The Project Gutenberg EBook of A L'Ombre Des Jeunes Filles en Fleur, Volume 3, by Marcel Proust #3 in our series by Marcel Proust Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. You can also find out about how to make a donation to Project Gutenberg, and how to get involved. **Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** **eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** *****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** Title: A L'Ombre Des Jeunes Filles en Fleur, Volume 3 Author: Marcel Proust Release Date: December, 2001 [EBook #3000] [Yes, we are more than one year ahead of schedule] [This file was first posted on June 19, 2003] Edition: 10 Language: French Character set encoding: ISO-Latin-1 *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK A L'OMBRE DES JEUNES FILLES *** This HTML file was produced by Walter Debeuf
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MARCEL PROUST
A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Une fois M. de Charlus parti, nous pûmes enfin, Robert et moi, aller dîner chez Bloch. Or je compris pendant cette petite fête, que les histoires trop facilement trouvées drôles par notre camarade étaient des histoires de M. Bloch, père, et que l'homme «tout à fait curieux» était toujours un de ses amis qu'il jugeait de cette façon. Il y a un certain nombre de gens qu'on admire dans son enfance, un père plus spirituel que le reste de la famille, un professeur qui bénéficie à nos yeux de la métaphysique qu'il nous révèle, un camarade plus avancé que nous (ce que Bloch avait été pour moi) qui méprise le Musset de l'Espoir en Dieu quand nous l'aimons encore, et quand nous en serons venus au père Lecomte ou à Claudel ne s'extasiera plus que sur:
«A Saint-Blaise, à la Zuecca
Vous étiez, vous étiez bien aise».
en y ajoutant
«Padoue est un fort bel endroit
Ou de très grands docteurs en droit
...Mais j'aime mieux la polenta
...Passe dans son domino noir
La Toppatelle.
et de toutes les «Nuits» ne retient que
«Au Havre, devant l'Atlantique
A Venise, à l'affreux Lido.
Où vient sur l'herbe d'un tombeau
Mourir la pâle Adriatique.
Or, de quelqu'un qu'on admire de confiance, on recueille, on cite avec admiration, des choses très inférieures à celles que livré à son propre génie on refuserait avec sévérité, de même qu'un écrivain utilise dans un roman sous prétexte qu'ils sont vrais, des «mots», des personnages, qui dans l'ensemble vivant font au contraire poids mort, partie médiocre. Les portraits de Saint Simon écrits par lui sans qu'il s'admire sans doute, sont admirables, les traits qu'il cite comme charmants de gens d'esprit qu'il a connus, sont restés médiocres ou devenus incompréhensibles. Il eût dédaigné d'inventer ce qu'il rapporte comme si fin ou si coloré de Mme Cornuel ou de Louis XIV, fait qui du reste est à noter chez bien d'autres et comporte diverses interprétations dont il suffit en ce moment de retenir celle-ci: c'est que dans l'état d'esprit où l'on «observe», on est très au-dessous du niveau où l'on se trouve quand on crée.
Il y avait donc enclavé en mon camarade Bloch, un
père Bloch, qui retardait de quarante ans sur son fils,
débitait des anecdotes saugrenues, et en riait autant au
fond de mon ami, que ne faisait le père Bloch
extérieur et véritable, puisque au rire que ce
dernier lâchait non sans répéter deux ou
trois fois le dernier mot, pour que son public goûtât
bien l'histoire, s'ajoutait le rire bruyant par lequel le fils ne
manquait pas à table de saluer les histoires de son
père. C'est ainsi qu'après avoir dit les choses les
plus intelligentes, Bloch jeune, manifestant l'apport qu'il avait
reçu de sa famille, nous racontait pour la
trentième fois, quelques-uns des mots que le père
Bloch sortait seulement (en même temps que sa redingote)
les jours solennels où Bloch jeune amenait quelqu'un qu'il
valait la peine d'éblouir: un de ses professeurs, un
«copain» qui avait tous les prix, ou, ce
soir-là, Saint-Loup et moi. Par exemple: «Un
critique militaire très fort, qui avait savamment
déduit avec preuves à l'appui pour quelles raisons
infaillibles dans la guerre russo-japonaise, les Japonais
seraient battus et les Russes vainqueurs», ou bien:
«C'est un homme éminent qui passe pour un grand
financier dans les milieux politiques et pour un grand politique
dans les milieux financiers.» Ces histoires étaient
interchangeables avec une du baron de Rothschild et une de sir
Rufus Israel, personnages mis en scène d'une
manière équivoque qui pouvait donner à
entendre que M.
Bloch les avait personnellement connus.
J'y fus moi-même pris et à la manière dont M. Bloch père parla de Bergotte, je crus aussi que c'était un de ses vieux amis. Or, tous les gens célèbres, M. Bloch ne les connaissait que «sans les connaître», pour les avoir vus de loin au théâtre, sur les boulevards. Il s'imaginait du reste que sa propre figure, son nom, sa personnalité ne leur étaient pas inconnus et qu'en l'apercevant, ils étaient souvent obligés de retenir une furtive envie de le saluer. Les gens du monde, parce qu'ils connaissent les gens de talent, d'original, qu'ils les reçoivent à dîner, ne les comprennent pas mieux pour cela. Mais quand on a un peu vécu dans le monde, la sottise de ses habitants vous fait trop souhaiter de vivre, trop supposer d'intelligence, dans les milieux obscurs où l'on ne connaît que «sans connaître». J'allais m'en rendre compte en parlant de Bergotte. M. Bloch n'était pas le seul qui eût des succès chez lui. Mon camarade en avait davantage encore auprès de ses surs qu'il ne cessait d'interpeller sur un ton bougon, en enfonçant sa tête dans son assiette, il les faisait ainsi rire aux larmes. Elles avaient d'ailleurs adopté la langue de leur frère qu'elles parlaient couramment, comme si elle eût été obligatoire et la seule dont pussent user des personnes intelligentes. Quand nous arrivâmes, l'aînée dit à une de ses cadettes: «Va prévenir notre père prudent et notre mère vénérable.» «Chiennes, leur dit Bloch, je vous présente le cavalier Saint-Loup, aux javelots rapides qui est venu pour quelques jours de Doncières aux demeures de pierre polie, féconde en chevaux.» Comme il était aussi vulgaire que lettré, le discours se terminait d'habitude par quelque plaisanterie moins homérique: «Voyons, fermez un peu vos peplos aux belles agraffes, qu'est-ce que c'est que ce chichi-là? Après tout c'est pas mon père!» Et les demoiselles Bloch s'écroulaient dans une tempête de rires. Je dis à leur frère combien de joies il m'avait données en me recommandant la lecture de Bergotte dont j'avais adoré les livres.
M. Bloch père qui ne connaissait Bergotte que de loin,
et la vie de Bergotte que par les racontars du parterre, avait
une manière tout aussi indirecte de prendre connaissance
de ses uvres, à l'aide de jugements d'apparence
littéraire. Il vivait dans le monde des à peu
près, où l'on salue dans le vide, où l'on
juge dans le faux.
L'inexactitude, l'incompétence, n'y diminuent pas
l'assurance, au contraire. C'est le miracle bienfaisant de
l'amour-propre que peu de gens pouvant avoir les relations
brillantes et les connaissances profondes, ceux auxquels elles
font défaut se croient encore les mieux partagés
parce que l'optique des gradins sociaux fait que tout rang semble
le meilleur à celui qui l'occupe et qui voit moins
favorisés que lui, mal lotis, à plaindre, les plus
grands qu'il nomme et calomnie sans les connaître, juge et
dédaigne sans les comprendre.
Même dans les cas où la multiplication des faibles
avantages personnels par l'amour-propre ne suffirait pas à
assurer à chacun la dose de bonheur, supérieure
à celle accordée aux autres, qui lui est
nécessaire, l'envie est là pour combler la
différence. Il est vrai que si l'envie s'exprime en
phrases dédaigneuses, il faut traduire: «Je ne veux
pas le connaître» par «je ne peux pas le
connaître». C'est le sens intellectuel. Mais le sens
passionné est bien: je ne veux pas le connaître. On
sait que cela n'est pas vrai mais on ne le dit pas cependant par
simple artifice, on le dit parce qu'on éprouve ainsi, et
cela suffit pour supprimer la distance, c'est-à-dire pour
le bonheur.
L'égocentrisme permettant de la sorte à chaque humain de voir l'univers étagé au-dessous de lui qui est roi, M. Bloch se donnait le luxe d'en être un impitoyable quand le matin en prenant son chocolat, voyant la signature de Bergotte au bas d'un article dans le journal à peine entr'ouvert, il lui accordait dédaigneusement une audience écourtée, prononçait sa sentence, et s'octroyait le confortable plaisir de répéter entre chaque gorgée du breuvage bouillant: «Ce Bergotte est devenu illisible. Ce que cet animal-là peut être embêtant. C'est à se désabonner. Comme c'est emberlificoté, quelle tartine!» Et il reprenait une beurrée.
Cette importance illusoire de M. Bloch père était d'ailleurs étendue un peu au delà du cercle de sa propre perception. D'abord ses enfants le considéraient comme un homme supérieur. Les enfants ont toujours une tendance soit à déprécier, soit à exalter leurs parents, et pour un bon fils, son père est toujours le meilleur des pères, en dehors même de toutes raisons objectives de l'admirer. Or celles-ci ne manquaient pas absolument pour M. Bloch, lequel était instruit, fin, affectueux pour les siens. Dans la famille la plus proche, on se plaisait d'autant plus avec lui que si dans la «société», on juge les gens d'après un étalon, d'ailleurs absurde, et selon des règles fausses mais fixes, par comparaison avec la totalité des autres gens élégants, en revanche dans le morcellement de la vie bourgeoise, les dîners, les soirées de famille tournent autour de personnes qu'on déclare agréables, amusantes, et qui dans le monde ne tiendraient pas l'affiche deux soirs. Enfin, dans ce milieu où les grandeurs factices de l'aristocratie n'existent pas, on les remplace par des distinctions plus folles encore. C'est ainsi que pour sa famille et jusqu'à un degré de parenté fort éloigné, une prétendue ressemblance dans la façon de porter la moustache et dans le haut du nez faisait qu'on appelait M. Bloch un «faux duc d'Aumale». (Dans le monde des «chasseurs» de cercle, l'un porte sa casquette de travers et sa vareuse très serrée de manière à se donner l'air, croit-il, d'un officier étranger, n'est-il pas une manière de personnage pour ses camarades?)
La ressemblance était des plus vagues, mais on
eût dit que ce fût un titre. On
répétait: «Bloch? lequel? le duc
d'Aumale?» Comme on dit: «La princesse Murat?
laquelle? la Reine (de Naples)?» Un certain nombre d'autres
infimes indices achevaient de lui donner aux yeux du cousinage
une prétendue distinction. N'allant pas jusqu'à
avoir une voiture, M. Bloch louait à certains jours une
victoria découverte à deux chevaux de la Compagnie
et traversait le Bois de Boulogne, mollement étendu de
travers, deux doigts sur la tempe, deux autres sous le menton et
si les gens qui ne le connaissaient pas le trouvaient à
cause de cela «faiseur d'embarras», on était
persuadé dans la famille que pour le chic, l'oncle Salomon
aurait pu en remontrer à Gramont-Caderousse. Il
était de ces personnes qui quand elles meurent et à
cause d'une table commune avec le rédacteur en chef de
cette feuille, dans un restaurant des boulevards, sont
qualifiés de physionomie bien connue des Parisiens, par la
Chronique mondaine du Radical. M. Bloch nous dit à
Saint-Loup et à moi que Bergotte savait si bien pourquoi
lui M. Bloch ne le saluait pas que dès qu'il l'apercevait
au théâtre ou au cercle, il fuyait son regard.
Saint-Loup rougit, car il réfléchit que ce cercle
ne pouvait pas être le Jockey dont son père avait
été président. D'autre part ce devait
être un cercle relativement fermé, car M. Bloch
avait dit que Bergotte n'y serait plus reçu aujourd'hui.
Aussi est-ce en tremblant de «sous-estimer
l'adversaire» que Saint-Loup demanda si ce cercle
était le cercle de la rue Royale, lequel était
jugé «déclassant» par la famille de
Saint-Loup et où il savait qu'étaient reçus
certains israélites. «Non, répondit M. Bloch
d'un air négligent, fier et honteux, c'est un petit
cercle, mais beaucoup plus agréable, le cercle des
ganaches. On y juge sévèrement la galerie.»
«Est-ce que sir Rufus Israël n'en est pas
président», demanda Bloch fils à son
père, pour lui fournir l'occasion d'un mensonge honorable
et sans se douter que ce financier n'avait pas le même
prestige aux yeux de Saint-Loup qu'aux siens. En
réalité, il y avait au Cercle des Ganaches non
point sir Rufus Israël, mais un de ses employés. Mais
comme il était fort bien avec son patron, il avait
à sa disposition des cartes du grand financier, et en
donnait une à M. Bloch, quand celui-ci partait en voyage
sur une ligne dont sir Rufus était administrateur, ce qui
faisait dire au père Bloch: «Je vais passer au
cercle demander une recommandation de sir Rufus.» Et la
carte lui permettait d'éblouir les chefs de train. Les
demoiselles Bloch furent plus intéressées par
Bergotte et revenant à lui au lieu de poursuivre sur les
«Ganaches», la cadette demanda à son
frère du ton le plus sérieux du monde car elle
croyait qu'il n'existait pas au monde pour désigner les
gens de talent d'autres expressions que celles qu'il employait:
«Est-ce un coco vraiment étonnant, ce Bergotte.
Est-il de la catégorie des grands bonshommes, des cocos
comme Villiers ou Catulle.» «Je l'ai rencontré
à plusieurs générales, dit M. Nissim
Bernard. Il est gauche, c'est une espèce de
Schlemihl.» Cette allusion au comte de Chamisso n'avait
rien de bien grave, mais l'épithète de Schlemihl
faisait partie de ce dialecte mi-allemand, mi-juif, dont l'emploi
ravissait M. Bloch dans l'intimité, mais qu'il trouvait
vulgaire et déplacé devant des étrangers.
Aussi jeta-t-il un regard sévère sur son oncle.
«Il a du talent, dit Bloch.» «Ah!» fit
gravement sa sur comme pour dire que dans ces conditions
j'étais excusable. «Tous les écrivains ont du
talent», dit avec mépris M. Bloch père.
«Il paraît même, dit son fils en levant sa
fourchette et en plissant ses yeux d'un air diaboliquement
ironique qu'il va se présenter à
l'Académie.» «Allons donc il n'a pas un bagage
suffisant, répondit M. Bloch le père qui ne
semblait pas avoir pour l'Académie le mépris de son
fils et de ses filles. Il n'a pas le calibre
nécessaire.» «D'ailleurs l'Académie est
un salon et Bergotte ne jouit d'aucune surface»,
déclara l'oncle à héritage de Mme Bloch,
personnage inoffensif et doux dont le nom de Bernard eût
peut-être à lui seul éveillé les dons
de diagnostic de mon grand'père, mais eût paru
insuffisamment en harmonie avec un visage qui semblait
rapporté du palais de Darius et reconstitué par Mme
Dieulafoy, si choisi par quelque amateur désireux de
donner un couronnement oriental à cette figure de Suse, ce
prénom de Nissim n'avait fait planer au-dessus d'elle les
ailes de quelque taureau androcéphale de Khorsabad. Mais
M. Bloch ne cessait d'insulter son oncle, soit qu'il fût
excité par la bonhomie sans défense de son
souffre-douleur soit que la villa étant payée par
M. Nissim Bernard, le bénéficiaire voulût
montrer qu'il gardait son indépendance et surtout qu'il ne
cherchait pas par des cajoleries à s'assurer
l'héritage à venir du richard. Celui-ci
était surtout froissé qu'on le traitât si
grossièrement devant le maître d'hôtel. Il
murmura une phrase inintelligible où on distinguait
seulement: «Quand les Meschorès sont
là.» Meschorès désigne dans la Bible
le serviteur de Dieu. Entre eux les Bloch s'en servaient pour
désigner les domestiques et en étaient toujours
égayés parce que leur certitude de n'être pas
compris ni des chrétiens ni des domestiques
eux-mêmes, exaltait chez M. Nissim Bernard et M. Bloch leur
double particularisme de «maîtres» et de
«juifs». Mais cette dernière cause de
satisfaction en devenait une de mécontentement quand il y
avait du monde. Alors M. Bloch entendant son oncle dire
«Meschorès» trouvait qu'il laissait trop
paraître son côté oriental, de même
qu'une cocotte qui invite ses amies avec des gens comme il faut,
est irritée si elles font allusion à leur
métier de cocotte, ou emploient des mots malsonnants.
Aussi, bien loin que la prière de son oncle
produisît quelque effet sur M.
Bloch, celui-ci, hors de lui, ne put plus se contenir. Il ne
perdit plus une occasion d'invectiver le malheureux oncle.
«Naturellement, quand il y a quelque bêtise
prudhommesque à dire, on peut être sûr que
vous ne la ratez pas. Vous seriez le premier à lui
lécher les pieds s'il était là», cria
M. Bloch tandis que M. Nissim Bernard attristé inclinait
vers son assiette la barbe annelée du roi Sargon. Mon
camarade depuis qu'il portait la sienne qu'il avait aussi
crépue et bleutée ressemblait beaucoup à son
grand-oncle.
-- «Comment, vous êtes le fils du marquis de
Marsantes, mais je l'ai très bien connu», dit
à Saint-Loup M. Nissim Bernard. Je crus qu'il voulait dire
«connu» au sens où le père de Bloch
disait qu'il connaissait Bergotte, c'est-à-dire de vue.
Mais il ajouta: «Votre père était un de mes
bons amis.» Cependant Bloch était devenu
excessivement rouge, son père avait l'air
profondément contrarié, les demoiselles Bloch
riaient en s'étouffant. C'est que chez M. Nissim Bernard
le goût de l'ostentation, contenu chez M. Bloch le
père et chez ses enfants, avait engendré l'habitude
du mensonge perpétuel. Par exemple, en voyage à
l'hôtel, M. Nissim Bernard comme aurait pu faire M. Bloch
le père, se faisait apporter tous ses journaux par son
valet de chambre dans la salle à manger, au milieu du
déjeuner, quand tout le monde était réuni
pour qu'on vît bien qu'il voyageait avec un valet de
chambre. Mais aux gens avec qui il se liait dans l'hôtel,
l'oncle disait ce que le neveu n'eût jamais fait, qu'il
était sénateur. Il avait beau être certain
qu'on apprendrait un jour que le titre était
usurpé, il ne pouvait au moment même résister
au besoin de se le donner. M. Bloch souffrait beaucoup des
mensonges de son oncle et de tous les ennuis qu'ils lui
causaient. «Ne faites pas attention, il est
extrêmement blagueur», dit-il à mi-voix
à Saint-Loup qui n'en fut que plus
intéressé, étant très curieux de la
psychologie des menteurs.
«Plus menteur encore que l'Ithaquesien Odysseus
qu'Athènes appelait pourtant le plus menteur des hommes,
compléta notre camarade Bloch.» «Ah! par
exemple! s'écria M. Nissim Bernard, si je m'attendais
à dîner avec le fils de mon ami! Mais j'ai à
Paris chez moi, une photographie de votre père et combien
de lettres de lui. Il m'appelait toujours mon oncle, on n'a
jamais su pourquoi. C'était un homme charmant,
étincelant. Je me rappelle un dîner chez moi,
à Nice où il y avait Sardou, Labiche,
Augier», «Molière, Racine, Corneille»,
continua ironiquement M. Bloch le père, dont le fils
acheva l'énumération en ajoutant: «Plaute,
Ménandre, Kalidasa.» M. Nissim Bernard blessé
arrêta brusquement son récit et, se privant
ascétiquement d'un grand plaisir, resta muet
jusqu'à la fin du dîner.
«Saint-Loup au casque d'airain, dit Bloch, reprenez un peu de ce canard aux cuisses lourdes de graisse sur lesquelles l'illustre sacrificateur des volailles a répandu de nombreuses libations de vin rouge.»
D'habitude après avoir sorti de derrière les fagots pour un camarade de marque les histoires sur sir Rufus Israel et autres, M. Bloch sentant qu'il avait touché son fils jusqu'à l'attendrissement, se retirait pour ne pas se «galvauder» aux yeux du «potache». Cependant s'il y avait une raison tout à fait capitale, comme quand son fils par exemple fut reçu à l'agrégation, M. Bloch ajouta à la série habituelle des anecdotes cette réflexion ironique qu'il réservait plutôt pour ses amis personnels et que Bloch jeune fut extrêmement fier de voir débiter pour ses amis à lui: «Le gouvernement a été impardonnable. Il n'a pas consulté M. Coquelin! M. Coquelin a fait savoir qu'il était mécontent» (M. Bloch se piquait d'être réactionnaire et méprisant pour les gens de théâtre).
Mais les demoiselles Bloch et leur frère rougirent
jusqu'aux oreilles tant ils furent impressionnés quand
Bloch père pour se montrer royal jusqu'au bout envers les
deux «labadens» de son fils, donna l'ordre d'apporter
du champagne et annonça négligemment que pour nous
«régaler», il avait fait prendre trois
fauteuils pour la représentation qu'une troupe
d'Opéra-Comique donnait le soir même au Casino. Il
regrettait de n'avoir pu avoir de loge. Elles étaient
toutes prises. D'ailleurs il les avait souvent
expérimentées, on était mieux à
l'orchestre. Seulement, si le défaut de son fils,
c'est-à-dire ce que son fils croyait invisible aux autres,
était la grossièreté, celui du père
était l'avarice. Aussi, c'est dans une carafe qu'il fit
servir sous le nom de champagne un petit vin mousseux et sous
celui de fauteuils d'orchestre il avait fait prendre des
parterres qui coûtaient moitié moins,
miraculeusement persuadé par l'intervention divine de son
défaut que ni à table, ni au théâtre
(où toutes les loges étaient vides) on ne
s'apercevrait de la différence. Quand M.
Bloch nous eut laissé tremper nos lèvres dans les
coupes plates que son fils décorait du nom de
«cratères aux flancs profondément
creusés», il nous fit admirer un tableau qu'il
aimait tant qu'il l'apportait avec lui à Balbec. Il nous
dit que c'était un Rubens.
Saint-Loup lui demanda naïvement s'il était
signé. M. Bloch répondit en rougissant qu'il avait
fait couper la signature à cause du cadre, ce qui n'avait
pas d'importance, puisqu'il ne voulait pas le vendre.
Puis il nous congédia rapidement pour se plonger dans le
Journal Officiel dont les numéros encombraient la maison
et dont la lecture lui était rendue nécessaire,
nous dit-il, «par sa situation parlementaire» sur la
nature exacte de laquelle il ne nous fournit pas de
lumières. «Je prends un foulard, nous dit Bloch, car
Zephyros et Boréas se disputent à qui mieux mieux
la mer poissonneuse, et pour peu que nous nous attardions
après le spectacle, nous ne rentrerons qu'aux
premières lueurs d'Eôs aux doigts de pourpre. A
propos, demanda-t-il à Saint-Loup quand nous fûmes
dehors et je tremblai car je compris bien vite que c'était
de M. de Charlus que Bloch parlait sur ce ton ironique:
«quel était cet excellent fantoche en costume sombre
que je vous ai vu promener avant-hier matin sur la plage? »
«C'est mon oncle», répondit Saint-Loup
piqué. Malheureusement, une «gaffe»
était bien loin de paraître à Bloch chose
à éviter. Il se tordit de rire: «Tous mes
compliments, j'aurais dû le deviner, il a un excellent
chic, et une impayable bobine de gaga de la plus haute
lignée». «Vous vous trompez du tout au tout,
il est très intelligent», riposta Saint-Loup
furieux. «Je le regrette car alors il est moins complet.
J'aimerais du reste beaucoup le connaître car je suis
sûr que j'écrirais des machines adéquates sur
des bonshommes comme ça. Celui-là, à voir
passer, est crevant. Mais je négligerais le
côté caricatural, au fond assez méprisable
pour un artiste épris de la beauté plastique des
phrases, de la binette qui, excusez-moi, m'a fait gondoler un bon
moment, et je mettrais en relief le côté
aristocratique de votre oncle, qui en somme fait un effet buf, et
la première rigolade passée, frappe par un
très grand style. Mais, dit-il, en s'adressant cette fois
à moi, il y a une chose dans un tout autre ordre
d'idées, sur laquelle je veux t'interroger et chaque fois
que nous sommes ensemble, quelque dieu, bienheureux habitant de
l'Olympe, me fait oublier totalement de te demander ce
renseignement qui eût pu m'être déjà et
me sera sûrement fort utile. Quelle est donc cette belle
personne avec laquelle je t'ai rencontré au Jardin
d'Acclimatation et qui était accompagnée d'un
monsieur que je crois connaître de vue et d'une jeune fille
à la longue chevelure?» J'avais bien vu que Mme
Swann ne se rappelait pas le nom de Bloch, puisqu'elle m'en avait
dit un autre et avait qualifié mon camarade
d'attaché à un ministère où je
n'avais jamais pensé depuis à m'informer s'il
était entré. Mais comment Bloch qui, à ce
qu'elle m'avait dit alors, s'était fait présenter
à elle pouvait-il ignorer son nom. J'étais si
étonné que je restai un moment sans
répondre. «En tous cas, tous mes compliments, me
dit-il, tu n'as pas dû t'embêter avec elle. Je
l'avais rencontrée quelques jours auparavant dans le train
de Ceinture. Elle voulut bien dénouer la sienne en faveur
de ton serviteur, je n'ai jamais passé de si bons moments
et nous allions prendre toutes dispositions pour nous revoir
quand une personne qu'elle connaissait eut le mauvais goût
de monter à l'avant-dernière station.» Le
silence que je gardais ne parut pas plaire à Bloch.
«J'espérais, me dit-il, connaître grâce
à toi son adresse et aller goûter chez elle
plusieurs fois par semaine, les plaisirs d'Eros, chers aux Dieux,
mais je n'insiste pas puisque tu poses pour la discrétion
à l'égard d'une professionnelle qui s'est
donnée à moi trois fois de suite et de la
manière la plus raffinée entre Paris et le
Point-du-Jour. Je la retrouverai bien un soir ou
l'autre.»
J'allai voir Bloch à la suite de ce dîner, il me
rendit ma visite, mais j'étais sorti et il fut
aperçu, me demandant, par Françoise, laquelle par
hasard bien qu'il fût venu à Combray ne l'avait
jamais vu jusque-là. De sorte qu'elle savait seulement
qu'un «des Monsieurs» que je connaissais était
passé pour me voir, elle ignorait «à quel
effet», vêtu d'une manière quelconque et qui
ne lui avait pas fait grande impression. Or j'avais beau savoir
que certaines idées sociales de Françoise me
resteraient toujours impénétrables, qui reposaient
peut-être en partie sur des confusions entre des mots, des
noms qu'elle avait pris une fois, et à jamais, les uns
pour les autres, je ne pus m'empêcher, moi qui avais depuis
longtemps renoncé à me poser des questions dans ces
cas-là, de chercher vainement, d'ailleurs, ce que le nom
de Bloch pouvait représenter d'immense pour
Françoise. Car à peine lui eus-je dit que ce jeune
homme qu'elle avait aperçu était M. Bloch, elle
recula de quelques pas tant furent grandes sa stupeur et sa
déception. «Comment, c'est cela, M. Bloch!»
s'écria-t-elle d'un air atterré comme si un
personnage aussi prestigieux eût dû posséder
une apparence qui «fît connaître»
immédiatement qu'on se trouvait en présence d'un
grand de la terre, et à la façon de quelqu'un qui
trouve qu'un personnage historique n'est pas à la hauteur
de sa réputation, elle répétait d'un ton
impressionné, et où on sentait pour l'avenir les
germes d'un scepticisme universel: «Comment c'est ça
M. Bloch! Ah!
vraiment on ne dirait pas à le voir.» Elle avait
l'air de m'en garder rancune comme si je lui eusse jamais
«surfait» Bloch. Et pourtant elle eut la bonté
d'ajouter: «Hé bien, tout M. Bloch qu'il est,
Monsieur peut dire qu'il est aussi bien que lui.»
Elle eut bientôt à l'égard de Saint-Loup qu'elle adorait une désillusion d'un autre genre, et d'une moindre dureté: elle apprit qu'il était républicain. Or bien qu'en parlant par exemple de la Reine de Portugal, elle dît avec cet irrespect qui dans le peuple est le respect suprême «Amélie, la sur à Philippe», Françoise était royaliste. Mais surtout un marquis, un marquis qui l'avait éblouie, et qui était pour la République, ne lui paraissait plus vrai. Elle en marquait la même mauvaise humeur que si je lui eusse donné une boîte qu'elle eût cru d'or, de laquelle elle m'eût remercié avec effusion et qu'ensuite un bijoutier lui eût révélé être en plaqué. Elle retira aussitôt son estime à Saint-Loup, mais bientôt après la lui rendit, ayant réfléchi qu'il ne pouvait pas, étant le marquis de Saint-Loup être républicain, qu'il faisait seulement semblant, par intérêt, car avec le gouvernement qu'on avait, cela pouvait lui rapporter gros. De ce jour sa froideur envers lui, son dépit contre moi cessèrent. Et quand elle parlait de Saint-Loup, elle disait: «C'est un hypocrite», avec un large et bon sourire qui faisait bien comprendre qu'elle le «considérait» de nouveau autant qu'au premier jour et qu'elle lui avait pardonné.
Or la sincérité et le désintéressement de Saint-Loup étaient au contraire absolus et c'était cette grande pureté morale qui, ne pouvant se satisfaire entièrement dans un sentiment égoïste comme l'amour, ne rencontrant pas d'autre part en lui l'impossibilité qui existait par exemple en moi de trouver sa nourriture spirituelle autre part qu'en soi-même, le rendait vraiment capable, autant que moi incapable, d'amitié.
Françoise ne se trompait pas moins sur Saint-Loup quand
elle disait qu'il avait l'air comme ça de ne pas
dédaigner le peuple, mais que ce n'est pas vrai et qu'il
n'y avait qu'à le voir quand il était en
colère après son cocher. Il était
arrivé en effet quelquefois à Robert de le gronder
avec une certaine rudesse, qui prouvait chez lui moins le
sentiment de la différence que de l'égalité
entre les classes.
«Mais, me dit-il en réponse aux reproches que je
lui faisais d'avoir traité un peu durement ce cocher,
pourquoi affecterais-je de lui parler poliment? N'est-il pas mon
égal? N'est-il pas aussi près de moi que mes oncles
ou mes cousins? Vous avez l'air de trouver que je devrais le
traiter avec égards, comme un inférieur! Vous
parlez comme un aristocrate», ajouta-t-il avec
dédain.
En effet, s'il y avait une classe contre laquelle il eût de la prévention et de la partialité, c'était l'aristocratie, et jusqu'à croire aussi difficilement à la supériorité d'un homme du monde, qu'il croyait facilement à celle d'un homme du peuple. Comme je lui parlais de la princesse de Luxembourg que j'avais rencontrée avec sa tante:
-- Une carpe, me dit-il, comme toutes ses pareilles. C'est d'ailleurs un peu ma cousine.
Ayant un préjugé contre les gens qui le
fréquentaient, il allait rarement dans le monde et
l'attitude méprisante ou hostile qu'il y prenait,
augmentait encore chez tous ses proches parents le chagrin de sa
liaison avec une femme «de théâtre»,
liaison qu'ils accusaient de lui être fatale et notamment
d'avoir développé chez lui cet esprit de
dénigrement, ce mauvais esprit, de l'avoir
«dévoyé», en attendant qu'il se
«déclassât» complètement. Aussi
bien des hommes légers du faubourg Saint-Germain
étaient-ils sans pitié quand ils parlaient de la
maîtresse de Robert. «Les grues font leur
métier, disait-on, elles valent autant que d'autres; mais
celle-là, non! Nous ne lui pardonnerons pas! Elle a fait
trop de mal à quelqu'un que nous aimons.» Certes, il
n'était pas le premier qui eût un fil à la
patte.
Mais les autres s'amusaient en hommes du monde, continuaient
à penser en hommes du monde sur la politique, sur tout.
Lui, sa famille le trouvait «aigri». Elle ne se
rendait pas compte que pour bien des jeunes gens du monde,
lesquels sans cela resteraient incultes d'esprit, rudes dans
leurs amitiés, sans douceur et sans goût, -- c'est
bien souvent leur maîtresse qui est leur vrai maître
et les liaisons de ce genre la seule école morale
où ils soient initiés à une culture
supérieure, où ils apprennent le prix des
connaissances désintéressées. Même
dans le bas-peuple (qui au point de vue de la
grossièreté ressemble si souvent au grand monde),
la femme, plus sensible, plus fine, plus oisive, a la
curiosité de certaines délicatesses, respecte
certaines beautés de sentiment et d'art que, ne les
comprît-elle pas, elle place pourtant au-dessus de ce qui
semblait le plus désirable à l'homme, l'argent, la
situation. Or, qu'il s'agisse de la maîtresse d'un jeune
clubman comme Saint-Loup ou d'un jeune ouvrier (les
électriciens par exemple comptent aujourd'hui dans les
rangs de la Chevalerie véritable), son amant a pour elle
trop d'admiration et de respect pour ne pas les étendre
à ce qu'elle-même respecte et admire; et pour lui
l'échelle des valeurs s'en trouve renversée. A
cause de son sexe même elle est faible, elle a des troubles
nerveux, inexplicables, qui chez un homme, et même chez une
autre femme, chez une femme dont il est neveu ou cousin auraient
fait sourire ce jeune homme robuste. Mais il ne peut voir
souffrir celle qu'il aime. Le jeune noble qui comme Saint-Loup a
une maîtresse, prend l'habitude quand il va dîner
avec elle au cabaret d'avoir dans sa poche le valérianate
dont elle peut avoir besoin, d'enjoindre au garçon, avec
force et sans ironie, de faire attention à fermer les
portes sans bruit, à ne pas mettre de mousse humide sur la
table, afin d'éviter à son amie ces malaises que
pour sa part il n'a jamais ressentis, qui composent pour lui un
monde occulte à la réalité duquel elle lui a
appris à croire, malaises qu'il plaint maintenant sans
avoir besoin pour cela de les connaître, qu'il plaindra
même quand ce sera d'autres qu'elle qui les ressentiront.
La maîtresse de Saint-Loup -- comme les premiers moines du
moyen âge, à la chrétienté -- lui
avait enseigné la pitié envers les animaux car elle
en avait la passion, ne se déplaçant jamais sans
son chien, ses serins, ses perroquets; Saint-Loup veillait sur
eux avec des soins maternels et traitait de brutes les gens qui
ne sont pas bons avec les bêtes.
D'autre part, une actrice, ou soi-disant telle, comme celle qui
vivait avec lui -- qu'elle fût intelligente ou non, ce que
j'ignorais -- en lui faisant trouver ennuyeuse la
société des femmes du monde et considérer
comme une corvée l'obligation d'aller dans une
soirée, l'avait préservé du snobisme et
guéri de la frivolité. Si grâce à elle
les relations mondaines tenaient moins de place dans la vie de
son jeune amant, en revanche tandis que s'il avait
été un simple homme de salon, la vanité ou
l'intérêt auraient dirigé ses amitiés
comme la rudesse les aurait empreintes, sa maîtresse lui
avait appris à y mettre de la noblesse et du raffinement.
Avec son instinct de femme et appréciant plus chez les
hommes certaines qualités de sensibilité que son
amant eût peut-être sans elle méconnues ou
plaisantées, elle avait toujours vite fait de distinguer
entre les autres celui des amis de Saint-Loup qui avait pour lui
une affection vraie, et de le préférer.
Elle savait le forcer à éprouver pour
celui-là de la reconnaissance, à la lui
témoigner, à remarquer les choses qui lui faisaient
plaisir, celles qui lui faisaient de la peine. Et bientôt
Saint-Loup, sans plus avoir besoin qu'elle l'avertît,
commença à se soucier de tout cela et à
Balbec où elle n'était pas, pour moi qu'elle
n'avait jamais vu et dont il ne lui avait même
peut-être pas encore parlé dans ses lettres, de
lui-même il fermait la fenêtre d'une voiture
où j'étais, emportait les fleurs qui me faisaient
mal, et quand il eut à dire au revoir à la fois
à plusieurs personnes, à son départ
s'arrangea à les quitter un peu plus tôt afin de
rester seul et en dernier avec moi, de mettre cette
différence entre elles et moi, de me traiter autrement que
les autres. Sa maîtresse avait ouvert son esprit à
l'invisible, elle avait mis du sérieux dans sa vie, des
délicatesses dans son cur, mais tout cela échappait
à la famille en larmes qui répétait:
«Cette gueuse le tuera, et en attendant elle le
déshonore.» Il est vrai qu'il avait fini de tirer
d'elle tout le bien qu'elle pouvait lui faire; et maintenant elle
était cause seulement qu'il souffrait sans cesse, car elle
l'avait pris en horreur et le torturait. Elle avait
commencé un beau jour à le trouver bête et
ridicule parce que les amis qu'elle avait parmi les jeunes
auteurs et acteurs, lui avaient assuré qu'il
l'était, et elle répétait à son tour
ce qu'ils avaient dit avec cette passion, cette absence de
réserves qu'on montre chaque fois qu'on reçoit du
dehors et qu'on adopte des opinions ou des usages qu'on ignorait
entièrement. Elle professait volontiers, comme ces
comédiens, qu'entre elle et Saint-Loup le fossé
était infranchissable, parce qu'ils étaient d'une
autre race, qu'elle était une intellectuelle et que lui,
quoi qu'il prétendît, était, de naissance, un
ennemi de l'intelligence. Cette vue lui semblait profonde et elle
en cherchait la vérification dans les paroles les plus
insignifiantes, les moindres gestes de son amant. Mais quand les
mêmes amis l'eurent en outre convaincue qu'elle
détruisait dans une compagnie aussi peu faite pour elle
les grandes espérances qu'elle avait, disaient-ils,
données, que son amant finirait par déteindre sur
elle, qu'à vivre avec lui, elle gâchait son avenir
d'artiste, à son mépris pour Saint-Loup s'ajouta la
même haine que s'il s'était obstiné à
vouloir lui inoculer une maladie mortelle. Elle le voyait le
moins possible tout en reculant encore le moment dd'une rupture
définitive, laquelle me paraissait à moi bien peu
vraisemblable. Saint-Loup faisait pour elle de tels sacrifices
que, à moins qu'elle fût ravissante (mais il n'avait
jamais voulu me montrer sa photographie, me disant:
«D'abord ce n'est pas une beauté et puis elle vient
mal en photographie, ce sont des instantanés que j'ai
faits moi-même avec mon Kodak et ils vous donneraient une
fausse idée d'elle»), il semblait difficile qu'elle
trouvât un second homme qui en consentît de
semblables. Je ne songeais pas qu'une certaine toquade de se
faire un nom, même quand on n'a pas de talent, que
l'estime, rien que l'estime privée, de personnes qui vous
imposent, peuvent (ce n'était peut-être du reste pas
le cas pour la maîtresse de Saint-Loup) être
même pour une petite cocotte des motifs plus
déterminants que le plaisir de gagner de l'argent.
Saint-Loup qui sans bien comprendre ce qui se passait dans la
pensée de sa maîtresse, ne la croyait pas
complètement sincère ni dans les reproches injustes
ni dans les promesses d'amour éternel, avait pourtant
à certains moments le sentiment qu'elle romprait quand
elle le pourrait, et à cause de cela, mû sans doute
par l'instinct de conservation de son amour, plus clairvoyant
peut-être que Saint-Loup n'était lui-même,
usant d'ailleurs d'une habileté pratique qui se conciliait
chez lui avec les plus grands et les plus aveugles élans
du cur, il s'était refusé à lui constituer
un capital, avait emprunté un argent énorme pour
qu'elle ne manquât de rien, mais ne le lui remettait qu'au
jour le jour. Et sans doute, au cas où elle eût
vraiment songé à le quitter, attendait-elle
froidement d'avoir «fait sa pelotte», ce qui avec les
sommes données par Saint-Loup demanderait sans doute un
temps fort court, mais tout de même concédé
en supplément pour prolonger le bonheur de mon nouvel ami
-- ou son malheur.
Cette période dramatique de leur liaison, -- et qui était arrivée maintenant à son point le plus aigu, le plus cruel pour Saint-Loup, car elle lui avait défendu de rester à Paris où sa présence l'exaspérait et l'avait forcé de prendre son congé à Balbec, à côté de sa garnison -- avait commencé un soir chez une tante de Saint-Loup, lequel avait obtenu d'elle que son amie viendrait pour de nombreux invités dire des fragments d'une pièce symboliste qu'elle avait jouée une fois sur une scène d'avant-garde et pour laquelle elle lui avait fait partager l'admiration qu'elle éprouvait elle-même.
Mais quand elle était apparue, un grand lys à la
main, dans un costume copié de l'«Ancilla
Domini» et qu'elle avait persuadé à Robert
être une véritable «vision d'art», son
entrée avait été accueillie dans cette
assemblée d'hommes de cercles et de duchesses par des
sourires que le ton monotone de la psalmodie, la bizarrerie de
certains mots, leur fréquente répétition
avaient changés en fous-rires d'abord
étouffés, puis si irrésistibles que la
pauvre récitante n'avait pu continuer. Le lendemain la
tante de Saint-Loup avait été unanimement
blâmée d'avoir laissé paraître chez
elle une artiste aussi grotesque.
Un duc bien connu ne lui cacha pas qu'elle n'avait à s'en
prendre qu'à elle-même si elle se faisait
critiquer.
-- Que diable aussi, on ne nous sort pas des numéros de cette force-là! Si encore cette femme avait du talent, mais elle n'en a et n'en aura jamais aucun. Sapristi! Paris n'est pas si bête qu'on veut bien le dire. La société n'est pas composée que d'imbéciles. Cette petite demoiselle a évidemment cru étonner Paris. Mais Paris est plus difficile à étonner que cela et il y a tout de même des affaires qu'on ne nous fera pas avaler.
Quant à l'artiste, elle sortit en disant à Saint-Loup:
-- Chez quelles dindes, chez quelles garces sans éducation, chez quels goujats m'as-tu fourvoyée? J'aime mieux te le dire, il n'y en avait pas un des hommes présents qui ne m'eût fait de l'il, du pied, et c'est parce que j'ai repoussé leurs avances qu'ils ont cherché à se venger.
Paroles qui avaient changé l'antipathie de Robert pour les gens du monde en une horreur autrement profonde et douloureuse et que lui inspiraient particulièrement ceux qui la méritaient le moins, des parents dévoués qui délégués par la famille avaient cherché à persuader à l'amie de Saint-Loup de rompre avec lui, démarche qu'elle lui présentait comme inspirée par leur amour pour elle. Robert quoiqu'il eût aussitôt cessé de les fréquenter pensait, quand il était loin de son amie comme maintenant, qu'eux ou d'autres, en profitaient pour revenir à la charge et avaient peut-être reçu ses faveurs. Et quand il parlait des viveurs qui trompent leurs amis, cherchent à corrompre les femmes, tâchent de les faire venir dans des maisons de passe, son visage respirait la souffrance et la haine.
-- Je les tuerais avec moins de remords qu'un chien qui est du moins une bête gentille, loyale et fidèle. En voilà qui méritent la guillotine, plus que des malheureux qui ont été conduits au crime par la misère et par la cruauté des riches.
Il passait la plus grande partie de son temps à envoyer à sa maîtresse des lettres et des dépêches. Chaque fois que, tout en l'empêchant de venir à Paris, elle trouvait, à distance, le moyen d'avoir une brouille avec lui, je l'apprenais à sa figure décomposée. Comme sa maîtresse ne lui disait jamais ce qu'elle avait à lui reprocher, soupçonnant que, peut-être, si elle ne le lui disait pas, c'est qu'elle ne le savait pas et qu'elle avait simplement assez de lui, il aurait pourtant voulu avoir des explications, il lui écrivait: «Dis-moi ce que j'ai fait de mal. Je suis prêt à reconnaître mes torts», le chagrin qu'il éprouvait ayant pour effet de le persuader qu'il avait mal agi.
Mais elle lui faisait attendre indéfiniment des réponses d'ailleurs dénuées de sens. Aussi c'est presque toujours le front soucieux et bien souvent les mains vides que je voyais Saint-Loup revenir de la poste où seul de tout l'hôtel avec Françoise, il allait chercher ou porter lui-même ses lettres, lui par impatience d'amant, elle par méfiance de domestique. (Les dépêches le forçaient à faire beaucoup plus de chemin.)
Quand quelques jours après le dîner chez les Bloch ma grand'mère me dit d'un air joyeux que Saint-Loup venait de lui demander si avant qu'il quittât Balbec elle ne voulait pas qu'il la photographiât, et quand je vis qu'elle avait mis pour cela sa plus belle toilette et hésitait entre diverses coiffures, je me sentis un peu irrité de cet enfantillage qui m'étonnait tellement de sa part. J'en arrivais même à me demander si je ne m'étais pas trompé sur ma grand'mère, si je ne la plaçais pas trop haut, si elle était aussi détachée que j'avais toujours cru de ce qui concernait sa personne, si elle n'avait pas ce que je croyais lui être le plus étranger, de la coquetterie.
Malheureusement, ce mécontentement que me causaient le projet de séance photographique et surtout la satisfaction que ma grand'mère paraissait en ressentir, je le laissai suffisamment apercevoir pour que Françoise le remarquât et s'empressât involontairement de l'accroître en me tenant un discours sentimental et attendri auquel je ne voulus pas avoir l'air d'adhérer.
-- Oh! monsieur, cette pauvre madame qui sera si heureuse qu'on tire son portrait, et qu'elle va même mettre le chapeau que sa vieille Françoise, elle lui a arrangé, il faut la laisser faire, monsieur.
Je me convainquis que je n'étais pas cruel de me moquer
de la sensibilité de Françoise, en me rappelant que
ma mère et ma grand'mère mes modèles en
tout, le faisaient souvent aussi. Mais ma grand'mère
s'apercevant que j'avais l'air ennuyé, me dit que si cette
séance de pose pouvait me contrarier elle y renoncerait.
Je ne le voulus pas, je l'assurai que je n'y voyais aucun
inconvénient et la laissai se faire belle, mais crus faire
preuve de pénétration et de force en lui disant
quelques paroles ironiques et blessantes destinées
à neutraliser le plaisir qu'elle semblait trouver à
être photographiée, de sorte que si je fus contraint
de voir le magnifique chapeau de ma grand'mère, je
réussis du moins à faire disparaître de son
visage cette expression joyeuse qui aurait dû me rendre
heureux et qui, comme il arrive trop souvent tant que sont encore
en vie les êtres que nous aimons le mieux, nous
apparaît comme la manifestation exaspérante d'un
travers mesquin plutôt que comme la forme précieuse
du bonheur que nous voudrions tant leur procurer. Ma mauvaise
humeur venait surtout de ce que cette semaine là ma
grand'mère avait paru me fuir et que je n'avais pu l'avoir
un instant à moi, pas plus le jour que le soir.
Quand je rentrais dans l'après-midi pour être un
peu seul avec elle, on me disait qu'elle n'était pas
là; ou bien elle s'enfermait avec Françoise pour de
longs conciliabules qu'il ne m'était pas permis de
troubler. Et quand ayant passé la soirée dehors
avec Saint-Loup je songeais pendant le trajet du retour au moment
où j'allais pouvoir retrouver et embrasser ma
grand'mère, j'avais beau attendre qu'elle frappât
contre la cloison ces petits coups qui me diraient d'entrer lui
dire bonsoir, je n'entendais rien; je finissais par me coucher,
lui en voulant un peu de ce qu'elle me privât, avec une
indifférence si nouvelle de sa part, d'une joie sur
laquelle j'avais tant compté, je restais encore, le cur
palpitant comme dans mon enfance, à écouter le mur
qui restait muet et je m'endormais dans les larmes.
...
Ce jour-là, comme les précédents, Saint-Loup avait été obligé d'aller à Doncières où en attendant qu'il y rentrât d'une manière définitive, on aurait toujours besoin de lui maintenant jusqu'à la fin de l'après-midi. Je regrettais qu'il ne fût pas à Balbec. J'avais vu descendre de voiture et entrer, les unes dans la salle de danse du Casino, les autres chez le glacier, des jeunes femmes qui, de loin, m'avaient paru ravissantes. J'étais dans une de ces périodes de la jeunesse, dépourvues d'un amour particulier, vacantes, où partout -- comme un amoureux, la femme dont il est épris -- on désire, on cherche, on voit la beauté. Qu'un seul trait réel -- le peu qu'on distingue d'une femme vue de loin, ou de dos -- nous permette de projeter la Beauté devant nous, nous nous figurons l'avoir reconnue, notre cur bat, nous pressons le pas, et nous resterons toujours à demi persuadés que c'était elle, pourvu que la femme ait disparu: ce n'est que si nous pouvons la rattraper que nous comprenons notre erreur.
D'ailleurs, de plus en plus souffrant, j'étais tenté de surfaire les plaisirs les plus simples à cause des difficultés mêmes qu'il y avait pour moi à les atteindre. Des femmes élégantes, je croyais en apercevoir partout, parce que j'étais trop fatigué si c'était sur la plage, trop timide si c'était au Casino ou dans une pâtisserie, pour les approcher nulle part. Pourtant, si je devais bientôt mourir, j'aurais aimé savoir comment étaient faites de près, en réalité, les plus jolies jeunes filles que la vie pût offrir, quand même c'eût été un autre que moi, ou même personne, qui dût profiter de cette offre (je ne me rendais pas compte, en effet, qu'il y avait un désir de possession à l'origine de ma curiosité). J'aurais osé entrer dans la salle de bal, si Saint-Loup avait été avec moi. Seul, je restai simplement devant le Grand-Hôtel à attendre le moment d'aller retrouver ma grand'mère, quand, presque encore à l'extrémité de la digue où elles faisaient mouvoir une tache singulière, je vis s'avancer cinq ou six fillettes, aussi différentes, par l'aspect et par les façons, de toutes les personnes auxquelles on était accoutumé à Balbec, qu'aurait pu l'être, débarquée on ne sait d'où, une bande de mouettes qui exécute à pas comptés sur la plage, -- les retardataires rattrapant les autres en voletant, -- une promenade dont le but semble aussi obscur aux baigneurs qu'elles ne paraissent pas voir, que clairement déterminé pour leur esprit d'oiseaux.
Une de ces inconnues poussait devant elle, de la main, sa
bicyclette; deux autres tenaient des «clubs» de golf;
et leur accoutrement tranchait sur celui des autres jeunes filles
de Balbec, parmi lesquelles quelques-unes il est vrai, se
livraient aux sports, mais sans adopter pour cela une tenue
spéciale.
C'était l'heure où dames et messieurs venaient tous les jours faire leur tour de digue, exposés aux feux impitoyables du face-à-main que fixait sur eux, comme s'ils eussent été porteurs de quelque tare qu'elle tenait à inspecter dans ses moindres détails, la femme du premier président, fièrement assise devant le kiosque de musique, au milieu de cette rangée de chaises redoutée où eux-mêmes tout à l'heure, d'acteurs devenus critiques, viendraient s'installer pour juger à leur tour ceux qui défileraient devant eux. Tous ces gens qui longeaient la digue en tanguant aussi fort que si elle avait été le pont d'un bateau (car ils ne savaient pas lever une jambe sans du même coup remuer le bras, tourner les yeux, remettre d'aplomb leurs épaules, compenser par un mouvement balancé du côté opposé le mouvement qu'ils venaient de faire de l'autre côté, et congestionner leur face), et qui, faisant semblant de ne pas voir pour faire croire qu'ils ne se souciaient pas d'elles, mais regardant à la dérobée pour ne pas risquer de les heurter, les personnes qui marchaient à leurs côtés ou venaient en sens inverse, butaient au contraire contre elles, s'accrochaient à elles, parce qu'ils avaient été réciproquement de leur part l'objet de la même attention secrète, cachée sous le même dédain apparent; l'amour -- par conséquent la crainte -- de la foule étant un des plus puissants mobiles chez tous les hommes, soit qu'ils cherchent à plaire aux autres ou à les étonner, soit à leur montrer qu'ils les méprisent. Chez le solitaire, la claustration même absolue et durant jusqu'à la fin de la vie, a souvent pour principe un amour déréglé de la foule qui l'emporte tellement sur tout autre sentiment, que, ne pouvant obtenir quand il sort l'admiration de la concierge, des passants, du cocher arrêté, il préfère n'être jamais vu d'eux, et pour cela renoncer à toute activité qui rendrait nécessaire de sortir.
Au milieu de tous ces gens dont quelques-uns poursuivaient une pensée, mais en trahissaient alors la mobilité par une saccade de gestes, une divagation de regards, aussi peu harmonieuses que la circonspecte titubation de leurs voisins, les fillettes que j'avais aperçues, avec la maîtrise de gestes que donne un parfait assouplissement de son propre corps et un mépris sincère du reste de l'humanité, venaient droit devant elles, sans hésitation ni raideur, exécutant exactement les mouvements qu'elles voulaient, dans une pleine indépendance de chacun de leurs membres par rapport aux autres, la plus grande partie de leur corps gardant cette immobilité si remarquable chez les bonnes valseuses. Elles n'étaient plus loin de moi. Quoique chacune fût d'un type absolument différent des autres, elles avaient toutes de la beauté; mais, à vrai dire, je les voyais depuis si peu d'instants et sans oser les regarder fixement que je n'avais encore individualisé aucune d'elles. Sauf une, que son nez droit, sa peau brune mettait en contraste au milieu des autres comme dans quelque tableau de la Renaissance, un roi Mage de type arabe, elles ne m'étaient connues, l'une que par une paire d'yeux durs, butés et rieurs; une autre que par des joues où le rose avait cette teinte cuivrée qui évoque l'idée de géranium; et même ces traits je n'avais encore indissolublement attaché aucun d'entre eux à l'une des jeunes filles plutôt qu'à l'autre; et quand (selon l'ordre dans lequel se déroulait cet ensemble merveilleux parce qu'y voisinaient les aspects les plus différents, que toutes les gammes de couleurs y étaient rapprochées, mais qui était confus comme une musique où je n'aurais pas su isoler et reconnaître au moment de leur passage les phrases, distinguées mais oubliées aussitôt après), je voyais émerger un ovale blanc, des yeux noirs, des yeux verts, je ne savais pas si c'était les mêmes qui m'avaient déjà apporté du charme tout à l'heure, je ne pouvais pas les rapporter à telle jeune fille que j'eusse séparée des autres et reconnue. Et cette absence, dans ma vision, des démarcations que j'établirais bientôt entre elles, propageait à travers leur groupe un flottement harmonieux, la translation continue d'une beauté fluide, collective et mobile.
