The Project Gutenberg EBook of A L'Ombre Des Jeunes Filles en Fleur, Volume 2, by Marcel Proust #2 in our series by Marcel Proust Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. You can also find out about how to make a donation to Project Gutenberg, and how to get involved. **Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** **eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** *****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** Title: A L'Ombre Des Jeunes Filles en Fleur, Volume 2 Author: Marcel Proust Release Date: December, 2001 [EBook #2999] [Yes, we are more than one year ahead of schedule] [This file was first posted on June 19, 2003] Edition: 10 Language: French Character set encoding: ISO-Latin-1 *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK A L'OMBRE DES JEUNES FILLES *** This HTML file was produced by Walter Debeuf
This etext was prepared by Sue Asscher asschers@dingoblue.net.au
MARCEL PROUST
A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Cependant Mme Bontemps qui avait dit cent fois qu'elle ne
voulait pas aller chez les Verdurin, ravie d'être
invitée aux mercredis, était en train de calculer
comment elle pourrait s'y rendre le plus de fois possible. Elle
ignorait que Mme Verdurin souhaitait qu'on n'en manquât
aucun; d'autre part, elle était de ces personnes peu
recherchées, qui quand elles sont conviées à
des «séries» par une maîtresse de
maison, ne vont pas chez elle comme ceux qui savent faire
toujours plaisir, quand ils ont un moment et le désir de
sortir; elles, au contraire, se privent par exemple de la
première soirée et de la troisième,
s'imaginant que leur absence sera remarquée et se
réservent pour la deuxième et la quatrième;
à moins que leurs informations ne leur ayant appris que la
troisième sera particulièrement brillante, elles ne
suivent un ordre inverse, alléguant que
«malheureusement la dernière fois elles
n'étaient pas libres». Telle Mme Bontemps supputait
combien il pouvait y avoir encore de mercredis avant Pâques
et de quelle façon elle arriverait à en avoir un de
plus, sans pourtant paraître s'imposer. Elle comptait sur
Mme Cottard, avec laquelle elle allait revenir, pour lui donner
quelques indications. «Oh! Madame Bontemps, je vois que
vous vous levez, c'est très mal de donner ainsi le signal
de la fuite. Vous me devez une compensation pour n'être pas
venue jeudi dernier... Allons rasseyez-vous un moment. Vous ne
ferez tout de même plus d'autre visite avant le
dîner. Vraiment vous ne vous laissez pas tenter, ajoutait
Mme Swann et tout en tendant une assiette de gâteaux: Vous
savez que ce n'est pas mauvais du tout ces petites
saletés-là. Ça ne paye pas de mine mais
goûtez-en, vous m'en direz des nouvelles.» «Au
contraire, ça a l'air délicieux, répondait
Mme Cottard, chez vous, Odette, on n'est jamais à court de
victuailles. Je n'ai pas besoin de vous demander la marque de
fabrique, je sais que vous faites tout venir de chez Rebattet. Je
dois dire que je suis plus éclectique. Pour les petits
fours, pour toutes les friandises, je m'adresse souvent à
Bourbonneux. Mais je reconnais qu'ils ne savent pas ce que c'est
qu'une glace. Rebattet, pour tout ce qui est glace, bavaroise ou
sorbet, c'est le grand art. Comme dirait mon mari, le nec plus
ultra.« »Mais ceci est tout simplement fait ici.
Vraiment non?» «Je ne pourrai pas dîner,
répondait Mme Bontemps, mais je me rassieds un instant,
vous savez, moi j'adore causer avec une femme intelligente comme
vous.» «Vous allez me trouver indiscrète,
Odette, mais j'aimerais savoir comment vous jugez le chapeau
qu'avait Mme Trombert.
Je sais bien que la mode est aux grands chapeaux. Tout de
même n'y a-t-il pas un peu d'exagération? Et
à côté de celui avec lequel elle est venue
l'autre jour chez moi, celui qu'elle portait tantôt
était microscopique.» «Mais non je ne suis pas
intelligente, disait Odette, pensant que cela faisait bien. Je
suis au fond une gobeuse, qui croit tout ce qu'on lui dit, qui se
fait du chagrin pour un rien.» Et elle insinuait qu'elle
avait, au commencement, beaucoup souffert d'avoir
épousé un homme comme Swann qui avait une vie de
son côté et qui la trompait.» Cependant le
Prince d'Agrigente ayant entendu les mots: «Je ne suis pas
intelligente», trouvait de son devoir de protester, mais il
n'avait pas d'esprit de répartie. «Taratata,
s'écriait Mme Bontemps, vous pas intelligente!»
«En effet je me disais: «Qu'est-ce que j'entends?
disait le Prince en saisissant cette perche. Il faut que mes
oreilles m'aient trompé.» «Mais non, je vous
assure, disait Odette, je suis au fond une petite bourgeoise
très choquable, pleine de préjugés, vivant
dans son trou, surtout très ignorante.» Et pour
demander des nouvelles du baron de Charlus: «Avez-vous vu
cher baronet?» lui disait-elle. «Vous, ignorante,
s'écriait Mme Bontemps!
Hé bien alors qu'est-ce que vous diriez du monde
officiel, toutes ces femmes d'Excellences, qui ne savent parler
que de chiffons!... Tenez, madame, pas plus tard qu'il y a huit
jours je mets sur Lohengrin la ministresse de l'Instruction
publique. Elle me répond: «Lohengrin? Ah!
oui, la dernière revue des Folies-Bergères, il
paraît que c'est tordant.» Hé bien! madame,
qu'est-ce que vous voulez, quand on entend des choses comme
ça, ça vous fait bouillir. J'avais envie de la
gifler. Parce que j'ai mon petit caractère vous savez.
Voyons, monsieur, disait-elle en se tournant vers moi, est-ce que
je n'ai pas raison?» «Écoutez, disait Mme
Cottard, on est excusable de répondre un peu de travers
quand on est interrogée ainsi de but en blanc, sans
être prévenue. J'en sais quelque chose car Mme
Verdurin a l'habitude de nous mettre aussi le couteau sur la
gorge.» «A propos de Mme Verdurin demandait Mme
Bontemps à Mme Cottard, savez-vous qui il y aura mercredi
chez elle?... Ah! je me rappelle maintenant que nous avons
accepté une invitation pour mercredi prochain. Vous ne
voulez pas dîner de mercredi en huit avec nous. Nous irions
ensemble chez Madame Verdurin. Cela m'intimide d'entrer seule, je
ne sais pas pourquoi cette grande femme m'a toujours fait
peur.» «Je vais vous le dire, répondait Mme
Cottard, ce qui vous effraye chez Mme Verdurin, c'est son organe.
Que voulez-vous, tout le monde n'a pas un aussi joli organe que
Madame Swann. Mais le temps de prendre langue comme dit la
Patronne et la glace sera bientôt rompue. Car dans le fond
elle est très accueillante. Mais je comprends très
bien votre sensation, ce n'est jamais agréable de se
trouver la première fois en pays perdu».
Vous pourriez aussi dîner avec nous, disait Mme Bontemps
à Mme Swann.
Après dîner on irait tous ensemble en Verdurin,
faire Verdurin; et même si ce devait avoir pour effet que
la Patronne me fasse les gros yeux et ne m'invite plus, une fois
chez elle nous resterons toutes les trois à causer entre
nous, je sens que c'est ce qui m'amusera le plus.» Mais
cette affirmation ne devait pas être très
véridique car Mme Bontemps demandait: «Qui
pensez-vous qu'il y aura de mercredi en huit? Qu'est-ce qui se
passera? Il n'y aura pas trop de monde, au moins?»
«Moi, je n'irai certainement pas, disait Odette. Nous ne
ferons qu'une petite apparition au mercredi final. Si cela vous
est égal d'attendre jusque-là...» Mais Mme
Bontemps ne semblait pas séduite par cette proposition
d'ajournement.
Bien que les mérites spirituels d'un salon et son
élégance soient généralement en
rapports inverses plutôt que directs, il faut croire,
puisque Swann trouvait Mme Bontemps agréable, que toute
déchéance acceptée a pour conséquence
de rendre les gens moins difficiles sur ceux avec qui ils sont
résignés à se plaire, moins difficiles sur
leur esprit comme sur le reste. Et si cela est vrai, les hommes
doivent, comme les peuples, voir leur culture et même leur
langage disparaître avec leur indépendance. Un des
effets de cette indulgence est d'aggraver la tendance qu'à
partir d'un certain âge on a à trouver
agréables les paroles qui sont un hommage à notre
propre tour d'esprit, à nos penchants, un encouragement
à nous y livrer; cet âge-là est celui
où un grand artiste préfère à la
société de génies originaux celle
d'élèves qui n'ont en commun avec lui que la lettre
de sa doctrine et par qui il est encensé,
écouté; où un homme ou une femme
remarquables qui vivent pour un amour trouveront la plus
intelligente dans une réunion la personne peut-être
inférieure, mais dont une phrase aura montré
qu'elle sait comprendre et approuver ce qu'est une existence
vouée à la galanterie, et aura ainsi
chatouillé agréablement la tendance voluptueuse de
l'amant ou de la maîtresse; c'était l'âge
aussi où Swann, en tant qu'il était devenu le mari
d'Odette se plaisait à entendre dire à Mme Bontemps
que c'est ridicule de ne recevoir que des duchesses (concluant de
là, au contraire de ce qu'il eût fait jadis chez les
Verdurin, que c'était une bonne femme, très
spirituelle et qui n'était pas snob) et à lui
raconter des histoires qui la faisaient «tordre»,
parce qu'elle ne les connaissait pas et que d'ailleurs elle
«saisissait» vite, aimant à flatter et
à s'amuser. «Alors le docteur ne raffolle pas comme
vous, des fleurs», demandait Mme Swann à Mme
Cottard. -- «Oh! vous savez que mon mari est un sage; il
est modéré en toutes choses. Si, pourtant, il a une
passion.» L'il brillant de malveillance, de joie et de
curiosité: -- «Laquelle, madame?» demandait
Mme Bontemps. Avec simplicité, Mme Cottard
répondait: -- «La lecture.» -- «Oh!
c'est une passion de tout repos chez un mari!»
s'écriait Mme Bontemps en étouffant un rire
satanique. -- «Quand le docteur est dans un livre, vous
savez!» -- «Hé bien, madame, cela ne doit pas
vous effrayer beaucoup...» -- «Mais si!... pour sa
vue. Je vais aller le retrouver, Odette, et je reviendrai au
premier jour frapper à votre porte. A propos de vue, vous
a-t-on dit que l'hôtel particulier que vient d'acheter Mme
Verdurin sera éclairé à
l'électricité? Je ne le tiens pas de ma petite
police particulière, mais d'une autre source: c'est
l'électricien lui-même, Mildé, qui me l'a
dit. Vous voyez que je cite mes auteurs!
Jusqu'aux chambres qui auront leurs lampes électriques
avec un abat-jour qui tamisera la lumière. C'est
évidemment un luxe charmant.
D'ailleurs nos contemporaines veulent absolument du nouveau,
n'en fût-il plus au monde. Il y a la belle-sur d'une de mes
amies qui a le téléphone posé chez elle!
Elle peut faire une commande à un fournisseur sans sortir
de son appartement! J'avoue que j'ai platement intrigué
pour avoir la permission de venir un jour parler devant
l'appareil. Cela me tente beaucoup, mais plutôt chez une
amie que chez moi. Il me semble que je n'aimerais pas avoir le
téléphone à domicile.
Le premier amusement passé, cela doit être vrai
casse-tête. Allons, Odette, je me sauve, ne retenez plus
Mme Bontemps puisqu'elle se charge de moi, il faut absolument que
je m'arrache, vous me faites faire du joli, je vais être
rentrée après mon mari!»
Et moi aussi, il fallait que je rentrasse, avant d'avoir
goûté à ces plaisirs de l'hiver, desquels les
chrysanthèmes m'avaient semblé être
l'enveloppe éclatante. Ces plaisirs n'étaient pas
venus et cependant Mme Swann n'avait pas l'air d'attendre encore
quelque chose. Elle laissait les domestiques emporter le
thé comme elle aurait annoncé: «On
ferme!» Et elle finissait par me dire: «Alors,
vraiment, vous partez? Hé bien, good bye!» Je
sentais que j'aurais pu rester sans rencontrer ces plaisirs
inconnus et que ma tristesse n'était pas seule à
m'avoir privé d'eux. Ne se trouvaient-ils donc pas
situés sur cette route battue des heures, qui
mènent toujours si vite à l'instant du
départ, mais plutôt sur quelque chemin de traverse
inconnu de moi et par où il eût fallu bifurquer? Du
moins le but de ma visite était atteint, Gilberte saurait
que j'étais venu chez ses parents quand elle
n'était pas là, et que j'y avais, comme n'avait
cessé de le répéter Mme Cottard, «fait
d'emblée, de prime-abord, la conquête de Mme
Verdurin, laquelle ajoutait la femme du docteur, qui ne l'avait
jamais vue faire «autant de frais». «Il faut,
avait-elle dit, que vous ayez ensemble des atomes crochus.»
Elle saurait que j'avais parlé d'elle comme je devais le
faire, avec tendresse, mais que je n'avais pas cette
incapacité de vivre sans que nous nous vissions que je
croyais à la base de l'ennui qu'elle avait
éprouvé ces derniers temps auprès de moi.
J'avais dit à Mme Swann que je ne pouvais plus me trouver
avec Gilberte. Je l'avais dit comme si j'avais
décidé pour toujours de ne plus la voir. Et la
lettre que j'allais envoyer à Gilberte serait
conçue dans le même sens. Seulement à
moi-même, pour me donner courage je ne me proposais qu'un
suprême et court effort de peu de jours. Je me disais:
«C'est le dernier rendez-vous d'elle que je refuse,
j'accepterai le prochain.» Pour me rendre la
séparation moins difficile à réaliser, je ne
me la présentais pas comme définitive.
Mais je sentais bien qu'elle le serait.
Le 1er janvier me fut particulièrement douloureux cette
année-là. Tout l'est sans doute, qui fait date et
anniversaire, quand on est malheureux. Mais si c'est par exemple
d'avoir perdu un être cher, la souffrance consiste
seulement dans une comparaison plus vive avec le passé. Il
s'y ajoutait dans mon cas l'espoir informulé que Gilberte,
ayant voulu me laisser l'initiative des premiers pas et
constatant que je ne les avais pas faits, n'avait attendu que le
prétexte du 1er janvier pour m'écrire:
«Enfin, qu'y a-t-il? je suis folle de vous, venez que nous
nous expliquions franchement, je ne peux pas vivre sans vous
voir.» Dès les derniers jours de l'année
cette lettre me parut probable. Elle ne l'était
peut-être pas, mais, pour que nous la croyions telle, le
désir, le besoin que nous en avons suffit. Le soldat est
persuadé qu'un certain délai indéfiniment
prolongeable lui sera accordé avant qu'il soit tué,
le voleur avant qu'il soit pris, les hommes en
général avant qu'ils aient à mourir. C'est
là l'amulette qui préserve les individus -- et
parfois les peuples -- non du danger mais de la peur du danger,
en réalité de la croyance au danger, ce qui dans
certains cas permet de les braver sans qu'il soit besoin
d'être brave. Une confiance de ce genre et aussi peu
fondée, soutient l'amoureux qui compte sur une
réconciliation, sur une lettre. Pour que je n'eusse pas
attendu celle-là, il eût suffi que j'eusse
cessé de la souhaiter. Si indifférent qu'on sache
que l'on est à celle qu'on aime encore, on lui prête
une série de pensées -- fussent-elles
d'indifférence -- une intention de les manifester, une
complication de vie intérieure où l'on est l'objet
peut-être d'une antipathie, mais aussi d'une attention
permanentes. Pour imaginer au contraire ce qui se passait en
Gilberte, il eût fallu que je pusse tout simplement
anticiper dès ce 1er janvier-là, ce que j'eusse
ressenti celui d'une des années suivantes, et où
l'attention, ou le silence, ou la tendresse, ou la froideur de
Gilberte eussent passé à peu près
inaperçus à mes yeux et où je n'eusse pas
songé, pas même pu songer à chercher la
solution de problèmes qui auraient cessé de se
poser pour moi. Quand on aime l'amour est trop grand pour pouvoir
être contenu tout entier en nous; il irradie vers la
personne aimée, rencontre en elle une surface qui
l'arrête, le force à revenir vers son point de
départ et c'est ce choc en retour de notre propre
tendresse que nous appelons les sentiments de l'autre et qui nous
charme plus qu'à l'aller, parce que nous ne connaissons
pas qu'elle vient de nous. Le 1er janvier sonna toutes ses heures
sans qu'arrivât cette lettre de Gilberte. Et comme j'en
reçus quelques-unes de vux tardifs ou retardés par
l'encombrement des courriers à ces dates-là, le 3
et le 4 janvier, j'espérais encore, de moins en moins
pourtant. Les jours qui suivirent, je pleurai beaucoup. Certes
cela tenait à ce qu'ayant été moins
sincère que je ne l'avais cru quand j'avais renoncé
à Gilberte, j'avais gardé cet espoir d'une lettre
d'elle pour la nouvelle année.
Et le voyant épuisé avant que j'eusse eu le temps
de me précautionner d'un autre, je souffrais comme un
malade qui a vidé sa fiole de morphine sans en avoir sous
la main une seconde. Mais peut-être en moi -- et ces deux
explications ne s'excluent pas, car un seul sentiment est
quelquefois fait de contraires -- l'espérance que j'avais
de recevoir enfin une lettre, avait-elle rapproché de moi
l'image de Gilberte, recréé les émotions que
l'attente de me trouver près d'elle, sa vue, sa
manière d'être avec moi, me causaient autrefois. La
possibilité immédiate d'une réconciliation
avait supprimé cette chose de l'énormité de
laquelle nous ne nous rendons pas compte -- la
résignation. Les neurasthéniques ne peuvent croire
les gens qui leur assurent qu'ils seront à peu près
calmés en restant au lit sans recevoir de lettres, sans
lire de journaux. Ils se figurent que ce régime ne fera
qu'exaspérer leur nervosité. De même les
amoureux, le considérant du sein d'un état
contraire, n'ayant pas commencé de l'expérimenter,
ne peuvent croire à la puissance bienfaisante du
renoncement.
A cause de la violence de mes battements de cur on me fit diminuer la caféine, ils cessèrent. Alors je me demandai si ce n'était pas un peu à elle qu'était due cette angoisse que j'avais éprouvée quand je m'étais à peu près brouillé avec Gilberte, et que j'avais attribuée chaque fois qu'elle se renouvelait à la souffrance de ne plus voir mon amie, ou de risquer de ne la voir qu'en proie à la même mauvaise humeur. Mais si ce médicament avait été à l'origine des souffrances que mon imagination eût alors faussement interprétées (ce qui n'aurait rien d'extraordinaire, les plus cruelles peines morales ayant souvent chez les amants, l'habitude physique de la femme avec qui ils vivent), c'était à la façon du philtre qui longtemps après avoir été absorbé continue à lier Tristan à Yseult. Car l'amélioration physique que la diminution de la caféine amena presque immédiatement chez moi n'arrêta pas l'évolution de chagrin que l'absorption du toxique avait peut-être sinon créé, du moins su rendre plus aigu.
Seulement, quand le milieu du mois de janvier approcha, une
fois déçues mes espérances d'une lettre pour
le jour de l'an et la douleur supplémentaire qui avait
accompagné leur déception une fois calmée,
ce fut mon chagrin d'avant «les Fêtes» qui
recommença. Ce qu'il y avait peut-être encore en lui
de plus cruel, c'est que j'en fusse moi-même l'artisan
inconscient, volontaire, impitoyable et patient. La seule chose
à laquelle je tinsse, mes relations avec Gilberte, c'est
moi qui travaillais à les rendre impossibles en
créant peu à peu, par la séparation
prolongée d'avec mon amie, non pas son
indifférence, mais ce qui reviendrait finalement au
même, la mienne. C'était à un long et cruel
suicide du moi qui en moi-même aimait Gilberte que je
m'acharnais avec continuité, avec la clairvoyance non
seulement de ce que je faisais dans le présent, mais de ce
qui en résulterait pour l'avenir: je savais non pas
seulement que dans un certain temps je n'aimerais plus Gilberte,
mais encore qu'elle-même le regretterait, et que les
tentatives qu'elle ferait alors pour me voir, seraient aussi
vaines que celles d'aujourd'hui, non plus parce que je l'aimerais
trop, mais parce que j'aimerais certainement une autre femme que
je resterais à désirer, à attendre, pendant
des heures dont je n'oserais pas distraire une parcelle pour
Gilberte qui ne me serait plus rien.
Et sans doute en ce moment même, où (puisque
j'étais résolu à ne plus la voir, à
moins d'une demande formelle d'explications, d'une
complète déclaration d'amour de sa part, lesquelles
n'avaient plus aucune chance de venir), j'avais
déjà perdu Gilberte, et l'aimais davantage, je
sentais tout ce qu'elle était pour moi, mieux que
l'année précédente, quand passant tous mes
après-midi avec elle, selon que je voulais, je croyais que
rien ne menaçait notre amitié, sans doute en ce
moment l'idée que j'éprouverais un jour les
mêmes sentiments pour une autre m'était odieuse, car
cette idée m'enlevait outre Gilberte, mon amour et ma
souffrance. Mon amour, ma souffrance, où en pleurant
j'essayais de saisir justement ce qu'était Gilberte, et
desquels il me fallait reconnaître qu'ils ne lui
appartenaient pas spécialement et seraient, tôt ou
tard, le lot de telle ou telle femme. De sorte -- c'était
du moins alors ma manière de penser -- qu'on est toujours
détaché des êtres: quand on aime, on sent que
cet amour ne porte pas leur nom, pourra dans l'avenir
renaître, aurait même pu, même dans le
passé, naître pour une autre et non pour
celle-là. Et dans le temps où l'on n'aime pas, si
l'on prend philosophiquement son parti de ce qu'il y a de
contradictoire dans l'amour, c'est que cet amour dont on parle
à son aise on ne l'éprouve pas alors, donc on ne le
connaît pas, la connaissance en ces matières
étant intermittente et ne survivant pas à la
présence effective du sentiment. Cet avenir où je
n'aimerais plus Gilberte et que ma souffrance m'aidait à
deviner sans que mon imagination pût encore se le
représenter clairement, certes il eût
été temps encore d'avertir Gilberte qu'il se
formerait peu à peu, que sa venue était sinon
imminente, du moins inéluctable, si elle-même,
Gilberte, ne venait pas à mon aide et ne détruisait
pas dans son germe ma future indifférence. Combien de fois
ne fus-je pas sur le point d'écrire, ou d'aller dire
à Gilberte: «Prenez garde, j'en ai pris la
résolution, la démarche que je fais est une
démarche suprême. Je vous vois pour la
dernière fois. Bientôt je ne vous aimerai
plus.» A quoi bon? De quel droit eussé-je
reproché à Gilberte une indifférence que,
sans me croire coupable pour cela, je manifestais à tout
ce qui n'était pas elle? La dernière fois! A moi,
cela me paraissait quelque chose d'immense, parce que j'aimais
Gilberte. A elle cela lui eût fait sans doute autant
d'impression que ces lettres où des amis demandent
à nous faire une visite avant de s'expatrier, visite que,
comme aux ennuyeuses femmes qui nous aiment, nous leur refusons
parce que nous avons des plaisirs devant nous. Le temps dont nous
disposons chaque jour est élastique; les passions que nous
ressentons le dilatent, celles que nous inspirons le
rétrécissent et l'habitude le remplit.
D'ailleurs, j'aurais eu beau parler à Gilberte, elle ne
m'aurait pas entendu. Nous nous imaginons toujours, quand nous
parlons, que ce sont nos oreilles, notre esprit qui
écoutent. Mes paroles ne seraient parvenues à
Gilberte que déviées, comme si elles avaient eu
à traverser le rideau mouvant d'une cataracte avant
d'arriver à mon amie, méconnaissables, rendant un
son ridicule, n'ayant plus aucune espèce de sens. La
vérité qu'on met dans les mots ne se fraye pas son
chemin directement, n'est pas douée d'une évidence
irrésistible. Il faut qu'assez de temps passe pour qu'une
vérité de même ordre ait pu se former en eux.
Alors l'adversaire politique qui, malgré tous les
raisonnements et toutes les preuves tenait le sectateur de la
doctrine opposée pour un traître, partage
lui-même la conviction détestée à
laquelle celui qui cherchait inutilement à la
répandre ne tient plus.
Alors, le chef-d'uvre qui pour les admirateurs qui le lisaient
haut semblait montrer en soi les preuves de son excellence et
n'offrait à ceux qui écoutaient qu'une image insane
ou médiocre, sera par eux proclamé chef-d'uvre,
trop tard pour que l'auteur puisse l'apprendre.
Pareillement en amour les barrières, quoi qu'on fasse, ne
peuvent être brisées du dehors par celui qu'elles
désespèrent; et c'est quand il ne se souciera plus
d'elles, que, tout à coup, par l'effet du travail venu
d'un autre côté, accompli à
l'intérieur de celle qui n'aimait pas, ces
barrières, attaquées jadis sans succès,
tomberont sans utilité. Si j'étais venu annoncer
à Gilberte mon indifférence future et le moyen de
la prévenir, elle aurait induit de cette démarche
que mon amour pour elle, le besoin que j'avais d'elle,
étaient encore plus grands qu'elle n'avait cru, et son
ennui de me voir en eût été augmenté.
Et il est bien vrai, du reste, que c'est cet amour qui m'aidait,
par les états d'esprit disparates, qu'il faisait se
succéder en moi, à prévoir, mieux qu'elle,
la fin de cet amour. Pourtant, un tel avertissement, je l'eusse
peut-être adressé, par lettre ou de vive voix,
à Gilberte, quand assez de temps eût passé,
me la rendant ainsi, il est vrai, moins indispensable, mais aussi
ayant pu lui prouver qu'elle ne me l'était pas.
Malheureusement, certaines personnes bien ou mal
intentionnées lui parlèrent de moi d'une
façon qui dut lui laisser croire qu'elles le faisaient
à ma prière. Chaque fois que j'appris ainsi que
Cottard, ma mère elle-même, et jusqu'à M. de
Norpois avaient, par de maladroites paroles, rendu inutile tout
le sacrifice que je venais d'accomplir, gâché tout
le résultat de ma réserve en me donnant faussement
l'air d'en être sorti, j'avais un double ennui. D'abord je
ne pouvais plus faire dater que de ce jour-là ma
pénible et fructueuse abstention que les fâcheux
avaient à mon insu interrompue et, par conséquent,
annihilée. Mais, de plus, j'eusse eu moins de plaisir
à voir Gilberte qui me croyait maintenant non plus
dignement résigné, mais manoeuvrant dans l'ombre
pour une entrevue qu'elle avait dédaigné
d'accorder. Je maudissais ces vains bavardages de gens qui
souvent, sans même l'intention de nuire ou de rendre
service, pour rien, pour parler, quelquefois parce que nous
n'avons pas pu nous empêcher de le faire devant eux et
qu'ils sont indiscrets (comme nous), nous causent, à point
nommé, tant de mal. Il est vrai que dans la funeste
besogne accomplie pour la destruction de notre amour, ils sont
loin de jouer un rôle égal à deux personnes
qui ont pour habitude l'une par excès de bonté et
l'autre de méchanceté de tout défaire au
moment que tout allait s'arranger. Mais ces deux
personnes-là, nous ne leur en voulons pas comme aux
inopportuns Cottard, car la dernière, c'est la personne
que nous aimons et la première, c'est nous-même.
Cependant, comme presque chaque fois que j'allais la voir, Mme Swann m'invitait à venir goûter avec sa fille et me disait de répondre directement à celle-ci, j'écrivais souvent à Gilberte, et dans cette correspondance je ne choisissais pas les phrases qui eussent pu, me semblait-il la persuader, je cherchais seulement à frayer le lit le plus doux au ruissellement de mes pleurs. Car le regret comme le désir ne cherche pas à s'analyser, mais à se satisfaire; quand on commence d'aimer on passe le temps non à savoir ce qu'est son amour, mais à préparer les possibilités des rendez-vous du lendemain. Quand on renonce, on cherche non à connaître son chagrin, mais à offrir de lui à celle qui le cause l'expression qui nous paraît la plus tendre. On dit les choses qu'on éprouve le besoin de dire et que l'autre ne comprendra pas, on ne parle que pour soi-même. J'écrivais: «J'avais cru que ce ne serait pas possible. Hélas, je vois que ce n'est pas si difficile.» Je disais aussi: «Je ne vous verrai probablement plus», je le disais en continuant à me garder d'une froideur qu'elle eût pu croire affectée, et ces mots, en les écrivant, me faisaient pleurer, parce que je sentais qu'ils exprimaient non ce que j'aurais voulu croire, mais ce qui arriverait en réalité. Car à la prochaine demande de rendez-vous qu'elle me ferait adresser, j'aurais encore comme cette fois le courage de ne pas céder et, de refus en refus, j'arriverais peu à peu au moment où à force de ne plus l'avoir vue je ne désirerais pas la voir. Je pleurais mais je trouvais le courage, je connaissais la douceur, de sacrifier le bonheur d'être auprès d'elle à la possibilité de lui paraître agréable un jour, un jour où, hélas! lui paraître agréable me serait indifférent. L'hypothèse même, pourtant si peu vraisemblable, qu'en ce moment, comme elle l'avait prétendu pendant la dernière visite que je lui avais faite, elle m'aimât, que ce que je prenais pour l'ennui qu'on éprouve auprès de quelqu'un dont on est las, ne fût dû qu'à une susceptibilité jalouse, à une feinte d'indifférence analogue à la mienne, ne faisait que rendre ma résolution moins cruelle. Il me semblait alors que dans quelques années, après que nous nous serions oubliés l'un l'autre, quand je pourrais rétrospectivement lui dire que cette lettre qu'en ce moment j'étais en train de lui écrire n'avait été nullement sincère, elle me répondrait: «Comment, vous, vous m'aimiez? Si vous saviez comme je l'attendais, cette lettre, comme j'espérais un rendez-vous, comme elle me fit pleurer.» La pensée, pendant que je lui écrivais, aussitôt rentré de chez sa mère, que j'étais peut-être en train de consommer précisément ce malentendu-là, cette pensée par sa tristesse même, par le plaisir d'imaginer que j'étais aimé de Gilberte, me poussait à continuer ma lettre.
Si, au moment de quitter Mme Swann quand son
«thé» finissait, je pensais à ce que
j'allais écrire à sa fille, Mme Cottard elle, en
s'en allant, avait eu des pensées d'un caractère
tout différent. Faisant sa «petite
inspection», elle n'avait pas manqué de
féliciter Mme Swann sur les meubles nouveaux, les
récentes «acquisitions» remarquées dans
le salon. Elle pouvait d'ailleurs y retrouver, quoique en bien
petit nombre, quelques-uns des objets qu'Odette avait autrefois
dans l'hôtel de la rue Lapérouse, notamment ses
animaux en matières précieuses, ses
fétiches.
Mais Mme Swann ayant appris d'un ami qu'elle
vénérait le mot «tocard» -- lequel lui
avait ouvert de nouveaux horizons parce qu'il désignait
précisément les choses que quelques années
auparavant elle avait trouvées «chic» --
toutes ces choses-là successivement avaient suivi dans
leur retraite le treillage doré qui servait d'appui aux
chrysanthèmes, mainte bonbonnière de chez Giroux et
le papier à lettres à couronne (pour ne pas parler
des louis en carton semés sur les cheminées et que,
bien avant qu'elle connut Swann, un homme de goût lui avait
conseillé de sacrifier). D'ailleurs dans le
désordre artiste, dans le pêle-mêle d'atelier,
des pièces aux murs encore peints de couleurs sombres qui
les faisaient aussi différentes que possible des salons
blancs que Mme Swann eut un peu plus tard,
l'Extrême-Orient, reculait de plus en plus devant
l'invasion du XVIIIe siècle; et les coussins que, afin que
je fusse plus «confortable», Mme Swann entassait et
pétrissait derrière mon dos étaient
semés de bouquets Louis XV, et non plus comme autrefois de
dragons chinois.
Dans la chambre où on la trouvait le plus souvent et dont
elle disait: «Oui, je l'aime assez, je m'y tiens beaucoup;
je ne pourrais pas vivre au milieu de choses hostiles et pompier;
c'est ici que je travaille» (sans d'ailleurs
préciser si c'était à un tableau,
peut-être à un livre, le goût d'en
écrire commençait à venir aux femmes qui
aiment à faire quelque chose, et à ne pas
être inutiles), elle était entourée de Saxe
(aimant cette dernière sorte de porcelaine, dont elle
prononçait le nom avec un accent anglais, jusqu'à
dire à propos de tout: c'est joli, cela ressemble à
des fleurs de Saxe) elle redoutait pour eux, plus encore que
jadis pour ses magots et ses potiches, le toucher ignorant des
domestiques auxquels elle faisait expier les transes qu'ils lui
avaient données par des emportement auxquels Swann,
maître si poli et doux, assistait sans en être
choqué. La vue lucide de certaines
infériorités n'ôte d'ailleurs rien à
la tendresse; celle-ci les fait au contraire trouver charmantes.
Maintenant c'était plus rarement dans des robes de chambre
japonaises qu'Odette recevait ses intimes, mais plutôt dans
les soies claires et mousseuses de peignoirs Watteau desquelles
elle faisait le geste de caresser sur ses seins l'écume
fleurie, et dans lesquelles elle se baignait, se
prélassait, s'ébattait avec un tel air de
bien-être, de rafraîchissement de la peau, et des
respirations si profondes, qu'elle semblait les considérer
non pas comme décoratives à la façon d'un
cadre, mais comme nécessaires de la même
manière que le «tub» et le
«footing», pour contenter les exigences de sa
physionomie et les raffinements de son hygiène. Elle avait
l'habitude de dire qu'elle se passerait plus aisément de
pain que d'art et de propreté, et qu'elle eût
été plus triste de voir brûler la Joconde que
des «foultitudes» de personnes qu'elle connaissait.
Théories qui semblaient paradoxales à ses amies,
mais la faisaient passer pour une femme supérieure
auprès d'elles et lui valaient une fois par semaine la
visite du ministre de Belgique, de sorte que dans le petit monde
dont elle était le soleil, chacun eût
été bien étonné si l'on avait appris
qu'ailleurs, chez les Verdurin par exemple, elle passât
pour bête. A cause de cette vivacité d'esprit, Mme
Swann préférait la société des hommes
à celle des femmes. Mais quand elle critiquait celles-ci
c'était toujours en cocotte, signalant en elles les
défauts qui pouvaient leur nuire auprès des hommes,
de grosses attaches, un vilain teint, pas d'orthographe, des
poils aux jambes, une odeur pestilentielle, de faux sourcils.
Pour telle au contraire qui lui avait jadis montré de
l'indulgence et de l'amabilité, elle était plus
tendre, surtout si celle-là était malheureuse. Elle
la défendait avec adresse et disait: «On est injuste
pour elle, car c'est une gentille femme, je vous
assure.»
Ce n'était pas seulement l'ameublement du salon d'Odette, c'était Odette elle-même que Mme Cottard et tous ceux qui avaient fréquenté Mme de Crécy auraient eu peine s'ils ne l'avaient pas vue depuis longtemps, à reconnaître. Elle semblait avoir tant d'années de moins qu'autrefois. Sans doute, cela tenait en partie à ce qu'elle avait engraissé, et devenue mieux portante, avait l'air plus calme, plus frais, reposé et d'autre part à ce que les coiffures nouvelles aux cheveux lissés, donnaient plus d'extension à son visage qu'une poudre rose animait, et où ses yeux et son profil jadis trop saillants, semblaient maintenant résorbés. Mais une autre raison de ce changement consistait en ceci que, arrivée au milieu de la vie, Odette s'était enfin découvert, ou inventé, une physionomie personnelle, un «caractère» immuable, un «genre de beauté», et sur ses traits décousus -- qui pendant si longtemps, livrés aux caprices hasardeux et impuissants de la chair, prenant à la moindre fatigue pour un instant, des années, une sorte de vieillesse passagère, lui avaient composé tant bien que mal, selon son humeur et selon sa mine, un visage épars, journalier, informe et charmant -- avait appliqué ce type fixe, comme une jeunesse immortelle.
Swann avait dans sa chambre, au lieu des belles photographies qu'on faisait maintenant de sa femme, et où la même expression énigmatique et victorieuse laissait reconnaître, quels que fussent la robe et le chapeau, sa silhouette et son visage triomphants, un petit daguerréotype ancien tout simple, antérieur à ce type, et duquel la jeunesse et la beauté d'Odette, non encore trouvées par elle, semblaient absentes. Mais sans doute Swann, fidèle ou revenu à une conception différente, goûtait-il dans la jeune femme grêle aux yeux pensifs, aux traits las, à l'attitude suspendue entre la marche et l'immobilité, une grâce plus botticellienne. Il aimait encore en effet à voir en sa femme un Botticelli. Odette qui au contraire cherchait non à faire ressortir mais à compenser, à dissimuler ce qui, en elle-même, ne lui plaisait pas, ce qui était peut-être, pour un artiste, son «caractère», mais que comme femme, elle trouvait des défauts, ne voulait pas entendre parler de ce peintre. Swann possédait une merveilleuse écharpe orientale, bleue et rose, qu'il avait achetée parce que c'était exactement celle de la vierge du Magnificat. Mais Mme Swann ne voulait pas la porter. Une fois seulement elle laissa son mari lui commander une toilette toute criblée de pâquerettes, de bluets, de myosotis et de campanules d'après la Primavera du Printemps. Parfois, le soir, quand elle était fatiguée, il me faisait remarquer tout bas comme elle donnait sans s'en rendre compte à ses mains pensives, le mouvement délié, un peu tourmenté de la Vierge qui trempe sa plume dans l'encrier que lui tend l'ange, avant d'écrire sur le livre saint où est déjà tracé le mot Magnificat. Mais il ajoutait: «Surtout ne le lui dites pas, il suffirait qu'elle le sût pour qu'elle fît autrement.»
Sauf à ces moments d'involontaire fléchissement où Swann essayait de retrouver la mélancolique cadence botticellienne, le corps d'Odette était maintenant découpé en une seule silhouette cernée tout entière par une «ligne» qui, pour suivre le contour de la femme, avait abandonné les chemins accidentés, les rentrants et les sortants factices, les lacis, l'éparpillement composite des modes d'autrefois, mais qui aussi, là où c'était l'anatomie qui se trompait en faisant des détours inutiles en deçà ou au delà du tracé idéal, savait rectifier d'un trait hardi les écarts de la nature, suppléer, pour toute une partie du parcours, aux défaillances aussi bien de la chair que des étoffes. Les coussins, le «strapontin» de l'affreuse «tournure» avaient disparu ainsi que ces corsages à basques qui, dépassant la jupe et raidis par des baleines avaient ajouté si longtemps à Odette un ventre postiche et lui avaient donné l'air d'être composée de pièces disparates qu'aucune individualité ne reliait. La verticale des «effilés» et la courbe des ruches avaient cédé la place à l'inflexion d'un corps qui faisait palpiter la soie comme la sirène bat l'onde et donnait à la percaline une expression humaine, maintenant qu'il s'était dégagé, comme une forme organisée et vivante, du long chaos et de l'enveloppement nébuleux des modes détrônées. Mais Mme Swann cependant avait voulu, avait su garder un vestige de certaines d'entre elles, au milieu même de celles qui les avaient remplacées. Quand le soir, ne pouvant travailler et étant assuré que Gilberte était au théâtre avec des amies, j'allais à l'improviste chez ses parents, je trouvais souvent Mme Swann dans quelque élégant déshabillé dont la jupe, d'un de ces beaux tons sombres, rouge foncé ou orange qui avaient l'air d'avoir une signification particulière parce qu'ils n'étaient plus à la mode, était obliquement traversée d'une rampe ajourée et large de dentelle noire qui faisait penser aux volants d'autrefois. Quand par un jour encore froid de printemps elle m'avait, avant ma brouille avec sa fille, emmené au Jardin d'Acclimatation, sous sa veste qu'elle entr'ouvrait plus ou moins selon qu'elle se réchauffait en marchant, le «dépassant» en dents de scie de sa chemisette avait l'air du revers entrevu de quelque gilet absent, pareil à l'un de ceux qu'elle avait portés quelques années plus tôt et dont elle aimait que les bords eussent ce léger déchiquetage; et sa cravate -- de cet «écossais» auquel elle était restée fidèle, mais en adoucissant tellement les tons (le rouge devenu rose et le bleu lilas), que l'on aurait presque cru à un de ces taffetas gorge de pigeon qui étaient la dernière nouveauté -- était nouée de telle façon sous son menton sans qu'on pût voir où elle était attachée, qu'on pensait invinciblement à ces «brides» de chapeaux, qui ne se portaient plus. Pour peu qu'elle sût «durer» encore quelque temps ainsi, les jeunes gens, essayant de comprendre ses toilettes, diraient: «Madame Swann, n'est-ce pas, c'est toute une époque?» Comme dans un beau style qui superpose des formes différentes et que fortifie une tradition cachée, dans la toilette de Mme Swann, ces souvenirs incertains de gilets, ou de boucles, parfois une tendance aussitôt réprimée au «saute en barque», et jusqu'à une illusion lointaine et vague au «suivez-moi jeune homme», faisaient circuler sous la forme concrète la ressemblance inachevée d'autres plus anciennes qu'on n'aurait pu y trouver effectivement réalisées par la couturière ou la modiste, mais auxquelles on pensait sans cesse, et enveloppaient Mme Swann de quelque chose de noble -- peut-être parce que l'inutilité même de ces atours faisait qu'ils semblaient répondre à un but plus qu'utilitaire, peut-être à cause du vestige conservé des années passées, ou encore d'une sorte d'individualité vestimentaire, particulière à cette femme et qui donnait à ses mises les plus différentes un même air de famille. On sentait qu'elle ne s'habillait pas seulement pour la commodité ou la parure de son corps; elle était entourée de sa toilette comme de l'appareil délicat et spiritualisé d'une civilisation.
Quand Gilberte qui d'habitude donnait ses goûters le jour où recevait sa mère, devait au contraire être absente et qu'à cause de cela je pouvais aller au «Choufleury» de Mme Swann, je la trouvais vêtue de quelque belle robe, certaines en taffetas, d'autres en faille, ou en velours, ou en crêpe de Chine, ou en satin, ou en soie, et qui non point lâches comme les déshabillés qu'elle revêtait ordinairement à la maison, mais combinées comme pour la sortie au dehors, donnaient cet après-midi-là à son oisiveté chez elle quelque chose d'alerte et d'agissant. Et sans doute la simplicité hardie de leur coupe, était bien appropriée à sa taille et à ses mouvements dont les manches avaient l'air d'être la couleur, changeante selon les jours; on aurait dit qu'il y avait soudain de la décision dans le velours bleu, une humeur facile dans le taffetas blanc, et qu'une sorte de réserve suprême et pleine de distinction dans la façon d'avancer le bras avait, pour devenir visible, revêtu l'apparence brillante du sourire des grands sacrifices, du crêpe de Chine noir. Mais en même temps à ces robes si vives, la complication des «garnitures» sans utilité pratique, sans raison d'être visible, ajoutait quelque chose de désintéressé, de pensif, de secret, qui s'accordait à la mélancolie que Mme Swann gardait toujours au moins dans la cernure de ses yeux et les phalanges de ses mains. Sous la profusion des porte-bonheur en saphir, des trèfles à quatre feuilles d'émail, des médailles d'argent, des médaillons d'or, des amulettes de turquoise, des chaînettes de rubis, des châtaignes de topaze, il y avait dans la robe elle-même tel dessin colorié poursuivant sur un empiècement rapporté son existence antérieure, telle rangée de petits boutons de satin qui ne boutonnaient rien et ne pouvaient pas se déboutonner, une soutache cherchant à faire plaisir avec la minutie, la discrétion d'un rappel délicat, lesquels, tout autant que les bijoux, avaient l'air -- n'ayant sans cela aucune justification possible -- de déceler une intention, d'être un gage de tendresse, de retenir une confidence, de répondre à une superstition, de garder le souvenir d'une guérison, d'un vu, d'un amour ou d'une philippine. Et parfois, dans le velours bleu du corsage un soupçon de crevé Henri II, dans la robe de satin noir un léger renflement qui soit aux manches, près des épaules, faisaient penser aux «gigots» 1830, soit, au contraire sous la jupe «aux paniers» Louis XV, donnaient à la robe un air imperceptible d'être un costume et en insinuant sous la vie présente comme une réminiscence indiscernable du passé, mêlaient à la personne de Mme Swann le charme de certaines héroïnes historiques ou romanesques. Et si je lui faisais remarquer: «Je ne joue pas au golf comme plusieurs de mes amies, disait-elle. Je n'aurais aucune excuse à être comme elles, vêtues de Swetters.»
Dans la confusion du salon, revenant de reconduire une visite, ou prenant une assiette de gâteaux pour les offrir à une autre, Mme Swann en passant près de moi, me prenait une seconde à part: «Je suis spécialement chargée par Gilberte de vous inviter à déjeuner pour après-demain. Comme je n'étais pas certaine de vous voir, j'allais vous écrire si vous n'étiez pas venu.» Je continuais à résister. Et cette résistance me coûtait de moins en moins, parce qu'on a beau aimer le poison qui vous fait du mal, quand on en est privé par quelque nécessité, depuis déjà un certain temps, on ne peut pas ne pas attacher quelque prix au repos qu'on ne connaissait plus, à l'absence d'émotions et de souffrances. Si l'on n'est pas tout à fait sincère en se disant qu'on ne voudra jamais revoir celle qu'on aime, on ne le serait pas non plus en disant qu'on veut la revoir. Car, sans doute, on ne peut supporter son absence qu'en se la promettant courte, en pensant au jour où on se retrouvera, mais d'autre part on sent à quel point ces rêves quotidiens d'une réunion prochaine et sans cesse ajournée sont moins douloureux que ne serait une entrevue qui pourrait être suivie de jalousie, de sorte que la nouvelle qu'on va revoir celle qu'on aime donnerait une commotion peu agréable. Ce qu'on recule maintenant de jour en jour, ce n'est plus la fin de l'intolérable anxiété causée par la séparation, c'est le recommencement redouté d'émotions sans issue. Comme à une telle entrevue on préfère le souvenir docile qu'on complète à son gré de rêveries où celle qui, dans la réalité ne vous aime pas, vous fait au contraire des déclarations, quand vous êtes tout seul; ce souvenir qu'on peut arriver en y mêlant peu à peu beaucoup de ce qu'on désire à rendre aussi doux qu'on veut, comme on le préfère à l'entretien ajourné où on aurait affaire à un être à qui on ne dicterait plus à son gré les paroles qu'on désire, mais dont on subirait les nouvelles froideurs, les violences inattendues. Nous savons tous quand nous n'aimons plus, que l'oubli, même le souvenir vague ne causent pas tant de souffrances que l'amour malheureux. C'est d'un tel oubli anticipé que je préférais sans me l'avouer, la reposante douceur.
D'ailleurs, ce qu'une telle cure de détachement
psychique et d'isolement peut avoir de pénible, le devient
de moins en moins pour une autre raison, c'est qu'elle affaiblit,
en attendant de la guérir, cette idée fixe qu'est
un amour. Le mien était encore assez fort pour que je
tinsse à reconquérir tout mon prestige aux yeux de
Gilberte, lequel, par ma séparation volontaire devait, me
semblait-il, grandir progressivement, de sorte que chacune de ces
calmes et tristes journées où je ne la voyais pas,
venant chacune après l'autre, sans interruption, sans
prescription (quand un fâcheux ne se mêlait pas de
mes affaires), était une journée non pas perdue,
mais gagnée.
Inutilement gagnée peut-être, car bientôt on
pourrait me déclarer guéri. La résignation,
modalité de l'habitude, permet à certaines forces
de s'accroître indéfiniment. Celles, si infimes que
j'avais pour supporter mon chagrin, le premier soir de ma
brouille avec Gilberte, avaient été portées
depuis lors à une puissance incalculable. Seulement la
tendance de tout ce qui existe à se prolonger, est parfois
coupée de brusques impulsions auxquelles nous nous
concédons avec d'autant moins de scrupules de nous laisser
aller que nous savons pendant combien de jours, de mois, nous
avons pu, nous pourrions encore, nous priver. Et souvent, c'est
quand la bourse où l'on épargne va être
pleine qu'on la vide tout d'un coup, c'est sans attendre le
résultat du traitement et quand déjà on
s'est habitué à lui, qu'on le cesse. Et un jour
où Mme Swann me redisait ses habituelles paroles sur le
plaisir que Gilberte aurait à me voir, mettant ainsi le
bonheur dont je me privais déjà depuis si longtemps
comme à la portée de ma main, je fus
bouleversé en comprenant qu'il était encore
possible de le goûter; et j'eus peine à attendre le
lendemain; je venais de me résoudre à aller
surprendre Gilberte avant son dîner.
