The Project Gutenberg EBook of La jeune fille verte, by Paul-Jean Toulet This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La jeune fille verte Author: Paul-Jean Toulet Release Date: June 20, 2011 [EBook #36482] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA JEUNE FILLE VERTE *** Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
P.-J. TOULET
— ROMAN —
PARIS
ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS
100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100
PLACE BEAUVAU
——
1920
LE DIVAN
Revue de Littérature et d'Art
PARAIT RÉGULIÈREMENT DEPUIS 1909
et
A PUBLIÉ DES ŒUVRES INÉDITES
de
Roger ALLARD, J.-M. BERNARD, Jacques BOULENGER, Francis CARCO, Georges LE CARDONNEL, Henri CLOUARD, Tristan DERÈME, Charles DERENNES, Francis ÉON, François FOSCA, André du FRESNOIS, Daniel HALÉVY, Émile HENRIOT, Edmond JALOUX, Francis JAMMES, André LAFON, Léo LARGUIER, Guy LAVAUD, Pierre LIÈVRE, Eugène MARSAN, Eugène MONTFORT, Jean PELLERIN, Edmond PILON, Michel PUY, Étienne REY, Daniel THALY, Louis THOMAS, P.-J. TOULET, Robert de TRAZ, Jean-Louis VAUDOYER, Gilbert de VOISINS, Émile ZAVIE, etc.
————
Le numéro: 2 francs
Abonnement d'un an: 15 francs.
————
A PARIS:
chez ÉMILE-PAUL Frères, Éditeurs
100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100
IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE,
20, PARIS.—8488-5-19.—(Encre Lorilleux.)
DU MÊME AUTEUR:
————
M. Du Paur, homme public (Le Divan) | 1 vol. |
Le Grand Dieu Pan; traduit de l'anglais d'Arthur Machen (G. Crès et Cie) | 1 vol. |
Le Mariage de Don Quichotte | épuisé. |
Les Tendres Ménages (Mercure de France) | 1 vol. |
Mon Amie Nane (Mercure de France) | 1 vol. |
Comme Une Fantaisie (Le Divan) | 1 vol. |
Les Contes de Behanzique (L'Éventail) | 1 vol. |
A paraître (aux Éditions du Divan): | |
Les Contrerimes, poésies | 1 vol. |
Les Trois Impostures, almanach | 1 vol. |
————
Copyright 1919 by Émile-Paul frères.
P.-J. TOULET
— ROMAN —
PARIS
ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS
100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100
PLACE BEAUVAU
——
1920
Justification du tirage
Nº
TABLE DES MATIÈRES |
————
L'auteur de ce roman, ou plutôt de cette chronique de mœurs, comme lui-même disait, naquit peu avant la guerre à la ville de Coblence, et mourut sur la côte du Togo (Afrique) dans l'année 1904. C'est là tous les événements de sa vie, sauf à tenir compte du présent livre, tiré à petit nombre aux frais de l'auteur, sous ce titre:
DAS GRUNE MEDCHEN
EINE FRANZŒSISCHE SITTENKRONIK
BEI
HERMANN NONNSEN
AACHEN (AIX-LA-CHAPELLE)
MCMIV
Il l'avait écrit en France, où il passa, pendant près d'un lustre, à Orthez (Basses-Pyrénées) la plupart de son temps. Les habitants s'en rappellent-ils l'étranger qui poursuivait des insectes à travers les rocs blancs du Gave? C'est ainsi qu'il connut un jour ce poète bucolique que le Béarn s'enorgueillit d'avoir donné à la France. Le même soir les vit rentrer ensemble entre les peupliers. Celui-ci regagnait sa maison sous les fleurs, au bord de la route sonore, et tel rit dans sa barbe, le faune gardien des fleuves, quand il frappe le sol de son pied démoniaque et fourchu. L'entomologiste, lui, tandis que d'un papillon sur son chapeau palpitaient les ailes, agitait son filet vers le ciel couleur de citron et les étoiles entrouvertes, comme s'il eût aussi voulu piquer Vénus à son chapeau.
Sans en dire la raison, un jour il quitta Orthez pour les pays noirs. Le livre, dont on donne ici la traduction, ne parut qu'après son départ. Presque tous les exemplaires lui en furent envoyés sur son ordre dans la jolie ville d'Atokapaméo, pour y être sans doute mangés aux termites. Mais il était mort cependant.
Ainsi son héroïne a vu la lumière dans le même temps qu'elle lui fut à lui-même ravie sur les bords africains. Elle y est, au Togo, d'un tel éclat que les plus élégantes Allemandes, ce n'est qu'à l'aide de conserves bleues qu'elles peuvent contempler les sables de ce rivage étincelant.
PAUL-JEAN TOULET, 1901.
LA JEUNE FILLE VERTE
L'averse sonore battit le feuillage un moment, décrut, s'évapora; et, peu à peu, tout redevint un éclatant silence.
Dans la salle au sol alterné de marbre et d'ardoise, où Vitalis Paschal mangeait des prunes de Mirabelle, ces beaux fruits, posés devant lui sur des feuilles de figuier, étaient pareils aux boules répandues d'un collier d'ambre; et le parfum en pénétrait jusqu'à son cœur. De la pointe de ses doigts, il en choisit une, très grosse, qui semblait faite d'or et d'éclat; et, se renversant en arrière, y mordit d'un air amoureux: «A quoi donc songeait son patron, Me Beaudésyme, de pêcher le tocan par cette chaleur.» Et il contempla en baillant les jalousies qu'on eut dit que le jour rayait de flammes.
L'eau goutte à goutte, sous la varangue, ne s'entendait presque plus; ni dans le verger, le long des rigoles, où la consumait le soleil. Ce peu de pluie d'orage n'avait fait que battre la poussière, comme pour en confondre l'odeur avec celle des pommes rougissantes, et d'une glycine à demi dévorée du soleil.
Vitalis essaya de se remettre au travail. Dans une chemise ouverte sur la table, où les minutes dormaient, d'un héritage riche en litiges, il en saisit une, au hasard.
L'avoué d'une ville voisine avait noirci son papier de vocables sauvages, de chiffres, et prié Me Beaudésyme de les homologuer, encore que ce ne fût point là besogne de notaire. Mais ses clients le jugeaient universel. Ce n'est pas moins le clerc qui en fut chargé, dont il murmurait entre tant.
—Comme si ça me regardait, grogna-t-il, la procédure.
Et il lut à mi-voix: | ||
Assignation, | Fr. 12 | » |
A venir d'audience, | 1 | 25 |
L'avenir, l'avenir, mystère. | ||
(Ça, c'est cher.) | ||
Appel, | 0 | 25 |
(Ça non: on n'a pas dû entendre.) | ||
Sommation de communiquer, | 1 | 25 |
Communication donnée, | 2 | 50 |
(Oh, donnée.....) | ||
Communication reçue, | 2 | 30 |
Communication au Ministère public, | 1 | 15 |
Pose de qualités, | 2 | 25 |
A venir en règlement de qualités, | 1 | 25 |
Coût de l'expédition, | 18 | 75 |
(C'est celle de Madagascar, pour sûr.) | ||
Droit de correspondance hors l'arrondissement, | 7 | 50 |
Conclusions grossoyées, | 25 | 50 |
Papier minute..... | ||
(Zut) | ||
Enregistrement minute..... | ||
(Zut! zut!! zut!!!) |
De nouveau, il bâillait en se choisissant un autre fruit; des pas résonnèrent sous la varangue. Ses regards errèrent dans l'étude et n'y virent que l'ennui. Elle prenait jour par deux fenêtres, qui éclairaient à demi, estompées de pénombre ou, quelques-unes, rayées de soleil, les carrés jaunes des affiches de licitation. Derrière les jalousies, Vitalis, voyant glisser une ombre, lui lança au travers le noyau de la prune qui lui sucrait encore la bouche.
—Oh, le laid! s'écria une voix. Il m'a tout écorché la joue.
—Ah, c'est toi, Detzine, répartit le clerc. Attends, attends. Je vais te guérir. Si seulement j'avais visé plus bas.
Il était déjà dehors; la servante à courir entre les framboisiers, peut-être en désirant d'être rejointe. Elle le fut tout de suite et embrassée, baisée aussi sur les deux joues qu'elle avait pareilles à des brugnons, hâlées de soleil sous leur rouge. Mais un autre pas se fit entendre et Detzine alors d'appeler au secours:
—Rosalie, Rosalie.
Celle-ci accourut en riant. Aussitôt Vitalis, changeant de front, s'en prit à la nouvelle venue, qu'il trouvait aimable, et telle qu'il jugeait Detzine, ou la plupart des filles à sa portée. Aussi bien Rosalie avait elle une double flamme dans les yeux, et la denture d'un louveteau, avec ces grâces que la plus rustique fait voir au temps de sa jeunesse. Encore était-elle plus âgée que Detzine, toutes deux du reste en bon point.
—Elles sont concaves, avait dit M. Lubriquet-Pilou, ancien fermier de l'octroi.
Peut-être entendait-il l'inverse; mais on ne discutait pas à Ribamourt, ses arrêts en la matière. Les bourgeois du lieu, les marchands aussi bien que les employés des mines d'étain, des Sources Neurasthénothérapiques, répétaient en riant de l'œil, chaque fois que les servantes de Mme Beaudésyme étaient en cause:
—Elles sont concaves.
Vitalis, qui savait là-dessus, depuis longtemps, ce qu'il fallait croire, semblait en poursuivre, aujourd'hui, quelque nouveau témoignage. Mais Detzine, prenant à son tour la défense de sa compagne, se tenait à lui suspendue ou tâchait, en le chatouillant, de lui faire lâcher prise. Cependant que, dans le verger aux profondes odeurs, sous un ciel poudroyant où s'amortissait la couleur des choses, l'âpre feuillage d'un figuier prêtait à ses jeux le peu d'une ombre aride.
—Rosalie! appela tout à coup une voix pleine et grave, de l'autre côté du jardin.
—Aüt ou diantre, murmura la servante. Madame, té, qui est revenue.
—Rosalie, est-ce que Monsieur Vitalis y est?
—Me voilà, Madame, dit le jeune homme, en allant au-devant d'elle. Pour cacher son embarras, il avait cueilli une grappe de groseille et se mit à la mordiller.
C'est vrai que Basilida était sa cousine; mais plus jeune qu'elle de quatre ou cinq ans, il la respectait, un peu par habitude. Pour d'autres raisons encore, c'était une des personnes dont il se souciait le moins d'être surpris au cours de semblables ébats, quand bien même les mœurs du pays ne lui en faisaient pas un crime. Et il doutait d'autre part que le branchage du figuier les eût tout à l'heure gardés d'être vus.
Aussi bien, et que Mme Beaudésyme ne laissât voir aucun trouble sur son beau visage, Vitalis pensa distinguer dans sa voix une irritation contenue. Et sa bouche, aussi, était sanglante comme si elle venait de se mordre soi-même.
—Ma foi, disait-elle,—en retroussant, telle une chienne, ses lèvres ourlées qui laissèrent, un instant, apercevoir sa tranchante denture—vous ne craignez pas la chaleur, Vitalis. Et cette pauvre tante qui s'inquiète toujours des coups de soleil pour son chéri. Vous sortez sans béret maintenant?
Vitalis sentit qu'elle devinait pourquoi il avait quitté l'Étude avec tant de hâte; et ce fut comme s'il voyait, sur le champ d'or de ses prunelles se figurer sa pensée soupçonneuse comme lui-même se l'imaginait: un satyre bondissant dans la blanche lumière qui tremble; le feuillage et le bruit rugueux d'un figuier; deux nymphes, aux fesses claires, qui, en fuyant se retournent... Et il pensa aussi que son silence ne lui serait d'aucune excuse, s'il s'en tenait là, et serait maladroit, à durer.
—Vous savez, expliqua-t-il, combien j'aime, quand il fait chaud, boire à même la fontaine. Ça me rappelle le collège. Alors... j'étais sorti.
—Ah, oui.
Le jeune homme rompit les chiens:
—N'est-ce pas aujourd'hui, demanda-t-il, que vous deviez aller voir ma tante?
—C'est pourquoi je vous appelais. J'y fus avec les Laharanne, et leur phaéton, vous savez: cette machine, du temps... d'Icare. Enfin... tant que mon mari ne m'offrira pas de voiture, il me faudra bien prendre Hontou, ou que mes amis me prennent. Les Laharanne, eux, allaient à Hargouët voir les Sainte-Mary. Mais ils ont trouvé visage de bois, soit qu'il n'y eût personne en effet; ou personne qui fût d'humeur à se laisser voir. Car on prétend qu'il y a brouille dans le ménage.
—Encore?
—Oui: mariage d'amour.
Derechef, Basilida découvrit ses canines, avec une espèce d'ironie sardonique qui sembla s'adresser à quelque plus lointaine image que des Sainte-Mary, et reprit:
—Voilà des gens qui s'adorent. Monsieur trompe Madame à bouche que veux-tu. Et en attendant qu'elle le lui rende, ils vivent dans une espèce de divorce, parfois illuminé par des soleils de tendresse; quand ce n'est point des averses de larmes, comme l'autre jour où Sylvère, à ce qu'on dit, est allée chercher asile au giron de sa maman qui s'occupe à lui enseigner le pardon. Mme de Sainte-Mary aurait ouvert, par distraction, une lettre adressée à Monsieur; une lettre un peu... familière d'une Américaine de ses amies, à qui elle avait déjà pardonné ce qu'elle prenait pour un fleurt; et qui continuait à se moquer d'elle. Mais quoi: ce n'est pas de ses ennemis, bien sûr, qu'on est trompé. Bref, les Laharanne ont fait tête sur queue, et m'ont reprise, plus tôt que je ne pensais. Ces Laharanne, quels braves gens, tout de même: en voilà qui ne sont pas à la veille d'un divorce, ni même d'une dispute.
—Oui, Madame surtout: c'est la douceur même, dit Vitalis, qui pensait à autre chose.
—Ce n'est pas de la douceur, ça. C'est de l'obstination. On dirait un agneau qui ne veut pas passer mouton.
Tous deux se prirent à rire. Les servantes s'étaient esquivées; et Mme Beaudésyme remise en marche, lorsque, en passant devant l'Étude, sur ce même noyau, peut-être, qui avait frappé la joue en fleur de Detzine, elle glissa, tout près de tomber si son cousin ne l'eût retenue; et, reprenant l'équilibre:
—Ça me fait un peu mal au cou-de-pied, dit-elle. Soutenez-moi jusqu'à la salle à manger, voulez-vous? Non, n'appelez pas les filles: il n'en vaut pas la peine.
Quoiqu'il y eût quelques pas seulement à faire jusqu'au bout de la varangue, Mme Beaudésyme, dont la souffrance était vive, sans doute, s'appuyait sur Vitalis avec assez d'abandon pour que lui-même fit voir, en marchant, quelque gêne, ou un peu de trouble, peut-être.
—Je vous croyais plus fort, dit-elle.
Il rougit sans répondre, en refermant les volets de la porte-fenêtre, et l'on ne vit plus alors que les rubis d'une assiette sur la muraille, qu'allumait un rayon de soleil. Deux guêpes, anguleusement, le sabraient de leur vol, attirées sans doute par des confitures, sous un tulle, tout fraîchement faites, et dont l'arome suspendu ne voilait pas tout à fait celui des placards de chêne, où, depuis un siècle, tant d'épices avaient dormi: le poivre et le safran, couleur du soir, la gingembre singulière.
Peu à peu, Basilida redevenait visible, à demi étendue sur un fauteuil de bord. Dans le silence, elle fit grincer son escabeau contre les dalles, et, tendant vers le jeune homme sa bouche pareille à la pourpre entrouverte d'une fleur:
—Embrasse-moi, dit-elle.
Mais elle le mordit, au point qu'il s'écria presque, et, la lèvre relevée, comme si, de ses brillantes dents, elle menaçait encore:
—Pourquoi, reprit-elle, caresses-tu mes servantes?
Vitalis ne nia point.
—Vous me laissez seul tout le jour...
Et il se tut, d'un air fâché, en contemplant à ses pieds les carreaux noir et citron.
—Allons, revenez, petit cousin, fit la jeune femme. Je ne le ferai plus. Et pourquoi me guettez-vous de ces yeux sévères? C'est-il que je me tiens mal?
Sa jambe valide, en reposant à terre, faisait bâiller ses jupes; et elle aurait voulu, tout en se le reprochant un peu, que son amant y fut attentif.
—Je sais bien... mais il n'y a que vous—et pas si longtemps encore qu'on se baignait ensemble au Gave. Que vous étiez petit alors, Vitalis.
Elle étendit la main près de terre:
—Tout petit...
—Oui, dit Vitalis, c'est qu'il y a quinze ans de celà.
—Quinze ans! Et c'était hier.
Sa voix un peu rauque, sonna plus bas:
—On partait de bonne heure, reprit-elle. Vous rappelez-vous? Les enfants en chapeaux de jonc, sous les ordres de Mme Félix.
—Ach, ia.
Les gens d'Harès s'éveillaient à peine. Il y avait du rouge encore dans le ciel; et de grandes herbes, au bord du chemin, qui me pleuraient des gouttes froides au creux du jarret.
Vitalis soupira. Elle dit encore:
—Des herbes où il y avait plein de coccinelles bleues. Vous en souvient-il, et du brouillard qui pendait sur l'eau? Ou du barreau qui tournait et qui grinçait? Mais c'était défendu qu'on l'approchât, de peur que nous ne fussions pris dans le filet, comme des petits saumons.
—Hélas, il ne tourne plus, Lida. La branche du Gave est bouchée. Le Bidala n'est plus une île. Et personne n'y voit fleurir quelque belle cousine éclatante au sortir de son linge, comme la nacre nue. Ah, que l'eau était fraîche, alors, qui courait en balançant les branches des aunes, les branches dont l'envers était couleur d'étain. Vous rappelez-vous... Te rappelles-tu?
Ils se sourirent.
—Une fois dans l'eau, vous ne vouliez plus me quitter, toujours à tirer sur ma camisole. Oui, c'est Lida, en ce temps-là, que tu m'appelais.
—Oui, Lida. Et le jour où j'ai failli me noyer.
—Sept ans, vous aviez, Vitalis, je pense: moi onze. Vous étiez brave,—et méchant. A peine vos espadrilles remises, c'était pour me donner des coups de pied.
—C'est que je vous aimais, ma cousine.
—Tu ne m'aimes plus?
De nouveau, elle le chercha des lèvres, respira un peu de sa chair, et reprit d'un ton plus paisible, apaisée:
—Que je vous parle de votre tante. Il paraît que vous dépensez beaucoup, que vous jouez au baccara... vous aussi. Et elle est inquiète de vous savoir si souvent avec ce M. de Cérizolles, inquiète du train qu'il mène.
Vitalis fronça l'arc de son beau sourcil.
C'est qu'il y avait quelque vérité dans ces reproches, depuis qu'il avait pris en mains sa fortune; et il le sentait. Car, incapable de défendre son bien contre ses propres caprices, ce n'est point qu'il ignorât, plus que personne en cette étroite ville, la valeur ni le prestige de l'argent.
—Cérizolles, dit-il, est un camarade de collège. Nous étions à Saint-Thomas ensemble; et je ne puis pourtant pas le noyer par économie. Du reste, il arrive ces jours-ci, pour prendre les eaux. Car, à l'en croire, si les névropathies étaient des diables, il serait plus possédé que les cochons de l'Évangile.
—On attend beaucoup d'étrangers, observa Mme Beaudésyme.
Depuis que les sources de Ribamourt étaient en passe de devenir à la mode contre les maladies nerveuses, l'absence ou la venue des baigneurs y étaient l'ordinaire entretien de tous. Vitalis n'était sans doute pas d'humeur à le pousser plus avant. Il se leva.
—N'oubliez pas, lui dit Basilida, que vous dînez chez nous, et votre parrain aussi. Alors, soyez exact. Vous savez qu'il goûte la ponctualité.
—Ah, M. Lescaa soupe ici?
—Oui, petit cousin: M. Lescaa et son héritage. Ainsi, tenez-vous.
—Eh, on ne parle jamais que de son argent.
—De ce qu'il en fait, surtout—et qui est incompréhensible, comme les courants du Gave. Ces jours-ci, l'orage est à la cruauté. Alors, on sévit, on saisit, à tort et à travers; comme, la semaine dernière, ces petites Lucq, de la pâtisserie. On dit même...
—Qu'est-ce qu'on ne dit pas? Le bien qu'il fait, surtout, est un scandale; et c'est celà qui est incompréhensible à Ribamourt. Tandis que saisir des gens, les vendre, demandez-le à nos pères conscrits: «C'est le métier qui veut ça», le métier de capitaliste. On plaint le sinistré huit jours; et puis on le méprise.
—Ah, qu'il parle bien, dit la jeune femme, en contemplant Vitalis avec un air de moquerie et de tendresse. Bien sûr, si M. Lescaa ressemblait à son filleul; s'il était moins poli, mais plus aimable, s'il....., et si... oui, toutes, nous en serions folles. Et on ne l'appellerait plus l'Onagre... Au fait, pourquoi l'a-t-on surnommé comme ça?
—C'est parce qu'il rue par devant, ma cousine. Et viendra-t-il quelqu'un de plus à dîner?
—Pas que je sache. A moins, ajouta-t-elle, en marquant un peu ses mots: à moins qu'Alexandre ne ramène les dames de Charite... pour tes beaux yeux.
Vitalis était sur le pas de la porte:
—Elles sont donc de retour, demanda-t-il d'un air innocent, quoiqu'il les eût rencontrées déjà.
—Ah, tu le sais bien, agneau du bon Dieu, lui jeta la jeune femme en retournant la tête.
Elle s'était levée à son tour pour gagner sa chambre. C'était l'heure de ses oraisons. Mais en était-il une, et la plus ardente, qui valût la ferveur de son jeune amant? Une dernière fois, elle cria sourdement vers lui: «Écoute!» Et ce fut un autre baiser, ardent et furtif, un baiser qui lui semblait qu'elle volait à Dieu.
—Je t'aime, dit-elle encore.
Vitalis s'en fut prendre son béret dans l'Étude, et sourire, par la porte de la cuisine, aux deux servantes, qui, en retour, lui firent des grimaces. Un vaste corridor, stuqué en façon de marbre, où l'on avait peint les îles Mascareignes, reliait le jardin à la cour. C'est aux jours de l'Aigle victorieuse que la maison avait été bâtie, de style consulaire, par un aïeul de Vitalis, et aussi de Mme Beaudésyme, à qui M. Cyprien Paschal, son père, l'avait donnée en dot. Elle était flanquée, sur les deux façades, de galeries ouvertes, assez insolites si loin des Indes, où on les nomme: varangues. Et ainsi faisait encore la famille, en souvenir de l'oncle Jeanny, opulent créole échappé jadis des affranchis, des jacobins, des corsaires. Ce Paschal, dont la famille, à l'île Bourbon, se nommait: des Balises, avait laissé dans le pays plus d'une légende, par sa mise de planteur, ses indolents caprices, et le grand nombre de ses bâtards. Avec ses deux beaux-frères, il terrorisait Ribamourt. L'un d'eux, le capitaine Paul-Jean de Laborde, officier de marine et qui l'était resté sous la Terreur, réalisait, sur ses vieux jours encore, cette figure d'aventurier brutal, dangereux et chevaleresque, fort éloignée du Louis XVI, et dont ni son métier ni son temps n'étaient avares. Quant à l'autre, le potestat de Sibas, ancien chancelier de Monsieur et ruiné par la Terreur, il avait rapporté de l'émigration pour tous bagages, une idée fixe: il voulait remplacer la guillotine par une potence à fleurs de lis, pour y suspendre ensemble nouveaux seigneurs, nouveaux bourgeois, nouvelles gens d'épée, tout ce qui, en un mot, s'était tiré de roture.
—Mais ils sont trop, avouait-il, quand sa goutte lui donnait du répit.
Entre la varangue et la rue de l'Église, bordée d'un mur bas qui s'écaillait sous une grille à fers de lance, il y avait une aire fleurie de géraniums et d'héliotropes, dont Basilida prenait elle-même soin, à défaut de ses gens que son mari aimait mieux employer au dehors, dût la vaste demeure qui se délabrait, lui choir sur les épaules. Trois tilleuls, dont la cour était dérobée au soleil, nouaient la noirceur de leurs branches dans l'air nourricier. En levant les yeux, Vitalis découvrit à peine une tache d'azur que l'heure assombrissait déjà. Un papillon porte-queue s'y tenait immobile, qui soudain tomba vers les fleurs en se laissant glisser sur le tranchant d'une aile. Presque aussitôt il reprit son vol loin du parterre, vite, plus vite encore. Et on le vit se suspendre là-haut, mais si léger que le vide de l'air semblait suffire à soutenir ses ailes blondes.
Sous le portail, dont l'un et l'autre pied-droit portait un pot à feu, sculpté d'aigles, et qu'un échiqueté jaune et noir, comme on en voit en Béarn, ornait d'un reste de peinture, le jeune homme se heurta contre un campagnard trapu, barbu et chauve, à l'allure élastique.
—Bonjour, Monsieur Vitalis, dit l'homme.
—Eh adieu, Firmin. Si c'est pour le patron, il est sorti.
—Non. Ce n'est que Detzine, la gouïate. Nous sommes un peu cousins, vous savez, étant de Mesplède, tous deux. Et té, je voulais lui dire bonjour, en passant: la grande porte était sur mon chemin, plus près que celle du verger; ma foi, je suis entré comme un Monsieur.
—Et bien vous fîtes, Firmin. Il n'y a pas de porte close aux poètes. Mais, dites: si vous veniez boire un verre? Detzine ne séchera pas pour attendre un peu plus. D'ailleurs, elle se porte très bien.
—Et vous m'avez l'air d'un bon ausculteur, dit l'homme, avec un rire d'enfant qui étonnait, entre sa barbe noire, et les rides de son front dégarni.
—Quoique j'ai eu mon âge, moi aussi, où j'aurais laissé la belle cuisse de poularde sur mon assiette, pour en tâter d'une autre sorte. Et encore aujourd'hui, il me semble que je n'en serais pas au point du régent d'Hargouët, qui, le soir de ses noces, voulait dormir sur le fauteuil, pour ne pas gêner sa femme. Ah, s'il voulait seulement me la prêter.
—Mais vous êtes marié, Firmin.
—Au diantre, té, je l'oublie toujours.
—Comme de me raconter votre mariage, et comment vous avez manayé le beau-père.
—Ah, le vieux franc-maçon! Un jour que vous viendrez à Mesplède, je vous dirai ça, devant la Marie-Jeanne, et une bouteille de mon vin bouché. Du Jurançon, que mon oncle le vicaire—dé l'aoüte coustat dou poun—m'a envoyé.
Il avait fait volte-face pour accompagner Vitalis, tous deux devisant en béarnais, le langage ordinaire de Firmin. Poète bien connu de tout le Béarn sous le nom de Firmin de Mesplède, c'est là, étant tailleur, et assis comme un Boudha sur sa table de chêne, qu'il discourait éloquemment tout le long du jour. Parfois, c'était un conte du roi Henry, ou du roi Artus; parfois, des bergers, et quelque chanson d'amour, d'absence, de mélancolie, dont le meunier ou le colporteur, lès coudes à la fenêtre, sentait son cœur plus chaud que pour un verre où rit le soleil dans le vin.
Cependant ils étaient arrivés sur la place Jeanne, lieu irrégulier, poudreux, bossu, que hérissaient, naguère des barbes de leurs pignons, quelques maisons à poutres noires, du temps des Centulle et des Albret. L'une après l'autre, on les avait remplacées par des «immeubles» plats du toit, dont les façades étaient peintes en manière de pierres de taille. Ces bâtisses étaient considérées avec dégoût par les Parisiens en cours de traitement. Et cela scandalisait les Mortiripuaires qui les soupçonnaient un peu de jalousie.
—Eh! disait Me Beaudésyme, s'ils y trouvent trop d'architecture... ils ont bien la rue de Rivoli.
Vitalis et le tailleur s'assirent à la terrasse du Soleil d'Étain, le café «bien fréquenté» de Ribamourt. Presque aucun habitué ne s'y trouvait encore, la plupart en étant aujourd'hui retenus par une répétition de l'Harmonie Mortiripuaire, société musicale dont les cuivres, comme les bois, passaient pour honorifiques. Tel personnage des mines d'étain, de ceux qu'on appelait communément les Eteignoirs, y tenait le grand bugle. Me Beaudésyme y jouait du hautbois, «mais si faux, disait Cérizolles, que c'était comme en écriture publique.»
Le piston obéissait à la langue de Lubriquet-Pilou, libertin notoire, et ancien octroyeur, aujourd'hui trésorier de la Société des Bains Neurasthénothérapiques. Cela était l'objet de mille équivoques plaisantes. A peine avait-il préludé que, dans l'auditoire, il se trouvait toujours quelqu'un qui murmurât: «E' là, lou cot dé léngue, aquet diable!» Et tous de pouffer, pour la centième fois.
—Tu n'es donc pas avec les trombones du bon Dieu? demanda d'une voix enrouée à Vitalis un homme, laid, qui buvait du vermouth.
—Vous voyez, répondit le clerc d'assez mauvaise grâce: je fais comme vous.
—Alors Monsieur le juge de paix n'est plus en harmonie, interrogea Firmin avec une fausse humilité, qui n'obtint pour réponse qu'un sec: Il paraît.
Le fait est que M. Pétrarque Lescaa, juge de paix du crû, et longtemps cymbale à l'Harmonie Mortiripuaire, s'était vu récemment contraint de résigner ses fonctions. Ce n'est plus entre ses mains, désormais, que sonnait et frissonnait le cuivre. L'instrument dont la double conque avait longtemps sonné avec son orgueil, dormait aujourd'hui.
Et même, il ne parvenait pas à le revendre, ce qui lui augmentait son amertume. Depuis que ces «buveurs d'eau bénite», comme il disait, l'avaient prié sans détours, les insinuations ayant prouvé en plusieurs fois ne pas suffire, qu'il allât débiter ailleurs sa politique; et une irréligion dont l'excès, dans un pays demeuré généralement chrétien, l'avait rendu insupportable à tous; ses rancunes en s'étrécissant avec l'âge, le rendaient ennuyeux. Il n'amusait même plus Diodore Lescaa «le riche», dont Vitalis était le filleul, et l'un et l'autre les cousins. Aussi Pétrarque n'épargnait-il pas toujours ce parent lui-même, dont sa haine lui faisait oublier l'héritage.
—Et l'Onagre va bien, s'informa-t-il d'un ton frivole, dont le jeune homme se sentit agacé.
—Mon parrain est en bonne santé, je vous remercie, répondit-il. Et sûr de le blesser en retour, il ajouta: nous dînons ensemble ce soir, chez le patron.
Pétrarque, en effet, sembla plus jaune devenu:
—Tu ne sais pas? Tu vas lui faire lire mon article... pour l'amuser.
—Non, répliqua Vitalis.
—Il y en a donc un nouveau, demanda Firmin, avec un air d'intérêt.
—Voulez-vous voir?
Et, soudain gracieux, il lui tendit le Cassitéride. C'est dans cette feuille en mal de copie que ses diatribes voyaient le jour, dont se réjouissait en silence M. Lescaa qu'elles fussent signées: le Claustrophobe, par haine des moines et des ensoutanés.
Firmin prit le journal, et, feignant de se tromper, lut tout haut, malgré les protestations du juge:
Notions générales de philologie (suite).
(1) La locution de slang à quoi nous avons fait allusion dans notre dernière feuille n'est autre que la métaphore dont on rencontre un exemple dans cette apostrophe d'un roman connu: «Begone! There's a good Siam for a licking in the rain» qui se peut traduire: «Allez au diable, gentilhomme de potence!»
(2) n'étant sans doute pas utile de faire ressortir le double sens du participe «licking» qui veut à la fois dire «torgnole» et «action de lécher»; ni la force de cette image digne de Villon «lécher la pluie» à propos d'un pendu qui tire la langue dans l'hiver ténébreux;
(3) «Siam» équivalant d'ailleurs à l'ancien terme d'argot parisien «rupin» qui remonte au moins au XVIIe siècle (Cf le lexique de Cartouche ou le Vice puni, poème héroï-comique, 1701) qui présente à peu près le même sens, aujourd'hui, que: gentleman, homme élégant,
(4) dont les Anglais, en vertu de ce progrès inverse qui ramène leur langue au monosyllabisme,
(6) qui se trouve réappareillé à l'adjectif français: gent, e,
(7) et au substantif des langues d'oc «ïentou»
(8) dont on a formé le proverbe béarnais «Jentous dab ïentous»,
(9) qui fait penser à la loi des XII Tables portée contre les mariages mixtes: «Patribus cum Plebe connubii nec esto.»
(10) Il serait d'ailleurs impertinent d'établir un rapport rigoureux de la toponymie asiatique d'une part, au slang «siam» ou au français populaire «péquin» de l'autre. Il faut se rappeler que celui-ci ne tire point son origine de la capitale chinoise. Il s'apparenterait, plus vraisemblablement, au «pecq, pecque: niais, niaise» des langues d'oc.
(11) qui, du reste, se retrouve dans le français ancien.
—Ce sont là des vérités qu'il est bon de répandre, conclut Firmin, en ajoutant aussitôt, d'un air de surprise: Mais ce n'est pas de vous, Monsieur le Juge de paix. C'est signé: «Dessoucazeaux, auteur du Vocabulaire des locutions cérémonielles chez les peuples ibériques, petit in-12, chez Ribaut, à Pau.»
—S... Nom de Néant! il y a une heure que je vous le crie. Mon article est plus haut, voyez: Une calotte aux calotins.
—Je me disais aussi... répondit paisiblement Firmin, en reposant le journal sans en lire davantage. D'ailleurs, la signature ne m'aurait sans doute rien appris. Car vous ne signez pas d'habitude, Monsieur Lescaa?
Celui-ci, pour toute réponse, laissa filtrer sur le tailleur-poète, sous des sourcils en broussaille, un oblique regard de ses yeux de marcassin. C'est que ce magistrat, aidé de sa femme, qui faisait songer à des os conservés dans du vinaigre—tous deux passaient leur vieillesse avaricieuse à s'occuper sans discrétion de leur prochain. Du creux d'une sordide demeure qu'il ne semblait pas que des enfants l'eussent jamais égayée de leurs jeux, et dont les volets étaient clos sur le Saleys, renseignés sur tout par d'invisibles signes, ils se faisaient comme un devoir d'apprendre aux gens ce qu'ils eussent aimé mieux ne pas savoir; ou bien qu'ils ne savaient que trop: toutes ces secrètes infortunes que l'on voudrait se tenir à soi-même cachées. La poste leur y était d'un puissant secours, quoi qu'on prétendît de leur correspondance qu'ils laissaient par ladrerie de l'affranchir, et de la signer par prudence.
Aussi bien y a-t-il longtemps, à Ribamourt, que la lettre anonyme a remplacé les arquebusades. Et néanmoins, tant elle fut, en son temps, déchirée aux guerres de religion, la place en a gardé les haines, avec on ne sait quel air farouche: des chemins tortueux, dont les portes, les créneaux, qui en semblent défendre l'ordure, font voir encore Albret de gueules plein parti aux pals de Foix; deux ponts enfin et une église fortifiés, jadis teints de sang par les religionnaires; mais, par-dessus tout, deux cultes ennemis dont la lutte séculaire se cache mal sous le masque de la politique. Petite cité si malpropre que l'Ouze semble recourber ses eaux pour ne les unir pas encore au Saleys pour entrer à Ribamourt, et se faire lente parmi ces prés onduleux—dont quelques-uns sont comme la poitrine renversée d'une jeune femme qui dort.
De l'autre côté de la Loire, les hommes passent au café une grande part de leur temps. C'est là que, sous la rose, on les entend discourir de soi-même, du Prince, ou, plus secrètement, de leurs plaisirs; et confesser à pleine voix des mystères que personne autour d'eux n'a souci d'entendre. «L'apéritif» surtout est propice à faire de l'estaminet un agora tout bruissant de paroles, qu'on dirait mille mouches ivres d'absinthe. C'est l'heure où chacun parle, et nul n'écoute. On délibère.
Vitalis et son compagnon s'y étant rendus de bonne heure, il n'y avait encore, dans la salle, que deux commis-voyageurs, et M. Pétrarque Lescaa, sur la «terrasse», qui relisait son article. Il accompagnait cette délectation morose de sourires et de grimaces. Elle fut tout à coup troublée par les éclats d'un tintamarre qu'on entendit retentir de l'autre côté de la rivière, dans le quartier Saint-Éloi.
—Bonjour. Vlà les griots, dit un homme couleur de brique, à figure de soldat, qui s'assit à leur table.
—Bonjour, mon capitaine, répondit Vitalis. En effet, ce sont eux.
On voyait les musiciens, en bel ordre, gravir le poncelet qui, par-dessus les eaux graisseuses du Saleys, unit la rue de l'Empereur-de-Russie (ci-devant des Esclopiers) à la place Jeanne. Ils marchaient avec noblesse, les plus petits, d'un air héroïque; cependant que tintinnabulait, comme une mule d'attelage, sous les médailles de clinquant, la bannière de la Fanfare, toute rouge et qui portait écrit en exergue du cochon rampant de ses armes—emprise des jambons dont Ribamourt tire sa gloire—ces mots en latin d'or: Virtutis Prœmium. Mais quelle vaillance, certes, il fallait, pour jouer si exécrablement une si exécrable musique.
Un paysan, apparemment fait de parchemin et de nœuds, la portait appuyée sur son ventre, tandis qu'à lentes, longues enjambées, une espèce de géant roux, tenait sa droite en jouant du hautbois. Le chalumeau, qui nasillait dans sa bouche, avait l'air d'un sucre d'orge, et quand il s'arrêtait d'y sucer, on voyait, au fond de sa barbe, étinceler son sourire, comme une salamandre dans le feu.
