The Project Gutenberg EBook of L'Abbé de l'Épée, by Ferdinand Berthier This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: L'Abbé de l'Épée sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès; Author: Ferdinand Berthier Release Date: August 4, 2011 [EBook #36972] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ABBÉ DE L'ÉPÉE *** Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net); produced from images available at the Bibliothèque nationale de France (BNF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr
L'ABBÉ DE L'ÉPÉE.
Quoy des mains? Nous requérons, nous promettons, appellons, congédions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergoignons, doutons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, témoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, mesprisons, déffions, despitons, flattons, applaudissons, bénissons, humilions, mocquons, réconcilions, recommandons, exaltons, festoyons, resjouissons, complaignons, attristons, desconfortons, désespérons, estonnons, escrions, taisons: et quoy non?
MICHEL MONTAIGNE.
Montmartre.—Impr. PILLOT FRÈRES, LANGRAND et Ce.
SA VIE, SON APOSTOLAT,
SES TRAVAUX, SA LUTTE ET SES SUCCÈS;
AVEC L'HISTORIQUE DES
MONUMENTS ÉLEVÉS A SA MÉMOIRE
à Paris et à Versailles;
ORNÉ DE SON PORTRAIT GRAVÉ EN TAILLE DOUCE,
D'UN FAC-SIMILE DE SON ÉCRITURE,
DU DESSIN DE SON TOMBEAU DANS L'ÉGLISE SAINT-ROCH A PARIS,
ET DE CELUI DE SA STATUE A VERSAILLES;
PAR
FERDINAND BERTHIER,
SOURD-MUET,
Doyen des professeurs de l'Institution nationale de Paris,
Vice-président de la Société centrale d'éducation et d'assistance pour
les Sourds-Muets de France,
Chevalier de la Légion-d'Honneur, etc., etc,
His sunt additae orchestrarum loquacissimae
manus, linguosi digiti, silentium clamosum,
expositio tacita...... Ostendes homines posse et
sine oris affatu suum velle declarare.
CASSIODORE, lib. IV, cap. 51.
PARIS,
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS,
RUE VIVIENNE, 2 BIS.
——
1852.
TABLE DES CHAPITRES. |
——
Le 27 mai 1838 fut fondée à Paris (rue Saint-Guillaume, nº 9, au faubourg Saint-Germain) une société centrale des Sourds-Muets[1], dont le but était de délibérer sur les intérêts de cette classe exceptionnelle, de réunir en faisceau les lumières de tous les sourds-muets épars sur la surface du globe et des hommes instruits qui ont fait une étude approfondie de cette spécialité, de resserrer les liens qui unissent cette grande famille, d'offrir à chaque membre un point de ralliement, un foyer de communications réciproques, et de leur procurer les facilités qui leur sont indispensables pour se produire dans le monde.
La Société centrale s'occupait, en outre, de fournir aux sourds-muets des moyens de réunion et d'études; de les entretenir dans de bonnes habitudes par l'assistance continuelle de leçons gratuites et de sages conseils; d'obtenir le placement de leurs ouvrages d'art, et de leur assurer le patronage des parlants qui, par leur position sociale et leurs relations, peuvent leur être utiles.
L'année de sa fondation fut marquée par un événement qui fera époque. Les cendres de l'abbé de l'Épée, le père spirituel des pauvres sourds-muets, furent découvertes par ses enfants dans les caveaux de l'église Saint-Roch, à Paris.
Il fut décidé, presque aussitôt, qu'un monument serait élevé à ces restes précieux. Honneur aux personnages éminents qui voulurent bien se mettre à la tête de cette œuvre réparatrice, et qui formèrent le noyau de la commission chargée de recueillir les fonds nécessaires et d'en régulariser l'emploi!
A ces hommes dévoués notre éternelle reconnaissance est acquise; la mémoire du cœur ne s'éteindra jamais chez les sourds-muets.
La commission que fondèrent nos amis se composait de MM. Dupin aîné, alors président de la chambre des députés, ancien procureur général à la cour de cassation, président; Chapuys-Montlaville, député, maintenant préfet, secrétaire; Villemain, de l'académie française, qui fut, plus tard, ministre de l'instruction publique; le baron de Schonen, alors procureur général à la cour des comptes, maintenant décédé; le baron de Gérando, alors pair de France, maintenant décédé; Cavé, alors directeur des beaux-arts au ministère de l'intérieur, maintenant décédé; l'abbé Olivier, curé de Saint-Roch, aujourd'hui évêque d'Évreux; Eugène Garay de Monglave, plus tard membre de la commission consultative de l'institution nationale des sourds-muets de Paris; Nestor d'Andert, artiste peintre; Ferdinand Berthier, doyen sourd-muet des professeurs de l'institution nationale des sourds-muets de Paris, président de la Société centrale; Forestier, sourd-muet, alors instituteur libre et vice-président de cette association, aujourd'hui directeur de l'école de Lyon, et Lenoir, professeur sourd-muet à l'Institution nationale de Paris, qui était secrétaire de la Société centrale.
A peine formée, la Commission, en émettant le vœu qu'un écrit fût consacré à l'historique des bienfaits de l'abbé de l'Épée et de la découverte de ses restes précieux dont nous déplorions la perte, daigna, pour l'accomplissement de cette tâche, jeter les yeux sur moi, pensant peut-être que l'intervention d'un sourd-muet régénéré par ce grand homme exciterait naturellement l'intérêt public et provoquerait les souscriptions.
Ce choix fut accueilli par l'unanime approbation de la Société centrale.
M. Frédéric Peyson, sourd-muet, peintre d'histoire, élève de MM. Hersent et Léon Cogniet, fut invité par la même unanimité à reproduire pour cet opuscule les traits du saint Vincent de Paule de ce peuple exceptionnel.
Sur ces entrefaites, en 1839, un prix était fondé par la Société des sciences morales, lettres et arts de Seine-et-Oise, en faveur du mémoire qui réunirait aux plus curieuses recherches historiques sur la condition des sourds-muets avant et depuis l'abbé de l'Épée, le meilleur éloge de ce bienfaiteur de l'humanité. M'occupant déjà de remplir les vues de la Commission, on pense bien que je ne laissai pas échapper cette occasion d'élever à la mémoire de ce sublime instituteur ce nouveau monument de la reconnaissance de ses enfants. J'osai donc m'aventurer dans la lice, et le Ciel bénit mon audace: mon mémoire obtint le prix.
Cependant je réservais pour le travail que la Commission du monument de Saint-Roch m'avait confié la partie de mes recherches qui concerne plus spécialement les vertus de l'apôtre des sourds-muets, dans le but d'en former une introduction au simple narré de sa vie et des travaux de la Commission parisienne.
La rédaction de mon mémoire touchait à sa fin; mais les circonstances ne me permettaient pas, à mon grand regret, de pouvoir en adresser un exemplaire à chacun des souscripteurs et de faire face aux frais de publication de l'œuvre au moyen du surplus du montant des souscriptions. Je me déterminai donc en juillet 1838 à tenter, par l'intermédiaire du garde des sceaux de cette époque (M. Barthe), une démarche auprès de l'imprimerie nationale. Malheureusement le comité, établi à la chancellerie pour examiner les ouvrages dignes de cette faveur, ne jugea pas qu'une production de la nature de la mienne rentrât dans la catégorie de celles que les ordonnances qui régissent les impressions gratuites désignent comme pouvant être publiées sur les fonds de cet établissement, c'est-à-dire des ouvrages appartenant aux sciences et particulièrement aux langues orientales. On me fit observer que mon travail semblait concerner plus spécialement le ministère de l'intérieur ou celui de l'instruction publique.
Dans le cours d'avril 1839, je m'adressai donc au directeur des beaux-arts, sollicitant son intervention auprès du ministre de l'intérieur, attendu que la Société centrale, dont je m'honorais d'être le président, n'était pas assez riche pour subvenir aux dépenses nécessitées par une semblable publication. Ma lettre resta sans réponse.
Depuis, par un effet de la bienveillance de l'autorité municipale de Versailles, les divers documents relatifs à l'érection d'une statue de l'abbé de l'Épée dans cette ville m'étant tombés entre les mains, je les rassemblai et les coordonnai avec un empressement d'autant plus religieux que je crus y voir le complément naturel de mes recherches. La Commission de Seine-et-Oise me paraissait être la digne sœur de celle qui allait enrichir l'église Saint-Roch, à Paris, d'un monument conçu dans le même but.
Quant au succès matériel de mon œuvre, il ne repose plus maintenant tout entier, je l'avoue, que sur la sympathie des admirateurs du grand apôtre des sourds-muets.
Le public jugera si, interprètes de la Société centrale, M. Peyson et moi sommes restés au-dessous, de notre tâche. Les membres de cette ancienne réunion se bornent à déclarer qu'il est impossible, suivant eux, d'apporter à une œuvre de conscience plus de zèle et de désintéressement.
Ils ont foi dans l'historique de la vie de leur père spirituel, qui, s'il remplit son but, deviendra le catéchisme de la grande famille des sourds-muets épars sur la surface du globe.
Et ils recommandent à la mémoire de leurs frères présents et à venir, non-seulement les noms des membres composant la Commission de Paris, qui a si puissamment aidé la Société centrale à payer une dette sacrée de vénération et de gratitude à l'abbé de l'Épée, mais aussi ceux des membres de la Commission de Versailles, dont le dévouement si spontané, si actif, a su dignement réparer l'oubli de sa ville natale envers un de ses plus illustres enfants.
Les sourds-muets dans l'antiquité et le moyen âge.—Abandon général.—Quelques efforts tentés en leur faveur.—Ils échouent faute d'ensemble.—Naissance de l'abbé de l'Épée.—Sa vocation pour l'état ecclésiastique.—Le formulaire d'Alexandre VII.—Il refuse de le signer.—Il est autorisé, néanmoins, à remplir les fonctions du diaconat.—Il devient avocat et prête serment le même jour que M. de Maupeou.—Enfin, un neveu de Bossuet lui fraie le chemin du sacerdoce.
Parmi le peu de noms que la foule changeante ne prononce qu'avec vénération, noms plus imposants cent fois que tous ces magnifiques titres qui chatouillent la vanité humaine, nous n'en connaissons pas qui mérite plus d'occuper le premier rang dans l'admiration, l'amour et la reconnaissance des peuples que celui du père spirituel des sourds-muets, l'abbé de l'Épée.
Dût-on nous taxer d'exagération, nous maintiendrons notre dire, et, nous ferons mieux, nous le prouverons.
Qu'on établisse, en effet, un parallèle entre la condition des sourds-muets chez les anciens et celle dans laquelle les a placés le génie de cet humble missionnaire! Depuis des siècles, ces tristes victimes de la nature marâtre courbaient le front sous le joug d'un préjugé barbare. La foule indifférente[2] regardait d'un œil de dédain cette caste de nouvelle espèce, comme elle les appelait, circuler au milieu d'elle. Ils languissaient, ces infortunés, dans l'ignorance et dans l'esclavage: ils attendaient un nouveau Messie qui vînt briser leurs fers.
Pour preuve de l'empire qu'exerçait sur eux une aveugle prévention, quelque coin obscur du globe qu'ils habitassent, nous allons signaler la manière dont ils étaient traités chez les Flamands, par exemple.
Au moyen âge, l'être atteint d'une pareille infirmité était considéré[3] dans cette contrée, ou comme un maniaque, ou comme un innocent qu'on mettait en curatelle. C'était sous l'influence de cette opinion générale que ces malheureux étaient menés à l'église de Damme, où l'on vénérait les reliques de la Sainte-Croix, pour obtenir leur guérison. Cette croyance pouvait être autorisée par le miracle qu'avait opéré Jésus-Christ sur un homme muet possédé du démon. Il y avait en ce temps-là une femme salariée exprès pour mettre ordre à la foule et avoir soin des sourds-muets.
Et cependant, vers le milieu du seizième siècle, un lent et consciencieux travail de réhabilitation se préparait silencieusement en leur faveur sur divers points du globe; quelques hommes d'élite (honneur leur soit rendu!) ne balançaient pas à tenter de généreux efforts pour ouvrir les sentiers de l'intelligence à cette classe déshéritée de toute participation aux avantages de l'union sociale; malheureusement l'obscurité dont leurs tentatives étaient enveloppées les condamnait à périr avec eux.
Un seul homme se présenta, dont le regard puissant dit aux sourds-muets: Et vous aussi, vous serez hommes! Avec quel étonnement le dix-huitième siècle ne le vit-il pas, dès son apparition, ébranler cette effrayante barrière dressée entre ces infortunés et leurs frères parlants! Il l'a doté, ce siècle, si éclairé entre tous les siècles, d'une des plus belles conquêtes du génie de l'homme. Ces heureuses semences ne sont pas tombées sur un sol ingrat. On les a vues féconder à la fois l'esprit et le cœur des sourds-muets régénérés. Rendus à toute la dignité humaine, ils ouvrent leurs cœurs aux consolantes vérités de la religion, contribuent aux charges de la communauté, partagent ses devoirs et ses avantages, cultivent aussi les sciences et les arts. Au milieu du concert d'admiration qui s'élève de tous les coins de l'univers pour bénir ces miracles, un sourd-muet ose accepter la tâche imposée par la bienveillance de ses anciens collègues de la Commission du monument de Saint-Roch, et tracer l'esquisse rapide de la vie du vertueux bienfaiteur de ses frères d'infortune. Si le sentiment d'une profonde vénération et le zèle d'une ardente reconnaissance ne remplacent pas en lui le talent, sa témérité aura du moins, il l'espère, quelques droits à l'indulgence du public.
Charles-Michel de l'Épée[4] naquit à Versailles, le 24 novembre 1712[5]. Il eut pour père un expert ordinaire des bâtiments du roi, homme recommandable par ses qualités morales autant que par son savoir, et dont la tendresse éclairée se consacrait sans relâche à développer l'esprit et le cœur de ses enfants. Aussi l'exercice des vertus devint-il de bonne heure chez le jeune de l'Épée un besoin plutôt qu'un devoir. A travers ses brillants succès dans les sciences, ses parents avaient remarqué en lui un penchant décidé pour l'état ecclésiastique, et ils s'étaient efforcés de le détourner d'une carrière qui contrariait leurs vues. Peine inutile! Dieu avait parlé, et le jeune homme suivait sa vocation.
Ses études achevées, à dix-sept ans, il sollicita la faveur de gravir les premiers degrés du sacerdoce, et, suivant l'usage qui était alors une loi pour tout le diocèse de Paris, on lui demanda d'accepter le formulaire d'Alexandre VII[6], espèce de déclaration d'orthodoxie moliniste. Le jeune de l'Épée refusa de le signer. Et pourtant il ne croyait obéir qu'à sa conscience, car l'Église n'eut jamais de fils plus respectueux et plus soumis. Toutefois on lui permit d'exercer les humbles fonctions du diaconat, compensation, hélas! bien faible pour toute l'ardeur, toute l'immensité du saint zèle dont il était embrasé!
Que faire? Quel parti prendre? Charles-Michel tourna ses regards vers le barreau, dont sa famille avait déjà rêvé pour lui les triomphes; il subit avec succès ses examens; il se fit recevoir avocat au parlement de Paris et prêta serment en cette qualité le même jour qu'un autre adepte, destiné à devenir un jour chancelier du royaume, Nicolas-Charles-Augustin de Maupeou[7].
Cependant son âme douce et tendre regrettait sans cesse, au milieu du tumulte des tribunaux, le paisible ministère des autels. Il sentait que là seulement étaient sa vie, son bonheur, son avenir; il se livra donc avec une nouvelle ardeur aux études théologiques, et ses vœux furent exaucés. Jacques-Benigne Bossuet, évêque de Troyes, neveu de l'immortel auteur du Discours sur l'Histoire universelle, l'appela près de lui, l'admit en 1736 dans les quatre ordres mineurs, le nomma desservant de Fouges, le 23 mars de cette année, sous-diacre le 31, diacre le 22 septembre, chanoine de Pougy, le 28 mars 1738, et prêtre, le 5 avril. Le 20 août 1736, il avait fourni la preuve qu'il jouissait d'un revenu suffisant pour entrer dans les ordres. Son père et sa mère lui constituaient une rente de 250 livres sur les fermes qu'ils possédaient dans la principauté de Dombes[8].
Vertus et maximes de l'abbé de l'Épée.—Sa tolérance.—Ses rapports avec le protestant Ulrich.—Ses vœux en faveur des juifs.—Son abnégation, son humilité.—Ses relations avec un évêque janséniste qu'il rend dépositaire de son adhésion à la bulle Unigenitus.—On lui interdit le ministère de la parole et celui de la confession.—On lui refuse les cendres.—Sa réponse à un prêtre intolérant.—Vengeance sublime.—Commencement de son apostolat.
Le talent de la parole que l'abbé de l'Épée avait cultivé dans les luttes tumultueuses du barreau lui ouvrit le chemin de la paisible chaire de vérité. Son éloquence, partie du cœur, arrivait droit au cœur; elle se répandait comme une rosée bienfaisante dans les villes et dans les campagnes du diocèse, et il jouissait du bien qu'elle produisait. Personne n'offrit un plus parfait modèle de tout ce qu'il enseigna. Sollicitude, bienveillance, activité, modestie, simplicité, il réunissait en lui, au plus haut degré, toutes les vertus du sacerdoce. On eût dit que la Providence suscitait à l'Église gallicane un autre Fenélon au milieu des querelles qui la déchiraient. Ennemi de l'intolérance, il répétait sans cesse avec le grand Henri IV: «Tous ceux qui sont bons sont de ma religion.» Il se plaisait également à laisser échapper de ses lèvres cette belle maxime du cygne de Cambray: «Souffrons toutes les religions, puisque Dieu les souffre!»
Imbu de ces principes de charité, il accueillit dans la suite, avec la sympathie la plus touchante, le protestant Ulrich, qui était venu du fond de la Suisse étudier sa méthode. Bientôt une étroite liaison établit une sorte de parenté entre leurs âmes, et porta Ulrich à abjurer ses anciennes croyances. L'abbé de l'Épée, désirant le retirer de la misère dans laquelle il gémissait à Paris, insistait pour qu'il acceptât une somme de 600 livres qu'il lui offrait: «Vous m'avez enseigné, répondit le fier Helvétien, combien est agréable au Ciel l'état de l'homme qui travaille en paix dans l'indigence et qui souffre les privations sans murmurer; vous m'avez inculqué vos principes. Après ce don, tous les autres me seraient inutiles; de plus nécessiteux jouiront de vos largesses. J'ai appris de vous à aimer Dieu, mes frères et le travail: je suis riche de vos bienfaits.»
Et cette fraternité universelle inondait tellement son âme, que le vœu le plus ardent de son cœur était de voir les juifs sortir enfin de leur longue servitude pour entrer dans la grande famille chrétienne.
Véritable pasteur de ses frères, il tâchait de les conduire au Ciel, afin de mériter de le gagner pour lui-même. «Grâce à Dieu, disait-il sur la fin de ses jours, je n'ai jamais commis de ces fautes qui tuent les âmes, mais je suis épouvanté quand je réfléchis combien j'ai mal répondu à une telle faveur d'en haut: une mauvaise pensée m'a poursuivi une seule fois dans mon jeune âge; le Seigneur me donna la force de prier et de vaincre; ce fut sans retour, et j'arrive, après une carrière longue et tranquille, au jugement de Dieu, avec cette unique victoire. Ce sont les grands combats qui font les saints; Dieu a tout fait pour mon salut, et je n'ai rien fait qui réponde à l'excellence de sa grâce.»
Cependant le protecteur, l'appui de l'abbé de l'Épée, l'évêque de Troyes, venait de s'endormir du sommeil du juste[9]. Il lui restait encore un ami, c'était le célèbre Soanen, évêque de Senez, qui s'était rallié aux principes de Port-Royal. Ses relations intimes avec le prélat, relations fondées sur une parfaite harmonie de sentiments, lui attirèrent les censures de l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont. Il avait même rendu Soanen, qui avait longtemps repoussé la bulle Unigenitus, dépositaire de son acte d'adhésion à cette déclaration du saint-siége. C'est un modèle parfait de droiture d'âme et de pureté d'intention[10], et pourtant, contradiction remarquable dans un homme d'un esprit aussi supérieur, il y remercie très-humblement Dieu de la protection que sa grâce a daigné accorder à la cause qu'il a défendue, et des signes visibles de sa toute-puissance dont il lui a plu de l'entourer. En se soumettant, il confesse, dans l'effusion de sa candide reconnaissance, avoir vu de ses yeux quelques-unes des guérisons miraculeuses que le Seigneur a opérées par l'intercession du bienheureux diacre François Pâris.
De pareilles restrictions ne pouvaient satisfaire l'archevêque de Paris. On interdit à l'abbé de l'Épée le ministère de la prédication: on lui défend de diriger les consciences, et, comme si la Providence eût voulu mettre sa vertu à une plus rude épreuve[11], se présentant un jour dans sa paroisse pour y recevoir les cendres avec les fidèles, il se voit repoussé publiquement par le prêtre qui préside à cette cérémonie. Mais lui, avec cette résignation chrétienne qui ne se dément jamais, se lève et répond à l'outrage en ces termes: «J'étais venu, pécheur contrit, m'humilier à vos pieds; votre refus ajoute à ma mortification; mon but est atteint devant Dieu; je n'insiste pas pour ne point tourmenter votre conscience[12].
Plus tard, l'abbé de l'Épée, d'accord avec le curé de Saint-Roch, prêta généreusement à ce même ecclésiastique l'appui de son ministère près des tribunaux chargés des affaires spirituelles. Il avait interdit la sainte table à un pauvre prêtre pour lequel l'abbé de l'Épée professait la plus grande estime, et cela peut-être pour le même motif qui avait fait exclure l'abbé de l'Épée de la distribution des cendres. On rapporte que, dans la suite, la raison de ce ministre intolérant s'égara, et qu'en proie à d'horribles souffrances, il retrouva à son chevet l'âme généreuse de sa victime.
Au milieu de toutes ces tribulations, la Providence le conduisait par des sentiers secrets à un pénible, mais glorieux apostolat, auprès de gentils d'une nouvelle espèce. A lui devait échoir la tâche d'achever la grande œuvre de leur régénération morale à peine ébauchée par un vénérable prêtre de la doctrine chrétienne.
Deux sœurs sourdes-muettes, élèves du R. P. Vanin, de la doctrine chrétienne.—La mort les ayant privées de leur instituteur, l'abbé de l'Épée se résout à continuer son œuvre.—Théorie du langage des gestes.—Il ignore entièrement les travaux de ses prédécesseurs.—Ses premières tentatives.—Objections des philosophes et des théologiens.—Réponses victorieuses à ces objections.—Important avis du R. P. Lacordaire.
Ce fut vers l'année 1753, suivant toutes les probabilités, qu'une affaire de peu d'importance amena l'abbé de l'Épée dans une maison de la rue des Fossés-St-Victor, qui faisait face à celle des frères de la doctrine chrétienne. La maîtresse du logis étant absente, on l'introduisit dans une pièce où se tenaient ses deux filles, sœurs jumelles, le regard attentivement fixé sur leurs travaux d'aiguille. En attendant le retour de leur mère, il voulut leur adresser quelques paroles; mais quel fut son étonnement de ne recevoir d'elles aucune réponse! Il eut beau élever la voix à plusieurs reprises, s'approcher d'elles avec douceur, tout fut inutile. A quelle cause attribuer ce silence opiniâtre?
Le bon ecclésiastique s'y perdait. Enfin la mère arrive. Le vénérable visiteur est au fait de tout. Les deux pauvres enfants sont sourdes-muettes. Elles viennent de perdre leur maître, le vénérable R. P. Vanin ou Fanin, prêtre de la doctrine chrétienne de St-Julien-des-Ménétriers, à Paris. Il avait entrepris charitablement leur éducation au moyen d'estampes qui ne pouvaient leur être d'un grand secours. En ce moment décisif, un rayon du Ciel révèle à l'étranger sa vocation. Sans aucune expérience dans l'art difficile dont il va sonder les profondeurs inconnues, il est déjà tout prêt à se sacrifier.
A partir de ce jour, il remplira auprès de ces infortunées la place que le père Vanin laisse vide. Après avoir mûrement réfléchi aux moyens par lesquels il pourra remplacer chez elles l'ouïe et la parole, il croit entrevoir dans le langage des gestes la pierre angulaire que le Ciel destine à soutenir l'édifice intellectuel du sourd-muet. Intimement convaincu de la possibilité d'appliquer à cet enseignement ce principe que les idées et les sons articulés n'ont pas de rapport plus immédiat entre eux que les idées et les caractères écrits, principe évident qui s'est gravé dans sa jeune intelligence dès les bancs de l'école, il ne se laisse pas effrayer par les obstacles qu'il prévoit dans un monde nouveau dont il n'a pas exploré les routes; car il ne soupçonne pas même les travaux de ceux qui, avec des mérites divers, l'ont précédé dans la carrière. Son génie, planant sur la sphère des possibilités, a déjà saisi ce qui échappe aux regards vulgaires, et le globe entier retentira bientôt des succès inouïs obtenus par ce grand homme à l'aide de la mimique, cette langue universelle, vainement cherchée par les philosophes et par les savants de tous les siècles et de tous les pays[13]. Les écoles que l'humanité a élevées, et qu'elle élève encore à l'envi sur tous les points de la France et dans toutes les contrées du monde, sont autant de temples qui proclament le Dieu dont le souffle vivifiant les a édifiées. Mais alors tout était encore à faire. De longtemps l'heure du repos ne sonnera pour l'apôtre des sourd-muets, ou plutôt il n'y aura jamais pour lui de repos sur la terre.
En 1760, il met en lumière sa méthode, qui doit lui attirer les critiques de quelques philosophes et de quelques théologiens. Les premiers s'obstinent à dénier à tout autre sens qu'à l'ouïe la vertu de transmettre au sourd-muet les connaissances que reçoit le parlant par cette voie, quoiqu'ils affectent, contradiction flagrante! d'admettre sans peine le vieil axiome: Nihil est in intellectu quod prius non fuerit in sensu (Il n'est rien dans notre esprit qui n'y soit entré par nos sens).
Les autres opposent à l'abbé de l'Épée ces paroles de l'apôtre: Fides ex auditu (I. Rom. 10-17). La foi nous vient par l'ouïe.
Il ne fut pas difficile à notre instituteur de démontrer aux philosophes que les formes visibles peuvent produire le même effet que les sons fugitifs, et que ces deux moyens ne sont susceptibles de nous fournir des idées qu'à la condition qu'elles seront interprétées par quelque signe extérieur, commun à l'espèce humaine, et que ce signe extérieur fixera ensuite dans la mémoire ce que les mots prononcés ou écrits signifient dans l'intention de ceux qui les prononcent ou les écrivent.
On ne se tint pas pour battu; on évoqua l'effrayant fantôme de la métaphysique. Il n'embarrassa pas davantage le grand homme. «Le langage mimique est, observa-t-il avec ses yeux d'aigle, susceptible de traduire tous les mots d'une langue quelconque jusqu'aux nuances les plus délicates qui les différencient.» Nous ajouterons même qu'à l'égal de la parole et même au-dessus, il réunit l'énergie, la flexibilité à la clarté, à la vérité, et que cet immense avantage tient naturellement aux lois immuables et éternelles de notre organisation physique.
On se rappelle, du reste, que la question avait été souverainement résolue ailleurs depuis des siècles, non-seulement dans une lutte engagée entre la mimique de Roscius et les périodes harmonieuses de Cicéron, mais aussi sur le théâtre de Rome, où, après ce célèbre comédien et après Ésope, l'art des Pylade et des Bathylle balançait, effaçait même l'art des Sophocle et des Ménandre.
L'abbé de l'Épée remet non moins victorieusement sous les yeux des théologiens le sentiment d'Estius sur le texte de saint Paul. «La lecture, dit-il, des vérités saintes de notre religion, qui, selon le docteur qu'il regarde[14] comme un des plus habiles commentateurs des Écritures divines, se fait par le secours des yeux, est comprise dans ces paroles de l'apôtre: ex auditu; car, s'il est vrai que le plus grand nombre de ceux qui se sont convertis à la foi n'en ont appris les vérités saintes que par la voix éloquente des ministres qui les leur ont prêchées, on ne peut pas disconvenir, non plus, qu'il n'y en ait eu beaucoup auxquels ces vérités saintes ont été transmises par la lecture. Les saints Évangiles ont été écrits afin qu'en les lisant, on crût les vérités saintes qu'ils renferment: Ces choses ont été écrites, dit l'apôtre saint Jean dans son Évangile (chap. 28, v. 31), afin que vous croyiez que Jésus est le fils de Dieu, et qu'en le croyant, vous ayez la vie en son nom.»
Notre infatigable athlète ne s'arrête pas là; il invoque avec une nouvelle force les lumières de saint Augustin, en démontrant comment ce grand docteur explique la raison d'un arrêt qui semble, au premier abord, exclure les sourds de naissance de la perception de la foi, arrêt dont, à la honte de l'humanité, on a fait si fréquemment un si étrange abus: Quod vitium ipsam impedit fidem. C'est, dit saint Augustin, parce que le sourd de naissance, ne pouvant apprendre à connaître les lettres, il lui est impossible de recevoir la foi par le moyen de la lecture: Nàm surdus natus litteras, quibus lectis fidem concipiat, discere non potest.
«Après tout, que serait-il arrivé, s'écrie enfin l'abbé de l'Épée, si l'un et l'autre eussent connu les secrets de la langue des sourds-muets?»
Nous ne pensons pas qu'il soit hors de propos de placer ici, en passant, l'opinion du père Lacordaire, qui n'est certainement pas sans importance, même après celle de ses illustres devanciers.
Lors du séjour du célèbre dominicain à Nancy, en 1844, un professeur sourd-muet de cette ville, M. Richardin me pressa de l'accompagner chez lui. Il y tenait d'autant plus, qu'il était loin d'être satisfait de la manière de voir de l'éloquent dominicain par rapport aux sourds-muets en ce qui touche la foi. Il se permit donc de l'interpeller à cet égard, et cette interpellation provoqua de la part du grand prédicateur un sourire, plein d'indulgence. Il saisit la plume et jette à la hâte sa réponse sur le papier. Qu'on juge de l'explosion de la joie de mon collègue à la lecture de l'explication suivante du texte de saint Paul!
«L'apôtre des gentils veut dire que la foi vient de la révélation faite à l'homme par la parole de Dieu; peu importe que l'homme entende la parole de Dieu par l'ouïe ou par un sens qui supplée à l'ouïe.—La foi est l'adhésion de l'âme à la parole de Dieu, manifestée à l'homme de quelque manière que ce soit.»
Ainsi il demeure dûment avéré que c'est par la révélation extérieure que nous sommes initiés aux vérités naturelles et surnaturelles, et qu'on est fondé à interpréter de la même manière cette autre observation de S. Paul: «Comment les hommes invoqueraient-ils le Dieu en qui ils ne croient pas? Et comment croiraient-ils en lui, s'ils ne l'entendent pas? Et comment enfin l'entendraient-ils, s'il ne leur est pas annoncé?» Quomodò ergò invocabunt in quem non crediderunt? Aut quomodò credent ei quem non audierunt? Quandò autem audient sinè predicante? (Rom. 10, 14-15.)
Lutte plus sérieuse du célèbre instituteur des sourds-muets avec les hommes de sa spécialité.—Publication de ses divers travaux sous le voile de l'anonyme.—Succès de ses séances publiques.—Intérêt que lui portent Louis XVI, Joseph II et Catherine de Russie.—Sa réputation grandit avec son zèle.—Exercices en français, en latin, en italien, en espagnol, en anglais.—Quelques taches éparses dans l'ensemble de son système.—Puériles décompositions grecques et latines.
L'abbé de l'Épée eut encore à lutter avec de nouveaux adversaires plus terribles pour lui: c'étaient des hommes spéciaux qui se livraient au même enseignement. Après avoir longtemps résisté aux instances réitérées de ses amis relativement à la publication de sa méthode, il dut se déterminer à faire violence à sa modestie, et non seulement prendre un parti qui importait à l'intérêt général de la nombreuse famille de déshérités dont il s'était constitué le père, mais admettre encore des étrangers à suivre les cours qu'il leur faisait journellement.
A chaque séance, l'admiration publique allait crescendo et se communiquait comme par un fil électrique d'un bout du monde à l'autre. C'est ce qui explique l'empressement des savants les plus distingués et des plus grands personnages à se presser autour de l'humble instituteur. Dire quel effet ses démonstrations lumineuses produisirent sur leur imagination est chose difficile. Tout le monde sait le haut intérêt dont elles furent également l'objet de la part de Louis XVI, de l'empereur Joseph II et de Catherine II, impératrice de Russie.
Au milieu de ces félicitations universelles, l'abbé de l'Épée crut néanmoins devoir garder l'anonyme en publiant ses réponses aux pamphlets lancés contre son nouveau système, ses quatre lettres renfermant à la fois l'exposé et la défense de ce système, son livre de l'Institution des Sourds-Muets par la voie des signes méthodiques, in-12 (1774-1776), ouvrage qui contient le projet d'une langue universelle fondée sur des signes naturels assujettis à une méthode commune, et, huit ans après, sa Véritable manière d'instruire les Sourds-Muets, confirmée par une longue expérience. Toutefois, le célèbre instituteur eut beau envelopper son nom d'un voile épais, son mérite transcendant brilla à tous les yeux, et, s'il dut lui en coûter beaucoup d'être si pompeusement prôné, si unanimement porté aux nues, sa joie intérieure n'en fut pas moins grande quand il vit qu'il recueillait la moisson bienfaisante qu'il avait semée à la sueur de son front. Laissons-le parler lui-même:
«Aujourd'hui les choses sont changées de face. On a vu plusieurs sourds-muets se montrer au grand jour. Les exercices (en français, en latin, en italien, en espagnol, en allemand et en anglais) sur les sacrements et sur les vérités de la religion ont été annoncés par des programmes qui ont excité l'attention du public. Des personnes de tout état et de toute condition y sont venues en foule. Les souteneurs ont été embrassés, applaudis, comblés d'éloges, couronnés de lauriers. Ces enfants, qu'on avait regardés jusqu'alors comme des rebuts de la nature, ont paru avec plus de distinction et fait plus d'honneur à leurs pères et mères que leurs autres enfants qui n'étaient pas en état de faire la même chose, et qui en rougissaient. Les larmes de tendresse et de joie ont succédé aux gémissements et aux soupirs. On montrait ces acteurs de nouvelle espèce avec autant de confiance et de plaisir qu'on avait pris jusqu'alors de précaution pour les faire disparaître.»
Toutefois, notre admiration aveugle ne va point jusqu'à nous faire accorder sans restriction tous nos éloges à notre maître. Nous ne croyons pas même insulter à sa gloire en signalant ici les quelques écarts de son génie qui déparent son œuvre admirable. On va le voir, en effet, tout à l'heure se contredire lui-même, après avoir démontré avec une dialectique victorieuse à quel point il importe de s'en tenir religieusement aux principes fondamentaux sur lesquels repose l'éducation du sourd-muet, et quelles immenses ressources recèle la mimique quand on s'efforce sérieusement de la perfectionner.
Je prends au hasard quelques passages de sa véritable manière d'instruire les sourds-muets.
Voici de quelle manière il enseigne l'emploi des articles: «Nous faisons observer au sourd-muet (dit-il pages 16-17) les jointures de nos doigts, de nos mains, du poignet, du coude, etc., et nous les appelons articles ou jointures. Nous écrivons ensuite sur le tableau que le, la, les, de, du, des, joignent les mots comme nos articles joignent nos os (les grammairiens nous pardonneront si cette définition ne s'accorde pas avec la leur). Dès lors le mouvement de l'index droit, qui s'étend et se replie plusieurs fois en forme de crochet, devient le signe raisonné que nous donnons à tout article. Nous en exprimons le genre en portant la main au chapeau pour l'article masculin le, et à l'oreille, où se termine la coiffure d'une personne du sexe, pour l'article féminin la. L'article pluriel les s'annonce par le mouvement répété des quatre doigts d'une ou de deux mains en forme de crochet. L'apostrophe s'indique en faisant en l'air une apostrophe avec l'index droit. Il faut y ajouter le signe de masculin, si l'apostrophe est suivie d'un nom substantif masculin, et, au contraire, le signe de féminin, si le nom substantif qui suit est un nom féminin.
«De, du, de la, des, sont des articles au second cas. Il faut donc ajouter au signe d'article le signe de second et ensuite le signe de singulier ou de pluriel, de masculin ou de féminin. Nous avons soin de faire observer que le de, du, des de l'ablatif n'est point un article, mais une préposition qui a son signe particulier à proportion de l'usage auquel on l'emploie.»
S'agit-il d'expliquer le cas? «Il faut (dit-il pages 18-19) en faire apprendre les noms au sourd-muet par la dactylologie, nominatif, génitif, datif, etc., sans se mettre en peine de lui expliquer pourquoi on leur a donné ces noms. Mais ils ont chacun les signes qui leur sont propres: premier, second, troisième degré, etc., par lesquels on descend du premier cas, qu'on appelle le nominatif, jusqu'au sixième, qu'on nomme l'ablatif, et ce sont des signes beaucoup plus intelligibles que ceux qu'on pourrait appliquer à ces différents noms, après même en avoir donné la définition. Nous dirons (page 28) comment premier, second, troisième, etc., se distinguent d'un, deux, trois, etc.
«Quant au signe du mot cas, il s'exprime de cette manière: on fait rouler l'un sur l'autre les deux index en déclinant, c'est-à-dire en descendant depuis le premier jusqu'au sixième.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Pour ce qui regarde les signes de certains mots composés[15], l'abbé de l'Épée est d'avis de les décomposer matériellement à l'aide du grec et du latin, au lieu d'en caractériser la valeur intrinsèque par un trait aussi rapide que la pensée. Ainsi, satisfaire signifie, selon lui, d'après sa décomposition latine, FAIRE ASSEZ; introduire, signifie CONDUIRE DEDANS.
Elle n'est certainement pas moins étrange la distinction qu'il a cru devoir établir (pages 57-58 ibid.) entre les différents passés: j'ai aimé,—j'aimai,—j'ai eu aimé,—j'eus aimé,—j'avais aimé, en les désignant par premier, deuxième, troisième et quatrième parfait, après avoir jeté, pour chacun d'eux, la main par dessus l'épaule, signe commun à tout passé.
Il n'entre pas dans le plan de mon ouvrage de m'attacher laborieusement à relever une à une les fautes dans lesquelles est tombé l'abbé de l'Épée. Ma tâche est plus belle; j'ai à le montrer à tous les yeux couronné d'une brillante auréole de gloire. D'ailleurs, de pareilles erreurs ne glissent-elles pas inaperçues à travers les innombrables démonstrations dictées par la plus saine logique, à travers les magnifiques préceptes qu'il puise dans les trésors de son inépuisable charité?.... Que conclure de là, sinon que notre grand apôtre serait Dieu lui-même, s'il était parfait?
Les signes naturels seuls peuvent-ils suffire à l'expression même des idées métaphysiques?—Divers essais infructueusement tentés pour arriver à une écriture universelle.—Descartes et Leibnitz ne croient pas à la possibilité d'un succès.—M. de Lamennais est d'un avis contraire.—La fusion de toutes les langues en une seule, si elle était possible, serait-elle durable?—La mimique est la seule langue universelle.—Tentative heureuse de Bébian pour peindre le geste et le fixer sur le papier comme on y fixe la parole.—Sa MIMOGRAPHIE.
Avant de passer outre, il me reste à réfuter une objection qu'on a prétendu opposer à la donnée primitive de la méthode de l'abbé de l'Épée.
«La langue des sourds-muets n'aurait pas besoin, a-t-on dit, d'être apprise, si elle ne consistait qu'en signes naturels; mais la diversité des opérations de l'esprit et le nombre infini de relations dont la combinaison des idées rend les objets susceptibles ne permettront jamais d'exprimer par ces seuls signes tout ce qui se passe en nous, et, malgré les rêveries de St-Martin et de quelques autres idéologues, l'on sera toujours obligé de recourir aux signes conventionnels. Ces considérations auraient dû convaincre les glossographes de l'impossibilité même absolue d'établir une langue vraiment universelle.»
Nous accorderons que les essais tentés par plusieurs savants, sous diverses dénominations[16], ont tous échoué jusqu'à présent, comme il était indubitable qu'ils échoueraient, puisqu'ils n'avaient rien moins pour but que de résoudre le problème, jusqu'alors insoluble, d'une classification raisonnée des idées à substituer à l'ancien catalogue des mots par ordre alphabétique.
S'il faut ajouter foi à certains témoignages, Leibnitz aurait emprunté à Descartes l'idée de son Alphabet des pensées, titre dont il a décoré sa langue caractéristique universelle, consistant dans le catalogue exact des notions composées, c'est-à-dire des pensées, des jugements, marqués chacun d'un caractère propre et spécial.
Descartes, après avoir tâché de démontrer, de son côté, qu'il est absolument impossible d'essayer de fixer une langue universelle, à moins d'établir un ordre logique et suivi entre toutes les pensées qu'enfante l'esprit humain, comme il en existe naturellement entre les nombres, se croit fondé à conclure (Lettres,—tom. 2, p. 550), que ce n'est que dans le pays des romans que cette langue peut devenir familière à tous les habitants d'une ville, à tout un peuple, à tous les peuples.
De nos jours, M. de Lamennais paraît, au contraire, intimement convaincu de la solution possible du problème, quand il dit dans son Esquisse d'une philosophie: «Le mélange des langues tend à rendre commun aux familles distinctes qui les parlent le développement de chacune d'elles, à fondre tous les progrès dans un seul progrès, le progrès de l'espèce: ce qui fait concevoir une époque future où, la fusion étant complète et le genre humain étant parvenu à se constituer dans l'unité, toutes les langues aussi se fondront dans une seule langue universelle.»
Après les diverses raisons alléguées par ces grands philosophes, serons-nous mal venu à soutenir, supposé même que cette tentative fût couronnée d'un plein succès, que les passions ou les caprices de chaque peuple finiraient nécessairement par effacer bientôt le caractère d'unité qu'on serait parvenu à imprimer à ce projet de langue universelle?
Et serons-nous plus mal venu, nous sourd-muet, à vous offrir pour essai (c'est aux savants que nous nous adressons), après notre illustre maître l'abbé de l'Épée, la langue dans laquelle nous nous communiquons nos pensées et nos sentiments sans proférer une parole, la mimique? Observez-le bien, cette langue suffit abondamment, selon nous, à tout ce qu'on est en droit d'exiger d'elle, si restreint qu'on suppose, à priori, le nombre d'éléments dont elle se compose. Mais ce que vous y remarquerez vous avertira assurément que, pour en arriver là, elle a besoin de vous voir réunir hardiment vos efforts aux nôtres. Et qui d'entre vous se refusera à reconnaître, après cela, que Descartes a eu tort de nous renvoyer au pays des chimères?
D'un autre côté, un des disciples les plus brillants de l'abbé de l'Épée, Bébian, ancien censeur des études à l'institution des sourds-muets de Paris, est venu à bout de peindre le geste et de le fixer sur le papier comme on y fixe la parole. Sa mimographie, qui n'est qu'un essai, ne renferme, il est vrai, qu'un petit nombre de caractères à l'aide desquels il démontre la possibilité d'écrire tous les signes qu'on veut, mais il ne tient qu'à nous d'élargir son cadre et de la mettre à la portée du genre humain. D'avance nous pouvons répondre du succès, car il repose sur le fond de notre nature même, je veux dire sur notre organisation physique. En effet, le langage des gestes n'est-il pas le premier que nous apportons tous en naissant? L'usage seul si commode de la parole vous force plus tard à négliger de le cultiver aussi soigneusement, aussi fructueusement que nous le faisons, nous qui sommes déshérités de cet avantage.
Parole artificielle enseignée aux sourds-muets.—A quel hasard en est due l'introduction dans le cours d'études de l'abbé de l'Épée.—Découverte inattendue d'un livre espagnol et d'un livre latin sur cette spécialité.—Juan Pablo Bonet et Conrad Amman.—Quelques ouvrages composés sur ce sujet après l'abbé de l'Épée.—Sourds-muets parlants les plus remarquables, formés par ses leçons.—Succès qu'avait déjà obtenus, à Paris, dans l'articulation artificielle, un juif portugais, Jacob Rodrigues Pereire, et qu'ignorait complétement notre célèbre instituteur.
Maintenant reprenons le cours des travaux de l'abbé de l'Épée!
Notre instituteur a tracé, en outre, d'après son plan, les règles de la parole artificielle et il a obtenu d'aussi brillants succès dans cette partie de l'enseignement.
Voici dans quelle circonstance il se décida à essayer de délier la langue de ses élèves.
Un jour, dans une de ses séances publiques, un inconnu lui présente un livre espagnol, en l'assurant que, s'il consent à l'acheter, il rendra un vrai service à celui qui le possède. L'abbé refuse d'abord, il allègue son ignorance de cette langue; mais, en ouvrant le volume au hasard, il est surpris d'y trouver l'alphabet manuel des Espagnols. Cette particularité le décide, il garde le livre et renvoie le commissionnaire satisfait. Son étonnement redouble quand, à la première page, ce titre frappe ses yeux: Arte para enseñar à hablar à los mudos, (art d'enseigner à parler aux muets). C'est l'œuvre de Juan Pablo Bonet, secrétaire du connétable de Castille, œuvre qui lui a valu dans sa patrie les plus grands éloges.
Dès ce moment, l'instituteur français a résolu d'apprendre cette langue étrangère, afin de se mettre en état de rendre un nouveau service à ses élèves. Dans la suite, il se procura un ouvrage latin sur le même sujet, composé par Conrad Amman, médecin suisse. Ce livre lui a été indiqué par une des personnes qui assistent à ses séances. Il est intitulé: Dissertatio de loquelâ surdorum et mutorun.
De la méthode de ces deux excellents guides il parvient à en composer une qui est regardée encore de nos jours comme un chef-d'œuvre de clarté, et dont ses successeurs ont tiré à l'envi le meilleur parti possible[17]. Quel spectateur eût pu, dès lors, rester froid et indifférent en entendant Louis-François-Gabriel de Clément de la Pujade prononcer en public un discours latin de cinq pages et demie, soutenir plus tard une discussion en règle sur la définition de la philosophie, et répondre aux objections de François-Élisabeth-Jean de Didier, l'un de ses condisciples[18]. «Les arguments étaient d'avance communiqués,» ajoute le maître avec sa franchise ordinaire. (Page 202. Véritable manière d'instruire les sourds-muets.)
Sous sa direction habile, une sourde-muette réussit également à réciter de vive voix à sa maîtresse les vingt-huit chapitres de l'Évangile selon Saint-Matthieu, et à répéter avec elle l'office de Primes tous les dimanches, etc.
Mais pourquoi douter, comme quelques biographes ont osé le faire, de la véracité du respectable instituteur quand il assure n'avoir eu aucune connaissance des procédés de ses prédécesseurs, encore moins de ceux de son compétiteur, le juif portugais Jacob Rodrigues Pereire[19]? La manière dont lui-même rend compte de son opinion personnelle sur eux n'est-elle pas d'ailleurs une preuve sans réplique de la candeur de cette belle âme qu'absorbait tout entière le plus sincère désir de faire le bien et d'en céder même la gloire à de plus capables que lui?
Voici comment il s'exprime à cet égard dans l'avertissement de sa véritable manière d'instruire les sourds-muets:
«Lorsque je consentis pour la première fois à me charger de l'instruction de deux sœurs jumelles sourdes-muettes, qui n'avaient pu trouver aucun maître depuis la mort du père Vanin, prêtre de la doctrine chrétienne, j'ignorais qu'il y eût dans Paris un instituteur[20] qui, depuis quelques années, s'était appliqué à cette œuvre et avait formé des disciples. Les éloges donnés par l'Académie à ses succès lui avaient acquis de la réputation dans l'esprit de ceux qui en avaient entendu parler, et sa méthode, avec le secours de laquelle il réussissait à faire parler plus ou moins clairement les sourds-muets, avait été regardée comme une ressource à laquelle on devait de justes applaudissements.»
L'alphabet manuel, à une seule main, est originaire d'Espagne et remonte à 1620.—Persistance de l'Angleterre à garder l'alphabet manuel à deux mains, pareil à celui de nos colléges.—Plusieurs instituteurs d'Allemagne n'en emploient aucun.—Difficulté pour les commencements.—Notre dactylologie se popularise en France.—Ses avantages.—Quelques-unes de ses règles.—Son utilité pour les parlants.—Son usage dans les ténèbres.—Elle est inférieure à la mimique.—Justice rendue à Pereire par l'abbé de l'Épée.—Justification du célèbre instituteur par lui-même.—Exposé de sa méthode.—Attaque du sourd-muet Saboureux de Fontenay.—L'abbé de l'Épée offre d'être jugé contradictoirement avec Pereire et d'adopter même son système, s'il est déclaré supérieur au sien.
Avant d'aller plus loin, qu'à propos de l'alphabet manuel on nous permette quelques légères explications qui ne nous semblent pas déplacées ici.
Originaire d'Espagne, ainsi que l'art de faire parler les sourds-muets, il consiste à représenter l'une après l'autre les lettres de chaque mot par différentes formes convenues qu'on donne aux doigts d'une seule main. Son adoption date de l'abbé de l'Épée, qui s'était servi jusque-là de l'alphabet à deux mains dont les écoliers parlants font encore usage dans les classes pour tromper la vigilance de leurs maîtres. L'invention de l'alphabet manuel à une seule main remonte à Juan Pablo Bonet, qui vivait en 1620, peut-être même est-il plus ancien. Depuis cette époque, il s'est répandu, avec quelques modifications, dans presque toutes les institutions de sourds-muets d'Europe et d'Amérique[21], et il commence déjà à se populariser dans l'un et l'autre hémisphère, à l'exception toutefois de l'Angleterre, où l'alphabet manuel à deux mains paraît devoir résister longtemps à l'influence française. Partout en France où le hasard conduit nos pas, dans l'atelier du pauvre comme dans le salon du riche, nous rencontrons toujours quelque personne connaissant ce mode de communication à une main et se faisant une politesse de l'employer pour se mettre en rapport avec nous. Et n'établit-il pas heureusement, en effet, une sorte de trait d'union entre les sourds-muets et ceux qui veulent entrer en relation avec ces pauvres créatures, auxquelles les anciens supposaient à peine une intelligence, une âme, et que tout ce qui précède a montrées égales au moins, si ce n'est supérieures, aux parlants en vénération et en reconnaissance?
Un des avantages de l'alphabet manuel est sa parfaite ressemblance, sauf quelques légères exceptions, avec les caractères de l'écriture et de la typographie. Il est généralement préféré aux autres signes essayés depuis[22] à cause de son usage plus commode, plus agréable, plus facile. Dix minutes d'application suffisent pour l'apprendre. La rapidité dépend ensuite de l'habitude. On conçoit que par ce moyen on doit parler toutes les langues qui ont les mêmes lettres que le français.
La lettre J se représente comme la lettre I; seulement, pour la première, il faut imprimer au petit doigt un léger mouvement de droite à gauche, pour décrire la ligne tracée ci-contre.
Quant à la lettre Z, elle s'écrit en l'air avec l'index, absolument comme la plume ou le crayon la reproduirait sur le papier.
Pour indiquer que chaque mot est terminé, on s'arrête et l'on tire en l'air avec le plat de la main, les ongles en dessus, une ligne horizontale de gauche à droite. L'habitude de cet exercice rend, d'ailleurs, cette précaution inutile.
L'accentuation et la ponctuation sont figurées en l'air par l'index. Il en est de même pour les chiffres.
De ce qui précède il résulte que notre alphabet manuel n'est pas à dédaigner des parlants eux-mêmes dont un accident voile ou éteint momentanément la voix, et de ceux qui, dans un âge plus ou moins avancé, perdent entièrement la parole.
N'oublions pas de remarquer, en passant, que les jeunes sourds-muets, dans la plupart des établissements d'éducation qui leur sont ouverts, adoptent, de plus, en dehors de l'enseignement, divers signes caractéristiques particuliers qu'ils affectionnent, et à l'aide desquels ils augmentent et complètent leurs moyens de communication.
Ainsi ils désignent les premiers nombres jusqu'à 10 en levant autant de doigts qu'ils veulent désigner d'objets. Depuis 10 jusqu'aux nombres les plus élevés ils ouvrent les deux mains autant qu'ils ont de dizaines à exprimer, et ils y ajoutent les unités. Plus tard, afin d'éviter toute longueur, toute confusion, ils expriment le nombre de dizaines comme si c'étaient des unités; puis, pour tracer un zéro, ils forment un rond avec le pouce et l'index appuyés l'un sur l'autre, comme s'ils avaient à représenter la lettre O de l'alphabet manuel. S'agit-il d'exprimer cent et mille, ils ont recours au même procédé pour reproduire les chiffres romains C et M.
On nous demande souvent comment il est possible aux sourds-muets de soutenir une conversation dans les ténèbres. L'obscurité n'est pas, tant s'en faut, chez nous un obstacle à cet échange d'idées et de sentiments.
En plaçant sa main dans celle de son interlocuteur, on lui fait palper aisément toutes les formes de l'alphabet manuel. En lui faisant suivre les mouvements qu'exécutent les bras, on le met à même de saisir de l'œil, pour ainsi dire, les pensées qu'on exprime. Ou bien, l'on prend les deux bras de l'interlocuteur, et on leur fait exécuter les mouvements qu'ils font en plein jour. Dans ces divers exercices, l'habitude devance presque toujours la pensée d'autrui, quelque moyen qu'on emploie d'ailleurs pour se faire comprendre. Après ces quelques données suffisantes, il serait, pensons-nous, inutile de décrire ici les mille autres ressources que fournit au sourd-muet le besoin, ou, disons mieux, la nature si ingénieuse et si bienfaisante à son égard.
Toutefois, si l'alphabet manuel ne remplace pas entièrement la langue des gestes, cette langue sublime, universelle, basée sur la nature et la raison, qui tient lieu de toutes les autres, mais ne s'apprend pas en un jour, il peut, à la rigueur, la suppléer jusqu'à un certain point, quoiqu'il n'offre, en définitive, qu'un moyen de relation beaucoup moins parfait et beaucoup moins rapide.
L'abbé de l'Épée, tout en rendant le plus sincère hommage aux talents déployés par Pereire dans l'art de la parole, ne laisse pas de faire consciencieusement observer qu'il n'est pas l'auteur de cette méthode tant prônée, et qu'elle a été pratiquée plus de cent ans avant lui par Bonet, Conrad Amman, et, en Angleterre, par John Wallis, savant professeur de l'université d'Oxford. Comme pour compléter sa justification personnelle, il expose tout uniment, et sans se mettre en frais de protestations nouvelles, qu'il n'a connu aucun de ces illustres auteurs, tout absorbé qu'il a été jusqu'alors par les études d'un tout autre genre, et qu'il n'a pas encore songé à désirer, encore moins à entreprendre de faire parler ses deux élèves. Voilà ses propres expressions.
Il avait, ajoute-t-il, uniquement en vue de leur apprendre à penser avec ordre, à combiner méthodiquement leurs idées. Et c'est d'après ce principe fondamental qu'il s'est efforcé d'assujettir les signes représentatifs à une méthode dont il se propose de composer une espèce de grammaire.
Voici, du reste, comment il raisonne[23] pour essayer de convaincre ses lecteurs de l'utilité de ses nouveaux procédés:
«La route des estampes[24] n'est point de mon goût. L'alphabet manuel français, que je savais dès ma plus tendre enfance, ne peut m'être utile que pour apprendre à lire à mes disciples. Il s'agit de les conduire à l'intelligence des mots. Les signes les plus simples, qui ne consistent qu'à montrer avec la main les choses dont on sait les noms, suffisent pour commencer l'ouvrage; mais ils ne mènent pas loin, parce que les objets ne tombent pas toujours sous nos yeux, et qu'il y en a beaucoup qui ne peuvent être aperçus par nos sens. Il me paraît donc qu'une méthode de signes combinés doit être la voie la plus commode et la plus sûre, parce qu'elle peut également s'appliquer aux choses absentes ou présentes, dépendantes ou indépendantes des sens.......»
Ce point de départ qui, au premier aspect, semblait devoir paraître ingénieux et juste à tous les esprits non prévenus, devint cependant, dans le Journal de Verdun, l'objet d'une attaque irréfléchie, pour ne rien dire de plus, de la part du sourd-muet Saboureux de Fontenay[25], que l'abbé de l'Épée ne se lassait pas d'exalter lui-même comme un phénomène de son siècle, capable, par la variété et la supériorité de ses connaissances, d'occuper une place honorable dans la république des lettres. Quelle raison pouvait-il donc faire valoir pour justifier ses hostilités envers notre vénérable instituteur? Aucune, mon Dieu! mais, il faut le dire, rien au monde ne semblait devoir déraciner de son esprit la prévention obstinée qu'il était absolument impossible d'inculper à ses frères d'infortune des idées complètes des choses indépendantes des sens avec le secours des signes méthodiques. L'abbé de l'Épée ne pouvait manquer d'être étrangement surpris de se voir dans la nécessité de combattre un pareil adversaire, auquel son infirmité avait forcément dérobé la partie la plus intéressante de son œuvre, qu'il avait exposée de vive voix devant des personnes présentes avec lui à une de ses leçons.
Quoi qu'il en soit, dépouillant tout amour propre d'innovateur, et n'écoulant que sa philanthropie, sa charité chrétienne, il offre d'être jugé contradictoirement avec Pereire, et d'adopter même son système, s'il est déclaré supérieur au sien.
Essayons de bien fixer la place qui, dans ce concert d'efforts dirigés vers le même but, doit être réservée à l'instituteur portugais. Mais, pour que les droits de chacun soient pesés en parfaite connaissance de cause, il nous semble important de remonter plus haut.
Tentatives en faveur des sourds-muets en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, en France, à Genève, en Espagne, en Portugal, en Italie.—Travaux de saint Jean de Beverley, de Rodolphe Agricola, de Jérôme Cardan, de J. Pasck, de saint François de Sales, de Pedro de Ponce, de Juan Pablo Bonet, de Ramirez de Carion, d'Emmanuel Ramirez de Cortone, de Pedro de Castro, de John Bulwer, de J. Wallis, de William Holder, de Degby, de Gregory, de Georges Dalgarno, de Van Helmont, de Conrad Amman, de Kerger, de Georges Raphel, de Lassius, d'Arnoldi, de Samuel Heinicke, d'Ernaud, de Jacob Rodrigues Pereire.—Succès brillants des deux derniers à l'Académie des sciences de Paris.—Pension de Louis XV au second. Il le nomme son interprète pour les langues espagnole et portugaise.—Sa tolérance religieuse.—Secret absolu recommandé à ses élèves.—Il offre de vendre sa méthode au gouvernement.—Lettre de la sourde-muette Mlle Marois.—Legs du sourd-muet Coquebert de Montbret.
L'histoire ecclésiastique des Anglais, par Bède le Vénérable[26], rapporte qu'à la fin du septième siècle, saint Jean de Beverley, archevêque de Yorck, se chargea d'enseigner la prononciation à un jeune sourd-muet qui avait trouvé chez lui un asile hospitalier.
Rodolphe Agricola, professeur de philosophie à l'université de Heidelberg (mort en 1495), nous met devant les yeux, dans son Tractatus de inventione dialecticâ, comme un fait merveilleux, la facilité qu'un sourd-muet avait acquise, vers ce temps, de converser par écrit avec les parlants.
Jérôme Cardan, né en 1501, mort en 1576, réformateur de la philosophie au XVIe siècle, prouva, par des réflexions aussi justes que subtiles sur la position exceptionnelle des sourds-muets dans le monde, que personne n'était plus à même que lui[27] de l'apprécier comme elle le mérite.
Dès 1578, J. Pasck, prédicateur de la cour de l'électeur de Brandebourg, qui comptait parmi ses enfants deux sourds-muets, prit soin lui-même de leur éducation, sous la seule inspiration de sa tendresse paternelle. Mais il ne nous a laissé, chose fâcheuse! rien d'écrit sur ses procédés, qui paraissent toutefois empreints d'un sens profond.
Pendant le séjour que saint François de Sales fit à la Roche (vers 1604), il donna un exemple de charité qui ne surprendra personne, mais qui n'a pas dû laisser, disent ses contemporains, de lui être d'un grand mérite devant Dieu. Entre les malheureux qui venaient tous les jours recevoir l'aumône à sa porte, il rencontra un sourd-muet de naissance: c'était un homme d'une vie fort innocente, et qui, pourvu d'ailleurs d'une certaine adresse, trouvait à s'employer dans les bas services de l'évêché. Comme on savait que le saint prélat aimait les pauvres, on le lui amenait quelquefois pendant son repas, pour qu'il jouît du plaisir de le voir s'expliquer par signes et comprendre parfaitement ceux qu'on lui adressait. Saint François, touché de sa position, ordonna qu'on l'admît au nombre de ses domestiques et qu'on en eût le plus grand soin. Son maître d'hôtel lui ayant respectueusement fait observer qu'il n'avait pas besoin de ce surcroît de charge inutile, et que, du reste, cet infirme ne pouvait être bon à rien: «Qu'appelez-vous bon à rien? lui répondit l'évêque; comptez-vous donc pour rien l'occasion qu'il m'offre de pratiquer la charité? Plus Dieu l'a affligé, plus on doit en avoir pitié. Si nous étions à sa place, voudrions-nous qu'on fût si ménager à notre égard?» Le sourd-muet fut donc reçu dans la domesticité de la maison, et saint François le garda jusqu'à sa mort.
Le prélat fit plus encore; il entreprit de l'instruire lui-même par signes des mystères de la foi, et il y réussit, grâce à un travail persévérant, grâce à une patience infatigable. Il lui apprit à se confesser par gestes et désira être son directeur; il l'admit ensuite à la communion, dont il ne s'approchait qu'avec un respect et une dévotion qui édifiaient tous les fidèles. Il ne survécut guère à son admirable instituteur et mourut, dit-on, de douleur de l'avoir perdu[28].
Dans la pléiade des instituteurs tant français qu'étrangers, j'en signalerai, chemin faisant, qui me paraissent mériter une mention honorable.
Selon le témoignage unanime de tous ceux qui se sont consacrés plus ou moins directement à la science qui nous occupe, l'honneur d'une initiative réelle et sérieuse remonte à 1570 et appartient de droit à Pedro de Ponce, bénédictin espagnol, mort en 1584, après avoir fait l'éducation de deux frères et d'une sœur du connétable Velasco, ainsi que du fils du gouverneur d'Aragon, tous quatre atteints de surdi-mutité. Son manuscrit, ce premier manuscrit de l'histoire d'un art peu cultivé, qu'on avait cru longtemps perdu dans les révolutions incessantes de l'Espagne, a été retrouvé en 1839, au fond d'un de ses innombrables monastères, et transporté à Madrid, sous la philanthropique influence de M. Ramon de la Sagra. Treize ans auparavant, il avait été inutilement cherché par le savant baron de Gérando, ancien administrateur de notre Institution nationale des sourds-muets. Nous sommes encore à attendre l'effet de la promesse que son illustre ami, M. Ramon de la Sagra, lui avait faite de doter l'établissement de Paris d'une copie de ce précieux manuscrit.
Le même pays vît paraître, après le célèbre bénédictin, Juan Pablo Bonet (Art d'enseigner aux muets à parler, 1620), qui eut pour élève le frère sourd-muet du connétable de Castille, auquel il était attaché comme secrétaire, et Ramirez de Carion, autre religieux[29], qui avait fait jurer[30] à un sourd-muet de naissance, son disciple, Emmanuel Philibert, prince de Savoie Carignan[31], de ne point révéler sa méthode. Ce ne fut que neuf ans après la publication du livre de Bonet que l'instituteur se décida à lancer dans le monde le sien, intitulé: Maravillas de naturaleza, en que se contienen dos mil secretos de cosas naturales, 1629. (Merveilles de la nature, contenant deux mille secrets de choses naturelles.)
La carrière a été parcourue avec plus ou moins de succès en Italie par deux autres Espagnols, Emmanuel Ramirez de Cortone et Pedro de Castro, premier médecin du duc de Mantoue, qui instruisait le fils sourd-muet du prince Thomas de Savoie (toujours des sourds-muets dans cette pauvre maison de Savoie!);—en Angleterre, par John Bulwer (le Philosophe ou l'Ami des sourds-muets, 1648), par J. Wallis (Traité grammatico physique de la parole ou de la formation des sons vocaux, 1660), par William Holder, Degby, Gregory et Georges Dalgarno, Écossais, qui, presque à la même époque (en 1620), publiait, en outre de son Ars signorum[32], l'exposition de sa manière d'instruire les sourds-muets, sous le titre de Didas Colocophus ou le Précepteur du sourd-muet.
La Hollande est fière aussi d'avoir donné le jour à Van Helmont, dont les travaux ont pourtant été éclipsés par ceux de Conrad Amman, médecin suisse établi à Amsterdam (Surdus loquens, 1692, et Dissertation sur la parole, 1700).
L'Allemagne a produit Kerger, Georges Raphel, père de trois sourds-muets, Lassius, Arnoldi et Samuel Heinicke, directeur de l'École des sourds-muets de Leipsick.
