Project Gutenberg's L'Illustration, No. 3691, 22 Novembre 1913, by Various This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: L'Illustration, No. 3691, 22 Novembre 1913 Author: Various Release Date: June 14, 2011 [EBook #36413] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 3691, 22 *** Produced by Jeroen Hellingman and Rénald Lévesque
L'Illustration, No. 3691, 22 Novembre 1913
Ce numéro contient:
1° LA PETITE ILLUSTRATION, Série-Roman n° 19: Jean et Louise, par M. Antonin Dusserre;
2° Un Supplément économique et financier de deux pages.
LE DICTATEUR MEXICAIN VITTORIANO HUERTA
Un descendant des
Indiens Aztèques chef d'une république latine
du Nouveau-Monde.Voir
l'article, page 402.
A peine rentrés, nous avons retrouvé nos chères petites phrases, «les phrases toutes faites». Quel bonheur! Et aussi, quelle mélancolie!
Elles nous attendaient, fidèles, dans les milliers de bouches où elles avaient l'air d'avoir été enfermées et rangées avant les vacances, ainsi que les affaires d'hiver dans le poivre.
Certes, je ne prétends pas qu'il n'y ait qu'à Paris que soit répandu leur usage. La province a les siennes. Ce ne sont pas les mêmes. Mais cependant c'est surtout ici que nous les consommons en plus grand nombre et avec le plus d'entrain.
La phrase toute faite offre cette particularité qu'elle n'est jamais longue. Tout de suite à bout de souffle. Aussitôt partie la voilà rendue. Elle n'est capable que de laisser tomber quelques mots comme ces petites bouteilles vides d'où s'échappent trois gouttes restées au fond.
Ce qui distingue également la phrase toute faite, c'est qu'on ne sait jamais qui l'a faite. Pille naturelle du bon sens et de la banalité, ne portant le nom ni la marque de personne, elle affecte d'avoir une origine très ancienne. Elle se perpétue à travers les hommes qui ne paraissent pas se lasser de sa monotonie et de sa fadeur puisqu'ils l'entendent et la répètent à l'infini avec la même indifférence sereine. Elle se prononce dans la tranquillité absolue du corps, du visage, de la voix, du regard. Elle n'a pas d'accent. Sauf en certains cas de tribunal et de prétoire elle s'interdit la véhémence. Elle est une habitude de l'esprit, une routine du langage, un poncif et un cliché de la conversation. Elle s'efforce enfin d'exprimer le moins de pensée possible. Et presque toujours elle y arrive.
*
* *
Les phrases toutes faites constituent une espèce de bruit, grâce auquel on peut parler pendant des heures, sans rien dire. Elles ont dû être inventées et choisies afin d'exercer la langue et les lèvres en permettant à l'intelligence de prendre un repos qui n'est pas souvent gagné.
Il y a des phrases toutes faites pour tout; pour tous les sentiments, toutes les actions bonnes ou mauvaises, toutes les circonstances, pour le crime et la charité, pour la douleur et la joie, pour l'amitié, pour l'amour. Chaque profession, chaque âge étale les siennes. L'homme et la femme ont les leurs,--qu'ils se prêtent. Les plus grandes questions ne peuvent y échapper. Il faut toujours passer par elles pour aller n'importe où. Elles mènent au diable et à Rome.
Mais je crois que la politique est leur vrai terrain.
Après, les sujets qui en fournissent le plus coquet ensemble sont: la santé, le beau temps, la pluie et les domestiques.
La religion et la mort ont aussi leur petit lot qui n'est pas laid.
Combien il y en a?... Personne ne le sait. Je l'ai demandé à de grands avocats qui l'ignoraient. Il y en a--au moins--soixante-dix-sept fois sept mille, et pourtant une maîtresse de maison, même ordinaire, devra les connaître toutes. Elles lui sont indispensables autant qu'à un député. Qui que vous soyez, d'ailleurs, si vous ne possédez pas un jeu abondant de phrases toutes faites, vous devez renoncer à la visite, au dîner en ville, et vous priver du commerce de vos semblables. Restez enfermé et isolé chez vous, ou partez ce soir (non sans avoir pris prudemment un aller et retour) pour l'île déserte. Et là encore, quand, en face de vous, tout seul, vous vous adresserez la parole, il vous faudra des phrases toutes faites, pour vous entretenir avec vous-même.
C'est que ridicule, terne et vide, cette phrase de second ordre est cependant nécessaire. De sa flexible platitude nous partons en bondissant--pas trop fort--comme d'un sage tremplin.
Elle est une préparation, un travail de dégrossissement. Ne croyez pas qu'il vous soit possible, même si vous savez bien nager, de vous lancer dans l'océan des phrases rares et neuves, sans avoir recours d'abord à ces précieuses bouées que sont les phrases toutes faites... Qui, d'ailleurs, parmi les plus étincelants génies de cheminée, les Rivarol et les Chamfort de salon, aurait l'audace de s'estimer capable de dire--et du premier coup!--une chose, si spirituelle, fine et mordante soit-elle, --qui n'ait été déjà conçue et exprimée avant lui de la même façon, ou mieux?
Pénétrons-nous donc de modestie. Ne méprisons pas ni ne dédaignons les phrases toutes faites. Elles ont leur immense utilité.
D'abord elles nous permettent de tâtonner, de voir venir, de prendre la direction; elles sont à l'esprit ce que sont au corps ces formalités physiques qu'on appelle les poignées de main. Quand deux êtres s'abordent, ou qu'ils viennent d'être présentés l'un à l'autre, qu'arrive-t-il? Chacun puise dans le sac de ses phrases toutes faites pour discerner ce qu'il peut tirer de son partenaire, et, dès que l'on est tombé d'accord sur deux ou trois points, on ne touche plus au sac et «on se laisse aller». Mais il faut commencer par être garni de phrases toutes faites... pour pouvoir s'en passer. Quelqu'un qui n'en aurait pas toujours sur lui un assortiment complet, qui risquerait tout à coup d'en manquer, serait le plus malheureux des hommes, exposé aux pires détresses.
Vous le figurez-vous obligé, avec le premier venu, dont il ne sait rien, de débuter ex abrupto par une image délicieuse, un aperçu profond... au jugé?... à l'aveuglette?... risquant de gaspiller du beau pour une buse? Ce serait affreux.
Voilà bien à quoi sert la phrase toute faite, pierre de touche de l'homme supérieur et de l'imbécile. Elle dicte en peu d'instants la ligne de conduite à tenir.
Vous trouvez-vous de rencontre avec un causeur délicat et cultivé, le moment ingrat de la phrase toute faite ne dure jamais qu'un éclair. On y renonce de part et d'autre ensemble, sans se donner le mot. Nul n'est même gêné d'y avoir eu recours. Cela n'a pas eu plus d'importance qu'avant le repas de déplier sa serviette. Et bien vite on s'installe simultanément en pleine curiosité de pensée et d'expression.
Mais si, au contraire, vous acquérez la triste certitude, dès sa première question ou sa seconde réponse, que votre interlocuteur est un sot distingué... ah! c'est alors que, puisant dans le dictionnaire, dans le bottin des phrases toutes faites, vous vous en servirez uniquement pour gaver le dindon, car vous estimerez avec justice qu'elles sont bien assez bonnes pour ce minus habens et qu'il est inutile de lui accorder autre chose que ce qu'il mérite et peut comprendre.
Ne craignez pas, en ce cas, qu'il s'aperçoive de votre manège humiliant, car il est de ces gens qui, toute leur vie, ne se nourrissent que du pain fade et mal cuit de la phrase toute faite. Elle est leur habituelle pâture. Leur premier cri en venant au monde a été un cri tout fait, et leur dernier soupir quand ils en sortiront sera un soupir «reçu d'avance» et tout fait, lui aussi.
*
* *
La phrase personnelle et originale est à la phrase banale et toute faite ce qu'est l'habit coupé et pris sur mesure à celui qui ne l'est pas. Or, il y a de très honnêtes gens, pas bien soucieux d'élégance verbale qui parlent «tout fait» à la machine, en n'employant que des mots de lisière et qui semblent avoir été cousus les uns aux autres dans les prisons... Sans aller jusqu'à les plaindre, il est permis de ne pas les imiter.
La phrase toute faite vous procurera en outre l'avantage, dans certaines occasions particulières, de pouvoir, grâce à elle, déguiser votre vraie pensée que vous ne voudrez pas laisser voir, de l'envelopper de termes neutres et de mots d'emballage comme on recouvre d'un papier gris un objet fragile ou frais pour que de gros doigts ou des mains sales ne le touchent pas.
L'écrivain difficile et raffiné, le mandarin de lettres devra savoir également, sur le bout de la langue, les phrases toutes faites. A l'expérience, il apprendra que la moindre d'entre elles, et qui n'avait l'air de rien, peut, en étant bien placée, produire par contraste un effet énorme. En vertu d'un phénomène bizarre mais logique, c'est elle qui tout à coup paraîtra la seule phrase-artiste, la phrase-écriture, la phrase-pensée, et toutes les autres ne seront plus que des raclures, des copeaux. L'oeuvre des génies est pleine de «phrases toutes faites» auxquelles un choix heureux et imprévu a redonné la virginité de la trouvaille.
Enfin l'homme, si grande que soit sa présomption, serait vraiment mal
venu à se montrer plus difficile que Dieu qui se contente depuis des
éternités de ces phrases toutes faites et pourtant sublimes: les
prières.
Henri Lavedan.
(Reproduction et traduction réservées.)
Edmond About parlait un jour des «geôliers maladroits de Saverne germanisée». S'il était revenu, la semaine dernière, en sa propriété de la «Schlitte» où il aimait passer une partie de l'année, il n'aurait sans doute plus reconnu la «geôle», tant elle était eu rumeur.
Lieut. von Forstner.
La compagnie du 99e régiment d'infanterie prussienne, en garnison à
Saverne, qui compte parmi ses officiers le lieutenant von Forstner:
groupe des soldats de la classe 1911-1913, à leur départ.
Derrière le groupe, la colonnade de l'ancien château de Rohan, qui sert
de caserne. Les inscriptions disent: «A celui qui a fidèlement fait son
temps, à celui-là versons un plein verre!»--«Comme étrangers, nous nous
sommes connus; c'est comme amis que nous devons nous quitter «Nous avons
monté la garde aux Vosges pour la protection et pour la puissance de la
Patrie.»--Quant à l'inscription: §11, elle signifie: «Buvez jusqu'au
délire.»
Le lieutenant von Forstner.
Saverne, cependant, est une ville calme. Elle n'a pas de passé politique mouvementé. On l'appelle couramment «la perle des Vosges» ou encore «la cité des roses». Titres charmants et mérités. Or, la cité fleurie vient de connaître l'émoi d'une révolte populaire. Les journaux quotidiens ont conté en détail comment les choses se sont passées. Un jeune lieutenant du 99° régiment d'infanterie, le baron von Forstner, s'adressant aux recrues de sa compagnie, avait dit, à propos d'une affaire de coups de couteau entre civils et militaires: «Je donnerais volontiers dix marks de ma poche à celui d'entre vous qui trouerait la peau d'un Waches.» Le mot «Waekes» constitue, dans la bouche d'un Allemand, la pire injure qui puisse être adressée à un Alsacien, car il est employé d'une façon courante par les immigrés pour désigner la population du pays (elsaesser waekes, voyous d'Alsace). Ainsi faut-il s'expliquer l'émoi qui s'empara de Saverne quand furent connus les propos outrageants du lieutenant prussien. On commença par enfoncer ses fenêtres. Le lendemain, 300 Alsaciens l'attendaient à la sortie du mess des officiers et l'escortaient jusqu'au restaurant de la Carpe d'or, où il dut chercher un refuge. Quelques citoyens l'ayant relancé à l'intérieur de l'établissement, le lieutenant les menaça de son revolver, geste qu'imitèrent neuf de ses camarades. Le colonel von Reutter accourut et essaya de calmer les esprits en prononçant une harangue. Ce fut en vain. Il fallut un piquet de fantassins, baïonnette au canon, pour dégager le lieutenant von Forstner qui passa la nuit à la caserne. Le lendemain était un dimanche. Dans le courant de l'après-midi, un millier de manifestants mirent le siège devant le domicile particulier de l'officier que gardait un important détachement de gendarmes, de soldats et d'agents de police. L'officier fut longuement conspué. Les jours suivants, les manifestations se renouvelèrent et prirent un tel caractère de gravité que le colonel fit charger les mitrailleuses et parla sérieusement de déclarer Saverne en état de siège. Il fallut toute l'influence du sous-préfet et du maire alsaciens pour l'en empêcher. Les choses étaient bien sur le point de se gâter. Les colères s'apaisèrent seulement lorsqu'on sut qu'une enquête sévère était ouverte et que satisfaction serait donnée à la population. Le jeudi 13 novembre on annonçait que le colonel von Reutter et le lieutenant von Forstner avaient été déplacés. Renseignements pris, la nouvelle était fausse. Certes, le colonel, qui, dans une note officielle--accueillie avec beaucoup de scepticisme--s'était efforcé de transformer le sens des paroles de son subordonné, avait quitté Saverne, en congé; mais le lieutenant était resté à son poste, si l'on ose dire. Et, le jour même où on le croyait retourné en Allemagne, M. von Forstner se livra à de nouveaux écarts de langage dont le drapeau français, selon les uns, la légion étrangère, selon les autres, faisait les frais. Il était donc superflu que son colonel prît tant de peine pour réduire la portée du premier incident.