—Tiens, le patron était revenu de la pêche, observa Vitalis, en apercevant ce buisson de flamme.
La gauche était tenue par l'horloger du lieu, poupard chauve, extrêmement cocu, qui semblait placé là pour contraster au notaire. Quelques bicyclistes, des gamins, deux portefaix de la gare, ivres en perfection, qui se tenaient par la taille, achevaient le cortège, qui se tut en abordant la place Jeanne. Et là, tous, avec des regards dont la férocité se fixait sur un ennemi qui par son absence trahissait assez le peu de son cœur, firent retentir la Mortiripuaire, hymne: «Fiers neveux!» en disait le refrain,
Fiers neveux des Francs Ripuaires, |
Courons, en vrais républicains, |
Défendre, la main dans la main, |
Les privilèges de nos pères. |
Vers 53, on y avait introduit une variante, qui fut abandonnée en 72. Les deux vers médians disaient alors:
Courons défendre l'Empereur, |
Et, fruits d'une antique valeur,... etc. |
De nos jours, un instituteur radical-socialiste avait encore essayé d'un nouveau texte, mais qui ne plut guère qu'aux sandaliers. Enivrés de lyrisme, et du Bacchus acide de leurs vignes, on les entendit d'ores en avant, dans quelqu'un de ces chais étroits, où par le soupirail, un oblique rayon du couchant réveille les moucherons du vinaigre,—et qui hurlaient:
Compagnons mortiripuaires, |
Fils de la solidarité, |
Courons défendre en liberté |
Les privilèges de nos pères. |
Ces vers font allusion aux mines d'étain de Ribamourt, dont le produit, pour une part obscurément fixée depuis le règne de Gaston-Centulle, par des procès en grand nombre contre l'État, la ville, l'Administration des mines, appartient, par primogéniture aux descendants de la communauté des Part-Prenants. Ceux-ci, à force de litiges, de meetings, de comités, de brochures, avaient fini par se prendre pour un membre important de la France. Toutes ces confuses controverses, tant de sottises, et ce peuple riche en prétentions comme en crasse, importunaient Vitalis, encore qu'il fût Part-Prenant, et perçut, de ce chef, jusques à vingt-cinq francs dans les bonnes années. Mais il ne concédait point que cette mainmorte instituât une noblesse.
—Vous allez voir, dit-il au capitaine Laharanne, qu'ils vont encore nous courir avec leur étain, leurs eaux, leur partage.
Les fontaines issues de la mine, et qui, par ainsi, appartiennent aux Part-Prenants, sont, depuis trois quarts de siècle qu'un pharmacien homme d'esprit les a découvertes, en usage contre les maladies nerveuses. Elles gardent même, à travers les caprices de la mode, une clientèle assez nombreuse et qui fait toute la fortune de Ribamourt. Mais les sandaliers du lieu, qui forment la majorité des propriétaires de la mine, peuple d'ignorants, de paresseux, d'ivrognes, et qui ne tirent rien, eux, des étrangers que la location des sources, exploitées au préjudice du minerai, se plaignent, à grand tapage, de perdre à la combinaison. Il n'est point vrai, d'ailleurs: l'étain, de nos jours, ne se vendant plus guère, au lieu que la Société des Sources Neurasthénothérapiques, les paye de vingt à trente francs par tête, selon l'année.
—Encore si ça me rapportait deux pistoles par an, comme à vous, répondit le capitaine, qui plaisantait souvent de sa bourse. Il l'avait aussi légère que la tête, avec un nez busqué, des yeux couleur de saphir, un jargon rapporté pour la plus grande part de l'armée d'Afrique. Sa femme, personne sans éclat, excellente et pleine de mélancolie, l'entourait d'une affection qui avait naturellement l'air d'être inconsolable.
La Fanfare s'était débandée, après avoir exhalé ses derniers accents devant les myrtes en pot de la terrasse, étonnante flore nourrie d'une absinthe mêlée au venin du bitter, et qui ne voulait pas mourir. Quelques musiciens entouraient le tailleur-poète, en lui bourrant le dos de leur sympathie. Les: Dioü Bibann! et les: Dioü me daü! se croisaient dans l'air.
—Ernaütou, ordonna Me Beaudésyme au porte-bannière, qui, d'autre part, était son piqueux, tu rapporteras l'Oriflamme à la mairie. Et puis, reviens boire une pinte.
Le taciturne valet, qui ne parlait guère qu'à ses chiens, s'éloigna sans répondre, ayant, pour marcher plus à l'aise, mis la bannière sur son épaule, telle une pioche, tandis que le notaire venait s'asseoir entre Vitalis et M. Laharanne.
—Eh bien, capitaine, quoi de neuf, demanda-t-il de sa voix pleine, qui sonnait comme le bronze.
—Pas grand'chose. J'ai eu l'honneur de conduire votre femme à Harès—et la mienne au diable, en revenant de chez les Sainte-Mary qui s'étaient remisés ailleurs.
—Bon, répondit Me Beaudésyme à travers son grand sourire, quand le gibier vole de compagnie, c'est qu'il n'y a plus bataille.
—Oui, il paraît que la petite baronne a pardonné encore. Ça durera ce que ça pourra, mais pour l'empêcher de courir, celui-là, il faudra lui casser une patte.
A ce moment, un vieux homme, dont les yeux dormants étaient démentis par sa bouche caustique, survint et détourna le discours. C'était le philologue Dessoucazeaux, maire de Ribamourt.
—Vous avez su, demanda-t-il d'un air de mystère.
—Su quoi?
—L'Onagre réalise.
Ces paroles, dites en manière d'énigme entre haut et bas, offraient sans doute un sens précis aux quatre ou cinq personnes qui étaient à portée de les entendre. Aucune n'en parut heureusement affectée. Aucune, non plus, n'en marqua de surprise. Firmin de Mesplède toussa; le capitaine fit une espèce de grimace; et l'on aurait pu voir tomber, comme un masque qui se dénoue, le beau sourire de Me Beaudésyme.
—Qu'en sait-on, répondit-il enfin. Moi, j'ai de bonnes raisons...
—Tut, tut, fit M. Dessoucazeaux qui examinait sa manche rapée comme si elle eût été un texte d'autrefois. Moi, j'en ai de mauvaises de Pau. M. Lescaa y fut, l'autre jour, voir quelqu'un que je sais, lui disant, en substance, qu'il était las des affaires et plus encore des gens; qu'il n'avait pas fermé sa banque, voilà dix ans bientôt, pour y travailler à blanc; qu'il allait faire recouvrer ses créances par un avoué ou quelque homme d'affaires (nous saurons bientôt qui, oui, bien assez tôt); enfin, qu'il voulait avoir son argent entre les mains, avant de mourir, et laisser du solide à ses héritiers.
Le juge de paix grogna; et l'on s'aperçut qu'il s'était rapproché, entre tant, des causeurs. Mais l'attention était trop bandée ailleurs pour qu'on songeât, à cause de lui, à se tenir sur la réserve.
—Tiens, c'est vous demanda pourtant l'érudit, quel convent vous amène?
—Ah ouiche, ses héritiers, s'exclamait en réponse M. Pétrarque Lescaa. Je pense qu'il n'est pas autrement pressé de leur fournir des pépètes. D'ailleurs, je m'en contrefiche.
—D'autant plus, observa M. Dessoucazeaux, que vous êtes plus âgé que lui, n'est-ce-pas?
—Eh, qui vous parle de moi?
—Je vois. Ce n'est qu'à propos de Vitalis, ce que vous en disiez.
—Vitalis! riposta le juge avec aigreur. Il y a de plus proches parents que lui, je suppose.
Plusieurs lignes d'héritiers menaçaient cette fortune à des degrés inégaux. M. Diodore Lescaa passait pour très riche, et l'était bien plus encore qu'on ne croyait. Seul neveu de banquiers, d'armateurs, dont plus de deux siècles avaient accru l'opulence, et Ribamourt, d'où ils sortaient, toujours craint les puissantes serres qui la tenaient au ventre,—financier comme eux, mais à sa guise, et de haut, orgueilleux, nomade, aux dangereux caprices, il avait attendu cinquante ans pour se poser. Quand la nuit tombe, l'aigle de mer qui ferme ses yeux d'or, regrette-t-il sa journée, et, de la chasse où planèrent ses ailes, l'horizon creux? M. Lescaa n'en fit à personne ses confidences. On eût dit seulement quand il fut vieux, qu'il vouât plus de vigilance à des biens qu'on ne croyait pas qu'il eût amoindris.
—Plus près ou plus loin, toujours y en a-t-il beaucoup d'autres, reprit le maire. Je comptais tout à l'heure dix-sept foyers, où se rallume, chaque matin, la même espérance avec le feu. Vous en faut-il la nomenclature, monsieur le Juge de Paix? Nous avons les Lartigue-Lescaa, les Lescaa-dits-Tournemaü, les Lescaa-Berry, de Bayonne, et les Lescaa-de-Casteviel, et tous les Hardibieilh-Lescaa, et tous les...
—Oui, oui, gronda Pétrarque. Mais je me demande seulement s'il est aussi «immensément riche» qu'on dit.
—Quant à çà, dit le notaire d'un air sombre, n'en doutez pas. Dites-vous bien qu'il pourrait avoir, dans sa cave, quatre ou cinq fois plus d'or, peut-être, que vous n'en voyez en rêve.
—Là, là, dit Firmin au magistrat, que ces paroles avaient mis en danger de congestion. Qu'est-ce que ça vous fait, puisque vous n'en aurez pas l'embarras.
Du rouge, M. Lescaa avait passé au bleu. Le sang l'empêchait de répondre: il tourna le dos, et s'en fut. M. Dessoucazeaux reprit:
—C'est un animal rare, nous enseigne Buffon, que l'Onagre, orgueilleux, farouche d'humeur avec cela, et de pelure bigarrée. Si vous l'aviez vu,—il y a longtemps de cela—un jour que le Conseil municipal lui avait, de pure malice, refusé je ne sais quoi. Il ne disait mot, il regardait ses mains: vous savez, ces grandes mains, et blanches, où les veines font un filet bleu. On eût dit qu'il y tenait Ribamourt tout entière, comme une nichée d'oiseaux qui crient. Mais, à moins de les étouffer, il ne pouvait faire qu'on se tût, ni qu'on l'aimât.
—Bah, interrompit le notaire, plus gaîment: vous nous la faites au romanesque, Dessou. Buvons, plutôt. Un export, capitaine?
—Chouïa, chouïa.
On trinqua néanmoins; et le juge de paix, qui était revenu:
—Tiens, dit-il, voilà une particulière qui ne sera pas à la noce, tu sais, si ton parrain boucle.
Vitalis, à qui s'adressait ce discours, reconnut au même instant, sur la place, Mme de Charite et sa fille qui descendaient de voiture. C'était un boguey très haut sur roues, et qui fit découvrir à Sabine descendante une jambe aussi pure que la courbe d'une harpe. Et le jeune homme, offensé peut-être que ses yeux ne fussent point les seuls où se dessinât le charme de ce contour, reporta sur Pétrarque des regards tels que celui-ci détourna aussitôt deux prunelles en vrille, dont la couleur différente, s'ourlait ou se voilait de rouge.
—Jolie, remarqua tout à coup une voix aiguë, très jolie. Mais un peu maigre pour moi.
C'était Lubriquet-Pilou qui entrait en scène, et soit qu'il parlât de Sabine ou de sa jambe seulement, un rire universel accueillit cette opinion du Séducteur à titre d'office.
—Et il s'y connaît, le b....., ajouta Me Beaudésyme, qui attribuait, avec tout Ribamourt, mille nuits d'aventure à ce nabot écrasé sous sa renommée, dont on n'apercevait d'abord que le ventre, et deux oreilles en pointe: «les oreilles du satyre», comme lui-même disait à sa seconde bouteille de piquepoult, au cours d'un de ces beaux après-midi où les Mortiripuaires, par petits groupes,—l'un d'eux portant au fond d'une besace, sur l'épaule, de la morue, du fromage de chèvre, un quignon de pain—gagnent leurs vignes, pour y boire jusqu'au soir, dans l'ombre vineuse, tandis qu'un rayon du soleil qui tombe jette, à travers le soupirail du chai, une écharpe de gloire.
—On n'est pas sans en avoir troussé quelques-unes, reprit Lubriquet-Pilou, en caressant avec complaisance de ses doigts replets une moustache rare et rase. Mais je tâterais bien aussi celle-là, si poudi.
On ne savait toujours pas s'il parlait de Sabine, ou de sa seule jambe. L'un ou l'autre offensait mêmement Vitalis, dont Mlle de Charite avait été la bonne amie, quand il portait culotte encore, elle des pantalons brodés, dont, à la vieille mode, le bas dépassait les jupes. Car Mme de Charite, qui était traditionnelle pour ses filles, habillait leur enfance aux restes démodés de la sienne; et les déshabillait, au moindre accès d'humeur, pour les fouetter toutes deux, encore que d'âge inégal, avec un éclat qui remplissait longtemps la maison.
—Ces dames n'ont donc plus de groom, observa le vieux Dessoucazeaux.
—C'est peut-être son jour d'être jardinier, persifla Pétrarque; ou de sarcler la pelouse.
—Bon, ça ne doit pas vous gêner beaucoup, répliqua Vitalis assez brutalement au juge, que, pour cause de malpensers, on n'invitait plus chez Mme de Charite. Le notaire s'aperçut de son humeur.
—Voulez-vous, si, comme je suppose, Mme de Charite veut aller à la Banque, l'avertir que M. Lescaa—le vrai—n'est pas revenu d'Orthez? Vous pouvez le lui dire de ma part.
Le jeune homme remercia son patron d'un sourire, et courut vers les deux femmes qui, se trouvant seules en effet, étaient en train de donner leurs ordres à un palefrenier vieil et bossu, mais leste et vigoureux encore, qui faisait office de lad à la Vache Couronnée. Cette hôtellerie, dont la façade à poutres noires et le pignon en escalier avaient égayé près de deux siècles la place Jeanne, venait d'être mise à bas et laidement reconstruite à l'enseigne de l'hôtel des Princes et du Commerce. Ce n'est que sur quelques terrailles d'Oloron que s'y voyait encore la vache dont Ribamourt a dérobé jadis le blason d'Ossau; non plus qu'elle ne pendait sur l'enseigne sonore: de gueules sur champ d'or et clarinée d'azur—avec le cri de la Vallée: «Bibe la Baque!»—partie d'un cochon au naturel, que les peintres du cru, ordinairement, accompagnaient d'un bouquet de laurier-sauce, et du calembour franco-latin: «Sus! Sus!» qui était le cri de Ribamourt.
Vitalis, cependant, s'était déchargé de son message, que Mme de Charite, parut accueillir avec humeur à la fois et condescendance, tout en redressant sa taille, son riche corsage, son double menton. Mais Sabine—ou Guiche, plutôt, comme on l'appelait d'habitude,—fit meilleur visage à son compagnon d'enfance.
—Qu'est-ce que nous allons faire, demanda sa mère?
La jeune fille tira sur sa jupe turquoise, qui était courte jusqu'à l'indécence, et que la voiture, en outre, avait fait remonter. Puis elle haussa les épaules, et répondit:
—Toi, je ne sais pas. Mais moi, j'ai affaire au Jardin Public. Vitalis sera bien suffisant pour m'accompagner—s'il veut.
Sans deviner pourquoi, depuis un instant, elle le sentait irrité contre elle et lui fit un sourire. Mais il s'inclina sans répondre; tandis que Mme de Charite qui le contemplait sans bienveillance, encensait sous les plumes de son chapeau, comme un cheval de catafalque.
—Je ne doute pas que M. Paschal ne soit un excellent guide. Mais toi, que vas-tu faire au Jardin public?
—Boutique, expliqua-t-elle: pierres des Pyrénées. Valentine La Fresnaye. Discrétion perdue avec vicaire Saint Pons de Grève. Célérité également. Fume-cigarettes aventurine. Amitiés. Lettre suit.
Et sur ces étonnantes paroles, Guiche s'envola.
—Il me semble, fit sa mère plus doucement, que tu pourrais... Mais elle s'aperçut qu'elle était seule. Que faire à présent de son après-midi? En soupirant Mme de Charite prit le chemin de l'église, refuge ordinaire des dames, à la province, qui sont seules. Au tournant, elle vit Sabine déjà lointaine suivie de Vitalis qui avait l'air de ronger son frein; puis tous deux s'arrêter:
—Enfin, disait-il, à quoi pensez-vous de parler à votre mère sur ce ton?
—Je pense à mon enfance, répondit la jeune fille avec une pointe d'amertume.
—Moi aussi, quand je vois un paquet d'idiots lorgner cette moitié de robe qui laisse voir vos..... jarretelles. On dirait qu'on l'a fait faire déjà trop courte l'autre année, pour vous donner le fouet plus commodément.
Et il ajouta, rageusement:
—Je donnerais deux sous pour que votre maman vous le donne encore.
Guiche rougit un peu, et regarda Vitalis à travers la grille de ses longs cils, en observant avec un bizarre sourire:
—Ce n'est pas cher.
L'ombre des acacias enveloppait d'un glacis transparent le bistre de son visage, et faisait virer les bleu-verts de sa courte jupe:
—Ne me criez pas, dit-elle. Et quant à maman, c'est bien son tour. Déjà, l'année dernière (au fait, y étiez-vous, demanda-t-elle avec un air de ne pas savoir) j'avais commencé à la démanteler un peu. J'ai des jupes longues, voyez-vous...
—Non, je ne vois pas, interposa Vitalis toujours irrité.
—...Et le temps n'est plus où je me réfugiais derrière vous, quand j'avais mis du sel dans le bocal à poissons rouges, ou donné le vieux Bordeaux au vieux pauvre.
Guiche se tut et regarda l'autre rive de l'Ouze, bordée de maisons, et dont on entendait en amont gronder sourdement le barrage. La demeure d'en face, laide, écrasée, et qui laissait couler, le long du mur, ses hontes dans la rivière, était flanquée en aval d'une tonnelle ruineuse, dont le treillage laissait mourir un lambeau de vigne. Une vieille femme les y considérait avec attention, à travers une lorgnette, cependant qu'auprès d'elle un cochon de belle venue appuyait son groin sur le parapet.
—Est-ce que ce n'est pas la maison de ces affreux Pétrarque, demanda la jeune fille?
—Oui, et Mme Lescaa elle-même.
—Cette souillon, avec son petit!
—Voulez-vous bien vous taire. Une personne de si bonne famille... Son père était un armateur de Bordeaux, qui a fait banqueroute.
—En vérité. Et son compagnon?
—Lui, la fera à la Noël.
—C'est bien eux, n'est-ce pas, reprit Sabine, je veux dire: M. Lescaa Pétrarque et sa femme, qui écrivent des lettres anonymes?
—C'est bien eux, et nous allons leur en donner matière, je pense, car la vieille nous apprend par cœur.
—Je ne sais ce qui me retient de vous embrasser devant elle, pour lui donner un canevas au moins, à la dame de bonne famille.
Le jeune homme recula un peu.
—Je vous fais peur, demanda Guiche, et se mit à rire.
—Non pas vous. Les Pétrarque.
Ce n'était vrai qu'à demi. Il pensait à Basilida, plus jalouse certes de Sabine que de toutes les servantes de Ribamourt. Mais la jeune fille, changeant de sujet, indiqua hors de la ville, plus bas que la dame au cochon, deux girouettes par dessus des charmilles, et le comble d'une toiture haute, vaste et noire. Plus bas un mur appareillé de pierre et de brique, un mur triste et beau dont la base empattée était fleurie de pariétaires, donnait à pic sur le Saleys où l'Ouze venait de se confondre. En retour d'angle, on apercevait, à travers une grille à rinceaux, à fleurs-de-lis, une cour pavée à galets de couleur, où des buis taillés en boule, des pyramidions de myrte traçaient des arabesques. Près du portail, où le vide d'un écusson détruit soutenait encore le casque bourgeois de l'écuyer, deux lévriers à long poil se faisaient pendant, pareils à des chiens de marbre si l'un d'eux, à ce moment même ne s'était levé en bâillant.
—En effet, dit Sabine: c'est pas très drôle chez notre parrain.
—Non.
—Pourquoi y demeure-t-il?
—C'est la maison de sa grand'mère: vous savez, les Bouchefer-Ducasse.
—Ah oui, les «fameux Bouchefer-Ducasse», comme on dit toujours... quand parrain est là. Qu'est-ce qu'ils ont fait, donc.
—C'était des Huguenots—avant Louis XIV—qui ont fait la guerre.
Et il ajouta, scandalisé peut-être:
—Vous ne savez donc rien? Nous en descendons, l'un et l'autre. Le plus célèbre qui était lieutenant de Montgommery, à la prise d'Orthez: Ducasse Botte-de-Sang, on l'appelait.
—Tout ça, conclut Sabine, c'est de l'histoire. Allons-nous en.
Ils furent au Jardin public. Déjà le soir en allongeait les ombres, dans l'or d'un couchant qui poudroie.
—Bon! la boutique aux pierreries est fermée, dit-elle, en observant:
—Je le savais du reste.
—Qu'est-ce que c'est donc, demanda son cavalier, cette histoire de fume-cigarettes.
Sabine pouffa. Presque aussitôt, reprenant son sérieux, elle appuya sur le jeune homme la pointe de son regard.
—Il ne faut pas me croire Vitalis,—quand je parle aux autres.
Et tandis qu'il restait de nouveau interdit:
—Promenons-nous, dit-elle. Maman ne me plaquera pas à Ribamourt, j'imagine. Du reste, ce n'est pas si loin. Et sentez-vous comme les arbres sentent. Au lieu qu'à Paris ils sont inodores, insipides... et solidifiés par Raoul Pictet, de Genève.
C'est un peintre? questionna Vitalis, qui avait failli n'être pas bachelier pour cause de sciences physiques.
—Bien sûr, dit Sabine, dont un sourire, en fuyant, couda les lèvres. Ah, que le soir est beau, chez nous. Regardez, de ce côté-là, à travers les branches, la rivière qui se cache, et qui reparaît. On dirait les morceaux d'un miroir. Et puis, très loin, une grande colline rose, transparente, qui barre la vallée.
—C'est la Pène de Mu.
—Je ne sais pas, répondit-elle, mais il y doit faire heureux. En haut des montagnes, l'air est si bleu et léger, si... volubile, que les bergers, quand ils pensent, c'est à travers les roseaux de leur flûte; et que la peine ne leur pèse jamais au cœur. C'est qu'ils l'ont comme ce duvet qui vole sur les prairies, l'été.
Mais Vitalis était plus attentif à Guiche qu'à la nature. Les paysages ne l'avaient jamais émerveillé, et celui-ci, pour le retenir, lui était trop connu. Au lieu que Guiche l'enfant qu'il avait vu partir trois ans en çà, voici qu'il la retrouvait femme devenue. Et il restait troublé de son langage, comme devant l'énigme de sa face, ou les caprices d'une sensibilité toujours en éveil. Elle le faisait, lui aussi, songer au duvet des chardons, qui s'envole tour à tour ou se pose, quand le jour est trop chaud, le ciel trop bleu, et que la brise semble n'être que le soupir de l'universel amour.
C'était pourtant, chez Sabine de Charite, avec certaines allures de jadis, la même voix, aussi acide qu'une oseille mâchée, aiguë et fraîche qu'un jet de glaïeul; de même qu'il pensait retrouver la camarade de ses vacances d'autrefois, ardente à jouer, à s'apitoyer, à rire sans éclats, dans la jeune fille maîtresse aujourd'hui de son port: chose nouvelle, familière pourtant, qu'il tâtait, pour ainsi dire, en s'étonnant de la reconnaître.
—A propos, reprenait-elle: et mes chiens que j'aime? Y a-t-il longtemps que vous les avez vus?
—Vos chiens, fit le jeune homme d'un air de doute... Ah, oui.
—Quoi, est-ce que vous les auriez oubliés? Et la ballade que nous en avons faite.
Elle leva un doigt:
—Voyons. Il y a... Qu'y a-t-il?
—Il y a, chercha Vitalis. Ah oui: il y a «U»
—... | D'abord, il y a «U» |
Sinistre aux gens furtifs. | |
Et sa femme «Bottine» | |
Que les Anglais s'obstinent | |
A appeler «Biauty.» | |
—... | A appeler «Biauty» |
—... | Et «je coûte trois francs.» |
Qui coûta trente sous, | |
Et puis «Monotonto», | |
Qui a tant de poil dessous | |
Et tant de poil dessus, | |
Qu'on s'en f'rait un paletot. | |
Ou bien un pardessus. | |
—... | Ou bien un pardessus. |
—C'est bien, dit-elle; mais ne les oubliez plus: c'est toute ma famille. Avant-hier, j'ai passé l'après-dîner avec eux, dans la prairie. Maman avait des gens que je ne voulais pas voir. Nous étions seuls, les cinq, avec de l'espace autour et l'odeur du regain. C'est si bon de se tenir mal, avec ses dessous au grand air, des chiens qui vous lèchent la figure et de l'herbe qui vous entre dans les bas. On est ivre. On voudrait embrasser la terre.
—Comme Brutus, dit niaisement Vitalis.
Elle le regarda avec un peu de surprise, et aussitôt, il regretta sa phrase, qu'il jugea digne du Soleil d'Étain.
On y continuait d'ailleurs à discuter Mlle de Charite; et M. Lubriquet-Pilou, en lissant de ses doigts les poils clairsemés de sa moustache, à faire son cours. C'est l'endroit où il brillait beaucoup plus qu'à la pratique. Mais il était seul à le savoir. Et qui aurait pu croire qu'un homme appelé Lubriquet ne passait point le crépuscule à embrasser les bonnes dans les corridors, ou à presser quelque grisette sous la feuillée? On eût dit que Ribamourt lui avait délégué vraiment les fonctions de Grand Séducteur, dont ses amis lui donnaient le titre. Et ne fallait-il pas un coupable au moins qui représentât ses plaisirs, et l'amour, défendus par la médisance à tous les autres? Lieu commun des estaminets, propre à l'équivoque des tables de famille; comme aussi, sur le parvis des églises, aux conversations d'enterrements, M. Lubriquet-Pilou c'était l'ilote de la cité, mais un ilote ivre d'amour et que l'on couronnait de roses.
Quant à lui, cette légende qu'il portait à travers la vie, un peu comme une croix, oh, qu'il l'eût souvent déposée avec joie. Ou bien, il lui semblait être le Juif Errant, et qu'une voix lui criât sans cesse: «Marche. Marche.» Tandis que c'était elles, ces créatures qui, au lieu de lui, marchaient, comme on dit, marchaient. Depuis plus de trente ans, il lui avait fallu courir après elles, voire au devant, en n'ayant peur de rien, autant que de les atteindre. Ce n'est pas très dangereux, une fille, quand on la courtise à deux ou trois ensemble. Un air de cavalier, alors; des mains au hasard répandues, ou même un secret à l'oreille, tout cela ne coûte guère. Mais de la suivre seul, le soir, sous les arbres de la promenade, parce qu'on vous aura dit, comme à un chien de chasse: «Allons, Pilou!» Quelle chose... surtout, quand, après vous avoir, d'un air d'innocence, entraîné à l'écart—ah—quand elle se retourne, avec cet air d'interroger, d'attendre... D'attendre quoi?
Certes, plus d'une de ces beautés, qui, soi-mêmes, se dévouaient au Minotaure, plus d'une, et déçue, s'était dit que de pareils taureaux, les boucheries sont pleines. Peut-être même l'avait-elle redit à quelque camarade. Mais quoi, ces taches s'effaçaient bientôt, sans s'étendre. La légende reprenait son éclat.
Et qui ne s'y employait? Sa femme même, morte de mélancolie aussitôt sa fille capable de la remplacer dans le ménage, s'était sacrifiée toute sa vie, avec un sourire que l'on sentait tout près des larmes, à la gloire du foyer: «C'est plus fort que lui, disait-elle; et il ne peut pas s'en passer. Ça lui vient de son père qui était la même chose que lui.»
Car la légende était rétroactive: don Juan refaisait son père à son image.
—Est-ce que vous n'exagérez pas, lui disait parfois le curé Cassoubieilh, que les confessions du Séducteur, où il n'osait faire des vanteries, tenaient au courant du secret de sa vertu. Mme Lubriquet-Pilou, que de tels propos mécontentaient, hochait la tête en réponse, étant de ces épouses qui ne veulent pas être consolées. C'est avec reconnaissance, mais tristement, qu'elle recevait parfois du bonhomme les miettes, comme elle croyait, d'un repas, dont c'était presque tous les services.
Veuf aujourd'hui, doré d'un déclin de gloire, M. Lubriquet, fermier honoraire d'octroi en retraite, trésorier des Bains jouissait d'un passé dont l'éclat boréal ne nourrissait plus de chaleur, mais éblouissait encore. Une tendresse très connue, que lui avait vouée Mlle de Lahourque, du bureau de tabac,—vierge assez bien conservée, à qui l'on supposait des économies—jetait une dernière auréole autour de sa face boursouflée, tachée de rouge, où ses yeux tout petits, sans cils ni paupières, avaient l'air de deux têtes d'épingle en verre bleu. Et il continuait à trancher en matière de cœur, comme aussi les nœuds de cette casuistique de la séduction qu'il n'y a pas de Français, ni des plus retenus, qui ne l'agitent. On eût dit, sur cette terrasse d'estaminet, qu'il présidât une Cour d'amour.
—Au fond, continuait-il, cette petite... je ne dirais pas non, c'est clair; quoiqu'il y ait des pêcheurs, s'ils prennent du fretin, qui le rejettent à l'eau. Mais aussi, c'est qu'elle a un peu l'air d'un insecte. Et puis, ce teint à l'espagnole.
—Eh, eh, observa Firmin: il y a de plus laids visages. Celui-là, on dirait qu'on l'a sculpté dans une olive. J'aime les olives, moi.
—Hors-d'œuvre, dit M. Dessoucazeaux. Et tu as beau dire, celle-ci n'a pas assez de sang aux joues. Cela force à penser au reste.
On se mit à rire; mais Lubriquet reprit d'un air rêveur.
—Ah, si vous aviez connu la mère. Et quel balcon. Aujourd'hui encore, je l'aimerais mieux. Une femme de son âge, c'est confortable; elle sait ce qu'elle fait.
—Bon, bon, fit quelqu'un. On sait aussi que vous n'en tenez plus pour les primeurs.
L'allusion à la buraliste le chatouilla doucement:
—Ce n'est pas cela, protesta-t-il, en se caressant de nouveau la moustache avec l'index, tandis que la rotondité de son œil se baignait d'un rêve. Non, ce n'est pas cela. Mais ces petites filles, qu'est-ce que vous voulez; c'est trop jeune vraiment, c'est bébête, ça n'a goût de rien.
—Goût de rien! s'écria Me Beaudésyme. Ah ça, Pilou, vous n'avez donc jamais mordu dans un citron?
M. Lubriquet se prit à sourire, comme d'avoir compris. Et le notaire, avec ses luisantes dents, avec ses lèvres où la langue sans cesse avait l'air de lécher un piment, et tout ce poil en feu autour du visage, avec sa lavallière d'écarlate: il avait l'air d'un loup rouge, d'un bon loup qui rit au fond du bois.
Telle que dans sa bordure une image en relief, Mme Beaudésyme, toute droite sous les panonceaux, hésita un instant devant la rue aveuglante et terne comme une piste de craie sous le soleil. Et de sa belle main refermant la porte, elle prit le chemin de l'église.
Les dérèglements d'une piété qui ne s'accordait plus aux lois de sa religion la ramenaient sans cesse auprès des autels. Mais c'était pour ne trouver pas dans l'ombre des voûtes plus de repos qu'aux ardeurs de la volupté.
Soumise à des entraînements contraires, elle ne les pouvait concilier que par le mensonge, et le doyen de Sainte-Marthe, son confesseur, était le dernier à qui elle s'en pût confier, quand même, pour la conduire à travers tant d'écueils, il eût été autre chose que le pasteur de petite ville dont on imaginera sans peine l'âme, le visage, le ventre épanouis, toute l'ambition bornée aux limites de sa cure.
Ce bonhomme pour qui la mystique n'était que pieux venin, et l'ascétisme des livres «surnaturels», périlleuse acrobatie, ce confesseur mal accoutumé aux fautes complexes n'en aurait pas cru sans effort Mme Beaudésyme à l'entendre avouer que depuis deux ans c'est en état d'adultère qu'elle approchait la Sainte Table. Non pas que la crainte du scandale la contraignit à ce sacrilège autant peut-être que la faim des sacrements; et peut-être que c'eût été dans son cœur une autre espèce de sacrilège que renoncer sa passion, ne serait-ce que des lèvres. Plus encore que son amant, elle aimait son amour, et s'y voulait rouler, comme une abeille dans la semence d'une fleur, jusqu'à l'ivresse.
Mais quand même elle ne gardait de la religion que les dehors du culte, ou bien des sacrements, comme l'avouait son repentir, affreusement corrompus, c'était quelque chose encore pour cette catholique passionnée, qu'avait catéchisée, enfant, une grand'mère espagnole. Tout au moins y satisfaisait-elle des habitudes d'agenouillement, l'amour de s'humilier et ce mysticisme de la chair dont l'orgue, l'encens, les échos d'une pierre odorante, et toute cette liturgie chargée de nos propres souvenirs, entretiennent si bien la sorte d'extase animale qui tient lieu de prière ou de méditation.
Quand Basilida—la tête un peu basse et peut-être lourde de pensées,—eut gravi le haut perron de Sainte-Marthe aux marches étincelantes de soleil, la nef était si fraîche, si parfumée de cire et d'encens froids, qu'elle pensa défaillir en tombant à genoux. Un prie-Dieu lui était réservé du côté d'Évangile, devant l'autel du Sacré-Cœur dont la statue, donnée jadis par sa grand'mère, rappelait les fureurs et le sang d'une Espagne qui n'est plus. Tout de suite, elle s'abîma dans de cruelles délices. Les feux de l'enfer, de l'amour, le paradis s'y mêlaient comme ces flammes qui dansent sous les paupières d'un homme ébloui. Le Christ, flamboyant sur l'autel, ne lui présentait-il point un cœur pareil au sien, dévoré de toutes les amours que rien n'étanche? Elle mit sa tête dans ses mains pour ne plus le voir, pour le voir mieux, peut-être, ou pour le confondre avec d'autres images.
...Basilida s'était ressaisie; et c'est de Dieu seul maintenant que se remplissait sa prière: «Seigneur Jésus, disait-elle, Fontaine de pardon que ne profane aucune souillure, ni n'épuise nulle soif, Vous qui laissâtes Magdeleine répandre, sur Vos pieds, ses parfums avec sa chevelure; Vous près de qui s'abrita l'amoureuse contre la pierre des jaloux;—penchez Votre visage sur cette autre pécheresse qui Vous supplie, hélas, moins d'absoudre que de protéger une faute qu'elle ne peut haïr. Que feriez-Vous, Seigneur, d'un repentir, dont le mensonge offenserait Vos autels? Et ne m'avez-Vous pas vue lutter contre mon amour comme Jacob avec l'ange, comme lui retomber vaincue, les os desséchés par la soif? Hélas, savais-je, abandonnée enfin, vers quelles flammes il m'entraînait, et quand il m'eut liée, défaillante proie, si son vol m'emportait au cœur rouge de l'Enfer ou blanc du Paradis. Et comment reconnaître puisque le vent de ses ailes me fermait les yeux, si c'était un mauvais ange?
«Seigneur Jésus, l'amour peut-il jamais être du démon? Et, s'il est criminel, n'est-ce point assez, pour s'expier soi-même, que ses propres feux le consument, et qu'il se nourrisse de sa propre chair? Assez, pour payer sa rançon, de n'être jamais sûre, fût-ce un instant, de posséder en vérité ce que l'on aime plus que son salut? Que de fois, dans le silence de la nuit, quand le sommeil de l'homme que je trompe semble la raillerie de mes propres pensées, quand je m'ensanglante le cœur à y enfoncer mes doutes plus aigus que mes ongles; quand mon amour est comme de la haine, que de fois j'ai crié, comme aujourd'hui vers Vous: «Mon Dieu, pourquoi m'avoir donné mon bien-aimé, si ce n'est à moi seule? Ne savez-Vous pas qu'il n'est rien de lui qui ne m'appartienne, ses jambes serpentines, ses mains ou cette bouche pleine de baisers, fraîche et creuse comme une fleur? Et si, non plus que dans son corps, Vous ne voulez, sur son âme de fille, que je sois la seule à régner, mon Dieu, faites qu'il meure, mais qu'il ne me trahisse pas!»
Un instant, elle se sentit, de ce souhait, épouvantée soi-même, et tomber dans une espèce d'accablement: «Seigneur, suppliait-elle, si Vous ne m'avez plongée dans la fournaise que pour qu'elle me purifiât, l'épreuve n'a-t-elle pas assez duré? Mais quoi, n'est-ce pas pour Vous seul que fut créée votre servante, et pourquoi l'avoir marquée d'une autre emprise que de Vous? Ah, si ce n'était que pour soûler son ardeur jalouse, et que je ne puisse cesser d'aimer qu'en cessant d'être, ah, mille fois plutôt, Seigneur, que la douleur l'épure et qu'elle lave ses taches aux larmes du repentir. Que mon âme soit hors du siècle et hors de la chair, chaste comme la rosée, blanche comme les flocons. Faites, Seigneur, qu'à travers l'amant elle remonte jusqu'à l'Amour. Et que je sois pénétrée enfin, sans qu'elles me dévorent, de ces flammes qui sont de cette pourpre qui est Votre cœur. Puissé-je respirer l'odeur en Vous pareille à ce parfum des roses que le matin éveille et suspend autour du rosier?»
