The Project Gutenberg EBook of Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 5), by Jean-François de La Harpe This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 5) Author: Jean-François de La Harpe Release Date: December 9, 2011 [EBook #38258] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HISTOIRE GENERALE DES VOYAGES (5) *** Produced by Carlo Traverso, Christine P. Travers and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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PARIS,
MÉNARD ET DESENNE, FILS.
1825.
Voyages et Aventures de Mendez-Pinto, Portugais.
Nous croyons devoir placer ici cette relation très-attachante par la singularité des événemens et l'intérêt des situations. Elle pourra reposer l'attention de nos lecteurs, que nous (p. 2) venons d'occuper de détails qui ne sont pas toujours amusans, s'ils sont toujours instructifs. Si, après avoir trouvé dans les derniers articles de quoi exercer leur raison et leur curiosité, ils désirent des objets faits pour intéresser leur sensibilité et leur imagination, ils pourront se satisfaire en lisant les aventures de Pinto et celles de Bontékoë, qui les suivront. Les premières ont quelquefois un air fabuleux, et il est permis sans doute de s'en défier, sans que cette espèce d'incrédulité nuise au plaisir qu'on y peut prendre. Mais il faut observer aussi que tout ce qui paraît incroyable n'est pas toujours impossible: si dans certaines matières on a commencé à croire moins, à mesure qu'on s'est éclairé davantage, on peut dire aussi que, sur d'autres points, on est devenu moins incrédule à mesure qu'on est devenu plus savant. C'est surtout aux récits des voyageurs, à l'histoire des mœurs et à la description des objets lointains, que cette assertion peut être appliquée; et d'ailleurs elle est prouvée par une infinité d'exemples.
Comme dans le détail des événemens personne ne s'exprime avec plus d'intérêt que celui qui était acteur ou témoin, nous laisserons le plus souvent parler Pinto lui-même, et nous ne prendrons sa place que lorsqu'il faudra abréger son récit.
«J'avais éprouvé pendant dix ou douze ans, dit-il, la misère et la pauvreté dans la maison (p. 3) de mon père, lorsqu'un de mes oncles, formant quelque espérance de mes qualités naturelles, me conduisit à Lisbonne, où il me mit au service d'une très-illustre maison. Ce fut la même année que se fit la pompe funèbre de don Emmanuel, le 13 décembre 1521, et je ne trouve rien de plus ancien dans ma mémoire. Cependant le succès répondit si mal aux intentions de mon oncle, qu'après un an et demi de service, je me trouvai engagé dans une malheureuse aventure qui exposa ma vie au dernier danger. Je pris la fuite avec une si vive épouvante, qu'étant arrivé, sans aucun autre dessein que d'éviter la mort, au gué de Pedra, petit port où je trouvai une caravelle qui partait chargée de chevaux pour Setuval, je m'y embarquai le lendemain. Mais à peine fûmes-nous éloignés du rivage, qu'un corsaire français nous ayant abordés, se rendit maître de notre bâtiment sans la moindre résistance, nous fit passer dans le sien avec toutes nos marchandises, qui montaient à plus de six mille ducats, et coula notre caravelle à fond. Nous reconnûmes bientôt que nous étions destinés à la servitude, et que l'intention de nos maîtres étaient de nous aller vendre à Larache en Barbarie. Ils y portaient des armes, dont ils faisaient commerce avec les mahométans. Pendant treize jours entiers qu'ils conservèrent ce dessein, ils nous traitèrent avec beaucoup de rigueur. Mais le soir du treizième jour, ils découvrirent un navire auquel ils (p. 4) donnèrent la chasse pendant toute la nuit, et qu'ils joignirent à la pointe du jour. L'ayant attaqué avec beaucoup de courage, ils le forcèrent de se rendre, après avoir tué six Portugais et dix ou douze esclaves. Ce bâtiment, que plusieurs marchands de Lisbonne avaient chargé de sucre et d'esclaves, fit passer entre les mains des corsaires un butin de quarante mille ducats. Ils abandonnèrent le dessein d'aller à Larache; et ne pensant qu'à faire voile vers la France avec une partie de leurs prisonniers, qu'ils jugèrent propres à les servir dans leur navigation, ils laissèrent les autres pendant la nuit dans une rade nommée Mélides. J'étais de ce dernier nombre, nu comme tous mes compagnons et couvert de plaies, qui nous restaient des coups de fouet que nous avions reçus les jours précédens. Dans ce triste état, nous arrivâmes à Saint-Jacques de Caçon, où nos misères furent soulagées par les habitans. Après y avoir rétabli mes forces, je pris le chemin de Setuval. Ma bonne fortune m'y fit trouver, presqu'en arrivant, l'occasion de m'employer pendant plusieurs années. Mais l'essai que j'avais fait de la mer ne m'avait pas dégoûté de cet élément. Je considérai qu'en Portugal mes plus hautes espérances se réduisaient à me mettre à couvert de la pauvreté. J'entendais parler sans cesse des trésors qui venaient des Indes, et je voyais souvent arriver des vaisseaux chargés d'or ou de précieuses marchandises. Le désir de mener une vie aisée, (p. 5) plutôt que le courage ou l'ambition, me fit tourner les yeux vers la source de tant de richesses, et je pris la résolution de m'embarquer sur ce seul principe, qu'à quelque fortune que je fusse réservé, je ne devais pas craindre de perdre beaucoup au changement.
»Ce fut le onzième jour de mars de l'année 1537 que je partis avec une flotte de cinq navires, dont chaque vaisseau était commandé par un capitaine indépendant. Le plus considérable était sous les ordres de don Pedro de Sylva, fils du fameux amiral don Vasco de Gama. C'était dans ce même navire que don Pedro avait apporté les os de son père, qui était mort aux Indes; et le roi, qui se trouvait alors à Lisbonne, les avait fait recevoir avec une pompe dont le Portugal n'avait jamais vu d'exemple.
»En arrivant au port de Mozambique, nous y trouvâmes un ordre de Nugno d'Acugna, vice-roi des Indes, par lequel tous les vaisseaux portugais qui devaient arriver cette année étaient obligés de se rendre à Diu, où la forteresse était menacée de l'attaque des Turcs. Trois des cinq navires de la flotte prirent aussitôt cette route. J'étais sur le Saint-Roch, qui mit le premier à la voile; et je fus nommé entre ceux qui demeurèrent à Diu pour la défense du fort: cependant, dix-sept jours après mon arrivée deux flûtes partant pour la mer Rouge, dans la vue d'y prendre des informations sur le dessein des Turcs, je (p. 6) ne pus résister aux instances de l'un des deux capitaines avec lequel je m'étais lié d'amitié, et qui me proposa de l'accompagner dans ce voyage.
»Nous partîmes par un temps fort orageux, qui ne nous empêcha point d'arriver heureusement à la hauteur de Maçoua. Là, vers la fin du jour, nous découvrîmes en pleine mer un navire auquel nous donnâmes si vivement la chasse, que nous l'abordâmes d'assez près. Nous l'avions pris pour un navire indien; et, ne pensant qu'à remplir notre commission, nous nous étions avancés jusqu'à la portée de la voix pour demander civilement au capitaine si l'armée turque était partie de Suez; mais, pour unique réponse, on nous tira douze volées de petits canons et de pierriers, qui n'incommodèrent que nos voiles, et nous entendîmes retentir l'air de cris confus, que cette hostilité nous fit regarder comme des bravades. Bientôt elles furent accompagnées d'un grand cliquetis d'armes et de menaces distinctes, avec lesquelles on nous pressait d'approcher et de nous rendre. Cet accueil nous causa moins d'effroi que d'étonnement. Il était trop tard pour s'abandonner à la vengeance. On tint conseil, et on s'attacha au parti le plus sûr, qui était de les battre à grands coups d'artillerie jusqu'au lendemain matin, où à l'arrivée du jour on pourrait les investir et les combattre plus facilement. Ainsi toute la nuit fut employée à leur donner la chasse, en les (p. 7) foudroyant de notre canon, et leur navire se trouva si maltraité à la pointe du jour, qu'il prit pour lui-même le conseil qu'il nous avait donné de se rendre. Il avait perdu soixante-quatre hommes dans cette rude attaque. La plupart des autres, se voyant réduits à l'extrémité, se jetèrent dans la mer; de sorte que, de quatre-vingts qu'ils étaient, il n'en échappa que cinq fort blessés, entre lesquels était leur capitaine. La force des tourmens auxquels il fut exposé aussitôt par l'ordre de nos deux commandans lui fit confesser qu'il venait de Djedda, et que l'armée turque était déjà partie de Suez, dans le dessein de prendre Aden avant de porter la guerre aux Portugais dans les Indes. Il ajouta, lorsqu'on eut redoublé les tortures, qu'il était chrétien renégat, Majorquin de naissance, fils de Paul Andrez, marchand de la même île; et qu'étant devenu amoureux depuis quatre ans d'une belle mahométane, Grecque de nation, il avait embrassé la loi de Mahomet pour l'obtenir en mariage. Nous lui proposâmes avec douceur de quitter cette secte pour rentrer dans les engagemens de son baptême; il répondit avec plus de brutalité que de courage qu'il voulait mourir dans la religion de sa femme. Nos capitaines, irrités de son obstination, n'écoutèrent plus que leur zèle: ils lui firent lier les pieds et les mains, et, lui ayant attaché de leurs propres mains une grosse pierre au cou, ils le précipitèrent dans la mer. Après cette exécution, (p. 8) nous fîmes passer nos prisonniers dans une de nos fustes, et leur vaisseau fut coulé à fond. Il ne portait que des balles de teintures, qui nous étaient alors inutiles, et quelques pièces de camelots dont nos soldats se firent des habits.
»Nos commandans résolurent de descendre à Gottor, une lieue au-dessous de Maçoua, dans l'espérance d'y prendre de nouvelles informations. Nous y reçûmes des habitans un accueil fort civil. Un Portugais, nommé Vasco Martinez de Seixas, y séjournait depuis trois semaines par l'ordre de Henri Barbosa, pour y attendre l'arrivée de quelques navires portugais, et lui envoyer une lettre d'avis sur l'état de l'armée turque.
»Nous remîmes à la voile le 6 novembre 1537. Un évêque abyssin, qui se proposait de faire le voyage de Portugal et de Rome, avait demandé passage à nos deux commandans jusqu'à Diu. Il était une heure avant le jour lorsque nous quittâmes le port; et, suivant la côte avec le vent en poupe, nous avions doublé vers midi la pointe de Goçam, lorsqu'en approchant près de l'île des Écueils, nous découvrîmes trois vaisseaux, que nous prîmes dans l'éloignement pour des galères ou des terrades, nom des bâtimens ordinaires du pays. Le seul désir de recevoir quelques nouvelles informations nous fit gouverner vers eux. Un calme qui survint tout d'un coup était peut-être une faveur du ciel qui voulait nous (p. 9) dérober au danger; mais nous nous obstinâmes si fort à suivre la même route, qu'ayant joint la rame à nos voiles, nous fûmes bientôt assez près des trois navires pour reconnaître que c'étaient des galiotes turques. Nous prîmes aussitôt la fuite avec un effroi qui nous fit tourner nos voiles vers la terre. C'était avancer notre malheur en donnant à nos ennemis l'avantage d'un vent soudain, dont nous avions cru pouvoir profiter; ils nous poursuivirent à toutes voiles jusqu'à la portée du fusil, et, lâchant toutes leurs bordées à cette distance, ils mirent nos fustes dans un état déplorable. Cette décharge nous tua neuf hommes et nous en blessa vingt-six. Ensuite ils nous joignirent de si près, que de leur poupe ils nous blessaient aisément avec le fer de leurs lances. Cependant quarante-deux bons soldats qui nous restaient encore sans blessures, reconnaissant que notre conservation dépendait de leur valeur, résolurent de combattre jusqu'au dernier soupir. Ils attaquèrent courageusement la principale des trois galères, sur laquelle était Soliman Dragut. Leur premier effort fut si furieux de poupe à proue, qu'ils tuèrent vingt-sept janissaires; mais cette galiote recevant aussitôt le secours des deux autres, nos deux fustes furent remplies en un instant d'un si grand nombre de Turcs, et le carnage s'échauffa si vivement, que, de cinquante-quatre que nous étions encore, nous ne restâmes que onze vivans, encore nous en (p. 10) mourut-il deux le lendemain, que les Turcs coupèrent par quartiers, et qu'ils pendirent pour trophée au bout de leurs vergues. Ils nous conduisirent à Moka, dont le gouverneur était père de ce même Dragut qui nous avait pris. Tous les habitans reçurent les vainqueurs avec des cris de joie. Nous fûmes présentés à cette multitude emportée, chargés de chaînes et si couverts de blessures, que l'évêque abyssin mourut des siennes le jour suivant. Nos souffrances furent beaucoup augmentées par les outrages que nous reçûmes dans toutes les rues de la ville où nous fûmes menés comme en triomphe. Le soir, lorsque nous eûmes perdu la force de marcher, on nous précipita dans un noir cachot. Nous y passâmes dix-sept jours entiers, sans autres secours qu'un peu de farine d'avoine, qui nous était distribuée le matin pour le reste du jour.
»Nous perdîmes, dans cet intervalle, deux autres de nos compagnons, qui furent trouvés morts le matin; tous deux gens de naissance et de courage. Le geôlier, qui nous apportait notre nourriture, n'ayant osé toucher à leurs corps, se hâta d'avertir la justice, qui les vint prendre avec beaucoup d'appareil, pour les traîner par toutes les rues. Après y avoir été déchirés par toutes sortes de violences, ils furent jetés en pièces dans la mer. Enfin la crainte de nous voir périr successivement dans notre horrible prison, porta nos maîtres à nous faire conduire sur la place publique (p. 11) pour y être vendus. Là, tout le peuple s'étant assemblé, ma jeunesse apparemment m'attira l'honneur d'être le premier qu'on mit en vente. Tandis qu'il se présentait des marchands, un cacis de l'ordre supérieur, qui passait pour un saint, parce qu'il était nouvellement arrivé de la Mecque, demanda que nous lui fussions donnés par aumône, et fit valoir en sa faveur l'intérêt même de la ville, à laquelle il promettait la protection du prophète. Les gens de guerre, au profit desquels nous devions être vendus, s'opposèrent si brusquement à cette prétention, que, le peuple prenant parti pour le cacis, il s'éleva un affreux désordre, qui ne finit que par le massacre du cacis même, et par la mort d'environ six cents hommes. Nous ne trouvâmes point d'autre expédient, pour sauver notre vie dans ce tumulte, que de retourner volontairement à notre cachot, où nous regardâmes comme une grande faveur d'être reçus du geôlier.
»Dragut ayant moins réussi par l'autorité que par la douceur à calmer la sédition, nous fûmes reconduits sur la même place, et vendus avec notre artillerie et le reste du butin. Le malheur de mon sort me fit tomber entre les mains d'un renégat grec, dont je détesterai toujours le souvenir. Pendant trois mois que je fus son esclave, il me traita si cruellement, qu'étant réduit au désespoir, je pris plusieurs fois la résolution de m'empoisonner. Je n'eus l'obligation de ma délivrance qu'au soupçon (p. 12) qu'il eut de mon dessein: la crainte de perdre l'argent que je lui avais coûté, si j'abrégeais volontairement mes jours, lui fit prendre le parti de me vendre à un juif du Tor. Je partis avec ce nouveau maître pour Cassan, où son commerce l'appelait. Mon esclavage n'aurait pas été plus doux entre les mains d'un chrétien. De là, il me conduisit à Ormus, où j'appris avec des transports de joie que don Fernand de Lima, dont j'étais connu, était gouverneur du fort portugais. J'obtins de mon maître la permission de me présenter à lui. Ce généreux seigneur, et don Pedro Fernandez, commissaire général des Indes, qui se trouvait alors dans l'île d'Ormus, firent les frais de ma liberté. Elle leur coûta deux cents pardos, c'est-à-dire environ cent vingt écus de notre monnaie.»
Pinto continue de s'étendre sur quantité d'aventures qui n'ont rien d'intéressant. Il se trouve à Malacca, où le gouverneur don Pedro de Faria prend de l'affection pour lui.
«Don Pedro de Faria, cherchant l'occasion de m'avancer, m'envoya dans une lanchare au royaume de Pan, avec dix mille ducats, qu'il me chargea de remettre à Thomé Lobo, son facteur dans cette contrée. De là, ses ordres devaient me conduire à Patane, qui est cent lieues plus loin. Il me donna une lettre et un présent pour le roi de Patane, avec une ample commission pour traiter avec lui de la liberté de cinq Portugais qui étaient esclaves (p. 13) de son beau-frère. Je partis dans les plus douces espérances. Le septième jour de notre navigation, étant à la vue de l'île de Timan, qui est à la distance d'environ quatre-vingt-dix lieues de Malacca, et à dix ou douze lieues de l'embouchure du Pan, nous entendîmes sur mer, avant le lever du soleil, de grandes plaintes, dont l'obscurité ne nous permit pas de connaître la cause. J'en fus tellement touché, que je fis mettre la voile au vent, et tourner, avec le secours des rames, vers le lieu d'où elles paraissaient partir, en baissant tous les yeux pour voir et entendre plus facilement. Après avoir continué long-temps nos observations, nous découvrîmes fort loin de nous quelque chose de noir qui flottait sur l'eau. Il nous était impossible de distinguer ce qui commençait à frapper nos yeux. Nous n'étions que quatre Portugais dans la lanchare, et les avis n'en furent pas moins partagés. On me représentait qu'au lieu de m'arrêter à des recherches dangereuses, je ne devais penser qu'à suivre les ordres du gouverneur. Mais n'ayant pu me rendre à ces timides conseils, et me croyant autorisé par ma commission à faire respecter mes ordres, je persistai dans la résolution d'approfondir un événement si singulier. Enfin les premiers rayons du jour nous firent apercevoir plusieurs personnes qui flottaient sur des planches. L'effroi de mes compagnons faisant place alors à la pitié, ils furent les premiers à faire tourner la proue vers ces (p. 14) misérables, que nous entendîmes crier six ou sept fois: Seigneur Dieu! miséricorde! Je pressai nos matelots de les secourir. Ils tirèrent successivement du milieu des flots quatorze Portugais et neuf esclaves, tous si défigurés, que leur visage nous fit peur, et si faibles, qu'ils ne pouvaient se soutenir. On se hâta de leur donner des secours qui rappelèrent leurs forces. Lorsqu'ils furent en état de parler, l'un d'eux nous dit qu'il se nommait Fernand Gil Porcalho; qu'ayant été dangereusement blessé à la tranchée de Malacca, dans la seconde attaque que les Portugais avaient soutenue contre les Achémois, don Étienne de Gama, qui commandait alors dans cette ville, et qui avait cru devoir quelque récompense à son courage, l'avait envoyé aux Moluques avec divers encouragemens pour sa fortune; que le ciel avait béni ses entreprises jusqu'à le mettre en état de partir de Ternate dans une jonque chargée de mille barres de poivre qui valaient plus de cent mille ducats; mais qu'à la hauteur de Surabaya, dans l'île de Joa, il avait eu le malheur d'essuyer une furieuse tempête, qui avait abîmé sa jonque et tout son bien; que, de cent quarante-sept personnes qu'il avait à bord, il ne s'en était sauvé que les vingt-trois qui se trouvaient sur le nôtre; qu'ils avaient déjà passé quatorze jours sur leurs planches, sans autre nourriture que la chair d'un esclave cafre qui leur était mort, et qui avait servi pendant huit jours à soutenir leurs forces.
(p. 15) »La satisfaction d'avoir sauvé la vie à tant de malheureux me rendit la suite du voyage fort agréable jusqu'à la ville de Pan, où je remis à Thomé Lobo les marchandises dont j'étais chargé. Mais, lorsque je me disposais à continuer mon voyage vers Patane, un accident fort tragique fit perdre au gouverneur de Malacca toutes les richesses qu'il avait entre les mains de Lobo. Coja Géinal, ambassadeur du roi de Bornéo, qui résidait depuis trois ou quatre ans à la cour de Pan, tua le roi, qu'il trouva couché avec sa femme. Le peuple, s'étant soulevé à cette occasion, commit d'affreuses violences, et pilla le comptoir des Portugais, qui perdirent onze hommes dans leur défense. Thomé Lobo n'échappa au massacre qu'avec six coups d'épée, et n'eut pas d'autre ressource que de se retirer dans ma lanchare, sans avoir pu sauver la moindre partie de ses marchandises. Elles montaient à cinquante mille ducats en or et en pierreries seulement. Cette sédition, qui avait coûté la vie à plus de quatre mille personnes dans l'espace d'une seule nuit, se ralluma le lendemain si furieusement, que, pour éviter le danger d'y périr, nous mîmes à la voile pour Patane, où la faveur du vent nous fit arriver en six jours.
»Les Portugais, dont le nombre était assez grand dans cette cour, prirent d'autant plus de part à l'infortune de Lobo, qu'un si terrible exemple de la perfidie des Indiens leur remettait vivement devant les yeux ce qu'ils (p. 16) avaient à redouter pour eux-mêmes. Ils se rendirent tous au palais du roi, et lui ayant fait leurs plaintes au nom du gouverneur de Malacca, ils lui demandèrent, avec beaucoup de fermeté, la permission d'user de représailles sur toutes les marchandises du royaume de Pan qui se trouvaient dans ses états: cette proposition lui parut juste. Neuf jours après on reçut avis qu'il était entré dans la rivière de Calantan trois jonques fort riches, qui revenaient de la Chine pour divers marchands panois. Aussitôt quatre-vingts Portugais s'étant joints à ceux de ma lanchare, nous équipâmes deux fustes et un navire rond, de tout ce qui nous parut nécessaire à notre entreprise, et nous partîmes avec assez de diligence pour prévenir les informations que nos ennemis pouvaient recevoir des mahométans du pays. Notre chef fut Jean Fernandez d'Abreu, fils du père nourricier de don Juan, roi de Portugal; il montait le navire rond avec quarante soldats. Les deux fustes étaient commandées par Laurent de Goez et Vasco Sermento, tous deux d'une valeur et d'une expérience reconnues.
»Nous arrivâmes le lendemain dans la rivière Calantan, où les trois jonques étaient à l'ancre. Leur résistance fut d'abord aussi vive que l'attaque; mais en moins d'une heure nous leur tuâmes soixante-quatorze hommes, sans avoir perdu plus de trois des nôtres. Nos blessés, quoiqu'en grand nombre, ne laissant pas (p. 17) d'agir ou de se montrer les armes à la main, l'ennemi, consterné de sa perte, tandis qu'il croyait encore nous voir toutes nos forces, se rendit en demandant la vie pour unique grâce. Nous retournâmes triomphans à Patane avec un butin qui ne passa que pour le juste dédommagement des cinquante mille ducats de don Pedro, mais qui montait à plus de deux cent mille taëls, c'est-à-dire à trois cent mille ducats de notre monnaie. Le roi de Patane exigea seulement que les trois jonques fussent rendues à leurs capitaines; et nous lui donnâmes volontiers cette marque de reconnaissance et de soumission.
»Peu de temps après, on vit arriver à Patane une fuste commandée par Antonio de Faria Sousa, parent du gouverneur de Malacca, qui venait de sa part avec une lettre et des présens considérables, sous prétexte de remercier le roi de la protection qu'il accordait à la nation portugaise, mais au fond pour achever dans ses états l'établissement de notre commerce. Antonio Faria, dont le nom est devenu célèbre par ses fureurs autant que par ses exploits, était un gentilhomme sans fortune qui était venu la chercher aux Indes sous la protection d'un homme de son sang et de son nom; il apportait à Patane pour dix ou douze mille écus de drap et de toiles des Indes, qu'il avait pris à crédit de quelques marchands de Malacca. Cette espèce de marchandise ne lui promettant pas beaucoup de (p. 18) profit dans cette cour, on lui conseilla de l'envoyer à Légor, grande ville de la dépendance du royaume de Siam, où l'on publiait qu'à l'occasion de l'hommage que quatorze rois y devaient rendre à celui de Siam, il s'était assemblé une prodigieuse quantité de jonques et de marchands. Faria choisit pour son facteur un Portugais, nommé Christophe Borralho, qui entendait parfaitement le commerce, et lui confia ses marchandises dans un petit vaisseau qu'il loua au port de Patane. Seize autres Portugais, soldats et marchands, s'embarquèrent avec Borralho, dans l'espérance qu'un écu leur en rapporterait six ou sept. Je me laissai vaincre aussi par ces magnifiques promesses, et je m'engageai dans ce fatal voyage. Nous partîmes avec un vent favorable, et étant arrivés en trois jours dans la rade de Légor, nous mouillâmes à l'entrée de la rivière pour y prendre des informations. On nous assura qu'en effet il se trouvait déjà dans le port de cette ville plus de quinze cents bâtimens, tous chargés de précieuses marchandises.
»Nous étions à dîner, dans la joie d'une si bonne nouvelle, et prêts à faire voile avant la fin du jour, lorsque nous vîmes sortir de la rivière une grande jonque, qui, nous ayant reconnus pour des Portugais, se laissa dériver sur nous sans aucune apparence d'hostilité, et nous jeta aussitôt des grapins attachés à deux longues chaînes de fer. À peine fûmes-nous accrochés, (p. 19) que nous vîmes sortir de dessous le tillac de la jonque soixante-dix ou quatre-vingts Maures, qui, poussant de grands cris, firent sur nous un feu prodigieux. De dix-huit Portugais que nous étions, quatorze furent tués en un instant avec trente-six Indiens de l'équipage. Mes trois compagnons et moi nous prîmes de concert l'unique voie de salut qui semblait nous rester: ce fut de nous jeter dans la mer pour gagner la terre, dont nous n'étions pas éloignés. Un des trois n'en eut pas moins le malheur de se noyer; j'arrivai sur la rive avec les deux autres. Tout blessés que nous étions, nous traversâmes heureusement la vase, où nous enfoncions jusqu'au milieu du corps. Enfin nous nous approchâmes d'un bois qui nous promit quelque sûreté, et d'où nous eûmes le spectacle de la barbarie des Maures. Ils achevèrent de tuer six ou sept matelots déjà blessés, qui restaient de notre équipage; après quoi, s'étant hâtés de transporter nos marchandises dans leur jonque, ils firent une grande ouverture à notre vaisseau, qui le fit couler à fond devant nos yeux; et dans la crainte d'être reconnus, ils mirent aussitôt à la voile.
«Notre premier mouvement fut de nous prosterner.»
»Dans la douleur profonde où je demeurai avec mes deux compagnons blessés, sans espérance de remède, l'imagination troublée de tout ce qui s'était passé à notre vue dans l'espace d'une demi-heure, nous ne pûmes retenir nos larmes; et tournant notre fureur contre (p. 20) nous-mêmes, nous commençâmes à nous outrager le visage. Cependant après avoir considéré notre situation, la crainte des bêtes farouches qui pouvaient nous attaquer dans le bois, et la difficulté de sortir, avant les ténèbres, des marécages dont nous étions environnés, nous firent prendre le parti de rentrer dans la fange et d'y passer la nuit, enfoncés jusqu'à l'estomac. Le lendemain, à la pointe du jour, nous suivîmes le bord de la rivière jusqu'à un petit canal que sa profondeur et la vue de quantité de grands lézards nous ôtèrent la hardiesse de passer. Il fallut demeurer la nuit dans le même lieu. Le jour suivant ne changea rien à notre misère, parce que l'herbe était si haute et la terre si molle dans les marais, que le courage nous manqua pour tenter le passage. Nous vîmes expirer ce jour-là un de nos compagnons, nommé Sébastien Enriquez, homme riche, qui avait perdu huit mille écus dans le vaisseau. Il ne restait que Christophe Borralho et moi, qui nous mîmes à pleurer, au bord de la rivière, le corps à demi enterré; car nous étions si faibles, qu'à peine avions-nous la force de parler, et nous comptions déjà achever dans ce lieu notre misérable vie. Le troisième jour, vers le soir, nous aperçûmes une grande barque chargée de sel qui remontait à la rame. Notre premier mouvement fut de nous prosterner; et, l'espérance nous rendant la voix, nous suppliâmes les rameurs, qui nous regardaient avec étonnement, (p. 21) de nous prendre avec eux; mais ils paraissaient disposés à passer sans nous répondre, ce qui nous fit redoubler nos cris et nos gémissemens. Alors une vieille femme sortie du fond de la barque fut si touchée de notre douleur et des plaies que nous lui montrions, qu'elle prit un bâton dont elle frappa quelques matelots; et, les faisant approcher de la rive, elle les força de nous prendre sur leurs épaules, et de nous apporter à ses pieds. Sa figure n'était distinguée que par un air de gravité qui faisait reconnaître le pouvoir qu'elle avait sur eux; elle nous fit donner tous les secours qui convenaient à notre misère; et tandis que nous mangions avidement ce qu'elle nous présentait de sa propre main, elle nous consolait par ses exhortations. Je savais assez le malais pour l'entendre. Elle nous dit que notre désastre lui rappelait tous les siens; que son âge n'étant que de cinquante ans, il n'y en avait pas six qu'elle s'était vue esclave et volée de cent mille ducats de son bien; que cette infortune avait été suivie du supplice de son mari et de ses trois fils, que le roi de Siam avait fait mettre en pièces par ses éléphans; et que, depuis des pertes si cruelles, elle n'avait mené qu'une vie triste et languissante. Après nous avoir fait le récit de ses peines, elle voulut être informée des nôtres. Ses gens, qui écoutèrent aussi notre malheureuse histoire, nous dirent que la grande jonque, dont nous leur fîmes la peinture, ne pouvait être que celle de (p. 22) Coja-Acem, Guzarate de nation, qui était sorti le matin du port pour aller à l'île d'Aynan. La dame indienne, confirmant leur idée, ajouta qu'elle avait vu à Légor ce redoutable mahométan; qu'il se vantait d'avoir donné la mort à quantité de Portugais, et d'avoir promis à son prophète de les traiter sans pitié, parce qu'il accusait un capitaine de leur nation, nommé Hector de Sylveïra, d'avoir tué son père et deux de ses frères dans un navire qu'il leur avait pris au détroit de la Mecque.
»Nous apprîmes ensuite que cette dame était veuve d'un capitaine général qui s'était attiré la disgrâce du roi et le châtiment qu'elle déplorait. Sa fortune, qu'elle avait réparée par une sage conduite, la mettait en état de faire un riche commerce de sel. Elle venait d'une jonque qui lui était arrivée dans la rade, mais qui était trop grande pour passer la barre, ce qui l'obligeait d'employer une barque pour transporter son sel dans ses magasins. Elle s'arrêta le soir dans un petit village où elle fit prendre soin de nous pendant la nuit. Le lendemain elle nous conduisit à Légor, qui est cinq lieues plus loin dans les terres. Nous lui étions redevables de la vie; mais, ne se bornant point à cette faveur, elle nous donna une retraite dans sa maison. Nous y passâmes vingt-trois jours, pendant lesquels nos blessures furent pansées avec des témoignages d'affection dignes de la charité (p. 23) chrétienne. Lorsqu'elle nous vit en état de retourner à Patane, elle mit le comble à ses bienfaits en nous recommandant au patron d'un navire indien qui nous y conduisit en sept jours, et qui ne nous traita pas avec moins d'humanité.
»Notre retour était attendu avec d'autant plus d'impatience par tous les Portugais de Patane, que la plupart avaient profité d'une si belle occasion pour envoyer quelques marchandises à Légor. Aussi la perte de notre vaisseau fut-elle estimée soixante-dix mille ducats, qui, suivant les espérances communes, devaient produire six ou sept fois la même somme. Antonio de Faria, plus ardent que les autres par son caractère, et parce qu'il avait regardé le succès de notre voyage comme le fondement de sa fortune, tomba dans une consternation inexprimable en apprenant de notre bouche le sort de son vaisseau. Il garda un profond silence pendant plus d'une demi-heure; ensuite, comme s'il eût employé ce temps à former ses résolutions, il répondit à ceux qui entreprirent de le consoler qu'il n'avait pas la force de retourner à Malacca pour paraître aux yeux de ses créanciers; et qu'ayant le malheur de se trouver insolvable il lui semblait plus juste de poursuivre ceux qui lui avaient enlevé ses marchandises que de porter de frivoles excuses à d'honnêtes négocians dont il avait trahi la confiance. Là-dessus s'étant levé d'un air furieux, il jura sur l'Évangile (p. 24) de chercher par mer et par terre celui qui lui avait ravi son bien, et de se le faire restituer au centuple. Tous ceux qui furent témoins de son serment louèrent cette généreuse résolution. Il trouva parmi eux quantité de jeunes gens qui s'engagèrent à l'accompagner; d'autres lui offrirent de l'argent. Il accepta leurs offres; et ses préparatifs se firent avec tant de diligence, que dans l'espace de huit jours il équipa un vaisseau, et s'associa cinquante-cinq hommes qui jurèrent à leur tour de vaincre ou de périr avec lui. Je fus de ce nombre, car j'étais sans un sou, et je ne connaissais personne qui fût disposé à me prêter: je devais à Malacca plus de cinq cents ducats que j'avais empruntés de plusieurs amis. Enfin je ne possédais que mon corps, qui avait même été blessé de trois coups de javelot, et d'un coup de pierre à la tête, pour lequel j'avais souffert deux opérations qui avaient exposé ma vie au dernier danger.
»Après avoir fait ses préparatifs, Faria mit à la voile un samedi, 9 de mai 1540, vers le royaume de Tsiampa, dans le dessein de visiter les ports de cette côte, où son espérance était d'enlever des vivres et des munitions de guerre. Quelques jours de navigation nous firent arriver à la vue de Poulo Condor, île située vers 8 degrés 20 minutes du nord, à l'embouchure de la rivière de Camboge. Nous y découvrîmes à l'est un bon havre nommé Bralapisan, à six lieues de la terre (p. 25) ferme, où se trouvait à l'ancre une jonque de Lequios qui menait à Siam un ambassadeur du Nautaquin de Lindau, prince de l'île de Tosa. Ce bâtiment ne nous eut pas plus tôt aperçus, qu'il fit voile vers nous. L'ambassadeur nous dépêcha sa chaloupe, envoya complimenter Faria, et lui offrit un coutelas de grand prix, dont la poignée et le fourreau étaient d'or, avec vingt-six perles dans une boîte du même métal. Quoique ce présent nous fît prendre une haute idée des richesses de la jonque, et que notre premier dessein eût été de l'attaquer, la générosité prit le dessus dans le cœur de Faria. Il regretta de ne pouvoir répondre aux civilités de l'ambassadeur par d'autres marques de reconnaissance que la liberté qu'il lui laissa de continuer sa route. Nous descendîmes au rivage, où nous employâmes trois jours à nous pourvoir d'eau et de poisson. De là nous étant approchés de la terre ferme, nous entrâmes le dimanche, dernier jour de mai, dans la rivière qui divise les royaumes de Camboge et de Tsiampa. L'ancre fut jetée vis-à-vis d'un grand bourg nommé Catimparu, à trois lieues dans les terres. Pendant douze jours que nous y passâmes à faire des provisions, Faria, naturellement curieux, prit des informations sur le pays et ses habitans. On lui apprit que la rivière naissait d'un lac nommé Pinator, à deux cent cinquante lieues de la mer, dans le royaume de Quirivan; que ce lac était environné de hautes montagnes, au pied desquelles on (p. 26) trouvait sur le bord de l'eau trente-deux villages; que près d'un des plus grands, qui se nommait Chincaleu, il y avait une mine d'or très-riche, d'où l'on tirait chaque année la valeur de vingt-deux millions de notre monnaie; qu'elle faisait le sujet d'une guerre continuelle entre quatre seigneurs d'une même famille, à qui la naissance y donnait les mêmes droits; que l'un d'eux, nommé Raja-Hittau, avait sous terre, dans la cour de sa maison, six cents bahares d'or en poudre; enfin que, près d'un autre de ces villages nommé Buaquirim, on tirait d'une carrière quantité de diamans fins plus précieux que ceux de Lave et de Tanimpoura. Faria jugea, après avoir observé la situation et les forces du pays, qu'avec un peu de courage, trois cents Portugais lui auraient suffi pour se rendre maître de toutes ces richesses; mais ses forces présentes ne lui permettaient pas d'entreprendre une si belle expédition.
