouver par cette jeune fille de si complètes, de si rares, tandis qu'elle me parlait et que je la sentais à la fois si prise et si révoltée, si vibrante de cette dualité sentimentale dont elle s'effrayait, qu'elle n'acceptait pas, qu'elle subissait cependant. Qui sait? Du fiancé ou de moi, si nous entrions en lutte ouverte, maintenant, peut-être le fiancé l'emporterait-il? Peut-être, s'étant ressaisie, m'en voudrait-elle du trouble qu'elle m'avait montré, et arriverait-elle à ne plus nourrir pour moi que de l'antipathie, à ne plus me regarder qu'avec des yeux où je verrais luire une autre âme?... Et je suis parti le soir même, et je ne l'ai jamais revue!... Vous savez le reste, par ce qu'a raconté le cocher. De tous les fantômes qui hantent ma mémoire, aujourd'hui que je suis de l'autre côté de ma vie, il n'en est pas auquel j'aime davantage à me caresser le cœur. Ce n'est qu'une ébauche d'amour, les quelques lignes d'un dessin,[245] jetées presque au hasard...—et c'est la perle du musée!... Je vous le répète. Vous vieillirez, et vous saurez cela, nos meilleurs bonheurs ne sont pas ceux que nous avons réalisés. Ce sont ceux que nous avons rêvés... Alors, vous comprendrez pourquoi ce pauvre cheval, retrouvé ainsi, m'a donné l'impression d'une ironie trop dure...»

V

... Sept ou huit jours après avoir écouté cette confidence, je rencontrai de nouveau, par un hasard cette fois-là cherché, la diligence de Baptistin, comme elle rentrait de la Tour Fondue à Toulon. Je constatai, au premier regard, que le cob rouan, dont l'étique silhouette avait si péniblement surpris l'amoureux d'Irène, n'était plus là à traîner, en compagnie de Smith et de Tardieu, la pesante guimbarde, vide toujours, malgré les vantardises de son automédon.

—«Miomandre est donc mort?» l'interrogeai-je. Il s'était, de lui-même, arrêté pour me dire bonjour, et aussi pour me poser de son côté une question:

—«J'allais vous demander de ses nouvelles?» me répondit cet homme. «On n'a pas travaillé[246] pendant des années avec une bête, sans s'y attacher...»

—«Des nouvelles?» fis-je, «et comment en aurais-je?...»

—«Vous ne savez donc pas,» reprit-il, «que Monsieur votre ami l'a racheté à M. Besse?... Té! Le patron a eu du nez de lui en demander un billet de mille. Il l'a donné. Et ce monsieur l'a envoyé à Paris, avec un de nos hommes pour l'accompagner, encore, chez... attendez, chez...» et il me baragouina, en l'estropiant, le nom d'un des grands loueurs de chevaux, où je sais que Perron-Duménil a en effet ses bêtes en pension...

—«Voilà qui est singulier,» pensai-je. Perron m'avait quitté, après avoir dîné avec moi, le soir de sa confidence, en m'annonçant qu'il prenait le premier train pour Nice, le lendemain matin. «Il a acheté le cob rouan?... Pour qu'il ne traîne plus cette diligence, évidemment...» Et je me souviens que, visitant les écuries de Eaton Hall, un palefrenier m'avait montré dans un des boxes le meilleur cheval de course du seigneur du lieu, le célèbre Bend'Or, que l'on laissait vieillir, de sa belle vieillesse—sans plus travailler. «Aurait-il eu une fantaisie de ce genre? Dans ce cas faut-il qu'il ait aimé cette jeune fille, et qu'il regrette de ne pas l'avoir disputée!»

Ma curiosité avait été si fort éveillée que revenu à Paris, et tout en me jugeant moi-même extravagant[247] d'une pareille enquête, un jour que j'étais près de la rue Spontini, où le loueur en question a ses écuries, je m'acheminai droit chez lui. J'entrai dans la longue cour, des deux côtés de laquelle ouvrent les portes des boxes réservées aux bêtes les mieux traitées. Il faisait beau. C'était au printemps, par une après-midi tiède, et les parties hautes et mobiles de ces portes étaient ouvertes, pour donner de l'air aux animaux... Et je reconnus la misérable haridelle, presque blanche à cause de l'âge, que j'avais vue, trottant, les jambes enflées, le long de la route de Giens,—le cob rouan d'Irène Miomandre! Seulement, aujourd'hui, les côtes garnies de graisse, le poil luisant, pansé, nettoyé, la crinière peignée, il avançait sa vieille tête osseuse, trouée d'énormes salières, et montrait ses énormes dents avec la placidité reposée d'un cheval rentier qui mange de l'avoine et du foin tout son saoûl, et qui ne se couche plus que sur une litière fraîche de bonne paille épaisse et choisie...

—«A qui est ce cheval?» demandai-je à un homme d'écurie, en train de refaire, pour la cinquantième fois de la journée, avec du sable jaune, sur les dalles de la cour, de ces dessins chimériques, orgueil des palefreniers, que les pieds des bêtes et des cavaliers détruisent, aussitôt tracés:

—«A M. Perron-Duménil» me répondit ce garçon. «Je voudrais bien finir comme ce lascar-là,»[248] continua-t-il en ricanant. «Il a au moins vingt-cinq ans, si pas plus. On ne lui voit plus l'âge. Il était à un des amis de M. Perron. Pour lors, ce monsieur a demandé dans son testament, paraît-il, qu'on ne l'abattît pas, et mon gaillard vieillit sans rien faire. Nous l'appelons Henri IV ici, à cause de la chanson, vous savez, sur le Pont-Neuf: descends donc de ton cheval, feignant... Si vous l'aviez vu quand on nous l'a amené! Il se remplume. Pas vrai, Riquatre? C'est pourtant pas un hôpital de chevaux, ici. Le patron l'a pris par rapport à M. Perron-Duménil, qui est un des bons clients. Il en garde un cœur pour son ami, cet homme-là, car il vient voir cette bête, toutes les semaines, et lui porter du sucre... Ça a dû être un rude cheval dans son temps... Il sait que l'on parle de lui, le malin. Voyez son œil.»


Et le vieux cheval, en effet, tout en frottant le dessous de sa mâchoire contre le bois de la porte, et réchauffant son crâne bosselé au bon soleil, nous regardait avec ces vagues prunelles troubles où se devine l'éveil d'une conscience confuse, et il avait l'air de dire: «Je ne comprends pas trop ce qui m'arrive; mais c'est très doux...» Et il s'ébrouait gaiement dans la lumière et le vent printanier.

Mars 1903.

LE PORTRAIT DU DOGE

[249]

I

—«Vous serez assez bien logé,» dis-je à Roger de Montglat, quand nous fûmes arrivés devant l'étonnant château que le vieux Joseph W. Macdougall, de Philadelphie, s'est fait construire à Newport, sur cette haute falaise d'où se découvre un des plus grandioses paysages de mer qui soient au monde. Le pauvre vieux Joe, comme on continue à l'appeler, n'a pas habité une heure ce palais de briques, à coins de pierre, dans le style de la première moitié du dix-septième siècle français, avec son escalier en fer à cheval, ses toits en éteignoir et ses fenêtres copiées sur celles de l'élégant Courances. Ce roi des mines de cuivre, qui avait commencé, tout petit garçon, par vendre des journaux dans les rues de sa ville natale, et qui a laissé dix millions de dollars à sa veuve et à sa fille unique, est mort, comme il convient à un grand[250] homme d'affaires des États, d'une attaque, et à son bureau, tué de travail avant d'avoir même atteint sa cinquante-cinquième année. Cet infatigable ouvrier de millions prévoyait-il, en faisant venir d'outre-mer un artiste parisien pour lui construire ce gigantesque bibelot d'architecture, qu'il préparait une demeure d'été à un gendre issu d'un des gentilhommes de Louis XIII? Le jeune homme de trente-deux ans à qui je décochais gaiement cette innocente épigramme appartenait en effet,—il appartient encore, grâce à Dieu—à la lignée de ce marquis de Montglat, chevalier des ordres du roi en 1632, grand maître de la garde-robe et maréchal de camp en 1637, qui nous a laissé de curieux mémoires sur la vie de la cour et celle des camps à l'époque du cardinal de Richelieu. Le marquis actuel n'est pas trop indigne de cet ancêtre par l'esprit, qu'il a très vif, sinon très cultivé. Mais de l'énorme fortune qui, du mémorialiste à ses descendants, avait passé à peu près intacte, son grand-père a dévoré sous la monarchie de Juillet la plus grande partie. Son père a fortement entamé le reste sous le second Empire. Lui-même a continué sous la Troisième République.—Ils ont tous les trois simplement vécu cette vie d'oisifs qui coûte si cher... Et c'est la raison pour laquelle Roger avait suivi de Cannes à Paris, puis à New-York, puis à Newport, la très belle et très riche Jessie Macdougall. C'était même pour me[251] présenter à elle qu'il m'avait entraîné à Newport, et comme il m'avait fait ses confidences avec cet air de demi-plaisanterie qui lui est volontiers habituel, ma taquinerie,—je n'en défends pas le bon goût,—ne l'offensa point. Il me répondit sur le même ton: «D'autant plus que cela ne me changera pas trop de Montglat, qui était du même temps et du même style...» puis, haussant les épaules: «quand je dis du même style!... Pourquoi la copie d'une bâtisse ancienne, si exacte soit-elle, a-t-elle toujours un air de parodie? Cela paraît si simple de reproduire, à un centimètre près, une façade, un toit, un escalier!... Ah! si vous aviez vu Montglat! Mais nous le rachèterons et nous le restaurerons, pourvu que...»

Il n'acheva pas, et il me sourit de ce sourire qu'il avait chaque fois qu'il faisait devant moi quelque allusion à son mariage possible avec l'héritière des millions de Joe Macdougall. C'est un trait bien français, encore, celui-là, cette disposition à se railler un peu soi-même, pour désarmer les autres. Montglat avait tort cependant de redouter ma critique. Je trouvais parfaitement légitime qu'il offrît des armes et une couronne de marquise à la charmante Américaine, à laquelle d'ailleurs la jolie tournure et la fière mine du jeune homme rendaient cet ennoblissement très agréable. Quant au désir qu'elle avait elle-même de ce mariage, elle m'en donna aussitôt une[252] preuve, car, sachant l'heure de la venue de son futur fiancé, elle l'attendait en se promenant, par ce commencement d'une belle après-midi d'août, dans une des allées du jardin de la villa. Elle le vit. Elle me vit aussi, et une contrariété à peine dissimulée passa sur son visage qu'une ombrelle de soie rose teintait d'un reflet tendre. Je compris qu'elle trouvait que Roger, pour sa première visite à Newport, aurait bien pu venir seul. Mais il avait tant insisté pour m'emmener avec lui à Cliff Lodge, et j'éprouvais une telle curiosité de pénétrer dans un de ces intérieurs de millionnaires dont j'avais entendu parler avec tant d'enthousiasme tour à tour et de dénigrement! Je me résignai donc à jouer ce rôle du terzo incommodo qui protégeait évidemment les dernières indécisions de mon compatriote. Ce ne fut d'ailleurs qu'une impression d'une minute, aussitôt domptée. A peine Montglat m'eut-il présenté que miss Jessie causait avec moi aussi familièrement que si nous nous fussions connus depuis des années, et elle m'interrogeait, à la manière des gens de son pays, avec cette maladive envie de savoir au juste quelle impression le nouveau monde fait aux enfants dégénérés de la vieille Europe:

—«Vous avez dû trouver New-York bien laid?...» disait-elle. «Quand le grand-duc Paul est venu l'année dernière sur le yacht de Dickie Marsh, il n'a pas voulu y rester un jour. Tout de[253] suite nous l'avons eu à Newport. En revanche il ne voulait plus partir d'ici. C'est que, pour comprendre l'Amérique, il faut se rappeler que nous avons beaucoup de volonté, trop de volonté. Nous distribuons, nous découpons notre existence en des parties aussi distinctes que les ailes de ce petit château... A New-York, comme dans toutes nos autres villes, nos hommes font une vie d'affaires, et seulement d'affaires. C'est pour cela que les rues sont si laides. Ici nous faisons une vie de société, et seulement de société... Oh! Il y a beaucoup de crudités encore. Mais, vous verrez, ce n'est pas ennuyeux... Nous n'avons pas de mesure, même dans le plaisir, c'est vrai. Lord Ronald Strabane, vous ne le connaissez pas? Le fils du duc de Gairloch, disait toujours: «La saison de Newport à côté de la saison de Londres c'est le Niagara à côté d'une cascade d'Écosse...»

Elle souriait, elle aussi, en prononçant ces phrases et d'autres pareilles, avec un peu de cette ironie défensive qu'avait eue Roger quelques instants auparavant, pour parler d'elle. Cependant, et je sentis cela sur place, avec une extrême intensité, il y avait, dans leurs railleries-paratonnerres, cette différence. La jeune Américaine avait beau être touchée de snobisme international, comme l'attestait l'abus des références nobiliaires rappelées dans sa conversation, elle était profondément, intimement fière de son pays.[254] Si l'on eût fait un écho trop fidèle aux critiques qu'elle se permettait sur sa patrie, ses beaux yeux bleus se fussent foncés bien vite d'irritation. Montglat, au contraire, malgré ses allures de Parisien blasé, avait un peu honte de viser un mariage si riche, et il y avait dans son ironie à lui comme une supplication que l'on ne fût pas trop de son avis. Il répondit cependant à miss Macdougall avec une complaisance que je savais n'être qu'à moitié sincère. Elle ne s'expliquait que par la galanterie d'une cour déjà très avancée:

—«Mais vous calomniez New-York,» disait-il. «Vous vous rappelez mon impression le lendemain de mon arrivée, quand votre mère et vous m'avez mené au Parc Central? Ce sera dans vingt-cinq ans une des plus belles villes du monde. Dès maintenant ces énormes maisons à tant d'étages, ce n'est pas la vilaine bâtisse médiocre de notre boulevard Haussmann. Il y a là comme l'ébauche d'un art nouveau. N'est-ce pas?...» Et il se tournait vers moi, qui ne lui donnais pas de démenti! Mais que cela me déplaisait de le trouver si souple, si prêt à cette duplicité! D'où viennent ces sympathies pour des demi-inconnus, comme celui-ci l'était pour moi, et que l'on voudrait étrangers à de certains calculs, afin de les aimer tout à fait? Je n'avais jamais eu avec Roger que des rapports très superficiels, rendus à peine plus intimes par notre rencontre[255] dans cet ahurissant New-York, où nous avions débarqué à huit jours de distance, et déjà j'étais peiné qu'il se préparât à ce mariage sans amour. Car, je le sentais une fois de plus jusqu'à la dernière évidence, en le regardant auprès de Jessie Macdougall, il ne l'aimait pas. Cela encore était une pitié. Si jamais héritière mérita d'être épousée pour elle, et non pour sa fortune, c'était assurément cette admirable créature. Peut-être la beauté de la jeune fille achevait-elle de me rendre plus pénible l'idée que ce charmant Roger n'eût pour elle que ce sentiment intéressé. Un projet de mariage brutalement arrangé par un viveur avec une fille très riche et très laide comporte moins de mélancolie... Je me souviens. Ce ciel de l'été américain était si bleu ce jour-là! L'horizon de l'Atlantique développait dans une gloire si lumineuse son azur mouvant, taché de blanches voiles! Les plantes autour de nous frémissaient si hautes, si fraîches! Un air si chargé d'arômes vivifiants courait sur cette falaise, dont le gazon nourri d'embruns verdoyait si intensément! La maison vers l'escalier de laquelle nous nous acheminions donnait une telle impression d'un asile comblé! Avec la mousseline de soie de sa toilette, claire et semée de fleurs mauves, sa taille de princesse, son teint éclatant, l'or de ses cheveux, le sourire de ses blanches dents entre leurs lèvres pourpres, la finesse de ses doigts qui maniaient le[256] manche en émail vert sur fond d'or d'une ombrelle de Faverger, la minceur de ses pieds qui se cambraient dans des souliers Queen Ann à boucles d'argent, Jessie Macdougall était une telle apparition de grâce jeune! Elle avait, malgré son air trop paré, un si évident naturel! Et Roger lui-même, quelle délicate physionomie que virilisait le regard très franc de deux grands yeux bruns! Comme sa bouche avait des lignes spirituelles sous sa moustache aux reflets fauves! Avec les souplesses de sa taille demeurée svelte et l'élégance de toutes ses façons, comme il donnait l'impression d'un de ces amoureux-nés, vivante illustration du vers célèbre:

Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après lui!...

Et je savais, moi, que ce décor d'opulente idylle n'était qu'un mensonge. Ce délicieux jeune homme ne voyait dans cette délicieuse jeune fille qu'un carnet de chèques à effeuiller, et cette délicieuse jeune fille dans ce délicieux jeune homme, selon toute vraisemblance, qu'un blason sur un panneau de coupé et l'entrée définitive dans l'Olympe de notre faubourg Saint-Germain.

—«Voilà pourtant ce que la Haute Vie fait de la jeunesse et de l'amour!...», songeais-je en regardant marcher ce couple dont l'union prochaine serait annoncée dans tous les journaux des deux mondes. On publierait la liste royale[257] de leurs cadeaux de noce. On les envierait sur l'une et l'autre rives de cet Océan dont le souffle pur rosait leurs joues à tous deux, et ce beau couple comblé aurait en effet tout de la vie, tout, excepté la seule chose qui vaille la peine que l'on vive—un sentiment vrai...

II

Je ne saurai jamais si, en pensant de la sorte, je me trompais ou non sur la sensibilité de miss Macdougall. Trouvait-elle le moyen, comme tant de filles dans son pays, d'être à la fois sentimentale et positive, romanesque et pratique? Tout en souhaitant de s'appeler: la marquise de Montglat, peut-être préférait-elle sincèrement à un autre fiancé le porteur de ce titre désiré. Quant à lui, je devais avoir presque aussitôt, et d'une façon bien inattendue, la preuve que sa silhouette d'exquis jeune premier ne mentait pas: il ne jouait le personnage de coureur de dot qu'à son cœur défendant, et, si singulière que paraisse cette expression, par devoir. Les jeunes Parisiens de sa classe sont parfois ainsi, roués par principe, intéressés et cyniques par point d'honneur, et toujours à la veille de détruire, dans un caprice d'attendrissement,[258] l'échafaudage de leur propre ruse. Certes il ne se doutait pas plus que moi de la volte-face soudaine dont il allait me donner le spectacle, lorsque nous pénétrâmes dans le hall, et que, regardant le plafond à poutrelles peintes, il me dit à voix basse, avec une malice d'enfant:

—«Penser que dans deux ou trois siècles, je serai portrait d'ancêtre sur un de ces panneaux! Quel peintre me conseillez-vous?...» Et tout haut, comme l'héritière, qui était allée ouvrir la porte d'un petit salon voisin, revenait:—«Miss Jessie, nous étions en train de nous demander où vous aviez fait faire le plafond?...»

—«Comment, fait faire?» répondit la jeune Américaine avec un peu d'indignation, «mais c'est un morceau absolument authentique, du plus pur quinzième siècle. Nous l'avons acheté au cours de notre voyage en Touraine, maman et moi, dans un vieux château; on l'a transporté ici, poutre par poutre... Maman a sans doute été obligée de sortir, car je ne la trouve pas. Je vais vous montrer seule nos quelques bibelots. Ils ne sont pas tous aussi rares. Mais il n'y en a pas un qui ne soit authentique, entendez-vous, monsieur de Montglat, malgré votre peu de confiance dans notre goût, à nous autres pauvres barbares des États...»

—«Des barbares qui conquièrent tout ce qu'il y a de beau en Europe,» dit Montglat... «Mais[259] c'est un musée ici... Que de merveilles!» répétait-il, «que de merveilles!...»

Je fis écho à son exclamation. Beaucoup des curiosités appendues aux murs de ce hall n'auraient pas déparé le Louvre. Le seul défaut de cette collection était l'incohérence. Là se trahissait l'origine improvisée. Pêle-mêle, à coups d'argent, le magnat du cuivre avait acheté deux tapisseries du moyen âge, dignes de figurer au musée de Cluny, avec: «La Dame à la Licorne», quatre sarcophages antiques, un bas-relief en terre-cuite coloriée de l'un des Robbia, un cassone avec un devant peint dans la manière Florentine, et, pêle-mêle, des tableaux de Philippe de Champaigne et de Courbet, du Pérugin et des plus récents impressionnistes modernes. Cela sentait la hâte et l'à-coup d'une avidité sans discernement. On devinait, derrière cette réunion de choses trop disparates, les voyages mal préparés en Europe, et l'accaparement inconsidéré d'une masse d'objets indiqués par quelque connaisseur,—moyennant une forte commission. La trace du culte pour Napoléon, si fréquent chez les citoyens de la Grande République, se retrouvait dans ce splendide bric-à-brac: un portrait de Robert Lefèvre, réplique de celui de Gros-Bois, dominait un drapeau d'un régiment de la Garde, arrivé là après quelle odyssée? La soie décolorée pendait sur la hampe. Les noms prestigieux[260] de Marengo, d'Austerlitz, d'Iéna, d'Essling, de Wagram s'y lisaient brodés en lettres d'or flétries. Cet héroïque haillon, chose morte parmi d'autres choses mortes, faisait un commentaire saisissant à la phrase de Roger sur la conquête du vieux monde par le nouveau, et je ne pus me retenir de demander à miss Macdougall d'où venait cette relique.

—«De chez un marchand de curiosités, à Paris, tout simplement,» dit-elle. «Vous voyez que cet étendard n'a pas d'histoire...» Elle énonça cette phrase étonnante tout simplement, elle aussi! Et coquette: Ce n'est pas comme ce portrait de doge que vous regardez avec tant d'attention, monsieur de Montglat... C'est un Palma le vieux, signé et daté. Il vous intéresse?...»

—«Beaucoup,» répondit Roger qui se tenait en effet immobile depuis plusieurs minutes devant la toile du maître vénitien. Il demanda: «C'est le portrait d'un Navagero, si je lis bien l'inscription?...»