Basilida, un peu apaisée, releva la tête. Ses yeux errèrent vers le Grand Autel, et, sur le chœur, dont le côté d'Épitre était seul éclairé, elle vit que l'iris d'un vitrail ancien, et trempé de soleil, faisait chatoyer ces paroles:
LATENS DEITAS
Si ce n'était point assez de cet obscur oracle pour pacifier la jeune femme, elle n'en fut pas moins favorablement émue. Quelques secondes au moins il lui apparut que l'amour et Dieu étaient identiques, elle-même pardonnée sinon absoute. Mais qu'eût pensé de ces rébus le curé Cassoubieilh? Son confrère de Saint-Éloi-des-Mines ne passait guère pour plus pénétratif, encore qu'il eût ses petites entrées à l'Évêché, et déjà, dans les milieux ecclésiastiques une réputation de finesse et de politique qu'il devait, un jour, pousser plus loin. Et leurs deux vicaires étaient surtout appréciés comme chasseurs, l'un d'eux par surcroît dans les jeux de quille dont M. l'évêque de Lescar tolérait à son jeune clergé la fréquentation. D'ailleurs ils se montraient tous au confessionnal, hors M. Cassoubieilh, de la même rigueur pharisaïque. Une fois de plus, elle songea au Révérend Père Nicolle. Depuis que la Société de Jésus restait apparemment dissoute, sous les coups d'un gouvernement imbécile, et lui-même souffrant d'une nervosité qui ressortissait aux eaux de la localité, il avait été, jusqu'à nouvel ordre, envoyé par ses supérieurs à Ribamourt, d'où son père, naguère professeur en Sorbonne, tirait son origine.
Sa réputation de directeur l'y avait précédé; et la jalousie, par conséquent, des autres prêtres. Aussi, pour si peu de génie qu'ils eussent, en avaient-ils montré assez pour lier partie de lui rendre leurs paroisses irrespirables. Et pour la première fois de leur vie, sans doute, M. le Doyen, M. Puyoo, desservant de Saint-Éloi-des-Mines, leurs vicaires, se trouvèrent-ils d'accord contre l'intrus.
Si l'on s'étonnait de cette conjuration, au milieu même d'une tempête qui, à tout prendre, les menaçait eux aussi, et jusque dans leurs racines, qu'on se rappelle seulement combien, depuis le XVIIe siècle, cette lutte des séculiers contre les Ordres, comporte d'ardeur et de venin, sous le couvert de la douceur évangélique. Le Père Nicolle, qui s'attendait au pis, ne fut point déçu. Entre autres amertumes qu'il lui fallut digérer, l'une des plus répugnantes fut qu'ils se mirent, tout de suite après les politesses des premiers jours, à peloter avec lui, à propos de confessionnal, qu'ils lui prêtaient, tour à tour, ou lui reprenaient au premier prétexte, dans l'une ou l'autre des deux paroisses.
La direction des âmes, dont le clergé paroissial s'est trop souvent montré moins capable que jaloux, est un des champs de bataille où il a été le plus souvent défait, nul ne l'ignore, par les réguliers. Aussi le Père Nicolle, à peine paru, il n'en avait pas fallu davantage pour qu'il enlevât tout un troupeau de consciences troublées, ou seulement capricieuses, peut-être zélées, à des guides peu soucieux qu'on les supplantât. Mais le complot, peut-être tacite, des Cassoubieilh et des Puyoo, qui aurait pu lui rendre les fidèles matériellement étrangers, en quelque sorte, se trouva déjoué à sa naissance même, par la franchise du Jésuite: vertu qui se rencontre plus souvent dans la Compagnie que ne l'y cherche cette famille de sots dont Voltaire s'indignerait sans doute d'être le parrain, et que ce fût un châtiment qui passait beaucoup ses fautes.
Lassé de cette petite guerre, le Père Nicolle, ayant un après-midi rencontré les deux curés ensemble, leur posa la question sans détours. M. Puyoo, par son silence, se retrancha derrière son doyen, qui, ne voyant pas jour à décemment refuser son église, argua d'abord du petit nombre de confessionnaux, dont il n'y avait que deux. L'autre tourna cette objection, en proposant aussitôt d'en faire faire un à ses frais; en même temps que, par une habileté qui ménageait la susceptibilité de M. Cassoubieilh comme aussi sa propre fatigue et laissant l'attrait du rare à son ministère, il s'engageait à ne confesser qu'un jour par semaine, en dehors des Fêtes. Le curé, qui pensait avoir gagné l'avantage, accepta les offres du Jésuite; assez satisfait au fond de ne pas pousser le différend, et d'abandonner M. Puyoo, comme il pensait, à la rancune du Jésuite. Aussi se quittèrent-ils, tous les deux, assez satisfaits l'un de l'autre.
Or si le renom du Père Nicolle, comme confesseur, ne diminua point à Ribamourt pour être mis à l'épreuve, celui des jésuites, pour leur indulgence, subit, par contre, une forte atteinte. Le Père Nicolle ne se montrait rien moins qu'indulgent, au dire de ses ouailles; et c'était assez pour que Mme Beaudésyme ne lui allât point confier ses doutes, sa jalouse passion, ni ses fautes. Sans y penser en face, elle savait trop combien sa conscience en prenait à son aise, et que sa dévotion n'était, pour une part, rien que grimace. D'autre part, fût-ce dans ses accès de repentir les plus douloureux, elle se souciait peu que l'on cautérisât sa conscience, au lieu de la lui parfumer seulement: femme en un mot, et amoureuse, qui voulait bien du pardon, mais qu'on lui laissât le péché.
Basilida s'était levée, et, après une demi-génuflexion devant l'autel, avait gagné le dehors, lorsque, devant le portail, elle se rencontra avec M. Cassoubieilh, qui, venant de la ville, avait plus court à passer de ce côté, à travers l'église, pour gagner son presbytère où communiquait la sacristie. Il s'était arrêté tout en haut du perron, à l'ombre du porche roman connu pour son chrisme singulier, et soufflait un peu, étant obèse et délicat, avant de s'exposer à la fraîcheur de la nef. Son jonc sous le bras, dont la pomme était un fragment de bronze, ramassé aux mauvais jours dans les décombres de Saint-Denis, il essuyait d'un mouchoir à carreaux jaune et noir, en préparant sa tabatière, son visage moite et rond.
—Ah! dit-il avec un heureux sourire, en saluant Mme Beaudésyme, voici la fleur de mes paroissiennes. Que ne sont-elles toutes comme vous.
—Eh, Monsieur le curé, répondit la jeune femme d'une voix un peu âpre, inattendue, qui sait, au jour du jugement, ce qu'on vous dirait d'elles.
—Ta, ta, ta, j'en courrais bien le risque. Quoique, ma chère enfant, et sans reproche, je vous ai connue plus assidue au tribunal de la pénitence, et conséquemment à la Sainte Table...
Il ajouta, avec un peu de mépris:
—...que l'on recommande aujourd'hui dans des conditions telles...
M. Cassoubieilh s'interrompit. On voyait que le levain du jansénisme, qui parfois germe au cœur de nos curés vieillissants n'était pas mieux amorti encore dans le sien que le péché gallican.
—On n'ose pas toujours, dit Basilida qui regretta aussitôt ce demi-aveu de ses inquiétudes, et devint rose. Le curé lui-même parut pressentir un instant les secrets abîmes de cette âme qu'il croyait connaître, et fixa sur sa pénitente un regard plus attentif qu'à l'ordinaire. Mais ce ne fut qu'un éclair. La jeune femme s'était déjà couverte d'un sourire innocent, et l'optimiste confesseur remis à voir les choses, comme il disait «sous l'angle de la bonté de Dieu».
—Si c'est moi qui vous fais peur, reprit-il avec jovialité, il faut changer, voilà tout. M. Lassus, mon vicaire, est plein de sens et de douceur. Et vous avez encore le Révérend Père Nicolle. C'est un grand homme, M. Nicolle.
Mme Beaudésyme savait le fond qu'il fallait faire de cette louange. Aussi assura-t-elle M. Cassoubieilh, en le quittant, qu'ayant toujours mis sa confiance au clergé de sa paroisse, elle se passerait de chercher des grands hommes ailleurs.
Rien que cette flatterie était la preuve, à son sens, d'une vertu suffisante pour que se dissipât, aussitôt qu'il fut dans l'église, le souffle de soupçon qui avait, un instant, ridé sa bienveillance. Et la pensée ne lui vint pas que peut-être la conscience de la notaresse était pareille à ces eaux de cristal qui dorment sur un lit de vase.
En s'éloignant de Sainte-Marthe, la jeune femme se dirigea vers le bureau de tabac que tenait, près du Jardin Public, Mlle de Lahourque, à l'enseigne de l'Agneau Pascal. Elle s'y fournissait de cigares à cinq sous pour son mari, des conchas qu'il y jugeait meilleurs, et qui étaient parmi ses luxes un de ceux qui scandalisaient Ribamourt. Au sein de l'adultère, Mme Beaudésyme ne se laissait pas d'avoir pour lui les soins d'une ménagère attentive. Elle dépensait beaucoup de son temps à ordonner le confort d'un homme qu'elle n'aimait pas, ni peut-être n'estimait pas davantage.
La boutique étroite et longue, où Mlle Victorine de Lahourque vendait, outre du tabac, de menus objets de ménage et de piété, des joujoux, diverses sucreries, des souvenirs de Ribamourt en étain,—était aussi un bureau de conversation; elle-même une personne maigre, pieuse, aristocratique. Le singulier c'est que, fille de petits aubergistes, la seule erreur d'un secrétaire de mairie lui avait valu cette particule dont, toute jeune déjà, elle devint si vaine, et préoccupée, que toute sa vie en fut, en quelque manière orientée, et qu'on l'avait vue, honnête et d'assez jolie figure, refuser plusieurs prétendants fort sortables à sa condition. La première fois, enfant encore et dont les robes n'étaient pas bien longues, comme elle avait parlé de mésalliance, son père, après s'être fait expliquer ce que c'était, lui apprit ce que c'est qu'une fille noble qu'on corrige. La mémoire lui en resta si cuisante, qu'elle en oublia le mot sous le manteau de la cheminée. Mais son étrange manie, qui pour tout cela ne fut pas exorcisée, lui fit désormais découvrir assez de prétextes pour écarter la roture ou la bourgeoisie même des prétendants, sans en passer par les callosités des mains du vieux Lahourque. Son illusion, du reste, avec le temps, n'avait fait que grandir et s'enraciner. Elle était seule, ce jour-là au magasin, ou, comme elle aimait mieux qu'on dît: au bureau. Sa commise, fillette négligée aux cheveux en broussaille, avait congé de l'après-midi; et la chaleur, encore assez de rigueur en dépit des ombres déjà longues, pour tenir les clients chez soi. Assise derrière le comptoir, où s'échiquetaient les papiers Job et les boîtes d'allumettes suédoises, où il y a écrit: joie—elle faisait chatoyer dans sa tête argentée, aux traits délicats, les belles couleurs de ses rêves familiers.
—Bonjour, Mademoiselle de Lahourque, dit Basilida, j'ai bien l'honneur de vous saluer.
Et elle referma avec soin la porte, qui, depuis trois lustres peut-être, «forçait» sur les carreaux.
—Bonjour, Madame la notaresse, répondit Victorine. Et, comme elle faisait depuis quinze ans plusieurs fois par jour, elle observa:
—Comme c'est ennuyeux, cette porte.
A quoi Basilida, selon le rite enseigné par six ans de mariage, répondait:
—Il faudrait y mettre un peu d'huile.
Elle aimait à causer avec la vieille fille, et ne manquait pas, pour la flatter, à lui donner du «de» aussi souvent qu'il se pouvait décemment. Beaucoup de personnes, de ces méchantes gens qui affectent l'irrespect pour une distinction dont ils sont jaloux, allaient jusqu'à rire de sa noblesse. Et, comme s'ils l'eussent opérée de sa particule, ils allaient jusqu'à la rejeter dans le Tiers, voire dans la tourbe et la roture du quatrième Ordre—si c'en est un que le prolétariat, ou les petits neveux des serfs de mainmorte,—en lui parlant avec persistance de sa famille, de son frère Victor en particulier, ancien aubergiste qui, ayant fini par boire son fond, et par se faire sandalier, traînait à travers Ribamourt la plus bourgeonnante figure d'ivrogne et de cocu qu'on puisse imaginer. Sa femme, une assez jolie cascarote de Saint-Jean-de-Luz, qui faisait bouillir la marmite, et lui payait son cabaret, faisait partie, avec ses galants, quand il s'était couché trop saoûl, de l'aller fouailler à torchons mouillés.
Et l'on chagrinait aussi Mlle de Lahourque en lui demandant: à quand le retour du Roi, du ton dont on aurait dit: à quand la noce? Car elle pensait bien, comme il est naturel aux personnes de naissance. Toutes ses idées d'ailleurs avaient emprunté depuis longtemps à l'ancien régime le tour le plus romanesque et les jugements d'autrefois.
Pour découvrir le premier germe peut-être de ses rêveuses illusions, il aurait fallu remonter jusqu'à ce jour de son enfance où une vieille fille, telle qu'on la pouvait voir elle-même aujourd'hui, éprise de mystères, nourrie au pathos le plus frénétique des Ratcliffe ou des Ducray-Duménil, le cerveau plein d'enfants volés, de travestis, de complots, lui avait chuchoté: «Et si vous étiez la fille de quelque grand, qui, sur le chemin de l'exil, vous aurait confiée aux fidèles Lahourque. Et s'il venait vous réclamer tout à coup.»
Victorine, rougissante, s'était mollement récriée. Mais comme on voit la graine d'un arbuste, par hasard germée dans une potiche, la faire éclater en même temps qu'elle la retient de ses racines chevelues, toute une floraison, engendrée par cette parole, emplissait de rêves le cerveau de la buraliste. Elle avait fini par croire que cette erreur d'état civil dissimulait de grandes choses, dont sa naissance n'était pas la moindre. Comment douter que la puissante famille à qui elle appartenait ne vînt un jour la revendiquer pour lui rendre l'éminence de son rang. Et, toute seule dans la boutique, sous le plafond bas, il lui semblait, dans la gloire de l'avenir, être assise auprès des trônes.
Déjà, jeune encore, et faite pour plaire, si quelque inconnu la regardait avec un peu d'attention, elle ne voyait pas là un symptôme de cet amour qu'il est si doux aux femmes d'imaginer qu'elles inspirent. Elle se disait, avec un battement de son pauvre cœur rempli de mirages:
—C'est un émissaire de la Famille.
Peu à peu sa jeunesse, l'éclat de ses cheveux, de son visage, s'étaient fanés. Mais les magnifiques cristaux de l'illusion continuaient à s'appareiller autour de son premier rêve. Aujourd'hui encore, c'est Iris tout entière qui, pour elle, s'y jouait chatoyante, quand Mme Beaudésyme vint l'arracher à ses mirages.
—Oui, répondit-elle à l'observation de Basilida. Mais on est si occupé qu'on oublie. Et que puis-je faire, Madame, pour vous être agréable.
—Je voudrais de ces londrès, vous savez—une douzaine—que fume toujours Alexandre, et venant d'ici. Il prétend ne les trouver bons que chez Mlle de Lahourque.
La vieille fille soupira. Ayant avancé une chaise à la notaresse, elle revint derrière son comptoir, et se haussa, en disant, la tête à demi tournée:
—Si le malheur des temps veut qu'on ne fasse qu'un humble métier, Dieu n'exige pas moins—ce sont les propres termes du Père—qu'on l'accomplisse de la manière la plus agréable à Ses yeux.
Et Mlle de Lahourque, en prononçant ces paroles, laissa choir toute une pile de boîtes. La plupart s'ouvrirent. Des cigares l'un à l'autre—non moins qu'à la Havane—étrangers, se mêlaient dans la sciure de bois. Il y en avait avec des bagues.
Tandis que Basilida, prise de fou rire, se mouchait opportunément, la buraliste se baissa et disparut à son tour dans l'étroit passage, d'où sa voix, soudain lointaine, donna le vol à des paroles étouffées:
—...font exprès... lui répète sans cesse... une paire de calottes.
—J'ai rencontré tout à l'heure, interrompit Mme Beaudésyme, et qui revenait, je pense, de son bureau, M. Lubriquet-Pilou.
La vieille fille réapparut soudain, et, en quelque sorte, à la façon de ces diables dont on ouvre brusquement le couvercle. Un peu de rouge qui lui était monté aux joues, peut-être pour s'être tenue courbée, lui donnait un reflet de jeunesse:
—M. Lubriquet? dit-elle. C'est qu'il est trésorier des Eaux, maintenant,—oui, de la Société Neuras... théno... thérapique. Ça ne m'étonne pas que vous l'ayez rencontré. Il est partout.
Et elle ajouta, avec cette expression de la pudeur alarmée à la fois et ravie:
—On ne se doute pas quel coureur c'est.
Dès que Basilida était arrivée, par des moyens qui variaient peu, à se faire dire cette phrase qui ne variait pas, elle levait les yeux au ciel en s'exclamant:
—Est-il possible! Un homme qui a l'air si comme il faut.
—Oh! reprenait Mlle de Lahourque, ce n'est pas de ces débauchés... peuple, sans choix. Et il n'en est que plus coupable, car, partout, c'est à lui la primeur. Aussi, ce qu'on en est jaloux. La jeunesse le déteste.
—Non? faisait Mme Beaudésyme.
—Et savez-vous, ajouta-t-elle plus bas, ce qu'on dit d'une jeune fille qui a mal tourné: «Qu'a battut lou briquët, et n'y hazé pas rët.»
Personne n'ignorait à Ribamourt la passion que nourrissait pour le trésorier Mlle de Lahourque. Quoiqu'elle-même fût la cendre où couvaient ces feux, elle n'aurait pu se rappeler le jour qui les avait vus naître. C'est comme s'ils fussent venus au jour avec elle, et sa tendresse au point qu'elle ne sentait pas tout ce qui les éloignait sur les degrés sociaux, ni l'essentiel qui manquait à Lubriquet pour ne lui être pas inégal: la particule, en un mot. Et si quelqu'un feignait en sa présence de le rabaisser là-dessus:
—Il y a des gens, disait-elle, qui naissent nobles.
Mais elle n'expliquait, de cet adage, ni la portée, ni le mystère.
—Tout de même, Mademoiselle de Lahourque, reprit Basilida, c'est chez vous qu'il se sert, n'est-ce pas? Prenez garde.
La pudeur mit à nouveau son incarnat sur les joues de Victorine.
—Oh! Madame, il est si distingué. Avec moi, jamais un mot plus haut que l'autre.
Le fait est que M. Lubriquet-Pilou, informé depuis plusieurs années de cette conquête, était obligé, pour soutenir son caractère, de venir chaque jour acheter son tabac à l'Agneau Pascal. Comme il n'en fumait guère que pour trois ou quatre sous par jour, la buraliste le lui préparait d'avance en petits paquets de couleur, et sans pailles. Ah! que ne les pouvait-elle orner de fleurs, de ces cloches et ces calices des champs dont l'allégorie veut dire espoir, amour qui n'ose, battements du cœur.
—N'importe, dit Mme Beaudésyme. Je me sauve. Un homme comme ça... doit avoir mille choses à vous dire.
—Oh! il vient plus tard, beaucoup plus tard, et presque jamais quand je suis seule.
—Il n'ose pas, voyez-vous.
—Lui, ne pas oser, se récria la vieille fille, du même ton que si on lui avait dit: «Le soleil est noir.»
Mais Basilida avait raison. Le Séducteur éprouvait autant d'émoi que sa victime, dès qu'ils étaient réduits au tête à tête. Ces jours-là, M. Lubriquet ne s'attardait pas au comptoir où tous deux, sans presque mot dire et les yeux baissés, se tenaient chacun de son côté, jusqu'à ce que la commise revenant de courses, ou quelque acheteur qui croyait en entrant soudain leur faire une malice les tirât d'embarras.
—A demain donc, Mademoiselle Victorine, disait le trésorier comme pour clore une longue causerie, je vous dirai ce que c'est. La buraliste maudissait l'importun, en se disant: «Il allait parler. Qu'allait-il dire? Et demain serons-nous seuls?» Lui s'en allait le nez au vent, et tel un vainqueur, en sifflotant la romance que tout Ribamourt lui connaissait:
Songe que, d'un regard, la colombe peureuse |
Fait coucher à ses pieds le lion du désert (bis). |
qui résonnait, en décroissant, discrètement et tendrement comme un aveu, dans le cœur de Victorine.
Cependant la conversation des deux femmes avait dévié; et c'est M. Lescaa qui était sur le tapis. Qui dira pourquoi la buraliste avait fini par le mêler à ses songes, non pas sans qu'il les eût devinés? A cause, peut-être, qu'à plusieurs fois il l'avait conseillée dans ses affaires, aidée plus souvent encore, en souvenir de la mère Lahourque, jadis cuisinière chez ses parents, et qui avait été la nourrice de son unique sœur, morte au sortir de l'enfance, et dont la peine lui avait duré toute sa vie.
Mais Victorine était sûre qu'il connût le secret de sa propre naissance, non moins que le nombre des perles ou des feuilles d'ache qui timbraient le pucelage de son blason en forme de losange. Aussi, ce qu'elle en avait reçu, ce n'était point, pensait-elle, qu'il eût obéi à sa générosité (et comment croire qu'il y en eût chez cet homme de glace?) mais aux ordres de ceux dont elle était issue.
—En voilà un, dit-elle, s'il voulait parler...
Basilida hocha la tête. Il y avait bien des jours qu'elle était un peu la confidente de Victorine.
—Je ne sais si vous êtes comme moi, mais je le trouve tout changé depuis quelque temps. Dieu! s'il emportait ses secrets dans la tombe.
—Est-ce que vous l'avez vu dernièrement?
—Mais oui: toujours pour ce pauvre Lahourque.
—Votre frère vous a fait encore des ennuis?
La buraliste acquiesça par un soupir.
—Hélas, les gens mal nés, dit-elle. Que voulez-vous espérer d'eux?
Cette parole mélancoliquement sincère provoqua un instant de silence. Puis la notaresse reprit:
—Il vient pourtant assez d'étrangers, et il reste assez d'argent pour que tout le monde en gagne, quand on veut travailler. Et voilà qu'on en annonce d'autres, de partout. Tenez. Vous rappelez-vous cet ami de mon cousin Vitalis, qui a une automobile?
—Ah oui, un grand, maigre, avec le nez comme un paon et si difficile pour ses cigares? Il m'a même fait venir deux boîtes de havanes, à vingt-deux sous. Des Uppmann, ça s'appelle.
—Il arrive ces jours-ci, pour prendre les eaux, à cause de ses nerfs.
—Ce doit être quelque fils de gros marchand. Mais je n'ai jamais su son nom.
—Cérizolles, il s'appelle; c'est le frère du duc.
—Ah oui: le duc, dit Mlle de Lahourque, en dégustant ce substantif, comme si ce fût une prune à l'eau-de-vie.
—La naissance, observa-t-elle, ça se reconnaît toujours.
Elle jeta obliquement un regard au miroir rond qui pendait près d'elle, et ajouta:
—Tout de même, si ce n'était pour ça, et aussi pour M. Vitalis, je le prierais de porter ses commandes ailleurs.
—Ah! mon Dieu. Qu'est-ce qu'il a donc fait?
—Imaginez qu'un jour—j'avais le dos tourné, mais avec le reflet de la vitrine—est-ce qu'il n'avait pas... (elle baissa la voix)... oui, ma chère Madame, à la petite. Ce que je lui ai administré deux gifles, aussi...
—A M. de Cérizolles, demanda Mme Beaudésyme?
—Non, à Jeannine! Est-ce qu'elle n'avait pas le toupet de rire? Je l'aurais fouettée, si nous avions été seules.
—Je vous trouve un peu sévère. Jeannine n'a plus...
La porte grinça (Cette porte! s'exclama Mlle de Lahourque); et M. Lubriquet-Pilou parut, qui s'était assuré sans doute que la buraliste n'était point seule. Mais son répit fut court. Soit discrétion ou malice, Mme Beaudésyme paya ses cigares et prit congé. Derrière elle la boutique retomba dans le silence: le Séducteur, sans doute, fascinait sa proie par un mutisme omineux.
Basilida se disait que les passions vraiment n'ont pas d'âge. Et peut-être enviait-elle l'innocence de la vieille fille au prix de ces joies qu'elle ne goûtait qu'en frémissant, et de ces terreurs: le ciel, le monde, son mari. Mais quoi? Si c'était cela même qui en fût l'épice, songeait Mme Beaudésyme, et l'exaltation! Si cet amour n'était si ravissant que pour être périlleux et dérobé. Et si ce masque de règle et de sagesse, dont elle cachait son déportement, que soudain il se détachât au jour, ne la verrait-on point, telle qu'une Ménade, précipitée au travers d'un peuple qui s'écrie? La poussière du grand chemin qu'ont soulevée ses flottantes jupes est déjà loin derrière elle, loin comme le passé; tandis qu'au hasard des champs ou des vignes, ivre de courir, de grappes, d'espace, ivre du ciel qu'ébranle la foudre prochaine, elle se hâte vers l'horizon cuivreux.
Un bruit de roues fit retourner Basilida sur le seuil de sa maison. C'était Mme de Charite et Sabine, en charrette anglaise. Les deux dames, dont la sympathie était médiocre, échangèrent une espèce de sourire. Guiche, qui aimait Mme Beaudésyme, la salua d'un «Bonjour, Madame!», qui sonna joyeusement dans la rue.
—Pourquoi cries-tu comme cela, demanda sa mère avec humeur.
—C'est pour qu'on m'entende. J'aime beaucoup Mme Beaudésyme, et pas du tout qu'on m'attrape.
Mme de Charite mesurait chaque jour depuis le retour de Sabine, l'autorité qui peu à peu lui échappait, n'ayant jamais employé que la contrainte, et qu'elle sentait bien qu'il ne lui fallait plus compter de mettre en usage. Aussi ne répondit-elle que par un claquement de langue qui pouvait s'adresser à sa fille comme à sa jument, et par un coup de fouet que Savoy fut seule à recevoir. Elle en marqua de l'indignation, pointa, s'enleva, et fut du même train jusqu'à la Place Jeanne où, ayant pris son tournant un peu de court, elle accrocha une brouette de linge que poussait une femme. Guiche qui n'avait peur jamais de rien, et dont le visage semblait aspirer la vitesse et l'aspect aussitôt évanouis des choses, vit dans un même moment la blanchisseuse debout et sur le dos, ses bas rouges qui battent l'air, et le linge, avec la brouette, sur elle épars. Enfin un choc la jeta soi-même, ainsi que sa mère, contre le tablier de la voiture; Savoy, engagée entre deux chevaux dételés, dont l'un se cabrait, en secouant—comme d'un fruit fait l'orage—le palefrenier bossu suspendu à sa ganache; un cocher, à quelques pas, jeté par terre, avec son chapeau à rubans qui roule, tandis que des gens confusément sortent de la Vache Couronnée.
Tout cela fit plus de bruit que de mal. Mme de Charite, s'étant, avec condescendance, occupée qu'on réconfortât les victimes, et de donner rendez-vous chez elle à la blanchisseuse, s'éloigna en laissant derrière elle un rassemblement mi-laudatif, mi-gouailleur, dont un commis-voyageur, connu pour ses accidents de voiture, avait condensé l'opinion de tous en ces quelques mots:
—On devrait défendre aux femmes de conduire.
Guiche et sa mère s'étaient cependant engagées sur le pont:
—Écoute, dit celle-ci, je te laisse à tes courses. Puis tu viendras me rejoindre chez M. Lescaa. Et sois gentille avec lui, ajouta-t-elle avec un peu d'aigreur.
—Je suis toujours gentille avec Parrain, dit la fillette, paisiblement.
—Aujourd'hui en particulier. Il est à même de nous rendre un grand service.
—Ce ne sera pas le premier.
—Tais-toi, et tâche de ne pas nous arriver toute fripée et fagottée, avec tes cheveux sur les oreilles.
—Je tâcherai. Toi-même, maman, tu feras bien de tirer un peu sur ton corsage par derrière, ou de ne te présenter que de face. Je t'ai déjà dit qu'il te faisait une poche au-dessous de l'épaule gauche: on y mettrait un œuf de canard. Et à tout à l'heure, alors.
La mère et la fille se séparèrent avec la plus gracieuse inclinaison de tête. Une heure après, quand Guiche fut introduite dans le petit salon où Mme de Charite s'entretenait avec l'Onagre, la conversation s'interrompit sur ces paroles de sa mère, qu'elle n'entendit pas:
—Oui, les hommes, je ne sais pourquoi, la trouvent assez aguichante.
Et avec un éclat de rire peut-être un peu forcé, elle ajouta, en baissant la voix, ces paroles dont la logique demeurait obscure:
—Quel dommage que ce soit votre... filleule.
Jean-Prudence Michon-de-Cérizolles arriva vers la fin d'août à Ribamourt. Sur les trois heures du matin, tout étant clos, les lampes même du baccara éteintes, on entendit le roulement sans cahots d'une automobile, et puis, devant l'hôtel Gastou Fébus, un arrêt, des trépidations, des appels de trompe. Personne ne paraissant, le seul clair de lune vit sortir de voiture un jeune homme maigre qui ôta ses lunettes, poussa quelques jurements et, muni d'une canne pareille à un bélier que son chauffeux lui avait tendu avec effort, fut en asséner quelques coups dans la porte de l'hôtel, dont il dédaigna la sonnette. De nouveau rien ne se montra, sinon quelques clients aux fenêtres. L'un d'eux ayant marqué très haut son dégoût de ne pouvoir dormir, une voix perçante, mordante, demanda:
—Vous voudriez peut-être qu'on aille vous bercer?
L'inconnu, interpellé à ce moment dans sa chambre par une autre voix, mais indistincte, se tut. Le chauffeux éclata de rire. Cérizolles recommença son tapage.
Cependant, abîmé dans ce néant où un veilleur, sans doute, est seul à choir, celui de l'hôtel Gastou Fébus, sentait qu'il se passait à l'extérieur quelque chose de déplorable, qui, tôt ou tard, le réveillerait. Et peu à peu il émergea des ténèbres en s'écriant:
—Qui ey aquioü, Dioü bibann!
A ce même moment parut M. Caüpana, le patron, homme bigle, minime, un peu tortu, que sa femme et une récente faillite, la sienne, conservaient dans l'aigre. Il alla ouvrir en personne, tandis qu'il observait d'une voix de tête:
—Je ne sais pas qui c'est; mais vous pourriez faire plus doucement.
—Monsieur Caüpana, répondit le jeune homme, si vous savez réveiller les gens avec un éventail, vous m'enseignerez.
—Eh, c'est M. de Cérizolles, fit l'hôtelier radouci de reconnaître un client d'importance. Votre valet de chambre est bien venu retenir votre appartement, mais on ne vous attendait plus de ce soir.
—C'est la faute de mon mécanicien.
—On est si mal servi aujourd'hui, déplora l'hôtelier. Et toi, imbécile, dit-il au veilleur, est-ce que tu ne pouvais pas ouvrir à Monsieur le Comte. Allons, éclaire!
La lumière électrique ne voulut pas être. L'appartement de Cérizolles donnait au nord,—ou au midi. Son valet de chambre couchait en ville avec les clefs. Il n'y avait rien à boire. Toutes choses qui lui permirent de s'irriter sur l'escalier, davantage le long du couloir, et fortement dans sa chambre. Caüpana mâchait sa bile avec servilité. Il pensait à sa femme, une Levantine qui le trompait depuis longtemps avec des valets en foule,—et combien de plaisir il aurait eu à la battre, si elle n'avait pas été plus forte que lui.
Et, à la longue, les clients de l'hôtel purent se rendormir.
Le lendemain, on vint prévenir Cérizolles à sa toilette que Vitalis désirait le voir. Aussitôt introduit, les deux jeunes gens se serrèrent la main, en se demandant à la fois:
—Quoi de neuf...
A la fois ils s'aperçurent, une fois de plus, que les choses les plus rares ce sont les neuves.
Cependant Cérizolles, ayant mis à son complet couleur-de-la-bête le sceau d'un plastron prune-et-or, fut prêt à sortir: ce qu'il fit en longues enjambées, en traînant contre sa jambe, plus qu'il ne le portait, un de ces bâtons de fer, dit cannes d'entraînement, qui sont d'un poids extrême.
Vitalis, qui avait pris les devants, le regardait venir qui marchait anguleusement et avec souplesse, comme certains fauves que l'on voit toujours prêts de se détendre. Mais une tête hardiment modelée; et de ces yeux couleur d'une source qui coule sur les herbages; un nez en éperon; le sarcasme de sa bouche: Vitalis savait qu'à la moindre contrariété, ce visage impérieux se tendait comme la main de l'aigle. Peut-être ressemblait-il alors à ce foudre, jadis pour César, jailli des Pyrénées: le maréchal-ferrant Prudence Michon, duc de Cérizolles, prince de Brokenfurstberg, maréchal de France.
Ils s'arrêtèrent sur la porte de Vitalis. La rue, bordée d'acacias-boule d'un côté, de l'autre longeait le Jardin Public. A l'abri d'un pont de chemin de fer qui l'enjambait, des bourriquots au repos agitaient leurs sonnailles pour chasser les mouches. Tout seul dans l'accablante lumière, on voyait un gamin courir. Sa chaussure trop lourde le faisait billarder, tandis que son ombre tressautait devant lui sur la poudre du chemin.
—Que ferons-nous, demanda Cérizolles. Vos paperasses, pendant que je déjeunerai: il n'est que deux heures. Et c'est peut-être un peu tard pour que vous soyez mon hôte.
—Assurément; mais j'irai vous rejoindre tout à l'heure. Et puisque votre auto est à réparer, nous pourrons prendre une voiture jusqu'à Sainte-Mary. Vous n'y êtes jamais allé? L'eau est exquise.
—Mmm... fit son compagnon. L'eau?... je sors de mon bain.
—Je vous assure qu'avec un peu de Pernod avec.
—Ah, ainsi... Ce n'est pas que j'en sois fou. Mais il faut profiter de son reste: tant qu'elle n'est pas défendue.
Ils se retrouvèrent quelque deux heures plus tard, à l'ombre des platanes, devant une bâtisse où le platras se jouait à travers le sarrazinesque, et le Louis XV et le gothique. C'était le Casino de Ribamourt, et Cérizolles, à qui ce monstre était familier, ne paraissait pas en souffrir. Peut-être n'avait-il pas d'opinions sur l'architecture, quoiqu'il en eût sur beaucoup de choses. Il les défendait brillamment, à la manière de ces généraux qui, ayant jeté de grandes forces dans une bicoque, se maintiennent surtout par des sorties.
Le long de la terrasse où les jeunes gens étaient assis, une balustrade de ciment multipliait les entrelacs d'un céleri dont Munich vend la graine, ou peut-être d'une treille. Les grappes en étaient figurées par des lampions de couleur, imagination pleine de fraîcheur, affirmaient les habitants qui en tiraient vanité. Il y en avait plusieurs là, qui buvaient: c'était leur coutume.
—A propos, dit Vitalis, vous recevrez, aujourd'hui ou demain, un carton de Mme de Charite. Elle donne une espèce de partie de jardin, en l'honneur, je pense, de sa fille cadette, qui est de retour.
—Est-ce celle qui était couleur de prairie? Ou si elle a changé comme l'herbe.
Le clerc eut un instant de réflexion:
—Le fait est qu'elle tient un peu de l'olive, mais non pas sans agrément. Si vous l'aviez vue, à cette époque, avec les cheveux dans le dos, et de ces bas blancs à jour, faits de dentelle en papier, qu'on lui voyait monter sous...
Vitalis s'arrêta brusquement et devint rouge. Mais Cérizolles eut l'air de ne pas s'en apercevoir.
—Elle m'avait plutôt, dit-il, laissé le souvenir d'une de ces fillettes devenues insupportables depuis qu'on ne les claque plus assez... Et votre patronne, ô Fortunio! viendra-t-elle?
—Je pense, répondit le clerc, tout près de rougir encore.
C'est qu'il n'avait jamais fait confidence à son ami jusqu'où il poussait l'imitation de ce héros de basoche, dont le cœur, pareil au sien, avait jadis fleuri parmi la rose-mousse et les fraisiers, dans l'ombre d'un jardin de notaire dont les murailles laissent de haut pendre un jasmin.
—A-t-elle toujours l'air d'une belle armoire en cœur de noyer, pleine de linge et des plus solides parfums.
—Mon Dieu, je ne vois pas...
—Je ne suis pas bien assuré de ma comparaison, et qu'il n'y règne pas une âme, derrière les panneaux, plus passionnée que celle des lavandes. Elle a une façon de se mordre les lèvres et de se taire pour répondre. On peut mettre aussi du girofle, dans une armoire.
—Évidemment.
Cérizolles regarda son compagnon.
—Ah! ça, dit-il, est-ce que vous auriez des cors, et que je vous marche dessus? Vous en parliez autrefois d'une autre abondance.
—Ne pensez-vous pas, demanda-t-il, qu'il est l'heure de partir.
Leur victoria attendait devant la grille du jardin, où les deux jeunes gens la rejoignirent. A Hargouët, Vitalis s'arrêta chez sa tante; mais on répartit presque aussitôt, pour descendre à l'auberge Sallenave, dans le village suivant, qui était Carresse. La tonnelle, au fond du potager, y surplombait la plaine du Gave, dont une longue allée de platanes coupait en deux les maïs mûrissants et les prés. A travers des massifs de trembles, de vergnes, des peupliers en file, entre les taches d'une verdure inégale, on voyait mirailler la rivière au pied des hauteurs et des rocs de Ribes.
Tandis que Cérizolles, avec la sagesse d'un vieillard ou d'un officier en retraite, battait son absinthe d'une eau dont la fraîcheur, encore, se ressentait assez des abîmes du sol pour voiler le cristal.