»Nous reprîmes la côte du royaume de Tsiampa jusqu'au port de Saley-Jacan, qui est à dix-sept lieues de la rivière. La fortune ne nous offrit rien dans cette route. Nous comptâmes, dans la rade de Saley-Jacan, six bourgs, dans l'un desquels on découvrait plus de mille maisons environnées d'arbres fort hauts, et d'un grand nombre de ruisseaux qui descendaient d'une montagne du côté du sud. Le jour suivant, nous arrivâmes à la rivière de Toobazoy, où le pilote n'osa s'engager, parce qu'il (p. 27) n'en connaissait pas l'entrée; mais ayant jeté l'ancre à l'embouchure, nous découvrîmes une grande jonque qui venait de la haute mer vers ce port. Faria résolut de l'attendre sur l'ancre; et pour se donner le temps de la reconnaître, il arbora le pavillon du pays, qui est un signe d'amitié dans ces mers. Mais les Indiens, au lieu de répondre par le même signe, ne nous eurent pas plus tôt reconnus pour des Portugais, qu'ils firent un grand bruit de tambours, de trompettes et de cloches. Faria, vivement offensé, n'attendit pas plus d'éclaircissement pour leur faire tirer une volée de canon. Ils y répondirent de cinq petites pièces qui composaient toute leur artillerie. Cette audace nous faisant juger de leurs forces, Faria, qui voyait la nuit fort proche, prit la résolution d'attendre le lendemain, pour ne rien donner au hasard dans l'obscurité. Les Indiens, sans rien perdre de leur confiance, jetèrent l'ancre à l'entrée de la rivière.
»Vers deux heures après minuit, nous vîmes flotter sur la mer quelque chose qu'il nous fut impossible de distinguer. Faria dormait sur le tillac. Il fut éveillé; et ses yeux, plus perçans que les nôtres, lui firent découvrir trois barques à rames qui s'avançaient vers nous. Il ne douta pas que ce ne fût l'ennemi du jour précédent, qui faisait plus de fond sur la perfidie que sur la valeur. Il ordonna de prendre les armes et de préparer les pots à feu, recommandant de cacher les mèches pour faire (p. 28) croire que nous étions endormis. Les trois barques s'approchèrent à la portée de l'arquebuse, et s'étant séparées pour nous environner, deux s'attachèrent à notre poupe, et l'autre à la proue. Les Indiens montèrent si légèrement à bord, que dans l'espace de quelques minutes ils y étaient au nombre de quarante. Alors Faria, sortant de dessous le demi-pont avec une troupe d'élite, fondit si furieusement sur eux en invoquant Jésus-Christ et saint Jacques, qu'il en tua d'abord un grand nombre. Ensuite les pots à feu, qui furent jetés fort adroitement, achevèrent de les défaire et de forcer le reste de se précipiter dans les flots. Nous sautâmes dans les trois barques, où il restait peu de monde. Elles furent prises sans résistance. Entre les prisonniers qui tombèrent vivans entre nos mains étaient quelques Nègres, un Turc, deux Achémois, et le capitaine de la jonque, nommé Similau, grand corsaire et mortel ennemi des Portugais. Faria donna ordre que la plupart fussent mis à la torture pour en tirer des connaissances qu'il croyait importantes à nos entreprises. Un Nègre qu'on se disposait à tourmenter demanda grâce, et déclara qu'il était chrétien. Il nous apprit volontairement qu'il se nommait Sébastien, qu'il avait été captif de don Gaspar de Mello, capitaine portugais, que Similau avait massacré deux ans auparavant à Liampo, sans avoir épargné un seul Portugais de l'équipage; que ce corsaire s'était flatté de nous faire subir le (p. 29) même sort; et qu'ayant pris tous ses hommes de guerre dans les trois barques, il n'avait laissé dans sa jonque que trente matelots chinois. Faria, qui n'ignorait pas le malheur de Mello, remercia le ciel de l'avoir choisi pour le venger. Il fit sauter sur-le-champ la cervelle à Similau avec un frontail de cordes, supplice qui avait été celui de Mello. Ensuite s'étant mis avec trente soldats dans les mêmes barques où l'ennemi était venu, il se rendit à bord de la jonque, dont il n'eut pas de peine à se saisir. Quelques pots à feu qu'il fit jeter sur le tillac firent sauter tous les matelots dans la mer; mais le besoin qu'il avait d'eux pour la manœuvre l'obligea d'en sauver une partie. Dans l'inventaire de cette prise, qu'il fit faire le matin, il se trouva trente-six mille taëls d'argent du Japon, qui valent cinquante mille ducats de monnaie portugaise, avec plusieurs sortes de marchandises. Quantité de feux qui étaient allumés sur la côte, nous faisant juger que les habitans se disposaient peut-être à nous attaquer, nous ne pensâmes qu'à faire voile en diligence.
»On nous avait appris que si Coja-Acem exerçait le commerce, c'était dans l'île d'Aynan qu'il le fallait chercher, parce que tous les vaisseaux marchands s'y rassemblaient dans cette saison. Nous allâmes droit à l'île d'Aynan, où, passant l'écueil de Poulo-Capas, nous commençâmes à ranger la terre, dans la seule vue de reconnaître les ports et les rivières de (p. 30) cette côte. Quelques soldats qui furent envoyés à terre sous la conduite de Borralho rapportèrent qu'ayant pénétré jusqu'à la ville, qui leur avait paru composée de plus de dix mille maisons, et revêtue de murs avec un fossé plein d'eau, ils avaient vu dans le port un si grand nombre de navires, qu'ils en avaient compté jusqu'à deux mille. À leur retour, ils découvrirent à l'embouchure de la rivière une grosse jonque à l'ancre, qu'ils crurent reconnaître pour celle de Coja-Acem. Cette conjecture, qu'ils se hâtèrent d'apporter à Faria, lui causa tant de satisfaction, que, sans perdre un moment, et laissant son ancre en mer, il donna ordre de mettre à la voile, en répétant que son cœur l'avertissait qu'il touchait à l'heure de la vengeance.
»Nous nous approchâmes de la jonque avec une tranquillité qui nous fit passer pour des marchands. Outre le dessein de tromper notre ennemi par les apparences, nous appréhendions d'être entendus de la ville, et de voir tomber sur nous tous les navires qui étaient dans le port. Aussitôt que nous fûmes près du bord de l'Indien, vingt de nos soldats, qui n'attendaient que cet instant, y sautèrent avec une impétuosité qui leur épargna la peine de combattre. La plupart de nos ennemis, effrayés de ce premier mouvement, se jetèrent dans les flots. Cependant quelques-uns des plus braves se rassemblèrent pour faire tête. Mais Faria, suivant aussitôt avec vingt autres soldats, (p. 31) fit un furieux carnage de ceux qui avaient entrepris de résister. Il en tua plus de trente; et d'un équipage assez nombreux le feu n'épargna que ceux qui s'étaient jetés dans la mer, et qu'on en fit retirer, autant pour servir à la navigation de nos propres vaisseaux que pour déclarer quel était leur chef. On en mit quatre à la torture; mais ils souffrirent la mort avec une constance brutale. On allait exposer aux mêmes tourmens un petit garçon qu'on espérait faire parler plus facilement, lorsqu'un vieillard qui était couché sur le tillac s'écria la larme à l'œil que c'était son fils, et qu'il demandait d'être entendu avant que ce malheureux enfant fût livré aux supplices. Faria fit arrêter l'exécuteur. Mais, après avoir promis au père la vie et la liberté, s'il s'expliquait de bonne foi, avec la restitution de toutes les marchandises qui étaient à lui, il jura que, pour le punir de la moindre imposture, il le ferait jeter dans la mer avec son fils. Ce vieillard, que nous prenions encore pour un mahométan, répondit qu'il acceptait cette condition; que s'il remerciait Faria de la vie qu'il accordait à son fils, il lui offrait la sienne, dont il faisait peu de cas à son âge; mais qu'il ne s'en fierait pas moins à sa parole, quoique la profession qu'il lui voyait exercer fût peu conforme à la loi chrétienne, dans laquelle ils étaient nés tous deux.
»Une réponse si peu attendue parut causer un peu de confusion à Faria. Il fit approcher (p. 32) le vieillard, et, le voyant aussi blanc que nous, il lui demanda s'il était Turc ou Persan. La curiosité nous avait rassemblés tous autour de lui pour écouter son histoire. Il nous dit qu'il était Arménien d'origine, et né au Mont-Sinaï, d'une fort bonne famille; que son nom était Thomas Moustangen; que, se trouvant en 1538 au port de Djedda, avec un vaisseau qui lui appartenait, Soliman pacha, vice-roi du Caire, qui allait faire le siége de Diu, l'avait fait prendre avec d'autres vaisseaux marchands pour servir au transport de ses vivres et de ses munitions; qu'après avoir rendu ce service aux Turcs, et lorsqu'il leur avait demandé le salaire qu'on lui avait promis, non-seulement ils lui avaient manqué de parole, mais qu'ils lui avaient pris sa femme et sa fille, qu'ils avaient violées devant lui, et qu'ils avaient jeté son fils dans la mer pour leur avoir reproché cette injure; qu'ensuite, s'étant vu enlever son vaisseau et la valeur de six mille ducats qui faisaient la meilleure partie de son bien, le désespoir l'avait conduit à Surate, avec le fils qui était à bord, et le seul qui lui restait; que de là ils s'étaient rendus à Malacca dans le navire de don Garcie de Saa, gouverneur de Bacaïme, d'où il était parti pour la Chine avec Christophe de Sardinha, qui avait été facteur aux Moluques; mais qu'étant à l'ancre dans le détroit de Sincapar, Quiay Tajana, maître de la jonque dont nous venions de nous saisir, avait surpris le vaisseau portugais pendant la (p. 33) nuit; qu'il s'en était rendu maître par la mort du capitaine et de tout l'équipage, et que, de vingt-sept chrétiens, il était le seul à qui la vie eût été conservée avec celle de son fils, parce que le corsaire avait reconnu qu'il n'était pas mauvais canonnier.
»Faria ne put entendre ce récit sans se frapper le front d'étonnement: «Mon Dieu! mon Dieu! dit-il, il me semble que ce que j'entends est un songe.» Ensuite, se tournant vers ses soldats il leur raconta l'histoire du corsaire qu'il avait apprise en arrivant aux Indes. C'était un des plus cruels ennemis du nom portugais. Il en avait tué de sa propre main plus de cent; et le butin qu'il avait fait sur eux montait à plus de cent mille ducats. Quoique son nom fût Quiay Tajana, sa vanité lui avait fait prendre celui du capitaine Sardinha, depuis qu'il avait massacré cet officier. Nous demandâmes à l'Arménien ce qu'il était devenu: il nous dit qu'étant fort blessé, il s'était caché dans la soute entre les câbles, avec six ou sept de ses gens. Faria s'y rendit aussitôt, et nous ouvrîmes l'écoutille des câbles. Alors ce brigand désespéré sortit par une autre écoutille, à la tête de ses compagnons, et se jeta si furieusement sur nous, que, malgré l'extrême inégalité du nombre, le combat dura près d'un quart d'heure. Ils ne quittèrent les armes qu'en expirant. Nous ne perdîmes que deux Portugais et sept Indiens de l'équipage; mais vingt furent blessés, et Faria reçut (p. 34) lui-même deux coups de sabre sur la tête et un troisième sur le bras. Après cette sanglante victoire, il fit mettre à la voile, dans la crainte d'être poursuivi. Nous allâmes mouiller le soir sous une petite île déserte, où le partage du butin se fit tranquillement. On trouva dans la jonque cinq cents bahars de poivre, soixante de sandal, quarante de noix muscades et de macis, quatre-vingts d'étain, trente d'ivoire, et d'autres marchandises qui montaient, suivant le cours du commerce, à la valeur de soixante-dix mille ducats. La plus grande partie de l'artillerie était portugaise. Entre quantité de meubles et d'habits de notre nation, nous fûmes surpris de voir des coupes, des chandeliers, des cuillères et de grands bassins d'argent doré. C'était la dépouille de Sardinha, de Juan Oliveyra, et de Barthélemi de Matos, trois de nos plus braves officiers, dont les vaisseaux avaient été la proie du corsaire. Mais la vue de tant de richesses ne diminua point notre compassion pour neuf petits enfans âgés de six à huit ans, qui furent trouvés dans un coin, enchaînés par les mains et les pieds.
»Le lendemain Faria, prenant plus de confiance que jamais à sa fortune, ne fit pas difficulté de retourner vers la côte d'Aynan, où il ne désespérait pas encore de rencontrer Coja-Acem. Cependant, quelques pêcheurs de perles dont il reçut des rafraîchissemens dans la baie de Camoy, lui annoncèrent l'approche d'une flotte chinoise; et le prenant d'ailleurs pour (p. 35) un négociant, malgré quelques soupçons qu'ils ne purent cacher à la vue des étoffes et des meubles précieux qu'ils voyaient entre les mains de ses soldats, ils lui firent une peinture si rebutante des obstacles qu'il trouverait à la Chine, où son dessein était d'aller vendre effectivement ses marchandises, qu'il résolut de chercher quelque autre port. Ses vaisseaux étaient déjà si chargés, qu'il leur arrivait souvent d'échouer sur des bancs de sable dont cette mer est remplie. Cependant il était attendu par de nouveaux obstacles à l'embouchure de la rivière de Tanauquir.
»Pendant qu'il s'efforçait d'y entrer, sur l'espérance que les pêcheurs de Camoy lui avaient donnée d'y trouver un bon port, il fut attaqué par deux grandes jonques, qui descendaient cette rivière à la faveur du vent et de la marée. Leur première salve fut de vingt-six pièces d'artillerie; et se trouvant presque sur nous avant que nous eussions pu les découvrir, elles nous abordèrent avec une redoutable nuée de dards et de flèches. Nous n'évitâmes cette tempête qu'en nous retirant sous le demi-pont, d'où Faria nous fit amuser les ennemis à coups d'arquebuse pendant l'espace d'une demi-heure, pour leur donner le temps d'épuiser leurs munitions. Mais quarante de leurs plus braves gens sautèrent enfin sur notre bord, et nous mirent dans la nécessité de les recevoir. Le combat devint si furieux, que le tillac fut bientôt couvert de morts. Faria (p. 36) fit des prodiges de valeur. Les Indiens, commençant à se refroidir par leur perte, qui était déjà de vingt-six hommes, vingt Portugais prirent ce moment pour se jeter dans la jonque de leurs ennemis, où cette attaque imprévue leur fit trouver peu de résistance. Ainsi, la victoire se déclarant pour eux sur l'un et l'autre bord, ils pensèrent à secourir Borralho, qui était aux prises avec la seconde jonque. Faria lui porta sa fortune avec l'exemple de son courage. Enfin les deux jonques tombèrent en son pouvoir. Il en avait coûté la vie à quatre-vingts Indiens; et par une faveur extraordinaire du ciel, il ne se trouva parmi les morts qu'un seul Portugais et quatorze hommes d'équipage, quoique les blessés fussent en très-grand nombre. Les deux jonques appartenaient aux corsaires chinois.
»Le butin fut estimé environ quarante mille taëls. On trouva dans les deux jonques dix-sept pièces d'artillerie de bronze aux armes de Portugal. Quoique ces deux bâtimens fussent très-bons, Faria se vit obligé d'en faire brûler un, faute de matelots pour le gouverner. Le lendemain il voulut tenter encore une fois d'entrer dans la rivière; mais quelques pêcheurs qu'il avait pris pendant la nuit l'avertirent que le gouverneur de cette province avait toujours été d'intelligence avec le corsaire qui lui cédait le tiers de ses prises pour obtenir sa protection, dont il jouissait depuis long-temps. Cette nouvelle nous fit prendre le parti de chercher (p. 37) un autre port. On se détermina pour Mutipinam, qui est plus éloigné de quarante lieues à l'est, et fréquenté par les marchands de Laos, de Pafuaas et de Gueos.
»Nous fîmes voile avec trois jonques et le premier vaisseau sur lequel nous étions partis de Patane, jusqu'à Tillanumera, où la force des courans nous obligea de mouiller. Après nous y être ennuyés trois jours à l'ancre, la fortune nous y amena vers le soir quatre lantées, espèce de barques à rames, dont l'une portait la fille du gouverneur de Colem, mariée depuis peu au fils d'un seigneur de Pandurée. Elle allait joindre pour la première fois son mari, qui devait venir au-devant d'elle avec un cortége digne de leur rang. Mais ceux qui la conduisaient, ayant pris nos jonques pour celles qu'ils espéraient rencontrer, vinrent tomber entre nos mains. Faria fit cacher tous les Portugais; la jeune mariée, paraissant elle-même, demandait déjà son mari, lorsque, pour répondre, une troupe de nos gens sautèrent dans les lantées et s'en rendirent les maîtres. Nous fîmes passer aussitôt notre prise à bord. Faria se contenta de retenir la jeune mariée, et deux de ses frères qui étaient jeunes, blancs, et de fort bonne mine, avec vingt matelots, qui nous devinrent fort utiles pour la manœuvre de nos jonques. Sept ou huit hommes qui formaient le cortége, et plusieurs femmes âgées, de celles qui se louent pour chanter et jouer des instrumens, furent laissés sur la (p. 38) côte. Le lendemain, étant partis de ce lieu, nous rencontrâmes la petite flotte du seigneur de Pandurée qui passa près de nous avec des bannières de soie, et faisant retentir l'air du bruit des instrumens, sans se défier que nous enlevions sa femme. Dans le dessein où nous étions de nous rendre à Mutipinam, Faria ne jugea point à propos d'arrêter cette troupe joyeuse, et n'avait même été déterminé que par l'occasion à troubler la joie qui régnait aussi dans les lantées.
»Trois jours après, étant arrivés à la vue de ce port, nous mouillâmes sans bruit dans une anse, à l'embouchure de la rivière, pour nous donner le temps d'en faire sonder l'entrée et de prendre des informations pendant la nuit. Douze soldats qui furent envoyés dans une barque, sous la conduite de Martin Dalpoem, nous amenèrent deux hommes du pays qu'ils avaient enlevés avec beaucoup de précaution. Faria défendit d'employer les tourmens pour tirer d'eux les éclaircissemens qui convenaient à notre sûreté. Ils nous apprirent naturellement que tout était tranquille dans le port, et que depuis neuf jours il y était arrivé quantité de marchands des royaumes voisins. Une si belle occasion de nous défaire de nos marchandises nous fit tourner notre reconnaissance vers le ciel. Nous récitâmes avec beaucoup de dévotion les litanies de la Vierge, et nous promîmes de riches présens à Notre-Dame du Mont, qui est proche de Malacca, (p. 39) pour l'embellissement de son église. À la pointe du jour, Faria rendit la liberté aux Indiens, et leur fit quelques présens. Ensuite ayant fait orner les hunes de nos vaisseaux, déployer nos bannières et nos flammes, avec pavillon de marchandise, suivant l'usage du pays, il alla jeter l'ancre dans le port, sous le quai de la ville.
»Nous fûmes reçus comme des marchands de Siam, dont nous avions pris le nom; et sans autre difficulté que celle des droits qui furent réglés à cent pour mille, nous nous défîmes en peu de jours de tout le butin que nous avions acquis au prix de notre sang. On en fit la somme de cent trente mille taëls en lingots d'argent. Malgré toute la diligence qu'on y avait apportée, les habitans furent informés, avant le départ de Faria, du traitement qu'il avait fait au corsaire dans la rivière de Tanauquir. Ils commencèrent alors à nous regarder d'un œil si différent, que, n'osant plus nous fier à leurs intentions, nous nous hâtâmes de remettre à la voile.
»Faria s'était mis dans la plus grande de nos jonques, avec le titre et le pavillon de général; mais on s'aperçut qu'elle puisait beaucoup d'eau. Diverses informations nous faisaient regarder la rivière de Madel, dans l'île d'Aynan, comme un lieu convenable à nos besoins, par la facilité que nous y devions trouver pour échanger cette jonque et pour la radouber. Nous n'étions arrêtés que par l'éclat de nos expéditions, (p. 40) qui devaient nous y avoir fait beaucoup d'ennemis. Cependant deux considérations nous firent passer sur cette crainte: l'une fut celle de nos forces, qui nous mettaient à couvert de la surprise, et qui nous rendaient capables de nous mesurer avec toutes les puissances qui ne seraient pas celles des rois et des mandarins; l'autre une juste confiance aux motifs de notre général, autant qu'à sa valeur, car son intention n'était que de rendre le change aux corsaires qui avaient ôté la vie et les biens à quantité de chrétiens; et jusqu'alors toutes nos richesses nous paraissaient bien acquises. Après avoir lutté pendant douze jours contre les vents, nous arrivâmes au cap de Poulo-Hindor, nom indien de l'île des Cocos. De là, étant retournés vers la côte du sud, où nous fîmes quelques nouvelles prises, nous entrâmes dans la rivière le 8 septembre. Le ciel, chargé de nuages depuis trois jours, annonçait une de ces tempêtes qui portent le nom des typhons, et qui sont fréquentes dans ces mers aux nouvelles lunes. Nous vîmes plusieurs jonques qui cherchaient une retraite, et qui mouillaient dans les anses voisines.
»Un fameux corsaire chinois, redouté des marchands sous le nom d'Hinimilau, entra dans la rivière après nous. Sa jonque était grande et fort élevée. En s'approchant du lieu où nous étions à l'ancre, il nous salua suivant l'usage du pays, sans nous avoir reconnus pour des Portugais. Nous le prenions aussi pour un (p. 41) marchand chinois qui redoutait l'approche du typhon; mais, tandis qu'il passait à la portée de la voix, nous entendîmes crier distinctement dans notre langue: Seigneur Dieu, miséricorde! Ce cri, répété plusieurs fois, nous fit juger qu'il venait de quelques malheureux esclaves de notre nation. Faria, qui pouvait se faire entendre des matelots chinois, leur ordonna d'amener leurs voiles: ils passèrent sans lui répondre; et, jetant l'ancre un quart de lieue plus loin, ils commencèrent alors à jouer du tambour et faire briller leurs cimeterres. Quoique ces bravades semblassent marquer du courage et de la confiance dans quelques secours que nous ignorions, Faria dépêcha vers eux une barque bien équipée: elle revint bientôt avec un grand nombre de blessés qui n'avaient pu se défendre contre une nuée de dards et de pierres qu'on leur avaient lancés du bord. Ce spectacle irrita si vivement Faria, que, faisant lever aussitôt les ancres, il s'approcha de l'ennemi jusqu'à la portée de l'arquebuse. À cette distance, il le salua de trente-six pièces de canon, entre lesquelles il y en avait quelques-unes de batterie qui tiraient des balles de fonte. Toute la résolution des corsaires ne les empêcha point de couper leurs câbles pour se faire échouer sur la rive; mais Faria n'eut pas plus tôt reconnu leur dessein, qu'il les aborda avec furie. Le combat devint terrible. Ils étaient en si grand nombre, que pendant plus d'une demi-heure les forces se soutinrent de (p. 42) part et d'autre avec beaucoup d'égalité; mais enfin les corsaires, las, blessés ou brûlés, se jetèrent tous dans les flots; tandis que, poussant des cris de joie, nous continuâmes de presser une si belle victoire. Notre général voyant périr un grand nombre de ces misérables, qui ne pouvaient résister à l'impétuosité du courant, fit passer quelques soldats dans deux barques, avec ordre de sauver ceux qui voudraient accepter leur secours. On en sauva seize, entre lesquels était Hinimilau, capitaine de la jonque.
»Il fut amené devant Faria, qui fit d'abord panser ses plaies; ensuite il lui demanda ce qu'étaient devenus les Portugais que nous avions entendus sur son bord. Le corsaire répondit fièrement qu'il n'en savait rien; mais la vue des tourmens lui fit changer de langage. Il demanda un verre d'eau, parce que la sécheresse de son gosier lui ôtait l'usage de la voix, en promettant de voir ce qu'il aurait à répondre. On lui apporta de l'eau, dont il but avidement une excessive quantité. Alors, paraissant reprendre sa fierté avec ses forces, il dit à Faria qu'on trouverait ces Portugais dans la chambre de proue. Ils y étaient effectivement, mais égorgés. Ceux qui s'y étaient rendus pour finir leur captivité apportèrent huit corps sur le tillac, une femme avec deux enfans de six ou sept ans, à qui l'on avait coupé brutalement la gorge, et cinq hommes fendus du haut en bas, et les boyaux hors du corps. Faria, touché jusqu'aux larmes d'un si triste (p. 43) spectacle, demanda au corsaire ce qui l'avait pu porter à cette cruauté. Il répondit que c'était une juste punition pour des traîtres qui lui avaient attiré sa disgrâce en se montrant à nous; et que, pour les enfans, il suffisait qu'ils fussent de race portugaise pour avoir mérité la mort. Ses réponses à d'autres questions ne furent pas moins remplies d'extravagance et de fureur. Il se vanta d'avoir massacré un grand nombre de Portugais avec des circonstances si barbares, qu'elles nous firent lever les mains d'étonnement et d'horreur. L'indignation saisit Faria, qui, sans l'honorer du moindre reproche, le fit tuer à ses yeux. Il trouva dans la jonque, en soie, en étoffes, en musc, en porcelaines, etc., la valeur de quarante mille taëls, dont nous nous vîmes forcés de brûler une partie avec le corps même de la jonque, parce qu'ayant perdu quantité de braves matelots, il nous en restait trop peu pour la gouverner.
»Tant d'exploits commençaient à rendre le nom de Faria si terrible, que les capitaines des jonques qui se trouvaient dans le port de Madel, apprenant bientôt cette dernière victoire, et se croyant menacés de la visite du vainqueur, lui firent offrir vingt mille taëls pour obtenir sa protection. Il reçut fort civilement leurs députés; et s'engageant par un serment redoutable non-seulement à les épargner, mais à les défendre dans l'occasion contre les corsaires dont ces mers étaient remplies, il (p. 44) leur accorda des passe-ports réguliers qu'il signa de son nom. Outre la somme qui lui avait été proposée, et qui fut payée fidèlement, un de ses gens, nommé Costa, qu'il revêtit de la qualité de son secrétaire, acquit plus de quatre mille taëls pour la simple expédition des patentes. Après avoir passé quatorze jours dans le port de Madel, nous achevâmes de parcourir toute cette contrée, dans la seule vue de découvrir Coja-Acem. Nuit et jour Faria n'était rempli que de cette idée; il employa six mois entiers à prendre des informations, dont il ne tira pas d'autre fruit que d'avoir visité un grand nombre de havres et de ports.
»Nous tenions la mer depuis si long-temps, que les soldats, ennuyés du travail, prièrent Faria de faire un partage exact du butin, comme il s'y était engagé à Patane, chacun dans le dessein de quitter le métier des armes, et d'aller jouir tranquillement de sa fortune. Cette proposition fit naître de fâcheux différends. Cependant on convint de choisir Siam pour y passer l'hiver, et pour y vendre les marchandises qui restaient à partager. Après avoir juré cet accord, on alla mouiller dans une île assez éloignée de l'anse qu'on abandonnait, et pendant douze jours on y attendit le vent qui devait nous conduire au repos. Il se leva aussi favorable que nous l'avions désiré; mais la nouvelle lune d'octobre le fit changer, pour notre malheur, en une si furieuse tempête, que nous fûmes repoussés avec une violence incroyable (p. 45) contre l'île que nous avions quittée. Nous manquions de câbles, et ceux que nous avions encore étaient à demi pouris. Aussitôt après que la mer avait commencé à s'enfler, et que le vent du sud nous eut pris à découvert en traversant la côte, l'idée du péril qui nous menaçait nous avait fait couper les mâts, et jeter dans les flots quantité de marchandises. Mais la nuit devint si obscure, le temps si froid et l'orage si violent, que, n'espérant plus rien de nos propres efforts, nous fûmes réduits à tout attendre de la miséricorde du ciel. Elle n'était pas due sans doute à nos péchés. Vers deux heures après minuit, un épouvantable tourbillon jeta nos quatre vaisseaux contre la côte, et les brisa sans y laisser une planche entière.
»Il y périt cent quatre-vingt-six hommes. À la pointe du jour, nous nous trouvâmes sur le rivage au nombre de cinquante-trois, entre lesquels nous n'étions que vingt-trois Portugais, moins étonnés de notre naufrage que de nous voir à terre, sans savoir à quel hasard nous avions l'obligation de notre salut. Heureusement Faria fut un de ceux à qui le ciel avait conservé la vie. Nous vîmes avec autant d'effroi que de pitié les cadavres de nos compagnons et de nos amis, dont le bord de la mer était couvert. Faria, déguisant sa douleur, nous exhorta par une courte harangue à ne pas perdre l'espérance. Quoique l'île fût déserte, il nous promit que le bois et le rivage nous (p. 46) fourniraient de quoi nous défendre contre la faim; et loin de renoncer à la fortune, il nous représenta que, la misère même devant être un aiguillon pour le courage, nous ne pouvions trop attendre de l'avenir, en proportionnant cette attente à notre situation.
»Nous employâmes deux jours à donner la sépulture aux morts. Quelques provisions mouillées que nous tirâmes des flots servirent à nous soutenir pendant ce triste office; mais comme ces vivres étaient trempés, la pouriture qui s'y mit bientôt ne nous permit pas d'en faire un long usage. En moins de cinq jours, il nous devint impossible d'en soutenir l'odeur et le goût. Nous nous vîmes forcés d'entrer dans les bois, où, nous trouvant sans armes, il nous servit peu de voir passer quantité de bêtes sauvages que nous ne pouvions espérer de prendre à la course. Le froid et la faim nous avaient déjà si fort affaiblis, que plusieurs de nos compagnons tombaient morts en nous parlant. Faria continuait de nous ranimer par ses exhortations; mais un sombre silence, dans lequel il tombait souvent malgré lui, nous apprenait assez qu'il ne jugeait pas mieux que nous de notre sort. Un jour qu'il s'était assis pour nous faire manger à son exemple quelques plantes sauvages que nous connaissions peu, un oiseau de proie qui s'était élevé derrière la pointe que l'île forme au sud, laissa tomber près de lui un poisson de la longueur d'un pied. Il le prit, et l'ayant fait (p. 47) rôtir aussitôt, il nous pénétra de tendresse et d'admiration, lorsqu'au lieu de le manger lui-même, il le distribua de ses propres mains entre les plus faibles ou les plus malades.
»Ensuite, jetant les yeux vers la pointe d'où l'oiseau était parti, il en découvrit plusieurs autres qui s'élevaient et se baissaient dans leur vol; ce qui lui fit juger qu'il y avait peut-être dans ce lieu quelque proie dont ces animaux se repaissaient. Nous y marchâmes en procession pour attendrir le ciel par nos prières et par nos larmes. En arrivant au sommet de la colline, nous découvrîmes sous nos pieds une vallée fort basse, qui nous parut remplie d'arbres chargés de fruits, et traversée par une rivière d'eau douce. La joie nous avait déjà fait rompre notre procession pour y descendre, lorsque nous aperçûmes un cerf fraîchement égorgé qu'un tigre commençait à dévorer. Nos cris firent aussitôt fuir le tigre, qui nous abandonna sa proie. Étant descendus dans la vallée, nous y fîmes un grand festin de la chair du cerf et des fruits qui s'y offraient en abondance. Nous y prîmes aussi quantité de poissons, soit par notre industrie, soit avec le secours des oiseaux de proie, qui, s'abaissant sur l'eau et se relevant avec un poisson dans leur bec ou dans leurs serres, le laissaient souvent tomber lorsqu'ils étaient épouvantés par nos cris.
»Ces rafraîchissemens rétablirent un peu nos forces; et pendant plusieurs jours l'expérience (p. 48) augmenta notre habileté pour la pêche. Le samedi suivant, à la pointe du jour, nous crûmes découvrir une voile qui s'avançait vers l'île; mais l'air étant fort tranquille, il y avait peu d'apparence qu'elle y dût aborder. Cependant Faria nous fit retourner au rivage où nos vaisseaux s'étaient brisés, et nous n'y fûmes pas une demi-heure sans reconnaître que c'était un véritable bâtiment. Après avoir délibéré sur nos espérances, nous prîmes le parti d'entrer dans un bois voisin, pour nous dérober à la vue de ceux qui paraissaient approcher; ils arrivèrent sans défiance, et nous les reconnûmes pour des Chinois. Leur bâtiment était une belle lantée à rames, qu'ils amarrèrent avec deux câbles de poupe et de proue, pour descendre plus facilement par une planche; environ trente personnes, qui sautèrent aussitôt sur le sable, s'employèrent à faire leur provision d'eau et de bois; quelques-uns s'occupèrent aussi à préparer les alimens, à lutter, et à d'autres exercices. Faria, les voyant sans crainte et sans ordre, jugea qu'il n'était resté personne dans le vaisseau qui fût capable de nous résister. Il nous donna ses ordres, après nous avoir expliqué son dessein; et sur le signe dont il nous avait avertis, nous prîmes notre course ensemble vers la lantée, où nous entrâmes sans aucune opposition. Les deux câbles furent aussitôt lâchés; et tandis que les Chinois accouraient au rivage dans la surprise de cet événement, nous eûmes le temps (p. 49) de nous éloigner à la portée de l'arbalète. Quoiqu'il nous restât peu de crainte à cette distance, nous tirâmes sur eux un fauconneau qui se trouvait dans la lantée; ils prirent tous la fuite vers le bois, pour y déplorer sans doute leur infortune, comme nous y avions passé quinze jours à pleurer la nôtre.
»Ils n'avaient laissé à bord qu'un vieillard avec un enfant de douze ou treize ans. Notre premier soin fut de visiter les provisions, qui étaient en abondance. Après avoir satisfait notre faim, nous fîmes l'inventaire des marchandises; elles consistaient en soie torse, en damas et en satins, dont la valeur montait à quatre mille écus; mais le riz, le sucre, le jambon et les poules nous parurent la plus précieuse partie du butin pour le rétablissement de nos malades, qui étaient en fort grand nombre. Nous apprîmes du vieillard que le bâtiment et sa charge appartenaient au père de l'enfant, qui venait d'acheter ces marchandises à Quouaman pour les aller vendre à Combay; et qu'ayant eu besoin d'eau, son malheur l'avait amené pour en faire dans l'île des Larrons. Faria s'efforça par ses caresses de consoler le jeune Chinois en lui promettant de le traiter comme son propre fils; mais il n'en put tirer que des larmes et des marques de mépris pour ses offres.
»Dans un conseil, où tout le monde fut appelé, nous prîmes la résolution de nous rendre à Liampo. Ce port de la Chine était (p. 50) éloigné de deux cent soixante lieues vers le nord; mais nous espérions, en suivant la côte, nous emparer d'un vaisseau plus commode et plus grand que le nôtre; ou, si la fortune s'obstinait à nous maltraiter, Liampo nous offrait une ressource dans quelqu'un des navires portugais qui s'y rassemblaient dans cette saison. Le lendemain nous découvrîmes une petite île nommé Quintoo, où nous enlevâmes, dans une barque de pêcheurs, quantité de poissons frais, et huit hommes pour le service de notre lantée. De là nous étant avancés vers la rivière de Camboy, Faria, qui se défiait de notre lantée pour un long voyage, résolut de se saisir d'une petite jonque qu'il vit seule à l'ancre. Ce dessein ne lui coûta que la peine d'y passer avec vingt hommes, qui trouvèrent sept ou huit matelots endormis; il leur fit lier les mains, avec menace de les tuer, s'ils jetaient le moindre cri; et sortant de la rivière, il conduisit sa prise à Poulo-Quirim, qui n'est qu'à neuf lieues de Tchamoy. Trois jours après il se rendit à Lutchitai, dont on lui avait vanté l'air pour le rétablissement de ses malades, et les commodités pour calfater les deux bâtimens: quinze jours ayant suffi pour l'exécution de ses vues, il gouverna vers Liampo.
»Le vent et les marées semblaient s'accorder en sa faveur, lorsqu'il rencontra une jonque de Patane, commandée par un Chinois, nommé Quiay-Panjam, si dévoué à la nation (p. 51) portugaise, qu'il avait à sa solde trente Portugais choisis dont il s'était fait autant d'amis par ses caresses et ses bienfaits. C'était d'ailleurs un vieux corsaire exercé depuis long-temps au brigandage. La vue de deux bâtimens plus faibles que le sien le disposa aussitôt à les attaquer. Son habileté lui fit gagner le dessus du vent; et s'étant approché à la portée du mousquet, il les salua de quinze pièces d'artillerie. Malgré l'extrême inégalité des forces, Faria ne put se résoudre à la soumission; mais lorsqu'il se préparait au combat, un de ses gens aperçut une croix dans la bannière des ennemis; et sur le chapiteau de leur poupe quantité de ces bonnets rouges que les Portugais portaient alors dans leurs expéditions militaires. Après cette découverte, quelques signes furent bientôt entendus. De part et d'autre on ne pensa plus qu'à se prévenir par des témoignages de joie et d'amitié. Quiay-Panjam, qui aimait le faste, passa sur le bord de Faria, dont il connaissait le mérite par l'éclat de ses actions, avec un cortége de vingt Portugais richement vêtus, et des présens qui furent estimés deux mille ducats. Faria, dans l'abaissement où le sort l'avait réduit, ne put répondre à cette ostentation de richesses; mais, son nom faisant toute sa grandeur présente, il raconta ses malheurs avec une simplicité noble qui lui attira plus d'admiration que le souvenir de sa fortune. Le corsaire, après avoir entendu ses nouveaux projets, lui (p. 52) offrit de l'accompagner dans toutes ses entreprises, avec cent hommes qu'il avait dans sa jonque, quinze pièces d'artillerie, et les trente Portugais qui s'étaient attachés à son service, sans autre condition que d'entrer en partage du butin pour un tiers. Cette offre fut acceptée; Faria ne fit pas difficulté de s'engager par une promesse de sa main, qu'il confirma sur les saints Évangiles, et qui fut signée par les principaux Portugais en qualité de témoins.