—«Exactement,» fit la jeune Américaine, «et je parie que jamais vous ne devinerez ce qu'il a servi à payer... Mais non. Vous perdriez... J'aime mieux vous raconter l'histoire... Je vous la donne,» ajouta-t-elle en se tournant vers moi. Je passe les compliments dont s'accompagna le cadeau... «C'était il y a deux ans et demi,» continua-t-elle, «vers la fin de l'hiver. Nous avions quitté[261] Rome, maman et moi, pour courir quelques semaines le nord de l'Italie, à un moment où il n'y a pas trop de monde et pas trop d'acheteurs. A Venise on nous avait recommandées, entre autres personnes, à un vieux prêtre, à un certain abbé Lagumina, un tout petit bonhomme qui portait le chapeau à haute forme, la redingote, les bas et les souliers à boucles. «Vous verrez son église,» nous avait dit notre compatriote, Lincoln Maitland, le peintre. Il disait la messe dans un bijou de petite chapelle, où il y avait une vierge de Bellin, un chef-d'œuvre! Maman lui en a offert vingt mille dollars. Je l'entends encore s'écriant: «Si elle était à moi, cara signora, je vous la donnerais pour rien. Mais elle est au bon Dieu...» Puis, après avoir un peu réfléchi: «Mais si Votre Seigneurie cherche quelque belle peinture, je pourrai la mener dans un endroit...» Il aurait fallu voir sa mine discrète pour insister: «Seulement vous ne raconterez à personne que vous y êtes allées...» Nous lui promettons le silence. Il nous dit: «Demain je vous verrai à votre hôtel. Je saurai s'ils vendent quelque chose...»

—«Ils,» dis-je en riant, «que je les connais ces ils, en Italie! On vous introduit dans une famille annoncée comme illustrissime, et vous trouvez à un troisième étage un taudis habité par un ménage d'usuriers qui vous parlent du quattro[262] cento en vous offrant des croûtes de la basse école bolonaise.»

—«Vous avez raison,» répondit l'Américaine, «quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent. Cette fois fut la centième... Vous connaissez Venise? Imaginez cet abbé échappé d'un quadro de Longhi, arrivant un soir vers les six heures, à la porte de notre hôtel, en gondole. Il nous fait appeler et nous dit avec un ton de conspirateur que nous pourrons acheter un chef-d'œuvre, si nous nous engageons vraiment d'honneur à ne pas chercher qui nous l'a vendu, ni à retrouver le palais où il va nous mener. Nous montons en gondole après avoir accepté le pacte. Nous allons. L'abbé avait fait signe à son gondolier sans prononcer aucun nom. Après un quart d'heure de détours dans les canaux, durant lequel notre guide nous dit seulement: «Il faudra donner l'argent tout de suite. S'ils n'en avaient pas besoin pour demain, ils ne vendraient pas...» nous débarquons devant un palais sur un tout petit canal, très écarté. On nous introduit dans un de ces vestibules qui suffirent autrefois à des fêtes royales. Tout y trahissait le délabrement. Là nous voyons arriver un personnage aussi fantastique que notre guide lui-même, un géant boiteux avec deux yeux louches. Il tenait une lampe en cuivre à trois becs, de la forme de celles de Pompéi... «Ah!» gémissait-il, «si le seigneur comte m'écoutait, il ne le vendrait[263] pas. Non, il ne le vendrait pas... Bon! j'ai oublié les clefs...,» ajouta-t-il quand nous fûmes au premier étage. Nous l'entendîmes qui, de son pas inégal, entrait dans une autre pièce. Dans son trouble il négligea de fermer entièrement la porte. Nous étions donc là, sur le palier, et voici que le plus étrange dialogue arrive jusqu'à nous. Cette porte à moitié ouverte donnait évidemment sur les pièces habitées par la famille... Les interlocuteurs parlaient vénitien. Je venais d'en prendre des leçons, assez pour comprendre la dispute: «Il est encore temps, seigneur comte,» disait la voix du géant, qui, dans son désespoir de vieux serviteur, avait trouvé cette dernière ruse pour rompre un marché qui lui faisait horreur. «Ne l'écoutez pas, mon père,» disait une autre voix, celle d'une jeune femme, «ne l'écoutez pas. Si nous ne lui donnons pas l'argent, la Bettina n'apportera pas les costumes. Elle ne veut plus nous faire de crédit. Et il faut que Tea et moi allions à ce bal, il le faut. Quelle excuse donnerons-nous à la Steno?...»—«Tu vois bien que je dois vendre le portrait,» faisait une troisième voix, celle du comte...—«Vendre le portrait pour payer un costume de bal,» gémissait de nouveau la première voix. «Ah! donna Laura, cela vous portera malheur.»—«Aujourd'hui ou demain!...» reprenait donna Laura. Nous devons à tout le monde... Si nous ne paraissons pas à cette fête,[264] on dira que nous n'avons pas eu l'argent de nos toilettes. Les autres créanciers le sauront. Ils viendront tous. Nous vendrons le tableau à perte, comme le dernier—Non, mon père, n'écoutez pas Gigi...»—«N'écoutez pas donna Laura,» répondait l'homme. «Elle veut sa robe parce qu'elle croit qu'il y aura là quelqu'un. Elle sait bien qui... Mais il ne l'épousera jamais...» Pendant que durait ce débat qui nous livrait le secret de la misère de cette famille, le bon abbé Lagumina faisait de vains efforts pour empêcher le comte, sa fille et l'intendant de soutenir ce dialogue à voix si haute. Mais deux des trois au moins étaient trop intéressés à l'issue de cette discussion. Ils ne remarquaient pas les petits appels de toux par lesquels le pauvre abbé les avertissait de notre présence. A un moment ils durent cependant entendre quelque chose, car ils refermèrent la porte... Je vivrais cent ans, je n'oublierais pas cette scène sur cet escalier de ce palais désert. Les trois becs de la lampe posée à terre nous éclairait d'une lueur fantastique et sous les fenêtres clapotait l'eau de la lagune. Le cri des gondoliers résonnait seul maintenant, jusqu'à la minute où le géant reparut avec les clefs. Il ouvrit, sans s'excuser de sa longue absence, la porte d'une galerie abandonnée, où se voyait une suite de cadres, tendus à l'intérieur d'une étoffe verte qui remplaçait les tableaux absents, jusqu'à[265] ce qu'il nous eût menées devant ce chef-d'œuvre... Et voilà comment une famille héritière des doges a vendu cet ancêtre—pour payer deux toilettes de bal!... Ne trouvez-vous pas cette histoire très gaie?...»

—«Moi,» répondit Roger après un silence, «je la trouve très triste...» Il avait dit ces quelques mots d'un ton si étrange que nous le regardâmes, Jessie Macdougall et moi, avec une surprise que redoubla l'aspect de sa physionomie soudain toute changée, comme crispée. Il s'aperçut lui-même de notre étonnement:—«Que voulez-vous? Il m'aurait suffi de savoir pourquoi ces pauvres gens vendaient ce tableau. Je n'aurais pas pu l'acheter...»

—«Et qu'auriez-vous fait?» lui demandai-je. L'histoire racontée par la jeune Américaine l'avait jeté dans une irritation qui m'était aussi évidente qu'inintelligible. Je sentais qu'il fallait détourner l'entretien. Je continuai: «Tout a été pour le mieux dans le meilleur des vieux mondes. Miss Jessie a eu son tableau, qui est admirable et qu'elle soigne si bien. Voyez comme la toile est tenue, sous son verre, et comme ces chairs sont peintes, et cette finesse des yeux et ces étoffes!... Donna Laura et sa sœur Tea auront eu leur toilette de bal et se seront amusées, comme des folles, qu'elles étaient sans doute. Les créanciers auront reçu des acomptes. Allons! N'ayez pas de[266] mauvaise humeur contre l'inévitable. Il faut que les chefs-d'œuvre voyagent et aillent porter loin du pays où il sont nés leur message de beauté... C'est du pur Ruskin, cela, n'est-il pas vrai, miss Jessie?...

—«Il paraît,» répondit miss Macdougall en s'efforçant de rire «que M. de Montglat n'est pas ruskinien... On dirait qu'il m'en veut d'avoir raconté cette histoire...»

—«Pas le moins du monde,» répondit Roger. «Vous êtes contente d'avoir fait une bonne affaire. C'est très naturel dans votre pays, et vous avez bien raison. Moi, je ne suis ni d'un pays, ni d'une race de gens d'affaires, voilà tout...»

III

—«Vous n'avez vraiment pas été gracieux pour elle,» disais-je à Montglat, un quart d'heure plus tard, comme nous sortions de Cliff Lodge. Après cette injustifiable et presque grossière boutade la causerie avait, comme on pense, cessé d'être cordiale. J'éprouvais la trop naturelle curiosité de savoir quel motif avait déterminé une si bizarre volte-face. J'insistai donc: «Elle n'a rien dit cependant qui pût vous froisser...»

—«Elle ne m'a pas froissé,» répondit-il.[267] «J'ai eu un moment de nerfs, comme une jolie femme que je ne suis pas... Parlons d'autre chose, voulez-vous?...»

Nous parlâmes en effet d'autre chose. Mais, je voyais que son impression avait dû être bien profonde, car sa maussaderie augmentait au lieu de diminuer, de seconde en seconde. Il finit par me quitter avec une soudaineté qui, de tout autre, m'aurait froissé moi-même. Avec lui, je n'eus pas l'idée de m'en offenser. Je m'en rendais trop compte: il avait reçu un coup, dont je ne comprenais d'ailleurs ni la cause ni la nature. Ce fut le soir seulement, et comme je me préparais à descendre pour le dîner, que j'eus le mot de cette énigme. Je me vois encore, regardant la pendule, dans mon petit salon d'hôtel, et envoyant prévenir Roger, comme il était convenu; et je le vois, lui, entrant presque aussitôt... en costume de voyage!

—«Je viens vous dire adieu,» furent ses premiers mots. «Je dînerai dans le train qui part à huit heures et demie...»

—«Vous partez?» lui dis-je. «Vous retournez à New-York? Vous avez reçu quelque mauvaise nouvelle?...»

—«Aucune,» fit-il, «mais je ne veux pas manquer le paquebot de demain matin pour l'Europe...»

—«Vous retournez en Europe?» m'écriai-je.[268] «Voyons! Ce n'est pas sérieux!... Et miss Jessie Macdougall?...»

—«Miss Jessie Macdougall trouvera autant de marquis anglais et français qu'elle voudra pour l'épouser,» répondit-il, «et pour régner en maître parmi les somptuosités de Cliff Lodge. Moi, je vais savoir si je n'ai pas manqué ma vie par la plus folle, par la plus indigne des calomnies...»

Qu'il ressemblait peu en ce moment au Parisien railleur de notre arrivée dans le jardin de ce somptueux Cliff Lodge! Et que je l'aimais mieux ainsi, quoique je ne démêlasse toujours pas le lien qui rattachait l'anecdote racontée par la jeune Américaine aux troubles dont je le voyais saisi! Une expérience déjà longue aurait dû m'apprendre que la vie dépasse en hasards inattendus et en rencontres invraisemblables les imaginations de nos livres. Pourtant j'éprouve toujours, et j'éprouvai cette fois encore, une déconcertante surprise à constater comme le monde est petit et comme les événements les plus étrangers en apparence les uns aux autres jouent les uns sur les autres, par des hasards aussi surprenants dans leur ensemble que naturels dans leur détail:

—«Oui,» reprenait Montglat, en réponse aux questions qu'avaient autorisées son commencement de confidence, «l'histoire de la vente de ce portrait, vous l'écoutiez, vous, comme elle[269] vous le racontait. L'anecdote vous intéressait. Moi, elle me bouleversait. C'était le mot surpris là, par la plus fantastique rencontre, d'une énigme qui m'a si souvent tourmenté... Cela vous étonne de m'entendre parler sur ce ton? Vous ne connaissez de moi que l'homme de plaisir, et vous ne le croyez pas très capable de sentiments profonds... Ne vous défendez pas,» continua-t-il, comme je l'interrompais, «c'est très naturel, et vous n'avez pas si tort... Sans l'incident de cet après-midi, ne serais-je pas à la veille de faire sans aucun scrupule cette assez triste opération qui s'appelle un mariage d'argent? Mais je l'aurais fait, ce mariage,—et cela, je n'avais pas à vous le dire,—parce que je n'ai pas fait le seul mariage d'amour qui m'ait tenté dans ma vie, et la vente de ce portrait se trouve avoir été la cause indirecte de cette rupture... Vous allez comprendre. Il y a deux ans et demi, précisément à l'époque où miss Macdougall était à Venise, je m'y trouvais aussi. Alors, je ne savais même pas son nom. En revanche j'étais un visiteur assidu de ce palais Navagero qu'elle vous a décrit tout à l'heure, et chacune de ses paroles éveillait un écho dans mon souvenir. Ce géant boiteux, qui servait de Kaleb à ces patriciens ruinés, qu'il m'a conduit souvent, avec sa lampe de cuivre à trois becs, dans ce petit salon qui donne sur ce palier du premier étage! Et cette voix de la jeune fille que miss Jessie n'a[270] pas vue, combien j'en ai aimé le frémissement ému, le chantonnement doux, quand elle parlait le dialecte de la lagune!... Cela me fait mal d'y penser seulement!...»

Il s'arrêta de sa confidence et je vis qu'il avait des larmes au bord des paupières. Je lui pris la main, et ce mouvement de sympathie achevant de lui ouvrir le cœur, il poursuivit:

—«Je vous remercie de ne pas sourire d'un récit qu'il faut pourtant que je fasse à quelqu'un. Vous jugerez vous-même si mon devoir n'est pas de partir, d'aller tout de suite là-bas demander pardon à celle que j'ai outragée d'un si injurieux soupçon? Donna Laura Navagero, car c'est elle, vous le comprenez, dont je veux parler, était à cette époque une fille de vingt-deux ans. Elle avait un peu de sang lombard dans les veines et avec ses cheveux bruns teints de roux, ses yeux noirs, son ovale allongé, c'était un visage délicieux, comme on en voit dans les vieilles fresque de Milan. Elle avait perdu sa mère très jeune. Ses seuls parents étaient une sœur plus âgée qu'elle d'un an, cette Téa et son père. De ce père, je ne vous dirai rien, sinon qu'ayant hérité une fortune déjà délabrée il en mangeait le reste dans des spéculations de Bourse. J'ajoute, et, vous ne vous en étonnerez par trop, vous qui avez tant vécu en Italie, qu'il nourrissait plusieurs ternes secs au Loto. La sœur était aussi laide que Laura, c'était le nom de mon[271] amie, était jolie. Entre ce père et cette sœur, elle vivait, sans direction, sans surveillance. Il était inévitable que, jolie, confiante et coquette—de cette coquetterie de la vingtième année, qui n'est qu'un enfantin désir de plaire—elle donnât prétexte aux médisances. Je vois cela distinctement aujourd'hui, et je le voyais bien dès lors, mais quand on est amoureux, et je le devins presque tout de suite de donna Laura, on ne raisonne pas, on sent!... Voilà qui excuse, qui explique au moins que j'ai cru si facilement au mal que l'on disait d'elle.»

—«Hélas!» l'interrompis-je, «c'est l'éternel malentendu. En amour, comme en religion, les seuls sages sont ceux qui professent la foi du charbonnier. S'ils sont trompés, c'est comme s'ils ne l'étaient pas, puisqu'ils n'en savent rien; et du moins ils ne courent pas le risque de méconnaître un cœur sincère en doutant de lui...»

—«Combien vous avez raison!» s'écria-t-il, «Pourquoi n'ai-je pas pensé ainsi, avant le petit drame où ce portrait de Palma, que nous avons vu aujourd'hui, joue un rôle si complètement inattendu?... Il me faut vous dire d'abord où nous en étions, Laure et moi, lors de ce bal à l'occasion duquel ce tableau fut vendu, et qui se donnait chez cette comtesse Sténo que vous devez connaître... Quoique je visse Mlle Navagero deux fois, et souvent trois fois par jour, chez elle, à la promenade,[272] dans le monde, avec la liberté si particulière, même aujourd'hui, à la vie vénitienne, je ne m'étais jamais permis de lui dire que je l'aimais, et elle ne m'avait jamais dit qu'elle m'aimait. Nous savions pourtant tous les deux que nous avions l'un pour l'autre ce vif intérêt qui n'a pas besoin de mots pour s'exprimer. Lorsque j'entrais dans une chambre où elle se trouvait et qu'elle m'apercevait, je la voyais changer de couleur; et moi, quand elle tardait à venir dans un endroit où je savais devoir la rencontrer, j'avais la fièvre d'impatience. Quand nous causions tous les deux seuls, ce qui nous arrivait sans cesse, nous parlions toujours des choses du sentiment, sur lesquelles cette étrange fille avait tantôt des opinions d'une naïveté d'enfant, tantôt des idées si fines, si pénétrantes, qu'elle me donnait l'impression d'une femme, et d'une femme qui aurait aimé. Prononçait-elle ainsi quelque parole trop profonde? Je me souvenais des allusions dénigrantes que telle ou telle personne m'avait faites sur elle, et je commençais de tomber dans ces doutes dont je vous parlais tout à l'heure. Comment vous rendre perceptible en quelques phrases le malaise singulier où je finis par être jeté à son égard, et qui, tantôt aboutissait à la conviction de son innocence absolue, tantôt à celle de sa rouerie précoce, si bien que je prenais un soir la résolution de la demander en mariage le lendemain matin, et, le[273] soir suivant, celle de quitter Venise sans la revoir et pour ne plus jamais y revenir?...»

—«Et elle?» demandai-je, comme il se taisait, «s'apercevait-elle de vos doutes?...»

—«Hélas!» répondit-il. «Et sa perspicacité justement contribuait à augmenter ce trouble et cette indécision. On eût dit qu'elle lisait en moi à livre ouvert, tant elle discernait les moindres passages de mon humeur intime. Étais-je triste et feignais-je la gaieté? Elle devinait que je n'étais pas sincère et elle me questionnait jusqu'à ce que j'eusse inventé une explication à laquelle elle faisait semblant de croire. Je voyais si bien qu'elle n'y croyait pas... Jusqu'à un certain jour où elle me demanda anxieusement, douloureusement à l'occasion d'un de ces moments de mélancolie:—«Voulez-vous que je vous dise ce que vous avez? On vous a dit du mal de moi...» Elle me regardait, en prononçant cette phrase, avec des yeux qui firent baisser les miens.—«Oui,» lui répondis-je après un silence. J'en avais assez de lui mentir, et je me préparais à tout lui répéter. Cela aurait mieux valu pour nous deux. Elle le comprit et elle m'arrêta. Elle voyait distinctement sur mes lèvres les mots que j'allais prononcer.—«Je ne veux rien savoir de ces vilenies,» fit-elle avec une fierté qui, sur le moment, eut raison de ma défiance.—«Mais regardez-moi donc,» et une si impérative supplication émana[274] d'elle que je la regardai:—«Croyez-vous que j'aie jamais été capable, dans ma vie, de faire quelque chose que je n'aurais pas dû faire?...»

—«Mais, que vous disait-on d'elle?» interrogeai-je, «et qui vous en parlait?»

—«Qui? Presque tout le monde dans ce milieu très malveillant où se déroulait notre silencieuse idylle. Laure avait tant d'envieuses! Elle était si imprudente et elle s'était fait tant d'ennemis, sans doute, par ces commencements d'intérêt qui laissent de tels ferments de rancune dans l'amour-propre des hommes, lorsqu'une femme d'abord toute gracieuse ne leur montre plus que de l'indifférence... Ce que l'on disait? Tenez, j'ai honte de vous le répéter. Mais j'ai besoin de confesser que j'y ai cru... C'était l'éternelle calomnie. Elle avait le goût de la toilette; elle s'habillait avec autant d'élégance que les plus riches d'entre les grandes dames autrichiennes et russes qui faisaient la mode à Venise. On la savait ruinée... Et alors... alors... on disait qu'elle se faisait payer ses notes par ses amants...»

—«Et vous l'avez cru!» m'écriai-je, «et vous l'aimiez! Je comprends tout. Dieu! La pauvre enfant!...»

—«Mais, est-ce que je pouvais savoir?» reprit-il d'une voix presque suppliante... «Pourquoi ce père orgueilleux se cachait-il de vendre, un par un, à de riches étrangers de passage les tableaux[275] de cette galerie où je ne suis jamais entré, vous entendez bien, jamais? Le vieux Navagero avait honte de ce commerce. Il ne se doutait pas que, pour s'épargner à lui-même cette humiliation, il faisait peser sur sa fille un tel opprobre et que ce doute déshonorant planait sur leurs vraies ressources... J'arrive au soir de ce bal Steno pour lequel elle s'était commandé un magnifique costume de Reine Cornaro d'après la toile du Titien. Ah! quelle était belle, si belle que son entrée souleva un murmure d'admiration!... Et moi, imaginez-vous ma douleur de la voir, qui, souriante, enviée, admirée, parcourait ces salons, au bras de quelqu'un dont on m'avait prononcé le nom à propos d'elle le soir même, comme un de ceux qui aidaient à ses toilettes, un certain marquis Vanini? C'était un homme plus âgé qu'elle de vingt ans, de basse mine, marié et très riche, qui ne se cachait pas de son admiration pour Laura. J'entends, j'entendrai toujours la voix d'un Vénitien, celui qui précisément m'avait le plus calomnié la jeune fille, me soufflant tout bas devant ce groupe: «Vanini a bien fait les choses. Il paraît qu'ils doivent partout et que la Bettina, la couturière, avait pris peur. Elle avait dit qu'elle ne livrerait ce costume que comptant...» Devant cette affirmation qui se trouvait correspondre à quelques propos que j'avais déjà surpris sans bien les traduire sur les probabilités de la présence[276] ou de l'absence de donna Laura à ce bal, une horrible angoisse me serra le cœur. Le soupçon m'envahit, un de ces soupçons de démence où l'on sent d'instinct qu'il faut se cacher pour ne pas jeter à l'être soupçonné ainsi d'irréparables outrages. Je me retirai donc, Laura entrée, par cette belle nuit de printemps, sur un angle de balcon d'où je voyais à ma droite la lagune noire et sillonnée par les gondoles, à ma gauche les salons radieux de lumières. Les couples tournaient au son d'une enivrante musique hongroise, sous un plafond décoré par un élève de Véronèse dans une manière large et voluptueuse. Il me sembla subitement que le secret caractère de la fille des Navagero s'éclairait pour moi tout entier. N'était-elle pas la descendante d'une de ces familles patriciennes où s'est transmis comme un héritage séculaire le goût effréné du luxe et du plaisir? Elle dansait, pendant que je m'abîmais ainsi dans ces réflexions, visiblement heureuse, et je le devine aujourd'hui, m'attendant, s'étant parée pour moi. Ce quelqu'un dont le vieux domestique parlait avec une familiarité toute italienne, c'était moi, et la première parole qu'elle me dit, quand je me décidai enfin à quitter mon poste d'observation pour venir la saluer, n'avait pas d'autre sens. Son succès de cette soirée, la fièvre du bal, la joie de se sentir si belle, allumaient dans ses prunelles[277] sombres, sur son teint éclatant, autour de ses cheveux à reflet d'or comme une phosphorescence de bonheur qui s'éteignit à mon approche. Une fois de plus elle avait lu sur ma physionomie cette irritation intérieure dont elle devinait, comme l'habitude, la cause. Mais cette fois j'eus la dureté, l'inqualifiable dureté de ne la lui pas cacher.—«Qu'avez-vous?» me demanda-t-elle à voix basse, quand nous pûmes causer tête à tête au milieu de cette foule dont l'ondoiement bruyant exaspérait ma colère contre sa beauté. «Ne suis-je donc pas à votre goût?...» Elle implorait une réponse amie, et je lui dis:—«Qu'est-ce cela vous fait, pourvu que vous soyez au goût du marquis Vanini?»—«Du marquis Vanini?» demanda-t-elle. Puis, hautaine soudain:—«Que voulez-vous dire?» «Vous le savez bien...» lui répondis-je... «Adieu!»—«Ne vous en allez pas,» reprit-elle en me retenant, «vous me devez de vous expliquer. On vous a encore dit du mal de moi et à propos de Vanini?...» Elle s'arrêta, et elle me questionna brusquement:—«Et vous l'avez cru?»—«J'ai cru,» répondis-je, «qu'une jeune fille qui ne veut pas être soupçonnée ne doit pas être coquette comme vous venez de l'être avec lui, ni venir au bal avec des toilettes comme celle que vous avez ce soir, quand elle n'a pas le moyen de les payer...» Je prononçais le mot de démence tout à l'heure, et vous voyez bien que c'était de la démence en[278] effet, puisque j'ajoutai:—«Quand elles les paie, ce luxe-là coûte trop cher...» Je n'eus pas plus tôt dit cette phrase d'un sous-entendu atroce que je la vis rougir, puis pâlir jusqu'à la naissance de ses admirables cheveux. Un rire convulsif s'empara d'elle, et comme le marquis Vanini passait à ce moment même, pas très loin de nous, elle me lança un effrayant regard, et d'une voix très haute:—«Cher marquis, voulez-vous que nous dansions cette valse?» Et déjà elle tournait dans les bras de cet homme avec un air de défi triomphant où je voulus voir à cette minute toute la fureur de l'hypocrisie démasquée...»

