The Project Gutenberg EBook of Voyages et Avantures de Jaques Massé, by Simon Tyssot de Patot This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Voyages et Avantures de Jaques Massé Author: Simon Tyssot de Patot Release Date: September 11, 2011 [EBook #37401] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGES ET AVANTURES *** Produced by Anne Dreze, Andrea Ball & Marc D'Hooghe at http://www.freeliterature.org (From images generously made available by Gallica, BnF)
Monsieur,
Voici le Voyage dont on vous a parlé, & que vous avez souhaité de voir. Il m'est tombé entre les mains par une espéce de hazard que je vous raconterai une autrefois; mais dès que je l'eûs commencé, je ne pûs le quitter qu'après l'avoir lû d'un bout à l'autre. J'y ai trouvé tant de choses agréables & intéressantes, & tant de choses instructives sur plusieurs matiéres de Philosophie, que j'ai été très-satisfait de cette lecture. Plusieurs de mes Amis, Gens d'esprit & de savoir, ne l'ont pas été moins que moi; ainsi je m'assure, MONSIEUR, que vous le lirez avec le même plaisir.
Je vous avouë qu'à la premiére lecture, je soupçonnois que l'Auteur s'étoit servi du privilége des Voyageurs, en mêlant à sa Relation un peu de Romanesque: mais après une seconde lecture, & un examen plus particulier, je n'y ai rien trouvé que de fort naturel & de très-vraisemblable. Et cet air de candeur & de bonté qu'on trouve par tout dans ce bon Vieillard qui en est l'Auteur, a achevé de me convaincre.
Il y a des endroits dans certaines conversations sur des matiéres de Religion, qui m'ont paru d'abord un peu forts: mais les ayant examinez de plus près, & voyant que l'Auteur, qui a toûjours tenu ferme pour sa Religion, en a fait voir presque toûjours la foiblesse ou la fausseté, j'ai crû qu'il n'y auroit rien qui pût ébranler un homme bien instruit dans la Foi Chrétienne, qui est, Dieu merci; assez bien fondée pour ne rien craindre des attaques Libertins ou des Infidéles. Ainsi nous n'avons pas besoin d'employer d'indignes artifices, pour cacher la force des raisonnemens qu'on fait contre nous, comme si nous avions une mauvaise cause à défendre.
Je suis, &c.
I. CHAP. Où il est traité des études, de la Profession, & de l'embarquement de l'Auteur; & du premier Naufrage qu'il fit sur les Côtes d'Espagne.
II. Du séjour de l'Auteur à Lisbonne, &c.
III. Du second Voyage de l'Auteur, & de son Naufrage sur une Côte inconnuë.
IV. L'Auteur quite le reste de la Troupe, avec deux Camarades seulement, & pénétre avec eux dans ces Païs inconnus. Les obstacles qu'il rencontra dans sa Route.
V. Suite des Avantures de l'Auteur & de ses Camarades, jusqu'à leur entrée dans un Païs habité.
VI. De la Découverte d'un très-beau Païs, de ses Habitans, de leur Langage, Mœurs, Coûtumes, &c. & de l'estime où notre Auteur & son Camarade y étoient.
VII. Conversation curieuse de l'Auteur, avec le Juge & le Prêtre de son Village, au Sujet de la Religion, &c.
VIII. L'Auteur est mené à la Cour du Roi. Il décrit ici l'Origine de ces Monarques, fait la Description du Palais Royal, du Temple, &c.
IX. Qui contient plusieurs conversations très-curieuses, entre le Roy & notre Auteur.
X. Où l'on voit les Cérémonies qui se pratiquent aux Naissances & aux Enterremens en ces Païs; la maniére d'administrer la justice, & plusieurs autres choses remarquables.
XI. Suite des Avantures de l'Auteur & de son Camarade, jusqu'à leur départ de la Cour.
XII. L'Auteur quite ce beau Pays. Les moyens dont il se servit pour en sortir: il retrouve au bord de la Mer une partie de l'Equipage avec lequel il avoit échoué sur les Côtes de ce Continent.
XIII. Contenant ce qui étoit arrivé au reste de l'Equipage, pendant l'absence de l'Auteur; & la suite de leurs Avantures jusqu'à leur départ de ce Pays.
XIV. Comment l'Auteur passe des Terres Australes à Goa, où il fut mis à l'Inquisition: Histoire d'un Chinois qu'il rencontra dans cette prison, & de quelle maniére ils en sortirent.
XV. Du départ de l'Auteur pour Lisbonne; comment il fut pris & mené en Esclavage: & ce qui arriva pendant qu'il fut Esclave.
XVI. Contenant les Avantures de Pierre Heudde, dont il est parlé dans le deuxième Chapitre. Et de l'arrivée de l'Auteur à Londres, &c.
Où il est traité des Etudes, de la Profession, & de l'embarquement de l'Auteur; & du premier Naufrage qu'il fit sur les Côtes d'Espagne.
La vie de l'homme a des bornes si étroites, & le nombre des années qu'il peut employer à cultiver les Sciences, ou à perfectionner les Arts, est si-tôt écoulé, qu'il ne faut pas s'étonner si les progrès qu'il y fait se terminent à si peu de chose. La briéveté de la vie n'est pas pourtant le seul obstacle qui s'oppose au desir que nous avons naturellement de tout sçavoir; la privation des biens du monde en est une autre, qui n'est guére moins considérable. Il s'en faloit bien que j'eusse achevé mes études, lorsque l'expérience m'aprit cette vérité.
L'inclination que j'avois euë dès le berceau, pour les belles Lettres, pour les Antiquitez, & pour les choses rares & étrangéres, que je voyois aporter des parties éloignées de la terre, fit résoudre mon Pére de me mettre de bonne heure au Collége. La facilité avec laquelle j'aprenois mes leçons, étoit extraordinaire: ma diligence & ma mémoire me procuroient le prix dans toutes les Classes. Les loüanges que mes Maîtres me donnoient, joint à l'affection que mes Parens me faisoient paroître, redoubloient mon émulation: je ne me donnois aucun relâche, & j'avois si-bien; employé mon tems, qu'à l'âge de dix-huit ans j'entendois très-bien le Grec & le Latin; j'avois fait ma Philosophie, & j'étois déja fort avancé dans les Mathématiques, lors que mon Pére, David Massé, qui étoit Capitaine de Navire, eut le malheur de sauter avec son Vaisseau, par l'imprudence d'un Matelot, qui mit innocemment le feu aux Poudres.
Ce coup fatal arriva a notre Famille en 1639., le même jour que notre Armée fut battuë par les Espagnols devant Thionville, ce qui sembloit être arrivé exprès pour m'en faire mieux ressouvenir. Et comme le bon homme alloit à la Traite au Sénégal, & que la plûpart de l'équipage étoit pour son compte, ma Mére se trouva tout d'un coup Veuve avec cinq enfans, & presque entiérement destituée des biens du monde. Cette disgrace ne l'épouventa pourtant point: aussi-tôt qu'elle en eût reçû la nouvelle, elle nous envoya quérir, & nous dit d'un air mâle: Enfans, il vient de vous arriver le plus grand des malleurs ausquels les hommes sont sujets; un même instant vous prive, en la personne de mon cher Mari, & de tous vos biens, & de votre Pére: mais ne vous alarmez point pour cela, la Providence a des voyes miraculeuses pour subvenir à ses créatures. Aprenez par cette fatalité, poursuivit-elle, à ne vous plus apuyer sur le bras de la chair; le bon Dieu ne vous abandonnera point. Puisque les moyens qui me restent ne suffisent pas pour vous élever, comme nous l'avions projetté, voyez pour quelle profession vous avez le plus de penchant. Pour vous, Jaques, me dit-elle, je serois d'avis que vous embrassassiez le parti de la Chirurgie. Il semble que l'exemple de votre Pére vous porte à aimer les Voyages, cet Art favorisera votre dessein. Elle proposa de même aux plus grands ce qu'ils devoient entreprendre: chacun y consentit avec larmes, & s'y apliqua avec succès.
Ma Mére qui étoit de Hédin, où elle avoit encore des Parens, quitta Abbeville, & s'y alla établir. Je fus ravi d'y voir, contre mon attente, que bien des gens s'intéressoient dans son malheur; un de ses Fréres la déchargea d'un enfant, un Compére en prit un autre, & on lui promit de vingt endroits, qu'on ne permettroit jamais qu'elle eut besoin de rien. Il y en avoit même qui voulaient que je changeasse de sentiment, & que je poursuivisse mes études, afin d'être plus à portée, & mieux en état d'aider avec le tems, à élever des innocens, qui étoient hors d'état de rien faire: mais la résolution en étoit prise, & mon inclination n'étoit point à me fixer-là.
Je pris congé de la Famille & de nos meilleures Connoissances, qui me virent partir avec regret, & pris la route de Paris, où j'arrivai peu de jours après. La grandeur, la magnificence & la diversité, joint au concours tumultueux d'une multitude innombrable de toute forte de personnes, que je remarquai dans ce beau lieu, m'étourdirent à mon abord. Tous les objets qui se présentoient à mes yeux, me paroissoient nouveaux; on eut dit que je ne faisois que de naître: & Mr. Rousseau, Maître Chirurgien, chez qui j'avois été recommandé, fut assez occupé, pendant douze ou quinze jours, à répondre; continuellement aux interrogations que je lui faisois, pour contenter ma curiosité. Il me fit aussi la grace de me mener à Marli, à Fontaine-bleau, à St. Denis, à Saint-Germain, au Louvre, aux Tuilleries, & plusieurs autres lieux, qui sont l'admiration des étrangers. La rareté met l'enchére, là où l'abondance diminuë le prix: je m'accoûtumai enfin à regarder toutes ces beautez avec une espéce d'indifférence, & de l'indifférence je passai insensiblement au dégoût; de forte qu'abandonnant toutes ces curiositez aux personnes oisives, je commençai à m'apliquer avec soin à l'Art auquel je m'étois destiné. Monsieur Rousseau avoit beaucoup de pratique, & encore plus d'expérience: les fréquentes cures qu'il faisoit me donnoient tous les jours de nouvelles lumiéres.
Avec tout cela je ne laissois pas de m'exercer quelques heures du jour aux Langues & aux Sciences, qui avoient fait toute mon occupation auparavant. Je fus d'autant plus excité à cela, que la Philosophie & les Mathématiques sembloient être devenuës à la mode: tout ce qu'il y avoit d'honnêtes gens s'y apliquoient, de quelqu'âge & condition qu'ils fussent. Il parut même un Traité des Sections coniques, que l'on attribuoit au fils de Mr. Pascal, Intendant de Justice à Roüen, qui donna de l'étonnement à bien des Savans. Je fus curieux de le parcourir, mais j'y trouvai des choses qui me sembloient être au-dessus de la portée d'un garçon de seize ans, puisqu'en des endroits il surpassoit Apolonius. Bien des gens se trouvérent de mon opinion, sur tout lors qu'ils vinrent à considérer, que le Pére de ce prétendu jeune Auteur, étoit lui-même consommé dans cette Science, de maniére que la plûpart conclut, que celui-ci étant d'ailleurs établi, en vouloit faire honneur à l'autre, pour lui donner par-là entrée au monde. Quoi qu'il en soit pourtant, il est sûr que Mr. Pascal le jeune avoit l'imagination vive, beaucoup de pénétration, & pas moins de jugement, comme cela a paru dans la suite. Mr. Morin, auquel je pris la liberté de m'adresser, & qui me reçut de la maniére du monde la plus honnête, me procura aussi la connoissance de Mr. Des Argues, de Mr. Midorge, & de plusieurs autres Mathématiciens qui m'épargnérent bien du travail par les beaux Manuscrits qu'ils me communiquérent, & les métodes claires & abregées dont ils voulurent bien me faire part. Par le moyen de ces doctes Personnages, j'eus de même entrée chez le Révérend Pére Marsenne. Cet habile homme me fut d'un grand secours pour l'intelligence de plusieurs questions de Phisique & de Métaphisique. Comme il avoit de grandes liaisons avec Mr. Descartes, qui étoit alors en Hollande, je ne lui proposois rien de difficile qu'il ne me l'éclaircit tôt ou tard. Ce fut lui qui me mit le premier en main les six Méditations de ce célébre Philosophe. Le desir d'aprendre à démonstrer l'existence d'un Dieu, l'immatérialité de l'ame & sa réelle distinction d'avec le corps, me les fit lire avec toute l'attention dont j'étois capable; mais j'avouë franchement que je n'en fus point satisfait. Sa métode pour bien conduire la Raison, & chercher la vérité dans les Sciences, sa Dioptrique, ses Météores, son Monde, & généralement tout ce que j'avois vû de lui, me charmoit; mais pour sa Métaphisique, je le dis encore une fois, rien ne m'en revenoit que la subtilité des raisonnemens. Ce qui me fit conclure, que nous ne devons rien entreprendre au-dessus de la portée de notre petit esprit; ne nous entretenir que des corps, nous borner à en expliquer la nature, la figure, le nombre, les propriétez, les changemens causez par le mouvement, & ce que l'on y peut remarquer de plus pour notre usage, pour le bien de la Société, & pour l'intelligence & l'avancement des connoissances humaines; sans nous mêler de vouloir rendre manifestes, & pour ainsi dire visibles, des sujets qui de leur nature sont cachez, & qui doivent vrai-semblablement être à jamais les objets de notre foi, & de notre admiration. Il parut bien-tôt après que je n'étois pas seul de ce sentiment-là. Un Auteur inconnu fit publier à la Haye, un Livre anonime, où il prétendoit ruïner la Philosophie de Mr. Descartes. En même-tems, le Pére Bourdin l'attaqua par des Théses publiques. Ensuite parurent les objections de Mrs. Hobbes, Gassendi, Arnaud & autres, au sujet de sa Métaphisique. Comme je m'intéressois pour cet Auteur, j'étois curieux de voir tout ce que je pouvois de ses disputes; cela me prenoit beaucoup de tems. Mon Maître m'en faisoit souvent des reproches; il prétendoit que je négligeois le principal pour m'attacher à des choses qui ne me pouvoient pas être de grande utilité; & dont plusieurs n'étoient pas de l'aprobation de tout le monde; Il en vint même jusqu'à me reprocher un jour, que je prenois le grand chemin de l'athéïsme, en ce que j'avois déja embrassé une opinion qui venoit nouvellement d'être condamnée par le Tribunal de l'Inquisition, en la personne de Galilée, qu'on avoit confiné dans les prisons du Saint-Office, après avoir fait brûler par la main du Boureau son Traité du Mouvement circulaire de la Terre, suivant les principes de Copernic. Et afin que ces reproches ne me rebutassent point entiérement, on avoit soin de les assaisonner de loüanges sur les talens considérables que j'avois pour la Chirurgie, & les connoissances que j'y avois aquises, nonobstant le tems que je donnois à d'autres occupations.
Enfin, voyant que cela étoit incapable de me donner de l'aversion pour ces belles Sciences, il forma le dessein de m'embarquer dans le marriage. Il avoit une niéce fort jolie & qui, après la mort de sa mére, devoit avoir considérablement du bien, dont il ne cessoit de m'entretenir; il me faisoit souvent entendre qu'il ne seroit pas fâché que je l'eusse pour femme, & que se faisant vieux, il seroit bien capable de me remettre entiérement sa Boutique qui étoit bien achalandée: mais ce n'étoit pas là où je butois. S'apercevant de mon indifférence, il devint aussi beaucoup plus froid à mon égard qu'il ne l'avoit été auparavant; jusques-là qu'il commençoit à me négliger, & à me cacher des choses que je ne pouvois bien aprendre que de lui-même: de sorte qu'après mes deux années d'aprentissage, je passai à Dieppe, où je restai encore un an tout-entier chez Mr. la Croix, qui étoit, sans contredit, aussi un très-habile Maître.
Je ne m'amuserai point ici à reciter les petites Avantures que j'eus dans l'une & dans l'autre de ces Villes: je ne les trouve pas assez considérables pour cela; mais je ne sçaurois passer sous silence, que dans ces entrefaites, il arriva dans ce lieu maritime, un homme que le vulgaire apelloit le Juif errant. Mon Maître, qui étoit curieux & assez commode, après lui avoir parlé plusieurs fois par occasion, l'invita à diner un jour chez lui, pour avoir la commodité de l'entendre causer pendant quelques heures. La premiére chose qu'il nous dit, fut, qu'il étoit contemporain de Jesus-Christ, lequel il avoit vû crucifier de ses propres yeux. Je m'apelle, ajoûta-t-il, Michob, autrefois domestique de Ponce Pilate. Ce Juge Romain aïant prononcé Sentence contre Jesus, je m'aprochai de ce prétendu criminel, poursuivit-il, & lui dis: Que fais-tu ici plus long-tems? N'as-tu pas entendu ta condamnation: sors, pourquoi tardes-tu? Surquoi ce saint homme me répondit: Je m'en vai, mais tu demeureras jusques à ce que je revienne. Il y a, disoit-il, plus de seize cens ans de cela, j'espére que ce sera la plus grande partie du tems que je dois errer sur la terre. La plûpart des gens cherchent à vivre, il y en a peu qui ne voulussent ajoûter un siécle au terme qu'ils ont déja passé, si cela étoit en leur puissance, mais pour moi, je souhaiterois de tout mon cœur que je fusse mort il y a mille ans. Comme le drôle parloit toutes sortes de Langues, qu'il avoit par conséquent la mémoire heureuse, & qu'il n'avoit fait que voyager, c'étoit un plaisir de lui entendre débiter mille choses, comme des véritez claires & évidentes, que des siécles reculez ne nous avoient permis d'envisager que confusément, & d'une maniére fort incertaine. Il n'y a point de coin au monde où il n'assurât qu'il avoit été. Il nous nomma plusieurs Royaumes & Républiques, aux environs des deux Poles, dont nous n'avions jamais oüi parler, & qui devoient, selon lui, être bien-tôt découverts. Toutes les Cours du monde lui étoient connuës. Il n'ignoroit pas la moindre circonstance des Révolutions les plus remarquables ausquelles les Empires avoient été sujets depuis qu'il étoit au monde. Enfin, les incidens les plus reculez lui paroissoient aussi récens que s'ils venoient que d'arriver. Mais l'endroit où nous devînmes tout oreilles pour l'entendre, fut lorsqu'il se mit à nous entretenir des Saints qui ressuscitérent à la crucifixion de Jesus-Christ. Tout Jerusalem, disoit-il, étoit en alarme, lors que le bruit s'épandit, que ceux qui étoient aux cimetiéres avoient vû la terre mouvoir en plusieurs endroits, les sépulcres s'ouvrir, sans que personne y mit la main, & des corps nuds paroître, & faire mille mouvemens différens. La peur, continua-t'il, que ce spectacle si peu attendu causa, donna la fiévre, & même la mort à plusieurs des assistans. Les plus hardis en voulurent pourtant voir la fin, & ils furent merveilleusement surpris lors que, quelque tems après, ils virent des créatures humaines sortir tout à fait de leurs tombeaux, & s'enfuïr avec beaucoup d'empressement au travers de la multitude, qui leur ouvroit le passage, en se laissant tomber par terre, comme si chacun d'eux eut dû aller occuper leur place. Personne ne put voir, ajoûtoit Michob, quelque attentif qu'il fut, de quel sexe ces ressuscitez étoient: ils paroissoient tous d'une même grandeur, d'un même âge, d'un même embonpoint, & ne portoient aucune marque qui les distinguât l'un de l'autre. Ils n'avoient pas un poil sur tout le corps: leur ventre étoit plat, & sembloit comme attaché aux reins, plusieurs tenoient la bouche ouverte, mais on n'y aperçevoit point de dents: & leurs doigts ronds & unis sembloient être entiérement dénuez d'ongles. Ce qui lui faisoit conclure que toutes les parties excrémentales, & celles qui nous servent à broyer, à recevoir & à dissoudre les alimens, pendant que nous sommes sujets à la mort, ne nous accompagneront point dans l'autre monde, où ils ne nous seroient en effet d'aucune utilité. Enfin, à l'entendre dire, on n'avoit jamais sû positivement ce que ces personnes-là étoient devenuës: le bruit courut pourtant quelques jours après, qu'ils s'étoient retirez en Galilée, où ils devoient s'aboucher avec Jesus-Christ; & de-là être portez dans le séjour des Bienheureux. On peut croire que cette matiére curieuse ne manqua pas de donner lieu à une longue conversation: il étoit minuit quand notre Hôte nous quitta, & mon Maître, non-obstant les conversations qu'il avoit euës avec lui ailleurs, l'auroit volontiers retenu jusqu'au lendemain. Comme les Magistrats le traitoient de Visionnaire, on se mettoit fort peu en peine de ce qu'il disoit: aussi n'étoit-il point dangereux, & il ne demandoit rien à personne. Le menu peuple, & quantité de femmelettes crédules & superstitieuses, qui le regardoient comme un prodige, lui fournissoient suffisamment tout ce dont il avoit besoin; outre qu'il restoit fort peu en un lieu, & qu'il ne faisoit effectivement qu'errer par le monde.
Son départ, joint à toutes les belles choses que je lui avois entendu dire des Païs étrangers, augmenta encore beaucoup le desir que j'avois naturellement de voyager. Je communiquai mon dessein à Monsieur la Croix, & comme il me faisoit déja la grace de publier avec soin dans toutes les occasions, les progrès que j'avois faits dans ma profession, il ne me fut aucunement difficile d'entrer pour Chirurgien dans le Vaisseau du Capitaine le Sage, qui alloit faire un Voyage à la Martinique. Nous partîmes donc de Dieppe le vingt & uniéme du mois de Mai 1643. notre Bâtiment ne montait que quatre piéces de Canon, & l'équipage consistoit en cinquante-deux hommes. Quoique le Capitaine fut Huguenot, il ne laissoit pas d'être parfaitement honnête homme, équitable, & extrémement dévot. Il n'auroit pas permis qu'un seul jour se fut passé sans que chacun eut assisté le matin & le soir aux priéres publiques, qu'un Etudiant en Théologie, nommé Pierre du Quesne, faisoit avec beaucoup de zéle & d'édification: du moins pour ce qui me touche, je puis dire que je conçûs d'abord de l'estime pour ce jeune Homme, & que je ne l'eûs pas fréquenté quinze jours, que j'avois bien rabatu du respect que les Moines m'avoient inculqué pour les Saints & les Saintes du Paradis. Le malheur ne voulut pas que je profitasse long-tems des leçons salutaires que je recevois dans, cette agréable compagnie.
Vingt-sept jours après notre départ, étant parvenus à la hauteur du Cap de Finisterre, on s'aperçût que notre Navire faisoit beaucoup plus d'eau qu'à l'ordinaire. Les Charpentiers qui étoient toûjours alertes, firent toutes les diligences possibles pour découvrir la cause de ce désastre: mais nonobstant ce grand zéle, & les pompes qui marchoient jour & nuit, il fut impossible de leur en faciliter les moyens. Au bout de trente-six heures l'eau étoit montée à telle hauteur, qu'elle sortoit par les sabords. Le Capitaine voyant bien que le mal étoit sans reméde, fit mettre les deux Chaloupes en mer, il nous commanda de nous arranger dans la grande, sans prendre absolument que l'argent, que nous n'avions pas en trop grande quantité, Mr. le Sage étoit encore resté à bord avec le Maître, les Pilotes, & quatre autres jeunes Messieurs, qui n'étoient-là que pour leur plaisir, lors que le Navire enfonça comme une pierre. Quoi qu'ils se fussent préparez à cela, ils ne laissérent pourtant pas d'être embarassez de leurs personnes. Etant encore à portée, nous leur donnâmes tout le secours dont nous étions capables, mais nous ne pûmes pourtant pas éviter le malheur de perdre l'un de ces quatre garçons nommé du Colombier, Gentilhomme de Picardie, & qui n'avoit pas encore atteint l'âge de quinze ans.
On fut obligé de se consoler de cette perte, & de voir de quel côté il étoit à propos de tirer; car quoi que nous eussions tâché de gagner terre depuis plus de deux jours, le vent qui étoit Sud-est, ne nous étoit nullement favorable pour cela. Ce qu'il y avoit de plus mortifiant, c'est que nous n'avions que fort peu de vivres, tant pour avoir mal compris le sens des paroles du Capitaine, qu'à cause que nous n'avions pas eu le tems de nous en fournir; & que nous étions destituez de Boussole pour nous conduire. Le Ciel étoit assez tranquille, la Mer calme, & le tems agréable; mais chacun apréhendoit pour l'avenir. Nous faisions cependant tous nos efforts pour nous aprocher du rivage, à la vûë du Soleil le jour, & des Etoiles pendant la nuit, sans que nous pussions remarquer que nous avançassions considérablement: de maniére que nous commençions à desespérer de notre salut; à quoi un broüillard épais, qui tomba le troisiéme jour, ne contribua pas peu. Ce fut dans ce tems-là, qu'il étoit impossible de voir à la distance de deux pieds, que la petite Chaloupe s'écarta de la nôtre. Le Capitaine s'en étant aperçû, par les cris que nous faisons réciproquement pour nous avertir, pressa les rameurs débiles de faire de nouveaux efforts pour nous rejoindre; mais cela ne leur réüssit que trop bien: car étant venus fondre contre notre petit Bâtiment, ceux qui étoient dedans en furent si fort alarmez, qu'ils se levérent tous à la fois, & donnérent une telle secousse au leur, qu'il renversa sans dessus dessous. Nous eûmes assez de peine à les secourir, & encore plus à leur donner place: nous étions tous l'un sur l'autre, & il y avoit plus de deux fois vingt-quatre heures que nous n'avions absolument rien à manger.
Enfin, le bon Dieu voulut que sur le midi, l'astre du jour ayant dissipé les broüillards, nous découvrîmes plusieurs voiles venant à nous: on ne sçauroit exprimer la joye que cette agréable vûë nous donna. Nous tournâmes d'abord vers eux pour aller à leur rencontre: trois ou quatre heures après ils nous joignirent, & le Capitaine Davidson nous reçut fort favorablement dans son bord. Il étoit de Portsmouth, & servoit de Convoi à dix-sept Vaisseaux Marchands Anglois, qui s'en alloient à Lisbonne. Comme nos boyaux n'avoient pas encore eu le tems de se retrécir, & que de l'avis des Médecins, que nous n'allâmes pourtant pas consulter pour cela, il n'y avoit aucun danger de boire & de manger à son aise, on ne nous eut pas plûtôt aporté des vivres, que chacun se faisoit un plaisir de nous voir remuër le menton. Tout ce que l'on nous servoit disparoissoit, comme si on l'avoit jetté dans un puits. Nous fûmes pourtant plûtôt remplis, que nous ne nous sentîmes rassasiez. Un profond assoupissement succéda immédiatement au repos que nous accordâmes enfin à nos machoires: je doute qu'il y en eut aucun des nôtres, qui ne dormit au moins vingt heures avant que d'être bien éveillé. Après le second repas, nous nous trouvâmes entiérement remis. Un Lieutenant du Vaisseau, qui parloit François, voulut que je lui fisse le détail de nos infortunes: en des endroits il en paroissoit touché, en d'autres il ne pouvoit s'empêcher de rire. Enfin, nous arrivâmes à bon port, & mîmes pié à terre à Lisbonne le premier Juillet, sans qu'il nous manquât personne que le seul Colombier.
Du séjour de l'Auteur à Lisbonne, &c.
Lisbonne est située près de l'embouchure du Tage, en un lieu extrémement divertissant: c'est assurément une des plus belles Villes de l'Europe. Le Commerce, qu'on y fait est très-considérable, ce qui la rend fort peuplée & très-riche. Suivant le calcul que j'en ai fait en gros, elle doit contenir plus de vingt mille maisons. Il y a trente-cinq ou quarante Portes, pour la commodité des Habitans, & je suis fort trompé, si elle n'a deux grandes lieuës de tour. Un certain Monsieur du Pré, Chirurgien de profession, fut celui auquel je fus adressé, comme à un homme qui avoit beaucoup de pratique, & qui pouvoit me donner de l'occupation. En effet, ce bon homme me reçut à bras ouverts. Je n'avois été guére chez lui, que je remarquai qu'il étoit Réformé; il n'alloit que fort rarement à la Messe: il faisoit lire des Sermons à ses enfans, & jamais le Dimanche ne se passoit qu'il ne les catéchisât en particulier. Lui de son côté, reconnut aussi bien-tôt que je n'étois rien moins que bigot; il m'avoua qu'il tenoit la Bible chez lui, pour l'instruction de sa famille, il me porta même à la voir.
Il ne faut pas mentir, la premiére fois que j'en fis la lecture, ce qui fut expédié en fort peu de tems, je la pris pour un Roman assez mal concerté, que je traitois pourtant de Fables Sacrées. La Génése, selon moi, étoit une pure fiction; la Loi des Juifs & leurs cérémonies, un badinage & de vaines puérilitez: les Propheties, un abîme d'obscuritez, & un galimatias ridicule: & l'Evangile une fraude pieuse, inventée pour bercer des femmelettes & des esprits du commun. Ce qui me choqua d'abord, fut de voir dans la Création, précéder la lumiére aux luminaires qui la produisent, & sans lesquels il n'y auroit que ténébres & obscurité. Ensuite, je m'accrochai à la nécessité de travailler & de mourir, qui ne fut imposée à l'homme, à ce qu'on prétend, qu'en conséquence de son crime. Après vint la Sentence prononcée à la femme, d'enfanter avec douleur, & au Serpent de ramper sur son ventre, comme s'il avoit eu des jambes auparavant. L'Iris, qui fut mis dans la nuë après le Déluge, pour banir du genre humain la crainte de périr une seconde fois par les eaux. La grace que le Ciel accorde à Lot de sortir de Sodome, pour le laisser aller incontinent après commettre un double inceste avec ses filles. Les Amours de Pharaon & de Sara, femme d'Abraham, & le rapt de la même personne, parvenuë à une viellesse décrépite, par Abimelec Roi de Guérar. Les fréquens dialogues de la créature avec son Créateur, le passage de la Mer rouge, & tant d'autres Miracles faits pour les Juifs, l'Asne qu'on fait parler pour dire si peu de chose, & mille autres difficultez de cette nature, embarassoient prodigieusement ma raison. Je ne pouvois pas comprendre que les effets pussent passer devant leurs causes: on m'avoit tellement apris le contraire dans les Ecoles, & l'expérience journaliére m'avoit tant de fois confirmé cette vérité dans les ouvrages de la Nature, que je ne daignois pas seulement y faire la moindre réfléxion. Il ne me paroissoit pas moins absurde que l'homme eut été immortel s'il n'eût pas desobéï à Dieu, puisque je ne voyais aucune aparence que l'ordre & la constitution de ses parties eussent souffert aucune altération depuis qu'il avoit reçû la vie. Et il ne me venoit pas dans l'esprit que la terre eût été en état de produire ses fruits continuellement dans la même abondance sans être cultivée, à moins qu'elle n'eut été d'une toute autre nature qu'elle n'est présentement, ce qui n'est pas vrai-semblable. Cent Voyages que j'avois lûs, m'assuroient que les femmes en général, qui habitent aux Indes Orientales, dans l'Afrique & dans l'Amérique, aux environs de l'Equateur, ne souffrent guéres de douleur, lors qu'il s'agit de mettre une créature humaine au monde. Jusques-là, que celles du Bresil vont ordinairement se délivrer proche de quelque fontaine, ou riviére, où elles se lavent elles-mêmes, nettoyent le petit enfant, & le portent ensuite à leurs maris, qui se mettent d'abord au lit, en font les couches, & en reçoivent les félicitations, pendant que la femme s'occupe à aller chercher & aprêter de quoi les bien régaler. Au lieu que parmi les Peuples qui demeurent aux environs des Poles, le séxe a beaucoup à souffrir dans ces conjonctures, & y périt même fort souvent: de forte que cela varie à proportion des climats, & de la constitution des personnes. Ce qui se rencontre tout de même dans les bêtes, qui sans avoir péché, ne sont pas moins sujettes à ces differens changemens. Enfin, car il faudroit faire de gros volumes pour épuiser cette matiére, sachant la cause de l'Arc-en-ciel & de sa grandeur, aussi-bien que de ses couleurs, & en ayant cent fois fait d'artificiels moi-même; comme cela est aisé à exécuter, en éparpillant de tous côtez une quantité d'eau, dont on s'est rempli la bouche, dans un endroit opposé aux rayons du Soleil & au delà duquel il n'y ait point d'objets fort éclatans, & de plusieurs autres maniéres: j'avois de la peine à digérer que Moïse nous en parlât comme d'un Météore inconnu auparavant.
Tous ces obstacles néanmoins ne me rebutérent point entiérement: j'entrepris une seconde fois de parcourir ce saint Livre, à condition pourtant qu'à mesure que je le feuilleterois, j'en demanderois l'explication à mon Maître. Il y consentit, & nous étions tous les jours enfoncez dans la dispute: le bon homme s'emportoit souvent contre moi; & j'en sortois à bon marché lors qu'il ne m'avoit traité que de libertin, d'opiniâtre & d'incrédule. Il n'est pas étonnant, lui disois-je quelque-fois, de voir une foule de nageurs suivre le cours rapide d'une vaste & profonde Riviére, puisque cela n'est pas moins agréable qu'aisé: mais aussi-tôt qu'il en paroît un seul, qui tournant le dos aux autres, coupe le fil de l'eau, & avance avec promptitude vers sa source; cette action surprend les assistans: les uns le considérent avec admiration, les autres le regardent avec envie: ses compagnons sur tout en sont jaloux, ils en crévent de dépit, & n'omettent rien de ce qu'ils sont capables d'imaginer pour décrier & pour le perdre, parce que ce qu'il fait est un marque évidente d'adresse & de vigueur de son côté; & du leur, de pure lâcheté & de foiblesse. Il en est de même des sentimens que nous avons au sujet des Sciences, & principalement de la Religion: ceux que nous avons pris en naissant nous demeurent, nous ne saurions absolument en souffrir d'autres; tout ce qui ne leur est pas conforme nous déplaît, & l'on passe infailliblement pour un écervelé, ou pour un scélérat, dès le moment que l'on parle de s'en écarter. Cependant, je vous annonce, que comme j'ai beaucoup meilleure opinion des qualitez d'un homme qui nage contre le courant d'un torrent, que d'un autre qui se laisse insensiblement emporter à ses flots; je fais de même un jugement infiniment plus avantageux de la pénétration & de la solidité de l'esprit de celui qui examine tout, & qui s'oppose quelquefois même à des opinions reçûës depuis long-tems, que de ceux qui les ont héritées de leurs ancêtres, & qui ne les conservent souvent qu'à cause de leur âge, ou de leur autorité: parce qu'il arrive rarement que l'on sorte de la voye commune, que l'on n'ait des raisons pour le faire; au lieu que l'on peut fort bien n'en pas avoir pour ne s'en point écarter.
Pendant nos premiers entretiens il arriva encore une affaire qui donna lieu à une nouvelle dispute. Un Capitaine de Navire ayant amené quelques Négres d'Afrique, fit présent d'un des mieux tournez à un de ses amis, homme de considération & de grands moyens, mais capricieux & difficile. Ce Noir, après avoir demeuré quelques années chez un si rigide Maître, en avoir souffert mille indignitez, cessa de se posséder, & résolut, quoi qu'il en pût arriver, de s'en venger de la maniére du monde la plus dangereuse. Il alla pour cet effet chez l'Apoticaire de la maison, & sous prétexte qu'ils étoient extrémement incommodez des rats, il demanda pour deux ou trois sous d'arsenic. A peine étoit-il sorti de la boutique, pour aller faire quelques messages, dont il étoit chargé, que l'Apoticaire envoya dire au Monsieur, que depuis que son More étoit venu prendre de la mort-aux-rats, il lui étoit venu dans l'esprit qu'il savoit une composition admirable pour exterminer cette vermine, & que s'il lui plaisoit, il lui en envoyeroit la recette sur le champ. Ce message étonna le Monsieur, qui étoit inquiet de son naturel, & qui se souvenoit très-bien que le jour précedent il avoit encore fort maltraité son domestique. Il le fait apeller pour savoir de lui ce qu'il vouloit faire de ce poison, & jure par ce qu'il y a de plus sacré, qu'il va lui ôter la vie; s'il aperçoit en lui des marques capables de lui donner le moindre soupçon. Il se trouva que le valet n'y étoit pas. Aussi-tôt qu'il arriva, une servante, que la peur de le voir rouër de coups avoit saisie, l'avertit en secret de ce qui se passoit. Le malheureux en prit l'épouvante, & ne se sentant pas assez effronté pour soûtenir l'examen auquel il étoit destiné, il se glisse doucement en haut, & sans autre forme de procès, le misérable s'étrangle. Son Maître cependant s'impatientoit terriblement de le voir: il envoya plusieurs personnes, pour le chercher aux endroits où on l'avoit envoyé; enfin il fut tout étonné, lors qu'environ une heure après, un laquais lui vint raporter qu'il venoit de le trouver pendu au grenier.
Le bruit d'une action si tragique ne tarda guére à se répandre dans tout le quartier; mon Maître y courut, comme chez l'un de ses principaux chalans, & après s'en être entretenu avec le Monsieur, il le pria pour bien des raisons, de faire en sorte qu'il pût obtenir ce cadavre. Comme il avoit du crédit il ne fit aucune difficulté de l'assurer qu'il l'auroit, & il lui tint dès le même jour sa parole. Aussi-tôt qu'il fut entre nos mains nous en fîmes la dissection dans les formes. Toutes les parties y étoient disposées comme dans le corps d'un blanc, du moins nous n'y remarquâmes aucune différence: mais ce qui nous surprit également, c'est qu'immédiatement au dessous de l'épiderme, nous découvrîmes une membrane extrêmement déliée & délicate, que mon Maître n'avoit jamais aperçûë ailleurs, & dont je n'avois pas encore ouï parler. Il fit aussi-tôt part de cette découverte à un fameux Médecin de la Ville qui s'y rendit à sa priére: cet habile homme n'en parut pas si étonné que je me l'étois imaginé; la même chose lui étoit arrivée dans une occasion semblable, qui avoit été pourtant l'unique de sa vie, n'ayant jamais eu d'autres Négres entre les mains. Ainsi nous jugeâmes que cela devoit être la véritable cause de la noirceur de cette espéce d'hommes, en ce que cette tunique émousse & absorbe sans doute, les rayons de la lumiére, comme au contraire, une feuille d'argent vif, apliquée derriére une glace de Venise, les fait réfléchir & les renvoye vers l'endroit d'où ils sont partis: ce qui donna matiére à bien des raisonnemens sur l'origine des Ethiopiens, qui semble ne devoir pas être celle des autres hommes, vû cette remarquable différence. Suivant ce principe, je voulus insister sur les conséquences, qui n'alloient pas moins qu'au renversement entier du Sistème de l'Auteur Sacré que nous traitions. Mais on me ferma la bouche, en disant qu'il y avoit bien des choses que Dieu veut que nous admirions, qu'il nous deffend d'aprofondir.
Je pris d'ailleurs bien du plaisir à entendre discourir ce Docteur sur la construction & les opérations du corps humain. Il parloit Latin, comme Cicéron, & n'étoit pas moins bon Orateur, que Démosthéne. Tout ce qu'il disoit me charmoit, parce qu'il n'exprimoit rien qu'en termes forts & choisis, & qu'il affectoit par tout d'être clair & intelligible.
Je ne m'amuserai point à faire ici le détail du long entretien que nous eûmes sur ce beau sujet: je dirai seulement qu'il nous fit remarquer trois choses qui s'étendent généralement par tout le corps; l'une extérieurement, qui est la peau, & les autres, savoir les veines & les nerfs, dans les parties intérieures & les plus cachées de sa masse. La peau, disoit-il, est nécessaire à l'animal, en ce qu'elle couvre tous les membres. C'est elle, qui, comme une coque, les renferme & les envelope de toutes parts, de maniére qu'elle est capable, si on l'y accoûtumoit de bonne heure, comme on fait par raport au visage & aux mains, de nous garantir contre les injures de l'air. Les veines & les artéres, ces petits ruisseaux où coule le sang, véritable principe & cause immédiate de la vie, tirent leur origine du cœur, & parcourent toute la machine, de sorte qu'il n'est pas possible de la piquer en aucun lieu, pour petit qu'il puisse être, qu'on ne perce quelques-uns de leurs rameaux, ce qui se voit à la couleur vermeille de l'humeur qui en sort dans le moment. Enfin il n'y a point d'endroit en nous où il ne se rencontre des nerfs, cela est clair, & on en peut aisément convaincre ceux qui prétendroient le nier, ou le révoquer en doute. Ces nerfs proviennent tous, sans exception, du cerveau, où comme autant de cordes, bâtons, ou tubes creux, ils ont une de leurs extrémitez tellement arrangées les unes auprès des autres, qu'elles forment ensemble comme une Sphére, au milieu de laquelle se trouve une petite glandule extrêmement sensible & délicate, attachée à sa base à un nombre infini d'artéres imperceptibles, lesquelles lui aportent du cœur un quantité prodigieuse d'esprits, qui la tiennent dans une agitation continuelle, & prête à céder au moindre mouvement étranger.
Suposant donc que ces nerfs, ou les petites fibres, dont ils sont composez, sont remplis d'esprits, comme en effet ils le sont toûjours pendant la veille, au lieu qu'ils s'en trouvent en partie dénuez aussi long-tems que dure le sommeil, s'il arrive que quelqu'objet, quel qu'il soit, vienne à heurter contre le bout extérieur, ou à quelqu'autre partie de ces tubes, il est évident qu'étant pleins, & par conséquent tendus, l'autre extrémité, qui est au cerveau, doit se ressentir du choc & communiquer ce mouvement à la glande, qu'on ne sauroit se dispenser d'établir comme le siége du sens commun: ni plus ni moins qu'il est impossible, supposé que je tienne de la main mille bouts de ficelle attachez ensemble, que personne en tire un seul que je ne m'en aperçoive incontinent; sans que je puisse pourtant désigner l'endroit où s'est fait cette atraction. Et comme l'expérience m'a apris depuis le berceau, que les coups, les playes & les autres incommoditez, que reçoit mon corps, lui viennent ordinairement de dehors, toutes les fois que je sens la moindre agitation en l'une de mes parties, je ne sçaurois m'empêcher d'en attribuër la cause à quelque agent extérieur, & croire que c'est proprement l'extrémité de quelque nerf & aucune autre de ses parties qui a été touchée. Et nous sommes naturellement si fort préoccupez de ce sentiment, que ceux qui ont eu le malheur de perdre, par exemple un bras, soûtiennent hautement que la douleur qu'ils sentent est aux doigts de la main, qu'ils n'ont plus, & en aucun autre endroit: ce qui se confirme tous les jours par l'expérience. Soit donc que l'impulsion se fasse par des rayons de lumiére, sur les nerfs optiques: par les petites particules des viandes sur les nerfs qui aboutissent à la langue, suivant leur figure & leur mouvement: par les parcelles imperceptibles qui se détachent des corps, que l'on apelle odorans, sur les apophises mammilaires, ou de quelqu'autre maniére que ce soit, cela revient à la même chose: les organes ont beau être différens, l'atouchement est la seule & unique cause de toutes les perceptions dont nous sommes capables. De-là il paroît que ceux qui ont fixé le nombres des sens à cinq, n'en ont pas bien connu la nature: non plus que quelques autres qui ne sachant sous lequel de ces cinq genres ils devoient placer la faim, la soif & le plaisir de l'amour, en ont compté jusqu'à huit; puisqu'il paroît clairement, par ce que nous venons de dire, qu'il n'y en a absolument qu'un.
Je dis plus, continua-t-il, il ne me seroit pas difficile, de démontrer Mathématiquement, & à l'aide d'une figure Géométrique, qu'il est impossible, les choses étant prises à la rigueur, d'avoir aussi parfaitement que notre nature le peut permettre, plus d'une perception à la fois; & que lors qu'il s'en fait deux ou trois ensemble, il est nécessaire qu'elles soient confuses, comme l'expérience nous enseigne, que de toutes les parties d'un objet que nous envisageons, il n'y a absolument que le point qui correspond aux axes optiques, qui se voyent parfaitement & distinctement, les autres ne s'apercevant bien qu'à proportion qu'ils sont proches de leur centre. Nos idées ou les images de nos pensées, ne différent non plus entr'elles que nos perceptions; car quoi qu'on en fasse de deux espéces, lesquelles on distingne par les termes de conception & d'imagination, il est sur que l'atouchement est la seule cause de l'une & de l'autre; c'est l'unique source de toutes les connoissances humaines, & même de notre Raison, qui au fond n'est que l'assemblage, ou la desunion des noms, que nous avons, d'un commun consentement imposez aux substances, telles qu'elles nous paroissent par le sens, c'est-à-dire conformément à leurs qualitez, & nullement à leur essence. Les autres animaux ayant leurs organes semblables aux nôtres, ont sans doute aussi les mêmes perceptions; il n'y a que le plus ou le moins qui en peut faire la différence. Donc les bêtes ont de la raison, & si on les en veut priver, ce ne peut être que par raport à la parole qui leur manque, pour donner comme nous des noms aux choses que le mouvement rend capables de les affecter; car au demeurant elles savent fort bien distinguer.
Un cri épouventable, que la servante fit ici, interrompit brusquement notre Médecin. La pauvre fille en aportant une brassée de bois du grenier, avoit fait un faux pas, & étoit tombée du haut de l'escalier jusqu'à terre. Nous courûmes tous à son secours, & trouvâmes qu'elle avait la jambe droite cassée. Le Docteur ayant été témoin du premier apareil que l'on y apliqua, se retira chez lui, à mon grand regret, puisqu'outre quelques objections que j'étois prêt à lui faire, j'aurois bien voulu entendre la conclusion d'un discours, aussi curieux que me paroissoit celui dont il nous avoit entretenu jusqu'alors, & qui devoit, selon toutes les aparences, avoir des suites qui n'auroient pas été de la portée de tout le monde: & ce regret fut d'autant plus grand dans la suite, que je ne pus jamais trouver l'occasion de le renouër, & d'engager cet habile homme à traiter avec moi la même matiére.
Laissant donc tout cela à part, il faut que je dise, qu'encore que Mr. du Pré ne fut rien moins que Philosophe, ses petites lumiéres ne laissérent pas de m'être d'un très-grand secours: à quoi les Commentaires, de Mr. Calvin, qu'il me mit entre les mains, ne contribuérent pas peu. Par-là j'eus occasion de remarquer que la création de la lumiére ne veut rien dire, sinon la formation de la matiére subtile dont les Astres furent composez le quatrième jour; & que si Moïse parle avant cela de jour & de nuit, c'est par anticipation; comme il dit ailleurs que Dieu avoit fait l'homme, mâle & femelle, avant qu'il eût fit tomber un profond sommeil sur Adam & qu'il lui eût formé une compagne d'une de ses côtes. Je compris de même sort aisément, tant au sujet des peines, qui avoient été imposées à nos premiers Parens, que de L'Arc-en-Ciel, &c.; que l'un & l'autre étoient premiérement des signes naturels, que Dieu changea alors en des signes d'institution; à peu après comme ce que nous voyons arriver aux Saints Sacremens du Bâtême & de la Céne. Et pour ce qui est du terme de commencement, qui est à la tête de la Génése, cela ne m'aporta aucune difficulté, quoique bien des gens s'y trouvent embarassez. Je sçavois fort bien qu'en Philosophie, il faut distinguer le tems extérieur de l'intérieur, comme l'on distingue en Géométrie, une dimension extérieure d'une intérieure, s'il est permis de m'exprimer de la sorte: c'est-à-dire, qu'il faut mettre de la différence entre une grandeur mesurée & contenuë, & une autre qui ne l'est pas. Ma chambre, par exemple, a ses dimensions, cela est incontestable, mais la spéculation seule n'en sauroit fixer le contenu: on doit y ajoûter la pratique, & se servir de quelque commune mesure, dont les hommes sont convenus auparavant, pour pouvoir dire à point nommé, combien de piez, de pouces, ou de lignes quarrées elle contient: Par ce moyen les dimensions, qui étoient premiérement intérieures & cachées, deviennent extérieures & connuës, par raport aux mesures extérieures, qui ont servi à en déterminer le contenu. Tous les Estres naturels ont donc un tems intérieur & un extérieur: leur tems intérieur est la durée, par laquelle ils demeurent en leur existence actuelle & véritable, ce qui s'étend depuis leur commencement jusqu'à la fin: leur tems extérieur est la durée de la Terre en ce que son mouvement est employé pour le mesurer: de sorte que le tems extérieur d'une chose est à son tems intérieur, comme la mesure a la chose mesurée. Avant la naissance du Monde, nous ne pouvons avoir l'idée que d'un tems intérieur abstrait, parce qu'il n'y avoit alors d'existant que Dieu, l'Estre des Estres, dont la durée n'a ni commencement, ni fin, & ne sauroit proprement être définie ni mesurée: mais du moment que le Soleil a paru au Firmament, & qu'on a imaginé la Terre tournant sur son centre, autour duquel elle est emportée dans un certain espace de tems, d'Ocident en Orient, on a donné à chacun de ces périodes le nom de jour naturel, & à de moindres parties, celui d'heures, de minutes, &c., comme on apelle le composé de sept jours une semaine; une révolution de la Lune, d'Occident en Orient, un mois; une de la Terre autour du Soleil, un an, &c. Ces communes mesures nous servent à désigner le tems, & le rendant, d'intérieur qu'il étoit de sa nature, extérieur pour notre usage, ce n'est pas merveille, si ne remontant point au de-là, nous nous bornons à ce principe, & ne comptons le tems que depuis qu'il y a eu des mesures propres à fixer la durée.
La solution de ces difficultez me facilita la connoissance des autres: je commençai à apercevoir l'enchînure du grand Ouvrage de la Rédemption; les combinaisons & les raports que les parties du Vieux Testament ont avec celles du Nouveau; comme les antécédens & les conséquences y dépendent réciproquement les uns des autres: de sorte qu'à la troisiéme fois, je conclus que, & Création du Monde, & chute de l'homme, & menaces, & promesses, & Déluge, & Circoncision, & Songes, & Visions, & Passage de la Mer rouge, & Loi cérémonielle, & Prophéties, & tout ce qui s'est passé de plus remarquable dans la République d'Israël, n'étoient que des Tipes, des allégories, des emblêmes, des figures & des ombres, qui n'avoient du raport qu'avec la nouvelle Alliance; qui ne brilloient qu'à la clarté de l'Evangile, & dont le véritable corps étoit Christ.
Mon Hôte fut charmé de cette métamorphose: il admiroit comme j'avois si-tôt passé d'un froid, qui me faisoit regarder des choses avec mépris, à un zéle qui ne me permettoit plus de les considérer qu'avec estime. Tout ce que je faisois attiroit ses aplaudissemens: à peine avoit-il vû mon pareil. Mais comme il n'y a rien de parfait au Monde, il me restoit une chose, qui lui tenoit au cœur. J'étois blond de mon naturel, ma mére m'avoit accoûtumé à porter une grande chévelure, qui me couvroit les épaules: cela choquoit Monsieur du Pré. Est-il possible, me disoit-il quelques-fois, qu'un garçon qui a tant de disposition à résoudre les passages les plus difficiles de l'Ecriture, ne voye pas que Saint Paul défend positivement de porter de grands cheveux, & qu'il veut même que ce soit une honte à l'homme de les nourrir & d'en avoir soin? Je tournai long-tems en raillerie les remontrances qu'il m'en faisoit: mais voyant qu'il m'en parloit tous les jours plus sérieusement. Se peut-il, Monsieur, lui dis-je un jour à mon tour, que vous ignoriez que comme la diversité des saisons de l'année nous oblige à nous habiller différemment, selon qu'il fait chaud, ou froid: les changemens qui arrivent dans la société, nous engagent à observer de différentes maximes? Autrefois, poursuivis-je, les cheveux longs étoient une marque de sujétion. Lors qu'un Esclave étoit affranchi, on lui rasoit la tête, en signe de la liberté qu'on lui avoit accordée; c'est à quoi l'Apôtre faite allusion. Sous la Loi nous étions les Esclaves du péché, veut-il dire, nous en sommes affranchis sous la grace: pourquoi porterions-nous encore des marques de notre ancienne servitude, comme fait la femme, qui est sous la dépendance de son mari? Dans ce tems-là il y avoit encore des Esclaves, présentement l'usage en est banni parmi les Chrétiens. J'aprens que le texte porte que c'est la Nature qui nous montre que nous ne devons pas faire parade de nos cheveux, mais il ne faut pas prendre ce terme à la rigueur: nature ne signifie-là autre chose que coûtume. Naturellement nous n'avons rien de superflu. Les cheveux nous ont été donnez pour la garde & la conservation de notre tête, & des parties supérieures du corps, comme les ongles sont les armes, dont nous avons été pourvûs pour notre défense. Ce n'est donc point la Nature qui nous engage à couper les uns, & à rogner les autres; c'est plûtôt ce que nous apellons la mode, la bien-féance, & certaines loix civiles, établies parmi les Peuples, que l'on regarde à la fin comme naturelles. Cette mode autorise à présent les cheveux longs: je ne croi pas sa faire de mal à la suivre, sur tout tout ici, où de l'aveu d'un nombre infini de personnes bien sensées, & de la plûpart des Théologiens, la chose est absolument indifférente. Tout cela ne fut pas capable de satisfaire mon Maître, il falut pour le contenter, lui permettre de se servir de ses ciseaux, & de m'acourcir le poil tout au moins jusques au dessous des oreilles. Ce changement me fit quelque peine: mais enfin, que ne fait-on pas pour avoir la paix, & vivre en bonne intelligence avec son prochain? En effet, cette complaisance acheva de m'atirer si-bien son amitié, qu'il m'auroit donné son sang, si j'en avois eu affaire: Sa personne, sa famille, ses biens, tout étoit à mon service, il ne tenoit qu'à moi d'en disposer.
Outre ces avantages, qui étoient déja fort considérables pour un étranger, il me procura la connoissance de plusieurs de ses intimes Amis, & entr'autres d'un Facteur de la Compagnie Hollandoise, qui étoit bien l'un des jolis garçons que j'aye jamais connus: il parloit assez bien François; & il entendoit parfaitement bien sa Religion: ainsi j'avois occasion de m'en entretenir avec lui toutes les fois que nous nous voyions, ce qui arrivoit le plus souvent qu'il m'étoit possible. J'avois de plus ce bonheur qu'il m'accommodoit de tout ce que j'avois besoin, sans vouloir permettre que pour rien du monde, j'importunasse mon Maître, qui étoit pourtant commode, & porté de bonne volonté. Jamais il ne traitoit personne, qu'il ne m'obligeât à être de la partie: & ce qu'il y avoit de mal en cela, c'est qu'il traitoit si-bien, que l'on s'en sentoit ordinairement deux jours après. Une fois entr'autres, il me fit tellement faire la débauche, que le lendemain je fus saisi d'une fiévre violente, qui faillit véritablement à me tuër: je dévins dans l'espace de trois semaines, que je le gardai, aussi maigre qu'un squelette, je n'avois absolument que la peau & les os, & mon Médecin desesperoit que j'en pusse relever. Je me tirai pourtant enfin d'affaire, par une diéte bien ordonnée. A mesure que je me rétablissois, je ne cessois point de faire de meûres réflexions sur les Loix sévéres que la Nature observe si ponctuellement envers les pauvres mortels; & après avoir reconnu qu'il y a peu d'excès qu'elle ne punisse, je conclus que la frugalité & la tempérance sont les véritables moyens d'avoir toûjours l'esprit libre, & le corps à l'abri de toutes les maladies, ausquelles nous sommes autrement presque tous sujets: ce qui me fit prendre une ferme résolution d'être plus sage à l'avenir, que je ne l'avois été par le passé, & de ne jamais rien faire que je me pusse reprocher dans la suite. Van Dyk, c'était le nom du Hollandois, avoit été de ce sentiment avant moi, mais sa générosité, lorsqu'il s'agissoit de régaler ses Amis, l'obligeoit quelquefois à se relâcher, & à ne pas toûjours mettre en pratique les pieuses leçons qu'il ne manquoit guére de donner, lorsqu'il se divertissoit aux dépens des autres. Je le fis pourtant enfin convenir qu'il valoit mieux passer pour économe, que pour libéral & complaisant, lorsqu'il y alloit de la santé.
Dans ces entrefaites, il arriva à cet honnête Homme une fâcheuse affaire, qui me donna plus de chagrin qu'à lui-même. Il reçut une lettre, par laquelle la femme d'un de ses Marchands lui ordonnoit, en l'absence de son mari, de donner, au fils de Monsieur Heudde son neveu, qui étoit parti pour Lisbonne, tout ce dont il auroit besoin pour continuër son Voyage; qu'on lui en tiendroit bon compte, & qu'elle en son particulier, lui en auroit de l'obligation. Environ quinze jours après, Monsieur Heudde arriva chez Van Dyk, accompagné d'un valet de chambre, qui comme lui, étoit fort médiocrement habillé. La premiére chose qu'il lui demanda, fût, s'il n'avoit pas reçû une lettre de sa Tante, il y avoit tant de tems: & le Facteur lui ayant répondu qu'oüi, il se mit à lui raconter beaucoup de particularitez de plusieurs personnes de sa connoissance: ensuite il l'entretint du dessein qu'il avoit formé de voir le Portugal, de traverser l'Espagne & l'Italie, puis de passer par le Royaume de France, & de s'en retourner chez lui par les Isles Britanniques. Enfin, on tomba sur les deniers dont on pouvoit avoir besoin pour parcourir tant de Païs. Van Dyk lui en dit son sentiment & après l'avoir exhorté à ne point faire de dépenses inutiles, il lui recommanda aussi de n'entreprendre rien qui fût au-dessous de lui, puisqu'il avoit ordre de lui fournir tout ce dont il auroit affaire, non-seulement à Lisbonne, mais dans tous les endroits où il devoit passer: ce qui ne lui seroit nullement difficile, parce qu'il avoit directement ou indirectement de très-bonnes correspondances dans la plûpart des meilleures Villes de l'Europe. Monsieur Heudde parut fort édifié de ce compliment; il se contenta d'une somme de quinze cens francs, & de quelques bonnes adresses, & après avoir resté-là quelques jours, il poursuivit son chemin. Van Dyk, qui étoit exact dans ses affaires, donna aussi-tôt nouvelle à son Principal de ce qui s'étoit passé entre lui & son Neveu, & de la route qu'il avoit prise. Mais environ huit jours après, il, fut surpris de rencontrer dans la ruë le prétendu valet de chambree de Mr Heudde; & lui ayant demandé si son Maître n'étoit pas encore parti, il fut encore plus étonné d'entendre qu'il ne le connoissoit seulement pas, & qu'il ne savoit ce qu'il étoit devenu. Il y a quelques jours, lui dit-il, que je suis arrivé ici de Bordeaux, dans le dessein de passer dans l'Amérique; ce Monsieur, dont vous me parlez, étoit aussi dans notre Bord, il me proposa de le servir tout le tems qu'il seroit en cette Ville, à condition qu'il me donneroit vingt sols par jour & les dépens: il me paya & me congédia la semaine passée: je n'en ai, ajoûta-t-il, pas oüi parler du depuis. Ce discours alarma un peu mon Ami, & quoiqu'il n'eût encore aucune certitude d'y avoir été pris pour dupe, il eût la précaution d'écrire d'abord à tous ceux ausquels il avoit recommandé son Voyageur; & de les prier de ne lui rien donner jusqu'à nouvel ordre. Cela le garantit peut-être de quelqu'autre perte, mais non pas de celle de ses trois cens ducats. On lui répondit de Hollande qu'on ne savoit ce qu'il vouloit dire, & qu'aparemment ce prétendu Mr. Heudde étoit un fripon, qui cherchoit sans doute une potence. Quoique ce dommage ne fut pas considérable, par raport aux conquêtes qu'avoit faites Mr. Van Dyk, cela ne laissa pas de l'afliger: il employa tous les moyens possibles pour découvrir le voleur, mais toutes ses poursuites furent inutiles, & je ne sçache point qu'il en entendit plus parler, à cause que je le quittai peu de tems après.
Car quoique je fusse parfaitement bien-là, il faut pourtant avouër que je n'y étois point avec agrément: le gain que je faisois étoit trop médiocre, & mon but principal étoit de voir du Païs. Les Amis que j'avois faits, & la réputation que mon Maître me donnoit, me facilitérent les moyens d'en sortir.
Du second Voyage de l'Auteur, & de son Naufrage sur une Côte inconnuë.
Je trouvai l'occasion d'entrer dans un Vaisseau Portugais, qui devoit aller aux Indes Orientales, en compagnie de trois autres Navires. Celui qui le commandoit avoit nom Dom Pedro. Il ne montoit que vingt piéces de Canon, mais l'Equipage étoit de cent quarante-sept hommes, entre lesquels il y avoit beaucoup de François, qui entendoient pourtant tous la Langue Portugaise. Toutes choses étant prêtes, nous mîmes à la voile le cinquième de Juin 1644. ayant le tems fort favorable. La premiére disgrace qui nous arriva, fut en la personne de notre Capitaine. Il passoit à la vérité pour un homme d'une expérience consommée, mais il étoit brutal & débauché. Le dixiéme jour après notre départ, qu'il avoit à son ordinaire pris une bonne portion d'eau-de-vie, il s'emporta tellement contre un de nos Matelots, que des menaces, il voulut en venir aux coups. Le Marinier qui étoit volage, se prit à rire, & à s'enfuïr: Don Pedro irrité, le poursuivit avec un levier à la main, dont il le donna au Diable qu'il va lui rompre le cou: en courant ainsi l'un après l'autre, notre Officier broncha, & après avoir fait quelques pirouettes, s'en alla tomber avec tant de roideur contre le Cabestan, qu'il se rompit le bras gauche, à trois doigts au-dessus du coude. Là-dessus on m'apelle, j'examine la blessure, & je trouvai que l'os étoit entiérement fracassé: après une meûre délibération, j'étois absolument d'avis qu'il faloit se servir de la foie. Malgré tout ce que je fus capable de représenter au Patient, il n'y eût pas moyen de le porter à souffrir cette opération, & il jura qu'il aimeroit beaucoup mieux mourir que d'en venir à une extrémité si fâcheuse. Il falut, malgré moi, se résoudre à le traiter comme il le voulut: mais ce que j'avois prévû arriva deux jours après: la playe s'enflamma, la cangréne y vint, & mon homme fut confisqué le cinquiéme jour après sa chute.
L'Equipage fut extrêmement alarmé de cette perte, qui sembloit nous présager quelque chose de mauvais: il fallut pourtant s'en consoler; on rendit les honneurs à son corps, puis on le coula en mer au bruit du Canon. Nous ne laissions pas cependant d'avancer chemin; de tems à autre il survenoit de petites bourasques, mais qui n'étoient pas dangereuses. Le plus grand mal qui nous en arriva, fut que cela nous écarta de nos autres Vaisseaux, de forte que nous n'en entendîmes plus parler. Etant parvenus à l'Isle de Ascension, nous nous aperçûmes que nos eaux étoient fort corrompuës, ainsi il fut résolu que nous irions faire aiguade à Sainte Héléne, craignant que le nombre de nos malades, qui étoit considérable, n'augmentât sensiblement, si nous différions de relâcher jusques à ce que nous fussions parvenus au Cap de Bonne-espérance.
Mais comme déja nous découvrions cette Isle de loin, & que nous nous en félicitions réciproguement, nous avisâmes un trombe, qui nous paroissoit de la grosseur d'un grand tonneau, à la portée du Canon de notre Navire. N'en ayant jamais vû qu'en peinture, & dans les Traitez des Voyageurs, je considérai ce phénoméne avec toute l'aplication dont je fus capable, & je conclus que ce doit être proprement l'effet d'une partie d'air agité, & poussé avec véhémence dans la vaste étenduë de notre atmosphére, qui venant à rencontrer une autre espéce de tourbillon, mû de la partie contraire, réfléchit en tournoyant vers le bas, & forme ainsi un cylindre, qui s'alonge dans un instant jusques-à ce qu'il parvienne sur la superficie de l'eau. La Mer étant alors par tout pressée, hormis en cet endroit-là, il est nécessaire que ni plus ni moins, que ce que nous voyons au sujet des pompes, des seringues & des ventouses, la matiére qui correspond au milieu de cette colomne, monte: ce qui se fait aussi avec tant de rapidité & de force, jusqu'à enlever de gros poissons, que nous fûmes tout étonnez de voir le Ciel, de serein qu'il étoit, se couvrir de nuages épais, qui obscurcirent l'air dans un moment. Les vents commencérent horriblement à soufler, la Mer s'émût, les vagues s'enflérent, & l'on eût dit que la Nature en courroux, menaçoit de nous engloutir. Les Matelots n'eurent plus grande hâte que de ferler au plûtôt les voiles, hormis seulement le pacsis de borcet; & ayant mis à cape, nous plongeâmes pendant un assez long-tems. Cependant le Vaisseau étoit emporté avec une telle violence, qu'il fallut encore caller la grande voile, de peur d'être poussez sur quelques malheureux brisans. Je ne sçaurois me résoudre à décrire ici par le menu, & suivant le Journal que j'en avois fait, tout ce qui nous arriva pendant cette épouventable tempête, qui dura vingt-deux jours; cela demanderoit plusieurs feuilles de papier, & n'aporteroit au Lecteur que de la compassion & de la tristesse. Ce n'étoient pas seulement quelques femmes & enfans, que nous avions dans notre Bord, qui faisoient des hurlemens capables d'attendrir des cœurs de rocher: la plûpart des hommes étoient saisis de frayeur jusqu'à l'ame. Pas un jour ne se passa que nous n'eussions au moins un mort. Nous perdîmes même notre Pilote & notre Contre-Maître; il ne restoit que le Maître de Navire, qui fut capable de bien gouverner le Vaisseau, & encore se portoit-il assez mal. Pendant ce cruel orage, nous fûmes contraints de jetter en mer, à diverses fois, douze piéces de notre Canon, & tout ce que nous crûmes nous être à charge: nous perdîmes aussi la plupart de nos ancres, & nous voguâmes long-tems à la merci des vents & des courans, sans savoir non plus où nous allions, que si nous avions été au fond de l'Océan. Enfin, Dieu voulût, par une bonté toute particuliére, que le vingt-troisiéme jour, autant doux que des autres avoient été cruels, nous vinsions échouer sur un rivage qui nous étoit tout-à-fait inconnu, où après avoir pris hauteur à midi, examiné les horloges, corrigé l'estime autant qu'il nous étoit possible, nous trouvâmes que nous étions aux environs du soixantiéme degré de longitude, & du quarante-quatriéme de latitude australe: c'est-à-dire à mille ou douze cens lieuës de Sainte Héléne. Comme la plus grande de nos Chaloupes avoit été emportée par les vagues, qui avoient passé mille fois par dessus nous, on fut bien aise d'avoir conservé la petite: d'abord on la mit en mer, & après avoir rendu graces à Dieu, de ce qu'il nous avoit conservez en vie, on commença à décharger les meilleures nipes, & ce qui nous devoit être le plus nécessaire à terre. Nous nous servîmes de quelques chétives voiles pour faire, deux Tentes: les autres coupérent des branches d'arbres, dont ils construisirent des Baraques, où le reste de notre Equipage, qui consistoit en quatre-vingt-cinq personnes, se logérent.
Nous étions bien une quarantaine qui nous portions autant bien que la conjoncture le permettoit. Une partie avoit soin du Vaisseau, l'autre alloit à marode. Jamais les armes à feu, la poudre & le plomb, ne nous avoient été d'une plus grande utilité. Il y avoit de toute sorte de gibier en abondance, & entr'autres, de grosses Poules, plus pesantes que des Coqs-d'indes, y qui étoient grasses & très-suculentes. Le poisson ne nous manquoit point du tout non plus; parce que nous avions bonne provision de filets, d'hameçons & d'autres instrumens propres à la pêche. Les Tortuës y étoient rares, mais elles étoient belles & bonnes. Nous en prîmes quelques-unes, qui pesoient assurément autour de quatre à cinq cens livres, & qui nous donnérent suffisamment à manger à tous. La chair nous paraissoit excellente, & la graisse surpassoit en délicatesse les mets du monde les plus précieux: elle nous servoit à toutes choses, aux sausses, sur le Pain, à brûler, & généralement à tout ce que nous en pouvions avoir besoin. Nous trouvâmes aussi une Riviére à deux bonne heures de-là, du côté de l'Est, qui nous fournissoit de fort bonne eau. Nonobstant ces rafraîchissemens, il y eut encore deux de nos gens qui moururent: les autres ne furent pas long-tems à se rétablir.
Cependant, notre Vaisseau se trouva enfin si déchargé, qu'on remarqua qu'il flotoit; de forte que nous le remorquâmes jusques la Riviére dont je viens de parler. Aussi tôt qu'il fût à terre, les Charpentiers l'examinérent de fort près, on trouva qu'il n'y avoit aucune aparence de le remettre en état de nous servir à continuer notre route: la tempête l'avoit entiérement délabré. Ainsi il fut résolu d'un commun accord, qu'on achéveroit de le mettre en piéces, & que des meilleurs morceaux on en bâtiroit un plus petit, dont on repasseroit en Afrique. Le Capitaine nous vouloit tous alternativement faire mettre la main à la besongne; mais nous lui représentâmes si-bien que nous n'étions pas tous également propres à cela, & qu'aussi-bien il faloit qu'il y eut quelqu'un qui pourvût la cuisine des vivres nécessaires pour l'entretien de tant de gens, que nous fûmes constituez dix pour cela. Les neuf qui me furent joints, étoient adroits, une partie étoient, pour ainsi dire, Chaffeurs, & l'autre Pêcheurs de profession: ainsi l'on peut aisément croire que nous n'avions pas beaucoup de peine, dans un Païs comme celui-là, à trouver de quoi donner à manger à notre Compagnie. Ces agréables occupations, dont un autre se seroit fait un très-grand plaisir, ne me charmérent que pendant peu de jours; je me lassai bien-tôt de ce métier-là. Le desir que je conçus de pénétrer dans un Païs où il ne me paroissoit point qu'il y eut jamais eu personne, me fit prendre la résolution d'abandonner mes Camarades: je ne voulois pourtant pas seul exécuter ce téméraire dessein. Les deux de la Troupe qui me paroissoient des plus résolus, ausquels je le communiquai, furent ravis de ma proposition; ils m'avouérent qu'ils avoient eu chacun en particulier la-même pensée, mais qu'ils n'avoient osé la confier à un tiers: ainsi l'affaire fut concluë, avec serment de n'en point révéler le secret, & nous étant promis de part & d'autre une amitié & une fidélité mutuelle & sincére, nous allâmes nous reposer, dans la vûë de déloger au plus vîte.