Le colonel von Reutter.
Que faut-il penser de cette attitude d'un officier vis-à-vis de la population des provinces annexées? «Oh! c'est bien simple, nous écrit un de nos correspondants d'Alsace. Lorsque le Reichstag se prononça récemment en faveur de l'augmentation de l'armée allemande, les députés alsaciens-lorrains votèrent contre le projet de loi, et ce vote souleva de violentes colères parmi l'armée de 100.000 hommes qui couvre l'Alsace-Lorraine.» D'autre part, il est à Strasbourg un général commandant de corps, le général von Deimling, qui perd peu d'occasions de manifester son humeur belliqueuse. C'est lui qui parlait, il y a quelques jours, de courir sus aux pantalons rouges. Le lieutenant, lui, offre de payer pour faire «trouer la peau» d'un civil, à condition qu'il soit d'Alsace. Le lieutenant passe la mesure du général. On a fini par s'en émouvoir à Saverne et un vent de révolte qui n'est point encore calmé a passé justement sur «la cité des roses».
Il faut ajouter, en toute équité, que la grande majorité des journaux allemands s'est montrée fort sévère pour les autorités militaires de Saverne. Notamment le Berliner Tageblatt, la Gazette de Voss, la Germania, ont protesté contre l'attitude inqualifiable du lieutenant von Forstner et les agissements des officiers de son genre «qui sont les meilleurs racoleurs pour la légion étrangère».
Après l'accident du 4 juin: M. Aristide Briand, dégagé de
sa voiture renversée, soutient sa main blessée; au premier plan, la
voiture abordeuse.
Sur le lieu de l'accident:
M. Aristide Briand et ses
«écraseurs».
Cette semaine, au moment où s'achèvera le présent numéro, un accident, qui causa une profonde émotion, aura son épilogue devant le tribunal d'Évreux.
Le 4 juin dernier. M. Aristide Briand, ancien président du Conseil, se rendait en automobile, avec son collègue et vieil ami Albert Willm, député de la Seine, à une petite maison des champs qu'il possède à Cocherel (Eure). Ils allaient arriver à Pacy-sur-Eure. Leur voiture suivait, à allure modérée, la droite de la grand'route de Paris à Cherbourg quand une autre automobile, lancée à toute vitesse, qu'essayait ce «metteur au point» d'une maison de construction, vint la heurter par l'arrière, la jetant à demi broyée contre un arbre de l'accotement.
Péniblement, MM. Aristide Briand et Albert Willm parvinrent à se dégager.
L'ancien président du Conseil, blessé à la tête, à l'épaule, la main ensanglantée, souffrait cruellement. Le chauffeur, qui avait été projeté hors de la voiture, ne se plaignait que de contusions. Les auteurs de l'accident conduisirent leurs victimes à Pacy-sur-Eure. Sommairement pansé, M. Aristide Briand, qui avait conservé toute son habituelle belle humeur, plaisantait avec verve.
Mais, à l'examen, les médecins constatèrent que les deux blessés étaient bien plus grièvement atteints qu'ils ne l'avaient cru tout d'abord. M. Aristide Briand avait le bord de l'épaule gauche fracturé. Il leur fallut, à l'un comme à l'autre, de longues semaines pour se remettre.
Aujourd'hui, ils ne conservent guère de cette aventure de route que le mauvais souvenir,--et aussi, agréable compensation, le volumineux dossier des lettres et des télégrammes par lesquels leurs amis leur exprimaient leur sympathie.
A Pacy-sur-Eure, après le premier pansement à la pharmacie. | Les débris de l'automobile de M. Briand.--En avant, M. Alexandre Duval qui ramena à Paris les victimes. |
UN ACCIDENT D'AUTOMOBILE QUI FAILLIT DEVENIR HISTORIQUE
A Varna, en Bulgarie, au bord de la mer Noire: la foule entourant le monoplan qui vient d'atterrir.--Phot. H. Roux. | Daucourt ayant à sa droite Mme Duchesne, femme du consul de France, à sa gauche Mme Stancioff, femme du ministre de Bulgarie à Paris. |
Dans notre précédent numéro, nous dépêches, le voyage aérien de Daucourt publions aujourd'hui des photographies prises du bord de l'aéroplane par le compagnon de Daucourt, M. Roux, qui nous envoie en même temps une nouvelle série de notes précisant certains épisodes de ce raid admirable.
Voici d'abord quelques détails rétrospectifs sur la traversée de l'Allemagne.
L'itinéraire suivi par Daucourt et Roux.
Nous avions laissé les aviateurs à Schaffhouse; une panne de moteur les arrête près de la vieille cité; ils reprennent leur vol le 28 octobre: «...Un industriel du pays nous donne une lettre pour son frère qui habite Alexandrie. C'est la dernière levée.» Le temps s'éclaircit; nous atteignons Constance, puis Friedrichshafen. Le comte Zeppelin nous ayant interdit de survoler son terrain, bien qu'il ne figure pas sur la carte des zones interdites, nous passons prudemment à un kilomètre des hangars. Le champ paraît avoir 800 mètres de côté; un grand hangar, probablement tournant, occupe le centre. Je regrette de n'avoir pas mon appareil photographique; je l'ai laissé à mon mécanicien pour la traversée de l'Allemagne.
»Fort vent debout. Nous sommes de plus en plus secoués. Je tiens mon stylo de la main droite, tandis que la gauche est cramponnée au fuselage...
»En traversant une légère brume, nous avons perdu la ligne du chemin de fer. Nous la retrouvons bientôt, avec une gare dont je pourrais lire le nom avec ma jumelle si Daucourt n'avait pas refusé de l'emporter, sous prétexte que c'était du poids en trop. Tant pis pour lui.
»Une grande ville: Munich évidemment. A une heure, nous atterrissons sur un terrain splendide... Ce n'est pas Munich, c'est Augsbourg!
»Nous restons jusqu'à 3 heures au poste de police du champ de manoeuvres. Que de sonneries de téléphone pour nous! Je comprends qu'on veut nous fouiller, mais le capitaine dit que c'est inutile. On nous demande seulement si nous avons un appareil photographique, et on visite l'aéroplane.
»Le 29 octobre, au matin, départ d'Augsbourg. Pays très plat, très vert, beaucoup de bois: un billard avec des petits sapins de boîtes à soldats.
»Au bout d'une demi-heure, panne de moteur. En atterrissant contre une balustrade, nous brisons une roue et l'hélice...
»La malchance qui nous poursuit, depuis Paris va enfin cesser. Le 31, à 9 heures du matin, nous repartons pour Vienne. Après Linz, nous abordons les déniés du Danube, très encaissés, qui nous obligent à monter à 1.500 mètres. Nous n'apercevons que des forêts, sans le moindre espace pour atterrir. A une heure de l'après-midi, nous atteignons la capitale de l'Autriche, ayant couvert depuis le matin 500 kilomètres...» Le trajet de Vienne à Budapest fut particulièrement dur: «Dès l'approche du Danube, nous dansons fortement, et pendant une heure je suis réellement mal à mon aise. Impossible de prendre des photographies, car mes deux mains sont cramponnées au fuselage; d'ailleurs la brume épaissit; à un kilomètre devant nous elle apparaît comme un mur noir infranchissable. Daucourt atterrit dans un champ magnifique, et c'est la ruée des paysans vers le Borel.
EN BULGARIE.--Le monoplan de Daucourt et Roux avant le
départ de Varna.--Phot. H. Roux.
Le Danube, près de Roustchouk.
Le monoplan de l'aviateur militaire roumain Capsa.
(Agrandissement)
LE VOYAGE EN ORIENT DE DEUX AVIATEURS FRANÇAIS.
--Escorté jusqu'au Danube
par un aviateur roumain, le monoplan de Daucourt et Roux va traverser le fleuve
pour entrer en Bulgarie, près de Roustchouk.--Photographie de M.
Roux.
»Enfin, le ciel s'éclaire et nous arrivons à Budapest, où le comte Zichy et les membres de l'Aéro-Club nous reçoivent de façon charmante.»
Les aviateurs repartent le lendemain après déjeuner:
«La Hongrie n'est qu'un vaste champ d'atterrissage. Pas un pouce de terrain qui ne soit cultivé. L'aspect des villages est assez curieux: les rues sont, en général, très droites, se coupant à angle droit, avec les pignons des maisons face à la rue. Pendant trois heures, c'est le même paysage uniforme, banal et ennuyeux. La minute drôle du voyage fut le passage sur une tribu de tziganes, dont le campement comprenait une centaine de tentes d'où ils se précipitèrent pour nous voir passer.»
Repos à Arad, où M. Roux prend le train pour traïova. Ignorant ce que pourrait être la traversée des Carpathes, Daucourt a préféré faire cette étape seul. Elle fut très pénible. Il dut s'élever à une altitude de 2.500 mètres et souffrit beaucoup du froid et du vent.
M. Roux reprend sa place à bord au départ de Craïova:
«Jusqu'à Bucarest, c'est la plaine très fertile, plus variée que la plaine hongroise: du blé et beaucoup de maïs. Sur la gauche se déroule la chaîne des Carpathes couverts de neige. Nous planons sur Bucarest à midi 30, mais impossible de repérer l'aérodrome. Enfin, nous apercevons deux monoplan qui viennent à notre rencontre, passant à 100 mètres. Echange de saluts. Daucourt se laisse guider par l'un des appareils. Nous descendons absolument dans son sillage et touchons terre au même endroit précis. On crie «Vive la France!»; nous n'entendons parler que le français dans la foule qui nous acclame.»
Le prince Bibesco et les aviateurs roumains «battent le record de la réception».
Le lendemain, deux aviateurs de l'armée roumaine vont guider nos compatriotes jusqu'à la frontière bulgare. L'un d'eux est le capitaine Capsa, pilote de premier ordre, qui s'est signalé par des raids audacieux au cours de la guerre des Balkans:
Le palais d'Euxinograd, sur la mer Noire, où séjourne la reine de Bulgarie. | La côte de la mer Noire entre Varna et Bourgas: aucune plage pour atterrir. |
Phot. Roux.
«...Très amusant: deux monoplans nous conduisent à la frontière. Partis avant nous, ils montent et descendent devant le nôtre et nous indiquent la route... 11 h. 25: nous avons dépassé les deux Blériot, moins rapides... 11 h. 30: un Blériot pique au plus court et nous rattrape; il est en plein dans le prolongement de notre aile droite et paraît immobile... Voici Roustchouk et les nombreux méandres du Danube qui annoncent la frontière bulgare; le pilote--le capitaine Capsa--qui vole à 50 mètres de nous, nous dit adieu de la main, et fait demi-tour.»
Ne se croirait-on pas tout bonnement sur la grand'route?
«Accueil également chaleureux à Varna. Au départ, Mme Duchesne, femme du consul de France, et Mme Stancioff, femme du ministre de Bulgarie à Paris, viennent nous souhaiter bon voyage. Nous allons jeter un bouquet aux couleurs bulgares au-dessus du palais d'Euxinograd où se trouve la reine de Bulgarie. Nous volons à 2 kilomètres de la côte, très boisée, qui ne présente aucun terrain d'atterrissage. Je me demande ce que Daucourt choisirait en cas de panne, le bain ou la dégringolade dans les arbres.
» A 11 h. 1/2, nous passons sur le cap Eminé. Le vent descendant de la montagne nous empêche de monter et malgré nos efforts nous rejette constamment vers le large... Nous sommes à 800 mètres au-dessus des forêts qui bordent la mer Noire. L'énigme de l'atterrissage... Je ne pense qu'au moteur, mais j'ai confiance en lui.
L'aviateur Daucourt félicité par Mme Bompard, femme de
l'ambassadeur de France à Constantinople.
--Phot. Ferid Ibrahim.
» A 5 heures, nous atterrissons à Podima, il fait presque nuit. Impossible de nous faire comprendre; on nous croit Bulgares... La tempête augmente et nous couchons sous l'appareil... Le lendemain, un maître d'école grec finit par nous comprendre et dit aux paysans que nous sommes Français. L'accueil change et l'on nous donne tout ce dont nous avons besoin. Nous faisons amarrer solidement l'appareil que le vent soulève de terre par instants; nous le laissons sous la garde des gendarmes et nous allons nous reposer... Dans l'après-midi, nous envoyons un paysan à cheval porter une dépêche à 50 kilomètres pour prier l'ambassadeur de France de rassurer nos amis... La pluie commence à tomber, et nous espérons que le vent cessera demain; nous atteindrons alors Constantinople en cinquante minutes.»