—Eh bien, viendrez-vous à Castabala, lui demanda son compagnon?
—A Castabala?
—Oui, c'est le manoir de Mme de Charite. Elle est d'origine italienne, et l'a nommé ainsi en souvenir... en souvenir de je ne sais pas quoi: Castel Castabala.
—Chaste Balai?
—Chut, ne le répétez pas.
—Et qui trouve-t-on dans cette cassine?
—Sa fille aînée d'abord, avec son gendre: Wolfgang Etchepalao.
—Ce gros, rose, qui a l'air en petit salé. On l'appelle le Prince du Pétrole, je ne me rappelle pas pourquoi.
—Voici, expliqua Vitalis. Son père était à Bakou, chez des seigneurs turcomans, ou circassiens, à qui il était très dévoué; dévoué au point de passer les viandes à table—ou de faire les lits. Il défit si bien celui de l'institutrice allemande, étant, paraît-il, assez beau gars, qu'elle en conçut des espérances.
—C'était le Prince!
—On ne peut rien vous cacher. Mais l'homme dévoué, qui, fâcheusement, était déjà marié dans son Pays Basque, se sauva dans le Caucase, ou par là. Les riches seigneurs, qui ne pouvaient se passer de lui, l'envoyèrent supplier de revenir—par une sotnia de Cosaques. Lesquels le lièrent sur un cheval...
—Comme Mazeppa.
—Comme Mazeppa, et ramenèrent le tout à coups de sangle. Là-dessus, mariage chez le pope; et, entre tant, la première épouse étant morte, Wolfgang naquit légitime, ou à peu près. Toujours est-il qu'il ne peut renier Fraülein pour sa mère: c'est d'elle que vint la première galette et le premier pétrole; d'elle, ou plutôt de ses maîtres, tant elle avait su leur inspirer d'affection. Aujourd'hui, elle vit à Cambo; et le Prince, comme vous savez sans doute, s'est lancé dans les automobiles.
—Si je le sais! C'est lui qui avait prêté la sienne pour ces infâmes Corridas, où elle remplaçait les picadors. C'est vrai que lui ne la montait pas; car en fait de bravoure...
—Lui non plus. Mais mauvais, en revanche, avare, vaniteux...
—N'en jetez plus.
—Sa belle-mère l'adore à ce qu'il semble. Sa femme... un peu moins.
—Et qu'y a-t-il plus—comme vous dites ici—continua Cérizolles.
—Peuh. Les gens du cru, M. Lescaa, les Laharanne; les Aronsky, qui viennent d'arriver. Vous connaissez?
—Les Harum-Scarum? Un peu. Aimables loufoques. Et lui, cartonne-t-il, ici?
—Oui, depuis l'autre jour, qu'il y a un bout de partie. Et il s'enfile.
—Votre patron aussi, dit Cérizolles à brûle-pourpoint. Car il joue, et gros.
—Bah, une fois en passant.
—Et ce n'est pas la première fois que vous entendez dire qu'il y laissera sa peau,—et celle de ses clients.
—Allons donc! c'est l'homme le plus sûr...
Mais ce sujet lui paraissait pénible. Il rompit les chiens.
—M. Lescaa, dit-il, l'avez-vous jamais vu jouer.
—Comme tout le monde dans nos douces Pyrénées. Chez nous, ce n'est pas l'amour qu'il faut dire, mais le baccara, tyran des hommes et des dieux. Votre cousin, c'est bien ce vieux homme, vaguement banquier: beaucoup de branche, des cheveux blancs, et des yeux rares, pleins de mépris et de feu.
Vitalis fit signe qu'oui.
—Oui je l'ai vu—et ressenti. Ah! quelles banques! Il aurait gagné les lustres s'il avait pris la peine de les décrocher. Et votre Beaudésyme ne joue jamais devant M. Lescaa, lui. Mais ni l'un ni l'autre, je pense, à Ribamourt.
—Rarement, quoique l'occasion ne leur manque pas, cette année. Imaginez qu'il nous a crevé dessus tout un nuage de croupiers, de philosophes, d'aigrefins. Tous les portiers du paradis, quoi! et prêts à vous montrer le chemin de s'en aller avec les anges.
—Je brûle de les voir. Si on rentrerait.
Le soleil était déjà bas; la plaine d'Hargouët obliquement illuminée et comme florissante d'une moisson de lumière.
—Hontou, est-ce que vous avez bu, demanda Vitalis au cocher.
—O, o, Moussu: segü.
—En route alors: au Casino.
Et l'on partit, dans la poussière qui semblait d'or rose, et dans le bruit des grelots.
—Vous verrez encore, chez Mme de Charite, un jésuite: le père Nicolle.
—Je l'ai rencontré chez mes cousins Château-Gaillard, dont il a dirigé un de leurs fils. Et c'est un prêtre charmant.
—Vous aimez donc les jésuites, demanda Vitalis, qui était jeune.
—Un peu plus que Jansénius, répondit l'autre, en adoucissant un sourire sarcastique.
Cérizolles fut à Castabala le lendemain. N'arrivant où que ce fût jamais qu'en retard, il y avait trouvé une compagnie assez nombreuse, partagée déjà entre le tennis et le croquet dont au loin s'entendaient les cris.
Les alentours de Castabala figuraient, dans l'idée d'Herminie de Charite, un jardin à l'italienne. Il y avait des rocailles, quatre ou cinq ifs dans des terrines vertes. Plus loin, Diane moussue continuait de régner sur une cressonnière. A gauche, du même côté que la réunion, deux rangs de cyprès alternaient leur noirceur pointue jusques au seuil d'une rotonde en ciment, copiée à Trianon sur le temple de l'Amour. Mais lui, le dieu funeste et désirable y était remplacé par une de ces négresses qu'on fabrique par milliers, à Venise, pour les mauvais lieux. Celle-ci élevait vers le ciel, que plus rien n'irrite, deux lampes dont l'une, le globe en était cassé. Et Guiche l'avait dénommée Mme Othello. Tout autour s'arrondissait une table de marbre artificiel. C'est là qu'on servait le thé et que se tenait aujourd'hui Vitalis entre Mme Beaudésyme et Sabine.
—Tiens, dit celle-ci, voilà M. de Cérizolles. Comme il est long. On l'a privé de pain, je pense, depuis longtemps.
Il se dirigeait vers le tennis, après avoir, en contrehaut des jardins, longé le Castel, espèce de fabrique à la façon d'Hubert Robert, ornée de niches et de colonnes. La terrasse, qu'il traversait en diagonale, faisait voir des urnes, des sphinx, des balustres, mais où Mme de Charite avait mêlé des vases d'un bleu faux, prépanamites de style, dont l'émail s'écaillait. Ils lui rappelaient sa jeunesse, disait-elle avec une ingénuité que Sabine jugeait hors de propos.
Mais il y avait de belles ombres, du gazon, des fleurs de France: glaïeuls, iris, pivoines, giroflées. Les giroflées étaient d'un or sombre, les pivoines pareilles à des flaques de sang; et les glaïeuls s'élançaient comme un désir du printemps.
Plus loin c'était une prairie, telle qu'un grand bouclier vert, et qu'on eût dit descendante vers l'Ouze, que la gonflât une fécondité secrète. Les quatre chiens de Sabine y bâillaient au soleil, attendant peut-être qu'elle y vînt rouler avec eux l'impudence de son corps fantasque. Parfois, quand tout la tenait assurée qu'elle n'était que cinq, Guiche faisait «le poteau», figure de gymnastique où l'on se tient sur les mains en dardant des jambes; cependant que ses jupes, retombées en saule pleureur, découvraient, entre les bas et le pantalon, le double hiatus d'une chair mate au derme bistré.
—Jambes divines! avait dit M. Dessoucazeaux, à qui le hasard les avait trahies, jambes de Diane à sa première communion; jambes dont la perfection cruelle inspire aux cœurs bien nés plus de religion encore que de désir.
Enfin, à droite de la maison croissait un bosquet de cèdres, que Mme de Charite avait dénommé: la Pineraie, et dont les strates joignaient l'Orangerie à la pelouse du tennis. Celle-ci, fraîchement tondue, arrosée, brillait d'un vert d'oxyde, que des asphodèles, au hasard plantées par Guiche, tachaient de sang; et des gens qu'on y voyait courir en avant et en arrière, avaient l'air de figurer un quadrille, où parmi d'autres images mouvantes, était Wolfgang Etchepalao en pantalon et souliers blancs, et dont la chemise à raies groseille, ornée d'une cravate d'azur, faisait naître dans les cœurs, une espèce d'épouvante.
Il reçut Cézirolles avec autant de cordialité que de bruit. Les r lui roulaient dans la salive comme les olives sous la meule. Et, laissant là, sans plus d'excuses, les autres joueurs sur un avantage de leur part:
—Je vais, dit-il, vous conduire à la mamân.
Mme de Charite était au croquet, où son maillet languissant, effroi des partenaires, exilait sa boule aux cantons les plus imprévus. Elle accueillit le nouveau venu avec la même faveur qu'avait fait son gendre, quoique plus discrète, et le présenta à sa fille aînée, personne de beaucoup d'agrément, et qui se querellait avec le capitaine Laharanne, touchant le cercle du milieu qui avait sonné, ou qui n'avait pas. Elle s'interrompit pour tourner vers le jeune homme des yeux bleus un peu à fleur de tête, et la cerise de sa bouche.
—Et si vous voulez, dit Herminie, épuiser toute la famille, vous en trouverez le reste sous le kiosque et le bouton. Mme Beaudésyme y est avec elle, et M. Vitalis Paschal aussi, je pense. N'est-ce pas votre ami?
—En effet, répondit Cérizolles, et s'éloigna du croquet qui lui faisait horreur.
—Vous n'avez fait que passer, Monsieur, l'année dernière, lui dit Basilida. Est-ce que votre ami Vitalis sera plus heureux, cette fois?
—Je l'espère pour moi-même, répondit-il. Et je suis venu pour soigner mes nerfs détestables, parmi d'heureuses gens qui n'ont que faire de leurs eaux.
—Pensez-vous donc, Monsieur, que nous vivions une éternelle bergerade?
—C'est justement ainsi que j'imagine Ribamourt. Rien ne s'y passe, je le jure, que pareil à un roman blanc, entre gens qui s'aiment toujours. Et, de tous ces cœurs bien réglés, que rien ne gonfle, on n'en trouverait aucun, en l'ouvrant, qui nourrisse un rêve,—un remords, peut-être...
Il la contemplait cependant, comme s'il attendait quelque chose. C'était un amateur de visages, Jean de Cérizolles, et qui croyait bien connaître celui-ci. Enfin il vit pointer, à son désir, les dents de la jeune femme sur sa lèvre qui s'empourpra. Mais il découvrit aussi dans ses yeux—ces beaux yeux bombés qui reflétaient, comme à Junon, l'extérieur des choses—un regard singulier. Ce fut comme si elle regardait, à travers lui, quelque chose derrière lui, flottante; mais si expressément, qu'il se retourna.
Et Basilida, après quelques secondes mesurables, répondit, de cette voix qui était pareille à un écho profond:
—...Un fantôme.
Dans le silence qui suivit, ce fut soudain sensible que Guiche et Vitalis s'entretenaient à part, de leur côté. De nouveau Cérizolles, qui avait ses opinions sur les gens, guetta les dents blanches sur la lèvre rouge. Et de nouveau elles apparurent.
Guiche, les jambes croisées, le menton sur ses deux paumes, disputait avec son compagnon.
—Ah, si vous vous mettez avec maman! Du reste, ça ne vous profitera pas: elle ne peut pas vous souffrir.
—Merci.
—Qu'y a-t-il, sauterelle, demanda Mme Beaudésyme?
La jeune fille se tourna tout d'une pièce, comme sur un tabouret de piano. Son col de guipure laissait voir un peu de chair couleur de pistache, et deviner, à travers le linge, tout un jeune ivoire, aux pénombres bistrées.
Sa robe était d'un écossais émeraude, épinard et bleu, comme ses bas, dont laissait beaucoup voir cette attitude qui lui relevait les genoux. Ayant souri à Basilida, elle regarda avec une ingénuité peut-être équivoque, et jusqu'à le gêner, Cérizolles dont les regards ne pouvaient tout à fait démentir qu'il voyait des bas à carreaux, mais fort avant. Peut-être, les aimait-il.
—C'est qu'il prend des airs, expliqua-t-elle, en désignant Vitalis avec son menton pointu, de trouver que je parle mal parce que je lui demande s'il y a beaucoup de cocottes, ces jours-ci, à Ribamourt.
Mme Beaudésyme fit les gros yeux, et personne ne répondit. Sabine haussa un peu les épaules, et reportant sur l'étranger des prunelles si claires, si profondes, si variables, qu'elles faisaient songer à ces fontaines dans le roc, où l'on voit, au fond d'un abîme, des moires bouillonner:
—Dites-le moi, M. de Cérizolles, fit-elle.
—Mon Dieu, Mademoiselle, je ne sais pas. Mais peut-être qu'avec du papier...
—Je vous parle des vraies, qui ont des chapeaux, et qui marchent sur la pointe. Ah, que ça m'amuserait de voir comment vous vous tenez ensemble, quand vous êtes seuls.
—Peuh... fit-il, d'un air de doute.
—Très peu, même, ajouta Vitalis, qui haussa les épaules en déclarant qu'il avait un mot à dire au Père.
—Et moi aussi, dit Mme Beaudésyme: à propos d'un livre.
—C'est donc votre directeur, demanda Guiche.
—Oh, un directeur, répondit Basilida, c'est bien ambitieux. En province, nous nous contentons de confesseurs.
Tous deux s'éloignèrent, laissant Guiche seule avec Cérizolles qui n'en sembla point enchanté, car au contraire des hommes, en général, il ne faisait point profession de pâmer devant ces bêtes et singulières: les petites filles.
—C'est si amusant de se confesser, continua celle-ci inopinément, de leur dire des choses...
Cérizolles, surpris du timbre, et, si l'on peut dire, de la physionomie de sa voix, contempla ce visage si mobile que les moments, les aspects, en étaient insaisissables.
—Je ne vous absoudrais pas sans pénitence, dit-il, peut-être sans discipline. C'est d'ailleurs la principale force des armées.
Un éclair de rancune passa dans les yeux de la jeune fille.
—Et des mamans, dit-elle. Ah tyrannie! Et quand on est délivré des terreurs, des larmes de l'enfance, et des mains maternelles, c'est pour tomber à celles des hommes: les hommes, oui, indulgents entre eux, inexorables pour nous.
—Mais c'est de l'éloquence, interrompit Cérizolles, de sa voix sarcastique.
Guiche était lancée, comme une cavale échappée du paddock. Elle n'écoutait rien.
—En voilà un (du pouce, elle indiquait Vitalis, éloigné près de la notaresse), sous prétexte que nous jouions, enfants, à femme et mari, il se donne déjà les airs de ne rien pardonner.
—Déjà? demanda l'autre.
Sabine devint rouge, et sa joue comme une pomme mûrissante d'un vert ivoire, où commence l'écarlate à poindre.
—Et savez-vous, continua-t-elle, pourquoi il me faisait la tête? Parce que je veux apprendre le violon; parce que je fais le poteau, quand je suis seule avec mes chiens...
—Le poteau?
—Oui, le poteau: tout le monde fait ça. Vous vous tenez sur les mains, les pieds en l'air. Ça fait que vous êtes aveuglé par vos jupes.
—Je comprends, dit Cérizolles. Mes jupes.
—Mais non... Enfin vous comprenez. Et puis il ne veut pas que je me promène seule dans le bois du Moulin. Et puis... Enfin, c'est un tyran. Que ferait-il de plus s'il était...
Le jeune homme ne disait rien.
—S'il était un mari, conclut-elle.
—Les mêmes choses, sans doute; et vous aussi, à part le poteau... Mais ce bois du Moulin, il est donc tabou?
—C'est loin des maisons. Il y passe des chemineaux, des journaliers de la Mine et, je pense, de ces demi-dieux qui avaient les oreilles pointues. L'an passé, on y a fait du mal à une jeune fille, une couturière, qui cherchait des champignons. On lui a... Je ne sais pas ce qu'on lui a fait. Oui, et pris son porte-monnaie.
—Peut-être, en effet, serait-il plus sage de se promener ailleurs.
—C'est si beau, voyez-vous. Il y a un bouquet de chênes, surtout; de très vieux chênes, avec de grandes pierres, qui font carrefour. Et on y est tout seul, tout seul... tout seul d'hommes, je veux dire.
—Comment, tout seul d'hommes, s'informa Cérizolles languissamment. Il y a des lions, peut-être, comme dans la forêt des Ardennes.
Guiche secoua la tête.
—Est-ce que vous croyez à la mythologie, demanda-t-elle?
—Mon Dieu, ça dépend de l'heure.
—Vous riez, mais c'est une chose très vraie, au fond. En plein midi, l'été, quand les champs, les jardins, les bois, sont immobiles de chaleur; et que rien n'est en vie, rien que la source dans les herbes, avec sa voix cachée; ou bien cet oiseau, le martin-pêcheur, qui ressemble à un bijou bleu, lancé sur la rivière,—alors, il y a tant de choses qu'on devine autour de soi. Quelquefois, on dirait qu'il n'y en a qu'une, immense, qui respire et vous absorbe, comme si la terre tout entière n'était qu'une seule et même grosse bête. Alors, pour avoir peur—qui est si bon—on appuie l'oreille contre les vieux arbres, et l'on entend remuer ces espèces de dieux moitié bétail, qui dorment le jour, qui rêvent peut-être derrière l'écorce des chênes, à moins qu'ils ne s'échappent pour courir après les enfants... Comment les appelle-t-on, déjà.
—Voilà. Quand ils portent quelque chose, ce sont des Télamons. On en fait des pieds de table et des consoles. Quand ils ne portent rien... eh bien je suppose que c'est comme dans Malbrouk. On n'a jamais su le nom du quatrième soldat.
—Vous n'êtes jamais sérieux, dit-elle.
—Mais si, mais si. Excepté...
—Et vous êtes méchant, vous aussi.
Elle contemplait d'un air assombri Vitalis qui s'en revenait avec Mme Beaudésyme. Il ne lui parlait pas; et, comme il se tenait tout près d'elle, son pas, tout son corps pour ainsi dire, épousait le rythme de la jeune femme; et, de même qu'on pense, après un concert, entendre ce que l'oreille ne distingue plus, peut être Sabine les devinait-elle pareils à deux instruments qui vibrent encore d'un accord évanoui.
Cependant Basilida, entendant marcher derrière elle, reconnut le Père Nicolle qu'elle n'avait pas eu jusqu'ici le loisir de consulter sur sa lecture, et s'arrêta. C'est un livre, expliqua-t-elle, que lui avait prêté M. Cassoubieilh «avec d'autres bouquins», comme il disait.
—Ils sont tous excellents, j'en suis sûr, dit le Jésuite, sans spécifier davantage.
Il s'agissait du «Traité de la nature et de la grâce», de Malebranche, et qui, jadis, fut mis à l'index sous Clément XII, Pignatelli, et qu'on y avait oublié depuis, sous la poussière sacrée d'une théologie dont les gens du monde sont moins curieux que dans le grand siècle.
—Et d'ailleurs, continua l'ecclésiastique, puisque M. Cassoubieilh le juge édifiant!
—Mais je ne pense pas qu'il l'ait lu.
Le P. Nicolle dissimula mal un sourire:
—Faites ce qu'il fait, conclut-il. Ne faites pas ce qu'il dit.
Ils approchaient du kiosque. Vitalis, qui avait pris l'avance, devant un débat qui lui était obscur, y aidait Mme de Charite à servir le thé. C'est à dire qu'il changeait la pince à sucre de place, ou regardait le soleil à travers une carafe pleine d'un vin couleur de peau d'orange.
—C'est que, reprit Mme Beaudésyme plus bas, j'aurais besoin d'un tonique, en fait de lecture. L'Imitation, c'est tout le contraire. Et puis je ne l'aime plus... à moins que je ne l'aime trop.
—Mme de Chantal a dit quelque chose comme cela, dans une de ses heures d'aridité. Mais, si vous voulez, Madame, je me permettrai de vous prêter un livre ou deux plus substantiels.
Et avec un air de demi-interrogation, il ajouta:
—Sous l'aveu de votre confesseur...
—N'ayez pas de doute, mon Révérend Père, à ce sujet. Il y a longtemps que M. Cassoubieilh me laisse carte blanche.
—Mais pardon, interrompit le Jésuite. N'est-ce point Jean de Cérizolles que j'aperçois sous le kiosque?
—Le jeune homme qui, de son côté, avait reconnu l'ecclésiastique, se leva pour venir au devant de lui, et tous deux se mirent à causer, tandis que Guiche circulait, offrant des tasses.
—Y a-t-il longtemps que vous n'avez vu votre cousin Château-Gaillard, interrogea le P. Nicolle, qui, naguère, rue des Postes, avait tenté de diriger sur Saint-Cyr cet aimable meneur de cotillons, à qui il donnait des répétitions.
—Pas très, mon Père. Et je n'ai assurément pas besoin de vous annoncer un mariage que vous avez dû connaître avant moi.
—On m'en a fait part, en effet; et c'est rassérénant un mariage comme cela, bâti à l'ancienne. Celui-ci est de ce solide appareil de demi-mésalliance, à qui l'on a dû, chez nous, les plus sûrs foyers.—Merci, Mademoiselle. Les enivrements nous sont interdits.
—A moi aussi, Mademoiselle, quand c'est de l'eau chaude.—Oui, c'est comme ces angles, dont la somme est toujours un droit.
Armand de Château-Gaillard, fils posthume du colonel Château-Gaillard brillamment tombé jadis sous la révolte de Bou-Amema, épousait la fille d'un maître de forges.
—Armand est tout de même un peu jeune, reprit Cérizolles.
—Bon, voilà que vous cherchez des excuses à ne pas l'imiter.
—Mais, mon Père, répliqua le jeune homme en riant, c'est que je ferais un trop bon mari. Me voyez-vous rendant ma femme heureuse: je serais perdu de réputation.
—Bah, on peut toujours s'arranger pour faire souffrir les gens, affirma Guiche qui sauta à pieds joints dans le dialogue. Vous n'auriez qu'à la priver de dessert...
Une fois de plus, Jean dévisagea la jeune fille avec un peu de méfiance.
—Sabine, intervint Mme de Charite, au lieu de nourrir la conversation, tu ferais mieux de désaltérer M. de Cérizolles.—Un doigt de vin d'Espagne, Monsieur?...
—Mais, maman, il n'y a que du Porto, et qui est en Portugal, observa la fillette, d'un air si insolent que Vitalis, pour un moment, ne lui trouva plus les jupes assez courtes.
Cependant, elle avait apporté le vin sur l'assurance de Cérizolles qu'il en boirait malgré la géographie.
—Ah, ah, belle mamân, intervint tout à coup, de sa voix grasse, Etchepalao qui revenait du tennis: toujours printanière. Et, à moins d'être aveugle, comme on connaît ses saints...
Et il se mit à rire, à grands éclats, tout en lorgnant le corsage fructueux de Mme de Charite, qui, d'un air contraint, tâcha de sourire; tandis que Mme Beaudésyme, assise à côté de Vitalis, murmurait quelques mots où sonne celui de: goujaterie; et que Jean, l'ayant dévisagé avec sa languissante insolence, se versait du vin.
Mais le Jésuite, que cette compagnie plus nombreuse qu'il ne pensait, et, peut-être, moins discrète, effarouchait un peu, avait disparu secrètement.
—Moi aussi, j'en veux, petite sœur, avait repris Etchepalao. Croyez-vous que ça ne donne pas soif de jouer le tennis quatre heures de rang. Voyez ma chemise, tenez.
—Non, dit Sabine.
—Si c'était belle mamân, elle en serait comme au sortir de la douche... à part, bien entendu... et tout.—Sauf votre respect, l'abbé... Tiens, où est-il passé, le ratichon?
—Tenez, dit Guiche, en lui versant à boire pour qu'il se tût.
—C'est que je ne suis pas une sauterelle, moi.
—Et vous chaud, intervint le capitaine Laharanne. Quoique ça, tout mafflu que vous êtes, vous vous remuez pas mal, au tennis: jambes de ci, bras de là, balle dehors.
—J'ai ça dans le sang, voyez-vous.
—Vif comme le pétrole.
—Il est certain, dit Cérizolles, qu'avec de l'entraînement vous auriez fait un sauteur, un joli sauteur, oui, et l'habitude des affaires.
—Vous rigolez, mais c'est vrai, au moins. Tenez, voulez-vous faire un bettinngue?
—Voyons, Wolfgang, s'écria sa femme: tu as déjà fait fuir le Père, avec tes clameurs. Laisse M. de Cérizolles tranquille. Il est à Ribamourt pour se reposer.
—Et je me moque, moi. Je défie tout le monde sur la pelouse, à pieds joints, ou avec élan. Le champ contre Etchepalao! Voyez la cote...
—C'est trop loin, le tennis, fit Cérizolles. Mais je vous parie un goûter sur l'herbe pour tous ces Messieurs Dames.
—Quoi, pour tout le monde, reprit Etchepalao, dont les instincts de paysan basque se firent jour.—Et ils gagneraient toujours, alors.
—Espèce de rapiat, vous ne voulez pas jouer un pique-nique. Je vous parie un goûter, donc, que vous ne sautez pas çà, et la balustrade bien entendu.
Du doigt, il indiqua le guéridon rustique, couvert de tasses, de cristaux, de pâtisserie, et, derrière, entre le toit de chaume et la galerie de bois, un vide de deux mètres environ.
—Poussière! Sortez, Madame, cria-t-il à la comtesse Aronska, qui était assise auprès.
—Ah, mon Dieu, mon cher, fit la Polonaise, saisie.
—Et ma vaisselle, implora Mme de Charite.
Et sa vaisselle, en effet. Déjà Wolfgang, d'un élan formidable, après quelques pas de course, avait sauté, et donné de la tête contre une solive, d'où il retomba, partie sur le guéridon, partie sur la négresse éclairant le monde. Un fracas de verre, de céramique brisés, les jurons d'Etchepalao que Laharanne relevait en riant, les cris des dames enfuies qui levaient leurs jupes, se mêlèrent dans l'or du soir.
Seule, Mme Etchepalao ne bougeait point. Adossée aux balustres, elle contemplait Cérizolles d'un air qui l'étonna. Elle le remerciait si visiblement de la part qu'il avait prise au désarroi de son mari; le sourire de sa bouche était si soumis, ses yeux si caressants qu'il la vit tout à coup comme elle était, charmante.
Il s'approcha d'elle, et, lui baisant la main comme s'il prenait congé:
—Je vous demande pardon, dit-il, en souriant aussi.
Les ombres étaient déjà longues sur la prairie dont elles semblaient ronger l'herbe d'or, tandis que, plus bas, un brouillard laiteux se levait sur la rivière.
Le bois du Moulin, haute futaie devenue communale sous la Terreur, se déploie comme un éventail dont le manche toucherait à Castabala, tandis que les rayons en trempent dans l'Ouze. Sur la rive, s'achève la ruine d'un moulin banal, où ressortissait le hameau de Curte. Là, un cintre de porte dont les claveaux sont retenus encore par une clef aux armes des Talleyrand, rappelle qu'au XVIIIe siècle quelques bourgeois de Ribamourt, dont les métairies y devaient leur blé, c'est à cette antique maison, et depuis l'abbé de Périgord illustre, qu'ils l'avaient racheté pour en abolir les droits quant à leurs terres.
Cette vente mettait fin à un long procès où ces bourgeois s'étaient réclamés en vain des coutumes de la Vicomté. Aussi faut-il remarquer que, depuis Henri IV, l'esprit de la monarchie, représenté par ses officiers ou même par les parlementaires de Pau, tendit à soumettre bien des libertés et d'usages du pays à des droits féodaux souvent incertains, inspirés des provinces voisines; soit que ceux-ci, étrangers à la politique, l'inquiétassent moins que ces Fors de Béarn, quelque peu républicains et soutenus naguère par les Huguenots, deux fois suspects à des souverains qui n'avaient plus partie liée avec le peuple, soit plus simplement pour obéir aux lois de l'analogie où les codes ne sont pas moins soumis que les grammaires.
C'est dans ce bois, en dépit de Vitalis, des chemineaux, des Faunes, que Sabine se promenait sur les onze heures, environ, du matin. Les chiens, que l'appât des viandes retenaient à la cuisine, ne l'ayant pas suivie, elle se trouva seule loin des maisons.
Quatre ou cinq rocs, tachetés d'un lichen couleur d'or s'y chevauchaient selon une espèce d'ordonnance. Il semblait qu'on eût jadis tenté grossièrement de les épanneler: l'un d'eux, en forme de table et posé de biais, la substance obscurément sanglante, mais ternie par l'âge et la mousse, en était creusée d'un trou dont une strie prolongeait l'ouverture. Aussi, quelques érudits dont la science se bornait aux limites de l'arrondissement, avaient-ils dénommé cet amas de blocs, l'autel des Druides. Mais M. Dessoucazeaux, moins hasardeux, ne leur donnait, dans son Vade mecum Cassitéride, que le nom de Pierres Couchées. Il n'en était pas moins que ce bosquet, où le toit spacieux des chênes étouffait toute autre verdure comme aussi l'éclat du soleil, et les bruits même d'alentour, inspirait une espèce de religion aux paysans béarnais, pour si peu qu'ils soient crédules au mystère.
Et sans le bien savoir, c'est peut-être d'avoir peur que cherchait Sabine, sous ces voûtes dont la ténèbre, mais la transparence, faisaient songer aux abîmes de la mer. A travers le silence odorant des bois, le seul bruit de ses pas lui suggérait l'écho d'une autre présence. Oppressée de chaleur, elle se laissa tomber sur le versant d'un bloc de pierre, et déboutonna le haut de son corsage. Un peu de ses jeunes seins, dont l'éclat mat brilla dans la verdeur de l'ombre, était comme d'une ondine au fond de l'eau. Elle-même, il lui semblait être au cœur d'une émeraude. Elle avait croisé les bras derrière sa tête, et ce geste qui lui avait fait respirer l'odeur et l'acidité de son propre corps, la fit songer à ces violettes qui fermentent au soleil après une pluie d'orage.
Sabine fronça les narines voluptueusement, les yeux clos. C'est cela, se dit-elle, que pensent les chattes toutes seules, en se caressant contre un meuble. «Ah, soi-même ne pouvoir s'aimer.»
Tout l'accablait de langueur, la tiédeur de ce jour immobile, l'odeur des feuilles, le silence profond. Soudain elle se cambra comme un arc; ses jambes battirent brusquement sous sa jupe, sa tête se renversa plus en arrière... Et quand elle rouvrit les yeux, elle aperçut un peu d'azur à travers les branches.
Sabine s'était reprise à écouter le mutisme des choses. Qu'elle se sentait seule au milieu de l'ombre ronde et verte. Elle pourrait crier ici de toute sa gorge: personne ne l'entendrait.
Pourtant elle se sentait enveloppée d'une présence sourde, innombrable, puissante. Si près de la terre, elle était comme un enfant qui, blotti au giron d'une femme endormie, en écoute battre le cœur. Qui me dirait, songea-t-elle, tout ce qui respire, parmi les choses; tant d'êtres que l'on ne connaît pas. Ces dieux nus dont elle riait l'autre jour, qui se cachent sous l'écorce des chênes et sentent la chèvre... on dit que ce sont des démons: s'il y en avait pourtant! et d'autres moins distincts, mais plus terribles encore, dont on est parfois frôlé dans ses rêves. Elle plongea ses regards au fond de la forêt: rien ne bougeait et ne semblait vivre, ni aucun souffle jusqu'en haut des branches, qui agitât l'odorante immobilité. Mais ce n'était que le sommeil d'une vie sans limites. Enivrée et lasse, dans l'implacable midi, l'âme de la terre dormait.
Et voici, tout à coup, qu'il lui semble d'entendre marcher derrière les arbres. Oui, l'on dirait un pas, très loin ou tout près. Et quelle chose! Un pas nu. Baigneur de hasard; satyre, chemineau, enfants de la terre, mystère ou peut-être péril? N'a-t-elle pas vu luire, à travers les feuilles, un regard semblable à ces yeux que lui fait, quand ils sont seuls, Me Beaudésyme? Et les branches s'entr'ouvrent:
—Bonjour, Mademoiselle Guiche, dit le notaire. Vous n'avez pas peur, si loin...
—Non, balbutie la jeune fille. C'est-à-dire... Bonjour, Monsieur.
Avec ces étranges yeux, toujours, il approche. Il n'est pas pieds nus, mais en espadrilles, et porte un fusil qu'il pose contre le fût d'un chêne, et s'assied sur le bord de la pierre, à la gauche de l'enfant qui recule en rabattant ses jupes, afin peut-être de lui faire place.
—Ah, vous êtes toute seule, reprend-il, en faisant voir l'éclat aigu de ses dents de loup. Moi aussi, Ernaütou est au diable, avec les chiens. Et quelqu'un m'a dit...
On dirait qu'il parle pour parler. Ses yeux sont fixés sur ce triangle, en haut du corsage, sur cette chair d'un blanc de germe. Il respire plus fort et demeure silencieux. Mais, tout à coup:
—Je vous ai connue si petite, dit-il.
Lentement, sa grande main velue de rouge rampe sur le roc, comme une bête, remonte vers l'enfant fascinée, vers sa taille, et sur sa hanche gauche se pose enfin.
—Mais vous êtes... encore une petite fille, n'est-ce pas?
On dirait qu'il est près de bégayer.
—...petite fille... ma... toute petite...
Elle sent la grande main tourner autour de ses hanches maigres. Il lui semble ne pouvoir plus jamais bouger, comme lorsque on s'endort. Lui aussi semble pétrifié, et moins terrible à voir ainsi. Ses paupières blanches sont à moitié rabattues sur ses yeux; elles font penser à celles d'un dindon. Et Guiche rirait peut-être, si elle osait violer le silence retombé sur eux.
Mais tout à coup une cloche a tinté dans le voisinage; la cloche de Sainte-Marthe qui sonne l'Angélus d'une voix mince, tel un filet de fumée dans l'air chaud. Et elle évoque la ville, qui n'est pas très loin, les chars sur la grand'route, le déjeuner dans la salle à manger jaune et noire, d'autres choses encore, familières. Elle pénètre le silence sous le feuillage ténébreux et perce l'accablement de la chaleur; elle brise les sortilèges du Démon Méridien.
Et Guiche, avec un cri, a sauté sur ses pieds. Déjà la voilà qui court; ses jupes dans la main, aussi agile, aussi tremblante que le lézard sur la muraille; qui court vers les maisons, vers les hommes, tandis que la poursuit, à travers le bois, un ricanement de bête ou de dieu.
A moitié chemin, sous le couvert encore, Sabine entendit parler, et mal remise encore de ses frayeurs, ralentit le pas. Elle respira mieux de reconnaître sa sœur en compagnie de Cérizolles; quoique le spectacle, en d'autres temps, ne l'eût réjouie peut-être qu'à moitié. Le jeune homme s'était rendu, depuis quelques jours, fort assidu à Castabala, où on l'attendait à déjeuner ce matin-là même; et les deux promeneurs étaient sans doute sortis sous le prétexte de venir la chercher. Cependant, arrêtés sous un arbre, ils ne paraissaient pas y songer guère. Clarisse, la tête baissée, contemplait ses ongles; son compagnon lui parlait de près. Malgré tout, et qu'il y eût quelqu'un qu'elle était bien sûre de préférer à Cérizolles, de le voir auprès d'une autre empressé, lui était une secrète offense. Et elle aurait bien voulu entendre ce qu'ils disaient, en sorte qu'elle se mit à marcher sur le côté herbeux du chemin, en évitant les pierres. Mais elle ne put saisir que quelques paroles sans suite du jeune homme. Clarisse lui répondant d'une voix plus sourde.
...personnes indignes de vous, venait-il de prononcer, lorsqu'un caillou qui roula sous le pied de Sabine dénonça son approche. Cérizolles recula jusqu'au milieu du sentier, et Clarisse, qui releva la tête, rougit en reconnaissant sa sœur.
—Nous te cherchions, dit-elle.
—Et je vous trouve, répondit la jeune fille, déjà remise de ses émotions.
—Tu as même l'air d'avoir couru pour ça. Et si tu reboutonnais ton corsage?
Sabine, en rougissant à son tour, répara le désordre de son vêtement non sans lorgner Cérizolles par un coup d'œil en-dessous.
—Qu'est-ce que c'est, demanda-t-il. Vous ayez l'air d'avoir pris la fuite. Est-ce que vous auriez rencontré le loup, Mademoiselle Guiche?
—Je m'appelle Sabine. Et Wolfgang, ajouta-t-elle avec un regard filtré, qu'avez-vous fait de Wolfgang?
—Il dormait encore, expliqua Mme Etchepalao.
—Comme le meunier.
—Sabine!
Cérizolles jugea bon d'aiguiller le dialogue sur d'autres voies.
—Madame votre sœur, dit-il, parlait d'aller en ville pour jouir du spectacle...
—Quel spectacle?
—Les Part-Prenants sont très montés, paraît-il, contre votre parrain et autres sachems du Comité..... des Eteignoirs, comme ils disent. Je ne sais pas de quoi il s'agit; mais enfin, une révolution, c'est toujours drôle.
—Justement Clarisse est en robe rouge. Elle pourra nous servir de drapeau, de façon qu'on ne nous fasse pas de mal. Vous le tiendrez par la hampe; et moi je chanterai l'Internationale.
—Vous la savez donc?
—Un peu, depuis que nous avons eu la bonne panne, ma tante et moi, dans un chemin creux de Sèvres. C'était le soir, il passa trois zouaves qui la chantaient, sous les étoiles. C'était poétique.