»Aussitôt les deux chefs prirent la résolution d'entrer dans la rivière d'Anay, dont ils n'étaient éloignés que de cinq lieues, pour s'y pourvoir de vivres et de munitions. Panjam s'était ménagé par un tribut la protection du gouverneur. De là, leur projet n'était pas moins de se rendre à Liampo; mais Faria se procura près d'Anay une partie des avantages qu'il s'était proposés dans cette route, en s'attachant par ses promesses trente-six soldats qui prirent confiance à sa fortune. Ils remirent à la voile malgré le vent contraire qu'ils eurent à combattre pendant cinq jours. Le sixième au soir, ils rencontrèrent une barque de pêcheurs, dans laquelle ils furent extrêmement surpris de trouver huit Portugais, tous fort blessés et dans le plus triste état. Faria les fit passer sur son bord, où, se jetant à ses pieds, ils lui racontèrent qu'ils étaient partis de Liampo depuis dix-sept jours pour se rendre à Malacca; que, s'étant avancés jusqu'à (p. 53) l'île de Sumbor, ils avaient eu le malheur d'être attaqués par un corsaire guzarate nommé Coja-Acem, qui avait, sur trois jonques et quatre lantées, environ cent hommes, mahométans comme lui; qu'après un combat de trois heures, dans lequel ils lui avaient brûlé une de ses jonques, ils avaient enfin perdu leur vaisseau, et la valeur de cent mille taëls en marchandises, avec dix-huit Portugais de leurs parens ou de leurs amis, dont la captivité leur faisait compter pour rien le reste de leur infortune, et la perte de quatre-vingt-deux hommes qui composaient leur équipage; que, par un miracle du ciel, ils s'étaient sauvés au nombre de dix dans la même barque où nous les avions rencontrés, et que de ce nombre deux étaient déjà morts de leurs blessures.
»Après avoir écouté ce récit avec admiration, Faria, plein de ses idées, leur demanda si le corsaire avait été fort maltraité dans le combat, parce qu'il lui semblait qu'ayant perdu une de ses jonques, et celles des Portugais devant être dans un grand désordre, il était impossible que ses forces ne fussent pas beaucoup diminuées. Ils l'assurèrent que la victoire avait coûté cher à leur ennemi; que, dans l'incendie de sa jonque, la plupart des soldats qui montaient ce bâtiment avaient trouvé la mort dans les flots, et qu'il n'était entré dans une rivière voisine que pour y réparer ses pertes. Alors Faria se mit à genoux, tête nue (p. 54) et les yeux levés vers le ciel, qu'il regardait fixement; il le remercia les larmes aux yeux[1] d'avoir amené son ennemi entre ses mains; et sa prière fut si vive et si touchante, que, le même transport se communiquant à ceux qui l'entendirent, ils se mirent à crier: Aux armes! aux armes! comme si le corsaire eût été présent. Dans cette noble ardeur, ils mirent aussitôt la voile au vent de poupe pour retourner dans un port qu'ils avaient laissé huit lieues en arrière, et s'y équiper sans ménager les frais de tout ce qui leur était nécessaire pour un mortel combat. Un présent de mille ducats leur fit obtenir du gouverneur non-seulement la liberté d'acheter toutes sortes de munitions, mais celle même de se procurer deux grandes jonques, qui furent échangées contre celle de Faria, et d'engager cent soixante hommes pour le gouvernement des voiles. Tous les volontaires, à qui l'espérance du butin fit offrir leurs services, furent reçus et payés libéralement. Quiay-Panjam n'épargna point ses trésors. Ainsi, dans la revue générale qui se fit avant de lever l'ancre, nous nous trouvâmes au nombre de cinq cents hommes, soldats ou matelots, entre lesquels on compta quatre-vingt-quinze Portugais.
»Treize jours nous avaient suffi pour ce (p. 55) redoutable armement. Nous partîmes dans le meilleur ordre. Trois jours après nous arrivâmes aux Pêcheries, où le corsaire avait enlevé la jonque de notre nation. Quelques espions qu'on envoya sur la rivière nous rapportèrent qu'il était à deux lieues de là, dans une autre rivière nommée Tinlau, et qu'il y faisait réparer la jonque portugaise. Faria fit vêtir à la chinoise un de ses plus braves et de ses plus sages soldats, avec ordre de s'avancer dans une barque de pêcheur pour observer la contenance et la situation des ennemis. On apprit bientôt qu'ils étaient sans défiance et dans un désordre qui nous ferait trouver peu de peine à les aborder. Nos deux chefs résolurent d'aller mouiller le soir à l'embouchure de la rivière, et de commencer l'attaque à la pointe du jour.
»La mer fut si calme et le vent si favorable, que Faria crut devoir profiter de l'obscurité pour s'avancer presqu'à la hauteur du corsaire. Cette manœuvre eut le succès qu'il s'en était promis; et dans l'espace d'une heure nous arrivâmes à la portée de l'arquebuse sans avoir été découverts. Mais les premiers rayons du jour ne tardèrent point à nous trahir. Plusieurs sentinelles qui étaient distribuées sur les bords de la rivière sonnèrent l'alarme avec des cloches; et quoique la lumière ne permît point encore de distinguer les objets, il s'éleva un si furieux bruit parmi les corsaires qui étaient au rivage et ceux qu'ils avaient laissés (p. 56) à la garde de leur flotte, qu'il nous devint presque impossible de nous entendre. Faria saisit ce moment pour les saluer de toute notre artillerie, qui augmenta le tumulte. Ensuite le jour étant devenu plus clair, pendant qu'on rechargeait les pièces, et que les corsaires nous observaient sur leurs ponts, il fit faire une seconde décharge qui en fit tomber un grand nombre. Cent soixante mousquetaires, qu'il tenait prêts à tirer, ne firent pas feu moins heureusement sur ceux qui s'étaient mis dans des barques pour retourner à leurs jonques. Ce prélude parut leur causer tant d'épouvante, qu'on n'en vit plus paraître un sur les tillacs.
»Alors nos deux jonques les abordèrent avec la même vigueur. La mêlée fut effroyable et se soutint pendant plus d'un quart d'heure, jusqu'au départ de quatre lantées qui se détachèrent du rivage pour venir secourir les corsaires avec des gens frais. À cette vue, un Portugais nommé Diégo Meyrelez, qui était dans la jonque de Quiay-Panjam, poussa rudement un canonnier dont il avait remarqué l'ignorance, et pointant lui-même la pièce qui était chargée à cartouches, il y mit le feu avec tant d'habileté ou de bonheur, qu'il coula la première lantée à fond. Du même coup, plusieurs balles qui passèrent par-dessus la première tuèrent le capitaine de la seconde, et six ou sept soldats qui étaient proches de lui. Les deux autres demeurèrent si effrayées de ce spectacle, qu'elles s'efforçaient de retourner (p. 57) à terre, lorsque deux barques portugaises, chargées de pots-à-feu, s'avancèrent fort à propos pour y en jeter un fort grand nombre. Elles y mirent le feu avec une violence qui les fit brûler en un instant jusqu'à fleur d'eau. En vain les corsaires se jetèrent dans l'eau pour éviter les flammes; ils y trouvèrent la mort par les mains de nos gens qui les tuaient à coups de piques. Il n'en périt pas moins de deux cents dans les quatre lantées; car, celle qui avait perdu son capitaine étant tombée sous la jonque de Quiay-Panjam, il ne s'en sauva qu'un petit nombre, qui se jetèrent dans les flots.
»Ceux qui combattaient sur ces jonques ne se furent pas plus tôt aperçus de la ruine des lantées, qu'ils commencèrent à s'affaiblir, et plusieurs ne pensèrent qu'à chercher leur salut à la nage. Mais Coja-Acem, qui ne s'était pas encore fait reconnaître, accourut alors pour les encourager. Il portait une cotte d'armes écaillée de lames de fer, doublée de satin cramoisi, et bordée d'une frange d'or. Sa voix, qui se fit entendre avec une invocation de son prophète et des imprécations contre nous, ranima si vivement les plus timides, que, s'étant ralliés, ils nous firent tête avec une valeur surprenante. Faria, dont cette résistance ne fit qu'échauffer le courage, excita le nôtre par quelques mots pleins de foi, et se précipitant vers le chef des corsaires, qu'il regardait comme le principal objet de sa haine, (p. 58) il lui déchargea sur la tête un si grand coup de sabre, qu'il fendit son bonnet de mailles. Ce coup l'abattit à ses pieds. Aussitôt lui en portant un autre sur les jambes, il le mit hors d'état de se relever. Nos ennemis, qui virent tomber leur chef, poussèrent un grand cri. Ils fondirent si impétueusement sur Faria, qu'ils faillirent l'abattre à son tour; tandis que, nous serrant autour de lui, nous redoublâmes nos efforts pour sauver une vie à laquelle chacun de nous attachait la sienne. Le combat devint si furieux, que dans l'espace d'un demi-quart d'heure nous vîmes tomber sur le corps de Coja-Acem quarante-huit de ces désespérés, et nous perdîmes nous-mêmes quatorze chrétiens, entre lesquels nous eûmes la douleur de compter cinq Portugais. Alors nos ennemis, commençant à perdre courage, se retirèrent en désordre vers la proue, dans le dessein de s'y fortifier. Mais Quiay-Panjam, qui venait de ruiner les lantées, se présenta devant eux pour leur couper cette retraite. Ainsi pressés des deux côtés avec la même furie, il ne leur resta plus d'autre ressource que de se jeter dans les flots. Les nôtres, encouragés par la victoire et par le nom de Jésus-Christ, qui retentissait sur toutes les jonques, achevèrent de les exterminer à mesure qu'ils se précipitaient les uns sur les autres. Il en périt cent cinquante par le fer ou par le feu. La plupart des autres se noyèrent dans leur fuite ou furent assommés à coups d'aviron. On ne fit que cinq prisonniers, (p. 59) qui furent jetés à fond de cale, pieds et poings liés, dans le dessein d'en tirer diverses lumières par la force des tourmens. Mais ils se rendirent entre eux le service de s'égorger à belles dents. Le nombre de nos morts ne monta qu'à cinquante-deux, dont huit étaient de notre nation.
»Après avoir employé une partie du jour à leur rendre les honneurs de la sépulture, Faria fit le tour de l'île pour y chercher ce qui pouvait avoir appartenu au corsaire. Il découvrit dans une vallée fort agréable un village d'environ quarante maisons; et plus loin, sur le bord d'un ruisseau, une pagode où Coja-Acem avait mis ses malades. C'était dans le même lieu que ceux qui avaient échappé aux flots avaient pris le parti de se retirer. À la vue de Faria, qu'ils aperçurent de loin, ils députèrent quelques-uns d'entre eux pour implorer sa miséricorde; mais, fermant l'oreille à leurs prières, il répondit qu'il ne pouvait faire grâce à ceux qui avaient massacré tant de chrétiens: ces misérables étaient au nombre de quatre-vingt-seize. Nous mîmes le feu à six ou sept endroits de la pagode, qui, n'étant composée que de bois sec et couverte de feuilles de palmier, fut bientôt réduite en cendres. Les corsaires, attaqués par les flammes et la fumée, jetèrent des cris pitoyables, et quelques-uns se précipitèrent du haut des fenêtres; mais ils furent reçus sur les pointes de nos piques et de nos dards, et nous eûmes la satisfaction de rassasier notre vengeance.
(p. 60) »La jonque que le corsaire avait enlevée depuis peu de jours aux Portugais de Liampo leur fut restituée avec toutes leurs marchandises: ce qui n'empêcha point que le reste du butin ne montât à plus de cent trente mille taëls. Nous passâmes vingt-quatre jours dans la rivière de Tinlau pour y guérir nos blessés. Faria même avait besoin de ce repos: il avait reçu trois coups dangereux dont il avait négligé de se faire panser dans les premiers soins qu'il avait donnés au bien commun, et dont il eut beaucoup de peine à se rétablir. Mais son courage infatigable s'occupa, dans cet intervalle, du projet d'une autre expédition qu'il avait communiqué à Quiay-Panjam, et qu'il ne remettait pas plus loin qu'à l'entrée du printemps. Il se proposait de retourner dans l'anse de la Cochinchine, pour s'approcher des mines de Quanjaparu, où nous avions appris qu'on tirait quantité d'argent, et qu'il y avait actuellement sur les bords de la rivière six maisons remplies de lingots.
»Nous levâmes l'ancre pour nous avancer vers la pointe de Micuy, d'où notre premier dessein était toujours de nous rendre à Liampo. Un orage du nord-ouest qui nous surprit à cette hauteur exposa toute la flotte au dernier danger. La plus petite de nos jonques, commandée par Nunno-Preto, périt avec sept Portugais et cinquante autres chrétiens. Celle de Faria, qui était la plus grande, et dans laquelle nous avions rassemblé nos plus précieuses (p. 61) marchandises, n'évita le même sort qu'en abandonnant aux flots quantité de richesses; et ceux qui furent chargés de ce triste sacrifice apportèrent si peu d'attention au choix, qu'ils jetèrent dans la mer douze grandes caisses pleines de lingots d'argent. Mais rien ne causa plus d'affliction à Faria que la perte d'une lantée qui s'était brisée sur la côte, et dans laquelle il y avait cinq Portugais qui furent enlevés pour l'esclavage par les habitans d'une ville voisine. Tandis qu'il paraissait insensible à la ruine de sa fortune, il ne pouvait se consoler de voir cinq hommes de sa nation dans la misère. Tous ses soins, après la tempête, se tournèrent à les secourir; et lorsqu'il eut appris que la ville où ils avaient été conduits se nommait Noudaï, et qu'elle n'était pas éloignée du rivage, il promit au ciel d'employer sa vie pour leur rendre la liberté.
»Le reste de ses forces consistait en trois jonques, avec une seule lantée. Il ne balança point à s'engager dans la rivière de Noudaï, où il mouilla vers le soir. Deux petites barques, qui portent sur cette côte le nom de baloès, furent employées à sonder le fond, avec ordre de prendre des informations sur la situation de la ville. Elles lui amenèrent huit hommes et deux femmes, dont elles s'étaient saisies, et qui furent regardés aussitôt comme des otages suffisans pour la sûreté des Portugais: mais la confiance diminua beaucoup lorsque ces dix prisonniers eurent déclaré que les Portugais (p. 62) captifs passaient dans la ville pour les voleurs qui avaient causé divers dommages sur les côtes, et qu'ils étaient destinés au supplice. Faria, plein d'une vive inquiétude, se hâta d'écrire au mandarin: sa lettre était civile. Il y joignit un présent de deux cents ducats, qui lui parut une honnête rançon; et chargeant de ses ordres deux des prisonniers, il retint à bord les huit autres.
»La réponse qu'il reçut le lendemain sur le dos de sa lettre était courte et fière: «Que ta bouche vienne se présenter à mes pieds. Après t'avoir entendu, je te ferai justice.» Il comprit que le succès de son entreprise était fort incertain; et rejetant toute idée de violence, avant d'avoir tenté les voies de la douceur et les motifs de l'intérêt, il offrit par une autre députation jusqu'à la somme de deux mille taëls. Dans sa seconde lettre il prenait la qualité de marchand étranger, Portugais de nation, qui allait exercer le commerce à Liampo, et qui était résolu de payer fidèlement les droits. Il ajoutait «que le roi de Portugal son maître, étant lié d'une amitié de frère avec le roi de la Chine, il espérait la même faveur et la même justice que les Chinois recevaient constamment dans les villes portugaises des Indes.» Cette comparaison des deux rois parut si choquante au mandarin, que, sans aucun égard pour le droit des gens, il fit cruellement fouetter ceux qui lui avaient apporté la lettre. Les termes de sa réponse (p. 63) n'ayant pas été moins insultans, Faria, poussé par sa colère autant que par ses promesses, résolut enfin d'attaquer la ville. Il fit la revue de ses soldats, qui montaient encore au nombre de trois cents; le lendemain, s'étant avancé dans la rivière jusqu'à la vue des murs, il y jeta l'ancre, après avoir arboré le pavillon marchand à la manière des Chinois, pour s'épargner de nouvelles explications. Cependant le doute du succès lui fit écrire une troisième lettre au mandarin, dans laquelle, feignant de n'avoir aucun sujet de plainte, il renouvelait l'offre d'une grosse somme et d'une amitié perpétuelle. Mais le malheureux Chinois qu'il avait employé pour cette députation fut déchiré de coups, et renvoyé avec de nouvelles insultes. Alors nous descendîmes au rivage, et marchâmes vers la ville, sans être effrayés d'une foule de peuple qui faisait voltiger plusieurs étendards sur les murs, et qui paraissait nous braver par ses cris: nous n'étions qu'à deux cents pas des portes lorsque nous en vîmes sortir mille ou douze cents hommes à cheval, qui entreprirent d'escarmoucher autour de nous, dans l'espérance apparemment de nous causer de l'épouvante. Mais nous voyant avancer d'un air ferme, ils se rassemblèrent en un corps entre nous et la ville. Nos jonques avaient ordre de faire jouer l'artillerie au signal que Faria devait leur donner. Aussitôt qu'il vit l'ennemi dans cette posture, il fit tirer tout à la fois et ses mousquetaires et ses (p. 64) jonques. Le bruit seul fit tomber une partie de cette cavalerie. Nous continuâmes de marcher, tandis que les uns fuyaient vers le pont de la ville, où leur embarras fut extrême au passage, et que les autres se dispersaient dans les champs voisins. Ceux que nous trouvâmes encore serrés proche du pont essuyèrent une décharge de notre mousqueterie, qui fit mordre la poussière au plus grand nombre, sans qu'un seul eût osé mettre l'épée à la main. Nous approchions de la porte avec un extrême étonnement de la voir si mal défendue; mais nous y rencontrâmes le mandarin qui sortait à la tête de six cents hommes de pied, monté sur un fort beau cheval, et revêtu d'une cuirasse. Il nous fit tête avec assez de vigueur; et son exemple animait ses gens, lorsqu'un coup d'arquebuse, tiré par un de nos valets, le frappa au milieu de l'estomac. Sa chute répandit tant de consternation parmi les Chinois, que, chacun ne pensant qu'à fuir, sans avoir la présence d'esprit de fermer les portes, nous les chassâmes devant nous à grands coups de lances comme une troupe de bestiaux. Ils coururent dans ce désordre le long d'une grande rue qui conduisait vers une autre porte, par où nous les vîmes sortir jusqu'au dernier. Faria eut la prudence d'y laisser une partie de sa troupe pour se mettre à couvert de toute sorte de surprise; tandis que, se faisant conduire à la prison, il alla délivrer de ses propres mains les cinq Portugais qui n'y attendaient que la mort. (p. 65) Ensuite, nous ayant tous rassemblés, et jugeant de l'effroi de nos ennemis par la tranquillité qui régnait autour des murs, il nous accorda une demi-heure pour le pillage. Ce temps fut si bien employé, que le moindre de nos soldats partit chargé de richesses. Quelques-uns emmenèrent de fort belles filles liées quatre à quatre avec les mèches des mousquets. Enfin, l'approche de la nuit pouvant nous exposer à quelque désastre, Faria fit mettre le feu à la ville; elle était bâtie de sapin et d'autres bois si faciles à s'embraser, que la flamme s'y étant bientôt répandue, nous nous retirâmes tranquillement dans nos jonques à la faveur de cette lumière.
»Après une si glorieuse expédition, Faria prit deux partis, qui font autant d'honneur à sa conduite que tant d'exploits doivent en faire à sa valeur: l'un, d'enlever toutes les provisions que nous pûmes trouver dans les villages qui bordaient la rivière, parce qu'il était à craindre qu'on ne nous en refusât dans tous les ports; l'autre, d'aller passer l'hiver dans une île déserte nommée Poulo-Hinhor, où la rade et les eaux sont excellentes; parce que nous ne pouvions aller droit à Liampo sans causer beaucoup de préjudice aux Portugais qui venaient hiverner paisiblement dans ce port avec leurs marchandises. Le premier de ces deux projets fut exécuté le jour suivant; mais le second fut retardé par un obstacle qui devint pour nous une nouvelle source de richesse et de gloire. (p. 66) Nous fûmes attaqués entre les îles de Gomolem et la terre, par un corsaire nommé Prémata Goundel, ennemi juré de notre nation, qui, nous prenant néanmoins pour des Chinois, avait compté sur une victoire facile. Ce combat, où nous enlevâmes une de ses jonques, nous valut quatre-vingt mille taëls; mais il coûta la vie à quantité de nos plus braves gens, et Faria y reçut trois dangereuses blessures. Nous nous retirâmes dans la petite île de Buncalon, qui n'était qu'à trois ou quatre lieues vers l'ouest, et nous y passâmes dix-huit jours, pendant lesquels nos blessés furent heureusement rétablis.
»On se détermina à gouverner vers les ports de Liampo. Le Portugal avait alors dans cette ville le même établissement que nous eûmes ensuite à Macao, c'est-à-dire qu'ayant obtenu la liberté d'y exercer le commerce, la nation y jouissait d'une parfaite tranquillité sous la protection des lois. On comptait déjà dans le quartier portugais plus de mille maisons, qui étaient gouvernées par des échevins, des auditeurs, des consuls et des juges, avec autant de confiance et de sûreté qu'à Lisbonne.
»Faria vit bientôt arriver sur la flotte tout ce qu'il y avait de Portugais distingués dans la ville, avec des présens considérables et les mêmes témoignages de respect qu'ils auraient pu rendre à leur propre roi. Ses malades furent logés dans les maisons les plus riches et magnifiquement traités; mais ce n'était que (p. 67) le prélude des honneurs qu'on lui destinait. Le sixième jour, qu'il n'avait pas attendu sans impatience, parce qu'il ignorait le motif du retardement, une flotte galante, composée de barques tendues d'étoffes précieuses, vint le prendre au bruit des instrumens, et le conduisit comme en triomphe au port de la ville. Il y fut reçu avec une pompe qui surprit les Chinois; et cette fête dura plusieurs jours. Après les avoir passés dans la joie et l'admiration, son dessein était de retourner à bord; mais on le força d'accepter une des plus belles maisons de la ville, où pendant cinq mois entiers il fut traité avec la même considération.
»L'expédition des mines de Quanjaparu n'ayant pas cessé de l'occuper, nous avions employé ce temps aux préparatifs, et la saison commençait à presser notre départ, lorsqu'une maladie mit en peu de jours Quiay-Panjam au tombeau. Faria parut regretter beaucoup un homme qu'il avait jugé digne de son amitié. Cette perte lui fit prêter l'oreille aux conseils des principaux Portugais qui le dégoûtèrent de l'entreprise des mines. On publiait que ce pays était désolé par les guerres des rois de Chammay et de Tsiampa. Il y avait peu d'apparence que les trésors qu'il se proposait d'enlever eussent été respectés. Un corsaire nommé Similau, ami des Portugais, que sa qualité de Chinois n'avait pas empêché d'exercer long-temps ses brigandages sur sa propre nation, et qui était venu jouir de sa fortune à Liampo, (p. 68) lui raconta des merveilles d'une île nommée Calempluy, où il l'assura que dix-sept rois de la Chine étaient ensevelis dans des tombeaux d'or. Il lui fit une si belle peinture des idoles du même métal, et d'une infinité d'autres trésors que les monarques chinois avaient rassemblés dans cette île, que, s'étant offert à lui servir de pilote, il le détermina facilement à tenter une si grande aventure. En vain ses meilleurs amis lui en représentèrent le danger: la guerre qui occupait les Chinois lui parut un temps favorable. Similau lui conseilla d'abandonner ses jonques, qui étaient de trop haut bord et trop découvertes pour résister aux courans du golfe de Nankin; d'ailleurs ce corsaire ne voulait ni beaucoup de vaisseaux ni beaucoup d'hommes, dans la crainte de se rendre suspect ou d'être reconnu sur des rivières très-fréquentées. Il lui fit prendre deux panoures, qui sont une espèce de galiotes, mais un peu plus élevées. L'équipage fut borné à cinquante-six Portugais, quarante-huit matelots et quarante-deux esclaves.
»Au premier vent que Similau jugea favorable, nous quittâmes le port de Liampo. Le reste du jour et la nuit suivante furent employés à sortir des îles d'Angitour, et nous entrâmes dans des mers où les Portugais n'avaient point encore pénétré. Le vent continua de nous favoriser jusqu'à l'anse des pêcheries de Nankin. De là nous traversâmes un golfe de quarante lieues, et nous découvrîmes une (p. 69) haute montagne qui se nomme Nangafo, vers laquelle, tirant au nord, nous avançâmes encore pendant plusieurs jours. Les marées, qui étaient fort grosses, et le changement du vent, obligèrent Similau à entrer dans une petite rivière dont les bords étaient habités par des hommes fort blancs et de belle taille, qui avaient les yeux petits comme des Chinois, mais qui leur ressemblaient peu par l'habillement et le langage. Nous ne pûmes les engager dans aucune communication. Ils s'avançaient en grand nombre sur le bord de la rivière, d'où ils semblaient nous menacer par d'affreux hurlemens. Le temps et la mer nous permettant de remettre à la voile, Similau, dont toutes les décisions étaient respectées, leva aussitôt l'ancre pour gouverner à l'est-nord-est. Nous ne perdîmes point la terre de vue pendant sept jours. Ensuite, traversant un autre golfe à l'est, nous entrâmes dans un détroit large de dix lieues, qui se nomme Sileupaquin, après lequel nous avançâmes encore l'espace de cinq jours, sans cesser de voir un grand nombre de villes et de bourgs. Ces parages nous présentaient aussi quantité de vaisseaux. Faria commençant à craindre d'être découvert, paraissait incertain s'il devait suivre une si dangereuse route. Similau, qui remarqua son inquiétude, lui représenta qu'il n'avait pas dû former un dessein de cette importance sans en avoir pesé les dangers; qu'il les connaissait lui-même, et que les plus grands le menaçaient, lui qui (p. 70) était Chinois et pilote: d'où nous devions conclure qu'indépendamment de son inclination, il était forcé de nous être fidèle; qu'à la vérité nous pouvions prendre une route plus sûre, mais beaucoup plus longue; qu'il nous en abandonnait la décision, et qu'au moindre signe il ne ferait pas même difficulté de retourner à Liampo. Faria lui sut bon gré de cette franchise; il l'embrassa plusieurs fois, et le faisant expliquer sur cette route qu'il nommait la plus longue, il apprit de lui que, cent soixante lieues plus loin vers le nord nous pourrions trouver une rivière assez large, qui se nommait Sumhepadano, sur laquelle il n'y avait rien à redouter, parce qu'elle était peu fréquentée, mais que ce détour nous retarderait d'un mois entier. Nous délibérâmes sur cette ouverture. Faria parut le premier disposé à préférer les longueurs au péril, et Similau reçut ordre de chercher la rivière qu'il connaissait au nord. Nous sortîmes du golfe de Nankin; et pendant cinq jours nous rangeâmes une côte assez déserte. Le sixième jour, nous découvrîmes à l'est une montagne fort haute, dont Similau nous dit que le nom était Fanjus. L'ayant abordée de fort près, nous entrâmes dans un beau port, qui, s'étendant en forme de croissant, peut contenir deux mille vaisseaux à couvert de toutes sortes d'orages. Faria descendit au rivage avec dix ou douze soldats; mais il ne trouva personne qui pût lui donner les moindres lumières sur sa route. Son inquiétude (p. 71) renaissant avec ses doutes, il fit de nouvelles questions à Similau sur une entreprise que nous commencions à traiter d'imprudence. «Seigneur capitaine, lui dit cet audacieux corsaire, si j'avais quelque chose de plus précieux que ma tête, je vous l'engagerais volontiers. Le voyage que je m'applaudis de vous avoir fait entreprendre est si certain pour moi, que je n'aurais pas balancé à vous donner mes propres enfans, si vous aviez exigé cette caution. Cependant je vous déclare encore que, si les discours de vos gens sont capables de vous inspirer quelque défiance, je suis prêt à suivre vos ordres. Mais, après avoir formé un si beau dessein, serait-il digne de vous d'y renoncer? et si l'effet ne répondait pas à mes promesses, ma punition n'est-elle pas entre vos mains?»
»Ce langage était si propre à faire impression sur Faria, que, promettant de s'abandonner à la conduite du corsaire, il menaça de punir ceux qui le troubleraient par leurs murmures. Nous nous remîmes en mer. Treize jours d'une navigation assez paisible, pendant lesquels nous ne perdîmes point la terre de vue, nous firent arriver dans un port nommé Buxipalem, à 49 degrés de hauteur. Ce climat nous parut un peu froid. Nous y vîmes des poissons et des serpens d'une si étrange forme, que ce souvenir me cause encore de la frayeur. Similau, qui avait déjà parcouru tous ces lieux, nous fit des peintures incroyables de ce qu'il y (p. 72) avait vu et de ce qu'il y avait entendu pendant la nuit, surtout aux pleines lunes de novembre, décembre et janvier, qui sont le temps des grandes tempêtes; et nous vérifiâmes par nos propres yeux une partie des merveilles qu'il nous avait racontées. Nous vîmes dans cette mer des raies auxquelles nous donnâmes le nom de peixes mantas, qui avaient plus de quatre brasses de tour et le museau d'un bœuf; nous en vîmes d'autres qui ressemblaient à de grands lézards, moins grosses et moins longues que les autres, mais tachetées de vert et de noir, avec trois rangs d'épines fort pointues sur le dos, de la grosseur d'une flèche. Elles se hérissent quelquefois comme des porcs-épics, et leur museau, qui est fort pointu, est armé d'une sorte de crocs d'environ deux pans de longueur, que les Chinois nomment puchis-sucoens, et qui ressemblent aux défenses d'un sanglier. D'autres poissons que nous aperçûmes ont le corps tout-à-fait noir et d'une prodigieuse grandeur. Pendant deux nuits que nous passâmes à l'ancre, nous fûmes continuellement effrayés par la vue des baleines et des serpens qui se présentaient autour de nous, et par les hennissemens d'une infinité de chevaux marins dont le rivage était couvert. Nous nommâmes ce lieu la rivière des serpens. Quinze lieues plus loin, Similau nous fit entrer dans une baie beaucoup plus belle et plus profonde, qui se nomme Calindamo, environnée de montagnes fort hautes et d'épaisses forêts, au (p. 73) travers desquelles on voit descendre quantité de ruisseaux dans quatre grandes rivières qui entrent dans la baie. Similau nous apprit que, suivant les histoires chinoises, deux de ces rivières tirent leur source d'un grand lac nommé Moscombia et les deux autres, d'une province qui se nomme Alimania, où les montagnes sont toujours couvertes de neige.
»C'était dans une de ces rivières que nous devions entrer. Elle se nomme Paatebenam. Il fallait dresser notre route à l'est pour retourner vers le port de Nankin, que nous avions laissé derrière nous à deux cent soixante lieues, parce que, dans cette distance, nous avions multiplié notre hauteur fort au delà de l'île que nous cherchions. Similau, qui s'aperçut de notre chagrin, nous fit souvenir que ce détour nous avait paru nécessaire à notre succès. On lui demanda combien il emploîrait de temps à retourner jusqu'à l'anse de Nankin par cette rivière. Il nous répondit que nous n'avions pas besoin de plus de quatorze ou quinze jours; et que, cinq jours après, il nous promettait de nous faire aborder dans l'île de Calempluy, où nous trouverions enfin le prix de nos peines.
»À l'entrée d'une nouvelle route qui nous engageait fort loin dans des terres inconnues, Faria fit disposer l'artillerie et tout ce qu'il jugea convenable à notre défense. Ensuite nous entrâmes dans l'embouchure de la rivière avec le secours des rames et des voiles. Le lendemain nous arrivâmes au pied d'une fort (p. 74) haute montagne nommée Botinafau, d'où coulaient plusieurs ruisseaux d'eau douce. Pendant six jours que nous employâmes à la côtoyer, nous eûmes le spectacle d'un grand nombre de bêtes farouches, qui ne paraissaient pas effrayées de nos cris. Cette montagne n'a pas moins de quarante ou cinquante lieues de longueur; elle est suivie d'une autre qui se nomme Gangitanou, et qui ne nous parut pas moins sauvage. Tout ce pays est couvert de forêts si épaisses, que le soleil n'y peut communiquer ses rayons ni sa chaleur. Similau nous assura néanmoins qu'il était habité par des peuples difformes, nommés Gigohos, qui ne se nourrissaient que de leur chasse et du riz que les marchands chinois leur apportaient en échange pour leurs fourrures. Il ajouta qu'on tirait d'eux chaque année plus de deux mille peaux, pour lesquelles on payait des droits considérables aux douanes de Pocasser et de Lantau, sans compter celles que les Gigohos emploient eux-mêmes à se couvrir et à tapisser leurs maisons. Faria, qui ne perdait pas une seule occasion de vérifier les récits de Similau pour se confirmer dans l'opinion qu'il avait de sa bonne foi, le pressa de lui faire voir un de ces difformes habitans dont il exagérait la laideur. Cette proposition parut l'embarrasser. Cependant, après avoir répondu à ceux qui traitaient ses discours de fables que son inquiétude ne venait que du naturel farouche des barbares, il promit à Faria de (p. 75) satisfaire sa curiosité, à condition que Faria ne descendrait point à terre, comme il y était souvent porté par son courage. L'intérêt du corsaire était aussi vif pour la conservation de Faria que celui de Faria pour celle du corsaire. Ils se croyaient nécessaires l'un à l'autre, l'un pour éviter les mauvais traitemens de l'équipage, qui l'accusait de nous avoir exposés à des dangers insurmontables; l'autre, pour se conduire dans une entreprise incertaine, où toute sa confiance était dans son guide.
»Nous ne cessions pas d'avancer à voiles et à rames, entre des montagnes fort élevées et des arbres fort épais, souvent étourdis par le bruit d'un si grand nombre de loups, de renards, de sangliers, de cerfs et d'autres animaux, que nous avions peine à nous entendre. Enfin, derrière une pointe qui coupait le cours de l'eau, nous vîmes paraître un jeune garçon qui chassait devant lui six ou sept vaches. On lui fit quelques signes, auxquels il ne fit pas difficulté de s'arrêter. Nous nous approchâmes de la rive en lui montrant une pièce de taffetas vert, par le conseil de Similau, qui connaissait le goût des Gigohos pour cette couleur. On lui demanda par d'autres signes s'il voulait l'acheter. Il entendait aussi peu le chinois que le portugais. Faria lui fit donner quelques aunes de la même pièce et six petits vases de porcelaine, dont il parut si content, que, sans marquer la moindre inquiétude pour ses vaches, il prit aussitôt sa course vers le bois. (p. 76) Un quart d'heure après, il revint d'un air libre, portant sur ses épaules un cerf en vie; huit hommes et cinq femmes, dont il était accompagné, amenaient trois vaches liées, et marchaient en dansant au son du tambour, sur lequel ils frappaient cinq coups par intervalle. Leur habillement était de différentes peaux, qui leur laissaient les bras et les pieds nus, avec cette seule différence pour les femmes, qu'elles portaient au milieu du bras de gros bracelets d'étain, et qu'elles avaient les cheveux beaucoup plus longs que les hommes. Ceux-ci portaient de gros bâtons armés par le bout, et garnis jusqu'au milieu de peaux semblables à celles dont ils étaient couverts. Ils avaient tous le visage farouche, les lèvres grosses, le nez plat, les narines larges et la taille haute. Faria leur fit divers présens, pour lesquels ils nous laissèrent leurs trois vaches et leur cerf. Nous quittâmes la rive; mais ils nous suivirent pendant cinq jours sur le bord de l'eau.