Ce n'était peut-être pas, dans la vie, le hasard seul qui, pour réunir ces amies les avait toutes choisies si belles; peut-être ces filles (dont l'attitude suffisait à révéler la nature hardie, frivole et dure), extrêmement sensibles à tout ridicule et à toute laideur, incapables de subir un attrait d'ordre intellectuel ou moral, s'étaient-elles naturellement trouvées, parmi les camarades de leur âge, éprouver de la répulsion pour toutes celles chez qui des dispositions pensives ou sensibles se trahissaient par de la timidité, de la gêne, de la gaucherie, par ce qu'elles devaient appeler «un genre antipathique», et les avaient-elles tenues à l'écart; tandis qu'elles s'étaient liées au contraire avec d'autres vers qui les attiraient un certain mélange de grâce, de souplesse et d'élégance physique, seule forme sous laquelle elles pussent se représenter la franchise d'un caractère séduisant et la promesse de bonnes heures à passer ensemble. Peut-être aussi la classe à laquelle elles appartenaient et que je n'aurais pu préciser, était-elle à ce point de son évolution où, soit grâce à l'enrichissement et au loisir, soit grâce aux habitudes nouvelles de sport, répandues même dans certains milieux populaires, et d'une culture physique à laquelle ne s'est pas encore ajoutée celle de l'intelligence, un milieu social pareil aux écoles de sculpture harmonieuses et fécondes qui ne recherchent pas encore l'expression tourmentée -- produit naturellement, et en abondance, de beaux corps aux belles jambes, aux belles hanches, aux visages sains et reposés, avec un air d'agilité et de ruse. Et n'étaient-ce pas de nobles et calmes modèles de beauté humaine que je voyais là, devant la mer, comme des statues exposées au soleil sur un rivage de la Grèce?
Telles que si, du sein de leur bande qui progressait le long de la digue comme une lumineuse comète, elles eussent jugé que la foule environnante était composée d'êtres d'une autre race et dont la souffrance même n'eût pu éveiller en elles un sentiment de solidarité, elles ne paraissaient pas la voir, forçaient les personnes arrêtées à s'écarter ainsi que sur le passage d'une machine qui eût été lâchée et dont il ne fallait pas attendre qu'elle évitât les piétons, et se contentaient tout au plus si quelque vieux monsieur dont elles n'admettaient pas l'existence et dont elles repoussaient le contact s'était enfui avec des mouvements craintifs ou furieux, précipités ou risibles, de se regarder entre elles en riant. Elles n'avaient à l'égard de ce qui n'était pas de leur groupe aucune affectation de mépris, leur mépris sincère suffisait. Mais elles ne pouvaient voir un obstacle sans s'amuser à le franchir en prenant leur élan ou à pieds joints, parce qu'elles étaient toutes remplies, exubérantes, de cette jeunesse qu'on a si grand besoin de dépenser même quand on est triste ou souffrant, obéissant plus aux nécessités de l'âge qu'à l'humeur de la journée, on ne laisse jamais passer une occasion de saut ou de glissade sans s'y livrer consciencieusement, interrompant, semant, sa marche lente -- comme Chopin la phrase la plus mélancolique -- de gracieux détours où le caprice se mêle à la virtuosité. La femme d'un vieux banquier, après avoir hésité pour son mari entre diverses expositions, l'avait assis, sur un pliant, face à la digue, abrité du vent et du soleil par le kiosque des musiciens. Le voyant bien installé, elle venait de le quitter pour aller lui acheter un journal qu'elle lui lirait et qui le distrairait, petites absences pendant lesquelles elle le laissait seul et qu'elle ne prolongeait jamais au delà de cinq minutes, ce qui lui semblait bien long, mais qu'elle renouvelait assez fréquemment pour que le vieil époux à qui elle prodiguait à la fois et dissimulait ses soins eût l'impression qu'il était encore en état de vivre comme tout le monde et n'avait nul besoin de protection. La tribune des musiciens formait au-dessus de lui un tremplin naturel et tentant sur lequel sans une hésitation l'aînée de la petite bande se mit à courir: elle sauta par-dessus le vieillard épouvanté, dont la casquette marine fut effleurée par les pieds agiles, au grand amusement des autres jeunes filles, surtout de deux yeux verts dans une figure poupine qui exprimèrent pour cet acte une admiration et une gaieté où je crus discerner un peu de timidité, d'une timidité honteuse et fanfaronne, qui n'existait pas chez les autres. «C'pauvre vieux, i m'fait d'la peine, il a l'air à moitié crevé», dit l'une de ces filles d'une voix rogommeuse et avec un accent à demi-ironique. Elles firent quelques pas encore, puis s'arrêtèrent un moment au milieu du chemin sans s'occuper d'arrêter la circulation des passants, en un conciliabule, un agrégat de forme irrégulière, compact, insolite et piaillant, comme des oiseaux qui s'assemblent au moment de s'envoler; puis elles reprirent leur lente promenade le long de la digue, au-dessus de la mer.
Maintenant, leurs traits charmants n'étaient plus indistincts et mêlés. Je les avais répartis et agglomérés (à défaut du nom de chacune, que j'ignorais) autour de la grande qui avait sauté par dessus le vieux banquier; de la petite qui détachait sur l'horizon de la mer ses joues bouffies et roses, ses yeux verts; de celle au teint bruni, au nez droit, qui tranchait au milieu des autres; d'une autre, au visage blanc comme un uf dans lequel un petit nez faisait un arc de cercle comme un bec de poussin, visage comme en ont certains très jeunes gens; d'une autre encore, grande, couverte d'une pélerine (qui lui donnait un aspect si pauvre et démentait tellement sa tournure élégante que l'explication qui se présentait à l'esprit était que cette jeune fille devait avoir des parents assez brillants et plaçant leur amour-propre assez au-dessus des baigneurs de Balbec et de l'élégance vestimentaire de leurs propres enfants pour qu'il leur fût absolument égal de la laisser se promener sur la digue dans une tenue que de petites gens eussent jugée trop modeste); d'une fille aux yeux brillants, rieurs, aux grosses joues mates, sous un «polo» noir, enfoncé sur sa tête, qui poussait une bicyclette avec un dandinement de hanches si dégingandé, un air et employant des termes d'argot si voyous et criés si fort, quand je passai auprès d'elle (parmi lesquels je distinguai cependant la phrase fâcheuse de «vivre sa vie») qu'abandonnant l'hypothèse que la pélerine de sa camarade m'avait fait échafauder, je conclus plutôt que toutes ces filles appartenaient à la population qui fréquente les vélodromes, et devaient être les très jeunes maîtresses de coureurs cyclistes. En tous cas, dans aucune de mes suppositions, ne figurait celle qu'elles eussent pu être vertueuses. A première vue -- dans la manière dont elles se regardaient en riant, dans le regard insistant de celle aux joues mates, -- j'avais compris qu'elles ne l'étaient pas. D'ailleurs, ma grand-mère avait toujours veillé sur moi avec une délicatesse trop timorée pour que je ne crusse pas que l'ensemble des choses qu'on ne doit pas faire est indivisible et que des jeunes filles qui manquent de respect à la vieillesse, fussent tout d'un coup arrêtées par des scrupules quand il s'agit de plaisirs plus tentateurs que de sauter par dessus un octogénaire.
Individualisées maintenant, pourtant la réplique que se donnaient les uns aux autres leurs regards animés de suffisance et d'esprit de camaraderie, et dans lesquels se rallumaient d'instant en instant tantôt l'intérêt, tantôt l'insolente indifférence dont brillentt chacune, selon qu'il s'agissait de l'une de ses amies ou des passants, cette conscience aussi de se connaître entre elles assez intimement pour se promener toujours ensemble, en faisant «bande à part», mettaient entre leurs corps indépendants et séparés, tandis qu'ils s'avançaient lentement, une liaison invisible, mais harmonieuse comme une même ombre chaude, une même atmosphère, faisant d'eux un tout aussi homogène en ses parties qu'il était différent de la foule au milieu de laquelle se déroulait lentement leur cortège.
Un instant, tandis que je passais à côté de la brune aux grosses joues qui poussait une bicyclette, je croisai ses regards obliques et rieurs, dirigés du fond de ce monde inhumain qui enfermait la vie de cette petite tribu, inaccessible inconnu où l'idée de ce que j'étais ne pouvait certainement ni parvenir ni trouver place. Toute occupée à ce que disaient ses camarades, cette jeune fille coiffée d'un polo qui descendait très bas sur son front, m'avait-elle vu au moment où le rayon noir émané de ses yeux m'avait rencontré. Si elle m'avait vu, qu'avais-je pu lui représenter? Du sein de quel univers me distinguait-elle? Il m'eût été aussi difficile de le dire que, lorsque certaines particularités nous apparaissent grâce au télescope, dans un astre voisin, il est malaisé de conclure d'elles que des humains y habitent, qu'ils nous voient, et quelles idées cette vue a pu éveiller en eux.
Si nous pensions que les yeux d'une telle fille ne sont qu'une brillante rondelle de mica, nous ne serions pas avides de connaître et d'unir à nous sa vie. Mais nous sentons que ce qui luit dans ce disque réfléchissant n'est pas dû uniquement à sa composition matérielle; que ce sont, inconnues de nous, les noires ombres des idées que cet être se fait, relativement aux gens et aux lieux qu'il connaît -- pelouses des hippodromes, sable des chemins où, pédalant à travers champs et bois, m'eût entraîné cette petite péri, plus séduisante pour moi que celle du paradis persan, -- les ombres aussi de la maison où elle va rentrer, des projets qu'elle forme ou qu'on a formés pour elle; et surtout que c'est elle, avec ses désirs, ses sympathies, ses répulsions, son obscure et incessante volonté. Je savais que je ne posséderais pas cette jeune cycliste si je ne possédais aussi ce qu'il y avait dans ses yeux. Et c'était par conséquent toute sa vie qui m'inspirait du désir; désir douloureux, parce que je le sentais irréalisable, mais enivrant, parce que ce qui avait été jusque-là ma vie ayant brusquement cessé d'être ma vie totale, n'étant plus qu'une petite partie de l'espace étendu devant moi que je brûlais de couvrir, et qui était fait de la vie de ces jeunes filles, m'offrait ce prolongement, cette multiplication possible de soi-même, qui est le bonheur. Et, sans doute, qu'il n'y eût entre nous aucune habitude -- comme aucune idée -- communes, devait me rendre plus difficile de me lier avec elles et de leur plaire. Mais peut-être aussi c'était grâce à ces différences, à la conscience qu'il n'entrait pas dans la composition de la nature et des actions de ces filles, un seul élément que je connusse ou possédasse, que venait en moi de succéder à la satiété, la soif, -- pareille à celle dont brûle une terre altérée, -- d'une vie que mon âme, parce qu'elle n'en avait jamais reçu jusqu'ici une seule goutte, absorberait d'autant plus avidement, à longs traits, dans une plus parfaite imbibition.
J'avais tant regardé cette cycliste aux yeux brillants
qu'elle parut s'en apercevoir et dit à la plus grande un
mot que je n'entendis pas mais qui fit rire celle-ci. A vrai
dire, cette brune n'était pas celle qui me plaisait le
plus, justement parce qu'elle était brune, et que (depuis
le jour où dans le petit raidillon de Tansonville, j'avais
vu Gilberte), une jeune fille rousse à la peau
dorée était restée pour moi l'idéal
inaccessible. Mais Gilberte elle-même ne l'avais-je pas
aimée surtout parce qu'elle m'était apparue
nimbée par cette auréole d'être l'amie de
Bergotte, d'aller visiter avec lui les cathédrales.
Et de la même façon ne pouvais-je me réjouir
d'avoir vu cette brune me regarder (ce qui me faisait
espérer qu'il me serait plus facile d'entrer en relations
avec elle d'abord), car elle me présenterait aux autres,
à l'impitoyable qui avait sauté par-dessus le
vieillard, à la cruelle qui avait dit: «Il me fait
de la peine, ce pauvre vieux»; à toutes
successivement, desquelles elle avait d'ailleurs le prestige
d'être l'inséparable compagne. Et cependant, la
supposition que je pourrais un jour être l'ami de telle ou
telle de ces jeunes filles, que ces yeux dont les regards
inconnus me frappaient parfois en jouant sur moi sans le savoir
comme un effet de soleil sur un mur, pourraient jamais par une
alchimie miraculeuse laisser transpénétrer entre
leurs parcelles ineffables l'idée de mon existence,
quelque amitié pour ma personne, moi-même je
pourrais un jour prendre place entre elles, dans la
théorie qu'elles déroulaient le long de la mer --
cette supposition me paraissait enfermer en elle une
contradiction aussi insoluble, que si devant quelque frise
attique ou quelque fresque figurant un cortège, j'avais
cru possible, moi spectateur, de prendre place, aimé
d'elles, entre les divines processionnaires.
Le bonheur de connaître ces jeunes filles
était-il donc irréalisable?
Certes ce n'eût pas été le premier de ce
genre auquel j'eusse renoncé.
Je n'avais qu'à me rappeler, tant d'inconnues que,
même à Balbec, la voiture s'éloignant
à toute vitesse m'avait fait à jamais
abandonner.
Et même le plaisir que me donnait la petite bande noble
comme si elle était composée de vierges
helléniques, venait de ce qu'elle avait quelque chose de
la fuite des passantes sur la route. Cette fugacité des
êtres qui ne sont pas connus de nous, qui nous forcent
à démarrer de la vie habituelle où les
femmes que nous fréquentons finissent par dévoiler
leurs tares, nous met dans cet état de poursuite où
rien n'arrête plus l'imagination. Or dépouiller
d'elle nos plaisirs, c'est les réduire à
eux-mêmes, à rien. Offertes chez une de ces
entremetteuses que, par ailleurs, on a vu que je ne
méprisais pas retirées de l'élément
qui leur donnait tant de nuances et de vague, ces jeunes filles
m'eussent moins enchanté. Il faut que l'imagination,
éveillée par l'incertitude de pouvoir atteindre son
objet, crée un but qui nous cache l'autre, et en
substituant au plaisir sensuel l'idée de
pénétrer dans une vie, nous empêche de
reconnaître ce plaisir, d'éprouver son goût
véritable, de le restreindre à sa
portée.
Il faut qu'entre nous et le poisson qui si nous le voyions pour la première fois servi sur une table ne paraîtrait pas valoir les mille ruses et détours nécessaires pour nous emparer de lui, s'interpose, pendant les après-midi de pêche, le remous à la surface duquel viennent affleurer, sans que nous sachions bien ce que nous voulons en faire, le poli d'une chair, l'indécision d'une forme, dans la fluidité d'un transparent et mobile azur.
Ces jeunes filles bénéficiaient aussi de ce changement des proportions sociales caractéristiques de la vie des bains de mer. Tous les avantages qui dans notre milieu habituel nous prolongent, nous agrandissent, se trouvent là devenus invisibles, en fait supprimés; en revanche les êtres à qui on suppose indûment de tels avantages, ne s'avancent qu'amplifiés d'une étendue postiche. Elle rendait plus aisé que des inconnues et ce jour-là ces jeunes filles, prissent à mes yeux une importance énorme, et impossible de leur faire connaître celle que je pouvais avoir.
Mais si la promenade de la petite bande avait pour elle de n'être qu'un extrait de la fuite innombrable de passantes, laquelle m'avait toujours troublé, cette fuite était ici ramenée à un mouvement tellement lent qu'il se rapprochait de l'immobilité. Or, précisément, que dans une phase aussi peu rapide, les visages non plus emportés dans un tourbillon, mais calmes et distincts, me parussent encore beaux, cela m'empêchait de croire, comme je l'avais fait si souvent quand m'emportait la voiture de Mme de Villeparisis, que, de plus près, si je me fusse arrêté un instant, tels détails, une peau grêlée, un défaut dans les ailes du nez, un regard bênet, la grimace du sourire, une vilaine taille, eussent remplacé dans le visage et dans le corps de la femme ceux que j'avais sans doute imaginés; car il avait suffi d'une jolie ligne de corps, d'un teint frais entrevu, pour que de très bonne foi j'y eusse ajouté quelque ravissante épaule, quelque regard délicieux dont je portais toujours en moi le souvenir ou l'idée préconçue, ces déchiffrages rapides d'un être qu'on voit à la volée, nous exposant ainsi aux mêmes erreurs que ces lectures trop rapides où, sur une seule syllabe et sans prendre le temps d'identifier les autres, on met à la place du mot qui est écrit, un tout différent que nous fournit notre mémoire. Il ne pouvait en être ainsi maintenant. J'avais bien regardé leurs visages; chacun d'eux je l'avais vu, non pas dans tous ses profils, et rarement de face, mais tout de même selon deux ou trois aspects assez différents pour que je pusse faire soit la rectification, soit la vérification et la «preuve» des différentes suppositions de lignes et de couleurs que hasarde la première vue, et pour voir subsister en eux, à travers les expressions successives, quelque chose d'inaltérablement matériel. Aussi, je pouvais me dire avec certitude que, ni à Paris, ni à Balbec, dans les hypothèses les plus favorables de ce qu'auraient pu être, même si j'avais pu rester à causer avec elles, les passantes qui avaient arrêté mes yeux, il n'y en avait jamais eu dont l'apparition, puis la disparition sans que je les eusse connues, m'eussent laissé plus de regrets que ne feraient celles-ci, m'eussent donné l'idée que leur amitié pût être une telle ivresse. Ni parmi les actrices, ou les paysannes, ou les demoiselles d pensionnat religieux, je n'avais rien vu d'aussi beau, imprégné d'autant d'inconnu, aussi inestimablement précieux, aussi vraisemblablement inaccessible. Elles étaient, du bonheur inconnu et possible de la vie, un exemplaire si délicieux et en si parfait état, que c'était presque pour des raisons intellectuelles que j'étais désespéré de ne pas pouvoir faire dans des conditions uniques, ne laissant aucune place à l'erreur possible, l'expérience de ce que nous offre de plus mystérieux la beauté qu'on désire et qu'on se console de ne posséder jamais, en demandant du plaisir -- comme Swann avait toujours refusé de faire, avant Odette -- à des femmes qu'on n'a pas désirées, si bien qu'on meurt sans avoir jamais su ce qu'était cet autre plaisir. Sans doute, il se pouvait qu'il ne fût pas en réalité un plaisir inconnu, que de près son mystère se dissipât, qu'il ne fût qu'une projection, qu'un mirage du désir. Mais, dans ce cas, je ne pourrais m'en prendre qu'à la nécessité d'une loi de la nature -- qui si elle s'appliquait à ces jeunes filles, s'appliquerait à toutes -- et non à la défectuosité de l'objet. Car il était celui que j'eusse choisi entre tous, me rendant bien compte, avec une satisfaction de botaniste, qu'il n'était pas possible de trouver réunies des espèces plus rares que celles de ces jeunes fleurs qui interrompaient en ce moment devant moi la ligne du flot de leur haie légère, pareille à un bosquet de roses de Pennsylvanie, ornement d'un jardin sur la falaise, entre lesquelles tient tout le trajet de l'océan parcouru par quelque steamer, si lent à glisser sur le trait horizontal et bleu qui va d'une tige à l'autre, qu'un papillon paresseux, attardé au fond de la corolle que la coque du navire a depuis longtemps dépassée, peut pour s'envoler en étant sûr d'arriver avant le vaisseau, attendre que rien qu'une seule parcelle azurée sépare encore la proue de celui-ci de la première pétale de la fleur vers laquelle il navigue.
Je rentrai parce que je devais aller dîner à Rivebelle avec Robert et que ma grand'mère exigeait qu'avant de partir, je m'étendisse ces soirs-là pendant une heure sur mon lit, sieste que le médecin de Balbec m'ordonna bientôt d'étendre à tous les autres soirs.
D'ailleurs, il n'y avait même pas besoin pour rentrer de quitter la digue et de pénétrer dans l'hôtel par le hall, c'est-à-dire par derrière. En vertu d'une avance comparable à celle du samedi où à Combray on déjeunait une heure plus tôt, maintenant avec le plein de l'été les jours étaient devenus si longs que le soleil était encore haut dans le ciel, comme à une heure de goûter, quand on mettait le couvert pour le dîner au Grand-Hôtel de Balbec. Aussi les grandes fenêtres vitrées et à coulisses, restaient-elles ouvertes de plain-pied avec la digue. Je n'avais qu'à enjamber un mince cadre de bois pour me trouver dans la salle à manger que je quittais aussitôt pour prendre l'ascenseur.
En passant devant le bureau j'adressai un sourire au directeur et sans l'ombre de dégoût, en recueillis un dans sa figure que, depuis que j'étais à Balbec, mon attention compréhensive injectait et transformait peu à peu comme une préparation d'histoire naturelle. Ses traits m'étaient devenus courants, chargés d'un sens médiocre, mais intelligible comme une écriture qu'on lit et ne ressemblaient plus en rien à ces caractères bizarres, intolérables que son visage m'avait présentés ce premier jour où j'avais vu devant moi un personnage maintenant oublié, ou si je parvenais à l'évoquer méconnaissable, difficile à identifier avec la personnalité insignifiante et polie dont il n'était que la caricature, hideuse et sommaire. Sans la timidité ni la tristesse du soir de mon arrivée, je sonnai le lift qui ne restait plus silencieux pendant que je m'élevais à côté de lui dans l'ascenseur, comme dans une cage thoracique mobile qui se fût déplacée le long de la colonne montante, mais me répétait:
«Il n'y a plus autant de monde comme il y a un mois. On
va commencer à s'en aller, les jours baissent.» Il
disait cela, non que ce fût vrai, mais parce qu'ayant un
engagement pour une partie plus chaude de la côte, il
aurait voulu que nous partîmes tous le plus tôt
possible afin que l'hôtel fermât et qu'il eût
quelques jours à lui, avant de «rentrer» dans
sa nouvelle place. Rentrer et «nouvelle»
n'étaient du reste pas des expressions contradictoires
car, pour le lift, «rentrer» était la forme
usuelle du verbe entier. La seule chose qui
m'étonnât était qu'il condescendît
à dire «place», car il appartenait à ce
prolétariat moderne qui désire effacer dans le
langage la trace du régime de la domesticité. Du
reste, au bout d'un instant, il m'apprit que dans la
«situation» où il allait
«rentrer», il aurait une plus jolie
«tunique» et un meilleur «traitement»;
les mots «livrée» et «gages» lui
paraissaient désuets et inconvenants. Et comme par une
contradiction absurde, le vocabulaire a, malgré tout, chez
les «patrons», survécu à la conception
de l'inégalité, je comprenais toujours mal ce que
me disait le lift. Ainsi la seule chose qui
m'intéressât était de savoir si ma
grand'mère était à l'hôtel. Or,
prévenant mes questions, le lift me disait: «Cette
dame vient de sortir de chez vous.» J'y étais
toujours pris, je croyais que c'était ma
grand-mère. «Non, cette dame qui est je crois
employée chez vous.» Comme dans l'ancien langage
bourgeois, qui devrait bien être aboli, une
cuisinière ne s'appelle pas une employée, je
pensais un instant: «Mais il se trompe nous ne
possédons ni usine, ni employés.» Tout d'un
coup, je me rappelais que le nom d'employé est comme le
port de la moustache pour les garçons de café, une
satisfaction d'amour-propre donnée aux domestiques et que
cette dame qui venait de sortir était Françoise
(probablement en visite à la caféterie ou en train
de regarder coudre la femme de chambre de la dame belge),
satisfaction qui ne suffisait pas encore au lift car il disait
volontiers en s'apitoyant sur sa propre classe «chez
l'ouvrier ou chez le petit» se servant du même
singulier que Racine quand il dit: «le
pauvre...».
Mais d'habitude, car mon zèle et ma timidité du
premier jour étaient loin, je ne parlais plus au lift.
C'était lui maintenant qui restait sans recevoir de
réponses dans la courte traversée dont il filait
les nuds à travers l'hôtel, évidé
comme un jouet et qui déployait autour de nous,
étage par étage, ses ramifications de couloirs dans
les profondeurs desquels la lumière se veloutait, se
dégradait, amincissait les portes de communication ou les
degrés des escaliers intérieurs qu'elle
convertissait en cette ambre dorée, inconsistante et
mystérieuse comme un crépuscule, où
Rembrandt découpe tantôt l'appui d'une fenêtre
ou la manivelle d'un puits. Et à chaque étage une
lueur d'or reflétée sur le tapis annonçait
le coucher du soleil et la fenêtre des cabinets.
Je me demandais si les jeunes filles que je venais de voir habitaient Balbec et qui elles pouvaient être. Quand le désir est ainsi orienté vers une petite tribu humaine qu'il sélectionne, tout ce qui peut se rattacher à elle devient motif d'émotion, puis de rêverie. J'avais entendu une dame dire sur la digue: «C'est une amie de la petite Simonet» avec l'air de précision avantageuse de quelqu'un qui explique: «C'est le camarade inséparable du petit La Rochefoucauld.» Et aussitôt on avait senti sur la figure de la personne à qui on apprenait cela une curiosité de mieux regarder la personne favorisée qui était «amie de la petite Simonet». Un privilège assurément qui ne paraissait pas donné à tout le monde. Car l'aristocratie est une chose relative. Et il y a des petits trous pas cher où le fils d'un marchand de meubles est prince des élégances et règne sur une cour comme un jeune prince de Galles. J'ai souvent cherché depuis à me rappeler comment avait résonné pour moi sur la plage, ce nom de Simonet, encore incertain alors dans sa forme que j'avais mal distinguée, et aussi quant à sa signification, à la désignation par lui de telle personne, ou peut-être de telle autre; en somme empreint de ce vague et de cette nouveauté si émouvants pour nous dans la suite, quand ce nom dont les lettres sont à chaque seconde plus profondément gravées en nous par notre attention incessante, est devenu (ce qui ne devait arriver pour moi, à l'égard de la petite Simonet, que quelques années plus tard) le premier vocable que nous retrouvions, soit au moment du réveil, soit après un évanouissement, même avant la notion de l'heure qu'il est, du lieu où nous sommes, presque avant le mot «je», comme si l'être qu'il nomme était plus nous que nous-même, et si après quelques moments d'inconscience, la trêve qui expire avant toute autre, est celle pendant laquelle on ne pensait pas à lui. Je ne sais pourquoi je me dis dès le premier jour que le nom de Simonet devait être celui d'une des jeunes filles, je ne cessai plus de me demander comment je pourrais connaître la famille Simonet; et cela par des gens qu'elle jugeât supérieurs à elle-même ce qui ne devait pas être difficile si ce n'étaient que de petites grues du peuple, pour qu'elle ne pût avoir une idée dédaigneuse de moi. Car on ne peut avoir de connaissance parfaite, on ne peut pratiquer l'absorption complète de qui vous dédaigne, tant qu'on n'a pas vaincu ce dédain. Or, chaque fois que l'image de femmes si différentes pénètre en nous, à moins que l'oubli ou la concurrence d'autres images ne l'élimine, nous n'avons de repos que nous n'ayons converti ces étrangères en quelque chose qui soit pareil à nous, notre âme étant à cet égard douée du même genre de réaction et d'activité que notre organisme physique, lequel ne peut tolérer l'immixtion dans son sein d'un corps étranger sans qu'il s'exerce aussitôt à digérer et assimiler l'intrus, la petite Simonet devait être la plus jolie de toutes -- celle, d'ailleurs, qui, me semblait-il, aurait pu devenir ma maîtresse, car elle était la seule qui à deux ou trois reprises détournant à demi la tête, avait paru prendre conscience de mon fixe regard. Je demandai au lift s'il ne connaissait pas à Balbec, des Simonet. N'aimant pas à dire qu'il ignorait quelque chose, il répondit qu'il lui semblait avoir entendu causer de ce nom-là. Arrivé au dernier étage, je le priai de me faire apporter les dernières listes d'étrangers.
Je sortis de l'ascenseur, mais au lieu d'aller vers ma chambre
je m'engageai plus avant dans le couloir, car à cette
heure-là le valet de chambre de l'étage, quoiqu'il
craignît les courants d'air, avait ouvert la fenêtre
du bout, laquelle regardait, au lieu de la mer, le
côté de la colline et de la vallée, mais ne
les laissait jamais voir, car ses vitres, d'un verre opaque,
étaient le plus souvent fermées. Je m'arrêtai
devant elle en une courte station et le temps de faire mes
dévotions à la «vue» que pour une fois
elle découvrait au delà de la colline à
laquelle était adossé l'hôtel et qui ne
contenait qu'une maison posée à quelque distance
mais à laquelle la perspective et la lumière du
soir en lui conservant son volume donnait une ciselure
précieuse et un écrin de velours comme à une
de ces architectures en miniature, petit temple ou petite
chapelle d'orfèvrerie et d'émaux qui servent de
reliquaires et qu'on n'expose qu'à de rares jours à
la vénération des fidèles. Mais cet instant
d'adoration avait déjà trop duré, car le
valet de chambre qui tenait d'une main un trousseau de clefs et
de l'autre me saluait en touchant sa calotte de sacristain, mais
sans la soulever à cause de l'air pur et frais du soir,
venait refermer comme ceux d'une châsse les deux battants
de la croisée et dérobait à mon adoration le
monument réduit et la relique d'or.
J'entrai dans ma chambre. Au fur et à mesure que la
saison s'avança, changea le tableau que j'y trouvais dans
la fenêtre. D'abord il faisait grand jour, et sombre
seulement s'il faisait mauvais temps; alors, dans le verre
glauque et qu'elle boursoufflait de ses vagues rondes, la mer,
sertie entre les montants de fer de ma croisée comme dans
les plombs d'un vitrail, effilochait sur toute la profonde
bordure rocheuse de la baie des triangles empennés d'une
immobile écume linéamentée avec la
délicatesse d'une plume ou d'un duvet dessinés par
Pisanello, et fixés par cet émail blanc,
inaltérable et crémeux qui figure une couche de
neige dans les verreries de Gallé.
Bientôt les jours diminuèrent et au moment où j'entrais dans la chambre, le ciel violet semblait stigmatisé par la figure raide, géométrique, passagère et fulgurante du soleil (pareille à la représentation de quelque signe miraculeux, de quelque apparition mystique), s'inclinait vers la mer sur la charnière de l'horizon comme un tableau religieux au-dessus du maître-autel, tandis que les parties différentes du couchant exposées dans les glaces des bibliothèques basses en acajou qui couraient le long des murs et que je rapportais par la pensée à la merveilleuse peinture dont elles étaient détachées, semblaient comme ces scènes différentes que quelque maître ancien exécuta jadis pour une confrérie sur une châsse et dont on exhibe à côté les uns des autres dans une salle de musée les volets séparés que l'imagination seule du visiteur remet à leur place sur les prédelles du retable. Quelques semaines plus tard, quand je remontais, le soleil était déjà couché. Pareille à celle que je voyais à Combray au-dessus du Calvaire à mes retours de promenade et quand je m'apprêtais à descendre avant le dîner à la cuisine, une bande de ciel rouge au-dessus de la mer compacte et coupante comme de la gelée de viande, puis bientôt sur la mer déjà froide et bleue comme le poisson appelé mulet, le ciel du même rose qu'un de ces saumons que nous nous ferions servir tout à l'heure à Rivebelle ravivaient le plaisir que j'allais avoir à me mettre en habit pour partir dîner. Sur la mer, tout près du rivage, essayaient de s'élever, les unes par-dessus les autres, à étages de plus en plus larges, des vapeurs d'un noir de suie mais aussi d'un poli, d'une consistance d'agate, d'une pesanteur visible, si bien que les plus élevées penchant au-dessus de la tige déformée et jusqu'en dehors du centre de gravité de celles qui les avaient soutenues jusqu'ici, semblaient sur le point d'entraîner cet échafaudage déjà à demi-hauteur du ciel et de le précipiter dans la mer. La vue d'un vaisseau qui s'éloignait comme un voyageur de nuit me donnait cette même impression que j'avais eue en wagon, d'être affranchi des nécessités du sommeil et de la claustration dans une chambre. D'ailleurs je ne me sentais pas emprisonné dans celle où j'étais puisque dans une heure j'allais la quitter pour monter en voiture. Je me jetais sur mon lit; et, comme si j'avais été sur la couchette d'un des bateaux que je voyais assez près de moi et que la nuit on s'étonnerait de voir se déplacer lentement dans l'obscurité, comme des cygnes assombris et silencieux mais qui ne dorment pas, j'étais de tous côtés entouré des images de la mer.
Et tout à la fin, les jours vinrent où je ne pouvais plus rentrer de la digue par la salle à manger, ses vitres n'étaient plus ouvertes, car il faisait nuit dehors, et l'essaim des pauvres et des curieux attirés par le flamboiement qu'ils ne pouvaient atteindre pendait, en noires grappes morfondues par la bise, aux parois lumineuses et glissantes de la ruche de verre.
On frappa; c'était Aimé qui avait tenu à m'apporter lui-même les dernières listes d'étrangers.
Aimé, avant de se retirer, tint à me dire que Dreyfus était mille fois coupable. «On saura tout, me dit-il, pas cette année, mais l'année prochaine: c'est un monsieur très lié dans l'état-major qui me l'a dit. Je lui demandais si on ne se déciderait pas à tout découvrir tout de suite avant la fin de l'année. Il a posé sa cigarette, continua Aimé en mimant la scène et en secouant la tête et l'index comme avait fait son client voulant dire: il ne faut pas être trop exigeant. «Pas cette année, Aimé, qu'il m'a dit en me touchant à l'épaule, ce n'est pas possible. Mais à Pâques, oui!» Et Aimé me frappa légèrement sur l'épaule en me disant: «Vous voyez je vous montre exactement comme il a fait», soit qu'il fût flatté de cette familiarité d'un grand personnage, soit pour que je pusse mieux apprécier en pleine connaissance de cause la valeur de l'argument et nos raisons d'espérer.
Ce ne fut pas sans un léger choc au cur qu'à la
première page de la liste des étrangers,
j'aperçus les mots: «Simonet et sa
famille».
J'avais en moi de vieilles rêveries qui dataient de mon
enfance et où toute la tendresse qui était dans mon
cur, mais qui éprouvée par lui ne s'en distinguait
pas, m'était apportée par un être aussi
différent que possible de moi. Cet être, une fois de
plus je le fabriquais en utilisant pour cela le nom de Simonet et
le souvenir de l'harmonie qui régnait entre les jeunes
corps que j'avais vus se déployer sur la plage, en une
procession sportive, digne de l'antique et de Giotto. Je ne
savais pas laquelle de ces jeunes filles était Mlle
Simonet, si aucune d'elles s'appelait ainsi, mais je savais que
j'étais aimé de Mlle Simonet et que j'allais
grâce à Saint-Loup essayer de la connaître.
Malheureusement n'ayant obtenu qu'à cette condition une
prolongation de congé, il était obligé de
retourner tous les jours à Doncières; mais, pour le
faire manquer à ses obligations militaires, j'avais cru
pouvoir compter, plus encore que pour son amitié pour moi,
sur cette même curiosité de naturaliste humain que
si souvent, -- même sans avoir vu la personne dont on
parlait et rien qu'à entendre dire qu'il y avait une jolie
caissière chez un fruitier, -- j'avais eue de faire
connaissance avec une nouvelle variété de la
beauté féminine.
Or, cette curiosité, c'est à tort que j'avais
espéré l'exciter chez Saint-Loup en lui parlant de
mes jeunes filles. Car elle était pour longtemps
paralysée en lui par l'amour qu'il avait pour cette
actrice dont il était l'amant. Et même
l'eût-il légèrement ressentie qu'il
l'eût réprimée, à cause d'une sorte de
croyance superstitieuse que de sa propre fidélité
pouvait dépendre celle de sa maîtresse. Aussi
fût-ce sans qu'il m'eût promis de s'occuper
activement de mes jeunes filles que nous partîmes
dîner à Rivebelle.
Les premiers temps, quand nous arrivions, le soleil venait de se coucher, mais il faisait encore clair; dans le jardin du restaurant dont les lumières n'étaient pas encore allumées, la chaleur du jour tombait, se déposait, comme au fond d'un vase le long des parois duquel la gelée transparente et sombre de l'air semblait si consistante qu'un grand rosier appliqué au mur obscurci qu'il veinait de rose, avait l'air de l'arborisation qu'on voit au fond d'une pierre d'onyx. Bientôt ce ne fut qu'à la nuit que nous descendions de voiture, souvent même que nous partions de Balbec si le temps était mauvais et que nous eussions retardé le moment de faire atteler, dans l'espoir d'une accalmie. Mais ces jours-là, c'est sans tristesse que j'entendais le vent souffler, je savais qu'il ne signifiait pas l'abandon de mes projets, la réclusion dans une chambre, je savais que, dans la grande salle à manger du restaurant où nous entrerions au son de la musique des tziganes, les innombrables lampes triompheraient aisément de l'obscurité et du froid en leur appliquant leurs larges cautères d'or, et je montais gaiement à côté de Saint-Loup dans le coupé qui nous attendait sous l'averse. Depuis quelque temps, les paroles de Bergotte, se disant convaincu que malgré ce que je prétendais, j'étais fait pour goûter surtout les plaisirs de l'intelligence, m'avaient rendu au sujet de ce que je pourrais faire plus tard une espérance que décevait chaque jour l'ennui que j'éprouvais à me mettre devant une table à commencer une étude critique ou un roman. «Après tout, me disais-je, peut-être le plaisir qu'on a eu à l'écrire n'est-il pas le critérium infaillible de la valeur d'une belle page; peut-être n'est-il qu'un état accessoire qui s'y surajoute souvent, mais dont le défaut ne peut préjuger contre elle. Peut-être certains chefs-d'uvre ont-ils été composés en bâillant.» Ma grand'mère apaisait mes doutes en me disant que je travaillerais bien et avec joie si je me portais bien. Et, notre médecin ayant trouvé plus prudent de m'avertir des graves risques auxquels pouvait m'exposer mon état de santé, et m'ayant tracé toutes les précautions d'hygiène à suivre pour éviter un accident, -- je subordonnais tous les plaisirs au but que je jugeais infiniment plus important qu'eux, de devenir assez fort pour pouvoir réaliser l'uvre que je portais peut-être en moi, j'exerçais sur moi-même depuis que j'étais à Balbec un contrôle minutieux et constant. On n'aurait pu me faire toucher à la tasse de café qui m'eût privé du sommeil de la nuit, nécessaire pour ne pas être fatigué le lendemain. Mais quand nous arrivions à Rivebelle, aussitôt, à cause de l'excitation d'un plaisir nouveau et me trouvant dans cette zone différente où l'exceptionnel nous fait entrer après avoir coupé le fil, patiemment tissé depuis tant de jours, qui nous conduisait vers la sagesse -- comme s'il ne devait plus jamais y avoir de lendemain, ni de fins élevées à réaliser, disparaissait ce mécanisme précis de prudente hygiène qui fonctionnait pour les sauvegarder. Tandis qu'un valet de pied me demandait mon paletot, Saint-Loup me disait:
-- Vous n'aurez pas froid? Vous feriez peut-être mieux de le garder il ne fait pas très chaud.
Je répondais: «Non, non,» et peut-être je ne sentais pas le froid, mais en tous cas je ne savais plus la peur de tomber malade, la nécessité de ne pas mourir, l'importance de travailler. Je donnais mon paletot; nous entrions dans la salle du restaurant aux sons de quelque marche guerrière jouée par les tziganes, nous nous avancions entre les rangées des tables servies comme dans un facile chemin de gloire, et, sentant l'ardeur joyeuse imprimée à notre corps, par les rythmes de l'orchestre qui nous décernait ses honneurs militaires et ce triomphe immérité, nous la dissimulions sous une mine grave et glacée, sous une démarche pleine de lassitude, pour ne pas imiter ces gommeuses de café-concert qui, venant de chanter sur un air belliqueux un couplet grivois, entrent en courant sur la scène avec la contenance martiale d'un général vainqueur.
A partir de ce moment-là j'étais un homme nouveau, qui n'était plus le petit-fils de ma gran-'mère et ne se souviendrait d'elle qu'en sortant, mais le frère momentané des garçons qui allaient nous servir.
La dose de bière, à plus forte raison de
champagne, qu'à Balbec je n'aurais pas voulu atteindre en
une semaine, alors pourtant qu'à ma conscience calme et
lucide la saveur de ces breuvages représentassent un
plaisir clairement appréciable mais aisément
sacrifié, je l'absorbais en une heure en y ajoutant
quelques gouttes de porto, trop distrait pour pouvoir le
goûter, et je donnais au violoniste qui venait de jouer les
deux «louis» que j'avais économisés
depuis un mois en vue d'un achat que je ne me rappelais pas.
Quelques-uns des garçons qui servaient,
lâchés entre les tables, fuyaient à toute
vitesse, ayant sur leur paumes tendues un plat que cela semblait
être le but de ce genre de courses de ne pas laisser choir.
Et de fait, les soufflés au chocolat arrivaient à
destination sans avoir été renversés, les
pommes à l'anglaise, malgré le galop qui avait
dû les secouer, rangées comme au départ
autour de l'agneau de Pauilhac. Je remarquai un de ces servants,
très grand emplumé de superbes cheveux noirs, la
figure fardée d'un teint qui rappelait davantage certaines
espèces d'oiseaux rares que l'espèce humaine et
qui, courant sans trêve et, eût-on dit, sans but,
d'un bout à l'autre de la salle, faisait penser à
quelqu'un de ces «aras» qui remplissent les grandes
volières des jardins zoologiques de leur ardent coloris et
de leur incompréhensible agitation. Bientôt le
spectacle s'ordonna, à mes yeux du moins, d'une
façon plus noble et plus calme. Toute cette
activité vertigineuse se fixait en une calme harmonie. Je
regardais les tables rondes, dont l'assemblée innombrable
emplissait le restaurant, comme autant de planètes, telles
que celles-ci sont figurées dans les tableaux
allégoriques d'autrefois. D'ailleurs, une force
d'attraction irrésistible s'exerçait entre ces
astres divers et à chaque table les dîneurs
n'avaient d'yeux que pour les tables où ils
n'étaient pas, exception faite pour quelque riche
amphitryon, lequel ayant réussi à amener un
écrivain célèbre, s'évertuait
à tirer de lui, grâce aux vertus de la table
tournante, des propos insignifiants dont les dames
s'émerveillaient. L'harmonie de ces tables astrales
n'empêchait pas l'incessante révolution des servants
innombrables, lesquels parce qu'au lieu d'être assis, comme
les dîneurs, étaient debout évoluaient dans
une zone supérieure. Sans doute l'un courait porter des
hors-d'uvre, changer le vin, ajouter des verres. Mais
malgré ces raisons particulières, leur course
perpétuelle entre les tables rondes finissait par
dégager la loi de sa circulation vertigineuse et
réglée.
Assises derrière un massif de fleurs, deux horribles
caissières, occupées à des calculs sans fin
semblaient deux magiciennes occupées à
prévoir par des calculs astrologiques les bouleversements
qui pouvaient parfois se produire dans cette voûte
céleste conçue selon la science du moyen
âge.
Et je plaignais un peu tous les dîneurs parce que je
sentais que pour eux les tables rondes n'étaient pas des
planètes et qu'ils n'avaient pas pratiqué dans les
choses un sectionnement qui nous débarrasse de leur
apparence coutumière et nous permet d'apercevoir des
analogies.
Ils pensaient qu'ils dînaient avec telle ou telle
personne, que le repas coûterait à peu près
tant et qu'ils recommenceraient le lendemain. Et ils paraissaient
absolument insensibles au déroulement d'un cortège
de jeunes commis qui, probablement n'ayant pas à ce moment
de besogne urgente, portaient processionnellement des pains dans
des paniers. Quelques-uns, trop jeunes, abrutis par les taloches
que leur donnaient en passant les maîtres d'hôtel,
fixaient mélancoliquement leurs yeux sur un rêve
lointain et n'étaient consolés que si quelque
client de l'hôtel de Balbec où ils avaient jadis
été employés, les reconnaissant, leur
adressait la parole et leur disait personnellement d'emporter le
champagne qui n'était pas buvable, ce qui les remplissait
d'orgueil.
J'entendais le grondement de mes nerfs dans lesquels il y
avait du bien-être indépendant des objets
extérieurs qui peuvent en donner et que le moindre
déplacement que j'occasionnais à mon corps,
à mon attention, suffisait à me faire
éprouver, comme à un il fermé une
légère compression donne la sensation de la
couleur. J'avais déjà bu beaucoup de porto, et si
je demandais à en prendre encore, c'était moins en
vue du bien-être que les verres nouveaux m'apporteraient
que par l'effet du bien-être produit par les verres
précédents. Je laissais la musique conduire
elle-même mon plaisir sur chaque note où,
docilement, il venait alors se poser. Si, pareil à ces
industries chimiques grâce auxquelles sont
débités en grandes quantités, des corps qui
ne se rencontrent dans la nature que d'une façon
accidentelle et fort rarement, ce restaurant de Rivebelle
réunissait en un même moment, plus de femmes au fond
desquelles me sollicitaient des perspectives de bonheur que le
hasard des promenades ou des voyages ne m'en eût fait
rencontrer en une année, d'autre part, cette musique que
nous entendions -- arrangements de valses, d'opérettes
allemandes, de chansons de cafés-concerts, toutes
nouvelles pour moi -- était elle-même comme un lieu
de plaisir aérien superposé à l'autre et
plus grisant que lui. Car chaque motif, particulier comme une une
femme, ne réservait pas comme elle eût fait, pour
quelque privilégié, le secret de volupté
qu'il recélait: il me le proposait, me reluquait, venait
à moi d'une allure capricieuse ou canaille, m'accostait,
me caressait, comme si j'étais devenu tout d'un coup plus
séduisant, plus puissant ou plus riche; je leur trouvais
bien, à ces airs, quelque chose de cruel; c'est que tout
sentiment désintéressé de la beauté,
tout reflet de l'intelligence leur était inconnu; pour eux
le plaisir physique existe seul. Et ils sont l'enfer le plus
impitoyable, le plus dépourvu d'issues pour le malheureux
jaloux à qui ils présentent ce plaisir, ce plaisir
que la femme aimée goûte avec un autre -- comme la
seule chose qui existe au monde pour celle qui le remplit tout
entier.
Mais tandis que je répétais à mi-voix les
notes de cet air, et lui rendais son baiser, la volupté
à lui spéciale qu'il me faisait éprouver me
devint si chère, que j'aurais quitté mes parents
pour suivre le motif dans le monde singulier qu'il construisait
dans l'invisible, en lignes tour à tour pleines de langeur
et de vivacité.
Quoiqu'un tel plaisir ne soit pas d'une sorte qui donne plus de
valeur à l'être auquel il s'ajoute, car il n'est
perçu que de lui seul, et quoique, chaque fois que dans
notre vie, nous avons déplu à une femme qui nous a
aperçu elle ignorât si à ce moment-là
nous possédions ou non cette félicité
intérieure et subjective qui, par conséquent,
n'eût rien changé au jugement qu'elle porta sur
nous, je me sentais plus puissant, presque irrésistible.
Il me semblait que mon amour n'était plus quelque chose de
déplaisant et dont on pouvait sourire mais avait
précisément la beauté touchante, la
séduction de cette musique, semblable elle-même
à un milieu sympathique où celle que j'aimais et
moi nous nous serions rencontrés, soudain devenus
intimes.
Le restaurant n'était pas fréquenté seulement par des demi-mondaines, mais aussi par des gens du monde le plus élégant, qui y venaient goûter vers cinq heures ou y donnaient de grands dîners. Les goûters avaient lieu dans une longue galerie vitrée, étroite, en forme de couloir qui, allant du vestibule à la salle à manger, longeait sur un côté le jardin, duquel elle n'était séparée, sauf en exceptant quelques colonnes de pierre, que par le vitrage qu'on ouvrait ici ou là. Il en résultait outre de nombreux courants d'air, des coups de soleil brusques, intermittents, un éclairage éblouissant, empêchant presque de distinguer les goûteuses, ce qui faisait que, quand elles étaient là, empilées deux tables par deux tables dans toute la longueur de l'étroit goulot, comme elles châtoyaient à tous les mouvements qu'elles faisaient pour boire leur thé ou se saluer entre elles, on aurait dit un réservoir, une nasse où le pêcheur a entassé les éclatants poissons qu'il a pris, lesquels à moitié hors de l'eau et baignés de rayons miroitent aux regards en leur éclat changeant.
Quelques heures plus tard, pendant le dîner qui lui, était naturellement servi dans la salle à manger, on allumait les lumières, bien qu'il fît encore clair dehors, de sorte qu'on voyait devant soi, dans le jardin, à côté de pavillons éclairés par le crépuscule et qui semblaient les pâles spectres du soir, des charmilles dont la glauque verdure était traversée par les derniers rayons et qui de la pièce éclairée par les lampes où on dînait, apparaissaient au delà du vitrage -- non plus comme on aurait dit des dames qui goûtaient à la fin de l'après-midi, le long du couloir bleuâtre et or, dans un filet étincelant et humide -- mais comme les végétations d'un pâle et vert aquarium géant à la lumière surnaturelle. On se levait de table; et si les convives, pendant le repas, tout en passant leur temps à regarder, à reconnaître, à se faire nommer les convives du dîner voisin, avaient été retenus dans une cohésion parfaite autour de leur propre table, la force attractive qui les faisait graviter autour de leur amphytrion d'un soir perdait de sa puissance, au moment où pour prendre le café ils se rendaient dans ce même couloir qui avait servi aux goûters; il arrivait souvent qu'au moment du passage, tel dîner en marche abandonnait l'un ou plusieurs de ses corpuscules, qui ayant subi trop fortement l'attraction du dîner rival se détachaient un instant du leur, où ils étaient remplacés par des messieurs ou des dames qui étaient venus saluer des amis, avant de rejoindre, en disant: «Il faut que je me sauve retrouver M. X... dont je suis ce soir l'invité.» Et pendant un instant on aurait dit de deux bouquets séparés qui auraient interchangé quelques-unes de leurs fleurs. Puis le couloir lui-même se vidait. Souvent, comme il faisait même après dîner encore un peu jour, on n'allumait pas ce long corridor, et côtoyé par les arbres qui se penchaient au dehors de l'autre côté du vitrage, il avait l'air d'une allée dans un jardin boisé et ténébreux. Parfois dans l'ombre une dîneuse s'y attardait. En le traversant pour sortir, j'y distinguai un soir, assise au milieu d'un groupe inconnu, la belle princesse de Luxembourg. Je me découvris sans m'arrêter. Elle me reconnut, inclina la tête en souriant; très au-dessus de ce salut, émanant de ce mouvement même, s'élevèrent mélodieusement quelques paroles à mon adresse, qui devaient être un bonsoir un peu long, non pour que je m'arrêtasse, mais seulement pour compléter le salut, pour en faire un salut parlé. Mais les paroles restèrent si indistinctes et le son que seul je perçus se prolongea si doucement et me sembla si musical, que ce fut comme si dans la ramure assombrie des arbres, un rossignol se fût mis à chanter. Si par hasard pour finir la soirée avec telle bande d'amis à lui que nous avions rencontrée, Saint-Loup décidait de nous rendre au Casino d'une plage voisine, et partant avec eux, s'il me mettait seul dans une voiture, je recommandais au cocher d'aller à toute vitesse, afin que fussent moins longs les instants que je passerais sans avoir l'aide de personne pour me dispenser de fournir moi-même à ma sensibilité -- en faisant machine en arrière et en sortant de la passivité où j'étais pris comme dans un engrenage, -- ces modifications que depuis mon arrivée à Rivebelle je recevais des autres. Le choc possible avec une voiture venant en sens inverse dans ces sentiers où il n'y avait de place que pour une seule et où il faisait nuit noire, l'instabilité du sol souvent éboulé de la falaise, la proximité de son versant à pic sur la mer, rien de tout cela ne trouvait en moi le petit effort qui eût été nécessaire pour amener la représentation et la crainte du danger jusqu'à ma raison. C'est que pas plus que ce n'est le désir de devenir célèbre, mais l'habitude d'être laborieux qui nous permet de produire une uvre, ce n'est l'allégresse du moment présent, mais les sages réflexions du passé, qui nous aident à préserver le futur. Or, si déjà en arrivant à Rivebelle, j'avais jeté loin de moi ces béquilles du raisonnement, du contrôle de soi-même qui aident notre infirmité à suivre le droit chemin, et me trouvais en proie à une sorte d'ataxie morale, l'alcool, en tendant exceptionnellement mes nerfs, avait donné aux minutes actuelles, une qualité, un charme, qui n'avaient pas eu pour effet de me rendre plus apte ni même plus résolu à les défendre; car en me les faisant préférer mille fois au reste de ma vie, mon exaltation les en isolait; j'étais enfermé dans le présent comme les héros, comme les ivrognes; momentanément éclipsé, mon passé ne projetait plus devant moi cette ombre de lui-même que nous appelons notre avenir; plaçant le but de ma vie, non plus dans la réalisation des rêves de ce passé, mais dans la félicité de la minute présente, je ne voyais pas plus loin qu'elle. De sorte que, par une contradiction qui n'était qu'apparente, c'est au moment où j'éprouvais un plaisir exceptionnel, où je sentais que ma vie pouvait être heureuse, où elle aurait dû avoir à mes yeux plus de prix, c'est à ce moment que, délivré des soucis qu'elle avait pu m'inspirer jusque-là, je la livrais sans hésitation au hasard d'un accident. Je ne faisais, du reste, en somme, que concentrer dans une soirée l'incurie qui pour les autres hommes est diluée dans leur existence entière où journellement ils affrontent sans nécessité le risque d'un voyage en mer, d'une promenade en aéroplane ou en automobile quand les attend à la maison l'être que leur mort briserait ou quand est encore lié à la fragilité de leur cerveau le livre dont la prochaine mise au jour est la seule raison de leur vie. Et de même dans le restaurant de Rivebelle, les soirs où nous y restions, si quelqu'un était venu dans l'intention de me tuer, comme je ne voyais plus que dans un lointain sans réalité ma grand-mère, ma vie à venir, mes livres à composer, comme j'adhérais tout entier à l'odeur de la femme qui était à la table voisine, à la politesse des maîtres d'hôtel, au contour de la valse qu'on jouait, que j'étais collé à la sensation présente, n'ayant pas plus d'extension qu'elle ni d'autre but que de ne pas en être séparé, je serais mort contre elle, je me serais laissé massacrer sans offrir de défense, sans bouger, abeille engourdie par la fumée du tabac, qui n'a plus le souci de préserver sa ruche.
Je dois du reste dire que cette insignifiance où
tombaient les choses les plus graves, par contraste avec la
violence de mon exaltation finissait par comprendre même
Mlle Simonet et ses amies. L'entreprise de les connaître me
semblait maintenant facile mais indifférente, car ma
sensation présente seule, grâce à son
extraordinaire puissance, à la joie que provoquaient ses
moindres modifications et même sa simple continuité,
avait de l'importance pour moi; tout le reste, parents, travail,
plaisirs, jeunes filles de Balbec, ne pesait pas plus qu'un
flocon d'écume dans un grand vent qui ne le laisse pas se
poser, n'existait plus que relativement à cette puissance
intérieure: l'ivresse réalise pour quelques heures
l'idéalisme subjectif, le phénoménisme pur;
tout n'est plus qu'apparences et n'existe plus qu'en fonction de
notre sublime nous-même. Ce n'est pas, du reste, qu'un
amour véritable, si nous en avons un, ne puisse subsister
dans un semblable état. Mais nous sentons si bien, comme
dans un milieu nouveau, que des pressions inconnues ont
changé les dimensions de ce sentiment que nous ne pouvons
pas le considérer pareillement. Ce même amour, nous
le retrouvons bien, mais déplacé, ne pesant plus
sur nous, satisfait de la sensation que lui accorde le
présent et qui nous suffit, car de ce qui n'est pas actuel
nous ne nous soucions pas.