Ici s'arrêtent les notes de M. Roux qui nous sont actuellement parvenues. Le dimanche 9 novembre, à 4 heures du soir, par un temps radieux, l'avion français atterrissait à l'aérodrome de Safrakeuy, près de San Stefano, presque en même temps que Osman Noury bey, un des trois officiers ottomans partis à sa rencontre.
Au premier rang de la foule nombreuse qui attend nos compatriotes depuis le matin, on remarque: Mme Bompard, femme de l'ambassadeur de France; le ministre de l'Intérieur; le préfet de Constantinople; notre éminent confrère Ahmed Ihsan, maire de Péra, directeur-propriétaire du journal illustré Servet-I-Funoun, etc. La réception est triomphale, et, durant les quatre jours que les voyageurs passeront à Constantinople, ils seront fêtés avec une égale cordialité par la colonie française et par les autorités turques.
Daucourt et son compagnon ont quitté San Stefano le 15 novembre. Après avoir survolé la Corne d'Or, ils franchissent le Bosphore et entrent en Asie par Scutari. Ils suivent la côte de la mer de Marmara, passent à Ismid, l'antique Nicodémie, et atterrissent à Adabazar, à 150 kilomètres de leur point de départ.
La partie la plus scabreuse du voyage va commencer. Après un crochet sur Brousse, nos voyageurs vont se diriger sur Koniah, Alexandrette, Beyrouth. Jérusalem, Port-Saïd. Outre qu'ils auront à franchir le massif du Taurus, ils aborderont des régions offrant peu de ressources pour un aviateur, et où il sera malaisé de se diriger. Nous pouvons néanmoins, maintenant, croire fermement au succès final.
LE VOYAGE AÉRIEN PARIS-LE CAIRE.--Arrivée du monoplan parti de Paris sur
le champ d'aviation de Safrakeuy, près de Constantinople. A droite,
atterrissage d'un monoplan monté par un officier turc qui était allé
au-devant des aviateurs français.
--Phot. comm. par M.
Beguin-Billecocq.
Fez au milieu de ses jardins.
Pour bien goûter le charme de Fez, il faut avoir l'âme orientale, c'est-à-dire se complaire dans la vie du Passé, si calme et si douce en comparaison de celle que nous fait notre civilisation moderne; il faut s'attacher à savourer la joie de vivre et non dévorer sa vie dans la fièvre et la trépidation de nos existences compliquées. Un abîme sépare cette sagesse orientale, que nous nommons parfois le fatalisme, de notre conception du bonheur. Le progrès scientifique gagne chaque jour du terrain sur les éléments, l'eau, l'air, le feu, et l'homme asservit de plus en plus la nature à sa volonté conquérante, pour satisfaire d'ailleurs des besoins de jour en jour plus impérieux et nouveaux. Besoins factices! Tourbillon insensé! Orgueil et démence!... dira l'habitant de Fez, le Fazi, fier de sa civilisation traditionnelle--faite du souci d'un bien-être approprié au climat et tenant en grand honneur le luxe--fier de sa ville, fier de la jalouse indépendance qu'il a su y garder...
Tout semble réuni, d'ailleurs, dans cette capitale du vieux Maghreb pour justifier cette prédilection et en faire un lieu de délices pour les Orientaux. D'abord on y trouve de l'eau à discrétion. Elle est fournie en abondance par l'oued Fez, né à quelques kilomètres sur les plateaux du Sud-Ouest et qui dévale en cascades dans la ville. Mille et mille fois dispersée en conduites souterraines, cette eau va dans chaque maison entretenir la fraîcheur des jardins, gazouiller dans les cascatelles, glouglouter dans les bassins de marbre. Bruits délicieux aux oreilles orientales pour lesquelles, dit le proverbe arabe, il n'y a que trois sons délectables: le murmure de l'eau, le tintement de l'or, la voix de la femme aimée.
Le climat particulièrement tempéré de la région de Fez vient ajouter au charme de la vieille cité maugrabine.
Puis ce sont les palais, les maisons particulières, rivalisant de luxe et de beauté; les jardins qu'embaument les roses, les orangers et les jasmins et où tant de fleurs vives aux parfums exquis s'épanouissent à peu près en toutes saisons donnant l'illusion d'un éternel printemps...
Viennent enfin, pour compléter l'enchantement, les traditions de faste et de confort qui se sont transmises dans l'art de recevoir les hôtes: chère exquise, attentions délicates, petits soins de tous les instants. A peine introduit dans la somptueuse demeure d'un Fazi, le visiteur est aspergé de parfums, enveloppé de vapeurs odorantes dont les volutes bleuâtres s'échappent des cassolettes où brûlent le bois de rose, la myrrhe, l'encens ou le santal.
Des coussins moelleux et de riches tapis l'invitent au repos; des aiguières d'eau parfumée lui sont présentées pour le lavage des mains. Le thé à la menthe lui est servi. On lui donne à fumer, on l'éventé, on s'empresse autour de lui.
Le reçoit-on à dîner? Des mets nombreux et variés sont apportés, dans de superbes plats tenus au chaud par des cônes de sparterie et combien savants, combien soignés! Poulets, pigeons, épaules d'agneaux, viandes rôties ou cuites à l'étuvée parées de légumes de toutes sortes, gâteaux au miel, fruits, couscouss ou, que sais-je encore, et d'innombrables pâtisseries.
La maison d'El Mokri, à Fez.
--Partout où nous avons été reçus, me disait mon fidèle Omar el Djerouni (un Algérien qui, depuis quelques années, m'accompagne dans mes voyages en Orient), que ce soit chez les émirs de Damas ou les grands personnages de Turquie et d'Égypte, chez les riches négociants de Tunis, de Stamboul ou du Caire, partout on nous servait, tu te souviens, des poulets coupés en petits morceaux; mais ici, au Maroc, «chacun son poulet»;--et il s'extasiait devant cette munificence.
Il est vrai que chaque grand dîner marocain, et particulièrement à Fez, représente une hécatombe de volailles. Pour cinq convives on servira, par exemple, cinq poulets cuits au carry indien, comme premier plat, puis ce seront cinq poulets aux olives et, ensuite, dix ou douze pigeons au cumin et encore un nouveau plat de cinq poulets farcis aux amandes, suivi d'un cinquième plat de poulets ou de canards à l'étuvée, sur un canapé de pilaf, le tout précédant les viandes, le couscoussou et les desserts...
Le repas terminé, entrent en scène les musiciens et les chanteuses, les fameuses Cheïkas de Fez, danseuses aussi, à l'occasion, qui feront entendre, des heures durant, leurs étranges mélopées au rythme changeant avec chaque poème, pendant que les convives allongés sur les tapis et les coussins seront de nouveau aspergés de parfums, enveloppés des nuages de l'odorante fumée des cassolettes...
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Très étroites et malodorantes sont les rues de Fez, et les Européens leur trouvent peu d'attraits; mais qu'importe au riche citadin qui passe, juché sur sa belle mule!--un homme bien né ne songeant même pas à circuler à pied dans leur dédale.
Une grande animation règne dans les bazars où affluent les provinciaux venus de toutes parts, la bourse presque toujours bien garnie, avides de remporter dans leurs montagnes les beaux cuirs ouvragés, les cuivres rutilants, les poteries enluminées, spécialités de Fez; les parfums, les épices, les étoffes de fabrication européenne ou venues de plus loin encore,--de Damas ou de Bagdad, de Mascate ou des Indes, voire de Chine, avec les thés.
Le thé! la grande affaire au Maroc, la boisson nationale qui remplace ici la traditionnelle tasse de café de Turquie ou d'Égypte. C'est le complément inévitable de toute rencontre, dans la boutique du marchand, dans la maison de l'ami ou le salon du fonctionnaire. Thé partout, à toute heure, en toutes circonstances, et, d'ailleurs, si fortement additionné de poignées de feuilles de menthe fraîche que ce breuvage n'a plus rien de commun, même la couleur, avec l'infusion qui nous est coutumière. Et ce thé marocain est très richement servi dans de petits verres de cristal multicolores taillés et enluminés de dorures.
La fontaine des Menuisiers.
Les Fazis tirent également orgueil, et cela à très juste titre, de leurs belles mosquées: la plus fréquentée, celle où repose Moulai Idriss II, avec ses merveilleuses boiseries découpées et enluminées et ses admirables mosaïques de faïence--la plus célèbre, celle de Karaouïne, mosquée-université où se pressent les étudiants venus de tant de pays d'Islam pour travailler dans la fameuse bibliothèque qui en est la gloire--enfin celle des Andalous.
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Sans doute, pour l'Européen, le touriste excepté, toutes ces séductions orientales ne sauraient compenser l'insalubrité permanente de cette ville où les eaux souillées du tout à l'égout voisinent, par les innombrables conduites souterraines, dans mie promiscuité dangereuse, avec les eaux d'alimentation. De même, l'Européen s'accommode mal de l'enchevêtrement chaotique des rues tortueuses, pour la plupart inaccessibles aux véhicules. Et l'on conçoit sans peine la préférence accordée au plateau qui domine la ville musulmane et sur lequel s'est édifié le «camp», précurseur de la cité moderne qui lui succédera.
Si, dans une partie de la population de Fez, il demeure un sentiment d'hostilité ou tout au moins de défiance pour tout ce qui est européen et particulièrement français, nous travaillons du moins avec persévérance à transformer ce sentiment. Nos établissements d'assistance publique indigène, hôpitaux, dispensaires gratuits, ainsi que nos institutions de prévoyance, y contribueront pour une large part et, dans cet ordre d'idées, on ne saurait passer sous silence, même dans une courte visite à Fez, les généreux efforts du docteur Murât.
Né en Algérie, marié à une jeune fille également Algérienne, le docteur Murât a su, à peu de frais, dans un immeuble à lui donné par le sultan Moulaï Hafid, créer de toutes pièces un hôpital et un dispensaire gratuits pour les indigènes nécessiteux; 35.000 malheureux ont profité de ses soins éclairés l'année dernière: musulmans ou juifs des deux sexes, la plupart se présentant quotidiennement à sa consultation, car le nombre des lits dont il dispose est encore restreint. Cette année, grâce à de petites subventions qui sont venues augmenter son pécule, le docteur Murat a pu construire de nouveaux bâtiments, aménager une jolie salle d'opérations aux murs tapissés de faïences blanches de Fez, des laboratoires pour les examens micrographiques, des salles de pansements, etc. Ses pavillons sont entourés d'un beau jardin aménagé à la marocaine qui, aux heures de consultation, est littéralement envahi d'une foule bigarrée: juives de Fez avec leurs petits foulards de soie rouge ou verte, coquettement arrangés en coquille qui les coiffent si bien, leurs beaux châles historiés aux couleurs éclatantes, de provenance indienne; musulmanes, drapées dans les longs voiles de laine blanche des femmes de l'Islam; et toute une marmaille plus ou moins loqueteuse, toujours pittoresque. Mais, ce qui retient l'attention, c'est le sentiment de profonde reconnaissance qui anime tous les visages, c'est le concert de bénédictions à l'adresse de leur bienfaiteur qui s'échappe de toutes les lèvres quand on interroge ces infortunés. Cet exemple témoigne des sentiments humanitaires qui caractérisent la «colonisation» française telle qu'on la comprend aujourd'hui dans les milieux officiels, aussi bien que dans les créations de l'initiative privée.
Fez: la mosquée des Andalous.
Ainsi, nous sommes loin de la manière plutôt forte des conquistadors de jadis, des procédés un peu rudes des premières conquêtes coloniales. Une scène à laquelle j'assistai, ce printemps, à Casablanca, me paraît très caractéristique. Nous descendions d'auto, au retour de Marrakech, et, suivant l'usage, une foule de gamins indigènes se précipitait sur nous pour s'emparer de nos valises. Un vieux Maltais, croyant nous obliger, s'interposa et donna une, forte bourrade à l'un d'eux. Comme le gamin protestait et poussait des clameurs, les taloches redoublèrent. A cette vue, un Européen, garçon de café en tablier blanc qui passait, prit immédiatement fait et cause pour le petit moricaud, un pauvre mioche souffreteux et dépenaillé. Tombant à bras raccourcis sur le Maltais, il lui reprocha avec véhémence l'indignité de sa conduite et nous dûmes le lui arracher des mains. On n'aurait pas vu pareils sentiments se manifester, il y a quelques années, dans les colonies, où les violences à l'égard des indigènes n'auraient apitoyé personne. Il est donc permis d'en conclure que, si, dans cet ordre d'idées, l'impulsion vient d'en haut, les efforts du général Lyautey tendant à assurer l'application de ces méthodes nouvelles au Maroc, tous les Français, de leur côté, à de rares exceptions près, facilitent cette grande tâche en se montrant justes et bienveillants dans leurs rapports avec les indigènes.
