The Project Gutenberg EBook of A L'Ombre Des Jeunes Filles en Fleur, Volume 1, by Marcel Proust #1 in our series by Marcel Proust Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. You can also find out about how to make a donation to Project Gutenberg, and how to get involved. **Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** **eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** *****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** Title: A L'Ombre Des Jeunes Filles en Fleur, Volume 1 Author: Marcel Proust Release Date: December, 2001 [EBook #2998] [Yes, we are more than one year ahead of schedule] [This file was first posted on June 19, 2003] Edition: 10 Language: French Character set encoding: ISO-Latin-1 *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK A L'OMBRE DES JEUNES FILLES *** This HTML file was produced by Walter Debeuf
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MARCEL PROUST
A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Ma mère, quand il fut question d'avoir pour la première fois M. de Norpois à dîner, ayant exprimé le regret que le Professeur Cottard fût en voyage et qu'elle-même eût entièrement cessé de fréquenter Swann, car l'un et l'autre eussent sans doute intéressé l'ancien Ambassadeur, mon père répondit qu'un convive éminent, un savant illustre, comme Cottard, ne pouvait jamais mal faire dans un dîner, mais que Swann, avec son ostentation, avec sa manière de crier sur les toits ses moindres relations, était un vulgaire esbrouffeur que le Marquis de Norpois eût sans doute trouvé selon son expression, «puant». Or cette réponse de mon père demande quelques mots d'explication, certaines personnes se souvenant peut-être d'un Cottard bien médiocre et d'un Swann poussant jusqu'à la plus extrême délicatesse, en matière mondaine, la modestie et la discrétion. Mais pour ce qui regarde celui-ci, il était arrivé qu'au «fils Swann» et aussi au Swann du Jockey, l'ancien ami de mes parents avait ajouté une personnalité nouvelle (et qui ne devait pas être la dernière), celle de mari d'Odette. Adaptant aux humbles ambitions de cette femme, l'instinct, le désir, l'industrie, qu'il avait toujours eus, il s'était ingénié à se bâtir, fort au-dessous de l'ancienne, une position nouvelle et appropriée à la compagne qui l'occuperait avec lui. Or il s'y montrait un autre homme. Puisque (tout en continuant à fréquenter seul ses amis personnels, à qui il ne voulait pas imposer Odette quand ils ne lui demandaient pas spontanément à la connaître) c'était une seconde vie qu'il commençait, en commun avec sa femme, au milieu d'êtres nouveaux, on eût encore compris que pour mesurer le rang de ceux-ci, et par conséquent le plaisir d'amour-propre qu'il pouvait éprouver à les recevoir, il se fût servi, comme un point de comparaison, non pas des gens les plus brillants qui formaient sa société avant son mariage, mais des relations antérieures d'Odette. Mais, même quand on savait que c'était avec d'inélégants fonctionnaires, avec des femmes tarées, parure des bals de ministères, qu'il désirait de se lier, on était étonné de l'entendre, lui qui autrefois et même encore aujourd'hui dissimulait si gracieusement une invitation de Twickenham ou de Buckingham Palace, faire sonner bien haut que la femme d'un sous-chef de cabinet était venue rendre sa visite à Madame Swann. On dira peut-être que cela tenait à ce que la simplicité du Swann élégant, n'avait été chez lui qu'une forme plus raffinée de la vanité et que, comme certains israélites, l'ancien ami de mes parents avait pu présenter tour à tour les états successifs par où avaient passé ceux de sa race, depuis le snobisme le plus naïf et la plus grossière goujaterie, jusqu'à la plus fine politesse. Mais la principale raison, et celle-là applicable à l'humanité en général, était que nos vertus elles-mêmes ne sont pas quelque chose de libre, de flottant, de quoi nous gardions la disponibilité permanente; elles finissent par s'associer si étroitement dans notre esprit avec les actions à l'occasion desquelles nous nous sommes fait un devoir de les exercer, que si surgit pour nous une activité d'un autre ordre, elle nous prend au dépourvu et sans que nous ayons seulement l'idée qu'elle pourrait comporter la mise en uvre de ces mêmes vertus. Swann empressé avec ces nouvelles relations et les citant avec fierté, était comme ces grands artistes modestes ou généreux qui, s'ils se mettent à la fin de leur vie à se mêler de cuisine ou de jardinage, étalent une satisfaction naïve des louanges qu'on donne à leurs plats ou à leurs plates-bandes pour lesquels ils n'admettent pas la critique qu'ils acceptent aisément s'il s'agit de leurs chefs-d'uvre; ou bien qui, donnant une de leurs toiles pour rien, ne peuvent en revanche sans mauvaise humeur perdre quarante sous aux dominos.
Quant au Professeur Cottard, on le reverra, longuement,
beaucoup plus loin, chez la Patronne, au château de la
Raspelière. Qu'il suffise actuellement, à son
égard, de faire observer ceci: pour Swann, à la
rigueur le changement peut surprendre puisqu'il était
accompli et non soupçonné de moi quand je voyais le
père de Gilberte aux Champs-Elysées, où
d'ailleurs ne m'adressant pas la parole il ne pouvait faire
étalage devant moi de ses relations politiques (il est
vrai que s'il l'eût fait, je ne me fusse peut-être
pas aperçu tout de suite de sa vanité car
l'idée qu'on s'est faite longtemps d'une personne, bouche
les yeux et les oreilles; ma mère pendant trois ans ne
distingua pas plus le fard qu'une de ses nièces se mettait
aux lèvres que s'il eût été
invisiblement entièrement dissous dans un liquide;
jusqu'au jour où une parcelle supplémentaire, ou
bien quelque autre cause amena le phénomène
appelé sursaturation; tout le fard non aperçu,
cristallisa et ma mère devant cette débauche
soudaine de couleurs déclara, comme on eût fait
à Combray que c'était une honte et cessa presque
toute relation avec sa nièce). Mais pour Cottard au
contraire, l'époque où on l'a vu assister aux
débuts de Swann chez les Verdurin était
déjà assez lointaine; or les honneurs, les titres
officiels viennent avec les années; deuxièmement,
on peut être illettré, faire des calembours
stupides, et posséder un don particulier, qu'aucune
culture générale ne remplace, comme le don du grand
stratège ou du grand clinicien. Ce n'est pas seulement en
effet comme un praticien obscur, devenu à la longue,
notoriété européenne, que ses
confrères considéraient Cottard. Les plus
intelligents d'entre les jeunes médecins
déclarèrent, -- au moins pendant quelques
années, car les modes changent étant nées
elles-mêmes du besoin de changement, -- que si jamais ils
tombaient malades, Cottard était le seul maître
auquel ils confieraient leur peau. Sans doute ils
préféraient le commerce de certains chefs plus
lettrés, plus artistes, avec lesquels ils pouvaient parler
de Nietsche, de Wagner. Quand on faisait de la musique chez
Madame Cottard, aux soirées où elle recevait, avec
l'espoir qu'il devint un jour doyen de la Faculté, les
collègues et les élèves de son mari,
celui-ci au lieu d'écouter, préférait jouer
aux cartes dans un salon voisin. Mais on vantait la promptitude,
la profondeur, la sûreté de son coup d'il, de son
diagnostic. En troisième lieu, en ce qui concerne
l'ensemble de façons que le Professeur Cottard montrait
à un homme comme mon père, remarquons que la nature
que nous faisons paraître dans la seconde partie de notre
vie, n'est pas toujours, si elle l'est souvent, notre nature
première développée ou flétrie,
grossie ou atténuée; elle est quelquefois une
nature inverse, un véritable vêtement
retourné. Sauf chez les Verdurin qui s'étaient
engoués de lui, l'air hésitant de Cottard, sa
timidité, son amabilité excessives, lui avaient,
dans sa jeunesse, valu de perpétuels brocards. Quel ami
charitable lui conseilla l'air glacial?
L'importance de sa situation lui rendit plus aisé de le
prendre.
Partout, sinon chez les Verdurin où il redevenait
instinctivement lui-même, il se rendit froid, volontiers
silencieux, péremptoire, quand il fallait parler,
n'oubliant pas de dire des choses désagréables. Il
put faire l'essai de cette nouvelle attitude devant des clients
qui ne l'ayant pas encore vu, n'étaient pas à
même de faire des comparaisons, et eussent
été bien étonnés d'apprendre qu'il
n'était pas un homme d'une rudesse naturelle. C'est
surtout à l'impassibilité qu'il s'efforçait
et même dans son service d'hôpital, quand il
débitait quelques-uns de ces calembours qui faisaient rire
tout le monde, du chef de clinique au plus récent externe,
il le faisait toujours sans qu'un muscle bougeât dans sa
figure d'ailleurs méconnaissable depuis qu'il avait
rasé barbe et moustaches.
Disons pour finir qui était le marquis de Norpois. Il
avait été ministre plénipotentiaire avant la
guerre et ambassadeur au Seize Mai, et, malgré cela, au
grand étonnement de beaucoup, chargé plusieurs fois
depuis, de représenter la France dans des missions
extraordinaires -- et même comme contrôleur de la
Dette, en Égypte, où grâce à ses
grandes capacités financières il avait rendu
d'importants services -- par des cabinets radicaux qu'un simple
bourgeois réactionnaire se fût refusé
à servir, et auxquels le passé de M. de Norpois,
ses attaches, ses opinions eussent dû le rendre suspect.
Mais ces ministres avancés semblaient se rendre compte
qu'ils montraient par une telle désignation quelle largeur
d'esprit était la leur dès qu'il s'agissait des
intérêts supérieurs de la France, se
mettaient hors de pair des hommes politiques en méritant
que le Journal des Débats lui-même, les
qualifiât d'hommes d'État, et
bénéficiaient enfin du prestige qui s'attache
à un nom aristocratique et de l'intérêt
qu'éveille comme un coup de théâtre un choix
inattendu. Et ils savaient aussi que ces avantages ils pouvaient,
en faisant appel à M.
de Norpois, les recueillir sans avoir à craindre de
celui-ci un manque de loyalisme politique contre lequel la
naissance du marquis devait non pas les mettre en garde, mais les
garantir. Et en cela le gouvernement de la République ne
se trompait pas. C'est d'abord parce qu'une certaine
aristocratie, élevée dès l'enfance à
considérer son nom comme un avantage intérieur que
rien ne peut lui enlever (et dont ses pairs, ou ceux qui sont de
naissance plus haute encore, connaissent assez exactement la
valeur), sait qu'elle peut s'éviter, car ils ne lui
ajouteraient rien, les efforts que sans résultat
ultérieur appréciable, font tant de bourgeois, pour
ne professer que des opinions bien portées et de ne
fréquenter que des gens bien pensants. En revanche,
soucieuse de se grandir aux yeux des familles princières
ou ducales au-dessous desquelles elle est immédiatement
située, cette aristocratie sait qu'elle ne le peut qu'en
augmentant son nom de ce qu'il ne contenait pas, de ce qui fait
qu'à nom égal, elle prévaudra: une influence
politique, une réputation littéraire ou artistique,
une grande fortune. Et les frais dont elle se dispense à
l'égard de l'inutile hobereau recherché des
bourgeois et de la stérile amitié duquel un prince
ne lui saurait aucun gré, elle les prodiguera aux hommes
politiques, fussent-ils francs-maçons, qui peuvent faire
arriver dans les ambassades ou patronner dans les
élections, aux artistes ou aux savants dont l'appui aide
à «percer» dans la branche où ils
priment, à tous ceux enfin qui sont en mesure de
conférer une illustration nouvelle ou de faire
réussir un riche mariage.
Mais en ce qui concernait M. de Norpois, il y avait surtout
que, dans une longue pratique de la diplomatie, il s'était
imbu de cet esprit négatif, routinier, conservateur, dit
«esprit de gouvernement» et qui est, en effet, celui
de tous les gouvernements et, en particulier, sous tous les
gouvernements, l'esprit des chancelleries. Il avait puisé
dans la carrière, l'aversion, la crainte et le
mépris de ces procédés plus ou moins
révolutionnaires, et à tout le moins incorrects,
que sont les procédés des oppositions. Sauf chez
quelques illettrés du peuple et du monde, pour qui la
différence des genres est lettre morte, ce qui rapproche,
ce n'est pas la communauté des opinions, c'est la
consanguinité des esprits. Un académicien du genre
de Legouvé et qui serait partisan des classiques,
eût applaudi plus volontiers à l'éloge de
Victor Hugo par Maxime Ducamp ou Mézières,
qu'à celui de Boileau par Claudel. Un même
nationalisme suffit à rapprocher Barrès de ses
électeurs qui ne doivent pas faire grande
différence entre lui et M. Georges Berry, mais non de ceux
de ses collègues de l'Académie qui ayant ses
opinions politiques mais un autre genre d'esprit, lui
préfèreront même des adversaires comme
MM.
Ribot et Deschanel, dont à leur tour de fidèles
monarchistes se sentent beaucoup plus près que de Maurras
et de Léon Daudet qui souhaitent cependant aussi le retour
du Roi. Avare de ses mots non seulement par pli professionnel de
prudence et de réserve, mais aussi parce qu'ils ont plus
de prix, offrent plus de nuances aux yeux d'hommes dont les
efforts de dix années pour rapprocher deux pays se
résument, se traduisent, -- dans un discours, dans un
protocole -- par un simple adjectif, banal en apparence, mais
où ils voient tout un monde. M. de Norpois passait pour
très froid, à la Commission, où il
siégeait à côté de mon père, et
où chacun félicitait celui-ci de l'amitié
que lui témoignait l'ancien ambassadeur. Elle
étonnait mon père tout le premier. Car étant
généralement peu aimable, il avait l'habitude de
n'être pas recherché en dehors du cercle de ses
intimes et l'avouait avec simplicité. Il avait conscience
qu'il y avait dans les avances du diplomate, un effet de ce point
de vue tout individuel où chacun se place pour
décider de ses sympathies, et d'où toutes les
qualités intellectuelles ou la sensibilité d'une
personne ne seront pas auprès de l'un de nous qu'elle
ennuie ou agace une aussi bonne recommandation que la rondeur et
la gaieté d'une autre qui passerait, aux yeux de beaucoup
pour vide, frivole et nulle. «De Norpois m'a invité
de nouveau à dîner; c'est extraordinaire; tout le
monde en est stupéfait à la Commission où il
n'a de relations privées avec personne. Je suis sûr
qu'il va encore me raconter des choses palpitantes sur la guerre
de 70.» Mon père savait que seul peut-être, M.
de Norpois avait averti l'Empereur de la puissance grandissante
et des intentions belliqueuses de la Prusse, et que Bismarck
avait pour son intelligence une estime particulière.
Dernièrement encore, à l'Opéra, pendant le
gala offert au roi Théodose, les journaux avaient
remarqué l'entretien prolongé que le souverain
avait accordé à M. de Norpois. «Il faudra que
je sache si cette visite du Roi a vraiment de l'importance, nous
dit mon père qui s'intéressait beaucoup à la
politique étrangère. Je sais bien que le
père Norpois est très boutonné, mais avec
moi, il s'ouvre si gentiment.»
Quant à ma mère, peut-être l'Ambassadeur
n'avait-il pas par lui-même le genre d'intelligence vers
lequel elle se sentait le plus attirée.
Et je dois dire que la conversation de M. de Norpois
était un répertoire si complet des formes
surannées du langage particulières à une
carrière, à une classe, et à un temps -- un
temps qui, pour cette carrière et cette classe-là,
pourrait bien ne pas être tout à fait aboli -- que
je regrette parfois de n'avoir pas retenu purement et simplement
les propos que je lui ai entendu tenir. J'aurais ainsi obtenu un
effet de démodé, à aussi bon compte et de la
même façon que cet acteur du Palais-Royal à
qui on demandait où il pouvait trouver ses surprenants
chapeaux et qui répondait: «Je ne trouve pas mes
chapeaux. Je les garde.» En un mot, je crois que ma
mère jugeait M. de Norpois un peu «vieux jeu»,
ce qui était loin de lui sembler déplaisant au
point de vue des manières, mais la charmait moins dans le
domaine, sinon des idées -- car celles de M. de Norpois
étaient fort modernes -- mais des expressions. Seulement,
elle sentait que c'était flatter délicatement son
mari que de lui parler avec admiration du diplomate qui lui
marquait une prédilection si rare. En fortifiant dans
l'esprit de mon père la bonne opinion qu'il avait de M. de
Norpois, et par là en le conduisant à en prendre
une bonne aussi de lui-même, elle avait conscience de
remplir celui de ses devoirs qui consistait à rendre la
vie agréable à son époux, comme elle faisait
quand elle veillait à ce que la cuisine fut soignée
et le service silencieux. Et comme elle était incapable de
mentir à mon père, elle s'entraînait
elle-même à admirer l'Ambassadeur pour pouvoir le
louer avec sincérité. D'ailleurs, elle
goûtait naturellement son air de bonté, sa politesse
un peu désuète (et si cérémonieuse
que quand, marchant en redressant sa haute taille, il apercevait
ma mère qui passait en voiture, avant de lui envoyer un
coup de chapeau, il jetait au loin un cigare à peine
commencé); sa conversation si mesurée, où il
parlait de lui-même le moins possible et tenait toujours
compte de ce qui pouvait être agréable à
l'interlocuteur, sa ponctualité tellement surprenante
à répondre à une lettre que quand venant de
lui en envoyer une, mon père reconnaissait
l'écriture de M. de Norpois sur une enveloppe, son premier
mouvement était de croire que par mauvaise chance leur
correspondance s'était croisée: on eût dit
qu'il existait, pour lui, à la poste, des levées
supplémentaires et de luxe. Ma mère
s'émerveillait qu'il fut si exact quoique si
occupé, si aimable quoique si répandu, sans songer
que les «quoique» sont toujours des «parce
que» méconnus, et que (de même que les
vieillards sont étonnants pour leur âge, les rois
pleins de simplicité, et les provinciaux au courant de
tout) c'était les mêmes habitudes qui permettaient
à M. de Norpois de satisfaire à tant d'occupations
et d'être si ordonné dans ses réponses, de
plaire dans le monde et d'être aimable avec nous. De plus,
l'erreur de ma mère comme celle de toutes les personnes
qui ont trop de modestie, venait de ce qu'elle mettait les choses
qui la concernaient au-dessous, et par conséquent en
dehors des autres. La réponse qu'elle trouvait que l'ami
de mon père avait eu tant de mérite à nous
adresser rapidement parce qu'il écrivait par jour beaucoup
de lettres, elle l'exceptait de ce grand nombre de lettres dont
ce n'était que l'une; de même elle ne
considérait pas qu'un dîner chez nous fût pour
M. de Norpois un des actes innombrables de sa vie sociale: elle
ne songeait pas que l'Ambassadeur avait été
habitué autrefois dans la diplomatie à
considérer les dîners en ville comme faisant partie
de ses fonctions et à y déployer une grâce
invétérée dont c'eût été
trop lui demander de se départir par extraordinaire quand
il venait chez nous.
Le premier dîner que M. de Norpois fit à la maison, une année où je jouais encore aux Champs-Élysées, est resté dans ma mémoire, parce que l'après-midi de ce même jour fut celui où j'allai enfin entendre la Berma, en «matinée», dans Phèdre, et aussi parce qu'en causant avec M. de Norpois je me rendis compte tout d'un coup, et d'une façon nouvelle, combien les sentiments éveillés en moi par tout ce qui concernait Gilberte Swann et ses parents différaient de ceux que cette même famille faisait éprouver à n'importe quelle autre personne.
Ce fut sans doute en remarquant l'abattement où me
plongeait l'approche des vacances du jour de l'an pendant
lesquelles, comme elle me l'avait annoncé elle-même,
je ne devais pas voir Gilberte, qu'un jour, pour me distraire, ma
mère me dit: «Si tu as encore le même grand
désir d'entendre la Berma, je crois que ton père
permettrait peut-être que tu y ailles: ta grand'mère
pourrait t'y emmener.» Mais c'était parce que M. de
Norpois lui avait dit qu'il devrait me laisser entendre la Berma,
que c'était, pour un jeune homme, un souvenir à
garder, que mon père, jusque-là si hostile à
ce que j'allasse perdre mon temps à risquer de prendre du
mal pour ce qu'il appelait, au grand scandale de ma
grand'mère, des inutilités, n'était plus
loin de considérer cette soirée
préconisée par l'ambassadeur comme faisant
vaguement partie d'un ensemble de recettes précieuses pour
la réussite d'une brillante carrière. Ma
grand'mère qui, en renonçant pour moi au profit
que, selon elle, j'aurais trouvé à entendre la
Berma, avait fait un gros sacrifice à
l'intérêt de ma santé, s'étonnait que
celui-ci devînt négligeable sur une seule parole de
M. de Norpois.
Mettant ses espérances invincibles de rationaliste dans
le régime de grand air et de coucher de bonne heure qui
m'avait été prescrit, elle déplorait comme
un désastre cette infraction que j'allais y faire et, sur
un ton navré, disait: «Comme vous êtes
léger» à mon père qui, furieux,
répondait: « -- Comment, c'est vous maintenant qui
ne voulez pas qu'il y aille! c'est un peu fort, vous qui nous
répétiez tout le temps que cela pouvait lui
être utile.»
Mais M. de Norpois avait changé sur un point bien plus important pour moi, les intentions de mon père. Celui-ci avait toujours désiré que je fusse diplomate, et je ne pouvais supporter l'idée que même si je devais rester quelque temps attaché au ministère, je risquasse d'être envoyé un jour comme ambassadeur dans des capitales que Gilberte n'habiterait pas. J'aurais préféré revenir aux projets littéraires que j'avais autrefois formés et abandonnés au cours de mes promenades du côté de Guermantes. Mais mon père avait fait une constante opposition à ce que je me destinasse à la carrière des lettres qu'il estimait fort inférieure à la diplomatie, lui refusant même le nom de carrière, jusqu'au jour où M. de Norpois, qui n'aimait pas beaucoup les agents diplomatiques de nouvelles couches lui avait assuré qu'on pouvait, comme écrivain, s'attirer autant de considération, exercer autant d'action et garder plus d'indépendance que dans les ambassades.
-- Hé bien! je ne l'aurais pas cru, le père
Norpois n'est pas du tout opposé à l'idée
que tu fasses de la littérature, m'avait dit mon
père.
Et comme assez influent lui-même, il croyait qu'il n'y
avait rien qui ne s'arrangeât, ne trouvât sa solution
favorable dans la conversation des gens importants: «Je le
ramènerai dîner un de ces soirs en sortant de la
Commission. Tu causeras un peu avec lui pour qu'il puisse
t'apprécier. Écris quelque chose de bien que tu
puisses lui montrer; il est très lié avec le
directeur de la Revue des Deux-Mondes, il t'y fera entrer, il
réglera cela, c'est un vieux malin; et, ma foi, il a l'air
de trouver que la diplomatie, aujourd'hui!...»
Le bonheur que j'aurais à ne pas être séparé de Gilberte me rendait désireux mais non capable d'écrire une belle chose qui pût être montrée à M. de Norpois. Après quelques pages préliminaires, l'ennui me faisant tomber la plume des mains, je pleurais de rage en pensant que je n'aurais jamais de talent, que je n'étais pas doué et ne pourrais même pas profiter de la chance que la prochaine venue de M. de Norpois m'offrait de rester toujours à Paris. Seule, l'idée qu'on allait me laisser entendre la Berma me distrayait de mon chagrin. Mais de même que je ne souhaitais voir des tempêtes que sur les côtes où elles étaient les plus violentes, de même je n'aurais voulu entendre la grande actrice que dans un de ces rôles classiques où Swann m'avait dit qu'elle touchait au sublime. Car quand c'est dans l'espoir d'une découverte précieuse que nous désirons recevoir certaines impressions de nature ou d'art, nous avons quelque scrupule à laisser notre âme accueillir à leur place des impressions moindres qui pourraient nous tromper sur la valeur exacte du Beau. La Berma dans Andromaque, dans Les Caprices de Marianne, dans Phèdre, c'était de ces choses fameuses que mon imagination avait tant désirées. J'aurais le même ravissement que le jour où une gondole m'emmènerait au pied du Titien des Frari ou des Carpaccio de San Giorgio dei Schiavoni, si jamais j'entendais réciter par la Berma les vers: «On dit qu'un prompt départ vous éloigne de nous, Seigneur, etc.» Je les connaissais par la simple reproduction en noir et blanc qu'en donnent les éditions imprimées; mais mon cur battait quand je pensais, comme à la réalisation d'un voyage, que je les verrais enfin baigner effectivement dans l'atmosphère et l'ensoleillement de la voix dorée. Un Carpaccio à Venise, la Berma dans Phèdre, chefs-d'uvre d'art pictural ou dramatique que le prestige qui s'attachait à eux rendait en moi si vivants, c'est-à-dire si indivisibles, que si j'avais été voir des Carpaccio dans une salle du Louvre ou la Berma dans quelque pièce dont je n'aurais jamais entendu parler, je n'aurais plus éprouvé le même étonnement délicieux d'avoir enfin les yeux ouverts devant l'objet inconcevable et unique de tant de milliers de mes rêves. Puis, attendant du jeu de la Berma, des révélations sur certains aspects de la noblesse, de la douleur, il me semblait que ce qu'il y avait de grand, de réel dans ce jeu, devait l'être davantage si l'actrice le superposait à une uvre d'une valeur véritable au lieu de broder en somme du vrai et du beau sur une trame médiocre et vulgaire.
Enfin, si j'allais entendre la Berma dans une pièce nouvelle, il ne me serait pas facile de juger de son art, de sa diction, puisque je ne pourrais pas faire le départ entre un texte que je ne connaîtrais pas d'avance et ce que lui ajouteraient des intonations et des gestes qui me sembleraient faire corps avec lui; tandis que les uvres anciennes que je savais par cur, m'apparaissaient comme de vastes espaces réservés et tout prêts où je pourrais apprécier en pleine liberté les inventions dont la Berma les couvrirait, comme à fresque, des perpétuelles trouvailles de son inspiration. Malheureusement, depuis des années qu'elle avait quitté les grandes scènes et faisait la fortune d'un théâtre de boulevard dont elle était l'étoile, elle ne jouait plus de classique, et j'avais beau consulter les affiches, elles n'annonçaient jamais que des pièces toutes récentes, fabriquées exprès pour elle par des auteurs en vogue; quand un matin, cherchant sur la colonne des théâtres les matinées de la semaine du jour de l'an, j'y vis pour la première fois -- en fin de spectacle, après un lever de rideau probablement insignifiant dont le titre me sembla opaque parce qu'il contenait tout le particulier d'une action que j'ignorais -- deux actes de Phèdre avec Mme Berma, et aux matinées suivantes Le Demi-Monde, les Caprices de Marianne, noms qui, comme celui de Phèdre, étaient pour moi transparents, remplis seulement de clarté, tant l'uvre m'était connue, illuminés jusqu'au fond d'un sourire d'art. Ils me parurent ajouter de la noblesse à Mme Berma elle-même quand je lus dans les journaux après le programme de ces spectacles que c'était elle qui avait résolu de se montrer de nouveau au public dans quelques-unes de ses anciennes créations. Donc, l'artiste savait que certains rôles ont un intérêt qui survit à la nouveauté de leur apparition ou au succès de leur reprise, elle les considérait, interprétés par elle, comme des chefs-d'uvre de musée qu'il pouvait être instructif de remettre sous les yeux de la génération qui l'y avait admirée, ou de celle qui ne l'y avait pas vue. En faisant afficher ainsi, au milieu de pièces qui n'étaient destinées qu'à faire passer le temps d'une soirée, Phèdre, dont le titre n'était pas plus long que les leurs et n'était pas imprimé en caractères différents, elle y ajoutait comme le sous-entendu d'une maîtresse de maison qui, en vous présentant à ses convives au moment d'aller à table, vous dit au milieu des noms d'invités qui ne sont que des invités, et sur le même ton qu'elle a cité les autres: M. Anatole France.
Le médecin qui me soignait -- celui qui m'avait défendu tout voyage -- déconseilla à mes parents de me laisser aller au théâtre; j'en reviendrais malade, pour longtemps peut-être, et j'aurais en fin de compte plus de souffrance que de plaisir. Cette crainte eût pu m'arrêter, si ce que j'avais attendu d'une telle représentation eût été seulement un plaisir qu'en somme une souffrance ultérieure peut annuler, par compensation. Mais -- de même qu'au voyage à Balbec, au voyage à Venise que j'avais tant désirés -- ce que je demandais à cette matinée, c'était tout autre chose qu'un plaisir: des vérités appartenant à un monde plus réel que celui où je vivais, et desquelles l'acquisition une fois faite ne pourrait pas m'être enlevée par des incidents insignifiants, fussent-ils douloureux à mon corps, de mon oiseuse existence. Tout au plus, le plaisir que j'aurais pendant le spectacle, m'apparaissait-il comme la forme peut-être nécessaire de la perception de ces vérités; et c'était assez pour que je souhaitasse que les malaises prédits ne commençassent qu'une fois la représentation finie, afin qu'il ne fût pas par eux compromis et faussé. J'implorais mes parents, qui, depuis la visite du médecin, ne voulaient plus me permettre d'aller à Phèdre. Je me récitais sans cesse la tirade: «On dit qu'un prompt départ vous éloigne de nous», cherchant toutes les intonations qu'on pouvait y mettre, afin de mieux mesurer l'inattendu de celle que la Berma trouverait. Cachée comme le Saint des Saints sous le rideau qui me la dérobait et derrière lequel je lui prêtais à chaque instant un aspect nouveau, selon ceux des mots de Bergotte -- dans la plaquette retrouvée par Gilberte -- qui me revenaient à l'esprit: «Noblesse plastique, cilice chrétien, pâleur janséniste, princesse de Trézène et de Clèves, drame Mycénien, symbole delphique, mythe solaire», la divine Beauté que devait me révéler le jeu de la Berma, nuit et jour, sur un autel perpétuellement allumé, trônait au fond de mon esprit, de mon esprit dont mes parents sévères et légers allaient décider s'il enfermerait ou non, et pour jamais, les perfections de la Déesse dévoilée à cette même place où se dressait sa forme invisible. Et les yeux fixés sur l'image inconcevable, je luttais du matin au soir contre les obstacles que ma famille m'opposait. Mais quand ils furent tombés, quand ma mère -- bien que cette matinée eût lieu précisément le jour de la séance de la Commission après laquelle mon père devait ramener dîner M. de Norpois -- m'eût dit: «Hé bien, nous ne voulons pas te chagriner, si tu crois que tu auras tant de plaisir, il faut y aller», quand cette journée de théâtre, jusque-là défendue, ne dépendit plus que de moi, alors, pour la première fois, n'ayant plus à m'occuper qu'elle cessât d'être impossible, je me demandai si elle était souhaitable, si d'autres raisons que la défense de mes parents n'auraient pas dû m'y faire renoncer. D'abord, après avoir détesté leur cruauté, leur consentement me les rendait si chers que l'idée de leur faire de la peine m'en causait à moi-même une, à travers laquelle la vie ne m'apparaissait plus comme ayant pour but la vérité, mais la tendresse, et ne me semblait plus bonne ou mauvaise que selon que mes parents seraient heureux ou malheureux. «J'aimerais mieux ne pas y aller, si cela doit vous affliger», dis-je à ma mère qui, au contraire, s'efforçait de m'ôter cette arrière-pensée qu'elle pût en être triste, laquelle, disait-elle, gâterait ce plaisir que j'aurais à Phèdre et en considération duquel elle et mon père étaient revenus sur leur défense. Mais alors cette sorte d'obligation d'avoir du plaisir me semblait bien lourde. Puis si je rentrais malade, serais-je guéri assez vite pour pouvoir aller aux Champs-Élysées, les vacances finies, aussitôt qu'y retournerait Gilberte. A toutes ces raisons, je confrontais, pour décider ce qui devait l'emporter, l'idée, invisible derrière son voile, de la perfection de la Berma. Je mettais dans un des balances du plateau, «sentir maman triste, risquer de ne pas pouvoir aller aux Champs-Élysées», dans l'autre, «pâleur janséniste, mythe solaire»; mais ces mots eux-mêmes finissaient par s'obscurcir devant mon esprit, ne me disaient plus rien, perdaient tout poids; peu à peu mes hésitations devenaient si douloureuses que si j'avais maintenant opté pour le théâtre, ce n'eût plus été que pour les faire cesser et en être délivré une fois pour toutes. C'eût été pour abréger ma souffrance et non plus dans l'espoir d'un bénéfice intellectuel et en cédant à l'attrait de la perfection, que je me serais laissé conduire non vers la Sage Déesse, mais vers l'implacable Divinité sans visage et sans nom qui lui avait été subrepticement substituée sous son voile. Mais brusquement tout fut changé, mon désir d'aller entendre la Berma reçut un coup de fouet nouveau qui me permit d'attendre dans l'impatience et dans la joie cette «matinée»: étant allé faire devant la colonne des théâtres ma station quotidienne, depuis peu si cruelle, de stylite, j'avais vu, tout humide encore, l'affiche détaillée de Phèdre qu'on venait de coller pour la première fois (et où à vrai dire le reste de la distribution ne m'apportait aucun attrait nouveau qui pût me décider). Mais elle donnait à l'un des buts entre lesquels oscillait mon indécision, une forme plus concrète et -- comme l'affiche était datée non du jour où je la lisais mais de celui où la représentation aurait lieu, et de l'heure même du lever du rideau -- presque imminente, déjà en voie de réalisation, si bien que je sautai de joie devant la colonne en pensant que ce jour-là, exactement à cette heure, je serais prêt à entendre la Berma, assis à ma place; et de peur que mes parents n'eussent plus le temps d'en trouver deux bonnes pour ma grand'mère et pour moi, je ne fis qu'un bond jusqu'à la maison, cinglé que j'étais par ces mots magiques qui avaient remplacé dans ma pensée «pâleur janséniste» et «mythe solaire»: «les dames ne seront pas reçues à l'orchestre en chapeau, les portes seront fermées à deux heures.»
Hélas! cette première matinée fut une
grande déception. Mon père nous proposa de nous
déposer ma grand'mère et moi au
théâtre, en se rendant à sa Commission. Avant
de quitter la maison, il dit à ma mère:
«Tâche d'avoir un bon dîner; tu te rappelles
que je dois ramener de Norpois?» Ma mère ne l'avait
pas oublié. Et depuis la veille, Françoise,
heureuse de s'adonner à cet art de la cuisine pour lequel
elle avait certainement un don, stimulée, d'ailleurs, par
l'annonce d'un convive nouveau, et sachant qu'elle aurait
à composer, selon des méthodes sues d'elle seule,
du buf à la gelée, vivait dans l'effervescence de
la création; comme elle attachait une importance
extrême à la qualité intrinsèque des
matériaux qui devaient entrer dans la fabrication de son
uvre, elle allait elle-même aux Halles se faire donner les
plus beaux carrés de romsteck, de jarret de buf, de pied
de veau, comme Michel-Ange passant huit mois dans les montagnes
de Carrare à choisir les blocs de marbre les plus parfaits
pour le monument de Jules II.
Françoise dépensait dans ces allées et
venues une telle ardeur que maman voyant sa figure
enflammée craignait que notre vieille servante ne
tombât malade de surmenage comme l'auteur du Tombeau des
Médicis dans les carrières de Peitraganta. Et
dès la veille Françoise avait envoyé cuire
dans le four du boulanger, protégé de mie de pain
comme du marbre rose ce qu'elle appelait du jambon de Nev'-York.
Croyant la langue moins riche qu'elle n'est et ses propres
oreilles peu sûres, sans doute la première fois
qu'elle avait entendu parler de jambon d'York avait-elle cru --
trouvant d'une prodigalité invraisemblable dans le
vocabulaire qu'il pût exister à la fois York et
New-York -- qu'elle avait mal entendu et qu'on aurait voulu dire
le nom qu'elle connaissait déjà. Aussi, depuis, le
mot d'York se faisait précéder dans ses oreilles ou
devant ses yeux si elle lisait une annonce de: New qu'elle
prononçait Nev'. Et c'est de la meilleure foi du monde
qu'elle disait à sa fille de cuisine: «Allez me
chercher du jambon chez Olida. Madame m'a bien recommandé
que ce soit du Nev'-York.» Ce jour-là, si
Françoise avait la brûlante certitude des grands
créateurs, mon lot était la cruelle
inquiétude du chercheur. Sans doute, tant que je n'eus pas
entendu la Berma, j'éprouvai du plaisir.
J'en éprouvai dans le petit square qui
précédait le théâtre et dont, deux
heures plus tard, les marronniers dénudés allaient
luire avec des reflets métalliques dès que les becs
de gaz allumés éclaireraient le détail de
leurs ramures; devant les employés du contrôle,
desquels le choix, l'avancement, le sort, dépendaient de
la grande artiste -- qui seule détenait le pouvoir dans
cette administration à la tête de laquelle des
directeurs éphémères et purement nominaux se
succédaient obscurément -- et qui prirent nos
billets sans nous regarder, agités qu'ils étaient
de savoir si toutes les prescriptions de Mme Berma avaient bien
été transmises au personnel nouveau, s'il
était bien entendu que la claque ne devait jamais
applaudir pour elle, que les fenêtres devaient être
ouvertes tant qu'elle ne serait pas en scène et la moindre
porte fermée après, un pot d'eau chaude
dissimulé près d'elle pour faire tomber la
poussière du plateau: et, en effet, dans un moment sa
voiture attelée de deux chevaux à longue
crinière allait s'arrêter devant le
théâtre, elle en descendrait enveloppée dans
des fourrures, et, répondant d'un geste maussade aux
saluts, elle enverrait une de ses suivantes s'informer de
l'avant-scène qu'on avait réservée pour ses
amis, de la température de la salle, de la composition des
loges, de la tenue des ouvreuses, théâtre et public
n'étant pour elle qu'un second vêtement plus
extérieur dans lequel elle entrerait et le milieu plus ou
moins bon conducteur que son talent aurait à traverser. Je
fus heureux aussi dans la salle même; depuis que je savais
que -- contrairement à ce que m'avaient si longtemps
représenté mes imaginations enfantines, -- il n'y
avait qu'une scène pour tout le monde, je pensais qu'on
devait être empêché de bien voir par les
autres spectateurs comme on l'est au milieu d'une foule; or je me
rendis compte qu'au contraire, grâce à une
disposition qui est comme le symbole de toute perception, chacun
se sent le centre du théâtre; ce qui m'explique
qu'une fois qu'on avait envoyé Françoise voir un
mélodrame aux troisièmes galeries, elle avait
assuré en rentrant que sa place était la meilleure
qu'on pût avoir et au lieu de se trouver trop loin,
s'était sentie intimidée par la proximité
mystérieuse et vivante du rideau. Mon plaisir s'accrut
encore quand je commençai à distinguer
derrière ce rideau baissé des bruits confus comme
on en entend sous la coquille d'un uf quand le poussin va sortir,
qui bientôt grandirent, et tout à coup, de ce monde
impénétrable à notre regard, mais qui nous
voyait du sien, s'adressèrent indubitablement à
nous sous la forme impérieuse de trois coups aussi
émouvants que des signaux venus de la planète Mars.
Et, -- ce rideau une fois levé, -- quand sur la
scène une table à écrire et une
cheminée assez ordinaires, d'ailleurs, signifièrent
que les personnages qui allaient entrer seraient, non pas des
acteurs venus pour réciter comme j'en avais vus une fois
en soirée, mais des hommes en train de vivre chez eux un
jour de leur vie dans laquelle je pénétrais par
effraction sans qu'ils pussent me voir -- mon plaisir continua de
durer; il fut interrompu par une courte inquiétude: juste
comme je dressais l'oreille avant que commençât la
pièce, deux hommes entrèrent sur la scène,
bien en colère, puisqu'ils parlaient assez fort pour que
dans cette salle où il y avait plus de mille personnes on
distinguât toutes leurs paroles, tandis que dans un petit
café on est obligé de demander au garçon ce
que disent deux individus qui se collettent; mais dans le
même instant étonné de voir que le public les
entendait sans protester, submergé qu'il était par
un unanime silence sur lequel vint bientôt clapoter un rire
ici, un autre là, je compris que ces insolents
étaient les acteurs et que la petite pièce, dite
lever de rideau, venait de commencer. Elle fut suivie d'un
entr'acte si long que les spectateurs revenus à leurs
places s'impatientaient, tapaient des pieds. J'en étais
effrayé; car de même que dans le compte rendu d'un
procès; quand je lisais qu'un homme d'un noble cur allait
venir au mépris de ses intérêts,
témoigner en faveur d'un innocent, je craignais toujours
qu'on ne fût pas assez gentil pour lui, qu'on ne lui
marquât pas assez de reconnaissance, qu'on ne le
récompensât pas richement, et,
qu'écuré, il se mît du côté de
l'injustice; de même, assimilant en cela le génie
à la vertu, j'avais peur que la Berma
dépitée par les mauvaises façons d'un public
aussi mal élevé, -- dans lequel j'aurais voulu au
contraire qu'elle pût reconnaître avec satisfaction
quelques célébrités au jugement de qui elle
eût attaché de l'importance -- ne lui exprimât
son mécontentement et son dédain en jouant mal. Et
je regardais d'un air suppliant ces brutes trépignantes
qui allaient briser dans leur fureur l'impression fragile et
précieuse que j'étais venu chercher. Enfin, les
derniers moments de mon plaisir furent pendant les
premières scènes de Phèdre. Le personnage de
Phèdre ne paraît pas dans ce commencement du second
acte; et, pourtant, dès que le rideau fut levé et
qu'un second rideau, en velours rouge celui-là, se fut
écarté, qui dédoublait la profondeur de la
scène dans toutes les pièces où jouait
l'étoile, une actrice entra par le fond, qui avait la
figure et la voix qu'on m'avait dit être celles de la
Berma. On avait dû changer la distribution, tout le soin
que j'avais mis à étudier le rôle de la femme
de Thésée devenait inutile. Mais une autre actrice
donna la réplique à la première. J'avais
dû me tromper en prenant celle-là pour la Berma, car
la seconde lui ressemblait davantage encore et, plus que l'autre,
avait sa diction. Toutes deux d'ailleurs ajoutaient à leur
rôle de nobles gestes -- que je distinguais clairement et
dont je comprenais la relation avec le texte, tandis qu'elles
soulevaient leurs beaux péplums -- et aussi des
intonations ingénieuses, tantôt passionnées,
tantôt ironiques, qui me faisaient comprendre la
signification d'un vers que j'avais lu chez moi sans apporter
assez d'attention à ce qu'il voulait dire. Mais tout d'un
coup, dans l'écartement du rideau rouge du sanctuaire,
comme dans un cadre, une femme parut et, aussitôt à
la peur que j'eus, bien plus anxieuse que pouvait être
celle de la Berma, qu'on la gênât en ouvrant une
fenêtre, qu'on altérât le son d'une de ses
paroles en froissant un programme, qu'on l'indisposât en
applaudissant ses camarades, en ne l'applaudissant pas elle,
assez; -- à ma façon, plus absolue encore que celle
de la Berma, de ne considérer dès cet instant,
salle, public, acteurs, pièce, et mon propre corps que
comme un milieu acoustique n'ayant d'importance que dans la
mesure où il était favorable aux inflexions de
cette voix, je compris que les deux actrices que j'admirais
depuis quelques minutes n'avaient aucune ressemblance avec celle
que j'étais venu entendre. Mais en même temps tout
mon plaisir avait cessé; j'avais beau tendre vers la Berma
mes yeux, mes oreilles, mon esprit, pour ne pas laisser
échapper une miette des raisons qu'elle me donnerait de
l'admirer, je ne parvenais pas à en recueillir une seule.
Je ne pouvais même pas, comme pour ses camarades,
distinguer dans sa diction et dans son jeu des intonations
intelligentes, de beaux gestes. Je l'écoutais comme
j'aurais lu Phèdre, ou comme si Phèdre,
elle-même avait dit en ce moment les choses que
j'entendais, sans que le talent de la Berma semblât leur
avoir rien ajouté. J'aurais voulu -- pour pouvoir
l'approfondir, pour tâcher d'y découvrir ce qu'elle
avait de beau, -- arrêter, immobiliser longtemps devant moi
chaque intonation de l'artiste, chaque expression de sa
physionomie; du moins, je tâchais, à force
d'agilité morale, en ayant avant un vers mon attention
tout installée et mise au point, de ne pas distraire en
préparatifs une parcelle de la durée de chaque mot,
de chaque geste, et, grâce à l'intensité de
mon attention, d'arriver à descendre en eux aussi
profondément que j'aurais fait si j'avais eu de longues
heures à moi. Mais que cette durée était
brève!
A peine un son était-il reçu dans mon oreille
qu'il était remplacé par un autre. Dans une
scène où la Berma reste immobile un instant, le
bras levé à la hauteur du visage baignée
grâce à un artifice d'éclairage, dans une
lumière verdâtre, devant le décor qui
représente la mer, la salle éclata en
applaudissements, mais déjà l'actrice avait
changé de place et le tableau que j'aurais voulu
étudier n'existait plus. Je dis à ma
grand'mère que je ne voyais pas bien, elle me passa sa
lorgnette. Seulement, quand on croit à la
réalité des choses, user d'un moyen artificiel pour
se les faire montrer n'équivaut pas tout à fait
à se sentir près d'elles. Je pensais que ce
n'était plus la Berma que je voyais, mais son image, dans
le verre grossissant. Je reposai la lorgnette; mais
peut-être l'image que recevait mon il, diminuée par
l'éloignement, n'était pas plus exacte; laquelle
des deux Berma était la vraie? Quant à la
déclaration à Hippolyte, j'avais beaucoup
compté sur ce morceau où, à en juger par la
signification ingénieuse que ses camarades me
découvraient à tout moment dans des parties moins
belles, elle aurait certainement des intonations plus
surprenantes que celles que chez moi, en lisant, j'avais
tâché d'imaginer; mais elle n'atteignit même
pas jusqu'à celles qu'none ou Aricie eussent
trouvées, elle passa au rabot d'une mélopée
uniforme, toute la tirade où se trouvèrent
confondues ensemble des oppositions, pourtant si
tranchées, qu'une tragédienne à peine
intelligente, même des élèves de
lycée, n'en eussent pas négligé l'effet;
d'ailleurs, elle la débita tellement vite que ce fut
seulement quand elle fut arrivée au dernier vers que mon
esprit prit conscience de la monotonie voulue qu'elle avait
imposée aux premiers.
Il ne m'offrit absolument rien pour la Revue des Deux-Mondes,
mais me posa un certain nombre de questions sur ce qu'avaient
été ma vie et mes études, sur mes
goûts dont j'entendis parler pour la première fois
comme s'il pouvait être raisonnable de les suivre, tandis
que j'avais cru jusqu'ici que c'était un devoir de les
contrarier. Puisqu'ils me portaient du côté de la
littérature, il ne me détourna pas d'elle; il m'en
parla au contraire avec déférence comme d'une
personne vénérable et charmante du cercle choisi de
laquelle, à Rome ou à Dresde, on a gardé le
meilleur souvenir et qu'on regrette par suite des
nécessités de la vie de retrouver si rarement. Il
semblait m'envier en souriant d'un air presque grivois les bons
moments que, plus heureux que lui et plus libre, elle me ferait
passer. Mais les termes mêmes dont il se servait me
montraient la Littérature comme trop différente de
l'image que je m'en étais faite à Combray et je
compris que j'avais eu doublement raison de renoncer à
elle. Jusqu'ici je m'étais seulement rendu compte que je
n'avais pas le don d'écrire; maintenant M. de Norpois m'en
ôtait même le désir. Je voulus lui exprimer ce
que j'avais rêvé; tremblant d'émotion, je me
serais fait un scrupule que toutes mes paroles ne fussent pas
l'équivalent le plus sincère possible de ce que
j'avais senti et que je n'avais jamais essayé de me
formuler; c'est dire que mes paroles n'eurent aucune
netteté.
Peut-être par habitude professionnelle, peut-être en
vertu du calme qu'acquiert tout homme important dont on sollicite
le conseil et qui sachant qu'il gardera en mains la
maîtrise de la conversation, laisse l'interlocuteur
s'agiter, s'efforcer, peiner à son aise, peut-être
aussi pour faire valoir le caractère de sa tête
(selon lui grecque, malgré les grands favoris), M. de
Norpois, pendant qu'on lui exposait quelque chose, gardait une
immobilité de visage aussi absolue, que si vous aviez
parlé devant quelque buste antique -- et sourd -- dans une
glyptothèque. Tout à coup, tombant comme le marteau
du commissaire-priseur, ou comme un oracle de Delphes, la voix de
l'ambassadeur qui vous répondait vous impressionnait
d'autant plus, que rien dans sa face ne vous avait laissé
soupçonner le genre d'impression que vous aviez produit
sur lui, ni l'avis qu'il allait émettre.
«Précisément, me dit-il tout à coup comme si la cause était jugée et après m'avoir laissé bafouiller en face des yeux immobiles qui ne me quittaient pas un instant, j'ai le fils d'un de mes amis qui, mutatis mutandis, est comme vous (et il prit pour parler de nos dispositions communes le même ton rassurant que si elles avaient été des dispositions non pas à la littérature, mais au rhumatisme et s'il avait voulu me montrer qu'on n'en mourait pas). Aussi a-t-il préféré quitter le quai d'Orsay où la voie lui était pourtant toute tracée par son père et sans se soucier du qu'en dira-t-on, il s'est mis à produire. Il n'a certes pas lieu de s'en repentir. Il a publié il y a deux ans, -- il est d'ailleurs beaucoup plus âgé que vous, naturellement, -- un ouvrage relatif au sentiment de l'Infini sur la rive occidentale du lac Victoria-Nyanza et cette année un opuscule moins important, mais conduit d'une plume alerte parfois même acérée, sur le fusil à répétition dans l'armée bulgare, qui l'ont mis tout à fait hors de pair. Il a déjà fait un joli chemin, il n'est pas homme à s'arrêter en route, et je sais que, sans que l'idée d'une candidature ait été envisagée, on a laissé tomber son nom deux ou trois dans la conversation et d'une façon qui n'avait rien de défavorable, à l'Académie des Sciences morales. En somme, sans pouvoir dire encore qu'il soit au pinacle, il a conquis de haute lutte une fort jolie position et le succès qui ne va pas toujours qu'aux agités et aux brouillons, aux faiseurs d'embarras qui sont presque toujours des faiseurs, le succès a récompensé son effort.»
Mon père, me voyant déjà académicien dans quelques années, respirait une satisfaction que M. de Norpois porta à son comble quand, après un instant d'hésitation pendant lequel il sembla calculer les conséquences de son acte, il me dit, en me tendant sa carte: «Allez donc le voir de ma part, il pourra vous donner d'utiles conseils», me causant par ces mots une agitation aussi pénible que s'il m'avait annoncé qu'on m'embarquait le lendemain comme mousse à bord d'un voilier.
Ma tante Léonie m'avait fait héritier en
même temps que de beaucoup d'objets et de meubles fort
embarrassants, de presque toute sa fortune liquide --
révélant ainsi après sa mort une affection
pour moi que je n'avais guère soupçonnée
pendant sa vie. Mon père, qui devait gérer cette
fortune jusqu'à ma majorité, consulta M. de Norpois
sur un certain nombre de placements. Il conseilla des titres
à faible rendement qu'il jugeait particulièrement
solides, notamment les Consolidés Anglais et le 4% Russe.
«Avec ces valeurs de tout premier ordre, dit M. de Norpois,
si le revenu n'est pas très élevé, vous
êtes du moins assuré de ne jamais voir
fléchir le capital.» Pour le reste, mon père
lui dit en gros ce qu'il avait acheté. M. de Norpois eut
un imperceptible sourire de félicitations: comme tous les
capitalistes, il estimait la fortune une chose enviable, mais
trouvait plus délicat de ne complimenter que par un signe
d'intelligence à peine avoué, au sujet de celle
qu'on possédait; d'autre part, comme il était
lui-même colossalement riche, il trouvait de bon goût
d'avoir l'air de juger considérables les revenus moindres
d'autrui, avec pourtant un retour joyeux et confortable sur la
supériorité des siens. En revanche il
n'hésita pas à féliciter mon père de
la «composition» de son portefeuille «d'un
goût très sûr, très délicat,
très fin». On aurait dit qu'il attribuait aux
relations des valeurs de bourse entre elles, et même aux
valeurs de bourse en elles-mêmes, quelque chose comme un
mérite esthétique. D'une, assez nouvelle et
ignorée, dont mon père lui parla, M. de Norpois,
pareil à ces gens qui ont lu des livres que vous vous
croyez seul à connaître, lui dit: «Mais si, je
me suis amusé pendant quelque temps à la suivre
dans la Cote, elle était intéressante», avec
le sourire rétrospectivement captivé d'un
abonné qui a lu le dernier roman d'une revue, par
tranches, en feuilleton.