—Tu es assez dépeignée pour la chanter au naturel, dit Clarisse, non sans aigreur, à la jeune fille, dont les cheveux, en effet, laissaient leur noire crépelure pendre sur ses épaules, impatiemment.
—Personne n'est venu pourtant me décoiffer. Et je n'avais pas mes chiens.
—Quoi, intervint Cérizolles: votre ami le Grand Pan n'est pas venu vous faire sa cour?
—Il a fait son apparition, mais il m'a paru si peu convenable, que je l'ai envoyé se mettre en flanelle grise, répondit Sabine, en toisant le complet de leur compagnon.
Le retour à Castabala interrompit ce dialogue. Clarisse y pensa démêler que sa sœur était jalouse de Cérizolles, encore qu'elle lui crût de l'inclination pour Vitalis. Or, elle voyait juste, et, du reste, plus profondément que Sabine elle-même, qui était, surtout qui croyait être, fort évaltonnée par trois années passées à Paris, chez une vieille indulgente tante. Celle-ci, logée à la montueuse rue de Villejust, l'envoyait sous la garde d'une gouvernante engourdie par l'âge, suivre les cours des dames Le Sicton, rue de Verneuil. Cet externat pour jeunes personnes, fort apprécié sous la monarchie de Juillet, avait un peu déchu depuis. Les courses en tramway le long de la Seine, la conversation de ses amies de classe, dont deux ou trois Péruviennes, quelques livres dérobés avaient donné à Sabine une idée peu cohérente du monde. Elle s'y croyait tenue d'honneur d'être une coquette, d'en avoir les appétits, la vanité. De même qu'un jeune homme se blase à froid, se pervertit, satanise, elle croyait presque sincèrement s'être soi-même accouchée de son type, et, sincèrement réaliser l'idéal de l'ingénue éclose en vice.
Tout de suite au sortir de table, Etchepalao s'était mis à faire la sieste, et Cérizolles à l'en arracher. Lui, de ses pieds, de ses ronflements, remplissait un petit salon, dont les meubles grèles, tendus de guirlandes, passés au blanc de Ripolin, donnaient à Mme de Charite des illusions Louis XVI. Et ils tremblaient sous le dormeur.
—Ah, mon Dieu, laissez-le dormir, disait cependant Clarisse.
Mais Cérizolles qui aurait voulu l'entraîner dans l'émeute, insista, malgré que Wolfgang accueillît ses appels par des grognements.
—Etché! Etché!
Il se montra enfin par la porte entr'ouverte, en bras de chemise à plastron couleur de groseille, et dont la patte débordait son pantalon. Un peu de ventre bombait entre les pans disjoints de son gilet; et, dans sa face rasée, ronde, rouge, plaquée de cheveux jaunes et rares, clignaient, sous peu de cils, des yeux vert sale.
—Pourquoi faire m'appelez-vous—et tout, demanda-t-il avec des bâillements qui lui faisaient ouvrir le vide énorme de sa bouche aux lèvres plates et pâles.
—Vous ne venez donc pas à la bataille?
—Mon cher, vous savez si j'ai peur...
Avec la tête, Cérizolles affirma que non; mais sans que l'on sût de quoi.
—...Quand c'est un vrai danger. Tout ce potin-là, c'est des histoires d'enfant, et qui ne me regardent pas. Qu'il se débrouille, le vieux Lescaa, je ne suis pas son héritier. Vous voudriez qu'en son honneur j'aille me faire casser la tête—et tout.
—Mais puisque ça n'est pas un vrai danger.
—Eh justement, c'est ce que je dis.
—Alors vous me confiez Mme Etchepalao.
—Je vous crois bien; et la petite aussi; et la mamân, si elle en veut. Les femmes, il ne leur arrive jamais rien. Ah, rappelez donc à Clarisse de prendre, chez Trébuc, un livre que j'ai fait venir, sur les Bovidés du S. O.
—Ah oui, dit le jeune homme: comme qui dirait..... oui, je vois ça d'ici.
Ils partirent pour la ville, Cérizolles flanqué d'une Clarisse en satin chaudron broché à fleurs rouges; et de Guiche en écossais noir et bleu, avec une jupe, dont la brièveté, qui scandalisait Vitalis, lui semblait aujourd'hui encore, comme aux vacances d'autrefois, faite à souhait pour un de ces châtiments après quelque escapade, où, de sa mère, la condamnaient les mains sonores. Comme Guiche l'avait remarqué, Cérizolles était en suite de flanelle grise. Mme de Charite se disait que ce groupe tricolore, sur la route, c'était «distingué». Elle les avait accompagnés jusqu'au portail en fonte d'art, et d'art moderne, où «sur les pylones», comme elle-même disait aussi, se lisait en lettres gothiques: Castel Castabala.
—Je vous les prête, dit-elle à Cérizolles, en lui désignant l'une et l'autre jeune femme, et le salua d'une moue mutine de ses lèvres couleur de cerise à l'eau-de-vie.
Herminie de Charite, née Scarpa, d'un revendeur au Mont de Piété, voilà quarante ans de cela, hélas ou quelques années avant, n'avait pas renoncé à plaire. Mais elle savait s'effacer devant ses filles, devant Clarisse surtout qu'elle aimait pour lui rappeler les agréments de sa jeunesse. Au prix du double ou triple enjeu que jouent les mères bien conservées, Jean de Cérizolles commençait de lui apparaître comme une figure d'atout. Cela ne lui aurait pas été désagréable de mener un flirt avec lui: elle ne s'avouait pas bien jusqu'où. D'autre part, c'eût été pour Sabine un parti inespéré. Mais la chance paraissait petite, il est vrai, au peu d'empressement que le jeune homme montrait envers Guiche. Restait Clarisse, qui, manifestement, l'intéressait beaucoup davantage. Et, pour singulier que cela paraisse, Mme de Charite qui, peut-être n'aimait pas son gendre autant qu'elle avait l'air, se serait accommodée de voir aller très loin cette sympathie qu'ils laissaient, l'un pour l'autre, percer déjà. On voit qu'à ses calculs confus, cette mère de famille n'apportait pas de jalousie. Guiche, en ce point comme en plus d'un autre, ne tenait pas beaucoup d'elle.
Elle faisait, en ce moment, assez triste mine à côté de sa sœur et de Cérizolles, qui semblaient tour à tour l'oublier ou la traiter en petite fille. Que si, pour divertir sa pensée, elle songeait à Vitalis, l'image de Mme Beaudésyme lui en gâtait le plaisir en se dressant devant son rêve. Et il lui semblait voir dans ses mains cette épée de feu qui garde les portes du paradis.
A mesure qu'on se rapprochait du bourg, Sabine cherchait du regard quelques signes de l'émeute annoncée, mais vainement ne voyait rien. Entre les peupliers que déjà rouillait l'été dans son déclin, la route déroulait son vide éclatant. Une victoria de louage toute tintante de grelots, qui faisait voir son postillon en noir et rouge, les croisa à grande allure: le temps d'apercevoir une fillette d'une pâleur de craie, en gouttière, à côté d'une grosse femme. La poussière, un instant épaissie en nuage, se dissipa, s'évanouit. On était à l'entrée de la grand'rue, et tout semblait paisible.
Cérizolles avait pourtant dit vrai: les habitants faisaient éclater aujourd'hui des rancunes longtemps nourries, mais contenues, et dont il n'est pas inutile de donner quelque éclaircissement.
Il faut d'abord se représenter Ribamourt comme une ville cristallisée autour d'un bloc d'étain.
Gaston Phœbus et ses premiers successeurs favorisèrent cette espèce de floraison minérale par des privilèges que la Monarchie et la Révolution n'avaient pas tous détruits, et qui soutinrent la prospérité de cette petite ville, dont, aux XVe et XVIe siècles, les fonderies de canons ou de cloche achetaient le minerai. Là naquit, d'une population en partie étrangère au Béarn, une bourgeoisie intelligente et riche, mais qui fut décimée par les guerres de religion, abêtie et raréfiée ensuite par deux siècles de vices sournois et de mariages consanguins, amoindris encore par la Révolution, qui lui fut contraire comme elle le fut partout à cette partie de la bourgeoisie française qui eût fondé un patriciat, si l'anoblissement n'avait ouvert à la richesse des chemins aisés.
Aujourd'hui, elle n'était représentée en son éminence ancienne que par quelques petites dynasties telles que les Beaudésyme dont il y avait eu des magistrats et des officiers; les Paschal, qui, pour la plupart depuis Louis XV, vivaient «noblement» sur leurs terres; les Lescaa, et cinq ou six autres familles: celle du curé Cassoubieilh, par exemple, qui avait fourni plusieurs ecclésiastiques de valeur, entre autres le dernier évêque de Navarrenx, dont la succession restait ouverte depuis quatre ans. Encore ces divers groupes ne comptaient-ils presque plus de représentants mâles.
Cette classe qui avait surtout conservé du passé l'avarice et les plus basses vertus, et qui allait depuis l'Onagre jusqu'à Lubriquet-Pilou, avait toujours été la seule aristocratie de Ribamourt, où de tout temps la noblesse fut pauvre et rare; et, pendant quatre siècles, elle seule avait élu un conseil de notables qui gérait la ville et trois villages voisins, ses vassaux: Mesplède, Athos, Le Hameau.
Dans le reste des Mortiripuaires, bien plus nombreux qu'à l'origine, sandaliers de Saint-Éloi, artisans de tous métiers, petits boutiquiers, se trouvait la plupart des Part-Prenants. On nommait ainsi les héritiers des premiers occupants de la Mine. Ils en étaient propriétaires avec l'État, sous le contrôle de qui ils la louaient à une Compagnie Fermière contre une redevance proportionnelle à la production. Ces Part-Prenants, dont les parts, selon les règlements primitifs, étaient restées héréditaires et inaliénables, nommaient pour cinq ans, et du même coup prenaient pour toujours en haine un Conseil chargé de régler les rapports compliqués de la Compagnie Fermière avec ces privilégiés qui, n'étant pas loin de se prendre pour un Patriciat, en avaient les vues étroites, en même temps que la méfiance et les caprices populaires; menés qu'ils étaient le plus souvent par des gens étrangers à leurs affaires.
De tous les Eteignoirs, comme on a vu qu'ils nommaient leurs délégués, le plus en vue comme le plus haï était Diodore Lescaa, homme profond, digne d'être chef, qui le laissait percer malgré les efforts qu'il faisait pour se tenir dans les coulisses;—et dont le vice fut surtout qu'il méprisa toujours ceux-là mêmes qu'il aidait.
Cette hostilité latente, aussi vieille que Ribamourt, avait été longtemps réprimée par des cadres sociaux rigides; plus tard par l'influence conciliée du Patronat et du Clergé. Mais ces deux forces, la seconde surtout, ont été, à Ribamourt comme ailleurs, peu à peu mises en question de divers côtés; attaquées par un calvinisme qui applique à la politique les procédés de sa rigoureuse hypocrisie religieuse, châtiées par les lois, et, d'autre part enfin, traitées par La Corde de Toulouse, le Petit Conseiller de Bordeaux, et autre presse «à responsabilité limitée» ainsi que s'expriment les prospectus de Finances, traitées comme un libre-penseur ivre fait avec joie d'un mur d'Église. Les Part-Prenants de Ribamourt, abstraction faite une fois pour toutes des gens payant l'Impôt qui en faisaient partie, offraient aujourd'hui, à la première main sale venue, toutes les prises d'une masse populaire. Mais le chef-d'œuvre d'ailleurs involontaire de leurs meneurs fut de persuader à ces ardents fauteurs de privilèges qu'ils étaient socialistes, confusion assez bouffonne dont on a vu les premiers germes dans les vers déjà cités de la Mortiripuaire de 48.
Quand un coup de mine fit affleurer, vers 1880, les eaux minérales dont l'habile docteur Béchut, mort depuis, sut persuader qu'elles guérissaient les maladies nerveuses, la Compagnie Fermière les exploita tout de suite à son profit exclusif, sans que personne protestât que mollement. Mais au Conseil élu en 1900, entrèrent M. Lescaa, M. Dessoucazeaux, les deux notaires de Ribamourt, le curé Puyoo, qui déjà visait à la députation en se mêlant de socialisme chrétien, et quelques autres personnes résolues à faire améliorer la position des Part-Prenants, à qui la Société Fermière continuait de payer un quart tout juste du produit net des Mines, ce qui valait à chacun de vingt à vingt-cinq francs par an. Depuis un demi-siècle, la meilleure année avait produit trente-six francs.
Tout de suite l'Onagre prit l'affaire en mains; et, au lieu d'un Sénat, ce fut un dictateur que l'on eut. Mais la Société céda et s'engagea à verser le cinquième de tous les bénéfices, qu'ils vinssent de la Mine ou des Eaux; en garantissant à chaque Part-Prenant pour les années maigres un minimum de cent francs. Le contrat, approuvé d'abord par le Conseil, fut soumis à une Assemblée générale, et voté d'acclamation, ainsi qu'un ordre du jour plein d'éloges pour M. Lescaa. Le soir, on illumina, et tout Ribamourt alla acclamer l'Onagre dans sa maison.
Lui, qui se sentait profondément atteint par le mal qui devait l'emporter, et ne voulait pas mourir avant de voir cette affaire conclue, la fit hâter au Conseil d'État. Là aussi, enfin, la convention fut approuvée et enregistrée.
Mais Ribamourt ne voyait plus qu'avec méfiance ce contrat où elle applaudissait six mois avant; et M. Lescaa, pour qui on réclamait la Croix naguère, n'était plus bon qu'à jeter à l'Ouze, la ville n'ayant pas encore d'autres égouts.
En dehors de l'inconstance naturelle aux foules, il y avait à ce revirement quelques causes plus précises. Les Part-Prenants, assez nécessiteux pour la plupart, n'avaient pas à se plaindre de l'Onagre, et au contraire; mais il en était autrement de diverses personnes qui les poussaient. En effet, depuis que M. Lescaa, las de prêter à ses concitoyens un argent dont ils ne le remboursaient jamais que de gratitude, à un taux assez bas, s'était résolu à «réaliser», cela n'allait pas sans faire bien des blessures. Il avait beau exiger moins qu'on le payât que d'être garanti en bonne forme, les rigueurs qu'entraîne toujours une opération de ce genre, quelques tempéraments qu'il y pût apporter, furent grossies à plaisir par la médisance. On s'étonnait, les débiteurs surtout, qu'un argent dû si longtemps le fût encore. Puis, dans ce troupeau de victimes, il y en avait—tel M. Dessoucazeaux, honnête homme et cultivé, mais avare—de fort à l'abri du besoin, auxquels n'avait manqué, pour se mettre en règle, que de l'ordre ou plus simplement de la bonne foi; et qui, méritant peu d'être ménagés, ne le furent point. Mais ceux que l'Onagre ne poursuivit pas, ils criaient aussi haut que les autres, pour n'être pas soupçonnés de devoir, qui est une espèce de déshonneur dans les petites villes de France, où l'argent, seule volupté permise, reste l'unique mais invincible corrupteur des âmes. Encore, par suite d'une trop lente circulation, n'y cause-t-il que peu de prospérité; et en cela aussi, ressemble au sang, dont le moins actif est le plus chargé de souillures.
A Ribamourt, la fortune était surtout faite de terres et de maisons; les espèces, rares; la plupart de ce qu'en laissaient les baigneurs, restitué aux fournisseurs de grandes villes par des patrons d'hôtel, des boutiquiers, venus presque tous du dehors, que le crédit avait établis, qu'il maintenait seul. Or M. Lescaa réclamait à ses débiteurs bien près d'un million, ou qu'on le garantît par des hypothèques, sorte de contrat que la publicité presque excessive où l'oblige le code rend parfois onéreux. Tous ces débiteurs ayant, aux premières attaques de M. Lescaa, amoindri leur dépense en même temps que hâté leurs rentrées, on s'imagine combien de marchands, d'ouvriers, de sous-débiteurs atteints par ricochet, se retournaient contre l'Onagre, origine de leurs maux, et que tout le monde à Ribamourt ne manquait pas aujourd'hui d'invoquer pour excuse à ses rigueurs.
Déjà deux gros fabricants de sabots avaient congédié leurs ouvriers; les banquiers marrons de Ribamourt et de la campagne, suspendu leurs prêts, comme les marchands, bouchers ou aubergistes presque tout crédit. Les deux huissiers, seuls de la ville, s'engraissaient comme cochons de foire.
Rien n'était donc plus facile que de rendre impopulaire aux habitants de Ribamourt un homme qu'ils n'avaient jamais aimé. Son cousin Pétrarque Lescaa, aidé de la plupart des autres, s'y employa de son mieux. Quoi de plus répugnant à des héritiers qu'un philanthrope; et M. Lescaa passait pour tel aux yeux de sa famille, en même temps, il est vrai, que rempli d'égoïsme, de dureté, d'avarice. On craignait qu'il ne fît de gros legs à Ribamourt, qui, après tout était sa ville natale. Que si on la lui faisait voir dressée contre lui, et toute entière aboyante, peut-être abandonnerait-il un si redoutable dessein.
Le nouveau contrat de ferme fut à ces appétits et à ces rancunes le prétexte de se grouper.
Peu de jours après l'approbation du Conseil d'État, le bruit commença de courir que M. Lescaa avait reçu de la Société Fermière une grosse somme, en salaire de ses bons offices. La Cassitéride, gazette locale, où, pour la première fois, le maire Dessoucazeaux et Pétrarque Lescaa furent d'accord, et la Corde, de Toulouse, colportèrent à mots couverts cette noirceur. Peu à peu, on la discuta tout haut; et enfin elle fut agitée, sans que personne la démentît, dans une assemblée tumultueuse des Part-Prenants, où beaucoup d'étrangers s'étaient mêlés. L'ordre du jour qu'on y vota à mains levées, sur la proposition du greffier de M. Lescaa, le juge, prenait l'Onagre nommément à partie, et convoquait les habitants de Ribamourt à un meeting devant l'Hôtel de ville pour le jeudi suivant.
Au sortir de cette assemblée, qui fut tenue le soir, des jeunes gens allèrent crier devant la maison Lescaa, sur l'air des lampions: «Rends l'argent! Rends l'argent!» D'autres qui avaient bâti de bâtons et de paille l'image approchée d'un âne sauvage, y mirent le feu sur la place Jeanne. Cependant la gendarmerie, à qui ni maire ni adjoint n'avait donné d'ordres, ne bougea. Elle avait même été consignée d'avance par le brigadier Malevain, petit homme paisible.
Le jeudi, il sembla qu'il en serait autre chose, sur des ordres de la Sous-Préfecture où, peut-être, disait-on, l'Onagre avait écrit. Des gendarmes surveillèrent tout le matin les abords de la mairie; il est vrai qu'ils disparurent avant l'heure du meeting, Malevain leur ayant recommandé la discrétion.
M. Lescaa, lui, gardait le lit, son mal ayant empiré. C'est ainsi qu'il ne put être du dîner que donnait Me Beaudésyme ce même jour, et en l'honneur précisément du fameux bail, qui avait été dressé dans son Etude. Le notaire avait bien des raisons de se compromettre pour un tel client; mais peut-être lui fit remarquer Basilida, eût-il valu mieux remettre à un autre jour qui n'aurait pas été choisi par les Part-Prenants, pour honnir ce même contrat qu'ici l'on allait fêter.
—J'ai déjà remis, répondit-il, deux fois à cause de Lescaa. Et ce paquet de voyous, s'ils ne sont pas contents, ils savent où me trouver!
—Il le savent de reste, soupira la jeune femme. S'ils avaient oublié, Pétrarque ou consorts se feraient un plaisir de leur apprendre la route; et que les Eteignoirs «font la bombe» ici.
Mais le notaire n'en fit que hausser ses larges épaules: il se savait craint.
A Ribamourt on dîne à midi. Il y avait là le directeur de la Société Fermière, inintelligent et pompeux, qui sans cesse caressait sa barbe comme un voluptueux fait du sein d'une jeune maîtresse; l'ingénieur des Mines, petit homme noueux, agité de tics; le capitaine Laharanne avec sa femme; le curé Puyoo; M. Lubriquet-Pilou; le chef de gare; et Vitalis, qui était de la maison. M. Dessoucazeaux avait trouvé prétexte à décliner l'invitation.
Au dessert on s'aperçut qu'il y avait pénurie de cigares; et Vitalis, qui s'ennuyait de n'entendre parler que d'affaires, s'offrit pour aller en chercher lui-même à l'Agneau Pascal.
—Mais Lubriquet va se ronger de jalousie, dit Me Beaudésyme.
Le trésorier ne répondit que par un sourire de supériorité, en lissant, du bout de l'index, le dessous de sa moustache rare.
Vitalis avait à peine passé le portail, et oublié déjà les Part-prenants, quand il entendit courir derrière lui. C'était Firmin de Mesplède.
—Où allez-vous, Monsieur Paschal, demanda-t-il sans autre salut.
—A l'Agneau du même nom, répondit le jeune homme un peu surpris. Venez-vous par là?
—Oui, mais vite, alors; et revenons. On ne sera peut-être pas de trop dans un moment.
—Qu'y a-t-il donc? Les Anglais?
—Oui! Une belle idée qu'a eue là votre patron de donner à dîner le jour du métïngue.
—Les invitations étaient faites bien avant, et on avait déjà renvoyé deux fois, à cause de la maladie de cœur de mon cousin. Et puis ils ne nous mangeront pas, je pense.
—Les gens qui tuent les hirondelles, ce n'est pas pour les manger, non plus.
—Mais enfin, qu'est-ce qui se passe?
—Voilà. J'étais à ce métïngue, donc, et pas seul, croyez-moi. Oh! vous savez: des sabotiers... comme moi. Les messieurs n'aiment pas trop crier ce qu'ils pensent. Pour crié, on a crié; et chanté: contre l'Onagre, bien entendu. On voulait même aller lui faire un charivari. Mais il n'y est pas, à ce qu'on disait, et, par contre, les gendarmes autour de chez lui: c'est même pour ça qu'il n'y en avait pas plus que de louis d'or, devant la mairie. Alors tout s'est retourné contre Beaudésyme, et son dîner. On a même dit que M. Lescaa s'y trouvait. Je ne sais pas qui, ou plutôt je m'en doute: c'est Bensibett, le fort caillou, que j'ai vu causer à part avec le greffier à Pétrarque, ce cascan, vous savez, qui a la gale.
—Erouch: vous croyez qu'il a la gale?
—Mais oui: c'est de naissance; rien n'y fait; il faudrait l'écorcher.
—Diantre, fit Vitalis. Et pourquoi ne l'écorche-t-on pas? Demandez ce petit service à votre patron, le dieu des vers. Quant à Erouch, je ne lui serrerai plus la main; vous pouvez m'en croire.
—Et bien vous ferez. En attendant, tout le monde va venir donner la sérénade à Mme Beaudésyme. Et M. Lescaa est-ce qu'il est chez vous, au moins?
—Il n'y est pas, Firmin. Mais vous n'êtes donc pas fâché avec lui, depuis.....
—Depuis qu'il rentre son blé? Bah! j'ai laissé dire. La vérité, c'est qu'il m'a fait venir l'autre jour; et pas flambant, je vous assure. Lui, était dans un grand fauteuil, avec sa figure verdâtre, l'air malade: «Firmin, sais-tu combien tu me dois?» Le diable m'emporte, si je m'en doutais, ni envie, car il m'a prêté plus d'une fois.—«Vingt-quatre-mille francs.»—«Té, je croyais que c'était plus!» Et c'est vrai, oui. «Ta femme, reprend-il, t'a porté plus de trente mille francs de bonnes terres; et vous êtes en communauté. Tu peux donc me donner une hypothèque.» Je réponds: «Oui, pour sûr», mais sans enthousiasme, je pense, car il se mit à rire: «Çà ne te coûtera peut-être pas aussi cher. D'abord tu as hérité de ton père un billet de Pétrarque de huit mille, pour solde de votre grand champ sur le Gave, et trois mille environ d'intérêts,... le tout endossé par son beau-père...»—«Oh, pour celui-là, vous pouvez le prendre pour rien, il est prescrit.»—«Je sais, je sais (car il sait tout ce diable d'homme). Mais je te le prendrai tout de même pour onze mille: j'ai un moyen de les faire rentrer. Ajoutes-y sept mille que tu as pris pour payer les dettes de ton père: de ceux-là je te fais cadeau. Ne me remercie pas; c'est pour le principe. Restent donc six mille dont tu voudras bien me donner hypothèque.» Vous pensez si j'ai voulu. Mais nous voici chez Victorine.
—Bonjour, Mademoiselle de Lahourque, dit Vitalis.
—Bonjour, Monsieur Paschal, répondit la buraliste avec un peu de réserve.—Bonjour Firmin....
En sortant de l'Agneau Pascal, avec ses cigares, le clerc aperçut en avant Cérizolles, entre les deux jeunes femmes. On se rejoignit; et, comme Firmin se tenait à l'écart.
—Quoi, Firmin, lui dit Guiche en béarnais, est-ce que nous ne sommes plus amis comme au temps où vous me contiez des histoires?
—En cousant les gilets de votre groom. Oh, sûr que si, mademoiselle Sabine. Mais vous êtes si grande maintenant...
—Que vous regrettez de n'avoir pas grandi aussi, fit la jeune fille en riant.
Vitalis causait avec Jean et Mme Etchepalao; et ils approchaient de Sainte-Marthe, quand on commença d'entendre une rumeur lointaine encore et inégale, voix des foules, qui rappelle le bruit de la mer.
—Ça y est, dit Firmin, ils y seront avant nous.
—Où ça, demanda Cérizolles, à qui Vitalis éclaircit alors ce qui se passait.
—Et nous, reprit-il, qui voulions tout juste voir l'émeute. On pourrait aller chez les Beaudésyme, si ce n'est pas indiscret.
—C'est que, pour les dames, dit Firmin, elles seraient peut-être mieux autre part. Oh, ça n'est pas qu'on risque des coups de fusil... mais enfin.
Clarisse parut indécise; mais Sabine déclara qu'elle irait, en compagnie ou non, assister Basilida. Et peut-être disait-elle cela par jalousie, en cas que Vitalis ne l'allât défendre seule. La jeune femme eut alors à cœur de ne pas faire voir devant Cérizolles moins de vaillance que Guiche, et soutint son avis; en suite de quoi, tout le monde se rendit chez les Beaudésyme. Mais, sur le conseil de Firmin, on passa par la petite porte qui s'ouvrait sur une ruelle, tout près de ce figuier où Vitalis baisait naguère les joues en fleur de Detzine. Ce fut elle qui parut, au bruit de la sonnette, et très émue.
—Ah, mon Dieu, gémissait-elle, au lieu d'aller annoncer, tandis que Firmin mettait le verrou, qu'est-ce qu'on va nous faire?—Oui, Mademoiselle, dans le salon.—Et ils crient tous: Prends l'argent, prends l'argent.—M. le curé de Saint-Éloi, aussi; mais le chef de gare est parti, avec le directeur.—Et ils ont jeté des sous.
—Quelle chance que mon parrain ne soit pas là, dit Vitalis.
Le discours incohérent de Detzine peignait assez bien les choses. Mme Beaudésyme, son mari et le reste de leurs invités achevaient de boire leur café au salon, avec un calme un peu affecté; tandis que deux ou trois cents hurleurs, à qui des nouveaux venus se joignaient sans cesse, répétaient devant la grille, sur l'air des Lampions:
Rends l'argent, |
Rends l'argent. |
—J'ai pourtant envoyé Ernaütou, expliquait Beaudésyme, pour leur dire, sans faire semblant de rien, que Lescaa était en voyage, et pas ici. Mais baste, il faudrait un fusil.
—C'est votre faute, aussi, répliqua M. Puyoo. Si le dîner avait fini plus tôt, plusieurs de nous auraient été aperçus en ville; ça aurait tout arrêté dans l'œuf. Et où chassiez-vous donc pour rentrer si tard?
—Par là... au bois du Moulin.
—Ça n'est pourtant pas aux antipodes.
—Et vous n'avez rien pris, j'en suis sûre, demanda Guiche, dont les yeux de violette s'amincirent.
—Vous savez, répondit le notaire de sa voix paisible et dorée, on ne prend jamais tout en une fois.—Mais qu'est-ce qu'ils ont donc, ajouta-t-il en se levant. Ils vont forcer la grille. Peut-être qu'il vaudrait mieux renvoyer les dames.
Firmin venait d'entrer au salon, dont les portes restaient ouvertes.
—Il n'y a guère moyen, dit-il. Rosalie, du grenier, a vu des gens dans la ruelle, et ivres. Or doncques, elles feraient mieux de nous laisser, d'aller en haut, par exemple, en attendant la gendarmerie qu'Ernaütou a été prévenir.
—C'est vrai, dit Vitalis.
—Mais nous aurons peur, toutes seules, fit Basilida. Viendrez-vous avec nous, au moins, Vitalis?
—Mon Dieu, pourquoi pas, répondit le jeune homme, peu soucieux, peut-être, de bagarre. Il en restera assez à garder le salon.
—Moi, je ne quitterai pas mon mari, dit Mme Laharanne.
—Et je resterai aussi, conclut Clarisse: ça ne m'ennuie pas d'avoir peur. Et moins haut, elle ajouta, en se tournant vers Cérizolles: Vous me défendrez, n'est-ce pas, Monsieur Jean?
—Certes, répondit Cérizolles avec beaucoup de sérieux: je vous couvrirais plutôt de mon corps.
Quant à moi, dit Guiche, je serai aussi bien là-haut, pour avoir peur.
Et elle gagna, avec les autres, la chambre de Basilida. C'était une grande pièce qui sentait l'iris. Quoi qu'elle donnât sur la cour par deux fenêtres, les volets qui en étaient clos, et pleins à la moitié supérieure, n'y laissaient pénétrer qu'une faible lumière. Des meubles d'acajou à cygnes étaient rangés en bon ordre le long des hautes murailles; tous trois se taisant, le tic-tac d'une pendule de marbre rouge sembla seule faire résonner le silence.
Sabine bâilla.
—Ça n'est pas très drôle, les émeutes, dit-elle enfin. Et elle s'étendit sur un sofa rotiné, en tirant sur ses jupes, comme elle avait accoutumé. Basilida ni Vitalis ne répondît. Ils écoutaient les rumeurs de la rue qui grossissaient, et des coups aigus battre le portail. Puis on commença de jeter des pierres contre la maison; quelques-unes lancées de loin, frappèrent les volets de Mme Beaudésyme. Par la jalousie, qui en ajourait le bas, on n'y pouvait voir qu'à peu de distance: d'abord le toit d'ardoise de la varangue, tout miroitant de soleil; et, en deçà des tilleuls, dans un étroit espace, la moitié d'une corbeille de géraniums, le sable jaune d'une allée.
—Voilà M. Puyoo qui sort, dit Basilida, dont le demi-jour laissait voir la pâleur croissante. Il va leur parler.
Sabine s'élança à l'autre fenêtre.
—Je m'étonne qu'il se risque, dit Vitalis, au moins sans avantages.
—Et sa popularité, expliqua Mme Beaudésyme.
Le curé, qu'on ne voyait plus, ouvrait sans doute le portail de la cour, dont la serrure grinça, dans le tumulte. Puis il y eut une trêve, et quelques paroles indistinctes interrompues par de nouveaux cris, contradictoires: «A bas la calotte! Vive M. Puyoo!» Celui-ci parla encore. Soudain, comme s'il eût été emporté par des eaux, la grande voix de la foule couvrit sa voix. On distingua encore: «A bas la calotte! A bas l'Onagre!» La cour s'était remplie de monde. Sur le sable d'or jaune, on en voyait courir que leur ombre semblait contrefaire. D'autres marchaient dans les géraniums qu'ils écrasaient; et Guiche en respira de loin l'odeur poissonneuse.
Bientôt les pierres recommencèrent de pleuvoir, plus nombreuses. Tous les trois, maintenant, ils écoutaient le péril gronder et croître. Des coups retentirent plus près, contre la porte d'en bas. Soudain, on entendit qu'elle s'ouvrait, et sonner la belle voix du notaire.
—Il faut pourtant que je descende, dit Vitalis.
Mais Basilida, dans l'exaltation du péril et du bruit sentait égarer sa raison:
—Ne t'en vas pas, Vitalis, cria-t-elle, insoucieuse que Sabine l'entendît: écoute!
Les paroles de Beaudésyme se répandaient sur le vacarme comme une huile d'or. Il y eut un instant de calme, puis d'autres cailloux, et tout à coup un juron aigu de Cérizolles, atteint sans doute, et un coup de feu. La voix de tête de Laharanne appela Beaudésyme, comme un clairon. Puis il y eut la porte qui se referma, et, de nouveau, le silence.
—Ah, mon Dieu, gémissait Guiche, la tête dans ses mains. Et elle-même n'aurait su dire si c'était de peur, qu'elle pleurait, ou d'avoir entendu la notaresse tutoyer Vitalis.
A ce moment, du côté de la rue, on entendit retentir la voix de M. Puyoo, qui, du ton d'un porc qu'on égorge, criait:
—A moi, à moi!
Presque aussitôt la porte d'en bas se rouvrit, le sable de la cour grinça, et Firmin apparut dans l'allée jaune. Mais au même instant on le vit chanceler, et tomber en s'écriant, tandis qu'un coup de feu éclatait près de la grille.
—Vitalis, Vitalis, cria Mme Beaudésyme hors d'elle-même, reste avec moi. Et quittant la fenêtre, elle se jeta dans les bras de son amant, qui parut dans le doute de ce qu'il devait répondre. Guiche dénoua violemment son embarras.
Elle était devant eux, les yeux brillants de larmes et de colère, et avant de s'enfuir:
—Oui, reste, Vitalis, dit-elle; conserve-toi bien, pendant que les autres se font tuer. Elle te soignera, elle. Le lit n'est pas loin.
—Guiche, s'écria le jeune homme, en s'élançant après elle. Mais Basilida déjà, à demi-folle, avait ressaisi la chair de son amant. Pareille à la Ménade de sa vision, elle délirait, ivre d'une voluptueuse épouvante, brûlante et pâle.
—Tu l'as entendue, dit-elle, en s'interrompant pour lui meurtrir la bouche de sa tranchante denture; tu l'as entendue; le lit est là. Reste, Vitalis. Qu'est-ce que ça te fait; tu n'es pas un caractère, toi!
Cependant, la gendarmerie, accourue enfin, dégageait Beaudésyme et le capitaine qui, soutenus par Cérizolles boiteux, avaient fait une seconde sortie.
Puis on releva le corps de Firmin.
Au loin, une horde s'était reformée, qui hurlait encore:
Rends l'argent, |
Rends l'argent. |
Loin de Ribamourt, loin de son étude où le papier dort sous la poussière, Me Beaudésyme chassait dans les bois de Nyxe, avec des amis, la bête noire. Depuis l'aube, les chiens donnaient sur un solitaire; lui-même, voilà une heure qu'il était à son troisième poste, sous les hêtres. Tout autour de cette ombre, par delà les fûts argentés, on se sentait, tant le jour était glorieux, comme dans un globe de lumière, et la lourdeur du soleil pénétrait le feuillage.
Ses yeux battirent de fatigue; un coup de fusil les lui fit rouvrir. Deux autres, au loin, retentirent sans éclat; et puis le son d'un cor qui sembla nager faiblement, se dissoudre, dans la chaude étendue. Plus près de lui, tout à coup, le bruit des branches rompues vint l'avertir que le sanglier dévalait. Il y courut, mais à peine pour voir passer la meute, et, derrière, Wolfgang Etchepalao qui, parmi les piqueux, courait de ses épaisses jambes, en s'épongeant et criant: «Tayaut!»
—Tayaut, Tayaut, répéta le notaire qui n'était point puriste en vénerie. Il se jeta à leur suite; on traversa une clairière; le soleil fit luire la robe des chiens, les clous d'une large semelle, un canon de fusil. Et presque aussitôt la trombe de couleurs, de voix, se précipita, se confondit, mourut dans la forêt immobile.
Cependant, dans sa maison, Basilida, de ses doigts aigus, caressait les cheveux de son amant agenouillé.
—Non, tu ne m'aimes point, dit-elle; et, au même instant s'écria. Car Vitalis venait, en réponse, de la meurtrir sous son peignoir.
—Ah! fit l'amoureuse, qui entrouvrit sa bouche si rouge, comme pour aspirer l'âme d'une puissante fleur.
—C'est que tu es trop jeune, reprit-elle. Tu ne penses qu'à toi, toujours, même quand tes rêves t'emportent loin de toi. Tu ne sais pas souffrir dans un autre cœur que le tien. Et une douleur partagée; c'est cela qui est l'amour même, ô mon amour.
—Le plaisir, n'est-ce donc rien, demanda-t-il?
—Et jusque dans le plaisir, Vitalis, tu n'inventes que ton plaisir.
Mais c'est son corps qu'il interrogeait. Sous ses doigts le peignoir s'ouvrit; il l'aperçut toute entière, avec sa poitrine bombée, des genoux ronds, la haute lyre de ses hanches. Et il la désira.
—...Lida...
Sans répondre, elle le précéda; et d'une ondulation, faisant glisser son peignoir jusqu'à terre, se coucha toute nue.
Cependant elle laissait nager sur Vitalis les regards d'une méprisante joie, comme si elle ne lui eût offert qu'à son gré ses membres, et leur servage orgueilleux.
C'était un des jours les plus chauds de cette fin d'été. Sous le firmament d'or, voguaient des nuages éclatants et denses que les souffles d'en haut, ignorés d'un sol immobile, modelaient selon des caprices mystérieux. L'un d'eux, en passant sur le soleil, plongea dans la pénombre ces amants embrassés déjà.
