ET MAINTENANT... EN AVANT!
Dessin de GEORGES SCOTT.
La suppression presque complète des services postaux entre Paris et la province nous a empêchés d'expédier notre numéro du 5 septembre dans les départements et à l'étranger. Ce numéro n'a pu être distribué et mis en vente qu'à Paris. Mais, ainsi que nous l'avons annoncé, nous venons de nous assurer en province le concours d'une imprimerie auxiliaire où nous publierons une édition exactement semblable à l'édition parisienne.
C'est à Bordeaux, devenu le siège du gouvernement, où se centraliseront pendant quelque temps toutes les administrations publiques, que nous avons transféré une partie de nos services. Une très importante maison d'édition, celle de M. G. Delmas, nous a offert l'hospitalité, mettant ses ateliers et ses presses à notre disposition, tandis que nous trouvions, dans la grande et accueillante maison de La Gironde et de La Petite Gironde un laboratoire de photogravure avec son matériel et d'habiles spécialistes.
Pendant quelques semaines, nos numéros s'imprimeront donc à la fois à Paris et à Bordeaux. Nous donnerons ainsi satisfaction à deux régions et rayonnant autour de deux centres, nous atteindrons un plus grand nombre de lecteurs.
Le présent numéro porte deux dates: celle du 12 septembre à laquelle il aurait dû être mis en vente et celle du 19 septembre à laquelle son tirage sera seulement terminé.
A partir du 26 septembre, nous reprendrons notre périodicité hebdomadaire, chaque samedi.
Par contre, il ne nous est pas encore possible de garantir le service régulier de nos abonnés hors Paris. Comme nous l'avons expliqué déjà, le transport à Bordeaux de nos 115 000 fiches d'abonnement gravées sur métal, ainsi que du mécanisme d'impression des bandes, était impraticable. Impraticable aussi l'expédition des exemplaires depuis Paris, tantôt supprimée par mesure d'ordre général, comme pour le numéro dernier, tantôt faite à tous risques, dans les conditions les plus aléatoires. Enfin, les innombrables changements d'adresse de ces derniers temps ont créé une confusion momentanément inextricable, malgré toute la bonne volonté des quelques employés que nous ont laissés les mobilisations successives.
Pas un exemplaire sur cinq n'étant assuré de parvenir à son destinataire, nous demandons à nos abonnés de s'incliner, comme nous le faisons nous-mêmes, devant les nécessités de l'heure présente. Dès que le rétablissement des communications et des transports le permettra, ce qui ne saurait maintenant tarder plus d'une semaine ou deux, nous leur expédierons tous les numéros qui leur manqueront, et la documentation des numéros suivants sera assez abondante pour compenser la suppression du numéro du 12 septembre que nous ont imposée les circonstances.
Nos abonnés peuvent être assurés que notre collection de la Guerre de 1914, augmentée de planches en couleurs, de cartes et de plans revisés et d'études stratégiques sur les opérations militaires, formera un ensemble de documents d'un intérêt inestimable.
La place de la Gare de Louvain, sur laquelle se dresse,
seule intacte au milieu des ruines, la statue de Sylvain van de Weyer,
un des chefs de la révolution belge de 1830.
Phot. N. J. Boon,
Amsterdam.
LA BELGIQUE ENSANGLANTÉE
(De notre envoyé spécial.)
Au moment où L'Illustration se prépare à publier les notes de guerre que j'ai prises en Belgique, à son intention, j'ai connaissance du long télégramme de protestation que Guillaume II adresse au président Wilson.
L'empereur proteste contre l'emploi des balles dum-dum, dont, à son dire, se servent les troupes anglaises et françaises!
Je laisse à d'autres le soin de retourner contre lui une telle affirmation. Si j'avais eu connaissance d'un fait de ce genre je n'hésiterais pas plus à le signaler aux chefs de nos troupes alliées qu'à le reprocher aux troupes allemandes.
Or, je n'ai vu de blessure de balle dum-dum, ni sur un soldat belge ni sur un soldat allemand.
Mais le kaiser termine son télégramme par un plaidoyer en faveur des assassins et des incendiaires de Louvain: «Mon coeur saigne, écrit-il, quand je vois que de telles mesures sont inévitables et quand je songe aux innombrables personnes innocentes qui ont perdu leur vie ou leurs biens à la suite des actions criminelles et barbares des Belges.»
Alors, je proteste avec indignation. Je protesterais même, si j'avais l'assurance que des coups de feu étaient partis des maisons de Louvain sur les troupes allemandes, parce qu'ils n'excuseraient pas les abominables meurtres qui ont été commis sur des innocents et l'incendie qui a dévoré, non pas une partie d'une ville, mais une ville entière. Le soleil s'est levé quatre fois pour illuminer les nuages de fumée qui planaient sur Louvain.