«Je ne vous déconseillerais pas de souscrire
à l'émission qui va être lancée
prochainement. Elle est attrayante, car on vous offre les titres
à des prix tentants.» Pour certaines valeurs
anciennes au contraire, mon père ne se rappelant plus
exactement les noms, faciles à confondre avec ceux
d'actions similaires, ouvrit un tiroir et montra les titres
eux-mêmes, à l'Ambassadeur. Leur vue me charma; ils
étaient enjolivés de flèches de
cathédrales et de figures allégoriques comme
certaines vieilles publications romantiques que j'avais
feuilletées autrefois. Tout ce qui est d'un même
temps se ressemble; les artistes qui illustrent les poèmes
d'une époque sont les mêmes que font travailler pour
elles les Sociétés financières. Et rien ne
fait mieux penser à certaines livraisons de Notre-Dame de
Paris et d'uvres de Gérard de Nerval, telles qu'elles
étaient accrochées à la devanture de
l'épicerie de Combray, que, dans son encadrement
rectangulaire et fleuri que supportaient des divinités
fluviales, une action nominative de la Compagnie des Eaux.
Mon père avait pour mon genre d'intelligence un mépris suffisamment corrigé par la tendresse pour qu'au total, son sentiment sur tout ce que je faisais fut une indulgence aveugle. Aussi n'hésita-t-il pas à m'envoyer chercher un petit poème en prose que j'avais fait autrefois à Combray en revenant d'une promenade. Je l'avais écrit avec une exaltation qu'il me semblait devoir communiquer à ceux qui le liraient. Mais elle ne dut pas gagner M. de Norpois, car ce fut sans me dire une parole qu'il me le rendit.
Ma mère, pleine de respect pour les occupations de mon père, vint demander, timidement, si elle pouvait faire servir. Elle avait peur d'interrompre une conversation où elle n'aurait pas eu à être mêlée. Et, en effet, à tout moment mon père rappelait au marquis quelque mesure utile qu'ils avaient décidé de soutenir à la prochaine séance de Commission, et il le faisait sur le ton particulier qu'ont ensemble dans un milieu différent -- pareils en cela à deux collégiens -- deux collègues à qui leurs habitudes professionnelles créent des souvenirs communs où n'ont pas accès les autres et auxquels ils s'excusent de se reporter devant eux.
Mais la parfaite indépendance des muscles du visage à laquelle M. de Norpois était arrivé, lui permettait d'écouter sans avoir l'air d'entendre. Mon père finissait par se troubler: «J'avais pensé à demander l'avis de la Commission...» disait-il à M. de Norpois après de longs préambules. Alors du visage de l'aristocratique virtuose qui avait gardé l'inertie d'un instrumentiste dont le moment n'est pas venu d'exécuter sa partie, sortait avec un débit égal, sur un ton aigu et comme ne faisant que finir, mais confiée cette fois à un autre timbre, la phrase commencée: «Que bien entendu vous n'hésiterez pas à réunir, d'autant plus que les membres vous sont individuellement connus et peuvent facilement se déplacer.» Ce n'était pas évidemment en elle-même une terminaison bien extraordinaire. Mais l'immobilité qui l'avait précédée la faisait se détacher avec la netteté cristalline, l'imprévu quasi malicieux de ces phrases par lesquelles le piano, silencieux jusque-là, réplique, au moment voulu, au violoncelle qu'on vient d'entendre, dans un concerto de Mozart.
«Hé bien, as-tu été content de ta matinée? me dit mon père, tandis qu'on passait à table, pour me faire briller et pensant que mon enthousiasme me ferait juger par M. de Norpois. Il est allé entendre la Berma tantôt, vous vous rappelez que nous en avions parlé ensemble, dit-il en se tournant vers le diplomate du même ton d'allusion rétrospective, technique et mystérieuse que s'il se fût agi d'une séance de la Commission.
«Vous avez dû être enchanté, surtout si c'était la première fois que vous l'entendiez. M. votre père s'alarmait du contre-coup que cette petite escapade pouvait avoir sur votre état de santé, car vous êtes un peu délicat, un peu frêle, je crois. Mais je l'ai rassuré. Les théâtres ne sont plus aujourd'hui ce qu'ils étaient il y a seulement vingt ans. Vous avez des sièges à peu près confortables, une atmosphère renouvelée, quoique nous ayons fort à faire encore pour rejoindre l'Allemagne et l'Angleterre, qui à cet égard comme à bien d'autres ont une formidable avance sur nous. Je n'ai pas vu Mme Berma dans Phèdre, mais j'ai entendu dire qu'elle y était admirable. Et vous avez été ravi, naturellement?»
M. de Norpois, mille fois plus intelligent que moi, devait détenir cette vérité que je n'avais pas su extraire du jeu de la Berma, il allait me la découvrir; en répondant à sa question, j'allais le prier de me dire en quoi cette vérité consistait; et il justifierait ainsi ce désir que j'avais eu de voir l'actrice. Je n'avais qu'un moment, il fallait en profiter et faire porter mon interrogatoire sur les points essentiels. Mais quels étaient-ils? Fixant mon attention tout entière sur mes impressions si confuses, et ne songeant nullement à me faire admirer de M. de Norpois, mais à obtenir de lui la vérité souhaitée, je ne cherchais pas à remplacer les mots qui me manquaient par des expressions toutes faites, je balbutiai, et finalement, pour tâcher de le provoquer à déclarer ce que la Berma avait d'admirable, je lui avouai que j'avais été déçu.
-- «Mais comment, s'écria mon père, ennuyé de l'impression fâcheuse que l'aveu de mon incompréhension pouvait produire sur M. de Norpois, comment peux-tu dire que tu n'as pas eu de plaisir, ta grand'mère nous a raconté que tu ne perdais pas un mot de ce que la Berma disait, que tu avais les yeux hors de la tête, qu'il n'y avait que toi dans la salle comme cela.»
-- «Mais oui, j'écoutais de mon mieux pour savoir ce qu'elle avait de si remarquable. Sans doute, elle est très bien...»
-- «Si elle est très bien, qu'est-ce qu'il te faut de plus?»
-- «Une des choses qui contribuent certainement au succès de Mme Berma, dit M. de Norpois en se tournant avec application vers ma mère pour ne pas la laisser en dehors de la conversation et afin de remplir consciencieusement son devoir de politesse envers une maîtresse de maison, c'est le goût parfait qu'elle apporte dans le choix de ses rôles et qui lui vaut toujours un franc succès, et de bon aloi. Elle joue rarement des médiocrités. Voyez, elle s'est attaquée au rôle de Phèdre. D'ailleurs, ce goût elle l'apporte dans ses toilettes, dans son jeu. Bien qu'elle ait fait de fréquentes et fructueuses tournées en Angleterre et en Amérique, la vulgarité je ne dirai pas de John Bull ce qui serait injuste, au moins pour l'Angleterre de l'ère Victorienne, mais de l'oncle Sam n'a pas déteint sur elle. Jamais de couleurs trop voyantes, de cris exagérés. Et puis cette voix admirable qui la sert si bien et dont elle joue à ravir, je serais presque tenté de dire en musicienne!»
Mon intérêt pour le jeu de la Berma n'avait cessé de grandir depuis que la représentation était finie parce qu'il ne subissait plus la compression et les limites de la réalité; mais j'éprouvais le besoin de lui trouver des explications; de plus, il s'était porté avec une intensité égale, pendant que la Berma jouait, sur tout ce qu'elle offrait, dans l'indivisibilité de la vie, à mes yeux, à mes oreilles; il n'avait rien séparé et distingué; aussi fut-il heureux de se découvrir une cause raisonnable dans ces éloges donnés à la simplicité, au bon goût de l'artiste, il les attirait à lui par son pouvoir d'absorption, s'emparait d'eux comme l'optimisme d'un homme ivre des actions de son voisin dans lesquelles il trouve une raison d'attendrissement. «C'est vrai, me disais-je, quelle belle voix, quelle absence de cris, quels costumes simples, quelle intelligence d'avoir été choisir Phèdre! Non, je n'ai pas été déçu!»
Le buf froid aux carottes fit son apparition, couché par le Michel-Ange de notre cuisine sur d'énormes cristaux de gelée pareils à des blocs de quartz transparent.
« -- Vous avez un chef de tout premier ordre, madame, dit M. de Norpois. Et ce n'est pas peu de chose. Moi qui ai eu à l'étranger à tenir un certain train de maison, je sais combien il est souvent difficile de trouver un parfait maître queux. Ce sont de véritables agapes auxquelles vous nous avez conviés là.»
Et, en effet, Françoise, surexcitée par l'ambition de réussir pour un invité de marque un dîner enfin semé de difficultés dignes d'elle, s'était donné une peine qu'elle ne prenait plus quand nous étions seuls et avait retrouvé sa manière incomparable de Combray.
-- Voilà ce qu'on ne peut obtenir au cabaret, je dis dans les meilleurs: une daube de buf où la gelée ne sente pas la colle, et où le buf ait pris parfum des carottes, c'est admirable! Permettez-moi d'y revenir, ajouta-t-il en faisant signe qu'il voulait encore de la gelée. Je serais curieux de juger votre Vatel maintenant sur un mets tout différent, je voudrais, par exemple, le trouver aux prises avec le buf Stroganof.
M. de Norpois pour contribuer lui aussi à l'agrément du repas nous servit diverses histoires dont il régalait fréquemment ses collègues de carrière, tantôt en citant une période ridicule dite par un homme politique coutumier du fait et qui les faisait longues et pleines d'images incohérentes, tantôt telle formule lapidaire d'un diplomate plein d'atticisme. Mais, à vrai dire, le critérium qui distinguait pour lui ces deux ordres de phrases ne ressemblait en rien à celui que j'appliquais à la littérature. Bien des nuances m'échappaient; les mots qu'il récitait en s'esclaffant ne me paraissaient pas très différents de ceux qu'il trouvait remarquables. Il appartenait au genre d'hommes qui pour les uvres que j'aimais eût dit: «Alors, vous comprenez? moi j'avoue que je ne comprends pas, je ne suis pas initié», mais j'aurais pu lui rendre la pareille, je ne saisissais pas l'esprit ou la sottise, l'éloquence ou l'enflure qu'il trouvait dans une réplique, ou dans un discours et l'absence de toute raison perceptible pourquoi ceci était mal et ceci bien, faisait que cette sorte de littérature m'était plus mystérieuse, me semblait plus obscure qu'aucune. Je démêlai seulement que répéter ce que tout le monde pensait n'était pas en politique une marque d'infériorité mais de supériorité. Quand M. de Norpois se servait de certaines expressions qui traînaient dans les journaux et les prononçait avec force, on sentait qu'elles devenaient un acte par le seul fait qu'il les avait employées et un acte qui susciterait des commentaires.
Ma mère comptait beaucoup sur la salade d'ananas et de truffes. Mais l'Ambassadeur après avoir exercé un instant sur le mets la pénétration de son regard d'observateur la mangea en restant entouré de discrétion diplomatique et ne nous livra pas sa pensée. Ma mère insista pour qu'il en reprit, ce que fit M. de Norpois, mais en disant seulement au lieu du compliment qu'on espérait: «J'obéis, madame, puisque je vois que c'est là de votre part un véritable oukase.»
-- «Nous avons lu dans les «feuilles» que vous vous étiez entretenu longuement avec le roi Théodose, lui dit mon père.»
-- «En effet, le roi qui a une rare mémoire des physionomies a eu la bonté de se souvenir en m'apercevant à l'orchestre que j'avais eu l'honneur de le voir pendant plusieurs jours à la cour de Bavière, quand il ne songeait pas à son trône oriental (vous savez qu'il y a été appelé par un congrès européen, et il a même fort hésité à l'accepter, jugeant cette souveraineté un peu inégale à sa race, la plus noble, héraldiquement parlant, de toute l'Europe). Un aide-de-camp est venu me dire d'aller saluer Sa Majesté, à l'ordre de qui je me suis naturellement empressé de déférer.»
-- «Avez-vous été content des résultats de son séjour?»
-- «Enchanté! Il était permis de concevoir
quelque appréhension sur la façon dont un monarque
encore si jeune, se tirerait de ce pas difficile, surtout dans
des conjonctures aussi délicates. Pour ma part je faisais
pleine confiance au sens politique du souverain. Mais j'avoue que
mes espérances ont été
dépassées. Le toast qu'il a prononcé
à l'Èlysée, et qui, d'après des
renseignements qui me viennent de source tout à fait
autorisée, avait été composé par lui
du premier mot jusqu'au dernier, était entièrement
digne de l'intérêt qu'il a excité partout.
C'est tout simplement un coup de maître; un peu hardi je le
veux bien, mais d'une audace qu'en somme
l'événement a pleinement justifiée. Les
traditions diplomatiques ont certainement du bon, mais dans
l'espèce elles avaient fini par faire vivre son pays et le
nôtre dans une atmosphère de renfermé qui
n'était plus respirable.
Eh bien! une des manières de renouveler l'air,
évidemment une de celles qu'on ne peut pas recommander
mais que le roi Théodose pouvait se permettre, c'est de
casser les vitres. Et il l'a fait avec une belle humeur qui a
ravi tout le monde et aussi une justesse dans les termes,
où on a reconnu tout de suite la race de princes
lettrés à laquelle il appartient par sa
mère. Il est certain que quand il a parlé des
«affinités» qui unissent son pays à la
France, l'expression pour peu usitée qu'elle puisse
être dans le vocabulaire des chancelleries, était
singulièrement heureuse. Vous voyez que la
littérature ne nuit pas, même dans la diplomatie,
même sur un trône, ajouta-t-il en s'adressant
à moi. La chose, était constatée depuis
longtemps, je le veux bien, et les rapports entre les deux
puissances étaient devenus excellents. Encore fallait-il
qu'elle fut dite. Le mot était attendu, il a
été choisi à merveille, vous avez vu comme
il a porté. Pour ma part j'y applaudis des deux
mains.»
-- «Votre ami, M. De Vaugoubert, qui préparait le rapprochement depuis des années, a dû être content.»
-- «D'autant plus que Sa Majesté qui est assez
coutumière du fait avait tenu à lui en faire la
surprise. Cette surprise a été complète du
reste pour tout le monde, à commencer par le Ministre des
Affaires étrangères, qui, à ce qu'on m'a
dit, ne l'a pas trouvée à son goût. A
quelqu'un qui lui en parlait, il aurait répondu
très nettement, assez haut pour être entendu des
personnes voisines: «Je n'ai été ni
consulté, ni prévenu», indiquant clairement
par là qu'il déclinait toute responsabilité
dans l'événement. Il faut avouer que celui-ci a
fait un beau tapage et je n'oserais pas affirmer ajouta-t-il avec
un sourire malicieux, que tels de mes collègues pour qui
la loi suprême semble être celle du moindre effort,
n'en ont pas été troublés dans leur
quiétude. Quant à Vaugoubert, vous savez qu'il
avait été fort attaqué pour sa politique de
rapprochement avec la France, et il avait dû d'autant plus
en souffrir, que c'est un sensible, un cur exquis.
J'en puis d'autant mieux témoigner que bien qu'il soit
mon cadet et de beaucoup, je l'ai fort pratiqué, nous
sommes amis de longue date, et je le connais bien. D'ailleurs qui
ne le connaîtrait? C'est une âme de cristal. C'est
même le seul défaut qu'on pourrait lui reprocher, il
n'est pas nécessaire que le cur d'un diplomate soit aussi
transparent que le sien. Cela n'empêche pas qu'on parle de
l'envoyer à Rome, ce qui est un bel avancement, mais un
bien gros morceau. Entre nous, je crois que Vaugoubert, si
dénué qu'il soit d'ambition en serait fort content
et ne demande nullement qu'on éloigne de lui ce calice. Il
fera peut-être merveille là-bas; il est le candidat
de la Consulta, et pour ma part, je le vois très bien, lui
artiste, dans le cadre du palais Farnèse et la galerie des
Carraches. Il semble qu'au moins personne ne devrait pouvoir le
haïr; mais il y a autour du Roi Théodose, toute une
camarilla plus ou moins inféodée à la
Wilhelmstrasse dont elle suit docilement les inspirations et qui
a cherché de toutes façons à lui tailler des
croupières. Vaugoubert n'a pas eu à faire face
seulement aux intrigues de couloirs mais aux injures de
folliculaires à gages qui plus tard, lâches comme
l'est tout journaliste stipendié, ont été
des premiers à demander l'aman, mais qui en attendant
n'ont pas reculé à faire état, contre notre
représentant, des ineptes accusations de gens sans aveu.
Pendant plus d'un mois les ennemis de Vaugoubert ont dansé
autour de lui la danse du scalp, dit M. de Norpois, en
détachant avec force ce dernier mot.
Mais un bon averti en vaut deux; ces injures il les a
repoussées du pied, ajouta-t-il plus énergiquement
encore, et avec un regard si farouche que nous cessâmes un
instant de manger. Comme dit un beau proverbe arabe: «Les
chiens aboient, la caravane passe.» Après avoir
jeté cette citation, M. de Norpois s'arrêta pour
nous regarder et juger de l'effet qu'elle avait produit sur nous.
Il fut grand, le proverbe nous était connu. Il avait
remplacé cette année-là chez les hommes de
haute valeur cet autre: «Qui sème le vent
récolte la tempête», lequel avait besoin de
repos, n'étant pas infatigable et vivace comme:
«Travailler pour le Roi de Prusse.» Car la culture de
ces gens éminents était une culture
alternée, et généralement triennale. Certes
les citations de ce genre, et desquelles M. de Norpois excellait
à émailler ses articles de la Revue,
n'étaient point nécessaires pour que ceux-ci
parussent solides et bien informés. Même
dépourvus de l'ornement qu'elles apportaient, il suffisait
que M. de Norpois écrivit à point nommé --
ce qu'il ne manquait pas de faire -- : «Le Cabinet de
Saint-James ne fut pas le dernier à sentir le
péril» ou bien: «l'émotion fut grande
au Pont-aux-Chantres où l'on suivait d'un il inquiet la
politique égoïste mais habile de la monarchie
bicéphale», ou: «Un cri d'alarme partit de
Montecitorio», ou encore «cet éternel double
jeu qui est bien dans la manière du Ballplatz». A
ces expressions le lecteur profane avait aussitôt reconnu
et salué le diplomate de carrière. Mais ce qui
avait fait dire qu'il était plus que cela, qu'il
possédait une culture supérieure, cela avait
été l'emploi raisonné de citations dont le
modèle achevé restait alors: «Faites-moi de
bonne politique et je vous ferai de bonnes finances, comme avait
coutume de dire le Baron Louis.» (On n'avait pas encore
importé d'Orient: «La victoire est à celui
des deux adversaires qui sait souffrir un quart d'heure de plus
que l'autre comme disent les Japonais»). Cette
réputation de grand lettré, jointe à un
véritable génie d'intrigue caché sous le
masque de l'indifférence avait fait entrer M. de Norpois
à l'Académie des Sciences Morales. Et quelques
personnes pensèrent même qu'il ne serait pas
déplacé à l'Académie
Française, le jour où voulant indiquer que c'est en
resserrant l'alliance russe que nous pourrions arriver à
une entente avec l'Angleterre, il n'hésita pas à
écrire: «Qu'on le sache bien au quai d'Orsay, qu'on
l'enseigne désormais dans tous les manuels de
géographie qui se montrent incomplets à cet
égard, qu'on refuse impitoyablement au baccalauréat
tout candidat qui ne saura pas le dire: «Si tous les
chemins mènent à Rome, en revanche la route qui va
de Paris à Londres passe nécessairement par
Pétersbourg.»
«Somme toute, continua M. de Norpois en s'adressant à mon père, Vaugoubert s'est taillé là un beau succès et qui dépasse même celui qu'il avait escompté. Il s'attendait en effet à un toast correct (ce qui après les nuages des dernières années était déjà fort beau) mais à rien de plus. Plusieurs personnes qui étaient au nombre des assistants m'ont assuré qu'on ne peut pas en lisant ce toast se rendre compte de l'effet qu'il a produit, prononcé et détaillé à merveille par le roi qui est maître en l'art de dire et qui soulignait au passage toutes les intentions, toutes les finesses. Je me suis laissé raconter à ce propos un fait assez piquant et qui met en relief une fois de plus chez le roi Théodose cette bonne grâce juvénile qui lui gagne si bien les curs. On m'a affirmé que précisément à ce mot d'«affinités» qui était en somme la grosse innovation du discours, et qui défraiera, encore longtemps vous verrez, les commentaires des chancelleries, Sa Majesté, prévoyant la joie de notre ambassadeur, qui allait trouver là le juste couronnement de ses efforts, de son rêve pourrait-on dire et, somme toute, son bâton de maréchal, se tourna à demi vers Vaugoubert et fixant sur lui ce regard si prenant des Oettingen, détacha ce mot si bien choisi d'«affinités», ce mot qui était une véritable trouvaille sur un ton qui faisait savoir à tous qu'il était employé à bon escient et en pleine connaissance de cause. Il paraît que Vaugoubert avait peine à maîtriser son émotion et dans une certaine mesure, j'avoue que je le comprends. Une personne digne de toute créance m'a même confié que le roi se serait approché de Vaugoubert après le dîner, quand Sa Majesté a tenu cercle et lui aurait dit à mi-voix: «Etes-vous content de votre élève, mon cher marquis?»
«Il est certain, conclut M. de Norpois, qu'un pareil toast
a plus fait que vingt ans de négociations pour resserrer
les deux pays, leurs «affinités», selon la
pittoresque expression de Théodose II. Ce n'est qu'un mot,
si vous voulez, mais voyez, quelle fortune il a fait, comme toute
la presse européenne le répète, quel
intérêt il éveille, quel son nouveau il a
rendu. Il est d'ailleurs bien dans la manière du
souverain. Je n'irai pas jusqu'à vous dire qu'il trouve
tous les jours de purs diamants comme celui-là. Mais il
est bien rare que dans ses discours étudiés, mieux
encore, dans le prime-saut de la conversation il ne donne pas son
signalement -- j'allais dire il n'appose pas sa signature -- par
quelque mot à l'emporte-pièce. Je suis d'autant
moins suspect de partialité en la matière que je
suis ennemi de toute innovation en ce genre. Dix-neuf fois sur
vingt elles sont dangereuses.
-- Oui, j'ai pensé que le récent télégramme de l'empereur d'Allemagne n'a pas dû être de votre goût, dit mon père.
M. de Norpois leva les yeux au ciel d'un air de dire:
«Ah! celui-là!
D'abord, c'est un acte d'ingratitude. C'est plus qu'un crime,
c'est une faute et d'une sottise que je qualifierai de
pyramidale! Au reste si personne n'y met le hola, l'homme qui a
chassé Bismarck est bien capable de répudier peu
à peu toute la politique bismarckienne, alors c'est le
saut dans l'inconnu.»
-- Et mon mari m'a dit, monsieur, que vous l'entraîneriez peut-être un de ces étés en Espagne, j'en suis ravie pour lui.
-- Mais oui, c'est un projet tout à fait attrayant et dont je me réjouis. J'aimerais beaucoup faire avec vous ce voyage, mon cher. Et vous, madame, avez-vous déjà songé à l'emploi des vacances?
-- J'irai peut-être avec mon fils à Balbec, je ne sais.
-- Ah! Balbec est agréable, j'ai passé par
là il y a quelques années.
On commence à y construire des villas fort coquettes: je
crois que l'endroit vous plaira. Mais puis-je vous demander ce
qui vous a fait choisir Balbec?
-- Mon fils a le grand désir de voir certaines églises du pays, surtout celle de Balbec. Je craignais un peu pour sa santé les fatigues du voyage et surtout du séjour. Mais j'ai appris qu'on vient de construire un excellent hôtel qui lui permettra de vivre dans les conditions de confort requises par son état.
-- Ah! il faudra que je donne ce renseignement à certaine personne qui n'est pas femme à en faire fi.
-- L'église de Balbec est admirable, n'est-ce pas, monsieur, demandai-je, surmontant la tristesse d'avoir appris qu'un des attraits de Balbec résidait dans ses coquettes villas.
-- Non, elle n'est pas mal, mais enfin elle ne peut soutenir la comparaison avec ces véritables bijoux ciselés que sont les cathédrales de Reims, de Chartres, et à mon goût, la perle de toutes, la Sainte-Chapelle de Paris.
-- Mais l'église de Balbec est en partie romane?
-- En effet, elle est du style roman, qui est déjà par lui-même extrêmement froid et ne laisse en rien présager l'élégance, la fantaisie des architectes gothiques qui fouillent la pierre comme de la dentelle. L'église de Balbec mérite une visite si on est dans le pays, elle est assez curieuse; si un jour de pluie vous ne savez que faire, vous pourrez entrer là, vous verrez le tombeau de Tourville.
-- Est-ce que vous étiez hier au banquet des Affaires étrangères, je n'ai pas pu y aller, dit mon père.
-- Non, répondit M. de Norpois avec un sourire, j'avoue que je l'ai délaissé pour une soirée assez différente. J'ai dîné chez une femme dont vous avez peut-être entendu parler, la belle madame Swann.» Ma mère réprima un frémissement, car d'une sensibilité plus prompte que mon père, elle s'alarmait pour lui de ce qui ne devait le contrarier qu'un instant après. Les désagréments qui lui arrivaient étaient perçus d'abord par elle comme ces mauvaises nouvelles de France qui sont connues plus tôt à l'étranger que chez nous. Mais curieuse de savoir quel genre de personnes les Swann pouvaient recevoir, elle s'enquit auprès de M. de Norpois de celles qu'il y avait rencontrées.
-- Mon Dieu... c'est une maison où il me semble que
vont surtout...
des messieurs. Il y avait quelques hommes mariés, mais
leurs femmes étaient souffrantes ce soir-là et
n'étaient pas venues, répondit l'ambassadeur avec
une finesse voilée de bonhomie et en jetant autour de lui
des regards dont la douceur et la discrétion faisaient
mine de tempérer et exagéraient habilement la
malice.
-- Je dois dire, ajouta-t-il, pour être tout à
fait juste, qu'il y va cependant des femmes, mais... appartenant
plutôt..., comment dirais-je, au monde républicain
qu'à la société de Swann (il
prononçait Svann). Qui sait? Ce sera peut-être un
jour un salon politique ou littéraire. Du reste, il semble
qu'ils soient contents comme cela. Je trouve que Swann le montre
même un peu trop. Il nommait les gens chez qui lui et sa
femme étaient invités pour la semaine suivante et
de l'intimité desquels il n'y a pourtant pas lieu de
s'enorgueillir, avec un manque de réserve et de
goût, presque de tact, qui m'a étonné chez un
homme aussi fin. Il répétait: «Nous n'avons
pas un soir de libre», comme si ç'avait
été une gloire, et en véritable parvenu,
qu'il n'est pas cependant. Car Swann avait beaucoup d'amis et
même d'amies, et sans trop m'avancer, ni vouloir commettre
d'indiscrétion, je crois pouvoir dire que non pas toutes,
ni même le plus grand nombre, mais l'une au moins, et qui
est une fort grande dame, ne se serait peut-être pas
montrée entièrement réfractaire à
l'idée d'entrer en relations avec Madame Swann, auquel
cas, vraisemblablement, plus d'un mouton de Panurge aurait suivi.
Mais il semble qu'il n'y ait eu de la part de Swann aucune
démarche esquissée en ce sens. Comment encore un
pudding à la Nasselrode! Ce ne sera pas de trop de la cure
de Carlsbad pour me remettre d'un pareil festin de Lucullus.
Peut-être Swann a-t-il senti qu'il y aurait trop de
résistances à vaincre. Le mariage cela est certain
n'a pas plu. On a parlé de la fortune de la femme, ce qui
est une grosse bourde. Mais, enfin, tout cela n'a pas paru
agréable. Et puis Swann a une tante excessivement riche et
admirablement posée, femme d'un homme qui,
financièrement parlant, est une puissance. Et non
seulement elle a refusé de recevoir Mme Swann, mais elle a
mené une campagne en règle pour que ses amies et
connaissances en fissent autant. Je n'entends pas par là
qu'aucun parisien de bonne compagnie ait manqué de respect
à Madame Swann... Non! cent fois non! Le mari était
d'ailleurs homme à relever le gant. En tous cas, il y a
une chose curieuse, c'est de voir combien Swann, qui
connaît tant de monde et du plus choisi, montre
d'empressement auprès d'une société dont le
moins qu'on puisse dire est qu'elle est fort mêlée.
Moi qui l'ai connu jadis, j'avoue que j'éprouvais autant
de surprise que d'amusement à voir un homme aussi bien
élevé, aussi à la mode dans les coteries les
plus triées, remercier avec effusion le Directeur du
Cabinet du Ministre des Postes, d'être venu chez eux et lui
demander si Mme Swann pourrait se permettre d'aller voir sa
femme. Il doit pourtant se trouver dépaysé;
évidemment ce n'est plus le même monde. Mais je ne
crois pas cependant que Swann soit malheureux. Il y a eu, il est
vrai, dans les années qui précédèrent
le mariage d'assez vilaines manuvres de chantage de la part de la
femme; elle privait Swann de sa fille chaque fois qu'il lui
refusait quelque chose. Le pauvre Swann, aussi naïf qu'il
est pourtant raffiné, croyait chaque fois que
l'enlèvement de sa fille était une coïncidence
et ne voulait pas voir la réalité. Elle lui faisait
d'ailleurs des scènes si continuelles qu'on pensait que le
jour où elle serait arrivée à ses fins et se
serait fait épouser, rien ne la retiendrait plus et que
leur vie serait un enfer. Hé bien! c'est le contraire qui
est arrivé. On plaisante beaucoup la manière dont
Swann parle de sa femme, on en fait même des gorges
chaudes. On ne demandait certes pas que plus ou moins conscient
d'être... (vous savez le mot de Molière), il
allât le proclamer urbi et orbi; n'empêche qu'on le
trouve exagéré quand il dit que sa femme est une
excellente épouse.
Or, ce n'est pas aussi faux qu'on le croit. A sa manière
qui n'est pas celle que tous les maris
préféreraient, -- mais enfin, entre nous, il me
semble difficile que Swann qui la connaissait depuis longtemps et
est loin d'être un maître-sot, ne sût pas
à quoi s'en tenir, il est indéniable qu'elle semble
avoir de l'affection pour lui. Je ne dis pas qu'elle ne soit pas
volage et Swann lui-même ne se fait pas faute de
l'être, à en croire les bonnes langues qui, vous
pouvez le penser, vont leur train. Mais elle lui est
reconnaissante de ce qu'il a fait pour elle, et, contrairement
aux craintes éprouvées par tout le monde, elle
paraît devenue d'une douceur d'ange». Ce changement
n'était peut-être pas aussi extraordinaire que le
trouvait M. de Norpois.
Odette n'avait pas cru que Swann finirait par l'épouser;
chaque fois qu'elle lui annonçait tendancieusement qu'un
homme comme il faut venait de se marier avec sa maîtresse,
elle lui avait vu garder un silence glacial et tout au plus, si
elle l'interpellait directement en lui demandant: «Alors,
tu ne trouves pas que c'est très bien, que c'est bien beau
ce qu'il a fait là, pour une femme qui lui a
consacré sa jeunesse?», répondre
sèchement: «Mais je ne te dis pas que ce soit mal,
chacun agit à sa guise.» Elle n'était
même pas loin de croire que, comme il le lui disait dans
des moments de colère, il l'abandonnerait tout à
fait, car elle avait depuis peu entendu dire par une femme
sculpteur: «On peut s'attendre à tout de la part des
hommes, ils sont si mufles», et frappée par la
profondeur de cette maxime pessimiste, elle se l'était
appropriée, elle la répétait à tout
bout de champ d'un air découragé qui semblait dire:
«Après tout, il n'y aurait rien d'impossible, c'est
bien ma chance.» Et, par suite, toute vertu avait
été enlevée à la maxime optimiste qui
avait jusque-là guidé Odette dans la vie: «On
peut tout faire aux hommes qui vous aiment, ils sont
idiots», et qui s'exprimait dans son visage par le
même clignement d'yeux qui eût pu accompagner des
mots tels que: «Ayez pas peur, il ne cassera rien.»
En attendant, Odette souffrait de ce que telle de ses amies,
épousée par un homme qui était resté
moin longtemps avec elle, qu'elle-même avec Swann, et
n'avait pas elle d'enfant, relativement considérée
maintenant, invitée aux bals de l'Élysée,
devait penser de la conduite de Swann. Un consultant plus profond
que ne l'était M. de Norpois eût sans doute pu
diagnostiquer que c'était ce sentiment d'humiliation et de
honte qui avait aigri Odette, que le caractère infernal
qu'elle montrait ne lui était pas essentiel,
n'était pas un mal sans remède, et eût
aisément prédit ce qui était arrivé,
à savoir qu'un régime nouveau, le régime
matrimonial, ferait cesser avec une rapidité presque
magique ces accidents pénibles, quotidiens, mais nullement
organiques. Presque tout le monde s'étonna de ce mariage,
et cela même est étonnant. Sans doute peu de
personnes comprennent le caractère purement subjectif du
phénomène qu'est l'amour, et la sorte de
création que c'est d'une personne supplémentaire,
distincte de celle qui porte le même nom dans le monde, et
dont la plupart des éléments sont tirés de
nous-mêmes.
Aussi y a-t-il peu de gens qui puissent trouver naturelles les
proportions énormes que finit par prendre pour nous un
être qui n'est pas le même que celui qu'ils voient.
Pourtant il semble qu'en ce qui concerne Odette on aurait pu se
rendre compte que si, certes elle n'avait jamais
entièrement compris l'intelligence de Swann, du moins
savait-elle les titres, tout le détail de ses travaux, au
point que le nom de Ver Meer lui était aussi familier que
celui de son couturier; de Swann, elle connaissait à fond
ces traits du caractère, que le reste du monde ignore ou
ridiculise et dont seule une maîtresse, une sur,
possèdent l'image ressemblante et aimée; et nous
tenons tellement à eux, même à ceux que nous
voudrions le plus corriger, que c'est parce qu'une femme finit
par en prendre une habitude indulgente et amicalement railleuse,
pareille à l'habitude que nous en avons nous-mêmes,
et qu'en ont nos parents, que les vieilles liaisons ont quelque
chose de la douceur et de la force des affections de famille.
Les liens qui nous unissent à un être se trouvent
sanctifiés quand il se place au même point de vue
que nous pour juger une de nos tares. Et parmi ces traits
particuliers, il y en avait aussi qui appartenaient autant
à l'intelligence de Swann qu'à son
caractère, et que pourtant en raison de la racine qu'ils
avaient malgré tout en celui-ci, Odette avait plus
facilement discernés. Elle se plaignait que quand Swann
faisait métier d'écrivain, quand il publiait des
études, on ne reconnut pas ces traits-là autant que
dans les lettres ou dans sa conversation où ils
abondaient. Elle lui conseillait de leur faire la part la plus
grande. Elle l'aurait voulu parce que c'était ceux qu'elle
préférait en lui, mais comme elle les
préférait parce qu'ils étaient plus à
lui, elle n'avait peut-être pas tort de souhaiter qu'on les
retrouvât dans ce qu'il écrivait. Peut-être
aussi pensait-elle que des ouvrages plus vivants, en lui
procurant enfin à lui le succès, lui eussent permis
à elle de se faire, ce que chez les Verdurin elle avait
appris à mettre au-dessus de tout: un salon.
Parmi les gens qui trouvaient ce genre de mariage ridicule,
gens qui pour eux-mêmes se demandaient: «Que pensera
M. de Guermantes, que dira Bréauté, quand
j'épouserai Mlle de Montmorency?», parmi les gens
ayant cette sorte d'idéal social, aurait figuré,
vingt ans plus tôt, Swann lui-même. Swann qui
s'était donné du mal pour être reçu au
Jockey et avait compté dans ce temps-là faire un
éclatant mariage qui eût achevé, en
consolidant sa situation de faire de lui un des hommes les plus
en vue de Paris. Seulement, les images que représentent un
tel mariage à l'intéressé ont, comme toutes
les images, pour ne pas dépérir et s'effacer
complètement, besoin d'être alimentées du
dehors.
Votre rêve le plus ardent est d'humilier l'homme qui vous
a offensé.
Mais si vous n'entendez plus jamais parler de lui, ayant
changé de pays, votre ennemi finira par ne plus avoir pour
vous aucune importance. Si on a perdu de vue pendant vingt ans
toutes les personnes à cause desquelles on aurait
aimé entrer au Jockey ou à l'Institut, la
perspective d'être membre de l'un ou de l'autre de ces
groupements, ne tentera nullement. Or, tout autant qu'une
retraite, qu'une maladie, qu'une conversion religieuse, une
liaison prolongée substitue d'autres images aux anciennes.
Il n'y eut pas de la part de Swann, quand il épousa
Odette, renoncement aux ambitions mondaines car de ces
ambitions-là, depuis longtemps Odette l'avait, au sens
spirituel du mot, détaché. D'ailleurs, ne
l'eût-il pas été qu'il n'en aurait eu que
plus de mérite. C'est parce qu'ils impliquent le sacrifice
d'une situation plus ou moins flatteuse à une douceur
purement intime, que généralement les mariages
infamants sont les plus estimables de tous (on ne peut en effet
entendre par mariage infamant un mariage d'argent, n'y ayant
point d'exemple d'un ménage où la femme, ou bien le
mari se soient vendus et qu'on n'ait fini par recevoir, ne
fût-ce que par tradition et sur la foi de tant d'exemples
et pour ne pas avoir deux poids et deux mesures).
Peut-être, d'autre part, en artiste, sinon en corrompu,
Swann eût-il en tous cas éprouvé une certaine
volupté à accoupler à lui, dans un de ces
croisements d'espèces comme en pratiquent les mendelistes
ou comme en raconte la mythologie, un être de race
différente, archiduchesse ou cocotte, à contracter
une alliance royale ou à faire une mésalliance. Il
n'y avait eu dans le monde qu'une seule personne dont il se
fût préoccupé, chaque fois qu'il avait
pensé à son mariage possible avec Odette,
c'était, et non par snobisme, la duchesse de Guermantes.
De celle-là, au contraire, Odette se souciait peu, pensant
seulement aux personnes situées immédiatement
au-dessus d'elle-même plutôt que dans un aussi vague
empyrée. Mais quand Swann dans ses heures de rêverie
voyait Odette devenue sa femme, il se représentait
invariablement le moment où il l'amènerait, elle et
surtout sa fille, chez la princesse des Laumes, devenue
bientôt la duchesse de Guermantes par la mort de son
beau-père. Il ne désirait pas les présenter
ailleurs, mais il s'attendrissait quand il inventait, en
énonçant les mots eux-mêmes, tout ce que la
duchesse dirait de lui à Odette, et Odette à Madame
de Guermantes, la tendresse que celle-ci témoignerait
à Gilberte, la gâtant, le rendant fier de sa fille.
Il se jouait à lui-même la scène de la
présentation avec la même précision dans le
détail imaginaire qu'ont les gens qui examinent comment
ils emploieraient, s'ils le gagnaient, un lot dont ils fixent
arbitrairement le chiffre. Dans la mesure où une image qui
accompagne une de nos résolutions la motive, on peut dire
que si Swann épousa Odette, ce fut pour la
présenter elle et Gilberte, sans qu'il y eût
personne là, au besoin sans que personne le sût
jamais, à la duchesse de Guermantes. On verra comment
cette seule ambition mondaine qu'il avait souhaitée pour
sa femme et sa fille, fut justement celle dont la
réalisation se trouva lui être interdite et par un
veto si absolu que Swann mourut sans supposer que la duchesse
pourrait jamais les connaître. On verra aussi qu'au
contraire la duchesse de Guermantes se lia avec Odette et
Gilberte après la mort de Swann. Et peut-être
eût-il été sage -- pour autant qu'il pouvait
attacher de l'importance à si peu de chose -- en ne se
faisant pas une idée trop sombre de l'avenir, à cet
égard, et en réservant que la réunion
souhaitée pourrait bien avoir lieu quand il ne serait plus
là pour en jouir. Le travail de causalité qui finit
par produire à peu près tous les effets possibles,
et par conséquent aussi ceux qu'on avait cru l'être
le moins, ce travail est parfois lent, rendu un peu plus lent
encore par notre désir -- qui, en cherchant à
l'accélérer, l'entrave -- par notre existence
même et n'aboutit que quand nous avons cessé de
désirer, et quelquefois de vivre. Swann ne le savait-il
pas par sa propre expérience, et n'était-ce pas
déjà, dans sa vie, -- comme une
préfiguration de ce qui devait arriver après sa
mort, -- un bonheur après décès que ce
mariage avec cette Odette qu'il avait passionnément
aimée -- si elle ne lui avait pas plu au premier abord --
et qu'il avait épousée quand il ne l'aimait plus,
quand l'être qui, en Swann, avait tant souhaité et
tant désespéré de vivre toute sa vie avec
Odette, quand cet être là était mort?
Je me mis à parler du comte de Paris, à demander
s'il n'était pas ami de Swann, car je craignais que la
conversation se détournât de celui-ci. «Oui,
en effet, répondit M. de Norpois en se tournant vers moi
et en fixant sur ma modeste personne le regard bleu où
flottaient, comme dans leur élément vital, ses
grandes facultés de travail et son esprit d'assimilation.
Et, mon Dieu, ajouta-t-il en s'adressant de nouveau à mon
père, je ne crois pas franchir les bornes du respect dont
je fais profession pour le Prince (sans cependant entretenir avec
lui des relations personnelles que rendrait difficiles ma
situation, si peu officielle qu'elle soit), en vous citant ce
fait assez piquant que, pas plus tard qu'il y a quatre ans, dans
une petite gare de chemins de fer d'un des pays de l'Europe
Centrale, le prince eut l'occasion d'apercevoir Mme Swann.
Certes, aucun de ses familiers ne s'est permis de demander
à Monseigneur comment il l'avait trouvée.
Cela n'eût pas été séant. Mais quand
par hasard la conversation amenait son nom, à de certains
signes imperceptibles si l'on veut, mais qui ne trompent pas, le
prince semblait donner assez volontiers à entendre que son
impression était en somme loin d'avoir été
défavorable.»
-- «Mais il n'y aurait pas eu possibilité de la présenter au comte de Paris? demanda mon père.
-- Eh bien! on ne sait pas; avec les princes on ne sait jamais, répondit M. de Norpois; les plus glorieux, ceux qui savent le plus se faire rendre ce qu'on leur doit, sont aussi quelquefois ceux qui s'embarrassent le moins des décrets de l'opinion publique, même les plus justifiés, pour peu qu'il s'agisse de récompenser certains attachements. Or, il est certain que le comte de Paris a toujours agréé avec beaucoup de bienveillance le dévouement de Swann qui est, d'ailleurs, un garçon d'esprit s'il en fut.
-- Et votre impression à vous, quelle a-t-elle été, monsieur l'ambassadeur? demanda ma mère par politesse et par curiosité.
Avec une énergie de vieux connaisseur qui tranchait sur la modération habituelle de ses propos:
-- «Tout à fait excellente!» répondit M. de Norpois.
Et sachant que l'aveu d'une forte sensation produite par une femme, rentre à condition qu'on le fasse avec enjouement, dans une certaine forme particulièrement appréciée de l'esprit de conversation, il éclata d'un petit rire qui se prolongea pendant quelques instants, humectant les yeux bleus du vieux diplomate et faisant vibrer les ailes de son nez nervurées de fibrilles rouges.
«Elle est tout à fait charmante!»
-- «Est-ce qu'un écrivain du nom de Bergotte était à ce dîner, monsieur?» demandai-je timidement pour tâcher de retenir la conversation sur le sujet des Swann.
-- Oui, Bergotte était là, répondit M. de Norpois, inclinant la tête de mon côté avec courtoisie, comme si dans son désir d'être aimable avec mon père, il attachait tout ce qui tenait à lui une véritable importance et même aux questions d'un garçon de mon âge qui n'était pas habitué à se voir montrer tant de politesse par des personnes du sien. Est-ce que vous le connaissez? ajouta-t-il en fixant sur moi ce regard clair dont Bismarck admirait la pénétration.
-- Mon fils ne le connaît pas mais l'admire beaucoup, dit ma mère.
-- Mon Dieu, dit M. de Norpois (qui m'inspira sur ma propre
intelligence des doutes plus graves que ceux qui me
déchiraient d'habitude, quand je vis que ce que je mettais
mille et mille fois au-dessus de moi-même, ce que je
trouvais de plus élevé au monde, était pour
lui tout en bas de l'échelle de ses admirations), je ne
partage pas cette manière de voir. Bergotte est ce que
j'appelle un joueur de flûte; il faut reconnaître du
reste qu'il en joue agréablement quoique avec bien du
maniérisme, de l'afféterie. Mais enfin ce n'est que
cela, et cela n'est pas grand'chose. Jamais on ne trouve dans ses
ouvrages sans muscles ce qu'on pourrait nommer la charpente. Pas
d'action -- ou si peu -- mais surtout pas de portée.
Ses livres pèchent par la base ou plutôt il n'y a
pas de base du tout.
Dans un temps comme le nôtre où la
complexité croissante de la vie laisse à peine le
temps de lire, où la carte de l'Europe a subi des
remaniements profonds et est à la veille d'en subir de
plus grands encore peut-être, où tant de
problèmes menaçants et nouveaux se posent partout,
vous m'accorderez qu'on a le droit de demander à un
écrivain d'être autre chose qu'un bel esprit qui
nous fait oublier dans des discussions oiseuses et byzantines sur
des mérites de pure forme, que nous pouvons être
envahis d'un instant à l'autre par un double flot de
Barbares, ceux du dehors et ceux du dedans. Je sais que c'est
blasphémer contre la Sacro-Sainte École de ce que
ces Messieurs appellent l'Art pour l'Art, mais à notre
époque, il y a des tâches plus urgentes que
d'agencer des mots d'une façon harmonieuse. Celle de
Bergotte est parfois assez séduisante, je n'en disconviens
pas, mais au total tout cela est bien mièvre, bien mince,
et bien peu viril. Je comprends mieux maintenant, en me reportant
à votre admiration tout à fait
exagérée pour Bergotte, les quelques lignes que
vous m'avez montrées tout à l'heure et sur
lesquelles j'aurais mauvaise grâce à ne pas passer
l'éponge, puisque vous avez dit vous-même en toute
simplicité, que ce n'était qu'un griffonnage
d'enfant (je l'avais dit, en effet, mais je n'en pensais pas un
mot). A tout péché miséricorde et surtout
aux péchés de jeunesse. Après tout, d'autres
que vous en ont de pareils sur la conscience, et vous
n'êtes pas le seul qui se soit cru poète à
son heure. Mais on voit dans ce que vous m'avez montré, la
mauvaise influence de Bergotte. Évidemment, je ne vous
étonnerai pas en vous disant qu'il n'y avait là
aucune de ses qualités, puisqu'il est passé
maître dans l'art tout superficiel du reste, d'un certain
style dont à votre âge vous ne pouvez
posséder même le rudiment. Mais c'est
déjà le même défaut, ce contre-sens
d'aligner des mots bien sonores en ne se souciant qu'ensuite du
fond.
C'est mettre la charrue avant les bufs, même dans les
livres de Bergotte. Toutes ces chinoiseries de forme, toutes ces
subtilités de mandarin déliquescent me semblent
bien vaines. Pour quelques feux d'artifice agréablement
tirés par un écrivain, on crie de suite au
chef-d'uvre. Les chefs-d'uvre ne sont pas si fréquents que
cela!
Bergotte n'a pas à son actif, dans son bagage si je puis
dire, un roman d'une envolée un peu haute, un de ces
livres qu'on place dans le bon coin de sa bibliothèque. Je
n'en vois pas un seul dans son uvre.
Il n'empêche que chez lui, l'uvre est infiniment
supérieure à l'auteur. Ah! voilà quelqu'un
qui donne raison à l'homme d'esprit qui prétendait
qu'on ne doit connaître les écrivains que par leurs
livres.
Impossible de voir un individu qui réponde moins aux
siens, plus prétentieux, plus solennel, moins homme de
bonne compagnie. Vulgaire par moments, parlant à d'autres
comme un livre, et même pas comme un livre de lui, mais
comme un livre ennuyeux, ce qu'au moins ne sont pas les siens,
tel est ce Bergotte. C'est un esprit des plus confus,
alambiqué, ce que nos pères appelaient un diseur de
phébus et qui rend encore plus déplaisantes par sa
façon de les énoncer, les choses qu'il dit. Je ne
sais si c'est Loménie ou Sainte-Beuve, qui raconte que
Vigny rebutait par le même travers. Mais Bergotte n'a
jamais écrit Cinq-Mars, ni le Cachet rouge, où
certaines pages sont de véritables morceaux
d'anthologie.
Atterré par ce que M. de Norpois venait de me dire du fragment que je lui avais soumis, songeant d'autre part aux difficultés que j'éprouvais quand je voulais écrire un essai ou seulement me livrer à des réflexions sérieuses, je sentis une fois de plus ma nullité intellectuelle et que je n'étais pas né pour la littérature. Sans doute autrefois à Combray, certaines impressions fort humbles, ou une lecture de Bergotte, m'avaient mis dans un état de rêverie qui m'avait paru avoir une grande valeur. Mais cet état, mon poème en prose le reflétait: nul doute que M. de Norpois n'en eût saisi et percé à jour tout de suite ce que j'y trouvais de beau seulement par un mirage entièrement trompeur, puisque l'ambassadeur n'en était pas dupe. Il venait de m'apprendre au contraire quelle place infime était la mienne (quand j'étais jugé du dehors, objectivement, par le connaisseur le mieux disposé et le plus intelligent). Je me sentais consterné, réduit; et mon esprit comme un fluide qui n'a de dimensions que celles du vase qu'on lui fournit, de même qu'il s'était dilaté jadis à remplir les capacités immenses du génie, contracté maintenant, tenait tout entier dans la médiocrité étroite où M. de Norpois l'avait soudain enfermé et restreint.
-- Notre mise en présence, à Bergotte et à moi, ajouta-t-il en se tournant vers mon père, ne laissait pas que d'être assez épineuse (ce qui après tout est aussi une manière d'être piquante). Bergotte voilà quelques années de cela, fit un voyage à Vienne, pendant que j'y étais ambassadeur; il me fut présenté par la princesse de Metternich, vint s'inscrire et désirait être invité. Or, étant à l'étranger représentant de la France, à qui en somme il fait honneur par ses écrits, dans une certaine mesure, disons, pour être exacts, dans une mesure bien faible, j'aurais passé sur la triste opinion que j'ai de sa vie privée. Mais il ne voyageait pas seul et bien plus il prétendait ne pas être invité sans sa compagne. Je crois ne pas être plus pudibond qu'un autre et étant célibataire, je pouvais peut-être ouvrir un peu plus largement les portes de l'Ambassade que si j'eusse été marié et père de famille. Néanmoins, j'avoue qu'il y a un degré d'ignominie dont je ne saurais m'accommoder, et qui est rendu plus écurant encore par le ton plus que moral, tranchons le mot, moralisateur, que prend Bergotte dans ses livres où on ne voit qu'analyses perpétuelles et d'ailleurs entre nous, un peu languissantes, de scrupules douloureux, de remords maladifs, et pour de simples peccadilles, de véritables prêchis-prêchas (on sait ce qu'en vaut l'aune), alors qu'il montre tant d'inconscience et de cynisme dans sa vie privée. Bref, j'éludai la réponse, la princesse revint à la charge, mais sans plus de succès. De sorte que je ne suppose pas que je doive être très en odeur de sainteté auprès du personnage, et je ne sais pas jusqu'à quel point il a apprécié l'attention de Swann de l'inviter en même temps que moi. A moins que ce ne soit lui qui l'ait demandé. On ne peut pas savoir, car au fond c'est un malade. C'est même sa seule excuse.»