Ce qui m'aida à patienter tout l'espace d'une journée fut un projet que je fis. Du moment que tout était oublié, que j'étais réconcilié avec Gilberte, je ne voulais plus la voir qu'en amoureux. Tous les jours elle recevrait de moi les plus belles fleurs qui fussent. Et si Mme Swann, bien qu'elle n'eût pas le droit d'être une mère trop sévère, ne me permettait pas des envois de fleurs quotidiens, je trouverais des cadeaux plus précieux et moins fréquents. Mes parents ne me donnaient pas assez d'argent pour acheter des choses chères. Je songeai à une grande potiche de vieux Chine qui me venait de ma tante Léonie et dont maman prédisait chaque jour que Françoise allait venir en lui disant: «A s'est décollée» et qu'il n'en resterait rien. Dans ces conditions n'était-il pas plus sage de la vendre, de la vendre pour pouvoir faire tout le plaisir que je voudrais à Gilberte. Il me semblait que je pourrais bien en tirer mille francs. Je la fis envelopper; l'habitude m'avait empêché de jamais la voir: m'en séparer eut au moins un avantage qui fut de me faire faire sa connaissance. Je l'emportai avec moi avant d'aller chez les Swann, et en donnant leur adresse au cocher, je lui dis de prendre, par les Champs-Élysées, au coin desquels était le magasin d'un grand marchand de chinoiseries que connaissait mon père. A ma grande surprise, il m'offrit séance tenante de la potiche non pas mille, mais dix mille francs. Je pris ces billets avec ravissement; pendant toute une année, je pourrais combler chaque jour Gilberte de roses et de lilas. Quand je fus remonté dans la voiture en quittant le marchand, le cocher, tout naturellement, comme les Swann demeuraient près du Bois, se trouva, au lieu du chemin habituel, descendre l'avenue des Champs-Élysées. Il avait déjà dépassé le coin de la rue de Berri, quand, dans le crépuscule, je crus reconnaître, très près de la maison des Swann mais allant dans la direction inverse et s'en éloignant, Gilberte qui marchait lentement, quoique d'un pas délibéré à côté d'un jeune homme avec qui elle causait et duquel je ne pus distinguer le visage. Je me soulevai dans la voiture, voulant faire arrêter, puis j'hésitai. Les deux promeneurs étaient déjà un peu loin et les deux lignes douces et parallèles que traçait leur lente promenade allaient s'estompant dans l'ombre élyséenne. Bientôt j'arrivai devant la maison de Gilberte. Je fus reçu par Mme Swann: «Oh! elle va être désolée, me dit-elle, je ne sais pas comment elle n'est pas là. Elle a eu très chaud tantôt à un cours, elle m'a dit qu'elle voulait aller prendre un peu l'air avec une de ses amies.» «Je crois que je l'ai aperçue avenue des Champs-Élysées.» «Je ne pense pas que ce fût elle. En tous cas ne le dites pas à son père, il n'aime pas qu'elle sorte à ces heures-là. Good evening.» Je partis, dis au cocher de reprendre le même chemin, mais ne retrouvai pas les deux promeneurs. Où avaient-ils été? Que se disaient-ils dans le soir, de cet air confidentiel?
Je rentrai, tenant avec désespoir les dix mille francs
inespérés qui avaient dû me permettre de
faire tant de petits plaisirs à cette Gilberte que,
maintenant, j'étais décidé à ne plus
revoir. Sans doute, cet arrêt chez le marchand de
chinoiseries m'avait réjoui en me faisant espérer
que je ne verrais plus jamais mon amie que contente de moi et
reconnaissante. Mais si je n'avais pas fait cet arrêt, si
la voiture n'avait pas pris par l'avenue des
Champs-Élysées, je n'eusse pas rencontré
Gilberte et ce jeune homme. Ainsi un même fait porte des
rameaux opposites et le malheur qu'il engendre annule le bonheur
qu'il avait causé. Il m'était arrivé le
contraire de ce qui se produit si fréquemment. On
désire une joie, et le moyen matériel de
l'atteindre fait défaut. «Il est triste, a dit
Labruyère, d'aimer sans une grande fortune.» Il ne
reste plus qu'à essayer d'anéantir peu à peu
le désir de cette joie. Pour moi, au contraire, le moyen
matériel avait été obtenu, mais, au
même moment, sinon par un effet logique, du moins par une
conséquence fortuite de cette réussite
première, la joie avait été
dérobée. Il semble, d'ailleurs, qu'elle doive nous
l'être toujours.
D'ordinaire, il est vrai, pas dans la même soirée
où nous avons acquis ce qui la rend possible. Le plus
souvent nous continuons de nous évertuer et
d'espérer quelque temps. Mais le bonheur ne peut jamais
avoir lieu. Si les circonstances arrivent à être
surmontées, la nature transporte la lutte du dehors au
dedans et fait peu à peu changer assez notre cur pour
qu'il désire autre chose que ce qu'il va posséder.
Et si la péripétie a été si rapide
que notre cur n'a pas eu le temps de changer, la nature ne
désespère pas pour cela de nous vaincre, d'une
manière plus tardive il est vrai, plus subtile, mais aussi
efficace. C'est alors à la dernière seconde que la
possession du bonheur nous est enlevée, ou plutôt
c'est cette possession même que par une ruse diabolique la
nature charge de détruire le bonheur. Ayant
échoué dans tout ce qui était du domaine des
faits et de la vie, c'est une impossibilité
dernière, l'impossibilité psychologique du bonheur
que la nature crée. Le phénomène du bonheur
ne se produit pas ou donne lieu aux réactions les plus
amères.
Je serrai les dix mille francs. Mais ils ne me servaient plus
à rien.
Je les dépensai du reste encore plus vite que si j'eusse
envoyé tous les jours des fleurs à Gilberte, car
quand le soir venait, j'étais si malheureux que je ne
pouvais rester chez moi et allais pleurer dans les bras de femmes
que je n'aimais pas. Quant à chercher à faire un
plaisir quelconque à Gilberte, je ne le souhaitais plus;
maintenant retourner dans la maison de Gilberte n'eût pu
que me faire souffrir.
Même revoir Gilberte, qui m'eût été si
délicieux la veille ne m'eût plus suffi. Car
j'aurais été inquiet tout le temps où je
n'aurais pas été près d'elle. C'est ce qui
fait qu'une femme par toute nouvelle souffrance qu'elle nous
inflige, souvent sans le savoir, augmente son pouvoir sur nous,
mais aussi nos exigences envers elle. Par ce mal qu'elle nous a
fait, la femme nous cerne de plus en plus, redouble nos
chaînes, mais aussi celles dont il nous aurait
jusque-là semblé suffisant de la garotter pour que
nous nous sentions tranquilles. La veille encore, si je n'avais
pas cru ennuyer Gilberte, je me serais contenté de
réclamer de rares entrevues, lesquelles maintenant ne
m'eussent plus contenté et que j'eusse remplacées
par bien d'autres conditions. Car en amour, au contraire de ce
qui se passe après les combats, on les fait plus dures, on
ne cesse de les aggraver, plus on est vaincu, si toutefois on est
en situation de les imposer. Ce n'était pas mon cas
à l'égard de Gilberte. Aussi je
préférai d'abord ne pas retourner chez sa
mère. Je continuais bien à me dire que Gilberte ne
m'aimait pas, que je le savais depuis assez longtemps, que je
pouvais la revoir si je voulais, et, si je ne le voulais pas,
l'oublier à la longue. Mais ces idées, comme un
remède qui n'agit pas contre certaines affections,
étaient sans aucune espèce de pouvoir efficace
contre ces deux lignes parallèles que je revoyais de temps
à autre, de Gilberte et du jeune homme s'enfonçant
à petits pas dans l'avenue des
Champs-Élysées. C'était un mal nouveau, qui
lui aussi finirait par s'user, c'était une image qui un
jour se présenterait à mon esprit
entièrement décantée de tout ce qu'elle
contenait de nocif, comme ces poisons mortels qu'on manie sans
danger, comme un peu de dynamite à quoi on peut allumer sa
cigarette sans crainte d'explosion.
En attendant, il y avait en moi une autre force qui luttait de
toute sa puissance, contre cette force malsaine qui me
représentait sans changement la promenade de Gilberte dans
le crépuscule: pour briser les assauts renouvelés
de ma mémoire, travaillait utilement en sens inverse mon
imagination. La première de ces deux forces, certes,
continuait à me montrer ces deux promeneurs de l'avenue
des Champs-Élysées, et m'offrait d'autres images
désagréables, tirées du passé, par
exemple Gilberte haussant les épaules quand sa mère
lui demandait de rester avec moi. Mais la seconde force,
travaillant sur le canevas de mes espérances, dessinait un
avenir bien plus complaisamment développé que ce
pauvre passé en somme si restreint.
Pour une minute où je revoyais Gilberte maussade, combien
n'y en avait-il pas où je combinais une démarche
qu'elle ferait faire pour notre réconciliation, pour nos
fiançailles peut-être. Il est vrai que cette force
que l'imagination dirigeait vers l'avenir, elle la puisait
malgré tout dans le passé. Au fur et à
mesure que s'effacerait mon ennui que Gilberte eût
haussé les épaules, diminuerait aussi le souvenir
de son charme, souvenir qui me faisait souhaiter qu'elle
revînt vers moi. Mais j'étais encore bien loin de
cette mort du passé.
J'aimais toujours celle qu'il est vrai que je croyais
détester. Mais chaque fois qu'on me trouvait bien
coiffé, ayant bonne mine, j'aurais voulu qu'elle fût
là. J'étais irrité du désir que
beaucoup de gens manifestèrent à cette
époque de me recevoir et chez lesquels je refusai d'aller.
Il y eut une scène à la maison parce que je
n'accompagnai pas mon père à un dîner
officiel où il devait y avoir les Bontemps avec leur
nièce Albertine, petite jeune fille, presque encore
enfant. Les différentes périodes de notre vie se
chevauchent ainsi l'une l'autre. On refuse
dédaigneusement, à cause de ce qu'on aime et qui
vous sera un jour si égal, de voir ce qui vous est
égal aujourd'hui, qu'on aimera demain, qu'on aurait
peut-être pu, si on avait consenti à le voir, aimer
plus tôt, et qui eût ainsi abrégé vos
souffrances actuelles, pour les remplacer il est vrai par
d'autres.
Les miennes allaient se modifiant. J'avais l'étonnement
d'apercevoir au fond de moi-même, un jour un sentiment, le
jour suivant un autre, généralement inspirés
par telle espérance ou telle crainte relatives à
Gilberte. A la Gilberte que je portais en moi. J'aurais dû
me dire que l'autre, la réelle, était
peut-être entièrement différente de
celle-là, ignorait tous les regrets que je lui
prêtais, pensait probablement beaucoup moins à moi
non seulement que moi à elle, mais que je ne la faisais
elle-même penser à moi quand j'étais seul en
tête à tête avec ma Gilberte fictive,
cherchais quelles pouvaient être ses vraies intentions
à mon égard et l'imaginais ainsi, son attention
toujours tournée vers moi.
Pendant ces périodes où, tout en
s'affaiblissant, persiste le chagrin, il faut distinguer entre
celui que nous cause la pensée constante de la personne
elle-même, et celui que raniment certains souvenirs, telle
phrase méchante dite, tel verbe employé dans une
lettre qu'on a reçue.
En réservant de décrire à l'occasion d'un
amour ultérieur, les formes diverses du chagrin, disons
que de ces deux-là, la première est infiniment
moins cruelle que la seconde. Cela tient à ce que notre
notion de la personne vivant toujours en nous, y est embellie de
l'auréole que nous ne tardons pas à lui rendre, et
s'empreint sinon des douceurs fréquentes de l'espoir, tout
au moins du calme d'une tristesse permanente. (D'ailleurs, il est
à remarquer que l'image d'une personne qui nous fait
souffrir tient peu de place, dans ces complications qui aggravent
un chagrin d'amour, le prolongent et l'empêchent de
guérir, comme dans certaines maladies la cause est hors de
proportions avec la fièvre consécutive et la
lenteur à entrer en convalescence.) Mais si l'idée
de la personne que nous aimons reçoit le reflet d'une
intelligence généralement optimiste, il n'en est
pas de même de ces souvenirs particuliers, de ces propos
méchants, de cette lettre hostile (je n'en reçus
qu'une seule qui le fût, de Gilberte), on dirait que la
personne elle-même réside dans ces fragments
pourtant si restreints et portée à une puissance
qu'elle est bien loin d'avoir dans l'idée habituelle que
nous formons d'elle tout entière. C'est que la lettre nous
ne l'avons pas comme l'image de l'être aimé,
contemplée dans le calme mélancolique du regret;
nous l'avons lue, dévorée, dans l'angoisse affreuse
dont nous étreignait un malheur inattendu. La formation de
cette sorte de chagrins est autre; ils nous viennent du dehors et
c'est par le chemin de la plus cruelle souffrance qu'ils sont
allés jusqu'à notre cur. L'image de notre amie que
nous croyons ancienne, authentique, a été en
réalité refaite par nous bien des fois. Le souvenir
cruel lui, n'est pas contemporain de cette image
restaurée, il est d'un autre âge, il est un des
rares témoins d'un monstrueux passé. Mais comme ce
passé continue à exister, sauf en nous à qui
il a plu de lui substituer un merveilleux âge d'or, un
paradis où tout le monde sera réconcilié,
ces souvenirs, ces lettres, sont un rappel à la
réalité et devraient nous faire sentir par le
brusque mal qu'ils nous font, combien nous nous sommes
éloignés d'elle dans les folles espérances
de notre attente quotidienne. Ce n'est pas que cette
réalité doive toujours rester la même bien
que cela arrive parfois. Il y a dans notre vie bien des femmes
que nous n'avons jamais cherché à revoir et qui ont
tout naturellement répondu à notre silence
nullement voulu par un silence pareil. Seulement
celles-là, comme nous ne les aimions pas, nous n'avons pas
compté les années passées loin d'elles, et
cet exemple qui l'infirmerait est négligé par nous
quand nous raisonnons sur l'efficacité de l'isolement,
comme le sont, par ceux qui croient aux pressentiments, tous les
cas où les leurs ne furent pas vérifiés.
Mais enfin l'éloignement peut être efficace. Le désir, l'appétit de nous revoir, finissent par renaître dans le cur qui actuellement nous méconnaît. Seulement il y faut du temps. Or, nos exigences en ce qui concerne le temps ne sont pas moins exorbitantes que celles réclamées par le cur pour changer. D'abord, du temps, c'est précisément ce que nous accordons le moins aisément, car notre souffrance est cruelle et nous sommes pressés de la voir finir. Ensuite, ce temps dont l'autre cur aura besoin pour changer, le nôtre s'en servira pour changer lui aussi, de sorte que quand le but que nous nous proposions deviendra accessible, il aura cessé d'être un but pour nous. D'ailleurs, l'idée même qu'il sera accessible, qu'il n'est pas de bonheur que, lorsqu'il ne sera plus un bonheur pour nous, nous ne finissions par atteindre, cette idée comporte une part, mais une part seulement, de vérité. Il nous échoit quand nous y sommes devenus indifférents. Mais précisément cette indifférence nous a rendus moins exigeants et nous permet de croire rétrospectivement qu'il nous eût ravi à une époque où il nous eût peut-être semblé fort incomplet. On n'est pas très difficile ni très bon juge sur ce dont on ne se soucie point. L'amabilité d'un être que nous n'aimons plus et qui semble encore excessive à notre indifférence eût peut-être été bien loin de suffire à notre amour. Ces tendres paroles, cette offre d'un rendez-vous, nous pensons au plaisir qu'elles nous auraient causé, non à toutes celles dont nous les aurions voulu voir immédiatement suivies et que par cette avidité nous aurions peut-être empêché de se produire. De sorte qu'il n'est pas certain que le bonheur survenu trop tard, quand on ne peut plus en jouir, quand on n'aime plus, soit tout à fait ce même bonheur dont le manque nous rendit jadis si malheureux. Une seule personne pourrait en décider, notre moi d'alors; il n'est plus là; et sans doute suffirait-il qu'il revînt, pour que, identique ou non, le bonheur s'évanouît.
En attendant ces réalisations après coup d'un
rève auquel je ne tiendrais plus, à force
d'inventer, comme au temps où je connaissais à
peine Gilberte, des paroles, des lettres, où elle
implorait mon pardon, avouait n'avoir jamais aimé que moi
et demandait à m'épouser, une série de
douces images incessamment recréées, finirent par
prendre plus de place dans mon esprit que la vision de Gilberte
et du jeune homme, laquelle n'était plus alimentée
par rien. Je serais peut-être dès lors
retourné chez Mme Swann sans un rêve que je fis et
où un de mes amis, lequel n'était pourtant pas de
ceux que je me connaissais, agissait envers moi avec la plus
grande fausseté et croyait à la mienne. Brusquement
réveillé par la souffrance que venait de me causer
ce rêve et voyant qu'elle persistait, je repensai à
lui, cherchai à me rappeler quel était l'ami que
j'avais vu en dormant et dont le nom espagnol n'était
déjà plus distinct. A la fois Joseph et Pharaon, je
me mis à interpréter mon rêve. Je savais que
dans beaucoup d'entre eux il ne faut tenir compte ni de
l'apparence des personnes lesquelles peuvent être
déguisées et avoir interchangé leurs
visages, comme ces saints mutilés des cathédrales
que des archéologues ignorants ont refaits, en mettant sur
le corps de l'un la tête de l'autre, et en mêlant les
attributs et les noms. Ceux que les êtres portent dans un
rêve peuvent nous abuser. La personne que nous aimons doit
y être reconnue seulement à la force de la douleur
éprouvée. La mienne m'apprit que devenue pendant
mon sommeil un jeune homme, la personne dont la fausseté
récente me faisait encore mal était Gilberte. Je me
rappelai alors que la dernière fois que je l'avais vue, le
jour où sa mère l'avait empêchée
d'aller à une matinée de danse, elle avait soit
sincèrement, soit en le feignant, refusé tout en
riant d'une façon étrange de croire à mes
bonnes intentions pour elle. Par association, ce souvenir en
ramena un autre dans ma mémoire. Longtemps auparavant,
ç'avait été Swann qui n'avait pas voulu
croire à ma sincérité, ni que je fusse un
bon ami pour Gilberte. Inutilement je lui avais écrit,
Gilberte m'avait rapporté ma lettre et me l'avait rendue
avec le même rire incompréhensible. Elle ne me
l'avait pas rendue tout de suite, je me rappelai toute la
scène derrière le massif de lauriers. On devient
moral dès qu'on est malheureux. L'antipathie actuelle de
Gilberte pour moi me sembla comme un châtiment
infligé par la vie à cause de la conduite que
j'avais eue ce jour-là. Les châtiments on croit les
éviter, parce qu'on fait attention aux voitures en
traversant, qu'on évite les dangers. Mais il en est
d'internes. L'accident vient du côté auquel on ne
songeait pas, du dedans, du cur. Les mots de Gilberte: «Si
vous voulez, continuons à lutter» me firent horreur.
Je l'imaginai telle, chez elle peut-être, dans la lingerie,
avec le jeune homme que j'avais vu l'accompagnant dans l'avenue
des Champs-Élysées. Ainsi, autant que (il y avait
quelque temps) de croire que j'étais tranquillement
installé dans le bonheur, j'avais été
insensé, maintenant que j'avais renoncé à
être heureux, de tenir pour assuré que du moins
j'étais devenu, je pourrais rester calme. Car tant que
notre cur enferme d'une façon permanente l'image d'un
autre être, ce n'est pas seulement notre bonheur, qui peut
à tout moment être détruit; quand ce bonheur
est évanoui, quand nous avons souffert, puis, que nous
avons réussi à endormir notre souffrance, ce qui
est aussi trompeur et précaire qu'avait été
le bonheur même, c'est le calme. Le mien finit par revenir,
car ce qui, modifiant notre état moral, nos désirs,
est entré, à la faveur d'un rêve, dans notre
esprit, cela aussi peu à peu se dissipe, la permanence et
la durée ne sont promises à rien, pas même
à la douleur. D'ailleurs, ceux qui souffrent par l'amour
sont comme on dit de certains malades, leur propre
médecin. Comme il ne peut leur venir de consolation que de
l'être qui cause leur douleur et que cette douleur est une
émanation de lui, c'est en elle qu'ils finissent par
trouver un remède. Elle le leur découvre
elle-même à un moment donné, car au fur et
à mesure qu'ils la retournent en eux, cette douleur leur
montre un autre aspect de la personne regrettée,
tantôt si haïssable qu'on n'a même plus le
désir de la revoir parce qu'avant de se plaire avec elle
il faudrait la faire souffrir, tantôt si douce que la
douceur qu'on lui prête on lui en fait un mérite et
on en tire une raison d'espérer. Mais la souffrance qui
s'était renouvelée en moi eut beau finir par
s'apaiser, je ne voulus plus retourner que rarement chez Mme
Swann. C'est d'abord que chez ceux qui aiment et sont
abandonnés, le sentiment d'attente -- même d'attente
inavouée -- dans lequel ils vivent se transforme de
lui-même, et bien qu'en apparence identique, fait
succéder à un premier état, un second
extrêmement identique, fait succéder á un
premier état, un second exactement contraire. Le premier
était la suite, le reflet des incidents douloureux qui
nous avaient bouleversés. L'attente de ce qui pourrait se
produire est mêlée d'effroi, d'autant plus que nous
désirons à ce moment-là, si rien de nouveau
ne nous vient du côté de celle que nous aimons, agir
nous-même, et nous ne savons trop quel sera le
succès d'une démarche après laquelle il ne
sera peut-être plus possible d'en entamer d'autre. Mais
bientôt, sans que nous nous en rendions compte, notre
attente qui continue est déterminée, nous l'avons
vu, non plus par le souvenir du passé que nous avons subi,
mais par l'espérance d'un avenir imaginaire. Dès
lors, elle est presque agréable. Puis la première
en durant un peu, nous a habitués à vivre dans
l'expectative.
La souffrance que nous avons éprouvée durant nos
derniers rendez-vous, survit encore en nous, mais
déjà ensommeillée. Nous ne sommes pas trop
pressés de la renouveler, d'autant plus que nous ne voyons
pas bien ce que nous demanderions maintenant. La possession d'un
peu plus de la femme que nous aimons ne ferait que nous rendre
plus nécessaire ce que nous ne possédons pas, et
qui resterait malgré tout, nos besoins naissant de nos
satisfactions, quelque chose d'irréductible.
Enfin une dernière raison s'ajouta plus tard à
celle-ci pour me faire cesser complètement mes visites
à Mme Swann. Cette raison, plus tardive, n'était
pas que j'eusse encore oublié Gilberte, mais de
tâcher de l'oublier plus vite. Sans doute, depuis que ma
grande souffrance était finie, mes visites chez Mme Swann
étaient redevenues pour ce qui me restait de tristesse, le
calmant et la distraction qui m'avaient été si
précieux au début. Mais la raison de
l'efficacité du premier faisait aussi
l'inconvénient de la seconde, à savoir qu'à
ces visites le souvenir de Gilberte était intimement
mêlé. La distraction ne m'eût
été utile que si elle eût mis en lutte avec
un sentiment que la présence de Gilberte n'alimentait
plus, des pensées, des intérêts, des passions
où Gilberte ne fût entrée pour rien. Ces
états de conscience auxquels l'être qu'on aime reste
étranger occupent alors une place qui, si petite qu'elle
soit d'abord est autant de retranché à l'amour qui
occupait l'âme tout entière. Il faut chercher
à nourrir, à faire croître ces
pensées, cependant que décline le sentiment qui
n'est plus qu'un souvenir, de façon que les
éléments nouveaux introduits dans l'esprit, lui
disputent, lui arrachent une part de plus en plus grande de
l'âme, et finalement la lui dérobent toute. Je me
rendais compte que c'était la seule manière de tuer
un amour et j'étais encore assez jeune, assez courageux
pour entreprendre de le faire, pour assumer la plus cruelle des
douleurs qui naît de la certitude, que, quelque temps qu'on
doive y mettre, on réussira. La raison que je donnais
maintenant dans mes lettres à Gilberte, de mon refus de la
voir, c'était une allusion à quelque
mystérieux malentendu, parfaitement fictif, qu'il y aurait
eu entre elle et moi et sur lequel j'avais espéré
d'abord que Gilberte me demanderait des explications. Mais, en
fait, même dans les relations les plus insignifiantes de la
vie, un éclaircissement n'est sollicité par un
correspondant qui sait qu'une phrase obscure, mensongère,
incriminatrice, est mise à dessein pour qu'il proteste, et
qui est trop heureux de sentir par là qu'il
possède, -- et de garder -- la maîtrise et
l'initiative des opérations. A plus forte raison en est-il
de même dans des relations plus tendres, où l'amour
a tant d'éloquence, l'indifférence si peu de
curiosité. Gilberte n'ayant pas mis en doute ni
cherché à connaître ce malentendu, il devint
pour moi quelque chose de réel auquel je me
référais dans chaque lettre. Et il y a dans ces
situations prises à faux, dans l'affectation de la
froideur, un sortilège qui vous y fait
persévérer. A force d'écrire: «Depuis
que nos curs sont désunis» pour que Gilberte me
répondit: «Mais ils ne le sont pas,
expliquons-nous», j'avais fini par me persuader qu'ils
l'étaient. En répétant toujours: «La
vie a pu changer pour nous, elle n'effacera pas le sentiment que
nous eûmes», par désir de m'entendre dire
enfin: «Mais il n'y a rien de changé, ce sentiment
est plus fort que jamais», je vivais avec l'idée que
la vie avait changé en effet, que nous garderions le
souvenir du sentiment qui n'était plus, comme certains
nerveux pour avoir simulé une maladie finissent par rester
toujours malades. Maintenant chaque fois que j'avais à
écrire à Gilberte, je me reportais à ce
changement imaginé et dont l'existence désormais
tacitement reconnue par le silence qu'elle gardait à ce
sujet dans ses réponses, subsisterait entre nous.
Puis Gilberte cessa de s'en tenir à la
prétérition. Elle-même adopta mon point de
vue; et, comme dans les toasts officiels, où le chef
d'État qui est reçu reprend peu à peu les
mêmes expressions dont vient d'user le chef d'État
qui le reçoit, chaque fois que j'écrivais à
Gilberte: «La vie a pu nous séparer, le souvenir du
temps où nous nous connûmes durera» elle ne
manqua pas de répondre: «La vie a pu nous
séparer, elle ne pourra nous faire oublier les bonnes
heures qui nous seront toujours chères» (nous
aurions été bien embarrassé de dire pourquoi
«la vie» nous avait séparés, quel
changement s'était produit). Je ne souffrais plus trop.
Pourtant un jour où je lui disais dans une lettre que
j'avais appris la mort de notre vieille marchande de sucre d'orge
des Champs-Élysées, comme je venais d'écrire
ces mots: «J'ai pensé que cela vous a fait de la
peine, en moi cela a remué bien des souvenirs», je
ne pus m'empêcher de fondre en larmes en voyant que je
parlais au passé, et comme s'il s'agissait d'un mort
déjà presque oublié, de cet amour auquel
malgré moi je n'avais jamais cessé de penser comme
étant vivant, pouvant du moins renaître. Rien de
plus tendre que cette correspondance entre amis qui ne voulaient
plus se voir. Les lettres de Gilberte avaient la
délicatesse de celles que j'écrivais aux
indifférents et me donnaient les mêmes marques
apparentes d'affection si douces pour moi à recevoir
d'elle.
D'ailleurs peu à peu chaque refus de la voir me fit
moins de peine. Et comme elle me devenait moins chère, mes
souvenirs douloureux n'avaient plus assez de force pour
détruire dans leur retour incessant la formation du
plaisir que j'avais à penser à Florence, à
Venise. Je regrettais à ces moments-là d'avoir
renoncé à entrer dans la diplomatie et de
m'être fait une existence sédentaire, pour ne pas
m'éloigner d'une jeune fille que je ne verrais plus et que
j'avais déjà presque oubliée. On construit
sa vie pour une personne et quand enfin on peut l'y recevoir,
cette personne ne vient pas, puis meurt pour vous et on vit
prisonnier, dans ce qui n'était destiné qu'à
elle.
Si Venise semblait à mes parents bien lointain et bien
fiévreux pour moi, il était du moins facile d'aller
sans fatigue s'installer à Balbec. Mais pour cela il
eût fallu quitter Paris, renoncer à ces visites,
grâce auxquelles, si rares qu'elles fussent, j'entendais
quelquefois Mme Swann me parler de sa fille. Je commençais
du reste à y trouver tel ou tel plaisir où Gilberte
n'était pour rien.
Quand le printemps approcha, ramenant le froid, au temps des
Saints de glace et des giboulées de la Semaine Sainte,
comme Mme Swann trouvait qu'on gelait chez elle, il m'arrivait
souvent de la voir recevant dans des fourrures, ses mains et ses
épaules frileuses disparaissant sous le blanc et brillant
tapis d'un immense manchon plat et d'un collet, tous deux
d'hermine, qu'elle n'avait pas quittés en rentrant et qui
avaient l'air des derniers carrés des neiges de l'hiver
plus persistants que les autres et que la chaleur du feu ni le
progrès de la saison n'avaient réussi à
fondre. Et la vérité totale de ces semaines
glaciales mais déjà fleurissantes était
suggérée pour moi dans ce salon, où
bientôt je n'irais plus, par d'autres blancheurs plus
enivrantes, celles par exemple, des «boules de neige»
assemblant au sommet de leurs hautes tiges nues comme les
arbustes linéaires des préraphaélites, leurs
globes parcellés mais unis, blancs comme des anges
annonciateurs et qu'entourait une odeur de citron. Car la
châtelaine de Tansonville savait qu'avril, même
glacé, n'est pas dépourvu de fleurs, que l'hiver,
le printemps, l'été, ne sont pas
séparés par des cloisons aussi hermétiques
que tend à le croire le boulevardier qui jusqu'aux
premières chaleurs s'imagine le monde comme renfermant
seulement des maisons nues sous la pluie. Que Mme Swann se
contentât des envois que lui faisait son jardinier de
Combray, et que par l'intermédiaire de sa fleuriste
«attitrée» elle ne comblât pas les
lacunes d'une insuffisante évocation à l'aide
d'emprunts faits à la précocité
méditerranéenne, je suis loin de le
prétendre et je ne m'en souciais pas. Il me suffisait pour
avoir la nostalgie de la campagne, qu'à côté
des névés du manchon que tenait Mme Swann, les
boules de neige (qui n'avaient peut-être dans la
pensée de la maîtresse de la maison d'autre but que
de faire, sur les conseils de Bergoe, «symphonie en blanc
majeur» avec son ameublement et sa toilette) me
rappelassent que l'Enchantement du Vendredi Saint figure un
miracle naturel auquel on pourrait assister tous les ans si l'on
était plus sage, et aidées du parfum acide et
capiteux de corolles d'autres espèces dont j'ignorais les
noms et qui m'avait fait rester tant de fois en arrêt dans
mes promenades de Combray, rendissent le salon de Mme Swann aussi
virginal, aussi candidement fleuri sans aucune feuille, aussi
surchargé d'odeurs authentiques, que le petit raidillon de
Tansonville.
Mais c'était encore trop que celui-ci me fût
rappelé. Son souvenir risquait d'entretenir le peu qui
subsistait de mon amour pour Gilberte. Aussi, bien que je ne
souffrisse plus du tout durant ces visites à Mme Swann, je
les espaçai encore et cherchai à la voir le moins
possible. Tout au plus, comme je continuais à ne pas
quitter Paris, me concédai-je certaines promenades avec
elle. Les beaux jours étaient enfin revenus, et la
chaleur. Comme je savais qu'avant le déjeuner Mme Swann
sortait pendant une heure et allait faire quelques pas avenue du
Bois, près de l'Étoile, et de l'endroit qu'on
appelait alors, à cause des gens qui venaient regarder les
riches qu'ils ne connaissaient que de nom, le «Club des
Pannés» -- j'obtins de mes parents que le dimanche,
-- car je n'étais pas libre en semaine à cette
heure-là, -- je pourrais ne déjeuner que bien
après eux, à une heure un quart, et aller faire un
tour auparavant. Je n'y manquai jamais pendant ce mois de mai,
Gilberte étant allée à la campagne chez des
amies. J'arrivais à l'Arc-de-Triomphe vers midi. Je
faisais le guet à l'entrée de l'avenue, ne perdant
pas des yeux le coin de la petite rue par où Mme Swann qui
n'avait que quelques mètres à franchir, venait de
chez elle. Comme c'était déjà l'heure
où beaucoup de promeneurs rentraient déjeuner, ceux
qui restaient étaient peu nombreux et, pour la plus grande
part, des gens élégants. Tout d'un coup, sur le
sable de l'allée, tardive, alentie et luxuriante comme la
plus belle fleur et qui ne s'ouvrirait qu'à midi, Mme
Swann apparaissait, épanouissant autour d'elle une
toilette toujours différente mais que je me rappelle
surtout mauve; puis elle hissait et déployait sur un long
pédoncule, au moment de sa plus complète
irradiation, le pavillon de soie d'une large ombrelle de la
même nuance que l'effeuillaison des pétales de sa
robe. Toute une suite l'environnait; Swann, quatre ou cinq hommes
de club qui étaient venus la voir le matin chez elle ou
qu'elle avait rencontrés: et leur noire ou grise
agglomération obéissante, exécutant les
mouvements presque mécaniques d'un cadre inerte autour
d'Odette, donnait l'air à cette femme qui seule avait de
l'intensité dans les yeux, de regarder devant elle,
d'entre tous ces hommes, comme d'une fenêtre dont elle se
fût approchée, et la faisait surgir, frêle,
sans crainte, dans la nudité de ses tendres couleurs,
comme l'apparition d'un être d'une espèce
différente, d'une race inconnue, et d'une puissance
presque guerrière, grâce à quoi elle
compensait à elle seule sa multiple escorte.
Souriante, heureuse du beau temps, du soleil qui n'incommodait
pas encore, ayant l'air d'assurance et de calme du
créateur qui a accompli son uvre et ne se soucie plus du
reste, certaine que sa toilette, -- dussent des passants
vulgaires ne pas l'apprécier, -- était la plus
élégante de toutes, elle la portait pour
soi-même et pour ses amis, naturellement, sans attention
exagérée, mais aussi sans détachement
complet; n'empêchant pas les petits nuds de son corsage et
de sa jupe de flotter légèrement devant elle comme
des créatures dont elle n'ignorait pas la présence
et à qui elle permettait avec indulgence de se livrer
à leurs jeux, selon leur rythme propre, pourvu qu'ils
suivissent sa marche, et même sur son ombrelle mauve que
souvent elle tenait encore fermée quand elle arrivait,
elle laissait tomber par moment comme sur un bouquet de violettes
de Parme, son regard heureux et si doux que quand il ne
s'attachait plus à ses amis mais à un objet
inanimé, il avait l'air de sourire encore. Elle
réservait ainsi, elle faisait occuper à sa toilette
cet intervalle d'élégance dont les hommes à
qui Mme Swann parlait le plus en camarades, respectaient l'espace
et la nécessité, non sans une certaine
déférence de profanes, un aveu de leur propre
ignorance, et sur lequel ils reconnaissaient à leur amie
comme à un malade sur les soins spéciaux qu'il doit
prendre, ou comme à une mère sur l'éducation
de ses enfants, compétence et juridiction. Non moins que
par la cour qui l'entourait et ne semblait pas voir les passants,
Mme Swann, à cause de l'heure tardive de son apparition,
évoquait cet appartement où elle avait passé
une matinée si longue et où il faudrait qu'elle
rentrât bientôt déjeuner; elle semblait en
indiquer la proximité par la tranquillité
flâneuse de sa promenade, pareille à celle qu'on
fait à petits pas dans son jardin; de cet appartement on
aurait dit qu'elle portait encore autour d'elle l'ombre
intérieure et fraîche. Mais, par tout cela
même, sa vue ne me donnait que davantage la sensation du
plein air et de la chaleur.
D'autant plus que déjà persuadé qu'en vertu
de la liturgie et des rites dans lesquels Mme Swann était
profondément versée, sa toilette était unie
à la saison et à l'heure par un lien
nécessaire, unique, les fleurs de son inflexible chapeau
de paille, les petits rubans de sa robe me semblaient
naître du mois de mai plus naturellement encore que les
fleurs des jardins et des bois; et pour connaître le
trouble nouveau de la saison, je ne levais pas les yeux plus haut
que son ombrelle, ouverte et tendue comme un autre ciel plus
proche, rond, clément, mobile et bleu. Car ces rites,
s'ils étaient souverains, mettaient leur gloire, et par
conséquent Mme Swann mettait la sienne à
obéir avec condescendance, au matin, au printemps, au
soleil, lesquels ne me semblaient pas assez flattés qu'une
femme si élégante voulût bien ne pas les
ignorer, et eût choisi à cause d'eux une robe d'une
étoffe plus claire, plus légère, faisant
penser, par son évasement au col et aux manches, à
la moiteur du cou et des poignets, fît enfin pour eux tous
les frais d'une grande dame qui s'étant gaîment
abaissée à aller voir à la campagne des gens
communs et que tout le monde, même le vulgaire,
connaît, n'en a pas moins tenu à revêtir
spécialement pour ce jour-là une toilette
champêtre. Dès son arrivée, je saluais Mme
Swann, elle m'arrêtait et me disait: «Good
morning» en souriant.
Nous faisions quelques pas. Et je comprenais que ces canons
selon lesquels elle s'habillait, c'était pour
elle-même qu'elle y obéissait, comme à une
sagesse supérieure dont elle eût été
la grande prêtresse: car s'il lui arrivait qu'ayant trop
chaud, elle entr'ouvrît, ou même ôtât,
tout à fait et me donnât à porter sa jaquette
qu'elle avait cru garder fermée, je découvrais dans
la chemisette mille détails d'exécution qui avaient
eu grande chance de rester inaperçus comme ces parties
d'orchestre auxquelles le compositeur a donné tous ses
soins, bien qu'elles ne doivent jamais arriver aux oreilles du
public; ou dans les manches de la jaquette pliée sur mon
bras je voyais, je regardais longuement par plaisir ou par
amabilité, quelque détail exquis, une bande d'une
teinte délicieuse, une satinette mauve habituellement
cachée aux yeux de tous, mais aussi délicatement
travaillée que les parties extérieures, comme ces
sculptures gothiques d'une cathédrale dissimulées
au revers d'une balustrade à quatre-vingts pieds de
hauteur, aussi parfaites que les bas-reliefs du grand porche,
mais que personne n'avait jamais vues avant qu'au hasard d'un
voyage, un artiste n'eût obtenu de monter se promener en
plein ciel, pour dominer toute la ville, entre les deux
tours.
Ce qui augmentait cette impression que Mme Swann se promenait
dans l'avenue du Bois comme dans l'allée d'un jardin
à elle, c'était -- pour ces gens qui ignoraient ses
habitudes de «footing» -- qu'elle fût venue
à pieds, sans voiture qui suivît, elle que
dès le mois de mai, on avait l'habitude de voir passer
avec l'attelage le plus soigné, la livrée la mieux
tenue de Paris, mollement et majestueusement assise comme une
déesse, dans le tiède plein air d'une immense
victoria à huit ressorts. A pieds, Mme Swann avait l'air,
surtout avec sa démarche que ralentissait la chaleur,
d'avoir cédé à une curiosité, de
commettre une élégante infraction aux règles
du protocole, comme ces souverains qui sans consulter personne,
accompagnés par l'admiration un peu scandalisée
d'une suite qui n'ose formuler une critique, sortent de leur loge
pendant un gala et visitent le foyer en se mêlant pendant
quelques instants aux autres spectateurs. Ainsi, entre Mme Swann
et la foule, celle-ci sentait ces barrières d'une certaine
sorte de richesse, lesquelles lui semblent les plus
infranchissables de toutes. Le faubourg Saint-Germain a bien
aussi les siennes, mais moins parlantes aux yeux et à
l'imagination des «pannés». Ceux-ci
auprès d'une grande dame, plus simple, plus facile
à confondre avec une petite bourgeoise, moins
éloignée du peuple, n'éprouveront pas ce
sentiment de leur inégalité, presque de leur
indignité, qu'ils ont devant une Mme Swann. Sans doute,
ces sortes de femmes ne sont pas elles-mêmes
frappées comme eux du brillant appareil dont elles sont
entourées, elles n'y font plus attention, mais c'est
à force d'y être habituées,
c'est-à-dire d'avoir fini par le trouver d'autant plus
naturel, d'autant plus nécessaire, par juger les autres
êtres selon qu'ils sont plus ou moins initiés
à ces habitudes du luxe: de sorte que (la grandeur
qu'elles laissent éclater en elles, qu'elles
découvrent chez les autres, étant toute
matérielle, facile à constater, longue à
acquérir, difficile à compenser), si ces femmes
mettent un passant au rang le plus bas, c'est de la même
manière qu'elles lui sont apparues au plus haut, à
savoir immédiatement, à première vue, sans
appel. Peut-être cette classe sociale particulière
qui comptait alors des femmes comme lady Israels
mêlée à celles de l'aristocratie et Mme Swann
qui devait les fréquenter un jour, cette classe
intermédiaire, inférieure au faubourg
Saint-Germain, puisqu'elle le courtisait, mais supérieure
à ce qui n'est pas du faubourg Saint-Germain, et qui avait
ceci de particulier que déjà dégagée
du monde des riches, elle était la richesse encore, mais
la richesse devenue ductile, obéissant à une
destination, à une pensée artistiques, l'argent
malléable, poétiquement ciselé et qui sait
sourire, peut-être cette classe, du moins avec le
même caractère et le même charme,
n'existe-t-elle plus. D'ailleurs, les femmes qui en faisaient
partie n'auraient plus aujourd'hui ce qui était la
première condition de leur règne, puisque avec
l'âge elles ont, presque toutes, perdu leur beauté.
Or, autant que du faîte de sa noble richesse,
c'était du comble glorieux de son été
mûr et si savoureux encore, que Mme Swann, majestueuse,
souriante et bonne, s'avançant dans l'avenue du Bois,
voyait comme Hypatie, sous la lente marche de ses pieds, rouler
les mondes. Des jeunes gens qui passaient la regardaient
anxieusement, incertains si leurs vagues relations avec elle
(d'autant plus qu'ayant à peine été
présentés une fois à Swann ils craignaient
qu'il ne les reconnût pas), étaient suffisantes pour
qu'ils se permissent de la saluer. Et ce n'était qu'en
tremblant devant les conséquences, qu'ils s'y
décidaient, se demandant si leur geste audacieusement
provocateur et sacrilège, attentant à l'inviolable
suprématie d'une caste, n'allait pas
déchaîner des catastrophes ou faire descendre le
châtiment d'un dieu. Il déclenchait seulement, comme
un mouvement d'horlogerie, la gesticulation de petits personnages
salueurs qui n'étaient autres que l'entourage d'Odette,
à commencer par Swann, lequel soulevait son tube
doublé de cuir vert, avec une grâce souriante,
apprise dans le faubourg Saint-Germain, mais à laquelle ne
s'alliait plus l'indifférence qu'il aurait eue autrefois.
Elle était remplacée (comme s'il était dans
une certaine mesure pénétré des
préjugés d'Odette), à la fois par l'ennui
d'avoir à répondre à quelqu'un d'assez mal
habillé, et par la satisfaction que sa femme connût
tant de monde, sentiment mixte qu'il traduisait en disant aux
amis élégants qui l'accompagnaient: «Encore
un! Ma parole, je me demande où Odette va chercher tous
ces gens-là!» Cependant, ayant répondu par un
signe de tête au passant alarmé déjà
hors de vue, mais dont le cur battait encore, Mme Swann se
tournait vers moi: «Alors, me disait-elle, c'est fini? Vous
ne viendrez plus jamais voir Gilberte? Je suis contente
d'être exceptée et que vous ne me
«dropiez» pas tout à fait. J'aime vous voir,
mais j'aimais aussi l'influence que vous aviez sur ma fille. Je
crois qu'elle le regrette beaucoup aussi.
Enfin, je ne veux pas vous tyranniser parce que vous n'auriez
qu'à ne plus vouloir me voir non plus!»
«Odette, Sagan qui vous dit bonjour», faisait
remarquer Swann à sa femme. Et, en effet, le prince
faisant comme dans une apothéose de théâtre,
de cirque, ou dans un tableau ancien, faire front à son
cheval dans une magnifique apothéose, adressait à
Odette un grand salut théâtral et comme
allégorique où s'amplifiait toute la chevaleresque
courtoisie du grand seigneur inclinant son respect devant la
Femme, fût-elle incarnée en une femme que sa
mère ou sa sur ne pourraient pas fréquenter.
D'ailleurs à tout moment, reconnue au fond de la
transparence liquide et du vernis lumineux de l'ombre que versait
sur elle son ombrelle, Mme Swann était saluée par
les derniers cavaliers attardés, comme
cinématographiés au galop sur l'ensoleillement
blanc de l'avenue, hommes de cercle dont les noms,
célèbres pour le public, -- Antoine de Castellane,
Adalbert de Montmorency et tant d'autres -- étaient pour
Mme Swann des noms familiers d'amis. Et, comme la durée
moyenne de la vie, -- la longévité relative, -- est
beaucoup plus grande pour les souvenirs des sensations
poétiques que pour ceux des souffrances du cur, depuis si
longtemps que se sont évanouis les chagrins que j'avais
alors à cause de Gilberte, il leur a survécu le
plaisir que j'éprouve, chaque fois que je veux lire, en
une sorte de cadran solaire les minutes qu'il y a entre midi un
quart et une heure, au mois de mai, à me revoir causant
ainsi avec Mme Swann, sous son ombrelle, comme sous le reflet
d'un berceau de glycines.
...
J'étais arrivé à une presque
complète indifférence à l'égard de
Gilberte, quand deux ans plus tard je partis avec ma
grand'mère pour Balbec. Quand je subissais le charme d'un
visage nouveau, quand c'était à l'aide d'une autre
jeune fille que j'espérais connaître les
cathédrales gothiques, les palais et les jardins de
l'Italie, je me disais tristement que notre amour, en tant qu'il
est l'amour d'une certaine créature, n'est peut-être
pas quelque chose de bien réel, puisque, si des
associations de rêveries agréables ou douloureuses
peuvent le lier pendant quelque temps à une femme
jusqu'à nous faire penser qu'il a été
inspiré par elle d'une façon nécessaire, en
revanche si nous nous dégageons volontairement ou à
notre insu de ces associations, cet amour comme s'il était
au contraire spontané et venait de nous seuls,
renaît pour se donner à une autre femme.
Pourtant au moment de ce départ pour Balbec, et pendant
les premiers temps de mon séjour mon indifférence
n'était encore qu'intermittente.
Souvent (notre vie étant si peu chronologique,
interférant tant d'anachronismes dans la suite des jours),
je vivais dans ceux, plus anciens que la veille ou
l'avant-veille, où j'aimais Gilberte. Alors ne plus la
voir m'était soudain douloureux, comme c'eût
été dans ce temps-là. Le moi qui l'avait
aimée, remplacé déjà presque
entièrement par un autre, resurgissait, et il
m'était rendu beaucoup plus fréquemment par une
chose futile que par une chose importante. Par exemple, pour
anticiper sur mon séjour en Normandie j'entendis à
Balbec un inconnu que je croisai sur la digue dire: «La
famille du directeur du ministère des Postes.» Or
(comme je ne savais pas alors l'influence que cette famille
devait avoir sur ma vie), ce propos aurait dû me
paraître oiseux, mais il me causa une vive souffrance,
celle qu'éprouvait un moi, aboli pour une grande part
depuis longtemps, à être séparé de
Gilberte. C'est que jamais je n'avais repensé à une
conversation que Gilberte avait eue devant moi avec son
père, relativement à la famille du «directeur
du ministère des Postes». Or, les souvenirs d'amour
ne font pas exception aux lois générales de la
mémoire elles-mêmes régies par les lois plus
générales de l'habitude. Comme celle-ci affaiblit
tout, ce qui nous rappelle le mieux un être, c'est
justement ce que nous avions oublié (parce que
c'était insignifiant et que nous lui avions ainsi
laissé toute sa force). C'est pourquoi la meilleure part
de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle
pluvieux, dans l'odeur de renfermé d'une chambre ou dans
l'odeur d'une première flambée, partout où
nous retrouvons de nous-même ce que notre intelligence,
n'en ayant pas l'emploi, avait dédaigné, la
dernière réserve du passé, la meilleure,
celle qui quand toutes nos larmes semblent taries, sait nous
faire pleurer encore.
Hors de nous? En nous pour mieux dire, mais
dérobée à nos propres regards, dans un oubli
plus ou moins prolongé. C'est grâce à cet
oubli seul que nous pouvons de temps à autre retrouver
l'être que nous fûmes, nous placer vis-à-vis
des choses comme cet être l'était, souffrir à
nouveau, parce que nous ne sommes plus nous, mais lui, et qu'il
aimait ce qui nous est maintenant indifférent. Au grand
jour de la mémoire habituelle, les images du passé
pâlissent peu à peu, s'effacent, il ne reste plus
rien d'elles, nous ne le retrouverions plus. Ou plutôt nous
ne le retrouverions plus, si quelques mots (comme
«directeur au ministère des Postes») n'avaient
été soigneusement enfermés dans l'oubli, de
même qu'on dépose à la Bibliothèque
nationale un exemplaire d'un livre qui sans cela risquerait de
devenir introuvable.
Mais cette souffrance et ce regain d'amour pour Gilberte ne
furent pas plus longs que ceux qu'on a en rêve, et cette
fois au contraire parce qu'à Balbec, l'Habitude ancienne
n'était plus là pour les faire durer.
Et si ces effets de l'Habitude semblent contradictoires, c'est
qu'elle obéit à des lois multiples. A Paris
j'étais devenu de plus en plus indifférent à
Gilberte, grâce à l'Habitude. Le changement
d'habitude, c'est-à-dire la cessation momentanée de
l'Habitude paracheva l'uvre de l'Habitude quand je partis pour
Balbec. Elle affaiblit mais stabilise, elle amène la
désagrégation mais la fait durer
indéfiniment. Chaque jour depuis des années je
calquais tant bien que mal mon état d'âme sur celui
de la veille. A Balbec un lit nouveau à côté
duquel on m'apportait le matin un petit déjeuner
différent de celui de Paris, ne devait plus soutenir les
pensées dont s'était nourri mon amour pour
Gilberte: il y a des cas (assez rares, il est vrai) où la
sédentarité immobilisant les jours, le meilleur
moyen de gagner du temps, c'est de changer de place. Mon voyage
à Balbec fut comme la première sortie d'un
convalescent qui n'attendait plus qu'elle pour s'apercevoir qu'il
est guéri.