Et voilà que, maintenant, saigne le tendre coeur du kaiser rouge! Voilà qu'il choisit un arbitre!
Il y a six semaines, l'homme de Berlin se moquait de l'opinion de l'Amérique: aujourd'hui, il ne la néglige plus. Serait-ce l'approche de la Justice qui rembrunirait déjà son front et courberait ses épaules?
Puisqu'il se préoccupe du sort infligé aux innocents, nous nous faisons un devoir ici de livrer sans retard au monde civilisé la véridique histoire des derniers jours d'une cité sur les cendres de laquelle saigne inutilement le coeur d'un roi de Prusse.
LA DERNIÈRE NUIT DE LOUVAIN
Dans ce qui fut Louvain, il n'y a plus un homme, plus une femme, plus un enfant, et la Dyle et son canal ne reflètent plus que des murailles écrêtées et des poutres noircies qui menacent le ciel. Il y a des rues qu'on ne retrouve plus: des maisons sont tombées dedans; une grille, un panneau de cloison les ferme;--on croirait qu'il s'agit d'une ancienne cour ou d'un ancien jardin. Et partout, éclatés ou gonflés, pourrissant sous les nuages mouvants des mouches, des cadavres de chevaux, ou bien des corps à demi calcinés que de rares voyageurs viennent reconnaître, enveloppent et emportent. Ce ne sont pas des corps de soldats allemands, ni des corps de soldats belges ou d'alliés; il a pourtant été tué beaucoup d'Allemands dans la nuit du mardi 25 août au mercredi, mais on les a fait disparaître. Quant aux soldats alliés, nulle trace de leur passage n'a pu être relevée au lendemain de la nuit tragique qui a été la dernière nuit de Louvain. Aucun fusil belge, anglais ou français n'a parlé, et les civils qui, quelques jours plus tard, ont été accusés d'avoir fait le coup de feu sur les troupes s'étaient terrés dans leurs maisons. Il n'y a eu que des soudards, ivres à crever, qui se sont entre-tués. La dernière nuit de Louvain n'a été héroïque pour aucun combattant, elle n'a été qu'une effroyable nuit de saoulerie, de bagarres, d'incendies et de meurtres, une nuit dont l'officier général commandant la place a voulu effacer le souvenir par le feu. Mais le feu qu'un abominable brigand allume ne peut rien purifier, rien évaporer. Des ruines s'érigent qui racontent, phrase à phrase, le drame d'où elles ont surgi; et le souvenir de l'injuste anéantissement d'une ville demeurera impérissablement et prendra sa place dans la longue série d'attentats que des brutes auront commis contre l'humanité et qu'ils auront--il faut s'en persuader pour conserver les germes de notre idéal--qu'ils auront payé de l'existence de leur exécrable race.
Un groupe d'incendiaires, manifestement satisfaits de
leur ouvrage et posant complaisamment devant un photographe hollandais.
De Louvain, il ne subsiste plus que l'Hôtel de Ville et l'église Sainte-Gertrude, les deux témoins les plus magnifiques de l'ancienne cité. Dominant ce champ de cendres et de décombres, ces deux témoins-là, nés du génie de la paix, contemplent ce que le «génie» d'une bande de vandales a pu accomplir entre un coucher et un lever de soleil. L'Ecole des Arts et Manufactures, l'Ecole d'Agriculture, l'Université, tout a été détruit. De toutes ces forteresses pacifiques, ce sont les 100.000 volumes et les manuscrits de la Bibliothèque qui ont résisté le plus longtemps à la rage des incendiaires. La pensée humaine, qu'on avait accumulée là depuis plus de cinq siècles, s'est défendue rayon par rayon, livre par livre, jusqu'à ce que les bidons d'essence triomphent de leur entêtement.
Quelques maisons isolées avaient été sauvées: on y a mis le feu. Quatre jours plus tard, on s'apercevait que les usines de Dyle et Bacalan n'étaient pas complètement détruites; on envoyait un peloton d'incendiaires pour les achever. Maintenant, c'est fini. Samedi soir 29 août, quelques volutes de fumée s'élevaient encore au-dessus des ruines. Depuis, tout est entré dans l'immobilité de la mort. Quand une voiture se présente pour traverser la ville, les sentinelles qui gardent cette région infernale se dressent et crient: «Arrière!» On ne peut passer qu'à la condition de prouver qu'on avait là un parent ou une maison,--un parent dont on souhaite relever la dépouille, une maison dont on veut visiter les ruines.