-- Et est-ce que la fille de Mme Swann était à ce dîner, demandai-je à M. de Norpois, profitant pour faire cette question d'un moment où, comme on passait au salon, je pouvais dissimuler plus facilement mon émotion que je n'aurais fait à table, immobile et en pleine lumière.
M. de Norpois parut chercher un instant à se souvenir:
-- «Oui, une jeune personne de quatorze à quinze ans? En effet, je me souviens qu'elle m'a été présentée avant le dîner comme la fille de notre amphitryon. Je vous dirai que je l'ai peu vue, elle est allée se coucher de bonne heure. Ou elle allait chez des amies, je ne me rappelle pas bien. Mais je vois que vous êtes fort au courant de la maison Swann.»
-- «Je joue avec Mlle Swann aux Champs-Élysées, elle est délicieuse.»
-- «Ah! voilà! voilà! Mais à moi,
en effet, elle m'a paru charmante.
Je vous avoue pourtant que je ne crois pas qu'elle approchera
jamais de sa mère, si je peux dire cela sans blesser en
vous un sentiment trop vif.»
-- «Je préfère la figure de Mlle Swann, mais j'admire aussi énormément sa mère, je vais me promener au Bois rien que dans l'espoir de la voir passer.»
-- «Ah! mais je vais leur dire cela, elles seront très flattées.»
Pendant qu'il disait ces mots, M. de Norpois était,
pour quelques secondes encore, dans la situation de toutes les
personnes qui, m'entendant parler de Swann comme d'un homme
intelligent, de ses parents comme d'agents de change honorables,
de sa maison comme d'une belle maison, croyaient que je parlerais
aussi volontiers d'un autre homme aussi intelligent, d'autres
agents de change aussi honorables, d'une autre maison aussi
belle; c'est le moment où un homme sain d'esprit qui cause
avec un fou ne s'est pas encore aperçu que c'est un fou.
M. de Norpois savait qu'il n'y a rien que de naturel dans le
plaisir de regarder les jolies femmes, qu'il est de bonne
compagnie dès que quelqu'un nous parle avec chaleur de
l'une d'elles, de faire semblant de croire qu'il en est amoureux,
de l'en plaisanter, et de lui promettre de seconder ses desseins.
Mais en disant qu'il parlerait de moi à Gilberte et
à sa mère (ce qui me permettrait, comme une
divinité de l'Olympe qui a pris la fluidité d'un
souffle ou plutôt l'aspect du vieillard dont Minerve
emprunte les traits, de pénétrer moi-même,
invisible, dans le salon de Mme Swann d'attirer son attention,
d'occuper sa pensée, d'exciter sa reconnaissance pour mon
admiration, de lui apparaître comme l'ami d'un homme
important, de lui sembler à l'avenir digne d'être
invité par elle et d'entrer dans l'intimité de sa
famille), cet homme important qui allait user en ma faveur du
grand prestige qu'il devait avoir aux yeux de Mme Swann,
m'inspira subitement une tendresse si grande que j'eus peine
à me retenir de ne pas embrasser ses douces mains blanches
et fripées, qui avaient l'air d'être restées
trop longtemps dans l'eau. J'en ébauchai presque le geste
que je me crus seul à avoir remarqué. Il est
difficile en effet à chacun de nous de calculer exactement
à quelle échelle ses paroles ou ses mouvements
apparaissent à autrui; par peur de nous exagérer
notre importance et en grandissant dans des proportions
énormes le champ sur lequel sont obligés de
s'étendre les souvenirs des autres au cours de leur vie,
nous nous imaginons que les parties accessoires de notre
discours, de nos attitudes, pénètrent à
peine dans la conscience, à plus forte raison ne demeurent
pas dans la mémoire de ceux avec qui nous causons. C'est
d'ailleurs à une supposition de ce genre
qu'obéissent les criminels quand ils retouchent
après coup un mot qu'ils ont dit et duquel ils pensent
qu'on ne pourra confronter cette variante à aucune autre
version. Mais il est bien possible que, même en ce qui
concerne la vie millénaire de l'humanité, la
philosophie du feuilletoniste selon laquelle tout est promis
à l'oubli soit moins vraie qu'une philosophie contraire
qui prédirait la conservation de toutes choses. Dans le
même journal où le moraliste du «Premier
Paris» nous dit d'un événement, d'un
chef-d'uvre, à plus forte raison d'une chanteuse qui eut
«son heure de célébrité»:
«Qui se souviendra de tout cela dans dix ans?»
à la troisième page, le compte rendu de
l'Académie des Inscriptions ne parle-t-il pas souvent d'un
fait par lui-même moins important, d'un poème de peu
de valeur, qui date de l'époque des Pharaons et qu'on
connaît encore intégralement. Peut-être n'en
est-il pas tout à fait de même dans la courte vie
humaine. Pourtant quelques années plus tard, dans une
maison où M. de Norpois, qui se trouvait en visite, me
semblait le plus solide appui que j'y pusse rencontrer, parce
qu'il était l'ami de mon père, indulgent,
porté à nous vouloir du bien à tous,
d'ailleurs habitué par sa profession et ses origines
à la discrétion, quand, une fois l'Ambassadeur
parti, on me raconta qu'il avait fait allusion à une
soirée d'autrefois dans laquelle il avait «vu le
moment où j'allais lui baiser les mains», je ne
rougis pas seulement jusqu'aux oreilles, je fus stupéfait
d'apprendre qu'étaient si différentes de ce que
j'aurais cru, non seulement la façon dont M.
de Norpois parlait de moi, mais encore la composition de ses
souvenirs; ce «potin» m'éclaira sur les
proportions inattendues de distraction et de présence
d'esprit, de mémoire et d'oubli dont est fait l'esprit
humain; et, je fus aussi merveilleusement surpris que le jour
où je lus pour la première fois, dans un livre de
Maspero, qu'on savait exactement la liste des chasseurs
qu'Assourbanipal invitait à ses battues, dix
siècles avant Jésus-Christ.
-- Oh! monsieur, dis-je à M. de Norpois, quand il m'annonça qu'il ferait part à Gilberte et à sa mère, de l'admiration que j'avais pour elles, si vous faisiez cela, si vous parliez de moi à Mme Swann, ce ne serait pas assez de toute ma vie pour vous témoigner ma gratitude, et cette vie vous appartiendrait! Mais je tiens à vous faire remarquer que je ne connais pas Mme Swann et que je ne lui ai jamais été présenté.»
J'avais ajouté ces derniers mots par scrupule et pour
ne pas avoir l'air de m'être vanté d'une relation
que je n'avais pas. Mais en les prononçant, je sentais
qu'ils étaient déjà devenus inutiles, car
dès le début de mon remerciement, d'une ardeur
réfrigérante, j'avais vu passer sur le visage de
l'ambassadeur une expression d'hésitation et de
mécontentement et dans ses yeux, ce regard vertical,
étroit et oblique (comme, dans le dessin en perspective
d'un solide, la ligne fuyante d'une de ses faces), regard qui
s'adresse à cet interlocuteur invisible qu'on a en
soi-même, au moment où on lui dit quelque chose que
l'autre interlocuteur, le Monsieur avec qui on parlait jusqu'ici
-- moi dans la circonstance -- ne doit pas entendre. Je me rendis
compte aussitôt que ces phrases que j'avais
prononcées et qui, faibles encore auprès de
l'effusion reconnaissante dont j'étais envahi, m'avaient
paru devoir toucher M. de Norpois et achever de le décider
à une intervention qui lui eût donné si peu
de peine, et à moi tant de joie, étaient
peut-être (entre toutes celles qu'eussent pu chercher
diaboliquement des personnes qui m'eussent voulu du mal), les
seules qui pussent avoir pour résultat de l'y faire
renoncer. En les entendant en effet, de même qu'au moment
où un inconnu, avec qui nous venions d'échanger
agréablement des impressions que nous avions pu croire
semblables sur des passants que nous nous accordions à
trouver vulgaires, nous montre tout à coup l'abîme
pathologique qui le sépare de nous en ajoutant
négligemment tout en tâtant sa poche: «C'est
malheureux que je n'aie pas mon revolver, il n'en serait pas
resté un seul», M. de Norpois qui savait que rien
n'était moins précieux ni plus aisé que
d'être recommandé à Mme Swann et introduit
chez elle, et qui vit que pour moi, au contraire, cela
présentait un tel prix, par conséquent, sans doute,
une grande difficulté, pensa que le désir, normal
en apparence, que j'avais exprimé, devait dissimuler
quelque pensée différente, quelque visée
suspecte, quelque faute antérieure, à cause de
quoi, dans la certitude de déplaire à Mme Swann,
personne n'avait jusqu'ici voulu se charger de lui transmettre
une commission de ma part. Et je compris que cette commission, il
ne la ferait jamais, qu'il pourrait voir Mme Swann
quotidiennement pendant des années, sans pour cela lui
parler une seule fois de moi. Il lui demanda cependant quelques
jours plus tard un renseignement que je désirais et
chargea mon père de me le transmettre. Mais il n'avait pas
cru devoir dire pour qui il le demandait. Elle n'apprendrait donc
pas que je connaissais M. de Norpois et que je souhaitais tant
d'aller chez elle; et ce fut peut-être un malheur moins
grand que je ne croyais. Car la seconde de ces nouvelles
n'eût probablement pas beaucoup ajouté à
l'efficacité, d'ailleurs incertaine, de la
première.
Pour Odette, l'idée de sa propre vie et de sa propre
demeure n'éveillant aucun trouble mystérieux, une
personne qui la connaissait, qui allait chez elle, ne lui
semblait pas un être fabuleux comme il le paraissait
à moi qui aurais jeté dans les fenêtres de
Swann une pierre si j'avais pu écrire sur elle que je
connaissais M. de Norpois: j'étais persuadé qu'un
tel message, même transmis d'une façon aussi brutale
m'eût donné beaucoup plus de prestige aux yeux de la
maîtresse de la maison qu'il ne l'eût
indisposée contre moi. Mais, même si j'avais pu me
rendre compte que la mission dont ne s'acquitta pas M.
de Norpois fût restée sans utilité, bien
plus, qu'elle eût pu me nuire auprès des Swann, je
n'aurais pas eu le courage, s'il s'était montré
consentant, d'en décharger l'ambassadeur et de renoncer
à la volupté, si funestes qu'en pussent être
les suites, que mon nom et ma personne se trouvassent ainsi un
moment auprès de Gilberte, dans sa maison et sa vie
inconnues.
Quand M. de Norpois fut parti, mon père jeta un coup
d'il sur le journal du soir; je songeais de nouveau à la
Berma. Le plaisir que j'avais eu à l'entendre exigeait
d'autant plus d'être complété qu'il
était loin d'égaler celui que je m'étais
promis; aussi s'assimilait-il immédiatement tout ce qui
était susceptible de le nourrir, par exemple ces
mérites que M. de Norpois avait reconnus à la Berma
et que mon esprit avait bus d'un seul trait comme un pré
trop sec sur qui on verse de l'eau. Or mon père me passa
le journal en me désignant un entrefilet conçu en
ces termes: «La représentation de Phèdre qui
a été donnée devant une salle enthousiaste
où on remarquait les principales notabilités du
monde des arts et de la critique a été pour Mme
Berma qui jouait le rôle de Phèdre, l'occasion d'un
triomphe comme elle en a rarement connu de plus éclatant
au cours de sa prestigieuse carrière.
Nous reviendrons plus longuement sur cette représentation
qui constitue un véritable événement
théâtral; disons seulement que les juges les plus
autorisés s'accordaient à déclarer qu'une
telle interprétation renouvelait entièrement le
rôle de Phèdre, qui est un des plus beaux et des
plus fouillés de Racine et constituait la plus pure et la
plus haute manifestation d'art à laquelle de notre temps
il ait été donné d'assister.»
Dès que mon esprit eut conçu cette idée
nouvelle de «la plus pure et haute manifestation
d'art», celle-ci se rapprocha du plaisir imparfait que
j'avais éprouvé au théâtre, lui ajouta
un peu de ce qui lui manquait et leur réunion forma
quelque chose de si exaltant que je m'écriai:
«Quelle grande artiste!» Sans doute on peut trouver
que je n'étais pas absolument sincère. Mais qu'on
songe plutôt à tant d'écrivains qui,
mécontents du morceau qu'ils viennent d'écrire,
s'ils lisent un éloge du génie de
Châteaubriand, ou évoquant tel grand artiste dont
ils ont souhaité d'être l'égal, fredonnant
par exemple en eux-mêmes telle phrase de Beethoven de
laquelle ils comparent la tristesse à celle qu'ils ont
voulu mettre dans leur prose, se remplissent tellement de cette
idée de génie qu'ils l'ajoutent à leurs
propres productions en repensant à elles, ne les voient
plus telles qu'elles leur étaient apparues d'abord, et
risquant un acte de foi dans la valeur de leur uvre se disent:
«Après tout!» sans se rendre compte que, dans
le total qui détermine leur satisfaction finale, ils font
entrer le souvenir de merveilleuses pages de Châteaubriand
qu'ils assimilent aux leurs, mais enfin qu'ils n'ont point
écrites; qu'on se rappelle tant d'hommes qui croient en
l'amour d'une maîtresse de qui ils ne connaissent que les
trahisons; tous ceux aussi qui espèrent alternativement
soit une survie incompréhensible dès qu'ils
pensent, maris inconsolables, à une femme qu'ils ont
perdue et qu'ils aiment encore, artistes, à la gloire
future de laquelle ils pourront jouir, soit un néant
rassurant quand leur intelligence se reporte au contraire aux
fautes que sans lui ils auraient à expier après
leur mort; qu'on pense encore aux touristes qu'exalte la
beauté d'ensemble d'un voyage dont jour par jour ils n'ont
éprouvé que de l'ennui, et qu'on dise, si dans la
vie en commun que mènent les idées au sein de notre
esprit, il est une seule de celles qui nous rendent le plus
heureux qui n'ait été d'abord en véritable
parasite demander à une idée
étrangère et voisine le meilleur de la force qui
lui manquait.
Ma mère ne parut pas très satisfaite que mon
père ne songeât plus pour moi à la
«carrière». Je crois que soucieuse avant tout
qu'une règle d'existence disciplinât les caprices de
mes nerfs, ce qu'elle regrettait, c'était moins de me voir
renoncer à la diplomatie que m'adonner à la
littérature. «Mais laisse donc, s'écria mon
père, il faut avant tout prendre du plaisir à ce
qu'on fait. Or, il n'est plus un enfant. Il sait bien maintenant
ce qu'il aime, il est peu probable qu'il change, et il est
capable de se rendre compte de ce qui le rendra heureux dans
l'existence.» En attendant que grâce à la
liberté qu'elles m'octroyaient, je fusse, ou non, heureux
dans l'existence, les paroles de mon père me firent ce
soir-là bien de la peine. De tout temps ses gentillesses
imprévues m'avaient, quand elles se produisaient,
donné une telle envie d'embrasser au-dessus de sa barbe
ses joues colorées que si je n'y cédais pas,
c'était seulement par peur de lui déplaire.
Aujourd'hui, comme un auteur s'effraye de voir ses propres
rêveries qui lui paraissent sans grande valeur parce qu'il
ne les sépare pas de lui-même, obliger un
éditeur à choisir un papier, à employer des
caractères peut-être trop beaux pour elles, je me
demandais si mon désir d'écrire était
quelque chose d'assez important pour que mon père
dépensât à cause de cela tant de
bonté. Mais surtout en parlant de mes goûts qui ne
changeraient plus, de ce qui était destiné à
rendre mon existence heureuse, il insinuait en moi deux terribles
soupçons. Le premier c'était que (alors que chaque
jour je me considérais comme sur le seuil de ma vie encore
intacte et qui ne débuterait que le lendemain matin) mon
existence était déjà commencée, bien
plus, que ce qui allait en suivre ne serait pas très
différent de ce qui avait précédé. Le
second soupçon, qui n'était à vrai dire
qu'une autre forme du premier, c'est que je n'étais pas
situé en dehors du Temps, mais soumis à ses lois,
tout comme ces personnages de roman qui, à cause de cela,
me jetaient dans une telle tristesse, quand je lisais leur vie,
à Combray, au fond de ma guérite d'osier.
Théoriquement on sait que la terre tourne, mais en fait
on ne s'en aperçoit pas, le sol sur lequel on marche
semble ne pas bouger et on vit tranquille. Il en est ainsi du
Temps dans la vie. Et pour rendre sa fuite sensible, les
romanciers sont obligés, en accélérant
follement les battements de l'aiguille, de faire franchir au
lecteur dix, vingt, trente ans, en deux minutes. Au haut d'une
page on a quitté un amant plein d'espoir, au bas de la
suivante on le retrouve octogénaire, accomplissant
péniblement dans le préau d'un hospice sa promenade
quotidienne, répondant à peine aux paroles qu'on
lui adresse, ayant oublié le passé. En disant de
moi: «Ce n'est plus un enfant, ses goûts ne
changeront plus, etc.», mon père venait tout d'un
coup de me faire apparaître à moi-même dans le
Temps, et me causait le même genre de tristesse, que si
j'avais été non pas encore l'hospitalisé
ramolli, mais ces héros dont l'auteur, sur un ton
indifférent qui est particulièrement cruel, nous
dit à la fin d'un livre: «il quitte de moins en
moins la campagne. Il a fini par s'y fixer définitivement,
etc.»
Cependant, mon père, pour aller au-devant des critiques que nous aurions pu faire sur notre invité, dit à maman:
-- «J'avoue que le père Norpois a été un peu «poncif» comme vous dites. Quand il a dit qu'il aurait été «peu séant» de poser une question au comte de Paris, j'ai eu peur que vous ne vous mettiez à rire.»
« -- Mais pas du tout, répondit ma mère, j'aime beaucoup qu'un homme de cette valeur et de cet âge ait gardé cette sorte de naïveté qui ne prouve qu'un fond d'honnêteté et de bonne éducation.»
-- «Je crois bien! Cela ne l'empêche pas d'être fin et intelligent, je le sais moi qui le vois à la Commission tout autre qu'il n'est ici, s'écria mon père, heureux de voir que maman appréciait M. de Norpois, et voulant lui persuader qu'il était encore supérieur à ce qu'elle croyait, parce que la cordialité surfait avec autant de plaisir qu'en prend la taquinerie à déprécier. Comment a-t-il donc dit... «avec les princes on ne sait jamais... »
-- «Mais oui, comme tu dis là. J'avais remarqué, c'est très fin. On voit qu'il a une profonde expérience de la vie.»
-- «C'est extraordinaire qu'il ait dîné chez les Swann et qu'il y ait trouvé en somme des gens réguliers, des fonctionnaires... Où est-ce que Mme Swann a pu aller pêcher tout ce monde-là?»
-- «As-tu remarqué, avec quelle malice il a fait cette réflexion: «C'est une maison où il va surtout des hommes!»
Et tous deux cherchaient à reproduire la manière
dont M. de Norpois avait dit cette phrase, comme ils auraient
fait pour quelque intonation de Bressant ou de Thiron dans
l'Aventurière ou dans le Gendre de M. Poirier. Mais de
tous ses mots, le plus goûté, le fut par
Françoise qui, encore plusieurs années
après, ne pouvait pas «tenir son
sérieux» si on lui rappelait qu'elle avait
été traitée par l'ambassadeur de «chef
de premier ordre», ce que ma mère était
allée lui transmettre comme un ministre de la guerre les
félicitations d'un souverain de passage après
«la Revue». Je l'avais d'ailleurs
précédée à la cuisine. Car j'avais
fait promettre à Françoise, pacifiste mais cruelle,
qu'elle ne ferait pas trop souffrir le lapin qu'elle avait
à tuer et je n'avais pas eu de nouvelles de cette mort;
Françoise m'assura qu'elle s'était passée le
mieux du monde et très rapidement: «J'ai jamais vu
une bête comme ça; elle est morte sans dire
seulement une parole, vous auriez dit qu'elle était
muette.» Peu au courant du langage des bêtes,
j'alléguai que le lapin ne criait peut-être pas
comme le poulet. «Attendez un peu voir, me dit
Françoise indignée de mon ignorance, si les lapins
ne crient pas autant comme les poulets.
Ils ont même la voix bien plus forte.»
Françoise accepta les compliments de M. de Norpois avec la
fière simplicité, le regard joyeux et --
fût-ce momentanément -- intelligent, d'un artiste
à qui on parle de son art. Ma mère l'avait
envoyée autrefois dans certains grands restaurants voir
comment on y faisait la cuisine. J'eus ce soir-là à
l'entendre traiter les plus célèbres de gargotes le
même plaisir qu'autrefois à apprendre, pour les
artistes dramatiques, que la hiérarchie de leurs
mérites n'était pas la même que celle de
leurs réputations. «L'Ambassadeur, lui dit ma
mère, assure que nulle part on ne mange de buf froid et de
soufflés comme les vôtres.» Françoise
avec un air de modestie et de rendre hommage à la
vérité, l'accorda, sans être, d'ailleurs,
impressionnée par le titre d'ambassadeur; elle disait de
M. de Norpois, avec l'amabilité due à quelqu'un qui
l'avait prise pour un «chef»: «C'est un bon
vieux comme moi.» Elle avait bien cherché à
l'apercevoir quand il était arrivé, mais sachant
que Maman détestait qu'on fût derrière les
portes ou aux fenêtres et pensant qu'elle saurait par les
autres domestiques ou par les concierges qu'elle avait fait le
guet (car Françoise ne voyait partout que
«jalousies» et «racontages» qui jouaient
dans son imagination le même rôle permanent et
funeste que, pour telles autres personnes, les intrigues des
jésuites ou des juifs), elle s'était
contentée de regarder par la croisée de la cuisine,
«pour ne pas avoir des raisons avec Madame» et sur
l'aspect sommaire de M. de Norpois, elle avait «cru
Monsieur Legrand», à cause de son agileté, et
bien qu'il n'y eût pas un trait commun entre eux.
«Mais enfin, lui demanda ma mère, comment
expliquez-vous que personne ne fasse la gelée aussi bien
que vous (quand vous le voulez)?» «Je ne sais pas
d'où ce que ça devient», répondit
Françoise (qui n'établissait pas une
démarcation bien nette entre le verbe venir, au moins pris
dans certaines acceptions et le verbe devenir). Elle disait vrai
du reste, en partie, et n'était pas beaucoup plus capable
-- ou désireuse -- de dévoiler le mystère
qui faisait la supériorité de ses gelées ou
de ses crèmes, qu'une grande élégante pour
ses toilettes, ou une grande cantatrice pour son chant.
Leurs explications ne nous disent pas grand chose; il en
était de même des recettes de notre
cuisinière. «Ils font cuire trop à la
va-vite, répondit-elle en parlant des grands
restaurateurs, et puis pas tout ensemble. Il faut que le buf, il
devienne comme une éponge, alors il boit tout le jus
jusqu'au fond. Pourtant il y avait un de ces Cafés
où il me semble qu'on savait bien un peu faire la cuisine.
Je ne dis pas que c'était tout à fait ma
gelée, mais c'était fait bien doucement et les
soufflés ils avaient bien de la crème.»
«Est-ce Henry? demanda mon père qui nous avait
rejoints et appréciait beaucoup le restaurant de la place
Gaillon où il avait à dates fixes des repas de
corps. «Oh non! dit Françoise avec une douceur qui
cachait un profond dédain, je parlais d'un petit
restaurant. Chez cet Henry c'est très bon bien sûr,
mais c'est pas un restaurant, c'est plutôt... un
bouillon!» «Weber»?
«Ah! non, monsieur, je voulais dire un bon restaurant.
Weber c'est dans la rue Royale, ce n'est pas un restaurant, c'est
une brasserie.
Je ne sais pas si ce qu'ils vous donnent est servi. Je crois
qu'ils n'ont même pas de nappe, ils posent cela comme cela
sur la table, va comme je te pousse.» «Cirro?»
Françoise sourit: «Oh! là je crois qu'en fait
de cuisine il y a surtout des dames du monde. (Monde signifiait
pour Françoise demi-monde.) Dame, il faut ça pour
la jeunesse.» Nous nous apercevions qu'avec son air de
simplicité Françoise était pour les
cuisiniers célèbres une plus terrible
«camarade» que ne peut l'être l'actrice la plus
envieuse et la plus infatuée. Nous sentîmes pourtant
qu'elle avait un sentiment juste de son art et le respect des
traditions, car elle ajouta: «Non, je veux dire un
restaurant où c'est qu'il y avait l'air d'avoir une bien
bonne petite cuisine bourgeoise.
C'est une maison encore assez conséquente. Ça
travaillait beaucoup.
Ah! on en ramassait des sous là-dedans (Françoise,
économe, comptait par sous, non par louis comme les
décavés). Madame connaît bien là-bas
à droite sur les grands boulevards, un peu en
arrière...» Le restaurant dont elle parlait avec
cette équité mêlée d'orgueil et de
bonhomie, c'était... le Café Anglais.
Quand vint le 1er janvier, je fis d'abord des visites de
famille, avec maman, qui, pour ne pas me fatiguer, les avait
d'avance (à l'aide d'un itinéraire tracé par
mon père) classées par quartier plutôt que
selon le degré exact de la parenté. Mais à
peine entrés dans le salon d'une cousine assez
éloignée qui avait comme raison de passer d'abord,
que sa demeure ne le fût pas de la nôtre, ma
mère était épouvantée en voyant, ses
marrons glacés ou déguisés à la main,
le meilleur ami du plus susceptible de mes oncles auquel il
allait rapporter que nous n'avions pas commencé notre
tournée par lui. Cet oncle serait sûrement
blessé; il n'eût trouvé que naturel que nous
allassions de la Madeleine au Jardin des Plantes où il
habitait avant de nous arrêter à Saint-Augustin,
pour repartir rue de l'École-de-Médecine.
Les visites finies (ma grand'mère dispensait que nous
en fissions une chez elle, comme nous y dînions ce
jour-là) je courus jusqu'aux Champs-Élysées
porter à notre marchande pour qu'elle la remît
à la personne qui venait plusieurs fois par semaine de
chez les Swann y chercher du pain d'épices, la lettre que
dès le jour où mon amie m'avait fait tant de peine,
j'avais décidé de lui envoyer au nouvel an, et dans
laquelle je lui disais que notre amitié ancienne
disparaissait avec l'année finie, que j'oubliais mes
griefs et mes déceptions et qu'à partir du 1er
janvier, c'était une amitié neuve que nous allions
bâtir, si solide que rien ne la détruirait, si
merveilleuse que j'espérais que Gilberte mettrait quelque
coquetterie à lui garder toute sa beauté et
à m'avertir à temps comme je promettais de le faire
moi-même, aussitôt que surviendrait le moindre
péril qui pourrait l'endommager. En rentrant,
Françoise me fit arrêter, au coin de la rue Royale,
devant un étalage en plein vent où elle choisit,
pour ses propres étrennes, des photographies de Pie IX et
de Raspail et où, pour ma part, j'en achetai une de la
Berma. Les innombrables admirations qu'excitait l'artiste
donnaient quelque chose d'un peu pauvre à ce visage unique
qu'elle avait pour y répondre, immuable et précaire
comme ce vêtement des personnes qui n'en ont pas de
rechange, et où elle ne pouvait exhiber toujours que le
petit pli au-dessus de la lèvre supérieure, le
relèvement des sourcils, quelques autres
particularités physiques toujours les mêmes qui, en
somme, étaient à la merci d'une brûlure ou
d'un choc. Ce visage, d'ailleurs, ne m'eût pas à lui
seul semblé beau, mais il me donnait l'idée, et par
conséquent, l'envie de l'embrasser à cause de tous
les baisers qu'il avait dû supporter, et que du fond de la
«carte-album», il semblait appeler encore par ce
regard coquettement tendre et ce sourire artificieusement
ingénu. Car la Berma devait ressentir effectivement pour
bien des jeunes hommes ces désirs qu'elle avouait sous le
couvert du personnage de Phèdre, et dont tout, même
le prestige de son nom qui ajoutait à sa beauté et
prorogeait sa jeunesse, devait lui rendre l'assouvissement si
facile. Le soir tombait, je m'arrêtai devant une colonne de
théâtre où était affichée la
représentation que la Berma donnait pour le 1er janvier.
Il soufflait un vent humide et doux.
C'était un temps que je connaissais; j'eus la sensation
et le pressentiment que le jour de l'an n'était pas un
jour différent des autres, qu'il n'était pas le
premier d'un monde nouveau où j'aurais pu, avec une chance
encore intacte, refaire la connaissance de Gilberte comme au
temps de la Création, comme s'il n'existait pas encore de
passé, comme si eussent été
anéanties, avec les indices qu'on aurait pu en tirer pour
l'avenir, les déceptions qu'elle m'avait parfois
causées: un nouveau monde où rien ne
subsistât de l'ancien...
rien qu'une chose: mon désir que Gilberte m'aimât.
Je compris que si mon cur souhaitait ce renouvellement autour de
lui d'un univers qui ne l'avait pas satisfait, c'est que lui, mon
cur, n'avait pas changé, et je me dis qu'il n'y avait pas
de raison pour que celui de Gilberte eût changé
davantage; je sentis que cette nouvelle amitié
c'était la même, comme ne sont pas
séparées des autres par un fossé les
années nouvelles que notre désir, sans pouvoir les
atteindre et les modifier, recouvre à leur insu d'un nom
différent. J'avais beau dédier celle-ci à
Gilberte, et comme on superpose une religion aux lois aveugles de
la nature, essayer d'imprimer au jour de l'an l'idée
particulière que je m'étais faite de lui,
c'était en vain; je sentais qu'il ne savait pas qu'on
l'appelât le jour de l'an, qu'il finissait dans le
crépuscule d'une façon qui ne m'était pas
nouvelle: dans le vent doux qui soufflait autour de la colonne
d'affiches, j'avais reconnu, j'avais senti reparaître la
matière éternelle et commune, l'humidité
familière, l'ignorante fluidité des anciens
jours.
Je revins à la maison. Je venais de vivre le 1er
janvier des hommes vieux qui diffèrent ce jour-là
des jeunes, non parce qu'on ne leur donne plus d'étrennes,
mais parce qu'ils ne croient plus au nouvel an.
Des étrennes j'en avais reçu mais non pas les
seules qui m'eussent fait plaisir et qui eussent
été un mot de Gilberte. J'étais pourtant
jeune encore tout de même puisque j'avais pu lui en
écrire un par lequel j'espérais en lui disant les
rêves lointains de ma tendresse, en éveiller de
pareils en elle. La tristesse des hommes qui ont vieilli c'est de
ne pas même songer à écrire de telles lettres
dont ils ont appris l'inefficacité.
Quand je fus couché, les bruits de la rue, qui se prolongeaient plus tard ce soir de fête, me tinrent éveillé. Je pensais à tous les gens qui finiraient leur nuit dans les plaisirs, à l'amant, à la troupe de débauchés peut-être, qui avaient dû aller chercher la Berma à la fin de cette représentation que j'avais vue annoncée pour le soir. Je ne pouvais même pas, pour calmer l'agitation que cette idée faisait naître en moi dans cette nuit d'insomnie, me dire que la Berma ne pensait peut-être pas à l'amour, puisque les vers qu'elle récitait, qu'elle avait longuement étudiés, lui rappelaient à tous moments qu'il est délicieux, comme elle le savait d'ailleurs si bien qu'elle en faisait apparaître les troubles bien connus -- mais doués d'une violence nouvelle et d'une douceur insoupçonnée, -- à des spectateurs émerveillés dont chacun pourtant les avait ressentis par soi-même. Je rallumai ma bougie éteinte pour regarder encore une fois son visage. A la pensée qu'il était sans doute en ce moment caressé par ces hommes que je ne pouvais empêcher de donner à la Berma, et de recevoir d'elle, des joies surhumaines et vagues, j'éprouvais un émoi plus cruel qu'il n'était voluptueux, une nostalgie que vint aggraver le son du cor, comme on l'entend la nuit de la Mi-Carême, et souvent des autres fêtes, et qui, parce qu'il est alors sans poésie, est plus triste, sortant d'un mastroquet, que «le soir au fond des bois». A ce moment-là, un mot de Gilberte n'eût peut-être pas été ce qu'il m'eût fallu. Nos désirs vont s'interférant et, dans la confusion de l'existence, il est rare qu'un bonheur vienne justement se poser sur le désir qui l'avait réclamé.
Je continuai à aller aux Champs-Élysées les jours de beau temps, par des rues dont les maisons élégantes et roses baignaient, parce que c'était le moment de la grande vogue des Expositions d'Aquarellistes, dans un ciel mobile et léger. Je mentirais en disant que dans ce temps-là les palais de Gabriel m'aient paru d'une plus grande beauté ni même d'une autre époque que les hôtels avoisinants. Je trouvais plus de style et aurais cru plus d'ancienneté sinon au Palais de l'Industrie, du moins à celui du Trocadéro. Plongée dans un sommeil agité, mon adolescence enveloppait d'un même rêve tout le quartier où elle le promenait, et je n'avais jamais songé qu'il pût y avoir un édifice du XVIIIe siècle dans la rue Royale, de même que j'aurais été étonné si j'avais appris que la Porte-Saint-Martin et la Porte Saint-Denis, chefs-d'uvre du temps de Louis XIV, n'étaient pas contemporains des immeubles les plus récents de ces arrondissements sordides. Une seule fois un des palais de Gabriel me fit arrêter longuement; c'est que la nuit étant venue, ses colonnes dématérialisées par le clair de lune avaient l'air découpées dans du carton et me rappelant un décor de l'opérette: Orphée aux Enfers, me donnaient pour la première fois une impression de beauté.
Gilberte cependant ne revenait toujours pas aux Champs-Élysées. Et pourtant j'aurais eu besoin de la voir, car je ne me rappelais même pas sa figure. La manière chercheuse, anxieuse, exigeante que nous avons de regarder la personne que nous aimons, notre attente de la parole qui nous donnera ou nous ôtera l'espoir d'un rendez-vous pour le lendemain, et, jusqu'à ce que cette parole soit dite, notre imagination alternative, sinon simultanée, de la joie et du désespoir, tout cela rend notre attention en face de l'être aimé, trop tremblante pour qu'elle puisse obtenir de lui une image bien nette. Peut-être aussi cette activité de tous les sens à la fois et qui essaye de connaître avec les regards seuls ce qui est au delà d'eux, est-elle trop indulgente aux mille formes, à toutes les saveurs, aux mouvements de la personne vivante que d'habitude, quand nous n'aimons pas, nous immobilisons. Le modèle chéri, au contraire, bouge; on n'en a jamais que des photographies manquées. Je ne savais vraiment plus comment étaient faits les traits de Gilberte sauf dans les moments divins, où elle les dépliait pour moi: je ne me rappelais que son sourire. Et ne pouvant revoir ce visage bien-aimé, quelque effort que je fisse pour m'en souvenir, je m'irritais de trouver, dessinés dans ma mémoire avec une exactitude définitive, les visages inutiles et frappants de l'homme des chevaux de bois et de la marchande de sucre d'orge: ainsi ceux qui ont perdu un être aimé qu'ils ne revoient jamais en dormant, s'exaspèrent de rencontrer sans cesse dans leurs rêves tant de gens insupportables et que c'est déjà trop d'avoir connus dans l'état de veille. Dans leur impuissance à se représenter l'objet de leur douleur, ils s'accusent presque de n'avoir pas de douleur. Et moi je n'étais pas loin de croire que ne pouvant me rappeler les traits de Gilberte, je l'avais oubliée elle-même, je ne l'aimais plus. Enfin elle revint jouer presque tous les jours, mettant devant moi de nouvelles choses à désirer, à lui demander, pour le lendemain, faisant bien chaque jour en ce sens-là, de ma tendresse une tendresse nouvelle. Mais une chose changea une fois de plus et brusquement la façon dont tous les après-midis vers deux heures se posait le problème de mon amour. M. Swann avait-il surpris la lettre que j'avais écrite à sa fille, ou Gilberte ne faisait-elle que m'avouer longtemps après, et afin que je fusse plus prudent, un état de choses déjà ancien? Comme je lui disais combien j'admirais son père et sa mère, elle prit cet air vague, plein de réticences et de secret qu'elle avait quand on lui parlait de ce qu'elle avait à faire, de ses courses et de ses visites, et tout d'un coup finit par me dire: «Vous savez, ils ne vous gobent pas!» et glissante comme une ondine -- elle était ainsi -- elle éclata de rire. Souvent son rire en désaccord avec ses paroles semblait, comme fait la musique, décrire dans un autre plan, une surface invisible. M. et Mme Swann ne demandaient pas à Gilberte de cesser de jouer avec moi, mais eussent autant aimé, pensait-elle, que cela n'eût pas commencé. Ils ne voyaient pas mes relations avec elle d'un il favorable, ne me croyaient pas d'une grande moralité et s'imaginaient que je ne pouvais exercer sur leur fille qu'une mauvaise influence. Ce genre de jeunes gens peu scrupuleux auxquels Swann me croyait ressembler, je me les représentais comme détestant les parents de la jeune fille qu'ils aiment, les flattant quand ils sont là, mais se moquant d'eux avec elle, la poussant à leur désobéir, et quand ils ont une fois conquis leur fille, les privant même de la voir. A ces traits (qui ne sont jamais ceux sous lesquels le plus grand misérable se voit lui-même) avec quelle violence mon cur opposait ces sentiments dont il était animé à l'égard de Swann, si passionnés au contraire que je ne doutais pas que s'il les eût soupçonnés il ne se fût repenti de son jugement à mon égard comme d'une erreur judiciaire. Tout ce que je ressentais pour lui, j'osai le lui écrire dans une longue lettre que je confiai à Gilberte en la priant de la lui remettre. Elle y consentit. Hélas! il voyait donc en moi un plus grand imposteur encore que je ne pensais; ces sentiments que j'avais cru peindre, en seize pages, avec tant de vérité, il en avait donc douté; la lettre que je lui écrivis, aussi ardente et aussi sincère que les paroles que j'avais dites à M. de Norpois n'eut pas plus de succès. Gilberte me raconta le lendemain, après m'avoir emmené à l'écart derrière un massif de lauriers, dans une petite allée où nous nous assîmes chacun sur une chaise, qu'en lisant la lettre qu'elle me rapportait, son père avait haussé les épaules, en disant: «Tout cela ne signifie rien, cela ne fait que prouver combien j'ai raison.» Moi qui savais la pureté de mes intentions, la bonté de mon âme, j'étais indigné que mes paroles n'eussent même pas effleuré l'absurde erreur de Swann. Car que ce fût une erreur, je n'en doutais pas alors. Je sentais que j'avais décrit avec tant d'exactitude certaines caractéristiques irrécusables de mes sentiments généreux que, pour que d'après elles Swann ne les eût pas aussitôt reconstitués, ne fût pas venu me demander pardon et avouer qu'il s'était trompé, il fallait que ces nobles sentiments, il ne les eût lui-même jamais ressentis, ce qui devait le rendre incapable de les comprendre chez les autres.
Or, peut-être simplement Swann savait-il que la
générosité n'est souvent que l'aspect
intérieur que prennent nos sentiments égoïstes
quand nous ne les avons pas encore nommés et
classés. Peut-être avait-il reconnu dans la
sympathie que je lui exprimais, un simple effet -- et une
confirmation enthousiaste -- de mon amour pour Gilberte, par
lequel -- et non par ma vénération secondaire pour
lui -- seraient fatalement dans la suite dirigés mes
actes. Je ne pouvais partager ses prévisions, car je
n'avais pas réussi à abstraire de moi-même
mon amour, à le faire rentrer dans la
généralité des autres et à en
supporter expérimentalement les conséquences;
j'étais désespéré. Je dus quitter un
instant Gilberte, Françoise m'ayant appelé. Il me
fallut l'accompagner dans un petit pavillon treillissé de
vert, assez semblable aux bureaux d'octroi
désaffectés du vieux Paris, et dans lequel
étaient depuis peu installés, ce qu'on appelle en
Angleterre un lavabo, et en France, par une anglomanie mal
informée, des water-closets. Les murs humides et anciens
de l'entrée, où je restai à attendre
Françoise dégageaient une fraîche odeur de
renfermé qui, m'allégeant aussitôt des soucis
que venaient de faire naître en moi les paroles de Swann
rapportées par Gilberte, me pénétra d'un
plaisir non pas de la même espèce que les autres,
lesquels nous laissent plus instables, incapables de les retenir,
de les posséder, mais au contraire d'un plaisir consistant
auquel je pouvais m'étayer, délicieux, paisible,
riche d'une vérité durable, inexpliquée et
certaine. J'aurais voulu, comme autrefois dans mes promenades du
côté de Guermantes, essayer de
pénétrer le charme de cette impression qui m'avait
saisi et rester immobile à interroger cette
émanation vieillotte qui me proposait non de jouir du
plaisir qu'elle ne me donnait que par surcroît, mais de
descendre dans la réalité qu'elle ne m'avait pas
dévoilée. Mais la tenancière de
l'établissement, vieille dame à joues
plâtrées, et à perruque rousse, se mit
à me parler.
Françoise la croyait «tout à fait bien de
chez elle». Sa demoiselle avait épousé ce que
Françoise appelait «un jeune homme de famille»
par conséquent quelqu'un qu'elle trouvait plus
différent d'un ouvrier que Saint-Simon un duc d'un homme
«sorti de la lie du peuple». Sans doute la
tenancière avant de l'être avait eu des revers. Mais
Françoise assurait qu'elle était marquise et
appartenait à la famille de Saint-Ferréol. Cette
marquise me conseilla de ne pas rester au frais et m'ouvrit
même un cabinet en me disant: «Vous ne voulez pas
entrer?
en voici un tout propre, pour vous ce sera gratis.» Elle
le faisait peut-être seulement comme les demoiselles de
chez Gouache quand nous venions faire une commande m'offraient un
des bonbons qu'elles avaient sur le comptoir sous des cloches de
verre et que maman me défendait hélas d'accepter;
peut-être aussi moins innocemment comme telle vieille
fleuriste par qui maman faisait remplir ses
«jardinières» et qui me donnait une rose en
roulant des yeux doux. En tous cas, si la «marquise»
avait du goût pour les jeunes garçons, en leur
ouvrant la porte hypogéenne de ces cubes de pierre
où les hommes sont accroupis comme des sphinx, elle devait
chercher dans ses générosités moins
l'espérance de les corrompre que le plaisir qu'on
éprouve à se montrer vainement prodigue envers ce
qu'on aime, car je n'ai jamais vu auprès d'elle d'autre
visiteur qu'un vieux garde forestier du jardin.
Un instant après je prenais congé de la marquise, accompagné de Françoise, et je quittai cette dernière pour retourner auprès de Gilberte. Je l'aperçus tout de suite, sur une chaise, derrière le massif de lauriers. C'était pour ne pas être vue de ses amies: on jouait à cache-cache. J'allai m'asseoir à côté d'elle. Elle avait une toque plate qui descendait assez bas sur ses yeux leur donnant ce même regard «en dessous», rêveur et fourbe que je lui avais vu la première fois à Combray. Je lui demandai s'il n'y avait pas moyen que j'eusse une explication verbale avec son père. Gilberte me dit qu'elle la lui avait proposée, mais qu'il la jugeait inutile. Tenez, ajouta-t-elle, ne me laissez pas votre lettre, il faut rejoindre les autres puisqu'ils ne m'ont pas trouvée.»
Si Swann était arrivé alors avant même que je l'eusse reprise, cette lettre de la sincérité de laquelle je trouvais qu'il avait été si insensé de ne pas s'être laissé persuader, peut-être aurait-il vu que c'était lui qui avait raison. Car m'approchant de Gilberte qui, renversée sur sa chaise, me disait de prendre la lettre et ne me la tendait pas, je me sentis si attiré par son corps que je lui dis:
-- Voyons, empêchez-moi de l'attraper nous allons voir qui sera le plus fort.
Elle la mit dans son dos, je passai mes mains derrière son cou, en soulevant les nattes de cheveux qu'elle portait sur les épaules, soit que ce fût encore de son âge, soit que sa mère voulût la faire paraître plus longtemps enfant, afin de se rajeunir elle-même; nous luttions, arc-boutés. Je tâchais de l'attirer, elle résistait; ses pommettes enflammées par l'effort étaient rouges et rondes comme des cerises; elle riait comme si je l'eusse chatouillée; je la tenais serrée entre mes jambes comme un arbuste après lequel j'aurais voulu grimper; et, au milieu de la gymnastique que je faisais, sans qu'en fût à peine augmenté l'essoufflement que me donnaient l'exercice musculaire et l'ardeur du jeu, je répandis, comme quelques gouttes de sueur arrachées par l'effort, mon plaisir auquel je ne pus pas même m'attarder le temps d'en connaître le goût; aussitôt je pris la lettre. Alors, Gilberte me dit avec bonté:
-- «Vous savez, si vous voulez, nous pouvons lutter encore un peu.»
Peut-être avait-elle obscurément senti que mon jeu avait un autre objet que celui que j'avais avoué, mais n'avait-elle pas su remarquer que je l'avais atteint. Et moi qui craignais qu'elle s'en fût aperçue (et un certain mouvement rétractile et contenu de pudeur offensée qu'elle eut un instant après, me donna à penser que je n'avais pas eu tort de le craindre), j'acceptai de lutter encore, de peur qu'elle pût croire que je ne m'étais proposé d'autre but que celui après quoi je n'avais plus envie que de rester tranquille auprès d'elle.
En rentrant, j'aperçus, je me rappelai brusquement
l'image, cachée jusque-là, dont m'avait
approché, sans me la laisser voir ni reconnaître, le
frais, sentant presque la suie, du pavillon treillagé.
Cette image était celle de la petite pièce de mon
oncle Adolphe, à Combray, laquelle exhalait en effet le
même parfum d'humidité. Mais je ne pus comprendre et
je remis à plus tard de chercher pourquoi le rappel d'une
image si insignifiante m'avait donné une telle
félicité.
En attendant, il me sembla que je méritais vraiment le
dédain de M. de Norpois: j'avais
préféré jusqu'ici à tous les
écrivains celui qu'il appelait un simple «joueur de
flûte» et une véritable exaltation m'avait
été communiquée, non par quelque idée
importante, mais par une odeur de moisi.
Depuis quelque temps, dans certaines familles, le nom des Champs-Élysées, si quelque visiteur le prononçait, était accueilli par les mères avec l'air malveillant qu'elles réservent à un médecin réputé auquel elles prétendent avoir vu faire trop de diagnostics erronés pour avoir encore confiance en lui; on assurait que ce jardin ne réussissait pas aux enfants, qu'on pouvait citer plus d'un mal de gorge, plus d'une rougeole et nombre de fièvres dont il était responsable. Sans mettre ouvertement en doute la tendresse de maman qui continuait à m'y envoyer, certaines de ses amies déploraient du moins son aveuglement.
Les névropathes sont peut-être malgré l'expression consacrée, ceux qui «s'écoutent» le moins: ils entendent en eux tant de choses dont ils se rendent compte ensuite qu'ils avaient eu tort de s'alarmer, qu'ils finissent par ne plus faire attention à aucune. Leur système nerveux leur a si souvent crié: «Au secours!» comme pour une grave maladie, quand tout simplement il allait tomber de la neige ou qu'on allait changer d'appartement, qu'ils prennent l'habitude de ne pas plus tenir compte de ces avertissements qu'un soldat, lequel dans l'ardeur de l'action, les perçoit si peu, qu'il est capable, étant mourant, de continuer encore quelques jours à mener la vie d'un homme en bonne santé. Un matin, portant coordonnés en moi mes malaises habituels, de la circulation constante et intestine desquels je tenais toujours mon esprit détourné aussi bien que de celle de mon sang, je courais allègrement vers la salle à manger où mes parents étaient déjà à table, et -- m'étant dit comme d'ordinaire qu'avoir froid peut signifier non qu'il faut se chauffer, mais par exemple qu'on a été grondé, et ne pas avoir faim, qu'il va pleuvoir et non qu'il ne faut pas manger, -- je me mettais à table, quand, au moment d'avaler la première bouchée d'une côtelette appétissante, une nausée, un étourdissement m'arrêtèrent, réponse fébrile d'une maladie commencée, dont la glace de mon indifférence avait masqué, retardé les symptômes, mais qui refusait obstinément la nourriture que je n'étais pas en état d'absorber. Alors, dans la même seconde, la pensée que l'on m'empêcherait de sortir si l'on s'apercevait que j'étais malade me donna, comme l'instinct de conservation à un blessé, la force de me traîner jusqu'à ma chambre où je vis que j'avais 40 degrés de fièvre, et ensuite de me préparer pour aller aux Champs-Élysées. A travers le corps languissant et perméable dont elle était enveloppée, ma pensée souriante rejoignait, exigeait le plaisir si doux d'une partie de barres avec Gilberte, et une heure plus tard, me soutenant à peine, mais heureux à côté d'elle, j'avais la force de le goûter encore.
Françoise, au retour, déclara que je
m'étais «trouvé indisposé», que
j'avais dû prendre un «chaud et froid», et le
docteur, aussitôt appelé, déclara
«préférer» la
«sévérité», la
«virulence» de la poussée fébrile qui
accompagnait ma congestion pulmonaire et ne serait «qu'un
feu de paille» à des formes plus
«insidieuses» et «larvées». Depuis
longtemps déjà j'étais sujet à des
étouffements et notre médecin, malgré la
désapprobation de ma grand'mère, qui me voyait
déjà mourant alcoolique, m'avait conseillé
outre la caféine qui m'était prescrite pour m'aider
à respirer, de prendre de la bière, du champagne ou
du cognac quand je sentais venir une crise. Celles-ci
avorteraient, disait-il, dans l'«euphorie»
causée par l'alcool. J'étais souvent obligé
pour que ma grand'mère permît qu'on m'en
donnât, de ne pas dissimuler, de faire presque montre de
mon état de suffocation.
D'ailleurs, dès que je le sentais s'approcher, toujours
incertain des proportions qu'il prendrait, j'en étais
inquiet à cause de la tristesse de ma grand'mère
que je craignais beaucoup plus que ma souffrance. Mais en
même temps mon corps, soit qu'il fût trop faible pour
garder seul le secret de celle-ci, soit qu'il redoutât que
dans l'ignorance du mal imminent on exigeât de moi quelque
effort qui lui eût été impossible ou
dangereux, me donnait le besoin d'avertir ma grand'mère de
mes malaises avec une exactitude où je finissais par
mettre une sorte de scrupule physiologique. Apercevais-je en moi
un symptôme fâcheux que je n'avais pas encore
discerné, mon corps était en détresse tant
que je ne l'avais pas communiqué à ma
grand'mère.
Feignait-elle de n'y prêter aucune attention, il me
demandait d'insister. Parfois j'allais trop loin; et le visage
aimé qui n'était plus toujours aussi maître
de ses émotions qu'autrefois, laissait paraître une
expression de pitié, une contraction douloureuse. Alors
mon cur était torturé par la vue de la peine
qu'elle avait; comme si mes baisers eussent dû effacer
cette peine, comme si ma tendresse eût pu donner à
ma grand'mère autant de joie que mon bonheur, je me jetais
dans ses bras. Et les scrupules étant d'autre part
apaisés par la certitude qu'elle connaissait le malaise
ressenti, mon corps ne faisait pas opposition à ce que je
la rassurasse. Je protestais que ce malaise n'avait rien de
pénible, que je n'étais nullement à
plaindre, qu'elle pouvait être certaine que j'étais
heureux; mon corps avait voulu obtenir exactement ce qu'il
méritait de pitié et pourvu qu'on sût qu'il
avait une douleur en son côté droit, il ne voyait
pas d'inconvénient à ce que je déclarasse
que cette douleur n'était pas un mal et n'était pas
pour moi un obstacle au bonheur, mon corps ne se piquant pas de
philosophie; elle n'était pas de son ressort. J'eus
presque chaque jour de ces crises d'étouffement pendant ma
convalescence. Un soir que ma grand'mère m'avait
laissé assez bien, elle rentra dans ma chambre très
tard dans la soirée, et s'apercevant que la respiration me
manquait: Oh! mon Dieu, comme tu souffres, s'écria-t-elle,
les traits bouleversés. Elle me quitta aussitôt,
j'entendis la porte cochère, et elle rentra un peu plus
tard avec du cognac qu'elle était allée acheter
parce qu'il n'y en avait pas à la maison. Bientôt je
commençai à me sentir heureux. Ma
grand'mère, un peu rouge, avait l'air gêné,
et ses yeux une expression de lassitude et de
découragement.