La région de Fez, plus éloignée du littoral et où les voies de communications commencent seulement à s'établir, n'a guère attiré jusqu'à présent les pionniers de la colonisation qui se portèrent en masse à Casablanca et à Rabat. Mais, lorsque la route de l'Est sur l'Algérie par Taza et Oudjda sera ouverte, tout permet de croire que la poussée algérienne, cet essaimage si précieux dont j'ai parlé dans mon précédent article, se fera vivement sentir de ce côté. Or, ce n'est plus qu'une toute petite question de temps. Cette dernière citadelle des patriotes marocains, cette petite place forte de Taza, qui est maintenant le seul obstacle qui s'oppose à notre passage, sera facilement enlevée quand l'opération aura été irrévocablement décidée. Des considérations diverses, dictées par la sagesse et le désir de diminuer autant que faire se pourra l'effusion du sang, ont jusqu'ici retardé cette entreprise qui parachèvera l'oeuvre de pacification assumée par la France.
L'oeuvre de colonisation proprement dite, c'est-à-dire la mise en oeuvre des richesses latentes si nombreuses au Maroc, pourra alors commencer dans la sécurité et dans la paix pour le plus grand profit des Marocains comme des hommes d'initiative et de bonne volonté qui voudront concourir à la régénération de ce beau pays. Agriculture, commerce, exploitation des mines, tout est à créer en ce Maroc qui reste malheureusement si peu connu du grand public. La presse donne fidèlement l'écho de tous les coups de fusil que l'on y tire, mais elle néglige peut-être un peu trop d'entretenir ses lecteurs de ce qu'il leur serait immédiatement utile de savoir du Maroc: possibilités économiques, succès encourageants des premières entreprises qui y ont été tentées, perspectives d'avenir offertes aux intérêts français.
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Ainsi, le voyageur qui, aujourd'hui, descend de son auto à Oudjda ne peut se faire une idée de ce qu'était ce cloaque avant l'arrivée des Français. Sans lui ôter l'essentiel de son cachet original, on a percé des rues, ouvert des places, tracé des jardins et des squares, restauré les mosquées comme les vieux remparts, bâti un quartier européen à côté de la ville arabe, assaini, aménagé ce chaos de ruelles et de masures qui constituaient la sordide agglomération d'antan. Le «camp», avec ses hangars d'aviation, ses logements d'officiers, ses casernements, ses parcs d'artillerie et du génie, les garages des auto-mitrailleuses, s'est perché sur un petit mamelon qui domine la ville. Il a fort bonne mine, des allures à la fois simples et confortables, un air de propreté et de prospérité qui réjouissent l'oeil. Des jardins font une ceinture verdoyante à l'oasis régénérée, et il n'est pas un seul coin de la plaine qui ne semble rajeuni et prospère.
Ce qu'ont réalisé là, en si peu de temps, le général Lyautey et ses collaborateurs donne une idée de ce que deviendra, en très peu d'années, le Maroc tout entier, sous l'impulsion que vont lui donner tant de forces bienfaisantes et généreuses mises avec ardeur au service de son relèvement.
Fez: intérieur dans la ville arabe.
A 4 kilomètres d'Oudjda, la petite palmeraie de Sidi Yaya, que féconde et vivifie la belle source d'eau chaude du même nom, est le lieu de promenade préféré des officiers d'Oudjda. A l'aube, cavaliers et amazones s'y donnent rendez-vous, et c'est précisément l'heure choisie par les officiers aviateurs pour faire l'«exercice» dans les airs. Quelle sensation étrange l'on ressent à la vue de ces grands «oiseaux de France» qui viennent ici évoluer au-dessus des palmiers au grand ébahissement, au grand effroi même, des chameaux et de leurs conducteurs!... Et c'est là, dans le ciel bleu, un éloquent symbole de la marche rapide du progrès, dont les manifestations sont, en ce plein désert africain, plus sensibles qu'ailleurs,--par contraste.
Cette marche rapide, vertigineuse, du progrès moderne, dans des pays
immobiles depuis des millénaires, effraie les uns, navre les autres,
mais entraîne tout et tous dans son irrésistible tourbillon.
Gervais-Courtellemont.
Photographies en couleurs de l'auteur.
Oudjda: la source de Sidi Yaya.
LE RÉGENT DE BAVIÈRE DEVIENT ROI.--Réception solennelle
dans la salle du trône au palais de Munich.
Phot. Obergassner.
Munich, le 12 novembre dernier, était en fête. Une fiction, pénible pour un peuple, prenait fin. Peu de jours avant, la folie du malheureux roi Othon, qui, depuis dix-sept ans, «régnait» en théorie sur la Bavière, avait été reconnue officiellement incurable. Le régent, le prince Louis, était proclamé roi par le Landtag et c'était son avènement que célébrait la capitale bavaroise.
Les fêtes commencèrent par un service religieux célébré dans toutes les églises. Le nouveau roi Louis III, la reine et la cour, se rendirent en carrosses de gala à la cathédrale où eut lieu une messe solennelle. Après l'office, les souverains regagnèrent le palais, au bruit des salves d'artillerie, et au milieu des acclamations de la foule. Sur la Marienplatz, ils furent salués par le bourgmestre et les autorités municipales. L'après-midi, dans la grande salle du trône au palais royal, les souverains, le roi en uniforme --silhouette populaire à Munich, avec sa barbe blanche et ses lunettes d'or--la reine en manteau royal, reçurent les hommages des Chambres et des corps de l'État. Ainsi finit, pour la Bavière, le règne des rois fous. Othon Ier, le lamentable reclus du château de Fürstenried, conserve d'ailleurs le titre souverain et les vains honneurs attachés à son rang.
Les Japonaises d'hier: chez «Madame Chrysanthème».
Atarashiki Onna, les femmes nouvelles! On en parle beaucoup au Japon. Les magazines spéciaux, les graves revues, les quotidiens, s'attachent à définir leurs vertus ou à combattre leurs tendances. Si l'on en croit toute la littérature qu'a inspirée ce sujet si divers, les Japonaises traversent actuellement une période émouvante de leur histoire. Il n'est question que d'elles... Mais toutes ces polémiques servent-elles seulement à exercer la verve des publicistes nippons et des mignonnes authoresses ou bien marquent-elles une véritable évolution de la femme au Japon? Voilà ce qu'il s'agit de préciser.
Atarashiki est un adjectif qui signifie «nouveau» et, par extension: frais, agréable, d'une verdeur tendre et juvénile. Les partisans des femmes nouvelles le prononcent avec orgueil, indiquant par leur accent qu'une grande renaissance féminine commence. Au contraire, ceux qui ne croient pas aux femmes nouvelles ont l'air d'accoupler deux mots qui jurent en disant dédaigneusement Atarashiki Onna, car les défenseurs de la vieille école se refusent à admettre qu'il y ait rien de changé et que les idées subversives de l'Occident aient à ce point bouleversé la société de leur pays.
Pourtant, ils devront se faire une raison. Il y a des féministes dans l'empire du Soleil Levant. N'exagérons rien! Ces féministes ne sont pas prêtes à revendiquer leurs droits par la bombe--comme leurs cousines célestes de Canton ou de Pékin--et elles n'empruntent point aux alliées britanniques ces méthodes violentes qui ont défrayé la chronique mondiale. A part deux ou trois clubs très restreints, le féminisme intégral est même inconnu au Japon. Tout au plus est-il permis de constater quelques trémoussements féministes qui ne manquent ni de coquetterie ni d'originalité.
Japonaise d'aujourd'hui: Mme Tashiko
Tamura
conférenciant.
Mais, en vérité, si, au point de vue politique, les prétentions de l'immense majorité des femmes sont encore d'une extrême modération, l'esprit nouveau qui pénètre tout le Japon n'a pas manqué de se manifester dans les milieux féminins. Sans partager les espoirs des leaders radicales qui escomptent déjà le triomphe des femmes nouvelles, on peut affirmer que le modernisme fait des progrès dans l'éducation féminine et que l'on prépare des générations d'un esprit bien plus hardi que les précédentes. L'évolution des moeurs précède et prépare l'évolution politique.
Et cette évolution des moeurs elle-même obéit aux nécessités économiques de l'heure présente.
Au Japon, comme dans les autres pays surpeuplés, la femme tend à négliger son foyer pour satisfaire aux besoins croissants de la vie moderne. Rien qu'à Tokio, où la population féminine compte 752.000 âmes environ, 191.000 travailleuses exercent leur industrie au dehors. La majorité d'entre elles sont couturières, employées de magasin, servantes, ouvrières dans les manufactures, qui se multiplient sans cesse autour de la capitale. Un grand nombre deviennent institutrices et actrices. Et ce n'est pas tout. On trouve maintenant des femmes médecins, des conférencières, des journalistes. A mon arrivée à Tokio, je fus congrûment interviewé, par la rédactrice d'un grand journal qui, avec force révérences, voulut bien me demander mes impressions sur le Japon! Quant aux femmes qui sont occupées dans les postes et télégraphes, dans les administrations de chemins de fer et dans les gares, comme secrétaires ou dactylographes, elles forment déjà une légion respectable. Les sujets de l'empire du Mikado, plus encore que les hommes des autres pays, avaient réduit les femmes à la portion congrue. Une réaction très nette se dessine et, s'il est vrai que la faim fait sortir le loup du bois, c'est au premier chef le besoin de se tailler une place au Soleil Levant qui incite la Japonaise à sortir de sa demeure.
Elle y a été aidée par l'importation des idées occidentales. Mais ses progrès ont--comme il fallait s'y attendre--donné lieu à des crises et à des discussions nombreuses. Voici une vingtaine d'années, d'enthousiastes apôtres réclamèrent l'éducation des femmes d'après nos principes libéraux. Brusquement les jeunes Nipponnes, qui avaient surtout bénéficié de l'enseignement familial, durent suivre nos programmes et apprendre les langues vivantes. Cette pédagogie occidentale mal digérée ne produisit aucun résultat satisfaisant. Quand les femmes dressées selon ces méthodes inadéquates se mariaient, elles avaient la mémoire bourrée de notions contradictoires et n'étaient point aussi séduisantes que leurs aînées qui, du moins, connaissaient les arts domestiques du pays, savaient orner la maison avec goût et n'ignoraient aucune des subtilités de l'étiquette charmante qui régnait partout auparavant. Elles choquaient leurs maris et leurs beaux-parents. On protesta contre cette éducation d'importation. Les écoles modernes, qui avaient été si à la mode, déclinèrent brusquement et tout faillit être compromis par ces essais hâtifs et imprudents.
Heureusement, les réformateurs ne se découragèrent point. Mais ils adoptèrent une tactique, plus sage, grâce à laquelle le modernisme et la tradition pouvaient se concilier. Des écoles d'adultes et' des écoles normales d'institutrices furent fondées par le gouvernement dans tous les districts, ainsi qu'une école pour les maîtresses d'école moyenne à Tokio. La sympathie du public fut peu à peu regagnée. Et voici que l'on recommence à envoyer en masse les jeunes élèves dans les établissements d'éducation où, tout en ne perdant rien de la grâce japonaise, on les aguerrit aux luttes pour la vie.
Bien mieux, depuis 1900, a été ouverte à Tokio, sous la direction de M. Jinzo Naruse, une grande université féminine. Ce pédagogue, qui est devenu fameux au Japon, a entrepris une remarquable croisade, depuis plus de vingt ans, en faveur d'une éducation à la fois conforme aux aspirations nationales et aux besoins nouveaux. Il avait beaucoup observé au cours de ses voyages en Amérique, et il rêvait de créer un établissement modèle où les femmes appartenant à toutes les classes de la société pourraient développer leurs facultés et fortifier leurs talents. Il gagna à sa cause des hommes tels que le défunt prince Ito, le prince Yamagata, le marquis Saionji, et quantité d'autres personnages influents qui l'aidèrent à jeter les bases de l'université féminine.
Après bien des batailles et des vicissitudes financières, elle est aujourd'hui en pleine prospérité. Plus de mille étudiantes la fréquentent. Plus de cent professeurs y donnent leurs leçons.
Et l'enseignement y est extrêmement varié. Depuis la maternelle jusqu'à la faculté incluse, tous les départements de l'activité féminine sont représentés là. Les trois enseignements, primaire, secondaire, supérieur, s'enchaînent harmonieusement, ou bien, si les élèves le désirent, elles bifurquent dans les écoles d'industrie, de commerce, d'agriculture, qui font partie de l'université. C'est un grand collège synthétique admirablement outillé. Je l'ai visité en détail, parcourant les salles d'études, les bibliothèques, les laboratoires, les ateliers de couture, les ateliers de dessin, les cuisines, les jardins, les champs d'expériences, les clubs. On compte bien une cinquantaine de bâtiments où règne le confort le plus moderne, et c'était pour moi un spectacle piquant que de voir ces étudiantes, là surveillant gravement les réactions chimiques, là s'exerçant à l'étiquette antique, ici apprenant l'algèbre, plus loin composant des bouquets délicieux.