Malheureusement le coefficient qui change ainsi les valeurs ne
les change que dans cette heure d'ivresse. Les personnes qui
n'avaient plus d'importance et sur lesquelles nous soufflions
comme sur des bulles de savon reprendront le lendemain leur
densité; il faudra essayer de nouveau de se remettre aux
travaux qui ne signifiaient plus rien. Chose plus grave encore,
cette mathématique du lendemain, la même que celle
d'hier et avec les problèmes de laquelle nous nous
retrouverons inexorablement aux prises, c'est celle qui nous
régit même pendant ces heures-là, sauf pour
nous-même. S'il se trouve près de nous une femme
vertueuse ou hostile, cette chose si difficile la veille --
à savoir que nous arrivions à lui plaire, -- nous
semble maintenant un million de fois plus aisée sans
l'être devenue en rien, car ce n'est qu'à nos
propres yeux, à nos propres yeux intérieurs que
nous avons changé. Et elle est aussi mécontente
à l'instant même que nous nous soyons permis une
familiarité que nous le serons le lendemain d'avoir
donné cent francs au chasseur et, pour la même
raison, qui pour nous a été seulement
retardée: l'absence d'ivresse.
Je ne connaissais aucune des femmes qui étaient à Rivebelle, et qui parce qu'elles faisaient partie de mon ivresse comme les reflets font partie du miroir, me paraissaient mille fois plus désirables que la de moins en moins existante Mlle Simonet. Une jeune blonde, seule, à l'air triste, sous son chapeau de paille piqué de fleurs des champs me regarda un instant d'un air rêveur et me parut agréable. Puis ce fut le tour d'une autre, puis d'une troisième; enfin d'une brune au teint éclatant. Presque toutes étaient connues, à défaut de moi, par Saint-Loup.
Avant qu'il eût fait la connaissance de sa
maîtresse actuelle, il avait en effet tellement vécu
dans le monde restreint de la noce, que de toutes les femmes qui
dînaient ces soirs-là à Rivebelle et dont
beaucoup s'y trouvaient par hasard, étant venues au bord
de la mer, certaines pour retrouver leur amant, d'autres pour
tâcher d'en trouver un, il n'y en avait guère qu'il
ne connût pour avoir passé -- lui-même ou tel
de ses amis -- au moins une nuit avec elles. Il ne les saluait
pas si elles étaient avec un homme, et elles tout en le
regardant plus qu'un autre parce que l'indifférence qu'on
lui savait pour toute femme qui n'était pas son actrice,
lui donnait aux yeux de celles-ci un prestige singulier, elles
avaient l'air de ne pas le connaître. Et l'une chuchotait:
«C'est le petit Saint-Loup. Il paraît qu'il aime
toujours sa grue. C'est la grande amour. Quel joli garçon!
Moi je le trouve épatant; et quel chic! Il y a tout de
même des femmes qui ont une sacrée veine. Et un chic
type en tout. Je l'ai bien connu quand j'étais avec
d'Orléans. C'était les deux inséparables. Il
en faisait une noce à ce moment-là! Mais ce n'est
plus ça; il ne lui fait pas de queues. Ah! elle peut dire
qu'elle en a une chance. Et je me demande qu'est-ce qu'il peut
lui trouver. Il faut qu'il soit tout de même une fameuse
truffe. Elle a des pieds comme des bateaux, des moustaches
à l'américaine et des dessous sales! Je crois
qu'une petite ouvrière ne voudrait pas de ses pantalons.
Regardez-moi un peu quels yeux il a, on se jetterait au feu pour
un homme comme ça. Tiens, tais-toi, il m'a reconnue, il
rit, oh! il me connaissait bien. On n'a qu'à lui parler de
moi.» Entre elles et lui je surprenais un regard
d'intelligence.
J'aurais voulu qu'il me présentât à ces
femmes, pouvoir leur demander un rendez-vous et qu'elles me
l'accordassent même si je n'avais pas pu l'accepter. Car
sans cela leur visage resterait éternellement
dépourvu dans ma mémoire, de cette partie de
lui-même, -- et comme si elle était cachée
par un voile -- qui varie avec toutes les femmes, que nous ne
pouvons imaginer chez l'une quand nous ne l'y avons pas vue, et
qui apparaît seulement dans le regard qui s'adresse
à nous et qui acquiesce à notre désir et
nous promet qu'il sera satisfait. Et pourtant même aussi
réduit, leur visage était pour moi bien plus que
celui des femmes que j'aurais su vertueuses et ne me semblait pas
comme le leur, plat, sans dessous, composé d'une
pièce unique et sans épaisseur. Sans doute il
n'était pas pour moi ce qu'il devait être pour
Saint-Loup qui par la mémoire sous l'indifférence,
pour lui transparente, des traits immobiles qui affectaient de ne
pas le connaître ou sous la banalité du même
salut que l'on eût adressé aussi bien à tout
autre, se rappelait, voyait, entre des cheveux défaits,
une bouche pâmée et des yeux mi-clos, tout un
tableau silencieux comme ceux que les peintres, pour tromper le
gros des visiteurs revêtent d'une toile décente.
Certes, pour moi au contraire qui sentais que rien de mon
être n'avait pénétré en telle ou telle
de ces femmes et n'y serait emporté dans les routes
inconnues qu'elle suivrait pendant sa vie, ces visages restaient
fermés. Mais c'était déjà assez de
savoir qu'ils s'ouvraient pour qu'ils me semblassent d'un prix
que je ne leur aurais pas trouvé s'ils n'avaient
été que de belles médailles, au lieu de
médaillons sous lesquels se cachaient des souvenirs
d'amour. Quand à Robert, tenant à peine en place,
quand il était assis, dissimulant sous un sourire d'homme
de cour l'avidité d'agir en homme de guerre, à le
bien regarder, je me rendais compte combien l'ossature
énergique de son visage triangulaire devait être la
même que celle de ses ancêtres, plus faite pour un
ardent archer que pour un lettré délicat. Sous la
peau fine, la construction hardie, l'architecture féodale
apparaissaient. Sa tête faisait penser à ces tours
d'antiques donjons dont les créneaux inutilisés
restent visibles, mais qu'on a aménagées
intérieurement en bibliothèque.
En rentrant à Balbec, de telle de ces inconnues à qui il m'avait présenté je me redisais sans m'arrêter une seconde et pourtant sans presque m'en apercevoir: «Quelle femme délicieuse!» comme on chante un refrain. Certes, ces paroles étaient plutôt dictées par les dispositions nerveuses que par un jugement durable. Il n'en est pas moins vrai que si j'eusse eu mille francs sur moi et qu'il y eût encore des bijoutiers d'ouverts à cette heure-là, j'eusse acheté une bague à l'inconnue. Quand les heures de notre vie se déroulent ainsi que sur des plans trop différents, on se trouve donner trop de soi pour des personnes diverses qui le lendemain vous semblent sans intérêt. Mais on se sent responsable de ce qu'on leur a dit la veille et on veut y faire honneur.
Comme ces soirs-là je rentrais plus tard, je retrouvais
avec plaisir dans ma chambre qui n'était plus hostile le
lit où le jour de mon arrivée, j'avais cru qu'il me
serait toujours impossible de me reposer et où maintenant
mes membres si las cherchaient un soutien; de sorte que
successivement mes cuisses, mes hanches, mes épaules
tâchaient d'adhérer en tous leurs points aux draps
qui enveloppaient le matelas, comme si ma fatigue, pareille
à un sculpteur, avait voulu prendre un moulage total d'un
corps humain. Mais je ne pouvais m'endormir, je sentais approcher
le matin; le calme, la bonne santé n'étaient plus
en moi. Dans ma détresse, il me semblait que jamais je ne
les retrouverais plus. Il m'eût fallu dormir longtemps pour
les rejoindre.
Or, me fussé-je assoupi, que de toutes façons je
serais réveillé deux heures après par le
concert symphonique. Tout à coup je m'endormais, je
tombais dans ce sommeil lourd où se dévoilent pour
nous le retour à la jeunesse, la reprise des années
passées, des sentiments perdus, la désincarnation,
la transmigration des âmes, l'évocation des morts,
les illusions de la folie, la régression vers les
règnes les plus élémentaires de la nature
(car on dit que nous voyons souvent des animaux en rêve,
mais on oublie que presque toujours que nous y sommes
nous-même un animal privé de cette raison qui
projette sur les choses une clarté de certitude; nous n'y
offrons au contraire, au spectacle de la vie, qu'une vision
douteuse et à chaque minute anéantie pour l'oubli,
la réalité précédente
s'évanouissant devant celle qui lui succède comme
une projection de lanterne magique devant la suivante quand on a
changé le verre), tous ces mystères que nous
croyons ne pas connaître et auxquels nous sommes en
réalité initiés presque toutes les nuits
ainsi qu'à l'autre grand mystère de
l'anéantissement et de la résurrection. Rendue plus
vagabonde par la digestion difficile du dîner de Rivebelle,
l'illumination successive et errante de zones assombries de mon
passé faisait de moi un être dont le suprême
bonheur eût été de rencontrer Legrandin avec
lequel je venais de causer en rêve.
Puis, même ma propre vie m'était entièrement cachée par un décor nouveau, comme celui planté tout au bord du plateau et devant lequel pendant que, derrière, on procède aux changements de tableaux, des acteurs donnent un divertissement. Celui où je tenais alors mon rôle, était dans le goût des contes orientaux, je n'y savais rien de mon passé ni de moi-même, à cause de cet extrême rapprochement d'un décor interposé; je n'étais qu'un personnage qui recevait la bastonnade et subissais des châtiments variés pour une faute que je n'apercevais pas mais qui était d'avoir bu trop de porto. Tout à coup je m'éveillais, je m'apercevais qu'à la faveur d'un long sommeil, je n'avais pas entendu le concert symphonique. C'était déjà l'après-midi; je m'en assurais à ma montre, après quelques efforts pour me redresser, efforts infructueux d'abord et interrompus par des chutes sur l'oreiller, mais de ces chutes courtes qui suivent le sommeil comme les autres ivresses, que ce soit le vin qui les procure, ou une convalescence; du reste avant même d'avoir regardé l'heure j'étais certain que midi était passé. Hier soir, je n'étais plus qu'un être vidé, sans poids (et comme il faut avoir été couché pour être capable de s'asseoir et avoir dormi pour l'être de se taire), je ne pouvais cesser de remuer ni de parler, je n'avais plus de consistance, de centre de gravité, j'étais lancé, il me semblait que j'aurais pu continuer ma morne course jusque dans la lune. Or, si en dormant mes yeux n'avaient pas vu l'heure, mon corps avait su la calculer, il avait mesuré le temps non pas sur un cadran superficiellement figuré, mais par la pesée progressive de toutes mes forces refaites que comme une puissante horloge il avait cran par cran, laissé descendre de mon cerveau dans le reste de mon corps où elles entassaient maintenant jusque au-dessus de mes genoux l'abondance intacte de leurs provisions. S'il est vrai que la mer ait été autrefois notre milieu vital où il faille replonger notre sang pour retrouver nos forces, il en est de même de l'oubli, du néant mental; on semble alors absent du temps pendant quelques heures; mais les forces qui se sont rangées pendant ce temps-là sans être dépensées le mesurent par leur quantité aussi exactement que les poids de l'horloge où les croulants monticules du sablier. On ne sort, d'ailleurs, pas plus aisément d'un tel sommeil que de la veille prolongée, tant toutes choses tendent à durer et s'il est vrai que certains narcotiques font dormir, dormir longtemps est un narcotique plus puissant encore, après lequel on a bien de la peine à se réveiller. Pareil à un matelot qui voit bien le quai où amarrer sa barque, secouée cependant encore par les flots, j'avais bien l'idée de regarder l'heure et de me lever, mais mon corps était à tout instant rejeté dans le sommeil; l'atterrissage était difficile, et avant de me mettre debout pour atteindre ma montre et confronter son heure avec celle qu'indiquait la richesse de matériaux dont disposaient mes jambes rompues, je retombais encore deux ou trois fois sur mon oreiller.
Enfin je voyais clairement: «deux heures de l'après-midi!» je sonnais, mais aussitôt je rentrais dans un sommeil qui cette fois devait être infiniment plus long, si j'en jugeais par le repos et la vision d'une immense nuit dépassée, que je trouvais au réveil. Pourtant comme celui-ci était causé par l'entrée de Françoise, entrée qu'avait elle-même motivée mon coup de sonnette. Ce nouveau sommeil qui me paraissait avoir dû être plus long que l'autre et avait amené en moi tant de bien-être et d'oubli, n'avait duré qu'une demi-minute.
Ma grand-mère ouvrait la porte de ma chambre, je lui posais mille questions sur la famille Legrandin.
Ce n'est pas assez de dire que j'avais rejoint le calme et la santé, car c'était plus qu'une simple distance qui les avait la veille séparés de moi, j'avais eu toute la nuit à lutter contre un flot contraire, et puis je ne me retrouvais pas seulement auprès d'eux, ils étaient rentrés en moi. A des points précis et encore un peu douloureux de ma tête vide et qui serait un jour brisée, laissant mes idées s'échapper à jamais, celles-ci avaient une fois encore repris leur place, et retrouvé cette existence dont hélas jusqu'ici elles n'avaient pas su profiter.
Une fois de plus j'avais échappé à
l'impossibilité de dormir, au déluge, au naufrage
des crises nerveuses. Je ne craignais plus du tout ce qui me
menaçait la veille au soir quand j'étais
démuni de repos.
Une nouvelle vie s'ouvrait devant moi; sans faire un seul
mouvement, car j'étais encore brisé quoique
déjà dispos, je goûtais ma fatigue avec
allégresse; elle avait isolé et rompu les os de mes
jambes, de mes bras, que je sentais assemblés devant moi,
prêts à se rejoindre, et que j'allais relever rien
qu'en chantant comme l'architecte de la fable.
Tout à coup je me rappelai la jeune blonde à l'air triste que j'avais vue à Rivebelle et qui m'avait regardé un instant. Pendant toute la soirée, bien d'autres m'avaient semblé agréables, maintenant elle venait seule de s'élever du fond de mon souvenir. Il me semblait qu'elle m'avait remarqué, je m'attendais à ce qu'un des garçons de Rivebelle vînt me dire un mot de sa part. Saint-Loup ne la connaissait pas et croyait qu'elle était comme il faut. Il serait bien difficile de la voir, de la voir sans cesse. Mais j'étais prêt à tout pour cela, je ne pensais plus qu'à elle. La philosophie parle souvent d'actes libres et d'actes nécessaires. Peut-être n'en est-il pas de plus complètement subi par nous, que celui qui en vertu d'une force ascensionnelle comprimée pendant l'action, fait jusque-là une fois notre pensée au repos, remonter ainsi un souvenir nivelé avec les autres par la force oppressive de la distraction, et s'élancer parce qu'à notre insu il contenait plus que les autres un charme dont nous ne nous apercevons que vingt quatre heures après. Et peut-être n'y a-t-il pas non plus d'acte aussi libre, car il est encore dépourvu de l'habitude, de cette sorte de manie mentale qui dans l'amour, favorise la renaissance exclusive de l'image d'une certaine personne.
Ce jour-là était justement le lendemain de celui où j'avais vu défiler devant la mer le beau cortège de jeunes filles. J'interrogeai à leur sujet plusieurs clients de l'hôtel, qui venaient presque tous les ans à Balbec. Ils ne purent me renseigner. Plus tard une photographie m'expliqua pourquoi. Qui eût pu reconnaître maintenant en elles, à peine mais déjà sorties d'un âge où on change si complètement, telle masse amorphe et délicieuse, encore tout enfantine, de petites filles que, quelques années seulement auparavant, on pouvait voir assises en cercle sur le sable, autour d'une tente: sorte de blanche et vague constellation où l'on n'eût distingué deux yeux plus brillants que les autres, un malicieux visage, des cheveux blonds, que pour les reperdre et les confondre bien vite au sein de la nébuleuse indistincte et lactée.
Sans doute en ces années-là encore si peu
éloignées, ce n'était pas comme la veille
dans leur première apparition devant moi, la vision du
groupe, mais le groupe lui-même qui manquait de
netteté. Alors, ces enfants trop jeunes étaient
encore à ce degré élémentaire de
formation où la personnalité n'a pas mis son sceau
sur chaque visage. Comme ces organismes primitifs où
l'individu n'existe guère par lui-même, est
plutôt constitué par le polypier que par chacun des
polypes qui le composent, elles restaient pressées les
unes contre les autres.
Parfois l'une faisait tomber sa voisine, et alors un fou rire
qui semblait la seule manifestation de leur vie personnelle, les
agitait toutes à la fois, effaçant, confondant ces
visages indécis et grimaçants dans la gelée
d'une seule grappe scintillatrice et tremblante. Dans une
photographie ancienne qu'elles devaient me donner un jour, et que
j'ai gardée, leur troupe enfantine offre
déjà le même nombre de figurantes, que plus
tard leur cortège féminin; on y sent qu'elles
devaient déjà faire sur la plage une tache
singulière qui forçait à les regarder; mais
on ne peut les y reconnaître individuellement que par le
raisonnement, en laissant le champ libre à toutes les
transformations possibles pendant la jeunesse jusqu'à la
limite où ces formes reconstituées
empiétraient sur une autre individualité qu'il faut
identifier aussi et dont le beau visage, à cause de la
concomitance d'une grande taille et de cheveux frisés, a
chance d'avoir été jadis ce ratatinement de grimace
rabougrie présenté par la carte-album; et la
distance parcourue en peu de temps par les caractères
physiques de chacune de ces jeunes filles, faisant d'eux un
critérium fort vague et d'autre part ce qu'elles avaient
de commun et comme de collectif étant dès lors
marqué, il arrivait parfois à leurs meilleures
amies de les prendre l'une pour l'autre sur cette photographie,
si bien que le doute ne pouvait finalement être
tranché que par tel accessoire de toilette que l'une
était certaine d'avoir porté, à l'exclusion
des autres. Depuis ces jours si différents de celui
où je venais de les voir sur la digue, si
différents et pourtant si proches, elles se laissaient
encore aller au rire comme je m'en étais rendu compte la
veille, mais à un rire qui n'était pas celui
intermittent et presque automatique de l'enfance, détente
spasmodique qui autrefois faisait à tous moments faire un
plongeon à ces têtes comme les blocs de vairons dans
la Vivonne se dispersaient et disparaissaient pour se reformer un
instant après; leurs physionomies maintenant
étaient devenues maîtresses d'elles-mêmes,
leurs yeux étaient fixés sur le but qu'ils
poursuivaient; et il avait fallu hier l'indécision et le
tremblé de ma perception première pour confondre
indistinctement, comme l'avait fait l'hilarité ancienne et
la vieille photographie -- les sporades aujourd'hui
individualisées et désunies du pâle
madrépore.
Sans doute bien des fois, au passage de jolies jeunes filles, je m'étais fait la promesse de les revoir. D'habitude, elles ne reparaissent pas; d'ailleurs la mémoire qui oublie vite leur existence, retrouverait difficilement leurs traits; nos yeux ne les reconnaîtraient peut-être pas, et déjà nous avons vu passer de nouvelles jeunes filles que nous ne reverrons pas non plus. Mais d'autres fois et c'est ainsi que cela devait arriver pour la petite bande insolente, le hasard les ramène avec insistance devant nous. Il nous paraît alors beau, car nous discernons en lui, comme un commencement d'organisation, d'effort, pour composer notre vie; il nous rend facile, inévitable et quelquefois -- après des interruptions qui ont pu faire espérer de cesser de nous souvenir -- cruelle, la fidélité des images à la possession desquelles nous nous croirons plus tard avoir été prédestinés, et que sans lui nous aurions pu, tout au début, oublier, comme tant d'autres, si aisément.
Bientôt le séjour de Saint-Loup toucha à
sa fin. Je n'avais pas revu ces jeunes filles sur la plage. Il
restait trop peu l'après-midi à Balbec pour pouvoir
s'occuper d'elles et tâcher de faire, à mon
intention, leur connaissance. Le soir il était plus libre
et continuait à m'emmener souvent à Rivebelle. Il y
a dans ces restaurants, comme dans les jardins publics et les
trains, des gens enfermés dans une apparence ordinaire et
dont le nom nous étonne, si l'ayant par hasard
demandé, nous découvrons qu'ils sont non
l'inoffensif premier venu que nous supposions, mais rien de moins
que le ministre ou le duc dont nous avons si souvent entendu
parler. Déjà deux ou trois fois dans le restaurant
de Rivebelle, nous avions, Saint-Loup et moi, vu venir s'asseoir
à une table quand tout le monde commençait à
partir un homme de grande taille, très musclé, aux
traits réguliers, à la barbe grisonnante, mais de
qui le regard songeur restait fixé avec application dans
le vide. Un soir que nous demandions au patron qui était
ce dîneur obscur, isolé et retardataire:
«Comment, vous ne connaissiez pas le célèbre
peintre Elstir?» nous dit-il. Swann avait une fois
prononcé son nom devant moi, j'avais entièrement
oublié à quel propos; mais l'omission d'un
souvenir, comme celui d'un membre de phrase dans une lecture,
favorise parfois non l'incertitude, mais l'éclosion d'une
certitude prématurée.
«C'est un ami de Swann, et un artiste très connu,
de grande valeur», dis-je à Saint-Loup.
Aussitôt passa sur lui et sur moi, comme un frisson, la
pensée qu'Elstir était un grand artiste, un homme
célèbre, puis, que nous confondant avec les autres
dîneurs, il ne se doutait pas de l'exaltation où
nous jetait l'idée de son talent. Sans doute, qu'il
ignorât notre admiration, et que nous connaissions Swann,
ne nous eût pas été pénible si nous
n'avions pas été aux bains de mer.
Mais attardés à un âge où
l'enthousiasme ne peut rester silencieux, et transportés
dans une vie où l'incognito semble étouffant, nous
écrivîmes une lettre signée de nos noms,
où nous dévoilions à Elstir dans les deux
dîneurs assis à quelques pas de lui deux amateurs
passionnés de son talent, deux amis de son grand ami Swann
et où nous demandions à lui présenter nos
hommages. Un garçon se chargea de porter cette missive
à l'homme célèbre.
Célèbre, Elstir ne l'était peut-être pas encore à cette époque tout à fait autant que le prétendait le patron de l'établissement, et qu'il le fut d'ailleurs bien peu d'années plus tard. Mais il avait été un des premiers à habiter ce restaurant alors que ce n'était encore qu'une sorte de ferme et à y amener une colonie d'artistes (qui avaient du reste tous émigré ailleurs dès que la ferme où l'on mangeait en plein air sous un simple auvent, était devenue un centre élégant; Elstir lui-même ne revenait en ce moment à Rivebelle qu'à cause d'une absence de sa femme avec laquelle il habitait non loin de là). Mais un grand talent, même quand il n'est pas encore reconnu, provoque nécessairement quelques phénomènes d'admiration, tels que le patron de la ferme avait été à même d'en distinguer dans les questions de plus d'une Anglaise de passage, avide de renseignements sur la vie que menait Elstir, ou dans le nombre de lettres que celui-ci recevait de l'étranger. Alors le patron avait remarqué davantage qu'Elstir n'aimait pas être dérangé pendant qu'il travaillait, qu'il se relevait la nuit pour emmener un petit modèle poser nu au bord de la mer, quand il y avait clair de lune, et il s'était dit que tant de fatigues n'étaient pas perdues, ni l'admiration des touristes injustifiée, quand il avait dans un tableau d'Elstir reconnu une croix de bois qui était plantée à l'entrée de Rivebelle.
-- C'est bien elle, répétait-il avec stupéfaction. Il y a les quatre morceaux! Ah! aussi il s'en donne une peine!
Et il ne savait pas si un petit «lever de soleil sur la mer» qu'Elstir lui avait donné, ne valait pas une fortune.
Nous le vîmes lire notre lettre, la remettre dans sa
poche, continuer à dîner, commencer à
demander ses affaires, se lever pour partir, et nous
étions tellement sûrs de l'avoir choqué par
notre démarche que nous eussions souhaité
maintenant, tout autant que nous l'avions redouté) de
partir sans avoir été remarqués par lui.
Nous ne pensions pas un seul instant à une chose qui
aurait dû pourtant nous sembler la plus importante, c'est
que notre enthousiasme pour Elstir, de la sincérité
duquel nous n'aurions pas permis qu'on doutât et dont nous
aurions pu, en effet, donner comme témoignage notre
respiration entrecoupée par l'attente, notre désir
de faire n'importe quoi de difficile ou d'héroïque
pour le grand homme, n'était pas, comme nous nous le
figurions, de l'admiration, puisque nous n'avions jamais rien vu
d'Elstir; notre sentiment pouvait avoir pour objet l'idée
creuse de «un grand artiste», non pas une uvre qui
nous était inconnue. C'était tout au plus de
l'admiration à vide, le cadre nerveux, l'armature
sentimentale d'une admiration sans contenu, c'est-à-dire
quelque chose d'aussi indissolublement attaché à
l'enfance que certains organes qui n'existent plus chez l'homme
adulte; nous étions encore des enfants.
Elstir cependant allait arriver à la porte, quand tout
à coup il fit un crochet et vint à nous.
J'étais transporté d'une délicieuse
épouvante comme je n'aurais pu en éprouver quelques
années plus tard, parce que, en même temps que
l'âge diminue la capacité, l'habitude du monde
ôte toute idée de provoquer d'aussi étranges
occasions, de ressentir ce genre d'émotions.
Dans les quelques mots qu'Elstir vint nous dire, en s'asseyant
à notre table, il ne me répondit jamais, les
diverses fois où je lui parlai de Swann. Je
commençai à croire qu'il ne le connaissait pas. Il
ne m'en demanda pas moins d'aller le voir à son atelier de
Balbec, invitation qu'il n'adressa pas à Saint-Loup, et
que me valurent, ce que n'aurait peut-être pas fait la
recommandation de Swann si Elstir eût été
lié avec lui (car la part des sentiments
désintéressés est plus grande qu'on ne croit
dans la vie des hommes) quelques paroles qui lui firent penser
que j'aimais les arts. Il prodigua pour moi une amabilité,
qui était aussi supérieure à celle de
Saint-Loup que celle-ci à l'affabilité d'un petit
bourgeois. A côté de celle d'un grand artiste,
l'amabilité d'un grand seigneur, si charmante soit-elle, a
l'air d'un jeu d'acteur, d'une simulation. Saint-Loup cherchait
à plaire, Elstir aimait à donner, à se
donner. Tout ce qu'il possédait, idées, uvres, et
le reste qu'il comptait pour bien moins, il l'eût
donné avec joie à quelqu'un qui l'eût
compris. Mais faute d'une société supportable, il
vivait dans un isolement, avec une sauvagerie que les gens du
monde appelaient de la pose et de la mauvaise éducation,
les pouvoirs publics un mauvais esprit, ses voisins, de la folie,
sa famille de l'égoïsme et de l'orgueil.
Et sans doute les premiers temps avait-il pensé, dans la solitude même, avec plaisir que, par le moyen de ses uvres, il s'adressait à distance, il donnait une plus haute idée de lui, à ceux qui l'avaient méconnu ou froissé. Peut-être alors vécut-il seul, non par indifférence, mais par amour des autres, et, comme j'avais renoncé à Gilberte pour lui réapparaître un jour sous des couleurs plus aimables, destinait-il son uvre à certains, comme un retour vers eux, où sans le revoir lui-même, on l'aimerait, on l'admirerait, on s'entretiendrait de lui; un renoncement n'est pas toujours total dès le début, quand nous le décidons avec notre âme ancienne et avant que par réaction il n'ait agi sur nous, qu'il s'agisse du renoncement d'un malade, d'un moine, d'un artiste, d'un héros. Mais s'il avait voulu produire en vue de quelques personnes, en produisant, lui avait vécu pour lui-même, loin de la société à laquelle il était indifférent; la pratique de la solitude lui en avait donné l'amour comme il arrive pour toute grande chose que nous avons crainte d'abord, parce que nous la savions incompatible avec de plus petites auxquelles nous tenions et dont elle nous prive moins qu'elle ne nous détache. Avant de la connaître, toute notre préoccupation est de savoir dans quelle mesure nous pourrons la concilier avec certains plaisirs qui cessent d'en être dès que nous l'avons connue.
Elstir ne resta pas longtemps à causer avec nous. Je me
promettais d'aller à son atelier dans les deux ou trois
jours suivants, mais le lendemain de cette soirée, comme
j'avais accompagné ma grand-mère tout au bout de la
digue vers les falaises de Canapville, en revenant, au coin d'une
des petites rues qui débouchent perpendiculairement sur la
plage, nous croisâmes une jeune fille qui, tête basse
comme un animal qu'on fait rentrer malgré lui dans
l'étable, et tenant des clubs de golf, marchait devant une
personne autoritaire, vraisemblablement son
«anglaise», ou celle d'une de ses amies, laquelle
ressemblait au portrait de Jeffries par Hogarth, le teint rouge
comme si sa boisson favorite avait été plutôt
le gin que le thé, et prolongeant par le croc noir d'un
reste de chique une moustache grise, mais bien fournie.
La fillette qui la précédait, ressemblait à
celle de la petite bande qui, sous un polo noir, avait dans un
visage immobile et joufflu des yeux rieurs. Or, celle qui
rentrait en ce moment avait aussi un polo noir, mais elle me
semblait encore plus jolie que l'autre, la ligne de son nez
était plus droite, à la base, l'aile en
était plus large et plus charnue. Puis l'autre
m'était apparue comme une fière jeune fille
pâle, celle-ci comme une enfant domptée et de teint
rose. Pourtant, comme elle poussait une bicyclette pareille et
comme elle portait les mêmes gants de renne, je conclus que
les différences tenaient peut-être à la
façon dont j'étais placé et aux
circonstances, car il était peu probable qu'il y eût
à Balbec, une seconde jeune fille, de visage malgré
tout si semblable, et qui dans son accoutrement
réunît les mêmes particularités. Elle
jeta dans ma direction un regard rapide; les jours suivants,
quand je revis la petite bande sur la plage, et même plus
tard quand je connus toutes les jeunes filles qui la composaient,
je n'eus jamais la certitude absolue qu'aucune -- d'elles
même celle qui de toutes lui ressemblait le plus, la jeune
fille à la bicyclette -- fût bien celle que j'avais
vue ce soir-là au bout de la plage, au coin de la rue,
jeune fille, qui n'était guère, mais qui
était tout de même un peu différente de celle
que j'avais remarquée dans le cortège.
A partir de cet après-midi-là, moi, qui les jours précédents avais surtout pensé à la grande, ce fut celle aux clubs de golf, présumée être Mlle Simonet qui recommença à me préoccuper. Au milieu des autres, elle s'arrêtait souvent, forçant ses amies qui semblaient la respecter beaucoup à interrompre aussi leur marche. C'est ainsi, faisant halte, les yeux brillants sous son «polo» que je la revois encore maintenant silhouettée sur l'écran que lui fait, au fond, la mer, et séparée de moi par un espace transparent et azuré, le temps écoulé depuis lors, première image, toute mince dans mon souvenir, désirée, poursuivie, puis oubliée, puis retrouvée, d'un visage que j'ai souvent depuis projeté dans le passé pour pouvoir me dire d'une jeune fille qui était dans ma chambre: «c'est elle!»
Mais c'est peut-être encore celle au teint de géranium, aux yeux verts que j'aurais le plus désiré connaître. Quelle que fût, d'ailleurs, tel jour donné, celle que je préférais apercevoir, les autres, sans celle-là, suffisaient à m'émouvoir, mon désir même se portant une fois plutôt sur l'une, une fois plutôt sur l'autre, continuait -- comme le premier jour ma confuse vision -- à les réunir, à faire d'elles le petit monde à part, animé d'une vie commune qu'elles avaient, sans doute, d'ailleurs, la prétention de constituer, j'eusse pénétré en devenant l'ami de l'une elle -- comme un païen raffiné ou un chrétien scrupuleux chez les barbares -- dans une société rajeunissante où régnaient la santé, l'inconscience, la volupté, la cruauté, l'inintellectualité et la joie.
Ma grand-mère, à qui j'avais raconté mon entrevue avec Elstir et qui se réjouissait de tout le profit intellectuel que je pouvais tirer de son amitié, trouvait absurde et peu gentil que je ne fusse pas encore allé lui faire une visite. Mais je ne pensais qu'à la petite bande, et incertain de l'heure où ces jeunes filles passeraient sur la digue, je n'osais pas m'éloigner. Ma grand-mère s'étonnait aussi de mon élégance car je m'étais soudain souvenu des costumes que j'avais jusqu'ici laissés au fond de ma malle. J'en mettais chaque jour un différent et j'avais même écrit à Paris pour me faire envoyer de nouveaux chapeaux, et de nouvelles cravates.
C'est un grand charme ajouté à la vie dans une
station balnéaire comme était Balbec, si le visage
d'une jolie fille, une marchande de coquillages, de gâteaux
ou de fleurs, peint en vives couleurs dans notre pensée,
est quotidiennement pour nous dès le matin le but de
chacune de ces journées oisives et lumineuses qu'on passe
sur la plage. Elles sont alors, et par là, bien que
désuvrées, alertes comme des journées de
travail, aiguillées, aimantées, soulevées
légèrement vers un instant prochain, celui
où tout en achetant des sablés, des roses, des
ammonites, on se délectera à voir sur un visage
féminin, les couleurs étalées aussi purement
que sur une fleur. Mais au moins, ces petites marchandes, d'abord
on peut leur parler, ce qui évite d'avoir à
construire avec l'imagination les autres côtés que
ceux que nous fournit la simple perception visuelle, et à
recréer leur vie, à s'exagérer son charme,
comme devant un portrait; surtout, justement parce qu'on leur
parle, on peut apprendre où, à quelles heures on
peut les retrouver. Or il n'en était nullement ainsi pour
moi en ce qui concernait les jeunes filles de la petite bande.
Leurs habitudes m'étant inconnues, quand certains jours je
ne les apercevais pas, ignorant la cause de leur absence, je
cherchais si celle-ci était quelque chose de fixe, si on
ne les voyait que tous les deux jours, ou quand il faisait tel
temps, ou s'il y avait des jours où on ne les voyait
jamais. Je me figurais d'avance ami avec elles et leur disant
«Mais vous n'étiez pas là tel jour?»
«Ah! oui, c'est parce que c'était un samedi, le
samedi nous ne venons jamais parce que...» Encore si
c'était aussi simple que de savoir que le triste samedi il
est inutile de s'acharner, qu'on pourrait parcourir la plage en
tous sens, s'asseoir à la devanture du pâtissier,
faire semblant de manger un éclair, entrer chez le
marchand de curiosités, attendre l'heure du bain, le
concert, l'arrivée de la marée, le coucher du
soleil, la nuit sans voir la petite bande désirée.
Mais le jour fatal ne revenait peut-être pas une fois par
semaine. Il ne tombait peut-être pas forcément un
samedi. Peut-être certaines conditions
atmosphériques influaient-elles sur lui ou lui
étaient-elles entièrement
étrangères.
Combien d'observations patientes mais non point sereines, il
faut recueillir sur les mouvements en apparence
irréguliers de ces mondes inconnus avant de pouvoir
être sûr qu'on ne s'est pas laissé abuser par
des coïncidences, que nos prévisions ne seront pas
trompées, avant de dégager les lois certaines,
acquises au prix d'expériences cruelles, de cette
astronomie passionnée. Me rappelant que je ne les avais
pas vues le même jour qu'aujourd'hui, je me disais qu'elles
ne viendraient pas, qu'il était inutile de rester sur la
plage. Et justement je les apercevais. En revanche, un jour
où, autant que j'avais pu supposer que des lois
réglaient le retour de ces constellations j'avais
calculé devoir être un jour faste, elles ne venaient
pas. Mais à cette première incertitude si je les
verrais ou non le jour même venait s'en ajouter une plus
grave, si je les reverrais jamais, car j'ignorais en somme si
elles ne devaient pas partir pour l'Amérique, ou rentrer
à Paris. Cela suffisait pour me faire commencer à
les aimer. On peut avoir du goût pour une personne.
Mais pour déchaîner cette tristesse, ce sentiment
de l'irréparable, ces angoisses, qui préparent
l'amour, il faut -- et il est peut-être ainsi, plutôt
que ne l'est une personne, l'objet même que cherche
anxieusement à étreindre la passion -- le risque
d'une impossibilité.
Ainsi agissaient déjà ces influences qui se
répètent au cours d'amours successives, pouvant du
reste se produire mais alors plutôt dans l'existence des
grandes villes au sujet d'ouvrières dont on ne sait pas
les jours de congé et qu'on s'effraye de ne pas avoir vues
à la sortie de l'atelier ou du moins qui se
renouvelèrent au cours des miennes. Peut-être
sont-elles inséparables de l'amour; peut-être tout
ce qui fut une particularité du premier vient-il s'ajouter
aux suivants, par souvenir, suggestion, habitude et à
travers les périodes successives de notre vie donner
à ses aspects différents un caractère
général.
Je prenais tous les prétextes pour aller sur la plage aux heures où j'espérais pouvoir les rencontrer. Les ayant aperçues une fois pendant notre déjeuner je n'y arrivais plus qu'en retard, attendant indéfiniment sur la digue qu'elles y passassent; restant le peu de temps que j'étais assis dans la salle à manger à interroger des yeux l'azur du vitrage; me levant bien avant le dessert pour ne pas les manquer dans le cas où elles se fussent promenées à une autre heure et m'irritant contre ma grand-mère, inconsciemment méchante, quand elle me faisait rester avec elle au delà de l'heure qui me semblait propice. Je tâchais de prolonger l'horizon en mettant ma chaise de travers; si par hasard j'apercevais n'importe laquelle des jeunes filles, comme elles participaient toutes à la même essence spéciale, c'était comme si j'avais vu projeté en face de moi dans une hallucination mobile et diabolique un peu de rêve ennemi et pourtant passionnément convoité qui l'instant d'avant encore, n'existait, y stagnant d'ailleurs d'une façon permanente, que dans mon cerveau.
Je n'en aimais aucune les aimant toutes, et pourtant leur
rencontre possible était pour mes journées le seul
élément délicieux, faisait seule
naître en moi de ces espoirs où on briserait tous
les obstacles, espoirs souvent suivis de rage, si je ne les avais
pas vues. En ce moment, ces jeunes filles éclipsaient pour
moi ma grand-mère; un voyage m'eût tout de suite
souri si ç'avait été pour aller dans un lieu
où elles dussent se trouver. C'était à elles
que ma pensée s'était agréablement suspendue
quand je croyais penser à autre chose ou à rien.
Mais quand même ne le sachant pas, je pensais à
elles, plus inconsciemment encore, elles, c'était pour moi
les ondulations montueuses et bleues de la mer, le profil d'un
défilé devant la mer.
C'était la mer que j'espérais retrouver, si
j'allais dans quelque ville où elles seraient. L'amour le
plus exclusif pour une personne est toujours l'amour d'autre
chose.
Ma grand'mère me témoignait, parce que maintenant, je m'intéressais extrêmement au golf et au tennis et laissais échapper l'occasion de regarder travailler et entendre discourir un artiste qu'elle savait des plus grands, un mépris qui me semblait procéder de vues un peu éroites. J'avais autrefois entrevu aux Champs Élysées et je m'étais rendu mieux compte depuis qu'en étant amoureux d'une femme nous projetons simplement en elle un état de notre âme; que par conséquent l'important n'est pas la valeur de la femme mais la profondeur de l'état; et que les émotions qu'une jeune fille médiocre nous donne peuvent nous permettre de faire monter à notre conscience des parties plus intimes de nous-même, plus personnelles, plus lointaines, plus essentielles, que ne ferait le plaisir que nous donne la conversation d'un homme supérieur ou même la contemplation admirative de ses uvres.
Je dus finir par obéir à ma grand-mère avec d'autant plus d'ennui qu'Elstir habitait assez loin de la digue, dans une des avenues les plus nouvelles de Balbec. La chaleur du jour m'obligea à prendre le tramway qui passait par la rue de la Plage, et je m'efforçais, pour penser que j'étais dans l'antique royaume des Cimmériens, dans la patrie peut-être du roi Mark ou sur l'emplacement de la forêt de Broceliande, de ne pas regarder le luxe de pacotille des constructions qui se développaient devant moi et entre lesquelles la villa d'Elstir était peut-être la plus somptueusement laide, louée malgré cela par lui, parce que de toutes celles qui existaient à Balbec, c'était la seule qui pouvait lui offrir un vaste atelier.
C'est aussi en détournant les yeux que je traversai le jardin qui avait une pelouse -- en plus petit comme chez n'importe quel bourgeois dans la banlieue de Paris, -- une petite statuette de galant jardinier, des boules de verre où l'on se regardait, des bordures de bégonias et une petite tonnelle sous laquelle des rocking-chair étaient allongés devant une table de fer. Mais après tous ces abords empreints de laideur citadine, je ne fis plus attention aux moulures chocolat des plinthes quand je fus dans l'atelier; je me sentis parfaitement heureux, car par toutes les études qui étaient autour de moi, je sentais la possibilité de m'élever à une connaissance poétique, féconde en joies, de maintes formes que je n'avais pas isolées jusque-là du spectacle total de la réalité. Et l'atelier d'Elstir m'apparut comme le laboratoire d'une sorte de nouvelle création du monde, où, du chaos que sont toutes choses que nous voyons, il avait tiré, en les peignant sur divers rectangles de toile qui étaient posés dans tous les sens, ici une vague de la mer écrasant avec colère sur le sable son écume lilas, là un jeune homme en coutil blanc accoudé sur le pont d'un bateau. Le veston du jeune homme et la vague éclaboussante avaient pris une dignité nouvelle du fait qu'ils continuaient à être, encore que dépourvus de ce en quoi ils passaient pour consister, la vague ne pouvant plus mouiller, ni le veston habiller personne.
Au moment où j'entrai, le créateur était en train d'achever, avec le pinceau qu'il tenait dans sa main, la forme du soleil à son coucher.
Les stores étaient clos de presque tous les
côtés, l'atelier était assez frais, et, sauf
à un endroit où le grand jour apposait au mur sa
décoration éclatante et passagère, obscur;
seule était ouverte une petite fenêtre rectangulaire
encadrée de chèvrefeuilles, qui après une
bande de jardin, donnait sur une avenue; de sorte que
l'atmosphère de la plus grande partie de l'atelier
était sombre, transparente et compacte dans la masse, mais
humide et brillante aux cassures où la sertissait la
lumière, comme un bloc de cristal de roche dont une face
déjà taillée et polie, çà et
là, luit comme un miroir et s'irise.
Tandis qu'Elstir sur ma prière, continuait à
peindre, je circulais dans ce clair-obscur, m'arrêtant
devant un tableau puis devant un autre.
Le plus grand nombre de ceux qui m'entouraient n'étaient pas ce que j'aurais le plus aimé à voir de lui, les peintures appartenant à ses première et deuxième manières, comme disait une revue d'Art anglaise qui traînait sur la table du salon du Grand Hôtel, la manière mythologique et celle où il avait subi l'influence du Japon, toutes deux admirablement représentées, disait-on, dans la collection de Mme de Guermantes. Naturellement, ce qu'il avait dans son atelier, ce n'était guère que des marines prises ici, à Balbec. Mais j'y pouvais discerner que le charme de chacune consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu'en poésie on nomme métaphore et que si Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c'est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre qu'Elstir les recréait. Les noms qui désignent les choses répondent toujours à une notion de l'intelligence, étrangère à nos impressions véritables et qui nous force à éliminer d'elles tout ce qui ne se rapporte pas à cette notion.
Parfois à ma fenêtre, dans l'hôtel de Balbec, le matin quand Françoise défaisait les couvertures qui cachaient la lumière, le soir quand j'attendais le moment de partir avec Saint-Loup, il m'était arrivé grâce à un effet de soleil, de prendre une partie plus sombre de la mer pour une côte éloignée, ou de regarder avec joie une zone bleue et fluide sans savoir si elle appartenait à la mer ou au ciel. Bien vite mon intelligence rétablissait entre les éléments la séparation que mon impression avait abolie. C'est ainsi qu'il m'arrivait à Paris, dans ma chambre, d'entendre une dispute, presque une émeute, jusqu'à ce que j'eusse rapporté à sa cause, par exemple une voiture dont le roulement approchait, ce bruit dont j'éliminais alors ces vociférations aiguës et discordantes que mon oreille avait réellement entendues -- mais que mon intelligence savait que des roues ne produisaient pas. Mais les rares moments où l'on voit la nature telle qu'elle est, poétiquement, c'était de ceux-là qu'était faite l'uvre d'Elstir. Une de ses métaphores les plus fréquentes dans les marines qu'il avait près de lui en ce moment était justement celle qui, comparant la terre à la mer, supprimait entre elles toute démarcation. C'était cette comparaison, tacitement et inlassablement répétée dans une même toile qui y introduisait cette multiforme et puissante unité, cause, parfois non clairement aperçue par eux, de l'enthousiasme qu'excitait chez certains amateurs la peinture d'Elstir.
C'est par exemple à une métaphore de ce genre -- dans un tableau, représentant le port de Carquethuit, tableau qu'il avait terminé depuis peu de jours et que je regardai longuement -- qu'Elstir avait préparé l'esprit du spectateur en n'employant pour la petite ville que des termes marins, et que des termes urbains pour la mer. Soit que les maisons cachassent une partie du port, un bassin de calfatage ou peut-être la mer même s'enfonçant en golfe dans les terres ainsi que cela arrivait constamment dans ce pays de Balbec, de l'autre côté de la pointe avancée où était construite la ville, les toits étaient dépassés (comme ils l'eusent été par des cheminées ou par des clochers) par des mâts lesquels avaient l'air de faire des vaisseaux auxquels ils appartenaient, quelque chose de citadin, de construit sur terre, impression qu'augmentaient d'autres bateaux, demeurés le long de la jetée, mais en rangs si pressés que les hommes y causaient d'un bâtiment à l'autre sans qu'on pût distinguer leur séparation et l'interstice de l'eau, et ainsi cette flotille de pêche avait moins l'air d'appartenir à la mer que, par exemple, les églises de Criquebec qui, au loin, entourées d'eau de tous côtés parce qu'on les voyait sans la ville, dans un poudroiement de soleil et de vagues, semblaient sortir des eaux, soufflées en albâtre ou en écume et, enfermées dans la ceinture d'un arc-en-ciel versicolore, former un tableau irréel et mystique. Dans le premier plan de la plage, le peintre avait su habituer les yeux à ne pas reconnaître de frontière fixe, de démarcation absolue, entre la terre et l'océan. Des hommes qui poussaient des bateaux à la mer, couraient aussi bien dans les flots que sur le sable, lequel mouillé, réfléchissait déjà les coques comme s'il avait été de l'eau. La mer elle-même ne montait pas régulièrement, mais suivait les accidents de la grève, que la perspective déchiquetait encore davantage, si bien qu'un navire en pleine mer, à demi-caché par les ouvrages avancés de l'arsenal semblait voguer au milieu de la ville; des femmes qui ramassaient des crevettes dans les rochers, avaient l'air, parce qu'elles étaient entourées d'eau et à cause de la dépression qui, après la barrière circulaire des roches, abaissait la plage (des deux côtés les plus rapprochés de terre) au niveau de la mer, d'être dans une grotte marine surplombée de barques et de vagues, ouverte et protégée au milieu des flots écartés miraculeusement. Si tout le tableau donnait cette impression des ports où la mer entre dans la terre, où la terre est déjà marine, et la population amphibie, la force de l'élément marin éclatait partout; et près des rochers, à l'entrée de la jetée, où la mer était agitée, on sentait aux efforts des matelots et à l'obliquité des barques couchées en angle aigu devant la calme verticalité de l'entrepôt, de l'église, des maisons de la ville, où les uns rentraient, d'où les autres partaient pour la pêche, qu'ils trottaient rudement sur l'eau comme sur un animal fougueux et rapide dont les soubresauts, sans leur adresse, les eût jetés à terre. Une bande de promeneurs sortait gaiement en une barque secouée comme une carriole; un matelot joyeux, mais attentif aussi la gouvernait comme avec des guides, menait la voile fougueuse, chacun se tenait bien à sa place pour ne pas faire trop de poids d'un côté et ne pas verser, et on courait ainsi par les champs ensoleillés dans les sites ombreux, dégringolant les pentes. C'était une belle matinée malgré l'orage qu'il avait fait. Et même on sentait encore les puissantes actions qu'avait à neutraliser le bel équilibre des barques immobiles, jouissant du soleil et de la fraîcheur, dans les parties où la mer était si calme que les reflets avaient presque plus de solidité et de réalité que les coques vaporisées par un effet de soleil et que la perspective faisait s'enjamber les unes les autres. Ou plutôt on n'aurait pas dit d'autres parties de la mer. Car entre ces parties, il y avait autant de différence qu'entre l'une d'elles et l'église sortant des eaux, et les bateaux derrière la ville. L'intelligence faisait ensuite un même élément de ce qui était, ici noir dans un effet d'orage, plus loin tout d'une couleur avec le ciel et aussi verni que lui, et là si blanc de soleil, de brume et d'écume, si compact, si terrien, si circonvenu de maisons, qu'on pensait à quelque chaussée de pierres ou à un champ de neige, sur lequel on était effrayé de voir un navire s'élever en pente raide et à sec comme une voiture qui s'ébroue en sortant d'un gué, mais qu'au bout d'un moment, en y voyant sur l'étendue haute et inégale du plateau solide, des bateaux titubants, on comprenait, identique en tous ces aspects divers, être encore la mer.
Bien qu'on dise avec raison qu'il n'y a pas de progrès, pas de découvertes en art, mais seulement dans les sciences, et que chaque artiste recommençant pour son compte, un effort individuel ne peut y être aidé ni entravé par les efforts de tout autre, il faut pourtant reconnaître, que dans la mesure où l'art met en lumière certaines lois, une fois qu'une industrie les a vulgarisées, l'art antérieur perd rétrospectivement un peu de son originalité. Depuis les débuts d'Elstir, nous avons connu ce qu'on appelle «d'admirables» photographies de paysages et de villes. Si on cherche à préciser ce que les amateurs désignent dans ce cas par cette épithète, on verra qu'elle s'applique d'ordinaire à quelque image singulière d'une chose connue, image différente de celles que nous avons l'habitude de voir, singulière et pourtant vraie et qui à cause de cela est pour nous doublement saisissante parce qu'elle nous étonne, nous fait sortir de nos habitudes, et tout à la fois nous fait rentrer en nous-même en nous rappelant une impression. Par exemple celle de ces photographies «magnifiques», illustrera une loi de la perspective, nous montrera telle cathédrale que nous avons l'habitude de voir au milieu de la ville, prise au contraire d'un point choisi d'où elle aura l'air trente fois plus haute que les maisons et faisant éperon au bord du fleuve d'où elle est en réalité distante. Or, l'effort d'Elstir de ne pas exposer les choses telles qu'il savait qu'elles étaient mais selon ces illusions optiques dont notre vision première est faite, l'avait précisément amené à mettre en lumière certaines de ces lois de perspective, plus frappantes alors, car l'art était le premier à les dévoiler. Un fleuve, à cause du tournant de son cours, un golfe à cause du rapprochement apparent des falaises, avaient l'air de creuser au milieu de la plaine ou des montagnes un lac absolument fermé de toutes parts. Dans un tableau pris de Balbec par une torride journée d'été un rentrant de la mer, semblait enfermé dans des murailles de granit rose, n'être pas la mer, laquelle commençait plus loin. La continuité de l'océan n'était suggérée que par des mouettes qui, tournoyant sur ce qui semblait au spectateur de la pierre, humaient au contraire l'humidité du flot. D'autres lois se dégageaient de cette même toile comme, au pied des immenses falaises, la grâce lilliputienne des voiles blanches sur le miroir bleu où elles semblaient des papillons endormis, et certains contrastes entre la profondeur des ombres et la pâleur de la lumière. Ces jeux des ombres, que la photographie a banalisés aussi, avaient intéressé Elstir au point qu'il s'était complu autrefois à prendre de véritables mirages, où un château coiffé d'une tour apparaissait comme un château circulaire complètement prolongé d'une tour à son faîte, et en bas d'une tour inverse, soit que la pureté extraordinaire d'un beau temps donnât à l'ombre qui se reflétait dans l'eau la dureté et l'éclat de la pierre, soit que les brumes du matin rendissent la pierre aussi vaporeuse que l'ombre. De même au delà de la mer, derrière une rangée de bois une autre mer commençait, rosée par le coucher du soleil et qui était le ciel. La lumière inventant comme de nouveaux solides, poussait la coque du bateau qu'elle frappait, en retrait de celle qui était dans l'ombre, et disposait comme les degrés d'un escalier de cristal la surface matériellement plane, mais brisée par l'éclairage de la mer au matin. Un fleuve qui passe sous les ponts d'une ville était pris d'un point de vue tel qu'il apparaissait entièrement disloqué, étalé ici en lac, aminci là en filet, rompu ailleurs par l'interposition d'une colline couronnée de bois où le citadin va le soir respirer la fraîcheur du soir; et le rythme même de cette ville bouleversée n'était assuré que par la verticale inflexible des clochers qui ne montaient pas, mais plutôt, selon le fil à plomb de la pesanteur marquant la cadence comme dans une marche triomphale, semblaient tenir en suspens au-dessous d'eux toute la masse plus confuse des maisons étagées dans la brume, le long du fleuve écrasé et décousu. Et (comme les premières uvres d'Elstir dataient de l'époque où on agrémentait les paysages par la présence d'un personnage) sur la falaise ou dans la montagne, le chemin, cette partie à demi-humaine de la nature, subissait comme le fleuve ou l'océan les éclipses de la perspective. Et soit qu'une arête montagneuse, ou la brume d'une cascade, ou la mer, empêchât de suivre la continuité de la route, visible pour le promeneur mais non pour nous, le petit personnage humain en habits démodés perdu dans ces solitudes semblait souvent arrêté devant un abîme, le sentier qu'il suivait finissant là, tandis que, trois cents mètres plus haut dans ces bois de sapins, c'est d'un il attendri et d'un cur rassuré que nous voyions reparaître la mince blancheur de son sable hospitalier au pas du voyageur, mais dont le versant de la montagne nous avait dérobé, contournant la cascade ou le golfe, les lacets intermédiaires.