-- J'aime mieux te laisser et que tu profites un peu de ce mieux, me dit-elle, en me quittant brusquement. Je l'embrassai pourtant et je sentis sur ses joues fraîches quelque chose de mouillé dont je ne sus pas si c'était l'humidité de l'air nocturne qu'elle venait de traverser. Le lendemain, elle ne vint que le soir dans ma chambre parce qu'elle avait eu, me dit-on, à sortir. Je trouvai que c'était montrer bien de l'indifférence pour moi, et je me retins pour ne pas la lui reprocher.
Mes suffocations ayant persisté alors que ma congestion
depuis longtemps finie ne les expliquait plus, mes parents firent
venir en consultation le professeur Cottard. Il ne suffit pas
à un médecin appelé dans des cas de ce genre
d'être instruit. Mis en présence de symptômes
qui peuvent être ceux de trois ou quatre maladies
différentes, c'est en fin de compte son flair, son coup
d'il qui décident à laquelle malgré les
apparences à peu près semblables il y a chance
qu'il ait à faire. Ce don mystérieux n'implique pas
de supériorité dans les autres parties de
l'intelligence et un être d'une grande vulgarité,
aimant la plus mauvaise peinture, la plus mauvaise musique,
n'ayant aucune curiosité d'esprit, peut parfaitement le
posséder. Dans mon cas ce qui était
matériellement observable, pouvait aussi bien être
causé par des spasmes nerveux, par un commencement de
tuberculose, par de l'asthme, par une dyspnée
toxi-alimentaire avec insuffisance rénale, par de la
bronchite chronique, par un état complexe dans lequel
seraient entrés plusieurs de ces facteurs. Or les spasmes
nerveux demandaient à être traités par le
mépris, la tuberculose par de grands soins et par un genre
de suralimentation qui eût été mauvaise pour
un état arthritique comme l'asthme, et eût pu
devenir dangereux en cas de dyspnée toxi-alimentaire
laquelle exige un régime qui en revanche serait
néfaste pour un tuberculeux. Mais les hésitations
de Cottard furent courtes et ses prescriptions
impérieuses: «Purgatifs violents et drastiques, lait
pendant plusieurs jours, rien que du lait. Pas de viande, pas
d'alcool.» -- Ma mère murmura que j'avais pourtant
bien besoin d'être reconstitué, que j'étais
déjà assez nerveux, que cette purge de cheval et ce
régime me mettraient à bas. Je vis aux yeux de
Cottard, aussi inquiets que s'il avait peur de manquer le train,
qu'il se demandait s'il ne s'était pas laissé aller
à sa douceur naturelle. Il tâchait de se rappeler
s'il avait pensé à prendre un masque froid, comme
on cherche une glace pour regarder si on n'a pas oublié de
nouer sa cravate. Dans le doute et pour faire, à tout
hasard, compensation, il répondit grossièrement:
«Je n'ai pas l'habitude de répéter deux fois
mes ordonnances.
Donnez-moi une plume. Et surtout au lait. Plus tard, quand nous
aurons jugulé les crises et l'agrypnie, je veux bien que
vous preniez quelques potages, puis des purées, mais
toujours au lait, au lait.
Cela vous plaira, puisque l'Espagne est à la mode,
ollé! ollé! (Ses élèves connaissaient
bien ce calembour qu'il faisait à l'hôpital chaque
fois qu'il mettait un cardiaque ou un hépatique au
régime lacté.) Ensuite vous reviendrez
progressivement à la vie commune. Mais chaque fois que la
toux et les étouffements recommenceront, purgatifs,
lavages intestinaux, lit, lait.» Il écouta d'un air
glacial, sans y répondre, les dernières objections
de ma mère, et, comme il nous quitta sans avoir
daigné expliquer les raisons de ce régime, mes
parents le jugèrent sans rapport avec mon cas, inutilement
affaiblissant et ne me le firent pas essayer. Ils
cherchèrent naturellement à cacher au Professeur
leur désobéissance et pour y réussir plus
sûrement, évitèrent toutes les maisons
où ils auraient pu le rencontrer. Puis mon état
s'aggravant on se décida à me faire suivre à
la lettre les prescriptions de Cottard; au bout de trois jours je
n'avais plus de râles, plus de toux et je respirais
bien.
Alors nous comprîmes que Cottard tout en me trouvant comme
il le dit dans la suite, assez asthmatique et surtout
«toqué», avait discerné que ce qui
prédominait à ce moment-là en moi,
c'était l'intoxication, et qu'en faisant couler mon foie
et en lavant mes reins, il décongestionnerait mes
bronches, me rendrait le souffle, le sommeil, les forces. Et nous
comprîmes que cet imbécile était un grand
clinicien. Je pus enfin me lever. Mais on parlait de ne plus
m'envoyer aux Champs-Élysées. On disait que
c'était à cause du mauvais air; je pensais bien
qu'on profitait du prétexte pour que je ne pusse plus voir
Mlle Swann et je me contraignais à redire tout le temps le
nom de Gilberte, comme ce langage natal que les vaincus
s'efforcent de maintenir pour ne pas oublier la patrie qu'ils ne
reverront pas.
Quelquefois ma mère passait sa main sur mon front en me
disant:
-- Alors, les petits garçons ne racontent plus à leur maman les chagrins qu'ils ont?
Françoise s'approchait tous les jours de moi en me disant: «Monsieur a une mine! Vous ne vous êtes pas regardé, on dirait un mort!» Il est vrai que si j'avais eu un simple rhume, Françoise eût pris le même air funèbre. Ces déplorations tenaient plus à sa «classe» qu'à mon état de santé. Je ne démêlais pas alors si ce pessimisme était chez Françoise douloureux ou satisfait. Je conclus provisoirement qu'il était social et professionnel.
Un jour, à l'heure du courrier, ma mère posa sur
mon lit une lettre.
Je l'ouvris distraitement puisqu'elle ne pouvait pas porter la
seule signature qui m'eût rendu heureux, celle de Gilberte
avec qui je n'avais pas de relations en dehors des
Champs-Élysées. Or, au bas du papier, timbré
d'un sceau d'argent représentant un chevalier
casqué sous lequel se contournait cette devise: Per viam
rectam, au-dessous d'une lettre, d'une grande écriture, et
où presque toutes les phrases semblaient
soulignées, simplement parce que la barre des t
étant tracée non au travers d'eux, mais au-dessus,
mettait un trait sous le mot correspondant de la ligne
supérieure, ce fut justement la signature de Gilberte que
je vis. Mais parce que je la savais impossible dans une lettre
adressée à moi, cette vue, non accompagnée
de croyance, ne me causa pas de joie. Pendant un instant elle ne
fit que frapper d'irréalité tout ce qui
m'entourait. Avec une vitesse vertigineuse, cette signature sans
vraisemblance jouait aux quatre coins avec mon lit, ma
cheminée, mon mur. Je voyais tout vaciller comme quelqu'un
qui tombe de cheval et je me demandais s'il n'y avait pas une
existence toute différente de celle que je connaissais, en
contradiction avec elle, mais qui serait la vraie, et qui
m'étant montrée tout d'un coup me remplissait de
cette hésitation que les sculpteurs dépeignant le
Jugement dernier ont donnée aux morts
réveillés qui se trouvent au seuil de l'autre
Monde. «Mon cher ami, disait la lettre, j'ai appris que
vous aviez été très souffrant et que vous ne
veniez plus aux Champs-Élysées. Moi je n'y vais
guère non plus parce qu'il y a énormément de
malades. Mais mes amies viennent goûter tous les lundis et
vendredis à la maison. Maman me charge de vous dire que
vous nous feriez très grand plaisir en venant aussi
dès que vous serez rétabli, et nous pourrions
reprendre à la maison nos bonnes causeries des
Champs-Élysées. Adieu, mon cher ami,
j'espère que vos parents vous permettront de venir
très souvent goûter, et je vous envoie toutes mes
amitiés. Gilberte.»
Tandis que je lisais ces mots, mon système nerveux
recevait avec une diligence admirable la nouvelle qu'il
m'arrivait un grand bonheur.
Mais mon âme, c'est-à-dire moi-même, et en
somme le principal intéressé, l'ignorait encore. Le
bonheur, le bonheur par Gilberte, c'était une chose
à laquelle j'avais constamment songé, une chose
toute en pensées, c'était, comme disait
Léonard, de la peinture, cosa mentale. Une feuille de
papier couverte de caractères, la pensée ne
s'assimile pas cela tout de suite. Mais dès que j'eus
terminé la lettre, je pensai à elle, elle devint un
objet de rêverie, elle devint, elle aussi, cosa mentale et
je l'aimais déjà tant que toutes les cinq minutes,
il me fallait la relire, l'embrasser. Alors, je connus mon
bonheur.
La vie est semée de ces miracles que peuvent toujours espérer les personnes qui aiment. Il est possible que celui-ci eût été provoqué artificiellement par ma mère qui voyant que depuis quelque temps j'avais perdu tout cur à vivre, avait peut-être fait demander à Gilberte de m'écrire, comme, au temps de mes premiers bains de mer, pour me donner du plaisir à plonger, ce que je détestais parce que cela me coupait la respiration, elle remettait en cachette à mon guide baigneur de merveilleuses boîtes en coquillages et des branches de corail que je croyais trouver moi-même au fond des eaux. D'ailleurs, pour tous les événements qui dans la vie et ses situations contrastées, se rapportent à l'amour, le mieux est de ne pas essayer de comprendre, puisque, dans ce qu'ils ont d'inexorable, comme d'inespéré, ils semblent régis par des lois plutôt magiques que rationnelles. Quand un multimillionnaire, homme malgré cela charmant, reçoit son congé d'une femme pauvre et sans agrément avec qui il vit, appelle à lui, dans son désespoir, toutes les puissances de l'or et fait jouer toutes les influences de la terre, sans réussir à se faire reprendre, mieux vaut devant l'invincible entêtement de sa maîtresse supposer que le Destin veut l'accabler et le faire mourir d'une maladie de cur plutôt que de chercher une explication logique. Ces obstacles contre lesquels les amants ont à lutter et que leur imagination surexcitée par la souffrance cherche en vain à deviner, résident parfois dans quelque singularité de caractère de la femme qu'ils ne peuvent ramener à eux, dans sa bêtise, dans l'influence qu'ont prise sur elle et les craintes que lui ont suggérées des êtres que l'amant ne connaît pas, dans le genre de plaisirs qu'elle demande momentanément à la vie, plaisirs que son amant, ni la fortune de son amant ne peuvent lui offrir. En tous cas l'amant est mal placé pour connaître la nature des obstacles que la ruse de la femme lui cache et que son propre jugement faussé par l'amour l'empêche d'apprécier exactement. Ils ressemblent à ces tumeurs que le médecin finit par réduire mais sans en avoir connu l'origine. Comme elles ces obstacles restent mystérieux mais sont temporaires. Seulement ils durent généralement plus que l'amour. Et comme celui-ci n'est pas une passion désintéressée, l'amoureux qui n'aime plus ne cherche pas à savoir pourquoi la femme pauvre et légère qu'il aimait, s'est obstinément refusée pendant des années à ce qu'il continuât à l'entretenir.
Or, le même mystère qui dérobe aux yeux souvent la cause des catastrophes, quand il s'agit de l'amour, entoure, tout aussi fréquemment la soudaineté de certaines solutions heureuses (telle que celle qui m'était apportée par la lettre de Gilberte). Solutions heureuses ou du moins qui paraissent l'être, car il n'y en a guère qui le soient réellement quand il s'agit d'un sentiment d'une telle sorte que toute satisfaction qu'on lui donne ne fait généralement que déplacer la douleur. Parfois pourtant une trêve est accordée et l'on a pendant quelque temps l'illusion d'être guéri.
En ce qui concerne cette lettre au bas de laquelle
Françoise se refusa à reconnaître le nom de
Gilberte parce que le G historié, appuyé sur un i
sans point avait l'air d'un A, tandis que la dernière
syllabe était indéfiniment prolongée
à l'aide d'un paraphe dentellé, si l'on tient
à chercher une explication rationnelle du revirement
qu'elle traduisait et qui me rendait si joyeux, peut-être
pourra-t-on penser que j'en fus, pour une part, redevable
à un incident que j'avais cru au contraire de nature
à me perdre à jamais dans l'esprit des Swann.
Peu de temps auparavant, Bloch était venu pour me voir,
pendant que le professeur Cottard, que depuis que je suivais son
régime, on avait fait revenir, se trouvait dans ma
chambre. La consultation étant finie et Cottard restant
seulement en visiteur parce que mes parents l'avaient retenu
à dîner, on laissa entrer Bloch. Comme nous
étions tous en train de causer, Bloch ayant raconté
qu'il avait entendu dire que Mme Swann m'aimait beaucoup, par une
personne avec qui il avait dîné la veille et qui
elle-même était très liée avec Mme
Swann, j'aurais voulu lui répondre qu'il se trompait
certainement, et bien établir, par le même scrupule
qui me l'avait fait déclarer à M. de Norpois et de
peur que Mme Swann me prît pour un menteur, que je ne la
connaissais pas et ne lui avais jamais parlé. Mais je
n'eus pas le courage de rectifier l'erreur de Bloch, parce que je
compris bien qu'elle était volontaire, et que s'il
inventait quelque chose que Mme Swann n'avait pas pu dire en
effet, c'était pour faire savoir, ce qu'il jugeait
flatteur et ce qui n'était pas vrai, qu'il avait
dîné à côté d'une des amies de
cette dame. Or il arriva que tandis que M. de Norpois apprenant
que je ne connaissais pas et aurais aimé connaître
Mme Swann, s'était bien gardé de lui parler de moi,
Cottard, qu'elle avait pour médecin, ayant induit de ce
qu'il avait entendu dire à Bloch qu'elle me connaissait
beaucoup et m'appréciait, pensa que, quand il la verrait,
dire que j'étais un charmant garçon avec lequel il
était lié, ne pourrait en rien être utile
pour moi et serait flatteur pour lui, deux raisons qui le
décidèrent à parler de moi à Odette
dès qu'il en trouva l'occasion.
Alors je connus cet appartement d'où dépassait
jusque dans l'escalier le parfum dont se servait Mme Swann, mais
qu'embaumait bien plus encore le charme particulier et douloureux
qui émanait de la vie de Gilberte. L'implacable concierge,
changé en une bienveillante Euménide, prit
l'habitude, quand je lui demandais si je pouvais monter, de
m'indiquer en soulevant sa casquette d'une main propice, qu'il
exauçait ma prière. Les fenêtres qui du
dehors interposaient entre moi et les trésors qui ne
m'étaient pas destinés, un regard brillant, distant
et superficiel qui me semblait le regard même des Swann, il
m'arriva, quand à la belle saison j'avais passé
tout un après-midi avec Gilberte dans sa chambre, de les
ouvrir moi-même pour laisser entrer un peu d'air et
même de m'y pencher à côté d'elle, si
c'était le jour de réception de sa mêre, pour
voir arriver les visites qui souvent, levant la tête en
descendant de voiture, me faisaient bonjour de la main, me
prenant pour quelque neveu de la maîtresse de maison. Les
nattes de Gilberte dans ces moments-là touchaient ma
joue.
Elles me semblaient, en la finesse de leur gramen à la
fois naturel et surnaturel, et la puissance de leurs rinceaux
d'art, un ouvrage unique pour lequel on avait utilisé le
gazon même du Paradis. A une section même infime
d'elles, quel herbier céleste n'eussé-je pas
donné comme châsse. Mais n'espérant point
obtenir un morceau vrai de ces nattes, si au moins j'avais pu en
posséder la photographie, combien plus précieuse
que celle de fleurettes dessinées par le Vinci! Pour en
avoir une je fis auprès d'amis des Swann et même de
photographes, des bassesses qui ne me procurèrent pas ce
que je voulais, mais me lièrent pour toujours avec des
gens très ennuyeux.
Les parents de Gilberte, qui si longtemps m'avaient empêché de la voir, maintenant -- quand j'entrais dans la sombre antichambre où planait perpétuellement, plus formidable et plus désirée que jadis à Versailles l'apparition du Roi, la possibilité de les rencontrer, et où habituellement, après avoir buté contre un énorme porte-manteaux à sept branches comme le Chandelier de l'Écriture, je me confondais en salutations devant un valet de pied assis, dans sa longue jupe grise, sur le coffre de bois et que dans l'obscurité j'avais pris pour Mme Swann, -- les parents de Gilberte, si l'un deux se trouvait passer au moment de mon arrivée, loin d'avoir l'air irrité, me serraient la main en souriant et me disaient:
-- «Comment allez-vous (qu'ils prononçaient tous deux commen allez-vous, sans faire la liaison du t, liaison, qu'on pense bien qu'une fois rentré à la maison je me faisais un incessant et voluptueux exercice de supprimer). Gilberte sait-elle que vous êtes là? alors je vous quitte.»
Bien plus, les goûters eux-mêmes que Gilberte
offrait à ses amies et qui si longtemps m'avaient paru la
plus infranchissable des séparations accumulées
entre elle et moi devenaient maintenant une occasion de nous
réunir dont elle m'avertissait par un mot, écrit
(parce que j'étais une relation encore assez nouvelle),
sur un papier à lettres toujours différent. Une
fois il était orné d'un caniche bleu en relief
surmontant une légende humoristique écrite en
anglais et suivie d'un point d'exclamation, une autre fois
timbré d'une ancre marine, ou du chiffre G. S.,
démesurément allongé en un rectangle qui
tenait toute la hauteur de la feuille, ou encore du nom
«Gilberte» tantôt tracé en travers dans
un coin en caractères dorés qui imitaient la
signature de mon amie et finissaient par un paraphe, au-dessous
d'un parapluie ouvert imprimé en noir, tantôt
enfermé dans un monogramme en forme de chapeau chinois qui
en contenait toutes les lettres en majuscules sans qu'il
fût possible d'en distinguer une seule. Enfin comme la
série des papiers à lettres que Gilberte
possédait, pour nombreuse que fût cette
série, n'était pas illimitée, au bout d'un
certain nombre de semaines, je voyais revenir celui qui portait,
comme la première fois qu'elle m'avait écrit, la
devise: Per viam rectam, au-dessous du chevalier casqué,
dans une médaille d'argent bruni. Et chacun était
choisi tel jour plutôt que tel autre en vertu de certains
rites, pensais-je alors, mais plutôt je le crois
maintenant, parce qu'elle cherchait à se rappeler ceux
dont elle s'était servie les autres fois, de façon
à ne jamais envoyer le même à un de ses
correspondants, au moins de ceux pour qui elle prenait la peine
de faire des frais, qu'aux intervalles les plus
éloignés possibles. Comme à cause de la
différence des heures de leurs leçons, certaines
des amies que Gilberte invitait à ces goûters
étaient obligées de partir comme les autres
arrivaient seulement, dès l'escalier j'entendais
s'échapper de l'antichambre un murmure de voix qui, dans
l'émotion que me causait la cérémonie
imposante à laquelle j'allais assister, rompait
brusquement bien avant que j'atteignisse le palier, les liens qui
me rattachaient encore à la vie antérieure et
m'ôtaient jusqu'au souvenir d'avoir à retirer mon
foulard une fois que je serais au chaud et de regarder l'heure
pour ne pas rentrer en retard. Cet escalier, d'ailleurs, tout en
bois, comme on faisait alors dans certaines maisons de rapport de
ce style Henri II qui avait été si longtemps
l'idéal d'Odette et dont elle devait bientôt se
déprendre et pourvu d'une pancarte sans équivalent
chez nous, sur laquelle on lisait ces mots: «Défense
de se servir de l'ascenseur pour descendre», me semblait
quelque chose de tellement prestigieux que je dis à mes
parents que c'était un escalier ancien rapporté de
très loin par M.
Swann. Mon amour de la vérité était si
grand que je n'aurais pas hésité à leur
donner ce renseignement même si j'avais su qu'il
était faux, car seul il pouvait leur permettre d'avoir
pour la dignité de l'escalier des Swann le même
respect que moi. C'est ainsi que devant un ignorant qui ne peut
comprendre en quoi consiste le génie d'un grand
médecin, on croirait bien faire de ne pas avouer qu'il ne
sait pas guérir le rhume de cerveau. Mais comme je n'avais
aucun esprit d'observation, comme en général je ne
savais ni le nom ni l'espèce des choses qui se trouvaient
sous mes yeux, et comprenais seulement que quand elles
approchaient les Swann, elles devaient être
extraordinaires, il ne me parut pas certain qu'en avertissant mes
parents de leur valeur artistique et de la provenance lointaine
de cet escalier, je commisse un mensonge. Cela ne me parut pas
certain; mais cela dut me paraître probable, car je me
sentis devenir très rouge, quand mon père
m'interrompit en disant: «Je connais ces maisons-là;
j'en ai vu une, elles sont toutes pareilles; Swann occupe
simplement plusieurs étages, c'est Berlier qui les a
construites.» Il ajouta qu'il avait voulu louer dans l'une
d'elles, mais qu'il y avait renoncé, ne les trouvant pas
commodes et l'entrée pas assez claire; il le dit; mais je
sentis instinctivement que mon esprit devait faire au prestige
des Swann et à mon bonheur les sacrifices
nécessaires, et par un coup d'autorité
intérieure, malgré ce que je venais d'entendre,
j'écartai à tout jamais de moi, comme un
dévot la Vie de Jésus de Renan, la pensée
dissolvante que leur appartement était un appartement
quelconque que nous aurions pu habiter.
Cependant, ces jours de goûter, m'élevant dans
l'escalier marche à marche, déjà
dépouillé de ma pensée et de ma
mémoire, n'étant plus que le jouet des plus vils
réflexes, j'arrivais à la zone où le parfum
de Mme Swann se faisait sentir. Je croyais déjà
voir la majesté du gâteau au chocolat,
entouré d'un cercle d'assiettes à petits fours et
de petites serviettes damassées grises à dessins,
exigées par l'étiquette et particulières aux
Swann. Mais cet ensemble inchangeable et réglé
semblait, comme l'univers nécessaire de Kant, suspendu
à un acte suprême de liberté. Car quand nous
étions tous dans le petit salon de Gilberte, tout d'un
coup regardant l'heure, elle disait:
« -- Dites donc, mon déjeuner commence à être loin, je ne dîne qu'à huit heures, j'ai bien envie de manger quelque chose. Qu'en diriez-vous?»
Et elle nous faisait entrer dans la salle à manger, sombre comme l'intérieur d'un Temple asiatique peint par Rembrandt, et où un gâteau architectural aussi débonnaire et familier qu'il était imposant, semblait trôner là à tout hasard comme un jour quelconque, pour le cas où il aurait pris fantaisie à Gilberte de le découronner de ses créneaux en chocolat et d'abattre ses remparts aux pentes fauves et raides, cuites au four comme les bastions du palais de Darius. Bien mieux, pour procéder à la destruction de la pâtisserie ninitive, Gilberte ne consultait pas seulement sa faim; elle s'informait encore de la mienne, tandis qu'elle extrayait pour moi du monument écroulé tout un pan verni et cloisonné de fruits écarlates, dans le goût oriental. Elle me demandait même l'heure à laquelle mes parents dînaient, comme si je l'avais encore sue, comme si le trouble qui me dominait avait laissé persister la sensation de l'inappétence ou de la faim, la notion du dîner ou l'image de la famille, dans ma mémoire vide et mon estomac paralysé. Malheureusement cette paralysie n'était que momentanée. Les gâteaux que je prenais sans m'en apercevoir, il viendrait un moment où il faudrait les digérer. Mais il était encore lointain. En attendant Gilberte me faisait «mon thé». J'en buvais indéfiniment, alors qu'une seule tasse m'empêchait de dormir pour vingt-quatre heures. Aussi ma mère avait-elle l'habitude de dire: «C'est ennuyeux, cet enfant ne peut aller chez les Swann sans rentrer malade.» Mais savais-je seulement quand j'étais chez les Swann que c'était du thé que je buvais? L'eussé-je su que j'en eusse pris tout de même, car en admettant que j'eusse recouvré un instant le discernement du présent, cela ne m'eût pas rendu le souvenir du passé et la prévision de l'avenir. Mon imagination n'était pas capable d'aller jusqu'au temps lointain où je pourrais avoir l'idée de me coucher et le besoin du sommeil.
Les amies de Gilberte n'étaient pas toutes
plongées dans cet état d'ivresse où une
décision est impossible. Certaines refusaient du
thé!
Alors Gilberte disait, phrase très répandue
à cette époque: «Décidément, je
n'ai pas de succès avec mon thé!» Et pour
effacer davantage l'idée de cérémonie,
dérangeant l'ordre des chaises autour de la table:
«Nous avons l'air d'une noce; mon Dieu que les domestiques
sont bêtes.»
Elle grignotait, assise de côté sur un siège en forme d'x et placé de travers. Même, comme si elle eût pu avoir tant de petits fours à sa disposition, sans avoir demandé la permission à sa mère, quand Mme Swann -- dont le «jour» coïncidait d'ordinaire avec les goûters de Gilberte -- après avoir reconduit une visite, entrait, un moment après, en courant, quelquefois habillée de velours bleu, souvent dans une robe en satin noir couverte de dentelles blanches, elle disait d'un air étonné:
-- «Tiens, ça a l'air bon ce que vous mangez là, cela me donne faim de vous voir manger du cake.»
-- «Eh bien, maman, nous vous invitons, répondait Gilberte.»
-- «Mais non, mon trésor, qu'est-ce que diraient mes visites, j'ai encore Mme Trombert, Mme Cottard et Mme Bontemps, tu sais que chère Mme Bontemps ne fait pas des visites très courtes et elle vient seulement d'arriver.
Qu'est-ce qu'ils diraient toutes ces bonnes gens de ne pas me voir revenir; s'il ne vient plus personne, je reviendrai bavarder avec vous (ce qui m'amusera beaucoup plus) quand elles seront parties. Je crois que je mérite d'être un peu tranquille, j'ai eu quarante-cinq visites et sur quarante-cinq il y en a eu quarante-deux qui ont parlé du tableau de Gérôme! Mais venez-donc un de ces jours, me disait-elle, prendre votre thé avec Gilberte, elle vous le fera comme vous l'aimez, comme vous le prenez dans votre petit «studio», ajoutait-elle, tout en s'enfuyant vers ses visites et comme si ç'avait été quelque chose d'aussi connu de moi que mes habitudes (fût-ce celle que j'aurais eue de prendre le thé, si j'en avais jamais pris, quand à un «studio» j'étais incertain si j'en avais un ou non) que j'étais venu chercher dans ce monde mystérieux. «Quand viendrez-vous? Demain? On vous fera des toasts aussi bons que chez Colombin. Non? Vous êtes un vilain», disait-elle, car depuis qu'elle aussi commençait à avoir un salon, elle prenait les façons de Mme Verdurin, son ton de despotisme minaudier. Les toasts m'étant d'ailleurs aussi inconnus que Colombin, cette dernière promesse n'aurait pu ajouter à ma tentation. Il semblera plus étrange, puisque tout le monde parle ainsi et peut-être même maintenant à Combray, que je n'eusse pas à la première minute compris de qui voulait parler Mme Swann, quand je l'entendis me faire l'éloge de notre vieille «nurse». Je ne savais pas l'anglais, je compris bientôt pourtant que ce mot désignait Françoise. Moi qui aux Champs-Élysées, avais eu si peur de la fâcheuse impression qu'elle devait produire, j'appris par Mme Swann que c'est tout ce que Gilberte lui avait raconté sur ma «nurse» qui leur avait donné à elle et à son mari de la sympathie pour moi. «On sent qu'elle vous est si dévouée, qu'elle est si bien.» (Aussitôt je changeai entièrement d'avis sur Françoise. Par contre-coup, avoir une institutrice pourvue d'un caoutchouc et d'un plumet ne me sembla plus chose si nécessaire.) Enfin je compris, par quelques mots échappés à Mme Swann sur Mme Blatin dont elle reconnaissait la bienveillance mais redoutait les visites, que des relations personnelles avec cette dame ne m'eussent pas été aussi précieuses que j'avais cru et n'eussent amélioré en rien ma situation chez les Swann.
Si j'avais déjà commencé d'explorer avec ces tressaillements de respect et de joie le domaine féerique qui contre toute attente avait ouvert devant moi ses avenues jusque-là fermées, pourtant c'était seulement en tant qu'ami de Gilberte. Le royaume dans lequel j'étais accueilli était contenu lui-même dans un plus mystérieux encore où Swann et sa femme menaient leur vie surnaturelle, et vers lequel ils se dirigeaient après m'avoir serré la main quand ils traversaient en même temps que moi, en sens inverse, l'antichambre. Mais bientôt je pénétrai aussi au cur du Sanctuaire. Par exemple, Gilberte n'était pas là, M. ou Mme Swann se trouvait à la maison. Ils avaient demandé qui avait sonné, et apprenant que c'était moi, m'avaient fait prier d'entrer un instant auprès d'eux, désirant que j'usasse dans tel ou tel sens, pour une chose ou pour une autre, de mon influence sur leur fille. Je me rappelais cette lettre si complète, si persuasive, que j'avais naguère écrite à Swann et à laquelle il n'avait même pas daigné répondre. J'admirais l'impuissance de l'esprit, du raisonnement et du cur à opérer la moindre conversion, à résoudre une seule de ces difficultés, qu'ensuite la vie, sans qu'on sache seulement comment elle s'y est prise, dénoue si aisément. Ma position nouvelle d'ami de Gilberte, doué sur elle d'une excellente influence, me faisait maintenant bénéficier de la même faveur que si ayant eu pour camarade, dans un collège où on m'eût classé toujours premier, le fils d'un roi, j'avais dû à ce hasard mes petites entrées au Palais et des audiences dans la salle du trône; Swann avec une bienveillance infinie et comme s'il n'avait pas été surchargé d'occupations glorieuses, me faisait entrer dans sa bibliothèque et m'y laissait pendant une heure répondre par des balbutiements, des silences de timidité coupés de brefs et incohérents élans de courage, à des propos dont mon émoi m'empêchait de comprendre un seul mot; il me montrait des objets d'art et des livres qu'il jugeait susceptibles de m'intéresser et dont je ne doutais pas d'avance qu'ils ne passassent infiniment en beauté tous ceux que possèdent le Louvre et la Bibliothèque Nationale, mais qu'il m'était impossible de regarder. A ces moments-là son maître d'hôtel m'aurait fait plaisir en me demandant de lui donner ma montre, mon épingle de cravate, mes bottines et de signer un acte qui le reconnaissait pour mon héritier: selon la belle expression populaire dont, comme pour les plus célèbres épopées, on ne connaît pas l'auteur, mais qui comme elles et contrairement à la théorie de Wolf en a eu certainement un, (un de ces esprits inventifs et modestes ainsi qu'il s'en rencontre chaque année, lesquels font des trouvailles telles que «mettre un nom sur une figure» mais leur nom à eux, ils ne le font pas connaître), je ne savais plus ce que je faisais. Tout au plus m'étonnais-je quand la visite se prolongeait, à quel néant de réalisation, à quelle absence de conclusion heureuse, conduisaient ces heures vécues dans la demeure enchantée. Mais ma déception ne tenait ni à l'insuffisance des chefs-d'uvre montrés, ni à l'impossibilité d'arrêter sur eux un regard distrait. Car ce n'était pas la beauté intrinsèque des choses qui me rendait miraculeux d'être dans le cabinet de Swann, c'était l'adhérence à ces choses -- qui eussent pu être les plus laides du monde -- du sentiment particulier, triste et voluptueux que j'y localisais depuis tant d'années et qui l'imprégnait encore; de même la multitude des miroirs, des brosses d'argent, des autels à saint Antoine de Padoue sculptés et peints par les plus grands artistes, ses amis, n'étaient pour rien dans le sentiment de mon indignité et de sa bienveillance royale qui m'était inspirés quand Mme Swann me recevait un moment dans sa chambre où trois belles et imposantes créatures, sa première, sa deuxième et sa troisième femmes de chambre préparaient en souriant des toilettes merveilleuses, et vers laquelle sur l'ordre proféré par le valet de pied en culotte courte que madame désirait me dire un mot, je me dirigeais par le sentier sinueux d'un couloir tout embaumé à distance des essences précieuses qui exhalaient sans cesse du cabinet de toilette leurs effluves odoriférants.
Quand Mme Swann était retournée auprès de
ses visites, nous l'entendions encore parler et rire, car
même devant deux personnes et comme si elle avait eu
à tenir tête à tous les
«camarades», elle élevait la voix,
lançait les mots, comme elle avait si souvent, dans le
petit clan, entendu faire à la «patronne»,
dans les moments où celle-ci «dirigeait la
conversation». Les expressions que nous avons
récemment empruntées aux autres étant
celles, au moins pendant un temps, dont nous aimons le plus
à nous servir, Mme Swann choisissait tantôt celles
qu'elle avait apprises de gens distingués que son mari
n'avait pu éviter de lui faire connaître (c'est
d'eux qu'elle tenait le maniérisme qui consiste à
supprimer l'article ou le pronom démonstratif devant un
adjectif qualifiant une personne) tantôt de plus vulgaires
(par exemple: «C'est un rien!» mot favori d'une de
ses amies) et cherchait à les placer dans toutes les
histoires que, selon une habitude prise dans le «petit
clan» elle aimait à raconter. Elle disait volontiers
ensuite: «J'aime beaucoup cette histoire»,
«ah!
avouez, c'est une bien belle histoire!»; ce qui lui
venait, par son mari, des Guermantes qu'elle ne connaissait
pas.
Mme Swann avait quitté la salle à manger, mais
son mari qui venait de rentrer faisait à son tour une
apparition auprès de nous. -- «Sais-tu si ta
mère est seule, Gilberte?» -- «Non, elle a
encore du monde, papa.» -- «Comment, encore? à
sept heures! C'est effrayant. La pauvre femme doit être
brisée. C'est odieux. (A la maison j'avais toujours
entendu, dans odieux, prononcer l'o long -- audieux, -- mais M.
et Mme Swann disaient odieux, en faisant l'o bref.) Pensez,
depuis deux heures de l'après-midi! reprenait-il en se
tournant vers moi. Et Camille me disait qu'entre quatre et cinq
heures, il est bien venu douze personnes. Qu'est-ce que je dis
douze, je crois qu'il m'a dit quatorze. Non, douze; enfin je ne
sais plus. Quand je suis rentré je ne songeais pas que
c'était son jour, et en voyant toutes ces voitures devant
la porte, je croyais qu'il y avait un mariage dans la maison.
Et depuis un moment que je suis dans ma bibliothèque les
coups de sonnette n'ont pas arrêté, ma parole
d'honneur, j'en ai mal à la tête.
Et il y a encore beaucoup de monde près d'elle?» --
«Non, deux visites seulement.» -- «Sais-tu
qui?» -- «Mme Cottard et Mme Bontemps.» --
«Ah! la femme du chef de cabinet du ministre des Travaux
publics.» -- «J'sais que son mari est employé
dans un ministère, mais j'sais pas au juste comme
quoi», disait Gilberte en faisant l'enfant.
-- «Comment, petite sotte, tu parles comme si tu avais
deux ans.
Qu'est-ce que tu dis: employé dans un ministère?
Il est tout simplement chef de cabinet, chef de toute la
boutique, et encore, où ai-je la tête, ma parole je
suis aussi distrait que toi, il n'est pas chef de cabinet, il est
directeur du cabinet.»
-- «J'sais pas, moi; alors c'est beaucoup d'être le directeur du cabinet?» répondait Gilberte qui ne perdait jamais une occasion de manifester de l'indifférence pour tout ce qui donnait de la vanité à ses parents (elle pouvait d'ailleurs penser qu'elle ne faisait qu'ajouter à une relation aussi éclatante, en n'ayant pas l'air d'y attacher trop d'importance).
-- Comment, si c'est beaucoup! s'écriait Swann qui préférait à cette modestie qui eût pu me laisser dans le doute, un langage plus explicite. Mais c'est simplement le premier après le ministre! C'est même plus que le ministre, car c'est lui qui fait tout. Il paraît du reste que c'est une capacité, un homme de premier ordre, un individu tout à fait distingué. Il est officier de la Légion d'honneur. C'est un homme délicieux, même fort joli garçon.»
Sa femme d'ailleurs l'avait épousé envers et contre tous parce que c'était un «être de charme». Il avait, ce qui peut suffire à constituer un ensemble rare et délicat, une barbe blonde et soyeuse, de jolis traits, une voix nasale, l'haleine forte et un il de verre.
-- «Je vous dirai, ajoutait-il en s'adressant à moi, que je m'amuse beaucoup de voir ces gens-là dans le gouvernement actuel, parce que ce sont les Bontemps, de la maison Bontemps-Chenut, le type de la bourgeoisie réactionnaire cléricale, à idées étroites. Votre pauvre grand-père a bien connu, au moins de réputation et de vue, le vieux père Chenut qui ne donnait qu'un sou de pourboire aux cochers bien qu'il fût riche pour l'époque, et le baron Bréau-Chenut. Toute la fortune a sombré dans le krach de l'Union Générale, vous êtres trop jeune pour avoir connu ça, et dame on s'est refait comme on a pu.»
-- «C'est l'oncle d'une petite qui venait à mon cours, dans une classe bien au-dessous de moi, la fameuse «Albertine». Elle sera sûrement très «fast» mais en attendant elle a une drôle de touche.» «Elle est étonnante ma fille, elle connaît tout le monde.» -- «Je ne la connais pas. Je la voyais seulement passer, on criait Albertine par-ci, Albertine par-là. Mais je connais Mme Bontemps, et elle ne me plaît pas non plus.»
-- «Tu as le plus grand tort, elle est charmante, jolie,
intelligente.
Elle est même spirituelle. Je vais aller lui dire bonjour,
lui demander si son mari croit que nous allons avoir la guerre,
et si on peut compter sur le roi Théodose. Il doit savoir
cela, n'est-ce pas, lui qui est dans le secret des Dieux?
Ce n'est pas ainsi que Swann parlait autrefois; mais qui n'a vu des princesses royales fort simples, si dix ans plus tard elles se sont fait enlever par un valet de chambre, et qu'elles cherchent à revoir du monde et sentent qu'on ne vient pas volontiers chez elles, prendre spontanément le langage des vieilles raseuses, et quand on cite une duchesse à la mode, ne les a entendues dire: «Elle était hier chez moi», et: «Je vis très à l'écart». Aussi est-il inutile d'observer les moeurs puisque on peut les déduire des lois psychologiques.
Les Swann participaient à ce travers des gens chez qui peu de monde va; la visite, l'invitation, une simple parole aimable de personnes un peu marquantes étaient pour eux un événement auquel ils souhaitaient de donner de la publicité. Si la mauvaise chance voulait que les Verdurin fussent à Londres quand Odette avait eu un dîner un peu brillant, on s'arrangeait pour que par quelque ami commun la nouvelle leur en fût câblée outre-Manche. Il n'est pas jusqu'aux lettres, aux télégrammes flatteurs reçus par Odette, que les Swann ne fussent incapables de garder pour eux. On en parlait aux amis, on les faisait passer de mains en mains. Le salon des Swann ressemblait ainsi à ces hôtels de villes d'eaux où on affiche les dépêches.
Du reste, les personnes qui n'avaient pas seulement connu
l'ancien Swann en dehors du monde, comme j'avais fait, mais dans
le monde, dans ce milieu Guermantes, où, en exceptant les
Altesses et les Duchesses on était d'une exigence infinie
pour l'esprit et le charme, où on prononçait
l'exclusive pour des hommes éminents, qu'on trouvait
ennuyeux ou vulgaires, ces personnes-là auraient pu
s'étonner en constatant que l'ancien Swann avait
cessé d'être non seulement discret quand il parlait
de ses relations mais difficile quand il s'agissait de les
choisir. Comment Mme Bontemps, si commune, si méchante, ne
l'exaspérait-elle pas? Comment pouvait-il la
déclarer agréable? Le souvenir du milieu
Guermantes, aurait dû l'en empêcher semblait-il; en
réalité il l'y aidait. Il y avait certes chez les
Guermantes, à l'encontre des trois quarts des milieux
mondains, du goût, un goût raffiné même,
mais aussi du snobisme, d'où possibilité d'une
interruption momentanée dans l'exercice du goût.
S'il s'agissait de quelqu'un qui n'était pas indispensable
à cette coterie, d'un ministre des Affaires
étrangères, républicain un peu solennel,
d'un académicien bavard, le goût s'exerçait
à fond contre lui, Swann plaignait Mme de Guermantes
d'avoir dîné à côté de pareils
convives dans une ambassade et on leur préférait
mille fois un homme élégant, c'est-à-dire un
homme du milieu Guermantes, bon à rien, mais
possédant l'esprit des Guermantes, quelqu'un qui
était de la même chapelle. Seulement, une
grande-duchesse, une princesse du sang dînait-elle souvent
chez Mme de Guermantes, elle se trouvait alors faire partie de
cette chapelle elle aussi, sans y avoir aucun droit, sans en
posséder en rien l'esprit.
Mais avec la naïveté des gens du monde, du moment
qu'on la recevait, on s'ingéniait à la trouver
agréable, faute de pouvoir se dire que c'est parce qu'on
l'avait trouvée agréable qu'on la recevait. Swann,
venant au secours de Mme de Guermantes, lui disait quand
l'Altesse était partie: «Au fond elle est bonne
femme, elle a même un certain sens du comique. Mon Dieu je
ne pense pas qu'elle ait approfondi la Critique de la Raison
pure, mais elle n'est pas déplaisante.» -- «Je
suis absolument de votre avis, répondait la duchesse. Et
encore elle était intimidée, mais vous verrez
qu'elle peut être charmante.» -- «Elle est bien
moins embêtante que Mme XJ (la femme de
l'académicien bavard, laquelle était remarquable)
qui vous cite vingt volumes.» -- «Mais il n'y a
même pas de comparaison possible.» La faculté
de dire de telles choses, de les dire sincèrement, Swann
l'avait acquise chez la duchesse, et conservée. Il en
usait maintenant à l'égard des gens qu'il recevait.
Il s'efforçait à discerner, à aimer en eux
les qualités que tout être humain
révèle, si on l'examine avec une prévention
favorable et non avec le dégoût des délicats;
il mettait en valeur les mérites de Mme Bontemps comme
autrefois ceux de la princesse de Parme, laquelle eût
dû être exclue du milieu Guermantes, s'il n'y avait
pas eu entrée de faveur pour certaines altesses et si
même quand il s'agissait d'elles on n'eût vraiment
considéré que l'esprit et un certain charme. On a
vu d'ailleurs autrefois que Swann avait le goût (dont il
faisait maintenant une application seulement plus durable)
d'échanger sa situation mondaine contre une autre qui dans
certaines circonstances lui convenait mieux. Il n'y a que les
gens incapables de décomposer, dans leur perception, ce
qui au premier abord paraît indivisible, qui croient que la
situation fait corps avec la personne. Un même être,
pris à des moments successifs de sa vie, baigne à
différents degrés de l'échelle sociale dans
des milieux qui ne sont pas forcément de plus en plus
élevés; et chaque fois que dans une période
autre de l'existence, nous nouons, ou renouons, des liens avec un
certain milieu, que nous nous y sentons choyés, nous
commençons tout naturellement à nous y attacher en
y poussant d'humaines racines.
Pour ce qui concerne Mme Bontemps, je crois aussi que Swann en parlant d'elle avec cette insistance n'était pas fâché de penser que mes parents apprendraient qu'elle venait voir sa femme. A vrai dire, à la maison, le nom des personnes que celle-ci arrivait peu à peu à connaître, piquait plus la curiosité qu'il n'excitait d'admiration. Au nom de Mme Trombert, ma mère disait:
-- «Ah! mais voilà une nouvelle recrue et qui lui en amènera d'autres.»
Et comme si elle eût comparé la façon un peu sommaire, rapide et violente dont Mme Swann conquérait ses relations à une guerre coloniale, maman ajoutait:
-- «Maintenant que les Trombert sont soumis, les tribus voisines ne tarderont pas à se rendre.»
Quand elle croisait dans la rue Mme Swann, elle nous disait en rentrant:
-- «J'ai aperçu Mme Swann sur son pied de guerre, elle devait partir pour quelque offensive fructueuse chez les Masséchutos, les Cynghalais ou les Trombert.»
Et toutes les personnes nouvelles que je lui disais avoir vues dans ce milieu un peu composite et artificiel où elles avaient souvent été amenées assez difficilement et de mondes assez différents, elle en devinait tout de suite l'origine et parlait d'elles comme elle aurait fait de trophées chèrement achetés; elle disait:
-- «Rapporté d'une Expédition chez les un tel.»
Pour Mme Cottard, mon père s'étonnait que Mme
Swann pût trouver quelque avantage à attirer cette
bourgeoise peu élégante et disait:
«Malgré la situation du professeur, j'avoue que je
ne comprends pas.» Ma mère, elle, au contraire,
comprenait très bien; elle savait qu'une grande partie des
plaisirs qu'une femme trouve à pénétrer dans
un milieu différent de celui où elle vivait
autrefois lui manquerait si elle ne pouvait informer ses
anciennes relations de celles, relativement plus brillantes par
lesquelles elle les a remplacées.
Pour cela il faut un témoin qu'on laisse
pénétrer dans ce monde nouveau et délicieux,
comme dans une fleur un insecte bourdonnant et volage, qui
ensuite, au hasard de ses visites, répandra, on
l'espère du moins, la nouvelle, le germe
dérobé d'envie et d'admiration. Mme Cottard toute
trouvée pour remplir ce rôle rentrait dans cette
catégorie spéciale d'invités que maman qui
avait certains côtés de la tournure d'esprit de son
père, appelait des: «Etranger, va dire à
Sparte!» D'ailleurs -- en dehors d'une autre raison qu'on
ne sut que bien des années après -- Mme Swann en
conviant cette amie bienveillante, réservée et
modeste, n'avait pas craint d'introduire chez soi, à ses
«jours» brillants, un traître ou une
concurrente. Elle savait le nombre énorme de calices
bourgeois que pouvait, quand elle était armée de
l'aigrette et du porte-cartes, visiter en un seul
après-midi cette active ouvrière. Elle en
connaissait le pouvoir de dissémination et en se basant
sur le calcul des probabilités, était fondée
à penser que, très vraisemblablement, tel
habitué des Verdurin, apprendrait dès le
surlendemain que le gouverneur de Paris avait mis des cartes chez
elle, ou que M. Verdurin lui-même entendrait raconter que
M. Le Hault de Pressagny, président du Concours Hippique,
les avait emmenés, elle et Swann, au gala du roi
Théodose; elle ne supposait les Verdurin informés
que de ces deux événements flatteurs pour elle
parce que les matérialisations particulières sous
lesquelles nous nous représentons et nous poursuivons la
gloire, sont peu nombreuses par le défaut de notre esprit
qui n'est pas capable d'imaginer à la fois toutes les
formes que nous espérons bien d'ailleurs -- en gros --
que, simultanément, elle ne manquera pas de revêtir
pour nous.
D'ailleurs, Mme Swann n'avait obtenu de résultats que
dans ce qu'on appelait le «monde officiel». Les
femmes élégantes n'allaient pas chez elle. Ce
n'était pas la présence de notabilités
républicaines qui les avaient fait fuir. Au temps de ma
petite enfance, tout ce qui appartenait à la
société conservatrice était mondain, et dans
un salon bien posé on n'eût pas pu recevoir un
républicain. Les personnes qui vivaient dans un tel milieu
s'imaginaient que l'impossibilité de jamais inviter un
«opportuniste», à plus forte raison un affreux
radical, était une chose qui durerait toujours, comme les
lampes à huile et les omnibus à chevaux. Mais
pareille aux kaléidoscopes qui tournent de temps en temps,
la société place successivement de façon
différente des éléments qu'on avait cru
immuables et compose une autre figure. Je n'avais pas encore fait
ma première communion, que des dames bien pensantes
avaient la stupéfaction de rencontrer en visite une juive
élégante. Ces dispositions nouvelles du
kaléidoscope sont produites par ce qu'un philosophe
appellerait un changement de critère. L'affaire Dreyfus en
amena un nouveau, à une époque un peu
postérieure à celle où je commençais
à aller chez Mme Swann, et le kaléidoscope renversa
une fois de plus ses petits losanges colorés.
Tout ce qui était juif passa en bas fût-ce la dame
élégante, et des nationalistes obscurs
montèrent prendre sa place. Le salon le plus brillant de
Paris fut celui d'un prince autrichien et ultra-catholique. Qu'au
lieu de l'affaire Dreyfus il fût survenu une guerre avec
l'Allemagne, le tour du kaléidoscope se fût produit
dans un autre sens. Les juifs ayant à l'étonnement
général, montré qu'ils étaient
patriotes, auraient gardé leur situation et personne
n'aurait plus voulu aller ni même avouer être jamais
allé chez le prince autrichien. Cela n'empêche pas
que chaque fois que la société est
momentanément immobile, ceux qui y vivent s'imaginent
qu'aucun changement n'aura plus lieu, de même qu'ayant vu
commencer le téléphone, ils ne veulent pas croire
à l'aéroplane. Cependant, les philosophes du
journalisme flétrissent la période
précédente, non seulement le genre de plaisirs que
l'on y prenait et qui leur semble le dernier mot de la
corruption, mais même les uvres des artistes et des
philosophes qui n'ont plus à leurs yeux aucune valeur,
comme si elles étaient reliées indissolublement aux
modalités successives de la frivolité mondaine. La
seule chose qui ne change pas est qu'il semble chaque fois qu'il
y ait «quelque chose de changé en France». Au
moment où j'allai chez Mme Swann, l'affaire Dreyfus
n'avait pas encore éclaté, et certains grands juifs
étaient fort puissants. Aucun ne l'était plus que
sir Rufus Israels dont la femme lady Israels était la
tante de Swann. Elle n'avait pas personnellement des
intimités aussi élégantes que son neveu qui
d'autre part ne l'aimant pas ne l'avait jamais beaucoup
cultivée, quoiqu'il dût vraisemblablement être
son héritier. Mais c'était la seule des parentes de
Swann qui eût conscience de la situation mondaine de
celui-ci, les autres étant toujours restées
à cet égard dans la même ignorance qui avait
été longtemps la nôtre. Quand, dans une
famille, un des membres émigre dans la haute
société -- ce qui lui semble à lui un
phênomène unique, mais ce qu'à dix ans de
distance il constate avoir été accompli d'une autre
façon et pour des raisons différentes par plus d'un
jeune homme avec qui il avait été
élevé -- il décrit autour de lui une zone
d'ombre, une terra incognita, fort visible en ses moindres
nuances pour tous ceux qui l'habitent, mais qui n'est que nuit et
pur néant pour ceux qui n'y pénétrent pas et
la côtoient sans en soupçonner, tout près
d'eux, l'existence. Aucune Agence Havas n'ayant renseigné
les cousines de Swann sur les gens qu'il fréquentait,
c'est (avant son horrible mariage bien entendu) avec des sourires
de condescendance qu'on se racontait dans les dîners de
famille qu'on avait «vertueusement» employé
son dimanche à aller voir le «cousin Charles»
que, le croyant un peu envieux et parent pauvre on appelait
spirituellement, en jouant sur le titre du roman de Balzac:
«Le Cousin Bête». Lady Rufus Israels, elle,
savait à merveille qui étaient ces gens qui
prodiguaient à Swann une amitié dont elle
était jalouse. La famille de son mari qui était
à peu près l'équivalent des Rothschild
faisait depuis plusieurs générations les affaires
des princes d'Orléans. Lady Israels, excessivement riche,
disposait d'une grande influence et elle l'avait employée
à ce qu'aucune personne qu'elle connaissait ne
reçût Odette. Une seule avait désobéi,
en cachette.