D'autres, dans la classe de zoologie, classaient des papillons aux couleurs éclatantes, tandis qu'un groupe voisin préparait le thé selon les formules rigoureuses de la cérémonie ancestrale. C'était un mélange inattendu de modernisme, d'exotisme, de traditionalisme, de futurisme.
Le président Naruse, pendant notre excursion, me développait son programme:
«Nous voulons que nos jeunes filles prennent le sentiment de la responsabilité, me disait-il, et qu'elles ne soient point pour les hommes des compagnes serviles, sans initiative personnelle, sans idéal national. Certes nous n'avons pas l'intention de copier aveuglément les institutions d'Amérique ou d'Europe et de faire des Japonaises des intellectuelles à la mode de Boston ou des émancipées qui s'imaginent devoir prendre la place des hommes. Notre but, au contraire, c'est de leur inculquer un sentiment plus complet de leur rôle domestique en même temps qu'un patriotisme plus élevé. Nous voulons qu'en devenant des femmes éclairées elles restent avant tout des Japonaises.
» Au début de notre tentative, on nous accusait de préparer la destruction de ce particularisme exquis et de cette égalité d'humeur inaltérable de nos compagnes. Mais l'expérience prouve le contraire. Nos étudiantes conservent le goût des modes orientales. Comme vous pouvez le constater, elles continuent à s'habiller comme leurs mères et leurs grand'mères. Et quelle est la classe la plus fréquentée? Celle où l'on enseigne la science domestique, les arts du foyer, les travaux manuels. Les occupations agricoles sont aussi parmi les plus populaires et, sauf les jeunes filles qui se destinent à l'enseignement public, la plus grande partie des élèves se prépare surtout aux joies mieux comprises du ménage.»
Puis le président Naruse m'entraîna dans une vaste cour où une centaine d'étudiantes, armées d'un long bambou, se livraient à des exercices d'ensemble, comme les soldats à la caserne.
«Oui, poursuivit-il, on a complètement négligé jusqu'ici la culture physique pour les femmes japonaises. Ce que vous voyez là est encore une innovation de notre part. Les jeunes filles ont été habituées à rester claustrées à la maison et à se tenir accroupies pendant des heures et des heures. Grâce à la gymnastique rationnelle, aux sports, à la vie en plein air, nous leur rendons la vigueur nécessaire pour devenir de bonnes mères.»
On comprend qu'après cet entraînement, sans devenir des suffragettes, les jeunes diplômées de l'université de Tokio n'accepteront plus désormais sans discussion les principes du sage Kaibara qui furent si longtemps regardés comme un dogme dans la société japonaise.
La leçon de thé.
Voici ce que disait jadis le sévère moraliste: «La femme doit considérer son mari comme son maître et le servir avec humilité et tendresse, sans une pensée légère ou irrévérencieuse à son égard. Toute sa vie, la femme a pour devoir essentiel l'obéissance. Dans ses rapports avec son mari, son attitude comme son langage seront toujours empreints de courtoisie, de modestie, de souplesse conciliante, jamais insolents et intraitables, jamais impolis et arrogants. Ce sera là le premier et le principal souci de la femme. Lorsque le mari a donné ses ordres, l'épouse les suivra scrupuleusement. Dans le cas où elle douterait de leur signification, qu'elle s'enquière et qu'elle respecte ensuite à la lettre ses commandements. Si son mari lui pose une question à son propre sujet, qu'elle réponde avec précision. Répliquer d'une manière insouciante serait une marque d'impolitesse. A supposer que son mari se mette en colère, qu'elle obéisse avec crainte et en tremblant et qu'elle ne le heurte pas dans sa colère et son irritation. Une femme doit regarder son mari comme le ciel même!»
La classe d'histoire naturelle.
Les jeunes Japonaises s'émanciperont chaque jour davantage dans leur vie privée. Les relations des sexes ont fait l'objet de nombreuses dissertations de la part des moralistes et des romanciers. Les écrivains japonais, en copiant ou en traduisant les plus hardis de nos romans, ont considérablement développé chez la femme nipponne le désir de la responsabilité amoureuse. Les femmes nouvelles veulent tout d'abord avoir droit à l'amour de leur choix et non plus subir passivement le caprice de l'homme. Dans la multitude des revues féminines qui se publient actuellement au Japon, cette thèse est souvent mise en avant.
A L'UNIVERSITÉ FÉMININE DE TOKIO.--Le cours de cuisine.
Cependant, tout à l'extrême gauche de la société féminine japonaise s'agite un petit groupe d'intellectuelles qui visent l'affranchissement intégral. Il existe un club, le Seitosha--la société des Bas-bleus--qui a pour présidente Mme Hiratsuka Aki-Ko. Et j'ai rendu visite à cette Armande aux yeux bridés, toute menue, aux mains vives, qui manient le pinceau littéraire avec une dextérité étonnante et dont la réplique est non moins alerte dès que l'on attaque la question féministe. Mlle Aki-Ko est fort savante. Mais elle discute si finement, avec une conviction si éloquente, qu'elle ne saurait être accusée de pédantisme. Membre de la secte Zen, qui enseigne par-dessus tout la méditation religieuse, elle copie la gravité sereine d'un bonze lorsqu'elle expose sa doctrine. Elle est le type de la femme nouvelle dans ce qu'il y a d'odieux aux vieux Japonais. Néanmoins, elle ne s'habille pas à l'européenne. Fidèle à la tradition vestimentaire, elle porte toujours le ha-kama, qui est un compromis entre la jupe et le pantalon. Mlle A-ki-Ko a publié plusieurs romans, de nombreux articles de revues et elle donne des conférences très écoutées de ses disciples. Celles-ci--également cultivées--appartiennent presque toutes à la bonne classe moyenne, et certaines même sont issues de familles aristocratiques. Le Seitosha publie une revue mensuelle, le Seito (le «Bas-Bleu», naturellement), d'où les signatures masculines sont rigoureusement bannies. Les précieuses Nipponnes--qui ne redoutent nullement le ridicule--en assurent seules la rédaction.
Concours mixte de postiers à Tokio: exercice de calcul.
Mlle Aki-Ko voulut bien me faire cadeau du numéro où avait paru sa profession de foi. Que l'on me permette d'en transcrire les passages essentiels.
«Oui, s'écrie-t-elle, je suis une des femmes nouvelles. Du moins tel est mon souhait et je m'efforce de le réaliser tous les jours.
» Qu'y a-t-il de vraiment et d'éternellement nouveau? C'est le soleil.
» Je suis donc avec le soleil, voilà mon but, voilà où j'aspire.
» Une vieille maxime dit qu'il faut se renouveler chaque jour. La véritable grandeur et le renouveau se trouvent dans le soleil qui répand à chaque apparition des clartés nouvelles.
» La femme nouvelle maudit le passé qui date d'hier. Elle ne peut suivre en silence et avec obéissance le même chemin que l'ancienne femme, si cruellement traitée. L'homme égoïste la considérerait comme son esclave.
» La femme nouvelle détruira les lois et la morale rétrograde qui a été instituée pour la commodité du sexe masculin.
» Cependant les idées acquises hantent comme des fantômes l'esprit de la femme d'hier et elles poursuivent avec acharnement la femme de demain.
» La femme nouvelle doit combattre chaque jour ces fantômes. Un moment d'inattention et la femme nouvelle devient soudain une vieille femme.
» Non seulement elle a pour mission de détruire les règles anciennes et la morale instituée par l'égoïsme de l'homme, mais il faut créer un autre royaume où régneront des lois équitables, une morale renouvelée et la religion de l'avenir.
» C'est pour établir ce nouvel État que nous devons étudier, nous agiter et travailler de toutes nos forces...»
Un autre club, le Seiko-Kai (l'Association des femmes nouvelles), tenta au mois de mai d'organiser des meetings publics où les avocates de la cause féminine voulaient développer ce thème:» Libérons nos corps et nos âmes!» La police intervint et obligea Mlle Tashiko Tamura, l'une des leaders du mouvement, à rengainer ses arguments.
Mlle Hiratsuka Aki-Ko, présidente
du club des Bas-Bleus.
L'interdiction de ce meeting suscita les commentaires les plus opposés. Le journal Nippon prit galamment les choses: «Le progrès féminin, dit-il, ne doit nous causer ni regret, ni alarmes. Souvent le mécontentement que provoquent les conditions politiques existantes sert à élever le niveau général de la société. Vouloir le supprimer par des mesures brutales peut entraîner les plus graves conséquences.» C'est pour cela que le Nippon a déjà mis le gouvernement en garde contre son attitude intransigeante à l'égard du socialisme et les soi-disant idées dangereuses, et qu'il a invité l'attention publique à ne pas condamner aveuglément ceux qui professent ces doctrines. Pour les mêmes raisons, il considère que le mouvement en faveur de la femme nouvelle doit être traite avec magnanimité puisqu'il s'agit de l'émancipation de la femme.
Au contraire, le Kokumin n'avait pas assez de sarcasmes pour les héroïnes du jour. Il les accablait de son mépris et d'épithètes ridicules, prétendant que ce serait la ruine du système familial japonais si l'on écoutait leurs propositions subversives.
Les hommes n'étaient point seuls à combattre le modernisme féminin. Sous les auspices de Mme Kaetsu-Kôko et d'autres dames éminemment conservatrices, fut fondée à Kobé, au mois de mai, la Fujin Michi-no Kai (la Société pour l'encouragement des vertus féminines). A l'Atarashiki Onna, elles se donnaient pour mission d'opposer la Furuki Onna (la femme du vieux temps). La place de la femme est au foyer, et rien qu'au foyer, répliquaient-elles.
En vérité, les femmes nouvelles aux tendances féministes absolues ne
sont encore que l'exception. Elles ne forment, comme nous l'avons dit,
que deux ou trois clubs. Mais peu à peu d'autres les suivront de près ou
de loin... A mesure que l'éducation se répandra, que l'université
féminine éclairera les jeunes filles des classes moyennes, que des
institutions du même genre se multiplieront et que le modernisme
occidental invitera les femmes aux expériences hardies, les tendances
que représentent aujourd'hui la poignée de féministes avancées
s'affirmeront. Quant à vouloir déterminer une date même approximative à
laquelle la société féminine sera dégagée des liens actuels, c'est là
chose impossible. Le Japon est le pays des surprises. La tradition et
les rêves d'avenir s'y sont parfois rejoints sans efforts et très
rapidement. D'autres fois, malgré toutes les apparences,
l'occidentalisme est resté très superficiel dans les réformes empruntées
à l'Europe. Il semble que changer le sort de la femme jusqu'à lui
accorder l'égalité c'est peut-être le plus gros sacrifice que l'on
puisse demander aux Japonais du vingtième siècle. On ne vaincra leur
actuelle manière de voir qu'après une longue résistance. Mais c'est
justement pour cela que la bataille est si passionnante.
François de Tessan.
JAPON D'AUJOURD'HUI.--A Tokio: départ de Mlle Mori,
actrice du Théâtre Impérial, pour une tournée en Europe.
LE BAPTÊME DE LA LIGNE A bord du croiseur-école
«Jeanne-d'Arc», les aspirants qui passent pour la première fois
l'Équateur sont baptisés selon la vieille tradition maritime.
Phot. de
M. Pierre Taillac.--Voir l'article, page 402.
Deux façades de briques, dressées de chaque côté de la rue, l'une en face de l'autre, et pavoisées de drapeaux. Les grilles des maisons-soeurs sont grandes ouvertes, et laissent passer des hommes qu'on salue et sur qui la légion des photographes braque ses objectifs. Une animation grave emplit la rue. Mouvements de police. Affluence d'autos. Puis, soudain, la petite fièvre qu'on voit se produire à la minute où l'arrivée du Chef est annoncée;--où Il passe, salue, descend de voiture... Pas un cri; mais des casquettes et des chapeaux soulevés, et, dans la foule, le brouhaha déférent, contenu, autour duquel on voit les opérateurs de cinémas tourner éperdument leurs manivelles.
C'est M. Poincaré, venu rue Dutot pour célébrer «dans l'intimité» le vingt-cinquième anniversaire de l'Institut Pasteur. Cent personnes à peine sont là qui l'attendent; cent hommes seulement, mais dont on peut dire que chacun d'eux est, dans l'État, «quelque chose», ou quelqu'un. Parmi cette élite, va et vient «le maître de la maison»; maigre, mince et long, sous la redingote noire boutonnée, le cache-nez de tricot blanc épingle sous la pointe de la barbe grise; et, sur le crâne, l'étroite calotte noire qu'il n'ôtera que pour recevoir son hôte, le conduire aux laboratoires, à l'amphithéâtre et, là, lire devant lui le bilan de l'oeuvre accomplie;--de l'oeuvre continuée depuis vingt-cinq ans, derrière ces murs de briques, dans une paix de couvent provincial... Roux, le premier des plus grands disciples de Pasteur,--évoquant le souvenir et traçant l'histoire des prodigieuses conquêtes réalisées depuis vingt-cinq ans, dans cette maison de faubourg, dont la plupart des Parisiens ne sont jamais venus regarder la façade... voilà un spectacle que n'oublieront pas ceux qui en furent témoins. Il parlait d'une voix unie, froide et voilée, et l'accent ne s'échauffa et la main qui tenait les feuillets ne trembla un peu que dans l'instant où il cita les camarades tombés au champ d'honneur, les morts «de la maison»...