L'Auteur quite le reste de la Troupe, avec deux Camarades seulement, & pénétre avec eux dans ces Païs inconnus. Les obstacles qu'il rencontra dans sa Route, &c.
Le lendemain matin, vingt-quatriéme de Septembre 1644. & l'onziéme jour de notre arrivée, nous nous saisimes chacun d'une bonne hache, que nous mîmes à la ceinture, d'un fusil, & de ce que nous crûmes nécessaire pour une entreprise de cette nature, & sans faire semblant de rien, d'abord que nous fûmes entrez dans le Bois, nous nous écartâmes des autres, & avançâmes à grands pas, vers le Sud-sud-Ouest. Nous fîmes au moins quatre grandes lieuës, avant que de parler de nous reposer. La Forêt, c'étoit le nom de l'un de mes Camarades, comme l'autre s'apelloit du Puis, voyant un Coq de Bruyére à cent pas de nous, le tua: pendant que l'un le plumoit, nous nous occupâmes, l'autre & moi, à couper des broussailles, & à faire du feu sous un arbre, à l'une des branches duquel je nouai un bout de grosse ficelle, & y attachai notre volaille, qui fut bien-tôt rôtie de cette maniére. Nous dînâmes-là de plein fond: la boisson seule nous manquoit, il falut remettre à boire à une autre fois. Nous étant remis en chemin, nous trouvâmes un creux, où il y avoit de l'eau, qui n'étoit à la vérité pas trop claire, mais qui ne laissoit pas de nous paroître excellente: nous en emplimes nos flâcons, sans que cela nous servit à rien; car environ à une lieuë & demie de-là, nous vînmes à un ruisseau qui en contenoit bien d'aussi belle que j'en aye vû de ma vie: il avoit autour de deux pieds de profondeur, & traversoit justement en cet endroit-là, la route que nous nous étions proposé de tenir, à l'aide d'un petit Quadran au Soleil, que j'avois en poche, & qui nous fut d'un grand secours. N'y ayant ni pont, ni autre commodité, nous nous déchaussâmes, & passâmes cette petite Riviére, que nous quitâmes avec regret, après en avoir bû tout notre sou, & en avoir fait provision pour l'avenir. Au reste, nous ne trouvions aucune trace d'hommes, ni de bêtes: ce n'étoit partout que sable, bruyéres & forêts, dans l'espace de huit ou dix lieuës que nous avions faites, avant que le Soleil se couchât. Enfin, nous plantâmes le piquet au pied d'un monticule, où il y avoit un buisson si épais, qu'on y étoit à l'abri du vent, comme sous une tente. Nous achevâmes alors de manger ce que nous avions conservé du dîner, & nous couchâmes le moins mal que nous pûmes.
Le lendemain au réveil, nous fûmes surpris de voir que tout le Ciel étoit entrepris, & que nous étions menacez d'une grosse pluye. Nous trouvâmes à propos de creuser dans cette coline, qui étoit assez escarpée du côté où nous nous étions postez, afin de nous mettre par-là à couvert du mauvais tems. En effet, nous trouvâmes en moins de rien, que nos haches, au lieu de pêles, nous avoient préparé un petit logement. La pluye ne commença pourtant qu'environ vers les onze heures, de maniére que nous avions eu du tems de reste pour massacrer plus de Cailles & d'autres petits Oiseaux, qui pour la plûpart ne nous étoient pas connus, que nous n'en aurions pû consumer dans une semaine: il y en avoit une multitude innombrable, & ils se laissoient assommer la plûpart, sans bouger presque de leur place: ce qui nous fit d'autant plus conjecturer que le Païs ne devoit point être habité. Après tout, nous fûmes contraints de rester dans ce poste-là l'espace de quatre jours, qui nous parurent plus longs que n'auroient fait ailleurs quatre semaines. Mais nous fûmes aussi-bien récompensez dans la suite, puis-qu'il est vrai que nous joüimes de plus d'un mois de continuel beau tems.
Au sortir de notre gîte nous cômmançâmes à découvrir de hautes montagnes: de peur de n'y pas trouver de quoi nous substenter, nous fîmes provision de viandes pour quelques jours. Nous ne nous trompâmes pas dans nos conjectures; on eut dit d'un véritable Groenland, tout y étoit sec, & aride, il n'y avoit, en bien des endroits ni herbe, ni buissons, ni rien de ce qui peut donner à paître au moindre animal. Aussi y découvrirons-nous peu de chose, les oiseaux même y étoient assez rares, d'où il est aisé de juger que nous y passions assez mal notre tems: & n'eut été que de fois à autre, nous entrions dans de petits valons remplis d'arbres chargez de quelques méchans fruits, où il y avoit de l'eau pour nous désaltérer, nous aurions été en danger de notre vie.
Le neuviéme jour de notre marche nous arrivâmes vers le soir, dans une baissiére, où l'on voyoit à droite, environ à un quart de lieuë de-là, un petit torrent, qui descendoit d'un rocher dans un creux, d'où il se déchargeoit ensuite dans un marais, qui formoit-là un demi cercle, et s'étendoit vers le bas à perte de vûë. Les bords qui renfermoient cette belle eau, étoient hauts & médiocrement escarpez: ce qui faisoit croire qu'elle n'étoit pas alors aussi enflée qu'en une autre saison de l'année. J'en aprochai dans le dessein de descendre, mais comme j'en étois éloigné d'un pas seulement, je fus étonné de sentir que la terre me manquoit tout d'un coup sous les piés, j'enfonçai jusques sous les aisselles. Mes Camarades voyant que j'en demeurois-là, se mirent à éclater de rire, & s'en vinrent à mon secours. En même tems dix ou douze oiseaux de la grosseur de nos Oyes, avec des becs larges & longs comme la main, se débarassent de dessous mes piez, s'élancent en l'air, & sonnent l'allarme par un quacou, quacou, quacou, qui étoit leur cri naturel, & que l'on devoit entendre de fort loin. Avant qu'on eut pû compter cent, nous vîmes le Ciel noir de ces animaux. Cette multitude extraordinaire, joint au tintamare enragé qu'ils faisoient, nous épouventa, nous ne savions absolument qu'en penser, sur tout lors qu'ils venoient quelquefois plusieurs de compagnie, en criant comme des perdus, fondre jusqu'à la longueur d'une pique de notre tête, ni plus ni moins que s'ils avoient voulu nous démembrer: & quoi que nous tirassions quelques coups sur eux, & en missions plusieurs par terre, c'étoit toûjours la même chose. Quand nous vîmes pourtant qu'ils ne vouloient point nous faire de mal, & qu'ils commençoient même à battre en retraite, nous descendimes le talut pour aller nous rafraîchir.
Du Puis remarqua d'abord que l'endroit où j'étois enfoncé, étoit une niche, où une partie de ces oiseaux se retiroient: à côté il y en avoit une seconde, puis une troisiéme, & ainsi de suite, à dix ou douze piez plus ou moins, de distance l'une de l'autre. L'ouverture de ces demeures soûterraines, avoit la forme d'un ovale, dont le moindre diamettre étoit d'un pié de longueur. Etant le plus petit de tous, je me fourrai dans le troisiéme: je trouvai l'endroit grand comme une petite chambre, ayant plus de huit piez en quarré, & trois de hauteur au moins. Il y avoit quinze nids tout à l'entour, bâtis en rond, de petites branches feuilluës, & enduites d'argile, en forme de panier, de trois ou quatre piez de circonférence. Chaque nid contenoit six œufs grivelez, gros comme le poing. Dans le milieu de l'autre, il y avoit un ange beaucoup plus grand que ces nids, qui étoit rempli d'une certaine matiére divisée en petits morceaux ronds, & plus longs les uns que les autres: je m'imaginois au commencement que c'étoient leurs excrémens; mais la curiosité m'en ayant fait porter un peu à la bouche, je trouvai que cela avoit un goût excellent, & surpassoit nos meilleurs macarons, à quoi il avoit beaucoup de raport. Mes Camarades, qu'un même desir que le mien à découvrir des nouveautez, avoit conduits chacun dans un antre semblable, y trouvérent les choses disposées dans le même ordre, que je viens de les décrire: toute la différence qu'il y avoit consistoit dans le nombre des nids, qui étoit plus considérables dans l'un que dans l'autre, parce qu'ils n'étoient pas d'une même grandeur. Nous comprîmes bien de-là, qu'il n'étoit pas surprenant qu'il y eut-là tant de ces Oiseaux, puisqu'ils multiplient si copieusement, & qu'il n'y a personne pour les détruire.
A peine notre premiére surprise eut-elle finie, qu'un autre sujet nous en causa une infiniment plus considérable: c'étoit une de ces Cavernes, que nous trouvâmes à cent pas de-là. Elle avoit une entrée qu'il étoit impossible que des oiseaux eussent faite: trois grosses pierres de chacune un pié, mises en terre, l'une à côté de l'autre, en faisoient le seuil, & les deux poteaux, qui finissoient en pointe, à la hauteur de quatre piez, étoient composez de gros cailloux de plus de cent livres la piéce, & d'autres pierres arrangées l'une sur l'autre en dedans, la fermoient entiérement. Ces productions de la main des hommes nous firent hésiter si nous devions desirer qu'il y en eût-là ou non: nous aurions bien souhaité de voir des animaux de notre espéce, mais nous apréhendions de n'en être pas trop bien traitez. Dans cette incertitude incommode, nous ne laissâmes pas d'en aprocher, en criant pourtant, & faisans assez de bruit, afin de nous faire entendre à ceux qui pouroient être dedans. La Forêt lassé de toutes ces grimaces, nous dit de rester des deux côtez la hache à là main, pendant qu'il forceroit les obstacles, & franchiroit cette entrée, dans le dessein d'aller examiner ce qu'il y avoit derriére. Il en vint effectivement à bout; mais quand il fut dedans, il trouva qu'il faisoit trop obscur pour y rien voir: ce qu'il nous aprit en sortant, c'est qu'un homme s'y pouvoit tenir debout, & que l'apartement étoit logeable, y avant même senti un banc vers le fond. Là-dessus nous courons décharger notre couroux sur les premiers arbres, que nous avions laissez en passant, à une petite distance de là: nous en coupâmes autant de bois que nous en pûmes porter, & y vînmes mettre le feu devant notre caverne: ensuite nous retournâmes trois fois à la charge, afin d'avoir provision pour toute la nuit. Quand le feu fut bien allumé, nous entrâmes dans notre chambre, qui avoit bien le double de grandeur des autres: elle étoit proprement pavée de petits cailloux choisis, & il y avoit en effet un banc de gazons tout à l'entour.
Mais, ô le formidable objet, que nous avisâmes en même tems sur le banc qui étoit à gauche, & le plus à l'abri du vent! la carcasse d'un homme, un squelette en forme, depuis les piez jusqu'à la tête. Au dessus il y avait une espéce d'ardoise assez unie & enfoncée dans la terrasse, où l'on avoit gravé en langue Gréque, & en gros caractéres,᾽ΑΓΙΟΣ ῾Ο ΘΕΟΣ, ᾽ΑΓΙΟΣ ΊΣΧΥΡΟΣ, ᾽ΑΓΙΟΣ ΚΑΙ ᾽ΑΘΑΝΑΤΟΣ, ᾿ΕΛΕΗΣΟΝ ῾ΗΜΑΣ. O Dieu Saint, Saint & Fort, Saint & immortel, ayez pitié de nous! Je ne m'amuserai point ici à alléguer nos diverses conjectures, & les sentimens différens que nous eûmes sur ce sujet, puisque chacun s'en peut faire aisément une idée. Cependant la faim, qui nous éguillonnoit, nous fit prendre deux des Oiseaux que nous avions tuez: nous les passâmes sur la flamme, pour en brûler la plume, au lieu de les écorcher, comme nous faisions assez souvent, parce que nous nous en représentâmes la peau comme l'un des meilleurs morceaux, en quoi nous ne nous trompâmes effectivement point, puis les ayant vuidez & lavez, nous les mîmes sur des tisons, où ils furent rôtis dans un moment. Nous avions pris si peu d'alimens de tout le jour, que nous n'y laissâmes presque que les os. Ils étoient gras, succulens, & de très-bon goût. Après avoir bien soupé, nous nous accommodâmes le mieux que nous pûmes, laissant au mort la place qu'il occupoit, sans y toucher, parce que nous avions envie de l'examiner de plus près le lendemain.
Il n'étoit pas encore bien jour que nos impertinens Oiseaux recommencérent leur vacarme: les uns sortoient de leurs trous, les autres y rentroient, & cela avec tant de bruit, qu'il nous fut impossible de plus dormir, quoique nous, en eussions bien envie. Nous attendîmes pourtant que le Soleil nous vint faire lever: notre présence n'alarma nullement cette volatille, chacun travailloit à sa besogne comme s'il avoit dû en être payé. Nous en voyions qui sortoient avec le bec tout chargé de terre, qu'ils enlevoient sans doute des endroits les plus irréguliers de leurs creux, afin de les rendre, ou plus amples, ou plus propres. Il y en avoit qui venoient fournis de matériaux propres à racommoder leurs nids, & la plûpart portoient de ces morceaux de craquelins, que j'avois trouvez si bons le soir auparavant. Nous montâmes sur le talut pour voir d'où ils tiroient cette mangeaille: aussitôt que nous eûmes levé les yeux, nous aperçûmes, à la portée du mousquet de-là, sur une petite élévation, trois corps d'une même grosseur & hauteur: nous nous avançâmes pour considérer de près ce que c'étoit, & nous trouvâmes en effet que c'étoient trois Cônes tronquez, de la hauteur de huit piez, de cinq de diamétre sur la base, & de trois environ au sommet, fort réguliérement construits de cailloux arrangez proprement les uns sur les autres.
La simple vûë de trois Monumens si rares dans une contrée deserte, ne nous contenta pas, nous nous mîmes à en démolir un; mais dès que nous eûmes ôté environ l'épaisseur d'un pié & demi des pierres de dessus, nous découvrîmes le crane d'une créature humaine; après-quoi parurent les ossemens des épaules, des bras, & en un mot, toute la carcasse jusqu'aux piez. Nous en aurions bien fait autant aux autres; mais nous nous contentâmes de découvrir la tête du cadavre, qui étoit sous le second, puisqu'il étoit vrai-semblable qu'il devoit y en avoir autant sous le dernier. Pendant que nous réfléchissions sur tout cela avec une espéce d'admiration, j'allai découvrir autour du troisiéme Cône, des caractéres construits aussi de petits cailloux, à peu près comme des œufs de pigeon, arrangez en terre. Je les pris pour les lettres Hébraïques, nommées, suivant l'ordre, Koph, Vau, Lamed, He, Teth, Lamed, Koph, Pe, Gimel, Van, Beth, Thau, Hajin, Koph, Mem, Lamed, Alep, Sajin, Samech, Resch: mais qui n'étoient accompagnées ni de points, ni d'aucune autre marque, qui en pût faciliter la lecture. Je fis tous mes efforts pour en débrouiller la signification, & j'y ai pensé mille fois depuis, mais je n'en ai jamais pû venir à bout, de quelque maniére que je m'y sois pris. Il y avoit aussi quelque chose de semblable autour des deux autres Monumens, que je ne voulus pas prendre la peine de découvir des pierres, que nous avions jettées dessus, parce que je ne trouvois pas que cela le valut. Toutes les aparences étoient qu'il y avoit fort long-tems que quatre malheureux, comme nous étions, après avoir bien rodé, & ne voyant point d'aparence de trouver un endroit meilleur que celui-là, s'y étoient arrêtez, avoient creusé une caverne à la maniére des Oiseaux, dont j'ai parlé, ou peut-être s'étoient aproprié une de leurs niches, & y étoient morts l'un après l'autre; premiérement ceux qui étoient sous les Monumens, & ensuite le dernier, sur ce banc, où nous l'avions trouvé, & où le tems avoit consumé ses habits & sa chair, de maniére qu'on n'en voyoit pas les moindres reliques.
Ce qui nous confirma encore plus dans cette pensée, fut que pas loin delà, il y avoit une infinité d'arbres droits comme un jonc, dont les branches étoient toutes par étages: au premier, qui commençoit à quatre piez de terre, à celui que je mesurai, il y en avoit douze, de la grosseur du bras, & longues de sept piez; au second, trois piez plus haut, onze, de six piez: au troisiéme, à deux piez & demi de-là, je n'en trouvai que dix, encore plus courtes que les précédentes: au quatriéme, éloigné à proportion des autres, neuf: plus huit, sept, six, cinq, quatre & trois: après quoi venoit la cime de l'arbre, en forme de gland, de la grosseur d'un œuf. Toutes les branches de ces arbres en piramides, étoient comme autant de panaches, ou plumes d'Autruche, c'est à dire garnies de feuilles menuës comme des filets des deux côtez. D'un bout à l'autre, & tout autour à l'extrémité de ce duvet, il y avoit un ourlet de la grosseur d'une plume à écrire: & au dessus de chaque rang de branches, un anneau qui environnoit l'arbre, plus gros que le doigt, au premier, mais plus petit à mesure qu'il aprochoit du haut. L'un & l'autre étoit cet excellent mets, dont nos gros Oiseaux paroissoient si friands, & que nous croyions avoir servi de pain à nos quatre pauvres Pellerins.
Au lieu que je n'avois fait simplement que goûter de ce pain le soir précédent, nous nous jettâmes alors dessus, mes Camarades & moi, comme la pauvreté sur le monde; s'étoit à qui seroit le plus habile à grimper pour en atraper aux endroits où il y en avoit de reste; car plusieurs en étoient dépouillez. Enfin, nous en mangeâmes tant, que nous nous en remplimes jusqu'à la gorge; & nous y trouvions tant de goût, que Du Puis parloit déja de bâtir-là un tabernacle, & d'y mourir, comme des bonnes gens témoignoient par leur ossemens, avoir fait. Mais dans le tems que nous nous entretenions, nous fûmes également saisis d'un si grand assoupissement, que nous ne pouvions pas lever les jambes pour faire un pas. Je me laissai tomber le premier à terre, les autres en firent autant un moment après. Pas un ne perdit le jugement, nos membres seuls étoient engourdis, la langue même pouvoit à peine nous servir à proférer une parole. Nous restâmes deux heures en cet état, avant que de nous endormir: ce sommeil dura jusqu'après midi.
Du Puis, qui s'éveilla le premier, se trouva la main droite apuyée sur quelque chose qui lui paroissoit nud, uni & de là grossseur de la cuisse. Il crut au commencement s'être roulé en dormant, sur l'un de nous deux; mais y faisant réflexion à mesure qu'il reprenoit ses esprits, & ayant ouvert ses yeux pour s'en éclaircir, il fut saisi d'une frayeur mortelle, de voir entre lui & La Forêt, un Serpent de plus de vingt-cinq piez de long: il devint plus perclus de ses membres qu'auparavant, & ne pouvoit, ni se remuër, ni parler: cependant, le Serpent abandonne la place, s'entortille autour d'un des arbres prochains, & se met à son tour, après les Craquelins. Là-dessus mon Ami reprend courage, me pousse, & m'ayant éveillé, me montre cet épouventable animal. Quelque débile que je me sentisse encore, je me levai dans le moment, & me mis à fuïr de toute ma force: Du Puis m'imita, & La Forêt, à nos cris, ne tarda guéres à en faire autant. Nous étions ravis de ce que ce monstre ne nous avoit pas engloutis; & cette peur ne contribua pas peu à nous faire résoudre à décamper au plûtôt; il nous falut pourtant toute la nuit pour nous refaire.
Suite des Avantures de l'Auteur & de ces Camarades, jusqu'à leur entrée dans un Pays habité.
Nous nous trouvâmes frais & gaillards à notre lever, ce qui nous fit résoudre à lever le piquet: ainsi méprisant cette manne terrestre, qui nous avoit si fort débilitez, nous fîmes seulement bonne provision d'oiseaux rôtie, & ayant dit adieu aux Monumens, nous nous remîmes en campagne. Nous étions bien alors à cinquante lieuës de la Mer. Le soir nous voulûmes manger, pour la premiére fois de la journée, mais l'apétit n'étoit pas assez grand, quoi que nous eussions bien marché, & eussions passé une Montagne de sept ou huit lieuës. Trois jours entiers s'écoulérent avant que nous pussions rien prendre: ce qui nous fit croire, que ce pain d'arbre devoit être extrêmement nourissant, & qu'il ne pouvoit être que bon, étant pris avec sobriété. Cependant, le chemin alloit toûjours en empirant: une grande consolation pour nous, c'est que les nuits étoient belles, & que les jours se faisoient longs, à mesure que nous avancions dans le Printems de ce Pays-là, & que nous nous éloignions de la Ligne équinoxiale. Le Ciel nous en paroissoit plus charmant, la campagne plus riante, & l'un & l'autre fournissoit de matiére à la plupart de nos entretiens.
Du Puis, sur tout, sembloit être charmé du Soleil, qui depuis son lever jusqu'à son coucher, ne cessoit de nous couvrir de ses agréables rayons. Il ne faut pas mentir, nous dit-il un jour, si je n'étois pas né sous des climats où les Peuples sont assez heureux pour avoir été instruits dans la connoissance de leur Créateur, & que je n'eusse jamais ouï parler de l'Etre des êtres, le flambeau des Cieux seroit sans contredit la seule & unique Divinité que je croirois digne de mes adorations: non seulement parce que c'est l'objet visible du monde le plus agréable, mais aussi à cause que sans son secours, il n'y a ni plante, ni animal qui puisse subsister: tout languit au moment qu'il s'éloigne, & sa présence rend de la vigueur à ce qui paroissoit mourant. Vous n'êtes pas le seul, lui dis-je, qui êtes de ce sentiment, il y a encore des Nations entiéres qui invoquent ce bel Astre, comme la Cause premiére de toutes choses: & ceux même qui ont reconnu un être souverainement parfait, n'ont pas pû s'empêcher de lui donner des Epitétes qui marquoient assez l'estime qu'ils en faisoient. Orphée l'apelloit l'Œil du Ciel; Homére, celui qui voit & entend toutes choses: Héraclite, la fontaine de la lumiére céleste: Saint Ambroise, la beauté du Ciel: Philon, l'idée de la resplendeur éternelle: Platon, l'ame du monde. Le Roi David en exalte merveilleusement l'excellence, sur tout dans son Pseaume dix-huitiéme: & les saints Hommes du vieux & du nouveau Testament, ne font nul scrupule de nous le représenter, comme le modéle de la Divinité, qu'ils apellent en cent endroits, l'Orient d'enhaut, & le Soleil de Justice.
Je me mocque, continua La Forêt, de ce que les autres ont dit des Astres; je prie Dieu, & si j'ai de la vénération pour les créatures, ce n'est que par raport au Créateur, qui est digne d'être admiré dans ses Ouvrages: mais ce qui me surprend dans le Soleil, ce sont les deux mouvemens opposez que l'on dit qu'il a, un mouvement journalier d'Orient en Occident, & un annuel d'Occident en Orient. Il est vrai, repris-je, que ces deux mouvemens sont directement contraires l'un à l'autre, si on les attribuë au Soleil comme ont fait presque tous les Anciens: mais rien n'est plus naturel si on attribuë ces deux mouvemens à la terre, qui fait un grand cercle autour du Soleil dans l'espace d'un an, & tourne une fois sur son Centre, ou sur son Axe, en vingt-quatre heures: tout comme une boule, ou si vous voulez un navet que vous auriez poussé d'un bout d'une allée à l'autre; car en même-tems que ce navet avanceroit vers le bout de l'allée, il seroit en même-tems plusieurs tours sur son Axe. La Terre en fait de même, & ses deux différens mouvemens ont toûjours servi aux hommes pour mesurer le tems de leur durée. Le tour qu'elle fait sur son Axe fait notre jour naturel de vingt-quatre heures; & le tems qu'elle met à faire son grand Cercle autour du Soleil, fait notre année de trois cens soixante & cinq jours & six heures, à quelques minutes près. Il est vrai que cette mesure pour l'année n'a pas été toûjours également bien connuë chez toutes les Nations. Les Egyptiens, les Caldéens, les Juifs & d'autres Peuples anciens, ont compté leurs années différemment, & les ont fait plus longues ou plus courtes les uns que les autres. Plusieurs entr'eux ont réglé leurs années plûtôt par le cours de la Lune, que par celui de la Terre, & plusieurs Nations en sont encore de même aujourd'hui.
Le Calendrier qu'on suit présentement parmi les Nations de l'Europe, & qui est venu des anciens Romains, n'a pas été toûjours si exactement réglé comme à présent: car du tems de Romulus, Fondateur de Rome, l'année qui doit être le tems que la Terre employe à parcourir son grand Cercle autour du Soleil, n'étoit que de trois cens quatre jours, compris en dix mois: Mars, Mai, Juillet, Octobre, étoient chacun de trente & un jour, les autres n'en avoient que trente. Numa Pompilius son Successeur, en ajoûta cinquante & un à ce nombre, de sorte que l'année avoit alors trois cens cinquante-cinq jours. Il retrancha outre cela un jour de chaque petit mois, qu'il ajoûta à ces cinquante & un, & de leur somme il institua les mois de Janvier de vingt-neuf, et de Février de vingt-huit jours. Enfin, Jules César, premier des Empereurs Romains, ayant consulté les plus habiles Astronomes de son tems, changea de leur consentement, l'année qui étoit à peu près lunaire, en une année solaire, en y ajoûtant encore dix jours, lesquels il distribua de maniére, que Janvier, Août & Décembre, en eurent chacun deux, & Avril, Juin, Septembre & Novembre un. Cependant, comme cela ne suffisoit pas encore, parce que l'année est de trois cens soixante & cinq jours, six heures, moins environ onze minutes, ce Monarque voulut que toutes les quatre années on auroit un an de trois cens soixante & six jours, & ce jour devoit être placé entre la six & septiéme Calande de Mars: si-bien que l'on avoit deux sixiémes Calendes de Mars, dans une telle année, qu'on apelloit bissexte, parce qu'on comptoit deux fois le sixiéme jour avant que de compter le suivant.
Cette correction pour juste qu'elle parut, ne laissa pas de causer de l'erreur au Calendrier dans la suite du tems; car encore que l'année ne fut alors trop longue que d'environ onze minutes, au lieu que le Soleil, comme on parloit, entroit de son tems, ou quarante-cinq ans avant la naissance de Jesus-Christ, dans l'équinoxe du Printems, le vingt-quatriéme de Mars, il y entra le vingt & uniéme au Concile de Nicée, en l'an trois cens vingt-sept, & l'onziéme du tems de Grégoire Treiziéme en 1582: ce que ce Pape ayant remarqué, il retrancha dix jours de cette année-là, entre le quatre & le quinziéme d'Octobre, à cause qu'il ne se trouvoit point-là de Fêtes & de Saints intéressez. Et de peur qu'on ne retomba dans le même abus, ce qui étoit de conséquence pour les équinoxes, qui auroient fait avec le tems une révolution entiére par tous les mois de l'année en rétrogradant: il ordonna qu'à l'avenir, trois Siécles l'un après l'autre, on ne compteroit point d'année bissexte à leur fin, mais seulement au bout du quatriéme: de-là vient qu'il faut quatre cens années Grégoriennes & trois jours, pour égaler quatre cens années Juliennes.
Je sçai bon gré à Mr. Du Puis, dit la Forêt, d'avoir donné une occasion à ce discours; car il y a long-tems que j'avois desiré d'aprendre ce que l'on entend, par l'année bissexte, par vieux & nouveau stile, & de sçavoir la véritable cause de tous ces changemens. Il falut, pour les contenter, leur expliquer de même à plusieurs reprises, ce que veulent dire les termes d'Epacte, de nombre d'Or, de Sicle solaire, d'Indiction Romaine, d'Ides, de Calendes, & presque de tout ce qu'il faut sçavoir pour composer un Almanac. Ce qui leur donna le plus d'admiration, fut lorsque je les assurai que le Soleil qui nous paroît si petit, est infailliblement plus grand gue toute la Terre. Assurément, disoit la Forêt, cela surpasse l'imagination, & je croi que tout ce que l'on nous en sont de pures rêveries. Du Puis qui enchérissit sur tout ce que son Camarade pouvoit alléguer à cet égard, osa même me traiter d'extravagant, parce que je soûtenois que cela étoit véritable; de sorte qu'il falut, malgré moi, en venir, à des éclaircissements pour leur donner quelque satisfaction là-dessus.
J'avouë, leur dis-je, qu'il est impossible de déterminer au juste la grandeur des flambeaux célestes; tous ceux qui l'ont fait ont été des présomptueux, qui ont tâché de nous en imposer. Les instrumens dont nous nous servons pour mesurer la Paralaxe du Soleil, sont trop petits et trop mal divisez, par raport au prodigieux éloignement de cet Astre. Je n'ai jamais vû d'Astrolabe divisé en minutes, & il seroit nécessaire qu'il le fut en secondes, & peut-être en de moindres parties: cela ne se peut, ou il seroit si grand que l'on ne sçauroit s'en servir. Et une preuve qu'on sy peut aisément tromper sans cela, c'est que quelques exacts qu'ayent été les Astronomes, qui non contens de la spéculation, ont voulu réduire cette question en pratique, ils se sont abusez si lourdement, que la différence de l'opinion de l'un à celle de l'autre, est capable de faire douter s'ils avoient seulement le sens commun de vouloir donner leurs sentimens pour des véritez. Ticho Brahe, qui sembloit avoir parcouru les Cieux, comme Christophe Colombe la Terre, assure que le Soleil est cent trente-neuf fois plus grand que le globe que nous habitons. Copernic soûtient que ce nombre va jusqu'à cent soixante-deux. Ptolomée le fait de cent soixante-six. Le Pére Scheiner de quatre cens trente-quatre. Wendelinus de quatre mille nonante-six. Et un de mes Régens le pousse jusqu'à trois millions de fois plus grand que la même Terre. On ne fait donc rien positivement de sa grandeur: mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'il est beaucoup plus étendu que ce grand Corps, quelque vaste qu'il nous paroisse. Car premiérement, si on le pose égal à la Terre, il est évident que ses rayons rasant les parties extérieures de cette Sphére terrestre, laisseroient en continuant, un cilindre d'obscurité au-delà, dont les côtez seroient paralléles; de sorte que les Planettes qui passeroient par cette ombre, ne recevant aucune lumiére, & n'en ayant point d'elles-mêmes, seroient éclipsées. Si le Soleil étoit plus petit, ses rayons, après avoir rasé la Terre, iroient en s'élargissant, & formeroient un Cône tronqué d'ombre, dont la base seroit au Firmament, & le sommet sur la partie de la Terre opposée au Soleil: d'où il suit qu'il y auroit encore une plus grande partie du Ciel obscurcie, & que toutes les Planettes qui s'y rencontreroient, dévroient, comme il vient d'être dit, ne rendre aucune clarté. Or il n'y a jamais que la Lune qui nous paroisse éclipsée: ainsi il paroît que le Soleil doit être incomparablement plus grand que la Terre; puisque ses rayons ayant rasé cette grande masse, se réunissent un peu au-dessus de la Lune, où le Cône formé par l'ombre de la Terre, finit en pointe. A cette explication j'ajoûtai une figure sur le sable, pour leur en faciliter l'intelligence.
Je confesse, dit alors Du Puis, que cela est démonstratif, pour ce qui touche la cause; mais pour les effets dont vous parlez, ou les défaillances des Planettes, je n'y entends goute, & je n'ai pas même sçû que les Eclipses eussent rien d'ordinaire & de naturel. Au contraire, repris-je, il n'y a rien-là de mistérieux. Les Planettes sont des corps opaques & durs, qui ressemblent assez à la Terre, & que bien des gens croyent habitées; elles ne donnent aucune clarté que par réflexion, & après l'avoir reçûë du Soleil. De-là vient que nous n'avons d'Eclipse de Lune que lorsque se levant d'un côté, pendant que le Soleil se couche de l'autre, & que ces deux Astres sont par conséquent en opposition, la Terre se trouve directement entre-deux, & empêche qu'ils ne se puissent voir en face. Mais si le soleil, interrompit La Forêt, est la source de la lumiére, comment la perd-il à son tour en de certains tems? D'où lui viennent ces désaillances, qui alarment si fort le monde, & qui est-ce qui lui rend son ancien éclat? Comme l'interposition de la Terre, repliquai-je, cause les Eclipses de Lune, l'interposition de la Lune obscurcit aussi le Soleil: c'est-à-dire, que toutes les fois que la Lune est en conjonction avec le Soleil, & qu'elle passe entre lui & la Terre en droite ligne, elle fait l'office d'un rideau, qui nous dérobe la vûë de ce bel Astre; mais cette privation ne sçauroit durer long-tems, à cause du mouvement différent de ces Corps. Le cercle que la Terre décrit autour du Soleil est incomparablement plus grand que n'est celui que la Lune fait autour de la Terre, & au lieu que celle-là avance environ treize degrez en un jour, celle-ci n'en franchit qu'un peu plus d'un en Hyver, & un peu moins en Eté, de sorte qu'ils se dégagent bien-tôt de l'autre. Comment, dit La Forêt, la Terre va plus vite en une saison qu'en l'autre? Oui en aparence, repris-je, cela différe environ quatre minutes, parce que la Terre étant beaucoup plus éloignée du Soleil en Eté qu'en Hiver, il faut qu'il semble aussi aller plus lentement pendant les longs jours, que durant les courts: comme une voiture qui n'est qu'à cinquante pas de notre œil, paroît aller bien plus rapidement que lorsqu'elle en est à cinq cens pas de distance.
Mais, dit du Puis, puisqu'il s'agit de pas, un même feu ne se fait-il pas mieux sentir à deux pas de distance qu'à dix? Sans doute, lui-répondis-je. Et si le Soleil qui est chaud, reprit-il, est plus près de la Terre en Hiver qu'en Eté, pourquoi la chaleur ne se régle-t-elle pas suivant son éloignement? & d'où vient que nous tremblons de froid dans le même tems que nous dévrions suër à grosses goutes? C'est fort bien dit, repartis-je, cette objection fait voir, que l'ignorance & la raison ne sont pas incompatibles; cependant en pensant m'avoir pris, vous vous êtes trompé vous-même. Je ne veux pas vous prouver qu'il n'y a au monde ni chaud, ni froid, ni clarté, ni odeur, ni son, ni couleurs, ni aucune des qualitez que nous apercevons dans les corps: cela me donneroit trop de peine, & vous ne m'entendriez peut-être pas, parce que cela dépend de certaines connoissances, dont vous n'avez seulement pas les principes: je me contenterai de vous dire, qu'il n'y a à proprement parler, qu'une même forte de matiére, mais qui, à proportion qu'elle est figurée, ou en mouvement, produit en nous, par le moyen de nos organes, de certains effets, que nous attribuons aux corps, & qui nous les fait apeller chauds, froids, lumineux, colorez, & ainsi des autres; quoi qu'effectivement le son, la couleur, le goût, &c. soient proprement en nous, & non dans ces corps; comme la douleur, qui provient d'une piqueure, est en nous & nullement dans l'épingle qui l'a causée. Et marque que votre comparaison n'est pas juste dans le sens même où vous la voulez employer, c'est que le coupeau des Alpes qui est plus près du Soleil de toute leur hauteur, que le pied, demeure couvert de neige en Eté, pendant que tout périt de chaud dans leurs Valées, qui en sont d'autant plus éloignées: dont la véritable raison est, pour ne rien passer sans quelque legére explication, que l'air est si subtil à une lieuë de la Terre, que dans quelque agitation qu'il soit, il n'a pas la force de dissiper les moindres corps; au lieu qu'il est si grossier sur sa superficie, qu'il est capable d'ébranler nos parties les plus solides, & de causer ce que nous apellons une excessive chaleur.
Tout cela est beau assurément, reprit La Forêt, mais je vous demande pardon si je vous dis, que je ne vois pas que vous ayez encore rien conclu par raport à l'Hyver & à l'Eté. Cela est vrai, lui répondis-je, c'est une question d'une autre nature. Lorsque le Soleil est élevé vers notre zenith, comme en Eté, quoiqu'il soit fort éloigné de nous, il ne laisse pas de nous envoyer beaucoup de rayons presque perpendiculairement; au lieu qu'en Hyver, restant plus bas vers l'horison, la plûpart de ses rayons, qui ne peuvent venir que de côté, rejaillissent sur la superficie de notre Atmosphére; bien peu passent & pénétrent jusqu'à nous: cependant, c'est dans le grand ou petit nombre de ces rayons, que consiste le chaud & le froid; comme cela se prouve aisément par les miroirs & les verres ardents, dont les effets sont toûjours proportionnez à la quantité des rayons de lumiére qu'ils rassemblent.
Pendant ces doux entretiens, qui se faisoient plûtôt en vûë de passer le tems, que d'augmenter le nombre des Philosophes, puisqu'il auroit falu s'y prendre d'un autre biais pour y réüssir, nous ne laissions pas d'avancer considérablement: mais enfin, il falut changer de langage. Il y avoit trente-cinq jours que nous avions quité notre Troupe, & nous comptions que nous devions avoir fait environ cent trente lieuës de chemin, lors que tout d'un coup, nous nous trouvâmes au bord d'un Lac, qui nous paroissoit d'une fort vaste étenduë. Cet obstacle nous étonna, nous demeurâmes assez long-tems irrésolus sur ce que nous devions faire; l'un parloit de s'en retourner, l'autre de rester-là, & de se loger le mieux que nous pourrions, pour y passer quelques jours: mais enfin, il fut résolu de nous avancer à droite, & de côtoyer cette grande eau, pour voir si nous en trouverions la fin. Après sept ou huit lieuës de marche, nous commençâmes à voir terre de l'autre côté, & nous étions ravis de ce qu'à mesure que nous avancions, nous en discernions toûjours mieux les objets; mais en récompense, nous aperçûmes que nous entrions insensiblement dans un lieu marécageux, où la terre étoit molle, tremblante & de très-mauvaise odeur. Tout le Païs étoit aux environs de-là, plat & uni; nous ne voyons aucune issuë, & nous ne faisions plus un pas, de quelque côté que nous tournassions, que nous n'enfonçassions jusqu'à moitié jambe. J'avois beau encourager mes gens, il n'y eut pas moyen de passer outre, il falut même malgré nous retourner sur nos pas; & quoi-que nous fussions extrémement harassez, nous fûmes obligez de faire plus de deux grandes lieuës avant que d'oser nous arrêter, parce que nous étions mouillez, & que jusques-là, nous n'avions point trouvé de bois pour faire du feu capable de nous sécher.
Après nous être reposez suffisamment, nous prîmes le parti de gagner toûjours à gauche, & de voir s'il n'y auroit point d'empêchement de ce côté-là. Nous marchâmes ainsi quatre jours de suite, jusques à ce que nous arrivâmes à une Forêt remplie de chênes d'une hauteur & d'une grosseur extraordinaire. Nous hésitâmes si nous devions nous y engager, & nous ne le fîmes qu'à condition que nous ne nous écarterions du Lac, que le moins qu'il seroit possible: mais cela ne dura pas long-tems, à peine eûmes-nous fait trois petites lieuës, que nous nous trouvâmes au pié d'une Montagne si escarpée, qu'il n'y a point d'animal qui fût capable d'y monter. Le Roc avançoit même sur le Lac, dont les eaux quelquefois agitées, en avoient vrai-semblablement rongé le pié. Nous côtoyâmes cette hauteur de l'autre côté, pendant tout un jour, sans trouver aucun endroit, qui nous la rendît accessible: ce n'étoit par tout que précipices & hauteurs épouventables. A l'aspect affreux de tant d'obstacles invincibles la patience nous abandonna: mes deux Camarades me firent de fort sensibles reproches, de ce que je les avois engagez dans ce mauvais pas.
J'avouë, leur dis-je; que nous avons raison de nous plaindre de notre malheureux fort; mais vous devez considérer que rien n'arrive à l'aventure; il y a sans doute une Providence, qui dirige tout à sa volonté. Comme c'est cette Sagesse qui nous a conduits, elle nous suggérera bien aussi les moyens de nous en tirer d'une maniére ou d'autre. C'est une chose assurée que Dieu n'abandonne jamais les siens, en quelque part du monde qu'ils aillent: si nous mettons en lui notre confiance, il nous assistera de son secours. Vous savez que ce n'est ni le lucre, ni la gloire, qui nous a attirez ici; nous n'avions même rien à perdre, & moyennant que nous conservions la vie, nous avons tout ce que nous aurions eu chez nous. Ne nous rebutons point de ce qui nous est arrivé jusqu'ici, notre but principal est de courir, & de découvrir des nouveautez, qui nous fassent plaisir: je ne desespere pas d'aller plus loin, & de trouver un jour de quoi nous mettre en état de vivre heureux. Allons, ne perdons point de tems, poursuivis-je, retournons-nous-en au Lac, & voyons si nous ne pourrons pas trouver le moyen de le passer sans trop de danger. Nous avons par bonheur des haches, & il y a ici du bois en abondance, nous ne serons pas les premiers qui auront franchi un trajet avec un Radeau. Si nous en venons à bout, je me flâte après cela d'une plus heureuse découverte. Jusques ici le Païs est inhabitable, il est humainement parlant, impossible qu'il soit de même par tout; & qui fait enfin si nous ne trouverons pas quelque Peuple civilisé, qui récompensera, par ses honnêtetez les fatigues & les dangers que nous avons effuyez pour les aller déterrer, & pour leur aprendre, s'ils ne le savent pas, qu'il y a d'autres gens qu'eux au monde.
J'avois beau en conter à mes Camarades, tout cela ne les satisfaisoit point, & je suis persuadé que s'ils avoient vû la moindre aparence de retrouver notre Equipage où nous l'avions laissé, ils auroient sans doute tout hasardé pour tâcher de la rejoindre. Il falut pourtant se résoudre à quelque chose. Nous retournâmes au Lac, & le considérâmes de bien des endroits avant que nous convinsions de celui où nous hasarderions de le passer. Ces allées & venuës nous consumérent pourtant huit jours, le neuviéme nous commençâmes à mettre la main à la besogne. Nous coupâmes premiérement dix arbres de sept à huit pouces de diamettre, dont nous ôtâmes les branches, & les accourcîmes jusques à la longueur de vingt semelles; puis les ayant mis dans l'eau, nous les attachâmes ensemble du mieux que nous pûmes, partie avec des joncs entrelacez, & principalement avec de l'écorce de branches de saules, qui étoient en grande quantité au bord de l'eau & dont nous tressames des cordes de telle longueur que nous les voulûmes. Ensuite nous aprêtames une vingtaine d'autres arbres plus courts que nous arrangeâmes & liâmes de travers sur les premiers. Enfin nous en mîmes sur ces seconds une troisiéme étage, du même sens & de la même longueur que ceux de la premiére couche. Nous fîmes aussi cinq avirons, ou pêles, qui nous tinrent plus de tems que tout le reste.
Comme nous étions encore occupez à notre charpenterie, La Forêt nous avertit qu'il voyoit à soixante pas de-là remuër quelque chose dans des joncs, qui n'étoient pas fort éloignez du Lac: en effet, nous reconnûmes d'abord avec lui qu'il faloit même que ce fût un animal d'une grosseur considérable. Du Puis & moi prîmes chacun notre fusil, & l'ayant chargé de quatre balles, nous tirâmes ensemble dessus, conservant un troisiéme coup pour le nécessaire; comme l'expérience nous l'avoit enseigné dans notre route, où nous manquâmes deux ou trois fois d'être déchirez pas des Ours, pour nous être défaits de tout notre feu. Nos Armes étoient à peine lâchées que nous fûmes extrémement surpris & épouventez d'entendre des hurlemens effroyables, & de voir un trémoussement si prodigieux dans ces roseaux. Nous fûmes assez long-tems en suspens, si nous devions aller voir ce que c'étoit ou non; mais après avoir considéré que tout ce que nous entendions & voyons ne pouvoit être vrai-semblablement que l'effet d'une playe mortelle, qui mettoit cette bête hors de deffense, nous rechargeâmes nos fusils, & nous aprochâmes toûjours, en tremblant pourtant, de l'endroit où elle se débattoit. D'abord qu'elle nous aperçût elle redoubla ses cris, & faisoit de grands efforts pour échaper à notre poursuite; sa peur nous enfla le cœur; & La Forêt lui voyant lever la tête lui lâcha son coup si à propos, qu'il la lui ouvrit de part en part, & la coucha roide morte. Nous restâmes néanmoins encore quelques momens sans oser en aprocher; mais voyant qu'elle ne se remuoit plus, nous commençâmes par la toucher du bout de nos armes, & l'ayant tirée hors de-là, nous reconnûmes que c'étoit une espéce de Loutre; mais qui n'avoit que deux jambes fort courtes sur le devant, lesquelles l'un de nous deux avoit cassées à la premiére décharge; ce qui lavoit mise hors d'état de fuir. Cet animal devait peser au moins cent cinquante livres. Nous nous mîmes après à l'écorcher, ensuite de quoi nous en rôtîmes la meilleure partie. La chair en étoit bonne, & avoit un goût aprochant de nos Canards.
Le lendemain, qui étoit le treiziéme jour que nous étions arrivez-là pour la premiére fois, nous résolûmes de démarer, & de passer outre. La pesanteur de notre Radeau faisoit que nous allions fort lentement: il y en avoit toûjours deux qui travailloient de la pêle, tandis que l'autre prenoit du repos. L'air étoit par bonheur fort tranquille, le tems le plus agréable du monde; & je puis dire que nous prîmes bien du plaisir à ce passage, que nous avions entrepris pourtant sans savoir ce que nous deviendrions. C'étoit une chose surprenante de voir la multitude infinie de Poissons qu'il y avoit dans ce beau Lac: les uns sautoient d'un côté, les autres venoient heurter contre notre Voiture de l'autre: il y en avoit même qui nous suivoient avec la tête hors de l'eau, & donnoient des branlemens de queuë, par lesquels on eut presque dit qu'ils vouloient témoigner la joye qu'ils ressentoient de nous voir. Ce petit jeu muet nous rendoit quelquefois si attentifs, que nous restions de longs intervales dans l'inaction. Nous en prîmes plusieurs de la main que nous rejetâmes aussi-tôt dans leur élément; & il ne tenoit qu'à nous d'en prendre autant que nous en aurions voulu. Ce qui augmenta sensiblement notre joye, fut que vers le soir, lors que nous perdions de vûë le rivage que nous avions quité, nous découvrîmes en même tems celui du côté où nous tendions. Cette agréable vûë nous donna de nouvelles forces: nous travaillâmes presque toute la nuit, & je doute qu'il fut le lendemain, plus de quatre heures après-midi, lors qu'heureusement nous vînmes donner de notre Radeau contre le bord. Aussi-tôt que nous fûmes à terre, nous trouvâmes à propos de nous servir de tout ce que nous avions, d'attaches pour amarer notre Machine, tant à de grosses pierres qu'il y avoit sur le rivage, qu'à un pieu, ou tronc d'arbres que nous enfonçâmes en terre, & que nous avions aporté à ce dessein, dans l'incertitude où nous étions si nous nous trouverions mieux ailleurs, & si nous ne serions peut-être pas forcez de repasser quelque jour par ce même endroit. Au reste, nous nous sentions si fatiguez de notre Navigation, que nous campâmes à cent pas de-là, & y restâmes jusques au lendemain au matin, que nous continuâmes notre route.
Nous n'eûmes pas fait une demi-lieuë que nous rentrâmes dans un Bois aussi épais que les précédents, mais que nous eûmes percé en moins de deux heures. Ce fût-là où nous nous vîmes, arrêtez tout d'un coup, par des Rochers qui n'avoient non plus de talut qu'une muraille. Cette nouvelle barriére causa aussi de nouvelles disputes entre nous: mes Camarades murmuroient extrêmement, & moi je les encourageois à mon ordinaire. Il falut même que j'en vinsse jusqu'à leur assurer, qu'au lieu que mes idées étoient ordinairement si embrouillée & si mal suivies pendant le sommeil, que je voyois rarement le dénoûment de mes songes, j'en avois eu un la nuit précédente, dont l'enchaînure & les circonstances étoient si particuliéres, qu'il devoit infailliblement nous augurer quelque chose de fort avantageux: & là-dessus j'inventai sur le champ quelques fictions, qui, quoi que peut-être assez mal concertées, ne laissérent pas de faire tout l'effet que j'en attendois. Sur le matin, leur dis-je & environ une heure avant le lever du Soleil, il m'a semblé entendre une voix bruyante comme un tonnerre, qui m'a dit: Que fais-tu-là, mon enfant? Léve-toi, marche, ta délivrance est prochaine. En même-tems s'est présenté devant moi une jeune fille, en vétemens blancs, ayant les cheveux pendans & éparpillez sur les épaules, la face riante, les jambes découvertes jusques au-dessous du genou, & tenant en ses mains un Corbillon d'osier fin, artistement entrelassé de toutes sortes de fleurs odorantes, & rempli de fruits rares & délicieux, dont elle nous a invitez de manger. A ma gauche, il y avoit un champ tout couvert de gerbes du plus beau froment que la terre porte; & à ma droite, un arbre, au tronc duquel il y avoit une ouverture, dont sortoit avec impétuosité, une liqueur claire & vermeille, qui embaumoit par son odeur. Je me suis retourné pour voir ce qu'il y avoit derriére moi, mais apercevant un monstre épouventable, tout hérissé d'épines & de chardons, j'en ai été tellement saisi d'horreur, qu'encore qu'il me tournât le dos, je n'ai pas laissé de m'éveiller en sursaut. A ce songe j'ajoutai une favorable explication, qui ne contribua pas peu à nous donner de bonnes jambes.
En côtoyant toûjours ces Montagnes du côté de l'Orient, nous découvrîmes enfin une fente, par où nous nous mîmes à grimper. Je ne sçaurois exprimer la peine que nous eûmes à nous porter jusqu'au haut. Quand nous y fûmes parvenus, nous nous assimes pour reprendre haleine, & mangeâmes un morceau. Nous étant relevez, nous aperçûmes bien-tôt après un Etang d'environ un quart de lieuë de circonférence, borné d'un côté par des pointes de Rocher escarpées, & même penchantes, jusques sur l'eau, & de l'autre, par une espéce de Digue fort étroite & raboteuse, qui avoit à droit un précipice, dont on ne pouvoit découvrir le fond. Ces objets affreux me rendirent muet comme un Poisson: je ne me sentois plus de force ni de courage pour rien dire, & j'avouë franchement que j'aurois alors desiré de tout mon cœur d'être encore à entreprendre le Voyage. Il n'y avoit aucune aparence de descendre par-là où nous étions montez, & je voyois trop de risque à passer outre.
Dans l'embarras où j'étois, je fis un effort considérable pour monter jusques sur la cime d'un roc, que nous avions laissé sur le derriére: aussi-tôt que j'y fus parvenu, ma douleur se changea tout-d'un-coup en une excessive joye, lorsque je vis qu'immédiatement après ces hauteurs, il paroissoit un Païs plat, uni & entre-coupé de canaux, sur les bords desquels il y avoit des arbres plantez en ordre: il me sembloit même entrevoir des bêtes dans des prez herbeux, & plus loin de grands corps, qui paroissoient être des demeures d'hommes. Je sis signe à mes Camarades de me suivre, & leur marquai par mes gestes & diverses contorsions de corps que notre délivrance aprochoit. L'envie qu'ils avoient d'aprendre de bonnes nouvelles, les porta à m'imiter. Ils pensérent comme moi, s'estropier avant que de me pouvoir joindre, mais de même aussi, ils furent incontinent consolez de leur travail, & convinrent sans hésiter, que cette terre devoit incontestablement être habitée. La difficulté seulement étoit d'y parvenir, & cette difficulté nous paroissoit insurmontable. Nous considérâmes attentivement de cette hauteur où nous étions, tout ce qu'il y avoit à l'entour; mais rien d'accessible ne se découvrant à nos yeux, nous nous aidâmes à descendre, & vînmes examiner de nouveau, le Précipice, & l'Etang.
Pour moi, je fus incontinent d'avis, quelque risque qu'il y eût, que nous devions retourner sur nos pas, aller couper du bois dans la Forêt, où nous avions passé la nuit, le traîner en haut du mieux que nous pourrions, & nous en servir à franchir ce petit trajet. Du Puis, au contraire, trouvant ma proposition d'une exécution presque impossible, dit que le passage qui étoit entre le Lac & le Précipice, paroissoit avoir autour de deux pieds de largeur aux endroits les plus étroits, qu'ainsi on pouvoit aisément hazarder de le passer, & qu'il vouloit bien être notre Guide. Je fus ravi de sa résolution, & je ne manquai pas de l'apuyer par des exemples des Pyrenées & des Alpes, dont j'avois lû quelque chose dans plusieurs Mémoires de Voyageurs: mais La Forêt qui étoit, disoit-il, sujet aux vertiges, protesta qu'il ne nous imiteroit point, quoi qu'il en pût arriver, mais que si l'on étoit résolu de passer, il aimoit mieux le faire à la nage. L'autre lui donna aussi-tôt raison & s'engagea de porter ses hardes, & même les miennes, si je me voulois mettre à l'eau avec lui. Ce qui fut dit fut fait: La Forêt & moi nous deshabillâmes, nous fîmes un paquet de nos habits, & Du Puis s'en étant chargé, se mit en devoir de passer, laissant-là nos haches & nos fusils, qui aussi-bien ne nous étoient plus utiles à rien, puisque nous n'avions pas trois charges de poudre de reste; à condition pourtant, que s'il trouvoit le passage moins dangereux que nous ne nous l'étions imaginé, il les reviendroit quérir. Comme nous nagions parfaitement bien l'un & l'autre, nous fûmes bientôt à l'autre rive, parce que nous avions choisi l'endroit le plus étroit: ainsi Du Puis qui avoit pris nos habits, s'étoit vû obligé de faire un assez grand détour avant que de venir à son passage.
Aussi-tôt que nous fûmes à terre, nous courûmes à sa rencontre, & fûmes bien-aise de le voir venir gaillardement. Mais par une fatalité inconcevable, & dont je ne cesserai d'avoir du regret toute ma vie, comme le malheureux n'avoit pas dix pas à faire pour être sauvé, un éclat de la Roche qui le portoit, se détacha tout-d'un-coup, de sorte que la terre lui manquant sous les pieds, nous le vîmes avec horreur disparoître en criant: O bon Dieu, ayez pitié de moi! Nous nous avançâmes avec précipitation, pour voir ce qu'il étoit devenu, mais helas! nous ne vîmes ni n'entendîmes plus la moindre chose.
Je prie le Lecteur charitable de s'arrêter ici un moment, & de faire une sérieuse réflexion sur notre désastre. Le desespoir où nous étions d'avoir perdu notre Ami, joint à l'état pitoyable où nous nous voyions, n'ayant ni hardes pour couvrir notre nudité, ni aucuns moyens humains pour substenter notre corps, donna si fort la gêne à notre esprit, que nous pensâmes cent fois nous jetter tête baissée après lui, & finir ainsi en un instant le cours fâcheux d'une si malheureuse vie.
De la découverte d'un très-beau Païs, de ses Habitans, de leur Langage, Mœurs & Coûtumes, &c. & de l'estime où notre Auteur & son Camarade y étoient.
Cependant le froid nous saisissoit, parce que le Soleil étoit à l'extrêmité de sa course, deux motifs pressans pour nous faire songer à notre retraite. Nous descendîmes la montagne avec assez de facilité à cause qu'elle avoit-là beaucoup de talut. Au pied il y avoit un fossé large & profond, qu'il falut encore passer à la nage: c'étoit une des barriéres du Païs, où l'on n'avoit point fait bâtir de Ponts pour en faciliter ou l'entrée ou la sortie. Plus nous avancions dans la Campagne, plus nous en découvrions les beautez: mille indices différens nous assuroient que le Païs étoit habité. Les Animaux que nous avions crû voir de dessus la Montagne, étoient en effet des Chévres, qui paissoient dans des Prez, où l'herbe verte les déroboit en partie à la vûë. Nous n'étions enfin pas fort éloignez de ces Troupeaux, lorsque le Chévrier, qui gardoit le plus prochain, & qui étoit couché à terre, remarqua que ses bêtes allongeoient le coû, & sembloient avoir en vûë quelqu'objet qui leur donnoit de l'étonnement. Il se léve, & aussi tôt qu'il nous eût aperçûs, se met à fuïr de toute sa force, s'imaginant en voyant deux hommes nûs sur le soir, venir du côté des Montagnes, que nous fussions enragez, comme nous l'avons sçû dans la suite: ses Chévres se mirent de même à la débandade. D'autres Bergers qui n'étoient pas loin de là avec des Moutons, ne sçavoient que penser de ce desordre; ils eurent pourtant assez de courage pour s'atrouper, & venir sept ou huit qu'ils étoient, reconnoître qui nous étions. Aussi-tôt que nous nous crûmes à portée, nous joignîmes les mains ensemble, & tâchions par toutes les marques possibles à leur donner de la compassion. Ils s'avancérent, & voyant que nous étions nûs & dénuez de toutes armes, ils vinrent jusqu'à quatre pas de nous, avec chacun un gros bâton à la main, & se mirent à nous parler. Je leur dis en Latin, en François & en Portugais, langage que j'avois assez bien apris par raport au tems que j'avois séjourné en Portugal, que nous étions deux Européens honnêtes gens, qui croyions en Dieu, en levant le doigt au Ciel, & frapant ensuite sur la poitrine. Mais quelques efforts & grimaces que je fisse, je connus bien à leur mine, que nous ne nous entendions ni l'un ni l'autre: de sorte que je me jettai à leurs pieds, puis me mettant à trembler & à étendre les mains, je tâchai de leur insinuër que j'avois froid, & que j'aurois fort desiré de me chauffer. Là-dessus ils entretinrent quelques momens, sans donner pourtant aucune marque qu'ils voulussent nous faire du mal. Enfin, après s'être bien consultez, ils nous firent signe de les suivre, & nous menérent chez un vénérable Personnage: qui après avoir jetté les yeux sur nous, commença par nous faire donner à chacun une grande Robbe qui nous couvroit depuis la tête jusqu'aux pieds, parce qu'il y avoit au haut un bonnet attaché, en forme de capuchon.
Il se mit ensuite à nous interroger par signes, d'où nous venions, si c'étoit de l'Orient, de l'Occident, ou de quelqu'autre partie de l'Univers. Nous lui répondîmes en notre Langue, & par les meilleures gesticulations dont nous étions capables, que nous n'étions ni Anges, ni Démons, pour être venus du Ciel ou des Abîmes, que nous étions des Animaux raisonnables comme lui, qui passant la Mer dans une Machine de bois d'une grandeur extra-ordinaire, avions néanmoins fait nauffrage à cent cinquante lieuës de-là: que de tout l'Equipage, nous avions cherché, trois que nous étions, un Asile, dans le dessein d'y passer le reste de nos jours; que l'un avoit péri en chemin de la maniére du monde la plus tragique, & ainsi du reste. Nous le priâmes ensuite d'avoir pitié de nous, de nous faire travailler, & de nous donner la vie. Je ne sçavois pas s'il comprenoit quelque chose de ce que nous lui disions, mais il parut du moins touché jusqu'à répandre des larmes. On nous donna à souper, & une heure après on nous montra un lit, où nous pouvions prendre du repos: tout cela se faisoit d'une maniére si honnête, que nous en étions charmez. Le lendemain ce fut une Comédie de voir le monde en foule venir de toutes parts pour nous voir; chacun nous regardoit avec étonnement, & personne ne pouvoit comprendre, d'où, ni par où nous étions venus à eux. Ces Visites durérent au moins quinze jours ou trois semaines. A force de les oüir parler, nous commençâmes à entendre quelques mots de leur Langage: le premier que nous retinmes fut celui de Mula, qu'ils avoient ordinairement coûtume de prononcer, lorsque levant les yeux ou le doigt au Ciel, nous proférions le Nom de Dieu. Nous aprîmes les termes de At, manger, Bɤskin, boire: Kapan, dormir: Pryn, marcher: Tian, travailler: Tɤto, oüi; Tɤton, non: & une quantité d'autres, que nous trouvâmes ensuite avoir la signification que nous avions conjecturé qu'ils devoient avoir au commencement. Ce qui nous donna une grande facilité à nous rendre cette Langue familiére, c'est qu'il n'y a que trois tems dans l'Indicatif de chaque Verbe; le Présent, le Parfait indéfini ou Composé, & le Futur: qu'ils n'ont point d'Impératif: que dans leur Subjonctif il ne se trouve que l'Imparfait & le plus que parfait premier, avec l'Infinitif & le Participe. Ils n'ont aussi que trois Personnes pour le Pluriel & Singulier tout ensemble. C'est ainsi, par exemple, qu'ils conjuguent le Verbe manger, At.
Indicatif présent.
Ata. Je mange, ou nous mangeons.
Até. Tu manges, vous mangez.
Atη. Il mange, ils ou elles mangent.
Parfait indéfini.
Atài. J'ai mangé, nous avons mangé.
Atéi. Tu as mangé, vous avez mangé.
Atηi. Il a mangé, ils ou elles ont mangé.
Futur.
Atàio. Je mangerai, nous mangerons.
Atéio. Tu mangeras, vous mangerez.
Atηio. Il mangera, ils ou elles mangeront.
Impératif & Infinitif.
At. Mange, Mangez, Manger.
Imparfait premier du Subjonctif.
Atàin. Je mangerois, nous mangerions
Atéin. Tu mangerois, vous mangeriez.
Atηin. Il mangeroit, ils ou elles mangeroient.
Plus que parfait premier.
Atais. J'aurois mangé, nous aurions mangé.
Atéis. Tu aurois mangé, vous auriez mangé.
Atηis. Il & elle auroit, ils & elles auroient mangé.
Le participe présent.
Ataiū. Mangeant.
De-là dérivent les mots.
Ataūs. Mangerie ou Cuisine.
Ataiɤs. Manger ou Mangeaille.
Atiɤ. Mangieur ou Cuisinier, &c.
Atians.Mangeur ou qui mange, &c.
Leur Alphabet est composé de vingt Caractéres, sçavoir de sept Voyelles, a, e, i, o, u, η, ɤ (dont la sixiéme est proprement l'Aita des Grecs, & la septiéme vaut autant que la distongue ou) & de treize consones, b, d, f, g, h, k, l, m, n, p, r, s, t. Ces mêmes consones leur servent aussi pour les nombres, b, vaut 1. d, 2. f, 3. g, 4. h, 5. k, 6. l, 7. m, 8. n, 9. p, 10. pb, 11. pd, 12. &c. dp. vaut autant que deux fois dix, ou vingt, fp. trois fois dix ou trente. fb, 31. &c. pp. dix fois dix ou 100. r, 1000. pr, 10000. ppr, 100000. s, un million, ps, dix millions, pps, cent millions, ppps, mille millions, &c. en ajoûtant toûjours un p de plus.
Il faut encore remarquer que leurs Noms & leurs Verbes décrivent aussi les uns des autres, de la même maniére que nous avons en François, chat, chate, chatons, chatonner, &c. Leurs déclinaisons sont de même fort aisées. En voici un exemple.
Nominatif, Brol, le Mouton, Brolu, la Moutonne, ou Brebis, &c. Brolη, les Moutons, ou Brebis, &c.
Génitif, Brul, du Mouton, Brula, de la Moutonne, ou Brebis, &c. Brulη, des Moutons, ou Brebis, &c.
Datif. Brel, au Mouton, Brèla, à la Moutonne, ou Brebis, &c. Brelɤ, aux Moutons, ou Brebis, &c.
Ce qui est admirable, c'est qu'il n'y a aucune exception dans les conjugaisons & déclinaisons de cette Langue, & que d'abord qu'on fait les variations d'un Verbe, ou d'un Nom, on les fait aussi de tous les autres: & cette variation ne consiste qu'à ajoûter un A, à l'infinitif, pour en faire le présent de l'indicatif: comme de, At, on fait Ata: de Bɤskin, Bɤkina, &c. Et aux Noms, on ajoûte un A, au nominatif masculin, pour en faire un féminin, ou un η, lors qu'on veut le changer en pluriel commun. Comme l'exemple précédent le montre. D'où il est aisé de conclure qu'il n'est pas surprenant qu'au bout de six mois nous comprenions tout ce que l'on nous disoit, & que nous nous faisions de même entendre: mais revenons à notre premier sujet.
Quelques jours aprés notre arrivée, nous fûmes éveillez un matin par le tintamare extraordinaire que l'on faisoit dans la maison: nous nous levâmes pour voir ce que c'étoit, mais quoi que nous observassions jusqu'à la moindre de leurs démarches, nous ne comprenions rien a l'empressement qu'ils témoignoient, depuis le plus petit jusques au plus grand. Tout ce que nous pûmes faire fut de conjecturer, qu'il devoit y avoir du monde à dîner, parce que l'on massacroit beaucoup de Volaille, & que les viandes abondoient de toutes parts dans la cuisine. Sur les dix heures toute la Famille sortit: notre Patron, qui marchoit devant, portoit un grand Coq entre ses bras: nous le suivîmes avec les autres. En passant le Pont du Canal, nous vîmes que tous nos Voisins en faisoient autant que nous: en même tems ceux de l'autre côté de l'eau sortirent aussi, avec un Coq de chaque maison. Celui qui demeuroit vis à vis de nous, exposa le sien contre le nôtre: les autres firent de même, chacun ayant à faire à celui qui demeuroit de l'autre côté devant lui. Il n'est pas croyable avec quel courage & animosité ces Animaux se battoient. Tantôt l'un se jettoit en l'air, & venoit fondre sur le dos de son ennemi, dont il emportoit souvent toute une touffe de plumes. Un moment après l'autre se couchoit à terre & venoit surprendre sa partie sous le ventre, où il enfonçoit son bec le plus profondement qu'il pouvoit: ils biaisoient, ils caracoloient, & ne se le cédoient, ni en vigueur, ni en finesse, jusques à ce que le plus foible étant contraint de le céder au plus fort, tomboit, & que le victorieux l'ayant mis en piéces, se retiroit en chantant son triomphe. Le Combat du nôtre dura jusqu'à midi, celui de quelques autres avoit fini plûtôt; il y en avoit au contraire, qui n'achevérent qu'une heure aprés. Mon Hôte, dont l'Oiseau avoit été tué, alla prendre le Maître du victorieux par la main, le félicita de la Victoire, & l'amena chez lui: tous leurs enfans & domestiques ne tardérent guéres à les suivre. Ce qu'on avoit aprêté chez l'autre fut aporté à notre maison: on se mit à table, & je puis dire, que je ne m'étois trouvé de long-tems à une telle défaite. Nous eûmes assurément un repas de Roi, & on n'oublia pas d'y boire d'importance: le malheur étoit que nous ne les entendions pas.
Le lendemain nos gens ne furent pas moins alertes: aussi-tôt que le Soleil fut levé, ils sortirent tout autant qu'ils étoient; & tous les jeunes hommes du Canton, c'est à dire, l'aîné de chaque Famille, prirent un arbre haut, droit & poli, comme un mât de Navire, qu'ils allérent planter au milieu du Canal, dans un trou ou tuyau bâti de pierres au fond exprés pour cela; au bout du quel on avoit attaché autant de grosses cordes, qu'il y avoit-là de Ménages. Toutes ces cordes furent ensuite tenduës, & entortillées autour des différens arbres, qui étoient plantez au bord de cette eau: & afin qu'il n'y eût point de jalousie, ou aucun sujet de plainte, il y avoit à chaque corde un nœud à la même distance du mât. Au haut cet arbre, qui n'étoit pas à trente piez de distance de la superficie de l'eau, on avoit cloué un ais rond, sur lequel il y avoit un Aigle, dont les deux piez étoient attachez séparement avec de bonne ficelle, à deux crampons de fer, enfoncez bien avant dans le bois.
Quand tout fut prêt, on attendit qu'il fût deux heures après midi: alors les mêmes jeunes gens revinrent, se saisirent chacun d'une des cordes tenduës à l'endroit où il y avoit un nœud, & au premier signal que notre Hôte donna ils se mirent à grimper à qui mieux mieux. Les premiers qui arrivérent auprès de l'Aigle, tâchérent aussi-tôt de s'en rendre Maîtres, mais ils en furent parfaitement bien reçûs. Comme ils avoient les mains nuës & qu'il ne leur étoit pas même permis de les couvrir, ils furent obligez d'essuyer des coups de bec, qui les leur mirent tout en sang. Chacun n'avoit qu'une main, dont il se pouvoit servir pour attaquer, il falloit qu'il se tint ferme de l'autre. D'autre part, l'Aigle n'étoit pas lié si court, qu'il ne pût s'élever de la hauteur de deux piez au moins de son ais; ainsi, au lieu que le combat ne dût durer qu'un moment, comme je me l'étois figuré au commencement, je ne voyois point d'aparence au bout de deux heures, d'en voir la fin de tout le jour. Quelques vigoureux que fussent les attaquans, la situation où ils étoient étoit trop violente; il étoit impossible qu'ils pussent tenir long-tems. Les uns se reposoient le mieux qu'ils pouvoient, les autres se laissoient tomber dans l'eau, où ils étoient pourtant d'abord secourus par des gens qui se tenoient exprès à portée, dans de petites Barques, pour les joindre. Enfin, c'étoit un remu-ménage enragé, & je croi qu'il étoit autour de six heures, lors qu'un de la troupe s'étant saisi adroitement de l'Aigle, lui cassa une jambe de ses dents. Un autre qui là-dessus le poussa lui fit lâcher prise, sous peine de faire la culbute, empoigne l'Animal des deux mains, & se jette à corps perdu, à bas de la corde. Sa pesanteur étant jointe à ce grand effort, l'Aigle fut démembré, la cuisse qui étoit attachée demeura penduë à l'arbre, & le jeune homme tomba dans l'eau avec la Proye entre ses bras. Les assistans jettérent à cette chute des cris redoublez de réjoïssance, ni plus ni moins, que s'il se fut agi du Salut de tout le Public. Ceux qui avoient été mouillez allérent changer d'habits, & se rendirent bien-tôt après chez le Victorieux où chacun lui fit son compliment. Ils soupérent-là ensemble, & passérent une partie de la nuit à se divertir, pendant que les Péres de Famille se traitoient aussi réciproquement, & faisoient ce que l'on peut apeller chére entiére. Le troisiéme jour se passa encore en jeux, en danses, courses & agréables divertissemens.