Ce voyage, on le ferait sans doute aujourd'hui en automobile,
croyant le rendre ainsi plus agréable. On verra,
qu'accompli de cette façon, il serait même en un
sens plus vrai puisque on y suivrait de plus près, dans
une intimité plus étroite, les diverses gradations
selon lesquelles change la surface de la terre. Mais enfin le
plaisir spécifique du voyage n'est pas de pouvoir
descendre en route et s'arrêter quand on est
fatigué, c'est de rendre la différence entre le
départ et l'arrivée non pas aussi insensible, mais
aussi profonde qu'on peut, de la ressentir dans sa
totalité, intacte, telle quelle était dans notre
pensée quand notre imagination nous portait du lieu
où nous vivions jusqu'au cur d'un lieu
désiré, en un bond qui nous semblait moins
miraculeux parce qu'il franchissait une distance que parce qu'il
unissait deux individualités distinctes de la terre, qu'il
nous menait d'un nom à un autre nom, et que
schématise (mieux qu'une promenade où, comme on
débarque où l'on veut, il n'y a guère plus
d'arrivée) l'opération mystérieuse qui
s'accomplissait dans ces lieux spéciaux, les gares,
lesquels ne font pas presque partie pour ainsi dire de la ville
mais contiennent l'essence de sa personnalité de
même que sur un écriteau signalétique elles
portent son nom.
Mais en tout genre, notre temps a la manie de vouloir ne montrer les choses qu'avec ce qui les entoure dans la réalité, et par là de supprimer l'essentiel, l'acte de l'esprit, qui les isola d'elle. On «présente» un tableau au milieu de meubles, de bibelots, de tentures de la même époque, fade décor qu'excelle à composer dans les hôtels d'aujourd'hui la maîtresse de maison la plus ignorante la veille, passant maintenant ses journées dans les archives et les bibliothèques et au milieu duquel le chef-d'uvre qu'on regarde tout en dînant ne nous donne pas la même enivrante joie qu'on ne doit lui demander que dans une salle de musée, laquelle symbolise bien mieux par sa nudité et son dépouillement de toutes particularités, les espaces intérieurs où l'artiste s'est abstrait pour créer.
Malheureusement ces lieux merveilleux que sont les gares, d'où l'on part pour une destination éloignée, sont aussi des lieux tragiques, car si le miracle s'y accomplit grâce auquel les pays qui n'avaient encore d'existence que dans notre pensée vont être ceux au milieu desquels nous vivrons, pour cette raison même il faut renoncer au sortir de la salle d'attente à retrouver tout à l'heure la chambre familière où l'on était il y a un instant encore. Il faut laisser toute espérance de rentrer coucher chez soi, une fois qu'on s'est décidé à pénétrer dans l'antre empesté par où l'on accède au mystère, dans un de ces grands ateliers vitrés, comme celui de Saint-Lazare où j'allai chercher le train de Balbec, et qui déployait au-dessus de la ville éventrée un de ces immenses ciels crus et gros de menaces amoncelées de drame, pareils à certains ciels, d'une modernité presque parisienne, de Mantegna ou de Véronèse, et sous lequel ne pouvait s'accomplir que quelque acte terrible et solennel comme un départ en chemin de fer ou l'érection de la Croix.
Tant que je m'étais contenté d'apercevoir du
fond de mon lit de Paris l'église persane de Balbec au
milieu des flocons de la tempête, aucune objection à
ce voyage n'avait été faite par mon corps. Elles
avaient commencé seulement quand il avait compris qu'il
serait de la partie et que le soir de l'arrivée on me
conduirait à «ma» chambre qui lui serait
inconnue. Sa révolte était d'autant plus profonde
que la veille même du départ j'avais appris que ma
mère ne nous accompagnerait pas, mon père, retenu
au ministère jusqu'au moment où il partirait pour
l'Espagne avec M. de Norpois ayant préféré
louer une maison dans les environs de Paris. D'ailleurs la
contemplation de Balbec ne me semblait pas moins désirable
parce qu'il fallait l'acheter au prix d'un mal qui au contraire
me semblait figurer et garantir, la réalité de
l'impression que j'allais chercher, impression que n'aurait
remplacée aucun spectacle prétendu
équivalent, aucun «panorama» que j'eusse pu
aller voir sans être empêché par cela
même de rentrer dormir dans mon lit. Ce n'était pas
la première fois que je sentais que ceux qui aiment et
ceux qui ont du plaisir ne sont pas les mêmes.
Je croyais désirer aussi profondément Balbec que
le docteur qui me soignait et qui me dit s'étonnant, le
matin du départ, de mon air malheureux: «Je vous
réponds que si je pouvais seulement trouver huit jours
pour aller prendre le frais au bord de la mer, je ne me ferais
pas prier. Vous allez avoir les courses, les régates, ce
sera exquis.» Pour moi j'avais déjà appris et
même bien avant d'aller entendre la Berma, que quelle que
fût la chose que j'aimerais, elle ne serait jamais
placée qu'au terme d'une poursuite douloureuse au cours de
laquelle il me faudrait d'abord sacrifier mon plaisir à ce
bien suprême, au lieu de l'y chercher.
Ma grand'mère concevait naturellement notre départ d'une façon un peu différente et toujours aussi désireuse qu'autrefois de donner aux présents qu'on me faisait un caractère artistique, avait voulu pour m'offrir de ce voyage une «épreuve» en partie ancienne, que nous refissions moitié en chemin de fer, moitié en voiture le trajet qu'avait suivi Mme de Sévigné quand elle était allée de Paris à «L'Orient» en passant par Chaulnes et par «le Pont-Audemer». Mais ma grand'mère avait été obligée de renoncer à ce projet, sur la défense de mon père, qui savait, quand elle organisait un déplacement en vue de lui faire rendre tout le profit intellectuel qu'il pouvait comporter, combien on pouvait pronostiquer de trains manqués, de bagages perdus, de maux de gorge et de contraventions. Elle se réjouissait du moins à la pensée que jamais au moment d'aller sur la plage, nous ne serions exposés à en être empêchés par la survenue de ce que sa chère Sévigné appelle une chienne de carrossée, puisque nous ne connaîtrions personne à Balbec, Legrandin ne nous ayant pas offert de lettre d'introduction pour sa sur. (Abstention qui n'avait pas été appréciée de même par mes tantes Céline et Victoire lesquelles ayant connu jeune fille celle qu'elles n'avaient appelée jusqu'ici, pour marquer cette intimité d'autrefois que «Renée de Cambremer», et possédant encore d'elle de ces cadeaux qui meublent une chambre et la conversation mais auxquels la réalité actuelle ne correspond pas, croyaient venger notre affront en ne prononçant plus jamais chez Mme Legrandin mère, le nom de sa fille, et se bornant à se congratuler une fois sorties par des phrases comme: «Je n'ai pas fait allusion à qui tu sais», «je crois qu'on aura compris».)
Donc nous partirions simplement de Paris par ce train de une heure vingt-deux que je m'étais plu trop longtemps à chercher dans l'indicateur des chemins de fer où il me donnait chaque fois l'émotion, presque la bienheureuse illusion du départ, pour ne pas me figurer que je le connaissais. Comme la détermination dans notre imagination des traits d'un bonheur tient plutôt à l'identité des désirs qu'il nous inspire, qu'à la précision des renseignements que nous avons sur lui, je croyais connaître celui-là dans ses détails, et je ne doutais pas que j'éprouverais dans le wagon un plaisir spécial quand la journée commencerait à fraîchir, que je contemplerais tel effet à l'approche d'une certaine station; si bien que ce train réveillant toujours en moi les images des mêmes villes que j'enveloppais dans la lumière de ces heures de l'après-midi qu'il traverse, me semblait différent de tous les autres trains; et j'avais fini comme on fait souvent pour un être qu'on n'a jamais vu mais dont on se plaît à s'imaginer qu'on a conquis l'amitié, par donner une physionomie particulière et immuable à ce voyageur artiste et blond qui m'aurait emmené sur sa route, et à qui j'aurais dit adieu au pied de la cathédrale de Saint-Lô, avant qu'il se fût éloigné vers le couchant.
Comme ma grand'mère ne pouvait se résoudre
à aller «tout bêtement» à Balbec,
elle s'arrêterait vingt-quatre heures chez une de ses
amies, de chez laquelle je repartirais le soir même pour ne
pas déranger, et aussi de façon à voir dans
la journée du lendemain l'église de Balbec, qui,
avions-nous appris, était assez éloignée de
Balbec-Plage, et où je ne pourrais peut-être pas
aller ensuite au début de mon traitement de bains. Et
peut-être était-il moins pénible pour moi de
sentir l'objet admirable de mon voyage placé avant la
cruelle première nuit où j'entrerais dans une
demeure nouvelle et accepterais d'y vivre.
Mais il avait fallu d'abord quitter l'ancienne; ma mère
avait arrangé de s'installer ce jour-là même
à Saint-Cloud, et elle avait pris, ou feint de prendre,
toutes ses dispositions pour y aller directement après
nous avoir conduits à la gare, sans avoir à
repasser par la maison où elle craignait que je ne
voulusse, au lieu de partir pour Balbec, rentrer avec elle. Et
même sous le prétexte d'avoir beaucoup à
faire dans la maison qu'elle venait de louer et d'être
à court de temps, en réalité pour
m'éviter la cruauté de ce genre d'adieux, elle
avait décidé de ne pas rester avec nous
jusqu'à ce départ du train où,
dissimulée auparavant dans des allées et venues et
des préparatifs qui n'engagent pas définitivement,
une séparation apparaît brusquement, impossible
à souffrir, alors qu'elle n'est déjà plus
possible à éviter, concentrée tout
entière dans un instant immense de lucidité
impuissante et suprême.
Pour la première fois je sentais qu'il était possible que ma mère vécût sans moi, autrement que pour moi, d'une autre vie. Elle allait habiter de son côté avec mon père à qui peut-être elle trouvait que ma mauvaise santé, ma nervosité, rendaient l'existence un peu compliquée et triste. Cette séparation me désolait davantage parce que je me disais qu'elle était probablement pour ma mère le terme des déceptions successives que je lui avais causées, qu'elle m'avait tues et après lesquelles elle avait compris la difficulté de vacances communes; et peut-être aussi le premier essai d'une existence à laquelle elle commençait à se résigner pour l'avenir, au fur et à mesure que les années viendraient pour mon père et pour elle, d'une existence où je la verrais moins, où ce qui même dans mes cauchemars ne m'était jamais apparu, elle serait déjà pour moi un peu étrangère, une dame qu'on verrait rentrer seule dans une maison où je ne serais pas, demandant au concierge s'il n'y avait pas de lettres de moi.
Je pus à peine répondre à
l'employé qui voulut me prendre ma valise.
Ma mère essayait pour me consoler des moyens qui lui
paraissaient les plus efficaces. Elle croyait inutile d'avoir
l'air de ne pas voir mon chagrin, elle le plaisantait
doucement:
-- «Eh bien, qu'est-ce que dirait l'église de
Balbec si elle savait que c'est avec cet air malheureux qu'on
s'apprête à aller la voir?
Est-ce cela le voyageur ravi dont parle Ruskin? D'ailleurs, je
saurai si tu as été à la hauteur des
circonstances, même loin je serai encore avec mon petit
loup. Tu auras demain une lettre de ta maman.»
«Ma fille, dit ma grand'mère, je te vois comme Mme de Sévigné, une carte devant les yeux et ne nous quittant pas un instant.»
Puis maman cherchait à me distraire, elle me demandait ce que je commanderais pour dîner, elle admirait Françoise, lui faisait compliment d'un chapeau et d'un manteau qu'elle ne reconnaissait pas, bien qu'ils eussent jadis excité son horreur quand elle les avait vus neufs sur ma grand'tante, l'un avec l'immense oiseau qui le surmontait, l'autre chargé de dessins affreux et de jais. Mais le manteau étant hors d'usage, Françoise l'avait fait retourner et exhibait un envers de drap uni d'un beau ton. Quant à l'oiseau, il y avait longtemps que, cassé, il avait été mis au rancart. Et, de même qu'il est quelquefois troublant de rencontrer les raffinements vers lesquels les artistes les plus conscients s'efforcent, dans une chanson populaire, à la façade de quelque maison de paysan qui fait épanouir au-dessus de la porte une rose blanche ou soufrée juste à la place qu'il fallait -- de même le nud de velours, la coque de ruban qui eussent ravi dans un portrait de Chardin ou de Whistler, Françoise les avait placés avec un goût infaillible et naïf sur le chapeau devenu charmant.
Pour remonter à un temps plus ancien, la modestie et l'honnêteté qui donnaient souvent de la noblesse souvent au visage de notre vieille servante ayant gagné les vêtements que, en femme réservée mais sans bassesse, qui sait «tenir son rang et garder sa place», elle avait revêtus pour le voyage afin d'être digne d'être vue avec nous sans avoir l'air de chercher à se faire voir, -- Françoise dans le drap cerise mais passé de son manteau et les poils sans rudesse de son collet de fourrure, faisait penser à quelqu'une de ces images d'Anne de Bretagne peintes dans des livres d'Heures par un vieux maître, et dans lesquelles tout est si bien en place, le sentiment de l'ensemble s'est si également répandu dans toutes les parties que la riche et désuète singularité du costume exprime la même gravité pieuse que les yeux, les lèvres et les mains.
On n'aurait pu parler de pensée à propos de Françoise. Elle ne savait rien, dans ce sens total où ne rien savoir équivaut à ne rien comprendre, sauf les rares vérités que le cur est capable d'atteindre directement. Le monde immense des idées n'existait pas pour elle. Mais devant la clarté de son regard, devant les lignes délicates de ce nez, de ces lèvres, devant tous ces témoignages absents de tant d'êtres cultivés chez qui ils eussent signifié la distinction suprême, le noble détachement d'un esprit d'élite, on était troublé comme devant le regard intelligent et bon d'un chien à qui on sait pourtant que sont étrangères toutes les conceptions des hommes, et on pouvait se demander s'il n'y a pas parmi ces autres humbles frères, les paysans, des êtres qui sont comme les hommes supérieurs du monde des simples d'esprit, ou plutôt qui, condamnés par une injuste destinée à vivre parmi les simples d'esprit, privés de lumière, mais qui pourtant plus naturellement, plus essentiellement apparentés aux natures d'élite que ne le sont la plupart des gens instruits, sont comme des membres dispersés, égarés, privés de raison, de la famille sainte, des parents, restés en enfance, des plus hautes intelligences, et auxquels -- comme il apparaît dans la lueur impossible à méconnaître de leurs yeux où pourtant elle ne s'applique à rien -- il n'a manqué, pour avoir du talent, que du savoir.
Ma mère voyant que j'avais peine à contenir mes larmes, me disait: «Régulus avait coutume dans les grandes circonstances... Et puis ce n'est pas gentil pour ta maman. Citons Madame de Sévigné, comme ta grand'mère: «Je vais être obligée de me servir de tout le courage que tu n'as pas.» Et se rappelant que l'affection pour autrui détourne des douleurs égoïstes, elle tâchait de me faire plaisir en me disant qu'elle croyait que son trajet de Saint-Cloud s'effectuerait bien, qu'elle était contente du fiacre qu'elle avait gardé, que le cocher était poli, et la voiture confortable. Je m'efforçais de sourire à ces détails et j'inclinais la tête d'un air d'acquiescement et de satisfaction. Mais ils ne m'aidaient qu'à me représenter avec plus de vérité le départ de Maman et c'est le cur serré que je la regardais comme si elle était déjà séparée de moi, sous ce chapeau de paille rond qu'elle avait acheté pour la campagne, dans une robe légère qu'elle avait mise à cause de cette longue course par la pleine chaleur, et qui la faisaient autre, appartenant déjà à la villa de «Montretout» où je ne la verrais pas.
Pour éviter les crises de suffocation que me donnerait
le voyage, le médecin m'avait conseillé de prendre
au moment du départ un peu trop de bière ou de
cognac, afin d'être dans un état qu'il appelait
«euphorie», où le système nerveux est
momentanément moins vulnérable.
J'étais encore incertain si je le ferais, mais je voulais
au moins que ma grand'mère reconnût qu'au cas
où je m'y déciderais, j'aurais pour moi le droit et
la sagesse. Aussi j'en parlais comme si mon hésitation ne
portait que sur l'endroit où je boirais de l'alcool,
buffet ou wagon-bar. Mais aussitôt à l'air de
blâme que prit le visage de ma grand'mère et de ne
pas même vouloir s'arrêter à cette
idée: «Comment, m'écriai-je, me
résolvant soudain à cette action d'aller boire,
dont l'exécution devenait nécessaire à
prouver ma liberté puisque son annonce verbale n'avait pu
passer sans protestation, comment tu sais combien je suis malade,
tu sais ce que le médecin m'a dit, et voilà le
conseil que tu me donnes!»
Quand j'eus expliqué mon malaise à ma grand'mère, elle eut un air si désolé, si bon, en répondant: «Mais alors, va vite chercher de la bière ou une liqueur, si cela doit te faire du bien» que je me jetai sur elle et la couvris de baisers. Et si j'allai cependant boire beaucoup trop dans le bar du train, ce fut parce que je sentais que sans cela j'aurais un accès trop violent et que c'est encore ce qui la peinerait le plus. Quand, à la première station je remontai dans notre wagon, je dis à ma grand'mère combien j'étais heureux d'aller à Balbec, que je sentais que tout s'arrangerait bien, qu'au fond je m'habituerais vite à être loin de maman, que ce train était agréable, l'homme du bar et les employés si charmants que j'aurais voulu refaire souvent ce trajet pour avoir la possibilité de les revoir. Ma grand'mère cependant ne paraissait pas éprouver la même joie que moi de toutes ces bonnes nouvelles. Elle me répondit en évitant de me regarder:
«-- Tu devrais peut-être essayer de dormir un peu», et tourna les yeux vers la fenêtre dont nous avions baissé le rideau qui ne remplissait pas tout le cadre de la vitre, de sorte que le soleil pouvait glisser sur le chêne ciré de la portière et le drap de la banquette (comme une réclame beaucoup plus persuasive pour une vie mêlée à la nature que celles accrochées trop haut dans le wagon, par les soins de la Compagnie, et représentant des paysages dont je ne pouvais pas lire les noms) la même clarté tiède et dormante qui faisait la sieste dans les clairières.
Mais quand ma grand'mère croyait que j'avais les yeux fermés, je la voyais par moments sous son voile à gros pois jeter un regard sur moi puis le retirer, puis recommencer, comme quelqu'un qui cherche à s'efforcer pour s'y habituer, à un exercice qui lui est pénible.
Alors je lui parlais, mais cela ne semblait pas lui être
agréable. Et à moi pourtant ma propre voix me
donnait du plaisir, et de même les mouvements les plus
insensibles, les plus intérieurs de mon corps.
Aussi je tâchais de les faire durer, je laissais chacune
de mes inflexions s'attarder longtemps aux mots, je sentais
chacun de mes regards se trouver bien là où il
s'était posé et y rester au delà du temps
habituel. «Allons, repose-toi, me dit ma grand'mère.
Si tu ne peux pas dormir lis quelque chose.» Et elle me
passa un volume de Mme de Sévigné que j'ouvris,
pendant qu'elle-même s'absorbait dans les Mémoires
de Madame de Beausergent. Elle ne voyageait jamais sans un tome
de l'une et de l'autre. C'était ses deux auteurs de
prédilection.
Ne bougeant pas volontiers ma tête en ce moment et
éprouvant un grand plaisir à garder une position
une fois que je l'avais prise, je restai à tenir le volume
de Mme de Sévigné sans l'ouvrir, et je n'abaissai
pas sur lui mon regard qui n'avait devant lui que le store bleu
de la fenêtre. Mais contempler ce store me paraissait
admirable et je n'eusse pas pris la peine de répondre
à qui eût voulu me détourner de ma
contemplation. La couleur bleue du store me semblait non
peut-être par sa beauté mais par sa vivacité
intense effacer à tel point toutes les couleurs qui
avaient été devant mes yeux depuis le jour de ma
naissance jusqu'au moment où j'avais fini d'avaler ma
boisson et où elle avait commencé de faire son
effet, qu'à côté de ce bleu du store, elles
étaient pour moi aussi ternes, aussi nulles, que peut
l'être rétrospectivement l'obscurité
où ils ont vécu pour les aveugles-nés qu'on
opère sur le tard et qui voient enfin les couleurs. Un
vieil employé vint nous demander nos billets. Les reflets
argentés qu'avaient les boutons en métal de sa
tunique ne laissèrent pas de me charmer. Je voulus lui
demander de s'asseoir à côté de nous. Mais il
passa dans un autre wagon, et je songeai avec nostalgie à
la vie des cheminots, lesquels passant tout leur temps en chemin
de fer, ne devaient guère manquer un seul jour de voir ce
vieil employé. Le plaisir que j'éprouvais à
regarder le store bleu et à sentir que ma bouche
était à demi ouverte commença enfin à
diminuer. Je devins plus mobile; je remuai un peu; j'ouvris le
volume que ma grand'mère m'avait tendu et je pus fixer mon
attention sur les pages que je choisis çà et
là. Tout en lisant je sentais grandir mon admiration pour
Mme de Sévigné.
Il ne faut pas se laisser tromper par des
particularités purement formelles qui tiennent à
l'époque, à la vie de salon et qui font que
certaines personnes croient qu'elles ont fait leur
Sévigné quand elles ont dit: «Mandez-moi ma
bonne» ou «Ce comte me parut avoir bien de
l'esprit», ou «faner est la plus jolie chose du
monde». Déjà Mme de Simiane s'imagine
ressembler à sa grand'mère parce qu'elle
écrit: «M.
de la Boulie se porte à merveille, monsieur, et il est
fort en état d'entendre des nouvelles de sa mort»,
ou «Oh! mon cher marquis, que votre lettre me plaît!
Le moyen de ne pas y répondre», ou encore: «Il
me semble, monsieur, que vous me devez une réponse et moi
des tabatières de bergamote. Je m'en acquitte pour huit,
il en viendra d'autres...; jamais la terre n'en avait tant
porté. C'est apparemment pour vous plaire.» Et elle
écrit dans ce même genre la lettre sur la
saignée, sur les citrons, etc., qu'elle se figure
être des lettres de Mme de Sévigné. Mais ma
grand'mère qui était venue à celle-ci par le
dedans, par l'amour pour les siens, pour la nature, m'avait
appris à en aimer les vraies beautés, qui sont tout
autres. Elles devaient bientôt me frapper d'autant plus que
Mme de Sévigné est une grande artiste de la
même famille qu'un peintre que j'allais rencontrer à
Balbec et qui eut une influence si profonde sur ma vision des
choses, Elstir. Je me rendis compte à Balbec que c'est de
la même façon que lui, qu'elle nous présente
les choses, dans l'ordre de nos perceptions, au lieu de les
expliquer d'abord par leur cause. Mais déjà cet
après-midi-là, dans ce wagon, en relisant la lettre
où apparaît le clair de lune: «Je ne pus
résister à la tentation, je mets toutes mes coiffes
et casques qui n'étaient pas nécessaires, je vais
dans ce mail dont l'air est bon comme celui de ma chambre; je
trouve mille coquecigrues, des moines blancs et noirs, plusieurs
religieuses grises et blanches, du linge jeté par-ci
par-là, des hommes ensevelis tout droits contre des
arbres, etc.», je fus ravi par ce que j'eusse appelé
un peu plus tard (ne peint-elle pas les paysages de la même
façon que lui les caractères?) le côté
Dostoïewski des Lettres de Madame de
Sévigné.
Quand le soir, après avoir conduit ma grand'mère et être resté quelques heures chez son amie, j'eus repris seul le train, du moins je ne trouvai pas pénible la nuit qui vint; c'est que je n'avais pas à la passer dans la prison d'une chambre dont l'ensommeillement me tiendrait éveillé; j'étais entouré par la calmante activité de tous ces mouvements du train qui me tenaient compagnie, s'offraient à causer avec moi si je ne trouvais pas le sommeil, me berçaient de leurs bruits que j'accouplais comme le son des cloches à Combray tantôt sur un rythme, tantôt sur un autre (entendant selon ma fantaisie d'abord quatre doubles croches égales, puis une double croche furieusement précipitée contre une noire); ils neutralisaient la force centrifuge de mon insomnie en exerçant sur elle des pressions contraires qui me maintenaient en équilibre et sur lesquelles mon immobilité et bientôt mon sommeil se sentirent portés avec la même impression rafraîchissante que m'aurait donnée le repos dû à la vigilance de forces puissantes au sein de la nature et de la vie, si j'avais pu pour un moment m'incarner en quelque poisson qui dort dans la mer, promené dans son assoupissement par les courants et la vague, ou en quelque aigle étendu sur le seul appui de la tempête.
Les levers de soleil sont un accompagnement des longs voyages
en chemin de fer, comme les ufs durs, les journaux
illustrés, les jeux de cartes, les rivières
où des barques s'évertuent sans avancer. A un
moment où je dénombrais les pensées qui
avaient rempli mon esprit pendant les minutes
précédentes, pour me rendre compte si je venais ou
non de dormir (et où l'incertitude même qui me
faisait me poser la question, était en train de me fournir
une réponse affirmative), dans le carreau de la
fenêtre, au-dessus d'un petit bois noir, je vis des nuages
échancrés dont le doux duvet était d'un rose
fixé, mort, qui ne changera plus, comme celui qui teint
les plumes de l'aile qui l'a assimilé ou le pastel sur
lequel l'a déposé la fantaisie du peintre.
Mais je sentais qu'au contraire cette couleur n'était ni
inertie, ni caprice, mais nécessité et vie.
Bientôt s'amoncelèrent derrière elle des
réserves de lumière. Elle s'aviva, le ciel devint
d'un incarnat que je tâchais, en collant mes yeux à
la vitre, de mieux voir car je le sentais en rapport avec
l'existence profonde de la nature, mais la ligne du chemin de fer
ayant changé de direction, le train tourna, la
scène matinale fut remplacée dans le cadre de la
fenêtre par un village nocturne aux toits bleus de clair de
lune, avec un lavoir encrassé de la nacre opaline de la
nuit, sous un ciel encore semé de toutes ses
étoiles, et je me désolais d'avoir perdu ma bande
de ciel rose quand je l'aperçus de nouveau, mais rouge
cette fois, dans la fenêtre d'en face qu'elle abandonna
à un deuxième coude de la voie ferrée; si
bien que je passais mon temps à courir d'une fenêtre
à l'autre pour rapprocher, pour rentoiler les fragments
intermittents et opposites de mon beau matin écarlate et
versatile et en avoir une vue totale et un tableau continu.
Le paysage devint accidenté, abrupt, le train
s'arrêta à une petite gare entre deux montagnes. On
ne voyait au fond de la gorge, au bord du torrent, qu'une maison
de garde enfoncée dans l'eau qui coulait au ras des
fenêtres. Si un être peut être le produit d'un
sol dont on goûte en lui le charme particulier, plus encore
que la paysanne que j'avais tant désiré voir
apparaître quand j'errais seul du côté de
Méséglise, dans les bois de Roussainville, ce
devait être la grande fille que je vis sortir de cette
maison et, sur le sentier qu'illuminait obliquement le soleil
levant, venir vers la gare en portant une jarre de lait. Dans la
vallée à qui ces hauteurs cachaient le reste du
monde, elle ne devait jamais voir personne que dans ces trains
qui ne s'arrêtaient qu'un instant. Elle longea les wagons,
offrant du café au lait à quelques voyageurs
réveillés. Empourpré des reflets du matin,
son visage était plus rose que le ciel. Je ressentis
devant elle ce désir de vivre qui renaît en nous
chaque fois que nous prenons de nouveau conscience de la
beauté et du bonheur. Nous oublions toujours qu'ils sont
individuels et, leur substituant dans notre esprit un type de
convention que nous formons en faisant une sorte de moyenne entre
les différents visages qui nous ont plu, entre les
plaisirs que nous avons connus, nous n'avons que des images
abstraites qui sont languissantes et fades parce qu'il leur
manque précisément ce caractère d'une chose
nouvelle, différente de ce que nous avons connu, ce
caractère qui est propre à la beauté et au
bonheur. Et nous portons sur la vie un jugement pessimiste et que
nous supposons juste, car nous avons cru y faire entrer en ligne
de compte le bonheur et la beauté quand nous les avons
omis et remplacés par des synthèses où d'eux
il n'y a pas un seul atome. C'est ainsi que bâille d'avance
d'ennui un lettré à qui on parle d'un nouveau
«beau livre», parce qu'il imagine une sorte de
composé de tous les beaux livres qu'il a lus, tandis qu'un
beau livre est particulier, imprévisible, et n'est pas
fait de la somme de tous les chefs-d'uvre
précédents mais de quelque chose que s'être
parfaitement assimilé cette somme, ne suffit nullement
à faire trouver, car c'est justement en dehors d'elle.
Dès qu'il a eu connaissance de cette nouvelle uvre, le
lettré, tout à l'heure blasé, se sent de
l'intérêt pour la réalité qu'elle
dépeint.
Telle, étrangère aux modèles de
beauté que dessinait ma pensée quand je me trouvais
seul, la belle fille me donna aussitôt le goût d'un
certain bonheur (seule forme, toujours particulière, sous
laquelle nous puissions connaître le goût du
bonheur), d'un bonheur qui se réaliserait en vivant
auprès d'elle. Mais ici encore la cessation
momentanée de l'Habitude agissait pour une grande part. Je
faisais bénéficier la marchande de lait de ce que
c'était mon être complet, apte à goûter
de vives jouissances, qui était en face d'elle. C'est
d'ordinaire avec notre être réduit au minimum que
nous vivons, la plupart de nos facultés restent endormies
parce qu'elles se reposent sur l'habitude qui sait ce qu'il y a
à faire et n'a pas besoin d'elles. Mais par ce matin de
voyage l'interruption de la routine de mon existence, le
changement de lieu et d'heure avaient rendu leur présence
indispensable. Mon habitude qui étaient sédentaire
et n'était pas matinale, faisait défaut, et toutes
mes facultés étaient accourues pour la remplacer,
rivalisant entre elles de zèle, -- s'élevant
toutes, comme des vagues à un même niveau
inaccoutumé -- de la plus basse, à la plus noble,
de la respiration, de l'appétit, et de la circulation
sanguine à la sensibilité et à
l'imagination. Je ne sais si, en me faisant croire que cette
fille n'était pas pareille aux autres femmes, le charme
sauvage de ces lieux ajoutait au sien, mais elle le leur rendait.
La vie m'aurait paru délicieuse si seulement j'avais pu,
heure par heure, la passer avec elle, l'accompagner jusqu'au
torrent, jusqu'à la vache, jusqu'au train, être
toujours à ses côtés, me sentir connu d'elle,
ayant ma place dans sa pensée. Elle m'aurait initié
aux charmes de la vie rustique et des premières heures du
jour. Je lui fis signe qu'elle vînt me donner du
café au lait.
J'avais besoin d'être remarqué d'elle. Elle ne me
vit pas, je l'appelai. Au-dessus de son corps très grand,
le teint de sa figure était si doré et si rose
qu'elle avait l'air d'être vue à travers un vitrail
illuminé. Elle revint sur ses pas, je ne pouvais
détacher mes yeux de son visage de plus en plus large,
pareil à un soleil qu'on pourrait fixer et qui
s'approcherait jusqu'à venir tout près de vous, se
laissant regarder de près, vous éblouissant d'or et
de rouge. Elle posa sur moi son regard perçant, mais comme
les employés fermaient les portières, le train se
mit en marche; je la vis quitter la gare et reprendre le sentier,
il faisait grand jour maintenant: je m'éloignais de
l'aurore. Que mon exaltation eût été produite
par cette fille, ou au contraire eût causé la plus
grande partie du plaisir que j'avais eu à me trouver
près d'elle, en tous cas elle était si
mêlée à lui, que mon désir de la
revoir était avant tout le désir moral de ne pas
laisser cet état d'excitation périr
entièrement, de ne pas être séparé
à jamais de l'être qui y avait même à
son insu, participé. Ce n'est pas seulement que cet
état fût agréable. C'est surtout que (comme
la tension plus grande d'une corde ou la vibration plus rapide
d'un nerf produit une sonorité ou une couleur
différente), il donnait une autre tonalité à
ce que je voyais, il m'introduisait comme acteur dans un univers
inconnu et infiniment plus intéressant; cette belle fille
que j'apercevais encore, tandis que le train
accélérait sa marche, c'était comme une
partie d'une vie autre que celle que je connaissais,
séparée d'elle par un liseré, et où
les sensations qu'éveillaient les objets n'étaient
plus les mêmes; et d'où sortir maintenant eût
été comme mourir à moi-même. Pour
avoir la douceur de me sentir du moins attaché à
cette vie il eût suffi que j'habitasse assez près de
la petite station pour pouvoir venir tous les matins demander du
café au lait à cette paysanne. Mais, hélas!
elle serait toujours absente de l'autre vie vers laquelle je m'en
allais de plus en plus vite et que je ne me résignais
à accepter qu'en combinant des plans qui me permettraient
un jour de reprendre ce même train et de m'arrêter
à cette même gare, projet qui avait aussi l'avantage
de fournir un aliment à la disposition
intéressée, active, pratique, machinale,
paresseuse, centrifuge qui est celle de notre esprit car il se
détourne volontiers de l'effort qu'il faut pour
approfondir en soi-même, d'une façon
générale et désintéressée, une
impression agréable que nous avons eue.
Et comme d'autre part nous voulons continuer à penser
à elle, il préfère l'imaginer dans l'avenir,
préparer habilement les circonstances qui pourront la
faire renaître, ce qui ne nous apprend rien sur son
essence, mais nous évite la fatigue de la recréer
en nous-même et nous permet d'espérer la recevoir de
nouveau du dehors.
Certains noms de villes, Vezelay ou Chartres, Bourges ou
Beauvais servent à désigner, par
abréviation, leur église principale. Cette
acception partielle où nous le prenons si souvent, finit
-- s'il s'agit de lieux que nous ne connaissons pas encore, --
par sculpter le nom tout entier qui dès lors quand nous
voudrons y faire entrer l'idée de la ville -- de la ville
que nous n'avons jamais vue, -- lui imposera -- comme un moule,
-- les mêmes ciselures, et du même style, en fera une
sorte de grande cathédrale. Ce fut pourtant à une
station de chemin de fer, au-dessus d'un buffet, en lettres
blanches sur un avertisseur bleu, que je lus le nom, presque de
style persan, de Balbec. Je traversai vivement la gare et le
boulevard qui y aboutissait, je demandai la grève pour ne
voir que l'église et la mer; on n'avait pas l'air de
comprendre ce que je voulais dire.
Balbec-le-vieux, Balbec-en-terre, où je me trouvais,
n'était ni une plage ni un port. Certes, c'était
bien dans la mer que les pêcheurs avaient trouvé,
selon la légende, le Christ miraculeux dont un vitrail de
cette église qui était à quelques
mètres de moi racontait la découverte;
c'était bien de falaises battues par les flots qu'avait
été tirée la pierre de la nef et des tours.
Mais cette mer, qu'à cause de cela j'avais imaginée
venant mourir au pied du vitrail, était à plus de
cinq lieues de distance, à Balbec-plage, et, à
côté de sa coupole, ce clocher que, parce que
j'avais lu qu'il était lui-même une âpre
falaise normande où s'amassaient les grains, où
tournoyaient les oiseaux, je m'étais toujours
représenté comme recevant à sa base la
dernière écume des vagues soulevées, il se
dressait sur une place où était l'embranchement de
deux lignes de tramways, en face d'un Café qui portait,
écrit en lettres d'or, le mot «Billard»; il se
détachait sur un fond de maisons aux toits desquelles ne
se mêlait aucun mât. Et l'église, -- entrant
dans mon attention avec le Café, avec le passant à
qui il avait fallu demander mon chemin, avec la gare où
j'allais retourner, -- faisait un avec tout le reste, semblait un
accident, un produit de cette fin d'après-midi, dans
laquelle la coupe moelleuse et gonflée sur le ciel
était comme un fruit dont la même lumière qui
baignait les cheminées des maisons, mûrissait la
peau rose, dorée et fondante. Mais je ne voulus plus
penser qu'à la signification éternelle des
sculptures, quand je reconnus les Apôtres dont j'avais vu
les statues moulées au musée du Trocadéro et
qui des deux côtés de la Vierge, devant la baie
profonde du porche m'attendaient comme pour me faire honneur. La
figure bienveillante, camuse et douce, le dos voûté,
ils semblaient s'avancer d'un air de bienvenue en chantant
l'Alleluia d'un beau jour. Mais on s'apercevait que leur
expression était immuable comme celle d'un mort et ne se
modifiait que si on tournait autour d'eux. Je me disais: c'est
ici, c'est l'église de Balbec. Cette place qui a l'air de
savoir sa gloire est le seul lieu du monde qui possède
l'église de Balbec. Ce que j'ai vu jusqu'ici
c'était des photographies de cette église, et, de
ces Apôtres, de cette Vierge du porche si
célèbres, les moulages seulement. Maintenant c'est
l'église elle-même, c'est la statue elle-même,
ce sont elles; elles, les uniques: c'est bien plus.
C'était moins aussi peut-être. Comme un jeune
homme un jour d'examen ou de duel, trouve le fait sur lequel on
l'a interrogé, la balle qu'il a tirée, bien peu de
chose, quand il pense aux réserves de science et de
courage qu'il possède et dont il aurait voulu faire
preuve, de même mon esprit qui avait dressé la
Vierge du Porche hors des reproductions que j'en avais eues sous
les yeux, inaccessible aux vicissitudes qui pouvaient menacer
celles-ci, intacte si on les détruisait, idéale,
ayant une valeur universelle, s'étonnait de voir la statue
qu'il avait mille fois sculptée réduite maintenant
à sa propre apparence de pierre, occupant par rapport
à la portée de mon bras une place où elle
avait pour rivales une affiche électorale et la pointe de
ma canne, enchaînée à la Place,
inséparable du débouché de la grand'rue, ne
pouvant fuir les regards du café et du bureau d'omnibus,
recevant sur son visage la moitié du rayon de soleil
couchant -- et bientôt, dans quelques heures de la
clarté du réverbère -- dont le bureau du
Comptoir d'Escompte recevait l'autre moitié, gagnée
en même temps que cette Succursale d'un
Ètablissement de crédit, par le relent des cuisines
du pâtissier, soumise à la tyrannie du Particulier
au point que, si j'avais voulu tracer ma signature sur cette
pierre, c'est elle, la Vierge illustre que jusque-là
j'avais douée d'une existence générale et
d'une intangible beauté, la Vierge de Balbec, l'unique (ce
qui, hélas! voulait dire la seule), qui, sur son corps
encrassé de la même suie que les maisons voisines,
aurait, sans pouvoir s'en défaire, montré à
tous les admirateurs venus là pour la contempler, la trace
de mon morceau de craie et les lettres de mon nom, et
c'était elle enfin l'uvre d'art immortelle et si longtemps
désirée, que je trouvais,
métamorphosée ainsi que l'église
elle-même, en une petite vieille de pierre dont je pouvais
mesurer la hauteur et compter les rides.
L'heure passait, il fallait retourner à la gare où
je devais attendre ma grand'mère et Françoise pour
gagner ensemble Balbec-Plage. Je me rappelais ce que j'avais lu
sur Balbec, les paroles de Swann: «C'est délicieux,
c'est aussi beau que Sienne.» Et n'accusant de ma
déception que des contingences, la mauvaise disposition
où j'étais, ma fatigue, mon incapacité de
savoir regarder, j'essayais de me consoler en pensant qu'il
restait d'autres villes encore intactes pour moi, que je pourrais
prochainement peut-être pénétrer comme au
milieu d'une pluie de perles dans le frais gazouillis des
égouttements de Quimperlé, traverser le reflet
verdissant et rose qui baignait Pont-Aven; mais pour Balbec
dès que j'y étais entré ç'avait
été comme si j'avais entr'ouvert un nom qu'il
eût fallu tenir hermétiquement clos et où,
profitant de l'issue que je leur avais imprudemment offerte en
chassant toutes les images qui y vivaient jusque-là, un
tramway, un café, les gens qui passaient sur la place, la
succursale du Comptoir d'Escompte, irrésistiblement
poussés par une pression externe et une force pneumatique,
s'étaient engouffrés à l'intérieur
des syllabes qui, refermées sur eux, les laissaient
maintenant encadrer le porche de l'église persane et ne
cesseraient plus de les contenir.
Dans le petit chemin de fer d'intérêt local qui devait nous conduire à Balbec-Plage, je retrouvai ma grand'mère mais l'y retrouvai seule -- car elle avait imaginé de faire partir avant elle pour que tout fût préparé d'avance (mais lui ayant donné un renseignement faux n'avait réussi qu'à faire partir dans une mauvaise direction), Françoise qui en ce moment sans s'en douter filait à toute vitesse sur Nantes et se réveillerait peut-être à Bordeaux. -- A peine fus-je assis dans le wagon rempli par la lumière fugitive du couchant et par la chaleur persistante de l'après-midi (la première, hélas! me permettant de voir en plein sur le visage de ma grand'mère combien la seconde l'avait fatiguée), elle me demanda: «Hé bien, Balbec?» avec un sourire si ardemment éclairé par l'espérance du grand plaisir qu'elle pensait que j'avais éprouvé, que je n'osai pas lui avouer tout d'un coup ma déception. D'ailleurs, l'impression que mon esprit avait recherchée m'occupait moins au fur et à mesure que se rapprochait le lieu auquel mon corps aurait à s'accoutumer. Au terme, encore éloigné de plus d'une heure, de ce trajet, je cherchais à imaginer le directeur de l'hôtel de Balbec pour qui j'étais, en ce moment, inexistant, et j'aurais voulu me présenter à lui dans une compagnie plus prestigieuse que celle de ma grand'mère qui allait certainement lui demander des rabais. Il m'apparaissait empreint d'une morgue certaine, mais très vague de contours.
A tout moment le petit chemin de fer nous arrêtait
à l'une des stations qui précédaient
Balbec-Plage et dont les noms mêmes (Incarville,
Marcouville, Doville, Pont-à-Couleuvre, Arambouville,
Saint-Mars-le-Vieux, Hermonville, Maineville) me semblaient
étranges, alors que lus dans un livre ils auraient eu
quelque rapport avec les noms de certaines localités qui
étaient voisines de Combray. Mais à l'oreille d'un
musicien deux motifs, matériellement composés de
plusieurs des mêmes notes, peuvent ne présenter
aucune ressemblance, s'ils diffèrent par la couleur de
l'harmonie et de l'orchestration. De même, rien moins que
ces tristes noms faits de sable, d'espace trop aéré
et vide, et de sel, au-dessus desquels le mot ville
s'échappait comme vole dans Pigeon-vole, ne me faisait
penser à ces autres noms de Roussainville ou de
Martinville, qui parce que je les avais entendu prononcer si
souvent par ma grand'tante à table, dans la
«salle», avaient acquis un certain charme sombre
où s'étaient peut-être mélangés
des extraits du goût des confitures, de l'odeur du feu de
bois et du papier d'un livre de Bergotte, de la couleur de
grès de la maison d'en face, et qui, aujourd'hui encore,
quand ils remontent comme une bulle gazeuse, du fond de ma
mémoire, conservent leur vertu spécifique à
travers les couches superposées de milieux
différents qu'ils ont à franchir avant d'atteindre
jusqu'à la surface.
C'étaient, dominant la mer lointaine du haut de leur dune, ou s'accommodant déjà pour la nuit au pied de collines d'un vert cru et d'une forme désobligeante, comme celle du canapé d'une chambre d'hôtel où l'on vient d'arriver, composées de quelques villas que prolongeait un terrain de tennis et quelquefois un casino dont le drapeau claquait au vent fraîchissant, évidé et anxieux, de petites stations qui me montraient pour la première fois leurs hôtes habituels, mais me les montraient par leur dehors -- des joueurs de tennis en casquettes blanches, le chef de gare vivant là, près de ses tamaris et de ses roses, une dame, coiffée d'un «canotier», qui, décrivant le tracé quotidien d'une vie que je ne connaîtrais jamais, rappelait son lévrier qui s'attardait et rentrait dans son chalet où la lampe était déjà allumée -- et qui blessaient cruellement de ces images étrangement usuelles et dédaigneusement familières, mes regards inconnus et mon cur dépaysé. Mais combien ma souffrance s'aggrava quand nous eûmes débarqué dans le hall du grand hôtel de Balbec, en face de l'escalier monumental qui imitait le marbre, et pendant que ma grand'mère, sans souci d'accroître l'hostilité et le mépris des étrangers au milieu desquels nous allions vivre, discutait les «conditions» avec le directeur, sorte de poussah à la figure et à la voix pleines de cicatrices (qu'avait laissées l'extirpation sur l'une, de nombreux boutons, sur l'autre des divers accents dus à des origines lointaines et à une enfance cosmopolite), au smoking de mondain, au regard de psychologue, prenant généralement à l'arrivée de l'«omnibus», les grands seigneurs pour des râleux et les rats d'hôtel pour des grands seigneurs. Oubliant sans doute que lui-même ne touchait pas cinq cent francs d'appointements mensuels, il méprisait profondément les personnes pour qui cinq cents francs ou plutôt comme il disait «vingt-cinq louis» est «une somme» et les considérait comme faisant partie d'une race de parias à qui n'était pas destiné le Grand Hôtel. Il est vrai que dans ce Palace même, il y avait des gens qui ne payaient pas très cher, tout en étant estimés du directeur à condition que celui-ci fût certain qu'ils regardaient à dépenser non pas par pauvreté mais par avarice. Elle ne saurait en effet rien ôter au prestige, puisqu'elle est un vice et peut par conséquent se rencontrer dans toutes les situations sociales. La situation sociale était la seule chose à laquelle le directeur fît attention, la situation sociale, ou plutôt les signes qui lui paraissaient impliquer qu'elle était élevée, comme de ne pas se découvrir en entrant dans le hall, de porter des knickerbockers, un paletot à taille, et de sortir un cigare ceint de pourpre et d'or d'un étui en maroquin écrasé (tous avantages, hélas! qui me faisaient défaut). Il émaillait ses propos commerciaux d'expressions choisies, mais à contre-sens.
Tandis que j'entendais ma grand'mère, sans se froisser qu'il l'écoutât son chapeau sur la tête et tout en sifflotant, lui demander avec une intonation artificielle: «Et quels sont... vos prix?... Oh! beaucoup trop élevés pour mon petit budget», attendant sur une banquette, je me réfugiais au plus profond de moi-même, je m'efforçais d'émigrer dans des pensées éternelles, de ne laisser rien de moi, rien de vivant, à la surface de mon corps -- insensibilisée comme l'est celle des animaux qui par inhibition font les morts quand on les blesse, -- afin de ne pas trop souffrir dans ce lieu où mon manque total d'habitude m'était rendu plus sensible encore par la vue de celle que semblait en avoir au même moment, une dame élégante à qui le directeur témoignait son respect en prenant des familiarités avec le petit chien dont elle était suivie, le jeune gandin qui, la plume au chapeau, rentrait en demandant «s'il avait des lettres», tous ces gens pour qui c'était regagner leur home que de gravir les degrés en faux marbre. Et en même temps le regard de Minos, Eaque et Rhadamante (regard dans lequel je plongeai mon âme dépouillée, comme dans un inconnu où plus rien ne la protégeait), me fut jeté sévèrement par des messieurs qui, peu versés peut-être dans l'art de «recevoir», portaient le titre de «chefs de réception»; plus loin, derrière un vitrage clos, des gens étaient assis dans un salon de lecture pour la description duquel il m'aurait fallu choisir dans le Dante, tour à tour les couleurs qu'il prête au Paradis et à l'Enfer, selon que je pensais au bonheur des élus qui avaient le droit d'y lire en toute tranquillité, ou à la terreur que m'eût causée ma grand'mère si, dans son insouci de ce genre d'impressions, elle m'eût ordonné d'y pénétrer.
Mon impression de solitude s'accrut encore un moment
après. Comme j'avais avoué à ma
grand'mère que je n'étais pas bien, que je croyais
que nous allions être obligés de revenir à
Paris, sans protester elle avait dit qu'elle sortait pour
quelques emplettes, utiles aussi bien si nous partions que si
nous restions (et que je sus ensuite m'être toutes
destinées, Françoise ayant avec elle des affaires
qui m'eussent manqué); en l'attendant j'étais
allé faire les cent pas dans les rues encombrées
d'une foule qui y maintenait une chaleur d'appartement et
où était encore ouverts la boutique du coiffeur et
le salon d'un pâtissier chez lequel des habitués
prenaient des glaces, devant la statue de Duguay-Trouin. Elle me
causa à peu près autant de plaisir que son image au
milieu d'un «illustré», peut en procurer au
malade qui le feuillette dans le cabinet d'attente d'un
chirurgien. Je m'étonnais qu'il y eût des gens assez
différents de moi pour que, cette promenade dans la ville,
le directeur eût pu me la conseiller comme une distraction,
et aussi pour que le lieu de supplice qu'est une demeure nouvelle
pût paraître à certains «un
séjour de délices» comme disait le prospectus
de l'hôtel qui pouvait exagérer, mais pourtant
s'adressait à toute une clientèle dont il flattait
les goûts.
Il est vrai qu'il invoquait, pour la faire venir au
Grand-Hôtel de Balbec, non seulement «la chère
exquise» et le «coup d'il féerique des jardins
du Casino», mais encore les «arrêts de Sa
Majesté la Mode, qu'on ne peut violer impunément
sans passer pour un béotien, ce à quoi aucun homme
bien élevé ne voudrait s'exposer». Le besoin
que j'avais de ma grand'mère était grandi par ma
crainte de lui avoir causé une désillusion. Elle
devait être découragée, sentir que si je ne
supportais pas cette fatigue c'était à
désespérer qu'aucun voyage pût me faire du
bien. Je me décidai à rentrer l'attendre; le
directeur vint lui-même pousser un bouton: et un personnage
encore inconnu de moi, qu'on appelait «lift» (et qui
à ce point le plus haut de l'hôtel où serait
le lanternon d'une église normande, était
installé comme un photographe derrière son vitrage
ou comme un organiste dans sa chambre), se mit à descendre
vers moi avec l'agilité d'un écureuil domestique,
industrieux et captif. Puis en glissant de nouveau le long d'un
pilier il m'entraîna à sa suite vers le dôme
de la nef commerciale. A chaque étage, des deux
côtés de petits escaliers de communication, se
dépliaient en éventails de sombres galeries, dans
lesquelles portant un traversin, passait une femme de
chambre.