J'ai demandé à l'un des savants qui l'administrent: «Un étranger peut-il visiter l'Institut Pasteur?» Il a souri, et m'a répondu: «En principe, non. En fait... non et oui. Cela dépend de l'étranger; du jour; de l'heure qu'il est... Pour ces choses-là, il n'y a qu'à consulter Jupille.»
Et il me montrait, à côté de la grille d'entrée, le gardien Jupille, en uniforme,--l'ancien petit berger, sauvé par Pasteur il y a vingt-huit ans.
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Sans doute, madame, vous êtes allée déjà au Salon d'automne? Je veux dire que vous en avez vu, il y a huit jours, le vernissage, ainsi qu'il convient à toute personne soucieuse d'emboîter le pas, exactement, à l'Actualité? Eh bien, il y faut retourner. Il faut aller voir, au Grand Palais, les décorateurs, qui ne présentent pas, cette année, moins de quarante ensembles, et qui n'étaient pas prêts samedi dernier. Ils promettent à leurs amis un petit vernissage complémentaire; leur vernissage, à eux. Bonne occasion de revoir un peu plus commodément une Exposition que la cohue rendait, l'autre jour, à peu près inaccessible, et qui vaut d'être, en certaines parties, regardée attentivement. Mais essayez donc d'être attentif à quelque chose, au milieu d'une foule venue au Salon d'automne, pour l'inaugurer! Je ne dis pas que le spectacle soit déplaisant. Il n'est jamais désagréable de rencontrer de la gaieté sur vingt mille visages à la fois, et il est certain qu'il n'y a pas d'endroit à Paris où règne une bonne humeur plus générale qu'en ce Grand Palais, durant les semaines où la Jeune-Peinture (nous avons nos Jeunes-Peintres comme d'autres leurs Jeunes-Turcs) y déploie ses audaces ingénues et ses laborieuses improvisations. Mais tout de même «ils sont trop», ceux qui narguent, sourient, font des mots ou s'esclaffent, et l'on aimerait bien pouvoir goûter, autrement qu'en une bousculade de fête foraine, le plaisir qu'offrent aux yeux et à l'esprit certaines oeuvres,--égarées ici, on ne sait comment, ni pourquoi. Oeuvres de vivants (et de vivants pleins de santé!) dont le talent éclate au milieu de tant de médiocrités burlesques, et semble venir au-devant du passant pour le rassurer: «Repose-toi, mon ami. Cesse de rire une minute, et regarde-moi. Et conviens que nous sommes, dans cette maison-ci, quelques-uns qui n'avons pas perdu la tête tout à fait...»
Et puis il y a les morts. Le Salon d'automne nous donne, cette année, trois intéressantes Rétrospectives: celles de Georges Lopisgisch, l'exquis fleuriste, du sculpteur Rodo, de François Bonhomé, le peintre des hauts fourneaux. A signaler aussi exposition du Livre, égayée de délicieux albums enfantins; l'exposition très amusante d'art populaire russe; et enfin de très précieux «apports» de la Céramique et de la Sculpture... Au total, il semble bien que ce Salon s'assagisse, qu'un peu plus de raison le pénètre, d'automne en automne. On y hurle encore, écrivait ces jours-ci M. Arsène Alexandre, «mais on y hurle paisiblement».
C'est autant de gagné.
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M. Chantavoine donnait, il y a dix jours, une conférence sur les Caractères de la musique française, à l'hôtel du «Foyer».
Cette conférence inaugurait la première série de douze concerts qui vont y être donnés par l'Association des concerts Chaigneau, sous le patronage de quelques maîtres, tels que Vincent d'Indy, Gabriel Fauré, Camille Chevillard, Claude Debussy. Les six concerts de cette première série auront lieu, de semaine en semaine, jusqu'en décembre. La seconde ne sera commencée qu'en avril.
Un grand nombre de notabilités mondaines ont ajouté leur patronage à celui des éminents «professionnels» dont je viens de citer les noms. Ces séances de musique de chambre occupent l'après-midi. C'est une concurrence aux thés-tangos. Je ne souhaite pas que les thés-tangos l'emportent.
Les «grandes ventes» figurent ordinairement au programme des spectacles de la Saison parisienne. La Grande vente est pour le public des grandes épreuves sportives et des grandes premières un divertissement éminemment printanier! En voici une qui clôturera l'automne: celle des collections réunies par le regretté Édouard Aynard, député du Rhône, qui mourut subitement, il y a quelques mois.
L'Exposition en sera faite chez Petit, à la fin de la semaine. Édouard
Aynard fut un homme de trop d'esprit, de trop de goût et d'une trop
haute culture pour que ses collections n'offrent pas, même aux profanes,
un spectacle intéressant. Il conviendra donc d'aller affronter, chez
Petit, la bousculade, samedi et dimanche prochains... Il sera même de
très bon ton d'y être allé.
Un Parisien.
Examen et concours.--Un emploi d'examinateur pour la physique est vacant à l'École polytechnique. Les demandes devront être adressées à l'École polytechnique avant le 5 décembre.--Une session extraordinaire d'examens pour les étudiants de la classe 1910 libérés aura lieu en décembre à la Faculté de droit de Paris. Les inscriptions seront reçues à l'École de droit le 20 novembre.
Expositions.--Paris: Grand Palais, Salon d'automne.--Musée des Arts décoratifs (107, rue de Rivoli): oeuvres de Mathurin Méheut.--Galerie Georges Petit (8, rue de Sèze), la gravure originale en couleurs (clôture le 27 novembre).--Galerie Haas et Gross (4, rue Édouard-VII), oeuvres de Romney.--Galerie Boutet de Monvel (8, rue Tronchet), céramiques de Lachenal; les peintres de Bretagne.--Galerie Devambez (43, boulevard Malesherbes), exposition des Amis de l'eau-forte.
Cours et conférences.--Le cours public de photographie en vingt leçons, professé par M. Ernest Cousin à la Société française de photographie (51, rue de Clichy), s'ouvrira le 26 novembre, à 9 heures du soir et se continuera tous les mercredis à la même heure.--Salle Gaveau (45, rue La Boétie), Visions d'art, de M. Gervais-Courtellemont: le 24 novembre, à 9 heures du soir: Visions des Indes, causerie de M. Gervais-Courtellemont.
--Ecole des Hautes études sociales (rue de la Sorbonne) le lundi à 4 h. 15: Feuilleton parlé, de M. Camille Le Senne.
--Au Théâtre Femina (avenue des Champs-Elysées), les lundis à 5 heures, conférences de M. Henry Bidou, du journal des Débats, sur le Dix-septième siècle.--Université des Annales (51, rue Saint-Georges), à 5 heures, le 24 novembre: L'Amour de soi, par M. Émile Faguet; le 25, Marie de Médicis, par M. Henry Roujon; le 26, le Théâtre romantique, par M. Jean Richepin; le 27, Au Pays de Lorraine, par M. Maurice Barrés; le 28, Une promenade à Boulogne, par M. Gabriel Fauré; le 29, Comment chante-t-on, par M. Reynaldo Hahn.
Concerts.--Au théâtre des Champs-Elysées, le 26 novembre, en soirée, concert avec le concours de M. Vincent d'Indy et Georges Enesco; le 27, à 3 heures, Hôtel du Foyer (34, rue Vaneau), concert Chaigneau.--Salle Gaveau (45, rue La Boétie), le 28 novembre, réouverture des concerts de la Société G. S. Bach.--Eglise de la Sorbonne, le 30 novembre, le Messie, de Haendel.--Salle Malakoff (56 bis, avenue Malakoff), les lundis, à 9 heures du soir, concerts de la Société des Concerts Rouge; les vendredis, à 4 heures, musique de chambre.
L'exposition de chiens de luxe.--Le 23 novembre, clôture de l'exposition de chiens de luxe et d'agrément ouverte depuis le 21 octobre, rue La Boétie, 87.
Sports.--Courses de chevaux: le 22 novembre, Vincennes; le 23, Auteuil; le 24, Saint-Ouen; le 25, Enghien; le 26, Vincennes; le 27, Auteuil; le 28, Saint-Ouen; le 29, Vincennes; le 30, Auteuil (prix la Haye-Jousselin, prix de Normandie).--Automobile: à Londres, Hall de l'Olympia, Salon de l'automobile.--Courses à pied: le 30 novembre, à Colombes, épreuve du critérium du comité de Paris.--Cyclisme: le 30 novembre, au Palais des sports, course de 24 heures à l'américaine.
Les conversions sont à la mode; je veux dire les conversions littéraires. Il n'y a pas trois semaines, M. Louis Bertrand nous donnait un Saint Augustin qui est un véritable acte de foi chrétienne. Et voici que Mme Juliette Adam, en un livre retentissant: Chrétienne[1], abdique les «erreurs» contenues dans un ouvrage précédent et également sensationnel. En d'autres termes, l'auteur de Païenne se sépare des dieux du paganisme. Car le paganisme de Mme Adam n'était point le paganisme qui nie. C'était le paganisme qui croit, le paganisme grec peuplé de dieux et d'artistes, animé de rites et fleuri de fêtes. Cette évolution spirituelle de l'éminente femme est indiquée, phase par phase, dans les différentes préfaces des éditions successives de Païenne. L'histoire de la conversion de son héroïne, Mélissandre de Noves, nous est contée dans le nouveau livre, sous la forme épistolaire. C'est un échange, par lettres, d'idées et de sensations d'art, entre Mélissandre, délivrée d'un odieux mariage, et son fiancé Tiburco Gardanne, peintre et philosophe, qui, après avoir adopté le paganisme pour demeurer l'ami de la païenne, ne va pas tarder à redevenir chrétien pour mériter la main de la chrétienne. Cela ne se fait pas instantanément. Il n'y a d'instantané que la conversion du père de Mélissandre, auquel vin extraordinaire directeur de conscience, le colonel de Noves, «superbe figure de Detaille», un soldat dont les seuls maîtres de tactique furent «Xénophon et Jeanne d'Arc», ordonne de se confesser. La conversion de Mélissandre et de Tiburce n'est point ainsi menée tambour battant et au commandement militaire. Le colonel leur donne un an pour réfléchir, méditer, comparer. Et Tiburce s'en va vivre ce délai à Athènes, ce qui nous vaut de jolies pages sur la Grèce, sur ses dieux et sur ses sages. Vous aimerez cette évocation de la philosophie antique. Vous admirerez, avec votre expérience des réalités d'aujourd'hui, ce disciple de Pythagore, Zaleucus, proposant que celui qui entreprendrait d'annihiler une loi ancienne et d'en présenter une nouvelle «serait introduit dans l'assemblée du peuple la corde au cou, que là il décrirait les inconvénients qu'il trouvait à la loi qu'il voulait proscrire, et les avantages qui reviendraient à celle qu'il voulait établir. Que, s'il avait raison, il serait honoré comme le père de la patrie, dont aucun danger n'avait pu refroidir le zèle, mais que, s'il avait tort, il serait étranglé sur l'heure comme un perturbateur du repos public».
[Note 1: Edition Plon, 3 fr. 50.]
Bref, par Pythagore, et par Platon qui, dès avant le Christ, fut un
demi-chrétien, Tiburce est ramené au christianisme en même temps que
Mélissandre obéit aux voix non plus de ses déesses, mais de ses
«saintes», sainte Julie, Jeanne d'Arc «la Salvatrice», et les saintes
Maries de la Mer. La païenne est devenue chrétienne. Nous ne sommes pas
très surpris. Nous ne sommes pas très émus, car cette conversion, toute
cérébrale, intéresse trop exclusivement notre esprit pour ne pas être un
peu étrangère à notre âme.
Albéric Cahuet.
L'idée de donner à nos troupiers des hamacs au lieu de lits a valu à L'Illustration des communications et des observations intéressantes.
Je voudrais à ce sujet citer l'opinion d'un officier qui apporte à l'appui de notre thèse un argument des plus sérieux.
On sait, dit cet officier, comment sont logés nos soldats dans les forts en temps de paix et en temps de guerre.
En temps de paix beaucoup couchent dans des casemates assez obscures, humides, munies de couchettes à deux étages.
L'aération est presque nulle et la literie est plongée dans une humidité perpétuelle contre laquelle on ne peut presque rien, étant donné la difficulté de la sortir tous les jours. Bien, au contraire, ne serait plus simple avec le hamac.
En temps de guerre ce serait pire encore.
Beaucoup de nos forts comportent un casernement de guerre souterrain, composé d'un bloc de béton armé, dans lequel sont disposées des chambres de 56 hommes. Ces chambres reçoivent l'air et la lumière d'un couloir aboutissant au fossé du fort.