Nous ne savions ce que tout cela signifioit, mais nous vîmes ensuite qu'ils observoient dans tout le Royaume, les mêmes Cérémonies tous les Ans, à la pleine Lune, qui précéde le Solstice du Capricorne: & que le jeune homme qui emporte l'Aigle, a cette Année-là le choix de toutes les filles du Canton, en cas qu'il se veuille mettre en Ménage; de sorte que pas une ne se peut marier à un autre sans sa permission, qu'il ne refuse pourtant guéres; ainsi l'on peut dire que tout cela ne se termine qu'à une simple formalité, & un honneur singulier pour le triomphant. Aux autres pleines Lunes de toute l'Année, sans exception, ils font aussi battre des Coqs, se promenent en Gondole l'Eté, en Traîneau sur la neige l'Hiver, & prennent pendant deux jours, tous les innocens Plaisirs dont ils sont capables; hormis celui de l'Aigle planté sur le mât. Le reste du mois chacun est à sa besongne; & il n'y a absolument point d'autres Fêtes.
Tout ce tems-là s'étant écoulé sans rien faire, nous fîmes connoître à notre Patron que nous serions ravis d'avoir de l'occupation: on ne fit au commencement pas semblant de nous écouter, mais voyant que nous insistions à vouloir être employez, on nous donna de la Laine à nétoyer, à laver, à battre & à carder, ne sachant point que nous fussions propres à autre chose. Nous fûmes bien-tôt las de ce métier là: La Fôret, qui étoit Horloger de sa Profession, auroit mieux aimé tenir une lime à la main, & travailler au mouvement d'une Montre; mais il n'y avoit point de telles machines dans ces quartiers-là, & on auroit eu de la peine à leur en donner si-tôt une idée. S'étant aperçûs de notre mécontentement, on voulut se servir de nous pour la manœuvre d'une petite Flote.
Comme il y avoit vingt-deux maisons dans notre canton ou Village, ainsi que j'en ferai la description dans la suite, cet Equipage devoit consister en vingt-deux Bâteaux. Chaque Pére de Famille fit équiper le sien, & y mettre les provisions nécessaires à quatre personnes, pour un Voyage de trois semaines. On arrangea dans ces Barques de toutes les sortes de Denrées ou Marchandises que l'on savoit être propres pour aller à la Traite: comme, par exemple, des cordages, des poulies, des brouettes, des haches, des pêles, des hoyaux, des bêches & autres instrumens propres à remuër la terre: mais principalement des robes, & des habillemens faits de laine ou de toile. Nous étions alors dans le mois de Décembre, & par conséquent au cœur de l'Eté, & dans la plus belle Saison de l'Année. Comme les Boucs sont extrêmement grands dans ce Païs-là & que leur force égale assez celle de nos Chevaux, on s'en sert pour la plûpart des Voitures: chaque Bâteau en avoit quatre, dont la moitié tiroit pendant deux heures ou environ, les autres mangeoient cependant, & se reposoient dans la Barque. Lors que leur tems étoit revenu on abordoit & on les mettoit de nouveau à terre, & ainsi alternativement durant quinze ou seize heures de tems tous les jours, ce qui étoit à peu près, depuis le lever jusqu'au coucher du Soleil. La nuit se passoit dans le repos ou dans l'inaction, car alors on faisoit alte.
Il étoit impossible que nous pussions nous souler, mon Camarade & moi, de voir la beauté de ce Païs enchanté, & les richesses dont la Terre étoit couverte. Les Vergers étoient ornez de beaux arbres chargez, les uns de Fleurs, les autres des plus excéllens Fruits du monde: les Campagnes couvertes de Froment, d'Orge & d'autres Grains: les Prairies herbeuses remplies de Chévres & de Moutons d'Une taille extraordinaire (car pour des Chevaux & des Vaches je n'y en ai jamais vû) & tout cela d'une propreté, d'un ordre & d'une régularité qui nous enchantoit.
Tout le Païs, aussi loin qu'il s'étend, ce qui va, comme nous l'aprîmes dans la suite, à cent trente lieuës Françoises, d'Orient en Occident, & de quatrevingt au moins, du Nord au Sud, est divisé par Cantons ou villages. Ces Cantons ont la figure d'un quarré parfait, dont les Faces sont environ longues de mille cinq cens Pas, ou d'une mille & demie d'Italie, environnez tout à l'entour, ce qui les sépare les uns des autres, d'un Canal tiré à la ligne, large de vingt Pas & d'un Chemin Royal de chaque côté de vingt-cinq, où il a y deux rangs d'arbres au milieu, qui font une Allée de vingt-cinq Piez ou cinq Pas géométrique, afin d'avoir les bords libres, pour la comodité des Animaux que l'on employe à tirer les Bâteaux.
Chaque Canton est encore divisé par le milieu d'un fossé de vingt pas, & d'un chemin de part & d'autre, de vingt-cinq, avec des arbres plantez aussi de la même maniére. La longueur de ces chemins ou demi Villages, contient onze Habitations, de chacune plus de cent trente pas géométriques de front, sur sept cens ou environ de profondeur, qui sont aussi séparées par de petits fossez de cinq Piez, paralléles au moindre côté de chaque demi Canton. A la tête de chacune de ces Habitations, ou du côté du fossé qui divise le Village en deux portions égales, il y a une maison d'un étage de haut, mais large de soixante Piez, avec une allée au milieu, de laquelle on peut aller dans toutes les chambres, étables, granges & autres apartemens. La raison pour laquelle ils n'ont point de chambres hautes, vient de ce qu'ils sont sujets, quoi qu'assez rarement, à des vents violens, qui jetteroient leurs maisons par terre, car ils ne les bâtissent pas fort solidement.
Tout cela étant, disposé de la maniére que je le viens de dire, il est aisé à comprendre qu'il y a dans un Canton vingt-deux habitations ou maisons, lesquelles sont situées vis-à-vis l'une de l'autre, toutes d'une même largeur & hauteur, onze d'un côté du canal, & onze de l'autre. A chaque extrémité de cette eau, de côté & d'autre, il y a des Ponts, tant pour la communication des deux demi-Villages, que pour passer de l'un Village à l'autre; il y en a encore un au milieu de chaque Canton: ils sont faits de pierres de taille les uns & les autres, d'une très-belle Architecture, & parfaitement bien entretenus. De ces vingt-deux Familles, il y en a de deux distinguées: l'une est celle du Papɤ ou Prêtre, & l'autre celle du Kini ou Juge du Canton, qui sont au milieu devant le Pont, & à l'opposite l'une de l'autre: & ces maisons seules ont sur le derriére un Apartement de la largeur de toute la maison, qui servent, l'un d'Eglise, l'autre de Palais ou Sénat. Mais nous aurons peut-être occasion de parler encore de ceci autre part: revenons à notre Voyage.
Nous restâmes neuf jours en chemin, & quand nous fûmes à sept ou huit lieuës de l'endroit où nous devions aller, nous commençâmes à découvrir le Païs haut: On ne voyoit delà que des Montagnes, qui sembloient monter jusques dans les Cieux, & dont le sommet nous éblouïssoit par la blancheur éclatante de la neige, dont ces grandes masses sont couvertes toute l'année. Le Canal où nous étions finissoit à deux petites lieuës de ces Hauteurs; il falut s'arrêter-là. Une partie de notre monde resta dans les Bâteaux, l'autre se mit en chemin pour aller jusqu'aux Montagnes. Avant que d'y arriver il nous falut traverser une très-belle Forêt.
Le charivari & tintamare continuel que nous entendions, à mesure que nous avancions, me fit plus d'une fois penser à Vulcain & à ses Cyclopes. Tout l'air retentissoit de grands coups de marteau, & l'on eut juré en effet que nous n'étions qu'à trois pas de la boutique du Mont-Gibel, ou de l'Enclume de Brontes, de Pyracmon, & de Steropes. Nous ne fûmes pas tout à fait trompez dans nos conjectures: les hommes que nous découvrîmes bien-tôt après, n'avoient pas mal la mine de Géans & de Démons: il y en avoit parmi d'une taille monstreuse, d'autre velus comme des Ours; & pas un qui ne fut plus noir qu'un Charbonnier des Mines d'Ecosse.
Ceux de notre Troupe s'adressérent aussi-tôt à un Directeur, pour lui dire le Canton d'où nous venions, qui étoit le troisiéme de la premiére Ligne, nommé Riɤs; car c'est au nombre, & par un semblable nom qu'on les distingue les uns des autres. Ils lui, déclarérent aussi quelles sortes de Marchandises nous avions aportées, & ce que nous désirions de remporter. Ensuite ils nous présentérent à lui, mon Camarade & moi, aparemment pour le prier de nous faire conduire par tous les endroits qu'il croyoit dignes d'être vûs par des gens qui n'avoient jamais été-là. Aussi-tôt il donna ordre à un de ses Estafiers de nous accompagner par tout. Cinq de notre Compagnie se joignirent à nous.
La premiére chose qu'il nous fit voir fut un gouffre large & d'une profondeur immense. C'étoit une Mine de Fer, où l'on avoit travaillé depuis des milliers d'Années, & dont on avoit tiré tant de matiére, que cela avoit formé d'autres Montagnes proche de-là. En décendant dans ce creux à gauche, il y avoit un Escalier que les Ouvriers avoient pratiqué dans le Roc, à mesure qu'ils creusoient: mais quoi que les marches en fussent larges & aisées, j'aurois fait beaucoup de difficulté d'y décendre. Sur le devant ils avoient fait une Machine de bois où ils avoient fait un gros Sommier qui avançoit, & auquel ils avoient attaché une Poulie de trois Piez de diamétre, qui servoit à tirer la Mine d'environ la moitié du creux, où l'on avoit fait une Plate-forme, d'où d'autres Ouvriers la tiroient du fond, par le moyen de quelques Paniers, que ceux qui étoient en bas remplissoient à mesure qu'il en décendoit. A droite, au contraire, personne ne travailloit; tout paroissoit y être en desordre, & notre Guide voyant que je me penchois pour en considérer les irrégularités, me fit entendre par signes, & du mieux qu'il pût, qu'il n'y avoit que cinq mois qu'un gros quartier de la Montagne, que l'on avoit peut-être trop creusée au dessous, de ce côté-là, s'étoit détaché, & avoit en tombant, écrasé trois cens soixante personnes qui y travailloient.
Après que nous eûmes examiné cet endroit-là, il nous mena vers un autre, d'où l'on tiroit de la même maniére, du Charbon de terre, mais qui est beaucoup plus gras que celui que l'on trouve en Angleterre, & même que la Hoüille du Païs de Liége, puisqu'il dure un jour entier, & que ceux qui en brûlent n'en mettent au Foyer qu'une fois toutes les vingt-quatre heures.
Entre ces deux Mines il y avoit un Etang d'Eau minerale, qui bouilloit continuellemment: ils s'en servent à nétoyer toutes les ordures de leurs corps, de leurs habits & de leurs ustencilles; mais on ne sauroit l'employer à cuire les Viandes, parce qu'elle leur donne un trop mauvais goût. Le Fer qu'ils trempent dans cette Eau chaude, devient d'une dureté impénétrable, & est beaucoup plus propre que notre meilleur Acier à faire des Ressorts. Je n'avois jamais trouvé de difficulté à comprendre comment les Eaux minérales d'Aix-la-Chapelle peuvent avoir le degré de chaleur qu'on leur attribuë, parce qu'on les fait passer par de longs Conduits soûterrains, où il abonde sans doute, des entrailles de la terre, des parties bitumineuses & sulfureuses, qui étant elles-mêmes dans une grande agitation, leur communiquent en passant, une partie de leur mouvement; mais ici, je ne voyois absolument rien de semblable. Un petit Lac, où l'eau croupit, & où pour supléer aparemment à ce qui s'en dissipe, tant par les exhalaisons, que pour l'usage de ceux qui en tirent, il distille d'un Tuyau de pierre, que la Nature semble avoir fait exprès pour cela, un filet de la grosseur du petit doigt, d'une Eau claire comme cristal, & qui bien loin d'être chaude, est plus froide que le Marbre: ce qui me faisoit croire qu'il devoit y avoir un terrible Foyer d'esprits là-dessous.
Nous allâmes aussi voir ceux qui séparoient les parties de Fer de la Mine: les Fourneaux où ils le fondent, & les Forges où ils le travaillent ou mettent en barre, pour être travaillé ailleurs: mais tout cela étoit si semblable à ce qui se pratique en Europe, que je n'ai pas crû en devoir faire ici la description. Je compris fort bien, par ce qu'ils me dirent en suite, que toute cette chaîne de Montagnes, qui sert de Barriére à ce beau Païs, est proprement le Magasin d'où ces Peuples, tirent une partie de leurs Richesses, & des choses qui sont pour la plupart utiles dans la Société; comme des Pierres pour bâtir, d'autres pour faire de la Chaux, du Sel, qui quoi que différent du nôtre, ne laisse pas d'être fort bon; de l'Etain très-fin, du Cuivre rouge, mais en fort petite quantité, & encore coûte-t-il beaucoup de peine, & la vie de bien des hommes.
Pendant que je m'occupois à considérer toutes ces Curiositez, nos gens travailloient à faire débarquer leurs Marchandises, à les troquer, & à se charger de celles qu'ils avoient ordre de prendre en la place: ce qui se fait par des Traîneaux, ou de petites Charettes plates & longues, tirées par deux, trois, quatre & jusques à dix Boucs à la fois, ou par des Porte-faix, & à quoi l'on employe tant de gens, que cela est expédié en fort peu de tems, quoi qu'il y ait tant de chemin à faire; de sorte que nous ne fûmes pas-là deux jours entiers. Nous amenâmes notre Guide à nos Barques, où nous le traitâmes de notre mieux, & le fîmes tant boire, qu'au premier pas qu'il fit pour s'en retourner, il se laissa tomber de son long, & se blessa même à l'épaule, de maniére que la douleur qu'il en ressentit, lui arracha de la bouche le Nom de Christ. Je demeurai surpris à cette expression, & j'aurois bien voulu savoir d'où il avoit apris à connoître le Sauveur du monde: mais faute de savoir la Langue, il falut borner ma curiosité à courir le relever, & à voir que le mal qu'il s'étoit fait n'étoit pas fort dangereux, jusques à ce que je fusse en état de m'en informer.
Comme nous étions sur le point de démarer, pour nous en revenir chez nous, il me vint dans l'esprit, que si au lieu de prendre notre route par le même Canal où nous étions venus, nous allions passer dans un autre, éloigné de deux ou trois Cantons de celui-là, peut-être verrions-nous des nouveautez qui nous feroient du plaisir, & récompenseroient le tems perdu, & la peine que nous aurions prise. Je communiquai ma pensée à La Fôret, & nous fîmes tant lui & moi, que nous nous fîmes comprendre aux autres. Les bonnes gens étoient si honnêtes, qu'ils consentirent sans hésiter à notre proposition. Là-dessus nous passâmes du côté d'Occident: mais lors qu'il fut question d'atacher les boucs, qui dévoient tirer notre Bâteau, le plus vieux, qui avoit, au dire de celui qui les menoit, quarante-deux ans, & qui avoit fait je ne sai combien de fois ce chemin-là, voyant qu'on s'écartoit en quelque façon de la route ordinaire, se mit à faire le diable à quatre: il fut impossible au Guide de le retenir, il fit tant de sauts & de cabrioles, qu'il rompit la corde dont on le tenoit, & se mit à fuir de toute sa force. Vingt personnes s'empressérent de courir après, qui crioient à gorge déployée qu'on l'arrêtât. Les voix ayant passé de l'un à l'autre, & quelqu'un s'étant mis en devoir de lui vouloir faire rebrousser chemin, ce fougueux animal se jetta au beau milieu de l'eau. Les bords font-là extrémement hauts & escarpez, il n'y avoit aucun moyen pour lui d'y grimper. Notre Guide ayant apris cette chute, y courut avec trois ou quatre autres, pour voir s'il n'y auroit pas moyen de ravoir son Bouc, & apercevant de loin qu'il nageoit le long du talut, il le devance de quelques pas, se baisse tout doucement, & justement comme il passoit, lui jette un nœud coulant sur la tête, & l'atrape par les cornes. En même tems le Bouc prend l'épouvente, il s'élance de l'autre côté, & tire notre homme après lui, tant parce que la corde s'étoit, je ne sai comment, entortillé autour de son corps, qu'à cause qu'il aima mieux se laisser entraîner que de lâcher prise: aussi-tôt l'alarme redouble, on y court de toutes parts, & pendant que l'on s'occupoit avec empressement à secourir notre Camarade, la Bête cependant avança jusqu'à l'une des montées du Pont prochain, par où elle regagna terre & prit soin de s'éclipser, de maniére que personne ne la voyoit plus, & que nous ne savions absolument ce qu'elle étoit devenuë. J'enrageois en mon particulier de cette perte, j'aurois voulu pour un doigt de ma main m'être tû, parce que j'apréhendois que mon Patron ne nous en regardât de mauvais œil, & ne s'en vengeât sur ceux qui avoient eu la complaisance de nous écouter. Nous ne laissâmes pourtant pas pour cela de poursuivre notre pointe, malgré la résistance que quelques autres Boucs faisoient, ce qui ne dura pourtant qu'un moment, car dès que les premiers furent bien en train d'aller, les autres les suivirent comme des Agneaux. Mais cela ne nous profita de rien dans notre Voyage: le Païs est tellement uniforme, qu'il vaut autant n'en avoir vû qu'une partie, que de s'amuser à parcourir le tout. Il n'y avoit proprement de diversité à remarquer que dans les visages des hommes, comme par tout ailleurs; & quand même il y auroit eu quelque plaisir à prendre, l'inquiétude où nous étions, nous auroit empêché d'y participer. Mais nous fûmes bien étonnez à notre arrivée, lors que nous aprîmes que le Bouc étoit à l'Ecurie depuis huit jours: cet habile Courier avoit franchi le chemin en trente-cinq heures. Une si agréable nouvelle dissipa entiérement notre chagrin, & nous rîmes tout notre sou à force d'en voir rire les autres.
Le lendemain on déchargea les Bâteaux: tous les Habitans du Canton se trouvérent-là. Le Juge fit aporter la Facture des Denrées que l'on avoit aportées, ayant tout bien examiné, il fit porter à chacun des Intéressez ce qui lui apartenoit; ce qui se fait avec tant d'ordres, qu'il est impossible qu'il se perde la moindre chose. Pour récompense de cette peine, chaque Ménage lui envoye le jour d'après, un plat du meilleur Poisson qui se pêche dans leurs Eaux, dont la moitié se consomme chez lui, & l'autre dans le Logis du Prêtre, où les Péres de Famille Vont leur aider à le dépêcher. C'est un honneur pour ces Messieurs; mais ils le payent chérement, puisque tout ce qu'ils peuvent conserver de ce Poisson, ne vaut pas la moitié de la sausse que la générosité veut qu'ils y ajoûtent.
Enfin, tout cela prit fin, & il fut question de retourner à notre besogne; non pas que personne nous en fit le moindre semblant, qu'au contraire, nous voyions fort bien que l'on ne se foucioit guéres, que nous nous mêlassions de rien, mais parce que nous ne voulions pas être-là comme des fainéans, quoi que nous eussions bien voulu que l'on nous eût employez à autre chose. La Forêt, qui étoit encore plus las que moi de travailler à la Laine, tacha de faire comprendre à notre Hôte, qu'étant Horloger de sa Profession s'il vouloit lui fournir les Métaux & les Instrumens nécessaires, il lui feroit une Machine, qui indiqueroit & sonneroit les heures, en telles parties du tems qu'il lui plairoit, & que tous les Habitans du Village entendroient. Pour moi, qui ne pouvois leur être d'aucun secours par ma Chirurgie, à cause que les Herbes de ce Païs-là différent pour la plûpart, des nôtres, qu'il y a peu de Minéraux, & qu'ils haïssent mortellement la Saignée; tout ce que je pouvois faire, fut d'aplaudir à ce que mon Camarade disoit, dans l'espérance de travailler avec lui au même Ouvrage.
Cette Proposition parut merveilleuse au Juge, qui envoya querir le Prêtre pour la lui communiquer sur le champ. Ils avoient en effet ouï parler de nos Horloges, mais ils ne s'en étoient formé qu'une idée assez confuse, & personne n'en avoit vû jusqu'alors: ainsi ils nous priérent instamment d'y mettre la main aussi-tôt que nous voudrions, & de n'y rien épargner; d'autant plus que leur maniére de diviser le tems, est méchanique, & extrêmement pénible. Ils prennent un bout de ficelle, à l'extrêmité de laquelle ils passent une Balle d'Etain, ils attachent l'autre bout de cette corde au plancher, de sorte que cela leur sert de Pendule, qui est longue de trois Piez un sixiéme ou de trente-huit pouces, & l'ayant mise en mouvement, ils comptent jusques à sept mille deux cens Vibrations, qui à cause de la longueur de la corde, font justement autant de Secondes, & par conséquent la douziéme partie d'un jour naturel, ou deux de nos heures. Je dirai ailleurs de quelles gens ils se servent pour compter ces Vibrations, & pour aller crier l'heure par tout le Village, de même que cela se pratique en bien des endroits de l'Europe, pendant la nuit, & particuliérement en Hollande, où ils payent pour cette fin, des Hommes qu'ils apellent Clappermans. On nous donna donc les matériaux nécessaires pour notre travail. La Forêt commanda une partie des Outils dont nous avions besoin, & lui-même fit les autres. Enfin, nous mîmes la main à l'œuvre, mais non pas d'une maniére à nous fatiguer, puisque nous n'achevâmes notre Horloge qu'au bout environ de dix-sept mois.
Personne ne sauroit croire avec quelle admiration tout le monde nous regardoit. On ne pouvoit comprendre comment il étoit possible que cette Machine allât seule, & sonnât toutes les heures du jour. Comme dans ce tems-là nous nous étions tellement perfectionnez dans la Langue du Païs, que nous nous expliquions avec autant de facilité qu'en François, nous leur dîmes qu'il faloit faire bâtir un petit Clocher sur la maison du Prêtre ou du Juge à la maniére des Européens, afin d'y mettre cette Horloge, d'où chacun l'entendroit sonner. Ce qui fut dit, fut exécuté: les plus lents s'empressoient à suivre nos Ordres, & bien des gens ne cessérent de travailler avec nous, jusques à ce que notre Ouvrage fut au lieu où nous l'avions destiné.
Mais pour en revenir aux Personnes dont on se sert pour avoir soin des Pendules, & avertir les autres de la partie du jour où ils sont, il faut savoir que jusqu'alors on n'avoit encore jamais condamné personne à perdre la vie. Les Crimes y sont défendus, & les Criminels punis, mais point à mourir. Ils s'imaginent que la vie de l'homme dépendant uniquement de Dieu qui la lui à donné, il n'est pas en notre puissance de lui ôter, pour quelque cause que ce puisse être, non pas même pour avoir tué son pére & sa mére. J'avois beau leur dire que c'étoit une maxime, que presque tout le Genre humain observoit, & que notre Loi, que nous croyons avoir été dictée de Dieu lui-même, le commandoit expressément: tout cela ne faisoit que les aigrir & leur donner de l'horreur pour des gens qu'ils ne connoissoient pas, mais qu'ils croyoient indignes de la lumiére. Il n'est pas vrai-semblable, disoient-ils, qu'un homme qui en tuë un autre, soit dans son bon sens; ce seroit faire outrage à tous ceux de son espéce que de le penser. Mais quand il se rencontreroit des gens assez extravagans & cruels, pour priver leur prochain d'une vie qu'ils ne leur ont point donné, il en faudroit laisser la vengeance à l'Esprit universel, (c'est ainsi qu'ils apellent Dieu) & ne pas anticiper sur ses Droits, en imitant leur barbarie, sous le prétexte spécieux d'observer des Loix Divines, qui ne sont au fond que des Ordonnances d'un Tiran dénaturé. Chaque homme, lors qu'il s'agit de former une Société, peut transférer à un autre, comme à un Prince ou Souverain, le droit & l'autorité, que la Nature lui a donnée sur lui-même: mais il ne peut pas lui donner aucune puissance sur sa vie. C'est Dieu qui, par le moyen de nos péres & méres, nous a faits sans notre participation: & puisque nous n'avons en aucune maniére du monde contribué à notre être, il est juste & légitime de laisser à ce même Dieu, le droit qu'il a de nous défaire; & nous borner à mettre la main sur les autres Animaux, qu'il semble avoir laissez à notre disposition.
Suivant ces Principes, ils se contentent d'imposer à un chacun la peine qu'ils croyent la plus proportionnée à son délit. Le blasphême contre Dieu, est le péché le plus énorme parmi eux: ceux qui le commettent sont sans miséricorde, condamnez pour leur vie à travailler au fond d'une Mine obscure, où la lumiére du Soleil ne sauroit atteindre. Les Meurtriers, les Adultéres, les Paillards & les grands Larrons, sont à peu près traitez de la même façon: Les uns travaillent en bas, les autres en haut: il y en qui sont pour dix Ans, d'autres pour plus ou moins, suivant que le Crime est agravant, & que la personne est âgée & intelligente. Les pécadilles se punissent avec moins de sévérité: & ceux qui les commettent sortent rarement du Village. On employe les uns à la Pèche, à faire & racommoder des Filets, ce qui les occupe beaucoup, parce que leurs Eaux sont poissonneuses & qu'ils mangent quantité de Poisson: les autres ont soin des Allées & des Arbres, quelques-uns nettoyent les Canaux. Les Filles & les Femmes prennent garde aux Pendules, d'où elles sont relevées tous les demi jour; & les jeunes Garçons vont crier les heures: ce qui se fait depuis que le Soleil est parvenu à leur Méridien jusques à ce qu'il y revienne. Et tout cela pour un certain tems, après lequel ils sont remis en liberté.
J'ai dit tantôt que le Blasphême est le plus sévérement puni; cela me donne occasion à présent de dire deux mots au sujet de ce misérable, qui après nous avoir servi de Guide aux Mines, avoit proféré le Nom de Christ en tombant, comme pour l'apeller à son secours. Lors que je me vis en état de causer avec tout le monde je ne laissois guéres passer d'occasions sans me faire instruire des choses que je desirois de savoir. Un jour je racontai à notre Patron les circonstances du Voyage que nous avions fait aux Montagnes; & ayant fait mention du personnage, & de ce qu'il avoit dit, je lui demandai s'ils connoissoient un Christ parmi eux? Il me répondit, qu'il y avoit trois ou quatre cens Ans qu'il étoit venu plusieurs personnes dans leur Païs, à peu près pour les mêmes raisons qui nous y avoient menez: que le dernier qui s'y étoit rendu avoit été un Homme grave, habillé d'une longue robbe, & en un mot, de telle maniére, qu'il me fut aisé de remarquer que ç'avoit été un Moine de quelque Ordre Mandiant. Cet Homme, poursuivit-il, avoit de l'esprit & étoit même Savant: il aborda en un Canton un peu éloigné de celui-ci, mais il n'y resta pas long-tems. D'abord qu'il entendit un peu notre Langue, il se mit sur le pié de changer souvent de Village: mon Bisayeul, à ce que m'a raconté mon Pére, l'avoit logé ici plusieurs fois, & avoit pris beaucoup de plaisir à l'entendre discourir. Il ne faisoit que prêcher la Morale à tout le monde: souvent il les entretenoit d'une Résurrection & Immortalité bien-heureuse après cette vie. De plus, il soûtenoit que Dieu avoit un Fils, engendré de sa propre Substance long-tems avant le monde, qui s'étoit manifesté aux hommes depuis quelques Siécles, étant né d'une Fille Vierge, ou qui n'avoit, si vous voulez, jamais connu aucun homme. Que cet Homme-Dieu avoit conversé parmi le Genre-humain, qu'il avoit souffert la mort comme un Brigand, pour mériter par-là la Vie éternelle au reste des hommes, qui vouloient bien embrasser sa Foi: & qu'enfin, ce Personnage, qui s'apelloit Christ, s'étoit lui-même relevé d'entre les morts, & s'étoit assis aux Cieux à la main droite de son Pére, pour gouverner avec lui le Ciel & la Terre jusques à la fin du Monde. Comme cette Doctrine flâte beaucoup, il trouvoit aussi bien des gens qui prenoient un plaisir singulier à l'entendre; d'autres s'en scandalisoient. Cela vint jusqu'au oreilles du Roi. On le fit venir à la Cour, & après l'avoir bien examiné, il fut condamné comme le dernier des Blasphêmateurs, à aller finir ses jours au fond d'une Mine, où il mourut quelque tems après. Et autant qu'il avoit à tout bout de champ le mot de Christ à la bouche, quelques-uns de ceux qui travailloient avec lui l'imitoient; & ce que vous m'avez raconté de votre Guide, continua-t'il, est une marque certaine que cela a passé jusqu'à nous.
Quoique ce discours m'allarmât, je ne pûs m'empêcher de lui dire, que j'avois la même croyance que cet homme, que les Préceptes de la Religion que je professois me portoient à cela, & que j'étois surpris que des Personnes aussi sages & autant charitables qu'ils l'étoient, avoient pû se résoudre à traiter si inhumainement un pauvre Religieux, que le Ciel leur avoit envoyé sans doute pour leur Salut. La Politique, me répondit mon Hôte, y a eu peut-être la meilleure part. Les Princes n'aiment point les grands changemens dans le Culte, de peur que leur Personne n'en souffre, ou que cela ne soit préjudiciable au Gouvernement. Mais il est sûr aussi que vos Sentimens répugnent en bien des endroits, & que ce Christ sur tout excite à la Révolte, & embarasse prodigieusement la Raison. J'avouë, lui dis-je, que c'est un Mystére incompréhensible; nous le croyons pourtant, & nous le croyons avec d'autant plus de confiance & de fermeté, que nous voyons qu'il nous est avantageux de le croire; parce que cela influë dans l'économie du Salut: outre que c'est une vérité, dont mille témoins oculaires ont rendu témoignage, & que Dieu lui-même nous a révélée.
Il faut de bonne foi, reprit le Juge, que vous habitiez des Climats bien fortunez, puis que la Divinité s'y communique ainsi aux hommes: ou il faut, pour mieux dire, que les Gens de votre Monde soient bien vains & présomptueux d'avoir l'impudence de publier hautement, que l'Esprit universel s'abaisse jusqu'au particulier, & se familiarise avec un Ver de terre. Cela me paroît insuportable, & si ce même Dieu prenoit le moindre intérêt à sa gloire, il ne manqueroit pas de punir rigoureusement votre orgueil. Mais avant que je m'engage plus avant avec vous dans ce Discours, dites moi, poursuivit-il, je vous prie, comment cette Révélation se fait? Dieu vous parle-t-il directement lui-même, employe-t-il le Ciel, la Terre, ou quelqu'autre Créature pour cela? de quelle maniére s'y prend-il?
Je ne sai, lui dis-je, s'il vaut la peine de vous entretenir de cette matiére: je vous voi si éloigné de nos Sentimens, & si peu disposé à donner la moindre croyance à nos Dogmes, que j'ai peur que votre incrédulité n'excite votre couroux, & que cela ne m'attire des affaires. Vous n'avez rien à craindre, repartit-il, je suis votre Ami, & honnête Homme; je vous laisserai dire tout ce que vous voudrez, & je me conserverai simplement le Droit d'en juger à ma fantaisie. A cette condition, lui répondis-je, je veux bien vous en dire le peu que mon âge, mon éducation & mon art, m'ont permis d'en aprendre. Mais de peur de prendre les choses de trop haut, ou que je vous entretienne de ce que vous savez peut-être mieux que moi: dites-moi, s'il vous plaît, auparavant, quels Sentimens vous avez de Dieu, du Monde, de l'homme & de son origine, aussi-bien que de sa dépendance, & de ce qu'il doit attendre après cette vie.
Vous avez raison, reprit le Vieillard, je m'en vai vous satisfaire, pour ce qui me touche en particulier: il est impossible que ma confession soit générale, puisqu'il n'y a peut-être pas moins d'hommes que d'opinions. Je croi une Substance incréée, un Esprit universel, souverainement Sage, & parfaitement bon & juste, un Etre indépendant & immuable, qui a fait le Ciel & la Terre, & toutes les choses qui y sont, qui les entretient, qui les gouverne, qui les anime; mais d'une maniére si cachée & si peu proportionnée à mon néant, que je n'en ai qu'une idée très-imparfaite. Cependant, voyant la nécessité de son Existence, & la dépendance où nous sommes à son égard, nous croyons être dans une obligation indispensable de lui rendre nos hommages & nos adorations, de ne parler de lui qu'avec respect, & n'y penser même qu'en tremblant; ce qui fait la principale partie de notre Culte. L'autre est de lui rendre continuellement nos Actions de graces pour tous les biens qu'il nous a faits, sans aucune prétention pour l'avenir, & bien moins aprés la mort, puisqu'alors, n'existant plus, nous n'aurons absolument plus besoin de rien. Et c'est pour cette fin que nous nous assemblons tous les matins chez notre Prêtre, comme vous en avez été plusieurs fois témoin depuis que vous êtes parmi nous.
Il est vrai, lui repartis-je, que vous êtes fort ponctuels à donner à Dieu une heure de votre Dévotion tous les jours de l'Année sans interruption, en quoi certes vous êtes beaucoup à louër: mais je trouve étrange que vous rejettiez entiérement la Priére, & que vous ne fassiez aucune distiction entre les jours: car pour nous, nous en employons six à nos Affaires domestiques, & donnons le septiéme à Dieu, & aux Exercices de notre Religion.
Nous ne pensons pas, reprit-il, qu'un jour soit en rien plus excellent que l'autre; ils sont sans doute tous égaux: & quoi que nous ne soyons qu'une heure le matin dans nos Eglises, nous ne laissons pas de conscrer à Dieu le reste de la journée, de méditer à chaque moment, sur sa Grandeur, & d'admirer sa Bonté envers toutes ses Créatures. Et pour ce qui est de le prier, cela est absolument inutile; outre que ce seroit comme lui vouloir faire violence; car étant immuable de sa nature, il est évident qu'il ne sauroit souffrir aucune ombre de changement.
Ici l'on vint avertir le Juge, que le Timnɤ, c'est à dire, Satrape, Intendant ou Gouverneur, étoit-là pour recevoir le Tribut du Canton. Nous avons déja remarqué que chaque Village consiste en vingt-deux Familles, qui sont gouvernées par un Baillif: dix Cantons font un Gouvernement, dont le plus ancien des Baillifs est Timnɤ & Président des neuf autres, dans les Assemblées qu'ils tiennent pour exercer la Justice, & régler la Police dans ces dix Villages-là. Outre cela, il y a la Cour Souveraine, où de dix Gouverneurs on en députe un tous les Ans une fois, qui s'assemblent pendant vingt jours ou plus, & jamais moins. Le Roi préside à cette illustre & nombreuse Assemblée, où il se conserve les Droits de Régale, & où l'on peut apeller de tous les autres Tribunaux, lors qu'il s'agit principalement de punition de quelque Crime capital.
L'Intendant qui étoit venu pour recevoir le Don du Peuple, fut parfaitement bien reçu de notre Hôte: on lui fit un Repas magnifique, où le Prêtre & les deux Assesseurs du Village furent aussi invitez. Dans la conversation on n'oublia pas de s'entretenir de Messieurs les Horlogeurs. Le Gouverneur fut curieux de voir notre Machine, il en admira l'invention, & nous donna mille loüanges: mais il auroit mieux valu pour nous qu'il n'eut rien sû de tout cela, puis qu'au fond il n'en résulta rien de bon dans la suite, comme on verra dans son lieu.
Conversation curieuse de l'Auteur avec le Juge & le Prétre de son Village, au sujet de la Religion, &c.
Après le départ du Satrape, Monsieur le Juge qui se souvenoit encore très-bien de notre Entretien, s'impatientait de m'entendre raisonner sur la Religion que je professois. Pour en avoir l'occasion d'autant plus favorable, il invita le Prêtre exprès le lendemain à dîner, & nous fit venir mon Camarade & moi pour être de la partie. La premiére chose qui donna lieu au Papɤ de parler, fut de nous voir prier Dieu avant le Repas. Comme son Sentiment ne m'étoit point inconnu, & que j'en avois déja causé avec mon Hôte, je me contentai de lui dire que l'idée que j'avois de Dieu, comme d'un Etre souverainement Puissant & parfaitement Bon, me portoit à implorer sa Bénédiction sur les Viandes qu'il me donnoit pour alimenter mon corps, étant persuadé par la Raison & par l'Expérience, que sa Parole rassasioit infiniment plus que le Pain. Il me tint là-dessus à peu près le même Langage du Juge, & prétendoit éluder la force de mon Argument, par l'exemple de ceux de sa Nation, & même de la plupart des Animaux, qui ne sont pas moins nourris de ce qu'ils mangent, que nous qui faisons cette Cérémonie: de sorte que le tout se réduisoit à anéantir absolument l'Oraison. Ne nous amusons point à disputer là-dessus, lui dis-je, c'est une question qui ne résoudra tantôt d'elle-même & qui ne dépend que de quelques autres Véritez, que je m'en vai vous faire toucher au doigt.
Dans la Conversation que j'eus l'autre jour avec notre Juge, il ma avoué lui-même que vous confessez unanimement l'Existence d'un Dieu tout parfait: Suposant cette vérité, qu'il seroit autrement fort aisé de vous prouver par plusieurs Argumens incontestables, & sur tout par celui que l'on attribuë à un certain Saint Thomas, qu'il apelle, la voye de la causalité de la Cause éficiente. Puisque par là on remonte immanquablement des effets à une cause premiére, intelligente, & nécessaire de la production de toutes choses.
Je fai cela, dit le Prêtre; & il faudrait être dépourvû de raison pour en douter. Et bien! repris-je, il est clair que c'est ce même Dieu, & point d'autre, qui a créé de rien l'Univers, c'est à dire, le Ciel, la Terre, & en général tout ce qui existe. Pour cela, interrompit le Juge, je ne le comprends pas bien; de rien il ne se peut rien faire. Vous avez raison, repartis-je, par raport à nous, mais à l'égard de Dieu c'est une autre affaire: on ne peut pas sans contradiction, poser la Matiére coexistante avec Dieu; car il y auroit alors deux Infinis, deux Etres indépendans, & on prétend que cela ne s'accorde point. Mais laissons-là les choses infinies, elles sont hors de notre portée. Je croi qu'il suffit au fond de savoir que Dieu a tout fait, sans se mettre en peine de quoi, comment & en quel tems.
Nous avons un Livre, continuai-je, qui nous aprend tout cela: Moïse nous y assure, que Dieu a tout fait par sa Parole, il y a en viron six mille Ans & qu'il y employa six jours, aprés lesquels il se reposa de son œuvre. Que fit-il donc le premier jour, repartit le Juge? Après avoir créé le Ciel & la Terre, il dit que la Lumiére soit, & la Lumiére fut, &c. Le sixiéme, il créa l'Homme de bouë, & soufla dans ses narines respiration de vie, &c. L'ayant fait capable de discernement, il étoit bien juste qu'il vécût sous sa dépendance, & qu'il le reconnût pour le seul Maître de l'Univers. Il lui donna puissance sur tout ce qu'il y a sur la Terre, & lui défendit seulement de ne point toucher à un seul Arbre, qui se trouvoit planté au milieu du Jardin des délices, où là Providence l'avoit établi. La soûmission qu'il avoit pour son Créateur, l'auroit sans doute empêché de contrevenir à ses Ordres, mais la Femme qu'il lui avoit donnée pour Compagne, étant plus infirme & plus curieuse que lui, se laissa emporter à sa passion: elle mit la main sur le Fruit admirable de cet Arbre, le goûta, & le trouva si excellent, qu'elle en donna à son Mari. Ce misérable fut assez malheureux pour en manger, & pour encourir par conséquent, la peine qui lui avoit été imposée, de mourir d'une mort éternelle, c'est-à-dire, de souffrir des peines éternelles après sa mort. Peine dure & insuportable assurément par raport au péché & à celui qui l'avoit commis, mais qui ne laissoit pas d'être fort proportionnée à la Majesté de la Personne lézée.
Je parcourus ainsi l'Histoire de la Création, du Deluge, des Patriarches, de Moïse & d'Aaron son Frére: des Miracles qui avoient confirmé la vérité de cette Histoire. Je les entretins des Prophêtes, de leurs Prédictions, principalement par raport au Messie, de la venuë de ce Sauveur, comment c'étoit le Fils de Dieu, & de quelle maniére il nous avoit rachetez de la punition que nous avions méritée en la personne du premier Homme notre Pére. Enfin, je leur fis voir la nécessité de la Priére, tant par ce que nous en indique la Nature, que par ce que nous en disent les Saints Hommes, & en particulier Jesus-Christ. Et enfin, je leur parlai d'une Résurrection des corps, dont les ames reprendront possession, & d'une Vie éternelle & bien-heureuse, que le Fils de Dieu nous avoit méritée en souffrant la mort ignominieuse de la Croix.
Il faut avouër qu'ils m'écoutérent avec beaucoup de patience; il sembloit même qu'ils y prissent du plaisir, & qu'ils aquiéçassent à la plus grande partie. Mais-je fus fort surpris lors que le Prêtre me regardant fort sérieusement, demanda si je croyois tout cela? Oui assurément, lui répondis-je, que je le croi. Ceux qui doutoient de la Loi de Moïse, mouroient sans aucune miséricorde; & les Apôtres nous assurent que l'on ne peut douter de la vérité des paroles de Christ, & de toute l'œconomie du Salut, sans danger de punition éternelle. Mais ce n'est point la force qui me méne-là, c'est proprement l'évidence. Que diriez-vous de moi, continuai-je, si je vous disois à point nommé, non-seulement ce que vous avez fait de plus caché, mais tout ce que vous devez faire, & ce qui doit arriver à votre Païs? Si je guérissois les malades, ressuscitois les morts, passois les mers à sec, fendois les rochers d'une simple Verge pour en faire faillir autant d'eau qu'il en faudroit pour desaltérer tout un Peuple, & si je faisois mille autres semblables Prodiges; ne diriez-vous pas, ou que je serois Dieu, ou du moins un Instrument dont Dieu se seroit servi pour faire tant de Miracles différens, puis qu'il n'y a rien d'humain en tout cela? Eh bien! continuai-je, c'est ce que les Prophêtes, les Apôtres, & Jesus Christ principalement, ont fait, ainsi que je vous l'ai insinué tout à l'heure: de sorte que nous n'avons aucun lieu de douter delà vérité de ce qu'ils nous ont laissé par écrit.
Votre conséquence n'est pas juste, interrompit le Papɤ: Mais avez-vous vû toutes ces belles choses? J'avouë que non, répondis-je, mais il n'est pas toûjours nécessaire de voir une chose pour la croire. Vous n'avez jamais vû l'Europe, les Royaumes qu'elle comprend, leurs Guerres, leurs Religions & leurs Coûtumes: cependant vous croyez ce que nous vous en racontons, parce que vous nous prenez pour d'honnêtes gens, & que deux ou trois autres Voyageurs avant nous, ont informé vos Ancêtres à peu près des même choses. Lors qu'un Fait est apuyé sur le témoignage de plusieurs Personnes de probité, on n'a plus sujet de le révoquer en doute. Or les Faits dont je vous parle, ne sont pas simplement confirmez par un nombre suffisant de personnes pieuses & sages, mais par des nuées de témoins, par des Nations toutes entiéres, qui ne peuvent nous être suspectes, puisqu'il y en a qui ont un Culte, tout différent du nôtre, & qui sont nos Ennemis à bruler. Ces gens, eux-mêmes, qui sont les Juifs, savent comment Dieu s'est aparu à nos Péres, tantôt en Songes, tantôt dans un Buisson ardent, longtems comme une Nuée de jour, & la nuit comme une Colomne de feu, qui les conduisit, & s'arrêtoit où ils devoient camper dans les Deserts[1], lors qu'il les conduisoit lui-même pour aller prendre possession d'un grand Païs, qu'il leur avoit destiné; certes après des témoignages si forts il me semble que nous aurions grand tort d'être incrédules.
[1] On a oui parler d'un savant Anglois qui a fait une Dissertation depuis peu, où il entreprend de prouver qu'il n'y a eu rien de miraculeux ni même d'extraordinaire dans cette Colonne de feu qui conduisoit les Israëlites dans le Desert; & de faire voir par les meilleurs Auteurs anciens & modernes que ç'a été toûjours la coûtume dans ces sortes de Deserts, de se servir de feu pour diriger la marche des Armées, ou des Multitudes, en le faisant porter devant elles par les Guides, de maniére que toute la troupe en pût voir la fumée pendant le jour, & la flamme pendant la nuit. Il prétend que celui qui a eu la direction de ce feu, & qui a servi de Guide aux Israëlites, n'étoit autre chose que Hobab, le Beau-pére de Moïse; ce qu'il tâche de prouver par les versets 29. & 30 du chapitre X. des Nombres, & par plusieurs autres Passages de l'Ecriture Sainte.
A vous parler ingénûment, dit le Juge, il y a quelque chose en tout cela qui surprend, & qui, quoique surnaturel, paroît néanmoins assez vraisemblable. Pas tant que vous pensez, reprit le Prêtre: vous savez comment nos Ayeux y ont été pris pour dupes, à peu près de la même maniére, par la subtilité & la violence de nos premiers Rois. Le Parchemin se laisse écrire en tout tems, & les châtimens que l'on exerce sur ceux qui ne donnent pas les mains aux prétendus Faits, que l'on débite comme des véritez, force des gens à se taire, qui feroient autrement gloire d'en bien conter. Cette Création dont vous venez de nous entretenir, poursuivit-il, en me regardant fixement, est une pure Allégorie, que je trouve assez grossiére dans son genre, & fabriquée par un Auteur fort ignorant de la nature des choses; jusques-là qu'il y fait précéder les effets à la cause, puisque suivant ce que vous avez dit, le premier jour la Lumiére fut créée, & le quatriéme parurent les Luminiares dont cette Lumiére nous vient. Il est certain, au reste, que l'idée d'un Dieu qui travaille, & qui se repose, ne peut être digérée que par des Peuples fort grossiers & ignorans, que l'on vouloit maîtriser, & dont ce Moïse duquel vous parlez, prétendoit être le Seigneur temporel, tandis que son Frére Aaron avoit une Domination sans borne sur leurs Consciences.
Je n'oserois dire de quelle maniére il traitoit Jesus-Christ & sa Mére: mais au sujet de l'Ame, cette Substance spirituelle en nous, dont ils n'avoient, disoient-ils, aucune idée, je ne sçaurois m'empêcher de marquer ici une des difficultez qui vient dans la pensée du Prêtre, lorsqu'il s'est agi de la Résurrection des morts. Il est sûr, disoit-il que la Terre est composée d'un nombre innombrable de petites parties, dont les figures sont extrêmement différentes: cela se voit par la diversité des Objets que cette même terre produit, certaines parcelles, qui sont propres à former une espéce de Fruits, ne seroient nullement convenables pour la production de quelques autres. Ce qui est bon pour faire du Cuivre, ne vaut rien pour construire du Fer. De-là vient, que si l'on séme plusieurs Années de suite du Froment dans un même Champ, on trouve enfin que toutes les parties de matiére, qui étoient propres à nous raporter du Froment, ayant été employées, & n'y en étant plus resté, que cette Terre ne produit absolument plus de Froment, jusques à ce que par le moyen du Fumier, on y en raporte d'autres. Apliquons cet exemple à l'homme: les particules qui sont propres à composer de la chair humaine, ne sont non plus infinies que celles des Grains, & il n'y en a sans doute, dans notre Royaume, que pour former une certaine quantité déterminée de personnes. Faites ce nombre aussi grand qu'il vous plaira, je ne pense pas qu'il égale celui de tous les hommes, qui ont vécu depuis le commencement du monde. Je dis plus, ajoûta-t-il, je ne sai pas si on ne pouroit pas douter avec justice, s'il y a ici assez de ces parties pour soûtenir les hommes qui y naissent pendant dix Siécles seulement. Ceux qui ont tant soit peu étudié la nature des Etres, savent que comme le poil & les ongles croissent, s'usent & tombent, les parties extérieures des Fibres de notre corps s'usent aussi, tandis, que le sang pousse & augmente les intérieures. Il n'est pas croyable quelle dissipation il se fait tous les jours par la transpiration toute seule: mais il y a cet avantage, que les parties dont l'un se dépouille d'un côté, servent à la réparation d'un autre. De sorte que si tout ce que nous perdons pouvoit être transporté dans un autre Païs, sans qu'il en revint d'autre dans le nôtre, il est vraisemblable qu'il faudroit qu'il nous arrivât de tems à autre, une famine & une mortalité, afin que les parties de ceux qui tomberoient pussent servir à l'accroissement des autres, jusques à ce qu'il ne s'en trouvât absolument plus. D'où je conclus, dit-il, que si l'on ressuscitoit, il seroit impossible qu'il y eut assez de parties propres à la construction d'un homme, pour en donner à tous ceux qui ont vécu, autant qu'il en faut pour former un corps d'une stature médiocre: & Dieu sait s'il s'en trouveroit suffisamment des autres, puisqu'il y a apparence que si tous ceux qui sont expirez depuis plusieurs millions d'Années que le monde subsiste, étoient rassemblez en un monceau, il surpasseroit, pour ainsi dire, en grosseur, celui de la Terre, d'où ils ont tiré leur origine.
Eclaircissons ce Paradoxe, par un calcul fait en gros. Nous avons dans ce Païs 41600. Villages, dans chaque Village il y a 22. Familles, à neuf personnes l'une portant l'autre, chaque Village contiendra à peu près 200. habitans donc dans tout le Royaume 83230000. Donnons à chaque corps humain, consideré sous la forme d'un paralléle pipede, cinq pieds de hauteur, & un demi pié de largeur & d'épaisseur, l'un parmi l'autre; je prends tout au moins, comme vous voyez, au jour de la Resurrection il se trouvera que 8323000. corps contiendront en viron 10400000. pieds cubiques de chair. Suposons enfin, que ce nombre d'hommes se renouvelle tous les 50. ans, alors il faudra 208000000. de pieds cubiques de chair pour les hommes qui auront vécu pendant mille ans, & 2080000000. pour le monde de 10000. années. Continuez cette multiplication, & voyez où cela ira. Mais que ne seroit-ce pas, poursuivit-il, en faisant une grande exclamation, si l'opinion de quelques habiles Gens est véritable, qui, à ce que vous avez dit à votre Hôte, passe pour constant, que la semence de la plûpart, & peut-être même de tous les Animaux, n'est qu'un composé d'un nombre innombrable de petites créatures, qui ont la vie & le mouvement; de sorte que dans un volume de la grosseur d'un grain de millet, il y en a des milliers, qui nonobstant leur petitesse, ne laissent pas d'être des individus de la même espéce, que sont ceux qui les ont engendrez, & qui doivent par conséquent participer aux mêmes avantages que les autres, bien qui les surpassent autant en grandeur, que la plus haute Montagne différe d'un grain de Sable: car alors il est manifeste que votre sentiment est ridicule, & même d'une contradiction qui saute aux yeux.
Vous parlez de milliers d'années, lui dis-je, comme d'autant de minutes: à vous entendre, le monde doit être bien ancien. Je me sers, répondit-il, d'un terme défini, pour désigner un nombre indéfini: il n'y faut pas prendre garde de si près. Que l'Univers soit ancien ou non, cela ne change point la nature des choses: il est constant que nous le croyons d'un tems immémorial, & que nous ne saurions exprimer, ni par nos nombres, ni par des paroles. Vous n'êtes pas les seuls qui vous abusez à cet égard, repris-je; les Chinois parmi nous, font aller leurs Chronologies jusques à plus de quarante mille ans, sans compter ce qui n'a point été enregistré avant ce tems-là. Les Egiptiens entr'autres, vont pour le moins encore aussi loin qu'eux. Un ancien Philosophe nommé Platon, introduit un Prêtre Egiptien, qui s'entretenant avec Solon, lui raconte comment il s'est écoulé neuf mille ans depuis que Minerve avoit-fait bâtir Saïs. Diodore compte vingt-trois mille ans depuis Osiris & Isis, jusques à Alexandre le Grand. Laërce parle d'un terme de quarante-neuf mille ans, pendant lequel ils avoient calculé toutes les Eclipses. Ils prétendoient avoir observé les Astres depuis cent mille ans, suivant la remarque de Saint Augustin: Et au dire de Cicéron, ils faisoient monter ce nombre jusqu'à cinq cens soixante-dix mille années. Mais tout cela a été avancé sans fondement, & suivant un principe de vanité, par où ils prétendoient se mettre au dessus des autres Nations de la terre. Pour nous, nous nous en raportons à Moïse, qui assure que le monde n'a pris naissance qu'environ depuis six mille ans. Et certes, quand on prend la peine d'y refléchir tant soit peu, il est impossible qu'on puisse révoquer cette verité en doute. Une preuve incontestable que le monde n'est pas fort ancien, & que nous n'avons point d'Histoire qui remonte au dessus de quatre mille ans. Les Arts sont pour la plûpart aussi fort nouveaux. Nous ne savons point qu'avant cinq cens ans, on ait eu aucune connoissance de la Boussole pour la Navigation, de l'Impression des Livres, de la Poudre à Canon, des Armes à Feu, des Lunettes d'Aproche, des Microscopes, & autres belles Inventions. On sait de même que l'usage de la Monnoye a été ignoré des premiers Ecrivains. Les Horloges sonnantes, les Montres, le Verre, le Papier, la Trempe de l'Acier, & une infinité d'autres choses sont de fort nouvelle date. Ainsi je conclus que-là, aussi-bien qu'ailleurs, il s'en faut tenir à la parole de Dieu.
Je vous ai déja dit, répondit le Prêtre, que personne de nous ne s'émancipe de déterminer l'âge du monde: nous sommes persuadez qu'il a eu un commencement, mais nous en ignorons le tems: tout ce que je puis dire, c'est que ce tems-là est extrémement reculé! Le premier homme ne l'a point marqué, & aucun de nous n'annote la moindre chose: tout ce que nous savons, c'est par tradition. La plûpart des Arts que vous venez de nommer nous sont inconnus, & ce quartier n'en est pas moins ancien que le votre pour cela: nous pourions être encore ici un million d'années sans le connoître, parce que nous n'en avons pas besoin: il n'est pas impossible que les autres s'en soient passez bien long-tems aussi-bien que nous. La nécessité ou autres choses semblables, ont pû inventer des choses dans cent ans, ausquelles on avoit point eu occasion de penser auparavant, en autant des Siécles: tout cela ne tire à aucune conséquence. Ce que je sai, c'est que de pére en fils, nous nous disons toûjours que les années de notre durée sont innombrables. En effet, il est sûr que nonobstant la quantité prodigieuse de Bois que nous brûlons, les Montagnes de Charbon que l'on a déja aplanies, sont si considérables, que si l'on voulait faire la suputation, cela seul seroit capable de nous confirmer dans nos sentimens. Mais ce qu'il y a de plus remarquable, c'est qu'il y a autour de sept mille ans, que l'on trouva au haut de l'une de ces Montagne, en creusant à trente pieds du sommet, un double crochet de fer, de plus de mille cinq cens livres pesant, que nous conservons encore, & que les Etrangers que nous avons eus ici de tems à autre, ont assuré être une de ces Machines dont on se sert en Mer pour arrêter les grands Vaisseaux. D'où il s'ensuivroit que l'Océan a été avant nous en possession de ce beau Païs, & que nos plus hautes Montagnes n'étoient peut-être alors que des brisans.
Outre cela, qui fait si ces Arts que vous prétendez avoir trouvez, n'ont point été connus par ceux qui vous précéde. Je remarque fort bien ici que les Sciences s'avillissent; mon Bisayeul étoit beaucoup plus habile que mon Pére dans l'Astronomie; j'en sai encore bien moins qu'eux, & à leur dire, les lumiéres qu'ils en avoient n'étoient que ténébres au prix de ce qu'en savoient leurs Ancêtres. Il en est ainsi dans toutes les autres Familles. Il y a des Sciences qui se cultivent dans de certains tems, comme si elles étoient à la mode, & qui se négligent entiérement dans l'autre: & on les peut même tellement oublier, que ceux qui naissent après, n'en trouvant aucune trace, & venant à s'y exercer, jugent qu'ils en sont les premiers Auteurs.
Cela est bon dans votre Royaume, repris-je, où vous n'avez aucune communication avec les autres Peuples de l'Univers; mais parmi nous, si les Sciences périssent d'un côté par des Guerres & des Incendies, ou par la molesse & l'indifférence des uns, comme nous en avons des exemples, elles sont portées autre part à un plus haut degré de perfection, par la diligence des autres: & je ne sache point qu'il se soit rien perdu de fort considérable de ce qui a été trouvé auparavant; bien au contraire, on découvre tous les jours quelque chose de curieux & d'utile à la Société.
Je voulus lui expliquer la contradiction aparente qu'il trouvoit dans la Génése, par raport aux Astres & à la Lumiére, & lui montrer qu'il se trompoit à l'égard de la Resurrection; mais il se moqua de moi, & de toutes mes raisons, il ne voulut admettre que la Puissance de Dieu, qu'il ne croyoit pas-là nécessaire. Car pourquoi, disoit-il, ressusciter après cette vie? Quelle necessité y avoit-il d'exterminer le Genre-humain, pour le faire revire dans la suite? si Christ étoit Dieu, ne pouvoit il pas exempter l'homme de cette mort-là, aussi-bien que de l'autre? Et puis de quoi subsister si nous étions tous vivans? Il n'y en auroit pas pour un déjeûner dans tout le Païs. Les corps seront d'une autre nature, interrompis-je, nous ne mangerons, ne boirons, ni ne seront sujets à aucune infirmité naturelle; & outre cela, Dieu nous transportera dans le Ciel des Cieux, où nous serons rassasiez de sa gloire.
Comment! vous serez enlevez au Ciel? Et quelle idée vous faites-vous donc du Ciel, mon Ami? poursuivit-il; pour nous, nous croyons que l'air que nous expirons est infiniment plus grossier que celui qui est au dessus: & que plus on s'éloigne de la Terre, plus la matiére est subtile. Cela étant, le Ciel des Bienheureux doit être comme un vuide, au prix des Cieux inférieurs, par raport à la matiére qui le remplit. Donc, adieu les Poûmons, puisque l'on ne respirera plus; adieu, l'usage du Larinx pour la Parole: adieu les Intestins: adieu, en un mot, tout le Corps, que le Sang qui ne sera plus rafraîchi, va jetter dans une Fiévre chaude, qui le consumera dans peu de tems. Mais supposé que l'on conserve tout cela, comme un fardeau fort inutile, sur quoi se reposera-t-on? Qui est-ce qui soûtiendra-là des Corps matériels & pesans? Ils y seront soûtenus par la toute-Puissance de Dieu, lui répondis-je. Vous me fatiguez avec votre Puissance de Dieu, reprit-il: je voi bien que vous pratiquez dans votre Religion, ce que nous observons dans les Mistéres de la Nature; lors que nous ne pouvons pas donner raison d'une chose, nous disons que cela se fait par quelque ressort caché. Je ne doute nullement de la Puissance de Dieu, encore une fois; mais, je ne pense pas qu'il faille inventer des chimères, pour être obligé d'y avoir recours. Encore si vous faisiez un Paradis de voluptez, passe: mais un endroit dénué de toutes choses, où le corps ne jouira absolument d'aucun plaisir, où il n'y aura aucun objet capable d'affecter les sens, point d'Odeurs qui chatoüillent l'Odorat, point de Viandes qui piquent le Palais; aucun Instrument de Musique qui divertisse l'Oreille; rien à la considération de quoi les yeux se puissent divertir: assurément cela est merveilleux. Il faut de bonne foi que vous soyez extrémement sensuels; puisque nonobstant l'éternité que vous attribuez à votre Ame, & que vous croyez pouvoir subsister indépendamment du corps, vous aimez mieux l'embarasser de nouveau, & la charger d'un épouventable poids, que vous voulez pourtant faire tenir sur rien, que de lui laisser ses coudées franches, & abandonner cette masse de chair à la corruption, dont elle ne sauroit absolument être exempte.
Ce n'est pas l'ame seule, repliquai-je, qui fait le bien ou le mal, le corps & l'esprit y contribuent l'un & l'autre: il faut aussi qu'ils participent également aux récompenses ou aux peines, dont le Souverain Juge les trouvera dignes. Tout cela, répondit-il, n'est pas capable de me persuader. Nos corps ne restent pas un moment les mêmes: jamais homme n'est parvenu à l'âge de vingt-cinq ans, qu'il ne soit dépoüillé de tout ce qu'il avoit aporté au monde. Le sang, la chair, la peau, les nerfs, & même les os, ne font que diminuër d'un côté, pendant qu'ils augmentent de l'autre: toute la Machine se renouvelle de tems en tems. Nos inclinations varient aussi, suivant l'âge & la constitution. On est fort débauché à trente ans, extrémement dévot & retiré à soixante. Avec lequel de ces deux corps ressuscitera-t-on? Avec le vieux, le sec, le courbé, & le débile; qui a parfaitement bien vécu, & dont toutes les démarches ont servi d'exemples aux adolescens, & ont été en édification aux personnes âgées? Ou sera-ce avec le jeune, le droit, le vigoureux, l'agréable, qui a mérité vingt fois d'aller aux Mines? Vous voyez bien que de quelque côté que l'on se tourne, on est extrêmement embarassé, & qu'il paroît assez que celui qui a été l'Auteur de cette Opinion, n'a pas prévû tous ces inconvéniens. Si j'étois pour la Résurrection, je voudrais qu'il fût indifférent de quelles parties le corps seroit composé en se relevant; car c'est la même chose à l'ame: Et j'établirois pour constant que ce seroit un certain état, & non pas un certain lieu, qui nous dévroit rendre heureux: mais tout cela ne sont que des bagatelles, & indignes d'un homme de bon sens.
Cependant, il faut que je vous avouë, ajoûta-t-il, qu'encore que je ne comprenne pas ce que vous voulez dire par une Ame, une substance spirituelle, dépouillée de toute matiére, ou par un esprit constitué proprement par la pensée, & renfermé néanmoins dans un corps, où ses facultez sont bornées à le pousser seul, ou le faire agir selon sa volonté, & hors duquel il peut exister comme auparavant; comme l'idée que vous vous en formez, est agréable en ce qu'elle vous flâte d'une autre vie après la mort. Je ne suis point surpris de ce qu'il se trouve des gens qui y acquiesçent. Ce sont, sans doute, des esprits d'un ordre commun, mais ils ne laissent pas d'être heureux. Le bien ne consiste le plus souvent que dans une pure imagination. Ceux qui sont remplis de cette pensée, que la mort n'est qu'un passage à une vie glorieuse, doivent quitter le monde avec moins de regret que les autres (sur tout lors que l'on y a autant d'attachement que je remarque qu'on y en a en vos quartiers) & sentir déja les avant-goûts d'une prétendüe félicité éternelle. De sorte que c'est la même chose pour eux que cela soit véritable ou non: ni plus ni moins que supposé que j'aye dix mille Kalη dans mon Coffre, dont je n'aurai jamais besoin, & que je croi fortement du meilleur Métal que l'on tire de nos Mines, quand elles ne seroient que de Fer, mon contentement n'en seroit pas moins parfait pour cela.
Mon Camarade, qui étoit de la Religion, enrageoit d'entendre ce Payen révoquer en doute les Mistéres d'un Culte fondé sur la pure Parole de Dieu. Il me fit plusieurs fois comprendre qu'il avoit de la peine à se posséder, & qu'il vouloit du moins le redarguer par des Passages formels de Ecriture Sainte. Mais je l'en détournai toûjours, parce que l'autre en nioit la Divinité, & que prétendant même que ce ne fut qu'un composé de Fictions fort mal concertées, on l'auroit choqué de lui en parler davantage.
Je leur dis pourtant, dans le dessein de les allarmer, que non-seulement j'étois persuadé d'une Béatitude éternelle, pour ceux qui feroient de bonnes œuvres, & qui auraient la foi; mais qu'il y avoit aussi une Gêne & un Enfer préparé pour les méchans & les incrédules; & que chacun seroit infailliblement traité selon qu'il auroit fait ou bien ou mal.
Ce que vous m'avez déja dit, reprit le Prêtre, méne à cela; mais c'est une Erreur qui n'est pas moins grossiére que les précédentes: car, outre que c'est rendre Dieu le plus cruel de tous les Etres, d'avoir créé l'homme pour le damner éternellement, sous prétexte qu'il a enfreint un de ses Commandemens; & encore un Commandement qui consistoit simplement à ne pas manger d'une Pomme, ce qui me fait assurement frémir. Je nie que personne soit capable de faire du bien ou du mal, par raport à Dieu; & je vous demande sérieusement si vous-même le croyez? Indubitablement que je le croi, lui dis-je; & il me semble que cela est si clair, que l'on ne peut pas en donner; sans choquer le bon sens.
Comment, poursuivis-je, paillarder, tuer, voler, blasphémer, ne sont pas des Crimes par lesquels on offense la Majesté du Très-Puissant? Nullement, repartit le Prêtre; car premiérement, si la Paillardise étoit un péché, Dieu en feroit lui-même l'Auteur, & qui pis est, de l'Inceste même; puisque, selon vous-même & votre grand Moïse, n'y ayant eu au commencement qu'un homme & qu'une femme, il a falu que leurs Descendans ayent fait plusieurs incestes, avant que le nombre des vivans leur ait permis de les éviter. Et que l'on ne me dise pas que c'étoit alors une nécessité, puisqu'il n'auroit non plus coûté à Dieu de faire cent personnes, que d'en créer seulement une. Nous sommes tous enfans du premier homme; parmi nous il y a des degrez de consanguinité; devant Dieu ce n'est plus la même chose. Les femmes & les biens étoient communs au commencement, comme l'air & l'eau le sont encore à l'heure qu'il est. Les hommes, qui semblent avoir été faits pour la Société, ont crû, afin d'éviter le desordre qu'ils remarquoient que cette communauté apportoit, qu'il seroit bon que chaque Pére de Famille eût seul la disposition d'une ou de plusieurs femmes, d'une certaine étenduë de terre, & d'un nombre déterminé de bétail: on a été même obligé dans la suite, d'un contentement unanime, de faire des Loix, qui imposassent des peines à ceux qui ne les observoient pas. De sorte que s'il y à quelqu'un de lésé dans la transgression de ces Loix, c'est proprement la Société, ou les Chefs qui la représentent, & nullement l'Esprit universel, qui ne peut en aucune maniére du monde être offensé de personne. On peut dire la même chose du Vol & du Meurtre, où je ne fais tort, à proprement parler, qu'à celui auquel j'ôte la vie ou le bien. Et pour ce qui est du Blasphême, quoique nous le punissions plus rigoureusement que les autres péchez, ce n'est pas à cause que nous nous imaginions que Dieu en est formalisé; nullement, ce seroit une infirmité en lui, s'il en étoit capable; mais c'est que nous ne saurions souffrir l'ingratitude, & que la plus noire ingratitude que l'homme puisse commettre, c'est d'outrager ou de ne pas assez respecter celui qui est Auteur de son Etre, & de tous les biens qu'il est capaple d'en recevoir; & que cela est même d'un mauvais exemple pour les enfans & les inférieurs, par raport à leurs Péres & à leurs Maîtres. Je conclus de tout cela, qu'il en est des actions humaines, comme des qualitez des corps, qui en effet ne sont considérées que suivant les combinations, les raports & les comparaisons que nous faisons des unes avec les autres.
C'est ainsi, par exemple, qu'une même substance pourra tantôt être immense, & tantôt abîmée dans le néant. Une Montagne n'est ni grande ni petite, tant que mon entendement faisant abstraction de toute autre matiére, la considére seule & indivisible, ou que je suppose n'avoir aucune connoissance des autres corps, non pas même du mien: mais si ensuite je la conçois comme un tout, composé d'une infinité de petits grains de Sable, il est évident qu'elle me paroîtra alors d'une grandeur démefurée, en comparaison de l'une de ces petites parties. Ce ne sera plus cela, si je la regarde auprès d'une autre Montagne de cette même hauteur, avec laquelle je la pourrai poser égale: & elle sera extrêmement petite, lorsque je la comparerai à toute la masse de la Terre. Enfin, le Globe terrestre ne deviendra lui-même qu'un point Mathématique pas raport à tout l'Univers. C'est la même chose de nos actions: en elles-mêmes elles ne sont rien; ou si vous Voulez, elles feront au plus indifférentes; & si elles peuvent devenir bonnes ou mauvaises, ce ne peut être que par raport à de certaines institutions, comme sont celles dont nous venons de parler, & ausquelles elles doivent être mesurées, pour ainsi dire, pour en savoir la juste valeur.