Enfin, Jacob-Rodrigues Pereire, juif portugais, forcé de quitter Cadix, où il avait essayé, mais en vain, de réunir quelques sourds-muets, se présenta, le 11 juin 1749, escorté de son élève Azy d'Etavigny, fils d'un directeur des fermes de Bordeaux, à l'Académie des sciences, où il fut autorisé à lire un mémoire sur sa méthode, lequel, dès le 9 juillet, devint l'objet d'un premier rapport de Buffon, Mairan et Ferrein. Le 13 janvier 1751, un autre de ses élèves, dont nous avons déjà parlé, Saboureux de Fontenay[33], comparut devant cette Académie, ce qui donna lieu, le 27, à un second rapport des mêmes savants. L'éloge de sa prétendue découverte se trouve, en outre, dans le troisième tome de l'Histoire naturelle de Buffon (1re édition). Telle est l'origine du titre glorieux d'inventeur dont il s'enorgueillissait.
Parmi les notabilités qui assistèrent souvent aux leçons de l'instituteur portugais, je citerai, outre le célèbre naturaliste, J.-J. Rousseau[34], La Condamine[35], d'Alembert, Diderot[36], Lecat[37], le P. André[38], etc.
Je ne puis résister au désir de reproduire ici l'extrait d'une lettre adressée à M. Rodrigues, ami de l'instituteur portugais, par Mlle Marois, sa plus chère élève:
«........Buffon et Rousseau surtout ont été très-assidus à suivre les gradations de notre intelligence, qu'ils ont prise dès le néant, et qu'ils ont vu Pereire conduire sans effort jusqu'à l'art de la parole, jusqu'à la merveille de la compréhension, jusqu'à ce trésor précieux de nous faire aimer la lecture même des choses abstraites et, le dirai-je? jusqu'à la connaissance de l'intérieur des hommes par les inflexions de toute leur figure, quand ils ont parlé devant nous un certain temps; car vous savez, Monsieur, que la figure de l'homme est le grand livre de ce qui se passe dans le secret du cœur.»
En 1749, à l'occasion de la présentation à la cour du premier élève de Pereire, que Louis XV interrogea pendant près d'une heure, en présence du dauphin, père de Louis XVI, le roi daigna accorder au maître une gratification de 800 livres, le 22 octobre 1751; plus tard, en 1765, une autre pension de la même somme; et il lui fit délivrer le brevet de son interprète pour les langues espagnole et portugaise.
Quoique Israélite de religion, sa tolérance était telle, qu'il élevait ses élèves suivant la volonté de leurs familles. Il en était très-aimé; mais il tenait beaucoup à ce qu'ils gardassent le secret le plus absolu sur ses procédés, qu'il offrait de vendre au gouvernement.
En quoi consistait cependant sa prétendue méthode[39]? Qu'avait-elle de spécial, de différent de toutes les autres? Mon Dieu! tout se bornait à un plagiat, comme on l'a vu tout à l'heure, sauf néanmoins l'application ingénieuse qu'il faisait des moyens mis en usage avant lui pour redresser, chez les sourds-muets, cet état déplorable de la nature. On a également prétendu que c'était sur le plan d'un de ses compatriotes, du nom de Fayoso, qu'il avait édifié tout son système.
Ernaud, aussi chaud partisan de l'alphabet labial que son rival le fut de la dactylologie, vint, de son côté, en 1757, élever au sein de l'Académie des Sciences les mêmes prétentions à ce titre d'inventeur; et son ambition fut bientôt également satisfaite. Mais le voile dont l'un et l'autre avaient eu soin de se couvrir ne tarda pas à se déchirer. Ces hommes s'étaient parés des plumes des Bonet, des Amman et des Wallis.
Avènement de l'abbé de l'Épée.—Rivalité de l'abbé Deschamps.—Son cours élémentaire.—Il est combattu par le sourd-muet Desloges, ouvrier relieur et colleur de papier, élève d'un autre sourd-muet, domestique d'un acteur de la Comédie-Italienne.—L'abbé de l'Épée devient le confesseur de ses enfants d'adoption.—L'empereur Joseph II lui sert la messe.—Il amène dans son établissement sa sœur la reine Marie-Antoinette et lui adresse un prêtre allemand, en le priant de le mettre à même de populariser sa méthode dans ses États.—Lettre de ce prince à l'abbé de l'Épée.
Après eux, enfin, parut, en France, l'abbé de l'Épée, qui eut la gloire d'effacer l'espèce d'anathème jeté, dans cette sainte mission, par l'antériorité des autres peuples, sur notre terre classique des lumières, et ouvrit une carrière jusque-là inconnue à la grande famille des sourds-muets. Sa découverte fut dignement appréciée par un autre instituteur français, l'abbé Deschamps, chapelain de l'église d'Orléans. Son Cours élémentaire de l'éducation des sourds-muets vit le jour cinq ans après la publication de l'Institution des sourds-muets par la voie des signes méthodiques. Il est à déplorer seulement que cet ecclésiastique, aussi recommandable par les qualités de l'esprit que par celles du cœur, ait persisté à repousser aveuglément l'évidence qui militait en faveur de la méthode de l'abbé de l'Épée, en s'opiniâtrant à faire de la prononciation le grand pivot de son système et reléguant la mimique à la dernière période de l'enseignement, au lieu de l'appeler à jouer son rôle dans la première, pour des raisons qu'il est aisé de déduire à la première inspection de l'enfant sourd-muet. Cette persistance provoqua les Observations d'un sourd-muet, petit ouvrage aussi remarquable par la concision du style que par la rectitude des aperçus dont il est semé. Il est dû à la plume de Desloges, pauvre ouvrier relieur et colleur de papier, élève en pantomime d'un sourd-muet de naissance, Italien de nation, illettré, domestique d'un acteur de la Comédie-Italienne, ensuite dans plusieurs grandes maisons, et notamment chez M. le prince de Nassau.
Au milieu de ces rivalités qui présageaient de nouveaux triomphes à notre célèbre instituteur, son troupeau croissait en âge, en raison, et touchait au moment où le besoin des secours spirituels se fait généralement sentir aux jeunes âmes que Dieu ne repousse pas. Qui recevra leurs confidences? Qui recueillera le récit naïf de leurs fautes? Un seul parlant comprend leur langage muet. C'est leur maître, c'est l'abbé de l'Épée. Après avoir inutilement multiplié ses démarches auprès de ses supérieurs ecclésiastiques, pour en obtenir l'autorisation de confesser ses élèves, il s'adresse, de guerre lasse, à l'archevêque de Paris. Ce prélat ne répond pas à ses deux lettres. Alors l'instituteur lui déclare qu'il regarde son silence comme une adhésion tacite et qu'il va, dès ce jour, remplir avec confiance les nouvelles fonctions auxquelles Dieu l'appelle.
L'abbé de l'Épée disait habituellement sa messe, de fort bonne heure, à l'église Saint-Roch. Un matin qu'il allait monter à l'autel, il cherche en vain des yeux l'enfant qui l'assiste: un inconnu, vêtu simplement, mais avec goût, s'offre pour le remplacer, et il le remplace, en effet, à la grande satisfaction du prêtre, qui l'invite à visiter son établissement. L'étranger est dans l'admiration de tout ce qu'il voit, et, en quittant l'abbé, il lui glisse dans la main un objet enveloppé de papier: «Voici, lui dit-il, un léger souvenir de ma visite.» C'était une magnifique tabatière avec le portrait de l'empereur d'Allemagne Joseph II, enrichi de diamants. Nous tenons le fait d'un contemporain notre ami, M. le comte Armand d'Allonville, si connu par l'immensité et la précision de ses souvenirs.
Pendant son séjour à Paris, en 1777, sous le nom de comte de Falkenstein, Joseph II fréquenta l'école du célèbre instituteur. Personne n'était plus digne que lui d'apprécier tout ce qu'au fond de son âme le génie de la charité couvait de feu créateur, tout ce que l'activité de son dévouement avait de désintéressé. Aussi y amena-t-il sa sœur, la reine Marie-Antoinette, qui en revint, comme lui, saisie de respect et d'admiration. L'enthousiasme de ce prince philosophe ne fut pas stérile. Ayant à cœur de fonder dans ses États une école de sourds-muets sur le modèle de celle de Paris, il envoya dans cette capitale un ecclésiastique de Vienne, l'abbé Storck, et supplia l'abbé de l'Épée de lui indiquer la route à suivre pour réussir à former l'esprit et le cœur de ses sourds-muets allemands. Le jeune prêtre remit au vénérable fondateur la lettre suivante[40]:
«Monsieur l'abbé........ l'établissement que vous avez consacré au service du public, et dont j'ai eu l'occasion d'admirer les étonnants progrès, m'engage à vous adresser l'abbé Storck, porteur de cette lettre. Je me flatte qu'il aura les qualités requises pour apprendre de vous à conduire un pareil établissement à Vienne. Je ne le connais pas autrement que par son ordinaire, qui me l'a choisi..... et qui croit pouvoir en répondre. Je me flatte que vous voudrez bien le prendre sous votre direction, en lui communiquant la méthode que vous avez établie avec tant de soin. Votre amour pour le bien de l'humanité et la gloire de rendre à la société de nouveaux sujets me font espérer que vous contribuerez de bon cœur à étendre votre charité sur une partie des sourds-muets allemands, en leur formant un maître qui, par les yeux, leur fournira des moyens suffisants pour les faire penser et combiner leurs idées. Adieu...
»Signé: JOSEPH.»
L'abbé de l'Épée avait déjà répondu en ces termes au désir que l'empereur lui avait manifesté de savoir quels étaient les moyens d'élever un jeune sourd-muet de Vienne, appartenant à une puissante famille: «Votre Majesté n'aurait qu'à me l'envoyer à Paris, ou, à défaut, un sujet intelligent, de trente ans au moins, que je mettrais en état de réussir parfaitement dans cette entreprise.»
Lutte entre deux instituteurs allemands de sourds-muets.—L'abbé de l'Épée intervient.—Il en appelle aux académies de Vienne, d'Upsal, de St-Pétersbourg, de Zurich et de Leipsick.—Abstention générale, à l'exception de celle de Zurich, qui se prononce en sa faveur.—Nouvelle attaque de M. Nicolaï de Berlin.—Nouvelle victoire de l'abbé de l'Épée.—Condillac se prononce pour lui.—Extension trop grande donnée à la parole artificielle du sourd-muet—Opinion de l'abbé de l'Épée sur ce sujet.
C'est à l'occasion de la mise en pratique des théories de l'instituteur français dans la capitale de l'Autriche qu'un débat, devenu célèbre, s'engagea entre l'abbé Storck et Heinicke, qui, secondé par les libéralités de l'électeur de Saxe, avait fondé, en 1778, un nouvel institut de sourds-muets à Leipsick, presque en même temps que s'élevait celui de Paris, débat dans lequel la vanité jalouse de l'un des deux rivaux ne fit que donner un nouveau relief à l'humilité évangélique de l'autre.
L'instituteur de Leipsick prétendait si bien à la prééminence de sa création, qu'il ne cherchait qu'à renouveler contre l'abbé de l'Épée des attaques indignes de son talent, d'ailleurs universellement apprécié. Ce dernier dut intervenir dans la querelle, et il le fit de la meilleure grâce du monde. Après s'être attaché une troisième et dernière fois à pulvériser ces deux objections de Heinicke: 1º l'absence de l'ouïe ne peut pas trouver de compensation dans la possession de la vue;—2º l'écriture, secondée par les signes méthodiques, ne saurait jamais faire entrer les idées abstraites dans le cerveau du sourd-muet;—il finit par en déférer généreusement à l'appréciation des académies ou sociétés littéraires de Vienne, d'Upsal, de Saint-Pétersbourg, de Zurich, en Suisse, et même de Leipsick. Toutes s'abstinrent de souscrire au vœu du fondateur français, excepté celle de Zurich, qui, après avoir consacré plusieurs séances à la discussion de ce procès littéraire[41], déclara, au milieu des applaudissements universels, qu'elle plaçait l'abbé de l'Épée au-dessus de Heinicke, comme ayant le mieux atteint le but.
Un autre adversaire, non moins redoutable, entra presque aussitôt en lice, comme s'il n'eût pas voulu laisser l'instituteur français maître paisible du champ de bataille. M. Nicolaï, membre de l'Académie de Berlin, l'attaqua vivement par la publication d'une lettre en allemand, reproduite par le Journal de Paris, dans laquelle il prétendait fulminer, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, un interdit sur le système entier, d'après la manière trop peu satisfaisante, selon lui, dont un des élèves de l'abbé Storck était sorti d'une épreuve à laquelle il avait voulu le soumettre. Il en concluait (belle conclusion!) que l'intelligence de cet élève ne s'étendait pas beaucoup au-delà de la sphère de la nomenclature des objets visibles, et que cette expérience suffisait abondamment pour faire condamner sans appel les principes sur lesquels reposait la méthode de notre premier instituteur. Cet échafaudage d'arguments spécieux ne tarda pas à être renversé de fond en comble par l'apparition de deux lettres de l'abbé de l'Épée, également insérées dans le Journal de Paris (27 mai 1785).
Notre infatigable athlète a beau provoquer à cet égard l'examen sérieux de l'Académie de Berlin, le rapporteur Formey trouve plus commode d'abandonner la décision à intervenir au temps, à l'expérience, et de se tenir coi, les yeux fermés, que d'aller se jeter, à corps perdu, à travers les coups redoublés qu'on se porte de part et d'autre.
Sur ces entrefaites, Condillac se présente en faveur de la méthode de l'abbé de l'Épée, avec son Cours d'études pour l'instruction du prince de Parme (t. 1er, 1re part., chap. 1er, p. 11) et avec sa Grammaire, publiée quatre ans après l'Institution des sourds-muets par la voie des signes méthodiques: il tient à honneur de faire justice de ce silence outrageant et de mettre, avant une plus longue épreuve, le sceau de la vérité et de l'immortalité à l'œuvre de son illustre contemporain.
Jusqu'à l'abbé de l'Épée, l'art créé en Espagne, et créé de nouveau en Angleterre, avait semblé destiné à tomber dans un éternel oubli, ou peu s'en faut: c'est qu'en réalité il s'appuyait sur une fausse base. A quelques exceptions près, tous ceux qui l'avaient pratiqué avec plus ou moins de succès, avant ce respectable instituteur, s'imaginaient avoir résolu le problème en mettant les sourds-muets en possession de la parole artificielle.
Ce n'est cependant pas qu'on doive, tant s'en faut, proscrire impitoyablement cet instrument, qui ressemble néanmoins, nous sommes obligé de le dire, au langage harmonieux de l'homme, à peu près comme la voix criarde et inintelligente du perroquet; mais il importe surtout de prendre garde à ne pas trop l'élever au-dessus de sa véritable valeur.
Les jeunes sourds-muets sont-ils, en effet, tous aptes à réussir dans les expériences de ce genre que l'on voudrait tenter sur eux? Ne remarque-t-on pas, au contraire, un défaut plus ou moins absolu de souplesse dans les organes vocaux de l'immense majorité? Et ne s'aperçoit-on pas même le plus souvent de la répugnance ou tout au plus du mauvais vouloir avec lequel nos enfants reçoivent les leçons régulières de leur maître parleur? Puis, avec quelle folâtre satisfaction, dès qu'ils s'en voient débarrassés, ne se cramponnent-ils pas, pour ainsi dire, à la mimique, cette langue chérie où leurs jeunes imaginations, jusque-là emprisonnées dans un cercle de fer, reprennent tout leur essor!
On aura beau le contester, l'enseignement de l'articulation n'est ni ne peut être autre chose qu'un complément d'instruction: encore le succès dépend-il des dispositions particulières de l'élève. C'est ce qu'a démontré, avec toute l'autorité de l'expérience, l'abbé de l'Épée, à qui se sont joints les instituteurs les plus habiles dont s'enorgueillit la nation sourde-muette.
Nous voici arrivé bien au-delà de notre but. Notre tâche n'est cependant pas, bien s'en faut, encore achevée. Nous avons à parler des vertus de notre héros pacifique. Lecteur! un peu de patience, et de l'indulgence surtout!
Vertus et bienfaits de l'abbé de l'Épée.—Sa soutane usée.—Presque octogénaire, il se prive de feu pour ses enfants, durant un hiver rigoureux.—Projet d'un tableau de l'abbé de l'Épée par le sourd-muet Léopold Loustau.—Il refuse un évêché en France et une abbaye en Allemagne.—Belles réponses à Joseph II et à Catherine de Russie.—Paroles mémorables.—Il ne demande qu'à instruire des sourds-muets pauvres et à apprendre pour eux les langues de tous les pays.—Son désintéressement, ses sacrifices.—Louis XVI redoute d'abord son jansénisme.—Plus tard, il accepte le patronage de son école, en autorise le transfert à l'ancien couvent des Célestins et lui assigne une rente annuelle sur sa cassette.—La mort ne permet pas à l'abbé de l'Épée de voir ses élèves installés dans ce nouveau local.—Statistique des pensions de sourds-muets et de sourdes-muettes, existantes à cette époque à Paris.—Son école à un second étage de la rue des Moulins.—Sa maison de campagne à loyer, rue des Martyrs.—Scènes attendrissantes.
Si le génie de l'abbé de l'Épée était immense, ses bienfaits ne le furent pas moins. Pas un jour de sa vie ne s'écoula sans qu'un nouveau sacrifice de sa part vint adoucir la triste destinée de ceux qu'il regardait comme ses fils adoptifs. Le bon pasteur s'obstinait à traîner une soutane usée, à garder la plus stricte économie dans ses repas, dans son entretien, et, quoique presque octogénaire et assiégé par les infirmités irréparables de ce grand âge, à se priver de feu pendant un hiver des plus rigoureux (1788), pour ne pas faire tort, disait-il, au patrimoine sacré de ses enfants. Un matin, la nouvelle de cette privation secrète est révélée par sa gouvernante; elle jette leur âme dans le désespoir, et, joignant leurs instances à celles de cette excellente femme, ils le supplient, les larmes aux yeux, dans leur langage empreint de la plus naïve éloquence, de se conserver pour ses fils adoptifs.
Peu lui importait, d'ailleurs, que son indigence scandalisât un monde raffiné, quand il se contentait de sa seule parure, la vertu; ce n'était point toutefois chez lui une vertu rude, sauvage, repoussante, mais une vertu bienfaisante qui s'insinuait doucement dans les esprits. Au milieu de ses mortifications, il avait soin de se dérober à l'admiration de ceux qui l'approchaient. Il cherchait à se cacher à lui-même. Son âme, d'une rare trempe, s'était si bien endurcie à ses combats intérieurs de chaque jour, qu'on le voyait partager tout son temps entre le travail et la charité ou la prière. A le voir réciter les offices de l'Église à certaines heures fixes, on l'eût pris pour un fervent cénobite qui prie sur les tombeaux.
Jusqu'à présent, ô surprise! pas un grand maître n'a confié à la toile une scène aussi touchante! Eh bien! c'est pour nous un grand bonheur d'avoir à annoncer ici qu'un jeune artiste de talent, un sourd-muet, M. Léopold Loustau[42], ancien élève de l'Institution de Nancy, songe à réparer cette injure, trop prolongée, à la mémoire de notre saint Vincent de Paule.
Sans doute, il est présent encore au souvenir de nos lecteurs ce désintéressement trop rare, hélas! dans notre siècle d'égoïsme, dont l'humble apôtre fit preuve dans une circonstance antérieure, lorsqu'atteignant à peine sa vingt-sixième année, il refusa un évêché que le cardinal de Fleury lui offrait en reconnaissance d'un service personnel que son père lui avait rendu. A l'empereur Joseph II, qui lui proposait une abbaye dans ses États, il répondait ainsi: «Je suis confus, sire, de vos bontés; si, à l'époque où mon entreprise n'offrait encore aucune chance de succès, quelque médiateur puissant eût sollicité et obtenu pour moi un riche bénéfice, je l'aurais accepté pour en faire servir les ressources au profit de l'institution. Mais je suis déjà vieux; si Votre Majesté veut du bien aux sourds-muets, ce n'est pas sur ma tête déjà courbée vers la tombe qu'il faut le placer, c'est sur l'œuvre elle-même. Il est digne d'un grand prince de la perpétuer pour le bien de l'humanité.»
Pas moins grande ne fut la surprise de Catherine II, la célèbre impératrice, toujours si empressée à accorder sa protection à tout ce qui était grand et populaire, en recueillant la réponse de l'abbé de l'Épée à son ambassadeur, chargé de lui offrir en 1780 de riches présents en son nom: «Monseigneur, lui avait-il dit, je ne reçois jamais d'or, mais dites à Sa Majesté que, si mes travaux lui ont paru dignes de quelque estime, je ne lui demande pour toute faveur que de m'envoyer un sourd-muet de naissance que j'instruirai.»
—«Les riches, dit-il quelque part, ne viennent chez moi que par tolérance; ce n'est point à eux que je me suis consacré, c'est aux pauvres: sans ces derniers, je n'aurais pas entrepris l'éducation des sourds-muets. Les riches ont le moyen de chercher et de payer quelqu'un pour les instruire.»
Ce fut toujours dans l'intérêt des sourds-muets de toutes les nations que l'abbé de l'Épée apprit seul, dans la maturité de l'âge, l'italien, l'espagnol, l'anglais et l'allemand. «Je suis, disait-il, à l'âge de plus de soixante ans, je suis prêt à étudier toute autre langue dans laquelle il faudrait instruire un sourd-muet qui me sera envoyé par la Providence, car je ne regarde pas avec indifférence les sourds-muets des nations qui nous environnent.»
Aux amis qui lui demandaient: «A quoi tant d'idiomes peuvent-ils vous servir quand il ne s'agit que de sourds-muets français?—A rien, répondait le bon abbé.—Alors pourquoi les leur faire apprendre?—Pourquoi? C'est que je suis mortel. Une partie très-considérable de ma carrière est déjà fournie.—Et qui instruira les sourds-muets après moi? Ce travail est pénible; il engage à des dépenses et il ne rapporte rien; trois pierres d'achoppement pour bien des gens. Je me suis donc imaginé qu'en faisant faire à mes élèves un exercice où chacun serait libre de les interroger en différentes langues, il en résulterait une évidente preuve que les sourds-muets sont aussi susceptibles d'instruction que les autres enfants. Qui sait si quelque puissance ne voudra pas former dans ses États une maison de sourds-muets? Et, dès lors, il y aura quelqu'un après moi, n'importe en quel pays, qui continuera mon œuvre.»
Seul, sans autre ressource qu'une modeste fortune de 12,000 livres de rente environ[43], il soutint une école nombreuse dont il payait les maîtres, les maîtresses, ainsi que la nourriture et l'entretien des élèves. Sa dépense personnelle ne s'éleva jamais à plus de 2,000 fr. Son frère, architecte du roi, dont les qualités personnelles le rendaient digne d'une telle parenté, s'empressait d'ouvrir sa bourse à sa première réquisition, lorsqu'il s'agissait de seconder les élans spontanés de son âme, de quelque indifférence que, dans le principe, son école fût l'objet de la part du pouvoir. Souvent même notre charitable instituteur entamait ses capitaux malgré les conseils de la prudence.
Si l'on s'en rapporte à un journal mensuel de l'époque[44], Louis XVI aurait dit à l'abbé de Radonvilliers, ex-jésuite, son sous-précepteur: «L'abbé de l'Épée rend un grand service à ses élèves, mais mieux vaudrait pour eux qu'ils restassent sourds-muets que d'ouvrir l'oreille au jansénisme.»
Il n'est plus question depuis longtemps, grâce à Dieu, des querelles du jésuitisme et du jansénisme, et, grâce à Dieu aussi, il n'est sorti de l'école de l'abbé de l'Épée ni jansénistes ni jésuites, mais de bons catholiques, des hommes vertueux et instruits, et des citoyens estimables.
Au surplus, on doit rendre à la bonté naturelle de Louis XVI cette justice, que, plus tard, il ne se contenta pas d'accepter le patronage de l'enseignement de ces pauvres orphelins déshérités, en autorisant le transfert de leur école dans le couvent des Célestins supprimé, sur un vœu formulé par son conseil en date du 25 mars 1785, lequel conseil avait fait espérer cette translation à l'abbé de l'Épée par arrêt du 21 novembre 1778[45]; il fit don encore à cette école d'une rente annuelle de 6,000 livres sur sa cassette. Mais la mort si prompte, si imprévue de l'abbé de l'Épée, ne lui permit pas de goûter la satisfaction de se voir installé avec ses élèves dans ce nouveau local.
Du vivant de ce bienfaiteur de l'humanité, on comptait à Paris trois pensions de sourdes-muettes confiées aux soins de quatre ou cinq dames respectables[46], et une de sourds-muets, rue d'Argenteuil, dont M. Chevreau avait la direction. Tout près de là, dans une maison sise rue des Moulins, nº 14, à la butte Saint-Roch, dans un humble appartement au second étage, dont le premier était occupé par son frère, l'abbé de l'Épée réunissait tous ces pauvres enfants les mardis et vendredis de chaque semaine, de sept heures du matin à midi. Ils étaient au nombre de soixante-dix ou quatre-vingts, des deux sexes. Telle fut l'obscure origine de la célèbre institution de Paris et de toutes celles de France et de l'étranger.
L'abbé de l'Épée admettait, en outre, le public aux exercices de ses élèves, qui avaient souvent lieu de trois heures à cinq. Son dévouement allait jusqu'à renouveler parfois ses démonstrations de cinq heures à sept.
Les jours de congé, il les conduisait à une petite habitation de Montmartre (rue des Martyrs), qu'il tenait à loyer et qui était voisine de la maison de M. de Malesherbes. Là on le voyait se mêler parfois à leurs jeux et plus souvent encore captiver l'attention de ceux qui faisaient cercle autour de lui, en assaisonnant ses préceptes d'histoires instructives et édifiantes. Puis il partageait et faisait partager leur frugal repas à quelques-uns de ses amis, heureux de leur bonheur et semblable au plus chéri des pères qu'environnerait sa nombreuse famille.
Au milieu de l'allégresse de cet essaim d'âmes innocentes et candides, le vénérable patriarche laisse échapper, un jour, involontairement un geste, leur annonçant sa mort peut-être prochaine. Le désespoir se peint aussitôt sur leur physionomie jusque-là radieuse. Les voilà qui lui font tous, pour ainsi dire, un rempart de leur corps, comme s'ils cherchaient à le dérober au coup qui le menace, ayant peine à croire qu'un si bon père doive être enlevé si tôt à leur amour. Lui, de son côté, s'efforce d'essuyer leurs larmes, sans pouvoir retenir les siennes. Il leur montre le ciel comme le séjour de l'immortalité et de la félicité éternelle, leur donnant à entendre que là il ira les attendre. Alors une douce tristesse prend la place du désespoir dans cette intéressante famille; et tous lui promettent de ne rien épargner pour l'aller rejoindre un jour là haut, au sortir de cette vallée de larmes.
Cependant un coup affreux devait venir bientôt briser l'âme du saint prêtre.
Episode du jeune comte de Solar.—Un sourd-muet, de douze à treize ans, trouvé sur la grande route de Péronne, envoyé à Bicêtre, puis à l'Hôtel-Dieu de Paris.—Quelques souvenirs confus.—Enlèvement et abandon.—Appartient-il à une famille riche?—Note envoyée à toutes les maréchaussées de France.—Étrange visite à l'Hôtel-Dieu.—Le sourd-muet en est retiré et mis en pension avec d'autres frères d'infortune.—Une confusion de personnes.—Nom de Joseph substitué à celui de Louis Leduc.—Le prince de Montbarey et Mme de Hauteserre.—Découverte de la demeure de Mme la comtesse de Solar, à Toulouse.—Un trait de lumière.
L'histoire du jeune sourd-muet abandonné, connu sous le nom du comte de Solar, est si palpitante d'intérêt, que nous croyons devoir en résumer succinctement, impartialement, les faits principaux, les circonstances, les péripéties, sans négliger d'examiner consciencieusement les témoignages que les parties adverses ont essayé d'invoquer contre lui. Nous pensons même que nos lecteurs nous sauront gré de ménager leur attention en bannissant de ce récit certaines longueurs qui finiraient bientôt par la fatiguer dans un livre destiné principalement à démontrer qu'il n'y a rien ici-bas qui puisse rebuter la sainte trinité de la Foi, de l'Espérance et de la Charité chrétienne.
Le 1er août 1773, sur la grande route de Péronne, à peu de distance du château de Séchelles, en Picardie, un enfant, âgé de douze à treize ans, est trouvé dans un état de délabrement capable de fendre le cœur le plus insensible. M. Le Roux, receveur des aides à Cuvilly, et son épouse le recueillent à leur porte et le confient à une femme charitable (Mme Paulin), qui le garde un mois entier chez elle. En vertu d'un ordre de M. de Sartine, lieutenant général de police, ordre motivé sur une recommandation de Mme Hérault de Séchelles, le jeune sourd-muet est placé à Bicêtre le 2 septembre de la même année. Il y tombe malade et est transporté à l'Hôtel-Dieu le 13 juin 1775. Il y avait environ huit mois qu'il y languissait, lorsqu'une affaire conduisit l'abbé de l'Épée[47] dans cet asile de la souffrance. L'enfant, vêtu d'une casaque grise et coiffé d'un bonnet de coton blanc, costume uniforme de l'hôpital, lui est présenté par la mère Saint-Antoine, chargée de la salle au service de laquelle il est resté attaché. A une seconde visite, cette religieuse conjure l'abbé de le retirer de cet hôpital pour l'instruire. Il l'interroge. Les gestes du sourd-muet lui donnent à entendre qu'il appartient à des parents riches; que son père boitait et qu'il est mort; que sa mère est restée veuve avec quatre enfants, deux sœurs ses aînées, lui et une sœur plus jeune; qu'il y a dans la maison des domestiques et un grand jardin qui rapporte beaucoup de fruits; qu'un cavalier, enfin, après l'avoir mené bien loin, l'a abandonné, le visage couvert d'un masque ou d'un voile. Son maintien, son air distingué sous les haillons de la misère et sa pantomime expressive semblent confirmer cette déposition de l'orphelin, victime d'un préjugé barbare ou d'une ambition criminelle.
D'après le conseil de M. Papillon, prévôt de la maréchaussée de l'Ile-de-France, l'abbé de l'Épée en réfère à M. le comte de Saint-Germain, ministre de la guerre, le suppliant de vouloir bien donner des ordres pour faire parvenir son signalement exact à toutes les maréchaussées du royaume. Ce signalement est reproduit à l'Imprimerie royale sous le titre de Note intéressante. En voici la teneur, portant en marge qu'on tient ces renseignements de l'abbé de l'Épée, instituteur gratuit des sourds-muets:
DU PREMIER MARS 1776.
NOTE INTÉRESSANTE
«Le 2 septembre 1773[48], on a trouvé sur le grand chemin de Péronne par Compiègne, proche Séchelles, un jeune enfant sourd et muet[49], âgé d'environ douze à treize ans. On l'a conduit à Paris et mis à l'hôpital général avec l'indication ci-dessus: il a été mené ensuite à l'Hôtel-Dieu pour cause de maladie, et y est resté pour servir selon ses forces dans une des salles.
»Étant parvenu maintenant à l'âge de quinze ans, il s'exprime par signes d'une manière assez sensible pour faire entendre:
«1º Qu'il est d'une famille honnête et aisée;
«2º Que son père, qui était boiteux, est mort;
«3º Que sa mère est restée veuve avec quatre enfants, savoir: trois filles et lui;
«4º Que sadite mère portait des rubans, avait une montre, de beaux habits, une maison vaste et des domestiques pour la servir, et que lui-même y a toujours été servi;
«5º Qu'il y avait un grand jardin, un jardinier pour le cultiver, et que ce jardin rapportait beaucoup de fruits: il explique ce qu'on faisait pour les conserver pendant l'hiver;
«6º Qu'un certain jour on l'a fait monter sur un cheval avec un cavalier;
«7º Qu'on lui a mis un masque, afin qu'il ne vît pas où on le menait;
«8º Qu'après l'avoir mené bien loin, le cavalier l'a abandonné.
«Il s'agit de faire rendre à ce misérable enfant son nom, son état et ses biens.
«Monseigneur le comte de Saint-Germain, secrétaire d'État, ayant le département de la guerre, ordonne à toutes les brigades de maréchaussée du royaume de faire les informations et recherches les plus exactes pour découvrir, s'il est possible, le lieu de la naissance du jeune homme dont il s'agit, ainsi que les noms et qualités de ses parents, et de lui en donner avis sur-le-champ. Le zèle de la brigade qui sera parvenue à faire cette découverte intéressante, sera récompensé par une gratification.»
«A Paris, de l'Imprimerie royale, 1776.»
Les lettres et les éclaircissements qui parvinrent de divers côtés au ministre, furent renvoyés à l'abbé de l'Épée. Dans le courant du même mois, un inconnu vêtu de noir se présente à l'Hôtel-Dieu, demandant à voir le jeune sourd-muet, et, après l'avoir considéré en affectant un mépris outrageant, il s'écrie: «Ce n'est pas celui-là;» et sur l'observation qui lui est faite que c'est celui-là même, il réplique: «Je sais bien ce que je dis,» et il s'en va.
Cependant le charitable abbé, craignant que quelque nouveau piége ne soit tendu au pauvre enfant, se décide, quoique déjà chargé d'un lourd fardeau, à le retirer de l'hôpital pour le placer chez M. Chevreau, maître de pension, à qui il a déjà confié vingt-six de ses frères d'infortune.
Quelque temps après, il substitue le nom de Joseph à celui de Louis Leduc qu'il lui a d'abord donné sur la foi de lettres attestant la vérité de la déclaration faite, par une fille de vingt-deux ans, traitée à cette époque pour une blessure à l'Hôtel-Dieu; qu'elle connaissait le jeune sourd-muet, ainsi que toute sa famille. L'abbé n'a pas tardé à se convaincre, en effet, que l'enfant trouvé sur la route de Péronne, au mois d'août 1773, et conduit à Paris le 2 septembre suivant, ne peut être Louis Leduc, venu dans cette dernière ville, pour la première fois, à la fin de mars 1774. Celui-ci, né le 11 février 1764, et amené à l'Hôtel-Dieu le 23 mars 1774, a été conduit, dès le même jour, à l'hôpital de la Pitié, d'où il a été transféré, le 28 du même mois, à Bicêtre, où il est mort le 19 janvier 1775.
L'abbé de l'Épée reçoit, le 5 juin 1776, une lettre du prince de Montbarey, avec une note de Mme de Hauteserre, qui va passer, tous les ans, huit mois à Toulouse, où elle avait loué, au commencement de l'année 1773, chez Mme la comtesse de Solar, originaire de Paris et veuve de M. le comte de Solar, ancien militaire, mort à Alby, un appartement, au-dessous duquel il y a un très-beau et très-vaste jardin.
«La comtesse, dit cette dame, avait une fille, âgée d'environ quatorze ans, et un garçon sourd-muet, qui pouvait en avoir douze à treize. Cet enfant partit de Toulouse vers le commencement du mois d'août de ladite année 1773, sous la conduite d'un jeune homme; on l'emmenait aux eaux de Barèges pour le guérir de sa surdité, et, depuis, on ne le vit plus: sa mère était morte en novembre ou décembre de l'année dernière, et sa sœur habitait actuellement un couvent de Toulouse.»
Mme de Hauteserre ajoutait que le jeune Solar avait les dents mal rangées et une surdent à la mâchoire inférieure, du côté gauche. Mlle Caroline de Solar avait aussi une surdent au même endroit.
L'abbé de l'Épée veille attentivement sur le dépôt que lui a confié la Providence—Menaces dont il est l'objet.—L'autorité le protége.—Diverses personnes reconnaissent le jeune Solar.—Voyage du célèbre instituteur, avec son protégé, à Clermont en Beauvoisis, sa ville natale.—Nouvelles reconnaissances.—Joseph se rappelle une cicatrice de son père.—Il est reconnu par son grand-père, mais sa sœur hésite d'abord.—Une démarche auprès du duc de Penthièvre.—Elle réussit.—Le prince accorde une pension de 800 livres au jeune Solar.—Le paiement en est bientôt suspendu.—Pourquoi.—Curieuse lettre de l'abbé de l'Épée.—Le premier semestre de la pension est payé.
Le signalement du jeune Solar, donné par Mme de Hauteserre, s'accordait parfaitement avec celui de Joseph, pris au moment de son arrivée à Paris. L'abbé de l'Épée se serait empressé, sans doute, de poursuivre incontinent ses recherches, s'il n'eût pas jugé plus à propos de se mettre en garde contre toute nouvelle surprise.
D'autres personnes inconnues ont beau lui demander le dépôt que la Providence lui a confié, il lui semble trop sacré pour s'en défaire. On le menace, mais l'autorité le rassure en lui déclarant qu'aucune démarche sérieuse n'a encore été tentée pour lui soustraire son jeune protégé et qu'on ne prendra aucun parti sans l'avoir consulté au préalable.
Vers le mois de juin ou de juillet 1777, une demoiselle de Bierre se présente à l'école de l'abbé de l'Épée, et, dès qu'elle voit Joseph, elle s'écrie: «Je le reconnais bien, c'est le fils de M. le comte de Solar.» Elle l'avait vu très-souvent, en effet, jusqu'à l'âge de sept ou huit ans, chez Mlle Desgodets, grand'tante du jeune homme, dont elle était alors dame de compagnie. Sa déposition est confirmée non-seulement par celle de la nommée Anathot, ancienne domestique de M. d'Austel, conseiller de l'élection de Paris et grand-oncle du jeune Solar, mais aussi par celles de la dame Marguerite Roger, veuve de Guillaume Allin, maître maçon, et de sa fille.
L'abbé de l'Épée ayant entendu dire, sur ces entrefaites, que son protégé a vu le jour à Clermont en Beauvoisis, sollicite et obtient des deux ministres Amelot et le comte de Saint-Germain l'autorisation de se mettre en quête de nouveaux renseignements. Arrivé dans ce pays avec son élève, il fait lever l'extrait de son acte de baptême et reçoit la déclaration de vingt-huit habitants de cette ville, à la tête desquels figure le nom de M. d'Austel de la Baronnière, lieutenant général du bailliage et parent maternel du jeune Solar. Cette déclaration est unanime: tous reconnaissent dans Joseph le fils du défunt comte. Ce parent lui a demandé s'il se rappelait avoir vu une marque au visage de son père. Aussitôt l'enfant trace sur sa joue la forme et les contours d'une cicatrice. Il fait plus, il en indique la couleur en montrant ses manchettes. En effet, le comte de Solar portait à la figure les traces d'un éclat de bombe.
A son retour à Paris, l'abbé de l'Épée fait prier M. Clignet de Marqueny, avocat au parlement et père de la comtesse de Solar, de vouloir bien se rendre chez M. Joisneau, son parent et son ami, afin de reconnaître ou de méconnaître, selon son honneur et sa conscience, le jeune sourd-muet qu'il a à lui présenter. Devant eux, M. Cligny reconnaît, le 19 septembre 1777, cet enfant pour son petit-fils.
De son côté, M. Moreau de Vormes, avocat au conseil et tuteur de Mlle Caroline de Solar, a écrit à l'abbé de l'Épée qu'il ne doute plus que Joseph ne soit le comte de Solar. Dans la vue de ménager une entrevue entre les deux enfants, on fait venir Mlle de Solar à Paris de son couvent de Toulouse. Dès le premier jour, le frère et la sœur ne se reconnaissent pas, mais bientôt, à l'aide d'entretiens muets, ils finissent par se livrer aux doux épanchements de l'amitié fraternelle. On cite, en outre, comme une nouvelle présomption en faveur du protégé de l'abbé de l'Épée, le post scriptum d'une lettre adressée le 8 novembre 1777 par Mlle de Solar, qui venait d'être placée dans une pension de Paris, à la maîtresse de pension de Joseph, madame Chevreau: «Je vous prie de dire mille choses tendres à mon cher petit frère.»
Le respectable instituteur ne s'occupe plus, dès lors, que d'assurer le sort de son protégé. Il se présente au duc de Penthièvre, l'aïeul du roi Louis-Philippe, avec un placet, où il lui rappelle que M. le comte de Solar, père du jeune sourd-muet, a été page de la duchesse du Maine, gentilhomme de M. le prince de Dombes, puis de M. le comte d'Eu, et que le grand-père de cet enfant a été gentilhomme de M. le duc du Maine. A ce placet se trouvent jointes toutes les pièces qu'il a pu réunir en sa faveur. Le solliciteur est accueilli avec les plus bienveillantes démonstrations d'intérêt et de sympathie. Le prince lui promet que les pièces seront scrupuleusement examinées dans son conseil et qu'une réponse lui sera faite sous quinzaine. Son Altesse tient parole. Voici la lettre en date du 8 novembre 1777 qu'elle lui fait écrire par M. l'abbé Lenoir, chef de son conseil et conseiller de la grand'chambre:
«Monseigneur le duc de Penthièvre, Monsieur, a accordé une pension de 800 livres à M. de Solar. Ce jeune homme la doit uniquement à vos bontés pour lui et aux peines que vous vous êtes données pour constater son état...... Je vous prie de me permettre de faire insérer dans le brevet qu'elle sera payée sur vos quittances. C'est le plus grand bien à faire à ce jeune-homme que de le laisser dans votre dépendance. Je suis, etc.»
Ce ne fut toutefois qu'après six semaines environ d'attente, que l'abbé de l'Épée put avoir connaissance du motif qui avait arrêté l'envoi du brevet de pension qui devait lui être expédié immédiatement. On avait assuré à M. l'abbé Lenoir qu'il n'était pas impossible qu'il survînt un acte mortuaire renversant tout l'échafaudage de preuves réunies, à grand'peine, par l'abbé de l'Épée. M. de Vormes, craignant, de son côté, de voir sa pupille privée par ce contre-coup d'une pension de 400 livres, qui lui avait été accordée pour les quelques années qu'il surveillerait son éducation, avait supplié le digne instituteur des sourds-muets de suspendre toute démarche jusqu'à nouvel éclaircissement. Ce dernier lui adressa incontinent la réponse suivante[50]:
«MONSIEUR,
«J'ignorais jusqu'à ce moment tout ce que la malice des hommes a pu dire contre vous. Tout ce que je savais, c'est ce que vous aviez dit vous-même, en présence de M. le premier président du parlement de Toulouse et de M. l'abbé Dubourg, que vous aviez cru agir pour les intérêts de Mademoiselle votre pupille en arrêtant l'expédition du brevet accordé par S. A. S. Monseigneur le duc de Penthièvre au jeune comte de Solar. Ne vous offensez pas, Monsieur, si je l'appelle ainsi. C'est le nom qu'il prend du consentement de M. le lieutenant civil et de M. le procureur du roi, et c'est ainsi qu'il signe dans tous les actes de la procédure entamée au civil. Quel autre nom, en effet, peut prendre un jeune homme qui, après n'avoir disparu que pendant quatre ans, est reconnu par son grand-père, par son grand-oncle à la mode de Bretagne et par bon nombre de témoins respectables?
«Vous prétendez, Monsieur, que j'ai toujours été en avant depuis que vous m'avez marqué que la prudence exigeait que je ne fisse aucune démarche sous le nom du comte de Solar. Vous me permettrez de vous dire qu'à partir de ce moment, je n'ai pas avancé d'un quart de ligne. Mon placet au prince était antérieur à cet avis de votre part. Il vous sera facile de vérifier les dates. Depuis lors, je n'ai fait d'autre démarche que celle d'aller chez M. l'abbé Lenoir, sur l'avis qu'il m'avait donné que la pension était accordée et qu'il désirait me voir.
«Vous paraissez, Monsieur, me reprocher que je ne vous ai pas montré l'extrait mortuaire que j'avais reçu. Vous avez donc oublié que j'ai eu l'honneur de vous dire que cela était impossible, parce que je l'avais envoyé à M. le procureur du roi. Vous pouvez lui demander à le voir, et je ne doute point qu'il ne vous le communique; mais, comme il m'a paru que cette pièce contenait des erreurs matérielles, j'ai désiré savoir si l'extrait qu'on vous a envoyé de Charlas même les renferme pareillement.
«Je ne vous cacherai point, Monsieur, les erreurs que renferme la pièce qui m'est venue, et que j'ai envoyée à M. le procureur du roi. Il n'y a ni les noms de baptême, ni le premier nom de famille, ni l'âge du défunt, mais seulement le nom de comte de Solar, décédé le 28 janvier 1774. Cherchez si c'est le fils, le père ou le grand-père, l'oncle ou le cousin germain, un homme ou un enfant. Vous ne trouverez rien. Je vous le demande, Monsieur, si c'est à tort que je désire savoir si l'extrait que vous avez reçu, est plus complet.
«Je ne sais pas, non plus, pourquoi vous refusez de me dire, ou, du moins, pourquoi vous ne me dites pas si c'est de Barèges ou de Bagnères que vous avez reçu l'indication d'un enfant inconnu, mort en 1774. Il en sera question dans le procès. Il faudra toujours qu'on le sache. Vous nous éviteriez des longueurs par un seul trait de plume ou un petit morceau de papier, si vous avez l'extrait dont il s'agit.
«Je vous souhaite, Monsieur, ainsi qu'à Madame votre épouse et à tout ce qui vous appartient, l'année la plus heureuse que vous puissiez désirer et espérer. Nous pouvons avoir des sentiments différents sur un fait particulier, mais cela ne change rien à l'estime et au respect avec lesquels j'ai l'honneur d'être,
«Monsieur,
«Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
L'abbé DE L'ÉPÉE.
«Ce 31 décembre, immédiatement après avoir reçu l'honneur de la vôtre, à huit heures du soir.»
Quelle ne dut pas être la surprise de l'abbé de l'Épée en recevant, dans le mois de janvier suivant, une ordonnance de 400 livres pour les six derniers mois de l'année 1777!
Cazeaux, accusé d'avoir, de concert avec la comtesse de Solar, supprimé la personne et l'état de l'enfant sourd-muet, est arrêté à Toulouse et amené a Paris, les fers aux pieds et aux mains.—Ses moyens de défense.—Il demande à être transféré, avec le sourd-muet, partout où la justice croira que sa présence peut devenir nécessaire pour éclaircir l'affaire.—Cette requête est jointe au fond; on refuse son élargissement provisoire, ainsi que le transfert de l'enfant et de sa sœur sur les lieux.—Enfin, une sentence du Châtelet déclare Joseph fils du comte de Solar, reconnaît Cazeaux innocent et le renvoie absous.—Commentaire des juges.
Cependant, on avait écrit à Toulouse. On y avait demandé des renseignements sur le jeune de Solar, et ces renseignements étaient venus. Rien n'y était passé sous silence: on accusait formellement un sieur Cazeaux d'avoir, de concert avec la comtesse de Solar, supprimé la personne et l'état de l'enfant. Une plainte est dressée contre le prévenu; il est décrété de prise de corps le 5 février 1778, arrêté à Toulouse le 10 mai, amené, les fers aux pieds et aux mains, à Paris, et plongé dans les cachots du grand Châtelet, à la suite d'un rapport foudroyant de M. Avril, conseiller au parlement.
Les moyens de défense présentés par Cazeaux nous paraissent, pour l'éclaircissement de la question en elle-même, mériter d'être reproduits ici en entier:
«En 1773, disait-il, j'étais clerc chez M. Belin, procureur à Toulouse; j'eus l'occasion de connaître Mme la comtesse de Solar. Cette dame, sachant qu'à l'époque des vacances du parlement, je devais aller trouver ma famille à Charlas, et, de là, accompagner ma mère aux eaux de Bagnères, qui en sont proches, me pria instamment de me charger de son fils, sourd et muet, alors âgé de onze ans, auquel le régime des eaux avait été prescrit. J'acceptai avec d'autant plus d'empressement, que je savais que Mme de Solar avait des relations très-puissantes à Versailles, et que je pensai que ce service, rendu de bonne grâce, ne serait point inutile à mon avancement et à ma fortune.
«L'enfant, qui me connaissait déjà, consentit facilement à me suivre, et, le samedi 4 septembre 1773, à cinq heures du soir, à la porte de l'auberge de l'Écharpe, dans l'une des rues les plus fréquentées de Toulouse, en présence de cinquante à soixante personnes, je montai à cheval, en prenant sur le devant de ma selle le jeune comte de Solar. Nous partîmes, accompagnés de l'un de mes parents, l'abbé Cazeaux, et d'un domestique de mon père, qui, tous deux, étaient aussi à cheval. Ceci ne saurait faire l'objet d'un doute. Je donne les noms des personnes qui assistaient à mon départ. Nous nous rendîmes à Charlas, en passant par Saint-Elix-de-la-Terrasse, Montaigut et Montoussin. A Charlas, je trouvai ma mère. L'enfant fut reçu à merveille par toute ma famille, et, bientôt après, nous partîmes avec ma mère pour Bagnères.
»Après quinze jours de résidence aux eaux, le jeune de Solar revint avec nous à Charlas. Ma mère s'attacha à cet enfant, et j'écrivis à Mme de Solar pour lui demander de nous le laisser jusqu'à la Saint-Martin, époque de mon retour. La comtesse y consentit; quelques affaires domestiques et le mauvais temps retardèrent mon départ, et, vers Noël, la petite vérole s'étant répandue dans le pays, l'enfant en fut atteint. On lui prodigua les soins les plus empressés. Moi-même j'étais constamment à son chevet, ce qui fut cause peut-être que je me vis bientôt à toute extrémité. D'un autre côté, l'état de l'enfant ne tarde pas à s'aggraver: un dépôt se forme dans sa poitrine. On lui administre l'extrême-onction; et il meurt! Le jeune de Solar alors est enseveli, mis dans un cercueil, et enterré au cimetière de Charlas, dans la sépulture de ma famille.
«Tous ces faits, je peux les établir de la manière la plus péremptoire. Je donne les noms de plus de quarante témoins qui ont vu l'enfant, qui ont assisté à ses derniers moments, qui l'ont conduit au cimetière. Que pourra-t-on répondre à ces témoins? Que l'acte de décès est irrégulier... Mais rien n'est plus facile à expliquer que cette irrégularité. Lorsque le curé de Charlas dressa cet acte, il manquait de renseignements, et cela se comprend aisément: l'enfant était étranger au pays; personne que moi, et j'étais alors dans un état de maladie désespéré, ne connaissait exactement son âge et son nom... On savait seulement que c'était le comte de Solar. Le curé constata donc que le comte de Solar était mort; c'était tout ce qu'il savait. J'ignore s'il demanda des renseignements pour compléter son acte, ou si ces renseignements ne lui parvinrent pas... Toujours est-il que, lorsque, pour se conformer à la loi, il fut obligé d'envoyer le double de l'acte au greffe de la sénéchaussée de Toulouse, il l'envoya dans l'état où il se trouvait alors. Plus tard, il s'aperçut que cet acte était insuffisant, parce qu'il ne désignait pas clairement la personne décédée, et il crut devoir le compléter en ajoutant ces mots: Un enfant âgé d'environ dix à onze ans, qui était muet, et qu'on appelait le comte de Solar. Il est vrai que cet acte manque de régularité; mais on ne saurait contester que cet enfant, décédé à Charlas, fût le fils de la comtesse de Solar.
«Quelles conséquences résultent de tout ceci? disait Cazeaux; c'est que d'abord l'enfant, à moi confié à Toulouse par la comtesse de Solar, le 4 septembre 1773, est vraiment mort et enterré à Charlas, en janvier 1774, et que, dès lors, l'enfant, que présente l'abbé de l'Épée, ne saurait être le jeune de Solar, qui m'a été confié.—Ensuite, ajoutait-il, il suffirait d'un simple rapprochement de date pour se convaincre que le jeune comte de Solar, vu par un grand nombre de témoins, le 4 septembre 1773, à Toulouse, au moment de son départ avec moi, ne pouvait être cet enfant sourd-et-muet, conduit, sur l'ordre de M. de Sartine au château de Bicêtre, le 2 du même mois de septembre 1773, et qu'un mois auparavant (le 1er août 1773) on avait trouvé abandonné sur le grand chemin de Péronne en Picardie!»
Aussi Cazeaux, se faisant fort de prouver sa parfaite innocence, insiste-t-il pour être transféré avec le jeune sourd-muet partout où la justice croira que sa présence peut devenir nécessaire pour éclaircir l'affaire.
Cette requête est jointe au fond; on refuse non-seulement l'élargissement provisoire, mais encore le transfert de l'enfant et de Caroline de Solar sur les lieux indiqués.
Enfin, par sentence de Messieurs du Châtelet, en date du 29 septembre 1778, Joseph est reconnu et déclaré fils de M. le comte de Solar et frère de Caroline de Solar. Et le sieur Cazeaux est reconnu innocent et renvoyé absous.
Ainsi s'expliquent Messieurs du Châtelet sur leur sentence:
«Le public croyait que Joseph ne pouvait être Solar sans que Cazeaux fût coupable, et que celui-ci ne pouvait être innocent si Joseph était Solar; mais cette alternative est tout à fait étrangère au procès. L'enfant trouvé près de Péronne, dans les premiers jours d'août, et qu'on a nommé Joseph, nous a été démontré être le petit Solar. Rien de mieux établi que cette vérité; nous l'avons, en conséquence, déclaré être de la famille des comtes de Solar. Il nous a été démontré avec la même évidence que Cazeaux n'était pas et ne pouvait être complice de la perte de cet enfant. Il nous a rendu bon compte de l'enfant dont on l'a chargé sous le nom du petit Solar, dans le commencement de septembre suivant, enfant qui est décédé ensuite. Cazeaux est donc innocent, et nous l'avons renvoyé tel.
«La curiosité du public sur les aventures du petit Solar n'est pas satisfaite; la nôtre ne l'a pas été non plus. Comment a-t-il été conduit près de Péronne? Par qui? En quel temps? Où a-t-on trouvé un autre enfant sourd et muet, à peu près du même âge? Pourquoi l'a-t-on substitué? Quel dessein avait sa mère? Tout cela, sans doute, serait fort intéressant à savoir; mais ce n'est pas là ce que nous avions à juger. Si nous l'eussions appris, et si la Providence l'eût éclairci, nous en eussions, au plus tôt, instruit le public. Elle ne l'a pas fait; elle ne nous a appris que deux choses: Joseph est le comte de Solar et Cazeaux n'est pas coupable. Notre jugement n'a donc porté que sur ces deux points.—Mais à quoi bon, a-t-on dit, faire tant de dépenses, de la part du gouvernement, pour découvrir si peu? A quoi bon? A rendre à un malheureux enfant son état et à empêcher un innocent de subir la peine d'un coupable. La mère a emporté avec elle son secret; la justice n'a pu découvrir son complice; mais le crime se trouve sans effet, et celui à qui on l'imputait faussement, est sauvé. Voilà l'affaire que les dates rapprochées ont éclairée au point que la vérité nous a paru évidente.»
Lettre de l'abbé de l'Épée à Me Élie de Beaumont, défenseur de Cazeaux.—Preuves, suivant le célèbre instituteur, de l'identité de Joseph et du comte de Solar.—Particularités remarquables.—Détails peu édifiants sur la mère du sourd-muet.—Réponse de Me Tronçon-Ducoudray à l'abbé de l'Épée.—Extrait mortuaire constatant, à son avis, le décès.—L'illustre avocat modifie, plus tard, son opinion.—Ses aveux à M. Bouilly, auteur du drame de L'abbé de L'ÉPÉE..—Confirmation de la sentence du Châtelet par le parlement de Paris, qui ordonne, en outre, un supplément d'enquête et d'instruction.
L'abbé de l'Épée, dans sa lettre de 72 pages à Me Élie de Beaumont, défenseur de Cazeaux, le même qui avait gagné le fameux procès de Calas, rend compte, sous la date du 1er février 1779, de tout ce qui regarde son jeune protégé, administre les preuves constatant l'identité du mineur Joseph avec le comte de Solar, et tâche de détruire les diverses objections soulevées par les dépositions de tous les témoins qui ont comparu dans cette affaire. L'identité, suivant lui, consiste en ce que, comme le comte de Solar, Joseph avait une surdent qui lui a été arrachée par le chirurgien de l'Hôtel-Dieu, pendant le séjour qu'il y a fait, et en ce que, si le comte de Solar avait une marque, en forme de lentille, à la fesse gauche, Joseph a, sur la peau, plusieurs signes lenticulaires, dont un[51] exactement à la même place.
Notre illustre instituteur a soin d'expliquer, entre autres faits, que, dans la maison de l'île Saint-Louis, où sa mère l'avait mis en pension, il y avait aussi deux demoiselles pensionnaires, plus grandes que lui, qu'il croyait naturellement ses sœurs, de sorte que, toutes les fois qu'il allait dîner chez M. Daustel, son grand-oncle, et chez Mme Desgodets, sa grand'tante, il avait soin de demander qu'on lui donnât quelque chose pour ses sœurs.
La mère de Solar, prouve ailleurs l'abbé de l'Épée, survécut deux ans à son fils. Elle mourut en 1775. Elle ne possédait pour tout bien que 800 livres de pension viagère, que lui faisait M. le comte d'Eu. Elle avait un loyer de 700 livres. Elle donnait à jouer à Toulouse... Elle ne vivait que d'emprunts.—Il existait encore, selon lui, une lettre de cette dame à M. Joisneau, son parent et son ami, par laquelle elle le priait de ne pas lui refuser quelque argent pour se faire croire plus riche vis-à-vis du père du monsieur qu'elle devait épouser, le conjurant de lui garder le secret sur la mort de son fils, qui, depuis deux ans, lui a coûté, dit-elle, 3,500 livres en remèdes.
A la fin de sa lettre, le vénérable instituteur s'écrie, du fond de sa conscience d'honnête homme:
Aperi os tuum muto et causis omnium filiorum qui pertranseunt.
Ouvrez la bouche en faveur du muet et pour soutenir la cause de tous les innocents que l'on veut perdre.
(Traduction de la Bible, par M. Le Gros). Prov. 31, 8.
Ce travail, extrêmement remarquable au point de vue de la dialectique, est précédé d'un Mémoire à consulter pour le sieur Bonvalet, avocat en parlement, tuteur du jeune comte de Solar, sourd et muet, mémoire suivi d'une Consultation du conseil, composé de MM. Boudet, Aubry, Cadet de Sainville, et d'une seconde consultation des mêmes, en date du 18 mars 1779.
Tandis que l'abbé de l'Épée prétend, sous le double rapport de la forme et du fond, découvrir, dans l'irrégularité des deux actes mortuaires invoqués, la preuve, sans réplique, de la parfaite identité du jeune Joseph avec le jeune comte de Solar, Me Tronçon-Ducoudray[52], autre défenseur du sieur Cazeaux, s'efforce de combattre, dans deux plaidoyers des 1er et 9 mars 1779, les inductions qu'il en tire au préjudice de son client, et conclut de l'énoncé officiel de l'extrait mortuaire consigné dans le double registre envoyé au greffe de Toulouse, suivant la déclaration de 1776, que cet extrait mortuaire démontre incontestablement le décès du comte de Solar. Selon le même défenseur, le jeune comte de Solar avait, comme nous l'avons vu, été inhumé le 28 janvier 1774, dans la sépulture de la famille Cazeaux. Son père était mort au commencement de 1772, dans les environs d'Alby, chez un de ses amis, M. Cassagnac de Granier; quelques années avant son décès, il avait été frappé de paralysie et marchait difficilement.
Me Élie de Beaumont envisage la question sous toutes ses faces, et s'efforce de pulvériser les présomptions accumulées contre le sieur Cazeaux. Mais l'abbé de l'Épée ne se tient pas pour battu; il s'attache à expliquer toutes les contradictions imputées à Joseph dans ses interrogatoires, et prend à témoin, avec une nouvelle énergie, le mécontentement que son interprète sourd-muet, Didier ou Deydier, ne craignit pas de manifester au retour de l'audience, de ce que Joseph, selon lui, avait si mal répondu, et de ce que lui-même, pour remplir dignement son devoir, avait été obligé de traduire en conscience ses réponses. Le vénérable instituteur finit non-seulement par récuser les témoignages de ceux qui avaient été présents à l'acte d'inhumation comme n'étant, à ses yeux, de nulle valeur, mais encore par invoquer, principalement dans l'intérêt de sa cause, l'opinion d'un cousin germain de la dame Solar, magistrat respectable, qui ne cessait de la dépeindre comme très-expérimentée dans l'art de mentir.
Le 20 avril 1779, sur les conclusions de M. d'Aguesseau des Frênes, petit-fils du grand d'Aguesseau, le parlement de Paris confirme la plainte et la procédure.
«La cour ordonne que l'instruction sera continuée et qu'il sera informé par addition au village d'Orvilliers, à Roye, à Péronne et à Mondidier;
Ordonne d'entendre le sieur Lacombe, officier de la maréchaussée d'Amiens, le sieur du Candas, exempt de celle de Mondidier, et autres témoins qui pourront avoir connaissance de l'enfant sourd et muet trouvé, le premier août 1773, au village de Cuvilly, et vu quelques jours auparavant à celui d'Orvilliers;
Décrète de prise de corps le quidam qui a été demander aux sieur et dame Le Roux des nouvelles de son frère; ordonne qu'il sera amené prisonnier ès-prisons du Châtelet, et que son procès lui sera fait et parfait par les officiers du Châtelet;
Donne acte à M. le procureur général de sa plainte des faits de rature, surcharges, interlignes et variations à l'acte mortuaire, du 28 janvier 1774, du dénommé le comte de Solar, etc.; ordonne qu'il en sera informé par-devant les juges du Châtelet; décrète d'assigné, pour être ouïs, le sieur Durban, curé de Charlas, et les deux témoins de l'acte, etc.;
Ordonne que le sourd et muet nommé Joseph, Deydier, son interprète, Caroline de Solar et le sieur Cazeaux seront conduits par les juges et officiers du Châtelet, etc., à Toulouse, à Alby, la Granerie, les villages de Seisses, Saint-Elix-de-la-Terrasse, Montoussin, Montaigut, Charlas, et autres lieux qui se trouvent sur la route de Toulouse à Bagnères, ainsi qu'à Bagnères, pour être par eux dressé procès-verbal des gestes, signes et observations dudit Joseph et de son interprète dans tous les lieux indiqués;
«Les autorise à informer, récoler, confronter, interroger, recevoir toutes déclarations, etc., à l'effet de constater si ledit Joseph reconnaîtra les lieux et les personnes, etc., et s'il sera reconnu, etc.;
«Ordonne que le roi sera très-humblement supplié d'accorder lettres patentes attributives de juridiction et de territoire, etc., pour ce que dessus rapporté et joint au procès, être jugé définitivement, sauf l'appel en la cour;
«Ordonne que les neuf lettres écrites par le comte et la comtesse de Solar aux sieurs Joisneau et Villot, en 1768, 1769, 1771 et le 26 août 1773, seront déposées au greffe du Châtelet pour servir à l'instruction et au jugement dudit procès, ce que de raison.
«En ce qui touche l'appel de la sentence du Châtelet du 29 septembre 1778, met l'appelation et ce dont est appel au néant; émendant, ordonne que ledit Cazeaux sera par provisoire élargi des prisons où il est détenu par l'huissier de la cour de service, à la charge de se représenter, en état de décret de prise de corps, toutefois et quantes, etc.;
«Comme aussi à la charge que ledit Cazeaux ne pourra aller ni à Toulouse, ni à Charlas, ni dans tous les autres endroits où le mineur Joseph sera conduit, avant que les officiers du Châtelet aient procédé aux opérations ci-dessus et en leur présence, etc.»
Foi robuste de l'abbé de l'Épée.—Ses occupations et ses infirmités ne lui permettent pas d'accompagner le jeune Solar dans ses courses au midi de la France.—Diverses personnes intéressées dans l'affaire prennent la même direction.—Recherches long-temps infructueuses.—Joseph ne se reconnaît nulle part, pas même en présence de la tombe de son père.—On en exhume une tête d'enfant, avec une surdent semblable à celle qu'on a arrachée à Joseph.—Aventures d'un sourd-muet de Charleroi.—Parti qu'en tire le défenseur de Cazeaux.—Contradictions palpables, graves accusations formulées contre le pupille de l'abbé de l'Épée et contre les divers témoins qui déposent en sa faveur.—Nouvelle sentence confirmative du Châtelet.
Le jeune sourd-muet Joseph ne connaissait ni sa patrie ni sa famille, et probablement le bon, le loyal instituteur avait affaire à trop forte partie. Néanmoins, sa constance ne se rebuta point. Sa foi dans la Providence ne lui permettait pas de douter du succès de ses démarches. Cette foi était si sincère, si robuste, qu'un docte et pieux ecclésiastique l'ayant supplié de lui laisser vérifier les preuves par lui recueillies de la guérison d'un paralytique de Saint-Côme, dans la procession solennelle de l'Eucharistie, qui avait eu lieu en 1770 ou 1771: «Monsieur, répondit l'abbé de l'Épée, si le miracle se faisait à ma porte, je ne l'ouvrirais pas pour le voir.»
Il n'accompagna pas, comme on l'a prétendu par erreur, le jeune Solar dans ses courses au midi de la France; ses occupations et ses infirmités l'obligèrent à en charger le maître de pension M. Chevreau. Joseph eut, ainsi que nous l'avons dit, le sourd-muet Deydier pour compagnon et pour interprète. Comment réussiront-ils à découvrir le lieu de sa naissance? On conduit le pauvre délaissé à toutes les barrières de Paris; à la barrière d'Enfer, il indique que c'est par là qu'il est entré dans la capitale. Voilà un trait de lumière pour l'abbé de l'Épée, qui le fait partir pour Toulouse, le 19 août 1799, avec le sieur Olivier, conseiller au Châtelet, le sieur Deyeux, substitut, et un greffier. Ce ne fut que le 23 du même mois que le sieur Cazeaux et l'huissier, qui lui fut donné pour gardien, prirent la même route. Mme de Vormes se chargea d'accompagner Mlle de Solar dans cette direction.