»Après avoir fait environ quarante lieues dans ce pays barbare, nous poussâmes notre navigation pendant seize jours sans découvrir aucune autre marque d'habitation que des feux, que nous apercevions quelquefois pendant la nuit. Enfin nous arrivâmes dans l'anse de Nankin, moins promptement à la vérité que Similau ne l'avait promis, mais avec la même espérance de nous voir en peu de jours au terme de nos désirs. Il fit comprendre à tous les Portugais (p. 77) la nécessité de ne pas se montrer aux Chinois, qui n'avaient jamais vu d'étrangers dans ces lieux. Nous suivîmes un conseil dont nous sentîmes l'importance; tandis qu'avec les matelots de sa nation il se tenait prêt à donner les explications qu'on pourrait lui demander. Il proposa aussi de gouverner par le milieu de l'anse plutôt que de suivre les côtes, où nous découvrîmes un grand nombre de lantées. On se conforma pendant six jours à ses intentions. Le septième nous découvrîmes devant nous une grande ville nommée Sileupeumor, dont nous devions traverser le havre pour entrer dans la rivière. Similau, nous ayant recommandé plus que jamais de nous tenir couverts, y jeta l'ancre à deux heures après minuit. Vers la pointe du jour il en sortit paisiblement, au travers d'un nombre infini de vaisseaux qui nous laissèrent passer sans défiance; et, traversant la rivière, qui n'avait plus que six ou sept lieues de largeur, nous eûmes la vue d'une grande plaine que nous ne cessâmes point de côtoyer jusqu'au soir.
»Cependant les vivres commençaient à nous manquer, et Similau, qui paraissait quelquefois effrayé de sa propre hardiesse, ne jugeait point à propos d'aborder au hasard pour renouveler nos provisions. Nous fûmes réduits, pendant treize jours, à quelques bouchées de riz cuit dans l'eau, qui nous étaient mesurées avec une extrême rigueur. L'éloignement de nos espérances, qui paraissaient reculer de jour (p. 78) en jour, et le tourment de la faim, nous auraient portés à quelque résolution violente, si notre fureur n'eût été combattue par d'autres craintes. Le corsaire, qui les remarquait dans nos yeux, nous fit débarquer pendant les ténèbres auprès de quelques vieux édifices, qui se nommaient Tanamadel, et nous conseilla de fondre sur une maison qui lui parut éloignée des autres. Nous y trouvâmes beaucoup de riz et de petites fèves, de grands pots pleins de miel, des oies salées, des ognons, des aulx et des cannes à sucre dont nous fîmes une abondante provision: c'était le magasin d'un hôpital voisin, et ce religieux dépôt n'était défendu que par la piété publique. Quelques Chinois nous apprirent dans la suite qu'il était destiné à la subsistance des pèlerins qui visitaient les tombeaux de leurs rois; mais ce n'est pas à ce titre que nous rendîmes grâces au ciel de nous y avoir conduits.
»Un secours qu'il semblait nous avoir ménagé dans sa bonté, rétablit un peu le calme et l'espoir sur les deux vaisseaux. Nous continuâmes encore d'avancer pendant sept jours. Quelle différence néanmoins entre le terme que Similau nous avait fixé et cette prolongation qui ne finissait pas! La patience de Faria n'avait pas eu peu de force pour soutenir la nôtre; mais il commençait lui-même à se défier de tant de longueurs et d'incertitudes. Quoique son courage l'eût disposé à tous les événemens, il confessa publiquement qu'il regrettait (p. 79) d'avoir entrepris le voyage. Son chagrin croissant d'autant plus qu'il s'efforçait de le cacher. Un jour qu'il avait demandé au corsaire dans quel lieu il croyait être, il en reçut une réponse si mal conçue, qu'il le soupçonna d'avoir perdu le jugement, ou d'ignorer le chemin dans lequel il nous avait engagés; cette idée le rendit furieux. Il l'aurait tué d'un poignard qu'il avait toujours à sa ceinture, si quelques amis communs n'eussent arrêté son bras en lui représentant que la mort de ce malheureux assurait notre ruine. Il modéra sa colère; mais elle fut encore assez vive pour le faire jurer sur sa barbe que, si dans trois jours le corsaire ne levait tous ses doutes, il le poignarderait de sa propre main. Cette menace causa tant de frayeur à Similau, que la nuit suivante, tandis qu'on s'était approché de la terre, il se laissa couler du vaisseau dans la rivière; et son adresse lui ayant fait éviter la vue des sentinelles, on ne s'aperçut de son évasion qu'en renouvelant la garde.
»Un si cruel événement mit Faria comme hors de lui-même. Il s'en fallut peu que les deux sentinelles ne payassent leur négligence de leur vie. À l'instant il descendit au rivage avec la plus grande partie des Portugais; toute la nuit fut employée à chercher Similau. Mais il nous fut impossible de découvrir ses traces; et notre embarras devint encore plus affreux lorsque étant retournés à bord, nous trouvâmes que, de quarante-six matelots chinois qui (p. 80) étaient sur les deux vaisseaux, trente-quatre avaient pris la fuite, pour se dérober apparemment aux malheurs dont ils nous croyaient menacés. Nous tombâmes dans un étonnement qui nous fit lever les mains et les yeux aux ciel sans avoir la force de prononcer un seul mot. Cependant, comme il était question de délibérer sur une situation si terrible, on tint conseil, mais avec une variété de sentimens qui retarda long-temps la conclusion. Enfin nous résolûmes, à la pluralité des voix, de ne pas abandonner un dessein pour lequel nous avions déjà bravé tant de dangers. Mais, consultant aussi la prudence, nous pensâmes à nous saisir de quelques habitans du pays de qui nous pussions savoir ce qui nous restait de chemin jusqu'à l'île de Calempluy. Si nos informations nous apprenaient qu'il fût aussi facile de l'attaquer que Similau nous en avait flattés, nous promîmes au ciel d'achever notre entreprise; ou, si les difficultés nous paraissaient invincibles, nous devions nous abandonner au fil de l'eau, qui ne pouvait nous conduire qu'à la mer, où son cours la portait naturellement.
»L'ancre fut levée néanmoins avec beaucoup de crainte et de confusion; la diminution de nos matelots ne nous permit pas d'avancer beaucoup le jour suivant; mais, ayant mouillé le soir assez près de la rive, on découvrit, à la fin de la première garde, une barque à l'ancre au milieu de la rivière. Nous nous (p. 81) en approchâmes avec de justes précautions, et nous y prîmes six hommes que nous trouvâmes endormis. Faria les interrogea séparément pour s'assurer de leur bonne foi par la conformité de leurs réponses; ils s'accordèrent à lui dire que le pays où nous étions se nommait Temquilem, et que l'île de Calempluy n'était éloignée que de dix lieues. On leur fit d'autres questions, auxquelles ils ne répondirent pas moins fidèlement. Faria les retint prisonniers pour le service des rames; mais la satisfaction qu'il reçut de leurs éclaircissemens ne l'empêcha pas de regretter Similau, sans lequel il n'espérait plus recueillir tout le fruit qu'il s'était promis d'une si grande entreprise. Deux jours après, nous doublâmes une pointe de terre nommée Quinai-Taraon, après laquelle nous découvrîmes enfin cette île que nous cherchions depuis quatre-vingts jours, et qui nous avait paru fuir sans cesse devant nous.
»C'est une belle plaine, située à deux lieues de cette pointe, au milieu d'une rivière. Nous jugeâmes qu'elle n'avait pas plus d'une lieue de circuit. La joie que nous ressentîmes à cette vue fut mêlée d'une juste crainte, en considérant à quels périls nous allions nous exposer sans les avoir reconnus. Vers trois heures de nuit, Faria fit jeter l'ancre assez près de l'île. Il y régnait un profond silence. Cependant, comme il n'était pas vraisemblable qu'un lieu tel que Similau nous l'avait représenté, fût (p. 82) sans défense et sans garde, on résolut d'attendre la lumière pour en faire le tour et pour juger des obstacles. À la pointe du jour, nous nous approchâmes fort près de la terre, et, commençant à tourner, nous observâmes soigneusement tout ce qui se présentait à nos yeux. L'île était environnée d'un mur de marbre d'environ douze pieds de hauteur, dont toutes les pierres étaient jointes avec tant d'art, qu'elles paraissaient d'une seule pièce. Il avait douze autres pieds depuis le fond de la rivière jusqu'à fleur d'eau. Autour du sommet régnait un cordon en saillie, qui, joint à l'épaisseur du mur, formait une galerie assez large. Elle était bordée d'une balustrade de laiton, qui, de six en six brasses, se joignait à des colonnes du même métal, sur chacune desquelles on voyait une figure de femme avec une boule à la main. Le dedans de la galerie offrait une chaîne de monstres ou de figures monstrueuses de fonte, qui, se tenant par la main, semblaient former une danse autour de l'île. Entre ce rang d'idoles s'élevait un autre rang d'arcades, ouvrage somptueux et composé de pièces de diverses couleurs. Les ouvertures laissant un passage libre à la vue, on découvrait dans l'intérieur de l'île un bois d'orangers, au milieu duquel étaient bâtis trois cent soixante-cinq ermitages dédiés aux dieux de l'année. Un peu plus loin, à l'est, sur une petite élévation, la seule qui fût dans l'île, on voyait plusieurs grands édifices séparés les uns des autres, et sept façades (p. 83) semblables à celles de nos églises. Tous ces bâtimens, qui paraissaient dorés, avaient des tours fort hautes, que nous prîmes pour des clochers. Ils étaient entourés de deux grandes rues dont les maisons avaient aussi beaucoup d'éclat. Un spectacle si magnifique nous fit prendre une haute idée de cet établissement et des trésors qui devaient être renfermés dans un lieu dont les murs étaient si riches.
»Nous avions reconnu avec le même soin les avenues et les entrées. Pendant une partie du jour, que nous avions donnée à ces observations, il ne s'était présenté personne dont la rencontre eût pu nous alarmer. Nous commençâmes à nous persuader ce que nous avions eu peine à croire sur le témoignage de Similau et de nos prisonniers chinois, c'est-à-dire que l'île n'était habitée que par des bonzes, et qu'elle n'avait pour défense que l'opinion établie de sa sainteté. Quoique l'après-midi fût assez avancé, Faria prit la résolution de descendre par une des huit avenues que nous avions observées, pour prendre langue dans les ermitages, et régler notre conduite sur ses informations. Il se fit accompagner de trente soldats et de vingt esclaves. J'étais de cet escorte. Nous entrâmes dans l'île avec le même silence qui ne cessait pas d'y régner; et, traversant le petit bois d'orangers, nous arrivâmes à la porte du premier ermitage. Il n'était qu'à deux portées de mousquet du lieu où nous (p. 84) étions descendus. Faria marchait le sabre à la main. N'apercevant personne, il heurta deux ou trois fois pour se faire ouvrir. On lui répondit enfin que celui qui frappait à la porte devait faire le tour de l'édifice, et qu'il trouverait une autre entrée. Un Chinois que nous avions amené pour nous servir d'interprète et de guide, après lui avoir imposé des lois redoutables, fit tout aussitôt le tour de l'ermitage, et vint nous ouvrir la porte où il nous avait laissés.
»Faria, sans autre explication, entra brusquement, et nous ordonna de le suivre. Nous trouvâmes un vieillard qui paraissait âgé de plus de cent ans, et que la goutte retenait assis; il était vêtu d'une longue robe de damas violet. La vue de tant de gens armés lui causa un mouvement de frayeur qui le fit tomber presque sans connaissance: il remua quelque temps les pieds et les mains sans pouvoir prononcer un seul mot; mais, ayant retrouvé l'usage de ses sens, et nous regardant d'un air plus tranquille, il nous demanda qui nous étions et ce que nous désirions de lui. L'interprète lui répondit, suivant l'ordre de Faria, que nous étions des marchands étrangers; que, naviguant dans une jonque fort riche pour nous rendre au port de Liampo, nous avions eu le malheur de faire naufrage; qu'un miracle nous avait sauvés des flots, et que notre reconnaissance pour cette faveur du ciel nous avait fait promettre de venir en pèlerinage (p. 85) dans la sainte île de Calempluy; que nous y étions arrivés pour accomplir notre vœu; que notre seule intention, en le troublant dans sa solitude, était de lui demander particulièrement quelque aumône, comme un soulagement nécessaire à notre pauvreté, et que nous nous engagions à lui rendre dans trois ans le double de ce qu'il nous permettrait d'enlever.
»L'ermite parut méditer un moment sur ce qu'il venait d'entendre; ensuite regardant Faria, qu'il crut reconnaître pour notre chef, il eut l'audace de le traiter de voleur et de lui reprocher sa criminelle entreprise: ce ne fut pas néanmoins sans joindre à ses injures des prières et des exhortations. Faria loua sa piété, et feignit même d'entrer dans ses vues; mais, après l'avoir supplié de modérer son ressentiment, parce que nous n'avions pas d'autre ressource dans notre misère, il n'en ordonna pas moins à ses gens de visiter l'ermitage, et d'enlever tout ce qu'ils y trouveraient de précieux. Nous parcourûmes toutes les parties de cette espèce de temple qui était rempli de tombeaux, et nous en brisâmes un grand nombre, où nous trouvâmes de l'argent, mêlé avec les os des morts. L'ermite tomba deux fois évanoui pendant que Faria s'efforçait de le consoler. Nous portâmes à bord toutes les richesses que nous avions pu découvrir. La nuit qui s'approchait nous ôta la hardiesse de pénétrer plus loin dans un lieu que nous connaissions si peu; mais comme l'occasion seule nous avait décidés (p. 86) à profiter sur-le-champ de ce qui s'était offert, nous emportâmes l'espérance de parvenir le lendemain à d'autres sources de richesses. Faria ne quitta pas l'ermite sans l'avoir forcé de lui apprendre quels ennemis nous avions à redouter dans l'île; son récit augmenta notre confiance. Le nombre des solitaires, qu'il nommait talagrepos, était de trois cent soixante-cinq, mais tous dans un âge fort avancé. Ils avaient quarante valets nommés menigrepos, pour leur fournir les secours nécessaires, ou pour les assister pendant leurs maladies. Le reste des édifices, qui était éloigné d'un quart de lieue, n'était peuplé que de bonzes, non-seulement sans armes, mais sans barques pour sortir de l'île, où toutes leurs provisions leur étaient apportées des villes voisines. Faria conçut qu'en y retournant à la pointe du jour, après avoir fait une garde exacte pendant la nuit, nous pouvions espérer qu'il n'échapperait rien à nos recherches, et que six ou sept cents moines chinois, qui devaient être à peu près le nombre des bonzes, n'entreprendraient pas de se défendre contre des soldats armés.
»Quelque témérité qu'il y eût dans ce dessein, peut-être n'aurait-il pas manqué de vraisemblance, si nous avions eu la précaution de nous défaire de l'ermite, ou de l'emmener sur nos vaisseaux: il pouvait arriver que les menigrepos laissassent passer cette nuit sans visiter son ermitage; et nous serions descendus (p. 87) le lendemain avec l'avantage de surprendre tous les autres bonzes; mais il ne tomba dans l'esprit à personne que notre première expédition pût être ignorée jusqu'au jour suivant, et chacun se reposa sur la facilité qu'on se promettait à réduire une troupe de moines sans courage et sans armes.
»Faria donna ses ordres pour la nuit; ils consistaient principalement à veiller autour de l'île pour observer toutes les barques qui pouvaient en approcher. Mais vers minuit nos sentinelles découvrirent quantité de feux sur les temples et sur les murs. Nos Chinois furent les premiers à nous avertir que c'était sans doute un signal qui nous menaçait. Faria dormait d'un profond sommeil; il ne fut pas plus tôt éveillé, qu'au lieu de suivre le conseil des plus timides, qui le pressaient de faire voile aussitôt, il se fit conduire à rames droit à l'île. Un bruit effroyable de cloches et de bassins confirma bientôt l'avis des Chinois. Cependant Faria ne revint à bord que pour nous déclarer qu'il ne prendrait point la fuite sans avoir approfondi la cause de ce mouvement; il se flattait encore que les feux et le bruit pouvaient venir de quelque fête, suivant l'usage commun des bonzes; mais, avant de rien entreprendre, il nous fit jurer sur l'Évangile que nous attendrions son retour. Ensuite repassant dans l'île avec quelques-uns de ses plus braves soldats, il suivit le son d'une cloche qui le conduisit dans un ermitage différent du premier. Là, (p. 88) deux ermites, dont il se saisit, et que ses menaces forcèrent de parler, lui apprirent que le vieillard auquel nous avions fait grâce de la vie avait trouvé la force de se rendre aux grands édifices; que, sur le récit de son aventure, l'alarme s'était répandue parmi tous les bonzes; que, dans la crainte du même sort pour leurs maisons et pour leurs temples, ils avaient pris le seul parti qui convenait à leur profession, c'est-à-dire celui d'avertir les cantons voisins par des feux et par le bruit des cloches, et qu'ils espéraient un prompt secours du zèle de la piété des habitans. Les gens de Faria profitèrent du temps pour enlever sur l'autel une idole d'argent qui avait une couronne d'or sur la tête et une roue dans la main; ils prirent aussi trois chandeliers d'argent avec leurs chaînes, qui étaient fort grosses et fort longues. Faria, se repentant trop tard du ménagement qu'il avait eu pour le premier ermite, emmena ceux qui lui parlaient, et les fit embarquer avec lui. Il mit aussitôt à la voile, en s'arrachant la barbe, et se reprochant d'avoir perdu par son imprudence une occasion qu'il désespérait de retrouver.
»Son retour jusqu'à la mer fut aussi prompt que le cours d'une rivière fort rapide, aidé du travail des rames et de la faveur du vent. Après sept jours de navigation, il s'arrêta dans un village nommé Susequerim, où, ne craignant plus que le bruit de son entreprise eût pu le suivre, il se pourvut de vivres, qui recommençaient (p. 89) à lui manquer. Cependant il n'y passa que deux heures, pendant lesquelles il prit aussi quelques informations sur sa route, qui servirent à nous faire sortir de la rivière par un détroit beaucoup moins fréquenté que celui de Sileupamor, par lequel nous y étions entrés. Là, nous fîmes cent quarante lieues pendant neuf jours; et, rentrant ensuite dans l'anse de Nankin, qui n'avait dans ce lieu que dix ou douze lieues de large, nous nous laissâmes conduire pendant treize jours par le vent d'ouest jusqu'à la vue des monts de Conxinacau.
»Cette chaîne de montagnes stériles qui forment une perspective effrayante, l'ennui d'une longue route, la diminution de nos vivres, et surtout le regret d'avoir manqué nos plus belles espérances, jetèrent dans les deux bords un air de tristesse qui fut comme le présage de l'infortune dont nous étions menacés. Il s'éleva tout d'un coup un de ces vents du sud que les Chinois nomment typhons, avec une impétuosité si surprenante, que nous ne pûmes le regarder comme un événement naturel. Nos panoures étaient des bâtimens de rames, bas de bords, faibles et presque sans matelots. Un instant rendit notre situation si triste, que, désespérant de pouvoir nous sauver, nous nous laissâmes dériver vers la côte, où le courant de l'eau nous portait. Notre imagination nous offrait plus de ressource en nous brisant contre les rochers qu'en nous laissant (p. 90) abîmer au milieu des flots; mais ce projet désespéré ne put nous réussir. Le vent, qui changea bientôt au nord-ouest, éleva des vagues furieuses qui nous rejetèrent malgré nous vers la haute mer. Alors nous commençâmes à soulager nos vaisseaux de tout ce qui pouvait les appesantir, sans épargner nos caisses d'or et d'argent. Nos mâts furent coupés, et nous nous abandonnâmes à la fortune pendant le reste du jour. Vers minuit, nous entendîmes dans le vaisseau de Faria les derniers cris du désespoir. On y répondit du nôtre par d'affreux gémissemens. Ensuite n'entendant plus d'autre bruit que celui des vents et des vagues, nous demeurâmes persuadés que notre généreux chef et tous nos amis étaient ensevelis dans l'abîme. Cette idée nous jeta dans une si profonde consternation, que pendant plus d'une heure nous demeurâmes tous muets. Quelle nuit la douleur et la crainte nous firent passer! Une heure avant le jour, notre vaisseau s'ouvrit par la contre-quille, et se trouva bientôt si plein d'eau, que le courage nous manqua pour travailler à la pompe. Enfin nous allâmes choquer contre la côte; et déjà presque noyés comme nous l'étions, les vagues nous roulèrent jusqu'à la pointe d'un écueil qui acheva de nous mettre en pièces. De vingt-cinq Portugais, quatorze se sauvèrent. Le reste, avec dix-huit esclaves chrétiens et sept matelots chinois, périt misérablement à nos yeux.
(p. 91) »Nous nous rassemblâmes sur le rivage, où, pendant tout le jour et la nuit suivante, nous ne cessâmes point de pleurer notre infortune. Le pays était rude et montagneux: il y avait peu d'apparence qu'il fût habité dans les parties voisines. Cependant, le lendemain au matin, nous fîmes six ou sept lieues au travers des rochers, dans la triste espérance de rencontrer quelque habitant qui voulût nous recevoir en qualité d'esclaves, et qui nous donnât à manger pour prix de notre liberté. Mais, après une marche si fatigante, nous arrivâmes à l'entrée d'un immense marécage, au delà duquel notre vue ne pouvait s'étendre, et dont le fond était si humide, qu'il nous fut impossible d'y entrer. Il fallut retourner sur nos traces, parce qu'il ne se présentait pas d'autre passage. Nous nous retrouvâmes le jour suivant dans le lieu où notre vaisseau s'était perdu, et découvrant sur le rivage les corps que la mer y avait jetés, nous recommençâmes nos plaintes et nos gémissemens. Après avoir employé le troisième jour à les ensevelir dans le sable, sans autre instrument que nos mains, nous prîmes notre chemin vers le nord, par des précipices et des bois que nous avions une peine extrême à pénétrer. Cependant nous descendîmes enfin sur le bord d'une rivière que nous résolûmes de traverser à la nage; mais les trois premiers qui tentèrent ce passage furent emportés par la force du courant. Comme ils étaient les plus vigoureux, (p. 92) nous désespérâmes d'un meilleur sort. Nous prîmes le parti de retourner à l'est en suivant le bord de l'eau, sur lequel nous passâmes une nuit fort obscure, aussi tourmentés par la faim que par le froid et la pluie. Le lendemain avant le jour, nous aperçûmes un grand feu vers lequel nous nous remîmes à marcher; mais, le perdant de vue au lever du soleil, nous continuâmes jusqu'au soir de suivre la rivière. Le pays commençait à s'ouvrir. Notre espérance était de rencontrer quelque habitant sur la rive: d'ailleurs nous ne pouvions nous éloigner d'une route où l'eau, qui était excellente, servait du moins à soutenir nos forces. Le soir nous arrivâmes dans un bois, où nous trouvâmes cinq hommes qui travaillaient à faire du charbon.
»Un long commerce avec leur nation nous avait rendu leur langue assez familière. Nous nous approchâmes d'eux, nous nous jetâmes à leurs pieds pour diminuer l'effroi qu'ils avaient pu ressentir à la vue de onze étrangers. Nous les priâmes au nom du ciel, dont la puissance est respectée de tous les peuples du monde, de nous adresser dans quelque lieu où nous pussions trouver du remède au plus pressant de nos maux. Ils nous regardèrent d'un œil de pitié. «Si votre unique mal était la faim, nous dit l'un d'entre eux, il nous serait aisé d'y remédier; mais vous avez tant de plaies, que tous nos sacs ne suffiraient pas pour les couvrir.» En effet, les ronces, au travers (p. 93) desquelles nous avions marché dans les montagnes, nous avaient déchiré le visage et les mains; et ces plaies, que l'excès de notre misère nous empêchait de sentir, étaient déjà tournées en pouriture.
»Les cinq Chinois nous offrirent un peu de riz et d'eau chaude, qui ne pouvait suffire pour nous rassasier. Mais, en nous laissant la liberté de passer la nuit avec eux, ils nous conseillèrent de nous rendre dans un hameau voisin, où nous trouverions un hôpital qui servait à loger les pauvres voyageurs. Nous prîmes aussitôt le chemin qu'ils eurent l'humanité de nous montrer. Il était une heure de nuit lorsque nous frappâmes à la porte de l'hôpital. Quatre hommes qui en avaient la direction nous reçurent avec bonté; mais, s'étant réduits à nous donner le couvert, ils attendirent le lendemain pour nous demander qui nous étions. Un de nous lui répondit que nous étions des marchands de Siam à qui la fortune avait fait perdre leur vaisseau par un naufrage. Ils voulurent savoir où nous avions dessein d'aller. Notre intention, leur dîmes-nous, était de nous rendre à Nankin, où nous espérions de nous embarquer sur les premières lantées qui partiraient pour Canton. Ils nous demandèrent pourquoi nous préférions Canton à d'autres ports. Nous leurs dîmes que c'était dans la confiance d'y trouver des marchands de notre nation, à qui l'empereur permettait d'y exercer le commerce. Soit prudence, soit (p. 94) curiosité, ils continuèrent de nous faire un grand nombre de questions qui lassèrent notre patience. La faim nous pressait si vivement, que, malgré la commodité du lieu où nous avions passé la nuit, il nous avait été impossible de fermer les yeux. Nous leur représentâmes que c'était le plus pressant de nos besoins, et que depuis six jours nous avions manqué de nourriture. «Il est juste, nous dirent-ils avec autant de douceur que de gravité, de vous accorder un secours que vous demandez avec tant d'instance et de larmes; mais cette maison étant fort pauvre, c'est un obstacle qui ne nous permet pas de satisfaire pleinement à ce devoir.» Alors ils commencèrent à nous raconter par quels accidens leur hôpital s'était appauvri après avoir été fort riche. Les plus affamés d'entre nous, ne pouvant résister à leur indignation, nous proposèrent en portugais de ne pas souffrir plus long-temps qu'on se fît un jeu de notre misère, et d'employer l'avantage que nous avions par la supériorité du nombre. Christophe Borralho, dont j'ai déjà loué la modération naturelle, nous fit comprendre les suites de cette violence; mais interrompant les Chinois, il les conjura d'abandonner un instant tout autre soin pour soulager la faim qui nous dévorait. Une prière si vive ne parut pas les offenser. Au contraire, ils se jetèrent dans des excuses qui traînèrent encore en longueur, et qui aboutirent à nous prier de sortir avec eux (p. 95) pour solliciter la charité des habitans. Le hameau était composé de quarante ou cinquante pauvres maisons dispersées, que nous fûmes obligés de parcourir pour tirer en aumône un demi-sac de riz, un peu de farine, des fèves, des ognons, et quelques méchans habits qui servirent à la réparation des nôtres. Les directeurs de l'hôpital nous donnèrent deux taëls en argent. Nous leurs demandâmes la liberté de passer quelques jours dans leur maison; ils nous répondirent qu'à l'exception des malades et des femmes enceintes, les pauvres n'y demeuraient pas si long-temps, et qu'on ne pouvait violer en notre faveur une loi établie par de savans et religieux personnages; mais qu'à trois lieues du village de Cathiotan, où nous étions, nous trouverions, dans la grande ville de Siley-Jacau, un hôpital fort riche où tous les pauvres étaient reçus. Ils nous offrirent une lettre de recommandation que nous acceptâmes. Elle était conçue en des termes si pressans et si tendres, qu'en nous plaignant de leurs lois et de leurs usages, nous fûmes forcés de rendre justice à leurs intentions.
»Nous arrivâmes le soir à Siley-Jacau, où nous apprîmes à connaître encore mieux le caractère des Chinois. On nous y reçut avec une charité digne du christianisme; mais il fallut essuyer de longues et incommodes formalités, et protester que notre dessein était de quitter la Chine après notre guérison.
»Dix-huit jours que nous passâmes dans le (p. 96) repos et l'abondance rétablirent parfaitement notre santé. Nous partîmes dans l'intention réelle de nous rendre à Nankin, dont nous étions éloignés de cent quarante lieues, et de nous y embarquer pour Liampo ou pour Canton. Le soir du même jour nous arrivâmes à la vue d'un bourg nommé Suzoanganée, où la fatigue nous força de nous asseoir sur le bord d'une fontaine. Quelques habitans qui venaient y puiser de l'eau, surpris de remarquer que nos figures ne ressemblaient pas à celles du pays, s'en retournaient avec des marques de frayeur ou d'admiration, qui attirèrent bientôt autour de nous une partie des habitans. Après nous avoir regardés long-temps sans oser s'approcher, ils nous firent demander ce qui nous amenait dans leur pays. Nous nous donnâmes, comme nous l'avions déjà fait, pour des marchands siamois qui se rendaient à Nankin. Cette réponse leur parut si peu suspecte, qu'ils nous laissèrent la liberté de nous reposer; mais ils avaient eu le temps de faire avertir un de leurs prêtres qui, sortant du bourg, vêtu d'une longue robe de damas rouge, vint à nous jusqu'à la fontaine, avec une poignée d'épis de blé dans la main. Il nous ordonna de mettre les mains sur les épis; nous le satisfîmes volontiers, dans le dessein de nous concilier son affection et celle des habitans. «Par ce serment, nous dit-il, que vous faites en ma présence sur ces deux substances d'eau et de pain, que le ciel a (p. 97) formées pour la conservation de tout ce qui existe au monde, il faut que vous me confessiez s'il est vrai que vous soyez des marchands étrangers qui vont à Nankin. À cette condition, nous vous accorderons la liberté de passer la nuit dans ce lieu, conformément à la charité que nous devons aux pauvres. Au contraire, si vous n'êtes pas tels que vous l'avez dit, je vous commande de la part du ciel de vous éloigner sur-le-champ, sous peine d'être mordus et dévorés par les dents du serpent qui fait sa demeure au fond de l'abîme enfumé.» Nous confirmâmes notre récit sans balancer. Aussitôt, se tournant vers le peuple qui l'accompagnait, il déclara qu'on pouvait nous traiter avec indulgence, et qu'il en accordait la permission. Nous fûmes conduits dans le village, et logés sous le portail du temple, où nous reçûmes en abondance tout ce qui était nécessaire à nos besoins.
»Ces exemples d'humanité nous rassurèrent beaucoup sur les dangers d'une longue route. Nous quittâmes Suzoanganée pour nous rendre à Chiangulay, qui n'est qu'à deux lieues; mais nous eûmes bientôt l'occasion de nous défier du jugement favorable que nous avions porté des Chinois. En approchant du lieu où nous comptions passer la nuit, nous nous reposâmes sous un arbre, où notre malheur nous fit trouver trois hommes qui gardaient un grand nombre de vaches, et qui ne virent (p. 98) pas onze étrangers sans être alarmés pour leur troupeau. Ils se mirent à pousser des cris qui firent sortir tous les habitans armés de bâtons et de pierres. Dans leurs premiers transports nous fûmes blessés de plusieurs coups; et cette chaleur n'ayant fait qu'augmenter à notre vue, parmi des furieux qui ne reconnaissaient point les traits du pays sur notre visage, ils nous lièrent les mains derrière le dos, et nous emmenèrent prisonniers dans le bourg. Nous faillîmes d'y être assommés. On nous plongea dans une citerne d'eau pourie, qui était remplie de sangsues. Nous y étions jusqu'à la ceinture, et pendant deux jours nous y restâmes sans aucune sorte d'alimens. Enfin le ciel amena de Suzoanganée un habitant qui nous y avait vus. Il apprit notre disgrâce; il fit honte à nos ennemis de nous avoir pris pour des voleurs; et, sur son témoignage, on nous délivra de notre prison, tout sanglans de la morsure des sangsues. Nous partîmes fort irrités, sans vouloir entendre les excuses par lesquelles on s'efforça de nous consoler.
»Le lendemain, après avoir passé la nuit sur un peu de fumier, nous découvrîmes du haut d'une colline, dans une grande plaine remplie d'arbres, une fort belle maison qui nous parut environnée de plusieurs tours, surmontées d'un grand nombre de girouettes dorées. Nous nous en approchâmes avec une sorte de respect. Bientôt nous vîmes arriver à (p. 99) cheval un jeune homme de seize ou dix-sept ans, accompagné de quatre valets de pied, qui portaient des oiseaux de proie sur le poing, et qui conduisaient une meute de chiens. Il s'arrêta pour nous demander qui nous étions. Nous satisfîmes sa curiosité par le récit de notre naufrage. Il parut sensible à nos infortunes; et, nous recommandant d'attendre ses ordres dans la première cour du château, il entra dans la seconde. Bientôt une vieille femme en robe fort longue, avec un chapelet pendu au cou, vint nous avertir que le fils du seigneur nous faisait appeler. Nous passâmes dans la seconde cour, qui était environnée d'un beau péristyle. Le frontispice était une grande arcade ornée de riches gravures, au milieu desquelles s'offrait un écusson d'armes suspendu par une chaîne d'argent. On nous fit monter un escalier fort large, qui nous conduisit dans une grande salle, où nos premiers regards tombèrent sur une femme d'environ cinquante ans, qui était assise sur un riche tapis. Elle avait à ses côtés deux fort belles filles, et, sous ses yeux un vénérable vieillard, couché sur un petit lit, qu'une des deux filles rafraîchissait d'un éventail. Près de lui était le jeune gentilhomme qui nous avait fait appeler; et plus loin, sur un autre tapis, neuf jeunes filles vêtues de damas blanc et cramoisi, qui s'occupaient d'un travail convenable à leur sexe. Nous nous mîmes à genoux devant le vieillard pour lui exposer notre situation. Il (p. 100) ordonna que nous fussions bien traités; et prenant occasion de nos disgrâces pour instruire son fils, il lui fit un discours fort touchant sur les misères humaines, et sur le bonheur qu'il avait d'en être à couvert par sa naissance et sa fortune. Ensuite, nous ayant fait donner trois pièces de toile de lin et quatre taëls en argent, il nous proposa de passer la nuit dans sa maison, parce que le jour était trop avancé pour nous mettre en chemin. Nous acceptâmes ses offres avec autant d'admiration que de reconnaissance pour une générosité dont les exemples sont rares en Europe.»
Ils continuent à voyager dans l'empire de la Chine, de pays en pays; mais n'ayant pu éviter une ville nommée Taïpol, ils y furent aperçus par un de ces intendans de justice que la cour envoie quelquefois dans les provinces, et saisis par son ordre comme des vagabonds qui pouvaient troubler la tranquillité publique. Il était arrivé dans ce canton quelques désordres dont ils furent accusés. Ils furent enfermés dans une étroite prison, où pendant vingt-six jours ils éprouvèrent les plus rigoureux traitemens. Cependant, comme le droit des sentences capitales n'appartient point aux tribunaux inférieurs, ils furent conduits par différens degrés jusqu'à la ville impériale, et condamnés enfin, suivant les usages du pays, à servir l'état en qualité d'esclaves pendant l'espace d'un an. Cette sévérité (p. 101) fut toujours accompagnée d'un mélange de douceur. Lorsqu'ils avaient été déchirés à coups de fouet dans leur prison, on les faisait passer dans des chambres plus commodes, où diverses personnes associées pour les exercices de charité, venaient panser leurs blessures, et ne leur refusaient aucune sorte de soulagement; mais les châtimens n'en étaient pas moins recommencés après leur guérison, et de onze qu'ils étaient encore, deux moururent dans cette alternative de caresses et de tourmens.