—«Et ensuite?...»

—«Je quittai le bal aussitôt,» fit-il tristement, «et Venise, le lendemain matin. Je sentais qu'après cette horrible scène et ce soupçon sur le cœur, je ne pourrais plus la revoir sans l'outrager. Et je ne l'ai plus revue, et je n'ai plus rien su d'elle, je n'ai voulu en rien savoir, mais je ne l'ai jamais oubliée!... Sentez-vous maintenant à quelle profondeur le récit de Jessie Macdougall m'a remué, et comprenez-vous ce qui m'a été soudain révélé,—tandis que cette fille de millionnaire nous racontait en riant sa visite au palais Navagero et cet achat de tableau? Vous étonnez-vous maintenant que je veuille aller où je veux aller?...»

—«A Venise?» lui demandai-je.

—«A Venise.»

[279]

—«Mais puisque vous ne savez rien de cette pauvre fille. Et si vous la trouvez mariée?»

—«Je lui aurai toujours demandé pardon,» dit-il.

—«Et l'autre?» continuai-je, «vous n'aviez donc pour elle aucun sentiment?»

—«Pour miss Macdougall?... Avant aujourd'hui je croyais qu'elle me plaisait assez pour que de l'épouser fût possible. A présent, c'est très injuste, elle me fait horreur...»

IV

... Et c'est ainsi que l'héritière du roi du cuivre a porté cette colossale fortune dans la famille d'un duc anglais, qui serait bien étonné s'il apprenait qu'il a dû cette chance à un caprice sentimental d'un petit marquis français, lequel était pourtant grand favori dans cette course à la dot miraculeuse. Et de celui-ci je ne sais rien depuis cette confidence qui date déjà de trois années, sinon qu'après s'être terré un temps dans le petit domaine de l'Anjou vendéen d'où sa famille est originaire, il a recommencé de voyager très au loin. Je sais autre chose encore pourtant: lorsqu'il est arrivé à Venise, il a trouvé que la belle Laura[280] Navagero était assez riche maintenant pour racheter tous les portraits de doges vendus par son père à des Américains millionnaires. Elle a épousé l'affreux marquis Vanini, devenu veuf—ce qui prouve que les femmes arrivent souvent à ressembler à ce que nous avons pensé d'elles dans certaines minutes où elle avaient mis leur cœur entre nos mains. Soupçonner une âme jeune est quelquefois un inexpiable crime. On risque trop de la rendre pareille à ce soupçon, par désespoir de ne pouvoir pas s'en laver.

Décembre 1897.

DERNIÈRE POÉSIE

[281]

I

Quel encyclopédiste disait donc méchamment de Voltaire, alors au faîte de la renommée: «Il y a pour deux cent mille livres de gloire, mais il en voudrait bien encore pour deux sous?» Cette épigramme devrait consoler, une fois pour toutes, le peuple d'envieux qui pullule autour des artistes célèbres, de ceux que le grandiloquent Balzac dénommait impérialement les «maréchaux de la littérature», et que notre âge de chemins de fer et de tramways appelle démocratiquement les «arrivés». Si aucun d'eux n'a de nos jours le génie de Voltaire ni son prestige, ils ont tous ceci de commun avec l'homme aux deux cent mille livres de gloire qu'ils «en voudraient bien encore pour deux sous». Ces deux sous de gloire, c'est la lettre, si banale soit-elle, du quémandeur d'autographes,—c'est la missive, abondante en[282] fautes de français, de l'inconnue qui implore un conseil sur l'état de son âme,—c'est l'éloge d'une feuille du Quartier Latin ou de Montmartre, tirée à vingt exemplaires.—Moins que cela, c'est la mention du nom dans un article quelconque d'un journal quelconque. Un de ces signes de popularité vient-il à lui manquer, le pauvre «maréchal de la littérature» commence à douter de son bâton. L'«arrivé» se dit que cette flatteuse épithète pourrait bien signifier qu'il n'est plus «dans le train». C'est le moment que les Apaches narquois de la petite critique choisissent volontiers, pour lui décocher un autre mot, le plus cruel du dictionnaire à ces sensibilités fémininement vaniteuses: «démodé». S'il était sage, l'écrivain saurait que les Apaches ne sont pas seulement narquois. Ils sont aussi perspicaces, et ils ne perdent pas leur encre à tourmenter des réputations mortes et des œuvres finies. C'est leur silence, ou leur éloge, qu'il faut craindre comme un brevet de la décadence définitive qui n'excite plus ni l'envie, ni même la mauvaise humeur. Mais l'écrivain n'est pas sage et il tend la sébile «aux deux sous de gloire». Alors s'inaugure la période des longues épîtres élogieuses à des débutants qui font, comme ricanait l'autre, «rimer spectacle et détestable»,—celle des complaisantes réponses aux enquêtes saugrenues que vous connaissez,—celle des présidences de distributions[283] de prix ou de sociétés de secours mutuels. C'est le moment où l'homme de lettres si prudent, si ménager de sa fortune et qui a tour à tour convoité et obtenu tous les honneurs sociaux, fait une volte-face subite. Il va où foisonnent les éléments de popularité grossière mais bruyante, à gauche, encore plus à gauche, et il apporte l'appui du nom le plus officiel aux manifestations des pires utopies révolutionnaires, en échange d'une claque retentissante. Il devient l'homme des «idées généreuses», comme jadis Hugo et Michelet, qui connurent et cette terreur de perdre le vogue et la honte de cette popularité mendiée, par quel moyen! La sébile est alors si bien déguisée que le mendiant des deux sous de gloire, en la tendant, esquisse un geste d'apôtre ou de martyr. Du moins l'auteur des Misérables et celui de l'Oiseau continuaient-ils de produire, et des œuvres de génie. Mais il arrive que réellement l'auteur vieilli se trouve frappé de sénilité. Il ne peut plus écrire et il veut à tout prix rester actuel. Il procède alors à la visite minutieuse de ses tiroirs. L'expressif argot du journalisme dit qu'il les râcle. Il exhume de leurs profondeurs les «souvenirs», où figurent les personnages les plus insipides de sa propre famille, où sont imprimés les plus insignifiants billets des camarades de sa jeunesse. Il recueille les articles de la vingtième année, réimprimés avec commentaires, s'il est[284] un critique, et, s'il est un poète, les vers ébauchés sur les bancs du collège. Une promenade devant quelques étalages où il voit, sur un volume ainsi composé, flamboyer le traditionnel «Vient de paraître», tel est le bilan de ce suprême effort. Il ne s'agit même plus de deux sous de gloire, mais d'un centime. Nos gens le savent, et préfèrent ce centime de réclame à l'oubli.


Quoique cette véritable maladie morale, avec ses phases tantôt comiques et tantôt tragiques, n'éclate guère dans son intensité que sur le tard de la vie, les premiers symptômes apparaissent parfois au lendemain de la quarantaine, à cet âge où nos énergies vitales commencent de subir cette légère atteinte qui demain sera la déchéance. Ce fut le cas, l'hiver dernier, pour l'un de ceux qui peuvent vraiment se dire les enfants gâtés de Paris, pour cet heureux René Vincy que nous avons tous connu, nous, ses contemporains, portant timidement à la Comédie-Française, en 1878,—il avait vingt-cinq ans, c'était hier!—sa petite comédie en un acte et en vers, comme tous les camarades: le Sigisbée, sous le patronage de feu Claude Larcher. Et aujourd'hui, il a fait représenter plus de dix pièces avec un tintamarre de toutes les trompettes autour de chacune. Il vivait chétivement chez une sœur mariée à un pauvre diable de professeur libre, et il a, du chef de[285] son répertoire et par la fortune de sa femme, cent mille francs, non seulement de gloire, mais, ce qui est plus confortable, de rentes. Le premier fauteuil vacant à l'Académie Française est pour lui, s'il consent à se présenter. Il a eu, jusqu'ici, la coquetterie de s'abstenir. Il est officier de la Légion d'honneur et, avant le plus jeune et plus heureux auteur de Cyrano, aucun faiseur de pièces en vers n'avait connu, sur les brochures de ses comédies et de ses drames, un chiffre de «mille» aussi élevé. Mais l'auteur de Cyrano est venu, et il s'est trouvé qu'en 1897 le Savonarole de Vincy, donné à l'Odéon, n'a pas fait recette,—qu'en 1898, son recueil de vers, les Vents du large, a été durement critiqué dans les jeunes revues,—qu'en 1899, son Hannibal a failli tomber aux Français,—et en 1900, son drame fantaisiste, Couleur du temps, n'a été reçu qu'à corrections, à la même Comédie! En faut-il plus pour expliquer comment vingt années d'un succès férocement jalousé dans toutes les brasseries littéraires se sont trouvées abolies du coup au regard du «jeune et illustre maître», comme les gazettes continuent à l'appeler,—malgré que ses cheveux blonds d'autrefois soient rayés de fils d'argent et qu'un embonpoint de prébendier ait remplacé chez le quadragénaire la svelte cambrure de l'auteur du Sigisbée.

—«Que veux-tu?» lui avait dit avec la plus[286] fausse bonhomie son rival en arrivisme, le romancier-dramaturge Jacques Molan, qui l'avait rencontré le lendemain de la décision du comité. «On n'est plus heureux à nos âges. C'est le mot d'un plus grand que nous.»

Et cet «à nos âges» encore, avait piqué le poète à un endroit bien sensible. Il avait haussé les épaules avec une bonhomie aussi fausse que celle de Molan lui-même. Puis, à sentir peser sur lui le regard scrutateur de celui-ci,—un regard d'Anglais suivant le dompteur pour le voir dévorer par ses lions,—tout son orgueil s'était tendu.

—«Je n'y pense déjà plus,» avait-il répliqué, «je suis tout entier à mon prochain livre.»

—«Tu fais un nouveau volume?» avait demandé Jacques. «Bravo!» Et toujours sur son ton d'ironie cordiale: «As-tu seulement ton titre?...»

—«Pas encore,» avait répondu René. «Mais j'ai mieux que cela. Le livre est fini.»

L'autre l'avait de nouveau regardé, avec une goguenardise et une curiosité dans ses prunelles de mauvais confrère, où se lisait distinctement cette question: «Ah çà! Ne serait-il pas vidé?...» Puis il s'était tu, après un «Ah!» sans commentaires. L'indifférence est encore la variété de rosserie la plus mortifiante. Ce silence avait achevé de préciser, chez l'auteur déçu de Couleur du temps, une résolution, ébauchée dans[287] son esprit depuis quelque temps déjà et devant laquelle il reculait; mais, comme il arrive, la parole, en devançant presque sa pensée, l'avait du coup rapproché de l'action. Ce projet de volume, annoncé à Molan comme définitif, avait été d'abord la plus vague, la plus lointaine rêverie. Voulez-vous que nous en suivions rétrospectivement les phases? Elles rendront plus pathétique peut-être le petit drame de conscience auquel ces réflexions servent de préface. Dans la semaine qui avait suivi la première représentation de l'Hannibal, Vincy, irrité des critiques dirigées contre l'appareil trop érudit de ses vers, s'était dit: «Trop érudit! Hé bien! Je vais leur donner un recueil de poésies intimes!...» Et la recherche à travers les tiroirs avait commencé. Il avait retrouvé ainsi une trentaine de morceaux, débris d'œuvres abandonnées aussitôt que conçues, sous cette pression du travail commandé, des diverses rançons de succès la plus dangereuse peut-être. On ne participe pas impunément aux bénéfices de ces vastes maisons de commerce: un grand théâtre, une grande revue, un grand journal. Des gains d'industriel imposent des vertus d'industriel. Le respect de l'échéance est la première. Elle n'est pas toujours favorable à l'inspiration. Éclairé par ce désir passionné du succès, qui acquiert parfois, dans la nature littéraire, une infaillibilité d'instinct, René avait, après[288] cette visite dans ses tiroirs, refermé sous clef ces papiers où il pouvait lire l'histoire de son caractère, presque de son talent, à la qualité de l'écriture, si impulsive, si hardie dans la jeunesse; si froidement régulière, presque bureaucratique dans l'âge mûr. Il avait eu le courage de conclure: «Non. Je ne publierai pas cela...» Il n'avait gardé qu'une des feuilles, l'une des plus vieilles, à en jurer par la couleur de l'encre décolorée sur le papier jauni. En haut étaient tracés ces trois mots énigmatiques: Pour la fleur, suivis de quelques vers jetés, sans rature:

La rose pâle de sourire De l'enfant que j'aime en secret, A charmé mon cœur, qui souffrait, D'un parfum doux comme la myrrhe.
De la musique de sa voix Ma tête énamourée est pleine, Et je sens passer son haleine Dans les fraîches senteurs des bois.

Vincy l'avait lu et relu, ce début d'une élégie inachevée, et le plus lointain roman de sa vie sentimentale s'était évoqué soudain devant sa pensée. Il s'était revu à vingt-quatre ans, inconnu, et se laissant prendre au charme d'une toute jeune enfant qui s'appelait Rosalie Offarel. Elle était la fille de bien humbles bourgeois, amis de Mme Fresneau, la sœur de René. Mais qu'était-il lui-même alors, qu'un humble bourgeois,[289] et dont les ambitions indéterminées ne pressentaient pas son opulence comblée d'aujourd'hui? Rosalie avait de beaux yeux noirs, un sourire frémissant, une fraîcheur digne de son nom, celle d'une rose. Elle lui était apparue, à cette époque d'élans confus vers la gloire et l'amour, comme la Béatrice que les plus glacés et les plus utilitaires des poètes s'en vont cherchant, à leurs débuts, pour avoir un prétexte à s'exalter la plume à la main. Quelques phrases trop tendres, chuchotées à deux pas des parents; des regards, des serrements de main, de furtifs et innocents baisers sur une joue rougissante,—tels avaient été les grands épisodes de cette idylle, brisée, dès le premier succès de l'écrivain, par sa rencontre avec la perverse et jolie Mme Moraines. C'était une de ces curieuses de la haute société qui correspondent trop bien aux portions sensuelles et vaniteuses du cœur de l'artiste pour que la grâce modeste d'une pauvre petite Offarel puisse tenir là contre. René Vincy avait aussitôt rompu ses secrètes fiançailles pour s'engager dans cette aventure à la suite de laquelle (les lecteurs des Mensonges s'en souviennent) il avait essayé de se tuer. Il en avait réchappé, pour continuer, à travers les hasards de la vie d'auteur célèbre, une série d'expériences amoureuses où l'image de Rosalie avait tenu d'autant moins de place qu'il ne l'avait plus[290] jamais rencontrée. A peine s'il en avait entendu parler: sa sœur, Mme Fresneau, était morte, et toutes ses relations avec ce milieu de sa première jeunesse s'étaient peu à peu dénouées tout naturellement. Il savait cependant que «la Fleur»,—comme il l'appelait en tête de ces strophes composées jadis à son intention,—avait de son côté obéi à la loi inévitable du changement. Rosalie s'était mariée avec un professeur de dessin du nom de Passart, qui fréquentait, lui aussi, chez les Fresneau... Et c'était tout. Quelle mélancolie dans cette poussée irrésistible de la vie, qui nous porte loin les uns des autres, jusqu'à faire de nous des étrangers pour les amis et les amies qui nous tinrent un instant de si près au cœur! Il y a pourtant une mélancolie pire, c'est que la confrontation avec le passé nous trouve aussi insensibles que s'il ne s'agissait ni de notre jeunesse, ni de notre premier éveil d'amitié ou d'amour. Devant cette feuille de papier, où il avait jadis griffonné ces stances incomplètes, René s'était ressouvenu d'avoir, pendant des semaines, composé tous les jours, ainsi, quelques vers pour sa fiancée. Il les roulait dans sa pensée, en se promenant sous les arbres du jardin du Luxembourg. C'était tantôt une chanson, tantôt des tierces-rimes, d'autres fois un sonnet, qu'il transcrivait ensuite, comme il avait fait ces deux quatrains, avec cette même dédicace, ce «Pour la fleur», mignarde et caressante[291] allusion au prénom de Rosalie. Le soir, aux réunions de famille, ou bien au cours d'une visite durant la journée, il glissait ces vers dans la main tremblante de la jeune fille, qui prenait ces furtifs billets avec un sursaut de tout son cœur. Comment n'aurait-elle pas cru à la profondeur d'un sentiment traduit de la sorte? De plus expérimentés qu'elle, s'ils en avaient reçu la confidence, y auraient cru aussi, à un trait bien significatif: Vincy ne gardait pas copie de ces poèmes! S'il se trouvait avoir conservé en sa possession cette romance: la Rose pâle du sourire... c'est qu'elle n'avait jamais été remise à Rosalie Offarel. Il l'avait commencée, à la veille de la rupture, quand il commençait de s'éprendre déjà de la demi-grande dame qui devait, en l'initiant aux délicatesses de la volupté dans le luxe, tarir pour toujours en lui la source du vrai sentiment. Le maniérisme de ces deux strophes prouvait trop que cette source était déjà bien épuisée à cette date. Pas tout à fait cependant, puisque dans cette rupture avec sa modeste fiancée René n'avait pas eu le courage de redemander à l'abandonnée tous ces vers écrits pour elle. Leur intimité d'âme avait duré un peu plus d'une demi-année. Ces vers étaient au nombre de quinze cents peut-être, et il les avait sacrifiés! Oui, sacrifiés... Les laisser en effet entre les mains de Rosalie, sans en avoir seulement un[292] double, n'était-ce pas renoncer à les publier? Mais quoi? Vincy était jeune. Il avait l'illimité de ses œuvres à venir devant lui. Ses torts envers cette enfant étaient bien grands. Il avait trouvé, dans ce renoncement à une satisfaction possible d'amour-propre littéraire, une espèce de réhabilitation. Cette générosité d'artiste l'avait absous, à ses propres yeux, de son égoïsme d'homme. Disons tout. Cette immolation avait comporté des heures de regrets. A maintes reprises, depuis ces vingt ans, la tentation s'était élevée chez le poète de les ravoir, de les relire du moins, ces anciens vers. Il l'avait toujours repoussée, par scrupule sentimental, par un de ces mélanges d'orgueil et de timidité habituels à ces comédiens et aussi sincères que sont si souvent les poètes. Pour avoir ces vers, il fallait faire auprès de Rosalie Offarel, devenue Mme Passart, une démarche par trop humiliante. D'ailleurs, le vent du succès enflait les voiles de René. Ses drames et ses comédies avaient des «centièmes» triomphantes. Et quand il pensait à ces vers de jeunesse, il se disait:

—«Ils ne sont pas perdus, j'en suis sûr... Une femme ne brûle jamais des choses si flatteuses pour sa vanité... Après ma mort, on les retrouvera. Ce sera mon livre posthume, un bien joli livre. Ça ne s'imite pas, l'accent de la jeunesse et de l'amour!... Et l'étais-je, jeune! L'étais-je,[293] amoureux!...»

Et la tentation s'en était allée avec ces propos, une fois, deux fois, vingt fois, jusqu'à la première représentation de cet Hannibal si violemment contesté. Car, au lendemain de cette demi-chute, et devant la romance retrouvée dans l'amas de ses vieux papiers, la réponse de la voix intérieure n'avait plus été tout à fait la même:

—«Je voudrais bien pourtant les avoir recopiés autrefois, ces poèmes à Rosalie Offarel... Oui, un volume de ce ton-là, en ce moment, voilà qui riverait leur clou aux bons petits camarades... Ils sont à moi, après tout!... Il y a si longtemps de cette histoire... Mais c'est elle qui me demanderait de les publier, si elle osait... Elle doit croire que je ne le fais pas, à cause de ma femme, et que celle-ci serait jalouse d'elle? Pauvre Rosalie!...» L'image de la fine Parisienne de race qu'était Mme Vincy venait de surgir devant le regard intérieur du poète élégant, et, par contraste, une autre image, celle de la jeune fille de 1878, toute gauche, toute étriquée dans ses robes taillées à la maison... «Mais où vit-elle maintenant?...»