Le rendez-vous général était à Saint-Jorry, près de Toulouse. Le 6 septembre, à six heures du matin, tous ces personnages sont réunis à l'entrée de la ville, qu'inondent les flots d'une population immense, avide de suivre leurs pas, d'examiner les traits de leurs visages et d'interroger leurs moindres mouvements. Le juge ordonne à Joseph et à son interprète de s'arrêter devant chaque maison dont l'aspect frappera le jeune Solar. Après avoir parcouru successivement tous les lieux témoins de son enfance et s'être transporté, les jours suivants, dans tous les sites où il est censé avoir porté ses pas, Joseph déclare ne rien reconnaître, pas même le lieu où repose le feu comte de Solar, son père, tandis que cette vue arrache des torrents de larmes à la jeune Caroline. On descend dans la fosse, et, aux yeux de toute la paroisse, on en retire sans fracture la tête d'un jeune enfant. Un autre jour (le dimanche 26 septembre), on en extrait tous les ossements et différentes dents cariées; on trouve enfin cette surdent si importante dans l'affaire, au dire du défenseur du sieur Cazeaux, cette surdent qu'on prétend avoir été arrachée à Joseph.
C'est en Picardie que se terminent les enquêtes. Nous jugeons à propos d'en extraire seulement ce qui a trait à l'inconnu qui vint à Cuvilly demander des nouvelles de son frère, et qu'on ne retrouva plus ensuite.
C'était un jeune homme, de quinze à seize ans, nommé Alexandre Joseph, qui, ayant quitté son père, Pinchon de la Motte, employé aux mines de Charleroy, avait mendié son pain en compagnie de son frère sourd-muet, âgé de neuf à dix ans, nommé Pierre Joseph, et qui était vêtu d'une roulière. Alexandre, le voyant tellement accablé de lassitude, qu'il ne pouvait plus poursuivre sa route, l'avait abandonné du côté de Cuvilly. A son retour chez son père, il lui avait dit que son frère était à Paris, où une dame l'avait fait placer; il lui avait offert d'aller chercher un certificat constatant le fait qu'il avançait, et, étant revenu quelque temps après, il avait apporté à son père un écrit sans signature, lui annonçant que son fils Pierre était à Bicêtre.
Cependant le défenseur de Cazeaux accuse l'abbé de l'Épée d'avoir laissé surprendre sa bonne foi. Il va jusqu'à soutenir qu'un homme revêtu d'un caractère honorable, le sieur Ducasse, juge à la monnaie de Toulouse, a préparé ce coup de théâtre avec le petit imposteur; il l'accuse formellement, il accuse les membres de la famille Hauteserre, témoins les plus favorables à Joseph. Il tire de nouveaux arguments contre ce dernier de ses variations, de ses contradictions manifestes, de ce qu'il appelle ses tergiversations incessantes. Il est, assure-t-il, scandalisé de la liberté illimitée qu'on a laissée au principal acteur de cette mystification et à son digne interprète, de courir, de grand matin, dans les rues, tantôt avec le sieur Chevreau, tantôt avec différents domestiques, tantôt avec divers particuliers qui portent le plus vif intérêt à sa cause. Il arrive aux prétendues reconnaissances de certaines personnes et y voit le fruit évident, ou d'une prévention aveugle, ou d'une obstination opiniâtre, ou d'une mauvaise foi palpable. Enfin, il oppose Joseph à Joseph lui-même, répondant contradictoirement aux questions qu'on lui adresse sur la reconnaissance dont il est l'objet de la part de la dame d'Hauteserre, de son fils, de ses sœurs et de la servante. Et, pour établir démonstrativement que le sourd-muet présent n'est pas le comte de Solar, il s'efforce de prouver 1º l'impossibilité physique, que l'individu qui a passé à Toulouse tout le mois d'août et les premiers jours de septembre 1773, soit le même qu'on découvre à Cuvilly, le 1er août 1773; 2º le fait de Joseph, méconnu par l'universalité morale des témoins les plus dignes de foi, rapproché du fait de Joseph méconnaissant les personnes et les lieux que le vrai Solar aurait dû reconnaître.
Et, cependant, le 8 juin 1781, une nouvelle sentence du Châtelet réhabilite le jeune Théodore. (C'est le nouveau nom que l'abbé de l'Épée a donné à son protégé.) Voici le résumé de l'arrêt:
Le mineur Joseph est déclaré comte de Solar; défenses à toutes personnes de le troubler dans la possession de son état.
Cazeaux est déchargé de l'accusation, son écrou est rayé, biffé.
Il est enjoint au curé d'être plus exact et de se conformer aux ordonnances et déclarations du roi.
Cadours[53] est mandé et admonesté à 3 fr. d'aumône.
La demoiselle Solar et la fille Lama sont mises hors de cour.
Il est enjoint à la demoiselle de reconnaître Joseph pour son frère.
L'énonciation faite sur le registre est rayée comme fausse.
Et Cazeaux promet de faire afficher la sentence en ce qui le concerne seulement.
Redoublement d'efforts des adversaires du pupille de l'abbé de l'Épée.—Ils réussissent à faire suspendre l'exécution de la sentence.—Joseph perd ses protecteurs le duc de Penthièvre et l'abbé de l'Épée.—Les parlements sont détruits par la révolution.—Le nouveau tribunal de Paris casse le jugement rendu en faveur du pauvre délaissé.—Sans appui, sans famille, sans ressource, l'ex-comte de Solar s'enrôle dans l'armée républicaine et meurt, suivant les uns, sur un champ de bataille, selon d'autres, dans un hôpital.—Son interprète, le sourd-muet Didier, suit son exemple et s'engage dans l'artillerie.
Cependant, la partie adverse qui soutenait que le jeune sourd-muet, unique héritier présumé de la maison de Solar, était mort en 1774, à Charlas, près de Bagnères, en appelle encore au parlement et, par des efforts inouïs, elle obtient que l'exécution de la sentence sera suspendue. Sur ces entrefaites, cet infortuné perd ses seuls protecteurs, l'abbé de l'Épée et le duc de Penthièvre, et, après la destruction des parlements, sa prétendue famille réussit, le 24 juillet 1792, à faire casser par le nouveau tribunal de Paris le jugement rendu en faveur du pauvre délaissé. Voici quelle est ta teneur de l'annulation:
«LE TRIBUNAL, etc.[54],
«Considérant que le sieur Cazeaux n'a fondé son appel que sur ce que Joseph a été déclaré fils des sieur et dame Solar, disposition qui ne peut faire grief qu'à la demoiselle Solar; et que le sieur Cazeaux, qui a été complétement déchargé d'accusation, n'a ni qualité ni intérêt à contester;
«Considérant sur les reproches, que ceux proposés contre la femme Lama, le sieur Ducasse, la veuve Daris, la dame Combette et ses deux enfants ne reposent que sur des faits vagues et insignifiants;
«Qu'au contraire, le reproche contre l'individu connu au procès sous le nom de Joseph est fondé en droit, 1º sur son état de sourd et muet qui ne lui a pas permis d'entendre par lui-même, la lecture des actes qui étaient la base de l'instruction, ni de se rendre un compte personnel des faits qui pouvaient être à sa connaissance; 2º sur ce que, quoique, lors de sa déposition, il ne fût pas ostensiblement partie au procès, il y avait néanmoins l'intérêt le plus sensible, intérêt qu'il a manifesté ouvertement, depuis, en se faisant recevoir partie intervenante;
«Considérant, au fond, qu'il est clairement établi au procès que l'individu sourd et muet, connu sous le nom de Joseph[55], a été trouvé sur la grande route de Péronne à Paris, au village de Cuvilly, en Picardie, le 1er août 1773;
«Qu'à cette époque, il fut recueilli par le sieur Le Roux, receveur des aides à Cuvilly, et par la dame son épouse, chez lesquels il est resté jusqu'au 2 septembre suivant;
«Que, le 2 de ce même mois, il est entré, par ordre du sieur de Sartine, dans la maison de Bicêtre à Paris, où il a résidé, tant dans cette maison qu'en celle de l'Hôtel-Dieu, plus de vingt mois consécutifs;
«Qu'au contraire, Guillaume-Jean-Joseph, aussi sourd et muet, seul fils, né à Clermont, en Beauvoisis, du mariage des sieur et dame Solar, le 1er novembre 1762, ayant quitté le séjour de la Granerie, près Alby, a habité la ville de Toulouse, avec sa mère et Caroline, sa sœur, jusqu'au commencement de septembre 1773;
«Que, dans les premiers jours de ce mois, sa mère le confia au sieur Cazeaux pour le conduire à Charlas, et de là aux eaux de Bagnères, où il a été vu dans le cours dudit mois, comme à Charlas les mois suivants, et positivement reconnu par les personnes qui l'avaient vu à Toulouse, immédiatement auparavant;
«Qu'après le voyage de Bagnères et le retour de cet enfant à Charlas, chez le sieur Cazeaux père, dans la maison duquel il a habité assez longtemps, toujours connu sous le nom de Solar, il a été attaqué de la petite vérole, à la fin de l'année 1773, est mort des suites de cette maladie le 28 janvier suivant, et a été inhumé, le lendemain 29, dans le cimetière de la paroisse de Charlas, sous la dénomination seulement de fils du comte de Solar, parce qu'aucune des personnes présentes ne connaissait ses noms de baptême;
«Qu'ainsi ce n'est que par une funeste erreur qu'en élevant des doutes sur la mort de cet enfant, on a présumé que l'individu Joseph pouvait être Guillaume, fils des sieur et dame Solar, et que le sieur Cazeaux fils a été accusé de l'exposition et suppression d'état de cet enfant; et, par suite de la même erreur, que les premiers juges, en déchargeant le sieur Cazeaux d'accusation, ont néanmoins donné à Joseph une qualité que l'évidence des preuves lui refuse;
«Considérant, sur les autres accusations, que, par rapport au sieur Durban, curé de Charlas, on ne voit que des omissions et négligences sans dessein criminel dans la rédaction de l'acte mortuaire de Guillaume, fils de Solar, et que, dès lors, il doit être déchargé d'accusation, en lui enjoignant de se conformer dorénavant aux lois existantes sur la tenue des registres de baptêmes, mariages, sépultures;
«Qu'en ce qui concerne Jean-Marc Cadours, accusé de prétendus faits de suggestion envers quelques témoins, il n'y a pas de preuve à l'appui de l'accusation;
«Et qu'en ce qui touche la demoiselle Solar et autres accusés (abstraction faite du quidam, nommé Alexandre, à l'égard duquel il n'est entendu rien préjuger), il n'existe pas au procès le moindre indice du plus léger délit;
«Déclare Jean-François-Hippolyte Cazeaux non-recevable dans l'appel par lui interjeté de la sentence du Châtelet de Paris du 28 juin 1781;
«Reçoit Caroline Solar, Jean-Baptiste-François Durban et Jean-Marc Cadours, appelants de ladite sentence;
«Dit qu'il a été mal jugé, quant aux chefs concernant lesdits accusés et l'individu connu au procès sous le nom de Joseph; émendant et ayant égard, sur les conclusions du ministère public, au reproche proposé contre ledit Joseph, premier témoin de l'information faite à Paris, le 23 juillet 1778, a ordonné que sa déposition soit rejetée, et non lue aux termes de l'ordonnance; et, sans s'arrêter aux reproches fournis contre les 7e et 10e témoins de l'information de Toulouse, du 13 mai 1778, et encore contre les 50e, 52e et 54e témoins d'autre information de Toulouse du 20 octobre 1779, et contre le 16e de l'information faite, en la même ville, le 30 septembre précédent, lesquels sont déclarés non pertinents et inadmissibles;
«Faisant droit sur les appellations, fins et conclusions des parties,
«Déclare que l'enfant sourd et muet, mort des suites de la petite vérole chez Cazeaux père, à Charlas, le 28 janvier 1774 et inhumé, le lendemain, dans le cimetière de la paroisse dudit lieu, était véritablement Guillaume-Jean-Joseph, sourd et muet, fils unique de Vincent-Joseph de la Fontaine Solar et de Jeanne-Pauline Antoinette Clignet, son épouse, lequel était né à Clermont le premier novembre 1762;
«En conséquence, ordonne qu'énonciation des noms dudit enfant et de ses père et mère, et que mention par extrait du présent jugement seront faites par le greffier du tribunal sur le registre joint au procès, lequel registre sera remis ensuite dans les archives de la paroisse de Charlas, et, en outre, sur le double registre étant au greffe de la sénéchaussée de Toulouse, par le greffier dépositaire actuel;
«Décharge Caroline Solar[56] de l'accusation contre elle intentée; fait défenses à l'individu nommé Joseph de se dire et qualifier fils des sieur et dame Solar et de prendre les noms et exercer les droits et actions appartenant à cette famille;
«Décharge pareillement Jean-Marc Cadours et Jean-Baptiste-François Durban, curé de Charlas, d'accusation; et, cependant, enjoint audit Durban de se conformer aux lois existantes sur la tenue des registres de baptêmes, mariages et sépultures de sa paroisse;
«Faisant droit sur l'intervention de l'individu nommé Joseph, l'évince des fins et conclusions par lui prises en sa requête, et, sur les autres demandes des parties, les renvoie hors procès;
«Ordonne qu'au résidu, la sentence, dont est appel, sortira son plein et entier effet;
«Ordonne, en outre, qu'à la diligence du ministère public, le présent jugement sera exécuté, imprimé et affiché en cette ville de Paris et partout où besoin sera, et autorise Caroline Solar à le faire imprimer et afficher de sa part partout où elle jugera convenable.
Signé EUDE, rapporteur.»
Un jugement conforme[57] est rendu en dernier ressort le 24 juillet 1792.
Quel parti prendra l'ex-comte de Solar? Le voilà seul jeté au milieu de ce tourbillon égoïste qu'on appelle le monde, sans appui, sans famille, sans ressource. Mieux eût valu cent fois qu'une pitié compatissante ne fût point venue à son secours, qu'on l'eût abandonné sur la route de Péronne. Masse encore brute et sans culture, n'ayant d'autre sentiment que celui du bien-être et de la douleur, il ignore et cette lumière céleste que la Providence a mise en nous et ces rapports fraternels de l'homme avec l'homme, que son âme neuve et candide colore des plus brillants reflets. Son réveil, après tant de secousses, dut être effrayant! Il lui fallait cependant se décider. La France révolutionnaire s'ébranlait pour courir à la frontière, pour voler à la victoire. Solar ne balance pas, il oublie son infirmité, il s'engage dans un régiment de dragons. Trois mois après, entouré d'ennemis, hors d'état d'entendre le signal de la retraite, il vend cher sa vie et montre, par son indomptable valeur, qu'il est digne du nom dont quelques personnes persistent à croire qu'il a été injustement, brutalement dépouillé, et que c'est le sang d'un brave officier qui coule dans ses veines. Suivant une autre version, le malheureux se serait enrôlé dans un régiment de cuirassiers, et mal préparé par l'aisance de ses premières années et par les misères de son adolescence à la rude vie des camps, il aurait, peu de temps après, rendu le dernier soupir dans un hôpital. C'est par erreur qu'on a prétendu que son camarade Didier n'avait quitté les drapeaux qu'après avoir assisté à la mort de son frère d'armes et d'infortune. Le fait est qu'il n'en fut pas témoin. Non moins brave que son ami, il servait alors dans l'artillerie à Lyon.
Coup d'œil rétrospectif sur l'épisode du comte de Solar.—Est-ce une aventure réelle ou un roman historique?—Bonne foi, conviction de l'abbé de l'Épée.—Ses efforts pour rendre l'innocence et l'honneur à Cazeaux.—Un dilemme pour en finir.—M. Fournier des Ormes voit dans cette aventure une mystification.—Suivant lui, le pupille du célèbre instituteur n'aurait pas été complétement sourd.—Cette opinion combattue par M. Valade-Gabel.—La pièce de Bouilly.—Première représentation.—Grand succès.—Incident de la seconde.—L'abbé Sicard mis en liberté.
Quelques personnes, à l'exemple du défenseur de Cazeaux, ont paru disposées à reprocher à l'abbé de l'Épée de s'être laissé entraîner dans cette mémorable affaire par l'excès d'un zèle aveugle et de s'être lancé à l'aventure dans une entreprise dont il a, suivant elles, mal calculé les conséquences. Nous faudra-t-il nous rallier à cette opinion ou soutenir celle du vénérable instituteur?
A ne considérer, la main sur la conscience, que le dénouement de ce procès, et principalement l'épisode dramatique du cimetière de Charlas, où cette fameuse surdent est enfin découverte et représentée comme une pièce de conviction à la décharge de Cazeaux, peut-être, malgré certaines présomptions palpables en faveur de l'élève de l'abbé de l'Épée, pencherions-nous, avec nos adversaires, pour y voir moins une aventure réelle qu'un roman historique.
Quoi qu'il en soit, de quel droit nous permettrions-nous de faire un crime à ce bienfaiteur de l'humanité d'avoir joué, dans ce drame si fécond en péripéties, un rôle indigne du caractère dont il était revêtu, et bien plus indigne encore de cette pureté d'intention qui, de l'aveu de tous ceux qui ont été à même de le connaître et de l'apprécier, ne se dément pas un instant dans le cours de cette vie d'abnégation et de sacrifices? Jusqu'à sa dernière heure, nous ne craignons pas de le dire, il eut la ferme conviction que son client appartenait à une famille honorable, et que, tôt ou tard, la vérité triompherait dans sa personne.
En ce qui regarde Cazeaux, à voir avec quel consciencieux et généreux empressement notre illustre instituteur a tout mis en œuvre pour lui faire rendre l'innocence et l'honneur, ne semble-t-il pas qu'il s'imputait à lui-même, en gémissant, les rigueurs qu'avait endurées ce malheureux jeune homme?
Enfin pourquoi, au lieu de souiller la vie, si pure, de notre grand instituteur, ne pas lui rendre la justice d'admirer exclusivement, et en bannissant jusqu'à la moindre pensée outrageante, sa persévérance à consacrer tous les efforts de sa charité surhumaine à la défense des droits d'un de ses fils adoptifs, qu'il regarde, dans son for intérieur, nous le répétons une bonne fois pour toutes, comme un pauvre orphelin victime d'une barbare cupidité?
Tout examiné, nous nous bornerons à poser le dilemme suivant:
De deux choses l'une: ou le jeune sourd-muet, alors âgé de dix-sept à dix-huit ans, est un imposteur, ou il ne l'est pas. S'il a effrontément menti, pourquoi avoir négligé d'employer tous les moyens infaillibles qu'offrait la justice pour s'assurer si sa déposition est ou non véritable?
Si, de sa part, il n'y a pas eu la moindre intention d'en imposer à qui que ce soit, pourquoi refuser d'admettre que la coïncidence ou la similitude des circonstances a pu produire une si étrange illusion?
M. Fournier des Ormes, dans ses feuilletons intitulés: le Sourd-Muet de l'abbé de l'Épée (Souvenirs historiques), qui ont paru dans le Constitutionnel, sur la fin de 1851, n'a pas craint de ranger l'histoire de Joseph au nombre des mystifications du dix-huitième siècle, et il a étayé victorieusement, selon lui, sa conviction à cet égard sur ce qu'il n'était pas complétement sourd.
Nous croyons devoir opposer à cette opinion celle de M. Valade-Gabel, professeur distingué de sourds-muets, ancien directeur de l'Institution de Bordeaux, qui, à propos de la publication de ces feuilletons, a bien voulu nous adresser par écrit quelques observations, auxquelles nous paraît donner un poids considérable son expérience dans une matière qu'il a longtemps étudiée et pratiquée. Les voici:
«Paris, le 15 avril 1852.
CHER COLLÈGUE,
«Vous ne vous êtes point trompé, elle est inadmissible, elle est impuissante, la supposition à l'aide de laquelle un jeune écrivain prétend expliquer ce qui reste à jamais inexplicable dans le procès du sourd-muet de Péronne, et ce qui fera toujours suspecter le bien jugé de la sentence qui le dépouilla même de son nom.
«La prétendue tradition qui veut faire de lui un demi-sourd, capable de surprendre les secrets des familles, est d'invention récente; l'auteur la qualifie lui-même de simple hypothèse. Mais en fût-il autrement, fût-il avéré que ce malheureux jeune homme avait conservé un certain degré d'audition, on ne saurait déduire de ce fait aucune conséquence légitime pour lui imputer un rôle infâme. Celui qui, dès l'enfance, n'entend qu'à demi, au tiers, au quart, n'entre pas, pour cela, en possession du quart, du tiers, de la moitié du langage; il contracte seulement l'habitude de s'exprimer et de comprendre à l'aide de signes mimiques, et quiconque s'est occupé de l'éducation des sons sait que l'habitude de penser autrement qu'avec la parole élève un obstacle invincible à l'audition de celle-ci. Ajoutons que l'instruction donnée par l'abbé de l'Épée à ses élèves ne ressemblait en rien à celle que le demi-sourd doit recevoir pour devenir capable d'écouter et de comprendre le discours verbal.
«Interrogez à ce sujet M. Allibert. Vous le savez, durant nombre d'années, notre estimable collègue à l'Institution de Paris reçut du docteur Itard des leçons de parole. Eh bien! comme finalement c'est à l'aide des signes qu'il a acquis son instruction, tout demi-entendant et tout intelligent qu'il est, je soutiens que l'oreille ne lui révèle jamais rien de ce qui se dit autour de lui.
«Il eût été plus raisonnable de supposer que le précurseur de Gaspard Hauser avait, comme Desloges, perdu l'ouïe, après avoir eu l'usage de la parole, et qu'il saisissait encore celle-ci au mouvement des lèvres. Malheureusement, cette supposition accuserait trop de naïveté et de bonhomie chez tous les hommes distingués qui furent en rapport avec lui.
«J'ignore l'intention qui a pu dicter les feuilletons dont il s'agit; mais, à coup sûr, si l'auteur s'est proposé d'effacer jusqu'à leur dernière trace les soupçons qui planèrent sur certaines personnes qui ont figuré dans cette déplorable affaire, il a complétement manqué son but. Je ne suis pas le seul à qui il ait remis en mémoire que le respectable abbé Salvan, ce digne collaborateur de l'abbé de l'Épée, regrettait avec amertume l'impossibilité où, lors du procès de 1792, l'abbé Sicard s'était trouvé de faire usage des pièces que son prédécesseur lui avait laissées dans l'intérêt de son pupille.
«Adieu, cher collègue; vous avez voulu connaître toute ma pensée, la voilà sans déguisement.»
Comme chacun sait, ce fut dans cette cause célèbre que Bouilly puisa, avec une heureuse hardiesse, le sujet de l'Abbé de l'Épée, comédie historique, en cinq actes et en prose, dont le sous-titre fut remplacé par celui de drame, lors du dénoûment inattendu de cet étrange procès. Bouilly était déjà précédé d'une assez belle réputation due à sa comédie historique de René Descartes, jouée aussi sur le premier théâtre de la nation, quand il se présenta avec son nouvel ouvrage devant l'aréopage de la rue Richelieu. Sa lecture achevée, il n'y eut qu'une voix pour prédire à l'œuvre un succès immense, infaillible. Qui, d'ailleurs, en eût osé douter, quand l'élite de la scène française[58] s'empressait de lui prêter le concours actif de ses talents, de son bon vouloir, de son âme tout entière?
Ce fut le samedi 14 décembre 1799 qu'eut lieu la première représentation de l'Abbé de l'Épée. Chacun des acteurs s'efforçait d'imprimer un caractère particulier au rôle dont il s'était chargé. On comprendra aisément combien le jeu de Monvel dut électriser l'assemblée, quand on saura ce que fut ce grand comédien, et avec quelle opiniâtreté invincible il lutta non-seulement dans sa jeunesse contre une nature rebelle, mais encore, plus tard, contre les infirmités de l'âge, lorsqu'elles vinrent l'assaillir.
C'est au second acte que l'abbé de l'Épée, assis dans le cabinet de Franval, ayant auprès de lui la mère et la sœur de cet avocat, leur explique par quelle persistance de moyens, d'efforts, de peines, de fatigues, il est parvenu à découvrir la ville où est né le jeune sourd-muet que la Providence lui a confié, quelle est sa famille, quel est le vrai nom enfin de cette intéressante victime de la perversité des hommes. Il commence ainsi son récit:
«Voici le sujet qui m'amène. Je serai peut-être un peu long, mais je ne dois rien négliger pour arriver au but que je me propose.»
A ces mots: «Je serai peut-être un peu long,» une voix du parterre s'écria: Tant mieux! et toute la salle applaudit.
Après la chute du rideau, l'auteur, à la demande générale, parut sur la scène et fut accueilli par d'unanimes bravos. Les mêmes honneurs furent décernés au talent non moins impressionnable que gracieux de Mme Vanhove-Talma (depuis comtesse de Chalot), jouant, comme on vient de le voir, le personnage du jeune sourd-muet; et des vers tombèrent de toutes parts à ses pieds.
Qu'on nous permette de citer les suivants, dont la forme a bien vieilli, mais qui, à défaut d'autres mérites, ont, au moins, celui de peindre l'époque:
Vous, dont les talents enchanteurs |
Nous ont si souvent, sur la scène, |
Fait entendre les sons flatteurs |
De Thalie ou de Melpomène, |
Vanhove, par quel art secret, |
Sans avoir besoin de paroles, |
Faites-vous d'un sourd et muet |
Le plus intéressant des rôles? |
Et ceux-ci d'une épître du citoyen Chazet, devenu depuis le chansonnier légitimiste Alisan de Chazet:
Vanhove, ce muet charmant, |
Qui s'exprime avec éloquence |
Et qui choisit le sentiment |
Pour interprète du silence. |
La seconde représentation fut témoin d'un heureux incident, auquel les sourds-muets durent la liberté de l'abbé Sicard, le plus célèbre successeur de l'abbé de l'Épée. Laissons Bouilly raconter lui-même ce touchant épisode:
«....... Mme Bonaparte m'avait fait prévenir qu'elle ne pourrait assister à la première représentation; mais elle vint à la seconde, accompagnée du premier consul, dont la présence me valut une des plus honorables jouissances que j'aie éprouvées dans ma carrière littéraire. Au cinquième acte, lorsque Monvel, représentant l'abbé de l'Épée, dit à l'avocat Franval: «Qu'il y a longtemps qu'il est séparé de ses nombreux élèves, et que, sans doute, ils souffrent beaucoup de son absence.,» Collin d'Harleville, placé à la galerie, avec plusieurs gens de lettres, en face de la loge de Bonaparte, se lève et s'écrie: «Que Sicard, qui gémit dans les fers, que le vertueux Sicard nous soit rendu!» A ce cri de l'honneur et de l'amitié, un grand nombre de spectateurs se lèvent et répètent: «La liberté de Sicard! la liberté de l'instituteur des sourds-muets!...» J'étais, en ce moment, au fond du théâtre, et ne sachant ce qui pouvait causer ce tumulte, je l'attribuai à quelque imperfection de mon ouvrage, que le public frappait de sa réprobation, lorsque Dazincourt, s'apercevant de l'altération répandue sur mon visage, s'avance vers moi, ivre de joie, et me dit: «Eh bien! cher ami, quel triomphe pour vous! Votre ouvrage va faire cesser l'incarcération d'un ami de l'humanité[59].» J'apprends alors que le premier consul, frappé d'une réclamation aussi générale, et, cédant aux vives instances de Joséphine, avait annoncé qu'il se ferait rendre compte de la détention de l'abbé Sicard. Je l'avouerai, l'honneur que je ressentis me fit tressaillir bien délicieusement, et les félicitations de tous ceux qui m'entouraient sont encore présentes à mon souvenir. Il est de ces dates du cœur qui ne s'effacent jamais.»
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le buste du célèbre instituteur des sourds-muets offert à M. Bouilly par les jeunes élèves de l'École nationale de Paris.—Félicitations du premier consul Bonaparte et du roi Louis XVIII à l'auteur du drame de l'abbé de L'ÉPÉE..—Souvenirs intéressants de Mme Talma. Deux traits de présence d'esprit de cette admirable actrice à deux représentations de la pièce.—Tribut d'éloge de Monvel à son élève.—Conclusions de M. Villenave.—Heureux résultats pour les sourds-muets du succès du drame de l'abbé de L'ÉPÉE..
Écoutons encore l'auteur du drame de l'Abbé de l'Épée, à propos d'une visite que lui firent les élèves de l'Institution nationale:
«...... Les jeunes sourds-muets, dit-il, instruits par Sicard que c'était à ma pièce qu'il devait le bonheur de se retrouver parmi eux, et qui se livraient, dans leur institution, à l'étude des beaux-arts, avaient eux-mêmes modelé en terre cuite un fort beau buste de l'abbé de l'Épée, qu'ils me destinaient. Ils étaient sortis, de bonne heure, de leur école, située au haut du faubourg Saint-Jacques, et s'adressèrent, d'abord, par écrit, au concierge du Théâtre-Français, qui leur indiqua mon adresse. J'habitais, à cette époque, la rue Villedot. Ils se présentent à la loge du portier, au nombre de trente environ, et lui font un grand nombre de signes rapides, expressifs, mais auxquels le pauvre homme ne comprenait rien. Il s'imagina que c'étaient des échappés de Charenton. Enfin, l'un d'eux saisit une plume et fait entendre clairement l'objet de leur mission. Mon portier les conduit alors lui-même à mon appartement, où ils m'entourent, m'expriment l'attachement et la reconnaissance qu'ils me portent, par des gestes parlants et d'une expression ravissante. De mon côté, je me fis comprendre d'eux par la pantomime que j'employais et par quelques-uns de leurs signes que j'imitais, à ce point qu'une heure entière s'écoula dans nos mutuels épanchements, qui m'offraient un charme tout nouveau, une jouissance inexprimable. Je reçus de leurs mains le buste de l'abbé de l'Épée, que je plaçai sur le marbre de mon secrétaire; et je leur demandai la permission d'aller les remercier à leur Institution et d'assister souvent à leurs études dirigées par Sicard; ce qu'ils m'accordèrent tous avec les démonstrations de la joie la plus franche.
«Je mis une des fleurs du magnifique bouquet qu'ils m'apportaient, sous le globe de verre dont j'avais fait couvrir le buste de l'abbé de l'Épée. Je les conserve encore dans ma galerie; et chaque fois que j'y porte les yeux, elles me rappellent mon double succès et la plus belle époque de ma carrière dramatique.»
Bonaparte, de son côté, adressa à Bouilly les félicitations les plus flatteuses sur son double succès. «Je vous remercie, lui dit-il, avec le sourire aux dents blanches qui rendait sa bouche si expressive: vous m'avez procuré le plaisir de rendre Sicard à ses élèves.—Et moi, général, répondit Bouilly, je dois vous remercier bien plus encore de m'avoir procuré par cet acte de justice la plus honorable jouissance que puisse éprouver un auteur!.......»
Louis XVIII, avec cette politesse exquise qui le caractérisait, tenait, longtemps après, ce langage à Bouilly: «Vous n'êtes pas seulement un conteur moraliste, vous avez obtenu sur la scène des succès mérités. J'ai vu jouer à Londres votre Abbé de l'Épée, vos Deux Journées; et la vive impression que m'ont fait éprouver ces deux créations dramatiques, est encore présente à mon souvenir.»
Mme Talma revendique, à son tour, ici la parole comme un légitime dédommagement du sacrifice qu'elle a fait généreusement au soulagement de ceux qui en sont privés, de cette voix qui fut si longtemps en possession des suffrages du public. Le morceau délicieux qu'on va lire, donnera la mesure, non-seulement des difficultés qu'elle a eues à surmonter dans la création d'un rôle pour elle si nouveau, mais encore du talent admirable, à l'aide duquel elle est parvenue à reproduire si heureusement la nature. Il est emprunté au livre qu'elle a publié en 1836, sous le titre de: Études sur l'Art théâtral (p. 226-270).
«L'art de bien dire au théâtre ne suffit pas: un acteur intelligent doit encore savoir tirer parti des moindres circonstances pour augmenter l'illusion théâtrale, fût-ce même à ses risques et périls. Qu'il me soit permis de rappeler une de ces circonstances dans laquelle, ayant montré de la présence d'esprit, j'en fus récompensée immédiatement par les applaudissements du public. C'était à l'époque du brillant succès de l'Abbé de l'Épée; je jouais le rôle du sourd-muet (le jeune Solar), et j'avais toute l'illusion du personnage que je remplissais; car, pour mieux m'identifier avec cette nature nouvelle pour moi, j'avais recherché l'amitié de Massieu, si connu par son intelligence, sa belle âme, son esprit et son savoir.
«Pendant plus de six mois, je m'étais préparée à représenter le personnage que m'avait confié M. Bouilly. Je me composai une société journalière de sourds-muets; ils étaient enchantés de me voir profiter de leurs leçons; et Massieu surtout me donnait avec empressement les matériaux nécessaires à la composition de mon rôle. Enfin, le succès de la pièce fut complet, et le mien par contre-coup.
«Un jour donc, une circonstance extraordinaire me fournit l'occasion de montrer à quel point je m'étais identifiée avec mon personnage: une machine qui servait à faire mouvoir les décorations tombe du cintre, derrière le théâtre; des cris se font entendre; un accident des plus graves semblait être arrivé; toute la salle se lève spontanément; Baptiste, Mlle Thénard et Mlle Bourgoin, qui étaient en scène, se voient forcés de la quitter; ils reviennent bientôt rassurer les spectateurs (très-nombreux), en affirmant que personne n'a été blessé; et le calme ne tarde pas à se rétablir.
«Mais le public, qui ne perd jamais l'occasion d'être juste envers les acteurs, s'aperçut que, pendant ce temps, j'étais restée comme sourde à ma place, près d'une table, observant une mappemonde et complétement étrangère à l'événement qui avait interrompu le spectacle; le jeu de ma physionomie était loin d'exprimer la crainte. Alors, frappé de cet à-propos, le public me fit entendre des applaudissements réitérés à quatre reprises.... Ah! pour cette fois, je n'avais garde de rester dans mon rôle de sourd; mon cœur battait de plaisir.... J'avais senti l'importance de la mission dont je m'étais chargée: un seul mouvement de surprise ou de crainte eût détruit toute illusion.
«Un jour, j'entrais avec Monvel sur la scène, au second acte de l'Abbé de l'Épée: c'est le moment où le jeune Solar reconnaît la maison dans laquelle il a passé ses premières années. Nous avions joué plusieurs fois cette pièce; son succès était complet: nous savions donc, Monvel et moi, ce que nous devions faire; nos effets étaient réglés presque invariablement. Cependant, un jour, au lieu de me trouver sous la main de Monvel, ou plutôt de l'abbé de l'Épée, au moment où il se retournait pour m'interroger de nouveau par les signes accoutumés, il regarde autour de lui, il me cherche et me trouve pressant de mes mains la muraille de la maison paternelle où il ne m'était plus permis d'entrer: mes yeux pleins de larmes exprimaient toute ma pensée. Monvel, en me regardant, s'attendrit lui-même à tel point, qu'il ne pouvait parler; et le public, s'apercevant de notre émotion mutuelle, fit entendre de longs applaudissements.
«En rentrant dans la coulisse: «Parbleu, madame, me dit le célèbre artiste, vous avez bien opéré! Je ne savais, d'honneur, si je pourrais finir ma scène, moi! Je ne me doutais pas de ce nouveau jeu de théâtre; il fallait donc m'avertir.—Sans doute, mon maître, si j'avais su moi-même ce que je ferais! En résultat, êtes-vous mécontent? Ai-je mal fait?—Non sans doute, chère petite, dit-il en m'embrassant. Avec tant d'âme on ne peut se tromper; suivez toujours vos inspirations!»
Enfin, car il faut se borner de crainte de s'écarter beaucoup plus longtemps du sujet qu'il ne convient, reproduisons ici à la hâte les quelques lignes tracées sur la célèbre comédienne par un écrivain distingué, dont nous pleurons encore la perte, M. Villenave, dans la notice qui se trouve en tête du livre auquel nous empruntons ces détails. (Pages XIV-XV.)
«Mme Talma obtint un bien beau triomphe dans le drame de l'Abbé de l'Épée. Ce fut, en effet, un rôle bien difficile que celui de ce sourd-muet qu'on vit, avec une surprise mêlée d'attendrissement et d'admiration, remplir la scène pendant les quatre derniers actes, sans cesser d'intéresser profondément les spectateurs. Trente-six ans se sont écoulés (en 1836), et l'auteur, M. Bouilly, en conservant le souvenir de cette belle époque de sa vie, n'a pas oublié celle qui jouait le sourd-muet et à qui, dit-il, avec une modestie devenue bien rare, je dus mon plus beau laurier. Les poëtes firent des vers en l'honneur de l'excellente actrice, et on eût pu lui appliquer cet heureux distique composé pour l'abbé de l'Épée par un de ses élèves (de Seine, sourd-muet).
Il révèle à la fois le secret merveilleux |
De parler par les mains, d'entendre par les yeux. |
S'étonnera-t-on ensuite que, malgré les critiques dont la pièce de Bouilly est devenue l'objet depuis lors, tant au point de vue du style, qui n'est peut-être pas celui qui convient le mieux au sujet, qu'au point de vue de la mimique qui, de nos jours, a fait des pas de géant, elle ait contribué si prodigieusement, grâce à d'aussi puissants éléments de succès, à agrandir l'intérêt que mérite une si cruelle privation, à populariser la gloire de son héros, à multiplier enfin les effets de la sympathie nationale et étrangère en faveur de cette famille exceptionnelle?
Efforts tentés auprès du gouvernement pour suspendre les représentations du drame de l'abbé de L'ÉPÉE..—L'auteur accusé par la presse d'avoir voulu troubler le repos et compromettre l'honneur de certaines personnes.—M. Bouilly se disculpe.—Il offre de changer le lieu de la scène et efface du titre la qualification de COMÉDIE HISTORIQUE.—Mort de l'abbé de l'Épée.—Touchant spectacle de ses derniers moments.—Tableau du sourd-muet Peyson.—Le célèbre instituteur inhumé à Saint-Roch.—On se dispute son image.—Sa répugnance à laisser reproduire ses traits, de son vivant.—Le sculpteur sourd-muet de Seine.—La Commune de Paris demande à l'Assemblée nationale que l'État adopte les sourds-muets privés de leur père.—Ce vœu est réalisé.—Oraison funèbre de l'abbé de l'Épée, prononcée dans l'église Saint-Étienne-du-Mont.—Supplice du panégyriste.
Qui le croirait? Il se trouva des personnes intéressées que le succès du drame de l'Abbé de l'Épée offusqua, et qui ne craignirent pas d'agir auprès des autorités supérieures, dans la vue d'en obtenir que les représentations de la pièce fussent suspendues. Elles eurent même recours à la voie de la presse pour accuser l'auteur de n'avoir mis son œuvre au théâtre qu'avec l'arrière-pensée de troubler leur repos et de compromettre leur honneur. D'aussi basses inculpations pouvaient-elles porter la moindre atteinte à l'estimable caractère de celui qui en était l'objet? Comment soupçonner l'auteur qui, en retraçant sur la scène un mémorable épisode de la vie de notre illustre fondateur, avait formellement déclaré ne tendre qu'à un double objet, honorer la mémoire de l'abbé de l'Épée, et intéresser le public en faveur non-seulement de celui qu'il avait institué, en mourant, le légataire de son génie, l'abbé Sicard, mais encore de tous ses successeurs à venir? Peu lui importait, disait-il, que la sentence du Châtelet de Paris, restituant ses droits à l'élève de notre illustre maître, eût été infirmée par un nouveau jugement en 1792, s'il voyait son but complétement atteint. Il croyait même sa conscience parfaitement en repos après avoir constaté qu'il s'était borné à la donnée principale, et n'avait fait autre chose que d'y ajouter quelques développements épisodiques, quelques nouveaux personnages de son invention.
Supposons que les reproches dont on l'accabla fussent fondés, n'avait-il pas droit, au moins, à un peu d'indulgence pour l'attention scrupuleuse qu'il avait apportée à se renfermer strictement, d'un bout à l'autre de son œuvre, dans les limites que lui imposaient la prudence humaine et les convenances sociales? Ne le vit-on pas, sur les réclamations de Cazeaux, se hâter, avec un empressement qui l'honorait, de supprimer du titre de sa pièce la qualification de comédie historique? Et sa générosité n'alla-t-elle pas même jusqu'à lui offrir de changer le lieu de la scène, l'assurant sur l'honneur que son œuvre ne le regardait ni directement ni indirectement?
Avant la fin de ce procès célèbre qui occupe une si large place dans l'existence de l'abbé de l'Épée, ses forces avaient sensiblement décliné, et il penchait, à vue d'œil, vers la tombe. Déjà son état commençait à inspirer de sérieuses inquiétudes à tous ceux qui l'environnaient, lorsqu'un coup imprévu vint tout à coup confirmer leurs craintes. Il s'endormit dans le Seigneur le 23 décembre 1789, après avoir reçu les derniers sacrements du curé de l'église Saint-Roch, sa paroisse, M. Marduel, neveu et successeur de son ami, entouré d'une députation de l'Assemblée nationale, ayant à sa tête Mgr de Cicé, archevêque de Bordeaux, de ses parents et de ses élèves, fondant en larmes. Une pauvre fille inconnue se fit remarquer à genoux devant ce lit de mort. Sourde-muette, elle était venue de bien loin contempler son père adoptif, et elle le trouvait expirant. De tendres conseils, de douces consolations tombaient encore de ses doigts glacés sur ces malheureux enfants qui n'allaient plus avoir de père. Tout à coup un dernier rayon d'espoir brille dans ses yeux qui s'éteignent. Dieu n'abandonnera pas ces pauvres orphelins. Ils l'ont compris, et leur séparation est moins cruelle, et les larmes qui coulent de leurs yeux, en présence du cadavre de leur ami, sont moins amères, et leur douleur a revêtu le caractère d'une pieuse résignation.
Cette scène touchante a été reproduite sur la toile avec un talent supérieur par le sourd-muet Frédéric Peyson, de Montpellier. Ce fut un des tableaux les plus remarquables de l'exposition de 1839.
L'auteur de ce mémoire avait proposé à ses amis, tant parlants que sourds-muets, réunis dans une circonstance solennelle, d'exprimer dans une pétition collective[60] le vœu de voir le gouvernement se décider à faire l'acquisition de cette œuvre, et la requête avait été couverte aussitôt de nombreuses signatures. Mais le prix en ayant paru un peu trop élevé, le généreux artiste se décida à offrir son tableau à l'Institution nationale des sourds-muets de Paris, dont il décore la chapelle, et chargea un professeur sourd-muet distingué, M. Alphonse Lenoir, de transmettre cette résolution[61] à la Commission consultative de cet établissement.
L'abbé de l'Épée fut inhumé au sein de l'église Saint-Roch, dans le caveau de la chapelle Saint-Nicolas: c'est dans cette chapelle, appartenant à sa famille, qu'il avait coutume de célébrer la messe, que ses sourds-muets, à tour de rôle, servaient de vive voix.
Quand le père spirituel des sourds-muets eut rendu le dernier soupir, ce fut à qui reproduirait sa vénérable image. De son vivant, il n'avait jamais voulu se prêter au désir d'aucun artiste, jaloux de conserver ses traits, ne fût-ce que pour le plus simple croquis. Il ne fit exception à la règle qu'en faveur d'une dame, dont le portrait a été prêté pour modèle, par le fils d'une de ses nièces, Mme la comtesse de Courcel[62] à M. Michaut (des Monnoies), auteur de la statue de l'Apôtre des sourds-muets érigée à Versailles.
Un jour, s'apercevant que son élève de Seine, sculpteur et graveur, avait fait son buste, sur lequel était écrit le distique que nous avons cité plus haut, il en demanda le prix à l'auteur, le paya et brisa cette image. L'artiste, qui s'était fait fort de triompher de la modestie du maître, ne vit d'autre moyen de gagner sa gageure, que d'épier les intervalles de recueillement où il lui arrivait parfois de se plonger, afin de saisir, à la dérobée, des traits si chers. Le bon abbé, instruit du succès de cette innocente manœuvre, ne put s'empêcher de sourire à l'opiniâtre reconnaissance du statuaire, qui ne fut pas, du reste, le seul à tromper sur ce point la vigilance du maître.
Ce de Seine est le même qui, plus tard, moula la figure de Mirabeau, et remporta le prix du concours ouvert par l'Assemblée nationale pour l'exécution du buste du grand orateur. Les premiers artistes de l'époque avaient pris part à la lutte. Le vainqueur s'y était présenté sans appui, ni précédents. Le gouvernement lui accorda, en outre, 600 francs de pension et un logement au Louvre[63].
Quatre députés de la Commune de Paris, M. Godard, avocat au parlement, portant la parole, exprimèrent à l'Assemblée nationale le vœu qu'un établissement fût ouvert, aux frais de l'État, aux malheureux orphelins que la mort de l'abbé de l'Épée laissait sans appui. Ce vœu, comme on le verra tout à l'heure, fut réalisé. Depuis lors, des écoles de ce genre se sont multipliées à l'infini, sur tous les points du globe, pour attester la supériorité de sa méthode sur celle de tous les instituteurs étrangers.
A pareil jour, deux ans plus tard, le 23 février 1790, l'oraison funèbre de l'abbé de l'Épée fut prononcée dans l'église de Saint-Étienne-du-Mont, en présence d'une députation de l'Assemblée nationale, du maire de Paris, des membres de la Commune, et de tout ce que la capitale comptait de plus illustre dans les lettres et dans les sciences, par l'abbé Fauchet, prédicateur ordinaire du roi, dont le nom a conquis dans le monde politique une impérissable renommée par sa participation à la prise de la Bastille, par son dévouement à la cause du peuple et aux nouvelles institutions, par son supplice enfin, qui eut lieu le 31 octobre 1793. Ses juges l'avaient déclaré suspect de complicité avec les Girondins, et plus particulièrement avec la courageuse Charlotte Corday.
On nous saura peut-être gré de reproduire ici les paroles que l'abbé de l'Épée avait adressées à ce même abbé Fauchet, quand celui-ci lui avait soumis son panégyrique de saint Augustin.
«Oui, disait-il à l'auteur, en lui témoignant son approbation de ce qu'il avait insisté sur les dangers de l'orgueil, c'est malheureusement notre péché d'origine à tous; c'est celui qu'il nous faut combattre toute la vie; il n'y a point de relâche à se permettre sur ce point; c'est tout le mal de l'homme; c'est le mien. Je l'éprouve à toute heure: vous m'avez loué en désirant mon suffrage, je pourrais vous louer aussi; mais assez d'autres vous empoisonneront d'éloges. De nous-mêmes nous ne sommes que trop enclins à nous applaudir au fond de nos cœurs, tandis que, si nous avons un motif de bénir le ciel pour nous avoir accordé quelques lumières, nous avons mille raisons de nous humilier de nos ténèbres.»
L'Assemblée nationale décrète que le nom de l'abbé de l'Épée sera inscrit parmi ceux des citoyens qui ont bien mérité de l'humanité et de la patrie et que son Institution sera subventionnée par l'État.—Fondation de 24 bourses gratuites, projet de translation à l'ancien couvent des Célestins.—La Convention fonde, dans chacune des écoles de Paris et de Bordeaux, 60 bourses, portées successivement, pour la première, à 80 et à 100.—La Convention avait eu un instant le projet de fonder, pour l'éducation de 4000 sourds-muets, une école normale et six grandes institutions, avec ateliers et travaux agricoles.—Transfert de l'établissement de Paris dans le local actuel, à l'ancien séminaire Saint-Magloire.—Les frais d'éducation des sourds-muets rangés, en 1832, parmi les dépenses facultatives des budgets départementaux.—M. de Gerando avait infructueusement proposé que ce fût parmi les dépenses obligatoires.
Dans sa séance du 21 juillet 1791, l'Assemblée nationale, qui avait renvoyé, le 24 mai de l'année précédente, à son comité de mendicité, une pétition de l'abbé Sicard[64], relative à la perpétuité de l'établissement ouvert aux sourds-muets, décréta[65] que le nom de l'abbé de l'Épée serait placé au rang de ceux des citoyens qui avaient bien mérité de l'humanité et de la patrie, et que son Institution serait entretenue aux frais de l'État comme un monument digne de la nation française. Elle y fonda, mais pour une année seulement, vingt-quatre bourses gratuites, dont elle assurait la jouissance, par arrêt des 10-14 septembre[66], aux titulaires, et assigna à l'Institution les bâtiments de l'ancien couvent des Célestins, qu'elle devait partager avec celle des aveugles, jusqu'au moment où un nouveau projet d'organisation des deux établissements, préparé par un comité spécial, aurait reçu sa sanction définitive.
C'est un devoir sacré, pour nos cœurs reconnaissants, de recommander à la mémoire des amis de l'humanité le nom de Prieur, député de Châlons, dont toutes les conclusions en faveur des pauvres sourds-muets furent votées par l'Assemblée nationale. Son rapport remarquable se terminait ainsi: «A votre voix, Messieurs, quatre mille infortunés (le nombre a dû en être quatre ou cinq fois plus grand) pourront recouvrer toutes leurs facultés, et, avec elles, l'usage de leurs droits; ils redeviendront des hommes et des citoyens.» Ainsi les sourds-muets, ces étrangers dans la société humaine, ces anciens parias de la civilisation, en imprimant ce rapport de leurs mains, tracèrent alors eux-mêmes, en caractères ineffaçables, leurs lettres de grande naturalisation intellectuelle, comme l'a si justement observé un de nos littérateurs les plus en renom[67].
Un décret des 10-14 septembre 1792, concernant les établissements des sourds-muets et des aveugles-nés, alloua sur le trésor national les fonds nécessaires au paiement des pensions fondées dans lesdits établissements.
La Convention nationale, par décret des 12-14 mai 1793, convertissant en Institution nationale l'École des sourds-muets de Bordeaux, et la plaçant sous la surveillance du département et de la municipalité, lui alloua une subvention annuelle de 16,000 francs, et y créa, ainsi que dans celle de Paris, vingt-quatre bourses gratuites. Elle décréta, en outre, que tous les sourds-muets recevraient indistinctement le bienfait de l'éducation publique, et que, pour atteindre ce but, en différents endroits de la république, d'autres établissements s'élèveraient, sur le modèle de ceux de Paris et de Bordeaux. Cependant, elle crut devoir se borner, pour le moment, à la création de soixante bourses[68], pour chacune des deux institutions alors existantes, qu'elle organisa sur le pied d'une parfaite égalité par son arrêté du 16 nivôse an III (5 janvier 1795). Elle affecta définitivement, à la première les bâtiments de l'ancien séminaire de l'archevêque de Paris, rue du Faubourg-Saint-Jacques, nos 254 et 256, connu sous le nom de séminaire de Saint-Magloire et qu'elle occupe encore aujourd'hui[69].
A cette époque, le citoyen Maignet, député du Puy-de-Dôme, s'exprimait ainsi, dans son rapport à la Convention nationale, sur le projet de décret d'organisation première de ces établissements:
«L'on ne perdra jamais de vue que le principal but que nous nous proposons, est d'arracher les sourds-muets à l'indigence, en leur donnant une profession qui puisse leur faire trouver dans le travail des ressources suffisantes contre le besoin. Le soin des instituteurs sera de discerner quelle est la profession pour laquelle chacun d'eux montre le plus de talent, et de l'y appliquer.»
Le même représentant s'était efforcé de démontrer la nécessité de créer une École centrale, pour y former des instituteurs. Il avait émis, en outre, le vœu que six établissements fussent fondés en France, pour recevoir 4,000 sourds-muets; qu'on y annexât divers ateliers, et que, plusieurs fois, par semaine, les instituteurs conduisissent leurs élèves dans les champs, et n'épargnassent rien pour leur inspirer le goût des travaux agricoles. Le rapporteur insistait pour que son projet fût adopté, quels que fussent les embarras dans lesquels la patrie était alors plongée. «Nous venons, s'écriait-il avec l'accent énergique d'une consciencieuse philanthropie, vous offrir un nouveau genre d'alliance à contracter, alliance inconnue, jusqu'ici, dans les fastes de l'histoire, mais qui n'en sera que plus chère à vos cœurs; c'est l'alliance avec l'infortune; il s'agit de lier par la reconnaissance les enfants sourds-muets au règne de la liberté.»
La Convention nationale décida, art. 2, titre III du décret du 3 brumaire an IV, sur l'organisation de l'instruction publique, la création de plusieurs écoles publiques de sourds-muets dans les départements[70], outre celles de Paris et de Bordeaux; mais il ne fut pas donné suite à ce projet proposé par le comité de secours publics, et précédé d'un exposé des motifs de Roger-Ducos, député des Landes.
Un décret du 16 vendémiaire an V déclara, art. 4:
«Les établissements existants, destinés aux aveugles et aux sourds-muets, resteront à la charge du trésor national.»
A partir de là, ce n'est plus qu'en 1832 que nous voyons, de nouveau, les sourds-muets fixer sérieusement sur eux la sollicitude du Gouvernement, et devenir l'objet d'une disposition spéciale dans le classement des attributions des conseils généraux. Cette disposition met leurs frais d'éducation au nombre des dépenses facultatives des budgets départementaux.
M. le baron de Gérando, chargé de rédiger cette disposition importante, avait proposé au ministre de l'intérieur de ranger ces dépenses parmi celles qui sont obligatoires, comme l'entretien des aliénés et des enfants-trouvés; il échoua malheureusement dans cette généreuse initiative.
Mode d'administration successif des Institutions nationales des sourds-muets de Paris et de Bordeaux.—Projets divers ayant pour but de généraliser en France cet enseignement spécial.—Sollicitations infructueuses jusqu'à ce jour.—Pétition adressée en 1851 par la Société centrale d'éducation et d'assistance pour les sourds-muets en France à l'Assemblée nationale législative.—Éloges de l'abbé de l'Épée, par MM. Bébian, ancien censeur des études de l'Institution nationale de Paris, et d'Aléa, ancien directeur du collège royal des sourds-muets de Madrid.—L'auteur des TEMPLIERS, M. Raynouard, de l'Académie française, voulait, à sa mort, fonder un prix pour le meilleur poème à la gloire de l'abbé de l'Épée.—Nomenclature complète des œuvres du célèbre instituteur.
Les écoles de sourds-muets de Paris et de Bordeaux, placées d'abord sous la surveillance des autorités départementales, furent, plus tard, administrées par un conseil, composé d'abord de trois membres, puis de cinq, et enfin de sept. Deux arrêtés, en date du 18 fructidor an VII et du 18 vendémiaire an IX, rendus par Lucien Bonaparte, alors ministre de l'intérieur, avaient réglé l'organisation de l'école de Paris; un autre, en date du 8 brumaire an X, émanant de l'illustre Chaptal, avait modifié les deux statuts précédents. En 1822, tous les arrêtés antérieurs furent révisés et fondus en un règlement général, revêtu, le 28 juin, de l'approbation ministérielle; enfin, une ordonnance royale, du 21 février 1841, concernant les établissements généraux de bienfaisance et d'utilité publique, créa un conseil supérieur, composé de vingt-quatre membres, chargé de les surveiller, et, en exécution de l'art. 6 de ladite ordonnance, un arrêté ministériel, du 16 mars de la même année, organisa, près de chacun de ces établissements, une commission consultative, composée de cinq membres, y compris le directeur.
A diverses époques, le Gouvernement s'est occupé de mesures législatives pour procurer l'éducation à tous les sourds-muets.
La Convention nationale voulait rattacher l'enseignement de ces infortunés au système général d'instruction publique de la France.
Plus tard, Chaptal, par une lettre en date du 22 germinal an IX, consultait le conseil d'administration de l'École de Paris sur un projet semblable. Il insistait principalement pour que les établissements de sourds-muets fussent assis sur de solides bases.
En 1836, un autre ministre, M. le comte de Gasparin, ayant invité le conseil d'administration de l'Institution nationale de Paris à élaborer un projet de loi sur l'organisation définitive des écoles consacrées à ces malheureux, ne trouva pas celui qui lui fut remis de nature à être présenté à l'examen des Chambres.
Six ans après, la même question fut débattue au sein du congrès scientifique de France, tenu à Strasbourg, où étaient accourus quatre instituteurs français de sourds-muets, MM. Piroux, directeur de l'école de Nancy; Edouard Morel, directeur actuel de celle de Bordeaux; Jacoutot et Selligsberger, dont chacun dirige un établissement de ce genre à Strasbourg. Les vues d'enseignement général, exposées dans cette enceinte d'une manière péremptoire par les deux premiers, furent favorablement accueillies par l'assemblée, qui en adopta les conclusions.
Deux pétitions ont été simultanément adressées sur le même sujet, au Corps législatif, par M. Eugène Garay de Monglave, ancien membre de la commission consultative de l'Institution des sourds-muets de Paris, et par l'auteur de ce mémoire. Depuis, l'une et l'autre ont été renouvelées jusqu'à trois ou quatre fois; mais elles n'ont obtenu aucun résultat immédiat, aucun résultat complet, malgré les votes favorables dont elles n'ont cessé d'être l'objet de la part des diverses législatures.
En juillet 1851, une pétition[71] à l'Assemblée nationale a été proposée et adoptée unanimement au sein de la Société centrale d'éducation et d'assistance pour les Sourds-Muets en France, présidée par M. Dufaure, ancien ministre. Elle tend à l'extension de l'enseignement de ces infortunés et des jeunes aveugles, et à une augmentation de fonds nécessaires pour atteindre ce but.
Mais la dissolution de cette Assemblée, ayant été amenée par l'événement du 2 décembre de la même année, a nécessité la rédaction d'un nouveau mémoire[72] au Prince Louis-Napoléon Bonaparte, Président de la République.
La Société royale académique des sciences de Paris proposa, en 1817, au concours, l'éloge de l'abbé de l'Épée. Le prix fut décerné, en 1819, à M. Bébian, ancien censeur des études de l'Institution des sourds-muets de Paris, et l'accessit à M. Bazot, membre de l'Athénée des arts, etc. Nous avons de M. d'Aléa, ancien directeur du collége royal des sourds-muets de Madrid, l'Éloge de l'abbé de l'Épée, ou Essai sur les avantages du système des signes méthodiques, appliqué à l'instruction générale élémentaire, traduit de l'espagnol sous les yeux de l'auteur. M. d'Aléa était déjà connu dans sa patrie par une traduction espagnole de Paul et Virginie. On assure qu'il a travaillé à un Dictionnaire de signes d'action analogiques.
On nous a rapporté que, quelque temps avant sa mort, le célèbre auteur des Templiers, M. Raynouard, avait manifesté l'intention de proposer pour sujet d'un prix de poésie l'éloge de notre père spirituel. Nous aurions voulu qu'il eût été donné suite à cette proposition, qui aurait certainement honoré la mémoire du savant académicien dont nous déplorons la perte.
Voici la nomenclature complète des ouvrages de l'abbé de l'Épée:
1º Relation de la maladie et de la guérison miraculeuse opérée sur Marie-Anne Pigalle, 1757, in-12;
2º Institution des sourds et muets, ou Recueil des exercices soutenus par les sourds et muets, pendant les années 1771, 1772, 1773 et 1774, avec les lettres qui ont accompagné les programmes de chacun de ces exercices, Paris, 1774, in-12 de 112 pages (dans sa quatrième lettre, il développe les moyens dont il s'est servi pour conduire ses élèves à la connaissance de la divinité et des dogmes religieux; il y annonce que ce quatrième exercice public sera le dernier);
3º Institution des sourds et muets par la voie des signes méthodiques, Paris, 1776, in-12; nouvelle édition corrigée sous ce titre: La véritable manière d'instruire les sourds et muets, confirmée par une longue expérience, Paris, 1784, in-12; cet ouvrage a été traduit en allemand;
4º Dictionnaire général des signes employés dans la langue des sourds-muets, auquel la mort l'empêcha de mettre la dernière main.
Violation des sépultures de l'église Saint-Roch en 93.—Le plomb des cercueils fondu en balles sur les autels.—Mission que l'auteur s'était imposée de retrouver la tombe de l'abbé de l'Épée.—Lettre aux journaux pour se plaindre de ce que son portrait ne figure pas au Musée historique de Versailles, de ce que sa statue ne se voit, ni dans sa ville natale, ni à Paris; de ce que la tombe enfin de son successeur, l'abbé Sicard, languit sans honneur, dans un déplorable abandon.—Demande de renseignements au curé de Saint-Roch sur le lieu de la sépulture de l'abbé de l'Épée dans cette église.—Comment on découvre que ses restes reposent dans le caveau de la chapelle Saint-Nicolas.—L'auteur y descend avec le sourd-muet Forestier et le docteur Doumic.—Spectacle déchirant!—Souscription ouverte dans les journaux pour élever un monument aux cendres du célèbre instituteur et faire apposer deux inscriptions en français sur la maison où il est né et sur celle qui fut le berceau de son enseignement.
J'ai terminé le tableau, malheureusement beaucoup trop incomplet, des exploits de notre héros pacifique. J'aurais voulu pouvoir en recueillir religieusement tous les traits. Ce n'est pas que je ne me sois adressé à bien des témoins de son admirable existence[73] dans la vue de donner plus de prix à ce modeste travail; mais, à mon vif regret, aucun n'a pu me satisfaire pleinement. Par bonheur, les traces du passage de l'illustre fondateur sont trop profondes, trop lumineuses, pour qu'il soit besoin de rien ajouter à l'auréole de gloire qui couronne son front vénérable.
Le Mercure de France, du 10 avril 1790, avait proposé, pour épitaphe au tombeau de l'abbé de l'Épée, ces quatre vers latins[74]:
Hic jacet, egregio cœli qui munera pollens, |
Naturæ imposuit (visu mirabile)! leges; |
Auditum et surdis tribuit, mutisque loquelam. |
An sit, ut hunc laudet, mutus vel surdus in orbe? |
Cette épitaphe de mauvais goût, et qui raconte si imparfaitement les bienfaits de celui que le peuple sourd-muet a canonisé dans le calendrier de sa reconnaissance, fut-elle réellement gravée sur sa tombe? Elle le méritait peu certainement. A tout hasard, en voici la traduction française:
«Ci-gît qui, riche d'un admirable don du ciel, imposa (ô prodige!) des lois à la nature, en rendant l'ouïe aux sourds et la parole aux muets. Existe-t-il, pour le louer, un sourd ou un muet sur la terre?»
Cette tombe, comme tant d'autres, fut violée en 93. Le plomb des cercueils, qui reposaient dans les caveaux de l'église Saint-Roch, fut brisé, fondu, converti en balles. On vit alors des centaines d'ouvriers travailler dans le saint lieu, devenu un vaste atelier, à fondre, sur les autels consacrés longtemps à la célébration des mystères du christianisme, des projectiles destinés à repousser les ennemis de la France révolutionnaire.
Élève de l'Institution nationale des sourds-muets de Paris, j'appris tout cela dès ma plus tendre enfance; je sus de mes maîtres que l'abbé de l'Épée avait été inhumé dans l'église Saint-Roch. Dès lors, je m'étais imposé la mission de retrouver, un jour, les restes mortels de notre bienfaiteur à tous. C'était, dans mon esprit, une idée arrêtée. Je ne voulais pas mourir sans avoir acquitté, au nom de mes frères épars sur le globe, ce tribut de pieuse reconnaissance.
C'est dans ces sentiments que je crus devoir, avant tout, appeler, par l'entremise de la presse, l'attention publique sur la scandaleuse absence d'un portrait de l'abbé de l'Épée au Musée historique de Versailles, ce Panthéon moderne de toutes nos gloires nationales.
Le 20 novembre 1837, les journaux publiaient la lettre suivante:
«Auriez-vous l'extrême bonté d'accueillir dans les colonnes de votre feuille l'expression tardive, mais franche, de l'étonnement dont une lacune déplorable a frappé une portion assez nombreuse de la grande famille française, les sourds-muets, ces enfants adoptifs de l'abbé de l'Épée, dans une revue attentive qu'ils ont faite du Musée de Versailles? Quoi! pas un coin, pas une esquisse consacrée à notre père intellectuel! Notre étonnement a dû être partagé par tous les appréciateurs de son talent, si national, quoique si modeste. Que de regards ont dû vainement le chercher dans ce vaste panorama des célébrités de toutes les époques! Le génie et la charité de cet homme ne devraient-ils pas aussi occuper une large et belle page dans les annales artistiques, à côté, et j'oserai dire même au-dessus des lumières ou des merveilles des siècles, comme son œuvre est placée par la postérité au rang des créations les plus extraordinaires de l'intelligence, et qualifiée de divine par les plus beaux génies de notre époque?
«Dieu sait combien de médiocrités obscures et ignorées ont obtenu ici les honneurs d'une représentation peu méritée! L'adulation est prodigue d'encens; l'admiration est avare d'hommages. Les Apelle, les Phidias ont trop souvent profané leur pinceau, leur ciseau; trop souvent ils ont immortalisé des ennemis du genre humain, des dévastateurs du monde; ils ont déifié même d'heureux scélérats; et l'homme de bien, le régénérateur d'une portion de l'espèce humaine, est indignement oublié! Proh pudor!