On les conduisit à Pékin, où ils restèrent deux mois, et le treize janvier 1544, en vertu d'une sentence du tribunal suprême, Pinto est mené avec ses compagnons dans la ville de Quansy, pour y servir pendant le temps auquel ils étaient condamnés. Il paraît qu'après avoir été justifiés des principales accusations, le seul crime qui leur attirait ce châtiment, était d'avoir pénétré dans l'intérieur de l'empire sans une permission de la cour. En arrivant à Quansy, un prince tartare, qui faisait sa résidence en cette ville, souhaita qu'ils lui fussent présentés, et, leur ayant fait diverses questions, ils les mit au nombre de quatre-vingts hallebardiers que l'empereur lui accordait pour sa garde. C'était une faveur du ciel, parce que cet emploi n'était pas pénible, et qu'outre la douceur de leur condition, ils étaient sûrs de la liberté à l'expiration du terme. Mais, tandis qu'ils attendaient une meilleure fortune et qu'ils vivaient entre eux (p. 102) avec une intelligence fraternelle, l'enfer, que Pinto accuse toujours de ses disgrâces, comme il fait honneur au ciel de toutes ses prospérités, leur fit trouver en eux-mêmes la source d'une infinité de nouveaux malheurs. Deux des neuf Portugais prirent querelle sur l'extraction des Mandureyras et des Fonsécas, deux illustres maisons de Portugal auxquelles ils étaient bien éloignés d'appartenir; et sans autre intérêt que celui de la dispute, ils s'échauffèrent tellement sur la prééminence de ces deux noms, qu'après s'être emportés à quelques injures, l'un donna un soufflet à l'autre, qui lui répondit par un coup de sabre, dont il lui abattit la moitié de la joue. Le blessé prit une hallebarde avec laquelle il perça le bras de son adversaire; les autres prenant parti, suivant leurs affections, dans un si ridicule démêlé, en vinrent aux mains à leur tour; et de neuf, sept furent dangereusement blessés. Ce combat ne manqua point d'attirer un grand nombre de spectateurs, entre lesquels le prince tartare accourut lui-même. Il fit saisir les Portugais, et leur ayant fait donner sur-le-champ trente coups de fouet qui furent plus sanglans que toutes leurs blessures, il ordonna qu'ils fussent enfermés dans un cachot souterrain, où ils demeurèrent chargés de chaînes l'espace de quarante-six jours. Rien ne leur fut plus sensible que les reproches qu'on leur fit essuyer. On leur répétait continuellement «qu'ils étaient sans crainte et sans connaissance du (p. 103) ciel, pires que des bêtes féroces, et sans doute d'un pays et d'une nation barbare, puisque avec un même langage et les mêmes usages, ils avaient été capables de se blesser et de s'entre-tuer sans raison; qu'ils méritaient d'être bannis du commerce des hommes, comme les plus dangereux serpens, et qu'ils devaient s'attendre d'être confinés dans les mines de Chabaquaï, de Sumbor ou de Lamau, lieux faits pour des monstres de leur espèce, et dans lesquels ils auraient le plaisir de hurler avec les animaux, qui n'étaient pas plus farouches et plus vils qu'eux.» Ce discours peut servir à faire connaître les idées des Chinois sur les qualités sociales et sur les lois de la police.
Ils parurent ensuite devant un tribunal fort majestueux, qui leur fit donner encore trente coups de fouet, mais qui les renvoya dans une prison plus douce, où ils passèrent deux mois entiers. Enfin, dans une fête publique, où l'usage est de faire beaucoup d'aumônes pour les morts, le prince se ressouvint d'eux avec quelques sentimens de pitié. Il leur fit grâce de la vie en faveur de leur misère et en qualité d'étrangers; mais ce ne fut que pour être conduits dans une forge de fer, et pour y être employés aux ouvrages les plus pénibles. Ils y passèrent six mois nus et presque sans nourriture. Une maladie dont ils furent tous attaqués, et dont on craignit la contagion, leur fit obtenir la liberté de sortir pour se faire (p. 104) traiter, et celle de mendier les nécessités de la vie jusqu'à leur guérison. Dans cette extrémité, ils promirent entre eux, par un serment solennel, de vivre en bonne intelligence et de reconnaître pour leur chef un des neuf, qui serait choisi chaque mois par les huit autres, avec le pouvoir de régler leur conduite. Cet ordre se soutint constamment et servit beaucoup à soulager leur misère. Ce choix étant tombé sur Christophe Borralho, sa prudence leur fit distribuer les emplois qui se rapportaient au bien commun. Deux furent chargés de mendier dans la ville, deux autres d'aller à l'eau et d'apprêter les alimens. Le reste devait s'employer à couper du bois dans une forêt voisine, non-seulement pour l'usage domestique, mais pour tirer quelque profit de ce qu'on pourrait vendre.
Ils étaient à Quansy depuis plus de huit mois, lorsqu'un mercredi, troisième jour de juillet 1544, un peu après minuit, il se répandit dans la ville un bruit et des mouvemens si terribles, qu'on aurait cru le monde au dernier moment de sa ruine. On était informé par des voies certaines que le khan de Tartarie venait fondre sur Pékin avec la plus nombreuse armée qu'on eût jamais vue depuis que les hommes s'entre-déchirent par des guerres[2]; et qu'un détachement de (p. 105) soixante-dix mille chevaux était déjà venu se poster dans la forêt de Malicataran, éloignée de Quansy d'environ deux lieues, sous la conduite d'un général tartare, ou nauticor, dont le dessein était apparemment d'attaquer la ville, où l'on pouvait arriver dans l'espace de deux ou trois heures. Le tumulte ne fit qu'augmenter le reste de la nuit. Au lever du soleil, les ennemis se firent voir avec une contenance effroyable. Ils étaient divisés en seize escadrons; leurs drapeaux écartelés de vert et de blanc, qui sont les couleurs du khan de Tartarie. Dans cet ordre, ils s'approchèrent des murailles en poussant des cris affreux; ils dressèrent plus de deux mille échelles qu'ils avaient apportées; et montant de toutes parts avec autant de légèreté que de courage, ils commencèrent un assaut si terrible, que toute la résistance des assiégés ne put les arrêter long-temps. Les portes furent enfoncées, et toute la ville fut bientôt remplie de ces barbares, qui firent main basse sur les habitans, sans distinction d'âge ni de sexe. Le massacre dura sept jours, après lesquels, s'étant contentés jusque-là d'enlever l'or et l'argent des maisons et (p. 106) des temples; ils achevèrent de les détruire par le feu.
Pinto n'explique pas par quel bonheur il évita la mort. Mais, étant tombé au pouvoir des vainqueurs avec ses huit compagnons, il laisse entendre que la qualité d'étrangers fit respecter leur vie. Les Tartares se mirent en marche vers Pékin. Deux jours après, s'étant souvenus, à la vue d'un château nommé Nixoamcou, qu'un de leurs partis y avait été taillé en pièces dans une embuscade des Chinois, ils résolurent de l'emporter par escalade. On commanda un détachement pour cette expédition, et toutes les mesures furent prises avec beaucoup de sagesse. Cependant les Chinois se défendirent si courageusement, qu'après avoir tué trois mille Tartares dans l'espace de deux heures, ils forcèrent leur général de faire sonner la retraite. Cet échec lui causa d'autant plus de chagrin, que les flèches chinoises étaient empoisonnées d'un suc fort subtil, qui rendait la guérison des blessés presque impossible, sans compter qu'il craignait la disgrâce du khan pour avoir sacrifié ses meilleures troupes dans une si légère occasion. Il pensait à renouveler l'assaut, dans la résolution de laver sa honte ou d'y périr lui-même; mais il s'éleva un murmure dans le camp, et les plus braves refusèrent de marcher sans une délibération générale du conseil. On s'assembla; l'affaire fut discutée avec une grande variété d'opinions. Pendant qu'on s'agitait, un officier (p. 107) de considération qui avait la garde des prisonniers, entendant raisonner les Portugais sur l'entreprise qui occupait toute l'armée, leur demanda si l'on faisait la guerre dans leur pays, et s'ils avaient de l'inclination pour les armes. Un d'entre eux, nommé George Mendez, répondit avec assez de vérité que toute leur vie s'était passée dans les combats, et que depuis l'enfance ils n'avaient pas eu d'autre profession. Si dans une si longue expérience, reprit le Tartare, vous aviez appris quelque moyen de prendre le château, il n'y a point de faveurs que vous ne puissiez attendre du général. Alors George Mendez, sans considérer à quoi sa présomption pouvait l'exposer, assura fort hardiment que, si le nauticor voulait s'engager au nom du khan, par un écrit signé de sa main, à le faire conduire avec ses compagnons dans l'île d'Aynan, pour retourner de là dans leur pays, il se croyait capable de lui faire aisément surmonter toutes les difficultés du siége. Cette offre fut reçue avidement de l'officier, qui se hâta d'en donner avis au général. Reprenons ici le récit de Pinto.
«Pendant qu'on informait le conseil du discours de Mendez, nous demeurâmes si surpris de son audace, qu'appréhendant déjà la vengeance des Tartares, nous lui reprochâmes amèrement de s'être rendu l'instrument de notre perte par des promesses que nous n'étions pas capables de remplir. Il nous répondit, avec une confiance qui augmenta notre admiration, (p. 108) qu'il serait bien étonnant que neuf Portugais exercés en effet depuis long-temps au métier des armes, et qui devaient trouver dans leur mémoire le souvenir d'une infinité d'exploits de leur nation, ne fussent pas mieux instruits que des barbares; qu'en joignant nos lumières et nos réflexions, il se promettait que nous leur ouvririons du moins quelque voie qu'ils ignoraient; et que peut-être nous suffirait-il de paraître un peu moins grossiers qu'eux pour obtenir une considération qui pouvait nous conduire à la liberté. Il ajouta, pour exciter notre courage, que, dans la misère où nous étions, notre vie ne méritait d'être conservée qu'autant qu'elle pouvait servir à nous procurer un meilleur sort.
»Nous commençâmes à le regarder d'un autre œil; et sa témérité nous parut une inspiration du ciel, qui voulait peut-être la rendre utile à notre délivrance. Le nauticor, n'étant pas satisfait du conseil, prêta volontiers l'oreille à l'offre de nos services, surtout lorsqu'il eut appris que nous étions d'une nation dont les conquêtes avaient fait du bruit dans les Indes. Il nous fit amener dans sa tente, chargé de chaînes comme nous l'étions encore. Les principaux officiers du camp étaient autour de lui, quoique la nuit fût fort avancée. Après diverses questions, auxquelles Mendez répondit avec assurance, il nous fit ôter une partie de nos liens; et, s'intéressant déjà pour notre conservation, il nous fit apporter (p. 109) quelques alimens, sur lesquels nous nous jetâmes avec une avidité qui parut le réjouir beaucoup. Un de ses officiers, jaloux peut-être de lui voir tant de confiance dans notre secours, lui dit, en raillant notre misère, «que quand sa bonté ne servirait qu'à nous délivrer de la faim, ce n'était pas l'employer inutilement; qu'elle nous empêcherait de mourir de langueur, et qu'elle lui vaudrait au moins mille taëls, qu'il tirerait de notre vente à Lançam.» Cette plaisanterie, qui fit rire assez long-temps les autres, parut peu lui plaire. Il continua de s'entretenir avec Mendez, et ne dissimula point qu'il était satisfait de ses réponses; il lui promit, non-seulement la liberté, mais toutes sortes d'honneurs et de bienfaits, s'il lui faisait emporter le château avec peu de perte. Mendez eut la prudence de lui dire qu'il ne pouvait s'expliquer sans avoir observé la place. Tout le monde loua ce langage; et ceux qui s'étaient défiés de nos offres en prirent une meilleure opinion.
»On nous fit passer le reste de la nuit dans une tente voisine, où nos craintes furent aussi vives que nos espérances. Mendez, apprenant que le général avait commandé trente hommes pour l'accompagner dans ses observations, demanda que ses compagnons fussent du nombre. Cette faveur nous fut accordée, mais sans armes, et toujours chargés d'une partie de nos chaînes. Après avoir observé la situation du château, sur laquelle nous tenions conseil en (p. 110) portugais pendant notre marche, nous conçûmes qu'étant environné d'un fossé plein d'eau, qui faisait sa principale défense, et que les Tartares avaient tenté inutilement de passer, nous pouvions le faire combler aisément de fascines, dont ils ne connaissaient pas l'usage, et qu'à l'aide de quelques attaques feintes qu'on formerait de divers côtés pour diviser les forces de la garnison, le véritable assaut qui se ferait par le passage que nous aurions ouvert ne pouvait manquer de succès. Cette délibération nous ayant peu coûté, on fut surpris de notre diligence, et plus encore de nous entendre assurer au nauticor que le château serait bientôt à lui, avec aussi peu de travail que de hasard. Il nous fit ôter aussitôt le reste de nos fers, et dans le mouvement de sa reconnaissance il jura qu'en arrivant à Pékin, il nous présenterait au khan pour nous faire recueillir les plus glorieux fruits de ses promesses.
»Mendez fut regardé à l'instant comme un second général dont toute l'armée devait reconnaître les ordres. Il donna un modèle de fascines, sur lequel on se hâta d'en faire un prodigieux nombre. Le nauticor étant informé seul de notre projet, les Tartares raisonnaient sur leur usage: les uns s'imaginaient que nous allions faire autour du fossé un feu immense, dont la flamme envelopperait la place et consumerait les assiégés. D'autres, qui sentaient l'impossibilité de cette entreprise, se figuraient (p. 111) que nous voulions élever sur les bords du fossé un rempart de bois, à la hauteur d'un mur, pour accabler les ennemis à cette distance par la multitude des flèches et des zagaies. Personne ne comprit que des fascines, dont chacune surnageait sur l'eau, pussent former par le nombre un poids capable de remplir le fossé à l'aide des traverses et de la terre qu'on y mêle. On ne devina pas mieux l'usage des paniers et des hoyaux que Mendez fit apporter des villages et des bourgs voisins, d'où la guerre avait fait fuir les habitans. Tout le jour fut employé à ces préparatifs. Mendez parut sans cesse à côté du nauticor, qui le comblait de faveurs. Nous crûmes remarquer dans sa contenance un air de fierté qui s'étendait jusqu'à nous, et que nous ne pûmes souffrir sans murmure. Qui sait, disions-nous, dans quelles nouvelles disgrâces sa témérité peut nous engager? Si son entreprise réussit mal, nous devons nous attendre à mourir par la vengeance des Tartares. S'il a le succès que nous désirons, il jouira de toute la faveur du khan, et notre plus grand bonheur sera peut-être de nous voir employés à le servir.
»Cependant toutes ses mesures furent prises avec tant de sagesse, que, dès le matin du jour suivant, l'armée fut mise en ordre de bataille, et divisée en plusieurs corps qui s'approchèrent des murs d'autant de côtés différens. Chaque division devait feindre de commencer son attaque avec aussi peu de (p. 112) précaution que celle du premier jour, tandis que le principal corps dont Mendez avait pris le commandement jetterait les fascines, et se hâterait de passer le fossé pour commencer brusquement l'escalade. Cette opération fut achevée avec tant de diligence, que l'ennemi reconnut à peine de quel danger il était menacé. Mendez fut le premier qui planta l'échelle au pied du mur. Nous y montâmes avec lui, dans la résolution de périr ou de signaler notre valeur. La résistance des assiégés fut d'abord assez vive; mais l'effroi dont ils furent bientôt saisis à la vue d'un si grand nombre de Tartares, qui ne cessaient pas de traverser le fossé sur nos traces, leur fit perdre le courage avec l'espérance. Nous plantâmes le premier drapeau sur la muraille. Le nauticor et ses principaux officiers, qui nous regardaient de l'autre bord, se disaient entre eux avec autant de joie que d'étonnement: «D'où nous vient ce merveilleux secours? Une armée de tels guerriers serait capable de conquérir la Chine et la Tartarie!»
»Le découragement des Chinois n'ayant fait qu'échauffer la furie du vainqueur, on vit presque aussitôt sur les murs plus de cinq mille Tartares qui forcèrent l'ennemi de se retirer, et le carnage devint si sanglant, qu'en moins d'une demi-heure dix mille Chinois périrent dans toutes les parties du château. Le nauticor ne perdit que cent vingt hommes. On lui ouvrit les portes avec les acclamations de la (p. 113) victoire. Il se rendit sur la place d'armes, accompagné de tous ses capitaines. Son premier soin fut d'y brûler les drapeaux chinois. Ensuite, faisant approcher Mendez, il joignit à l'éloge de sa conduite et de sa sagesse un présent de deux bracelets d'or. Nous reçûmes aussi des témoignages de son estime; mais la plus haute marque de considération, au jugement des Tartares, fut de nous faire manger à sa table dans le château même, théâtre de son triomphe. Après le festin, il souilla sa gloire par un excès de barbarie. Non-seulement il fit mettre le feu à la place avec quantité de cérémonies odieuses, mais, ayant fait couper la tête aux Chinois morts, il fit arroser de leur sang tous les lieux que la flamme avait ravagés. Lorsqu'il fut retourné à sa tente, il donna mille taëls à Mendez. Chacun des autres Portugais en reçut cent. Cette inégalité devint un nouveau sujet de murmures pour ceux qui se croyaient au-dessus de lui par la naissance, quoiqu'ils ne pussent désavouer que nous lui devions l'honneur et la liberté.
»Le nauticor leva son camp, et deux jours de marche, pendant lesquels il répandit la désolation sur ses traces, le firent arriver à deux lieues de Pékin. Il trouva sur le bord d'une rivière, nommée Palanxitau, un prince tartare qui venait le féliciter au nom du khan, et qui lui amenait un cheval richement équipé, du nombre de ceux que le khan montait pour faire son entrée dans la capitale de l'empire (p. 114) chinois. Cette cavalcade fut relevée par toutes les marques d'honneur qui pouvaient flatter son ambition. Il envoya les Portugais, sous la conduite d'un de ses gens, au quartier qu'il devait occuper, avec promesse de les présenter le lendemain au khan. Ce prince, auquel il parla d'eux le même jour, les jugea dignes de la liberté. Mais une faveur si juste, que le nauticor même s'empressa de leur annoncer, trouva des obstacles de la part d'un seigneur fort respecté, qui représenta combien il était important pour le bien public de ne pas laisser sortir du pays des étrangers dont on admirait le courage et les lumières. Il exagéra l'utilité qu'on pouvait tirer de leurs services, et ce qu'on devait craindre de leur habileté, si d'autres vues les faisaient passer dans le parti des Chinois. Le nauticor reconnut la force de ces raisons; cependant la fidélité qu'il devait à sa parole, et l'honneur du khan, qu'il ne crut pas moins engagé à tenir la sienne, lui firent refuser d'en faire l'ouverture à la cour. Il nous recommanda de nous tenir prêts le lendemain à recevoir ses ordres.
»Avec quelque distinction qu'on nous eût traités depuis le château de Nixoamcou, nous fûmes surpris de voir arriver à l'heure qu'il nous avait marquée neuf chevaux bien équipés, sur lesquels nous fûmes invités à monter pour nous rendre à sa tente. Il se mit dans une litière, autour de laquelle marchaient soixante hallebardiers pour sa garde, et six (p. 115) pages de sa livrée sur des chevaux blancs. Nous marchâmes après les pages. Ce cortége était fermé par une troupe de domestiques à pied, avec quantité de musiciens sur les ailes. En arrivant aux premières tranchées des tentes du khan, le nauticor sortit de sa litière pour demander au capitaine des portes la permission d'entrer. Nous descendîmes à son exemple. Ensuite, étant rentré dans sa litière, il s'avança par la première enceinte jusqu'à l'entrée d'une longue galerie où il nous ordonna de l'attendre. Nous y passâmes quelque temps à voir sauter et voltiger des bateleurs, qui nous causèrent peu d'admiration. Enfin le nauticor, reparaissant avec quatre pages, nous introduisit par divers appartemens intérieurs dans la chambre du khan.
»Après nous être avancés de dix ou douze pas dans la salle, nous fîmes notre compliment avec diverses cérémonies qu'on nous avait enseignées. Alors le khan dit au nauticor: «Demande à ces gens du bout du monde s'ils ont un roi, comment se nomme leur pays, et de combien il est éloigné de la Chine où je suis à présent.» Un de nous répondit «que notre pays se nommait Portugal, que nous avions un roi fort puissant, et que depuis sa capitale jusqu'à Pékin le voyage était de trois ans.» Cette réponse étonna beaucoup le khan, qui ne croyait pas le monde si vaste. Il se frappa trois fois la cuisse d'une baguette qu'il avait à la main, et levant les yeux vers le ciel, il témoigna (p. 116) son admiration par quelques mots dans lesquels il nomma les hommes de misérables fourmis. Ensuite, nous ayant fait signe d'approcher jusqu'au premier degré du trône, où quatorze rois étaient assis, il nous demanda du même air d'étonnement: «Combien? combien?» Nous lui répétâmes «trois ans.» Il voulut savoir pourquoi nous n'étions pas venus par terre plutôt que par mer, où les dangers étaient continuels. Nous répondîmes qu'ils étaient encore plus grands par terre dans une immense étendue de pays qui étaient peuplés de différentes nations. «Que veniez-vous donc chercher ici? ajouta le khan, et pourquoi vous exposez-vous à tant de périls?» Lorsque nous eûmes répondu à cette question, il demeura quelque temps en silence. Ensuite, branlant trois ou quatre fois la tête, il dit à ceux qui étaient près de lui «qu'il y avait sans doute beaucoup d'ambition et peu de justice dans notre pays, puisque nous venions de si loin pour conquérir d'autres terres.» Ce discours et la réponse d'un vieux seigneur auquel il était particulièrement adressé, excitèrent beaucoup d'applaudissemens. Ils furent interrompus par la musique qui dura quelques momens, et le khan passa dans une autre chambre, avec une jeune fille qui le rafraîchissait par le mouvement d'une sorte d'éventail. Le nauticor reçut ordre de demeurer; mais il nous fit dire de retourner à notre tente, et de nous reposer sur les (p. 117) bons offices qu'il nous rendrait auprès du khan.
»Cependant il se passa quarante-trois jours sans aucun changement dans notre sort. Le siége était poussé avec beaucoup de vigueur; mais les Chinois n'en apportaient pas moins à leur défense. Il s'était répandu dans le camp des maladies qui emportaient chaque jour quatre ou cinq mille hommes; et le débordement des deux rivières dont ce pays est arrosé rendait le transport des vivres extrêmement difficile. D'ailleurs l'hiver approchait, il faisait envisager d'autres obstacles qui commençaient à décourager les Tartares. On tint un conseil général, dans lequel on fit sentir au khan la nécessité de lever le siége pour sauver l'armée. Cette humiliation lui parut inévitable, lorsqu'il eut appris que depuis six mois et demi qu'il était devant la place, il avait perdu le tiers de ses troupes, et qu'une partie de son camp était inondée. Toute l'infanterie fut embarquée avec le reste des munitions, et le khan se mit en marche à la tête de trois cent mille chevaux, au lieu de six cent mille avec lesquels il était entré dans la Chine.
»Ses ravages continuèrent jusqu'à la grande muraille, qu'il repassa sans opposition à la porte de Singrachiran. De là, s'étant rendu à Panquinor, petite ville de ses états, qui n'était qu'à trois lieues de la muraille, il arriva le lendemain à Psipator, où il congédia ses troupes: son chagrin éclatait dans toutes ses résolutions. Il n'avait gardé que dix ou douze (p. 118) mille hommes, avec lesquels il s'embarqua si mécontent, qu'en arrivant six jours après à Lançam, il y descendit pendant la nuit, après avoir défendu toutes les marques de joie par lesquelles on voulait célébrer son retour: il n'était occupé que du siége de Pékin, qu'il voulait recommencer à l'entrée de la belle saison; il assembla les états de son empire; il forma de nouvelles ligues avec ses voisins. L'honneur qu'il nous faisait quelquefois de nous consulter semblait éloigner de jour en jour nos espérances de liberté. Nous prîmes le parti de presser le nauticor qui s'était rendu comme le garant de ses promesses. Il nous fit craindre d'autant plus de difficulté, que le khan lui avait proposé, depuis son retour, de nous attacher à son service par toute sorte de bienfaits. George Mendez ne s'était pas fait presser pour accepter un établissement. On commençait à se persuader que ses compagnons oublieraient aussi facilement leur patrie; et j'avais déjà remarqué que, dans cette idée, les Tartares nous traitaient avec plus de confiance et d'affection.
«Cependant le nauticor ne se crut pas moins engagé par sa parole à nous servir de tout son crédit. En nous promettant de parler de nous au khan, il nous dit que, pour le disposer mieux en notre faveur, il lui représenterait que nous avions en Europe des enfans orphelins qui ne pouvaient subsister sans notre secours, et qu'il ne doutait pas que ce (p. 119) motif ne fût capable de l'attendrir. Nous étions fort éloignés d'en attendre cet effet après tant d'exemples que nous avions eu de la dureté des Tartares, et nous eûmes occasion d'admirer ce mélange de tendresse et de férocité qui entre dans le caractère humain. Le nauticor ayant donné à notre demande le tour qu'il s'était proposé, le khan parut l'entendre avec quelque sentiment de pitié: «Eh bien! je suis fort aise qu'ils aient dans leur pays de si justes raisons d'abandonner mon service. Elles me font consentir plus volontiers à leur accorder ce que tu leur as promis en mon nom.» Nous étions derrière le nauticor, qui nous avait ordonné de le suivre. Le mouvement de notre joie nous fit baiser trois fois la terre, en disant dans le langage et le style du pays: «Que tes pieds se reposent sur mille générations, afin que tu sois seigneur de tous ceux qui habitent la terre!» Cette expression parut plaire au khan. Il dit aux seigneurs dont il était environné: «Ces gens parlent comme s'ils avaient été nourris parmi nous.» Alors jetant les yeux sur Mendez, qui était à côté du nauticor: «Et toi, dit-il, penses-tu aussi à nous quitter?» Mendez, qui s'était attendri à cette question, répondit: «Pour moi, seigneur, qui n'ai point de femme ni d'enfans à qui mon secours soit nécessaire, ce que je désire uniquement, c'est de servir votre majesté; et je ne donnerais pas ce bonheur pour celui d'être empereur de Pékin pendant (p. 120) mille ans.» Le khan lui marqua sa satisfaction par un sourire.
»Nous nous retirâmes avec une vive joie pour nous préparer au départ. Trois jours après, à la sollicitation du nauticor, sa majesté nous envoya deux mille taëls, et nous remit aux ambassadeurs qu'il envoyait à la cour d'Uzanguay, capitale de la Cochinchine. Enfin nous partîmes avec eux. George Mendez nous fit présent de mille taëls; libéralité qui ne pouvait l'appauvrir, parce qu'il en avait déjà six mille de rente. Il nous accompagna pendant le premier jour de notre voyage, sans pouvoir retenir ses larmes lorsqu'il envisageait l'éternel exil auquel il s'était condamné volontairement.
»Étant partis de Tuymicam le 9 mai 1545, nous arrivâmes le soir dans une ville nommée Guatypamear, célèbre par son université, où nous fûmes traités fort civilement sous la protection des ambassadeurs. Le lendemain nous allâmes passer la nuit à Puchanguim, petite ville, mais défendue par des fossés très-larges et par quantité de tours et de boulevards. Nous nous rendîmes le troisième jour dans une ville plus considérable, qui se nommait Euxellu.
»Cinq jours après, n'ayant pas cessé de suivre la rivière, nous arrivâmes à la porte d'un temple nommé Singuafatur, près duquel on voyait un enclos de plus d'une lieue de circuit, qui contenait cent soixante-quatre (p. 121) maisons longues et larges, ou plutôt autant de magasins remplis de têtes de morts. Hors de ces édifices, on avait formé de si grandes piles d'autres ossemens, qu'elles s'élevaient de plusieurs brasses au-dessus des toits. Un petit tertre qui s'élevait du côté du sud offrait une sorte de plate-forme où l'on montait par neuf degrés de fer, qui conduisaient à quatre portes. La plate-forme servait comme de piédestal à la plus haute, la plus difforme et la plus épouvantable statue que l'imagination puisse se représenter, qui était debout, mais adossée contre un donjon de forte pierre de taille. Elle était de fer fondu. Sa difformité n'empêchait point qu'on ne remarquât beaucoup de proportion dans tous ses membres, à l'exception de la tête, qui paraissait trop petite pour un si grand corps. Ce monstre soutenait sur ses deux mains une prodigieuse boule de fer. Nous demandâmes à l'ambassadeur de Tartarie l'explication d'un monument si bizarre. Il nous dit que ce personnage, dont, nous admirions la grandeur, était le gardien des ossemens de tous les hommes, et qu'au dernier jour du monde où les hommes devaient renaître, il nous rendrait à chacun les mêmes os que nous avions eus pendant notre première vie, parce que, les connaissant tous, il saurait distinguer à quels corps ils auraient appartenu: mais qu'à ceux qui ne lui rendaient pas d'honneurs, et qui ne lui faisaient pas d'aumônes sur la terre, il donnerait les os les plus pouris qu'il (p. 122) pourrait trouver, et même quelques os de moins, pour les rendre estropiés ou tortus. Après cette curieuse instruction, l'ambassadeur nous conseilla de laisser quelque aumône aux prêtres, et se fit honneur de nous en donner l'exemple. Les fables qu'il nous avait racontées excitèrent notre pitié; mais nous eûmes plus de foi pour son témoignage lorsqu'on nous assura que les aumônes qu'on faisait à ce temple montaient chaque année à plus de deux cent mille taëls, sans y comprendre ce qui revenait des chapelles et d'autres fondations des principaux seigneurs du pays. Il ajouta que l'idole était servie par un très-grand nombre de prêtres, auxquels on faisait des présens continuels en leur demandant leurs prières pour les morts dont ils conservaient les ossemens; que ces prêtres ne sortaient jamais de l'enclos sans la permission de leurs supérieurs, qu'ils nommaient chisangues; qu'il ne leur était permis qu'une fois l'an de violer la chasteté à laquelle ils s'étaient engagés, et qu'il y avait aussi des femmes destinées à cet office; mais que, hors de leurs murs, ils pouvaient se livrer sans crime à tous les plaisirs des sens.
»Nous continuâmes de descendre la rivière l'espace de quatre jours, pendant lesquels nous vîmes sur les deux bords quantité de villes et de grands bourgs. Notre premier séjour fut à Léchune, capitale de la religion tartare: on y voyait un temple somptueux accompagné (p. 123) de divers édifices qui contenaient les tombeaux de vingt-sept khans, ou empereurs de Tartarie. L'intérieur des chapelles était revêtu de lames d'argent, avec diverses idoles de même métal. À quelque distance du temple, vers le nord, on nous fit remarquer un enclos de vaste étendue, dans lequel il y avait alors deux cent quatre-vingts monastères, de l'un et de l'autre sexe, dédiés au même nombre d'idoles, où l'on nous assura qu'on ne comptait pas moins de quarante-deux mille personnes consacrées à la vie religieuse, sans y comprendre les domestiques qui étaient employés à leur service. Nous vîmes entre les édifices une infinité de colonnes de bronze, et sur chaque colonne une idole dorée. Un de ces monastères dédié à Quay-Frigau, c'est-à-dire au dieu des atomes du soleil, avait été fondé par une sœur du khan, veuve du roi de Pasna, que la mort de son mari avait portée à s'enfermer avec six mille femmes qui l'avaient suivie. Elle avait pris par humilité un nom tartare qui signifie balai de la maison de Dieu. Les ambassadeurs se firent un devoir de lui aller baiser les pieds: elle reçut ce témoignage de leur respect avec beaucoup de bonté; mais ayant jeté la vue sur nous, et s'étant informée qui nous étions, elle parut apprendre avec beaucoup d'étonnement, par le récit des ambassadeurs, que nous étions venus de l'extrémité du monde, et d'un pays dont les Tartares ne connaissaient pas le nom. Sa curiosité devint (p. 124) si vive, qu'elle nous arrêta long-temps: ses questions étaient spirituelles; elle raisonnait juste sur nos réponses; et dans la satisfaction qu'elle en reçut, elle déclara «que nous avions été nourris parmi des peuples plus éclairés que les Tartares.» Enfin, nous ayant congédiés avec des remercîmens fort civils, elle nous fit donner cent taëls.
»Arrivés à Fanaugrem, chez le roi de Cochinchine, l'ambassadeur lui parla de nous suivant ses instructions. La prière qu'il lui fit au nom du khan, de nous accorder les moyens de retourner dans notre patrie, fut reçue avec d'autant plus de bonté, qu'elle ne l'engageait qu'à nous faire conduire dans quelque port où nous eussions l'espérance de trouver un vaisseau portugais. Nous fîmes avec lui le voyage d'Uzangay. Il arriva le neuvième jour à Lingator, ville située sur une large et profonde rivière, où les vaisseaux se rassemblent en grand nombre. Son amusement dans cette route était la chasse, surtout celle des oiseaux, que ses officiers tenaient prêts dans les lieux de son passage. Il s'arrêtait peu, et souvent il passait la nuit dans une tente qu'il se faisait dresser au milieu des bois. En arrivant à la rivière de Baguetor, une des trois qui sortent du lac Famstir en Tartarie, il continua le voyage par eau jusqu'à Natibasoï, grande ville où il descendit sans aucune pompe pour achever le reste du chemin par terre.
»Pendant un mois entier que nous passâmes (p. 125) dans cette ville, nous fûmes témoins de quantité de fêtes; mais ces réjouissances barbares, et les offres par lesquelles on s'efforça de nous retenir à la cour ne nous firent pas manquer l'occasion d'un vaisseau qui partait pour les côtes de la Chine, d'où nous comptions pouvoir retourner facilement à Malacca. Nous mîmes à la voile le 12 janvier 1546, avec une extrême satisfaction d'être échappés à de si longues infortunes. Le nécoda, ou le capitaine de notre bord, avait ordre de nous traiter humainement et de favoriser toutes nos vues. Il employa sept jours à sortir de la rivière, qui a plus d'une lieue de largeur, et qui s'allonge par un grand nombre de détours. Nous observâmes sur ces deux rivières quantité de grands bourgs et plusieurs belles villes. La somptuosité des édifices, surtout celle des temples, dont les clochers étaient couverts d'or, et la multitude des vaisseaux et des barques qui paraissaient chargés de toutes sortes de provisions et de marchandises, nous donnèrent une haute idée de l'opulence du pays.
»Nous sortîmes enfin de la rivière, et treize jours de navigation nous firent arriver à l'île de Sancian, où les vaisseaux de Malacca relâchaient souvent dans leur passage; mais les derniers étaient partis depuis neuf jours. Il nous restait quelque espérance dans le port de Lampacan, qui n'est que sept lieues plus loin. Nous y trouvâmes en effet deux jonques (p. 126) malaïennes, l'une de Lugor, et l'autre de Patane, disposées toutes deux à nous prendre à bord; mais nous étions Portugais, c'est-à-dire d'une nation dont le vice est d'abonder dans son sens, et d'être obstinée dans ses opinions. Nos avis furent si partagés lorsqu'il était si nécessaire pour nous d'être unis, que dans la chaleur de cette contrariété nous faillîmes nous entre-tuer. Le détail de notre querelle serait honteux. J'ajouterai seulement que le nécoda d'Uzanguay, frappé de cet excès de barbarie, nous quitta fort indigné, sans vouloir se charger de nos messages ni de nos lettres, et protestant qu'il aimait beaucoup mieux que le roi lui fît trancher la tête que d'offenser le ciel par le moindre commerce avec nous. Notre mauvaise intelligence dura neuf jours, pendant lesquels les deux jonques, aussi effrayées que le nécoda, partirent après avoir rétracté leurs offres.
»Notre sort fut de demeurer dans un lieu désert, où le sentiment d'une misère présente et la vue d'une infinité de dangers eurent enfin le pouvoir de nous faire ouvrir les yeux sur notre folie. Dix-sept jours que nous avions déjà passés sans secours commençaient à nous faire regarder cette île comme notre tombeau, lorsque la faveur du ciel y fit aborder un corsaire nommé Samipocheca, qui cherchait une retraite après avoir été vaincu par une flotte chinoise. D'un grand nombre de vaisseaux, il ne lui en restait que deux, avec lesquels il s'était échappé. (p. 127) La plupart de ses gens étaient si couverts de blessures, qu'il fut obligé de s'arrêter pendant vingt jours à Lampacan pour les rétablir. Une cruelle nécessité nous força de prendre parti à son service. Il mit cinq d'entre nous dans l'une de ses jonques, et trois dans l'autre.
»Son intention était de se rendre dans le port de Lailou, à sept lieues de Chinchen et quatre-vingts de Lampacan. Nous commençâmes cette route avec un fort bon vent, et nous suivîmes pendant neuf jours la côte de Laman. Mais, vers la rivière du Sel, qui est à cinq lieues de Chabakaï, nous fûmes attaqués par sept jonques, qui, dans un combat fort opiniâtre, brûlèrent celle des deux nôtres où le corsaire avait mis cinq Portugais. Nous ne dûmes notre salut nous-mêmes qu'au secours de la nuit et du vent. Ainsi, dans le plus triste état nous fîmes voile devant nous pendant trois jours, à la fin desquels un impétueux orage nous poussa vers l'île de Lequios. Le corsaire, qui était connu du roi et des habitans, remercia le ciel de lui avoir procuré cet asile. Cependant il ne lui fut pas possible d'y aborder, parce qu'il avait perdu son pilote dans le dernier combat. Après vingt-sept jours de travail et de dangers, nous fûmes jetés dans une anse inconnue, où deux petites barques s'approchèrent aussitôt de notre jonque. Six hommes qui les montaient nous demandèrent ce qui nous avait amenés dans leur île. Samipocheca les reconnut à leur langue (p. 128) pour des Japonais; et, se faisant passer pour un marchand de la Chine qui cherchait l'occasion du commerce, il apprit d'eux que nous étions dans l'île de Tanixuma.