L'effort qu'Elstir faisait pour se dépouiller en présence de la réalité de toutes les notions de son intelligence était d'autant plus admirable que cet homme qui, avant de peindre, se faisait ignorant, oubliait tout par probité, car ce qu'on sait n'est pas à soi, avait justement une intelligence exceptionnellement cultivée. Comme je lui avouais la déception que j'avais eue devant l'église de Balbec: «Comment, me dit-il, vous avez été déçu par ce porche, mais c'est la plus belle Bible historiée que le peuple ait jamais pu lire. Cette vierge et tous les bas-reliefs qui racontent sa vie, c'est l'expression la plus tendre, la plus inspirée de ce long poème d'adoration et de louanges que le moyen âge déroulera à la gloire de la Madone. Si vous saviez à côté de l'exactitude la plus minutieuse à traduire le texte saint, quelles trouvailles de délicatesse a eues le vieux sculpteur, que de profondes pensées, quelle délicieuse poésie!
«L'idée de ce grand voile dans lequel les Anges portent le corps de la Vierge, trop sacré pour qu'ils osent le toucher directement (Je lui dis que le même sujet était traité à Saint-André-des-Champs; il avait vu des photographies du porche de cette dernière église mais me fit remarquer que l'empressement de ces petits paysans qui courent tous à la fois autour de la Vierge était autre chose que la gravité des deux grands anges presque italiens, si élancés, si doux); l'ange qui emporte l'âme de la Vierge pour la réunir à son corps; dans la rencontre de la Vierge et d'Elisabeth, le geste de cette dernière qui touche le sein de Marie et s'émerveille de le sentir gonflé; et le bras bandé de la sage-femme qui n'avait pas voulu croire, sans toucher, à l'Immaculée-Conception; et la ceinture jetée par la Vierge à saint Thomas pour lui donner la preuve de sa résurrection; ce voile aussi que la Vierge arrache de son sein pour en voiler la nudité de son fils d'un côté de qui l'Église recueille le sang, la liqueur de l'Eucharistie, tandis que, de l'autre, la Synagogue dont le règne est fini, a les yeux bandés, tient un sceptre à demi-brisé et laisse échapper avec sa couronne qui lui tombe de la tête, les tables de l'ancienne Loi; et l'époux qui aidant, à l'heure du Jugement dernier, sa jeune femme à sortir du tombeau lui appuie la main contre son propre cur pour la rassurer et lui prouver qu'il bat vraiment, est-ce aussi assez chouette comme idée, assez trouvé? Et l'ange qui emporte le soleil et la lune devenus inutiles puisqu'il est dit que la Lumière de la Croix sera sept fois plus puissante que celle des astres; et celui qui trempe sa main dans l'eau du bain de Jésus pour voir si elle est assez chaude; et celui qui sort des nuées pour poser sa couronne sur le front de la Vierge; et tous ceux qui penchés du haut du ciel, entre les balustres de la Jérusalem céleste lèvent les bras d'épouvante ou de joie à la vue des supplices des méchants et du bonheur des élus! Car c'est tous les cercles du ciel, tout un gigantesque poème théologique et symbolique que vous avez là. C'est fou, c'est divin, c'est mille fois supérieur à tout ce que vous verrez en Italie où d'ailleurs ce tympan a été littéralement copié par des sculpteurs de bien moins de génie. Il n'y a pas eu d'époque où tout le monde a du génie, tout ça c'est des blagues, ça serait plus fort que l'âge d'or. Le type qui a sculpté cette façade-là, croyez bien qu'il était aussi fort, qu'il avait des idées aussi profondes que les gens de maintenant que vous admirez le plus. Je vous montrerais cela, si nous y allions ensemble. Il y a certaines paroles de l'office de l'Assomption qui ont été traduites avec une subtilité qu'un Redon n'a pas égalée.
Cette vaste vision céleste dont il me parlait, ce gigantesque poème théologique que je comprenais avoir été écrit là, pourtant quand mes yeux pleins de désirs s'étaient ouverts, devant la façade, ce n'est pas eux que j'avais vus. Je lui parlai de ces grandes statues de saints qui montées sur des échasses forment une sorte d'avenue.
-- Elle part des fonds des âges pour aboutir à Jésus-Christ, me dit-il. Ce sont d'un côté, ses ancêtres selon l'esprit, de l'autre, les Rois de Judas, ses ancêtres selon la chair. Tous les siècles sont là. Et si vous aviez mieux regardé ce qui vous a paru des échasses, vous auriez pu nommer ceux qui y étaient perchés. Car sous les pieds de Moïse, vous auriez reconnu le veau d'or, sous les pieds d'Abraham, le bélier, sous ceux de Joseph, le démon conseillant la femme de Putiphar.
Je lui dis aussi que je m'étais attendu à
trouver un monument presque persan et que ç'avait sans
doute été là une des causes de mon
mécompte. «Mais non, me répondit-il, il y a
beaucoup de vrai.
Certaines parties sont tout orientales; un chapiteau reproduit
si exactement un sujet persan, que la persistance des traditions
orientales ne suffit pas à l'expliquer. Le sculpteur a
dû copier quelque coffret apporté par des
navigateurs.» Et en effet il devait me montrer plus tard la
photographie d'un chapiteau où je vis des dragons quasi
chinois qui se dévoraient, mais à Balbec ce petit
morceau de sculpture avait passé pour moi inaperçu
dans l'ensemble du monument qui ne ressemblait pas à ce
que m'avaient montré ces mots: «église
presque persane».
Les joies intellectuelles que je goûtais dans cet atelier ne m'empêchaient nullement de sentir, quoiqu'ils nous entourassent comme malgré nous, les tièdes glacis, la pénombre étincelante de la pièce, et au bout de la petite fenêtre encadrée de chèvrefeuilles, dans l'avenue toute rustique, la résistante sécheresse de la terre brûlée de soleil que voilait seulement la transparence de l'éloignement et de l'ombre des arbres. Peut-être l'inconscient bien-être que me causait ce jour d'été venait-il agrandir comme un affluent la joie que me causait la vue du «Port de Carquethuit».
J'avais cru Elstir modeste mais je compris que je
m'étais trompé, en voyant son visage se nuancer de
tristesse quand dans une phrase de remerciements je
prononçai le mot de gloire. Ceux qui croient leurs uvres
durables et c'était le cas pour Elstir -- prennent
l'habitude de les situer dans une époque où
eux-mêmes ne seront plus que poussière.
Et ainsi en les forçant à réfléchir
au néant, l'idée de la gloire les attriste parce
qu'elle est inséparable de l'idée de la mort. Je
changeai de conversation pour dissiper ce nuage d'orgueilleuse
mélancolie dont j'avais sans le vouloir chargé le
front d'Elstir. «On m'avait conseillé, lui dis-je en
pensant à la conversation que nous avions eue avec
Legrandin à Combray et sur laquelle j'étais content
d'avoir son avis, de ne pas aller en Bretagne, parce que
c'était malsain pour un esprit déjà
porté au rêve.» «Mais non, me
répondit-il, quand un esprit est porté au
rêve, il ne faut pas l'en tenir écarté, le
lui rationner. Tant que vous détournerez votre esprit de
ses rêves, il ne les connaîtra pas; vous serez le
jouet de mille apparences parce que vous n'en aurez pas compris
la nature. Si un peu de rêve est dangereux, ce qui en
guérit, ce n'est pas moins de rêve, mais plus de
rêve, mais tout le rêve. Il importe qu'on connaisse
entièrement ses rêves pour n'en plus souffrir; il y
a une certaine séparation du rêve et de la vie qu'il
est souvent utile de faire si que je me demande si on ne devrait
pas à tout hasard la pratiquer préventivement,
comme certains chirurgiens prétendent qu'il faudrait, pour
éviter la possibilité d'une appendicite future,
enlever l'appendice chez tous les enfants.
Elstir et moi nous étions allés jusqu'au fond de
l'atelier, devant la fenêtre qui donnait derrière le
jardin sur une étroite avenue de traverse, presque un
petit chemin rustique. Nous étions venus là pour
respirer l'air rafraîchi de l'après-midi plus
avancé. Je me croyais bien loin des jeunes filles de la
petite bande et c'est en sacrifiant pour une fois
l'espérance de les voir, que j'avais fini par obéir
à la prière de ma grand-mère et aller voir
Elstir. Car où se trouve ce qu'on cherche on ne le sait
pas, et on fuit souvent pendant bien longtemps le lieu où,
pour d'autres raisons, chacun nous invite. Mais nous ne
soupçonnons pas que nous y verrions justement l'être
auquel nous pensons. Je regardais vaguement le chemin campagnard
qui, extérieur à l'atelier, passait tout
près de lui mais n'appartenait pas à Elstir. Tout
à coup y apparut, le suivant à pas rapides, la
jeune cycliste de la petite bande avec, sur ses cheveux noirs,
son polo abaissé vers ses grosses joues, ses yeux gais et
un peu insistants; et dans ce sentier fortuné
miraculeusement rempli de douces promesses, je la vis sous les
arbres, adresser à Elstir un salut souriant d'amie,
arc-en-ciel qui unit pour moi notre monde terraqué
à des régions que j'avais jugées
jusque-là inaccessibles. Elle s'approcha même pour
tendre la main au peintre, sans s'arrêter, et je vis
qu'elle avait un petit grain de beauté au menton.
«Vous connaissez cette jeune fille, monsieur?» dis-je
à Elstir, comprenant qu'il pourrait me présenter
à elle, l'inviter chez lui. Et cet atelier paisible avec
son horizon rural s'était rempli d'un surcroît
délicieux comme il arrive d'une maison où un enfant
se plaisait déjà et où il apprend que, en
plus, de par la générosité qu'ont les belles
choses et les nobles gens à accroître
indéfiniment leurs dons, se prépare pour lui un
magnifique goûter. Elstir me dit qu'elle s'appelait
Albertine Simonet et me nomma aussi ses autres amies que je lui
décrivis avec assez d'exactitude pour qu'il n'eût
guère d'hésitation. J'avais commis à
l'égard de leur situation sociale une erreur, mais pas
dans le même sens que d'habitude à Balbec. J'y
prenais facilement pour des princes des fils de boutiquiers
montant à cheval. Cette fois j'avais situé dans un
milieu interlope des filles d'une petite bourgeoisie fort riche,
du monde de l'industrie et des affaires. C'était celui qui
de prime-abord m'intéressait le moins, n'ayant pour moi le
mystère ni du peuple, ni d'une société comme
celle des Guermantes. Et sans doute si un prestige
préalable qu'elles ne perdraient plus ne leur avait
été conféré, devant mes yeux
éblouis, par la vacuité éclatante de la vie
de plage, je ne serais peut-être pas arrivé à
lutter victorieusement contre l'idée qu'elles
étaient les filles de gros négociants. Je ne pus
qu'admirer combien la bourgeoisie française était
un atelier merveilleux de sculpture la plus
généreuse et la plus variée. Que de types
imprévus, quelle invention dans le caractère des
visages, quelle décision, quelle fraîcheur, quelle
naïveté dans les traits. Les vieux bourgeois avares
d'où étaient issues ces Dianes et ces nymphes me
semblaient les plus grands des statuaires. Avant que j'eusse eu
le temps de m'apercevoir de la métamorphose sociale de ces
jeunes filles, et tant ces découvertes d'une erreur, ces
modifications de la notion qu'on a d'une personne ont
l'instantanéité d'une réaction chimique,
s'était déjà installée
derrière le visage d'un genre si voyou de ces jeunes
filles que j'avais prises pour des maîtresses de coureurs
cyclistes, de champions de boxe, l'idée qu'elles pouvaient
très bien être liées avec la famille de tel
notaire que nous connaissions. Je ne savais guère ce
qu'était Albertine Simonet. Elle ignorait certes ce
qu'elle devait être un jour pour moi. Même ce nom de
Simonet que j'avais déjà entendu sur la plage, si
on m'avait demandé de l'écrire je l'aurais
orthographié avec deux n. ne me doutant pas de
l'importance que cette famille attachait à n'en
posséder qu'un seul.
Au fur et à mesure que l'on descend dans l'échelle
sociale, le snobisme s'accroche à des riens qui ne sont
peut-être pas plus nuls que les distinctions de
l'aristocratie, mais qui plus obscurs, plus particuliers à
chacun, surprennent davantage. Peut-être y avait-il eu des
Simonet qui avaient fait de mauvaises affaires ou pis encore.
Toujours est-il que les Simonet s'étaient,
paraît-il, toujours irrités comme d'une calomnie
quand on doublait leur n. Ils avaient l'air d'être les
seuls Simonet avec un n au lieu de deux, autant de fierté
peut-être que les Montmorency d'être les premiers
barons de France. Je demandai à Elstir si ces jeunes
filles habitaient Balbec, il me répondit oui pour
certaines d'entre elles. La villa de l'une était
précisément située tout au bout de la plage,
là où commencent les falaises du Canapville. Comme
cette jeune fille était une grande amie d'Albertine
Simonet, ce me fut une raison de plus de croire que
c'était bien cette dernière que j'avais
rencontrée, quand j'étais avec ma
grand-mère. Certes il y avait tant de ces petites rues
perpendiculaires à la plage où elles faisaient un
angle pareil, que je n'aurais pu spécifier exactement
laquelle c'était. On voudrait avoir un souvenir exact mais
au moment même la vision a été trouble.
Pourtant qu'Albertine et cette jeune fille entrant chez son amie
fussent une seule et même personne, c'était
pratiquement une certitude. Malgré cela tandis que les
innombrables images que m'a présentées dans la
suite la brune joueuse de golf, si différentes qu'elles
soient les unes des autres, se superposent (parce que je sais
qu'elles lui appartiennent toutes), et que si je remonte le fil
de mes souvenirs, je peux, sous le couvert de cette
identité et comme dans un chemin de communication
intérieure, repasser par toutes ces images sans sortir
d'une même personne, en revanche, si je veux remonter
jusqu'à la jeune fille que je croisai le jour où
j'étais avec ma grand-mère, il me faut ressortir
à l'air libre. Je suis persuadé que c'est Albertine
que je retrouve, la même que celle qui s'arrêtait
souvent, au milieu de ses amies, dans sa promenade
dépassant l'horizon de la mer; mais toutes ces images
restent séparées de cette autre parce que je ne
peux pas lui conférer rétrospectivement une
identité qu'elle n'avait pas pour moi au moment où
elle a frappé mes yeux; quoi que puisse m'assurer le
calcul des probabilités, cette jeune fille aux grosses
joues qui me regarda si hardiment au coin de la petite rue et de
la plage et par qui je crois que j'aurais pu être
aimé, au sens strict du mot revoir, je ne l'ai jamais
revue.
Mon hésitation entre les diverses jeunes filles de la
petite bande lesquelles gardaient toutes un peu du charme
collectif qui m'avait d'abord troublé, s'ajouta-t-il aussi
à ces causes pour me laisser plus tard, même au
temps de mon plus grand -- de mon second -- amour pour Albertine,
une sorte de liberté intermittente, et bien brève,
de ne l'aimer pas. Pour avoir erré entre toutes ses amies
avant de se porter définitivement sur elle, mon amour
garda parfois entre lui et l'image d'Albertine certain
«jeu» qui lui permettait, comme un éclairage
mal adapté, de se poser sur d'autres avant de revenir
s'appliquer à elles; le rapport entre le mal que je
ressentais au cur et le souvenir d'Albertine ne me semblait pas
nécessaire, j'aurais peut-être pu le coordonner avec
l'image d'une autre personne. Ce qui me permettait,
l'éclair d'un instant, de faire évanouir la
réalité, non pas seulement la réalité
extérieure comme dans mon amour pour Gilberte (que j'avais
reconnu pour un état intérieur où je tirais
de moi seul la qualité particulière, le
caractère spécial de l'être que j'aimais,
tout ce qui le rendait indispensable à mon bonheur) mais
même la réalité intérieure et purement
subjective.
«Il n'y a pas de jour qu'une ou l'autre d'entre elles ne passe devant l'atelier et n'entre me faire un bout de visite», me dit Elstir, me désespérant ainsi par la pensée que si j'avais été le voir aussitôt que ma grand-mère m'avait demandé de le faire, j'eusse probablement depuis longtemps déjà, fait la connaissance d'Albertine.
Elle s'était éloignée; de l'atelier on ne la voyait plus. Je pensai qu'elle était allée rejoindre ses amies sur la digue. Si j'avais pu m'y trouver avec Elstir, j'eusse fait leur connaissance. J'inventai mille prétextes pour qu'il consentît à venir faire un tour de plage avec moi. Je n'avais plus le même calme qu'avant l'apparition de la jeune fille dans le cadre de la petite fenêtre si charmante jusque-là sous ses chèvrefeuilles et maintenant bien vide. Elstir me causa une joie mêlée de torture en me disant qu'il ferait quelques pas avec moi, mais qu'il était obligé de terminer d'abord le morceau qu'il était en train de peindre. C'était des fleurs, mais pas de celles dont j'eusse mieux aimé lui commander le portrait que celui d'une personne, afin d'apprendre par la révélation de son génie ce que j'avais si souvent cherché en vain devant elles -- aubépines, épines roses, bluets, fleurs de pommiers. Elstir tout en peignant me parlait de botanique, mais je ne l'écoutais guère; il ne se suffisait plus à lui-même, il n'était plus que l'intermédiaire nécessaire entre ces jeunes filles et moi; le prestige que quelques instants encore auparavant, lui donnait pour moi son talent, ne valait plus qu'en tant qu'il m'en conférait un peu à moi-même aux yeux de la petite bande à qui je serais présenté par lui.
J'allais et venais, impatient qu'il eût fini de
travailler; je saisissais pour les regarder des études
dont beaucoup tournées contre le mur, étaient
empilées les unes sur les autres. Je me trouvais ainsi
mettre au jour une aquarelle qui devait être d'un temps
bien plus ancien de la vie d'Elstir et me causa cette sorte
particulière d'enchantement que dispensent des uvres non
seulement d'une exécution délicieuse mais aussi
d'un sujet si singulier et si séduisant, que c'est
à lui que nous attribuons une partie de leur charme, comme
si, ce charme, le peintre n'avait eu qu'à le
découvrir, qu'à l'observer, matériellement
réalisé déjà dans la nature et
à le reproduire. Que de tels objets puissent exister,
beaux en dehors même de l'interprétation du peintre,
cela contente en nous un matérialisme inné,
combattu par la raison, et sert de contre-poids aux abstractions
de l'esthétique.
C'était, -- cette aquarelle, -- le portrait d'une jeune
femme pas jolie, mais d'un type curieux, que coiffait un
serre-tête assez semblable à un chapeau melon
bordé d'un ruban de soie cerise; une de ses mains
gantées de mitaines tenait une cigarette allumée,
tandis que l'autre élevait à la hauteur du genou
une sorte de grand chapeau de jardin, simple écran de
paille contre le soleil. A côté d'elle, un
porte-bouquet plein de roses sur une table. Souvent
c'était le cas ici, la singularité de ces uvres,
tient surtout à ce qu'elles ont été
exécutées dans des conditions particulières
dont nous ne nous rendons pas clairement compte d'abord, par
exemple si la toilette étrange d'un modèle
féminin, est un déguisement de bal costumé,
ou si au contraire le manteau rouge d'un vieillard qui a l'air de
l'avoir revêtu pour se prêter à une fantaisie
du peintre, est sa robe de professeur ou de conseiller, ou son
camail de cardinal. Le caractère ambigu de l'être
dont j'avais le portrait sous les yeux, tenait sans que je le
comprisse à ce que c'était une jeune actrice
d'autrefois en demi-travesti. Mais son melon, sous lequel ses
cheveux étaient bouffants, mais courts, son veston de
velours sans revers ouvrant sur un plastron blanc me firent
hésiter sur la date de la mode et le sexe du
modèle, de façon que je ne savais pas exactement ce
que j'avais sous les yeux, sinon le plus clair des morceaux de
peinture. Et le plaisir qu'il me donnait était
troublé seulement par la peur qu'Elstir en s'attardant
encore me fît manquer les jeunes filles, car le soleil
était déjà oblique et bas dans la petite
fenêtre. Aucune chose dans cette aquarelle n'était
simplement constatée en fait et peinte à cause de
son utilité dans la scène, le costume parce qu'il
fallait que la femme fût habillée, le porte-bouquet
pour les fleurs. Le verre du porte-bouquet, aimé pour
lui-même, avait l'air d'enfermer l'eau où trempaient
les tiges des illets dans quelque chose d'aussi limpide, presque
d'aussi liquide qu'elle; l'habillement de la femme l'entourait
d'une manière qui avait un charme indépendant,
fraternel, et si les uvres de l'industrie pouvaient rivaliser de
charme avec les merveilles de la nature, aussi délicates,
aussi savoureuses au toucher du regard, aussi fraîchement
peintes que la fourrure d'une chatte, les pétales d'un
illet, les plumes d'une colombe. La blancheur du plastron, d'une
finesse de grésil et dont le frivole plissage avait des
clochettes comme celles du muguet, s'étoilait des clairs
reflets de la chambre, aigus eux-mêmes et finement
nuancés comme des bouquets de fleurs qui auraient
broché le linge. Et le velours du veston brillant et
nacré, avait çà et là quelque chose
de hérissé, de déchiqueté et de velu
qui faisait penser à l'ébouriffage des illets dans
le vase. Mais surtout on sentait qu'Elstir, insoucieux de ce que
pouvait présenter d'immoral ce travesti d'une jeune
actrice pour qui le talent avec lequel elle jouerait son
rôle avait sans doute moins d'importance que l'attrait
irritant qu'elle allait offrir aux sens blasés ou
dépravés de certains spectateurs, s'était au
contraire attaché à ces traits d'ambiguité
comme à un élément esthétique qui
valait d'être mis en relief et qu'il avait tout fait pour
souligner. Le long des lignes du visage, le sexe avait l'air
d'être sur le point d'avouer qu'il était celui d'une
fille un peu garçonnière, s'évanouissait, et
plus loin se retrouvait, suggérant plutôt
l'idée d'un jeune efféminé vicieux et
songeur, puis fuyait encore, restait insaisissable. Le
caractère de tristesse rêveuse du regard, par son
contraste même avec les accessoires appartenant au monde de
la noce et du théâtre, n'était pas ce qui
était le moins troublant. On pensait du reste qu'il devait
être factice et que le jeune être qui semblait
s'offrir aux caresses dans ce provocant costume avait
probablement trouvé piquant d'y ajouter l'expression
romanesque d'un sentiment secret, d'un chagrin
inavoué.
Au bas du portrait était écrit: Miss Sacripant,
octobre 1872. Je ne pus contenir mon admiration. «Oh! ce
n'est rien, c'est une pochade de jeunesse, c'était un
costume pour une Revue des Variétés. Tout cela est
bien loin.» «Et qu'est devenu le
modèle?» Un étonnement provoqué par
mes paroles précéda sur la figure d'Elstir l'air
indifférent et distrait qu'au bout d'une seconde il y
étendit. «Tenez, passez-moi vite cette toile, me
dit-il, j'entends Madame Elstir qui arrive et bien que la jeune
personne au melon n'ait joué, je vous assure, aucun
rôle dans ma vie, il est inutile que ma femme ait cette
aquarelle sous les yeux. Je n'ai gardé cela que comme un
document amusant sur le théâtre de cette
époque.» Et avant de cacher l'aquarelle
derrière lui, Elstir qui peut-être ne l'avait pas
vue depuis longtemps y attacha un regard attentif. «Il
faudra que je ne garde que la tête, murmura-t-il, le bas
est vraiment trop mal peint, les mains sont d'un
commençant.» J'étais désolé de
l'arrivée de Mme Elstir qui allait encore nous retarder.
Le rebord de la fenêtre fut bientôt rose. Notre
sortie serait en pure perte. Il n'y avait plus aucune chance de
voir les jeunes filles, par conséquent plus aucune
importance à ce que Mme Elstir nous quittât plus ou
moins vite. Elle ne resta, d'ailleurs, pas très longtemps.
Je la trouvai très ennuyeuse; elle aurait pu être
belle, si elle avait eu vingt ans, conduisant un buf dans la
campagne romaine; mais ses cheveux noirs blanchissaient; et elle
était commune sans être simple, parce qu'elle
croyait que la solennité des manières et la
majesté de l'attitude étaient requises par sa
beauté sculpturale à laquelle, d'ailleurs,
l'âge avait enlevé toutes ses séductions.
Elle était mise avec la plus grande simplicité. Et
on était touché mais surpris d'entendre Elstir dire
à tout propos et avec une douceur respectueuse comme si
rien que prononcer ces mots lui causait de l'attendrissement et
de la vénération: «Ma belle Gabrielle!»
Plus tard, quand je connus la peinture mythologique d'Elstir, Mme
Elstir prit pour moi aussi de la beauté. Je compris
qu'à certain type idéal résumé en
certaines lignes, en certaines arabesques qui se retrouvaient
sans cesse dans son uvre, à un certain canon, il avait
attribué en fait un caractère presque divin,
puisque tout son temps, tout l'effort de pensée dont il
était capable, en un mot toute sa vie, il l'avait
consacrée à la tâche de distinguer mieux ces
lignes, de les reproduire plus fidèlement. Ce qu'un tel
idéal inspirait à Elstir, c'était vraiment
un culte si grave, si exigeant, qu'il ne lui permettait jamais
d'être content, c'était la partie la plus intime de
lui-même: aussi n'avait-il pu le considérer avec
détachement, en tirer des émotions jusqu'au jour
où il le rencontra, réalisé au dehors, dans
le corps d'une femme, le corps de celle qui était par la
suite devenue Madame Elstir et chez qui il avait pu -- comme cela
ne nous est possible que pour ce qui n'est pas nous-mêmes
-- le trouver méritoire, attendrissant, divin. Quel repos,
d'ailleurs, de poser ses lèvres sur ce Beau que jusqu'ici
il fallait avec tant de peine extraire de soi, et qui maintenant
mystérieusement incarné, s'offrait à lui
pour une suite de communions efficaces. Elstir à cette
époque n'était plus dans la première
jeunesse où l'on attend que de la puissance de la
pensée, la réalisation de son idéal. Il
approchait de l'âge où l'on compte sur les
satisfactions du corps pour stimuler la force de l'esprit,
où la fatigue de celui-ci, en nous inclinant au
matérialisme, et la diminution de l'activité
à la possibilité d'influences passivement
reçues commencent à nous faire admettre qu'il y a
peut-être bien certains corps, certains métiers,
certains rythmes privilégiés, réalisant si
naturellement notre idéal, que même sans
génie, rien qu'en copiant le mouvement d'une
épaule, la tension d'un cou, nous ferions un chef-d'uvre;
c'est l'âge où nous aimons à caresser la
Beauté du regard, hors de nous, près de nous, dans
une tapisserie, dans une belle esquisse de Titien
découverte chez un brocanteur, dans une maîtresse
aussi belle que l'esquisse de Titien. Quand j'eus compris cela,
je ne pus plus voir sans plaisir Mme Elstir, et son corps perdit
de sa lourdeur, car je le remplis d'une idée,
l'idée qu'elle était une créature
immatérielle, un portrait d'Elstir. Elle en était
un pour moi et pour lui aussi sans doute. Les données de
la vie ne comptent pas pour l'artiste, elles ne sont pour lui
qu'une occasion de mettre à nu son génie. On sent
bien à voir les uns à côté des autres
dix portraits de personnes différentes peintes par Elstir,
que ce sont avant tout des Elstir. Seulement, après cette
marée montante du génie qui recouvre la vie, quand
le cerveau se fatigue, peu à peu l'équilibre se
rompt et comme un fleuve qui reprend son cours après le
contreflux d'une grande marée, c'est la vie qui reprend le
dessus. Or, pendant que durait la première période,
l'artiste a, peu à peu, dégagé la loi, la
formule de son don inconscient. Il sait quelles situations s'il
est romancier, quels paysages s'il est peintre, lui fournissent
la matière, indifférente en soi, mais
nécessaire à ses recherches comme serait un
laboratoire ou un atelier. Il sait qu'il a fait ses chefs d'uvre
avec des effets de lumière atténuée, avec
des remords modifiant l'idée d'une faute, avec des femmes
posées sous les arbres ou à demi plongées
dans l'eau, comme des statues. Un jour viendra où par
l'usure de son cerveau, il n'aura plus devant ces
matériaux dont se servait son génie, la force de
faire l'effort intellectuel qui seul peut produire son uvre, et
continuera pourtant à les rechercher, heureux de se
trouver près d'eux à cause du plaisir spirituel,
amorce du travail, qu'ils éveillent en lui; et les
entourant d'ailleurs d'une sorte de superstition comme s'ils
étaient supérieurs à autre chose, si en eux
résidait déjà une bonne part de l'uvre d'art
qu'ils porteraient en quelque sorte toute faite, il n'ira pas
plus loin que la fréquentation, l'adoration des
modèles. Il causera indéfiniment avec des criminels
repentis, dont les remords, la régénération
a fait l'objet de ses romans; il achètera une maison de
campagne dans un pays où la brume atténue la
lumière; il passera de longues heures à regarder
des femmes se baigner; il collectionnera les belles
étoffes.
Et ainsi la beauté de la vie, mot en quelque sorte
dépourvu de signification, stade situé en
deçà de l'art et auquel j'avais vu s'arrêter
Swann, était celui où par ralentissement du
génie créateur, idolâtrie des formes qui
l'avaient favorisé désir du moindre effort, devait
un jour rétrograder peu à peu un Elstir.
Il venait enfin de donner un dernier coup de pinceau à
ses fleurs; je perdis un instant à les regarder; je
n'avais pas de mérite à le faire, puisque je savais
que les jeunes filles ne se trouveraient plus sur la plage; mais
j'aurais cru qu'elles y étaient encore et que ces minutes
perdues me les faisaient manquer que j'aurais regardé tout
de même, car je me serais dit qu'Elstir
s'intéressait plus à ses fleurs qu'à ma
rencontre avec les jeunes filles. La nature de ma
grand-mère, nature qui était juste l'opposé
de mon total égoïsme, se reflétait pourtant
dans la mienne. Dans une circonstance où quelqu'un qui
m'était indifférent, pour qui j'avais toujours
feint de l'affection ou du respect, ne risquait qu'un
désagrément tandis que je courais un danger, je
n'aurais pas pu faire autrement que de le plaindre de son ennui
comme d'une chose considérable et de traiter mon danger
comme un rien, parce qu'il me semblait que c'était avec
ces proportions que les choses devaient lui apparaître.
Pour dire les choses telles qu'elles sont, c'est même un
peu plus que cela, et pas seulement ne pas déplorer le
danger que je courais moi-même, mais aller au devant de ce
danger-là, et pour celui qui concernait les autres,
tâcher au contraire, dussè-je avoir plus de chances
d'être atteint moi-même, de le leur éviter.
Cela tient à plusieurs raisons qui ne sont point à
mon honneur. L'une est que si, tant que je ne faisais que
raisonner, je croyais surtout tenir à la vie, chaque fois
qu'au cours de mon existence, je me suis trouvé
obsédé par des soucis moraux ou seulement par des
inquiétudes nerveuses, quelquefois si puériles que
je n'oserais pas les rapporter, si une circonstance
imprévue survenait alors, amenant pour moi le risque
d'être tué, cette nouvelle préoccupation
était si légère, relativement aux autres,
que je l'accueillais avec un sentiment de détente qui
allait jusqu'à l'allégresse. Je me trouve ainsi
avoir connu, quoique étant l'homme le moins brave du
monde, cette chose qui me semblait quand je résonnais, si
étrangère à ma nature, si inconcevable,
l'ivresse du danger. Mais même fussé-je quand il y
en a un, et mortel, qui se présente, dans une
période entièrement calme et heureuse, je ne
pourrais pas, si je suis avec une autre personne, ne pas la
mettre à l'abri et choisir pour moi la place dangereuse.
Quand un assez grand nombre d'expériences m'eurent appris
que j'agissais toujours ainsi, et avec plaisir, je
découvris et à ma grande honte, que contrairement
à ce que j'avais toujours cru et affirmé
j'étais très sensible à l'opinion des
autres.
Cette sorte d'amour-propre inavoué n'a pourtant aucun
rapport avec la vanité ni avec l'orgueil. Car ce qui peut
contenter l'une ou l'autre, ne me causerait aucun plaisir et je
m'en suis toujours abstenu. Mais les gens devant qui j'ai
réussi à cacher le plus complètement les
petits avantages qui auraient pu leur donner une moins
piètre idée de moi, je n'ai jamais pu me refuser le
plaisir de leur montrer que je mets plus de soin à
écarter la mort de leur route que de la mienne.
Comme son mobile est alors l'amour-propre et non la vertu, je
trouve bien naturel qu'en toute circonstance, ils agissent
autrement. Je suis bien loin de les en blâmer, ce que je
ferais, peut-être, si j'avais été mû
par l'idée d'un devoir qui me semblerait dans ce cas
être obligatoire pour eux aussi bien que pour moi. Au
contraire, je les trouve fort sages de préserver leur vie,
tout en ne pouvant m'empêcher de faire passer au second
plan la mienne, ce qui est particulièrement absurde et
coupable, depuis que j'ai cru reconnaître que celle de
beaucoup de gens devant qui je me place quand éclate une
bombe est plus dénuée de prix. D'ailleurs le jour
de cette visite à Elstir les temps étaient encore
loin où je devais prendre conscience de cette
différence de valeur, et il ne s'agissait d'aucun danger,
mais simplement, signe avant-coureur du pernicieux amour-propre,
de ne pas avoir l'air d'attacher au plaisir que je
désirais si ardemment plus d'importance qu'à la
besogne d'aquarelliste qu'il n'avait pas achevée.
Elle le fut enfin. Et, une fois dehors, je m'aperçus que
-- tant les jours étaient longs dans cette saison
là -- il était moins tard que je ne croyais; nous
allâmes sur la digue. Que de ruses j'employai pour faire
demeurer Elstir à l'endroit où je croyais que ces
jeunes filles pouvaient encore passer. Lui montrant les falaises
qui s'élevaient à côté de nous je ne
cessais de lui demander de me parler d'elles, afin de lui faire
oublier l'heure et de le faire rester. Il me semblait que nous
avions plus de chance de cerner la petite bande en allant vers
l'extrémité de la plage. «J'aurais voulu voir
d'un tout petit peu près avec vous ces falaises»,
dis-je à Elstir, ayant remarqué qu'une de ces
jeunes filles s'en allait souvent de ce côté. Et
pendant ce temps-là, parlez-moi de Carquethuit. Ah! que
j'aimerais aller à Carquethuit!» ajoutai-je sans
penser que le caractère si nouveau qui se manifestait avec
tant de puissance dans le «Port de Carquethuit»
d'Elstir, tenait peut-être plus à la vision du
peintre qu'à un mérite spécial de cette
plage. «Depuis que j'ai vu ce tableau, c'est
peut-être ce que je désire le plus connaître
avec la Pointe-du-Raz qui serait, d'ailleurs, d'ici, tout un
voyage.» «Et puis même si ce n'était pas
plus près je vous conseillerais peut-être tout de
même davantage Carquethuit, me répondit Elstir. La
Pointe-du-Raz est admirable, mais enfin c'est toujours la grande
falaise normande ou bretonne que vous connaissez.
Carquethuit c'est tout autre chose avec ces roches sur une plage
basse. Je ne connais rien en France d'analogue, cela me rappelle
plûtot certains aspects de la Floride. C'est très
curieux, et du reste extrêmement sauvage aussi. C'est entre
Clitourps et Nehomme et vous savez combien ces parages sont
désolés; la ligne des plages est ravissante. Ici,
la ligne de la plage est quelconque; mais là-bas, je ne
peux vous dire quelle grâce elle a, quelle
douceur.»
Le soir tombait: il fallut revenir; je ramenais Elstir vers sa
villa, quand tout d'un coup, tel
Méphistophélès surgissant devant Faust,
apparurent au bout de l'avenue -- comme une simple objectivation
irréelle et diabolique du tempérament opposé
au mien, de la vitalité quasi-barbare et cruelle dont
était si dépourvue ma faiblesse, mon excès
de sensibilité douloureuse et d'intellectualité --
quelques taches de l'essence impossible à confondre avec
rien d'autre, quelques sporades de la bande zoophytique des
jeunes filles, lesquelles avaient l'air de ne pas me voir, mais
sans aucun doute n'en étaient pas moins en train de porter
sur moi un jugement ironique. Sentant qu'il était
inévitable que la rencontre entre elles et nous se
produisît, et qu'Elstir allait m'appeler, je tournai le dos
comme un baigneur qui va recevoir la lame; je m'arrêtai net
et laissant mon illustre compagnon poursuivre son chemin, je
restai en arrière, penché, comme si j'étais
subitement intéressé par elle, vers la vitrine du
marchand d'antiquités devant lequel nous passions en ce
moment; je n'étais pas fâché d'avoir l'air de
pouvoir penser à autre chose qu'à ces jeunes
filles, et je savais déjà obscurément que
quand Elstir m'appellerait pour me présenter, j'aurais la
sorte de regard interrogateur qui décèle non la
surprise, mais le désir d'avoir l'air surpris -- tant
chacun est un mauvais acteur ou le prochain un bon
physiognomoniste; -- que j'irais même jusqu'à
indiquer ma poitrine avec mon doigt pour demander: «C'est
bien moi que vous appelez» et accourir vite, la tête
courbée par l'obéissance et la docilité, le
visage dissimulant froidement l'ennui d'être arraché
à la contemplation de vieilles faïences pour
être présenté à des personnes que je
ne souhaitais pas de connaître. Cependant je
considérais la devanture en attendant le moment où
mon nom crié par Elstir viendrait me frapper comme une
balle attendue et inoffensive. La certitude de la
présentation à ces jeunes filles avait eu pour
résultat, non seulement de me faire à leur
égard, jouer, mais éprouver, l'indifférence.
Désormais inévitable, le plaisir de les
connaître fut comprimé, réduit, me parut plus
petit que celui de causer avec Saint-Loup, de dîner avec ma
grand-mère, de faire dans les environs des excursions que
je regretterais d'être probablement, par le fait de
relations avec des personnes qui devaient peu s'intéresser
aux monuments historiques, contraint de négliger.
D'ailleurs, ce qui diminuait le plaisir que j'allais avoir, ce
n'était pas seulement l'imminence mais
l'incohérence de sa réalisation. Des lois aussi
précises que celles de l'hydrostatique, maintiennent la
superposition des images que nous formons dans un ordre fixe que
la proximité de l'événement bouleverse.
Elstir allait m'appeler. Ce n'était pas du tout de cette
façon que je m'étais souvent, sur la plage, dans ma
chambre, figuré que je connaîtrais ces jeunes
filles.
Ce qui allait avoir lieu, c'était un autre
événement auquel je n'étais pas
préparé. Je ne reconnaissais ni mon désir,
ni son objet; je regrettais presque d'être sorti avec
Elstir. Mais, surtout, la contraction du plaisir que j'avais
auparavant cru avoir, était due à la certitude que
rien ne pouvait plus me l'enlever. Et il reprit comme en vertu
d'une force élastique, toute sa hauteur, quand il cessa de
subir l'étreinte de cette certitude, au moment où
m'étant décidé à tourner la
tête, je vis Elstir arrêté quelques pas plus
loin avec les jeunes filles, leur dire au revoir. La figure de
celle qui était le plus près de lui, grosse et
éclairée par ses regards, avait l'air d'un
gâteau où on eût réservé de la
place pour un peu de ciel. Ses yeux, même fixes, donnaient
l'impression de la mobilité comme il arrive par ces jours
de grand vent où l'air, quoique invisible, laisse
percevoir la vitesse avec laquelle il passe sur le fond de
l'azur. Un instant ses regards croisèrent les miens, comme
ces ciels voyageurs des jours d'orage qui approchent d'une
nuée moins rapide, la côtoient, la touchent, la
dépassent. Mais ils ne se connaissent pas et s'en vont
loin l'un de l'autre. Tels nos regards furent un instant face
à face, ignorant chacun ce que le continent céleste
qui était devant lui contenait de promesses et de menaces
pour l'avenir. Au moment seulement où son regard passa
exactement sous le mien sans ralentir sa marche il se voila
légèrement. Ainsi, par une nuit claire, la lune
emportée par le vent passe sous un nuage et voile un
instant son éclat, puis reparaît bien vite. Mais
déjà Elstir avait quitté les jeunes filles
sans m'avoir appelé. Elles prirent une rue de traverse, il
vint vers moi. Tout était manqué.
J'ai dit qu'Albertine ne m'était pas apparue ce
jour-là, la même que les précédents,
et que chaque fois elle devait me sembler différente.
Mais je sentis à ce moment que certaines modifications
dans l'aspect, l'importance, la grandeur d'un être peuvent
tenir aussi à la variabilité de certains
états interposés entre cet être et nous. L'un
de ceux qui jouent à cet égard le rôle le
plus considérable est la croyance (ce soir-là la
croyance puis l'évanouissement de la croyance, que
j'allais connaître Albertine, l'avait, à quelques
secondes d'intervalle, rendue presque insignifiante puis
infiniment précieuse à mes yeux; quelques
années plus tard, la croyance, puis la disparition de la
croyance qu'Albertine m'était fidèle, amena des
changements analogues).
Certes, à Combray déjà j'avais vu diminuer ou grandir selon les heures, selon que j'entrais dans l'un ou l'autre des deux grands modes qui se partageaient ma sensibilé, le chagrin de n'être pas près de ma mère, aussi imperceptible tout l'après-midi que la lumière de la lune tant que brille le soleil et, la nuit venue, régnant seul dans mon âme anxieuse à la place de souvenirs effacés et récents. Mais ce jour-là, en voyant qu'Elstir quittait les jeunes filles sans m'avoir appelé, j'appris que les variations de l'importance qu'ont à nos yeux un plaisir ou un chagrin peuvent ne pas tenir seulement à cette alternance de deux états, mais au déplacement de croyances invisibles, lesquelles par exemple nous font paraître indifférente la mort parce qu'elles répandent sur celle-ci une lumière d'irréalité, et nous permettent ainsi d'attacher de l'importance à nous rendre à une soirée musicale qui perdrait de son charme si, à l'annonce que nous allons être guillotinés, la croyance qui baigne cette soirée se dissipait tout à coup; ce rôle des croyances, il est vrai que quelque chose en moi le savait c'était la volonté, mais elle le sait en vain si l'intelligence, la sensibilité continuent à l'ignorer; celles-ci sont de bonne foi quand elles croient que nous avons envie de quitter une maîtresse à laquelle seule notre volonté sait que nous tenons. C'est qu'elles sont obscurcies par la croyance que nous la retrouverons dans un instant. Mais que cette croyance se dissipe, qu'elles apprennent tout d'un coup que cette maîtresse est partie pour toujours, alors l'intelligence et la sensibilité ayant perdu leur mise au point sont comme folles, le plaisir infime s'agrandit à l'infini.
Variation d'une croyance, néant de l'amour aussi,
lequel, préexistant et mobile s'arrête à
l'image d'une femme simplement parce que cette femme sera presque
impossible à atteindre. Dès lors on pense moins
à la femme qu'on se représente difficilement,
qu'aux moyens de la connaître. Tout un processus
d'angoisses se développe et suffit pour fixer notre amour
sur elle, qui en est l'objet à peine connu de nous.
L'amour devient immense, nous ne songeons pas combien la femme
réelle y tient peu de place. Et si tout d'un coup, comme
au moment où j'avais vu Elstir s'arrêter avec les
jeunes filles, nous cessons d'être inquiets, d'avoir de
l'angoisse, comme c'est elle qui est tout notre amour, il semble
brusquement qu'il se soit évanoui au moment où nous
tenons enfin la proie à la valeur de laquelle nous n'avons
pas assez pensé. Que connaissais-je d'Albertine? Un ou
deux profils sur la mer, moins beaux assurément que ceux
des femmes de Véronèse que j'aurais dû, si
j'avais obéi à des raisons purement
esthétiques, lui préférer.
Or, pouvais-je en d'autres raisons, puisque,
l'anxiété tombée, je ne pouvais retrouver
que ces profils muets, je ne possédais rien d'autre.
Depuis que j'avais vu Albertine, j'avais fait chaque jour
à son sujet des milliers de réflexions, j'avais
poursuivi avec ce que j'appelais elle, tout un entretien
intérieur, où je la faisais questionner,
répondre, penser, agir, et dans la série
indéfinie d'Albertines imaginées qui se
succédaient en moi heure par heure, l'Albertine
réelle, aperçue sur la plage, ne figurait qu'en
tête, comme la créatrice d'un rôle,
l'étoile, ne paraît, dans une longue série de
représentations, que dans toutes les premières.
Cette Albertine-là n'était guère qu'une
silhouette, tout ce qui était superposé
était de mon cru, tant dans l'amour les apports qui
viennent de nous l'emportent -- à ne se placer même
qu'au point de vue quantité -- sur ceux qui nous viennent
de l'être aimé. Et cela est vrai des amours les plus
effectifs. Il en est qui peuvent non seulement se former mais
subsister autour de bien peu de chose, -- et même parmi
ceux qui ont reçu leur exaucement charnel. Un ancien
professeur de dessin de ma grand'mère avait eu d'une
maîtresse obscure une fille. La mère mourut peu de
temps après la naissance de l'enfant et le professeur de
dessin en eut un chagrin tel qu'il ne survécut pas
longtemps. Dans les derniers mois de sa vie, ma grand'mère
et quelques dames de Combray, qui n'avaient jamais voulu faire
même allusion devant leur professeur à cette femme
avec laquelle d'ailleurs il n'avait pas officiellement
vécu et n'avait eu que peu de relations, songèrent
à assurer le sort de la petite fille en se cotisant pour
lui faire une rente viagère. Ce fut ma grand'mère
qui le proposa, certaines amies se firent tirer l'oreille, cette
petite fille était-elle vraiment si intéressante,
était-elle seulement la fille de celui qui s'en croyait le
père; avec des femmes comme était la mère,
on n'est jamais sûr. Enfin on se décida. La petite
fille vint remercier. Elle était laide et d'une
ressemblance avec le vieux maître de dessin qui ôta
tous les doutes; comme ses cheveux étaient tout ce qu'elle
avait de bien, une dame dit au père qui l'avait conduite:
«Comme elle a de beaux cheveux». Et pensant que
maintenant, la femme coupable étant morte et le professeur
à demi-mort, une allusion à ce passé qu'on
avait toujours feint d'ignorer n'avait plus de
conséquence, ma grand-mère ajouta: «Ça
doit être de famille. Est-ce que sa mère avait ces
beaux cheveux-là?» «Je ne sais pas,
répondit naïvement le père. Je ne l'ai jamais
vue qu'en chapeau.»
Il fallait rejoindre Elstir. Je m'aperçus dans une glace. En plus du désastre de ne pas avoir été présenté, je remarquai que ma cravate était tout de travers, mon chapeau laissait voir mes cheveux longs ce qui m'allait mal; mais c'était une chance tout de même qu'elles m'eussent, même ainsi, rencontré avec Elstir et ne pussent pas m'oublier; c'en était une autre que j'eusse ce jour-là, sur le conseil de ma grand'mère, mis mon joli gilet qu'il s'en était fallu de si peu que j'eusse remplacé par un affreux, et pris ma plus belle canne; car un événement que nous désirons, ne se produisant jamais comme nous avons pensé, à défaut des avantages sur lesquels nous croyions pouvoir compter, d'autres que nous n'espérions pas, se sont présentés, le tout se compense; et nous redoutions tellement le pire que nous sommes finalement enclins à trouver que dans l'ensemble pris en bloc, le hasard nous a, somme toute, plutôt favorisé.
«J'aurais été si content de les
connaître,» dis-je à Elstir en arrivant
près de lui. «Aussi pourquoi restez-vous à
des lieues?» Ce furent les paroles qu'il prononça,
non qu'elles exprimassent sa pensée, puisque si son
désir avait été d'exaucer le mien, m'appeler
lui eût été bien facile, mais peut-être
parce qu'il avait entendu des phrases de ce genre, familier aux
gens vulgaires pris en faute, et parce que même les grands
hommes sont, en certaines choses, pareils aux gens vulgaires,
prennent les excuses journalières dans le même
répertoire qu'eux, comme le pain quotidien chez le
même boulanger; soit que de telles paroles qui doivent en
quelque sorte être lues à l'envers puisque leur
lettre signifie le contraire de la vérité soient
l'effet nécessaire, le graphique négatif d'un
réflexe. «Elles étaient
pressées.» Je pensai que surtout elles l'avaient
empêché d'appeler quelqu'un qui leur était
peu sympathique; sans cela il n'y eût pas manqué,
après toutes les questions que je lui avais posées
sur elles, et l'intérêt qu'il avait bien vu que je
leur portais. «Je vous parlais de Carquethuit, me dit-il,
avant que je l'eusse quitté à sa porte.
J'ai fait une petite esquisse où on voit bien mieux la
cernure de la plage. Le tableau n'est pas trop mal, mais c'est
autre chose. Si vous le permettez, en souvenir de notre
amitié, je vous donnerai mon esquisse, ajouta-t-il, car
les gens qui vous refusent les choses qu'on désire vous en
donnent d'autres.
«J'aurais beaucoup aimé, si vous en possédiez, avoir une photographie du petit portrait de Miss Sacripant! Mais qu'est-ce que c'est que ce nom?» «C'est celui d'un personnage que tint le modèle dans une stupide petite opérette». «Mais vous savez que je ne la connais nullement, monsieur, vous avez l'air de croire le contraire.» Elstir se tut. «Ce n'est pourtant pas Mme Swann avant son mariage», dis-je par une de ces brusques rencontres fortuites de la vérité, qui sont somme toute assez rares, mais qui suffisent après coup à donner un certain fondement à la théorie des pressentiments si on prend soin d'oublier toutes les erreurs qui l'infirmeraient. Elstir ne me répondit pas. C'était bien un portrait d'Odette de Crécy. Elle n'avait pas voulu le garder pour beaucoup de raisons dont quelques-unes sont trop évidentes. Il y en avait d'autres. Le portrait était antérieur au moment où Odette disciplinant ses traits avait fait de son visage et de sa taille cette création dont à travers les années, ses coiffeurs, ses couturiers, elle-même -- dans sa façon de se tenir, de parler, de sourire, de poser ses mains, ses regards, de penser, -- devaient respecter les grandes lignes. Il fallait la dépravation d'un amant rassasié pour que Swann préférât aux nombreuses photographies de l'Odette ne varietur qu'était sa ravissante femme, la petite photographie qu'il avait dans sa chambre, et où sous un chapeau de paille orné de pensées on voyait une maigre jeune femme assez laide, aux cheveux bouffants, aux traits tirés.
Mais d'ailleurs le portrait eût-il été,
non pas antérieur, comme la photographie
préférée de Swann, à la
systématisation des traits d'Odette en un type nouveau,
majestueux et charmant, mais postérieur, qu'il eût
suffi de la vision d'Elstir pour désorganiser ce type. Le
génie artistique agit à la façon de ces
températures extrêmement élevées qui
ont le pouvoir de dissocier les combinaisons d'atomes et de
grouper ceux-ci suivant un ordre absolument contraire,
répondant à un autre type. Toute cette harmonie
factice que la femme a imposée à ses traits et dont
chaque jour avant de sortir elle surveille la persistance dans sa
glace, chargeant l'inclinaison du chapeau, le lissage des
cheveux, l'enjouement du regard, d'en assurer la
continuité, cette harmonie, le coup d'il du grand peintre
la détruit en une seconde, et à sa place il fait un
regroupement des traits de la femme, de manière à
donner satisfaction à un certain idéal
féminin et pictural qu'il porte en lui. De même, il
arrive souvent qu'à partir d'un certain âge, l'il
d'un grand chercheur trouve partout les éléments
nécessaires à établir les rapports qui seuls
l'intéressent.
Comme ces ouvriers et ces joueurs qui ne font pas d'embarras et
se contentent de ce qui leur tombe sous la main, ils pourraient
dire de n'importe quoi: cela fera l'affaire. Ainsi une cousine de
la princesse de Luxembourg, beauté des plus
altières, s'étant éprise autrefois d'un art
qui était nouveau à cette époque, avait
demandé au plus grand des peintres naturalistes de faire
son portrait. Aussitôt l'il de l'artiste avait
trouvé ce qu'il cherchait partout. Et sur la toile il y
avait à la place de la grande dame un trottin, et
derrière lui un vaste décor incliné et
violet qui faisait penser à la place Pigalle.
Mais même sans aller jusque-là, non seulement le
portrait d'une femme par un grand artiste ne cherchera aucunement
à donner satisfaction à quelques-unes des exigences
de la femme -- comme celles qui, par exemple, quand elle commence
à vieillir la font se faire photographier dans des tenues
presque de fillette qui font valoir sa taille restée jeune
et la font paraître comme la sur ou même la fille de
sa fille -- celle-ci au besoin «fagotée» pour
la circonstance, à côté d'elle -- et mettra
au contraire en relief les désavantages qu'elle cherche
à cacher et qui comme un teint fiévreux voire
verdâtre, le tentent d'autant plus parce qu'ils ont du
«caractère»; mais ils suffisent à
désenchanter le spectateur vulgaire et réduisent
pour lui en miettes l'idéal dont la femme soutenait si
fièrement l'armature et qui la plaçait dans sa
forme unique, irréductible, si en dehors, si au-dessus du
reste de l'humanité. Maintenant déchue,
située hors de son propre type où elle
trônait invulnérable, elle n'est plus qu'une femme
quelconque en la supériorité de qui nous avons
perdu toute foi. Ce type nous faisions tellement consister en
lui, non seulement la beauté d'une Odette, mais sa
personnalité, son identité, que devant le portrait
qui l'a dépouillée de lui, nous sommes
tentés de nous écrier non pas seulement:
«Comme c'est enlaidi», mais: «Comme c'est peu
ressemblant». Nous avons peine à croire que ce soit
elle. Nous ne la reconnaissons pas. Et pourtant il y a là
un être que nous sentons bien que nous avons
déjà vu. Mais cet être-là ce n'est pas
Odette; le visage de cet être, son corps, son aspect, nous
sont bien connus. Ils nous rappellent, non pas la femme, qui ne
se tenait jamais ainsi, dont la pose habituelle ne dessine
nullement une telle étrange et provocante arabesque, mais
d'autres femmes, toutes celles qu'à peintes Elstir et que
toujours, si différentes qu'elles puissent être, il
a aimé à camper ainsi de face, le pied
cambré dépassant de la jupe, le large chapeau rond
tenu à la main, répondant symétriquement
à la hauteur du genou qu'il couvre à cet autre
disque vu de face, le visage. Et enfin non seulement un portrait
génial disloque le type d'une femme, tel que l'ont
défini sa coquetterie et sa conception égoïste
de la beauté mais s'il est ancien il ne se contente pas de
vieillir l'original de la même manière que la
photographie, en le montrant dans des atours
démodés. Dans le portrait, ce n'est pas seulement
la manière que la femme avait de s'habiller qui date,
c'est aussi la manière que l'artiste avait de peindre.