«Ce qui a droit de nous surprendre encore davantage, c'est que ce soit précisément dans les lieux qui l'ont vu naître, à Versailles, qu'on n'ait pas songé à élever un trophée à la mémoire de notre Messie, tandis qu'avec un empressement de compatriotes, digne des plus grands éloges, on y a payé un tribut d'estime et de reconnaissance au héros pacificateur de la Vendée, à Hoche. C'était un sublime caractère, sans doute; mais les généraux, amis de la concorde et de la paix, ont-ils jamais manqué à notre belle France? Qu'on nous dise, d'un autre côté, s'il s'est jamais rencontré, et s'il se rencontrera jamais peut-être un second abbé de l'Épée! Le sauveur dévoué d'une classe d'êtres rejetée ignominieusement en masse du sein de la société par de désolants préjugés, et plongée ainsi dans la plus déplorable dégradation, ne mérite-t-il pas ici, je le demande, une statue, un portrait au moins, à défaut d'un temple que lui eût élevé la Grèce antique?
«Ne pourrait-on pas, à juste titre, reprocher la même insouciance à notre capitale, à cette ville, berceau de la civilisation de nos frères d'infortune, et qui fut, la première, témoin des triomphes de l'art sur la nature? Il faut le publier à la honte de notre pays, les hommes utiles sont mieux appréciés à l'étranger.
«En 1828, une souscription contribua à l'érection d'un monument de marbre blanc en l'honneur de Daniel Guyot, directeur de l'École des sourds-muets de Groningue, en Hollande, mort l'année précédente. On le voit sur la place de la ville, en face même de cette institution.
«En 1829, à Gênes, les mêmes honneurs furent décernés au père Assarotti, directeur de l'École des sourds-muets de cette ville. Or, Guyot et Assarotti avaient puisé, l'un et l'autre, cet art bienfaisant dans la méthode de l'instituteur français. Pourquoi donc, lorsque les élèves sont, ailleurs, si justement, si dignement récompensés, le maître est-il, en France, dans sa patrie, laissé dans un coupable oubli? On ne sait pas même où reposent ses cendres. Les recherches auxquelles nous nous sommes livrés à cet égard n'ont produit aucun résultat.
«Le gouvernement s'empressera (et son amour éclairé de la justice nous en est un sûr garant), de réparer ce honteux abandon, qui, prolongé, démentirait le titre de foyer des lumières, que l'Europe intellectuelle a, depuis longtemps, décerné à Paris.
«Qu'il me soit permis de profiter de cette circonstance pour déplorer l'état de dépérissement où languit le monument élevé à l'abbé Sicard, à l'aide d'une souscription ouverte en 1822 par son respectable ami M. Lafon-Ladébat. Qu'on choisisse une commission chargée de réparer le modeste mausolée d'un homme de bien, et nous serons les premiers à contribuer de notre faible offrande à cette œuvre de reconnaissance.
«En publiant cette lettre[75], expression sincère du vœu de tous mes frères, vous aurez acquitté, Monsieur, une trop minime partie, malheureusement, de notre dette sacrée envers nos deux bienfaiteurs, qui sont aussi ceux de l'humanité entière; car quel est le pays qui ne leur doit pas de nouveaux citoyens, tout aussi dévoués que ceux qui les ont précédés dans la carrière?
«Agréez, je vous prie, d'avance, l'expression de leur gratitude, ainsi que l'assurance particulière de ma considération la plus distinguée.»
Dans le courant de janvier 1838, je me présentai à M. l'abbé Olivier, alors curé de Saint-Roch, aujourd'hui évêque d'Évreux, lui demandant des renseignements sur l'emplacement qu'occupaient les restes précieux de l'abbé de l'Épée, emplacement sur lequel tout le monde ne s'accordait pas. Ce prélat, dont l'obligeance, dans cette grave circonstance, ne s'effacera jamais de nos souvenirs, m'ayant répondu qu'il ne connaissait dans sa paroisse personne qui eût assisté à l'inhumation, mais m'ayant bien promis de ne rien épargner pour découvrir si mention de sa sépulture ne serait point faite dans ce qui peut rester des registres du temps, je me mis, de mon côté, en quête d'informations, et, au bout de quatre mois, j'arrivai enfin au terme de mes recherches. Mes efforts furent couronnés du plus heureux succès. Une personne respectable, Mme Guerin, qui venait de perdre une sœur sourde-muette, élève de l'abbé de l'Épée, eut l'extrême bonté de me mener chez Mlle Courtois, rue Villedot, nº 3, entendante-parlante, ancienne compagne et amie intime des demoiselles élèves du célèbre instituteur.
Il serait difficile de peindre la joie et la reconnaissance qui brillaient dans les yeux de cette excellente femme en apprenant le motif de la visite du pauvre sourd-muet, député de ses frères. Les expressions me manquent pour reproduire ce qu'il y eut d'empressement dans son accueil. Nous n'éprouvâmes aucune difficulté à nous entendre, quoiqu'elle n'eût, disait-elle, depuis longues années, personne avec qui elle pût s'entretenir dans le langage des signes. Elle nous apprit que c'était le caveau de la chapelle Saint-Nicolas qui avait reçu le corps de l'abbé de l'Épée, et que ses ossements ne s'y trouvaient mêlés à aucuns autres. «Car, ajoutait-elle avec effusion, cette chapelle appartenait à sa famille; c'est là que tous les jours nous entendions sa messe.» Puis, elle se prit à nous raconter, toute joyeuse, avec de grands détails, l'histoire de son bienfaiteur et du nôtre; et ces détails, qui nous étaient connus dès l'enfance, venant d'elle, avaient pour nous un parfum de nouveauté que je n'oublierai de ma vie. Elle mit à notre disposition quelques manuscrits, quelques imprimés, que, depuis tant d'années, elle conservait comme de précieuses reliques. Dans les uns se trouvait exposée la méthode de l'abbé de l'Épée; les exercices publics de ses élèves étaient l'objet des autres. Mme Guerin, avec le même empressement, offrit à notre curiosité des lettres du respectable prêtre, adressées à quelques-unes de ses filles adoptives, et renfermant de paternelles instructions sur les vérités du christianisme et les dangers du monde.
Ces renseignements pris, accompagné de mon ami Forestier, ancien élève de l'École, aujourd'hui directeur de l'institution des sourds-muets de Lyon, et de M. le docteur Doumic, qui, ayant un frère sourd-muet, possédait à fond la langue des signes, je me rendis chez le curé de Saint-Roch, pour lui faire part de nos découvertes et solliciter de son obligeance l'autorisation de vérifier nous-mêmes le témoignage de Mlle Courtois. Un vieux gardien du temple, appelé par l'abbé Olivier, recueille ses souvenirs et confirme notre déposition. Tout ce que nous avons avancé lui a été raconté par son prédécesseur, témoin des obsèques de l'abbé de l'Épée. «Vite, s'écrie le digne prêtre dans son enthousiasme, vite, qu'on aille quérir un maçon, un fossoyeur! Il n'y a pas un instant à perdre. Ne voyez-vous pas l'impatience de ces enfants, à qui nous allons restituer les cendres de leur père?» Déjà la pierre qui ferme le caveau a cédé à nos efforts. Nous sommes tous descendus, et les premiers ossements ont été découverts.
Le 6 juin, les journaux inséraient la lettre suivante:
«Quand le Musée historique de Versailles s'ouvrit au public, les sourds-muets y cherchèrent en vain le portrait de l'abbé de l'Épée. Leur surprise trouva de l'écho dans la presse périodique, et l'oubli fut réparé. En même temps, ils exprimaient le regret de n'avoir pu arriver à la découverte du lieu qui recelait la dépouille mortelle de leur immortel bienfaiteur. Depuis, il nous est venu des informations, confirmées par l'ancien curé de Saint-Roch, feu l'abbé Marduel, qui assista au dernier soupir de son ami, notre père spirituel. Ses cendres reposent dans cette église, sous les marches de la chapelle Saint-Nicolas, celle où l'on voit le magnifique Christ de Michel-Ange.
«Le curé actuel de Saint-Roch, M. l'abbé Olivier, qui n'avait pas trouvé la sépulture de l'abbé de l'Épée inscrite sur les anciens registres de l'église, nous a autorisés fort obligeamment, MM. le docteur Doumic, Forestier et moi, à descendre dans le caveau. Là, quel spectacle affreux s'est offert à nos regards! Plus de cercueil de plomb! De la poussière et quelques os épars, voilà tout ce qui reste d'un des plus grands bienfaiteurs de l'humanité! Nos cœurs se sont émus, et nous, les enfants de ce génie de charité, nous qui, sans lui, ne serions pas des hommes, nous venons vous conjurer d'ouvrir les colonnes de votre journal à une souscription qui aurait pour but de réparer cet acte de vandalisme. Nous faisons un appel, non-seulement à tous les sourds-muets de l'univers,—c'est pour eux un devoir d'honneur, ils doivent se priver de pain pour donner un tombeau à leur père,—mais encore à toutes les âmes charitables, de quelque point du globe qu'elles viennent, à quelque opinion qu'elles se rallient, quelque religion qu'elles professent. L'appel de notre reconnaissance sera entendu, nous n'en doutons pas. Il n'est pas besoin d'énumérer ici les droits de l'abbé de l'Épée à cet acte de reconnaissance publique, ils sont dans vos bouches, hommes qui parlez, dans nos cœurs, à nous qui ne parlons pas. Il ne sera pas dit que, quand d'abondantes souscriptions affluent de toute la France pour honorer le plus beau génie qui ait illustré notre scène[76], le Messie d'une des classes les plus maltraitées de la société sera l'objet de l'indifférence publique. Qui fecerit et docuerit bonum hic magnus vocabitur, «celui qui aura fait et enseigné le bien, sera appelé grand.» (Saint Matthieu, v. 19.)
«Ne conviendrait-il pas aussi de placer deux inscriptions, mais en français et non en latin, pour que tous les sourds-muets qui savent lire pussent les comprendre, l'une sur la maison qu'habita notre premier instituteur, rue des Moulins, nº 14, à Paris, lieu où il recueillait les victimes de la nature marâtre, lieu où il mourut, l'autre sur la maison où il naquit, à Versailles, dans l'ancienne rue de Clagny, laquelle, depuis quelques mois seulement, porte le nom du grand homme.
«Recevez, Monsieur, par anticipation, nos remercîments à tous et l'assurance de ma considération personnelle.»
«FERDINAND BERTHIER,
«Professeur sourd-muet à l'Institution des sourds-muets de Paris.»
Une commission se forme pour régulariser la souscription destinée à élever un monument à l'abbé de l'Épée.—M. Dupin aîné en accepte la présidence; M. Villemain consent à en faire partie.—Elle se compose, en outre, de MM. de Schonen, de Gérando, Chapuys-Montlaville, Cavé, l'abbé Olivier, Monglave, Nestor d'Andert, et de trois sourds-muets, Ferdinand Berthier, Forestier et Lenoir.—Regrets de M. de Chateaubriand et du premier président Séguier.—Première séance à l'hôtel de la présidence de la Chambre.—Remercîments des trois membres sourds-muets.—Projet de M. Victor Lenoir, architecte du gouvernement.—Voies et moyens: représentations à bénéfice, souscription de la famille royale.—Où s'élèvera le monument?—On repousse la cour de l'Institution; on préfère la chapelle Saint-Nicolas, à Saint-Roch.—Organisation de la souscription.—Recherches à faire au Palais de Justice, à l'Hôtel de Ville, aux Archives nationales, sur le lieu de l'inhumation.—MM. Montlaville, Monglave et Berthier, délégués pour aller constater l'identité des restes découverts ou à découvrir.
Il restait à former une commission chargée de surveiller et de diriger cette œuvre éminemment philanthropique.
Le 11 juin 1838, mon compatriote et ami, M. Chapuys-Montlaville, alors député de Saône-et-Loire, aujourd'hui préfet de la Haute-Garonne, nous présenta, Lenoir, mon collègue à l'Institution nationale de Paris, Forestier et moi, à M. Dupin aîné, alors président de la Chambre des députés. Nous prîmes la liberté de lui offrir, au nom de nos frères, la présidence[77] de cette commission, et de lui soumettre une liste de membres dont nous avions l'intention de la composer. M. Dupin, avec cette rapidité d'émotion que chacun lui connaît, saisit la plume et écrivit: «J'accepte bien volontiers; c'est un honneur, un plaisir et un devoir.»
Le 13, M. Chapuys-Montlaville me chargea d'une lettre pour M. Villemain. La voici, avec la réponse de l'illustre académicien:
«A MONSIEUR VILLEMAIN.
«Les restes de l'abbé de l'Épée ont été découverts dans l'un des caveaux de l'église Saint-Roch. Les sourds-muets brûlent d'élever un monument à la mémoire de leur père. Une commission a été proposée par eux. M. Dupin en a accepté la présidence. Ils désirent, Monsieur, que vous en fassiez partie, et je suis heureux qu'ils aient bien voulu me choisir pour être l'interprète de leur vœu et de leurs sentiments. C'est M. Berthier, président de la Société des sourds-muets, qui vous remettra cette lettre.
«Veuillez agréer, Monsieur, l'hommage de mes sentiments les plus dévoués.»
RÉPONSE DE M. VILLEMAIN.
«J'ai bien regretté d'avoir manqué l'honneur de vous voir; mais vous ne pouviez douter de mon empressement à faire tout ce qui vous était agréable, autant que je pouvais y contribuer. J'ai vu, ce matin, M. Berthier, qui m'a remis un opuscule d'un grand intérêt; je lui ai dit que je serais très-honoré de la confiance qui m'est témoignée. Mais, à cette époque de l'année, je suis tellement occupé de soins universitaires et académiques, que je craindrais de ne pouvoir être exact aux réunions. Je vous soumets, Monsieur, ce scrupule de ma part. Je vous prie d'en être juge. Si vous ne l'approuvez pas, je m'associerai bien volontiers à la commission qui serait formée pour honorer la mémoire du si vénérable abbé de l'Épée. J'ai soumis mon excuse à M. Berthier. Mais, comme personne n'est plus occupé que M. Dupin, je sens que, malgré l'embarras où je me trouve dans les mois de juillet et d'août, je dois trouver moyen d'être disponible pour toute convocation qu'il voudra bien m'adresser. Et un intermédiaire comme vous, Monsieur, ne me permet pas d'hésiter.
«Agréez, Monsieur, la nouvelle assurance de ma considération la plus distinguée et de mes dévoués sentiments.»
Le 16, une nouvelle lettre paraissait dans les feuilles publiques. Elle était ainsi conçue:
«L'empressement avec lequel tous les journaux ont bien voulu accueillir la proposition que j'ai faite d'élever un monument à la mémoire de l'abbé de l'Épée, m'enhardit à solliciter une nouvelle preuve de leur bienveillance accoutumée. Une commission, chargée de cette sainte mission, vient de se former; elle se compose de:
MM. | DUPIN aîné, président de la Chambre des députés, président; |
VILLEMAIN, pair de France, vice-président du Conseil royal de l'Instruction publique; | |
DE SCHONEN, pair de France, procureur-général à la Cour des Comptes; | |
Le baron DE GÉRANDO, pair de France, président du Conseil d'administration de l'Institution des sourds-muets de Paris; | |
CHAPUYS-MONTLAVILLE, député de Saône-et-Loire; | |
CAVÉ, chef de la division des Beaux-Arts au ministère de l'Intérieur; | |
L'abbé OLIVIER, curé de Saint-Roch; | |
Eugène GARAY DE MONGLAVE, homme de lettres; | |
NESTOR d'ANDERT, artiste; | |
Ferdinand BERTHIER, professeur sourd-muet à l'Institution de Paris, président de la Société centrale des sourds-muets; | |
FORESTIER, instituteur sourd-muet, vice-président de cette association; | |
LENOIR, professeur sourd-muet à l'Institution de Paris, secrétaire de cette société. |
«Vous qui nous avez aidés à rendre un premier hommage à notre immortel bienfaiteur, vous ne refuserez pas, nous en avons la certitude, de mettre le comble à votre obligeance en annonçant la formation de la commission, et en ouvrant vos colonnes à la souscription dont elle doit régulariser l'emploi.
»Agréez, etc., etc.
«Ferdinand BERTHIER.»
Nous avions proposé à M. le vicomte de Chateaubriand et à M. le baron Séguier, premier président de la cour royale de Paris, de faire partie de la commission. Nous croyons devoir insérer ici les lettres que l'un et l'autre nous adressèrent en réponse.
«Paris, 13 juin 1838.
«MESSIEURS,
»Je serais infiniment flatté d'être compté au nombre des membres d'une commission chargée d'un monument à élever à l'abbé de l'Épée; ma séparation complète du monde me prive de l'honneur que vous vouliez me faire; mais je serai très-heureux d'être porté sur votre liste comme un des premiers souscripteurs.
«Agréez, Messieurs, je vous prie, mes regrets sincères, mes remercîments empressés et l'assurance de la considération distinguée avec laquelle je suis
«Votre très-humble et très-obéissant serviteur:
«CHATEAUBRIAND.»
«Paris, le 13 juin 1838.
«MONSIEURS,
«Vous avez eu trop de bonté de penser à moi pour entrer dans une commission fort honorable. Quand je suis appelé à prendre part à quelque chose, c'est pour m'en occuper réellement; et je sens que mes occupations très-nombreuses et des forces physiques bien insuffisantes me rendent impropre à tout surcroît d'entreprise. Président de la commission du monument Périer, je n'ai pu encore le terminer complétement, ce qui m'avertit de ne pas tenter une nouvelle besogne. Veuillez, Messieurs, recevoir, avec mes excuses et regrets, l'expression de ma haute considération.
«Le président SÉGUIER.»
Le mercredi 20, M. Dupin aîné convoqua, dans l'hôtel de la présidence, les membres de la commission. M. Chapuys-Montlaville, secrétaire, donna lecture de notre discours de remercîment à nos nouveaux collègues, et ensuite d'une lettre de M. Victor Lenoir, frère du professeur sourd-muet, qui offrait, pour le monument à élever, son concours gratuit comme architecte du gouvernement.
Notre discours de remercîment était conçu en ces termes:
«Ferdinand Berthier, Forestier et Alphonse Lenoir à Messieurs leurs collègues de la commission pour le monument de l'abbé de l'Épée.
«MESSIEURS,
«Le premier sentiment qui saisit nos cœurs au moment où nous nous trouvons, pour la première fois, dans une occasion aussi solennelle, an milieu des représentants des grands corps politiques, de l'Église, des beaux-arts et des sciences, est celui de la plus vive et de la plus sincère gratitude. Permettez-nous, à nous pauvres sourds-muets, de vous l'exprimer avant tout, comme nous la sentons. Si quelque chose peut alléger, en ce jour, le poids de notre infirmité, c'est votre empressement honorable et bienveillant à concourir à honorer la mémoire de l'abbé de l'Épée.
»Vous allez vous occuper, Messieurs, d'acquitter une dette sacrée de la reconnaissance publique. Souffrez que nous vous rappelions le vœu que nous avons formé, les premiers, de voir une tombe rendue aux restes mortels de ce bienfaiteur de l'humanité, et une double inscription indiquer, d'une part, la maison qui vit naître l'apôtre des sourds-muets, de l'autre, celle qui fut témoin de sa charité et de ses derniers moments.
»Nous avons reçu deux lettres de M. Victor Lenoir[78], architecte du Gouvernement, frère de l'un de nous, par laquelle il offre d'ériger gratuitement un monument à l'abbé de l'Épée. Notre secrétaire-interprète, M. Chapuys-Montlaville, va vous en donner lecture.
»Nous avons des projets à vous soumettre; mais nous ne voulons pas anticiper sur la proposition de Monsieur le secrétaire et sur les vôtres, sans doute, Messieurs. Nous attendons que vous nous autorisiez à vous en faire part.»
La commission désira savoir quelles étaient nos vues sur les moyens à employer pour hâter et grossir la souscription, et nous nous empressâmes de la satisfaire: nous demandions que les théâtres nationaux et les autres scènes, vraiment dignes de ce nom, fussent priés d'accorder une représentation au bénéfice du monument que nous projetions. Nous offrions nos conseils pour le rôle de Théodore, dans le drame de l'Abbé de l'Épée, pour celui de la Muette de Portici, pour tous les autres rôles, enfin, de notre spécialité.
Le vœu fut émis que le roi Louis-Philippe et sa famille fussent priés d'inscrire leurs noms en tête de notre liste de souscripteurs.
On s'occupa ensuite de la place à assigner au monument.
Un membre proposa la cour de l'Institution des sourds-muets de Paris, comme point central de l'édifice où se perpétue l'œuvre immortelle de l'abbé de l'Épée. Cet avis fut combattu par plusieurs membres qui paraissaient redouter que, dans un temps de révolution, ce sanctuaire ne fût pas respecté, qu'on n'en changeât la destination, qu'il ne fût métamorphosé en caserne, en magasin à fourrage, etc.
Un autre membre déclara qu'il pensait que le monument ne pouvait être élevé que là où le vénérable bienfaiteur de l'humanité avait été inhumé, dans l'église St-Roch, où il disait habituellement la messe, et qui est toute peuplée de ses souvenirs. «Désormais, ajouta-t-il, si l'on considère le sentiment religieux qui s'est emparé de tous les esprits, l'église deviendra l'asile le plus inviolable, et ses murs seront les derniers que la sédition tentera de renverser.»
Cette proposition ayant été adoptée par un mouvement unanime, M. le curé de cette paroisse déclara qu'il était heureux de s'associer à ce sentiment, et de pouvoir mettre à la disposition de ses collègues, non-seulement le lieu où reposaient les dépouilles mortelles de l'abbé de l'Épée, mais encore la chapelle de St-Nicolas, qui deviendrait ainsi le but d'un saint pèlerinage, et où, chaque année, un service pourrait être célébré pour le repos de l'âme de notre père spirituel. Des remercîments unanimes accueillirent l'offre de M. l'abbé Olivier, et la commission décida que la souscription serait immédiatement ouverte en France et à l'étranger, au secrétariat de la Chambre des députés, chez le trésorier de l'Institution nationale des sourds-muets, et chez six notaires de Paris: MM. Moreau, Aumont-Thiéville, Cotelle, Bertinot, Roquebert et Perrin.
M. Chapuys-Montlaville fut invité à faire des recherches au Palais de Justice, à l'Hôtel de Ville et aux Archives nationales, pour recueillir le plus de renseignements possible sur le jour et le lieu de l'inhumation, et à se réunir à M. Eugène Garay de Monglave, et à l'auteur de cet écrit, pour constater, par des preuves évidentes, l'identité des restes découverts ou à découvrir.
Exhumation des restes mortels de l'abbé de l'Épée par MM. Garay de Monglave, Chapuys-Montlaville et Ferdinand Berthier.—Découverte de fragments de souliers, de rabat, de soutane, de bonnet carré et d'étole, reconnus par une personne qui a eu des rapports avec le grand instituteur.—La pipe de terre.—Oubli ou profanation.—Noms des premiers souscripteurs.—Appel éloquent à toutes les âmes généreuses.—Propositions de MM. Michaut (des Monnoies), Victor Lenoir, architecte, et Auguste Préault, statuaire.—Appel aux ambassadeurs étrangers, aux cours de cassation et des comptes, aux cours d'appel, etc.—Réponse de l'ambassadeur de Bavière.
Le lendemain, jeudi 21 juin 1838, dès huit heures du matin, nous étions réunis tous trois, M. Chapuys-Montlaville, M. de Monglave et moi, à la chapelle St-Nicolas. Le caveau a été rouvert, la terre retournée profondément, et aussitôt des ossements plus nombreux sont venus à la surface avec des débris que les personnes attachées à l'église ont reconnus pour des fragments de souliers, de rabat, de soutane, de bonnet carré et d'étole. Il ne nous paraissait plus douteux qu'un ecclésiastique avait été enseveli à cette place, avec ses vêtements sacerdotaux; mais cet ecclésiastique était-il bien l'abbé de l'Épée? Mlle Courtois, présente à ces fouilles, déclara devant nous, à M. le curé, qu'elle reconnaissait parfaitement ces divers objets pour avoir appartenu au vénérable instituteur, et cita plusieurs circonstances importantes à l'appui de son assertion. Une pipe de terre courte, noire, fut trouvée près du crâne. Un des profanateurs de ces tombeaux l'y avait-il laissé tomber? Ou plutôt faut-il soupçonner ici une hideuse, une sacrilége dérision, qui rappellerait la couronne d'épines du Fils de l'Homme? Nos cœurs en furent profondément émus.
Nous dressâmes procès-verbal des dires de Mlle Courtois. Avant de s'éloigner, cette excellente personne nous exprima le vœu de garder, comme souvenir, un des fragments d'étole trouvés dans le tombeau de son bienfaiteur. Elle fut satisfaite. J'en ai conservé un aussi, et cette précieuse relique ne me quittera jamais.
Le lundi 25 juin, eut lieu la seconde réunion de la commission, sous la présidence de M. Dupin aîné. Déjà les journaux avaient annoncé les premiers résultats de la souscription. Voici les premiers noms inscrits:
D'abord, tous les membres de la commission; puis, MM. Lacave-Laplagne, ministre des finances; de Salvandy, ministre de l'instruction publique; de Chateaubriand, Benjamin Delessert, député; le comte Lepelletier d'Aunay, le comte d'Allonville, A. de Gasparin, le marquis de Maleville, Wustenberg, Daguenet, le maréchal Clauzel, Fulchiron, Salverte, St-Réal, Cerclet, Delespaul, le général Bachelu, Denis Lagarde, etc., etc.
M. Villemain avait été chargé de préparer un projet de prospectus. Il en donna lecture, et ce projet fut approuvé d'une voix unanime, comme tout ce qui sort de la plume de ce brillant écrivain. Immédiatement après, le secrétaire lut une copie de l'acte authentique constatant l'enterrement de l'abbé de l'Épée, et le procès-verbal de la déclaration de Mlle Courtois.
Avant de se séparer, il fut arrêté que la commission reprendrait le cours de ses séances à la prochaine ouverture des Chambres.
Voici l'appel éloquent fait par M. Villemain à toutes les âmes généreuses:
«Parmi les bienfaiteurs de l'humanité, il n'est pas de nom plus connu et plus vénéré que celui de l'abbé de l'Épée. Avant lui, l'art de rendre à la plénitude de la vie morale des êtres intelligents, que la nature semble avoir séparés du commerce de leurs semblables, n'avait été que rarement pratiqué, et n'avait produit çà et là que quelques prodiges accidentels de patience et de tendresse.
«L'abbé de l'Épée, en créant une méthode et en l'appliquant avec étendue, fut le véritable fondateur de cette belle Institution des sourds-muets, qui honore la philanthropie si éclairée de la France, et qui a été imitée dans toute l'Europe et dans le Nouveau-Monde. Sa découverte fut une œuvre constante de vertu, autant qu'une invention utile et ingénieuse. Aussi la France, à l'époque même la plus agitée de sa régénération politique, ne négligea-t-elle rien pour assurer la perpétuité d'une semblable création; mais la mémoire même de l'inventeur ne reçut aucun hommage particulier.
«L'Institution nationale des sourds-muets à Paris est florissante; d'autres maisons de charité, fondées sur le même modèle, ont étendu le même bienfait. La statue de l'abbé de l'Épée n'est nulle part; il y a peu de temps même on ne savait où était sa tombe. Le zèle religieux de quelques-uns de ses enfants, de ceux qui lui doivent leur place dans la société intelligente, est parvenu à découvrir que les restes de cet homme vénérable avaient été déposés dans un des caveaux de l'église St-Roch, à Paris. La date officielle de cette inhumation (24 décembre 1789) et d'autres circonstances authentiques ont fait retrouver les ossements à la place indiquée. De là est venue la pensée de les honorer par un témoignage national du respect profond de la France pour la science, la vertu, la religion, activement consacrées au soulagement des misères humaines.
«Un comité s'est formé dans l'espérance que des offres lui viendraient de toutes parts pour élever aux restes mortels de l'abbé de l'Épée un monument modeste comme sa vie, monument qui serait placé dans l'église même où il avait été enseveli, et où la reconnaissance et le respect publics viendraient chercher son image.»
Le samedi 15 février 1840, la commission s'assembla dans une des salles de l'hôtel de la présidence de la Chambre des députés, salle que M. Sauzet, alors président, avait bien voulu mettre à sa disposition. L'année précédente, outre la multiplicité des travaux de la Chambre, la célèbre affaire de la coalition, qui avait si vivement préoccupé l'attention publique, avait dû être un obstacle à l'activité accoutumée de nos honorables collègues.
Un membre proposa à la commission de s'adjoindre M. Benjamin Delessert en qualité de trésorier. En cas d'acceptation de la part de l'honorable banquier, tous les fonds seraient versés chez lui.
Lecture fut donnée de lettres adressées à la commission par MM. Michaut (des Monnoies), Victor Lenoir, architecte, et Auguste Préault, statuaire.
A la suite de ces diverses lectures, un membre émit le vœu qu'il fût procédé à la nomination d'une sous-commission, chargée d'examiner les plans et projets présentés, et de soumettre à la commission ceux qui lui paraîtraient dignes de son attention.
Cette sous-commission, composée du président, du secrétaire de la commission, de M. Nestor d'Andert et de M. Ferdinand Berthier, prit connaissance des lettres suivantes:
MICHAUT (des Monnoies) à Monsieur le président de la commission du monument à élever à l'abbé de l'Épée.
«MONSIEUR LE PRÉSIDENT,
«Au moment où la commission va se réunir de nouveau, permettez-moi, comme vous avez eu la bonté de m'y encourager, de vous rappeler ma statuette, vue, je puis le dire, avec quelque intérêt par la plupart des membres de cette commission, et le désir que j'aurais (dégagé de toute idée spéculative) d'être chargé du monument à élever à la mémoire de l'abbé de l'Épée.
«Il y a cinq ans environ, Monsieur le président, que je m'occupais d'une statue, de grandeur naturelle, représentant ce bienfaiteur de l'humanité, au moment où il découvrit l'alphabet manuel. M. le comte de Montalivet, alors intendant de la liste civile, voulut bien me faire espérer pour mon œuvre une place au Musée de Versailles; mais il a été décidé, depuis, qu'il n'y aurait pas de statue de l'abbé de l'Épée dans cette galerie historique; qu'il n'y avait place que pour un buste, et ce buste m'a été confié.
«Quant à ma statue, plusieurs juges compétents l'avaient vue; je puis citer MM. le député de Jouvencel, le directeur de l'École des sourds-muets, Léon Cogniet, Paulin Guérin, et quelques autres peintres. Tous avaient eu la bonté d'encourager mes efforts et de me prédire un succès.
«La longue maladie qui m'a enlevé mon père interrompit mon travail; la terre se sécha, le dégoût me prit, et la figure s'en alla en morceaux. Je n'en pus tirer qu'un souvenir, une statuette qu'ont vue plusieurs membres de la commission, et pour laquelle ils ont bien voulu me faire concevoir des espérances.
«Que mon titre de graveur n'effarouche pas mes juges! Le premier, je monte sur la brèche; je ne demande qu'à être examiné et jugé. Bien jeune, j'étudiai la statuaire sous des maîtres habiles, dans les ateliers de Moitte et de Lemot, et déjà j'obtenais des succès, quand la maladie vint me forcer à suspendre un art trop fatigant. Je fis de la gravure avec quelque bonheur, et, dans ce temps, mes succès ne furent attribués par les artistes compétents qu'à mes longues études de sculpteur.
«Je serais aujourd'hui au comble de la satisfaction s'il m'était permis de faire encore de la sculpture, et de reprendre en grand l'exécution d'une statue dont la pensée m'occupe depuis si longtemps.
«L'intérêt n'entre pour rien dans mon projet. Être utile, revenir à une carrière que j'ai eu tort d'abandonner, produire une œuvre digne du bienfaiteur des sourds-muets, digne de la commission qui préside à l'exécution du monument qu'on lui destine, digne de moi-même, Monsieur le président, voilà mon seul but, voilà tout mon espoir d'avenir.
«Vos collègues, comme vous, Monsieur le président, ont daigné nourrir cet espoir; vous ne détruirez point votre œuvre; j'ose en attendre les effets, heureux de me dire avec un profond respect, etc., etc.»
VICTOR LENOIR, architecte du gouvernement, à Messieurs les membres de la commission du monument à élever à l'abbé de l'Épée.
«MONSIEURS,
«J'ai l'honneur de vous adresser une esquisse du monument à élever à l'abbé de l'Épée. J'ai désiré arrêter votre attention sur l'idée principale, subordonnant les détails des figures à l'étude spéciale du sculpteur. La tête vénérable de l'abbé de l'Épée sera mieux reconnue dans un simple buste que dans une figure en pied, en raison de la masse, peu favorable à la sculpture des vêtements. On peut s'en rendre compte par la statue de Malesherbes, au Palais de Justice; ce qui doit faire renoncer sans regret à la dépense d'une statue en pied.
«Motif:
«Au pied du buste de l'abbé de l'Épée, un jeune sourd-muet et une jeune sourde-muette tiennent, ouvert à tous, le précieux livre que leur père intellectuel (comme ils l'appellent) leur a laissé. Ils déposent une couronne sur ce livre. J'ai pensé que la reconnaissance des sourds-muets ne saurait jamais s'exprimer d'une manière trop lisible, et qu'il conviendrait peut-être de donner à ces deux enfants le costume connu des élèves de l'Institution.
«La simplicité du motif serait relevée par un piédestal d'une masse assez imposante pour être un symbole de durée. Sur ses faces de marbre blanc, les sourds-muets, habitués à voir des enseignements écrits sur tous les murs de leur Institution, aimeraient à lire les principaux traits de la vie de l'abbé de l'Épée; et les parlants, en réfléchissant à ce qu'un homme seul a osé entreprendre pour les sourds-muets, comprendraient mieux ce qu'il reste à faire pour répartir, entre tous les sourds-muets de France, le bienfait, pour eux, indispensable de l'éducation. Quand l'idée fut conçue d'honorer la mémoire de l'abbé de l'Épée par un monument, je me proposai comme architecte pour le construire. Ma position particulière de frère d'un sourd-muet m'a fait offrir de confondre les honoraires de l'architecte dans la dépense générale.
«Je proposerais de ne pas adosser tout à fait le monument au fond de la chapelle, afin de lui conserver l'effet des ombres plus longues qui seraient favorablement produites par le jour venant des fenêtres en face.
«Je joins ici l'évaluation des dépenses.
«J'ai l'honneur d'être, etc., etc.»
Devis des dépenses du monument de l'abbé
de l'Épée.
«Le buste en marbre et les deux figures avec le motif qui les relie. | 3,500 f. |
«Piédestal en marbre blanc sur massif en pierre | 3,500 |
Total | 7,000 |
«NOTA. Les honoraires de l'architecte seraient employés à faire les inscriptions.
M. NOVION, entre autres entrepreneurs de marbre, offre d'exécuter le monument, en confiant les figures aux meilleurs sculpteurs, pour le prix de sept mille francs.
«Si les fonds ne permettaient pas d'atteindre cette somme, et qu'il fallût réserver une dépense pour le caveau, on pourrait très-dignement exécuter le buste et les figures en fer coulé. La position abritée du monument ne laisse aucun inconvénient à l'emploi du fer, dont la fusion peut être d'une entière perfection dans les ateliers de M. Calla. Je citerai mon expérience, y ayant fait exécuter le bazar Montesquieu, entièrement construit en fer.
«Vr LENOIR.»
AUGUSTE PRÉAULT, statuaire, à Monsieur Chapuys-Montlaville, secrétaire de la commission du monument à élever à l'abbé de l'Épée.
«MONSIEUR,
«La commission nommée pour élever un monument à la mémoire de l'abbé de l'Épée n'ayant pas de statuaire désigné pour le charger de ce travail, permettez-moi de vous demander votre voix et votre protection pour obtenir cet honneur, qui me serait bien cher.
«Je désire que le monument soit en bronze, en marbre ou en granit. L'objet principal doit être la représentation fidèle de l'abbé de l'Épée, c'est-à-dire la tête, le buste et les mains, tels que les statuaires de l'antiquité les consacraient aux grands penseurs. Je pense qu'il faut éviter la statue en pied, qui entraînerait à des frais inutiles, et se garder de tout ce qui ne serait ni la tête, ni le cœur, ni la mimique des deux mains pour exprimer le travail des deux premières parties; le reste du monument ne doit être que l'accessoire et servir seulement à développer ce que j'expose.
«Je désirerais, en outre, qu'une ou deux personnes fussent désignées pour surveiller les progrès de l'œuvre, et éviter tout ennui à la commission.
«Le statuaire s'engagerait à ne pas s'éloigner de cette donnée, qui est certainement très-vague, mais en dehors de laquelle il ne croit pas qu'il soit possible de présenter un projet plus arrêté, tant que l'artiste ne sera pas définitivement choisi, que l'on n'aura pas désigné la place où doit s'élever le monument, et que l'on ne sera pas renfermé dans un chiffre fixé d'avance pour faire face aux travaux de statuaire, d'architecture, de fonte, etc.
«La souscription resterait ouverte pendant six mois, et l'on commencerait d'abord le buste; la commission aurait toute confiance dans le sculpteur et dans ses deux membres surveillants, pour l'exécution de l'œuvre. Quant à moi, si j'en étais chargé, je m'engagerais à faire tout ce que mon talent et mon honneur me commanderaient.
«Dans cette attente, j'ai bien l'honneur d'être, etc., etc.»
Cette lecture achevée, la commission s'ajourna au samedi 29 février.
Ce jour-là, il fut donné communication de la réponse suivante de M. Benjamin Delessert à l'invitation qui lui avait été adressée par M. Chapuys-Montlaville, au nom de la commission:
«Paris, 17 février 1840.
«MONSIEUR,
«Je reçois la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser le 16 courant, pour m'entretenir de la souscription relative au monument à élever à la mémoire de l'abbé de l'Épée.
Ainsi que je l'ai dit à M. Dupin, je souscrirai volontiers pour une somme de 60 francs; mais il me serait de toute impossibilité de faire partie du comité, ni de remplir les fonctions de trésorier, mes occupations absorbant tout mon temps, et ayant déjà refusé d'être le caissier de plusieurs souscriptions analogues.
Agréez, etc.»
Un membre indique M. Caccia, banquier, pour remplacer M. Benjamin Delessert. Mais il n'est pas donné suite à cette proposition.
M. le secrétaire annonce qu'il a écrit aux ambassadeurs étrangers, à la cour de cassation, à la cour des comptes, aux cours d'appel, et qu'il a reçu la réponse de l'ambassadeur de Bavière, dont voici la teneur:
7 septembre 1839.
LÉGATION DE BAVIÈRE.
A Monsieur le secrétaire de la commission pour
le monument de l'abbé de l'Épée.
«MONSIEUR,
«Je me suis empressé de communiquer à mon gouvernement le contenu de la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser dans les premiers jours du mois de juillet dernier.
«Le roi, mon souverain, digne appréciateur du mérite et des vertus de l'homme célèbre dont toute l'humanité partage les bienfaits, s'est empressé d'autoriser les personnes auxquelles vous confierez cette honorable mission, à recueillir, en Bavière, les dons gratuits destinés à l'érection du monument consacré à la mémoire de l'abbé de l'Épée.
«Je m'empresse, Monsieur, de vous transmettre copie de l'ordonnance royale[79], datée du 22 août dernier, qui vient de m'être communiquée à cet effet.
«Recevez, Monsieur, les assurances de ma très-parfaite considération.»
Voici la teneur de la lettre qui avait été adressée, en juin 1839, aux ambassadeurs des cours étrangères:
«Une commission est formée pour recueillir des souscriptions à l'effet d'élever un monument à l'abbé de l'Épée dans l'église Saint-Roch, lieu de sa sépulture.
«Le bienfait de l'abbé de l'Épée est universel. Cet homme de bien n'appartient pas seulement à la France, mais à toutes les nations civilisées.
«Nous sommes convaincus, Monsieur l'ambassadeur, que vos nationaux éprouveront le besoin de s'unir à nous pour accomplir cet acte de piété, et nous venons, pleins de confiance, vous prier de vouloir bien recueillir les souscriptions de vos compatriotes, afin qu'il soit dit que tous ceux qui ont profité du bienfait, ont témoigné ensemble de la reconnaissance qu'ils gardent au bienfaiteur.
«Nous avons l'honneur de vous offrir, Monsieur l'ambassadeur, l'hommage de notre haute considération.
«Le secrétaire, | Le président de la commission, |
CHAPUYS-MONTLAVILLE. | DUPIN.» |
Rapport de M. Nestor d'Andert sur les projets soumis à la commission.—Préférence acquise à celui de M. Préault.—Les ministres invités à compléter la somme nécessaire à l'érection du monument.—Celui de l'Intérieur, M. de Montalivet, souscrit pour 3,000 fr.—Devis à forfait de M. Préault—La commission l'accepte, à condition que l'artiste ne pourra exiger les sommes à recevoir qu'à mesure des rentrées, et que le monument sera prêt en février 1841.—Nouvelle circulaire, nouvelles démarches auprès des grands corps de l'État.—Appel à Louis-Philippe et à sa famille.—On en ignore le résultat.—L'ancien curé de Saint-Roch, devenu évêque d'Évreux, regrette de ne pouvoir prêcher le jour de l'inauguration du monument.—On s'adresse à l'abbé Cœur, qui ne peut, à cause de ses nombreux travaux, accepter cette honorable mission.—Fixation ultérieure du jour de la cérémonie.
M. Nestor d'Andert fait un rapport sur le résultat de l'examen des divers projets de monuments dont la sous-commission a été chargée.
«Messieurs, dit-il, la sous-commission, réunie, le jeudi 27 février, chez son président M. Dupin, s'est occupée attentivement des divers projets de monuments à élever à la mémoire de l'abbé de l'Épée.
«Deux concurrents se sont présentés.
«Quatre dessins ont été soumis.
«Trois portent la signature de M. Lelong, architecte.
«La sous-commission a été frappée du manque absolu d'expression dans les trois premiers projets, qui lui ont paru n'offrir aucun trait caractéristique du génie, des travaux et de la gloire de l'abbé de l'Épée.
«Elle a remarqué surtout que la sculpture, d'où devait jaillir la pensée fondatrice du monument, sa signification prompte, facile, intelligible, était trop sacrifiée à la partie architecturale, toujours destinée, dans de pareils ouvrages, à accompagner plutôt qu'à prévaloir, à subir plutôt qu'à dominer.
«L'architecture est le cadre, la statue est le tableau, vous le savez, Messieurs.
«En outre, elle a paru craindre l'abus trop prolongé de la décoration dans ces trois monuments, une ornementation banale, exagérée, et conséquemment d'un luxe usé, mesquin, plus théâtral que vrai.
«Enfin, la sous-commission a pensé que cette exagération, que cette profusion d'ornements pourraient entraîner, malgré l'autorité des chiffres posés par l'auteur, dans des dépenses considérables et sans compensation avantageuse.
«Il restait à la sous-commission à examiner le quatrième projet présenté par MM. Auguste Préault et Lassus. Et d'abord, la sous-commission a été saisie de l'harmonie élevée et de l'heureuse ordonnance du monument. La réputation et le talent incisif du sculpteur étaient déjà une garantie de la perfection de l'œuvre, tandis que le plan de M. Lelong, pour y revenir dans un rapprochement nécessaire entre des artistes de mérite, n'indique aucunement quel serait le sculpteur chargé du soin des bas-reliefs et rondes bosses.
«Le projet de MM. Auguste Préault et Lassus semble donc réunir toutes les conditions désirables sous le triple rapport de l'expression dans la sculpture, de l'art répandu dans l'ensemble et de l'économie dans les dépenses, ce qui a engagé la sous-commission à désigner ce dernier plan à vos lumières comme étant le plus convenable à tous les titres.»
A l'issue de la séance, on écrivait aux ministres:
«Les restes de l'illustre abbé de l'Épée ont été retrouvés, par les soins et la piété de quelques-uns de ses enfants adoptifs, dans l'un des caveaux de l'église Saint-Roch, lieu de sa sépulture.
«Des preuves authentiques ont été recueillies, et une commission s'est formée spontanément pour honorer la mémoire de ce bienfaiteur de l'humanité, en lui élevant un monument funéraire.
«La souscription, ouverte depuis bientôt deux ans, marche lentement; toutefois, nous avons déjà une certaine somme à notre disposition.
«Le ministre de l'intérieur[80], un grand nombre de membres des deux Chambres, les diverses écoles de sourds-muets, toutes les personnes, enfin, auxquelles nous nous sommes adressées, ont bien voulu concourir à cette œuvre de gratitude et de respect.
«Deux artistes, MM. Lassus et Préault, ont déclaré ne demander que le remboursement de leurs déboursés, dans le cas où ils seraient chargés du monument. Ils proposent même de le prendre à leurs risques et périls. Ils se contenteraient de 6 à 7,000 francs pour l'exécuter.
«La commission, reconnaissante de leurs offres, est disposée à les accepter. Son but sera ainsi tout à fait rempli. En effet, elle n'a pas prétendu élever un monument somptueux, tout de luxe, à un homme d'une modestie proverbiale. Il aurait formé un contraste trop évident avec son caractère et sa vie.
«Une simple manifestation, un souvenir, acquitteront notre dette.
«Nous évaluons à 3,000 francs environ les sommes qui sont ou seront versées dans la caisse de la souscription.
«Une autre somme de 4,000 francs est donc indispensable pour former le complément de celle qui est demandée pour le monument.
«Nous espérons, Monsieur le ministre, que vous voudrez bien vous associer à notre œuvre, et faire contribuer l'État à cet acte de justice et de gratitude.
«Veuillez agréer, etc.»
La commission s'est réunie le 13 juin 1840.
M. le président annonce à la commission que M. le ministre de l'intérieur souscrit pour une somme de 3,000 francs, ainsi qu'il résulte d'une lettre de M. Cavé, directeur des Beaux-Arts, en date du 9 de ce mois, ainsi conçue:
«Monsieur le président, je m'empresse d'avoir l'honneur de vous informer que M. le ministre de l'intérieur a alloué, selon votre désir, une somme de 3,000 francs pour le monument de l'abbé de l'Épée dans l'église Saint-Roch. Vous recevrez incessamment avis officiel de cette décision.
«Agréez, etc.»
M. Dupin aîné donne ensuite lecture d'un devis fourni par MM. Préault et Lassus. Ce devis[81] est suivi d'un engagement formel, pris par M. Préault, d'exécuter à forfait et de livrer, pour le prix de 7,000 francs, le monument dont le modèle en relief et au lavis se trouve sous les yeux de la commission. M. Préault déclare que, dans le cas où le chiffre de la souscription ne s'élèverait pas à 7,000 francs, il n'aurait aucun recours à exercer contre la commission et se contenterait des 3,000 francs du ministre de l'intérieur, et des autres sommes qui résulteraient des diverses souscriptions.
Le plan, le devis et l'engagement de M. Préault demeurent annexés au procès-verbal.
M. le président propose à la commission d'accepter les offres de MM. Lassus et Préault, aux conditions précitées, contenues dans le dossier et dans l'engagement mentionné ci-dessus.
Après en avoir délibéré, la commission arrête que les offres de MM. Préault et Lassus sont acceptées telles qu'elles se trouvent contenues dans leurs devis et leurs déclarations; toutefois, elle prie M. le président de mettre à cette acceptation deux nouvelles conditions: la première, c'est que les paiements ne pourront être demandés qu'aux époques de rentrée des sommes provenant de la souscription; la seconde, c'est que le monument sera entièrement achevé et posé d'ici au mois de février 1841.
MM. le président et le secrétaire de la commission sont autorisés à signer le présent marché avec MM. Lassus et Préault.
En juillet 1841 parut une circulaire du président de la commission, contresignée par le secrétaire, dont voici la teneur:
«MONSIEUR,
«Les restes de l'illustre abbé de l'Épée, le père des pauvres enfants que vous initiez à la vie en pratiquant sa méthode, ont été retrouvés dans l'église de Saint-Roch, à Paris.
«Cette sépulture devait être honorée. Une commission s'est formée, une souscription a été ouverte; le gouvernement français s'est associé à cette œuvre de respect et de gratitude.
«Un artiste, M. Préault, n'a pas voulu attendre que la souscription eût produit tout son effet; il a demandé et obtenu l'entreprise du monument.
«Il l'achève en ce moment, et, cependant, nos fonds sont loin de pouvoir couvrir tous les frais. Nous avons recours à vous, Monsieur, à tous les sourds-muets du pays que vous habitez, à leurs familles, à leurs amis, à tous les amis de l'humanité.
«Nous vous prions d'ouvrir une souscription pour le monument de l'abbé de l'Épée et de vous unir à nous pour honorer la mémoire de cet homme de bien.
«Votre réponse devra être adressée à M. Dupin, procureur général à la Cour de cassation et président de la commission, sous le couvert de M. le président de la Chambre des députés.
«Nous avons l'honneur de vous offrir, Monsieur, l'assurance de nos sentiments distingués.»
Le jeudi 24 février 1842, se réunirent, au domicile de M. Dupin, les membres de la commission, MM. Chapuys-Montlaville, Nestor d'Andert, Monglave, Ferdinand Berthier et Alphonse Lenoir. Le président était si pressé d'expédier les affaires urgentes de la Chambre, qu'à peine avait-il le loisir d'examiner celles du monument. Cependant, M. Chapuys-Montlaville, après avoir donné lecture d'une réclamation de M. Auguste Préault, fut autorisé par le président: 1º à envoyer un garçon de la Chambre des députés, en uniforme, aux ministres, aux pairs de France, aux députés, aux banquiers, à l'archevêque de Paris, etc.; 2º à écrire au roi pour en solliciter une souscription au monument; 3º enfin à supplier l'évêque d'Évreux[82] de vouloir bien prêcher dans l'église Saint-Roch le jour de l'inauguration.
On devait fixer ultérieurement l'époque de la cérémonie.
Voici la demande de la commission au roi Louis-Philippe, datée de mars 1842:
«SIRE,
«Nous allons élever un modeste monument à l'abbé de l'Épée dans l'église Saint-Roch, à Paris, à l'endroit où ses restes profanés ont été retrouvés et où il avait été enseveli primitivement.
«Confiants dans les sentiments élevés et généreux de Votre Majesté, nous osons espérer qu'Elle voudra bien contribuer avec nous à rendre un pieux et solennel hommage à l'un des plus grands bienfaiteurs de l'humanité.
«Nous sommes, avec le plus profond respect, etc.»
Nous ignorons encore si le roi Louis-Philippe a souscrit et si sa famille s'est associée à lui dans cette pensée sainte.
Monseigneur l'évêque d'Évreux s'étant excusé sur ses tournées pastorales de ne pouvoir satisfaire au désir de la commission, on s'adressa à M. l'abbé Cœur, alors professeur d'éloquence sacrée à la Sorbonne, qui ne put, à son grand regret, à cause de ses nombreux travaux, accepter cette honorable mission.
La Commission cesse de s'assembler.—M. Préault, presque abandonné à lui-même et n'ayant plus que les conseils de MM. de Monglave et Berthier, tient religieusement sa promesse.—Le monument est inauguré en août 1841, sans cérémonie et presque à huis clos.—Description et éloge de cette œuvre remarquable.—Mais pourquoi une inscription latine?—Sur 22,000 sourds-muets que renferme la France, il n'y en a pas 22 qui sachent le latin.—Hommage des sourds-muets suédois.—Couronne de bronze due aussi à M. Préault, ainsi que la statue de l'abbé de l'Épée qui orne la façade de l'hôtel de ville de Paris.—Cruels sacrifices pécuniaires de l'artiste pour le monument de Saint-Roch et pour celui qu'il a élevé au général Marceau sur une place de Chartres.—Un buste du grand instituteur dû à un sculpteur sourd-muet, offert à l'école de Paris.—Séance d'inauguration.—Souscription ouverte pour élever une statue à l'abbé de l'Épée sur une des places de Versailles, sa ville natale.—L'Institution de Paris s'associe à cet acte de reconnaissance.
Depuis lors, la commission ne fut plus convoquée. Toutefois, selon l'engagement de l'architecte et du sculpteur, le monument élevé à la mémoire de l'abbé de l'Épée fut inauguré presque à l'époque convenue, c'est-à-dire en août 1841, mais sans cérémonie, et presque à huis clos! Pourquoi? Dieu le sait.
Ce tombeau consiste en une pierre triangulaire portant, au sommet, le buste en bronze du célèbre instituteur, et, à la base, deux figures de même métal, représentant un jeune enfant et une jeune fille, les mains levées, en signe de reconnaissance, vers l'homme qui les a arrachés à leur triste infirmité et leur a donné, en dépit de la nature, le bien précieux de l'éducation.
L'inscription simple et noble qui la décore[83] serait en parfaite harmonie avec le monument si, malgré notre avis réitéré et à notre bien vif regret, on eût consenti à l'écrire en français et non en latin, langue inconnue à l'immense majorité des sourds-muets du globe. L'œuvre en elle-même fait le plus grand honneur aux artistes distingués qui ont concouru à son érection. M. Lassus, architecte, et M. Auguste Préault ont compris qu'il devait être d'une conception simple et grave, comme le génie de l'homme à la mémoire duquel il est consacré. Le buste et les figures sont exécutés, d'ailleurs, avec une grâce et une délicatesse qui révèlent une face toute nouvelle dans le talent si neuf, si hardi, si original de M. Préault.
Quatre ans plus tard, par l'intermédiaire de M. Eugène Garay de Monglave et de l'auteur de ce mémoire, à côté du monument fut attachée une couronne de lauriers, en bronze, due au même statuaire, avec l'inscription suivante: A l'abbé de l'Épée, les sourds-muets suédois. C'était la réalisation d'un vœu, exprimé par M. O.-E. Borg, directeur de l'Institution des sourds-muets et des aveugles de Stockholm. Il n'était arrivé à Paris, avec le montant de la souscription de ses élèves, qu'en 1845, longtemps après que le monument de Saint-Roch était terminé.
Presque dans le même temps, c'est-à-dire en 1844, sur la façade monumentale de l'hôtel de ville de Paris, l'administration municipale faisait poser la statue, de grandeur naturelle, de l'abbé de l'Épée, due également au ciseau de M. Préault, entre celles des grands hommes qui sont nés dans la capitale, ou qui l'ont illustrée par leurs travaux et leurs écrits. Elles sont placées dans des niches pratiquées au premier étage et dans les entre-colonnements des deux ailes de cet édifice.
Dans ce dernier travail, M. Préault a trouvé, on nous l'assure du moins, la stricte rémunération de ses peines. Malheureusement nous avons tout lieu de croire qu'il n'en a pas été de même pour le monument de Saint-Roch, et qu'outre son inspiration, sa main d'œuvre et son temps, l'honorable statuaire a dû parfaire de sa bourse la somme assez élevée qui était nécessaire à la rémunération complète des ouvriers et des fournisseurs avec lesquels il avait traité, la souscription n'ayant pas produit suffisamment pour faire face à toutes les dépenses, ou la dispersion subite des membres de la Commission avant l'achèvement des travaux ayant jeté le désordre dans la rentrée régulière des fonds recueillis en divers lieux et par diverses mains.
C'est toujours un spectacle douloureux que celui d'un artiste victime de son dévouement à la gloire et à l'humanité. Si ce qu'on nous rapporte est vrai, M. Préault serait, du reste, à cet égard, coutumier du fait, et sa belle statue du général républicain Marceau, que tout Paris a admirée, et qui décore aujourd'hui une des principales places publiques de Chartres, ville natale du célèbre guerrier, aurait été, de sa part, l'occasion d'un nouveau sacrifice obligé à l'art qu'il professe avec tant d'éclat, et à une des gloires de la France, dont personne n'est plus enthousiaste que lui. Macte animo, generose puer!
En avril 1840, le neveu du sculpteur sourd-muet, Amédée Durand, avec un tact qui l'honore, avait bien voulu offrir à l'Institution nationale des sourds-muets de Paris le buste original de son illustre fondateur, terminé, à son insu, par son oncle, trois ans avant la mort du célèbre instituteur, c'est-à-dire à la date de 1786, buste d'après lequel ont été exécutés ceux qu'on a vus circuler dans le public sur une échelle réduite. Cet artiste était aussi l'auteur d'un second buste dont il avait changé les proportions. Ainsi se trouva dûment constatée l'origine de ces copies, jusque-là inconnue.
Le don de M. Amédée Durand, accepté par l'ancienne administration de l'Institution, avec tout l'empressement qu'il méritait, fut inauguré, le 11 mai 1840, dans la salle des séances publiques.
Ce jour-là, à une heure de l'après-midi, quatre élèves sourds-muets, signalés les premiers par ordre de mérite, ont été introduits dans la salle du conseil d'administration, pour y recevoir le buste. Ils l'ont transporté dans celle des exercices publics, précédés de quatre élèves sourdes-muettes, désignées également par rang de mérite, chargées de couronnes d'immortelles, de lauriers et de guirlandes de fleurs. Les membres des anciens conseils d'administration et de perfectionnement[84] venaient à la suite.
Le buste de l'abbé de l'Épée a été placé sur un piédestal, au haut de l'estrade; les quatre élèves sourds-muets rangés à droite, les quatre sourdes-muettes, à gauche, figuraient la famille des sourds-muets réunis autour de leur père.
Les dames du comité, M. Amédée Durand, les élèves de l'un et l'autre sexe étaient assis dans la salle, en face du buste; les fonctionnaires des deux maisons occupaient les deux parties latérales.
M. le baron de Gérando, président et doyen à la fois du conseil d'administration, s'est avancé et a adressé aux fonctionnaires et aux élèves des deux maisons une allocution analogue à la circonstance.
A la suite de ce discours, aussi profondément senti que fortement exprimé, les couronnes ont été déposées sur le buste par deux élèves (un sourd-muet et une sourde-muette); le piédestal a été entouré de guirlandes par les autres, aux applaudissements réitérés de l'assemblée.
Ensuite, M. le président a procédé à une distribution de livrets de la caisse d'épargne, provenant d'un premier fonds de 200 fr., de ses deniers, placé par M. Désiré Ordinaire, alors directeur de l'École des sourds-muets de Paris, pour former le noyau d'une masse commune, somme que d'autres dons étaient venus accroître successivement. Avec l'approbation de M. le Ministre de l'intérieur, le conseil d'administration avait statué que le dépôt, s'élevant à un total de 664 fr., serait réparti, proportionnellement à leur mérite, entre les élèves des deux maisons qui, d'après les notes comparées des divers fonctionnaires, se seraient le plus distingués par leur conduite, leur travail et leurs progrès.
Le président faisait observer qu'en distribuant ces livrets en pareille circonstance, l'administration s'était proposé, non-seulement de décerner un témoignage de satisfaction aux élèves les plus méritants, mais aussi d'offrir à tous un sujet utile de réflexion, une instruction sensible, qui leur fît apprécier, de bonne heure, les avantages de l'ordre et de l'économie dans toutes les conditions sociales.
Alors, les élèves des deux maisons sont venus successivement défiler devant le buste de l'abbé de l'Épée, et l'ont salué; ceux d'entre eux auxquels les livrets étaient destinés les ont reçus des mains du président, et leurs noms ont été en même temps proclamés.
Le président, au moment de lever la séance, a fait connaître à l'assemblée que la ville de Versailles, qui s'honore d'avoir vu naître l'abbé de l'Épée, venait d'ouvrir une souscription pour ériger un monument à ce bienfaiteur de l'humanité; que le conseil d'administration, désirant s'associer à l'hommage public rendu par sa ville natale à la mémoire de l'immortel fondateur de l'Institution nationale, avait arrêté qu'un registre de souscription, sur lequel ses membres s'inscriraient individuellement, serait ouvert par les soins et dans les mains de l'agent comptable, et qu'il en serait donné avis au Maire de Versailles.
A deux heures et demie, l'assemblée se retirait, visiblement émue.
Ces hommages, rendus, de toutes parts, à la mémoire de l'abbé de l'Épée, avaient été devancés, dès 1835, dans un banquet commémoratif de sa naissance, par une proposition que je fis aux sourds-muets et à leurs amis d'acquérir un buste en bronze du célèbre instituteur.—Empressement unanime de tous les convives.—Le buste est commandé au sculpteur Parfait Merlieux, et inauguré sur la fin du banquet de l'année suivante.—Transports d'allégresse de tous les assistants.—Mon allocution.—Bienfaits de la Société centrale des sourds-muets.—Projet de cours publics et gratuits en faveur des ouvriers atteints de cette infirmité.
Ces divers tributs d'admiration, payés à la mémoire de l'abbé de l'Épée, avaient été devancés par l'appel qu'au second banquet[85] du 123e anniversaire de sa naissance (6 décembre 1835), j'avais fait, comme président, au concours sympathique de mes frères, tant sourds-muets que parlants, dans la vue d'acquérir un buste en bronze de ce bienfaiteur de l'humanité, ce palladium, ce drapeau de notre association commune, qui devait être désormais arboré au milieu de nous, à chaque anniversaire de ce bienheureux événement. Tous répondirent, comme un seul homme, à cet appel. Aussi, dès le 4 décembre de l'année suivante, l'œuvre du sculpteur Parfait Merlieux fut-elle, sur la fin du repas, découverte et saluée d'unanimes applaudissements. Ces applaudissements redoublèrent quand on vit une couronne d'immortelles descendre sur la tête vénérée du premier apôtre des sourds-muets. Je me levai alors pour adresser aux convives l'allocution mimique suivante:
«Frères, la voilà, s'offrant enfin à vos joies et à vos bénédictions, cette image chérie qui, à notre grand regret, manquait toujours à notre fête annuelle! Le voilà ce visage de notre saint Vincent de Paule, qu'a su reproduire, avec tant de fidélité, un artiste de mérite, Parfait Merlieux, que vous voyez assis ici à mes côtés. Contemplez avec moi ces traits de l'abbé de l'Épée, brillants de toute la puissance du génie, de tout l'éclat des plus rares vertus! Contemplez cette auréole qui annonce un envoyé de Dieu, ce front majestueux d'où jaillit, comme une flamme céleste, cette admirable conception qui nous a placés au niveau des hommes privilégiés, qui nous a élevés jusqu'à lui, jusqu'à la divinité!
«Notre âme, alors que pas la plus légère clarté n'y pénétrait encore, n'était-elle pas emprisonnée dans le monde matériel? Aujourd'hui, rompant ses fers et secouant son engourdissement, elle prend un rapide essor vers le monde de l'intelligence.
«Nous étions esclaves de nos sens, de nos passions. Maintenant, nous sommes maîtres de notre conduite; la raison est notre flambeau, notre reine!
«D'autre part, et tout le monde le reconnaît, depuis l'institution de cette fête et de notre comité, le cercle de nos idées s'est prodigieusement agrandi.
«N'est-ce pas à l'heureux contact de tous ceux qui ont bien voulu s'associer à nos efforts, qu'est dû cet étonnant progrès de notre civilisation? Nous ne sommes plus en dehors du grand travail des intelligences humaines: nous gravitons avec elles vers le pôle de la perfectibilité; et, pourtant, je vous vois murmurer contre d'injustes préventions. Rassurez-vous, frères, rassurez-vous et espérez! L'évidence est notre arme à nous. Le temps n'est peut-être pas éloigné où elle détruira toutes ces préventions, comme l'art créateur de l'abbé de l'Épée, après avoir soulevé, à sa naissance, les attaques de l'ignorance, en sortit triomphant à la fin.
«Elles sont présentes, frères, à votre mémoire ces paroles simples qu'un respectable ecclésiastique adressa à notre sauveur en venant d'assister à un de ses exercices: «Je vous plaignais avant de vous avoir vu, je ne vous plains plus maintenant; vous rendez à la société et à la religion des êtres qui étaient étrangers à l'une et à l'autre.»
«Au milieu des témoignages d'intérêt et de bienveillance qui nous environnent, qu'il me soit permis de signaler à votre reconnaissance la constante sollicitude du gouvernement en faveur des sourds-muets moins heureux que nous. Il vient d'ordonner un recensement général de cette population à part; et je crois savoir qu'il s'occupe de multiplier, autant qu'il est en son pouvoir, les écoles consacrées à l'éducation de ces infortunés.
«Si le sort des jeunes sourds-muets excite l'intérêt public, celui des pauvres ouvriers sourds-muets qui languissent dans une complète ignorance des droits et des devoirs du citoyen, et qui, pour mieux gagner leur pain, ont besoin de savoir appliquer la chimie à l'industrie, n'a-t-il pas autant de droits à notre bienveillance à tous? Pourquoi ne prendrions-nous donc pas la liberté de supplier le gouvernement de nous autoriser à créer des cours publics et gratuits dont il apprécierait certainement l'importance? Ce serait nous aider à ouvrir une école aux mœurs et au respect des lois. Plusieurs hommes de mérite ont bien voulu nous promettre de nous seconder dans l'accomplissement de cette grande œuvre de l'émancipation des sourds-muets.
«Tel était, frères, l'esprit de charité qui animait l'apôtre dont nous sommes heureux de fêter, en ce moment, l'anniversaire.
«Imitons-le! C'est le meilleur moyen de reconnaître ce qu'il a fait pour nous.
«J'ai abusé, sans doute, de votre attention; et, cependant, j'en ai encore besoin pour quelques secondes: je n'ai pas fini.
«Agréez l'expression de ma vive et profonde reconnaissance pour l'éclatant honneur que j'ai reçu de vous et qui m'impose de nouveaux efforts pour justifier votre choix!
«C'est dans vos encouragements et dans votre approbation que je puiserai cette constance nécessaire pour surmonter les obstacles et pour arriver au but de nos vœux. Je termine, mes frères, en vous proposant un toast cher à nos cœurs:
«A L'IMMORTEL ABBÉ DE L'ÉPÉE!»