J'appliquais à son visage rendu indécis par le
crépuscule, le masque de mes rêves les plus
passionnés, mais lisais dans son regard tourné vers
moi l'horreur de mon néant. Cependant pour dissiper, au
cours de l'interminable ascension, l'angoisse mortelle que
j'éprouvais à traverser en silence le
mystère de ce clair-obscur sans poésie,
éclairé d'une seule rangée verticale de
verrières que faisait l'unique water-closet de chaque
étage, j'adressai la parole au jeune organiste, artisan de
mon voyage et compagnon de ma captivité, lequel continuait
à tirer les registres de son instrument et à
pousser les tuyaux. Je m'excusai de tenir autant de place, de lui
donner tellement de peine, et lui demandai si je ne le
gênais pas dans l'exercice d'un art, à l'endroit
duquel, pour flatter le virtuose, je fis plus que manifester de
la curiosité, je confessai ma prédilection. Mais il
ne me répondit pas, soit étonnement de mes paroles,
attention à son travail, souci de l'étiquette,
dureté de son ouïe, respect du lieu, crainte du
danger, paresse d'intelligence ou consigne du directeur.
Il n'est peut-être rien qui donne plus l'impression de
la réalité de ce qui nous est extérieur, que
le changement de la position, par rapport à nous, d'une
personne même insignifiante, avant que nous l'ayons connue,
et après. J'étais le même homme qui avait
pris à la fin de l'après-midi le petit chemin de
fer de Balbec, je portais en moi la même âme. Mais
dans cette âme, à l'endroit où, à six
heures, il y avait avec l'impossibilité d'imaginer le
directeur, le Palace, son personnel, une attente vague et
craintive du moment où j'arriverais, se trouvaient
maintenant les boutons extirpés dans la figure du
directeur cosmopolite (en réalité naturalisé
Monégasque, bien qu'il fût -- comme il disait parce
qu'il employait toujours des expressions qu'il croyait
distinguées, sans s'apercevoir qu'elles étaient
vicieuses -- «d'originalité roumaine») -- son
geste pour sonner le lift, le lift lui-même, toute une
frise de personnages de guignol sortis de cette boîte de
Pandore, qu'était le Grand-Hôtel,
indéniables, inamovibles, et comme tout ce qui est
réalisé, stérilisants. Mais du moins ce
changement dans lequel je n'étais pas intervenu me
prouvait qu'il s'était passé quelque chose
d'extérieur à moi -- si dénuée
d'intérêt que cette chose fût en soi -- et
j'étais comme le voyageur qui, ayant eu le soleil devant
lui en commençant une course, constate que les heures sont
passées, quand il le voit derrière lui.
J'étais brisé par la fatigue, j'avais la
fièvre, je me serais bien couché, mais je n'avais
rien de ce qu'il eût fallu pour cela. J'aurais voulu au
moins m'étendre un instant sur le lit, mais à quoi
bon puisque je n'aurais pu y faire trouver de repos à cet
ensemble de sensations qui est pour chacun de nous son corps
conscient, sinon son corps matériel, et puisque les objets
inconnus qui l'encerclaient, en le forçant à mettre
ses perceptions sur le pied permanent d'une défensive
vigilante, auraient maintenu mes regards, mon ouïe, tous mes
sens, dans une position aussi réduite et incommode
(même si j'avais allongé mes jambes) que celle du
cardinal La Balue dans la cage où il ne pouvait ni se
tenir debout ni s'asseoir. C'est notre attention qui met des
objets dans une chambre, et l'habitude qui les en retire, et nous
y fait de la place. De la place, il n'y en avait pas pour moi
dans ma chambre de Balbec (mienne de nom seulement), elle
était pleine de choses qui ne me connaissaient pas, me
rendirent le coup d'il méfiant que je leur jetai et sans
tenir aucun compte de mon existence, témoignèrent
que je dérangeais le train-train de la leur. La pendule --
alors qu'à la maison je n'entendais la mienne que quelques
secondes par semaine, seulement quand je sortais d'une profonde
méditation -- continua sans s'interrompre un instant
à tenir dans une langue inconnue des propos qui devaient
être désobligeants pour moi, car les grands rideaux
violets l'écoutaient sans répondre, mais dans une
attitude analogue à celle des gens qui haussent les
épaules pour montrer que la vue d'un tiers les irrite. Ils
donnaient à cette chambre si haute un caractère
quasi-historique qui eût pu la rendre appropriée
à l'assassinat du duc de Guise, et plus tard à une
visite de touristes, conduits par un guide de l'agence Cook, mais
nullement à mon sommeil. J'étais tourmenté
par la présence de petites bibliothèques à
vitrines, qui couraient le long des murs, mais surtout par une
grande glace à pieds, arrêtée en travers de
la pièce et avant le départ de laquelle je sentais
qu'il n'y aurait pas pour moi de détente possible. Je
levais à tout moment mes regards, -- que les objets de ma
chambre de Paris ne gênaient pas plus que ne faisaient mes
propres prunelles, car ils n'étaient plus que des annexes
de mes organes, un agrandissement de moi-même, -- vers le
plafond surélevé de ce belvédère
situé au sommet de l'hôtel et que ma
grand'mère avait choisi pour moi; et, jusque dans cette
région plus intime que celle où nous voyons et
où nous entendons, dans cette région où nous
éprouvons la qualité des odeurs, c'était
presque à l'intérieur de mon moi que celle du
vétiver venait pousser dans mes derniers retranchements
son offensive, à laquelle j'opposais non sans fatigue la
riposte inutile et incessante d'un reniflement alarmé.
N'ayant plus d'univers, plus de chambre, plus de corps que
menacé par les ennemis qui m'entouraient, qu'envahi jusque
dans les os par la fièvre, j'étais seul, j'avais
envie de mourir.
Alors ma grand'mère entra; et à l'expansion de mon
cur refoulé s'ouvrirent aussitôt des espaces
infinis.
Elle portait une robe de chambre de percale qu'elle revêtait à la maison chaque fois que l'un de nous était malade (parce qu'elle s'y sentait plus à l'aise, disait-elle, attribuant toujours à ce qu'elle faisait des mobiles égoïstes), et qui était pour nous soigner, pour nous veiller, sa blouse de servante et de garde, son habit de religieuse. Mais tandis que les soins de celles-là, la bonté qu'elles ont, le mérite qu'on leur trouve et la reconnaissance qu'on leur doit augmentent encore l'impression qu'on a d'être, pour elles, un autre, de se sentir seul, gardant pour soi la charge de ses pensées, de son propre désir de vivre, je savais, quand j'étais avec ma grand'mère, si grand chagrin qu'il y eût en moi, qu'il serait reçu dans une pitié plus vaste encore; que tout ce qui était mien, mes soucis, mon vouloir, serait, en ma grand'mère, étayé sur un désir de conservation et d'accroissement de ma propre vie autrement fort que celui que j'avais de moi-même; et mes pensées se prolongeaient en elle sans subir de déviation parce qu'elles passaient de mon esprit dans le sien sans changer de milieu, de personne. Et -- comme quelqu'un qui veut nouer sa cravate devant une glace sans comprendre que le bout qu'il voit n'est pas placé par rapport à lui du côté où il dirige sa main, ou comme un chien qui poursuit à terre l'ombre dansante d'un insecte, -- trompé par l'apparence du corps comme on l'est dans ce monde où nous ne percevons pas directement les âmes, je me jetai dans les bras de ma grand'mère et je suspendis mes lèvres à sa figure comme si j'accédais ainsi à ce cur immense qu'elle m'ouvrait. Quand j'avais ainsi ma bouche collée à ses joues, à son front, j'y puisais quelque chose de si bienfaisant, de si nourricier, que je gardais l'immobilité, le sérieux, la tranquille avidité d'un enfant qui tette.
Je regardais ensuite sans me lasser son grand visage découpé comme un beau nuage ardent et calme, derrière lequel on sentait rayonner la tendresse. Et tout ce qui recevait encore, si faiblement que ce fût, un peu de ses sensations, tout ce qui pouvait ainsi être dit encore à elle, en était aussitôt si spiritualisé, si sanctifié que de mes paumes je lissais ses beaux cheveux à peine gris avec autant de respect, de précaution et de douceur que si j'y avais caressé sa bonté. Elle trouvait un tel plaisir dans toute peine qui m'en épargnait une, et, dans un moment d'immobilité et de calme pour mes membres fatigués, quelque chose de si délicieux, que quand, ayant vu qu'elle voulait m'aider à me coucher et me déchausser, je fis le geste de l'en empêcher et de commencer à me déshabiller moi-même, elle arrêta d'un regard suppliant mes mains qui touchaient aux premiers boutons de ma veste et de mes bottines.
-- «Oh, je t'en prie, me dit-elle. C'est une telle joie pour ta grand'mère. Et surtout ne manque pas de frapper au mur si tu as besoin de quelque chose cette nuit, mon lit est adossé au tien, la cloison est très mince. D'ici un moment quand tu seras couché fais-le, pour voir si nous nous comprenons bien.»
Et, en effet, ce soir-là, je frappai trois coups -- que une semaine plus tard quand je fus souffrant je renouvelai pendant quelques jours tous les matins parce que ma grand'mère voulait me donner du lait de bonne heure. Alors quand je croyais entendre qu'elle était réveillée -- pour qu'elle n'attendît pas et pût, tout de suite après, se rendormir, -- je risquais trois petits coups, timidement, faiblement, distinctement malgré tout, car si je craignais d'interrompre son sommeil dans le cas où je me serais trompé et où elle eût dormi, je n'aurais pas voulu non plus qu'elle continuât d'épier un appel qu'elle n'aurait pas distingué d'abord et que je n'oserais pas renouveler. Et à peine j'avais frappé mes coups que j'en entendais trois autres, d'une intonation différente de ceux-là, empreints d'une calme autorité, répétés à deux reprises pour plus de clarté et qui disaient: «Ne t'agite pas, j'ai entendu, dans quelques instants je serai là»; et bientôt après ma grand'mère arrivait. Je lui disais que j'avais eu peur qu'elle ne m'entendît pas ou crût que c'était un voisin qui avait frappé; elle riait:
-- «Confondre les coups de mon pauvre chou avec
d'autres, mais entre mille sa grand'mère les
reconnaîtrait! Crois-tu donc qu'il y en ait d'autres au
monde qui soient aussi bêtas, aussi fébriles, aussi
partagés entre la crainte de me réveiller et de ne
pas être compris.
Mais quand même elle se contenterait d'un grattement, on
reconnaîtrait tout de suite sa petite souris, surtout quand
elle est aussi unique et à plaindre que la mienne. Je
l'entendais déjà depuis un moment qui
hésitait, qui se remuait dans le lit, qui faisait tous ses
manèges.»
Elle entr'ouvrait les persiennes; à l'annexe en saillie de l'hôtel, le soleil était déjà installé sur les toits comme un couvreur matinal qui commence tôt son ouvrage et l'accomplit en silence pour ne pas réveiller la ville qui dort encore et de laquelle l'immobilité le fait paraître plus agile. Elle me disait l'heure, le temps qu'il ferait, que ce n'était pas la peine que j'allasse jusqu'à la fenêtre, qu'il y avait de la brume sur la mer, si la boulangerie était déjà ouverte, quelle était cette voiture qu'on entendait: tout cet insignifiant lever de rideau, ce négligeable introït du jour auquel personne n'assiste, petit morceau de vie qui n'était qu'à nous deux, que j'évoquerais volontiers dans la journée devant Françoise ou des étrangers en parlant du brouillard à couper au couteau qu'il y avait eu le matin à six heures, avec l'ostentation non d'un savoir acquis, mais d'une marque d'affection reçue par moi, seul; doux instant matinal qui s'ouvrait comme une symphonie par le dialogue rythmé de mes trois coups auquel la cloison pénétrée de tendresse et de joie, devenue harmonieuse, immatérielle, chantant comme les anges, répondait par trois autres coups, ardemment attendus, deux fois répétés, et où elle savait transporter l'âme de ma grand'mère tout entière et la promesse de sa venue, avec une allégresse d'annonciation et une fidélité musicale. Mais cette première nuit d'arrivée, quand ma grand'mère m'eut quitté, je recommençai à souffrir, comme j'avais déjà souffert à Paris au moment de quitter la maison. Peut-être cet effroi que j'avais -- qu'ont tant d'autres -- de coucher dans une chambre inconnue, peut-être cet effroi, n'est-il que la forme la plus humble, obscure, organique, presque inconsciente, de ce grand refus désespéré qu'opposent les choses qui constituent le meilleur de notre vie présente à ce que nous revêtions mentalement de notre acceptation la formule d'un avenir où elles ne figurent pas; refus qui était au fond de l'horreur que m'avait fait si souvent éprouver la pensée que mes parents mourraient un jour, que les nécessités de la vie pourraient m'obliger à vivre loin de Gilberte, ou simplement à me fixer définitivement dans un pays où je ne verrais plus jamais mes amis; refus qui était encore au fond de la difficulté que j'avais à penser à ma propre mort ou à une survie comme celle que Bergotte promettait aux hommes dans ses livres, dans laquelle je ne pourrais emporter mes souvenirs, mes défauts, mon caractère qui ne se résignaient pas à l'idée de ne plus être et ne voulaient pour moi ni du néant, ni d'une éternité où ils ne seraient plus.
Quand Swann m'avait dit à Paris, un jour que j'étais particulièrement souffrant: «Vous devriez partir pour ces délicieuses îles de l'Océanie, vous verrez que vous n'en reviendrez plus», j'aurais voulu lui répondre: «Mais alors je ne verrai plus votre fille, je vivrai au milieu de choses et de gens qu'elle n'a jamais vus.» Et pourtant ma raison me disait: «Qu'est-ce que cela peut faire, puisque tu n'en seras pas affligé? Quand M. Swann te dit que tu ne reviendras pas, il entend par là que tu ne voudras pas revenir, et puisque tu ne le voudras pas, c'est que, là-bas, tu seras heureux.» Car ma raison savait que l'habitude -- l'habitude qui allait assumer maintenant l'entreprise de me faire aimer ce logis inconnu, de changer da place la glace, la nuance des rideaux, d'arrêter la pendule, -- se charge aussi bien de nous rendre chers les compagnons qui nous avaient déplu d'abord, de donner une autre forme aux visages, de rendre sympathique le son d'une voix, de modifier l'inclination des curs. Certes ces amitiés nouvelles pour des lieux et des gens, ont pour trame l'oubli des anciennes; mais justement ma raison pensait que je pouvais envisager sans terreur la perspective d'une vie où je serais à jamais séparé d'êtres dont je perdrais le souvenir, et, c'est comme une consolation, qu'elle offrait à mon cur une promesse d'oubli qui ne faisait au contraire qu'affoler son désespoir. Ce n'est pas que notre cur ne doive éprouver lui aussi, quand la séparation sera consommée, les effets analgésiques de l'habitude; mais jusque-là il continuera de souffrir. Et la crainte d'un avenir où nous serons enlevés la vue et l'entretien de ceux que nous aimons et d'où nous tirons aujourd'hui notre plus chère joie, cette crainte, loin de se dissiper, s'accroît, si à la douleur d'une telle privation nous pensons que s'ajoutera ce qui pour nous semble actuellement plus cruel encore: ne pas la ressentir comme une douleur, y rester indifférent; car alors notre moi serait changé, ce ne serait plus seulement le charme de nos parents, de notre maîtresse, de nos amis, qui ne serait plus autour de nous, mais notre affection pour eux; elle aurait été si parfaitement arrachée de notre cur dont elle est aujourd'hui une notable part, que nous pourrions nous plaire à cette vie séparée d'eux dont la pensée nous fait horreur aujourd'hui; ce serait donc une vraie mort de nous-même, mort suivie, il est vrai, de résurrection, mais en un moi différent et jusqu'à l'amour duquel ne peuvent s'élever les parties de l'ancien moi condamnées à mourir. Ce sont elles, -- même les plus chétives, comme les obscurs attachements aux dimensions, à l'atmosphère d'une chambre, -- qui s'effarent et refusent, en des rébellions où il faut voir un mode secret, partiel, tangible et vrai de la résistance à la mort, de la longue résistance désespérée et quotidienne à la mort fragmentaire et successive telle qu'elle s'insère dans toute la durée de notre vie, détachant de nous à chaque moment des lambeaux de nous-mêmes sur la mortification desquels des cellules nouvelles multiplieront. Et pour une nature nerveuse comme était la mienne, c'est-à-dire chez qui les intermédiaires, les nerfs, remplissent mal leurs fonctions, -- n'arrêtent pas dans sa route vers la conscience, mais y laissent au contraire parvenir, distincte, épuisante, innombrable et douloureuse, la plainte des plus humbles éléments du moi qui vont disparaître, -- l'anxieuse alarme que j'éprouvais sous ce plafond inconnu et trop haut, n'était que la protestation d'une amitié qui survivait en moi, pour un plafond familier et bas. Sans doute cette amitié disparaîtrait, une autre ayant pris sa place (alors la mort, puis une nouvelle vie auraient, sous le nom d'Habitude, accompli leur uvre double); mais jusqu'à son anéantissement, chaque soir elle souffrirait, et ce premier soir-là surtout, mise en présence d'un avenir déjà réalisé où il n'y avait plus de place pour elle, elle se révoltait, elle me torturait du cri de ses lamentations chaque fois que mes regards, ne pouvant se détourner de ce qui les blessait, essayaient de se poser au plafond inaccessible.
Mais le lendemain matin! -- après qu'un domestique fut
venu m'éveiller et m'apporter de l'eau chaude, et pendant
que je faisais ma toilette et essayais vainement de trouver les
affaires dont j'avais besoin dans ma malle d'où je ne
tirais, pêle-mêle, que celles qui ne pouvaient me
servir à rien, quelle joie, pensant déjà au
plaisir du déjeuner et de la promenade, de voir dans la
fenêtre et dans toutes les vitrines des
bibliothèques comme dans les hublots d'une cabine de
navire, la mer nue, sans ombrages et pourtant à l'ombre
sur une moitié de son étendue que délimitait
une ligne mince et mobile, et de suivre des yeux les flots qui
s'élançaient l'un après l'autre comme des
sauteurs sur un tremplin. A tous moments, tenant à la main
la serviette raide et empesée où était
écrit le nom de l'hôtel et avec laquelle je faisais
d'inutiles efforts pour me sécher, je retournais
près de la fenêtre jeter encore un regard sur ce
vaste cirque éblouissant et montagneux et sur les sommets
neigeux de ses vagues en pierre d'émeraude
çà et là polie et translucide, lesquelles
avec une placide violence et un froncement léonin,
laissaient s'accomplir et dévaler l'écoulement de
leurs pentes auxquelles le soleil ajoutait un sourire sans
visage.
Fenêtre à laquelle je devais ensuite me mettre
chaque matin comme au carreau d'une diligence dans laquelle on a
dormi, pour voir si pendant la nuit s'est rapprochée ou
éloignée une chaîne désirée, --
ici ces collines de la mer qui avant de revenir vers nous en
dansant, peuvent reculer si loin que souvent ce n'était
qu'après une longue plaine sablonneuse que j'apercevais
à une grande distance leurs premières ondulations,
dans un lointain transparent, vaporeux et bleuâtre comme
ces glaciers qu'on voit au fond des tableaux des primitifs
toscans.
D'autres fois, c'était tout près de moi que le
soleil riait sur ces flots d'un vert aussi tendre que celui que
conserve aux prairies alpestres (dans les montagnes où le
soleil s'étale çà et là comme un
géant qui en descendrait gaiement, par bonds
inégaux, les pentes), moins l'humidité du sol que
la liquide mobilité de la lumière. Au reste, dans
cette brêche que la plage et les flots pratiquent au milieu
du monde pour du reste y faire passer, pour y accumuler la
lumière, c'est elle surtout, selon la direction
d'où elle vient et que suit notre il, c'est elle qui
déplace et situe les vallonnements de la mer. La
diversité de l'éclairage ne modifie pas moins
l'orientation d'un lieu, ne dresse pas moins devant nous de
nouveaux buts qu'il nous donne le désir d'atteindre, que
ne ferait un trajet longuement et effectivement parcouru en
voyage. Quand le matin le soleil venait de derrière
l'hôtel, découvrant devant moi les grèves
illuminées jusqu'aux premiers contreforts de la mer, il
semblait m'en montrer un autre versant et m'engager à
poursuivre, sur la route tournante de ses rayons, un voyage
immobile et varié à travers les plus beaux sites du
paysage accidenté des heures. Et dès ce premier
matin le soleil me désignait au loin d'un doigt souriant
ces cimes bleues de la mer qui n'ont de nom sur aucune carte
géographique, jusqu'à ce qu'étourdi de sa
sublime promenade à la surface retentissante et chaotique
de leurs crêtes et de leurs avalanches, il vînt se
mettre à l'abri du vent dans ma chambre, se
prélassant sur le lit défait et égrenant ses
richesses sur le lavabo mouillé, dans la malle ouverte,
où par sa splendeur même et son luxe
déplacé, il ajoutait encore à l'impression
du désordre.
Hélas, le vent de mer, une heure plus tard, dans la
grande salle à manger, -- tandis que nous
déjeunions et que, de la gourde de cuir d'un citron, nous
répandions quelques gouttes d'or sur deux soles qui
bientôt laissèrent dans nos assiettes le panoche de
leurs arêtes, frisé comme une plume et sonore comme
une cithare, -- il parut cruel à ma grand'mère de
n'en pas sentir le souffle vivifiant à cause du
châssis transparent mais clos qui, comme une vitrine, nous
séparait de la plage tout en nous la laissant
entièrement voir et dans lequel le ciel entrait si
complètement que son azur avait l'air d'être la
couleur des fenêtres et ses nuages blancs un défaut
du verre. Me persuadant que j'étais «assis sur le
môle» ou au fond du «boudoir» dont parle
Beaudelaire, je me demandais si son «soleil rayonnant sur
la mer» ce n'était pas -- bien différent du
rayon du soir, simple et superficiel comme un trait doré
et tremblant -- celui qui en ce moment brûlait la mer comme
une topaze, la faisait fermenter, devenir blonde et laiteuse
comme de la bière écumante comme du lait, tandis
que par moments s'y promenaient çà et là de
grandes ombres bleues, que quelque Dieu semblait s'amuser
à déplacer, en bougeant un miroir dans le ciel.
Malheureusement ce n'était pas seulement par son aspect
que différait de la «salle» de Combray donnant
sur les maisons d'en face, cette salle à manger de Balbec,
nue, emplie de soleil vert comme l'eau d'une piscine, et à
quelques mètres de laquelle, la marée pleine et le
grand jour élevaient comme devant la cité
céleste, un rempart indestructible et mobile
d'émeraude et d'or. A Combray, comme nous étions
connus de tout le monde, je ne me souciais de personne. Dans la
vie de bains de mer on ne connaît que ses voisins. Je
n'étais pas encore assez âgé et
j'étais resté trop sensible pour avoir
renoncé au désir de plaire aux êtres et de
les posséder. Je n'avais pas l'indifférence plus
noble qu'aurait éprouvée un homme du monde,
à l'égard des personnes qui déjeunaient dans
la salle à manger, ni des jeunes gens et des jeunes filles
passant sur la digue, avec lesquels je souffrais de penser que je
ne pourrais pas faire d'excursions, moins pourtant que si ma
grand'mère, dédaigneuse des formes mondaines et ne
s'occupant que de ma santé, leur avait adressé la
demande, humiliante pour moi, de m'agréer comme compagnon
de promenade. Soit qu'ils rentrassent vers quelque chalet
inconnu, soit qu'ils en sortissent pour se rendre raquette en
mains à un terrain de tennis, ou montassent sur des
chevaux dont les sabots me piétinaient le cur, je les
regardais avec une curiosité passionnée, dans cet
éclairage aveuglant de la plage où les proportions
sociales sont changées, je suivais tous leurs mouvements
à travers la transparence de cette grande baie
vitrée qui laissait passer tant de lumière. Mais
elle interceptait le vent et c'était un défaut
à l'avis de ma grand'mère qui, ne pouvant supporter
l'idée que je perdisse le bénéfice d'une
heure d'air, ouvrit subrepticement un carreau et fit envoler du
même coup avec les menus, les journaux, voiles et
casquettes de toutes les personnes qui étaient en train de
déjeuner; elle-même, soutenue par le souffle
céleste, restait calme et souriante comme sainte Blandine,
au milieu des invectives qui, augmentant mon impression
d'isolement et de tristesse, réunissaient contre nous les
touristes méprisants, dépeignés et
furieux.
Pour une certaine partie -- ce qui, à Balbec, donnait à la population, d'ordinaire banalement riche et cosmopolite, de ces sortes d'hôtels de grand luxe, un caractère régional assez accentué -- ils se composaient de personnalités éminentes des principaux départements de cette partie de la France, d'un premier président de Caen, d'un bâtonnier de Cherbourg, d'un grand notaire du Mans, qui à l'époque des vacances, partant des points sur lesquels toute l'année ils étaient disséminés en tirailleurs ou comme des pions au jeu de dames, venaient se concentrer dans cet hôtel. Ils y conservaient toujours les mêmes chambres, et, avec leurs femmes qui avaient des prétentions à l'aristocratie, formaient un petit groupe, auquel s'étaient adjoints un grand avocat et un grand médecin de Paris qui le jour du départ leur disaient:
-- «Ah! c'est vrai, vous ne prenez pas le même train que nous, vous êtes privilégiés, vous serez rendus pour le déjeuner.»
-- «Comment, privilégiés? Vous qui habitez
la capitale, Paris, la grand ville, tandis que j'habite un pauvre
chef-lieu de cent mille âmes, il est vrai cent deux mille
au dernier recensement; mais qu'est-ce à côté
de vous qui en comptez deux millions cinq cent mille?
et qui allez retrouver l'asphalte et tout l'éclat du
monde parisien.»
Ils le disaient avec un roulement d'r paysan, sans y mettre d'aigreur, car c'étaient des lumières de leur province qui auraient pu comme d'autres venir à Paris -- on avait plusieurs fois offert au premier président de Caen un siège à la Cour de cassation -- mais avaient préféré rester sur place, par amour de leur ville, ou de l'obscurité, ou de la gloire, ou parce qu'ils étaient réactionnaires, et pour l'agrément des relations de voisinage avec les châteaux. Plusieurs d'ailleurs ne regagnaient pas tout de suite leur chef-lieu.
Car, -- comme la baie de Balbec était un petit univers à part au milieu du grand, une corbeille des saisons où étaient rassemblés en cercle les jours variés et les mois successifs, si bien que, non seulement les jours où on apercevait Rivelelle ce qui était signe d'orage, on y distinguait du soleil sur les maisons pendant qu'il faisait noir à Balbec, mais encore que quand les froids avaient gagné Balbec, on était certain de trouver sur cette autre rive deux ou trois mois supplémentaires de chaleur -- ceux de ces habitués du Grand-Hôtel dont les vacances commençaient tard ou duraient longtemps, faisaient, quand arrivaient les pluies et les brumes, à l'approche de l'automne, charger leurs malles sur une barque, et traversaient rejoindre l'été à Rivelelle ou à Costedor. Ce petit groupe de l'hôtel de Balbec regardait d'un air méfiant chaque nouveau venu, et, ayant l'air de ne pas s'intéresser à lui, tous interrogeaient sur son compte leur ami le maître d'hôtel. Car c'était le même, -- Aimé -- qui revenait tous les ans faire la saison et leur gardait leurs tables; et mesdames leurs épouses, sachant que sa femme attendait un bébé, travaillaient après les repas chacune à une pièce de la layette, tout en nous toisant avec leur face à main, ma grand'mère et moi, parce que nous mangions des ufs durs dans la salade, ce qui était réputé commun et ne se faisait pas dans la bonne société d'Alençon. Ils affectaient une attitude de méprisante ironie à l'égard d'un Français qu'on appelait Majesté et qui s'était, en effet, proclamé lui-même roi d'un petit îlot de l'Océanie peuplé par quelques sauvages. Il habitait l'hôtel avec sa jolie maîtresse, sur le passage de qui quand elle allait se baigner, les gamins criaient: «Vive la reine!» parce qu'elle faisait pleuvoir sur eux des pièces de cinquante centimes. Le premier président et le bâtonnier ne voulaient même pas avoir l'air de la voir, et si quelqu'un de leurs amis la regardait, ils croyaient devoir le prévenir que c'était une petite ouvrière.
-- «Mais on m'avait assuré qu'à Ostende ils usaient de la cabine royale.»
-- «Naturellement! On la loue pour vingt francs. Vous pouvez la prendre si cela vous fait plaisir. Et je sais pertinemment que lui avait fait demander une audience au roi qui lui a fait savoir qu'il n'avait pas à connaître ce souverain de Guignol.
-- «Ah, vraiment, c'est intéressant! il y a tout de même des gens!...»
Et sans doute tout cela était vrai, mais c'était aussi par ennui de sentir que pour une bonne partie de la foule ils n'étaient, eux, que de bons bourgeois qui ne connaissaient pas ce roi et cette reine prodigues de leur monnaie, que le notaire, le président, le bâtonnier, au passage de ce qu'ils appelaient un carnaval, éprouvaient tant de mauvaise humeur et manifestaient tout haut une indignation au courant de laquelle était leur ami le maître d'hôtel, qui, obligé de faire bon visage aux souverains plus généreux qu'authentiques, cependant tout en prenant leur commande, adressait de loin à ses vieux clients un clignement d'il significatif. Peut-être y avait-il aussi un peu de ce même ennui d'être par erreur crus moins «chic» et de ne pouvoir expliquer qu'ils l'étaient davantage, au fond du «Joli Monsieur!» dont ils qualifiaient un jeune gommeux, fils poitrinaire et fêtard d'un grand industriel et qui, tous les jours, dans un veston nouveau, une orchidée à la boutonnière, déjeunait au champagne, et allait, pâle, impassible, un sourire d'indifférence aux lèvres, jeter au Casino sur la table de baccarat des sommes énormes «qu'il n'a pas les moyens de perdre» disait d'un air renseigné le notaire au premier président duquel la femme «tenait de bonne source» que ce jeune homme «fin de siècle» faisait mourir de chagrin ses parents.
D'autre part, le bâtonnier et ses amis ne tarissaient pas de sarcasmes, au sujet d'une vieille dame riche et titrée, parce qu'elle ne se déplaçait qu'avec tout son train de maison. Chaque fois que la femme du notaire et la femme du premier président la voyaient dans la salle à manger au moment des repas, elles l'inspectaient insolemment avec leur face à main du même air minutieux et défiant que si elle avait été quelque plat au nom pompeux mais à l'apparence suspecte qu'après le résultat défavorable d'une observation méthodique on fait éloigner, avec un geste distant, et une grimace de dégoût.
Dès lors, ayant placé entre elle d'une part, le personnel de l'hôtel et les fournisseurs de l'autre, ses domestiques qui recevaient à sa place le contact de cette humanité nouvelle et entretenaient autour de leur maîtresse l'atmosphère accoutumée, ayant mis ses préjugés entre elle et les baigneurs, insoucieuse de déplaire à des gens que ses amies n'auraient pas reçus, c'est dans son monde qu'elle continuait à vivre par la correspondance avec ses amies, par le souvenir, par la conscience intime qu'elle avait de sa situation, de la qualité de ses manières, de la compétence de sa politesse. Et tous les jours, quand elle descendait pour aller dans sa calèche faire une promenade, sa femme de chambre qui portait ses affaires derrière elle, son valet de pied qui la devançait semblaient comme ces sentinelles, qui aux portes d'une ambassade, pavoisée aux couleurs du pays dont elle dépend, garantissent pour elle, au milieu d'un sol étranger, le privilège de son exterritorialité. Elle ne quitta pas sa chambre avant le milieu de l'après-midi, le jour de notre arrivée et nous ne l'aperçûmes pas dans la salle à manger où le directeur, comme nous étions nouveaux venus, nous conduisit, sous sa protection, à l'heure du déjeuner comme un gradé qui mène des bleus chez le caporal tailleur pour les faire habiller; mais nous y vîmes, en revanche, au bout d'un instant un hobereau et sa fille, d'une obscure mais très ancienne famille de Bretagne, M. et Mlle de Stermaria dont on nous avait fait donner la table croyant qu'ils ne rentreraient que le soir. Venus seulement à Balbec pour retrouver des châtelains qu'ils connaissaient dans le voisinage, ils ne passaient dans la salle à manger de l'hôtel, entre les invitations acceptées au dehors et les visites rendues que le temps strictement nécessaire. C'était leur morgue qui les préservait de toute sympathie humaine, de tout intérêt pour les inconnus assis autour d'eux, et au milieu desquels M. de Stermaria gardait l'air glacial, pressé, distant, rude, pointilleux et malintentionné, qu'on a dans un buffet de chemin de fer au milieu de voyageurs qu'on n'a jamais vus, qu'on ne reverra pas, et avec qui on ne conçoit d'autres rapports que de défendre contre eux son poulet froid et son coin dans le wagon. A peine commencions-nous à déjeuner qu'on vint nous faire lever sur l'ordre de M. de Stermaria, lequel venait d'arriver et sans le moindre geste d'excuse à notre adresse, pria à haute voix le maître d'hôtel de veiller à ce qu'une pareille erreur ne se renouvelât pas, car il lui était désagréable que «des gens qu'il ne connaissait pas» eussent pris sa table.
Et certes dans le sentiment qui poussait une certaine actrice (plus connue d'ailleurs à cause de son élégance, de son esprit, de ses belles collections de porcelaine allemande que pour quelques rôles joués à l'Odéon), son amant, jeune homme très riche pour lequel elle s'était cultivée, et deux hommes très en vue de l'aristocratie à faire dans la vie bande à part, à ne voyager qu'ensemble, à prendre à Balbec leur déjeuner, très tard quand tout le monde avait fini; à passer la journée dans leur salon à jouer aux cartes, il n'entrait aucune malveillance, mais seulement les exigences du goût qu'ils avaient pour certaines formes spirituelles de conversation, pour certains raffinements de bonne chère, lequel leur faisait trouver plaisir à ne vivre, à ne prendre leurs repas qu'ensemble, et leur eût rendu insupportable la vie en commun avec des gens qui n'y avaient pas été initiés. Même devant une table servie, ou devant une table à jeu, chacun d'eux avait besoin de savoir que dans le convive ou le partenaire qui était assis en face de lui, reposaient en suspens et inutilisés un certain savoir qui permet de reconnaître la camelote dont tant de demeures parisiennes se parent comme d'un «moyen age» ou d'une «Renaissance» authentiques et, en toutes choses, des critériums communs à eux pour distinguer le bon et le mauvais. Sans doute ce n'était plus, dans ces moments-là, que par quelque rare et drôle interjection jetée au milieu du silence du repas ou de la partie, ou par la robe charmante et nouvelle que la jeune actrice avait revêtue pour déjeuner ou faire un poker, que se manifestait l'existence spéciale dans laquelle ces amis voulaient partout rester plongés. Mais en les enveloppant ainsi d'habitudes qu'ils connaissaient à fond, elle suffisait à les protéger contre le mystère de la vie ambiante. Pendant de longs après-midi, la mer n'était suspendue en face d'eux que comme une toile d'une couleur agréable accrochée dans le boudoir d'un riche célibataire, et ce n'était que dans l'intervalle des coups qu'un des joueurs n'ayant rien de mieux à faire, levait les yeux vers elle pour en tirer une indication sur le beau temps ou sur l'heure, et rappeler aux autres que le goûter attendait. Et le soir ils ne dînaient pas à l'hôtel où les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l'ombre, s'écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d'or la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges: (une grande question sociale de savoir si la paroi de verre protègera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger). En attendant peut-être parmi la foule arrêtée et confondue dans la nuit, y avait-il quelque écrivain, quelque amateur d'ichtyologie humaine, qui, regardant les mâchoires de vieux monstres féminins se refermer sur un morceau de nourriture engloutie, se complaisait à classer ceux-ci par race, par caractères innés et aussi par ces caractères acquis qui font qu'une vieille dame serbe dont l'appendice buccal est d'un grand poisson de mer, parce que depuis son enfance elle vit dans les eaux douces du faubourg Saint-Germain, mange la salade comme une La Rochefoucauld.
A cette heure-là on apercevait les trois hommes en
smoking attendant la femme en retard laquelle bientôt, en
une robe presque chaque fois nouvelle et des écharpes,
choisies selon un goût particulier à son amant,
après avoir de son étage, sonné le lift,
sortait de l'ascenseur comme d'une boîte de joujoux. Et
tous les quatre qui trouvaient que le phénomène
international du Palace, implanté à Balbec, y avait
fait fleurir le luxe plus que la bonne cuisine, s'engouffraient
dans une voiture, allaient dîner à une demi-lieue de
là dans un petit restaurant réputé où
ils avaient avec le cuisinier d'interminables conférences
sur la composition du menu, et la confection des plats.
Pendant ce trajet la route bordée de pommiers qui part de
Balbec n'était pour eux que la distance qu'il fallait
franchir -- peu distincte dans la nuit noire de celle qui
séparait leurs domiciles parisiens du Café Anglais
ou de la Tour d'Argent, avant d'arriver au petit restaurant
élégant où tandis que les amis du jeune
homme riche l'enviaient d'avoir une maîtresse si bien
habillée, les écharpes de celle-ci tendaient devant
la petite société comme un voile parfumé et
souple, mais qui la séparait du monde.
Malheureusement pour ma tranquillité, j'étais bien loin d'être comme tous ces gens. De beaucoup d'entre eux je me souciais; j'aurais voulu ne pas être ignoré d'un homme au front déprimé, au regard fuyant entre les illères de ses préjugés et de son éducation, le grand seigneur de la contrée, lequel n'était autre que le beau-frère de Legrandin, venait quelquefois en visite à Balbec et, le dimanche, par la garden-party hebdomadaire que sa femme et lui donnaient, dépeuplait l'hôtel d'une partie de ses habitants, parce qu'un ou deux d'entre eux étaient invités à ces fêtes, et parce que les autres pour ne pas avoir l'air de ne pas l'être, choisissaient ce jour-là pour faire une excursion éloignée. Il avait, d'ailleurs, été le premier jour fort mal reçu à l'hôtel quand le personnel, frais débarqué de la Côte d'Azur, ne savait pas encore qui il était. Non seulement il n'était pas habillé en flanelle blanche, mais par vieille manière française, et ignorance de la vie des Palaces, entrant dans un hall où il y avait des femmes, il avait ôté son chapeau dès la porte, ce qui avait fait que le directeur n'avait même pas touché le sien pour lui répondre, estimant que ce devait être quelqu'un de la plus humble extraction, ce qu'il appelait un homme «sortant de l'ordinaire». Seule la femme du notaire s'était sentie attirée vers le nouveau venu qui fleurait toute la vulgarité gourmée des gens comme il faut et elle avait déclaré, avec le fond de discernement infaillible et d'autorité sans réplique d'une personne pour qui la première société du Mans n'a pas de secrets, qu'on se sentait devant lui en présence d'un homme d'une haute distinction, parfaitement bien élevé et qui tranchait sur tout ce qu'on rencontrait à Balbec et qu'elle jugeait infréquentable tant qu'elle ne le fréquentait pas. Ce jugement favorable qu'elle avait porté sur le beau-frère de Legrandin, tenait peut-être au terne aspect de quelqu'un qui n'avait rien d'intimidant, peut-être à ce qu'elle avait reconnu dans ce gentilhomme-fermier à allure de sacristain les signes maçonniques de son propre cléricalisme.
J'avais beau avoir appris que les jeunes gens qui montaient tous les jours à cheval devant l'hôtel étaient les fils du propriétaire véreux d'un magasin de nouveautés et que mon père n'eût jamais consenti à connaître, la «vie de bains de mer» les dressait, à mes yeux, en statues équestres de demi-dieux et le mieux que je pouvais espérer était qu'ils ne laissassent jamais tomber leurs regards sur le pauvre garçon que j'étais, qui ne quittait la salle à manger de l'hôtel que pour aller s'asseoir sur le sable. J'aurais voulu inspirer de la sympathie même à l'aventurier même qui avait été roi d'une île déserte en Océanie, même au jeune tuberculeux dont j'aimais à supposer qu'il cachait sous ses dehors insolents une âme craintive et tendre qui eût peut-être prodigué pour moi seul des trésors d'affection. D'ailleurs (au contraire de ce qu'on dit d'habitude des relations de voyage) comme être vu avec certaines personnes peut vous ajouter, sur une plage où l'on retourne quelquefois un coefficient sans équivalent dans la vraie vie mondaine, il n'y a rien, non pas qu'on tienne aussi à distance, mais qu'on cultive si soigneusement dans la vie de Paris, que les amitiés de bains de mer. Je me souciais de l'opinion que pouvaient avoir de moi toutes ces notabilités momentanées ou locales que ma disposition à me mettre à la place des gens et à recréer leur état d'esprit me faisait situer non à leur rang réel, à celui qu'ils auraient occupé à Paris par exemple et qui eût été fort bas, mais à celui qu'ils devaient croire le leur, et qui l'était à vrai dire à Balbec où l'absence de commune mesure leur donnait une sorte de supériorité relative et d'intérêt singulier. Hélas d'aucune de ces personnes le mépris ne m'était aussi pénible que celui de M. de Stermaria.
Car j'avais remarqué sa fille, dès son entrée, son joli visage pâle et presque bleuté, ce qu'il y avait de particulier dans le port de sa haute taille, dans sa démarche, et qui m'évoquait avec raison son hérédité, son éducation aristocratique et d'autant plus clairement que je savais son nom, -- comme ces thèmes expressifs inventés par des musiciens de génie et qui peignent splendidement le scintillement de la flamme, le bruissement du fleuve, et la paix de la campagne, pour les auditeurs qui en parcourant préalablement le livret, ont aiguillé leur imagination dans la bonne voie. La «race» en ajoutant aux charmes de Mlle de Stermaria l'idée de leur cause les rendait plus intelligibles, plus complets. Elle les faisait aussi plus désirables, annonçant qu'ils étaient peu accessibles, comme un prix élevé ajoute à la valeur d'un objet qui nous a plu. Et la tige héréditaire donnait à ce teint composé de sucs choisis la saveur d'un fruit exotique ou d'un cru célèbre.
Or, un hasard mit tout d'un coup entre nos mains le moyen de nous donner à ma grand'mère et à moi, pour tous les habitants de l'hôtel, un prestige immédiat. En effet, dès ce premier jour, au moment où la vieille dame descendait de chez elle, exerçant, grâce au valet de pied qui la précédait, à la femme de chambre qui courait derrière avec un livre et une couverture oubliés, une action sur les âmes et excitant chez tous une curiosité et un respect auxquels il fut visible qu'échappait moins que personne M. de Stermaria, le directeur se pencha vers ma grand'mère, et par amabilité (comme on montre le Shah de Perse ou la Reine Ranavalo à un spectateur obscur qui ne peut évidemment avoir aucune relation avec le puissant souverain, mais peut trouver intéressant de l'avoir vu à quelques pas), il lui coula dans l'oreille: «La Marquise de Villeparisis», cependant qu'au même moment cette dame apercevant ma grand'mère ne pouvait retenir un regard de joyeuse surprise.
On peut penser que l'apparition soudaine, sous les traits d'une petite vieille, de la plus puissante des fées, ne m'aurait pas causé plus de plaisir, dénué comme j'étais, de tout recours pour m'approcher de Mlle de Stermaria, dans un pays où je ne connaissais personne. J'entends personne au point de vue pratique. Esthétiquement, le nombre des types humains est trop restreint pour qu'on n'ait pas bien souvent, dans quelque endroit qu'on aille, la joie de revoir des gens de connaissance, même sans les chercher dans les tableaux des vieux maîtres, comme faisait Swann. C'est ainsi que dès les premiers jours de notre séjour à Balbec, il m'était arrivé de rencontrer Legrandin, le concierge de Swann, et Mme Swann elle-même, devenus le premier garçon de café, le second un étranger de passage que je ne revis pas, et la dernière, un maître baigneur. Et une sorte d'aimantation attire et retient si inséparablement les uns auprès les autres certains caractères de physionomie et de mentalité que quand la nature introduit ainsi une personne dans un nouveau corps, elle ne la mutile pas trop. Legrandin changé en garçon de café gardait intacts sa stature, le profil de son nez et une partie du menton; Mme Swann dans le sexe masculin et la condition de maître baigneur avait été suivie non seulement par sa physionomie habituelle, mais même par une certaine manière de parler. Seulement elle ne pouvait pas m'être de plus d'utilité entourée de sa ceinture rouge, et hissant, à la moindre houle, le drapeau qui interdit les bains, car les maîtres-baigneurs sont prudents, sachant rarement nager, qu'elle ne l'eût pu dans la fresque de la Vie de Moïse où Swann l'avait reconnue jadis sous les traits de la fille de Jethro. Tandis que cette Mme de Villeparisis était bien la véritable, elle n'avait pas été victime d'un enchantement qui l'eût dépouillée de sa puissance, mais était capable au contraire d'en mettre un à la disposition de la mienne qu'il centuplerait, et grâce auquel, comme si j'avais été porté par les ailes d'un oiseau fabuleux, j'allais franchir en quelques instants les distances sociales infinies, au moins à Balbec, -- qui me séparaient de Mlle de Stermaria.
Malheureusement, s'il y avait quelqu'un qui, plus que quiconque, vécût enfermé dans son univers particulier, c'était ma grand'mère. Elle ne m'aurait même pas méprisé, elle ne m'aurait pas compris, si elle avait su que j'attachais de l'importance à l'opinion, que j'éprouvais de l'intérêt pour la personne, de gens dont elle ne remarquait seulement pas l'existence et dont elle devait quitter Balbec sans avoir retenu le nom; je n'osais pas lui avouer que si ces mêmes gens l'avaient vu causer avec Mme de Villeparisis, j'en aurais eu un grand plaisir, parce que je sentais que la marquise avait du prestige dans l'hôtel et que son amitié nous eût posés aux yeux de M. de Stermaria. Non d'ailleurs que l'amie de ma grand'mère me représentât le moins du monde une personne de l'aristocratie: j'étais trop habitué à son nom devenu familier à mes oreilles avant que mon esprit s'arrêtât sur lui, quand tout enfant je l'entendais prononcer à la maison; et son titre n'y ajoutait qu'une particularité bizarre comme aurait fait un prénom peu usité, ainsi qu'il arrive dans les noms de rue où on n'aperçoit rien de plus noble, dans la rue Lord-Byron, dans la si populaire et vulgaire rue Rochechouart, ou dans la rue de Gramont que dans la rue Léonce-Reynaud ou la rue Hippolyte-Lebas. Mme de Villeparisis ne me faisait pas plus penser à une personne d'un monde spécial, que son cousin Mac-Mahon que je ne différenciais pas de M. Carnot, président de la République, comme lui, et de Raspail dont Françoise avait acheté la photographie avec celle de Pie IX. Ma grand'mère avait pour principe qu'en voyage on ne doit plus avoir de relations, qu'on ne va pas au bord de la mer pour voir des gens, qu'on a tout le temps pour cela à Paris, qu'ils vous feraient perdre en politesses, en banalités, le temps précieux qu'il faut passer tout entier au grand air, devant les vagues; et trouvant plus commode de supposer que cette opinion était partagée par tout le monde et qu'elle autorisait entre de vieux amis que le hasard mettait en présence dans le même hôtel la fiction d'un incognito réciproque, au nom que lui cita le directeur, elle se contenta de détourner les yeux et eut l'air de ne pas voir Mme de Villeparisis qui, comprenant que ma grand'mère ne tenait pas à faire de reconnaissances, regarda à son tour dans le vague. Elle s'éloigna, et je restai dans mon isolement comme un naufragé de qui a paru s'approcher un vaisseau, lequel a disparu ensuite sans s'être arrêté.
Elle prenait aussi ses repas dans la salle à manger, mais à l'autre bout. Elle ne connaissait aucune des personnes qui habitaient l'hôtel ou y venaient en visite, pas même M. de Cambremer; en effet, je vis qu'il ne la saluait pas, un jour où il avait accepté avec sa femme une invitation à déjeuner du bâtonnier, lequel, ivre de l'honneur d'avoir le gentilhomme à sa table, évitait ses amis des autres jours et se contentait de leur adresser de loin un clignement d'il pour faire à cet événement historique une allusion toutefois assez discrète pour qu'elle ne pût pas être interprétée comme une invite à s'approcher.
Eh bien, j'espère que vous vous mettez bien, que vous êtes un homme chic, lui dit le soir la femme du premier président.
-- «Chic? pourquoi? demanda le bâtonnier, dissimulant sa joie sous un étonnement exagéré; à cause de mes invités? dit-il en sentant qu'il était incapable de feindre plus longtemps; mais qu'est-ce que ça a de chic d'avoir des amis à déjeuner? Faut bien qu'ils déjeunent quelque part!
-- Mais si, c'est chic! C'était bien les de Cambremer,
n'est-ce pas?
Je les ai bien reconnus. C'est une marquise. Et authentique. Pas
par les femmes.»
-- «Oh! c'est une femme bien simple, elle est charmante, on ne fait pas moins de façons. Je pensais que vous alliez venir, je vous faisais des signes... je vous aurais présenté! dit-il en corrigeant par une légère ironie l'énormité de cette proposition comme Assuérus quand il dit à Esther: «Faut-il de mes États vous donner la moitié!» -- «Non, non, non, non, nous restons cachés, comme l'humble violette.»
-- «Mais vous avez eu tort, je vous le répète, répondit le bâtonnier enhardi maintenant que le danger était passé. Ils ne vous auraient pas mangés. Allons-nous faire notre petit bezigue?»
-- Mais volontiers, nous n'osions pas vous le proposer, maintenant que vous traitez des marquises!
-- «Oh! allez, elles n'ont rien de si extraordinaire.
Tenez, j'y dîne demain soir. Voulez-vous y aller à
ma place. C'est de grand cur.
Franchement, j'aime autant rester ici.»