Cette manière, la première manière d'Elstir
était l'extrait de naissance le plus accablant pour Odette
parce qu'il faisait d'elle non pas seulement comme ses
photographies d'alors une cadette de cocottes connues, mais parce
qu'il faisait de son portrait le contemporain d'un des nombreux
portraits que Manet ou Whistler ont peints d'après tant de
modèles disparus qui appartiennent déjà
à l'oubli ou à l'histoire.
C'est dans ces pensées silencieusement ruminées
à côté d'Elstir tandis que je le conduisais
chez lui, que m'entraînait la découverte que je
venais de faire relativement à l'identité de son
modèle, quand cette première découverte m'en
fit faire une seconde, plus troublante encore pour moi,
concernant l'identité de l'artiste. Il avait fait le
portrait d'Odette de Crécy. Serait-il possible que cet
homme de génie, ce sage, ce solitaire, ce philosophe
à la conversation magnifique et qui dominait toutes choses
fût le peintre ridicule et pervers, adopté jadis par
les Verdurin. Je lui demandai s'il les avait connus, si par
hasard ils ne le surnommaient pas alors M. Biche. Il me
répondit que si, sans embarras, comme s'il s'agissait
d'une partie déjà un peu ancienne de son existence
et s'il ne se doutait pas de la déception extraordinaire
qu'il éveillait en moi, mais levant les yeux, il la lut
sur mon visage. Le sien eut une expression de
mécontentement. Et comme nous étions
déjà presque arrivés chez lui, un homme
moins éminent par l'intelligence et par le cur,
m'eût peut-être simplement dit au revoir un peu
sèchement et après cela eût
évité de me revoir. Mais ce ne fut pas ainsi
qu'Elstir agit avec moi; en vrai maître -- et
c'était peut-être au point de vue de la
création pure son seul défaut d'en être un,
dans ce sens du mot maître, car un artiste pour être
tout à fait dans la vérité de la vie
spirituelle doit être seul, et ne pas prodiguer de son moi,
même à des disciples -- de toute circonstance,
qu'elle fût relative à lui ou à d'autres, il
cherchait à extraire pour le meilleur enseignement des
jeunes gens la part de vérité qu'elle contenait. Il
préféra donc aux paroles qui auraient pu venger son
amour-propre celles qui pouvaient m'instruire. «Il n'y a
pas d'homme si sage qu'il soit, me, dit-il qui n'ait à
telle époque de sa jeunesse prononcé des paroles,
ou même mené une vie, dont le souvenir lui soit
désagréable et qu'il souhaiterait être aboli.
Mais il ne doit pas absolument le regretter, parce qu'il ne peut
être assuré d'être devenu un sage, dans la
mesure où cela est possible, que s'il a passé par
toutes les incarnations ridicules ou odieuses qui doivent
précéder cette dernière
incarnation-là. Je sais qu'il y a des jeunes gens, fils et
petits-fils d'hommes distingués, à qui leurs
précepteurs ont enseigné la noblesse de l'esprit et
l'élégance morale dès le collège.
Ils n'ont peut-être rien à retrancher de leur vie,
ils pourraient publier et signer tout ce qu'ils ont dit, mais ce
sont de pauvres esprits, descendants sans force de doctrinaires,
et de qui la sagesse est négative et stérile. On ne
reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir
soi-même après un trajet que personne ne peut faire
pour nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de
vue sur les choses. Les vies que vous admirez, les attitudes que
vous trouvez nobles n'ont pas été disposées
par le père de famille ou par le précepteur, elles
ont été précédées de
débuts bien différents, ayant été
influencées par ce qui régnait autour d'elles de
mal ou de banalité. Elles représentent un combat et
une victoire. Je comprends que l'image de ce que nous avons
été dans une période première ne soit
plus reconnaissable et soit en tous cas déplaisante. Elle
ne doit pas être reniée pourtant, car elle est un
témoignage que nous avons vraiment vécu, que c'est
selon les lois de la vie et de l'esprit, que nous avons, des
éléments communs de la vie, de la vie des ateliers,
des coteries artistiques s'il s'agit d'un peintre, extrait
quelque chose qui les dépasse.» Nous étions
arrivés devant sa porte. J'étais déçu
de ne pas avoir connu ces jeunes filles. Mais enfin maintenant il
y aurait une possibilité de les retrouver dans la vie;
elles avaient cessé de ne faire que passer à un
horizon où j'avais pu croire que je ne les verrais plus
jamais apparaître. Autour d'elles ne flottait plus comme ce
grand remous qui nous séparait et qui n'était que
la traduction du désir en perpétuelle
activité, mobile, urgent, alimenté
d'inquiétudes, qu'éveillaient en moi leur
inaccessibilité, leur fuite peut-être pour toujours.
Mon désir d'elles, je pouvais maintenant le mettre au
repos, le garder en réserve, à côté de
tant d'autres dont, une fois que je la savais possible,
j'ajournais la réalisation. Je quittai Elstir, je me
retrouvai seul. Alors tout d'un coup, malgré ma
déception, je vis dans mon esprit tous ces hasards que je
n'eusse pas soupçonné pouvoir se produire,
qu'Elstir fût justement lié avec ces jeunes filles,
que celles qui le matin encore étaient pour moi des
figures dans un tableau ayant pour fond la mer, m'eussent vu,
m'eussent vu lié avec un grand peintre, lequel savait
maintenant mon désir de les connaître et le
seconderait sans doute. Tout cela avait causé pour moi du
plaisir, mais ce plaisir m'était resté
caché; il était de ces visiteurs qui attendent,
pour nous faire savoir qu'ils sont là, que les autres nous
aient quitté, que nous soyions seuls.
Alors nous les apercevons, nous pouvons leur dire: je suis tout
à vous, et les écouter. Quelquefois entre le moment
où ces plaisirs sont entrés en nous et le moment
où nous pouvons y rentrer nous-même, il s'est
écoulé tant d'heures, nous avons vu tant de gens
dans l'intervalle que nous craignons qu'ils ne nous aient pas
attendu. Mais ils sont patients, ils ne se lassent pas et
dès que tout le monde est parti nous les trouvons en face
de nous. Quelquefois c'est nous alors qui sommes si
fatigués qu'il nous semble que nous n'aurons plus dans
notre pensée défaillante assez de force pour
retenir ces souvenirs, ces impressions, pour qui notre moi
fragile est le seul lieu habitable, l'unique mode de
réalisation. Et nous le regretterions car l'existence n'a
guère d'intérêt que dans les journées
où la poussière des réalités est
mêlée de sable magique, où quelque vulgaire
incident de la vie devient un ressort romanesque. Tout un
promontoire du monde inaccessible surgit alors de
l'éclairage du songe, et entre dans notre vie, dans notre
vie où comme le dormeur éveillé nous voyons
les personnes dont nous avions si ardemment rêvé que
nous avions cru que nous ne les verrions jamais qu'en
rêve.
L'apaisement apporté par la probabilité de
connaître maintenant ces jeunes filles quand je le voudrais
me fut d'autant plus précieux que je n'aurais pu continuer
à les guetter les jours suivants, lesquels furent pris par
les préparatifs du départ de Saint-Loup. Ma
grand'mère était désireuse de
témoigner à mon ami sa reconnaissance de tant de
gentillesses qu'il avait eues pour elle et pour moi. Je lui dis
qu'il était grand admirateur de Proudhon et je lui donnai
l'idée de faire venir de nombreuses lettres autographes de
ce philosophe qu'elle avait achetées; Saint-Loup vint les
voir à l'hôtel, le jour où elles
arrivèrent qui était la veille de son
départ. Il les lut avidement, maniant chaque feuille avec
respect, tâchant de retenir les phrases, puis
s'étant levé, s'excusait déjà
auprès de ma grand'mère d'être resté
aussi longtemps, quand il l'entendit lui répondre:
-- Mais non, emportez-les, c'est à vous, c'est pour vous les donner que je les ai fait venir.
Il fut pris d'une joie dont il ne fut pas plus le maître que d'un état physique qui se produit sans intervention de la volonté, il devint écarlate comme un enfant qu'on vient de punir, et ma grand'mère fut beaucoup plus touchée de voir tous les efforts qu'il avait faits (sans y réussir) pour contenir la joie qui le secouait, que par tous les remerciements qu'il aurait pu proférer. Mais lui craignant d'avoir mal témoigné sa reconnaissance me priait encore de l'en excuser, le lendemain, penché à la fenêtre du petit chemin de fer d'intérêt local qu'il prit pour rejoindre sa garnison. Celle-ci était, en effet, très peu éloignée. Il avait pensé s'y rendre, comme il faisait souvent, quand il devait revenir le soir et qu'il ne s'agissait pas d'un départ définitif, en voiture. Mais il eût fallu cette fois-ci qu'il mît ses nombreux bagages dans le train. Et il trouva plus simple d'y monter aussi lui-même, suivant en cela l'avis du directeur qui consulté, répondit que, voiture ou petit chemin de fer, «ce serait à peu près équivoque». Il entendait signifier par là que ce serait équivalent (en somme, à peu près ce que Françoise eût exprimé en disant que «cela reviendrait du pareil au même»).
«Soit, avait conclu Saint-Loup, je prendrai le petit
«tortillard». Je l'aurais pris aussi si je n'avais
été fatigué et aurais accompagné mon
ami jusqu'à Doncières; je lui promis du moins, tout
le temps que nous restâmes à la gare de Balbec, --
c'est-à-dire que le chauffeur du petit train passa
à attendre des amis retardataires, sans lesquels il ne
voulait pas s'en aller, et aussi à prendre quelques
rafraîchissements, -- d'aller le voir plusieurs fois par
semaine.
Comme Bloch était venu aussi à la gare -- au grand
ennui de Saint-Loup, -- ce dernier voyant que notre camarade
l'entendait me prier de venir déjeuner, dîner,
habiter à Doncières, finit par lui dire d'un ton
extrêmement froid lequel était chargé de
corriger l'amabilité forcée de l'invitation et
d'empêcher Bloch de la prendre au sérieux: «Si
jamais vous passez par Doncières une après-midi
où je sois libre, vous pourrez me demander au quartier,
mais libre, je ne le suis à peu près jamais.»
Peut-être aussi Robert craignait-il que, seul, je ne vinsse
pas et pensant que j'étais plus lié avec Bloch que
je ne le disais, me mettait-il ainsi en mesure d'avoir un
compagnon de route, un entraîneur.
J'avais peur que ce ton, cette manière d'inviter quelqu'un en lui conseillant de ne pas venir, n'eût froissé Bloch, et je trouvais que Saint-Loup eût mieux fait de ne rien dire. Mais je m'étais trompé, car après le départ du train, tant que nous fîmes route ensemble jusqu'au croisement de deux avenues où il fallait nous séparer, l'une allant à l'hôtel, l'autre à la villa de Bloch, celui-ci ne cessa de me demander quel jour nous irions à Doncières, car après «toutes les amabilités que Saint-Loup lui avait faites», il eût été «trop grossier de sa part» de ne pas se rendre à son invitation. J'étais content qu'il n'eût pas remarqué, ou fût assez peu mécontent pour désirer feindre de ne pas avoir remarqué sur quel ton moins que pressant, à peine poli, l'invitation avait été faite. J'aurais pourtant voulu pour Bloch qu'il s'évitât le ridicule d'aller tout de suite à Doncières. Mais je n'osais pas lui donner un conseil qui n'eût pu que lui déplaire en lui montrant que Saint-Loup avait été moins pressant que lui n'était empressé. Il l'était beaucoup trop et bien que tous les défauts qu'il avait dans ce genre fussent compensés chez lui par de remarquables qualités que d'autres plus réservés n'auraient pas eues, il poussait l'indiscrétion à un point dont on était agacé. La semaine ne pouvait, à l'entendre, se passer sans que nous allions à Doncières (il disait nous, car je crois qu'il comptait un peu sur ma présence pour excuser la sienne). Tout le long de la route, devant le gymnase perdu dans ses arbres, devant le terrain de tennis, devant la maison, devant le marchand de coquillages, il m'arrêta, me suppliant de fixer un jour et comme je ne le fis pas, me quitta fâché en me disant: «A ton aise, messire. Moi en tous cas, je suis obligé d'y aller puisqu'il m'a invité.»
Saint-Loup avait si peur d'avoir mal remercié ma grand-mère qu'il me chargeait encore de lui dire sa gratitude le surlendemain, dans une lettre que je reçus de lui de la ville où il était en garnison et qui semblait sur l'enveloppe où la poste en avait timbré le nom, accourir vite vers moi, me dire qu'entre ses murs, dans le quartier de cavalerie Louis XVI, il pensait à moi. Le papier était aux armes de Marsantes dans lesquelles je distinguais un lion que surmontait une couronne fermée par un bonnet de pair de France.
«Après un trajet qui, me disait-il, s'est bien
effectué, en lisant un livre acheté à la
gare, qui est par Arvède Barine (c'est un auteur russe je
pense, cela m'a paru remarquablement écrit pour un
étranger, mais donnez-moi votre appréciation, car
vous devez connaître cela vous, puits de science qui avez
tout lu), me voici revenu, au milieu de cette vie
grossière, où hélas, je me sens bien
exilé, n'y ayant pas ce que j'ai laissé à
Balbec; cette vie où je ne retrouve aucun souvenir
d'affection, aucun charme d'intellectualité; vie dont vous
mépriseriez sans doute l'ambiance et qui n'est pourtant
pas sans charme. Tout m'y semble avoir changé depuis que
j'en étais parti, car dans l'intervalle, une des
ères les plus importantes de ma vie, celle d'où
notre amitié date, a commencé. J'espère
qu'elle ne finira jamais.
Je n'ai parlé d'elle, de vous, qu'à une seule
personne, qu'à mon amie qui m'a fait la surprise de venir
passer une heure auprès de moi. Elle aimerait beaucoup
vous connaître et je crois que vous vous accorderiez car
elle est aussi extrêmement littéraire. En revanche,
pour repenser à nos causeries, pour revivre ces heures que
je n'oublierai jamais, je me suis isolé de mes camarades,
excellents garçons mais qui eussent été bien
incapables de comprendre cela. Ce souvenir des instants
passés avec vous, j'aurais presque mieux aimé, pour
le premier jour, l'évoquer pour moi seul et sans vous
écrire. Mais j'ai craint que vous, esprit subtil et cur
ultrasensitif, ne vous mettiez martel en tête en ne
recevant pas de lettre si toutefois vous avez daigné
abaisser votre pensée sur le rude cavalier que vous aurez
fort à faire pour dégrossir et rendre un peu plus
subtil et plus digne de vous.»
Au fond cette lettre ressemblait beaucoup par sa tendresse à celles que, quand je ne connaissais pas encore Saint-Loup, je m'étais imaginé qu'il m'écrirait, dans ces songeries d'où la froideur de son premier accueil m'avait tiré en me mettant en présence d'une réalité glaciale qui ne devait pas être définitive. Une fois que je l'eus reçue, chaque fois qu'à l'heure du déjeuner, on apportait le courrier, je reconnaissais tout de suite quand c'était de lui que venait une lettre, car elle avait toujours ce second visage qu'un être montre quand il est absent et dans les traits duquel (les caractères de l'écriture) il n'y a aucune raison pour que nous ne croyions pas saisir une âme individuelle aussi bien que dans la ligne du nez ou les inflexions de la voix.
Je restais maintenant volontiers à table pendant qu'on desservait, et si ce n'était pas un moment où les jeunes filles de la petite bande pouvaient passer, ce n'était plus uniquement du côté de la mer que je regardais. Depuis que j'en avais vu dans des aquarelles d'Elstir, je cherchais à retrouver dans la réalité, j'aimais comme quelque chose de poétique, le geste interrompu des couteaux encore de travers, la rondeur bombée d'une serviette défaite où le soleil intercale un morceau de velours jaune, le verre à demi vidé qui montre mieux ainsi le noble évasement de ses formes et au fond de son vitrage translucide et pareil à une condensation du jour, un reste de vin sombre, mais scintillant de lumières, le déplacement des volumes, la transmutation des liquides par l'éclairage, l'altération des prunes qui passent du vert au bleu et du bleu à l'or dans le compotier déjà à demi dépouillé, la promenade des chaises vieillottes qui deux fois par jour viennent s'installer autour de la nappe dressée sur la table ainsi que sur un autel où sont célébrées les fêtes de la gourmandise et sur laquelle au fond des huîtres quelques gouttes d'eau lustrale restent comme dans de petits bénitiers de pierre, j'essayais de trouver la beauté là où je ne m'étais jamais figuré qu'elle fût, dans les choses les plus usuelles, dans la vie profonde des «natures mortes».
Quand quelques jours après le départ de
Saint-Loup, j'eus réussi à ce qu'Elstir
donnât une petite matinée où je rencontrerais
Albertine, le charme et l'élégance tout
momentanés qu'on me trouva au moment où je sortais
du Grand-Hôtel (et qui était dus à un repos
prolongé, à des frais de toilette spéciaux),
je regrettai de ne pas pouvoir les réserver (et aussi le
crédit d'Elstir) pour la conquête de quelque autre
personne plus intéressante, je regrettai de consommer tout
cela pour le simple plaisir de faire la connaissance d'Albertine.
Mon intelligence jugeait ce plaisir fort peu précieux,
depuis qu'il était assuré. Mais en moi la
volonté ne partagea pas un instant cette illusion, la
volonté qui est le serviteur, persévérant et
immuable, de nos personnalités successives; cachée
dans l'ombre, dédaignée, inlassablement
fidèle, travaillant sans cesse, et sans se soucier des
variations de notre moi, à ce qu'il ne manque jamais du
nécessaire.
Pendant qu'au moment où va se réaliser un voyage
désiré, l'intelligence et la sensibilité
commencent à se demander s'il vaut vraiment la peine
d'être entrepris, la volonté qui sait que ces
maîtres oisifs recommenceraient immédiatement
à trouver merveilleux ce voyage, si celui-ci ne pouvait
avoir lieu, la volonté les laisse disserter devant la
gare, multiplier les hésitations; mais elle s'occupe de
prendre les billets et de nous mettre en wagon pour l'heure du
départ. Elle est aussi invariable que l'intelligence et la
sensibilité sont changeantes, mais comme elle est
silencieuse, ne donne pas ses raisons, elle semble presque
inexistante; c'est sa ferme détermination que suivent les
autres parties de notre moi, mais sans l'apercevoir tandis
qu'elles distinguent nettement leurs propres incertitudes. Ma
sensibilité et mon intelligence instituèrent donc
une discussion sur la valeur du plaisir qu'il y aurait à
connaître Albertine tandis que je regardais dans la glace
de vains et fragiles agréments qu'elles eussent voulu
garder intacts pour une autre occasion. Mais ma volonté ne
laissa pas passer l'heure où il fallait partir, et ce fut
l'adresse d'Elstir qu'elle donna au cocher. Mon intelligence et
ma sensibilité eurent le loisir, puisque le sort en
était jeté, de trouver que c'était dommage.
Si ma volonté avait donné une autre adresse, elles
eussent été bien attrapées.
Quand j'arrivai chez Elstir, un peu plus tard, je crus d'abord que Mlle Simonet n'était pas dans l'atelier. Il y avait bien une jeune fille assise, en robe de soie, nu tête, mais de laquelle je ne connaissais pas la magnifique chevelure, ni le nez, ni ce teint et où je ne retrouvais pas l'entité que j'avais extraite d'une jeune cycliste se promenant coiffée d'un polo, le long de la mer. C'était pourtant Albertine. Mais même quand je le sus, je ne m'occupai pas d'elle. En entrant dans toute réunion mondaine, quand on est jeune, on meurt à soi-même, on devient un homme différent, tout salon étant un nouvel univers où, subissant la loi d'une autre perspective morale on darde son attention comme si elles devaient nous importer à jamais, sur des personnes, des danses, des parties de cartes, que l'on aura oubliées le lendemain. Obligé de suivre, pour me diriger vers une causerie avec Albertine, un chemin nullement tracé par moi et qui s'arrêtait d'abord devant Elstir, passait par d'autres groupes d'invités à qui on me nommait, puis le long du buffet, où m'étaient offertes, et où je mangeais, des tartes aux fraises, cependant que j'écoutais, immobile, une musique qu'on commençait d'exécuter je me trouvais donner à ces divers épisodes la même importance qu'à ma présentation à Mlle Simonet, présentation qui n'était plus que l'un d'entre eux et que j'avais entièrement oubliée avoir été, quelques minutes auparavant, le but unique de ma venue. D'ailleurs n'en est-il pas ainsi, dans la vie active, de nos vrais bonheurs, de nos grands malheurs. Au milieu d'autres personnes, nous recevons de celle que nous aimons la réponse favorable ou mortelle que nous attendions depuis une année. Mais il faut continuer à causer, les idées s'ajoutent les unes aux autres, développant une surface sous laquelle c'est à peine si de temps à autre vient sourdement affleurer le souvenir autrement profond mais fort étroit que le malheur est venu pour nous. Si, au lieu du malheur, c'est le bonheur il peut arriver que ce ne soit que plusieurs années après que nous nous rappelons que le plus grand événement de notre vie sentimentale s'est produit, sans que nous eussions le temps de lui accorder une longue attention, presque d'en prendre conscience, dans une réunion mondaine par exemple, et où nous ne nous étions rendus que dans l'attente de cet événement.
Au moment où Elstir me demanda de venir pour qu'il me présentât à Albertine, assise un peu plus loin, je finis d'abord de manger un éclair au café et demandai avec intérêt à un vieux monsieur dont je venais de faire connaissance et auquel je crus pouvoir offrir la rose qu'il admirait à ma boutonnière, de me donner des détails sur certaines foires normandes. Ce n'est pas à dire que la présentation qui suivit ne me causa aucun plaisir et n'offrit pas à mes yeux, une certaine gravité. Pour le plaisir, je ne le connus naturellement qu'un peu plus tard, quand, rentré à l'hôtel, resté seul, je fus redevenu moi-même. Il en est des plaisirs comme des photographies. Ce qu'on prend en présence de l'être aimé, n'est qu'un cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa disposition cette chambre noire intérieure dont l'entrée est «condamnée» tant qu'on voit du monde.
Si la connaissance du plaisir fut ainsi retardée pour
moi de quelques heures, en revanche la gravité de cette
présentation, je la ressentis tout de suite. Au moment de
la présentation, nous avons beau nous sentir tout à
coup gratifiés et porteurs d'un «bon», valable
pour des plaisirs futurs, après lequel nous courions
depuis des semaines, nous comprenons bien que son obtention met
fin pour nous, non pas seulement à de pénibles
recherches -- ce qui ne pourrait que nous remplir de joie -- mais
aussi à l'existence d'un certain être celui que
notre imagination avait dénaturé, que notre crainte
anxieuse de ne jamais pouvoir être connus de lui avait
grandi. Au moment où notre nom résonne dans la
bouche du présentateur surtout si celui-ci l'entoure comme
fit Elstir de commentaires élogieux -- ce moment
sacramentel, analogue à celui où, dans une
féérie, le génie ordonne à une
personne d'en être soudain une autre, celle que nous avons
désiré d'approcher, s'évanouit; d'abord
comment resterait-elle pareille à elle-même puisque
-- de par l'attention que l'inconnue est obligée de
prêter à notre nom et de marquer à notre
personne -- dans les yeux hier situés à l'infini
(et que nous croyions que les nôtres, errants, mal
réglés, désespérés,
divergents, ne parviendraient jamais à rencontrer) le
regard conscient, la pensée inconnaissable que nous
cherchions, vient d'être miraculeusement et tout simplement
remplacée par notre propre image peinte comme au fond d'un
miroir qui sourirait. Si l'incarnation de nous même en ce
qui nous en semblait le plus différent, est ce qui modifie
le plus la personne à qui on vient de nous
présenter, la forme de cette personne reste encore assez
vague; et nous pouvons nous demander si elle sera dieu, table ou
cuvette. Mais, aussi agiles que ces ciroplastes qui font un buste
devant nous en cinq minutes, les quelques mots que l'inconnue va
nous dire, préciseront cette forme et lui donneront
quelque chose de définitif qui exclura toutes les
hypothèses auxquelles se livraient la veille notre
désir et notre imagination. Sans doute, même avant
de venir à cette matinée, Albertine n'était
plus tout à fait pour moi ce seul fantôme digne de
hanter notre vie que reste une passante dont nous ne savons rien,
que nous avons à peine discernée. Sa parenté
avec Mme Bontemps avait déjà restreint ces
hypothèses merveilleuses, en aveuglant une des voies par
lesquelles elles pouvaient se répandre. Au fur et à
mesure que je me rapprochais de la jeune fille, et la connaissais
davantage, cette connaissance se faisait par soustraction, chaque
partie d'imagination et de désir étant
remplacée par une notion qui valait infiniment moins,
notion à laquelle il est vrai que venait s'ajouter une
sorte d'équivalent, dans le domaine de la vie, de ce que
les Sociétés financières donnent
après le remboursement de l'action primitive, et qu'elles
appellent action de jouissance. Son nom, ses parentés
avaient été une première limite
apportée à mes suppositions. Son amabilité
tandis que tout près d'elle je retrouvais son petit grain
de beauté sur la joue au-dessous de l'il fut une autre
borne; enfin, je fus étonné de l'entendre se servir
de l'adverbe parfaitement au lieu de tout à fait, en
parlant de deux personnes, disant de l'une «elle est
parfaitement folle, mais très gentille tout de
même» et de l'autre «c'est un monsieur
parfaitement commun et parfaitement ennuyeux». Si peu
plaisant que soit cet emploi de parfaitement, il indique un
degré de civilisation et de culture auquel je n'aurais pu
imaginer qu'atteignait la bacchante à bicyclette, la muse
orgiaque du golf. Il n'empêche d'ailleurs qu'après
cette première métamorphose, Albertine devait
changer encore bien des fois pour moi. Les qualités et les
défauts qu'un être présente disposés
au premier plan de son visage, se rangent selon une formation
tout autre si nous l'abordons par un côté
différent -- comme dans une ville les monuments
répandus en ordre dispersé sur une seule ligne,
d'un autre point de vue s'échelonnent en profondeur et
échangent leurs grandeurs relatives. Pour commencer je
trouvai Albertine l'air assez intimidée à la place
d'implacable; elle me sembla plus comme il faut que mal
élevée à en juger par les
épithètes de «elle a un mauvais genre, elle a
un drôle de genre» qu'elle appliqua à toutes
les jeunes filles dont je lui parlai; elle avait enfin comme
point de mire du visage une tempe assez enflammée et peu
agréable à voir, et non plus le regard singulier
auquel j'avais toujours repensé jusque-là. Mais ce
n'était qu'une seconde vue et il y en avait d'autres sans
doute par lesquelles je devrais successivement passer. Ainsi ce
n'est qu'après avoir reconnu non sans tâtonnements
les erreurs d'optique du début qu'on pourrait arriver
à la connaissance exacte d'un être si cette
connaissance était possible.
Mais elle ne l'est pas; car tandis que se rectifie la vision que
nous avons de lui, lui-même qui n'est pas un objectif
inerte change pour son compte, nous pensons le rattraper, il se
déplace, et, croyant le voir enfin plus clairement, ce
n'est que les images anciennes que nous en avions prises que nous
avons réussi à éclaircir, mais qui ne le
représentent plus.
Pourtant, quelques déceptions inévitables qu'elle doive apporter, cette démarche vers ce qu'on n'a qu'entrevu, ce qu'on a eu le loisir d'imaginer, cette démarche est la seule qui soit saine pour les sens, qui y entretienne l'appétit. De quel morne ennui est empreinte la vie des gens qui par paresse ou timidité, se rendent directement en voiture chez des amis qu'ils ont connus sans avoir d'abord rêvé d'eux, sans jamais oser sur le parcours s'arrêter auprès de ce qu'ils désirent.
Je rentrai en pensant à cette matinée, en
revoyant l'éclair au café que j'avais fini de
manger avant de me laisser conduire par Elstir auprès
d'Albertine, la rose que j'avais donnée au vieux monsieur,
tous ces détails choisis à notre insu par les
circonstances et qui composent pour nous, en un arrangement
spécial et fortuit, le tableau d'une première
rencontre. Mais ce tableau, j'eus l'impression de le voir d'un
autre point de vue, de très loin de moi-même,
comprenant qu'il n'avait pas existé que pour moi, quand
quelques mois plus tard, à mon grand étonnement,
comme je parlais à Albertine du premier jour où je
l'avais connue, elle me rappela l'éclair, la fleur que
j'avais donnée, tout ce que je croyais je ne peux pas dire
n'être important que pour moi, mais n'avoir
été aperçu que de moi, que je retrouvais
ainsi, transcrit en une version dont je ne soupçonnais
l'existence, dans la pensée d'Albertine. Dès ce
premier jour, quand en entrant je pus voir le souvenir que je
rapportais, je compris quel tour de muscade avait
été parfaitement exécuté, et comment
j'avais causé un moment avec une personne qui, grâce
à l'habileté du prestidigitateur, sans avoir rien
de celle que j'avais suivie si longtemps au bord de la mer,
d'elle lui avait été substituée. J'aurais du
reste pu le deviner d'avance, puisque la jeune fille de la plage
avait été fabriquée par moi. Malgré
cela, comme je l'avais, dans mes conversations avec Elstir,
identifiée à Albertine, je me sentais envers
celle-ci l'obligation morale de tenir les promesses d'amour
faites à l'Albertine imaginaire. On se fiance par
procuration, et on se croit obligé d'épouser
ensuite la personne interposée. D'ailleurs, si avait
disparu provisoirement du moins de ma vie, une angoisse
qu'eût suffi à apaiser le souvenir des
manières comme il faut, de cette expression
«parfaitement commun» et de la tempe
enflammée, ce souvenir éveillait en moi un autre
genre de désir qui, bien que doux et nullement douloureux,
semblable à un sentiment fraternel, pouvait à la
longue devenir aussi dangereux en me faisant ressentir à
tout moment le besoin d'embrasser cette personne nouvelle dont
les bonnes façons et la timidité, la
disponibilité inattendue, arrêtaient la course
inutile de mon imagination, mais donnaient naissance à une
gratitude attendrie. Et puis comme la mémoire commence
tout de suite à prendre des clichés
indépendants les uns des autres, supprime tout lien, tout
progrès, entre les scènes qui y sont
figurées, dans la collection de ceux qu'elle expose, le
dernier ne détruit pas forcément les
précédents. En face de la médiocre et
touchante Albertine à qui j'avais parlé, je voyais
la mystérieuse Albertine en face de la mer.
C'était maintenant des souvenirs, c'est-à-dire des
tableaux dont l'un ne me semblait pas plus vrai que l'autre. Pour
en finir maintenant des souvenirs, c'est-à-dire des
tableaux avec ce premier soir de présentation, en
cherchant à revoir ce petit grain de beauté sur la
joue au-dessous de l'il, je me rappelai que de chez Elstir quand
Albertine était partie, j'avais vu ce grain de
beauté sur le menton.
En somme, quand je la voyais, je remarquais qu'elle avait un
grain de beauté, mais ma mémoire errante le
promenait ensuite sur la figure d'Albertine et le plaçait
tantôt ici tantôt là.
J'avais beau être assez désappointé d'avoir trouvé en Mlle Simonet une jeune fille trop peu différente de tout ce que je connaissais, de même que ma déception devant l'église de Balbec ne m'empêchait pas de désirer aller à Quimperlé, à Pontaven et à Venise je me disais que par Albertine du moins, si elle-même n'était pas ce que j'avais espéré, je pourrais connaître ses amies de la petite bande.
Je crus d'abord que j'y échouerais. Comme elle devait rester fort longtemps encore à Balbec et moi aussi, j'avais trouvé que le mieux était de ne pas trop chercher à la voir et d'attendre une occasion qui me fît la rencontrer. Mais cela arrivât-il tous les jours, il était fort à craindre qu'elle se contentât de répondre de loin à mon salut, lequel dans ce cas, répété quotidiennement pendant toute la saison, ne m'avancerait à rien.
Peu de temps après, un matin où il avait plu et
où il faisait presque froid, je fus abordé sur la
digue par une jeune fille portant un toquet et un manchon, si
différente de celle que j'avais vue à la
réunion d'Elstir que reconnaître en elle la
même personne semblait pour l'esprit une opération
impossible; le mien y réussit cependant, mais après
une seconde de surprise qui je crois n'échappa pas
à Albertine. D'autre part me souvenant à ce
moment-là des «bonnes façons» qui
m'avaient frappé, elle me fit éprouver
l'étonnement inverse par son ton rude et ses
manières «petite bande». Au reste la tempe
avait cessé d'être le centre optique et rassurant du
visage, soit que je fusse placé de l'autre
côté, soit que le toquet la recouvrît, soit
que son inflammation ne fût pas constante. «Quel
temps, me dit-elle, au fond l'été sans fin à
Balbec est une vaste blague. Vous ne faites rien ici? On ne vous
voit jamais au golf, aux bals du Casino; vous ne montez pas
à cheval non plus. Comme vous devez vous raser. Vous ne
trouvez pas qu'on se bêtifie à rester tout le temps
sur la plage. Ah! vous aimez à faire le lézard.
Vous avez du temps de reste. Je vois que vous n'êtes pas
comme moi, j'adore tous les sports! Vous n'étiez pas aux
courses de la Sogne? Nous y sommes allés par le tram et je
comprends que ça ne vous amuse pas de prendre un tacot
pareil! nous avons mis deux heures! J'aurais fait trois fois
l'aller et retour avec ma bécane.» Moi qui avais
admiré Saint-Loup quand il avait appelé tout
naturellement le petit chemin de fer d'intérêt
local, le tortillard, à cause des innombrables
détours qu'il faisait, j'étais intimidé par
la facilité avec laquelle Albertine disait le
«tram», le «tacot». Je sentais sa
maîtrise dans un mode de désignations où
j'avais peur qu'elle ne constatât et ne
méprisât mon infériorité. Encore la
richesse de synonymes que possédait la petite bande pour
désigner ce chemin de fer ne m'était-elle pas
encore révélée. En parlant, Albertine
gardait la tête immobile, les narines serrées, ne
faisait remuer que le bout des lèvres. Il en
résultait ainsi un son traînard et nasal dans la
composition duquel entraient peut-être des
hérédités provinciales, une affectation
juvénile de flegme britannique, les leçons d'une
institutrice étrangère et une hypertrophie
congestive de la muqueuse du nez. Cette émission qui
cédait bien vite du reste quand elle connaissait plus les
gens et redevenait naturellement enfantine, aurait pu passer pour
désagréable.
Mais elle était particulière et m'enchantait.
Chaque fois que j'étais quelques jours sans la rencontrer,
je m'exaltais en me répétant: «On ne vous
voit jamais au golf», avec le ton nasal sur lequel elle
l'avait dit, toute droite sans bouger la tête. Et je
pensais alors qu'il n'existait pas de personne plus
désirable.
Nous formions ce matin-là un de ces couples qui piquent çà et là la digue de leur conjonction, de leur arrêt, juste le temps d'échanger quelques paroles avant de se désunir pour reprendre séparément chacun sa promenade divergente. Je profitai de cette immobilité pour regarder et savoir définitivement où était situé le grain de beauté. Or, comme une phrase de Vinteuil qui m'avait enchanté dans la Sonate et que ma mémoire faisait errer de l'andante au final jusqu'au jour où ayant la partition en main je pus la trouver et l'immobiliser dans mon souvenir à sa place, dans le scherzo, de même le grain de beauté que je m'étais rappelé tantôt sur la joue, tantôt sur le menton, s'arrêta à jamais sur la lèvre supérieure au-dessous du nez. C'est ainsi encore que nous rencontrons avec étonnement des vers que nous savons par cur, dans une pièce où nous ne soupçonnions pas qu'ils se trouvassent.
A ce moment, comme pour que devant la mer se multipliât
en liberté, dans la variété de ses formes,
tout le riche ensemble décoratif qu'était le beau
déroulement des vierges, à la fois dorées et
roses, cuites par le soleil et par le vent, les amies
d'Albertine, aux belles jambes, à la taille souple, mais
si différentes les unes des autres, montrèrent leur
groupe qui se développa, s'avançant dans notre
direction, plus près de la mer, sur une ligne
parallèle. Je demandai à Albertine la permission de
l'accompagner pendant quelques instants.
Malheureusement elle se contenta de leur faire bonjour de la
main.
«Mais vos amies vont se plaindre si vous les
laissez», lui-dis-je, espérant que nous nous
promènerions ensemble. Un jeune homme aux traits
réguliers, qui tenait à la main des raquettes,
s'approcha de nous. C'était le joueur de baccarat dont les
folies indignaient tant la femme du premier président.
D'un air froid, impassible, en lequel il se figurait
évidemment que consistait la distinction suprême, il
dit bonjour à Albertine. «Vous venez du golf,
Octave? lui demanda-t-elle. Ça a-t-il bien marché,
étiez-vous en forme?» «Oh! ça me
dégoûte, je suis dans les choux»,
répondit-il. «Est-ce qu'Andrée y
était?» «Oui, elle a fait
soixante-dix-sept.» «Oh! mais c'est un record.»
«J'avais fait quatre-vingt-deux hier.» Il
était le fils d'un très riche industriel qui devait
jouer un rôle assez important dans l'organisation de la
prochaine Exposition Universelle. Je fus frappé à
quel point chez ce jeune homme et les autres très rares
amis masculins de ces jeunes filles la connaissance de tout ce
qui était vêtements, manière de les porter,
cigares, boissons anglaises, cheveux, et qu'il possédait
jusque dans ses moindres détails avec une
infaillibilité orgueilleuse qui atteignait à la
silencieuse modestie du savant -- s'était
développée isolément sans être
accompagnée de la moindre culture intellectuelle. Il
n'avait aucune hésitation sur l'opportunité du
smoking ou du pyjama, mais ne se doutait pas du cas où on
peut ou non employer tel mot, même des règles les
plus simples du français.
Cette disparité entre les deux cultures devait être
la même chez son père, président du Syndicat
des propriétaires de Balbec, car dans une lettre ouverte
aux électeurs, qu'il venait de faire afficher sur tous les
murs, il disait: «J'ai voulu voir le maire pour lui en
causer, il n'a pas voulu écouter mes justes griefs.»
Octave obtenait, au casino, des prix dans tous les concours de
boston, de tango, etc., ce qui lui ferait faire s'il le voulait
un joli mariage dans ce milieu des «bains de mer»
où ce n'est pas au figuré mais au propre que les
jeunes filles épousent leur «danseur». Il
alluma un cigare en disant à Albertine: «Vous
permettez», comme on demande l'autorisation de terminer
tout en causant un travail pressé. Car il ne pouvait
jamais «rester sans rien faire» quoique il ne
fît d'ailleurs jamais rien. Et comme l'inactivité
complète finit par avoir les mêmes effets que le
travail exagéré, aussi bien dans le domaine moral
que dans la vie du corps et des muscles, la constante
nullité intellectuelle qui habitait sous le front songeur
d'Octave avait fini par lui donner malgré son air calme,
d'inefficaces démangeaisons de penser qui la nuit
l'empêchaient de dormir, comme il aurait pu arriver
à un métaphysicien surmené.
Pensant que si je connaissais leurs amis j'aurais plus d'occasions de voir ces jeunes filles, j'avais été sur le point de lui demander à être présenté. Je le dis à Albertine, dès qu'il fut parti en répétant: «Je suis dans les choux.» Je pensais lui inculquer ainsi l'idée de le faire la prochaine fois. «Mais voyons, s'écria-t-elle, je ne peux pas vous présenter à un gigolo! Ici ça pullule de gigolos. Mais ils ne pourraient pas causer avec vous. Celui-ci joue très bien au golf, un point c'est tout. Je m'y connais, il ne serait pas du tout votre genre». «Vos amies vont se plaindre si vous les laissez ainsi», lui dis-je, espérant qu'elle allait me proposer d'aller avec elle les rejoindre. «Mais non, elles n'ont aucun besoin de moi». Nous croisâmes Bloch qui m'adressa un sourire fin et insinuant, et, embarrassé au sujet d'Albertine qu'il ne connaissait pas ou du moins connaissait «sans la connaître», abaissa sa tête vers son col d'un mouvement raide et rébarbatif. «Comment s'appelle-t-il, cet ostrogoth-là», me demanda Albertine. Je ne sais pas pourquoi il me salue puisqu'il ne me connaît pas. Aussi je ne lui ai pas rendu son salut.» Je n'eus pas le temps de répondre à Albertine, car marchant droit sur nous: «Excuse-moi, dit-il, de t'interrompre, mais je voulais t'avertir que je vais demain à Doncières. Je ne peux plus attendre sans impolitesse et je me demande ce que Saint-Loup-en-bray doit penser de moi. Je te préviens que je prends le train de deux heures. A ta disposition.» Mais je me pensais plus qu'à revoir Albertine et à tâcher de connaître ses amies, et Doncières, comme elles n'y allaient pas et me ferait rentrer après l'heure où elles allaient sur la plage, me paraissait au bout du monde. Je dis à Bloch que cela m'était impossible. «Hé bien, j'irai seul. Selon les deux ridicules alexandrins du sieur Arouet, je dirai à Saint-Loup, pour charmer son cléricalisme: «Apprends que mon devoir ne dépend pas du sien, qu'il y manque s'il veut; je dois faire le mien.» «Je reconnais qu'il est assez joli garçon, me dit Albertine, mais ce qu'il me dégoûte!» Je n'avais jamais songé que Bloch pût être joli garçon; il l'était, en effet. Avec une tête un peu proéminente, un nez très busqué, un air d'extrême finesse et d'être persuadé de sa finesse, il avait un visage agréable. Mais il ne pouvait pas plaire à Albertine. C'était peut-être du reste à cause des mauvais côtés de celle-ci, de la dureté, de l'insensibilité de la petite bande, de sa grossièreté avec tout ce qui n'était pas elle. D'ailleurs plus tard quand je les présentai, l'antipathie d'Albertine ne diminua pas. Bloch appartenait à un milieu où, entre la blague exercée dans le monde et pourtant le respect suffisant des bonnes manières que doit avoir un homme qui a «les mains propres», on a fait une sorte de compromis spécial qui diffère des manières du monde et est malgré tout une sorte particulièrement odieuse de mondanité. Quand on le présentait, il s'inclinait à la fois avec un sourire de scepticisme et un respect exagéré et si c'était à un homme disait: «Enchanté, Monsieur», d'une voix qui se moquait des mots qu'elle prononçait mais avait conscience d'appartenir à quelqu'un qui n'était pas un mufle. Cette première seconde donnée à une coutume qu'il suivait et raillait à la fois (comme il disait le premier janvier: «Je vous la souhaite bonne et heureuse») il prenait un air fin et rusé et «proférait des choses subtiles» qui étaient souvent pleines de vérité mais «tapaient sur les nerfs» d'Albertine. Quand je lui dis ce premier jour qu'il s'appelait Bloch, elle s'écria: «Je l'aurais parié que c'était un youpin. C'est bien leur genre de faire les punaises.» Du reste, Bloch devait dans la suite irriter Albertine d'autre façon. Comme beaucoup d'intellectuels il ne pouvait pas dire simplement les choses simples. Il trouvait pour chacune d'elles un qualificatif précieux, puis généralisait. Cela ennuyait Albertine, laquelle n'aimait pas beaucoup qu'on s'occupât de ce qu'elle faisait, que quand elle s'était foulé le pied et restait tranquille, Bloch dît: «Elle est sur sa chaise longue, mais par ubiquité ne cesse pas de fréquenter simultanément de vagues golfs et de quelconques tennis.» Ce n'était que de la «littérature», mais qui, à cause des difficultés qu'Albertine sentait que cela pouvait lui créer avec des gens chez qui elle avait refusé une invitation en disant qu'elle ne pouvait pas remuer, eût suffi pour lui faire prendre en grippe la figure, le son de la voix, du garçon qui disait ces choses. Nous nous quittâmes, Albertine et moi, en nous promettant de sortir une fois ensemble. J'avais causé avec elle sans plus savoir où tombaient mes paroles, ce qu'elles devenaient, que si j'eusse jeté des cailloux dans un abîme sans fond. Qu'elles soient remplies en général par la personne à qui nous les adressons d'un sens qu'elle tire de sa propre substance et qui est très différent de celui que nous avions mis dans ces mêmes paroles, c'est un fait que la vie courante nous révèle perpétuellement. Mais si de plus nous nous trouvons auprès d'une personne dont l'éducation (comme pour moi celle d'Albertine) nous est inconcevable, inconnus les penchants, les lectures, les principes, nous ne savons pas si nos paroles éveillent en elle quelque chose qui y ressemble plus que chez un animal à qui pourtant on aurait à faire comprendre certaines choses. De sorte qu'essayer de me lier avec Albertine m'apparaissait comme une mise en contact avec l'inconnu sinon avec l'impossible, comme un exercice aussi malaisé que dresser un cheval, aussi reposant qu'élever des abeilles ou que cultiver des rosiers.
J'avais cru il y avait quelques heures qu'Albertine ne répondrait à mon salut que de loin. Nous venions de nous quitter en faisant le projet d'une excursion ensemble. Je me promis, quand je rencontrerais Albertine, d'être plus hardi avec elle, et je m'étais tracé d'avance le plan de tout ce que je lui dirais et même (maintenant que j'avais tout à fait l'impression qu'elle devait être légère) de tous les plaisirs que je lui demanderais. Mais l'esprit est influençable comme la plante, comme la cellule, comme les éléments chimiques, et le milieu qui le modifie si on l'y plonge, ce sont des circonstances, un cadre nouveau. Devenu différent par le fait de sa présence même, quand je me trouvai de nouveau avec Albertine, je lui dis tout autre chose que ce que j'avais projeté. Puis me souvenant de la tempe enflammée je me demandais si Albertine n'apprécierait pas davantage une gentillesse qu'elle saurait être désintéressée. Enfin j'étais embarrassé devant certains de ses regards, de ses sourires. Ils pouvaient signifier moeurs faciles mais aussi gaîté un peu bête d'une jeune fille sémillante mais ayant un fond d'honnêteté. Une même expression, de figure comme de langage, pouvant comporter diverses acceptions, j'étais hésitant comme un élève devant les difficultés d'une version grecque.
Cette fois-là nous rencontrâmes presque tout de suite la grande Andrée, celle qui avait sauté par-dessus le premier président, Albertine dut me présenter. Son amie avait des yeux extraordinairement clairs, comme est dans un appartement à l'ombre l'entrée par la porte ouverte, d'une chambre où donnent le soleil et le reflet verdâtre de la mer illuminée.
Cinq messieurs passèrent que je connaissais très
bien de vue depuis que j'étais à Balbec. Je
m'étais souvent demandé qui ils étaient.
«Ce ne sont pas des gens très chics, me dit
Albertine en ricanant d'un air de mépris. Le petit vieux,
qui a des gants jaunes, il en a une touche, hein, il
dégotte bien, c'est le dentiste de Balbec, c'est un brave
type; le gros c'est le maire, pas le tout petit gros,
celui-là vous devez l'avoir vu, c'est le professeur de
danses, il est assez moche aussi, il ne peut pas nous souffrir
parce que nous faisons trop de bruit au Casino, que nous
démolissons ses chaises, que nous voulons danser sans
tapis, aussi il ne nous a jamais donné le prix quoique il
n'y a que nous qui sachions danser. Le dentiste est un brave
homme, je lui aurais fait bonjour pour faire rager le
maître de danse, mais je ne pouvais pas parce qu'il y a
avec eux M. de Sainte-Croix, le conseiller général,
un homme d'une très bonne famille qui s'est mis du
côté des républicains, pour de l'argent;
aucune personne propre ne le salue plus. Il connaît mon
oncle, à cause du gouvernement, mais le reste de ma
famille lui a tourné le dos. Le maigre avec un
imperméable, c'est le chef d'orchestre. Comment, vous ne
le connaissez pas! Il joue divinement. Vous n'avez pas
été entendre Cavalleria Rusticana? Ah! je trouve
ça idéal! Il donne un concert ce soir, mais nous ne
pouvons pas y aller parce que ça a lieu dans la salle de
la Mairie. Au casino ça ne fait rien, mais dans la salle
de la Mairie d'où on a enlevé le Christ, la
mère d'Andrée tomberait en apoplexie si nous y
allions. Vous me direz que le mari de ma tante est dans le
gouvernement. Mais qu'est-ce que vous voulez? Ma tante est ma
tante.
Ce n'est pas pour cela que je l'aime! Elle n'a jamais eu qu'un
désir, se débarrasser de moi. La personne qui m'a
vraiment servi de mère, et qui a eu double mérite
puisqu'elle ne m'est rien, c'est une amie que j'aime du reste
comme une mère. Je vous montrerai sa photo.» Nous
fûmes abordés un instant par le champion de golf et
joueur de baccara, Octave. Je pensai avoir découvert un
lien entre nous, car j'appris dans la conversation qu'il
était un peu parent, et de plus assez aimé des
Verdurin. Mais il parla avec dédain des fameux mercredis,
et ajouta que M. Verdurin ignorait l'usage du smoking ce qui
rendait assez gênant de le rencontrer dans certains
«music-halls» où on aurait tant aimé ne
pas s'entendre crier: «Bonjour galopin» par un
monsieur en veston et en cravate noire de notaire de village.
Puis Octave nous quitta, et bientôt après ce fut le
tour d'Andrée, arrivée devant son chalet où
elle entra sans que de toute la promenade elle m'eût dit un
seul mot. Je regrettai d'autant plus son départ que tandis
que je faisais remarquer à Albertine combien son amie
avait été froide avec moi, et rapprochais en
moi-même cette difficulté qu'Albertine semblait
avoir à me lier avec ses amies, de l'hostilité
contre laquelle pour exaucer mon souhait, paraissait s'être
le premier jour heurté Elstir, passèrent des jeunes
filles que je saluai, les demoiselles d'Ambresac, auxquelles
Albertine dit aussi bonjour.
Je pensai que ma situation vis-à-vis d'Albertine allait
en être améliorée. Elles étaient les
filles d'une parente de Mme de Villeparisis et qui connaissait
aussi Mme de Luxembourg. M. et Mme d'Ambresac qui avaient une
petite villa à Balbec, et excessivement riches, menaient
une vie des plus simples, étaient toujours
habillés, le mari du même veston, la femme d'une
robe sombre. Tous deux faisaient à ma grand'mère
d'immenses saluts qui ne menaient à rien.
Les filles, très jolies, s'habillaient avec plus
d'élégance mais une élégance de ville
et non de plage. Dans leurs robes longues, sous leurs grands
chapeaux, elles avaient l'air d'appartenir à une autre
humanité qu'Albertine. Celle-ci savait très bien
qui elles étaient.
«Ah! vous connaissez les petites d'Ambresac. Hé
bien, vous connaissez des gens très chics. Du reste, ils
sont très simples, ajouta-t-elle comme si c'était
contradictoire. Elles sont très gentilles mais tellement
bien élevées qu'on ne les laisse pas aller au
Casino, surtout à cause de nous, parce que nous avons trop
mauvais genre.
Elles vous plaisent? Dame, ça dépend. C'est tout
à fait les petites oies blanches. Ça a
peut-être son charme. Si vous aimez les petites oies
blanches, vous êtes servi à souhait. Il paraît
qu'elles peuvent plaire puisqu'il y en a déjà une
de fiancée au marquis de Saint-Loup.
Et cela fait beaucoup de peine à la cadette qui
était amoureuse de ce jeune homme. Moi, rien que leur
manière de parler du bout des lèvres
m'énerve. Et puis elles s'habillent d'une manière
ridicule. Elles vont jouer au golf en robes de soie. A leur
âge elles sont mises plus prétentieusement que des
femmes âgées qui savent s'habiller. Tenez Madame
Elstir, voilà une femme élégante.» Je
répondis qu'elle m'avait semblé vêtue avec
beaucoup de simplicité. Albertine se mit à
rire.
«Elle est mise très simplement, en effet, mais elle
s'habille à ravir et pour arriver à ce que vous
trouvez de la simplicité, elle dépense un argent
fou.» Les robes de Mme Elstir passaient inaperçues
aux yeux de quelqu'un qui n'avait pas le goût sûr et
sobre des choses de la toilette. Il me faisait défaut.
Elstir le possédait au suprême degré,
à ce que me dit Albertine. Je ne m'en étais pas
douté ni que les choses élégantes mais
simples qui emplissaient son atelier étaient des
merveilles désirées par lui, qu'il avait suivies de
vente en vente, connaissant toute leur histoire, jusqu'au jour
où il avait gagné assez d'argent pour pouvoir les
posséder. Mais là-dessus, Albertine aussi ignorante
que moi, ne pouvait rien m'apprendre. Tandis que pour les
toilettes, avertie par un instinct de coquette et peut-être
par un regret de jeune fille pauvre qui goûte avec plus de
désintéressement, de délicatesse chez les
riches ce dont elle ne pourra se parer elle-même, elle sut
me parler très bien des raffinements d'Elstir, si
difficile qu'il trouvait toute femme mal habillée, et que
mettant tout un monde dans une proportion, dans une nuance, il
faisait faire pour sa femme à des prix fous des ombrelles,
des chapeaux, des manteaux qu'il avait appris à Albertine
à trouver charmants et qu'une personne sans goût
n'eût pas plus remarqués que je n'avais fait. Du
reste, Albertine qui avait fait un peu de peinture sans avoir
d'ailleurs, elle l'avouait, aucune «disposition»,
éprouvait une grande admiration pour Elstir, et
grâce à ce qu'il lui avait dit et montré, s'y
connaissait en tableaux d'une façon qui contrastait fort
avec son enthousiasme pour Cavalleria Rusticana. C'est qu'en
réalité bien que cela ne se vît guère
encore, elle était très intelligente et dans les
choses qu'elle disait, la bêtise n'était pas sienne,
mais celle de son milieu et de son âge. Elstir avait eu sur
elle une influence heureuse mais partielle. Toutes les formes de
l'intelligence n'étaient pas arrivées chez
Albertine au même degré de développement. Le
goût de la peinture avait presque rattrapé celui de
la toilette et de toutes les formes de l'élégance,
mais n'avait pas été suivi par le goût de la
musique qui restait fort en arrière.
Albertine avait beau savoir qui étaient les Ambresac,
comme qui peut le plus ne peut pas forcément le moins, je
ne la trouvai pas, après que j'eusse salué ces
jeunes filles, plus disposée à me faire
connaître ses amies. «Vous êtes bien bon
d'attacher, de leur donner de l'importance. Ne faites pas
attention à elles, ce n'est rien du tout.