Vous ne croyez donc point, repris-je, que Dieu, qui est un Dieu d'ordre, qui haït la confusion, ait prescrit lui-même à l'homme des régles, & donné des Loix, selon lesquelles il est dans l'obligation de se conduire, & de se régler. De la maniére que vous le pensez, me dit-il, non, je ne le croi pas, cela n'étoit pas nécessaire, puis qu'il lui a donné une volonté & un entendement pour se conduire, comme vous voyez que nous faisons. Comme il n'y a point d'orgueil, de vanité, de jalousie, ou de desir de regner parmi les Bêtes, Dieu ne les a assujetties à aucunes Loix Civiles: il n'y en auroit pas eu plus de besoin pour les Animaux raisonnables, que pour les brutes: mais dès le moment que les uns ont voulu abuser de la foiblesse ou de la bonté des autres, on a été forcé d'inventer des peines pour ceux qui transgresseroient de certains Reglemens; & ces Reglemens se sont multipliez à mesure que la licence effrenée de quelques esprits turbulens y a donné lieu.
Tout ce que vous dites-là, repartis-je, est véritable: mais vous me pardonnerez, si j'ose dire que je nie que Dieu n'y ait point eu de part. Il n'est pas raisonnable que la Providence ait produit une créature raisonnable, pour l'abandonner entiérement dans la suite: Il en est le Pére, il en veut être aussi le Directeur & le Conservateur; le bon sens nous le dicte, & sa Parole (car j'en reviens toûjours-là) nous en assure si positivement, qu'il ne nous est pas possible d'en douter. Plût à Dieu, m'écriai-je alors, que vous la pussiez voir, cette Parole; elle porte tant de marques de celui qui l'a dictée, que vous seriez le premier à la lire avec vénération, si elle vous tomboit entre les mains; & je ne desespére pas qu'un jour elle vous soit aportée, ou par quelque malheureux, ou par une Nation entiére, qui par un Ordre du Ciel, viendra s'établir parmi vous pour faciliter la conversion à un Peuple si honnête & si humain.
Je serois ravi, répondit-il, de voir le Livre dont vous parlez tant; mais je serois fort fâché qu'il nous fût aporté par une multitude de gens, que vos Loix mêmes, toutes saintes que vous les croyez, n'empêcheroient pas de nous tiranniser: nous aimons mieux que les choses restent comme elles sont. Soyez seulement contens de votre sort, comme vous voyez que nous nous contentons du nôtre, & vous serez plus heureux que vous ne l'êtes en effet. Mais parlons d'autre chose; il me semble, poursuivit-il, que le tems de se quitter est venu; je me retire, adieu.
Après le départ de notre Prêtre, nous nous entretînmes encore quelques momens de l'Immortalité de l'ame, de la Résurrection des morts, & de la Vie éternelle; parce que le Juge y prenoit goût: & je remarquai bien, si je ne me trompe, qu'il seroit aisé de porter ces gens-là à avoir de bons sentimens de notre Religion.
Avant que de nous quitter, mon Hôte me demanda si je n'avois pas vû la Montagne ardente, lorsque je fus aux Mines. Je n'en ai, lui répondis-je, pas seulement entendu parler. Aparemment, reprit-il, qu'elle ne brûloit pas alors; car autrement on n'auroit pas manqué de vous la faire remarquer. Je l'aurois vûë volontiers, lui repartis-je; mais ce n'est rien de rare en nos quartiers: il y a Hecla en Islande, Ætna dans la Sicile, la Vésuvé dans le Royaume de Naples, & plusieurs autres telles Montagnes ailleurs, qui brûlent aussi par intervalles: mais on ne peut pas en aprocher de fort près, quand même elles ne brûlent point, à cause des exhalaisons sulphureuses qui en sortent, de la prodigieuse quantité de cendres qui les environnent, & du danger qu'il y a d'enfoncer en plusieurs endroits dans la terre, qui est molle, tremblante ou peu solide.
Peut-être bien, interrompit-il, que les Européens qui ont été ici avant vous, ont raconté la même chose à nos Ancêtres, & que c'est-là la raison pour laquelle le Peuple s'est desabusé de l'erreur où il étoit, touchant la cause de ce Prodige. Ce qu'il y a d'assuré, c'est que les simples ont été de tout tems d'opinion, que Dieu ayant créé le monde, & s'étant ensuite avisé de faire aussi des Etres qui eussent le mouvement & la vie, avoit dressé sous le Mont ardent un Laboratoire, où il avoit un Fourneau qui contenoit un Creuset d'une grandeur prodigieuse, avec une Barre en haut au milieu, qui en divisoit l'Orifice en deux, & à cette Barre correspondoit une Lampe. Ce grand Ouvrier, disoient-ils, remplissoit de fois à autre ce Vaisseau de la terre qu'il prenoit derriére lui, & au lieu de laquelle il y a un grand Lac à l'heure qu'il est; & lors que cette terre étoit devenüe liquide à force de feu, il en tiroit une petite portion, par le moyen d'un Tuyau creux, dont il se servoit pour cela, à l'une des extrémitez duquel il ne faisoit que soufler, & il paroissoit d'abord à l'autre un Animal, auquel il donnoit la clef des champs. Il n'en avoit fait qu'une petite quantité, lorsqu'il remarqua que sa Lampe avoit mis le feu à la Montagne sous laquelle elle pendoit. Cet inconvénient inopiné lui fit aussi-tôt changer de Poste, de peur d'embraser toute la Terre. Il n'avoit pas cherché long-tems qu'il trouva entre deux Montagnes un creux profond, qu'il jugea à propos de remplir d'eau, afin que travaillant là-dessous, le feu n'y eût aucune prise. Cependant, comme cette eau eût bien-tôt atteint un degré de chaleur fort considérable, ce qui l'auroit d'abord changée en vapeur, il perça la Montagne voisine, afin qu'il en distillât un filet d'eau fraîche, capable de tempérer l'ardeur de celle de l'Etang bouillant, qui est sans doute le même que vous dites avoir vû, & qui conserve encore les mêmes qualitez.
On ajoûtoit à ce Conte, que Dieu avoit achevé sous cet endroit-là à former de la même maniére toutes les autres créatures vivantes, hormis l'homme qui a tiré son origine d'ailleurs, comme je pourrai vous en entretenir une autrefois à loisir. Enfin, on prétendoit que la Matiére qui étoit dans le Creuset, étant dans une agitation violente, le Soulphre, le Mercure, & les autres parties grasses & métaliques, qui en sortoient en fumée, avoient été portées avec rapidité sous la Voute de toutes les Montagnes prochaines, où elles avoient pénétré, & formé dans les unes le Charbon, & dans les autres le Fer ou les Minéraux, & Métaux que nous y trouvons.
Cette Fable, toute grossiére qu'elle est, & inventée sans doute à l'honneur de Messieurs les Chimistes, me donna occasion de croire que le Verre ne leur a pas toûjours été inconnu, & qu'il y avoit eû autrefois des Soufleurs parmi eux. Quoiqu'il en soit, la conversation finit là; parce qu'il se faisoit tard, & que chacun témoignoit avoir envie d'aller prendre du repos.
Quelques jours après cet entretien, le Prêtre voulut aussi donner un repas à notre Hôte, où nous fûmes encore de la partie. Il nous fit alors des excuses de ce qu'il s'étoit un peu trop emporté contre nos Opinions; pour y remédier il pria La-Fôret, qui avoit plus lû le Vieux & le Nouveau Testament que moi, de lui faire un recit le plus circonstancié qu'il pourroit, du contenu de la Bible. Mon Camarade le fit, & il l'en remercia, témoignant d'en être fort satisfait: cependant je connus bien qu'il ne s'en faisoit que rire; au lieu que le Juge m'en parut extrêmement édifié. De sorte que les affaires auroient été loin, si nous avions toûjours resté ensemble; mais à mon grand regret, le Ciel ne le voulut pas.
l'Auteur est mené à la Cour du Roi. Il décrit ici l'Origine de ces Monarques, fait la description du Palais Royal, du Temple, &c.
Le Satrape dont j'ai parlé tantôt, qui étoit venu lever le Tribut, l'alla porter ensuite au Roi. En causant ensemble, il lui raconta comment il avoit vû deux Etrangers dans un tel Village, qui savoient faire des Machines; qui mesuroient parfaitement bien le tems, & divisoient un jour naturel en deux fois douze parties, qu'ils apelloient heures; & que ce qui étoit le plus admirable, & d'une grande commodité pour les Habitans, c'est qu'à chaque heure il y avoit une Jatte de métal, sur laquelle un Marteau se déchargeant, marquoit par un certain nombre de coups, à quelle partie du jour on étoit parvenu. Le Roi parut surpris à ce recit, & témoigna du desir de nous parler. En effet, nous fûmes tous étonnez de voir un jour que deux Domestiques de ce Prince nous vinrent demander à notre Hôte, qui ne sachant de quel prétexte se servir pour nous retenir, nous remit avec chagrin entre leurs mains.
Quoique nous fussions au desespoir de quitter le Juge, chez lequel nous étions infiniment mieux que je n'aurois pû souhaiter de l'être en Europe, nous ne laissâmes pourtant pas de témoigner bien de la joye de l'honneur que le Roi nous faisoit de nous envoyer querir. Nous demandâmes cependant plusieurs fois à nos Guides ce qui en pouvoit être la cause; mais ils nous protestérent qu'ils n'en savoient rien. Tout ce qu'ils nous pouvoient dire d'assuré, c'est que l'on parloit de nous à la Cour, comme de grands Personnages, & que nous y serions infailliblement bien traitez. Les disputes, que nous avions euës, ne laissoient pas de me donner quelques inquiétudes. J'aprehendois que le Roi en étant informé, ne s'en fût formalisé, & ne nous voulût traiter comme des Séducteurs, & Gens qui travaillent à bouleverser le Gouvernement: ce n'étoit rien moins que cela.
Nous ne fûmes pas plutôt arrivez, que le Roi nous fit venir auprès de lui. Après avoir fait nos révérences, nous voulûmes mettre un genou à terre, avant que de lui parler, suivant l'avertissement que l'on nous en avoit donné; mais il ne le voulut pas permettre. Il nous fit apporter à chacun un petit Escabeau, & nous commanda de nous asseoir devant lui. Tous ceux qui étoient-là, se tenoient debout ou à genoux. Le Roi étoit assis sur un magnifique Fauteüil, élevé de trois marches, & couvert d'un Dais d'une Sculpture admirable. Il nous demanda d'où nous étions venus, & comment nous étions entrez dans son Païs. Il falut, pour le contenter, lui faire un recit juste de toutes nos petites Avantures. Il fit semblant d'être bien aise ce que nos disgraces lui avoient procuré le plaisir de nous voir. Enfin il tomba sur le chapitre de notre Science, qu'il releva extrêmement; & après nous avoir dit qu'il avoit apris que nous avions fait une Horloge dans notre Village, il nous fit comprendre qu'il nous avoit principalement fait venir pour nous prier de lui en fabriquer aussi une, avec promesse de récompenser notre travail de sa plus tendre amitié, & par tout ce que nous desirerions de sa Personne. Nous répondîmes avec une profonde inclination, que nous n'étions point accoûtumez à être traitez de cette maniére de nos Souverains; que c'étoit bien de l'honneur que Sa Majesté nous faisoit de nous trouver dignes d'être employez pour son Service, & que nous nous en acquiterions le moins mal que nous pourrions.
Là-dessus on nous conduisit dans un très-bel Apartement, qui devoit être le nôtre, où l'on eût soin de nous servir & de nous accommoder comme si nous avions été de grands Seigneurs. Dés le lendemain nous donnâmes Ordre d'aller querir nos Outils là où nous les avions laissez: nous en fîmes faire plusieurs autres, tels que mon Camarade les ordonna, & nous nous mîmes à l'Ouvrage le plûtôt qu'il fut possible, parce que le Roy s'impatientoit de nous y voir.
Le Monarque qui gouvernoit alors, s'apelloit Bustrol, homme sage, modeste, sociable, & qui, s'il vit encore, comme je l'espere, se fait bien moins distinguer par le faste & par la grandeur, que par ses éclatantes Vertus. Sa Robe est du plus fin poil de Chèvre teint en rouge, qui se trouve dans le Païs: elle est grande & ample, avec une Guimpe d'un pied de large en bas, & au haut des manches. Son Bonnet est à cinq cornes, avec un Globe de cuivre au-dessus, d'un pouce & demi de diamêtre, qui est la principale marque de sa Royauté, si on en excepte sa gravité, sa taille & sa bonne mine.
Les Satrapes sont aussi habillez de Robes rouges, mais elles sont de Laine, & plus petites à tous égards. Les autres hommes, sans exception, ont leurs Robes à Laine de couleurs mêlées. Les Juges se distinguent seulement par leurs Bonnets. Pour les Femmes, elles portent toutes des Habits ou Voiles de Toile fine par-dessus ceux qu'elles mettent dessous, suivant que la Saison les oblige de se couvrir, peu ou beaucoup.
Les Enfans du Roi n'ont aucune Prérogative au-dessus des autres: on a pourtant un peu plus de déférence pour eux, mais on n'y est pas obligé: il n'y a que l'Aîné qui est presque considéré & habillé comme son Pére, hormis qu'il ne porte point de Globe.
Le Roi peut avoir jusqu'à douze Femmes, qu'il fait choisir, ou choisit lui-même de tout son Peuple, lors qu'il fait la Ronde pour se faire voir: & on n'oseroit lui en refuser une, quand elle seroit même promise à un autre. Les Gouverneurs en peuvent avoir trois, les Juges deux, & le Peuple une. On permet aussi aux Prêtres d'avoir deux Femmes ensemble; mais ensemble ou non, ils n'en peuvent avoir que deux en tout pendant leur vie: si elles viennent à mourir avant eux; il leur est défendu de se remarier.
Ce que le Roi a de plus magnifique, c'est sa Maison: elle est située au milieu du Canton Royal, qui a aussi la même étenduë que les autres. Le Frontispice en est tourné du côté du Nord-Nord-Est; sa largeur est de trente-six Pas géométriques, & sa profondeur de vingt. Le premier Etage de ce Palais est à dix pieds au-dessous du Niveau de la Campagne, divisé en plusieurs Apartemens bien voutez, & où l'on n'a pas épargné les Pilastres: il ne se voit rien-là que du Marbre de diverses sortes & couleurs: le Pavé est de rouge, les Piliers de noir, & la Voute de blanc. Le second Etage étant à vingt pieds du premier, il y a dehors, devant le Portail, un Escalier en forme d'un demi Ovale, de vingt Marches d'un demi pied chacun de hauteur, pour y monter. On entre premiérement dans une vaste Antichambre, derriére laquelle est l'Audience du Roi. De l'Antichambre on passe dans deux Allées, l'une à droite & l'autre à gauche, qui divisent le Corps de l'Edifice en deux, de maniére qu'il y a de part & d'autre deux magnifiques Salles, par conséquent quatre de chaque côté, & en tout dix Apartemens, avec les plus beaux Plafonds du monde, & des Lambris qui surpassent en leur Sculpture, tout ce que j'ai vû de plus curieux. Au dessus de ce second Etage il y en a un troisiéme, divisé à peu près de la même maniére que le précédent, sinon qu'au lieu de l'Audience, on a ici la Chambre où Sa Majesté couche. Après cela on parvient à une Plate-forme couverte d'Etain, & une Balustrade tout autour de Cuivre massif, ouvragé & percé à jour d'une maniére fort artiste. Au milieu de cette Plate-forme, il y a un Pavillon rond, couvert de Cuivre, & si bien poli, comme tout le reste, qu'on ne peut y jetter les yeux sans les blesser, lorsque le Soleil y luit. Au-dessus il y a un Globe de vingt pieds de circonférence, sur lequel on a posé une Piramide quarrée, d'un pied de base, & de cinq de hauteur. Cette Cape est portée par douze Piliers d'Agate. Il n'y a dans tout le Bâtiment que du Marbre, de l'Agate, du Jaspe, & semblables Pierres exquises, & merveilleusement bien polies & ouvragées: le tout bâti, suivant un Ordre qui aproche assez du Corinthien, hormis les Colonnes des Caves, qui sont proprement à la Toscane.
Ce qui leur manque en ce Païs-là, c'est le Verre: ils se servent en la place de Peaux de Polη, qu'ils savent grater & préparer d'une certaine maniére, que cela dure éternellement, & donne un si libre passage à la lumiére, qu'il fait aussi clair dans les Chambres; que dehors. C'est de ce Parchemin qu'ils remplisent leurs Fenêtres au lieu de losanges. Mais, quoique cela soit bel & bon, il faut avoüer que nos Vitres le surpassent de beaucoup.
Derriere le Palais, il y a un Dôme de l'Ordre Romaine, de cent cinquante pieds de diamêtre, aussi couvert de Cuivre, des mêmes matériaux, & d'une magnificence égale. Ce lieu sert à deux usages, de Temple & du Sénat. Le Trône du Roi est du côté du Sud, à l'opposite de la Porte, élevé de six pieds, sur un Marchepié de quatre, qui est couvert d'une Estrade magnifique: car il est certain que ces gens-ci surpassent infiniment les Turcs dans la tissure de leurs Tapis. Au milieu du Plat-fond, se voit un Soleil de Cuivre d'une excessive grandeur: le corps n'en a peut-être que dix ou douze pieds de diamettre, mais ses rayons s'étendent extrémement loin. Le cône qui est au-dessus du Dôme, est large & haut. Tout cela est de cuivre, & porté par six grosses Colomnes ou Tours, dans chacune desquelles il y a un Escalier qui conduit jusques aux Galeries de ce superbe Edifice.
Tout à l'entour du Canton on a aussi bâti des demeures continuës, avec des Pavillons sur les Angles, & deux sur chaque face ou côté, à une égale distance l'un de l'autre; de sorte qu'il y en a douze en tout. On a aussi construit douze Arcades entre ces Pavillons, qui sont comme autant de Portes ouvertes pour sortir du Canton, par douze Ponts à Balustrades de cuivre ouvragé, qui y sont opposez. Enfin, au-dedans de ces Logemens, qui sont pour les douze Femmes du Roi, & pour une partie des Domestiques de la Cour, regne une Galerie tout autour, soûtenuë de Colomnes de Jaspe, couvertes d'Etain, comme le reste des Logemens, hormis les Pavillons, qui le sont de cuivre, & d'une beauté extraordinaire. Les vuides, qui sont entre tous ces Bâtimens, sont remplis d'Obélisques, de Piramides, de Statuës sur de magnifiques Piédestaux, de Pots remplis de toutes sortes de fleurs, selon la saison où l'on est, de Cages pleines d'oiseaux de tout plumage, qui font un ramage fort divertissant, & en un mot de tout ce qui peut aporter quelque divertissement aux sens: ce qui fait que ce lieu est proprement un Paradis enchanté.
Le Canton qui est au Sud de la Maison, est un Parc rempli de Boucs, de Chévres, de Cerfs, qui sont fort petits en ce Païs-là, de Daims & autres: sur tout il y a une sorte d'Animaux nommez Poη, qui ont le poil long, une corne sur la tête, deux oreilles plates & larges comme la main, la queuë courte, mais fort large, avec de grands pieds plats: ce qui fait qu'ils se tiennent le plus souvent debout. La grosseur de cet Animal aproche de celle de nos petits Anes: la chair en est fort délicate, mais on n'en voit guéres que dans les Parcs du Roi; & ce n'est pas grand dommage, parce qu'il y a peu de personnes qui ne fassent scrupule d'en manger, à cause qu'ils ressemble fort à l'homme, & qu'il paroît à la verité être doüé de quelque raison.
Le Canton du Midi, qui est notre Nord, n'est qu'un tissu de Parterres couverts de Fleurs, & arrosez de mille petites Fontaines artificielles. Les deux autres, à droit & à gauche, sont destinez pour les Arbres fruitiers, les Légumes & les Herbes potageres. Outre ces cinq Cantons, il y en a encore vingt, dont douze sont pour les Reines & pour leurs enfans, & domestiques; & huit autres pour le Labourage, Pâturage, &c.
Les Revenus du Roi consistent tous les ans, pour chaque Pére de Famille, en une piéce de cuivre de la grandeur d'une Guinée, qu'ils nomment Kala, & dont j'ai fait mention ailleurs, où d'un côté l'on voit gravé, NOS CŒURS A DIEU, & de l'autre, NOS BIENS AU ROI. Je ne sçaurois dire ce que ces Piéces valent; mais j'ai bien remarqué que l'on en fait autant en ce Païs-là, que nous faisons d'un Loüis d'or en France. L'Argent courant est d'Etain, & il y a des Piéces de toutes grandeurs, comme en Europe, avec chacune leur marque différente. Avec cette seule Piéce on satisfait à toutes les charges de l'Etat: c'est peu de chose pour les particuliers: cependant y ayant quarante & un mille six cens Villages, ou quarante & un mille cinq cens septante cinq, en rabatant les vingt-cinq de la Maison Royale, cela ne laisse pas de raporter huit cens trente & un mille cinq cens Kalη, sans compter les Juges & les Prêtres, qui en sont exempts: ce qui est aussi, l'honneur à part, tout ce qu'ils retirent de leurs Charges.
J'apris pourtant qu'il n'y avoit alors que trois cens quarante-cinq ans que les choses avoient été réglées sur ce pied-là. Avant ce tems-là, la Royauté avoit été de tems immémorial, ou pour parler leur langage, éternellement dans une même Famille. Ces Rois se disoient Fils du Soleil & de la Terre. Cette Naissance leur donnoit beaucoup d'ambition, & les Enfans devenoient tous les jours pires que n'avoient été leurs Péres. Ils en étoient venus jusqu'à prétendre de leurs Sujets des hommages & des adorations. Ils abusoient de leurs Femmes & de leurs Filles & de même que de leurs biens, & ne parloient rien moins que de les faire égorger, lorsqu'ils donnoient les moindres marques de n'être pas contens de leur tyrannie.
Enfin, le bonheur voulut pour ces misérables, que par une certaine fatalité, dont je n'ai jamais sû les particularitez, il arrive-là un Portugais, qui ayant apris leur langage, leur conta qu'après avoir échoüé sur les Côtes de leur Continent, comme nous avions fait, il s'étoit établi là avec ses Camarades, qui étoient tous morts dans l'espace de quatre ans, à la réserve d'un seul, avec lequel il avoit résolu de monter une Riviére, laquelle se déchargeoit par-là autour dans la Mer, à l'aide d'un fort petit Esquis qui leur étoit resté. Il ajoûtoit à cela, qu'ils avoient été huit mois à leur Voyage, & qu'après avoir surmonté des difficultez inconcevables, ils étoient parvenus à un gouffre de Montagnes, d'où cette Riviére sortoit comme de sa Source. Ils hasardérent d'y entrer plusieurs fois & en divers tems: mais il y faisoit si obscur; il y avoit tant de brisans, de détours & d'obstacles de toutes les espéces, qu'ils desesperoient d'y passer. Ils vinrent pourtant enfin à bout de leur dessein, car après avoir fait plus de deux lieuës de chemin sous terre, ils arrivérent dans le Païs si las & si exténuez, qu'ils n'avoient pas la force de se remuer, de sorte qu'étant abordez, & celui-ci ayant mis pied à terre, l'autre qui en voulut faire autant, tomba à la renverse dans le Bâteau, qui en même tems s'écarta du bord, tellement que celui qui étoit à terre, n'y pouvant atteindre, il eut le déplaisir de le voir retourner dans ce Gouffre, d'où il n'étoit jamais revenu du depuis. Le Prêtre auquel il raconta cela, n'en fut pas moins étonné qu'il avoit été de sa venuë: il lui fit répéter plusieurs fois l'histoire dont il lui avoit fait le recit, pour voir s'il ne se couperoit pas, mais ne pouvant enfin plus douter d'une Rélation si bien circonstanciée, il fut en faire part au Juge: celui-ci la communiqua aux Principaux des autres Cantons voisins; de sorte qu'en fort peu de tems, tout le Royaume sût que leurs Rois avoient été des Fourbes, & des Scélérats, en ce que, sous prétexte d'une Naissance toute particuliére & miraculeuse, qui les relevoit infiniment au dessus de leurs Sujets, ils les traitoient en Esclaves, & prenoient le train de ne les considérer avec le tems, que comme des Chiens. Avant que six semaines se passassent ils secouërent le joug: le Roi fut démis, & envoyé aux Mines pour sa vie. Ils élurent en sa place le plus ancien Satrape du Pays, avec promesse de laisser regner après lui ses Enfans, tant qu'ils seroient humains, vertueux & équitables.
Quoi que ce Prince exilé fut méchant, il étoit pourtant en quelque façon à plaindre, parce qu'il protesta jusqu'à la mort, qu'il avoit crû lui-même ce que l'on publioit de l'Origine de ses Ancêtres, dont il ne savoit rien que par tradiction: ce qui ne laissoit pas pourtant de donner beaucoup d'ambition à cette Race, qui prétendoit par-là devoir être infiniment au-dessus des autres mortels: comme en effet, cela devoit les enfler, & imprimer dans leurs Peuples un fort profond respect pour leurs personnes tant qu'ils étoient l'un & l'autre, persuadez de la verité du fait, dont voici la Rélation, telle qu'elle m'a été recitée par des gens dignes que l'on ajoûtât foi à leurs paroles.
Dieu, disoient-ils, a été de toute éternité: le Ciel & la Terre ne sont pas si anciens. Aussi-tôt que l'Univers fut créé, la Terre qui est un Corps animé, étant charmé de la beauté éclatante du Soleil, en devint éperdûment amoureuse. Elle fit diverses tentatives pour s'élever jusqu'à lui, mais ses élans furent inutiles: la pesanteur de sa masse faisoit obstacle à ses élancemens, elle ne pouvoit s'élever que jusqu'à une fort petite distance. Le Soleil s'aperçut de ses secousses & de ses prodigieux tremoussemens, il eut pitié d'elle; & s'étant couvert de nuages extrémement épais, de peur de la mettre plus en feu, & de la consumer tout à fait, il s'aprocha d'elle, la pénétra de ses rayons jusqu'au fond de ses entrailles, & se retira sur le champ. La Terre en conçut d'abord: trois cens soixante-cinq jours & un quart après, son ventre s'ouvrit, elle accoucha d'un Homme & d'une Femme, l'un & l'autre d'une beauté & d'une majesté surprenante. Ces deux charmantes Personnes s'étant avancées du côté de la Campagne où ils avoient trouvé une multitude innombrable de toutes sortes d'Arbres chargez d'excellens Fruits, ils eurent la curiosité de parcourir tout le terroir qu'ils trouvérent accessible. Enfin étant parvenus jusqu'aux extrémitez Australes de ce vaste Païs, ils le trouvérent borné par des Montagnes impratiquables. Ce fut-là que Mol & Mola sa Femme, car c'est ainsi que l'on dit qu'ils se nommoient, eurent quelque contention, elle voulant tirer à droite, ou retourner sur ses pas, & lui, au contraire, étant d'opinion qu'il faloit faire un effort pour passer outre; de sorte que s'étant mis en colere, parce qu'il se voyoit obligé de rompre son dessein, à cause de l'opiniâtreté de sa femme, il frapa de dépit si rudement du pied contre le Rocher, qu'il s'y fit une ouverture, par laquelle l'eau sortit en abondance, & forma une Riviére, qui s'alla précipiter dans le creux, dont les deux Jumeaux étoient sortis: ce qui refroidit tellement la matrice de la Terre, que depuis ce tems-là elle n'a plus eu aucune envie de se joindre à son Amant le Soleil, & ainsi n'a jamais eu d'autres Enfans.
Ils ajoûtoient à ce beau Conte, que c'étoit de ces deux Personnes qu'étoient décendus les Habitans de leur Païs, qu'ils croyoient être le seul endroit du Monde qui fut habité. Aussi-tôt que le Portugais fut arrivé, & qu'il eut fait le recit de ces avantures, on connût bien qu'on n'étoit pas-là le seul Peuple de l'Univers, & que le prétendu Enfantement de la Terre, n'étoit qu'une Fable, d'où s'ensuivirent les révolutions dont je viens de faire mention. Depuis ce tems-là, les Rois & leurs sujets avoient vécu avec beaucoup de tranquillité & d'harmonie: ils se loüoient extrémement les uns des autres. En effet, j'ai toûjours vû que le peuple avoit infiniment du respect pour leur Souverain, & que réciproquement le Roi d'à présent témoignoit de l'empressement à donner des marques de sa tendresse à tous ceux qui aprochoient de sa Personne. Il étoit civil en genéral à tout le monde, & pour nous en particulier, il est sûr que cela passoit les bornes.
Qui contient plusieurs Conversations très-curieuses entre le Roi & notre Auteur.
Il n'est pas concevable comment ce Monarque étoit assidu à observer au commencement les heures de nos occupations: il étoit tout yeux pour nous regarder, & souvent nous le rendions tout oreilles pour nous entendre, lors que nous lui racontions comment le monde vit parmi nous. Sur tout il prenoit un plaisir indicible à s'entretenir des Sciences, & particuliérement de la Philosophie, en quoi il s'étoit beaucoup exercé. Rarement nous étions ensemble, qu'il ne me fit quelque question de Phisique, & de Méchanique, ou d'Astronomie.
Ce qui lui plaisoit beaucoup, étoit le Sistème de Copernic: & je puis dire à sa loüange, que je n'eus pas beaucoup de peine à lui faire comprendre tous les différens mouvemens dont il faut que la Terre se charge pour satisfaire aux mouvemens aparens selon l'Opinion vulgaire, & que l'on distingue par le Journalier, d'Occident en Orient, l'Annuel, autour du Soleil; par celui des Etoiles fixes, & par les deux de Vibration, attribuez autrefois aux Cieux Cristalins. Car ayant pris une Boule, & y ayant marqué les principaux Points & Cercles d'un Globle terrestre, je lui montrai comment la Terre tournoit d'Occident en Orient autour de son Centre, en un jour naturel, & en même tems dans l'espace de trois cens soixante-cinq jours six heures, moins environ onze minutes, autour du Soleil, que je plaçois au Centre du Monde. Je lui fis ensuite remarquer comment ce Mouvement annuel ne se faisoit pas sur l'Equateur, mais suivant l'Ecliptique, parce que l'Axe de la Terre, au lieu d'être perpendiculaire au plan du Cercle annuel, incline sur lui de part & d'autre, de vingt-trois degrez & trente minutes, ce que nous apellons le Mouvement de parallélisme. Après cela, nous nous entretînmes du quatriéme Mouvement, causé par le plus ou moins d'impulsion ou pressement que souffre la Terre, suivant les endroits où elle passe dans sa Route: car par-là il arrive que son Axe s'éléve ou s'abaisse quelquefois de quelques minutes, & que par conséquent l'Ecliptique paroît dans de certains tems, plus près de l'Equateur qu'en d'autres. Ce qui s'explique aussi parfaitement bien par la matiére subtile, qui entre & passe par les Tourbillons; mais je ne voulus pas alors entamer à ce sujet, une maniére qui l'auroit peut-être embarassé, ou du moins qui demandoit un peu plus de tems. Enfin, nous parlâmes du cinquiéme Mouvement, qui vient de ce que la Terre dans cette partie de son cours qui est la plus éloignée du Soleil, ayant un plus grand Cercle à parcourir que dans celle qui y est diamétralement opposée, elle n'a pas si-tôt achevé sa Période: & cette différence est proprement la partie du Firmament que nous jugeons être passée d'Occident en Orient, dans une certaine espace de tems. Et d'autant que cette Portion paroît plus grande ou plus petite, à proportion que la Terre se trouve plus ou moins éloignée du Centre de son Cercle, qui est à peu près le Soleil, cela cause une irrégularité, que Ptolomée attribuoit au premier Cristalin: ce qui fait le sixiéme Mouvement. Pour le calcul des Eclypses, ce Prince l'entendoit comme Copernic lui-même: il raisonnoit fort bien des Comettes, des Planettes, des Météores, & de ce qu'il y a de plus agréable dans la Phisique. Mais il ignoroit absolument la cause du Flux & du Reflux de la Mer, dont il avoit en effet à peine ouï parler: & il n'entendoit jamais raisonner qu'avec admiration de la Proportion des espaces que les Corps qui tombent parcourent en de certains tems déterminez: des Vibrations des Pendules: de la force du Levier; & en général de tout ce qui regarde la Statique.
Les Armes à feu lui étoient aussi tout à fait inconnuës, & il les auroit estimées, n'eût été le mauvais usage qu'on en fait. Rien ne le faisoit plus frémir que les Relations que je lui faisois par fois de nos Guerres, & des sanglantes Batailles qu'elles causent. Il ne pouvoit pas comprendre, comment le Peuple est assez fou pour courir ainsi au Massacre, & à la destruction de son Espéce, pour des sujets si legers, & où il ne s'agit que des intérêts de l'ambition, ou des caprices d'un seul homme. Il y a près de quatre Siécles, me dit-il un jour, que l'on déclara inhabile le Roi alors régnant, à cause que sous prétexte de son Origine, & d'une Naissance miraculeuse, qui devoit le distinguer des autres hommes, il traitoit ses Sujets de haut en bas. On eût dit, ajoûta-t'il, que sa vanité lui eut dû faire entreprendre de grandes choses, pour se maintenir dans son Poste; bien loin de-là, il ne voulut presque pas employer de paroles pour se disculper, & apaiser la colère de ceux qui l'envoyerent aux Mines: il obéït sur le champ, lorsqu'il aprit que c'étoit la volonté de son Peuple. Et je vous jure, qu'au lieu d'exposer des Armées à la fureur de mes Ennemis, j'aimerois mieux mille fois devenir le moindre de mon Royaume, que d'en conserver la Souveraineté, aux dépens de la vie d'un seul homme.
J'avouë, repartis-je, que la Guerre a quelque chose de cruel & d'inhumain; cependant, il s'en fait souvent de justes, & alors Dieu même les autorise: & marque qu'il y prend plaisir, c'est qu'il s'apelle le Dieu des Armées. O Ciel, interrompit le Roi, que dites-vous-là? Vous me choquez en parlant de cette maniére. Assurément vous êtes heureux de n'avoir pas proféré ces paroles-là devant quelqu'un de nos Juges; tout étranger que vous êtes, vous courriez risque de fort mal passer votre tems; puisque selon nos Principes, vous ne sçauriez avoir exprimé un plus énorme Blasphême. Je vous demande pardon, Sire, repartis-je incontinent, les plus Saints Hommes, qui ont écrit notre Loi, affectent en bien des endroits, de caractériser ainsi la Divinité: ils attribuent à lui seul le Gain de toutes les Batailles, que les Juifs ont remportées sur ceux dont ils ont conquis les Païs, & le font paroître à la Tête de leurs Troupes, comme un Général formidable, qui terrasse tout ce qui lui vient à la rencontre. Je ne croi pas être coupable d'imiter de si grands Hommes, & d'avoir de la vénération pour leurs Vies, leurs Préceptes & leurs Sentimens: cependant, j'ai tant de respect pour votre Personne, que j'aime mieux observer un éternel silence, que de vous donner aucun sujet de mécontentement. Comment, reprit le Roi, vos Législateurs tiennent ce langage! Assurément je trouve cela extraordinaire, qu'un Dieu, qui selon vous défende de répandre le sang d'un seul Particulier, authorise une Boucherie générale entre des Nations entiéres. Il y a sans doute bien de l'homme, bien de la passion, bien de la cruauté dans vos Loix: la seule pensée m'en fait frémir: n'en parlons pas davantage, de peur que je n'en dise plus que vous n'en entendriez volontiers. Je trouve bien des charmes dans vos Sciences, mais votre Religion & vos Maximes ne m'agréent pas. C'est que vous ne les entendez pas, Sire, lui répondis-je, les Livres me manquent, & je ne suis pas assez bon Théologien pour vous convertir; mais nous avons mille Docteurs parmi nous capables de montrer tant de marques de Sainteté dans notre Bible, & de vous en démontrer le contenu si clairement, que vous seriez forcé d'y donner votre consentement, ni plus ni moins qu'à une Démonstration Mathématique.
Hé bien, en attendant que nous en voyions quelqu'un, aprenez-moi, repliqua le Roi, comment ces Armées, dont vous me parliez tantôt, se composent, de quelle maniére on les fait subsister, comment elles se battent, quelle récompense en ont les Vainqueurs, & quel profit en remportent les Orfelins & les Veuves: Si ces Guerres n'ont point de fin, & s'il n'y a jamais de Paix parmi vous. Rarement, Sire, lui dis-je. La Terre est extrémement grande, par raport à votre Empire; il y a une infinité de tels Royaumes aux endroits d'où nous venons. Tant de grands Seigneurs ne sçauroient vivre long-tems dans une parfaite intelligence: l'intérêt des Familles Royales, plus que des Particuliers, cause souvent des brouilleries. La jalousie, le desir de s'agrandir, le Rang, la Religion qui est différente presque dans chaque Royaume, tout cela sont des sujets de ruptures, qui ne cessent souvent qu'après une grande effusion de Sang. Nous avons un Empire nommé Espagne, où il s'alluma, il y a quelque tems, une Guerre intestine, qui a duré cinquante ou soixante ans, & qui a coûté la Vie à un million d'hommes.
La Religion dominante de ce Païs-là, & dans laquelle je suis né, est la Chrétienne, qui différe extrêmement de toutes les autres: ceux qui la professent n'ont pas tous non plus les mêmes Sentimens à tous égards. La plus grande partie prétendent qu'il ne suffit pas d'adorer un Dieu, Créateur du Ciel & de la Terre, ils veulent aussi que l'on invoque les Saints trépassez, afin qu'ils intercédent pour nous dans le Paradis. Les Prélats de l'Église imposent la nécessité de croire un Purgatoire, qui est un endroit rempli de Feu & de Soulfre, où après la mort, les ames doivent brûler & souffrir pendant un certain nombre d'Années, l'une plus, l'autre moins, suivant les Crimes qu'elles ont commis, afin d'être en état de comparoître pures & sans taches devant le Trône de Dieu. Cette même Eglise engage à confesser que Jesus-Christ est vivant, en chair & en os, & aussi grand qu'il étoit quand il a été crucifié, dans une Hostie ou morceau de pâte de la grandeur de la paume de la main, que le Prêtre donne à chaque Laïque, en de certains jours de l'Année, destinez à cette Cérémonie, &c. Plusieurs personnes ne pouvant accommoder ces Maximes avec le Sens commun, non plus qu'avec les Préceptes que contient le Livre Sacré de nos Loix, crurent en conscience qu'ils auroient tort de les observer. Le Clergé, qui s'aperçût de ce desordre dans l'Eglise, érigea un Tribunal sévére, qui imposoit de grandes peines à ceux qui s'émanciperoient de réformer le Culte Divin. Il faut ajoûter à cela, qu'outre les Ecclésiastiques, qui épuisoient les Peuples d'argent, qu'ils se faisoient donner pour reciter des Prières efficaces, par lesquelles ils prétendoient tirer du Purgatoire les Ames de leurs Ancêtres: les Officiers du Roi les chargeoient tous les jours de nouveaux Impôts: de sorte que les plus résolus des Habitans voulant secouër le joug, firent secrettement des Cabales, & résolurent de s'assurer de quelques Cantons murez, ou Villes, dont ils fussent les Maîtres. Là-dessus le Commerce s'affoiblit, les Ouvriers pâtissent faute d'Ouvrage; un Prince Etranger se met à la tête des Mécontent. D'autres Monarques, jaloux de la Grandeur du Roi d'Espagne, & qui ne cherchent que son abaissement pour s'élever au dessus de lui, se joignent à eux. On forme des Compagnies d'Artisans, qui sont ravis de servir pour la subsistance: de ces Compagnies de cent hommes, plus ou moins, qui ont chacune leurs Officiers, on fait des Régimens, & de ces Régimens des Armées, qui sont commandées par des Généraux expérimentez au Métier de la Guerre, & qui ont soin de les fournir d'Armes, d'Habits, & de toutes sortes de Munitions, aux dépens du Public, que les Magistrats chargent de Subsides pour cela. Lorsqu'on est prêt, on se cherche, on use de finesses, & de milles stratagêmes pour se surprendre; enfin on en vient aux mains, & après s'être souvent battus tout un jour, il se trouve quelquefois, que le plus grand avantage de Vainqueur, est d'avoir conservé le Champ de Bataille, ce qui lui coûte dans des Rencontres, quinze ou vingt mille Combattans: là où son Ennemi, qui a reculé de cinq cens Pas, n'en a pas perdu la moitié tant. Si l'un défait entiérement l'autre, il se prévaut de sa Victoire, en gagnant du Païs & des Villes, où il met quelquefois tout à Feu & à Sang. Cependant sa Partie tâche de nouveau à se fortifier, ou en faisant de nouvelles Troupes, ou en contractant des Alliances avec d'autres Princes, qu'elle attire dans son Parti. On revient aux coups, où la Fortune se déclare, tantôt pour l'un, tantôt pour l'autre, jusqu'à ce que les Trésors & les Hommes soient évanouïs, car alors on est forcé d'en venir à un Accommodement, qui ne dure pas plus long-tems que quelque Esprit turbulent le desire, puis que les prétextes pour remuër ne leur manquent jamais.
Mais que fait-on de ces Troupes? dit le Roi. On les remercie, repliquai-je. Cela est bien, continua-t'il, pour la décharge du Peuple; mais des gens, qui se sont accoûtumez pendant la Guerre, au libertinage, & sans doute, à toutes sortes de voluptez, sont-ils propres à être employez à autre chose? De quoi subsistent-ils, lorsqu-ils ne tirent plus de Solde? J'ai déja dit à Votre Majesté, repris-je, que le Monde contient une infinité de Païs gouvernez par des Princes différens: lorsque les Troubles finissent en un endroit, ils recommencent ordinairement en un autre; les Soldats vont chercher-là de l'Emploi; sinon, chacun retourne à sa Profession. J'avouë pourtant, qu'il y en a beaucoup, qui ayant perdu l'habitude de travailler, ou qui ne sachant point de Métier, vont mandier de Porte en Porte, avec les Femmes & les Enfans, dont les Maris & les Péres ont été tuez, ou s'abandonnent au Brigandage pour vivre plus commodément. Les uns se font Voleurs de grands Chemins, les autres Faux-monnoyeurs: Il y en a qui s'associent avec les Femmes débauchées, & leur aident à ruïner, & quelquefois même massacrer ceux qui fréquentent les vilains lieux. Enfin, il n'y a forte d'Intrigues qu'il ne pratiquent pour se donner du bon tems: ce qui oblige les honnêtes gens à user de beaucoup de précaution pour n'en être point attrapez, & encore souvent n'en sont-ils pas exempts. Je pourois vous confirmer cette vérité par cent exemples, qui font dresser les cheveux; mais un seul suffira présentement pour vous en donner une idée.
Environ huit mois avant, que j'aye quitté Paris, Ville fameuse, & qui est la Capitale du plus beau Royaume de l'Europe, un Conseiller du Parlement passant en Carosse dans une Ruë écartée, où il y avoit peu de Commerce, avisa de loin une jeune Personne fort bien mise, qui étendant les bras, joignant les mains, & portant la vûë, tantôt vers le Ciel, & ensuite sur la Terre, donnoit des marques d'un véritable desespoir. Le bruit des Rouës & des Chevaux l'ayant fait retourner, elle se retient tout d'un coup, s'essuye promptement le Visage, & poursuit son chemin à pas lents. Le Conseiller ne tarde guéres à la joindre; il s'arrête à côté d'elle. Qu'avez-vous, Mademoiselle? lui dit-il, d'une maniére fort honnête: Je vous voi toute épleurée; est-il arrivé quelque désastre dans votre Famille? Parlez hardiment, vous êtes par bonheur tombée en de bonnes mains; il y a bien des gens qui tâcheroient de profiter de votre desordre, avec moi il n'y a rien à craindre. Je suis honnête homme, j'ai du crédit & de la bonne volonté, si je puis vous être utile en quelque chose, je m'y employerai avec tout le zélé dont je suis, capable. Quoi qu'elle n'eut que seize à dix-sept ans, elle prit d'abord son sérieux, soûtint long-tems qu'elle n'avoit rien, qu'il étoit inutile de lui offrir sa Protection y qu'elle ne lassoit pourtant pas d'en avoir de la reconnoissance & que tout ce qu'elle prétendoit de lui, étoit de lui laisser faire son chemin. Mais enfin, après plusieurs instances, qui n'étoient proprement que l'effet de la charité de ce galant Homme, s'abandonnant de nouveau à des larmes, qu'elle ne pouvoit plus retenir. Oui, Monsieur, vous avez raison, lui dit-elle, je ne me posséde pas, j'ai l'esprit en écharpe, je cours les Ruës, & peu s'en faut que je ne me porte à de fâcheuses extrémitez. Je suis Fille unique d'un Pére qui m'adoroit; mes volontez lui étoient une Loi, qu'il se faisoit un plaisir d'observer à tous égards; de sorte que je ne lui ai jamais rien demandé, qu'il ne me l'ait incontinent accordé. Il y a un an que Dieu l'a retiré, à la fleur de son âge; notre séparation lui faisoit mille fois plus de peine que la perte de sa propre Vie. Le déplaisir qu'il avoit de me quitter, le porta à me recommander à mains jointes à sa Femme. Cette Marâtre lui promit tout ce qu'il voulut; elle m'embrassa en sa présence, & s'engagea par un Serment accompagné d'un torrent de larmes, à me faire éternellement part de sa plus tendre amitié. Mais, helas! le pauvre homme eut à peine sillé les yeux, que je devins l'objet de sa tirannie. Il n'y a moment qu'elle ne me désole d'injures & de menaces; des menaces elle en vient souvent aux coups, & aujourd'hui, après m'avoir bien maltraitée, elle m'a jettée hors de la maison. Voilà qui est violent, dit le Conseiller, vous êtes sans contredit à plaindre: entrez, s'il vous plaît, dans mon Carosse, il faut que je vous remette bien ensemble, ou du moins que je sache la cause d'une si dangereuse dissension. Ce ne fut pas encore ici sans peine qu'elle se détermina à le conduire chez elle: elle apréhendoit trop de se faire voir, la colére de sa Belle-mére la faisoit trembler: il falut pourtant s'y résoudre. La Maison de cette Veuve étoit de belle aparence; une forte muraille à Porte cochere, & une grande Basse-court, la séparoit de la Ruë. Monsieur le Conseiller ayant fait demander si Madame étoit de loisir, fut mené dans une belle Sale tapissée, où elle le vint trouver un moment après. Il fut surpris de voir entrer une Femme d'une cinquante d'Années, haute, belle, bienfaite, d'une phisionomie douce & engageante, & ayant plûtôt le port d'une Reine, que de la Femme d'un Particulier. Après quelques Complimens réciproques, il lui fit un recit juste de ce qui lui venoit d'arriver avec sa Fille, lui en représenta les conséquences, & lui ayant demandé excuse de la liberté qu'il prenoit de se mêler d'une Affaire qui étoit proprement domestique, il la pria fort civilement de lui dire en quoi consistoit leur Differend. La Dame le remercia de la bonté qu'il avoit de s'intéresser si charitablement pour sa Famille, mit sa Belle-fille dans le tort autant qu'elle pût; & enfin à la considération de l'Arbitre, on fit venir la Demoiselle. Madame la reprit en grace, & elles se firent des promesses réciproques, l'une d'être désormais bien obéïssante, l'autre d'user de plus d'Indulgence, & d'avoir toute la tendresse & les égards dont une Mére est capable pour son propre enfant, au grand contentement du Conseiller qui s'aplaudissoit intérieurement d'être l'Auteur d'une si bonne œuvre. Là-dessus, on fit retirer la Fille; & ce fut alors que Madame se mit à exalter l'obligation qu'elle avoit à Monsieur le Conseiller. Elle le pria instamment de lui permettre de faire connoissance avec Madame son Epouse, afin d'avoir occasion de profiter quelquefois de ses salutaires Conseils; elle le pria de pousser la complaisance jusqu'à vouloir bien l'honorer de sa Compagnie à dîner, d'autant plus que la Table étoit déja couverte, & qu'ayant invité du monde, elle se trouvoit justement en état de le régaler de trois ou quatre bons Plats. Ce Compliment fut proféré de si bonne grace, que le Conseiller se laissa persuader. Il fit dire à son Cocher de se retirer, d'aller dire chez lui qu'on ne l'attendit pas, & qu'il vint le prendre au bout de deux heures. Cependant, la Dame s'absenta, avec sa permission, pour aller donner ses Ordres. Lui se promenoit seul en attendant son retour: après avoir fait trois ou quatre allées & venuës, il alla en se retournant donner casuellement du coude contre la Tenture: le vuide qu'il sentit excita sa curiosité, il se trouva qu'il y avoit-là justement deux pans libres de ce Tapis, qui anticipoient d'un demi-pied l'un sur l'autre; il leva celui de dessus, & fremit lorsqu'il aperçût le corps nud & sanglant d'un homme, qui selon les aparences venoit d'être assassiné, couché de son long sur la paille d'un Lit pratiqué dans la muraille. Cet horrible Spectacle, qui le menaçoit d'un pareil sort, le fit sortir avec précipitation de la Chambre: quelqu'un le remarqua lorsqu'il étoit déja au milieu de la Cour. On l'apelle, on le prie de ne se point impatienter, Madame le rejoindra dans un instant, tout est prêt à être servi, & le reste; mais toutes ces belles paroles n'étoient pas capables de le faire revenir. Il leur dit en fuïant, qu'il lui étoit venu quelque chose dans l'esprit, qui ne souffroit aucun délai, qu'il ne feroit qu'aller & venir, & qu'en tout cas on n'avoit qu'à commencer à manger, il en trouveroit assez de reste. On le poursuivit ainsi jusqu'à la Porte. Comme il sortoit, quatre grands Coquins de Coupe-jarets entroient, gens apointez, sans doute, pour le récompenser de ses bons Offices; mais il étoit un peu trop tard, le bon homme avoit échapé à leurs embuches. La vieille Maquerelle & la jeune Putain avoient en vain joué leur rôle.
Assurément, dit le Roi, voilà un Stratagême capable de surprendre le plus habile homme du monde: mais qu'arriva-t'il de cela, n'en fit-on point de recherche, afin que leur Punition servit d'exemple à de semblables Canailles? Nullement, lui repartis-je, ceux qui l'ont fait en de pareilles occasions, s'en sont mal trouvez. Les Bandes de ces sortes de gens-là sont si nombreuses, que le moindre déplaisir que l'on fait à l'un d'eux, est vengé tôt ou tard, au double par les autres, de jour, de nuit, sur vous, sur les vôtres, ou de quelque maniére que ce soit. Et tout cela font des beaux fruits des Guerres ausquelles on vous expose? Je plains votre Sort, dit le Roi: à ce compte vous n'êtes proprement que la Proye des méchans, des esclaves, & de misérables Victimes de l'Ambition & de l'Intérêt de vos Souverains: les Chiens sont plus heureux chez moi, que les Hommes ne le sont en vos Quartiers. Vous raisonnez selon vos Principes, repris-je: & nous agissons suivant les nôtres; chacun aprouve ses Sentimens, tous ceux qui leur sont contraires le choquent. Il est vrai, reprit-il, que l'éducation a un grand ascendant sur notre esprit. Nos Ancêtres se seroient fait sacrifier, plûtôt que de douter de l'excellence de leur Origine. Le Soleil les avoit engendrez, ils avoient été enfantez de la Terre. Aujourd'hui on envoyeroit aux Mines celui, qui voudroit sérieusement soûtenir cette Opinion. Ce que nous suçons avec le Lait, nous le retenons; les premiéres Leçons de nos Précepteurs sont les plus fortes, elles jettent des racines profondes, que les vents d'un Sentiment contraire ont de la peine à ébranler.
Mais à propos de vos Ancêtres, Sire, interrompis-je, est-ce qu'il ne s'est jamais trouvé personne, qui ayant bien examiné la nature des choses, a trouvé de la difficulté dans cette prétenduë Naissance miraculeuse? Car enfin, cela saute aux yeux, que l'union du Soleil avec la Terre étoit impossible, & que ces deux Créatures sans vie, étant destituées d'intelligence & de sentiment, sont incapables des effets qu'on leur attribuoit si mal à propos. Assurément, répondit le Roi, qu'il y en avoit, mais personne n'en osoit ouvrir la bouche; le Peuple, qui étoit prévenu en faveur de cette Fable, auroit été capable de le mettre en piéces. Outre que les Rois usoient de tems à autre, d'un Stratagême assez extraordinaire pour s'en défaire, & qui ne contribuoit pas peu à fortifier les autres dans leur Opinion. Ils avoient pratiqué un Chemin sous terre, du Palais jusqu'au Temple, qui aboutissoit sous mon Marchepié, où il y avoit un grand Puits extrêmement profond. Lorsque quelqu'un étoit accusé d'avoir proferé quelque parole choquante contre le Mistére de la Naissance du premier Homme, ce qui étoit traité de Blasphême, il étoit obligé de comparoître à la Cour, où les Satrapes ne manquoient jamais de le condamner aux Mines: le Roi qui vouloit passer pour clément, annulloit aussi-tôt la Sentence, qu'il prétendoit n'avoir pas été prononcée dans les formes, & suivant les régles de l'équité, puisque lui étant Partie & Chef du Conseil tout ensemble, les Juges devoient vrai-semblablement plûtôt incliner de son côté que de celui de l'Accusé: d'où il concluoit, qu'il en faloit apeller au Tribunal de l'Esprit Universel, afin que lui-même en fit une Justice exemplaire sur celui d'eux deux, qui auroit tort. Là-dessus, il apointoit toute l'assemblée pour le Minuit, à comparoître au Sénat, avec tous ceux qui voudroient assister à ce Spectacle. Il n'oublioit pas de se rendre sur son Trône à point nommé. L'un de ses fils, Fréres, ou proches Parens, amenoit devant lui le Criminel, ayant les mains liées derriére le dos, & le faisoit asseoir sur le Marchepié, à l'endroit qui avoit été marqué. Alors le Roi tenant la vûë baissée, prononçoit à haute voix quatre Vers, que j'ai rendus ainsi en notre Langue.
Ma Mére, je le sai, vous êtes équitable,
D'en douter, il est hasardeux:
De grace, engloutissez à l'instant, de nous deux,
Celui que le Ciel voit Coupable.
En même tems celui qui étoit caché dessous le Théatre, tiroit adroitement le Verrou, qui soûtenoit une Trape, faite exprès pour cela dans le Marchepié, la faisoit baisser avec tant de rapidité, que la pauvre Victime, oui étoit dessus, tomboit comme un foudre, & sans avoir le tems de se reconnoître, dans cet abîme de Puits, qui étoit dessous, d'où il n'avoit garde de revenir. Et tout cela se faisoit si promptement, & avec tant de dextérité, qu'un même moment, pour ainsi dire, voyoit ouvrir & refermer cette maudite Trape: de sorte que quand tout le monde auroit été auprès, il auroit eu de la peine à s'apercevoir de la tromperie. Cependant, afin de jouër leur rôle avec toute la sûreté possible, on avoit soin de ne pas beaucoup illuminer cet endroit-là; outre que le Marchepié étant haut, empêchoit aux Satrapes, & aux autres Assistans, qui étoient assis ou à genoux, de voir ce qui se passoit dessus; & que celui des Intéressez qui étoit-là, feignant de voir là Terre s'ouvrir faisoit beaucoup de bruit, en se reculant, & criant aussi fort que s'il avoit eu véritablement peur d'être englouti tout vif avec le Coupable.
Mais comment a-t-on découvert ces Impostures, repartis-je? Les Prêtres du Roi, reprit Bustrol, voyant leur Maître banni, & la face des Affaires entiérement changée, proposérent, à condition qu'on ne leur feroit point de mal, de déclarer tout ce qu'ils en savoient de pernicieux: car quoi qu'il ne se fût rien fait de semblable de leur tems, ils ne laissoient pas d'avoir part au Secret, & d'être engagez par un Serment, au quel on les avoit contraints, d'aider à ces cruelles Exécutions. Le Chemin soûterrain est encore à être, je vous le ferai voir quand vous voudrez. Pour le Puits il a été comblé, & la Trape fut d'abord changée avec le reste en une Plancher continu, tel qu'il est encore à cette heure.
Voici une seconde Imposture, dont ils s'étoient avisez, & qui a été pratiquée en divers Siécles. Lorsqu'il y avoit de grands débats entre le Souverain & ses Sujets, & qu'il apréhendoit quelque révolution fatale à sa Famille, on faisoit monter secrettement quelqu'un des Intéressez, par l'un des escaliers des colonnes qui soûtiennent le Dôme, lequel se glissoit doucement entre la Cappe & le Plat-fonds; & quand le Conseil étoit assemblé, il se mettoit à crier de toute sa force, & par un trou fait pour cela, qui répondoit au centre du Soleil de Cuivre, qui est au milieu de l'édifice: Mon Fils est juste, & vous êtes méchans! Cette voix qui retentissoit par tout comme un Tonnerre, surprenoit extrêmement les Assistans, & ne manquoit jamais de faire son effet. Peut-être y en avoit-il parmi eux qui n'étoient pas exempts de doute; mais la plûpart auroient juré que c'étoit le Soleil qui avoit proféré ces mots: & peut-être n'auroient-ils pas souffert qu'on eût exempté de châtiment sévere celui qui auroit paru avoir le moindre soupçon.
Où l'on voit les Cérémonies qui se pratiquent aux Naissances & aux Enterremens en ces Païs; la maniére d'administrer la Justice, & plusieurs autres choses remarquables.
Un Domestique qui entra en ce tems-là tout échauffé, interromprit notre Discours: il venoit annoncer au Roi que la Mèla étoit accouchée d'un Enfant mâle. Il n'y avoit que deux ans qu'il avoit pris sa premiére Femme, ainsi il étoit âgé de vingt-sept ans: ce que je dis pour faire remarquer que le Roi ne peut prendre Femme qu'à vingt-cinq ans, & les autres en doivent avoir trente, au lieu que les Filles sont nubiles à vingt. Depuis ce tems-là il en avoit encore épousé deux. Il avoit eu deux Filles de la premiére, & une de la seconde. Celle qui venoit de lui donner un Garçon, & dont le Pére étoit Maréchal d'un des Cantons voisins, étoit la troisiéme, & comme elle est la légitime Reine, nous la distinguerons des autres par le nom d'Impératrice; suivant la Loi du Païs, qui ne donne proprement ce Titre qu'à celle des Femmes du Souverain qui lui fait un Successeur à la Couronne. Nous félicitâmes le Roi de la Naissance de ce jeune Prince, & lui fîmes comprendre que nous désirions ardemment qu'il pût regner heureusement après lui. Il témoigna que notre Compliment lui faisoit du plaisir, & pour nous en convaincre davantage, il nous ordonna de le suivre, afin d'être témoins de la Cérémonie, que la Coûtume l'obligeoit d'observer pour imposer un nom à l'Enfant.
Il sortit accompagné de deux de ses Fréres, & de son Cuisinier, dont l'Emploi est-là fort considérable, & de son Maître d'Hôtel. L'Impératrice l'attendoit dans un lit magnifique, tant par sa Sculpture, qu'à cause des autres Ornemens dont il étoit enrichi. D'abord qu'elle le vit, elle se fit mettre sur son séant; & l'on prit soin de lui couvrir les épaules d'un Manteau de Poil de Chévre rouge, tout couvert de Guimpes & de Guirlandes en Broderie, doublé d'Hermines blanches comme la Neige; & ayant prié le Roi de lui permettre de baiser sa main, elle lui témoigna la joye qu'elle avoit de ce que Dieu lui avoit donné un Fils, puis que par-là elle avoit l'honneur d'être devenuë Impératrice d'un si grand Royaume. Là-dessus Un Chapelain s'avança, qui suivant les Ordres qu'il en avoit, remercia Dieu, au nom du Roi, de la Reine, & de tout le Peuple, des graces qu'il venoit de leur accorder: & je puis dire que son éloquence, jointe à la soûmission & au zéle avec lequel il s'en aquitta, me pénétra jusqu'à l'ame. Il s'étendit fort au long sur le néant de l'homme, sur l'infinie grandeur du Monarque de l'Univers, sur les soins que cette Providence prend continuellement de sa Créature, nonobstant leur disproportion, & la distance immense qui sépare des Etres si différens. Il marqua en quoi ces soins consistoient; & ce fut alors qu'il parla des Vertus nécessairement requises à un bon Roi: comment il leur en avoit donné un, digne à tous égards de l'amour sincére de ses Peuples. Il nous entretint du jeune Prince, qu'il venoit de leur accorder, des obligations qu'on lui avoit de tant de bienfaits, & conclut par un million d'actions de graces. De sorte que cette action pieuse dura pour le moins une heure. Ensuite, on présenta l'Enfant au Roi, qui le nomma Baïol, c'est-à-dire, benin. Aussi-tôt après, on nous servit des fruits secs & confits avec du miel, qui surpasse assurément le meilleur sucre de l'Amérique. Nous bûmes outre cela de très-excellent Hidromel, & d'autres Liqueurs, qui ne le cèdent en rien aux nôtres, hormis au Vin, dont ils sont absolument destituez: il n'y a pas seulement de Vignes dans tout le Païs. La Cérémonie du Sacre de l'Impératrice fut différée jusqu'après ses Couches, qui finirent au bout de dix-huit jours: mais d'autant qu'elle ne consiste, comme la précédente, que dans des actions de graces, il n'est pas nécessaire que je m'amuse à en faire le recit. Au reste, ce n'est pas seulement dans le Palais du Roi que cela s'observe, c'est aussi dans tous les Cantons du Royaume, dès le moment qu'on leur en donne la nouvelle.
A propos de nouvelles, voici l'endroit, si je ne me trompe, où je dois faire remarquer que tous les jours chaque Village envoye, de midi jusqu'à une heure, deux hommes sur chaque chemin des Gantons voisins, & ainsi huit en tout, parce qu'il n'y a point de Canton qui ne se trouve au milieu de quatre autres en ligne directe, excepté ceux qui sont aux extrêmitez du Païs. Sur ces chemins il y a des Pilliers marquez, à une même distance l'un de l'autre; jusqu'où ils savent qu'ils doivent aller: & ces distances sont telles, que ceux que l'on envoye-là avec des Trompettes parlantes, s'y peuvent aisément entendre. Si donc il est arrivé quelque chose d'extraordinaire à la Cour, & qui se puisse exprimer en peu de mots: comme, par exemple, que le Roi soit mort, marié ou malade, qu'il lui soit né un Enfant, &c. ceux qui sont envoyez de la Cour le crient à leurs Voisins, ceux-ci à de plus éloignez, & ceux-là aux autres, jusques à ce que cela soit parvenu aux derniers: ce qui se fait avec tant de vîtesse, qu'en moins d'une heure on le sait dans tout le Royaume. Quand il n'y a point de nouvelles, ils se contentent de dire que tout va bien. De même, lorsque les Cantons ont quelque chose à faire savoir à la Cour, leurs vedetes se servent réciproquement des mêmes moyens. S'il y a des Paquets ou des Lettres, il y a des Messagers pour cela, qui partent de la Cour à cinq heures du matin, vers les Villages voisins: ceux-ci en ont qui à six se mettent en chemin pour d'autres, ou ils remettent ce qu'ils ont à des troisiémes, qui vont plus loin à sept, & ainsi des autres. Pour les grands fardeaux on se sert de Bâteaux, qui vont aussi avec beaucoup d'ordre, sans que cela coûte un denier à qui que ce soit, parce que chaque Pére de Famille y employe ses Enfans, ou ses Domestiques chacun à son tour.
Peu de tems après l'Accouchement de l'Impératrice, les Etats ou Députez des Satrapes se rendirent à la Cour pour exercer la Justice, & mettre Ordre à toutes choses. Cette Assemblée dura vingt-deux jours, & l'on y vuida bien des affaires; à la plûpart desquelles je puis dire, sans vanité, que j'y eus indirectement quelque part. Comme ces Messieurs ne s'assembloient que tous les matins, & que l'on donnoit les après-dînées, partie au plaisir, & partie à l'examen des Faits, qui se devoient traiter à la Séance prochaine, le Roi ne pouvoit s'empêcher de venir à son ordinaire, passer sur le tard quelques momens avec nous; mais, ce n'étoit pas alors tant pour voir nos Ouvrages, que pour nous communiquer familiérement ce qui se devoit proposer le lendemain; sur quoi il ne manquoit jamais de nous demander ce que l'on feroit en tel cas en Europe?
Un jour entr'autres, il nous raconta comment un jeune homme d'un Canton fort reculé, étant souvent maltraité de son Pére, qui sembloit le haïr mortellement, prit occasion, qu'ils étoient sortis ensemble en Gondole, dans le dessein d'aller pêcher du Poisson, de le jetter dans le Canal; & le voyant entre deux Eaux, il le tenoit-là du bout de sa Rame, de crainte qu'il n'en revint, & le punit de sa témérité. Le Pére qui avoit perdu d'abord la tramontane, reprit peu à peu ses esprits: il sçavoit parfaitement bien nager, de sorte que se sentant presser par en haut, il se laissa droit couler à fond, & donnant alors des piez en terre, il revint en haut à deux pas de-là, où il se mit à nager de toute sa force vers l'autre bord, pour échaper à la fureur de son Fils. Comme l'un s'efforçoit de fuïr, & que l'autre hésitoit s'il devoit le poursuivre, & tâcher de lui casser la tête, un vieux Pin, planté au bord de ce Canal, suivant la description que j'en ai faite ailleurs, tombe tout d'un coup comme une masse de terre, & envelope le Garçon de ses branches dans la Gondole, de maniére qu'il lui étoit impossible de se remuër, sans pourtant qu'il en fut blessé en aucun endroit. Le Vieillard qui gagna cependant le Rivage, voyant que cet Arbre couvroit tellement le Bachot, qu'il n'apercevoit point son Enfant, fut émû de compassion, & ne douta point que cette chûte ne l'eût privé de la Vie. Pour s'en assurer il alla promptement heurter à la Porte de la premiére Maison qu'il trouva, & aïant fait lever le monde qui reposoit encore, parce qu'il étoit grand matin, il leur dit qu'en passant en un tel endroit avec son Bâteau, un grand Arbre pourri s'étoit rompu tout d'un coup, & étoit tombé dessus avec tant d'impétuosité, que lui en avoit été préscipité dans l'eau, & son Fils brisé en mille piéces. A ce bruit, tout ce qu'il y avoit-là de gens accoururent pour voir ce désastre: trois se mirent dans leur Bachot, afin d'aller secourir le Garçon, si peut-être il étoit encore en vie. Le drôle, qui se sentoit pris, sans presque sçavoir comment, & qui n'avoit pas jusqu'alors osé seulement ouvrir la bouche, apercevant des gens qui travailloient avec beaucoup de zéle à écarter les branches de l'Arbre, qui les empêchoit de voir ce qu'il étoit devenu, se mit à crier, en pleurant: Mon Pére ne me tuez point, je vous en prie, j'ai tort, je l'avouë, je mérite au double votre haine, il n'a pas tenu à moi que vous ne soyez mort à l'heure qu'il est, mais je vous demande mille fois pardon. Plus il se desespéroit de crier, plus les autres s'efforçoient à le débarasser d'où il étoit, & plus le misérable croyoit qu'on lui alloit couper la gorge: Grace, mon très-cher Pére, grace, s'écria-t-il de nouveau, ce n'est pas moi proprement, c'est un maudit couroux, une colere que je déteste, qui m'a poussé à mettre ma main sacrilége sur votre Personne; au nom de Dieux apaisez-vous. Le Pére qui entendoit tout cela, ne sçavoit quelle contenance tenir; il auroit bien voulu châtier son Enfant, mais il ne se soucioit pas que d'autres en sûssent la cause, cela fut pourtant impossible. Quoi que la Gondole se tirât enfin de dessous les branches de l'Arbre, & que le jeune homme vit une multitude de gens, qui étoient accourus-là au bruit qui s'étoit par tout répandu, pour le secourir, & qui n'auroient sans doute pas souffert que le Pére l'eût sacrifié sur le champ à sa vengeance, il fit tant de mouvemens & de contorsions, & usa de tant de paroles, qu'il s'accusa lui-même en présence de cent témoins. Ainsi il ne fut pas en la puissance du Pére de le disculper, comme il l'avoit bien desiré. Quelques Péres de Famille, qui se trouvoient-là, apréhendant les conséquences, s'en saisirent, & le menérent chez le Juge, qui ayant fait venir le Pére, & les ayant confronter, & examinez séparément, condamna l'Enfant à aller travailler vingt ans aux Mines. Le Pére ne fut pas content de ce jugement, il sçavoit en conscience qu'il avoit provoqué son Fils à ire, par le trop rude traitement qu'il lui avoit fait: s'atribuant la cause de son desespoir, il lui fit conseiller sous main, d'en apeller au Satrape de leur Gouvernement, & ensuite à la Cour, si la premiére Sentence y étoit confirmée. Le Satrape, continua le Roi, devant lequel la Cause a été portée, n'en a pas voulu décider; & de-là vient qu'elle doit être demain débattuë en ma présence: mais de bonne foi, je ne sai presque ce que j'en dirai. Quel âge a le jeune homme; interrompis-je? Il a vingt-deux ans, repliqua le Roi. Hé bien, Sire, lui dis-je, on le feroit mourir en nos Quartiers, rien ne seroit capable de l'en garantir; mais puisque vous n'êtes pas si sévéres ici, que le Fils déteste son Action, en demande pardon de toute son ame, & que le Pére confesse avoir donné lieu à cet emportement, je croi, avec tout le respect que je dois à votre Majesté, qu'il suffiroit de le faire fouetter de Verges, & le condamner à porter sur son front un écriteau, qui contienne en gros caractéres, REBELLE A SON PERE, à condition, que s'il se comporte bien, il sera absou de cette honte au bout d'un An. Votre Avis est excellent, dit le Roi, si l'on m'en veut croire, on imposera cette peine au Délinquant. Aussi-tôt que le Conseil fut assemblé, on proposa le Délit, chacun en opina à sa maniére; les uns vouloient confirmer la Sentence qui en avoit été renduë; d'autres prétendoient que le jeune Homme devoit faire Amende-honorable, & avoir le Poing droit coupé, avant qu'il fut rélégué. Il y en avoit qui vouloient qu'on l'envoyât au fond de la plus basse Mine pour sa Vie; quelques-uns avoient encore d'autres Sentimens. Mais le Roi ayant entendu tous leurs Avis, proposa aussi le sien, qui fut aprouvé de la Compagnie, & exécuté le même jour. Les deux Parties allérent témoigner à toute la Cour les obligations qu'ils lui avoient du Jugement favorable qu'elle avoit prononcé en leur faveur. Le Roi qui vouloit m'en faire honneur, leur dit, que s'ils en devoient savoir gré à quelqu'un, c'étoit à moi proprement, à l'exclusion de tout autre. En effet, les bonnes gens me vinrent remercier de la maniére du monde la plus honnête & la plus soûmise. Ils se retirérent ensuite chez eux, où, à ce que l'on m'a dit après, ils ont vécu ensemble dans une parfaite intelligence.