CE QUI FUT LOUVAIN.--Les Allemands, par un reste de
pudeur, ont respecté l'Hôtel de Ville, joyau du quinzième siècle; mais
de Saint-Pierre (au fond), comme de l'Université, il ne reste que les
murs.--Phot. N. J. Boon, Amsterdam.
J'ai vu un bourgeois de Bruxelles qui avait obtenu l'autorisation de se rendre sur ce qui fut Louvain pour y chercher le corps de son beau-père. Il l'a retrouvé, étendu sur le seuil de sa demeure: près de lui, était couché le corps d'un enfant,--son petit-fils. Le drame était facile à reconstituer: le grand-père et le petit-fils, surpris par l'incendie, avaient tenté de quitter leur maison; des soldats qui parcouraient les rues les avaient fusillés dès le premier pas, parce qu'il était interdit aux civils qu'on avait consignés chez eux de sortir de leur demeure. Pendant qu'ils s'y trouvaient, on lançait des bidons d'essence dans les habitations; il fallait donc ou qu'ils se laissent brûler, ou qu'ils se fassent tuer. Ceux-là s'étaient fait tuer: un vieillard de 75 ans et un enfant de 14 ans.
Et, pour tant d'horreurs, il n'y a pas une excuse, il n'y a pas une explication, il n'y a rien qui puisse atténuer l'effroyable responsabilité de cette destruction. Le mercredi 19 août, les Allemands faisaient une entrée triomphale dans Louvain, sans coup férir. On les logea chez l'habitant; ils se montrèrent polis. Tout se passa bien jusqu'au mardi 25 août. Néanmoins, depuis deux jours, les hommes buvaient sans mesure. Dans l'après-midi du 25 août, des bagarres commencèrent à éclater entre eux, rue de la Station, sur la Grand'Place, un peu partout. Et voilà que dans la soirée, vers cinq heures et demie, on perçut une canonnade lointaine, qui se rapprocha, mais demeura--au dire de témoins dignes de foi--distante de cinq à dix kilomètres de la ville. A six heures et demie, il y eut une «proclamation» du commandant des forces allemandes qui, laissant prévoir qu'une bataille de nuit était imminente, ordonnait que toutes les fenêtres fussent fermées (volets ouverts, rideaux enlevés) et qu'une lumière éclairât chacune d'elle. La porte des maisons devait demeurer grande ouverte, le couloir ou la pièce d'accès largement éclairée. Enfin il était interdit aux habitants de se montrer dans la rue ou aux fenêtres et de traverser le couloir de leur maison. (Les Allemands ont de ces précautions; j'ai vécu pendant plus de quinze jours avec eux et je puis affirmer qu'ils n'abandonnent rien au hasard, particulièrement quand il s'agit de garantir leur vie.)
Un habitant de la rue de la Station--le père Catala, supérieur de l'école espagnole--m'a rapporté que vers sept heures, le soir de ce 25 août, étant allé trouver les soldats qu'il logeait, il leur sourit tristement en leur faisant comprendre, par geste, qu'on devait se battre au loin. Mais les hommes, qui étaient sur leur lit, clignèrent de l'oeil, montrèrent leur coussin, rirent de bon coeur et se recouchèrent.
Un peu après sept heures, les soldats qui étaient attablés dans les estaminets et dans les maisons particulières se mirent à boire effroyablement: un combat semblait prochain, il fallait se donner du coeur au ventre.
Vers sept heures et demie, rue de la Station, le père Catala distingua le bruit d'une dispute entre Allemands.
Soudain, un coup de fusil éclata, aussitôt suivi d'un autre et la fusillade gagna la ville. A partir de ce moment, on ne cessa de tirer de partout,--rue des Chevaliers, rue des Récollets, rue de Namur. On entendait des cris, des protestations, des supplications.
Rue de la Station, le père Catala s'en fut retrouver ses militaires; il les vit debout, anxieux, semblant ne rien comprendre à l'aventure et semblant, surtout, ne pas être pressés de sortir de la maison. A cet instant, le frère convers de l'institution accourut pour informer son supérieur qu'une maison brûlait. Le père sortit par le jardin, vit la lueur de l'incendie, retourna près de ses soldats, mais ne les trouva plus.
A dix heures, tout le quartier de la gare était en feu.
Le père supérieur et ses frères s'étaient réfugiés au fond du jardin de l'école; les coups de feu éclataient toujours et l'incendie gagnait le centre de la ville.