Toast porté en langue mimique à la gloire des sourds-muets par leur ami Eugène Garay de Monglave.—Revue des célébrités de cette nation exceptionnelle.—Professeurs, lauréats, jurisconsultes, prosateurs et poëtes, bacheliers, mathématiciens, chimistes, physiciens, inventeurs, peintres (histoire, sujets religieux, portraits, marines, pastel, daguerréotype et lithographie), statuaire, graveurs, mécaniciens, horlogers, imprimeurs, ouvriers en tout genre, militaires.—Trait héroïque de dévouement et de courage d'un sourd-muet de douze ans.—Le gouvernement lui décerne une marins et médaille.—Ses condisciples se cotisent pour lui fournir le moyen d'assister à notre banquet.—Mon toast à M. Bouilly et la réponse de ce doyen de nos auteurs dramatiques.
Dans ce banquet des sourds-muets, comme dans tous ceux qui l'avaient précédé et dans tous ceux qui le suivirent, on vit, immédiatement après le président, se succéder à la tribune plusieurs orateurs[86], faisant assaut de sentiments, de verve, d'éloquence, dans ce concert unanime d'actions de grâces. Au nombre des rares parlants, devenant alors sourds-muets, afin d'apporter leur fraternel concours à cette solennité, M. Eugène Garay de Monglave se fit remarquer par la chaleur expansive qu'il mit, selon sa coutume, à défendre les intérêts d'une classe nombreuse de citoyens, trop peu comprise encore de nos jours. C'est pour acquitter, en partie du moins, à son égard, une dette sacrée de reconnaissance, que nous croyons devoir assigner ici une place spéciale au toast brillant de cet ami dévoué de nos frères d'infortune.
«A la gloire des sourds-muets:! |
«Ils ont déjà leur jurisconsulte: . . . . . . |
...(1)[87], qui recherche leurs titres enfouis, correspond avec le Droit, avec la Gazette des Tribunaux, et adresse, pour ses frères méconnus, des pétitions aux assemblées législatives, qui les renvoient aux Ministres;
«Des prosateurs: ce même...........(2), au style incisif et harmonieux, auteur de divers ouvrages remarquables, et couronné par une académie; Claudius Forestier, directeur de l'École des sourds-muets de Lyon, qui aspire à devenir le Rollin de ses frères d'infortune, et prépare, pour eux, un cours complet d'éducation; puis, le fils du général Gazan, leur La Bruyère, à la pensée originale et hardie; puis, leurs professeurs et écrivains distingués, Lenoir, Allibert, Richardin, Chambellan, Imbert et d'autres encore;
«Des poëtes: Pélissier, que Lamartine a chanté, et chez qui la plus suave harmonie arrive, non par l'oreille, mais par le cœur; Pélissier, dont les délicieuses mélodies sont, en ce moment, sous presse[88]; et son émule, son rival peut-être un jour, Châtelain, qui s'est formé, comme lui, à l'École des sourds-muets de Toulouse;
«Un bachelier qui a subi ses examens avec succès: E. Laurent de Blois; un mathématicien, un physicien de mérite, à qui l'on doit de curieuses découvertes, et dont l'Académie des sciences a mentionné les précieux travaux: Paul de Vigan;
«Plusieurs peintres dont les tableaux figurent aux expositions et au Musée de Versailles: Mlle Fanny Robert, la gracieuse élève de Girodot, dont le pinceau a tant de délicatesse et d'abandon; Peyson, l'Apelle méridional, qui a retracé les derniers moments de l'abbé de l'Épée; Loustau, à qui le gouvernement commande des sujets religieux; de Widerkehr, qui excelle dans les marines; Gouin, surnommé, à juste titre, le Dubufe de la daguerréotypie[89], qui a inventé, de concert avec un autre sourd-muet, Richardin, frère du professeur, une machine à polir les plaques daguerriennes; Armand Godard, Levassor, Duneuf, l'Américain du Nord John Carlin; le Péruvien Varela; l'excellent Octave Bézu, qui s'est fait un nom dans le pastel, et qui, de simple ouvrier, est devenu, à force de labeur et de persévérance, un artiste de mérite;
«Des lithographes: Bézu encore, Widerkehr, Ed. Robert, le frère de cette personne si habile dans la peinture, dont je viens de vous parler;
«Un statuaire de talent: Cary;
«Des graveurs: Boclet, attaché au dépôt de la guerre; Gamble et Mlle Alavoine;
«Des mécaniciens, à la tête desquels Maloisel[90], Leclerc[91], Haacke réclament une place;
«Des horlogers distingués: Barbat et Alavoine, le frère de la sourde-muette qui excelle dans la gravure;
«Des imprimeurs: Boulard, Doumic, Romiguières; d'autres encore qui ont fait leurs preuves à l'Imprimerie nationale, chez Didot et ailleurs;
«Tout un peuple d'ouvriers laborieux et patients qui se font remarquer dans tous les arts manuels, et dont les noms seuls dépasseraient, de beaucoup, les bornes de cette allocution rapide;
«Des marins même: l'un d'eux, nègre robuste, au service des États-Unis (dont le nom m'échappe), estimé de ses chefs, aimé de ses camarades, vint, il y a quelques années, visiter ses frères blancs de l'école de Paris, et s'entretenir avec eux dans cette langue si pleine d'images que leur a donnée, à tous, la nature compatissante;
«Des militaires enfin: l'un d'eux, Lamazure, garde national, a fait bravement la guerre de la Vendée; un autre, Deydier, a longtemps servi dans l'artillerie, et s'est vu, avec douleur, mis à la retraite après de brillants exploits, dans la force de l'âge, parce qu'il était sourd-muet; un troisième, le comte de Solar, noble fils d'une noble maison, jeté sur la voie publique par ses nobles parents, recueilli, adopté par l'abbé de l'Épée, ballotté par les tribunaux, joué sur la scène française, devint dragon dans les armées de la République, et tomba sous les coups d'une nuée d'Autrichiens, parce que, seul, il n'avait pas entendu le signal de la retraite.
«Vous le voyez bien! aucune gloire ne manque à ceux qui nous entourent. A la gloire donc des sourds-muets, à leur bonheur, à leur avenir!
«Après avoir gravé sur la colonne immortelle de cette gloire silencieuse des noms de professeurs et d'hommes de lettres, de bacheliers et de poëtes, de mathématiciens, de chimistes, de peintres, de lithographes, de statuaire, de graveurs, de mécaniciens, d'imprimeurs, d'ouvriers en tout genre, de marins même et de soldats intrépides, qu'il me soit permis d'y inscrire un nouveau nom!
«Dernièrement, un petit sourd-muet de douze ans se présente à notre école, où il est admis par le Gouvernement. Une somme de cinquante francs lui a été donnée par le Ministre de l'intérieur, autant par le ministre de la marine, et à sa boutonnière brille une médaille[92], prix de son courage et de son dévouement.
«Les sourds-muets sont fiers de compter dans leurs rangs ce nouveau camarade décoré. Ils le montrent avec orgueil et racontent avec bonheur son histoire.
«C'était le 14 juin dernier, sur la côte du Havre: quatre enfants ont aperçu sur le sable une chaloupe abandonnée; ils s'en emparent, y montent, rament et s'y balancent, ignorant, pauvres petits, le danger qu'ils courent; mais l'un d'eux est entraîné par son aviron trop pesant, il tombe dans l'eau, il s'y débat; ses camarades poussent des cris déchirants, tous les spectateurs frémissent, l'enfant va périr....
«Heureusement les deux frères Hurtrelle (Alexandre et Léopold-Hippolyte), âgés, le premier, de quatorze ans, le second, qui est sourd-muet, de douze, se trouvaient aussi sur la plage. L'un a entendu, l'autre a vu; ils démarrent la petite barque des bains, ils s'y précipitent, ils font force de rames, ils sont bientôt près de l'enfant qui disparaît. Le sourd-muet se jette dans l'eau, il nage, il atteint l'enfant; mais comment réussir à le faire entrer avec lui dans l'embarcation? Ses forces et celles de son frère s'y refusent. Tout à coup, une idée s'offre à l'esprit du petit sourd-muet; il saisit le jeune imprudent par la tête, la soutient hors de l'eau, fait signe à son frère de ramer, et tous trois arrivent sur la grève, aux acclamations de la ville entière, témoin de cet acte d'héroïsme.
«Léopold, entré dans notre école, se montre, au milieu de ses frères sourds-muets, aussi modeste qu'il a été courageux au moment du danger; il ne comprend rien aux félicitations qu'on lui adresse, il ne comprend pas qu'il ait fait autre chose que son devoir.
«Ses camarades avaient décidé qu'il assisterait à ce banquet; mais, pour y être admis, il faut payer sept francs, somme énorme pour notre héros, qui ne possède que trois sous. Qu'importe! Ses camarades se cotiseront, ils feront, entre eux, une quête; celui-ci donnera un sou, celui là, deux sous, cet autre, plus favorisé de la fortune, trois sous au plus; et tous ces modestes sous, qu'ils destinaient à leurs plaisirs, étant réunis, formeront les sept francs exigés. Ils en feront hommage à leur nouveau condisciple, que, grâce à ces offrandes fraternelles, nous sommes heureux de voir aujourd'hui au milieu de nous.
«Eh bien! Messieurs, qu'en pensez-vous? N'avais-je pas raison de vous dire qu'un nouveau nom restait à graver sur la colonne de votre gloire?
«Un toast donc encore à l'élève Hurtrelle! un toast à la gloire des sourds-muets!»
Il est superflu, sans doute, de dire que M. de Monglave, en descendant de la tribune, s'est vu entouré, aussitôt, de flots de sourds-muets, qui lui serraient la main avec effusion. La reconnaissance d'Hurtrelle, surtout, ne saurait se décrire.
Pour clore cet hymne à la louange de la quasi-divinité, objet de nos hommages, on ne trouvera pas peut-être déplacé ici le toast qu'en pareille circonstance je portai à M. Bouilly, et la réponse dont il fut l'objet de la part de ce respectable doyen de nos auteurs dramatiques. Voici l'un et l'autre:
Mon toast:
«A la santé de M. Bouilly, qui, sur la scène française, a fait revivre l'abbé de l'Épée et son cher Théodore, connu sous le nom de comte de Solar, au milieu d'un attendrissement général, mêlé de la plus vive admiration! Son nom restera gravé dans nos cœurs comme celui d'un ardent défenseur de la cause de l'humanité, d'un éloquent interprète des sourds-muets.»
Réponse de M. Bouilly:
«Messieurs, je n'ai pas moins éprouvé que vous l'influence bienfaisante de l'homme célèbre dont vous honorez si dignement la mémoire. J'obtins, sous l'auréole de son nom, mon plus beau laurier dramatique: l'ouvrage que m'inspira un des plus beaux traits de l'humanité et du génie français, excita l'intérêt public, non-seulement sur tous les théâtres de France, mais sur ceux des grandes cités de l'Europe entière.
«Il ne faut que jeter un regard sur cette figure, où l'empreinte de la bonté semble voiler le feu sacré du génie, pour être convaincu que l'abbé de l'Épée ne fut inspiré dans ses travaux, ni par une vaine ambition de fortune, ni même par l'insatiable désir de la célébrité. Il obéissait ingénument à la piété la plus pure et à l'amour de ses semblables. Aussi, jamais on ne le vit briguer les faveurs ni la protection des puissants du jour. Il employa un capital de 15,000 liv. de rente, c'est-à-dire plus de 100,000 écus, à soutenir l'admirable institution dont il était le fondateur. Il s'imposait même, à cet effet, les plus dures privations. On le vit, pendant un hiver rigoureux, quoique atteint des infirmités de la vieillesse, se refuser du bois pour son modeste foyer; et, lorsque ses élèves, instruits de cette touchante économie, le forçaient à se garantir des rigueurs de la saison, afin qu'il se conservât pour eux, il disait, de ce ton paternel et pénétrant qui le caractérisait: Vous l'avez voulu, mes enfants, je vous ai fait tort de 300 livres.
«En 1780, l'ambassadeur de Russie vint lui offrir un présent considérable de la part de l'impératrice Catherine; il le refusa en disant: Veuillez dire à Sa Majesté que tout ce que j'ose attendre d'elle, c'est de m'envoyer un sourd-muet de naissance.
«Paroles admirables! noble fierté d'un philanthrope français, qui aimait mieux dissiper son patrimoine que de recevoir d'une main étrangère ce qu'aurait dû lui offrir celle qui portait le sceptre de la France!...... Mais alors, comme aujourd'hui, le choc des partis défigurait tout et méconnaissait jusqu'à la vertu même.
«Oh! s'il est vrai qu'une émanation secrète, invisible, s'échappant de la tombe d'un homme de bien, lui apporte la récompense de ce qu'il a fait sur la terre, quelle gloire, quelle jouissance doit éprouver l'ombre de l'abbé de l'Épée en voyant son buste chéri, couronné de fleurs, entouré de ceux qu'il vengea d'un oubli de la nature, en comptant, parmi eux, des littérateurs profonds, des peintres célèbres, des mécaniciens renommés, des imprimeurs habiles, des hommes enfin honorables, placés dans tous les rangs de l'ordre social!....
«On vante, et avec justice, les hauts faits d'un héros, les grandes découvertes d'un savant, l'immuable intégrité d'un magistrat, les immortelles productions d'un artiste...... Mais quels droits n'a pas, comme eux, à la vénération et à la reconnaissance nationales le philanthrope simple et modeste, s'occupant, sans relâche, à recréer des âmes, à les doter de toute l'intelligence qui leur est nécessaire pour sentir la dignité de leur être et connaître tous les bienfaits du Créateur!
«Enlacez-vous donc, heureux sourds-muets, devenus citoyens, hommes distingués dans tous les genres; enlacez-vous autour de l'image révérée de votre bienfaiteur! Que la vive expression de vos regards et de vos gestes parlants lui prouve combien l'institution qu'il a créée devient féconde, et comme elle se propage dans les deux hémisphères, grâce au développement que lui donnent, chaque jour, ses dignes successeurs! Jurez-vous, de nouveau, de vous porter estime, amitié, secours mutuel, consolation dans les peines, part active dans les succès, en un mot, cette inaltérable fraternité d'êtres régénérés, ne formant plus qu'une même famille!
«Alors le vieux littérateur, qui osa retracer un des plus beaux traits de votre second père, se confondant parmi vous, ajoutera ces mots que daignera vous faire comprendre M. Berthier, votre cher instituteur:
«Homme à jamais célèbre! génie modeste, mais immortel! je te dus, à la fleur de l'âge, ma plus belle couronne; elle ne s'est pas fanée sur ma tête septuagénaire; et je te dois, en ce moment encore, un des plus beaux jours de ma vie.»
Résumé des travaux de la commission créée pour l'inauguration d'une statue de l'abbé de l'Épée sur une des places publiques de Versailles, sa ville natale.—Communication officieuse du maire du chef-lieu de Seine-et-Oise.—Honorable initiative d'un citoyen, M. le docteur Bataille.—Sa lettre à un journal du département.—Nobles sentiments.—Modèle de la statue de notre illustre instituteur par M. Michaut, le célèbre graveur des monnaies.—Offres désintéressées.—Premier noyau de la commission de Versailles.
Occupons-nous, maintenant, des travaux de la commission de Versailles, qui réclament une place ici à des titres non moins respectables. Et, avant tout, qu'il me soit permis de proclamer ma vive reconnaissance pour la rare obligeance avec laquelle M. Remilly, alors maire du chef-lieu de Seine-et-Oise, a daigné, sur ma demande, m'accorder l'autorisation d'en prendre communication, tant aux archives de la Mairie, qu'à la bibliothèque de la ville.
Ma lettre, du 6 juin 1838, demandant une éclatante réparation pour les dépouilles mortelles de l'abbé de l'Épée, avait trouvé un écho sympathique dans l'âme d'un digne compatriote de notre illustre instituteur, M. le docteur Bataille, qui s'empressa d'adresser un appel énergique au public, dans la lettre suivante, que la Presse de Seine-et-Oise inséra dans son numéro du 25 juillet de la même année:
PROJET D'UN MONUMENT A L'ABBÉ DE L'ÉPÉE.
«MONSIEUR LE RÉDACTEUR,
«De tous côtés, la France s'efforce à rendre, en honneurs reconnaissants, à la mémoire des grands hommes qu'elle a produits, ce qu'elle a reçu d'eux en illustration ou en bienfaits.
«Ce noble échange entre la patrie et ses plus glorieux enfants est un des beaux essors de notre époque, et n'en sera pas le trait le moins caractéristique. Ce sera, dans l'histoire morale de notre siècle, un bel épisode que celui qui montrera une nation, surchargée d'affaires pendant quarante années, mettre à profit ces temps de paix, si chèrement achetés, ces temps de douce culture des sciences, des lettres, des arts, et de tout ce qui est intelligence ou vertu, pour régler ses comptes avec le passé et solder ses arriérés de reconnaissance, arriérés nombreux, dont l'acquittement, tout en rehaussant l'éclat de sa gloire et son légitime orgueil, tournera, en définitive, au profit de la morale.
«Ce n'est pas assez d'être riche, on n'est pas fâché de montrer ses richesses. Aussi voyez avec quel patriotique entraînement chaque province, chaque département, chaque ville, chaque individu même, suit ce mouvement dont je parlais tout à l'heure, et répond à l'appel fait au denier de tous pour exposer à l'admiration publique les traits de nos hommes illustres. Voyez Molière, Racine, Voltaire, Foy, etc., à Paris; Corneille, Boïeldieu, à Rouen; Malherbe, à Caen; Jeanne d'Arc, à Orléans; Kléber, à Strasbourg; Hoche, à Versailles; Marceau, à Chartres, et tant d'autres statues élevées dans tant d'autres localités, (la France oubliera-t-elle le noble, le preux et loyal Eugène Beauharnais, cette brillante exhumation des beaux caractères de la Grèce antique?); enfin, et comme type de grandiose, ce colossal monument, colossal comme notre gloire, ces somptueuses galeries, objet d'éternelle admiration des siècles à venir, grande banque de toutes les gloires de la France, qui ne connaît pas de prescription, et où se paient au porteur les créances, partout ailleurs insolvables.
«C'est, sans doute, par cet entraînement pour tout ce qui est éclat national, et plus encore, je le crois, par un sentiment privé qui ne l'honore pas moins, que nous venons de voir un jeune professeur[93], dont l'âme, n'est ni sourde au cri de la reconnaissance, ni muette à l'expression d'un chaleureux enthousiasme, provoquer, avec la simple éloquence d'un cœur tout plein des bienfaits de son maître, l'érection à Paris d'un monument à l'abbé de l'Épée.
«Mais nous donc, Monsieur le rédacteur, nous, citoyens de cette ville qui a vu naître cet apôtre de la plus utile charité, laisserons-nous à d'autres le soin d'honorer seuls nos concitoyens? Et croirons-nous avoir assez fait pour sa mémoire en donnant son nom à une des rues les moins connues des étrangers qui nous viennent visiter, et peut-être même inconnue d'une partie des habitants de la ville? Ne signalerons-nous par aucun monument public l'orgueil que nous éprouvons de compter l'abbé de l'Épée au nombre des enfants de Versailles?
«Hoche fut, sans doute, une de nos gloires les plus pures; car, s'il fut guerrier, il ne le fut que pour être pacificateur; il fut brave, mais humain; fort, mais généreux, même au milieu de ces tragiques et sanglantes hécatombes de nos guerres civiles. Mais l'abbé de l'Épée... à quel titre refuserait-on à l'homme de modeste patience et de généreux dévouement, à l'homme de bienfaisant génie et de tendre philanthropie, les honneurs accordés, avec tant d'élan, à l'homme de guerre et de pacification?
«Quant à moi, je pense que ces deux gloires sont trop également vraies, trop également belles, pour qu'une ville qui a le rare bonheur de les compter ensemble pour siennes, au milieu de quelques autres célébrités, puisse n'en honorer qu'une, sans se rendre coupable d'un déni de justice envers l'autre.
«J'émets donc le vœu et formule ici la proposition qu'il soit élevé une statue à l'abbé de l'Épée sur un des points les plus apparents de Versailles.
«L'emplacement qui réunirait les conditions les plus favorables à cet objet, me paraît être l'espace compris entre la rue Pétigny et la rue Neuve. Là, nul, pour ainsi dire, ne pourrait aller visiter nos royales galeries, notre somptueux jardin, Trianon le favori, venir de Saint-Germain, ou s'y rendre, sans payer son tribut d'admiration au père des sourds-muets; et, pour faire de ce monument d'illustration pour la ville un objet d'utilité publique, il serait aisé d'y établir la fontaine qui occupe actuellement le coin du boulevard de la Reine.
«Je ne me dissimule pas que les dépenses d'exécution sont considérables; que, de plus, il faut faire l'acquisition du bâtiment et du terrain qu'il occupe. Mais ne peut-on fonder aucun espoir d'allégement sur la caisse municipale, lorsqu'il s'agira d'un appel à faire, par voie de souscription, au patriotisme des habitants, et qu'on invoquera encore du gouvernement un acte de générosité, semblable à celui dont il nous a gratifiés pour la statue de Hoche?
«Quel sera, Monsieur le rédacteur, le sort de ma proposition? Je l'ignore. Mais, quel qu'il puisse être, je ne me hasarde pas moins à la confier à votre journal, si utilement consacré à la prospérité de la ville, comme à tout ce qui touche à son éclat.
«Agréez, etc.»
Au commencement de 1839, M. Michaut, le célèbre graveur des monnaies, présenta à un grand nombre d'habitants de Versailles une statuette de l'abbé de l'Épée, et proposa d'en exécuter le modèle en grand, sans autre condition que le remboursement de ses frais. Les offres désintéressées de l'artiste, premier souscripteur, furent accueillies comme elles devaient l'être, et il eut la satisfaction de voir tous ceux de ses concitoyens auxquels il s'adressait, promettre de s'associer à lui, afin de couvrir les dépenses du monument.
Dans une séance préparatoire se réunirent, en conséquence, le jeudi 24 janvier 1839, dans l'étude de M. Besnard, notaire à Versailles, MM. le lieutenant général Wathiez, le vicomte de Beaucours, l'abbé Caron, Lebrun, le docteur Bataille, Ferrand, Gauguin, Fassman et Besnard, tous faisant partie des souscripteurs au monument à élever, dans sa ville natale, à la mémoire de l'abbé de l'Épée.
M. Michaut était présent.
Cette réunion, à laquelle avaient été appelées les personnes ayant apporté, jusqu'alors, leur adhésion au projet, avait pour objet de nommer une commission à laquelle serait confié le soin de donner l'impulsion à la souscription et de l'amener à un prompt résultat. M. l'abbé Caron fut désigné par les souscripteurs présents pour présider l'assemblée. M. Besnard accepta les fonctions de secrétaire provisoire. Le bureau ainsi constitué, il fut procédé à la nomination dont il s'agissait. Cette nomination eut lieu par acclamation, et les membres proclamés furent MM. le marquis de Sémonville, le baron de Fresquienne, l'abbé Caron, le lieutenant général vicomte Wathiez, Lebrun, de Sainte-James, Bernard de Mauchamps, Gauguin, Boisselier et Besnard.
Toutes les personnes qui assistaient à la réunion déclarèrent qu'elles n'entendaient pas, en nommant une commission de dix membres, limiter à ce nombre celle qui devait représenter tous les souscripteurs, laissant, au contraire, à la commission permanente élue, la faculté de s'adjoindre les membres qui lui paraîtraient utiles aux intérêts de la souscription.
Membres présents à la première réunion.—Formation du bureau définitif.—Comment on pourra activer les souscriptions.—Voies et moyens.—Plusieurs projets.—Divers modes de publicité.—Le maire de la ville accepte les fonctions de membre de la commission.—La statue sera en bronze et de taille héroïque.—Divers emplacements proposés.—Deux seuls paraissent convenables.—Autorisation à demander au conseil municipal.—Comité de trois membres, chargé, sous le titre de jury de surveillance, de suivre l'exécution des travaux.—Publication de la liste des souscripteurs tous les deux mois.
La première séance de la commission eut lieu le 25 janvier, dans le cabinet de M. Besnard. Les membres présents étaient:
MM. | BERNARD DE MAUCHAMPS, vice-président du tribunal; |
BESNARD, notaire; | |
DE FRESQUIENNE (le baron), membre du conseil municipal; | |
GAUGUIN receveur principal; | |
LEBRUN, directeur de l'École normaleprimaire; | |
DE SAINTE-JAMES, avocat; | |
WATHIEZ (le vicomte), lieutenant général. |
On procéda ensuite, par acclamation, au choix des membres du bureau de la commission. En voici le résultat: Président, M. le marquis de Sémonville, pair de France; vice-président, M. le baron de Fresquienne; secrétaire, M. Besnard; trésorier, M. Gauguin.
La commission, sur la proposition de son président provisoire, décida qu'il y avait lieu, pour elle, d'user de la faculté qui lui était accordée par les souscripteurs, d'appeler, dans son sein, les personnes qui, par leurs lumières, leur position ou leur dévouement, lui paraîtraient devoir lui apporter un utile concours. En conséquence, en furent élus membres, par acclamation, MM. Remilly, maire de Versailles; Taphinon, conseiller de préfecture; Douchain, architecte du département.
La discussion roula, dès lors, sur le meilleur mode à adopter pour activer les souscriptions. Plusieurs projets et moyens furent exposés; mais la commission remit sa décision à une prochaine séance. Elle se borna, pour le moment, à arrêter qu'elles seraient ouvertes chez M. Gauguin, son trésorier, et chez MM. les notaires de la ville. Quant au mode de publicité, il fut statué que l'on adresserait des notices sur le projet d'érection aux principales feuilles de la capitale et aux deux journaux qui se publiaient à Versailles; que des affiches seraient, en outre, placées dans tous les lieux apparents de la ville; que des lettres seraient enfin écrites aux principaux chefs de famille de la localité. Pour donner encore plus de publicité au projet et à la souscription, il fut convenu qu'une lettre serait adressée à M. le préfet de Seine-et-Oise, pour l'inviter à consentir à une insertion dans le Mémorial administratif du département.
Il fut décidé que l'en-tête des lettres serait ainsi conçue: Commission pour l'érection de la statue de l'abbé de l'Épée, et que les affiches et notices pour les journaux seraient intitulées: Commission pour le monument à élever à l'abbé de l'Épée, dans Versailles, sa ville natale.
Dans la seconde séance, qui eut lieu le 30 janvier, chez le vice-président, M. de Fresquienne, il fut donné lecture d'un projet de proposition destiné aux affiches et aux lettres à adresser aux souscripteurs. Ce prospectus fut adopté après discussion. Il portait que, dans les trois mois qui suivraient l'érection de la statue, il serait publié un compte-rendu de la souscription et de son emploi.
M. le vice-président parla de la visite qu'il avait faite à M. le maire de Versailles, pour lui annoncer la résolution de la commission de l'appeler dans son sein. Enfin, le mode de souscription dans les départements fut l'objet d'une discussion générale.
Le 6 février, M. le maire acceptait avec empressement l'honneur qui lui était offert de faire partie de la commission.
A l'ouverture de la troisième séance, qui eut lieu le 16 février, il fut donné communication de cinq lettres de notaires de Paris, acceptant le dépôt, dans leurs études, de registres destinés à recevoir les souscriptions.
M. le président ouvrit la discussion sur la matière à employer de préférence par l'artiste dans la confection de la statue. La commission décida: 1º qu'elle serait en bronze; 2º qu'elle serait de taille héroïque, c'est-à-dire de huit pieds au moins.
Il fut décidé que M. Michaut serait prié de soumettre à la commission un devis approximatif des dépenses qui devraient lui être remboursées; puis, M. le président mit aux voix l'emplacement. Douze points de la ville étaient proposés: 1º l'axe de la rue des Réservoirs et de la rue de la Paroisse, 2º l'axe des boulevards de la Reine et du Roi, 3º l'axe du boulevard de la Reine et de la rue Duplessis, 4º la demi-lune qui devait exister prochainement sur le boulevard de la Reine à la prolongation de la rue de l'abbé de l'Épée, 5º le marché Notre-Dame, 6º le carrefour de Montreuil, 7º le carrefour Charost, 8º la place des Tribunaux, 9º l'ancien hémicycle de l'avenue de la Mairie, 10º la rampe qui prolonge l'avenue de Sceaux, 11º la place Saint-Louis, 12º le Marché-Neuf.
Deux seuls de ces emplacements réunirent les suffrages de la commission: la place Saint-Louis et la place des Tribunaux. Il fut arrêté qu'un extrait du procès-verbal (relativement à ce qui concernait l'emplacement désigné) serait soumis à M. le maire, afin d'obtenir l'autorisation du conseil municipal.
Il fut nommé un comité de trois membres, destiné uniquement à suivre l'exécution de la statue, sous le titre de jury de surveillance, et on l'autorisa à s'adjoindre telles personnes qu'il jugerait capables de l'aider à éclairer la commission, et qu'il serait libre de choisir, soit dans le sein de la commission, soit en dehors.
Puis on s'occupa de divers projets relatifs à la souscription et au mode de publicité, et l'on procéda à l'examen des ressources pécuniaires dont on pourrait disposer pour les dépenses d'impression et d'envoi.
Dans le but de stimuler l'élan du public, il fut arrêté que l'avis suivant serait inséré à la fin du prospectus:
«La commission publiera successivement, de deux mois en deux mois, la liste des souscripteurs.»
Mort du président de la commission, M. le marquis de Sémonville.—M. le baron de Fresquienne élu à sa place.—Demande d'autorisation au Ministre de l'instruction publique pour élever la statue sur l'axe de la grille de clôture du jardin de l'École normale.—Réponse favorable.—M. Michaut s'engage à ce que les frais de la statue ne dépassent pas dix mille francs, et demande à en commencer le modèle en argile plastique.—M. l'architecte Petit invité à dresser un devis estimatif des dépenses du piédestal et des grilles.—Autorisation du conseil municipal, émettant toutefois le vœu qu'on choisisse un emplacement plus convenable.—Projet d'une médaille en bronze, destinée à chaque souscripteur.
La quatrième séance eut lieu le 3 août, à l'École normale primaire, dans le salon de M. Lebrun, l'un des membres de la commission. En l'absence du vice-président, M. l'abbé Caron annonça, avec douleur, à ses collègues que la commission venait de perdre M. le marquis de Sémonville, qui en avait accepté la présidence. Il fut immédiatement procédé à l'élection, au scrutin secret, d'un nouveau président et d'un nouveau vice-président. M. le baron de Fresquienne et M. l'abbé Caron furent promus à ces fonctions.
On soumit à l'assemblée un projet de lettre à adresser au Ministre de l'instruction publique, ayant pour but d'en obtenir l'érection de la statue sur l'axe de la grille de clôture du jardin de l'École normale, au milieu d'un espace dont elle se dégagerait, et qui formerait un hémicycle de 5 mètres sur le terrain du jardin pratique de cette école.
Un plan, dressé par M. Petit, architecte de la ville, fut déposé sur le bureau, afin de mettre la commission de surveillance à même d'apprécier l'étendue du terrain demandée au Ministre.
Lecture fut donnée d'une lettre de M. Michaut, qui, sur l'invitation qui lui en avait été adressée, s'engageait à ce que les frais de la statue ne dépassassent pas la somme de dix mille francs, et qui demandait, en même temps, à être autorisé à en commencer le modèle en argile plastique, aux conditions par lui proposées. Il fut fait droit tout de suite à cette demande, et l'on décida, de plus, que l'architecte Petit dresserait un devis estimatif des dépenses qu'occasionneraient le piédestal du monument et les grilles qui l'entoureraient.
Ces travaux devaient consister en maçonnerie, marbrerie, serrurerie, peinture, charpente, terrasse et pavage:
En maçonnerie, pour établir l'hémicycle, fonder le piédestal, en former le noyau en pierre de taille, élever la plate-forme sur laquelle il serait placé et l'entourer d'un stylobate;
En marbrerie, pour revêtir le piédestal de marbre blanc veiné;
En serrurerie, pour entourer l'hémicycle d'une grille en fer, reposant sur le stylobate, et d'une autre grille, dite d'appui, reposant sur le bord de la plate-forme;
En peinture, pour peindre la grille en couleur bronze;
En charpente, pour enfermer les travaux pendant leur durée et jusqu'à ce que la statue fût érigée;
En terrasse, enfin, et en pavage, pour les fouilles à pratiquer, afin d'établir les fondations du monument et d'en paver les approches.
Tous ces travaux étaient estimés approximativement, d'après détails circonstanciés, à la somme de onze mille six cent soixante francs, répartis comme suit:
Maçonnerie. | 3,500 | fr. |
Marbrerie. | 4,550 | |
Serrurerie. | 3,000 | |
Transport. | 11,050 | fr. |
Peinture. | 160 | |
Charpente. | 150 | |
Terrasse et pavage. | 300 | |
Total. | 11,660 | fr. |
A la cinquième séance, le 9 décembre, M. le secrétaire donna lecture de l'autorisation accordée par M. Villemain, Ministre de l'instruction publique, grand maître de l'Université. Elle était ainsi conçue:
A M. le baron de Fresquienne, président de la commission pour l'érection de la statue de l'abbé de l'Épée, à Versailles.
A Paris, le 10 septembre 1839.
«Monsieur le baron, j'ai reçu les renseignements officiels qui m'étaient nécessaires pour prononcer définitivement sur la demande formée par la commission que vous présidez, à l'effet d'obtenir la concession d'une petite portion du terrain affecté au jardin botanique de l'École normale primaire de Versailles, dans le but d'agrandir la place où doit s'élever la statue de l'abbé de l'Épée.
«D'après ces renseignements, j'ai décidé que la dite portion de terrain, ayant une surface de 39 m. 27 c., serait concédée à la société des souscripteurs pour le monument, aux conditions suivantes: 1º que la grille, formant l'entourage de l'hémicycle qui existera derrière la statue, soit suffisamment élevée pour garantir la clôture du jardin de l'école; 2º qu'une grille plus basse soit placée devant la statue, afin d'empêcher le public d'entrer dans l'intérieur de l'hémicycle; 3º enfin, qu'une porte de sortie soit réservée dans l'une et l'autre grille, afin de conserver à l'École normale l'issue qu'elle a, en cet endroit, sur la rue Saint-Pierre. Je vous prie, Monsieur le baron, de faire part de ma décision à la commission que vous présidez.
«Recevez, Monsieur le baron, etc.»
Il fut arrêté que M. le président adresserait, au nom de la commission, une lettre de remercîment à M. le Ministre de l'instruction publique.
Puis, M. le secrétaire donna lecture de la décision prise par le conseil municipal de Versailles, dans sa séance du 14 novembre, et dont voici les conclusions:
«Le conseil, vu la demande qui lui a été adressée par les souscripteurs à la statue de l'abbé de l'Épée, et après avoir entendu le rapport de sa commission, décide:
«1º Le conseil autorise l'érection d'une statue de l'abbé de l'Épée sur une des places de la ville de Versailles;
«2º Ce monument sera élevé sur l'emplacement désigné par la commission des souscripteurs, ou sur le terrain situé sur l'avenue de la Mairie, en face l'Hôtel de Ville, si, par suite, il est jugé plus convenable par le conseil, après avoir entendu la commission des souscripteurs;
«3º Le conseil se réserve d'apprécier le mérite de la statue, avant son érection, d'après le modèle en plâtre qui devra être fait dans les mêmes proportions que celles que doit avoir cette statue, et de fixer la saillie que le monument aura sur la voie publique.
«L'ensemble des conclusions de la commission a été mis aux voix et adopté avec la modification suivante, qui vient d'être exprimée pour le deuxième paragraphe:
«Le conseil est d'avis que la statue soit érigée sur l'emplacement proposé par la commission des souscripteurs, émettant le vœu que les résultats de la souscription permettent à la commission de proposer la place Saint-Louis, qui lui paraît préférable sous tous les rapports, ou tout autre endroit, jugé convenable par le conseil, sur la proposition de la commission.»
Cette lecture entendue, la commission discuta les conclusions du conseil municipal. Elle vota des remercîments à M. le maire, pour l'autorisation[94] que ce magistrat s'était empressé de lui faire obtenir.
M. le président ouvrit la discussion sur la quotité des dépenses prévues.
L'avis de M. Lebrun fut qu'une médaille serait le moyen le plus propre à stimuler les souscriptions et à en augmenter le nombre et la quotité. Puis, il déposa sur le bureau le croquis de la médaille projetée.
M. le secrétaire donna lecture d'une lettre de M. Michaut, s'engageant à faire gratuitement la médaille, qu'il regardait comme un accessoire du monument.
On pensa qu'une médaille, œuvre de M. Michaut, dont la réputation, au point de vue de la gravure surtout, est européenne, exciterait les citoyens à souscrire, afin de se procurer une représentation fidèle du monument, un souvenir de leur générosité, et de jouir ainsi individuellement de leur propre sacrifice pécuniaire.
La commission arrêta, en conséquence, 1º que le projet d'une médaille à distribuer aux souscripteurs était décidé en principe; 2º que cette médaille serait du dessin du croquis présenté et du module de trente lignes; 3º qu'elle serait en bronze, mais délivrée néanmoins en métal plus précieux aux souscripteurs qui en feraient la demande, en en payant préalablement le prix. On arrêta, en outre, que le nom du souscripteur serait gravé sur sa médaille, et que le bureau conviendrait avec M. Michaut des conditions de cette gravure supplémentaire.
La commission nomma, enfin, un comité chargé de rédiger et d'envoyer les prospectus, de dresser les listes de souscripteurs et d'accélérer les travaux, concurremment avec le président et le secrétaire.
M. Aubernon, préfet de Seine-et-Oise, avant de donner son approbation complète au projet de monument qu'on prépare à l'abbé de l'Épée, désire être mieux édifié sur diverses circonstances qui s'y rattachent.—Réponses de la commission aux différentes questions qui lui ont été soumises par M. le préfet.—Première pensée d'une entrevue de quelques membres du conseil municipal de Versailles avec quelques membres de la commission du monument, ayant pour but d'essayer de lever en commun ces obstacles.—Délibération favorable du conseil municipal en réponse aux objections soulevées par M. le préfet.—Rédaction d'un prospectus à répandre pour activer les souscriptions.
M. le préfet de Seine-et-Oise, dans une lettre du 14 janvier 1840, adressée à M. le maire de Versailles, lui faisait observer que, comme il n'était pas complétement édifié sur l'affaire du monument à élever à l'abbé de l'Épée, il ne pensait pas pouvoir, dans l'état actuel des choses, y donner son approbation. Il désirait, avant tout, être éclairé:
1º Sur la forme et le mérite de la statue projetée, question qui ne pouvait être résolue que par la présentation d'un modèle en plâtre, de la grandeur même de la statue;
2º Sur l'emplacement, choisi par les souscripteurs, qui ne lui paraissait pas être agréé par le conseil municipal, opinion que partageait M. le préfet, l'hémicycle qui devait être pris sur le jardin de l'École normale lui semblant trop restreint, et la place Saint-Louis offrant, à son avis, un emplacement plus convenable;
3º Sur le montant de la dépense, sur la garantie que cette dépense serait intégralement couverte au moyen des souscriptions, et sur les ressources que la ville de Versailles se proposait d'y affecter afin de compléter la somme exigée pour les frais, dans le cas où les souscriptions ne seraient pas suffisantes;
4º Enfin, sur le fait même de la concession du terrain, qui aurait dû être faite à la ville, et non aux souscripteurs.
Le 17 janvier, M. le maire de Versailles écrivit à la commission des souscripteurs, en lui adressant copie de la lettre de M. le préfet de Seine-et-Oise.
En conséquence, dans la sixième séance du 27 janvier 1840, M. le président exposa à la commission que M. le préfet de Seine-et-Oise n'avait pas paru complétement satisfait des explications fournies par la commission, ni de la délibération du conseil municipal, et qu'il croyait nécessaire d'obtenir de nouveaux renseignements avant d'homologuer une délibération sur laquelle il regrettait de ne pas se trouver nanti de documents suffisants. Il était donc d'avis, d'après la lecture des délibération et décision ci-dessus mentionnées, de rassembler le comité de rédaction, à l'effet de préparer une réponse.
M. Lebrun développa son travail, qui fut entièrement approuvé dans son ensemble et dans ses détails, dans son esprit et dans sa forme. La commission décida, à l'unanimité, que ce mémoire serait adressé, en double exemplaire, à M. le maire de Versailles.
M. le secrétaire donna, ensuite, lecture du prospectus[95], avec les additions qui y avaient été faites par le comité de rédaction, et il fit connaître les listes qui avaient été dressées, de l'avis de ce comité.
Le 5 février, la commission répondit aux quatre questions qui lui avaient été soumises par M. le préfet, et finit par proposer, dans le cas où ses réponses ne paraîtraient pas suffisantes et ne porteraient pas la conviction dans tous les esprits, un moyen qui rendrait plus prompte et plus facile la conclusion d'une affaire qui avait déjà souffert tant de retard. «Si le conseil municipal, observait-elle, voulait bien désigner quelques-uns de ses membres à l'effet de s'entendre avec la commission des souscripteurs sur les points en désaccord, sans aucun doute de telles communications auraient bientôt levé tous les obstacles.»
Comme la commission du conseil municipal qui devait présenter incessamment un rapport au conseil sur les observations faites par M. le préfet de Seine-et-Oise relativement à l'érection de la statue de l'abbé de l'Épée, désirait entendre encore les membres du comité des souscripteurs, M. le maire écrivit, le 11 février 1840, à M. de Fresquienne, pour le prier de vouloir bien inviter les membres du comité à se réunir à la commission, qui devait être convoquée le 14, à la Mairie.
Dans la septième séance, qui eut lieu le 3 mai, il fut donné lecture d'un rapport étendu, contenant l'exposé de ce qui avait été fait depuis le 27 janvier. M. le secrétaire porta ensuite à la connaissance de la commission le nombre des prospectus délivrés, d'après les états qu'il avait tenus.
M. le trésorier exposa l'état de la caisse au 16 avril 1840. La commission déclara approuver cet aperçu de la situation.
M. le président communiqua la délibération suivante du conseil municipal, qui répondait aux différentes questions proposées par M. le préfet:
«Le conseil,
«Vu les motifs exprimés dans le rapport qui précède, estime qu'il y a lieu de répondre à M. le préfet:
«1º Que le conseil municipal a reçu de la commission des souscripteurs, par l'organe de M. le baron de Fresquienne, son président, la promesse écrite de la production préalable d'un modèle en plâtre, de grandeur d'exécution;
«2º Que l'emplacement choisi sur la place des Tribunaux ne lui paraît pas heureux, et qu'une statue de deux mètres, douze centimètres, suivant la mesure annoncée, ne lui semble pouvoir convenir à aucun autre emplacement de la ville;
«3º Que la ville de Versailles n'a pas eu d'engagement pécuniaire à prendre, et qu'aucun sacrifice n'a été réclamé d'elle pour cet objet;
«4º Que la concession du terrain de l'École normale n'a pu être faite, ni aux souscripteurs, ni à la ville, et que l'Université, qui en jouit, aurait seulement transféré la jouissance à la ville, devenue propriétaire du monument.
«Les propositions de la commission sont successivement mises aux voix et adoptées.»
Lettre d'envoi du prospectus.—Premières listes de souscriptions.—Empressement des évêques et du clergé.—Offrande de 300 francs de la part du roi Louis-Philippe.—Les membres de la commission invités à donner chacun son avis sur le modèle de la statue.—Le statuaire Michaut promet d'en profiter.—Souscriptions des sourds-muets, recueillies par le docteur Doumic.—Projet d'exposition du modèle de la statue dans la cour de l'Institution des sourds-muets de Paris.—Le préfet de Seine-et-Oise accepte les fonctions de président d'honneur de la commission.—MM. Molé, Lepelletier-d'Aunay, Berlin de Vaux et le duc de Luynes désignés pour en être membres d'honneur.—Le Ministre de la guerre regrette de ne pouvoir accorder le bronze qu'on lui demande pour la confection de la statue.
Une circulaire, signée du président baron de Fresquienne, et contre-signée du secrétaire E.-B. de Sainte-James, membres du conseil municipal, avait déjà été répandue. Elle était conçue en ces termes:
«La commission, en vous adressant ses prospectus, vous prie de vouloir bien considérer que le monument qu'elle se propose d'ériger ne doit pas être confondu avec ceux dont l'objet peut toucher seulement les vanités municipales. Ce n'est pas un hommage ordinaire à rendre à un guerrier, à un magistrat, à un savant, mais un témoignage national de reconnaissance. L'abbé de l'Épée est un homme de lumières et de charité, un apôtre de l'infortune, le saint Vincent de Paule de notre époque. C'est ainsi que vous comprendrez sa position et que vous aimerez, non-seulement à vous associer à notre œuvre, mais encore à provoquer l'assistance des personnes qui sont placées sous votre direction, ou avec lesquelles vous vous trouvez en rapports fréquents.
«Nous espérons que vous voudrez bien nous faire obtenir quelques souscriptions, et nous vous prions de recevoir l'assurance de nos sentiments les plus distingués.»
Le président, Baron DE PRESQUIENNE,
Le secrétaire, E. B. DE SAINTE-JAMES,
Membres du conseil municipal.
A peine la commission avait-elle commencé l'envoi de son prospectus, que déjà l'on répondait avec un honorable empressement à l'appel qu'elle faisait aux gens de bien, aux admirateurs du génie, à toutes les personnes qui éprouvaient de la sympathie pour une idée patriotique et morale. C'était ce que prouvait la première liste qu'elle publiait, et dont le total s'élevait à 2,060 fr. 75 c.
Le roi Louis-Philippe, informé de ce projet, fit remettre au trésorier une somme de 300 fr. pour accélérer la réalisation des fonds nécessaires, et témoigner, en même temps, de sa sympathie pour ce monument vraiment national.
A l'ouverture de la huitième séance, le 14 juin, M. le président exprima le désir de voir inviter chaque membre à formuler son opinion personnelle sur le modèle de la statue en plâtre qu'il avait été admis à visiter. On procéda immédiatement à l'audition de chacun d'eux, et il fut arrêté que l'envoi des notes de la commission serait fait immédiatement à M. Michaut, par les soins du secrétaire, et qu'il serait prié de formuler aussi promptement que possible une réponse à ses observations.
M. le président déposa sur le bureau une lettre de M. le docteur Doumic, frère d'un sourd-muet, proposant de faire souscrire les 30,000 infortunés de cette catégorie que peut contenir la France[96]. Des remercîments furent votés à M. Doumic, pour le zèle éclairé qu'il apportait à l'érection du monument, et il fut décidé qu'on lui transmettrait l'expression des sentiments de sympathie dont la commission était animée pour ses louables efforts.
Dans la neuvième séance, tenue le 3 juillet, il fut donné communication d'une lettre de M. Michaut, s'engageant à profiter des observations de la commission pour certains détails. Il proposait ensuite de solliciter de M. le directeur de l'Institution nationale des sourds-muets de Paris[97] l'autorisation d'exposer le modèle de sa statue dans cet établissement, afin que le public pût être admis à le contempler, et qu'il en résultât un nouveau stimulant pour la souscription.
M. le président porta à la connaissance de la commission une nouvelle lettre de M. le docteur Doumic, annonçant qu'il tenait à sa disposition une somme de 348 fr. 50 c., qui lui avait été versée par 83 sourds-muets. Il annonçait, en outre, qu'il allait continuer à réunir de nouvelles souscriptions.
Le secrétaire rendit compte de la visite que M. le baron de Fresquienne l'avait autorisé à faire à M. le directeur de l'Institution des sourds-muets, pour s'entendre avec lui sur la convenance du projet d'exposition de la statue dans cet établissement. Le directeur regrettait de n'y pouvoir consacrer la salle des séances de l'École; mais il consentait volontiers à ce que l'exposition eût lieu dans la cour de la maison, où des mesures pourraient être prises pour veiller à la conservation de la statue en plein air; mais, ajoutait-il, il était nécessaire, avant tout, que la proposition qui lui était faite, fût approuvée par l'autorité supérieure, M. le Ministre de l'intérieur. Le secrétaire avait, en conséquence, déclaré au directeur qu'il s'engageait à proposer à la commission de faire face à tous les frais que pourraient entraîner la pose de la statue et son enlèvement, ainsi que l'abri qu'il pourrait être utile de lui donner. Le directeur s'engagea, de son côté, à demander promptement l'autorisation ministérielle, et à faire part à la commission du résultat de sa démarche. Il promit, en outre, de mettre l'agent, chargé des dépenses de l'établissement, à la disposition de la commission pour recueillir les offrandes.
La commission décida, en conséquence, que le modèle de la statue serait transporté, 1º dans la cour de l'hôtel de ville de Versailles, 2º vers le mois d'octobre, dans celle de l'Institution nationale des sourds-muets de Paris, 3º au mois de février suivant, dans celle du Louvre, en obtenant toutes les autorisations indispensables pour arriver à ces fins.
La commission s'occupa incontinent de la question de savoir s'il ne serait pas utile de lui agréger de nouveaux membres, afin de lui donner plus de puissance et de popularité.
Le titre de membres d'honneur serait offert à MM. le comte Molé et Lepelletier-d'Aunay, tous deux membres du conseil général du département, ainsi qu'à M. Bertin de Vaux, ancien député du département, pair de France, et à M. le duc de Luynes.
En juillet 1841, M. le préfet de Seine-et-Oise répondit à M. l'abbé Caron, vice-président de la commission, qu'il acceptait la présidence d'honneur qui lui était décernée par les membres de cette commission. Cette offre avait été motivée, non-seulement sur ce que ce fonctionnaire occupait si dignement le poste honorable auquel la confiance du gouvernement l'avait élevé, mais encore sur ce qu'il avait tenu à être le premier patron de cette entreprise, et sur ce que son nom, inscrit par lui en tête de la liste de souscription, attestait le désir qu'il éprouvait de voir une statue érigée à l'abbé de l'Épée dans sa ville natale.
Ce magistrat annonça, en même temps, à M. l'abbé Caron qu'il s'était empressé de transmettre à M. le Ministre de la guerre la demande que ce respectable ecclésiastique avait faite pour obtenir le bronze nécessaire à la confection de la statue, ajoutant qu'il avait vivement insisté pour que les 1,500 kilog., qui paraissaient devoir suffire, fussent accordés par le gouvernement.
Le président du conseil, Ministre secrétaire d'État de la guerre, maréchal, duc de Dalmatie, répondit à M. le préfet de Seine-et-Oise qu'une semblable demande lui avait déjà été adressée par M. le baron de Fresquienne, au nom de la commission, et qu'il lui avait fait connaître les motifs qui le forçaient, à son grand regret, de refuser le bronze demandé. «En effet, il n'existe pas, dit le Ministre, de vieux bronzes dont nous puissions disposer, si ce n'est pour la fabrication des bouches à feu et de différents autres objets qui sont confectionnés dans les fonderies de l'État pour le service de la guerre. Tout autre emploi pour un service étranger serait blâmable, et la cour des comptes ne manquerait pas de le signaler comme tel.»
La commission publia, dans le courant du même mois, une seconde liste de souscriptions, qui en portait le montant à 4,664 fr. Il était à remarquer que cette liste ne comprenait que bien peu de personnes qui ne fussent pas de Versailles, et, cependant, la commission espérait beaucoup des souscriptions dont elle avait provoqué l'ouverture dans les départements et à l'étranger. Elle était également convaincue que tous les sourds-muets qui auraient connaissance du projet d'érection de ce monument, s'empresseraient de suivre l'exemple des quatre vingt-trois de leurs frères qui, à la vue du modèle en plâtre, avaient spontanément souscrit pour plusieurs centaines de francs. Parmi ses premiers souscripteurs, elle comptait déjà un grand nombre d'évêques et de membres du clergé. Ce bon exemple devait, suivant elle, porter ses fruits. Elle faisait donc un appel à tous les gens de bien, à tous les admirateurs du génie, à toutes les familles qui avaient profité des services rendus par l'abbé de l'Épée, non-seulement en France, mais chez toutes les nations, car il s'agissait moins d'élever un monument au génie, que d'acquitter une dette de reconnaissance.
Exposition du modèle de la statue dans la cour de l'Institution des sourds-muets de Paris.—Description. Éloge.—Visite du préfet de Seine-et-Oise, du maire de Versailles, d'un de ses adjoints, de délégués du conseil municipal, de membres de la commission des souscripteurs.—Mes impressions en présence de la statue.—Engagement du fondeur.—Adoption de la statue par le conseil municipal, qui décide qu'elle sera placée à la croix des rues Royale et d'Anjou.—M. Michaut se soumet aux corrections indiquées.—L'architecte de la ville mis à la disposition de l'œuvre.—Nouveaux moyens à employer pour activer les souscriptions.
Le modèle de la statue de l'abbé de l'Épée, destinée à la ville de Versailles, venait, enfin, d'être exposé, ainsi qu'on l'avait annoncé, dans la cour de l'Institution des sourds-muets de Paris, rue Saint-Jacques, nº 254. Ce modèle avait deux mètres et demi de proportion; il représentait l'abbé de l'Épée à quarante ans environ, en costume de prêtre. Aujourd'hui que nous avons pu nous livrer à un examen sérieux de l'œuvre de M. Michaut, c'est un devoir pour nous de féliciter le statuaire. Il a su résoudre heureusement un problème difficile, longtemps discuté, mais qu'il faudra bien admettre désormais comme une vérité artistique, à savoir que l'habit ecclésiastique peut devenir riche et gracieux sous le ciseau d'un habile sculpteur. Nous pensons qu'on nous saura gré de quelques détails sur cette composition remarquable.
Debout sur un piédestal, le vénérable instituteur des sourds-muets, dont le petit collet est relevé avec grâce, tient de la main gauche un crayon et une tablette, sur laquelle est écrit le mot Dieu, d'abord en caractères symboliques, puis en caractères ordinaires. Sa main droite, élevée vers le ciel, indique que c'est là qu'il faut que l'humanité adresse ses témoignages de reconnaissance pour le nouveau bienfait dont elle vient d'être dotée. Les doigts sont disposés de manière à former la première lettre du mot Dieu. C'était dans cette position simple, naturelle, c'était avec cette physionomie pleine de bienveillance que l'illustre abbé devait chercher à créer ces intelligences enfantines, trop longtemps plongées dans les ténèbres du néant.—Vue de face, la statue est tout à fait à l'abri de la critique; de profil, elle est belle. L'œil est satisfait autant que le cœur.—La soutane est de l'effet le plus vrai, le mieux senti.—Par derrière, les plis du manteau retombent naturellement et sans contrainte.
Sur le socle sont indiqués trois bas-reliefs; celui de face représente le tombeau de l'abbé de l'Épée, auprès duquel la Charité, sous ses emblèmes, rend grâce à Dieu du nouveau moyen de soulagement offert à l'humanité. Ceux de droite et de gauche représentent les deux premiers élèves de ce maître dévoué.
Le travail de l'artiste est aussi beau que son désintéressement est honorable. Pour que son œuvre puisse être citée comme un des plus beaux ornements de la ville, qui déjà possède tant de richesses en ce genre, il attend impatiemment le moment où le modèle sera descendu, afin de pouvoir travailler à donner plus de légèreté aux plis du manteau, qui retombent sur le bras gauche.—Il a droit, désormais, à nos félicitations autant qu'à notre reconnaissance.
Le samedi 21 août 1841, M. le préfet de Seine-et-Oise se rendit, à trois heures de l'après-midi, dans la cour de l'Institution des sourds-muets de Paris. M. Remilly, maire de Versailles, et M. Delerot, l'un des adjoints, s'y trouvaient déjà, avec les membres du conseil municipal composant la commission d'examen du monument. Ils y furent reçus par une députation de membres de la commission des souscripteurs.
La visite dura une demi-heure, pendant laquelle ces Messieurs examinèrent attentivement la statue, et témoignèrent, plusieurs fois, leur satisfaction du talent avec lequel M. Michaut avait traité son sujet et su imprimer à sa figure le caractère de bienveillance, de douceur et de fermeté tout à la fois, qui est devenu le cachet historique du vénérable abbé de l'Épée.
Le piédestal sur lequel était placée, en ce moment, la statue, était loin de représenter exactement celui sur lequel elle devait être élevée à Versailles; celui-ci était hexagone, tandis que le projet définitif annonçait un piédestal carré, plus gros, plus haut, et faisant probablement ressortir la statue avec plus d'avantage.
Le 25 août, le Journal de Seine-et-Oise publiait l'article suivant, intitulé[98]: Impressions des sourds-muets en présence de la statue de l'abbé de l'Épée, dans la cour de l'Institution des sourds-muets de Paris:
«La statue de l'abbé de l'Épée, dont le modèle en plâtre est exposé dans la cour de l'Institution des sourds-muets de Paris, rue Saint-Jacques, nº 254, doit être coulée en bronze et orner une des places publiques de Versailles. C'est l'œuvre de M. Michaut, le célèbre graveur des monnaies. Ce tribut de reconnaissance nationale était un devoir pour la ville qui a vu naître un des plus illustres bienfaiteurs de l'humanité. Grâces soient rendues à la commission chargée de ce soin pieux, à cette commission qui a eu la louable idée de faire placer provisoirement ce monument, simple et majestueux, sur le théâtre des miracles de notre père spirituel. Il me semble inutile de décrire la profonde vénération, la vive reconnaissance qui, à son apparition soudaine, ont saisi les cœurs de tous ces enfants, anciens et nouveaux élèves de notre Institution, et de peindre l'avidité religieuse avec laquelle ils dévoraient des yeux les traits si chéris de leur Messie. Les aînés, je veux dire les plus anciens, racontaient en détail l'histoire de sa vie à leurs cadets, et ceux-ci la répétaient aux plus jeunes de leurs condisciples. De toutes parts, dans l'École, les crayons et les plumes étaient en mouvement. C'était à qui consacrerait quelques lignes, tracées d'inspiration, au sublime instituteur des sourds-muets; c'était à qui dessinerait ses traits, mélange heureux de noblesse et de bonté. Déjà la lithographie les a reproduits par centaines dans l'atelier même de l'établissement.
«Tous les yeux sont fixés sur cette image chérie. Que de sensations elle excite! Nos enfants s'extasient; leur cœur s'enflamme au souvenir de ce courage inébranlable, de ce sublime dévouement qu'il lui a fallu pour lutter avec avantage contre tant de préjugés injustes et puissants. Nos frères, se disent-ils, étaient retranchés, il y a soixante ans à peine, de la communion du monde moral et physique. Ils étaient repoussés impitoyablement, ou du moins dédaigneusement exclus du banquet de la vie, et marqués, pour ainsi dire, d'un signe visible du courroux céleste. On les fuyait comme des pestiférés. Il n'y avait pas jusqu'aux tendres mères qui ne fissent violence à leur affection pour ne pas blesser les regards de la multitude par le spectacle de cette infirmité. La foule criait arrière à ces innocentes victimes de l'ignorance, de la barbarie, condamnées à ne jamais savourer la coupe des jouissances communes, et cela parce qu'il avait plu à Aristote de les reléguer bien au-dessous des animaux les plus stupides! Oh! combien tout cela est changé maintenant! Tournons nos yeux sur nous-mêmes, regardons autour de nous, comparons-nous à eux! N'avons-nous pas de puissants motifs de bénir la mémoire de notre saint apôtre?
«Du milieu de tous ces groupes de muets s'échappe soudain un geste énergique. Qu'elle devienne la propriété de l'école, cette statue dont l'exécution répond si bien à toutes les sensations de nos cœurs, à toutes les pensées des admirateurs du génie, cette statue dont le travail honore le talent d'un modeste artiste! Ce vœu trouve de l'écho dans l'Institution entière. Mais, mes amis, leur a-t-on dit, à quoi pensez-vous donc? Ne voyez-vous pas que c'est une dette sacrée que Versailles a hâte d'acquitter envers le plus digne de ses enfants, envers l'abbé de l'Épée? La voyez-vous, cette ville des rois de France, tendant son casque et demandant l'aumône pour qu'on érige, au plus vite, le monument qu'elle a voté à notre grand instituteur? Elle ne repoussera pas l'obole des orphelins qu'il a laissés ici-bas. Leur place est, au premier rang, dans la fête qui se prépare. Patience donc, mes amis! Votre tour ne peut manquer de venir. L'École doit posséder aussi une image de l'abbé de l'Épée. Pour Versailles doit être le grand homme, la statue monumentale! Pour vous, le bienfaiteur modeste, l'instituteur qui préside à vos jeux, à vos travaux, à vos espérances! Vous l'aurez, vous dis-je; patience, mes amis! car à Versailles, au noble berceau de notre père, doit appartenir l'exemple de tous les hommages.
«Qu'il me soit permis, après avoir traduit aussi fidèlement que possible les sentiments si naïfs de mes jeunes frères, d'enregistrer ici une réponse touchante qu'il y a cinq jours, à la distribution de nos prix, une jeune sourde-muette, Aimée Duval, élève de Mlle Barbier[99], a faite à cette question:
«Quel sentiment éprouvez-vous en voyant la statue de l'abbé de l'Épée dans l'Institution des sourds-muets?»
«En voyant ici l'image de celui qui a tant fait pour nous, nous croyons voir un bon père au milieu de ses enfants. Avant que l'abbé de l'Épée se fût occupé de nous, combien notre sort était triste et malheureux! nous ne connaissions ni notre Dieu, ni nos devoirs. Aujourd'hui, nous ne sommes plus séparés du reste de la société, et nous savons que, si nous obéissons toujours à la loi de Dieu, nous serons aussi heureux dans le ciel que ceux qui ont toutes leurs facultés. Soyez mille fois béni, vous qui avez été, pour nous, comme un second père, vous à qui nous devons plus que la vie! Jamais nous ne contemplerons vos traits sans un vif sentiment d'amour et de reconnaissance. Nous savons que vous êtes au ciel, où vous jouissez du bien que vous avez fait à tant de malheureux; que la plus douce récompense pour votre belle âme est de voir les sourds-muets pratiquer toutes les vertus, et que nous ne pouvons mieux vous prouver notre reconnaissance qu'en remplissant tous nos devoirs. Si jamais nous étions tentés de nous en écarter, votre pensée viendrait nous retenir, et c'est ainsi que vous ne cesserez jamais d'être le bienfaiteur des sourds-muets.»
M. Saint-Denis, dans sa lettre du 10 octobre 1841, au président de la commission du monument, s'engageait: 1º à faire transporter le modèle en plâtre de la statue de l'abbé de l'Épée, qui se trouvait dans la cour de l'Institution des sourds-muets, rue des Trois-Bornes, nº 15, afin de l'y mouler en deux parties seulement;
2º A le couler en bronze, qu'il garantissait composé de 84 livres cuivre pur de Russie et 16 livres de blanc (qui pourrait, d'ailleurs, être essayé par expert sur la statue même);
3º A la faire réparer avec tous les soins convenables, sous la direction de M. Michaut, et, enfin, à la faire transporter à Versailles et placer sur son piédestal, avec toutes les précautions et solidités nécessaires; le tout, pour la somme de six mille francs.
Il s'engageait, en outre, si on l'exigeait, à la livrer, toute terminée, deux mois après le jour de l'arrivée du modèle dans sa fonderie.
Le maire de Versailles annonça, le 17 décembre, à M. le baron de Fresquienne, qu'il avait adressé à M. le préfet la délibération du conseil municipal du 8 novembre, ayant pour objet l'érection de la statue de l'abbé de l'Épée sur le point de jonction des rues Royale et d'Anjou. M. le préfet était tout disposé à soumettre cette délibération à l'approbation de M. le Ministre de l'intérieur; mais, auparavant, il lui paraissait nécessaire d'être parfaitement fixé sur le montant de la dépense, ainsi que sur les moyens d'y pourvoir.
A l'ouverture de la dixième séance de la commission, le 19 mars 1842, M. le président a annoncé que la statue n'avait pu être exposée au Louvre ni à Versailles, à cause des frais de transport et de la fragilité du plâtre, mais que l'exposition avait eu lieu à l'Institution des sourds-muets, en vertu de l'autorisation de M. le Ministre de l'intérieur.
Il a fait connaître, de plus, que M. le préfet du département avait bien voulu accepter la présidence d'honneur et faire espérer son concours le plus efficace à la commission. Ce patronage lui permettait, en conséquence, de se dispenser d'adjoindre des propriétaires éminents du département à l'accomplissement du projet qu'elle poursuivait avec zèle, la sollicitude de M. le préfet lui ayant fait obtenir, en outre, de M. le Ministre de l'intérieur, une somme de 3,000 francs, pour faire face aux dépenses de la fonte de la statue.
«Le 21 août, a dit ensuite M. le président, M. le préfet, M. le maire, des membres de la commission municipale et de la commission du monument se sont rendus à l'Institution des sourds-muets pour examiner la statue. D'autres personnages éminents s'y sont rendus aussi. Le 8 novembre, le conseil municipal a adopté la statue, et décidé qu'elle serait posée à la croix des rues Royale et d'Anjou, mais à condition que des corrections y seraient faites.... Depuis, il a été transmis à M. le préfet un état de prévision des dépenses, pour éclairer M. le Ministre de l'intérieur sur l'autorisation à accorder à l'emplacement de la statue. Le 4 mars, M. le maire a mis l'architecte de la ville à la disposition du bureau, pour aviser, de concert avec lui, à la réalisation des projets de la commission....»
Déjà elle avait accepté les offres de M. Saint-Denis, mais à la condition qu'elles ne l'engageraient, à son égard, que lorsque les corrections à faire par l'artiste auraient été exécutées, et il était bien entendu que le moulage n'aurait lieu que sur l'avis écrit du président, et après l'approbation de la commission.