C'était la comtesse de Marsantes. Or, le malheur avait
voulu qu'Odette étant allé faire visite à
Mme De Marsantes, lady Israels était entrée presque
en même temps. Mme De Marsantes était sur des
épines. Avec la lâcheté des gens qui pourtant
pourraient tout se permettre, elle n'adressa pas une fois la
parole à Odette qui ne fut pas encouragée à
pousser désormais plus loin une incursion dans un monde
qui du reste n'était nullement celui où elle
eût aimé être reçue. Dans ce complet
désintéressement du faubourg Saint-Germain, Odette
continuait à être la cocotte illettrée bien
différente des bourgeois ferrés sur les moindres
points de généalogie et qui trompent dans la
lecture des anciens mémoires la soif des relations
aristocratiques que la vie réelle ne leur fournit pas. Et
Swann d'autre part, continuait sans doute d'être l'amant
à qui toutes ces particularités d'une ancienne
maîtresse semblent agréables ou inoffensives, car
souvent j'entendis sa femme proférer de vraies
hérésies mondaines sans que (par un reste de
tendresse, un manque d'estime, ou la paresse de la perfectionner)
il cherchât à les corriger. C'était
peut-être aussi là une forme de cette
simplicité qui nous avait si longtemps trompés
à Combray et qui faisait maintenant que continuant
à connaître, au moins pour son compte, des gens
très brillants, il ne tenait pas à ce que dans la
conversation on eût l'air dans le salon de sa femme de leur
trouver quelque importance. Ils en avaient d'ailleurs moins que
jamais pour Swann, le centre de gravité de sa vie
s'étant déplacé. En tous cas l'ignorance
d'Odette en matière mondaine était telle que si le
nom de la princesse de Guermantes venait dans la conversation
après celui de la duchesse, sa cousine: «Tiens,
ceux-là sont princes, ils ont donc monté en grade,
disait Odette.» Si quelqu'un disait: «le
prince» en parlant du duc de Chartres, elle rectifiait:
«Le duc, il est duc de Chartres et non prince.» Pour
le duc d'Orléans, fils du comte de Paris: «C'est
drôle, le fils est plus que le père», tout en
ajoutant comme elle était anglomane: «On s'y
embrouille dans ces «Royalties»; et à une
personne qui lui demandait de quelle province étaient les
Guermantes, elle répondit: «de l'Aisne».
Swann était du reste aveugle, en ce qui concernait
Odette, non seulement devant ces lacunes de son éducation,
mais aussi devant la médiocrité de son
intelligence. Bien plus; chaque fois qu'Odette racontait une
histoire bête, Swann écoutait sa femme avec une
complaisance, une gaieté, presque une admiration où
il devait entrer des restes de volupté; tandis que, dans
la même conversation, ce que lui-même pouvait dire de
fin, même de profond, était écouté par
Odette, habituellement sans intérêt, assez vite,
avec impatience et quelquefois contredit avec
sévérité. Et on conclura que cet
asservissement de l'élite à la vulgarité est
de règle dans bien des ménages, si l'on pense,
inversement, à tant de femmes supérieures qui se
laissent charmer par un butor, censeur impitoyable de leurs plus
délicates paroles, tandis qu'elles s'extasient, avec
l'indulgence infinie de la tendresse, devant ses facéties
les plus plates. Pour revenir aux raisons qui
empêchèrent à cette époque Odette de
pénétrer dans le faubourg Saint-Germain, il faut
dire que le plus récent tour du kaléidoscope
mondain avait été provoqué par une
série de scandales.
Des femmes chez qui on allait en toute confiance avaient
été reconnues être des filles publiques, des
espionnes anglaises. On allait pendant quelque temps demander aux
gens, on le croyait du moins, d'être avant tout, bien
posés, bien assis... Odette représentait exactement
tout ce avec quoi on venait de rompre et d'ailleurs
immédiatement de renouer (car les hommes ne changeant pas
du jour au lendemain cherchent dans un nouveau régime la
continuation de l'ancien) mais en le cherchant sous une forme
différente qui permît d'être dupe et de croire
que ce n'était plus la société d'avant la
crise. Or, aux dames «brûlées» de cette
société, Odette ressemblait trop. Les gens du monde
sont fort myopes; au moment où ils cessent toutes
relations avec des dames israélites qu'ils connaissaient,
pendant qu'ils se demandent comment remplacer ce vide, ils
aperçoivent, poussée là comme à la
faveur d'une nuit d'orage, une dame nouvelle, israélite
aussi; mais grâce à sa nouveauté, elle n'est
pas associée dans leur esprit comme les
précédentes, avec ce qu'ils croient devoir
détester. Elle ne demande pas qu'on respecte son Dieu. On
l'adopte. Il ne s'agissait pas d'antisémitisme à
l'époque où je commençai d'aller chez
Odette. Mais elle était pareille à ce qu'on voulait
fuir pour un temps.
Swann, lui, allait souvent faire visite à quelques-unes
de ses relations d'autrefois et par conséquent appartenant
toutes au plus grand monde. Pourtant, quand il nous parlait des
gens qu'il venait d'aller voir, je remarquai qu'entre celles
qu'il avait connues jadis, le choix qu'il faisait était
guidé par cette même sorte de goût,
mi-artistique, mi-historique, qui inspirait chez lui le
collectionneur. Et remarquant que c'était souvent telle ou
telle grande dame déclassée qui
l'intéressait parce qu'elle avait été la
maîtresse de Liszt ou qu'un roman de Balzac avait
été dédié à sa
grand'mère (comme il achetait un dessin si
Châteaubriand l'avait décrit), j'eus le
soupçon que nous avions remplacé à Combray
l'erreur de croire Swann un bourgeois n'allant pas dans le monde,
par une autre, celle de le croire un des hommes les plus
élégants de Paris.
Etre l'ami du Comte de Paris ne signifie rien. Combien y en
a-t-il de ces «amis des Princes» qui ne seraient pas
reçus dans un salon un peu fermé. Les princes se
savent princes, ne sont pas snobs et se croient d'ailleurs
tellement au-dessus de ce qui n'est pas de leur sang que grands
seigneurs et bourgeois leur apparaissent, au-dessous d'eux,
presque au même niveau.
Au reste, Swann ne se contentait pas de chercher dans la
société telle qu'elle existe et en s'attachant aux
noms que le passé y a inscrits et qu'on peut encore y
lire, un simple plaisir de lettré et d'artiste, il
goûtait un divertissement assez vulgaire à faire
comme des bouquets sociaux en groupant des éléments
hétérogènes, en réunissant des
personnes prises ici et là. Ces expériences de
sociologie amusante (ou que Swann trouvait telle) n'avaient pas
sur toutes les amies de sa femme -- du moins d'une façon
constante -- une répercussion identique.
«J'ai l'intention d'inviter ensemble les Cottard et la
duchesse de Vendôme», disait-il en riant à Mme
Bontemps, de l'air friand d'un gourmet qui a l'intention et veut
faire l'essai de remplacer dans une sauce, les clous de girofle
par du poivre de Cayenne. Or ce projet qui allait paraître
en effet plaisant, dans le sens ancien du mot, aux Cottard, avait
le don d'exaspérer Mme Bontemps. Elle avait
été récemment présentée par
les Swann à la duchesse de Vendôme et avait
trouvé cela aussi agréable que naturel. En tirer
gloire auprès des Cottard, en le leur racontant, n'avait
pas été la partie la moins savoureuse de son
plaisir. Mais comme les nouveaux décorés qui,
dès qu'ils le sont, voudraient voir se fermer
aussitôt le robinet des croix, Mme Bontemps eût
souhaité qu'après elle, personne de son monde
à elle ne fût présenté à la
princesse. Elle maudissait intérieurement le goût
dépravé de Swann qui lui faisait, pour
réaliser une misérable bizarrerie
esthétique, dissiper d'un seul coup toute la poudre
qu'elle avait jetée aux yeux des Cottard en leur parlant
de la duchesse de Vendôme. Comment allait-elle même
oser annoncer à son mari que le professeur et sa femme
allaient à leur tour avoir leur part de ce plaisir qu'elle
lui avait vanté comme unique. Encore si les Cottard
avaient pu savoir qu'ils n'étaient pas invités pour
de bon, mais pour l'amusement. Il est vrai que les Bontemps
l'avaient été de même, mais Swann ayant pris
à l'aristocratie cet éternel don juanisme qui entre
deux femmes de rien fait croire à chacune que ce n'est
qu'elle qu'on aime sérieusement, avait parlé
à Mme Bontemps de la duchesse de Vendôme comme d'une
personne avec qui il était tout indiqué qu'elle
dînât. «Oui, nous comptons inviter la princesse
avec les Cottard, dit, quelques semaines plus tard Mme Swann, mon
mari croit que cette conjonction pourra donner quelque chose
d'amusant?» car si elle avait gardé du «petit
noyau» certaines habitudes chères à Mme
Verdurin comme de crier très fort pour être entendue
de tous les fidèles, en revanche, elle employait certaines
expressions -- comme «conjonction» -- chères
au milieu Guermantes duquel elle subissait ainsi à
distance et à son insu comme la mer le fait pour la lune,
l'attraction, sans pourtant se rapprocher sensiblement de lui.
«Oui, les Cottard et la duchesse de Vendôme, est-ce
que vous ne trouvez pas que cela sera drôle?» demanda
Swann. «Je crois que ça marchera très mal et
que ça ne vous attirera que des ennuis, il ne faut pas
jouer avec le feu», répondit Mme Bontemps, furieuse.
Elle et son mari furent, d'ailleurs, ainsi que le prince
d'Agrigente, invités à ce dîner, que Mme
Bontemps et Cottard eurent deux manières de raconter,
selon les personnes à qui ils s'adressaient. Aux uns, Mme
Bontemps de son côté, Cottard du sien, disaient
négligemment quand on leur demandait qui il y avait
d'autre au dîner: «Il n'y avait que le prince
d'Agrigente, c'était tout à fait intime.»
Mais d'autres, risquaient d'être mieux informés
(même une fois quelqu'un avait dit à Cottard:
«Mais est-ce qu'il n'y avait pas aussi les Bontemps?»
«Je les oubliais», avait en rougissant répondu
Cottard au maladroit qu'il classa désormais dans la
catégorie des mauvaises langues). Pour ceux-là les
Bontemps et les Cottard adoptèrent chacun, sans
s'être consultés une version dont le cadre
était identique et où seuls leurs noms respectifs
étaient interchangés. Cottard disait:
«Hé bien, il y avait seulement les maîtres de
maison, le duc et la duchesse de Vendôme -- (en souriant
avantageusement) le professeur et Mme Cottard, et ma foi du
diable, si on a jamais su pourquoi, car ils allaient là
comme des cheveux sur la soupe, M. et Mme Bontemps.» Mme
Bontemps récitait exactement le même morceau,
seulement c'était M. et Mme Bontemps qui étaient
nommés avec une emphase satisfaite, entre la duchesse de
Vendôme et le prince d'Agrigente, et les pelés
qu'à la fin elle accusait de s'être invités
eux-mêmes et qui faisaient tache, c'était les
Cottard.
De ses visites Swann rentrait souvent assez peu de temps avant le dîner. A ce moment de six heures du soir où jadis il se sentait si malheureux, il ne se demandait plus ce qu'Odette pouvait être en train de faire et s'inquiétait peu qu'elle eût du monde chez elle, ou fût sortie. Il se rappelait parfois qu'il avait bien des années auparavant essayé un jour de lire à travers l'enveloppe une lettre adressée par Odette à Forcheville. Mais ce souvenir ne lui était pas agréable et plutôt que d'approfondir la honte qu'il ressentait, il préférait se livrer à une petite grimace du coin de la bouche complétée au besoin d'un hochement de tête qui signifiait: «qu'est-ce que ça peut me faire?» Certes, il estimait maintenant que l'hypothèse à laquelle il s'était souvent arrêté jadis et d'après quoi c'étaient les imaginations de sa jalousie qui seules noircissaient la vie, en réalité innocente, d'Odette, que cette hypothèse (en somme bienfaisante puisque tant qu'avait duré sa maladie amoureuse elle avait diminué ses souffrances en les lui faisant paraître imaginaires) n'était pas la vraie, que c'était sa jalousie qui avait vu juste, et que si Odette l'avait aimé plus qu'il n'avait cru, elle l'avait aussi trompé davantage. Autrefois pendant qu'il souffrait tant, il s'était juré que dès qu'il n'aimerait plus Odette, et ne craindrait plus de la fâcher ou de lui faire croire qu'il l'aimait trop, il se donnerait la satisfaction d'élucider avec elle, par simple amour de la vérité et comme un point d'histoire, si oui ou non Forcheville était couché avec elle le jour où il avait sonné et frappé au carreau sans qu'on lui ouvrît, et où elle avait écrit à Forcheville que c'était un oncle à elle qui était venu. Mais le problème si intéressant qu'il attendait seulement la fin de sa jalousie pour tirer au clair, avait précisément perdu tout intérêt aux yeux de Swann, quand il avait cessé d'être jaloux. Pas immédiatement pourtant. Il n'éprouvait déjà plus de jalousie à l'égard d'Odette, que le jour des coups frappés en vain par lui dans l'après-midi à la porte du petit hôtel de la rue Lapérouse, avait continué à en exciter chez lui. C'était comme si la jalousie, pareille un peu en cela à ces maladies qui semblent avoir leur siège, leur source de contagionnement, moins dans certaines personnes que dans certains lieux, dans certaines maisons, n'avait pas eu tant pour objet Odette elle-même que ce jour, cette heure du passé perdu où Swann avait frappé à toutes les entrées de l'hôtel d'Odette. On aurait dit que ce jour, cette heure avaient seuls fixé quelques dernières parcelles de la personnalité amoureuse que Swann avait eue autrefois et qu'il ne les retrouvait plus que là. Il était depuis longtemps insoucieux qu'Odette l'eût trompé et le trompât encore. Et pourtant il avait continué pendant quelques années à rechercher d'anciens domestiques d'Odette, tant avait persisté chez lui la douloureuse curiosité de savoir si ce jour-là, tellement ancien, à six heures, Odette était couchée avec Forcheville. Puis cette curiosité elle-même avait disparu, sans pourtant que ses investigations cessassent. Il continuait à tâcher d'apprendre ce qui ne l'intéressait plus, parce que son moi ancien parvenu à l'extrême décrépitude, agissait encore machinalement, selon des préoccupations abolies au point que Swann ne réussissait même plus à se représenter cette angoisse, si forte pourtant autrefois qu'il ne pouvait se figurer alors qu'il s'en délivrât jamais et que seule la mort de celle qu'il aimait (la mort qui, comme le montrera plus loin dans ce livre, une cruelle contre-épreuve, ne diminue en rien les souffrances de la jalousie) lui semblait capable d'aplanir pour lui la route entièrement barrée, de sa vie.
Mais éclaircir un jour les faits de la vie d'Odette auxquels il avait dû ces souffrances n'avait pas été le seul souhait de Swann; il avait mis en réserve aussi celui de se venger d'elles, quand n'aimant plus Odette il ne la craindrait plus; or, d'exaucer ce second souhait, l'occasion se présentait justement car Swann aimait une autre femme, une femme qui ne lui donnait pas de motifs de jalousie mais pourtant de la jalousie parce qu'il n'était plus capable de renouveler sa façon d'aimer et que c'était celle dont il avait usé pour Odette qui lui servait encore pour une autre. Pour que la jalousie de Swann renaquît, il n'était pas nécessaire que cette femme fût infidèle, il suffisait que pour une raison quelconque, elle fût loin de lui, à une soirée par exemple, et eût paru s'y amuser. C'était assez pour réveiller en lui l'ancienne angoisse, lamentable et contradictoire excroissance de son amour, et qui éloignait Swann de ce qu'elle était comme un besoin d'atteindre (le sentiment réel que cette jeune femme avait pour lui, le désir caché de ses journées, le secret de son cur), car entre Swann et celle qu'il aimait cette angoisse interposait un amas réfractaire de soupçons antérieurs, ayant leur cause en Odette, ou en telle autre peut-être qui avait précédé Odette, et qui ne permettaient plus à l'amant vieilli de connaître sa maîtresse d'aujourd'hui qu'à travers le fantôme ancien et collectif de la «femme qui excitait sa jalousie» dans lequel il avait arbitrairement incarné son nouvel amour. Souvent pourtant Swann l'accusait, cette jalousie, de le faire croire à des trahisons imaginaires; mais alors il se rappelait qu'il avait fait bénéficier Odette du même raisonnement, et à tort. Aussi tout ce que la jeune femme qu'il aimait faisait aux heures où il n'était pas avec elle, cessait de lui paraître innocent. Mais alors qu'autrefois, il avait fait le serment, si jamais il cessait d'aimer celle qu'il ne devinait pas devoir être un jour sa femme, de lui manifester implacablement son indifférence, enfin sincère, pour venger son orgueil longtemps humilié, ces représailles qu'il pouvait exercer maintenant sans risques (car que pouvait lui faire d'être pris au mot et privé de ces tête-à-tête avec Odette qui lui étaient jadis si nécessaires), ces représailles il n'y tenait plus; avec l'amour avait disparu le désir de montrer qu'il n'avait plus d'amour. Et lui qui, quand il souffrait par Odette eût tant désiré de lui laisser voir un jour qu'il était épris d'une autre, maintenant qu'il l'aurait pu, il prenait mille précautions pour que sa femme ne soupçonnât pas ce nouvel amour.
Ce ne fut pas seulement à ces goûters, à cause desquels j'avais eu autrefois la tristesse de voir Gilberte me quitter et rentrer plus tôt, que désormais je pris part, mais les sorties qu'elle faisait avec sa mère, soit pour aller en promenade ou à une matinée, et qui en l'empêchant de venir aux Champs-Élysées m'avaient privé d'elle, les jours où je restais seul le long de la pelouse ou devant les chevaux de bois, ces sorties maintenant M. et Mme Swann m'y admettaient, j'avais une place dans leur landau et même c'était à moi qu'on demandait si j'aimais mieux aller au théâtre, à une leçon de danse chez une camarade de Gilberte, à une réunion mondaine chez des amies des Swann (ce que celle-ci appelait «un petit meeting») ou visiter les tombeaux de Saint-Denis.
Ces jours où je devais sortir avec les Swann, je venais
chez eux pour le déjeuner, que Mme Swann appelait le
lunch; comme on n'était invité que pour midi et
demi et qu'à cette époque mes parents
déjeunaient à onze heures un quart, c'est
après qu'ils étaient sortis de table que je
m'acheminais vers ce quartier luxueux, assez solitaire à
toute heure, mais particulièrement à
celle-là où tout le monde était
rentré.
Même l'hiver et par la gelée s'il faisait beau,
tout en resserrant de temps à autre le nud d'une
magnifique cravate de chez Charvet et en regardant si mes
bottines vernies ne se salissaient pas, je me promenais de long
en large dans les avenues en attendant midi vingt-sept.
J'apercevais de loin dans le jardinet des Swann, le soleil qui
faisait étinceler comme du givre, les arbres
dénudés. Il est vrai que ce jardinet n'en
possédait que deux. L'heure indue faisait nouveau le
spectacle. A ces plaisirs de nature (qu'avivait la suppression de
l'habitude, et même la faim), la perspective
émotionnante de déjeuner chez Mme Swann se
mêlait, elle ne les diminuait pas, mais les dominant, les
asservissait, en faisait des accessoires mondains; de sorte que
si, à cette heure où d'ordinaire je ne les
percevais pas, il me semblait découvrir le beau temps, le
froid, la lumière hivernale, c'était comme une
sorte de préface aux ufs à la crème, comme
une patine, un rose et frais glacis ajoutés au
revêtement de cette chapelle mystérieuse
qu'était la demeure de Mme Swann et au cur de laquelle il
y avait au contraire tant de chaleur, de parfums et de
fleurs.
A midi et demi, je me décidais enfin à entrer dans cette maison qui, comme un gros soulier de Noël me semblait devoir m'apporter de surnaturels plaisirs. (Le nom de Noël était du reste inconnu à Mme Swann et à Gilberte qui l'avaient remplacé par celui de Christmas, et ne parlaient que du pudding de Christmas, de ce qu'on leur avait donné pour leur Christmas, de s'absenter -- ce qui me rendait fou de douleur -- pour Christmas. Même à la maison, je me serais cru déshonoré en parlant de Noël et je ne disais plus que Christmas, ce que mon père trouvait extrêmement ridicule.)
Je ne rencontrais d'abord qu'un valet de pied qui, après m'avoir fait traverser plusieurs grands salons m'introduisait dans un tout petit, vide, que commençait déjà à faire rêver l'après-midi bleu de ses fenêtres; je restais seul en compagnie d'orchidées, de roses et de violettes qui -- pareilles à des personnes qui attendent à côté de vous mais ne vous connaissent pas, -- gardaient un silence que leur individualité de choses vivantes rendait plus impressionnant et recevaient frileusement la chaleur d'un feu incandescent de charbon, précieusement posé derrière une vitrine de cristal, dans une cuve de marbre blanc où il faisait écrouler de temps à autre ses dangereux rubis.
Je m'étais assis, mais me levais précipitamment en entendant ouvrir la porte; ce n'était qu'un second valet de pied, puis un troisième, et le mince résultat auquel aboutissaient leurs allées et venues inutilement émouvantes était de remettre un peu de charbon dans le feu ou d'eau dans les vases. Ils s'en allaient, je me retrouvais seul, une fois refermée la porte que Mme Swann finirait bien par ouvrir. Et, certes, j'eusse été moins troublé dans un antre magique que dans ce petit salon d'attente où le feu me semblait procéder à des transmutations, comme dans le laboratoire de Klingsor. Un nouveau bruit de pas retentissait, je ne me levais pas, ce devait être encore un valet de pied, c'était M. Swann. «Comment? vous êtes seul? Que voulez-vous, ma pauvre femme n'a jamais pu savoir ce que c'est que l'heure. Une heure moins dix. Tous les jours c'est plus tard. Et vous allez voir, elle arrivera sans se presser en croyant qu'elle est en avance.» Et comme il était resté neuro-arthritique, et devenu un peu ridicule, avoir une femme si inexacte qui rentrait tellement tard du Bois, qui s'oubliait chez sa couturière, et n'était jamais à l'heure pour le déjeuner, cela inquiétait Swann pour son estomac, mais le flattait dans son amour-propre.
Il me montrait des acquisitions nouvelles qu'il avait faites et m'en expliquait l'intérêt, mais l'émotion, jointe au manque d'habitude d'être encore à jeun à cette heure-là, tout en agitant mon esprit y faisait le vide, de sorte que capable de parler je ne l'étais pas d'entendre. D'ailleurs aux uvres que possédait Swann, il suffisait pour moi qu'elles fussent situées chez lui, y fissent partie de l'heure délicieuse qui précédait le déjeuner. La Joconde se serait trouvée là qu'elle ne m'eût pas fait plus de plaisir qu'une robe de chambre de Mme Swann, ou ses flacons de sel.
Je continuais à attendre, seul, ou avec Swann et souvent Gilberte, qui était venue nous tenir compagnie. L'arrivée de Mme Swann, préparée par tant de majestueuses entrées, me paraissait devoir être quelque chose d'immense. J'épiais chaque craquement. Mais on ne trouve jamais aussi hauts qu'on avait espérés, une cathédrale, une vague dans la tempête, le bond d'un danseur; après ces valets de pied en livrée, pareils aux figurants dont le cortège, au théâtre, prépare, et par là même diminue l'apparition finale de la reine, Mme Swann entrant furtivement en petit paletot de loutre, sa voilette baissée sur un nez rougi par le froid, ne tenait pas les promesses prodiguées dans l'attente à mon imagination.
Mais si elle était restée toute la matinée chez elle, quand elle arrivait dans le salon, c'était vêtue d'un peignoir en crêpe de Chine de couleur claire qui me semblait plus élégant que toutes les robes.
Quelquefois les Swann se décidaient à rester à la maison tout l'après-midi. Et alors, comme on avait déjeuné si tard, je voyais bien vite sur le mur du jardinet décliner le soleil de ce jour qui m'avait paru devoir être différent des autres, et les domestiques avaient beau apporter des lampes de toutes les grandeurs et de toutes les formes, brûlant chacune sur l'autel consacré d'une console, d'un guéridon, d'une «encoignure» ou d'une petite table, comme pour la célébration d'un culte inconnu, rien d'extraordinaire ne naissait de la conversation et je m'en allais déçu, comme on l'est souvent dès l'enfance après la messe de minuit.
Mais ce désappointement là n'était guère que spirituel. Je rayonnais de joie dans cette maison où Gilberte, quand elle n'était pas encore avec nous, allait entrer, et me donnerait dans un instant, pour des heures, sa parole, son regard attentif et souriant tel que je l'avais vu pour la première fois à Combray. Tout au plus étais-je un peu jaloux en la voyant souvent disparaître dans de grandes chambres auxquelles on accédait par un escalier intérieur. Obligé de rester au salon, comme l'amoureux d'une actrice qui n'a que son fauteuil à l'orchestre et rêve avec inquiétude de ce qui se passe dans les coulisses, au foyer des artistes, je posai à Swann, au sujet de cette autre partie de la maison, des questions savamment voilées, mais sur un ton duquel je ne parvins pas à bannir quelque anxiété. Il m'expliqua que la pièce où allait Gilberte était la lingerie, s'offrit à me la montrer et me promit que chaque fois que Gilberte aurait à s'y rendre il la forcerait à m'y emmener. Par ces derniers mots et la détente qu'ils me procurèrent, Swann supprima brusquement pour moi une de ces affreuses distances intérieures au terme desquelles une femme que nous aimons nous apparaît si lointaine. A ce moment-là, j'éprouvai pour lui une tendresse que je crus plus profonde que ma tendresse pour Gilberte. Car maître de sa fille, il me la donnait et elle, elle se refusait parfois; je n'avais pas directement sur elle ce même empire qu'indirectement par Swann. Enfin elle, je l'aimais et ne pouvais par conséquent la voir sans ce trouble, sans ce désir de quelque chose de plus, qui ôte, auprès de l'être qu'on aime, la sensation d'aimer.
Au reste, le plus souvent, nous ne restions pas à la
maison, nous allions nous promener. Parfois avant d'aller
s'habiller, Mme Swann se mettait au piano. Ses belles mains,
sortant des manches roses, ou blanches, souvent de couleurs
très vives, de sa robe de chambre de crêpe de Chine,
allongeaient leurs phalanges sur le piano avec cette même
mélancolie qui était dans ses yeux et
n'était pas dans son cur.
Ce fut un de ces jours-là qu'il lui arriva de me jouer la
partie de la Sonate de Vinteuil où se trouve la petite
phrase que Swann avait tant aimée. Mais souvent on
n'entend rien, si c'est une musique un peu compliquée
qu'on écoute pour la première fois. Et pourtant
quand plus tard on m'eut joué deux ou trois fois cette
Sonate, je me trouvai la connaître parfaitement. Aussi
n'a-t-on pas tort de dire «entendre pour la première
fois». Si l'on n'avait vraiment, comme on l'a cru, rien
distingué à la première audition, la
deuxième, la troisième seraient autant de
premières, et il n'y aurait pas de raison pour qu'on
comprît quelque chose de plus à la dixième.
Probablement ce qui fait défaut, la première fois,
ce n'est pas la compréhension, mais la mémoire. Car
la nôtre, relativement à la complexité des
impressions auxquelles elle a à faire face pendant que
nous écoutons, est infime, aussi brève que la
mémoire d'un homme qui en dormant pense mille choses qu'il
oublie aussitôt, ou d'un homme tombé à
moitié en enfance qui ne se rappelle pas la minute
d'après ce qu'on vient de lui dire. Ces impressions
multiples, la mémoire n'est pas capable de nous en fournir
immédiatement le souvenir. Mais celui-ci se forme en elle
peu à peu et à l'égard des uvres qu'on a
entendues deux ou trois fois, on est comme le collégien
qui a relu à plusieurs reprises avant de s'endormir une
leçon qu'il croyait ne pas savoir et qui la récite
par cur le lendemain matin. Seulement je n'avais encore
jusqu'à ce jour, rien entendu de cette sonate, et
là où Swann et sa femme voyaient une phrase
distincte, celle-ci était aussi loin de ma perception
claire qu'un nom qu'on cherche à se rappeler et à
la place duquel on ne trouve que du néant, un néant
d'où une heure plus tard, sans qu'on y pense,
s'élanceront d'elles-mêmes, en un seul bond, les
syllabes d'abord vainement sollicitées. Et non seulement
on ne retient pas tout de suite les uvres vraiment rares, mais
même au sein de chacune de ces uvres-là, et cela
m'arriva pour la Sonate de Vinteuil, ce sont les parties les
moins précieuses qu'on perçoit d'abord. De sorte
que je ne me trompais pas seulement en pensant que l'uvre ne me
réservait plus rien (ce qui fit que je restai longtemps
sans chercher à l'entendre) du moment que Madame Swann
m'en avait joué la phrase la plus fameuse (j'étais
aussi stupide en cela que ceux qui n'espèrent plus
éprouver de surprise devant Saint-Marc de Venise parce que
la photographie leur a appris la forme de ses dômes). Mais
bien plus, même quand j'eus écouté la sonate
d'un bout à l'autre, elle me resta presque tout
entière invisible, comme un monument dont la distance ou
la brume ne laissent apercevoir que de faibles parties. De
là, la mélancolie qui s'attache à la
connaissance de tels ouvrages, comme de tout ce qui se
réalise dans le temps. Quand ce qui est le plus
caché dans la Sonate de Vinteuil se découvrit
à moi, déjà, entraîné par
l'habitude hors des prises de ma sensibilité, ce que
j'avais distingué, préféré tout
d'abord, commençait à m'échapper, à
me fuir. Pour n'avoir pu aimer qu'en des temps successifs tout ce
que m'apportait cette sonate, je ne la possédai jamais
tout entière: elle ressemblait à la vie. Mais,
moins décevants que la vie, ces grands chefs-d'uvre ne
commencent pas par nous donner ce qu'ils ont de meilleur. Dans la
Sonate de Vinteuil, les beautés qu'on découvre le
plus tôt sont aussi celles dont on se fatigue le plus vite
et pour la même raison sans doute, qui est qu'elles
diffèrent moins de ce qu'on connaissait
déjà. Mais quand celles-là se sont
éloignées, il nous reste à aimer telle
phrase que son ordre trop nouveau pour offrir à notre
esprit rien que confusion nous avait rendue indiscernable et
gardée intacte; alors elle devant qui nous passions tous
les jours sans le savoir et qui s'était
réservée, qui pour le pouvoir de sa seule
beauté était devenue invisible et restée
inconnue, elle vient à nous la dernière. Mais nous
la quitterons aussi en dernier. Et nous l'aimerons plus longtemps
que les autres, parce que nous aurons mis plus longtemps à
l'aimer. Ce temps du reste qu'il faut à un individu --
comme il me le fallut à moi à l'égard de
cette Sonate -- pour pénétrer une uvre un peu
profonde n'est que le raccourci et comme le symbole des
années, des siècles parfois, qui s'écoulent
avant que le public puisse aimer un chef-d'uvre vraiment nouveau.
Aussi l'homme de génie pour s'épargner les
méconnaissances de la foule se dit peut-être que les
contemporains manquant du recul nécessaire, les uvres
écrites pour la postérité ne devraient
être lues que par elle, comme certaines peintures qu'on
juge mal de trop près. Mais en réalité toute
lâche précaution pour éviter les faux
arguments est inutile, ils ne sont pas évitables. Ce qui
est cause qu'une uvre de génie est difficilement
admirée tout de suite, c'est que celui qui l'a
écrite est extraordinaire, que peu de gens lui
ressemblent. C'est son uvre elle-même qui, en
fécondant les rares esprits capables de le comprendre, les
fera croître et multiplier. Ce sont les quatuors de
Beethoven (les quatuors XII, XIII, XIV et XV) qui ont mis
cinquante ans à faire naître, à grossir le
public des quatuors de Beethoven, réalisant ainsi comme
tous les chefs-d'uvre un progrès sinon dans la valeur des
artistes, du moins dans la société des esprits,
largement composée aujourd'hui de ce qui était
introuvable quand le chef-d'uvre parut, c'est-à-dire
d'être capables de l'aimer.
Ce qu'on appelle la postérité, c'est la
postérité de l'uvre. Il faut que l'uvre (en ne
tenant pas compte, pour simplifier, des génies qui
à la même époque peuvent parallèlement
préparer pour l'avenir un public meilleur dont d'autres
génies que lui bénéficieront) crée
elle-même sa postérité. Si donc l'uvre
était tenue en réserve, n'était connue que
de la postérité, celle-ci, pour cette uvre, ne
serait pas la postérité mais une assemblée
de contemporains ayant simplement vécu cinquante ans plus
tard. Aussi faut-il que l'artiste -- et c'est ce qu'avait fait
Vinteuil -- s'il veut que son uvre puisse suivre sa route, la
lance, là où il y a assez de profondeur, en plein
et lointain avenir.
Et pourtant ce temps à venir, vraie perspective des
chefs-d'uvre, si n'en pas tenir compte est l'erreur des mauvais
juges, en tenir compte est parfois le dangereux scrupule des
bons. Sans doute, il est aisé de s'imaginer dans une
illusion analogue à celle qui uniformise toutes choses
à l'horizon, que toutes les révolutions qui ont eu
lieu jusqu'ici dans la peinture ou la musique respectaient tout
de même certaines règles et que ce qui est
immédiatement devant nous, impressionnisme, recherche de
la dissonance, emploi exclusif de la gamme chinoise, cubisme,
futurisme, diffère outrageusement de ce qui a
précédé. C'est que ce qui a
précédé on le considère sans tenir
compte qu'une longue assimilation l'a converti pour nous en une
matière variée sans doute, mais somme toute
homogène, où Hugo voisine avec Molière.
Songeons seulement aux choquants disparates que nous
présenterait, si nous ne tenions pas compte du temps
à venir et des changements qu'il amène, tel
horoscope de notre propre âge mûr tiré devant
nous durant notre adolescence. Seulement tous les horoscopes ne
sont pas vrais et être obligé pour une uvre d'art de
faire entrer dans le total de sa beauté le facteur du
temps, mêle, à notre jugement, quelque chose d'aussi
hasardeux et par là aussi dénué
d'intérêt véritable que toute
prophétie dont la non réalisation n'impliquera
nullement la médiocrité d'esprit du
prophète, car ce qui appelle à l'existence les
possibles ou les en exclut n'est pas forcément de la
compétence du génie; on peut en avoir eu et ne pas
avoir cru à l'avenir des chemins de fer, ni des avions,
ou, tout en étant grand psychologue, à la
fausseté d'une maîtresse ou d'un ami, dont de plus
médiocres eussent prévu les trahisons.
Si je ne compris pas la Sonate je fus ravi d'entendre jouer Mme
Swann.
Son toucher me paraissait, comme son peignoir, comme le parfum
de son escalier, comme ses manteaux, comme ses
chrysanthèmes, faire partie d'un tout individuel et
mystérieux, dans un monde infiniment supérieur
à celui où la raison peut analyser le talent.
«N'est-ce pas que c'est beau cette Sonate de Vinteuil? me
dit Swann. Le moment où il fait nuit sous les arbres,
où les arpèges du violon font tomber la
fraîcheur.
Avouez que c'est bien joli; il y a là tout le
côté statique du clair de lune, qui est le
côté essentiel. Ce n'est pas extraordinaire qu'une
cure de lumière comme celle que suit ma femme agisse sur
les muscles, puisque le clair de lune empêche les feuilles
de bouger. C'est cela qui est si bien peint dans cette petite
phrase, c'est le bois de Boulogne tombé en catalepsie. Au
bord de la mer c'est encore plus frappant, parce qu'il y a les
réponses faibles des vagues que naturellement on entend
très bien puisque le reste ne peut pas remuer.
A Paris c'est le contraire; c'est tout au plus si on remarque
ces lueurs insolites sur les monuments, ce ciel
éclairé comme par un incendie sans couleurs et sans
danger, cette espèce d'immense fait divers deviné.
Mais dans la petite phrase de Vinteuil et du reste dans toute la
Sonate ce n'est pas cela, cela se passe au Bois, dans le
gruppetto on entend distinctement la voix de quelqu'un qui dit:
«On pourrait presque lire son journal.» Ces paroles
de Swann auraient pu fausser, pour plus tard, ma
compréhension de la Sonate, la musique étant trop
peu exclusive pour écarter absolument ce qu'on nous
suggère d'y trouver. Mais je compris par d'autres propos
de lui que ces feuillages nocturnes étaient tout
simplement ceux sous l'épaisseur desquels, dans maint
restaurant des environs de Paris, il avait entendu, bien des
soirs, la petite phrase. Au lieu du sens profond qu'il lui avait
si souvent demandé, ce qu'elle rapportait à Swann,
c'était ces feuillages rangés, enroulés,
peints autour d'elle (et qu'elle lui donnait le désir de
revoir parce qu'elle lui semblait leur être
intérieure comme une âme), c'était tout un
printemps dont il n'avait pu jouir autrefois, n'ayant pas,
fiévreux et chagrin comme il était alors, assez de
bien-être pour cela, et que (comme on fait, pour un malade,
des bonnes choses qu'il n'a pu manger), elle lui avait
gardé. Les charmes que lui avaient fait éprouver
certaines nuits dans le Bois et sur lesquels la Sonate de
Vinteuil pouvait le renseigner, il n'aurait pu à leur
sujet interroger Odette, qui pourtant l'accompagnait comme la
petite phrase. Mais Odette était seulement à
côté de lui, alors (non en lui comme le motif de
Vinteuil) -- ne voyant donc point -- Odette eût-elle
été mille fois plus compréhensive -- ce qui,
pour nul de nous (du moins j'ai cru longtemps que cette
règle ne souffrait pas d'exceptions), ne peut
s'extérioriser. «C'est au fond assez joli n'est-ce
pas, dit Swann, que le son puisse refléter, comme l'eau,
comme une glace. Et remarquez que la phrase de Vinteuil ne me
montre que tout ce à quoi je ne faisais pas attention
à cette époque. De mes soucis, de mes amours de ce
temps-là, elle ne me rappelle plus rien, elle a fait
l'échange.» «Charles, il me semble que ce
n'est pas très aimable pour moi tout ce que vous me dites
là.» «Pas aimable! Les femmes sont
magnifiques! Je voulais dire simplement à ce jeune homme
que ce que la musique montre -- du moins à moi -- ce n'est
pas du tout la «Volonté en soi» et la
«Synthèse de l'infini», mais, par exemple, le
père Verdurin en redingote dans le Palmarium du Jardin
d'Acclimatation. Mille fois sans sortir de ce salon, cette petite
phrase m'a emmené dîner à Armenonville avec
elle. Mon Dieu c'est toujours moins ennuyeux que d'y aller avec
Mme de Cambremer.» Mme Swann se mit à rire:
«C'est une dame qui passe pour avoir été
très éprise de Charles», m'expliqua-t-elle du
même ton dont, un peu avant, en parlant de Ver Meer de
Delft, que j'avais été étonné de voir
qu'elle connaissait, elle m'avait répondu: «C'est
que je vous dirai que monsieur s'occupait beaucoup de ce
peintre-là au moment où il me faisait la cour.
N'est-ce pas, mon petit Charles?» «Ne parlez pas
à tort et à travers de Mme de Cambremer», dit
Swann, dans le fond très flatté. «Mais je ne
fais que répéter ce qu'on m'a dit. D'ailleurs il
paraît qu'elle est très intelligente, je ne la
connais pas. Je la crois très «pusshing», ce
qui m'étonne d'une femme intelligente. Mais tout le monde
dit qu'elle a été folle de vous, cela n'a rien de
froissant.» Swann garda un mutisme de sourd, qui
était une espèce de confirmation, et une preuve de
fatuité. «Puisque ce que je joue vous rappelle le
Jardin d'Acclimatation, reprit Mme Swann en faisant par
plaisanterie semblant d'être piquée, nous pourrions
le prendre tantôt comme but de promenade si ça amuse
ce petit. Il fait très beau et vous retrouveriez vos
chères impressions! A propos du Jardin d'Acclimatation
vous savez ce jeune homme croyait que nous aimions beaucoup une
personne que je «coupe» au contraire aussi souvent
que je peux, Mme Blatin! Je trouve très humiliant pour
nous qu'elle passe pour notre amie. Pensez que le bon Docteur
Cottard qui ne dit jamais de mal de personne déclare
lui-même qu'elle est infecte.» «Quelle horreur!
Elle n'a pour elle que de ressembler tellement à
Savonarole.
C'est exactement le portrait de Savonarole par Fra
Bartolomeo.» Cette manie qu'avait Swann de trouver ainsi
des ressemblances dans la peinture était
défendable, car même ce que nous appelons
l'expression individuelle est -- comme on s'en rend compte avec
tant de tristesse quand on aime et qu'on voudrait croire à
la réalité unique de l'individu, -- quelque chose
de général, et a pu se rencontrer à
différentes époques. Mais si on avait
écouté Swann, les cortèges des rois mages
déjà si anachroniques quand Benozzo Gozzoli y
introduisait les Médicis, l'eussent été
davantage encore puisqu'ils eussent contenu les portraits d'une
foule d'hommes, contemporains non de Gozzoli, mais de Swann
c'est-à-dire postérieurs non plus seulement de
quinze siècles à la Nativité, mais de quatre
au peintre lui-même. Il n'y avait pas selon Swann, dans ces
cortèges, un seul Parisien de marque qui manquât,
comme dans cet acte d'une pièce de Sardou, où, par
amitié pour l'auteur et la principale interprète,
par mode aussi, toutes les notabilités parisiennes, de
célèbres médecins, des hommes politiques,
des avocats, vinrent pour s'amuser, chacun un soir, figurer sur
la scène. «Mais quel rapport a-t-elle avec le Jardin
d'Acclimatation?» «Tous!» «Quoi, vous
croyez qu'elle a un derrière bleu-ciel comme les
singes?» «Charles vous êtes d'une inconvenance!
Non, je pensais au mot que lui a dit le Cynghalais. Racontez-le
lui, c'est vraiment un «beau mot». «C'est
idiot. Vous savez que Mme Blatin aime à interpeller tout
le monde d'un air qu'elle croit aimable et qui est surtout
protecteur.» «Ce que nos bons voisins de la Tamise
appellent patronising», interrompit Odette. «Elle est
allée dernièrement au Jardin d'Acclimatation
où il y a des noirs, des Cynghalais, je crois, a dit ma
femme, qui est beaucoup plus forte en ethnographie que
moi.» «Allons, Charles, ne vous moquez pas.»
«Mais je ne me moque nullement.
Enfin, elle s'adresse à un de ces noirs: «Bonjour,
négro!» «C'est un rien!» -- «En
tous cas ce qualificatif ne plut pas au noir. -- Moi
négro, dit-il avec colère à Mme Blatin, mais
toi, chameau!» -- «Je trouve cela très
drôle! J'adore cette histoire. N'est-ce pas que c'est
«beau»? On voit bien la mère Blatin:
«Moi négro, mais toi chameau!» Je manifestai
un extrême désir d'aller voir ces Cynghalais dont
l'un avait appelé Mme Blatin: chameau. Ils ne
m'intéressaient pas du tout.
Mais je pensais que pour aller au Jardin d'Acclimatation et en
revenir nous traverserions cette allée des Acacias
où j'avais tant admiré Mme Swann, et que
peut-être le mulâtre ami de Coquelin, à qui je
n'avais jamais pu me montrer saluant Mme Swann, me verrait assis
à côté d'elle au fond d'une victoria.
Pendant ces minutes où Gilberte partie se préparer, n'était pas dans le salon avec nous, M. et Mme Swann se plaisaient à me découvrir les rares vertus de leur fille. Et tout ce que j'observais semblait prouver qu'ils disaient vrai; je remarquais que, comme sa mère me l'avait raconté, elle avait non seulement pour ses amies, mais pour les domestiques, pour les pauvres, des attentions délicates, longuement méditées, un désir de faire plaisir, une peur de mécontenter, se traduisant par de petites choses qui souvent lui donnaient beaucoup de mal. Elle avait fait un ouvrage pour notre marchande des Champs-Élysées et sortit par la neige, pour le lui remettre elle-même et sans un jour de retard. -- «Vous n'avez pas idée de ce qu'est son cur, car elle le cache», disait son père. Si jeune, elle avait l'air bien plus raisonnable que ses parents. Quand Swann parlait des grandes relations de sa femme, Gilberte détournait la tête et se taisait, mais sans air de blâme, car son père ne lui paraissait pas pouvoir être l'objet de la plus légère critique. Un jour que je lui avais parlé de Mlle Vinteuil, elle me dit:
-- «Jamais je ne la connaîtrai, pour une raison, c'est qu'elle n'était pas gentille pour son père, à ce qu'on dit, elle lui faisait de la peine. Vous ne pouvez pas plus comprendre cela que moi, n'est-ce pas, vous qui ne pourriez sans doute pas plus survivre à votre papa que moi au mien, ce qui est du reste tout naturel. Comment oublier jamais quelqu'un qu'on aime depuis toujours.»
Et une fois qu'elle était plus particulièrement câline avec Swann, comme je le lui fis remarquer quand il fut loin:
-- «Oui, pauvre papa, c'est ces jours-ci l'anniversaire de la mort de son père. Vous pouvez comprendre ce qu'il doit éprouver, vous comprenez cela, vous, nous sentons de même sur ces choses-là. Alors, je tâche d'être moins méchante que d'habitude.» -- «Mais il ne vous trouve pas méchante, il vous trouve parfaite.» -- «Pauvre papa, c'est parce qu'il est trop bon.»
Ses parents ne me firent pas seulement l'éloge des vertus de Gilberte -- cette même Gilberte qui même avant que je l'eusse jamais vue m'apparaissait devant une église, dans un paysage de l'Ile-de-France et qui ensuite m'évoquant non plus mes rêves, mais mes souvenirs, était toujours devant la haie d'épines roses, dans le raidillon que je prenais pour aller du côté de Méséglise. -- Comme j'avais demandé à Mme Swann, en m'efforçant de prendre le ton indifférent d'un ami de la famille, curieux des préférences d'une enfant, quels étaient parmi les camarades de Gilberte ceux qu'elle aimait le mieux, Mme Swann me répondit:
-- «Mais vous devez être plus avancé que moi dans ses confidences, vous qui êtes le grand favori, le grand crack comme disent les Anglais.»
Sans doute dans ces coïncidences tellement parfaites, quand la réalité se replie et s'applique sur ce que nous avons si longtemps rêvé, elle nous le cache entièrement, se confond avec lui, comme deux figures égales et superposées qui n'en font plus qu'une, alors qu'au contraire, pour donner à notre joie toute sa signification, nous voudrions garder à tous ces points de notre désir, dans le moment même où nous y touchons, -- et pour être plus certain que ce soit bien eux -- le prestige d'être intangibles. Et la pensée ne peut même pas reconstituer l'état ancien pour le confronter au nouveau, car elle n'a plus le champ libre: la connaissance que nous avons faite, le souvenir des premières minutes inespérées, les propos que nous avons entendus, sont là qui obstruent l'entrée de notre conscience, et commandent beaucoup plus les issues de notre mémoire que celles de notre imagination, ils rétroagissent davantage sur notre passé que nous ne sommes plus maîtres de voir sans tenir compte d'eux, que sur la forme, restée libre, de notre avenir. J'avais pu croire pendant des années qu'aller chez Mme Swann était une vague chimère que je n'atteindrais jamais; après avoir passé un quart d'heure chez elle, c'est le temps où je ne la connaissais pas qui était devenu chimérique et vague comme un possible que la réalisation d'un autre possible a anéanti. Comment aurais-je encore pu rêver de la salle à manger comme d'un lieu inconcevable, quand je ne pouvais pas faire un mouvement dans mon esprit sans y rencontrer les rayons infrangibles qu'émettait à l'infini derrière lui, jusque dans mon passé le plus ancien, le homard à l'américaine que je venais de manger? Et Swann avait dû voir, pour ce qui le concernait lui-même se produire quelque chose d'analogue: car cet appartement où il me recevait pouvait être considéré comme le lieu où étaient venus se confondre, et coïncider, non pas seulement l'appartement idéal que mon imagination avait engendré, mais un autre encore, celui que l'amour jaloux de Swann, aussi inventif que mes rêves, lui avait si souvent décrit, cet appartement commun à Odette et à lui qui lui était apparu si inaccessible, tel soir où Odette l'avait ramené avec Forcheville prendre de l'orangeade chez elle; et ce qui était venu s'absorber, pour lui, dans le plan de la salle à manger où nous déjeunions, c'était ce paradis inespéré où jadis il ne pouvait sans trouble, imaginer qu'il aurait dit à leur maître d'hôtel ces mêmes mots: «Madame est-elle prête?», que je lui entendais prononcer maintenant avec une légère impatience mêlée de quelque satisfaction d'amour-propre. Pas plus que ne le pouvait sans doute Swann, je n'arrivais à connaître mon bonheur et quand Gilberte elle-même s'écriait: «Qu'est-ce qui vous aurait dit que la petite fille que vous regardiez, sans lui parler, jouer aux barres, serait votre grande amie chez qui vous iriez tous les jours où cela vous plairait», elle parlait d'un changement que j'étais bien obligé de constater du dehors, mais que je ne possédais pas intérieurement, car il se composait de deux états que je ne pouvais, sans qu'ils cessassent d'être distincts l'un de l'autre, réussir à penser à la fois.
Et pourtant cet appartement, parce qu'il avait
été si passionnément désiré
par la volonté de Swann, devait conserver pour lui quelque
douceur, si j'en jugeais par moi pour qui il n'avait pas perdu
tout mystère. Ce charme singulier dans lequel j'avais
pendant si longtemps supposé que baignait la vie des
Swann, je ne l'avais pas entièrement chassé de leur
maison en y pénétrant; je l'avais fait reculer,
dompté qu'il était par cet étranger, ce
paria que j'avais été et à qui Mlle Swann
avançait maintenant gracieusement pour qu'il y prit place,
un fauteuil délicieux, hostile et scandalisé; mais
tout autour de moi, ce charme, dans mon souvenir, je le
perçois encore. Est-ce parce que, ces jours où M.
et Mme Swann m'invitaient à déjeuner, pour sortir
ensuite avec eux et Gilberte, j'imprimais avec mon regard, --
pendant que j'attendais seul -- sur le tapis, sur les
bergères, sur les consoles, sur les paravents, sur les
tableaux, l'idée gravée en moi que Mme Swann, ou
son mari, ou Gilberte allaient entrer? Est-ce parce que ces
choses ont vécu depuis dans ma mémoire à
côté des Swann et ont fini par prendre quelque chose
d'eux? Est-ce parce que sachant qu'ils passaient leur existence
au milieu d'elles, je faisais de toutes comme les emblèmes
de leur vie particulière, de leurs habitudes dont j'avais
été trop longtemps exclu pour qu'elles ne
continuassent pas à me sembler étrangères
même quand on me fit la faveur de m'y mêler?