»Ils nous montrèrent dans l'éloignement la grande terre du Japon dont ils dépendaient. Ils nous promirent un accueil favorable de leur seigneur, auquel ils donnaient le titre de nautaquin; et remarquant le désordre de notre jonque, ils nous montrèrent un port du côté du sud, sous une grande ville qu'ils nommaient Miaï-Apima. Nous étions pressés par tant de besoins, que nous levâmes aussitôt l'ancre pour suivre leurs informations. Notre arrivée fut remarquée par quantité d'autres barques qui nous apportèrent des rafraîchissemens. Le corsaire ne prit rien sans en compter le prix. Avant la fin du jour, le nautaquin, ou le prince de l'île, vint à bord de notre jonque avec quantité de marchands et d'officiers qui apportaient des caisses pleines de lingots d'argent pour nous proposer des échanges. Ils ne s'approchèrent qu'après s'être assurés de la bonne foi du capitaine; mais, devenant bientôt libres et familiers, ils distinguèrent le visage des Portugais de celui des Chinois, et le nautaquin demanda curieusement qui nous étions. Samipocheca lui répondit que nous étions d'un pays qui se nommait Malacca, où nous étions venus, depuis plusieurs années, d'un autre pays nommé Portugal, dont le roi, suivant nos récits, avait son empire à l'extrémité (p. 129) du monde. Ce discours parut causer beaucoup d'étonnement au nautaquin. Il se tourna vers ses gens: «Je suis trompé, leur dit-il, si ces étrangers ne sont pas les Chinchi-Cogis, dont il est écrit dans nos livres que, volant par-dessus les eaux, ils subjugueront les terres où Dieu a créé les richesses du monde. Nous sommes heureux s'ils viennent parmi nous à titre d'amis.» Là-dessus il fit demander au nécoda, par une femme de Lequios, qui lui servait d'interprète, dans quel lieu il nous avait trouvés, et sous quel titre il nous amenait au Japon. Le nécoda répondit que nous étions d'honnêtes marchands qu'il avait trouvés à Lampacan, où nous nous étions brisés, et que la pitié lui avait fait prendre sur son bord. Ce témoignage parut suffire au nautaquin. Il se fit donner un siége sur lequel il s'assit près du pont, et la curiosité devenant sa passion la plus vive, il nous fit quantité de questions avec beaucoup d'empressement pour entendre nos réponses. En nous quittant, il nous proposa de lui faire quelque relation de ce grand monde où nous avions voyagé: marchandise, nous dit-il, qu'il achèterait plus volontiers que celles de notre vaisseau. Le lendemain, à la pointe du jour, il nous envoya une petite barque remplie de toutes sortes de rafraîchissemens, pour lesquels notre capitaine lui fit porter quelques pièces d'étoffes, avec promesse de descendre au rivage et de lui mener ses trois Portugais.
(p. 130) »Nous nous aperçûmes effectivement que cette aventure nous attirait plus de considération des Chinois, qui ne pensaient plus qu'à profiter de l'occasion pour réparer leur vaisseau et pour se défaire avantageusement de leurs marchandises. Ils nous prièrent d'entretenir le nautaquin dans l'opinion qu'il avait de nous. Leurs bienfaits devaient répondre à nos services. Nous descendîmes avec le nécoda et douze de ses gens. L'accueil que nous reçûmes augmenta beaucoup leurs espérances. Tandis que les principaux marchands du pays traitaient avec eux pour leurs marchandises, le nautaquin nous prit dans sa maison, et recommença fort curieusement à nous interroger sur tout ce que nous avions observé dans nos voyages. Nous nous étions préparés à satisfaire son goût, suivant le tour de ses demandes, plutôt qu'à nous assujettir fidèlement à la vérité. Ainsi, lorsqu'il voulut savoir s'il était vrai, comme il l'avait appris des Chinois et des Lequiens, que le Portugal était plus riche et plus grand que l'empire de la Chine, nous lui accordâmes cette supposition. Lorsqu'il nous demanda si le roi de Portugal avait conquis la plus grande partie du monde, comme on l'avait assuré, nous le confirmâmes dans une idée si glorieuse pour notre nation. Il nous dit aussi que le roi notre maître avait la réputation d'être si riche en or, qu'on lui attribuait deux mille maisons qui en étaient remplies jusqu'au toit. À cette folle imagination, nous répondîmes (p. 131) que nous ne savions pas exactement le nombre des maisons, parce que le royaume de Portugal était si grand, si riche et si peuplé, que le dénombrement de ses trésors et de ses habitans était impossible. Après deux heures d'un entretien de cette nature, le nautaquin se tourna vers ses gens, et leur dit avec admiration: «Assurément aucun des rois que nous connaissons sur la terre ne doit s'estimer heureux, s'il n'est vassal d'un aussi grand monarque que l'empereur du Portugal.» Ensuite, ayant laissé au nécoda la liberté de retourner à bord, il nous pressa de passer quelque temps dans son île. Nous y consentîmes avec la participation des Chinois. L'ordre fut donné pour nous préparer un logement commode, et nous fûmes logés pendant plusieurs jours chez un riche marchand qui n'épargna rien pour seconder les intentions de son prince.
»Le nécoda, n'ayant pas fait difficulté de débarquer toutes ses marchandises, profita fort heureusement, de notre faveur. Il nous avoua que, dans l'espace de peu de jours, un fonds d'environ deux mille cinq cents taëls en divers effets qui lui restaient de sa fortune lui en avait valu trente mille, et que toutes ses pertes étaient réparées. Comme nous étions sans marchandises, et par conséquent sans occupation, notre ressource, dans le temps que la curiosité du nautaquin nous laissait libres, était la chasse ou la pêche. Diégo-Zeimoto, (p. 132) l'un de mes deux compagnons, était le seul des trois qui fût armé d'une arquebuse. Il s'était attaché à la conserver soigneusement dans nos malheurs, parce qu'il s'en servait avec beaucoup d'adresse. Pendant les premiers jours on y avait fait d'autant moins d'attention, qu'il en avait fait peu d'usage, ou qu'il s'écartait pour la chasse; et, ne nous figurant pas que cette arme fût encore inconnue au Japon, il ne nous était pas tombé dans l'esprit qu'elle pût nous faire un nouveau mérite aux yeux des insulaires. Cependant, un jour que Zeimoto s'arrêta dans un marais voisin de la ville, où il avait remarqué un grand nombre d'oiseaux de mer, et où il avait tué plusieurs canards, quelques habitans, qui ne connaissaient pas cette manière de tirer, en eurent tant d'étonnement, que leur admiration alla bientôt jusqu'au nautaquin. Il s'occupait alors à faire exercer quelques chevaux. Son impatience le fit courir aussitôt vers le marais, d'où il vit revenir Zeimoto, son arquebuse sur l'épaule, accompagné de deux Chinois qui portaient leur charge de gibier. Il avait eu peine à comprendre les merveilles qu'on lui avait annoncées, et la vue d'une sorte de bâton qu'il voyait porter au Portugais ne suffisait pas pour l'en éclaircir. Lorsque Zeimoto eut tiré devant lui deux ou trois coups, qui firent tomber autant d'oiseaux, il parut d'abord effrayé, et dans sa première surprise il attribua ce prodige à quelque pouvoir surnaturel. Mais, après avoir (p. 133) entendu que c'était un art de l'Europe, qui dépendait du secret de la poudre, il tomba dans un excès de joie et d'admiration qui ne peut être représenté que par ses effets. Il embrassa Zeimoto avec transport; il le fit monter en croupe derrière lui; et, retournant à la ville dans cet état, il se fit précéder de quatre huissiers qui portaient des bâtons ferrés par le bout, et qui criaient par son ordre au peuple, dont la foule était infinie: «On fait savoir que le nautaquin, prince de cette île et seigneur de nos têtes, vous commande à tous d'honorer ce Chinchi-Cogis du bout du monde, parce que, dès aujourd'hui et pour l'avenir, il le fait son parent comme les jacarous qui sont assis près de sa personne, et quiconque refusera d'obéir à cet ordre sera condamné à perdre la tête.»
»Je demeurai assez loin derrière avec Christophe Borralho, qui était le troisième Portugais, tous deux dans la surprise d'un événement si singulier. Le nautaquin, étant arrivé au palais, prit Zeimoto par la main, le conduisit dans sa chambre, le fit asseoir à sa table; et pour le combler d'honneur, il ordonna que la nuit suivante on le fît coucher dans un appartement voisin du sien. Nous participâmes à cette faveur par les caresses et les bienfaits que nous reçûmes aussi du prince et des habitans.
»Zeimoto crut ne pouvoir mieux s'acquitter d'une partie de ces distinctions qu'en faisant (p. 134) présent de son arquebuse au nautaquin. Il choisit pour ce témoignage de reconnaissance un jour qu'il revenait de la chasse; après avoir tué quantité de colombes et de tourterelles, il lui offrit cet instrument qui lui donnait cet empire sur leur vie. Le prince lui fit compter sur-le-champ mille taëls; mais il le pria de lui apprendre à faire de la poudre, sans quoi l'arquebuse n'était qu'une pièce de fer inutile.
»Nous avions déjà passé vingt-trois jours dans l'île de Tanixuma, lorsqu'on avertit le nautaquin de l'arrivée d'un vaisseau du roi de Bungo, qui apportait avec plusieurs marchands un vieillard respectable auquel il se hâta de donner audience. Nous étions présens à cette cérémonie. Le vieillard, s'étant mis à genoux devant lui, avec quelques discours que nous ne pûmes entendre, lui offrit une lettre et un coutelas garni d'or. La lecture de cette lettre parut causer quelque embarras au nautaquin. Après avoir congédié celui qui l'avait apportée, il nous fit approcher de lui: «Mes bons amis, nous dit-il par la bouche de son interprète, je vous prie d'écouter le contenu de cette lettre que je reçois du roi de Bungo, mon seigneur et mon oncle. Je vous expliquerai ensuite ce que je désire de vous.» L'interprète nous fit entendre qu'Orgendono, roi de Bungo et de Facata, marquait à Hiascaran Goxo, nautaquin de Tanixuma, son gendre et son neveu, qu'ayant appris depuis peu de jours qu'il avait dans son île trois Chinchi-Cogis (p. 135) venus du bout du monde, gens de mérite et d'honneur, qui lui avaient parlé d'un autre monde plus grand que celui qu'on connaissait au Japon, et peuplé d'une race d'hommes dont ils lui avaient raconté des choses incroyables, il le priait très-instamment de lui envoyer un de ces trois étrangers pour le consoler dans les douleurs d'une longue maladie. Il ajoutait que, si notre inclination ne nous portait point à ce voyage, il s'engageait à nous renvoyer avec sûreté lorsque nous commencerions à nous ennuyer dans sa cour.
»Le nautaquin nous dit après cette explication que le roi de Bungo était non-seulement son oncle maternel, mais son père même, parce qu'il l'était de sa femme; et que, dans la passion qu'il avait de l'obliger, il conjurait l'un de nous d'entreprendre un voyage court et peu pénible; mais qu'il ne souhaitait pas que ce fût Zeimoto, qu'il avait adopté pour son parent, et dont l'éloignement le chagrinerait beaucoup avant qu'il eût appris de lui à tirer de l'arquebuse. Une invitation si douce et si polie nous pénétra de reconnaissance, Borralho et moi. Nous lui abandonnâmes le choix de celui des deux qu'il jugeait le plus convenable à ses vues. Il ne se détermina pas tout d'un coup; mais, après quelques momens de réflexion, il me nomma comme le plus gai, et par conséquent le plus propre au commerce des Japonais, qui ont naturellement l'humeur (p. 136) vive. «Borralho, nous dit-il avec la même civilité, plus sérieux et plus porté par la nature aux affaires graves, entretiendrait la mélancolie du malade au lieu de la dissiper.» J'arrivai à Bungo.
«Nous trouvâmes le roi au lit. Il me dit d'un air et d'un ton fort doux: «Ton arrivée ne m'est pas moins agréable que la pluie qui tombe du ciel n'est utile à nos campagnes semées de riz.» On m'expliqua ces termes; et leur nouveauté m'ayant causé de l'embarras, je demeurai quelques momens sans réponse. Le roi, regardant les seigneurs qui étaient autour de lui, leur dit «qu'il me croyait effrayé par la vue de sa cour; que je n'étais pas accoutumé à ce spectacle, et qu'il me fallait laisser le temps de m'apprivoiser.» Un excellent interprète que j'avais reçu du nautaquin me fit comprendre aussitôt le jugement qu'on portait de moi. Je rappelai toutes les forces de mon esprit pour citer un tas de figures asiatiques et de comparaisons où tous les animaux faisaient leur rôle, depuis l'éléphant jusqu'à la fourmi. Peut-être mon interprète y joignit-il ses propres idées: mais tous les courtisans marquèrent tant d'admiration pour cette ridicule harangue, que, battant des mains à la vue du roi, ils dirent à ce prince «qu'on n'avait jamais parlé avec une éloquence plus noble; qu'il n'y avait pas d'apparence que je fusse un marchand dont les notions se renfermaient dans les affaires du commerce, mais (p. 137) plutôt un bonze qui administrait les sacrifices au peuple, ou du moins quelque grand capitaine qui avait couru long-temps les mers.» Le roi parut si satisfait, qu'en imposant silence à tout le monde, et déclarant qu'il voulait être seul à m'interroger, il assura qu'il ne sentait plus aucune douleur. Le reine et les princesses ses filles, qui étaient assises près du lit royal, se mirent à genoux pour exprimer leur satisfaction. Elles remercièrent le ciel, en levant les mains et les yeux, des grâces qu'il accordait au royaume de Bungo.
«Alors le roi, m'ayant fait approcher plus près de sa tête, me pria de ne pas m'ennuyer de cette situation, parce qu'il souhaitait de me voir et de me parler souvent. Il me demanda si dans mon pays ou dans mes voyages je n'avais pas appris quelque remède pour sa maladie, surtout pour un fâcheux dégoût qui ne lui avait pas permis de manger depuis deux mois. Je me souvins que, dans la jonque d'où j'étais arrivé à Tanixuma, j'avais vu guérir diverses maladies par l'infusion d'un bois de la Chine, dont j'avais admiré la vertu. Ce secours que je lui proposai, et qu'il envoya demander sur-le-champ au nautaquin, répondit si parfaitement à mes espérances, que dans l'espace de trente jours il fut guéri de tous ses maux, dont le principal était une espèce de paralysie qui lui ôtait depuis deux ans le mouvement des bras. Après un service de cette importance, je me vis presqu'au même degré de faveur dans (p. 138) cette cour que Zeimoto à celle du nautaquin. Mon seul embarras était de répondre à mille questions bizarres qu'on me proposait continuellement; mais j'étais soulagé par la facilité avec laquelle on se contentait de mes plus frivoles explications. J'employais le reste du temps à m'instruire des usages du pays, à visiter les édifices ou à me donner le spectacle des fêtes et des amusemens. Le nautaquin ayant envoyé au roi quelques arquebuses de la fabrique de son île, l'impatience que tout le le monde eut bientôt d'apprendre à en tirer augmenta beaucoup mon crédit. Sans avoir l'habileté de Zeimoto, je m'attirai de l'admiration en tuant quelques petits oiseaux, et je fis valoir particulièrement mes connaissances pour la composition de la poudre. Les premiers seigneurs de la cour prenaient des leçons de moi: j'exagérais la nécessité de mon secours, et je n'accordais de la poudre aux plus empressés qu'avec beaucoup de ménagement. Mais cette conduite, quoique aussi sage en elle-même qu'utile au soutien de ma fortune, pensa devenir l'occasion de ma ruine.
«Un des fils du roi nommé Arichaudono, âgé de seize à dix-sept ans, m'ayant prié de lui apprendre à tirer, je différais de jour en jour à le satisfaire, dans la seule vue de lui faire attacher plus de prix à mes services. Cependant le roi son père, à qui il fit quelques plaintes de ce délai, me demanda plus de complaisance pour un fils qu'il aimait fort tendrement. (p. 139) Mes premières leçons ne furent remises qu'à l'après-midi du même jour; mais le jeune prince, ayant accompagné la reine sa mère dans un pèlerinage qu'elle fit pour la santé du roi, ne put venir chez moi que le lendemain. Il avait à sa suite deux jeunes seigneurs du même âge. Je m'étais endormi sur ma natte près des arquebuses et de la poudre. Comme il m'avait vu tirer plusieurs fois, il se fit un plaisir de me surprendre; et se hâtant de charger une arquebuse sans savoir quelle quantité de poudre il y fallait mettre, il eut l'imprudence de remplir le canon jusqu'à la moitié de sa hauteur. Il voulut tirer contre un oranger. Un des deux jeunes seigneurs alluma la mèche. Le coup partit, et m'éveilla: mais l'arquebuse ayant crevé par trois endroits, le malheureux prince fut blessé de deux éclats de fer, dont l'un lui emporta une partie du pouce. Je sortis à l'instant. Il était tombé sans connaissance. Les deux seigneurs prirent la fuite vers le palais en criant que l'arquebuse de l'étranger avait tué le prince.
«Cette affreuse nouvelle répandit une si vive alarme dans toute la ville, que la plupart des habitans se précipitèrent avec de grands cris vers ma maison; le roi même s'y fit apporter dans une espèce de fauteuil sur les épaules de quatre hommes; et la reine le suivit à pied, se soutenant sur les bras de deux femmes, et suivie des deux princesses ses filles, qui marchaient tout échevelées, avec un grand (p. 140) nombre d'autres dames. Dans mon premier saisissement, j'avais pris le prince entre mes bras, et je l'avais porté dans ma chambre, où je m'efforçais d'arrêter son sang et de rappeler ses esprits. On me trouva occupé de ces deux soins; mais la plupart des spectateurs qui me voyaient aussi couvert que lui de son propre sang, conclurent que je l'avais tué; et mille cimeterres que je vis briller autour de moi me firent connaître le sort auquel je devais m'attendre. Cependant le roi suspendit les effets de cette violence pour se faire expliquer la cause d'un si funeste accident, de peur, ajouta-t-il, que le crime ne fût venu de plus loin, et que je n'eusse été corrompu par les parens des traîtres qu'il avait condamnés depuis peu au dernier supplice. Malheureusement pour moi, la crainte avait fait fuir mon interprète, et cette circonstance était capable d'aggraver les soupçons. On le découvrit néanmoins après de longues recherches; il fut amené au roi, chargé de chaînes. Mais on m'avait déjà livré aux officiers de la justice qui m'avaient fait lier les mains, et qui commençaient à me traiter comme un coupable avéré. Le président était assis, les deux bras retroussés jusqu'aux épaules, tenant de la main droite un poignard rougi dans le sang du prince. J'étais à genoux devant lui, environné des autres officiers; et cinq bourreaux qui étaient derrière moi avec leurs cimeterres nus, semblaient n'attendre qu'un mot ou un signe pour l'exécution.
(p. 141) «Ces horribles préparatifs s'étaient fait apparemment pour l'interrogation, pendant que mon interprète avait été conduit devant le roi: il fut amené au tribunal. Mon épouvante redoubla lorsque je le vis paraître au milieu d'une troupe de gardes, les mains liées, aussi pâle, aussi tremblant que moi. On me fit diverses questions auxquelles je ne laissai pas de répondre avec toute la force de l'innocence. J'ignore quelle impression mes réponses firent sur mes juges; mais le ciel permit que le jeune prince, étant revenu d'un long évanouissement, souhaita de me voir; et qu'apprenant la rigueur avec laquelle j'étais traité, l'inquiétude de mon sort alla jusqu'à lui faire protester qu'il ne recevrait aucun secours, si je n'étais délivré sur-le-champ des mains de la justice. Un ordre du roi vint adoucir aussitôt la sévérité d'un inflexible tribunal. On m'ôta mes chaînes, et je fus conduit au palais, où le prince me fit des satisfactions et des excuses qui ne laissèrent rien à désirer pour ma justification. Il avait été pansé par quelques bonzes qui font l'office de médecins et de chirurgiens au Japon; mais la blessure était si dangereuse, qu'ils paraissaient douter eux-mêmes de leur méthode. Une longue expérience que je n'avais pu manquer d'acquérir dans un si grand nombre d'aventures militaires me fit rappeler la connaissance de quelques remèdes que j'avais vu employer avec succès. Je les proposai avec d'autant plus de confiance, que le jeune prince (p. 142) paraissait attendre de moi sa guérison. Le roi, qui croyait me devoir la vie et la santé, ne balança point à me confier le soin de son fils. Je m'armai de courage, et l'ayant prié de faire éloigner les bonzes, je fis sept points à la main droite, où me parut être la moins dangereuse des deux blessures: un bon chirurgien en eût peut-être fait beaucoup moins. À la tête, qui me causait le plus d'embarras, je n'en fis que cinq; après quoi j'y appliquai des étoupes, trempées dans des blancs d'œufs, avec de bonnes ligatures, telles que je les avais vu faire en mille occasions. Cinq jours après je coupai les points, et je continuai de panser les deux plaies. Vingt jours après, le prince se trouva si parfaitement guéri, qu'il ne lui resta qu'une petite cicatrice au pouce.
«Après cette dangereuse opération, je reçus du roi et de toute la cour des honneurs et des caresses qu'il me serait difficile de représenter. La reine et les princesses ses filles m'envoyèrent quantité d'étoffes de soie; les seigneurs me firent présent d'un grand nombre de cimeterres; on me compta de la part du roi six cents taëls; enfin cette dangereuse audace me valut plus de quinze cents ducats.
«Cependant mes réflexions sur le péril dont le ciel m'avait délivré, et l'avis que je reçus de mes compagnons, que le corsaire Samipocheca faisait ses préparatifs pour retourner à la Chine, me déterminèrent à demander au roi la permission de le quitter; il me l'accorda. (p. 143) Son affection se soutint jusqu'au dernier moment; il me donna une barque remplie de toutes sortes de provisions, et pour capitaine un homme de qualité avec lequel, étant parti de Foucheo un samedi matin, j'arrivai le vendredi suivant au port de Tanixuma.
«Quinze jours que nous passâmes encore dans cette ville donnèrent le temps au corsaire d'achever ses préparatifs; il fit voile enfin pour Liampo. Nous y arrivâmes heureusement. Les principaux habitans nous reconnurent et nous rendirent ce qu'ils croyaient devoir aux amis d'Antonio Faria. Cependant, paraissant étonnés de notre confiance pour les Chinois, ils nous demandèrent d'où nous étions venus, et dans quel lieu nous nous étions embarqués avec eux. Christophe Borralho leur apprit nos aventures. L'île de Tanixuma, le Japon et toutes les richesses que nous y avions admirées furent pour eux autant de nouvelles connaissances qu'ils reçurent avec étonnement. Dans la joie de cette découverte, ils ordonnèrent une procession solennelle, depuis l'église de Notre-Dame de la Conception jusqu'à celle de Saint-Jacques, qui était à l'extrémité de la ville. Ensuite la piété fit place à l'ambition; chacun s'empressa de tirer les premiers fruits de nos lumières. Il se forma divers partis qui mirent l'enchère à toutes les marchandises; et les marchands chinois profitèrent de cette fermentation pour faire monter le pico de soie jusqu'à cent soixante taëls. En moins de quinze (p. 144) jours, neuf jonques portugaises qui se trouvaient au port de Liampo furent prêtes à faire voile, quoiqu'en si mauvais ordre, que la plupart n'avaient pas d'autres pilotes que les maîtres mêmes, qui n'avaient aucune connaissance de la navigation.
«Elles partirent dans cet état malgré les fâcheuses circonstances de la saison et du vent. L'avidité du gain ne connaissait aucun danger. Je fus moi-même un des malheureux qui se laissèrent engager dans ce fatal voyage. Le premier jour nous gouvernâmes comme à tâtons entre les îles et la terre ferme. Mais vers minuit une affreuse tempête nous ayant livrés à la fureur du vent, nous échouâmes sur les bancs de Gaton, où, des neuf jonques, deux seulement eurent le bonheur d'échapper. Les sept autres périrent avec plus de six cents hommes, entre lesquels on comptait cent quarante des principaux Portugais de Liampo. Cette perte en marchandises fut estimée plus de trois cent mille ducats.
«J'avais le bonheur de me trouver dans une des deux autres jonques. Nous suivîmes la route que nous avions commencée jusqu'à la vue de l'île de Lequios, où nous fûmes battus d'un si furieux vent de nord-est, que nos deux bâtimens furent séparés pour ne se revoir jamais. Dans l'après-midi, le vent s'étant changé à l'ouest-nord-ouest, les vagues s'élevèrent si furieusement, qu'il devint impossible d'y résister. Notre capitaine, qui se nommait (p. 145) Gaspard Mello, voyant la proue entr'ouverte, et plus de neuf pieds d'eau dans la jonque résolut, de concert avec les officiers, de couper les deux mâts; mais tous les soins qui furent employés à cette opération n'empêchèrent point que le grand mât, dans sa chute, n'écrasât cinq Portugais; spectacle pitoyable, et qui acheva de nous ôter les forces. La tempête ne faisant qu'augmenter, nous nous vîmes forcés de nous abandonner aux flots jusqu'à l'arrivée des ténèbres, où toutes les autres parties de notre bâtiment commencèrent à s'ouvrir. Nous passâmes la nuit dans cette horrible situation. Vers le jour, nous touchâmes sur un banc, où du premier choc la jonque fut mise en pièces, avec des circonstances si déplorables, que soixante-deux hommes y perdirent la vie, les uns noyés, les autres écrasés sous la quille.
«Entre tant de malheureux, nous demeurâmes sur le sable au nombre de vingt-quatre, sans y comprendre quelques femmes. Aux premiers rayons du jour, nous reconnûmes la grande île de Lequios. Nous étions blessés presque tous par le froissement des coquilles et des cailloux du banc. Après nous être recommandés à Dieu avec beaucoup de larmes, nous marchâmes dans l'eau jusqu'à l'estomac. Ensuite, traversant quelques endroits à la nage, nous employâmes cinq jours à nous approcher de la terre, sans aucune nourriture que les herbes qui nous étaient apportées par (p. 146) les flots. Nous arrivâmes au rivage; il était couvert de bois, où nous trouvâmes d'autres herbes assez semblables à l'oseille, qui furent notre unique ressource pendant trois jours. Le quatrième, nous fûmes aperçus par un insulaire qui gardait quelques bestiaux, et qui se mit à courir aussitôt vers une montagne voisine pour donner l'alarme aux habitans d'un village dont nous n'étions éloignés que d'un quart de lieue. Bientôt nous vîmes paraître environ deux cents hommes, qui s'étaient rassemblés au bruit des tambours et des cornets. Leurs chefs étaient à cheval au nombre de quatorze. Ils vinrent droit à nous, et quelques-uns se détachèrent pour nous observer. Lorsqu'ils nous virent sans armes, presque nus, la plupart à genoux, pour invoquer le secours du ciel, et deux femmes déjà mortes de misère, ils furent touchés d'une si vive compassion, qu'étant retournés vers ceux qui les suivaient, ils les firent arrêter avec défense de nous causer aucun mal. Cependant ils revinrent à nous, accompagnés de six hommes de pied, qui étaient les officiers de leur justice, et nous ayant exhortés à ne rien craindre, parce que le roi des Lequiens était un prince juste et plein de pitié pour les misérables, ils nous firent lier trois à trois pour nous conduire à leurs habitations. Nous étions moins rassurés par leurs discours qu'effrayés par un traitement si rigoureux. Il nous restait trois femmes, qui tombèrent pâmées de faiblesse (p. 147) et de crainte. Quelques insulaires les prirent entre leurs bras, et les portaient tour à tour; ce qui n'empêcha point que dans la marche il n'en mourût deux, qui furent laissées en proie aux bêtes féroces, dont nous avions vu paraître un grand nombre. Après avoir marché jusqu'au soir, nous arrivâmes dans un bourg d'environ cinq cents feux, que nous entendîmes nommer Cypantor. Là, nous fûmes enfermés dans un grand temple, dont les murailles étaient fort hautes et sans aucun ornement, sous une garde de plus de cent hommes, qui, avec des cris mélés au son des tambours, nous veillèrent pendant toute la nuit.
«Le lendemain on nous fournit assez abondamment du riz, du poisson et divers fruits de l'île. La charité des habitans alla même jusqu'à nous donner quelques habits; mais un courrier du broquen, c'est-à-dire au premier officier de l'état, apporta vers le soir un ordre de nous conduire à Pungor, ville éloignée de sept lieues. Cette nouvelle causa beaucoup de mouvement dans le bourg, comme si les habitans eussent réclamé quelque droit qu'on prétendît violer. On dressa plusieurs mémoires qui furent envoyés au broquen par son courrier. Cependant quelques officiers et vingt hommes à cheval, qui arrivèrent le jour suivant, nous enlevèrent sans opposition. Nous nous arrêtâmes le soir dans une ville nommée Gondexilau, où l'on nous fit passer la nuit dans (p. 148) un cachot, et nous arrivâmes le lendemain à Pungor.
»Trois jours après nous parûmes devant le broquen, dans une grande salle où nous le trouvâmes assis sous un dais fort riche, environné de six huissiers avec leurs masses, et de plusieurs gardes qui portaient de longues pertuisanes damasquinées d'or et d'argent. Il nous fit diverses questions auxquelles nous répondîmes avec autant de bonne foi que d'humilité. Notre infortune le toucha si vivement, malgré quelques apparences de sévérité, qu'ayant recueilli nos réponses, il y mêla des réflexions favorables, par lesquelles il combattit les fausses idées que quelques Chinois avaient fait prendre de nous. Cependant nous continuâmes d'être resserrés pendant deux mois. Le roi, faisant gloire de son zèle pour la justice, envoya secrètement un homme de confiance, qui, prenant avec nous la qualité de marchand étranger, employa beaucoup d'adresse à nous faire confesser notre profession, et la vérité de nos desseins. Mais nos explications furent si simples et les témoignages de notre douleur si naturels, que cet espion en parut attendri jusqu'à nous faire un présent de trente taëls et de six sacs de riz. Il y a beaucoup d'apparence qu'il en avait reçu l'ordre du roi; et nous apprîmes du geôlier que ce prince était résolu de nous rendre la liberté.
»Nous étions dans cette douce espérance lorsque l'arrivée d'un corsaire chinois, à qui (p. 149) le roi donnait une retraite dans son île, à condition d'entrer en partage du butin, nous replongea dans un horrible danger. C'était un des plus grands ennemis de notre nation, depuis un combat que les Portugais lui avaient livré au port de Laman, et dans lequel ils lui avaient brûlé deux jonques. La faveur dont il jouissait, non-seulement à la cour de Lequios, mais dans l'île entière, où ses brigandages faisaient entrer continuellement de nouvelles richesses, disposa le roi et ses sujets à recevoir les inspirations de sa haine. Aussitôt qu'il eut appris notre malheur et qu'on pensait à nous renvoyer absous, il nous chargea des plus noires accusations. Les Portugais étaient des espions qui venaient observer les forces d'un pays sous le voile du commerce, et qui profitaient de leurs lumières pour passer tous les habitans au fil de l'épée. Ces discours répandus sans ménagement, et confirmés avec audace, firent tant d'impression sur l'esprit du roi, qu'après avoir révoqué les ordres qu'il avait déjà donnés en notre faveur, il nous condamna, sur de nouvelles instructions, au supplice des traîtres, c'est-à-dire à nous voir démembrés en quatre quartiers, qui devaient être exposés dans les places publiques. Cette sentence, qu'il porta sans nous avoir entendus, fut envoyée au broquen, avec ordre de l'exécuter dans quatre jours. Elle pénétra aussitôt jusqu'à nous, et dans la consternation d'un sort si déplorable, nous ne pensâmes qu'à nous disposer à la mort.
(p. 150) »Si j'ai quelquefois donné le nom de miracles aux secours que j'ai reçus du ciel dans l'extrémité du danger, c'est ici que je dois faire admirer le plus éclatant de ses bienfaits. De plusieurs Portugaises qui avaient trouvé la fin de leur misérable vie depuis notre naufrage, il en restait une, femme d'un pilote qui était prisonnier avec nous, et mère de deux enfans qu'une malheureuse tendresse lui avait fait prendre à bord. Un sentiment de pitié pour elle et pour deux innocens avait porté une dame de la ville à la loger dans sa maison, et cet asile était devenu pour nous une source de bienfaits, que nous avions partagés continuellement avec son mari. On lui apprit notre malheur; elle fut si frappée de cette nouvelle, qu'étant tombée sans connaissance, elle demeura long-temps comme insensible; mais, rappelant ses esprits, elle se déchira si cruellement le visage avec les ongles, que ses joues se couvrirent de sang. Ce spectacle attira toutes les femmes de la ville, et la compassion devint un sentiment général. Après quelques délibérations, elles convinrent d'écrire une lettre en commun à la reine, mère du roi, pour lui représenter que nous étions condamnés sans preuves et sur la simple foi d'un ennemi. Elles lui rendaient compte de notre véritable histoire, et des raisons qui portaient le corsaire à la vengeance. L'aventure de la Portugaise, sa situation et celle de ses enfans, ne furent pas oubliées. Cette lettre, signée de cent femmes, (p. 151) les principales de la ville, fut envoyée par la fille du mandarin de Comanilau, gouverneur de l'île de Banca, qui est au sud de Lequios. On fit tomber le choix sur elle, parce qu'elle était nièce de la première dame d'honneur de la reine. Elle partit pour Bintor, où le roi faisait sa résidence, à six lieues de Pungor, accompagnée de deux de ses frères et de plusieurs gentilshommes de la première distinction.
»Nous fûmes avertis du secours que la Providence nous avait donné, et nous ne cessâmes point de prier le ciel pour le succès d'un voyage auquel notre vie ou notre mort étaient attachées. Le roi se laissa fléchir à l'occasion d'un songe qui l'avait disposé à recevoir les sollicitations de la reine-mère. Les lettres de grâces arrivèrent à Pungor le jour marqué pour le supplice. Elles nous furent apportées par le broquen même, qui avait toujours gémi de l'injustice de notre sentence, et qui parut presque aussi sensible que nous à cette heureuse révolution. Il nous mena dans son propre palais, où toutes les dames de la ville vinrent se réjouir de leur ouvrage, et s'en crurent bien payées par nos remercîmens. Pendant quarante-six jours que nous passâmes encore dans l'île pour attendre l'occasion de la quitter, elles se disputèrent le plaisir de nous traiter dans leurs maisons, et nous y reçûmes tout ce dont nous avions besoin avec tant d'abondance, que nous emportâmes chacun la (p. 152) valeur de cent ducats. La Portugaise, qui méritait le premier rang dans notre reconnaissance, en eut plus de mille, accompagnés d'une infinité de présens qui dédommagèrent son mari de toutes ses pertes. Enfin le broquen nous fit obtenir place dans une jonque chinoise qui partait pour Liampo, après avoir fait donner au capitaine des cautions pour notre sûreté.
»En arrivant à Liampo, nous trouvâmes les Portugais de cette ville dans l'affliction de leur perte. Nous étions le malheureux reste de leur flotte. Cette considération nous attira beaucoup de caresses. Divers négocians m'offrirent de l'emploi dans leurs comptoirs ou dans leurs jonques; mais j'étais rappelé par mes désirs à Malacca, où j'espérais que mon expérience me tiendrait lieu de mérite, et ferait employer mes services avec plus de distinction. Je m'embarquai dans le navire d'un Portugais nommé Tristan de Goa. Notre navigation fut heureuse. Je m'applaudis extrêmement de mon retour en apprenant que don Pédro Faria commandait encore à Malacca. Le désir qu'il avait toujours eu de contribuer à ma fortune, échauffé par la mémoire du brave Antonio Faria son parent, et par le récit de nos aventures, lui fit chercher l'occasion de m'occuper utilement avant que le terme de son gouvernement fût expiré.