Elles renferment des lits de camp sur lesquels on placerait paillasses et matelas. Un espace libre très restreint, laissé au milieu de la chambre, est le seul endroit où 56 hommes pourraient dérouiller leurs muscles pendant un siège qui peut durer des mois et des mois!
Si on substituait à ces lits de camp des hamacs, qui chaque matin seraient roulés et entassés dans un coin de la chambre, on aurait une vaste salle, tout à fait dégagée, où les hommes pourraient courir en rond, jouer et lutter contre le froid et l'ennui.
Les journaux spéciaux destinés aux restaurateurs et aux hôteliers de nationalité allemande établis dans notre pays mènent, depuis quelque temps, une campagne dont le caractère tendancieux ne saurait être méconnu, et qui a pour but de substituer partout la vanille de Togo à celle des colonies françaises. A les en croire, les plantations de Bourbon, des Comores, de la Guyane et de la Guadeloupe auraient à peu près complètement disparu. Toutes les gousses vendues en France sous ces diverses dénominations d'origine seraient récoltées à Tahiti et auraient seulement l'odeur de la vanille, avec un goût voisin de celui de l'héliotrope. Pour leur donner la saveur que réclame la clientèle, les commerçants français seraient contraints de les «givrer» de vanilline, c'est-à-dire de les enrober d'une couche pulvérulente d'un produit chimique. Au contraire, la vanille allemande récoltée à Togo possède toutes les qualités et toutes les perfections. Il est donc à la fois logique et sage de la préférer aux vanilles des colonies françaises.
Ces assertions--il est à peine nécessaire de le dire--sont d'une fausseté complète. Les importations de gousses de vanille récoltées dans nos possessions d'outre-mer sont en augmentation croissante et jouissent, à juste titre, de toute la sympathie des connaisseurs. Par contre, les vanilles allemandes de Togo ont un goût rude et grossier qui les fait impitoyablement refuser par les véritables gourmets.
Quant au prétendu «givrage» artificiel, rien de plus facile que le mettre en évidence. En détachant avec l'ongle un cristal du givre blanc qui couvre naturellement les gousses et en le posant sur la langue, on doit sentir immédiatement un goût prononcé de vanille; dans le cas contraire, on a très probablement affaire à de l'acide benzoïque. D'autre part, quand on regarde à la loupe une gousse de vanille, on voit facilement si les cristaux existant à sa surface ont la forme d'aiguilles implantées perpendiculairement: ce sont alors des cristaux naturels. S'ils paraissent accolés à la surface, au lieu d'être pour ainsi dire piqués en elle, on peut être certain qu'ils ont été frauduleusement ajoutés.
C'est ce qu'on constate bien souvent en examinant avec soin les vanilles allemandes de Togo, dont, malheureusement, le givrage est bien souvent artificiel.
La première escadre française, commandée par l'amiral Boué de Lapeyrère, poursuit en ce moment dans la Méditerranée orientale une croisière dont l'importance s'affirme plus haute et plus complète à mesure que se multiplient les témoignages de sympathie partout prodigués à nos marins. Entreprise, ainsi que l'a déclaré le ministre de la Marine, «au lendemain de la paix de Bucarest, qui a été facilitée par l'attitude du gouvernement de la République envers les peuples balkaniques soutenant chacun leur intérêt national», elle montre, fort à propos, notre pavillon dans le Levant, «où, disait encore M. Pierre Baudin, la France compte des amitiés fidèles et d'autant plus précieuses qu'elles ont reçu l'épreuve du temps». Après avoir fait escale en Égypte, la première escadre s'est dirigée vers Vourla, dans le golfe de Smyrne, d'où elle doit, à la fin de ce mois, gagner les côtes grecques, pour s'y rencontrer avec une force navale anglaise imposante.
Ce long voyage aura débuté sous les plus heureux auspices: le séjour de nos cuirassés dans les eaux égyptiennes a laissé au Caire et à Alexandrie une impression profonde, que nous traduisent les récits de nos correspondants. L'autorité personnelle de l'amiral Boué de Lapeyrère, le renom séculaire dont jouit en Orient notre pavillon, ont contribué à l'éclat de cette visite, si favorable à nos intérêts et à notre prestige.
A Alexandrie, la série des fêtes auxquelles donna lieu la présence de nos marins s'est brillamment terminée, le 2 novembre, par une belle cérémonie: la pose de la première pierre du nouveau lycée français, qui doit remplacer l'ancien, devenu trop petit pour le nombre croissant de ses élèves. L'amiral Boué de Lapeyrère la présidait, ayant à ses côtés Mme de Reffye, femme de notre consul, qui avait accepté d'être la marraine du futur établissement; et l'assistance comprenait, outre les contre-amiraux Nicole et Lacaze, et les commandants des cuirassés, de nombreuses personnalités de la colonie française. Un détachement de 250 matelots, accompagné de la musique des équipages, assurait le service d'honneur.
Après les discours prononcés par M. Toutey, membre du Conseil supérieur de l'Instruction publique et directeur du lycée, par M. Fouchet, gérant de l'agence de France au Caire, et par l'amiral Boué de Lapeyrère, le procès-verbal de la cérémonie fut enfermé dans un étui que l'on plaça dans la pierre, scellée par le commandant en chef de notre première escadre.
L'importance que tend à prendre l'industrie du raffinage des huiles d'olive inquiète sérieusement tous les propriétaires de la région de l'olivier. Cette industrie consiste à traiter les résidus de fabrication de façon à les rendre propres à la consommation; grâce au bas prix de ces résidus, on peut vendre l'huile raffinée à un prix fort inférieur au cours des huiles naturelles.
Les syndicats de producteurs demandent des mesures propres à empêcher la confusion, dans le commerce, entre les huiles des deux catégories; mais la chimie se déclare impuissante dans la circonstance. Depuis plusieurs mois, le service de la répression des fraudes a cherché en vain des méthodes d'analyse permettant de résoudre la question; des procédés, au premier abord satisfaisants, ont été reconnus inefficaces.
Or, la nouvelle industrie peut créer une concurrence désastreuse à l'oléiculture nationale. Car, si les résidus représentent à peine 5% de la fabrication provençale, dans les autres pays la proportion des résidus et des mauvaises huiles est énorme. Jusqu'ici ces huiles n'ont trouvé de débouchés en France que pour les usages industriels; désormais, elles nous arriveront de l'étranger toutes raffinées.
Dans ces conditions, il semble que, seule, une réforme du tarif douanier pourrait conjurer la crise.
Chaque jour voit réaliser un progrès dans la construction des moteurs à pétrole de grande puissance, et il semble que ces moteurs ne tarderont pas à faire une concurrence sérieuse aux machines à vapeur. Appliqué depuis quelque temps à des navires de plusieurs milliers de tonnes, le nouveau mode de propulsion vient d'être essayé en Allemagne pour le remorquage d'un train express.
Un moteur du type Diesel, développant une force de 1.000 chevaux, actionne une machine chargée de remorquer un train express sur la grande ligne de Berlin à Magdebourg. Lors des premiers voyages d'essai, on a effectué le parcours Winterthur-Romanshorn à la vitesse moyenne de 70 kilomètres à l'heure; sur certaines sections du trajet, la vitesse a atteint 100 kilomètres.
Extérieurement, la locomotive Diesel ne rappelle en rien l'aspect des locomotives à vapeur; elle n'a pas de cheminée et elle ressemble assez, comme lignes générales, aux derniers modèles d'automotrices électriques.
Une cérémonie française à Alexandrie: pose de la première
pierre du lycée français par Mme de Reffye, femme du consul de France,
et par l'amiral Boué de Lapeyrère.--Phot. Reiser et Binder.
La légende d'Orphée; modernisée: Mlle Emmy Destinn
chantant devant un lion couché sur le piano de
l'accompagnatrice.
C'est à une transposition moderne du mythe d'Orphée que volontiers ferait songer la singulière photographie reproduite ci-dessous... Orphée, par les sons de sa lyre, charmait les animaux féroces, qui lui faisaient une docile escorte: ainsi Mlle Emmy Destinn, la célèbre cantatrice allemande que les Parisiens ont applaudie il y a quelques années, semble-t-elle, par ses chants, apprivoiser le plus redoutable des fauves, asservi au pouvoir d'une voix magnifique. Et ce tableau imprévu, renouvelé des Grecs, suscitera, pendant longtemps sans doute, l'émotion des foules,--car il s'intercale dans un film sensationnel, récemment exécuté pour un cinéma de Berlin.
La fantaisie d'un auteur de scénarios, d'imagination fertile, a voulu que Mlle Emmy Destinn vînt chanter devant un lion, dans sa cage même.
Nonchalamment étendue sur le piano, la bête formidable se prêta de fort bonne grâce à l'étrange concert. Et, pour se faire entendre à pareil auditoire, la voix de la cantatrice n'en fut ni moins ferme, ni moins assurée que de coutume.
Les pluies d'orage ont une valeur fertilisante. L'ammoniaque qui existe couramment dans l'atmosphère est ramené sur la terre végétale par les pluies et surtout les pluies d'orage qui constituent ainsi un puissant moyen d'amendement. On admet qu'un litre d'eau de pluie contient en moyenne 0,0008 gramme (huit dix-milligrammes) d'ammoniaque. Cette donnée permet de faire soi-même les calculs qui s'imposent pour apprécier l'importance de «l'engrais» que constitue une bonne averse.
Que faire des coquilles de l'huître, après en avoir absorbé le contenu? Sans doute, dans les régions pauvres en calcaires, dans les pays granitiques comme les Vosges, par exemple, et d'autres encore, on peut avec avantage donner les coquilles écrasées, mises en poussière, aux poules ou bien aux champs, et leur fournir le calcaire nécessaire. Mais ailleurs?
Ailleurs, on peut imiter l'exemple donné par un architecte de Galveston et employer les écailles à faire un béton avec lequel on construit une maison.
La maison construite à Galveston a été faite avec un ciment composé de 4 septièmes d'écaillés, 2 septièmes de sable et un septième de ciment.
Coûtant meilleur marché que le béton ordinaire et que la brique, il a le grand avantage de ne laisser pénétrer aucune humidité.
L'immeuble, qui a cinq étages, a nécessité 26.423 mètres cubes de béton, où sont entrés 11 millions d'écaillés d'huîtres. Galveston offre des facilités particulières au point de vue de la matière première: il s'y trouve des bancs d'huîtres gigantesques.
On aurait de la peine à se procurer la quantité d'écaillés voulue, ailleurs, semble-t-il, même en organisant un service de ramassage spécial dans les boîtes à ordures, service qui, du reste, coûterait plus qu'il ne rapporterait, probablement.
On parle toujours, et beaucoup, en France, de la lutte contre l'alcoolisme, qui est un des facteurs les plus redoutables de la dégénérescence de la race et de la dépopulation.
Mais combien devrait être formidable l'effort nécessaire pour entreprendre cette lutte, dans laquelle on se heurterait à des intérêts énormes et à des intéressés innombrables.
D'après M. L. Jacquet, il n'y a nulle exagération à accepter que le rendement annuel de la production de l'alcool, joint aux transactions commerciales des spiritueux tant en exportation qu'en vente au détail, atteint et même dépasse trois milliards et demi de francs.
Ce budget de l'alcool est monstrueux, et voici quelle est la population qui y est intéressée:
Viticulteurs 1.600.000 Cidriers 1.075.000 Marchands en gros ou entrepositaires 34.000 Distillateurs de profession 16.000 Distillateurs ambulants 18.000 Débitants au détail 480.000 Assujettis divers 115.000 Bouilleurs de cru 1.300.000 Personnel employé par les marchands de gros et distillateurs. 300.000 Personnes salariées par les récoltants 500.000 Tonneliers, verriers, bouchon etc... 400.000
Soit 5.838.000 personnes, non compris les entrepreneurs de transport, camionneurs, etc.
Ainsi donc il est permis de dire qu'en France la moitié des électeurs tirent profit de l'alcool.
Encore n'est-il pas, ici, tenu compte des agriculteurs, producteurs de betteraves, dont l'intérêt pour l'alcool n'est pas douteux.
(Voir notre gravure de première page.)
La figure--désormais historique--du général et président actuel du Mexique, Vittoriano Huerta, est assez énigmatique. Elle apparaît, du moins, comme telle parce qu'elle est peu connue, surtout en France. La situation de Huerta semble également peu compréhensible. Au point de vue purement objectif, en effet, et en dehors de toute préoccupation politique, voici un homme qu'on représente comme le dictateur du Mexique et qui, en réalité, est tenu en échec, sur plusieurs points du territoire mexicain, par les insurgés.