-- «Non, non!... on ne me révoquerait comme réactionnaire, s'écria le président, riant aux larmes de sa plaisanterie. Mais vous aussi vous êtes reçu à Féterne», ajouta-t-il en se tournant vers le notaire.
-- «Oh! je vais là les dimanches, on entre par une porte, on sort par l'autre. Mais ils ne déjeunent pas chez moi comme chez le bâtonnier.»
M. de Stermaria n'était pas ce jour-là à Balbec au grand regret du bâtonnier. Mais insidieusement il dit au maître d'hôtel:
-- «Aimé, vous pourrez dire à M. de Stermaria qu'il n'est pas le seul noble qu'il y ait eu dans cette salle à manger. Vous avez bien vu ce monsieur qui a déjeuné avec moi ce matin? Hein? petites moustaches, air militaire? Eh bien, c'est le marquis de Cambremer.»
-- «Ah, vraiment? cela ne m'étonne pas!»
-- «Ça lui montrera qu'il n'est pas le seul homme titré. Et attrape donc! Il n'est pas mal de leur rabattre leur caquet à ces nobles. Vous savez, Aimé, ne lui dites rien si vous voulez, moi, ce que j'en dis, ce n'est pas pour moi; du reste, il le connaît bien.»
Et le lendemain, M. de Stermaria qui savait que le bâtonnier avait plaidé pour un de ses amis, alla se présenter lui-même.
-- «Nos amis communs, les de Cambremer, voulaient justement nous réunir, nos jours n'ont pas coïncidé, enfin je ne sais plus», dit le bâtonnier, qui comme beaucoup de menteurs s'imaginent qu'on ne cherchera pas à élucider un détail insignifiant qui suffit pourtant (si le hasard vous met en possession de l'humble réalité qui est en contradiction avec lui) pour dénoncer un caractère et inspirer à jamais la méfiance.
Comme toujours, mais plus facilement pendant que son
père s'était éloigné pour causer avec
le bâtonnier, je regardais Mlle de Stermaria.
Autant que la singularité hardie et toujours belle de ses
attitudes, comme quand les deux coudes posés sur la table,
elle élevait son verre au-dessus de ses deux avant-bras,
la sécheresse d'un regard vite épuisé, la
dureté foncière, familiale, qu'on sentait, mal
recouverte sous ses inflexions personnelles, au fond de sa voix,
et qui avait choqué ma grand'mère, une sorte de
cran d'arrêt atavique auquel elle revenait dès que
dans un coup d'il ou une intonation elle avait achevé de
donner sa pensée propre; tout cela ramenait la
pensée de celui qui la regardait vers la lignée qui
lui avait légué cette insuffisance de sympathie
humaine, des lacunes de sensibilité, un manque d'ampleur
dans l'étoffe qui à tout moment faisait faute. Mais
à certains regards qui passaient un instant sur le fond si
vite à sec de sa prunelle et dans lesquels on sentait
cette douceur presque humble que le goût prédominant
des plaisirs des sens donne à la plus fière,
laquelle bientôt ne reconnaît plus qu'un prestige,
celui qu'a pour elle tout être qui peut les lui faire
éprouver, fût-ce un comédien ou un
saltimbanque pour lequel elle quittera peut-être un jour
son mari; à certaine teinte d'un rose sensuel et vif qui
s'épanouissait dans ses joues pâles, pareille
à celle qui mettait son incarnat au cur des
nymphéas blancs de la Vivonne, je croyais sentir qu'elle
eût facilement permis que je vinsse chercher sur elle le
goût de cette vie si poétique, qu'elle menait en
Bretagne, vie à laquelle, soit par trop d'habitude, soit
par distinction innée, soit par dégoût de la
pauvreté ou de l'avarice des siens, elle ne semblait pas
trouver grand prix, mais que pourtant elle contenait enclose en
son corps. Dans la chétive réserve de
volonté qui lui avait été transmise et qui
donnait à son expression quelque chose de lâche,
peut-être n'eût-elle pas trouvé les ressources
d'une résistance. Et surmonté d'une plume un peu
démodée et prétentieuse, le feutre gris
qu'elle portait invariablement à chaque repas me la
rendait plus douce, non parce qu'il s'harmonisait avec son teint
d'argent ou de rose, mais parce qu'en me la faisant supposer
pauvre, il la rapprochait de moi. Obligée à une
attitude de convention par la présence de son père,
mais apportant déjà à la perception et au
classement des êtres qui étaient devant elle des
principes autres que lui, peut-être voyait-elle en moi non
le rang insignifiant, mais le sexe et l'âge. Si un jour M.
de Stermaria était sorti sans elle, surtout si Mme de
Villeparisis en venant s'asseoir à notre table lui avait
donné de nous une opinion qui m'eût enhardi à
m'approcher d'elle, peut-être aurions-nous pu
échanger quelques paroles, prendre un rendez-vous, nous
lier davantage. Et, un mois où elle serait restée
seule sans ses parents dans son château romanesque
peut-être aurions-nous pu nous promener seuls le soir tous
deux dans le crépuscule où luiraient plus doucement
au-dessus de l'eau assombrie les fleurs roses des
bruyères, sous les chênes battus par le clapotement
des vagues. Ensemble nous aurions parcouru cette île
empreinte pour moi de tant de charme parce qu'elle avait
enfermé la vie habituelle de Mlle de Stermaria et qu'elle
reposait dans la mémoire de ses yeux. Car il me semblait
que je ne l'aurais vraiment possédée que là
quand j'aurais traversé ces lieux qui l'enveloppaient de
tant de souvenirs -- voile que mon désir voulait arracher
et de ceux que la nature interpose entre la femme et quelques
êtres (dans la même intention qui lui fait, pour
tous, mettre l'acte de la reproduction entre eux et le plus vif
plaisir, et pour les insectes, placer devant le nectar le pollen
qu'ils doivent emporter) afin que trompés par l'illusion
de la posséder ainsi plus entière ils soient
forcés de s'emparer d'abord des paysages au milieu
desquels elle vit et qui plus utiles pour leur imagination que le
plaisir sensuel, n'eussent pas suffi pourtant, sans lui, à
les attirer.
Mais je dus détourner mes regards de Mlle de Stermaria,
car déjà, considérant sans doute que faire
la connaissance d'une personnalité importante était
un acte curieux et bref qui se suffisait à lui-même
et qui pour développer tout l'intérêt qu'il
comportait n'exigeait qu'une poignée de mains et un coup
d'il pénétrant sans conversation immédiate
ni relations ultérieures, son père avait pris
congé du bâtonnier et retournait s'asseoir en face
d'elle, en se frottant les mains comme un homme qui vient de
faire une précieuse acquisition.
Quant au bâtonnier, la première émotion de
cette entrevue une fois passée, comme les autres jours, on
l'entendait par moments s'adressant au maître
d'hôtel:
-- «Mais moi je ne suis pas roi, Aimé; allez donc près du roi; dites, Premier, cela a l'air très bon ces petites truites-là, nous allons en demander à Aimé. Aimé cela me semble tout à fait recommandable ce petit poisson que vous avez là-bas: vous allez nous apporter de cela, Aimé, et à discrétion.»
Il répétait tout le temps le nom d'Aimé, ce qui faisait que quand il avait quelqu'un à dîner, son invité lui disait: «Je vois que vous êtes tout à fait bien dans la maison» et croyait devoir aussi prononcer constamment «Aimé» par cette disposition, où il entre à la fois de la timidité, de la vulgarité et de la sottise, qu'ont certaines personnes à croire qu'il est spirituel et élégant d'imiter à la lettre les gens avec qui elles se trouvent. Il le répétait sans cesse, mais avec un sourire, car il tenait à étaler à la fois ses bonnes relations avec le maître d'hôtel et sa supériorité sur lui. Et le maître d'hôtel lui aussi chaque fois que revenait son nom, souriait d'un air attendri et fier, montrant qu'il ressentait l'honneur et comprenait la plaisanterie.
Si intimidants que fussent toujours pour moi les repas, dans
ce vaste restaurant, habituellement comble du grand-hôtel,
ils le devenaient davantage encore quand arrivait pour quelques
jours le propriétaire (ou directeur général
élu par une société de commanditaires, je ne
sais), non seulement de ce palace mais de sept ou huit autres,
situés aux quatre coins de la France, et dans chacun
desquels, faisant entre eux la navette, il venait passer, de
temps en temps, une semaine.
Alors, presque au commencement du dîner, apparaissait
chaque soir, à l'entrée de la salle à
manger, cet homme petit, à cheveux blancs, à nez
rouge, d'une impassibilité et d'une correction
extraordinaires, et qui était connu paraît-il,
à Londres aussi bien qu'à Monte-carlo, pour un des
premiers hôteliers de l'Europe. Une fois que j'étais
sorti un instant au commencement du dîner, comme en
rentrant, je passai devant lui, il me salua, mais avec une
froideur dont je ne pus démêler si la cause
était la réserve de quelqu'un qui n'oublie pas ce
qu'il est, ou le dédain pour un client sans importance.
Devant ceux qui en avaient au contraire une très grande,
le Directeur général s'inclinait avec autant de
froideur mais plus profondément, les paupières
abaissées par une sorte de respect pudique, comme s'il
eût eu devant lui, à un enterrement, le père
de la défunte ou le Saint-Sacrement. Sauf pour ces saluts
glacés et rares, il ne faisait pas un mouvement comme pour
montrer que ses yeux étincelants qui semblaient lui sortir
de la figure, voyaient tout, réglaient tout, assuraient
dans «le Dîner au Grand-Hôtel» aussi bien
le fini des détails que l'harmonie de l'ensemble. Il se
sentait évidemment plus que metteur en scène, que
chef d'orchestre, véritable généralissime.
Jugeant qu'une contemplation portée à son maximum
d'intensité, lui suffisait pour s'assurer que tout
était prêt, qu'aucune faute commise ne pouvait
entraîner la déroute et pour prendre enfin ses
responsabilités, il s'abstenait non seulement de tout
geste, même de bouger ses yeux pétrifiés par
l'attention qui embrassaient et dirigeaient la totalité
des opérations. Je sentais que les mouvements de ma
cuiller eux-mêmes ne lui échappaient pas, et
s'éclipsât-il dès après le potage,
pour tout le dîner la revue qu'il venait de passer m'avait
coupé l'appétit.
Le sien était fort bon, comme on pouvait le voir au
déjeuner qu'il prenait comme un simple particulier,
à la même table que tout le monde, dans la salle
à manger. Sa table n'avait qu'une particularité,
c'est qu'à côté pendant qu'il mangeait,
l'autre directeur, l'habituel, restait debout tout le temps
à faire la conversation. Car étant le
subordonné du Directeur général, il
cherchait à le flatter et avait de lui une grande peur. La
mienne était moindre pendant ces déjeuners, car
perdu alors au milieu des clients, il mettait la
discrétion d'un général assis dans un
restaurant où se trouvent aussi des soldats à ne
pas avoir l'air de s'occuper d'eux. Néanmoins quand le
concierge, entouré de ses «chasseurs»,
m'annonçait: «Il repart demain matin pour Dinard. De
là il va à Biarritz et après à
Cannes», je respirais plus librement.
Ma vie dans l'hôtel était rendue non seulement triste parce que je n'y avais pas de relations, mais incommode, parce que Françoise en avait noué de nombreuses. Il peut sembler qu'elles auraient dû nous faciliter bien des choses. C'était tout le contraire. Les prolétaires s'ils avaient quelque peine à être traités en personnes de connaissance par Françoise et ne le pouvaient qu'à de certaines conditions de grande politesse envers elle, en revanche, une fois qu'ils y étaient arrivés, étaient les seules gens qui comptassent pour elle. Son vieux code lui enseignait qu'elle n'était tenue à rien envers les amis de ses maîtres, qu'elle pouvait si elle était pressée envoyer promener une dame venue pour voir ma grand'mère. Mais envers ses relations à elle, c'est-à-dire avec les rares gens du peuple admis à sa difficile amitié, le protocole le plus subtil et le plus absolu réglait ses actions. Ainsi Françoise ayant fait la connaissance du cafetier et d'une petite femme de chambre qui faisait des robes pour une dame belge, ne remontait plus préparer les affaires de ma grand'mère tout de suite après déjeuner, mais seulement une heure plus tard parce que le cafetier voulait lui faire du café ou une tisane à la caféterie, que la femme de chambre lui demandait de venir la regarder coudre et que leur refuser eût été impossible et de ces choses qui ne se font pas. D'ailleurs des égards particuliers étaient dus à la petite femme de chambre qui était orpheline et avait été élevée chez des étrangers auprès desquels elle allait passer parfois quelques jours. Cette situation excitait la pitié de Françoise et aussi son dédain bienveillant. Elle qui avait de la famille, une petite maison qui lui venait de ses parents et où son frère élevait quelques vaches, elle ne pouvait pas considérer comme son égale une déracinée. Et comme cette petite espérait pour le 15 août aller voir ses bienfaiteurs, Françoise ne pouvait se tenir de répéter: «Elle me fait rire. Elle dit: j'espère d'aller chez moi pour le 15 août. Chez moi, qu'elle dit! C'est seulement pas son pays, c'est des gens qui l'ont recueillie, et ça dit chez moi comme si c'était vraiment chez elle. Pauvre petite! quelle misère qu'elle peut bien avoir pour qu'elle ne connaisse pas ce que c'est que d'avoir un chez soi.» Mais si encore Françoise ne s'était liée qu'avec des femmes de chambre amenées par des clients, lesquelles dînaient avec elle aux «courriers» et devant son beau bonnet de dentelles et son fin profil la prenaient pour quelque dame noble peut-être, réduite par les circonstances, ou poussée par l'attachement à servir de dame de compagnie à ma grand'mère, si en un mot Françoise n'eût connu que des gens qui n'étaient pas de l'hôtel, le mal n'eût pas été grand, parce qu'elle n'eût pu les empêcher de nous servir à quelque chose, pour la raison qu'en aucun cas, et même inconnus d'elle, ils n'auraient pu nous servir à rien. Mais elle s'était liée aussi avec un sommelier, avec un homme de la cuisine, avec une gouvernante d'étage. Et il en résultait en ce qui concernait notre vie de tous les jours que, Françoise qui le jour de son arrivée, quand elle ne connaissait encore personne sonnait à tort et à travers pour la moindre chose, à des heures où ma grand'mère et moi nous n'aurions pas osé le faire, et, si nous lui en faisions une légère observation répondait: «Mais on paye assez cher pour ça», comme si elle avait payé elle-même; maintenant depuis qu'elle était amie d'une personnalité de la cuisine, ce qui nous avait paru de bon augure pour notre commodité, si ma grand'mère ou moi nous avions froid aux pieds, Françoise, fût-il une heure tout à fait normale, n'osait pas sonner; elle assurait que ce serait mal vu parce que cela obligerait à rallumer les fourneaux, ou gênerait le dîner des domestiques qui seraient mécontents. Et elle finissait par une locution qui malgré la façon incertaine dont elle la prononçait n'en était pas moins claire et nous donnait nettement tort: «Le fait est...» Nous n'insistions pas, de peur de nous en faire infliger une, bien plus grave: «C'est quelque chose!...» De sorte qu'en somme nous ne pouvions plus avoir d'eau chaude parce que Françoise était devenue l'amie de celui qui la faisait chauffer.
A la fin nous aussi, nous fîmes une relation, malgré mais par ma grand'mère, car elle et Mme de Villeparisis tombèrent un matin l'une sur l'autre dans une porte et furent obligées de s'aborder non sans échanger au préalable des gestes de surprise, d'hésitation, exécuter des mouvements de recul, de doute et enfin des protestations de politesse et de joie comme dans certaines scènes de Molière où deux acteurs monologuant depuis longtemps chacun de son côté à quelques pas l'un de l'autre, sont censés ne pas s'être vus encore, et tout à coup s'aperçoivent, n'en peuvent croire leurs yeux, entrecoupent leurs propos, finalement parlent ensemble, le chur ayant suivi le dialogue et se jettent dans les bras l'un de l'autre. Mme de Villeparisis par discrétion voulut au bout d'un instant quitter ma grand'mère qui, au contraire, préféra la retenir jusqu'au déjeuner, désirant apprendre comment elle faisait pour avoir son courrier plus tôt que nous et de bonnes grillades (car Mme de Villeparisis, très gourmande, goûtait fort peu la cuisine de l'hôtel où l'on nous servait des repas que ma grand'mère citant toujours Mme de Sévigné prétendait être «d'une magnificence à mourir de faim»). Et la marquise prit l'habitude de venir tous les jours en attendant qu'on la servît, s'asseoir un moment près de nous dans la salle à manger, sans permettre que nous nous levions, que nous nous dérangions en rien. Tout au plus nous attardions-nous souvent à causer avec elle, notre déjeuner fini, à ce moment sordide où les couteaux traînent sur la nappe à côté des serviettes défaites. Pour ma part, afin de garder, pour pouvoir aimer Balbec, l'idée que j'étais sur la pointe extrême de la terre, je m'efforçais de regarder plus loin, de ne voir que la mer, d'y chercher des effets décrits par Beaudelaire et de ne laisser tomber mes regards sur notre table que les jours où y était servi quelque vaste poisson, monstre marin, qui au contraire des couteaux et des fourchettes était contemporain des époques primitives où la vie commençait à affluer dans l'Océan, au temps des Cimmériens, et duquel le corps aux innombrables vertèbres, aux nerfs bleus et roses avait été construit par la nature, mais selon un plan architectural, comme une polychrome cathédrale de la mer.
Comme un coiffeur voyant un officier qu'il sert avec une
considération particulière, reconnaître un
client qui vient d'entrer et entamer un bout de causette avec
lui, se réjouit en comprenant qu'ils sont du même
monde et ne peut s'empêcher de sourire en allant chercher
le bol de savon, car il sait que dans son établissement,
aux besognes vulgaires du simple salon de coiffure, s'ajoutent
des plaisirs sociaux, voire aristocratiques, tel Aimé,
voyant que Mme de Villeparisis avait retrouvé en nous
d'anciennes relations, s'en allait chercher nos rince-bouches
avec le même sourire orgueilleusement modeste et savamment
discret de maîtresse de maison qui sait se retirer à
propos. On eût dit aussi un père heureux et attendri
qui veille sans le troubler sur le bonheur de fiançailles
qui se sont nouées à sa table. Du reste, il
suffisait qu'on prononçât le nom d'une personne
titrée pour qu'Aimé parût heureux, au
contraire de Françoise devant qui on ne pouvait dire
«le comte Un tel» sans que son visage
s'assombrît et que sa parole devînt sèche et
brève, ce qui signifiait qu'elle chérissait la
noblesse, non pas moins que ne faisait Aimé, mais
davantage. Puis Françoise avait la qualité qu'elle
trouvait chez les autres le plus grand des défauts, elle
était fière. Elle n'était pas de la race
agréable et pleine de bonhomie dont Aimé faisait
partie. Ils éprouvent, ils manifestent un vif plaisir
quand on leur raconte un fait plus ou moins piquant, mais
inédit qui n'est pas dans le journal. Françoise ne
voulait pas avoir l'air étonné. On aurait dit
devant elle que l'archiduc Rodolphe, dont elle n'avait jamais
soupçonné l'existence, était non pas mort
comme cela passait pour assuré, mais vivant, qu'elle
eût répondu «Oui», comme si elle le
savait depuis longtemps. Il est, d'ailleurs, à croire que
pour que même de notre bouche à nous, qu'elle
appelait si humblement ses maîtres et qui l'avions presque
si entièrement domptée, elle ne pût entendre,
sans avoir à réprimer un mouvement de
colère, le nom d'un noble, il fallait que la famille dont
elle était sortie, occupât dans son village une
situation aisée, indépendante, et qui ne devait
être troublée dans la considération dont elle
jouissait que par ces mêmes nobles chez lesquels au
contraire, dès l'enfance, un Aimé a servi comme
domestique, s'il n'y a pas été élevé
par charité. Pour Françoise, Mme de Villeparisis
avait donc à se faire pardonner d'être noble. Mais,
en France du moins, c'est justement le talent, comme la seule
occupation, des grands seigneurs et des grandes dames.
Françoise, obéissant à la tendance des
domestiques qui recueillent sans cesse sur les rapports de leurs
maîtres avec les autres personnes des observations
fragmentaires dont ils tirent parfois des inductions
erronées, comme font les humains sur la vie des animaux --
trouvait à tout moment qu'on nous avait
«manqué», conclusion à laquelle
l'amenait facilement, d'ailleurs, autant que son amour excessif
pour nous, le plaisir qu'elle avait à nous être
désagréable. Mais ayant constaté, sans
erreur possible, les mille prévenances dont nous entourait
et dont l'entourait elle-même Mme de Villeparisis,
Françoise l'excusa d'être marquise et comme elle
n'avait jamais cessé de lui savoir gré de
l'être, elle la préféra à toutes les
personnes que nous connaissions. C'est qu'aussi aucune ne
s'efforçait d'être aussi continuellement aimable.
Chaque fois que ma grand'mère remarquait un livre que Mme
de Villeparisis lisait ou disait avoir trouvé beaux des
fruits que celle-ci avait reçus d'une amie, une heure
après un valet de chambre montait nous remettre livre ou
fruits. Et quand nous la voyions ensuite, pour répondre
à nos remerciements, elle se contentait de dire, ayant
l'air de chercher une excuse à son présent dans
quelque utilité spéciale: «Ce n'est pas un
chef-d'uvre, mais les journaux arrivent si tard, il faut bien
avoir quelque chose à lire.» Ou: «C'est
toujours plus prudent d'avoir du fruit dont on est sûr au
bord de la mer.» «Mais il me semble que vous ne
mangez jamais d'huîtres nous dit Mme de Villeparisis,
(augmentant l'impression de dégoût que j'avais
à cette heure-là, car la chair vivante des
huîtres me répugnait encore plus que la
viscosité des méduses ne me ternissait la plage de
Balbec); elles sont exquises sur cette côte! Ah! je dirai
à ma femme de chambre d'aller prendre vos lettres en
même temps que les miennes.
Comment, votre fille vous écrit tous les jours? Mais
qu'est-ce que vous pouvez trouver à vous dire!» Ma
grand'mère se tut, mais on peut croire que ce fut par
dédain, elle qui répétait pour maman les
mots de Mme de Sévigné: «Dès que j'ai
reçu une lettre, j'en voudrais tout à l'heure une
autre, je ne respire que d'en recevoir. Peu de gens sont dignes
de comprendre ce que je sens.» Et je craignais qu'elle
n'appliquât à Mme de Villeparisis la conclusion:
«Je cherche ceux qui sont de ce petit nombre et
j'évite les autres.» Elle se rabattit sur
l'éloge des fruits que Mme de Villeparisis nous avait fait
apporter la veille. Et ils étaient en effet si beaux que
le directeur malgré la jalousie de ses compotiers
dédaignés, m'avait dit: «Je suis comme vous,
je suis plus frivole de fruit que de tout autre dessert.»
Ma grand'mère dit à son amie qu'elle les avait
d'autant plus appréciés que ceux qu'on servait
à l'hôtel étaient généralement
détestables. «Je ne peux pas, ajouta-t-elle, dire
comme Mme de Sévigné que si nous voulions par
fantaisie trouver un mauvais fruit, nous serions obligés
de le faire venir de Paris.» «Ah, oui, vous lisez Mme
de Sévigné. Je vous vois depuis le premier jour
avec ses lettres» (elle oubliait qu'elle n'avait jamais
aperçu ma grand'mère dans l'hôtel avant de la
rencontrer dans cette porte). «Est-ce que vous ne trouvez
pas que c'est un peu exagéré ce souci constant de
sa fille, elle en parle trop pour que ce soit bien
sincère. Elle manque de naturel.» Ma
grand'mère trouva la discussion inutile et pour
éviter d'avoir à parler des choses qu'elle aimait
devant quelqu'un qui ne pouvait les comprendre, elle cacha, en
posant son sac sur eux, les mémoires de Madame de
Beausergent.
Quand Mme de Villeparisis rencontrait Françoise au moment (que celle-ci appelait «le midi») où, coiffée d'un beau bonnet et entourée de la considération générale elle descendait «manger aux courriers», Mme de Villeparisis l'arrêtait pour lui demander de nos nouvelles. Et Françoise, nous transmettant les commissions de la marquise: «Elle a dit: «Vous leur donnerez bien le bonjour», contrefaisait la voix de Mme de Villeparisis de laquelle elle croyait citer textuellement les paroles, tout en ne les déformant pas moins que Platon celles de Socrate ou saint Jean celles de Jésus. Françoise était naturellement très touchée de ces attentions. Tout au plus ne croyait-elle pas ma grand'mère et pensait-elle que celle-ci mentait dans un intérêt de classe, les gens riches se soutenant les uns les autres, quand elle assurait que Mme de Villeparisis avait été autrefois ravissante. Il est vrai qu'il n'en subsistait que de bien faibles restes dont on n'eût pu, à moins d'être plus artiste que Françoise, restituer la beauté détruite. Car pour comprendre combien une vieille femme a pu être jolie, il ne faut pas seulement regarder, mais traduire chaque trait.
«Il faudra que je pense une fois à lui demander si je me trompe et si elle n'a pas quelque parenté avec des Guermantes», me dit ma grand'mère qui excita par là mon indignation. Comment aurais-je pu croire à une communauté d'origine entre deux noms qui étaient entrés en moi l'un par la porte basse et honteuse de l'expérience, l'autre par la porte d'or de l'imagination?
On voyait souvent passer depuis quelques jours, en pompeux équipage, grande, rousse, belle, avec un nez un peu fort, la princesse de Luxembourg qui était en villégiature pour quelques semaines dans le pays. Sa calèche s'était arrêtée devant l'hôtel, un valet de pied était venu parler au directeur, était retourné à la voiture et avait rapporté des fruits merveilleux (qui unissaient dans une seule corbeille, comme la baie elle-même, diverses saisons), avec une carte: «La princesse de Luxembourg», où étaient écrits quelques mots au crayon. A quel voyageur princier demeurant ici incognito, pouvaient être destinés ces prunes glauques, lumineuses et sphériques comme était à ce moment-là la rotondité de la mer, des raisins transparents suspendus au bois desséché comme une claire journée d'automne, des poires d'un outre-mer céleste? Car ce ne pouvait être à l'amie de ma grand'mère que la princesse avait voulu faire visite. Pourtant le lendemain soir Mme de Villeparisis nous envoya la grappe de raisins fraîche et dorée et des prunes et des poires que nous reconnûmes aussi, quoique les prunes eussent passé comme la mer à l'heure de notre dîner, au mauve et que dans l'outre-mer des poires flotassent quelques formes de nuages roses. Quelques jours après nous rencontrâmes Mme de Villeparisis en sortant du concert symphonique qui se donnait le matin sur la plage. Persuadé que les uvres que j'y entendais (le Prélude de Lohengrin, l'ouverture de Tannhauser, etc.) exprimaient les vérités les plus hautes, je tâchais de m'élever autant que je pouvais pour atteindre jusqu'à elles, je tirais de moi pour les comprendre, je leur remettais, tout ce que je recélais alors de meilleur, de plus profond.
Or, en sortant du concert, comme, en reprenant le chemin qui va
vers l'hôtel, nous nous étions arrêtés
un instant sur la digue, ma grand'mère et moi, pour
échanger quelques mots avec Mme de Villeparisis qui nous
annonçait qu'elle avait commandé pour nous à
l'hôtel des «Croque Monsieur» et des ufs
à la crème, je vis de loin venir dans notre
direction la princesse de Luxembourg, à
demi-appuyée sur une ombrelle de façon à
imprimer à son grand et merveilleux corps cette
légère inclinaison, à lui faire dessiner
cette arabesque si chère aux femmes qui avaient
été belles sous l'Empire et qui savaient, les
épaules tombantes, le dos remonté, la hanche
creuse, la jambe tendue, faire flotter mollement leur corps comme
un foulard, autour de l'armature d'une invisible tige inflexible
et oblique, qui l'aurait traversé. Elle sortait tous les
matins faire son tour de plage presque à l'heure où
tout le monde après le bain remontait pour déjeuner
et comme le sien était seulement à une heure et
demie, elle ne rentrait à sa villa que longtemps
après que les baigneurs avaient abandonné la digue
déserte et brûlante. Mme de Villeparisis
présenta ma grand'mère, voulut me présenter,
mais dut me demander mon nom, car elle ne se le rappelait pas.
Elle ne l'avait peut-être jamais su, ou en tous cas avait
oublié depuis bien des années à qui ma
grand'mère avait marié sa fille. Ce nom parut faire
une vive impression sur Mme de Villeparisis.
Cependant la princesse de Luxembourg nous avait tendu la main
et, de temps en temps, tout en causant avec la marquise, elle se
détournait pour poser de doux regards, sur ma
grand'mère et sur moi, avec cet embryon de baiser qu'on
ajoute au sourire quand celui-ci s'adresse à un
bébé avec sa nounou. Même dans son
désir de ne pas avoir l'air de siéger dans une
sphère supérieure à la nôtre, elle
avait sans doute mal calculé la distance, car, par une
erreur de réglage, ses regards
s'imprégnèrent d'une telle bonté que je vis
approcher le moment où elle nous flatterait de la main
comme deux bêtes sympathiques qui eussent passé la
tête vers elle, à travers un grillage, au Jardin
d'Acclimatation. Aussitôt du reste cette idée
d'animaux et de Bois-de-Boulogne prit plus de consistance pour
moi. C'était l'heure où la digue est parcourue par
des marchands ambulants et criards qui vendent des gâteaux,
des bonbons, des petits pains. Ne sachant que faire pour nous
témoigner sa bienveillance, la princesse arrêta le
premier qui passa; il n'avait plus qu'un pain de seigle, du genre
de ceux qu'on jette aux canards. La princesse le prit et me dit:
«C'est pour votre grand'mère.» Pourtant, ce
fut à moi qu'elle le tendit, en me disant avec un fin
sourire: «Vous le lui donnerez vous-même»,
pensant qu'ainsi mon plaisir serait plus complet s'il n'y avait
pas d'intermédiaires entre moi et les animaux. D'autres
marchands s'approchèrent, elle remplit mes poches de tout
ce qu'ils avaient, de paquets tout ficelés, de plaisirs,
de babas et de sucres d'orge. Elle me dit: «Vous en
mangerez et vous en ferez manger aussi à votre
grand'mère» et elle fit payer les marchands par le
petit nègre habillé en satin rouge qui la suivait
partout et qui faisait l'émerveillement de la plage. Puis
elle dit adieu à Mme de Villeparisis et nous tendit la
main avec l'intention de nous traiter de la même
manière que son amie, en intimes et de se mettre à
notre portée. Mais cette fois, elle plaça sans
doute notre niveau un peu moins bas dans l'échelle des
êtres, car son égalité avec nous fut
signifiée par la princesse à ma grand'mère
au moyen de ce tendre et maternel sourire qu'on adresse à
un gamin quand on lui dit au revoir comme à une grande
personne. Par un merveilleux progrès de
l'évolution, ma grand'mère n'était plus un
canard ou une antilope, mais déjà ce que Mme Swann
eût appelé un «baby». Enfin, nous ayant
quittés tous trois, la Princesse reprit sa promenade sur
la digue ensoleillée en incurvant sa taille magnifique qui
comme un serpent autour d'une baguette s'enlaçait à
l'ombrelle blanche imprimée de bleu que Mme de Luxembourg
tenait fermée à la main. C'était ma
première altesse, je dis la première, car la
princesse Mathilde n'était pas altesse du tout de
façons. La seconde, on le verra plus tard, ne devait pas
moins m'étonner par sa bonne grâce. Une forme de
l'amabilité des grands seigneurs, intermédiaires
bénévoles entre les souverains et les bourgeois me
fut apprise le lendemain quand Mme de Villeparisis nous dit:
«Elle vous a trouvés charmants. C'est une femme d'un
grand jugement, de beaucoup de cur.
Elle n'est pas comme tant de souverains ou d'altesses. Elle a
une vraie valeur.» Et Mme de Villeparisis ajouta d'un air
convaincu, et toute ravie de pouvoir nous le dire: «Je
crois qu'elle serait enchantée de vous revoir.»
Mais ce matin-là même en quittant la princesse de Luxembourg, Mme de Villeparisis me dit une chose qui me frappa davantage et qui n'était pas du domaine de l'amabilité.
-- Est-ce que vous êtes le fils du directeur au Ministère? me demanda-t-elle. Ah! il paraît que votre père est un homme charmant. Il fait un bien beau voyage en ce moment.
Quelques jours auparavant nous avions appris par une lettre de maman que mon père et son compagnon M. de Norpois avaient perdu leurs bagages.
-- Ils sont retrouvés, ou plutôt ils n'ont jamais
été perdus, voici ce qui était
arrivé, nous dit Mme de Villeparisis, qui sans que nous
sussions comment, avait l'air beaucoup plus renseigné que
nous sur les détails du voyage. Je crois que votre
père avancera son retour à la semaine prochaine car
il renoncera probablement à aller à
Algésiras.
Mais il a envie de consacrer un jour de plus à
Tolède car il est admirateur d'un élève de
Titien dont je ne me rappelle pas le nom et qu'on ne voit bien
que là.
Et je me demandais par quel hasard dans la lunette indifférente à travers laquelle Mme de Villeparisis considérait d'assez loin l'agitation sommaire, minuscule et vague de la foule des gens qu'elle connaissait, se trouvait intercalé à l'endroit où elle considérait mon père, un morceau de verre prodigieusement grossissant qui lui faisait voir avec tant de relief et dans le plus grand détail tout ce qu'il avait d'agréable, les contingences qui le forçaient à revenir, ses ennuis de douane, son goût pour le Greco, et changeant pour elle l'échelle de sa vision, lui montrait ce seul homme si grand au milieu des autres, tout petits, comme ce Jupiter à qui Gustave Moreau a donné, quand il l'a peint à côté d'une faible mortelle, une stature plus qu'humaine.
Ma grand'mère prit congé de Mme de Villeparisis pour que nous pussions rester à respirer l'air un instant de plus devant l'hôtel, en attendant qu'on nous fît signe à travers le vitrage que notre déjeuner était servi. On entendit un tumulte. C'était la jeune maîtresse du roi des sauvages, qui venait de prendre son bain et rentrait déjeuner.
-- Vraiment c'est un fléau, c'est à quitter la France! s'écria rageusement le bâtonnier qui passait à ce moment.
Cependant la femme du notaire attachait des yeux écarquillés sur la fausse souveraine.
-- Je ne peux pas vous dire comme Mme Blandais m'agace en regardant ces gens-là comme cela, dit le bâtonnier au président. Je voudrais pouvoir lui donner une gifle. C'est comme cela qu'on donne de l'importance à cette canaille qui naturellement ne demande qu'à ce que l'on s'occupe d'elle. Dites donc à son mari de l'avertir que c'est ridicule; moi je ne sors plus avec eux s'ils ont l'air de faire attention aux déguisés.
Quant à la venue de la princesse de Luxembourg, dont l'équipage le jour où elle avait apporté des fruits, s'était arrêté devant l'hôtel, elle n'avait pas échappé au groupe de la femme du notaire, du bâtonnier et du premier président, déjà depuis quelque temps fort agitées de savoir si c'était une marquise authentique et non une aventurière que cette Madame de Villeparisis qu'on traitait avec tant d'égards, desquels toutes ces dames brûlaient d'apprendre qu'elle était indigne. Quand Mme de Villeparisis traversait le hall, la femme du premier président qui flairait partout des irrégulières, levait son nez sur son ouvrage et la regardait d'une façon qui faisait mourir de rire ses amies.
-- Oh! moi, vous savez, disait-elle avec orgueil, je commence toujours par croire le mal. Je ne consens à admettre qu'une femme est vraiment mariée que quand on m'a sorti les extraits de naissance et les actes notariés. Du reste, n'ayez crainte, je vais procéder à ma petite enquête.
Et chaque jour toutes ces dames accouraient en riant.
-- Nous venons aux nouvelles.
Mais le soir de la visite de la princesse de Luxembourg, la femme du Premier mit un doigt sur sa bouche.
-- Il y a du nouveau.
-- Oh! elle est extraordinaire, Mme Poncin! je n'ai jamais vu... mais dites, qu'y a-t-il?
-- Hé bien, il y a qu'une femme aux cheveux jaunes, avec un pied de rouge sur la figure, une voiture qui sentait l'horizontale d'une lieue, et comme n'en ont que ces demoiselles, est venue tantôt pour voir la prétendue marquise.
-- Ouil you uouil! patatras! Voyez-vous ça! mais c'est cette dame que nous avons vue, vous vous rappelez bâtonnier, nous avons bien trouvé qu'elle marquait très mal mais nous ne savions pas qu'elle était venue pour la marquise. Une femme avec un nègre, n'est-ce pas?
-- C'est cela même.
-- Ah! vous m'en direz tant. Vous ne savez pas son nom?
-- Si, j'ai fait semblant de me tromper, j'ai pris la carte, elle a comme nom de guerre la princesse de Luxembourg! Avais-je raison de me méfier! C'est agréable d'avoir ici une promiscuité avec cette espèce de Baronne d'Ange.» Le bâtonnier cita Mathurin Régnier et Macette au premier Président.
Il ne faut, d'ailleurs, pas croire que ce malentendu fut
momentané comme ceux qui se forment au deuxième
acte d'un vaudeville pour se dissiper au dernier, Mme de
Luxembourg, nièce du roi d'Angleterre et de l'empereur
d'Autriche, et Mme de Villeparisis, parurent toujours quand la
première venait chercher la seconde pour se promener en
voiture deux drôlesses de l'espèce de celles dont on
se gare difficilement dans les villes d'eaux. Les trois quarts
des hommes du faubourg Saint-Germain passent aux yeux d'une bonne
partie de la bourgeoisie pour des décavés crapuleux
(qu'ils sont d'ailleurs quelquefois individuellement) et que, par
conséquent, personne ne reçoit. La bourgeoisie est
trop honnête en cela, car leurs tares ne les
empêcheraient nullement d'être reçus avec la
plus grande faveur là où elle ne le sera jamais. Et
eux s'imaginent tellement que la bourgeoisie le sait qu'ils
affectent une simplicité en ce qui les concerne, un
dénigrement pour leurs amis particulièrement
«à la côte», qui achève le
malentendu. Si par hasard un homme du grand monde est en rapports
avec la petite bourgeoisie parce qu'il se trouve, étant
extrêmement riche, avoir la présidence des plus
importantes sociétés financières, la
bourgeoisie qui voit enfin un noble digne d'être grand
bourgeois jurerait qu'il ne fraye pas avec le marquis joueur et
ruiné qu'elle croit d'autant plus dénué de
relations qu'il est plus aimable.
Et elle n'en revient pas quand le duc, président du
conseil d'administration de la colossale Affaire, donne pour
femme à son fils, la fille du marquis joueur, mais dont le
nom est le plus ancien de France, de même qu'un souverain
fera plutôt épouser à son fils la fille d'un
roi détrôné que d'un président de la
république en fonctions. C'est dire que les deux mondes
ont l'un de l'autre une vue aussi chimérique que les
habitants d'une plage située à une des
extrémités de la baie de Balbec, ont de la plage
située à l'autre extrémité: de
Rivebelle on voit un peu Marcouville l'Orgueilleuse; mais cela
même trompe, car on croit qu'on est vu de Marcouville,
d'où au contraire les splendeurs de Rivebelle sont en
grande partie invisibles.
Le médecin de Balbec appelé pour un accès
de fièvre que j'avais eu, ayant estimé que je ne
devrais pas rester toute la journée au bord de la mer, en
plein soleil, par les grandes chaleurs, et rédigé
à mon usage quelques ordonnances pharmaceutiques, ma
grand'mère prit les ordonnances avec un respect apparent
où je reconnus tout de suite sa ferme décision de
n'en faire exécuter aucune, mais tint compte du conseil en
matière d'hygiène et accepta l'offre de Mme de
Villeparisis de nous faire faire quelques promenades en voiture.
J'allais et venais, jusqu'à l'heure du déjeuner, de
ma chambre à celle de ma grand'mère. Elle ne
donnait pas directement sur la mer comme la mienne mais prenait
jour de trois côtés différents: sur un coin
de la digue, sur une cour et sur la campagne, et était
meublée autrement, avec des fauteuils brodés de
filigranes métalliques et de fleurs roses d'où
semblait émaner l'agréable et fraîche odeur
qu'on trouvait en entrant.
Et à cette heure où des rayons venus
d'expositions, et comme d'heures différentes, brisaient
les angles du mur, à côté d'un reflet de la
plage, mettaient sur la commode un reposoir diapré comme
les fleurs du sentier, suspendaient à la paroi les ailes
repliées, tremblantes et tièdes d'une clarté
prête à reprendre son vol, chauffaient comme un bain
un carré de tapis provincial devant la fenêtre de la
courette que le soleil festonnait comme une vigne, ajoutaient au
charme et à la complexité de la décoration
mobilière en semblant exfolier la soie fleurie des
fauteuils et détacher leur passementerie, cette chambre
que je traversais un moment avant de m'habiller pour la
promenade, avait l'air d'un prisme où se
décomposaient les couleurs de la lumière du dehors,
d'une ruche où les sucs de la journée que j'allais
goûter étaient dissociés, épars,
enivrants et visibles, d'un jardin de l'espérance qui se
dissolvait en une palpitation de rayons d'argent et de
pétales de rose. Mais avant tout j'avais ouvert mes
rideaux dans l'impatience de savoir quelle était la Mer
qui jouait ce matin-là au bord du rivage, comme une
néreide. Car chacune de ces Mers ne restait jamais plus
d'un jour. Le lendemain il y en avait une autre qui parfois lui
ressemblait. Mais je ne vis jamais deux fois la même.
Il y en avait qui étaient d'une beauté si rare qu'en les apercevant mon plaisir était encore accru par la surprise. Par quel privilège, un matin plutôt qu'un autre, la fenêtre en s'entr'ouvrant découvrit-elle à mes yeux émerveillés la nymphe Glaukonomèné, dont la beauté paresseuse et qui respirait mollement, avait la transparence d'une vaporeuse émeraude à travers laquelle je voyais affluer les éléments pondérables qui la coloraient? Elle faisait jouer le soleil avec un sourire alangui par une brume invisible qui n'était qu'un espace vide réservé autour de sa surface translucide rendue ainsi plus abrégée et plus saisissante, comme ces déesses que le sculpteur détache sur le reste du bloc qu'il ne daigne pas dégrossir. Telle, dans sa couleur unique, elle nous invitait à la promenade sur ces routes grossières et terriennes, d'où, installés dans la calèche de Mme de Villeparisis, nous apercevions tout le jour et sans jamais l'atteindre la fraîcheur de sa molle palpitation.
Mme de Villeparisis faisait atteler de bonne heure, pour que
nous eussions le temps d'aller soit jusqu'à
Saint-Mars-le-Vêtu, soit jusqu'aux rochers de Quetteholme
ou à quelque autre but d'excursion qui, pour une voiture
assez lente, était fort lointain et demandait toute la
journée. Dans ma joie de la longue promenade que nous
allions entreprendre, je fredonnais quelque air récemment
écouté, et je faisais les cent pas en attendant que
Mme de Villeparisis fût prête.
Si c'était dimanche, sa voiture n'était pas seule
devant l'hôtel; plusieurs fiacres loués attendaient
non seulement les personnes qui étaient invitées au
château de Féterne chez Mme de Cambremer, mais
celles qui plutôt que de rester là comme des enfants
punis déclaraient que le dimanche était un jour
assommant à Balbec et partaient dès après
déjeuner se cacher dans une plage voisine ou visiter
quelque site, et même souvent quand on demandait à
Mme Blandais si elle avait été chez les Cambremer,
elle répondait péremptoirement: «Non, nous
étions aux cascades du Bec», comme si c'était
là la seule raison pour laquelle elle n'avait pas
passé la journée à Féterne. Et le
bâtonnier disait charitablement:
-- Je vous envie, j'aurais bien changé avec vous, c'est autrement intéressant.
A côté des voitures, devant le porche où
j'attendais, était planté comme un arbrisseau d'une
espèce rare un jeune chasseur qui ne frappait pas moins
les yeux par l'harmonie singulière de ses cheveux
colorés, que par son épiderme de plante. A
l'intérieur, dans le hall qui correspondait au narthex ou
église des Catéchumènes, des églises
romanes, et où les personnes qui n'habitaient pas
l'hôtel avaient le droit de passer, les camarades du groom
«extérieur» ne travaillaient pas beaucoup plus
que lui mais exécutaient du moins quelques mouvements. Il
est probable que le matin ils aidaient au nettoyage.
Mais l'après-midi ils restaient là seulement comme
des choristes qui, même quand ils ne servent à rien,
demeurent en scène pour ajouter à la figuration. Le
Directeur général, celui qui me faisait si peur,
comptait augmenter considérablement leur nombre
l'année suivante, car il «voyait grand». Et sa
décision affligeait beaucoup le Directeur de
l'Hôtel, lequel trouvait que tous ces enfants
n'étaient que des «faiseurs d'embarras»
entendant par là qu'ils embarrassaient le passage et ne
servaient à rien. Du moins entre le déjeuner et le
dîner, entre les sorties et les rentrées des clients
remplissaient-ils le vide de l'action, comme ces
élèves de Mme de Maintenon qui sous le costume de
jeunes israélites font intermède chaque fois
qu'Esther ou Joad s'en vont. Mais le chasseur du dehors, aux
nuances précieuses, à la taille
élancée et frêle, non loin duquel j'attendais
que la marquise descendît, gardait une immobilité
à laquelle s'ajoutait de la mélancolie, car ses
frères aînés avaient quitté
l'hôtel pour des destinées plus brillantes et il se
sentait isolé sur cette terre étrangère.
Enfin Mme de Villeparisis arrivait. S'occuper de sa voiture et
l'y faire monter eût peut-être dû faire partie
des fonctions du chasseur. Mais il savait qu'une personne qui
amène ses gens avec soi se fait servir par eux, et
d'habitude donne peu de pourboires dans un hôtel, que les
nobles de l'ancien faubourg Saint-Germain agissent de même.
Mme de Villeparisis appartenait à la fois à ces
deux catégories.
Le chasseur arborescent en concluait qu'il n'avait rien à
attendre de la marquise en laissant le maître d'hôtel
et la femme de chambre de celle-ci, l'installer avec ses
affaires, il rêvait tristement au sort envié de ses
frères et conservait son immobilité
végétale.
Nous partions; quelque temps après avoir contourné la station du chemin de fer nous entrions dans une route campagnarde qui me devint bientôt aussi familière que celles de Combray, depuis le coude où elle s'amorçait entre des clos charmants jusqu'au tournant où nous la quittions et qui avait de chaque côté des terres labourées. Au milieu d'elles, on voyait çà et là un pommier privé il est vrai de ses fleurs et ne portant plus qu'un bouquet de pistils, mais qui suffisait à m'enchanter parce que je reconnaissais ces feuilles inimitables dont la large étendue, comme le tapis d'estrade d'une fête nuptiale maintenant terminée avait été tout récemment foulée par la traîne de satin blanc des fleurs rougissantes.
Combien de fois à Paris dans le mois de mai de l'année suivante, il m'arriva d'acheter une branche de pommier chez le fleuriste et de passer ensuite la nuit devant ses fleurs où s'épanouissait la même essence crémeuse qui poudrait encore de son écume les bourgeons des feuilles et entre les blanches corolles desquelles il semblait que ce fût le marchand qui, par générosité envers moi, par goût inventif aussi et contraste ingénieux eût ajouté de chaque côté, en surplus, un seyant bouton rose; je les regardais, je les faisais poser sous ma lampe, -- si longtemps que j'étais souvent encore là quand l'aurore leur apportait la même rougeur qu'elle devait faire en même temps à Balbec -- et je cherchais à les reporter sur cette route par l'imagination, à les multiplier, à les étendre dans le cadre préparé, sur la toile toute prête, de ces clos dont je savais le dessin par cur et que j'aurais tant voulu, qu'un jour je devais, -- revoir, -- au moment où avec la verve ravissante du génie, le printemps couvre leur canevas de ses couleurs.
Avant de monter en voiture j'avais composé le tableau de mer que j'allais chercher, que j'espérais voir avec le «soleil rayonnant», et qu'à Balbec je n'apercevais que trop morcelé entre tant d'enclaves vulgaires et que mon rêve n'admettait pas, de baigneurs, de cabines, de yacht de plaisance. Mais quand la voiture de Mme de Villeparisis étant parvenue au haut d'une côte, j'apercevais la mer entre les feuillages des arbres, alors sans doute de si loin disparaissaient ces détails contemporains qui l'avaient mise comme en dehors de la nature et de l'histoire, et je pouvais en regardant les flots m'efforcer de penser que c'était les mêmes que Leconte de Lisle nous peint dans l'Orestie quand «tel qu'un vol d'oiseaux carnassiers dans l'aurore», les guerriers chevelus de l'héroïque Hellas «de cent mille avirons battaient le flot sonore». Mais en revanche je n'étais plus assez près de la mer qui ne me semblait pas vivante, mais figée, je ne sentais plus de puissance sous ses couleurs étendues comme celles d'une peinture entre les feuilles où elle apparaissait aussi inconsistante que le ciel, et seulement plus foncée que lui.
Mme de Villeparisis voyant que j'aimais les églises me
promettait que nous irions voir une fois l'une, une fois l'autre,
et surtout celle de Carqueville «toute cachée sous
son vieux lierre», dit-elle avec un mouvement de la main
qui semblait envelopper avec goût la façade absente
dans un feuillage invisible et délicat. Mme de
Villeparisis avait souvent, avec ce petit geste descriptif, un
mot juste pour définir le charme et la
particularité d'un monument, évitant toujours les
termes techniques, mais ne pouvant dissimuler qu'elle savait
très bien les choses dont elle parlait. Elle semblait
chercher à s'en excuser sur ce qu'un des châteaux de
son père, et où elle avait été
élevée, étant situé dans une
région où il y avait des églises du
même style qu'autour de Balbec il eût
été honteux qu'elle n'eût pas pris le
goût de l'architecture ce château étant
d'ailleurs le plus bel exemplaire de celle de la Renaissance.