Il n'est pas concevable combien cette bagatelle nous fit considérer parmi ces Messieurs les Députez. Le Jugement de Salomon n'étoit qu'une bagatelle au prix du nôtre, & si on en avoit voulu croire une Partie, nous aurions été créez Membres extraordinaires de leur Corps. Lors qu'ils revinrent à la Diéte suivante, notre Ouvrage étoit presque achevé; chacun se faisoit un plaisir de le venir voir, & ne pouvoit se lasser d'en admirer la beauté. La Forêt gravoit parfaitement bien, & outre qu'il savoit déja dorer, il avoit si bien apris la maniére du Païs, de dorer avec du Cuivre, qui est beaucoup plus beau-là, qu'il n'est en nos Quartiers, que la moindre Piéce avoit un éclat admirable, & surpassoit infiniment ce que nous avions fait pour notre Canton. Mais ce fut bien autre chose, lors que l'Année d'aprés, ils virent l'Horloge montée sur le Dôme de la Maison du Roi, avec six Quadrans à l'entour, qui indiquoient les heures, ce que nous avions obmises à la précédente: outre que le Bassin ou la Cloche qui étoit d'Etaim & de Cuivre mêlez ensemble, étoit au moins trois fois plus grande, & d'une bien meilleure résonnance. En récompense de ce bel Ouvrage, le Roi nous honora chacun d'une Robe de Satrape, & donna Ordre que l'on eût pour nous les mêmes différences que pour eux. Nous étions avec cela traitez, ni plus ni moins que des Princes. Les Cuisiniers & le Sommelier avoient soin qu'il ne manquât rien sur notre Table; la Biere, le Cidre, l'Hidromel & le Pɤηs, qui est une Boisson délicieuse, & dont on boit tant que l'on veut sans en être incommodé, faite d'un certain fruit admirable en toute maniére, de la forme d'un Mélon d'Espagne, ne nous manquoient non plus que l'eau à la Riviére. Il n'y avoit sorte de Ragoût, de Tartes & de Pâtez qu'on ne nous fit tous les jours: & comme les Perdrix, qui y pésent au moins quatre livres, & les Tɤlη, qui sont ces grosses Poules, dont j'ai parlé en quelqu'endroit, y sont fort communes, il se faisoit peu de Repas que nous n'eussions du Gibier; sans compter l'excellent Poisson qu'on y sert sans faute tous les midis. Nous fûmes promenez trois jours de suite par le Roi lui-même, avec nos Habits de Cérémonie, qui est le plus grand Honneur que ce Monarque fasse à ses Sujets.
Un matin, que nous passions à l'Occident du Temple, un jeune Garçon, qui étoit allé voir travailler son Pére sur le Dôme, s'étant jetté sur la Balustrade de la Galerie, pour voir au bruit que nous faisions en passant, ce qui se faisoit en bas, tomba droit sur l'Estomach, & se creva. Cette chute inopinée donna lieu au Roi, qui ne me laissoit jamais en repos, de me faire une Objection sur le Mouvement circulaire de la Terre. Il me vient-là quelque chose dans l'esprit, me dit-il, à quoi je n'avois point pensé auparavant; qui est que si la Terre tournoit, comme vous me le voulez toûjours persuader, il semble que pour peu que cet Enfant soit resté à tomber, il auroit dû se trouver à une distance considérable de la Muraille de cet Edifiee, au lieu qu'il y touchoit, si je ne me trompe, de l'un de ses bras. Car enfin, le Globe terrestre est grand, & supposé qu'il achève de faire un tour en vingt-quatre heures, il est nécessaire que ses parties passe extrémement vîte. Cela est aisé à déterminer, Sire, interrompis-je. Un degré terrestre contient soixante milles, vous savez cela, il n'y a qu'à multiplier par ce nombre-là trois cens soixante degrez, & on aura pour la circonférence de la Terre sous l'Equateur, vingt & un mille six cens milles d'Italie, ou vingt & un million six cens mille Pas géométriques: divisez maintenant cette quantité par vingt-quatre heures, & neuf cens mille, qui proviendront de cette opération, par soixante minutes, vous verrez que dans une minute d'heure il doit passer un Arc terrestre de quinze mille Pas, par conséquent de deux cens cinquante Pas dans une Seconde, & plus de quatre dans une Tierce, qui est bien le moindre tems qu'un Corps puisse mettre à parcourir la hauteur de ce grand Bâtiment. Mais, Sire, poursuivis-je, vous ne devez pas considérer l'Air comme indépendant de la Terre; il tourne également avec elle, ni plus ni moins que l'Eau de la Mer, qui est renfermée dans ses propres limites: c'est un duvet qui l'envelope, l'un & l'autre font partie de ce grand Tout; de sorte que tomber dans l'un ou dans l'autre, est à cet égard la même chose. Cependant il y a une autre raison, confirmée par l'expérience, qui nous aprend que tout Corps qui décend par un mouvement simple, ou que l'on peut considérer comme tel, doit tomber sur le Point auquel il correspond au premier moment de sa chute. Ainsi supposé que je sois au haut d'un des plus hauts mâts que portent nos Vaisseaux de Guerre en Europe, & que je laisse de-là tomber une Balle de Métal, de telle grosseur que l'on voudra, il est constant qu'elle restera toûjours à la même distance de ce Mât, jusques à ce qu'elle soit parvenuë sur le Tillac, quelque grande que soit la rapidité avec laquelle le Vent & le Flux l'emportent: d'où il s'ensuit que ce Corps ne tombe point perpendiculairement, comme il le semble, mais parcourt nécessairement une Ligne parabolique; dont la raison est, qu'encore qu'il décende par un Mouvement simple en aparence, il participe néanmoins à deux Mouvemens à la fois, savoir à l'artificiel du Navire qui se fait sur le plan de l'Horison, & au naturel de haut en bas. Et cela est tellement vrai, que si au moment qu'on auroit lâché cette Balle, le Vaisseau venoit à s'arrêter tout court, on verroit qu'elle ne tomberoit pas alors le long du Mât, mais devant, à une distance considérable. Comme il arrive souvent parmi nous, aux Cavaliers, qui étant au milieu d'une grande course, sont portez par un Cheval capricieux, qui à la vûë de quelque Objet dont il a peur, s'arrête tout à coup, car alors continuant dans ce mouvement, ils sortent des Etriers, & vont culbuter à quelques pas de la tête de leur Monture. Et c'est encore pou recette même raison que les bons Chausseurs, qui ne laissent peut-être pas de l'ignorer pour cela, tirent rarement en volant, qu'ils ne conduisent pendant quelques momens l'Oiseau, & de la vûë, & de leur Arme, afin que la Balle ou la Flèche, aquiére par-là un mouvement de côté, qui avec le direct, lui fait de même parcourir une Ligne courbe, par le moyen de laquelle elle atteint véritablement au but. Je comprens fort bien tout-cela, dit le Roi, il n'y a rien d'extra-ordinaire, puis qu'il arrive la même chose aux Corps qui sont poussez avec violence de quelque hauteur, par une Ligne paralléle à l'Horison, car il est évident que dés le moment qu'ils sont sortis de la main de celui qui les jette, ils tombent, & doivent, comme vous le dites, pour parvenir à terre, décrire une Ligne semblable à celles qui se font par la Section d'un cône, qui est paralléle à son côté opposé.
Vous, avez raison, Sire, repartis-je, mais il y a quelque chose d'admirable en cela, qui passe pour un Paradoxe parmi bien des gens, & qui consiste en ce que si l'on se sert d'une de ces Machines qui sont si communes chez nous, je veux dire un Canon, pointé de niveau sur l'une des Tours les plus élevées, & que dans le même instant qu'on le décharge, on laisse tomber une Balle de même forme & grandeur qu'est celle qu'il porte; nonobstant que l'une soit tirée à un mille de-là, & que l'autre tombe simplement par une Ligne perpendiculaire, elles parviendront dans un même instant à terre. En effet, dit le Roi, voilà qui est surprenant; & j'avouë que cela ne me seroit jamais venu dans l'esprit: cependant, je voi fort bien à présent qu'il faut que cela arrive ainsi, parce qu'encore que ce Boulet soit porté fort loin, le mouvement qu'il a de haut en bas, doit néanmoins avoir son cours, & n'en être pas moins rapide pour cela.
Mais ces beaux exemples ne m'éclaircissent pas encore assez sur le Mouvement de la Terre, & d'où vient qu'une agitation si violente ne la secouë point en un million de piéces? Hé bien, Sire, repliquai-je, prenez un Vase à confitures, fait de terre blanche, de forme ronde, & dont les bords soient bas & perpendiculaires sur le fond, mettez-y un Pouce ou deux d'Eau claire, & dans cette Eau une petite quantité de limure de Cuivre, du Sable fin, & de la grature de Cire rouge, & faute de Verre, que vous n'avez point ici, couvrez ce Vase d'un couvercle bien attaché, puis affermissez-le avec un peu d'argile, sur le pivot d'un tour de Potier, que vous mettrez en mouvement: d'abord que ce Vase aura fait quelques tours, si vous levez le couvercle, qui n'avoit été mis dessus que pour empêcher que l'eau n'en sortit point pendant son agitation, vous verrez que toutes les parties de la matiére qu'on avoit jettée dedans, se sont allez ranger contre les bords du Vaisseau. Preuve évidente que si les Cieux, qui sont ici représentez par ces bords, tournoient, ils faudroit nécessairement que la Terre quittât le lieu qu'elle occupe, pour s'aller de même ranger contre leur superficie concave, ou leurs derniéres extrêmitez. Et une autre preuve incontestable qui confirme la premiére, est que si on arrête le tour, de sorte que le Ciel, ou le bord du vaisseau ne tourne plus, l'eau qui continuë son mouvement, & qui tend par conséquent à proportion à s'éloigner du centre du Vase où elle est renfermée, force les parties de Cuivre, de Sable & de Cire, qui en ont moins, à quitter les bords où elles étoient, pour ainsi dire collées, & à s'aprocher du Centre, là où elles forment une Masse ronde, dont la plus basse Région est le Cuivre, la seconde le Sable, & la derniére la Cire. D'où il paroit qu'il suffit que la matiére subtile qui environne la Terre, soit agitée, pour obliger toutes les parties terrestres à se rassembler en un Globe, aux environs de leur Centre. Ce qui nous fait voir encore, afin que je le dise en passant, qu'il est impossible qu'une Pierre jettée dans cette matiére subtile, puisse y rester un moment, mais qu'elle doit pour les mêmes raisons, abandonner la Région aërienne, & se rendre vers les autres Corps de son espéce, en quoi consiste proprement la pesanteur.
Certes, dit le Roi, vous m'avez souvent entretenu de Tourbillons, des changemens que les Astronomes remarquent dans les différens aspects des Planettes, du mouvement du Soleil autour de son propre Centre, des taches qui couvre sa surface, & qui confirment ce mouvement, à cause qu'elles changent de lieu à proportion qu'il avance, aussi bien que des Périodes que décrivent les autres, ou autour d'eux-mêmes, ou autour de lui; mais je n'ai encore rien ouï d'aussi fort que ce que vous venez de me dire. Vous me ferez plaisir de m'accommoder la Machine dont vous parlez, afin qu'en l'examinant de près, nous puissions nous en entretenir encore plus particuliérement: mais il seroit à souhaiter que le couvert que vous mettrez sur le Vase fut transparent, parce que sans l'ôter, on pouroit voir à son aise ce qui se passeroit dans le Vaisseau. J'exécuterai vos ordres, Sire, lui répondis-je, & si notre Parchemin ne nous peut servir à cela, j'y suplérai par un trou rond, d'un Pouce ou deux de diamétre, que je ferai au milieu du couvercle: je croi que le reste suffira pour empêcher que l'eau n'en rejallisse dans sa plus grande agitation.
Dans ces entrefaites, un des Fréres du Roi tomba malade, & mourut: je croyais, voir quelque chose de particulier à ses Funerailles, mais je fus fort étonné de n'y remarquer pas la moindre circonstance de plus qu'aux Enterremens du commun. Toute la Cérémonie consiste à mettre une Robe de fin Lin au Défunt, que l'on attache au cou, & qu'on lie au milieu du corps, aux jarets & au dessus des piez. Ensuite on le met sur la Civiére, que deux hommes emportent, étant précédez par les quatre plus proches Parens du Mort, & suivis de deux hommes & de deux Femmes, si ce sont des gens mariez, ou autrement, de quatre jeunes Personnes de deux Sexes, qui le pleurent le long du chemin, & s'entretiennent de ses bonnes qualitez. Quand ils sont parvenus au bout ou à l'extrémité de l'Habitation où le Défunt demeuroit, on le décend dans une Fosse faite exprès, que l'on referme d'abord, & sur laquelle on dresse une petite Piramide de Bois où l'âge & le Nom de la Personne qui est dessous; sont marquez; après-quoi chacun se retire chez soi, & on n'en parle non plus que s'il n'avoit jamais été au monde. Le Frére du Roi fut traité de la même maniére: deux de ses Fréres, car le Prince est exempt de cela, avec sa Mére & une de ses Sœurs, furent du Convoi, & les Pleureux qui sont des gens qui ne vont-là que pour avoir une Lipée. Ce fut alors que j'apris qu'il est défendu aux Fréres & aux Sœurs des Rois de ce Païs-la, de ce marier; cela n'est permis qu'au fils aîné de la Famille Royale, & encore ne peut-il avoir qu'une Femme avant qu'il soit Roi.
A propos de Femme, il faut que je dise ici comment notre Monarque en recouvra une en ma présence, digne de porter le Diadême. Il y avoit long-tems qu'il projettoit d'aller visiter l'Ouest du Royaume, mais il vouloit que nous fussions de la partie, l'Ouvrage que nous avions en main étoit trop exquis à son gré pour être interrompu: il faloit attendre qu'il fut achevé, cela en valoit bien la peine. Là-dessus le mauvais tems survint, puis la Diéte: enfin cela passa, & nous étions dans la belle Saison: le Roi voulut en profiter. Il fit un petit Equipage, & prit seulement avec nous dix Personnes, pour être de sa suite. Il étoit monté sur un petit Char magnifique, à deux rouës, tiré par quatre boucs blancs, qui avoient chacun une grande barbe noire, & des Cornes d'une prodigieuse grandeur. Son Train & son Bagage étoit dans deux Gondoles, où dans chacune il y avoit quatre Rameurs, & quatre autres pour les relever.
Je fus ravi de faire ce Voyage, parce que je n'avois pas encore été de ce côté. La plûpart des Habitans de cette Lisiére, s'occupent à former des Briques, & de la Poterie, & de toutes sortes de porcelaines, suivant que la terre est propre pour ces différens Ouvrages. Nous ne passions par aucun Village, que tout ce qui avoit de la raison ne sortit pour voir le Roi: il décendoit quelquefois exprès, & marchoit assez lentement pour leur donner le loisir de le considérer à leur aise. Un jour que nous étions dans un endroit où le monde l'avoit si fort environné, qu'il ne pouvoit presque pas s'en débarasser, il avisa une jeune Fille, dont les charmes lui donnérent dans la vûë. Il lui fit commander de l'aprocher, & après l'avoir considérée, & trouvée encore plus charmante de près que de loin, il en fit venir le Pére, auquel il demanda quel âge sa Fille avoit. Le bon homme l'ayant déja promise à un autre, & se doutant bien du dessein du Roi, ne savoit que lui répondre: après avoir pourtant hésité un moment, il lui dit: Sire, elle n'est pas encore nubile, & par conséquent, ni à vendre, ni à donner. La Fille aimant mieux être Reine, que la Femme d'un Charpentier, qui étoit le Drôle à qui elle devoit apartenir, prit la parole & dit: il est vrai, Sire, que je ne suis pas nubile, mais j'aurai vingt ans dans deux jours. Hé bien, repartit le Roi, nous attendrons, bon homme, que le terme soit échû, pour ne point enfraindre nos Loix: menez après-demain votre Fille à la Cour, afin que j'en fasse ma Femme, & gardez vous bien que personne n'en aproche. Quoique le Vieillard se sentit bien honoré d'avoir le Roi pour son Gendre, il ne laissoit pas d'être fâché de ne pouvoir tenir sa parole à l'autre: ce que j'ai bien voulu remarquer ici, pour montrer la simplicité & la droiture qui regne parmi ces gens-là. Pηo, c'étoit le nom du Personnage, ne manqua pas de se trouver au lieu assigné dans le tems qui lui avoit été marqué. Trois jours après que nous y arrivâmes, il demanda Audience, & présenta lui-même sa Fille au Roi, en présence de son Chapelain, qui en rendit graces à Dieu sur le champ. La Nôce dura trois jours, après-quoi Pηo s'en retourna chez-lui, chargé de cent Kalη ou Piéces de Cuivre, pour le payement de sa Fille: mais la pauvre jeune Femme, qui n'avoit point encore eu la petite Vérole, en fut attaquée trois mois après, & en mourut.
C'est une chose prodigieuse que la quantité de personnes que cette peste de maladie entraîne, il n'y en a pas un de dix qui en échape. La plûpart de ceux qui vivent ne l'ont jamais euë, & pour vieux qu'ils soient, ils en sont si peu exemts, qu'ils meurent rarement d'un autre mal. Si ce n'étoit cela le Païs seroit aparement fort peuplé, au lieu qu'il ne l'est point du tout à cette heure, à proportion de la bonté du terroir, & de la pureté de l'air.
Peu de tems se passa que le Roi ne fit deux ou trois autres conquêtes, de sorte que quatre ans après son premier Mariage, il étoit déja riche de sept Femmes. Nous fûmes mon Camarade & moi, de toutes ces solemnitez, où nous eûmes notre bonne part des plaisirs que l'on y prit. Par tout où nous nous trouvions, on ne manquoit guére de nous louër au sujet de nos Horloges, à quoi j'avois pourtant la moindre part, comme cela étoit connu à bien des gens.
Pour me récompenser d'ailleurs, je dis au Roi que nous nous étions contentez d'orner son Palais d'une Machine dont il avoit la bonté de paroître content, mais que s'il le desiroit, je lui en ferois un autre pour mettre au Frontispice du Temple, qui ne seroit sujette à aucun changement, & que le Soleil régleroit par son propre cours. Je conçois bien, reprit ce Monarque, par le peu de connoissance que j'ai de l'Astronomie, qu'il ne seroit pas impossible de diviser un jour artificiel en de telles parties égales que l'on voudroit, par l'ombre que pourroit donner quelque corps, en la présence de cet Astre: mais nous n'avons eu personne jusques à présent, que je sache, qui se soit appliqué à cela. Avant que j'y travaille, repliquai-je, il faudra que j'examine vers quelle partie du Monde la Façade de cet Edifice est tournée. Cela n'est pas nécessaire, interrompit le Roi; je sai quelle décline de l'Est au Nord de vingt-deux degrez trente minutes, & je le sai, qui plus est, par expérience. Pardonnez-moi, Sire, répondis-je, si je prends la liberté de vous demander de quelle métode vous vous êtes servi pour vous assurer de cette vérité. J'ai, repartit ce Prince, fait faire exprès pour cela, un ais parfaitement uni, sur lequel il y a plusieurs cercles de tirez à différentes ouvertures de Compas; & au centre, qui leur est commun, j'ai planté perpendiculairement un Stile ou Verge de fil d'archal bien uni, au bout duquel il y a un bouton gros comme une noisette. Je mets cet Instrument quarré contre la muraille du Temple, à terre & de niveau, ce que je fais assez aisément par le moyen d'un peu d'eau verseé dessus. Tout cela étant ainsi préparé, j'attens, le Soleil étant levé de quelques degrez sur l'Horison, jusques à ce que l'ombre du bouton de mon Stile tombe sur la circonférence d'un des cercles de la planche: je remarque cet endroit-là par un point: ensuite je marque d'un autre point où cette ombre tombe l'après-dînée sur le côté opposé de la circonférence du même cercle. Je divise l'arc qui se trouve entre ces deux points, en deux parties égales, par une ligne droite qui passe par le centre du Stile: cette ligne est la Méridienne du lieu où je fais l'opération. Et d'autant qu'il s'en faut vingt-deux degrez & demi qu'elle ne soit perpendiculaire à la façade de ce Bâtiment, & qu'elle penche de cette quantité vers le Levant, il s'ensuit que le Frontispice de notre Temple décline comme je vous l'ai dit. Il y a plusieurs moyens, repris-je, par lesquels on peut aisement parvenir aux mêmes fins, mais celui-là est un des meilleurs que je connoisse. Hé bien! poursuivis-je, je vous ferai un Quadran vertical suivant cette déclinaison. Non, dit le Roi, puisqu'il ne s'agit que de tirer des lignes, il faut que vous me fassiez le plaisir de m'en enseigner la construction. Je consentis volontiers à sa demande, ainsi nous fîmes un Quadran de huit pieds de largeur sur six de hauteur: & un autre horisontal de cuivre, qui fut posé sur un piédestal d'Agate à huit pans, devant le Palais du Roi: l'un & l'autre avec les Signes du Zodiaque. Ces deux Machines donnérent de nouveau bien de l'admiration à ceux qui les virent; & je ne doute pas qu'elles ne leur ayent rendu plus de service que les autres, après notre départ, puis qu'il n'y avoit personne dans le Royaume, qui, bien loin d'en faire de semblables, fut seulement en état de les entretenir.
La Forêt pénétré de toutes les civilitez qu'il recevoit journellement aussi-bien que moi, de toute la Cour, & voulant aussi de son côté témoigner qu'il n'étoit pas insensible, se mit après une Montre de poche, sans m'en dire pourtant un seul mot, & avant que je m'en aperçusse il étoit à la fin de son Ouvrage. Quoi qu'il travaillât bien mieux en grand qu'en petit, une Montre dans un Païs où il ne s'en étoit jamais vû, étoit un bijou d'une valeur inestimable. Aussi-tôt qu'il eut achevé celle-là: il alla trouver le Roi, & après l'avoir complimenté sur les obligations que nous lui avions, il tira cette montre de sa poche, & le suplia de l'accepter de sa main, comme une marque sincére de sa juste reconnoissance. Le Roi s'étant fait montrer ce que c'étoit, en demeura interdit, il admira la beauté & l'utilité de cette petite Machine, & lui protesta qu'il ne lui demanderoit jamais rien, dont il put disposer, qu'il ne le lui accordât.
Suite des Avantures de l'Auteur & de son Camarade, jusqu'à leur départ de la Cour.
Comme le Roi alloit voir souvent ses Femmes, il ne faut pas demander s'il demeura long-tems à faire parade de sa Montre devant elles: il n'y en eut aucune qui n'admirât en cela le génie de l'Ouvrier. Car quoi-qu'elles eussent vû l'Horloge mille fois & qu'à la derniére même elles eussent encore paru transportées d'étonnement, ce n'étoit rien à leur avis, en comparaison de ce joli Instrument, qui nonobstant sa petitesse ne laissoit pas d'avoir ses mouvemens justes, & d'indiquer toutes les parties du jour aussi nettement que le grand. Lidola entr'autres, seconde Femme du Roi, fit de grandes tentatives pour en devenir la propriétaire; mais le Roi, qui ne s'en vouloit pas défaire, & qui ne l'auroit pas même pû faire, sans exciter de la jalousie entre toutes ces Dames, & donner même du chagrin à l'Impératrice, fit semblant de ne la pas entendre. La Reine, pour se venger de ce peu de complaisance, lorsqu'il fut question de recevoir le Roi après souper, qui lui avoit fait comprendre qu'il viendroit passer la nuit avec elle, comme il le faisoit fort souvent, ayant beaucoup plus de tendresse pour celle-là, que pour aucune des autres, elle feignit d'être indisposée, & fit prier le Roi de ne la point venir voir ce soir-là. Lui qui ne se doutoit encore de rien, envoya le matin pour savoir de ses nouvelles: il en fit autant plusieurs autres jours de suite. Enfin voyant que cela continuoit, & que non-seulement on recevoit ses Messagers fort cavaliérement, mais qu'elle-même le regardoit avec un froid capable de le glacer, lors qu'il la voyoit en passant, il se douta bien quelle mouche l'avoit piquée. Il n'en fit pourtant point de semblant, & voulant voir jusqu'où cette indifférence pouroit aller, il négligea petit à petit ses visites, & s'attacha si fort à la derniére Reine, qu'il n'alloit presque plus que chez elle.
La Forêt, qui non plus, que moi, ne savoit rien de tout cela, fut surpris, qu'un soir, comme il se promenoit sous les Galeries, il s'entendit appeller par son nom. Il se tourne à cette voix, avec précipitation, & se sentant tout d'un coup frapé par l'éclat de la plus belle personne qu'il eut encore vûë de sa vie (car elle étoit découverte, contre la maxime de ce Païs-là, qui ne permet pas aux Femmes mariées d'être sans voile, qui leur couvre presque tout le visage, par tout où il se trouve des hommes) il demeure les yeux fixez sur elle, sans avoir la force de lui demander ce qu'elle veut. Vous êtes étonné, beau Genie, lui dit-elle, allez ne vous allarmez pas, je ne vous ai appellé que pour vous témoigner le plaisir que j'ai de vous voir, toutes les fois que vous passez devant mon Apartement, & pour vous donner ce Miadɤ, (que j'apellerai désormais Mélon:) tenez, prenez-le, adieu. Ayant proféré ces paroles, elle laisse aller le fruit, se retire, & ferme sa Jalousie.
La Forêt n'étoit ni insensible, ni ignorant; cependant il ne savoit que penser de cette saillie: & comme il n'avoit pas été assez habile pour prendre le Mélon, qui étoit tombé à terre, il le ramassa sans rien dire, l'aporta dans notre Chambre, & me fit confidence de ce qui venoit de lui arriver. Aussi-tôt je me saisis du Mélon, & voulant mettre le coûteau dedans, j'aperçus qu'il avoit été ouvert fort subtilement vers la queuë: cela me donna occasion de le fendre avec précaution, de peur de rien gâter, au cas qu'il eût quelque chose dans les entrailles. Ce n'étoit certes pas de petits grains, dont cet excellent fruit étoit rempli, comme il l'est autrement de sa nature; un rouleau du plus fin Parchemin en occupoit la capacité: voici ce qu'il contenoit en langage du Païs.
Je vous ai vû passer mille fois devant mes fenêtres, sans vous avoir que rarement oüi parler; le Jugement que je fais de votre esprit, par votre air dégagé, & vos rares productions, me donne le curiosité de vous entendre causer à mon aise: il me semble que vous ne devez rien dire que de beau; préparez-vous à me satisfaire. Demain je vous attens sans faute à ma Porte; ne manquez pas de vous y rendre au premier coup que votre curieuse Machine frapera après minuit, & vous obligerez, LIDOLA.
La lecture de ce Billet m'allarma, je m'en expliquai fort sérieusement à la Forêt; mais tout ce que je pûs lui dire fut inutile. Il étoit grand, bien-fait de sa personne, autant vigoureux que le peut être un homme de trente ans, & il n'étoit pas ennemi du Séxe. L'amitié que le Roi nous portoit, lui faisoit croire qu'il auroit trop de confiance en lui pour s'imaginer qu'il en voulut à aucune de ses Femmes; & sans regarder aux conséquences, il résolut de profiter de l'occasion, à quelque prix que ce fût. Ce qui l'embarassoit le plus, étoit son peu d'éloquence, & les petits talens qu'il avoit à s'exprimer poliment. Sa naissance étoit assez obscure, il avoit peu fréquenté le grand monde. Ignorant les belles maniéres & ayant meilleure opinion de moi que de lui-même, il voulut m'engager à faire les premiéres démarches, à porter les choses au point où il les desiroit. Mais, outre qu'il étoit d'une taille fort différente de la mienne, puisqu'il me surpassoit de toute la tête, & qu'ainsi l'apas auroit été trop grossier pour y être pris, je n'avois garde de m'embarquer dans une affaire de cette nature: tout, cela fût incapable de le rebuter.
Le lendemain il se mit le plus proprement qu'il put, il se pourvut de ce que doit avoir un galant homme, qui va visiter sa Maîtresse, & chercha dans son esprit tout ce qui pouvoit contribuër à lui plaire. Il sortit dans cet apareil, après m'avoir dit adieu, & se trouva à point nommé au rendez-vous. La Belle, qui étoit aparemment aux écoutes, l'ayant découvert de loin, lui vint ouvrir doucement la porte, & après lui avoir fait signe d'observer un profond silence, elle le conduisit dans son Cabinet. Elle étoit dans un deshabillé négligé, qui avoit pourtant beaucoup de pompe, & cette négligence sembloit tirer son origine d'un pur artifice. Un voile de fin Lin, où l'Art avoit infiniment plus de part que la matiére, lui couvroit la tête & les épaules: mais soit que le hazard s'en mêlât, ou qu'il y eût du dessein & de l'adresse, sous prétexte de se servir de ce même voile, & de l'aprocher & reculer, pour couvrir ce que la modestie sembloit lui commander de cacher; elle faisoit souvent entrevoir des beautez, qui auroient pû embraser un cœur bien moins susceptible d'amour, que n'étoit celui de la Forêt, qui n'avoit rien à l'épreuve de ces charmes. Ses yeux s'ébloüissoient à la vûë de tant de merveilles, & comme s'il eût été enchanté, il n'avoit pas la force d'ouvrir la bouche, nonobstant la ferme résolution qu'il avoit prise d'en bien conter.
Lidola voyant que son Amant ne disoit rien, fit un grand soûpir, & jettant sur lui un regard mourant: Je vous aime, lui dit-elle, bel Etranger: je m'étois proposée de m'épargner la peine de vous le déclarer de bouche, croyant qu'il vous seroit aisé de le deviner: votre silence fait violence à ma pudeur; j'ai honte d'avoir lâché la parole: ménagez cette déclaration, & souvenez-vous qu'il faut être discret, lorsque l'on veut être heureux avec les Dames. Ne ne reprochez rien, Madame, je vous en suplie, repartit fort respectueusement la Forêt, mon silence a une éloquence, qui vous doit suffisamment persuader des sentimens de mon cœur. Si votre présence, poursuivit-il, m'a ôté l'usage de la parole, ce n'a été que pour considérer avec plus de loisir la délicatesse de vos charmes. Les paroles ne sont pas toûjours de saison, il est des momens où les yeux s'expriment infiniment mieux que la langue: on peut ignorer l'art de deviner, & connoître à leurs mouvemens ce que l'ame pense. J'ai eu tort de me taire, je l'avouë; mais je suis heureux de n'avoir pas parlé, puisque les plus belles expressions, dont j'aurois été capable de me servir dans un langage, que je n'entens que d'une maniére fort imparfaite, auroient à peine tiré dans un siécle de votre belle bouche, ce que le silence m'a procuré dans un instant. Comment! Vous m'aimez, Madame? O Ciel! à quel excès de joye un aveu si tendre n'est-il pas capable de me porter? Qui l'eût jamais crû, qu'une Reine eût pû s'abaisser jusqu'à témoigner tant de bonté au moindre de ses Esclaves. Continuez, je vous en supplie, je bornerai-là le plus grand de tous mes souhaits, puisqu'il ne me doit sans doute pas être permis de penser à autre chose.
Comme elle se disposoit à lui répondre, une Fille de Chambre, qui entra assez brusquement, donna l'épouvente à notre Amant; il ne pouvoit sur le champ s'imaginer ce que cela devoit être; & sa surprise fut si grande, que les efforts qu'il fit pour la cacher, n'empêcherent pas que l'on ne s'en aperçût. Lidola n'en fit pourtant aucun semblant, de peur de lui donner de la confusion. J'avois commandé, lui dit-elle, que l'on nous aportât quelques Confitures séches, & une Tasse d'Hidromel; vous voyez comment on exécute mes ordres; j'espére que vous trouverez dans ce Bassin quelque chose de votre goût. La Forêt qui étoit plus avide de tendresses amoureuses, que de douceurs emmiellées, enrageoit de ce qu'un témoin importun venoit interrompre leur entretien. Il auroit mieux aimé consumer le tems en mignardises, que de passer des moyens si précieux à manger. Il falut pourtant, par complaisance, admirer jusqu'où alloit sa civilité; il lui en témoigna même sa reconnoissance. La Belle, qui ne vouloit rien négliger pour lui marquer sa tendresse, prit la moitié d'un pavis, qu'elle lui porta amoureusement à la bouche. Tantôt elle lui arrachoit de ses lévres, ce qu'il avoit à demi mâché, & le mangeoit avec une avidité inconcevable: une autre fois elle le faisoit mordre à un morceau qu'elle-même tenoit entre ses belles dents. Enfin il n'est badinerie qu'elle n'inventât pour augmenter la Passion du nouvel Amant.
Les jours avoient alors autour de seize heures de longueur, parce que le Soleil n'étoit pas fort éloigné du Signe du Capricorne, & que cet endroit-là est situé au cinquante & uniéme degré vingt minutes de latitude australe; de sorte qu'ils folâtraient encore lorsque les ténébres, ou plûtôt le crépuscule disparoissoit, & que le Flambeau céleste étoit sur le point de dorer de ses rayons éclatans l'émail des Campagnes fleuries. La Demoiselle fut la premiére à le remarquer, elle en avertit la Reine. La Forêt s'en formalisa, il s'émancipa même de lui faire des reproches de ce qu'elle ne l'avoit pas apointé plûtôt; puisque, selon lui, il ne valoit pas la peine qu'il fût venu-là pour n'y rester qu'un moment. Quoique je sois un peu broüillée avec le Roi, repartit la charmante Lidola, je ne suis pas sûre qu'il me néglige long-tems: l'envie le pourroit prendre de me venir voir sur le matin; & quand cela ne seroit pas, il y a d'autres gens qui veillent sur nos actions; je serois mal dans mes affaires, si quelqu'un vous voyoit sortir de mon Apartemens: joüons au sûr, retirez-vous pour ce coup: Si vous avez encore une Montre de poche, comme est celle que vous avez donnée au Roi, ayez soin de vous en charger une autre fois, afin qu'elle nous indique ce que nous aurons à faire: nous pourrions bien n'avoir pas toûjours des gens auprès de nous, qui songeassent à nous en avertir. En achevant ces douces paroles, elle lui sauta au cou, le baisa fort tendrement, & se retira tout d'un coup. Le tems passe vîte dans ces agréables occasions: cependant la Forêt n'avoit pas tellement perdu l'usage des Sens, qu'il ne connût bien que l'heure de se retirer pressoit. Il tira un Kala, qu'il donna à la Fille; & s'étant recommandé à ses soins, il s'en retourna tout doucement chez lui.
La premiére chose, à laquelle il pensa à son retour, fut de me faire confidence de ce qui s'étoit passé chez sa Maîtresse. Jamais homme, à l'entendre, n'avoit parcouru une si grande étenduë de Païs sur les Terres de l'Amour en dix ans, qu'il venoit de faire dans une heure: enfin il étoit en possession de tout, il ne lui manquoit plus que la joüissance. O Ciel! m'écriai-je alors, que les Amans sont crédules, & qu'il est aisé à l'Amour de leur en imposer: la Forêt, la Forêt, lui dis-je, vous joüez infailliblement à vous perdre. Le jeu, les Femmes & le Vin, ont une belle aparence, je l'avouë; mais le trop de fréquentation n'en vaut rien; ils causent des plaisirs courts, dont les repentirs sont longs, & leurs plus grandes douceurs se changent en amertume: ils ne payent que d'un faux brillant; ceux qui se plaisent à en être éblouïs, y sont trompez ordinairement. Souvenez-vous que je vous le dis aujourd'hui, vous vous êtes-là engagé dans une affaire, dont vous vous repentirez plus d'une fois. J'avois beau moraliser; tout ce que je pouvois dire, étoit inutile. Mon Ami n'envisageoit que le plaisir dont on le flâtoit, & tournoit le dos aux conséquences: il se perdoit déja dans les plus agréables idées que son esprit fût capable de former. Le pauvre homme étoit d'un aveuglement si grand; qu'il ne voyoit pas le précipice où il étoit sur le point de s'abîmer, il n'avoit proprement en vûë que sa passion dominante. Son imagination blessée lui mettoit sa Belle à chaque moment entre les bras; & il lui parloit souvent, comme s'il avoit été couché avec elle. Enfin, il passa assez doucement le tems qu'il resta au lit; car, quoiqu'il ne dormit guéres, il eut de ces sortes de rêveries, qui font plus de plaisir que le sommeil, & qui ont cet avantage, qu'en réjoüissant l'esprit elles n'abatent point les forces du corps.
Trois jours se passérent sans que la Forêt entendît parler de sa Maîtresse: cet intervale le jetta dans des inquiétudes qui pensérent lui renverser le cerveau. Il repassoit souvent toute sa conduite; & s'il trouvoit qu'il eût quelque chose à se reprocher, ce ne pouvait être que d'avoir été trop respectueux. Je n'avois point encore remarqué jusqu'alors, que les Femmes de ce Païs-là eussent aucun penchant à la galanterie; elles me paroissoient naturellement trop simples pour cela: mais je commençai à voir par cet échantillon, qu'il n'en est guére nulle part, qui n'en sache bien long, quand il s'agit de donner de l'amour aux hommes; & que si elles ne s'échapent pas, cela ne vient que de ce que leurs Loix sont extrêmement sévéres pour ceux qui outrepassent les régles, ausquelles l'Himen semble les engager. Et encore dit-on que les Rois & les Satrapes sont sujets aux mêmes inconvéniens que les hommes de nos Quartiers, parce que ces Messieurs ayant plus d'une Femme, chacune d'elles s'étudie à gagner les bonnes graces de son Mari; & lorsqu'elle n'y peut pas réüssir, cela lui donne occasion de s'attacher au premier Sujet qui se présente: mais revenons à notre amourette.
Le quatriéme jour, avant midi, que le Roi venoit passer un moment à nous voir travailler; je crus dès l'abord qu'il avoit assurément eu le vent de quelque chose: car regardant fixement la Forêt, il lui dit: vous avez quelque chagrin, mon Ami, votre visage n'est pas comme il m'a toûjours paru autrefois; si j'en dois juger par vos yeux, l'intérieur de la Machine n'est pas dans un état fort tranquille: Seriez-vous devenu amoureux de quelque Belle de ce Canton? L'Amour fait grands ravages en peu d'heures. Vous rougissez, poursuivit le Roi, ditez-le moi hardiment, quoi que vous soyez étranger, & d'une Religion bien différente de la mienne, je vous assure que je ferai pour vous tout ce qui est en ma puissance. Vous ne sauriez prétendre de personne libre, que je ne voye le moyen de vous la faire épouser. Car pour vous amuser à la bagatelle, je ne vous le conseille pas; tout mon crédit ne seroit pas capable de vous sauver si vous étiez pris sur le fait. Peut-être la Galanterie régne-t-elle parmi nous, mais du moins cela est caché, & vous n'ignorez pas que c'est un des articles de notre Loi sur lequel le Juge se relâche le moins: Sur tout l'Adultaire ne se pardonneroit pas à moi-même.
On a raison, Sire, reprit la Forêt, qui avoit eu le tems de ce remettre, d'être sévére sur ce chapitre-là, principalement par raport aux Grands; si j'avois de la puissance, un Roi galant seroit moins exemt de châtiment que les autres; puis qu'au lieu que ses sujets sont obligez pour la plûpart, de s'en tenir à un seul objet, il a la liberté d'en prendre toute une douzaine, & le plaisir par conséquent, d'avoir chez lui toute la diversité qu'il pourroit trouver ailleurs. C'est pourtant un bonheur, poursuivit-il, que je n'envie point à Votre Majesté: quoique je n'aye ni Femme, ni Maîtresse, je n'en vis pas moins content pour cela; & si je parois un peu plus languissant qu'à l'ordinaire, cela ne vient sans doute, que de ce que je n'ai pas trop bien dormi les deux ou trois nuits précédentes, car d'ailleurs je me porte parfaitement bien. Je suis au reste, ajoûta-t'il, infiniment obligé à Votre Majesté du desir qu'elle a de me rendre heureux, & de songer même à me former un établissement. Si jamais j'en viens jusqu'à me vouloir marier, je vous jure, Sire, que je m'en raporterai uniquement à votre choix. Parlons d'autres choses, La Forêt, interrompis-je, il n'est pas encore tems de songer à cela. Ce sera quand vous voudrez, reprit le Roi, de fort bonne grace, vous savez les Priviléges que donnent la Robe que vous avez, ainsi vous n'aurez pas grand chose à me reprocher.
Le Roi s'étant retiré là-dessus, nous dînâmes, & fîmes diverses réflexions sur le petit entretien que nous venions d'avoir avec lui. Cependant La Forêt ne laissoit point passer d'après-dîner qu'il ne fit le tour des Galeries. Lidola prenoit souvent plaisir à le voir passer devant ses Fenêtres: elle le conduisit des yeux jusques à ce qu'elle le perdit de vûë. La Fille de Chambre de son côté, ne cessoit de battre la campagne pour aprendre quelque nouvelle qui leur fut avantageuse, elle vint enfin lui annoncer qu'elle venoit de rencontrer le Roi à la promenade avec l'Impératrice. La Reine conclut de-là qu'il passeroit infailliblement la nuit avec elle, ce qui lui paroissoit d'autant plus vrai-semblable que cela ne lui avoit jamais manqué, & sans hésiter sur ce qu'elle devoit faire, elle chargea sa Suivante de tâcher de rencontrer La Forêt, & de lui signifier en passant qu'elle l'attendoit à onze heures.
La jeune Fille ne fut pas long-tems à exécuter sa Commission, elle le rencontra près de là qu'il revenoit sur ses pas, elle s'aprocha de lui le plus qu'elle pût, & lui dit en passant: Venez nous voir à une heure avant minuit. Je n'ose pas dire la joye qu'il eut à l'ouïe de ces agréables paroles, j'aurois peur, ou d'en dire trop pour être crû, ou de n'en pas dire assez pour donner une juste idée de ses transports. Il acheva sa tournée en si peu de tems, & avec si peu d'attention à ce qu'il faisoit, qu'il fut chez lui avant que de s'en apercevoir. Il seroit inutile de dire qu'il ne songea point, il ne voulut pas seulement que je lui en parlasse. Le peu de momens qui lui restoient, furent employez à la Toilette, il consulta cent fois son Miroir, qui n'étant que d'acier poli, lui donna de l'apréhension qu'il n'eut pas bien vû toutes ses taches. Il se lava presque tout le corps d'Eau de Senteur, se coupa & releva ses Moustaches, il peigna & repeigna son poil noir, & se trouvant enfin aussi beau qu'Adonis, il me souhaita le bon soir & s'en alla. La Suivante faisoit Sentinelle; aussi-tôt qu'elle le vît paroître elle le tira dans l'Anti-chambre, où il n'y avoit point de clarté, & lui dit de se glisser dans l'Apartement de sa Maîtresse.
Lidola étoit couchée dans un Lit parfumé, qui embaumoit toute la Maison: elle avoit une coeffure négligée, la gorge nuë, le sein gauche découvert, les bras libres, & étoit dans la posture d'une personne assoupie, mais qui n'avoit rien moins que sommeil. La Forêt fit si peu de bruit à son arrivée, qu'elle ne s'en aperçût pas: l'aspect imprévû de tant de Graces le rendirent presque immobile; ses yeux même fixez sur le corps de cette charmante Vénus, étoient restez sans mouvement. Un desir caché, & sur lequel il étoit incapable de faire la moindre réfléxion, le fit pourtant avancer de quelque pas pour l'envisager de plus près: c'étoit comme un Aiman, qui l'attiroit d'une maniére imperceptible, & dont la vertu étoit si efficace, qu'il s'y seroit enfin collé malgré ses efforts. Cette adorable Beauté ouvrant cependant casuellement les yeux, parut extrémement étonnée de voir son Amant si près de son lit. Elle en rougit, & s'étant mise sur son séant, & couverte d'un Voile, qui étoit aportée sur une Chaise: Vous m'avez surprise, lui dit-elle, & vous avez aparemment vû des choses que vous ne deviez pas voir. Oui, Madame, reprit-il, le Destin a voulu, & non pas vous, que j'aye eu occasion de contempler des beautez qui ont pensé m'extasier. Cela ne rabattra pourtant rien du respect que je vous dois, quoiqu'il ait augmenté infiniment une passion, que je ne croyois pas pouvoir aller plus avant. Vous mériteriez pourtant d'être puni, reprit la Belle, de ne m'avoir pas donné d'abord des signes de votre présence. Mais pourquoi venez-vous si-tôt, il doit faire encore grand jour, & je ne vous avois apointé que pour onze heures. Vous prenez le change, répondit La Forêt, & vous me reprochez ma lenteur; je suis pourtant venu à mon tems, mais vous ne comptez pas ce que j'ai déja été ici. Vous vous trompez, reprit la Reine, consultez votre Montre, elle vous aprendra que vous avez tort de me résister. Je n'ai point de Montre, dit La Forêt, & je n'en ai même que faire: dans ces sortes d'occasions, ma tête est une Horloge à minutes, je n'y manquerois pas d'un moment. Vous n'avez point de Montre! repartit Lidola, cela est surprenant que vous soyez privé des Bijoux, dont vous-même faites part aux autres. Si j'avois le talent de faire de si jolies Machines, je ne voudrois pas qu'il fut dit, que je n'en aurois pas une à mon usage, & un autre au service de ma Maîtresse. Ce compliment mortifia un peu notre François; il connût fort bien à quoi aboutissoit ce reproche, & enrageoit de ne l'avoir pas prévenu. La Reine, qui le vit embarrassé, ne trouva pas bon de le laisser davantage en peine. Je raille, dit-elle, La Forêt, & il semble que vous cherchiez à me répondre sérieusement: asseïez-vous sur mon lit, continua-t-elle, le tems est précieux, ne le passons point inutilement. En même tems elle voulut lui empoigner les mains, mais l'Amour la rendit si foible, qu'un soûpir, qui échapa à notre passionné Amant, lui jetta la tête sur son chevet. Les choses prenoient un beau train, ces deux jeunes Cœurs ne doutoient pas que le moment de leur félicité ne fut sur le point de clorre, mais la fortune envieuse de leur bonheur, changea en un instant toutes leurs espérances en de mortelles inquiétudes.
Le Roi aimoit Lidola, la violence qu'il s'étoit faite de ne la pas voir depuis si long-tems, lui étoit à charge, il ne pouvoit plus la suporter, & le bruit qu'elle avoit fait courir de nouveau de son indisposition, augmentant son inquiétude, il résolut de lui tenir compagnie cette nuit-là. La Suivante, qui se tenoit toûjours à la Jalousie, entendant de loin un bruit confus comme d'une troupe de monde, entra d'abord dans le doute, parce qu'il n'étoit encore minuit, & que le Roi ne se couchoit jamais avant ce tems-là: enfin voyant aprocher ce train, elle vint avec précipitation donner l'allarme au quartier. Tout est perdu, Madame, s'écria-t-elle, voici le Roi à dix pas d'ici. Quelque échaufez que fussent nos deux Amans, le sang leur glaça incontinent dans les vaines. La Forêt ne savoit que devenir: il faloit prendre conseil sur le champ; on résolut promptement de le faire passer dans un Cabinet, qui répondoit à cette Chambre. A peine y étoit-il entré qu'un Domestique, qui avoit pris les devans, heurta: la Femme de Chambre se contenta de le faire attendre autant de tems qu'elle jugeoit qu'il lui en auroit fallu pour se lever, & ces sortes de Visites étant arrivées plus d'une fois, elle ne fit aucun semblant d'en être surprise. Comme le Roi suivoit de près il entra dans le même instant que la porte venoit d'être ouverte. La Reine qui l'entendoit venir, n'eut pas beaucoup de peine à faire la figure d'une personne incommodée: la crainte où elle étoit, & pour elle & pour le Galant, n'y contribuoit pas peu: & le Roi de son côté, se persuadant qu'elle n'étoit pas des mieux, n'eut pas le moindre soupçon de la voir plus défaite qu'à l'ordinaire. Il lui fit plus de caresses que jamais, & lui dit que nonobstant le mauvais état où il la voyoit, il prétendoit de passer la nuit avec elle. Sire, repartit Lidola, vous me faites bien de l'honneur, mais je ne suis guére en état de donner ni de prendre du plaisir, j'apréhende que la moindre agitation ne me fasse du mal, & je crois que j'ai besoin de repos. Je ne veux point vous incommoder, repliqua le Roi, si vous ne pouvez pas souffrir ma compagnie, je passerai dans ce Cabinet; il y a un Pavillon, je pourrai me mettre dessus, ayant résolu de rester, cette nuit ici. Cette réponse, que la Belle n'attendoit pas, l'allarme, elle lui fit d'abord des excuses de la froideur qu'elle lui avoit témoignée, dont elle attribuoit la cause à son mal, & se mit à son tour à lui faire des amitiez, le priant bien fort de se faire deshabiller.
Aussi-tôt qu'il fut couché, & les Domestiques partis, la Femme de Chambre trouva le moyen d'entrer dans le Cabinet, pour consulter avec le prisonnier, de quel biais on devoit s'y prendre pour le mettre en liberté: mais elle fut fort surprise de ne l'y pas trouver. Il n'y avoit point de porte que celle par où elle étoit passée, & les Fenêtres qui étoient fermées, ne paroissoient point avoir été ouvertes. Pendant qu'elle s'occupoit à renverser le Lit & les autres Meubles de cet Apartement, l'embarras où étoit la Dame, par raport à son Amant, lui fit appeller sa Fille de Chambre, pour lui en demander des nouvelles, sous prétexte de lui faire relever son oreille, & lui demander un peu à boire; mais elle fut hors de peine, dès qu'elle entendit qu'il avoit disparu, sans savoir pourtant de quelle maniére; de sorte qu'elle dormit assez tranquillement le reste de la nuit. La Forêt de son côté, s'étant flâté que le Roi n'étoit venu-là que pour un moment, s'étoit par provision enfermé dans les Lieux. Il fut extrémement trompé lors que peu de tems aprés il entendit qu'il vouloit passer la nuit avec sa Femme, ou du moins dans le Cabinet, où il étoit; au cas qu'elle ne le pût pas souffrir auprès d'elle. Ce fut alors, à ce qu'il m'a avoué depuis, plus d'une fois, qu'il fut saisi d'une frayeur à laquelle il n'avoit jamais senti de pareille. Il ne poivoit pas repasser par la Chambre où étoit le Roi, sans risquer d'en être vû, il croyait garnies de barres de fer toutes les Fenêtres de cet Apartement, outre qu'il étoit à craindre qu'il ne fit du bruit en les ouvrant, & encore davantage en se jettent dans le Canal, sur lequel ce Cabinet répondoit. Ayant repassé toutes ces raisons au plus vîte, il ne trouva point de meilleur expédient que de se laisser couler dans l'eau par le trou de la Garderobe où il étoit, & de se sauver ainsi à la nage.
Par bonheur pour lui, la Chambre où je couchois étoit basse, & regardoit d'un côté sur le dehors, il vint fraper du doigt à l'une de mes Fenêtres. Je me doutai d'abord que les affaires n'alloient pas bien; je me levai sur le champ, & lui ayant ouvert il fauta promptement par dessus, se desabilla de même, & se mît au lit, où il me fit au plus juste le détail de ses Avantures nocturnes. Vous voyez, lui dis-je, mon cher Enfant, comment l'Amour & la Fortune vous joüent: ils sont rarement d'intelligence; & s'ils s'accordent, c'est pour nous tromper après doublement. Croyez-moi, abandonnez un parti si dangereux, je vous l'ai déja dit, vous joüez assurément à vous perdre. Ne m'en parlez point, me répondit-il, elle en vaut la peine; & moyennant que je la puisse seulement baiser une fois, je ne me soucie plus de mourir. Ce qui m'embarrasse le plus, c'est que je ne sai comment la satisfaire: elle me demande une Montre, & je n'en ai point de prête à lui donner; il me faut au moins huit jours, pour achever celle que nous avons entre les mains. Elle vous demande une Montre, repris-je; voilà qui sent bien son Amour intéressé; & quand cela ne seroit pas, comment voulez-vous qu'elle s'en serve? Le Roi, qui le saura d'abord, voudra aussi savoir où elle l'a prise; le mistére se découvrira, & adieu les deux Amans. Vous avez ma foi raison, me dit mon ami, je ne pensois pas si loin: mais enfin il faut l'achever; entre-ci & là nous trouverons quelque expédient, qui nous tirera d'affaire: l'Amour est trop ingénieux, pour nous laisser en si beau chemin.
En même tems cinq ou six grands coups du Bassin de notre Horloge, que l'on donna avec beaucoup de précipitation, nous firent bien fort tressaillir: nous ne pouvions nous imaginer ce que cela vouloit dire, & nous ne songions pas que nous-mêmes avions conseillé au Roi de donner ordre que l'on se servît de ce moyen, à l'imitation des Européens, pour donner l'allarme, & avertir les Habitans du Canton, qu'il se passoit quelque chose au desavantage du Quartier; afin qu'ils y courussent unanimement, & tâchassent à y apporter du reméde. Un homme qui passa immédiatement après, criant au feu de toute sa force, nous tira de cette peine, & nous jetta dans une nouvelle. Ne sachant où cet inconvénient étoit arrivé, nous sautâmes à bas du lit, & passâmes chacun une méchante Robe, que nous ceignîmes étroitement autour du Corps, dans le dessein d'agir vigoureusement avec les autres; & étant sortis nous remarquâmes incontinent que c'étoit la Maison de la Reine Lidola qui brûloit. On aporta des échelles de toutes parts, & à force d'eau, qui étoit-là à discrétion, on empêcha que la flâme n'anticipât sur les Apartemens voisins: de sorte que le dommage ne fut pas fort considérable. Comme le feu avoit commencé dans le Cabinet où la Forêt s'étoit caché, nous ne doutâmes point que la Femme de Chambre, en le cherchant, n'eût fait tomber quelque étincelle dans le Pavillon, ou sur quelqu'autre Meuble de matiére combustible, qui avoit été cause de cet embrasement. Cependant le Roi s'étoit retiré, aussi-tôt qu'un Domestique lui en eût annoncé la nouvelle. Nous fûmes sur le champ lui en témoigner notre chagrin; mais il ne s'en fit que rire, & nous dît que la peur, ni la perte ne méritoient point notre compliment, sur tout à l'égard d'un homme de son naturel, à qui rien n'étoit capable d'aporter le moindre trouble. La Reine ne fut pas bien revenuë de la peur que ce fâcheux embrasement lui avoit causée, qu'elle mît la main à la plum, & traça un second Billet, dont voici à peu près la teneur.
Billet à la Forêt.
Ma Femme de Chambre a déja été en campagne; je sai votre retraite, & je me doute bien des moyens dont vous vous êtes servis pour la favoriser. La conjoncture étoit dangereuse, elle m'a pour le moins autant allarmée que vous: le feu qui a pris ensuite à mon Cabinet, par l'imprudence de mes gens, n'étoit rien en comparaison. Que cela ne vous rebute pourtant pas, nous serons plus heureux une autre fois: Soyez constant & tranquille. Je vous ferai avertir lorsqu'il en sera tems; & je prendrai si-bien mes précautions, qu'à notre premiére vûë, je me flâte d'avoir l'occasion de vous témoigner dans les formes que je suis véritablement votre Amie, Lidola.
Il ne fut pas difficile à la Messagere d'Amour de faire glisser ce Billet dans la main de notre Amant; il manqouoit rarement de passer au déjeûner, à midi & le soir, devant la Maison de sa Maîtresse; elle pouvoit le rencontrer, & lui parler quand elle vouloit; parce qu'on n'y regarde pas-là de si près. Cependant la Forêt s'étoit mis fort sérieusement après sa Montre, & il y travailla avec tant de zéle, qu'elle étoit prête au cinquiéme jour. Elle étoit extrémement mignonne, la gravure de la Boëte étoit belle en perfection, & l'Etui ne cédoit en rien à l'Ouvrage de dedans. Le soir ne fut pas bien venu, qu'il sortit avec sa Machine en poche; & ayant rencontré celle qu'il cherchoit, il la lui mît dans la main, avec priére de la donner de sa part à la Reine, dans les bonnes graces de laquelle il se recommandoit toûjours. Si jamais personne a témoigné de la joye, ce fut Lidola, à la vûë de cette jolie Montre: nous avons sçu qu'elle la baisa mille fois, & se félicita elle-même d'avoir si-bien réüssi dans son Intrigue.
Au lieu que ce beau gage de l'Amour de la Forêt dût hâter le bonheur qu'il en attendoit pour récompense, il n'entendoit absolument plus parler de rien: la Femme de Chambre, qui le cherchoit autrefois avec empressement, affectoit d'éviter sa rencontre, elle le fuyoit d'aussi loin qu'elle le voyoit venir. Ce procédé lui donna de l'inquiétude; & comme il n'avoit aucun lieu de soupçonner la Dame, il s'imagina que cette Fille s'étoit choquée, de voir sa Maîtresse si bien récompensée, là où elle n'avoit, pour ainsi dire, encore eu rien, en comparaison des peines qu'elle avoit prises. Enfin quelque tems après, & lorsqu'il ne pensoit presque plus à rien, il fut tout étonné que cette même Fille l'aborda en un endroit où il n'y avoit point de Témoins, & après avoir lâché un soûpir: On vous trompe misérablement, lui dit-elle, j'ai assurément pitié de vous, & je déteste hautement l'injuste procédé de ma Maîtresse. Tout ce qu'elle a fait jusqu'à présent, n'a été que pour vous arracher une Montre des mains; présentement qu'elle l'a, elle m'a ordonné de vous dire qu'elle voit trop de difficulté & de danger à vous recevoir chez elle, qu'elle en est au desespoir, que la douleur qu'elle en sent est inexprimable, qu'il faut qu'elle en meure de chagrin, & quantité d'autres Chansons, qui ne sont proprement que des défaites.
Le Roi, poursuivit-elle, fut hier chez nous: en causant il entendit le mouvement de la Montre, aussi-tôt il demanda ce que c'étoit, on ne put pas s'empêcher de le lui dire, il en parut surpris, & voulut savoir comment Madame étoit parvenuë à ce Bijou. Il s'en fallut peu que l'Ingrate, comme elle me l'a avoüé elle-même, ne vous accusât de la lui avoir envoyée, dans le dessein de vous servir de ce moyen-là dans la suite, pour tâcher de la corrompre, & que vous avez même déja essayé de le faire: mais de peur de s'embarquer dans une affaire, où elle auroit peut-être couru autant de risque que vous, ou du moins être en hazard de rendre la Montre, elle lui dit que je l'avois trouvée, & que c'étoit de moi qu'elle la tenoit. Là-dessus on m'appelle, & l'on me demanda si cela n'étoit pas véritable: les signes d'œil que l'on me faisoit à chaque parole, me firent bien voir que l'on étoit dans l'embarras, & qu'il falloit par tout répondre Amen. Hé bien, si cela est, reprit le Roi, je sai à qui elle est, il est juste de la lui restituër. Je l'ai déja voulu faire, interrompit la Reine: d'abord que ma Fille l'eut trouvée, je me doutai bien qu'elle devoit apartenir à ces Etrangers, qui vous ont fait la vôtre, je la leur renvoyai dans le moment: mais, quand ma Servante eut dit de qui elle venoit, ils protestérent qu'ils ne la reprendroient jamais, & que leur dessein étoit même d'en faire pour l'Impératrice, & pour toutes les autres Reines. Voilà, ajoûta la Fille de Chambre, comme les choses se sont passées: Vous pouvez espérer quelque récompense de votre Présent; mais je ne pense pas que vous en receviez aucun de votre vie. Il suffit, dit la Forêt, je vous remercie, ma chere Enfant, je m'en souviendrai sans doute, & je prendrai mes mesures là-dessus.
C'étoit alors après soupé, ainsi La Forêt ne tarda guére à se rendre dans sa Chambre: il alla se coucher sans rien dire. Vous êtes rêveur, mon Ami, lui dis-je, qu'avez-vous? les affaires, ne vont-elles pas à souhait? Non, certes qu'elles n'y vont pas, me répondit-il, je viens d'apprendre ce qui ne me seroit jamais venu dans l'esprit: & là-dessus il se mît à me raconter tout ce que cette Fille lui avoit dit. Hé bien, interrompis-je, ne vous l'avois-je pas bien dit? Vous en sortez pourtant encore à meilleur marché que je ne pensois. Mais après-tout, voyez-vous bien les conséquences de cette affaire, c'est que vous voilà embarqué dans la nécessité de faire au plus vîte des Montres pour toutes les Femmes du Roi, sous peine d'encourir leur disgrace, & peut-être même la haine de ce Monarque, qui pourroit bien vous soupçonner, si vous y manquiez, d'avoir voulu en donner dans la vûë de la plus belle de ses Epouses: à quoi le moindre bruit de vous avoir vû à heure induë dehors, ou dans l'eau, ou entrer par notre Fenêtre, si tant est qu'il y ait quelqu'un qui en ait le moindre vent, pourroit beaucoup contribuër. Le Diable soit des Femmes, dit-il alors en colére; jamais je ne me fierai à aucune, de quelque qualité qu'elle soit. Tout beau, lui repartis-je, vos emportemens ne remédieront à rien: je vois bien ce qu'il est question de faire, poura voir du moins un peu de relâche, il faut prier le Roi de nous permettre d'aller passer l'Eté à notre premier Village, & nous verrons ensuite ce que nous aurons à faire.
Le lendemain le Roi vint à son ordinaire, voir à quoi nous nous occupions: il nous railla de l'avanture de la Montre. La Forêt confirma tout ce que la Femme de Chambre en avoit dit: mais il ajoûta qu'à cause qu'il faisoit chaud qu'il travailloit plus volontiers en Hiver que dans la belle Saison, il desireroit bien que Sa Majesté agréât que nous allassions passer quelques mois dans notre ancien Canton. De tout mon cœur, dit le Roi, & après avoir ordonné que l'on nous donnât cent Piéces, il nous souhaita un heureux Voyage. Nous allâmes aussi-tôt faire nos adieux. Le Cuisinier entr'autres, avec lequel nous étions parfaitement bien, fut un de ceux ausquels nous crûmes devoir acoler la botte. Cet homme parut interdit à l'ouverture que nous lui fîmes de notre résolution. Nous prîmes cela, l'un et l'autre comme un effet de son amitié, & de la crainte qu'il avoit de nous perdre pour long-tems; mais nous fûmes fort surpris, lorsqu'ouvrant enfin la bouche il nous dit, avec des marques de son grand étonnement: Vous vous en allez, Messieurs; pensez-vous bien à ce que vous faites? Sçavez-vous ce que l'on dit de vous, ou ne le sçavez-vous pas? A Dieu ne plaise, que je vous soupçonne de la moindre mauvaise action; vous ne m'en avez jamais donné l'occasion, & vous n'en avez aucun sujet que je sache; mais tout le monde ne vous connoît pas comme moi. Si vous m'en croyez, vous vous justifierez avant que de changer de Canton; autrement vous courez risque de passer véritablement pour des Incendiaires: ceux qui ont répandu ce bruit, triompheront en votre absence; & qui fait si ceux qui en doutent à l'heure qu'il est n'y ajoûteront pas alors foi. Comment Incendiaires, repris-je? Est-ce que l'on nous accuse de vouloir tout brûler avant que de nous en aller? Non, répondit-il; mais on prétend que La Forêt est celui qui a mis le feu à la Maison de la Reine Lidola. Nous vous sommes fort obligez, lui dis-je, de votre bon avertissement, & nous allons de ce pas nous informer de la cause d'une injure si mal fondée: je ne pense pas qu'il nous soit mal aisé de nous en purger. Aussi tôt que nous fûmes sortis: Je parie dis-je à mon Camarade, que quelqu'un vous a vû revenir au Logis à heure induë, la nuit de l'embrasement que nous avons eu ici, & que c'est de-là que quelque mal-intentionné aura tiré cette conclusion à votre desavantage. Allons chez le Roi, poursuivis-je, faisons-lui-en ouverture, nous verrons un peu ce qu'il en dira.
Aussi-tôt que ce Monarque nous vit: Qu'y a-t-il, nous dit-il, mes chers Amis, ne vous a-t-on pas compté les Deniers que je vous ai assignez, ou en avez-vous besoin de davantage? Que vous manque-t-il? dites-le moi hardiment, je vous en conjure. Nous n'avons besoin de rien, Sire, interrompis-je, que de la continuation de vos bonnes graces; mais ce que nous venons d'aprendre, nous désole; & nous resterons inconsolables à vos pieds jusques à ce que Votre Majesté nous ait fait donner satisfaction. On nous accuse d'avoir voulu réduire le Canton Royal en cendre: si nous sommes coupables, nous méritons d'être châtiez; sinon la calomnie est atroce, & nous espérons de votre clémence que celui qui l'a inventée en sera puni exemplairement. Bagatelles, dit le Roi, j'ai sçû cela il y a plusieurs jours, mais j'en ai fait si peu de cas, que je n'ai pas daigné vous en parler. Cependant pour vous contenter, je m'en vais en faire lever des Informations au plus vîte. En effet, ceux qui eurent cette Commission, s'en aquitérent avec tant de diligence, que de l'un à l'autre, on parvint dans une heure de tems à la connoissance de celui qui avoit le premier inventé ce mensonge, & qui étoit un des Ecuyers du Roi, homme de probité, sage & d'une modestie exemplaire.
Le Roi voulut bien à notre sollicitation le faire venir devant lui en notre présence, & lui ayant demandé ce qui l'avoit poussé à proférer des paroles si préjudiciables à notre honneur. J'avois, Sire, dit-il, été quelques jours un peu indisposé; le Médecin de la Cour, que je consultai, m'ordonna de prendre Médecine, ce brûvage m'avoit éprouvé, & il operoit encore trente-six heures après: étant donc obligé de me relever la nuit pour satisfaire aux nécessitez de la Nature, j'entendis un grand bruit dans le Canal, sur lequel ma Chambre regarde, à l'entrée du Canton voisin. La curiosité de savoir ce que c'étoit me fit mettre la tête à la fenêtre, & comme il ne faisoit pas fort obscur, j'avisai un homme, qui ayant gagné terre, remonta sur le bord, vis-à-vis du Pavillon de la Reine, secoua ses habits, & se mit à courir vers le Pont du Temple: là-dessus j'ouvre doucement ma porte, je me mets après à toutes jambes, & l'ayant observé de loin, jusques à côté du Sénat, je vis qu'il heurta de la main à une fenêtre, & que quelqu'un la lui ayant peu après ouverte, il entra par-là dans la Maison. Je sçavois que c'étoit l'Apartement de ces Messieurs, leur taille & un certain air qui leur est assez particulier, ne m'étoit pas inconnu: un peu après la Demeure de Lidola étoit en feu. Je demande, Sire, continua-t'il, si après tant de circonstances, mes conjectures étoient si mal fondées, & si de plus habiles que moi n'y auroient pas été trompez? Il y avoit-là de l'aparence, dit le Roi, Je l'avouë, cependant il en faut plus pour former une accusation: mais avant que de rien décider là-dessus, que dites-vous de cela, dit le Roi à La Forêt? Rien, Sire, répondit mon Camarade, tout ce qu'il a raconté est véritable, la conclusion seule qu'il en tire est fausse, ainsi je n'ai à lui reprocher que de n'avoir pas eu assez de charité. Mon Camarade, Sire, continua-t'il, est Astronome, c'est ce que vous n'ignorez pas, il m'a apris depuis quelque tems à connoître les principales Etoiles: le desir que j'ai de me perfectionner dans cette Science, me fait lever la nuit, pour voir si le Ciel est serain, & alors je vai faire un tour dans l'un des quatre Cantons, parce que les Bâtimens y étant plus bas que dans celui-ci, ils me dérobent moins la vûë des Astres. J'étois sorti ce soir-là pour les mêmes fins, de sorte qu'ayant jetté les yeux sur Sirius & Procion, & voulant en marchant en observer & la situation & la distance, je m'allai malheureusement précipiter dans le Canal sans y penser. Etourdi comme j'étois de cette chûte inopinée, je restai quelque tems à me reconnoître, & ne laissois pas de nager, sans savoir où je butois, enfin j'atrapai le Bord, où cet honnête homme m'a vû, & où je pris à grands pas, le chemin le plus direct de ma Chambre, dans laquelle j'entrai par la Fenêtre, tant pour ne point éveiller nos gens, que pour ne me point montrer dans un équipage, qui les auroit sans doute fait rire. Vous voyez, Sire, que nous convenons parfaitement bien dans nos dépositions, mais que la cause de mon immersion est bien autre que celle que Monsieur l'Ecuyer lui avoit attribuée; j'espére qu'après cela il sera suffisamment convaincu de mon innocence. Je suis fâché que ce malheur ait donné lieu à un si mauvais jugement contre moi. Mon sort, à proprement parler, en est la cause, c'est pourquoi je ne lui en veux point de mal. Je vous suis obligé, reprit l'Ecuyer, & je vous demande pardon de l'offense que je vous ai faite; j'en ai du regret assurément: je vois bien que j'ai été trop précipité dans cette rencontre: cela m'aprend à être plus retenu une autre fois. Etes-vous donc tous deux contens? dit le Roi. Oui, Sire, répondirent-ils. Hé bien, poursuivit-il, donnez-vous la main, & qu'il n'en soit plus jamais parlé. Là-dessus nous prîmes de nouveau, congé, & nous retirâmes contens comme des Rois, La Forêt de sa présence d'esprit, & moi des honnêtetez de notre Prince, & de ce que nous nous étions tirez d'affaires à si bon marché.