Toujours est-il que chaque fois que je pense à ce salon
que Swann (sans que cette critique impliquât de sa part
l'intention de contrarier en rien les goûts de sa femme),
trouvait si disparate -- parce que tout conçu qu'il
était encore dans le goût moitié serre,
moitié atelier qui était celui de l'appartement
où il avait connu Odette, elle avait pourtant
commencé à remplacer dans ce fouillis nombre des
objets chinois qu'elle trouvait maintenant un peu
«toc», bien «à côté»,
par une foule de petits meubles tendus de vieilles soies Louis
XIV (sans compter les chefs-d'uvre apportés par Swann de
l'hôtel du quai d'Orléans), il a au contraire dans
mon souvenir, ce salon composite, une cohésion, une
unité, un charme individuel que n'ont jamais même
les ensembles les plus intacts que le passé nous ait
légués, ni les plus vivants où se marque
l'empreinte d'une personne: car nous seuls pouvons, par la
croyance qu'elles ont une existence à elles, donner
à certaines choses que nous voyons une âme qu'elles
gardent ensuite et qu'elles développent en nous. Toutes
les idées que je m'étais faites des heures,
différentes de celles qui existent pour les autres hommes,
que passaient les Swann dans cet appartement qui était
pour le temps quotidien de leur vie ce que le corps est pour
l'âme, et qui devait en exprimer la singularité,
toutes ces idées étaient réparties,
amalgamées, -- partout également troublantes et
indéfinissables -- dans la place des meubles, dans
l'épaisseur des tapis, dans l'orientation des
fenêtres, dans le service des domestiques. Quand
après le déjeuner, nous allions, au soleil, prendre
le café, dans la grande baie du salon, tandis que Mme
Swann me demandait combien je voulais de morceaux de sucre dans
mon café, ce n'était pas seulement le tabouret de
soie qu'elle poussait vers moi qui dégageait avec le
charme douloureux que j'avais perçu autrefois -- sous
l'épine rose, puis à côté du massif de
lauriers -- dans le nom de Gilberte, l'hostilité que
m'avaient témoignée ses parents et que ce petit
meuble semblait avoir si bien sue et partagée que je ne me
sentais pas digne, et que je me trouvais un peu lâche
d'imposer mes pieds à son capitonnage sans défense;
une âme personnelle le reliait secrètement à
la lumière de deux heures de l'après-midi,
différente de ce qu'elle était partout ailleurs
dans le golfe où elle faisait jouer à nos pieds ses
flots d'or parmi lesquels les canapés bleuâtres et
les vaporeuses tapisseries émergeaient comme des
îles enchantées; et il n'était pas jusqu'au
tableau de Rubens accroché au-dessus de la cheminée
qui ne possédât lui aussi le même genre et
presque la même puissance de charme que les bottines
à lacets de M. Swann et ce manteau à
pèlerine dont j'avais tant désiré porter le
pareil et que maintenant Odette demandait à son mari de
remplacer par un autre, pour être plus
élégant, quand je leur faisais l'honneur de sortir
avec eux.
Elle allait s'habiller elle aussi, bien que j'eusse
protesté qu'aucune robe «de ville» ne vaudrait
à beaucoup près la merveilleuse robe de chambre de
crêpe de Chine ou de soie, vieux rose, cerise, rose
Tiepolo, blanche, mauve, verte, rouge, jaune unie ou à
dessins, dans laquelle Mme Swann avait déjeuné et
qu'elle allait ôter. Quand je disais qu'elle aurait
dû sortir ainsi, elle riait, par moquerie de mon ignorance
ou plaisir de mon compliment. Elle s'excusait de posséder
tant de peignoirs parce qu'elle prétendait qu'il n'y avait
que là-dedans qu'elle se sentait bien et elle nous
quittait pour aller mettre une de ces toilettes souveraines qui
s'imposaient à tous, et entre lesquelles pourtant
j'étais parfois appelé à choisir celle que
je préférais qu'elle revêtit.
Au Jardin d'Acclimatation, que j'étais fier quand nous étions descendus de voiture de m'avancer à côté de Mme Swann! Tandis que dans sa démarche nonchalante elle laissait flotter son manteau, je jetais sur elle des regards d'admiration auxquels elle répondait coquettement par un long sourire. Maintenant si nous rencontrions l'un ou l'autre des camarades, fille ou garçon, de Gilberte, qui nous saluait de loin, j'étais à mon tour regardé par eux comme un de ces êtres que j'avais enviés, un de ces amis de Gilberte qui connaissaient sa famille et étaient mêlés à l'autre partie de sa vie, celle qui ne se passait pas aux Champs-Élysées.
Souvent dans les allées du Bois ou du Jardin
d'Acclimatation nous croisions, nous étions salués
par telle ou telle grande dame amie de Swann, qu'il lui arrivait
de ne pas voir et que lui signalait sa femme. «Charles,
vous ne voyez pas Mme de Montmorency?» et Swann, avec le
sourire amical dû à une longue familiarité se
découvrait pourtant largement avec une
élégance qui n'était qu'à lui.
Quelquefois la dame s'arrêtait, heureuse de faire à
Mme Swann une politesse qui ne tirait pas à
conséquence et de laquelle on savait qu'elle ne
chercherait pas à profiter ensuite, tant Swann l'avait
habituée à rester sur la réserve. Elle n'en
avait pas moins pris toutes les manières du monde, et si
élégante et noble de port que fût la dame,
Mme Swann, l'égalait toujours en cela;
arrêtée un moment auprès de l'amie que son
mari venait de rencontrer, elle nous présentait avec tant
d'aisance, Gilberte et moi, gardait tant de liberté et de
calme dans son amabilité, qu'il eût
été difficile de dire de la femme de Swann ou de
l'aristocratique passante, laquelle des deux était la
grande dame. Le jour où nous étions allés
voir les Cynghalais, comme nous revenions, nous
aperçûmes, venant dans notre direction et suivie de
deux autres qui semblaient l'escorter, une dame
âgée, mais encore belle, enveloppée dans un
manteau sombre et coiffée d'une petite capote
attachée sous le cou par deux brides. «Ah!
voilà quelqu'un qui va vous intéresser», me
dit Swann. La vieille dame, maintenant à trois pas de nous
souriait avec une douceur caressante. Swann se découvrit,
Mme Swann s'abaissa en une révérence et voulut
baiser la main de la dame pareille à un portrait de
Winterhalter qui la releva et l'embrassa.
«Voyons, voulez-vous mettre votre chapeau, vous»,
dit-elle à Swann, d'une grosse voix un peu maussade, en
amie familière. «Je vais vous présenter
à Son Altesse Impériale», me dit Mme Swann.
Swann m'attira un moment à l'écart pendant que Mme
Swann causait du beau temps et des animaux nouvellement
arrivés au Jardin d'Acclimatation, avec l'Altesse.
«C'est la princesse Mathilde, me dit-il, vous savez, l'amie
de Flaubert, de Sainte-Beuve, de Dumas. Songez, c'est la
nièce de Napoléon 1er! Elle a été
demandée en mariage par Napoléon III et par
l'empereur de Russie. Ce n'est pas intéressant? Parlez-lui
un peu.
Mais je voudrais qu'elle ne nous fît pas rester une heure
sur nos jambes.» «J'ai rencontré Taine qui m'a
dit que la Princesse était brouillée avec lui, dit
Swann.» «Il s'est conduit comme un cauchon, dit-elle
d'une voix rude et en prononçant le mot comme si
ç'avait été le nom de l'évêque
contemporain de Jeanne d'Arc. Après l'article qu'il a
écrit sur l'Empereur je lui ai laissé une carte
avec P.P.C.» J'éprouvais la surprise qu'on a en
ouvrant la correspondance de la duchesse d'Orléans,
née princesse Palatine. Et, en effet, la princesse
Mathilde, animée de sentiments si français, les
éprouvait avec une honnête rudesse comme en avait
l'Allemagne d'autrefois et qu'elle avait hérités
sans doute de sa mère wurtemburgeoise. Sa franchise un peu
fruste et presque masculine, elle l'adoucissait, dès
qu'elle souriait, de langueur italienne. Et le tout était
enveloppé dans une toilette tellement second empire que
bien que la princesse la portât seulement sans doute par
attachement aux modes qu'elle avait aimées, elle semblait
avoir eu l'intention de ne pas commettre une faute de couleur
historique et de répondre à l'attente de ceux qui
attendaient d'elle l'évocation d'une autre époque.
Je soufflai à Swann de lui demander si elle avait connu
Musset. «Très peu, monsieur, répondit-elle
d'un air qui faisait semblant d'être fâché,
et, en effet, c'était par plaisanterie qu'elle disait
monsieur, à Swann, étant fort intime avec lui. Je
l'ai eu une fois à dîner. Je l'avais invité
pour sept heures. A sept heures et demie, comme il n'était
pas là, nous nous mîmes à table. Il arriva
à huit heures, me salua, s'assied, ne desserre pas les
dents, part après le dîner sans que j'aie entendu le
son de sa voix. Il était ivre-mort. Cela ne m'a pas
beaucoup encouragée à recommencer.» Nous
étions un peu à l'écart, Swann et moi.
«J'espère que cette petite séance ne va pas
se prolonger, me dit-il, j'ai mal à la plante des pieds.
Aussi je ne sais pas pourquoi ma femme alimente la conversation.
Après cela c'est elle qui se plaindra d'être
fatiguée et moi je ne peux plus supporter ces stations
debout.» Mme Swann en effet, qui tenait le renseignement de
Mme Bontemps, était en train de dire à la princesse
que le gouvernement comprenant enfin sa goujaterie, avait
décidé de lui envoyer une invitation pour assister
dans les tribunes à la visite que le tsar Nicolas devait
faire le surlendemain aux Invalides. Mais la princesse qui
malgré les apparences, malgré le genre de son
entourage composé surtout d'artistes et d'hommes de
lettres était restée au fond et chaque fois qu'elle
avait à agir, nièce de Napoléon: «Oui,
madame, je l'ai reçue ce matin et je l'ai renvoyée
au ministre qui doit l'avoir à l'heure qu'il est. Je lui
ai dit que je n'avais pas besoin d'invitation pour aller aux
Invalides. Si le gouvernement désire que j'y aille, ce ne
sera pas dans une tribune, mais dans notre caveau, où est
le tombeau de l'empereur. Je n'ai pas besoin de cartes pour
cela.
J'ai mes clefs. J'entre comme je veux. Le gouvernement n'a
qu'à me faire savoir s'il désire que je vienne ou
non. Mais si j'y vais, ce sera là ou pas du tout.» A
ce moment nous fûmes salués, Mme Swann et moi, par
un jeune homme qui lui dit bonjour sans s'arrêter et que je
ne savais pas qu'elle connût: Bloch. Sur une question que
je lui posai, Mme Swann me dit qu'il lui avait été
présenté par Mme Bontemps, qu'il était
attaché au Cabinet du ministre, ce que j'ignorais. Du
reste, elle ne devait pas l'avoir vu souvent -- ou bien elle
n'avait pas voulu citer le nom, trouvé peut-être par
elle, peu «chic», de Bloch -- car elle dit qu'il
s'appelait M. Moreul. Je lui assurai qu'elle confondait, qu'il
s'appelait Bloch. La princesse redressa une traîne qui se
déroulait derrière elle et que Mme Swann regardait
avec admiration. «C'est justement une fourrure que
l'empereur de Russie m'avait envoyée, dit la princesse et
comme j'ai été le voir tantôt, je l'ai mise
pour lui montrer que cela avait pu s'arranger en manteau.»
«Il paraît que le prince Louis s'est engagé
dans l'armée russe, la princesse va être
désolée de ne plus l'avoir près
d'elle», dit Mme Swann qui ne voyait pas les signes
d'impatience de son mari. «Il avait bien besoin de cela!
Comme je lui ai dit: Ce n'est pas une raison parce que tu as eu
un militaire dans ta famille», répondit la
Princesse, faisant avec cette brusque simplicité, allusion
à Napoléon 1er. Swann ne tenait plus en place.
«Madame, c'est moi qui vais faire l'Altesse et vous
demander la permission de prendre congé, mais ma femme a
été très souffrante et je ne veux pas
qu'elle reste davantage immobile.» Mme Swann refit la
révérence et la princesse eut pour nous tous un
divin sourire qu'elle sembla amener du passé, des
grâces de sa jeunesse, des soirées de
Compiègne et qui coula intact et doux sur le visage tout
à l'heure grognon, puis elle s'éloigna suivie des
deux dames d'honneur qui n'avaient fait, à la façon
d'interprètes, de bonnes d'enfants, ou de gardes-malades
que ponctuer notre conversation de phrases insignifiantes et
d'explications inutiles. «Vous devriez aller écrire
votre nom chez elle, un jour de cette semaine, me dit Mme Swann;
on ne corne pas de bristol à toutes ces royautés,
comme disent les Anglais, mais elle vous invitera si vous vous
faites inscrire.»
Parfois dans ces derniers jours d'hiver, nous entrions avant d'aller nous promener dans quelqu'une des petites expositions qui s'ouvraient alors et où Swann, collectionneur de marque, était salué avec une particulière déférence par les marchands de tableaux chez qui elles avaient lieu. Et par ces temps encore froids, mes anciens désirs de partir pour le Midi et Venise étaient réveillés par ces salles où un printemps déjà avancé et un soleil ardent mettaient des reflets violacés sur les Alpilles roses et donnaient la transparence foncée de l'émeraude au Grand Canal. S'il faisait mauvais nous allions au concert ou au théâtre et goûter ensuite dans un «Thé». Dès que Mme Swann voulait me dire quelque chose qu'elle désirait que les personnes des tables voisines ou même les garçons qui servaient ne comprissent pas, elle me le disait en anglais comme si c'eût été un langage connu de nous deux seulement. Or tout le monde savait l'anglais, moi seul je ne l'avais pas encore appris et étais obligé de le dire à Mme Swann pour qu'elle cessât de faire sur les personnes qui buvaient le thé ou sur celles qui l'apportaient, des réflexions que je devinais désobligeantes sans que j'en comprisse, ni que l'individu visé en perdît un seul mot.
Une fois à propos d'une matinée
théâtrale, Gilberte me causa un étonnement
profond. C'était justement le jour dont elle m'avait
parlé d'avance et où tombait l'anniversaire de la
mort de son grand-père.
Nous devions elle et moi, aller entendre avec son institutrice,
les fragments d'un opéra et Gilberte s'était
habillée dans l'intention de se rendre à cette
exécution musicale, gardant l'air d'indifférence
qu'elle avait l'habitude de montrer pour la chose que nous
devions faire, disant que ce pouvait être n'importe quoi
pourvu que cela me plût et fût agréable
à ses parents. Avant le déjeuner, sa mère
nous prit à part pour lui dire que cela ennuyait son
père de nous voir aller au concert ce jour-là. Je
trouvai que c'était trop naturel.
Gilberte resta impassible mais devint pâle d'une
colère qu'elle ne put cacher, et ne dit plus un mot. Quand
M. Swann revint, sa femme l'emmena à l'autre bout du salon
et lui parla à l'oreille. Il appela Gilberte, et la prit
à part dans la pièce à côté. On
entendit des éclats de voix. Je ne pouvais cependant pas
croire que Gilberte, si soumise, si tendre, si sage,
résistât à la demande de son père, un
jour pareil et pour une cause si insignifiante. Enfin Swann
sortit en lui disant:
-- «Tu sais ce que je t'ai dit. Maintenant, fais ce que tu voudras.»
La figure de Gilberte resta contractée pendant tout le déjeuner, après lequel nous allâmes dans sa chambre. Puis tout d'un coup, sans une hésitation et comme si elle n'en avait eue à aucun moment: Deux heures! s'écria-t-elle, mais vous savez que le concert commence à deux heures et demie. Et elle dit à son institutrice de se dépêcher.
-- «Mais, lui dis-je, est-ce que cela n'ennuie pas votre père?»
-- «Pas le moins du monde.»
-- «Cependant, il avait peur que cela ne semble bizarre à cause de cet anniversaire.»
-- «Qu'est-ce que cela peut me faire ce que les autres pensent. Je trouve ça grotesque de s'occuper des autres dans les choses de sentiment. On sent pour soi, pas pour le public. Mademoiselle qui a peu de distractions se fait une fête d'aller à ce concert, je ne vais pas l'en priver pour faire plaisir au public.»
Elle prit son chapeau.
-- «Mais Gilberte, lui dis-je en lui prenant le bras, ce n'est pas pour faire plaisir au public, c'est pour faire plaisir à votre père.»
-- «Vous n'allez pas me faire d'observations, j'espère, me cria-t-elle, d'une voix dure et en se dégageant vivement.»
Faveur plus précieuse encore que de m'emmener avec eux
au Jardin d'Acclimatation ou au concert, les Swann ne
m'excluaient même pas de leur amitié avec Bergotte,
laquelle avait été à l'origine du charme que
je leur avais trouvé quand, avant même de
connaître Gilberte, je pensais que son intimité avec
le divin vieillard eût fait d'elle pour moi la plus
passionnante des amies, si le dédain que je devais lui
inspirer ne m'eût pas interdit l'espoir qu'elle
m'emmenât jamais avec lui visiter les villes qu'il aimait.
Or, un jour, Mme Swann m'invita à un grand
déjeuner. Je ne savais pas quels devaient être les
convives.
En arrivant, je fus, dans le vestibule, déconcerté
par un incident qui m'intimida. Mme Swann manquait rarement
d'adopter les usages qui passent pour élégants
pendant une saison et ne parvenant pas à se maintenir sont
bientôt abandonnés (comme beaucoup d'années
auparavant elle avait eu son «hansom cab», ou faisait
imprimer sur une invitation à déjeuner que
c'était «to meet» un personnage plus ou moins
important). Souvent ces usages n'avaient rien de
mystérieux et n'exigeaient pas d'initiation. C'est ainsi
que, mince innovation de ces années-là et
importée d'Angleterre, Odette avait fait faire à
son mari des cartes où le nom de Charles Swann
était précédé de
«Mr».
Après la première visite que je lui avais faite,
Mme Swann avait corné chez moi un de ces
«cartons» comme elle disait. Jamais personne ne
m'avait déposé de cartes; je ressentis tant de
fierté, d'émotion, de reconnaissance, que
réunissant tout ce que je possédais d'argent, je
commandais une superbe corbeille de camélias et l'envoyai
à Mme Swann.
Je suppliai mon père d'aller mettre une carte chez elle,
mais de s'en faire vite graver d'abord où son nom
fût précédé de «Mr». Il
n'obéit à aucune de mes deux prières, j'en
fus désespéré pendant quelques jours, et me
demandai ensuite s'il n'avait pas eu raison. Mais l'usage du
«Mr», s'il était inutile, était clair.
Il n'en était pas ainsi d'un autre qui, le jour de ce
déjeuner me fut révélé, mais non
pourvu de signification. Au moment où j'allais passer de
l'antichambre dans le salon, le maître d'hôtel me
remit une enveloppe mince et longue sur laquelle mon nom
était écrit. Dans ma surprise, je le remerciai,
cependant je regardais l'enveloppe. Je ne savais pas plus ce que
j'en devais faire qu'un étranger d'un de ces petits
instruments que l'on donne aux convives dans les dîners
chinois. Je vis qu'elle était fermée, je craignis
d'être indiscret en l'ouvrant tout de suite et je la mis
dans ma poche d'un air entendu. Mme Swann m'avait écrit
quelques jours auparavant de venir déjeuner «en
petit comité». Il y avait pourtant seize personnes,
parmi lesquelles j'ignorais absolument que se trouvât
Bergotte. Mme Swann qui venait de me «nommer» comme
elle disait à plusieurs d'entre elles, tout à coup,
à la suite de mon nom, de la même façon
qu'elle venait de le dire (et comme si nous étions
seulement deux invités du déjeuner qui devaient
être chacun également contents de connaître
l'autre), prononça le nom du doux Chantre aux cheveux
blancs. Ce nom de Bergotte me fit tressauter comme le bruit d'un
revolver, qu'on aurait déchargé sur moi, mais
instinctivement pour faire bonne contenance je saluai; devant
moi, comme ces prestidigitateurs qu'on aperçoit intacts et
en redingote dans la poussière d'un coup de feu
d'où s'envole une colombe, mon salut m'était rendu
par un homme jeune, rude, petit, râblé et myope,
à nez rouge en forme de coquille de colimaçon et
à barbiche noire.
J'étais mortellement triste, car ce qui venait
d'être réduit en poudre, ce n'était pas
seulement le langoureux vieillard dont il ne restait plus rien,
c'était aussi la beauté d'une uvre immense que
j'avais pu loger dans l'organisme défaillant et
sacré que j'avais comme un temple construit
expressément pour elle, mais à laquelle aucune
place n'était réservée dans le corps trapu,
rempli de vaisseaux, d'os, de ganglions, du petit homme à
nez camus et à barbiche noire qui était devant moi.
Tout le Bergotte que j'avais lentement et délicatement
élaboré moi-même, goutte à goutte,
comme une stalactite, avec la transparente beauté de ses
livres, ce Bergotte-là se trouvait d'un seul coup ne plus
pouvoir être d'aucun usage du moment qu'il fallait
conserver le nez en colimaçon et utiliser la barbiche
noire; comme n'est plus bonne à rien la solution que nous
avions trouvée pour un problème dont nous avions lu
incomplètement la donnée et sans tenir compte que
le total devait faire un certain chiffre. Le nez et la barbiche
étaient des éléments aussi
inéluctables et d'autant plus gênants que, me
forçant à réédifier
entièrement le personnage de Bergotte, ils semblaient
encore impliquer, produire, sécréter incessamment
un certain genre d'esprit actif et satisfait de soi, ce qui
n'était pas de jeu, car cet esprit-là n'avait rien
à voir avec la sorte d'intelligence répandue dans
ces livres, si bien connus de moi et que pénétrait
une douce et divine sagesse. En partant d'eux, je ne serais
jamais arrivé à ce nez en colimaçon; mais en
partant de ce nez qui n'avait pas l'air de s'en inquiéter,
faisait cavalier seul et «fantaisie», j'allais dans
une tout autre direction que l'uvre de Bergotte, j'aboutirais,
semblait-il à quelque mentalité d'ingénieur
pressé, de la sorte de ceux qui quand on les salue croient
comme il faut de dire: «Merci et vous» avant qu'on
leur ait demandé de leurs nouvelles et si on leur
déclare qu'on a été enchanté de faire
leur connaissance, répondent par une abréviation
qu'ils se figurent bien portée, intelligente et moderne en
ce qu'elle évite de perdre en de vaines formules un temps
précieux: «Également». Sans doute, les
noms sont des dessinateurs fantaisistes, nous donnant des gens et
des pays des croquis si peu ressemblants que nous
éprouvons souvent une sorte de stupeur quand nous avons
devant nous au lieu du monde imaginé, le monde visible
(qui d'ailleurs, n'est pas le monde vrai, nos sens ne
possédant pas beaucoup plus le don de la ressemblance que
l'imagination, si bien que les dessins enfin approximatifs qu'on
peut obtenir de la réalité sont au moins aussi
différents du monde vu que celui-ci l'était du
monde imaginé). Mais pour Bergotte la gêne du nom
préalable n'était rien auprès de celle que
me causait l'uvre connue, à laquelle j'étais
obligé d'attacher, comme après un ballon, l'homme
à barbiche sans savoir si elle garderait la force de
s'élever. Il semblait bien pourtant que ce fût lui
qui eût écrit les livres que j'avais tant
aimés, car Mme Swann ayant cru devoir lui dire mon
goût pour l'un d'eux, il ne montra nul étonnement
qu'elle en eût fait part à lui plutôt
qu'à un autre convive, et ne sembla pas voir là
l'effet d'une méprise; mais, emplissant la redingote qu'il
avait mise en l'honneur de tous ces invités, d'un corps
avide du déjeuner prochain ayant son attention
occupée d'autres réalités importantes, ce ne
fut que comme à un épisode révolu de sa vie
antérieure, et comme si on avait fait allusion à un
costume du duc de Guise qu'il eût mis une certaine
année à un bal costumé, qu'il sourit en se
reportant à l'idée de ses livres, lesquels
aussitôt déclinèrent pour moi
(entraînant dans leur chute toute la valeur du Beau, de
l'univers, de la vie) jusqu'à n'avoir été
que quelque médiocre divertissement d'homme à
barbiche. Je me disais qu'il avait dû s'y appliquer, mais
que s'il avait vécu dans une île entourée par
des bancs d'huîtres perlières, il se fût
à la place livré avec succès au commerce des
perles. Son uvre ne me semblait plus aussi inévitable. Et
alors je me demandais si l'originalité prouve vraiment que
les grands écrivains soient des Dieux régnant
chacun dans un royaume qui n'est qu'à lui, ou bien s'il
n'y a pas dans tout cela un peu de feinte, si les
différences entre les uvres ne seraient pas le
résultat du travail, plutôt que l'expression d'une
différence radicale d'essence entre les diverses
personnalités.
Cependant on était passé à table. A
côté de mon assiette je trouvai un illet dont la
tige était enveloppée dans du papier d'argent. Il
m'embarrassa moins que n'avait fait l'enveloppe remise dans
l'antichambre et que j'avais complètement oubliée.
L'usage, pourtant aussi nouveau pour moi, me parut plus
intelligible quand je vis tous les convives masculins s'emparer
d'un illet semblable qui accompagnait leur couvert et
l'introduire dans la boutonnière de leur redingote. Je fis
comme eux avec cet air naturel d'un libre penseur dans une
église, lequel ne connaît pas la messe, mais se
lève quand tout le monde se lève et se met à
genoux un peu après que tout le monde s'est mis à
genoux. Un autre usage inconnu et moins
éphémère me déplut davantage.
De l'autre côté de mon assiette il y en avait une
plus petite remplie d'une matière noirâtre que je ne
savais pas être du caviar. J'étais ignorant de ce
qu'il fallait en faire, mais résolu à n'en pas
manger.
Bergotte n'était pas placé loin de moi,
j'entendais parfaitement ses paroles. Je compris alors
l'impression de M. de Norpois. Il avait en effet un organe
bizarre; rien n'altère autant les qualités
matérielles de la voix que de contenir de la
pensée: la sonorité des diphtongues,
l'énergie des labiales, en sont influencées. La
diction l'est aussi.
La sienne me semblait entièrement différente de sa
manière d'écrire et même les choses qu'il
disait de celles qui remplissent ses ouvrages.
Mais la voix sort d'un masque sous lequel elle ne suffit pas
à nous faire reconnaître d'abord un visage que nous
avons vu à découvert dans le style. Dans certains
passages de la conversation où Bergotte avait l'habitude
de se mettre à parler d'une façon qui ne paraissait
pas affectée et déplaisante qu'à M. de
Norpois, j'ai été long à découvrir
une exacte correspondance avec les parties de ses livres
où sa forme devenait si poétique et musicale. Alors
il voyait dans ce qu'il disait une beauté plastique
indépendante de la signification des phrases, et comme la
parole humaine est en rapport avec l'âme, mais sans
l'exprimer comme fait le style, Bergotte avait l'air de parler
presque à contre-sens, psalmodiant certains mots et, s'il
poursuivait au-dessous d'eux une seule image, les filant sans
intervalle comme un même son, avec une fatigante monotonie.
De sorte qu'un débit prétentieux, emphatique et
monotone était le signe de la qualité
esthétique de ses propos, et l'effet dans sa conversation,
de ce même pouvoir qui produisait dans ses livres la suite
des images et l'harmonie. J'avais eu d'autant plus de peine
à m'en apercevoir d'abord que ce qu'il disait à ces
moments-là, précisément parce que
c'était vraiment de Bergotte n'avait pas l'air
d'être du Bergotte.
C'était un foisonnement d'idées précises,
non incluses dans ce «genre Bergotte» que beaucoup de
chroniqueurs s'étaient approprié; et cette
dissemblance était probablement, -- vue d'une façon
trouble à travers la conversation, comme une image
derrière un verre fumé -- un autre aspect de ce
fait que quand on lisait une page de Bergotte, elle
n'était jamais ce qu'aurait écrit n'importe lequel
de ces plats imitateurs qui pourtant, dans le journal et dans le
livre, ornaient leur prose de tant d'images et de pensées
«à la Bergotte». Cette différence dans
le style venait de ce que «le Bergotte» était
avant tout quelque élément précieux et vrai,
caché au cur de quelque chose, puis extrait d'elle par ce
grand écrivain grâce à son génie,
extraction qui était le but du doux Chantre et non pas de
faire du Bergotte. A vrai dire il en faisait malgré lui
puisqu'il était Bergotte, et qu'en ce sens chaque nouvelle
beauté de son uvre était la petite quantité
de Bergotte enfouie dans une chose et qu'il en avait
tirée. Mais si par là chacune de ces beautés
était apparentée avec les autres et reconnaissable,
elle restait cependant particulière, comme la
découverte qui l'avait mise à jour; nouvelle, par
conséquent différente de ce qu'on appelait le genre
Bergotte qui était une vague synthèse des Bergotte
déjà trouvés et rédigés par
lui, lesquels ne permettaient nullement à des hommes sans
génie d'augurer ce qu'il découvrirait ailleurs. Il
en est ainsi pour tous les grands écrivains, la
beauté de leurs phrases est imprévisible, comme est
celle d'une femme qu'on ne connaît pas encore; elle est
création puisqu'elle s'applique à un objet
extérieur auquel ils pensent -- et non à soi -- et
qu'ils n'ont pas encore exprimé. Un auteur de
mémoires d'aujourd'hui, voulant sans trop en avoir l'air,
faire du Saint-Simon, pourra à la rigueur écrire la
première ligne du portrait de Villars:
«C'était un assez grand homme brun... avec une
physionomie vive, ouverte, sortante», mais quel
déterminisme pourra lui faire trouver la seconde ligne qui
commence par: «et véritablement un peu folle».
La vraie variété est dans cette plénitude
d'éléments réels et inattendus, dans le
rameau chargé de fleurs bleues qui s'élance contre
toute attente, de la haie printanière qui semblait
déjà comble, tandis que l'imitation purement
formelle de la variété (et on pourrait raisonner de
même pour toutes les autres qualités du style) n'est
que vide et uniformité, c'est-à-dire ce qui est le
plus opposé à la variété, et ne peut
chez les imitateurs en donner l'illusion et en rappeler le
souvenir que pour celui qui ne l'a pas comprise chez les
maîtres.
Aussi, -- de même que le dicton de Bergotte eût sans doute charmé si lui-même n'avait été que quelque amateur récitant du prétendu Bergotte, au lieu qu'elle était liée à la pensée de Bergotte en travail et en action par des rapports vitaux que l'oreille ne dégageait pas immédiatement, -- de même c'était parce que Bergotte appliquait cette pensée avec précision à la réalité qui lui plaisait que son langage avait quelque chose de positif, de trop nourrissant, qui décevait ceux qui s'attendaient à l'entendre parler seulement de «l'éternel torrent des apparences» et des «mystérieux frissons de la beauté». Enfin la qualité toujours rare et neuve de ce qu'il écrivait se traduisait dans sa conversation par une façon si subtile d'aborder une question, en négligeant tous ses aspects déjà connus, qu'il avait l'air de la prendre par un petit côté, d'être dans le faux, de faire du paradoxe, et qu'ainsi ses idées semblaient le plus souvent confuses, chacun appelant idées claires celles qui sont au même degré de confusion que les siennes propres. D'ailleurs toute nouveauté ayant pour condition l'élimination préalable du poncif auquel nous étions habitués et qui nous semblait la réalité même, toute conversation neuve, aussi bien que toute peinture, toute musique originales, paraîtra toujours alambiquée et fatigante. Elle repose sur des figures auxquelles nous ne sommes pas accoutumées, le causeur nous paraît ne parler que par métaphores, ce qui lasse et donne l'impression d'un manque de vérité. (Au fond les anciennes formes de langage avaient été elles aussi autrefois des images difficiles à suivre quand l'auditeur ne connaissait pas encore l'univers qu'elles peignaient. Mais depuis longtemps on se figure que c'était l'univers réel, on se repose sur lui.) Aussi quand Bergotte, ce qui semble pourtant bien simple aujourd'hui, disait de Cottard que c'était un ludion qui cherchait son équilibre, et de Brichot que «plus encore qu'à Mme Swann le soin de sa coiffure lui donnait de la peine parce que doublement préoccupé de son profil et de sa réputation. Il fallait à tout moment que l'ordonnance de la chevelure lui donnât l'air à la fois d'un lion et d'un philosophe», on éprouvait vite de la fatigue et on eût voulu reprendre pied sur quelque chose de plus concret, disait-on, pour signifier de plus habituel. Les paroles méconnaissables sorties du masque que j'avais sous les yeux c'était bien à l'écrivain que j'admirais qu'il fallait les rapporter, elles n'auraient pas su s'insérer dans ses livres à la façon d'un puzzle qui s'encadre entre d'autres, elles étaient dans un autre plan et nécessitaient une transposition moyennant laquelle un jour que je me répétais des phrases que j'avais entendu dire à Bergotte, j'y retrouvai toute l'armature de son style écrit, dont je pus reconnaître et nommer les différentes pièces dans ce discours parlé qui m'avait paru si différent.
A un point de vue plus accessoire, la façon spéciale, un peu trop minutieuse et intense, qu'il avait de prononcer certains mots, certains adjectifs qui revenaient souvent dans sa conversation et qu'il ne disait pas sans une certaine emphase, faisant ressortir toutes leurs syllabes et chanter la dernière (comme pour le mot visage qu'il substituait toujours au mot figure et à qui il ajoutait un grand nombre de v, d's, de g, qui semblaient tous exploser de sa main ouverte à ces moments) correspondait exactement à la belle place où dans sa prose il mettait ces mots aimés en lumière, précédés d'une sorte de marge et composés de telle façon dans le nombre total de la phrase, qu'on était obligé, sous peine de faire une faute de mesure, d'y faire compter toute leur «quantité». Pourtant, on ne retrouvait pas dans le langage de Bergotte certain éclairage qui dans ses livres comme dans ceux de quelques autres auteurs, modifie souvent dans la phrase écrite l'apparence des mots. C'est sans doute qu'il vient de grandes profondeurs et n'amène pas ses rayons jusqu'à nos paroles dans les heures où ouverts aux autres par la conversation, nous sommes dans une certaine mesure fermés à nous-même. A cet égard il y avait plus d'intonations, plus d'accent, dans ses livres que dans ses propos: accent indépendant de la beauté du style, que l'auteur lui-même n'a pas perçu sans doute, car il n'est pas séparable de sa personnalité la plus intime. C'est cet accent qui aux moments où, dans ses livres, Bergotte était entièrement naturel rythmait les mots souvent alors fort insignifiants qu'il écrivait. Cet accent n'est pas noté dans le texte, rien ne l'y indique et pourtant il s'ajoute de lui-même aux phrases, on ne peut pas les dire autrement, il est ce qu'il y avait de plus éphémère et pourtant de plus profond chez l'écrivain et c'est cela qui portera témoignage sur sa nature, qui dira si malgré toutes les duretés qu'il a exprimées il était doux, malgré toutes les sensualités, sentimental.
Certaines particularités d'élocution qui existaient à l'état de faibles traces dans la conversation de Bergotte ne lui appartenaient pas en propre, car quand j'ai connu plus tard ses frères et ses surs, je les ai retrouvées chez eux bien plus accentuées. C'était quelque chose de brusque et de rauque dans les derniers mots d'une phrase gaie, quelque chose d'affaibli et d'expirant à la fin d'une phrase triste. Swann, qui avait connu le Maître quand il était enfant, m'a dit qu'alors on entendait chez lui, tout autant que chez ses frères et surs ces inflexions en quelque sorte familiales, tour à tour, cris de violente gaieté, murmures d'une lente mélancolie et que dans la salle où ils jouaient tous ensemble il faisait sa partie, mieux qu'aucun, dans leurs concerts successivement assourdissants et languides. Si particulier qu'il soit, tout ce bruit qui s'échappe des êtres est fugitif et ne leur survit pas. Mais il n'en fut pas ainsi de la prononciation de la famille Bergotte. Car s'il est difficile de comprendre jamais, même dans les Maîtres-Chanteurs, comment un artiste peut inventer la musique en écoutant gazouiller les oiseaux, pourtant Bergotte avait transposé et fixé dans sa prose cette façon de traîner sur des mots qui se répètent en clameurs de joie ou qui s'égouttent en tristes soupirs. Il y a dans ses livres telles terminaisons de phrases où l'accumulation des sonorités qui se prolongent, comme aux derniers accords d'une ouverture d'Opéra qui ne peut pas finir et redit plusieurs fois sa suprême cadence avant que le chef d'orchestre pose son bâton, dans lesquelles je retrouvai plus tard un équivalent musical de ces cuivres phonétiques de la famille Bergotte. Mais pour lui, à partir du moment où il les transporta dans ses livres, il cessa inconsciemment d'en user dans son discours. Du jour où il avait commencé d'écrire et, à plus forte raison, plus tard, quand je le connus, sa voix s'en était désorchestrée pour toujours.
Ces jeunes Bergotte -- le futur écrivain et ses frères et surs -- n'étaient sans doute pas supérieurs, au contraire, à des jeunes gens plus fins, plus spirituels qui trouvaient les Bergotte bien bruyants, voire un peu vulgaires, agaçants dans leurs plaisanteries qui caractérisaient le «genre» moitié prétentieux, moitié bêta, de la maison. Mais le génie, même le grand talent, vient moins d'éléments intellectuels et d'affinement social supérieurs à ceux d'autrui, que de la faculté de les transformer, de les transposer. Pour faire chauffer un liquide avec une lampe électrique, il ne s'agit pas d'avoir la plus forte lampe possible, mais une dont le courant puisse cesser d'éclairer, être dérivé et donner, au lieu de lumière, de la chaleur. Pour se promener dans les airs, il n'est pas nécessaire d'avoir l'automobile la plus puissante, mais une automobile qui ne continuant pas de courir à terre et coupant d'une verticale la ligne qu'elle suivait soit capable de convertir en force ascensionnelle sa vitesse horizontale. De même ceux qui produisent des uvres géniales ne sont pas ceux qui vivent dans le milieu le plus délicat, qui ont la conversation la plus brillante, la culture la plus étendue, mais ceux qui ont eu le pouvoir, cessant brusquement de vivre pour eux-mêmes, de rendre leur personnalité pareille à un miroir, de telle sorte que leur vie si médiocre d'ailleurs qu'elle pouvait être mondainement et même, dans un certain sens, intellectuellement parlant, s'y reflète, le génie consistant dans le pouvoir réfléchissant et non dans la qualité intrinsèque du spectacle reflété. Le jour où le jeune Bergotte put montrer au monde de ses lecteurs le salon de mauvais goût où il avait passé son enfance et les causeries pas très drôles qu'il y tenait avec ses frères, ce jour-là il monta plus haut que les amis de sa famille, plus spirituels et plus distingués: ceux-ci dans leurs belles Rolls-Royce pourraient rentrer chez eux en témoignant un peu de mépris pour la vulgarité des Bergotte; mais lui, de son modeste appareil qui venait enfin de «décoller», il les survolait.
C'était, non plus avec des membres de sa famille, mais
avec certains écrivains de son temps que d'autres traits
de son élocution lui étaient communs. De plus
jeunes qui commençaient à le renier et
prétendaient n'avoir aucune parenté intellectuelle
avec lui, la manifestaient dans le vouloir en employant les
mêmes adverbes, les mêmes prépositions qu'il
répétait sans cesse, en construisant les phrases de
la même manière, en parlant sur le même ton
amorti, ralenti, par réaction contre le langage
éloquent et facile d'une génération
précédente. Peut-être ces jeunes gens -- on
en verra qui étaient dans ce cas -- n'avaient-ils pas
connu Bergotte. Mais sa façon de penser, inoculée
en eux, y avait développé ces altérations de
la syntaxe et de l'accent qui sont en relation nécessaire
avec l'originalité intellectuelle. Relation qui demande
à être interprétée d'ailleurs. Ainsi
Bergotte, s'il ne devait rien à personne dans sa
façon d'écrire, tenait sa façon de parler,
d'un de ses vieux camarades, merveilleux causeur dont il avait
subi l'ascendant, qu'il imitait sans le vouloir dans la
conversation, mais qui, lui, étant moins doué,
n'avait jamais écrit de livres vraiment supérieurs.
De sorte que si l'on s'en était tenu à
l'originalité du débit, Bergotte eût
été étiqueté disciple,
écrivain de seconde main, alors que, influencé par
son ami, dans le domaine de la causerie, il avait
été original et créateur comme
écrivain. Sans doute encore pour se séparer de la
précédente génération, trop amie des
abstractions, des grands lieux communs, quand Bergotte voulait
dire du bien d'un livre, ce qu'il faisait valoir, ce qu'il citait
c'était toujours quelque scène faisant image,
quelque tableau sans signification rationnelle. «Ah!
si! disait-il, c'est bien! il y a une petite fille en
châle orange, ah! c'est bien», ou encore: «Oh!
oui il y a un passage où il y a un régiment qui
traverse la ville, ah! oui, c'est bien!» Pour le style, il
n'était pas tout à fait de son temps (et restait du
reste fort exclusivement de son pays, il détestait
Tolstoï, Georges Eliot, Ibsen et Dostoïevski) car le
mot qui revenait toujours quand il voulait faire l'éloge
d'un style, c'était le mot «doux». «Si,
j'aime, tout de même mieux le Chateaubriand d'Atala que
celui de René, il me semble que c'est plus doux.» Il
disait ce mot-là comme un médecin à qui un
malade assure que le lait lui fait mal à l'estomac et qui
répond: «C'est pourtant bien doux.» Et il est
vrai qu'il y avait dans le style de Bergotte une sorte d'harmonie
pareille à celle pour laquelle les anciens donnaient
à certains de leurs orateurs des louanges dont nous
concevons difficilement la nature, habitués que nous
sommes à nos langues modernes où on ne cherche pas
ce genre d'effets.
Il disait aussi, avec un sourire timide, de pages de lui pour lesquelles on lui déclarait son admiration: «Je crois que c'est assez vrai, c'est assez exact, cela peut être utile», mais simplement par modestie, comme à une femme à qui on dit que sa robe, ou sa fille, est ravissante, répond, pour la première: «Elle est commode», pour la seconde: «Elle a un bon caractère». Mais l'instinct du constructeur était trop profond chez Bergotte pour qu'il ignorât que la seule preuve qu'il avait bâti utilement et selon la vérité, résidait dans la joie que son uvre lui avait donnée, à lui d'abord, et aux autres ensuite. Seulement bien des années plus tard, quand il n'eut plus de talent, chaque fois qu'il écrivit quelque chose dont il n'était pas content, pour ne pas l'effacer comme il aurait dû, pour le publier, il se répéta, à soi-même cette fois: «Malgré tout, c'est assez exact, cela n'est pas inutile à mon pays.» De sorte que la phrase murmurée jadis devant ses admirateurs par une ruse de sa modestie, le fut, à la fin, dans le secret de son cur, par les inquiétudes de son orgueil. Et les mêmes mots qui avaient servi à Bergotte d'excuse superflue pour la valeur de ses premières uvres, lui devinrent comme une inefficace consolation de la médiocrité des dernières.
Une espèce de sévérité de goût qu'il avait, de volonté de n'écrire jamais que des choses dont il pût dire: «C'est doux», et qui l'avait fait passer tant d'années pour un artiste stérile, précieux, ciseleur de riens, était au contraire le secret de sa force, car l'habitude fait aussi bien le style de l'écrivain que le caractère de l'homme et l'auteur qui s'est plusieurs fois contenté d'atteindre dans l'expression de sa pensée à un certain agrément, pose ainsi pour toujours les bornes de son talent, comme en cédant souvent au plaisir, à la paresse, à la peur de souffrir on dessine soi-même sur un caractère où la retouche finit par n'être plus possible la figure de ses vices et les limites de sa vertu.
Si, pourtant, malgré tant de correspondances que je
perçus dans la suite entre l'écrivain et l'homme,
je n'avais pas cru au premier moment, chez Mme Swann, que ce
fût Bergotte, que ce fût l'auteur de tant de livres
divins qui se trouvât devant moi, peut-être
n'avais-je pas eu absolument tort, car lui-même (au vrai
sens du mot) ne le «croyait» pas non plus. Il ne le
croyait pas puisqu'il montrait un grand empressement envers des
gens du monde (sans être d'ailleurs snob), envers des gens
de lettres, des journalistes, qui lui étaient bien
inférieurs. Certes, maintenant il avait appris par le
suffrage des autres, qu'il avait du génie, à
côté de quoi la situation dans le monde et les
positions officielles ne sont rien. Il avait appris qu'il avait
du génie, mais il ne le croyait pas puisqu'il continuait
à simuler la déférence envers des
écrivains médiocres pour arriver à
être prochainement académicien, alors que
l'Académie ou le faubourg Saint-Germain n'ont pas plus
à voir avec la part de l'Esprit éternel laquelle
est l'auteur des livres de Bergotte qu'avec le principe de
causalité ou l'idée de Dieu. Cela il le savait
aussi, comme un kleptomane sait inutilement qu'il est mal de
voler. Et l'homme à barbiche et à nez en
colimaçon avait des ruses de gentleman voleur de
fourchettes, pour se rapprocher du fauteuil académique
espéré, de telle duchesse qui disposait de
plusieurs voix, dans les élections, mais de s'en
rapprocher en tâchant qu'aucune personne qui eût
estimé que c'était un vice de poursuivre un pareil
but, pur voir son manège.
Il n'y réussissait qu'à demi, on entendait
alterner avec les propos du vrai Bergotte, ceux du Bergotte
égoïste, ambitieux et qui ne pensait qu'à
parler de tels gens puissants, nobles ou riches, pour se faire
valoir, lui qui dans ses livres, quand il était vraiment
lui-même avait si bien montré, pur comme celui d'une
source, le charme des pauvres.
Quant à ces autres vices auxquels avait fait allusion M. de Norpois, à cet amour à demi incestueux qu'on disait même compliqué d'indélicatesse en matière d'argent, s'ils contredisaient d'une façon choquante la tendance de ses derniers romans, pleins d'un souci si scrupuleux, si douloureux, du bien, que les moindres joies de leurs héros en étaient empoisonnées et que pour le lecteur même il s'en dégageait un sentiment d'angoisse à travers lequel l'existence la plus douce semblait difficile à supporter, ces vices ne prouvaient pas cependant, à supposer qu'on les imputât justement à Bergotte, que sa littérature fût mensongère, et tant de sensibilité, de la comédie. De même qu'en pathologie certains états d'apparence semblable, sont dûs, les uns à un excès, d'autres à une insuffisance de tension, de sécrétion, etc., de même il peut y avoir vice par hypersensibilité comme il y a vice par manque de sensibilité. Peut-être n'est-ce que dans des vies réellement vicieuses que le problème moral peut se poser avec toute sa force d'anxiété. Et à ce problème l'artiste donne une solution non pas dans le plan de sa vie individuelle, mais de ce qui est pour lui sa vraie vie, une solution générale, littéraire. Comme les grands docteurs de l'Église commencèrent souvent tout en étant bons par connaître les péchés de tous les hommes, et en tirèrent leur sainteté personnelle, souvent les grands artistes tout en étant mauvais se servent de leurs vices pour arriver à concevoir la règle morale de tous. Ce sont les vices (ou seulement les faiblesses et les ridicules) du milieu où ils vivaient, les propos inconséquents, la vie frivole et choquante de leur fille, les trahisons de leur femme ou leurs propres fautes, que les écrivains ont le plus souvent flétries dans leurs diatribes sans changer pour cela le train de leur ménage ou le mauvais ton qui règne dans leur foyer. Mais ce contraste frappait moins autrefois qu'au temps de Bergotte, parce que d'une part, au fur et à mesure que se corrompait la société, les notions de moralité allaient s'épurant, et que d'autre part le public s'était mis au courant plus qu'il n'avait encore fait jusque-là de la vie privée des écrivains; et certains soirs au théâtre on se montrait l'auteur que j'avais tant admiré à Combray, assis au fond d'une loge dont la seule composition semblait un commentaire singulièrement risible ou poignant, un impudent démenti de la thèse qu'il venait de soutenir dans sa dernière uvre. Ce n'est pas ce que les uns ou les autres purent me dire qui me renseigna beaucoup sur la bonté ou la méchanceté de Bergotte. Tel de ses proches fournissait des preuves de sa dureté, tel inconnu citait un trait (touchant car il avait été évidemment destiné à rester caché) de sa sensibilité profonde. Il avait agi cruellement avec sa femme. Mais dans une auberge de village où il était venu passer la nuit il était resté pour veiller une pauvresse qui avait tenté de se jeter à l'eau, et quand il avait été obligé de partir il avait laissé beaucoup d'argent à l'aubergiste pour qu'il ne chassât pas cette malheureuse et pour qu'il eût des attentions envers elle. Peut-être plus le grand écrivain se développa en Bergotte aux dépens de l'homme à barbiche, plus sa vie individuelle se noya dans le flot de toutes les vies qu'il imaginait et ne lui parut plus l'obliger à des devoirs effectifs, lesquels étaient remplacés pour lui par le devoir d'imaginer ces autres vies. Mais en même temps parce qu'il imaginait les sentiments des autres, aussi bien que s'ils avaient été les siens, quand l'occasion faisait qu'il avait à s'adresser à un malheureux, au moins d'une façon passagère, il le faisait en se plaçant non à son point de vue personnel, mais à celui même de l'être qui souffrait, point de vue d'où lui aurait fait horreur le langage de ceux qui continuent à penser à leurs petits intérêts devant la douleur d'autrui. De sorte qu'il a excité autour de lui des rancunes justifiées et des gratitudes ineffaçables.
C'était surtout un homme qui au fond n'aimait vraiment que certaines images et (comme une miniature au fond d'un coffret) que les composer et les peindre sous les mots. Pour un rien qu'on lui avait envoyé, si ce rien lui était l'occasion d'en entrelacer quelques-unes, il se montrait prodigue dans l'expression de sa reconnaissance, alors qu'il n'en témoignait aucune pour un riche présent. Et s'il avait eu à se défendre devant un tribunal, malgré lui il aurait choisi ses paroles non selon l'effet qu'elles pouvaient produire sur le juge mais en vue d'images que le juge n'aurait certainement pas aperçues.
Ce premier jour où je le vis chez les parents de Gilberte, je racontai à Bergotte que j'avais entendu récemment la Berma dans Phèdre; il me dit que dans la scène où elle reste le bras levé à la hauteur de l'épaule -- précisément une des scènes où on avait tant applaudi -- elle avait su évoquer avec un art très noble des chefs-d'uvre qu'elle n'avait peut-être d'ailleurs jamais vus, une Hespéride qui fait ce geste sur une métope d'Olympie, et aussi les belles vierges de l'ancien Erechthéion.
-- «Ce peut être une divination, je me figure pourtant qu'elle va dans les musées. Ce serait intéressant à «repérer» (repérer était une de ces expressions habituelles à Bergotte et que tels jeunes gens qui ne l'avaient jamais rencontré lui avaient prises, parlant comme lui par une sorte de suggestion à distance).
-- Vous pensez aux Cariatides? demanda Swann.
-- Non, non, dit Bergotte, sauf dans la scène où elle avoue sa passion à none et où elle fait avec la main le mouvement d'Hégeso dans la stèle du Céramique, c'est un art bien plus ancien qu'elle ranime. Je parlais des Koraï de l'ancien Erechthéion, et je reconnais qu'il n'y a peut-être rien qui soit aussi loin de l'art de Racine, mais il y a tant déjà de choses dans Phèdre..., une de plus... Oh! et puis, si, elle est bien jolie la petite Phèdre du VIe siècle, la verticalité du bras, la boucle du cheveu qui «fait marbre», si, tout de même, c'est très fort d'avoir trouvé tout ça. Il y a là beaucoup plus d'antiquité que dans bien des livres qu'on appelle cette année «antiques».
Comme Bergotte avait adressé dans un de ses livres une
invocation célèbre à ces statues
archaïques, les paroles qu'il prononçait en ce moment
étaient fort claires pour moi et me donnaient une nouvelle
raison de m'intéresser au jeu de la Berma. Je
tâchais de la revoir dans mon souvenir, telle qu'elle avait
été dans cette scène où je me
rappelais qu'elle avait élevé le bras à la
hauteur de l'épaule. Et je me disais: «Voilà
l'Hespéride d'Olympie; voilà la sur d'une de ces
admirables orantes de l'Acropole; voilà ce que c'est qu'un
art noble.» Mais pour que ces pensées pussent
m'embellir le geste de la Berma, il aurait fallu que Bergotte me
les eût fournies avant la représentation.
Alors pendant que cette attitude de l'actrice existait
effectivement devant moi, à ce moment où la chose
qui a lieu a encore la plénitude de la
réalité, j'aurais pu essayer d'en extraire
l'idée de sculpture archaïque. Mais de la Berma dans
cette scène, ce que je gardais c'était un souvenir
qui n'était plus modifiable, mince comme une image
dépourvue de ces dessous profonds du présent qui se
laissent creuser et d'où l'on peut tirer
véridiquement quelque chose de nouveau, une image à
laquelle on ne peut imposer rétroactivement une
interprétation qui ne serait plus susceptible de
vérification, de sanction objective.