Jugeant que les hommes dont il avait la responsabilité n'étaient pas en sécurité au fond de ce jardin, il leur fit franchir le mur d'un enclos voisin, les cacha dans de grandes caisses d'emballage et ils attendirent là, en priant, jusqu'à ce qu'une longue lueur, toute proche, les éclairât... Leur maison flambait. Ce fut alors que le père Catala sortit de sa cachette: il avait oublié les saintes hosties dans la petite chapelle de l'école. Il embrassa ses compagnons et, malgré leurs supplications, il s'éloigna. Quand il revint, il annonça que toute la rue était livrée aux flammes et qu'on voyait des corps sur la chaussée.
Le lendemain, au jour, la plupart de ces corps avaient disparu; on ne devait retrouver que ceux des civils.
Enfin, lorsque le jour se leva, les fusils se turent.
A neuf heures, ordre fut donné à tout le monde de s'assembler dans les rues; on sépara les hommes des femmes et des enfants, on choisit deux ou trois cents citoyens les mieux vêtus, on leur lia fortement les mains et l'on se mit en route par les rues de la ville. A certains endroits, on était obligé de courir pour ne pas être grillés par l'incendie. Un vieillard, qui ne pouvait avancer assez vite, était tiré par un soldat, tandis qu'un sous-officier lui lançait des coups de pied et des coups de crosse. Enfin, après des pauses, des contremarches, des conseils tenus dans les carrefours, on décida d'emprunter la chaussée de Malines. On marcha durant tout l'après-midi.
Dans la soirée, la bande fit halte à Campenhout; on enferma les otages de Louvain dans l'église où ils demeurèrent jusqu'au matin. Alors, on les fit sortir de là et, sans explication, sans un mot pour les rassurer sur leur propre sort, tandis que des troupes passaient, se dirigeant vers Malines, on relâcha les Louvanistes en leur enjoignant de retourner chez eux.
Ceux qui y retournèrent furent arrêtés trois ou quatre fois et, quand les plus solides atteignirent leur ville, ils ne purent que la considérer de loin. Lorsque, enfin, le lendemain, il leur fut permis d'en franchir les remparts, ils ne virent plus que des cendres, des décombres et des cadavres. Quant aux femmes et aux enfants qu'ils avaient quittés l'avant-veille, plus de traces!
La semaine dernière, après m'être échappé de Bruxelles, j'ai trouvé à Gand, à Ostende et jusqu'à Folkestone, de petites affiches, écrites à la main, collées sur les murs et aux devantures des magasins:
La mère du petit Jean X..., perdu à Louvain le jeudi 20 août, est à... Envoyer des nouvelles de Jean d'urgence.
Ou bien:
François Vandermal informe sa femme qu'il est chez M. Y..., à Bruges; il y est seul, sans Elie et sans Marie.
Et d'autres, beaucoup d'autres, dans ce genre.
Certaines familles ne réclameront pas: la mère a été tuée dans une petite rue voisine de la place, l'enfant a été fusillé à cent pas plus loin, le père a été jeté dans le canal...
Voilà la guerre de Guillaume II, élève de Bismarck!
Des villages ont été anéantis parce que des paysans, des ouvriers, des bourgeois, qui avaient vu brutaliser leurs femmes et battre leurs enfants, n'avaient pu s'empêcher de saisir un fusil et de tirer; mais si Louvain a été brûlée et rasée, si la population a été disséminée ou fusillée, c'est que des soldats, ivres de bière et d'alcool, hallucinés par la terreur qui fait trembler tous leurs chefs sans exception, jusqu'aux plus grands, ont commencé à s'entretuer dans la nuit du 25 au 26 août.
Une ville sur les pavés de laquelle le sang allemand avait été versé par des mains teutonnes devait disparaître. Elle a disparu. C'est un fait d'armes dont pourra se repaître l'orgueil germanique. Gaston Chérau.
Depuis le 6 septembre, notre situation militaire s'est complètement transformée. Nos armées, qui s'étaient retirées progressivement devant l'action violente des Allemands, ont, au moment choisi par leur chef, le général Joffre, repris l'offensive sur toute la ligne. La retraite des 23 corps ennemis (plus d'un million d'hommes), poursuivis par les troupes françaises et britanniques, en nombre presque aussi énorme, est aujourd'hui générale. C'est par l'aile droite allemande (armée du général von Kluck), entre Meaux et Château-Thierry, que ce mouvement de recul a commencé devant les attaques énergiques des troupes franco-anglaises. Le 10, il était de 60 à 75 kilomètres; le 11, il prenait toute l'apparence d'une déroute qui emportait cette aile allemande jusqu'à 100 kilomètres en arrière, jusqu'à l'Aisne, que nous avons franchie à sa suite. Vers l'Est, ce recul s'est communiqué à la Garde prussienne qui a été rejetée au Nord de la Marne. Puis il a gagné le centre qui, désespérément, essayait de nous rompre près de Vitry-le-François. Cette ville, où l'ennemi avait installé le quartier général de son VIIIe corps, et s'était fortifié, a dû être évacuée par lui dans le plus grand désordre. Son extrême-gauche elle-même a cédé dans le Sud de l'Argonne où, d'après les derniers renseignements reçus à l'heure où L'Illustration va s'imprimer, l'armée du kronprinz resterait seule accrochée, sans ligne de retraite assurée.