Le lendemain nous partîmes, sans prendre autre chose que chacun une Robe, & quelques bagatelles, dont nous crûmes avoir absolument besoin. Nous avions de l'argent, nous étions connus, & le monde est-là fort hospitalier: ainsi nous n'avions que faire d'aprehender de passer mal notre tems. Le Roi cependant se souvint qu'il ne nous avoit pas demandé de quelle Voiture nous avions dessein de nous servir: il envoya un Domestique après nous, pour nous conjurer de disposer de ce qu'il avoit de meilleur pour son usage, avec menaces que si nous ne le faisions pas, il ne seroit point content de nous. Nous étions à une demi-lieuë de-là, lors que ce Messager nous atteignît: il vouloit de toute force nous obliger à retourner sur nos pas, ou à lui dire comment nous voulions être menez, en Char, ou en Gondole, afin qu'il nous fit accommoder sur le champ; ajoûtant à chaque parole, que c'étoit la volonté de Sa Majesté. Nous le remerciâmes de ses honnêtetez, & le priâmes de raporter au Roi, que nous avions de la confusion de la maniére obligeante dont il en usoit avec nous, que nous profiterions volontiers des offres qu'il avoit la bonté de nous faire; mais que nous avions envie de nous promener, & de ne point passer de Village sans y rester assez de tems pour faire connoissance avec le Juge, ou le Prêtre. Cette réponse ne contentoit point notre homme, qui ne nous quitta qu'avec regret, de peur, peut-être, que le Roi ne crût qu'il s'étoit mal aquité de sa Commission.
On peut juger par cet échantillon, afin que je le dise en passant, si nous avions sujet de nous plaindre de notre sort, & si, excepté la fâcheuse affaire de mon Camarade, nous n'étions pas en effet heureux. Ce n'étoit pas seulement à la Cour, où l'on avoit des égards particuliers pour nous, nous ne passâmes nulle part dans notre route, que tout le monde ne s'empressat à nous faire civilité; on eût dit, qu'il y avoit un Ordre exprès de nous recevoir comme les premiers du Royaume.
Enfin, le dix-septiéme jour après notre départ, nous fûmes émerveillez de rencontrer deux Domestiques de notre Juge & de notre Prêtre, avec une Canouë chargée de Poiles, de Hoyaux, de Pics, de Haches, d'Arcs & d'Habits, avec les Vivres nécessaires pour faire le Voyage de la traite au Cuivre. Ils nous racontérent, comment ces Messieurs s'étoient mis dans la tête de nous prier de leur faire une autre Horloge, beaucoup plus grosse que la premiére, avec une Cloche à proportion, dont ils vouloient faire Présent au Satrape de leur Gouvernement, afin de le porter par-là plus aisément à leur accorder à chacun pour leurs Fils une de ses Filles, qui, suivant ce qu'ils en disoient, devoient être des Beautez achevées. Et comme il falloit beaucoup de Cuivre pour cela, ils les envoyoient aux Mines pour en troquer contre ce qu'ils leur avoient donné à y porter. Ils étoient fournis de très-bonnes provisions, & on leur avoit permis de rester autant de tems qu'ils voudroient à leur Voyage. Cette nouvelle n'augmenta pas peu le chagrin de mon Camarade, il me le témoigna sur le champ. Comment, dit-il, je me sauve d'un endroit pour éviter le travail continuel, où l'on me veut engager, & l'on m'en prépare d'autre dans celui ou je venois chercher du repos, j'aimerois mieux que le Diable eût emporté la Nation, que de donner un coup de Lime davantage pour eux. Encore, si on y amassoit quelque chose, que nous pûssions transporter chez nous, au cas que nous en trouvassions un jour la commodité, mais toute notre récompense se borne à un morceau de Métal, qui ne vaut que quinze sols la livre en Europe. Retournons-nous-en plûtôt, j'aime mieux hazarder cent vies, si je les avois, poursuivit-il, pour repasser par-là où nous sommes venus, & tâcher de retourner en notre Païs, que de rester ici davantage.
Vous n'y pensez pas, La Forêt, lui répondis-je, & vous n'examinez pas bien les obstacles que nous aurions à surmonter. Nous avions de grands avantages, lorsque nous sommes venus, que nous n'avons pas à cette heure. Nous étions trois, tous pourvûs d'Armes à feu, & la nécessité nous pressoit: c'est toute autre chose à l'heure qu'il est. Croyez-moi, mon Ami, demeurons-là où nous sommes, c'est à faire à nous occuper une partie du jour, nous en serons d'autant plus aimez, & aussi-bien on ne peut pas être toûjours sans rien faire. En quelque endroit que nous soyons, nous ne pouvons avoir que la vie & le vétement, nous l'avons ici au double. N'imitons point ceux de notre Nation, qui par leur humeur changeante ne sauroient rester-là où ils sont. Nous ne serons pas loin d'ici que nous ne nous repentions d'avoir fait la folie. Enfin, je m'étendis au long & au large, sur les difficultez qui s'opposoient à notre retour: mais tout cela fut inutile. Il me dit tout net qu'il s'en iroit seul, si je m'opiniâtrois à ne le point vouloir suivre. Hé bien donc, lui dis-je, puisque vous êtes inexorable, & que d'autre part j'ai résolu de ne vous point abandonner, il faut prendre l'occasion de ce Bâteau par les cheveux, & tenter de nous en servir, pour échaper par la Caverne affreuse, car c'est ainsi qu'ils apellent encore l'endroit par où leur premier Roi prétendoit, que la Terre l'avoit enfanté, comme je l'ai dit plus haut.
Pendant que nous formions ce dessein, nos deux Manans s'impatientoient de voir la fin de notre Dialogue. Je leur dis, que nous avions eu quelque différent sur ce que nous devions faire, retourner au Village, ou aller avec eux aux Mines de Cuivre, où nous n'avions point encore été, & que le résultat en étoit que nous leur tiendrions compagnie. Ils en témoignérent bien de la joye, & pour leur en donner davantage, nous résolûmes d'aller au premier Canton acheter quelques flâcons des meilleures Liqueurs qu'il y auroit; nous prîmes même encore quelques Vivres, mais nous les persuadâmes en même tems de tirer vers la Riviére, sous prétexte que ne l'ayant vûë qu'en un endroit, nous desirions d'en examiner les Rivages depuis le bas jusqu'au haut: les assurant au reste que nous leur aiderions alternativement à tirer & à ramer, & leur fournirions toutes les choses dont ils auroient besoin, si le courant de l'Eau, qui n'étoit pourtant pas-là fort rapide, parce que tout le Païs est presque de niveau, retardoit notre Voyage de quelques jours. Les pauvres Garçons consentirent à tout ce que nous leur proposâmes; il n'y avoit qu'une difficulté qui les embarrassoit un peu, c'est qu'étant l'un & l'autre, d'un Canton à quelques milles de-là, ils avoient fait état d'y passer pour embrasser leurs Parens. Je leur fis d'abord comprendre, que bien loin d'interrompre leur dessein, nous le leur faciliterions. Partez, leur dis-je, dès à présent, allez passer deux ou trois jours chez vous, cependant nous avancerons chemin à petites journées, & ensuite vous tirerez vers le Courant, où vous nous rateindrez bien-tôt. Ils furent charmez de ma complaisance, & moi ravi de n'être pas obligé de penser aux moyens de nous en défaire d'une autre maniére.
l'Auteur quite ce beau Païs. Les moyens dont il se servit pour en sortir: il retrouve au bord de la Mer, une partie de l'Equipage avec lequel il avoit échoué sur les Côtes de ce Continent, &c.
Aussi-tôt que ces bonnes gens nous eurent quittez, nous prîmes notre cours vers la Riviére, demeurant toûjours dans les divisions des Cantons, où il n'y avoit point de Maisons. Je ne sçai si ce fut deux jours que nous restâmes en chemin, mais il n'étoit pas loin de minuit, lorsque nous nous trouvâmes un soir au bout des Canaux. Nous n'avions pas songé, & personne ne nous en avoit instruit, qu'au bout de chaque Canal il y a une Ecluse, qui sert à y tenir l'eau de la hauteur qu'on la veut. Ce maudit passage nous allarma, nous fûmes près d'une heure occupez, avant que d'avoir découvert comment il en falloit ouvrir les portes. Ce fut d'autre part un bonheur pour nous, que les Eaux d'un & d'autre côté, ne se surpassoient pas de deux pouces en hauteur: si la différence avoit été grande, nous n'aurions jamais pû en sortir. Nous nous tirâmes enfin d'affaire, mais aussi nous étions las comme des Chiens: cependant il falloit passer outre. Le coup auroit été hazardeux à exécuter de jour, parce qu'il n'étoit permis à personne d'entrer dans cette Riviére, sans la permission des Juges, tant à cause de la Pêche, que pour observer les Loix, qui défendent aux Habitans de passer les bornes de leur Païs: au lieu que de nuit, il n'y avoit, sembloit-il, aucun danger d'être seulement vûs de qui que ce fût. Nous n'avions que la profondeur de trois Cantons à passer, c'est-à-dire, de quatre milles & demi. La Forêt, animé par un plus grand zéle que moi, se trouvoit aussi plus épuisé que je ne l'étois; je lui dis de prendre un peu de repos, puisqu'il suffisoit qu'il y en eût seulement un de nous deux au Gouvernail.
Je pris justement le milieu de l'eau, & le tems étant doux & tranquille, notre Bâteau décendoit sans qu'on y sentît aucun mouvement. Cette tranquillité, jointe aux fatigues que nous avions été obligez de faire, me jettérent dans un assoupissement si grand, que je ne restai guére à m'endormir, quelque effort que je fisse pour tenir les paupiéres ouvertes. Cependant, nous ne laissions pas d'avancer. De vous dire si nous fûmes assez heureux pour rester toûjours éloignez des bords, ou si nous allâmes quelquefois heurter contre le Rivage, c'est ce qui n'est pas en ma puissance; nous dormions de maniére à ne nous pas éveiller si facilement. Je n'ai jamais sçû non plus au juste, combien de tems ce sommeil nous dura; il est vraisemblable qu'il auroit assez duré pour nous remettre, mais le malheur voulut qu'il fut brusquement interrompu. Un épouventable coup que notre pauvre petit Bâteau alla donner contre une Roche, me força à quitter la place. Je tombai d'une si grande roideur sur un banc qui étoit devant moi, que je me mutilai tout le visage. Mon Camarade en fut quitte pour s'éveiller en sursaut, avec la peur de ne savoir où il étoit, & ce que ce grand fracas vouloit dire: il avoit même oublié qu'il étoit sur l'eau. O Dieu! qu'est ceci, s'écria-t-il tout d'un coup, où suis-je? Quoi que je me fusse fait beaucoup de mal, je ne me pûs pas empécher d'éclater de rire. Etes-vous-là, me dit-il? & où sommes-nous, je vous prie? Il fait ici plus obscur qu'en Enfer? Ne me le demandez pas, repliquai-je, je n'en sai rien de positif: une chose dont je suis persuadé, c'est que nous venons de heurter de notre Bâteau contre un endroît, qui m'a fait tomber de maniére à me casser la tête, & si je conjecture bien, nous devons être dans le creux, que nous avons à passer. J'étois si fort endormi, reprit-il, que je ne songeois plus que nous étions dans une Barque. Bon Dieu, qu'il fait noir ici, je croi que vous n'avez pas tort de penser que nous sommes sous terre. Empoignez un Aviron, repris-je, & tâtez un peux à quoi nous sommes demeurez accrochez: il faut nécessairement que nous soyons arrêtez en quelque part, car je ne sens point que nous bougions, & l'eau décend pourtant fort vîte, si je puis en croire ma main, assurément que le passage est ici fort étroit.
La Forêt étoit brave, mais ce gouffre épouventable l'étonnoit, il n'osoit presque se remuër de sa place, & il auroit déja voulu alors être resté-là où nous étions. Quand je vis qu'il n'y avoit rien à tirer de lui, je m'avançai doucement vers le devant, & soit des mains, ou de la Rame, que je tenois, je reconnus que nous étions justement venus nous fourer entre deux pointes de Rocher. Allons, allons, dis-je alors, il n'y a point de mal, nous sommes-là où je vous ai dit, je sens la voûte de la Montagne du bout de ma Rame. Là-dessus, il se leva, mais quelques efforts que nous fissions, je croi que nous restâmes autour de trois heures à nous tirer de ce maudit piége, ensuite de quoi nous donnâmes à droite.
Tout étoit par tout plein d'Ecueils, qui provenoient sans doute des éclats de la Montagne, qui se détachoient de fois à autre & qui rendoient ces passages comme impraticables. Nous ne faisions que heurter à tout moment, tantôt contre le fond, & un moment après contre les bords; de sorte qu'il auroit été avantageux pour nous que le Bâteau eût été moins vîte, mais nous ne pouvions pas l'arrêter. Cependant, le passage s'étrécissoit de plus en plus, à mesure que nous avancions, & il s'étrécissoit tellement, qu'il n'y avoit plus moyen de passer. Le sang me monta alors au visage, & dans la croyance où j'étois, que nous étions absolument perdus, je pensai d'assommer La Forêt, pour me venger du mal qu'il m'avoit procuré sans nécessité. Mais je me ressouvins fort à propos que je l'avois autrefois jetté dans de semblables embaras, & que ceux-ci n'étoient même que des suites de nos miséres précédentes.
Nous voici pris, mon Ami, lui dis-je, je ne sai pas comment nous nous tirerons d'ici: Si nous avions tantôt tiré à gauche, nous nous serions sans doute mis au large, & je ne vois pas si nous pourrons rebrousser chemin, il y a loin, & le courant est ici trop rapide. A ces mots, il sonde, & trouvant que ce passage n'avoit que trois ou quatre pieds de profondeur, il se deshabille sans rien dire, & se jette tout d'un coup à l'eau. O Ciel! m'écriai-je, que faites-vous? Il me semble vous entendre tomber dans la Riviére. N'ayez pas de peur, me répondit-il, la chûte est volontaire, je m'en vai un peu examiner la profondeur & la largeur de ce Détroit. Il ne fut pas à vingt pas de là, qu'il conjectura être au point où ces deux Branches se réünissoient. Il me vint annoncer cette agréable nouvelle, & y ajoûta, que nous étions indubitablement au plus étoit. Là-dessus, je passe le long des deux bords, & ayant remarqué qu'il n'y avoit que deux endroits pointus, où la Roche nous empêchoit de passer, je me mis après à grands coups de Pic & de Marteau, de sorte qu'en moins de deux heures j'avois emporté l'une de ces pointes. Cet exercice, avec tout ce que nous avions déja fait, m'avoit extrémement abattu, nous prîmes quelques alimens pour nous donner un peu de forces, & nous nous reposâmes jusques à ce que nous fussions en état de recommencer notre travail. La Forêt, pour m'imiter, voulut abattre le reste de ce qui s'opposoit à notre passage, mais soit que la pierre fût-là plus dure, ou qu'il n'agit pas avec autant de vigueur que j'avois fait, il remarqua qu'il n'avançoit que fort peu: il fallut que je lui aidasse, & que nous nous missions à la besogne alternativement.
Il y avoit long-tems que nous étions occupez à cela, & il y restoit peu de chose à faire, lors que nous entendîmes un bruit confus comme de voix, aprocher de nous: nous nous tînmes quelques momens coi, pour écouter avec plus d'attention; enfin, nous reconnûmes que c'étoient des gens qui venoient à nous. Assurément, dis-je à La Forêt, que notre fuite n'a pas été si secrette que l'on ne l'ait remarquée: peut-être le jour étoit-il bien avancé avant que nous soyons entrez dans cette Emboucheure, ou que quelqu'un nous fait épiez dans les Canaux; quoi qu'il en soit, il y a beaucoup d'apparence qu'on en a donné à midi connoissance à la Cour, & que le Roi a commandé qu'on envoyât du monde pour nous prendre. Entendez-vous bien comme ils avancent, continuai-je, les voilà à tantôt à nos trousses: que faire présentement? Ma foi, dit La Forêt, pour ce qui est de moi, je suis d'avis que nous nous battions jusqu'au dernier soûpir de la vie: nous avons ici des Instrumens, qui nous viendront bien à point pour cela, car aussi-bien si nous nous laissons amener, j'apréhende qu'on ne nous jouë quelque mauvais tour, & que nous n'allions aux Mines. Nullement, répondis-je, il n'y a point de danger: le Roi est trop debonnaire pour en agir avec nous de cette maniére, nos Ouvrages lui font trop de plaisir, pour s'en vouloir priver en nous bannissant; outre que nous pouvons dire avec beaucoup de vraisemblance, que nous étant mis sur la Riviére, à dessein d'examiner la diversité de ses Rivages, le malheur a voulu que la nuit, les attaches de notre Bâteau se soient défaites, sans que nous nous en soyons aperçûs, & qu'ainsi nous avons été emportez par le courant, jusques dans l'endroit où ces gens nous ont trouvez. On se rira de ce petit malheur, & on sera ravi d'être venu si à propos à notre secours.
Comme mon Camarade ouvrait la bouche pour me répondre, nous avisâmes de la lumiére: ils n'étoient pas sans doute à plus de trente pas de nous, & dans le même Bras où nous nous étions engagez, mais qui faisoit comme un coude en cet endroit-là, ce qui fut cause que nonobstant les Chandelles qu'ils avoient, ils ne nous découvrirent pas. Etant venus-là, leur Bâteau, qui étoit apparemment plus large que le nôtre, se trouva tout d'un coup embarrassé: ils témoignérent d'en être en peine. Que ferons-nous présentement, dit l'un d'eux? Ce que nous ferons, répondit un autre, nous nous tirerons d'ici du mieux que nous pourrons, & irons tâcher de passer à gauche, comme nous aurions fait, si vous vous en étiez raporté à moi. Nous ferons tout ce qu'il vous plaira, reprit le premier, mais pour moi, je m'imagine que tout ce que nous faisons & rien est la même chose: il y a peut-être douze ou quinze heures que ceux que nous cherchons ont passé par ici, il faut qu'ils soient présentement bien loin, ou qu'ils soient péris en quelqu'endroit, comme nous avons manqué de faire plusieurs fois: si vous étiez tous de mon sentiment, nous nous en retournerions, & dirions, comme il est vrai, que nous avons trouvé des obstacles, qui nous ont empêché de passer outre. Le Roi qui voudroit bien ravoir ces gens-là, ne prétend pourtant pas de leur faire violence: vous savez que l'on nous a chargez de les prier honnêtement de revenir, & de les laisser aller en paix, au cas qu'ils n'en voulussent rien faire. Nous pourrions dire encore, si vous voulez, que nous les avons atteints, mais que malgré toutes nos instances, il n'a pas été en notre puissance de les faire revenir, à cause qu'ils ne se plaisent point parmi nous, que leurs Maximes différent trop des nôtres, & qu'ils veulent voir s'il n'y aura pas moyen de repasser dans leur Païs, ou ils peuvent exercer leur Culte en toute liberté: au lieu qu'ici ils n'osent pas même le défendre, comme ils l'ont témoigné en diverses occasions. Allons, allons, dirent-ils tous là-dessus, nous conviendrons en chemin de ce que nous aurons à dire.
Nous fûmes du tems sans oser bouger, quoi-que nous ne les entendions plus, parce que nous apréhendions qu'ils ne changeassent de résolution; & qu'entendant nos coups de Marteau, ils ne revinssent à la charge. De la tranquillité où nous étions, nous passâmes aisément à l'assoupissement, & enfin nous nous endormimes. A notre réveil, nous recommençâmes à tarabuster avec d'autant plus d'empressement que nous n'avions nullement chaud, & que nous étions aussi frais & gaillards que si nous avions reposé dans un bon lit. Ainsi nous achevâmes de briser les angles qui nous arrêtoient, & nous ouvrîmes le passage à force de bras. Nous trouvâmes ensuite les choses, comme mon Camarade les avoit cruës, car nous nous sentîmes tôt après au large: mais dans un endroit où mille Echos répondoient, & se renvoyoient mille autres fois les paroles que nous proférions, avec une force inexprimable. Ce prodige, qui nous auroit sans doute charmez dans une autre occasion, nous épouventoit alors; on eut dit de bonne foi, que c'étoient autant de Démons, qui fendoient l'air de leurs voix monstrueuses: la frayeur que nous en prîmes nous retint long-tems sans parler.
Nous allions alors fort lentement; & dans cet intervalle, nous commençâmes à entendre un autre bruit confus, qui ne ressembloit pas mal aux roulemens d'un Tonnerre un peu éloigné. Notre peur, qui étoit déja très-grande, ne laissa pas d'augmenter encore: il ne faut rien pour troubler entiérement un homme qui croit être dans le danger: chacun se donnoît la gêne pour deviner ce que c'étoit. Nous n'en étions pas fort éloignez, lors que nous jugeâmes qu'il falloit nécessairement qu'il y eût-là quelque endroit où il avoit beaucoup de pente, & où l'eau tombant comme un torrent, causoit ce tintamare que nous entendions. Ce fut-là où notre perte nous parut inévitable. Je ne songeois point alors à ce que l'on nous avoit conté du Portugais, qui y avoit passé autrefois: si j'avois fait réfléxion à cela, je ne me serois pas mis si fort en peine. Comme nous avions des cordes, je crus qu'il étoit tems de s'en servir: nous prîmes au plus vîte dix ou douze Pailes & Hoyaux, que nous liâmes en un faisseau le plus étroitement que nous pûmes, & jettâmes cet Ancre à l'eau. Le reméde fut efficace, le fond étant raboteux, notre Machine s'acrocha en un bon endroit, de maniére que nous n'avancions plus qu'à proportion de la corde que nous lâchions. Au bout environ de vingt-cinq brasses, mon Camarade, qui étoit le plus souvent devant pour sonder de sa Rame, & sentir des deux côtez s'il ne se présentoit point d'obstacles à notre passage, me cria tout d'un coup que je tinsse ferme, qu'il tomboit de l'eau d'enhaut, & qu'il étoit déja tout mouillé. Là-dessus je l'apelle, & après être convenus que cette eau que nous avions entenduë, & qui étoit sans doute la même qu'il venoit de sentir, ne pouvait venir d'ailleurs que du haut de la Montagne, d'où elle se précipitoit par quelque crévasse dans la Riviére où nous étions, nous résolûmes d'aller reprendre notre Ancre. A peine étions-nous à moitié-chemin que notre Cable rompit, quoi que nous ne fissions pourtant pas de grands efforts pour remonter: il falut se consoler de cette perte, il n'y avoit pas moyen de la réparer, & elle n'étoit pas considérable dans cette conjoncture. Je songeai seulement à me ranger de côté, afin d'éviter la chûte impétueuse du torrent que nous craignions. La Forêt, à force de ramer, aida à mon Gouvernail à nous porter contre la Roche: ainsi nous passâmes le plus heureusement du monde, sans être aucunement mouillez, mais pas pourtant sans quelque danger d'être engloutis par les roulemens & bouillonnemens épouventables, que cette grande quantité d'eau causoit en se précipitant de si haut: & il est vrai-semblable que nous aurions été abîmez si nous eussions passé de l'autre côté.
Le reste du chemin que nous avions encore à faire, ne fut pas à beaucoup près si dangereux que le précédent: Dieu nous fit la grace d'en voir l'issuë. Aussi le remerciâmes-nous de bon cœur, lors que nos yeux commencérent à recouvrer la lumiére: nous en eûmes une joye que les termes les plus forts de notre Langue ne sauroient assez bien exprimer. Nous ne pûmes pourtant pas immédiatement après mettre pié à terre, les bords au commencement de cette lugubre Embouchure, sont trop escarpez pour cela, nous fûmes obligez de décendre encore au moins trois milles, après-quoi nous abordâmes à gauche, dans un endroit herbeux, que la Nature sembloit avoir fait exprès pour nous réjoüir, après être échapez de tant de visibles dangers.
Les provisions que nous avions commencérent à nous venir merveilleusement bien à point; nous fîmes assurément un bon repas, & n'épargnâmes point notre Cidre. Il devoit être au moins alors deux heures après-midi, à ce que nous en pouvions juger par la hauteur du Soleil: d'où il paroît que nous devions avoir resté autour de trente heures sous cette Voûte ténébreuse. De là nous poursuivîmes notre route du mieux que nous pûmes.
Ce Fleuve a de prodigieux détours; il est rempli de Rochers à fleur d'eau, & de toutes sortes de hauteurs, d'Isles, qui forment en des endroits jusqu'à dix ou douze passages étroits & difficiles. On y trouve même des chutes extrêmement dangereuses; cependant comme nous les passâmes sans malheur, & sans qu'il nous y arrivât rien de si extraordinaire qu'on ne se puisse aisément représenter dans une Navigation de cette nature, je ne m'amuserai point à en décrire les circonstances, de peur de fatiguer le Lecteur.
Je dirai seulement qu'environ à trente-cinq lieuës de la Mer, cette Riviére se divise en deux Branches, dont nous choisîmes la plus petite, parce que nous voulions rester à gauche, & qu'il nous sembloit que l'autre s'écartoit trop de notre route. Ce fut justement dans cette division qu'un gros Saumon s'étant élevé hors de l'eau, jusqu'à la hauteur de sept ou huit pieds, retomba dans notre Bâteau, où nous le reçûmes avec bien de la joye, dans l'espérance de nous en régaler, comme nous fîmes effectivement pendant plusieurs jours. Quelque diligence que nous fissions, nous mîmes pourtant un mois à notre Voyage.
La joye que nous ressentions de tirer vers notre Patrie, sans savoir pourtant si jamais nous y rentrerions, nous rendoit infatigables; à peine prenions-nous du repos: on eut dit, qu'un Vaisseau nous attendoit pour nous porter en Europe. Mais helas! lors que nous arrivâmes à l'embouchure de la Riviére, nous nous vîmes tout à coup au bout de nos espérances. Un trajet épouventable se présentoit-là à nos yeux, dont le passage nous sembloit interdit pour jamais. Tant qu'on est sur la Terre, on cherche, on invente des moyens pour surmonter les obstacles qui se présentent; il n'en est guére de si fâcheux dont on ne vienne à bout avec un peu de patience & de travail: mais l'Océan impitoyable, ôte même à ceux qu'il arrête sur ses bords, l'envie de rien tenter pour le franchir.
Il y avoit cinq ans passez que nous avions quité ces Côtes pour aller chercher fortune. Nous avions, à la vérité, bien essuyé des dangers & des fatigues extraordinaires, mais nous nous étions aussi-bien divertis; & je ne voudrois pas encore à l'heure qu'il est, n'avoir pas vû un si beau Royaume; au contraire, je me suis répenti mille fois de l'avoir quitté. Mon Camarade, qui en étoit cause, ne savoit ici que dire, le pauvre Diable étoit tout déconcerté, il fallut pourtant se résoudre à quelque chose.
La Saison étoit encore belle, & nous étions par bonheur fournis de quantité de bonnes choses; il n'y avoit que des clous, que nous n'avions pas en fort grande quantité. Je fus d'avis que la premiére chose que nous devions faire, étoit de nous loger le mieux que nous pourrions: les Haches & les Hoyaux, que nous avions, nous servirent fort bien à cela. Nous bâtîmes donc, sous une espéce de Tillet d'une merveilleuse grandeur, qui étoit à cinquante pas de la Riviére, & par conséquent de notre Chaloupe, une belle grande Barraque triangulaire, où nous retirâmes notre Bagage. Les Arcs que nous avions aportez, nous furent aussi d'un grand usage pour la Chasse, sans cela nous courions risque de mourir de faim. Les Oiseaux n'étoient plus si privez que nous les avions trouvez auparavant, il falloit être bien adroit pour les surprendre.
Ce qui nous donna un peu de peine, fut de faire du feu pour la premiére fois, parce que nous avions perdu notre Fusil, & que le feu que nous avions conservé s'étoit éteint le jour avant notre arrivée. L'endroit où nous étions n'étoit rempli que de Sable & de Coquilles, nous fûmes plusieurs jours à chercher bien avant dans les Terres avant que nous trouvassions des cailloux propres à nous tirer d'affaire. Lors que nous en eûmes une fois, il ne nous fut plus difficile de nous accommoder; nous avions du linge, que nous fîmes bien sécher aux rayons du Soleil, & nous ne manquions point de féraille: ayant du bois à discrétion, nous n'eûmes garde de laisser éteindre le premier feu que nous fîmes; de sorte qu'il n'y avoit plus de danger de nous en voir de long-tems destituez, car il y avoit toûjours des Arbres entiers qui brûloient.
Nous restâmes autour de huit mois dans ce Canton, où nous vivions de notre Chasse: quelquefois, pour tuër le tems, qui nous sembloit d'une longueur mortifiante, nous nous mettions dans notre Bâteau, & nous nous en servions à faire quelque petite course, ou sur la Riviére, ou en Mer, suivant que le tems & la Marée le permettoient: ou bien nous grimpions sur les côteaux les plus élevez pour voir de loin si nous ne découvririons point quelque malheureux Vaisseau, qui nous pût tirer de notre fâcheuse Solitude.
Lassez enfin de rester toûjours en un même endroit, nous résolumes d'aller faire une Promenade de quelques lieuës du côté de l'Oüest, dans le dessein de voir, non-seulement si nous ne pourrions pas reconnoître le lieu où notre Navire avoit échoué, car nous n'en devions pas être fort éloignez, mais aussi si nous ne découvririons rien de nouveau. Nous prîmes des Vivres pour quelques jours, & nous étant levez de grand matin, nous avançâmes vers la Grève, afin que bordant toûjours la Mer, nous ne nous écartassions pas. Nous marchâmes avec assez de force, & je me trompe si le lendemain vers le soir nous n'avions fait plus de quinze lieuës. La Rive étoit par tout uniforme, il n'y avoit aucune diversité d'objets capables de réjoüir les yeux. Nous montâmes sur les Dunes, qui étoient-là d'une hauteur fort considérable, & nous vîmes que c'étoit toûjours la même chose, aussi loin que la vûë pouvoit porter. Un petit vent frais qui venoit du Nord-Est, nous obligea de camper la nuit à l'abri d'une Coline, où le Sable avoit conservé beaucoup de la chaleur qu'il avoit prise du Soleil pendant le jour. L'Aurore ne parut pas plûtôt que nous entrâmes dans les Terres; il y avoit-là plus de diversité, mais en récompense les chemins en étoient bien plus mauvais. Si nous avions voulu nous charger de Gibier, il ne tenoit qu'à nous d'en tirer à tout bout de champ, parce que nous nous étions fournis chacun d'un bon Arc, & qu'il y avoit-là de toutes sortes d'Animaux en abondance.
Enfin, je crois que le cinquiéme jour après notre départ, il pouvoit être entre deux & trois heures après midi, lors que nous arrivâmes à notre Riviére. Comme nous nous étions un peu écartez de la Mer, nous nous en trouvâmes de même au moins à une lieuë & demie de distance, ce que nous reconnumes d'abord à divers indices qui nous étoient assez familiers. Nous en eûmes de la joye, car nous avions apréhendé de nous écarter trop. Ce peu de chemin que nous avions à faire, ne laissa pas de nous paroître extrêmement long, nous le comptions comme un détour que nous aurions pû éviter, quoi qu'en effet il eut été volontaire, & nous fûmes ravis lors que nous aperçûmes notre Barraque de loin, parce que nous nous flations de nous y bien reposer à notre aise.
Mais nous fûmes bien-tôt après saisis d'un frisson qui faillit à nous glacer le sang, quand nous reconnumes que notre Chaloupe étoit partie. Nous crûmes d'abord que nous ne l'avions pas bien attachée, ou que l'agitation de l'eau avoit rompu la corde qui la tenoit. La curiosité de savoir ce qu'elle étoit devenuë, nous fit aussi-tôt lever le pas; nous maudissions le jour que nous avions entrepris le fatal Voyage, qui nous privoit des commoditez que nous recevions de cette petite Machine; nous commençions même à nous accuser réciproquement d'en avoir fait le premier la proposition, lors que La Forêt qui marchoit à ma gauche, ayant casuellement tourné la tête vers notre Hute, que nous avions passée de quelques pas, s'écria tout d'un coup en tressaillissant de peur: ô Seigneur, qu'est ceci! quel Monstre effroyable s'est caché-là dans notre Barraque! Je me retourne à l'instant, & je vois avec le plus grand étonnement du monde, un gros Animal couché sur le côté, dont nous ne pouvions découvrir que le dos, & que nous jugeâmes au poil devoir infailliblement être un Ours.
Il ne faut pas mentir, la vûë d'un Animal aussi féroce, que celui-là nous le paroissoit, nous donna de la frayeur. De simples Arcs comme nous avions, n'étoient pas des armes suffisantes pour entreprendre de l'attaquer, nous fûmes pourtant vingt fois d'avis d'en aprocher tout doucement, le plus qu'il nous seroit possible, de lui décocher chacun une Fléche en même tems, & de rebander incontinent notre Arc, afin d'être en état de l'arrêter d'un autre, au cas qu'il lui restât assez de force pour venir à nous: mais la crainte que nous avions de le manquer, & d'en être déchirez dans la suite, nous fit sans bruit continuer notre route, persuadez que s'il venoit à se réveiller, il se retireroit plûtôt du côté des Bois, que vers le Rivage de la Mer.
On eut dit à nous voir marcher, que nous ne nous étions servis de nos jambes de huit jours, tant nous avions oublié les fatigues que nous avions faites; la peur nous emportoit aussi vîte que le vent, & cela sans regarder, ni à droite, ni à gauche; de sorte que côtoyant toûjours la Riviére, nous nous trouvâmes à trois pas de notre Barque, sans que nous l'eussions vûë auparavant, & que nous y songeassions davantage. Cette vûë inopinée nous rendit la vie dans le moment, nous nous en aprochâmes mais l'ayant trouvée attachée, & même d'une autre maniére que nous n'avions accoûtumé, nous crûmes avoir trouvé un autre sujet de surprise. Notre Bâteau étoit sale, les Rames & les bâtons n'étoient point dans l'ordre où nous les mettions. Outre cela, nous remarquâmes une espéce de Fascine, longue de trois brasses au moins, en forme d'Arc, avec des cordes attachées aux deux bouts, qui étoient un peu plus bas au bord de l'eau, & dont on s'étoit servi pour pêcher: ce qui se confirmoit par plusieurs petits Poissons morts, dont cette Machine étoit environnée, & que ceux qui s'en étoient servis avoient négligé de jetter à l'eau.
Ces divers effets de l'industrie des hommes, nous firent conclure que nous n'étions pas-là seuls; il ne s'agissoit que de savoir quelles gens ce pouvoient être: il étoit impossible que nous pûssions nous les représenter sociable & civilisez, les aparences étoient vrai-semblables que ce devoient être des Antropofages. Cependant nous enragions de faim, nous n'avions rien conservé des Vivres que nous avions pris, & les deux ou trois Poules que nous aportions étoient cruës, il falloit les cuire si nous voulions les manger. Il y avoit encore du feu près de notre Cabane, nous en voyions la fumée aisément, mais l'Ours nous en défendoit l'aproche. Le jour étoit sur son déclin, il falloit se déterminer à quelque chose, si nous voulions coucher chez nous. Nous résolumes de passer au plus vîte la Riviére dans notre Esquif, puis nous étant rendus vis-à-vis de notre Barraque, faire des huées & des cris épouventables, afin d'épouventer par-là la Bête, & lui donner occasion de s'enfuïr.
Nous fîmes en effet tout ce que nous avions projetté, mais au lieu de faire fuïr un Ours, nous fûmes fort surpris de voir accourir deux hommes habillez de peaux jusques au genou. Quoi que le Fleuve qui étoit assez profond, nous séparât, nous ne laissâmes pas d'avoir peur, & de nous tenir sur nos gardes: ils aprochérent, & nous voyant en Robe l'un & l'autre, l'un d'eux se mit à crier qui nous étions. O Ciel, dis-je alors, c'est Normand, je le reconnois à son langage. Nous sommes vos Amis, répondis-je, & peut-être plus que vous ne pensez. Repassez donc au nom de Dieu, nous dirent-ils, & que notre habillement ne vous fasse point de peur. Nous sommes de pauvres malheureux, abandonnez de Dieu & des hommes, mais Chrétiens & civilisez. Il n'en fallut pas davantage pour nous obliger à les aller joindre. Les larmes me tombent des yeux toutes les fois que je m'en ressouviens: leur grand changement ne nous empêcha pas de les reconnoître: nous nous embrassâmes réciproquement avec des marques d'une tendresse inexprimable, & pleurâmes de joye comme des Enfans. Nous allâmes ensemble à notre Tente, où ils nous présentérent quelques petits Poissons rôtis: mais nous avions le cœur si serré que nous ne pouvions manger de rien. On eut dit à nous voir, que nous étions des Statuës de pierre, nos yeux seuls étoient restez mobiles, tout ce que nous faisions étoit de nous regarder d'une maniére qui faisoit assez remarquer notre étonnement.
Enfin, nous étant un peu reconnus, ils nous engagérent à prendre des alimens, & après avoir fait mille reproches de ce que nous les avions abandonnez, sans les en avertir, & nous avoir protesté que pas un d'eux n'avoit douté que nous avions été déchirez des Bêtes féroces, ils nous demandérent où nous avions donc pû rester si long-tems, & ce que Du Puis étoit devenu. Il falut pour les contenter, leur faire en gros le recit de notre Voyage. Ils souhaitérent mille fois d'avoir été en notre place: à les entendre nous avions bien tort d'être sortis d'un si bon endroit. Ne parlons plus de cela, leur dis-je, vous n'en savez pas encore la dixiéme partie de ce que je vous en dirai dans la suite: La Forêt est cause de ce que vous nous voyez ici, je n'aurois point pensé seul à y revenir de ma vie. Demain vous nous direz comment vous êtes venus ici à notre Barraque, & de quelle maniére vous avez subsisté si long-tems dans ce lieu, éloignez de tout commerce; présentement, il faut que je prenne du repos, je ne puis en vérité plus me tenir. En effet, je dormis comme un Loir; & il y avoit quatre heures que nos Sauvages étoient levez avant que nous nous éveillassions La Forêt & moi.
A peine nous fûmes-nous saluez du bon jour, que nous rentrâmes en matiére: Normand en vouloit plus savoir que je ne lui en avois raconté, & nous languissions d'aprendre leurs Avantures. Il faisoit assez chaud alors, car outre que nous étions au milieu de l'Automne, ou si vous voulez, au mois de Mai, le Ciel étoit serain depuis bien des jours, & le tems doux & agréable, ainsi nous allâmes nous assoir à l'ombre de notre Barraque. Il y a quatre jours, dit aussi-tôt Normand, qu'ayant envie de me baigner, je demandai à mes Camarades, si quelqu'un d'eux vouloit aller avec moi à la Riviére; Alexandre fut le seul qui résolut de m'accompagner. Quoi que nous eussions pris chacun un Arc, notre dessein n'étoit pourtant pas de nous amuser à chasser: cependant une Poule à peindre, d'une beauté & d'une grosseur extraordinaire, s'étant levée devant nous, environ à moitié chemin, nous donna l'envie de la tuër: nous nous écartâmes de notre route pour la suivre. On eut dit, que cet Oiseau de bon augure nous vouloit amener ici, car d'abord qu'il étoit à peu près à portée, il prenoit de nouveau les devans en droite ligne, sans jamais s'écarter, ni à droite, ni à gauche. Cela dura jusques à ce que nous vinssions donner, pour ainsi dire, de la tête dans votre Barraque, & que nous découvrissions le petit Bâteau. Alors la Poule disparut, & nous ne pensâmes plus à ce qu'elle étoit devenuë. Des objets si rares, dans une Contrée comme celle-ci, nous donnérent de l'étonnement. Il nous vint d'abord dans l'esprit que quelque malheureux Vaisseau devoit avoir fait naufrage par-là autour, & que peu de gens s'en étoient sauvez, ainsi nous ne fîmes aucune difficulté de nous présenter à l'entrée de cette Hute, & voyant que nonobstant le Bruit que nous faisions en parlant, personne ne paroissoit, nous entrâmes tous deux dedans & trouvâmes quantité de choses qui nous confirmérent dans notre pensée. Mon Camarade vouloit néanmoins que nous nous en retournassions, & vinssions plus forts le lendemain: mais je l'obligeai à rester, par un principe de curiosité que j'avois de connoître le Propriétaire d'une Demeure si artistement faite. Pour passer le tems, nous fîmes une grande Fascine, en forme de demi-cercle, & dont, à l'aide de votre Bâteau, nous nous servîmes avec succès, à amener du Poisson à bord, aux endroits où il y avoit beaucoup de Talut, & où la Riviére avoit anticipé sur les Terres. Le troisiéme jour vous êtes arrivez, & nous avez, Dieu merci, trouvez, dans un tems où nous ne pensions guére les uns aux autres.
Contenant ce qui étoit arrivé au reste de l'Equipage pendant l'absence de l'Auteur; & la suite de leurs aventures jusques à leur départ de ce Païs.
Vous savez, au reste, continua-t-il, que quand vous vous en allâtes, nous étions occupez à construire une Barque pour notre transport. Dans les commencemens chacun travailloit à ce Vaisseau avec beaucoup d'empressement, mais à mesure que nous voyions avancer l'Ouvrage, le zéle de nos gens se ralentissoit. La petitesse de ce Bâtiment faisoit peur à la plus grande partie; outre cela, on s'accoûtumoit insensiblement sur ces Côtés Australes, où il se passoit peu de jours qu'on ne découvrît quelque chose de nouveau & d'utile pour le soûtien de la vie. Cinq mois s'écoulérent avant que le petit Bâtiment fut agréé. Comment agréé, interrompis-je, & où prîtes-vous de quoi je vous prie? Le Capitaine, reprit-il, avoit conservé fort précieusement la plûpart de ses Provisions: il avoit encore du Lard enfumé, du Beure, de l'Huile, du Sel, du Biscuit, de la Chandelle: le reste consistoit en tout ce que nous pûmes rassembler ici de propre à substanter le Corps humain. Quand tout fut prêt, il fit assembler l'Equipage, & ordonna à tous ceux qui voudroient passer avec lui de se tenir prêts. Je ne veux, nous dit-il, forcer personne, pour moi, je m'en vai hazarder de passer: le Voyage est dangereux, mais il faut espérer que celui qui nous a gardez jusqu'à Présent, aura soin de nous à l'avenir. Plusieurs se déterminérent sur le champ, d'autres ne savoient à quoi se résoudre: enfin, nous résolûmes au nombre de seize que nous étions, de rester ensemble en ce Païs, après pourtant que les autres nous eurent promis avec Serment, d'employer leur crédit & leurs priéres, pour porter le Roi de Portugal à avoir pitié de nous, & à donner ordre au premier Vaisseau qui iroit, ou aux grandes, ou aux petites Indes, de nous venir tirer d'ici. Nous ne nous quittâmes qu'avec beaucoup de regret, & après avoir bien versé des larmes. Ils levérent l'Ancre un matin à la pointe du jour, avec un médiocre Vent de Zud-quart-au-Zud-Ouest, qui les emporta avec tant de véhémence, à quoi le Reflux contribuait aussi beaucoup, qu'en moins de deux heures, nous les avions entiérement perdus de vûë. Ce départ favorable nous faisoit envier leur bonheur, nous aurions souhaité d'être avec eux, puisque nous ne pouvions pas douter, si cela continuoit, qu'ils n'arrivassent en peu de tems au Cap de Bonne Espérance. Le Vent resta ainsi plus de deux jours, au troisiéme sur le midi il tourna, nous eûmes le cinq & sixiéme fort mauvais tems: ainsi nous ne saurions dire ce que les bonnes gens sont devenus.
N'étant plus attachez au rivage de la Mer, nous allâmes nous établir dans un Valon, situé à quatre petites lieuës d'ici. Cet endroit, qui est arrosé d'un petit Ruisseau poissonneux, est assurément fort agréable: il y croit une grande quantité de Racines, grosses comme des Béteraves, qui sont excellentes lorsqu'elles sont bien cuites. Du coté du Zud-Zud-Est, il y a un Bois d'une considérable étenduë, où nous avons en abondance des Pommes, des Poires, des Noix, & autres Fruits fort agréables. L'autre côté nous fournit des Pois & des Féves autant que nous en avons besoin. Notre Capitaine nous avoit laissé tous les Instrumens dont il pouvoit se passer, nous avions des Armes à feu, du Plomb, de la Poudre, des Cordes, des Haches, des Pailes, Marteaux, Scies, Cloux, Fil, Aiguilles, Alumettes, Pots, Marmites, Chauderons & autres Ustenciles. Nous nous chargeâmes de tout ce Bagage, & allâmes en cet endroit-là construire deux Barraques fort logeables, qui ont assez l'air de Maisons de Païsans, & que nous avons si bien couvertes de Joncs, que nous n'y craignions ni vent, ni pluye.
Il y avoit autour d'un an que nous demeurions-là, que nous ne nous étions presque pas écartez, sur tout nous n'avions rien vû à droite, ou du côté de l'Ouest, qui ne nous présentoit que des hauteurs assez stériles: Personne ne s'étoit encore avisé d'y monter jusqu'au sommet. Trois de nos Camarades résolurent un jour d'y aller à la Chasse, & de voir en même tems s'ils ne découvriroient rien de nouveau. Il leur fallut autour de trois heures pour passer la Montagne, de-là ils entrérent dans un Bois fort épais, où ils firent deux lieuës de chemin, sans avoir aucune aparence d'en sortir. Dans l'incertitude où ils étoient s'ils devoient s'en retourner ou passer outre, l'un d'eux dit, qu'il entendoit quelques voix confuses, qui avoient assez de ressemblance à celle d'un Homme. Cela surprit un peu les autres, ils avançoient pourtant de ce côté-là, & ayant mis l'oreille en terre, ils reconnurent que ce qu'il avoit dit étoit véritable: Deux furent d'avis qu'il falloit aller voir de près ce que c'étoit, l'autre au contraire s'y opposa fort & ferme, il soûtenoit que ce ne pouvoient être que des Sauvages, qui ne leur donneroient aucun quartier s'ils tomboient entre leurs mains. En même tems qu'il prononçoit ces paroles, ils découvrirent à cent pas d'eux, & au travers de quelques broussailles, un grand coquin, couvert d'une peau de bête, qui les ayant sans doute aperçûs, couroit aparemment avertir ses Compagnons qu'il y avoit capture à faire; du moins c'est la pensée qu'ils en avoient: ainsi ne croyant pas à propos de les attendre, ils rebrousserent chemin, & enfilérent la venelle à toutes jambes. L'expérience leur avoit apris qu'il faut observer le Soleil ou les Etoiles, lors que l'on s'engage dans une Forêt, où l'on n'est pas bien connu, ils y avoient si bien pris garde, qu'ils en sortirent presque par le même endroit où ils y étoient entrez. Lorsqu'ils vinrent sur les hauteurs, ils reprirent un moment haleine; il n'y avoit plus-là tant de danger qu'on les coupât, que dans le Bois, où, peut-être par un principe de terreur panique, ils s'imaginérent avoir entendu plusieurs fois du bruit, comme de gens qui les poursuivoient.
Nous connûmes bien à leur arrivée qu'ils avoient eu l'épouvente; ils étoient défaits & moüillez de sueur comme s'ils étoient sortis de l'eau, mais nous ne pensions nullement à ce qu'ils nous dirent. Nous fûmes extrémement alarmez d'un recit si peu attendu, nous ne savions de bonne foi si nous devions tout abandonner ou non, & aller camper de l'autre côté de la Riviére. Les plus résolus encouragerent les autres, on se reposa sur les armes à feu que nous avions. Pour moi, je fus d'avis que nous devions nous fortifier: trois ou quatre Campagnes que j'avois faites autrefois, m'avoient apris comment il faut ce précautionner contre l'Ennemi; on s'en raporta à ce que je trouverois à propos de faire. Ce soir-là on se contenta de poser des Sentinelles de peur de surprise.
Le lendemain je marquai dés la pointe du jour, un Quarré, dont les faces avoient trente-cinq pas Géométriques de longueur, qui environnoit nos deux maisons: nous nous mîmes ensuite à remuer la terre d'importance, & commençâmes par un simple Parapet de quatre pieds de hauteur, pour nous mettre à couvert des coups des Attaquans, au cas qu'ils s'avisassent de nous venir chercher-là. Nous rehaussâmes & élargîmes après nos Ouvrages, tellement que le Rempart avoit vingt pieds de base, & six de hauteur, avec un Parapet de cinq pieds au dessus. La terre que nous avions employée à cela, nous avoit donné un Fossé suffisamment large & profond. Je laissai à la face opposée à celle de la Montagne, une Echancrure de six pieds seulement, que je couvris encore d'une petite Lunette, & où il y avoit une sortie pourvûë d'une Traverse. Tout cela fut achevé en sept semaines: Cependant nous n'entendions parler de rien, nous ne pouvions pas nous empêcher de railler quelquefois ceux qui nous l'avoient donné si chaude.
Personne au commencement n'osoit s'éloigner pour aller aux Provisions; alors on n'en faisoit plus de difficulté, mais cela ne dura pas long-tems. Deux des nôtres étant allez au Soleil levant à la picorée, eurent le malheur de ne plus revenir: peut-être furent-ils assez imprudens pour s'exposer plus que les autres n'avoient fait, du moins ils en avoient parlé plusieurs fois. Leur perte nous donna beaucoup d'inquiétude: cette circonstance nous fit encore mettre des Palissades autour de notre Forteresse.
Comme nous étions occupez à cet Ouvrage, nous aperçûmes une troupe de monde qui décendoit de la Montagne à grands pas. Cette vûë nous surprit, sur tout dans un tems où trois de nos Camarades étoient allez à la Chasse, de maniére que nous n'étions que onze. Je commandai à mes Gens de bien charger leurs Fusils & de ne se point faire voir jusques à ce que l'Ennemi fût parvenu au Fossé, où on le saluëroit d'une décharge de cinq coups au moins. Quand les Drôles furent à portée, nous reconnûmes fort bien qu'ils étoient Sauvages: ils pouvoient être autour de soixante & dix hommes, tous grands & bien faits, couverts de peau jusques sur les jambes, & chargez d'Arcs & des Fléches: une grande partie avoit des Massuës de cinq à six pieds de long. Aparemment que les Fripons nous avoient épiez avant que de venir attroupez, car ils ne paroissoient nullement surpris de voir l'Ouvrage que nous avions fait. Personne des nôtres ne se montroit, une grosse branche feuilluë que j'avois mise à l'endroit, d'où je les observois, les empêchoit même de me voir: de-sorte qu'il y a aparence qu'ils se flâtoient de nous surprendre, aussi venoient-ils le plus tranquillement qu'il leur étoit possible.
Ils aprochérent de cette sorte jusques sur le bord du Fossé; là ils s'arrêtérent, ne sachant de quel biais s'y prendre pour parvenir jusques dans la Place. Je ne crus pas leur devoir donner le tems d'examiner les choses de plus près, je dis à cinq de mes gens de tirer adroitement dessus, & de recharger au plus vite, afin de n'être pas sans feu. Ils s'en aquitérent effectivement si-bien, qu'ils en jetterent trois par terre.
Ce coup les épouventa, ils ne savoient à quoi attribuër la chute si subite de leurs Camarades: Ils avoient vû à la verité le feu & la fumée de nos Armes, mais je doute fort qu'ils eussent découvert ceux qui avoient tiré: ce devoit être la Foudre, ou quelque Démon qui les eut frapez; les cris épouventables qu'ils se mirent à faire, en regardant tous vers le Ciel, nous le fit au moins juger. Profitons de l'épouvente de ces misérables, dis-je à mes Camarades, que les cinq autres donnent feu: cette décharge, avec le coup que j'y joignis, en culbutant encore deux: cela redoubla leur étonnement. Alors nous nous montrâmes tous à la fois, en criant tous comme des perdus; les cinq premiers donnerent en même tems encore feu, & en coucherent deux autres sur le carreau. Nous les aurions tous exterminez de cette maniére, mais ils ne furent pas si fous de rester-là plus long-tems. Sept des plus forts se chargerent chacun d'un homme, & se mirent à fuïr, comme si une armée les avoit poursuivis.
Les trois absens de notre bande n'étoient pas si éloignez de l'autre côté, qu'ils ne nous entendissent fort bien tirer: ils se doutérent bien qu'il faloit qu'il y eut quelque chose, puis que nous n'étions pas gens à brûler notre poudre sans une grande nécessité: ils demeurerent quelque tems cachez dans un buisson, tout chargez de gibier qu'ils étoient; vers le soir ils s'avancérent, & furent ravis de voir de loin, la Sentinelle, qui se promenoit exprès sur le Parapet, afin de montrer qu'il n'y avoit point de danger.
La crainte où nous étions que ces Scélérats ne revinssent plus forts & mieux résolus, nous fit au plûtôt achever nos Palissades: nous fraisâmes aussi le Rempart au défaut du Parapet. Outre cela il fut résolu que quelques-uns de nos gens iroient chacun à son tour aux Dunes, prendre les deux plus petites piéces de Canon que notre Capitaine y avoit laissées. On eut bien de la peine à les traîner jusques dans notre Fort, cela nous prit beaucoup de tems. Nous fîmes ensuite provision de petits cailloux, dont notre Ruisseau étoit assez bien pourvû, afin d'en tirer à cartouches. Cependant nous n'entendions plus parler de la moindre chose.
Huit mois se passérent de la sorte, nous ne pensions presque plus à ces misérables, lors qu'un Dimanche à midi, que nous étions occupez à prendre notre repas, la Sentinelle nous donna l'alarme. Là-dessus je courus reconnoître ce que c'étoit, & Dieu fait si je fus étonné de voir la Montagne couverte d'une fourmillée de nos Ennemis, qui venoient comme une troupe de Loups affamez, tâcher de nous dévorer. Il ne faut pas mentir, le plus hardi d'entre nous trembloit de peur, nous ne doutions point que les Coquins ne vinssent résolus, ou de mourir, ou de vaincre, & qu'ils n'eussent pris toutes les précautions nécessaires pour bien exécuter leur dessein. Ils aprochoient tranquillement; j'étois d'avis, comme la premiére fois, que nous devions nous cacher, & attendre à tirer jusques à ce qu'ils fussent sur le Glacis, mais le Grand crut au contraire, qu'il faloit les intimider de bonne heure, & nous servir de notre Canon, puisque nous en avions. En effet, d'abord que nous les vîmes à trois ou quatre cens pas de notre Fort, on donna feu d'une piéce. Nous ne pûmes pas voir si ce coup fit quelque effet ou non, mais ils s'arrêtérent tout court: là-dessus nous déchargeâmes l'autre, qui en emporta plusieurs, ce que quelques-uns de nos Camarades, qui étoient au dessus du vent, protestoient avoir fort bien vû. Quoi-qu'il en soit, cela ne les épouventa pas; au contraire, ils recommencérent leur marche, & avancérent à grands pas. Ils étoient au moins quatre cens: ce nombre de gens résolus étoit trop supérieur au nôtre. Aussi-tôt qu'ils furent à portée, nous fîmes feu dessus de toute notre puissance. Tout cela ne les rebuta point, & nonobstant la perte du monde qu'ils faisoient, ils vinrent jusques à nos Palissades, devant lesquelles les uns se courboient, & les autres leur montoient sur le dos, se jettoient par dessus avec beaucoup de promptitude, & une fureur épouventable. Nos Canons chargez de pierre faisoient pourtant des merveilles: & avec tout cela, s'ils se fussent avisez de nous attaquer de plusieurs côtez à la fois, comme ils ne le firent que d'un seul, nous êtions infailliblement perdus. Nos Fraises même nous furent d'un grand secours, ils n'avoient point d'instrumens propres à les arracher, & ils ne pûrent en rompre que deux. Cette ouverture donna lieu a l'un des plus hardis de grimper jusques sur notre Parapet, où d'autres se mettoient en posture de le suivre; mais trois des nôtres s'étant jettez à corps perdu dessus, les passérent au fil de l'Epée; ce qui les fit rouler du haut en bas. Enfin, cette fougue se passa, à la vûë de trois ou quatre des plus grands, qui commencérent à prendre la suite, tout se mit à la débandade, & après trois heures de Combat, ils nous abandonnérent avec infiniment plus de rapidité qu'ils n'étoient venus à nous.
Nous fûmes ravis de cette heureuse délivrance, que nous pouvions bien compter pour une. Le lendemain nous sortîmes pour voir le carnage que nous avions fait; nous trouvâmes septante-deux morts, & treize malheureux qui vivoient encore, & que nous achevâmes à coups de crosses de Mousquet: & après avoir fait une grande fosse, nous les jettâmes tous dedans, de peur que leur puanteur n'infectât l'air, & nous causât quelque maladie. Un de ceux qui étoient montez sur le Parapet, pour punir l'audace de ces téméraires, qui vouloient nous escalader, reçut un coup de Fléche à la cuisse, dont il guérit peu de tems après: ce fut le seul blessé que nous eûmes.
Cette Escarmouche redoubla de nouveau les soins que nous prenions de notre conservation; nous redoutions toûjours nos Ennemis batus, parce que nous apréhendions que le tems ne les rendît sages. Mais nous ne les avons plus vûs depuis, ni n'en avons jamais entendu parler, non plus que de nos deux Camarades, que les Pendarts avoient assurément massacrez & mangez.
A propos de manger, interrompis-je, il me semble qu'il est tems de penser à sonner la nape, allons dîner si vous m'en croyez; après nous verrons ce que nous aurons à nous dire. Tout ce qui s'est passé depuis ce tems-là, ne mérite pas votre attention, reprit Normand. Etes-vous encore tous en vie? lui demandai-je. Non certes, me répondit-il, il en est mort quatre depuis deux ans, il y en a un autre qui se porte fort mal: peut-être que votre vûë contribuëra à son rétablissement; je suis du moins persuadé que lui & les autres seront charmez de vous voir. Allons les joindre, je vous en prie, nous avons encore assez de tems aujourd'hui, les pauvres gens ne saurons ce que nous sommes devenus. Quoique nous ne fussions pas encore bien délassez des fatigues des jours précédens; après avoir mangé un morceau à la hâte, nous nous mîmes en chemin.
Le Soleil étoit couché il y avoit long-tems, lorsque nous vînmes au gîte; mais le Ciel étoit serain, & la Lune presque pleine. Je ne pûs pas m'empêcher de rire, lorsqu'étant à cent pas du Fort, nous entendîmes crier: Qui va-là? & que Normand répondit: Ami. Ce ne fut pourtant pas encore tout. Vous n'êtes sortis que deux, dit le Factionnaire, & je vous vois davantage; Officier, hors de la Garde. A ces mots, le Grand fort, & vient le Fusil à la main, reconnoître qui nous étions. J'étois charmé de cette bonne Garde, sur tout alors, que je venois d'un Païs où l'on ne sait ce que garder signifie. Normand qui s'étoit avancé, alla déclarer qui nous étions. Les autres qui apréhendoient toûjours d'être surpris, s'étoient aprochez, & l'avoient oüi, de sorte qu'ils vinrent tous à la fois fondre sur nous, & pensérent nous abîmer de caresses. Ce fut-là qu'il falut recommencer le recit de nos Fortunes, & entendre de durs reproches de n'en avoir pas profité.
Que cherchez-vous, mes Amis, dit Le Grand, des Trésors & des Empires? Qu'avons-nous besoin d'autres choses, que de médiocres alimens & d'un simple vétement? Vous étiez dans un lieu où vous joüissiez de ces deux avantages à la fois: tout le monde y est égal, il n'y a que quelques personnes pour qui les autres ont une petite déférence volontaire, à cause de leurs vertus, & des soins qu'ils prennent d'administrer la Justice parmi eux; vous étiez même familiers avec le Roi, qui vous nourrissoit de la graisse d'un Païs abondant & fertile, d'un Païs de bénédiction & de paix, d'où les Soldats, aussi-bien que les Bourreaux, sont bannis, & où le sang de l'homme est sacré & à l'abri de la rage & de la tyrannie des Grands: que vouliez vous davantage, je vous en prie? Allez où vous voudrez, vous n'en trouverez jamais tant ailleurs. Mais c'est le foible de la plûpart des hommes; ils se contentent rarement de ce qu'ils possédent; en quelque état & en quelque lieu qu'ils se trouvent, ils croyent toûjours qu'il faut qu'ils en changent pour être heureux.
Toute cette Morale est inutile, reprit la Forêt, nous en sommes sortis, & nous n'y retournerons point, dûssions-nous crever de faim autre part. Il a raison, poursuivis-je, lors que les fautes sont faites, il est inutile d'y plus penser, à moins que ce ne soit pour nous servir d'exemple dans les occasions. Si un bonheur semblable nous arrive une autre fois, peut-être en saurons-nous mieux profiter.
Le lendemain nous allâmes querir le reste du bagage, que nous avions laissé proche de la Riviére, & dont nous croyions pouvoir tirer quelque utilité, & nous vînmes ranger avec les autres, dans le dessein de finir-là nos jours.
Je fus fort édifié de voir le bon ordre que le Grand tenoit dans ce Fort, pour ce qui concernoit les mœurs; il étoit défendu, sous peine de correction publique, de proférer la moindre parole deshonnête. Le matin & le soir il faisoit une Priére, où tous assistoient; car encore qu'ils fussent pour la plûpart Catholiques, ils vivoient ensemble comme s'ils avoient été d'une même Religion. Ils faisoient tous profession d'aimer Dieu & leur Prochain autant qu'eux-mêmes: Chacun savoit son tour, pour aller aux Provisions, pour faire la Cuisine, pour la Garde, & ainsi du reste: Les autres se promenoient, ou s'occupoient à ce qu'ils vouloient. Il nous fut assez aisé de nous accommoder aux maximes de cette petite République. Le malade que j'avois trouvé-là, guérit; de sorte que notre Société étoit composée de douze personnes.
Nous fûmes vingt-sept mois ensemble, sans qu'il arrivât aucun changement considérable parmi nous; mais alors un de nos Camarades mourut: il s'apelloit Gascagnet, & étoit Cévénois. Il y avoit des années qu'il étoit extrémement incommodé d'un asthme, qui l'avoit rendu maigre comme du bois. Lorsqu'il fut mort, je demandai la permission de l'ouvrir; on me l'accorda volontiers. Je me servis pour cette Opération de quelques méchans Rasoirs & Ciseaux que mes Camarades avoient conservez. Je trouvai les poumons de ce cadavre presque sans humeur, retirez & secs comme une éponge. La trachée artére étoit dure, infléxible, & assez ouverte pour y faire passer un œuf. Le foye étoit verd, il avoit une de ses parties graveleuse, l'autre attachée aux reins, qui paroissoit toute ulcérée. Je trouvai quatre pierres de la grosseur d'un noyau de prune, dans la bourse du fiel, lequel étoit jaune comme de la cire. Pour le cœur, il paroissoit autant beau extérieurement qu'on le pouvoit souhaiter; mais l'ayant ouvert, je trouvai une ouverture au septum medium, de la grandeur d'un sou, bordé d'une membrane, qui sans doute s'y étoit formée, pour empêcher qu'elle ne se fermât.
J'avouë que cela me surprît, y ayant pourtant un peu fait de réfléxion, je conjecturai que cet homme, ayant toûjours eu de la difficulté à respirer, & ses poumons ne pouvant par conséquent pas être suffisamment rafraîchis, la nature y avoit voulu remédier, comme elle y suplée par d'autres voyes aux enfans, qui sont encore dans le ventre de leur mére, & qui en effet ne respirent point du tout, en ce que la circulation du sang se fait en eux d'une toute autre maniére que dans la suite. Car au lieu qu'ici, le sang contenu dans les veines, & porté des extrémitez du corps vers le cœur, où il entre par la veine cave, se décharge dans, la cavité droite, d'où il passe dans la veine artérieuse, puis dans l'artére veineuse, & de-là dans la cavité gauche du cœur, d'où il est porté aux extrémitez de l'animal par l'aorte, qui s'abouche par ses ramaux avec ceux de la veine cave: là au contraire, le sang qui sort de la cavité droite, passe immédiatement du tronc de la veine artérieuse dans l'aorte, tandis qu'il en passe aussi immédiatement de la veine cave dans le tronc de l'artére veineuse, qui de-là entre & se dilate dans la cavité gauche du cœur.
Je ne remarquai rien d'extraordinaire dans les intestins. Les uretéres & les reins étoient pleins de gravier: de sorte qu'il n'étoit pas surprenant que ce pauvre corps se fût toûjours plaint, & fût mort à la fleur de son âge, n'ayant encore que trente-quatre ans. Nous l'enterrâmes dans la Contrescarpe.
Pas six semaines après nous eûmes un horrible Tremblement de terre, qui fut suivi d'une Tempête aussi furieuse que j'en aye vû de ma vie. La Montagne qui étoit au Couchant de notre Fort, se fendit en deux depuis le sommet jusqu'au pied: en même tems un Torrent d'eau limonneuse en sortit avec une impétuosité extraordinaire. Par bonheur il ne descendoit point directement vers nous, autrement nos Ouvrages auroient couru beaucoup de risque: cette ravine dura jusqu'au lendemain; toute notre Valée étoit sous l'eau, & nous fûmes trois jours sans pouvoir battre la Campagne. Lors que le mauvais tems fut passé & nos prairies séchées, nous montâmes sur la Montagne pour voir une partie des ravages qu'il y avoit causez. Nous trouvâmes que l'ouverture dont je viens de parler, étoit au moins de vingt Toises, ou cent vingt pieds en bas, & de plus de cinquante en haut. Je m'aperçûs le premier, qu'une Fontaine qui étoit proche de sommet, avoit disparu; & comme je vis que les autres la cherchoient, je leur recitai cet Impromptu:
Vous n'êtes plus, belle Fontaine,
Un tourbillon fatal a fermé vos conduits:
Le Ciel, quand il voudra, soulagera ma peine,
Et mettra fin un jour de même à mes ennuis.
Ce changement nous surprit tous; mais ce qui nous étonna davantage, c'est que la moitié de la Forêt, qui étoit au bas, de l'autre côté, étoit abîmée, & qu'au lieu d'arbres qu'il y avoit, il n'y paroissoit plus qu'un Lac d'une fort grande étenduë. Ces prodigieux événemens nous donnérent occasion d'admirer les Ouvrages de la Providence.
Le Grand étoit triste de la perte de cette Fontaine; parce que souvent nous allions nous divertir par-là autour, & que nous étions bien-aise de nous y rafraîchir de son eau, qui étoit merveilleusement belle & claire. Il ne pouvoit pas comprendre quelle relation ce Jet d'eau avoit avec ce Rocher fendu: les autres en étoient encore plus étonnez que lui. Ne voyez-vous pas, leur dis-je, que pour faire une telle ouverture à ce grand corps, il a falu que les petites parties, qui en composent les deux moitiez, se soient aprochées, & qu'ainsi les conduits par où passoit l'eau, qui formoit ce petit Jet, se sont fermez, ni plus ni moins que les pores d'une éponge se ferment à proportion qu'on la serre. Je ne sai si vous raillez, dit l'un d'eux, on le diroit presque à votre mine: mais ce que vous dites-là, paroît assez vrai-semblable. Sans doute que je raille, repris-je, il y a une raison naturelle & phisique de ce que vous admirez, que ceux qui ont la moindre teinture de Philosophie, n'ignorent point. Nous ne savons ce que c'est que Philosophie, dit le Grand; mais si vous croyez que nous soyons capables de vous entendre, vous nous ferez plaisir de philosopher avec nous sur notre Fontaine. Je le veux bien, lui répondis-je, nous n'avons rien autre chose à faire à présent, mais à condition que cela ne me fera point réputé à pédanterie.
Le Globe que nous habitons, est composé, leur dis-je, d'un nombre innombrable de différentes petites parties. Les principales sont les terrestres & les aqueuses. Ce composé tourne en vingt-quatre heures autour de son propre centre. Comment, interrompit Le Grand, la Terre tourne? Oüi, oüi, reprit La Forêt, je lui ai entendu expliquer ce phénoméne ailleurs si clairement, qu'il n'y a pas lieu d'en douter. Tant clairement qu'il vous plaira, repartit le Grand, je ne croirai jamais rien au préjudice de mes sens, & de l'Ecriture Sainte, où l'on trouve une quantité de passages formels, qui ruïnent positivement ce que vous avancez. Vos sens vous trompent souvent, cela est aisé à prouver, continuai-je; & pour ce qui est de l'Ecriture, il est sûr que le but du Saint Esprit n'a jamais été de nous rendre Mathématiciens & Philosophes, puis qu'autrement il auroit eu soin d'éclaircir des endroits de la Génése, au sujet de la Création, qui embarassent bien des gens, & qu'un Prêtre du Païs, où nous avons été La Forêt & moi, remarqua d'abord qu'il en entendit parler. Il n'auroit pas manqué de même de nous aprendre au vrai la proportion de la périférie d'un Cercle à son diamétre, lorsqu'il traite de la Mer de cuivre, que Salomon avoit fait mettre dans son superbe Temple, & qu'il prétend-là être, suivant l'opinion du Vulgaire, comme de trente à dix, ou de vingt & un à sept; au lieu qu'elle est comme de vingt-deux à sept, ou du moins il s'en faut peu de chose, comme cela se démontre dans les Mathématiques. Dieu bégaye avec nous, pour se rendre intelligible, il s'accommode au langage des hommes: lorsqu'il parle à sa maniére, il nous est impossible de l'entendre: ce qu'il dit, sont des mistéres que nous ne saurions pénétrer. Tout cela est aisé à comprendre, & n'aporte ici aucune difficulté.