Pour se mêler à la conversation, Mme Swann me
demanda si Gilberte avait pensé à me donner ce que
Bergotte avait écrit sur Phèdre. «J'ai une
fille si étourdie», ajouta-t-elle. Bergotte eut un
sourire de modestie et protesta que c'étaient des pages
sans importance. «Mais c'est si ravissant ce petit
opuscule, ce petit tract», dit Mme Swann pour se montrer
bonne maîtresse de maison, pour faire croire qu'elle avait
lu la brochure, et aussi parce qu'elle n'aimait pas seulement
complimenter Bergotte, mais faire un choix entre les choses qu'il
écrivait, le diriger. Et à vrai dire elle
l'inspira, d'une autre façon, du reste qu'elle ne crut.
Mais enfin il y a entre ce que fut l'élégance du
salon de Mme Swann et tout un côté de l'uvre de
Bergotte des rapports tels que chacun des deux peut être
alternativement pour les vieillards d'aujourd'hui, un commentaire
de l'autre.
Je me laissais aller à raconter mes impressions. Souvent Bergotte ne les trouvait pas justes, mais il me laissait parler. Je lui dis que j'avais aimé cet éclairage vert qu'il y a au moment où Phèdre lève le bras. «Ah! vous feriez très plaisir au décorateur qui est un grand artiste, je le lui raconterai parce qu'il est très fier de cette lumière-là. Moi je dois dire que je ne l'aime pas beaucoup, ça baigne tout dans une espèce de machine glauque, la petite Phèdre là-dedans fait trop branche de corail au fond d'un aquarium. Vous direz que ça fait ressortir le côté cosmique du drame. Ça c'est vrai. Tout de même ce serait mieux pour une pièce qui se passerait chez Neptune. Je sais bien qu'il y a là de la vengeance de Neptune. Mon Dieu je ne demande pas qu'on ne pense qu'à Port-Royal, mais enfin, tout de même ce que Racine a raconté ce ne sont pas les amours des oursins. Mais enfin c'est ce que mon ami a voulu et c'est très fort tout de même et au fond, c'est assez joli. Oui, enfin vous avez aimé ça, vous avez compris, n'est-ce pas, au fond nous pensons de même là-dessus, c'est un peu insensé ce qu'il a fait, n'est-ce pas, mais enfin c'est très intelligent.» Et quand l'avis de Bergotte était ainsi contraire au mien, il ne me réduisait nullement au silence, à l'impossibilité de rien répondre, comme eût fait celui de M. de Norpois. Cela ne prouve pas que les opinions de Bergotte fussent moins valables que celles de l'ambassadeur, au contraire. Une idée forte communique un peu de sa force au contradicteur. Participant à la valeur universelle des esprits, elle s'insère, se greffe en l'esprit de celui qu'elle réfute, au milieu d'idées adjacentes, à l'aide desquelles, reprenant quelque avantage, il la complète, la rectifie; si bien que la sentence finale est en quelque sorte l'uvre des deux personnes qui discutaient. C'est aux idées qui ne sont pas, à proprement parler, des idées, aux idées qui ne tenant à rien, ne trouvent aucun point d'appui, aucun rameau fraternel dans l'esprit de l'adversaire, que celui-ci, aux prises avec le pur vide, ne trouve rien à répondre. Les arguments de M. de Norpois (en matière d'art) étaient sans réplique parce qu'ils étaient sans réalité.
Bergotte n'écartant pas mes objections, je lui avouai
qu'elles avaient été méprisées par M.
de Norpois. «Mais c'est un vieux serin, répondit-il;
il vous a donné des coups de bec parce qu'il croit
toujours avoir devant lui un échaudé ou une
seiche.» «Comment! vous connaissez Norpois», me
dit Swann. «Oh! il est ennuyeux comme la pluie, interrompit
sa femme qui avait grande confiance dans le jugement de Bergotte
et craignait sans doute que M. de Norpois ne nous eût dit
du mal d'elle. J'ai voulu causer avec lui après le
dîner, je ne sais pas si c'est l'âge ou la digestion,
mais je l'ai trouvé d'un vaseux. Il semble qu'on aurait eu
besoin de le doper!» «Oui, n'est-ce pas, dit
Bergotte, il est bien obligé de se taire assez souvent
pour ne pas épuiser avant la fin de la soirée la
provision de sottises qui empèsent le jabot de la chemise
et maintiennent le gilet blanc.» «Je trouve Bergotte
et ma femme bien sévères, dit Swann qui avait pris
chez lui «l'emploi» d'homme de bon sens. Je reconnais
que Norpois ne peut pas vous intéresser beaucoup, mais
à un autre point de vue (car Swann aimait à
recueillir les beautés de la «vie»), il est
quelqu'un d'assez curieux, d'assez curieux comme
«amant». Quand il était secrétaire
à Rome, ajouta-t-il, après s'être
assuré que Gilberte ne pouvait pas entendre, il avait
à Paris une maîtresse dont il était
éperdu et il trouvait le moyen de faire le voyage deux
fois par semaine pour la voir deux heures. C'était du
reste une femme très intelligente et ravissante à
ce moment-là, c'est une douairière maintenant. Et
il en a eu beaucoup d'autres dans l'intervalle. Moi je serais
devenu fou s'il avait fallu que la femme que j'aimais
habitât Paris pendant que j'étais retenu à
Rome. Pour les gens nerveux il faudrait toujours qu'ils aimassent
comme disent les gens du peuple, «au-dessous d'eux»
afin qu'une question d'intérêt mît la femme
qu'ils aiment à leur discrétion.» A ce moment
Swann s'aperçut de l'application que je pouvais faire de
cette maxime à lui et à Odette.
Et comme même chez les êtres supérieurs, au
moment où ils semblent planer avec vous au-dessus de la
vie, l'amour-propre reste mesquin, il fut pris d'une grande
mauvaise humeur contre moi. Mais cela ne se manifesta que par
l'inquiétude de son regard. Il ne me dit rien au moment
même. Il ne faut pas trop s'en étonner. Quand
Racine, selon un récit d'ailleurs controuvé, mais
dont la matière se répète tous les jours
dans la vie de Paris, fit allusion à Scarron devant Louis
XIV, le plus puissant roi du monde ne dit rien le soir même
au poète. Et c'est le lendemain que celui-ci tomba en
disgrâce.
Mais comme une théorie désire d'être exprimée entièrement, Swann, après cette minute d'irritation et ayant essuyé le verre de son monocle, compléta sa pensée en ces mots qui devaient plus tard prendre dans mon souvenir la valeur d'un avertissement prophétique et duquel je ne sus pas tenir compte. «Cependant le danger de ce genre d'amours est que la sujétion de la femme calme un moment la jalousie de l'homme mais la rend aussi plus exigeante. Il arrive à faire vivre sa maîtresse comme ces prisonniers qui sont jour et nuit éclairés pour être mieux gardés. Et cela finit généralement par des drames.»
Je revins à M. de Norpois. «Ne vous y fiez pas, il est au contraire très mauvaise langue», dit Mme Swann avec un accent qui me parut d'autant plus signifier que M. de Norpois avait mal parlé d'elle, que Swann regarda sa femme d'un air de réprimande et comme pour l'empêcher d'en dire davantage.
Cependant Gilberte qu'on avait déjà prié
deux fois d'aller se préparer pour sortir, restait
à nous écouter, entre sa mère et son
père, à l'épaule duquel elle était
câlinement appuyée. Rien, au premier aspect, ne
faisait plus contraste avec Mme Swann qui était brune que
cette jeune fille à la chevelure rousse, à la peau
dorée. Mais au bout d'un instant on reconnaissait en
Gilberte bien des traits -- par exemple le nez
arrêté avec une brusque et infaillible
décision par le sculpteur invisible qui travaille de son
ciseau pour plusieurs générations -- l'expression,
les mouvements de sa mère; pour prendre une comparaison
dans un autre art, elle avait l'air d'un portrait peu ressemblant
encore de Mme Swann que le peintre par un caprice de coloriste,
eût fait poser à demi-déguisée,
prête à se rendre à un dîner de
«têtes», en vénitienne. Et comme elle
n'avait pas qu'une perruque blonde, mais que tout atome sombre
avait été expulsé de sa chair laquelle
dévêtue de ses voiles bruns, semblait plus nue,
recouverte seulement des rayons dégagés par un
soleil intérieur, le grimage n'était pas que
superficiel, mais incarné; Gilberte avait l'air de figurer
quelque animal fabuleux, ou de porter un travesti mythologique.
Cette peau rousse c'était celle de son père au
point que la nature semblait avoir eu, quand Gilberte avait
été créée à résoudre le
problème, de refaire peu à peu Mm Swann, en n'ayant
à sa disposition comme matière, que la peau de M.
Swann. Et la nature l'avait utilisée parfaitement, comme
un maître huchier qui tient à laisser apparents le
grain, les nuds du bois. Dans la figure de Gilberte, au coin du
nez d'Odette parfaitement reproduit, la peau se soulevait pour
garder intacts les deux grains de beauté de M. Swann.
C'était une nouvelle variété de Mme Swann
qui était obtenue là, à côté
d'elle, comme un lilas blanc près d'un lilas violet. Il ne
faudrait pourtant pas se représenter la ligne de
démarcation entre les deux ressemblances comme absolument
nette. Par moments, quand Gilberte riait, on distinguait l'ovale
de la joue de son père dans la figure de sa mère
comme si on les avait mis ensemble pour voir ce que donnerait le
mélange; cet ovale se précisait comme un embryon se
forme, il s'allongeait obliquement, se gonflait, au bout d'un
instant il avait disparu. Dans les yeux de Gilberte il y avait le
bon regard franc de son père; c'est celui qu'elle avait eu
quand elle m'avait donné la bille d'agate et m'avait dit:
«Gardez-la en souvenir de notre amitié.» Mais,
posait-on à Gilberte une question sur ce qu'elle avait
fait, alors on voyait dans ces mêmes yeux l'embarras,
l'incertitude, la dissimulation, la tristesse qu'avait autrefois
Odette quand Swann lui demandait où elle était
allée, et qu'elle lui faisait une de ces réponses
mensongères qui désespéraient l'amant et
maintenant lui faisaient brusquement changer la conversation en
mari incurieux et prudent. Souvent aux
Champs-Élysées, j'avais été inquiet
en voyant ce regard chez Gilberte. Mais la plupart du temps,
c'était à tort. Car chez elle, survivance toute
physique de sa mère, ce regard -- celui-là du moins
-- ne correspondait plus à rien. C'est quand elle
était allée à son cours, quand elle devait
rentrer pour une leçon que les pupilles de Gilberte
exécutaient ce mouvement qui jadis en les yeux d'Odette
était causés par la peur de révéler
qu'elle avait reçu dans la journée un de ses amants
ou qu'elle était pressée de se rendre à un
rendez-vous. Telles on voyait ces deux natures de M. et de Mme
Swann onduler, refluer, empiéter tour à tour l'une
sur l'autre, dans le corps de cette Mélusine.
Sans doute on sait bien qu'un enfant tient de son père et
de sa mère.
Encore la distribution des qualités et des défauts
dont il hérite se fait-elle si étrangement que, de
deux qualités qui semblaient inséparables chez un
des parents, on ne trouve plus que l'une chez l'enfant, et
alliée à celui des défauts de l'autre parent
qui semblait inconciliable avec elle. Même l'incarnation
d'une qualité morale dans un défaut physique
incompatible est souvent une des lois de la ressemblance filiale.
De deux surs, l'une aura, avec la fière stature de son
père, l'esprit mesquin de sa mère; l'autre, toute
remplie de l'intelligence paternelle, la présentera au
monde sous l'aspect qu'a sa mère; le gros nez, le ventre
noueux, et jusqu'à la voix sont devenus les
vêtements de dons qu'on connaissait sous une apparence
superbe. De sorte que de chacune des deux surs on peut dire avec
autant de raison que c'est elle qui tient le plus de tel de ses
parents. Il est vrai que Gilberte était fille unique, mais
il y avait, au moins, deux Gilbertes. Les deux natures, de son
père et de sa mère, ne faisaient pas que se
mêler en elle; elles se la disputaient, et encore ce serait
parler inexactement et donnerait à supposer qu'une
troisième Gilberte souffrait pendant ce temps là
d'être la proie des deux autres. Or, Gilberte était
tour à tour l'une et puis l'autre, et à chaque
moment rien de plus que l'une, c'est-à-dire incapable,
quand elle était moins bonne, d'en souffrir, la meilleure
Gilberte ne pouvant alors du fait de son absence
momentanée, constater cette déchéance. Aussi
la moins bonne des deux était-elle libre de se
réjouir de plaisirs peu nobles. Quand l'autre parlait avec
le cur de son père, elle avait des vues larges, on aurait
voulu conduire avec elle une belle et bienfaisante entreprise, on
le lui disait, mais au moment où l'on allait conclure, le
cur de sa mère avait déjà repris son tour;
et c'est lui qui vous répondait; et on était
déçu et irrité -- presque intrigué
comme devant une substitution de personne -- par une
réflexion mesquine, un ricanement fourbe, où
Gilberte se complaisait, car ils sortaient de ce
qu'elle-même était à ce moment-là.
L'écart était même parfois tellement grand
entre les deux Gilberte qu'on se demandait, vainement du reste,
ce qu'on avait pu lui faire, pour la retrouver si
différente. Le rendez-vous qu'elle vous avait
proposé, non seulement elle n'y était pas venue et
ne s'excusait pas ensuite, mais, quelle que fût l'influence
qui eût pu faire changer sa détermination, elle se
montrait si différente ensuite, qu'on aurait cru que,
victime d'une ressemblance comme celle qui fait le fond des
Ménechmes, on n'était pas devant la personne qui
vous avait si gentiment demandé à vous voir, si
elle ne nous eût témoigné une mauvaise humeur
qui décelait qu'elle se sentait en faute et
désirait éviter les explications.
-- «Allons, va, tu vas nous faire attendre», lui dit sa mère.
-- «Je suis si bien près de mon petit papa, je veux rester encore un moment», répondit Gilberte en cachant sa tête sous le bras de son père qui passa tendrement les doigts dans la chevelure blonde.
Swann était un de ces hommes qui ayant vécu longtemps dans les illusions de l'amour, ont vu le bien-être qu'ils ont donné à nombre de femmes accroître le bonheur de celles-ci sans créer de leur part aucune reconnaissance, aucune tendresse envers eux; mais dans leur enfant ils croient sentir une affection qui, incarnée dans leur nom même, les fera durer après leur mort. Quand il n'y aurait plus de Charles Swann, il y aurait encore une Mlle Swann, ou une Mme X., née Swann, qui continuerait à aimer le père disparu. Même à l'aimer trop peut-être, pensait sans doute Swann, car il répondit à Gilberte: «Tu es une bonne fille» de ce ton attendri par l'inquiétude que nous inspire pour l'avenir, la tendresse trop passionnée d'un être destiné à nous survivre. Pour dissimuler son émotion, il se mêla à notre conversation sur la Berma. Il me fit remarquer, mais d'un ton détaché, ennuyé, comme s'il voulait rester en quelque sorte en dehors de ce qu'il disait, avec quelle intelligence, quelle justesse imprévue l'actrice disait à none: «Tu le savais!» Il avait raison: cette intonation-là du moins, avait une valeur vraiment intelligible et aurait pu par là satisfaire à mon désir de trouver des raisons irréfutables d'admirer la Berma. Mais c'est à cause de sa clarté même qu'elle ne le contentait point. L'intonation était si ingénieuse, d'une intention, d'un sens si définis, qu'elle semblait exister en elle-même et que toute artiste intelligente eût pu l'acquérir. C'était une belle idée; mais quiconque la concevrait aussi pleinement la posséderait de même. Il restait à la Berma qu'elle l'avait trouvée, mais peut-on employer ce mot de «trouver», quand il s'agit de quelque chose qui ne serait pas différent si on l'avait reçu, quelque chose qui ne tient pas essentiellement à votre être puisqu'un autre peut ensuite le reproduire?
«Mon Dieu, mais comme votre présence élève le niveau de la conversation! me dit comme pour s'excuser auprès de Bergotte, Swann qui avait pris dans le milieu Guermantes l'habitude de recevoir les grands artistes comme de bons amis à qui on cherche seulement à faire manger les plats qu'ils aiment, jouer aux jeux ou, à la campagne, se livrer aux sports qui leur plaisent. «Il me semble que nous parlons bien d'art», ajouta-t-il. -- «C'est très bien, j'aime beaucoup ça», dit Mme Swann en me jetant un regard reconnaissant, par bonté et aussi parce qu'elle avait gardé ses anciennes aspirations vers une conversation plus intellectuelle. Ce fut ensuite à d'autres personnes, à Gilberte en particulier que parla Bergotte. J'avais dit à celui-ci tout ce que je ressentais avec une liberté qui m'avait étonné et qui tenait à ce qu'ayant pris avec lui, depuis des années (au cours de tant d'heures de solitude et de lecture, où il n'était pour moi que la meilleure partie de moi-même), l'habitude de la sincérité, de la franchise, de la confiance, il m'intimidait moins qu'une personne avec qui j'aurais causé pour la première fois. Et cependant pour la même raison j'étais fort inquiet de l'impression que j'avais dû produire sur lui, le mépris que j'avais supposé qu'il aurait pour mes idées ne datant pas d'aujourd'hui, mais des temps déjà anciens où j'avais commencé à lire ses livres, dans notre jardin de Combray. J'aurais peut-être dû pourtant me dire que puisque c'était sincèrement, en m'abandonnant à ma pensée, que d'une part j'avais tant sympathisé avec l'uvre de Bergotte et que, d'autre part, j'avais éprouvé au théâtre un désappointement dont je ne connaissais pas les raisons, ces deux mouvements instinctifs qui m'avaient entraîné ne devaient pas être si différents l'un de l'autre, mais obéir aux mêmes lois; et que cet esprit de Bergotte, que j'avais aimé dans ses livres ne devait pas être quelque chose d'entièrement étranger et hostile à ma déception et à mon incapacité de l'exprimer. Car mon intelligence devait être une, et peut-être même n'en existe-t-il qu'une seule dont tout le monde est co-locataire, une intelligence sur laquelle chacun, du fond de son corps particulier porte ses regards, comme au théâtre, où si chacun a sa place, en revanche, il n'y a qu'une seule scène. Sans doute, les idées que j'avais le goût de chercher à démêler, n'étaient pas celles qu'approfondissait d'ordinaire Bergotte dans ses livres. Mais si c'était la même intelligence que nous avions lui et moi à notre disposition, il devait, en me les entendant exprimer, se les rappeler, les aimer, leur sourire, gardant probablement, malgré ce que je supposais, devant son il intérieur, tout une autre partie de l'intelligence que celle dont une découpure avait passé dans ses livres et d'après laquelle j'avais imaginé tout son univers mental. De même que les prêtres, ayant la plus grande expérience du cur, peuvent le mieux pardonner aux péchés qu'ils ne commettent pas, de même le génie ayant la plus grande expérience de l'intelligence peut le mieux comprendre les idées qui sont le plus opposées à celles qui forment le fond de ses propres uvres. J'aurais dû me dire tout cela (qui d'ailleurs n'a rien de très agréable, car la bienveillance des hauts esprits a pour corollaire l'incompréhension et l'hostilité des médiocres; or, on est beaucoup moins heureux de l'amabilité d'un grand écrivain qu'on trouve à la rigueur dans ses livres qu'on ne souffre de l'hostilité d'une femme qu'on n'a pas choisie pour son intelligence, mais qu'on ne peut s'empêcher d'aimer). J'aurais dû me dire tout cela, mais ne me le disais pas, j'étais persuadé que j'avais paru stupide à Bergotte, quand Gilberte me chuchota à l'oreille:
-- «Je nage dans la joie, parce que vous avez fait la conquête de mon grand ami Bergotte. Il a dit à maman qu'il vous avait trouvé extrêmement intelligent.»
-- «Où allons-nous?» demandai-je à Gilberte. -- «Oh! où on voudra, moi, vous savez, aller ici ou là...» Mais depuis l'incident qui avait eu lieu le jour de l'anniversaire de la mort de son grand-père, je me demandais si le caractère de Gilberte n'était pas autre que ce que j'avais cru, si cette indifférence à ce qu'on ferait, cette sagesse, ce calme, cette douce soumission constante, ne cachaient pas au contraire des désirs très passionnés que par amour-propre elle ne voulait pas laisser voir et qu'elle ne révélait que par sa soudaine résistance quand ils étaient par hasard contrariés.
Comme Bergotte habitait dans le même quartier que mes parents, nous partîmes ensemble; en voiture il me parla de ma santé: «Nos amis m'ont dit que vous étiez souffrant. Je vous plains beaucoup. Et puis malgré cela je ne vous plains pas trop, parce que je vois bien que vous devez avoir les plaisirs de l'intelligence et c'est probablement ce qui compte surtout pour vous, comme pour tous ceux qui les connaissent.»
Hélas! ce qu'il disait là, combien je sentais
que c'était peu vrai pour moi que tout raisonnement, si
élevé qu'il fût, laissait froid, qui
n'étais heureux que dans des moments de simple
flânerie, quand j'éprouvais du bien-être; je
sentais combien ce que je désirais dans la vie
était purement matériel, et avec quelle
facilité je me serais passé de l'intelligence.
Comme je ne distinguais pas entre les plaisirs ceux qui me
venaient de sources différentes, plus ou moins profondes
et durables, je pensai, au moment de lui répondre, que
j'aurais aimé une existence où j'aurais
été lié avec la duchesse de Guermantes, et
où j'aurais souvent senti comme dans l'ancien bureau
d'octroi des Champs-Élysées une fraîcheur qui
m'eût rappelé Combray.
Or, dans cet idéal de vie que je n'osais lui confier, les
plaisirs de l'intelligence ne tenaient aucune place.
-- «Non, monsieur, les plaisirs de l'intelligence sont bien peu de chose pour moi, ce n'est pas eux que je recherche, je ne sais même pas si je les ai jamais goûtés.»
-- «Vous croyez vraiment, me répondit-il. Eh bien, écoutez, si, tout de même, cela doit être cela que vous aimez le mieux, moi, je me le figure, voilà ce que je crois.»
Il ne me persuadait certes pas; pourtant je me sentais plus heureux, moins à l'étroit. A cause de ce que m'avait dit M. de Norpois, j'avais considéré mes moments de rêverie, d'enthousiasme, de confiance en moi, comme purement subjectifs et sans vérité. Or, selon Bergotte qui avait l'air de connaître mon cas, il semblait que le symptôme à négliger c'était au contraire mes doutes, mon dégoût de moi-même. Surtout ce qu'il avait dit de M. de Norpois, ôtait beaucoup de sa force à une condamnation que j'avais crue sans appel.
«Etes-vous bien soigné? me demanda Bergotte. Qui
est-ce qui s'occupe de votre santé?» Je lui dis que
j'avais vu et reverrais sans doute Cottard. «Mais ce n'est
pas ce qu'il vous faut! me répondit-il. Je ne le connais
pas comme médecin, Mais je l'ai vu chez Mme Swann. C'est
un imbécile. A supposer que cela n'empêche pas
d'être un bon médecin, ce que j'ai peine à
croire, cela empêche d'être un bon médecin
pour artistes, pour gens intelligents. Les gens comme vous ont
besoin de médecins appropriés, je dirais presque de
régimes, de médicaments particuliers. Cottard vous
ennuiera et rien que l'ennui empêchera son traitement
d'être efficace. Et puis ce traitement ne peut pas
être le même pour vous que pour un individu
quelconque. Les trois quarts du mal des gens intelligents
viennent de leur intelligence. Il leur faut au moins un
médecin qui connaisse ce mal-là. Comment
voulez-vous que Cottard puisse vous soigner, il a prévu la
difficulté de digérer les sauces, l'embarras
gastrique, mais il n'a pas prévu la lecture de
Shakespeare... Aussi ses calculs ne sont plus justes avec vous,
l'équilibre est rompu, c'est toujours le petit ludion qui
remonte. Il vous trouvera une dilatation de l'estomac, il n'a pas
besoin de vous examiner, puisqu'il l'a d'avance dans son il. Vous
pouvez le voir, elle se reflète dans son lorgnon.»
Cette manière de parler me fatiguait beaucoup, je me
disais avec la stupidité du bon sens: «Il n'y a pas
plus de dilatation de l'estomac reflétée dans le
lorgnon du professeur Cottard, que de sottises cachées
dans le gilet blanc de M.
de Norpois.» «Je vous conseillerais plutôt,
poursuivit Bergotte, le docteur du Boulbon, qui est tout à
fait intelligent.» «C'est un grand admirateur de vos
uvres», lui répondis-je. Je vis que Bergotte le
savait et j'en conclus que les esprits fraternels se rejoignent
vite, qu'on a peu de vrais «amis inconnus». Ce que
Bergotte me dit au sujet de Cottard me frappa tout en
étant contraire à tout ce que je croyais.
Je ne m'inquiétais nullement de trouver mon
médecin ennuyeux; j'attendais de lui que, grâce
à un art dont les lois m'échappaient, il
rendît au sujet de ma santé un indiscutable oracle
en consultant mes entrailles. Et je ne tenais pas à ce
que, à l'aide d'une intelligence où j'aurais pu le
suppléer, il cherchât à comprendre la mienne,
que je ne me représentais que comme un moyen
indifférent en soi-même, de tâcher d'atteindre
des vérités extérieures. Je doutais beaucoup
que le gens intelligents eussent besoin d'une autre
hygiène que les imbéciles et j'étais tout
prêt à me soumettre à celle de ces
derniers.
«Quelqu'un qui aurait besoin d'un bon médecin,
c'est notre ami Swann», dit Bergotte. Et comme je demandais
s'il était malade. «Hé! bien c'est l'homme
qui a épousé une fille, qui avale par jour
cinquante couleuvres de femmes qui ne veulent pas recevoir la
sienne, ou d'hommes qui ont couché avec elle. On les voit,
elles lui tordent la bouche. Regardez un jour le sourcil
circonflexe qu'il a quand il rentre, pour voir qui il y a chez
lui.» La malveillance avec laquelle Bergotte parlait ainsi
à un étranger d'amis chez qui il était
reçu depuis si longtemps était aussi nouvelle pour
moi que le ton presque tendre que chez les Swann il prenait
à tous moments avec eux. Certes, une personne comme ma
grand'tante, par exemple, eût été incapable
avec aucun de nous, de ces gentillesses que j'avais entendu
Bergotte prodiguer à Swann. Même aux gens qu'elle
aimait, elle se plaisait à dire des choses
désagréables. Mais hors de leur présence
elle n'aurait pas prononcé une parole qu'ils n'eussent pu
entendre. Rien, moins que notre société de Combray
ne ressemblait au monde. Celle des Swann était
déjà un acheminement vers lui, vers ses flots
versatiles. Ce n'était pas encore la grande mer,
c'était déjà la lagune. «Tout ceci de
vous à moi», me dit Bergotte en me quittant devant
ma porte.
Quelques années plus tard, je lui aurais répondu:
«Je ne répète jamais rien.» C'est la
phrase rituelle des gens du monde, par laquelle chaque fois le
médisant est faussement rassuré. C'est celle que
j'aurais déjà ce jour-là adressée
à Bergotte car on n'invente pas tout ce qu'on dit, surtout
dans les moments où on agit comme personnage social. Mais
je ne la connaissais pas encore. D'autre part, celle de ma
grand'tante dans une occasion semblable eût
été: «Si vous ne voulez pas que ce soit
répété, pourquoi le dites-vous?» C'est
la réponse des gens insociables, des «mauvaises
têtes». Je ne l'étais pas: je m'inclinai en
silence.
Des gens de lettres qui étaient pour moi des personnages considérables intriguaient pendant des années avant d'arriver à nouer avec Bergotte des relations qui restaient toujours obscurément littéraires et ne sortaient pas de son cabinet de travail, alors que moi, je venais de m'installer parmi les amis du grand écrivain, d'emblée et tranquillement, comme quelqu'un qui au lieu de faire la queue avec tout le monde pour avoir une mauvaise place, gagne les meilleures, ayant passé par un couloir fermé aux autres. Si Swann me l'avait ainsi ouvert, c'est sans doute parce que comme un roi se trouve naturellement inviter les amis de ses enfants dans la loge royale, sur le yacht royal, de même les parents de Gilberte recevaient les amis de leur fille au milieu des choses précieuses qu'ils possédaient et des intimités plus précieuses encore qui y étaient encadrées. Mais à cette époque je pensai, et peut-être avec raison, que cette amabilité de Swann était indirectement à l'adresse de mes parents. J'avais cru entendre autrefois à Combray qu'il leur avait offert, voyant mon admiration pour Bergotte, de m'emmener dîner chez lui, et que mes parents avaient refusé, disant que j'étais trop jeune et trop nerveux pour «sortir». Sans doute, mes parents représentaient-ils pour certaines personnes, justement celles qui me semblaient le plus merveilleuses, quelque chose de tout autre qu'à moi, de sorte que comme au temps où la dame en rose avait adressé à mon père des éloges dont il s'était montré si peu digne, j'aurais souhaité que mes parents comprissent quel inestimable présent je venais de recevoir et témoignassent leur reconnaissance à ce Swann généreux et courtois qui me l'avait, ou le leur avait, offert, sans avoir plus l'air de s'apercevoir de sa valeur que ne fait dans la fresque de Luini, le charmant roi mage, au nez busqué, aux cheveux blonds, et avec lequel on lui avait trouvé autrefois paraît-il, une grande ressemblance.
Malheureusement, cette faveur que m'avait faite Swann et que, en rentrant, avant même d'ôter mon pardessus, j'annonçai à mes parents, avec l'espoir qu'elle éveillerait dans leur cur un sentiment aussi ému que le mien et les déterminerait envers les Swann à quelque «politesse» énorme et décisive, cette faveur ne parut pas très appréciée par eux. «Swann t'a présenté à Bergotte? Excellente connaissance, charmante relation! s'écria ironiquement mon père. Il ne manquait plus que cela!» Hélas, quand j'eus ajouté qu'il ne goûtait pas du tout M. de Norpois:
-- «Naturellement! reprit-il. Cela prouve bien que c'est un esprit faux et malveillant. Mon pauvre fils tu n'avais pas déjà beaucoup de sens commun, je suis désolé de te voir tombé dans un milieu qui va achever de te détraquer.»
Déjà ma simple fréquentation chez les
Swann avait été loin d'enchanter mes parents. La
présentation à Bergotte leur apparut comme une
conséquence néfaste, mais naturelle, d'une
première faute, de la faiblesse qu'ils avaient eue et que
mon grand-père eût appelée un «manque
de circonspection». Je sentis que je n'avais plus pour
compléter leur mauvaise humeur qu'à dire que cet
homme pervers et qui n'appréciait pas M. de Norpois,
m'avait trouvé extrêmement intelligent. Quand mon
père, en effet, trouvait qu'une personne, un de mes
camarades par exemple, était dans une mauvaise voie --
comme moi en ce moment -- si celui-là avait alors
l'approbation de quelqu'un que mon père n'estimait pas, il
voyait dans ce suffrage la confirmation de son fâcheux
diagnostic. Le mal ne lui en apparaissait que plus grand.
Je l'entendais déjà qui allait s'écrier:
«Nécessairement, c'est tout un ensemble!», mot
qui m'épouvantait par l'imprécision et
l'immensité des réformes dont il semblait annoncer
l'imminente introduction dans ma si douce vie. Mais comme,
n'eussé-je pas raconté ce que Bergotte avait dit de
moi, rien ne pouvait plus quand même effacer l'impression
qu'avaient éprouvée mes parents, qu'elle fût
encore un peu plus mauvaise n'avait pas grande importance.
D'ailleurs ils me semblaient si injustes, tellement dans
l'erreur, que non seulement je n'avais pas l'espoir, mais presque
pas le désir de les ramener à une vue plus
équitable. Pourtant sentant au moment où les mots
sortaient de ma bouche, comme ils allaient être
effrayés de penser que j'avais plu à quelqu'un qui
trouvait les hommes intelligents bêtes, était
l'objet du mépris des honnêtes gens, et duquel la
louange en me paraissant enviable m'encourageait au mal, ce fut
à voix basse et d'un air un peu honteux que, achevant mon
récit, je jetai le bouquet: «Il a dit aux Swann
qu'il m'avait trouvé extrêmement intelligent.»
Comme un chien empoisonné qui dans un champ se jette sans
le savoir sur l'herbe qui est précisément
l'antidote de la toxine qu'il a absorbée, je venais sans
m'en douter de dire la seule parole qui fût au monde
capable de vaincre chez mes parents ce préjugé
à l'égard de Bergotte, préjugé contre
lequel tous les plus beaux raisonnements que j'aurais pu faire,
tous les éloges que je lui aurais décernés,
seraient demeurés vains.
Au même instant la situation changea de face:
-- «Ah!... Il a dit qu'il te trouvait intelligent, dit ma mère. Cela me fait plaisir parce que c'est un homme de talent?»
-- «Comment! il a dit cela? reprit mon père... Je ne nie en rien sa valeur littéraire devant laquelle tout le monde s'incline, seulement c'est ennuyeux qu'il ait cette existence peu honorable dont a parlé à mots couverts le père Norpois, ajouta-t-il sans s'apercevoir que devant la vertu souveraine des mots magiques que je venais de prononcer la dépravation des moeurs de Bergotte ne pouvait guère lutter plus longtemps que la fausseté de son jugement.
-- «Oh! mon ami, interrompit maman, rien ne prouve que
ce soit vrai.
On dit tant de choses. D'ailleurs, M. de Norpois est tout ce
qu'il y a de plus gentil, mais il n'est pas toujours très
bienveillant, surtout pour les gens qui ne sont pas de son
bord.»
-- «C'est vrai, je l'avais aussi remarqué», répondit mon père.
«-- Et puis enfin il sera beaucoup pardonné à Bergotte puisqu'il a trouvé mon petit enfant gentil», reprit maman tout en caressant avec ses doigts mes cheveux et en attachant sur moi un long regard rêveur.
Ma mère d'ailleurs n'avait pas attendu ce verdict de
Bergotte pour me dire que je pouvais inviter Gilberte à
goûter quand j'aurais des amis.
Mais je n'osais pas le faire pour deux raisons. La
première est que chez Gilberte, on ne servait jamais que
du thé. A la maison au contraire, maman tenait à ce
qu'à côté du thé il y eût du
chocolat.
J'avais peur que Gilberte ne trouvât cela commun et n'en
conçût un grand mépris pour nous. L'autre
raison fut une difficulté de protocole que je ne pus
jamais réussir à lever. Quand j'arrivais chez Mme
Swann elle me demandait:
-- «Comment va madame votre mère?»
J'avais fait quelques ouvertures à maman pour savoir si elle ferait de même quand viendrait Gilberte, point qui me semblait plus grave qu'à la cour de Louis XIV le «Monseigneur». Mais maman ne voulut rien entendre.
-- «Mais non, puisque je ne connais pas Mme Swann.»
-- «Mais elle ne te connaît pas davantage.»
-- «Je ne te dis pas, mais nous ne sommes pas obligés de faire exactement de même en tout. Moi je ferai d'autres amabilités à Gilberte que Madame Swann n'aura pas pour toi.»
Mais je ne fus pas convaincu et préférai ne pas inviter Gilberte.
Ayant quitté mes parents, j'allai changer de vêtements et en vidant mes poches je trouvai tout à coup l'enveloppe que m'avait remise le maître d'hôtel des Swann avant de m'introduire au salon. J'étais seul maintenant. Je l'ouvris, à l'intérieur était une carte sur laquelle on m'indiquait la dame à qui je devais offrir le bras pour aller à table.
Ce fut vers cette époque que Bloch bouleversa ma
conception du monde, ouvrit pour moi des possibilités
nouvelles de bonheur (qui devaient du reste se changer plus tard
en possibilités de souffrance), en m'assurant que
contrairement à ce que je croyais au temps de mes
promenades du côté de Méséglise, les
femmes ne demandaient jamais mieux que de faire l'amour. Il
compléta ce service en m'en rendant un second que je ne
devais apprécier que beaucoup plus tard: ce fut lui qui me
conduisit pour la première fois dans une maison de passe.
Il m'avait bien dit qu'il y avait beaucoup de jolies femmes qu'on
peut posséder. Mais je leur attribuais une figure vague,
que les maisons de passe devaient me permettre de remplacer par
des visages particuliers.
De sorte que si j'avais à Bloch, -- pour sa «bonne
nouvelle» que le bonheur, la possession de la
beauté, ne sont pas choses inaccessibles et que nous avons
fait uvre utile en y renonçant à jamais, -- une
obligation de même genre qu'à tel médecin ou
tel philosophe optimiste qui nous fait espérer la
longévité dans ce monde, et de ne pas être
entièrement séparé de lui quand on aura
passé dans un autre, les maisons de rendez-vous que je
fréquentai quelques années plus tard, -- en me
fournissant des échantillons du bonheur, en me permettant
d'ajouter à la beauté des femmes cet
élément que nous ne pouvons inventer, qui n'est pas
que le résumé des beautés anciennes, le
présent vraiment divin, le seul que nous ne puissions
recevoir de nous-même, devant lequel expirent toutes les
créations logiques de notre intelligence et que nous ne
pouvons demander qu'à la réalité: un charme
individuel, -- méritèrent d'être
classées par moi à côté de ces autres
bienfaiteurs d'origine plus récente mais d'utilité
analogue (avant lesquels nous imaginions sans ardeur la
séduction de Mantegna, de Wagner, de Sienne,
d'après d'autres peintres, d'autres musiciens, d'autres
villes): les éditions d'histoire de la peinture
illustrées, les concerts symphoniques et les études
sur les «Villes d'art». Mais la maison où
Bloch me conduisit et où il n'allait plus d'ailleurs
lui-même depuis longtemps était d'un rang trop
inférieur, le personnel était trop médiocre
et trop peu renouvelé pour que j'y puisse satisfaire
d'anciennes curiosités ou contracter de nouvelles. La
patronne de cette maison ne connaissait aucune des femmes qu'on
lui demandait et en proposait toujours dont on n'aurait pas
voulu. Elle m'en vantait surtout une, une dont, avec un sourire
plein de promesses (comme si ç'avait été une
rareté et un régal), elle disait: «C'est une
Juive! Ça ne vous dit rien?» (C'est sans doute
à cause de cela qu'elle l'appelait Rachel.) Et avec une
exaltation niaise et factice qu'elle espérait être
communicative, et qui finissait sur un râle presque de
jouissance: «Pensez donc mon petit, une juive, il me semble
que ça doit être affolant! Rah!» Cette Rachel,
que j'aperçus sans qu'elle me vît, était
brune, pas jolie, mais avait l'air intelligent, et non sans
passer un bout de langue sur ses lèvres, souriait d'un air
plein d'impertinence aux michés qu'on lui
présentait et que j'entendais entamer la conversation avec
elle. Son mince et étroit visage était
entouré de cheveux noirs et frisés,
irréguliers comme s'ils avaient été
indiqués par des hachures dans un lavis, à l'encre
de Chine.Chaque fois je promettais à la patronne qui me la
proposait avec une insistance particulière en vantant sa
grande intelligence et son instruction que je ne manquerais pas
un jour de venir tout exprès pour faire la connaissance de
Rachel surnommée par moi «Rachel quand du
Seigneur». Mais le premier soir j'avais entendu celle-ci au
moment où elle s'en allait, dire à la patronne:
-- «Alors c'est entendu, demain je suis libre, si vous avez quelqu'un, vous n'oublierez pas de me faire chercher.»
Et ces mots m'avaient empêché de voir en elle une personne parce qu'ils me l'avaient fait classer immédiatement dans une catégorie générale de femmes dont l'habitude commune à toutes était de venir là le soir voir s'il n'y avait pas un louis ou deux à gagner. Elle variait seulement la forme de sa phrase en disant:
-- «Si vous avez besoin de moi», ou «si vous avez besoin de quelqu'un.»
La patronne qui ne connaissait pas l'opéra d'Halévy ignorait pourquoi j'avais pris l'habitude de dire: «Rachel quand du Seigneur». Mais ne pas la comprendre n'a jamais fait trouver une plaisanterie moins drôle et c'est chaque fois en riant de tout son cur qu'elle me disait:
«-- Alors, ce n'est pas encore pour ce soir que je vous unis à «Rachel quand du Seigneur»? «Comment dites-vous cela: «Rachel quand du Seigneur!» Ah! ça c'est très bien trouvé. Je vais vous fiancer. Vous verrez que vous ne le regretterez pas.»
Une fois je faillis me décider, mais elle était «sous presse», une autre fois entre les mains du «coiffeur», un vieux monsieur qui ne faisait rien d'autre aux femmes que verser de l'huile sur leurs cheveux déroulés et les peigner ensuite. Et je me lassai d'attendre bien que quelques habituées fort humbles, soi-disant ouvrières, mais toujours sans travail, fussent venues me faire de la tisane et tenir avec moi une longue conversation à laquelle, -- malgré le sérieux des sujets traités, -- la nudité partielle ou complète de mes interlocutrices donnait une savoureuse simplicité. Je cessai du reste d'aller dans cette maison parce que désireux de témoigner mes bons sentiments à la femme qui la tenait et avait besoin de meubles, je lui en donnai quelques-uns, notamment un grand canapé -- que j'avais hérités de ma tante Léonie. Je ne les voyais jamais car le manque de place avait empêché mes parents de les laisser entrer chez nous et ils étaient entassés dans un hangar. Mais dès que je les retrouvai dans la maison où ces femmes se servaient d'eux, toutes les vertus qu'on respirait dans la chambre de ma tante à Combray, m'apparurent, suppliciées par le contact cruel auquel je les avais livrés sans défense! J'aurais fait violer une morte que je n'aurais pas souffert davantage. Je ne retournai plus chez l'entremetteuse, car ils me semblaient vivre et me supplier, comme ces objets en apparence inanimés d'un conte persan, dans lesquels sont enfermées des âmes qui subissent un martyre et implorent leur délivrance. D'ailleurs, comme notre mémoire ne nous présente pas d'habitude nos souvenirs dans leur suite chronologique, mais comme un reflet où l'ordre des parties est renversé, je me rappelai seulement beaucoup plus tard que c'était sur ce même canapé que bien des années auparavant j'avais connu pour la première fois les plaisirs de l'amour avec une de mes petites cousines avec qui je ne savais où me mettre et qui m'avait donné le conseil assez dangereux de profiter d'une heure où ma tante Léonie était levée.
Toute une autre partie des meubles et surtout une magnifique
argenterie ancienne de ma tante Léonie, je les vendis,
malgré l'avis contraire de mes parents, pour pouvoir
disposer de plus d'argent et envoyer plus de fleurs à Mme
Swann qui me disait en recevant d'immenses corbeilles
d'orchydées: «Si j'étais monsieur votre
père, je vous ferais donner un conseil judiciaire.»
Comment pouvais-je supposer qu'un jour je pourrais regretter tout
particulièrement cette argenterie et placer certains
plaisirs plus haut, que celui, qui deviendrait peut-être
absolument nul, de faire des politesses aux parents de Gilberte.
C'est de même en vue de Gilberte et pour ne pas la quitter
que j'avais décidé de ne pas entrer dans les
ambassades. Ce n'est jamais qu'à cause d'un état
d'esprit qui n'est pas destiné à durer qu'on prend
des résolutions définitives. J'imaginais à
peine que cette substance étrange qui résidait en
Gilberte et rayonnait en ses parents, en sa maison, me rendant
indifférent à tout le reste, cette substance
pourrait être libérée, émigrer dans un
autre être. Vraiment la même substance et pourtant
devant avoir sur moi de tout autres effets. Car la même
maladie évolue; et un délicieux poison n'est plus
toléré de même, quand avec les années,
a diminué la résistance du cur.
Mes parents cependant auraient souhaité que
l'intelligence que Bergotte m'avait reconnue se manifestât
par quelque travail remarquable. Quand je ne connaissais pas les
Swann je croyais que j'étais empêché de
travailler par l'état d'agitation où me mettait
l'impossibilité de voir librement Gilberte. Mais quand
leur demeure me fut ouverte, à peine je m'étais
assis à mon bureau de travail que je me levais et courais
chez eux. Et une fois que je les avais quittés et que
j'étais rentré à la maison, mon isolement
n'était qu'apparent, ma pensée ne pouvait plus
remonter le courant du flux de paroles par lequel je
m'étais laissé machinalement entraîner
pendant des heures.
Seul je continuais à fabriquer les propos qui eussent
été capables de plaire aux Swann et pour donner
plus d'intérêt au jeu, je tenais la place de ces
partenaires absents, je me posais à moi-même des
questions fictives choisies de telle façon que mes traits
brillants ne leur servissent que d'heureuse répartie.
Silencieux, cet exercice était pourtant une conversation
et non une méditation, ma solitude une vie de salon
mentale où c'était non ma propre personne mais des
interlocuteurs imaginaires qui gouvernaient mes paroles et
où j'éprouvais à former, au lieu des
pensées que je croyais vraies celles qui me venaient sans
peine, sans régression du dehors vers le dedans, ce genre
de plaisir tout passif qui trouve à rester tranquille
quelqu'un qui est alourdi par une mauvaise digestion.
Si j'avais été moins décidé
à me mettre définitivement au travail, j'aurais
peut-être fait un effort pour commencer tout de suite. Mais
puisque ma résolution était formelle, et qu'avant
vingt-quatre heures, dans les cadres vides de la journée
du lendemain où tout se plaçait si bien parce que
je n'y étais pas encore, mes bonnes dispositions se
réaliseraient aisément, il valait mieux ne pas
choisir un soir où j'étais mal disposé pour
un début auquel les jours suivants, hélas! ne
devaient pas se montrer plus propices. Mais j'étais
raisonnable. De la part de qui avait attendu des années,
il eût été puéril de ne pas supporter
un retard de trois jours. Certain que le surlendemain j'aurais
déjà écrit quelques pages, je ne disais plus
un seul mot à mes parents de ma décision; j'aimais
mieux patienter quelques heures, et apporter à ma
grand'mère consolée et convaincue, de l'ouvrage en
train. Malheureusement le lendemain n'était pas cette
journée extérieure et vaste que j'avais attendue
dans la fièvre. Quand il était fini, ma paresse et
ma lutte pénible contre certains obstacles internes avait
simplement duré vingt-quatre heures de plus. Et au bout de
quelques jours, mes plans n'ayant pas été
réalisés, je n'avais plus le même espoir
qu'ils le seraient immédiatement, partant, plus autant de
courage pour subordonner tout à cette réalisation:
je recommençais à veiller, n'ayant plus pour
m'obliger à me coucher de bonne heure un soir, la vision
certaine de voir l'uvre commencée le lendemain matin.
Il me fallait avant de reprendre mon élan quelques jours
de détente, et la seule fois où ma
grand'mère osa d'un ton doux et désenchanté
formuler ce reproche: «Hé bien, ce travail, on n'en
parle même plus?» je lui en voulus, persuadé
que n'ayant pas su voir que mon parti était
irrévocablement pris, elle venait d'en ajourner encore et
pour longtemps peut-être, l'exécution, par
l'énervement que son déni de justice me causait et
sous l'empire duquel je ne voudrais pas commencer mon uvre. Elle
sentit que son scepticisme venait de heurter à l'aveugle
une volonté. Elle s'en excusa, me dit en m'embrassant:
«Pardon, je ne dirai plus rien.» Et pour que je ne me
décourageasse pas, m'assura que du jour où je
serais bien portant, le travail viendrait tout seul par
surcroît.
D'ailleurs, me disais-je, en passant ma vie chez les Swann ne fais-je pas comme Bergotte? A mes parents il semblait presque que tout en étant paresseux, je menais, puisque c'était dans le même salon qu'un grand écrivain, la vie la plus favorable au talent. Et pourtant que quelqu'un puisse être dispensé de faire ce talent soi-même, par le dedans, et le reçoive d'autrui, est aussi impossible que se faire une bonne santé (malgré qu'on manque à toutes les règles de l'hygiène et qu'on commette les pires excès) rien qu'en dînant souvent en ville avec un médecin. La personne du reste qui était le plus complètement dupe de l'illusion qui m'abusait ainsi que mes parents, c'était Mme Swann. Quand je lui disais que je ne pouvais pas venir, qu'il fallait que je restasse à travailler, elle avait l'air de trouver que je faisais bien des embarras, qu'il y avait un peu de sottise et de prétention dans mes paroles:
-- «Mais Bergotte vient bien, lui? Est-ce que vous trouvez que ce qu'il écrit n'est pas bien. Cela sera même mieux bientôt, ajoutait-elle, car il est plus aigu, plus concentré dans le journal que dans le livre où il délaie un peu. J'ai obtenu qu'il fasse désormais le «leader article» dans le Figaro. Ce sera tout à fait «the right man in the right place.»
Et elle ajoutait:
-- «Venez, il vous dira mieux que personne ce qu'il faut faire.»
Et c'était comme on invite un engagé volontaire avec son colonel, c'était dans l'intérêt de ma carrière et comme si les chefs-d'uvre se faisaient par «relations» qu'elle me disait de ne pas manquer de venir le lendemain dîner chez elle avec Bergotte.
Ainsi pas plus du côté des Swann que du
côté de mes parents, c'est-à-dire de ceux
qui, à des moments différents, avaient
semblé devoir y mettre obstacle, aucune opposition
n'était plus faite à cette douce vie où je
pouvais voir Gilberte comme je voulais, avec ravissement, sinon
avec calme. Il ne peut pas y en avoir dans l'amour, puisque ce
qu'on a obtenu n'est jamais qu'un nouveau point de départ
pour désirer davantage. Tant que je n'avais pu aller chez
elle, les yeux fixés vers cet inaccessible bonheur, je ne
pouvais même pas imaginer les causes nouvelles de trouble
qui m'y attendaient. Une fois la résistance de ses parents
brisée, et le problème enfin résolu, il
recommença à se poser, chaque fois dans d'autres
termes. En ce sens c'était bien en effet chaque jour une
nouvelle amitié qui commençait.
Chaque soir en rentrant je me rendais compte que j'avais
à dire à Gilberte des choses capitales, desquelles
notre amitié dépendait, et ces choses
n'étaient jamais les mêmes. Mais enfin
j'étais heureux et aucune menace ne s'élevait plus
contre mon bonheur. Il allait en venir hélas d'un
côté, où je n'avais jamais aperçu
aucun péril, du côté de Gilberte et de
moi-même. J'aurais pourtant dû être
tourmenté par ce qui, au contraire, me rassurait, par ce
que je croyais du bonheur.
C'est, dans l'amour, un état anormal, capable de donner
tout de suite, à l'accident, le plus simple en apparence
et qui peut toujours survenir, une gravité que par
lui-même cet accident ne comporterait pas. Ce qui rend si
heureux, c'est la présence dans le cur de quelque chose
d'instable, qu'on s'arrange perpétuellement à
maintenir et dont on ne s'aperçoit presque plus tant qu'il
n'est pas déplacé. En réalité, dans
l'amour il y a une souffrance permanente, que la joie neutralise,
rend virtuelle, ajourne, mais qui peut à tout moment
devenir ce qu'elle serait depuis longtemps si l'on n'avait pas
obtenu ce qu'on souhaitait, atroce.
Plusieurs fois je sentis que Gilberte désirait
éloigner mes visites.
Il est vrai que quand je tenais trop à la voir je n'avais
qu'à me faire inviter par ses parents qui étaient
de plus en plus persuadés de mon excellente influence sur
elle. Grâce à eux, pensais-je, mon amour ne court
aucun risque; du moment que je les ai pour moi, je peux
être tranquille puisqu'ils ont toute autorité sur
Gilberte. Malheureusement à certains signes d'impatience
que celle-ci laissait échapper quand son père me
faisait venir en quelque sorte malgré elle, je me demandai
si ce que j'avais considéré comme une protection
pour mon bonheur n'était pas au contraire la raison
secrète pour laquelle il ne pourrait durer.
La dernière fois que je vins voir Gilberte, il
pleuvait; elle était invitée à une
leçon de danses chez des gens qu'elle connaissait trop peu
pour pouvoir m'emmener avec elle. J'avais pris à cause de
l'humidité plus de caféine que d'habitude.