Il faut croire que la démarche auprès de la «pauvre Rosalie» n'apparaissait déjà plus, dès ce moment-là, comme impossible à l'auteur célèbre, car en se rendant au Théâtre-Français où il allait consulter la feuille de location, il s'était arrêté dans un café pour demander le Bottin.[294] Il y avait trouvé, parmi les divers Passart qui figuraient dans ce répertoire, un Jacques Passart, professeur de dessin, domicilié rue Duguay-Trouin. C'était le prénom, c'était la profession du mari de Rosalie. Le choix du logis achevait de changer la probabilité en certitude. René avait promené, trop d'années durant, ses flâneries, d'adolescent, puis de jeune homme, autour du Luxembourg, pour ne pas connaître cette ruelle qui compte quelques maisons à peine, entourées de jardins. Elle fait coude entre la rue d'Assas et la rue de Fleurus. Ce coin paisible s'était peint devant son esprit, et, avec lui, tout ce quartier peuplé pour son souvenir de tant de fantômes. Soyons juste avec un artiste, diminué et desséché par la vie, mais dont la première nature avait été vraiment haute; ce rappel lui avait rendu de nouveau insupportable l'exploitation, lucrative et brillante, des plus pures émotions de ce passé. Mais après l'aventure de l'Hannibal était survenue celle de Couleur du temps, et le projet du recueil intime capable de lui redonner un regain de succès avait recommencé d'obséder le poète irrité. Comprenez-vous maintenant à quel travail antérieur avait correspondu la réplique à Jacques Molan? Ce désir de river son clou à ce rival avéré avait transformé du coup un projet indéterminé en une volonté très nette, pour une de ces décisions subites, qui révèlent un long travail de ce que les[295] philosophes appellent barbarement l'inconscient, le subconscient, le subliminal. Le pédantisme de ces formules n'empêche pas qu'elles étiquettent le plus exact des faits. Avant de causer avec Molan, Vincy aurait juré qu'il ne chercherait jamais à ravoir ses vers à Rosalie. Quand il quitta l'autre, ses secrets désirs de tant de jours s'étaient comme concrétés et cristallisés. C'était comme si l'annonce du volume tout prêt qu'il avait faite presque sans y réfléchir l'avait soudain suggestionné lui-même. Aucune puissance au monde ne l'eût empêché d'aller ramasser les «deux sous de gloire» là où il savait qu'ils étaient.

II

Y étaient-ils? Pour la vanité du poète, on l'a vu, la réponse n'avait jusqu'ici jamais fait doute. Et cependant, lorsque vingt-quatre heures après la rencontre avec Molan, il s'achemina vers la rue Duguay-Trouin, son orgueilleuse assurance avait fait place à une crainte, non pas sur la valeur de ses vers, mais sur l'existence même de cet unique manuscrit. Mme Passart avait-elle conservé ces feuilles volantes? Après s'être affirmé qu'une femme ne détruit pas de pareils témoignages[296] d'un sentiment inspiré par elle, Vincy se disait que la mère autrefois pouvait avoir découvert le secret de sa fille et brûlé ces papiers. Le mari, ce Jacques Passart, qui l'avait connu, lui, René, pouvait avoir soupçonné le passé de sa femme, et, pour s'en prouver l'innocence, cherché, puis détruit, ces mêmes papiers... Et si Rosalie les avait gardés, voudrait-elle les rendre? Ne se vengerait-elle pas de l'ancien outrage en prétendant ne les avoir plus, ou bien en les refusant tout net?... Voudrait-elle seulement recevoir son amoureux d'antan?... Celui-ci avait bien pensé à lui demander par lettre un rendez-vous. Il avait appréhendé un silence contre lequel il n'aurait eu aucune arme. Il escomptait, au contraire, le déconcertement produit par sa présence, si Mme Passart était à la maison. Ces points d'interrogation divers se posaient devant la pensée du poète, dans ce voyage à travers Paris, de l'avenue Henri-Martin, où il habitait, jusqu'au Luxembourg. Il avait voulu franchir cette distance, à pied, pour lutter contre l'énervement par lequel il se sentait gagné, sans en convenir vis-à-vis de lui-même. Il voulait aussi bien arrêter à l'avance la ligne qu'il donnerait à ce délicat entretien. Il n'atteignit ni l'un ni l'autre de ces deux résultats, car à l'instant où il entra dans la maison de la rue Duguay-Trouin, pour demander au concierge si Mme Passart était chez elle, son cœur avait ce battement des soirs de[297] première, que connaissent tous ceux qu'a séduits, pour leurs péchés, le démon du théâtre. Quand cet homme lui eut répondu, en lui montrant un pavillon dans l'angle au fond d'une cour:—«Oui monsieur, elle est là. Sonnez à la porte, mais fort. La bonne est un peu dure d'oreille...» tous ses plans de diplomatie s'étaient effacés. Ce battement de cœur n'avait plus pour seule cause l'anxiété sur la réussite de sa démarche, ni même la petite honte de la hasarder. A suivre ainsi le trottoir de ces rues, si peu changées depuis sa jeunesse; à subir l'assaut presque inconscient des idées que tant d'aspects jadis familiers suscitaient dans les profondeurs de sa mémoire, un trouble singulier l'avait envahi. Une personne endormie en lui depuis des années commençait de se réveiller... On était en octobre. Le silence provincial de la cour solitaire où des feuilles jaunies tachaient par endroits le pavé clair,—la vétusté de ce pavé inégal dont les pierres s'encadraient de brins d'herbe,—la transparence voilée du ciel de cet après-midi, où s'adoucissaient, où se fondaient les couleurs des choses,—l'air de médiocrité, mais aussi de repos, de simplicité familiale, de monotonie heureuse, comme répandu sur la petite maison, avec les ardoises de son toit, les teintes neutres de sa façade, la blancheur de ses modestes rideaux derrière les fenêtres,—le terme même employé par le concierge pour désigner[298] la servante des Passart et qui dénonçait l'étroitesse du ménage dans les limites d'un très petit budget,—pas un de ces détails qui ne reportât soudain, avec une force irrésistible, l'écrivain célèbre et riche à tant d'années en arrière!—Il tira sur la poignée de métal pendue au bout d'une chaîne de fer, à l'ancienne mode. Une cloche retentit, au lieu d'un timbre. Il crut reconnaître le son, tant il était semblable à celui qui annonçait autrefois les visiteurs dans l'appartement de sa sœur...


Ce ne fut pas la «bonne» qui vint lui ouvrir. Elle était sans doute absorbée par quelque urgente besogne, de nettoyage ou de savonnage, qui ne la rendait pas présentable. Le battant unique, en se repliant, découvrit la silhouette et le visage d'une enfant, de quatorze ans peut-être, vêtue d'une robe courte. Un tablier de coutil bleu à épaulettes lui donnait une physionomie de pensionnaire sage. Quoique cette jolie créature eût encore, dans sa taille trop carrée et dans ses épaules maigriotes, la gracilité d'une fillette, sa tête, que couronnait la masse de ses cheveux châtains noués en un épais chignon, était déjà celle d'une jeune fille. Sa ressemblance avec sa mère était si frappante qu'en toutes circonstances René en avait été remué. De la Rosalie, qu'il avait aimée et trahie, la petite avait les tendres yeux[299] bruns, les lèvres fines, le front intelligent et pur, et, dans le dessin du nez, dans l'attache du cou, dans la ligne de la joue, vingt traits qui rappelaient l'autre. Pourtant ce n'était pas elle. D'abord celle-ci était plus jeune, plus frêle aussi, plus menue, et elle tenait de son père quelques détails qui empêchaient l'identité d'être absolue entre l'image que gardait, malgré tout, le souvenir de l'écrivain, et cette enfant, devant laquelle il demeurait sans parler. La petite avait rougi, en le voyant. Elle était accourue au coup de sonnette, parce qu'elle était occupée à ses devoirs dans une chambre voisine et croyant ouvrir la porte à un fournisseur. L'apparition d'un inconnu la décontenançait, au point que sa voix se fit toute basse pour répondre à la demande de l'étranger:

—«Oui, monsieur, maman est là. Si vous voulez entrer dans le salon... Je vais la prévenir...»

—«Voulez-vous lui remettre ma carte?» dit René, qui ajouta: «Si Mme Passart ne peut pas me recevoir maintenant, je retournerai quand elle me le permettra...» Il venait de sentir que ce serait un abus de confiance de s'introduire ainsi chez son amie d'autrefois, à la faveur de l'enfant qui, dans son ignorance des usages, ne lui avait pas même demandé son nom?... Mais déjà la petite avait pris la carte; elle avait gravi, deux par deux, les marches de l'étroit escalier intérieur[300] qui desservait l'unique étage du pavillon. Pendant les quelques instants que dura son absence, Vincy put constater que tout, autour de lui, dans cette espèce d'antichambre, révélait une existence bien petite, bien resserrée. Les marches de cet escalier étaient en moellons, terminés par un mince rebord de bois, et aucun tapis ne les préservait. Mais les carreaux étaient soigneusement passés au rouge, et ce rebord de bois frotté à la cire. Le papier des murs, tout uni, avait coûté quelques centimes le rouleau, mais il disparaissait presque entièrement sous des photographies encadrées de passe-partout. René observa, non sans une émotion singulière, qu'elles représentaient des tableaux disparates, et tous propices aux commentaires lyriques, dont il avait eu la passion dans sa première jeunesse. Il les avait certainement mentionnés à sa fiancée d'alors: c'étaient l'Hérodiade de Luini, la Vierge aux rochers de Léonard, le Crucifiement de Mantegna, les Pèlerins d'Emmaüs du Titien. Le métier du professeur de dessin suffisait-il à expliquer cette coïncidence entre ces choix et les goûts professés jadis par le poète? Celui-ci n'eut pas le loisir de se poser longtemps ce problème, car déjà l'enfant avait reparu, suivie de Rosalie elle-même, toute saisie, pâle, et dont la voix eut un étouffement, comme celle de sa fille tout à l'heure, pour répondre aux phrases du visiteur[301] qui s'excusait de son indiscrétion:

—«Indiscret pour vous être souvenu de si vieux amis!... Que je vous présente ma fille aînée, monsieur Vincy. Elle s'appelle Émilie, comme votre pauvre et chère sœur.—Va continuer ton devoir,» ajouta-t-elle en caressant la tête de l'enfant, d'un geste où son agitation achevait de se trahir. Puis, quand ils furent seuls dans le salon:—«Vous avez vu comme elle a rougi en entendant votre nom? Elle sait qui vous êtes, et elle pourrait vous réciter de vos vers,—ceux que je lui ai choisis. Elle les trouve si beaux!... Et elle les dit si bien!...»


René ne répondit pas. Il s'était attendu à tout, sauf à cet accueil dans lequel il n'entrait ni amertume, ni coquetterie,—presque trop peu de coquetterie,—car Mme Passart n'avait pas même pris le temps de changer sa modeste toilette. Elle portait une robe d'une petite laine gros bleu, défraîchie, et dont la seule élégance consistait dans un col et des manchettes de toile brodée. Pas un bijou, qu'une médaille d'argent, montée en broche, que René avait vue jadis à la vieille Mme Offarel. Mais, dans cette tenue de petite bourgeoise, Rosalie conservait la grâce de manières qui avait été l'aristocratie native de cette fine plébéienne, et sa séduction sur le poète. A quarante-deux ans, elle restait aussi mince qu'à[302] vingt, aussi souple de mouvements. Elle avait encore son sourire et ses yeux,—ce sourire frémissant qui découvrait ses dents restées charmantes, ses yeux noirs où s'approfondissait un si doux regard. Mais ses cheveux, qu'elle partageait simplement, comme autrefois, en deux bandeaux, étaient devenus gris. Mais son teint pâli et fané disait les profondes fatigues d'une Parisienne pauvre et mal nourrie. Des rides griffaient son front et ses tempes. Des marques de lassitude meurtrissaient les coins de sa bouche et ses paupières. Enfin elle avait trop et trop longtemps peiné. Ses mains, qu'elle essayait de garder fines et soignées, disaient, toutes plissées et un peu déformées, cette existence d'une ménagère occupée à toutes sortes d'humbles besognes. Le masque de René montrait, lui aussi, les traces de l'âge. Mais ses quarante-cinq ans avaient cette maturité bien nourrie, comme cossue, de l'homme riche qui s'assied deux fois par jour à une table de choix, qui dort le matin tout son saoûl dans une chambre, chaude l'hiver, fraîche l'été; qui passe les mois trop rudes dans le Midi, la canicule dans la montagne ou au bord de la mer. Ce caractère, profondément matérialiste, de sa physionomie était encore souligné par les recherches de sa mise. L'auteur mondain se serait cru déshonoré s'il n'avait pas eu les mêmes tailleurs que les habitués[303] des mardis du Théâtre-Français, dont il avait été si longtemps le favori. Son dandysme aboutissait à faire de lui le sosie d'un boursier. Le contraste entre les destinées de ces deux êtres était symbolisé d'une façon surprenante par le contraste de leur aspect. Seulement, chose étrange et que Vincy sentit aussitôt avec une force extrême, de ces deux êtres, celui qui ressemblait le plus à son Idéal de jadis, ce n'était pas lui. La personne que la vie avait diminuée et vulgarisée, ce n'était pas Rosalie. Si tout, sur elle et autour d'elle, donnait l'idée d'un pauvre décor, tout donnait aussi l'idée que le drame moral, qui s'était joué dans ce décor, n'avait été que délicatesse et que pureté. Il y avait de l'ascétisme dans ce visage fatigué de la mère de famille, où les yeux gardaient leur jeune flamme. Il s'y lisait l'histoire d'une sensibilité ennoblie par la quotidienne acceptation des modestes devoirs, réchauffée au feu d'affections profondes, romanesque par son ardeur, mais nourrie de vérité. Et rien que son attitude envers le perfide fiancé de sa dix-huitième année, devenu un homme célèbre, attestait une nature simple et droite, qui ne connaît ni le reniement des émotions éprouvées autrefois,—n'ayant pas à en rougir,—ni la rancune, parce qu'elle est d'instinct très généreuse et très grande. Cela lui faisait évidemment un peu mal de revoir René, mais elle attribuait la présence[304] de son visiteur à un respect de leurs communs souvenirs, et elle lui en était reconnaissante.

—«Je me trouvais dans votre quartier,» avait-il dit pour rompre le silence qui s'était comme imposé à tous deux dans ces premières minutes. «Il y avait longtemps que je voulais savoir de vos nouvelles... J'aurais pu vous écrire...»

—«Vous avez préféré venir,» interrompit-elle, «et vous avez bien fait... Moi aussi, j'ai pensé souvent à vous écrire, à chacun de vos nouveaux triomphes. Et puis je n'ai pas osé... Pourtant j'étais sûre, bien sûre, que vous n'aviez pas oublié vos amis d'autrefois... Vous avez vu, par ma fillette, qu'eux non plus ne vous oublient pas.»

—«C'est votre fille aînée?» demanda-t-il, plus gêné encore par cette spontanéité de sympathie naïve.

—«C'était la seconde,» répondit Rosalie, «nous en avons perdu une. Il nous reste celle-ci et trois autres, deux filles et un garçon. Ils sont en classe maintenant. J'ai gardé Émilie à la maison parce qu'elle était un peu fatiguée... C'est un petit monde, vous voyez.»

—«Alors,» reprit Vincy après un nouveau silence, «vous êtes heureuse?...» Il avait remarqué qu'en prononçant le mot «nous,» la charmante femme avait eu un rien d'hésitation. C'était sa[305] première mention de son mari, dont l'ancien fiancé n'avait pas eu le courage de lui parler.

—«Heureuse?...» répliqua-t-elle, en hochant sa tête, «on n'est jamais tout à fait heureux... Il y a eu bien des épreuves. Les enfants ont été malades. M. Passart n'a pas toujours eu autant de leçons qu'il en a aujourd'hui. Mais je suis contente... C'est vous qui devez être heureux! Tout vous a si bien réussi!... Vous avez la gloire, la fortune. Vous avez tout ce que vous avez rêvé, quand...» Elle ne finit pas sa phrase et ajouta:

«Si Mme Fresneau vivait seulement pour vous voir!...»

—«Elle verrait quelqu'un qui regrette souvent la rue Coëtlogon», repartit le poète.

—«Vous dites cela?...» fit-elle avec un peu de rougeur sur ses joues pâles.

—«Et c'est bien vrai,» répondit-il, et voici lentement, longuement, se laissant aller à penser tout haut, il commença de peindre la vie littéraire, sa vie, telle qu'il la sentait à cette minute, et la femme qu'il avait choisie jadis pour l'associer à cette vie l'écoutait, avec un étonnement douloureux dans ses yeux émus. Ce n'était pas, de la part de René, du cabotinage, quoiqu'il mît quelque complaisance à se poser en victime de sa propre renommée. Ce n'était pas du calcul, quoique la diplomatie la plus raffinée n'eût pas choisi un autre procédé pour atténuer, sinon supprimer,[306] ce qu'allait avoir de brutal la demande qu'il préparait. Non. L'auteur à la mode se soulageait de toutes les blessures dont son amour-propre avait saigné et qu'il n'avouait jamais, en dénombrant ainsi ces tracasseries de la carrière d'écrivain qu'une imagination irritable tourne si naturellement au tragique. Il disait la levée de hautes et de basses jalousies dont s'accompagne le succès; l'atmosphère d'hostilités et de calomnies où respirent ceux que le public aperçoit de loin dans une apothéose, l'inconsciente férocité de ce même public qui traite ses auteurs comme un autocrate ses ministres, toujours prêt à briser le favori d'hier. Il disait les lassitudes que la surcharge forcée de la production impose aux plus courageux ouvriers en vers et en prose; le supplice intime de l'artiste à qui l'on reproche de se répéter, et qui doit, à tout prix, se renouveler, sous peine de périr. Il ne s'apercevait pas lui-même que cette lamentable élégie était la plus terrible condamnation de son existence intellectuelle. Il n'y parlait que de succès et d'insuccès! Quelle triste preuve qu'il n'avait jamais travaillé qu'en vue d'un effet à produire! La confidente de son premier rêve de gloire, devenue, pour quelques minutes, la confidente de sa désillusion dans ce rêve accompli, ne pouvait pas comprendre quelle misère morale trahissait une si maladive frénésie de vogue et d'applaudissements.[307] Quand enfin il eut raconté, en l'attribuant toujours à l'envie, l'échec de sa dernière comédie et l'insolence des sociétaires qui s'étaient permis, eux, des cabotins, de le recevoir à corrections, lui, l'auteur de dix pièces acclamées:

—«Ah! c'est indigne!...» s'écria-t-elle. «Mais il faut vous venger. Oui, vengez-vous par un nouveau chef-d'œuvre.»

—«Un chef-d'œuvre?...» répondit-il avec un haussement d'épaules découragé. «On ne fait pas un chef-d'œuvre, comme on veut.»

—«On?...» reprit-elle finement, «c'est possible... Mais René Vincy!... Je vous ai vu travailler autrefois. Je me souviens comme les beaux vers vous venaient, si naturellement, si facilement...»

—«Oui,» répondit-il, et sentant bien que c'était l'instant de parler ou jamais, il répéta: «Oui, quand j'en composais pour vous.»

A cette allusion si directe, la seule qu'il se fût permise depuis le début de cet entretien, le sang afflua aux joues de la pauvre femme. Il y eut une nouvelle tombée de silence entre eux; puis, sans avoir le courage de la regarder, et lui-même, la pourpre au visage:

—«Ces vers que je vous ai écrits, vous vous rappelez, pendant six mois, tous les jours...» interrogea-t-il, «ces vers... Vous les avez gardés?»

[308]

—«Si je les ai gardés!...» dit-elle simplement. «Comme vous m'avez demandé cela?... Pourquoi?...» Et le fixant soudain avec des yeux où il put lire une véritable angoisse de ce qu'elle osait concevoir et formuler.—«Ah!» s'écria-t-elle, «je comprends... C'est pour cela que vous êtes venu... pour me les redemander? Vous voulez me les reprendre... Vous voulez...»—Elle n'acheva pas, et, fièrement, après un instant d'hésitation presque terrible pour son interlocuteur, tant il y sentit passer de douloureuse révolte: «C'est trop juste, ils sont à vous. Je vais les chercher...»


Elle s'était levée et elle avait déjà fait un pas vers la porte. Que René se tût seulement, qu'il la laissât sortir de la chambre, et sans même qu'il eût eu la honte d'exprimer son féroce désir, il rentrait en possession de ces vers de jeune homme. Le volume, annoncé insolemment à l'insolent Jacques Molan, était à sa portée, et sans doute les «deux sous de gloire», plus peut-être... Mais que Molan était loin de Vincy à cette minute, et loin les misérables vanités de la vie littéraire!... Un élan irraisonné venait de le faire se lever, lui aussi, tout d'un coup. Il avait pris le bras de Rosalie pour la retenir, et, d'un accent où frémissait à nouveau, pour la première fois peut-être depuis[309] qu'il était célèbre, la sensibilité délicate et passionnée de ses vingt-cinq ans:

—«Non,» disait-il, «ne pensez pas cela... Ne me jugez pas ainsi... Je ne suis pas venu vous redemander ces vers. Je les aurais que j'aurais horreur de les publier... Moi vivant, ils ne paraîtront jamais. Je vous le jure... Et d'ailleurs, je n'ai aucun droit sur eux. Ces vers ne sont pas à moi. Ils sont à vous... Je suis venu savoir si vous m'aviez pardonné, vraiment pardonné. Oui. Voilà pourquoi je suis venu, pour cela seulement. Je le sais et je vous en remercie...»


En prononçant ces mots si absolument contraires à ceux qu'il avait préparés, René portait à ses lèvres cette petite main, fatiguée par le travail; la tremblante main de la naïve bourgeoise dont son souvenir avait été l'unique roman, dont ses vers avaient été l'unique poésie, et il mettait sur ces doigts qui avaient si précieusement gardé ses vers de jeunesse un baiser dont l'émotion lui remua le cœur d'un frisson qu'aucun de ses triomphes de théâtre ne lui avait jamais fait connaître.

Novembre 1900.

L'AVEU

[310]

I

—«Je vais demain à La Capte, féliciter mes cousins Gronsac pour le mariage de leur fille,» m'avait dit le commandant Montis, un de mes très proches voisins, sur cette côte de Provence où j'habite cinq mois d'hiver. «Venez-vous avec moi?... Si ce déluge ne recommence pas, entendons-nous...»