O Nuée aux humides flancs, mouvante vapeur, ô Nuée du hasard pétrie en forme de cygne, éphémère ivresse des yeux: avant qu'une nuée nouvelle épouse les figures inconstantes de ta beauté; et que par vous se ruine ou renaisse l'image innombrable de nos rêves, avant qu'au front des Pyrénées, un instant retenue par les sapins aux noires chevelures, on te voie, pareille au chasseur qui fuit et se retourne, tendre l'arc sept fois teint, et que jusqu'au prochain soleil qui t'y vienne concevoir encore, tu n'ailles abîmer dans la mer ton être identique et changeant, toujours la même, toujours une autre, ô Nue porteuse de rosée—te sont-ils apparus au loin, dans la ténèbre des bois, Me Beaudésyme qui court le sanglier à toutes jambes, au milieu des piqueux, et, non loin d'eux, Wolfgang au front suant? Ou bien, par delà la gare, dans le chemin d'argile qui contourne les Réservoirs, n'as-tu pas en passant gardé du soleil Jean de Cérizolles, auprès de qui, sous un voile épais, se hâte la facile épouse d'Etchepalao?
—Jean, dit-elle, j'ai peur d'être reconnue; ça serai'affreux.
—Haffreux! La réputation d'un homme vierge est comme le pétale du camélia. Mais, madame chérie, les Mortiripuaires sont tous au café du Casino, à part votre mari et Alexandre Beaudésyme qui chassent à Nyxe, d'où ils ne reviendront que fort avant dans la nuit, ivres, je pense. Quant à la patronne de cette auberge où nous allons—puisque vous ne voulez de nulle autre part—c'est, je le tiens de Vitalis Paschal, une enfant d'Oloron-Sainte-Marie, d'où elle n'est arrivée que depuis un mois, et, par conséquent, qui vous ignore. Et je me demande même où elle est, cette auberge. Ça n'est pas ça, continua-t-il en indiquant deux tours gardées par des palissades vertes.
—Non, ça c'est le Château-d'eau. Autant qu'il me souvient de mes promenades d'enfance, pour trouver une maison ici, il faut tourner un peu plus loin, à travers un pré.
En effet, l'auberge était là, sous un chêne et fort isolée. Mais contre le mur de façade des jeunes gens jouaient à la pelote.
—Ah, murmura Cérizolles, c'est bien ma chance.
—Allons-nous en, dit-elle.
—Clarisse, vous ne voudriez pas. Dites que vous ne voudriez pas.
—Je ne voudrais pas, répéta, après un soupçon de résistance, la femme de Wolfgang.
Ils hâtèrent le pas, sans être vus; le chêne bientôt les cacha.
—Songez, reprit-il, que j'ai mis en votre honneur, pour n'être pas reconnu, des choses couleur d'ardoise et de brouillard et que je ne vous ai pas embrassée depuis hier, pour ne pas vous compromettre.
—Eh bien alors, dit Clarisse, compromettez-moi, je vous prie, Monsieur de Cérizolles.
Elle lui tendait ses lèvres, mais Cérizolles fit la moue.
—Dehors, fit-il, en étendant la main: jamais!
Clarisse se mit à rire.
—Grand fou, dit-elle; et ils firent le tour de l'auberge, jusqu'à la porte de derrière, qui était celle de l'étable.
—C'est gentil, dit-elle, chez vous.
—Oui, simple et confortable, c'est la devise de la maison. Bon luxe bourgeois, pas tapageur.
Et il se mit à frapper sur la porte, pour appeler l'aubergiste, qui apparut enfin. C'était une vieille femme vêtue de noir dont le visage paraissait fait d'une pomme cuite. Elle les conduisit, à travers l'épaisse litière, vers une échelle de poulailler qui donnait sur un grenier à foin, d'où on descendait dans la cuisine, et de là dans une chambre basse, dont les volets étaient clos.
—C'est à cause des joueurs de balle, expliqua la vieille.
—Vous n'auriez pas pu les flanquer dehors? Je vous ai fait retenir une chambre, pas un fronton.
—Mais, monsieur, si je leur avais refusé, ils se seraient doutés de quelque chose, et vous auraient guettés—à coups de cailloux.
—On est bienveillant, dans le pays, fit remarquer Cérizolles.
—Ah, monsieur, si vous saviez ce qu'ils sont malhonnêtes, et comme je regrette Oloron. Tenez, il y en a un vieux, là, avec les jeunes: celui de Lahourque, j'entends qu'ils l'appellent. Un joli cadet, ça fait. Il est déjà saoûl.
—Ah, mon Dieu, murmura la jeune femme, c'est le frère de Victorine.
—Et il va jouer contre la fenêtre.
—Voyons, Jean, qu'est-ce que ça fait, murmura Clarisse, tandis que la vieille refermait la porte. Puisque je suis là, moi. Est-ce que vous m'aimez beaucoup, au moins?
—Ce sera à vous de me le dire, tout à l'heure, répondit-il.
On voit que cette liaison naissante n'était pas fondée sur des sentiments bien profonds. Ils n'en avaient pas moins su tirer peu après les plaisirs les plus vifs, scandés par le bruit sec de cette pelote qui, à intervalles inégaux, frappait les contrevents, tandis qu'un joueur annonçait les points, à voix haute. Et, une heure après, Jean de Cérizolles, commençant à reprendre toute sa tête:
—Treize, annonça le buteur de l'autre côté.
—Mon chéri, dit le jeune homme, il exagère.
Clarisse ne répondit qu'en cachant son visage entre l'épaule et l'oreille de son amant.
—Quatorze! cria encore le buteur, dont on venait de manquer le service.
—Ah oui, continua Cérizolles: l'homme fort qui a tué le diable.
—Clarisse, qui le contemplait avec plus de sérieux que ses yeux n'en laissaient voir d'ordinaire, soupira, comme Mme Beaudésyme:
—Non, vous ne m'aimez pas.
Et le jeune homme, ayant fait quelques protestations pour lui prouver que si, encore...
—Oui, répondit-elle, je sais bien; mais l'amour, ce n'est pas cela.
Cérizolles murmura une inconvenance.
—Grand fou, dit-elle de nouveau. Et avoue que d'imaginer Wolfgang—ce que nous en avons fait, c'est la moitié de ton plaisir.
Les lèvres étroites de Cérizolles laissèrent percer un sourire. Mais il répondit:
—Je vous assure que non.
—Pourquoi riez-vous comme ça? Ah Guiche avait bien raison!
—Qu'est-ce qu'elle a dit, Guiche? demanda Cérizolles, qui avec la chemise de son amie, jouait à lui faire une bavette.
—Elle a dit... elle n'a rien dit. Mais elle serait jalouse.
—De moi?
—Vous savez bien qu'elle a quelque chose pour vous.
—Vitalis, elle a.—Et votre mari, est-ce qu'il serait jaloux, lui?
—Ah, le sot! Je voudrais qu'il soit là, attaché sur cette chaise, pour nous voir. On ne saurait croire combien, de tromper cet homme, ça m'a fait toujours plaisir.
—Toujours, interrompit Cérizolles. Mais vous mériteriez en vérité...
—Jean—non—ne me faites pas de mal. Et qu'est-ce que ça vous fait, puisqu'au fond, vous ne m'aimez pas?
—J'aime à voyager seul.
—Mais, mon chéri, quand j'ai épousé M. Etchepalao, j'étais comme toutes les jeunes filles bien élevées qui se marient: j'espérais lui rester fidèle, je vous assure. C'est lui qui n'a pas voulu. Si vous saviez comme il est grossier, et bête, et brutal.
—Clarisse, n'en jetez plus.
—Pardon de vous en parler. Je sais bien que ça ne se fait pas. Mais de lui, vraiment... Et il boit par-dessus le marché!
—Moi aussi, fit Cérizolles.
—Ah, s'écria sans logique la jeune femme: que j'aimerais vous voir un peu parti.
—Et vous avec moi?... Ah! Partir ensemble.
—Jean, enfin, vous êtes fou: une mère de famille, boire! (Voyons, laissez-moi.) C'est qu'il faut de la tenue dans la vie.
Cérizolles, qui s'occupait de ses doigts osseux à découvrir la chair obéissante de sa compagne, pour en composer des poses, au bord du lit:
—Vous avez donc des enfants, demanda-t-il?
—Ah, mon Dieu, oui, soupira-t-elle. Je croyais vous l'avoir dit. Une fille. (Enfin, Jean! Ce couvre-pieds est sale.) Elle est à Cambo, chez sa grand'mère.—Pauvre chérie! (Non, je suis très mal à l'aise, comme ça.)
Elle était sur le ventre, le menton dans l'oreiller, les jambes à demi-pendantes, et son corps, à la fois ample et délicat, tranchait sur une satinette écarlate, où Cérizolles l'avait de force étendue.
—C'est ainsi que je vous aime, dit-il. Ne bougez plus jamais.
A ce moment une nuée, encore, passa sur le soleil à son déclin. Clarisse ne fut plus au clair-obscur qu'une arabesque lumineuse et recourbée. Et sans bouger, elle murmura dans la plume:
Le jeune homme ne se put tenir de l'attirer dans ses bras,—et dérangea la pose. Mais Clarisse, comme si le nuage eût laissé un peu de son ombre dans son cœur, semblait ne plus savoir sourire.
—Qu'y a-t-il, Clarisse?
La jeune femme soupira sans répondre. Et comment dire le pourquoi de sa peine, elle qui, aux bras d'un homme jeune et plaisant, n'en avait ressenti jusque là jamais aucune. Mais celle-ci était une peine délicieuse.
Cérizolles la serra contre lui, plus près qu'il n'avait fait encore. Il sentit ce cœur enfantin qui battait contre sa poitrine. C'était un mouvement à peine sensible, un peu d'inquiétude, presque un aveu. Alors, attirant vers lui son clair visage, il en baisa les yeux tour à tour, comme s'il y cherchait des larmes; aussi doucement qu'un enfant, le matin, pose ses lèvres sur la rosée des fleurs. Et Clarisse, qui pour la première fois se sentit découverte sous les yeux d'un amant,—avec ce frisson que la pudeur donne—tira le drap sur sa nudité.
Ils demeurèrent ainsi sans parler, plusieurs minutes; la jeune femme, si elle avait pu voir le visage de son ami, n'y aurait plus rencontré ce sourire qui lui faisait un peu de peine.
L'aubergiste, qu'étonnait le mutisme de ses clients, frappa à la porte.
—Il est bientôt sept heures, dit-elle; en cas que la dame oublie.
—Comment! s'écria-t-elle, sept heures! Il faut que je me sauve.
Elle avait sauté du lit.
—Jean, ne me regardez pas, dit-elle.
Jean allumait une cigarette. Les joueurs de pelote avaient cessé leur partie; le soir tombait: on entendit le pied nombreux d'un bétail qui gagnait la fontaine. Une vache meugla vers le ciel.
Cependant, Basilida, rassasiée de caresses, mâchait son cœur amer; toute prête de crier contre le vide de l'amour. Tel un fou qu'ont égaré les mirages du couchant, pleure dans la nuit sans étoiles. Son complice était encore à ses côtés; c'est à lui qu'elle s'en prenait de l'aimer, mais avec un tel ressentiment qu'il lui semblait, à force, ne l'aimer pas. Que n'y avait-elle sacrifié; et qu'en retour il donnait peu de choses, ce jouet joli, pliant, à toutes mains abandonné: oui, à toutes mains; et cela valait bien des crimes.
Vitalis, dont la pensée visiblement était ailleurs, ne répondit point. Son silence même exaspérait Basilida.
—Va, tu n'es qu'une fille, cria-t-elle enfin.
—Je veux bien, fit-il; et se leva.
—Où vas-tu?
—Où vont les filles, donc: sur un trottoir... prendre l'air.
Mme Beaudésyme lui barra la porte. Elle méprisait son amant, soit; le haïssait, passe encore; mais ne voulait pas le perdre. De cela, au moins, elle était sûre: autant que de cette jalousie qui la broyait comme un pressoir, où elle n'était plus qu'une grappe douloureuse. A demi rhabillée, en jupon, avec ses blanches jambes nues, et ses cheveux à l'abandon, ses cheveux d'or femelle, qui bouffaient sur ses épaules comme un paquet de filigranes, elle contemplait, déjà repentante d'y avoir insulté, celui qu'elle avait reçu dans son lit. Elle le tenait embrassé par sa taille de demoiselle. Les plus belles larmes coulaient sur ses joues; un de ses seins avait sauté hors de la chemise; et elle suppliait. Mais Vitalis, saoûl de plaisir lui aussi, las d'une même présence, obsédé de reproches, demeurait de glace devant ces fureurs nouvelles et plus tendres. Debout et muet contre le lit, il avait encore à la main son béret qu'il venait de reprendre. Pour tout dire, il songeait à Sabine que l'on rencontrait d'ordinaire, à cette heure-ci, sous les platanes du Jardin Public, entre Bottine et Monotonto.
Sans rudesse, il tenta d'écarter la jeune femme; celle-ci, laissant glisser ses bras le long du corps de son amant, tomba à genoux:
—Vitalis, tu ne m'aimes plus.
A ce reproche mille fois entendu, le jeune homme, qui sentait la patience lui échapper avec la tendresse, répondit d'un air, hélas! trop sincère:
—Non.
La jeune femme se détacha soudain de lui, comme de la branche, un oiseau blessé, et porta ses mains à son cœur.
—Ce n'est pas vrai?
—C'est vrai. Le pire bonheur fatigue à la longue; et il y a des jours où celui que je vous dois m'assomme comme un pavé.
Basilida devint plus pâle.
—Vous êtes impoli, dit-elle. Mais elle resta agenouillée. Elle avait remonté son épaulette, et, de ses deux mains, écoutait battre son cœur.
—Parlons-en, continua Vitalis, de ta politesse. Est-ce que tu l'as retrouvée dans ton corset. Mais non, c'est vrai: il est encore sur le fauteuil rouge.—Femme du monde, va! Epouse chrétienne qui embrasse son amant devant les jeunes filles.
Basilida éclata de rire, d'un rire mauvais:
—Ah, c'est là que le bât te blesse! benêt qui s'imagine qu'on en tenait pour lui. Mais c'est à ton ami qu'elle en a, mon cher, au comte Jean de Cérizolles. Ils se moquent de toi, tous les deux.
—C'est pour ça qu'il fait la cour à Clarisse, et qu'il est avec elle, à présent, derrière la gare.
—Il te le dit, mon enfant. Va tirer le drap: sais-tu qui tu trouveras dessous?
—Ça n'est pas vrai!
—Mon pauvre Vitalis, tu croyais que c'était toi qui tenais la corde. Mais elle te trouve bien trop poltron!
—C'est idiot, à la fin, cria Vitalis. Qui est-ce qui m'a fait monter dans sa chambre—oui, monter, et comme au claque.—Qui m'y a gardé, de force?
—Cérizolles ne se serait pas laisser garder. Il sait se servir d'un revolver, lui.
—Pour ce qu'il en fait. Il n'a tué personne, après-tout.
—Tandis que toi, tu as laissé assassiner ton ami Firmin.
—Oh, assassiner... il n'en est pas mort, n'est-ce pas? Et qu'est-ce que j'aurais fait contre cinq cents personnes qui ne lui en voulaient pas? Vous savez bien que c'est un coup de hasard qui l'a blessé. Et pourquoi volait-il au secours de ce finaud de curé, qui criait: au secours, parce qu'on le ramenait en douceur à son presbytère.
—Oui, oui, interrompit la jeune femme; je l'ai toujours dit, que tu parlais bien.
—Quelquefois, reprit Vitalis.—Et avec un sourire perfide, il ajouta: Mais peut-être que j'aurais mieux agi s'il s'était agi d'une autre...
—Tu l'aimes donc!
Il prit un air grave. Car la jalousie l'avait mordu, lui aussi.
Basilida se releva sous le coup, et dit en scandant ses paroles:
—Et tu t'imagines que je vais te le permettre. Tu t'imagines que je t'aurais élevé à la becquée, que je t'aurais, au danger de mon âme, appris comment on caresse, et comment on embrasse, à toi qui n'avais eu affaire qu'à des Gothons. Et tout cela pour que vous fassiez l'amour devant moi.
Elle lui avait mis la main sur l'épaule, et parlait les dents serrées. Mais Vitalis, ce jour-là, brisait ses entraves. Il haussa les épaules et reprit avec plus de force:
—Je l'aime et je l'épouserai.
A ce moment, la passion de Mme Beaudésyme se déchaîna à travers des sentiments extrêmes: la fureur, la haine, l'amour, la honte. Elle pleura de nouveau. Elle se roula aux pieds de Vitalis qui ne la releva point. Ses cheveux balayèrent en vain le sol, et enfin tout de nouveau elle cria des reproches avec des injures.
—Je crains, s'il vient quelqu'un, que vous ne vous fassiez remarquer, lui dit le jeune homme, qui avait repris tout son sang-froid.
—Écoute, Vitalis, ne me brave pas. Tu ne sais pas de quoi je suis capable, je n'ai pas d'enfants, après tout—et quant à mon mari...
Quelques coups frappés à la porte l'interrompirent.
—N'entrez pas.
—En effet, dit Vitalis.
—C'est, reprit Detzine dans le corridor, M. et M{me} Laharanne, qui sont entrés en passant, pour voir Madame si ça ne la dérange pas.
—Dites que j'ai la migraine..... que je garde le lit, que... n'importe quoi.
—Vous feriez mieux d'y aller, insinua Vitalis, avec toute sa douceur retrouvée.—On sait que je suis ici et que vous n'êtes pas sujette aux migraines.
Basilida prit ce soin encore pour de l'ironie.
—Ah! tu as assez de moi, fit-elle. Eh bien, va-t'en. Qui te retient. Va retrouver ton émeraude! Quant à moi, penser à ce que pensent les autres, j'ai d'autre poisson à frire. Et ne ris pas comme ça: je vais leur crier dans la figure que nous sortons du lit.
Elle touchait la clef, déjà.
—Ça serait drôle, dit-il, presque malgré lui.
Mais à ces seuls mots, Mme Beaudésyme ouvre la porte, se jette dans le couloir, avant qu'il la puisse retenir. Sans se soucier de Detzine, Vitalis court jusqu'à l'escalier. Et là, il entend Basilida, déjà descendue, qui ouvre la porte du salon en disant:
—Je vous demande pardon de vous recevoir comme çà, au saut du lit. J'étais avec mon amant.
Dans le salon encore brillant de jour, les deux visiteurs restèrent muets de surprise, et Mme Laharanne, malgré sa douceur, se pinça les lèvres devant la tenue de Basilida. Mais le capitaine qui n'était point méchant homme répondit:
—Nous vous laissons donc, Madame, et soyez sûre que ma femme ni moi ne retiendrons rien de cette minute de... d'égarement. N'est-ce pas, Marie?
—Oui, mon ami, approuva Mme Laharanne, en reprenant son indulgence.
A ce moment un nuage encore passa sur le soleil; celui-là même sans doute, qui allait tout à l'heure vêtir les plaisirs de Clarisse d'ombre et de mélancolie.
—Le temps se couvre, ajouta Mme Laharanne, en assurant son face à main.
Mme Beaudésyme ne répondit pas. Elle restait contre la porte, irrésolue, avec ses jambes à découvert et ce visage bombé d'Espagnole sous une pâle crinière.
—On se couvrirait à moins, observa le capitaine.
Mme Beaudésyme travaillait dans son salon. Elle n'en pouvait souffrir le meuble Louis-Philippe, ni les scènes historiques pendues au mur, ni le tapis où chevauchait Abd-el-Kader, toutes choses introduites dans le ménage par M. Beaudésyme. Mais elle avait pris sa chambre en horreur depuis ce jour où Vitalis et elle s'y étaient maltraités si fort que leur rupture en était jusqu'ici restée entière. Le lit surtout lui rappelait trop un mari qu'elle avait à subir toutes fois qu'il n'avait pas bu jusqu'à la crapule, et même alors par occasion—et l'amant qu'elle n'espérait plus y tenir couché sous son impérieuse caresse.
Elle venait de causer un peu chez Mlle de Lahourque. Outre le divertissement d'entendre la buraliste conter les mystères de son berceau, ou son infructueuse idylle avec M. Lubriquet, elle avait voulu se rendre compte si sa folie de l'autre jour avait fait du bruit. Mais rien dans l'accueil ou les paroles du petit cercle qui faisait conversation, à l'Agneau Pascal, ce jour-là, ne le pouvait faire croire. Les Laharanne, sans doute, avaient gardé leur promesse, et Detzine, qui aimait sa maîtresse, tenu sa langue, jusqu'à ce jour. C'est beaucoup, en pareil cas, de gagner du temps: un scandale, s'il a vieilli, ce n'est plus que de la poudre mouillée.
Le bizarre, c'était qu'elle craignait plus encore les bavardages de Vitalis. Il lui semblait que ses propres fureurs, tant de larmes, et cette scène indécente envers les Laharanne, tout cela composait une trop belle histoire, trop flatteuse à la vanité d'un jeune homme, pour qu'il s'en contînt avec Cérizolles, avec d'autres peut-être, qui à d'autres le courraient dire.
Mme Beaudésyme agitait ces soucis, en songeant au décri public, et reprisait du linge. La corbeille en paille de couleur où puisaient ses mains calmes reposait sur une fumeuse, dont la tapisserie au petit point figurait un Chinois qui fume l'opium dans une pipe turque. Et tout ce qu'elle venait de réparer, elle le rangeait à son côté, pour ne pas le confondre, sur le velours vieux et vert du canapé. Il l'eût fallu voir tenir, à bout de ses bras repliés, pour l'interroger à contre-fenêtre quelque pièce de la dépouille conjugale, que le jour pénétrait une minute, trahissant d'autres reprises en carré; ou bien qui gorgeait d'un œuf d'ivoire, tour à tour, ses propres bas vieillissants.
Malgré qu'elle gardât beaucoup de soins aux travaux du ménage;—soit qu'ils lui fussent un plaisir, en vérité; ou plutôt une espèce de mortification,—aujourd'hui, elle y paraissait distraite. Tout ce scandale, qu'elle appréhendait, qui pouvait éclater autour d'elle, remplissait son âme de trouble.
C'était beaucoup moins le spectre d'un mari vengeur qui l'inquiétait. Car elle avait sujet de croire que le sien faisait un peu plus que soupçonner sa liaison; et, s'il ne le montrait point, que c'était bien un peu par indifférence, mais surtout pour d'autres motifs: en un mot que sa dot compromise, sinon anéantie, par les spéculations de Beaudésyme, n'était pas étrangère à ce comble d'aveuglement. Comment pouvait-il ne pas voir, en effet? Vitalis n'avait-il pas été toujours de la pire légèreté; elle-même plus imprudente encore que Vitalis? Ne s'étaient-ils pas trahis cent fois?
—Ah! songea-t-elle, c'est vrai que l'argent est au fond de tout. Et même les choses sales, il les salit.
Somme toute, en tenant un peu Vitalis pour une espèce de courtisane, elle estimait son mari moins encore. Car Basilida, à être infidèle, n'en gardait pas moins le goût de la netteté en toutes choses, et en jugeait durement le plus petit manque. Aussi bien ne s'épargnait-elle pas non plus.
—Que suis-je donc, se disait-elle, pour tant mépriser; moi qui trompe mon mari jusque dans son lit; et le monde, sinon Dieu, par les plus criminelles Pâques. Fallait-il salir tant de choses pour n'avoir même plus ce misérable bonheur de ma chair; ce peu d'amour que m'accordait Vitalis, qu'une autre me vole?
Le malheur de Mme Beaudésyme, si pieuse, c'est que la religion, où son mal cherche à se distraire, lui empoisonne ce même remède qu'elle lui prépare. A mesure que les sacrements apparaissent à Basilida comme le baume suprême, elle se rappelle n'en avoir reçu qu'une parodie. Plus elle veut s'y abîmer, plus elle s'y découvre sacrilège; adultère à Dieu plus encore qu'au mariage. Dans ce réseau, où elle se débat et va périr comme un brillant poisson traîné vers la plage, quelle main puissante la saura prendre aux ouïes pour la replonger dans les eaux respirables et profondes? Ce médiocre curé Cassoubieilh, moins tolérant encore qu'aveugle, confesseur sans doctrine et sans amour, lui en semblait le plus incapable. Une fois de plus, la figure du P. Nicolle passa dans sa pensée. Celui-là, peut-être, était digne de l'entendre, et si jamais elle s'agenouillait devant lui, ce ne serait plus pour mentir. Toute sa plaie, quand il devrait y mettre les fers, elle la ferait voir nue.
—Ma chère amie, dit M. Beaudésyme en entrant, je t'amène Sabine de Charite, qui était en train de déranger les filles pour savoir si on pouvait te voir. J'ai dit qu'oui, et reprisant même; ce qui est d'un bon exemple pour les jeunes filles.
—D'un bon exemple pour ne pas se marier, répondit la notaresse en embrassant Guiche. Celle-ci haussa un peu les épaules, tandis qu'elle regardait assez tristement Basilida. Elle l'aimait beaucoup; elle aimait Vitalis aussi, à ce qu'il lui semblait depuis l'autre jour, et tout cela était difficile à débrouiller.
Les sentiments de M{me} Beaudésyme n'étaient guère moins confus. Elle pressentait le sacrifice qu'il lui faudrait faire un jour; et, malgré cela, quelque chose, rien qu'à voir Guiche, empêchait qu'elle ne la haït.
—J'étais tout juste, reprit le notaire, à fumer ma pipe sous la varangue de devant; et je regardais la place où ce pauvre Firmin.....
—Je t'en prie, interrompit sa femme. Guiche, de son côté, avait pâli.
—C'est vrai que vous étiez aux premières loges, toutes les deux—et Vitalis. Avait-elle assez peur, Guiche, quand elle s'est précipitée en bas.
Il ajouta d'un air paisible:
—Elle parlait à tort et à travers.
A ce dernier coup, dont elle sentit Basilida visée à travers elle, la jeune fille fit une contre-attaque.
—Ce n'est pas la première fois ce jour-là que j'ai eu peur, dit-elle. Imaginez-vous, Madame, que le matin...
Le notaire prévit des allusions à la scène du bois:
—Bon, dit-il, ce doit être confidentiel. Et j'ai du travail. Mais ce fainéant de Vitalis est à l'étude: je vais vous l'envoyer si vous voulez.
—Oh! pour aujourd'hui, fit Sabine, nous vous le laissons. N'est-ce pas, Madame?
C'est le premier jour qu'elles se trouvaient seules, depuis l'émeute; ne s'étant rencontrées qu'un après-midi à Castabala, une autre fois sous le porche de l'église, mais toujours en compagnie. Et ces trois semaines qui avaient passé leur permettaient de se voir avec plus de calme.
—Il me fait frémir, M. Beaudésyme, avec cet assassinat, reprit-elle. Je m'en regardais dans la glace devenir blême: vert pomme pas mûre, dit M. de Cérizolles.
—Il vous plaît beaucoup, Guiche, M. de Cérizolles.
—Assurément.
—Et..... voilà tout?
—Oh! mon Dieu, oui, n'est-ce pas assez? Je me l'imagine comme un bon camarade, un camarade qu'on aimerait beaucoup. Ça ferait plaisir de l'avoir sous la main.....
Elle rabaissa sur ses yeux ses paupières en forme de feuille et ajouta:
—Je ne sais pas moi: de l'embrasser..... de prendre son tub devant lui. Tandis qu'avec..... je veux dire devant un homme que j'aimerais, que j'aimerais dans mon cœur, il me semblerait sans cesse que je ne suis pas assez vêtue.
—Ah! soupira la notaresse, cela ne s'invente point.
—D'ailleurs, il se soucie de moi comme un cocher d'un paire de socques. C'est Clarisse qu'il courtise. Oui, courtise n'est pas trop fort; et toutes les fois que je vois la tête à Wolfgang, je me dis combien je voudrais que ça fût vrai,—certaines choses.
—Mais, Guiche, enfin: vous êtes folle.
—Je vous demande pardon, dit la jeune fille. Vous êtes si grave, vous, Madame.
—Petite peste, répliqua la notaresse avec son demi-sourire. Venez ici me demander pardon de vous moquer de moi. Vous le savez bien, si je suis folle, moi aussi, quand je m'y mets. Et vous ne savez pas tout.
Cependant elle avait posé dans la corbeille tout le linge qui était à sa droite, et fait une place à la jeune fille, qui de bonne grâce vint la prendre.
—Je vous demande pardon de tout mon cœur, dit-elle, si je vous ai manqué, Madame, je vous aime tant; c'est vrai, oui.
Certes, ces yeux gris-bleu, couleur d'Avril, qu'elle semblait ouvrir jusqu'au fond sur Basilida, comme pour en répandre les plus secrètes de ses pensées, ne trahissaient que tendresse.
—Enfant, reprit Mme Beaudésyme, il ne faut pas galvauder ces grands mots-là. Vous êtes mon amie, ma petite amie; j'en suis très fière; mais enfin, vous ne rêvez pas de moi, je pense, quand vous dormez.
—Quelquefois, répondit la jeune fille en se serrant contre Basilida.
—Ne dites pas de folies. Et quant à Cérizolles, je le savais déjà, que ce n'est pas lui, la pensée de votre pensée.
—Quoi! On pourrait bien avoir du goût pour plusieurs personnes.
—Mais pas de l'amour, Guiche.
—Eh bien! moi, je me sens un cœur à en avoir pour le monde entier.
Elle avait repris son masque perfide, aux yeux obliques, pour prononcer cela. Et Mme Beaudésyme, en se penchant vers elle, dit avec tristesse:
—C'est celui qu'on aime qui est le monde entier.
Puis elle l'embrassa.
—Comme c'est ennuyeux, toutes ces choses, murmura Guiche. Je voudrais redevenir petite fille; comme au temps où j'aimais à sentir de la peine, pour être prise sur les genoux.
—Ce n'est pas encore si loin, dit Mme Beaudésyme, en la prenant dans ses bras énergiques.
—Alors, ajouta-t-elle plus bas, vous ne voulez pas que je vous dise son nom?
—Mais, si je l'aime, vous me haïrez, j'en suis sûre.
La jeune femme, malgré elle, soupira. Depuis les premiers mots de Guiche, elle y était presque résolue: mais à quel prix?
—Non, répondit-elle. J'ai beaucoup réfléchi et prié, depuis l'autre jour, et cette affreuse scène. Pardonnez-la moi, Sabine; et je crois que je vous le laisserai prendre. D'ailleurs, ajouta-t-elle en s'efforçant de sourire, vous le prendriez bien sans moi.
Elle songea un peu.
—Tout de même, j'aurais pu vous causer de l'embarras; si Dieu enfin ne m'avait autrement inclinée.
—Ah! s'écria imprudemment Sabine, je ne le prierai jamais, s'il doit m'empêcher d'aimer ceux que j'aime.
Basilida devint plus pâle.
—Est-ce que vous seriez venue pour rire de mes chagrins, demanda-t-elle.
Un instant, elle la serra comme pour la rompre, mais Guiche, pareille à une enfant menacée, ne savait se défendre qu'en tendant sa bouche.
—Non, dit Basilida.
—Vous m'avez fait mal.
—Il y a des moments où je voudrais vous en faire davantage. Et vous, pourquoi l'aimez-vous?
—Je ne l'aimais pas. C'est depuis que je vous ai vue..... que je vous ai vue lui donner un baiser.
—Mais lui, Guiche, non, il ne vous aimera pas.
—Je ne sais pas, dit la fillette tristement.
—Ah que si, vous le savez, sauterelle. Et je parie que nous nous voyons déjà en mariée. Mon Dieu, dire que j'aimerais à vous habiller moi-même ce matin-là, et voir tout ce blanc, toute cette dentelle, vous mousser sur la peau—comme un peu de Champagne—là, et là.....
Guiche, chatouillée, se mit à rire en fermant les yeux.
—Oui, dit-elle, comme du Champagne.
Mais Basilida, par la réaction la plus imprévue, à l'idée que cette chair, et cette mousse, ce serait à Vitalis, avait de nouveau pâli, tandis que, de sa lèvre relevée, elle laissait voir ses dents, comme fait une chienne qui voudrait mordre, et qui cache sa fureur.
—Laissez-moi, dit-elle enfin d'une voix basse et changée en repoussant la jeune fille. Je vous ferai dire ma réponse par Vitalis: car c'est une réponse que vous étiez venue chercher, n'est-ce pas?
Guiche, qui la regarda, eut peur.
—Eh bien bonsoir, Madame, dit-elle enfin. Je reviendrai, si vous voulez.
—Pas tout de suite, Guiche, non, pas tout de suite, je vous en prie. Il faut me donner un peu de temps.
Là même, devant le canapé, Basilida tomba à genoux, la tête dans ses mains, et ne se releva que résolue à s'abandonner au P. Nicolle. Dès le lendemain, en effet, elle alla le voir.
Le Jésuite demeurait dans une de ces maisons dont il y a plusieurs à Ribamourt, qui, d'un côté, donnent sur l'Ouze. De celle-ci, qui appartenait à son père, il n'occupait que le premier étage et les combles. Au rez-de-chaussée, c'étaient les libraires Trébuc, famille effacée où l'on pensait peu, mais bien; jusqu'à ne vouloir pas faire venir Salammbô, parce qu'il est à l'index: «par décret de juin 64, ainsi que Madame Bovary», explique, en essuyant son lorgnon, ce libraire long et chauve, à la jeune femme qui commandait ce roman rétrospectif.
—D'ailleurs, ma fille va vous faire voir. Odile, l'Index de 1904? ajouta-t-il en interpellant cette adolescente qu'ornait dans le dos une tresse couleur de paille; et qui vint présenter le volume tout ouvert aux pages 132, 133.
—Eh, vous me tracassez, avec votre prospectus, répliqua la cliente, une cocotte de Toulouse. Croyez-vous que c'est en se le pendant au bout de son cordon à sonnette que votre demoiselle pêchera un mari à la ligne!
Sur quoi elle s'en fut, triomphante et brune.
La maison Nicolle était peu éloignée de ce bouquet d'ormes aujourd'hui jaunissants où Vitalis et Sabine avaient causé un soir. Par derrière, elle regardait sur l'autre rive les toits inégaux des Lescaa. C'est là que donnait le cabinet du Jésuite, par deux fenêtres où Mme Pétrarque s'intéressait tant qu'il y avait fallu mettre des stores inclinés de son côté, et elle en avait marqué sa désapprobation en diverses lettres anonymes dont l'évêché avait reçu la meilleure part.
C'est là que le P. Nicolle reçut Mme Beaudésyme, et désormais à l'église. Mais il n'accepta point tout de suite la charge de cette âme aussi violente et trouble qu'un torrent après l'orage. Il savait aussi que dans le troupeau peu nombreux de M. Cassoubieilh, Mme Beaudésyme était une ouaille de qualité, et dont la désertion lui serait sensible. Or, le Jésuite se souciait peu d'entrer en différend avec le curé de Sainte-Marthe, qui ne lui pouvait faire du bien, mais quelque mal, et surtout créer de ces menus embarras dont les hommes de réflexion se font un épouvantail. Son devoir toutefois l'empêcha de se dérober trop longtemps à Mme Beaudésyme, et il la reçut en confession.
Mais, dès le surlendemain, M. Cassoubieilh, qu'il rencontra par hasard, évita son salut. Et Basilida était à peine mieux satisfaite que lui, s'y étant heurtée à plus de rigueur qu'elle n'avait craint dans ses pires désespoirs. Une fillette, tout de même, qui s'est tachée d'encre les mains, s'indigne qu'un peu d'eau ne suffise pas à les rendre nettes.
C'est qu'elle était femme, et jusqu'aux plus profonds abîmes de sa piété, gardait un peu de cette frivolité incurable qui empêche de regarder ses fautes en face, de les peser sur de justes balances. Que devint-elle quand le P. Nicolle, bien loin de l'absoudre tout de suite, déclara qu'il devait retenir le cas de ces eucharisties sacrilèges pour en référer en plus haut lieu? N'était-ce pas pour Basilida sa pudeur deux fois découverte! Il ne lui en fallait pas moins ronger son frein jusqu'à la Toussaint prochaine, que le Jésuite lui fit espérer qu'il la laisserait approcher des sacrements, en ayant alors reçu les pouvoirs.
Si le P. Nicolle n'avait été que médiocrement surpris à voir Mme Beaudésyme recourir à lui, il ne le fut pas beaucoup davantage de recevoir la visite du Dr Emmadelon, médecin de Paris à demi notoire, qui, l'été, faisait à Ribamourt la clientèle étrangère (comme disent ces messieurs dans leur jargon) et semblait, depuis peu, attaché à la personne de M. Lescaa, dont la santé pour cela ne cessait point d'empirer.
L'homme de l'art exposa que son malade (il en parlait comme de son propre) demandait pour se remettre avec le ciel, quoique cela, certes, fût prématuré, s'il le pouvait jamais être, l'appui du P. Nicolle, de qui l'éloge n'était plus à faire. Lui-même, M. Emmadelon, se sentait heureux d'avoir, dans l'humble mesure de ses forces, servi à ramener une telle ouaille vers l'Église—que M. Lescaa, du reste, n'avait jamais quittée.
Le Jésuite, pour faire court, demanda s'il s'agissait des derniers sacrements.
—Les derniers... sacrements, répondit le docteur, du même ton que si on lui eût parlé d'un mystère de l'alchimisme, les derniers... c'est-à-dire... se confesser, je pense.
—Si quatre heures, demain, conviendraient.
—Tout à fait; et M. Emmadelon s'en fut.
Le lendemain matin, le P. Nicolle reçut une lettre du curé Puyoo qui le priait, en termes pressants, de passer chez lui, ce jour-là même, sur les 6 heures du soir. C'est à peu près le moment qu'il sortit de chez M. Lescaa, et il eût beaucoup aimé mieux rester seul à peser les choses qu'il avait entendues ou dites. Mais, ne s'étant point dégagé auprès de M. Puyoo, il y monta.