Cette bataille d'une semaine, ou plutôt cet ensemble de batailles, qui conservera probablement dans l'histoire le nom de bataille de la Marne, a entraîné des résultats heureux pour nous, non seulement sur tout le front, de l'Oise à l'Argonne, mais encore à l'Ouest et à l'Est. D'un côté, les Allemands ont dû évacuer Amiens: de l'autre, Lunéville, que nous avons réoccupée, ainsi que Raon-l'Etape, Baccarat, Saint-Dié, Pont-à-Mousson, revenant ainsi jusqu'à la frontière.
C'est une grande victoire, une «victoire incontestable», selon les termes mêmes employés par le général Joffre dans son ordre du jour de félicitations à ses armées.
Dans un autre ordre du jour, celui qui précéda la formidable lutte, le commandant en chef avait dit:
«Au moment où s'engage une bataille d'où dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n'est plus de regarder en arrière; tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l'ennemi. Une troupe qui ne peut plus avancer devra, coûte que coûte, garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer...»
Or, presque en même temps, le 7 septembre, le général commandant le VIIIe corps allemand, adressait de son côté à ses troupes des exhortations non moins solennelles:
«... Demain, la totalité des forces de l'armée allemande, ainsi que toutes celles de notre corps d'armée, devront être engagées sur toute la ligne allant de Paris à Verdun pour sauver le bien-être et l'honneur de l'Allemagne. J'attends de chaque officier et soldat, malgré les combats durs et héroïques de ces derniers jours, qu'il accomplisse son devoir entièrement et jusqu'à son dernier souffle. Tout dépend du résultat de la journée de demain.»
Les deux commandants attachaient donc le même prix à l'issue de la bataille de la Marne. Et l'importance de notre victoire ne peut pas aujourd'hui être contestée, même par l'ennemi.
Est-elle définitive? Pas encore. Un nouvel et grand effort va être demandé à nos soldats déjà si fatigués; ils le donneront et puiseront de nouvelles forces dans leur succès.
Un point définitivement acquis, c'est que les armées allemandes, après s'être approchées si près de Paris, n'auront rien pu tenter contre notre capitale dont les défenses, depuis le début de la guerre, ont été considérablement renforcées et dont le nouveau gouverneur, le général Galliéni, s'est montré décidé à aller jusqu'au bout. Une attaque brusquée sur le front nord n'était plus possible. Quant à une attaque régulière, elle n'aurait pu être entreprise qu'en prélevant plusieurs corps d'armée sur ceux qui avaient d'abord à lutter contre le général Joffre. Or ces corps d'armée sont aujourd'hui en pleine retraite.
Voir la carte aux pages 206-207 et la suite de l'article à la page 211.
LE GÉNÉRAL GALLIÉNI
Gouverneur militaire et commandant des armées de Paris.
On eût cherché vainement à qualifier d'un mot le caractère de ce chef. Lui, sans le vouloir, s'est exactement dépeint: «Jusqu'au bout», a-t-il dit, et ce pourrait être sa devise, et c'est sa psychologie. Quand d'autres, qui n'avaient rien à dire, s'efforçaient de discourir, le général Galliéni, qui devait parler, n'a proféré que quelques phrases. On l'avait chargé de défendre Paris; il annonça simplement aux Parisiens qu'il tiendrait jusqu'au bout. Il n'y a pas de littérature plus belle. C'est celle d'un homme d'action, la seule que la France ait à entendre en ce moment. Le soldat du Sénégal, du Soudan, de l'Indo-Chine et de Madagascar, qui partout montra qu'il était non seulement un conducteur d'hommes, mais un organisateur, à la fois audacieux et ordonné, se souvient, en ces instants tragiques, de sa jeunesse attristée. Jeune sous-lieutenant, il connut les affres de Sedan et la captivité en Allemagne. Entendant enfin sonner l'heure bénie de la revanche, il est demeuré calme et s'est seulement proposé d'accomplir son devoir jusqu'au bout. Le général Galliéni nous a donné une leçon de stoïcisme élégant et discret.