Mais comme il était aussi un vrai musée, comme
d'autre part Chopin et Listz y avaient joué, Lamartine
récité des vers, tous les artistes connus de tout
un siècle écrit des pensées, des
mélodies, fait des croquis sur l'album familial. Mme de
Villeparisis ne donnait, par grâce, bonne éducation,
modestie réelle, ou manque d'esprit philosophique, que
cette origine purement matérielle à sa connaissance
de tous les arts, et finissait par avoir l'air de
considérer la peinture, la musique, la littérature
et la philosophie comme l'apanage d'une jeune fille
élevée de la façon la plus aristocratique
dans un monument classé et illustre. On aurait dit qu'il
n'y avait pas pour elle d'autres tableaux que ceux dont on a
hérités. Elle fut contente que ma grand'mère
aimât un collier qu'elle portait et qui dépassait de
sa robe. Il était dans le portrait d'une bisaïeule
à elle, par Titien, et qui n'était jamais sorti de
la famille. Comme cela on était sûr que
c'était un vrai. Elle ne voulait pas entendre parler des
tableaux achetés on ne sait comment par un Crésus,
elle était d'avance persuadée qu'ils étaient
faux et n'avait aucun désir de les voir, nous savions
qu'elle-même faisait des aquarelles de fleurs, et ma
grand'mère qui les avait entendu vanter lui en parla. Mme
de Villeparisis changea de conversation par modestie, mais sans
montrer plus d'étonnement ni de plaisir qu'une artiste
suffisamment connue à qui les compliments n'apprennent
rien.
Elle se contenta de dire que c'était un passe-temps
charmant parce que si les fleurs nées du pinceau
n'étaient pas fameuses, du moins les peindre vous faisait
vivre dans la société des fleurs naturelles, de la
beauté desquelles, surtout quand on était
obligé de les regarder de plus près pour les
imiter, on ne se lassait pas. Mais à Balbec Mme de
Villeparisis se donnait congé pour laisser reposer ses
yeux.
Nous fûmes étonnés, ma grand'mère et moi, de voir combien elle était plus «libérale» que même la plus grande partie de la bourgeoisie. Elle s'étonnait qu'on fût scandalisé des expulsions des jésuites, disant que cela s'était toujours fait, même sous la monarchie, même en Espagne. Elle défendait la République à laquelle elle ne reprochait son anticléricalisme que dans cette mesure: «Je trouverais tout aussi mauvais qu'on m'empêchât d'aller à la messe si j'en ai envie que d'être forcée d'y aller si je ne le veux pas», lançant même certains mots comme: «Oh! la noblesse aujourd'hui, qu'est-ce que c'est!» «Pour moi, un homme qui ne travaille pas, ce n'est rien», peut-être seulement parce qu'elle sentait ce qu'ils prenaient de piquant, de savoureux, de mémorable dans sa bouche.
En entendant souvent exprimer avec franchise des opinions
avancées -- pas jusqu'au socialisme cependant qui
était la bête noire de Mme de Villeparisis --
précisément par une de ces personnes en
considération de l'esprit desquelles, notre scrupuleuse et
timide impartialité se refuse à condamner les
idées des conservateurs, nous n'étions pas loin, ma
grand'mère et moi, de croire qu'en notre agréable
compagne, se trouvaient la mesure et le modèle de la
vérité en toutes choses.
Nous la croyions sur parole tandis qu'elle jugeait ses Titiens,
la colonnade de son château, l'esprit de conversation de
Louis-philippe.
Mais -- comme ces érudits qui émerveillent quand
on les met sur la peinture égyptienne et les inscriptions
étrusques, et qui parlant d'une façon si banale des
uvres modernes que nous nous demandons si nous n'avons pas
surfait l'intérêt des sciences où ils sont
versés, puisque n'y apparaît pas cette même
médiocrité qu'ils ont pourtant dû y apporter
aussi bien que dans leurs niaises études sur Beaudelaire,
-- Mme de Villeparisis, interrogée par moi sur
Chateaubriand, sur Balzac, sur Victor Hugo, tous reçus
jadis par ses parents et entrevus par elle-même, riait de
mon admiration, racontait sur eux des traits piquants comme elle
venait de faire sur des grands seigneurs ou des hommes
politiques, et jugeait sévèrement ces
écrivains, précisément parce qu'ils avaient
manqué de cette modestie, de cet effacement de soi, de cet
art sobre qui se contente d'un seul trait juste et n'appuie pas,
qui fuit plus que tout le ridicule de la grandiloquence, de cet
à-propos, de ces qualités de modération de
jugement et de simplicité, auxquelles on lui avait appris
qu'atteint la vraie valeur: on voyait qu'elle n'hésitait
pas à leur préférer des hommes qui,
peut-être, en effet, avaient eu, à cause d'elles,
l'avantage sur un Balzac, un Hugo, un Vigny, dans un salon, une
académie, un conseil des ministres, Molé, Fontanes,
Vitroles, Bersot, Pasquier, Lebrun, Salvandy ou Daru.
Parfois, comme la voiture gravissait une route montante entre des terres labourées, rendant les champs plus réels, leur ajoutant une marque d'authenticité, comme la précieuse fleurette dont certains maîtres anciens signaient leurs tableaux, quelques bleuets hésitants pareils à ceux de Combray suivaient notre voiture. Bientôt nos chevaux les distançaient, mais, mais après quelques pas, nous en apercevions un autre qui en nous attendant avait piqué devant nous dans l'herbe son étoile bleue; plusieurs s'enhardissaient jusqu'à venir se poser au bord de la route et c'était toute une nébuleuse qui se formait avec mes souvenirs lointains et les fleurs apprivoisées.
Nous redescendions la côte; alors nous croisions, la
montant à pied, à bicyclette, en carriole ou en
voiture, quelqu'une de ces créatures, -- fleurs de la
belle journée, mais qui ne sont pas comme les fleurs des
champs, car chacune recèle quelque chose qui n'est pas
dans une autre et qui empêchera que nous puissions
contenter avec ses pareilles le désir qu'elle a fait
naître en nous -- quelque fille de ferme poussant sa vache
ou à demi couchée sur une charrette, quelque fille
de boutiquier en promenade, quelque élégante
demoiselle assise sur le strapontin d'un landau, en face de ses
parents. Certes Bloch m'avait ouvert une ère nouvelle et
avait changé pour moi la valeur de la vie, le jour
où il m'avait appris que les rêves que j'avais
promenés solitairement du côté de
Méséglise quand je souhaitais que passât une
paysanne que je prendrais dans mes bras, n'étaient pas une
chimère qui ne correspondait à rien
d'extérieur à moi, mais que toutes les filles qu'on
rencontrait, villageoises ou demoiselles étaient toutes
prêtes à en exaucer de pareils. Et dussé-je,
maintenant que j'étais souffrant et ne sortais pas seul,
ne jamais pouvoir faire l'amour avec elles, j'étais tout
de même heureux comme un enfant né dans une prison
ou dans un hôpital et qui, ayant cru longtemps que
l'organisme humain ne peut digérer que du pain sec et des
médicaments, a appris tout d'un coup que les pêches,
les abricots, le raisin, ne sont pas une simple parure de la
campagne, mais des aliments délicieux et assimilables.
Même si son geôlier ou son garde-malade ne lui
permettent pas de cueillir ces beaux fruits, le monde cependant
lui paraît meilleur et l'existence plus clémente.
Car un désir nous semble plus beau, nous nous appuyons
à lui avec plus de confiance quand nous savons qu'en
dehors de nous la réalité s'y conforme, même
si pour nous il n'est pas réalisable. Et nous pensons avec
plus de joie à une vie où, à condition que
nous écartions pour un instant de notre pensée le
petit obstacle accidentel et particulier qui nous empêche
personnellement de le faire, nous pouvons nous imaginer
l'assouvissant. Pour les belles filles qui passaient, du jour
où j'avais su que leurs joues pouvaient être
embrassées, j'étais devenu curieux de leur
âme. Et l'univers m'avait paru plus intéressant.
La voiture de Mme de Villeparisis allait vite. A peine avais-je le temps de voir la fillette qui venait dans notre direction; et pourtant -- comme la beauté des êtres n'est pas comme celle des choses, et que nous sentons qu'elle est celle d'une créature unique, consciente et volontaire -- dès que son individualité, âme vague, volonté inconnue de moi, se peignait en une petite image prodigieusement réduite, mais complète, au fond de son regard distrait, -- aussitôt mystérieuse réplique des pollens tout préparés pour les pistils, je sentais saillir en moi l'embryon aussi vague, aussi minuscule, du désir de ne pas laisser passer cette fille, sans que sa pensée prît conscience de ma personne, sans que j'empêchasse ses désirs d'aller à quelqu'un d'autre, sans que je vinsse me fixer dans sa rêverie et saisir son cur. Cependant notre voiture s'éloignait, la belle fille était déjà derrière nous et comme elle ne possédait de moi aucune des notions qui constituent une personne, ses yeux qui m'avaient à peine vu, m'avaient déjà oublié. Était-ce parce que je ne l'avais qu'entreaperçue que je l'avais trouvée si belle. Peut-être. D'abord l'impossibilité de s'arrêter auprès d'une femme, le risque de ne pas la retrouver un autre jour lui donnent brusquement le même charme qu'à un pays la maladie ou la pauvreté qui nous empêchent de le visiter, ou qu'aux jours si ternes qui nous restent à vivre le combat où nous succomberons sans doute. De sorte que s'il n'y avait pas l'habitude, la vie devrait paraître délicieuse à des êtres qui seraient à chaque heure menacés de mourir, -- c'est-à-dire à tous les hommes. Puis si l'imagination est entraînée par le désir de ce que nous ne pouvons posséder, son essor n'est pas limité par une réalité complètement perçue dans ces rencontres où les charmes de la passante sont généralement en relation directe avec la rapidité du passage. Pour peu que la nuit tombe et que la voiture aille vite, à la campagne, dans une ville, il n'y a pas un torse féminin mutilé comme un marbre antique par la vitesse qui nous entraîne et le crépuscule qui le noie, qui ne tire sur notre cur, à chaque coin de route, du fond de chaque boutique, les flèches de la Beauté, de la Beauté dont on serait parfois tenté de se demander si elle est en ce monde autre chose que la partie de complément qu'ajoute à une passante fragmentaire et fugitive notre imagination surexcitée par le regret.
Si j'avais pu descendre parler à la fille que nous croisions, peut-être eussé-je été désillusionné par quelque défaut de sa peau que de la voiture je n'avais pas distingué? (Et alors, tout effort pour pénétrer dans sa vie m'eût semblé soudain impossible. Car la beauté est une suite d'hypothèses que rétrécit la laideur en barrant la route que nous voyions déjà s'ouvrir sur l'inconnu.) Peut-être un seul mot qu'elle eût dit, un sourire, m'eussent fourni une clef, un chiffre inattendus, pour lire l'expression de sa figure et de sa démarche, qui seraient aussitôt devenues banales. C'est possible, car je n'ai jamais rencontré dans la vie de filles aussi désirables que les jours où j'étais avec quelque grave personne que malgré les mille prétextes que j'inventais je ne pouvais quitter: quelques années après celle où j'allai pour la première fois à Balbec, faisant à Paris une course en voiture avec un ami de mon père et ayant aperçu une femme qui marchait vite dans la nuit, je pensai qu'il était déraisonnable de perdre pour une raison de convenances, ma part de bonheur dans la seule vie qu'il y ait sans doute, et sautant à terre sans m'excuser, je me mis à la recherche de l'inconnue, la perdis au carrefour de deux rues, la retrouvai dans une troisième, et me trouvai enfin, tout essoufflé, sous un réverbère, en face de la vieille Mme Verdurin que j'évitais partout et qui heureuse et surprise s'écria: «Oh! comme c'est aimable d'avoir couru pour me dire bonjour.»
Cette année-là, à Balbec, au moment de
ces rencontres, j'assurais à ma grand'mère,
à Mme de Villeparisis qu'à cause d'un grand mal de
tête, il valait mieux que je rentrasse seul à pied.
Elles refusaient de me laisser descendre. Et j'ajoutais la belle
fille (bien plus difficile à retrouver que ne l'est un
monument, car elle était anonyme et mobile) à la
collection de toutes celles que je me promettais de voir de
près.
Une pourtant se trouva repasser sous mes yeux, dans des
conditions telles que je crus que je pourrais la connaître
comme je voudrais.
C'était une laitière qui vint d'une ferme apporter
un supplément de crème à l'hôtel. Je
pensai qu'elle m'avait aussi reconnu et elle me regardait, en
effet, avec une attention qui n'était peut-être
causée que par l'étonnement que lui causait la
mienne. Or le lendemain, jour où je m'étais
reposé toute la matinée quand Françoise vint
ouvrir les rideaux vers midi, elle me remit une lettre qui avait
été déposée pour moi à
l'hôtel. Je ne connaissais personne à Balbec. Je ne
doutai pas que la lettre ne fût de la laitière.
Hélas, elle n'était que de Bergotte qui, de
passage, avait essayé de me voir, mais ayant su que je
dormais m'avait laissé un mot charmant pour lequel le
liftman avait fait une enveloppe que j'avais cru écrite
par la laitière. J'étais affreusement
déçu, et l'idée qu'il était plus
difficile et plus flatteur d'avoir une lettre de Bergotte, ne me
consolait en rien qu'elle ne fût pas de la laitière.
Cette fille-là même, je ne la retrouvai pas plus que
celles que j'apercevais seulement de la voiture de Mme de
Villeparisis. La vue et la perte de toutes accroissaient
l'état d'agitation où je vivais et je trouvais
quelque sagesse aux philosophes qui nous recommandent de borner
nos désirs (si toutefois ils veulent parler du
désir des êtres, car c'est le seul qui puisse
laisser de l'anxiété, s'appliquant à de
l'inconnu conscient. Supposer que la philosophie veut parler du
désir des richesses serait trop absurde). Pourtant
j'étais disposé à juger cette sagesse
incomplète, car je me disais que ces rencontres me
faisaient trouver encore plus beau un monde qui fait ainsi
croître sur toutes les routes campagnardes des fleurs
à la fois singulières et communes, trésors
fugitifs de la journée, aubaines de la promenade, dont les
circonstances contingentes qui ne se reproduiraient
peut-être pas toujours m'avaient seules
empêché de profiter, et qui donnent un goût
nouveau à la vie.
Mais peut-être, en espérant qu'un jour, plus libre, je pourrais trouver sur d'autres routes de semblables filles, je commençais déjà à fausser ce qu'a d'exclusivement individuel le désir de vivre auprès d'une femme qu'on a trouvé jolie, et du seul fait que j'admettais la possibilité de le faire naître artificiellement, j'en avais implicitement reconnu l'illusion.
Le jour que Mme de Villeparisis nous mena à Carqueville où était cette église couverte de lierre dont elle avait parlé et qui, bâtie sur un tertre, domine le village, la rivière qui le traverse et qui a conservé son petit pont du moyen âge, ma grand'mère, pensant que je serais content d'être seul pour regarder le monument, proposa à mon amie d'aller goûter chez le pâtissier, sur la place qu'on apercevait distinctement et qui sous sa patine dorée était comme une autre partie d'un objet tout entier ancien. Il fut convenu que j'irais les y retrouver. Dans le bloc de verdure devant lequel on me laissa, il fallait pour reconnaître une église faire un effort qui me fît serrer de plus près l'idée d'église; en effet, comme il arrive aux élèves qui saisissent plus complètement le sens d'une phrase quand on les oblige par la version ou par le thème à la dévêtir des formes auxquelles ils sont accoutumés, cette idée d'église dont je n'avais guère besoin d'habitude devant des clochers qui se faisaient reconnaître d'eux-mêmes, j'étais obligé d'y faire perpétuellement appel pour ne pas oublier, ici que le cintre de cette touffe de lierre était celui d'une verrière ogivale, là, que la saillie des feuilles était due au relief d'un chapiteau. Mais alors un peu de vent soufflait, faisait frémir le porche mobile que parcouraient des remous propagés et tremblants comme une clarté; les feuilles déferlaient les unes contre les autres; et frisssonnante, la façade végétale entraînait avec elle les piliers onduleux, caressés et fuyants.
Comme je quittais l'église, je vis devant le vieux pont des filles du village qui sans doute parce que c'était un dimanche se tenaient attifées, interpellant les garçons qui passaient. Moins bien vêtue que les autres, mais semblant les dominer par quelque ascendant, -- car elle répondait à peine à ce qu'elles lui disaient -- l'air plus grave et plus volontaire, il y en avait une grande qui assise à demi sur le rebord du pont, laissant pendre ses jambes, avait devant elle un petit pot plein de poissons qu'elle venait probablement de pêcher. Elle avait un teint bruni, des yeux doux, mais un regard dédaigneux de ce qui l'entourait, un petit nez d'une forme fine et charmante. Mes regards se posaient sur sa peau et mes lèvres à la rigueur pouvaient croire qu'elles avaient suivi mes regards. Mais ce n'est pas seulement son corps que j'aurais voulu atteindre, c'était aussi la personne, qui vivait en lui et avec laquelle il n'est qu'une sorte d'attouchement, qui est d'attirer son attention, qu'une sorte de pénétration, y éveiller une idée.
Et cet être intérieur de la belle pêcheuse,
semblait m'être clos encore, je doutais si j'y étais
entré, même après que j'eus aperçu ma
propre image se refléter furtivement dans le miroir de son
regard, suivant un indice de réfraction qui m'était
aussi inconnu que si je me fusse placé dans le champ
visuel d'une biche. Mais de même qu'il ne m'eût pas
suffi que mes lèvres prissent du plaisir sur les siennes
mais leur en donnassent, de même j'aurais voulu que
l'idée de moi qui entrerait en cet être, qui s'y
accrocherait, n'amenât pas à moi seulement son
attention, mais son admiration, son désir, et le
forçât à garder mon souvenir jusqu'au jour
où je pourrais le retrouver.
Cependant, j'apercevais à quelques pas la place où
devait m'attendre la voiture de Mme de Villeparisis. Je n'avais
qu'un instant; et déjà je sentais que les filles
commençaient à rire de me voir ainsi
arrêté.
J'avais cinq francs dans ma poche. Je les en sortis, et avant
d'expliquer à la belle fille la commission dont je la
chargeais, pour avoir plus de chance qu'elle
m'écoutât, je tins un instant la pièce devant
ses yeux:
-- Puisque vous avez l'air d'être du pays, dis-je
à la pêcheuse, est-ce que vous auriez la
bonté de faire une petite course pour moi?
Il faudrait aller devant un pâtissier qui est
paraît-il sur une place, mais je ne sais pas où
c'est, et où une voiture m'attend. Attendez!...
pour ne pas confondre vous demanderez si c'est la voiture de la
marquise de Villeparisis. Du reste vous verrez bien, elle a deux
chevaux.
C'était cela que je voulais qu'elle sût pour prendre une grande idée de moi. Mais quand j'eus prononcé les mots «marquise» et «deux chevaux», soudain j'éprouvai un grand apaisement. Je sentis que la pêcheuse se souviendrait de moi et se dissiper avec mon effroi de ne pouvoir la retrouver, une partie de mon désir de la retrouver. Il me semblait que je venais de toucher sa personne avec des lèvres invisibles et que je lui avais plu. Et cette prise de force de son esprit, cette possession immatérielle, lui avait ôté de son mystère autant que fait la possession physique.
Nous descendîmes sur Hudimesnil; tout d'un coup je fus rempli de ce bonheur profond que je n'avais pas souvent ressenti depuis Combray, un bonheur analogue à celui que m'avaient donné, entre autres, les clochers de Martinville. Mais cette fois il resta incomplet. Je venais d'apercevoir, en retrait de la route en dos d'âne que nous suivions, trois arbres qui devaient servir d'entrée à une allée couverte et formaient un dessin que je ne voyais pas pour la première fois, je ne pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils étaient comme détachés mais je sentais qu'il m'avait été familier autrefois; de sorte que mon esprit ayant trébuché entre quelque année lointaine et le moment présent, les environs de Balbec vacillèrent et je me demandai si toute cette promenade n'était pas une fiction, Balbec un endroit où je n'étais jamais allé que par l'imagination, Mme de Villeparisis un personnage de roman et les trois vieux arbres la réalité qu'on retrouve en levant les yeux de dessus le livre qu'on était en train de lire et qui vous décrivait un milieu dans lequel on avait fini par se croire effectivement transporté.
Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon
esprit sentait qu'ils recouvraient quelque chose sur quoi il
n'avait pas prise, comme sur ces objets placés trop loin
dont nos doigts allongés au bout de notre bras tendu,
effleurent seulement par instant l'enveloppe sans arriver
à rien saisir. Alors on se repose un moment pour jeter le
bras en avant d'un élan plus fort et tâcher
d'atteindre plus loin. Mais pour que mon esprit pût ainsi
se rassembler, prendre son élan, il m'eût fallu
être seul. Que j'aurais voulu pouvoir m'écarter
comme je faisais dans les promenades du côté de
Guermantes quand je m'isolais de mes parents. Il me semblait
même que j'aurais dû le faire. Je reconnaissais ce
genre de plaisir qui requiert, il est vrai, un certain travail de
la pensée sur elle-même, mais à
côté duquel les agréments de la nonchalance
qui vous fait renoncer à lui, semblent bien
médiocres. Ce plaisir, dont l'objet n'était que
pressenti, que j'avais à créer moi-même, je
ne l'éprouvais que de rares fois, mais à chacune
d'elles il me semblait que les choses qui s'étaient
passées dans l'intervalle n'avaient guère
d'importance et qu'en m'attachant à la seule
réalité je pourrais commencer enfin une vraie vie.
Je mis un instant ma main devant mes yeux pour pouvoir les fermer
sans que Mme de Villeparisis s'en aperçût. Je restai
sans penser à rien, puis de ma pensée
ramassée, ressaisie avec plus de force, je bondis plus
avant dans la direction des arbres, ou plutôt dans cette
direction intérieure au bout de laquelle je les voyais en
moi-même. Je sentis de nouveau derrière eux le
même objet connu mais vague et que je pus ramener à
moi. Cependant tous trois au fur et à mesure que la
voiture avançait, je les voyais s'approcher. Où les
avais-je déjà regardés? Il n'y avait aucun
lieu autour de Combray, où une allée s'ouvrit
ainsi. Le site qu'ils me rappelaient il n'y avait pas de place
pour lui davantage dans la campagne allemande où
j'étais allé une année avec ma
grand'mère prendre les eaux. Fallait-il croire qu'ils
venaient d'années déjà si lointaines de ma
vie que le paysage qui les entourait avait été
entièrement aboli dans ma mémoire et que, comme ces
pages qu'on est tout d'un coup ému de retrouver dans un
ouvrage qu'on s'imaginait n'avoir jamais lu, ils surnageaient
seuls du livre oublié de ma première enfance.
N'appartenaient-ils au contraire qu'à ces paysages du
rêve, toujours les mêmes, du moins pour moi chez qui
leur aspect étrange n'était que l'objectivation
dans mon sommeil de l'effort que je faisais pendant la veille
soit pour atteindre le mystère dans un lieu
derrière l'apparence duquel je pressentais, comme cela
m'était arrivé si souvent du côté de
Guermantes, soit pour essayer de le réintroduire dans un
lieu que j'avais désiré connaître et qui du
jour où je l'avais connu n'avait paru tout superficiel,
comme Balbec? N'étaient-ils qu'une image toute nouvelle
détachée d'un rêve de la nuit
précédente mais déjà si
effacée qu'elle me semblait venir de beaucoup plus loin?
Ou bien ne les avais-je jamais vus et cachaient-ils
derrière eux comme tels arbres, telle touffe d'herbes que
j'avais vus du côté de Guermantes un sens aussi
obscur, aussi difficile à saisir qu'un passé
lointain de sorte que, sollicité par eux d'approfondir une
pensée, je croyais avoir à reconnaître un
souvenir. Ou encore ne cachaient-ils même pas de
pensées et était-ce une fatigue de ma vision qui me
les faisait voir doubles dans le temps comme on voit quelquefois
double dans l'espace? Je ne savais.
Cependant ils venaient vers moi; peut-être apparition
mythique, ronde de sorcières ou de nornes qui me proposait
ses oracles. Je crus plutôt que c'étaient des
fantômes du passé, de chers compagnons de mon
enfance, des amis disparus qui invoquaient nos communs
souvenirs.
Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec
moi, de les rendre à la vie. Dans leur gesticulation
naïve et passionnée, je reconnaissais le regret
impuissant d'un être aimé qui a perdu l'usage de la
parole, sent qu'il ne pourra nous dire ce qu'il veut et que nous
ne savons pas deviner. Bientôt à un croisement de
routes, la voiture les abandonna. Elle m'entraînait loin de
ce que je croyais seul vrai, de ce qui m'eût rendu vraiment
heureux, elle ressemblait à ma vie.
Je vis les arbres s'éloigner en agitant leurs bras désespérés, semblant me dire: ce que tu n'apprends pas de nous aujourd'hui tu ne le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin d'où nous cherchions à nous hisser jusqu'à toi, toute une partie de toi-même que nous t'apportions tombera pour jamais au néant. En effet, si dans la suite je retrouvai le genre de plaisir et d'inquiétude que je venais de sentir encore une fois, et si un soir -- trop tard, mais pour toujours -- je m'attachai à lui, de ces arbres eux-mêmes en revanche je ne sus jamais ce qu'ils avaient voulu m'apporter ni où je les avais vus. Et quand la voiture ayant bifurqué, je leur tournai le dos et cessai de les voir, tandis que Mme de Villeparisis, me demandant pourquoi j'avais l'air rêveur, j'étais triste comme si je venais de perdre un ami, de mourir moi-même, de renier un mort ou de méconnaître un Dieu.
Il fallait songer au retour. Mme de Villeparisis qui avait un certain sens de la nature, plus froid que celui de ma grand'mère mais qui sait reconnaître même en dehors des musées et des demeures aristocratiques, la beauté simple et majestueuse de certaines choses anciennes, disait au cocher de prendre la vieille route de Balbec, peu fréquentée, mais plantée de vieux ormes qui nous semblaient admirables.
Une fois que nous connûmes cette vieille route, pour
changer, nous revînmes, à moins que nous ne
l'eussions prise à l'aller, par une autre qui traversait
les bois de Chantereine et de Canteloup.
L'invisibilité des innombrables oiseaux qui s'y
répondaient tout à côté de nous dans
les arbres donnait la même impression de repos qu'on a les
yeux fermés. Enchaîné à mon strapontin
comme Prométhée sur son rocher, j'écoutais
mes Océanides. Et, quand par hasard, j'apercevais l'un de
ces oiseaux qui passait d'une feuille sous une autre, il y avait
si peu de lien apparent entre lui et ces chants que je ne croyais
pas voir la cause de ceux-ci dans ce petit corps sautillant,
étonné et sans regard.
Cette route était pareille à bien d'autres de ce genre qu'on rencontre en France, montant en pente assez raide, puis redescendant sur une grande longueur. Au moment même, je ne lui trouvais pas un grand charme, j'étais seulement content de rentrer. Mais elle devint pour moi dans la suite une cause de joies en restant dans ma mémoire comme une amorce où toutes les routes semblables sur lesquelles je passerais plus tard au cours d'une promenade ou d'un voyage s'embrancheraient aussitôt sans solution de continuité et pourraient grâce à elle, communiquer immédiatement avec mon cur. Car dès que la voiture ou l'automobile s'engagerait dans une de ces routes qui auraient l'air d'être la continuation de celle que j'avais parcourue avec Mme de Villeparisis, ce à quoi ma conscience actuelle se trouverait immédiatement appuyée comme à mon passé le plus récent, ce serait (toutes les années intermédiaires se trouvant abolies) les impressions que j'avais eues par ces fins d'après-midi-là, en promenade près de Balbec, quand les feuilles sentaient bon, que la brume s'élevait et qu'au delà du prochain village, on apercevrait entre les arbres le coucher du soleil comme s'il avait été quelque localité suivante, forestière, distante et qu'on n'atteindra pas le soir même. Raccordées à celles que j'éprouvais maintenant dans un autre pays, sur une route semblable, s'entourant de toutes les sensations accessoires de libre respiration, de curiosité, d'indolence, d'appétit, de gaieté, qui leur étaient communes, excluant toutes les autres, ces impressions se renforceraient, prendraient la consistance d'un type particulier de plaisir, et presque d'un cadre d'existence que j'avais d'ailleurs rarement l'occasion de retrouver, mais dans lequel le réveil des souvenirs mettait au milieu de la réalité matériellement perçue une part assez grande de réalité évoquée, songée, insaisissable, pour me donner, au milieu de ces régions où je passais, plus qu'un sentiment esthétique, un désir fugitif mais exalté, d'y vivre désormais pour toujours. Que de fois pour avoir simplement senti une odeur de feuillée, être assis sur un strapontin en face de Mme de Villeparisis, croiser la princesse de Luxembourg qui lui envoyait des bonjours de sa voiture, rentrer dîner au grand-hôtel, ne m'est-il pas apparu comme un de ces bonheurs ineffables que ni le présent ni l'avenir ne peuvent nous rendre et qu'on ne goûte qu'une fois dans la vie.
Souvent le jour était tombé avant que nous
fussions de retour.
Timidement je citais à Mme de Villeparisis en lui
montrant la lune dans le ciel, quelque belle expression de
Chateaubriand ou de Vigny, ou de Victor Hugo: «Elle
répandait ce vieux secret de mélancolie» ou
«pleurant comme Diane au bord de ses fontaines» ou
«L'ombre était nuptiale, auguste et
solennelle.»
-- «Et vous trouvez cela beau? me demandait-elle,
génial comme vous dites. Je vous dirai que je suis
toujours étonnée de voir qu'on prend maintenant au
sérieux des choses que les amis de ces messieurs, tout en
rendant pleine justice à leurs qualités,
étaient les premiers à plaisanter. On ne prodiguait
pas le nom de génie comme aujourd'hui, où si vous
dites à un écrivain qu'il n'a que du talent il
prend cela pour une injure. Vous me citez une grande phrase de M.
de Châteaubriand sur le clair de lune. Vous allez voir que
j'ai mes raisons pour y être réfractaire. M. de
Chateaubriand venait bien souvent chez mon père. Il
était du reste agréable quand on était seul
parce qu'alors il était simple et amusant, mais dès
qu'il y avait du monde, il se mettait à poser et devenait
ridicule; devant mon père, il prétendait avoir
jeté sa démission à la face du roi et
dirigé le conclave, oubliant que mon père avait
été chargé par lui de supplier le roi de le
reprendre; et l'avait entendu faire sur l'élection du pape
les pronostics les plus insensés. Il fallait entendre sur
ce fameux conclave M. de Blacas, qui était un autre homme
que M. de Chateaubriand. Quant aux phrases de celui-ci sur le
clair de lune elles étaient tout simplement devenues une
charge à la maison. Chaque fois qu'il faisait clair de
lune autour du château, s'il y avait quelque invité
nouveau, on lui conseillait d'emmener M. de Chateaubriand prendre
l'air après le dîner. Quand ils revenaient, mon
père ne manquait pas de prendre à part
l'invité: «M.
de Chateaubriand a été bien
éloquent?» -- Oh! oui.» --Il vous a
parlé du clair de lune.» -- «Oui, comment
savez-vous?» -- «Attendez, ne vous a-t-il pas
dit», et il lui citait la phrase. -- «Oui, mais par
quel mystère.» -- «Et il vous a parlé
même du clair de lune dans la campagne romaine.» --
«Mais vous êtes sorcier.» Mon père
n'était pas sorcier, mais M. de Chateaubriand se
contentait de servir toujours un même morceau tout
préparé.
Au nom de Vigny elle se mit à rire.
-- Celui qui disait: «Je suis le comte Alfred de Vigny.» On est comte ou on n'est pas comte, ça n'a aucune espèce d'importance.
Et peut-être trouvait-elle que cela en avait tout de même un peu, car elle ajoutait:
-- D'abord je ne suis pas sûre qu'il le fût, et il
était en tout cas de très petite souche, ce
monsieur qui a parlé dans ses vers de son «cimier de
gentilhomme». Comme c'est de bon goût et comme c'est
intéressant pour le lecteur! Comme c'est Musset, simple
bourgeois de Paris, qui disait emphatiquement:
«L'épervier d'or dont mon casque est
armé.» Jamais un vrai grand seigneur ne dit de ces
choses-là. Au moins Musset avait du talent comme
poète. Mais à part Cinq-Mars je n'ai jamais rien pu
lire de M. de Vigny, l'ennui me fait tomber le livre des mains.
M. Molé, qui avait autant d'esprit et de tact que M. de
Vigny en avait peu, l'a arrangé de belle façon en
le recevant à l'Académie. Comment, vous ne
connaissez pas son discours? C'est un chef-d'uvre de malice et
d'impertinence.» Elle reprochait à Balzac qu'elle
s'étonnait de voir admiré par ses neveux, d'avoir
prétendu peindre une société
«où il n'était pas reçu», et
dont il a raconté mille invraisemblances. Quant à
Victor Hugo, elle nous disait que M.
de Bouillon, son père, qui avait des camarades dans la
jeunesse romantique, était entré grâce
à eux à la première d'Hernani mais qu'il
n'avait pu rester jusqu'au bout, tant il avait trouvé
ridicule, les vers de cet écrivain doué mais
exagéré et qui n'a reçu le titre de grand
poète qu'en vertu d'un marché fait, et comme
récompense de l'indulgence intéressée qu'il
a professée pour les dangereuses divagations des
socialistes.
Nous apercevions déjà l'hôtel, ses lumières si hostiles le premier soir, à l'arrivée, maintenant protectrices et douces, annonciatrices du foyer. Et quand la voiture arrivait près de la porte, le concierge, les grooms, le lift, empressés, naïfs, vaguement inquiets, de notre retard, massés sur les degrés à nous attendre, étaient devenus familiers, de ces êtres qui changent tant de fois au cours de notre vie, comme nous changeons nous-mêmes, mais dans lesquels au moment où ils sont pour un temps le miroir de nos habitudes, nous trouvons de la douceur à nous sentir fidèlement et amicalement reflétés. Nous les préférons à des amis que nous n'avons pas vus depuis longtemps, car ils contiennent davantage de ce que nous sommes actuellement. Seul «le chasseur» exposé au soleil dans la journée avait été rentré pour ne pas supporter la rigueur du soir, et emmailloté de lainages, lesquels joints à l'éplorement orangé de sa chevelure, et à la fleur curieusement rose de ses joues, faisaient au milieu du hall vitré, penser à une plante de serre qu'on protège contre le froid. Nous descendions de voiture, aidés par beaucoup plus de serviteurs qu'il n'était nécessaire, mais ils sentaient l'importance de la scène et se croyaient obligés d'y jouer un rôle. J'étais affamé. Aussi souvent pour ne pas retarder le moment de dîner, je ne remontais pas dans la chambre qui avait fini par devenir si réellement mienne que revoir les grands rideaux violets et les bibliothèques basses, c'était me retrouver seul avec ce moi-même dont les choses, comme les gens, m'offraient l'image, et nous attendions tous ensemble dans le hall que le maître d'hôtel vînt nous dire que nous étions servis. C'était encore l'occasion pour nous d'écouter Mme de Villeparisis.
-- Nous abusons de vous, disait ma grand'mère.
-- Mais comment, je suis ravie, cela m'enchante, répondait son amie avec un sourire câlin, en filant les sons, sur un ton mélodieux, qui contrastait avec sa simplicité coutumière.
C'est qu'en effet dans ces moments-là elle n'était pas naturelle, elle se souvenait de son éducation, des façons aristocratiques avec lesquelles une grande dame doit montrer à des bourgeois qu'elle est heureuse de se trouver avec eux, qu'elle est sans morgue. Et le seul manque de véritable politesse qu'il y eût en elle était dans l'excès de ses politesses; car on y reconnaissait ce pli professionnel d'une dame du faubourg Saint-Germain, laquelle voyant toujours dans certains bourgeois, les mécontents qu'elle est destinée à faire certains jours, profite avidement de toutes les occasions où il lui est possible, dans le livre de compte de son amabilité avec eux, de prendre l'avance d'un solde créditeur, qui lui permettra prochainement d'inscrire à son débit, le dîner ou le raout où elle ne les invitera pas. Ainsi, ayant agi jadis sur elle une fois pour toutes, et ignorant que maintenant les circonstances étaient autres, les personnes différentes et qu'à Paris elle souhaiterait de nous voir chez elles souvent, le génie de sa caste poussait avec une ardeur fiévreuse Mme de Villeparisis comme si le temps qui lui était concédé pour être aimable était court, à multiplier avec nous, pendant que nous étions à Balbec, les envois de roses et de melons, les prêts de livres, les promenades en voiture et les effusions verbales. Et par là, -- tout autant que la splendeur aveuglante de la plage, que le flamboiement multicolore et les lueurs sous-océaniques des chambres, tout autant même que les leçons d'équitation par lesquelles des fils de commerçants étaient déifiés comme Alexandre de Macédoine -- les amabilités quotidiennes de Mme de Villeparisis et aussi la facilité momentanée, estivale, avec laquelle ma grand'mère les acceptait, sont restées dans mon souvenir comme caractéristiques de la vie de bains de mer.
-- Donnez donc vos manteaux pour qu'on les remonte.
Ma grand'mère les passait au directeur, et à cause de ses gentillesses pour moi, j'étais désolé de ce manque d'égards dont il paraissait souffrir.
-- Je crois que ce monsieur est froissé, disait la marquise. Il se croit probablement trop grand seigneur pour prendre vos châles. Je me rappelle le duc de Nemours quand j'étais encore bien petite entrant chez mon père qui habitait le dernier étage de l'hôtel Bouillon, avec un gros paquet sous le bras, des lettres et des journaux. Je crois voir le prince dans son habit bleu sous l'encadrement de notre porte qui avait de jolies boiseries, je crois que c'est Bagard qui faisait cela, vous savez ces fines baguettes si souples que l'ébéniste parfois leur faisait former des petites coques, et des fleurs, comme des rubans qui nouent un bouquet. «Tenez, Cyrus, dit-il à mon père, voilà ce que votre concierge m'a donné pour vous. Il m'a dit: «Puisque vous allez chez M. le comte, ce n'est pas la peine que je monte les étages, mais prenez garde de ne pas gâter la ficelle.» Maintenant que vous avez donné vos affaires, asseyez-vous, tenez, mettez-vous là, disait-elle à ma grand'mère en lui prenant la main.
-- Oh! si cela vous est égal, pas dans ce fauteuil! Il est trop petit pour deux, mais trop grand pour moi seule, j'y serais mal.
-- Vous me faites penser, car c'était tout à
fait le même, à un fauteuil que j'ai eu longtemps
mais que j'ai fini par ne pas pouvoir garder parce qu'il avait
été donné à ma mère par la
malheureuse duchesse de Praslin. Ma mère qui était
pourtant la personne la plus simple du monde, mais qui avait
encore des idées qui viennent d'un autre temps et que
déjà je ne comprenais pas très bien, n'avait
pas voulu d'abord se laisser présenter à Mme de
Praslin qui n'était que Mlle Sebastiani, tandis que
celle-ci, parce qu'elle était duchesse, trouvait que ce
n'était pas à elle à se faire
présenter. Et par le fait, ajoutait Mme de Villeparisis
oubliant qu'elle ne comprenait pas ce genre de nuances,
n'eût-elle été que Mme de Choiseul que sa
prétention aurait pu se soutenir. Les Choiseul sont tout
ce qu'il y a de plus grand, ils sortent d'une sur du roi
Louis-le-Gros, ils étaient de vrais souverains en Basigny.
J'admets que nous l'emportons par les alliances et
l'illustration, mais l'ancienneté est presque la
même. Il était résulté de cette
question de préséance des incidents comiques, comme
un déjeuner qui fut servi en retard de plus d'une grande
heure que mit l'une de ces dames à accepter de se laisser
présenter. Elles étaient malgré cela
devenues de grandes amies et elle avait donné à ma
mère un fauteuil du genre de celui-ci et où, comme
vous venez de faire, chacun refusait de s'asseoir. Un jour ma
mère entend une voiture dans la cour de son hôtel.
Elle demande à un petit domestique qui c'est. «C'est
Madame la duchesse de La Rochefoucauld, madame la
comtesse.» -- «Ah! bien, je la recevrai.» Au
bout d'un quart d'heure, personne. «Hé bien, Madame
la duchesse de La Rochefoucauld? où est-elle donc?»
-- «Elle est dans l'escalier, à souffle, madame la
comtesse», répond le petit domestique qui arrivait
depuis peu de la campagne où ma mère avait la bonne
habitude de les prendre. Elle les avait souvent vu naître.
C'est comme cela qu'on a chez soi de braves gens. Et c'est le
premier des luxes. En effet, la duchesse de La Rochefoucauld
montait difficilement, étant énorme, si
énorme, que quand elle entra ma mère eut un instant
d'inquiétude en se demandant où elle pourrait la
placer. A ce moment le meuble donné par Mme de Praslin
frappa ses yeux: «Prenez donc la peine de vous asseoir, dit
ma mère en le lui avançant.» Et la duchesse
le remplit jusqu'aux bords.
Elle était, malgré cette importance, restée
assez agréable. «Elle fait encore un certain effet
quand elle entre», disait un de nos amis.
«Elle en fait surtout quand elle sort»,
répondit ma mère qui avait le mot plus leste qu'il
ne serait de mise aujourd'hui. Chez Mme de La Rochefoucauld
même, on ne se gênait pas pour plaisanter devant elle
qui en riait la première, ses amples proportions.
«Mais est-ce que vous êtes seul?» demanda un
jour à M. de La Rochefoucauld ma mère qui venait
faire visite à la duchesse et qui, reçue à
l'entrée par le mari, n'avait pas aperçu sa femme
qui était dans une baie du fond.
«Est-ce que Madame de La Rochefoucauld n'est pas
là? je ne la vois pas.» -- «Comme vous
êtes aimable!» répondit le duc qui avait un
des jugements les plus faux que j'aie jamais connus mais ne
manquait pas d'un certain esprit.
Après le dîner, quand j'étais
remonté avec ma grand'mère, je lui disais que les
qualités qui nous charmaient chez Mme de Villeparisis, le
tact, la finesse, la discrétion, l'effacement de
soi-même n'étaient peut-être pas bien
précieux puisque ceux qui les possédèrent au
plus haut degré ne furent que des Molé et des
Loménie, et que si leur absence peut rendre les relations
quotidiennes désagréables, elle n'a pas
empêché de devenir Chateaubriand, Vigny, Hugo,
Balzac, des vaniteux qui n'avaient pas de jugement, qu'il
était facile de railler, comme Bloch... Mais au nom de
Bloch ma grand'mère se récriait. Et elle me vantait
Mme de Villeparisis. Comme on dit que c'est
l'intérêt de l'espèce qui guide en amour les
préférences de chacun, et pour que l'enfant soit
constitué de la façon la plus normale fait
rechercher les femmes maigres aux hommes gras et les grasses aux
maigres, de même c'était obscurément les
exigences de mon bonheur menacé par le nervosisme, par mon
penchant maladif à la tristesse, à l'isolement, qui
lui faisaient donner le premier rang aux qualités de
pondération et de jugement, particulières non
seulement à Mme de Villeparisis mais à une
société où je pourrais trouver une
distraction, un apaisement, une société pareille
à celle où l'on vit fleurir l'esprit d'un Doudan,
d'un M. de Rémusat, pour ne pas dire d'un Beausergent,
d'un Joubert, d'une Sévigné, esprit qui met plus de
bonheur, plus de dignité dans la vie que les raffinements
opposés lesquels ont conduit un Baudelaire, un Poë,
un Verlaine, un Rimbaud, à des souffrances, à une
déconsidération dont ma grand'mère ne
voulait pas pour son petit-fils.
Je l'interrompais pour l'embrasser et lui demandais si elle
avait remarqué telle phrase que Mme de Villeparisis avait
dite et dans laquelle se marquait la femme qui tenait plus
à sa naissance qu'elle ne l'avouait. Ainsi soumettais-je
à ma grand'mère mes impressions car je ne savais
jamais le degré d'estime dû à quelqu'un que
quand elle me l'avait indiqué. Chaque soir je venais lui
apporter les croquis que j'avais pris dans la journée
d'après tous ces êtres inexistants qui
n'étaient pas elle. Une fois je luis dis: -- «Sans
toi je ne pourrai pas vivre. -- Mais il ne faut pas, me
répondit-elle d'une voix troublée. Il faut nous
faire un cur plus dur que ça. Sans cela que deviendrais-tu
si je partais en voyage. J'espère au contraire que tu
serais très raisonnable et très heureux.»
-- Je saurais être raisonnable si tu partais pour quelques jours, mais je compterais les heures.
-- Mais si je partais pour des mois... (A cette seule idée mon cur se serrait), pour des années... pour...
Nous nous taisions tous les deux. Nous n'osions pas nous
regarder.
Pourtant je souffrais plus de son angoisse que de la mienne.
Aussi je m'approchai de la fenêtre et distinctement je lui
dis en détournant les yeux:
-- Tu sais comme je suis un être d'habitudes. Les
premiers jours où je viens d'être
séparé des gens que j'aime le plus, je suis
malheureux.
Mais tout en les aimant toujours autant, je m'accoutume, ma vie
devient calme, douce; je supporterais d'être
séparé d'eux, des mois, des années.
Je dus me taire et regarder tout à fait par la fenêtre. Ma grand'mère sortit un instant de la chambre. Mais le lendemain je me mis à parler de philosophie, sur le ton le plus indifférent, en m'arrangeant cependant pour que ma grand'mère fît attention à mes paroles, je dis que c'était curieux, qu'après les dernières découvertes de la science, le matérialisme semblait ruiné, et que le plus probable était encore l'éternité des âmes et leur future réunion.
Mme de Villeparisis nous prévint que bientôt elle ne pourrait nous voir aussi souvent. Un jeune neveu qui préparait Saumur, actuellement en garnison dans le voisinage, à Doncières, devait venir passer auprès d'elle un congé de quelques semaines et elle lui donnerait beaucoup de son temps. Au cours de nos promenades, elle nous avait vanté sa grande intelligence, surtout son bon cur; déjà je me figurais qu'il allait se prendre de sympathie pour moi, que je serais son ami préféré et quand, avant son arrivée, sa tante laissa entendre à ma grand'mère qu'il était malheureusement tombé dans les griffes d'une mauvaise femme dont il était fou et qui ne le lâcherait pas, comme j'étais persuadé que ce genre d'amour finissait fatalement par l'aliénation mentale, le crime et le suicide, pensant au temps si court qui était réservé à notre amitié, déjà si grande dans mon cur sans que je l'eusse encore vu, je pleurai sur elle et sur les malheurs qui l'attendaient comme sur un être cher dont on vient de nous apprendre qu'il est gravement atteint et que ses jours sont comptés.
Une après-midi de grande chaleur j'étais dans la
salle à manger de l'hôtel qu'on avait laissée
à demi dans l'obscurité pour la protéger du
soleil en tirant des rideaux qu'il jaunissait et qui par leurs
interstices laissaient clignoter le bleu de la mer, quand, dans
la travée centrale qui allait de la plage à la
route, je vis, grand, mince, le cou dégagé, la
tête haute et fièrement portée, passer un
jeune homme aux yeux pénétrants et dont la peau
était aussi blonde et les cheveux aussi dorés que
s'ils avaient absorbé tous les rayons du soleil.
Vêtu d'une étoffe souple et blanchâtre comme
je n'aurais jamais cru qu'un homme eût osé en
porter, et dont la minceur n'évoquait pas moins que le
frais de la salle à manger, la chaleur et le beau temps du
dehors, il marchait vite. Ses yeux, de l'un desquels tombait
à tout moment un monocle, étaient de la couleur de
la mer.
Chacun le regarda curieusement passer, on savait que ce jeune
marquis de Saint-Loup-en-Bray était célèbre
pour son élégance. Tous les journaux avaient
décrit le costume dans lequel il avait récemment
servi de témoin au jeune duc d'Uzès, dans un duel.
Il semblait que la qualité si particulière de ses
cheveux, de ses yeux, de sa peau, de sa tournure qui l'eussent
distingué au milieu d'une foule comme un filon
précieux d'opale azurée et lumineuse,
engaîné dans une matière grossière,
devait correspondre à une vie différente de celle
des autres hommes. Et en conséquence quand avant la
liaison dont Mme de Villeparisis se plaignait, les plus jolies
femmes du grand monde se l'étaient disputé, sa
présence, dans une plage par exemple, à
côté de la beauté en renom à laquelle
il faisait la cour, ne la mettait pas seulement tout à
fait en vedette, mais attirait les regards autant sur lui que sur
elle. A cause de son «chic», de son impertinence de
jeune «lion», à cause de son extraordinaire
beauté surtout, certains lui trouvaient même un air
efféminé, mais sans le lui reprocher car on savait
combien il était viril et qu'il aimait
passionnément les femmes. C'était ce neveu de Mme
de Villeparisis duquel elle nous avait parlé. Je fus ravi
de penser que j'allais le connaître pendant quelques
semaines et sûr qu'il me donnerait toute son affection. Il
traversa rapidement l'hôtel dans toute sa largeur, semblant
poursuivre son monocle qui voltigeait devant lui comme un
papillon. Il venait de la plage, et la mer qui remplissait
jusqu'à mi-hauteur le vitrage du hall lui faisait un fond
sur lequel il se détachait en pied, comme dans certains
portraits où des peintres prétendent sans tricher
en rien sur l'observation la plus exacte de la vie actuelle, mais
en choisissant pour leur modèle un cadre approprié,
pelouse de polo, de golf, champ de courses, pont de yacht, donner
un équivalent moderne de ces toiles où les
primitifs faisaient apparaître la figure humaine au premier
plan d'un paysage. Une voiture à deux chevaux l'attendait
devant la porte; et tandis que son monocle reprenait ses
ébats sur la route ensoleillée, avec
l'élégance et la maîtrise qu'un grand
pianiste trouve le moyen de montrer dans le trait le plus simple,
où il ne semblait pas possible qu'il sût se montrer
supérieur à un exécutant de deuxième
ordre, le neveu de Mme de Villeparisis prenant les guides que lui
passa le cocher, s'assit à côté de lui et
tout en décachetant une lettre que le directeur de
l'hôtel lui remit, fit partir les bêtes.