Le curé de Saint-Éloi-des-Mines habitait, en haut de la ville, un couvent devenu presbytère que ses prédécesseurs, sans doute, avaient pris garde d'entretenir, d'orner même, de ce confort décent qu'approuve l'Église. Lui le laissait fort délabré. On eût pu croire qu'il ne voyait là qu'une espèce de camp volant. Peut-être les soucis de son ministère lui cachaient-ils le monde extérieur, à moins que ce ne fussent ceux de sa politique. Ce n'était pas un secret que M. Puyoo avait des ambitions. Mais lesquelles? On ne savait au juste. L'épiscopat était bien haut pour ce bâtard d'une couturière, épousée sur le tard, élevé par la bienfaisance ou la curiosité des châtelains de son village. Un siège de député semblait moins inaccessible, quoiqu'on ne fût pas beaucoup d'opinion dans le pays qu'un prêtre se mêlât de trop de choses en dehors de son église. De plus, M. Puyoo était curé. Jadis il avait enseigné l'histoire ecclésiastique au Grand-Séminaire. Une maladie lui fit laisser sa chaire, non sans esprit de retour; mais, trop longtemps hors de service, il la trouva occupée en titre à sa guérison. M. Puyoo avait gardé, de ses premiers travaux, le goût de la parole et des études sociales. Il le satisfit autant qu'il put par un «Patronage des Conférences dominicales» où tous les prêtres du pays et certains orateurs laïques étaient censés devoir prendre la parole, mais qu'à bien entendre les choses il avait créé pour lui seul. Le P. Nicolle, invité à y faire quelques conférences, eut l'imprudence d'accepter. Dès qu'il eut préparé la première, il se vit remettre de dimanche en dimanche, comprit, n'insista pas.
La vieille Micheline vint lui ouvrir. Cette servante aux yeux caves, après avoir entretenu, un quart de siècle, chez plusieurs ecclésiastiques au désespoir et qui se la repassaient, une crasse et un désordre minutieux, s'était enfin fixée chez M. Puyoo, où elle paraissait satisfaire. Sur le tard, elle fut, par surcroît, atteinte de manie biblique, comme si elle eût trop respiré l'ombre du temple calviniste qui dressait ses colonnes doriques dans le voisinage.
—Le Seigneur a envoyé un de ses anges, déclara-t-elle.
—Ah, il y a du monde, fit le Jésuite, tout près déjà de s'esquiver. En ce cas, je retourne.
—Eh quoi, n'êtes-vous pas attendu? Entrez, mon Père.
Le Jésuite trouva M. Puyoo avec un second prêtre, dans son cabinet, haute pièce à trois fenêtres, dont le papier aux bouquets pâlis tombait en lambeaux. Des livres, des paperasses, d'innombrables brochures se chevauchaient sur des rayons, sur la cheminée, sur deux grandes tables de travail, non sans encombrer un meuble Louis XIII à tapisserie pieuse. Deux lampes à abat-jour verts doraient ce désordre.
Sur l'un de ces foyers, le profil grassement dessiné de M. Puyoo se détachait en noir, ourlé d'une ligne lumineuse. De l'autre personnage, éclairé de face, on ne voyait d'abord que ses yeux perçants, une main courte et soignée où il appuyait son front. C'était M. Dabitaing, secrétaire particulier d'un des vicaires capitulaires. Il y en a deux dans ce diocèse qui abrita jadis Jansénius: l'un pour le Pays basque, l'autre pour le Béarn. C'est à ceux-ci, en l'absence d'évêque, dont on espérait vainement un depuis quatre ans, depuis la mort de S. G. Mgr Cassoubieilh, qu'avaient été délégués les pouvoirs de la crosse.
Après les présentations, et non sans avoir débarrassé un fauteuil pour le nouveau venu, M. Puyoo entama le dialogue à sa façon, qui était directe, sinon sincère, lui-même étant un diplomate du type brutal.
—Permettez-moi, mon Père, dit-il, de vous demander des nouvelles de votre nouveau pénitent.
Si M. Puyoo avait compté sur cette attaque pour troubler le Jésuite, il fut déçu.
—Vous voulez, sans doute, répondit celui-ci, parler de M. Lescaa, à qui je viens en effet de rendre visite. M. Emmadelon, son médecin, ne se prononce pas encore.
—Vous n'êtes pas plus affirmatif, à ce que je vois, mon Père, et plaise au Ciel que vous puissiez l'être davantage pour son âme.
—M. Lescaa a toujours eu le renom d'un homme de bien, fit le Jésuite.
—De bien, et même de grands biens, s'écria le curé, qui, de ses dents inégales, se mit à rire, par âcres éclats. Et, reprit-il d'un ton plus sérieux, vous avez sûrement été d'avis avant moi, mon Père, qu'il n'est pas du tout indifférent aux mains de qui passera une telle fortune, et, partant, une telle influence...
—C'est que..., insinua le Jésuite.
—...Desquelles je pourrais vous donner une vue exacte...
—Si on songe...
—Justement, si on songe à des Pétrarque...
—Pardon, interrompit enfin le P. Nicolle, qui ne voulait pas se laisser compromettre, si peu que ce fût, et préférait avoir l'air de se méprendre; M. Lescaa est connu pour avoir fait la charité toute sa vie, sans attendre que nous la lui prêchions au lit de mort.
Le curé une seconde fois changea de ton, et tout à coup devenu cordial:
—Vous avez raison, Père, dit-il. Mais, autre chose: savez-vous que je devrais vous faire une scène pour venir, jusque dans ma paroisse, me cambrioler de mes pénitents.
—Le P. Nicolle, reprit M. Dabitaing d'une voix lointaine, se souvient de l'Écriture; il vient comme un voleur.
—Ah! qu'il me dépouille le plus qu'il pourra. Les âmes en sont ravies à trop bonnes mains, pour m'en plaindre au voleur... ni à personne.
Le Jésuite, soupçonnant à ce coup qu'il s'agissait de Mme Beaudésyme, commença d'ouvrir l'oreille. Mais M. Puyoo se tut, comme s'il en avait assez dit.
—Mon cher ami, intervint le secrétaire, vous feriez mieux d'en venir tout de suite à l'objet de notre réunion.
—Eh bien, voici la chose: M. Dabitaing est venu d'avant-garde, si je puis dire, m'avertir que M. le Vicaire Général, attendu d'un jour à l'autre, comme vous savez, pour la confirmation, a résolu en principe de la donner à Saint-Éloi.
—Il eût été naturel, observa M. Dabitaing, que M. Cassoubieilh étant Doyen, et sa paroisse prééminente à Ribamourt, ce fût eux qu'honorât de sa visite M. le Vicaire Général. Mais il nous est revenu, et hic jacet lepus, que la vie privée de M. le Curé Doyen n'était pas exempte de suspicions, oh, légères sans doute et mal fondées: mais un prêtre ne doit-il pas ressembler à la femme de César, si j'ose me servir d'une comparaison profane? Et à la veille peut-être de tant de responsabilités nouvelles qui sont près de retomber sur l'Église...
Le P. Nicolle réfléchissait:
—Vous me voyez deux fois surpris, dit-il enfin: d'abord de ce que vous me dites au sujet du respectable M. Cassoubieilh, en second lieu que vous me le disiez.
—Bon, pensa M. Dabitaing, il a dit: respectable. L'affaire sera moins dure qu'on ne craignait. Et tout haut, il ajouta: Quant au premier point, vous ne devez pas encore avoir tout à fait oublié, mon Père, qu'il y trois ans une nièce maternelle que M. Cassoubieilh défrayait chez lui, fort jolie personne de dix-neuf à vingt ans, disparut ex abrupto.
—N'était-elle pas tout simplement retournée chez son père à Anglet? Et d'ailleurs, si l'on avait quelque crainte pour ses jours, il n'y a pas longtemps qu'elle est venue à Ribamourt voir son oncle, avec son mari, M. de Casaduegno.
—Oui, un Espagnol qu'elle avait connu quand il prenait les eaux ici.
—Je ne vois là rien d'aggravatif, répartit le Jésuite. Pour être nièce de curé-doyen, on n'en a pas moins un cœur.
—Un cœur! s'écria doucement M. Dabitaing. Et dans un presbytère! Mais c'est de la morale d'exégète, cela, mon Révérend Père. Un cœur!
—J'ai bien dit: un cœur. Ces enfants ne pouvaient se voir avec décence, à cause, vous l'avez dit, du presbytère. Alors la nièce de M. Cassoubieilh est retournée chez son père, à Anglet. Ce jeune homme et elle s'y sont mieux connus, se sont mariés. Je les crois heureux. C'est tout.
Le curé se pinça les lèvres, et M. Dabitaing, de sa voix lointaine:
—A propos d'Anglet, demanda-t-il, n'est-ce point là que les Filles de la Sainte-Famille ont leur maison de retraite?
Le Jésuite eut un tressaillement.
—Et c'est bien ma sœur, riposta-t-il sans ferrailler, qui y est malade depuis cinq ans.
—C'est ce dont je croyais me souvenir. Car vous n'ignorez pas, mon Père, que les saintes Filles, dont le Gouvernement a consacré les vertus en ne les obligeant pas encore à rentrer dans le Siècle, dépendent de l'Ordinaire. C'est ainsi que nous fûmes appelés il y a deux ans environ, quand sœur Marie de l'Espérance impétra une prorogation de sa retraite, qui doit être renouvelée bientôt, je crois.
—Et tout déplacement, continua le Jésuite avec un peu de chaleur, serait la mort pour elle. Je vous demanderai même à ce sujet, monsieur le Secrétaire Particulier, toute votre bienveillance.
—Vous pouvez compter que nous ferons de notre mieux, répondit brièvement M. Dabitaing. Mais pour en revenir à l'objet qui nous occupe, à tort ou à raison, il y a eu scandale, encore que sur le tard, je le confesse, puisque il y a trois mois, tout au plus, que la Corde de Toulouse a publié là-dessus son premier entrefilet.
—Une infamie, murmura le Jésuite, qui presque aussitôt regretta d'avoir jugé aussi durement une chose où peut-être ses hôtes n'étaient pas du tout étrangers.
—Sans doute, reprit M. Dabitaing; mais, dans ces temps troublés, il faut prendre garde aux infamies. Celle-ci a couru tous les journaux, et le Conseiller entre autres. Ne vous étonnez pas si nous avons dû, en ces circonstances, envisager l'hypothèse d'un déplacement de M. Cassoubieilh.
—Mais, dit le P. Nicolle, qui commençait à s'éclairer, le curé de Sainte-Marthe est inamovible.
—Sans doute, sans doute, mais non pas plus que le Concordat. En attendant, nous avons le droit de conseil, et quelques autres moyens d'insinuation. D'abord, notre but n'est pas de mettre sur le pavé ce bon M. Cassoubieilh, qui du reste a des moyens personnels. Et je ne serais pas surpris de le voir prêtre attaché à la cathédrale de Navarrenx, chanoine même, s'il venait doucement à résipiscence.
—Il y aura beaucoup à faire pour décider M. Cassoubieilh à quitter une cure où il est aimé de tous.
—J'ai ici les preuves, répondit le Secrétaire Particulier, en frappant de la main sur quelques papiers à côté de lui, que tout le monde n'en est pas aussi enchanté que vous dites. Les étrangers en particulier, ce troupeau d'âmes élégantes, se sont à plusieurs reprises plaints de le trouver... un peu agreste. Et vous savez, peut être, mon Révérend, qu'on l'a surnommé le Curé des Pauvres.
—Je m'étonne qu'un pareil titre puisse être tenu à blâme.
—Eh mon Dieu, mon Père, nous ne sommes plus au temps des saints; c'est d'hommes, plutôt,—pardonnez-moi cette opinion,—que nous avons besoin, aujourd'hui.
Et il lança à M. Puyoo un regard de réconfort.
—Certes, accorda celui-ci; mais ce n'en sera pas moins une succession bien lourde, à certains égards.
—Il ne faut pas non plus, reprit M. Dabitaing, s'en exagérer le poids. S'il est vrai que le curé... actuel de Sainte-Marthe a rencontré un accueil médiocre dans la clientèle étrangère, où il est accusé de manquer d'onction, de politesse peut-être,—j'ajouterai que les vertus de miséricorde sont plus essentielles encore dans notre ministère. Or, M. Cassoubieilh passe pour vindicatif.
—Voilà de l'inattendu, dit le Jésuite.
—Hélas, si je consentais à l'être moi-même, aurais-je mieux à faire là-dessus qu'à consulter mes propres souvenirs? Car j'ai été vicaire, autrefois, de M. Cassoubieilh. Et que son caractère m'ait forcé à me séparer de lui, cela n'est rien; mais je sais qu'il m'en garde encore rancune.
M. Nicolle se rappela soudain une obscure histoire de vicaire, jadis renvoyé par le curé de Sainte-Marthe. Il regrettait aujourd'hui de ne l'avoir jamais éclaircie.
—Reste toujours, dit-il, à faire que M. Cassoubieilh quitte la place, et que je vous sois à cela de quelque appui, ce qui est, je suppose...
—Distinguo, interrompit M. Dabitaing d'une voix retenue, tout en reculant la lampe qui l'empêchait de bien voir le P. Nicolle. Quant au premier point, nous avons ce que j'appelais tout à l'heure les moyens d'insinuation. Ces écoles, par exemple, rouvertes sous des couleurs laïques par le zèle de M. Cassoubieilh, si nous leur retirons notre appui, elles tomberont; et le Gouvernement, au besoin, nous y aiderait. D'autre part, à défaut d'autorité directe sur lui—et d'une occasion de discipline que nul ne peut assurer qu'il ne nous donnera pas—nous avons la main sur ses vicaires, qu'il nous faudra, dans leur intérêt même, changer souvent, au risque de lui rendre son ministère plus que pénible par l'accroissement du labeur, comme aussi par la présence de subordonnés peu sympathiques dont il se croirait sans cesse épié. Et enfin, rien ne prouve que nous ne serons pas obligés, au sujet de cette nièce dont il fut tout à l'heure question, d'ouvrir une enquête, dont le moindre écho serait fâcheux pour M. le Curé-Doyen.
Et, satisfait d'avoir rejeté sur la Préfecture les desseins de l'Évêché, il conclut sur un ton plus sec:
—Ne soyez pas étonné, mon Père, de tant de jours que je vous ouvre d'un coup. Le fait est qu'il y a longtemps que nous débattons de ces choses à l'Évêché, où nous espérions bien de n'être pas acculés à en décider sponte nostra. Mais ce gouvernement démoniaque, et qui cherche à priver l'Église de ses organes vitaux, nous de notre pasteur légitime—custodes sine custodem—...nous voilà, grâce à ces suppôts du Satan maçonnique, poussés dans l'impasse, au bord du fossé où l'Ennemi se plaît—abyssus abyssum.
M. Dabitaing, qui nourrissait tous ses discours à bribes de latin, marquait à l'occasion, en ne les traduisant pas, qu'on était entre ecclésiastiques et entre pairs, à son jugement. Après cet essor oratoire qu'il venait de fournir, il respira un peu et reprit, plus modérément:
—Ou plutôt, c'est M. Cassoubieilh qu'on pousse, et qui ne s'en aperçoit pas. Un ami sincère qui lui représenterait tout ceci, et obtiendrait qu'il se désistât, lui rendrait service.
—Et vous avez espéré, monsieur le Secrétaire, que cet ami, ce serait moi?
—En aucune façon, comme vous allez comprendre, et c'est là le second point. Non, les services que vous pouvez rendre à M. Puyoo sont d'un ordre plus élevé; et j'y arrive, le terrain étant en partie déblayé. Je suis venu ici, comme vous vous en rendez compte, pour faire une première enquête au sujet du changement qui nous occupe. M. le Vicaire est décidé à l'obtenir de M. Cassoubieilh. Mais, s'il est prévenu contre celui-ci, on ne peut dire d'autre part qu'il le soit beaucoup en faveur de M. Puyoo ou de ses idées. Sa résolution dernière il ne la prendra qu'à Ribamourt, et je sais qu'il compte beaucoup sur votre impartialité pour éclairer sa religion. Il vous appartenait donc, au profit du bien général, de l'incliner vers un ami de notre hôte, voilà tout, dont on vous dira le nom, si vous le désirez, et que vous serez le premier, alors, à juger tout à fait digne de votre appui.
—Mais enfin, messieurs, dit le Jésuite, vous n'oubliez qu'une chose en tout ceci: c'est que je suis avec M. Cassoubieilh dans les meilleurs termes, et que je ne saurais faire contre lui ce qu'il ne ferait pas contre moi.
M. Puyoo pouffa, grossièrement. On voyait parfois chez lui ressortir la couturière.
—Nous y sommes, dit-il.
—Mon Révérend, voulez-vous lire ceci, reprit le Secrétaire en lui tendant une lettre ouverte. M. le Vicaire m'a expressément donné ordre de vous la communiquer.
Le P. Nicolle lut ce qui suit: «D. G.
«Monsieur le Vicaire,
»Je ne suis pas, comme trop, peut-être, de mes collègues, un familier de la dénonciation. Excusez-moi donc si je vais droit au but.
»Quand la Société de Jésus jugea opportun de paraître se dissoudre, en France, c'est à Ribamourt que le R. P. Nicolle vint chercher un abri. Il me demanda à cette époque l'usage d'un confessionnal dans l'église Sainte-Marthe, dont je suis le titulaire indigne, me laissant entendre qu'il craignait de se rouiller en interrompant un trop long temps l'exercice de son ministère; mais qu'à part cela il ne se livrerait point dans ma paroisse à cette chasse au pénitent, et surtout à la pénitente, qui rend le voisinage des bons Pères si pénible parfois au clergé séculier, qu'occupent de multiples devoirs en dehors de la seule confession.
»Tout d'abord, la conduite du P. Nicolle fut discrète en effet, et je n'aurais eu qu'à me louer de sa présence, s'il n'était tombé peu à peu où je craignais. Peu à peu, en effet, par des moyens sur lesquels je ne veux point m'étendre, son confessionnal fut assailli par les pénitentes de tout ordre, dont sa réserve apparente, le dédain même qu'il en feignait de faire, ne faisait qu'exciter l'ardeur. Du reste, le P. Nicolle ne laisse pas d'aller dans le monde, assiste à des garden-parties, à des lawn-tennis, à des thés et autres divertissements profanes où il lui est facile de pêcher à l'âme. Dernièrement, portant ses manœuvres au comble, il est parvenu à détacher de ma tutelle religieuse une des dames les plus considérables et les plus considérées de Ribamourt, aussi distinguée par son intelligence, et dit-on par sa beauté, qu'elle l'était naguère encore par sa dévotion éclairée.
»Certes, je n'en aurais rien dit, Monsieur le Vicaire, si cette sainte et lointaine liaison, qui seule doit exister entre le confesseur et la pêcheresse, n'était, je le crains, près de se transformer entre eux, et peut-être sans qu'ils le sachent eux-mêmes. Avant que le mal ne devienne plus profond et ne tourne au scandale, comme on l'a, paraît-il, redouté, à plusieurs reprises, du même prêtre, je ne crois pas sortir de l'humilité qui me convient à tant d'égards, en vous faisant observer, monsieur le Vicaire, qu'il vous appartient d'user de votre haute influence auprès du R. P. Provincial afin qu'il impose au P. Nicolle un changement de résidence, qui serait, j'ose le dire, un grand soulagement pour moi, comme pour ma paroisse, inquiète et désorientée de ses plus naturelles déférences.
»J'ajouterai qu'il règne, malgré des apparences de froideur, une intimité singulière entre cet ecclésiastique et le desservant de Saint-Éloi-des-Mines, M. Puyoo, dont les opinions socialistes et, pis que cela, philosophiques, ne sont inconnues de personne dans le diocèse, et s'étaient déjà si bien fait jour, au Grand Séminaire, qu'il n'y put continuer à professer. Son Patronage des Conférences du Dimanche, où M. Puyoo ne prêche pas moins qu'un calvinisme, voire même qu'un socinianisme assez découverts, a déjà, j'en suis sûr, éveillé les justes méfiances de l'Évêché.
»En attendant la solution que j'attends de votre esprit de justice bien connu, je suis, monsieur le Vicaire, etc., etc.
»CASSOUBIEILH, prêtre,
»curé de Sainte-Marthe, à Ribamourt».
—M. Cassoubieilh est fou, observa le P. Nicolle. Il ne sait donc rien des personnages qu'il attaque, ni de leurs liaisons.
—Vous voyez, mon Père, reprit M. Puyoo, qu'il vous faudra changer votre gratitude en miséricorde. Quant à moi, ne pensez pas non plus que j'apporte à tout ceci de la rancune, ou une basse ambition. Mais laissez-moi vous découvrir à fond tout ce que je prétends: mon apologie viendra ensuite. Vous êtes un peu indigné contre moi, je le sens, et ne vous demande que de ne pas vous prononcer d'avance. J'ai toujours désiré de compter M. Lescaa parmi mes ouailles effectives. Le malheur est que l'Onagre ne cacha jamais assez une espèce d'éloignement que je lui inspire, pour me laisser quelque espoir. J'en avais si peu que je n'hésitai pas à le contrecarrer au Conseil des Part-prenants et n'éprouvai que peu de jalousie quand je connus votre liaison. Elle date déjà, si je ne me trompe; et M. Lescaa serait allé, l'année dernière, deux ou trois fois chez vous.
—Vous-même l'avez visité, voilà six mois, à plusieurs reprises, chez Mme de Charite, où vos tête-à-tête ont été remarqués.
Le P. Nicolle ne put s'empêcher de sourire.
—Quelle police! remarqua-t-il. Et l'on nous accuse.
—J'aurais donc pu, continua le curé, vous entreprendre bien plus tôt. Mais rien n'était assuré encore de M. Lescaa qui, vous le savez, a été jadis libéral, c'est-à-dire irreligieux. C'eût été me faire un confident inutile. Hier enfin, j'appris (peu importe comment) que vous étiez appelé auprès de lui: c'est pourquoi je vous ai demandé une entrevue. Je suis assuré de votre grande influence sur M. Lescaa, et, pour tout dire d'un coup, voici ce que je désire que vous obteniez de lui...
M. Puyoo s'interrompit un instant, étonné peut-être lui-même de ce qu'il allait dire, et soudain sautant le pas:
—Il faudrait, acheva-t-il très vite, d'abord que l'Onagre écrive, en faveur de mon ami, aux Cultes, où il a des influences; et enfin... qu'il nous lègue un million—ou un peu plus—pour fonder une caisse de politique sociale.
Le P. Nicolle jeta sur M. Puyoo les mêmes yeux dont on regarde un fou, mais, de son lointain fauteuil, le sous-secrétaire assura avec douceur:
—Tout ceci est fort sérieux.
—En ce cas, répondit le Jésuite, dispensez-moi de continuer un débat inutile. Mais je me croirais, à la longue, dans un roman-feuilleton: les Captations de Loyola... ou la Résurrection de Rodin...
M. Puyoo eut un geste déprécatoire.
—Je vous en prie, dit-il; un moment encore, et puis vous raillerez tout votre saoûl. Cette somme vous paraît immense, mais la fortune de M. Lescaa ne l'est-elle pas? Croyez qu'elle dépasse vingt millions, trente peut-être. Cela n'est point connu, ni que, voilà deux ou trois ans, M. Lescaa a presque triplé son bien par des affaires de pétrole—dont le sieur Etchepalao a su profiter à la queue.
—Monsieur le curé, vous me ferez tourner la tête.
—Bon, je la connais. Elle braverait Galilée lui-même. Elle me donnera raison malgré vous.
D'un air résigné, le Jésuite décroisa ses longues jambes.
—Il est clair, reprit le curé de Sainte-Marthe, que si j'avais la grossière ambition d'être député à mon seul bénéfice, il serait inutile que je vous dérange. Mais ne me jugez pas d'après cette réputation de «roublard» que je traîne après moi, et le grand malheur de n'être—fut-ce aussi peu que rien—de n'être pas «né». Ce que je traînerai surtout toute ma vie après moi, c'est mon air et mes manières, comme un manteau sale. Mais n'importe; et vous admettez, sans doute, mon Père, que l'Église, ou plus simplement le Clergé, a droit à une plus grande place qu'on ne nous en laisse dans les Conseils de la nation?
—Nous l'admettons tous, reconnut le Jésuite, et M. Dabitaing plus mollement:
—Sans doute, sans doute, dit-il. C'est le véritable idéal républicain.
—Or, les conservateurs laïques que nous ferions élire, une fois au pouvoir, ne délieraient pas une seule des lois qui nous étranglent. J'en conclus que le Clergé doit mettre la main à la pâte, et les curés, comme on disait en 89, entrer eux-mêmes à la Chambre. Je tâcherai, aux élections prochaines, d'en pousser un: c'est moi. A chacun sa tâche et son canton. Et si je sacrifie peut-être à ce siège l'espoir d'un siège plus haut, au moins faut-il que M. Cassoubieilh nous laisse la place. Sa succession entre les mains d'une personne sûre et sachant manier l'électeur, de mon ami, enfin, c'est la moitié du succès pour moi. Et son impunité me répond de son zèle: ne sera-t-il pas inamovible? En cas de séparation, il le sera encore vis-à-vis de l'Évêché.
—Mais vous êtes en train de nous démontrer qu'on n'est jamais inamovible, remarqua le P. Nicolle.
—Mon ami n'est pas M. Cassoubieilh. Et en tout cas, si sa cure soutient mon élection, le réciproque n'est pas moins vrai. En cela, l'appui de M. Lescaa aux Cultes, et le vôtre, auprès de M. le Vicaire, me seront d'un puissant secours. Y puis-je compter?
—C'est aller un peu vite, dit le Jésuite.
—Suffit que vous ne disiez plus non, absolument. Je passe au terrible million... million et demi, qui serait le noyau d'un fonds politique, dont on ne toucherait que les revenus. L'argent, dont notre parti—les trois quarts de la France—ne manque point, mais ne dépense pas, est si essentiel que nos adversaires sont en train de créer, grâce à leurs comités pseudo-commerciaux ou autres, une caisse de réserve qui finira par les mettre hors d'atteinte.
—Je ne dis pas non, en théorie, répondit le P. Nicolle; mais, à part même ce qu'on pourrait appeler votre mégalomanie financière, vous reconnaissez, n'est-ce-pas, que M. Lescaa ne vous aime pas exagérément?
—Il ne peut pas me souffrir! Mais, mon Père, ne lui parlez pas de moi, ou peu. Que l'argent soit entre vos mains et de deux ou trois personnes sûres, M. Dessoucazeaux, M. de Ribes ou autres..., je suis assuré de votre appui, comme de la somme nécessaire à mon élection. Et moi à la Chambre, c'est alors que commencera votre véritable besogne à Ribamourt: direction des âmes, qu'on ne vous disputera plus; des Part-prenants, mal pensants, que j'ai déjà un peu mis en branle; mon Patronage, enfin, devenu le vôtre.
—Ça, c'est ma part, dit le Jésuite.
—Mon Père, c'est votre part de travail et de déboires. Est-ce donc pour nous que nous travaillons? M. Dabitaing a paru tout à l'heure essayer sur vous—qu'il me pardonne de le dire—un marchandage où je ne le suivrai point. Autant qu'il tiendra à moi, mon Père, et quelque parti que vous choisissiez, personne ne sera inquiété qui vous touche. Et je vous dis simplement: travaillons ensemble, chacun dans son champ, travaillons à rétablir l'esprit de l'Église, et son antique pouvoir. La Société nous échappe ainsi qu'à ses véritables lois. Mêlons-nous à ses travaux; forçons-la de nous entendre. Elle se dérobe, elle doute; contraignons-la d'être persuadée.
M. Puyoo se tut.
—Peut-être, dit enfin le Jésuite; et le pouvoir, c'est bien quelque chose. Mais votre triomphe ne fut jamais plus loin. Que serait-il d'ailleurs, sans les cœurs et les consciences? Et ne sommes-nous point semblables à des enfants qui, ayant perdu la clef d'une horloge, sont contents d'en faire marcher les aiguilles avec le doigt?
Sur ces mots, l'entretien prit fin, laissant le Jésuite irrésolu.
La maladie de M. Lescaa, qui, de quelque temps n'empira point, laissa mûrir toutes les cabales autour de ses biens.
Le juge de paix fut celui qui laissa voir le plus d'ardeur. Dès que le danger fut connu, il quémanda de son cousin une réconciliation qui ne lui fut pas refusée. Mais il revint de sa visite assez perplexe. Ainsi qu'il le conta à sa femme, dans la cuisine, sous les jambons pendus, tandis qu'elle lui faisait échanger son costume de cérémonie contre un pantalon et un veston rapiécés, devenus verts, l'Onagre, pour toute politesse, l'avait averti qu'ayant reçu à compte de Firmin de Mesplède, une reconnaissance de lui, Pétrarque, exigible depuis plusieurs années, il la ferait présenter, au jour qui lui conviendrait à partir du 15 de novembre prochain, pour qu'il en payât les intérêts avec le principal. Pétrarque, qui comptait d'éviter ces débours en invoquant la prescription, avait demandé un renouvellement dans l'espoir que son cousin serait mort d'ici là, et qu'on n'oserait plus tard, non plus que Firmin, le poursuivre. Il l'avait trouvé faible, mais inébranlable en ses vouloirs. La lente poursuite qu'on avait faite des émeutiers l'indignait au point que, de son lit, il s'occupait à la pousser, contre ceux-là surtout qui avaient frappé Firmin après sa blessure, et c'est en vain que le curé de Saint-Éloi avait intercédé auprès de lui en faveur des coupables, qu'en effet tout le monde semblait s'entendre à laisser en paix.—Pour lui mettre, ajouta le juge de paix, un baume sur ce petit trou qu'il a eu dans les côtes, Diodore lui a donné quittance (sur notre dos) de toute sa dette, qui était grosse. Il n'en a pris que cette créance, qu'il me ressert aujourd'hui, comme si c'était à nous de payer ses générosités.
—L'embêtant, observa Mme Lescaa, c'est que tu le dois, cet argent—et signé, tu as.
—C'est pas à lui que je le dois, c'est à cet imbécile de Firmin, qui n'osait même pas me poursuivre. Et l'embêtant, dans la vie, vois-tu, ça n'est pas de devoir, c'est de payer.
—Quant à cela, ce n'est pas moi qui te ferai le non.
Comme s'il ne devait jamais être question que d'argent chez l'Onagre, le notaire y fut appelé quelques jours après. La nouvelle en courait déjà dans Ribamourt que M. Beaudésyme n'était pas encore averti. Quand il se mit en route, avec sa serviette, les gens se disaient sur le pas des portes:
—Il va chez Lescaa pour le testament.
Le notaire resta longtemps auprès de M. Lescaa. En le quittant, il avait cet air d'importance commun aux gens chargés des sacrements civils qui donnent à la richesse ses formes rituelles. Au café, à table, il parla de toute autre chose, comme un homme qui porte un secret; et il ne voulut en rien dire à sa femme, même quand ils se mirent au lit. Tout de suite, d'ailleurs, il s'endormit; mais non pas elle.
C'était le même appartement, la même couche où Vitalis et sa belle cousine avaient aimé naguère, jusqu'à se croire anéantir; et connu, après les enchantements de se confondre, l'amertume de se dédoubler. Mais ce n'était plus Vitalis, ce ne serait jamais plus lui. Quand même il y voudrait de nouveau abandonner sa mince nudité aux impérieuses tendresses de Basilida, ne l'a-t-elle pas, aux pieds du P. Nicolle, pour toujours renoncé, celui qu'elle aime encore, et de quelle fureur cachée. C'est un autre qui est à côté d'elle, un autre, grand et velu.
Mme Beaudésyme contemplait son rouge mari sous la veilleuse. L'avait-il jamais aimée? Elle était incapable de s'en souvenir. Elle, du moins, n'y répugnait pas au temps de leurs noces. Tandis qu'aujourd'hui, était-elle sûre seulement de l'estimer? Mais elle aurait voulu savoir ce qu'il pensait d'elle, de Vitalis, et ce qu'il savait. Cette tête aux yeux clos, où il y avait une part de sa destinée, lui apparut tout à coup pleine de mystère, et comme l'image de cet équivoque aveuglement qu'il opposait à ses trahisons. Quels vices, quels louches calculs, quelle terreur d'un honteux avenir dormaient sous ce crâne immobile? Était-ce vrai, comme elle le craignait, comme on avait tâché aussi à lui faire entendre, qu'il avait dilapidé ses biens à elle, et peut-être d'autres dépôts plus sacrés—et pour cela qu'au réveil non plus il ne voulait pas voir?
Là reposaient aussi d'autres secrets que Mme Beaudésyme voulait à tout prix surprendre. Ce testament, pour lequel son mari avait été appelé auprès de M. Lescaa, Vitalis y était-il bien traité; et, sinon, ne serait-on pas à temps encore d'obtenir mieux? Mais il fallait savoir d'abord; et comment faire parler le notaire? Du jour où elle avait été sûre d'aimer ailleurs, Basilida avait réduit à presque rien l'intimité conjugale. Elle ne pouvait guère,—tant c'était peu l'usage du pays—refuser à M. Beaudésyme l'entrée de son lit, où peut-être lui-même ne s'imposait que par une sournoise vengeance, ayant du reste sa chambre à part. Mais s'il désirait davantage, c'est un plaisir tellement glacé qu'elle lui laissait prendre que de plus en plus il s'en déshabituait.
Aujourd'hui encore, Basilida se tenait dans la ruelle, assez loin de lui pour qu'on pût mettre un sabre entre eux. Mais elle savait que son corps, pour tout cela, n'était point devenu indifférent à ce faune, dont elle sentait, tout près d'elle, le poil. Il fallait qu'il parlât, pourtant; son parti en était pris.
Ligne à ligne, avec lenteur, elle se rapprocha, glissa en quelque sorte hors de sa chemise, et une fois tout près de son mari, lui fit éprouver soudain le fardeau superbe de sa jambe. M. Beaudésyme gémit, sortit de son sommeil, et sa main velue se promena sur cette splendeur dure et sinueuse.
—Quoi, qu'y a-t-il, demanda la jeune femme en ayant l'air de se réveiller.
—Mais c'est toi qui m'as éveillé, dit le notaire. Alors... je causais.
—C'est pour vous rattraper de votre silence de ce soir, répartit Basilida, qui feignit de vouloir se rendormir. Son mari ne parut point enclin à lâcher prise.
—Laisse-moi, dit la jeune femme, mais sans dureté. Je n'aime pas les faiseurs de mystère.
Et, comme afin de le repousser, elle laissa son bras, jailli hors d'une manche flottante, tomber sur l'épaule de son mari.
—Ah ça, tu es donc nue?
Avec un geste effarouché, elle se voila de tout son linge. Les doigts de M. Beaudésyme la devinaient encore, mais ne la touchaient plus.
—Lida...
—Quoi?
—Ça t'a fâchée de ne pas savoir le testament de Lescaa?
La jeune femme garda le silence.
—Tu comprends: il y a le secret professionnel d'abord; et puis... devant les domestiques...
—Je ne te pose pas de questions, répondit Mme Beaudésyme, qui, ayant regagné sa place de ruelle, s'y tenait rigide et jointe.
—Eh bien! écoute, reprit l'époux, après avoir vainement tâché de reprendre prise. Si je te raconte...
—Non, non, je ne demande rien.
—Dormons, alors.
Et il se retourna. Cela ne faisait point l'affaire de la jeune femme, qui demeura un instant immobile, puis reprit son manège.
—A la fin, c'est insupportable, grogna le notaire, qui cette fois étreignit sa femme tout de bon.
—Non, Alexandre, non... ne me touche pas. Tu gardes tes secrets, moi les miens.
Et Basilida, en guise de commentaire, croisa ses beaux genoux.
—Mais c'est toi qui m'interromps toujours. Veux-tu écouter?
—Écouter quoi?
—Le testament donc!
—Eh bien! parle, fit-elle d'une voix résignée. Puisque tu y tiens.
M. Beaudésyme avala la moitié d'un juron.
—Au fond, tu voudrais savoir si Vitalis hérite.
—C'est mon cousin, répliqua-t-elle froidement. Mais vous n'avez jamais pris mes parents pour les vôtres.
—Eh bien, oui, il hérite. Es-tu contente?
Sans dissimuler sa raillerie, il ajouta:
—Ou plutôt—ça va te réjouir plus encore—c'est Guiche et lui qui héritent... à condition... de se marier ensemble.
—Ah! fit la jeune femme, du ton dont elle eût gémi.
—Tu ne devineras jamais qui a inventé cette combinaison (je le tiens de l'Onagre lui-même). C'est le P. Nicolle.
Elle l'avait deviné déjà. Qui donc, autre que le Jésuite, aurait su, d'un même coup, l'arracher, elle, à son péché, en même temps que préparer au périlleux avenir de Guiche l'appui d'un époux riche et qu'elle aimât?
—Hein, continua M. Beaudésyme: un beau ménage à l'horizon. Sabine heureuse, Vitalis aussi. Et dix millions—une paille—qui leur tombent de la lune.
—Oui, on dirait la fin d'un roman, répondit Basilida d'une voix un peu creuse.
—D'ailleurs ce Jésuite a fait de Lescaa à sa fantaisie; et obtenu même de lui la forte somme, la très forte somme—pour une caisse électorale qui soutiendra les catholiques, bien entendu, et le parti du curé de Saint-Éloi, qu'il aimait si peu.
—Lui qui disait toujours qu'il laisserait sa fortune à ses héritiers naturels.