M. le trésorier lui communique la situation de son avoir.
M. le président rappelle que plusieurs appels de fonds pourraient amener des résultats: 1º chez les habitants du quartier Saint-Louis, qui voyaient avec plaisir les décisions du conseil et de la commission, 2º près des évêques de France, 3º près des établissements de sourds-muets qui avaient fait des promesses, 4º près de MM. les présidents de chambre des notaires d'arrondissements, 5º enfin, près de MM. les correspondants de la commission.
Dans la onzième séance du 17 décembre, le président d'honneur, M. le préfet Aubernon, proposa de s'occuper, avant tout, des moyens financiers à la disposition de la commission.—Il fut décidé que le bureau provoquerait immédiatement les rentrées en retard, par des lettres adressées aux personnes et aux chefs d'établissements mentionnés ci-dessus.
Puis, la commission arrêta ce qui suit:
«La statue sera immédiatement mise à la disposition du fondeur, pour être moulée et coulée. Elle sera, par l'entremise du bureau, au nom de la commission des souscripteurs, offerte à la ville de Versailles; le maire et le conseil municipal de cette ville seront priés de prêter leur concours, par une mise de fonds, qui, tout en facilitant l'achèvement du monument, sera un signe de l'hommage rendu par la ville à l'abbé de l'Épée.»
M. le président mit aussitôt à l'ordre du jour le détail des corrections faites à la statue.
Quelques interpellations furent adressées à M. Michaut, présent à la séance; il satisfit avec empressement aux demandes qui lui furent faites. En conséquence, la commission décida que le modèle serait définitivement adopté et livré au fondeur, sous la direction de M. Michaut, dans l'état où il se trouvait en ce moment.
On s'occupa ensuite du traité à passer avec le fondeur. M. Besnard, vice-secrétaire, qui avait été adjoint au bureau, pour lui prêter assistance dans une opération qui rentrait dans ses études spéciales, donna lecture de la lettre que nous avons déjà rapportée, par laquelle M. Saint-Denis offrait de mouler, couler, transporter et poser la statue, moyennant 6,000 fr. Il passa incontinent à la lecture du projet de traité, qui fut adopté à l'unanimité.
M. le président d'honneur appela l'attention de la commission sur les moyens à mettre en usage pour provoquer de nouvelles souscriptions. On arriva à l'examen de ce qui était relatif à la médaille: M. Michaut demanda à contribuer à la dépense, lors même qu'on ne recueillerait pas les fonds nécessaires, La commission ajourna cette discussion à une époque plus opportune.
Hommage, par la commission des souscripteurs, au conseil municipal de la statue de l'abbé de l'Épée.—Examen du bronze destiné à cette œuvre.—Déficit de 2,700 fr. sur la somme nécessaire à l'achèvement des travaux.—Le conseil municipal en vote 2,000.—Projet d'une plaque commémorative.—Inscription de la face principale du monument.—Travaux du fondeur surveillés par le statuaire.—Érection fixée au 8 septembre 1843.—Dernières dispositions.—Programme de la fête.—Décision du conseil municipal.—Je suis invité à adresser une allocution mimique aux sourds-muets qui assisteront à la cérémonie.
Le 6 février 1843, la commission des souscripteurs, reconnaissante de l'accueil bienveillant que le conseil municipal avait fait à ses projets en désignant un emplacement pour que la statue de l'illustre bienfaiteur de l'humanité restât perpétuellement exposée à la vénération publique dans sa ville natale, le pria d'accepter, au nom de cette ville, le don qu'elle lui faisait de la fidèle image du célèbre instituteur des sourds-muets, en lui exposant que la seule charge qui pesait encore sur elle était la dépense relative à la construction du piédestal. Elle fit connaître, en outre, au conseil municipal qu'elle avait traité avec un fondeur, et donné l'ordre que la statue fût immédiatement coulée en bronze, pour lui être livrée le 15 avril 1843.
Le 19 juin, fut adressée à la commission une note de M. Berthier, inspecteur général des mines, ainsi qu'une lettre de M. l'inspecteur des mines de Seine-et-Oise, sur l'analyse de deux échantillons de bronze, envoyés au laboratoire des mines à Paris par M. le baron de Fresquienne.
M. le maire de Versailles transmit, le 22 juillet, à la commission, la délibération du conseil municipal, en date du 6 février, dont la teneur suit:
«M. le maire communique une lettre de la commission pour la statue de l'abbé de l'Épée, qui annonce l'achèvement de ce monument, et en fait l'offre à la ville, au nom des souscripteurs.
«Dans un rapport, joint à la lettre de la commission, M. le secrétaire rend compte des corrections faites à la statue.
«La commission a annexé aux pièces un état de la situation financière de la souscription; de cet exposé il ressort un déficit de 2,700 fr.; cette somme est, à peu près, égale à celle qui figure au devis pour la construction du piédestal de la statue.
«Plusieurs membres sont d'avis, les uns, de voter une somme de 2,000 fr., les autres, de charger la ville de la construction du piédestal; ces deux opinions se réunissent dans la supposition que le rabais qui résultera de l'adjudication des travaux du piédestal réduira probablement cette dépense à 2,000 fr.
«Le conseil décide que l'acceptation de la statue n'aura lieu qu'après son érection sur la place qu'elle doit occuper;
«Que la construction du piédestal sera supportée par la souscription;
«Que la ville souscrit pour une somme de 2,000 fr., au paiement de laquelle il sera pourvu dans la session de mai.»
Dans la douzième séance de la commission des souscripteurs, du 1er août 1843, présidée par M. le préfet de Seine-et-Oise, il fut donné communication de deux rapports, l'un sur l'état de la souscription en général, l'autre sur celui de la souscription particulière de la ville, et il fut arrêté, 1º que l'on s'adresserait aux habitants notables, par le moyen de lettres et par celui de visites, dont serait chargée une personne investie de la confiance de la commission; 2º que l'on s'adresserait à M. le Ministre de l'instruction publique, qui avait pris tant d'intérêt à l'érection de la statue; 3º que l'on ferait une démarche vis-à-vis de Messieurs les membres du conseil général du département, dont la session devait s'ouvrir le 21 août.
D'autres rapports furent lus sur la qualité du bronze, sur les travaux du piédestal, etc., etc.
Quant à la plaque commémorative, il fut arrêté qu'elle serait en cuivre, enfermée dans une boîte de chêne ou de plomb, et qu'elle porterait l'inscription suivante:
AD. MAJ. GLOR. DEI.
—————
Sous le Règne de LOUIS-PHILIPPE Ier, Roi des Français,
EN AOÛT 1843,
Ce monument a été érigé par la reconnaissance publique
A LA MÉMOIRE DE
CHARLES-MICHEL DE L'ÉPÉE,
Prêtre, premier Instituteur des Sourds-Muets,
NÉ A VERSAILLES, LE 24 NOV. 1712, MORT A PARIS, LE 23 DÉCEM. 1789.
—————
MONUMENT EXÉCUTÉ AVEC LES OFFRANDES DE LA VILLE
ET DES HABITANTS,
DES SOURDS-MUETS ET D'AUTRES PERSONNES,
Par les soins des Commissaires:
MM. AUBERNON, Pair et Préfet, Président d'honneur;
REMILLY, Député et Maire; | LEBRUN; |
Bon DE FRESQUIENNE, ex-Maire; | COUPIN DE LA COUPERIE; |
L'abbé CARON, Vice-Président; | BOISSELLIER; |
DE STE-JAMES GAUCOURS, Sre | DOUCHAIN; |
BESNARD, Vice-Secrétaire; | Dr BATTAILLE; |
GAUGUIN, Trésorier; | Feu le Mis DE SÉMONVILLE, Pair; |
Lt-Gal Vte WATHIEZ; | Feu le Cher DE JOUVENCEL, ex-Maire et ex-Député. |
B. DE MAUCHAMPS; | |
TAPHINON; |
Statuaire: MICHAUT, Graveur des monnaies;
Architecte: PARIS, Architecte de la ville;
Fondeur: SAINT-DENIS.
———
Épreuve de la planche, placée sous la première pierre du Monument.
GABRIEL F., à Versailles.
Il fut décidé, en outre, que cette plaque serait posée sans cérémonie, en présence du bureau, et que procès-verbal en serait dressé en double exemplaire, l'un pour être joint à la plaque, l'autre pour rester aux archives de la ville.—On n'y ajoutait point de monnaies de l'époque, suivant l'usage, à cause de l'exiguïté des ressources de la commission.
On arrêta que l'on graverait en creux, sur la face principale du piédestal, l'inscription suivante:
L'ABBÉ DE L'ÉPÉE,
NÉ A VERSAILLES,
LE XXIV NOV. MDCCXII.
Relativement au jour de l'inauguration, la commission fut d'avis qu'il en serait référé à M. le maire et à M. le préfet, et qu'en tout cas, l'autorité municipale devrait prescrire ce qu'il y aurait à faire; mais on était d'avis que le dimanche 27 août serait le jour le plus opportun.
Ce qui est relatif à la médaille, a été renvoyé à une époque plus éloignée, selon les ressources de la commission.
M. Michaut fit, le 15 août 1843, un rapport par lequel il déclara que les conditions imposées par la commission du monument, d'après les articles du traité passé entre M. le baron de Fresquienne, président de la commission et M. de Saint-Denis, étaient convenablement remplies par le fondeur, dont il avait suivi les travaux avec l'assiduité nécessaire.—Et que, quant à l'aplomb, on ne pourrait le juger que sur place.
Sur l'invitation de M. le préfet de Seine-et-Oise, président d'honneur, la treizième séance de la commission eut lieu, le 26 août 1843, chez M. l'abbé Caron, vice-président.
La commission, considérant que les travaux ne pouvaient être terminés pour le 27, rapporta la décision qu'elle avait prise précédemment, et décida qu'elle fixerait ultérieurement le jour de l'inauguration, quand elle aurait été éclairée par M. Paris sur l'époque de la clôture des travaux.
Cet architecte, ayant été immédiatement introduit, exposa son avis sur l'exécution matérielle et la teneur de l'inscription. Chaque membre prit successivement part à la discussion. Après un long débat, la commission déclara choisir les lettres en bronze appliquées par des tenons scellés. Elle rapporta sa décision du 1er août, et arrêta que cette inscription, posée sur la face principale du monument, serait conçue en ces termes:
L'ABBÉ DE L'ÉPÉE,
PREMIER INSTITUTEUR DES SOURDS-MUETS,
NÉ A VERSAILLES,
LE XXIV NOVEMBRE MDCCXII.
Puis, l'architecte ayant donné l'assurance que tous les travaux seraient terminés la semaine suivante, la commission décida qu'elle fixerait irrévocablement le jour de l'inauguration au dimanche 3 septembre, vers une heure de relevée.
Après que M. Paris se fut retiré, M. Gabriel, graveur de la plaque, fut introduit, et il proposa d'en faire tirer des exemplaires. La commission arrêta qu'il en serait remis un à chaque souscripteur, et que les quatre sur papier porcelaine, qui avaient été apportés par M. Gabriel, seraient offerts, un au roi Louis-Philippe, souscripteur, par les soins de M. le préfet; un autre à M. le préfet lui-même, président d'honneur de la commission; le troisième à M. Remilly, maire de Versailles; et le quatrième à M. le baron de Fresquienne, président de la commission.
L'ordre du jour appelait la délibération relative à l'inauguration de la statue. La commission décida ce qui suit:
Le jour de l'arrivée de la statue, M. le maire serait prévenu que, le monument étant terminé, la commission proposait de fixer le jour de son inauguration au dimanche 3 septembre, à une heure; qu'elle l'en informait, en le priant d'inviter les autorités, et de vouloir bien prendre toutes les mesures de police qu'il croirait nécessaires, notamment pour empêcher la commission et les souscripteurs d'être confondus avec la foule. Il fut arrêté que cette lettre à M. le maire serait présentée à l'approbation et à la signature de M. le préfet, président d'honneur. De plus, il fut décidé, à l'unanimité, que ledit président d'honneur serait invité, par la commission, à vouloir bien lui donner un dernier témoignage de sa haute bienveillance, en daignant être son interprète, le jour de l'inauguration, pour l'hommage à faire de la statue à la ville de Versailles.
La commission arrêta, aussi, que MM. les souscripteurs, habitant Paris et Versailles, seraient invités à la cérémonie, de même que diverses personnes qui ont rendu différents services à la commission.
Il fut enfin décidé qu'une notice sur la vie de l'abbé de l'Épée serait imprimée et distribuée aux souscripteurs; qu'elle serait lue le jour de l'inauguration, et qu'en conséquence, la cérémonie de l'inauguration devrait se composer: 1º de l'offre de la statue à la ville de Versailles; 2º de la réponse de M. le maire; 3º de la lecture de la notice.
M. le maire, dans la séance extraordinaire du conseil municipal, du 2 septembre, fit, au sujet de cette offre, un rapport dans lequel il rappela la délibération suivante du conseil municipal, après avoir entendu, le 8 novembre 1841, celui de la commission qui avait été chargée de visiter le modèle de la statue de l'abbé de l'Épée:
«L'érection de la statue de l'abbé de l'Épée, d'après le modèle de M. Michaut, est autorisée: cette statue sera élevée sur le point de jonction des rues Royale et d'Anjou[100].»
M. le maire s'empressa, sur la proposition de la commission du monument, de fixer au dimanche 3 septembre l'inauguration de la statue, dont elle devait renouveler solennellement, le même jour, l'offre à la ville, et lui annonça qu'il avait prescrit déjà toutes les mesures de police qui lui paraissaient nécessaires pour maintenir le bon ordre pendant la cérémonie.
M. de Sainte-James Gaucourt, secrétaire de la commission, m'écrivait, le 2 septembre, de Versailles, en ces termes:
«MONSIEUR,
«Le bureau de la commission, ayant connu hier soir, à sept heures, le programme de l'inauguration, s'est réuni chez M. l'abbé Caron, et a décidé, a l'unanimité, que M. Ferdinand Berthier serait prié de vouloir bien adresser une allocution mimique aux sourds-muets réunis au pied de la statue. Cette allocution devra durer de trois à quatre minutes au plus; on laisse à M. Berthier le soin d'exprimer à ses compagnons d'infortune la reconnaissance qui les anime pour l'abbé de l'Épée, leur bienfaiteur, et de leur témoigner que la ville de Versailles tient à honneur de perpétuer sa mémoire. Les sentiments de M. Berthier sont la garantie de l'éloquence de ses paroles.
«Personnellement je prie M. Berthier de remettre au secrétaire, ou encore mieux au président, une note de son allocution, après l'avoir prononcée.
«Si M. Berthier n'eût pas annoncé, par lettre, qu'il devait partir pour Lyon le 24 ou le 25, on aurait pu convenir de ces faits beaucoup plus tôt.
«Si, d'ailleurs, M. Berthier veut se rendre à midi et demi précis sur remplacement de la statue, il y trouvera la commission, dont les présidents lui communiqueront plus en détail leurs intentions.
«J'ai à me féliciter d'être l'interprète de vœux qui doivent sympathiser avec ceux de M. Berthier, et j'ai l'honneur d'être son très-humble et très-obéissant serviteur.»
Inauguration de la statue de l'abbé de l'Épée à Versailles, sa ville natale.—Autorités, garde nationale, les sourds-muets de Paris et d'Orléans.—Désintéressement du chemin de fer.—Absence regrettable du clergé.—Nombreuse affluence de spectateurs.—Discours du préfet, au nom de la commission des souscripteurs. Réponse du maire.—Notice sur la vie et les travaux de l'abbé de l'Épée, par M. de Sainte-James, secrétaire de la commission du monument.—Mon allocution mimique.—Salves d'artillerie.—Absence du vénérable Paulmier.—Discours qu'il devait prononcer.
Le dimanche 3 septembre 1843, à midi et demi, au point de jonction des rues Royale et d'Anjou, la statue de l'abbé de l'Épée s'élevait sur un piédestal, couverte d'un voile. Une enceinte avait été réservée tout autour, par les soins de l'administration municipale; des piquets de garde nationale formaient la haie; aux deux côtés du monument se tenaient des sourds-muets de tout âge, de tout sexe, de toute condition, les élèves de l'Institution de Paris, parmi lesquels on remarquait leurs jeunes frères d'Orléans, que l'administration du chemin de fer s'était empressée de faire transporter gratuitement, sous la conduite de leur respectable aumônier, M. l'abbé Bouchet. A une heure, la commission, précédée de son président d'honneur, M. Aubernon, pair de France et préfet de Seine-et-Oise, prit place sur la face principale du monument, ainsi que le corps municipal, en présence des autorités (moins le clergé[101]), des souscripteurs, et d'une immense affluence; là, aux applaudissements répétés de tous les spectateurs, M. le préfet, ayant donné l'ordre d'enlever le voile qui couvrait la statue, l'offrit à la ville dans les termes suivants:
«MONSIEUR LE MAIRE,
«La statue de l'abbé de l'Épée s'offre aux regards de la foule qui nous environne, et je suis chargé, par la commission de souscription, d'en faire hommage à la ville de Versailles, représentée par son corps municipal.
«Le zèle des souscripteurs, dans cette œuvre de reconnaissance, a été soutenu par l'appui du roi, par le concours du corps municipal lui-même, par l'honorable désintéressement de l'artiste, par l'assentiment de la ville entière où l'abbé de l'Épée a reçu le jour.
«Versailles doit, en effet, ressentir un juste orgueil d'avoir vu naître le premier instituteur des sourds-muets, le prêtre vénérable qui, animé par la piété et la charité, a su trouver, dans les inspirations de son génie bienfaisant, le secret de leur rendre la parole et l'ouïe, de les initier aux vérités de la religion et de toutes les connaissances humaines, et de leur donner, pour ainsi dire, une seconde vie, la vie véritable, celle de la foi, de la morale, de l'intelligence et de la raison.
«Cette belle cité, si remplie de mémorables monuments et de grands souvenirs, sera satisfaite de voir élever la statue de l'abbé de l'Épée non loin de celle qu'elle a dédiée au général Hoche; elle s'associera aux sentiments qui nous animent, et elle pensera, comme nous, que la gloire et la reconnaissance qui perpétuent le souvenir du guerrier défenseur de la patrie, doivent être aussi le partage du bienfaiteur du pauvre et de l'humanité.»
M. Remilly, maire de Versailles, membre de la Chambre des députés, a répondu ainsi:
«Oui, Monsieur le préfet, Versailles doit ressentir un juste orgueil.
«Un homme d'un sublime et, cependant, modeste génie, un homme dans l'âme duquel Dieu plaça ce foyer d'ardente charité dont il anime ceux qui sont destinés par lui à soulager l'humanité souffrante, naquit dans cette ville. La sollicitude divine qui, à côté des plus grands maux, place toujours quelque heureux allégement, confia une auguste mission à notre concitoyen: il devait créer la vie intellectuelle et morale chez une partie de ses semblables qui en était déshéritée.—Ses veilles laborieuses, toute sa vie furent consacrées à cette grande entreprise, et il put, enfin, suppléer aux organes de ces malheureux, privés des moyens de communiquer leurs pensées au moyen des mots, et, par suite, privés, en quelque sorte, de toutes pensées. Son intelligence supérieure et observatrice, scrutant, approfondissant la pensée, l'intelligence humaine, rendit, sous une autre forme, à des frères infortunés, la faculté qui leur avait été refusée; et en leur donnant la langue intelligente des signes, l'usage de ce langage expressif et fécond, il fit participer ces pauvres parias de la nature aux bienfaits de l'éducation, les aida à cultiver leur intelligence, éveilla dans leurs âmes les idées endormies, étouffées sous une infirmité horrible: noble tâche! dont le but fut atteint par cet homme, à l'âme haute et sainte, à laquelle le bien accompli semblait si naturel, qu'il ne croyait pas qu'on dût jamais lui en tenir compte.
«Oui, Monsieur le préfet, heureuse et fière de l'avoir vu naître dans son sein, la ville de Versailles, par l'intermédiaire de son corps municipal, accepte la statue de l'un de ses plus illustres enfants, de l'un des plus sublimes bienfaiteurs de l'humanité, de l'abbé de l'Épée!
«Honneur à ceux qui ont voulu cette exaltation publique, si justement méritée! qui ont provoqué avec une louable persévérance la sympathie des nobles cœurs pour un génie vertueux et modeste! Honneur à l'artiste désintéressé qui a su le faire revivre parmi nous, qui a voulu faire descendre dans son œuvre, dans ce bronze, la bienfaisante et grande pensée qui animait ce génie durant sa vie de vertu et d'abnégation!
«Je suis heureux, Monsieur le préfet, d'être l'interprète des sentiments de gratitude de la ville envers tous ceux qui ont voulu exposer à la vénération publique l'image du vertueux abbé de l'Épée, en rappelant le souvenir de ses utiles travaux, de son dévouement sans bornes à l'humanité, que cette image inspire à d'autres, en même temps que le noble désir de s'élever comme lui, la volonté de faire servir leur génie au bonheur de leurs semblables, à l'exemple des nobles et saints travaux qui immortalisent notre grand concitoyen.»
M. de Sainte-James Gaucourt, secrétaire de la commission, lut une notice biographique sur l'abbé de l'Épée.
Je vins, à mon tour, payer un tribut de reconnaissance à la mémoire de l'illustre instituteur de mes frères, et je mimai le discours suivant:
«FRÈRES ET SŒURS!
«Dans une circonstance solennelle, qui rappelle tant de souvenirs glorieux, il était naturel que l'éloge du grand homme que nous célébrons sortît, d'abord, de la bouche éloquente d'un de ses concitoyens, d'un habitant respectable de cette ville, qui a le droit d'être fière de l'avoir vu naître. A la mimique maintenant son tour! Place à cet admirable langage qu'il nous a révélé! D'autres ont charmé les oreilles attentives; qu'il nous soit permis de nous faire entendre aussi des yeux impatients!
«O image si justement vénérée de notre père spirituel, souris à la naïve énergie de nos sentiments exprimés dans une langue qui est notre patrimoine à nous, que Dieu, à l'heure de la création, dispensa également à tous les hommes; que, le premier après Dieu, tu soumis au frein de l'intelligence humaine, et qui, plus tard, s'est posée en égale, au moins, de la parole dans tous les genres, secouant les vieux oripeaux dont l'avait affublée l'ignorance, et reprenant sa robe blanche de néophyte pour saluer ton ombre en ce jour solennel.
«Mais quel spectacle a frappé mes regards étonnés, attendris? D'où viennent les flots d'admiration qui se pressent autour de vous, pauvres enfants que la nature a traités en marâtre? Pourquoi tous ces rangs divers, confondus en un seul et même sentiment sur cette place publique de la cité royale? Ah! je le vois, mes frères, mes sœurs en Dieu, vous venez expier ici, à la face du Très-Haut, de funestes erreurs qui ont trop longtemps voilé la terre. Vous venez, vous, les heureux de la création, proclamer, dans cette enceinte, trop souvent souillée par la flatterie, que tous les hommes sont vos frères, sont vos égaux, et que, quelles que soient les épreuves que le ciel leur envoie, ils n'en sont pas moins les fils du même Dieu. Reportons toute la gloire de ces aveux publics à l'objet si cher de nos hommages! Oh! comme nous le contemplons religieusement! Quel langage parlent à nos regards ce geste expressif, cette attitude pleine de majesté, ce front large et haut, tout sillonné par l'étude. Allez, nous dit notre Rédempteur, allez, mes disciples bien-aimés, par toute la terre» instruire vos frères et vos sœurs d'infortune, les éclairer, comme je vous ai éclairés, et féconder dans leurs cœurs, dans leurs esprits, les heureuses semences que j'ai fait fructifier dans les vôtres. Allez! ne redoutez pas la fatigue et les ronces du chemin, et que Dieu vous conduise!
«Frères et sœurs! non, certainement, vous ne faillirez pas à cette mission sainte. Vous l'avez promis, promettez-le encore devant ce bronze, pour nous si palpitant de souvenirs!
«Avec moi, remerciez aussi l'artiste, si bien inspiré, qui a rendu notre Messie à notre adoration, qui a buriné la pensée dont il était animé, en caractères ineffaçables!
«Grâces aussi, grâces, mille fois, à la commission, si digne de mener à bonne fin cette œuvre de réparation qu'attendait la mémoire d'un des plus grands hommes de notre belle France, si féconde en grands hommes, qu'attendait Versailles, fière, dans la postérité la plus reculée, de l'avoir vu naître dans ses murs!»
M. Eugène Garay de Monglave, ancien membre de la commission consultative de l'Institution des sourds-muets de Paris, traduisit aussitôt verbalement mon discours avec une grande énergie et une vive sensibilité.
M. le président annonça, à une heure trois quarts, la fin de la cérémonie, pendant que des salves d'artillerie apprenaient au monde que la ville de Versailles venait de consacrer un monument digne de ses immortels travaux à l'impérissable mémoire de l'un de ses plus illustres enfants.
Lors de l'érection de la statue de l'abbé de l'Épée, l'absence du vénérable Paulmier, professeur émérite parlant de l'Institution des sourds-muets de Paris, avait été remarquée; cette absence avait pour cause une indisposition grave qui le retenait à l'École. On n'avait eu garde de l'oublier dans les invitations faites pour cette cérémonie, où sa place était marquée en sa qualité de vétéran de la science mimique. Une lettre particulière lui avait été exactement adressée par le président et le secrétaire de la commission.
Voici le discours que l'honorable instituteur devait prononcer au pied de la statue:
«Nul n'est plus digne d'aussi solennels hommages que l'immortel abbé de l'Épée: autant l'âme est au-dessus du corps, autant son œuvre est au-dessus des jeux de l'esprit et de toutes les imitations et fictions des arts. O belle et sublime conception que celle qui crée, pour ainsi dire, l'âme d'un sourd-muet! Le statuaire, avec son ciseau, travaille la pierre, et parvient, à force de tourmenter un bloc de marbre, à faire, en quelque sorte, mouvoir la matière; l'instituteur éveille l'âme, développe l'entendement, rend la parole à un muet, fait jaillir la pensée de son cerveau presque inanimé, et lui apprend à s'exprimer avec autant de pureté, d'élégance et de force, que l'écrivain le plus éloquent.
«Qu'on ne croie pas que cette noble et singulière occupation soit bornée; elle tient aux beaux-arts et à la pantomime de la scène par le langage d'action. La logique et la grammaire, qui sont les yeux du discours, comme la géographie et la chronologie sont ceux de l'histoire, introduisent le sourd-muet dans le sanctuaire des sciences; les mots appelés pronoms par les grammairiens désignent les relations personnelles, découvrent le principe du drame, et conduisent naturellement aux premiers éléments de l'ordre social.
«Si l'on parcourt, d'un coup d'œil, le siècle qui vient de s'écouler, on ne trouve pas d'invention plus utile à l'humanité. Sans doute, durant cette période de gloire, plusieurs beaux génies ont jeté un vif éclat sur la philosophie et les lettres: l'un surprend, éclaire, éblouit par la variété et la prodigieuse fécondité de son rare talent[102]; l'autre, doué de la plus profonde sensibilité[103] et d'une éloquence mâle et persuasive, défend victorieusement la liberté de l'homme et des peuples, en même temps qu'il trace les devoirs des mères, des précepteurs de l'enfance et de la jeunesse; celui-ci, chargé d'une haute magistrature, occupé par état de faire exécuter les lois, médite toute sa vie sur l'objet de ses devoirs, et lègue aux hommes, comme fruit de ses veilles, l'Esprit des lois[104]: toutefois, aucun de ces grands hommes, par le noble cachet de son invention, ne s'est placé au-dessus du fondateur de l'Institution des sourds-muets de naissance, dont le génie, par sa douce influence, semble un astre nouveau, se levant pour féconder, éclairer une tête qui paraissait frappée de stérilité et abandonnée de la nature entière: c'est plus que l'humanité, c'est une inspiration divine qui lui fit concevoir la première idée de cette céleste invention; c'est le désir de faire naître Jésus-Christ dans le cœur de tant d'infortunés, et de les initier aux mystères de cette religion sainte, qui embrasa le cœur de l'abbé de l'Épée et de son digne continuateur, l'abbé Sicard, dont, jusqu'à mon dernier soupir, je m'honorerai d'avoir été l'humble élève.»
Pièces de vers auxquelles donne naissance l'inauguration de la statue de l'abbé de l'Épée, à Versailles. Improvisation poétique du sourd-muet Pélissier, avec épigraphe du sourd-muet Lenoir.—Le conseil municipal autorise le maire à accepter le monument, et adresse des remercîments aux commissaires, aux souscripteurs et au statuaire.—La commission sollicite en vain de M. le Ministre de l'intérieur, par l'intermédiaire de M. le préfet, une dernière subvention pour solder ses comptes.—Relevé définitif des recettes et dépenses.—Tribut de regret de la commission à quatre de ses membres décédés.—Ses remercîments à M. le préfet Aubernon.—Elle décerne une médaille au statuaire Michaut.—Désir des souscripteurs sourds-muets de voir leurs noms imprimés dans les journaux, afin de constater leur reconnaissance pour l'abbé de l'Épée. La commission ne peut que faire lithographier des listes générales.—Conclusion: sept vœux émis; trois encore à exaucer, une statue dans l'Institution, berceau de l'art d'élever les sourds-muets; deux inscriptions, l'une, sur la maison modeste où il naquit, à Versailles; l'autre, sur la maison modeste où il commença à enseigner, à Paris.
A l'occasion de l'inauguration de la statue, plusieurs pièces de vers, plus remarquables, en général, sous le rapport de l'intention que sous celui du talent, parurent dans les journaux de Seine-et-Oise.
Notre poëte sourd-muet, Pélissier[105], voulut chanter, à son tour, cet envoyé du ciel, et, plus heureux, il réussit à le faire dans la véritable langue des dieux.
Ses vers ont pour épigraphe cette pensée d'un de nos frères:
Élever des statues aux grands hommes, c'est léguer à la postérité de sublimes leçons.
A. LENOIR.
Il est de certains noms consacrés par la gloire, |
Ainsi que ces feux purs qui scintillent aux cieux, |
Astres éblouissants qu'aux pages de l'histoire |
Les siècles font éclore en jalons lumineux. |
L'esprit de l'Évangile, en dépit de l'envie, |
Fait rayonner leur front d'un éclat souverain, |
Et l'artiste leur doit une seconde vie |
Dans le granit ou dans l'airain. |
M. le préfet, président d'honneur de la commission, adressa, le 16 septembre, à M. le baron de Fresquienne, expédition d'une délibération par laquelle le conseil municipal de Versailles autorisait M. le maire à accepter l'hommage fait à la ville du monument de l'abbé de l'Épée. Dans cette même délibération, le conseil municipal votait des remercîments aux commissaires, aux souscripteurs et à l'artiste désintéressé, auteur de la statue.
M. le préfet transmit, le 30 avril 1844, à M. le Ministre de l'intérieur, la demande formée par les membres de la commission, à l'effet d'obtenir une nouvelle subvention de 1,800 francs, pour acquitter la somme restant à payer aux entrepreneurs qui ont contribué à la construction et à l'érection du monument. Malgré la recommandation et les démarches personnelles de ce fonctionnaire, M. le Ministre ne put accueillir favorablement cette pétition, et voici en quels termes il l'en informa:
«J'aurais voulu, Monsieur le préfet, qu'il me fût possible de donner suite à votre demande, mais l'état des fonds dont je dispose pour encouragement aux beaux-arts ne m'en offre pas les moyens. Je vous en témoigne tous mes regrets.»
Le 25 juin 1845, les membres composant la commission ouvraient leur quatorzième et dernière séance chez M. le baron de Fresquienne, pour procéder à la clôture définitive de leurs opérations.
Lecture fut faite d'un rapport divisé en cinq paragraphes:
1º Compte-rendu des opérations depuis la première séance jusqu'au jour de l'inauguration;
2º Procès-verbal de la séance d'inauguration;
3º Compte-rendu des travaux jusqu'à ce jour, 25 juin 1845;
4º Examen des comptes de M. le trésorier, et rapport;
5º Inventaire des pièces écrites et imprimées de la commission.
Quant à l'engagement pris de publier l'état des recettes et dépenses dans les trois mois de la clôture des travaux,
Attendu qu'il a été impossible de pourvoir plus tôt à cette obligation; que, d'un autre côté, la publication serait suffisante si elle était faite dans les journaux du département,
La commission arrête ce qui suit:
Il sera fait une seule publication dans l'un des journaux qui paraissent à Versailles; elle sera ainsi conçue:
«La commission des souscripteurs au monument de l'abbé de l'Épée, en terminant ses travaux, a arrêté le chiffre de ses recettes et de ses dépenses dans sa dernière séance du 25 juin, et, afin de se montrer fidèle à l'engagement qu'elle a pris dans ses prospectus, elle a fait la déclaration qui précède.»
L'excédant en recette de 2 francs fut versé à la caisse du bureau de bienfaisance.
La commission, en se séparant, crut devoir exprimer les vifs regrets qu'elle avait éprouvés de ce que quatre de ses membres les plus distingués, dont elle avait été à même d'apprécier le zèle et les lumières, n'avaient pu assister au terme de ses travaux.
La mémoire du marquis de Sémonville et du chevalier de Jouvencel, et les souvenirs si rapprochés encore de MM. Taphinon et Douchain, lui étaient précieux, et l'on savait combien leur concours avait été généreux et utile.
La commission voulut aussi témoigner sa vive reconnaissance à M. Aubernon, préfet de Seine-et-Oise, qui, en acceptant le titre de président d'honneur, avait facilité l'accomplissement de ses travaux.
Heureuse et flattée de son bienveillant patronage, elle aimait à renouveler à ce digne magistrat l'expression de sa profonde gratitude.
Après avoir pris l'avis de ses collègues, M. le président déclara les travaux terminés et la commission dissoute.
EXTRAIT DU COMPTE-RENDU DES OPÉRATIONS DU BUREAU
DEPUIS L'INAUGURATION.
«Le conseil municipal, sur la proposition d'un de ses membres, étranger à la commission, a décerné, en 1843, à M. Michaut, notre statuaire, une médaille comme témoignage de sa reconnaissance pour son zèle désintéressé. Ce don, modeste en apparence, vous paraîtra néanmoins précieux, et honorer autant l'artiste qui s'en est rendu digne que le corps qui le lui a décerné.»
Les sourds-muets souscripteurs du monument avaient exprimé le vœu que leurs noms fussent publiés dans les journaux. Ce n'était pas orgueil de leur part, c'était le besoin impérieux de prouver à leurs frères, à leurs parents, à leurs amis, qu'ils avaient répondu, comme c'était, pour eux, un devoir, à l'appel d'une légitime reconnaissance. Certainement le plus vif désir de la commission Versaillaise eût été de se rendre à leur juste empressement; mais elle recula devant les dépenses auxquelles cet objet l'aurait entraînée. Il eût fallu payer les frais d'insertion 50 centimes la ligne, et il en aurait coûté 200 francs, au moins, pour obtenir cette publicité dans un seul grand journal de Paris; de plus, on eût dû envoyer un exemplaire de cette liste à chaque sourd-muet souscripteur. C'était, à 20 centimes l'un, 16 francs encore! non compris ceux qui avaient souscrit collectivement. La commission pensa qu'il valait mieux faire lithographier des listes de tous les souscripteurs, sans exception, lesquelles leur seraient distribuées, et permettraient d'en reproduire d'autres dans la suite. Ces listes, d'accord avec les quittances individuelles, appartiennent à chaque souscripteur, pour qui elles constituent comme un titre personnel[106].
Sur les sept vœux émis dans cet ouvrage, quatre seulement sont exaucés:
Un monument s'élève dans l'église Saint-Roch, à Paris, près de l'autel où l'abbé de l'Épée célébrait la sainte messe, sur l'emplacement même où reposent ses dépouilles mortelles.
Sa statue orne le fronton de l'Hôtel de Ville de la capitale de la France.
Une autre statue du saint Vincent de Paule de nos frères d'infortune décore une des places de Versailles, sa patrie.
Son portrait a été inauguré au Musée national de cette ville.
Mais le berceau de son admirable création, mais l'Institution nationale des sourds-muets de Paris, attend encore sa statue, qui lui a été promise.
Mais rien ne signale même au respect public la maison modeste où il naquit à Versailles, la maison modeste où il commença à enseigner à Paris.
Paris, Versailles, la France, le monde entier, acquitteront-ils donc enfin ces trois dernières dettes de reconnaissance?
En douter un instant serait leur faire injure.
Nous attendons avec une pleine confiance la réalisation prochaine de nos trois derniers vœux.
(A) L'orthographe du nom de l'abbé de l'Épée a été l'objet d'une discussion intéressante, à l'époque où l'on s'occupait de l'érection de sa statue à Versailles.
Lespée, c'est ainsi que ce nom est signé par son père dans l'extrait du registre de 1712 des actes de l'état civil de la ville de Versailles, que nous rapportons textuellement plus bas. Lespée, c'est ainsi qu'il est écrit encore au frontispice d'un petit livre pour étudier les règles du jeu de trictrac, qui porte le millésime de 1698, et qu'une des nièces du célèbre instituteur, madame la comtesse de Courcel, a bien voulu me communiquer il y a onze ou douze ans. Mais à cette orthographe nous opposons, non-seulement celle de la signature qu'on lit au bas d'une lettre autographe par lui adressée à l'abbé Salvan, son élève, et, comme lui, instituteur des sourds-muets, mais encore celle du nom de de l'Épée retrouvé sur un livre dont il fit don à Anne-Catherine Dessales, sourde-muette, pour récompense de la science dont elle avait donné des preuves dont un exercice public à Paris, le 8 août 1779.
D'ailleurs, n'avons-nous pas plus d'un exemple de ces altérations d'orthographe?
L'empereur Napoléon, qui s'appelait d'abord Buonaparte (un nom italien), ne signa-t-il pas Bonaparte dès qu'il se vit investi du commandement de l'armée d'Italie?
A la vue de la noble particule, précédant le nom de notre héros pacifique, quelqu'un osera-t-il accuser sa vanité? Mais qui donc ignore que son humilité était devenue proverbiale?
(3e Arrondissement de Seine-et-Oise. )
MAIRIE DE VERSAILLES.
Extrait du registre des actes de naissance de la ville de
Versailles, pour l'année 1712.
L'an mil sept cent douze, le vingt-six novembre, a été baptisé Charles-Michel né avant-hier, fils de Charles-François Lespée, expert ordinaire des bâtiments du roi, et de Françoise-Marguerite Varignon, son épouse, de cette paroisse. Le parrain a été Michel Varignon, oncle maternel; la marraine, Catherine Portier, veuve de Thomas Valleran, entrepreneur des bâtiments du roi, qui ont signé avec le père présent.
Signé: Michel Varignon, Catherine Portier, Lespée et Blaise, prêtre.
(B) Voici une note, concernant les formulaires, que nous devons à l'obligeance d'un de nos amis, M. Dupoux:
«Deux formulaires, ou actes d'adhésion, furent imposés aux catholiques, à l'occasion des disputes sur le jansénisme.
«Voici la traduction du premier, arrêté par l'Assemblée du clergé, en 1656, et sanctionné par une bulle d'Alexandre VII, du 16 octobre de la même année:
«Je me soumets entièrement à la Constitution de notre Saint Père le pape Innocent X, du 31 mai 1653, selon son véritable sens, expliqué par l'Assemblée de Messeigneurs les prélats de France, du 28 mars 1654, et confirmée, depuis, par le bref de Sa Sainteté, du 29 septembre de la même année. Je reconnais que je suis obligé, en conscience, d'obéir à cette Constitution, et je condamne, de cœur et de bouche, la doctrine des cinq propositions de Cornélius Jansenius, contenues dans son livre, intitulé Augustinius, que le pape et les évêques ont condamnées, laquelle doctrine n'est point celle de saint Augustin, que Jansenius a mal expliquée contre le vrai sens du saint docteur.»
«La signature pure et simple de ce premier formulaire fut ordonnée par l'Assemblée du clergé de 1660, et rendue obligatoire comme loi de l'État par une déclaration royale du 20 avril 1664.»
«Voici maintenant la traduction du second formulaire, appelé le formulaire d'Alexandre VII, parce qu'il fut imposé par ce souverain pontife, et inséré dans sa bulle du 15 février 1665.
«Je me soumets à la Constitution apostolique d'Innocent X, du 3 mai 1653, et à celle d'Alexandre VII, du 16 octobre 1656; et je rejette et condamne sincèrement les cinq propositions extraites du livre de Cornelius Jansenius, intitulé Augustinus, et dans le sens du même auteur, comme le Saint-Siége apostolique les a condamnées par les susdites Constitutions. C'est ce que j'assure: ainsi Dieu m'aide et les saints Évangiles!»
«Une déclaration du roi, promulguée le 25 avril 1666, ordonna à tous les archevêques et évêques du royaume de signer ou de faire signer ce formulaire par tous les ecclésiastiques séculiers et réguliers, par les religieuses et les maîtres d'écoles, sans aucune distinction, explication ou restriction.
«Il est présumable que le second formulaire, celui d'Alexandre VII, est le même qu'on proposa à l'abbé de l'Épée de signer, lorsqu'il se présenta pour entrer dans les ordres; car il ne paraît pas qu'il en ait été prescrit un troisième.
«La bulle de Clément XI, publiée en 1705, et qui commence par ces mots: vineam domini Sabaoth, se borne à condamner ce que l'on appelait le silence respectueux, c'est-à-dire la prétention des jansénistes, qui consistait à condamner les cinq propositions, mais sans reconnaître qu'elles fussent extraites du livre de Jansenius, sous le prétexte que, ce dernier point étant une question de fait non révélé, l'on n'était point, en conscience, tenu de le confesser, même sur l'ordre du pape.
«La bulle unigenitus du même pontife, en date du 8 septembre 1713, contient la condamnation du fameux livre du père Quesnel, intitulé: Réflexion morales sur le Nouveau Testament. Elle ne propose pas, non plus, de nouveau formulaire. C'est, du reste, le dernier acte relatif au jansénisme qui soit émané du Saint-Siége.
«Les querelles du jansénisme furent terminées par un ouvrage intitulé: Corps de doctrine, adopté, en 1720, par l'Assemblée du clergé de France. Je ne sache pas que cet ouvrage contienne un nouveau formulaire. On le vérifierait en se reportant aux procès-verbaux de l'Assemblée du clergé à cette époque.»
Désireux de ne conserver aucun doute à cet égard, et de savoir positivement si le formulaire imposé par Alexandre VII est bien celui qu'on voulut faire signer à l'abbé de l'Épée, lorsqu'à dix-sept ans, il demanda à être admis dans les ordres sacrés (dans le courant de 1729 à 30), je m'adressai au savant abbé Girard, sous-bibliothécaire de la Sorbonne, qui, avec un empressement que je n'oublierai de ma vie, se livra incontinent à d'actives recherches, relativement au fait qui me préoccupait. Il en résulta clairement qu'il n'avait été publié que deux formulaires, l'un, par le clergé de France, en 1656, l'autre, par le pape Alexandre VII, en 1665. C'est, à son avis, ce dernier dont l'approbation a été constamment exigée. Ce ne peut donc être, a-t-il ajouté, que celui-là auquel l'abbé de l'Épée aura été obligé d'apposer sa signature.
(C) Qu'on juge de l'étrange surprise que j'éprouvai en lisant en note ce qui suit, à la page 11 d'une brochure intitulée: Inauguration de la statue de l'abbé de l'Épée dans Versailles, sa ville natale.
«Jamais l'abbé de l'Épée n'a été avocat au parlement, ni même admis au stage. C'est ce qui résulte de recherches dues récemment à l'obligeance de M. Caubert, doyen du conseil de l'ordre des avocats à Paris.»
Or, cette déclaration est contraire au témoignage unanime de toutes les notices qui ont été publiées, jusqu'à ce jour, sur la vie de l'apôtre des sourds-muets.
Ayant tout lieu de présumer que les recherches en question n'avaient pas été faites aussi scrupuleusement qu'on aurait pu le désirer (loin de moi, d'ailleurs, la moindre pensée de douter de la bonne volonté qu'on y a apportée), ou, du moins, que les archives du Palais avaient dû souffrir de la révolution de 93, je me décidai à procéder moi-même à de nouvelles investigations à ce sujet, et je parvins enfin à savoir qu'aux Archives de la République existait l'acte de réception de M. l'abbé de l'Épée comme avocat, à la date du lundi 13 juillet 1733.
La preuve de son admission est consignée, en outre, dans une lettre de ce bienfaiteur de l'humanité à Me Élie de Beaumont, datée du 1er février 1779, laquelle commence par ces mots:
«Nous avons eu l'honneur, l'un et l'autre, d'être reçus avocats en la cour... Pour moi, l'état auquel je me suis consacré depuis 1731, ne me permet de défendre, comme avocat, que ceux que les canons des conciles appellent miserabiles personæ....»
(D) Réponse de M. l'abbé Coffinet, chanoine, secrétaire de l'évêché de Troyes, à M. de Sainte-James Gaucourt, secrétaire de la commission pour l'érection de la statue de l'abbé de l'Épée, en date du 21 août 1843:
21 août 1843:
«MONSIEUR,
«En recevant votre lettre, j'éprouvais d'abord la crainte de ne pouvoir répondre à votre désir; car les archives du secrétariat de l'évêché de Troyes ne remontent pas au-delà de 1802. Mais bientôt je me rappelai qu'à l'époque de 1793, quelques actes épiscopaux avaient été transférés à la Préfecture. Je m'empressai donc d'écrire à M. le préfet, pour le prier d'ordonner des recherches depuis 1712 jusqu'à 1737. Elles furent couronnées d'un plein succès. Elles fournirent même des renseignements imprévus. C'est avec un vif plaisir que je vous transmets l'extrait de ces documents, destinés a éclaircir, tout à la fois, une partie de la vie d'un homme justement illustre, et à donner toute la certitude désirable à un fragment de son histoire.
«Je dois les extraits ci-joints à l'obligeance de M. Ph. Guignard, archiviste de l'Aube. Ce jeune homme, aussi distingué par sa science que par sa piété, me demande, pour échange de son travail, un exemplaire de la notice que vous préparez sur l'abbé de l'Épée. Il vous prévient que, dans le cas où vous ne relateriez pas ces documents à la suite de votre ouvrage, il se propose de faire imprimer tout au long ces fragments précieux pour le nom de l'homme qu'ils concernent, dans la Bibliothèque de l'école des chartes.
«Si je ne craignais d'être indiscret, je vous prierais de m'adresser également un autre exemplaire de votre notice, que je conserverais avec soin dans mes archives.
«Agréez l'assurance des sentiments respectueux avec lesquels je suis, etc.»
ARCHIVES DU DÉPARTEMENT DE L'AUBE. | |
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Registre des actes épiscopaux (titres de l'évêché de Troyes). | |
23 mars 1736. | Nomination de M. Charles-Michel de l'Épée à la cure de Feuges (arrondissement d'Arcis-sur-Aube). |
31 mars 1736. | Promotion de M. Charles-Michel de l'Épée aux quatre ordres mineurs et au sous-diaconat. |
26 août 1736. | Patrimoine de M. Charles-Michel de l'Épée trouvé suffisant pour qu'il puisse être promu aux ordres sacrés. |
22 septembre 1736. | Promotion de M. Charles-Michel de l'Épée au diaconat. |
28 mars 1738. | Nomination de M. Charles-Michel de l'Épée au canonicat de Pougy. |
5 avril 1738. | Promotion de M. Charles-Michel de l'Épée à la prêtrise. |
Registre des actes épiscopaux (titres de l'évêché de Troyes). Inventaire Vallet. Registre nº 37, de 1731 à 1742, page 190. 1736. Nomination de M. Charles-Michel de l'Épée à la cure de Feuges. |
1e 23 mars 1736
fº 62, vº
Cura de Feugiis (Feuges.)
Jacobus Benignus Bossuet, permissione divinâ, Trecensis episcopus, dilecto nostro Magistro Carolo-Michæli l'Épée, clerico parisiensi, salutem in Domino! Curam, seu parochialem ecclesiam, sub invocatione sancti Benedicti de Feugiis (Feuges, arrondissement d'Arcis-sur-Aube), in nostrâ diœcesi, cujus, occurente vacatione, collatio, provisio et alia quævis dispositio ad nos, ratione nostræ dignitatis episcopalis, pleno jure, spectare et pertinere dignoscitur, proùt spectans et pertinens, liberam nunc et vacantem per desertionem Magistri Laurenti Cuchin presbyteri, illius ultimi et immediati possessoris pacifici, aut alio quovis modo et ex cujuscumque personâ, tibi presenti atque sufficienti, capaci et idoneo per prævium examen reperto, contulimus et donavimus, conferimusque et donamus, ac de illâ, illiusque juribus et pertinentiis universis providimus et providemus per presentes.—Quocircà Mandamus notario apostolico qui super hoc fuerit requisitus, quatenùs te, seu procuratorem tuum, ad hoc legitimè constitutum, nomine tuo et pro te, in possessionem corporalem, realem et actualem dictæ parochialis ecclesiæ, juriumque et pertinentium ejusdem universorum ponat et inducat, adhibitis solemnitatibus in talibus assuetis, jureque cujuslibet salvo.
Datum Trecis, sub signo vicarii nostri generalis, anno Domini millesimo septingentesimo trigesimo sexto, die verò mensis Martii vigesimâ tertiâ, presentibus ibidem Magistro Petro Noel et Daniele Lenoir, presbyterio Trecis respectivè commorantibus, testibus ad premissa vocatis, et in presenti minutâ, cum vicario nostro generali, subsignatis.
Signé: Noel, Philippe, vicarius generalis, Lenoir.
Promotion de Charles-Michel de l'Épée aux quatre ordres mineurs
et au sous-diaconat.
2e 31 mars
1736
même reg.
fº 63, rº.
Clericali tonsurâ initiati et promoti ad quatuor minores, subdiaconatûs, diaconatûs et presbiteratûs, ordines per nos Jacobum Benignum Bossuet, permissione divinâ, Trecensem episcopum, in sacello palatii nostri episcopalis Trecensis, anno Domini millesimo septingentesimo trigesimo sexto, die verò Sabbati Sancti mensis Martii ultimâ.
Ad quatuor minores ordines.
M. Carolus-Michæl l'Épée, clericus parisiensis, pastor parochialis ecclesiæ de Feugiis, in nostrâ diœcesi.
Ad subdiaconatum.
M. Carolus-Michæl l'Épée, acolytus parisiensis, pastor parochialis ecclesiæ de Feugiis, in nostrâ diœcesi, sub titulo patrimonii approbando.
Patrimoine de Charles-Michel de l'Épée trouvé suffisant pour
qu'il puisse être promu aux ordres sacrés.
3e 20 août
1736
même reg.
fº 65, vº.
Jacobus Benignus Bossuet, permissione divinâ, Trecensis episcopus, universis presentes litteras inspecturis notum facimus quod, viso quodam instrumento publico coràm Magistris Billeheu et Baptiste, notariis, Lutetiæ commorantibus, die quintâ mensis Maii proximè elapsi confecto, quo Carolus-Franciscus de l'Épée et Franscisca Margareta Varignon, prius uxor, Parisiis, in vico Ludovici magni, commorantes, summam ducentarum et quinquaginta librarum annui reditûs, dilecto nostro Magistro Carolo-Michæli de l'Épée, subdiacono parisiensi, pastori parochialis ecclesiæ de Feugiis, in nostrâ diœcesi, et ipsorum filio, in titulum patrimonii cujus ope ad sacros (etiam presbyteratûs) ordines promoveri possit, cessisse et donasse dignoscuntur; quam quidem summam 250 liv. ex tributis et vectigalibus, principatûs Dumbensis ad hoc oppigneratis ob collocatam quinque millium librarum summam, singulis annis percipiendi jus habebant, ipsi donatores juxtà instrumentum publicum hâc de re coràm Poncet, notario in ditione Dumbensi, die octavâ mensis Julii anni millesimi septingentesimi vigesimi septimi confectum; cujus quidem donationis sponsores existunt. Achilles Bellanger et Antonius Dionysius Goblain, Parisiis commorantes; nos, prœfatam summam 250 liv. annui reditûs sufficientem ut, ope hujusmodi tituli patrimonii, prœfatus Magister Carolus-Michæl de l'Épée ad sacros (etiam presbyteratûs) ordines promoveri possit et valeat, judicavimus et approbavimus, judicamusque et approbamus, cum hoc tamen vinculo quod dictus Magister de l'Épée, suum præditum reditum vendere, donare aut alio pacto alienare non poterit, absque nostrâ aut vicarii nostri generalis licentiâ, quod ei strictè sub pænis juris interdicimus.
Datum Trecis, sub signo vicarii nostri generalis, anno Domini millesimo septingentesimo trigesimo sexto, die verò mensis Augusti vigesimo.
Promotion de Charles de l'Épée au diaconat.
4º 22 sept. 1736,
même reg.
fº 66, rº et vº
Clericali tonsurâ initiati, etc...... anno Domini 1736, die verò sabbati Quatuor Temporum septembris vigesimâ secundâ, per Jac. Ben. Bossuet.
Ad diaconatum.
M. Carolus-Michæl l'Épée subdiaconus parisiensis, pastor parochialis ecclesiæ de Feugiis, in nostrâ diœcesi.
Nomination de Charles de l'Épée au canonicat de Pougy.
5º 28 mars 1738,
même reg.
fº 66, rº et vº
Jacobus Benignus Bossuet, permissione divinâ, Trecensis episcopus, dilecto nostro Magistro Carolo-Michæli l'Épée, diacono parisiensi, salutem in Domino! Canonicatum et præbendam collegiatæ ecclesiæ sancti Nicolai de Pugiaco (Pougy,—arrondissement d'Arcis-sur-Aube), in nostrâ diœcesi, quorum, occurente vacatione, collatio, presentatio et alia quævis dispositio ad nos, ratione nostræ dignitatis episcopalis, pleno jure, spectare et pertinere dignoscuntur, proùt spectans et pertinens, liberos nunc et vacantes per puram et simplicem resignationem Magistri Petri Lorin presbyteri, illorum ultimi et immediati possessoris pacifici, in manibus nostris spontè et liberè factam et per nos admissam, tibi presenti atque sufficienti, capaci et idoneo, contulimus et donavimus, conferimusque et donamus, ac de illis illorumque juribus et pertinentiis universis providimus et providemus per presentes. Quocircà Mandamus dilectis nostris canonicis et capitulo prœfatæ ecclesiæ collegiatæ de Pugiaco et in eorum recusationem, P., notario apostolico qui super hoc fuerit requisitus, quatenùs te, seu procuratorem tuum, ad hoc legitimè constitutum, nomine tuo et pro te, in possessionem corporalem, realem et actualem dictorum canonicatûs et præbendæ, juriumque et pertinentium eorumdem universorum, ponent et inducant, seu ponat et inducat, stallum in choro, locum et vocem in capitulo, tibi, vel dicto tuo procuratori, pro te, assignent, seu assignet, adhibitis solemnitatibus in talibus assuetis, jureque cujuslibet salvo.
Datum Trecis, sub signo vicarii nostri generalis, anno Domini millesimo septingentesimo trigesimo octavo, die verò mensis Martii vigesimâ octavâ, presentibus ibidem Magistro Petro Noel et Daniele Lenoir, presbyterio Trecis respectivè commorantibus, testibus ad præmissa vocatis et in presenti minutâ, cum vicario nostro générali, subsignatis.
Signé: Lefebvre, vicarius generalis; Lenoir, Noel.
Promotion de Charles de l'Épée à la prêtrise.
6º 5 avril 1738,
même reg.
fº 84, vº et 85, rº.
Clericali tonsurâ initiati, etc...... anno Domino millesimo septingentesimo trigesimo octavo, die verò Sabbati Sancti quintâ mensis Aprilis, per Jac. Ben. Bossuet.
Ad Presbyteratum.
M. Carolus-Michæl l'Épée, diaconus parisiensis, canonicus ecclesiæ collegiatæ de Pugiaco, in diœcesi Trecensi.
Je soussigné, certifie que tous les documents ci-dessus sont très-authentiques. Ils ont été, sur ma demande, et d'après l'autorisation de M. le préfet, puisés par M. Ph. Guignard, archiviste de l'Aube, dans les Actes épiscopaux qui furent déposés à la Préfecture avant 1793.
Troyes, le 21 août 1843.
Signé: COFFINET,
Chanoine, secrétaire de l'évêché de Troyes.
(E) «Les agiographes, remarque M. l'abbé Bouchet, avec une sagacité impartiale qui l'honore, ont la sotte habitude, dans leurs vies des saints, de ne nous présenter que le beau côté de leurs héros, ce qui nuit à la vérité historique et en fausse les conséquences morales, car, avec de telles vies, les lecteurs s'imaginent toujours que les saints ne sont pas des hommes comme eux, et que, eux, lecteurs, étant hommes, ils ne peuvent pas être des saints.
«Quand même nous écririons la vie d'un saint, nous croirions de notre devoir d'historien de chercher et de montrer en lui quelque point vulnérable dans son existence. Si l'abbé de l'Épée n'est pas proprement un saint canonisé, c'est un homme de génie, et, ce qui vaut mieux encore qu'un homme de génie, un bienfaiteur, le plus grand bienfaiteur des sourds-muets.
«Son génie et sa bienfaisance ne l'ont malheureusement pas mis à l'abri des faiblesses humaines, et, loin d'atténuer ses fautes, nous les dirons aussi nettement que ses vertus, tout en gémissant de voir un homme aussi supérieur tomber formellement dans l'hérésie, et, loin de taxer l'Église catholique d'intolérance et de crier au rigorisme outré, nous préférons dire franchement que l'abbé de l'Épée a erré dans la foi et s'est attiré les rigueurs de l'Église, société divinement instituée pour garder le dépôt sacré des doctrines.
«Puis, dans le parti janséniste, aujourd'hui presque entièrement éteint, les bonnes œuvres étaient communément matière à ostentation; cependant, nous croyons que l'abbé de l'Épée fut toujours un homme profondément modeste, comme le sont presque tous les hommes de génie, et nous ne pouvons nous empêcher d'admirer la réponse qu'il fit au prêtre qui se crut obligé de lui refuser les cendres.
«Le jansénisme répand une large tache sur cette belle vie de l'abbé de l'Épée, et les éloges maladroits des historiens et des panégyristes ignorants ne parviendront jamais à l'effacer. Consolons-nous en disant: le soleil a ses taches. Et notre pénible fonction d'historien une fois remplie, nous ne persistons pas moins à croire que la question de bonne foi et l'immense charité de l'ami des sourds-muets lui auront fait trouver grâce devant celui qui est le Dieu de vérité, mais qui est aussi et surtout le Dieu de charité: Deus caritas est.
«Comme ami des sourds-muets, nous admirons le premier instituteur public des sourds-muets en France; mais, comme chrétien, nous aimons encore davantage l'Église catholique, dont, avant tout, il eût dû regretter de ne pas rester le ministre soumis.»
(F) Copie du certificat délivré par l'abbé de l'Épée à Mlle Blouïn.
Je soussigné, instituteur gratuit des sourds-muets de Paris, certifie à tous ceux auxquels il appartiendra, que Mlle Charlotte-Louise-Jacqueline Blouïn, native d'Angers, m'ayant été adressée par feu Monsieur Ducluzel, intendant de Tours, pour que je lui apprisse à instruire les sourds-muets, cette demoiselle a fait, dans cet art, des progrès qui ont surpassé mon attente, et que le témoignage que j'en ai rendu, lorsqu'elle est retournée dans son pays, a engagé Monsieur l'intendant, quelques mois après, à m'écrire la lettre suivante, en date du 19 février 1782:
«Enfin, Monsieur, la demoiselle Blouïn, pour laquelle je vous avais demandé vos bontés, vient d'être autorisée à ouvrir un cours d'éducation pour les sourds-muets à Angers. Ses talents sont votre ouvrage: je ne dois mes succès qu'aux vôtres, dans l'art où vous avez daigné lui communiquer vos lumières: agréez-en le premier hommage. Ce n'est pas assez que la capitale vous admire, ma Généralité va jouir de vos bienfaits; je m'estime heureux d'avoir pu contribuer, avec vous, à diminuer les malheurs de l'humanité.
«J'ai l'honneur d'être....»
Signé: DUCLUZEL.
Mlle Blouïn, étant revenue à Paris pendant les vacances de 1782, vient d'y faire un second voyage sur la fin de celles de la présente année, où nous avions déjà repris nos leçons. Dès qu'elle y est entrée, j'ai cessé de les dicter par signes aux sourds-muets, pour lui en laisser faire la fonction, qu'elle a remplie parfaitement. Ses opérations lui ont attiré les applaudissements d'un grand nombre de personnes de différents pays, qui ne pouvaient se lasser d'admirer les talents que Dieu lui a donnés pour réussir dans cette œuvre. Je la crois donc capable de conduire ses élèves au degré d'instruction auquel sont parvenus ceux de nos sourds-muets qui en ont donné des preuves dans des exercices publics, et singulièrement dans celui du 13 août 1783, en présence de Monseigneur le nonce du pape, et de Monseigneur l'archevêque de Tours, accompagné de quelques-uns de ses illustres confrères.
En foi de quoi, j'ai délivré le présent certificat.
Paris, ce 11 novembre 1783.
Signé: l'abbé de L'ÉPÉE.
(G) A Monsieur le directeur de l'Institution nationale des sourds-muets de Paris, sur la nouvelle dactylologie de M. Leménager.
«Ce 17 juillet 1842.
«Le mémoire de M. Leménager, sur lequel vous demandez l'avis des professeurs de l'institution, afin de remplir le vœu de M. le ministre de l'Intérieur, ne tend à rien moins qu'à remplacer la dactylologie usuelle de nos sourds-muets par une nouvelle dactylologie de l'invention de l'auteur.
«D'abord, tant s'en faut que le travail de M. Leménager soit une méthode nouvelle, comme il le prétend. C'est, tout au plus, au contraire, si l'on y voit seulement un jeu de mains ingénieux. Or, il est ici question d'examiner s'il est vrai, comme il le soutient encore, que son nouveau mode digital de communication est plus commode, plus prompt, et plus facile que celui que nous employons. M. Leménager est dans une étrange erreur, lorsqu'il prête à ce dernier les inconvénients qu'il n'a pas. Ce n'est pas la faute de l'instrument, mais celle de la personne qui en fait usage, si elle ne met pas autant ou presque autant de rapidité dans ses doigts que M. Leménager dans les siens. Cet instrument exige des doigts tant de souplesse ou d'agilité qu'on n'aperçoive pas le plus léger mouvement dans le bras. Je ne prétends pas, toutefois, que notre alphabet manuel puisse suivre la parole à la course. Ce but sembla atteint un instant par le Syllabaire dactylologique de M. Recoing, qui entreprit d'instruire lui-même son fils sourd-muet, travail sur lequel divers rapports furent présentés à notre conseil d'administration. Et, cependant, on ne pensa pas qu'il pût être d'une utilité indispensable dans notre éducation générale, et l'on allégua, comme l'une des principales raisons de son rejet, le temps considérable qu'exigeait cette étude encore compliquée, quoique déjà fort abrégée depuis.
«Quant à l'alphabet qui nous occupe, il ne me paraît pas plus utile, malgré sa simplicité, de l'appliquer à l'enseignement d'une école de sourds-muets. A quoi bon former nos enfants à apprendre de mémoire un alphabet qui semble plutôt fait pour les parlants que pour eux? car, indépendamment des vingt-cinq lettres de l'alphabet ordinaire, on y trouve des indications représentant une série de voyelles combinées et accompagnées d'autres lettres qui forment des sons pour l'épellation et la terminaison d'un grand nombre de mots. Adoptât-on même aujourd'hui cet alphabet de pure convention, qui peut répondre que, dans un temps plus ou moins éloigné, il n'en surgirait pas, comme à l'envi, une multitude d'autres? Dans cette hypothèse, auquel d'entre eux attribuer la stabilité et la prééminence sur les autres?
«En raisonnant ainsi, je suis loin, Dieu m'en garde! de me constituer le chevalier de notre dactylologie, originaire d'Espagne, et qui, après avoir été introduite par l'abbé de l'Épée, avec quelques modifications, dans son école, s'est propagée, à l'exception de l'Angleterre, dans presque toutes celles d'Europe et d'Amérique, bien qu'on puisse lui reprocher, sans injustice, de ne pas s'adapter parfaitement, dans ses diverses positions, aux différents caractères de l'écriture et de la typographie. Mais pourquoi, au lieu de nous arrêter inutilement à discuter le mérite respectif que peut avoir tel ou tel alphabet dactylologique, ne pas nous consacrer au perfectionnement, à la généralisation de notre langue naturelle, de notre langue universelle, de la langue des signes? Loin de chercher à étendre le domaine de la dactylologie, pourquoi ne pas travailler à le restreindre au profit de l'intelligence? Dans l'état actuel de l'enseignement, nous arrivons au point où la dactylologie ne servira plus qu'à tracer les noms propres de personnes ou de lieux, et encore transitoirement, en attendant qu'on leur impose des signes de convention qui expriment leurs qualités bonnes ou mauvaises, procédant, en cela, comme les parlants ont procédé dans leur baptême universel des hommes et des lieux! Or, pour cette mission transitoire, dont l'importance diminue chaque jour, la vieille dactylologie espagnole est plus que suffisante, et elle a l'immense avantage, d'être adoptée et connue.
«Loin donc de s'occuper à perfectionner et à répandre la dactylologie, il faudrait, je le répète, chercher à la restreindre, travaillant de plus en plus, dans notre enseignement, à substituer l'intelligence à la matière, l'idée à sa représentation brute. C'est ce que n'a pu comprendre M. Leménager, étranger qu'il est au véritable langage mimique. C'est ce langage qui, plus que toutes les dactylologies possibles, peut nous être d'une immense ressource dans notre infirmité et l'emporter même de vitesse, comme il le désire, sur la langue parlée.