»Il me proposa d'entreprendre le voyage de Martaban, d'où l'on tirait alors de grands (p. 153) avantages, dans la jonque d'un nécoda mahométan, nommé Mahmoud, qui avait ses femmes et ses enfans à Malacca. Outre les profits que je pouvais espérer du commerce, je me trouvai chargé de trois commissions importantes: l'une de conclure un traité d'amitié avec Chambaïnha, roi de Martaban, dont nous avions beaucoup d'utilité à tirer pour les provisions de notre forteresse; la seconde, de rappeler Lancerot Guerreyra, qui croisait alors avec cent hommes dans quatre fustes sur la côte de Ténasserim, et dont le secours était nécessaire aux Portugais de Malacca, qui se croyaient menacés par le roi d'Achem; la troisième de donner avis de cette crainte aux navires de Bengale pour leur faire hâter leur départ et leur navigation. Je m'engageai volontiers à l'exécution de ces trois ordres, et je partis un mercredi 9 de janvier. Le vent nous favorisa jusqu'à Poulo-Pracelar, où le pilote fut quelque temps arrêté par la difficulté de passer les bancs qui traversent tout ce canal jusqu'à l'île de Sumatra. Nous n'en sortîmes qu'avec beaucoup de peine pour nous avancer vers les îles de Sambillon, où je me mis dans une barque fort bien équipée, qui me servit pendant douze jours à visiter toute la côte des Malais, dans l'espace de cent trente lieues jusqu'à Jonsala. J'entrai dans les rivières de Barruhas, de Salangar, de Panagim, de Queda, de Parlès, de Pandan, sans y apprendre aucune nouvelle des ennemis de notre nation. (p. 154) Mahmoud, que je rejoignis après cette course, nous fit continuer la même route pendant neuf jours, et le vingt-troisième de notre voyage, il se trouva forcé de mouiller dans la petite île de Pisanduray, pour s'y faire un câble. Nous y descendîmes dans la seule vue de hâter cet ouvrage. Son fils m'ayant proposé d'essayer si nous pourrions tuer quelques cerfs, dont le nombre est fort grand dans cette île, je pris une arquebuse, et je m'enfonçai dans un bois avec lui. Nous n'eûmes pas fait cent pas que nous découvrîmes plusieurs sangliers qui fouillaient la terre; et nous en étant approchés à la faveur des branches, nous en abattîmes deux. La joie de cette rencontre nous fit courir vers eux sans précaution. Mais notre horreur fut égale à notre surprise lorsque, dans le lieu même où ils avaient fouillé, nous aperçûmes douze corps humains qui avaient été déterrés, et quelques autres à demi mangés.
L'excès de la puanteur nous força de nous retirer, et le jeune Maure jugea seulement que nous devions avertir son père, dans la crainte qu'il n'y eût autour de l'île quelque corsaire qui pouvait fondre sur nous et nous égorger sans résistance, comme il était arrivé mille fois à des marchands par la négligence des capitaines. Le vieux nécoda était homme prudent: il envoya faire aussitôt la ronde dans toutes les parties de l'île. Il fit embarquer les femmes et les enfans, avec le linge à demi-lavé, (p. 155) pendant qu'avec une escorte de quarante hommes armés d'arquebuses et de lances, il alla droit où nous avions trouvé les corps. La puanteur ne lui permit pas d'en approcher; mais un sentiment de compassion lui fit ordonner à ses gens d'ouvrir une grande fosse pour leur donner la sépulture. En leur rendant ce dernier devoir, on aperçut aux uns des poignards garnis d'or, aux autres des bracelets de même métal. Mahmoud, pénétrant aussitôt la vérité, me conseilla de dépêcher sur-le-champ ma barque au gouverneur de Malacca pour lui apprendre que ces morts étaient des Achémois qui avaient été défaits vraisemblablement près de Ténasserim, dans la guerre qu'ils avaient faite au roi de Siam. Il m'expliqua les raisons qu'il attachait à cette idée. Ceux, me dit-il, auxquels vous apercevez des bracelets d'or sont infailliblement des officiers d'Achem, dont l'usage est de se faire ensevelir avec tous les ornemens qu'ils avaient dans le combat; et, pour ne m'en laisser aucun doute, il fit déterrer jusqu'à trente-sept cadavres auxquels on trouva seize bracelets d'or, douze poignards fort riches et plusieurs bagues. Nous conclûmes qu'après leur défaite les Achémois étaient venus enterrer leurs capitaines dans l'île de Pizanduray. Ainsi le hasard nous fit trouver un butin de plus de mille ducats, dont Mahmoud se saisit, sans y comprendre ce que ses gens eurent l'adresse de détourner. À la vérité, il le paya fort cher par les maladies que l'infection (p. 156) répandit dans son équipage, et qui lui enlevèrent quelques-uns de ses plus braves soldats. Pour moi, je me hâtai de faire partir ma barque pour informer don Pedro Faria de la route que j'avais suivie, et des conjectures du nécoda.
»Avec ce nouveau motif de confiance, nous remîmes plus librement à la voile vers Ténasserim, où j'avais ordre de chercher plus particulièrement Lancerot Guerreyra. Nous passâmes à la vue d'une petite île nommée Poulo-hintor, d'où nous vîmes venir une barque qui portait six hommes pauvrement vêtus. Ils nous saluèrent avec des témoignages d'amitié auxquels nous répondîmes par les mêmes signes; ensuite ils demandèrent s'il y avait quelques Portugais parmi nous. Le nécoda leur ayant répondu qu'il y en avait plusieurs à bord, ils parurent se défier d'un mahométan, et leur chef le pria de leur en faire voir un ou deux sur le tillac. Je ne fis pas difficulté de me montrer. Ils n'eurent pas plus tôt reconnu l'habit de ma nation, qu'étant passés dans la jonque avec de vives marques de joie, ils me présentèrent une lettre que le chef me pria de lire avant toute autre explication. Elle était signée de plus de cinquante Portugais, entre lesquels étaient les noms de Guerreyra et des trois capitaines de son escadre. Ils assuraient tous les Portugais qui liraient cet écrit: «Que l'honorable prince qui l'avait obtenu d'eux était roi de l'île et nouvellement converti à la foi chrétienne; (p. 157) qu'il avait rendu de bons offices à tous les Portugais qui avaient relâché sur ces côtes, en les avertissant de la perfidie des Achémois, et qu'il avait servi depuis peu à leur faire remporter sur ces infidèles une victoire considérable dans laquelle ils leur avaient pris une galère, quatre galiotes et cinq fustes, après leur avoir tué plus de mille hommes. Ils priaient tous les capitaines, par les plaies de Notre Seigneur Jésus-Christ et par les mérites de sa sainte passion, d'empêcher qu'on ne lui fît aucun tort, et de lui donner au contraire toute l'assistance qu'il méritait par ses services et par sa foi.»
»Je fis au roi[3] d'Hintor quelques offres de ma personne; car mon pouvoir était fort borné pour d'autres secours. Cependant, après m'avoir appris qu'un de ses sujets mahométans l'avait chassé du trône et réduit à la misère dont j'étais témoin, il me jura que sa disgrâce n'était venue que de son attachement pour le christianisme et de son affection pour les Portugais. Quelques braves chrétiens, ajouta-t-il, auraient suffi pour le rétablir dans ses petits états, surtout depuis que le tyran se croyait si bien affermi dans son usurpation, qu'il n'avait pas plus de trente hommes pour sa garde. Ce récit n'ayant pu lui procurer de moi que (p. 158) des vœux impuissans, il réduisit les siens à me prier de le prendre avec moi, dans la seule vue de mettre du moins son salut à couvert; et pour récompense, il m'offrit de me servir le reste de ses jours en qualité d'esclave.
»Mon cœur ne résista point à ce discours. Je lui recommandai de ne pas faire connaître sa religion devant le nécoda, qui était mahométan comme son ennemi; et m'étant informé de toutes les circonstances qui pouvaient faciliter un dessein que le ciel m'inspira, je représentai si vivement à Mahmoud combien il lui serait glorieux de rétablir un prince infortuné, et quel mérite il se ferait aux yeux du gouverneur en servant un ami des Portugais, qu'il ne m'opposa que les difficultés d'une si grande entreprise. J'étais armé contre cette objection. D'ailleurs son fils, qui avait été nourri parmi les Portugais de Malacca, s'offrit à vérifier par ses yeux les forces de l'usurpateur. Nous disposâmes Mahmoud à faire une descente avec toutes les siennes, qui consistaient en quatre-vingts hommes bien armés.
»Nous descendîmes au rivage à deux heures après minuit. Le fils du nécoda, conduit par le prince détrôné, n'eut pas de peine à se saisir de quelques insulaires qui confirmèrent le récit de leur ancien maître, et qui parurent prêts à nous seconder. Nous recueillîmes de leurs discours que l'île n'était habitée que par des pêcheurs, et nous apprîmes que la garde actuelle de leur nouveau maître n'était que de (p. 159) cinquante hommes, mais faibles et si mal pourvus d'armes, que la plupart n'avaient que des bâtons pour leur défense. Un éclaircissement si favorable nous fit négliger les précautions. À la pointe du jour, le fils du nécoda forma l'avant-garde avec quarante hommes, vingt desquels étaient armés d'arquebuses, et les autres de lances et de flèches. Le père suivait avec trente soldats, et portait une enseigne que Pedro de Faria lui avait donnée à son départ, sur laquelle était peinte une croix qui devait servir à le faire reconnaître des vaisseaux de notre nation pour vassal de la couronne portugaise. Nous arrivâmes dans cet ordre au pied d'une mauvaise enceinte de bamboux qui couvrait quelques cabanes, auxquelles on donnait le nom de palais ou de château. Les ennemis se présentèrent avec de grands cris qui semblaient nous annoncer une forte résistance; mais la vue d'un fauconneau dont nous nous étions pourvus, et le bruit de quelques coups d'arquebuse leur firent prendre aussitôt la fuite. Nous les poursuivîmes jusqu'au sommet d'une colline, où nous jugeâmes qu'ils ne s'étaient arrêtés que pour combattre avec plus d'avantage. Leur intention, au contraire, était de composer pour leur vie; mais, apprenant qu'ils étaient les principaux partisans de l'usurpateur, nous les tuâmes à coups d'arquebuses et de lances, sans en excepter plus de trois, qui se firent connaître pour chrétiens. De là nous descendîmes dans un village composé de cabanes (p. 160) fort basses et couvertes de chaume, où nous trouvâmes soixante-quatre femmes avec leurs enfans, qui se mirent à crier: «Chrétiens! chrétiens! Jésus! Jésus! sainte Marie!» Ces témoignages de christianisme me firent prier le nécoda de les épargner. Cependant il me fut impossible de sauver leurs cabanes du pillage. Il ne s'y trouva pas la valeur de plus de cinq ducats; car l'île était si pauvre, que les plus riches de l'un ou de l'autre sexe n'avaient pas de quoi couvrir leur nudité. Ils ne se nourrissaient que de poissons qu'ils prenaient à la ligne. Cependant ils étaient si vains, que chacun se nommait roi de la pièce de terre qui environnait sa cabane; et nous comprîmes que tout l'avantage de celui que nous rétablissions sur le trône était d'avoir quelques champs un peu plus étendus. Nous le remîmes en possession de sa femme et de ses enfans, que son ennemi avait réduits à l'esclavage.
»Cette expédition n'ayant coûté qu'un peu de poudre au nécoda, nous rentrâmes dans notre jonque pour faire voile vers Ténasserim, où je me promettais de rencontrer Guerreyra et son escadre. Il y avait déjà cinq jours que nous tenions cette route, lorsque nous découvrîmes un petit bâtiment que nous prîmes d'abord pour une barque de pêcheurs. Il ne s'éloignait pas, et nous profitâmes de l'avantage du vent pour le joindre. Notre dessein était de prendre langue sur les événemens, et de nous assurer de la distance des ports. Mais nous étant approchés (p. 161) à la portée de la voix, et ne voyant personne qui se présentât pour nous répondre, nous y envoyâmes une chaloupe avec ordre d'employer la force. Elle n'eut pas de peine à remorquer une très-petite barque qui paraissait abandonnée aux flots. Nous y trouvâmes cinq Portugais; deux morts et trois vivans, avec un coffre et trois sacs remplis de tangues et de larins, qui sont des monnaies d'argent du pays, un paquet de tasses et d'aiguières d'argent, et deux grands bassins de même métal. Après avoir pris un état de toutes ces richesses, et les avoir déposées entre les mains du nécoda, je fis passer les trois Portugais dans la jonque; mais, quoiqu'ils eussent la force de monter à bord et de recevoir mes bons traitemens, je les gardai deux jours entiers sans en pouvoir tirer un seul mot. Enfin, la bonté des alimens les ayant fait sortir de cette espèce de stupidité, ils se trouvèrent en état de m'expliquer la cause de cet accident. L'un était Christophe Doria, qui fut nommé dans la suite au gouvernement de San-Thomé; un autre se nommait Louis Taborda, et le troisième Simon de Brito, tous gens d'honneur; et connus par le succès de leur commerce, qui étaient partis de Goa dans le vaisseau de Georges Manhez pour se rendre au port de Chatigam. Ils s'étaient perdus au banc de Rakan par la négligence de la garde. De quatre-vingt-trois personnes qui étaient à bord, dix-sept s'étaient jetées dans une petite barque. Ils (p. 162) avaient continué leur route le long de la côte, avec l'espérance de s'avancer jusqu'à la rivière de Cosmin, au royaume de Pégou, et d'y rencontrer le vaisseau de la gomme laque du roi, ou quelque marchand qui retournerait aux Indes. Mais ils avaient été surpris par un vent d'ouest, qui dans l'espace d'une nuit leur avait fait perdre la terre de vue. Ainsi, se trouvant en pleine mer sans voiles, sans rames, et sans aucune connaissance des vents, ils avaient passé seize jours dans cette situation, avec le secours de quelques vivres qu'ils avaient sauvés. L'eau leur avait manqué. Cette privation, d'autant plus dangereuse qu'il leur restait encore de quoi satisfaire leur faim, en avait fait périr douze, que les autres avaient jetés successivement dans les flots. Enfin les trois qui étaient demeurés vivans n'avaient pas eu la force de rendre le même service aux derniers morts.
»Nous continuâmes heureusement notre navigation jusqu'à Ténasserim, d'où nous prîmes par Touay, Merguim, Juncay, Pullo, Camude et Vagarru, sans y rencontrer les cent Portugais que j'avais ordre de chercher. Cependant j'appris avec joie, dans cette dernière place, qu'ils avaient battu quinze fustes d'Achem; et je crus les conjectures de Mahmoud bien confirmées. Le bruit s'était répandu que la ville de Martaban était assiégée par le roi de Brama avec une armée de sept cent mille hommes, et que Guerreyra s'était engagé au (p. 163) service de Chambaïna, avec ses quatre fustes et tous les Portugais qu'il avait pu rassembler. Quoique cette nouvelle me parût encore incertaine, je ne balançai point à faire tourner mes voiles vers Martaban, dans l'espérance du moins de recevoir des informations plus sûres aux environs de cette ville. Neuf jours nous firent arriver à la barre: il était deux heures de nuit. Après avoir jeté l'ancre dans une profonde tranquillité, nous entendîmes plusieurs coups d'artillerie qui commencèrent à nous causer de l'inquiétude. Mahmoud fit assembler le conseil. On conclut qu'il y avait peu de danger à s'avancer prudemment dans la rivière. Nous doublâmes à la pointe du jour le cap de Mounay, d'où nous découvrîmes la ville de Martaban.
»Elle nous parut environnée d'un grand nombre de gens de guerre, et les rives étaient bordées d'une multitude infinie de bâtimens à rames. Nous ne voguâmes pas moins jusqu'au port, où nous entrâmes avec beaucoup de précaution. Le nécoda donna les signes ordinaires de paix et de commerce. Nous vîmes bientôt venir à nous un vaisseau fort bien équipé, qui portait six Portugais, dont la vue nous causa beaucoup de joie. Ils nous apprirent que l'armée du roi de Brama était réellement composée de sept cent mille hommes qu'il avait amenés dans une flotte de mille sept cents navires à rames, entre lesquels on comptait cent galères; que les Portugais, ayant promis (p. 164) leurs services au roi de Martaban, avaient abandonné ses intérêts par des raisons qui n'étaient connues de leur chef, et qu'ils avaient pris parti pour le roi de Brama; qu'ils étaient au nombre de sept cents sous les ordres de Jean Cayero; qu'entre les principaux officiers je trouverais Lancerot Guerreyra et ses trois capitaines, et qu'étant chargé des ordres de don Pedro Faria, je ne devais attendre d'eux que des civilités et des caresses; qu'à l'égard des Achémois, dont le gouverneur de Malacca se croyait menacé, sa crainte n'étant fondée que sur le départ de cent trente vaisseaux qui étaient venus d'Achem sous la conduite de Bijaya Sora, roi de Pedir, ils m'assuraient que cette redoutable flotte avait été défaite par l'armée de Sornau, avec perte de soixante-dix bâtimens et de six mille hommes, sans compter la ruine de quinze fustes qui étaient tombées entre les mains de Guerreyra; que dix ans ne suffiraient pas aux Achémois pour réparer leur disgrâce; enfin que Malacca était sans danger, et que les troupes portugaises étaient inutiles au gouverneur.
»Je me rendis à terre pour recevoir les mêmes explications de Cayero. Il était retranché à quelque distance de la ville, sans aucune communication avec les assiégés, mais sans traité avec leurs ennemis, c'est-à-dire moins en apparence pour prendre part aux événemens que pour les observer. Je lui présentai l'ordre du gouverneur. Il me tint le (p. 165) même langage. Je le priai de m'en donner une déclaration par écrit. Les circonstances n'offrant rien qui dût m'arrêter, j'attendis le départ du nécoda, qui profitait habilement de l'occasion pour exercer un commerce avantageux dans les deux camps. Son délai, qui dura quarante-six jours, me rendit témoin d'une horrible catastrophe.
»Il y avait déjà plusieurs mois que le siége de Martaban était poussé avec beaucoup de vigueur. Les assiégés s'étaient défendus courageusement; mais, n'ayant reçu aucun secours, ils se trouvaient si affaiblis par le fer, par la faim et par les maladies, que, de cent trente mille soldats qu'on avait comptés dans la ville, et qui faisaient les principales forces du royaume, il n'en restait que cinq mille. Le roi, ne prenant plus conseil que de son désespoir, fit faire successivement trois propositions à l'ennemi. Il lui offrit d'abord, pour l'engager à lever le siége, trente mille bisses d'argent, qui valaient un million d'or, et soixante mille ducats de tribut annuel. Cette tentative ayant été rejetée, il proposa de sortir de la ville, à la seule condition de se retirer librement dans deux vaisseaux avec sa femme et ses enfans. Le roi de Brama, qui en voulait non-seulement à ses trésors, mais à sa personne, ne parut pas plus sensible à cette offre. Enfin le malheureux Chambaïna proposa, pour sa liberté et celle de sa famille, de lui abandonner sa couronne et le trésor du roi (p. 166) son prédécesseur, qu'on faisait monter à trois millions d'or. Cette promesse n'ayant pas été mieux reçue, il perdit toute espérance de composition avec un ennemi si cruel. Les Portugais devinrent son unique ressource, du moins pour se garantir du danger qui le menaçait personnellement. Il leur dépêcha un homme de leur nation, nommé Paul de Seixas, qui était attaché depuis long-temps à sa cour, avec une lettre pour Cayero, dans laquelle il offrait de soumettre ses états au roi de Portugal, et de lui livrer la moitié de ses trésors. Mais l'envie des principaux Portugais du conseil, qui s'imaginèrent que Cayero profiterait seul des richesses de ce prince, sinon en les faisant passer dans ses coffres, du moins en les portant seul au roi de Portugal, qui ferait tomber sur lui toutes ses récompenses, et qui lui prodiguerait les comtés et les marquisats, ou qui croirait ne pouvoir s'acquitter parfaitement, s'il ne le nommait vice-roi des Indes, fit manquer une si belle occasion d'enrichir Lisbonne des dépouilles de Martaban. Ces perfides conseillers représentèrent combien il était dangereux d'offenser le roi de Brama, qui pourrait employer tout d'un coup sept cent mille hommes à sa vengeance contre une poignée de Portugais. Ils déclarèrent même à Cayero, que, s'il n'abandonnait la pensée d'assister le roi de Martaban, ils se croiraient obligés, pour leur propre sûreté, d'en avertir le vainqueur, et de sauver par cette voie les (p. 167) meilleures troupes que le roi de Portugal eût aux Indes.
»Cayero, forcé de renvoyer Seixas avec un refus, écrivit une lettre civile à Chambaïna pour se justifier par de faibles excuses. Nous apprîmes que ce malheureux prince, dans la douleur de perdre une ressource qu'il avait réservée pour la dernière, était tombé sans connaissance après avoir lu cette réponse, et qu'en revenant à lui, il s'était frappé plusieurs fois le visage, avec les regrets les plus touchans de sa misérable fortune et des plaintes amères de l'ingratitude des Portugais. Il eut la générosité de congédier Seixas, en l'exhortant à chercher un protecteur plus heureux, et ce ne fut pas sans lui avoir fait de riches présens. Il lui laissa aussi la liberté d'emmener une jeune et belle fille de sa cour, dont il avait eu deux enfans, et qu'il épousa depuis à Coromandel. Seixas revint au camp cinq jours après, et nous attendrit beaucoup par ce récit.
»Chambaïna connut qu'il ne lui restait plus d'espérance. Il rassembla tous ses officiers; et dans ce conseil général, on prit la résolution de donner la mort à tous les êtres vivans qui n'étaient pas capables de combattre, et de faire un sacrifice de ce sang à Quaï-Nivandel, dieu des batailles. On devait jeter ensuite dans la mer tous les trésors du roi, et mettre le feu à la ville. Après ces trois exécutions, ceux qui se trouvaient en état de porter les armes étaient déterminés à fondre sur les ennemis (p. 168) pour chercher la mort, ou pour s'ouvrir un passage. Mais un des trois généraux de l'état, préférant l'opprobre à cette glorieuse fin, se jeta la nuit suivante avec quatre mille hommes dans le camp des Bramas. Le reste des troupes, qui ne montait pas à deux mille, parut si découragé par cette désertion, que, dans la crainte de voir ouvrir les portes de la ville ou d'être livré à l'ennemi, Chambaïna prit enfin le parti de se rendre volontairement.
»Le lendemain à six heures du matin, nous vîmes paraître sur les murs un étendard blanc, qui fut regardé comme le signe de la soumission. Un homme à cheval s'approcha des portes. On lui demanda les sauf-conduits ordinaires. Ils furent envoyés sur-le-champ par deux officiers bramas qui demeurèrent en otages dans la ville. Alors Chambaïna fit porter à son ennemi, par un prêtre âgé de quatre-vingts ans, une lettre écrite de sa propre main. Elle contenait l'offre de s'abandonner à sa clémence avec sa femme, ses enfans, son royaume et tous ses trésors, sans autre condition que la liberté de passer le reste de sa vie dans un cloître. Le roi de Brama répondit aussitôt par une autre lettre qu'il oubliait les offenses passées, et que son dessein était d'accorder au roi de Martaban un état et des revenus dont il serait satisfait. Cette promesse n'était qu'une trahison. Cependant elle fut publiée dans le camp avec beaucoup de réjouissances.
»Dès le lendemain on vit briller tous les préparatifs (p. 169) du triomphe. Le roi fit dresser dans son quartier quatre-vingt-six tentes d'une richesse admirable, dont chacune fut environnée de trente éléphans. Toute l'armée fut rangée dans un fort bel ordre; et les étrangers ayant été avertis de prendre les postes qui leur seraient assignés, Cayero ne put se dispenser d'en accepter un avec tous ses Portugais. Il se trouva placé à l'avant-garde, qui n'était pas éloignée de la porte par laquelle Chambaïna devait sortir. On comptait plus de quarante nations qui étaient rangées successivement depuis ce lieu jusqu'au quartier du roi, derrière lequel tous les Bramas s'étaient rangés pour sa garde.
»Un coup de canon qu'on tira vers midi fut le signal auquel nous vîmes ouvrir les portes de la ville. Trois cents éléphans armés commencèrent la marche: ils étaient suivis d'une partie des détachements bramas qui avaient été envoyés la veille pour prendre possession des principaux postes; ensuite venaient tous les seigneurs qui s'étaient trouvés dans la ville, et qui partageaient l'infortune de leur maître. Huit ou dix pas après eux, on voyait le raulin de Mounaï, ce prêtre qui avait apporté au camp la soumission de Chambaïna. Il était chef de tous les autres prêtres, et pontife suprême de la nation. Immédiatement après lui, on portait dans une litière Nhaï-Canatou, fille du roi de Pégou, que les Bramas avaient dépouillé aussi de ses états, et femme de Chambaïna. (p. 170) Elle avait près d'elle quatre petits enfans, deux garçons et deux filles, dont le plus âgé n'avait pas plus de sept ans. Sa litière était environnée de trente ou quarante femmes, le visage penché vers la terre, et les larmes aux yeux. On voyait ensuite certains moines du pays qui vont pieds nus et la tête découverte. Ils tenaient en main une sorte de chapelet, et, marchant en fort bon ordre, ils récitaient dévotement leurs prières. Quelques-uns aussi s'employaient à consoler les femmes, et leur jetaient de l'eau sur le visage lorsqu'elles manquaient de force. Ce spectacle, qui se renouvelait souvent, aurait attendri des cœurs plus durs que le mien. Une garde de gens de pied venait après les femmes et les moines. Cinq cents Bramas suivaient à cheval pour servir de gardes à Chambaïna, qui marchait au milieu d'eux sur un petit éléphant.
»Il avait demandé le plus petit, comme un symbole de son mépris pour le monde, et de la pauvreté dans laquelle il se proposait de passer le reste de sa vie. Il était vêtu d'une assez longue robe de velours noir, pour marquer son deuil; sa barbe, ses cheveux et ses sourcils étaient rasés, et, dans le vif sentiment de son infortune, il s'était fait mettre une corde au cou, pour se présenter au vainqueur avec cette marque d'humiliation; il portait sur son visage l'impression d'une si profonde tristesse, qu'il était impossible de le voir sans verser des larmes. Son âge était d'environ (p. 171) soixante-deux ans; il avait la taille haute, l'air grave et sévère, et le regard d'un prince généreux.
»Aussitôt qu'il fut entré dans une grande place, qui était devant la porte de la ville, il s'éleva un si grand cri des femmes, des enfans et des vieillards qui s'étaient rassemblés dans ce lieu pour le voir passer, qu'on les aurait crus tous dans les plus douloureux tourmens, ou près de recevoir le coup de la mort. Ce bruit funeste recommença six ou sept fois. La plupart de ces misérables se déchiraient le visage, ou se frappaient à coups de pierres, avec si peu de pitié pour eux-mêmes, qu'ils en étaient tout sanglans: les Bramas mêmes ne pouvaient retenir leurs pleurs. Ce fut dans cette place que la reine s'évanouit deux fois. Chambaïna descendit de son éléphant pour l'encourager, et, la voyant sans aucune marque de vie, quoiqu'elle ne cessât point de tenir ses enfans embrassés, il se mit à genoux près d'elle. Là, tournant ses regards vers le ciel, il passa quelques momens en prières; ensuite, soit que les forces lui manquassent à lui-même, ou qu'il fût emporté par la violence de sa douleur, il se laissa tomber sur le visage près de la reine sa femme. À ce spectacle, l'assemblée, qui était innombrable, recommença tout d'un coup à pousser un si horrible cri, que toutes mes expressions ne sont pas capables de le représenter. Chambaïna, s'étant relevé, jeta lui-même de l'eau sur le visage de sa femme, et lui rendit d'autres soins (p. 172) qui lui rappelèrent les sens. L'ayant prise alors entre ses bras, il employa pour la consoler des termes si tendres et si religieux, qu'on les aurait admirés dans la bouche d'un chrétien.
»On lui accorda près d'une demi-heure pour ce triste office. Il remonta sur son éléphant, et la marche continua dans le même ordre. Lorsque, étant sorti de la ville, il fut arrivé à l'espèce de rue qui était formée par deux files de soldats étrangers, ses yeux tombèrent sur les Portugais, qu'il reconnut à leurs colletins de buffle, à leurs toques garnies de plumes, et surtout à leurs arquebuses sur l'épaule. Il découvrit au milieu d'eux Cayero, vêtu de satin incarnat, et tenant en main une pique dorée, avec laquelle il faisait ouvrir le passage. Cette vue le toucha si sensiblement, qu'il refusa d'aller plus loin, et que le capitaine de la garde fut obligé de faire quitter leur poste aux Portugais[4].
(p. 173) «On ne cessa plus de marcher jusqu'à la tente du vainqueur, qui attendait son captif avec une pompe royale. Chambaïna, paraissant devant lui, se prosterna d'abord à ses pieds. On s'attendait à lui voir prononcer quelque discours convenable à son sort, mais la douleur et la confusion lui lièrent apparemment la langue; il laissa cet office au raulin de Mounaï, qui, ne se contentant pas d'exhorter le vainqueur à la clémence, lui représenta la vicissitude des fortunes humaines, et le rappela même à l'heure de la mort, où la justice du ciel s'exerce sur tous les hommes. Le roi de Brama parut touché de son discours: il ne balança point à faire espérer des grâces et des bienfaits; cependant son cœur avait peu de part à cette promesse. Chambaïna fut mis sous une garde sûre, et la reine sa femme ne fut pas gardée moins étroitement.
«Entre les motifs qui avaient attiré tant d'étrangers dans l'armée des Bramas, on faisait (p. 174) beaucoup valoir l'espérance du pillage, que le roi leur avait promis sans exception. Cependant, sous prétexte de se faire amener tranquillement Chambaïna, mais en effet pour se donner le temps d'enlever ses trésors, il avait mis de fortes gardes à toutes les portes de la ville, avec défense, sous peine de la vie, d'en accorder l'entrée sans sa participation. Après le jour du triomphe, il trouva des prétextes pour en laisser passer deux autres, pendant lesquels il mit à couvert les principales richesses de Martaban, et quatre mille hommes y furent employés. Ensuite s'étant rendu de grand matin sur une colline qui se nomme Beidao, à deux portées de fauconneau de la ville, il fit lever la défense aux portes. Alors un coup de canon, qui fut le dernier signal, livra la malheureuse ville de Martaban à l'emportement d'un nombre infini de soldats, qui n'épargnèrent pas plus la vie que les richesses des habitans. Le pillage dura trois jours et demi, après lesquels on y mit le feu, qui la consuma jusqu'aux fondemens. On m'assura que le nombre des morts montait à soixante mille hommes, et celui des prisonniers à quatre-vingt mille.
«Quelques jours après on vit paraître sur la même colline une multitude de gibets, dont vingt étaient de la même hauteur, et les autres un peu moins élevés. Ils étaient dressés sur des piles de pierre entourées de grilles, au-dessus desquelles on avait placé des girouettes dorées. Cent Bramas y faisaient la garde à (p. 175) cheval. Plusieurs tranchées qui formaient d'autres enceintes étaient bordées d'enseignes tachées de gouttes de sang. Ce nouveau spectacle paraissant annoncer quelque événement qui n'était pas connu de l'armée, j'eus la curiosité d'y courir avec cinq autres Portugais. Nous entendîmes d'abord un bruit extraordinaire qui venait du camp des Bramas. Tandis que nous en cherchions la cause, nous vîmes sortir du quartier du roi cent éléphans armés et quantité de gens de pied qui furent suivis de quinze cents Bramas à cheval. À cette cavalerie succéda un gros de trois mille hommes d'infanterie, armés d'arquebuses et de lances, au milieu desquelles nous découvrîmes cent quarante femmes liées quatre à quatre, avec un grand nombre de moines du pays qui les consolaient par leurs exhortations. Toutes ces infortunées étaient femmes ou filles des principaux capitaines de Chambaïna, et la plupart n'étaient âgées que de dix-sept à vingt-cinq ans. Nous admirâmes leur blancheur et leur beauté; mais elles étaient si faibles, que plusieurs tombaient évanouies presqu'à chaque pas. Derrière elles nous vîmes paraître douze huissiers avec leurs masses d'argent, qui précédaient Nhaï-Canatou, reine de Martaban. Quatre hommes portaient ses enfans autour d'elle. Après cette princesse, marchaient deux files de soixante moines, priant dans leurs livres, la tête baissée et les yeux baignés de larmes. Ils étaient suivis d'une procession (p. 176) de trois au quatre cents enfans, nus jusqu'à la ceinture, portant des cierges à la main et des cordes au cou, qui faisaient retentir l'air de leurs cris et de leurs gémissemens. On nous dit qu'ils n'étaient pas destinés au supplice, et qu'ils n'accompagnaient la reine et ses dames que pour invoquer le ciel en leur faveur. Cette marche était fermée par une autre garde d'infanterie, et par cent éléphans armés comme les premiers.
»Lorsque ces misérables victimes furent entrées dans l'enceinte des échafauds, six huissiers à cheval publièrent leur sentence. Elle portait, «qu'étant filles ou femmes de pères et de maris qui avaient tué un grand nombre de Bramas, et qui avaient donné naissance à cette guerre, le roi les avait jugées dignes de mort.» Alors tous les exécuteurs de la justice s'étant mêlés avec les gardes, on n'entendit plus qu'un effroyable bruit. Entre les cent quarante femmes, celles qui avaient la force de se soutenir embrassaient leurs compagnes et jetaient la vue sur Nhaï-Canatou, qui était assise à terre, appuyée sur les genoux d'une vieille femme, et déjà presque morte; plusieurs lui firent leurs derniers complimens: mais elles furent bientôt saisies par les bourreaux, et pendues sept à sept par les pieds, c'est-à-dire la tête en bas. Cet étrange supplice nous fit entendre pendant quelque temps leurs cris et leurs sanglots, qui furent étouffés à la fin par la chute du sang.
(p. 177) »Alors Nhaï-Canatou fut avertie de s'avancer vers l'instrument de sa mort. Le raulin de Mounaï, qui avait ordre de l'assister particulièrement, lui adressa quelques discours, qu'elle parut écouter avec constance. Elle demanda un peu d'eau, qu'on lui apporta; et s'en étant rempli la bouche, elle en arrosa ses enfans, qu'elle tenait entre ses bras. Ensuite jetant les yeux sur le bourreau qui se saisissait d'eux, elle lui demanda au nom du ciel de lui épargner le spectacle de leur supplice en la faisant mourir la première. Il parut que cette faveur lui fut accordée, car on lui rendit ses enfans, qu'elle embrassa plusieurs fois pour leur dire le dernier adieu; mais tout d'un coup, penchant la tête sur les genoux de la femme qui lui servait d'appui, elle y expira, sans aucune autre apparence de mouvement. Les bourreaux, qui s'en aperçurent aussitôt, se hâtèrent de l'attacher au gibet qui lui était destiné. Ils y pendirent en même temps ses quatre enfans, deux à chaque côté, et leur mère au milieu.
»La nuit suivante, Chambaïna fut jeté dans la mer, une pierre au cou, avec environ soixante des principaux seigneurs du royaume de Martaban, qui étaient pères, ou maris, ou frères des cent quarante femmes dont nous avions vu l'exécution.
»Après cette cruelle vengeance, le roi de Brama ne passa pas plus de neuf jours à la vue des murs qu'il avait détruits; et prenant le (p. 178) chemin de Pégou avec son armée, il laissa dans le royaume de Martaban un corps de troupes sous la conduite de Bainha-Chaqué, un de ses principaux officiers. Cayero le suivit avec les sept cents Portugais; mais il en resta trois ou quatre, entre lesquels était un gentilhomme nommé Gonzalo-Falcan, qui, ayant quitté Chambaïna pour s'attacher au vainqueur, avait obtenu la confiance des Bramas par divers services. Don Pédro de Faria m'avait chargé d'une lettre pour lui; et le trouvant encore à Martaban lorsque j'y étais arrivé, je n'avais pas fait difficulté de l'informer de ma commission. Il était passé dans le parti du roi de Brama, et les suites du siége avaient suspendu sa perfidie; mais, après le départ de l'armée, le désir apparemment de s'enrichir tout d'un coup par la dépouille de mon nécoda, ou l'espérance de s'établir mieux que jamais dans la faveur des Bramas, lui fit oublier que j'étais Portugais comme lui, et chargé des intérêts communs de notre nation; il apprit au nouveau gouverneur de Martaban que j'étais venu de Malacca pour traiter avec Chambaïna, et pour lui offrir du secours. Bainha-Chaqué, de concert peut-être avec lui, me fit arrêter aussitôt; et s'étant rendu lui-même à la jonque qui m'avait amené, il se saisit de toutes les marchandises. Mahmoud et cent soixante-quatre hommes du bord, entre lesquels on comptait quarante marchands fort riches, mahométans ou gentous, mais tous nés à Malacca, furent (p. 179) jetés dans une profonde prison. Dès le lendemain, ils furent condamnés à la confiscation de leurs biens, et à demeurer prisonniers du roi, pour avoir été complices d'un projet de trahison contre les Bramas. De cent soixante-quatre, la faim, la soif et la puanteur d'un horrible cachot en firent périr cent dix-neuf dans l'espace d'un mois; les quarante-cinq qui résistèrent à leurs souffrances furent mis dans une mauvaise chaloupe sans voiles et sans rames, et livrés au courant de la rivière, qui les entraîna jusqu'à la barre, d'où le vent les poussa dans une île déserte nommée Poulo-Coumoudé, qui est à vingt lieues de l'embouchure; là ils se fournirent de quelques provisions de fruits qu'ils trouvèrent dans les bois. Ensuite s'étant fait une voile de deux habits, et deux rames de quelques branches d'arbres, ils suivirent la côte de Ionsalam et celle d'après, jusqu'à la rivière de Parlès, au royaume de Queda, où ils moururent presque tous de certains apostumes contagieux qui leur vinrent à la gorge; enfin, n'étant arrivés que deux à Malacca, ils parlèrent de ma mort comme d'un malheur certain.