—Pour Mlle de Charite, au moins, il n'a pas menti, je crois. Mais quelqu'un qui fera une figure, le moment venu, c'est Pétrarque. Tu te rappelles que son beau-père Pedreguilhem a fait une belle banqueroute, et que le juge de paix, qui est riche pour sa part, n'a rien voulu savoir de reverser à l'actif la dot de sa tendre moitié. Lescaa, qui ne l'aimait pas décidément, a pris soin de racheter—oh, pas cher—tout un paquet de créances sur Pedreguilhem. Ça représente en papier plus de 60.000 francs, sans compter une créance de Pétrarque lui-même, 8 à 9.000 francs, rachetée à Firmin de Mesplède, et qu'il eut la sottise de renouveler, quoique périmée, pour ne pas refuser l'Onagre. Et celui-ci m'a gravement dicté: «Je laisse à Pétrarque, etc..., la somme de soixante et quelques mille francs, en tant qu'elle est représentée par, etc.....»; suit l'énumération de tous ces papiers... inévaluables. J'en ai eu pour une heure à les détailler.
Basilida ne put s'empêcher de rire, à prévoir la fureur de M. Pétrarque Lescaa, et l'accueil que lui ferait sa femme. Car ils passaient, à la moindre déception d'argent, pour se battre, dans leur cuisine, devant la servante épouvantée.
—Le plus beau, reprit M. Beaudésyme, c'est qu'il lui faudra acquitter les droits de 69.000 francs, ou alors refuser le legs, et, dans ce cas, acquitter son propre billet, qui lui sera présenté, comme tu penses, par la succession—sans compter ce qui lui arriverait, si sa femme mourait avant le Pedreguilhem. Car ils ne sont pas en communauté. Alors... mais ça serait un peu long à te faire entendre.
—Et à toi, Alexandre, qu'a-t-il laissé, demanda-t-elle pour se débarrasser de ses mains et de son désir, qu'elle sentait encore une fois rôder autour de son corps.
Il devint sérieux tout à coup.
—A moi, dit-il brutalement: la peau.
—Ça n'est pas possible.
—Enfin, c'est tout comme. Il m'a traité comme Victorine Lahourque: cent mille francs, et pas un fifre avec.
—Mais c'est beaucoup, mon ami. C'est la moitié de ce que je t'ai porté.
—Oui, mais je lui en dois trois fois autant pour des spéculations idiotes. Que la succession me les réclame, comme c'est sûr qu'elle fera, je suis f.....
—Quand même, dit Basilida, il vous reste ma dot.
Le notaire sifflota, pour toute réponse. Peut-être cherchait-il ses mots.
—Il n'y a qu'un moyen, grommela-t-il enfin; et je compte un peu sur vous...
—Sur moi, s'exclama la jeune femme, déjà prête à se cabrer.
—Oui, sur vous et votre influence auprès de Vitalis... votre cousin. Il s'agit, en deux mots, de l'envoyer à l'Onagre.
—Vous plaisantez, je pense, dit-elle froidement.
—Je ne plaisante pas. Le de cujus a répondu, quand je lui ai parlé de ma dette (il le fallait bien), qu'il hésitait à diminuer encore son héritage d'une somme aussi forte. Et il a ajouté, avec une espèce d'œil féroce qu'il a cligné sur moi, comme s'il savait des tas de choses,—de choses que je ne sais pas, qu'il consulterait Vitalis là-dessus, ou bien lui ferait tenir les créances pour en décider à sa guise. Toujours est-il qu'elles ne sont pas inventoriées.
—Eh bien?
—Eh bien ma chère Lida, c'est à vous de préparer—j'allais dire de cuisiner—ce jeune homme. J'ai toujours pensé, ajouta-t-il avec un demi-ricanement, que vous n'aviez rien, l'un et l'autre, à vous refuser.....
—Je ne comprends pas.
—Voyons, entre cousins..... Et préférez-vous que j'aille taper Monsieur votre père, à la faveur de quelques explications?
Basilida se figura soudain son père, sa médiocre fortune, ces fragiles jours qu'il achevait de vivre à Pau. Son parti fut pris. Et l'infamie n'en restait-elle pas toute à M. Beaudésyme?
—Mais, si j'accepte d'avoir recours à Vitalis, vous n'exigerez sans doute pas d'être en tiers dans le dialogue?
—Histoire d'éclairer votre..... religion? Non, merci, c'est inutile. Je ne suis pas de la famille, moi.
—Peut-être même, ajouta-t-elle, comme pour lui rembourser ce cynisme qu'il lui avait fait voir, qu'elle ne lui connaissait pas encore,—peut-être pourrais-je voir mon cousin un après-midi que vous seriez à la chasse: nous aurions les coudées plus franches.
—Ma chère amie, vous avez une façon bien à vous de dédorer la pilule. Néanmoins, je reçois avec joie ce jour de vacances. Après demain, tout juste, il y a réunion à Nyxe..... C'est loin, Nyxe, comme vous savez, acheva-t-il en accentuant ces dernières paroles.
—Va pour après-demain.
—Eh bien, puisque nous sommes d'accord, Lili, embrassons-nous, reprit le notaire, dont les mains voulurent reprendre prise. Mais Basilida se recula tout au bord du lit, avec un dégoût qu'elle ne dissimula point.
—Ne me troublez pas, dit-elle. Je suis en train de rêver à notre entrevue d'après-demain.
Ces calculs étaient inutiles. Aux premières ouvertures, le surlendemain, qu'en fit, rouge déjà de honte, Basilida, Vitalis l'interrompit:
—De grâce, ne m'en dites pas davantage. Mon parrain m'en a parlé hier, et j'ai brûlé toutes ces paperasses devant lui.
—Vous aurez un baiser pour cela, petit cousin,..... le dernier.
—Le dernier, Lida?
—Tenez-vous sage, Vitalis. J'ai fait ma paix avec le Bon Dieu, la vôtre avec Sabine. Elle vous aime, j'en suis sûre aujourd'hui. Dites-lui de ma part que j'en suis heureuse.
—Mais si on me la refuse?
—Le testament de M. Lescaa vous ôtera de doute: vous l'épouserez, Vitalis; et il fera soleil. Ce jour-là, je veux l'habiller moi-même, Vitalis, et la parer pour vous. Le soir, en défaisant ce que j'aurai noué, en entr'ouvrant ce que j'aurai clos, si vous pensez à moi, que ce soit pour oublier.
Basilida inclina son front, baissa la tête. Elle était un peu pâle.
—Mais c'est aujourd'hui qui est amer, dit Vitalis, à qui la mélancolie donnait du cœur, c'est de songer qu'on se quitte. Est-ce vraiment Dieu qui vous appelle, Lida, et pensez-vous à notre passé déjà long?
—Déjà trop long, murmura-t-elle.
—Que de fois nous nous sommes embrassés dans cette chambre même; que de choses nous nous y sommes dites, doucement.
—Que de choses durement.
—Je ne veux plus me souvenir que des autres, de celles qu'on n'ose dire qu'un peu bas, au crépuscule, quand on commence à ne plus se voir,—comme maintenant, Lida. Dites-moi que vous regrettez, non pas les minutes heureuses, mais les autres, celles qui valent mieux que le bonheur.
Elle était debout au pied de son lit. Cet amant aujourd'hui si tendre qu'il lui semblait ne l'avoir jamais connu, la tenait embrassée, en lui parlant à demi-voix. Et déjà sa gorge battait plus vite.....
Soudain on entendit quelqu'un qui courait dans le corridor. Et ce fut Detzine, encore, qui frappa.
—M. Lescaa, dit-elle, vient de mourir.
A Ribamourt les enterrements sont une espèce de réjouissances. Pour si peu de chose que fût, de son vivant, le mort, la ville entière se réunit autour de lui, l'accompagne, le commente, jusqu'aux suprêmes pelletées.
Il était rare qu'on en eût quelqu'un à mettre en terre d'aussi notable que M. Diodore Lescaa. Cela ne s'était point vu depuis S. G. l'évêque Cassoubieilh, et ses obsèques, pourtant, n'appelèrent pas le concours qu'on aurait cru. C'est que les rancunes, les haines même qu'il avait fait naître et que seule avait assoupies la terreur, au lendemain de l'émeute, se réveillaient déjà, plus vives pour avoir été contenues.
—Le petit peuple n'a pas donné, observa M. Lubriquet-Pilou au capitaine Laharanne, en se versant du vermouth.
Entre la visite à la maison mortuaire, où des passants en noir observent un silence de quelques minutes sur un rang de chaises, et la fin du service, où l'on gagne l'église, ils s'étaient, selon la coutume, rendus au café.
Plusieurs notables en redingote, et dont les chapeaux étaient si divers que cela avait l'air fait exprès, se tenaient déjà sur la terrasse. Il y en avait avec des pardessus jaunes, d'autres qui relevaient le collet de leur redingote car le temps était froid et il venait de pleuvoir.
—Eh, que diantre voulez-vous qu'il donne, le petit peuple, répliqua Laharanne. Il est comme moi, il n'a rien.
—Pardon, reprit Lubriquet. Les Part-Prenants ont un syndicat depuis quinze jours, et ils annoncent une manifestation.
—Heureusement que j'ai l'œil, dit un gros petit homme, paisible et blond, dont l'uniforme seul trahissait qu'il fût sous-officier de gendarmerie. C'était le chef de brigade, Malevain, franc-comtois, et qui, le jour de l'émeute, était arrivé combattre avec une bonne heure de retard.
—Oui, il n'y a que le comptant qui vous manque, répartit le capitaine. C'est à la sortie de Saint-Éloi, je pense, pour avoir plus de monde, qu'ils préparent leur petit chahut. Est-ce que vous y avez mis des hommes?
—Pas si bête, dit le gendarme. J'aime mieux voir venir.
—Voir venir quoi? Qu'ils démolissent le cercueil?
—Non; mais il ne faut provoquer personne. J'ai ordre de ne pas heurter les opinions.
—Vive l'Empereur! cria Laharanne.
—Vous êtes fou, dit-il. Vous allez m'obliger à faire un rapport.
—Eh bien! Et ce respect des opinions?
—Je parlais de celles qui sont admises, Les Part-Prenants sont socialistes, vous le savez bien.
—Socialistes! Où mettez-vous vos pieds, répliqua le capitaine qui s'échauffait. Idiots, ils sont: c'est moins compliqué. Demandez à M. le Maire.
—Mon Dieu, expliqua celui-ci, il y en a de bons. Quoique je sois parfois tenté de regretter Mongommery, et qu'il ne soit plus là, de temps en temps, pour leur faire, comme il disait, «une saignée de sang ardent et corrompu».
—Si vous parlez politique, reprit Malevain, vous savez que mes fonctions m'empêchent de vous causer.
—Il suffira, répartit le Maire avec un peu de sécheresse, qu'elles vous aident tout à l'heure, selon que nous en sommes convenus, à faire respecter un mort dont les pauvres au moins devraient tous porter le deuil. Si l'on savait tout ce qu'il a donné au bureau de bienfaisance, en catimini, sans compter les deux curés, et jusqu'au pasteur.
—Jusqu'au pasteur, dit Laharanne: c'est un peu loin!
—Saint-Éloi aussi, observa alors Lubriquet avec l'air de faire un mot. Et il serait temps de s'y rendre..... Mais qu'est-ce que c'est que ça?
Des clameurs indistinctes s'élevaient sur l'autre rive. On vit soudain plusieurs personnes traverser le pont en désordre, et, plus loin encore, d'autres qui couraient. Aussitôt les clients du Soleil d'Étain furent debout et traversèrent. Le brigadier se hâta en gémissant vers Saint-Éloi; il avait des bottes, et pataugeait en retenant un trop étroit képi contre le vent. A côté de lui, M. Dessoucazeaux sautait de pavé en pavé, le pantalon retroussé, le parapluie ouvert. La plupart le suivaient, et bientôt l'on fut au courant.
Un groupe de Part-Prenants avait accueilli le cortège, devant la maison Lescaa, par des cris d'injure. De quelques-uns qu'on les avait vus d'abord, ils avaient grossi en nombre, crié plus fort; et personne ne les contredisant, s'étaient mis à suivre le mort, bras dessus bras dessous, en criant d'une façon lente et funèbre:
—Rends l'argent, rends l'argent!
Vitalis, dont M. Lescaa avait été peut-être la meilleure affection, était blême de rage. Autour de lui, les autres affligés, placés tout de suite après le cercueil, que portaient huit hommes, hâtaient les porteurs à voix étouffée. Sous l'humide ciel, parmi la haine de ce peuple et ses huées, suivi d'un cortège éperdu, on eût dit que le mort fuyait les abois d'une meute.
La route de l'Église est montante. En dernier lieu, où la côte tourne et devient rude, les criards parurent s'essouffler, et ce fut d'assez paisible allure qu'on déboucha, en longeant la gendarmerie, sur la placette qui fait parvis à Saint-Éloi. Mais là, d'autres Part-Prenants attendaient l'Onagre. Là aussi, la Mortiripuaire était groupée; et dès que le cortège parut, entama la Marche funèbre de Chopin, qui, par un naturel penchant des musiciens, s'accommoda bientôt au mouvement d'une mazourque. Les porteurs ragaillardis, hâtèrent le pas, entraînant les affligés dans leur sillage. On entendit souffler M. Pétrarque Lescaa, qui était court d'haleine.
Mais presque aussitôt la clameur des Part-Prenants recommença de gronder. De nouveaux venus coururent, par les ruelles, se joindre au tumulte. On entendit claquer de toutes parts les contrevents, que des femmes fermaient en implorant Dieu. Un homme gras, avec du jaune, qui fumait sa pipe au second étage de la gendarmerie, disparut à l'intérieur, et, tandis que la musique au désarroi éteignait un à un ses cuivres, la foule sembla se recueillir. Tout à coup, de cette masse d'hommes, une pierre jaillit, qui tomba en retentissant sur le cercueil sonore.
Ce fut comme un signal. Une volée de cailloux s'abattit sur le cortège, d'où répondirent des cris d'effroi, de douleur. Presque aussitôt le gros du convoi, puis les affligés, firent volte-face, se débandèrent, coururent, et, la redingote en oriflamme, à corps perdu, s'engloutirent au tournant de la côte. On vit bondir des hommes massifs. Quelques chapeaux noirs roulèrent oubliés. Et tout disparut.
Vitalis était resté. Une pierre l'avait décoiffé; une autre meurtri à l'épaule. Il faisait tête, comme un gibier courageux qui cherche où rendre les coups dont il saigne. Mais à ce moment l'un des porteurs, atteint à la poitrine, lâcha le brancard, en gémissant. Le cercueil oscillait déjà vers la terre: Vitalis n'eut que le temps de s'élancer à la place vide.
—Allons, cria-t-il aux autres: vite à l'Église.
Mais déjà, plusieurs Part-Prenants en occupaient la porte, menaçants, comme s'ils eussent voulu interdire à leur ennemi le pardon suprême. Les porteurs ralentiront leur marche.
—Allons, cria Vitalis encore. Vous avez donc peur!
—Eh, Dioü bibann, grommela l'un d'eux; tous hésitaient, quand on entendit des appels qui approchaient. Une voix harmonieuse et forte cria:
—Nous arrivons, ne bougez pas!
C'était Beaudésyme, qu'accompagnait le capitaine. Dessoucazeaux suivait de près, ayant rallié quelques fuyards. Le brigadier lui-même, empêtré de ses bottes boueuses, accourait mollement, sans aucun de ses hommes avec lui. Tandis que les autres, et le curé Puyoo, de l'intérieur, moitié de gré, moitié de force, débarrassaient l'entrée, le petit gendarme avait abordé un groupe assez pacifique d'aspect, et qui de bonne grâce s'ouvrit devant lui. Mais alors, sous prétexte de le mieux entendre, ces gens l'entourèrent et commencèrent de se le faire passer de main en main—comme des meuniers feraient d'un sac,—en sorte qu'il parcourut beaucoup de chemin, fort étourdi parce qu'on le faisait tourner, à mesure, et ne sachant à qui entendre. Cependant le cercueil avait pénétré dans l'église, où, portes closes s'achevait la cérémonie.
Quand on porta au cimetière, qui était voisin, et dont les gendarmes, enfin survenus, avaient dégagé les abords, peu de personnes suivaient le convoi. Mme Beaudésyme et Guiche côte à côte s'y étaient jointes. Mais presque aucun des affligés, honteux sans doute de leur fuite, n'était revenu; et une bruine glacée qui, en s'épaississant, faisant l'un après l'autre s'ouvrir les parapluies, avait écarté presque tout le reste. Sans bruit, comme descend un store de tulle, on la voyait baigner mollement les tombes, où achevaient de pourrir les turbans de perles noires, dont quelques-uns encadrent une photographie, dérisoires couronnes de boue qui achèvent de glorifier la poussière des hommes. Entre les cyprès, l'argile du chemin était glissante.
Quand la pierre du caveau fut close sur ce qui avait été un juste, et la plupart des assistants dispersés sous la pluie, Sabine qui pleurait chercha Vitalis du regard. Lui aussi avait les yeux pleins de larmes, et penchait vers la terre ce visage délicat où la douleur même semblait n'être qu'un des masques de la volupté. La pluie, teinte aux meurtrissures de son front, tachait ses joues d'un peu de sang. Il étouffa un sanglot.
—Vitalis, murmura Sabine, en lui touchant la main.
Il se retourna, et la vit près de lui, toute frémissante de tendresse et de peine. Leurs yeux se lurent mieux qu'ils n'avaient fait jusqu'à ce jour. Elle alors, comme si toute cette lâcheté d'une foule; et la branche odorante des cyprès; et la mort lui avaient révélé un sens nouveau de la vie, qu'au pied même d'une tombe ils croyaient vrai pour toujours:
—Vitalis, je t'aime.
Un pas, tout près d'eux, leur fit tourner la tête; c'était Basilida qui lentement s'éloignait, la tête un peu basse. Et ils se turent.
Quelques jours après, Mme Etchepalao avait accompagné sa sœur au cimetière; mais Cérizolles étant absent et la poste proche, elle s'en fut au bureau restant, laissant Guiche prier seule.
Vitalis, que le hasard, avare à l'ordinaire d'unir les gens, ou bien son cœur guidait peut-être, la trouva près du monument rouge des Lescaa, agenouillée dans l'herbe odorante.
C'était un de ces après-midi d'automne dont la langueur est pareille au repos que répand au sortir de ses bras une femme dont la chair abonde. Mais le souffle de la montagne parfois courait au travers comme une eau fraîche; et il semblait alors que l'atmosphère fût double.
Sous le soleil d'octobre, le cimetière avait séché la boue d'argile et la bruine qu'il présentait l'autre jour sous le ciel mouvant et bas, quand, du convoi, les cheveux d'or de Mme Beaudésyme étaient la seule gloire. Aujourd'hui l'air avait un reflet d'ambre. Une odeur de couronnes en décrépitude s'y mêlait au baume des cyprès. Quelques vieilles femmes paraient déjà des tombes pour le jour des Morts: leur voix amincie par l'âge couvrait à peine le bruit des feuilles qu'un peu de vent chassait, tournoyantes, dans les allées. Et seul, un bourgeois de Ribamourt, qui injuriait des ouvriers en retard, troublait le recueillement des choses.
Le cimetière était sur la hauteur de Sainte-Marthe entre l'église et le presbytère, dont les ormeaux, que l'arrière-saison n'avait jaunis encore qu'au sommet, laissaient entrevoir par delà les méandres de l'Ouze et sa bordure de collines, les créneaux bleus des Pyrénées. L'heure trouble du soir tombait déjà d'un ciel ensanglanté. Bientôt les montagnes eurent l'air d'une muraille d'hyacinthe. On eût dit qu'elles se rapprochaient étrangement entre les arbres; et plus bas, c'était la vallée, un paysage indécis de champs et de rives gagnés par le brouillard.
—J'aime mieux le matin, dit Guiche, l'extrême pointe du matin. Petite fille, je demeurais chez ma tante à Pau. Son mari y était officier; et ils habitaient une vieille villa de Bilhère, où il y avait des giroflées au creux des murs. C'est alors que j'ai senti le plus près de moi l'âme des glaïeuls et des pivoines,—dont l'extrême rouge pénétrait au fond de mon être, comme un parfum me perce aujourd'hui. Pendant la belle saison, c'est lui, le plus souvent, en se rendant au quartier, qui me menait à mon cours chez les Dominicaines. Avant de partir, par des allées de gazon trempées à grosses gouttes, mon oncle me menait cueillir un peu de raisin glacé qui pendait aux treilles. Parfois on entendait une sonnerie dans la cour de la caserne; et moi, je secouais de lourdes fleurs pour voir couler la rosée; ou bien je cueillais une de ces roses-mousse entr'ouvertes hérissées d'or. Oui, c'est alors que j'ai su le mieux aspirer les choses avec mes yeux.
De ma chambre à mansardes, sous le toit, je courais regarder en chemise, aussitôt levée, les montagnes grandes et bleues, par dessus le vieux parc. Elles étaient d'un bleu qu'on ne peut dire, légères, et telles qu'une vapeur condensée.....
—Quel lyrisme, dit Vitalis.
Elle prit un air fâché, et alors il l'embrassa contre le mur du caveau.
—Quoi, Vitalis, dans un cimetière. Et ma sœur qui va venir.
—C'est que moi aussi, Guiche, je vous aime, continua-t-il, en reprenant l'entretien de l'autre jour, à l'enterrement. Et voulez-vous de moi?
—Moi, non, dit la jeune fille, qui railla avec un tendre sourire. C'est notre parrain qui le veut.
C'est ainsi que se fiancèrent Vitalis Paschal et Sabine de Charite, à l'ombre d'un tombeau.
Tout Ribamourt les unissait déjà, depuis que les volontés de l'Onagre y étaient connues. Et n'étaient-ils pas les triomphateurs du testament? L'ouverture n'en était pas allée sans quelque tumulte, dont M. Pétrarque Lescaa à demi fou qu'il devenait, fit tous les frais.
C'est dans l'étude de Maître Beaudésyme que s'en fit la cérémonie, Vitalis présent. Le juge de paix, à force de désirer qu'il n'y eut pas de testament, avait fini, malgré tout, malgré la convocation du même notaire, par le croire. C'était, quant à lui, la plus favorable hypothèse, presque aucuns parents de l'Onagre, Vitalis lui-même, ne l'étant d'assez près pour hériter dans ce cas. L'éblouissement de l'or fut tel chez Pétrarque que, par une projection de son espérance dans l'avenir, il s'y croyait déjà, et maître d'un tiers de ces richesses: son cousin intestat, c'était sa part.
Aussi voulut-il faire sortir le clerc, en affectant de ne l'y voir qu'en cette qualité.
—M. Vitalis Paschal est ici comme héritier, dit le notaire, avec l'assurance et cet air heureux, qu'il avait repris depuis que ses reçus étaient brûlés. Cette réponse, quoiqu'elle fût faite d'une belle voix joyeuse, sonna pour le juge comme les premiers tintements d'un glas.
Il reprit quelque courage à la liste des biens, titres, créances, par où commençait le testament. Elle passait sous silence de grandes donations déjà faites, la Caisse Politique en particulier, dont M. Dessoucazeaux, le P. Nicolle et M. de Ribes, un châtelain des environs,—mais non pas M. Beaudésyme—étaient fidéicommissaires. Personne ne s'en douta alors, tant ce qu'il restait dépassait toutes les espérances, atteignant, à première vue, au delà de vingt millions.
La plupart de ceux qui touchaient le mort même de loin furent nommés l'un après l'autre: Mlle de Lahourque eut cent vingt mille francs, son frère six cents francs de rente viagère: Laharanne lui-même, deux grandes métairies à Nyxe, avec une maison de chasse. Tout cela arrachait des soupirs au juge de paix. Un dernier legs de deux millions, pour en servir la rente aux pauvres de Ribamourt, lui fit faire un saut hors de sa chaise; et, oubliant son juron ordinaire:
—Nom de D..., s'écria-t-il, en s'épongeant le front, ce sera nous les pauvres, si ça continue.
Mais la plupart, dans l'assistance, méprisaient son courroux. Étant eux-mêmes pourvus, déjà, ils regardaient, d'un air vacant, pendre aux murs de l'Étude des affiches jaunes et blanches, un almanach des postes, la liste des notaires.
—Le testament qui me fut dicté s'arrête ici, dit M. Beaudésyme, paisiblement.
—Quoi, fit Pétrarque; mais il n'y est pas disposé de la moitié.
—C'est juste.
—Vous pouvez parler en votre nom. Du reste il y a un testament olographe, auquel je n'ai pas pris part et qui est postérieur à celui-ci.
—Tout est à refaire, s'écria le juge. Les autres eurent cet air inquiet d'une poule qui se sent reprendre, l'ayant avalé, un grain de maïs au bout d'un fil. Le notaire semblait jouir de toutes ces inquiétudes.
—Rien n'est à refaire, dit-il en frappant sur une seconde enveloppe. Je sais à peu près ce qu'il y a ici dedans.—Et il se remit à lire. Mais le premier codicille le surprit. Car au lieu d'hériter lui-même, comme il pensait, c'était sa femme, du double, il est vrai, de ce qu'avait promis M. Lescaa: sa dot, qui rentrait.
Le second legs avait trait à un serviteur. Mais le troisième, qui octroyait pour tout capital à Pétrarque des créances sur son beau-père et lui-même le mit en fureur. De ses bajoues violettes, de sa bouche écumante sortaient des blasphèmes confusément entrecoupés de cris. On y démêla enfin des menaces.
—C'est un misérable, hurlait-il. C'est un fou! On plaidera. Vous avez beau vous bidonner tous. Je refuse la succession.
—N'oubliez pas, Monsieur le Juge de Paix, interrompit Beaudésyme, que si vous perdez, ayant refusé la succession au préalable, la créance de Firmin retombera à l'actif de la dite, et vous dans l'obligation de nous payer.
—Qu'est-ce que ça peut vous faire?
—Rien du tout. D'autant que si vous acceptez, vous serez obligé de payer des droits de succession proportionnels à la valeur écrite, c'est-à-dire fictive, du legs. Ce sera une très grosse somme, et, en bon serviteur de l'État, je me réjouis...
—Je vous dis que je n'accepte pas.
—Dans ce cas, vous paierez le billet souscrit à Firmin. Et si, d'autre part, vous avez la douleur de vous voir inopinément précéder dans la tombe par Mme Lescaa avant de l'être par le sieur Pedreguilhem son père, celui-ci, ou plutôt ses créanciers, parmi lesquels les héritiers Lescaa, héritant d'elle (il désigna un carton), vous serez obligé, jusqu'à moitié intégrale de sa fortune, de payer les dettes Pedreguilhem, ayant abandonné les billets signés de lui que vous léguait M. Diodore Lescaa.
—Quoi, quoi! cria le juge.
—Rien n'est plus clair. M. Lescaa vous en laissait pour la moitié de la faillite Pedreguilhem. Vous rattrapiez donc, au moins, comme créancier, la moitié de ce que vous devez abandonner comme débiteur.
—C'est un traquenard, hurla Pétrarque, qui sortit en battant les portes.
—Il y a un peu de ça, murmura le notaire. Et il conclut sa lecture par le legs qui faisait Vitalis et Sabine plus de huit fois millionnaires.
La petite fortune laissée à Mlle de Lahourque eut pour fruit immédiat de dénouer sa longue idylle. M. et Mme Beaudésyme s'y entremettant, Lubriquet-Pilou se détermina enfin. Il fit sa demande, aussitôt agréée, dans les premiers jours de mai.
Cela fit presque autant de bruit que la mort de l'Onagre; tout Ribamourt s'en réjouissait, s'étant d'ailleurs repris à vivre. C'est que la succession Lescaa y avait répandu plus d'argent que son règlement n'en avait tiré naguère, et qu'à cela s'ajoutaient des vendanges abondantes, ainsi que beaucoup de malades qu'on attendait. Il n'était pas jusqu'aux agresseurs de Firmin, à qui le tailleur, remis de ses blessures, et, soit bonté, soit politique, quelques autres personnes, dont le curé Puyoo, ne tâchassent d'adoucir les poursuites du Parquet. Quant à ceux qui avaient jeté des pierres au cercueil du banquier, Vitalis, tout ulcéré qu'il en demeurât, et vindicatif avec cela de son naturel, en aima mieux laisser dormir l'outrage, résolu du reste à s'en souvenir toutes fois qu'il se pourrait à peu de scandale.
C'est M. Puyoo, promu au doyenné de Sainte-Marthe, d'où il espérait bien, à travers la politique, se pousser plus haut, qui tâchait, en don de joyeux avènement, d'inspirer à tous la joie et la clémence.
Il aurait eu peut-être de la peine à convaincre son prédécesseur aujourd'hui prêtre attaché à la cathédrale de Navarrenx. C'est là que M. Cassoubieilh, bercé de l'espoir d'un canonicat à la première vacance, était en train d'aigrir cette facile bonté, la seule vertu, peut-être, qu'il eût apportée dans son ministère.
Ainsi ce n'était pas lui qui bénirait l'anneau nuptial de Guiche: pas même celui de Mlle de Lahourque. La cérémonie, quant à cette dernière, promettait d'en être magnifique. N'avait-elle pas écrit à la titulaire du bureau qu'elle ne voulait plus gérer, «que ce mariage soudait en quelque sorte l'aristocratie de la naissance à celle du travail». Ainsi s'essayait-elle à peindre ce sacrifice qu'elle allait faire de sa particule.
M. Lubriquet-Pilou, de son côté, sans faire un égal abandon, se plaignait, au Soleil d'Étain, qu'il lui faudrait bientôt se réduire au rôle de séducteur honoraire. Et tous hochaient la tête autour de lui, en disant:
—Comment fera-t-il? Bah, il la trompera.
—Non, affirma Lubriquet, je tiendrai ma parole...
Et il ajouta, avec un sourire égrillard qui faisait sans doute allusion à son premier mariage:
—...cette fois-ci.
Quelqu'un parla de lui offrir un banquet, pour enterrer, encore qu'il fût déjà veuf, une vie de garçon si bien remplie. N'était-ce pas le moins que Ribamourt devait à soi-même, comme à celui où s'étaient incarnés, durant un quart de siècle, tous les orages mortiripuaires de la passion? Ce projet, accueilli avec faveur, eut vite fait de prendre figure. C'est à l'hôtel Gastou Fébus que se donna le banquet. Il fut honorable, M. Dessoucazeaux, avec le goût sûr des avares, en ayant choisi les vins.
—Et pas un Château-Idem, n'est-ce pas, avait-il ajouté par une plaisanterie florissante à Ribamourt, où l'on accusait les hôteliers de ne changer de leurs vins que les étiquettes.
—C'est vrai, Pana, ajouta le capitaine Laharanne, qu'au dernier dîner de chasse vous nous aviez donné d'un Ribamourt, blanc, et d'un autre Ribamourt, blanc... A eux deux ils avaient exactement le même petit goût de rien du tout...
Et il fit claquer sa langue, comme si, rien que de s'en souvenir, il jouissait encore.
M. Pana fit mieux les choses, à cette fois-ci. Aussi, vers la fin du dîner, Firmin ayant lu quelques vers béarnais, plusieurs Mortiripuaires en furent-ils touchés jusque par delà l'attendrissement. Wolfgang, lui, était ivre, et parlait de se battre en duel, comme s'il eût regretté d'en avoir, à plusieurs fois et de toutes ses forces, laissé échapper l'occasion.
On avait bu aux conquêtes passées de Lubriquet-Pilou; et on les supposait nombreuses, s'il en fallait croire le nombre des toasts. C'était un hommage aussi à ces victoires qu'un pot de myrthe posé devant le Séducteur. Au moment qu'on allait quitter la salle, il appela l'hôtelier, et lui montrant la plante:
—Pana, dit-il avec dignité, vous ferez porter ceci de ma part à Mlle de Lahourque.
Un tonnerre d'applaudissements récompensa ce trait; et on se leva pour se rendre au Grand Hall. C'est là, tout près d'un buffet, que l'harmonie Mortiripuaire devait, ce soir même, donner la sérénade au fiancé. Après quoi, il y aurait bal, et la moitié de la ville était invitée. Le monde se pressait déjà sur les galeries qui font le tour de la salle. Mlle de Lahourque, tout au fond, faisait face entre Mme Beaudésyme et Mme Laharanne. Plus près sur le côté, Mme Etchepalao, que son mari, un peu plus calme, venait de rejoindre, attendait le bal, ou peut-être autre chose. A côté d'elle, Mme de Charite surveillait avec une aigre indulgence Sabine et Vitalis.
Cependant la Mortiripuaire ayant joué l'aubade du Roi d'Ys, et puis, sur la demande de Vitalis: «Connais-tu le pays...?», M. Lubriquet-Pilou, après s'être placé devant les musiciens, demanda à porter un toast auquel tous s'associeraient, il en était sûr; un toast qui serait l'apologie en même temps que la clôture d'une existence dont le pôle allait désormais changer—et qu'il s'excusait qui fut un si dangereux exemple. Tout Ribamourt s'inclina devant un renoncement exprimé avec tant de noblesse; et le Séducteur lui-même en pensa ressentir une espèce de mélancolie. Et n'en était-il pas arrivé au point de croire à sa légende? Telle Mlle de Lahourque, enchantée au prisme d'une illusion dont les mystères resteraient cachés à l'histoire, M. Lubriquet-Pilou vivait dans le rêve de son épopée amoureuse. Pour le moment, ayant tiré de sa poche quelques feuilles volantes où l'on aurait pu reconnaître la menue écriture de M. Dessoucazeaux, il commença, de sa voix hongre, à lire au milieu de la surprise générale, une longue invocation à la déesse de Cythère, et qui se poursuivait ainsi:
—Au moment d'abandonner tes autels, ou plutôt de ne t'honorer plus que sur un seul d'entre eux,—ô Vénus, despote des hommes et des dieux, génitrice des nations, décor du monde—permets que je fasse, une dernière fois, libation à ta gloire de ce vin écumant dont les reflets, semblables au soleil à travers les nuées de l'aurore, répandent cette même ivresse légère des approches de l'amour...
Il se tut pour verser quelques gouttes de champagne sur le parquet, tandis qu'on s'étonnait de plus en plus dans la foule. Mlle de Lahourque, là-bas, qui n'entendait guère, doutait obscurément si «Vénus» n'était pas un délicat pseudonyme dont son fiancé la voilait en public. Mais Vitalis et Guiche, à leur balustrade, semblaient se divertir infiniment.
—O déesse, continuait le Séducteur, qui es cachée au fond de tout comme un levain irrésistible, toi qui tires des choses qui meurent une nouvelle vie, amante habile à pacifier le dieu cruel qui répand le sang, Arès dont les dures étreintes laissent un ceste bleu sur ta nudité...
—Ah! s'écria Etchepalao, voilà Jean. On va pouvoir causer.
Cérizolles, les ayant aperçus, se dirigeait languissamment vers eux, tandis que l'orateur, continuant à tutoyer Aphrodite:
—Mais déesse, s'écriait-il, qui t'apercevrait, tel un guerrier qu'a lassé la défaite, dormante et nue, au fond de l'antre où la source, qui mire des iris sur ses bords, est seule de son murmure à mesurer la fuite des heures; tandis qu'au halo de tes cheveux d'or se balance un papillon de pourpre ténébreuse—si parfois tu t'éveilles et rouvres les yeux, il y verrait reluire la flamme du désir comme ces palpitations lumineuses qui s'allument à la lisière des nuits d'été. C'est alors, Redoutable, Invincible, ô Dorée, que, debout dans le jour tu fais retentir ce même rire victorieux et cruel que le choc des épées arrache aux armures. C'est alors, sous les flambeaux errants de l'éthèr, au milieu des rocs et des roses, dans la mer poissonneuse et jusques aux profondeurs hantées des Fauves, que parmi cette poussière vivante sans cesse dévorée du néant, tu réveilles, ô Vénus, l'hymen universel...
. . . . . . . . . . . . . .
Cependant Cérizolles avait réussi, malgré la presse, à rejoindre ses amis. Il aperçut alors Mme Etchepalao, à demi cachée par Guiche, et son visage s'éclaira d'un sourire qui n'était pas sans douceur.
—Comme il est beau, l'étranger en smoking, railla Vitalis. C'est vrai, Guiche, que vous ne l'aimez pas?
—Sait-on jamais qui on n'aime pas?... murmura-t-elle, en les enveloppant tous deux d'un même sourire.
Entre tant M. Lubriquet-Pilou poursuivait le cours de ses propos, et après avoir célébré, sans doute par allusion à Mlle de Lahourque, le fard délicat, qui disait-il après un auteur beaucoup plus ancien, se pose sur le visage des vierges:
—En vain, affirma-t-il, les autres dieux prétendent, à la constance de leurs lois, asservir l'univers comme l'on courbe au sillon la génisse porte-joug—en vain la lumière et l'ombre alternées condamnent au labeur ou au sommeil la tourbe nourrie de pain. Mais c'est à toi que nous devons les voluptés de la nuit, et ces étreintes qui ne sont connues que des lampes, et le rêve qui nous asservit la vertu. Pourtant, ô fille du Sel, ce n'est point au jour ni dans l'ombre que tu te plais le mieux à tourmenter, comme à satisfaire, le bétail innombrable des humains. Et n'est-il pas d'autres moments, des minutes plus fugitives; quand les choses ont une figure moins précise, que les mains se cherchent et les lèvres se rencontrent? Heures divines du crépuscule... divines du crépuscule.....
—Dioü mé daoü! éclata, au milieu du silence, Lubriquet-Pilou qui retournait ses poches après ses feuillets, j'ai perdu la fin.
ΤΕLΟΣ
Chapitres | Pages | |
I | Un Noyau de prune | 1 |
II | Les Mortiripuaires | 35 |
III | Les Dévotions de Basilida | 71 |
IV | L'Après-midi dans un parc | 109 |
V | L'Émeute | 147 |
VI | Les Nuées | 195 |
VII | De toutes robes | 219 |
VIII | L'Appartement conjugal | 267 |
IX | L'Invocation à Vénus | 285 |
IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.—8488-5-19.
End of Project Gutenberg's La jeune fille verte, by Paul-Jean Toulet *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA JEUNE FILLE VERTE *** ***** This file should be named 36482-h.htm or 36482-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/6/4/8/36482/ Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.