Dans un prochain numéro, nous publierons un portrait en couleurs du général Joffre.
Embarquement de tirailleurs à Alger.--Phot. Geiser]
PRISES DE GUERRE A BELFORT.--Biplan blindé allemand
«Albatros» capturé à Cernay, le 11 août, et canons pris à Dornach, près
de Mulhouse.--Phot. Drouin.
UNE POIGNÉE DE BRAVES Dessin de GEORGES SCOTT.
Ces braves sont des chasseurs alpins. Tous les Français connaissent ces soldats alertes et vigoureux qu'on voit passer parfois dans nos villes, sanglés dans leur vareuse bleu sombre, la molletière enroulée symétriquement de la cheville au jarret, le béret crânement enfoncé sur la tête. Mais c'est surtout dans leurs montagnes que ces bataillons d'élite composent, en action, de martiales cohortes. L'alpenstock au poing, gravissant des roches, franchissant des glaciers, ils affrontent tous les pics, se glissent par tous les cols, poussant ou tirant leurs mulets chargés des canons et des vivres. On peut dire que pour eux toute manoeuvre est une action héroïque, et la guerre n'a pu que les trouver tout prêts. Aussi ont-ils accompli tout de suite des prouesses, dans les Vosges et dans les Ardennes. Cent faits d'armes qui n'ont pu être encore relatés, mais qui le seront sans doute bientôt, révéleront la hardiesse et la force de nos chasseurs qui, aux heures les plus difficiles et tragiques, montraient non seulement du sang-froid et de l'entrain, mais même de l'allégresse sous le feu. On s'est aperçu quelquefois que les chasseurs alpins étaient animés d'un viril esprit de corps: la guerre vient de montrer qu'ils avaient de justes raisons de mutuellement s'estimer.
Agrandissement
LA BATAILLE DE L'ILLE DE LA MARNE Dessin de L.
TRINQUIER.
Les positions approximatives des armées ont été tracées d'après les données fournies par les communiqués officiels, jusqu'au 11 septembre inclus.--Depuis cette date, la retraite des armées allemandes a continué au Nord de Soissons et de Reims, pour s'arrêter sur l'Aisne.
POUR ARRÊTER DEVANT LA MARNE LES FORCES ALLEMANDES.
--Le
pont de pierre de Lagny détruit par les sapeurs du génie.
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Maison bombardée à la Ferté-sous-Jouarre. |
Le village de Chauconin, près de Meaux, incendié par les Allemands et repris par les Français.
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SUR LA ROUTE DE LA RETRAITE ALLEMANDE
Le passage à Amiens de l'artillerie allemande, le 31
août
Deux affiches résumant les circonstances de l'occupation d'Amiens.
Entrée à Amiens, le 31 août, de l'infanterie allemande,
qui vient d'être obligée d'évacuer cette ville après dix jours
d'occupation.
LES MAUVAISES HEURES DANS LE NORD DE LA FRANCE
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DERRIÈRE LES ARMÉES
(Suite) En Belgique, les troupes allemandes ont tenté des attaques contre Anvers: vers Malines d'abord, puis vers Termonde où elles avaient surpris les Belges, très inférieurs en nombre, mais qui ont reçu des renforts et les en ont chassées. Un essai de bombardement des forts d'Anvers n'a pas été plus heureux; les bouches à feu sont même restées noyées dans les inondations tendues devant la ville.
On comprend le désir des Allemands de réduire rapidement Anvers, ainsi que l'armée belge qui se trouve sur le flanc de leur ligne de communication et qui a déjà repris avec quelque succès l'offensive jusqu'au delà de Louvain, vers Bruxelles.
La situation n'est pas moins bonne du côté de la Russie. Si elle est stationnaire en Prusse orientale, où les Allemands ont amené d'importants renforts prélevés sur les troupes que nous combattions, les corps allemands et autrichiens qui avaient pénétré en Pologne russe jusqu'aux environs de Lublin ont été énergiquement refoulés et battent en retraite. Les Autrichiens qui, au Sud, défendaient la Galicie, après avoir été écrasés aux environs de Lemberg, s'étaient retirés jusqu'à une ligne allant de Rawa-Ruska au Dniester. Ils ont lutté désespérément, mais vainement, contre les attaques acharnées des Russes.