Qu'est-ce que ces petites gosses peuvent compter pour un homme
de votre valeur. Andrée au moins est remarquablement
intelligente. C'est une bonne petite fille, quoique parfaitement
fantasque, mais les autres sont vraiment très
stupides.» Après avoir quitté Albertine, je
ressentis tout à coup beaucoup de chagrin que Saint-Loup
m'eût caché ses fiancailles, et fît quelque
chose d'aussi mal que se marier sans avoir rompu avec sa
maîtresse. Peu de jours après pourtant, je fus
présenté à Andrée et comme elle parla
assez longtemps, j'en profitai pour lui dire que je voudrais bien
la voir le lendemain, mais elle me répondit que
c'était impossible parce qu'elle avait trouvé sa
mère assez mal et ne voulait pas la laisser seule. Deux
jours après, étant allé voir Elstir, il me
dit la sympathie très grande qu'Andrée avait pour
moi; comme je lui répondais: «Mais c'est moi qui ai
eu beaucoup de sympathie pour elle dès le premier jour, je
lui avais demandé à la revoir le lendemain, mais
elle ne pouvait pas.» «Oui, je sais, elle me l'a
raconté, me dit Elstir, elle l'a assez regretté,
mais elle avait accepté un pique-nique à dix lieues
d'ici où elle devait aller en break et elle ne pouvait
plus se décommander.» Bien que ce mensonge
fût, Andrée me connaissant si peu, fort
insignifiant, je n'aurais pas dû continuer à
fréquenter une personne qui en était capable. Car
ce que les gens ont fait, ils le recommencent
indéfiniment. Et qu'on aille voir chaque année un
ami qui les premières fois n'a pu venir à votre
rendez-vous, ou s'est enrhumé, on le retrouvera avec un
autre rhume qu'il aura pris, on le manquera à un autre
rendez-vous où il ne sera pas venu, pour une même
raison permanente à la place de laquelle il croit voir des
raisons variées, tirées des circonstances.
Un des matins qui suivirent celui où Andrée m'avait dit qu'elle était obligée de rester auprès de sa mère, je faisais quelques pas avec Albertine que j'avais aperçue, élevant au bout d'un cordonnet un attribut bizarre qui la faisait ressembler à l'«Idolâtrie» de Giotto; il s'appelle d'ailleurs un «diabolo» et est tellement tombé en désuétude que devant le portrait d'une jeune fille en tenant un, les commentateurs de l'avenir pourront disserter comme devant telle figure allégorique de l'Arêna, sur ce qu'elle a dans la main. Au bout d'un moment, leur amie à l'air pauvre et dur, qui avait ricané le premier jour d'un air si méchant: «Il me fait de la peine ce pauvre vieux» en parlant du vieux monsieur effleuré par les pieds légers d'Andrée, vint dire à Albertine: «Bonjour, je vous dérange». Elle avait ôté son chapeau qui la gênait, et ses cheveux comme une variété végétale ravissante et inconnue reposaient sur son front, dans la minutieuse délicatesse de leur foliation. Albertine, peut-être irritée de la voir tête nue, ne répondit rien, garda un silence glacial malgré lequel l'autre resta, tenue à distance de moi par Albertine qui s'arrangeait à certains instants pour être seule avec elle, à d'autres pour marcher avec moi, en la laissant derrière. Je fus obligé pour qu'elle me présentât de le lui demander devant l'autre. Alors au moment où Albertine me nomma, sur la figure et dans les yeux bleus de cette jeune fille à qui j'avais trouvé un air si cruel quand elle avait dit: «Ce pauvre vieux, y m'fait d'la peine», je vis passer et briller un sourire cordial, aimant, et elle me tendit la main. Ses cheveux étaient dorés, et ne l'étaient pas seuls; car si ses joues étaient roses et ses yeux bleus, c'était comme le ciel encore empourpré du matin où partout pointe et brille l'or.
Prenant feu aussitôt, je me dis que c'était une enfant timide quand elle aimait et que c'était pour moi, par amour pour moi, qu'elle était restée avec nous malgré les rebuffades d'Albertine, et qu'elle avait dû être heureuse de pouvoir m'avouer enfin, par ce regard souriant et bon qu'elle, serait aussi douce avec moi que terrible aux autres. Sans doute m'avait-elle remarqué sur la plage même quand je ne la connaissais pas encore et pensa-t-elle à moi depuis; peut-être était-ce pour se faire admirer de moi qu'elle s'était moquée du vieux monsieur et parce qu'elle ne parvenait pas à me connaître qu'elle avait eu les jours suivants l'air morose. De l'hôtel, je l'avais souvent aperçue le soir se promenant sur la plage. C'était probablement avec l'espoir de me rencontrer. Et maintenant, gênée par la présence d'Albertine autant qu'elle l'eût été par celle de toute la bande, elle ne s'attachait évidemment à nos pas malgré l'attitude de plus en plus froide de son amie que dans l'espoir de rester la dernière, de prendre rendez-vous avec moi pour un moment où elle trouverait moyen de s'échapper sans que sa famille et ses amies le sussent et me donner rendez-vous dans un lieu sûr avant la messe ou après le golf. Il était d'autant plus difficile de la voir qu'Andrée était mal avec elle et la détestait.
«J'ai supporté longtemps sa terrible fausseté, me dit-elle, sa bassesse, les innombrables crasses qu'elle m'a faites. J'ai tout supporté à cause des autres. Mais le dernier trait a tout fait déborder.» Et elle me raconta un potin qu'avait fait cette jeune fille et qui, en effet, pouvait nuire à Andrée.
Mais les paroles à moi promises par le regard de
Gisèle pour le moment où Albertine nous aurait
laissés ensemble, ne purent m'être dites, parce
qu'Albertine, obstinément placée entre nous deux,
ayant continué de répondre de plus en plus
brièvement, puis ayant cessé de répondre du
tout aux propos de son amie, celle-ci finit par abandonner la
place. Je reprochai à Albertine d'avoir été
si désagréable. «Cela lui apprendra à
être plus discrète. Ce n'est pas une mauvaise fille
mais elle est barbante. Elle n'a pas besoin de venir fourrer son
nez partout. Pourquoi se colle-t-elle à nous sans qu'on
lui demande. Il était moins cinq que je l'envoie
paître. D'ailleurs, je déteste qu'elle ait ses
cheveux comme ça, ça donne mauvais genre.» Je
regardais les joues d'Albertine pendant qu'elle me parlait et je
me demandais quel parfum, quel goût elles pouvaient avoir:
ce jour-là elle était non pas fraîche, mais
lisse, d'un rose uni, violacé, crémeux, comme
certaines roses qui ont un vernis de cire. J'étais
passionné pour elles comme on l'est parfois pour une
espèce de fleurs.
«Je ne l'avais pas remarqué», lui
répondis-je. «Vous l'avez pourtant assez
regardée, on aurait dit que vous vouliez faire son
portrait», me dit-elle sans être radoucie par le fait
qu'en ce moment ce fût elle-même que je regardais
tant. «Je ne crois pourtant pas qu'elle vous plairait. Elle
n'est pas flirt du tout. Vous devez aimer les jeunes filles
flirt, vous. En tous cas, elle n'aura plus l'occasion
d'être collante et de se faire semer, parce qu'elle repart
tantôt pour Paris.» «Vos autres amies s'en vont
avec elle.» «Non, elle seulement, elle et miss, parce
qu'elle a à repasser ses examens, elle va potasser, la
pauvre gosse. Ce n'est pas gai je vous assure. Il peut arriver
qu'on tombe sur un bon sujet. Le hasard est si grand. Ainsi une
de nos amies a eu: «Racontez un accident auquel vous avez
assisté». Ça, c'est une veine. Mais je
connais une jeune fille qui a eu à traiter (et à
l'écrit encore): «D'Alceste ou de Philinte, qui
préféreriez-vous avoir comme ami?» Ce que
j'aurais séché là-dessus!
D'abord en dehors de tout, ce n'est pas une question à
poser à des jeunes filles. Les jeunes filles sont
liées avec d'autres jeunes filles et ne sont pas
censées avoir pour amis des messieurs. (Cette phrase en me
montrant que j'avais peu de chance d'être admis dans la
petite bande, me fit trembler.) Mais en tous cas, même si
la question était posée à des jeunes gens,
qu'est-ce que vous voulez qu'on puisse trouver à dire
là-dessus? Plusieurs familles ont écrit au Gaulois
pour se plaindre de la difficulté de questions pareilles.
Le plus fort est que dans un recueil des meilleurs devoirs
d'élèves couronnées, le sujet a
été traité deux fois d'une façon
absolument opposée. Tout dépend de l'examinateur.
L'un voulait qu'on dise que Philinte était un homme
flatteur et fourbe, l'autre qu'on ne pouvait pas refuser son
admiration à Alceste, mais qu'il était par trop
acariâtre et que comme ami il fallait lui
préférer Philinte. Comment voulez-vous que les
malheureuses élèves s'y reconnaissent quand les
professeurs ne sont pas d'accord entre eux. Et encore ce n'est
rien, chaque année ça devient plus difficile.
Gisèle ne pourrait s'en tirer qu'avec un bon coup de
piston.» Je rentrai à l'hôtel, ma
grand'mère n'y était pas, je l'attendis longtemps;
enfin, quand elle rentra, je la suppliai de me laisser aller
faire dans des conditions inespérées une excursion
qui durerait peut-être quarante-huit heures, je
déjeûnai avec elle, commandai une voiture et me fis
conduire à la gare. Gisèle ne serait pas
étonnée de m'y voir; une fois que nous aurions
changé à Doncières, dans le train de Paris,
il y avait un wagon couloir où tandis que miss
sommeillerait je pourrais emmener Gisèle dans des coins
obscurs, prendre rendez-vous avec elle pour ma rentrée
à Paris que je tâcherais de rapprocher le plus
possible. Selon la volonté qu'elle m'exprimerait, je
l'accompagnerais jusqu'à Caen ou jusqu'à
Évreux, et reprendrais le train suivant. Tout de
même, qu'eût-elle pensé si elle avait su que
j'avais hésité longtemps entre elle et ses amies,
que tout autant que d'elle j'avais voulu être amoureux
d'Albertine, de la jeune fille aux yeux clairs, et de Rosemonde!
J'éprouvais des remords, maintenant qu'un amour
réciproque allait m'unir à Gisèle. J'aurais
pu du reste lui assurer très véridiquement
qu'Albertine ne me plaisait plus. Je l'avais vue ce matin
s'éloigner en me tournant presque le dos, pour parler
à Gisèle. Sur sa tête inclinée d'un
air boudeur, ses cheveux qu'elle avait derrière,
différents et plus noirs encore, luisaient comme si elle
venait de sortir de l'eau. J'avais pensé à une
poule mouillée et ces cheveux m'avaient fait incarner en
Albertine une autre âme que jusque-là la figure
violette et le regard mystérieux.
Ces cheveux luisants derrière la tête c'est tout ce
que j'avais pu apercevoir d'elle pendant un moment, et c'est cela
seulement que je continuais à voir. Notre mémoire
ressemble à ces magasins, qui, à leurs devantures,
exposent d'une certaine personne, une fois une photographie, une
fois une autre. Et d'habitude la plus récente reste
quelque temps seule en vue. Tandis que le cocher pressait son
cheval, j'écoutais les paroles de reconnaissance et de
tendresse que Gisèle me disait, toutes nées de son
bon sourire, et de sa main tendue: c'est que dans les
périodes de ma vie où je n'étais pas
amoureux et où je désirais de l'être, je ne
portais pas seulement en moi un idéal physique de
beauté qu'on a vu, que je reconnaissais de loin dans
chaque passante assez éloignée pour que ses traits
confus ne s'opposassent pas à cette identification, mais
encore le fantôme moral -- toujours prêt à
être incarné -- de la femme qui allait être
éprise de moi, me donner la réplique dans la
comédie amoureuse que j'avais tout écrite dans ma
tête depuis mon enfance et que toute jeune fille aimable me
semblait avoir la même envie de jouer, pourvu qu'elle
eût aussi un peu le physique de l'emploi. De cette
pièce, quelle que fût la nouvelle
«étoile» que j'appelais à créer
ou à reprendre le rôle, le scénario, les
péripéties, le texte même, gardaient une
forme ne varietur.
Quelques jours plus tard, malgré le peu d'empressement qu'Albertine avait mis à nous présenter, je connaissais toute la petite bande du premier jour, restée au complet à Balbec (sauf Gisèle, qu'à cause d'un arrêt prolongé devant la barrière de la gare, et un changement dans l'horaire, je n'avais pu rejoindre au train, parti cinq minutes avant mon arrivée, et à laquelle d'ailleurs je ne pensais plus) et en plus deux ou trois de leurs amies qu'à ma demande elles me firent connaître. Et ainsi l'espoir du plaisir que je trouverais avec une jeune fille nouvelle venant d'une autre jeune fille par qui je l'avais connue, la plus récente était alors comme une de ces variétés de roses qu'on obtient grâce à une rose d'une autre espèce. Et remontant de corolle en corolle dans cette chaîne de fleurs, le plaisir d'en connaître une différente me faisait retourner vers celle à qui je la devais, avec une reconnaissance mêlée d'autant de désir que mon espoir nouveau. Bientôt je passai toutes mes journées avec ces jeunes filles.
Hélas! dans la fleur la plus fraîche on peut distinguer les points imperceptibles qui pour l'esprit averti dessinent déjà ce qui sera, par la dessiccation ou la fructification des chairs aujourd'hui en fleur, la forme immuable et déjà prédestinée de la graine. On suit avec délices un nez pareil à une vaguelette qui enfle délicieusement une eau matinale et qui semble immobile, dessinable, parce que la mer est tellement calme qu'on ne perçoit pas la marée. Les visages humains ne semblent pas changer au moment qu'on les regarde parce que la révolution qu'ils accomplissent est trop lente pour que nous la percevions. Mais il suffisait de voir à côté de ces jeunes filles leur mère ou leur tante, pour mesurer les distances que sous l'attraction interne d'un type généralement affreux, ces traits auraient traversées dans moins de trente ans, jusqu'à l'heure du déclin des regards, jusqu'à celle où le visage passé tout entier au-dessous de l'horizon, ne reçoit plus de lumière. Je savais que aussi profond, aussi inéluctable que le patriotisme juif, ou l'atavisme chrétien chez ceux qui se croient le plus libérés de leur race, habitait sous la rose inflorescence d'Albertine, de Rosemonde, d'Andrée, inconnus à elles-mêmes, tenu en réserve pour les circonstances, un gros nez, une bouche proéminente, un embonpoint qui étonnerait mais était en réalité dans la coulisse, prêt à entrer en scène, tout comme tel dreyfusisme, tel cléricalisme soudain, imprévu, fatal, tel héroïsme nationaliste et féodal, soudainement issus à l'appel des circonstances d'une nature antérieure à l'individu lui-même, par laquelle il pense, vit, évolue, se fortifie ou meurt, sans qu'il puisse la distinguer des mobiles particuliers qu'il prend pour elle. Même mentalement, nous dépendons des lois naturelles beaucoup plus que nous ne croyons et notre esprit possède d'avance comme certain cryptogame, comme telle graminée, les particularités que nous croyons choisir. Mais nous ne saisissons que les idées secondes sans percevoir la cause première (race juive, famille française, etc.) qui les produisait nécessairement et que nous manifestons au moment voulu. Et peut-être, alors que les unes nous paraissent le résultat d'une délibération, les autres d'une imprudence dans notre hygiène, tenons-nous de notre famille, comme les papillonacées la forme de leur graine, aussi bien les idées dont nous vivons que la maladie dont nous mourrons.
Comme sur un plant où les fleurs mûrissent
à des époques différentes, je les avais
vues, en de vieilles dames, sur cette plage de Balbec, ces dures
graines, ces mous tubercules, que mes amies seraient un jour.
Mais qu'importait? en ce moment c'était la saison des
fleurs.
Aussi quand Mme de Villeparisis m'invitait à une
promenade, je cherchais une excuse pour n'être pas libre.
Je ne fis de visites à Elstir que celles où mes
nouvelles amies m'accompagnèrent. Je ne pus même pas
trouver un après-midi pour aller à Doncières
voir Saint-Loup, comme je le lui avais promis. Les
réunions mondaines, les conversations sérieuses,
voire une amicale causerie, si elles avaient pris la place de mes
sorties avec ces jeunes filles, m'eussent fait le même
effet qui si à l'heure du déjeuner on nous emmenait
non pas manger, mais regarder un album. Les hommes, les jeunes
gens, les femmes vieilles ou mûres, avec qui nous croyons
nous plaire, ne sont portés pour nous que sur une plane et
inconsistante superficie parce que nous ne prenons conscience
d'eux que par la perception visuelle réduite à
elle-même; mais c'est comme déléguée
des autres sens qu'elle se dirige vers les jeunes filles; ils
vont chercher l'une derrière l'autre les diverses
qualités odorantes, tactiles, savoureuses, qu'ils
goûtent ainsi même sans le secours des mains et des
lèvres; et, capables, grâce aux arts de
transposition, au génie de synthèse où
excelle le désir, de restituer sous la couleur des joues
ou de la poitrine, l'attouchement, la dégustation, les
contacts interdits, ils donnent à ces filles la même
consistance mielleuse qu'ils font quand ils butinent dans une
roseraie, ou dans une vigne dont ils mangent des yeux les
grappes.
S'il pleuvait, bien que le mauvais temps n'effrayât pas
Albertine qu'on voyait souvent dans son caoutchouc, filer en
bicyclette sous les averses, nous passions la journée dans
le casino où il m'eût paru ces jours-là
impossible de ne pas aller. J'avais le plus grand mépris
pour les demoiselles d'Ambresac qui n'y étaient jamais
entrées. Et j'aidais volontiers mes amies à jouer
de mauvais tours au professeur de danse.
Nous subissions généralement quelques
admonestations du tenancier ou des employés usurpant un
pouvoir directorial parce que mes amies, même Andrée
qu'à cause de cela j'avais cru le premier jour une
créature si dionysiaque et qui était au contraire
frêle, intellectuelle, et cette année-là fort
souffrante, mais qui obéissait malgré cela moins
à l'état de sa santé qu'au génie de
cet âge qui emporte tout et confond dans la
gaîté les malades et les vigoureux, ne pouvaient pas
aller au vestibule à la salle des fêtes, sans
prendre leur élan, sauter par-dessus toutes les chaises,
revenir sur une glissade en gardant leur équilibre par un
gracieux mouvement de bras, en chantant, mêlant tous les
arts, dans cette première jeunesse, à la
façon de ces poètes des anciens âges pour qui
les genres ne sont pas encore séparés, et qui
mêlent dans un poème épique les
préceptes agricoles aux enseignements
théologiques.
Cette Andrée qui m'avait paru la plus froide le premier
jour était infiniment plus délicate, plus
affectueuse, plus fine qu'Albertine à qui elle montrait
une tendresse caressante et douce de grande sur.
Elle venait au casino s'asseoir à côté de
moi et savait -- au contraire d'Albertine -- refuser un tour de
valse ou même si j'étais fatigué renoncer
à aller au casino pour venir à l'hôtel. Elle
exprimait son amitié pour moi, pour Albertine, avec des
nuances qui prouvaient la plus délicieuse intelligence des
choses du cur, laquelle était peut-être due en
partie à son état maladif. Elle avait toujours un
sourire gai pour excuser l'enfantillage d'Albertine qui exprimait
avec une violence naïve la tentation irrésistible
qu'offraient pour elle des parties de plaisir auxquelles elle ne
savait pas, comme Andrée, préférer
résolument de causer avec moi... Quand l'heure d'aller
à un goûter donné au golf approchait, si nous
étions tous ensemble à ce moment-là, elle se
préparait, puis venant à Andrée:
«Hé bien, Andrée, qu'est-ce que tu attends
pour venir, tu sais que nous allons goûter au golf.»
«Non, je reste à causer avec lui»,
répondait Andrée en me désignant.
«Mais tu sais que Madame Durieux t'a invitée»,
s'écriait Albertine, comme si l'intention d'Andrée
de rester avec moi ne pouvait s'expliquer que par l'ignorance
où elle devait être qu'elle avait été
invitée. «Voyons, ma petite, ne sois pas tellement
idiote», répondait Andrée. Albertine
n'insistait pas, de peur qu'on lui proposât de rester
aussi. Elle secouait la tête: «Fais à ton
idée, répondait-elle, comme on dit à un
malade qui par plaisir se tue à petit feu, moi je me
trotte, car je crois que ta montre retarde», et elle
prenait ses jambes à son cou. «Elle est charmante,
mais inouïe», disait Albertine en enveloppant son amie
d'un sourire qui la caressait et la jugeait à la fois. Si,
en ce goût du divertissement Albertine avait quelque chose
de la Gilberte des premiers temps c'est qu'une certaine
ressemblance existe tout en évoluant, entre les femmes que
nous aimons successivement, ressemblance qui tient à la
fixité de notre tempérament parce que c'est lui qui
les choisit, éliminant toutes celles qui ne nous seraient
pas à la fois opposées et complémentaires,
c'est-à-dire propres à satisfaire nos sens et
à faire souffrir notre cur. Elles sont, ces femmes, un
produit de notre tempérament, une image, une projection
renversée, un «négatif» de notre
sensibilité. De sorte qu'un romancier pourrait au cours de
la vie de son héros, peindre presque exactement semblables
ses successives amours, et donner par là l'impression non
de s'imiter lui-même mais de créer, puisqu'il y a
moins de force dans une innovation artificielle que dans une
répétition destinée à suggérer
une vérité neuve. Encore devrait-il noter dans le
caractère de l'amoureux, un indice de variation qui
s'accuse au fur et à mesure qu'on arrive dans de nouvelles
régions, sous d'autres latitudes de la vie. Et
peut-être exprimerait-il encore une vérité de
plus si, peignant pour ses autres personnages des
caractères, il s'abstenait d'en donner aucun à la
femme aimée. Nous connaissons le caractère des
indifférents, comment pourrions-nous saisir celui d'un
être qui se confond avec notre vie, que bientôt nous
ne séparons plus de nous-même, sur les mobiles
duquel nous ne cessons de faire d'anxieuses hypothèses,
perpétuellement remaniées. S'élançant
d'au delà de l'intelligence, notre curiosité de la
femme que nous aimons, dépasse dans sa course, le
caractère de cette femme, nous pourrions nous y
arrêter que sans doute nous ne le voudrions pas. L'objet de
notre inquiète investigation est plus essentiel que ces
particularités de caractère, pareilles à ces
petits losanges d'épiderme dont les combinaisons
variées font l'originalité fleurie de la chair.
Notre radiation intuitive les traverse et les images qu'elle nous
rapporte ne sont point celles d'un visage particulier mais
représentent la morne et douloureuse universalité
d'un squelette.
Comme Andrée était extrêmement riche,
Albertine pauvre et orpheline, Andrée avec une grande
générosité la faisait profiter de son
luxe.
Quant à ses sentiments pour Gisèle ils
n'étaient pas tout à fait ceux que j'avais crus. On
eut en effet bientôt des nouvelles de l'étudiante et
quand Albertine montra la lettre qu'elle en avait reçue,
lettre destinée par Gisèle à donner des
nouvelles de son voyage et de son arrivée à la
petite bande, en s'excusant sur sa paresse de ne pas
écrire encore aux autres, je fus surpris d'entendre
Andrée, que je croyais brouillée à mort avec
elle, dire: «Je lui écrirai demain, parce que si
j'attends sa lettre d'abord, je peux attendre longtemps, elle est
si négligente.» Et se tournant vers moi elle ajouta:
«Vous ne la trouveriez pas très remarquable
évidemment, mais c'est une si brave fille et puis j'ai
vraiment une grande affection pour elle.» Je conclus que
les brouilles d'Andrée ne duraient pas longtemps.
Sauf ces jours de pluie, comme nous devions aller en bicyclette sur la falaise ou dans la campagne, une heure d'avance je cherchais à me faire beau et gémissais si Françoise n'avait pas bien préparé mes affaires. Or, même à Paris, elle redressait fièrement et rageusement sa taille que l'âge commençait à courber, pour peu qu'on la trouvât en faute, elle humble, elle modeste et charmante quand son amour-propre était flatté. Comme il était le grand ressort de sa vie, la satisfaction et la bonne humeur de Françoise étaient en proportion directe de la difficulté des choses qu'on lui demandait. Celles qu'elle avait à faire à Balbec étaient si aisées qu'elle montrait presque toujours un mécontentement qui était soudain centuplé et auquel s'alliait une ironique expression d'orgueil quand je me plaignais, au moment d'aller retrouver mes amies, que mon chapeau ne fût pas brossé, ou mes cravates en ordre. Elle qui pouvait se donner tant de peine sans trouver pour cela qu'elle eût rien fait, à la simple observation qu'un veston n'était pas à sa place, non seulement elle vantait avec quel soin elle l'avait «renfermé plutôt que non pas le laisser à la poussière», mais prononçant un éloge en règle de ses travaux, déplorait que ce ne fussent guère des vacances qu'elle prenait à Balbec, qu'on ne trouverait pas une seconde personne comme elle pour mener une telle vie. «Je ne comprends pas comment qu'on peut laisser ses affaires comme ça et allez-y voir si une autre saurait se retrouver dans ce pêle et mêle. Le diable lui-même y perdrait son latin.» Ou bien elle se contentait de prendre un visage de reine, me lançant des regards enflammés, et gardait un silence rompu aussitôt qu'elle avait fermé la porte et s'était engagée dans le couloir; il retentissait alors de propos que je devinais injurieux, mais qui restaient aussi indistincts que ceux des personnages qui débitent leurs premières paroles derrière le portant avant d'être entrés en scène. D'ailleurs, quand je me préparais ainsi à sortir avec mes amies, même si rien ne manquait et si Françoise était de bonne humeur elle se montrait tout de même insupportable. Car se servant de plaisanteries que dans mon besoin de parler de ces jeunes filles je lui avais faites sur elles, elle prenait un air de me révéler ce que j'aurais mieux su qu'elle si cela avait été exact, mais ce qui ne l'était pas car Françoise avait mal compris. Elle avait comme tout le monde son caractère propre; une personne ne ressemble jamais à une voie droite, mais nous étonne de ses détours singuliers et inévitables dont les autres ne s'aperçoivent pas et par où il nous est pénible d'avoir à passer. Chaque fois que j'arrivais au point: «Chapeau pas en place», «nom d'Andrée ou d'Albertine», j'étais obligé par Françoise de m'égarer dans les chemins détournés et absurdes qui me retardaient beaucoup. Il en était de même quand je faisais préparer des sandwichs au chester et à la salade et acheter des tartes que je mangerais à l'heure du goûter, sur la falaise, avec ces jeunes filles et qu'elles auraient bien pu payer à tour de rôle si elles n'avaient été aussi intéressées, déclarait Françoise au secours de qui venait alors tout un atavisme de rapacité et de vulgarité provinciales et pour laquelle on eût dit que l'âme divisée de la défunte Eulalie s'était incarnée plus gracieusement qu'en Saint-Eloi, dans les corps charmants de mes amies de la petite bande. J'entendais ces accusations avec la rage de me sentir buter à un des endroits à partir desquels le chemin rustique et familier qu'était le caractère de Françoise devenait impraticable, pas pour longtemps heureusement. Puis le veston retrouvé et les sandwichs prêts, j'allais chercher Albertine, Andrée, Rosemonde, d'autres parfois, et, à pied ou en bicyclette, nous partions.
Autrefois j'eusse préféré que cette
promenade eût lieu par le mauvais temps. Alors je cherchais
à retrouver dans Balbec «le pays des
Cimmériens», et de belles journées
étaient une chose qui n'aurait pas dû exister
là, une intrusion du vulgaire été des
baigneurs dans cette antique région voilée par les
brumes. Mais maintenant, tout ce que j'avais
dédaigné, écarté de ma vue, non
seulement les effets de soleil, mais même les
régates, les courses de chevaux, je l'eusse
recherché avec passion pour la même raison
qu'autrefois je n'aurais voulu que des mers tempétueuses,
et qui était qu'elles se rattachaient, les unes comme
autrefois les autres à une idée esthétique.
C'est qu'avec mes amies nous étions quelquefois
allés voir Elstir, et les jours où les jeunes
filles étaient là, ce qu'il avait montré de
préférence, c'était quelques croquis
d'après de jolies yachtswomen ou bien une esquisse prise
sur un hippodrome voisin de Balbec. J'avais d'abord timidement
avoué à Elstir que je n'avais pas voulu aller aux
réunions qui y avaient été données.
«Vous avez eu tort, me dit-il, c'est si joli et si curieux
aussi. D'abord cet être particulier, le jockey, sur lequel
tant de regards sont fixés, et qui devant le paddock est
là morne, grisâtre dans sa casaque éclatante,
ne faisant qu'un avec le cheval caracolant qu'il ressaisit, comme
ce serait intéressant de dégager ses mouvements
professionnels, de montrer la tache brillante qu'il fait et que
fait aussi la robe des chevaux, sur le champ de courses. Quelle
transformation de toutes choses dans cette immensité
lumineuse d'un champ de courses où on est surpris par tant
d'ombres, de reflets, qu'on ne voit que là. Ce que les
femmes peuvent y être jolies! La première
réunion surtout était ravissante, et il y avait des
femmes d'une extrême élégance, dans une
lumière humide, hollandaise, où l'on sentait monter
dans le soleil même, le froid pénétrant de
l'eau. Jamais je n'ai vu de femmes arrivant en voiture, ou leurs
jumelles aux yeux, dans une pareille lumière qui tient
sans doute à l'humidité marine. Ah! que j'aurais
aimé la rendre; je suis revenu de ces courses, fou, avec
un tel désir de travailler!» Puis il s'extasia plus
encore sur les réunions du yachting que sur les courses de
chevaux et je compris que des régates, que des meetings
sportifs où des femmes bien habillées baignent dans
la glauque lumière d'un hippodrome marin, pouvaient
être pour un artiste moderne motifs aussi
intéressants que les fêtes qu'ils aimaient tant
à décrire pour un Véronèse ou un
Carpaccio. «Votre comparaison est d'autant plus exacte, me
dit Elstir, qu'à cause de la ville où ils
peignaient, ces fêtes étaient pour une part
nautiques.
Seulement, la beauté des embarcations de ce
temps-là résidait le plus souvent dans leur
lourdeur, dans leur complication. Il y avait des joutes sur
l'eau, comme ici, données généralement en
l'honneur de quelque ambassade pareille à celle que
Carpaccio a représentée dans la Légende de
Sainte Ursule. Les navires étaient massifs, construits
comme des architectures, et semblaient presque amphibies comme de
moindres Venises au milieu de l'autre, quand amarrés
à l'aide de ponts volants, recouverts de satin cramoisi et
de tapis persans ils portaient des femmes en brocart cerise ou en
damas vert, tout près des balcons inscrustés de
marbres multicolores où d'autres femmes se penchaient pour
regarder, dans leurs robes aux manches noires à
crevés blancs serrés de perles ou ornés de
guipures. On ne savait plus où finissait la terre,
où commençait l'eau, qu'est-ce qui était
encore le palais ou déjà le navire, la caravelle,
la galéasse, le Bucentaure.» Albertine
écoutait avec une attention passionnée ces
détails de toilette, ces images de luxe que nous
décrivait Elstir. «Oh! je voudrais bien voir les
guipures dont vous me parlez, c'est si joli le point de Venise,
s'écriait-elle; d'ailleurs j'aimerais tant aller à
Venise.»
«Vous pourrez peut-être bientôt, lui dit
Elstir, contempler les étoffes merveilleuses qu'on portait
là-bas. On ne les voyait plus que dans les tableaux des
peintres vénitiens, ou alors très rarement dans les
trésors des églises, parfois même il y en
avait une qui passait dans une vente. Mais on dit qu'un artiste
de Venise, Fortuny, a retrouvé le secret de leur
fabrication et qu'avant quelques années les femmes
pourront se promener, et surtout rester chez elles dans des
brocarts aussi magnifiques que ceux que Venise ornait, pour ses
patriciennes, avec des dessins d'Orient. Mais je ne sais pas si
j'aimerai beaucoup cela, si ce ne sera pas un peu trop costume
anachronique, pour des femmes d'aujourd'hui, même paradant
aux régates, car pour en revenir à nos bateaux
modernes de plaisance, c'est tout le contraire que du temps de
Venise, «Reine de l'Adriatique». Le plus grand charme
d'un yacht, de l'ameublement d'un yacht, des toilettes de
yachting, est leur simplicité de choses de la mer, et
j'aime tant la mer. Je vous avoue que je préfère
les modes d'aujourd'hui aux modes du temps de
Véronèse et même de Carpaccio. Ce qu'il y a
de joli dans nos yachts -- et dans les yachts moyens surtout, je
n'aime pas les énormes, trop navires, c'est comme pour les
chapeaux, il y a une mesure à garder -- c'est la chose
unie, simple, claire, grise, qui par les temps voilés,
bleuâtres, prend un flou crémeux. Il faut que la
pièce où l'on se tient ait l'air d'un petit
café. Les toilettes des femmes sur un yacht c'est la
même chose; ce qui est gracieux, ce sont ces toilettes
légères, blanches et unies, en toile, en linon, en
pékin, en coutil, qui au soleil et sur le bleu de la mer
font un blanc aussi éclatant qu'une voile blanche. Il y a
très peu de femmes du reste qui s'habillent bien,
quelques-unes pourtant sont merveilleuses. Aux courses, Mlle
Léa avait un petit chapeau blanc et une petite ombrelle
blanche, c'était ravissant. Je ne sais pas ce que je
donnerais pour avoir cette petite ombrelle.» J'aurais tant
voulu savoir en quoi cette petite ombrelle différait des
autres, et pour d'autres raisons, de coquetterie féminine,
Albertine l'aurait voulu plus encore. Mais comme Françoise
qui disait pour les soufflés: «C'est un tour de
main», la différence était dans la coupe.
«C'était, disait Elstir, tout petit, tout rond,
comme un parasol chinois.» Je citai les ombrelles de
certaines femmes, mais ce n'était pas cela du tout. Elstir
trouvait toutes ces ombrelles affreuses. Homme d'un goût
difficile et exquis, il faisait consister dans un rien qui
était tout, la différence entre ce que portait les
trois quarts des femmes et qui lui faisait horreur et une jolie
chose qui le ravissait, et au contraire de ce qui m'arrivait
à moi pour qui tout luxe était stérilisant,
exaltait son désir de peintre «pour tâcher de
faire des choses aussi jolies». «Tenez, voilà
une petite qui a déjà compris comment
étaient le chapeau et l'ombrelle, me dit Elstir en me
montrant Albertine, dont les yeux brillaient de convoitise.
«Comme j'aimerais être riche pour avoir un yacht,
dit-elle au peintre. Je vous demanderais des conseils pour
l'aménager. Quels beaux voyages je ferais. Et comme ce
serait joli d'aller aux régates de Cowes. Et une
automobile! Est-ce que vous trouvez que c'est joli les modes des
femmes pour les automobiles» «Non, répondait
Elstir, mais cela sera.
D'ailleurs, il y a peu de couturière, un ou deux, Callot,
quoique donnant un peu trop dans la dentelle, Doucet, Cheruit,
quelquefois Paquin. Le reste sont des horreurs.»
«Mais alors, il y a une différence immense entre une
toilette de Callot et celle d'un couturier quelconque»,
demandai-je à Albertine. «Mais énorme, mon
petit bonhomme, me répondit-elle. Oh! pardon. Seulement,
hélas! ce qui coûte trois cents francs ailleurs
coûte deux mille francs chez eux.
Mais cela ne se ressemble pas, cela a l'air pareil pour les gens
qui n'y connaissent rien.» »Parfaitement,
répondit Elstir, sans aller pourtant jusqu'à dire
que la différence soit aussi profonde qu'entre une statue
de la cathédrale de Reims et de l'église
Saint-Augustin.» «Tenez, à propos de
cathédrales, dit-il en s'adressant spécialement
à moi, parce que cela se référait à
une causerie à laquelle ces jeunes filles n'avaient pas
pris part et qui d'ailleurs ne les eût nullement
intéressées, je vous parlais l'autre jour de
l'église de Balbec comme d'une grande falaise, une grande
levée des pierres du pays, mais inversement, me dit-il en
me montrant une aquarelle, regardez ces falaises (c'est une
esquisse prise tout près d'ici, aux Creuniers), regardez
comme ces rochers puissamment et délicatement
découpés font penser à une
cathédrale.» En effet, on eût dit d'immenses
arceaux roses. Mais peints par un jour torride, ils semblaient
réduits en poussière, volatilisés par la
chaleur, laquelle avait à demi bu la mer, presque
passée, dans toute l'étendue de la toile, à
l'état gazeux. Dans ce jour où la lumière
avait comme détruit la réalité, celle-ci
était concentrée dans des créatures sombres
et transparentes qui par contraste donnaient une impression de
vie plus saisissante, plus proche: les ombres.
Altérées de fraîcheur, la plupart,
désertant le large enflammé s'étaient
réfugiées au pied des rochers, à l'abri du
soleil; d'autres nageant lentement sur les eaux comme des
dauphins s'attachaient aux flancs de barques en promenade dont
elles élargissaient la coque, sur l'eau pâle, de
leur corps verni et bleu.
C'était peut-être la soif de fraîcheur
communiquée par elles qui donnait le plus la sensation de
la chaleur de ce jour et qui me fit m'écrier combien je
regrettais de ne pas connaître les Creuniers.
Albertine et Andrée assurèrent que j'avais
dû y aller cent fois. En ce cas, c'était sans le
savoir, ni me douter qu'un jour leur vue pourrait m'inspirer une
telle soif de beauté, non pas précisément
naturelle comme celle que j'avais cherchée jusqu'ici dans
les falaises de Balbec, mais plutôt architecturale. Surtout
moi qui, parti pour voir le royaume des tempêtes, ne
trouvais jamais dans mes promenades avec Mme de Villeparisis
où souvent nous ne l'apercevions que de loin, peint dans
l'écartement des arbres, l'océan assez réel,
assez liquide, assez vivant, donnant assez l'impression de lancer
ses masses d'eau et qui n'aurais aimé le voir immobile que
sous un linceul hivernal de brume, je n'eusse guère pu
croire que je rêverais maintenant d'une mer qui
n'était plus qu'une vapeur blanchâtre ayant perdu la
consistance et la couleur. Mais cette mer, Elstir, comme ceux qui
rêvaient dans ces barques engourdies par la chaleur, en
avait, jusqu'à une telle profondeur, goûté
l'enchantement qu'il avait su rapporter, fixer sur sa toile,
l'imperceptible reflux de l'eau, la pulsation d'une minute
heureuse; et on était soudain devenu si amoureux, en
voyant ce portrait magique, qu'on ne pensait plus qu'à
courir le monde pour retrouver la journée enfuie, dans sa
grâce instantanée et dormante.
De sorte que si avant ces visites chez Elstir, avant d'avoir vu
une marine de lui où une jeune femme, en robe de
barège ou de linon, dans un yacht arborant le drapeau
américain, mit le «double» spirituel d'une
robe de linon blanc et d'un drapeau dans mon imagination qui
aussitôt couva un désir insatiable de voir sur le
champ des robes de linon blanc et des drapeaux près de la
mer, comme si cela ne m'était jamais arrivé,
jusque-là, je m'étais toujours efforcé
devant la mer, d'expulser du champ de ma vision, aussi bien que
les baigneurs du premier plan, les yachts aux voiles trop
blanches comme un costume de plage, tout ce qui m'empêchait
de me persuader que je contemplais le flot immémorial qui
déroulait déjà sa même vie
mystérieuse avant l'apparition de l'espèce humaine
et jusqu'aux jours radieux qui me semblaient revêtir de
l'aspect banal de l'universel été de cette
côte de brumes et de tempêtes, y marquer un simple
temps d'arrêt, l'équivalent de ce qu'on appelle en
musique une mesure pour rien, or maintenant c'était le
mauvais temps qui me paraissait devenir quelque accident funeste,
ne pouvant plus trouver de place dans le monde de la
beauté: je désirais vivement aller retrouver dans
la réalité ce qui m'exaltait si fort et
j'espérais que le temps serait assez favorable pour voir
du haut de la falaise les mêmes ombres bleues que dans le
tableau d'Elstir.
Le long de la route, je ne me faisais plus d'ailleurs un écran de mes mains comme dans ces jours où concevant la nature comme animée d'une vie antérieure à l'apparition de l'homme, et en opposition avec tous ces fastidieux perfectionnements de l'industrie qui m'avaient fait jusqu'ici bâiller d'ennui dans les expositions universelles ou chez les modistes, j'essayais de ne voir de la mer que la section où il n'y avait pas de bateau à vapeur, de façon à me la représenter comme immémoriale, encore contemporaine des âges où elle avait été séparée de la terre, à tout le moins contemporaine des premiers siècles de la Grèce, ce qui me permettait de me redire en toute vérité les vers du «Père Leconte» chers à Bloch:
«Ils sont partis, les rois des nefs éperonnées
«Emmenant sur la mer tempétueuse hélas!
«Les hommes chevelus de l'Héroïque Helles.»
Je ne pouvais plus mépriser les modistes puisque Elstir m'avait dit que le geste délicat par lequel elles donnent un dernier chiffonnement, une suprême caresse aux nuds ou aux plumes d'un chapeau terminé, l'intéresserait autant à rendre que celui des jockeys (ce qui avait ravi Albertine). Mais il fallait attendre mon retour, pour les modistes -- à Paris -- pour les courses et les régates, à Balbec où on n'en donnerait plus avant l'année prochaine. Même un yacht emmenant des femmes en linon blanc était introuvable.
Souvent nous rencontrions les surs de Bloch que j'étais obligé de saluer depuis que j'avais dîné chez leur père. Mes amies ne les connaissaient pas. «On ne me permet pas de jouer avec des israélites», disait Albertine. La façon dont elle prononçait israélite au lieu d'izraélite aurait suffi à indiquer, même si on n'avait pas entendu le commencement de la phrase, que ce n'était pas de sentiments de sympathie envers le peuple élu qu'étaient animées ces jeunes bourgeoises, de familles dévotes, et qui devaient croire aisément que les juifs égorgeaient les enfants chrétiens. «Du reste, elles ont un sale genre, vos amies», me disait Andrée avec un sourire qui signifiait qu'elle savait bien que ce n'était pas mes amies. «Comme tout ce qui touche à la tribu», répondait Albertine sur le ton sentencieux d'une personne d'expérience. A vrai dire les surs de Bloch, à la fois trop habillées et à demi-nues, l'air languissant, hardi, fastueux et souillon ne produisaient pas une impression excellente. Et une de leurs cousines qui n'avait que quinze ans scandalisait le casino par l'admiration qu'elle affichait pour Mlle Léa, dont M. Bloch père prisait très fort le talent d'actrice, mais que son goût ne passait pas pour porter surtout du côté des messieurs.
Il y avait des jours où nous goûtions dans l'une des fermes-restaurants du voisinage. Ce sont les fermes dites des Ecorres, Marie-Thérèse, de la Croix d'Heuland, de Bagatelle, de Californie, de Marie-Antoinette. C'est cette dernière qu'avait adoptée la petite bande.
Mais quelquefois au lieu d'aller dans une ferme, nous montions
jusqu'au haut de la falaise, et une fois arrivés et assis
sur l'herbe, nous défaisions notre paquet de sandwichs et
de gâteaux. Mes amies préféraient les
sandwichs et s'étonnaient de me voir manger seulement un
gâteau au chocolat gothiquement historié de sucre ou
une tarte à l'abricot. C'est qu'avec les sandwichs au
chester et à la salade, nourriture ignorante et nouvelle,
je n'avais rien à dire. Mais les gâteaux
étaient instruits, les tartes étaient bavardes. Il
y avait dans les premiers des fadeurs de crème et dans les
secondes des fraîcheurs de fruits qui en savaient long sur
Combray, sur Gilberte, non seulement la Gilberte de Combray mais
celle de Paris aux goûters de qui je les avais
retrouvés. Ils me rappelaient ces assiettes à
petits fours, des Mille et une Nuits, qui distrayaient tant de
leurs «sujets» ma tante Léonie quand
Françoise lui apportait un jour Aladin ou la Lampe
Merveilleuse, un autre Ali-Baba, le Dormeur éveillé
ou Sinbad le Marin embarquant à Bassora avec toutes ses
richesses.
J'aurais bien voulu les revoir, mais ma grand'mère ne
savait pas ce qu'elles étaient devenues et croyait
d'ailleurs que c'était de vulgaires assiettes
achetées dans le pays. N'importe, dans le gris et
champenois Combray elles et leurs vignettes s'encastraient
multicolores, comme dans la noire Eglise les vitraux aux
mouvantes pierreries, comme dans le crépuscule de ma
chambre les projections de la lanterne magique, comme devant la
vue de la gare et du chemin de fer départemental les
boutons d'or des Indes et les lilas de Perse, comme la collection
de vieux Chine de ma grand-tante dans sa sombre demeure de
vieille dame de province.
Etendu sur la falaise je ne voyais devant moi que des prés, et, au-dessus d'eux, non pas les sept ciels de la physique chrétienne, mais la superposition de deux seulement, un plus foncé -- de la mer -- et en haut un plus pâle. Nous goûtions, et si j'avais emporté aussi quelque petit souvenir qui pût plaire à l'une ou à l'autre de mes amies, la joie remplissait avec une violence si soudaine leur visage translucide en un instant devenu rouge, que leur bouche n'avait pas la force de la retenir et pour la laisser passer, éclatait de rire. Elles étaient assemblées autour de moi; et entre les visages peu éloignés les uns des autres, l'air qui les séparait traçait des sentiers d'azur comme frayés par un jardinier qui a voulu mettre un peu de jour pour pouvoir circuler lui-même au milieu d'un bosquet de roses.
Nos provisions épuisées, nous jouions à des jeux qui jusque-là m'eussent paru ennuyeux, quelquefois aussi enfantins que «La Tour Prends-Garde» ou «A qui rira le premier», mais auxquels je n'aurais plus renoncé pour un empire; l'aurore de jeunesse dont s'empourprait encore le visage de ces jeunes filles et hors de laquelle je me trouvais déjà, à mon âge, illuminait tout devant elles, et, comme la fluide peinture de certains primitifs, faisait se détacher les détails les plus insignifiants de leur vie, sur un fond d'or. Pour la plupart les visages mêmes de ces jeunes filles étaient confondus dans cette rougeur confuse de l'aurore d'où les véritables traits n'avaient pas encore jailli. On ne voyait qu'une couleur charmante sous laquelle ce que devait être dans quelques années le profil n'était pas discernable. Celui d'aujourd'hui n'avait rien de définitif et pouvait n'être qu'une ressemblance momentanée avec quelque membre défunt de la famille auquel la nature avait fait cette politesse commémorative. Il vient si vite le moment où l'on n'a plus rien à attendre, où le corps est figé dans une immobilité qui ne promet plus de surprises, où l'on perd toute espérance en voyant, comme aux arbres en plein été des feuilles déjà mortes, autour de visages encore jeunes des cheveux qui tombent ou blanchissent, il est si court, ce matin radieux, qu'on en vient à n'aimer que les très jeunes filles, celles chez qui la chair comme une pâte précieuse travaille encore. Elles ne sont qu'un flot de matière ductile pétrie à tout moment par l'impression passagère qui les domine. On dirait que chacune est tour à tour une petite statuette de la gaîté, du sérieux juvénile, de la câlinerie, de l'étonnement, modelée par une expression franche, complète, mais fugitive. Cette plasticité donne beaucoup de variété et de charme aux gentils égards que nous montre une jeune fille. Certes ils sont indispensables aussi chez la femme, et celle à qui nous ne plaisons pas ou qui ne nous laisse pas voir que nous lui plaisons, prend à nos yeux quelque chose d'ennuyeusement uniforme. Mais ces gentillesses elles-mêmes à partir d'un certain âge, n'amènent plus de molles fluctuations sur un visage que les luttes de l'existence ont durci, rendu à jamais militant ou extatique. L'un -- par la force continue de l'obéissance qui soumet l'épouse à son époux -- semble, plutôt que d'une femme le visage d'un soldat; l'autre, sculpté par les sacrifices qu'a consentis chaque jour la mère pour ses enfants, est d'un apôtre. Un autre encore est, après des années de traverses et d'orages, le visage d'un vieux loup de mer, chez une femme dont les vêtements seuls révèlent le sexe. Et certes les attentions qu'une femme a pour nous, peuvent encore, quand nous l'aimons, semer de charmes nouveaux les heures que nous passons auprès d'elle. Mais elle n'est pas successivement pour nous une femme différente. Sa gaîté reste extérieure à une figure inchangée. Mais l'adolescence est antérieure à la solidification complète et de là vient qu'on éprouve auprès des jeunes filles ce rafraîchissement que donne le spectacle des formes sans cesse en train de changer, à jouer en une instable opposition qui fait penser à cette perpétuelle recréation des éléments primordiaux de la nature qu'on contemple devant la mer.
Ce n'était pas seulement une matinée mondaine,
une promenade avec Mme de Villeparisis que j'eusse
sacrifiées au «furet» ou aux
«devinettes» de mes amies. A plusieurs reprises
Robert de Saint-Loup me fit dire que puisque je n'allais pas le
voir à Doncières, il avait demandé une
permission de vingt-quatre heures et la passerait à
Balbec. Chaque fois je lui écrivis de n'en rien faire, en
invoquant l'excuse d'être obligé de m'absenter
justement ce jour-là pour aller remplir dans le voisinage
un devoir de famille avec ma grand-mère. Sans doute me
jugea-t-il mal en apprenant par sa tante en quoi consistait le
devoir de famille et quelles personnes tenaient en
l'espèce le rôle de grand-mère. Et pourtant
je n'avais peut-être pas tort de sacrifier les plaisirs non
seulement de la mondanité, mais de l'amitié
à celui de passer tout le jour dans ce jardin. Les
êtres qui en ont la possibilité -- il est vrai que
ce sont les artistes et j'étais convaincu depuis longtemps
que je ne le serais jamais -- ont aussi le devoir de vivre pour
eux-mêmes; or l'amitié leur est une dispense de ce
devoir, une abdication de soi. La conversation même qui est
le mode d'expression de l'amitié est une divagation
superficielle, qui ne nous donne rien à acquérir.
Nous pouvons causer pendant toute une vie sans rien faire que
répéter indéfiniment le vide d'une minute,
tandis que la marche de la pensée dans le travail
solitaire de la création artistique, se fait dans le sens
de la profondeur, la seule direction qui ne nous soit pas
fermée, où nous puissions progresser, avec plus de
peine il est vrai, pour un résultat de
vérité. Et l'amitié n'est pas seulement
dénuée de vertu comme la conversation, elle est de
plus funeste. Car l'impression d'ennui que ne peuvent pas ne pas
éprouver auprès de leur ami, c'est-à-dire
à rester à la surface de soi-même, au lieu de
poursuivre leur voyage de découvertes dans les
profondeurs, ceux d'entre nous dont la loi de
développement est purement interne, cette impression
d'ennui l'amitié nous persuade de la rectifier quand nous
nous retrouvons seuls, de nous rappeler avec émotion les
paroles que notre ami nous a dites, de les considérer
comme un précieux apport alors que nous ne sommes pas
comme des bâtiments à qui on peut ajouter des
pierres du dehors, mais comme des arbres qui tirent de leur
propre sève le nud suivant de leur tige, l'étage
supérieur de leur frondaison. Je me mentais à
moi-même, j'interrompais la croissance dans le sens selon
lequel je pouvais en effet véritablement grandir, et
être heureux, quand je me félicitais d'être
aimé, admiré, par un être aussi bon, aussi
intelligent, aussi recherché que Saint-Loup, quand
j'adaptais mon intelligence non à mes propres obscures
impressions que c'eût été mon devoir de
démêler, mais aux paroles de mon ami à qui en
me les redisant -- en me les faisant redire par cet autre que
soi-même qui vit en nous et sur qui on est toujours si
content de se décharger du fardeau de penser -- je
m'efforçais de trouver une beauté, bien
différente de celle que je poursuivais silencieusement
quand j'étais vraiment seul, mais qui donnerait plus de
mérite à Robert, à moi-même, à
ma vie. Dans celle qu'un tel ami me faisait, je m'apparaissais
comme douillettement préservé de la solitude,
noblement désireux de me sacrifier moi-même pour
lui, en somme incapable de me réaliser. Près de ces
jeunes filles au contraire si le plaisir que je goûtais
était égoïste, du moins n'était-il pas
basé sur le mensonge qui cherche à nous faire
croire que nous ne sommes pas irrémédiablement
seuls et qui quand nous causons avec un autre nous empêche
de nous avouer que ce n'est plus nous qui parlons, que nous nous
modelons alors à la ressemblance des étrangers et
non d'un moi qui diffère d'eux. Les paroles qui
s'échangeaient entre les jeunes filles de la petite bande
et moi étaient peu intéressantes, rares d'ailleurs,
coupées de ma part de longs silences. Cela ne
m'empêchait pas de prendre à les écouter
quand elles me parlaient autant de plaisir qu'à les
regarder, à découvrir dans la voix de chacune
d'elles un tableau vivement coloré. C'est avec
délices que j'écoutais leur pépiement. Aimer
aide à discerner, à différencier.
Dans un bois l'amateur d'oiseaux distingue aussitôt ces
gazouillis particuliers à chaque oiseau, que le vulgaire
confond. L'amateur de jeunes filles sait que les voix humaines
sont encore bien plus variées. Chacune possède plus
de notes que le plus riche instrument.
Et les combinaisons selon lesquelles elle les groupe sont aussi
inépuisables que l'infinie variété des
personnalités. Quand je causais avec une de mes amies, je
m'apercevais que le tableau original, unique de son
individualité, m'était ingénieusement
dessiné, tyranniquement imposé aussi bien par les
inflexions de sa voix que par celles de son visage et que
c'était deux spectacles qui traduisaient, chacun dans son
plan, la même réalité singulière. Sans
doute les lignes de la voix, comme celles du visage,
n'étaient pas encore définitivement fixées;
la première muerait encore, comme le second changerait.
Comme les enfants possèdent une glande dont la liqueur les
aide à digérer le lait et qui n'existe plus chez
les grandes personnes, il y avait dans le gazouillis de ces
jeunes filles des notes que les femmes n'ont plus. Et de cet
instrument plus varié, elles jouaient avec leurs
lèvres, avec cette application, cette ardeur des petits
anges musiciens de Bellini, lesquelles sont aussi un apanage
exclusif de la jeunesse. Plus tard ces jeunes filles perdraient
cet accent de conviction enthousiaste qui donnait du charme aux
choses les plus simples, soit qu'Albertine sur un ton
d'autorité débitât des calembours que les
plus jeunes écoutaient avec admiration jusqu'à ce
que le fou rire se saisît d'elles avec la violence
irrésistible d'un éternuement, soit
qu'Andrée mît à parler de leurs travaux
scolaires, plus enfantins encore que leurs jeux une
gravité essentiellement puérile; et leurs paroles
détonnaient, pareilles à ces strophes des temps
antiques où la poésie encore peu
différenciée de la musique se déclamait sur
des notes différentes. Malgré tout la voix de ces
jeunes filles accusait déjà nettement le parti-pris
que chacune de ces petites personnes avait sur la vie, parti-pris
si individuel que c'est user d'un mot bien trop
général que de dire pour l'une: «elle prend
tout en plaisantant»; pour l'autre: «elle va
d'affirmation en affirmation»; pour la troisième:
«elle s'arrête à une hésitation
expectante». Les traits de notre visage ne sont
guère que des gestes devenus, par l'habitude,
définitifs. La nature, comme la catastrophe de
Pompeï, comme une métamorphose de nymphe, nous a
immobilisés dans le mouvement accoutumé. De
même nos intonations contiennent notre philosophie de la
vie, ce que la personne se dit à tout moment sur les
choses. Sans doute ces traits n'étaient pas qu'à
ces jeunes filles.