«Ce sujet m'a emporté beaucoup trop loin à propos d'une nouvelle trouvaille dactylologique, trouvaille, selon moi, sans importance et même sans objet.
«Je termine en vous réitérant la nouvelle assurance du profond respect et du sincère dévouement avec lequel j'ai l'honneur d'être, mon cher directeur,
Votre dévoué serviteur.
A Messieurs les membres de la Commission Consultative de l'Institution nationale des sourds-muets de Paris, sur la nouvelle dactylologie de M. Charles Wilhorgne.
«Ce 4 mai 1847.
Vous m'avez chargé, sur la demande de M. le Ministre de l'intérieur, de vous rendre compte d'un essai de M. Charles Wilhorgne, avocat à Rouen, sur la dactylographie ou sténographie des doigts, laquelle, suivant l'auteur, aurait, sur ce qu'on est convenu d'appeler chez nous la dactylologie, l'avantage de rivaliser presque avec la parole elle-même. Pour le prouver, M. Wilhorgne s'efforce d'établir, entre l'un et l'autre système, un parallèle qui, il faut bien le dire tout d'abord, révèle, en lui, peu de connaissance des procédés en usage dans nos écoles. A la simple inspection des deux planches gravées que renferme sa brochure, et qui représentent l'alphabet manuel de son invention, on ne voit pas trop en quoi cet instrument peut être utilisé avec fruit dans nos études. La dactylographie de M. Wilhorgne a pour but, non-seulement d'indiquer les lettres ou syllabes sur les phalanges de la main, mais encore, dit-il, «d'exprimer d'une façon abrégée, et sans jamais s'écarter des lois de l'orthographe, une prodigieuse quantité de mots par l'emploi des terminaisons les plus usitées du langage, à la représentation desquelles sont affectées certaines parties extérieures de la main gauche.» L'auteur se croit fondé à en conclure que son nouveau mode digital de communication doit infailliblement produire une grande rapidité dans l'expression de la pensée, et il ajoute que, pour éviter la confusion des mots, qui semblerait, au premier abord, inséparable de l'adoption de son procédé, on sera tenu de fermer la main après chaque mot. Ici il fait jouer d'abord un rôle important à la main gauche; mais, plus tard, après avoir paru reconnaître l'inconvénient qu'il peut y avoir à employer les deux mains, il se voit obligé de transférer la fonction de la gauche à la droite, en réservant, toutefois, aux ongles du pouce et du petit doigt de la main gauche le privilége de reproduire certaines terminaisons chaque fois que l'index de la droite les indique.
«Si l'on veut que l'importance de tel ou tel alphabet manuel se mesure sur le plus ou moins de promptitude qu'il offre, celui que nous employons aujourd'hui ne demande, pour être presque aussi rapide que la parole elle-même, qu'une certaine souplesse dans les doigts, lors même que l'usage en serait restreint à représenter, sans en omettre une seule, les lettres composant, soit un mot, soit une phrase. Tout bien considéré, nous pensons que celui de M. Wilhorgne ne réussira pas mieux que tous ceux qu'on a essayé d'introduire dans notre enseignement à diverses époques, à supplanter le système espagnol adopté par l'abbé de l'Épée avec quelques modifications. Celui-ci obtiendra toujours la préférence, non-seulement des sourds-muets, mais des parlants eux-mêmes.
«L'auteur commet une non moins grande erreur, lorsqu'il prétend que sa dactylographie présente un avantage marqué sur notre dactylologie en ce qui concerne les rapports des sourds-muets, devenus aveugles avec les autres.
«Les aveugles de naissance peuvent aussi facilement que les sourds-muets, devenus aveugles, converser avec les autres hommes, au moyen de notre alphabet manuel. Il leur suffit, pour cela, de suivre, par le toucher, les contours rapides de la main parlante.
«En somme, la dactylographie de M. Wilhorgne ne nous paraît guère mériter que la Commission Consultative en propose l'adoption à M. le Ministre en faveur de nos jeunes sourds-muets. C'est un système tout conventionnel, qui peut paraître plus ou moins ingénieux à certaines personnes, mais qui ne saurait aspirer au mérite d'une utilité réelle et d'une pratique générale. Il semble devoir plutôt être abandonné au choix des parlants, dont les doigts se montrent rebelles au mécanisme de la dactylologie usuelle des sourds-muets.
«A notre avis, la dactylologie de l'abbé de l'Épée répond amplement aux besoins de cette branche secondaire de notre enseignement. On a beau faire, les principaux moyens de communication des sourds-muets seront toujours (et de plus en plus) d'abord la mimique naturelle perfectionnée, excluant les représentations dactylologiques des lettres d'une langue et peignant, indépendamment des langues, chaque idée par un signe, puis l'articulation et la lecture sur les lèvres pour quelques-uns, et le dessin et l'écriture pour le grand nombre.
«Essayer de ramener aujourd'hui notre enseignement à une dactylologie ou dactylographie plus ou moins rapide, plus ou moins saisissante, c'est vouloir lui faire rebrousser chemin, c'est chercher à le pousser dans une fausse route. L'importance de la dactylologie ou de la dactylographie (n'importe) diminue chaque jour, à mesure du progrès de notre enseignement. Les hommes d'activité et de savoir, au lieu d'user leurs efforts à poursuivre le progrès dans ces moyens secondaires, insuffisants, applicables à la seule représentation isolée d'une langue et non à l'idéologie de toutes, devraient s'entendre pour concentrer leurs vues sur des problèmes beaucoup plus importants, dont notre spécialité attend, en vain, la solution, tels que les meilleurs moyens d'initiation à la connaissance, plus ou moins complète, de sa langue maternelle, et l'emploi du peu de loisir que laisse à nos élèves cette étude, toujours longue et difficile, à quelques travaux intellectuels, variés, qui les intéresseraient en les y ramenant.
«Chaque année voit éclore de prétendues découvertes qui émanent de philanthropes mus par les meilleures intentions, mais, malheureusement, tout à fait étrangers à l'enseignement des sourds-muets. Il en résulte que, souvent, ils nous donnent, soit pour du nouveau, soit pour de l'utile, ou ce que nous connaissons depuis fort longtemps, ou ce qui, en définitive, ne nous offre qu'une utilité plus que contestable. Il serait à désirer que ces personnes, qui pourraient rendre de véritables services, si elles étaient plus éclairées sur un enseignement qu'elles ignorent, voulussent bien consulter les hommes spéciaux avant de bâtir leurs systèmes et de prendre la plume; il en résulterait une grande économie de temps et pour eux-mêmes et pour les hommes spéciaux qu'on charge ensuite d'examiner leurs écrits. Or, rien n'est plus précieux que le temps, à une époque où l'on vit si vite.»
(H) Legs d'un sourd-muet.—Un legs fort important a été fait à la ville de Rouen par une personne qui est morte au mois d'août 1847, en laissant, par un acte de sa dernière volonté, toute sa fortune à cette ville.
Cette fortune consiste, assure-t-on, en biens-fonds d'une valeur de 300,000 fr., et en une bibliothèque dans laquelle on ne compte pas moins de soixante mille volumes.
Le donateur est un sourd-muet, M. le baron Coquebert de Montbret, célibataire, appartenant à une famille fort riche, et dont l'unique plaisir était de collectionner des publications littéraires de toutes sortes. M. Coquebert de Montbret avait des manières rustiques; il fuyait la société pour vivre dans l'intimité de ses chers bouquins, et il était animé d'une telle ardeur pour la science, que, malgré son infirmité, il parvint à connaître à fond les langues et les littératures orientales. Sa passion favorite pour les livres fut souvent exploitée, aux dépens de sa fortune, par d'indignes spéculateurs, qui auraient dû respecter, au moins, son infirmité.
Le Conseil Municipal de Rouen eut à délibérer sur le testament, dont la validité était contestée par les héritiers. Mme Brongniart, sœur de M. de Montbret, attaqua cet acte en nullité, se fondant sur ce que le testateur n'avait pas la plénitude de ses facultés intellectuelles au moment où il disposait de sa bibliothèque et de son patrimoine en faveur de la ville de Rouen. Sa passion pour les livres avait souvent entraîné M. de Montbret à consentir à des prix énormes pour l'acquisition de raretés bibliographiques; sa famille les considérait comme des prodigalités qui mettaient en péril sa fortune; elle voulut le protéger contre la rapacité des exploitateurs, lesquels pouvaient d'autant plus aisément abuser des fantaisies du bibliomane, qu'il était privé de la ressource ordinaire de débattre un marché verbalement, parce qu'il était sourd-muet, et elle obtint qu'il lui fût constitué un conseil judiciaire.
Les prodigues sont des fous aux yeux du monde; mais tous les prodigues ne sont pas des fous aux yeux de la science. Jusqu'à son dernier jour, M. Coquebert de Montbret parut dans les conditions d'un homme qui, non seulement conserve ses facultés intellectuelles, mais encore les possède à un degré fort éminent. Les termes mêmes de son testament, les motifs assignés à ses dispositions dernières sont des témoignages, en quelque sorte complémentaires, que cet homme, voué pendant toute sa vie aux plus nobles investigations de l'esprit, était resté, jusqu'au bout, sain de tête et de cœur.
Telle fut, du moins, la présomption qui ressortit des informations préliminaires auxquelles le conseil municipal de Rouen dut se livrer; mais ce fut une présomption assez puissante pour l'amener à accorder l'autorisation de plaider et de soutenir en justice la validité du legs de M. de Montbret.
Ajoutons qu'à la présomption de lucidité se joignait, chez le testateur, celle de la fermeté et de la fixité de sa volonté dans l'acte important de sa munificence; car le testament avait été fait en quadruple expédition et déposé en quatre endroits différents, afin qu'il fût mieux garanti par le donataire.
Des légataires particuliers demandèrent à la ville la délivrance de leurs legs; mais leurs prétentions restèrent nécessairement subordonnées à l'issue de la contestation. Toutefois, la levée des scellés eut lieu à la requête de la ville et de Mme Brongniart, sous réserve des droits de chaque partie.
(I) La méthode de l'abbé de l'Épée, couronnée des succès les plus heureux, donna lieu, d'abord, à un arrêt rendu en conseil d'État, le 21 novembre 1778, par lequel le roi Louis XVI annonçait qu'il prenait sous sa protection l'établissement de ce grand instituteur, non moins recommandable par ses vertus qu'estimable par ses talents, et qu'il avait l'intention d'en assurer la perpétuité.
Ce premier arrêt fut suivi d'un second, du 25 mars 1785, que nous croyons devoir rapporter textuellement:
«Le roi s'étant fait représenter, en son conseil, l'arrêt rendu en icelui le 21 novembre 1778, par lequel, étant informée du zèle et du désintéressement avec lequel le sieur abbé de l'Épée s'est dévoué à l'instruction des sourds et muets de naissance, Sa Majesté aurait ordonné qu'il serait incessamment procédé à l'examen des moyens les plus propres à former, sous sa protection, dans la ville de Paris, un établissement d'éducation et d'enseignement en faveur des sujets de l'un et de l'autre sexe qui seraient affligés de cette double infirmité, et que, à cet effet, il serait proposé à Sa Majesté tels statuts et règlements qu'il appartiendrait, tant pour sa fondation que pour le gouvernement et direction desdits établissements, et, en attendant qu'il y ait été pourvu définitivement, Sa Majesté aurait ordonné que, sur la portion libre des biens que les monastères des Célestins, situés dans le diocèse de Paris, tenaient de la libéralité des rois ses prédécesseurs, il serait, sous les ordres des sieurs commissaires établis par ledit arrêt pour veiller particulièrement à tout ce qui pourrait accélérer et préparer ledit établissement, payé et délivré par le sieur Bollioud de Saint-Julien, commis à la régie desdits biens par les arrêts des 29 mars et 6 juillet 1776, toutes les sommes qui seraient jugées nécessaires, soit pour la subsistance et entretien des sourds et muets qui seraient sans fortune, soit, en général, pour toutes les dépenses préparatoires dudit établissement. Et Sa Majesté s'étant fait rendre compte, tant de ce qui a été fait jusqu'à présent, en exécution dudit arrêt, que de l'empressement avec lequel plusieurs évêques, et notamment ceux d'Orléans, d'Amiens et de Soissons, ont déjà concouru à l'exécution de ses vues pour la dotation de cet établissement, elle aurait reconnu que le moyen d'exciter et d'étendre une émulation aussi précieuse pour l'humanité, serait d'en fixer, dès à présent, le siége, et de mettre ainsi les pauvres qui seront forcés d'y avoir recours, en état de jouir, sans délai, de l'enseignement qui leur aura été assuré, et les autres évêques du royaume à portée de faire participer leurs diocésains à cet avantage, par l'application et cession d'une légère portion des biens vacants qui pourront se trouver, à l'avenir, à leur disposition, et principalement de ceux qui proviendront de la dotation royale. Et Sa Majesté s'étant pareillement fait représenter les divers plans, devis et projets, qui ont été dressés par les ordres desdits sieurs commissaires pour la construction d'un hospice propre à recevoir les sujets de l'un et de l'autre sexe, elle aurait de même reconnu que cet établissement ne pouvait être mieux placé, et avec plus de célérité et moins de dépenses, que dans la partie des bâtiments conventuels du monastère des Célestins de Paris, qui a son entrée par la rue du Petit-Musc, et est séparée des autres lieux claustraux, ainsi que de l'église, par une ligne transversale de démarcation, qui a été tracée, à cet effet, du levant au couchant, par le sieur Lemoine de Couson, architecte; et comme, d'ailleurs, le grand nombre d'élèves dont le sieur abbé de l'Épée est aujourd'hui surchargé, ne permet pas de différer plus longtemps la fondation de cet établissement, Sa Majesté, en attendant que le sieur archevêque de Paris ait prononcé, en la forme ordinaire, sur la destination des biens dudit monastère, et, néanmoins, après avoir pris l'avis dudit sieur archevêque, a jugé convenable de faire connaître ses intentions définitives, tant sur son emplacement, que sur les conditions qui seront nécessaires pour y être admis. A quoi voulant pourvoir, ouï le rapport, et tout considéré, le roi, étant en son conseil, a ordonné et ordonne ce qui suit:
«Art. 1er. Il sera incessamment pourvu à la confection des distributions et réparations nécessaires pour recevoir l'établissement des sourds et muets, de l'un et de l'autre sexe, dans la partie des bâtiments et lieux conventuels des Célestins de Paris à ce destinée, et y former un hospice permanent d'éducation et d'enseignement en leur faveur, par le sieur abbé de l'Épée et autres instituteurs qui lui succéderont à l'avenir.
«2. Le montant des frais desdites réparations, lesquelles seront faites sur les plans et devis qui en auront été préalablement dressés et agréés par Sa Majesté, sera avancé et délivré par le sieur Bollioud de Saint-Julien, receveur général du clergé, sur les revenus libres des biens des Célestins du diocèse de Paris, sur les ordonnances du sieur archevêque, et dans les termes qui seront convenus à ce sujet, sauf, lors du décret à intervenir pour l'union et application desdits biens, à retenir lesdites avances sur les deniers comptants qui seraient destinés à former la dotation de cet établissement.
«3. Jusqu'à ce que, en conséquence dudit décret, il ait été pourvu d'une manière convenable à ladite dotation, il sera annuellement payé et délivré par ledit sieur de Saint-Julien, sur les mêmes biens, au sieur abbé de l'Épée, et sur ses simples quittances, la somme de 3,400 liv., pour être employée à l'entretien des pauvres sourds et muets, de l'un et de l'autre sexe, qui pourront en avoir besoin, et à faciliter l'instruction de l'ecclésiastique adjoint à ses travaux pour se former audit enseignement.
«4. A compter du jour du présent arrêt, et jusqu'à ce que ledit établissement ait été consolidé par lettres-patentes de Sa Majesté, les rentes et redevances qui ont été ou seront, par la suite, unies et affectées à la fondation et entretien d'icelui par les décrets des évêques, et notamment ceux des évêques d'Orléans et d'Amiens, des 14 mars 1780 et 1er août 1781, et lettres-patentes confirmatives, dûment enregistrées, seront perçues par ledit sieur de Saint-Julien; en conséquence, seront les divers établissements chargés de l'acquit d'icelles, ensemble les fermiers et débiteurs, même les payeurs des rentes de l'Hôtel de Ville de Paris, tenus de payer et vider leurs mains en celles dudit sieur de Saint-Julien, au moyen de quoi et sur les quittances qu'ils en recevront, ils seront et demeureront bien et valablement déchargés; et seront lesdites sommes par lui remises audit sieur abbé de l'Épée, et employées au profit des sourds et muets, aux conditions imposées auxdits décrets en faveur des sujets de chaque diocèse.
«5. La pension gratuite entière pour chaque élève sera et demeurera fixée à la somme de 400 liv. par an, et la demi-pension à celle de 200 liv.; et ne pourront être lesdites pensions payées et continuées au-delà du terme de trois années, passé lequel les mêmes sujets ne pourront plus en jouir, sous quelque prétexte que ce soit.
«6. Lesdites pensions et demi-pensions gratuites ne seront accordées qu'à des sujets d'une pauvreté reconnue et attestée par le certificat du curé de la paroisse et par l'extrait du rôle des impositions, qui sera, à cet effet, délivré par le receveur particulier de l'élection; et seront lesdits extraits et certificats dûment légalisés par le juge royal le plus prochain, pour être, s'il y a lieu, sur iceux procédé à l'admission du sujet dans ledit hospice.
7. Toutes les dispositions ci-dessus seront exécutées jusqu'à ce qu'il en ait été autrement ordonné par les décrets, règlements et lettres-patentes à intervenir, pour la direction et administration temporelle et spirituelle dudit établissement; et sera, en conséquence, le présent arrêt notifié, de l'ordre du roi, aux débiteurs des redevances et payeurs des rentes affectées à la dotation d'icelui, à ce qu'ils n'en ignorent et aient à s'y conformer.
Fait au conseil d'État du roi, etc.»
(J) Différence entre les mots sourd et muet et sourd-muet.
Dans les premiers temps où le triste sort des enfants atteints de surdi-mutité éveilla la commisération publique, on se servait habituellement de l'expression sourd et muet. Ce n'est que vers la fin du dix-huitième siècle que sourd-muet devint le terme consacré.
Quoi qu'il en soit de ces deux appellations, l'analogie fondée sur les rapports des causes avec leurs effets nous amène à établir entre l'un et l'autre une distinction raisonnée.
La dénomination de sourd et muet suppose deux incapacités distinctes et ne découlant pas forcément l'une de l'autre; d'une part, l'incapacité d'entendre, occasionnée par la paralysie du nerf auditif ou par toute autre cause, de l'autre, l'incapacité absolue d'articuler la parole humaine, cette incapacité étant le résultat physiologique d'une paralysie ou lésion survenue dans la langue ou dans toute autre partie de l'appareil vocal, tandis que l'appellation de sourd-muet renferme, au contraire, l'idée du rapport direct de la surdité au mutisme, de telle façon que celui-ci soit considéré alors comme la conséquence obligée de celle-là.
En thèse générale, ne remarque-t-on pas que l'appareil vocal de nos jeunes sourds-muets est tout aussi bien conformé que celui des jeunes entendants-parlants? Toutefois, évidemment les premiers ne réussissent pas, comme les seconds, toutes conditions égales, d'ailleurs, à acquérir l'usage, proprement dit, de la parole, savoir: la flexibilité, la pureté, la douceur, le charme de l'articulation. Quelle cause peut amener un tel désavantage si ce n'est l'inaction, plus ou moins prolongée, des organes vocaux du jeune sourd-muet, et surtout l'absence complète chez lui, de la surveillante, de l'institutrice élémentaire de la parole, du juge infaillible des sons, une oreille ouverte, attentive, exercée?
N'est-on pas fondé a induire de là que, chez le jeune sourd-muet, les organes de la parole sont tout à fait dans le cas d'une arme dont les ressorts, faute d'usage, se rouilleraient et perdraient leur élasticité?
Le nombre des sourds et muets paraît, en ce moment, si faible comparativement à celui des sourds-muets, que c'est de ces derniers seuls que les gouvernements s'occupent exclusivement aujourd'hui, et que, sur la porte des établissements qui leur sont consacrés, on ne lit plus que ces mots: Institution ou école des sourds-muets et non des sourds et muets.
On a prétendu établir cinq catégories[107] parmi les jeunes sourds-muets de chaque année réunis à l'Institution nationale de Paris, catégories qu'on a basées sur leurs différents degrés de surdité. Moi, homme incompétent en pareille matière, je laisse à tout autre le soin de constater l'exactitude ou l'inexactitude de cette remarque[108].
(K) Extrait de l'allocution de M. Ferdinand Berthier au banquet anniversaire de la naissance de l'abbé de l'Épée, du 11 décembre 1842.
«Mes amis! le moment qui s'enfuit est trop précieux, trop solennel pour que je néglige l'occasion qu'il m'offre de faire un appel à votre concours de camarades et de frères. Cet appel n'est pas nouveau pour vous: déjà, il vous a été fait par moi; déjà vous vous y êtes associés de cœur. Il s'agit de l'achat du tableau de notre frère Peyson (de Montpellier), représentant les derniers moments de l'abbé de l'Épée. Mes démarches pour y parvenir sont connues de plusieurs d'entre vous; malheureusement, à mon bien vif regret, jusqu'ici elles n'ont été couronnées d'aucune assurance positive. Quoi qu'il en soit, et pour l'acquit de ma conscience, il était de mon devoir, c'était, dans ma pensée, un parti pris de venir vous en rendre compte dans une occasion solennelle comme celle-ci. J'avais besoin de clore ainsi la mission de mandataire que vous m'aviez confiée depuis si longtemps et à laquelle je m'enorgueillis d'avoir toujours été fidèle. Permettez-moi donc, en finissant, de soumettre à votre approbation une nouvelle demande que j'ai signée et qu'aucun de vous, j'en suis sûr, ne refusera de signer, à mon exemple. Demain elle pourra être déposée entre les mains de M. le Ministre de l'intérieur. Que Dieu soit en aide aux pauvres sourds-muets!»
Pétition à M. le comte Duchâtel, ministre de l'intérieur.
«Paris, le 11 décembre 1842.
Monsieur le ministre,
Les sourds-muets de tous les pays, de toutes les conditions, réunis aujourd'hui, suivant l'usage, en famille et dans un banquet pour fêter l'anniversaire de la naissance de l'abbé de l'Épée, pensent qu'ils ne sauraient mieux faire éclater leur reconnaissance envers celui qu'ils ont l'habitude d'appeler leur père intellectuel qu'en tendant vers Votre Excellence leurs mains timides, mais confiantes, et la sollicitant en faveur d'un des leurs, de Peyson, artiste distingué, auteur d'un portrait de l'abbé Sicard, que la liste civile a daigné lui commander pour le musée historique de Versailles, où il figure en ce moment.
Peyson a, de plus, exposé, au salon de 1839, un grand tableau représentant les deniers moments de l'abbé de l'Épée. Cette œuvre remarquable n'a pas trouvé, jusqu'à ce jour, un Mécène.
Peyson, sans protecteur, presque délaissé, aurait, depuis longtemps, brisé son pinceau, si ses frères ne s'étaient efforcés de faire luire, à ses yeux, un rayon d'espérance en lui répétant qu'il y a ici-bas une Providence pour les jeunes talents malheureux. Votre Excellence ne refusera pas de réaliser cette prédiction de l'amitié en autorisant l'acquisition du tableau de notre artiste. Qui de nous peut en douter en se rappelant ce que vous avez déjà fait, Monsieur le ministre, pour un autre de nos frères, pour Léopold Loustau, peintre habile, à qui vous avez commandé successivement deux grands tableaux religieux?
Tous les sourds-muets et tous leurs amis attendent avec une égale confiance l'effet de votre sollicitude en faveur de Peyson, son digne émule.
Nous sommes, avec le plus profond respect,
Monsieur le Ministre,
Les très-humbles, etc.
Avec la plus instante recommandation à l'intérêt de Monsieur le Ministre de l'intérieur, L. De Jussieu, membre du Conseil supérieur des établissements de bienfaisance;
A. de Lanneau, directeur de l'Institution royale des sourds-muets; Ferdinand Berthier, doyen des professeurs de l'Institution royale des sourds-muets; Victor Lenoir; de Nogent; Imbert; Salcède de Monville; Leroy; Pélissier; Del Portal; L. Fabrège; Bonniol; Ch. Michel; A. Lenoir; Léopold Loustau; Greux; Dumont; A. Gamble; Leguillon; Lardé; Brézillon; Worner; Damien; Fouret; Boudin; Convert; Boulard; de Widerkehr; Chomat; Steiner; Rouet; Duneuf; Dréville; Cervoni; Huart; Lemarié; Franclet; Bézu; Puybonnieux, professeur à l'Institution royale des sourds-muets; Pollet; Trezel; Nonnen; Michelet, membre de la Commission Consultative de l'Institution royale des sourds-muets; Queilhe; E. Allibert; Lecomte; Eug. Garay de Monglave, membre de la Commission Consultative de l'Institution royale des sourds-muets, remplissant les fonctions d'inspecteur-général des études; Léon Gilles; Robillard; A. Levassor.
(L) «A Messieurs les membres de la Commission Consultative de l'Institution royale des sourds-muets de Paris.
«Paris, ce 14 mai 1845.
«MONSIEUR,
«J'ai l'honneur de vous rappeler qu'au dernier banquet annuel des sourds-muets en commémoration de l'anniversaire de la naissance de l'abbé de l'Épée, banquet auquel la plupart d'entre vous avaient bien voulu s'empresser de prendre part, j'avais été chargé, comme président, d'annoncer qu'un de nos frères, M. Peyson, peintre d'histoire, par un élan spontané de son cœur reconnaissant, offrait à l'Institution royale de Paris son tableau représentant les derniers moments de ce grand homme de bien. Nous fûmes heureux de vous voir témoigner hautement que l'Institution, dont l'administration vous est confiée, serait fière de posséder dans son sein un souvenir d'un de nos artistes qui ont le mieux recueilli les précieux fruits de l'éducation qu'on reçoit dans cet établissement.
«Si un vœu de sa part avait quelque droit à être écouté de vous, il demanderait que son tableau figurât dans votre salle du conseil, car il ne serait pas à sa place dans celle des séances publiques, qui, par la disposition du jour, nuirait plutôt à son exposition, et qui, d'ailleurs, renferme déjà un grand tableau reproduisant un beau trait de la vie de l'abbé de l'Épée.
«Les sourds-muets osent espérer que vous voudrez bien faire apposer au bas du tableau une inscription constatant, à la fois, et le nom du donateur, et le motif de son offrande.
«Veuillez, le plus tôt que vous jugerez convenable, envoyer prendre le tableau, dans l'atelier du peintre, quai Bourbon, 39.
«Permettez-moi, Messieurs, de saisir cette occasion de vous prier d'agréer l'hommage de notre reconnaissance et de celle de tous les élèves, qui seront heureux de voir multiplier autour d'eux l'image de leur créateur intellectuel.
«Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
«A. LENOIR.»
(M) L'emplacement actuel de l'Institution des sourds-muets de Paris fut jadis la propriété d'une colonie de l'hôpital Saint-Jacques-du-Haut-Pas, situé en Italie, dans le territoire de la république de Lucques, colonie connue sous le nom des religieux de cet hôpital ou de frères pontifes ou constructeurs de ponts.
Nous ignorons l'époque précise de cette fondation à Paris. Seulement des lettres de Charles-le-Bel, de l'année 1322, ainsi que d'autres lettres de Philippe de Valois, de l'année 1335, nous apprennent que ces religieux avaient la jouissance de la moitié d'un local nommé le Clos du roi; qu'ils y recueillaient les pèlerins de la Terre-Sainte, et portaient le signe du tan sur leurs habits. On les appelait aussi les frères hospitaliers.
Leur première chapelle fut bénie en 1350. Une autre plus vaste, dont les chefs avaient le titre de commandeurs, s'éleva en 1519, et fut érigée, dans le cours de 1566, en succursale de l'église paroissiale, malgré l'opposition des curés du voisinage.
«Avons permis et permettons, porte la Sentence de l'Official de Paris, aux manants et habitants desdits faubourgs de la porte Saint-Jacques et de Notre-Dame-des-Champs, avoir, à leurs dépens, autres personnes qui disent, chantent et célèbrent à haute voix, et avec chants, lesdits offices divins, etc.»
En 1572, il ne restait plus que deux religieux dans cet hôpital, presque abandonné. Catherine de Médicis s'étant fait bâtir un nouvel hôtel appelé Hôtel de la reine, et, plus tard, Hôtel de Soissons, sur l'emplacement qu'occupaient alors les Filles repenties, et où s'élève aujourd'hui la Halle au Blé, ces filles, dépossédées, vinrent s'installer dans le monastère des moines de Saint-Magloire, qui, par contre coup, prirent possession de la maison de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, emportant avec eux les reliques de leur patron. De là cette demeure prit le nom de leur ordre.
La chapelle du monastère vit, en 1584, s'édifier, à côté d'elle, une nouvelle succursale, consacrée aux besoins spirituels des fidèles du quartier, qui ne pouvaient guère s'accommoder des heures des religieux.
Mais cette église fut bientôt trouvée si petite, qu'on se vit forcé, dans l'année 1630, d'en entreprendre la reconstruction, qui ne put être terminée qu'en 1688. Monsieur, frère de Louis XIII, en avait posé la première pierre, et les libéralités du prince de Longueville contribuèrent à son achèvement.
Le bâtiment qui avait servi à l'ancien hôpital, et qui fut démoli en 1823, était séparé de l'église paroissiale par une ruelle connue, à cette époque, sous le nom de rue des Deux Eglises, auquel celui de rue de l'Abbé de l'Épée a été récemment substitué, à la demande de l'Institution des sourds-muets.
La vie que menaient les moines de Saint-Magloire, scandalisa tellement l'évêque de Paris, Henri de Gondi, qu'il résolut de les supprimer, et de donner leur établissement aux prêtres de l'Oratoire. Cette maison devint ainsi le premier séminaire dont la capitale ait été pourvue. Elle se maintint avec cette destination jusqu'à la révolution de 1792, qui y transféra, ainsi que nous l'avons dit, l'Institution des sourds-muets, fondée par l'abbé de l'Épée.
Voici la description exacte de cet édifice, tel qu'il existe aujourd'hui:
Il est situé au-dessus de l'église de Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Son portail, lourd et massif, disgracieux à l'œil, n'offre rien de remarquable comme œuvre architecturale. Les principaux corps de logis, formant les trois côtés de la grande cour, sont: le bâtiment des garçons, en face de l'entrée; à gauche, celui des filles; à droite, un autre bâtiment qui renferme un atelier (celui des menuisiers), la salle des séances publiques, communiquant à la Bibliothèque, l'infirmerie des garçons, outre les logements du médecin, de l'aumônier et des employés. Au nord, un vaste appendice a été consacré à tous les détails de l'administration et aux appartements du directeur, du professeur faisant fonctions de sous-directeur et du receveur-économe. La salle des séances de la Commission Consultative est attenante aux premiers. Du même côté, se déroulent trois jardins: le premier est destiné au directeur, le second au receveur-économe, le troisième à l'aumônier. Le niveau de ces trois jardins, qui côtoyent la rue de l'abbé de l'Épée, est élevé d'un mètre au-dessus de celui du grand jardin de la maison.
Comme les trois petits jardins qui l'avoisinent, le bâtiment en question donne sur la rue de l'abbé de l'Épée, et fait angle intérieurement, du côté du grand jardin, avec la façade du principal corps de logis.
Pour isoler complétement l'Institution des sourds-muets, on a démoli, il y a quelques années, une vieille masure formant l'angle des rues d'Enfer et de l'abbé de l'Épée, laquelle avait abrité jadis le quartier des filles, et tombait en ruine depuis long-temps.
L'ensemble de ces constructions, surmontées de paratonnerres, et élevées de quatre étages, réunit presque toutes les conditions de commodité et de salubrité désirables.
Le bâtiment des garçons, faisant face au grand portail, est situé entre le jardin, avec terrasse au couchant, et la cour au levant. Dans cette cour, on contemple un orme colossal, dont la tête domine majestueusement les plus hautes maisons du quartier Saint-Jacques, et s'aperçoit de toutes les éminences de Paris et des alentours. Ce géant végétal, dont l'existence remonte à plus de trois siècles, ombragea le bon La Fontaine, lorsqu'il vint passer deux ans dans une cellule du séminaire de Saint-Magloire. Il vit s'asseoir fréquemment aussi, sous son feuillage, l'éloquent auteur du Petit Carême.
Un bassin occupe le centre du jardin, à l'extrémité duquel règne un quinconce de beaux tilleuls, au milieu duquel s'élève un gymnase. Au fond de ce quinconce, un mur sépare d'une institution de jeunes parlants une longue file d'élégants parterres que nos jeunes sourds-muets se plaisent à cultiver à leurs heures de récréation. Le Jardin des Plantes leur envoie le superflu de ses richesses. A frais communs, ils y ont taillé, industrieux horticulteurs, des voûtes, des berceaux, des grottes de charmille. Là, faisant trêve à leurs jeux, ils se groupent pour étudier sur des tables éparses, et, dans leur libéralité, livrent ensuite, tout le reste du jour, leurs fraîches oasis à qui veut en jouir.
La maison des garçons est surmontée d'une horloge à deux cadrans tournés, l'un vers la cour, l'autre du côté du jardin. Cette horloge est abritée par un petit campanile que couronne une girouette. Tout le long de la grande façade de la cour règne, au rez-de-chaussée, une galerie couverte, intérieurement tapissée de tableaux extraits de revues pour les enfants; d'images reproduisant leurs jeux; de cartes géographiques; de tableaux synoptiques d'histoire; de gravures représentant les hauts-faits des annales de tous les peuples, les merveilles de la nature, les grands hommes de France, etc., etc. Ses piliers supportent, au premier étage, une autre galerie vitrée, faisant saillie sur le bâtiment. Le long du rez-de-chaussée s'ouvrent des salles d'étude, un atelier (celui des tourneurs), le réfectoire, la cuisine et l'office.
Il y a, dans l'établissement, deux escaliers conduisant aux divers étages. Le plus grand a des marches en pierre et une rampe en fer; l'autre est en bois.
Le premier étage est occupé par les classes et la chapelle; le second, par les salles de dessin et d'écriture et par les trois ateliers de lithographes, de cordonniers et de tailleurs; les troisième et quatrième, par les dortoirs. Celui des plus grands élèves est au troisième; celui des plus petits, au quatrième. Au troisième, tous les lits sont de fer, tandis que, au quatrième, il n'y a presque que des lits de bois. Au bout de chaque dortoir, on a pratiqué un vestiaire et un salon de toilette, avec lavabo. Les rez-de-chaussée sont pavés en dalles; le reste de l'établissement est parqueté.
Les classes sont au nombre de six, que domine une septième, dite de perfectionnement, fondée par feu le docteur Itard, ancien médecin de l'Institution. Les arrivants suivent, d'année en année et de classe en classe, le professeur respectif qui les a reçus à leur entrée dans la maison, lequel leur fait ainsi parcourir l'échelle graduelle du cours général d'études, fixé à six années par le règlement. C'est ce qu'on appelle le système de rotation. L'enseignement comprend les préceptes de la religion et les éléments de grammaire générale, d'histoire, de géographie et de calcul, sans compter la parole artificielle et la lecture sur les lèvres, enseignées par un professeur et son adjoint, dans deux salles d'étude, à tous les élèves qui font preuve de dispositions pour cette double spécialité.
Il y a, dans chaque classe, des tableaux noirs, sur lesquels la leçon est écrite à la craie, et une rangée de pupitres, devant lesquels les jeunes sourds-muets, assis, écrivent sur des ardoises les dictées qu'on leur fait par signes, ou les compositions dont on leur donne le sujet.
Les élèves de sixième année sont, en outre, admis à un concours annuel qui détermine l'admission de deux d'entre eux, pour trois années de plus, à la classe de perfectionnement dont nous avons parlé, et qui doit toujours se composer de six élèves.
Tous les exercices de la maison des garçons ont lieu au son de la caisse, qu'ils battent eux-mêmes, avec la précision, avec l'ensemble de vieux tambours de la ligne, et dont les moindres vibrations leur sont sensibles, soit par l'épigastre, soit par la plante des pieds ou la paume des mains.
Dans la chapelle, éclairée par cinq fenêtres percées dans le mur de droite et ornée de quatorze bas-reliefs en plastique, représentant le Chemin de la Croix, on remarque, derrière le maître-autel, un grand tableau de Steph. Barth. Garnier, qui représente Jésus-Christ rendant l'ouïe et la parole à un jeune sourd-muet.
Sur l'arc de la voûte qui couronne cette peinture, on lit cette inscription:
«Il a bien fait toutes choses. Il a fait entendre les sourds et parler les muets.»
«Saint-Marc, ch. VII, verset XXXVII.»
A gauche, on admire le beau tableau dont nous avons parlé, œuvre et don affectueux d'un sourd-muet vivant, Frédéric Peyson, ancien élève de l'École, et disciple de Léon Cogniet, représentant les derniers moments de l'abbé de l'Épée. A côté, un second autel avec la statue de la Sainte Vierge. A droite, enfin, une plaque de marbre portant cette inscription en lettres d'or:
«L'an 1805 et le 13 février, cette chapelle a été solennellement bénie et consacrée à Dieu, sous l'invocation de saint Roch et de saint Ambroise, par Sa Sainteté le pape Pie VII, lors de sa visite à cette Institution, sous le ministère de Son Excellence Monseigneur de Champagny; étant administrateurs, MM. Brousse-Desfaucherets, Mathieu de Montmorency, Bonnefoux, Duquesnoy, Sicard.
«Réédifiée en 1830, par A.-M. Peyre, architecte.»
Au-dessus de la porte du saint lieu règne une tribune destinée aux jeunes sourdes-muettes, et au-dessous un confessionnal.
Dans les classes et les études, toutes les prières sont faites, à tour de rôle, par un élève, à l'aide de la mimique.
Sous la chapelle est la cuisine, spacieuse et bien tenue, munie d'un réservoir qu'on remplit au moyen d'une pompe, et d'un grand fourneau de fonte, sur lequel est appendue une abondante batterie de cuisine. Par un perron de quelques marches on monte de cette pièce au réfectoire des garçons, dont la fontaine est de marbre, ainsi que les tables, qui reposent sur des pieds de fonte; au moyen d'un tour pratiqué dans l'office, la même cuisine dessert le réfectoire des filles, qui en est entièrement séparé, et occupe l'autre extrémité des bâtiments.
En arrivant dans la salle des séances publiques, qui se trouve dans l'aile de droite, en entrant par la rue Saint-Jacques, le regard s'arrête, tout d'abord, sur un grand tableau exécuté et donné à l'Institution, en 1835, par Ponce Camus. Cette peinture représente le jeune sourd-muet connu sous le nom du comte de Solar(sujet du drame de M. Bouilly, joué à la Comédie-Française), accompagné de son maître et protecteur, l'abbé de l'Épée, reconnaissant la maison où il a vu le jour, sur une des places publiques de Toulouse. Aux murs de droite et de gauche sont gravés les noms des anciens administrateurs de l'établissement, qu'on retrouve encore entre les bustes du fondateur et de son élève et successeur, l'abbé Sicard. Ces deux vénérables images ornent les deux côtés du tableau noir destiné aux exercices publics, sur lequel repose un autre buste plus grand de l'abbé de l'Épée, œuvre remarquable de M. Auguste Préault. Au-dessus du tableau noir on lit cette inscription:
«L'École des sourds-muets, en France, a été fondée par l'abbé de l'Épée, qui l'a établie à ses frais, en 1760, rue des Moulins, à la butte Saint-Roch. Elle a été érigée en Institution nationale par les lois des 24 et 29 juillet 1791.»
Devant le tableau règne une estrade consacrée aux exercices, d'où l'on descend, par un double perron, à une série de gradins disposés en amphithéâtre pour le public. Le long du mur de droite on lit, sur une pierre de marbre:
«Mme Suzanne-Elisabeth-Eulalie Champion, veuve Vignette, décédée à Paris, le 3 février 1831, a légué à l'Institution royale des sourds-muets trois fermes, sous la condition que, à perpétuité, huit enfants sourds-muets, pauvres, seraient admis gratuitement dans cette Institution.»
Le mur de gauche a pour pendant cette autre inscription:
«Jean-Marc-Gaspard Itard, chevalier de la Légion-d'Honneur, membre de l'Académie royale de médecine et de plusieurs Sociétés savantes, médecin, pendant trente-huit ans, de l'Institution, né à Oraison (Basses-Alpes), le 15 avril 1774, décédé le 5 juillet 1838, a, par son testament, fait à Paris, le 4 octobre 1837, légué a cette Institution huit mille francs de rente perpétuelle, 5 pour 100, pour y fonder une classe d'instruction complémentaire et six bourses triennales gratuites en faveur de six sourds-muets désignés au concours parmi les élèves qui ont atteint le terme ordinaire des études.
«Le conseil d'administration a voulu que ce marbre perpétuât le souvenir de ce bienfait et l'expression de la reconnaissance de l'Institut.»
L'uniforme des garçons est, à peu près, le même que celui des jeunes lycéens parlants. Les dimanches et jours fériés, il consiste en une tunique, un pantalon et un képi de drap bleu foncé, avec liséré rouge. Pendant la semaine, ils sont vêtus d'une blouse bleue.
Les élèves sont divisés en compagnies et en pelotons, ayant à leur tête un sergent-major, des sergents et des caporaux, portant fièrement, sur leurs manches, les marques distinctives de leurs grades respectifs.
Deux petits pavillons, élevés des deux côtés du grand portail, font saillie sur la cour. Dans l'un est le bureau du contrôleur du service; l'autre sert de logement au concierge.
Pour entrer dans le quartier des filles, on passe devant ce dernier pavillon, qui est contigu à la salle des bains, et l'on arrive à la loge spéciale de la portière de cette partie de la maison.
La distribution du quartier des filles reproduit, à peu de choses près, en diminutif, celle du quartier des garçons. Cette aile de l'édifice est composée de quatre étages.
Le rez-de-chaussée renferme une pièce d'entrée, avec une fontaine au fond, une salle de récréation et un réfectoire. De là on descend par quelques marches dans un jardin, clos de murs, contenant un bassin et un gymnase, sans compter les parterres des sous-maîtresses.
Le premier étage est occupé par les classes et par une grande salle d'étude, qui se transforme en ouvroir, à certaines heures du jour; le second, par les dortoirs; le troisième, par l'infirmerie et la lingerie; le quatrième, par les logements de la surveillante en chef et de ses subordonnées.
L'établissement entier, qui a coûté plus de 1,200,000 francs, a été élevé par la munificence du gouvernement, à la place des vieux bâtiments de l'hôpital Saint-Jacques-du-Haut-Pas, qui, ainsi que nous l'avons dit plus haut, menaçaient ruine, ayant été construits en 1386, sous Philippe-le-Hardi.
Le personnel des deux établissements se compose comme suit: un directeur responsable, assisté d'une commission consultative de quatre membres, qui se renouvelle par quart; un receveur-économe et un aumônier.
Quartier des garçons: sept professeurs, dont quatre sourds-muets (un des professeurs parlants remplit les fonctions de sous-directeur; un autre, celles de bibliothécaire-archiviste).
Un professeur suppléant, un surveillant sourd-muet, un maître d'étude sourd-muet, des aspirants sourds-muets ou parlants, dont le nombre est fixé, chaque année, par le ministre; six chefs d'ateliers, dont un sourd-muet; un maître de dessin, un maître d'écriture, un contrôleur du service, un veilleur et cinq hommes de peine.
166 élèves, dont 100 à la charge du gouvernement, et 8 aux frais des familles.
Quartier des filles: une surveillante en chef, trois dames professeurs, trois répétitrices, des aspirantes dont le nombre est également fixé chaque année; deux maîtresses d'étude, dont une sourde-muette; une maîtresse de dessin, une maîtresse d'écriture, une infirmière, une portière, une veilleuse et deux servantes, dont une sourde-muette.
(N) Le 17 décembre, on lisait dans le NATIONAL:
«La lettre de M. Berthier, sur l'absence du portrait de l'abbé de l'Épée au Musée de Versailles, a inspiré à un jeune sourd-muet de Gourdon les vers suivants, que nous nous faisons un devoir d'insérer dans nos colonnes. Nous donnons rarement place à des vers, à cette époque peu poétique; mais on ne lira pas, sans en être vivement touché, cette nouvelle preuve des bienfaits de l'abbé de l'Épée. Son génie a rendu la vie morale à ceux dont l'âme aurait passé, sans guide et sans flambeau, de la nuit d'ici-bas dans la nuit de la tombe.»
LE SOURD-MUET. |
Et souvent je me dis: Pourquoi, sur cette terre, |
Où l'homme n'a reçu qu'une vie éphémère, |
Doit-il toujours pleurer, doit-il toujours gémir? |
Est-ce un crime de naître, une loi de souffrir? |
Bercé d'illusions, dévoré de rancune, |
Revêtu de douleur, couronné d'infortune, |
Pourquoi meurt-il éteint par la fatalité? |
Que de maux ont pesé sur notre humanité! |
Sans doute que, parmi ces brillantes planètes |
Qui scintillent aux cieux et roulent sur nos têtes, |
Un météore horrible, annonçant le malheur, |
N'éclaire que misère, et souffrance, et douleur, |
Qu'il embrase le monde, et, de son orbe immense, |
Répand dans tous les lieux sa funeste influence. |
Sous cet astre fatal ma mère me conçut; |
Au cri de mes douleurs mon père me reçut. |
Le malheur fut mon roi. Le cœur rongé d'envie, |
Il m'avait attendu sur le seuil de la vie; |
Et, quand, dans mon berceau, le double éclat des cieux, |
Pour la première fois, resplendit à mes yeux, |
Un plus épais nuage enveloppa mon âme. |
Nulle voix d'harmonie, ou d'espoir, ou de flamme, |
Ne vint me convier aux champs de l'avenir. |
Orphelin, sans amis, ange déchu, martyr, |
Sur le portail doré qui s'ouvre à l'existence, |
Je n'ai pas lu ce mot, ce doux mot: Espérance! |
Comme le nautonnier égaré dans les mers, |
Errant de plage en plage, et, seul dans l'univers, |
Moi, sur l'esquif brisé, pilote sans étoile, |
Sans un souffle qui vînt, le soir, enfler ma voile, |
Sur la mer de la vie, à la merci des flots, |
J'ai vogué tristement à travers bien des maux. |
Du moins, dans son naufrage, une voix le console. |
C'est l'alcyon plaintif qui, sur l'eau, chante et vole; |
C'est le vent qui soupire à l'oreille en passant; |
C'est l'écume blanchâtre, au reflet caressant. |
Ces vibrations d'air, musique aérienne, |
Ces concerts, aussi doux qu'une âme éolienne, |
Parlent au nautonnier: sensible à cet accord, |
Captif lui-même, il chante, il s'oublie, il s'endort. |
Moi, pauvre sourd-muet, dans ce désert immense, |
Je n'eus pas une voix pour charmer ma souffrance. |
Ma mère, en son amour, me berçant sur son sein, |
Ne ferma pas mes yeux au souffle d'un refrain. |
Dans mot isolement, jamais tendre parole |
Qui fait bondir le cœur, qui ramène et console, |
Sur mon âme captive, en sons mélodieux, |
N'est descendue, hélas! messagère des cieux. |
Hélas! je traversais, sans amis et sans guide, |
Ce monde, ne m'offrant qu'un désert bien aride, |
Ne sachant où j'allais et d'où j'étais venu, |
Ignorant l'univers, à moi-même inconnu. |
Amour, gloire, vertu, beaux-arts et poésie, |
Grave inspiration, légère fantaisie, |
Tous vos dons me manquaient pour exalter mon cœur, |
Pour me guider au bien, au plaisir, au bonheur. |
Ils passaient à mes yeux, ils passaient sur mon âme, |
Comme un feu sous le vent, sans irriter la flamme. |
Je t'ignorais encor, douce religion. |
Trésor de dévoûment, de consolation, |
De l'homme malheureux visible Providence, |
Toi qui, dans cet enfer, lui portes l'espérance, |
J'ignorais que l'on pût, sous tes blanches couleurs, |
Épancher en silence et ses maux et ses pleurs, |
Et qu'il me fût permis, à la fête d'Isaure[109], |
Écartant les douleurs qui m'agitent encore, |
Sur un luth gracieux laissant glisser mes doigts, |
Chanter, comme aujourd'hui, mes peines d'autrefois, |
Mes rêves d'avenir, d'amour, de délivrance, |
Dire l'hymne sacré de la reconnaissance, |
Et, de la mélodie invoquant les faveurs, |
Aspirer à cueillir la poésie en fleurs. |
Et toi, lyre fidèle, aux paroles de flamme, |
Délices de mon cœur, doux écho de mon âme, |
Mon amour, mon souci, mon trésor et mon Dieu, |
Il m'eût fallu te dire un éternel adieu! |
Béni soit à jamais l'art divin de l'Épée! |
Mon âme, par sa voix, se relève frappée; |
Il l'a dit, et j'ai vu surgir à l'horizon |
Le flambeau de l'esprit, l'astre de la raison; |
Ces rayons bienfaisants, de leur vive lumière |
Éclairent, à mes yeux, une vaste carrière. |
L'ange de poésie, ange gardien du cœur, |
Est descendu du ciel m'enivrer de douceur; |
Sous son aile d'amour, à sa voix d'harmonie, |
Je me suis abrité, devinant le génie: |
Il m'ouvre, en souriant, un avenir heureux; |
Il me prête son luth, et nous chantons tous deux. |
Souvenir enivrant! à son réveil, mon âme |
Se consume d'extase, et d'ivresse, et de flamme; |
Ravi, hors de moi-même, en cet instant si doux, |
Je bénis le bon ange, et fléchis les genoux. |
Lui, soudain, agitant sa baguette magique, |
A mes yeux, fait jaillir un univers mystique, |
Univers idéal, monde mélodieux |
Où mille doux échos, comme un essaim joyeux |
D'esprits aériens, de légères sylphides, |
Apportent à mon cœur des accents frais, splendides, |
Des bruits surnaturels, de ravissants accords, |
L'extase de la lyre et ses vagues transports, |
Concerts délicieux, musique intérieure |
Qui font qu'en écoutant, l'âme palpite et pleure. |
Reprends ta harpe d'or, terrestre séraphin, |
Poëte de l'espoir, chantre de Jocelyn! |
Ouvre à nos pas errants tes lacs mélancoliques |
Et sème notre ciel d'étoiles poétiques! |
Dans mon exil moral, un Dieu m'a visité; |
Il s'est fait mon ami, ce Dieu de charité; |
Il a brisé mes fers... J'ai volé vers ta sphère; |
J'ai senti ton éclat inonder ma paupière; |
Ivre de ton ivresse et rempli de tes vers, |
J'ai tenté mon essor, au bruit de tes concerts. |
Une lyre à la main, guidé par ton génie, |
J'ai, comme un rêve d'or, goûté ton harmonie, |
Céleste volupté! charmante illusion! |
Et, soudain, au flambeau de l'inspiration, |
Ravi d'enthousiasme, en mes élans immenses, |
J'ai secoué mon aile aux pures jouissances. |
Pareil au jeune aiglon qui, dans son frêle essor, |
Attiré par l'instinct, d'une aile faible encor |
S'essaie, en se jouant, sur les profonds abîmes, |
Ou, rasant des rochers les gigantesques cimes, |
Va là-haut contempler l'astre de l'univers; |
Long-temps se balançant dans l'empire des airs, |
Aspirant, beau d'orgueil, à braver les orages, |
Il monte, monte encor par dessus les nuages! |
Gloire à toi, de l'Épée! Oh! si jamais ma voix, |
Pour immortaliser le héros de mon choix, |
Pouvait, dans ses accents, égaler mon délire, |
Si jamais je pouvais demander à ma lyre |
Des vers heureux, échos d'infinis sentiments, |
C'est pour toi que j'aurais mes plus sublimes chants. |
Pour toi, j'exhalerais honneur, reconnaissance. |
Mes succès seraient doux et mon ivresse immense. |
De quel nom te nommer, mon second créateur, |
Et sur quel piédestal un transport de mon cœur |
Doit-il placer ton buste, éterniser ta gloire, |
Perpétuer ton œuvre et venger ta mémoire? |
O tendre de l'Épée, ange de charité, |
Sois à jamais béni dans la postérité! |
Ton génie immortel, vainqueur de la nature, |
Concevant l'impossible, a comblé la mesure |
De l'abîme profond où m'avait relégué |
Le malheur qu'en naissant, le sort m'avait légué. |
Amour et gloire à toi! plein du Dieu qui m'anime, |
Je redirai toujours ton dévoûment sublime. |
PÉLISSIER, de Gourdon (Lot), |
Professeur sourd-muet à l'Institution nationale de Paris. |
(O) A Monsieur Dupin aîné, président de la Chambre des députés.
«MONSIEUR LE PRÉSIDENT,
Les journaux ont bien voulu s'empresser de rendre public notre vœu relatif au monument de l'abbé de l'Épée, et ils sont prêts à nous ouvrir leurs colonnes à cet effet. Nous venons, au nom de nos frères, vous offrir la présidence de la commission qui surveillerait et dirigerait cette œuvre éminemment philanthropique. Elle se composerait de MM. le baron de Schonen, le baron Séguier, le vicomte de Chateaubriand, Chapuys-Montlaville, Eugène Garay de Monglave, l'abbé Olivier, Cavé, chef de la division des beaux-arts (de laquelle ressortissent les écoles des sourds-muets); Ferdinand Berthier, président de la Société centrale des sourds-muets; Forestier, vice-président, et Lenoir, secrétaire. L'intérêt que vous portez à nos frères ne nous permet pas de douter de votre assentiment.»
(P) Lettre de M. Victor Lenoir, architecte du gouvernement, à M. Ferdinand Berthier, en date du 12 juin 1838.
«J'ai pour l'abbé de l'Épée la reconnaissance d'un fils: il a élevé mon frère avec vous, et j'ai pris l'habitude de me croire de la famille des sourds-muets.
«J'éprouve le plus vif désir de m'associer à votre pieuse intention de lui élever un monument durable comme ses bienfaits.
«Les fonds de la souscription détermineront le degré de richesse du monument; tâchez d'obtenir la statue assise, en bronze, de l'abbé de l'Épée, enseignant deux enfants attentifs à son regard, sinon un piédestal portant des bas-reliefs en bronze, et, sur le piédestal, un livre, signe de l'Évangile de l'apôtre des sourds-muets!
«J'offre à la commission de lui proposer divers projets, en lui soumettant les devis; je ne demande, ni honoraires, ni gloire, car je veux seulement signer mon œuvre de mon nom de frère d'un sourd-muet.
«Agréez tous mes compliments et mes amitiés!»
Autre lettre du même à M. Ferdinand Berthier et à
M. Alphonse Lenoir.
«Mon cher ami, et mon cher frère, je vous renouvelle l'offre de m'associer à l'œuvre pieuse qui a pour but d'élever un monument à l'abbé de l'Épée, le père intellectuel de tous les sourds-muets.
«Je vous offre mon concours gratuit comme architecte du gouvernement. Les fonds de la souscription détermineront le caractère de richesse du monument. Tâchez d'obtenir qu'on fasse une statue en bronze, assise, et aux trois quarts de nature! A défaut, que des bas-reliefs et un médaillon, sur un piédestal en marbre, rappellent, au moins, les principaux traits de la vie la plus généreuse et la plus utile!
«Agréez mes embrassements de frère!»
(Q) Pièces à l'appui de la proposition de MM. Lassus, architecte, et Auguste Préault, statuaire.
DEVIS ESTIMATIF DE TROIS PROJETS
Concernant un Monument à élever, dans l'église Saint-Roch,
à la mémoire de l'abbé de l'Épée.
PREMIER PROJET. | |||||||||
Monument. | |||||||||
La figure de 1m 80 c (5 p. 6 p.) de hauteur. | 9,000 | f. | 00 | c. | |||||
Le piédestal et tous ses accessoires. | 3,020 | 00 | |||||||
Gravure des inscriptions. | 200 | 00 | |||||||
Total du monument. | 12,220 | f. | 00 | c. | ci. | 12,220 | f. | 00 | c. |
Décors de la chapelle. | 5,861 | 00 | |||||||
Total général. | 18,081 | f. | 00 | c. | |||||
DEUXIÈME PROJET. | |||||||||
Monument. | |||||||||
Un buste en bas-relief. | 6,500 | f. | 00 | c. | |||||
Colonnes, consoles et tous autres accessoires. | 11,035 | 00 | |||||||
Gravure des inscriptions. | 200 | 00 | |||||||
Total du monument. | 17,735 | f. | 00 | c. | ci. | 17,735 | f. | 00 | c. |
Décors de la chapelle. | 5,861 | 00 | |||||||
Total général. | 23,596 | f. | 00 | c. | |||||
TROISIÈME PROJET. | |||||||||
Monument. | |||||||||
Un buste et deux petites figures. | 10,500 | f. | 00 | c. | |||||
La pyramide. | 600 | 00 | |||||||
Le piédestal et tous les ornements | 5,120 | 00 | |||||||
Gravure des inscriptions. | 200 | 00 | |||||||
Total du monument. | 16,420 | f. | 00 | c. | ci. | 16,420 | f. | 00 | c. |
Décors de la chapelle. | 5,861 | 00 | |||||||
Total général. | 22,281 | f. | 00 | c. |
DESCRIPTION.
Ce monument, couronné par le buste en bronze de l'abbé de l'Épée, aurait, à droite et à gauche, un jeune sourd-muet représenté, à l'instar des statues antiques du silence, par une figure dont la bouche serait fermée par un anneau.
Ces deux enfants formuleraient un mot de reconnaissance dans le langage mimique inventé par le fondateur de l'Institution des sourds-muets.
Au-dessous serait placée une guirlande de fleurs funèbres, entourée d'un philactère, sur lequel serait gravée une inscription indiquant, par quelques mots, le lien que cet homme vertueux a su établir d'abord entre tous ces malheureux êtres que la nature semblait vouer à l'isolement, puis entre eux et la société dont ils étaient séparés.
Enfin le Christianisme, dominant et inspirant cet acte de dévoûment, serait représenté par la croix placée au-dessus.
Sous le buste le nom serait gravé en lettres d'or sur une plaque de marbre noir.
La grande plaque de marbre de même couleur, placée entre les deux enfants, recevrait une inscription composée de deux parties: la première, écrite en caractères ordinaires; la seconde, avec les signes employés par les sourds-muets.
DEVIS DES TRAVAUX. | ||||
Maçonnerie. | ||||
La fondation en moëllon neuf et mortier de chaux hydraulique, de 1,50 sur 0,60 et 0,80 de haut, estimée. | 15 | 00 | ||
La fouille pour ledit déblai et sortie des terres, estimée. | 4 | 00 | ||
Le piédestal en pierre neuve de Forjet, de 1,20 de large, sur 0,95 de haut, et 0,45 d'épaisseur, produit en cube. | 0 | 513 | ||
La taille des parements en trois sens, 2,10, sur 0,75 de haut, produit. | 2 | 00 | ||
La double taille pour le dégagement du socle et de la table, 2,00 développé sur 0,75 de haut, produit. | 1 | 50 | ||
Les moulures du socle et celle de la table, de 2,40 développées sur ensemble, 1,20 de profil, produisent. | 2 | 8 | ||
Le morceau au-dessus, 1,80 de haut, sur 1,05 et 0,45 d'épaisseur, produit. | 0 | 851 | ||
Les parements en trois sens, 2,00 développés sur 1,80 de haut, produisent. | 3 | 60 | ||
Les doubles tailles pour le dégagement des figures et des saillies de moulures, évaluées à. | 10 | 00 | ||
Les moulures au pourtour de la table, 1,80, sur 0,60 de profil, produisent. | 1 | 080 | ||
Les moulures de couronnement, ensemble 3,10, sur 1,50 de profil, produisent. | 4 | 65 | ||
Les différentes tailles au petit socle qui porte le buste et le dégagement des consoles, évaluées à | 2 | 00 | ||
Résumé de la maçonnerie. | ||||
1,364 m. cubes de pierre neuve, en Forjet de choix, pour sculpture, pour fourniture, taille des lits et joints, bardage et double transport, entrée difficile, et pose à 1 fr. 25 c. le mètre, valent. | 170 | f. | 50 | c. |
19,100 m. superficiels de tailles de parements layés, et évaluation en Forget, à 6 25 le mètre. | 119 | 39 | ||
8,61 m. superficiels de taille de moulures ragrées et passées au grès avec grand soin, à 8 50 le mètre. | 73 | 18 | ||
Les articles, appréciés à prix d'argent, montent ensemble à. | 19 | 00 | ||
Total de la maçonnerie. | 382 | f. | 05 | c. |
Marbrerie. | |
Une table de marbre noir, de 0,64 X 0,35 = | 0,224 |
Une autre de marbre noir, de 0,25 X 0,11 = | 0,027 |
0,251 | |
Déchets, 1/10e. | 0,025 |
Total. | 0,276 |
A raison de 60 fr. le mètre, produit. | 16 | f. | 56 | c. |
400 lettres, à 25 fr. le cent. | 100 | 00 | ||
L'incrustement, surface 0,276, à 30 fr. le mètre. | 8 | 28 | ||
Le transport et la pose. | 5 | 00 | ||
Total. | 129 | f. | 84 | c. |
Sculptures d'ornements. | ||||
Un couronnement dans le bas du buste, de 0,60 de long. | 60 | f. | 00 | c. |
Deux consoles, de 0 m. 20 c. de haut, sur 0 m. 13 c. de longueur. | 80 | 00 | ||
Sept rosaces, de 0 m. 10 c. de diamètre, à 28 f. 60 c. chaque, valent | 200 | 00 | ||
Transport. | 340 | f. | 00 | c. |
Une guirlanle de fleurs funèbres, de 1 m. 10 c. 0,25 de haut | 300 | 00 | ||
Deux rinceaux, placés à droite et à gauche de la croix, de 0,25 à 60 fr. 00 c. chaque, produit.. | 120 | 00 | ||
Pour l'établissement des modèles | 210 | 00 | ||
Total | 970 | f. | 00 | c. |
Statuaire et bronzes. | ||||
Modèles en fonte, en bronze, du buste de l'abbé de l'Épée et de deux jeunes muets | 5,168 | f. | 11 | c. |
Total | 5,168 | f. | 11 | c. |
Résumé général. | ||||
Maçonnerie | 382 | f. | 05 | c. |
Marbrerie | 129 | 84 | ||
Sculpture d'ornements | 970 | 00 | ||
Statuaire et bronze | 5,168 | 11 | ||
Total | 6,650 | f. | 00 | c. |
Honoraires de l'architecte et frais de direction ... | 350 | 00 | ||
Total général. | 7,000 | f. | 00 | c. |
Le présent devis dressé par l'architecte soussigné.
Paris, 1er mai 1840.
Signé: | LASSUS, architecte; |
AUGUSTE PRÉAULT, statuaire; | |
BERNARD, marbrier; | |
FRÉMY, maçon; | |
PYANET, sculpteur ornemaniste. |
Les soussignés:
1º Auguste Préault, statuaire, demeurant à Paris, place de l'Arsenal, nº 2;
2º Victor-Joseph Pyanet, sculpteur ornemaniste, demeurant place Furstemberg, nº 9;
3º Charles-Jean Frémy, entrepreneur de maçonnerie, demeurant rue Vanneau, nº 12;
4º Louis-François Bernard, entrepreneur de marbrerie, demeurant rue d'Enfer, nº 100;
Tous appelés par M. Lassus, architecte, demeurant rue Saint-Germain-l'Auxerrois, nº 65, pour prendre connaissance du projet adopté par la commission instituée pour le monument à élever à l'abbé de l'Épée, et pour examiner le devis de la dépense, dressé par cet architecte, lequel devis s'élève:
1º Pour la statuaire et bronze, à la somme de | 5,168 | f. | 11 | c. |
2º Pour la sculpture d'ornements, à | 970 | 00 | ||
3º Pour la maçonnerie, à.. | 382 | 05 | ||
4º Pour la marbrerie, à | 129 | 84 | ||
Total général | 6,650 | f. | 00 | c. |
s'engagent, envers la commission, à exécuter les travaux de statuaire, bronze, sculpture d'ornements, maçonnerie et marbrerie, chacun en ce qui le concerne, conformément aux projet, devis et modèles adoptés par la commission, le tout, sans dépasser le montant des devis partiels, et sans, cependant, se prévaloir de cette disposition pour ceux de ces travaux qui seront susceptibles d'être réglés, chacun devant fournir un mémoire, qui sera vérifié et réglé.
Il est bien entendu que la présente soumission ne comprend que les travaux relatifs au monument, tel qu'il est indiqué dans les projet et devis adoptés par la commission, et qu'elle ne s'applique nullement aux travaux que l'on pourrait juger convenable de faire dans la chapelle où l'on doit placer le monument, soit pour le recevoir, soit pour compléter la décoration de cette chapelle. Ces travaux nécessiteront de nouveaux projets et devis.
La présente soumission, faite en double expédition, dont une sera déposée entre les mains de M. le président de la commission, et l'autre restera entre les mains de M. Lassus, architecte, constitué, par le président, arbitre dans le cas où il y aurait nécessité.
Paris, le 1er mai 1840.
Signé: Lassus, architecte; Auguste Préaut, Bernard, Frémy, Pyanet.