Des télégrammes officiels du quartier général des armées du tsar, transmis de Pétrograd, annoncent que, du 10 au 12 septembre, elles ont pris 94 canons et fait 30.000 prisonniers. La grande bataille de la Galicie, à laquelle deux millions d'hommes (comme à la bataille de la Marne), prirent part, et qui a duré 17 jours, finit donc par la victoire complète de nos alliés.
Blessé allemand et turco sur le terrain d'un combat près de Meaux.
Au Sud de l'Autriche, nous ne devons pas oublier les Serbes et les Monténégrins qui, dans la croisade générale entre les deux empires germaniques, jouent un rôle qui est loin d'être négligeable. Les troupes serbes, franchissant la Save, ont pénétré en Hongrie par quatre points: Semlin, en face de Belgrade; Obrenovatz, Chabatz et Mitrovitza. Ils ont envahi le territoire bosniaque à Lonitza et Vichegrad. Tous ces mouvements sont dirigés vers Sarajevo, capitale de la Bosnie, pays de langue et d'aspirations serbes; ils se combinent d'ailleurs avec une offensive des troupes monténégrines, qui occupent déjà Fotcha sur la Drina.
D'autre part, les Monténégrins envahissent seuls l'Herzégovine, pays fortement attaché au Monténégro par ses traditions nationales.
Comment ne serait-on pas plein d'espoir dans le résultat final? Les deux empires allemands, encerclés, ne pouvaient se sauver que par une défaite prompte et écrasante de notre armée, défaite qui leur eût permis de se retourner contre leurs autres adversaires. Mais voilà qu'au contraire notre armée victorieuse repousse l'envahisseur qui, aujourd'hui, a mis en ligne toutes ses forces, tandis que de nouvelles troupes anglaises, indiennes, canadiennes et égyptiennes vont se joindre aux nôtres.
Nous avons la mer et par conséquent les ressources du monde entier: nos affaires sont en bonne voie: nous trouverons de l'argent, des vivres, des munitions, tout ce qu'exige la guerre. Nous avons l'appui de toutes les nations, excédées du germanisme: comment n'aurions-nous pas le succès définitif?
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PARIS PENDANT LA BATAILLE
«HABEMUS PAPAM».--Proclamation, par le
cardinal-camerlingue, de l'élection de Benoît XV, du haut de la loge
centrale de la basilique de Saint Pierre, le 3 septembre.
--Dessin de
notre envoyé spécial L. Bompard
Le Conclave qui a élu Benoît XV aura été remarquable à plus d'un titre, par les graves conjonctures au milieu desquelles il s'est tenu, par les considérations spéciales à l'Eglise et à son gouvernement, par la personnalité de l'élu. On avait supposé tout d'abord que dans cet universel bouleversement la barque de Pierre, pour ainsi parler, replierait sa voile et, comme on se réfugie dans un port, confierait le gouvernail à l'un des plus âgés parmi les cardinaux, avec mission d'administrer prudemment et simplement l'Eglise. Ces prévisions ont été démenties, comme tant d'autres, par l'événement. Le règne de Benoît XV s'annonce comme un pontificat marquant.
LE NOUVEAU PAPE.--Giacomo, marquis Della Chiesa, qui a
pris le nom de Benoît XV.
Photographie Felici, prise au mois de mai dernier, quand l'archevêque
de Bologne fut créé cardinal.
En entrant au Conclave les cardinaux prêtent serment de secret inviolable et le cardinal-camerlingue, intérimaire pontifical, procède à une solennelle clôture des portes avec les sceaux du Saint-Siège. On croyait que le peuple de Rome ne saurait rien des votes du Sacré Collège que par les «sfumate», les fumées qui s'échappent d'une certaine cheminée du Vatican où l'on brûle les bulletins des scrutins sans résultat. Et pourtant chaque soir des détails sur la journée du Conclave ont franchi la clôture et couru la ville. On a su que le premier vote avait été un hommage aux épreuves de la Belgique et une manifestation de la grande majorité des cardinaux contre les horreurs de la guerre déchaînée par l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie. Les cardinaux de ces deux États, accueillis par leurs collègues avec la courtoisie la plus parfaite mais la plus froide, étaient moralement tenus à l'écart, tandis que tout le monde s'empressait autour de S. E. Mercier, archevêque de Malines et primat de Belgique, dont la douleur visible rehaussait encore la dignité naturelle. Ce premier scrutin réunit sur le nom du cardinal Mercier quelque vingt-cinq voix, puis commencèrent les débats de politique sacrée.
La messe papale pour le couronnement de Benoît XV: le
nouveau pape est assis sur le trône pontifical; la tiare est sur
l'autel. Phot. G. Felici.]