J'avais accepté d'autant plus volontiers que je devais, moi aussi, cette visite aux Gronsac, et de la colline où nous avons nos maisons, M. de Montis et moi, jusqu'à La Capte, c'est un vrai voyage: quinze kilomètres sur des routes du Midi, abîmes de boue quand il a plu, abîmes de poussière quand il fait soleil et mistral. On préfère affronter ces misères à deux. C'était la boue que nous devions subir, après les cataractes déplorées par M. de Montis. Elles avaient cessé,[311] ce lendemain, quand nous partîmes, mais en laissant dans la plaine un ravinement d'inondation. Aussi à peine avions-nous quitté la colline que la ponette corse qui traîne d'ordinaire si lestement le panier à deux roues,—seul équipage du vieil officier retraité,—commença d'enfoncer avec désespoir ses jolies pattes minces dans les paquets de fange. Elle allait tout de même, Vérité, la bien nommée, la vaillante petite coureuse alezane. Ce que voyant, son propriétaire me répéta pour la centième fois cet aphorisme d'hippologie, prononcé avec le sérieux comique des amateurs de chevaux:

—«Ai-je raison de vous affirmer que tous les alezans sont chauds?... En a-t-elle, un cœur!...» Puis il ajouta, comme toujours: «Elle n'a qu'un mètre quarante, très juste, mais voyez son rein. Est-ce large? Est-ce doublé? Elle me porterait, si...»

Et il me montrait, posé sur le tapis de la voiture, à côté de son pied gauche, le pilon qui lui sert de pied droit. Montis a perdu la jambe à Buzenval, dans la funeste et inutile sortie du 19 janvier, sinistre épilogue d'incapacité à la plus incapable des défenses. Cette terrible blessure lui a valu la croix et le quatrième galon,—mais sa mutilation l'a forcé de quitter le service. A la suite de sa mise en réforme, il a trompé la tristesse de sa carrière brisée en courant le monde, avec[312] une manie de mouvement qui fait un contraste ironique à son infirmité. Où n'a-t-il pas promené cette jambe de bois qui lui interdit d'essayer les forces de la ponette Vérité? L'Orient, les Indes, le Japon, les deux Amériques,—il a regardé tous les paysages des deux hémisphères, de ses yeux si bleus sous l'embroussaillement de ses épais sourcils, restés roux à cinquante-six ans, comme son visage, tanné par l'air, reste maigre. L'énergie est partout empreinte sur cette physionomie qui s'accorde bien au nom. La famille Montis a émigré de Toscane en Provence, au quinzième siècle, à la suite d'une des innombrables convulsions civiques qui jetèrent sur les routes tant de nobles florentins. Le commandant a beau être devenu, par le cœur, un vrai Français de cette France pour laquelle il a versé son sang, physiologiquement il demeure un de ces Italiens roux, que l'on voit dans les fresques de Masaccio et de Ghirlandajo. Il garde aussi, de ces Toscans de la grande époque, un je ne sais quoi d'inapprivoisable, une sauvagerie, dissimulée sous la plus courtoise politesse. Il est de cette espèce d'hommes qui n'est jamais complètement civilisée, ni en bien, ni en mal. Mais avant l'anecdote qui sert de matière à ce récit, il fallait être un maniaque d'atavisme, tel que moi, pour deviner, pour imaginer peut-être, cette hérédité un peu farouche dans le vieux garçon estropié, qui, à demi ruiné par les prodigalités[313] de ses voyages, était rentré au pays natal. Il avait acheté une bicoque au soleil, dans un vaste jardin, pour achever d'y mourir, entre des fleurs, quelques ruches d'abeilles, des livres et sa ponette alezane,—laquelle continuait, dans l'excursion que je raconte, d'arracher la légère voiture aux engluements de la boue, tandis que son maître me renseignait sur un tout petit point de linguistique, avec cette minutie d'archéologie locale, autre manie de tant de retraités. Il me disait:

—«Vous êtes-vous demandé ce que signifie le nom de ce domaine de mes cousins, La Capte? Avec le temps on est arrivé à écrire ainsi: La et Capte;—en réalité, on devrait écrire l'Accapte en un seul mot et avec une apostrophe.—Accapte, c'est l'acceptum des latins, le participe d'accipere: recevoir... ou prendre! Il y a un hameau, près d'Hyères, qui porte ce nom, mais avec la vieille orthographe. Elle rappelle le droit d'accapte, c'est à dire d'épave, qui appartenait aux marquis des Iles d'or, à cet endroit là, comme il appartenait aux Montis, là où nous allons...»

Je le regardais, tandis qu'il m'énonçait cette amusante, et peut-être fantaisiste, étymologie. Je crus voir une ombre passer dans ses yeux clairs, et je me demandai si la légende qui courait sur lui aurait par hasard raison? Je le savais quasi brouillé avec les châtelains actuels de la dite Capte ou Accapte. J'avais même attribué à la gêne[314] de relations fausses son désir de m'emmener avec lui dans cette visite obligée. C'étaient des parents trop proches pour que le mariage de leur fille ne lui imposât pas une démarche. J'avais aussi entendu conter que cette demi-brouille avait précisément pour motif ce domaine dont il m'expliquait les privilèges anciens. Sa cousine, Mme de Gronsac, en avait hérité, à son dam, d'un oncle commun, lequel avait trouvé fort mauvais, comme d'ailleurs tous les compatriotes du commandant, son parti pris, si longtemps prolongé, de ne pas vivre au pays. Petites ou grandes, parisiennes ou provinciales, les sociétés n'aiment jamais qu'un de leurs membres se passe d'elles trop aisément. Aussi avait-on fort approuvé, dans la petite ville d'où les Montis sont originaires, et dans les mas, bastides et villas environnantes, que le vieil oncle eût rayé le nom de son neveu sur son testament. Puis comme les hypothèses vulgaires semblent toujours les plus vraisemblables à l'opinion,—elles sont à la hauteur morale des majorités,—l'isolement un peu excentrique où le commandant s'enfermait, vis-à-vis des siens et de toute la contrée, était attribué de même à un mécontentement d'héritier frustré. Certes la modeste habitation du blessé de Buzenval, achetée d'un négociant marseillais et qui s'appelait bourgeoisement et prosaïquement: «Ma Toquade», n'avait rien de commun avec le seigneurial manoir que nous[315] allions voir bientôt dessiner ses toits couverts de tuiles brunes, au centre d'une admirable vallée, dans un des contreforts des montagnes des Maures, en face de l'île de Port-Cros. Un manoir? C'est baptiser bien solennellement cette exquise maison de plaisance, la plus caractéristique de cette côte. En voulez-vous un croquis? Pour y arriver, imaginez un porche du dix-huitième siècle, surmonté d'une balustrade; puis, une longue allée de hauts palmiers faisant haie. Un parc d'orangers et de citronniers mûrit ses fruits d'or au gai soleil. Des roses fleurissent en plein janvier et des mimosas. Un rideau de séculaires cyprès protège le château du côté du nord. A l'horizon la mer bleuit dans une crique hérissée de rochers rouges, et partout apparaissent les signes d'une culture merveilleuse:—ici des vignes dont les ceps sont gros comme des troncs d'arbres; là un bois de chênes-lièges avec leur cœur nu et noir dans leur manchon d'écorce grise, entaillé de l'année précédente. Ailleurs c'est le frisson argenté d'un massif d'oliviers,—et sur la façade longue du château, toute mangée de soleil, d'étroites fenêtres rabattent leurs volets bruns. Cette rareté des ouvertures raconte les longs séjours d'été, comme la pente douce des toits raconte la saison des pluies. Ils sont aménagés ainsi, pour recevoir l'eau qui s'amasse dans l'ancienne citerne. Une tourelle au centre révèle, à qui connaît les ingéniosités[316] des architectes de la contrée, que ce puits de réserve a été creusé dans le roc, au milieu même du bâtiment. Que le propriétaire de Ma Toquade eût préféré, avec sa haute mine, succéder à ses aïeux dans la suzeraineté de ce paradis terrestre rafraîchi par la brise de mer, plutôt qu'au mercanti de la Cannebière dans son mesquin vide-bouteille, la chose était trop légitime. Mais qu'il eût la petitesse d'en vouloir à des gens de son sang, pour un héritage,—même celui-là,—cela non. A vrai dire, avant cette visite, l'idée ne m'était jamais venue de chercher une raison à son éloignement des siens. Je l'avais attribué au désir si naturel, quand on a vécu largement et librement, d'échapper aux étroitesses forcées de la province. Pour la première fois, à l'expression soudaine de ses prunelles, tandis qu'il me parlait de La Capte, je crus m'apercevoir que l'image de l'endroit vers lequel nous nous dirigions, au trot infatigablement égal de la vaillante ponette, s'associait dans le cousin des Gronsac à des impressions plus singulières et plus profondes que ce désir d'indépendances ne les supposait.

—«Après tout,» songeais-je, «connaît-on jamais tout un caractère? Que sais-je de Montis? Qu'il est parfaitement gracieux pour moi... Qu'il a voyagé et profité de ses voyages... Qu'il est un ingénieux obtenteur de roses, comme ils disent ici, et qu'il soigne bien ses abeilles... On peut[317] être fort mauvais parent avec ces qualités. Et puis n'a-t-il pas quelque preuve, de lui seul connue, que les Gronsac ont capté son oncle avec de vilains procédés?... D'ailleurs ce ne sont pas mes affaires...»

Je me tenais ce petit discours intérieur, en continuant d'échanger avec mon compagnon des propos d'un ordre tout autre. Je l'interrogeais sur les accidents de la route, qui, tour à tour, longe la mer, entre dans les terres, serpente parmi les rochers, traverse un bois de mimosas, des champs de violettes, des bouquets de chênes. Quoiqu'il me répondît avec sa complaisance habituelle, je remarquai que ses phrases se faisaient de plus en plus brèves, à mesure que nous approchions du terme de notre promenade. Volontairement ou non, il laissait tomber la causerie. Mais la simple appréhension de se retrouver en face de personnes peu sympathiques n'expliquait-elle pas cet embarras, surtout—c'est la règle dans les dissentiments de famille—s'il s'était donné des torts, même ayant raison? Pourquoi commençais-je à soupçonner malgré moi qu'il y avait autre chose? Quoi? J'ignorais tout de la jeunesse de Montis. Des Gronsac je ne savais rien, sinon que le mari était un gros gentillâtre de campagne, cordial et commun; Mme de Gronsac une femme assez malingre, affreusement fanée à cinquante ans, et qu'elle passait pour jouir—d'après la cocasse métaphore[318] populaire—d'une très mauvaise santé. Leur fils aîné, que je connaissais et qui aidait son père dans l'exploitation du domaine, avait trente ans; leur fille cadette, celle dont les fiançailles provoquaient notre visite, en avait vingt. Ces deux enfants, les seuls que les Gronsac eussent gardés, étaient nés pendant que Montis voyageait. Donc aucune hypothèse de paternité clandestine ne pouvait s'esquisser dans ma fantaisie. Je me répétai que ce n'était pas mes affaires, et, voyant que le commandant ne me répondait que distraitement, je finis par me taire en combattant de mon mieux ma curiosité éveillée, malgré moi, par cette sage maxime: un nouveau venu dans un pays doit s'efforcer de ne pas se faire raconter les histoires des gens. C'est la seule manière de ne jamais s'en mêler. Les jets de boue que les sabots de Vérité faisaient jicler du sol et dont j'avais beaucoup de mal à me préserver sous la couverture ne m'étaient-ils pas un symbole du danger qu'il y a à s'aventurer dans les fondrières? Celles de la vie sont pires que celles des routes.

II

[319]

Comme notre voiture prenait le chemin détourné qui, de la grand'route, s'engage dans la vallée de La Capte, notre silence durait depuis une demi-heure déjà. Il fut interrompu par un appel, où je reconnus la voix du possesseur de cet endroit, j'allais dire l'usurpateur, tant l'aspect de M. de Gronsac contrastait avec l'élégance presque attique de ce paysage. C'était bien lui qui nous avait vu venir d'un rocher derrière lequel il s'abritait du vent pour allumer une pipe en terre, fortement culottée, dont il tirait d'épaisses bouffées. Il était vêtu d'un costume de drap solide, dont la couleur gris de fer avait déteint sous les averses et les coups de soleil. Son chapeau de feutre mou, enfoncé jusqu'aux oreilles; sa chemise de flanelle, lâche autour de son cou bronzé et velu; les fortes bottines à clous où s'étalaient ses pieds robustes et que des guêtres de cuir, graissées tellement quellement, prolongeaient jusqu'à hauteur du genou, tout en lui dénonçait le laisser-aller du propriétaire terrien qui ne se surveille plus, n'ayant à ménager qui que ce soit et quoi que ce soit, et dont le tempérament insouciant n'a pas besoin de raffinement personnel. Une[320] barbe de quatre jours hérissait de véritables crins son menton et ses joues, qu'il avait larges, tombantes et plaquées de ces taches d'un rouge brique, indices probables d'un abus de l'alcool sous un climat trop chaud. Ce personnage de taille très haute avait une carrure d'athlète engraissé, qui s'accordait au timbre de sa voix, puissante et rauque,—une vraie voix pour apostropher dans leur patois des ouvriers de campagne, tels que ceux qui, dans ce moment au nombre d'une quinzaine, à quelque cent mètres de nous, désempierraient un morceau de terre, la pioche du pays aux mains, et aux jambes ces houseaux de toile bise, les antiques braies des Gaulois:

—«Bonjour, Messieurs,» nous avait crié le gentilhomme-campagnard en arrêtant du geste la ponette. Vérité obéit et cessa d'avancer, non sans creuser le sol de son pied impatienté! «Bonjour et bonsoir, car je ne pense pas aller vous voir au château jouir de votre compagnie. Je n'ai pas de chance avec vous, cousin Montis... Vous trouverez ces dames à La Capte; mais moi, je ne suis pas un rentier comme vous autres. Je suis un vigneron, et, si ça continue, je me demande comme les vignerons s'y prendront pour vivre... Vous qui n'avez rien à faire toute la sainte journée, mon cousin, vous devriez bien aller à la Chambre, et nous aider à bousculer ces sales lois sur les vins étrangers... Mais voilà, pour être[321] nommé député il vous faudrait vous présenter comme républicain, et vous ne voudriez jamais... Moi, pourvu que je vende bien mon vin, ce que je me moque de la politique!» (ce n'est pas moque qu'il y avait dans son texte)—«Et toute la France est comme moi... Fini le temps des chouans, mon cousin, fini, fini... Il n'en faut plus... Il faut des gens d'affaires et pas des don Quichotte... Suis-je dans le vrai, hein? Oui ou non, suis-je dans le vrai?»

Il y avait, dans sa façon de parler au commandant, un mélange assez énigmatique de timidité,—l'éclair brisé de ses prunelles le dénonçait,—et d'arrogance agressive. Il connaissait trop les idées de son parent, royaliste déclaré, pour que cette allusion à la chouannerie ne fût pas une sotte taquinerie préméditée. Le masque du vieil officier ne tressaillit pas aux discours du rustre. A peine si le pli volontiers amer de sa bouche se marqua davantage, et il répondit:

—«J'étais venu, mon cher Gustave, vous présenter mes compliments pour le mariage de votre fille. Je suis heureux d'avoir pu vous les faire de vive voix. Ma cousine Marie doit être bien heureuse...»

—«Elle devrait l'être,» reprit le butor, «mais elle est si mal en train toujours!... Mon futur gendre a de la chance que Diane lui apporte une belle santé. C'est le sang des Gronsac... Ne[322] me parlez pas d'une femme qui n'en finit jamais d'être malade. Quel baluchon à traîner!...» et il secoua ses larges épaules comme pour se débarrasser d'un fardeau trop lourd; puis, brusquement: «Je ne vous retiens pas... Votre jument s'ennuie. C'est nerveux comme une femme, une ponette, mais du moins ça travaille. Allons, adieu. J'ai des ordres à donner. Après ces pluies, il ne faut pas laisser ces gaillards seuls... La terre est molle. Ça les ennuie d'y chercher des cailloux... Si je peux, je vous saluerai encore au passage. Sinon, bon retour. Dites donc, cousin, soyez moins rare tout de même...»


—«Ç'a été un bien joli garçon, tel que vous le voyez, à vingt-deux ans,» me dit le commandant, comme Vérité commençait à démarrer. Il voyait que je regardais la lourde silhouette du vigneron têtu s'éloigner vers le groupe d'ouvriers.

—«Alors c'est un mariage d'amour qu'a fait votre cousine?» demandai-je. «C'est bien invraisemblable aujourd'hui...» Il me sembla de nouveau à cette exclamation, assez étourdiment jetée, que la même ombre, remarquée tout à l'heure, s'épaississait dans les yeux bleus de mon compagnon. Mais non. Je m'étais trompé. Car sa voix fut particulièrement calme pour me répondre: «Je le suppose. Je n'étais pas là. C'était l'année[323] où je visitais l'Inde...»

—«Il n'a pas l'air d'un tendre époux,» continuai-je, toujours étourdiment. Mais comment n'être pas la dupe du flegme impassible de ce vrai Florentin? Qui donc a dit, à propos de l'étonnante domination d'eux-mêmes, si particulière aux Italiens, qu'ils sont tous allés au collège chez Machiavel, et qu'ils ont tous eu le premier prix?

—«Bah!» répondit-il, «il ne lui en a pas moins fait cinq enfants...» Le demi-cynisme de cette remarque, assez extraordinaire chez l'ancien soldat, qui professait d'instinct à l'occasion des femmes une chevalerie de langage très différente du ton du jour, m'étonna un peu. Mais ne savais-je pas que le commandant avait ses raisons pour n'être pas très bienveillant envers ses cousins,—envers sa cousine surtout, me parut-il, lorsqu'arrivés au château, nous fûmes introduits dans le salon? Mme de Gronsac s'y tenait, au milieu d'un cercle de personnes venues, comme nous, lui apporter leurs félicitations. Quoique l'on fût au printemps et qu'après ces jours de pluie il flottât dans l'air, réchauffé par le soleil déjà fort, une buée tiède, presque une atmosphère d'été, l'épouse du robuste seigneur que vous venions de rencontrer était assise au coin d'un grand feu et elle grelottait, enveloppée dans un manteau de martre dont la nuance fauve[324] accentuait encore la lividité cadavérique de son visage consumé. Il semblait que pas une goutte de sang ne courût sous cette peau d'une femme évidemment atteinte dans les sources les plus intimes de la vie. S'il n'était pas possible de deviner dans Gronsac le joli homme dont m'avait parlé M. de Montis, la jolie femme de jadis se reconnaissait vaguement dans les traits de la malade. Même trop creusés, ils gardaient leur finesse. Ses mains, qu'une nervosité presque incontrôlable crispait autour d'un écran qu'elle opposait à la flamme du foyer, étaient aussi fines que les pieds apparus au bord de la jupe. Ces pieds se cachèrent,—le bruit du tabouret brusquement repoussé me força de remarquer ce détail presque insignifiant—comme nous nous approchions pour la saluer. Ce fut le seul indice qu'elle donna d'une impression quelconque, à nous voir entrer et à entendre les coups sonores, puis amortis, du pilon de bois de son cousin sur le carreau passé au rouge qu'un tapis de centre recouvrait incomplètement. Quant à Montis, la tranquillité avec laquelle il demanda de ses nouvelles à cette mourante excluait si bien tout intérêt particulier, que certaines idées soulevées dans ma pensée par vingt légères remarques inconscientes se dissipèrent aussitôt. Un incident bien inattendu allait les réveiller, et les changer en une évidence qui m'émeut encore, lorsque je me rappelle cette[325] arrivée glacée dans ce salon, les premiers propos d'une banalité si cérémonieuse, échangés avec la maîtresse du lieu et les sept à huit visiteurs; puis le coup de théâtre qui suivit:

—«Ne pourrai-je pas féliciter ma cousine Diane?...» avait demandé le commandant après quelques minutes, durant lesquelles il avait sans doute attendu la rentrée de la jeune fiancée, qui ne se trouvait pas dans le salon.

—«Elle est montée chez elle avec deux de ses amies. Je vais l'envoyer chercher,» dit la mère.

—«Ne vous donnez pas la peine, Madame,» interrompit une des jeunes filles qui se trouvaient là, assises à chuchoter dans un des coins. Avant que Mme de Gronsac eût pu répondre, la complaisante enfant avait ouvert la porte que, dans sa hâte, elle oublia de refermer, et nous pûmes l'entendre qui, du bas de l'escalier, appelait: «Diane, Diane!...» et la voix de celle-ci demandait du haut: «Qu'y a-t-il?...» Un petit cri de la première répondit, cri de joyeux étonnement, accompagné d'éclats de rire des deux autres, et ce fut tout l'écho d'un débat entre ces quatre gamines:—«Non, je ne veux pas...»—«Mais si, mais si...»—«Laissez-moi, je vous répète que je ne veux pas...» Enfin, le bruyant tumulte d'une lutte gracieuse à laquelle d'autres phrases d'insistance servaient de commentaire:—«Tu es trop jolie ainsi, il faut que tu viennes[326] et qu'on te voie...» et de nouveau le: «Je ne veux pas...» d'éclater, et, pour riposte: «Nous t'y mènerons de force,» tant et si bien que la jeune fille qui s'était chargée d'aller chercher Diane rentra dans le salon, et s'adressant à Mme de Gronsac: «N'est-ce pas, Madame, que vous ne la gronderez pas?... Elle a mis votre robe de mariage... Et si vous saviez comme ça lui va!... Il faut qu'elle vienne... Permettez-le-lui?...»

—«Mais oui, qu'elle vienne...» répondit la malade.