Dans le cas où le produit de la souscription ouverte pour le monument à élever à l'abbé de l'Épée, n'atteindrait pas le chiffre de 7,000 fr., total général du devis, M. Auguste Préault s'engage, envers la commission, à exécuter et livrer tous les travaux de statuaire et bronze, en acceptant d'abord la somme de 3,000 fr., donnée par le Ministère de l'intérieur, s'engageant, en outre, à forfait, à supporter les chances de la souscription, et dégageant complètement la commission de toute responsabilité, dans le cas où le chiffre de 7,000 fr. ne serait pas atteint.
Paris, le 1er mai 1840.
Signé: Auguste Préault.
(R) Extrait du registre des délibérations du Conseil municipal de Versailles.—Séance du 14 novembre 1839.
Il serait superflu de rappeler les droits de l'abbé de l'Épée à la reconnaissance publique. Animé d'une charité persévérante, il est parvenu à triompher d'une des plua grandes infirmités qui affligent l'espèce humaine. Sa mémoire sera vénérée aussi loin que son bienfait pourra s'étendre. Jalouse, à juste titre, de pouvoir revendiquer cet apôtre de l'humanité, Versailles, sa ville natale, s'est empressée de lui payer son tribut et de lui décerner le plus grand honneur municipal en donnant son nom à la rue près de laquelle il est né. Le roi des Français a voulu que son buste figurât dans le monument qu'il a élevé à toutes les gloires de la France. Il a fait plus encore: il a voulu lui décerner un honneur tout particulier en plaçant son portrait dans la galerie de la Mairie. Mais ces honneurs, tout grands qu'ils sont, n'ont pas paru à plusieurs de nos concitoyens reconnaître suffisamment les services rendus par l'abbé de l'Épée: dans leur louable admiration, ils ont formé le projet d'élever, à leurs frais, une statue, et se sont adressés à M. le maire pour obtenir l'autorisation nécessaire; ce magistrat, entrant dans leurs vues et partageant leur zèle, vous demande votre sanction.
Représentants de la commune, interprètes des sentiments de nos concitoyens, vous n'hésiterez pas à la donner.
Cette sanction est accordée à l'unanimité.
(S) COMMISSION POUR LE MONUMENT
A ÉLEVER
A L'ABBÉ DE L'ÉPÉE,
DANS VERSAILLES, SA VILLE NATALE.
————
Souscription. — Prospectus
Un des hommes que la ville de Versailles compte, avec le plus juste orgueil, au nombre de ses enfants est l'abbé de l'Épée, qui, animé par la charité la plus éclairée, a su, en inventant l'alphabet manuel, donner la parole et l'intelligence aux sourds-muets, et, par là, les mettre en communication de sentiments et de pensées avec les autres hommes.
Depuis longtemps, on a manifesté le désir d'ériger une statue à la mémoire de ce bienfaiteur de l'humanité; ce soin est surtout un devoir pour ses compatriotes.
Un artiste distingué, M. MICHAUT (des Monnaies), en a formulé la pensée dans une statuette. Un grand nombre d'habitants de cette ville ont vu et apprécié son œuvre; ils ont élu une commission chargée d'en surveiller l'exécution, et de provoquer des souscriptions pour en assurer le succès.
Ce monument, destiné a perpétuer, sur l'une des places de Versailles, le souvenir de l'abbé de l'Épée, représentera ce grand homme au moment où il vient d'inventer son alphabet manuel. Ses yeux, levés vers le ciel, expriment sa reconnaissance pour l'heureuse découverte que Dieu lui a inspirée.
Dignité dans la pose, onction dans les traits, fidélité historique dans la ressemblance et les vêtements, tous ces précieux avantages, garantis par le talent sévère et consciencieux de l'artiste, font vivement désirer l'exécution en grand de cette œuvre d'art, si noblement conçue.
M. MICHAUT, habitant de Versailles, fait généreusement l'offre gratuite de son travail. La matière et les accessoires, auxquels on veut attacher un caractère monumental, seront les seuls objets de dépense.
La commission ose compter sur un concours généreux à l'exécution de son projet; elle fait un appel à tous les gens de bien, à tous les admirateurs du génie, à toutes les familles qui ont profité des services rendus par l'abbé de l'Épée, et ne doute pas qu'on ne s'empresse d'y répondre, non-seulement dans Versailles et dans toute la France, mais encore chez les nations qui ont adopté les procédés de cette bienfaisante institution; car il s'agit, moins d'élever un monument au génie, que de payer la dette de la reconnaissance.
La commission voulant, dans l'intérêt de tous les souscripteurs, multiplier, en quelque sorte, le monument qu'elle se propose d'élever, a décidé que:
1º Une médaille de bronze, du module de 0,067 ½ millimètres (30 lignes), serait délivrée à toute personne qui souscrirait pour la somme de vingt francs;
2º Les souscripteurs qui désireraient obtenir des médailles en or ou en argent, en préviendraient la commission;
3º La commission publierait successivement la liste des souscripteurs.—Dans les trois mois qui suivraient l'érection de la statue, il serait publié un compte de la souscription et de son emploi.
En conséquence, une souscription est ouverte:
Chez les notaires Besnard, Giroud-Mollier, Lemoine, Lenoble et Marchand, à Versailles;
Chez les notaires Delapalme, Casimir Noel, Damaison, Fourchy, Hochon, Guénin, Schneider, Tourain, à Paris;
Dans les départements, chez MM. les présidents des chambres de notaires de chaque arrondissement;
A l'étranger, chez les correspondants de MM. Mallet et Ce., banquiers à Paris.
Arrêté à Versailles, en décembre 1839, par les membres de la Commission soussignés:
Président, le baron de Fresquienne, membre du Conseil municipal et ancien maire de Versailles;—Vice-Président, M. l'abbé Caron, ancien professeur de l'Université;—Secrétaire, M. E. Baudard de Sainte-James;—Vice-secrétaire, M. Besnard, notaire, membre du Conseil municipal;—Trésorier, M. Gauguin, receveur municipal;—Membres, MM. Rémilly, membre de la Chambre des députés et maire de Versailles; vicomte Wathiez, lieutenant-général; le chevalier de Jouvencel, ancien député et ancien maire de Versailles; Bernard de Mauchamps, vice-président du Tribunal; Taphinon, conseiller de préfecture; Coupin de la Couperie, peintre d'histoire et membre du Conseil municipal; Douchain, architecte et membre du Conseil municipal; Lebrun, directeur de l'École normale primaire; Battaille, docteur en médecine; Boisselier, peintre paysagiste.
IGNORANCE DE L'HOMME PAR LE DÉFAUT DU COMMERCE DE
LA SOCIÉTÉ.
Au moment de terminer ce travail, nous sommes redevable à l'obligeance de M. le baron de Stassart, ancien président du sénat belge, ministre plénipotentiaire, de la communication de l'autographe suivant, qui figure dans sa précieuse collection, et dont nous croyons devoir donner une copie exacte à nos lecteurs:
«M. Félibien, de l'Académie des Inscriptions fit savoir à l'Académie des Sciences, un événement singulier, peut-être inouï, qui venoit d'arriver à Chartres.
»Un jeune homme, de vingt-trois à vingt-quatre ans, fils d'un artisan, sourd et muet de naissance, commença tout-d'un-coup à parler, au grand étonnement de toute la ville; on sut de lui que, quelque trois ou quatre mois auparavant, il avoit entendu le son des cloches et avoit été extrêmement surpris de cette sensation nouvelle et inconnue; ensuite, il lui étoit sorti une espèce d'eau de l'oreille gauche, et il avoit entendu parfaitement des deux oreilles. Il fut, ces trois ou quatre mois, à écouter, sans rien dire, s'accoutumant à répéter tout bas les paroles qu'il entendoit, et s'affermissant dans la prononciation et dans les idées attachées aux mots; enfin, il se crut en état de rompre le silence, et il déclara qu'il parloit, quoique ce ne fût encore qu'imparfaitement. Aussitôt des théologiens habiles l'interrogèrent sur son état passé, et leurs principales questions roulèrent sur Dieu, sur l'âme, sur la bonté ou la malice morale des actions; il ne parut pas avoir poussé ses pensées jusque-là; quoiqu'il fût né de parents catholiques, qu'il fût instruit à faire le signe de la croix et à se mettre à genoux dans la contenance d'un homme qui prie, il n'avoit jamais joint à tout cela aucune intention, ni compris celle que les autres y joignoient; il ne savoit pas bien distinctement ce que c'était que la mort, et il n'y pensoit jamais; il menoit une vie purement animale; tout occupé des objets sensibles et présents, et du peu d'idées qu'il recevoit par les yeux, il ne tiroit pas même de la comparaison de ces idées tout ce qu'il semble qu'il en auroit pu tirer. Ce n'est pas qu'il n'eût naturellement de l'esprit, mais l'esprit d'un homme privé du commerce des autres est si peu exercé et si peu cultivé, qu'il ne pense qu'autant qu'il y est indispensablement forcé par les objets extérieurs; le plus grand fonds des idées des hommes est dans leur commerce réciproque. (Mémoires de l'Académie des Sciences, année 1703, pag. 18.)
L'abbé de L'ÉPÉE.»
FIN DES NOTES.
Chapitre I | 7 |
Les sourds-muets dans l'antiquité et le moyen âge.—Abandon général. —Quelques efforts tentés en leur faveur.—Ils échouent, faute d'ensemble.—Naissance de l'abbé de l'Épée.—Sa vocation pour l'état ecclésiastique.—Le formulaire d'Alexandre VII.—Il refuse de le signer.—Il est autorisé, néanmoins, à remplir les fonctions du diaconat.—Il devient avocat et prête serment le même jour que M. de Maupeou.—Enfin, un neveu de Bossuet lui fraie le chemin du sacerdoce. | |
Chapitre II | 14 |
Vertus et maximes de l'abbé de l'Épée.—Sa tolérance.—Ses rapports avec le protestant Ulrich.—Ses vœux en faveur des juifs.—Son abnégation, son humilité.—Ses relations avec un évêque janséniste, qu'il rend dépositaire de son adhésion à la bulle Unigenitus—On lui interdit le ministère de la parole et celui de la confession. —On lui refuse les cendres.—Sa réponse à un prêtre intolérant. —Vengeance sublime.—Commencement de son apostolat. | |
Chapitre III | 20 |
Deux sœurs sourdes-muettes, élèves du R. P. Vanin, de la doctrine chrétienne.—La mort les ayant privées de leur instituteur, l'abbé de l'Épée se résout à continuer son œuvre.—Théorie du langage des gestes.—Il ignore entièrement les travaux de ses prédécesseurs.—Ses premières tentatives.—Objections des philosophes et des théologiens.—Réponses victorieuses à ces objections.—Important avis du R. P. Lacordaire. | |
Chapitre IV | 28 |
Lutte plus sérieuse du célèbre instituteur des sourds-muets avec les hommes de sa spécialité.—Publication de ses divers travaux sous le voile de l'anonyme.—Succès de ses séances publiques.—Intérêt que lui portent Louis XVI, Joseph II et Catherine de Russie.—Sa réputation grandit avec son zèle.—Exercices en français, en latin, en italien, en espagnol, en anglais.—Quelques taches éparses dans l'ensemble de son système.—Puériles décompositions grecques et latines. | |
Chapitre V | 35 |
Les signes naturels seuls peuvent-ils suffire à l'expression même des idées métaphysiques?—Divers essais infructueusement tentés pour arriver à une écriture universelle.—Descartes et Leibnitz ne croient pas à la possibilité d'un succès.—M. de Lamennais est d'un avis contraire.—La fusion de toutes les langues en une seule, si elle était possible, serait-elle durable?—La mimique est la seule langue universelle.—Tentative heureuse de Bébian pour peindre le geste et le fixer sur le papier comme on y fixe la parole.—Sa MIMOGRAPHIE. | |
Chapitre VI | 40 |
Parole artificielle enseignée aux sourds-muets.—A quel hasard en est due l'introduction dans le cours d'études de l'abbé de l'Épée.— Découverte inattendue d'un livre espagnol et d'un livre latin sur cette spécialité.—Juan Pablo Bonet et Conrad Amman.—Quelques ouvrages composés sur ce sujet après l'abbé de l'Épée.—Sourds-muets parlants les plus remarquables, formés par ses leçons. —Succès qu'avait déjà obtenus, à Paris, dans l'articulation artificielle, un juif portugais, Jacob Rodrigues Pereire, et qu'ignorait complètement notre célèbre instituteur. | |
Chapitre VII | 45 |
L'alphabet manuel, à une seule main, est originaire d'Espagne et remonte à 1620.—Persistance de l'Angleterre à garder l'alphabet manuel à deux mains, pareil à celui de nos collèges.—Plusieurs instituteurs d'Allemagne n'en emploient aucun.—Difficulté pour les commencements.—Notre dactylologie se popularise en France. —Ses avantages.—Quelques-unes de ses règles.—Son utilité pour les parlants.—Son usage dans les ténèbres.—Elle est inférieure à la mimique.—Justice rendue à Pereire par l'abbé de l'Épée. —Justification du célèbre instituteur par lui-même.—Exposé de sa méthode.—Attaque du sourd-muet Saboureux de Fontenay.—L'abbé de l'Épée offre d'être jugé contradictoirement avec Pereire et d'adopter même son système, s'il est déclaré supérieur au sien. | |
Chapitre VIII | 54 |
Tentatives en faveur des sourds-muets en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, en France, à Genève, en Espagne, en Portugal, en Italie.—Travaux de Saint-Jean de Beverley, de Rodolphe Agricola, de Jérôme Cardan, de J. Pasck, de saint François de Sales, de Pedro de Ponce, de Juan Pablo Bonet, de Ramirez de Cortone, de Pedro de Castro, de John Bulwer, de J. Wallis, de William Holder, de Degby, de Gregory, de Georges Dalgarno, de Van Helmont, de Conrad Amman, de Kerger, de Georges Raphel, de Lassius, d'Arnoldi, de Samuel Heinicke, d'Ernaud, de Jacob Rodrigues Pereire. —Succès brillants des deux derniers à l'Académie des sciences de Paris.—Pension de Louis XV au second.—Il le nomme son interprète pour les langues espagnole et portugaise.—Sa tolérance religieuse.—Secret absolu recommandé à ses élèves.—Il offre de vendre sa méthode au gouvernement.—Lettre de la sourde-muette Mlle Marois.—Legs du sourd-muet Coquebert de Montbret. | |
Chapitre IX | 65 |
Avènement de l'abbé de l'Épée.—Rivalité de l'abbé Deschamps.—Son cours élémentaire.—Il est combattu par le sourd-muet Desloges, ouvrier relieur et colleur de papier, élève d'un autre sourd-muet, domestique d'un acteur de la Comédie-Italienne.—L'abbé de l'Épée devient le confesseur de ses enfants d'adoption.— L'empereur Joseph II lui sert la messe.—Il amène dans son établissement sa sœur la reine Marie-Antoinette et lui adresse un prêtre allemand, en le priant de le mettre à même de populariser sa méthode dans ses États.—Lettre de ce prince à l'abbé de l'Épée. | |
Chapitre X | 70 |
Lutte entre deux instituteurs allemands de sourds-muets.—L'abbé de l'Épée intervient.—Il en appelle aux académies de Vienne, d'Upsal, de St-Pétersbourg, de Zurich et de Leipsick.—Abstention générale, à l'exception de celle de Zurich, qui se prononce en sa faveur.—Nouvelle attaque de M. Nicolaï de Berlin.— Nouvelle victoire de l'abbé de l'Épée.—Condillac se prononce pour lui.—Extension trop grande donnée à la parole artificielle du sourd-muet.—Opinion de l'abbé de l'Épée sur ce sujet. | |
Chapitre XI | 75 |
Vertus et bienfaits de l'abbé de l'Épée.—Sa soutane usée.—Presque octogénaire, il se prive de feu pour ses enfants, durant un hiver rigoureux.—Projet d'un tableau de l'abbé de l'Épée par le sourd-muet Léopold Loustau.—Il refuse un évêché en France et une abbaye en Allemagne.—Belles réponses à Joseph II et à Catherine de Russie.—Paroles mémorables.—Il ne demande qu'à instruire des sourds-muets pauvres et à apprendre pour eux les langues de tous les pays.—Son désintéressement, ses sacrifices.—Louis XVI redoute d'abord son jansénisme.—Plus tard, il accepte le patronage de son école, en autorise le transfert à l'ancien couvent des Célestins et lui assigne une rente annuelle sur sa cassette.—La mort ne permet pas à l'abbé de l'Épée de voir ses élèves installés dans ce nouveau local.—Statistique des pensions de sourds-muets et de sourdes-muettes, existant à cette époque à Paris.—Son école à un second étage de la rue des Moulins.—Sa maison de campagne à loyer, rue des Martyrs.—Scènes attendrissantes. | |
Chapitre XII | 85 |
Episode du jeune comte de Solar.—Un sourd-muet, de douze à treize ans, trouvé sur la grande route de Péronne, envoyé à Bicêtre, puis à l'Hôtel-Dieu de Paris.—Quelques souvenirs confus.—Enlèvement et abandon.—Appartient-il à une famille riche?—Note envoyée à toutes les maréchaussées de France.—Étrange visite à l'Hôtel-Dieu—Le sourd-muet en est retiré et mis en pension avec d'autres frères d'infortune.—Une confusion de personnes.—Nom de Joseph substitué à celui de Louis Leduc.—Le prince de Montbarey et Mme de Hauteserre.—Découverte de la demeure de Mme la comtesse de Solar, à Toulouse. —Un trait de lumière. | |
Chapitre XIII | 92 |
L'abbé de l'Épée veille attentivement sur le dépôt que lui a confié la Providence—Menaces dont il est l'objet.—L'autorité le protège.—Diverses personnes reconnaissent le jeune Solar. —Voyage du célèbre instituteur, avec son protégé, à Clermont, en Beauvoisis, sa ville natale.—Nouvelles reconnaissances. —Joseph se rappelle une cicatrice de son père.—Il est reconnu par son grand-père, mais sa sœur hésite d'abord. —Une démarche auprès du duc de Penthièvre—Elle réussit. —Le prince accorde une pension de 800 livres au jeune Solar. —Le paiement en est bientôt suspendu.—Pourquoi.—Curieuse lettre de l'abbé de l'Épée.—Le premier semestre de la pension est payé. | |
Chapitre XIV | 101 |
Cazeaux, accusé d'avoir, de concert avec la comtesse de Solar, supprimé la personne et l'état de l'enfant sourd-muet, est arrêté à Toulouse et amené à Paris, les fers aux pieds et aux mains. —Ses moyens de défense.—Il demande à être transféré, avec le sourd-muet, partout où la justice croira que sa présence peut devenir nécessaire pour éclaircir l'affaire.—Cette requête est jointe au fonds; on refuse son élargissement provisoire, ainsi que le transfert de l'enfant et de sa sœur sur les lieux.—Enfin, une sentence du Châtelet déclare Joseph fils du comte de Solar, reconnaît Cazeaux innocent et le renvoie absous.—Commentaire des juges. | |
Chapitre XV | 108 |
Lettre de l'abbé de l'Épée à Me Élie de Beaumont, défenseur de Cazeaux.—Preuves, suivant le célèbre instituteur, de l'identité de Joseph et du comte de Solar.—Particularités remarquables. —Détails peu édifiants sur la mère du sourd-muet.—Réponse de Me Tronçon-Ducoudray à l'abbé de l'Épée.—Extrait mortuaire constatant, à son avis, le décès.—L'illustre avocat modifie, plus tard, son opinion.—Ses aveux à M. Bouilly, auteur du drame de L'abbé de L'ÉPÉE..—Confirmation de la sentence du Châtelet par le parlement de Paris, qui ordonne, en outre, un supplément d'enquête et d'instruction. | |
Chapitre XVI | 116 |
Foi robuste de l'abbé de l'Épée.—Ses occupations et ses infirmités ne lui permettent pas d'accompagner le jeune Solar dans ses courses au midi de la France—Diverses personnes intéressées dans l'affaire prennent la même direction.—Recherches longtemps infructueuses.—Joseph ne se reconnaît nulle part, pas même en présence de la tombe de son père.—On en exhume une tête d'enfant, avec une surdent semblable à celle qu'on a arrachée à Joseph.—Aventures d'un sourd-muet de Charleroi.—Parti qu'en tire le défenseur de Cazeaux.—Contradictions palpables, graves accusations formulées contre le pupille de l'abbé de l'Épée et contre les divers témoins qui déposent en sa faveur.—Nouvelle sentence confirmative du Châtelet. | |
Chapitre XVII | 122 |
Redoublement d'efforts des adversaires du pupille de l'abbé de l'Épée.—Ils réussissent à faire suspendre l'exécution de la sentence. —Joseph perd ses protecteurs le duc de Penthièvre et l'abbé de l'Épée.—Les parlements sont détruits par la révolution.— Le nouveau tribunal de Paris casse le jugement rendu en faveur du pauvre délaissé.—Sans appui, sans famille, sans ressource, l'ex-comte de Solar s'enrôle dans l'armée républicaine et meurt, suivant les uns, sur un champ de bataille, selon d'autres, dans un hôpital.—Son interprète, le sourd-muet Didier, suit son exemple et s'engage dans l'artillerie. | |
Chapitre XVIII | 132 |
Coup d'œil rétrospectif sur l'épisode du comte de Solar.—Est-ce une aventure réelle on un roman historique?—Bonne foi, conviction de l'abbé de l'Épée.—Ses efforts pour rendre l'innocence et l'honneur à Cazeaux.—Un dilemme pour en finir.—M. Fournier des Ormes voit dans cette aventure une mystification.—Suivant lui, le pupille du célèbre instituteur n'aurait pas été complètement sourd.—Cette opinion combattue par M. Valade-Gabel.—La pièce de Bouilly.—Première représentation.—Grand succès.— Incident de la seconde.—L'abbé Sicard mis en liberté. | |
Chapitre XIX | 143 |
Le buste du célèbre instituteur des sourds-muets offert à M. Bouilly par les jeunes élèves de l'École nationale de Paris.—Félicitations du premier consul Bonaparte et du roi Louis XVIII à l'auteur du drame de L'abbé de L'ÉPÉE..—Souvenirs intéressants de Mme Talma. Deux traits de présence d'esprit de cette admirable actrice à deux représentations de la pièce.—Tribut d'éloges de Monvel à son élève.—Conclusions de M. Villenave.—Heureux résultats pour les sourds-muets du succès du drame de L'abbé de L'ÉPÉE.. | |
Chapitre XX | 151 |
Efforts tentés auprès du gouvernement pour suspendre les représentations du drame de L'abbé de L'ÉPÉE..—L'auteur accusé par la presse d'avoir voulu troubler le repos et compromettre l'honneur de certaines personnes.—M. Bouilly se disculpe.—Il offre de changer le lieu de la scène et efface du titre la qualification de CO MÉDIE HISTORIQUE.—Mort de l'abbé de l'Épée.—Touchant spectacle de ses derniers moments.—Tableau du sourd-muet Peyson.—Le célèbre instituteur inhumé à Saint-Roch.—On se dispute son image.—Sa répugnance à laisser reproduire ses traits, de son vivant.—Le sculpteur sourd-muet de Seine.—La Commune de Paris demande à l'Assemblée nationale que l'État adopte les sourds-muets privés de leur père.—Ce vœu est réalisé.—Oraison funèbre de l'abbé de l'Épée, prononcée dans l'église Saint-Étienne-du-Mont.—Supplice du panégyriste. | |
Chapitre XXI | 159 |
L'Assemblée nationale décrète que le nom de l'abbé de l'Épée sera inscrit parmi ceux des citoyens qui ont bien mérité de l'humanité et de la patrie, et que son Institution sera subventionnée par l'État.—Fondation de 24 bourses gratuites, projet de translation à l'ancien couvent des Célestins.—La Convention fonde, dans chacune des écoles de Paris et de Bordeaux, 60 bourses, portées successivement, pour la première, à 80 et à 100.—La Convention avait eu, un instant, le projet de fonder, pour l'éducation de 4000 sourds-muets, une école normale et six grandes institutions, avec ateliers et travaux agricoles.—Transfert de l'établissement de Paris dans le local actuel, à l'ancien séminaire Saint-Magloire.—Les frais d'éducation des sourds-muets rangés, en 1832, parmi les dépenses facultatives des budgets départementaux.—M. de Gerando avait infructueusement proposé que ce fût parmi les dépenses obligatoires. | |
Chapitre XXII | 166 |
Mode d'administration successif des Institutions nationales de sourds-muets de Paris et de Bordeaux.—Projets divers ayant pour but de généraliser en France cet enseignement spécial.—Sollicitations infructueuses jusqu'à ce jour.—Pétition adressée en 1851, par la Société centrale d'éducation et d'assistance pour les sourds-muets en France à l'Assemblée nationale législative.—Éloges de l'abbé de l'Épée par MM. Bébian, ancien censeur des études de l'Institution nationale de Paris, et d'Aléa, ancien directeur du collège royal des sourds-muets de Madrid.—L'auteur des TEMPLIERS, M. Raynouard, de l'Académie française, voulait, à sa mort, fonder un prix pour le meilleur poème à la gloire de l'abbé de l'Épée.—Nomenclature complète des œuvres du célèbre instituteur. | |
Chapitre XXIII | 172 |
Violation des sépultures de l'église Saint-Roch en 93.—Le plomb des cercueils fondu en balles sur les autels.—Mission que l'auteur s'était imposée de retrouver la tombe de l'abbé de l'Épée.—Lettre aux journaux pour se plaindre de ce que son portrait ne figure pas au Musée historique de Versailles; de ce que sa statue ne se voit, ni dans sa ville natale, ni à Paris; de ce que la tombe enfin de son successeur, l'abbé Sicard, languit sans honneur, dans un déplorable abandon.—Demande de renseignements au curé de Saint-Roch sur le lieu de la sépulture de l'abbé de l'Épée dans cette église.—Comment on découvre que ses restes reposent dans le caveau de la chapelle Saint-Nicolas—L'auteur y descend avec le sourd-muet Forestier et le docteur Doumic.—Spectacle déchirant!—Souscription ouverte dans les journaux pour élever un monument aux cendres du célèbre instituteur et faire apposer deux inscriptions en français sur la maison où il est né et sur celle qui fut le berceau de son enseignement. | |
Chapitre XXIV | 185 |
Une commission se forme pour régulariser la souscription destinée à élever un monument à l'abbé de l'Épée.—M. Dupin aîné en accepte la présidence; M. Villemain consent à en faire partie.—Elle se compose, en outre, de MM. de Schonen, de Gérando, Chapuys-Montlaville, Cavé, l'abbé Olivier, Monglave, Nestor d'Andert, et de trois sourds-muets, Ferdinand Berthier, Forestier et Lenoir.—Regrets de M. de Chateaubriand et du premier président Séguier.—Première séance à l'hôtel de la présidence de la Chambre.—Remercîments des trois membres sourds-muets.—Projet de M. Victor Lenoir, architecte du gouvernement.—Voies et moyens: représentations à bénéfice, souscription de la famille royale.—Où s'élèvera le monument?—On repousse la cour de l'Institution; on préfère la chapelle Saint-Nicolas, à Saint-Roch.—Organisation de la souscription.—Recherches à faire au Palais de Justice, à l'Hôtel de Ville, aux Archives nationales, sur le lieu de l'inhumation.— MM. Montlaville, Monglave et Berthier, délégués pour aller constater l'identité des restes découverts ou à découvrir. | |
Chapitre XXV | 195 |
Exhumation des restes mortels de l'abbé de l'Épée par MM. Garay de Monglave, Chapuys-Montlaville et Ferdinand Berthier.—Découverte de fragments de souliers, de rabat, de soutane, de bonnet carré et d'étole, reconnus par une personne qui a eu des rapports avec le grand instituteur.—La pipe de terre.—Oubli ou profanation.—Noms des premiers souscripteurs.—Appel éloquent à toutes les âmes généreuses.—Propositions de MM. Michaut (des Monnoies), Victor Lenoir, architecte, et Auguste Préault, statuaire.—Appel aux ambassadeurs étrangers, aux cours de cassation et des comptes, aux cours d'appel, etc.—Réponse de l'ambassadeur de Bavière. | |
Chapitre XXVI | 211 |
Rapport de M. Nestor d'Andert sur les projets soumis à la commission.—Préférence acquise à celui de M. Préault.—Les ministres invités à compléter la somme nécessaire à l'érection du monument.—Celui de l'Intérieur, M. de Montalivet, souscrit pour 3,000 fr.—Devis à forfait de M. Préault.—La commission l'accepte, à condition que l'artiste ne pourra exiger les sommes à recevoir qu'à mesure des rentrées, et que le monument sera prêt en février 1841.—Nouvelle circulaire, nouvelles démarches auprès des grands corps de l'État.—Appel à Louis-Philippe et à sa famille.—On en ignore le résultat.—L'ancien curé de Saint-Roch, devenu évêque d'Évreux, regrette de ne pouvoir prêcher le jour de l'inauguration du monument.—On s'adresse à l'abbé Cœur, qui ne peut, à cause de ses nombreux travaux, accepter cette honorable mission.—Fixation ultérieure du jour de la cérémonie. | |
Chapitre XXVII | 221 |
La Commission cesse de s'assembler.—M. Préault, presque abandonné à lui-même et n'ayant plus que les conseils de MM. de Monglave et Berthier, tient religieusement sa promesse.—Le monument est inauguré en août 1841, sans cérémonie et presque à huis clos.—Description et éloge de cette œuvre remarquable.—Mais pourquoi une inscription latine?—Sur 33,000 sourds-muets que renferme la France, il n'y en a pas 22 qui sachent le latin.—Hommage des sourds-muets suédois.—Couronne de bronze due aussi à M. Préault, ainsi que la statue de l'abbé de l'Épée qui orne la façade de l'hôtel de ville de Paris.—Cruels sacrifices pécuniaires de l'artiste pour le monument de Saint-Roch et pour celui qu'il a élevé au général Marceau sur une place de Chartres.—Un buste du grand instituteur dû à un sculpteur sourd-muet, offert à l'école de Paris.—Séance d'inauguration.—Souscription ouverte pour élever une statue à l'abbé de l'Épée sur une des places de Versailles, sa ville natale.—L'Institution de Paris s'associe à cet acte de reconnaissance. | |
Chapitre XXVIII | 229 |
Ces hommages, rendus, de toutes parts, à la mémoire de l'abbé de l'Épée, avaient été devancés, dès 1835, dans un banquet commémoratif de sa naissance, par une proposition que je fis aux sourds-muets et à leurs amis d'acquérir un buste en bronze du célèbre instituteur.—Empressement unanime de tous les convives. —Le buste est commandé au sculpteur Parfait Merlieux, et inauguré sur la fin du banquet de l'année suivante.—Transports d'allégresse de tous les assistants.—Mon allocution.—Bienfaits de la Société centrale des sourds-muets.—Projet de cours publics et gratuits en faveur des ouvriers atteints de cette infirmité. | |
Chapitre XXIX | 235 |
Toast porté en langue mimique à la gloire des sourds-muets par leur ami Eugène Garay de Monglave.—Revue des célébrités de cette nation exceptionnelle.—Professeurs, lauréats, jurisconsultes, prosateurs et poëtes, bacheliers, mathématiciens, chimistes, physiciens, inventeurs, peintres (histoire, sujets religieux, portraits, marines, pastel, daguerréotype et lithographie), statuaires, graveurs, mécaniciens, horlogers, imprimeurs, ouvriers en tout genre, marins et militaires.—Trait héroïque de dévouement et de courage d'un sourd-muet de douze ans.—Le gouvernement lui décerne une médaille.—Ses condisciples se cotisent pour lui fournir le moyen d'assister è notre banquet.—Mon toast à M. Bouilly, et la réponse de ce doyen de nos auteurs dramatiques. | |
Chapitre XXX | 248 |
Résumé des travaux de la commission créée pour l'inauguration d'une statue de l'abbé de l'Épée sur une des places publiques de Versailles, sa ville natale.—Communication officieuse du maire du chef-lieu de Seine-et-Oise.—Honorable initiative d'un citoyen, M. le docteur Bataille.—Sa lettre à un journal du département.—Nobles sentiments.—Modèle de la statue de notre illustre instituteur par M. Michaut, le célèbre graveur des monnaies.—Offres désintéressées.—Premier noyau de la commission de Versailles. | |
Chapitre XXXI | 256 |
Membres présents à la première réunion.—Formation du bureau définitif.—Comment on pourra activer les souscriptions.—Voies et moyens.—Plusieurs projets.—Divers modes de publicité.—Le maire de la ville accepte les fonctions de membre de la commission.—La statue sera en bronze et de taille héroïque.—Divers emplacements proposés.—Deux seuls paraissent convenables.—Autorisation à demander au conseil municipal.—Comité de trois membres, chargé, sous le titre de jury de surveillance, de suivre l'exécution des travaux.—Publication de la liste des souscripteurs tous les deux mois. | |
Chapitre XXXII | 262 |
Mort du président de la commission, M. le marquis de Sémonville.— M. le baron de Fresquienne élu à sa place.—Demande d'autorisation au Ministre de l'instruction publique pour élever la statue sur l'axe de la grille de clôture du jardin de l'École normale.—Réponse favorable.—M. Michaut s'engage à ce que les frais de la statue ne dépassent pas dix mille francs, et demande à en commencer le modèle en argile plastique.—M. l'architecte Petit invité à dresser un devis estimatif des dépenses du piédestal et des grilles.—Autorisation du conseil municipal, émettant toutefois le vœu qu'on choisisse un emplacement plus convenable.—Projet d'une médaille en bronze, destinée à chaque souscripteur. | |
Chapitre XXXIII | 270 |
M. Aubernon, préfet de Seine-et-Oise, avant de donner son approbation complète au projet de monument qu'on prépare à l'abbé de l'Épée, désire être mieux édifié sur diverses circonstances qui s'y rattachent.—Réponses de la commission aux différentes questions qui lui ont été soumises par M. le préfet.—Première pensée d'une entrevue de quelques membres du conseil municipal de Versailles avec quelques membres de la commission du monument, ayant pour but d'essayer de lever en commun ces obstacles.—Délibération favorable du conseil municipal en réponse aux objections soulevées par M. le préfet.—Rédaction d'un prospectus à répandre pour activer les souscriptions. | |
Chapitre XXXIV | 276 |
Lettre d'envoi du prospectus.—Premières listes de souscriptions.—Empressement des évêques et du clergé.—Offrande de 300 francs de la part du roi Louis-Philippe.—Les membres de la commission invités à donner chacun son avis sur le modèle de la statue. —Le statuaire Michaut promet d'en profiter.—Souscriptions des sourds-muets, recueillies par le docteur Doumic.—Projet d'exposition du modèle de la statue dans la cour de l'Institution des sourds-muets de Paris.—Le préfet de Seine-et-Oise accepte les fonctions de président d'honneur de la commission.—MM. Molé, Lepelletier-d'Aunay, Bertin de Vaux et le duc de Luynes désignés pour en être membres d'honneur.—Le Ministre de la guerre regrette de ne pouvoir accorder le bronze qu'on lui demande pour la confection de la statue. | |
Chapitre XXXV | 284 |
Exposition du modèle de la statue dans la cour de l'Institution des sourds-muets de Paris.—Description. Éloge.—Visite du préfet de Seine-et-Oise, du maire de Versailles, d'un de ses adjoints, de délégués du conseil municipal, de membres de la commission des souscripteurs.—Mes impressions en présence de la statue.—Engagement du fondeur.—Adoption de la statue par le conseil municipal, qui décide qu'elle sera placée à la croix des rues Royale et d'Anjou.—M. Michaut se soumet aux corrections indiquées. —L'architecte de la ville mis à la disposition de l'œuvre. —Nouveaux moyens à employer pour activer les souscriptions. | |
Chapitre XXXVI | 298 |
Hommage, par la commission des souscripteurs, au conseil municipal de la statue de l'abbé de l'Épée.—Examen du bronze destiné à cette œuvre.—Déficit de 2,700 fr. sur la somme nécessaire à l'achèvement des travaux.—Le conseil municipal en vote 2,000.—Projet d'une plaque commémorative.—Inscription de la face principale du monument.—Travaux du fondeur surveillés par le statuaire.—Érection fixée au 3 septembre 1843.—Dernières dispositions. —Programme de la fête.—Décision du conseil municipal.—Je suis invité à adresser une allocution mimique aux sourds-muets qui assisteront à la cérémonie. | |
Chapitre XXXVII | 310 |
Inauguration de la statue de l'abbé de l'Épée à Versailles, sa ville natale.—Autorités, garde nationale, les sourds-muets de Paris et d'Orléans.—Désintéressement du chemin de fer.—Absence regrettable du clergé.—Nombreuse affluence de spectateurs.—Discours du préfet, au nom de la commission des souscripteurs. Réponse du maire.—Notice sur la vie et les travaux de l'abbé de l'Épée, par M. de Sainte-James, secrétaire de la commission du monument.—Mon allocution mimique.—Salves d'artillerie. —Absence du vénérable Paulmier.—Discours qu'il devait prononcer. | |
Chapitre XXXVIII | 322 |
Pièces de vers auxquelles donne naissance l'inauguration de la statue de l'abbé de l'Épée, à Versailles. Improvisation poétique du sourd-muet Pélissier, avec épigraphe du sourd-muet Lenoir.—Le conseil municipal autorise le maire à accepter le monument, et adresse des remercîments aux commissaires, aux souscripteurs et au statuaire.—La commission sollicite en vain de M. le Ministre de l'intérieur, par l'intermédiaire de M. le préfet, une dernière subvention pour solder ses comptes.—Relevé définitif des recettes et dépenses.—Tribut de regret de la commission à quatre de ses membres décédés.—Ses remercîments à M. le préfet Aubernon. —Elle décerne une médaille au statuaire Michaut.—Désir des souscripteurs sourds-muets de voir leurs noms imprimés dans les journaux, afin de constater leur reconnaissance pour l'abbé de l'Épée. La commission ne peut que faire lithographier des listes générales.—Conclusion: sept vœux émis; trois encore à exaucer, une statue dans l'Institution, berceau de l'art d'élever les sourds-muets; deux inscriptions, l'une, sur la maison modeste où il naquit, à Versailles, l'autre, sur la maison modeste où il commença à enseigner, à Paris. | |
Notes | 335 |
[1] Résumé des travaux de l'ex-Société centrale des sourds-muets de 1838 à 1843, par MM. Lenoir et Allibert, professeurs sourds-muets.—Rapports sur l'état des recettes et dépenses de cette Société dans le même intervalle de temps, par MM. Dubois et Imbert, le premier sourd seulement, le second sourd-muet.
[2] Toutefois, il y a apparence que ces infortunés étaient mieux traités chez les Romains, pourvu toutefois qu'ils montrassent de l'aptitude à une spécialité quelconque, puisque nous voyons Pline citer l'un d'eux, nommé Pedius, comme s'exerçant dans les beaux-arts.
[3] Extrait de l'Annuaire de l'Institut des sourds-muets et des aveugles de Bruges, 1841, par M. l'abbé Carton, directeur de cet établissement.
[5] La maison qui fut son berceau n'existe plus. Elle était située sur le terrain actuel de l'hospice, à l'angle des rues de Bourbon et de l'Abbé-de-l'Épée (naguère de Clagny).
[8] Voyez la note D.—Copies authentiques de six pièces émanées des anciennes archives du diocèse de Troyes et déposées à la préfecture de l'Aube, précédées de la réponse de M. le chanoine Coffinet, secrétaire de cet évêché, à M. Sainte-James de Gaucourt, secrétaire de la Commission pour l'érection de la statue de l'abbé de l'Épée à Versailles.
[9] En 1743.
[10] La Revue ecclésiastique, 33e livraison, février.
[11] Voyez la note E.—Observations d'un ecclésiastique aussi tolérant qu'éclairé, M. l'abbé Bouchot, aumônier de l'institution des sourds-muets d'Orléans.
[12] Éloge de l'abbé de l'Épée, par Bébian, censeur des études de l'institution des sourds-muets de Paris.
[13] Chateaubriand a dit quelque part en parlant des sauvages de l'Amérique:
«La conversation devint bientôt générale, c'est-à-dire par quelques mots entrecoupés de ma part et par beaucoup de gestes, langage expressif que ces nations entendent à merveille et que j'avais appris parmi elles.»
[14] Lettre seconde de l'instituteur des sourds-muets à M. l'abbé *** en 1772 (Institution des sourds-muets par la voie des signes méthodiques).
[15] Institution des Sourds-Muets, par la voie des signes méthodiques. 1re partie. Page 89.
[16] La Polygraphie ou écriture universelle, cabalistique, de Trithème.—L'ouvrage de Comenius intitulé: Janua linguarum reserta (1601).—Bécher de Spire (1661). Character pro notitiâ linguarum universale.—John Wilkins, an essay towards a real character and philosophical.—La Pasigraphie, ou écriture universelle, du chevalier de Maimieux.—L'anti-pasigraphie de Vater.—Manuel polyglote de Cambry, d'après le plan de Bécher.—Essai pasigraphique de Zacharie Nather.—Cours de Pasigraphie de Schmid, ouvert en 1807 au lycée de Dilengen.
Ces citations sont extraites de l'Investigateur, journal de l'institut historique. Tome IX, 172e livraison.—Mars 1849.
[17] Une liste de leurs ouvrages serait ici bien longue. Contentons-nous donc de citer quelques-uns, de ceux qui ont été publiés en français:
Essai sur l'articulation de la voix, par Laurent de Blois, 1831.
—La parole rendue aux sourds-muets, par le même.—Tableau des éléments de la parole artificielle et de la lecture sur les lèvres à l'usage des sourds et demi-sourds de naissance et par accident, par M. Piroux, directeur de l'institution des sourds-muets de Nancy, 1838.—Méthode de phonologie et de labéologie, par le même, idem.—Mécanisme de la parole mis à la portée des sourds de naissance, par M. Vaïsse, professeur de la classe de perfectionnement de l'institution nationale des sourds-muets de Paris.—Brochure de M. Valade-Gabel, ancien directeur de l'institution, nationale des sourds-muets de Bordeaux, 1839, intitulée: Quel rôle l'articulation et la lecture sur les lèvres doivent-elles jouer dans l'enseignement des sourds-muets?—La parole enseignée aux sourds-muets, sans le secours de l'oreille, par J. B. Puybonnieux, professeur et archiviste-bibliothécaire à l'institution nationale des sourds-muets de Paris, 1843.—Mutisme et surdité ou influence de la surdité native sur les facultés physiques, intellectuelles et morales, par le même, 1846.
[18] Voyez à la note F. un certificat délivré par l'abbé de l'Épée à Mademoiselle Blouïn, certificat publié par M. Piroux, directeur de l'institution des sourds-muets de Nancy dans son intéressant journal mensuel: l'Ami des Sourds-Muets. (2e année, 1839-1840.)
[19] Né le 11 avril 1715 à Péniche, ville de l'Estramadure portugaise, à 36 kilomètres de Lisbonne. D'autres placent son berceau à Berlango, dans l'Estramadure espagnole. On appelait alors indifféremment, a-t-on remarqué à cet égard, juifs portugais ou nouveaux chrétiens les premiers Israélites venus de la péninsule hispanique et admis légalement en France par les ordonnances de Henri II.
[20] Jacob Rodrigues Pereire, déjà cité.
[21] M. Bébian remarquait en 1827, dans son excellent Manuel d'enseignement pratique des sourds-muets, que plusieurs institutions d'Allemagne ne faisaient usage d'aucun alphabet manuel, mais qu'on y traçait en l'air la forme des lettres comme si on les écrivait. Selon cet instituteur éminent, les lettres ainsi tracées sont beaucoup trop fugitives; elles supposent d'ailleurs une grande habitude d'écrire sur le papier et ne peuvent être par conséquent d'aucune utilité pour les premières leçons.
[22] Voyez à la note G:—1º ma lettre au directeur de l'institution nationale des sourds-muets de Paris sur la dactylologie de M. Leménager; 2º celle que j'ai adressée à la Commission consultative de cet établissement sur la dactylographie de M. Ch. Wilhorgne.
[23] Institution des Sourds-Muets, chap. 1, pag. 9-10.
[24] C'est par ce moyen que le père Vanin avait commencé l'éducation des deux sœurs sourdes-muettes.
[25] Il a fait paraître un grand nombre de traductions d'ouvrages anglais qui lui étaient commandés par des éditeurs, des lettres sur la dactylologie et un mémoire publié par le Journal de Physique, en 1770.—Il avait, en outre, formé lui-même quelques élèves, parmi lesquels se distinguait une demoiselle de Rennes, dont Le Bouvier Desmortiers cite quelques écrits.—La dactylologie était l'instrument favori de ce sourd-muet très-remarquable, auquel nous sommes redevables, dit-on, de l'adoption de ce mot grec.
[26] Ce moine anglo-saxon passe pour avoir composé le premier un travail méthodique ayant trait au langage doigté.—Il a pour titre Loquela digitorum, art d'exprimer les nombres par la position des doigts sur les mains ou des mains sur le corps. Il se compose d'un texte très-court et n'ayant guère que l'étendue d'une des pages du Magasin pittoresque (16e année), et de 55 figures. Les 36 premières expriment les nombres avec les doigts seulement et constituent ainsi ce que l'on est convenu d'appeler la dactylonomie; les 19 autres, relatives à la Chiromamie, empruntent leur signification aux diverses positions des mains.
Des savants font remonter de pareils systèmes à une haute antiquité. Ils en citent pour preuves un assez grand nombre de passages des auteurs anciens, sacrés et profanes.
[27] Paralipomenn, lib. III, cap 3, tome XVI de la collection de ses œuvres, page 462.—De utilitate ex advertis capiendâ, lib. II, cap. 7, tome II de ses œuvres, pag. 73.
De subtilitate, lib XIV, pag. 425 (édition de Bâle, 1622).
[28] Extrait de la vie de saint François de Sales, par Marsollier. Paris, Dufour, 1826. Tome 1er, livre 5e, page 394.
[29] J'ai été induit en erreur, comme beaucoup d'autres, quand j'ai écrit autre part qu'il était muet de naissance.
[30] C'est ce que m'a assuré, du moins, M. Coquebert de Montbret, homme fort instruit, membre sourd-muet de la Société Asiatique, qui, en 1847, a, par son testament, légué non seulement sa fortune, mais sa riche bibliothèque à la ville de Rouen. Voyez la note H où il est parlé de ce legs d'après les Annales de l'éducation des Sourds-Muets et des Aveugles, publiées par M. Edouard Morel, 4e année, 4e volume, 1847.
[31] J'ai lu dans l'Illustration, 3 novembre 1849, nº 349, vol. XIV, que M. de Carignan, frère aîné du Comte de Soissons, qui était bègue, eut pour percepteur M. de Vaugelas. La grande occupation de ce dernier pendant quatre ans fut de lui enseigner les plus ingénieuses décompositions des mots pour lui en faciliter la prononciation. Le maître étant mort de chagrin de voir ses efforts échouer devant les organes rebelles de l'élève, un Italien nommé Vicenzio Barini prit sa place. Le nouvel instituteur imagina un moyen de lui faire prononcer et assembler quelques lettres on ne sait comment. D'après Armand de Barenta, à qui j'emprunte cette note, il ne paraît pas que M. de Carignan en ait mieux profité.
[32] Ce traité, dont Locke, Leibnitz, Fontenelle, dans son éloge de Leibnitz, et le célèbre philosophe écossais Dugald Stewart, faisaient un grand cas, était devenu si rare, en 1834, qu'une société de bibliophiles de Glascow, connue sous le nom de club Maitland, résolut d'en faire, à Edimbourg, tirer, au nombre de cent exemplaires seulement, une nouvelle édition réservée à ses membres. L'Institution nationale des Sourds-Muets de Paris, grâce aux soins éclairés de M. Edouard Morel, alors son secrétaire-bibliothécaire, est parvenu à s'en procurer un, malgré l'énormité du prix, 120 francs.
[33] Il comptait déjà treize ans, et avait reçu un commencement d'instruction de M. Lucas aîné, entrepreneur des bâtiments du Roi pour les ouvrages de plomberie, quand il fut mis en pension, le 26 octobre 1750, chez Pereire, quai des Augustins, par le duc de Chaulnes, son parrain.—Selon M. Coquebert de Montbret, ce sourd-muet, fils d'un maréchal des logis des chevau-légers de la garde, aurait été l'oncle de notre grand orateur Berryer.
[34] Voir son Dictionnaire de Musique, art. Chant.
[35] Voici le commencement de quelques vers de La Condamine, qu'une considération inconnue ne permit pas, dit-on, d'inscrire sur le tombeau de Pereire:
Pereire! ton génie et tes puissants secours |
Ont rendu la parole à des muets nés sourds! |
Des muets ont parlé!....... |
Saboureux de Fontenay avait répondu par une dissertation remarquable aux questions de ce savant. Peu importe, d'ailleurs, l'époque précise! A quoi notre frère d'infortune devait-il d'être arrivé à cette supériorité de connaissances qui excitait l'admiration générale? L'abbé de l'Épée pense que c'était bien plus à la lecture qu'à l'habileté de son maître Pereire.
[36] Voir l'Encyclopédie et ses Lettres sur les Sourds-Muets.
[37] Voir son Traité des Sensations.
[38] Voir sa Dissertation sur la manière d'apprendre à parler aux muets.
[39] C'est seulement comme instituteur et non pas comme savant que je considère ici Pereire.—Il mourut à Paris, en 1780, revêtu du titre de membre de la Société Royale de Londres, et fut enterré dans le cimetière des juifs portugais, à La Villette.
[40] L'abbé de l'Épée a supprimé, par modestie sans doute, quelques expressions de cette lettre qui s'adressaient à lui.
[41] Toutes les pièces furent fournies en latin de part et d'autre.
[42] Léopold Loustau a exposé au salon de 1839 un grand tableau qui représente saint Pierre guérissant un boiteux;—en 1840, le Sermon de Jésus-Christ sur la Montagne, dont le ministre de l'intérieur a fait l'acquisition;—en 1844, Jésus enfant parmi les docteurs de la loi, tableau donné par le ministre à la chapelle du lycée de Strasbourg et pour lequel le jeune artiste a obtenu une médaille d'or;—en 1842, Jésus-Christ bénissant les petits enfants, tableau commandé par le ministre pour servir de pendant à ce dernier;—en 1845, l'Apparition de Saint-Nicolas devant Constantin le Grand, tableau placé par ordre du ministre dans la cathédrale de Haguenau (département du Bas-Rhin), dont le saint est le patron;—en 1846, Bonaparte quittant l'Égypte pour venir sauver la France. Il est accompagné des généraux Murat, Lannes, Marmont, Berthier, Andréossy et de deux savants, Monge et Berthollet. Loustau excelle également dans les portraits, dont il reçoit chaque jour de nouvelles commandes.
[43] La comtesse de Courcel, sa nièce, ne l'évalue qu'à 7 ou 8,000 fr.
[44] Revue ecclésiastique, 33e livraison, février.
[45] Voyez la note 1.(44)
[46] Mlles Cornu, Trumeau, Vissera, Duhamel et Lefebure.
[47] Il était alors âgé de soixante-quatre ans.
[48] La date du 1er août n'a été connue de l'auteur de la note que depuis les informations faites par ordre du ministère.
[50] Cette pièce a été donnée à M. Théodore Tarbé, par Mesd. Moreau de Vormes, ses parentes, petites-filles de M. Moreau de Vormes, avocat au Conseil, à qui elle était adressée.
Elle se trouve maintenant entre les mains de M. Amant, artiste aimé du public, du théâtre Montansier, qui possède une magnifique collection d'autographes des souverains qui ont régné sur différentes nations, des savants les plus illustres, des plus profonds génies, des hommes les plus vénérables, les plus remarquables, des célébrités féminines enfin qui ont brillé sur la scène du monde.
[51] Des témoins prétendaient avoir vu la lentille; c'étaient la nourrice de Joseph de Solar, la maîtresse de pension de l'île Saint-Louis et un maître d'école de Toulouse.
[52] Plus tard M. Tronçon-Ducoudray avoua à M. Bouilly, auteur du drame de l'Abbé de l'Épée, que l'instruction du procès, modifiant son opinion, avait achevé de le convaincre que l'élève du célèbre instituteur était bien véritablement l'unique rejeton mâle de la noble famille qui le reniait. Il l'entretenait même si souvent de cette cause, dans laquelle il n'avait pu qu'admirer l'ascendant irrésistible des plus douces vertus unies à la philanthropie la plus chrétienne, qu'il n'avait pas peu contribué à échauffer l'imagination si vive et l'âme si sensible de son interlocuteur dont il soutenait et affermissait les pas après l'avoir présenté lui-même, en 1787, au barreau français. On n'ignore pas que Tronçon-Ducoudray, déporté à la Guyane, paya, dans la suite, de sa liberté et de sa vie, la gloire d'avoir défendu la reine Marie-Antoinette au tribunal révolutionnaire.
[53] Ce maître d'école de Toulouse a été accusé d'avoir suborné ses écoliers pour les engager à ne pas reconnaître le sourd-muet en question.
Le 2 décembre 1772, il reçut Guillaume-Jean Joseph, sourd-muet, né à Clermont le 1er novembre 1762, et il marqua sur son registre la sortie de cet enfant au 2 septembre de l'année suivante.
[54] Extrait du rapport du procès Solar, fait le 5 juin 1792 et jours suivants à l'audience publique du second tribunal criminel, établi par la loi du 14 mars 1791, et séant à Paris, au Palais de Justice, par Jean-François Eude, juge à ce tribunal, sur l'appel de la sentence définitive rendue au Châtelet de Paris le 8 juin 1781.
C'est par le plus grand des hasards que cette pièce est tombée tout récemment entre mes mains. Sur ma demande, des recherches, relatives à ladite annulation, avaient été faites jusque-là, mais infructueusement, dans les minutes du greffe de la cour d'appel, au greffe du tribunal de première instance et aux archives nationales.
[55] Il n'est, selon le rapporteur, autre que Pierre-Hyacinthe-Joseph, fils de Matthias Pinchon de la Motte, employé dans les Pays-Bas aux travaux des mines.
[56] On a remarqué qu'elle a varié dans ses déclarations sur Joseph. Pour se justifier, elle disait que c'était sur la foi d'autrui qu'elle croyait qu'il était son frère, mais que, devant la justice, elle devait à la vérité de déclarer qu'elle ne le reconnaissait pas. C'est pour cette raison que, par l'organe de son tuteur, celui-ci a formé contre elle une demande en communication de l'inventaire fait après le décès de la comtesse de Solar. C'était, selon lui, un moyen d'arriver ainsi à faire reconnaître judiciairement l'état de Joseph et son identité avec le comte de Solar.
[57] Depuis lors, nous apprend le rapporteur par post-scriptum, Me Avril, défenseur de Cazeaux, lui fit donation, à sa mort, de tous ses biens, pour le dédommager du tort involontaire que sa compagnie lui avait fait éprouver. Cette donation, évaluée à 200,000 fr., et qui consistait principalement en une jolie maison, sise aux environs de Brunoy, donna lieu au mariage de Cazeaux avec Caroline de Solar.
[58] Voici la distribution des rôles:
L'ABBÉ DE L'ÉPÉE | Monvel. |
JULES | Mad. Vanhove-Talma. |
DARLEMONT | Grandménil. |
SAINT-ALME | Damas. |
FRANVAL | Baptiste aîné. |
DOMINIQUE | Dazincourt. |
MAD. FRANVAL | Mad. Suin. |
CLÉMENCE, SŒUR DE FRANVAL | Mlle Mézerai. |
MARIANNE | Mad. Lachassaigne. |
[59] L'abbé Sicard fut réintégré dans ses fonctions le 22 nivôse an VIII.
[60] Voyez à la note K un extrait de mon allocution au banquet anniversaire de la naissance de l'abbé de l'Épée, le 11 décembre 1842.
[62] Une autre nièce de ce bienfaiteur de l'humanité est morte le 24 décembre 1844, à l'hôpital Necker, salle Sainte-Adélaïde, où elle occupait le lit nº 29. Elle était dans le plus complet dénûment.
[63] Roger Ducos, député des Landes, nous apprend dans son rapport et son projet de décret sur l'organisation de six établissements pour tous les sourds-muets de la république, à Paris, à Bordeaux, à Rennes, à Clermont, à Grenoble et à Nancy, d'après les décrets des 28 juin 1793 (vieux style) et 9 pluviôse, que le 23 pluviôse le statuaire de Seine, sourd-muet, avait offert à la Convention nationale, par l'organe d'une citoyenne, le buste de Mutius Scevola, par lui sculpté, et qu'il avait, en outre, fait don à la même assemblée de ceux de Lepelletier et de Marat.
[64] Il venait d'être proclamé successeur de l'abbé de l'Épée par l'unanimité des suffrages à l'issue d'un concours public ouvert à l'effet de recueillir cet héritage de gloire et de bienfaisance. Afin d'apprendre sous cet illustre maître à régénérer moralement ces malheureux, il avait été envoyé de Bordeaux, où il dirigeait une école de sourds-muets, fondée en 1786, à l'instar de celle de Paris, par M. Champion de Cicé, archevêque de cette ville.
[65] Le décret de l'Assemblée nationale fut converti en loi par la sanction royale le 29 du même mois.
[66] L'article Ier du décret des 10-14 septembre 1791 était ainsi conçu:
«Le nom de l'abbé de l'Épée, fondateur de cet établissement, sera placé au rang de ceux des citoyens qui ont le mieux mérité de l'humanité et de la patrie.»
L'art. 2 lui assigna la totalité du local et des bâtiments des Célestins.
Il devait l'occuper concurremment avec les jeunes aveugles sur lesquels les travaux de Haüy commençaient, dès cette époque, à attirer l'attention publique.
[67] Alphonse Esquiros.—Revue de Paris.—Les sourds-muets de Paris. Novembre 1844.
[68] D'autres arrêtés ministériels ont plus tard élevé d'abord de 60 à 80, puis de 80 à 100, le nombre des places gratuites réservées aux sourds-muets indigents dans l'Institution de Paris.
[69] Voyez à la note M quelques détails sur l'origine du bâtiment concédé aux jeunes sourds-muets et sur sa situation actuelle.
[70] Rennes.—Clermont.—Grenoble.—Nancy.
[71] Le rédacteur était M. Valade-Gabel, à qui furent adjoints MM. E. Durieu, ancien directeur général de l'administration des cultes, et Hyde de Neuville, ancien ministre de Chartes X, qui avait émis, le premier, un semblable vœu, lequel ne doit point surprendre quiconque a été à même d'apprécier, de près ou de loin, ses nobles qualités.
[72] Le nouveau rédacteur est M. Puybonnieux, professeur et bibliothécaire-archiviste de l'Institution nationale des sourds-muets de Paris.
[73] Entre autres, Mlle Courtois; l'abbé Salvan, élève et ami de l'abbé de l'Épée, ancien instituteur en second à l'Institution des sourds-muets de Paris; l'abbé Dujardin, curé de Bry-sur-Marne, près de Nogent-sur Seine, que le comte de Romanet, sourd-muet, m'avait désigné comme un des amis les plus dévoués de l'admirable rédempteur de mes frères d'infortune.
[74] Ils sont de M. Audet de la Mésenquère, maître-ès-arts et de pension à Picpus, ancien professeur de belles-lettres et membre de l'Académie de Châlons-sur-Marne.
[75] Voyez à la note N les vers composés à cette occasion sous ce titre: le Sourd-Muet, par un de nos frères les plus distingués, Pélissier, aujourd'hui professeur à l'Institution nationale de Paris.
[76] Molière.
[79] Écrite en allemand.
[80] M. le comte de Montalivet.
[81] Voyez à la note Q les pièces fournies à l'appui de la proposition de MM. Lassus, architecte, et Auguste Préault, statuaire.
[82] M. l'abbé Olivier, curé de Saint Roch, venait d'être promu à cette dignité.
[83] Viro—admodum mirabili—sacerdoti de l'Épée—qui fecit exemplo Salvatoris—mutos loqui—cives Galliæ—hoc—monumentum dedicarunt—Natus 1712—Mortuus 1789.—Préault, 1840.
[84] MM. le baron de Gérando, le duc de Doudeauville, Gueneau de Mussy, Camille Périer, le duc de Praslin, administrateurs.—MM. Feuillet, Droz, Michelot, de Cardaillac, Raynouard, Abel Remusat, Burnouf, Sylvestre de Sacy, Frédéric Cuvier, membres du conseil de perfectionnement.
[85] Un comité, chargé du soin de remplir les intentions des sourds-muets de toutes les écoles, de tous les pays et de toutes les professions, et composé de M. Ferd. Berthier et de dix membres, MM. A. Lenoir, Forestier, Boclet, Peyson, Mosca, Gouttebarge, Gire, Deruez, Gouin et Doumic, avait arrêté, dans sa séance du 15 novembre 1834, que cet anniversaire serait célébré, chaque année, par un banquet, auquel les amis des sourds-muets seraient admis.
Cette fête annuelle est devenue le germe de leur Société centrale, dont il est fait mention dans les prolégomènes de ce livre.
[86] Les comptes-rendus des banquets des sourds-muets, réunis pour fêter les anniversaires de la naissance de l'abbé de l'Épée, se trouvent chez le libraire Hachette.
[87] La position de l'auteur de ce livre ne lui permet pas de combler ces deux lacunes.
[88] Les poésies de Pélissier ont paru depuis et ont obtenu un succès complet.
[89] Gouin a obtenu, depuis, une mention honorable à l'Exposition universelle de Londres.
[90] Maloisel, chef de l'atelier des tourneurs à l'Institution nationale des Sourds-Muets de Paris, est inventeur d'une machine qui, se substituant à la main du sculpteur, produit, comme par enchantement, des bustes, des statuettes, en quelque matière que ce soit, en marbre, par exemple, en ivoire, en fer, d'après un modèle qu'on a sous les yeux, sans qu'il soit besoin de recourir à aucun des instruments usités, jusqu'à ce jour, pour les travaux de cette nature.
[91] Leclerc a réussi, après des essais réitérés, à imprimer un mouvement presque sans fin à une machine quelconque, de quelque force qu'elle soit, sans recourir à la vapeur. Il n'attend plus que l'examen d'un jury spécial pour enrichir l'humanité de sa précieuse découverte.
[92] La médaille porte cette inscription:
MINISTÈRE DE LA MARINE.
A Hurtrelle (Léopold-Hippolyte), âgé de 12 ans, sourd-muet.
Courage et dévouement pour sauver des enfants
en danger de se noyer.
Elle est accompagnée du certificat suivant, délivré à l'enfant sourd-muet:
«Le commissaire général, chef du service de la marine, commandeur de la Légion-d'Honneur, certifie que le ministre de la marine et des colonies a décerné une médaille d'honneur en argent au nommé Hurtrelle (Léopold-Hippolyte), enfant de douze ans, sourd-muet, pour le courage et le dévouement dont il a fait preuve, en sauvant des personnes en danger de périr dans les flots.
«Enregistré au secrétariat, au Havre.»
[93] M. Ferdinand Berthier, sourd-muet, professeur à l'Institut royal des sourds-muets de Paris.
[94] Voyez à la note R l'extrait du registre des délibérations du conseil municipal de Versailles.—Séance du 14 novembre 1839.
[96] Selon toutes les probabilités, ce nombre ne peut être évalué au-dessus de 24,000.
[97] M. Ad. de Lanneau, ancien maire du XIIe arrondissement de Paris.
[98] Il m'avait été demandé par un membre de la commission chargée de l'érection du monument.
[99] Dame professeur a l'Institution nationale des sourds-muets de Paris.
[100] On avait pensé que c'était un heureux prétexte pour faire évacuer les maisons de tolérance et pour déporter leur immonde population dans des lieux plus écartés; que c'était encore, pour les riverains, une occasion favorable d'exhausser leurs maisons et de leur donner ainsi un aspect plus régulier. On avait observé, quant à l'emplacement sur la place de la Cathédrale, que le monument, qui a, en tout, 4 m 80 de hauteur, serait comme écrasé par le portail, et que, pour qu'ils fussent en rapport, la statue et le piédestal réunis devraient avoir 7 m de hauteur; par conséquent, occuper une superficie de 17,30, au lieu de celle de 10,50 qu'ils comprennent, avec l'entourage obligé.
L'emplacement de l'École normale primaire n'était pas davantage à l'abri de la critique: Il eût donné lieu, observait-on, à se demander en passant si les élèves de cette École étaient subitement devenus sourds-muets, ou, en regardant le tribunal situé en lace, si l'abbé de l'Épée avait été, durant sa vie, magistrat. (Note de la commission de Versailles.)
J'ai fait remarquer ailleurs que cette dernière hypothèse provenait d'une erreur historique. (Note de l'Auteur.)
[101] Cette abstention aurait-elle été motivée, comme on l'a prétendu, par les opinions jansénistes de notre célèbre instituteur? Nous ne pouvons le croire. Plus de cinquante ans se sont écoulés depuis sa mort; et une tombe, des bienfaits inouïs et des honneurs mérités nous séparent de cette époque.
[102] Voltaire.
[103] J.-J. Rousseau.
[104] Montesquieu.
[105] POÉSIES D'UN SOURD-MUET, avec une introduction par M. Laurent de Jussieu, à la librairie de Charles Gosselin, rue Jacob, 30.
[107] Traité de feu le docteur Itard sur les maladies de l'oreille et de l'audition.
[108] On peut consulter avec fruit le travail de M. J.-B. Puybonnieux, cité plus haut.
[109] Allusion à une solennité de l'Académie des Jeux Floraux de Toulouse.
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