Ils étaient à leurs parents. L'individu baigne
dans quelque chose de plus général que lui. A ce
compte, les parents ne fournissent pas que ce geste habituel que
sont les traits du visage et de la voix, mais aussi certaines
manières de parler, certaines phrases consacrées,
qui presque aussi inconscientes qu'une intonation, presque aussi
profondes, indiquent, comme elle, un point de vue sur la vie. Il
est vrai que pour les jeunes filles, il y a certaines de ces
expressions que leurs parents ne leur donnent pas avant un
certain âge, généralement pas avant qu'elles
soient des femmes. On les garde en réserve. Ainsi par
exemple si on parlait des tableaux d'un ami d'Elsir,
Andrée qui avait encore les cheveux dans le dos ne pouvait
encore faire personnellement usage de l'expression dont usaient
sa mère et sa sur mariée: «Il paraît
que l'homme est charmant.» Mais cela viendrait avec la
permission d'aller au Palais-Royal. Et déjà depuis
sa première communion, Albertine disait comme une amie de
sa tante, je «trouverais cela assez terrible.» On lui
avait aussi donné en présent l'habitude de faire
répéter ce qu'on disait pour avoir l'air de
s'intéresser et de chercher à se former une opinion
personnelle. Si on disait que la peinture d'un peintre
était bien, ou sa maison jolie: «Ah! c'est bien, sa
peinture? Ah! c'est joli, sa maison?» Enfin plus
générale encore que n'est le legs familial,
était la savoureuse matière imposée par la
province originelle d'où elles tiraient leur voix et
à même laquelle mordaient leurs intonations. Quand
Andrée pinçait sèchement une note grave,
elle ne pouvait faire que la corde périgourdine de son
instrument vocal ne rendît un son chantant fort en harmonie
d'ailleurs avec la pureté méridionale de ses
traits; et aux perpétuelles gamineries de Rosemonde, la
matière de son visage et de sa voix du Nord
répondaient, quoiue elle en eût, avec l'accent de sa
province. Entre cette province et le tempérament de la
jeune fille qui dictait les inflexions je percevais un beau
dialogue. Dialogue, non pas discorde. Aucune ne saurait diviser
la jeune fille et son pays natal. Elle, c'est lui encore. Du
reste cette réaction des matériaux locaux sur le
génie qui les utilise et à qui elle donne plus de
verdeur ne rend pas l'uvre moins individuelle et que ce soit
celle d'un architecte, d'un ébéniste, ou d'un
musicien, elle ne reflète pas moins minutieusement les
traits les plus subtils de la personnalité de l'artiste,
parce qu'il a été forcé de travailler dans
la pierre meulière de Senlis ou le grès rouge de
Strasbourg, qu'il a respecté les nuds particuliers au
frêne, qu'il a tenu compte dans son écriture des
ressources et des limites, de la sonorité, des
possibilités, de la flûte ou de l'alto.
Je m'en rendais compte et pourtant nous causions si peu. Tandis qu'avec Mme de Villeparisis ou Saint-Loup, j'eusse démontré par mes paroles beaucoup plus de plaisir que je n'en eusse ressenti, car je les quittais avec fatigue, au contraire couché entre ces jeunes filles, la plénitude de ce que j'éprouvais l'emportait infiniment sur la pauvreté, la rareté de nos propos et débordait de mon immobilité et de mon silence, en flots de bonheur dont le clapotis venait mourir au pied de ces jeunes roses.
Pour un convalescent qui se repose tout le jour dans un jardin fleuriste ou dans un verger, une odeur de fleurs et de fruits n'imprègne pas plus profondément les mille riens dont se compose son farniente que pour moi cette couleur, cet arôme que mes regards allaient chercher sur ces jeunes filles et dont la douceur finissait par s'incorporer à moi. Ainsi les raisins se sucrent-ils au soleil. Et par leur lente continuité, ces jeux si simples avaient aussi amené en moi, comme chez ceux qui ne font autre chose que rester, étendus au bord de la mer, à respirer le sel, à se hâler, une détente, un sourire béat, un éblouissement vague qui avait gagné jusqu'à mes yeux.
Parfois une gentille attention de telle ou telle
éveillait en moi d'amples vibrations qui
éloignaient pour un temps le désir des autres.
Ainsi un jour Albertine avait dit: «Qu'est-ce qui a un
crayon?» Andrée l'avait fourni. Rosemonde le papier.
Albertine leur avait dit: «Mes petites bonnes femmes, je
vous défends de regarder ce que j'écris.»
Après s'être appliquée à bien tracer
chaque lettre, le papier appuyé à ses genoux, elle
me l'avait passé en me disant: «Faites attention
qu'on ne voie pas.» Alors je l'avais déplié
et j'avais lu ces mots qu'elle m'avait écrits: «Je
vous aime bien.»
«Mais au lieu d'écrire des bêtises,
cria-t-elle en se tournant d'un air impétueux et grave
vers Andrée et Rosemonde, il faut que je vous montre la
lettre que Gisèle m'a écrite ce matin. Je suis
folle, je l'ai dans ma poche et dire que cela peut nous
être si utile!» Gisèle avait cru devoir
adresser à son amie afin qu'elle la communiquât aux
autres, la composition qu'elle avait faite pour son certificat
d'études. Les craintes d'Albertine sur la
difficulté des sujets proposés avaient encore
été dépassées par les deux entre
lesquels Gisèle avait eu à opter. L'un
était: «Sophocle écrit des Enfers à
Racine pour le consoler de l'insuccès d' Athalie»;
l'autre: «Vous supposerez qu'après la
première représentation d'Esther, Mme de
Sévigné écrit à Mme de La Fayette
pour lui dire combien elle a regretté son absence.»
Or, Gisèle par un excès de zèle qui avait
dû toucher les examinateurs, avait choisi le premier, le
plus difficile de ces deux sujets et l'avait traité si
remarquablement qu'elle avait eu quatorze et avait
été félicitée par le jury. Elle
aurait obtenu la mention «très bien» si elle
n'avait «séché» dans son examen
d'espagnol. La composition dont Gisèle avait envoyé
la copie à Albertine nous fut immédiatement lue par
celle-ci, car devant elle-même passer le même examen,
elle désirait beaucoup avoir l'avis d'Andrée,
beaucoup plus forte qu'elles toutes et qui pouvait lui donner de
bons tuyaux. «Elle en a eu une veine, dit Albertine. C'est
justement un sujet que lui avait fait piocher ici sa
maîtresse de français.» La lettre de Sophocle
à Racine rédigée par Gisèle,
commençait ainsi: «Mon cher ami, excusez-moi de vous
écrire sans avoir l'honneur d'être personnellement
connu de vous, mais votre nouvelle tragédie d'Athalie ne
montre-t-elle pas que vous avez parfaitement étudié
mes modestes ouvrages? Vous n'avez pas mis de vers que dans la
bouche des protagonistes, ou personnages principaux du drame,
mais vous en avez écrit, et de charmants, permettez-moi de
vous le dire sans cajolerie, pour les churs qui ne faisaient pas
trop mal à ce qu'on dit dans la tragédie grecque,
mais qui sont en France une véritable nouveauté. De
plus, votre talent, si délié, si fignolé, si
charmeur, si fin, si délicat a atteint à une
énergie dont je vous félicite. Athalie, Joad,
voilà des personnages que votre rival, Corneille,
n'eût pas su mieux charpenter. Les caractères sont
virils, l'intrigue est simple et forte. Voilà une
tragédie dont l'amour n'est pas le ressort et je vous en
fais mes compliments les plus sincères.
Les préceptes les plus fameux ne sont pas toujours les
plus vrais. Je vous citerai comme exemple: «De cette
passion la sensible peinture est pour aller au cur la route la
plus sûre.» Vous avez montré que le sentiment
religieux dont débordent vos churs n'est pas moins capable
d'attendrir. Le grand public a pu être
dérouté, mais les vrais connaisseurs vous rendent
justice. J'ai tenu à vous envoyer toutes mes
congratulations auxquelles je joins, mon cher confrère,
l'expression de mes sentiments les plus distingués.»
Les yeux d'Albertine n'avaient cessé d'étinceler
pendant qu'elle faisait cette lecture:
«C'est à croire qu'elle a copié cela,
s'écria-t-elle quand elle eut fini. Jamais je n'aurais cru
Gisèle capable de pondre un devoir pareil. Et ces vers
qu'elle cite. Où a-t-elle pu aller chiper
ça?» L'admiration d'Albertine, changeant il est vrai
d'objet, mais encore accrue ne cessa pas, ainsi que l'application
la plus soutenue, de lui faire «sortir les yeux de la
tête» tout le temps qu'Andrée,
consultée comme la plus grande et comme plus calée,
d'abord, parla du devoir de Gisèle avec une certaine
ironie, puis, avec un air de légèreté qui
dissimulait mal un sérieux véritable, refit
à sa façon la même lettre.
«Ce n'est pas mal, dit-elle à Albertine, mais si
j'étais toi et qu'on me donne le même sujet, ce qui
peut arriver, car on le donne très souvent, je ne ferais
pas comme cela. Voilà comment je m'y prendrais.
D'abord si j'avais été Gisèle je ne me
serais pas laissée emballer et j'aurais commencé
par écrire sur une feuille à part mon plan. En
première ligne, la position de la question et l'exposition
du sujet, puis les idées générales à
faire entrer dans le développement. Enfin
l'appréciation, le style, la conclusion. Comme cela, en
s'inspirant d'un sommaire, on sait où on va. Dès
l'exposition du sujet ou si tu aimes mieux, Titine, puisque c'est
une lettre, dès l'entrée en matière,
Gisèle a gaffé. Ecrivant à un homme du XVIIe
siècle Sophocle ne devait pas écrire mon cher
ami.» «Elle aurait dû, en effet, lui faire dire
mon cher Racine, s'écria fougueusement Albertine.
Ç'aurait été bien mieux». «Non,
répondit Andrée sur un ton un peu persifleur, elle
aurait dû mettre: «Monsieur». De même
pour finir elle aurait dû trouver quelque chose comme:
«Souffrez, Monsieur (tout au plus, cher Monsieur) que je
vous dise ici les sentiments d'estime avec lesquels j'ai
l'honneur d'être votre serviteur.» D'autre part,
Gisèle dit que les churs sont dans Athalie une
nouveauté. Elle oublie Esther, et deux tragédies
peu connues, mais qui ont été
précisément analysées cette année par
le Professeur, de sorte que rien qu'en les citant, comme c'est
son dada, on est sûre d'être reçue. Ce sont:
Les Juives, de Robert Garnier, et l'Aman, de
Montchrestien.» Andrée cita ces deux titres, sans
parvenir à cacher un sentiment de bienveillante
supériorité qui s'exprima dans un sourire, assez
gracieux, d'ailleurs.
Albertine n'y tint plus: «Andrée, tu es
renversante, s'écria-t-elle.
Tu vas m'écrire ces deux titres-là. Crois-tu
quelle chance si je passais là-dessus, même à
l'oral, je les citerais aussitôt et je ferais un effet
buf.» Mais dans la suite chaque fois qu'Albertine demanda
à Andrée de lui redire les noms des deux
pièces pour qu'elle les inscrivit, l'amie si savante
prétendit les avoir oubliés et ne les lui rappela
jamais. «Ensuite, reprit Andrée sur un ton
d'imperceptible dédain à l'égard de
camarades plus puériles, mais heureuse pourtant de se
faire admirer et attachant à la manière dont elle
aurait fait sa composition plus d'importance qu'elle ne voulait
le laisser voir, Sophocle aux Enfers doit être bien
informé. Il doit donc savoir que ce n'est pas devant le
grand public, mais devant le Roi-Soleil et quelques courtisans
privilégiés que fut représentée
Athalie. Ce que Gisèle dit à ce propos de l'estime
des connaisseurs n'est pas mal du tout, mais pourrait être
complété. Sophocle devenu immortel peut très
bien avoir le don de la prophétie et annoncer que selon
Voltaire Athalie ne sera pas seulement «le chef-d'uvre de
Racine, mais celui de l'esprit humain». Albertine buvait
toutes ces paroles. Ses prunelles étaient en feu. Et c'est
avec l'indignation la plus profonde qu'elle repoussa la
proposition de Rosemonde de se mettre à jouer.
«Enfin, dit Andrée du même ton
détaché, désinvolte, un peu railleur et
assez ardemment convaincu, si Gisèle avait posément
noté d'abord les idées générales
qu'elle avait à développer, elle aurait
peut-être pensé à ce que j'aurais fait, moi,
montrer la différence qu'il y a dans l'inspiration
religieuse des churs de Sophocle et de ceux de Racine.
J'aurais fait faire par Sophocle, la remarque que si les churs
de Racine sont empreints de sentiments religieux comme ceux de la
tragédie grecque, pourtant il ne s'agit pas des
mêmes dieux. Celui de Joad n'a rien à voir avec
celui de Sophocle. Et cela amène tout naturellement,
après la fin du développement, la conclusion:
«Qu'importe que les croyances soient
différentes.» Sophocle se ferait un scrupule
d'insister là-dessus. Il craindrait de blesser les
convictions de Racine et glissant à ce propos quelques
mots sur ses maîtres de Port-Royal, il
préfère féliciter son émule de
l'élévation de son génie
poétique.»
L'admiration et l'attention avaient donné si chaud
à Albertine qu'elle suait à grosses gouttes.
Andrée gardait le flegme souriant d'un dandy femelle.
«Il ne serait pas mauvais non plus de citer quelques
jugements des critiques célèbres», dit-elle,
avant qu'on se remît à jouer. «Oui,
répondit Albertine, on m'a dit cela. Les plus
recommandables en général, n'est-ce pas, sont les
jugements de Sainte-Beuve et de Merlet?» «Tu ne te
trompes pas absolument, répliqua Andrée qui se
refusa d'ailleurs à lui écrire les deux autres noms
malgré les supplications d'Albertine, Merlet et Sainte
Beuve ne font pas mal. Mais il faut surtout citer Deltour et
Gascq-Desfossés».
Pendant ce temps je songeais à la petite feuille de block-notes que m'avait passée Albertine: «Je vous aime bien», et une heure plus tard, tout en descendant les chemins qui ramenaient, un peu trop à pic à mon gré, vers Balbec, je me disais que c'était avec elle que j'aurais mon roman.
L'état caractérisé par l'ensemble des signes auxquels nous reconnaissons d'habitude que nous sommes amoureux, tels les ordres que je donnais à l'hôtel de ne m'éveiller pour aucune visite, sauf si c'était celle d'une ou l'autre de ces jeunes filles, ces battements de cur en les attendant (quelle que fût celle qui dût venir), et ces jours-là ma rage si je n'avais pu trouver un coiffeur pour me raser et devais paraître enlaidi devant Albertine, Rosemonde ou Andrée, sans doute cet état, renaissant alternativement pour l'une ou l'autre, était aussi différent de ce que nous appelons amour que diffère de la vie humaine celle des zoophytes où l'existence, l'individualité si l'on peut dire, est répartie entre différents organismes. Mais l'histoire naturelle nous apprend qu'une telle organisation animale est observable et que notre propre vie, pour peu qu'elle soit déjà un peu avancée, n'est pas moins affirmative sur la réalité d'états insoupçonnés de nous autrefois et par lesquels nous devons passer, quitte à les abandonner ensuite. Tel pour moi cet état amoureux divisé simultanément entre plusieurs jeunes filles. Divisé ou plutôt indivisé, car le plus souvent ce qui m'était délicieux, différent du reste du monde, ce qui commençait à me devenir cher au point que l'espoir de le retrouver le lendemain était la meilleure joie de ma vie, c'était plutôt tout le groupe de ces jeunes filles, pris dans l'ensemble de ces après-midi sur la falaise, pendant ces heures éventées, sur cette bande d'herbe où étaient posées ces figures, si excitantes pour mon imagination, d'Albertine, de Rosemonde, d'Andrée; et cela, sans que j'eusse pu dire laquelle me rendait ces lieux si précieux, laquelle j'avais le plus envie d'aimer. Au commencement d'un amour comme à sa fin, nous ne sommes pas exclusivement attachés à l'objet de cet amour, mais plutôt le désir d'aimer dont il va procéder (et plus tard le souvenir qu'il laisse) erre voluptueusement dans une zone de charmes interchangeables -- charmes parfois simplement de nature, de gourmandise, d'habitation -- assez harmoniques entre eux pour qu'il ne se sente, auprès d'aucun, dépaysé. D'ailleurs comme, devant elles, je n'étais pas encore blasé par l'habitude, j'avais la faculté de les voir, autant dire d'éprouver un étonnement profond chaque fois que je me retrouvais en leur présence. Sans doute pour une part cet étonnement tient à ce que l'être nous présente alors une nouvelle face de lui-même; mais tant est grande la multiplicité de chacun, de la richesse des lignes de son visage et de son corps, lignes desquelles si peu se retrouvent aussitôt que nous ne sommes plus auprès de la personne, dans la simplicité arbitraire de notre souvenir. Comme la mémoire a choisi telle particularité qui nous a frappé, l'a isolée, l'a exagérée, faisant d'une femme qui nous a paru grande une étude où la longueur de sa taille est démesurée, ou d'une femme qui nous a semblé rose et blonde une pure «Harmonie en rose et or», au moment où de nouveau cette femme est près de nous, toutes les autres qualités oubliées qui font équilibre à celle-là nous assaillent, dans leur complexité confuse, diminuant, la hauteur noyant le rose, et substituant à ce que nous sommes venus exclusivement chercher d'autres particularités que nous nous rappelons avoir remarquées la première fois et dont nous ne comprenons pas que nous ayons pu si peu nous attendre à les revoir. Nous nous souvenons, nous allons au devant d'un paon et nous trouvons une pivoine. Et cet étonnement inévitable n'est pas le seul; car à côté de celui-là il y en a un autre né de la différence, non plus entre les stylisations du souvenir et la réalité, mais entre l'être que nous avons vu la dernière fois, et celui qui nous apparaît aujourd'hui sous un autre angle, nous montrant un nouvel aspect. Le visage humain est vraiment comme celui du Dieu d'une théogénie orientale, toute une grappe de visages juxtaposés dans des plans différents et qu'on ne voit pas à la fois.
Mais pour une grande part, notre étonnement vient surtout de ce que l'être nous présente aussi une même face. Il nous faudrait un si grand effort pour recréer tout ce qui nous a été fourni par ce qui n'est pas nous -- fût-ce le goût d'un fruit -- qu'à peine l'impression reçue, nous descendons insensiblement la pente du souvenir et sans nous en rendre compte en très peu de temps nous sommes très loin de ce que nous avons senti. De sorte que chaque entrevue est une espèce de redressement qui nous ramène à ce que nous avions bien vu. Nous ne nous en souvenions déjà tant ce qu'on appelle se rappeler un être c'est en réalité l'oublier. Mais aussi longtemps que nous savons encore voir au moment où le trait oublié nous apparaît nous le reconnaissons, nous sommes obligés de rectifier la ligne déviée et ainsi la perpétuelle et féconde surprise qui rendait si salutaires et assouplissants pour moi ces rendez-vous quotidiens avec les belles jeunes filles du bord de la mer, était faite, tout autant que de découvertes, de réminiscence. En ajoutant à cela l'agitation éveillée par ce qu'elles étaient pour moi, qui n'était jamais tout à fait ce que j'avais cru et qui faisait que l'espérance de la prochaine réunion n'était plus semblable à la précédente espérance mais au souvenir encore vibrant du dernier entretien, on comprendra que chaque promenade donnait un violent coup de barre à mes pensées et non pas du tout dans le sens que dans la solitude de ma chambre j'avais pu tracer à tête reposée. Cette direction-là était oubliée, abolie, quand je rentrais vibrant comme une ruche des propos qui m'avaient troublé, et qui retentissaient longtemps en moi. Chaque être est détruit quand nous cessons de le voir; puis son apparition suivante est une création nouvelle, différente de celle qui l'a immédiatement précédée, sinon de toutes. Car le minimum de variété qui puisse régner dans ces créations est de deux. Nous souvenant d'un coup d'il énergique, d'un air hardi, c'est inévitablement la fois suivante par un profil quasi-languide, par une sorte de douceur rêveuse, choses négligées par nous dans le précédent souvenir, que nous serons à la prochaine rencontre, étonnés, c'est-à-dire presque uniquement frappés. Dans la confrontation de notre souvenir à la réalité nouvelle, c'est cela qui marquera notre déception ou notre surprise, nous apparaîtra comme la retouche de la réalité en nous avertissant que nous nous étions mal rappelés. A son tour l'aspect, la dernière fois négligé, du visage, et à cause de cela même le plus saisissant cette fois-ci, le plus réel, le plus rectificatif, deviendra matière à rêverie, à souvenirs. C'est un profil langoureux et rond, une expression douce, rêveuse que nous désirerons revoir. Et alors de nouveau la fois suivante, ce qu'il y a de volontaire dans les yeux perçants, dans le nez pointu, dans les lèvres serrées, viendra corriger l'écart entre notre désir et l'objet auquel il a cru correspondre. Bien entendu, cette fidélité aux impressions premières, et purement physiques, retrouvées à chaque fois auprès de mes amies, ne concernait pas que les traits de leur visage puisqu'on a vu que j'étais aussi sensible à leur voix, plus troublante peut-être (car elle n'offre pas seulement les mêmes surfaces singulières et sensuelles que lui, elle fait partie de l'abîme inaccessible qui donne le vertige des baisers sans espoir), leur voix pareille au son unique d'un petit instrument, où chacune se mettait tout entière et qui n'était qu'à elle. Tracée par une inflexion, telle ligne profonde d'une de ces voix m'étonnait quand je la reconnaissais après l'avoir oubliée. Si bien que les rectifications qu'à chaque rencontre nouvelle j'étais obligé de faire pour le retour à la parfaite justesse, étaient aussi bien d'un accordeur ou d'un maître de chant que d'un dessinateur.
Quant à l'harmonieuse cohésion où se
neutralisaient depuis quelque temps, par la résistance que
chacune apportait à l'expansion des autres, les diverses
ondes sentimentales propagées en moi par ces jeunes
filles, elle fut rompue en faveur d'Albertine, une
après-midi que nous jouions au furet. C'était dans
un petit bois sur la falaise.
Placé entre deux jeunes filles étrangères
à la petite bande et que celle-ci avait emmenées
parce que nous devions être ce jour-là fort
nombreux, je regardais avec envie le voisin d'Albertine, un jeune
homme, en me disant que si j'avais eu sa place j'aurais pu
toucher les mains de mon amie pendant ces minutes
inespérées qui ne reviendraient peut-être
pas, et eussent pu me conduire très loin.
Déjà à lui seul et même sans les
conséquences qu'il eût entraînées sans
doute, le contact des mains d'Albertine m'eût
été délicieux. Non que je n'eusse jamais vu
de plus belles mains que les siennes. Même dans le groupe
de ses amies, celles d'Andrée, maigres et bien plus fines,
avaient comme une vie particulière, docile au commandement
de la jeune fille, mais indépendante, et elles
s'allongeaient souvent devant elle comme de nobles
lévriers, avec des paresses, de longs rêves, de
brusques étirements d'une phalange, à cause
desquels Elstir avait fait plusieurs études de ces mains.
Et dans l'une où on voyait Andrée les chauffer
devant le feu, elles avaient sous l'éclairage la
diaphanéité dorée de deux feuilles
d'automne. Mais, plus grasses, les mains d'Albertine
cédaient un instant, puis résistaient à la
pression de la main qui les serrait, donnant une sensation toute
particulière. La pression de la main d'Albertine avait une
douceur sensuelle qui était comme en harmonie avec la
coloration rose, légèrement mauve de sa peau. Cette
pression semblait vous faire pénétrer dans la jeune
fille, dans la profondeur de ses sens, comme la sonorité
de son rire, indécent à la façon d'un
roucoulement ou de certains cris. Elle était de ces femmes
à qui c'est un si grand plaisir de serrer la main qu'on
est reconnaissant à la civilisation d'avoir fait du
shake-hand un acte permis entre jeunes gens et jeunes filles qui
s'abordent. Si les habitudes arbitraires de la politesse avaient
remplacé la poignée de mains par un autre geste,
j'eusse tous les jours regardé les mains intangibles
d'Albertine avec une curiosité de connaître leur
contact aussi ardente qu'était celle de savoir la saveur
de ses joues. Mais dans le plaisir de tenir longtemps ses mains
entre les miennes, si j'avais été son voisin au
furet, je n'envisageais pas que ce plaisir même; que
d'aveux, de déclarations tus jusqu'ici par
timidité, j'aurais pu confier à certaines pressions
de mains; de son côté comme il lui eût
été facile en répondant par d'autres
pressions de me montrer qu'elle acceptait; quelle
complicité, quel commencement de volupté! Mon amour
pouvait faire plus de progrès en quelques minutes
passées ainsi à côté d'elle qu'il
n'avait fait depuis que je la connaissais. Sentant qu'elles
dureraient peu, étaient bientôt à leur fin,
car on ne continuerait sans doute pas longtemps ce petit jeu, et
qu'une fois qu'il serait fini, ce serait trop tard, je ne tenais
pas en place. Je me laissai exprès prendre la bague et une
fois au milieu, quand elle passa je fis semblant de ne pas m'en
apercevoir et la suivais des yeux attendant le moment où
elle arriverait dans les mains du voisin d'Albertine, laquelle
riant de toutes ses forces, et dans l'animation et la joie du
jeu, était toute rose. «Nous sommes justement dans
le bois joli», me dit Andrée en me désignant
les arbres qui nous entouraient avec un sourire du regard qui
n'était que pour moi et semblait passer par-dessus les
joueurs comme si nous deux étions seuls assez intelligents
pour nous dédoubler et faire à propos du jeu une
remarque d'un caractère poétique. Elle poussa
même la délicatesse d'esprit jusqu'à chanter
sans en avoir envie: «Il a passé par ici le furet du
Bois, Mesdames, il a passé par ici le furet du Bois
joli» comme les personnes qui ne peuvent aller à
Trianon sans y donner une fête Louis XVI ou qui trouvent
piquant de faire chanter un air dans le cadre pour lequel il fut
écrit. J'eusse sans doute été au contraire
attristé de ne pas trouver du charme à cette
réalisation, si j'avais eu le loisir d'y penser. Mais mon
esprit était bien ailleurs.
Joueurs et joueuses commençaient à
s'étonner de ma stupidité et que je ne prisse pas
la bague. Je regardais Albertine si belle, si
indifférente, si gaie, qui, sans le prévoir, allait
devenir ma voisine quand enfin j'arrêterais la bague dans
les mains qu'il faudrait, grâce à un manège
qu'elle ne soupçonnait pas et dont sans cela elle se
fût irritée. Dans la fièvre du jeu, les longs
cheveux d'Albertine s'étaient à demi défaits
et, en mèches bouclées, tombaient sur ses joues
dont ils faisaient encore mieux ressortir par leur brune
sécheresse, la rose carnation. «Vous avez les
tresses de Laura Dianti, d'Eléonore de Guyenne, et de sa
descendante si aimée de Châteaubriand.
Vous devriez porter toujours les cheveux un peu tombants»,
lui dis-je à l'oreille pour me rapprocher d'elle. Tout
d'un coup la bague passa au voisin d'Albertine. Aussitôt je
m'élançai, lui ouvris brutalement les mains, saisis
la bague, il fut obligé d'aller à ma place au
milieu du cercle et je pris la sienne à côté
d'Albertine. Peu de minutes auparavant, j'enviais ce jeune homme
quand je voyais que ses mains en glissant sur la ficelle
rencontrer à tout moment celles d'Albertine.
Maintenant que mon tour était venu, trop timide pour
rechercher, trop ému pour goûter ce contact, je ne
sentais plus rien que le battement rapide et douloureux de mon
cur. A un moment, Albertine pencha vers moi d'un air
d'intelligence sa figure pleine et rose, faisant semblant d'avoir
la bague, afin de tromper le furet et de l'empêcher de
regarder du côté où celle-ci était en
train de passer. Je compris tout de suite que c'était
à cette ruse que s'appliquaient les sous-entendus du
regard d'Albertine, mais je fus troublé en voyant ainsi
passer dans ses yeux l'image purement simulée pour les
besoins du jeu, d'un secret, d'une entente qui n'existaient pas
entre elle et moi, mais qui dès lors me semblèrent
possibles et m'eussent été divinement doux.
Comme cette pensée m'exaltait, je sentis une
légère pression de la main d'Albertine contre la
mienne, et son doigt caressant qui se glissait sous mon doigt, et
je vis qu'elle m'adressait en même temps un clin d'il
qu'elle cherchait à rendre imperceptible. D'un seul coup,
une foule d'espoirs jusque-là invisibles à
moi-même cristallisèrent: «Elle profite du jeu
pour me faire sentir qu'elle m'aime bien», pensai-je au
comble d'une joie d'où je retombai aussitôt quand
j'entendis Albertine me dire avec rage: «Mais
prenez-là donc, voilà une heure que je vous la
passe.» Etourdi de chagrin, je lâchai la ficelle, le
furet aperçut la bague, se jeta sur elle, je dus me
remettre au milieu, désespéré, regardant la
ronde effrénée qui continuait autour de moi,
interpellé par les moqueries de toutes les joueuses,
obligé, pour y répondre, de rire quand j'en avais
si peu envie, tandis qu'Albertine ne cessait de dire: «On
ne joue pas quand on ne veut pas faire attention et pour faire
perdre les autres. On ne l'invitera plus les jours où on
jouera, Andrée, ou bien moi je ne viendrai pas.»
Andrée, supérieure au jeu et qui chantait son
«Bois joli» que par esprit d'imitation, reprenait
sans conviction Rosemonde, voulut faire diversion aux reproches
d'Albertine en me disant: «Nous sommes à deux pas de
ces Creuniers que vous vouliez tant voir. Tenez, je vais vous
mener jusque-là par un joli petit chemin pendant que ces
folles font les enfants de huit ans.» Comme Andrée
était extrêmement gentille avec moi, en route je lui
dis d'Albertine tout ce qui me semblait propre à me faire
aimer de celle-ci. Elle me répondit qu'elle aussi l'aimait
beaucoup, la trouvait charmante, pourtant mes compliments
à l'adresse de son amie n'avaient pas l'air de lui faire
plaisir. Tout d'un coup dans le petit chemin creux, je
m'arrêtai touché au cur par un doux souvenir
d'enfance, je venais de reconnaître aux feuilles
découpées et brillantes qui s'avançaient sur
le seuil, un buisson d'aubépines défleuries,
hélas, depuis la fin du printemps.
Autour de moi flottait une atmosphère d'anciens mois de
Marie, d'après-midi du dimanche, de croyances, d'erreurs
oubliées. J'aurais voulu la saisir. Je m'arrêtai une
seconde et Andrée, avec une divination charmante, me
laissa causer un instant avec les feuilles de l'arbuste. Je leur
demandai des nouvelles des fleurs, ces fleurs de
l'aubépine pareilles à des gaies jeunes filles
étourdies, coquettes et pieuses. «Ces demoiselles
sont parties depuis déjà longtemps», me
disaient les feuilles. Et peut-être pensaient-elles que
pour le grand ami d'elles que je prétendais être, je
ne semblais guère renseigné sur leurs habitudes. Un
grand ami, mais qui ne les avais pas revues depuis tant
d'années malgré ses promesses. Et pourtant comme
Gilberte avait été mon premier amour pour une jeune
fille, elles avaient été mon premier amour pour une
fleur. «Oui, je sais, elles s'en vont vers la mi-juin,
répondis-je, mais cela me fait plaisir de voir l'endroit
qu'elles habitaient ici. Elles sont venues me voir à
Combray dans ma chambre, amenées par ma mère quand
j'étais malade. Et nous nous retrouvions le samedi soir au
mois de Marie. Elles peuvent y aller ici?» «Oh!
naturellement! Du reste on tient beaucoup à avoir ces
demoiselles à l'église de Saint-Denis du
Désert, qui est la paroisse la plus voisine.»
«Alors maintenant pour les voir?» «Oh! pas
avant le mois de mai de l'année prochaine.»
«Mais je peux être sûr qu'elles seront
là?» «Régulièrement tous les
ans.» «Seulement je ne sais pas si je retrouverai
bien la place.» «Que si! ces demoiselles sont si
gaies, elles ne s'interrompent de rire que pour chanter des
cantiques, de sorte qu'il n'y a pas d'erreur possible et que du
bout du sentier vous reconnaîtrez leur parfum.»
Je rejoignis Andrée, recommençai à lui
faire des éloges d'Albertine.
Il me semblait impossible qu'elle ne les lui
répétât pas étant donnée
l'insistance que j'y mis. Et pourtant je n'ai jamais appris
qu'Albertine les eût sus. Andrée avait pourtant bien
plus qu'elle l'intelligence des choses du cur, le raffinement
dans la gentillesse; trouver le regard, le mot, l'action, qui
pouvaient le plus ingénieusement faire plaisir, taire une
réflexion qui risquait de peiner, faire le sacrifice (et
en ayant l'air que ce ne fût pas un sacrifice), d'une heure
de jeu, voire d'une matinée, d'une garden-party, pour
rester auprès d'un ami ou d'une amie triste et lui montrer
ainsi qu'elle préférait sa simple
société à des plaisirs frivoles, telles
étaient ses délicatesses coutumières. Mais
quand on la connaissait un peu plus on aurait dit qu'il en
était d'elle comme de ces héroïques poltrons
qui ne veulent pas avoir peur, et de qui la bravoure est
particulièrement méritoire; on aurait dit qu'au
fond de sa nature, il n'y avait rien de cette bonté
qu'elle manifestait à tout moment par distinction morale,
par sensibilité, par noble volonté de se montrer
bonne amie. A écouter les charmantes choses qu'elle me
disait d'une affection possible entre Albertine et moi, il
semblait qu'elle eût dû travailler de toutes ses
forces à la réaliser. Or, par hasard
peut-être, du moindre des riens dont elle avait la
disposition et qui eussent pu m'unir à Albertine, elle ne
fit jamais usage, et je ne jurerais pas que mon effort pour
être aimé d'Albertine, n'ait, sinon provoqué
de la part de son amie des manèges secrets destinés
à le contrarier, mais éveillé en elle une
colère bien cachée d'ailleurs, et contre laquelle
par délicatesse elle luttait peut-être
elle-même.
De mille raffinements de bonté qu'avait Andrée,
Albertine eût été incapable, et cependant je
n'étais pas certain de la bonté profonde de la
première comme je le fus plus tard de celle de la seconde.
Se montrant toujours tendrement indulgente à
l'exubérante frivolité d'Albertine, Andrée
avait avec elle des paroles, des sourires qui étaient
d'une amie, bien plus elle agissait en amie. Je l'ai vue, jour
par jour, pour faire profiter de son luxe, pour rendre heureuse
cette amie pauvre, prendre, sans y avoir aucun
intérêt, plus de peine qu'un courtisan qui veut
capter la faveur du souverain. Elle était charmante de
douceur, de mots tristes et délicieux, quand on plaignait
devant elle la pauvreté d'Albertine et se donnait mille
fois plus de peine pour elle qu'elle n'eût
été pour une amie riche. Mais si quelqu'un
avançait qu'Albertine n'était peut-être pas
aussi pauvre qu'on disait, un nuage à peine discernable
voilait le front et les yeux d'Andrée; elle semblait de
mauvaise humeur. Et si on allait jusqu'à dire
qu'après tout elle serait peut-être moins difficile
à marier qu'on pensait, elle vous contredisait avec force
et répétait presque rageusement:
«Hélas si, elle sera immariable! Je le sais bien,
cela me fait assez de peine!» Même, en ce qui me
concernait, elle était la seule de ces jeunes filles qui
jamais ne m'eût répété quelque chose
de peu agréable qu'on avait pu dire de moi; bien plus si
c'était moi-même qui le racontais, elle faisait
semblant de ne pas le croire ou en donnait une explication qui
rendît le propos inoffensif; c'est l'ensemble de ces
qualités qui s'appelle le tact. Il est l'apanage des gens
qui, si nous allons sur le terrain, nous félicitent et
ajoutent qu'il n'y avait pas lieu de le faire, pour augmenter
encore à nos yeux le courage dont nous avons fait preuve,
sans y avoir été contraint.
Ils sont l'opposé des gens qui dans la même
circonstance disent: «Cela a dû bien vous ennuyer de
vous battre, mais d'un autre côté vous ne pouviez
pas avaler un tel affront, vous ne pouviez faire
autrement.» Mais comme en tout il y a du pour et du contre,
si le plaisir ou du moins l'indifférence de nos amis
à nous répéter quelque chose d'offensant
qu'on a dit sur nous, prouve qu'ils ne se mettent guère
dans notre peau au moment où ils nous parlent, et y
enfoncent l'épingle et le couteau comme dans de la
baudruche, l'art de nous cacher toujours ce qui peut nous
être désagréable dans ce qu'ils ont entendu
dire de nos actions, ou de l'opinion qu'elles leur ont a
eux-mêmes inspirée, peut prouver chez l'autre
catégorie d'amis, chez les amis pleins de tact, une forte
dose de dissimulation. Elle est sans inconvénient si, en
effet, ils ne peuvent penser du mal et si celui qu'on dit les
fait seulement souffrir comme il nous ferait souffrir
nous-mêmes. Je pensais que tel était le cas pour
Andrée sans en être cependant absolument
sûr.
Nous allâmes retrouver les autres jeunes filles pour rentrer. Je savais maintenant que j'aimais Albertine; mais hélas! je ne me souciais pas de le lui apprendre. C'est que, depuis le temps des jeux aux Champs-Élysées, ma conception de l'amour était devenue différente si les êtres auxquels s'attachaient successivement mon amour demeuraient presque identiques. D'une part l'aveu, la déclaration de ma tendresse à celle que j'aimais ne me semblait plus une des scènes capitales et nécessaires de l'amour; ni celui-ci, une réalité extérieure mais seulement un plaisir subjectif. Et ce plaisir je sentais qu'Albertine ferait d'autant plus ce qu'il fallait pour l'entretenir qu'elle ignorerait que je l'éprouvais.
Pendant tout ce retour, l'image d'Albertine noyée dans
la lumière qui émanait des autres jeunes filles ne
fut pas seule à exister pour moi.
Mais comme la lune qui n'est qu'un petit nuage blanc d'une forme
plus caractérisée et plus fixe pendant le jour,
prend toute sa puissance dès que celui-ci s'est
éteint, ainsi quand je fus rentré à
l'hôtel ce fut la seule image d'Albertine qui
s'éleva de mon cur et se mit à briller. Ma chambre
me semblait tout d'un coup nouvelle. Certes, il y avait bien
longtemps qu'elle n'était plus la chambre ennemie du
premier soir. Nous modifions inlassablement notre demeure autour
de nous; et, au fur et à mesure que l'habitude nous
dispense de sentir, nous supprimons les éléments
nocifs de couleur, de dimension et d'odeur qui objectivaient
notre malaise. Ce n'était plus davantage la chambre, assez
puissante encore sur ma sensibilité, non certes pour me
faire souffrir, mais pour me donner de la joie, la cuve des beaux
jours, semblable à une piscine à mi-hauteur de
laquelle ils faisaient miroiter un azur mouillé de
lumière, que recouvrait un moment, impalpable et blanche
comme une émanation de la chaleur, une voile
reflétée et fuyante; ni la chambre purement
esthétique des soirs picturaux; c'était la chambre
où j'étais depuis tant de jours que je ne la voyais
plus. Or voici que je venais de recommencer à ouvrir les
yeux sur elle, mais cette fois-ci de ce point de vue
égoïste qui est celui de l'amour. Je songeais que la
belle glace oblique, les élégantes
bibliothèques vitrées donneraient à
Albertine si elle venait me voir une bonne idée de moi. A
la place d'un lieu de transition où je passais un instant
avant de m'évader vers la plage ou vers Rivebelle, ma
chambre me redevenait réelle et chère, se
renouvelait car j'en regardais et en appréciais chaque
meuble avec les yeux d'Albertine.
Quelques jours après la partie de furet, comme nous
étant laissés entraîner trop loin dans une
promenade nous avions été fort heureux de trouver
à Maineville deux petits «tonneaux» à
deux places qui nous permettraient de revenir pour l'heure du
dîner, la vivacité déjà grande de mon
amour pour Albertine eut pour effet que ce fut successivement
à Rosemonde et à Andrée que je proposai de
monter avec moi, et pas une fois à Albertine, ensuite que
tout invitant de préférence Andrée ou
Rosemonde, j'amenai tout le monde, par des considérations
secondaires d'heure, de chemin et de manteaux, à
décider comme contre mon gré que le plus pratique
était que je prisse avec moi Albertine à la
compagnie de laquelle je feignis de me résigner tant bien
que mal. Malheureusement l'amour tendant à l'assimilation
complète d'un être, comme aucun n'est comestible par
la seule conversation, Albertine eut beau être aussi
gentille que possible pendant ce retour, quand je l'eus
déposée chez elle, elle me laissa heureux, mais
plus affamé d'elle encore que je n'étais au
départ et ne comptant les moments que nous venions de
passer ensemble que comme un prélude sans grande
importance par lui-même, à ceux qui suivraient. Il
avait pourtant ce premier charme qu'on ne retrouve pas.
Je n'avais encore rien demandé à Albertine. Elle
pouvait imaginer ce que je désirais, mais n'en
étant pas sûre, supposer que je ne tendais
qu'à des relations sans but précis auxquelles mon
amie devait trouver ce vague délicieux, riche de surprises
attendues, qui est le romanesque.
Dans la semaine qui suivit je ne cherchai guère à voir Albertine. Je faisais semblant de préférer Andrée. L'amour commence, on voudrait rester pour celle qu'on aime l'inconnu qu'elle peut aimer, mais on a besoin d'elle, on a besoin de toucher moins son corps que son attention, son cur. On glisse dans une lettre une méchanceté qui forcera l'indifférente à vous demander une gentillesse, et l'amour, suivant une technique infaillible, resserre pour nous d'un mouvement alterné l'engrenage dans lequel on ne peut plus ni ne pas aimer, ni être aimé. Je donnais à Andrée les heures où les autres allaient à quelque matinée que je savais qu'Andrée me sacrifierait, par plaisir, et qu'elle m'eût sacrifiées même avec ennui, par élégance morale, pour ne pas donner aux autres ni à elle-même l'idée qu'elle attachait du prix à un plaisir relativement mondain. Je m'arrangeais ainsi à l'avoir chaque soir toute à moi, pensant non pas rendre Albertine jalouse, mais accroître à ses yeux mon prestige ou du moins ne pas le perdre en apprenant à Albertine que c'était elle et non Andrée que j'aimais. Je ne le disais pas non plus à Andrée de peur qu'elle le lui répétât. Quand je parlais d'Albertine avec Andrée, j'affectais une froideur dont Andrée fut peut-être moins dupe que moi de sa crédulité apparente. Elle faisait semblant de croire à mon indifférence pour Albertine, de désirer l'union la plus complète possible entre Albertine et moi. Il est probable qu'au contraire elle ne croyait pas à la première ni ne souhaitait la seconde. Pendant que je lui disais me soucier assez peu de son amie, je ne pensais qu'à une chose, tâcher d'entrer en relations avec Mme Bontemps qui était pour quelques jours près de Balbec et chez qui Albertine devait bientôt aller passer trois jours. Naturellement, je ne laissais pas voir ce désir à Andrée et quand je lui parlais de la famille d'Albertine, c'était de l'air le plus inattentif. Les réponses explicites d'Andrée ne paraissaient pas mettre en doute ma sincérité. Pourquoi donc lui échappa-t-il un de ces jours-là de me dire: «J'ai justement vu la tante à Albertine.» Certes elle ne m'avait pas dit: «J'ai bien démêlé sous vos paroles jetées comme par hasard, que vous ne pensiez qu'à vous lier avec la tante d'Albertine.» Mais c'est bien à la présence, dans l'esprit d'Andrée, d'une telle idée qu'elle trouvait plus poli de me cacher, que semblait se rattacher le mot «justement». Il était de la famille de certains regards, de certains gestes, qui bien que n'ayant pas une forme logique, rationnelle, directement élaborée pour l'intelligence de celui qui écoute, lui parviennent cependant avec leur signification véritable, de même que la parole humaine, changée en électricité dans le téléphone, se refait parole pour être entendue. Afin d'effacer de l'esprit d'Andrée l'idée que je m'intéressais à Mme Bontemps, je ne parlai plus d'elle avec distraction seulement, mais avec bienveillance, je dis avoir rencontré autrefois cette espèce de folle et que j'espérais bien que cela ne m'arriverait plus. Or je cherchais au contraire de toute façon à la rencontrer.
Je tâchai d'obtenir d'Elstir, mais sans dire à personne que je l'en avais sollicité, qu'il lui parlât de moi et me réunît avec elle. Il me promit de me la faire connaître, s'étonnant toutefois que je le souhaitasse car il la jugeait une femme méprisable, intrigante et aussi inintéressante qu'intéressée. Pensant que si je voyais Mme Bontemps Andrée le saurait tôt ou tard, je crus qu'il valait mieux l'avertir. «Les choses qu'on cherche le plus à fuir sont celles qu'on arrive à ne pouvoir éviter, lui-dis-je. Rien au monde ne peut m'ennuyer autant que de retrouver Mme Bontemps, et pourtant je n'y échapperai pas, Elstir doit m'inviter avec elle.» «Je n'en ai jamais douté un seul instant», s'écria Andrée d'un ton amer, pendant que son regard grandi et altéré par le mécontentement se rattachait à je ne sais quoi d'invisible. Ces paroles d'Andrée ne constituaient pas l'exposé le plus ordonné d'une pensée qui peut se résumer ainsi: «Je sais bien que vous aimez Albertine et que vous faites des pieds et des mains pour vous rapprocher de sa famille.» Mais elles étaient les débris informes et reconstituables de cette pensée que j'avais fait exploser, en la heurtant malgré Andrée. De même que le «justement», ces paroles n'avaient de signification qu'au second degré, c'est dire qu'elles étaient celles qui (et non pas les affirmations directes) nous inspirent de l'estime ou de la méfiance à l'égard de quelqu'un, nous brouillent avec lui.
Puisque Andrée ne m'avait pas cru quand je lui disais que la famille d'Albertine m'était indifférente, c'est qu'elle pensait que j'aimais Albertine. Et probablement n'en était-elle pas heureuse.
Elle était généralement en tiers dans mes
rendez-vous avec son amie.
Cependant il y avait des jours où je devais voir
Albertine seule, jours que j'attendais dans la fièvre, qui
passaient sans rien m'apporter de décisif, sans avoir
été ce jour capital dont je confiais
immédiatement le rôle au jour suivant, qui ne le
tiendrait pas davantage; ainsi s'écroulaient l'un
après l'autre, comme des vagues, ces sommets
aussitôt remplacés par d'autres.
Environ un mois après le jour où nous avions joué au furet, on me dit qu'Albertine devait partir le lendemain matin pour aller passer quarante-huit heures chez Mme Bontemps et obligée de prendre le train de bonne heure viendrait coucher la veille au Grand-Hôtel, d'où avec l'omnibus elle pourrait, sans déranger les amies chez qui elle habitait, prendre le premier train. J'en parlai à Andrée. «Je ne le crois pas du tout, me répondit Andrée d'un air mécontent. D'ailleurs cela ne vous avancerait à rien, car je suis bien certaine qu'Albertine ne voudra pas vous voir, si elle vient seule à l'hôtel. Ce ne serait pas protocolaire, ajouta-t-elle en usant d'un adjectif qu'elle aimait beaucoup, depuis peu, dans le sens de «ce qui se fait». Je vous dis cela parce que je connais les idées d'Albertine. Moi, qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse que vous la voyiez ou non. Cela m'est bien égal.»
Nous fûmes rejoints par Octave qui ne fit pas de
difficulté pour dire à Andrée le nombre de
points qu'il avait faits la veille au golf, puis par Albertine
qui se promenait en manuvrant son diabolo comme une religieuse
son chapelet. Grâce à ce jeu elle pouvait rester des
heures seule sans s'ennuyer. Aussitôt qu'elle nous eut
rejoints m'apparut la pointe mutine de son nez, que j'avais omise
en pensant à elle ces derniers jours; sous ses cheveux
noirs, la verticalité de son front s'opposa, et ce
n'était pas la première fois, à l'image
indécise que j'en avais gardée, tandis que par sa
blancheur il mordait fortement dans mes regards; sortant de la
poussière du souvenir, Albertine se reconstruisait devant
moi. Le golf donne l'habitude des plaisirs solitaires. Celui que
procure le diabolo l'est assurément. Pourtant après
nous avoir rejoints, Albertine continua à y jouer, tout en
causant avec nous, comme une dame à qui des amies sont
venues faire une visite ne s'arrête pas pour cela de
travailler à son crochet. «Il paraît que Mme
de Villeparisis, dit-elle à Octave, a fait une
réclamation auprès de votre père (et
j'entendis derrière ce mot une de ces notes qui
étaient propres à Albertine; chaque fois que je
constatais que je les avais oubliées, je me rappelais en
même temps avoir entr'aperçu déjà
derrière elles la mine décidée et
française d'Albertine. J'aurais pu être aveugle et
connaître aussi bien certaines de ses qualités
alertes et un peu provinciales dans ces notes-là que dans
la pointe de son nez. Les unes et l'autre se valaient et auraient
pu se suppléer et sa voix était comme celle que
réalisera dit-on le photo-téléphone de
l'avenir, dans le son se découpait nettement l'image
visuelle. «Elle n'a du reste pas écrit seulement
à votre père, mais en même temps au maire de
Balbec pour qu'on ne joue plus au diabolo sur la digue, on lui a
envoyé une balle dans la figure.» «Oui, j'ai
entendu parler de cette réclamation. C'est ridicule. Il
n'y a pas déjà tant de distractions ici.»
Andrée ne se mêla pas à la conversation, elle
ne connaissait pas, non plus d'ailleurs qu'Albertine ni Octave,
Mme de Villeparisis. «Je ne sais pas pourquoi cette dame a
fait toute une histoire, dit pourtant Andrée, la vieille
Mme de Cambremer a reçu une balle aussi et elle ne s'est
pas plainte.» «Je vais vous expliquer la
différence, répondit gravement Octave en frottant
une allumette, c'est qu'à mon avis, Mme de Cambremer est
une femme du monde et Mme de Villeparisis est une arriviste.
Est-ce que vous irez au golf cet après-midi?» et il
nous quitta, ainsi qu'Andrée. Je restai seul avec
Albertine. «Voyez-vous, me dit-elle, j'arrange maintenant
mes cheveux comme vous les aimez, regardez ma mèche. Tout
le monde se moque de cela et personne ne sait pour qui je le
fais. Ma tante va se moquer de moi aussi. Je ne lui dirai pas non
plus la raison.» Je voyais de côté les joues
d'Albertine qui souvent paraissaient pâles, mais ainsi,
étaient arrosées d'un sang clair qui les
illuminait, leur donnait ce brillant qu'ont certaines
matinées d'hiver où les pierres partiellement
ensoleillées semblent être du granit rose et
dégagent de la joie. Celle que me donnait en ce moment la
vue des joues d'Albertine était aussi vive, mais
conduisait à un autre désir qui n'était pas
celui de la promenade mais du baiser.
Je lui demandai si les projets qu'on lui prêtait
étaient vrais: «Oui, me dit-elle, je passe cette
nuit-là à votre hôtel et même comme je
suis un peu enrhumée, je me coucherai avant le
dîner. Vous pourrez venir assister à mon dîner
à côté de mon lit et après nous
jouerons à ce que vous voudrez. J'aurais été
contente que vous veniez à la gare demain matin, mais j'ai
peur que cela ne paraisse drôle, je ne dis pas à
Andrée, qui est intelligente, mais aux autres qui y
seront; ça ferait des histoires si on le
répétait à ma tante; mais nous pourrions
passer cette soirée ensemble. Cela, ma tante n'en saura
rien. Je vais dire au revoir à Andrée. Alors
à tout à l'heure. Venez tôt pour que nous
ayons de bonnes heures à nous», ajouta-t-elle en
souriant. A ces mots, je remontai plus loin qu'aux temps
où j'aimais Gilberte à ceux où l'amour me
semblait une entité non pas seulement extérieure
mais réalisable. Tandis que la Gilberte que je voyais aux
Champs-Élysées était une autre que celle que
je retrouvais en moi dès que j'étais seul, tout
d'un coup dans l'Albertine réelle, celle que je voyais
tous les jours, que je croyais pleine de préjugés
bourgeois et si franche avec sa tante, venait de s'incarner
l'Albertine imaginaire, celle par qui, quand je ne la connaissais
pas encore je m'étais cru furtivement regardé sur
la digue, celle qui avait eu l'air de rentrer à contre-cur
pendant qu'elle me voyait m'éloigner.
J'allai dîner avec ma grand-mère, je sentais en
moi un secret qu'elle ne connaissait pas. De même, pour
Albertine, demain ses amies seraient avec elle, sans savoir ce
qu'il y avait de nouveau entre nous, et quand elle embrasserait
sa nièce sur le front, Mme Bontemps ignorerait que
j'étais entre elles deux, dans cet arrangement de cheveux
qui avait pour but, caché à tous, de me plaire,
à moi, à moi qui avais jusque-là tant
envié Mme Bontemps parce qu'apparentée aux
mêmes personnes que sa nièce, elle avait les
mêmes deuils à porter, les mêmes visites de
famille à faire; or, je me trouvais être pour
Albertine plus que n'était sa tante elle-même.
Auprès de sa tante, c'est à moi qu'elle penserait.