Or, l'homme et sa vie s'expliquent, en somme, d'un seul mot: Huerta est un Indien. Il se vante, lui-même, d'être un Aztèque pur sang. Sa physionomie physique, et morale, est profondément marquée du sceau de sa race. Quelqu'un qui l'a approché de très près ces derniers temps, M. Edwin Emerson, a noté, chez lui, les traits caractéristiques de l'Indien: l'intrépidité devant le danger; l'astuce et la fourberie; l'orgueil patriotique de la race,--et aussi, hélas! la cruauté. D'indéniables atrocités commises envers les prisonniers de guerre, après le combat, pèsent autant que la mort du président Madero, trahi par lui, et celle de son frère Gustave, sur la conscience de Vittoriano Huerta. Quant à son impuissance actuelle contre les insurgés, il ne faut pas s'en étonner si l'on songe que Huerta a eu à peine l'occasion d'apprendre son métier de général, et n'a commandé que rarement des forces militaires importantes.
Vittoriano Huerta a aujourd'hui soixante ans. Il est entré, à dix-sept ans, à l'Académie militaire de Chapultepec, d'où il sortit second lieutenant dans le corps des ingénieurs. Capitaine en 1879, il crée et organise l'état-major général. Il travaille, en excellent astronome et mathématicien, à l'établissement de la carte de l'état-major. Colonel en 1890, il réprime la révolte des Indiens Yaquis et reçoit les étoiles de général. Désormais, il va jouer un rôle. Et alors s'étale, ici, dans toute son effronterie, un trait caractéristique de l'Indien, et si accentué chez Huerta: l'impudence de la vantardise.
Veut-on savoir ce qu'il pense des Américains, et de ces États-Unis qui entendent mettre fin, aujourd'hui, à sa carrière? Voici un témoignage, resté jusqu'ici inédit en France. Ce sont les propos, à peu près textuels, échappés au général Huerta, à la fin du banquet que lui offrait, l'année dernière, la ville de Mexico, au moment de son départ pour le front de bataille dans l'État de Chihuahua.
«Si les États-Unis allaient un jour intervenir?» lui disait-on. Et Huerta s'indigna:
«Je n'ai pas peur des Gringoes!... Aucun Mexicain n'en a peur. Sans la trahison du président Santa-Anna, qui se vendit aux Américains en 1847, nous aurions battu les Yankees, comme sûrement nous les battrons la prochaine fois! Qu'ils passent seulement le rio Bravo! Nous les renverrons chez eux la tête en sang.--Nous autres, Mexicains, nous ne craignons personne. N'avons-nous pas battu les Espagnols? et les Français, les Autrichiens, les Belges, et tous les aventuriers étrangers venus chez nous à la suite de Maximilien?... Il n'existe, d'ailleurs, que deux nations, à côté de notre vieux peuple aztèque. Ce sont l'Angleterre et le Japon. Les États-Unis sont une olla-podrida de peuples... Un de ces jours, l'Angleterre, le Japon et le Mexique marcheront ensemble, et ce sera la fin des États-Unis.»
L'année dernière, le président Madero envoyait Huerta contre l'insurgé Orozco et ses rebelles. Après le premier combat victorieux--où il y eut en tout, des deux côtés, 200 morts et blessés--le général Huerta, dans un bulletin de victoire plus qu'enthousiaste, déclarait que c'était «la plus terrible bataille qui ait été livrée, dans l'hémisphère américain, depuis cinquante ans!» Et Vittoriano Huerta reste, pour ses partisans, le «Héros de Bachimba», où le 13 juillet 1912, il défit Paschal Orozco --avec 10.000 hommes contre 3.500--après un duel d'artillerie de dix heures--qui tua quatorze rebelles.
Une dernière anecdote achève de peindre le général Huerta. Il n'a jamais pardonné, en véritable Indien, à Madero, alors simple citoyen, de s'être interposé pour négocier avec les rebelles, à Cuernavaca. «S'il veut traiter, qu'il vienne d'abord m'en demander permission!» s'écriait Huerta devant son état-major, à l'hôtel Bellavista, où il était attablé devant une bouteille de cognac. Une heure après, avec le flegme de l'Indien cauteleux, il allait, suivi de son état-major, en grand uniforme, rendre, à la maison du gouverneur, ses respects à senor Madero.
Quelque temps avant la catastrophe qui allait lui coûter la vie, l'infortuné président Madero déclarait ouvertement à l'ambassadeur des États-Unis, M. Wilson, qu'il avait de graves raisons pour suspecter la loyauté du général Huerta.
On sait, aujourd'hui, et l'on comprend l'attitude des États-Unis en face
du gouvernement de Vittoriano Huerta.
E. de Morsier.
(Voir notre gravure, page 399.)
Quels souvenirs ces mots «baptême de la ligne» éveilleront dans les mémoires des hommes qui prirent le goût de lire avant l'invention du roman policier! Mais les enfants d'à présent ont-ils seulement feuilleté Robert-Robert, et connurent-ils les frissons de Toussaint Lavenette au passage de la ligne? Sinon, ils ne savent pas de quelles émotions ils sont privés. Les pittoresques, les amusants récits que c'étaient, dans les romans d'aventure de notre jeunesse, ceux qui décrivaient cette burlesque cérémonie: la descente des hunes du courrier, la veille du grand jour; l'arrivée, par le même chemin du ciel, du «père Trois Piques» et de sa jeune épouse,--et puis, le bain, dans la baille aménagée à cet usage, des passagers et des matelots qui passaient pour la première fois l'Equateur... Or, tout cela, on est heureusement surpris de le constater, a été conservé scrupuleusement dans notre marine de guerre, gardienne fidèle des bonnes traditions, et l'on peut voir par cette photographie prise il y a quelque temps sur la Jeanne-d'Arc, croiseur-école des aspirants, au cours d'un voyage, entre Madère et Rio de Janeiro, que les novices de la mer sont baptisés selon tous les rites que subirent, de bonne humeur, leurs devanciers. C'est une journée de repos, de détente au milieu des occupations sévères du bord. Le lendemain, la discipline reprend ses droits et chacun se remet à son devoir.
Aux termes du testament de M. Nobel, le prix de littérature doit être attribué par l'Académie suédoise à la personne qui, dans l'année immédiatement précédente, a donné l'oeuvre idéaliste la plus distinguée. Cette fois l'attribution du prix répond exactement au désir du testateur: Gitanjali--ou Offrandes poétiques--est bien l'oeuvre la plus idéaliste qui ait été publiée depuis longtemps.
Le poète hindou Rabindranath Tagore.
--Phot. Elliott et Fry.
L'auteur, Rabindranath Tagore, a été appelé le prophète du nationalisme hindou; dans son pays natal, de Bombay, aux confins de la Birmanie et des sources du Gange à Colombo de Ceylan, il est connu de tous ses compatriotes, qu'ils appartiennent aux castes les plus nobles ou aux plus inférieures. Lui-même appartient à une des plus anciennes familles du Bengale. Son grand-père, le prince Dwarkanath Tagore, visita l'Europe et fut reçu par la reine Victoria; son père est le Maharshi Debendranath Tagore (maharshi signifie «grand sage»). Il a trois frères et trois soeurs qui se sont acquis une renommée locale; l'un d'eux est un fameux philosophe: Les écureuils descendent des branches et grimpent sur ses genoux, et les oiseaux se posent sur ses mains.»
Rabindranath Tagore est né en 1861, à Calcutta. A dix-huit ans, il composa les paroles et la musique d'un drame lyrique, que suivirent des pièces de théâtre, des romans, des nouvelles, des poèmes. Entre temps, il vint à Londres pour y étudier le droit, mais il s'en dégoûta bien vite et retourna aux Indes où il s'adonna tout entier à son art. En outre, il a fondé à Bolepur, près de Calcutta, une école fréquentée par plus de 200 élèves. Il a créé lui-même les méthodes d'enseignement; sous sa direction, des maîtres formés par lui font étudier les élèves en plein air.
L'oeuvre de Rabindranath Tagore n'est connue en Europe que par les traductions anglaises qu'il a faites lui-même, et par les fragments traduits en français et publiés en juillet dernier dans le «Mercure de France». La version anglaise est en prose rythmée, si simple et d'expression si choisie et si précise que le sens n'est jamais obscurci et qu'elle exprime admirablement l'accord de l'idée et de l'émotion provoquée par la contemplation méditative de l'univers. A les lire lentement et à haute voix, ces poèmes révèlent toute leur beauté et on les sent composés par un musicien, par un artiste familier avec une musique plus subtile que la nôtre. Dans l'original, ces poèmes se chantent. Les airs et les paroles sont intimement alliés; certains «modes» de cette musique ont une signification particulière: les uns s'emploient pour les chants du soir, les autres pour les chants de l'aube, d'autres encore pendant la saison des pluies, de sorte qu'un Hindou reconnaît, dès la première mesure, l'atmosphère et le lieu du poème.
Aucun poète n'a exprimé aussi puissamment l'intimité de l'âme humaine et
de la nature, tout en professant une philosophie aussi claire et aussi
vaste. Ce mysticisme lyrique est d'une élévation incomparable; on y
trouve des accents passionnés qui rappellent le Cantique des
Cantiques, des accents d'allégresse et d'espoir qui dépassent tout ce
qu'offrent les prophètes ou les psaumes de David. Le chant de ce poète
est épuré de toute intonation de douleur ou de regret, de tristesse ou
de crainte. C'est la pure lumière de la vie spirituelle qui se marie au
chant harmonieux de la beauté parfaite.
Henry-D. Davray.
Nous citerons ici, à titre d'exemples, trois fragments de poèmes inédits de M. Tagore traduits par M. Henry-D. Davray:
Les mains s'attachent aux mains, et les yeux s'attardent aux yeux: ainsi commence l'histoire de nos cours.
C'est la nuit de Mars qu'éclaire la lune; la suave senteur du henné embaume l'air; ma flûte est à terre, négligée; et ta guirlande de fleurs n'est pas achevée.
Cet amour entre toi et moi est simple comme un chant.
Ton voile couleur safran enivre mes yeux.
La guirlande de jasmin que tu m'as tressée fait tressaillir mon coeur comme une louange.
C'est le jeu où l'on offre et où l'on retire, montrant ce qu'on tient pour le dissimuler aussitôt: des sourires, de petites timidités et de douces luttes inutiles.
Cet amour entre toi et moi est simple comme un chant.
J'ai cueilli tes fleurs, ô Monde!
Je les ai pressées sur mon coeur et les épines m'ont déchiré.
Quand le jour a baissé et que montèrent les ténèbres, j'ai trouvé que la fleur était fanée, mais que la douleur restait.
Il te viendra encore des fleurs, ô Monde, des fleurs parfumées et orgueilleuses.
Mais pour moi le temps de les cueillir est passé, et au cours de la nuit noire, je n'aurai pas de roses, mais la douleur est restée.
Dans le tumulte impétueux et assourdissant de la vie, ô Beauté, sculptée dans la pierre, tu demeures muette et immobile, seule et distante.
Le Temps est assis, amoureux, à tes pieds et murmure: «Parle, parle-moi, mon amour; parle, ma fiancée!» Mais ton langage est enfermé dans la pierre, ô Immuable Beauté.
Ce dernier poème n'évoque-t-il pas à l'esprit le souvenir d'un sonnet de Baudelaire?
L'un des plus constants défenseurs du théâtre d'observation minutieuse et de fine psychologie, de vérité méticuleuse en même temps que de littérature dramatique épurée, M. Edmond Sée, a fait représenter au théâtre Réjane une comédie en quatre actes, l'Irrégulière, qu'on a écoutée avec l'attention qu'elle méritait et qu'on a applaudie avec sympathie. Elle nous expose les déboires et les chagrins d'une femme «irrégulière» qui aspire à la régularité, y parvient et y trouve des déceptions et des douleurs nouvelles. Mme Réjane incarne ce personnage avec son art merveilleux et la troupe qui l'entoure est de tout premier ordre.
De l'un des contes de Voltaire qui prennent rang de chef-d'oeuvre, de l'Ingénu, MM. Charles Méré et Régis Gignoux ont tiré, pour le théâtre Michel, une comédie en trois actes toute pleine de la plus ironique belle humeur, de la plus heureuse audace et de la plus piquante fantaisie. On a salué de rires et d'applaudissements cette très adroite adaptation scénique des mémorables aventures du Huron fraîchement débarqué, du fond de sa Huronie, en pleine France du dix-huitième siècle Et l'interprétation est excellente avec MM. Harry-Baur, Lévesque, Guyon fils, et Mmes Juliette Darcourt, Germaine Reuver, Isane.
Le Gymnase a repris l'un des plus incontestables succès de M. Henry Bernstein, l'une de ses pièces où s'affirment avec le plus d'éclat ses dons de psychologie aiguisée et de force puissante, Samson, qui fournit d'ailleurs à son principal interprète, M. Lucien Guitry, l'occasion de déployer des qualités d'interprétation exactement correspondantes.
Signalons enfin la réouverture du «Bon Théâtre», quai de Passy qui a pour but, comme son titre l'indique, d'offrir aux familles des spectacles sains en même temps que présentant les meilleures garanties artistiques: il commence sa saison par les Oberlé, de M. René Bazin.
Note du transcripteur: Ce supplément ne nous a pas été fourni.
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