—«Il faut que tu viennes, ta mère le veut!...» Et en même temps qu'elle traduisait sous cette forme impérative la permission arrachée presque de force, la messagère se précipitait, pour revenir quelques instants plus tard, et elle traînait par la main Mlle de Gronsac, rougissante, hésitante et poussée doucement par ses deux autres amies. Diane avait en effet passé, un peu par jeu, un peu par coquetterie, la robe de mariage de sa mère. Celle-ci avait tiré d'un bahut familial cette relique d'un jour d'espérance, suivi de si tristes lendemains, pour obéir à une enfantine et trop naturelle curiosité de son enfant. La jeune fille avait essayé cette robe, une fois en tête à tête avec sa mère, et elle n'avait pas résisté au plaisir de la mettre à nouveau devant ses amies... Elle se tenait devant nous à présent, à moitié confuse,[327] à moitié ravie, adorable de grâce délicate et virginale dans la robe blanche, dont le satin avait jauni depuis ces trente ans jusqu'à prendre des tons d'ivoire. Les manches en étaient étroites. De petites basques allongeaient le corsage. Des volants s'étageaient sur la jupe, dont la forme évasée rappelait la crinoline. C'était un costume déjà, presque un déguisement, que cette toilette démodée qui ne datait pourtant pas d'un demi-siècle!... Et ce qui achevait de donner à cette fantaisie un je ne sais quoi d'inexprimablement saisissant, c'est qu'une des compagnes de Diane tenait à la main une photographie toute pâlie, qu'elle fit passer dans nos mains: Mme de Gronsac était représentée dans cette même parure. La ressemblance de la mère et de la fille, qui se devinait seulement, à les voir aujourd'hui, devenait frappante, devant ce portrait où les mêmes plis de cette même robe de noces, ce même corsage, ces mêmes manches vêtaient réellement le même être. La Mme de Gronsac d'il y a trente ans était là, ressuscitée dans sa fille. C'était elle qui nous souriait, frémissante d'ingénuosité adolescente, idéale de beauté et de fraîcheur fine, avec la fleur de son teint d'alors, la sombre fraîcheur de ses prunelles d'avant la vie, les masses épaisses de ses cheveux châtains à reflets blonds, la nacre humide de ses dents brillant entre ses lèvres rouges qu'une insouciante mutinerie entr'ouvrait[328] joliment. Que c'est court, trente années! Elles avaient suffi cependant pour faire d'une apparition de jeunesse, telle que celle-ci, belle à ravir le cœur, cette triste et misérable loque humaine, cette pauvre femme décharnée et cachectique, toute froide au coin de son feu sous ses fourrures, image anticipée de ce que serait en 1925, quand l'inexorable poussée des jours aura fait de nouveau son œuvre, la fiancée espiègle et gracieuse d'à présent! J'allais me retourner vers M. de Montis, et lui dire: «Quel bonheur que le fiancé ne soit pas là!...» Mais lui non plus, M. de Montis, n'était pas là. Il avait trouvé, dans le désordre qui avait accueilli l'arrivée des quatre jeunes filles, le moyen de sortir du salon, sans qu'aucun des assistants s'aperçût de son départ... Si. Quelqu'un s'en était aperçu. Je n'eus qu'à regarder Mme de Gronsac pour le constater: une émotion extraordinaire agitait la malade à cette seconde, qui n'avait rien à voir avec le regret de sa jeunesse disparue et de sa beauté évanouie. Son buste de mourante s'était redressé. Ses mains avaient quitté l'écran et se contractaient sur les bras du fauteuil. Un peu de couleur était revenu à ses joues, et, dans les profondeurs de ses yeux, une flamme s'était allumée. Ce n'était pas vers sa fille qu'ils se tournaient, ces yeux où se lisait une épouvante et pourtant une espèce de joie, presque folle. C'était vers la porte qui donnait sur le parc,[329] et par où M. de Montis avait dû se retirer... Un irrésistible désir de le voir, lui, à cet instant même, me fit me précipiter de ce côté,—indiscret élan dont je me repentis tout de suite, en le trouvant qui, écroulé sur un banc de pierre, contre la maison, sanglotait convulsivement. Le secret de la solitude et de la sauvagerie de ce soldat blessé, je le tenais, là, devant moi,—et la raison de ses longs exils du pays natal, et celle de l'amertume qui creusait un pli si serré au coin de sa bouche fière. Le vieil officier venait de voir réellement un spectre en plein jour,—celui de la femme qu'il avait passionnément aimée à vingt-cinq ans, sans le dire. Il était un infirme, un mutilé. Elle n'avait pas deviné son sentiment alors, et elle avait très naturellement épousé le beau garçon destiné à devenir un brutal goujat. La dureté grossière de ce manant titré l'avait martyrisée trente ans. Elle avait été très malheureuse. Elle en mourait. Voilà pourquoi M. de Montis avait tant évité de la revoir. Il appréhendait, devant cette agonie prolongée, de laisser échapper l'aveu d'un sentiment qui, dans cette misère d'une existence cruellement manquée, serait une misère de plus. Cet aveu, il venait de le faire, pour la première et dernière fois, par son bouleversement devant le fantôme de celle qui avait été le rêve et le désespoir de sa jeunesse, apparue soudain dans la même robe qu'elle[330] avait portée, pour s'agenouiller à l'autel,—auprès d'un autre.

Décembre 1902.

FAUSSE MANŒUVRE

[331]

I

Comme Paris est à la fois l'une des plus grandes villes entre les grandes, et l'une des plus petites entre les petites, la présence du jeune ménage Paluau dans la loge de la comtesse de Séricourt à l'Opéra, ce lundi, provoquait des commentaires sans fin parmi les abonnés de ce théâtre. Ces abonnés ne sont pas légion; mais, par les cercles et les champs de courses, par les salons et les cabinets particuliers, ils touchent à des sociétés si diverses que la moindre anecdote, commentée par eux, se trouve naturellement devenir ce que l'on appelle dans les gazettes spéciales un événement parisien. Encore vingt-quatre heures, et la nouvelle d'une reprise de liaison entre Mme de Séricourt et Maurice de Paluau, six mois après le mariage de celui-ci, allait courir partout dans ce coin de province qui va du Bois de[332] Boulogne à la place Vendôme et du parc Monceau à la rue de Varenne. En attendant, voici les phrases qui se prononçaient presque identiquement, entre initiés, de fauteuil à fauteuil, dans les avant-scènes, dans les baignoires, enfin tous les postes d'observation d'où l'on pouvait voir, sur le devant de la loge des Séricourt, la toujours jolie comtesse et Mme de Paluau assises auprès l'une de l'autre. Au fond, parmi quelques comparses, se dessinait la silhouette des deux maris:

—«Hé bien! Vous avez vu? La petite Séricourt a repris Paluau...»

—«Ça en a tout l'air et c'est dégoûtant. Pourquoi s'est-il marié, alors?»

—«Hé! Hé! Sa femme a beaucoup d'argent.»

—«Il faut bien qu'elle ait quelque chose. Quel paquet! Est-ce fagoté! Et Clotilde est-elle délicieuse! C'est vraiment la femme la mieux mise de Paris. Ce que je ne comprends pas, c'est que Paluau l'ait jamais quittée, et pour ça!»

—«Vous êtes bien sûr qu'il l'avait quittée?»

—«Vous croyez? Ce serait encore plus dégoûtant, mais bien nature. Reste à savoir comment sa femme supportera la chose...»

—«Elle n'en saura rien. Qui le lui dirait?»

—«Pauvre petite!... D'ailleurs Paluau n'a pas l'air fier. Tout de même, j'en reviens à ce que je disais: pourquoi diantre s'est-il marié?»

[333]

—«L'argent, je vous répète, l'argent... Il avait beaucoup mangé.»

—«Mais Mme de Séricourt l'aimait, puisqu'ils sont de nouveau ensemble. Pourquoi l'a-t-elle laissé se marier?»

—«Qui sait? Peut-être aussi pour l'argent.»

—«Vous croyez?...»

—«Moi! Je ne crois rien... Mais laissez-moi écouter. J'adore ce Sigurd, et puis, je ne viens pas à l'Opéra pour regarder la salle. Je viens pour entendre la musique. J'ai ce ridicule.»

—«Moi aussi...»


Le monde sait tout et il ne sait rien. Les indifférents qui le composent sont à la fois les plus perspicaces des espions et les plus badauds des gobe-mouches, de même qu'ils sont les plus cruels des juges et les plus indulgents des témoins. Les chroniques parlées du genre de celles-là ne sont jamais ni entièrement exactes ni entièrement inexactes. Il était très vrai que l'invitation à l'Opéra faite par Mme de Séricourt au jeune ménage Paluau constituait un épisode nouveau d'un roman déjà connu. Mais ce roman était assez banal: il s'en déroule des centaines dans ces décors d'élégance, où se prélassent les représentants d'une aristocratie dépossédée et qui trompe son oisiveté forcée par le piquant des aventures sentimentale. Il était faux que celui-là comportât[334] des complications de cette sinistre scélératesse: une maîtresse mariée laissant son amant faire un riche mariage, pour exploiter à deux une riche dot! La réalité est à la fois plus simple et plus nuancée que la facile misanthropie du monde ne le suppose. Maurice de Paluau avait été pendant les trois dernières années de sa vie de célibataire l'amant de Clotilde de Séricourt. Seulement, lorsqu'il s'était décidé à se marier, cette liaison étant rompue, et d'une de ces ruptures qu'un homme a le droit de croire d'autant plus définitives qu'elles ont eu lieu sans scènes de drame, sans crises violentes, tranquillement, normalement, par lassitude réciproque. Les deux amants s'étaient rendu leurs lettres. Ils avaient échangé des engagements de bonne amitié. Cette solution vulgaire paraissait bien prouver que l'intrigue nouée entre Clotilde et Maurice relevait de la galanterie et non de la passion. Il était naturel que, dans de telles conditions, le jeune homme n'eût éprouvé aucun scrupule à ranger sa vie presque aussitôt. Dans la quinzaine qui avait suivi cette séparation, quasi officielle, ses affaires l'avaient appelé dans le Poitou, auprès de sa mère. Son séjour avait dû se prolonger. Là, enveloppé de cette atmosphère familiale qui contraste si fort, par sa paix honnête, avec les plaisirs frelatés et surchargés de Paris, il s'était laissé marier. Il avait épousé une jeune fille qui[335] n'était pas noble, mais que sa mère connaissait et couvait pour lui depuis des années. Cécile Pradelle était l'unique héritière d'une terre immense qui jouxtait celle des Paluau. Ce motif d'ordre tout positif avait déterminé le choix de la mère de Maurice. La volonté de la vieille dame avait elle-même déterminé la décision de son fils. Il n'y avait pas trace de passion dans une telle union, mais il n'y avait non plus aucune trace d'un criminel ou bas calcul. A la suite de ce mariage, Paluau avait voyagé avec sa jeune femme, classiquement. Non moins classiquement il était revenu pour la saison à Paris, afin d'y chercher une installation autre que son rez-de-chaussée de garçon. Il se proposait de partager son existence en deux parties, comme beaucoup d'hommes de sa classe:—un appartement dans le voisinage des Champs-Élysées pour la fin de l'hiver et le printemps,—et, pour l'été, puis la saison des chasses, son domaine vraiment seigneurial à mi-chemin de Poitiers et d'Épanvilliers. La présentation de Mme de Paluau aux personnes que Maurice avait connues avant son mariage rentrait nécessairement dans ce programme,—par suite à Mme de Séricourt. Le gracieux accueil de celle-ci rentrait également dans le programme d'amitié arrêté entre les deux anciens amants... Et pourtant, si la malveillance des habitués de l'Opéra avait tort d'interpréter[336] d'une façon si dure cette première apparition de Paluau et de sa femme en public, à côté des Séricourt, leur instinct ne se trompait pas tout à fait: cette rencontre entre les affections passées du jeune homme et ses devoirs présents ne devait pas être aussi facile qu'il était en droit de le supposer après la convention de bons rapports conclue avec son ancienne maîtresse. Il allait éprouver, lui après tant d'autres, qu'il ne se connaissait pas tout entier lui-même, et encore moins ses amis d'autrefois. Je ne sais quel psychologue moderne a trouvé une heureuse formule pour indiquer cette ignorance où nous sommes de notre sensibilité la plus profonde et des réactions qu'elle nous infligera au contact de tel ou tel événement. «Nous vivons,» a-t-il dit, «sur la surface de notre être.» Rien ne démontre mieux la justesse de cet axiome que les surprises des lendemains d'amour. Lorsque Paluau avait demandé par lettre à Mme de Séricourt la permission de lui amener sa jeune femme, il se croyait bien sûr que si jamais une tentation de trahir ses nouveaux devoirs lui venait de quelqu'un, ce ne serait pas de Clotilde... Mais alors pourquoi se tenait-il dans cette loge d'Opéra avec ce front soucieux, cette bouche contractée, ce regard mécontent et ces yeux inquiets qui faisaient dire aux observateurs cet: «Il n'a pas l'air fier?» Pourquoi écoutait-il à peine Séricourt, qui lui[337] parlait avec cette inexplicable et profonde sympathie que dix-neuf maris trahis sur vingt ont pour l'homme avec qui leur femme les trahit ou les a trahis?—Cette sympathie survit à la trahison, dont elle est le châtiment le plus ridicule et le plus amer.—Pourquoi s'était-il placé au fond, de manière à suivre, dans la glace, les mouvements de Clotilde, sans la regarder elle-même? Et pourquoi, quand celle-ci s'avançait ou se reculait; que cette glace reflétait, au lieu de ses épaules et de son sourire, le buste et le visage de Mme de Paluau, une véritable souffrance se lisait-elle sur les traits du jeune mari? Était-ce un remords soudain éveillé dans sa conscience à la pensée du rôle de dupe qu'il faisait jouer à sa femme? Était-ce l'humiliation de constater, en comparant Mme de Séricourt à Cécile, combien celle qui portait son nom paraissait lourde et presque paysanne à côté de l'autre? «Un paquet», avaient dit trop justement les jugeurs de l'orchestre. On eût dit qu'un malicieux génie s'était complu à conseiller à la nouvelle mariée précisément la toilette qui lui seyait le moins, et le voisinage de la comtesse soulignait encore cette faute de goût. Assez grande et d'une tournure déjà massive, Mme de Paluau portait une robe blanche, d'un lourd satin broché, qui l'épaississait et l'alourdissait en faisant paraître plus rouges ses bras un peu forts et en congestionnant son teint de demi-rousse.[338] Au grand jour, elle avait cette belle fraîcheur saine d'une fille grandie à la campagne; mais aux lumières, et dans la chaleur de la salle, le sang plaquait ses joues. Elle en prenait, malgré ses beaux yeux d'un bleu intense et ses belles dents, une physionomie commune. Ses cheveux blonds, qu'elle avait très abondants, s'étageaient sur sa tête en nattes trop serrées, presque jaunes. Elle y avait mis des roses qui semblaient trop roses, une aigrette et une grosse broche en pierreries. Ses diamants, qu'elle portait en collier et qui lui venaient de sa belle-mère, achevaient, par la lourdeur de leur monture, de lui donner un air harnaché et endimanché. Enfin, quoiqu'elle eût des traits réguliers et purs, c'était une femme laide, en ce moment, surtout en regard de l'artifice savant que représentait la toilette de sa voisine. Une grande dame parisienne, comme était Mme de Séricourt, pense d'abord, quand elle combine sa parure, à ses défauts plus qu'à ses beautés. Clotilde était une de ces blondes maigres et pâles, tout près d'être fades et anguleuses. Les mots de «délicatesse» et de «souplesse» venaient à l'esprit devant les ondulations de ses cheveux cendrés où tremblait une couronne de feuillage léger avec quelques diamants placés là, sans monture visible, en gouttes de rosée. Comment deviner la sécheresse du corps dans une de ces robes en dentelle blanche, toutes scintillantes[339] de paillettes, toutes ruisselantes de pampilles, qui transforment sans cesse les lignes du buste et des hanches au lieu de les dessiner par le mouvement? Le doux éclat de ses belles perles brillait sous l'écharpe qu'elle ramenait sur ses épaules. Ainsi habillée, avec sa grâce et sa sveltesse, elle paraissait d'une autre essence que la créature de chair et de sang qui s'éventait à côté d'elle. L'ancien amant de cette idéale beauté, le mari récent de cette lourde provinciale était-il blessé par ce contraste au plus vif de sa vanité masculine? Ou bien subissait-il un renouveau irrésistible de trop voluptueux souvenirs, encore avivé par la froideur de son mariage?... Toujours est-il qu'à un instant de cette soirée les sensations, dont son visage tourmenté portait la trace, lui devinrent physiquement insupportables. D'autres personnes étaient venues dans la loge, quatre hommes à qui Mme de Séricourt avait demandé de rester. Paluau en profita pour se retirer dans le petit salon aménagé près de la porte d'entrée. Il se laissa tomber sur le canapé, et tandis que la musique lui arrivait, sans qu'il vît la salle ni les chanteurs, il s'abîma dans une rêverie qui devait être bien profonde, car il ne s'aperçut pas que les habits noirs s'écartaient pour céder la place, à qui? à la comtesse elle-même, qui disait: «Il y a vraiment trop peu d'air dans cette salle...» Et l'interpellant: «Je ne vous dérange pas, Maurice?»[340] dit-elle à Paluau. Et elle s'assit sur le canapé à côté de lui, tandis que les autres visiteurs, qui tous connaissaient sa liaison d'autrefois avec le jeune homme et qui tous croyaient à un recommencement de cette vieille histoire, se pressaient en écran protecteur entre l'épouse légitime restée sur le devant de la loge et l'ancienne maîtresse. Cette audacieuse trouvait les dix minutes de tête-à-tête qu'elle avait voulues. Elle n'était pas femme à en perdre deux secondes!

—«Je ne vous ferai pas gronder, au moins?» dit-elle en s'allongeant dans une pose qui découvrit la pointe de ses pieds fins; et, avec un discret sourire qui creusait une fossette sur le coin de sa joue rieuse, à droite, elle ajouta: «C'est qu'elle est charmante, votre femme, et qu'elle a l'air de vous aimer passionnément.»

—«Pourquoi me parlez-vous d'elle?» répondit Paluau, d'une voix sourde. Il la regardait en l'interrogeant. Elle put lire dans ses yeux une émotion qui n'était guère d'accord avec le contrat de bonne amitié—sans autre nuance—passé entre eux, dix mois auparavant. On était en mai 1903, et ils s'étaient quittés en juillet 1902. Mais la façon dont ses yeux à elle, d'un bleu si doux à cette minute, se portèrent sur les yeux bruns du jeune homme, le souffle plus court dont sa poitrine était soulevée, ce «Maurice» prononcé presque tout bas, comme avec crainte, cette interrogation sur[341] le mécontentement possible de Mme de Paluau, étaient-ce là des attitudes conformes, elles aussi, à ce programme? Elle l'avait laissé partir quand il était libre. Maintenant qu'il ne l'était plus, pourquoi venait-elle le tenter avec sa beauté? Lui-même, il l'avait quittée, alors qu'il n'avait aucun devoir. Pourquoi oubliait-il ses actuels devoirs au point de continuer, après cette première interrogation, déjà si peu sage: «J'ai trop souffert ce soir, Clotilde... Je sais que je n'ai plus le droit de vous parler, comme je vous parle. Je sais que c'est fou, que c'est criminel; mais ce que je viens de sentir tout à l'heure a été trop fort, trop douloureux aussi...» Il avait prononcé ces mots en pensant tout haut. Il ne saisit la signification véritable de ses paroles qu'après les avoir émises, et il s'arrêta, tandis que Mme de Séricourt s'éventait d'une main où il crut voir passer un tremblement, et, comme il se taisait, elle lui demanda, presque dans un soupir, tant son accent se fit bas pour lui poser cette question:

—«Mais qu'avez-vous senti?...»

—«Que je vous aimais toujours,» répondit-il.

Il y eut un nouveau silence entre eux, durant lequel arriva jusqu'au fond de la loge la phrase de la mélodie: la Walkyrie est ta conquête. L'ancienne maîtresse avait penché la tête comme si ce qu'elle venait d'entendre la touchait à une[342] place trop sensible de son être. Tout d'un coup elle regarda Paluau fixement et elle dit plus bas encore:

—«Et moi aussi, je vous aime toujours...»

—«Vous?» balbutia-t-il.

—«Oui, moi,» répéta-elle; puis comme se reprenant elle-même et plus haut: «Je vous en ai trop dit...» fit-elle, «laissez-moi. Retournez, retournez là,» et elle désigna d'un mouvement de ses yeux le devant de la loge et la place où se trouvait Mme de Paluau.

—«Non,» répondit-il en lui saisissant la main, au risque de la perdre et de se perdre, «pas avant que vous ne m'ayez promis que je vous reverrai, que nous pourrons parler vraiment, nous expliquer.—Je veux vous revoir, je le veux.»

—«Non,» dit-elle, «c'est fou»; elle reprit: «C'est fou!»—Puis, comme si une force supérieure à sa volonté lui arrachait un consentement: «Hé bien! venez demain chez moi, à trois heures; j'aurai condamné ma porte pour tout le monde, excepté pour vous.—Mais laissez-moi maintenant, laissez-moi,» et employant la même formule que lui tout à l'heure: «Je le veux.»