Qu'allait-il se passer tout à l'heure, je ne le savais pas
trop. En tous cas le Grand-Hôtel, la soirée, ne me
semblaient plus vides; ils contenaient mon bonheur. Je sonnai le
lift pour monter à la chambre qu'Albertine avait prise, du
côté de la vallée. Les moindres mouvements
comme m'asseoir sur la banquette de l'ascenseur, m'étaient
doux, parce qu'ils étaient en relation immédiate
avec mon cur, je ne voyais dans les cordes à l'aide
desquelles l'appareil s'élevait, dans les quelques marches
qui me restaient à monter, que les rouages, que les
degrés matérialisés de ma joie. Je n'avais
plus que deux ou trois pas à faire dans le couloir avant
d'arriver à cette chambre où était
renfermée la substance précieuse de ce corps rose,
-- cette chambre qui même s'il devait s'y dérouler
des actes délicieux, garderait cette permanence, cet air
d'être, pour un passant non informé, semblable
à toutes les autres, qui font des choses les
témoins obstinément muets, les scrupuleux
confidents, les inviolables dépositaires du plaisir. Ces
quelques pas du palier à la chambre d'Albertine, ces
quelques pas que personne ne pouvait plus arrêter, je les
fis avec délices, avec prudence, comme plongé dans
un élément nouveau, comme si en avançant
j'avais lentement déplacé du bonheur, et en
même temps avec un sentiment inconnu de toute puissance, et
d'entrer enfin dans un héritage qui m'eût de tout
temps appartenu. Puis tout d'un coup je pensai que j'avais tort
d'avoir des doutes, elle m'avait dit de venir quand elle serait
couchée. C'était clair, je trépignais de
joie, je renversai à demi Françoise qui
était sur mon chemin, je courais, les yeux
étincelants, vers la chambre de mon amie. Je trouvai
Albertine dans son lit.
Dégageant son cou, sa chemise blanche changeait les
proportions de son visage, qui congestionné par le lit, ou
le rhume, ou le dîner, semblait plus rose; je pensai aux
couleurs que j'avais eues quelques heures auparavant à
côté de moi, sur la digue, et desquelles j'allais
enfin savoir le goût; sa joue était traversée
du haut en bas par une de ses longues tresses noires et
bouclées que pour me plaire elle avait défaites
entièrement. Elle me regardait en souriant. A
côté d'elle, dans la fenêtre, la vallée
était éclairée par le clair de lune. La vue
du cou nu d'Albertine, de ces joues trop roses, m'avait
jeté dans une telle ivresse, c'est-à-dire avait
pour moi la réalité du monde non plus dans la
nature, mais dans le torrent des sensations que j'avais peine
à contenir, que cette vue avait rompu l'équilibre
entre la vie immense, indestructible qui roulait dans mon
être et la vie de l'univers, si chétive en
comparaison. La mer, que j'apercevais à côté
de la vallée dans la fenêtre, les seins
bombés des premières falaises de Maineville, le
ciel où la lune n'était pas encore montée au
zénith, tout cela semblait plus léger à
porter que des plumes pour les globes de mes prunelles qu'entre
mes paupières je sentais dilatés,
résistants, prêts à soulever bien d'autres
fardeaux, toutes les montagnes du monde, sur leur surface
délicate. Leur orbe ne se trouvait plus suffisamment
rempli par la sphère même de l'horizon. Et tout ce
que la nature eût pu m'apporter de vie m'eût
semblé bien mince, les souffles de la mer m'eussent paru
bien courts pour l'immense aspiration qui soulevait ma poitrine.
La mort eût du me frapper en ce moment que cela m'eût
paru indifférent ou plutôt impossible, car la vie
n'était pas hors de moi, elle était en moi;
j'aurais souri de pitié si un philosophe eût
émis l'idée qu'un jour même
éloigné, j'aurais à mourir, que les forces
éternelles de la nature me survivraient, les forces de
cette nature sous les pieds divins de qui je n'étais qu'un
grain de poussière; qu'après moi il y aurait encore
ces falaises arrondies et bombées, cette mer, ce clair de
lune, ce ciel! Comment cela eût-il été
possible, comment le monde eût-il pu durer plus que moi,
puisque je n'étais pas perdu en lui, puisque
c'était lui qui était enclos en moi, en moi qu'il
était bien loin de remplir, en moi, où, en sentant
la place d'y entasser tant d'autres trésors, je jetais
dédaigneusement dans un coin ciel, mer et falaises.
«Finissez ou je sonne», s'écria Albertine
voyant que je me jetais sur elle pour l'embrasser. Mais je me
disais que ce n'était pas pour ne rien faire qu'une jeune
fille fait venir un jeune homme en cachette, en s'arrangeant pour
que sa tante ne le sache pas, que d'ailleurs l'audace
réussit à ceux qui savent profiter des occasions;
dans l'état d'exaltation où j'étais, le
visage rond d'Albertine, éclairé d'un feu
intérieur comme par une veilleuse, prenait pour moi un tel
relief qu'imitant la rotation d'une sphère ardente, il me
semblait tourner telles ces figures de Michel Ange qu'emporte un
immobile et vertigineux tourbillon. J'allais savoir l'odeur, le
goût, qu'avait ce fruit rose inconnu. J'entendis un son
précipité, prolongé et criard. Albertine
avait sonné de toutes ses forces.
J'avais cru que l'amour que j'avais pour Albertine
n'était pas fondé sur l'espoir de la possession
physique. Pourtant quand il m'eut paru résulter de
l'expérience de ce soir-là que cette possession
était impossible et qu'après n'avoir pas
douté le premier jour, sur la plage, qu'Albertine ne
fût dévergondée, puis être passé
par des suppositions intermédiaires, il me sembla acquis
d'une manière définitive qu'elle était
absolument vertueuse; quand à son retour de chez sa tante,
huit jours plus tard, elle me dit avec froideur: «Je vous
pardonne, je regrette même de vous avoir fait de la peine
mais ne recommencez jamais», au contraire de ce qui
s'était produit quand Bloch m'avait dit qu'on pouvait
avoir toutes les femmes et comme si au lieu d'une jeune fille
réelle, j'avais connu une poupée de cire, il
arriva, que peu à peu se détacha d'elle mon
désir de pénétrer dans sa vie, de la suivre
dans les pays où elle avait passé son enfance,
d'être initié par elle à une vie de sport; ma
curiosité intellectuelle de ce qu'elle pensait sur tel ou
tel sujet ne survécut pas à la croyance que je
pourrais l'embrasser. Mes rêves l'abandonnèrent
dès qu'ils cessèrent d'être alimentés
par l'espoir d'une possession dont je les avais crus
indépendants. Dès lors ils se retrouvèrent
libres, de se reporter -- selon le charme que je lui avais
trouvé un certain jour surtout selon la possibilité
et les chances que j'entrevoyais d'être aimé par
elle -- sur telle ou telle des amies d'Albertine et d'abord sur
Andrée. Pourtant si Albertine n'avait pas existé,
peut-être n'aurais-je pas eu le plaisir que je
commençai à prendre de plus en plus les jours qui
suivirent, à la gentillesse que me témoignait
Andrée. Albertine ne raconta à personne
l'échec que j'avais essuyé auprès d'elle.
Elle était une de ces jolies filles qui, dès leur
extrême jeunesse, pour leur beauté, mais surtout
pour un agrément, un charme qui restent assez
mystérieux, et qui ont leur source peut-être dans
des réserves de vitalité où de moins
favorisés par la nature, viennent se
désaltérer, toujours -- dans leur famille, au
milieu de leurs amies, dans le monde, ont plu davantage que de
plus belles, de plus riches, elle était de ces êtres
à qui, avant l'âge de l'amour et bien plus encore
quand il est venu, on demande plus qu'eux ne demandent, et
même qu'ils ne peuvent donner. Dès son enfance
Albertine avait toujours eu en admiration devant elle quatre ou
cinq petites camarades, parmi lesquelles se trouvait
Andrée qui lui était si supérieure et le
savait (et peut-être cette attraction qu'Albertine
exerçait bien involontairement avait-elle
été à l'origine, avait-elle servi à
la fondation de la petite bande). Cette attraction
s'exerçait même assez loin dans des milieux
relativement plus brillants, où s'il y avait une pavane
à danser on demandait Albertine plutôt qu'une jeune
fille mieux née. La conséquence était que,
n'ayant pas un sou de dot, vivant assez mal, d'ailleurs, à
la charge de M. Bontemps qu'on disait véreux et qui
souhaitait se débarrasser d'elle, elle était
pourtant invitée non seulement à dîner, mais
à demeure, chez des personnes qui aux yeux de Saint-Loup
n'eussent eu aucune élégance, mais qui pour la
mère de Rosemonde ou pour la mère d'Andrée,
femmes très riches mais qui ne connaissaient pas ces
personnes, représentaient quelque chose d'énorme.
Ainsi Albertine passait tous les ans quelques semaines dans la
famille d'un régent de la Banque de France,
président du Conseil d'administration d'une grande
Compagnie de Chemins de fer. La femme de ce financier recevait
des personnages importants et n'avait jamais dit son
«jour» à la mère d'Andrée,
laquelle trouvait cette dame impolie, mais n'en était pas
moins prodigieusement intéressée par tout ce qui se
passait chez elle. Aussi exhortait-elle tous les ans
Andrée à inviter Albertine, dans leur villa, parce
que, disait-elle, c'était une bonne uvre d'offrir un
séjour à la mer à une fille qui n'avait pas
elle-même les moyens de voyager et dont la tante ne
s'occupait guère; la mère d'Andrée
n'était probablement pas mue par l'espoir que le
régent de la Banque et sa femme apprenant qu'Albertine
était choyée par elle et sa fille, concevraient
d'elles deux une bonne opinion; à plus forte raison
n'espérait-elle pas qu'Albertine pourtant si bonne et
adroite, saurait la faire inviter, ou tout au moins faire inviter
Andrée aux garden-partys du financier. Mais chaque soir
à dîner, tout en prenant un air dédaigneux et
indifférent, elle était enchantée d'entendre
Albertine lui raconter ce qui s'était passé au
château pendant qu'elle y était, les gens qui y
avaient été reçus et qu'elle connaissait
presque tous de vue ou de nom. Même la pensée
qu'elle ne les connaissait que de cette façon,
c'est-à-dire ne les connaissait pas (elle appelait cela
connaître les gens «de tout temps»), donnait
à la mère d'Andrée une pointe de
mélancolie tandis qu'elle posait à Albertine des
questions sur eux d'un air hautain et distrait, du bout des
lèvres et eût pu la laisser incertaine et
inquiète sur l'importance de sa propre situation si elle
ne s'était rassurée elle-même et
replacée dans la «réalité de la
vie» en disant au maître d'hôtel: «Vous
direz au chef que ses petits pois ne sont pas assez
fondants.» Elle retrouvait alors sa
sérénité. Et elle était bien
décidée à ce qu'Andrée
n'épousât qu'un homme d'excellente famille
naturellement, mais assez riche pour qu'elle pût elle aussi
avoir un chef et deux cochers. C'était cela le positif, la
vérité effective d'une situation. Mais qu'Albertine
eût dîné au château du régent de
la Banque avec telle ou telle dame, que cette dame l'eût
même invitée pour l'hiver suivant, cela n'en donnait
pas moins à la jeune fille, pour la mère
d'Andrée une sorte de considération
particulière qui s'alliait très bien à la
pitié et même au mépris excités par
son infortune, mépris augmenté par le fait que M.
Bontemps eût trahi son drapeau et se fût --
même vaguement panamiste, disait-on -- rallié au
gouvernement. Ce qui n'empêchait pas, d'ailleurs, la
mère d'Andrée, par amour de la vérité
de foudroyer de son dédain les gens qui avaient l'air de
croire qu'Albertine était d'une basse extraction.
«Comment, c'est tout ce qu'il y a de mieux, ce sont des
Simonet, avec un seul n.» Certes, à cause du milieu
où tout cela évoluait, où l'argent joue un
tel rôle, et où l'élégance vous fait
inviter mais non épouser, aucun mariage
«potable» ne semblait pouvoir être pour
Albertine, conséquence utile de la considération si
distinguée dont elle jouissait et qu'on n'eût pas
trouvée compensatrice de sa pauvreté.
Mais même à eux seuls, et n'apportant pas l'espoir
d'une conséquence matrimoniale, ces
«succès» excitaient l'envie de certaines
mères méchantes, furieuses de voir Albertine
être reçue comme «l'enfant de la maison»
par la femme du régent de la Banque, même par la
mère d'Andrée, qu'elles connaissaient à
peine. Aussi disaient-elles à des amis communs d'elles et
de ces deux dames, que celles-ci seraient indignées si
elles savaient la vérité, c'est-à-dire
qu'Albertine racontait chez l'une (et «vice versa»)
tout ce que l'intimité où on l'admettait
imprudemment lui permettait de découvrir chez l'autre,
mille petits secrets qu'il eût été infiniment
désagréables à l'intéressée de
voir dévoilés. Ces femmes envieuses disaient cela
pour que cela fût répété et pour
brouiller Albertine avec ses protectrices.
Mais ces commissions comme il arrive souvent n'avaient aucun
succès.
On sentait trop la méchanceté qui les dictait et
cela ne faisait que faire mépriser un peu plus celles qui
en avaient pris l'initiative. La mère d'Andrée
était trop fixée sur le compte d'Albertine pour
changer d'opinion à son égard. Elle la
considérait comme une «malheureuse» mais d'une
nature excellente et qui ne savait qu'inventer pour faire
plaisir.
Si cette sorte de vogue qu'avait obtenue Albertine ne
paraissait devoir comporter aucun résultat pratique, elle
avait imprimé à l'amie d'Andrée le
caractère distinctif des êtres qui toujours
recherchés, n'ont jamais besoin de s'offrir
(caractère qui se retrouve aussi pour des raisons
analogues, à une autre extrémité de la
société chez des femmes d'une grande
élégance), et qui est de ne pas faire montre des
succès qu'ils ont, de les cacher plutôt. Elle ne
disait jamais à quelqu'un: «Il a envie de me
voir», parlait de tous avec une grande bienveillance, et
comme si ce fût elle qui eût couru après,
recherché les autres. Si on parlait d'un jeune homme qui
quelques minutes auparavant venait de lui faire en
tête-à-tête les plus sanglants reproches parce
qu'elle lui avait refusé un rendez-vous, bien loin de s'en
vanter publiquement, ou de lui en vouloir à lui, elle
faisait son éloge: «C'est un si gentil
garçon.» Elle était même tellement
ennuyée de plaire, parce que cela l'obligeait à
faire de la peine, tandis que, par nature, elle aimait à
faire plaisir. Elle aimait même à faire plaisir au
point d'en être arrivée à pratiquer un
mensonge spécial à certaines personnes utilitaires,
à certains hommes arrivés. Existant d'ailleurs
à l'état embryonnaire chez un nombre énorme
de personnes, ce genre d'insincérité consiste
à ne pas savoir se contenter pour un seul acte, de faire,
grâce à lui, plaisir à une seule personne.
Par exemple, si la tante d'Albertine désirait que sa
nièce l'accompagnât à une matinée peu
amusante, Albertine en s'y rendant aurait pu trouver suffisant
d'en tirer le profit moral d'avoir fait plaisir à sa
tante.
Mais accueillie gentiment par les maîtres de maison, elle
aimait mieux leur dire qu'elle désirait depuis si
longtemps les voir qu'elle avait choisi cette occasion et
sollicité la permission de sa tante. Cela ne suffisait pas
encore: à cette matinée se trouvait une des amies
d'Albertine qui avait un gros chagrin. Albertine lui disait:
«Je n'ai pas voulu te laisser seule, j'ai pensé que
ça te ferait du bien de m'avoir près de toi. Si tu
veux que nous laissions la matinée, que nous allions
ailleurs, je ferai ce que tu voudras, je désire avant tout
te voir moins triste» (ce qui était vrai aussi du
reste). Parfois il arrivait pourtant que le but fictif
détruisait le but réel. Ainsi Albertine ayant un
service à demander pour une de ses amies allait pour cela
voir une certaine dame. Mais arrivée chez cette dame bonne
et sympathique, la jeune fille obéissant à son insu
au principe de l'utilisation multiple d'une seule action,
trouvait plus affectueux d'avoir l'air d'être venue
seulement à cause du plaisir qu'elle avait senti, qu'elle
éprouverait à revoir cette dame. Celle-ci
était infiniment touchée qu'Albertine eût
accompli un long trajet par pure amitié. En voyant la dame
presque émue, Albertine l'aimait encore davantage.
Seulement il arrivait ceci: elle éprouvait si vivement le
plaisir d'amitié pour lequel elle avait prétendu
mensongèrement être venue, qu'elle craignait de
faire douter la dame de sentiments en réalité
sincères, si elle lui demandait le service pour l'amie. La
dame croirait qu'Albertine était venue pour cela, ce qui
était vrai, mais elle conclurait qu'Albertine n'avait pas
de plaisir désintéressé à la voir, ce
qui était faux. De sorte qu'Albertine repartait sans avoir
demandé le service, comme les hommes qui ont
été si bons avec une femme dans l'espoir d'obtenir
ses faveurs, qu'ils ne font pas leur déclaration pour
garder à cette bonté un caractère de
noblesse. Dans d'autres cas on ne peut pas dire que le
véritable but fût sacrifié au but accessoire
et imaginé après coup, mais le premier était
tellement opposé au second, que si la personne
qu'Albertine attendrissait en lui déclarant l'un avait
appris l'autre, son plaisir se serait aussitôt
changé en la peine la plus profonde. La suite du
récit fera beaucoup plus loin, mieux comprendre ce genre
de contradiction. Disons par un exemple emprunté à
un ordre de faits tout différents qu'elles sont
très fréquentes dans les situations les plus
diverses que présente la vie. Un mari a installé sa
maîtresse dans la ville où il est en garnison. Sa
femme restée à Paris, et à demi au courant
de la vérité se désole, écrit
à son mari des lettres de jalousie. Or, la maîtresse
est obligée de venir passer un jour à Paris. Le
mari ne peut résister à ses prières de
l'accompagner et obtient une permission de vingt-quatre heures.
Mais comme il est bon et souffre de faire de la peine à sa
femme, il arrive chez celle-ci, lui dit en versant quelques
larmes sincères, qu'affolé par ses lettres il a
trouvé le moyen de s'échapper pour venir la
consoler et l'embrasser. Il a trouvé ainsi le moyen de
donner par un seul voyage une preuve d'amour à la fois
à sa maîtresse et à sa femme. Mais si cette
dernière apprenait pour quelle raison il est venu à
Paris, sa joie se changerait sans doute en douleur, à
moins que voir l'ingrat ne la rendit malgré tout plus
heureuse qu'il ne la fait souffrir par ses mensonges. Parmi les
hommes qui m'ont paru pratiquer avec le plus de suite le
système des fins multiples se trouve M. de Norpois. Il
acceptait quelquefois de s'entremettre entre deux amis
brouillés, et cela faisait qu'on l'appelait le plus
obligeant des hommes. Mais il ne lui suffisait pas d'avoir l'air
de rendre service à celui qui était venu le
solliciter, il présentait à l'autre la
démarche qu'il faisait auprès de lui, comme
entreprise non à la requête du premier, mais dans
l'intérêt du second, ce qu'il persuadait facilement
à un interlocuteur suggestionné d'avance par
l'idée qu'il avait devant lui «le plus serviable des
hommes». De cette façon, jouant sur les deux
tableaux, faisant ce qu'on appelle en termes de coulisse de la
contre-partie, il ne laissait jamais courir aucun risque à
son influence, et les services qu'il rendait ne constituaient pas
une aliénation, mais une fructification d'une partie de
son crédit. D'autre part, chaque service, semblant
doublement rendu, augmentait d'autant plus sa réputation
d'ami serviable, et encore d'ami serviable avec
efficacité, qui ne donne pas des coups
d'épée dans l'eau, dont toutes les démarches
portent, ce que démontrait la reconnaissance des deux
intéressés. Cette duplicité dans
l'obligeance était, et avec des démentis comme en
toute créature humaine, une partie importante du
caractère de M. de Norpois. Et souvent au
ministère, il se servit de mon père, lequel
était assez naïf, en lui faisant croire qu'il le
servait.
Plaisant plus qu'elle ne voulait et n'ayant pas besoin de claironner ses succès, Albertine garda le silence sur la scène qu'elle avait eue avec moi auprès de son lit, et qu'une laide aurait voulu faire connaître à l'univers. D'ailleurs son attitude dans cette scène, je ne parvenais pas à me l'expliquer. Pour ce qui concerne l'hypothèse d'une vertu absolue (hypothèse à laquelle j'avais d'abord attribué la violence avec laquelle Albertine avait refusé de se laisser embrasser et prendre par moi et qui n'était du reste nullement indispensable à ma conception de la bonté, de l'honnêteté foncière de mon amie) je ne laissai pas de la remanier à plusieurs reprises. Cette hypothèse était tellement le contraire de celle que j'avais bâtie le premier jour où j'avais vu Albertine. Puis tant d'actes différents, tous de gentillesse pour moi (une gentillesse caressante, parfois inquiète, alarmée, jalouse de ma prédilection pour Andrée) baignaient de tous côtés le geste de rudesse par lequel, pour m'échapper, elle avait tiré sur la sonnette. Pourquoi donc m'avait-elle demandé de venir passer la soirée près de son lit? Pourquoi parlait-elle tout le temps le langage de la tendresse? Sur quoi repose le désir de voir un ami, de craindre qu'il vous préfère votre amie, de chercher à lui faire plaisir, de lui dire romanesquement que les autres ne sauront pas qu'il a passé la soirée auprès de vous, si vous lui refusez un plaisir aussi simple et si ce n'est pas un plaisir pour vous. Je ne pouvais croire tout de même que la vertu d'Albertine allât jusque-là et j'en arrivais à me demander s'il n'y avait pas eu à sa violence une raison de coquetterie, par exemple une odeur désagréable qu'elle aurait cru avoir sur elle et par laquelle elle eût craint de me déplaire, ou de pusillanimité, si par exemple elle croyait dans son ignorance des réalités de l'amour que mon état de faiblesse nerveuse pouvait avoir quelque chose de contagieux par le baiser.
Elle fut certainement désolée de n'avoir pu me
faire plaisir et me donna un petit crayon d'or, par cette
vertueuse perversité des gens qui, attendris par votre
gentillesse et ne souscrivant pas à vous accorder ce
qu'elle réclame, veulent cependant faire en votre faveur
autre chose: le critique dont l'article flatterait le romancier
l'invite à la place à dîner, la duchesse
n'emmène pas le snob avec elle au théâtre,
mais lui envoie sa loge pour un soir où elle ne l'occupera
pas. Tant ceux qui font le moins et pourraient ne rien faire sont
poussés par le scrupule à faire quelque chose. Je
dis à Albertine qu'en me donnant ce crayon, elle me
faisait un grand plaisir, moins grand pourtant que celui que
j'aurais eu si le soir où elle était venue coucher
à l'hôtel elle m'avait permis de l'embrasser.
«Cela m'aurait rendu si heureux, qu'est-ce que cela
pouvait vous faire, je suis étonné que vous me
l'ayez refusé.» «Ce qui m'étonne, me
répondit-elle, c'est que vous trouviez cela
étonnant. Je me demande quelles jeunes filles vous avez pu
connaître pour que ma conduite vous ait surpris.»
«Je suis désolé de vous avoir
fâchée, mais, même maintenant je ne peux pas
vous dire que je trouve que j'ai eu tort.
Mon avis est que ce sont des choses qui n'ont aucune importance,
et je ne comprends pas qu'une jeune fille qui peut si facilement
faire plaisir, n'y consente pas. Entendons-nous, ajoutai-je pour
donner une demi-satisfaction à ses idées morales en
me rappelant comment elle et ses amies avaient flétri
l'amie de l'actrice Léa, je ne veux pas dire qu'une jeune
fille puisse tout faire et qu'il n'y ait rien d'immoral.
Ainsi, tenez, ces relations dont vous parliez l'autre jour
à propos d'une petite qui habite Balbec et qui
existeraient entre elle et une actrice, je trouve cela ignoble,
tellement ignoble que je pense que ce sont des ennemis de la
jeune fille qui auront inventé cela et que ce n'est pas
vrai. Cela me semble improbable, impossible. Mais se laisser
embrasser et même plus par un ami, puisque vous dites que
je suis votre ami... «Vous l'êtes, mais j'en ai eu
d'autres avant vous, j'ai connu des jeunes gens qui, je vous
assure, avaient pour moi tout autant d'amitié. Hé
bien, il n'y en a pas un qui aurait osé une chose
pareille. Ils savaient la paire de calottes qu'ils auraient
reçue.
D'ailleurs ils n'y songeaient même pas, on se serrait la
main bien franchement, bien amicalement, en bons camarades,
jamais on n'aurait parlé de s'embrasser, et on n'en
était pas moins amis pour cela.
Allez, si vous tenez à mon amitié, vous pouvez
être content, car il faut que je vous aime joliment pour
vous pardonner. Mais je suis sûre que vous vous fichez bien
de moi. Avouez que c'est Andrée qui vous plaît. Au
fond, vous avez raison, elle est beaucoup plus gentille que moi,
et elle, elle est ravissante! Ah! les hommes!»
Malgré ma déception récente, ces paroles si
franches, en me donnant une grande estime pour Albertine, me
causaient une impression très douce. Et peut-être
cette impression eut-elle plus tard pour moi de grandes et
fâcheuses conséquences, car ce fut par elle que
commença à se former ce sentiment presque familial,
ce noyau moral qui devait toujours subsister au milieu de mon
amour pour Albertine. Un tel sentiment peut être la cause
des plus grandes peines. Car pour souffrir vraiment par une
femme, il faut avoir cru complètement en elle. Pour le
moment, cet embryon d'estime morale, d'amitié, restait au
milieu de mon âme comme une pierre d'attente. Il
n'eût rien pu, à lui seul, contre mon bonheur s'il
fût demeuré ainsi sans s'accroître, dans une
inertie qu'il devait garder l'année suivante et à
plus forte raison pendant ces dernières semaines de mon
premier séjour à Balbec. Il était en moi
comme un de ces hôtes qu'il serait malgré tout plus
prudent qu'on expulsât, mais qu'on laisse à leur
place sans les inquiéter, tant les rendent provisoirement
inoffensifs leur faiblesse et leur isolement au milieu d'une
âme étrangère.
Mes rêves se retrouvaient libres maintenant de se reporter sur telle ou telle des amies d'Albertine et d'abord sur Andrée dont les gentillesses m'eussent peut-être moins touché si je n'avais été certain qu'elles seraient connues d'Albertine. Certes la préférence que depuis longtemps j'avais feinte pour Andrée m'avait fourni, -- en habitudes de causeries, de déclarations de tendresses -- comme la matière d'un amour tout prêt pour elle auquel il n'avait jusqu'ici manqué qu'un sentiment sincère qui s'y ajoutât et que maintenant mon cur redevenu libre aurait pu fournir. Mais pour que j'aimasse vraiment Andrée, elle était trop intellectuelle, trop nerveuse, trop maladive, trop semblable à moi. Si Albertine me semblait maintenant vide, Andrée était remplie de quelque chose que je connaissais trop. J'avais cru le premier jour voir sur la plage une maîtresse de coureur, enivrée de l'amour des sports, et Andrée me disait que si elle s'était mise à en faire, c'était sur l'ordre de son médecin pour soigner sa neurasthénie et ses troubles de nutrition, mais que ses meilleures heures étaient celles où elle traduisait un roman de George Eliott. Ma déception, suite d'une erreur initiale sur ce qu'était Andrée, n'eut, en fait, aucune importance pour moi. Mais l'erreur était du genre de celles qui, si elles permettent à l'amour de naître, et ne sont reconnues pour des erreurs que lorsqu'il n'est plus modifiable, deviennent une cause de souffrances. Ces erreurs -- qui peuvent être différentes de celle que je commis pour Andrée et même inverses -- tiennent souvent, dans le cas d'Andrée en particulier, à ce qu'on prend suffisamment l'aspect, les façons de ce qu'on n'est pas mais qu'on voudrait être, pour faire illusion au premier abord. A l'apparence extérieure, l'affectation, l'imitation, le désir d'être admiré, soit des bons, soit des méchants, ajoutent les faux semblants des paroles, des gestes. Il y a des cynismes, des cruautés qui ne résistent pas plus à l'épreuve que certaines bontés, certaines générosités. De même qu'on découvre souvent un avare vaniteux dans un homme connu pour ses charités, sa forfanterie de vice nous fait supposer une Messaline dans une honnête fille pleine de préjugés. J'avais cru trouver en Andrée une créature saine et primitive, alors qu'elle n'était qu'un être cherchant la santé, comme étaient peut-être beaucoup de ceux en qui elle avait cru la trouver et qui n'en avaient pas plus la réalité qu'un gros arthritique à figure rouge et en veste de flanelle blanche n'est forcément un Hercule. Or, il est telles circonstances où il n'est pas indifférent pour le bonheur que la personne qu'on a aimée pour ce qu'elle paraissait avoir de sain, ne fût en réalité qu'une de ces malades qui ne reçoivent leur santé que d'autres, comme les planètes empruntent leur lumière, comme certains corps ne font que laisser passer l'électricité.
N'importe, Andrée, comme Rosemonde et Gisèle, même plus qu'elles, était tout de même une amie d'Albertine, partageant sa vie, imitant ses façons au point que le premier jour je ne les avais pas distinguées d'abord l'une de l'autre. Entre ces jeunes filles, tiges de roses dont le principal charme était de se détacher sur la mer, régnait la même indivision qu'au temps où je ne les connaissais pas et où l'apparition de n'importe laquelle me causait tant d'émotion en m'annonçant que la petite bande n'était pas loin. Maintenant encore la vue de l'une me donnait un plaisir où entrait dans une proportion que je n'aurais pas su dire? de voir les autres la suivre plus tard, et même si elles ne venaient pas ce jour-là de parler d'elles et de savoir qu'il leur serait dit que j'étais allé sur la plage.
Ce n'était plus simplement l'attrait des premiers jours, c'était une véritable velléité d'aimer qui hésitait entre toutes, tant chacune était naturellement le résultat de l'autre. Ma plus grande tristesse n'aurait pas été d'être abandonné par celle de ces jeunes filles que je préférais, mais j'aurais aussitôt préféré parce que j'aurais fixé sur elle la somme de tristesse et de rêve qui flottait indistinctement entre toutes, celle qui m'eût abandonné. Encore dans ce cas est-ce toutes ses amies, aux yeux desquelles j'eusse bientôt perdu tout prestige, que j'eusse, en celle-là, inconsciemment regrettées, leur ayant avoué cette sorte d'amour collectif qu'ont l'homme politique ou l'acteur pour le public dont ils ne se consolent pas d'être délaissés après en avoir eu toutes les faveurs. Même celles que je n'avais pu obtenir d'Albertine je les espérais tout d'un coup de telle qui m'avait quitté le soir en me disant un mot, en me jetant un regard ambigus, grâce auxquels c'était vers celle-là que, pour une journée, se tournait mon désir.
Il errait entre elles d'autant plus voluptueusement que sur ces visages mobiles, une fixation relative des traits était suffisamment commencée, pour qu'on en pût distinguer, dût-elle changer encore, la malléable et flottante effigie. Aux différences qu'il y avait entre eux, étaient bien loin de correspondre sans doute des différences égales dans la longueur et la largeur des traits lesquels eussent, de l'une à l'autre de ces jeunes filles, et si dissemblables qu'elles parussent, eussent peut-être été presque superposables. Mais notre connaissance des visages n'est pas mathématique. D'abord, elle ne commence pas par mesurer les parties, elle a pour point de départ une expression, un ensemble. Chez Andrée par exemple la finesse des yeux doux semblait rejoindre le nez étroit, aussi mince qu'une simple courbe qui aurait été tracée pour que pût se poursuivre sur une seule ligne l'intention de délicatesse divisée antérieurement dans le double sourire des regards jumeaux. Une ligne aussi fine était creusée dans ses cheveux, souple et profonde comme celle dont le vent sillonne le sable. Et là elle devait être héréditaire, les cheveux tout blancs de la mère d'Andrée étaient fouettés de la même manière, formant ici un renflement, là une dépression comme la neige qui se soulève ou s'abîme selon les inégalités du terrain. Certes, comparé à la fine délinéation de celui d'Andrée, le nez de Rosemonde semblait offrir de larges surfaces comme une haute tour assise sur une base puissante. Que l'expression suffise à faire croire à d'énormes différences entre ce que sépare un infiniment petit -- qu'un infiniment petit puisse à lui seul créer une expression absolument particulière, une individualité, -- ce n'était pas que l'infiniment petit de la ligne, et l'originalité de l'expression, qui faisaient apparaître ces visages comme irréductibles les uns aux autres. Entre ceux de mes amies la coloration mettait une séparation plus profonde encore, non pas tant par la beauté variée des tons qu'elle leur fournissait, si opposés que je prenais devant Rosemonde -- inondée d'un rose soufré sur lequel réagissaient encore la lumière verdâtre des yeux, -- et devant Andrée -- dont les joues blanches recevaient tant d'austère distinction de ses cheveux noirs, -- le même genre de plaisir que si j'avais regardé tour à tour un géranium au bord de la mer ensoleillée et un camélia dans la nuit; mais surtout parce que les différences infiniment petites des lignes se trouvaient démesurément grandies, les rapports des surfaces entièrement changés par cet élément nouveau de la couleur lequel tout aussi bien que le dispensateur des teintes est un grand régénérateur ou tout au moins modificateur des dimensions. De sorte que des visages peut-être construits de façon peu dissemblable selon, qu'ils étaient éclairés par les feux d'une rousse chevelure, d'un teint rose, par la lumière blanche d'une mate pâleur, s'étiraient ou s'élargissaient, devenaient une autre chose comme ces accessoires des ballets russes, consistant parfois, s'ils sont vus en plein jour, en une simple rondelle de papier et que le génie d'un Bakst, selon l'éclairage incarnadin ou lunaire où il plonge le décor, fait s'y incruster durement comme une turquoise à la façade d'un palais ou s'y épanouir avec mollesse, rose de bengale au milieu d'un jardin. Ainsi en prenant connaissance des visages, nous les mesurons bien, mais en peintres, non en arpenteurs.
Il en était d'Albertine comme de ses amies. Certains jours, mince, le teint gris, l'air maussade, une transparence violette descendant obliquement au fond de ses yeux comme il arrive quelquefois pour la mer, elle semblait éprouver une tristesse d'exilée. D'autres jours, sa figure plus lisse engluait les désirs à sa surface vernie et les empêchait d'aller au delà; à moins que je ne la visse tout à coup de côté, car ses joues mates comme une blanche cire à la surface étaient roses par transparence, ce qui donnait tellement envie de les embrasser, d'atteindre ce teint différent qui se dérobait. D'autres fois le bonheur baignait ces joues d'une clarté si mobile que la peau devenue fluide et vague laissait passer comme des regards sous-jacents qui la faisaient paraître d'une autre couleur, mais non d'une autre matière que les yeux; quelquefois, sans y penser, quand on regardait sa figure ponctuée de petits points bruns et où flottaient seulement deux taches plus bleues, c'était comme on eût fait d'un uf de chardonneret, souvent comme d'une agate opaline travaillée et polie à deux places seulement, où, au milieu de la pierre brune, luisaient comme les ailes transparentes d'un papillon d'azur, les yeux où la chair devient miroir et nous donne l'illusion de nous laisser plus qu'en les autres parties du corps, approcher de l'âme. Mais le plus souvent aussi elle était plus colorée, et alors plus animée; quelquefois seul était rose dans sa figure blanche, le bout de son nez, fin comme celui d'une petite chatte sournoise avec qui l'on aurait eu envie de jouer; quelquefois ses joues étaient si lisses que le regard glissait comme sur celui d'une miniature sur leur émail rose que faisait encore paraître plus délicat, plus intérieur, le couvercle entr'ouvert et superposé de ses cheveux noirs; il arrivait que le teint de ses joues atteignît le rose violacé du cyclamen, et parfois même quand elle était congestionnée ou fiévreuse, et donnant alors l'idée d'une complexion maladive qui rabaissait mon désir à quelque chose de plus sensuel et faisait exprimer à son regard quelque chose de plus pervers et de plus malsain, la sombre pourpre de certaines roses, d'un rouge presque noir; et chacune de ces Albertine était différente comme est différente chacune des apparitions de la danseuse dont sont transmutées les couleurs, la forme, le caractère, selon les jeux innombrablement variés d'un projecteur lumineux. C'est peut-être parce qu'étaient si divers les êtres que je contemplais en elle à cette époque que plus tard je pris l'habitude de devenir moi-même un personnage autre selon celle des Albertine à laquelle je pensais: un jaloux, un indifférent, un voluptueux, un mélancolique, un furieux, recréés, non seulement au hasard du souvenir qui renaissait, mais selon la force de la croyance interposée pour un même souvenir, par la façon différente dont je l'appréciais. Car c'est toujours à cela qu'il fallait revenir, à ces croyances qui la plupart du temps remplissent notre âme à notre insu, mais qui ont pourtant plus d'importance pour notre bonheur que tel être que nous voyons, car c'est à travers elles que nous le voyons, ce sont elles qui assignent sa grandeur passagère à l'être regardé. Pour être exact, je devrais donner un nom différent à chacun des moi qui dans la suite pensa à Albertine; je devrais plus encore donner un nom différent à chacune de ces Albertine qui apparaissaient par moi, jamais la même, comme -- appelées simplement par moi pour plus de commodité la mer -- ces mers qui se succédaient et devant lesquelles, autre nymphe, elle se détachait. Mais surtout de la même manière mais bien plus utilement qu'on dit, dans un récit, le temps qu'il faisait tel jour, je devrais donner toujours son nom à la croyance qui tel jour où je voyais Albertine régnait sur mon âme, en faisant l'atmosphère, l'aspect des êtres, comme celui des mers, dépendant de ces nuées à peine visibles qui changent la couleur de chaque chose, par leur concentration, leur mobilité, leur dissémination, leur fuite -- comme celle qu'Elstir avait déchirée un soir en ne me présentant pas aux jeunes filles avec qui il s'était arrêté et dont les images m'étaient soudain apparues plus belles, quand elles s'éloignaient -- nuée qui s'était reformée quelques jours plus tard quand je les avais connues, voilant leur éclat, s'interposant souvent entre elles et mes yeux, opaque et douce, pareille à la Leucothea de Virgile.
Sans doute leurs visages à toutes avait bien
changé pour moi de sens depuis que la façon dont il
fallait les lire m'avait été dans une certaine
mesure indiquée par leurs propos, propos auxquels je
pouvais attribuer une valeur d'autant plus grande que par mes
questions je les provoquais à mon gré, les faisais
varier comme un expérimentateur qui demande à des
contre-épreuves la vérification de ce qu'il a
supposé.
Et c'est en somme une façon comme une autre de
résoudre le problème de l'existence, qu'approcher
suffisamment les choses et les personnes qui nous ont paru de
loin belles et mystérieuses, pour nous rendre compte
qu'elles sont sans mystère et sans beauté; c'est
une des hygiènes entre lesquelles on peut opter, une
hygiène qui n'est peut-être pas très
recommandable, mais elle nous donne un certain calme pour passer
la vie, et aussi comme elle permet de ne rien regretter, en nous
persuadant que nous avons atteint le meilleur, et que le meilleur
n'était pas grand-chose -- pour nous résigner
à la mort.
J'avais remplacé au fond du cerveau de ces jeunes
filles le mépris de la chasteté, le souvenir de
quotidiennes passades par d'honnêtes principes capables
peut-être de fléchir mais ayant jusqu'ici
préservé de tout écart celles qui les
avaient reçus de leur milieu bourgeois.
Or quand on s'est trompé dès le début,
même pour les petites choses, quand une erreur de
supposition ou de souvenirs, vous fait chercher l'auteur d'un
potin malveillant ou l'endroit où on a égaré
un objet dans une fausse direction, il peut arriver qu'on ne
découvre son erreur que pour lui substituer non pas la
vérité, mais une autre erreur. Je tirais en ce qui
concernait leur manière de vivre et la conduite à
tenir avec elles, toutes les conséquences du mot innocence
que j'avais lu, en causant familièrement avec elles, sur
leur visage.
Mais peut-être l'avais-je lu étourdiment dans le
lapsus d'un déchiffrage trop rapide, et n'y
était-il pas plus écrit que le nom de Jules Ferry
sur le programme de la matinée où j'avais entendu
pour la première fois la Berma, ce qui ne m'avait pas
empêché de soutenir à M.
de Norpois, -- que Jules Ferry, sans doute possible,
écrivait des levers de rideau.
Pour n'importe laquelle de mes amies de la petite bande, comment le dernier visage que je lui avais vu, n'eût-il pas été le seul que je me rappelasse, puisque, de nos souvenirs relatifs à une personne, l'intelligence élimine tout ce qui ne concourt pas à l'utilité immédiate de nos relations quotidiennes (même et surtout si ces relations sont imprégnées d'amour, lequel toujours insatisfait, vit dans le moment qui va venir). Elle laisse filer la chaîne des jours passés, n'en garde fortement que le dernier bout souvent d'un tout autre métal que les chaînons disparus dans la nuit et dans le voyage que nous faisons à travers la vie, ne tient pour réel que le pays où nous sommes présentement. Mais toutes les impressions, déjà si lointaines, ne pouvaient pas trouver contre leur déformation journalière, un recours dans ma mémoire; pendant les longues heures que je passais à causer, à goûter, à jouer avec ces jeunes filles, je ne me souvenais même pas qu'elles étaient les mêmes vierges impitoyables et sensuelles que j'avais vues comme dans une fresque, défiler devant la mer.
Les géographes, les archéologues nous conduisent bien dans l'île de Calypso, exhument bien le palais de Mimos. Seulement Calypso n'est plus qu'une femme; Mimos qu'un roi sans rien de divin. Même les qualités et les défauts que l'histoire nous enseigne alors avoir été l'apanage de ces personnes fort réelles, diffèrent souvent beaucoup de ceux que nous avions prêtés aux êtres fabuleux qui portaient le même nom. Ainsi s'était dissipée toute la gracieuse mythologie océanique que j'avais composée les premiers jours. Mais il n'est pas tout à fait indifférent qu'il nous arrive au moins quelquefois de passer notre temps dans la familiarité de ce que nous avons cru inaccessible et que nous avons désiré. Dans le commerce des personnes que nous avons d'abord trouvées désagréables, persiste toujours même au milieu du plaisir factice qu'on peut finir par goûter auprès d'elles, le goût frelaté des défauts qu'elles ont réussi à dissimuler. Mais dans des relations comme celles que j'avais avec Albertine et ses amies, le plaisir vrai qui est à leur origine, laisse ce parfum qu'aucun artifice ne parvient pas à donner aux fruits forcés, aux raisins qui n'ont pas mûri au soleil. Les créatures surnaturelles qu'elles avaient été un instant pour moi mettaient encore, même à mon insu, quelque merveilleux, dans les rapports les plus banals que j'avais avec elles, ou plutôt préservaient ces rapports d'avoir jamais rien de banal. Mon désir avait cherché avec tant d'avidité la signification des yeux qui maintenant me connaissaient et me souriaient, mais qui, le premier jour, avaient croisé mes regards comme des rayons d'un autre univers, il avait distribué si largement et si minutieusement la couleur et le parfum sur les surfaces carnées de ces jeunes filles qui, étendues sur la falaise me tendaient simplement des sandwichs ou jouaient aux devinettes, que, souvent dans l'après-midi pendant que j'étais allongé comme ces peintres qui cherchent la grandeur de l'antique dans la vie moderne, donnent à une femme qui se coupe un ongle de pied la noblesse du «Tireur d'épine» ou qui comme Rubens, font des déesses avec des femmes de leur connaissance pour composer une scène mythologique, ces beaux corps bruns et blonds, de types si opposés, répandus autour de moi dans l'herbe, je les regardais sans les vider peut-être de tout le médiocre contenu dont l'existence journalière les avait remplis et portant sans me rappeler expressément leur céleste origine, comme si pareil à Hercule ou à Télémaque, j'avais été en train de jouer au milieu des nymphes.
Puis les concerts finirent, le mauvais temps arriva, mes amies
quittèrent Balbec, non pas toutes ensemble, comme les
hirondelles, mais dans la même semaine. Albertine s'en alla
la première, brusquement, sans qu'aucune de ses amies
eût pu comprendre, ni alors, ni plus tard, pourquoi elle
était rentrée tout à coup à Paris,
où ni travaux, ni distractions ne la rappelaient.
«Elle n'a dit ni quoi ni qu'est-ce et puis elle est
partie», grommelait Françoise qui aurait d'ailleurs
voulu que nous en fissions autant. Elle nous trouvait indiscrets
vis-à-vis des employés, pourtant déjà
bien réduits en nombre, mais retenus par les rares clients
qui restaient, vis-à-vis du directeur qui «mangeait
de l'argent». Il est vrai que depuis longtemps
l'hôtel qui n'allait pas tarder à fermer avait vu
partir presque tout le monde; jamais il n'avait été
aussi agréable. Ce n'était pas l'avis du directeur;
tout le long des salons où l'on gelait et à la
porte desquels ne veillait plus aucun groom, il arpentait les
corridors, vêtu d'une redingote neuve, si soigné par
le coiffeur que sa figure fade avait l'air de consister en un
mélange où pour une partie de chair il y en aurait
eu trois de cosmétique changeant sans cesse de cravates
(ces élégances coûtent moins cher que
d'assurer le chauffage et de garder le personnel, et tel qui ne
peut plus envoyer dix mille francs à une uvre de
bienfaisance, fait encore sans peine le généreux en
donnant cent sous de pourboire au télégraphiste qui
lui apporte une dépêche). Il avait l'air d'inspecter
le néant, de vouloir donner grâce à sa bonne
tenue personnelle un air provisoire à la misère que
l'on sentait dans cet hôtel où la saison n'avait pas
été bonne, et paraissait comme le fantôme
d'un souverain qui revient hanter les ruines de ce qui fut jadis
son palais. Il fut surtout mécontent quand le chemin de
fer d'intérêt local qui n'avait plus assez de
voyageurs, cessa de fonctionner pour jusqu'au printemps suivant.
«Ce qui manque ici, disait le directeur, ce sont le moyens
de commotion.» Malgré le déficit qu'il
enregistrait, il faisait pour les années suivantes des
projets grandioses. Et comme il était tout de même
capable de retenir exactement de belles expressions quand elles
s'appliquaient à l'industrie hôtelière et
avaient pour effet de la magnifier: «Je n'étais pas
suffisamment secondé quoique à la salle à
manger j'avais une bonne équipe, disait-il; mais les
chasseurs laissaient un peu à désirer; vous verrez
l'année prochaine quelle phalange je saurai
réunir.» En attendant, l'interruption des services
du B.C.B.
l'obligeait à envoyer chercher les lettres et quelquefois
conduire les voyageurs dans une carriole. Je demandais souvent
à monter à côté du cocher et cela me
fit faire des promenades par tous les temps, comme dans l'hiver
que j'avais passé à Combray.
Parfois pourtant la pluie trop cinglante nous retenait, ma grand'mère et moi, le casino étant fermé, dans des pièces presque complètement vides comme à fond de cale d'un bateau quand le vent souffle, et où chaque jour, comme au cours d'une traversée, une nouvelle personne d'entre celles près de qui nous avions passé trois mois sans les connaître, le premier président de Rennes, la bâtonnier de Caen, une dame américaine et ses filles, venaient à nous, entamaient la conversation, inventaient quelque manière de trouver les heures moins longues, révélaient un talent, nous enseignaient un jeu, nous invitaient à prendre le thé, ou à faire de la musique, à nous réunir à une certaine heure, à combiner ensemble de ces distractions qui possèdent le vrai secret de nous faire donner du plaisir, lequel est de n'y pas prétendre, mais seulement de nous aider à passer le temps de notre ennui, enfin nouaient avec nous sur la fin de notre séjour des amitiés que le lendemain leurs départs successifs venaient interrompre. Je fis même la connaissance du jeune homme riche, d'un de ses deux amis nobles et de l'actrice qui était revenue pour quelques jours; mais la petite société ne se composait plus que de trois personnes, l'autre ami était rentré à Paris. Ils me demandèrent de venir dîner avec eux dans leur restaurant. Je crois qu'ils furent assez contents que je n'acceptasse pas. Mais ils avaient fait l'invitation le plus aimablement possible, et bien qu'elle vînt en réalité du jeune homme riche puisque les autres personnes n'étaient que ses hôtes, comme l'ami qui l'accompagnait, le marquis Maurice de Vaudémont, était de très grande maison, instinctivement l'actrice en me demandant si je ne voudrais pas venir, me dit pour me flatter:
-- Cela fera tant de plaisir à Maurice.
Et quand dans le hall je les rencontrai tous trois, ce fut M. de Vaudémont, le jeune homme riche s'effaçant, qui me dit:
-- Vous ne nous ferez pas le plaisir de dîner avec nous?
En somme j'avais bien peu profité de Balbec, ce qui ne me donnait que davantage le désir d'y revenir. Il me semblait que j'y étais resté trop peu de temps. Ce n'était pas l'avis de mes amis qui m'écrivaient pour me demander si je comptais y vivre définitivement. Et de voir que c'était le nom de Balbec qu'ils étaient obligés de mettre sur l'enveloppe, comme ma fenêtre donnait, au lieu que ce fût sur une campagne ou sur une rue, sur les champs de la mer, que j'entendais pendant la nuit sa rumeur, à laquelle j'avais, avant de m'endormir, confié, comme une barque, mon sommeil, j'avais l'illusion que cette promiscuité avec les flots devait matériellement, à mon insu, faire pénétrer en moi la notion de leur charme à la façon de ces leçons qu'on apprend en dormant.
Le directeur m'offrait pour l'année prochaine de meilleures chambres, mais j'étais attaché maintenant à la mienne où j'entrais sans plus jamais sentir l'odeur du vetiver, et dont ma pensée, qui s'y élevait jadis si difficilement, avait fini par prendre si exactement les dimensions que je fus obligé de lui faire subir un traitement inverse quand je dus coucher à Paris dans mon ancienne chambre, laquelle était basse de plafond.
Il avait fallu quitter Balbec en effet, le froid et l'humidité étant devenus trop pénétrants pour rester plus longtemps dans cet hôtel dépourvu de cheminées et de calorifère. J'oubliai d'ailleurs presque immédiatement ces dernières semaines. Ce que je revis presque invariablement quand je pensai à Balbec, ce furent les moments où chaque matin, pendant la belle saison, comme je devais l'après-midi sortir avec Albertine et ses amies, ma grand'mère sur l'ordre du médecin me força à rester couché dans l'obscurité. Le directeur donnait des ordres pour qu'on ne fît pas de bruit à mon étage et veillait lui-même à ce qu'ils fussent obéis. A cause de la trop grande lumière, je gardais fermés le plus longtemps possible les grands rideaux violets qui m'avaient témoigné tant d'hostilité le premier soir. Mais comme malgré les épingles avec lesquelles, pour que le jour ne passât pas, Françoise les attachait chaque soir, et qu'elle seule savait défaire, malgré les couvertures, le dessus de table en cretonne rouge, les étoffes prises ici ou là qu'elle y ajustait, elle n'arrivait pas à les faire joindre exactement, l'obscurité n'était pas complète et ils laissaient se répandre sur le tapis comme un écarlate effeuillement d'anémones parmi lesquelles je ne pouvais m'empêcher de venir un instant poser mes pieds nus. Et sur le mur qui faisait face à la fenêtre, et qui se trouvait partiellement éclairé, un cylindre d'or que rien ne soutenait était verticalement posé et se déplaçait lentement comme la colonne lumineuse qui précédait les Hébreux dans le désert. Je me recouchais; obligé de goûter, sans bouger, par l'imagination seulement, et tous à la fois, les plaisirs du jeu, du bain, de la marche, que la matinée conseillait, la joie faisait battre bruyamment mon cur comme une machine en pleine action, mais immobile et qui ne peut décharger sa vitesse sur la place en tournant sur elle-même.
Je savais que mes amies étaient sur la digue mais je ne
les voyais pas, tandis qu'elles passaient devant les
chaînons inégaux de la mer, tout au fond de laquelle
et perchée au milieu de ses cîmes bleuâtres
comme une bourgade italienne, se distinguait parfois dans une
éclaircie la petite ville de Rivebelle, minutieusement
détaillée par le soleil. Je ne voyais pas mes
amies, mais (tandis qu'arrivaient jusqu'à mon
belvédère l'appel des marchands de journaux,
«des journalistes», comme les nommait Francoise, les
appels des baigneurs et des enfants qui jouaient, ponctuant
à la façon des cris des oiseaux de mer le bruit du
flot qui doucement se brisait), je devinais leur présence,
j'entendais leur rire enveloppé comme celui des
néréides dans le doux déferlement qui
montait jusqu'à mes oreilles. «Nous avons
regardé, me disait le soir Albertine, pour voir si vous
descendriez.
Mais vos volets sont restés fermés, même
à l'heure du concert.» A dix heures, en effet, il
éclatait sous mes fenêtres. Entre les intervalles
des instruments, si la mer était pleine, reprenait,
coulé et continu, le glissement de l'eau d'une vague qui
semblait envelopper les traits du violon dans ses volutes de
cristal et faire jaillir son écume au-dessus des
échos intermittents d'une musique sous-marine. Je
m'impatientais qu'on ne fût pas encore venu me donner mes
affaires pour que je puisse m'habiller. Midi sonnait, enfin
arrivait Françoise.
Et pendant des mois de suite, dans ce Balbec que j'avais tant
désiré parce que je ne l'imaginais que battu par la
tempête et perdu dans les brumes, le beau temps avait
été si éclatant et si fixe que quand elle
venait ouvrir la fenêtre j'avais pu toujours sans
être trompé, m'attendre à trouver le
même pan de soleil plié à l'angle du mur
extérieur, et d'une couleur immuable qui était
moins émouvante comme un signe de l'été
qu'elle n'était morne comme celle d'un émail inerte
et factice. Et tandis que Françoise ôtait les
épingles des impostes, détachait les
étoffes, tirait les rideaux, le jour d'été
qu'elle découvrait semblait aussi mort, aussi
immémorial qu'une somptueuse et millénaire momie
que votre vieille servante n'eût fait que
précautionneusement désemmailloter de tous ses
linges, avant de la faire apparaître, embaumée dans
sa robe d'or.
End of the Project Gutenberg EBook of A L'Ombre Des Jeunes Filles en Fleur, Volume 3, by Marcel Proust *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK A L'OMBRE DES JEUNES FILLES *** This file should be named 3lomb10h.htm or 3lomb10h.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 3lomb11h.htm VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 3lomb10ah.htm This HTML file was produced by Walter Debeuf Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. 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If the value per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 If they reach just 1-2% of the world's population then the total will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! This is ten thousand titles each to one hundred million readers, which is only about 4% of the present number of computer users. Here is the briefest record of our progress (* means estimated): eBooks Year Month 1 1971 July 10 1991 January 100 1994 January 1000 1997 August 1500 1998 October 2000 1999 December 2500 2000 December 3000 2001 November 4000 2001 October/November 6000 2002 December* 9000 2003 November* 10000 2004 January* The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. We need your donations more than ever! 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They tell us you might sue us if there is something wrong with your copy of this eBook, even if you got it for free from someone other than us, and even if what's wrong is not our fault. So, among other things, this "Small Print!" statement disclaims most of our liability to you. It also tells you how you may distribute copies of this eBook if you want to. *BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm eBook, you indicate that you understand, agree to and accept this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive a refund of the money (if any) you paid for this eBook by sending a request within 30 days of receiving it to the person you got it from. If you received this eBook on a physical medium (such as a disk), you must return it with your request. ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. 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