Quelle déception j'éprouvai les jours suivants quand, chaque fois que je le rencontrai dehors ou dans l'hôtel, -- le col haut, équilibrant perpétuellement les mouvements de ses membres autour de son monocle fugitif et dansant qui semblait leur centre de gravité, -- je pus me rendre compte qu'il ne cherchait pas à se rapprocher de nous et vis qu'il ne nous saluait pas quoiqu'il ne pût ignorer que nous étions les amis de sa tante. Et me rappelant l'amabilité que m'avaient témoignée Mme de Villeparisis et avant elle M. de Norpois, je pensais que peut-être ils n'étaient que des nobles pour rire et qu'un article secret des lois qui gouvernent l'aristocratie doit y permettre peut-être aux femmes et à certains diplomates de manquer dans leurs rapports avec les roturiers, et pour une raison qui m'échappait, à la morgue que devait au contraire pratiquer impitoyablement un jeune marquis. Mon intelligence aurait pu me dire le contraire. Mais la caractéristique de l'âge ridicule que je traversais -- âge nullement ingrat, très fécond -- est qu'on n'y consulte pas l'intelligence et que les moindres attributs des êtres semblent faire partie indivisible de leur personnalité. Tout entouré de monstres et de dieux, on ne connaît guère le calme. Il n'y a presque pas un des gestes qu'on a faits alors qu'on ne voudrait plus tard pouvoir abolir. Mais ce qu'on devrait regretter au contraire c'est de ne plus posséder la spontanéité qui nous les faisait accomplir. Plus tard on voit les choses d'une façon plus pratique, en pleine conformité avec le reste de la société, mais l'adolescence est le seul temps où l'on ait appris quelque chose.
Cette insolence que je devinais chez M. de Saint-Loup, et tout
ce qu'elle impliquait de dureté naturelle se trouva
vérifiée par son attitude chaque fois qu'il passait
à côté de nous, le corps aussi inflexiblement
élancé, la tête toujours aussi haute, le
regard impassible, ce n'est pas assez dire aussi implacable,
dépouillé de ce vague respect qu'on a pour les
droits d'autres créatures, même si elles ne
connaissent pas votre tante et qui faisait que je n'étais
pas tout à fait le même devant une vieille dame que
devant un bec de gaz.
Ces manières glacées étaient aussi loin des
lettres charmantes que je l'imaginais encore il y a quelques
jours, m'écrivant pour me dire sa sympathie, qu'est loin
de l'enthousiasme de la Chambre et du peuple qu'il s'est
représenté en train de soulever par un discours
inoubliable la situation médiocre, obscure, de
l'imaginatif qui après avoir ainsi rêvassé
tout seul, pour son compte, à haute voix, se retrouve, les
acclamations imaginaires une fois apaisées, gros Jean
comme devant. Quand Mme de Villeparisis sans doute pour
tâcher d'effacer la mauvaise impression que nous avaient
causée ces dehors révélateurs d'une nature
orgueilleuse et méchante nous reparla de
l'inépuisable bonté de son petit-neveu (il
était le fils d'une de ses nièces et était
un peu plus âgé que moi) j'admirai comme dans le
monde, au mépris de toute vérité, on
prête des qualités de cur à ceux qui l'ont si
sec, fussent-ils d'ailleurs aimables avec des gens brillants, qui
font partie de leur milieu. Mme de Villeparisis ajouta
elle-même, quoique indirectement, une confirmation aux
traits essentiels, déjà certains pour moi de la
nature de son neveu, un jour où je les rencontrai tous
deux dans un chemin si étroit qu'elle ne put faire
autrement que de me présenter à lui. Il sembla ne
pas entendre qu'on lui nommait quelqu'un, aucun muscle de son
visage ne bougea; ses yeux où ne brilla pas la plus faible
lueur de sympathie humaine, montrèrent seulement dans
l'insensibilité, dans l'inanité du regard, une
exagération à défaut de laquelle, rien ne
les eût différenciés de miroirs sans vie.
Puis fixant sur moi ces yeux durs comme s'il eût voulu se
renseigner sur moi, avant de me rendre mon salut, par un brusque
déclenchement qui sembla plutôt dû à un
réflexe musculaire qu'à un acte de volonté,
mettant entre lui et moi le plus grand intervalle possible,
allongea le bras dans toute sa longueur, et me tendit la main,
à distance. Je crus qu'il s'agissait au moins d'un duel,
quand le lendemain il me fit passer sa carte. Mais il ne me parla
que de littérature, déclara après une longue
causerie qu'il avait une envie extrême de me voir plusieurs
heures chaque jour. Il n'avait pas, durant cette visite, fait
preuve seulement d'un goût très ardent pour les
choses de l'esprit, il m'avait témoigné une
sympathie qui allait fort peu avec le salut de la veille. Quand
je le lui eus vu refaire chaque fois qu'on lui présentait
quelqu'un, je compris que c'était une simple habitude
mondaine particulière à une certaine partie de sa
famille et à laquelle sa mère qui tenait à
ce qu'il fût admirablement bien élevé, avait
plié son corps; il faisait ces saluts-là sans y
penser plus qu'à ses beaux vêtements, à ses
beaux cheveux; c'était une chose dénuée de
la signification morale que je lui avais donnée d'abord,
une chose purement apprise, comme cette autre habitude qu'il
avait aussi de se faire présenter immédiatement aux
parents de quelqu'un qu'il connaissait, et qui était
devenue chez lui si instinctive, que me voyant le lendemain de
notre rencontre, il fonça sur moi et, sans me dire
bonjour, me demanda de le nommer à ma grand'mère
qui était auprès de moi, avec la même
rapidité fébrile que si cette requête
eût été due à quelque instinct
défensif, comme le geste de parer un coup ou de fermer les
yeux devant un jet d'eau bouillante et sans le préservatif
de laquelle il y eût péril à demeurer une
seconde de plus.
Les premiers rites d'exorcisme une fois accomplis, comme une fée hargneuse dépouille sa première apparence et se pare de grâces enchanteresses, je vis cet être dédaigneux devenir le plus aimable, le plus prévenant jeune homme que j'eusse jamais rencontré. «Bon, me dis-je, je me suis déjà trompé sur lui, j'avais été victime d'un mirage, mais je n'ai triomphé du premier que pour tomber dans un second car c'est un grand seigneur féru de noblesse et cherchant à le dissimuler.» Or, toute la charmante éducation, toute l'amabilité de Saint-Loup devait en effet, au bout de peu de temps, me laisser voir un autre être mais bien différent de celui que je soupçonnais.
Ce jeune homme qui avait l'air d'un aristocrate et d'un sportsman dédaigneux n'avait d'estime et de curiosité que pour les choses de l'esprit, surtout pour ces manifestations modernistes de la littérature et de l'art qui semblaient si ridicules à sa tante; il était imbu d'autre part de ce qu'elle appelait les déclamations socialistes, rempli du plus profond mépris pour sa caste et passait des heures à étudier Nietsche et Proudhon. C'était un de ces «intellectuels» prompts à l'admiration qui s'enferment dans un livre, soucieux seulement de haute pensée. Même chez Saint-Loup l'expression de cette tendance très abstraite et qui l'éloignait tant de mes préoccupations habituelles, tout en me paraissant touchante m'ennuyait un peu. Je peux dire que, quand je sus bien qui avait été son père, les jours où je venais de lire des mémoires tout nourris d'anecdotes sur ce fameux comte de Marsantes en qui se résume l'élégance si spéciale d'une époque déjà lointaine, l'esprit empli de rêveries, désireux d'avoir des précisions sur la vie qu'avait menée M. de Marsantes, j'enrageais que Robert de Saint-Loup au lieu de se contenter d'être le fils de son père, au lieu d'être capable de me guider dans le roman démodé qu'avait été l'existence de celui-ci, se fût élevé jusqu'à l'amour de Nietsche et de Proudhon. Son père n'eût pas partagé mes regrets. Il était lui-même un homme intelligent, excédant les bornes de sa vie d'homme du monde. Il n'avait guère eu le temps de connaître son fils, mais avait souhaité qu'il valût mieux que lui. Et je crois bien que contrairement au reste de la famille, il l'eût admiré, se fût réjoui qu'il délaissât ce qui avait fait ses minces divertissements pour d'austères méditations, et, sans en rien dire, dans sa modestie de grand seigneur spirituel, eût lu en cachette les auteurs favoris de son fils pour apprécier de combien Robert lui était supérieur.
Il y avait, du reste, cette chose assez triste, c'est que si
M. de Marsantes à l'esprit fort ouvert, eût
apprécié un fils si différent de lui, Robert
de Saint-Loup parce qu'il était de ceux qui croient que le
mérite est attaché à certaines formes d'art
et de vie, avait un souvenir affectueux mais un peu
méprisant d'un père qui s'était
occupé toute sa vie de chasse et de course, avait
bâillé à Wagner et raffolé
d'Offenbach. Saint-Loup n'était pas assez intelligent pour
comprendre que la valeur intellectuelle n'a rien à voir
avec l'adhésion à une certaine formule
esthétique, et il avait pour l'intellectualité de
M.
de Marsantes, un peu le même genre de dédain
qu'auraient pu avoir pour Boieldieu ou pour Labiche, un fils
Boieldieu ou un fils Labiche qui eussent été des
adeptes de la littérature la plus symbolique et de la
musique la plus compliquée. «J'ai très peu
connu mon père, disait Robert. Il paraît que
c'était un homme exquis. Son désastre a
été la déplorable époque où il
a vécu. Etre né dans le faubourg Saint-Germain et
avoir vécu à l'époque de la
Belle-Hélène, cela fait cataclysme dans une
existence. Peut-être petit bourgeois fanatique du
«Ring» eût-il donné tout autre chose. On
me dit même qu'il aimait la littérature.
Mais on ne peut pas savoir puisque ce qu'il entendait par
littérature, se compose d'uvres
périmées.» Et pour ce qui était de
moi, si je trouvais Saint-Loup un peu sérieux, lui ne
comprenait pas que je ne le fusse pas davantage. Ne jugeant
chaque chose qu'au poids d'intelligence qu'elle contient, ne
percevant pas les enchantements d'imagination que me donnaient
certaines qu'il jugeait frivoles, il s'étonnait que moi --
moi à qui il s'imaginait être tellement
inférieur -- je pusse m'y intéresser.
Dès les premiers jours Saint-Loup fit la conquête
de ma grand'mère, non seulement par la bonté
incessante qu'il s'ingéniait à nous
témoigner à tous deux, mais par le naturel qu'il y
mettait comme en toutes choses. Or, le naturel -- sans doute
parce que, sous l'art de l'homme, il laisse sentir la nature --
était la qualité que ma grand'mère
préférait à toutes, tant dans les jardins
où elle n'aimait pas qu'il y eût, comme dans celui
de Combray, de plates-bandes trop régulières, qu'en
cuisine où elle détestait ces «pièces
montées» dans lesquelles on reconnaît à
peine les aliments qui ont servi à les faire, ou dans
l'interprétation pianistique qu'elle ne voulait pas trop
fignolée, trop léchée, ayant même eu
pour les notes accrochées, pour les fausses notes de
Rubinstein, une complaisance particulière.
Ce naturel elle le goûtait jusque dans les vêtements
de Saint-Loup, d'une élégance souple sans rien de
«gommeux» ni de «compassé», sans
raideur et sans empois. Elle prisait davantage encore ce jeune
homme riche dans la façon négligente et libre qu'il
avait de vivre dans le luxe sans «sentir l'argent»,
sans airs importants; elle retrouvait même le charme de ce
naturel dans l'incapacité que Saint-Loup avait
gardée et qui généralement disparaît
avec l'enfance en même temps que certaines
particularités physiologiques de cet âge --
d'empêcher son visage de refléter une
émotion. Quelque chose qu'il désirait par exemple
et sur quoi il n'avait pas compté, ne fût-ce qu'un
compliment, faisait se dégager en lui un plaisir si
brusque, si brûlant, si volatile, si expansif, qu'il lui
était impossible de le contenir et de le cacher; une
grimace de plaisir s'emparait irrésistiblement de son
visage; la peau trop fine de ses joues laissait
transparaître une vive rougeur, ses yeux reflétaient
la confusion et la joie; et ma grand'mère était
infiniment sensible à cette gracieuse apparence de
franchise et d'innocence, laquelle d'ailleurs chez Saint-Loup, au
moins à l'époque où je me liai avec lui, ne
trompait pas. Mais j'ai connu un autre être et il y en a
beaucoup, chez lequel la sincérité physiologique de
cet incarnat passager n'excluait nullement la duplicité
morale; bien souvent il prouve seulement la vivacité avec
laquelle ressentent le plaisir jusqu'à être
désarmées devant lui et à être
forcées de le confesser aux autres, des natures capables
des plus viles fourberies. Mais où ma grand'mère
adorait surtout le naturel de Saint-Loup, c'était dans sa
façon d'avouer sans aucun détour la sympathie qu'il
avait pour moi, et pour l'expression de laquelle il avait de ces
mots comme elle n'eût pas pu en trouver elle-même,
disait-elle, de plus justes et vraiment aimants, des mots
qu'eussent contresignés «Sevigné et
Beausergent»; il ne se gênait pas pour paisanter mes
défauts -- qu'il avait démêlés avec
une finesse dont elle était amusée -- mais comme
elle-même aurait fait, avec tendresse, exaltant au
contraire mes qualités avec une chaleur, un abandon qui ne
connaissait pas les réserves et la froideur grâce
auxquelles les jeunes gens de son âge croient
généralement se donner de l'importance.
Et il montrait à prévenir mes moindres malaises,
à remettre des couvertures sur mes jambes si le temps
fraîchissait sans que je m'en fusse aperçu, à
s'arranger sans le dire à rester le soir avec moi plus
tard, s'il me sentait triste ou mal disposé, une vigilance
que, du point de vue de ma santé pour laquelle plus
d'endurcissement eût peut-être été
préférable, ma grand'mère trouvait presque
excessive, mais qui comme preuve d'affection pour moi la touchait
profondément.
Il fut bien vite convenu entre lui et moi que nous
étions devenus de grands amis pour toujours, et il disait
«notre amitié» comme s'il eût
parlé de quelque chose d'important et de délicieux
qui eût existé en dehors de nous-mêmes et
qu'il appela bientôt -- en mettant à part son amour
pour sa maîtresse -- la meilleure joie de sa vie. Ces
paroles me causaient une sorte de tristesse, et j'étais
embarrassé pour y répondre, car je
n'éprouvais à me trouver, à causer avec lui
-- et sans doute c'eût été de même avec
tout autre -- rien de ce bonheur qu'il m'était au
contraire possible de ressentir quand j'étais sans
compagnon. Seul, quelquefois, je sentais affluer du fond de moi
quelqu'une de ces impressions qui me donnaient un bien-être
délicieux.
Mais dès que j'étais avec quelqu'un, dès
que je parlais à un ami, mon esprit faisait volte-face,
c'était vers cet interlocuteur et non vers moi-même
qu'il dirigeait ses pensées et quand elles suivaient ce
sens inverse, elles ne me procuraient aucun plaisir. Une fois que
j'avais quitté Saint-Loup, je mettais, à l'aide de
mots, une sorte d'ordre dans les minutes confuses que j'avais
passées avec lui; je me disais que j'avais un bon ami,
qu'un bon ami est une chose rare et je goûtais, à me
sentir entouré de biens difficiles à
acquérir, ce qui était justement l'opposé du
plaisir qui m'était naturel, l'opposé du plaisir
d'avoir extrait de moi-même et amené à la
lumière quelque chose qui y était caché dans
la pénombre. Si j'avais passé deux ou trois heures
à causer avec Robert de Saint-Loup et qu'il eût
admiré ce que je lui avais dit, j'éprouvais une
sorte de remords, de regret, de fatigues de ne pas être
resté seul et prêt enfin à travailler. Mais
je me disais qu'on n'est pas intelligent que pour soi-même,
que les plus grands ont désiré d'être
appréciés, que je ne pouvais pas considérer
comme perdues des heures où j'avais bâti une haute
idée de moi dans l'esprit de mon ami, je me persuadais
facilement que je devais en être heureux et je souhaitais
d'autant plus vivement que ce bonheur ne me fût jamais
enlevé que je ne l'avais pas ressenti. On craint plus que
de tous les autres la disparition des biens restés en
dehors de nous parce que notre cur ne s'en est pas emparé.
Je me sentais capable d'exercer les vertus de l'amitié
mieux que beaucoup (parce que je ferais toujours passer le bien
de mes amis avant ces intérêts personnels auxquels
d'autres sont attachés et qui ne comptaient pas pour moi)
mais non pas de connaître la joie par un sentiment qui au
lieu d'accroître les différences qu'il y avait entre
mon âme et celles des autres -- comme il y en a entre les
âmes de chacun de nous -- les effacerait. En revanche par
moment ma pensée démêlait en Saint-Loup un
être plus général que lui-même, le
«noble», et qui comme un esprit intérieur
mouvait ses membres, ordonnait ses gestes et ses actions; alors,
à ces moments-là, quoique près de lui
j'étais seul comme je l'eusse été devant un
paysage dont j'aurais compris l'harmonie. Il n'était plus
qu'un objet que ma rêverie cherchait à approfondir.
A retrouver toujours en lui cet être antérieur,
séculaire, cet aristocrate que Robert aspirait justement
à ne pas être, j'éprouvais une vive joie,
mais d'intelligence, non d'amitié. Dans l'agilité
morale et physique qui donnait tant de grâce à son
amabilité, dans l'aisance avec laquelle il offrait sa
voiture à ma grand'mère et l'y faisait monter, dans
son adresse à sauter du siège quand il avait peur
que j'eusse froid, pour jeter son propre manteau sur mes
épaules, je ne sentais pas seulement la souplesse
héréditaire des grands chasseurs qu'avaient
été depuis des générations les
ancêtres de ce jeune homme qui ne prétendait
qu'à l'intellectualité, leur dédain de la
richesse qui, subsistant chez lui à côté du
goût qu'il avait d'elle rien que pour pouvoir mieux
fêter ses amis, lui faisait mettre si négligemment
son luxe à leurs pieds; j'y sentais surtout la certitude
ou l'illusion qu'avaient eu ces grands seigneurs d'être
«plus que les autres», grâce à quoi ils
n'avaient pu léguer à Saint-Loup ce désir de
montrer qu'on est «autant que les autres», cette peur
de paraître trop empressé, qui lui était en
effet vraiment inconnue et qui enlaidit de tant de laideur et de
gaucherie la plus sincère amabilité
plébéienne.
Quelquefois je me reprochais de prendre ainsi plaisir à
considérer mon ami comme une uvre d'art,
c'est-à-dire à regarder le jeu de toutes les
parties de son être comme harmonieusement
réglé par une idée générale
à laquelle elles étaient suspendues mais qu'il ne
connaissait pas et qui par conséquent n'ajoutait rien
à ses qualités propres, à cette valeur
personnelle d'intelligence et de moralité à quoi il
attachait tant de prix.
Et pourtant elle était dans une certaine mesure leur
condition. C'est parce qu'il était un gentilhomme que
cette activité mentale, ces aspirations socialistes, qui
lui faisaient rechercher de jeunes étudiants
prétentieux et mal mis, avaient chez lui quelque chose de
vraiment pur et désintéressé qu'elles
n'avaient pas chez eux. Se croyant l'héritier d'une caste
ignorante et égoïste, il cherchait sincèrement
à ce qu'ils lui pardonnassent ces origines aristocratiques
qui exerçaient sur eux au contraire une séduction
et à cause desquelles ils le recherchaient, tout en
simulant à son égard la froideur et même
l'insolence. Il était ainsi amené à faire
des avances à des gens dont mes parents, fidèles
à la sociologie de Combray, eussent été
stupéfaits qu'il ne se détournât pas. Un jour
que nous étions assis sur le sable, Saint-Loup et moi,
nous entendîmes d'une tente de toile contre laquelle nous
étions, sortir des imprécations contre le
fourmillement d'israélites qui infestait Balbec. «On
ne peut faire deux pas sans en rencontrer, disait la voix. Je ne
suis pas par principe irréductiblement hostile à la
nationalité juive, mais ici il y a pléthore. On
n'entend que: «Dis donc Apraham, chai fu Chakop. On se
croirait rue d'Aboukir.» L'homme qui tonnait ainsi contre
Israël sortit enfin de la tente, nous levâmes les yeux
sur cet antisémite.
C'était mon camarade Bloch. Saint-Loup me demanda
immédiatement de rappeler à celui-ci qu'ils
s'étaient rencontrés au Concours
Général où Bloch avait eu le prix d'honneur,
puis dans une Université populaire.
Tout au plus souriais-je parfois de retrouver chez Robert les leçons des jésuites dans la gêne que la peur de froisser faisait naître chez lui, chaque fois que quelqu'un de ses amis intellectuels commettait une erreur mondaine, faisait une chose ridicule, à laquelle, lui, Saint-Loup, n'attachait aucune importance, mais dont il sentait que l'autre aurait rougi si l'on s'en était aperçu. Et c'était Robert qui rougissait comme si ç'avait été lui le coupable, par exemple le jour où Bloch lui promettait d'aller le voir à l'hôtel, ajouta:
-- Comme je ne peux pas supporter d'attendre parmi le faux chic de ces grands caravansérails, et que les tziganes me feraient trouver mal, dites au «laïft» de les faire taire et de vous prévenir de suite.
Personnellement, je ne tenais pas beaucoup à ce que Bloch vînt à l'hôtel. Il était à Balbec, non pas seul, malheureusement, mais avec ses surs qui y avaient elles-mêmes beaucoup de parents et d'amis. Or cette colonie juive était plus pittoresque qu'agréable. Il en était de Balbec comme de certains pays, la Russie ou la Roumanie, où les cours de géographie nous enseignent que la population israélite n'y jouit point de la même faveur et n'y est pas parvenue au même degré d'assimilation qu'à Paris par exemple. Toujours ensemble, sans mélange d'aucun autre élément, quand les cousines et les oncles de Bloch, ou leurs coreligionnaires mâles ou femelles se rendaient au Casino, les unes pour le «bal», les autres bifurquant vers le baccarat, ils formaient un cortège homogène en soi et entièrement dissemblable des gens qui les regardaient passer et les retrouvaient là tous les ans sans jamais échanger un salut avec eux, que ce fût la société des Cambremer, le clan du premier président, ou des grands et petits bourgeois, ou même de simples grainetiers de Paris, dont les filles, belles, fières, moqueuses et françaises comme les statues de Reims, n'auraient pas voulu se mêler à cette horde de fillasses mal élevées, poussant le souci des modes de «bains de mer» jusqu'à toujours avoir l'air de revenir de pêcher la crevette ou d'être en train de danser le tango. Quant aux hommes, malgré l'éclat des smokings et des souliers vernis, l'exagération de leur type faisait penser à ces recherches dites «intelligentes» des peintres qui, ayant à illustrer les Évangiles ou les Mille et Une Nuits, pensent au pays où la scène se passe et donnent à saint Pierre ou à Ali-Baba précisément la figure qu'avait le plus gros «ponte» de Balbec. Bloch me présenta ses surs, auxquelles il fermait le bec avec la dernière brusquerie et qui riaient aux éclats des moindres boutades de leur frère, leur admiration et leur idole. De sorte qu'il est probable que ce milieu devait renfermer comme tout autre, peut-être plus que tout autre, beaucoup d'agréments, de qualités et de vertus. Mais pour les éprouver, il eût fallu y pénétrer. Or, il ne plaisait pas il le sentait, il voyait là la preuve d'un antisémitisme contre lequel il faisait front en une phalange compacte et close où personne d'ailleurs ne songeait à se frayer un chemin.
Pour ce qui est de «laïft», cela avait
d'autant moins lieu de me surprendre que quelques jours
auparavant, Bloch m'ayant demandé pourquoi j'étais
venu à Balbec (il lui semblait au contraire tout naturel
que lui-même y fût) et si c'était «dans
l'espoir de faire de belles connaissances», comme je lui
avais dit que ce voyage répondait à un de mes plus
anciens désirs, moins profond pourtant que celui d'aller
à Venise, il avait répondu: «Oui,
naturellement, pour boire des sorbets avec les belles madames,
tout en faisant semblant de lire les Stones of Venaïce, de
Lord John Ruskin, sombre raseur et l'un des plus barbifiants
bonshommes qui soient.» Bloch croyait donc
évidemment qu'en Angleterre, non seulement tous les
individus du sexe mâle sont lords, mais encore que la
lettre i s'y prononce toujours aï. Quant à
Saint-Loup, il trouvait cette faute de prononciation d'autant
moins grave qu'il y voyait surtout un manque de ces notions
presque mondaines que mon nouvel ami méprisait autant
qu'il les possédait.
Mais la peur que Bloch apprenant un jour qu'on dit Venice et que
Ruskin n'était pas lord, crût
rétrospectivement que Robert l'avait trouvé
ridicule fit que ce dernier se sentit coupable comme s'il avait
manqué de l'indulgence dont il débordait et que la
rougeur qui colorerait sans doute un jour le visage de Bloch
à la découverte de son erreur, il la sentit par
anticipation et réversibilité monter au sien. Car
il pensait bien que Bloch attachait plus d'importance que lui
à cette faute. Ce que Bloch prouva quelque temps
après, un jour qu'il m'entendit prononcer
«lift», en interrompant:
-- «Ah! on dit lift.» Et d'un ton sec et hautain: -- «Cela n'a d'ailleurs aucune espèce d'importance.» Phrase analogue à un réflexe, la même chez tous les hommes qui ont de l'amour-propre, dans les plus graves circonstances aussi bien que dans les plus infimes; dénonçant alors aussi bien que dans celle-ci combien importante paraît la chose en question à celui qui la déclare sans importance; phrase tragique parfois qui la première de toutes s'échappe si navrante alors, des lèvres de tout homme un peu fier à qui on vient d'enlever la dernière espérance à laquelle il se raccrochait, en lui refusant un service: «Ah! bien, cela n'a aucune espèce d'importance, je m'arrangerai autrement»; l'autre arrangement vers lequel il est sans aucune espèce d'importance d'être rejeté étant quelquefois le suicide.
Puis Bloch me dit des choses fort gentilles. Il avait
certainement envie d'être très aimable avec moi.
Pourtant, il me demanda: «Est-ce par goût de
t'élever vers la noblesse -- une noblesse très
à-côté du reste, mais tu es demeuré
naïf -- que tu fréquentes de Saint-Loup-en-Bray. Tu
dois être en train de traverser une jolie crise de
snobisme. Dis-moi es-tu snob? Oui n'est-ce pas?» Ce n'est
pas que son désir d'amabilité eût brusquement
changé. Mais ce qu'on appelle en un français assez
incorrect «la mauvaise éducation» était
son défaut, par conséquent le défaut dont il
ne s'apercevait pas, à plus forte raison dont il ne
crût pas que les autres pussent être choqués.
Dans l'humanité, la fréquence des vertus identiques
pour tous, n'est pas plus merveilleuse que la multiplicité
des défauts particuliers à chacun. Sans doute, ce
n'est pas le bon sens qui est «la chose du monde la plus
répandue», c'est la bonté. Dans les coins les
plus lointains, les plus perdus, on s'émerveille de la
voir fleurir d'elle-même, comme dans un vallon
écarté un coquelicot pareil à ceux du reste
du monde, lui qui ne les a jamais vus, et n'a jamais connu que le
vent qui fait frissonner parfois son rouge chaperon
solitaire.
Même si cette bonté, paralysée par
l'intérêt, ne s'exerce pas, elle existe pourtant, et
chaque fois qu'aucun mobile égoïste ne
l'empêche de le faire, par exemple, pendant la lecture d'un
roman ou d'un journal, elle s'épanouit, se tourne,
même dans le cur de celui qui, assassin dans la vie, reste
tendre comme amateur de feuilletons, vers le faible, vers le
juste et le persécuté. Mais la
variété des défauts n'est pas moins
admirable que la similitude des vertus. Chacun a tellement les
siens que pour continuer à l'aimer, nous sommes
obligés de n'en pas tenir compte et de les négliger
en faveur du reste. La personne la plus parfaite a un certain
défaut qui choque ou qui met en rage. L'une est d'une
belle intelligence, voit tout d'un point de vue
élevé, ne dit jamais de mal de personne, mais
oublie dans sa poche les lettres les plus importantes qu'elle
vous a demandé elle-même de lui confier, et vous
fait manquer ensuite un rendez-vous capital, sans vous faire
d'excuses, avec un sourire, parce qu'elle met sa fierté
à ne jamais savoir l'heure. Un autre a tant de finesse, de
douceur, de procédés délicats, qu'il ne vous
dit jamais de vous-même que les choses qui peuvent vous
rendre heureux, mais vous sentez qu'il en tait, qu'il en
ensevelit dans son cur, où elles aigrissent, de toutes
différentes, et le plaisir qu'il a à vous voir lui
est si cher qu'il vous ferait crever de fatigue plutôt que
de vous quitter. Un troisième a plus de
sincérité, mais la pousse jusqu'à tenir
à ce que vous sachiez, quand vous vous êtes
excusé sur votre état de santé de ne pas
être allé le voir, que vous avez été
vu vous rendant au théâtre et qu'on vous a
trouvé bonne mine, ou qu'il n'a pu profiter
entièrement de la démarche que vous avez faite pour
lui, que d'ailleurs déjà trois autres lui ont
proposé de faire et dont il ne vous est ainsi que
légèrement obligé. Dans les deux
circonstances, l'ami précédent aurait fait semblant
d'ignorer que vous étiez allé au
théâtre et que d'autres personnes eussent pu lui
rendre le même service. Quant à ce dernier ami il
éprouve le besoin de répéter ou de
révéler à quelqu'un ce qui peut le plus vous
contrarier, est ravi de sa franchise et vous dit avec force:
«Je suis comme cela.» Tandis que d'autres vous
agacent par leur curiosité exagérée, ou par
leur incuriosité si absolue, que vous pouvez leur parler
des événements les plus sensationnels sans qu'ils
sachent de quoi il s'agit; que d'autres encore restent des mois
à vous répondre si votre lettre a trait à un
fait qui concerne vous et non eux, ou bien s'ils vous disent
qu'ils vont venir vous demander quelque chose et que vous n'osiez
pas sortir de peur de les manquer, ne viennent pas et vous
laissent attendre des semaines parce que n'ayant pas reçu
de vous la réponse que leur lettre ne demandait nullement,
ils avaient cru vous avoir fâché. Et certains,
consultant leur désir et non le vôtre, vous parlent
sans vous laisser placer un mot s'ils sont gais et ont envie de
vous voir, quelque travail urgent que vous ayez à faire,
mais s'ils se sentent fatigués par le temps, ou de
mauvaise humeur, vous ne pouvez pas tirer d'eux une parole, ils
opposent à vos efforts une inerte langueur et ne prennent
pas plus la peine de répondre, même par
monosyllabes, à ce que vous dites que s'ils ne vous
avaient pas entendus. Chacun de nos amis a tellement ses
défauts que pour continuer à l'aimer nous sommes
obligés d'essayer de nous consoler d'eux -- en pensant
à son talent, à sa bonté, à sa
tendresse, -- ou plutôt de ne pas en tenir compte en
déployant pour cela toute notre bonne volonté.
Malheureusement notre complaisante obstination à ne pas
voir le défaut de notre ami est surpassée par celle
qu'il met à s'y adonner à cause de son aveuglement
ou de celui qu'il prête aux autres. Car il ne le voit pas
ou croit qu'on ne le voit pas. Comme le risque de déplaire
vient surtout de la difficulté d'apprécier ce qui
passe ou non inaperçu, on devrait, au moins, par prudence,
ne jamais parler de soi, parce que c'est un sujet où on
peut être sûr que la vue des autres et la nôtre
propre ne concordent jamais. Si on a autant de surprises
qu'à visiter une maison d'apparence quelconque dont
l'intérieur est rempli de trésors, de
pinces-monseigneur et de cadavres quand on découvre la
vraie vie des autres, l'univers réel sous l'univers
apparent, on n'en éprouve pas moins si au lieu de l'image
qu'on s'était faite de soi-même grâce à
ce que chacun nous en disait, on apprend par le langage qu'ils
tiennent à notre égard en notre absence, quelle
image entièrement différente ils portaient en eux
de nous et de notre vie. De sorte que chaque fois que nous avons
parlé de nous, nous pouvons être sûrs que nos
inoffensives et prudentes paroles, écoutées avec
une politesse apparente et une hypocrite approbation ont
donné lieu aux commentaires les plus
exaspérés ou les plus joyeux, en tous cas les moins
favorables. Le moins que nous risquions est d'agacer par la
disproportion qu'il y a entre notre idée de
nous-mêmes et nos paroles, disproportion qui rend
généralement les propos des gens sur eux aussi
risibles que ces chantonnements des faux amateurs de musique qui
éprouvent le besoin de fredonner un air qu'ils aiment en
compensant l'insuffisance de leur murmure inarticulé par
une mimique énergique et un air d'admiration que ce qu'ils
nous font entendre ne justifie pas. Et à la mauvaise
habitude de parler de soi et de ses défauts il faut
ajouter comme faisant bloc avec elle, cette autre de
dénoncer chez les autres des défauts
précisément analogues à ceux qu'on a. Or,
c'est toujours de ces défauts-là qu'on parle, comme
si c'était une manière de parler de soi,
détournée, et qui joint au plaisir de s'absoudre
celui d'avouer.
D'ailleurs il semble que notre attention toujours attirée
sur ce qui nous caractérise le remarque plus que toute
autre chose chez les autres. Un myope dit d'un autre: «Mais
il peut à peine ouvrir les yeux»; un poitrinaire a
des doutes sur l'intégrité pulmonaire du plus
solide; un malpropre ne parle que des bains que les autres ne
prennent pas; un malodorant prétend qu'on sent mauvais; un
mari trompé voit partout des maris trompés; une
femme légère des femmes légères; le
snob des snobs. Et puis chaque vice comme chaque profession,
exige et développe un savoir spécial qu'on n'est
pas fâché d'étaler. L'investi dépiste
les investis, le couturier invité dans le monde n'a pas
encore causé avec vous qu'il a déjà
apprécié l'étoffe de votre vêtement et
que ses doigts brûlent d'en palper les qualités, et
si après quelques instants de conversation vous demandiez
sa vraie opinion sur vous à un odontalgiste, il vous
dirait le nombre de vos mauvaises dents. Rien ne lui paraît
plus important, et à vous qui avez remarqué les
siennes, plus ridicule. Et ce n'est pas seulement quand nous
parlons de nous que nous croyons les autres aveugles; nous
agissons comme s'ils l'étaient. Pour chacun de nous, un
Dieu spécial est là qui lui cache ou lui promet
l'inversibilité de son défaut, de même qu'il
ferme les yeux et les narines aux gens qui ne se lavent pas sur
la raie de crasse qu'ils portent aux oreilles et l'odeur de
transpiration qu'ils gardent au creux des bras et les persuade
qu'ils peuvent impunément promener l'une et l'autre dans
le monde qui ne s'apercevra de rien. Et ceux qui portent ou
donnent en présent de fausses perles s'imaginent qu'on les
prendra pour des vraies. Bloch était mal
élevé, névropathe, snob et appartenant
à une famille peu estimée supportait comme au fond
des mers les incalculables pressions que faisaient peser sur lui
non seulement les chrétiens de la surface mais les couches
superposées des castes juives supérieures à
la sienne, chacune accablant de son mépris celle qui lui
était immédiatement inférieure. Percer
jusqu'à l'air libre en s'élevant de famille juive
en famille juive eût demandé à Bloch
plusieurs milliers d'années. Il valait mieux chercher
à se frayer une issue d'un autre côté.
Quand Bloch me parla de la crise de snobisme que je devais
traverser et me demanda de lui avouer que j'étais snob,
j'aurais pu lui répondre: «Si je l'étais, je
ne te fréquenterais pas.» Je lui dis seulement qu'il
était peu aimable. Alors il voulut s'excuser mais selon le
mode qui est justement celui de l'homme mal élevé,
lequel est trop heureux en revenant sur ses paroles de trouver
une occasion de les aggraver. «Pardonne-moi, me disait-il
maintenant chaque fois qu'il me rencontrait, je t'ai
chagriné, torturé, j'ai été
méchant à plaisir.
Et pourtant -- l'homme en général et ton ami en
particulier est un si singulier animal -- tu ne peux imaginer,
moi qui te taquine si cruellement, la tendresse que j'ai pour
toi. Elle va souvent quand je pense à toi, jusqu'aux
larmes.» Et il fit entendre un sanglot.
Ce qui m'étonnait plus chez Bloch que ses mauvaises
manières, c'était combien la qualité de sa
conversation était inégale. Ce garçon si
difficile qui des écrivains les plus en vogue disait:
«C'est un sombre idiot, c'est tout à fait un
imbécile», par moments racontait avec une grande
gaieté des anecdotes qui n'avaient rien de drôle et
citait comme «quelqu'un de vraiment curieux», tel
homme entièrement médiocre.
Cette double balance pour juger de l'esprit, de la valeur, de
l'intérêt des êtres, ne laissa pas de
m'étonner jusqu'au jour où je connus M. Bloch
père.
Je n'avais pas cru que nous serions jamais admis à le
connaître, car Bloch fils avait mal parlé de moi
à Saint-Loup et de Saint-Loup à moi.
Il avait notamment dit à Robert que j'étais
(toujours), affreusement snob. «Si, si, il est
enchanté de connaître M. LLLLegrandin»,
dit-il.
Cette manière de détacher un mot était chez
Bloch le signe à la fois de l'ironie et de la
littérature. Saint-Loup qui n'avait jamais entendu le nom
de Legrandin s'étonna: «Mais qui est-ce?» --
«Oh! c'est quelqu'un de très bien»,
répondit Bloch en riant et en mettant frileusement ses
mains dans les poches de son veston, persuadé qu'il
était en ce moment en train de contempler le pittoresque
aspect d'un extraordinaire gentilhomme provincial auprès
de quoi ceux de Barbey d'Aurevilly n'étaient rien. Il se
consolait de ne pas savoir peindre M. Legrandin en lui donnant
plusieurs L et en savourant ce nom comme un vin de
derrière les fagots. Mais ces jouissances subjectives
restaient inconnues aux autres. S'il dit à Saint-Loup du
mal de moi, d'autre part il ne m'en dit pas moins de Saint-Loup.
Nous avions connu le détail de ces médisances
chacun dès le lendemain, non que nous nous les fussions
répétées l'un à l'autre, ce qui nous
eût semblé très coupable, mais paraissait si
naturel et presque si inévitable à Bloch que dans
son inquiétude, et tenant pour certain qu'il ne ferait
qu'apprendre à l'un ou à l'autre ce qu'ils allaient
savoir, il préféra prendre les devants, et emmenant
Saint-Loup à part lui avoua qu'il avait dit du mal de lui,
exprès, pour que cela lui fût redit, lui jura
«par le Kroniôn Zeus, gardien des serments»,
qu'il l'aimait, qu'il donnerait sa vie pour lui et essuya une
larme. Le même jour, il s'arrangea pour me voir seul, me
fit sa confession, déclara qu'il avait agi dans mon
intérêt parce qu'il croyait qu'un certain genre de
relations mondaines m'était néfaste et que je
«valais mieux que cela».
Puis, me prenant la main avec un attendrissement d'ivrogne, bien
que son ivresse fût purement nerveuse: «Crois-moi,
dit-il, et que la noire Ker me saisisse à l'instant et me
fasse franchir les portes d'Hadès, odieux aux hommes, si
hier en pensant à toi, à Combray, à ma
tendresse infinie pour toi, à telles après-midi en
classe que tu ne te rappelles même pas, je n'ai pas
sangloté toute la nuit. Oui, toute la nuit, je te le jure,
et hélas, je le sais car je connais les âmes, tu ne
me croiras pas.» Je ne le croyais pas, en effet, et
à ces paroles que je sentais inventées à
l'instant même et au fur et à mesure qu'il parlait,
son serment «par la Ker» n'ajoutait pas un grand
poids, le culte hellénique étant chez Bloch
purement littéraire. D'ailleurs dès qu'il
commençait à s'attendrir et désirait qu'on
s'attendrît sur un fait faux, il disait: «Je te le
jure», plus encore pour la volupté hystérique
de mentir que dans l'intérêt de faire croire qu'il
disait la vérité. Je ne croyais pas ce qu'il me
disait, mais je ne lui en voulais pas, car je tenais de ma
mère et de ma grand'mère d'être incapable de
rancune, même contre de bien plus grands coupables et de ne
jamais condamner personne.
Ce n'était du reste pas absolument un mauvais garçon que Bloch, il pouvait avoir de grandes gentillesses. Et depuis que la race de Combray, la race d'où sortaient des êtres absolument intacts comme ma grand'mère et ma mère, semble presque éteinte, comme je n'ai plus guère le choix qu'entre d'honnêtes brutes, insensibles et loyales, et chez qui le simple son de la voix montre bien vite qu'ils ne se soucient en rien de votre vie -- et une autre espèce d'hommes qui tant qu'ils sont auprès de vous vous comprennent, vous chérissent, s'attendrissent jusqu'à pleurer, prennent leur revanche quelques heures plus tard en faisant une cruelle plaisanterie sur vous, mais vous reviennent, toujours aussi compréhensifs, aussi charmants, aussi momentanément assimilés à vous-même, je crois que c'est cette dernière sorte d'hommes dont je préfère, sinon la valeur morale, du moins la société.
Tu ne peux t'imaginer ma douleur quand je pense à toi,
reprit Bloch.
Au fond, c'est un côté assez juif chez moi,
ajouta-t-il ironiquement en rétrécissant sa
prunelle comme s'il s'agissait de doser au microscope une
quantité infinitésimale de «sang juif»
et comme aurait pu le dire mais ne l'eût pas dit -- un
grand seigneur français que parmi ses ancêtres tous
chrétiens eût pourtant compté Samuel Bernard
ou plus anciennement encore la Sainte Vierge de qui
prétendent descendre, dit-on, les Lévy -- qui
reparaît: «J'aime assez, ajouta-t-il, faire ainsi
dans mes sentiments la part assez mince, d'ailleurs, qui peut
tenir à mes origines juives.» Il prononça
cette phrase parce que cela lui paraissait à la fois
spirituel et brave de dire la vérité sur sa race,
vérité que par la même occasion il
s'arrangeait à atténuer singulièrement,
comme les avares qui se décident à acquitter leurs
dettes mais n'ont le courage d'en payer que la moitié. Le
genre de fraudes qui consiste à avoir l'audace de
proclamer la vérité, mais en y mêlant, pour
une bonne part des mensonges qui la falsifient, est plus
répandu qu'on ne pense et même chez ceux qui ne le
pratiquent pas habituellement, certaines crises dans la vie,
notamment celles où une liaison amoureuse est en jeu, leur
donnent l'occasion de s'y livrer.
Toutes ces diatribes confidentielles de Bloch à
Saint-Loup contre moi, à moi contre Saint-Loup finirent
par une invitation à dîner. Je ne suis pas bien
sûr qu'il ne fit pas d'abord une tentative pour avoir
Saint-Loup seul. La vraisemblance rend cette tentative probable,
le succès ne la couronna pas, car ce fut à moi et
à Saint-Loup que Bloch dit un jour: «Cher
maître, et vous, cavalier aimé d'Arès, de
Saint-Loup-en-Bray, dompteur de chevaux, puisque je vous ai
rencontré sur le rivage d'Amphitrite, résonnant
d'écume, près des tentes des Ménier aux nefs
rapides, voulez-vous tous deux venir dîner un jour de la
semaine chez mon illustre père, au cur
irréprochable?» Il nous adressait cette invitation
parce qu'il avait le désir de se lier plus
étroitement avec Saint-Loup qui le ferait,
espérait-il, pénétrer dans des milieux
aristocratiques. Formé par moi, pour moi -- ce souhait
eût paru à Bloch la marque du plus hideux snobisme,
bien conforme à l'opinion qu'il avait de tout un
côté de ma nature qu'il ne jugeait pas, jusqu'ici du
moins, le principal; mais le même souhait, de sa part, lui
semblait la preuve d'une belle curiosité de son
intelligence désireuse de certains dépaysements
sociaux où il pouvait peut-être trouver quelque
utilité littéraire. M. Bloch père quand son
fils lui avait dit qu'il amènerait à dîner un
de ses amis, dont il avait décliné sur un ton de
satisfaction sarcastique le titre et le nom: «Le marquis de
Saint-Loup-en-Bray» avait éprouvé une
commotion violente.
«Le marquis de Saint-Loup-en-Bray! Ah! bougre!»
s'était-il écrié, usant du juron qui
était chez lui la marque la plus forte de la
déférence sociale. Et il avait jeté sur son
fils, capable de s'être fait de telles relations, un regard
admiratif qui signifiait: «Il est vraiment étonnant.
Ce prodige est-il mon enfant?» et qui causa autant de
plaisir à mon camarade que si cinquante francs avaient
été ajoutés à sa pension mensuelle.
Car Bloch était mal à l'aise chez lui et sentait
que son père le traitait de dévoyé parce
qu'il vivait dans l'admiration de Leconte de Lisle, Heredia et
autres «bohèmes». Mais des relations avec
Saint-Loup-en-Bray dont le père avait été
président du Canal de Suez! (ah! bougre!) c'était
un résultat «indiscutable». On regretta
d'autant plus d'avoir laissé à Paris, par crainte
de l'abîmer, le stéréoscope. Seul, M. Bloch,
le père, avait l'art ou du moins le droit de s'en servir.
Il ne le faisait du reste que rarement, à bon escient, les
jours où il y avait gala et domestiques mâles en
extra. De sorte que de ces séances de
stéréoscope émanaient pour ceux qui y
assistaient comme une distinction, une faveur de
privilégiés, et pour le maître de maison qui
les donnait un prestige analogue à celui que le talent
confère et qui n'aurait pas pu être plus grand, si
les vues avaient été prises par M. Bloch
lui-même et l'appareil de son invention. «Vous
n'étiez pas invité hier chez Salomon?»
disait-on dans la famille. «Non, je n'étais pas des
élus! Qu'est-ce qu'il y avait?» «Un grand
tralala, le stéréoscope, toute la boutique.»
«Ah! s'il y avait le stéréoscope, je
regrette, car il paraît que Salomon est extraordinaire
quand il le montre.» «Que veux-tu, dit M. Bloch
à son fils, il ne faut pas lui donner tout à la
fois, comme cela il lui restera quelque chose à
désirer.» Il avait bien pensé dans sa
tendresse paternelle et pour émouvoir son fils à
faire venir l'instrument. Mais le «temps
matériel» manquait, ou plutôt on avait cru
qu'il manquerait; mais nous dûmes faire le dîner
parce que Saint-Loup ne put se déplacer, attendant un
oncle qui allait venir passer quarante-huit heures auprès
de Mme de Villeparisis. Comme, très adonné aux
exercices physiques, surtout aux longues marches, c'était
en grande partie à pied, en couchant la nuit dans les
fermes, que cet oncle devait faire la route, depuis le
château où il était en villégiature,
le moment où il arriverait à Balbec était
assez incertain. Et Saint-Loup n'osant bouger me chargea
même d'aller porter à Incauville, où
était le bureau télégraphique, la
dépêche que mon ami envoyait quotidiennement
à sa maîtresse. L'oncle qu'on attendait s'appelait
Palamède, d'un prénom qu'il avait
hérité des princes de Sicile ses ancêtres. Et
plus tard quand je retrouvai dans mes lectures historiques,
appartenant à tel podestat ou tel prince de
l'Église, ce prénom même, belle
médaille de la Renaissance, -- d'aucuns disaient un
véritable antique, -- toujours restée dans la
famille, ayant glissé de descendant en descendant depuis
le cabinet du Vatican jusqu'à l'oncle de mon ami,
j'éprouvais le plaisir réservé à ceux
qui ne pouvant faute d'argent constituer un médaillier,
une pinacothèque, recherchent les vieux noms (noms de
localités, documentaires et pittoresques comme une carte
ancienne, une vue cavalière, une enseigne ou un coutumier,
noms de baptême où résonne et s'entend, dans
les belles finales françaises, le défaut de langue,
l'intonation d'une vulgarité ethnique, la prononciation
vicieuse selon lesquels nos ancêtres faisaient subir aux
mots latins et saxons des mutilations durables devenues plus tard
les augustes législatrices des grammaires) et en somme
grâce à ces collections de sonorités
anciennes se donnent à eux-mêmes des concerts,
à la façon de ceux qui acquèrent des violes
de gambe et des violes d'amour pour jouer de la musique
d'autrefois sur des instruments anciens. Saint-Loup me dit que
même dans la société aristocratique la plus
fermée, son oncle Palamède se distinguait encore
comme particulièrement difficile d'accès,
dédaigneux, entiché de sa noblesse, formant avec la
femme de son frère et quelques autres personnes choisies,
ce qu'on appelait le cercle des Phénix. Là
même il était si redouté pour ses insolences
qu'autrefois il était arrivé que des gens du monde
qui désiraient le connaître et s'étaient
adressés à son propre frère, avaient
essuyé un refus. «Non, ne me demandez pas de vous
présenter à mon frère Palamède. Ma
femme, nous tous, nous nous y attellerions, que nous ne pourrions
pas. Ou bien vous risqueriez qu'il ne soit pas aimable et je ne
le voudrais pas.» Au Jockey, il avait avec quelques amis
désigné deux cents membres qu'ils ne se
laisseraient jamais présenter. Et chez le comte de Paris
il était connu sous le sobriquet du «Prince»
à cause de son élégance et de sa
fierté.
Saint-Loup me parla de la jeunesse, depuis longtemps passée, de son oncle. Il amenait tous les jours des femmes dans une garçonnière qu'il avait en commun avec deux de ses amis, beaux comme lui, ce qui faisait qu'on les appelait «les trois Grâces».