Suposant donc que la Terre tourne, les parties les plus agitées doivent être celles qui s'éloignent de son centre avec le plus d'impétuosité, comme il est facile de le prouver par plusieurs belles expériences: cela étant, l'eau, qui outre le mouvement de tout le corps qui est emporté, en a un particulier, qui la rend liquide, doit par conséquent prendre les devans. Ensuite vient l'air, qui est un autre liquide composé de parties beaucoup plus subtiles & plus agitées que celles de l'eau: ce qui le fait encore passer devant, & former autour du globe terrestre une espéce de du duvet, qui compose notre Atmosphére, & s'étend environ jusqu'à deux lieuës de distance autour de la superficie de la Terre: & c'est, pour le dire en chemin faisent, dans cet Atmosphére que se forment la pluye, la neige, les éclairs, le tonnerre & en général tous les Météores.
Attendez, dit Le Grand, selon votre Philosophie, les corps qui sont le moins en mouvement, doivent rester le plus près du centre de notre Globe, les parties acqueuses sont en plus grand mouvement que les terrestres, donc l'eau doit nécessairement couvrir toute la superficie de la Terre, & ainsi nous devons avoir un déluge continuel: ce qui n'est pas.
L'objection est bonne, lui répondis-je, & il est assurément vrai que si Dieu par sa Toute-puissance aplanissoit les Montagnes, & mettoit au niveau des Valées en général tout ce qu'il y a de hauteurs, le sec n'aparoîtroit plus nulle part. C'est un argument dont on pourroit peut-être même bien se servir pour favoriser la possibilité d'un déluge universel, n'étoit que le Texte y parle devant & après de Montagnes. Mais vous devez considérer que la Nature ne peut pas toûjours avoir son cours libre, à cause des obstacles qui l'en empêchent. L'eau d'une Riviére doit, suivant les Loix qui sont prescrites, suivre la pente de ses lits; cependant il arrive qu'un vent impétueux l'arrête, & la fait même remonter vers sa source. Les Montagnes & les Rochers que la Providence a formez, sont des Barriéres, que l'Océan ne sauroit franchir, comme la liqueur qui est dans un Vase ne sauroit surpasser ses bords: mais abaissez ces bords, ainsi que je le disois tantôt des Montagnes, & vous verrez qu'elle passera d'abord par dessus.
Je reviens donc à mon sujet & je dis que n'y ayant point de vuide dans le monde. Point de vuide dans le monde! interrompit Le Grand. Ah! je me rends, repris-je. Non, j'ai tort, repartit-il, de vous interrompre si souvent; poursuivez, je vous prie, vous avez bien fait de m'arrêter, car je connois bien que j'allois dire des sottises, je ne dirai plus mot d'aujourd'hui. Aussi-tôt, poursuivis-je, que quelques parties d'air ou de feu, plus subtiles & plus agitées que les autres, montent, il faut nécessairement qu'il en décende une quantité équivalente d'autres en même tems, qui viennent prendre leur place, ce qui cause une espéce de tention sur l'eau, laquelle lui fait remplir jusqu'aux moindres intervales, où ces petites parties peuvent pénétrer. Or il faut savoir que la plûpart des Montagnes sont creuses vers le bas, comme vous le voyez en celle-ci, présentement qu'elle s'est ouverte: & d'autant que la Terre est poreuse, & pleine de crevasses & de conduits, il arrive que la Mer force ces passages, & vient remplir ces Montagnes creuses jusqu'au niveau de l'océan.
Je vous entends, dit Le Grand, il n'en est pas besoin de davantage: vous voulez dire que la Mer étant aussi haute que les plus hautes Montagnes, comme tout le monde l'avouë, & qu'il est aisé de le voir lors que l'on est sur les Côtes, l'air qui presse l'eau de l'Océan, la force de passer par les bas conduits de la Terre, & à monter jusqu'au sommet des Rochers, d'où elle sort par filets, qui forment les Fontaines dont il s'agit, ni plus ni moins que la Liqueur que l'on verse dans un Vase, où il y a une Pipe ou un Bras, monte dans ce Bras à la même hauteur qu'elle est dans le Vaisseau, & sort par là, s'il y a la moindre petite ouverture. C'est certes raisonner en Philosophe, lui répondis-je, votre conclusion est fort bonne, c'est dommage que vos principes ne valent rien. Car il n'est pas vrai que la Mer soit seulement aussi haute que les Rivages; si cela étoit nous serions bien-tôt abîmez; c'est une erreur populaire, dont la cause est assez connuë par ceux qui ont seulement apris les premiers élémens de l'Optique. Mais voici ce qui en est.
L'Eau étant parvenuë jusqu'au pied de ces Montagnes creuses, s'échauffe par les rayons du Soleil qui pénétrent jusques-là, & monte en vapeurs jusqu'aux voutes, où ces parcelles d'eau se rassemblent, comme l'eau d'un Pot qui bout, fait contre son couvercle, formant ainsi des goutes, & ces goutes des filets, qui sortent par la premiére ouverture qu'ils trouvent, & font que ce que nous apellons une Fontaine, plusieurs Fontaines un Ruisseau, & plusieurs Ruisseaux une Riviére; qui reporte à la Mer l'eau qui en étoit venuë, & qui par conséquent ne fait que circuler comme le sang dans les Veines d'un Animal vivant.
Hé bien, dit La Forêt, que dites-vous de cela? ce n'est pourtant rien encore, cette explication est claire, mais elle dépend d'autres connoissances, que je lui ai entendu déduire ailleurs, & qu'il faut savoir nécessairememt pour l'entendre à fond. Autres connoissances ou non, repartit Le Grand, je trouve tout cela fort beau, & je voudrois que notre Docteur nous voulut de même entretenir de la formation des Météores; cela doit être extrémement divertissant. Il vaut mieux, interrompis-je, que je vous donne quelque teinture des Mathématiques, j'en ai apris quelque chose: cette Science vous pourra peut-être servir, si jamais nous sortons d'ici; du moins cela nous aidera à tuër le tems. Tous consentirent à ma proposition avec joye. Le Grand seul, qui étoit avide de Sciences, branloit la tête. Vous nous avez mis-là une clause pour la Phisique, reprit-il, qui ne m'agrée point du tout, j'entens volontiers traiter des Ouvrages de la Nature; cependant il ne faut pas trop exigeriger de ses Maîtres, ayez la bonté seulement, avant que de finir cette agréable conversation, de nous dire de quel sentiment vous êtes à l'égard du Déluge: de la maniére que vous en venez de parler, je doute que vous suiviez le Vulgaire: franchement avoüez-nous si vous le croyez universel ou particulier?
Comme le Salut n'est point intéressé dans le choix que l'on peut faire de l'un de ces deux Partis, lui répondis-je, je n'ai fait aucune difficulté de me rendre aux raisonnemens d'un de mes Régens de Collége, qui soûtenoit hautement qu'il étoit impossible que toute l'eau qui est au Monde pût couvrir la Terre jusqu'à une aussi grande hauteur que le Texte semble le vouloir insinuër. Mais est-ce que Dieu n'est pas Tout-puissant? interrompit Le Grand; & outre cela, n'est-il pas dit que les bondes des Cieux furent ouvertes? Sans doute, repris-je, mais les Théologiens ne prouvent ici aucun Miracle: si cela étoit, je n'aurois pas le petit mot à dire. Je ne nie point que celui qui a créé l'Univers ne puisse faire de nouvelles Eaux quand il veut, mais je soûtiens que s'il a créé alors des Eaux, il les a ensuite anéanties. Et pour ce qui est des bondes des Cieux, ce sont des expressions poëtiques & métaphoriques, dont l'Auteur se sert pour relever l'excellence du sujet.
Comment, dit un autre, est-ce que comme il y a un Ciel de feu, il ne pourroit pas aussi y avoir un Ciel d'eau, qui seroit comme un Magasin inépuisable, duquel la Providence se pourroit servir dans les occasions, soit pour humecter la Terre en tems de sécheresse, & pour inonder de certains Païs? Pour cela, répondit Le Grand, c'est une pure bagatelle: le premier est une fiction des anciens Philosophes, & le second une chimére d'enfans, que j'ai pourtant oüi alléguer à des personnes raisonnables. Car enfin, où placer un Ciel aquatique? Si on le met au dessus du Firmament, il n'aura aucune liaison avec la Terre, & si on le place au-dessous, il est impossible qu'il ne nous cache les Etoiles fixes, puisque le moindre Brouillard nous dérobe la vûë du Soleil. Il ne faut point chercher le reméde si haut, seulement il faut considérer que d'abord qu'il pleut pendant huit ou dix jours de suite en un endroit, tout y nage: or il n'y a qu'à supposer qu'il pleut par tout d'une égale force durant quarante jours consécutifs, & alors il me semble que la chose n'aura pas tant de difficulté.
Vous n'y pensez pas, lui répondis-je, lorsqu'il y a beaucoup d'humidité en un lieu, il y a trop de sécheresse dans un autre: ce que le Soleil enleve d'un côté, les Nuës le vont porter ailleurs. S'il devoit pleuvoir par tout avec tant de violence, il faudroit premiérement que tout l'Océan, pour ainsi dire, se fut élevé en vapeurs, alors tout ce qui tomberoit ne suffiroit simplement que pour remplir les baissiéres, d'où l'eau auroit été tirée pour former les nuages: il en faudroit donc bien d'autres pour couvrir tout le Globe jusqu'à la hauteur de quinze coudées au-dessus des Alpes & du Pic des Canaries, Montagnes qui ont peut-être deux lieuës de hauteur; vous voyez bien que cela est impossible.
Cependant il y a une autre difficulté, qui est celle de la grandeur de l'Arche. Mon Maître de Mathématiques a eu la curiosité de prendre les dimensions de ce grand Bâtiment, & de suputer le contenu de sa capacité: ensuite il a examiné Pline, & a consulté tous les Traitez des Voyageurs, afin de faire le dénombrement au juste de tous les différens Animaux, dont nous avons présentement la connoissance. Enfin il a calculé combien de Vivres il faloit à toutes ces Bêtes & à huit Personnes pendant un An; mais quand tout cela a été rassemblé, le Volume en étoit si grand, que le Vaisseau ne pouvoit pas à beaucoup près le contenir. Je laisse à part les Animaux dont nous n'avons pas encore entendu parler, & qui sont sans doute en très-grand nombre.
Mais les mesures dont parle Moïse, dit Le Grand, nous sont-elles bien connuës? Oüi, repartis-je, la Coudée de laquelle le Texte fait mention, avoit un pied & demi de longueur: & afin que vous ne pensiez pas que nous en parlons à la volée, il faut que vous sachiez que les Anciens voyant que les hommes ne sont pas également hauts & puissans, & que par conséquent leurs parties doivent être à proportion fort différentes les unes des autres, convinrent, au lieu de s'en servir pour leurs communes mesures dans le Commerce, de prendre quatre grains d'Orge rangez de plat l'un contre l'autre, pour la mesure d'un travers de doigt, quatre de ces doigts faisoit une paume, ou trois pouces, & douze pouces ou seize doigts un pied: d'un & demi de ces pieds on en fait la coudée, de cinq pieds le Pas de Roi ou Géométrique, au lieu que le commun ne comprend que deux pieds & demi. La Verge est de douze pieds: la Stade étoit composée de cent vingt-cinq pieds, & de huit Stades le Mille d'Italie, d'où vous voyez que les principes des Mesures inventez par les premiers hommes, ont passé aux Grecs, aux Romains, & à plusieurs autres Nations. Tout cela étant, il est aisé de conclure que le Déluge dont parle Moïse n'a point été universel par raport à la Terre, mais seulement à l'égard de l'homme. Le Monde étoit dans son enfance, on n'avoit pas eu le tems de se multiplier & de s'étendre au long & au large; Dieu a inondé le Païs qui étoit habité, il n'étoit pas nécessaire de submerger tous les autres: ainsi il suffisoit aussi que Noé conservât seulement les espéces du Bétail qui étoit de ces Contrées-là; l'Arche étoit suffisante pour en loger davantage; & toutes les autres difficultez sont levées. Car pour l'expression de tout le Monde, il est assez ordinaire aux Ecrivains sacrez de s'en servir pour en marquer une partie; témoin l'endroit où il est dit au sujet de Joseph & de Marie, que tout le monde devoit être enrôlé; personne n'ignore que tout ce monde se bornoit tout au plus aux Païs qui étoient sous le Gouvernement de l'Empereur des Romains.
Là-dessus chacun se retira, résolu de s'enfoncer dans l'étude des Mathématiques, & de profiter de mes Leçons. En effet, nous commençâmes dès le lendemain par les Elémens d'Euclides. Quoi-qu'il y eut des Années que cet Auteur ne me fut point passé par les mains, j'avois eu tant de soin de repasser souvent dans mon esprit le contenu principalement de ses six premiers Livres, que pour peu que j'en rapellasse les idées, j'hésitois rarement dans les démonstrations que j'en faisois. De-là nous passâmes à la Géométrie, où je n'étois pas à la vérité si expert, outre qu'il nous auroit falu, pour la traiter à fond, des Livres & des Instrumens qu'il n'y avoit guéres d'aparence de recouvrer: & enfin nous finîmes par la Fortification. J'aurois bien voulu aussi leur enseigner un peu d'Algebre, mais Le Grand seul fut celui, qui de fois à autre, voulait bien s'y apliquer un moment, & encore s'en trouva-t'il rebuté, aussi-tôt que nous en vînmes aux Equations cubiques.
Nous nous exerçâmes des Années dans ces belles Sciences, de sorte qu'il n'y avoit point d'endroits unis & sablonneux qui ne fussent remplis de figures géométriques, sur tout dans les Dunes, & le long du rivage de la Mer, où nous allions nous promener fort souvent. Un jour que nous y étions, & que l'eau qui montoit à petits flots, nous avoit donné occasion de nous entretenir de la cause du Flux & Reflux de l'Océan, nous fûmes extrémement surpris de voir du côté d'Occident, aussi loin que la vûë pouvoir porter, un corps que nous n'y avions point encore vû auparavant. Nos sentimens furent d'abord partagez sur ce sujet, les uns voulaient que l'eau étant basse, ce fut la pointe de quelque Rocher qui se montroit, d'autres prétendoient que ce fut un petit nuage, Normand assuroit qu'il avoit vû la même chose autrefois, & le reste soûtenoit que c'étoit un Vaisseau. Pour m'en assurer, je fichai deux Fléches en terre, qui faisoient avec ce corps une ligne droite, & m'étant posté derriére, je remarquai aussi-tôt qu'il avoit changé de place, & que par conséquent ce ne pouvoit pas être un Rocher. Nous nous aplicquâmes ensuite à observer fort attentivement, s'il n'arrivoit point de changement dans sa figure, comme il fait ordinairement aux nuages, qui s'étendent, augmentent ou se dissipent avec le tems, & n'en ayant vu aucun dans l'espace d'une demi-heure, sinon qu'il grossissoit tant soit peu, nous conclûmes qu'il faloit absolument que ce fut un Vaisseau, que le Ciel nous envoyoit pour nous tirer de notre eunuyeuse Solitude.
Le Vent fraîchissoit un peu, & il n'étoit pas midi, ainsi il y avoit quelque espérance de le voir aprocher avant la nuit, puisqu'il côtoyoit les terres. La Forêt, qui avoit plus peur qu'aucun des autres, qu'une commodité si rare & si peu attenduë, ne nous échapât, fut d'avis que quatre se devoient mettre dans notre Chaloupe, qu'on avoit eu soin de mettre dans la Barraque que nous avions bâtie en arrivant, & dont nous ne nous étions presque pas servis depuis douze ans, que nous l'y avions mise pour la premiére fois, ce qui l'avoit bien conservée, outre que nous avions eu soin de l'entretenir, aussi-bien que son couvert; & qu'on iroit à merci de rames à la rencontre de ce Navire, de peur qu'il ne s'écartât des Côtes, avant que ceux qui le menoient fussent avertis que nous étions-là, & qu'ainsi cette négligence nous privât d'un bien, qui peut-être ne nous arriveroit plus jamais. On aprouva son sentiment, ainsi nous allâmes mettre notre Bâteau en Mer, où La Forêt & trois autres entrérent. Comme nous n'avions que deux rames, ils travailloient les uns après les autres, mais avec tant de force, que nous les avions perdus de vûë peu de tems après. Cependant le grand Vaisseau aprochoit, & nous commençions à distinguer les Voiles, lorsque nous remarquâmes que le Soleil aprochoit de l'Horison. Nous avions au moins une lieuë & demie de chemin à faire avant que d'arriver à la premiére loge, que nous avions entre notre Fort & la Mer, & la Lune se levoit tard. Ces considérations nous firent penser à notre retraite: nous arrivâmes enfin à ce premier gîte, où nous trouvâmes encore quelques restes de ce que nous y avions aporté le matin, ce qui nous vint fort à propos.
Quoi que nous fussions fatiguez, il nous fut impossible de fermer l'œil, il n'y en avoit pas un qui ne fût dans de mortelles inquiétudes. Le matin avant le jour, nous retournâmes le plus directement que nous pumes vers le rivage de l'Océan. A notre arrivée nous fûmes transportez de joye de voir le gros Bâtiment à l'Ancre, un peu plus bas, & environ une lieuë en Mer, & en même tems deux Chaloupes qui venoient à terre. Nous nous aprochâmes de l'endroit où elles devoient aborder. Le Capitaine du Vaisseau ne connoissant pas ceux qui étoient venus à son Bord, en avoit retenu deux, leurs Camarades devoient servir de guides à huit autres, qui étoient venus dans leur propre Esquif pour nous reconnoître. D'abord on nous ordonna d'aller chercher notre bagage, & de nous en revenir plûtôt qu'il seroit possible, parce que le fond n'étoit pas-là bien propre à ancrer, s'il étoit survenu le moindre mauvais tems, il y auroit eu du risque. Six hommes de l'Equipage nous accompagnérent: étant venus à notre Fort, nous nous chargeâmes de ce que nous crûmes le meilleur, le reste demeura pour les Sauvages, si tant est qu'il leur ait jamais pris envie d'y revenir. Quelque diligence que nous fissions, il étoit nuit avant que nous arrivassions au Vaisseau. La Forêt avoit déja instruit le Capitaine des propriétez du Païs que nous quittions, ou pour mieux dire, il avoit eu soin de lui en faire un Portrait autant desavantageux qu'il avoit pû, de sorte que n'ayant pas grande envie de le voir, il fit mettre aussi-tôt à la Voile; ce qui nous donna occasion de rendre graces à Dieu de ce qu'il nous tiroit du misérable endroit où nous avions malheureusement échoué il y avoit 18 Ans.
Comment l'Auteur passe des Terres Australes à Goa, où il fut mis à l'Inquisition: Histoire d'un Chinois qu'il rencontra dans cette Prison, & de quelle maniére ils en sortirent.
Le Capitaine du Navire étoit Espagnol, qui ne se démentoit point par aucune de ses actions, il avoit dans toutes les formes, & la fierté & le génie de sa Nation: ainsi quelque envie que j'eusse de savoir par quel cas-fortuit ce Bâtiment avoit été conduit sur les Côtes d'une Terre où personne ne négocie, il me fut impossible de l'aprendre. Il n'y avoit pas un homme de l'Equipage qui en sçût rien, & je n'osois m'adresser à ce rustre pour m'en instruire, de peur d'en être reçû comme les autres. Le Chirurgien, qui parloit un peu Latin, me dit seulement un jour, qu'ils venoient des Isles de l'Amérique, où ils avoient escorté quelques Vaisseaux Marchands, & porté des Ordres au sujet de quatre ou cinq Navires que Mr. le Chevalier Tyssot, Gouverneur de Surinam, avoit fait arrêter par représailles, & que l'on vouloit qu'il relâchât; sur quoi ils avoient immédiatement après singlé vers les Terres Australes, où ils avoient abordé deux fois. A la premiére, continua-t'il, on n'a rien trouvé digne de la curiosité du Capitaine: A la seconde décente que nous avons faite, peut-être à septante ou quatre-vingt lieuës de l'endroit où vous étiez, de dix hommes que l'on avoit envoyez à terre, il n'en est revenu que deux, qui étoient ceux que l'on avoit laissez pour la garde de la Chaloupe, les autres avoient été attaquez par les Habitans du Païs, qui les avoient poursuivis jusqu'aux Dunes, où leurs Camarades les avoient vû prendre & hacher en piéces, eux-mêmes ayant eu assez de peine à échaper, parce que l'eau avoit baissé, & que leur bâteau étoit sur le sec. Nous avions envie de débarquer encore-là où nous vous avons trouvez, mais le recit que vous avez fait de ces quartiers-là, en a dégoûté notre Capitaine: cela me fait présumer qu'il y a eu un Ordre secret, ou du Roi, ou de quelque Compagnie, de voir s'il n'y auroit pas moyen de faire quelque heureuse découverte de ces côtez-là. Je ne sai, dit-il encore, s'il en est dégoûté ou non, mais il me semble avoit entendu que nous allons à Goa en droite ligne. En effet, je remarquai, sans que je fusse pour quelles raisons, que nous avions entiérement abandonné les terres d'où nous venions, & que nous tirions vers le Nord-Est. Nous ne pûmes pourtant pas achever notre Navigation tout d'une haleine; il falut que le Capitaine relâchât à l'Isle Bourbon, située à l'Est de Madagascar, dont elle est distante de cinq à six degrez. Nous restâmes-là dix jours à nous rafraîchir, & à prendre de nouvelles eaux.
Pendant ce petit séjour, nos Matelots ne cessoient de prendre autant de bon tems que leur bourse le leur permettoit. Le jour avant notre départ, une partie de ceux qui étoient à terre s'énivrérent; il y en avoit un entr'autres, natif de Séville, âgé environ de trente-cinq ans, fort bien tourné, & qui avoit de grandes moustaches, qu'il relevoit à chaque moment, & dont il prenoit plus de soin que de tout le reste de son corps. Nonobstant son ivresse, il étoit venu jusqu'à la Chaloupe, où il n'étoit pas plûtôt entré, qu'il s'étoit endormi; les autres qui le suivoient, l'ayant joint, se mirent, l'un à le tirer d'un côté, l'autre à le pousser de l'autre, & à faire cent grimaces pour s'exciter à rire réciproquement. Un jeune Portugais, qui n'en tenoit guéres moins que lui, voulant aussi faire des siennes, tira doucement ses ciseaux & en emporta subtilement la moustache gauche de l'Espagnol. Cette action les fit frémir, chacun le blâma hautement de son imprudence, & lui prédit aussi-tôt qu'il ne lui en arriveroit rien de bon. En effet, le lendemain au matin, ayant sû de quelque babillard que c'étoit lui qui avoit joué le tour, ils s'en vint au Cabestan, où l'autre travailloit à lever l'Ancre, & sans lui dire une seule parole, lui enfonça son coûteau jusqu'au manche dans le sein. Le Portugais se sentant blessé, léve le levier qu'il tenoit à la main & en décharge un si prodigieux coup sur la tête de l'Espagnol, qu'il le jetta roide mort par terre, & lui-même ayant ensuite fait trois ou quatre pirouettes, alla donner du nez contre le Vibord, où il perdit presque tout son sang, dans l'espace d'un quart d'heure, & rendit l'esprit entre mes bras. Ainsi nous perdîmes deux braves hommes à la fois, au grand déplaisir du Capitaine, qui en prit occasion de faire Serment que le premier de ses gens qu'il verroit sou, il le puniroit d'une maniére à l'en faire ressouvenir. Cela n'empêcha pourtant pas que l'on ne mit à la Voile, & que nous n'arrivassions heureusement à Goa le treiziéme jour d'Avril 1663.
Cette fameuse Ville est située dans une Isle, qui porte le même nom, de quinze mille de circuit au moins, à l'embouchure du Fleuve Mondoüi. Elle est enrichie d'un beau Port, d'un très-celébre Arsenal, & d'un Hôpital incomparable. N'ayant point d'engagement dans notre Vaisseau, le Capitaine eut la bonté de me permettre de m'établir-là, & d'y exercer ma Profession, sans prétendre rien pour mon Passage: mes Camarades quiterent de même pour la plûpart, & tirérent l'un d'un côté l'autre de l'autre.
On m'indiqua une Hôtellerie, où l'Hôte me fit bien des honnêtetez. Je n'eûs pas été une heure chez lui, qu'il ne m'offrit de fort bonne grace, de me garder dans sa maison gratis, jusqu'à ce que j'eusse trouvé une maison où demeurer à ma fantaisie. Je soupai de grand apétit, & m'allai coucher de bonne heure. Il faisoit chaud, ainsi m'étant machinalement aproché du bord du lit, mon bras gauche avoit glissé, & pendoit presque jusqu'à terre. Comme il y avoit au moins quatre heures que j'étois-là, & que j'avois fait mon meilleur somme, quelque chose de doux & tiéde, qui alloit & venoit le long du dessus de ma main, me la fit retirer en haut, sans que le sommeil me permit pourtant de m'en apercevoir assez pour y faire réfléxion. Etant un peu après retombée, la même chose m'arriva encore; & ainsi plusieurs fois de suite, jusqu'à ce qu'étant enfin à tout fait éveillé, je fus surpris de voir un Fantôme marcher par la chambre, qui me paroissoit grand comme un Veau. Le feu me monta au visage, je ne pouvois m'imaginer ce que c'étoit; & quoi que j'eusse posé pour constant, que tout ce que l'on débitoit des Sorciers & des Aparitions, n'étoit que des Contes de Vieilles, ayant bien fermé la porte de mon Apartement, & ne sachant point qu'il y eut d'autre lit que celui où je couchois, je ne laissai pas alors de douter de la vérité de mon hipotése. Cependant, cet objet effroyable, après avoir fait quelques tours, s'avisa de revenir droit à moi. Là-dessus, je me recule, je pousse d'un côté, à mesure qu'il avance de l'autre; & me croyant déja à la ruelle, mon étonnement qui étoit déja extréme, redoubla néanmoins considérablement, lors que je sentis remuër quelque chose derriére moi. Il ne faut biaiser, j'étois dans une angoisse mortelle de me voir assiéger de toutes parts. Le cœur me palpitoit d'une maniére inconcevable, je ne respirois qu'avec difficulté, il n'y avoit pas un poil sur mon corps où il ne pendit une goute d'eau. Enfin, dans le même instant que l'un fait mine de vouloir se jetter d'un côté sur moi, j'entens une voix de l'autre, qui me dit tout d'un coup: Qu'avez-vous, vous portez-vous mal? A ces mots, je lâche un cri épouventable, qui donnoit assez à connoître l'embarras où je me trouvois. N'ayez point de peur, reprit-on. Et qui êtes-vous donc repartis-je, en tremblant? Je suis Juhan, répondit-il, Matelot dans le Vaisseau avec lequel vous venez d'arriver. Que le Diable vous emporte, lui dis-je, vous m'avez joué-là un tour qui me coutera sans doute la vie, je suis à demi mort à l'heure qu'il est, & si l'on ne m'aporte du secours il est impossible que j'en réchape. Comment Diable êtes-vous venu ici? poursuivis-je, & qui y a-t-il dans la Chambre plus que vous? Personne, me dit-il, & si vous apercevez quelque chose, ce ne peut être que le chien de notre Capitaine, qui m'a suivi hier au soir ici. Un Chien, repris-je, il est donc aussi grand qu'un âne? C'est le gros Barbet noir que vous avez vû cent fois, me répondit-il: La peur grossit les objets, il vous a sans doute paru ce qu'il n'est point. C'est donc ce pendart, lui dis-je, qui m'est venu lécher la main trois ou quatre fois avant que j'aye été bien éveillé. Mais encore un coup, comment vous êtes-vous venu fourrer auprès de moi? Le Capitaine reprit-il, étoit allé souper chez un de ses amis, il m'a retenu-là jusqu'à dix heures, & m'a dit ensuite de venir loger ici cette nuit. L'Hôte, à mon entrée, me dit qu'il n'avoit point de place à me donner, mais que si j'étois venu une heure ou deux plûtôt, j'aurois pû peut-être m'accommoder avec un Etranger, qui ne faisoit que d'arriver avec le Saint Jago, & s'étant expliqué plus avant, je reconnus qu'il faloit que ce fut vous: ainsi après lui avoir dit que nous étions venus dans le même Bord, il m'a permis sur la parole que je lui ai donnée que vous ne vous en formaliseriez pas, de venir prendre place auprès de vous. Tout cela auroit été le mieux du monde: mon ami, lui repliquai-je, si vous aviez eu la précaution de me parler en entrant. Je l'ai voulu faire, me dit-il, mais vous dormiez si tranquillement, que j'aurois crû faire un crime d'interrompre ce doux repos. Ces circonstances me rassurérent beaucoup, je me sentis reprendre petit à petit mes esprits, néanmoins l'altération avoit été trop grande pour n'y rien faire: d'abord qu'il fut jour je fis lever mon Portugais, & le chargeai de donner ordre que l'on fit venir un Chirurgien, je me fis ouvrir la vaine, & tirer seulement cinq ou six onces de sang. Ainsi, Dieu merci, j'en fus quitte pour la peur que j'avois euë; mais elle fut assurément telle, qu'elle surpassoit toutes celles qui m'avoient saisies auparavant. Mon Hôte qui ne me reconnoissoit presque pas, fut touché de cet incident, ensuite pourtant nous en rîmes, & il ne venoit personne chez lui qu'il ne les en divertit.
Dix jours après je me logeai vis-à-vis des Dominicains, qui ont-là un très-beau Monastére. Dans fort peu de tems que j'y avois été, j'eus le bonheur de faire plusieurs Cures, qui me firent connoître à bien des honnêtes gens. L'un des Religieux dont je viens de parler, étant tombé d'un Escalier, & s'étant rompu la jambe, m'envoya querir; quoi que l'os fut fracassé, je le guéris si bien, qu'au bout de deux mois il marchoit aussi librement qu'il avoit fait auparavant. Cela me fit beaucoup de bien. Ce bon Religieux ne savoit quelles caresses me faire, & tous ceux oui étoient de son Ordre se faisoient un plaisir aussi-bien que lui, de m'avoir en leur Compagnie à toutes mes heures de loisir, où il faloit que je les entretinssent du recit de mes Voyages. Outre cela, ils me recommandoient par tout où ils alloient; ainsi mes pratiques augmentoient de jour à autre, ce qui m'aportoit beaucoup d'argent: de sorte que je me flâtois déja d'amasser avec le tems des biens assez considérables; mais mon Etoile ingénieuse à m'oprimer, me suscita une nouvelle affaire qui pensa me coûter la vie, & qui m'a donné beaucoup de chagrin.
Les Habitans de Goa font un mélange de toutes sortes de Religions; il y a des Payens, des Juifs & des Mahométans. La Religion Catholique y est la dominante, & il ne s'y fait point d'autre Exercice public. Le Clergé y est fort rigide, & le Peuple extrémement superstitieux. Il ne faut pourtant pas s'imaginer que cela leur vienne par un principe de dévotion: les premiers sont d'une ignorance crasse, & les autres débauchez jusqu'à l'excès; sur tout les femmes ont la réputation d'être d'une lubricité inconcevable. Me trouvant un peu à mon aise, & fréquentant les Compagnies, je m'ingérois souvent de plaisanter sur ces mangeurs de Crucifix & avaleurs d'Images, qui croyent pouvoir faire couper impunément une Bourse d'une main, pour ainsi dire, pourvû qu'ils tiennent un Chapelet de l'autre. Un homme de ma Profession, enragé de me voir beaucoup d'occupation, tandis qu'il avoit assez de peine à gagner maigrement sa vie, m'ayant plusieurs fois entendu tenir de tels discours, fut assez Scélérat pour m'aller accuser d'Hérésie à l'Inquisition, qui est bien le plus terrible & le plus injuste Tribunal qu'il y ait au monde. Comme j'allois quelques jours après chez le Gouverneur, qui m'avoit envoyé querir pour saigner un de ses Domestiques, à peine étois-je à cinquante pas de sa Maison, qu'un Officier me vint ordonner de le suivre. Quatre Estafiers qui l'accompagnoient, m'environnérent dans le moment, & m'ayant saisi au colet, ils me menérent en Prison le vingt-sixiéme de Juin 1669. où comme au dernier des Criminels, on me mit d'abord les fers aux pieds.
Nous étions plus de vingt personnes dans un maudit Cachot, où il n'entre aucune lumiére. Il y a un trou profond vers le milieu, dont le bord est à fleur de terre, qui est destiné pour les nécessitez des Prisonniers: personne ne l'ose presque aprocher, de peur de tomber dedans; ce qui est cause que chacun fait ses ordures où il peut, & qu'il y a toûjours par conséquent une puanteur insuportable.
Le premier jour de ma détention se passa en regrets & en gémissemens, de me voir privé de la liberté, & dans l'apréhension d'éprouver dans peu des effets de la tirannie des Juges du monde les plus impitoyables. Mais voyant dans la suite que tout cela n'aboutiroit à rien de bon, je crus que le meilleur moyen de dissiper une partie de mon chagrin étoit de chercher à m'entretenir avec le premier venu de matiéres indifférentes. Je m'adressai pour cette fin à la plûpart de mes Camarades: les uns ne m'entendoient pas, parce que je ne parlois pas leur langage, & les autres étoient si fort abatus de tristesse, qu'ils ne daignoient pas me répondre un mot. Un seul homme, plus patient & sociable que les autres, me voyant rebuté de toutes parts, me dit en Portugais:
On vous fait ici un triste accueil, mais vous ne devez pas en être surpris, il faut être d'un tempérament heureux, & d'une grande fermeté d'ame pour ne se pas laisser abattre dans un lieu aussi desagréable qu'est celui-ci, lors sur tout qu'on y a été quelque tems. Pour moi, Dieu merci, je suis dans un âge à pouvoir beaucoup souffrir, & je suis tellement résigné aux secrets de la Providence, que je me ris de tout ce que les hommes me peuvent faire. Voilà de belles qualitez, lui dis-je, bien peu de gens sont capables de tant de résolution. De quelle Religion êtes-vous, poursuivis-je? Je suis, me dit-il, Universaliste, ou de la Religion des honnêtes gens; j'aime Dieu de tout mon cœur, je le crains, je l'adore, & je tâche de faire aux hommes, sans exception, ce que je souhaite que l'on me fasse à moi-même. Cela est bel & bon, repris-je, mais vous êtes sans doute de quelque Communion; rarement parvient-on à l'âge où vous êtes que l'on ne se soit déclaré pour un certain Parti. Non, dit-il, je ne fais aucune différence d'une Société à l'autre, il n'y en a point qui n'ait ses beautez & ses taches, & je suis persuadé qu'il n'y a point de route où l'on ne se puisse damner ou sauver. Assurément, repris-je, votre langage me confirme dans l'opinion que j'ai euë il y a long-tems, qu'il n'y a pas plus de diversité dans les visages que dans les pensées des hommes. Cela est vrai, reprit-il, non-seulement à l'égard de chaque homme en particulier, mais par raport à tous les jours de la vie: ce que nous concevions hier d'une maniére, nous l'envisageons aujourd'hui d'une autre: l'esprit aussi bien que le corps, est sujet à mille changemens.
Je suis Chinois, continua-t'il, & fils d'un Pére assez accommodé, qui a pris beaucoup de soin de mon éducation, de sorte que si je n'ai pas de grandes lumiéres, il n'a pas tenu à lui que je ne les aye aquises. Un Jésuite Missionaire, nommé du Bourg, ayant oüi parler de lui comme d'un homme généreux, & dont la Famille étoit nombreuse, trouva le moyen de s'introduire chez nous. Cet homme étoit non-seulement civil, il paroissoit d'une piété exemplaire; nous prenions tous un plaisir indicible à l'entendre raisonner. Il nous mit à chacun un Catéchisme entre les mains, qu'il nous pria de lire avec attention, & qu'il expliquoit d'une maniére fort facile. Après cela, il y eut chez nous, deux ou trois fois la semaine, des Conférences, où il faut avoüer que le Pére ne négligeoit rien pour notre instruction. Comme les matiéres qu'il traita d'abord étoient peu ou point embarassées, qu'il ne nous parloit en général que de la Chûte de l'homme, de sa Rédemption par le Fils de Dieu, & de la Béatitude éternelle, on prenoit beaucoup de goût à ses Leçons: mais enfin deux ou trois mois s'étant écoulez, & cet Ecclésiastique, qui alloit par degrez, & qui n'avoit pas voulu nous effaroucher, commençant à expliquer les Prophéties, & à étaler les Mistéres de la Trinité & de l'Incarnation, l'esprit de mon Pére ne tarda guéres aussi à se révolter. Il ne pouvoit pas comprendre comment des hommes raisonnables, qui se vantent d'être éclairez des lumiéres de la Révélation, ne voyent pas que leur Culte est envelopé des ténébres les plus épaisses du Paganisme. N'est-il pas surprenant, dit-il, que des gens prennent plaisir à s'aveugler eux-mêmes, jusqu'à avoir de l'horreur pour ceux qui leur font voir à l'œil, que leurs principales Maximes, & les Dogmes les plus essentiels de leur Religion, sont des pauvretez, des puérilitez & des impertinences, qui selon eux-mêmes, ont été scandale aux Juifs, & folie aux Grecs. Sur tout, disoit-il, je fremis lorsque l'on me veut persuader qu'un Etre souverainement parfait & immatériel, engendre un autre Dieu corporel, égal à lui, de toute éternité: & qu'il y a encore un autre Dieu, Esprit indépendant, qui procéde du Fils & du Pére; chacun des trois faisant une Personne distincte, & étant Dieu parfait, & cependant tous les trois ne faisant qu'un seul Dieu parfait. Assurément c'est faire une étrange chimère de l'Etre du monde le plus simple & le moins divisible.
Le Jésuite auroit bien voulu ne s'être pas embarqué si avant, il tâcha de lever cet obstacle par les voyes ordinaires des Théologiens, mais n'en pouvant pas venir à bout, il se servit de cette comparaison. Imaginez-vous, lui dit-il, Monsieur, un Arbre qui porte des fruits sans interruption. Dans cet Arbre, je trouve trois choses, qui ont beaucoup de ressemblance avec la Sainte Trinité. J'y remarque du raport entre le tronc & le Pére, entre le Fils & les branches, & entre le Saint Esprit & les fruits. Le tronc est comme le Pére, parce que les branches & le fruit en sont produits: les branches sont comme le Fils, en ce qu'elles sont produites par le tronc, comme autant de bras ou de moyens pour distribuër aux hommes tout ce qui procéde du tronc. Et les fruits sont comme le Saint Esprit, attendu qu'ils nous viennent & du tronc & des branches, comme autant d'assurances ou de témoignages de leur bonté. J'avouë que lorsqu'il s'agit de l'éternité, il n'y a plus de ressemblance qui paroisse, parce qu'il n'est pas bien possible de trouver de la proportion entre le fini & l'infini, pour quelque ancien & étendu que celui-là puisse être. Cependant, il est encore vrai, que lorsque l'on examine les pepins ou la semence du fruit de cet Arbre, avec un bon Microscope, on y remarque, non seulement un Arbre déja formé avec ses branches, mais même ses fruits; quoi qu'avec un peu de confusion: véritable emblême de la Divinité, considérée pendant & avant la Création du Monde; puisque là il ne paroît qu'un Arbre en son entier, sans distinction & de branches & de fruits. Or pour en venir de-là à mon but, il est évident que quelque différence que l'on mette entre le tronc, les branches & les fruits d'un Arbre, essentiellement il n'y en a point: ce sont bien à la vérité des parties différentes, mais toutes ces parties ensemble ne constituent qu'un même tout. On a beau dire que le tronc n'est point les branches, & que les branches ne sont point le fruit; je soûtiens que cette distinction n'est point réelle, c'est-à-dire que ces trois choses ne sauroient subsister indépendamment l'une de l'autre, comme lors qu'elles sont rassemblées. Pour faire un Arbre complet, tel que nous l'avons imaginé, il faut nécessairement l'assemblage d'un tronc, de branches & de fruits; cependant chacun a ses usages en particulier; le premier, pour le dire encore une fois, crée ou produit; le second, porte, se déploye & donne; & le troisiéme confirme, par sa présence & par ses opérations, dans la croyance où l'on est à l'égard du second & du premier. C'est une même substance représentée de divers côtez, un Agent qui opére en diverses maniéres, mais qui dans le fond n'est qu'un seul, & qui ne peut être consideré comme plusieurs sans une contradition évidente. Dieu n'est qu'un en Essence; dans l'économie du Salut on le considére, tantôt comme l'Auteur & le Pére du genre humain; dans la Rédemption on le regarde comme un Fils obéïssant, soûmis & humble, qui satisfait à la Justice de son Pére: & lors qu'il s'agit d'apliquer & de distribuër ses graces, on le traite de Saint Esprit.
De cette maniére & d'aucune autre, parut mon Pére, je conçois ce que signifie le terme de Trinité: mais il y a quelque autre chose de caché là-dedans, vous n'auriez pas fait tant de détours sans cela; toutes ces maniéres d'agir ne me plaisent pas: autrefois vous m'avez paru honnête homme, maintenant je vous considére comme un fourbe: & le prenant par le bras, il le chassa une fois pour toutes de sa maison: puis se retournant vers nous: ne remarquez-vous pas, nous dit-il, les absurditez qu'il y a dans les raisonnemens de ce Sophiste? A son propre dire, ce Jesus qu'il nous prêche tant, & qu'il fait égal à Dieu, n'a pas seulement eu assez de crédit, pour payer par sa mort ignominieuse, la dette que le premier homme avoit contractée, en mangeant du fruit, dont l'usage lui avoit été défendu; puis qu'Adam, qui selon lui, étoit créé pour vivre éternellement, a mérité par-là, la mort éternelle & temporelle; & que Christ ne garantit sa Postérité que de la premiére de ces morts, de laquelle nous n'avons même aucune certitude, & que la plûpart des Nations ignorent; au lieu qu'il n'a pas pû nous racheter de celle que nous connoissons par l'expérience, & qui selon lui, nous a pourtant été imposée comme un châtiment. Et ce qu'il y a encore de plus à remarquer en cela, c'est que cette Rédemption ne se fait qu'à des conditions onéreuses, & beaucoup plus difficiles à exécuter que n'étoient celles ausquelles les Juifs étoient sujets sous l'ancienne Dispensation. Les Israëlites, selon les Chrétiens mêmes, étoient bornez à faire de bonnes œuvres; la Loi n'exigeoit d'eux que des aspersions & autres Cérémonies semblables: mais sous la nouvelle Alliance, on ajoûte aux bonnes œuvres la foi, & une foi qui soit assez ferme pour ne révoquer en doute aucun des Mystéres de la Religion, nonobstant qu'ils choquent la Raison & le bon sens. Pour moi, mes Enfans, ajoûta-t-il, je renonce à des sentimens si bizarres; je n'en veux absolument plus entendre parler.
J'avois alors vingt-deux ans, & étois par conséquent en âge de discrétion. Infatué que j'étois de la sainteté de mon Directeur, je crus en conscience, malgré ce que j'en entendois dire, devoir profiter de toutes les occasions favorables à en tirer de salutaires instructions. Il y avoit plusieurs endroits où il avoit fait des Prosélites, & où il fréquentoit assidûment. Je prenois mon tems pour assister à ses Assemblées: il en paroissoit charmé, & il me sembloit que je profitois considérablement de ses enseignemens. Quoi-que mes démarches se fissent avec beaucoup de précaution, je ne pûs pas éviter que mon Pére ne s'en aperçût; il m'en fit de fort sensibles reproches, & me défendit, sous peine de son indignation, de plus hanter chez un homme, qui selon lui, n'avoit en vûë que ses plaisirs, une vaine gloire, & la ruine de notre Famille avec le tems. Mon Pére étoit d'un naturel à ne souffrir aucune replique de ses enfans, il faloit obéïr ou courir risque d'être châtié.
Six mois se passérent sans que je visse le Moine plus de trois ou quatre fois: ce m'étoit une mortification insuportable, de maniére que m'ayant fait un jour ouverture d'un Voyage, qu'il étoit sur le point de faire à Goa, je m'informai de la route qu'il devoit prendre, & sans en rien dire à personne, je partis deux jours avant lui, & l'allai attendre à quinze lieuës de chez nous. Le bon homme fut ravi de me voir, mais lorsque je lui eus dit ce qui m'avoit porté à le joindre, peu s'en falut qu'il ne refusât de me recevoir en sa compagnie, à cause des conséquences. Je fus obligé de l'assurer par serment que je soûtiendrois par tout, comme cela étoit véritable, qu'il n'avoit eu aucune part à cette escapade, & qu'au péril de ma vie, je tâcherois toûjours de l'en disculper.
Quand nous fûmes arrivez ici, je le priai de me trouver quelqu'un chez qui je pusse demeurer en qualité de Domestique. Il ne falut pas beaucoup de tems au Pére du Bourg à me procurer la condition que je demandois: il me plaça chez un certain Mr. Pelciano, Médecin Portugais, qu'il connoissoit particuliérement. Cet honnête homme qui avoit beaucoup de considération pour moi, prit tant de soin de m'apprendre sa Langue, que nonobstant mes occupations ordinaires, je ne laissai pas de la parler en fort peu de tems. Il se faisoit aussi un plaisir singulier de m'instruire dans sa Croyance; mais comme il biaisoit moins que le Jésuite, je fus rebuté de bien des choses, ou parce qu'elles me paroissoient ridicules, ou à cause qu'elles me sembloient renfermer une manifeste contradiction. J'avois de même de la peine à concilier votre Chronologie, qui borne la naissance du Monde à un terme d'environ six mille ans, avec la nôtre & celle des Indiens, qui l'étendent avec beaucoup de vrai-semblance, jusqu'à une distance presque infinie. Outre cela, je me trouvai extrêmement embarassé à me déterminer sur le choix que je devois faire de l'une ou de l'autre Secte, lorsque j'apris que les Chrétiens, aussi bien que les autres, sont divisez en un nombre de Sociétez, qui différent assez dans leurs Sentimens pour causer entr'eux une haine irréconciliable, & pour se damner réciproquement. Et que même dans chacune de ces Compagnies, il se trouve je ne sai combien de sortes d'Opinions différentes. Mon Maître, auquel je proposois mes doutes, & qui employoit toute sa réthorique pour me les éclaircir, prétendoit que je préférasse la Religion Romaine à toutes les autres, parce qu'aparemment c'étoit celle qu'il professoit. Mais étant choqué des Superstitions ridicules qui me paroissoient obséder ceux qui sont de cette Communion, je le priai instamment de me dire en conscience ce qu'il me conseilloit de faire.
Hé bien, mon enfant, me dit-il, restez ce que vous êtes; sinon, jettez-vous du côté où vous trouverez le plus d'avantage. Je ne veux point me servir de l'autorité de Polibe, très-fameux Historien, environ deux cens ans avant Christ, qui prétendoit, comme il s'en explique dans son sixiéme Livre, que les Dieux aussi-bien que les châtimens & les récompenses après cette vie, ne sont que des productions chimériques des Anciens, lesquelles seroient fort inutiles, si l'on pouvoit former une République qui ne fut composée que d'hommes sages: mais puisqu'il n'y a point d'Etat dont le Peuple ne soit déréglé & méchant, il faut se servir pour le réprimer, des terreurs paniques de l'autre monde, les admettre, les croire, & s'y conformer entiérement, sous peine de passer pour téméraire & privé de l'usage de la raison. Ce grand Homme étoit Payen, il n'est pas juste de le citer parmi nous sur un fait de cette conséquence: Ainsi il suffira de vous dire que c'est la Maxime des Grands aussi-bien que des Savans, de s'accommoder aux tems & aux conjonctures. Il est indifférent dans quelle Eglise & avec quels Peuples on adore Dieu, moyennant qu'on le serve avec respect & vénération. Lui seul est le Pére commun de tous les hommes, il veut leur accorder à tous le Salut. Ce n'est ni le nom de Catholique, de Calviniste, de Luthérien, ou d'Anabaptiste, qui sauve les gens, c'est la foi & les bonnes œuvres. Celui qui vit bien, est agréable à Dieu, en quelque endroit qu'il se trouve: la Providence qui sonde les cœurs & les reins, sait fort bien distinguer un fidéle de cent mille impies & scélérats. La plûpart des différens qui divisent les hommes au sujet de la Religion, ne sont pas aussi essentiels que le prétendent les Ecclésiastiques; il est souvent indifférent de les admettre ou de les rejetter; & s'il y en a quelques-uns de conséquence, il est toûjours sûr que personne ne voit notre intérieur: il est aisé de marcher avec des Sots, & d'imiter même leurs grimaces extérieures, sans participer à leurs sentimens ridicules. Le Culte n'est plus attaché à un endroit particulier, ce n'est plus sur une Montagne ou dans Jerusalem que l'on adore: Dieu ne se paye plus de sang de Genisse, ou de contorsions de corps; mon fils, nous crie-t-il, donne-moi ton cœur. Cela me paroît fort raisonnable, lui répondis-je, je vous remercie très-humblement de votre conseil; & suivant ces Principes, je me contenterai de conserver le titre de Chrétien, sans m'attacher positivement à aucune Secte. Depuis ce tems-là, continua le Chinois, j'assistai dans les Voyages que je fis avec Monsieur Pelciano, à tous les Services Divins, sans aucun scrupule, & sans donner aucun scandale à qui que ce soit.
Mais pourquoi avez-vous donc été mis ici, repris-je? Je n'en sai de bonne foi rien, me répondit-il, à moins que ce ne soit pour avoir peut-être parlé un peu trop librement du Mistére de l'Incarnation: car il me souvient fort bien que je m'étois entretenu de cette matiére publiquement trois ou quatre jours avant mon emprisonnement. Cependant c'est un article dont je ne me tairai jamais; car encore que je me dise Chrétien, & que je le sois en effet, je ne prétens pas que ce soit au préjudice de l'Auteur de toutes choses: Jesus-Christ lui-même, s'il étoit ici, me le défendroit. Quelque grand Homme qu'ait été ce Divin Prophète, il suffit de le croire Fils de Dieu par excellence, & c'est lui faire une injure de l'imaginer capable de s'attribuër ce titre par nature. On peut dire de même qu'il est véritablement notre Médiateur, parce qu'il nous a indiqué la voye du Salut, & les moyens d'en tenir la route. Sa Moral est incontestablement pure, sa Vie sainte, & ses Enseignemens divins; il en a confirmé la vérité par sa Mort. Mais qu'il soit Dieu tout-puissant & éternel, la même essence que le Pére, & cependant personnellement distincte de lui, & engendré de toute éternité, conçû immédiatement du Saint-Esprit, ou de Dieu lui-même, & né d'une Vierge immaculée, c'est ce qu'il n'a pas prétendu, & que d'autres lui font dire avec la plus grande injustice du monde. Il est bien vrai, à ce que m'a dit cent fois mon Maître, que l'Ecriture introduit Dieu, disant en parlant à lui: Tu es, mon Fils; mais il y ajoûte incontinent après: je t'ai aujourd'hui engendré. Et pour le terme de Vierge, il est sûr qu'il signifie aussi jeune femme, dans la Langue originale. Outre qu'il y a bien des gens qui prétendent que c'est tirer le Texte par les cheveux que de vouloir aproprier ces Passages à Jesus-Christ.
Enfin, il faut que je vous dise que les Miracles mêmes, que l'on attribuë à ce grand Personnage, ne se doivent point entendre à la lettre, mais dans un sens impropre & figuré, comme on entend aussi toutes les Paraboles de l'Evangile. C'est ainsi, par exemple, que la Tentation, qui paroît ridicule & impossible si on la veut prendre au pied de la lettre, ne veut rien dire, sinon, que les Rois & les Princes des Peuples, qui sont élevez comme des montagnes au-dessus des autres mortels, les Ecclésiastiques, ces Directeurs des consciences, qui prêchent dans les Temples, & sacrifient sur les Autels, aussi-bien que les pauvres Idiots que renferment les Deserts, ne sont non plus exempts des épreuves & des tentations les uns que les autres; mais qu'il n'y a rien qui doive être capable de les détourner de leur devoir, & de les empêcher de rendre leurs hommages au Monarque du Ciel & de la Terre. Le Démoniaque est un pécheur repentant; & les Pourceaux, dans lesquels on envoye les Démons qui les possédent, sont des misérables abandonnez à toutes sortes de foüillures, & abîmez dans les vices. La foi d'un fidéle paroît par l'exemple de Pierre, quand il marche sur les eaux; son incrédulité, lorsqu'il y enfonce: sa vertu, à vouloir suivre son Maître dans les dangers les plus évidens, & son infirmité à le renier au moment qu'une simple femmelette l'accuse d'être de sa troupe, lorsqu'il est entre les mains de ses ennemis. En un mot, tous les événemens extraordinaires, les guérisons de boiteux, de manchots, d'aveugles, de paralitiques & autres incommoditez semblables, aussi-bien que la résurrection des morts, dont l'histoire de la vie de Christ fait mention, se doivent entendre spirituellement; car alors il n'y a aucune difficulté à expliquer l'Ecriture, & ceux ausquels elle paroît ridicule ou mistérieuse, la trouveront intelligible & aisée: comme l'est aussi le Vieux Testament dès qu'on se met sur le pied de ne le considérer que comme un composé d'Emblêmes, d'Allégories, de Métaphores, d'Hiperboles, de faits tipiques & de Comparaisons, inventées pour la consolation & l'instruction des enfans de Dieu.
Ce que vous m'avez dit-là, interrompis-je, seroit capable de nous fournir de matiére pendant bien du tems, mais je croi que cela seroit fort inutile. Tout ce que je puis vous y répondre, c'est que le Jésuite Du Bourg est un fin Politique, votre Maître un Portugais Juif; & pour vous, je vous considére comme un Volontaire, ou une personne libre, & non pas comme un Soldat enrôlé. Tant qu'un homme ne s'est point engagé à un Capitaine, il lui est permis d'aller servir où il veut, sans que personne y trouve à redire; mais du moment qu'il est enrôlé, il ne sauroit quitter sa Compagnie sans la permission de son Chef; s'il deserte, il est coupable, & on le punit selon les Loix. Vous vous dites Chrétien, quoi-qu'il s'en faille beaucoup que vous ne le soyez, tant que vous n'aurez point fait abjuration du Paganisme, & embrassé le Parti que vous voudrez choisir parmi les Chrétiens; vous n'êtes à proprement parler sujet à aucune censure, & je me persuade que si ceux qui vous détiennent ici vous connoissoient, vous n'y resteriez pas long-tems. Dans le fond vous n'êtes point de leur Jurisdiction, & il y a en cette Ville liberté toute entiére pour toutes sortes de Nations. Remontrez cela à votre Juge lorsque vous comparoîtrez devant lui, en y ajoûtant pourtant que vous êtes Chinois, & sans faire mention du Christianisme, je ne doute pas que vous ne vous en trouviez bien, & que vous n'en soyez quitte pour une correction, que vous avez assez bien méritée.
Si jamais je sors d'entre leurs pattes, reprit-il, je vous assure que je n'y retomberai jamais: j'ai, Dieu merci, de quoi vivre chez moi, je puis fort bien y demeurer, de la maniére que je me le propose: & quand même nos affaires domestiques ne m'y donneroient point d'occupation, tant que mon Pére sera en vie, j'ai dequoi passer mon tems à faire des Lunettes d'Aproche & des Microscopes.
Comment Microscopes, lui dis-je, où avez-vous pris cette Science? Chez Monsieur Pelciano, reprit-il, qui est un des habiles hommes dans cet Art, qu'il y ait dans toutes les Indes. Le Pére Du Bourg s'en mêle aussi, & il prétend même y exceller, mais au fond il ne fait rien qui vaille. Les Microscopes que je fais grossissent d'une maniére inconcevable, ils font paroître un grain de Sable de la grosseur d'un œuf d'Autruche, une mouche semble de la grandeur d'un Eléphant, & les corps les plus imperceptibles à la vûë, se découvrent par-là distinctement à nos yeux. Ce que j'ai admiré cent fois, c'est de voir à l'aide de ce petit instrument, que nos corps sont couverts d'écailles, arrangées les unes sur les autres, comme sur le dos d'une carpe. Aussi mon Maître tient pour maxime, que l'air que nous respirons est une eau subtile qui ne différe que du plus au moins de celle des poissons: & je crois même que notre air grossier est composé de parties beaucoup plus grosses à proportion de la matiére subtile, que ne sauroient être celles de l'eau à leur égard. Cette pensée est apuyée sur les expériences que je lui en ai vû faire plusieurs fois, & que vous ne ferez peut-être pas fâché de savoir.
Il prend deux bouteilles, l'une pleine d'eau, où il y a mis quelque petits poissons: l'autre d'air grossier, où il y a des Oiseaux, des Souris & des Rats, des Ecureuils, ou autres semblables Animaux, puis il pompe l'eau de l'une, & l'air de l'autre. En observant alors avec de certaines lunettes de figure à peu près hiperbolique, on voit qu'il y a moins de différence entre les parties d'eau qui sortent de l'une, & les parties d'air qui y restent, qu'il n'y en a dans l'autre, entre les particules de l'air & les parcelles de la matiére subtile: à quoi l'on peut ajoûter que les poissons vivent plus long-tems dans l'un, que ces petits Animaux dans l'autre. Mais ces sortes de lunettes sont difficiles à construire; du moins je n'ai pû encore jusqu'à présent y réüssir comme il faut. A cela j'ai ouï objecter, qu'ayant mis dans trois vases différens, fermez hermétiquement, & remplis, le premier d'eau, le second d'air, & le troisiéme de matiére subtile; par exemple un moineau en vie, on a toûjours remarqué que la chair de cet animal a été corrompuë au bout de quelques jours dans le premier, au lieu que dans les autres il n'y est pas arrivé la moindre altération au bout de plusieurs années. D'où il semble suivre que les parties d'eau doivent être plus grossiéres & plus éficaces que celles de l'air, puis qu'autrement cela dévroit aller par dégrez, c'est à dire que si l'eau corrompt les viandes dans huit jours, l'air le dévroit faire dans seize, & la matiére subtile dans vingt-quatre, en suposant leurs diférences égales; au lieu que l'on trouve que l'eau seule est capable de cette opération. Mais il y a aparence que la grosseur des parties a moins de part à cette dissolution, que la figure & l'agitation dans l'agent d'un côté, & l'arrengement de ces mêmes parties dans le patient de l'autre; puisqu'il se trouve des corps, comme le bois de chêne, qui se conservent bien plus long-tems dans l'eau, qu'à l'air; & que le feu au contraire, dissout un Frêne en un jour: où l'eau ne le sauroit faire en un siécle.
Cela est curieux, repris-je, mais sçavez-vous de quel sentiment est votre Docteur, par raport à la production des Animaux? Il croit, me répondit-il, qu'il n'y en a point d'autre que celle qui se fait par la génération, quelque raison qu'on puisse inventer en faveur de l'opinion contraire. Car pour ce que l'on alégue des fruits au dedans desquels on trouve des vers, sans qu'il paroisse par aucun indice qu'ils y soient entrez par dehors, cela n'aporte aucune difficulté. Pour s'en éclaircir, il faut remarquer que les mouches & semblables insectes se fourrent ordinairement dans les ouvertures qu'ils trouvent aux arbres & aux plantes, tant pour se mettre à l'abri des injures de l'air, que pour y trouver de quoi se nourrir lorsqu'ils sont en sève: de sorte que s'il arrive que les œufs de cette vermine se trouvent à l'endroit où il se doit former un fruit, celui qui en est le plus près étant environné de la premiére goute de l'humeur qui en sort pour sa formation, y reste renfermé, & y vit, jusques à ce que le fruit soit meur, ou tant qu'il y trouve de quoi se substenter; & lors que la provision a fini, il perce l'obstacle qui l'arrête & s'en va. Pour apuyer ce sentiment d'une preuve incontestable, on n'a qu'à jetter les yeux sur une noix-gale, & examiner avec soin sa production, on verra quelque chose de surprenant.
La Noix-gale est un excrement, ou si vous voulez, poursuivit-il, une espéce de petites pommes, qui croissent aux feuilles des chênes, de cette maniére. Il y a de certaines Mouches noires, qui dans la saison posent leurs œufs délicats sur le côté inférieur des feuilles de ces grands arbres, de peur qu'ils ne soient brûlez par l'ardeur du Soleil: aussi-tôt que ces petits Animaux sont éclos, ils s'apliquent à brouter la couverture qui leur fait ombre, & à en perser les veines, afin de se nourrir du suc qui en sort en assez grande quantité. S'il arrive alors à une de ces bestioles de se trouver environnée d'une goute qui ait assez de consistance, elle y reste pendant que cette goute se fige, croit & devient enfin un fruit de la grosseur d'un œuf de pigeon plus ou moins; & elle n'en sort que lorsqu'elle est devenue Mouche, ou que le fruit, qu'elle a pour ainsi dire produit, soit devenu si sec qu'il ne sauroit plus lui servir de nourriture. Il confirma cette opinion par d'autres argumens dont je ne me souviens pas; & conclut que quand il ne seroit rien du tout cela, il seroit nécessaire de le croire, à cause des fâcheuses conséquences, qui pouroient aisément porter à donner lieu au plus, lorsque l'on a admis le moins, & fai-le avec Lucréce, le Soleil & la Terre, les seuls auteurs de tous les Animaux sans exception, ce qui seroit injurieux à Dieu.
Trois semaines après mon emprisonnement je fus mené au Saint Office. Mon Juge s'étant informé du lieu de ma naissance, de mon âge, & de ma Religion, à quoi je répondis fur le champ, me conjura de déclarer moi-même le sujet de ma détention, puis qu'il n'y avoit point de meilleur moyen pour me tirer promptement d'affaire: prétendant sans doute, qu'il en faut agir à l'égard de ce Tribunal, comme l'on fait envers Dieu, c'est-à-dire de confesser soi-même ses fautes, afin d'obtenir miséricorde. Je lui protestai de n'avoir rien fait, ni rien dit, que je me dûsse reprocher, & à quoi personne pût légitimement trouver à redire: que Dieu étoit témoin de mon innocence, & que ce ne pouvoit être qu'un mal-intentionné, & peut être jaloux de ce que je faisois bien mes affaires, qui m'avoit joué le mauvais tour de m'acuser de quelque crime que je ne n'avois jamais commis. Enfin, je lui fis comprendre que j'espérois beaucoup de sa bonté, & que s'il se faisoit informer de ma vie, il seroit bien-tôt convaincu de la vérité de ce que je lui disois.
Quinze jours après la même chose m'arriva, & ainsi jusques à sept fois, après-quoi l'Inquisiteur me dit que puisque je n'avois pas voulu confesser moi-même la vérité des crimes que j'avois commis, par où j'aurois recouvré ma liberté, on alloit m'en faire la déclaration. A même tems le Sécrétaire lût les dépositions, qui consistoient en ce que j'avois parlé avec mépris des Images des Saints, du Crucifix, du Purgatoire, & de l'infaillibilité du Saint Office. Que dites-vous de cela, dit le Juge? J'avouë, répondis-je, que voyant le déréglement de la plûpart des Habitans de cette Ville, je n'ai pas pû m'empêcher de dire en plusieurs endroits, que j'étois surpris de voir que des gens, qui auroient fait conscience de passer devant un Crucifix, fait souvent d'une maniére abjecte, sans faire une profonde révérence, ou négliger un seul jour de se prosterner vingt fois devant des images de papier, ne fissent aucun scrupule de se veautrer dans l'ordure des plus infâmes vices qui se peuvent commettre dans une Société d'Hommes raisonnables. Il est vrai encore que j'ai parlé du Purgatoire comme d'un lieu que je ne croirois pas fort nécessaire, puisqu'il suffit à un Chrétien d'être persuadé que le Sang du Sauveur le nettoye de tous ses péchez. Et pour ce qui est de l'Infaillibilité, poursuivis-je, je ne pense pas qu'elle se puisse légitimement atribuër qu'à Dieu seul, tous les hommes étant pécheurs, suivant plusieurs passages formels de la Sainte Ecriture. J'avouë, dis-je, avoir tenu un pareil langage; mais Dieu fait que ce n'a été que dans la vûë de rendre gloire à son nom, & par des mouvemens d'horreur que j'avois de voir tant de libertinage, là où l'on prétend que la piété & la sainteté régnent dans un degré fort éminent, sans pourtant que j'aye eu dessein de choquer la Religion, ni le Saint Office. Vous vous émancipez trop, mon ami, repartit l'Inquisiteur: Si vous aviez pourtant confessé tout cela dès d'abord il ne vous en auroit pas été pire, quoique vous n'eussiez pas laissé d'être coupable. Cependant le Sécrétaire, qui avoit écrit mon aveu comme une déposition dans les formes, me commanda de la signer. Là-dessus on me fit mon procès: je fus condamné aux Galéres pour ma vie, & tous mes biens confisquez.
Nous étions autour de cent cinquante malheureux, qui sortîmes le huitiéme de Janvier 1670. de ce redoutable lieu, les uns pour être exilez, comme le fut notre Chinois: quelques-uns devoient être foüettez: il y en eut aussi trois de brûlez tous vifs, parce qu'ils avoient été accusez de Magie, & entre autres un pauvre vieillard de quatre-vingt-trois ans, que deux différens Ordres de Moines avoient privé d'un héritage fort considérable, en extorquant du Frére de ce malheureux qui avoit de grands biens, un Testament par lequel ils entroient en possession de tout ce qu'il laisseroit après sa mort, sous prétexte de tirer son ame au plûtôt du Purgatoire. Ce procédé injuste avoit si fort aigri le vieillard, qu'il n'avoit pas pû s'empêcher d'en témoigner son chagrin; & de jetter feu & flâmes contre des gens qu'il croyoit les Auteurs de cette injustice: sur quoi ils lui avoient imposé des faits dignes du feu, & n'avoient point cessé de le poursuivre qu'ils ne l'eussent vu en cendres.
Du départ de l'Auteur pour Lisbonne, comment il fut pris & mené en Esclavage: de ce qui lui arriva pendant qu'il fut Esclave.
Je fus mené dans un Navire où le Capitaine eut ordre de me remettre entre les mains de l'Inquisiteur de Lisbonne: ainsi nous partîmes le même mois pour le Portugal. On m'aprit en chemin que les Galéres où j'étois condamné, étoit une discipline, où les prisonniers étoient employez à de rudes Ouvrages, parce que les Portugais n'ont point de Galéres sur la mer. Cela me consola un peu dans mon malheur, il me sembloit que ce n'étoit pas peu de me voir par-là délivré de la rame & des cruautez qu'exercent les tirans de Commites sur les Forçats enchaînez dans leurs Vaisseaux. Notre navigation fut passable: nous eûmes pendant la route le plus beau tems que nous pouvions raisonnablement espérer. Ce qui nous arriva de plus remarquable, fut que le vingt-troisiéme de Mars, un Puchot saisit notre Vaisseau par le grand mât de hune, avec tant de violence, qu'il pensa le renverser; l'Equipage se croyoit perdu, & je vis alors dans un instant changer l'impiété en des paroles de dévotion, qui durérent jusques à ce que ce tourbillon nous eut quité. Enfin il y avoit long-tems que nous avions passé les Canaries; il me semble que nous étions parvenus à la hauteur Boréale de trente-quatre degrez, lors qu'un matin à la pointe du jour, il parut tout-d'un-coup deux Pirates, qui se mirent à nous Cannoner de la bonne maniére. Quoi que notre voyage eut été heureux, il ne laissoit pas d'y avoir bien des Malades dans notre Bord: nous nous battîmes pourtant près de deux heures, pendant lesquelles nous eûmes douze hommes de tuez & dix-sept de blessez. J'en demande pardon à Dieu, mais il faut que je l'avouë, j'étois ravi de nous voir tombez entre les mains des écumeurs de mer, puisque j'espérois par-là recouvrer plûtôt ma liberté: il n'en alla pourtant pas comme je pensois. Le Capitaine racheta son Navire pour une somme d'argent, & ses vainqueurs se contentérent de prendre avec moi trente hommes des plus robustes & des mieux disposez, qu'ils menérent à Serselli, petite Ville sur la Méditerranée, à vingt lieuës d'Alger, & à quatre du fleuve Miromus. Nous débarquâmes-là le dix-huitiéme de juilles, & fûmes vendus au plus offrant.
Mon Patron étoit Maître Charpentier de Navire, homme de moyens, qui avoit au moins trente garçons à son Service. Au commencement on ne se servoit de moi que pour le gros ouvrage, porter, & servir les Ouvriers en tout ce qu'ils avoient besoin, étoit proprement mon occupation. Ensuite j'aidois à caréner les Vaisseaux, à les radouber, calfutrer & brayer. Il y avoit bien de la différence de l'état où j'étois, à celui où j'avois été pendant le séjour que j'avois fait à Goa avant ma détention. Cependant quand je me souvenois de ce que j'avois souffert dans l'Inquisition & de ce que l'on me préparoit à Lisbonne, je m'estimai extrémement heureux. En effet, j'avois un parfaitement bon Maître: comme je faisois ce que je pouvois, il ne m'épargnoit aussi rien de ce qui m'étoit nécessaire. Le logement étoit bon, les vivres encore meilleurs; & il ne me disoit jamais une mauvaise parole. Cela m'a cent fois fait faire réfléxion sur l'idée que l'on donne aux Enfans chez nous des Barbares & des Turcs: il semble, comme on en parle, que ce soient des Diables; cependant je peux dire à leur loüange, que j'ai trouvé parmi eux autant de charité, d'humanité & de bonne foi, que parmi les Européens, & même, si je l'ose dire, davantage; de sorte que je n'aurois eu aucun regret de finir mes jours parmi eux. La Providence en avoit disposé autrement; & les moyens dont Elle se servit pour m'en tirer, ont quelque chose de fort remarquable.
Comme il n'y a rien de parfait au monde, autant que mon Patron m'aimoit, le Maître-Valet, qui étoit Rénégat, natif de Vienne en Autriche, & nommé Schilt, me haïssoit mortellement. Il n'y avoit piéce que ce traître ne me fit, lorsqu'il y avoit lieu de sauver les aparences; ainsi mon Maître, qui voyoit assez à qui il tenoit, mais qui avoit besoin de cet homme, fut forcé, en dépit qu'il en eût, de se défaire de moi. Je fus vendu à un Seigneur riche & opulent, qui demeuroit à la Campagne, environ à trois lieuës de l'endroit où j'étois.