II

[343]

Lorsque Paluau se retrouva tout seul avec sa femme, une demi-heure après cette conversation, dans le coupé qui les ramenait, la fièvre de ce dialogue, si court, mais si chargé, pour lui, de souvenirs et d'espérances, de regrets et de désirs, le brûlait encore. A cette impression d'enivrement se joignait, pour l'augmenter, celle de la soudaineté de cet éclat. Une telle explosion de sentiments, et si violents, devait le laisser comme déconcerté, d'autant plus qu'elle était aussi imprévue qu'instantanée. Le trait principal du caractère de cet homme était une contradiction intime et radicale entre la vie qu'il avait menée et sa nature. Les grandes lignes assez nobles de son visage devaient à cette anomalie une physionomie tantôt exaltée et tantôt souffrante qui lui donnait un air de héros de roman, au lieu qu'il était tout simplement le descendant très représentatif d'une longue lignée de seigneurs terriens, un homme destiné par tout son tempérament à cette existence de château, à la fois primitive et conventionnelle, large et monotone, occupée et paresseuse. Le hasard avait voulu que, privé de son père tout jeune et maître de sa344] fortune, il vînt à Paris, où sa sœur était mariée. Il s'y était laissé prendre, comme beaucoup de ruraux, par cet attrait du mouvement qui leur fait paraître morne et insipide la régularité de la campagne. Très bien apparenté, très riche, avec une belle tournure et une naturelle élégance de manières, il était entré aussitôt dans ce courant de la haute vie, qui emporte vers la passion et ses orages tant de destinées faites pour la famille et l'habitude. Il avait eu plusieurs aventures. Sa liaison avec Mme de Séricourt avait été la plus flatteuse et la dernière. Pourtant l'arrière-fonds de l'hérédité était si fort chez lui qu'il n'était pas devenu un Parisien. Il n'en avait acquis ni les qualités d'aisance et de légèreté, ni la sécheresse positive. De même qu'il restait timide—parce qu'il se savait malgré tout un peu provincial,—avec un air facilement altier, il était resté sensible et sincèrement épris de droiture, de rectitude et de loyauté, dans des situations aussi fausses que celle qu'il avait occupée trois ans chez les Séricourt. Cela devait faire et faisait une âme obscure et trouble sous des dehors de calme et très incohérente sous des apparences de force. Pour de tels hommes, le mariage, qui semble une sagesse, est en réalité une très dangereuse épreuve. Leur complication déroute la confiance. Ils intimident leur femme par leur manque de transparence morale; et ils risquent[345] d'arrêter à jamais chez elle l'élan spontané et l'expansion. Le silence appelle le silence, comme la vérité appelle la vérité, et le silence produit naturellement le malentendu. Déjà, sans qu'il en eût reconnu la cause dans son propre caractère, Paluau sentait que sa femme ne lui était pas complètement intelligible. Il n'y avait jamais eu de scènes entre eux, et ils ne vivaient pas cœur contre cœur. L'ayant épousée sans entraînement, moins encore par raison que sous l'influence de sa mère, il n'avait pas su voir que Cécile, elle, l'aimait profondément, passionnément, et qu'elle n'osait ni ne savait le lui dire. Il ne voyait pas non plus que, depuis les huit semaines qu'ils étaient à Paris,—campés dans son ancien appartement de garçon et en train de préparer leur installation définitive,—la mélancolie de la jeune femme s'accroissait chaque jour. Il n'est que juste d'y insister: avant cette foudroyante surprise d'émotion qui l'avait, ce soir, fait parler à Mme de Séricourt comme il lui avait parlé, il n'avait jamais manqué ni en actes ni en discours à ce pacte d'honneur que le mariage représente toujours à un homme élevé dans certains principes. Ce soir marquait donc pour lui une date ineffaçable, celle du premier parjure: le rendez-vous demandé à son ancienne maîtresse, et accordé par elle, dans ces termes, avec ce regard, c'était l'infidélité, certaine, toute proche, déjà[346] commise, et le mari coupable en éprouvait le remords dans cette voiture où son bras frôlait le bras de sa femme; où il la sentait respirer, bouger, vivre. Ces sensations contradictoires se mélangeaient dans le plus violent tumulte intérieur. Ce brusque et irrésistible désir pour son ancienne maîtresse, la stupeur de l'éprouver si intensément et de l'avoir avoué si brutalement, l'appréhension du chemin où il venait de s'engager et son incapacité, il le sentait d'avance, à s'en retirer, quels événements et qui faisaient courir dans ses veines le frisson de trop d'émotions passées! Il allait revivre, il revivait déjà toute son existence parisienne, dont il avait eu la nostalgie à son insu après en avoir eu la lassitude. En même temps, il ne pouvait se défendre d'une véritable honte à se constater si déloyal et vis-à-vis de qui? De cette enfant de vingt ans qui portait son nom, à laquelle il n'avait pas un reproche à faire, dont il avait pris la vie,—et il allait la trahir, il l'avait trahie!... Tant de mouvements du cœur et de si passionnés le contraignaient de se taire. Comme s'il eût craint que même ses yeux dénonçassent ses pensées, il regardait machinalement, à travers la portière, les maisons closes profiler leurs façades muettes sous le reflet des becs de gaz, les passants attardés en train de se hâter sur le trottoir, d'autres voitures venir en sens inverse. Il n'observait pas que sa[347] compagne, après avoir essayé de lui poser quelques questions auxquelles il n'avait répondu que par des monosyllabes, le regardait avec des prunelles dont il aurait eu peur. Il ne s'y lisait que la plus craintive, la plus passionnée des supplications, mais une supplication si angoissée, si douloureuse qu'elle supposait chez la jeune femme qui sentait ainsi la divination de son malheur,—jusqu'où?...


Le coupé allait de la sorte, traversant au grand trot de son cheval ce vaste quartier de Paris qui sépare l'Opéra de l'extrémité de la rue Saint-Dominique, pas très loin de la place des Invalides, où habitaient momentanément les Paluau. L'absorption du jeune homme dans ses pensées avait été si entière qu'il éprouva presque le saisissement d'un somnambule réveillé par un choc, lorsqu'étant rentré dans l'antichambre et se préparant, comme il faisait d'habitude, à se retirer dans la pièce qu'il s'était réservée,—son ancien cabinet de travail où on lui préparait chaque soir un lit, dissimulé le jour dans un canapé,—sa femme lui dit, d'une voix qu'il ne lui connaissait pas:

—«Maurice, j'ai à vous parler. Il faut absolument que je vous parle...»

Il fut bien obligé de lever les yeux sur elle, cette fois. Il vit qu'elle était pâle et tremblante.[348] Il pensa qu'elle soupçonnait tout et il pâlit lui-même. Il essaya pourtant de plaisanter.

—«Il est tout près d'une heure,» répondit-il; «il serait plus sage d'aller vous reposer. Nous aurons le temps de causer demain.»

—«Non,» dit-elle, «ce soir... Demain je ne serais pas sûre d'avoir encore la force... Je l'ai maintenant. Je viens d'avoir trop mal. Je vais renvoyer ma femme de chambre. Venez chez moi...»

Il y avait dans cette imploration, proférée à voix basse, pour que le valet de pied, debout près de la porte d'entrée, ne l'entendît pas, une telle ardeur; la physionomie de Cécile, d'ordinaire immobile et si aisément insignifiante, s'éclairait à cette seconde d'une telle flamme; une si impérieuse volonté émanait d'elle que l'ancien amant de Mme de Séricourt n'eut plus de doute. Elle ne soupçonnait pas. Elle savait. Il répondit:

—«Je serai chez vous dans un instant.»

Il avait voulu s'accorder ce dernier répit pour se ressaisir et assurer son attitude dans une explication, qui, au demeurant, ne pouvait porter que sur son passé. Évidemment quelqu'un, ami ou parent, avait dénoncé à sa femme la liaison de ses dernières années de célibat. Une lettre anonyme avait dû être écrite. Cécile l'avait observé durant la soirée. Cet entretien en tête à tête dans le fond de la loge avait provoqué une crise de jalousie[349] aiguë. Du coup tous ses instincts d'indépendance s'insurgèrent dans le jeune homme. Les cinq minutes qu'il passa dans sa chambre avant de se diriger vers celle de sa femme suffirent à changer l'équilibre si instable de son âme. S'il avait eu, tout à l'heure, dans la voiture, un secret remords à l'idée de la trahir, quand il la croyait si naïvement confiante, cette jalousie devinée chez elle avait endurci soudain son orgueil d'homme. Et puis,—ces petites impressions animales sont si étrangement déterminantes durant ces scènes d'intimité conjugale,—elle venait, dans cette antichambre, quand elle l'avait interpellé ainsi, de lui paraître de nouveau, comme pendant la soirée, si gauche et si lourde, si engoncée par sa robe trop riche, si peu plaisante malgré sa jeunesse. Le masque de sang que la chaleur du théâtre lui avait mis aux joues et sur le front s'empourprait encore de son émotion nouvelle... Enfin, lorsqu'il se présenta devant elle, comme il l'avait promis, la plus sèche irritation nerveuse le dominait. Il était décidé à ne supporter aucun reproche, dût cette première explication aboutir au départ de Cécile le lendemain. Le fantôme de sa délicieuse amie de l'autre année traversait de nouveau sa pensée et l'ensorcelait à distance. Il l'avait revue, en esprit, assise sur le divan de la loge, puis sur le canapé de damas rouge, à côté de lui. Contre de tels souvenirs[350] que pouvaient les reproches qu'il lisait d'avance sur la bouche tremblante de l'épouse légitime, sinon lui donner cette horrible sensation de la chaîne qui paralyse tout chez l'homme, même la pitié?


Il la trouva, assise sur un fauteuil, les bras pendants, la tête abandonnée, et qui pleurait. Elle lui fit signe de la main qu'il attendît, qu'elle allait lui parler, qu'elle ne pouvait pas en ce moment. Puis, quand elle se reprit enfin, sa première phrase fut si différente de ce que prévoyait le mari déjà plus d'à moitié perfide, qu'il en demeura immobile d'étonnement:

—«Je vous demande pardon, Maurice,» dit-elle. «Je viens de vous inquiéter, ce sont mes nerfs qui m'ont trahie... Je serai plus forte, une autre fois... C'est ma faute, si les choses sont comme elles sont, je le sais. Je sais qu'en me conduisant comme j'ai fait je ne peux que les rendre pires... Mais il y a des moments où je suis trop misérable...»

—«Vous me parlez par énigmes,» répondit-il. «Quelles sont ces choses dont vous vous plaignez? Quels sont ces moments où vous êtes si misérable, et pourquoi?»

—«Pourquoi?...» reprit-elle d'un accent accablé. «Tout à l'heure je voulais vous le dire. Je m'en croyais la force. Je ne l'ai plus, et à[351] quoi bon?»

—«Mais c'est moi qui veux que vous vous expliquiez maintenant,» insista-t-il. «J'ai le droit de savoir les raisons de l'état où je vous ai vue...» Et après une hésitation: «Avez-vous quelque reproche à me faire?»

—«A vous?...» répondit-elle, et secouant sa tête plus douloureusement: «A vous? Non. Je vous le répète, la faute est à moi.»

—«Quelle faute?» demanda-t-il de nouveau, et d'un accent d'impatience: «Mais parlez, parlez...»

—«Ah!» fit-elle, «ne soyez pas dur pour moi... Hé bien! puisque vous l'exigez,» et sa voix tremblait, «je parlerai... Ce que je voulais vous dire, c'est que vous ne devriez pas, vous, me laisser comme vous me laissez, sans conseil, sans appui... J'ai toujours su, quand je vous ai épousé, que je n'étais qu'une simple, et que j'aurais beaucoup de peine pour devenir pareille aux femmes de la société où vous avez vécu jusqu'ici... Mais je vous aimais!... J'ai pensé que j'apprendrais, que j'arriverais... Si vous m'aviez un peu aidée?... Si j'avais pu vous demander?... Mais vous m'intimidez tant!... tant!... Pour que j'ose m'ouvrir à vous, comme je fais, il faut que j'aie peur de vous déplaire davantage encore en me taisant... C'est là toute ma misère, je vous l'ai dite: de ne pas savoir me faire aimer...[352] Surtout depuis que nous sommes à Paris, je le sens, vous avez honte de moi,» et, se cachant le visage dans les mains comme si réellement elle avait elle-même la conscience d'un opprobre mérité, elle redit, avec un grand sanglot: «honte de moi!...»

Il y avait, dans cette confession de la plus dure épreuve que puisse subir une jeune femme au début de son mariage, une telle humilité; cette plainte, qui ne récriminait pas, qui ne se rebellait pas, qui gémissait seulement, correspondait si peu à l'attente de Maurice; elle aggravait tellement sa faute de la soirée en lui prouvant combien celle qu'il trahissait était sans défense!... Il en demeura un instant décontenancé, ému malgré lui par une si évidente sincérité, saisi plus encore par la surprise devant l'être qui se révélait soudain. C'était comme si une autre créature se dégageait devant lui, de la Cécile qu'il connaissait. Une pâleur avait envahi son visage tandis qu'elle parlait. L'audace de son discours faisait refluer tout son sang à son cœur. La tension nerveuse l'avait redressée. La lourde toilette, si engoncée tout à l'heure, ne l'écrasait plus, tant elle était palpitante d'émotion, la gorge soulevée, la taille frémissante. Enfin, elle vivait par toutes ses fibres, et cette intensité de vibration intérieure l'animait, la transfigurait. Si Paluau eût été capable d'analyser froidement ces deux scènes[353] si voisines: celle qu'il avait eue à l'Opéra avec Mme de Séricourt et celle qu'il soutenait à présent, il aurait compris et mesuré quelle différence sépare une femme vraie et une femme coquette, la créature qui aime parce qu'elle aime et celle qui joue la comédie du sentiment pour se faire aimer... Mais, à cette minute, il ne raisonnait pas. Il avait pitié de Cécile, tout simplement, et, pour la calmer, il lui disait:

—«Moi, avoir honte de vous!... Voyons? Quand un mari a honte de sa femme, est-ce qu'il la présente partout comme je vous ai présentée?... Est-ce qu'il se montre avec elle comme je me montre avec vous?... Si j'avais honte de vous, comme vous dites, vous aurais-je conduite à l'Opéra, ce soir, comme je vous y ai conduite?»

—«Oh! ce soir!...» interrompit-elle en lui prenant le bras qu'elle serra convulsivement. «Ce soir!... Ne me parlez pas de ce soir!... Ç'a été le plus dur de tous... N'essayez pas de me mentir. Je sais, vous êtes bon... Vous ne voulez pas vous avouer que vous rougissez de celle à qui vous avez donné votre nom... Mais si vous vous étiez vu pendant le spectacle, et votre regard quand il se posait sur moi!... Je vous voyais me comparer à Mme de Séricourt. Elle était si jolie, et si élégante, si grande dame! Je comprenais si bien qu'à côté d'elle j'étais si gauche, si empruntée!... Et pourtant, si vous saviez ce que j'avais[354] fait pour vous plaire ce soir! J'avais remarqué que vous admiriez cette femme. Quand il s'agit de goût, c'est toujours le sien que vous citez... Lorsque j'ai su que nous allions à l'Opéra avec elle, l'autre semaine, j'ai fait appel à tout ce que j'ai de courage... Je suis allée chez elle... Je lui ai parlé... Ne m'en veuillez pas! Je ne me suis pas plainte de vous. Je n'en ai pas le droit. Je mourrais, plutôt que de vous manquer ainsi... Mais vous ne pouvez pas trouver que je n'avais pas le droit de la prier de m'aider un peu, de me conseiller...»

—«Et vous avez fait cette démarche auprès d'elle?...» interrogea-t-il, d'une voix si étrange qu'elle en eut peur.

—«Comme vous me posez cette question!... Ah! vous voyez bien que j'ai eu tort de vous parler; que je vous déplais toujours, toujours, dans ce que je fais, dans ce que je dis, comme dans ce que je porte... Toujours! Toujours!...»

—«Et que vous a répondu Mme de Séricourt?» interrogea-t-il, sans paraître prendre garde à cette exclamation.

—«Elle a été si bonne,» dit Cécile; «elle m'a promis de m'aider... Elle m'a aidée.»

—«Elle vous a aidée?...» demanda de nouveau Maurice. «Alors, cette toilette que vous portez ce soir...»

—«C'est elle qui me l'a choisie...» reprit la[355] jeune femme. «Oui, c'est elle qui m'a conduite chez le couturier; elle qui a décidé ma robe, ma coiffure, mes bijoux... Et voyez comme tout est contre moi... Quand nous avons été sur le devant de la loge, j'ai senti qu'elle, qui a tant de goût pour elle-même, s'était trompée pour moi... Mais qu'y a-t-il? Que se passe-t-il?...»


Il se passait qu'en l'écoutant raconter, avec cet accent découragé et passionné, sa touchante démarche et l'infâme manière dont l'autre en avait abusé, une révulsion violente et subite de son cœur avait bouleversé Paluau. Une grille posée sur une écriture secrète en éclaire soudain tout le sens. Certaines révélations sont cette grille. Paluau comprenait que son ancienne maîtresse s'était complu à savamment organiser, ce soir, cet écrasant contraste entre elle et Cécile: l'épouse légitime, et qui ne se savait pas trahie, s'était mise à la merci de sa rivale, et celle-ci en avait profité pour exercer sur elle, hypocritement et méchamment, la plus mesquine des vengeances: mais poussée par quoi?... Elle n'avait pas su aimer Maurice autrefois, puisqu'elle l'avait laissé partir. Le retrouvant marié, et constatant, elle était si fine et Cécile avait été si naïve, que son ménage roulait déjà sur la route des malentendus, elle avait voulu mettre entre la femme et le mari quelque chose d'irréparable. Elle l'avait repris,[356] quitte à le renvoyer de nouveau, plus tard, à un foyer pour toujours renversé... Pourquoi encore? La haine des femmes qui ne sentent pas pour celles qui sentent vraiment expliquait tout. De là sa scélératesse dans l'invention d'un procédé très misérable—hélas! il avait trop bien réussi!... De là les mots qu'elle avait prononcés dans l'arrière-fond de la loge,—et son complice de jadis y avait cru!... Et voici que la lumière se faisait en lui, éclatante, par une nouvelle comparaison que la subtile Clotilde n'avait pas su prévoir. Cette visite de la femme sincère chez la femme coquette, sublime de bonne foi, ne permettait pas le doute, et Maurice était révolté d'une si hideuse ruse? Attendri jusqu'au plus intime de son âme par cette confidence de la femme amoureuse, sa femme, il sentit les larmes lui venir. Il la prit entre ses bras et il la serra contre son cœur avec passion, tandis qu'abandonnant sa tête sur l'épaule de son mari et perdue de ravissement, elle gémissait:

—«Ah! tu me pardonnes! Ah! que je t'aime, et que tu es bon de me laisser te le dire!»

—«Te pardonner?» répondait-il, et il répéta: «C'est toi qui me demandes de te pardonner!...»


Jamais Mme de Séricourt ne comprendra pourquoi cet homme qu'elle a laissé si visiblement[357] fou de passion à l'Opéra n'est pas venu au rendez-vous qu'il lui avait lui-même demandé, ni par quel point de son caractère,—elle le sait si faible!—il a trouvé la force de quitter Paris sans l'avoir revue. C'est le seul de ses anciens amants, car la féline et souple personne a sa liste, dont elle parle avec un peu d'aigreur,—quand elle en parle. Et encore, car elle a du goût, même dans la rancune, dit-elle simplement: «Ce pauvre Paluau! Il était bien agréable, mais quand on a épousé une telle sotte!...»

Mai 1903.

LA RANÇON

[358]

I

Il y avait bien longtemps que Mme Le Hélin n'avait point paru aussi jolie à Pierre Guchery que ce jour-là. Pour une minute, la femme qu'il avait tant aimée—plus d'un quart de siècle auparavant,—sa chère Albertine, à la taille souple et fine, aux beaux cheveux châtains avec des reflets fauves, au sourire clair, aux fraîches prunelles brunes sur un teint de lait, l'adorable maîtresse de sa trentième année, reparaissait dans la vieille dame à la taille lourde, aux joues couperosées, aux paupières flétries, aux cheveux grisonnants, qu'il avait pris l'habitude, lui-même quasi sexagénaire, de venir voir chaque après-midi. C'était, entre eux, une de ces liaisons du monde, presque officielles, tant elles ont duré. Elles gardent du moins, parmi les misères que de tels rapports imposent, cette demi-noblesse de la fidélité. L'histoire[359] de ces amants tenait en quelques lignes: Guchery s'était pris pour Mme Le Hélin d'une passion folle, au lendemain de la guerre, et, à cette passion, il avait tout sacrifié. Comme elle vivait à Paris, et pour ne plus jamais la quitter, il avait donné sa démission de l'armée, où l'attendait un bel avenir. Comme elle était mariée, il avait renoncé à se construire un foyer à lui. Comme elle était mère, et qu'elle n'avait pas voulu lui sacrifier son fils, il avait accepté la plus humiliante des situations, au foyer d'un autre... Avec le temps, cette passion s'était transformée en un attachement indéfinissable, mêlé de souvenirs et de regrets, de reconnaissance pour les bonheurs qu'elle lui avait donnés autrefois, et de pitié pour les irréparables atteintes dont il la voyait frappée par l'âge. L'habitude avait aussi sa part dans ce sentiment.—A soixante ans on a tant vu mourir, et l'on tient par des fibres si fortes à ce qui reste!—Tout cela faisait bien encore une espèce d'amour. La preuve en était dans l'émotion qui agitait cet homme, si voisin de la vieillesse, quand, à des instants, de plus en plus rares, hélas! ce visage dont il connaissait chaque ride lui montrait un reflet de sa grâce d'antan. Mais, à cette visite-ci, ce n'était même plus un reflet, c'était cette grâce elle-même que le fidèle amoureux de Mme de Hélin venait de retrouver, dès son entrée dans le petit salon bleu où elle se tenait presque toujours. Qu'il y était venu[360] de fois, depuis ces vingt-sept ans! Qu'il s'y était assis de fois, près d'elle, dans la bergère Louis XV, à gauche de la fenêtre! Ce cadre d'objets familiers n'avait guère changé depuis qu'il fréquentait l'hôtel Le Hélin, et la dame du petit salon bleu semblait, elle aussi, en ce moment, avoir à peine changé, tant ses yeux brillaient, tant le plaisir éclairait, transfigurait toute sa physionomie. Le velours violet de sa robe de demi-deuil,—elle était veuve depuis quinze mois,—relevé par quelques bijoux: une chaîne et une broche de diamants, un bracelet avec des perles,—la rajeunissait aussi, en l'allongeant, en l'amincissant. Pierre ne put s'empêcher de lui dire, après avoir mis un baiser, plus long que d'habitude, sur sa petite main restée si fine et dont toutes les bagues lui rappelaient des anniversaires communs:

—«Vous êtes tout à fait en beauté aujourd'hui, ma chère Albertine... Par ce jour noir de décembre»—on était à l'avant-veille de Noël—«vous regarder, c'est retrouver le soleil... Vous avez l'air si contente, si joyeuse même!... Que se passe-t-il?...»

—«Il ne se passe rien,» répondit-elle, «sinon ce qui s'est toujours passé depuis que je vous connais: je vous aime, tout simplement... J'ai trouvé mon cadeau de Noël pour vous,» ajouta-t-elle avec un sourire fin, «et je crois qu'il vous fera plaisir... Voilà pourquoi je suis contente...»

[361]

—«Faudra-t-il attendre et mettre mon soulier au coin de la cheminée, comme un petit garçon bien sage, pour savoir quel est ce cadeau?» répliqua-t-il, sur le même ton de badinage tendre.

—«Comment?» fit-elle, «vous ne devinez pas?...» Elle le vit soudain pâlir, et elle comprit qu'il comprenait: «Oui,» continua-t-elle, «vous vous rappelez qu'au lendemain du jour où je me suis trouvée libre, vous m'avez promis de me laisser fixer moi-même le moment de notre mariage. Hé bien, mon ami, votre Albertine sera Mme Guchery, quand vous voudrez, à partir d'aujourd'hui... Mais qu'avez-vous?...»

—«J'ai,» dit-il, «que j'ai trop désiré cette heure. Elle me fait du mal à force de me faire du bien... Et puis c'est si tard! J'aurais tant voulu vous donner mon nom, quand nous avions l'avenir devant nous, quand...» et son soupir révélait l'âcre nostalgie dont il avait été tourmenté dans la possession de cette femme, qui le regardait avec des yeux noyés de larmes, tant elle le sentait l'aimer. «Mais laissons ces regrets,» poursuivit-il d'une voix qu'il voulait rendre gaie, «il n'est jamais trop tard pour vivre avec la femme que l'on aime, avec la seule que l'on ait aimée... Ah!» et son accent se fit de nouveau ému, malgré lui, «que nous allons vieillir heureux!» et, mettant un genou en terre, il attira vers lui la tête de sa vieille amie, et sur ses paupières que l'attendrissement[362] rendait humides il appuya une caresse dont elle se dégagea en lui disant:

—«Mon pauvre Pierre, vous retardez de bien des années!... Regardez-moi donc. Vous oubliez que ce n'est pas un mariage d'amour que vous allez faire... C'est un mariage de raison, et il faut parler raison... Je suis deux fois grand'mère, pensez-y...»