Il est de tradition de voter deux fois par jour. Les circonstances présentes commandant d'aller vite, les votes se succédèrent sans interruption surtout pendant la journée où la lutte se circonscrit entre deux éminences: Pietro Maffi, archevêque de Pise, et Domenico Ferrata, ancien nonce à Paris. Le premier, réputé libéral, avait naturellement contre lui les cardinaux de la création du pape défunt. Le second, passant à tort ou à raison pour francophile, à cause de son activité diplomatique à Paris, avait d'autres adversaires. S. E. Maffi, après avoir atteint 30 voix, sentait son progrès arrêté par une opposition irréductible, mais qui, elle-même, n'avait pas le pouvoir de faire élire un candidat de son choix. Le candidat inconnu, le pape de conciliation, s'annonçait. Mais ici commencèrent les surprises.
On pensait à un homme circonspect, chargé d'ans et d'expérience. Les deux frères Vannutelli, autrefois «papables», plus qu'octogénaires maintenant, avaient renoncé. Le cardinal Agliardi, ancien nonce à Munich et à Vienne, fut pressenti. Il jugea que la tiare était trop lourde pour sa tête chenue. Il refusa d'être pape, mais c'est lui qui fit le pape.
«Il faut à l'Eglise une tête jeune, un caractère énergique, un politique consommé, en même temps qu'un pasteur du diocèse universel. Un homme dans le Sacré Collège réunit toutes ces qualités à un degré éminent: c'est S. E. Della Chiesa, archevêque de Bologne.» Ainsi parla, sage comme Nestor, le cardinal Agliardi. Le nom de Della Chiesa passa de bouche en bouche. Le matin du troisième jour, il sortait du calice qui est l'urne électorale de conclaves avec plus de cinquante voix sur soixante votants.
Election imprévue, sans doute, puisque l'archevêque de Bologne n'était créé cardinal que depuis le mois de mai dernier. Mais au Vatican on savait à quel politique le grand conseil de l'Eglise en remettait l'avenir.
Giacomo, marquis Della Chiesa, né à Gênes en 1854, est de la race et de la lignée des Pecci et des Rampolla: un aristocrate de naissance, un diplomate d'éducation et de carrière. En cela déjà il diffère entièrement de son prédécesseur Pie X, d'extraction populaire, resté étranger par principe à la politique et soucieux avant tout de théologie, de dogmatique et de discipline ecclésiastique. Après avoir fait ses études au Collège Capranica, le jeune abbé Della Chiesa passa par l'Académie des nobles ecclésiastiques, pépinière des diplomates du Saint-Siège. C'est là que s'étaient formés avant lui le futur Léon XIII et celui qui devait être son secrétaire d'Etat. Puis Monsignor Della Chiesa, prélat de curie, fut attaché au secrétariat des affaires ecclésiastiques extraordinaires, alors dirigées par Rampolla, qui discerna bientôt les rares qualités de son collaborateur. Quand Rampolla fut envoyé comme nonce à Madrid, il emmena avec lui le jeune prélat en qualité d'auditeur (secrétaire) et quand Léon XIII le rappela à Rome pour lui confier la secrétairerie d'Etat, il fit nommer vice-secrétaire son inséparable collaborateur, celui qui connaissait le mieux toutes ses idées. Della Chiesa ne quitta la curie que sous le pontificat de Pie X, quand mourut l'archevêque de Bologne, Mgr Svampa. Il était à la tête de cet important diocèse depuis sept ans sans avoir perdu pour cela le contact avec les affaires de l'Europe et de toute la catholicité qu'il avait pénétrées profondément par une pratique de près d'un quart de siècle.
Ce sont les idées de Léon XIII et de Rampolla qui reprennent le dessus dans la politique de l'Eglise avec l'intronisation de celui qui fut l'alter ego de ce grand pape et de ce grand cardinal. La France ne peut donc que se réjouir de l'avènement de Benoît XV. Et la nomination du cardinal Ferrata comme secrétaire d'Etat accentue encore cette orientation.
Le premier acte pontifical de Benoît XV a été de publier une encyclique contre les horreurs de la guerre, née d'ambitions coupables, qui met actuellement l'Europe à feu et à sang. Il y adressé aux souverains une paternelle mais grave adjuration «pour le salut de la société humaine».
Cet appel, non aux peuples mais aux souverains, est de la plus haute
portée. Il répond au rôle du Saint-Siège, en qui Guizot saluait «la plus
grande autorité morale dans le monde».
Th. Lindenlaub.
LE COURONNEMENT DE BENOIT XV--Après l'imposition de la tiare.--Phot. G. Felici.