Ce Seigneur avoit un Fils, âgé de vingt-sept à vingt-huit ans, qui étoit fou, & souvent même enragé. Il avoit des intervales où il raisonnoit, dans d'autres il déchiroit ses habits, romproit quelque-fois sa chaîne, & auroit été capable de démembrer ceux qui se présentoient devant lui, ou de se priver lui-même de la vie, si on ne l'en avoit empêché. Une amourette avoit été cause de ce ravage, il avoit aimé une fille qui ne l'a voit point voulu écouter, il en devint au commencement rêveur, & enfin la tête lui en tournai. Il faloit jour & nuit quelqu'un auprés de ce malheureux; & on vouloit que ce quelqu'un eût de l'âge, de la prudence & de la force, afin qu'il fût capable de veiller sur ses actions. J'avois suffisamment de l'un & je n'étois pas entiérement destitué des autres: Aussi je puis dire que je m'y prenois d'un biais qui plaisoit fort à mes Supérieurs. Je ne l'avois pas eu six semaines sous ma conduite, que je n'en fisse ce que je voulois; hormis pourtant quand il entroit en fureur, il ne respectoit alors personne: tout ce que l'on pouvoit faire, étoit de le tenir bien attaché, & de ne lui laisser rien à portée, à quoi il pût aporter quelque dommage.
Cette maison, ou pour mieux dire, ce superbe Palais, étoit l'abord de tout ce qu'il y avoit d'honnêtes gens aux environs de-là: il y avoit éternellement des Etrangers. Un jour il y arriva un Bacha, que l'on reçut avec des témoignages tout particuliers d'estime & de considération. On le logea dans une Sale fort magnifique, qui répondoit sur la basse-cour. Vers le milieu de la nuit, ce Monsieur fut éveillé par un prodigieux tintamare, dont toute la chambre retentissoit. Tout Bacha qu'il étoit, cela ne laissa pas de l'épouventer; il léve la tête, regarde de côté & d'autre, & avise enfin à l'une des extrémitez du Salon un Animal couché sur un tapis de Turquie, dont il ne pouvoit pas bien discerner la figure. Il fut sur le point ou de se lever pour l'examiner de plus près, ou de crier que l'on vint voir ce que c'étoit. Pendant qu'il hésitoit cet objet se léve tout d'un coup, avance vers son Pavillon, traînant une grosse chaîne après lui, & ayant des habits tous déchirez, une barbe qui lui couvroit la moitié du visage, la tête nuë, & ressemblant plûtôt à un Démon qu'à un Homme. Ce spectacle le glace, il reste sans mouvement. Ce n'est pourtant pas encore tout: le Fantôme ne se contenta pas de faire vingt tours de chambre, il vint se jetter à côté du Bacha, resta-là une demi-heure couché, sans rien faire ni rien dire; & s'étant ensuite levé, sort & tire la porte rudement sur lui. Le matin étant venu, mon Patron fut étonné de ne point voir paroître son Hôte, il y avoit long-tems que le déjeûner étoit prêt, & ils s'étoient donné parole d'aller à la promenade pour prendre de l'apétit. Enfin vers les onze heures il envoye un domestique, pour voir doucement s'il dormoit ou non. Cet homme ayant ouvert la porte, & s'étant glissé dans la Chambre, avance à pas lents vers le lit, & avise le pauvre Bacha les yeux ouverts, pâle comme un mort, & avec tous les signes d'un homme presque sans vie. Il retourne sur ses pas, ne fait qu'un saut jusqu'à son Maître, & lui raporte ce qu'il avoit vû. Là-dessus toute la Maison fut en alarme, on court au malade de toutes parts, on lui parle, on l'examine; mot: Personne ne doute qu'il n'agonise. Cependant quelqu'un s'étant avise de lui mettre une goute d'esprit de vin dans la paume des mains, aux Temples & sous les narines, on commença à remarquer qu'il revenoit. Un peu après on l'obligea à prendre un doigt d'eau-de-vie par la bouche, cela lui fit encore plus de bien; il reprit un peu ses esprits; & ayant poussé un grand soûpir. O Ciel, dit-il, que j'ai passé une rude nuit! je ne vous ai guére d'obligation, Monsieur, ajoûta-t-il, s'adressant à mon Maître, de m'avoir mis dans un lieu où & les Sorciers viennent faire leur Sabat. Que veut dire cela, repartit mon Maître? Avez-vous eu quelques songes incommodes? Nous avions un peu bû hier au soir; vous n'êtes peut-être point accoutumé aux excès; cela aura ébranlé votre cerveau, & produit des objets desagréables dans la fantaisie: allons, allons, cela ne sera rien; il faut seulement prendre un peu de courage, un bon dîné remédiera à tout. Il ne faut, reprit-il, accuser ici ni le vin, ni le cerveau; ce n'est point non plus une imagination ou un Songe, j'étois assurément dans mon bon-sens, lorsque le Diable m'est aparu: il a resté autour de deux heures dans ma chambre, & s'est même venu coucher quelque tems sur mon lit. Mais, Monsieur, lui dit mon Maître, qui commençoit à se douter de quelque chose, quelle forme ce Diable avoit-il donc prise? Il avoit la figure d'un homme, reprit le Bacha, & nonobstant le peu de clarté qui entroit par les fenêtres, j'ai bien remarqué qu'il n'avoit que des haillons sur le corps, sa mine étoit lugubre, ses jouës enfoncées &... N'en dites pas davantage, interrompit mon Patron, je suis marri de cet accident; il faut que je le dise à mon grand regret, l'homme que vous avez vû est mon Fils: & ayant donné ordre qu'on l'amenât, le Bacha tomba des nuës au moment qu'il vit le Personnage. Je ne puis, dit-il, nier que ce ne soit-là le même Homme que j'ai vû la nuit passée, & qui a si fort donné la gêne à mon esprit. Il proféra ces paroles d'une maniére qui fit éclater le fou de rire, & qui lui donna occasion de raconter lui-même tout ce qu'il avoit fait à ce sujet. Cela aigrit le Bacha; il demanda s'il n'y avoit personne de commis à sa garde, & quelqu'un lui ayant répondu qu'oüi, il desira de le voir. Aussi-tôt on me vint querir; m'étant présenté devant lui: Est-ce vous, chien, me dit-il, qui veillez sur les actions du Fils de Monsieur? Oüi, Seigneur, lui répondis-je. Et, pour quelle raison l'avez-vous donc lâché cette nuit, reprit-il? Il n'étoit point attaché, repliquai-je, depuis quelques jours il se portoit assez bien, cela m'a empêché d'être aussi exact à son égard que je le suis d'ordinaire, je n'ai pas même fait difficulté de prendre du repos auprès de lui: dans ces entrefaites il est sorti, & vous est venu alarmer, comme je l'aprens, j'en suis assurément au desespoir, je vous en demande pardon, une autre fois cela n'arrivera plus. Cela n'arrivera plus, maudit chien, reprit-il, je le crois bien, du moins à mon égard, car je n'en reléverai pas. J'ai beaucoup de respect pour ceux ausquels vous apartenez, cependant vous êtes heureux de ce que je ne suis pas en état de me lever; peut-être aurois-je de la peine à me posséder, & vous courriez risque d'avoir la tête cassée. Retirez-vous de devant mes yeux, misérable que vous êtes, & priez Dieu que je ne vous rencontre jamais nulle part. Puis s'adressant à mon Maître, si vous voulez me faire plaisir, Monsieur, lui dit-il, vous vous déferez sur le champ de ce malheureux, afin que je n'en entende plus parler. Il n'y avoit que quelques mois que je demeurois dans ce Château, les autres domestiques ne m'y haïssoient pas, & mon Maître avoit beaucoup de considération pour moi, à cause des soins que je prenois de son Fils, qui me donnoit éfectivement bien de la peine. Il falut néanmoins par complaisance que le bon homme se défit de moi.
On me mena en Ville pour être vendu au premier qui me voudroit: j'apris-là que le Maître valet, dont j'ai parlé tantôt, étoit décedé, ainsi je fis demander à mon ancien Patron, si mes services ne lui seroient point agréables. Il fut charmé de me recouvrer, & moi ravi de rentrer chez une Personne qui avoit eu pour moi tous les égards imaginables pendant que j'avois demeuré chez lui. Environ trois semaines après, Monsieur le Bacha, accompagné d'une troupe de beau monde, vint voir notre Charpenterie. Je le reconnus de cent pas; ses menaces avoient fait tant d'impression sur mon esprit, que je me mis à fuïr de toute ma force: il se douta que c'étoit moi, parce que s'étant trouvé mieux le lendemain de sa vision, & sa colére ayant entiérement passé, il s'informa de ce que j'étois devenu, & l'ayant sû, il témoigna du chagrin de mon départ. En éfet, il aprit qu'il ne s'étoit point trompé, ainsi il ordanna que l'on courut après, & qu'on me dit qu'il desiroit de me parler, ajoûtant qu'il ne me seroit fait aucun tort sur sa parole. Nonobstant ces assurances, je n'aprochai de lui qu'en tremblant; il le remarqua, & se prit à rire, sans doute pour me rassurer. Il me fit plusieurs questions indifférentes, ausquelles je répondis avec toute la soumission dont j'étois capable. Enfin il me demanda, en cas que mon Maître se voulut bien défaire de moi, si je ne serois pas bien aise de retourner chez le Seigneur que je venois de quiter par sa faute? Lui ayant fait comprendre que cela ne dépendoit pas de mon choix, je n'avois rien à y répondre, sinon que je me trouvois parfaitement bien-là où j'étois. Tenez-vous y donc, me dit il, il est bien aussi agréable d'être en la compagnie de gens sensez que de garder éternellement un Démoniaque; & m'ayant donné pour boire à sa santé, il me renvoya à mon travail.
Cette petite Avanture ne fut pas la seule qui m'arriva pendant mon Esclavage; mais puisque les autres n'ont rien d'extraordinaire, je les passe sous silence. Pour les disputes ausquelles j'étois souvent sujet, jusqu'à être obligé d'en venir quelque-fois aux coups, le recit en seroit d'une si vaste étenduë, que cela pourroit ennuyer le Lecteur. Les Turcs sont pour la plûpart ignorans, je n'avois à entendre d'eux que des railleries froides sur notre Dieu Crucifié, ce que je portois avec patience; parce d'un côté, qu'ils ne croyent point en Christ, & de autre, à cause qu'étant sur leur fumier, je n'avois aucune protection à espérer de personne. Mais j'avois bien de la peine à me posséder lors que j'étois assailli par des Chrétiens Rénégats.
Il y eut entr'autres un Proposant Gascon, qui étoit bien le plus hardi Athée, ou Déïste, que j'aye vû de mes yeux. Il étoit d'une douceur angélique, cependant quand il se mettoit à railler il tournoit tout en ridicule, & confondoit nos plus grands Mistéres avec les rêveries du Talmud des Juifs, & les Legendes de l'Eglise Romaine. Mon Pére, me dit-il un jour, a été assassiné en allant en Pellerinage à notre Dame de Lorette; belle récompense pour un bon Catholique comme il étoit! Ma Mére qui faisoit profession de la Religion Réformée, a été Dragonnée & Massacrée pour s'être opiniatrée à ne vouloir pas obéïr aux ordres de la Cour. Et moi, j'ai été pris des Pirates en voulant passer de France en Hollande: ainsi pour éviter la persécution, je suis malheureusement tombé dans l'Esclavage.
Comme je trouvai non-seulement beaucoup d'esprit & de savoir à ce jeune homme, mais aussi beaucoup de douceur & de bonté (car tous ceux de sa connoissance en cet endroit, se loüoient extrémement de son naturel bien-faisant & serviable) j'eus grande compassion de lui, & tâchai à plusieurs reprises, de le ramener des sentimens dangereux où il étoit, par rapport à la Religion. Nous eûmes de fréquentes conversations là-dessus; & j'avois bonne espérance de le pouvoir faire rentrer avec le tems dans le bon chemin de la vérité; mais un malheureux accident lui ôta la vie, avant que le Ciel me permit de mettre fin à cette œuvre charitable. Il seroit trop long de raporter ici toutes les disputes que nous eûmes ensemble; ainsi je ne ferai que toucher légérement quelques-uns des principaux Points.
Lors que je lui reprochai son changement de Religion, & la profession qu'il faisoit de la Foi Mahométane, qu'il ne croyoit pas; il me répondit, qu'après avoir bien examiné toutes les différentes Religions qui étoient venuës à sa connoissance, il n'avoit rien trouvé dans aucune qui pût satisfaire une personne raisonnable; & qu'ainsi il ne voyoit rien qui dût empêcher un homme sage, de se conformer, pour le moins extérieurement, à la Religion dominante du Païs où il demeure; tout de même comme on s'acommode aux habits, aux coûtumes & aux maniéres d'un Païs, pour ne pas paroître ridicule par sa singularité. Et puisque j'ai le moyen de m'atirer plus de confiance & de considération parmi les gens de ce Païs-ci, en me conformant à leur mode de Religion, je serois bien fou, me dit-il, si je me privois de cet avantage par un sot attachement à un autre qui est cent fois plus absurde & impertinente que celle-ci. Je lui répondis que j'étois extrémement surpris d'entendre parler de la sorte un homme élevé dans la Religion Chrétienne, & qui par sa profession la dévroit mieux connoître, pour l'avoir étudiée à fond. C'est justement pour cela, mon Ami, me repliqua-t-il, parce que je l'ai bien examinée, & que j'en ai découvert tout le foible & le ridicule, que j'en parle ainsi. Mais il y a aparence que tout âgé que vous êtes, vous, n'avez pas encore secoüé le joug des préjugez de l'éducation, & que vous vous tenez bonnement à ce que vous avez apris de votre Nourrice, ou de votre Curé, sans l'aprofondir. Je lui dis, que j'avois plus voyagé & vû le Monde qu'il ne croyoit, & que j'avois bien entendu raisonner des gens de différens sentimens en matiére de Religion; & cependant que je n'en avois jamais trouvé aucune qui fut si digne de Dieu, si convenable à l'homme, & qui eût tant de marques de vérité que la Religion Chrétienne. Que ma profession ne m'avoit pas permis d'étudier à fond pendant ma jeunesse les Controverses de Religion comme lui, mais que cependant je me faisois fort de défendre contre toutes ses attaques les principales véritez de la Religion Chrétienne; Comme l'Existence d'un Dieu; la Création du Monde; l'immortalité de l'Ame; la chûte de l'Homme; la Rédemption du Genre humain par Jesus Christ; la vérité & la Divinité de l'Ecriture Sainte, qui sert de fondement à tout le reste; & la nécessité....
En voilà assez, m'interromprit-il; & si vous pouvez défendre ces Articles-là, je vous accorderai ensuite tout ce qu'il vous plaira d'y ajoûter. Nous commencerons par le dernier si vous voulez, & remonterons par les autres jusqu'au premier. Vous sçavez-bien, dit-il, que les Chrétiens ne sont pas tous d'un même sentiment par raport à l'Inspiration de l'Ecriture sainte: les uns la tiennent toute inspirée jusqu'au moindre mot; les autres rejettent ce sentiment, & soûtiennent seulement en gros que par rapport à la matiére, le Saint Esprit a tellement guidé les Ecrivains de ces Livres Sacrez, qu'ils n'ont pu commettre aucune erreur dans les faits qu'ils racontent, ni dans la Doctrine qu'ils enseignent. Dites-moi je vous prie laquelle de ces deux opinions vous prétendez soûtenir?
Je ne suis pas pour la premiére de ces deux opinions, lui dis-je, & il me semble qu'il faut être bien dépourvû de Raison pour la soûtenir, pour peu qu'on ait lû avec attention les Saints Livres. Mais pour la derniére elle est appuiée de raisons convaincantes. Je n'insisterai pas sur la grande antiquité des premiers livres de la Sainte Ecriture, que vous m'avoüerez pourtant être les plus anciens Monumens qui soient au monde, & qu'ils furent écrits avant que l'Art d'écrire fut connu aux autres Nations; Mais les choses merveilleuses qui sont contenuës dans ces Ecritures; les Miracles que Dieu a fait pour confirmer la Révélation; & les Prédictions des Saints Prophétes, dont on a vû l'accomplissement d'une grande partie, & dont on attend celui du reste, sont des choses qui surpassent l'esprit humain & dont il n'y a que Dieu qui puisse être l'Auteur.
Vous faites fort bien, me dit-il, de ne pas insister sur l'antiquité de vos Livres Sacrez, parce que vous n'en tireriez point d'avantage: Car un Roman ou une Imposture peut être aussi ancienne & plus qu'une Histoire véritable, cela ne conclut rien. Cependant, je suis bien loin de vous accorder cette grande Antiquité que vous prétendez pour ces Livres: & je vous défie, ou qui que ce soit, de pouvoir jamais prouver qu'aucun de ces Livres ait existé avant le tems d'Esdras, c'est-à-dire plus de 1000. ans après Moïse, qui selon vous doit avoir écrit les premiers Livres. Aussi en lisant avec attention les Livres atribuez à Moïse, on trouve un très-grand nombre de passages, qui font voir qu'ils ont été écrits long-tems après lui. Il en cita quantité, que je passe ici sous silence pour éviter la longueur. Mais pour votre Argument, dit-il, fondé sur les choses merveilleuses, contenuës dans l'Ecriture; j'en tire une Conclusion toute contraire à la vôtre: Car plus un Livre contient de choses merveilleuses & extraordinaires, plus il est sujet à caution. C'est ainsi que vous jugeriez vous-même de tout autre Livre; & si vous n'en jugez pas de même de celui-ci, ce n'est qu'un pur effet de votre prévention, qui est bien visible, puisqu'elle va jusqu'à tourner en preuves de la vérité d'un Livre, ce qui serviroit à lui ôter toute croyance si on en jugeoit sans préjugé. Quant aux Miracles dont vous faites mention, ils ne sont raportez que dans le Livre même dont vous voulez qu'ils soient des preuves; ainsi ils doivent plûtôt servir, comme j'ai déja dit, à le faire rejetter. Tout homme indifférent & sans préjugé ne reçoit une Relation ou une Histoire de choses passées, que selon les degrez de vraisemblance qu'il y trouve, & la tient pour fausse, ou Romanesque à mesure qu'il y voit des faits merveilleux & extraordinaires: car la Nature a toûjours été la même en tout tems, & la vérité a toûjours été simple & naturelle. Pour ce qui est des Prédictions dont vous avez parlé, tous les accomplissemens qui sont raportez dans le même livre avec les Prédictions, ne prouvent rien, sinon qu'ils sont partis du même Roman, & qu'ils ont été fabriquez en même-tems; & pour ceux qu'on prétend être arrivez depuis, les événemens ont si peu de raport aux Prédictions dont on veut les faire passer pour l'accomplissement, qu'il n'y a que la force des préjugez qui y puisse faire trouver de la conformité. Il me cita grand nombre d'exemples pour apuïer ce qu'il avoit dit, mais je les passe ici sous silence.
Au reste, ajoûta-t-il, si vous saviez bien l'Histoire du Canon de cette Ecriture Sainte, tant de l'ancien Testament, que vous tenez des Juifs (nation ignorante & superstitieuse, s'il en fût jamais) & sur la vérité & l'autenticité duquel & de toutes ses parties, ils ne convenoient pas entr'eux, que du Nouveau tel qu'il est admis présentement parmi la plûpart des Chrétiens, vous y verriez tant d'ignorance, de superstition, d'incertitude & d'embarras, que vous en auriez honte vous-même. Là-dessus il entra dans l'Histoire du Canon & de la maniére qu'on l'avoit formé, & du tems quand cela se fit; me parla des factions & disputes parmi les Membres du Concile de Loadicée & de quelques autres par raport aux différens Evangiles, Actes, Epîtres, &c. que les différentes Eglises ou Sociétez des Chrétiens avoient reçûs pour véritables à l'exclusion des autres; des difficultez & des embaras qu'il y avoit là-dessus, & comment les uns rejettoient ce que les autres recevoient, avec les raisons de part & d'autre, tellement que je demeurai étonné de voir que cet homme savoit tant de choses curieuses comme sur le bout des doigts.
Je lui alléguai un autre Argument, que j'avois oüi emploïer par des gens de la Religion Réformée, pour prouver que la Sainte Ecriture étoit inspirée de Dieu, à savoir que ceux à qui Dieu partageoit de sa Grace, en lisant l'Ecriture s'en trouvoient si pénétrez qu'ils ne pouvoient pas douter qu'elle ne vint du St. Esprit. Mais comme je voulus agir franchement avec lui, je lui avoüai que je ne trouvois pas grande force dans cet Argument, parce qu'il ne sert de rien à ceux qui ne sentent point cet effet de la Lecture de l'Ecriture Sainte. Vous avez raison, me repliqua t-il, de rejetter cette preuve tirée d'une prétenduë conviction intérieure; car elle n'est qu'une suite des préjugez dont on est imbu auparavant à cet égard, & ne prouve que l'enthousiasme de ceux qui la prétendent sentir. Et de plus si cet Argument étoit bon, il prouveroit la divine inspiration de l'Alcoran; car je puis vous asseurer par ce que je vois tous les jours parmi les bons & zélez Mahométans, & vous pouvez l'avoir observé vous-même, qu'il y a tout autant, & peut-être bien plus, de cette conviction intérieure parmi eux, que parmi les plus dévots & les plus zélez Chrétiens. Et l'expérience journaliére nous fait assez voir, que la persuasion intérieure est capable de mener les gens, qui se laissent entraîner par leur imagination aux plus grandes extravagances.
Mais, continua t-il, quelle idée pouvez-vous avoir de Dieu, qui selon vous est Maître souverain de tout l'Univers, & qui en peut disposer toutes les parties comme il veut, si vous croyez que pour faire connoître sa volonté au genre humain, il lui faille employer des gens obscurs, ignorans, ou fanatiques, pour écrire des Livres, ou pour profétiser, ou prêcher, dans un coin reculé de la Terre, & parmi une troupe de gens ignorans, sans que les Nations savantes & polies en ayent aucune connoissance? Trouvez-vous que ce soit-là le vrai moyen de faire sentir à tous les hommes une chose si nécessaire, que la volonté de Dieu? Celui qui a tout créé & tout arrangé selon son bon plaisir, & sans que rien pût l'empêcher, n'a-t-il pas mis toutes choses dans l'état où il vouloit qu'elles fussent? Et n'est-çe pas sa volonté, que ce que nous appellons l'ordre, le cours ou la voix de la Nature? De supposer quelqu'autre volonté particuliére dans cet Etre infiniment parfait, c'est supposer du changement & de l'imperfection, qui est contraire à sa nature. Et supposer qu'il communique à certaines personnes, & qu'il cache de beaucoup d'autres certaines régles ausquelles il veut que tous les hommes se conforment, c'est supposer une partialité injuste & indigne de lui. Ainsi on peut conclure sûrement, que tout ce qu'on appelle Révélation divine dans l'un ou l'autre Païs, n'est véritablement, qu'une Imposture, fondée sur la foiblesse des hommes en général, & inventée par ceux qui vouloient leur imposer dans de certaines vûës & pour certains desseins.
Je lui répondis que si l'homme avoit demeuré dans cet état de perfection où le Créateur le mit d'abord, if n'auroit peut-être pas eu besoin d'une Révélation pour servir de régle à ses actions; mais depuis qu'il a perdu ce bonheur par sa propre faute, il est tellement gâté & enclin, à mal faire, qu'il a besoin non-seulement de Révélations, mais aussi des graces particuliéres du Créateur pour....
Alte-là, me dit-il, je vois que vous m'allez conter la Chûte de l'Homme, & toutes ses suites, comme la corruption de sa nature, le péché Originel, la Rédemption du Genre Humain, &c. Ce sera, si vous voulez, le sujet de notre conversation pour le reste de ce soir. Vos Théologiens, dit-il, ont bien raison de dire que ces Mistéres sont l'écueil de la Raison humaine; car assurément les lumiéres de la Raison son & du bon sens n'y comprennent rien. Mais avant d'entrer dans l'examen particulier de ces Articles, souffrez que je vous raconte une Fable que je tiens d'un Philosophe Arabe qui a beaucoup voyagé. Il disoit l'avoir faite pour donner à ses amis une Idée de la Mythologie d'une certaine nation qu'il avoit vûë.
Il y avoit autrefois, disoit-il, dans une Isle de l'Océan un grand & Puissant Roi, Souverain de toute cette Isle. Son pouvoir étoit si grand, que nul autre Roi ne l'égaloit en Puissance; & tous ses Sujets lui étoient si soûmis, qu'il n'avoit qu'à vouloir une chose pour qu'elle se fit: sa volonté étoit même tellement la régle de toutes leurs actions, qu'ils ne pouvoient faire que ce qu'il vouloit qu'ils fissent. Sa Bonté étoit aussi grande que sa Puissance, & la Sagesse aussi grande que l'une ou l'autre: En un mot, il possédoit au souverain degré toutes les perfections. Ce Roi avoit planté cette Isle, qu'il avoit trouvée deserte, l'avoit remplie d'Habitans & d'Animaux de toutes sortes, & l'avoit fait cultiver; en sorte qu'elle produisoit tout ce qui étoit nécessaire, soit pour l'entretien, soit pour l'agrément & le plaisir de tous les Habitans.
Le Palais du Roi étoit le plus grand & le plus magnifique qu'on puisse s'imaginer, & situé au milieu des plus beaux jardins qu'on ait jamais vûs. Ce Monarque qui s'entendoit parfaitement en tout, s'étoit formé un plan de ce que la Nature pouvoit produire de plus beau, & puis donna ordre que cela s'exécutât; ce qui fut fait sur le champ: car telle étoit l'étenduë de sa Puissance que toutes choses tant animées qu'inanimées se conformoient exactement à sa volonté, & se rangeoient d'abord à son ordre. Il y avoit encore des Parcs, des Prairies & des bois, tous d'une beauté admirable, & remplis de toutes sortes d'Animaux, d'Oiseaux & d'Insectes qu'on pourroit souhaiter, soit pour l'Usage, soit pour l'Agrément. J'aurois beaucoup de choses merveilleuses à dire si je voulois entrer dans le détail de ce qui regarde tous ces Animaux, &c. C'est pour cette raison que je me contenterai de vous conter ce que j'ai apris de plus remarquable touchant une seule espéce des Insectes; c'est des Abeilles.
Il y avoit dans cette Isle grande quantité d'Abeilles; & comme le soin du Roi s'étendoit à tout, il fit en sorte qu'il y eût abondance de fleurs par tout pour nourrir ces Abeilles. Mais il y avoit dans un coin d'un des Parterres du Jardin du Roi, une certaine espéce de fleurs ausquelles il défendit aux Abeilles de toucher: Non pas que ces fleurs fussent nuisibles aux Abeilles, ou que le Monarque s'en souciât plus que d'aucunes autres fleurs; mais parce qu'il vouloit, à ce qu'on m'a dit, éprouver leur obéïssance. Il arriva peu de tems après, que quelques-unes des Abeilles, oubliant l'ordre, ou s'en mettant peu en peine, s'en furent sucer de ces fleurs. Le Roi s'en aperçût d'abord, & en fut tellement irrité, qu'il résolut d'exterminer toutes les Abeilles qu'il y avoit dans l'Isle, jurant même, tant sa colere fut grande, qu'il n'en épargnerait pas une seule. Mais quelque-tems après, quand le fort de sa colere fut passé, il eût regret d'avoir passé une sentence si rigoureuse; & quelque reste de pitié pour ces pauvres Abeilles, engagea le Monarque, tout bon & miséricordieux, à chercher quelque expédient pour les tirer d'affaire.
Le Roi avoit un Fils unique qu'il aimoit infiniment plus que toutes les choses du monde; & il voulut que celui-ci fût le Médiateur pour faire la Paix entre lui & les Abeilles. Mais afin que cette Paix se pût faire d'une maniére convenable à la dignité du Roi, & sans blesser son honneur & sa justice, qui étoient intéressées à maintenir le serment qu'il avoit fait, il fallut que ce Fils bien-aimé portât toutes les peines dûës aux Abeilles, & pour cette fin qu'il devint Abeille lui-même. Cette métamorphose s'étant donc faite, le Fils s'alla rendre en forme d'Abeille dans une des plus méchantes ruches de toute l'Isle; où il eût beau conseiller aux autres Abeilles d'être plus circonspectes & de mieux observer les ordres du Roi; elles se mocquérent de lui, le maltraitérent & le piquérent tant qu'à la fin il en mourut. Et ce qu'il y eût de bien pis, il eût en même-tems à essuïer toute l'indignation & la colere du Roi son Pére, qui voulut venger sur lui la faute des Abeilles. Dès que ce Fils fut mort, il revint auprès de son Pére, & se mit à intercéder pour les pauvres Abeilles dont il avoit payé la dette & porté les peines. Ce qu'il continuë toûjours de faire, avec tant de succès, que le Roi a pitié de plusieurs de ces Abeilles, & leur pardonne leurs fautes, pourvû qu'elles s'attachent entiérement à son Fils, comme beaucoup de Ruches entiéres ont déja fait. On ne voit pas que ces Abeilles favorisées fassent plus de miel, ou soient plus à leur aise que les autres, mais la raison en est (à ce que leur enseignent certains Frêlons qui se sont introduits en grand nombre dans toutes ces Ruches) qu'elles sentiront mieux le bien qui leur en revient, après qu'elles seront mortes.
Ce sont ces Frêlons qui enseignent aux Abeilles qui les veulent écouter, toute cette Histoire, avec une infinité de circonstances qu'on n'a pas touchées ici. Dans les différentes Ruches même, & l'Histoire & les circonstances sont tellement variées, que les unes la reçoivent d'une maniére, les autres d'une autre, & quelques-unes n'en croyent rien du tout. Ces derniéres sont menacées par les Frêlons de punitions fort rigoureuses après leur mort: au lieu que les Abeilles qui suivent leurs avis doivent recevoir alors de grandes récompenses. Quand on leur dit qu'il est visible que toutes les Abeilles quand elles sont mortes tombent à terre & se consument, étant réduites en poudre, ou en bouë; ils répondent gravement, que c'est-là leurs corps seulement qui se consument; mais que leur Bourdonnement, qui est quelque chose de différent de ces corps, va joüir des récompenses, ou souffrir les peines dont ils les ont menacez. Car ils leur font accroire, que quand une Abeille qui a suivi les avis des Frêlons, & qui leur a donné la plus grande partie de son Miel, vient à mourir, son Bourdonnement va droit au Palais du Roi, & contribuë à remplir sa grande Sale d'Audience d'une Musique dont ce Monarque est fort charmé à ce qu'ils disent: Au lieu que le bourdonnement d'une Abeille qui se conduit d'une autre maniére, va après sa mort à une grande Voute sous terre, où il est tout transi de froid, & fait un bruit fort desagréable à cause des peines infinies qu'il y soufre. Il y a une infinité d'autres semblables chiméres que ces Frêlons ne cessent point d'inspirer aux pauvres Abeilles; car s'étant dispensez de travailler, & vivant sur le travail des Abeilles, toute leur occupation consiste à inventer de quoi faire peur aux Abeilles & les tenir dans la dépendance; ce qui leur reûssit si bien, qu'on voit une infinité de ces pauvres Insectes si occupées de l'apréhension de ce qui pourra arriver à leur bourdonnement après leur mort, qu'elles ne sauroient manger avec plaisir le Miel qu'elles ont fait, ni rien faire comme il faut pour le soûtien de leur vie. Et quand il se trouve des Abeilles, qui méprisant ces chiméres s'apliquent à leur travail, & ne prêtent point l'oreille aux Frêlons, ils excitent les autres Abeilles contre celles-là, & les font souvent tuër, ou pour le moins chasser hors de leur Ruche comme dangereuses & séditieuses. Il arrive souvent quand les Frêlons sont divisez entr'eux, que toutes les Abeilles d'une Ruche prennent parti de l'un ou de l'autre côté, & étant animées par les Frêlons, elles se jettent les unes sur les autres, avec tant de violence, que souvent on voit tuer la moitié des Abeilles d'une Ruche, à cause qu'elles n'avoient pas conçû les chiméres des Frêlons de la même maniére que les autres. Quelquefois même ces Frêlons engagent des Ruches entiéres à faire la guerre à d'autres Ruches, de maniére qu'on en voit quelquefois plusieurs milliers de tuées de part & d'autre, uniquement pour soûtenir de chaque côté les Chiméres de leurs Frêlons contre celles des autres. Les Abeilles s'exposent même pour la plûpart assez volontiers à cette tuërie, sur l'assurance que les Frêlons, tant de l'un parti que de l'autre, leur donnent, qu'elles rendent par-là un très-grand service au Roi, qui leur en sçaura gré, & admettra leur bourdonnement dans sa grande Sale, préférablement à celui de beaucoup d'autres. Car ils prétendent savoir les Ordres & la volonté du Roi beaucoup mieux que les autres Abeilles, à cause que certains Frêlons, disent-ils, qui ont vécu plusieurs Siécles avant eux, les ont apris de la propre bouche du Roi, & les leur ont transmis, en partie gravez sur des morceaux de cire, & en partie par les raports de leurs prédécesseurs. C'est sur ce fondement que les Frêlons usurpent tant d'autorité sur les Abeilles par toute l'Isle (car il y a des Frêlons qui se sont fourez, dans presque toutes les Ruches) & qu'ils étendent leur tyrannie jusqu'à rendre ces pauvres Insectes tout-à-fait misérables. Ils leur défendent de sucer sur de certains jours des fleurs dont ils leur permettent l'usage en d'autres jours; & leur défendent de travailler à faire leur Cire & Miel sur certains autres jours; à cause, disent-ils, que le Roi le veut ainsi.
Après qu'il eût fini sa Fable impertinente & ridicule, qui étoit beaucoup plus longue que je ne l'ai raportée, je lui dis que j'en voyais fort bien le but, mais que je lui en parlerois une autrefois; car il étoit alors trop tard & il falut nous séparer, pour nous aller coucher. Je songeai beaucoup cette nuit sur les moyens dont je me servirois pour ramener cet homme de ses égaremens; & je fis dans ma tête un plan dont j'espérois du succès. C'étois de commencer à la premiére conversation que nous aurions ensemble, en établissant l'existence d'un Dieu, Auteur & Créateur de toutes choses, & puis de cette grande vérité déduire les autres véritez principales de la Religion. Mais comme j'ai déja dit, Dieu dans sa sage Providence ne voulut point que mon projet s'exécutât; car quelque-tems après, ce pauvre homme portant avec un autre une grosse poutre, il tomba & en eût la tête écrasée; de maniére qu'il fut mort sans avoir le tems de se reconnoître. Ce que je regardai comme une juste punition du Ciel, à cause qu'il avoit fait un si mauvais usage de son esprit & de son savoir. J'eus soin même de faire remarquer cela à d'autres Libertins comme lui; mais ils ne firent que se moquer de moi.
Il y avoit au reste, quatorze ou quinze ans que j'étois à Sercelli, lors-qu'un jour, étant occupé à radouber un Navire, je découvris un endroit vers le milieu, & à deux piez de la quille, qui étoit fort ébranlé; la piéce qu'il faloit-là devoit être considérable. Je fus obligé, pour faire l'ouvrage bon & de durée, d'entrer dans le Vaisseau, où il étoit resté une quantité de gros cailloux, dont on se sert, aussi-bien que de gravier, pour lester les Navires. En remuant ces pesants fardeaux qui m'embarassoient, j'allai découvrir un paquet plus gros que les deux poings, roulé en long, & lié à l'entour d'une ficelle. La peur que j'eus qu'on n'aperçût que j'avois trouvé quelque chose, me le fit cacher au plûtôt dans mes chausses: à midi après avoir mangé, je m'écartai pour examiner ce que c'étoit. La premiére envelope consistoit en un mouchoir de toile peinte; là-dedans il y avoit un canon de bas de foye, & dans ce canon un chausson bleu, où il y avoit une bourse qui contenoit trois cens quatre-vingt-cinq belles & bonnes Guinées. Mon premier soin fut de bien cacher mon trésor dans un lieu sûr où personne ne s'aviseroit de l'aller chercher: & nonobstant la grande joïe que j'en eûs, je me gardai bien de faire paroître dans aucune occasion que je fusse plus riche d'un sol qu'auparavant.
Environ six mois après, le Consul Anglois, qui se tenoit à Alger, ayant des affaires dans notre Ville, vint avec deux autres jeunes Messieurs pour voir si on bâtissoit quelques Vaisseaux. Un de mes Camarades ayant justement dans ces entrefaites, besoin d'aide pour remuër un mât auquel il travailloit, il m'apella pour lui prêter la main: Monsieur Elliot qui m'entendit nommer Massé, s'aprocha de moi, & me demanda d'où j'étois. Je répondis à sa demande. J'ai un de mes bons Amis, Marchand de soye à Londres, reprit-il, qui est aussi du même endroit & qui s'apelle Jean Massé. Je sçai bien, lui repartis-je, que j'ai laissé un Frére qui se nommoit aussi Jean, qui étoit de six ans plus jeune que moi, mais comme il y a autour de cinquante ans de cela, & que je n'ai point reçû de nouvelles du depuis de chez nous, comme ils n'en ont vrai-semblablement point eu des miennes, il est impossible que je puisse rien dire de cela avec certitude. Ce que vous me dites, interrompit le Consul, me fait croire que vous êtes Fréres, car celui dont je parle doit avoir environ soixante ans, & il m'a souvent entretenu d'un Frére qu'il regrétoit beaucoup, & qu'il croyoit être péri il y a long-tems. Là-dessus il falut que je lui disse en peu de mots par quelle fatalité j'étois devenu Esclave en Afrique; après-quoi il s'offrit d'en écrire à mon Frére, afin qu'il cherchât un expédient pour me faire sortir de-là sur mes vieux jours. Je lui déclarai alors en confidence que j'avois de l'argent. Si cela est, me dit-il, je trouverai bien les moyens de vous relâcher; mais il n'en faut faire aucun semblant, laissez-moi gouverner tout cela, & ne vous mêlez de rien: Adieu. Je lui baisai les mains, & me recommandai à ses bonnes graces.
Un mois après, je fus tout étonné lorsque mon Maître me fit apeller, & m'ayant pris par la main, me dit: Je suis ravi, mon Ami, de ce que vous allez retourner dans votre Patrie. Monsieur Elliot a traité pour votre rançon avec moi; allez le joindre à Alger: Je vous souhaite un heureux voyage. A ces mots je l'embrassai, & le remerciai de ses bontez, & des égards qu'il avoit eu pour moi, depuis le jour de mon arrivée, jusqu'au moment de ma sortie. Nous pleurâmes l'un & l'autre comme si nous avions été proches Parens. De-là j'allai prendre congé de mes Camarades, & me transportai ensuite à Alger. Le Consul me reçût de la maniére du monde la plus honnête. Je lui contai trente-cinq Guinées, qu'il me dit que ma liberté lui devoit couter: ce qui n'étoit à la vérité rien, mais on avoit eu égard à son crédit & à mon âge.
Contenant la suite des Avantures de Pierre Heudde, dont il est parlé dans le II. Chap. & l'arrivée de l'Auteur à Londres, &c.
Je restai plus d'un mois à Alger, avant que de m'embarquer pour Londres. Pendant cet intervale de tems il arriva qu'un Pirate Turc amena à Alger une Galére Françoise. Monsieur Elliot se fit d'abord donner la liste de son équipage, afin de voir si dans le nombre de ses Forçats, il n'y en auroit point, dont le nom lui fût connu, & qui fût de sa Patrie. Il en fit la Lecture en ma présence, & parut étonné d'y trouver le nom d'un homme, qu'il avoit connu à Londres assez particuliérement. Celui de Pierre Heudde, ne me donna pas moins de surprise: il le remarqua, & m'en demanda la raison. Sa curiosité m'engagea à lui en faire l'Histoire; en suite de quoi nous nous transportâmes ensemble au lieu où l'on avoit renfermé ces Galériens. Aussi-tôt que nous y fûmes arrivez il s'informa de son homme, & moi je m'apliquai à chercher le mien. Celui qu'il desiroit de voir étoit été blessé dans le Combat, & étoit expiré il n'y avoit qu'un quart d'heure: l'autre se trouva dans l'instant. Vous apellez-vous Pierre Heudde? lui demandai-je. Oüi me répondit-il. Ne vous ai-je jamais vû à Lisbonne, continuai-je? Cela pourroit être, repartit-il, mais il faudroit qu'il y eut bien du tems. Cela est vrai, repris-je, puisque c'étoit, si je ne trompe, en 1643. ou 44. Il y avoit alors-là un certain Facteur nommé van Dyk, l'avez-vous connu? Vous pâlissez, il n'y a point de danger ici pour vous. Assurément, il faut avouër que vous lui joüâtes un vilain tour. Je ne sçaurois le nier, dit le Forçat, c'étoit moi-même, qui lui enlevai une somme de trois cens Ducats. Je demande pardon à Dieu de cet énorme péché, & des autres que j'ai faits; J'en ai été suffisamment châtié en ce monde-ci, j'espére qu'il me sera miséricorde dans l'autre. C'est parler en Chrétien, lui dis-je, & vous êtes heureux de ce que la Providence vous fait la grace d'être rependant de vos fautes. Mais, dites-moi, je vous prie, poursuivis-je, pourquoi, & quand vous avez été condamné aux Galéres? Le Souvenir m'en fait frémir, Monsieur, me répondit-il, & je voudrois que vous m'exemptassiez d'un recit si peu édifiant, & qui ne peut que renouveller mon chagrin. Nous le loüâmes des bons sentimens où il étoit; ensuite j'insistai sur ma demande, où je fus soûtenu par Monsieur le Consul; de sorte que l'ayant persuadé: Hé bien, Messieurs, je vous contenterai, reprit-il, tant pour vous donner des marques de mon obéïssance, que pour souscrire à la juste punition de mes crimes.
Après le vol que j'eus fait à Mr. van Dyk, je m'embarquai pour Nantes, ou sous le Nom de Vander Stel, & Neveu d'un fameux Marchand de Vin de Rotterdam, je fis d'abord connoissance avec tout ce qu'il y avoit-là de Négocians Hollandois. Je ne sçaurois dire les caresses que ces bonnes gens me firent; à peine se passoit-il un jour que je ne fusse invité, chez l'un ou chez l'autre, à des repas magnifiques. Dans ces entrefaites il arriva-là un Intendant de Languedoc, qui avoit des habitudes avec plusieurs de ces Messieurs chez qui je fréquentois; cela me donna occasion de faire connoissance avec lui: il me voyoit volontiers; & comme il étoit amateur du jeu, il fut ravi de m'y trouver de la disposition. Quelquefois nous jouïons une partie aux Echets, nous passions des après-dînées entiéres au Piquet; mais toûjours sans nous faire grand mal, de part ni d'autre. Enfin, l'étant un jour allé voir, j'eus le bonheur de le trouver seul dans sa chambre, où il s'impatientoit, de n'avoir Personne avec qui il pût passer le tems. Il fit aporter des Cartes, & nous nous mîmes à jouër une partie d'Ombre. Il étoit fort à ce jeu-là, mais je le surpassois en finesse. Quelque dessein qu'il eût, il est sûr qu'il m'excitoit plus à boire que de coutume; j'étois ravi de cela, parce que je me doutois bien qu'une grande quantité de Vin l'empêcheroit de découvrir si-tôt ma tromperie. En effet, je lui emportai cinquante pistoles en moins de quatre heures de tems. Il en parut étonné, & me demanda sa revanche au Lansquenet: c'étoit justement-là où je l'attendois. Je fis pourtant semblant de n'être pas fort versé à ce jeu-là, & lui dis qu'à moins que la fortune ne m'en voulût comme au précedent, il étoit impossible que je ne perdisse jusqu'à mes chausses. Ici ma partie commença à s'échaufer plus que jamais. Nous jouïons gros; & quoique je me laissasse gagner de fois à autre, afin de ne le pas rebuter, environ le minuit que nous nous quittâmes, je lui avois gagné plus de trois mille écus, qu'il me compta deux jours après en belles & bonnes espéces. Ce coup-là me mit merveilleusement bien dans mes affaires. Je cousai cinq cens Ducats sur une bande de chamois, dont je me fis une ceinture, que je portois sous ma chemise, & l'Intendant étant parti d'un côté, je pris la route d'Avignon de l'autre. En chemin faisant je m'accommodai d'un Valet, & repris mon ancien nom de Heudde.
La dépense que je faisois dans ce nouveau séjour, ne faisoit douter à personne que je n'apartinsse à des gens de la premiére volée. Je ne faisois aucun scrupule de m'introduire dans les meilleures Compagnies, & on se faisoit un plaisir de m'y recevoir. Au bout de quinze jours ou trois semaines il m'arriva casuellement de rencontrer dans la ruë une Fille d'autour de vingt ans, qui étoit bien la plus excellente beauté que j'eusse vû de ma vie. Je la laissai passer, & lorsqu'elle fut à un cinquantaine de pas de moi, je me retournai, & la suivis de loin, jusques à ce qu'elle entra dans une Maison. Là-dessus je donnai ordre à mon Valet de s'informer sous main si c'étoit-là le lieu de sa demeure, & ce que faisoient ses parens. Il me vint rendre compte de tout, & m'aprit que son Pére étoit Juif, & Marchand Joüaillier, qui faisoit de grosses affaires. Dès le lendemain je m'en allai le trouver, sous prétexte que je voulois acheter un petit Diamant de vingt-cinq ou trente pistoles; & pour lier un plus étroit commerce avec lui, je lui dis mon nom, & le lieu de ma naissance. J'ajoûtai à cela que je connoissois plusieurs Juifs à Amsterdam: je lui en nommai même quelques-uns, qui ne lui étoient pas inconnus; enfin je n'oubliai rien de tout ce que je crus capable de le porter à me donner entrée dans sa maison, sans lui parler, ni de femme, ni de fille. Cette premiére visite me réüssit si bien, que je hasardai d'en tenter une seconde. J'achetai efectivement une Bague, sur laquelle cet Usurier devoit au moins gagner un tiers, mais ce n'étoit pas une affaire. L'espérance d'un gain plus considérable le porta à m'inviter de l'aller voir souvent; je profitai de sa Civilité, je me mis aussi sur le pié de le traiter de tems en tems dans mon hôtellerie.
Tout alloit le mieux du monde; mais je ne voyois pas que cela avançât mon dessein, ainsi je conclus qu'il m'y falloit prendre d'un autre biais. Comme je méditois là-dessus, il arriva heureusement qu'à notre premiére entrevûë, il se trouva accompagné d'un autre Juif. Je les jettai insensiblement sur la différence des Religions; ce qui nous engagea dans une dispute. Je fis semblant d'avoir ignoré jusqu'alors la force de leurs argumens, & la foiblesse des nôtres, à l'égard du Messie. L'espérance de faire un Prosélite les fit aisément consentir à nous voir le plus souvent qu'il se pourroit, afin d'avoir occasion de traiter cette matiére à fond. Là-dessus je leur demandai d'assister à leur Culte public; ils m'ouvrirent leur Sinagoge avec joye; je me fis instruire dans leur Religion, & enfin, convaincu de mes erreurs, par la Vérité de leurs principes, on me circoncit, & je devins Juif. Aussi-tôt que cela fut terminé, je fus solennellement initié dans tous leurs Mistéres; j'avois entrée par tout, & le Sexe, qui me regardoit comme un Saint, me faisoit part, à l'exemple des hommes, de ses caresses & de ses honnêtetez. De mon côté, il n'y avoit complaisance, dont je n'usasse à leur égard; sur tout, j'avois des déférences respectueuses pour la belle Juive, qui ne lui étoient pas desagréables. Je me mis, outre cela, sur le pied de lui faire souvent de petits présens, qu'elle recevoit avec plaisir, & que sa Mére ne dédaignoit pas. Il n'y avoit que le Pére, qui ayant de grands biens à donner à cette Fille unique, & qui ne laissoit pas d'être avare pour cela, ne regardoit pas ce petit commerce de trop bon œil.
Cependant je faisois le gros Monsieur, sans pourtant donner dans l'extravagance. Cette maniére de vivre le surprenoit; il enrageoit de savoir d'où je tirois de quoi fournir à mon entretien; il s'en informoit à droit & à gauche, sans en pouvoir aprendre la moindre nouvelle. Quand je vis cela, j'envoyai mon Valet chez un Orfévre Juif, pour le prier de lui vendre un couple de ses creusets, & de n'en dire pourtant rien à personne. Le Jouaillier fréquentoit dans cette Maison-là; de maniére que trois jours après mon Valet fut tout étonné, qu'étant allé chez mon Ami, pour savoir s'il étoit de loisir à me recevoir, il le tira à part dans une chambre, le régala d'un verre de son meilleur Vin; & l'ayant mis sur le chapitre des Creusets, il lui demanda adroitement ce que je voulois faire de cela. Mon garçon, que j'avois instruit d'avance, faisoit au commencement l'ignorant, afin de lui donner occasion de croire qu'il y avoit du Mistére: enfin, après bien des interrogations d'une part, & des sermons de l'autre, que son Maître lui romproit le cou s'il le disoit jamais à personne, il lui dit comme un secret, qui devoit rester entr'eux deux, que je m'en servois pour augmenter l'Or, & que j'étois un des premiers Chimistes de l'Europe. Cette confession, qui lui paroissoit ingénuë, & vrai-semblable, n'eut garde de tomber à terre. Mascado, c'étoit le nom du Jouaillier, étoit ravi d'avoir découvert ce secret; mais il ne savoit de quels moyens se servir pour me porter à lui en faire aussi confidence. Il commença par me sonder sur la qualité de mes éfets, s'ils consistoient en argent, en maison, ou en fonds de terre: comment je faisois pour tirer de l'argent de chez moi; il s'offrit ensuite de m'en faire venir à peu de frais. Il me demanda si mon dessein étoit de courir toûjours? s'il ne me seroit pas plus avantageux de former un établissement fixe? & autres choses semblables. Je répondis à tout cela d'une maniére assez vague, & qui ne devoit pas fort le contenter. Voyant qu'il ne pouvoit rien gagner du Maître il s'adressa pour la seconde fois au Domestique, & à force de promesses, & d'un petit présent qu'il lui fit, il s'assura de lui que la premiére fois que je travaillerois au grand œuvre, il ne manqueroit pas de l'en venir avertir.
Dix jours après je mis mes creusets au feu, & quoi que je fusse presque en chemise, je m'étois si fort échauffé, à force de soufler & d'agir, que le vermillon n'étoit pas plus rouge que mon visage. Cependant, mon homme étoit couru chez Mascado, pour l'avertir de ce qui se passoit, sous prétexte que je l'avois envoyé acheter quelques dragmes d'eau régale; de maniére qu'à peine l'un étoit-il de retour, que l'autre s'en vint me demander. La servante, qui avoit été à la porte, vint heurter à la mienne, & dit à mon Garçon qu'il y avoit quelqu'un qui desiroit de me parler, & qu'elle avoit déja dit que j'étois dans ma chambre. Je fis le fâché là-dessus, & envoyai le Valet dire que je ne pouvois recevoir personne. Le Juif se moqua de cela, & entrant éfrontement là où j'étois. Je vous demande pardon, Monsieur, me dit-il; étant fort retiré depuis votre conversion, je vous croyois occupé à quelque acte religieux, & de peur qu'un excès de dévotion ne vous rende mélancolique & rêveur, comme il semble que vous le devinez depuis peu, j'ai pris la liberté d'entrer sans être introduit, dans le dessein de causer une heure avec vous, & de vous inviter à venir passer la soirée chez moi en famille. Mais que faites-vous ici, continua-t-il? Etes-vous devenu Chimiste? Qu'avez-vous-là dans ces Creusets? je croi, ma foi, que vous cherchez la pierre Philosophale. Parlons d'autre chose, lui dis-je, en paroissant fort embarassé, il faut avoir quelque occupation dans ce Monde, & le reste; car il n'est pas nécessaire de vous entretenir ici du Dialogue que nous composâmes lui & moi à cette occasion. La conclusion fut, après bien des détours, & à condition qu'il n'en diroit rien, que je sçavois multiplier l'or. Il ne faut pas vous le cacher, reprit-il, j'étois surpris de la dépense que vous faites, sans qu'il ait encore paru que vous tiriez des deniers d'ailleurs, & que vous ayez encore parlé à personne pour vous en faire venir. Mais votre science est-elle assurée, & cela ne manque-t-il jamais? La premiére fois que je travaillerai, lui répondis-je, je vous en ferai voir l'expérience.
Quelques jours après je lui marquai éfectivement une heure, & lui dis d'aporter en même tems dix Ducats. Il jetta en ma présence ces dix piéces d'or dans l'un de mes Creusets, je mis ma poudre de multiplication dans l'autre. Ensuite je mêlai tout cela, & le remuai bien d'une verge de fer, qui était creuse, & dans laquelle j'avois mis la valeur de cinquante francs de poudre d'or, qui étant arrêtée par un peu de cire, dont j'en avois fermé l'ouverture, & qui se fondit incontinent, augmenta de cette somme la Masse de Métail, que lui-même y avoit mise. Le tems fixé pour l'opération étant écoulé, je lui remis entre les mains le petit lingot, qui étoit résulté de cette fusion. Il l'alla d'abord porter à son Ami l'Orfévre, qui lui dit que l'or étoit du meilleur qui se pût voir. Il fut charmé de ce secret, & commença par me vouloir porter à travailler tous les jours. Je lui répondis que j'avois assez d'argent fait: qu'il me suffisoit de m'occuper lorsque cela étoit nécessaire, & que tant que je n'aurois ni feu, ni lieu, je ne m'amuserois jamais à amasser de grands trésors. Outre qu'il y avoit beaucoup de peine à aprêter la poudre dont j'avois besoin, & qu'on couroit risque, en la faisant, d'altérer sa santé, à moins que d'avoir un grand Laboratoire, & tous les instrumens propres à un ouvrage de cette importance. Vous baillez, Messieurs, sans doute, à l'ouïe de toutes ces particularitez, j'en omets pourtant, de peur de vous ennuyer, beaucoup d'autres qui ne seroient peut être pas desagréables dans une autre conjoncture. Pour couper court, on n'attendit pas que je parlasse de Mariage, il se trouva des entre-méteuses, qui m'en firent elles-mêmes la proposition. Je voulus pourtant que tout cela se fit dans les formes; étant assuré de mon fait, je demandai la belle Juive à ses parens, qui me l'accorderent avec des marques d'une entiére satisfaction, & me prirent incontinent chez eux.
Nous n'avions été guére mariez que mon Beau-Pére commença à me parler d'affaire. Vous avez un talent, mon Fils, me dit-il, qu'il ne faut point enfouïr: agissons pendant que nous en avons la commodité, & amassons des biens pour nous & pour nos décendans. Je donnai incontinent dans son sens, & nous résolûmes de faire notre Laboratoire dans une maison de campagne, qu'il avoit à six milles de la Ville, afin que nous puissions y travailler en repos, & sans être aperçus de personne. Mais je n'avois plus de poudre de multiplication, il en faloit aprêter d'autre; & parce que cela demandoit du tems, & ne s'exécutoit pas sans de grands frais, & beaucoup de peine, nous résolûmes d'en faire pour un Million au moins à la fois. Là-dessus je lui donnai la liste des drogues, qui entroient dans cette composition, dont la plus grande quantité étoit du Mercure. Je lui fis donc acroire qu'il me faloit du Sel marin, & mineral, de l'Antimoine, de la semence de Perles, du Corail, de la Cendre de genisse, de la Corne de cerf, & de Licorne, des yeux d'Ecrevisses de mer, de la dent d'Eléphant, du Sang de Dragon, des grifes d'Aigles, des Oiseaux de Paradis, des Becs de perroquet de l'Amérique, des Têtes de Vipéres, des Os de Chameau, la Queuë d'un Crocodille, la hûre d'un Marsouin, de la Côte de Baleine; de tous les Métaux, & de la plûpart des Minéraux. Il étoit nécessaire qu'une certaine quantité déterminée de tout cela infusât pendant trois jours, dans de l'urine de brebis, mêlée avec la troisiéme partie de sa pesanteur de bouse de vache grise, qui eut été détrempée dans de l'eau du Rhin, l'espace de neuf jours, qui est le quarré de trois: & le nombre cubique de cette même quantité, savoir vingt-sept jours, où un mois périodique, étoit le tems que l'on devoit employer pour calciner toute cette masse, & la réduire par un feu lent, en cette prétenduë poudre de projection.
Tout cela n'épouventa point le bon homme, l'espérance d'un grand gain lui faisoit envisager comme aisé, ce qu'un autre n'auroit pas trouvé faisable. Il fut donc question de chercher ce que je lui demandois. Une partie se trouva à Avignon, & aux environs de-là, l'autre se devoit tirer de Hollande, où l'on trouve en effet de tout ce qu'il y a au Monde. Je lui fis ensuite comprendre, que l'Or qui avoit une fois passé par mes mains, ne pouvoit plus être multiplié, & qu'ainsi il devoit tâcher de ramasser de grosses sommes, soit qu'il en payât l'intérêt, ou qu'il les prit de ses Amis, qui seroient bien aises de participer au profit. L'Orfévre fut le premier auquel il fit part du secret, & qui le pria de prendre de lui cinq cens louis, à telles conditions qu'il voudroit. Plusieurs autres l'imitérent, mais toûjours en cachette, & chacun sous serment de ne le révéler à qui que ce fut, non pas même à leur propre Femme; de sorte que l'un ignoroit absolument ce qui se faisoit avec l'autre. A mesure que l'on recevoit de l'or, on le portoit à la maison de campagne, où j'étois le plus souvent occupé à mettre ordre aux choses.
Enfin, quand je vis que tout étoit sur le point d'être prêt, je dis à mon Beau-Pére, & à ma Femme, que j'allois mettre la derniére main à l'Ouvrage; mais que comme cela demandoit beaucoup d'aplication, & que j'avois au moins besoin de trois jours, je les priois de ne me venir point interrompre avant ce tems-là. Je sortis à la porte fermante, après m'être saisi d'un Baguier, où il y avait au moins pour soixante mille livres de Joyaux. Dès que je fus arrivé à la Métairie, j'allai prendre un peu de repos; puis m'étant levé de grand matin, je me chargeai de tout ce qu'il y avoit-là de deniers, & dis au Fermier qu'une affaire de la derniére importance, & à laquelle je n'avois, pas pensé plûtôt, m'apellant à Arles, s'il arrivoit que ma Femme vint-là au bout de trois ou quatre jours, comme elle me l'avoit promis, il ne manquât pas de l'assurer de ma part, que j'abrégerois mon Voyage autant qu'il me seroit possible; & étant monté à cheval, je lui dis adieu. D'abord que je fus hors de la portée des yeux de ce Païsan, je tournai de l'autre côté, & pris la route de Lion.
Etant arrivé dans cette fameuse Ville, il se rencontra que le Marquis de Villeneuve vint souper dans l'hôtellerie où j'étois logé: il eut la curiosité de me connoître. Je lui dis que j'étois Hollandois, de la Famille de Wassenaar, & que j'étois Cornette au service de Leurs Hautes-Puissances; Mais qu'ayant eu le malheur de tuër en duel un Enseigne du Régiment des Gardes du Prince d'Orange, qui apartenoit à des Personnes de très grand crédit, j'avois été obligé d'abandonner mon Païs, de peur des conséquences; mais que ce qu'il y avoit de consolant pour moi, c'est que je n'étois pas sorti les mains vuides, outre qui je m'étois fourni de bonnes Lettres de crédit. Là-dessus ce Cavalier me fit mille honnêtetez. Je connois votre Famille, Monsieur, me dit-il, elle est considérable dans les Païs-Bas; & pour vous montrer que je l'estime, si vous voulez faire une Compagnie à vos dépens dans le Régiment de Cavalerie, que je suis sur le point de lever, il ne tiendra qu'à vous d'être Capitaine. Je pars pour la Cour, nous pourrons faire le Voyage ensemble, & je me fais fort de vous faire agréer au Roi. Je vous prens au mot Monsieur le Marquis, lui répondis-je; & tirant de mon petit doigt un Diamant de cinq cens écus, que m'avoit fourni le baguier que j'avois pris, & qui avoit déja plusieurs fois éblouï les yeux de ce Colonel, voilà dequoi je vous fais présent sur le Marché. Le lendemain je me fis faire un habit galonné d'autour de cent pistoles; je vendis mon Cheval, m'accommodai d'un Valet de chambre, & m'étant fourni de tout ce qui m'étoit nécessaire, nous prîmes le Coche, qui nous mena à Paris.
Nous n'y eûmes pas été long-tems que mon Patron me fit expédier ma Commission, & me recommanda fortement de songer au plus vîte à lever du Monde. Monsieur de Saint Jean, qui étoit mon Lieutenant, me conseilla d'aller avec lui du côté de Joinville en Champagne, où il avoit de grandes habitudes, & où, selon lui, nous devions trouver des hommes & des chevaux à raisonnable prix. Efectivement, à peine y avions-nous été six semaines, que nous étions à peu près complets. Mais outre les dépenses excessives, que je faisois de toutes les maniéres, j'eus le malheur que mon pendart de Valet d'Avignon, que j'avois fort mal payé de ses peines, & qui étoit de ces endroits-là, m'ayant casuellement vû, il me reconnut. Le fripon, tant par un principe de vengeance, que dans la vûë d'être libéralement récompensé de ma Femme, en donna d'abord la nouvelle à Mascado. Ce rusé Juif fit de telles diligences, & employa des gens si puissans, que non-seulement je fus arrêté, & mis en prison peu de tems après; mais ayant été accusé & convaincu de la derniére friponnerie, on me dépouilla de mes restes, & on me condamna aux Galéres pour jamais.
Voilà, Messieurs, continua Pierre Heudde, comment on arrêta le cours de mes infâmes débauches. Vous voyez par-là que mon Esclavage doit avoir été long. Les plaisirs que j'ai eus, n'ont pas égalé les peines que l'on m'a fait endurer. Celui qui gouverne tout, l'a voulu ainsi: je souffre ses châtimens avec patience, jusques à ce qu'il ait la bonté d'y mettre fin. Nous le plaignîmes de son malheureux sort; & Monsieur Elliot lui ayant donné la valeur d'un écu, l'assura dans les dispositions où il le voyoit, qu'il tâcheroit de lui rendre service. Nous aurions bien voulu savoir de cet infortuné, & le lieu de sa naissance, & de quelles gens il étoit issu; mais il ne voulut jamais nous le dire: desorte que nous nous retirâmes, en admirant la sage conduite du Tout-Puissant, à l'égard de ses créatures, bonnes & méchantes.
Je m'étois si peu soucié d'Alger, pendant le séjour que j'y avois fait, & j'avois été si peu curieux d'en parcourir tous les quartiers, que je fus émerveillé, d'abord que nous fûmes en mer, d'y découvrir des beautez qui ne m'étoient point venuës dans la pensée. Cette charmante Ville est située en forme d'Amphitéatre, sur le penchant d'une haute Montagne, de sorte qu'on la peut voir toute entiére d'un coup d'œil, quoi qu'elle soit grande, & contienne plus de cent mille Habitans. Il n'étoit pourtant plus tems d'y retourner pour l'examiner, & j'en avois même fort peu d'envie. La saison étoit agréable, & nous eûmes un Voyage si heureux, que je n'en ressentis pas la moindre incommodité. Enfin, j'arrivai à Londres, cette fameuse & magnifique Ville, qui éface par son lustre tout ce que j'avois vû auparavant, le quatriéme jour du mois de Mai 1694. âgé de soixante & treize ans, mais fort & vigoureux pour mon âge.
La premiére chose à laquelle je pensai, fut de me faire habiller, parce que je ne voulois point me montrer à mes Amis dans l'équipage où j'étois. Mon hôte parloit François, je le priai de m'envoyer querir un Tailleur, qui entendit aussi ma Langue. Cet homme étant venu, & m'ayant mené chez un Marchand Réfugié: pendant que nous étions occupez à voir des étoffes, il entra un homme, qui dès qu'il eut jetté les yeux sur moi, & entendu que j'étois un Esclave de Barbarie, fut pris d'une hémoragie, qui lui fit perdre plus de vingt onces de sang: il n'y avoit pas moyen de l'étancher. Chacun mettoit en usage les remédes qu'il avoit apris, mais voyant que tout cela étoit inutile, & que l'on parloit même de faire venir un Chirurgien pour lui ouvrir la veine, je lui pris le petit doigt, du côte de la narine qui saignoit, & le liai bien fort d'une éguillée de Fil, entre l'ongle & la premiére jointure. Ce reméde, qui ne me manqua jamais, mais dont peu de Personnes sont capables de bien oser, fit son éfet, & fut admiré de la Compagnie. Le Marchand, qui connoissoit le Personnage, fit venir un verre d'eau de vie, & l'ayant pris des mains de sa Servante: A vous, dit-il, Monsieur Massé, il faut réparer par un peu de ces esprits, une partie de la perte que vous venez de faire.
Quoiqu'il fût jeune lorsque je sortis de chez nous, il avoit pourtant conservé quelques traits, qui me le firent aussi-tôt reconnoître, outre qu'il est extrêmement marqué de la petite vérole. Vous vous appellez donc Monsieur Massé, lui dis-je? Oui, me répondit-il, à votre service. Connoissez-vous, repris-je, Monsieur Elliot, Consul à Alger? Très-particuliérement, me répondit-il. Hé bien, repris-je, voilà une Lettre qu'il m'a chargé de vous rendre. Il prend la Lettre, l'ouvre & se met à la lire: mais venant à l'endroit où il étoit fait mention de moi, il la pose avec précipitation sur le Comptoir, contre lequel il étoit apuyé, & se jette à corps perdu sur mon cou, sans prononcer une seule parole.
Quelque effort que j'eusse fait pour me posséder, il me fut impossible de proférer un mot de long-tems; nous nous tenions collez comme deux Statuës de pierre, & je croi que nous serions morts de joye l'un sur l'autre, si on n'eût pris soin de nous séparer. Vous sortez d'esclavage, mon très-cher Frére, me dit-il la larme à l'œil, & vous êtes sans doute destitué des biens du monde. Le Ciel m'a beni pour nous deux; venez chez moi joüir le reste de vos jours, & de mon abondance, & de votre liberté. Il est juste que vous gouverniez à votre tour: moi, ma femme & mes enfans, serons maintenant vos Esclaves: je veux que vous commandiez chez moi, & je prétens être le premier à vous obéir. Je voulus répondre à ses civilitez, & lui faire comprendre qu'un homme de mon âge seroit un objet peu agréable à de jeunes gens; qu'il valoit mieux que je me mise chez quelque Etranger, qui seroit obligé en le payant de souffrir de mes infirmitez. Mais il m'interrompit d'abord; & ayant donné ordre au Tailleur d'achever au plus vîte mon habit, il me mena à sa maison.
Tout ce que j'ai dit de mon Frére n'est absolument rien au prix de ce que fit sa Famille: ma Sœur, son épouse, & mes neveux & niéces ses enfans, pensérent me manger tout vif de joye. On me donna un très-bel apartement pour me loger, & un Domestique pour me servir dans toutes mes nécessitez.
Le Grand, un de mes compagnons de voyage, ayant apris mon arrivée, me fit la grace de me venir voir. Il me raconta comment après avoir quité Goa, il étoit passé dans l'Isle de Java, où il avoit eu le bonheur de s'introduire chez Mr de St Martin, qui l'avoit introduit chez Mr. Van Reden, Gouverneur de Batavia, & par le moyen duquel il avoit eu occasion de profiter des leçons de Mathématique, que je lui avois données, en exerçant la Charge d'Ingénieur en plusieurs favorables rencontres: ce qui l'avoit mis en état de vivre honnêtement le reste de ses jours. Il m'apprît aussi que la Forêt étoit mort en ces quartiers-là fort à son aise; mais il ignoroit ce que les autres étoient devenus.
S'il faut rendre justice à ce galant homme, j'avouë franchement que ses fréquentes conversations n'ont pas peu contribué à me remettre en mémoire quantité de circonstances, dont je n'avois presque plus la moindre idée; & que quoiqu'il s'en faille beaucoup que cette relation soit telle, qu'elle auroit paru au jour, si j'avois pû conserver mes Journaux, ou que j'eusse eû par tout la commodité de dresser de justes Mémoires; sans lui, elle auroit été encore bien moins complete.
Si j'ai oublié bien des choses, je n'ai en récompense rien avancé dont je n'aye été le témoin, ou qui ne me soit venu de premiére main. Et j'aurois donné cette relation de mes Voyages au Public il y a dix années, si des raisons fortes, & entr'autres deux, ne m'en eussent empêché. La premiére de ces raisons, est que mon frére ayant eu part aux grandes Fermes en France, y avoit si-mal réüssi, qu'il s'étoit vû obligé de tout abandonner, & de venir s'établir en Angleterre, où il fait le moins d'éclat qu'il lui est possible; de peur qu'on n'aprenne de ses nouvelles à la Cour, & qu'on ne lui fasse des affaires. L'autre n'est pas de moindre poids; elle me touche en particulier. J'aprehendois que mon Livre ne donnât l'envie à quelque Monarque insatiable de vouloir conquérir le Roïaume dont je fais la description, & qu'on me forçât de servir de guide à ceux qui seroient employez pour une expédition si dificile. Je suis las de voyager, & mon âge ne me permet plus de suporter les fatigues, que j'ai endurées autrefois. Mes Neveux se sont chargez du soin de ce Manuscrit après notre mort; de sorte que, lorsqu'on le verra, on peut être persuadé que mon Frére & moi ne sommes plus au monde.
End of the Project Gutenberg EBook of Voyages et Avantures de Jaques Massé, by Simon Tyssot de Patot *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGES ET AVANTURES *** ***** This file should be named 37401-h.htm or 37401-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/7/4/0/37401/ Produced by Anne Dreze, Andrea Ball & Marc D'Hooghe at http://www.freeliterature.org (From images generously made available by Gallica, BnF) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.