—«Vous le voulez...» répondit-il, «parlons raison.» Puis, comme si l'allusion qu'elle avait faite à ses petits-enfants lui rappelait à lui-même qu'à côté de son existence cachée d'amie, elle avait toute une existence de famille: «Avez-vous parlé de votre projet à votre fils?» demanda-t-il.

—«Pas encore,» répondit-elle, «j'ai voulu que vous fussiez le premier averti. C'est bien naturel. Mais je vais chez Henri demain. Il a un arbre de Noël pour les deux petits et leurs amis et leurs amies. Je lui apprendrai la grande nouvelle, ainsi qu'à ma belle-fille...»

—«Et vous n'avez pas cherché à le sonder déjà, pour savoir ce qu'il en pensera?» demanda Guchery.

—«Ce qu'il en pensera?» répéta-t-elle. «Il aura peut-être un petit moment d'émotion, c'est trop naturel encore. Il aimait tant son père!... Mais il vous adore... Quant à ma belle-fille,» ajouta-t-elle en riant, «si elle ne donnait pas son[363] consentement, elle serait trop ingrate. Car c'est vous qui avez fait leur mariage, et elle ne l'a pas oublié... Tâchez seulement que je ne sois pas jalouse d'elle, quand elle sera devenue votre belle-fille à vous...»

—«Et vous ne craignez pas qu'Henry ne se demande...»

—«Quoi?» insista-t-elle, comme il hésitait.

—«Mais si ce mariage ne cache pas un mystère, si... Enfin, n'avez-vous pas peur qu'en me voyant vous épouser il ne devine la vérité, et que nos relations n'ont pas été ce qu'il a pu croire?...»

—«Lui!» s'écria la mère, «quelle idée! Si jamais une pareille pensée avait traversé son cerveau, est-ce qu'il serait avec vous comme il est? Non. Je connais mon fils, c'est le cœur le plus simple, le plus confiant! Ah! mon ami, vous savez que c'est à lui que je vous ai sacrifié... Sans lui, je ne serais pas restée la femme d'un autre, vous aimant comme je vous aimais. Mais j'en ai été récompensée. Il n'a jamais douté de moi. C'est vrai que j'en aurais cruellement souffert, même dans le bonheur. Cette épreuve m'a été épargnée... Elle me sera épargnée jusqu'au bout,» continua-t-elle. «Je n'ai pas été comme tant d'autres. J'ai été une femme mal mariée, qui a eu dans sa vie un seul sentiment. Je ne me suis jamais considérée comme votre maîtresse, mais comme votre épouse secrète. Ce n'est pas au moment où[364] tout ce qu'il pouvait y avoir de coupable dans ce sentiment est fini, où je vais pouvoir l'avouer, que Dieu me frapperait, n'est-ce pas?... Je n'ai jamais eu que mon fils et vous dans le cœur,—vous, mystérieusement. Je vous y aurai ouvertement tous deux, et vous verrez comme il en sera heureux... Je vous répète qu'il vous aime tant!...»

II

A ces affirmations de la mère, si répétées, si appuyées qu'elles révélaient, malgré tout, une certaine angoisse,—celle du doute et aussi celle du remords,—Guchery n'avait plus rien répondu. L'ancien officier était, avec des allures volontiers martiales, et malgré la longue moustache autrefois blonde, maintenant blanche, qui sabrait son maigre et osseux visage, un homme profondément, presque morbidement sensible. Les amoureux qui, comme lui, rencontrent vers le milieu de leur vie, à l'époque qui convient le mieux à la vraie fondation d'une famille, une aventure avec une femme mariée et dans le monde, se divisent presque immanquablement en deux groupes. Ou bien les habitudes que représente une liaison de cet ordre les annihilent absolument, ou bien elles les[365] affinent jusqu'à la maladie. Ne plus nourrir aucun intérêt sérieux d'ambition et de carrière, aller le matin au Bois pour revoir votre amie au passage, faire des visites l'après-midi dans les maisons où elle fréquente, dîner en ville et finir la soirée au théâtre pour la rencontrer, ne plus causer que des intrigues semblables à la vôtre qui se nouent et se dénouent autour de vous, ne plus ouvrir un véritable livre, mais seulement le mauvais roman dont elle parle, et ainsi du reste,—cette existence de sigisbée professionnel, menée pendant des saisons, vulgarise encore les natures vulgaires. Les natures délicates, comme était Guchery, s'y sensibilisent à l'excès. Cette atmosphère trop féminine anémie en eux toute force de résistance à l'impression. C'est ainsi que l'amant d'Albertine n'avait jamais pu, du vivant de M. Le Hélin, se blaser sur le malaise que lui infligeait la présence de cet homme entre sa maîtresse et lui. Que soupçonnait ce personnage aux manières toujours courtoises, aux yeux toujours froids? Pierre avait passé des années à se le demander, sans en rien savoir. Jules Le Hélin était un de ces maris qui affectent de traiter leur femme, en public et dans l'intimité, avec une déférence si cérémonieuse qu'il est impossible, à ceux mêmes qui hantent leur maison le plus familièrement, de deviner la vraie situation morale de leur ménage. Qu'avec son nom de vieille bourgeoisie il eût épousé pour sa fortune Albertine,[366] laquelle s'appelait simplement Mazurier, des Mazurier enrichis dans les papiers peints, c'était bien évident. Qu'il ne l'aimât point, ses fréquentations dans le demi-monde, aussitôt après la naissance de leur fils, l'avaient trop prouvé. L'indulgence des salons avait d'ailleurs accordé cette excuse à la jeune femme quand Guchery avait commencé de se trouver chez elle à toute heure. Mais l'opinion de l'intéressé lui-même sur ces assiduités, personne ne l'avait jamais connue. Pierre pas plus que les autres, avec cette différence que ces autres s'en étaient soucié juste le temps d'échanger une réflexion malicieuse, au fumoir, entre deux cigares, au lieu qu'il avait vécu, lui, dans l'attente quotidienne d'une solution tragique. Il y était préparé pour lui-même, mais pour son Albertine!... Cette solution tragique n'avait pas eu lieu. Le mari était mort, sans avoir livré le secret de sa longanimité, laquelle avait peut-être tenu tout bonnement, comme tant d'apparentes indifférences de ce genre, à l'existence du fils. Peut-être aussi Le Hélin était-il un de ces philosophes pratiques comme il s'en rencontre même parmi les hommes de cercle et de sport, que la paresse et l'indifférence, la peur quelquefois et quelquefois l'intérêt, ont rendus débonnaires, et ils laissent le soin de leurs vengeances à la vie,—sûrs que tôt ou tard elle se chargera de réclamer la rançon qu'ils n'ont pas exigée pour leur propre compte.

[367] Si le mari trompé avait calculé ainsi, il semblait bien,—on l'a vu par la conversation entre les deux complices,—que ce calcul était déçu. Cette rançon de la vie se bornait à ceci: l'imagination volontiers inquiète de Guchery substituait depuis quelques années, à la question qu'il s'était posée si longtemps sur le mort, une question sur le fils de ce mort; sur cet Henry qu'il avait vu grandir, et qu'il aimait, par une anomalie fréquente, presqu'autant que s'il eût été son fils à lui. Oui, que pensait le jeune homme des rapports entre sa mère et l'ami le plus intime de la maison? Ce point d'interrogation avait surgi devant Guchery, à peu près vers la date où Henry Le Hélin avait eu ses dix-huit ans,—pourquoi? L'amant n'aurait pu le dire. Il lui avait semblé un jour qu'il rencontrait dans ces prunelles de jeune homme, jusque-là si claires, si confiantes, si tendres, une brisure, comme un arrière-fonds de soupçon. Cette impression avait duré un certain temps, mais sans qu'il pût décider si elle n'était pas chimérique. Rien n'était changé dans les manières du fils d'Albertine à son endroit, sinon qu'elles étaient plus affectueuses encore. C'était comme si ce garçon eût eu quelque chose à se faire pardonner. Puis cette nuance s'était effacée de son regard. Il avait de nouveau eu, pour causer avec son vieil ami, ses yeux transparents d'autrefois. Quelques mois plus tard, et sans que rien expliquât cette seconde[368] crise, la nuance de défiance avait reparu. Le fond du regard était redevenu soupçonneux et angoissé. Et de nouveau, le soupçon s'était en allé, pour reparaître un peu après, et ainsi de suite indéfiniment, toujours sans qu'aucun autre indice permît à celui qui s'en croyait l'objet de s'affirmer qu'il ne se trompait pas. Cependant le jeune homme s'était marié, et beaucoup par l'entremise de Guchery. La jeune Mme Le Hélin gardait, à celui-ci, comme l'avait dit sa belle-mère, une reconnaissance attendrie. Était-elle persuadée de l'innocence absolue des rapports entre cette belle-mère et le négociateur de son mariage, et avait-elle fait partager cette conviction à son mari? Toujours est-il que depuis les cinq ans que cette union avait eu lieu, à peine si, à deux ou trois reprises, Guchery avait cru discerner dans les prunelles d'Henry un vague passage de l'ancienne méfiance. Pourtant son impression de cette méfiance avait été si forte qu'il n'avait jamais cessé d'en appréhender le retour. Il n'avait jamais cessé non plus de dissimuler cette crainte à sa vieille maîtresse. La certitude toute prochaine du mariage avec elle, de ce mariage, si longtemps, si vainement désiré, avait seule pu, en lui ouvrant tout d'un coup le cœur, lui arracher ce secret. Il avait frémi d'en trouver, d'en pressentir un bien pareil dans les phrases de protestation qu'Albertine lui avait prodiguées pour le rassurer, et il n'avait pas[369] osé insister.

—«Elle aussi, elle a vu qu'il avait des doutes,» se disait-il, aussitôt franchi le seuil de l'hôtel Le Hélin. «Si ces doutes se réveillaient à la nouvelle de ce mariage?... S'ils prenaient corps?... Si Henry voyait là une preuve de ce qui a été?... Si cette idée pesait sur nos relations ensuite?... S'il n'était plus jamais, ni pour sa mère, ni pour moi, ce qu'il a été, ce qu'il est encore?... Si sa femme changeait aussi?...» Ces hypothèses furent si pénibles à Guchery qu'il se surprit s'acheminant, de la rue de Miromesnil où Mme Le Hélin demeurait, dans la direction de l'avenue du Bois-de-Boulogne où habitait le jeune ménage. Ce n'était pas à lui d'annoncer aux enfants d'Albertine la résolution qu'elle avait arrêtée. Dans quelle intention allait-il donc chez eux? Il n'aurait pas su le dire. Mais ce qu'il savait, c'est qu'il lui était insupportable de laisser son amie parler à Henry sans qu'il se fût, lui, rendu compte... et de quoi? Par quels procédés arriverait-il à lire dans l'âme du jeune homme et à s'assurer qu'aucune plaie n'y saignerait demain, quand la mère parlerait? Il ne réalisa vraiment l'extravagance de sa démarche qu'au moment où le domestique lui ouvrit la porte de l'appartement des jeunes Le Hélin. Puis sur la réponse de cet homme que Monsieur n'était pas rentré, mais que Madame était là:

—«Je suis sauvé,» songea-t-il, «avec[370] Louise, je saurai quelque chose et sans risquer trop...»

III

La jeune Mme Le Hélin était occupée dans le salon qui donnait sur l'avenue du Bois, à suspendre aux branches d'un énorme arbre de Noël toutes sortes de menus jouets:—des poupées, des polichinelles, des cornets de bonbons, des boîtes de ménage. Elle avait près d'elle une corbeille de ces brimborions luxueux, et son joli visage où le rire creusait aux joues deux si gaies fossettes s'illumina de plaisir à l'entrée du visiteur.

—«Tiens! Guchery!...» s'écria-t-elle. «Que c'est gentil à vous de venir me voir précisément aujourd'hui!... Je vais vous faire travailler, vous savez...»

—«Volontiers,» répondit-il, «à quoi puis-je t'être bon?» Il avait été l'ami intime de l'aîné des Bréau, le père de Louise, et, l'ayant connue toute petite, il gardait l'habitude de la tutoyer, quand ils étaient seuls... Lorsqu'il y avait du monde, il lui disait «vous.» C'était une des gentilles querelles que lui faisait la jeune femme.

[371]

—«A la bonne heure,» reprit-elle, «vous me parlez, comme il faut, aujourd'hui... Bon... Donnez-moi ces soldats de plomb. Et un numéro,—là, dans cette coupe... Viendrez-vous demain, tirer avec nous notre loterie de Noël? Je ne vous ai pas envoyé de rappel, parce que vous n'êtes qu'un vieux garçon, et que cela vous ennuierait sans doute de voir une trentaine de bébés, et autant de mamans... Mais si le cœur vous en disait quand même...»

—«Alors,» lui dit-il, en prenant texte de sa plaisanterie, et sur le même ton: «Vous me blâmez d'être resté célibataire?... Et par conséquent, vous m'approuveriez de cesser de l'être?...»

La surprise de cette phrase inattendue saisit la jeune femme à un degré que son interlocuteur n'avait pas prévu: ses jolis doigts tremblèrent en serrant le nœud de la faveur rose qui devait fixer à la branche la petite boîte qu'il lui avait tendue. L'enfantin sourire de tout à l'heure n'entrouvrait plus ses lèvres rouges, qui se fermèrent dans un pli soudain attentif. Un regard scrutateur passa dans ses yeux bleus, et elle demanda:

—«C'est sérieux?... Et avec qui avez-vous l'idée de vous marier?...»

—«Vous me promettez le secret?» demanda-t-il d'un accent grave, lui aussi, et, sur sa réponse affirmative: «envers tout le monde,» et il souligna[372] ces mots.

—«Envers tout le monde,» répliqua-t-elle en soulignant ainsi sa réponse.

—«Hé bien!» reprit-il, «que penseriez-vous, si je venais vous dire que j'épouse votre belle-mère?...»

Louise Le Hélin eut sur son front et autour de sa bouche une expression d'un saisissement plus vif encore. Elle regarda de nouveau Guchery avec des yeux d'une pénétration singulière, presque douloureuse. Puis, pour se donner une contenance, elle avisa dans la corbeille un autre joujou qu'elle commença de suspendre à une autre branche, sans répondre. Et, subitement, s'interrompant de son travail, elle posa l'objet sur une table, et, se retournant vers Guchery, elle lui dit, en le regardant bien en face et d'une voix profonde, à la fois impérative et suppliante:

—«Non, mon ami, non, vous ne ferez pas cela...»

—«Mais pourquoi?» répondit-il.

—«Pourquoi?... Mais parce que vous ne pouvez pas ne pas savoir ce que l'on a répété partout...». Elle hésita une seconde, puis résolue, comme quelqu'un qui accomplit un pénible devoir. «Ah! si c'était vrai, je ne vous en parlerais pas. Mais il faut que je vous en parle. J'en ai le droit, puisque je sais, oui, je sais que ce n'est pas vrai. Je sais que vous êtes un honnête homme et que[373] vous n'auriez pas supporté, vous si fier, de vivre, comme je vois vivre tant de gens à Paris, que je méprise, dans un mensonge de chaque heure, de chaque minute... Je sais que vous ne vous seriez pas mêlé du mariage du fils de votre maîtresse... Car voilà ce que l'on a dit, que Mme Le Hélin était votre maîtresse... On n'a pas fait que le dire. On l'a écrit... Oui, mon ami, il s'est rencontré des personnes assez infâmes pour envoyer à Henry des lettres non signées, lui dénonçant sa mère, et vous nommant. Et pas une fois, entendez-vous, mais plusieurs... La dernière de ces lettres est venue quelques jours après notre mariage. C'est presque heureux, et les méchants lui ont rendu service, sans le savoir, en saisissant ce moment pour le frapper. Cette lettre, il n'a pas pu me la cacher. De me parler a chassé du moins de son esprit tout soupçon. Pensez donc. Il avait beau croire en sa mère, croire en vous, les premières lettres l'avaient impressionné. C'était une obsession, m'a-t-il dit, et dont il avait eu tant de mal à triompher! Mon pauvre cher Henry!... Depuis que je l'ai lue, cette abominable lettre, je n'ai eu qu'un souci constant, qu'il ne pense plus jamais rien sur sa mère et rien sur vous... Oh! Je n'ai pas eu beaucoup de peine. Ma belle-mère est si charmante, vous êtes un si brave homme, Guchery, et Henry est si tendre!... Mais le vieux mot sur la calomnie, vous savez, est trop vrai. Il[374] en reste toujours quelque chose... La preuve, c'est qu'il m'a dit, il n'y a pas deux mois,—et s'il ne se rongeait pas de temps à autre, à mon insu, de pareilles idées ne lui viendraient même pas:—«Je suis bien sûr maintenant que ces atroces lettres avaient menti...»—«Tu en as donc jamais douté?» Lui ai-je demandé.—«Non,» m'a-t-il répondu, «mais enfin, maman est libre, et Guchery ne l'épouse pas. C'est une preuve, cela, et indiscutable...»—«Et quand il l'épouserait,» lui ai-je dit, «où serait le mal?...»—«Nulle part,» a-t-il repris, «mais, tout de même, cela me fait bien plaisir qu'il ne l'épouse pas...»—«Comprenez-vous maintenant pourquoi j'ai été bouleversée quand vous m'avez annoncé ce projet de mariage, tout à l'heure?...—Je vous en supplie, mon ami, avant d'y donner suite, pensez à ce que je viens de vous raconter... Et ne m'en veuillez pas d'avoir été si franche avec vous. Je n'ai pas su me retenir. Il y va de la paix de son cœur, et pour toujours... Je le sens. Je le sais...»

—«Ah!» s'écria Guchery douloureusement, «j'avais bien deviné qu'il avait quelque chose, à plusieurs reprises... C'était donc cela... Mais qui a pu écrire ces lettres? Qui? Mais qui?...»

—«Taisez vous,» interrompit la jeune femme en mettant son doigt sur ses lèvres: «j'entends ouvrir la porte. On vient... C'est lui... Je vais vous[375] prouver que je n'exagère rien... Laissez-moi lui parler, et, quoi que je dise, ne me démentez pas. Seulement, regardez-le...»


C'était, en effet, Henry Le Hélin qui entrait dans le salon. Louise avait déjà repris la petite boîte de soldats de plomb, abandonnée tout à l'heure, et elle paraissait absorbée dans son attention à la suspendre aux branches, tandis que Guchery, assis auprès d'elle sur une chaise, s'efforçait de dominer l'émotion dont le bouleversaient les paroles qu'il venait d'entendre. Le nouveau venu ne prit même pas garde à leur trouble. Il arrivait, portant dans ses bras d'autres paquets qu'il commença de déplier, après avoir serré la main affectueusement à son vieil ami, et il disait à sa femme:

—«J'ai trouvé des jouets si amusants que je les ai achetés... Comme tu as bien fait de venir, mon bon Guchery! Louise ne voulait pas t'inviter.—«Ce sera une corvée pour lui,»—disait-elle,—et moi je lui disais:—«Je suis sûr qu'il s'amusera.»—Ce n'est qu'une fête d'enfants, mais les enfants, c'est toute la vérité de la vie... avec l'amour,» ajouta-t-il, et il attira sa femme à lui, pour la baiser au front, puis, tendant la main à Guchery: «Et avec l'amitié...»

—«La nôtre ne lui suffit pas cependant,» dit la jeune femme, en se dégageant de l'étreinte de[376] son mari. «Imagine-toi qu'il est venu me parler, mais devine de quoi?... Tu n'y es pas?... D'un projet de mariage pour lui...»

—«Il veut se marier?...» dit Henry et le même éclair de douloureuse méfiance que l'amant de la mère avait vu passer dans ses yeux, à diverses reprises, y alluma soudain son étrange lueur, et sa voix tremblait un peu pour demander: «Et avec qui?...»

—«Il n'a pas voulu me la nommer», reprit vivement Louise, «d'autant plus, encore une fois, que ce n'est qu'un projet. Tout ce que je lui ai arraché, c'est qu'il s'agit d'une vieille fille, pardon, enfin d'une demoiselle qui n'est plus toute jeune, et par laquelle il prétend qu'il sera très bien soigné... Je lui ai dit:—«Nous vous défendons de vous faire soigner par d'autres que par vos amis Le Hélin...» Et elle insista: «Suis-je dans le vrai?...»

—«Tu es dans le vrai», répondit Henry. Son visage exprima un tel soulagement que Guchery comprit combien tout était exact dans ce que lui avait dit la jeune femme, et, se forçant à sourire, comme un homme qui raille sa propre folie, il répéta, en s'adressant à elle:

—«Oui, Louise, tu es dans le vrai...»

IV

[377]

... Quelques heures après cette scène, deux personnes étaient assises, au coin du feu, dans le petit salon bleu de l'hôtel Le Hélin. Elles regardaient la flamme mourir sur la braise des bûches écroulées, et elles ne se parlaient pas. C'était Albertine et son ami,—non plus l'Albertine du commencement de l'après-midi, ranimée, rajeunie par la joie de donner une profonde joie à son fidèle de tant d'années,—non plus ce fidèle, rajeuni lui-même par l'espérance d'achever sa vie sur le rêve de ses trente ans, enfin réalisé, mais une vieille femme et un vieil homme qui venaient d'un commun accord de renoncer à ce beau rêve. Les deux anciens amants sentaient, avec une égale mélancolie, peser sur eux la rançon de leur longue vie: ils avaient perdu le droit à la vérité, et l'amertume de devoir continuer à mentir toujours, toujours, se mélangeait en eux à la crainte, presque à la terreur de ne pas mentir assez bien jusqu'au bout.

Décembre 1902.

TABLE des MATIÈRES

L'EAU PROFONDE
I.Sur une piste7
II.Histoire abrégée d'une longue haine18
III.Premières sapes36
IV.Certitudes57
V.La lettre anonyme76
VI.Un orgueil d'homme98
VII.Le portrait121
VIII.L'énigme138
IX.La morte159
X.Épilogue183
LES PAS DANS LES PAS201
I.Le Cob rouan205
II.Le portrait du Doge249
III.Dernière poésie281
IV.L'Aveu310
V.Fausse manœuvre331
VI.La Rançon358

PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.—4732.






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in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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