Peut-être à cause du mauvais temps, peut-être
ayant quelque prévention contre la maison où cette
matinée devait avoir lieu, Mme Swann, au moment où
sa fille allait partir, la rappela avec une extrême
vivacité: «Gilberte!» et me désigna
pour signifier que j'étais venu pour la voir et qu'elle
devait rester avec moi. Ce «Gilberte» avait
été prononcé, crié plutôt, dans
une bonne intention pour moi, mais au haussement d'épaules
que fit Gilberte en ôtant ses affaires, je compris que sa
mère avait involontairement accéléré
l'évolution, peut-être jusque-là possible
encore à arrêter, qui détachait peu à
peu de moi mon amie. «On n'est pas obligé d'aller
danser tous les jours», dit Odette à sa fille, avec
une sagesse sans doute apprise autrefois de Swann. Puis,
redevenant Odette, elle se mit à parler anglais à
sa fille. Aussitôt ce fut comme si un mur m'avait
caché une partie de la vie de Gilberte, comme si un
génie malfaisant avait emmené loin de moi mon amie.
Dans une langue que nous savons, nous avons substitué
à l'opacité des sons la transparence des
idées. Mais une langue que nous ne savons pas est un
palais clos dans lequel celle que nous aimons peut nous tromper,
sans que, restés au dehors et
désespérément crispés dans notre
impuissance, nous parvenions à rien voir, à rien
empêcher. Telle cette conversation en anglais dont je
n'eusse que souri un mois auparavant et au milieu de laquelle
quelques noms propres français ne laissaient pas
d'accroître et d'orienter mes inquiétudes, avait,
tenue à deux pas de moi par deux personnes immobiles, la
même cruauté, me faisait aussi
délaissé et seul, qu'un enlèvement. Enfin
Mme Swann nous quitta. Ce jour-là peut-être par
rancune contre moi, cause involontaire qu'elle n'allât pas
s'amuser, peut-être aussi parce que la devinant
fâchée j'étais préventivement plus
froid que d'habitude, le visage de Gilberte,
dépouillé de toute joie, nu, saccagé, sembla
tout l'après-midi vouer un regret mélancolique au
pas-de-quatre que ma présence l'empêchait d'aller
danser, et défier toutes les créatures, à
commencer par moi, de comprendre les raisons subtiles qui avaient
déterminé chez elle une inclination sentimentale
pour le boston. Elle se borna à échanger, par
moments, avec moi, sur le temps qu'il faisait, la recrudescence
de la pluie, l'avance de la pendule, une conversation
ponctuée de silences et de monosyllabes où je
m'entêtais moi-même, avec une sorte de rage
désespérée, à détruire les
instants que nous aurions pu donner à l'amitié et
au bonheur. Et à tous nos propos une sorte de
dureté suprême était conférée
par le paroxisme de leur insignifiance paradoxale, lequel me
consolait pourtant, car il empêchait Gilberte d'être
dupe de la banalité de mes réflexions et de
l'indifférence de mon accent. C'est en vain que je disais:
«Il me semble que l'autre jour la pendule retardait
plutôt», elle traduisait évidemment:
«Comme vous êtes méchante!» J'avais beau
m'obstiner à prolonger, tout le long de ce jour pluvieux,
ces paroles sans éclaircies, je savais que ma froideur
n'était pas quelque chose d'aussi définitivement
figé que je le feignais, et que Gilberte devait bien
sentir que si, après le lui avoir déjà dit
trois fois, je m'étais hasardé une quatrième
à lui répéter que les jours diminuaient,
j'aurais eu de la peine à me retenir à fondre en
larmes. Quand elle était ainsi, quand un sourire ne
remplissait pas ses yeux et ne découvrait pas son visage,
on ne peut dire de quelle désolante monotonie
étaient empreints ses yeux tristes et ses traits
maussades.
Sa figure, devenue presque livide, ressemblait alors à
ces plages ennuyeuses où la mer retirée très
loin vous fatigue d'un reflet toujours pareil que cerne un
horizon immuable et borné. A la fin, ne voyant pas se
produire de la part de Gilberte le changement heureux que
j'attendais depuis plusieurs heures, je lui dis qu'elle
n'était pas gentille: «C'est vous qui n'êtes
pas gentil», me répondit-elle.
«Mais si!» Je me demandai ce que j'avais fait, et ne
le trouvant pas, le lui demandai à elle-même:
«Naturellement, vous vous trouvez gentil!» me
dit-elle en riant longuement. Alors je sentis ce qu'il y avait de
douloureux pour moi à ne pouvoir atteindre cet autre plan,
plus insaisissable, de sa pensée, que décrivait son
rire. Ce rire avait l'air de signifier: «Non, non, je ne me
laisse pas prendre à tout ce que vous me dites, je sais
que vous êtes fou de moi, mais cela ne me fait ni chaud ni
froid, car je me fiche de vous.» Mais je me disais
qu'après tout le rire n'est pas un langage assez
déterminé pour que je pusse être
assuré de bien comprendre celui-là. Et les paroles
de Gilberte étaient affectueuses. «Mais en quoi ne
suis-je pas gentil, lui demandai-je, dites-le moi, je ferai tout
ce que vous voudrez.» «Non cela ne servirait à
rien, je ne peux pas vous expliquer.» Un instant j'eus peur
qu'elle crût que je ne l'aimasse pas, et ce fut pour moi
une autre souffrance, non moins vive, mais qui réclamait
une dialectique différente. «Si vous saviez le
chagrin que vous me faites, vous me le diriez.» Mais ce
chagrin qui, si elle avait douté de mon amour eût
dû la réjouir, l'irrita au contraire. Alors,
comprenant mon erreur, décidé à ne plus
tenir compte de ses paroles, la laissant sans la croire, me dire:
«Je vous aimais vraiment, vous verrez cela un jour»
(ce jour, où les coupables assurent que leur innocence
sera reconnue et qui, pour des raisons mystérieuses, n'est
jamais celui où on les interroge), j'eus le courage de
prendre subitement la résolution de ne plus la voir, et
sans le lui annoncer encore, parce qu'elle ne m'aurait pas
cru.
Un chagrin causé par une personne qu'on aime peut
être amer, même quand il est inséré au
milieu de préoccupations, d'occupations, de joies, qui
n'ont pas cet être pour objet et desquelles notre attention
ne se détourne que de temps en temps pour revenir à
lui. Mais quand un tel chagrin naît -- comme c'était
le cas pour celui-ci -- à un moment où le bonheur
de voir cette personne nous remplit tout entiers, la brusque
dépression qui se produit alors dans notre âme
jusque-là ensoleillée, soutenue et calme,
détermine en nous une tempête furieuse contre
laquelle nous ne savons pas si nous serons capables de lutter
jusqu'au bout. Celle qui soufflait sur mon cur était si
violente que je revins vers la maison, bousculé, meurtri,
sentant que je ne pourrais retrouver la respiration qu'en
rebroussant chemin, qu'en retournant sous un prétexte
quelconque auprès de Gilberte. Mais elle se serait dit:
«Encore lui! Décidément je peux tout me
permettre, il reviendra chaque fois d'autant plus docile qu'il
m'aura quittée plus malheureux.» Puis j'étais
irrésistiblement ramené vers elle, par ma
pensée, et ces orientations alternatives, cet affolement
de la boussole intérieure persistèrent quand je fus
rentré, et se traduisirent par les brouillons de lettres
contradictoires que j'écrivis à Gilberte.
J'allais passer par une de ces conjonctures difficiles en face desquelles il arrive généralement qu'on se trouve à plusieurs reprises dans la vie et auxquelles bien qu'on n'ait pas changé de caractère, de nature -- notre nature qui crée elle-même nos amours, et presque les femmes que nous aimons, et jusqu'à leurs fautes -- on ne fait pas face de la même manière à chaque fois, c'est-à-dire à tout âge. A ces moments-là notre vie est divisée, et comme distribuée dans une balance, en deux plateaux opposés où elle tient tout entière. Dans l'un, il y a notre désir de ne pas déplaire, de ne pas paraître trop humble à l'être que nous aimons sans parvenir à le comprendre, mais que nous trouvons plus habile de laisser un peu de côté pour qu'il n'ait pas ce sentiment de se croire indispensable qui le détournerait de nous; de l'autre côté, il y a une souffrance -- non pas une souffrance localisée et partielle -- qui ne pourrait au contraire être apaisée que si renonçant à plaire à cette femme et à lui faire croire que nous pouvons nous passer d'elle, nous allions la retrouver. Qu'on retire du plateau où est la fierté une petite quantité de volonté qu'on a eu la faiblesse de laisser s'user avec l'âge, qu'on ajoute dans le plateau où est le chagrin une souffrance physique acquise et à qui on a permis de s'aggraver, et au lieu de la solution courageuse qui l'aurait emporté à vingt ans, c'est l'autre, devenue trop lourde et sans assez de contre-poids, qui nous abaisse à cinquante. D'autant plus que les situations tout en se répétant changent, et qu'il y a chance pour qu'au milieu ou à la fin de la vie on ait eu pour soi-même la funeste complaisance de compliquer l'amour d'une part d'habitude que l'adolescence, retenue par d'autres devoirs, moins libre de soi-même, ne connaît pas.
Je venais d'écrire à Gilberte une lettre
où je laissais tonner ma fureur, non sans pourtant jeter
la bouée, de quelques mots placés comme au hasard,
et où mon amie pourrait accrocher une
réconciliation; un instant après le vent ayant
tourné, c'était des phrases tendres que je lui
adressais pour la douceur de certaines expressions
désolées, de tels «jamais plus», si
attendrissants pour ceux qui les emploient, si fastidieux pour
celle qui les lira, soit qu'elle les croit mensongers et traduise
«jamais plus» par «ce soir même, si vous
voulez bien de moi» ou qu'elle les croie vrais et lui
annonçant alors une de ces séparations
définitives qui nous sont si parfaitement égales
dans la vie quand il s'agit d'êtres dont nous ne sommes pas
épris. Mais puisque nous sommes incapables tandis que nous
aimons d'agir en dignes prédécesseurs de
l'être prochain que nous serons et qui n'aimera plus,
comment pourrions-nous tout à fait imaginer l'état
d'esprit d'une femme à qui même si nous savions que
nous lui sommes indifférents, nous avons
perpétuellement fait tenir dans nos rêveries, pour
nous bercer d'un beau songe ou nous consoler d'un gros chagrin,
les mêmes propos que si elle nous aimait. Devant les
pensées, les actions d'une femme que nous aimons, nous
sommes aussi désorientés que le pouvaient
être devant les phénomènes de la nature, les
premiers physiciens (avant que la science fût
constituée et eût mis un peu de lumière dans
l'inconnu). Ou pis encore, comme un être pour l'esprit de
qui le principe de causalité existerait à peine, un
être qui ne serait pas capable d'établir un lien
entre un phénomène et un autre et devant qui le
spectacle du monde serait incertain comme un rêve. Certes
je m'efforçais de sortir de cette incohérence, de
trouver des causes. Je tâchais même d'être
«objectif» et pour cela de bien tenir compte de la
disproportion qui existait entre l'importance qu'avait pour moi
Gilberte et celle non seulement que j'avais pour elle, mais
qu'elle-même avait pour les autres êtres que moi,
disproportion qui, si je l'eusse omise, eût risqué
de me faire prendre une simple amabilité de mon amie pour
un aveu passionné, une démarche grotesque et
avilissante de ma part pour le simple et gracieux mouvement qui
vous dirige vers de beaux yeux. Mais je craignais aussi de tomber
dans l'excès contraire, où j'aurais vu dans
l'arrivée inexacte de Gilberte à un rendez-vous, un
mouvement de mauvaise humeur, une hostilité
irrémédiable. Je tâchais de trouver entre ces
deux optiques également déformantes celle qui me
donnerait la vision juste des choses; les calculs qu'il me
fallait faire pour cela me distrayaient un peu de ma souffrance;
et soit par obéissance à la réponse des
nombres, soit que je leur eusse fait dire ce que je
désirais, je me décidai le lendemain à aller
chez les Swann, heureux, mais de la même façon que
ceux qui s'étant tourmentés longtemps à
cause d'un voyage qu'ils ne voulaient pas faire, ne vont pas plus
loin que la gare, et rentrent chez eux défaire leur malle.
Et, comme, pendant qu'on hésite, la seule idée
d'une résolution possible (à moins d'avoir rendu
cette idée inerte en décidant qu'on ne prendra pas
la résolution) développe, comme une graine vivace,
les linéaments, tout le détail des émotions
qui naîtraient de l'acte exécuté, je me dis
que j'avais été bien absurde de me faire, en
projetant de ne plus voir Gilberte, autant de mal que si j'eusse
dû réaliser ce projet et que, puisque au contraire
c'était pour finir par retourner chez elle, j'aurais pu
faire l'économie de tant de velléités et
d'acceptations douloureuses. Mais cette reprise des relations
d'amitié ne dura que le temps d'aller jusqu'à chez
les Swann: non pas parce que leur maître d'hôtel,
lequel m'aimait beaucoup, me dit que Gilberte était sortie
(je sus en effet dès le soir même, que
c'était vrai, par des gens qui l'avaient
rencontrée), mais à cause de la façon dont
il me le dit: «Monsieur, mademoiselle est sortie, je peux
affirmer à monsieur que je ne mens pas. Si monsieur veut
se renseigner, je peux faire venir la femme de chambre.
Monsieur pense bien que je ferais tout ce que je pourrais pour
lui faire plaisir et que si mademoiselle était là,
je mènerais tout de suite monsieur auprès
d'elle.» Ces paroles, de la sorte qui est la seule
importante, involontaires, nous donnant la radiographie au moins
sommaire de la réalité insoupçonnable que
cacherait un discours étudié, prouvaient que dans
l'entourage de Gilberte on avait l'impression que je lui
étais importun; aussi, à peine le maître
d'hôtel les eut-il prononcées, qu'elles
engendrèrent chez moi de la haine à laquelle je
préférai donner comme objet au lieu de Gilberte le
maître d'hôtel; il concentra sur lui tous les
sentiments de colère que j'avais pu avoir pour mon amie;
débarrassé d'eux grâce à ces paroles,
mon amour subsista seul; mais elles m'avaient montré en
même temps que je devais pendant quelque temps ne pas
chercher à voir Gilberte. Elle allait certainement
m'écrire pour s'excuser. Malgré cela, je ne
retournerais pas tout de suite la voir, afin de lui prouver que
je pouvais vivre sans elle. D'ailleurs, une fois que j'aurais
reçu sa lettre, fréquenter Gilberte serait une
chose dont je pourrais plus aisément me priver pendant
quelque temps, parce que je serais sûr de la retrouver
dès que je le voudrais. Ce qu'il me fallait pour supporter
moins tristement l'absence volontaire, c'était sentir mon
cur débarrassé de la terrible incertitude si nous
n'étions pas brouillés pour toujours, si elle
n'était pas fiancée, partie, enlevée.
Les jours qui suivirent ressemblèrent à ceux de
cette ancienne semaine du jour de l'an que j'avais dû
passer sans Gilberte. Mais cette semaine-là finie, jadis,
d'une part mon amie reviendrait aux Champs-Élysées,
je la reverrais comme auparavant; j'en étais sûr,
et, d'autre part, je savais avec non moins de certitude que tant
que dureraient les vacances du jour de l'an, ce n'était
pas la peine d'aller aux Champs-Élysées. De sorte
que durant cette triste semaine déjà lointaine,
j'avais supporté ma tristesse avec calme parce qu'elle
n'était mêlée ni de crainte ni
d'espérance. Maintenant, au contraire, c'était ce
dernier sentiment qui presque autant que la crainte rendait ma
souffrance intolérable. N'ayant pas eu de lettre de
Gilberte le soir même, j'avais fait la part de sa
négligence, de ses occupations, je ne doutais pas d'en
trouver une d'elle dans le courrier du matin.
Il fut attendu par moi, chaque jour, avec des palpitations de
cur auxquelles succédait un état d'abattement quand
je n'y avais trouvé que des lettres de personnes qui
n'étaient pas Gilberte ou bien rien, ce qui n'était
pas pire, les preuves d'amitié d'une autre me rendant plus
cruelles celles de son indifférence. Je me remettais
à espérer pour le courrier de l'après-midi.
Même entre les heures des levées des lettres je
n'osais pas sortir, car elle eût pu faire porter la
sienne.
Puis le moment finissait par arriver où, ni facteur, ni
valet de pied des Swann ne pouvant plus venir, il fallait
remettre au lendemain matin l'espoir d'être rassuré,
et ainsi parce que je croyais que ma souffrance ne durerait pas,
j'étais obligé pour ainsi dire de la renouveler
sans cesse. Le chagrin était peut-être le
même, mais au lieu de ne faire, comme autrefois, que
prolonger uniformément une émotion initiale,
recommençait plusieurs fois par jour en débutant
par une émotion si fréquemment renouvelée
qu'elle finissait -- elle, état tout physique, si
momentané -- par se stabiliser, si bien que les troubles
causés par l'attente ayant à peine le temps de se
calmer avant qu'une nouvelle raison d'attendre survint, il n'y
avait plus une seule minute par jour où je ne fusse dans
cette anxiété qu'il est pourtant si difficile de
supporter pendant une heure. Ainsi ma souffrance était
infiniment plus cruelle qu'au temps de cet ancien 1er janvier,
parce que cette fois il y avait en moi au lieu de l'acceptation
pure et simple de cette souffrance, l'espoir, à chaque
instant, de la voir cesser. A cette acceptation, je finis
pourtant par arriver, alors je compris qu'elle devait être
définitive et je renonçai pour toujours à
Gilberte, dans l'intérêt même de mon amour, et
parce que je souhaitais avant tout qu'elle ne conservât pas
de moi un souvenir dédaigneux. Même, à partir
de ce moment-là, et pour qu'elle ne pût former la
supposition d'une sorte de dépit amoureux de ma part,
quand dans la suite, elle me fixa des rendez-vous, je les
acceptais souvent et au dernier moment, je lui écrivais
que je ne pouvais pas venir, mais en protestant que j'en
étais désolé comme j'aurais fait avec
quelqu'un que je n'aurais pas désiré voir. Ces
expressions de regret qu'on réserve d'ordinaire aux
indifférents, persuaderaient mieux Gilberte de mon
indifférence, me semblait-il, que ne ferait le ton
d'indifférence qu'on affecte seulement envers celle qu'on
aime. Quand mieux qu'avec des paroles, par des actions
indéfiniment répétées, je lui aurais
prouvé que je n'avais pas de goût à la voir,
peut-être en retrouverait-elle pour moi. Hélas! ce
serait en vain: chercher en ne la voyant plus à ranimer en
elle ce goût de me voir, c'était la perdre pour
toujours; d'abord, parce que quand il commencerait à
renaître, si je voulais qu'il durât, il ne faudrait
pas y céder tout de suite; d'ailleurs, les heures les plus
cruelles seraient passées; c'était en ce moment
qu'elle m'était indispensable et j'aurais voulu pouvoir
l'avertir que bientôt elle ne calmerait, en me revoyant,
qu'une douleur tellement diminuée qu'elle ne serait plus,
comme elle l'eût été encore en ce moment
même, et pour y mettre fin, un motif de capitulation, de se
réconcilier et de se revoir. Et enfin plus tard quand je
pourrais enfin avouer sans péril à Gilberte, tant
son goût pour moi aurait repris de force, le mien pour
elle, celui-ci n'aurait pu résister à une si longue
absence et n'existerait plus; Gilberte me serait devenue
indifférente. Je le savais, mais je ne pouvais pas le lui
dire; elle aurait cru que si je prétendais que je
cesserais de l'aimer en restant trop longtemps sans la voir,
c'était à seule fin qu'elle me dît de revenir
vite auprès d'elle.
En attendant, ce qui me rendait plus aisé de me
condamner à cette séparation, c'est que (afin
qu'elle se rendît bien compte que malgré mes
affirmations contraires, c'était ma volonté, et non
un empêchement, non mon état de santé, qui me
privaient de la voir) toutes les fois où je savais
d'avance que Gilberte ne serait pas chez ses parents, devait
sortir avec une amie, et ne rentrerait pas dîner, j'allais
voir Mme Swann (laquelle était redevenue pour moi ce
qu'elle était au temps où je voyais si
difficilement sa fille et où, les jours où celle-ci
ne venait pas aux Champs-Élysées, j'allais me
promener avenue des Acacias). De cette façon j'entendrais
parler de Gilberte et j'étais sûr qu'elle entendrait
ensuite parler de moi et d'une façon qui lui montrerait
que je ne tenais pas à elle. Et je trouvais, comme tous
ceux qui souffrent, que ma triste situation aurait pu être
pire.
Car, ayant libre entrée dans la demeure où
habitait Gilberte, je me disais toujours, bien que
décidé à ne pas user de cette
faculté, que si jamais ma douleur était trop vive,
je pourrais la faire cesser. Je n'étais malheureux qu'au
jour le jour. Et c'est trop dire encore.
Combien de fois par heure (mais maintenant sans l'anxieuse
attente qui m'avait étreint les premières semaines
après notre brouille, avant d'être retourné
chez les Swann), ne me récitais-je pas la lettre que
Gilberte m'enverrait bien un jour, m'apporterait peut-être
elle-même.
La constante vision de ce bonheur imaginaire m'aidait à
supporter la destruction du bonheur réel. Pour les femmes
qui ne nous aiment pas, comme pour les «disparus»,
savoir qu'on n'a plus rien à espérer
n'empêche pas de continuer à attendre. On vit aux
aguets, aux écoutes; des mères dont le fils est
parti en mer pour une exploration dangereuse se figurent à
toute minute et alors que la certitude qu'il a péri est
acquise depuis longtemps, qu'il va entrer miraculeusement
sauvé, et bien portant. Et cette attente, selon la force
du souvenir et la résistance des organes ou bien les aide
à traverser les années au bout desquelles elles
supporteront que leur fils ne soit plus, d'oublier peu à
peu et de survivre -- ou bien les fait mourir.
D'autre part, mon chagrin était un peu consolé par l'idée qu'il profitait à mon amour. Chaque visite que je faisais à Mme Swann, sans voir Gilberte, m'était cruelle, mais je sentais qu'elle améliorait d'autant l'idée que Gilberte avait de moi.
D'ailleurs si je m'arrangeais toujours, avant d'aller chez Mme Swann, à être certain de l'absence de sa fille, cela tenait peut-être autant qu'à ma résolution d'être brouillé avec elle, à cet espoir de réconciliation qui se superposait à ma volonté de renoncement (bien peu sont absolus, au moins d'une façon continue, dans cette âme humaine dont une des lois, fortifiée par les afflux inopinés de souvenirs différents, est l'intermittence) et me masquait ce qu'elle avait de trop cruel. Cet espoir je savais bien ce qu'il avait de chimérique. J'étais comme un pauvre qui mêle moins de larmes à son pain sec s'il se dit que tout à l'heure peut-être un étranger va lui laisser toute sa fortune. Nous sommes tous obligés pour rendre la réalité supportable, d'entretenir en nous quelques petites folies. Or mon espérance restait plus intacte -- tout en même temps que la séparation s'effectuait mieux -- si je ne rencontrais pas Gilberte. Si je m'étais trouvé face à face avec elle chez sa mère nous aurions peut-être échangé des paroles irréparables qui eussent rendu définitive notre brouille, tué mon espérance et d'autre part en créant une anxiété nouvelle, réveillé mon amour et rendu plus difficile ma résignation.
Depuis bien longtemps et fort avant ma brouille avec sa fille, Mme Swann m'avait dit: «C'est très bien de venir voir Gilberte, mais j'aimerais aussi que vous veniez quelquefois pour moi, pas à mon Choufleury, où vous vous ennuieriez parce que j'ai trop de monde, mais les autres jours où vous me trouverez toujours un peu tard.» J'avais donc l'air, en allant la voir, de n'obéir que longtemps après à un désir anciennement exprimé par elle. Et très tard, déjà dans la nuit, presque au moment où mes parents se mettaient à table, je partais faire à Mme Swann une visite pendant laquelle je savais que je ne verrais pas Gilberte et où pourtant je ne penserais qu'à elle. Dans ce quartier, considéré alors comme éloigné, d'un Paris plus sombre qu'aujourd'hui, et qui, même dans le centre, n'avait pas d'électricité sur la voie publique et bien peu dans les maisons, les lampes d'un salon situé au rez-de-chaussée ou à un entresol très bas (tel qu'était celui de ses appartements où recevait habituellement Mme Swann), suffisaient à illuminer la rue et à faire lever les yeux au passant qui rattachait à leur clarté comme à sa cause apparente et voilée la présence devant la porte de quelques coupés bien attelés. Le passant croyait, et non sans un certain émoi, à une modification survenue dans cette cause mystérieuse, quand il voyait l'un de ces coupés, se mettre en mouvement; mais c'était seulement un cocher qui, craignant que ses bêtes prissent froid leur faisait faire de temps à autre des allées et venues d'autant plus impressionnantes que les roues caoutchoutées donnaient au pas des chevaux un fond de silence sur lequel il se détachait plus distinct et plus explicite.
Le «jardin d'hiver» que dans ces
années-là le passant apercevait d'ordinaire, quelle
que fût la rue, si l'appartement n'était pas
à un niveau trop élevé au-dessus du
trottoir, ne se voit plus que dans les héliogravures des
livres d'étrennes de P.-J. Stahl où, en contraste
avec les rares ornements floraux des salons Louis XVI
d'aujourd'hui, -- une rose ou un iris du Japon dans un vase de
cristal à long col qui ne pourrait pas contenir une fleur
de plus, -- il semble, à cause de la profusion des plantes
d'appartement qu'on avait alors, et du manque absolu de
stylisation dans leur arrangement, avoir dû, chez les
maîtresses de maison, répondre plutôt à
quelque vivante et délicieuse passion pour la botanique
qu'à un froid souci de morte décoration. Il faisait
penser en plus grand, dans les hôtels d'alors, à ces
serres minuscules et portatives posées au matin du 1er
janvier sous la lampe allumée -- les enfants n'ayant pas
eu la patience d'attendre qu'il fît jour -- parmi les
autres cadeaux du jour de l'an, mais le plus beau d'entre eux,
consolant avec les plantes qu'on va pouvoir cultiver, de la
nudité de l'hiver; plus encore qu'à ces
serres-là elles-mêmes, ces jardins d'hiver
ressemblaient à celle qu'on voyait tout auprès
d'elles, figurée dans un beau livre, autre cadeau du jour
de l'an, et qui bien qu'elle fût donnée non aux
enfants, mais à Mlle Lili, l'héroïne de
l'ouvrage, les enchantait à tel point que, devenus
maintenant presque vieillards, ils se demandaient si dans ces
années fortunées l'hiver n'était pas la plus
belle des saisons. Enfin, au fond de ce jardin d'hiver, à
travers les arborescences d'espèces variées qui de
la rue faisaient ressembler la fenêtre
éclairée au vitrage de ces serres d'enfants,
dessinées ou réelles, le passant, se hissant sur
ses pointes, apercevait généralement un homme en
redingote, un gardenia ou un illet à la
boutonnière, debout devant une femme assise, tous deux
vagues, comme deux intailles dans une topaze, au fond de
l'atmosphère du salon, ambrée par le samovar, --
importation récente alors -- de vapeurs qui s'en
échappent peut-être encore aujourd'hui, mais
qu'à cause de l'habitude personne ne voit plus. Mme Swann
tenait beaucoup à ce «thé»; elle
croyait montrer de l'originalité et dégager du
charme en disant à un homme: «Vous me trouverez tous
les jours un peu tard, venez prendre le thé», de
sorte qu'elle accompagnait d'un sourire fin et doux ces mots
prononcés par elle avec un accent anglais momentané
et desquels son interlocuteur prenait bonne note en saluant d'un
air grave, comme s'ils avaient été quelque chose
d'important et de singulier qui commandât la
déférence et exigeât de l'attention. Il y
avait une autre raison que celles données plus haut et
pour laquelle les fleurs n'avaient pas qu'un caractère
d'ornement dans le salon de Mme Swann et cette raison-là
ne tenait pas à l'époque, mais en partie à
l'existence qu'avait menée jadis Odette. Une grande
cocotte, comme elle avait été, vit beaucoup pour
ses amants, c'est-à-dire chez elle, ce qui peut la
conduire à vivre pour elle. Les choses que chez une
honnête femme on voit et qui certes peuvent lui
paraître, à elle aussi, avoir de l'importance, sont
celles, en tous cas, qui pour la cocotte en ont le plus. Le point
culminant de sa journée est celui non pas où elle
s'habille pour le monde, mais où elle se déshabille
pour un homme. Il lui faut être aussi
élégante en robe de chambre, en chemise de nuit,
qu'en toilette de ville. D'autres femmes montrent leurs bijoux,
elle, elle vit dans l'intimité de ses perles. Ce genre
d'existence impose l'obligation, et finit par donner le
goût d'un luxe secret, c'est-à-dire bien près
d'être désintéressé. Mme Swann
l'étendait aux fleurs. Il y avait toujours près de
son fauteuil une immense coupe de cristal remplie
entièrement de violettes de Parme ou de marguerites
effeuillées dans l'eau, et qui semblait témoigner
aux yeux de l'arrivant, de quelque occupation
préférée et interrompue, comme eût
été la tasse de thé que Mme Swann eût
bu seule, pour son plaisir; d'une occupation plus intime
même et plus mystérieuse, si bien qu'on avait envie
de s'excuser en voyant les fleurs étalées
là, comme on l'eût fait de regarder le titre du
volume encore ouvert qui eût révélé la
lecture récente, donc peut-être la pensée
actuelle d'Odette. Et plus que le livre, les fleurs vivaient; on
était gêné si on entrait faire une visite
à Mme Swann de s'apercevoir qu'elle n'était pas
seule, ou si on rentrait avec elle de ne pas trouver le salon
vide, tant y tenaient une place énigmatique et se
rapportant à des heures de la vie de la maîtresse de
maison, qu'on ne connaissait pas, ces fleurs qui n'avaient pas
été préparées pour les visiteurs
d'Odette, mais comme oubliées là par elle, avaient
eu et auraient encore avec elle des entretiens particuliers qu'on
avait peur de déranger, et dont on essayait en vain de
lire le secret, en fixant des yeux la couleur
délavée, liquide, mauve et dissolue des violettes
de Parme. Dès la fin d'octobre Odette rentrait le plus
régulièrement qu'elle pouvait pour le thé,
qu'on appelait encore dans ce temps-là le «five
o'clock tea», ayant entendu dire (et aimant à
répéter) que si Mme Verdurin s'était fait un
salon c'était parce qu'on était toujours sûr
de pouvoir la rencontrer chez elle à la même heure.
Elle s'imaginait elle-même en avoir un, du même
genre, mais plus libre, «senza rigore», aimait-elle
à dire. Elle se voyait ainsi comme une espèce de
Lespinasse et croyait avoir fondé un salon rival en
enlevant à la du Deffant du petit groupe, ses hommes les
plus agréables, en particulier Swann qui l'avait suivie
dans sa sécession et sa retraite, selon une version qu'on
comprend qu'elle eût réussi à
accréditer auprès de nouveaux venus, ignorants du
passé, mais non auprès d'elle-même. Mais
certains rôles favoris sont par nous joués tant de
fois devant le monde, et ressassés en nous-mêmes,
que nous nous référons plus aisément
à leur témoignage fictif qu'à celui d'une
réalité presque complètement oubliée.
Les jours où Mme Swann n'était pas sortie du tout,
on la trouvait dans une robe de chambre de crêpe de Chine,
blanche comme une première neige, parfois aussi dans un de
ces longs tuyautages de mousseline de soie, qui ne semblent
qu'une jonchée de pétales roses ou blancs et qu'on
trouverait aujourd'hui peu appropriés à l'hiver, et
bien à tort. Car ces étoffes légères
et ces couleurs tendres donnaient à la femme -- dans la
grande chaleur des salons d'alors fermés de
portières et desquels ce que les romanciers mondains de
l'époque trouvaient à dire de plus
élégant, c'est qu'ils étaient
«douillettement capitonnés» -- le même
air frileux, qu'aux roses qui pouvaient y rester à
côté d'elle, malgré l'hiver, dans l'incarnat
de leur nudité, comme au printemps. A cause de cet
étouffement des sons par les tapis et de sa retraite dans
des enfoncements, la maîtresse de la maison n'étant
pas avertie de votre entrée comme aujourd'hui, continuait
à lire pendant que vous étiez déjà
presque devant elle, ce qui ajoutait encore à cette
impression de romanesque, à ce charme d'une sorte de
secret surpris, que nous retrouvons aujourd'hui dans le souvenir
de ces robes déjà démodées alors, que
Mme Swann était peut-être la seule à ne pas
avoir encore abandonnées et qui nous donnent l'idée
que la femme qui les portait devait être une
héroïne de roman parce que nous, pour la plupart, ne
les avons guère vues que dans certains romans d'Henry
Gréville. Odette avait maintenant, dans son salon, au
commencement de l'hiver, des chrysanthèmes énormes
et d'une variété de couleurs comme Swann jadis
n'eût pu en voir chez elle. Mon admiration pour eux, --
quand j'allais faire à Mme Swann une de ces tristes
visites où, lui ayant de par mon chagrin, retrouvé
toute sa mystérieuse poésie de mère de cette
Gilberte à qui elle dirait le lendemain: «Ton ami
m'a fait une visite», -- venait sans doute de ce que,
rose-pâles comme la soie Louis XIV de ses fauteuils, blancs
de neige comme sa robe de chambre en crêpe de Chine, ou
d'un rouge métallique comme son samovar, ils superposaient
à celle du salon une décoration
supplémentaire, d'un coloris aussi riche, aussi
raffiné, mais vivante et qui ne durerait que quelques
jours. Mais j'étais touché parce que ces
chrysanthèmes avaient moins
d'éphémère, que de relativement durable par
rapport à ces tons aussi roses ou aussi cuivrés que
le soleil couché exalte si somptueusement dans la brume
des fins d'après-midi de novembre et qu'après les
avoir aperçus avant que j'entrasse chez Mme Swann,
s'éteignant dans le ciel, je retrouvais prolongés,
transposés dans la palette enflammée des fleurs.
Comme des feux arrachés par un grand coloriste à
l'instabilité de l'atmosphère et du soleil, afin
qu'ils vinssent orner une demeure humaine, ils m'invitaient, ces
chrysanthèmes, et malgré toute ma tristesse
à goûter avidement pendant cette heure du thé
les plaisirs si courts de novembre dont ils faisaient flamber
près de moi la splendeur intime et mystérieuse.
Hélas, ce n'était pas dans les conversations que
j'entendais que je pouvais l'atteindre; elles lui ressemblaient
bien peu. Même avec Mme Cottard et quoique l'heure
fût avancée, Mme Swann se faisait caressante pour
dire: «Mais non, il n'est pas tard, ne regardez pas la
pendule, ce n'est pas l'heure, elle ne va pas; qu'est-ce que vous
pouvez avoir de si pressé à faire»; et elle
offrait une tartelette de plus à la femme du professeur
qui gardait son porte-cartes à la main.
-- On ne peut pas s'en aller de cette maison, disait Mme
Bontemps à Mme Swann tandis que Mme Cottard, dans sa
surprise d'entendre exprimer sa propre impression
s'écriait: «C'est ce que je me dis toujours, avec ma
petite jugeotte, dans mon for intérieur!»
approuvée par des messieurs du Jockey qui s'étaient
confondus en saluts, et comme comblés par tant d'honneur,
quand Mme Swann les avait présentés à cette
petite bourgeoise peu aimable, qui restait devant les brillants
amis d'Odette sur la réserve sinon sur ce qu'elle appelait
la «défensive», car elle employait toujours un
langage noble pour les choses les plus simples. «On ne le
dirait pas, voilà trois mercredis que vous me faites
faux-bond», disait Mme Swann à Mme Cottard.
«C'est vrai, Odette, il y a des siècles, des
éternités que je ne vous ai vue.
Vous voyez que je plaide coupable, mais il faut vous dire,
ajoutait-elle d'un air pudibond et vague, car quoique femme de
médecin elle n'aurait pas oser parler sans
périphrases de rhumatismes ou de coliques
néphrétiques, que j'ai eu bien des petites
misères. Chacun a les siennes. Et puis j'ai eu une crise
dans ma domesticité mâle. Sans être plus
qu'une autre, très imbue de mon autorité, j'ai
dû, pour faire un exemple, renvoyer mon Vatel qui, je
crois, cherchait d'ailleurs une place plus lucrative. Mais son
départ a failli entraîner la démission de
tout le ministère. Ma femme de chambre ne voulait pas
rester non plus, il y a eu des scènes homériques.
Malgré tout, j'ai tenu ferme le gouvernail, et c'est une
véritable leçon de choses qui n'aura pas
été perdue pour moi. Je vous ennuie avec ces
histoires de serviteurs mais vous savez comme moi quel tracas
c'est d'être obligée de procéder à des
remaniements dans son personnel.»
-- «Et nous ne verrons pas votre délicieuse
fille», demandait-elle.
«Non, ma délicieuse fille, dîne chez une
amie», répondait Mme Swann, et elle ajoutait en se
tournant vers moi: «Je crois qu'elle vous a écrit
pour que vous veniez la voir demain. Et nos babys, demandait-elle
à la femme du Professeur.» Je respirais largement.
Ces mots de Mme Swann qui me prouvaient que je pourrais voir
Gilberte quand je voudrais, me faisaient justement le bien que
j'étais venu chercher et qui me rendait à cette
époque-là les visites à Mme Swann si
nécessaires. «Non, je lui écrirai un mot ce
soir, du reste.
Gilberte et moi nous ne pouvons plus nous voir»,
ajoutais-je, ayant l'air d'attribuer notre séparation
à une cause mystérieuse, ce qui me donnait encore
une illusion d'amour, entretenue aussi par la manière
tendre dont je parlais de Gilberte et dont elle parlait de moi.
«Vous savez qu'elle vous aime infiniment, me disait Mme
Swann. Vraiment vous ne voulez pas demain?» Tout d'un coup
une allégresse me soulevait, je venais de me dire:
«Mais après tout pourquoi pas, puisque c'est sa
mère elle-même qui me le propose.» Mais
aussitôt je retombais dans ma tristesse. Je craignais qu'en
me revoyant, Gilberte pensât que mon indifférence de
ces derniers temps avait été simulée et
j'aimais mieux prolonger la séparation. Pendant ces
apartés Mme Bontemps se plaignait de l'ennui que lui
causaient les femmes des hommes politiques, car elle affectait de
trouver tout le monde assommant et ridicule, et d'être
désolée de la position de son mari. «Alors
vous pouvez comme ça recevoir cinquante femmes de
médecins de suite, disait-elle à Mme Cottard qui
elle, au contraire, était pleine de bienveillance pour
chacun et de respect pour toutes les obligations. Ah, vous avez
de la vertu! Moi, au ministère, n'est-ce pas, je suis
obligée, naturellement. Eh! bien, c'est plus fort que moi,
vous savez ces femmes de fonctionnaires, je ne peux pas
m'empêcher de leur tirer la langue. Et ma nièce
Albertine est comme moi. Vous ne savez pas ce qu'elle est
effrontée cette petite. La semaine dernière il y
avait à mon jour la femme du sous-secrétaire
d'État aux Finances qui disait qu'elle ne s'y connaissait
pas en cuisine. «Mais, madame, lui a répondu ma
nièce avec son plus gracieux sourire, vous devriez
pourtant savoir ce que c'est puisque votre père
était marmiton.» «Oh! j'aime beaucoup cette
histoire, je trouve cela exquis», disait Mme Swann.
«Mais au moins pour les jours de consultation du docteur
vous devriez avoir un petit home, avec vos fleurs, vos livres,
les choses que vous aimez», conseillait-elle à Mme
Cottard. «Comme ça, v'lan dans la figure, v'lan,
elle ne lui a pas envoyé dire. Et elle ne m'avait
prévenue de rien cette petite masque, elle est
rusée comme un singe.
Vous avez de la chance de pouvoir vous retenir; j'envie les gens
qui savent déguiser leur pensée.» «Mais
je n'en ai pas besoin, madame: je ne suis pas si difficile,
répondait avec douceur Mme Cottard. D'abord, je n'y ai pas
les mêmes droits que vous, ajoutait-elle d'une voix un peu
plus forte qu'elle prenait, afin de les souligner, chaque fois
qu'elle glissait dans la conversation quelqu'une de ces
amabilités délicates, de ces ingénieuses
flatteries qui faisaient l'admiration et aidaient à la
carrière de son mari. Et puis je fais avec plaisir tout ce
qui peut être utile au professeur.»
-- «Mais, madame, il faut pouvoir. Probablement vous n'êtes pas nerveuse. Moi quand je vois la femme du ministre de la Guerre faire des grimaces, immédiatement je me mets à l'imiter. C'est terrible d'avoir un tempérament comme ça.»
-- «Ah! oui, dit Mme Cottard, j'ai entendu dire qu'elle avait des tics; mon mari connaît aussi quelqu'un de très haut placé et naturellement, quand ces messieurs causent entre eux...»
-- «Mais tenez, madame, c'est encore comme le chef du protocole qui est bossu, c'est réglé, il n'est pas depuis cinq minutes chez moi que je vais toucher sa bosse. Mon mari dit que je le ferai révoquer. Eh bien! zut pour le ministère! Oui, zut pour le ministère! je voulais fait mettre ça comme devise sur mon papier à lettres. Je suis sûre que je vous scandalise parce que vous êtes bonne, moi j'avoue que rien ne m'amuse comme les petites méchancetés. Sans cela la vie serait bien monotone.»
Et elle continuait à parler tout le temps du ministère comme si ç'avait été l'Olympe. Pour changer la conversation Mme Swann se tournait vers Mme Cottard:
-- «Mais vous me semblez bien belle? Redfern fecit?
-- «Non, vous savez que je suis une fervente de Rauthnitz. Du reste c'est un retapage. -- «Eh! bien, cela a un chic!»
-- «Combien croyez-vous?... Non, changez le premier chiffre.
-- «Comment, mais c'est pour rien, c'est donné. On m'avait dit trois fois autant.» «Voilà comme on écrit l'Histoire, concluait la femme du docteur. Et montrant à Mme Swann un tour de cou dont celle-ci lui avait fait présent:
-- «Regardez, Odette. Vous reconnaissez?»
Dans l'entrebâillement d'une tenture une tête se
montrait cérémonieusement déférente,
feignant par plaisanterie la peur de déranger:
c'était Swann. «Odette, le Prince d'Agrigente qui
est avec moi dans mon cabinet demande s'il pourrait venir vous
présenter ses hommages. Que dois-je aller lui
répondre?» «Mais que je serai
enchantée», disait Odette avec satisfaction sans se
départir d'un calme qui lui était d'autant plus
facile qu'elle avait toujours, même comme cocotte,
reçu des hommes élégants. Swann partait
transmettre l'autorisation et, accompagné du Prince, il
revenait auprès de sa femme à moins que dans
l'intervalle ne fût entrée Mme Verdurin. Quand il
avait épousé Odette, il lui avait demandé de
ne plus fréquenter le petit clan (il avait pour cela bien
des raisons et s'il n'en avait pas eu, l'eût fait tout de
même par obéissance à une loi d'ingratitude
qui ne souffre pas d'exception et qui faisait ressortir
l'imprévoyance de tous les entremetteurs ou leur
désintéressement). Il avait seulement permis
qu'Odette échangeât avec Mme Verdurin deux visites
par an, ce qui semblait encore excessif à certains
fidèles indignés de l'injure faite à la
Patronne qui avait pendant tant d'années traité
Odette et même Swann comme les enfants chéris de la
maison. Car s'il contenait des faux-frères qui
lâchaient certains soirs pour se rendre sans le dire
à une invitation d'Odette, prêts, dans le cas
où ils seraient découverts, à s'excuser sur
la curiosité de rencontrer Bergotte (quoique la Patronne
prétendît qu'il ne fréquentait pas chez les
Swann, était dépourvu de talent, et malgré
cela elle cherchait suivant une expression qui lui était
chère, à l'attirer), le petit groupe avait aussi
ses «ultras». Et ceux-ci, ignorants des convenances
particulières qui détournent souvent les gens de
l'attitude extrême qu'on aimerait à leur voir
prendre pour ennuyer quelqu'un, auraient souhaité et
n'avaient pas obtenu que Mme Verdurin cessât toutes
relations avec Odette, et lui otât ainsi la satisfaction de
dire en riant: «Nous allons très rarement chez la
patronne depuis le Schisme.
C'était encore possible quand mon mari était
garçon mais pour un ménage ce n'est pas toujours
très facile... M. Swann, pour vous dire la
vérité n'avale pas la mère Verdurin et il
n'apprécierait pas beaucoup que j'en fasse ma
fréquentation habituelle. Et moi, fidèle
épouse...» Swann y accompagnait sa femme en
soirée, mais évitait d'être là quand
Mme Verdurin venait chez Odette en visite. Aussi si la Patronne
était dans le salon, le Prince d'Agrigente entrait seul.
Seul aussi d'ailleurs il était présenté par
Odette qui préférait que Mme Verdurin
n'entendît pas de noms obscurs et voyant plus d'un visage
inconnu d'elle, pût se croire au milieu de
notabilités aristocratiques, calcul qui réussissait
si bien que le soir Mme Verdurin disait avec dégoût
à son mari: «Charmant milieu! Il y avait toute la
fleur de la Réaction!» Odette vivait à
l'égard de Mme Verdurin dans une illusion inverse. Non que
ce salon eût même seulement commencé alors de
devenir ce que nous le verrons être un jour. Mme Verdurin
n'en était même pas encore à la
période d'incubation où on suspend les grandes
fêtes dans lesquelles les rares éléments
brillants récemment acquis seraient noyés dans trop
de tourbe et où on préfère attendre que le
pouvoir générateur des dix justes qu'on a
réussi à attirer en ait produit septante fois dix.
Comme Odette n'allait pas tarder à le faire, Mme Verdurin
se proposait bien le «monde» comme objectif, mais ses
zones d'attaque étaient encore si limitées et
d'ailleurs si éloignées, de celles par où
Odette avait quelque chance d'arriver à un résultat
identique, à percer, que celle-ci vivait dans la plus
complète ignorance des plans stratégiques
qu'élaborait la Patronne. Et c'était de la
meilleure foi du monde que quand on parlait à Odette de
Mme Verdurin comme d'une snob, Odette se mettait à rire,
et disait: «C'est tout le contraire. D'abord elle n'en a
pas les éléments, elle ne connaît personne.
Ensuite il faut lui rendre cette justice que cela lui plaît
ainsi. Non, ce qu'elle aime ce sont ses mercredis, les causeurs
agréables.» Et secrètement elle enviait
à Mme Verdurin (bien qu'elle ne
désespérât pas d'avoir elle-même
à une si grande école fini par les apprendre) ces
arts auxquels la Patronne attachait une si belle importance bien
qu'ils ne fassent que nuancer l'inexistant, sculpter le vide, et
soient à proprement parler les Arts du Néant: l'art
(pour une maîtresse de maison) de savoir
«réunir», de s'entendre à
«grouper», de «mettre en valeur», de
«s'effacer», de servir de «trait
d'union».
En tous cas les amies de Mme Swann étaient impressionnées de voir chez elle une femme qu'on ne se représentait habituellement que dans son propre salon, entourée d'un cadre inséparable d'invités, de tout un petit groupe qu'on s'émerveillait de voir ainsi, évoqué, résumé, resserré, dans un seul fauteuil, sous les espèces de la Patronne devenue visiteuse dans l'emmitouflement de son manteau fourré de grèbe, aussi duveteux que les blanches fourrures qui tapissaient ce salon au sein duquel Mme Verdurin était elle-même un salon. Les femmes les plus timides, voulaient se retirer par discrétion et employant le pluriel comme quand on veut faire comprendre aux autres qu'il est plus sage de ne pas trop fatiguer une convalescente qui se lève pour la première fois, disaient: «Odette nous allons vous laisser.» On enviait Mme Cottard que la patronne appelait par son prénom. «Est-ce que je vous enlève, lui disait Mme Verdurin qui ne pouvait supporter la pensée qu'une fidèle allait rester là au lieu de la suivre. «Mais Madame est assez aimable pour me ramener, répondait Mme Cottard, ne voulant pas avoir l'air d'oublier, en faveur d'une personne plus célèbre, qu'elle avait accepté l'offre que Mme Bontemps lui avait faite de la ramener dans sa voiture à cocarde. J'avoue que je suis particulièrement reconnaissante aux amies qui veulent bien me prendre avec elles dans leur véhicule. C'est une véritable aubaine pour moi qui n'ai pas d'automédon.» «D'autant plus, répondait la patronne (n'osant trop rien dire car elle connaissait un peu Mme Bontemps et venait de l'inviter à ses mercredis), que chez Mme de Crécy vous n'êtes pas près de chez vous. Oh! mon Dieu, je n'arriverai jamais à dire madame Swann.» C'était une plaisanterie dans le petit clan, pour des gens qui n'avaient pas beaucoup d'esprit, de faire semblant de ne pas pouvoir s'habituer à dire Mme Swann. «J'avais tellement l'habitude de dire Mme de Crécy, j'ai encore failli de me tromper.» Seule Mme Verdurin quand elle parlait à Odette, ne faisait pas que faillir et se trompait exprès. «Cela ne vous fait pas peur, Odette, d'habiter ce quartier perdu. Il me semble que je ne serais qu'à moitié tranquille le soir pour rentrer. Et puis c'est si humide. Ça ne doit rien valoir pour l'eczéma de votre mari. Vous n'avez pas de rats au moins?» «Mais non! Quelle horreur!» «Tant mieux, on m'avait dit cela. Je suis bien aise de savoir que ce n'est pas vrai, parce que j'en ai une peur épouvantable et que je ne serais pas revenue chez vous. Au revoir ma bonne chérie, à bientôt, vous savez comme je suis heureuse de vous voir. Vous ne savez pas arranger les chrysanthèmes, disait-elle en s'en allant tandis que Mme Swann se levait pour la reconduire. Ce sont des fleurs japonaises, il faut les disposer comme font les Japonais.» «Je ne suis pas de l'avis de Mme Verdurin, bien qu'en toutes choses elle soit pour moi la Loi et les Prophètes. Il n'y a que vous, Odette, pour trouver des chrysanthèmes si belles ou plutôt si beaux puisque il paraît que c'est ainsi qu'on dit maintenant», déclarait Mme Cottard, quand la Patronne avait refermé la porte. «Chère Mme Verdurin n'est pas toujours très bienveillante pour les fleurs des autres», répondait doucement Mme Swann. «Qui cultivez-vous, Odette, demandait Mme Cottard pour ne pas laisser se prolonger les critiques à l'adresse de la Patronne... Lemaître? J'avoue que devant chez Lemaître il y avait l'autre jour un grand arbuste rose qui m'a fait faire une folie.» Mais par pudeur elle se refusa à donner des renseignements plus précis sur le prix de l'arbuste et dit seulement que le professeur «qui n'avait pourtant pas la tête près du bonnet» avait tiré flamberge au vent et lui avait dit qu'elle ne savait pas la valeur de l'argent.» «Non, non, je n'ai de fleuriste attitré que Debac.» «Moi aussi, disait Mme Cottard, mais je confesse que je lui fais des infidélités avec Lachaume.» «Ah! vous le trompez avec Lachaume, je lui dirai, répondait Odette qui s'efforçait d'avoir de l'esprit et de conduire la conversation, chez elle, où elle se sentait plus à l'aise que dans le petit clan. Du reste Lachaume devient vraiment trop cher; ses prix sont excessifs, savez-vous, ses prix je les trouve inconvenants!» ajoutait-elle en riant.
End of the Project Gutenberg EBook of A L'Ombre Des Jeunes Filles en Fleur, Volume 1, by Marcel Proust *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK A L'OMBRE DES JEUNES FILLES *** This file should be named 1lomb10h.htm or 1lomb10h.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 1lomb11h.htm VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 1lomb10ah.htm This HTML file was produced by Walter Debeuf Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. 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