-- «Un jour un des hommes qui est aujourd'hui des plus
en vue dans le faubourg Saint-Germain, comme eût dit
Balzac, mais qui dans une première période assez
fâcheuse montrait des goûts bizarres avait
demandé à mon oncle de venir dans cette
garçonnière. Mais à peine arrivé ce
ne fut pas aux femmes, mais à mon oncle Palamède,
qu'il se mit à faire une déclaration. Mon oncle fit
semblant de ne pas comprendre, emmena sous un prétexte ses
deux amis, ils revinrent, prirent le coupable, le
déshabillèrent, le frappèrent jusqu'au sang,
et par un froid de dix degrés au-dessous de zéro le
jetèrent à coups de pieds dehors où il fut
trouvé à demi-mort, si bien que la justice fit une
enquête à laquelle le malheureux eut toute la peine
du monde à la faire renoncer. Mon oncle ne se livrerait
plus aujourd'hui à une exécution aussi cruelle et
tu n'imagines pas le nombre d'hommes du peuple, lui si hautain
avec les gens du monde, qu'il prend en affection, qu'il
protège, quitte à être payé
d'ingratitude. Ce sera un domestique qui l'aura servi dans un
hôtel et qu'il placera à Paris, ou un paysan
à qui il fera apprendre un métier. C'est même
le côté assez gentil qu'il y a chez lui, par
contraste avec le côté mondain.» Saint-Loup
appartenait, en effet, à ce genre de jeunes gens du monde,
situés à une altitude où on a pu faire
pousser ces expressions: «Ce qu'il y a même d'assez
gentil chez lui, son côté assez gentil»,
semences assez précieuses, produisant très vite une
manière de concevoir les choses dans laquelle on se compte
pour rien, et le «peuple» pour tout; en somme tout le
contraire de l'orgueil plébéien.
Il paraît qu'on ne peut se figurer comme il donnait le
ton, comme il faisait la loi à toute la
société dans sa jeunesse. Pour lui en toute
circonstance il faisait ce qui lui paraissait le plus
agréable, le plus commode, mais aussitôt
c'était imité par les snobs. S'il avait eu soif au
théâtre et s'était fait apporter à
boire dans le fond de sa loge, les petits salons qu'il y avait
derrière chacune se remplissaient, la semaine suivante, de
rafraîchissements. Un été très
pluvieux où il avait un peu de rhumatisme il
s'était commandé un pardessus d'une vigogne souple
mais chaude qui ne sert que pour faire des couvertures de voyage
et dont il avait respecté les raies bleues et oranges. Les
grands tailleurs se virent commander aussitôt par leurs
clients des pardessus bleus et frangés, à longs
poils. Si pour une raison quelconque il désirait
ôter tout caractère de solennité à un
dîner dans un château où il passait une
journée, et pour marquer cette nuance n'avait pas
apporté d'habits et s'était mis à table avec
le veston de l'après-midi, la mode devenait de dîner
à la campagne en veston. Que pour manger un gâteau
il se servît, au lieu de sa cuiller, d'une fourchette ou
d'un couvert de son invention commandé par lui à un
orfèvre, ou de ses doigts, il n'était plus permis
de faire autrement. Il avait eu envie de réentendre
certains quatuors de Beethoven (car avec toutes ses idées
saugrenues il est loin d'être bête, et est fort
doué) et avait fait venir des artistes pour les jouer
chaque semaine, pour lui et quelques amis. La grande
élégance fut cette année-là de donner
des réunions peu nombreuses où on entendait de la
musique de chambre. Je crois d'ailleurs qu'il ne s'est pas
ennuyé dans la vie. Beau comme il a été, il
a dû avoir des femmes!
Je ne pourrais pas vous dire d'ailleurs exactement lesquelles
parce qu'il est très discret. Mais je sais qu'il a bien
trompé ma pauvre tante. Ce qui n'empêche pas qu'il
était délicieux avec elle, qu'elle l'adorait, et
qu'il l'a pleurée pendant des années. Quand il est
à Paris, il va encore au cimetière presque chaque
jour.»
Le lendemain du jour où Robert m'avait ainsi parlé de son oncle tout en l'attendant, vainement du reste, comme je passais seul devant le casino en rentrant à l'hôtel, j'eus la sensation d'être regardé par quelqu'un qui n'était pas loin de moi. Je tournai la tête et j'aperçus un homme d'une quarantaine d'années, très grand et assez gros, avec des moustaches très noires, et qui, tout en frappant nerveusement son pantalon avec une badine, fixait sur moi des yeux dilatés par l'attention. Par moments, ils étaient percés en tous sens par des regards d'une extrême activité comme en ont seuls devant une personne qu'ils ne connaissent pas des hommes à qui, pour un motif quelconque, elle inspire des pensées qui ne viendraient pas à tout autre, -- par exemple des fous ou des espions. Il lança sur moi une suprême illade à la fois hardie, prudente, rapide et profonde, comme un dernier coup que l'on tire au moment de prendre la fuite, et après avoir regardé tout autour de lui, prenant soudain un air distrait et hautain, par un brusque revirement de toute sa personne il se tourna vers une affiche dans la lecture de laquelle il s'absorba, en fredonnant un air et en arrangeant la rose mousseuse qui pendait à sa boutonnière. Il sortit de sa poche un calepin sur lequel il eut l'air de prendre en note le titre du spectacle annoncé, tira deux ou trois fois sa montre, abaissa sur ses yeux un canotier de paille noire dont il prolongea le rebord avec sa main mise en visière comme pour voir si quelqu'un n'arrivait pas, fit le geste de mécontentement par lequel on croit faire voir qu'on a assez d'attendre, mais qu'on ne fait jamais quand on attend réellement, puis rejetant en arrière son chapeau et laissant voir une brosse coupée ras qui admettait cependant de chaque côté d'assez longues ailes de pigeon ondulées, il exhala le souffle bruyant des personnes qui ont non pas trop chaud mais le désir de montrer qu'elles ont trop chaud. J'eus l'idée d'un escroc d'hôtel qui, nous ayant peut-être déjà remarqués les jours précédents ma grand'mère et moi, et préparant quelque mauvais coup, venait de s'apercevoir que je l'avais surpris pendant qu'il m'épiait; pour me donner le change, peut-être cherchait-il seulement par sa nouvelle attitude à exprimer la distraction et le détachement, mais c'était avec une exagération si agressive que son but semblait au moins autant que de dissiper les soupçons que j'avais dû avoir, de venger une humiliation qu'à mon insu je lui eusse infligée, de me donner l'idée non pas tant qu'il ne m'avait pas vu, que celle que j'étais un objet de trop petite importance pour attirer l'attention. Il cambrait sa taille d'un air de bravade, pinçait les lèvres, relevait ses moustaches et dans son regard ajustait quelque chose d'indifférent, de dur, de presque insultant. Si bien que la singularité de son expression me le faisait prendre tantôt pour un voleur, et tantôt pour un aliéné. Pourtant sa mise extrêmement soignée était beaucoup plus grave et beaucoup plus simple que celles de tous les baigneurs que je voyais à Balbec, et rassurante pour mon veston si souvent humilié par la blancheur éclatante et banale de leurs costumes de plage. Mais ma grand'mère venait à ma rencontre, nous fîmes un tour ensemble et je l'attendais, une heure après, devant l'hôtel où elle était rentrée un instant, quand je vis sortir Mme de Villeparisis avec Robert de Saint-Loup et l'inconnu qui m'avait regardé si fixement devant le casino. Avec la rapidité d'un éclair son regard me traversa, ainsi qu'au moment où je l'avais aperçu, et revint, comme s'il ne m'avait pas vu se ranger, un peu bas, devant ses yeux, émoussé, comme le regard neutre qui feint de ne rien voir au dehors et n'est capable de rien dire au dedans, le regard qui exprime seulement la satisfaction de sentir autour de soi les cils qu'il écarte de sa rondeur béate, le regard dévot et confit qu'ont certains hypocrites, le regard fat qu'ont certains sots. Je vis qu'il avait changé de costume. Celui qu'il portait était encore plus sombre; et sans doute c'est que la véritable élégance est moins loin de la simplicité que la fausse; mais il y avait autre chose: d'un peu près on sentait que si la couleur était presque entièrement absente de ces vêtements, ce n'était pas parce que celui qui l'en avait bannie y était indifférent, mais plutôt parce que pour une raison quelconque il se l'interdisait. Et la sobriété qu'ils laissaient paraître semblait de celles qui viennent de l'obéissance à un régime, plutôt que du manque de gourmandise. Un filet de vert sombre s'harmonisait, dans le tissu du pantalon, à la rayure des chaussettes avec un raffinement qui décelait la vivacité d'un goût maté partout ailleurs et à qui cette seule concession avait été faite par tolérance, tandis qu'une tache rouge sur la cravate était imperceptible comme une liberté qu'on n'ose prendre.
-- Comment, allez-vous, je vous présente mon neveu, le baron de Guermantes, me dit Mme de Villeparisis, pendant que l'inconnu, sans me regarder, grommelant un vague «Charmé», qu'il fit suivre de: «Heue, heue, heue», pour donner à son amabilité quelque chose de forcé, et repliant le petit doigt, l'index et le pouce, me tendait le troisième doigt et l'annulaire, dépourvus de toute bague, que je serrai sous son gant de Suède; puis sans avoir levé les yeux sur moi il se détourna vers Mme de Villeparisis.
-- Mon Dieu, est-ce que je perds la tête, dit celle-ci,
voilà que je t'appelle le baron de Guermantes. Je vous
présente le baron de Charlus. Après tout l'erreur
n'est pas si grande, ajouta-t-elle, tu es bien un Guermantes tout
de même.
Cependant ma grand'mère sortait, nous fîmes route ensemble. L'oncle de Saint-Loup ne m'honora non seulement pas d'une parole mais même d'un regard. S'il dévisageait les inconnus (et pendant cette courte promenade il lança deux ou trois fois son terrible et profond regard en coup de sonde sur des gens insignifiants et de la plus modeste extraction qui passaient), en revanche, il ne regardait à aucun moment, si j'en jugeais par moi, les personnes qu'il connaissait, -- comme un policier en mission secrète mais qui tient ses amis en dehors de sa surveillance professionnelle. Les laissant causer ensemble, ma grand'mère, Mme de Villeparisis et lui, je retins Saint-Loup en arrière:
-- Dites-moi, ai-je bien entendu, Madame de Villeparisis a dit à votre oncle qu'il était un Guermantes.
-- Mais oui, naturellement, c'est Palamède de Guermantes.
-- Mais des mêmes Guermantes qui ont un château près de Combray et qui prétendent descendre de Geneviève de Brabant?
-- Mais absolument: mon oncle qui est on ne peut plus héraldique vous répondrait que notre cri, notre cri de guerre qui devint ensuite Passavant était d'abord Combraysis, dit-il en riant pour ne pas avoir l'air de tirer vanité de cette prérogative du cri qu'avaient seules les maisons quasi-souveraines, les grands chefs des bandes. Il est le frère du possesseur actuel du château.
Ainsi s'apparentait et de tout près aux Guermantes, cette Mme de Villeparisis, restée si longtemps pour moi la dame qui m'avait donné une boîte de chocolat tenue par un canard, quand j'étais petit, plus éloignée alors du côté de Guermantes que si elle avait été enfermée dans le côté de Méséglise, moins brillante, moins haut située par moi que l'opticien de Combray, et qui maintenant subissait brusquement une de ces hausses fantastiques, parallèles aux dépréciations non moins imprévues d'autres objets que nous possédons, lesquelles -- les unes comme les autres -- introduisent dans notre adolescence et dans les parties de notre vie où persiste un peu de notre adolescence, des changements aussi nombreux que les métamorphoses d'Ovide.
-- Est-ce qu'il n'y a pas dans ce château tous les bustes des anciens seigneurs de Guermantes?
-- Oui, c'est un beau spectacle, dit ironiquement Saint-Loup. Entre nous je trouve toutes ces choses-là un peu falotes. Mais il y a à Guermantes, ce qui est un peu plus intéressant! un portrait bien touchant de ma tante par Carrière. C'est beau comme du Whistler ou du Vélasquez, ajouta Saint-Loup qui dans son zèle de néophyte ne gardait pas toujours très exactement l'échelle des grandeurs. Il y a aussi d'émouvantes peintures de Gustave Moreau. Ma tante est la nièce de votre amie Madame de Villeparisis, elle a été élevée par elle, et a épousé son cousin qui était neveu aussi de ma tante Villeparisis, le duc de Guermantes actuel.
-- Et alors qu'est votre oncle?
-- Il porte le titre de baron de Charlus. Régulièrement, quand mon grand-oncle est mort, mon oncle Palamède aurait dû prendre le titre de prince des Laumes, qui était celui de son frère avant qu'il devînt duc de Guermantes, car dans cette famille-là ils changent de nom comme de chemise. Mais mon oncle a sur tout cela des idées particulières. Et comme il trouve qu'on abuse un peu des duchés italiens, grandesses espagnoles, etc., et bien qu'il eût le choix entre quatre ou cinq titres de prince il a gardé celui de baron de Charlus, par protestation et avec une apparente simplicité où il ya beaucoup d'orgueil. Aujourd'hui, dit-il, tout le monde est prince, il faut pourtant bien avoir quelque chose qui vous distingue; je prendrai un titre de prince quand je voudrai voyager incognito. Il n'y a pas selon lui de titre plus ancien que celui de baron de Charlus; pour vous prouver qu'il est antérieur à celui des Montmorency, qui se disaient faussement les premiers barons de France, alors qu'ils l'étaient seulement de l'Ile-de-France, où était leur fief, mon oncle vous donnera des explications pendant des heures et avec plaisir parce que quoi qu'il soit très fin, très doué, il trouve cela un sujet de conversation tout à fait vivant, dit Saint-Loup avec un sourire. Mais comme je ne suis pas comme lui, vous n'allez pas me faire parler généalogie, je ne sais rien de plus assommant, de plus périmé, vraiment l'existence est trop courte.
Je reconnaissais maintenant dans le regard dur qui m'avait fait retourner tout à l'heure près du casino celui que j'avais vu fixé sur moi à Tansonville au moment où Mme Swann avait appelé Gilberte.
-- Mais parmi les nombreuses maîtresses que vous me disiez qu'avait eues votre oncle, M. de Charlus, est-ce qu'il n'y avait pas Madame Swann?
-- Oh! pas du tout! C'est-à-dire qu'il est un grand ami de Swann et l'a toujours beaucoup soutenu. Mais on n'a jamais dit qu'il fût l'amant de sa femme. Vous causeriez beaucoup d'étonnement dans le monde si vous aviez l'air de croire cela.
Je n'osais lui répondre qu'on en aurait éprouvé bien plus à Combray si j'avais eu l'air de ne pas le croire.
Ma grand'mère fut enchantée de M. de Charlus.
Sans doute il attachait une extrême importance à
toutes les questions de naissance et de situation mondaine, et ma
grand'mère l'avait remarqué, mais sans rien de
cette sévérité où entrent d'habitude
une secrète envie et l'irritation de voir un autre se
réjouir d'avantages qu'on voudrait et qu'on ne peut
posséder. Comme au contraire ma grand'mère contente
de son sort et ne regrettant nullement de ne pas vivre dans une
société plus brillante, ne se servait que de son
intelligence pour observer les travers de M. de Charlus, elle
parlait de l'oncle de Saint-Loup avec cette bienveillance
détachée, souriante, presque sympathique, par
laquelle nous récompensons l'objet de notre observation
désintéressée du plaisir qu'elle nous
procure, et d'autant plus que cette fois l'objet était un
personnage dont elle trouvait que les prétentions sinon
légitimes, du moins pittoresques, le faisaient assez
vivement trancher sur les personnes qu'elle avait
généralement l'occasion de voir. Mais
c'était surtout en faveur de l'intelligence et de la
sensibilité qu'on devinait extrêmement vives chez M.
de Charlus, au contraire de tant de gens du monde dont se moquait
Saint-Loup, que ma grand'mère lui avait si aisément
pardonné son préjugé aristocratique.
Celui-ci n'avait pourtant pas été sacrifié
par l'oncle, comme par le neveu, à des qualités
supérieures. M. de Charlus l'avait plutôt
concilié avec elles. Possédant comme descendant des
ducs de Nemours et des princes de Lamballe, des archives, des
meubles, des tapisseries, des portraits faits pour ses aïeux
par Raphaël, par Velasquez, par Boucher, pouvant dire
justement qu'il visitait un musée et une incomparable
bibliothèque, rien qu'en parcourant ses souvenirs de
famille, il plaçait au contraire au rang d'où son
neveu l'avait fait déchoir, tout l'héritage de
l'aristocratie. Peut-être aussi moins idéologue que
Saint-Loup, se payant moins de mots, plus réaliste
observateur des hommes, ne voulait-il pas négliger un
élément essentiel de prestige à leurs yeux
et qui, s'il donnait à son imagination des jouissances
désintéressées, pouvait être souvent
pour son activité utilitaire un adjuvant puissamment
efficace. Le débat reste ouvert entre les hommes de cette
sorte et ceux qui obéissent à l'idéal
intérieur qui les pousse à se défaire de ces
avantages pour chercher uniquement à le réaliser,
semblables en cela aux peintres, aux écrivains qui
renoncent leur virtuosité, aux peuples artistes qui se
modernisent, aux peuples guerriers prenant l'initiative du
désarmement universel, aux gouvernements absolus qui se
font démocratiques et abrogent de dures lois, bien souvent
sans que la réalité récompense leur noble
effort; car les uns perdent leur talent, les autres leur
prédominance séculaire; le pacifisme multiplie
quelquefois les guerres et l'indulgence la criminalité. Si
les efforts de sincérité et d'émancipation
de Saint-Loup ne pouvaient être trouvés que
très nobles, à juger par le résultat
extérieur, il était permis de se féliciter
qu'ils eussent fait défaut chez M. de Charlus, lequel
avait fait transporter chez lui une grande partie des admirables
boiseries de l'hôtel Guermantes au lieu de les
échanger comme son neveu contre un mobilier modern-style,
des Lebourg et des Guillaumin.
Il n'en était pas moins vrai que l'idéal de M. de
Charlus était fort factice, et si cette
épithète peut être rapprochée du mot
idéal, tout autant mondain qu'artistique. A quelques
femmes de grande beauté et de rare culture dont les
aïeules avaient été deux siècles plus
tôt mêlées à toute la gloire et
à toute l'élégance de l'ancien
régime, il trouvait une distinction qui le faisait pouvoir
se plaire seulement avec elles et sans doute l'admiration qu'il
leur avait vouée était sincère, mais de
nombreuses réminiscences d'histoire et d'art
évoquées par leurs noms y entraient pour une grande
part, comme des souvenirs de l'antiquité sont une des
raisons du plaisir qu'un lettré trouve à lire une
ode d'Horace peut-être inférieure à des
poèmes de nos jours qui laisseraient ce même
lettré indifférent. Chacune de ces femmes à
côté d'une jolie bourgeoise était pour lui ce
qu'est à une toile contemporaine représentant une
route ou une noce, ces tableaux anciens dont on sait l'histoire,
depuis le Pape ou le Roi qui les commandèrent, en passant
par tels personnages auprès de qui leur présence,
par don, achat, prise ou héritage nous rappelle quelque
événement ou tout au moins quelque alliance d'un
intérêt historique, par conséquent des
connaissances que nous avons acquises, leur donne une nouvelle
utilité, augmente le sentiment de la richesse des
possessions de notre mémoire ou de notre érudition.
M. de Charlus se félicitait qu'un préjugé
analogue au sien en empêchant ces quelques grandes dames de
frayer avec des femmes d'un sang moins pur, les offrît
à son culte intactes, dans leur noblesse
inaltérée, comme telle façade du XVIIIe
siècle soutenue par ses colonnes plates de marbre rose et
à laquelle les temps nouveaux n'ont rien
changé.
M. de Charlus célébrait la véritable noblesse d'esprit et de cur de ces femmes, jouant ainsi sur le mot par une équivoque qui le trompait lui-même et où résidait le mensonge de cette conception bâtarde, de cet ambigu d'aristocratie, de générosité et d'art, mais aussi sa séduction, dangereuse pour des êtres comme ma grand'mère à qui le préjugé plus grossier mais plus innocent d'un noble qui ne regarde qu'aux quartiers et ne se soucie pas du reste, eût semblé trop ridicule, mais qui était sans défense dès que quelque chose se présentait sous les dehors d'une supériorité spirituelle, au point qu'elle trouvait les princes enviables par-dessus tous les hommes, parce qu'ils purent avoir un Labruyère, un Fénelon comme précepteurs.
Devant le Grand-Hôtel, les trois Guermantes nous quittèrent; ils allaient déjeuner chez la princesse de Luxembourg. Au moment où ma grand'mère disait au revoir à Mme de Villeparisis et Saint-Loup à ma grand'mère, M. de Charlus qui jusque-là ne m'avait pas adressé la parole, fit quelques pas en arrière et arrivé à côté de moi: «Je prendrai le thé ce soir après dîner dans l'appartement de ma tante Villeparisis, me dit-il. J'espère que vous me ferez le plaisir de venir avec Madame votre grand'mère.» Et il rejoignit la marquise.
Quoique ce fût dimanche, il n'y avait pas plus de fiacres devant l'hôtel qu'au commencement de la saison. La femme du notaire en particulier trouvait que c'était bien des frais que de louer chaque fois une voiture pour ne pas aller chez les Cambremer, et elle se contentait de rester dans sa chambre.
-- Est-ce que Mme Blandais est souffrante, demandait-on au notaire, on ne l'a pas vue aujourd'hui?
-- Elle a un peu mal à la tête, la chaleur, cet orage. Il lui suffit d'un rien; mais je crois que vous la verrez ce soir. Je lui ai conseillé de descendre. Cela ne peut lui faire que du bien.
J'avais pensé qu'en nous invitant ainsi chez sa tante,
que je ne doutais pas qu'il eût prévenue, M. de
Charlus eût voulu réparer l'impolitesse qu'il
m'avait témoignée pendant la promenade du
matin.
Mais quand arrivé dans le salon de Mme de Villeparisis,
je voulus saluer le neveu de celle-ci, j'eus beau tourner autour
de lui qui, d'une voix aiguë, racontait une histoire assez
malveillante pour un de ses parents, je ne pus pas attraper son
regard; je me décidai à lui dire bonjour et assez
fort, pour l'avertir de ma présence, mais je compris qu'il
l'avait remarquée, car avant même qu'aucun mot ne
fût sorti de mes lèvres, au moment où je
m'inclinais je vis ses deux doigts tendus pour que je les
serrasse, sans qu'il eût tourné les yeux ou
interrompu la conversation. Il m'avait évidemment vu, sans
le laisser paraître, et je m'aperçus alors que ses
yeux qui n'étaient jamais fixés sur
l'interlocuteur, se promenaient perpétuellement dans
toutes les directions, comme ceux de certains animaux
effrayés, ou ceux de ces marchands en plein air qui,
tandis qu'ils débitent leur boniment et exhibent leur
marchandise illicite, scrutent, sans pourtant tourner la
tête, les différents points de l'horizon par
où pourrait venir la police. Cependant j'étais un
peu étonné de voir que Mme de Villeparisis heureuse
de nous voir venir, ne semblait pas s'y être attendue, je
le fus plus encore d'entendre M. de Charlus dire à ma
grand'mère: «Ah! c'est une très bonne
idée que vous avez eue de venir, c'est charmant, n'est-ce
pas, ma tante?» Sans doute avait-il remarqué la
surprise de celle-ci à notre entrée et pensait-il
en homme habitué à donner le ton, le
«la», qu'il lui suffisait pour changer cette surprise
en joie d'indiquer qu'il en éprouvait lui-même, que
c'était bien le sentiment que notre venue devait exciter.
En quoi il calculait bien, car Mme de Villeparisis qui comptait
fort son neveu et savait combien il était difficile de lui
plaire, parut soudain avoir trouvé à ma
grand'mère de nouvelles qualités et ne cessa de lui
faire fête. Mais je ne pouvais comprendre que M. de Charlus
eût oublié en quelques heures l'invitation si
brève, mais en apparence si intentionnelle, si
préméditée qu'il m'avait adressée le
matin même et qu'il appelât «bonne
idée» de ma grand'mère, une idée qui
était toute de lui. Avec un scrupule de précision
que je gardai jusqu'à l'âge où je compris que
ce n'est pas en la lui demandant qu'on apprend la
vérité sur l'intention qu'un homme a eue et que le
risque d'un malentendu qui passera probablement inaperçu
est moindre que celui d'une naïve insistance: «Mais,
monsieur, lui dis-je, vous vous rappelez bien, n'est-ce pas, que
c'est vous qui m'avez demandé que nous vinssions ce
soir?» Aucun son, aucun mouvement ne trahirent que M. de
Charlus eût entendu ma question. Ce que voyant je la
répétai comme les diplomates ou ces jeunes gens
brouillés qui mettent une bonne volonté inlassable
et vaine à obtenir des éclaircissements que
l'adversaire est décidé à ne pas donner. M.
de Charlus ne me répondit pas davantage. Il me sembla voir
flotter sur ses lèvres le sourire de ceux qui de
très haut jugent les caractères et les
éducations.
Puisqu'il refusait toute explication, j'essayai de m'en donner une, et je n'arrivai qu'à hésiter entre plusieurs dont aucune ne pouvait être la bonne. Peut-être ne se rappelait-il pas ou peut-être c'était moi qui avais mal compris ce qu'il m'avait dit le matin... Plus probablement par orgueil ne voulait-il pas paraître avoir cherché à attirer des gens qu'il dédaignait, et préférait-il rejeter sur eux l'initiative de leur venue. Mais alors, s'il nous dédaignait, pourquoi avait-il tenu à ce que nous vinssions ou plutôt à ce que ma grand'mère vînt, car de nous deux ce fut à elle seule qu'il adressa la parole pendant cette soirée et pas une seule fois à moi. Causant avec la plus grande animation avec elle ainsi qu'avec Mme de Villeparisis, caché en quelque sorte derrière elles, comme il eût été au fond d'une loge, il se contentait seulement, détournant par moments le regard investigateur de ses yeux pénétrants, de l'attacher sur ma figure, avec le même sérieux, le même air de préoccupation, que si elle eût été un manuscrit difficile à déchiffrer.
Sans doute s'il n'avait pas eu ces yeux, le visage de M. de
Charlus était semblable à celui de beaucoup de
beaux hommes. Et quand Saint-Loup en me parlant d'autres
Guermantes me dit plus tard: «Dame, ils n'ont pas cet air
de race, de grand seigneur jusqu'au bout des ongles, qu'a mon
oncle Palamède», en confirmant que l'air de race et
la distinction aristocratiques n'étaient rien de
mystérieux et de nouveau, mais qui consistaient en des
éléments que j'avais reconnus sans
difficulté et sans éprouver d'impression
particulière, je devais sentir se dissiper une de mes
illusions. Mais ce visage, auquel une légère couche
de poudre donnait un peu l'aspect d'un visage de
théâtre, M. de Charlus avait beau en fermer
hermétiquement l'expression, les yeux étaient comme
une lézarde, comme une meurtrière que seule il
n'avait pu boucher et par laquelle, selon le point où on
était placé par rapport à lui, on se sentait
brusquement croisé du reflet de quelque engin
intérieur qui semblait n'avoir rien de rassurant,
même pour celui qui, sans en être absolument
maître, le porterait en soi, à l'état
d'équilibre instable et toujours sur le point
d'éclater; et l'expression circonspecte et incessamment
inquiète de ces yeux, avec toute la fatigue qui, autour
d'eux, jusqu'à un cerne descendu très bas, en
résultait pour le visage, si bien composé et
arrangé qu'il fût, faisait penser à quelque
incognito, à quelque déguisement d'un homme
puissant en danger, ou seulement d'un individu dangereux, mais
tragique. J'aurais voulu deviner quel était ce secret que
ne portaient pas en eux les autres hommes et qui m'avait
déjà rendu si énigmatique le regard de M. de
Charlus quand je l'avais vu le matin près du casino. Mais
avec ce que je savais maintenant de sa parenté, je ne
pouvais plus croire ni que ce fût celui d'un voleur, ni,
d'après ce que j'entendais de sa conversation, que ce
fût celui d'un fou. S'il était si froid avec moi,
alors qu'il était tellement aimable avec ma
grand'mère, cela ne tenait peut-être pas à
une antipathie personnelle, car d'une manière
générale, autant il était bienveillant pour
les femmes, des défauts de qui il parlait sans se
départir, habituellement, d'une grande indulgence, autant
il avait à l'égard des hommes, et
particulièrement des jeunes gens, une haine d'une violence
qui rappelait celle de certains misogynes pour les femmes. De
deux ou trois «gigolos» qui étaient de la
famille ou de l'intimité de Saint-Loup et dont celui-ci
cita par hasard le nom, M.
de Charlus dit avec une expression presque féroce qui
tranchait sur sa froideur habituelle: «Ce sont de petites
canailles.» Je compris que ce qu'il reprochait surtout aux
jeunes gens d'aujourd'hui, c'était d'être trop
efféminés. «Ce sont de vraies femmes»,
disait-il avec mépris.
Mais quelle vie n'eût pas semblé
efféminée auprès de celle qu'il voulait que
menât un homme et qu'il ne trouvait jamais assez
énergique et virile? (lui-même dans ses voyages
à pied, après des heures de course, se jetait
brûlant dans des rivières glacées.) Il
n'admettait même pas qu'un homme portât une seule
bague. Mais ce parti pris de virilité ne l'empêchait
pas d'avoir des qualités de sensibilité des plus
fines. A Mme de Villeparisis qui le priait de décrire pour
ma grand'mère un château où avait
séjourné Mme de Sévigné, ajoutant
qu'elle voyait un peu de littérature dans ce
désespoir d'être séparée de cette
ennuyeuse Mme de Grignan:
-- «Rien au contraire, répondit-il, ne me semble plus vrai. C'était du reste une époque où ces sentiments-là étaient bien compris. L'habitant du Monomopata de Lafontaine, courant chez son ami qui lui est apparu un peu triste pendant son sommeil, le pigeon trouvant que le plus grand des maux est l'absence de l'autre pigeon, vous semblent peut-être, ma tante, aussi exagérés que Mme de Sévigné ne pouvant pas attendre le moment où elle sera seule avec sa fille. C'est si beau ce qu'elle dit quand elle la quitte: cette séparation me fait une douleur à l'âme que je sens comme un mal du corps. Dans l'absence on est libéral des heures. On avance dans un temps auquel on aspire.» Ma grand'mère était ravie d'entendre parler de ces Lettres, exactement de la façon qu'elle eût fait. Elle s'étonnait qu'un homme pût les comprendre si bien. Elle trouvait à M. de Charlus des délicatesses, une sensibilité féminines. Nous nous dîmes plus tard quand nous fûmes seuls et parlâmes tous les deux de lui qu'il avait dû subir l'influence profonde d'une femme, sa mère, ou plus tard sa fille s'il avait des enfants. Moi je pensai: «Une maîtresse» en me reportant à l'influence que celle de Saint-Loup me semblait avoir eue sur lui et qui me permettait de me rendre compte à quel point les femmes avec lesquelles ils vivent affinent les hommes.
«Une fois près de sa fille elle n'avait probablement rien à lui dire», répondit Mme de Villeparisis.
«Certainement si; fût-ce de ce qu'elle appelait «choses si légères qu'il n'y a que vous et moi qui les remarquions». Et en tous cas, elle était près d'elle. Et Labruyère nous dit que c'est tout: «Etre près des gens qu'on aime, leur parler, ne leur parler point, tout est égal.» Il a raison; c'est le seul bonheur, ajouta M. de Charlus d'une voix mélancolique; et ce bonheur-là, hélas, la vie est si mal arrangée qu'on le goûte bien rarement; Mme de Sévigné a été en somme moins à plaindre que d'autres. Elle a passé une grande partie de sa vie auprès de ce qu'elle aimait.
-- Tu oublies que ce n'était pas de l'amour, c'était de sa fille qu'il s'agissait.
-- Mais l'important dans la vie n'est pas ce qu'on aime,
reprit-il d'un ton compétent, péremptoire et
presque tranchant, c'est d'aimer.
Ce que ressentait Mme de Sévigné pour sa fille
peut prétendre beaucoup plus justement ressembler à
la passion que Racine a dépeinte dans Andromaque ou dans
Phèdre, que les banales relations que le jeune
Sévigné avait avec ses maîtresses. De
même l'amour de tel mystique pour son Dieu. Les
démarcations trop étroites que nous traçons
autour de l'amour viennent seulement de notre grande ignorance de
la vie.
«Tu aimes beaucoup Andromaque et Phèdre?» demanda Saint-Loup à son oncle, sur un ton légèrement dédaigneux. «Il y a plus de vérité dans une tragédie de Racine que dans tous les drames de Monsieur Victor Hugo», répondit M. de Charlus. «C'est tout de même effrayant le monde, me dit Saint-Loup à l'oreille. Préférer Racine à Victor c'est quand même quelque chose d'énorme!» Il était sincèrement attristé des paroles de son oncle, mais le plaisir de dire «quand même» et surtout «énorme» le consolait.
Dans ces réflexions sur la tristesse qu'il y a à vivre loin de ce qu'on aime (qui devaient amener ma grand'mère à me dire que le neveu de Mme de Villeparisis comprenait autrement bien certaines uvres que sa tante, et surtout avait quelque chose qui le mettait bien au-dessus de la plupart des gens du club), M. de Charlus ne laissait pas seulement paraître une finesse de sentiment que montrent en effet rarement les hommes; sa voix elle-même, pareille à certaines voix de contralto en qui on n'a pas assez cultivé le médium et dont le chant semble le duo alterné d'un jeune homme et d'une femme, se posait au moment où il exprimait ces pensées si délicates, sur des notes hautes, prenait une douceur imprévue et semblait contenir des churs de fiancées, de surs, qui répandaient leur tendresse. Mais la nichée de jeunes filles que M. de Charlus, avec son horreur de tout efféminement, aurait été si navré, d'avoir l'air d'abriter ainsi dans sa voix, ne s'y bornait pas à l'interprétation, à la modulation, des morceaux de sentiment. Souvent tandis que causait M. de Charlus, on entendait leur rire aigu et frais de pensionnaires ou de coquettes ajuster leur prochain avec des malices de bonnes langues et de fines mouches.
Il raconta qu'une demeure qui avait appartenu à sa
famille, où Marie-Antoinette avait couché, dont le
parc était de Lenôtre, appartenait maintenant aux
riches financiers Israël, qui l'avaient achetée.
«Israël, du moins c'est le nom que portent ces gens,
qui me semble un terme générique, ethnique,
plutôt qu'un nom propre. On ne sait pas peut-être que
ce genre de personnes ne portent pas de noms et sont seulement
désignées par la collectivité à
laquelle elles appartiennent. Cela ne fait rien! Avoir
été la demeure des Guermantes et appartenir aux
Israël!!! s'écria-t-il. Cela fait penser à
cette chambre du château de Blois où le gardien qui
le faisait visiter me dit: «C'est ici que Marie Stuart
faisait sa prière; et c'est là maintenant où
ce que je mets mes balais.» Naturellement je ne veux rien
savoir de cette demeure qui s'est déshonorée, pas
plus que de ma cousine Clara de Chimay qui a quitté son
mari. Mais je conserve la photographie de la première
encore intacte, comme celle de la princesse quand ses grands yeux
n'avaient de regards que pour mon cousin. La photographie
acquiert un peu de la dignité qui lui manque quand elle
cesse d'être une reproduction du réel et nous montre
des choses qui n'existent plus. Je pourrai vous en donner une,
puisque ce genre d'architecture vous intéresse»,
dit-il à ma grand'mère. A ce moment apercevant que
le mouchoir brodé qu'il avait dans sa poche laissait
dépasser des liserés de couleur, il le rentra
vivement avec la mine effarouchée d'une femme pudibonde
mais point innocente dissimulant des appâts que, par un
excès de scrupule, elle juge indécents.
«Imaginez-vous, reprit-il, que ces gens ont commencé
par détruire le parc de Lenôtre, ce qui est aussi
coupable que de lacérer un tableau de Poussin. Pour cela,
ces Israël devraient être en prison.
Il est vrai, ajouta-t-il en souriant après un moment de
silence, qu'il y a sans doute tant d'autres choses pour
lesquelles ils devraient y être! En tous cas vous vous
imaginez l'effet que produit devant ces architectures un jardin
anglais.
-- Mais la maison est du même style que le Petit-Trianon, dit Mme de Villeparisis, et Marie-Antoinette y a bien fait faire un jardin anglais.
-- Qui dépare tout de même la façade de Gabriel, répondit M. de Charlus. Évidemment ce serait maintenant une sauvagerie que de détruire le Hameau. Mais quel que soit l'esprit du jour, je doute tout de même qu'à cet égard une fantaisie de Mme Israël ait le même prestige que le souvenir de la Reine.
Cependant ma grand'mère m'avait fait signe de monter me coucher, malgré l'insistance de Saint-Loup qui, à ma grande honte, avait fait allusion devant M. de Charlus à la tristesse que j'éprouvais souvent le soir avant de m'endormir et que son oncle devait trouver quelque chose de bien peu viril. Je tardai encore quelques instants, puis m'en allai, et fus bien étonné quand un peu après, ayant entendu frapper à la porte de ma chambre et ayant demandé qui était là, j'entendis la voix de M. de Charlus qui disait d'un ton sec:
-- C'est Charlus. Puis-je entrer, monsieur? Monsieur, reprit-il du même ton une fois qu'il eut refermé la porte, mon neveu racontait tout à l'heure que vous étiez un peu ennuyé avant de vous endormir, et d'autre part que vous admiriez les livres de Bergotte. Comme j'en ai dans ma malle un que vous ne connaissez probablement pas, je vous l'apporte pour vous aider à passer ces moments où vous ne vous sentez pas heureux.
Je remerciai M. de Charlus avec émotion et lui dis que j'avais au contraire eu peur que ce que Saint-Loup lui avait dit de mon malaise à l'approche de la nuit, m'eût fait paraître à ses yeux plus stupide encore que je n'étais.
-- Mais non, répondit-il avec un accent plus doux. Vous
n'avez peut-être pas de mérite personnel, si peu
d'êtres en ont! Mais pour un temps du moins vous avez la
jeunesse et c'est toujours une séduction.
D'ailleurs, monsieur, la plus grande des sottises, c'est de
trouver ridicules ou blâmables les sentiments qu'on
n'éprouve pas. J'aime la nuit et vous me dites que vous la
redoutez; j'aime sentir les roses et j'ai un ami à qui
leur odeur donne la fièvre. Croyez-vous que je pense pour
cela qu'il vaut moins que moi. Je m'efforce de tout comprendre et
je me garde de rien condamner. En somme ne vous plaignez pas
trop, je ne dirai pas que ces tristesses ne sont pas
pénibles, je sais ce qu'on peut souffrir pour des choses
que les autres ne comprendraient pas.
Mais du moins vous avez bien placé votre affection dans
votre grand'mère. Vous la voyez beaucoup. Et puis c'est
une tendresse permise, je veux dire une tendresse payée de
retour. Il y en a tant dont on ne peut pas dire cela.
Il marchait de long en large dans la chambre, regardant un objet, en soulevant un autre. J'avais l'impression qu'il avait quelque chose à m'annoncer et ne trouvait pas en quels termes le faire.
«J'ai un autre volume de Bergotte ici, je vais vous le
chercher», ajouta-t-il, et il sonna. Un groom vint au bout
d'un moment. «Allez me chercher votre maître
d'hôtel. Il n'y a que lui ici qui soit capable de faire une
commission intelligemment, dit M. de Charlus avec hauteur.
«Monsieur Aimé, Monsieur?» demanda le groom.
«Je ne sais pas son nom, mais si, je me rappelle que je
l'ai entendu appeler Aimé.
Allez vite, je suis pressé.» «Il va
être tout de suite ici, monsieur, je l'ai justement vu en
bas», répondit le groom qui voulait avoir l'air au
courant. Un certain temps se passa. Le groom revint.
«Monsieur, M. Aimé est couché. Mais je peux
faire la commission.» «Non, vous n'avez qu'à
le faire lever.» «Monsieur, je ne peux pas, il ne
couche pas là.» «Alors, laissez-nous
tranquilles.» «Mais, monsieur, dis-je, le groom
parti, vous êtes trop bon, un seul volume de Bergotte me
suffira.» «C'est ce qui me semble, après
tout.» M. de Charlus marchait. Quelques minutes se
passèrent ainsi, puis, après quelques instants
d'hésitation et se reprenant à plusieurs fois, il
pivota sur lui-même et de sa voix redevenue cinglante, il
me jeta: «Bonsoir, monsieur» et partit. Après
tous les sentiments élevés que je lui avais entendu
exprimer ce soir-là, le lendemain qui était jour de
son départ, sur la plage, dans la matinée, au
moment où j'allais prendre mon bain, comme M. de Charlus
s'était approché de moi pour m'avertir que ma
grand'mère m'attendait aussitôt que je serais sorti
de l'eau, je fus bien étonné de l'entendre me dire,
en me pinçant le cou, avec une familiarité et un
rire vulgaires:
-- Mais on s'en fiche bien de sa vieille grand'mère, hein? petite fripouille!
-- Comment, monsieur, je l'adore!
-- Monsieur, me dit-il en s'éloignant d'un pas et avec
un air glacial, vous êtes encore jeune, vous devriez en
profiter pour apprendre deux choses, la première c'est de
vous abstenir d'exprimer des sentiments trop naturels pour
n'être pas sous-entendus; la seconde c'est de ne pas partir
en guerre pour répondre aux choses qu'on vous dit avant
d'avoir pénétré leur signification. Si vous
aviez pris cette précaution, il y a un instant, vous vous
seriez évité d'avoir l'air de parler à tort
et à travers comme un sourd et d'ajouter par là un
second ridicule à celui d'avoir des ancres brodées
sur votre costume de bain. Je vous ai prêté un livre
de Bergotte dont j'ai besoin.
Faites-le moi rapporter dans une heure par ce maître
d'hôtel au prénom risible et mal porté, qui
je suppose n'est pas couché à cette heure-ci. Vous
me faites apercevoir que je vous ai parlé trop tôt
hier soir des séductions de la jeunesse, je vous aurais
rendu meilleur service en vous signalant son étourderie,
ses inconséquences et son incompréhension.
J'espère, monsieur, que cette petite douche ne vous sera
pas moins salutaire que votre bain. Mais ne restez pas ainsi
immobile, vous pourriez prendre froid. Bonsoir, monsieur.
Sans doute eut-il regret de ces paroles, car quelque temps après je reçus, -- dans une reliure de maroquin sur le plat de laquelle avait été encastrée une plaque de cuir incisé qui représentait en demi-relief une branche de myosotis -- le livre qu'il m'avait prêté et que je lui avais fait remettre, non par Aimé qui se trouvait «de sortie», mais par le liftier.
End of the Project Gutenberg EBook of A L'Ombre Des Jeunes Filles en Fleur, Volume 2, by Marcel Proust *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK A L'OMBRE DES JEUNES FILLES *** This file should be named 2lomb10h.htm or 2lomb10h.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 2lomb11h.htm VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 2lomb10ah.htm This HTML file was produced by Walter Debeuf Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. Please note neither this listing nor its contents are final til midnight of the last day of the month of any such announcement. The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A preliminary version may often be posted for suggestion, comment and editing by those who wish to do so. Most people start at our Web sites at: http://gutenberg.net or http://promo.net/pg These Web sites include award-winning information about Project Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). Those of you who want to download any eBook before announcement can get to them as follows, and just download by date. This is also a good way to get them instantly upon announcement, as the indexes our cataloguers produce obviously take a while after an announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext03 or ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext03 Or /etext02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 Just search by the first five letters of the filename you want, as it appears in our Newsletters. Information about Project Gutenberg (one page) We produce about two million dollars for each hour we work. The time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our projected audience is one hundred million readers. If the value per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 If they reach just 1-2% of the world's population then the total will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! This is ten thousand titles each to one hundred million readers, which is only about 4% of the present number of computer users. Here is the briefest record of our progress (* means estimated): eBooks Year Month 1 1971 July 10 1991 January 100 1994 January 1000 1997 August 1500 1998 October 2000 1999 December 2500 2000 December 3000 2001 November 4000 2001 October/November 6000 2002 December* 9000 2003 November* 10000 2004 January* The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. We need your donations more than ever! As of February, 2002, contributions are being solicited from people and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West Virginia, Wisconsin, and Wyoming. We have filed in all 50 states now, but these are the only ones that have responded. As the requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund raising will begin in the additional states. Please feel free to ask to check the status of your state. In answer to various questions we have received on this: We are constantly working on finishing the paperwork to legally request donations in all 50 states. If your state is not listed and you would like to know if we have added it since the list you have, just ask. While we cannot solicit donations from people in states where we are not yet registered, we know of no prohibition against accepting donations from donors in these states who approach us with an offer to donate. International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made deductible, and don't have the staff to handle it even if there are ways. Donations by check or money order may be sent to: Project Gutenberg Literary Archive Foundation PMB 113 1739 University Ave. Oxford, MS 38655-4109 Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment method other than by check or money order. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN [Employee Identification Number] 64-622154. Donations are tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund-raising will begin in the additional states. We need your donations more than ever! You can get up to date donation information online at: http://www.gutenberg.net/donation.html *** If you can't reach Project Gutenberg, you can always email directly to: Michael S. Hart hart@pobox.com Prof. Hart will answer or forward your message. We would prefer to send you information by email. **The Legal Small Print** (Three Pages) ***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START*** Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers. They tell us you might sue us if there is something wrong with your copy of this eBook, even if you got it for free from someone other than us, and even if what's wrong is not our fault. So, among other things, this "Small Print!" statement disclaims most of our liability to you. It also tells you how you may distribute copies of this eBook if you want to. *BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm eBook, you indicate that you understand, agree to and accept this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive a refund of the money (if any) you paid for this eBook by sending a request within 30 days of receiving it to the person you got it from. If you received this eBook on a physical medium (such as a disk), you must return it with your request. ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart through the Project Gutenberg Association (the "Project"). Among other things, this means that no one owns a United States copyright on or for this work, so the Project (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth below, apply if you wish to copy and distribute this eBook under the "PROJECT GUTENBERG" trademark. Please do not use the "PROJECT GUTENBERG" trademark to market any commercial products without permission. To create these eBooks, the Project expends considerable efforts to identify, transcribe and proofread public domain works. Despite these efforts, the Project's eBooks and any medium they may be on may contain "Defects". Among other things, Defects may take the form of incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other eBook medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. LIMITED WARRANTY; DISCLAIMER OF DAMAGES But for the "Right of Replacement or Refund" described below, [1] Michael Hart and the Foundation (and any other party you may receive this eBook from as a PROJECT GUTENBERG-tm eBook) disclaims all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees, and [2] YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE OR UNDER STRICT LIABILITY, OR FOR BREACH OF WARRANTY OR CONTRACT, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES, EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGES. If you discover a Defect in this eBook within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending an explanatory note within that time to the person you received it from. If you received it on a physical medium, you must return it with your note, and such person may choose to alternatively give you a replacement copy. If you received it electronically, such person may choose to alternatively give you a second opportunity to receive it electronically. THIS EBOOK IS OTHERWISE PROVIDED TO YOU "AS-IS". NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, ARE MADE TO YOU AS TO THE EBOOK OR ANY MEDIUM IT MAY BE ON, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR A PARTICULAR PURPOSE. Some states do not allow disclaimers of implied warranties or the exclusion or limitation of consequential damages, so the above disclaimers and exclusions may not apply to you, and you may have other legal rights. INDEMNITY You will indemnify and hold Michael Hart, the Foundation, and its trustees and agents, and any volunteers associated with the production and distribution of Project Gutenberg-tm texts harmless, from all liability, cost and expense, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following that you do or cause: [1] distribution of this eBook, [2] alteration, modification, or addition to the eBook, or [3] any Defect. DISTRIBUTION UNDER "PROJECT GUTENBERG-tm" You may distribute copies of this eBook electronically, or by disk, book or any other medium if you either delete this "Small Print!" and all other references to Project Gutenberg, or: [1] Only give exact copies of it. Among other things, this requires that you do not remove, alter or modify the eBook or this "small print!" statement. You may however, if you wish, distribute this eBook in machine readable binary, compressed, mark-up, or proprietary form, including any form resulting from conversion by word processing or hypertext software, but only so long as *EITHER*: [*] The eBook, when displayed, is clearly readable, and does *not* contain characters other than those intended by the author of the work, although tilde (~), asterisk (*) and underline (_) characters may be used to convey punctuation intended by the author, and additional characters may be used to indicate hypertext links; OR [*] The eBook may be readily converted by the reader at no expense into plain ASCII, EBCDIC or equivalent form by the program that displays the eBook (as is the case, for instance, with most word processors); OR [*] You provide, or agree to also provide on request at no additional cost, fee or expense, a copy of the eBook in its original plain ASCII form (or in EBCDIC or other equivalent proprietary form). [2] Honor the eBook refund and replacement provisions of this "Small Print!" statement. [3] Pay a trademark license fee to the Foundation of 20% of the gross profits you derive calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. If you don't derive profits, no royalty is due. Royalties are payable to "Project Gutenberg Literary Archive Foundation" the 60 days following each date you prepare (or were legally required to prepare) your annual (or equivalent periodic) tax return. Please contact us beforehand to let us know your plans and to work out the details. WHAT IF YOU *WANT* TO SEND MONEY EVEN IF YOU DON'T HAVE TO? Project Gutenberg is dedicated to increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form. The Project gratefully accepts contributions of money, time, public domain materials, or royalty free copyright licenses. Money should be paid to the: "Project Gutenberg Literary Archive Foundation." If you are interested in contributing scanning equipment or software or other items, please contact Michael Hart at: hart@pobox.com [Portions of this eBook's header and trailer may be reprinted only when distributed free of all fees. Copyright (C) 2001, 2002 by Michael S. Hart. Project Gutenberg is a TradeMark and may not be used in any sales of Project Gutenberg eBooks or other materials be they hardware or software or any other related product without express permission.] *END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END*