»En effet, je n'attendais que l'heure du supplice. Après le bannissement de mes compagnons, je fus transféré dans une prison plus éloignée, où je passai trente-six jours sous le poids de plusieurs chaînes. Gonzalo renouvelait continuellement ses accusations; et mon chagrin ou ma fierté ne me permettant pas (p. 180) toujours de répondre avec modération, on me fit un nouveau crime du mépris qu'on me reprocha pour la justice. Je fus condamné, pour expier cette offense, à recevoir le fouet par la main des exécuteurs publics, et mes ennemis firent dégoutter dans mes plaies une gomme brûlante qui me causa de mortelles douleurs. Cependant quelque ami de la justice ayant représenté au gouverneur que, s'il me faisait ôter la vie, cette nouvelle irait jusqu'à Pégou, où tous les Portugais ne manqueraient pas d'en faire leurs plaintes au roi, il se réduisit à confisquer tout ce que je possédais, et à me déclarer esclave du roi. Aussitôt que je fus guéri de mes blessures, je fus conduit à Pégou avec les chaînes que je n'avais pas cessé de porter; et sur les informations de Bainha-Chaqué, je fus livré à la garde du trésorier du roi, nommé Diosoraï, qui était déjà chargé de six autres Portugais pris les armes à la main dans un navire de Cananor.
»Pendant mon esclavage, qui dura l'espace de deux ans et demi, le roi de Brama, poussant ses conquêtes, attaqua Prom, où il exerça les mêmes cruautés qu'à Martaban. Il ruina cette ville et détruisit la famille royale. Mélitaï, qui fit une plus longue résistance, ne fut pas moins emporté par la violence de cet impétueux torrent. De là il se proposait de faire tomber le poids de ses armes sur le roi d'Ava, qu'il voulait punir d'avoir pensé à venger le roi de Prom, son gendre; mais apprenant (p. 181) que ce monarque avait fait de puissans préparatifs, et s'était fortifié par l'alliance de l'empereur de Pondaleu, prince redoutable, auquel on donnait le titre de siamon, il appréhenda que leurs forces réunies ne fussent capables d'arrêter sa fortune. Dans cette idée, il prit la résolution d'envoyer un ambassadeur au calaminham, autre puissant prince dont l'empire[5] occupe le centre de cette contrée, dans une vaste étendue, pour l'engager, par ses présens et par l'offre de lui céder quelques terres voisines de ses états, à déclarer la guerre au siamon. Diosoraï, entre les mains de qui j'étais encore avec sept autres Portugais, fut nommé pour cette ambassade. Il reçut une infinité de faveurs à son départ; et nous nous trouvâmes heureux nous-mêmes que le roi lui fît présent de nous pour le servir en qualité d'esclaves. Il nous avait traités jusqu'alors avec affection. L'utilité qu'il se promit de nos services parut augmenter ce sentiment. Il partit dans une barque suivie de douze bâtimens qui portaient trois cents hommes de cortége. Les richesses dont il était chargé pour le calaminham montaient à plus d'un million d'or. Nous fûmes vêtus avec beaucoup de propreté; et la générosité de notre nouveau maître pourvut généralement à tous nos besoins.
(p. 182) »Notre voyage et nos observations jusqu'à Timplam, capitale de l'empire de Calaminham, furent une diversion assez agréable à mes peines. À la pagode de Tinagogo, nous fûmes témoins de plusieurs fêtes qui nous firent admirer tout à la fois l'aveuglement et la piété de ces peuples. Nous vîmes une infinité de balances suspendues à des verges de bronze, où se faisaient peser les dévots pour la rémission de leurs péchés, et le contre-poids que chacun mettait dans la balance était conforme à la qualité de ses fautes. Ainsi ceux qui se reprochaient de la gourmandise, ou d'avoir passé l'année sans aucune abstinence, se pesaient avec du miel, du sucre, des œufs et du beurre. Ceux qui s'étaient livrés aux plaisirs sensuels se pesaient avec du coton, de la plume, du drap, des parfums et du vin. Ceux qui avaient eu peu de charité pour les pauvres se pesaient avec des pièces de monnaie; les paresseux avec du bois, du riz, du charbon, des bestiaux et des fruits; les orgueilleux, avec du poisson sec, des balais et de la fiente de vache, etc. Ces aumônes, qui tournaient au profit des prêtres, étaient en si grand nombre, qu'on les voyait rassemblées en pile. Les pauvres, qui n'avaient rien à donner, offraient leurs propres cheveux; et plus de cent prêtres étaient assis avec des ciseaux à la main pour les couper. De ces cheveux, dont on voyait aussi de grands monceaux, plus de mille prêtres rangés en ordre (p. 183) faisaient des cordons, des tresses, des bagues, des bracelets, que les dévots achetaient pour les emporter comme de précieux gages de la faveur du ciel.
»On nous conduisit ensuite aux grottes des ermites ou des pénitens, qui étaient au fond d'un bois, à quelque distance de la colline du temple. Elles étaient taillées dans le roc à pointe de marteau, et toutes par ordre, avec tant d'habileté, qu'elles semblaient l'ouvrage de la nature plutôt que de la main des hommes. Nous en comptâmes cent quarante-deux. Les ermites, qui habitaient les premières, avaient de longues robes, à la manière des bonzes du Japon, et suivaient la loi d'une divinité qui, ayant passé autrefois par la condition humaine, sous le nom de Situmpor Michai, avait ordonné pendant sa vie, à ses sectateurs, de pratiquer de grandes austérités. On nous dit que leur seule nourriture était des herbes cuites et des fruits sauvages. Dans d'autres grottes nous vîmes des sectateurs d'Anghematour, divinité plus austère encore, qui ne vivaient que de mouches, de fourmis, de scorpions et d'araignées, assaisonnés d'un jus de certaines herbes. Ils méditent jour et nuit, les yeux levés vers le ciel et les deux poings fermés, pour exprimer le mépris qu'ils portent aux biens du monde. D'autres passent leur vie à crier nuit et jour, dans les montagnes, Godomem, qui est le nom de leur fondateur, et ne cessent qu'en perdant haleine par (p. 184) la mort. Enfin ceux qui se nomment taxilacous, s'enferment dans des grottes fort petites; et lorsqu'ils croient avoir achevé le temps de leur pénitence, ils hâtent leur mort en faisant brûler des chardons verts et des épines dont la fumée les étouffe.
»Nous approchions de la capitale de Calaminham. Nous vîmes arriver un député du premier ministre de l'état, qui apportait à l'ambassadeur toutes sortes de rafraîchissemens, et qui venait le prier de suspendre sa marche pendant neuf jours. C'était un intervalle dont les officiers du calaminham avaient besoin pour leurs préparatifs. On nous les fit employer à divers amusemens, tels que la chasse et la pêche, qui étaient suivis de grands festins, de concerts, de musique et de comédies. Cependant j'obtins de l'ambassadeur, pour mes compagnons et pour moi, la permission de visiter plusieurs curiosités du pays que les habitans nous avaient vantées. On nous fit voir aux environs de la rivière des bâtimens fort antiques, des temples somptueux, de fort beaux jardins, des châteaux bien fortifiés et des maisons d'une structure singulière. Notre principale admiration fut pour un hôpital nommé Manicaforam, qui servait uniquement à loger les pèlerins. Il contenait plus d'une lieue dans son enceinte. On y voyait douze rues voûtées, dont chacune était bordée de deux cent quarante maisons, c'est-à-dire cent vingt de chaque côté, toutes remplies (p. 185) de pèlerins étrangers, qui ne cessaient pas de se succéder pendant le cours de l'année. Ils y étaient non-seulement bien logés, mais nourris fort abondamment pendant le jour, et servis par quatre mille prêtres qui vivaient dans cent vingt monastères. Manicaforam signifie prison des dieux. Le temple de cet hôpital était fort grand; il était composé de trois nefs, dont le centre était une chapelle de forme ronde, environnée de trois balustres de laiton, avec deux portes, sur chacune desquelles on remarquait un gros marteau de même métal. Cette chapelle renfermait quatre-vingts idoles des deux sexes, sans y comprendre quantité d'autres petites divinités qui étaient prosternées devant les grandes. Celles-ci étaient debout, mais toutes attachées par des chaînes de fer, avec de gros colliers, et quelques-unes avec des menottes. Les petites, qui étaient presque étendues par terre, étaient attachées six à six par la ceinture avec d'autres chaînes plus déliées. Autour des balustrades, deux cent quarante figures de bronze rangées en trois files, avec des hallebardes et des massues sur l'épaule, semblaient servir de gardes à tous ces dieux captifs. Les nefs étaient traversées, aux environs de la chapelle, de plusieurs verges de fer sur lesquelles étaient quantité de flambeaux, chacun de dix lumignons, vernissés à la manière des Indes, comme les murs et tous les autres ornemens du temple, en témoignage de deuil pour la captivité des dieux.
(p. 186) »Dans l'étonnement de ce spectacle, nous en demandâmes l'explication aux prêtres. Ils nous dirent qu'un calaminham, nommé Xixivarom Mélitaï, qui avait régné glorieusement sur cette monarchie plusieurs siècles auparavant, s'étant vu menacé par une ligue de vingt-sept rois, les avait vaincus dans une sanglante bataille, et leur avait enlevé tous leurs dieux: c'était cette multitude d'idoles que nous paraissions admirer. Depuis cette grande guerre, les vingt-sept nations étaient demeurées tributaires des Calaminhams, et leurs dieux portaient des chaînes. Il s'était répandu beaucoup de sang dans un si long espace par les révoltes continuelles de tant de peuples qui ne pouvaient supporter cette humiliation. Ils ne cessaient pas d'en gémir; et chaque année ils renouvelaient le vœu qu'ils avaient fait de ne célébrer aucune fête et de n'allumer aucune lumière dans leurs temples jusqu'à la délivrance des objets de leur culte. Cette querelle avait fait périr plus de trois millions d'hommes. Ce qui n'empêchait pas que les Calaminhams ne fissent honorer les dieux qu'ils avaient vaincus, et ne permissent à leurs anciens adorateurs de venir en pèlerinage dans ce lieu. Nous apprîmes aussi des mêmes prêtres l'origine du culte que les païens des Indes rendent à Quiaï-Nivandel, dieu des batailles. C'était dans un champ nommé Vitau, que le calaminham, vainqueur des vingt-sept rois, avait détruit toutes leurs forces. (p. 187) Après le combat, ce dieu s'était présenté à lui, assis dans une chaise de bois, et lui avait ordonné de le faire reconnaître pour le dieu des batailles, plus grand que tous les autres dieux du pays. De là vient que dans les Indes, lorsqu'on veut persuader quelque chose qui paraît au-dessus de la foi commune, on jure par le saint Quiaï-Nivandel, dieu des batailles du champ de Vitau.
»Après qu'on eut laissé à l'ambassadeur le temps de se reposer pendant neuf jours, il fut conduit au palais avec des cérémonies fort extraordinaires. On nous fit traverser quelques salles, et passer de là par le milieu du jardin, où les richesses de l'art et de la nature étaient répandues avec une admirable profusion; les allées étaient bordées de balustres d'argent. Tous les parfums de l'Orient paraissaient réunis dans les arbres et les fleurs. Je n'entreprendrai point la description de l'ordre qui régnait dans ce beau lieu, ni celle d'une variété d'objets dont je n'eus la vue qu'un moment; mais tout fut enchantement pour mes yeux. Plusieurs jeunes femmes, aussi éclatantes par leur beauté que par la richesse de leur parure, s'exerçaient au bord d'une fontaine, les unes à danser, d'autres à jouer des instrumens, quelques-unes à faire des tresses d'or ou d'autres ouvrages. Nous passâmes trop rapidement pour ma curiosité dans une vaste antichambre, où les premiers seigneurs de l'empire étaient assis, les jambes croisées, sur de superbes tapis; ils (p. 188) reçurent l'ambassadeur avec beaucoup de cérémonie, quoique sans quitter leur place. Au fond de cette antichambre, six huissiers avec leurs masses d'argent nous ouvrirent une porte dorée, par laquelle on nous introduisit dans une espèce de temple.
»C'était enfin la chambre du calaminham: nos premiers regards tombèrent sur lui. Il était assis sur un trône majestueux, environné de trois balustres d'or. Douze femmes d'une rare beauté, assises sur les degrés du trône, jouaient de diverses sortes d'instrumens, qu'elles accordaient au son de leurs voix. Sur le plus haut degré, c'est-à-dire autour du monarque, douze jeunes filles étaient à genoux avec des sceptres d'or à la main. Une autre, qui était debout, le rafraîchissait avec un éventail. En bas, la chambre était bordée par cinquante ou soixante vieillards qui portaient des mitres d'or sur la tête, et qui se tenaient debout contre le mur. En divers endroits, quantité de belles femmes étaient assises sur de riches tapis: nous jugeâmes qu'elles n'étaient pas moins de deux cents. Après tant de magnifiques spectacles que j'avais vus dans l'Asie, la merveilleuse structure de cette chambre, et la majesté de tout ce qui s'y présentait, ne laissèrent pas de me causer un véritable étonnement. L'ambassadeur discourant ensuite avec nous des merveilles de sa réception, nous dit qu'il se garderait bien de parler au roi son maître de la magnificence qui environnait la personne du calaminham, (p. 189) dans la crainte de l'affliger en diminuant l'idée qu'il avait de sa propre grandeur.
»Les cérémonies de la salutation, et celles du compliment et de la réponse, ne m'offrirent rien dont je n'eusse déjà vu des exemples; mais il me parut tout-à-fait nouveau qu'après une harangue de cinq ou six lignes et une réponse encore plus courte, tout le reste de l'audience fût employé en danses, en concerts et en comédies. Après quelques préludes des instrumens, cette fête commença par une danse de six femmes âgées avec de jeunes garçons, qui fut suivie d'une autre danse de six vieillards avec six petites filles, bizarrerie que je ne trouvai pas sans agrément. Ensuite on joua plusieurs comédies, qui furent représentées avec un appareil si riche et tant de perfection, qu'on ne peut rien s'imaginer de plus agréable. Vers la fin du jour, le calaminham se retira dans ses appartemens intérieurs, accompagné seulement de ses femmes.
»Notre séjour à Timplam dura trente-deux jours, pendant lesquels nous fûmes traités avec autant de civilité que d'abondance. Le temps que mes compagnons donnaient à leurs amusemens, je l'employais avec une satisfaction extrême à visiter de somptueux édifices et des temples qui me ravissaient d'admiration. Je n'en vis pas de plus magnifique que celui de Quiaï-Pimpocau, dieu des malades; et j'ai déjà fait remarquer que la piété de ces peuples se porte en particulier au soulagement des infirmités humaines.
(p. 190) »À l'égard du calaminham et de son empire, je donnerai d'autant moins d'étendue à mes observations, que je veux les resserrer dans les bornes de mes lumières.
»Le royaume de Pégou, qui n'a pas plus de cent quarante lieues de circuit, est environné par le haut d'une grande chaîne de montagnes nommées Pangacirao, qui sont habitées par la nation des Bramas, dont le pays a quatre-vingts lieues de largeur sur environ deux cents de longueur. C'est au-delà de ces montagnes qu'il s'est formé deux grandes monarchies, celle du Siamon, et celle du Calaminham. On donne à la seconde plus de trois cents lieues, dans les deux dimensions de la longueur et de la largeur, et l'on prétend qu'elle est composée de vingt-sept royaumes[6], dont tous les habitans n'ont qu'un même langage. Nous y vîmes plusieurs belles villes, et le pays nous parut extrêmement fertile. La capitale, qui est la résidence ordinaire du calaminham, porte aux Indes le nom de Timplam. Elle est située sur une grande rivière nommée Bitouy.
»Le commerce est considérable à Timplam, et s'exerce avec beaucoup de liberté pendant les foires. Elles attirent quantité d'étrangers qui apportent leurs richesses en échange de celles du pays, et cette communication y fait (p. 191) trouver toutes sortes de marchandises. On n'y voit point de monnaie d'or ni d'argent. Tout se vend ou s'achète au poids des échanges.
»La cour est fastueuse; la noblesse, qui est riche et polie, se fait honneur de contribuer par sa dépense à la grandeur du monarque. On y voit toujours plusieurs capitaines étrangers, que le calaminham s'attache par de grosses pensions. Il n'a jamais moins de soixante mille chevaux et de dix mille éléphans autour de sa personne. Les vingt-sept royaumes dont l'état est composé sont gardés par un prodigieux nombre d'autres troupes divisées en sept cents compagnies, dont chacune doit être formée, suivant leur institution, de deux mille hommes de pied, de cinq cents chevaux et de quatre-vingts éléphans. Le revenu impérial monte à vingt millions d'or, sans y comprendre les présens annuels des princes et des seigneurs. L'abondance est répandue dans toutes les conditions. Les gentilshommes sont servis en vaisselle d'argent, et quelquefois d'or. Celle du prince est de porcelaine ou de laiton. Tout le monde est vêtu de satin en été, de damas et de taffetas rayés, qui viennent de Perse. En hiver ce sont des robes doublées de belles peaux. Les femmes sont fort blanches et d'un excellent naturel. En général, le caractère des habitans est si doux, qu'ils connaissent peu les querelles et les procès.
»L'ambassadeur, après avoir reçu des lettres et des présens pour le roi son maître, partit (p. 192) de cette cour le 3 novembre 1556, accompagné de quelques seigneurs qui avaient ordre de l'escorter jusqu'à Pridor. Ils prirent congé de lui dans un grand festin. Dès le même jour, ayant quitté cette ville, nous nous embarquâmes sur la grande rivière de Bitouy, d'où nous passâmes dans le détroit de Maduré, et cinq jours de plus nous firent arriver à Mouchel, première place du royaume de Pégou.
»Mais, si près du terme, et dans un lieu de la dépendance du roi de Brama, nous étions attendus par un malheur dont nous ne pouvions nous croire menacés. Un corsaire, nommé Chalogonim, qui observait peut-être notre retour, nous attaqua pendant la nuit et nous traita si mal jusqu'au jour, qu'après nous avoir tué cent quatre-vingt-dix hommes, entre lesquels étaient deux Portugais, il enleva cinq de nos douze barques. L'ambassadeur même eut le bras gauche coupé dans ce combat, et reçut deux coups de flèches qui firent long-temps désespérer de sa vie. Nous fûmes blessés aussi presque tous; et le présent du calaminham fut enlevé dans les cinq barques, avec quantité de précieuses marchandises. Dans ce triste état, nous arrivâmes trois jours après à Martaban. L'ambassadeur écrivit au roi pour lui rendre compte de son voyage et de son infortune. Ce prince fit partir aussitôt une flotte de cent vingt seros, ou barques, qui rencontra le corsaire, et qui le fit prisonnier après avoir ruiné sa flotte. Cent Portugais qui avaient été nommés (p. 193) pour cette expédition revinrent chargés de richesses. On comptait alors au service du roi de Brama mille hommes de notre nation, commandés par Antonio de Ferreira, né à Bragance, qui recevait du roi mille ducats d'appointemens.
»Les lettres que ce prince avait reçues du calaminham lui promettant un ambassadeur qui devait être chargé de la conclusion du traité, il cessa de compter pour le printemps sur la diversion qu'il avait espérée, et la conquête d'Ava fut renvoyée à d'autres temps. Mais il fit partir le chamigrem son frère avec une armée de cent cinquante mille hommes pour faire le siége de Savadi, capitale d'un petit royaume, à cent trente lieues de Pégou, vers le nord. J'étais de cette expédition à la suite du grand trésorier, avec les six Portugais qui me restaient encore pour compagnons d'esclavage. Elle fut si malheureuse, qu'après avoir été repoussé plusieurs fois, le chamigrem, irrité par ses mauvais succès, résolut de porter la guerre dans les autres parties de l'état. Diosoraï, dont nous étions les esclaves, reçut ordre d'attaquer avec cinq mille hommes un bourg nommé Valeutay, qui avait fourni des vivres à la ville assiégée. Cette entreprise n'eut pas plus de succès. Nous rencontrâmes en chemin un corps de Savadis, beaucoup plus nombreux, qui taillèrent nos Bramas en pièces.
»Dans cette affreuse déroute, j'eus le bonheur d'éviter la mort avec mes compagnons. Nous prîmes la fuite à la faveur des ténèbres, (p. 194) mais avec si peu de connaissance des chemins, que pendant trois jours et demi nous traversâmes au hasard des montagnes désertes. De là nous entrâmes dans une plaine marécageuse, où toutes nos recherches ne nous firent pas découvrir d'autres traces que celles des tigres, des serpens, et d'autres animaux sauvages. Cependant, vers la nuit, nous aperçûmes un feu du côté de l'est. Cette lumière nous servit de guide jusqu'au bord d'un grand lac. Quelques pauvres cabanes, que nous ne pûmes distinguer avant le jour, nous inspirèrent peu de confiance pour les habitans. Ainsi, n'osant nous en approcher, nous demeurâmes cachés jusqu'au soir dans des herbes fort hautes, où nous fûmes la pâture des sangsues. La nuit nous rendit le courage de marcher jusqu'au lendemain. Nous arrivâmes au bord d'une grande rivière que nous suivîmes l'espace de cinq jours. Enfin nous trouvâmes sur la rive une sorte de petit temple ou d'ermitage, dans lequel nous fûmes reçus avec beaucoup d'humanité. On nous y apprit que nous étions encore sur les terres de Savadi. Deux, jours de repos ayant réparé nos forces, nous continuâmes de suivre la route, comme le chemin le plus sûr pour nous avancer vers les côtes maritimes. Le jour d'après nous découvrîmes le village de Pomiséraï, dont les ermites nous avaient appris le nom; mais la crainte nous retint dans un bois fort épais, où nous ne pouvions être aperçus des passans. À minuit nous en sortîmes pour (p. 195) retourner au bord de l'eau. Ce triste et pénible voyage dura dix-sept jours, pendant lesquels nous fûmes réduits pour nourriture à quelques provisions que nous avions obtenues des ermites. Enfin, dans l'obscurité d'une nuit fort pluvieuse, nous découvrîmes devant nous un feu qui ne paraissait éloigné que de la portée d'un fauconneau. Nous nous crûmes près de quelque ville; et cette idée nous jeta dans de nouvelles alarmes. Mais, avec plus d'attention, le mouvement de ce feu nous fit juger qu'il devait être sur quelque vaisseau qui cédait à l'agitation des flots. En effet, nous étant avancés avec beaucoup de précaution, nous aperçûmes une grande barque et neuf hommes qui en étaient sortis pour se retirer sous quelques arbres, où ils préparaient tranquillement leur souper. Quoiqu'ils ne fussent pas fort éloignés de la rive où la barque était amarrée, nous comprîmes que la lumière qu'ils avaient près d'eux, et qui nous les faisait découvrir, ne se répandant pas sur nous dans les ténèbres, il ne nous était pas impossible d'entrer dans la barque, et de nous en saisir avant qu'ils pussent entreprendre de s'y opposer. Ce dessein ne fut pas exécuté moins promptement qu'il avait été conçu. Nous nous approchâmes doucement de la barque, qui était attachée au tronc d'un arbre, et fort avancée dans la vase. Nous la mîmes à flot avec nos épaules, et nous y étant embarqués sans perdre un moment, nous commençâmes à ramer de toutes nos forces. (p. 196) Le courant de l'eau et la faveur du vent nous portèrent avant le jour à plus de dix lieues. Quelques provisions que nous avions trouvées dans la barque ne pouvaient nous suffire pour une longue route; et nous n'en étions pas moins résolus d'éviter tous les lieux habités. Mais une pagode qui s'offrit le matin sur la rive nous inspira plus de confiance. Elle se nommait Hinarel. Nous n'y trouvâmes qu'un homme et trente-sept religieuses, la plupart fort âgées, qui nous reçurent avec de grandes apparences de charité. Cependant nous la prîmes pour l'effet de leur crainte, surtout lorsque, leur ayant fait diverses questions, elles s'obstinèrent à nous répondre qu'elles étaient de pauvres femmes qui avaient renoncé aux affaires du monde par un vœu solennel, et qui n'avaient pas d'autre occupation que de demander à Quiaï-Ponvedaï de l'eau pour la fertilité des terres. Nous ne laissâmes pas de tirer d'elles du riz, du sucre, des féves, des ognons et de la chair fumée, dont elles étaient fort bien pourvues. Les ayant quittées le soir, nous nous abandonnâmes au cours de la rivière; et pendant sept jours entiers nous passâmes heureusement entre un grand nombre d'habitations qui se présentaient sur les deux bords.
»Mais il plut au ciel, après nous avoir conduits parmi tant de dangers, de retirer tout d'un coup la main qui nous avait soutenus. Le huitième jour, en traversant l'embouchure d'un canal, nous nous vîmes attaqués par trois (p. 197) barques, d'où l'on fit pleuvoir sur nous une si grande quantité de dards, que deux de nos compagnons furent tués des premiers coups. Nous ne restions que cinq. Il n'était pas douteux que nos ennemis ne fussent des corsaires, avec qui la soumission était inutile pour nous sauver de la mort ou de l'esclavage. Nous prîmes le parti de nous précipiter dans l'eau, ensanglantés comme nous l'étions de nos blessures. Le désir naturel de la vie soutint nos forces jusqu'à terre, où nous eûmes encore le courage de faire quelque chemin pour nous cacher dans les bois. Mais, considérant bientôt combien il y avait peu d'apparence de pouvoir résister à notre situation, nous regrettâmes de n'avoir pas fini nos malheurs dans les flots. Deux de nos compagnons étaient mortellement blessés. Loin de pouvoir les secourir, le plus vigoureux d'entre nous était à peine capable de marcher. Après avoir pleuré long-temps notre sort, nous nous traînâmes sur le bord de la rivière; et ne connaissant plus le danger ni la crainte, nous résolûmes d'y attendre du hasard les secours que nous ne pouvions plus espérer de nous-mêmes.
»Nos ennemis avaient disparu; mais le lieu qu'ils avaient choisi pour nous attaquer était tout-à-fait désert. Vers la fin du jour, nous vîmes d'assez loin un bâtiment qui descendait avec le cours de l'eau. Comme notre ressource n'était plus que dans l'humanité de ceux qui le conduisaient, nous ne formâmes pas d'autre (p. 198) dessein que d'exciter leur compassion par nos cris. Ils s'approchèrent. Dans la confusion des mouvemens par lesquels nous nous efforçâmes de les attendrir, un de nous fit quelques signes de croix, qui venaient peut-être moins de sa piété que de sa douleur. Aussitôt une femme qui nous regardait attentivement s'écria d'un ton qui parvint jusqu'à nous: «Jésus! voilà des chrétiens qui se rencontrent devant mes yeux!» et, pressant les matelots d'aborder près de nous, elle fut la première qui descendit avec son mari. C'était une Pégouane qui avait embrassé le christianisme, quoique femme d'un païen dont elle était aimée tendrement. Ils avaient chargé ce vaisseau de coton pour l'aller vendre à Cosmin. Nous reçûmes d'eux tous les bons offices de la charité chrétienne. Cinq jours après, étant arrivés à Cosmin, port maritime de Pégou, ils nous accordèrent un logement dans leur maison. Nos blessures y furent pansées soigneusement; et dans l'espace de quelques semaines nous nous trouvâmes assez rétablis pour nous embarquer sur un vaisseau portugais qui partait pour le Bengale.
»En arrivant au port de Chatigam, où le commerce de notre nation était bien établi, je profitai du départ d'une fuste marchande qui faisait voile à Goa. Notre navigation fut heureuse. Je trouvai dans cette ville don Pedro de Faria, mon ancien protecteur, qui avait fini le temps de son administration à Malacca. (p. 199) Son affection fut réveillée par le récit de mes infortunes. Il se fit un devoir de conscience et d'honneur de me rendre une partie des biens que j'avais perdus à son service.
»La générosité de don Pedro n'ayant point assez rétabli mes affaires pour m'inspirer le goût du repos, je cherchai l'occasion de faire un nouveau voyage à la Chine, et de tenter encore une fois la fortune dans un pays où je n'avais éprouvé que son inconstance. Je m'embarquai à Goa dans une jonque de mon bienfaiteur qui allait charger du poivre dans les ports de la Sonde. Nous arrivâmes à Malacca.
»Quatre vaisseaux indiens qui entreprirent avec nous le voyage de la Chine nous formèrent comme une escorte, avec laquelle nous arrivâmes heureusement au port de Chincheu. Mais, quoique les Portugais y exerçassent librement leur commerce, nous y passâmes trois mois et demi dans de continuels dangers. On n'y parlait que de révolte et de guerre. Les corsaires profitaient de ce désordre pour attaquer les vaisseaux marchands jusqu'au milieu des ports. La crainte nous fit quitter Chincheu pour nous rendre à Chabaquaï: c'était nous précipiter dans les malheurs dont nous espérions nous garantir. Cent vingt jonques que nous y trouvâmes à l'ancre nous enlevèrent trois de nos cinq vaisseaux. Le nôtre se garantit par un bonheur qui me causa de l'admiration. Mais les vents d'est qui commençaient (p. 200) à s'élever nous ôtant l'espérance d'aborder dans d'autres ports, nous nous vîmes forcés de reprendre la haute mer, où nous tînmes une route incertaine pendant vingt-deux jours. La barre de Camboge, que nous reconnûmes le vingt-troisième au matin, ranima notre courage; et nous en approchions dans le dessein de jeter l'ancre, lorsqu'une furieuse tempête, qui nous surprit à l'ouest sud-ouest, ouvrit notre quille de poupe. Les plus habiles matelots ne virent pas d'autre ressource que de couper les deux mâts et de jeter toutes nos marchandises à la mer. Ce soulagement et quelque apparence de tranquillité qui commençait à renaître sur les flots nous donnaient l'espérance d'avancer jusqu'à la barre; mais la nuit qui survint nous ayant obligés de nous abandonner sans mâts et sans voiles aux vents qui soufflaient encore avec un reste de fureur, nous allâmes échouer sur un écueil, où le premier choc nous fit perdre dans l'obscurité soixante-deux personnes.
»Ce malheur nous jeta dans une si étrange consternation, que de tous les Portugais il n'y en eut pas un seul à qui la force du danger fît faire le moindre mouvement pour se sauver. Nos matelots chinois, plus industrieux ou moins timides, employèrent le reste de la nuit à ramasser des planches et des poutres, dont ils composèrent un radeau qui se trouva fini à la pointe du jour. Ils l'avaient fait si grand et si solide, qu'il pouvait contenir facilement (p. 201) quarante hommes; et tel était à peu près leur nombre. Martin Estevez, capitaine du vaisseau, à qui la lumière du jour apprenait qu'il ne restait plus d'autre espérance, pria instamment ses propres valets, qui s'étaient déjà retirés dans cet asile, de le recevoir parmi eux. Ils eurent l'audace de répondre qu'ils ne le pouvaient sans danger pour leur sûreté. Un Portugais, nommé Ruy de Moura, qui entendit ce discours, sentit renaître son courage avec sa colère; et se levant quoique assez blessé, il nous représenta si vivement combien il était important pour notre vie de nous saisir du radeau, qu'au nombre de vingt-huit comme nous étions nous entreprîmes de l'ôter aux Chinois. Ils nous opposèrent les haches de fer qu'ils avaient à la main; mais nous fîmes une exécution si terrible avec nos épées, que dans l'espace de trois ou quatre minutes tous nos ennemis furent abattus à nos pieds. Cependant nous perdîmes seize Portugais dans ce combat, sans compter douze blessés, dont quatre moururent le jour d'après. Un si triste spectacle me fit faire des réflexions sur les misères de la vie humaine: il n'y avait pas douze heures que nous nous étions tous embrassés dans le navire, et que, nous regardant comme des frères, nous étions disposés à mourir l'un pour l'autre.
»Aussitôt que nous fûmes en possession du radeau qui nous avait coûté tant de sang, chacun s'empressa de s'y placer dans l'ordre (p. 202) qu'Estevez jugea nécessaire pour nous soutenir contre l'agitation des vagues. Nous étions encore trente-huit, en y comprenant nos valets et quelques enfans. Le radeau ne fut pas plus tôt à flot que, s'enfonçant sous le poids, nous nous trouvâmes dans l'eau jusqu'au cou, sans cesse obligés de nous attacher à quelque solive que nous tenions embrassée. Une vieille courte-pointe nous servit de voile; mais étant sans boussole, nous flottâmes quatre jours entiers dans cette misérable situation. La faim, le froid, la crainte et toutes les horreurs de notre sort faisaient périr à chaque moment quelqu'un de nos compagnons. Plusieurs se nourrirent pendant deux jours du corps d'un Nègre qui était mort près d'eux. Nous fûmes jetés enfin vers la terre; et cette vue nous causa tant de joie, que, de quinze à qui le ciel conservait encore la vie, quatre la perdirent subitement. Ainsi nous ne nous trouvâmes qu'au nombre de onze, sept Portugais et quatre Indiens, en abordant la terre dans une plage où notre radeau glissa heureusement sur le sable.
Le radeau s'enfonçant sous le poids nous nous trouvâmes dans l'eau jusqu'au cou.
»Les premiers mouvemens de notre reconnaissance se tournèrent vers le ciel, qui nous avait délivrés des périls de la mer: mais ce ne fut pas sans frémir de ceux auxquels nous demeurions exposés. Le pays était désert, et nous vîmes quelques tigres que nous mîmes en fuite par nos cris. Les éléphans, qui se présentaient en grand nombre, nous parurent moins dangereux; ils ne nous empêchèrent pas de rassasier (p. 203) notre faim avec des huîtres et d'autres coquillages. Nous en prîmes notre charge pour traverser les bois qui bordaient la côte; et dans notre marche nous eûmes recours aux cris pour éloigner les bêtes féroces. Après avoir fait quelques lieues dans un bois fort couvert, nous arrivâmes au bord d'une rivière d'eau douce, qui nous servit à satisfaire un de nos plus pressans besoins; mais nous nous crûmes à la fin de nos maux en voyant paraître une barque plate chargée de bois de charpente. Elle était conduite par huit ou neuf Nègres, dont la figure nous effraya peu, lorsque nous eûmes considéré qu'un pays où l'on bâtissait des édifices réguliers ne pouvait être habité par des barbares. Ils s'approchèrent effectivement de la terre pour nous faire diverses questions. Cependant, après avoir paru satisfaits de nos réponses, ils nous déclarèrent que, pour être reçus à bord, il fallait commencer par leur abandonner nos épées. La nécessité nous força de les jeter dans leur barque. Alors ils nous exhortèrent à nous y rendre à la nage, parce qu'ils ne pouvaient s'avancer jusqu'à terre. Nous nous disposâmes à leur obéir. Un Portugais et deux jeunes Indiens se jetèrent dans l'eau pour saisir une corde qu'on nous avait jetée de la barque; mais à peine eurent-ils commencé à nager, qu'ils furent dévorés par trois crocodiles, sans qu'il parût d'autres restes de leurs corps que des traces de sang dont l'eau fut teinte en divers endroits.
(p. 204) »J'étais déjà jusqu'aux genoux dans la vase avec mes sept autres compagnons. Nous demeurâmes si troublés de ce funeste accident, qu'ayant à peine la force de nous soutenir, les Nègres qui nous virent dans cet état sautèrent à terre, nous lièrent par le milieu du corps et nous mirent dans leur barque. Ce fut pour nous accabler d'injures et de mauvais traitemens; ensuite ils nous menèrent à douze lieues de là, dans une ville nommé Cherbom, où nous apprîmes que nous étions dans le pays des Papouas. Nous y fûmes vendus à un marchand de l'île Célèbes, sous le pouvoir duquel nous demeurâmes près d'un mois. Il ne nous laissa manquer ni de vêtemens, ni de nourriture; mais, sans nous faire connaître ses motifs, il nous revendit au roi de Calapa, prince ami des Portugais, qui nous renvoya généreusement au détroit de la Sonde.»
Pinto, plus pauvre que jamais, entreprend encore un voyage à la Chine. Il est témoin de la ruine du comptoir portugais à Liampo.
»Un négociant de quelque distinction, nommé Lancerot-Pereyra, natif de Ponte-de-Lima, ville de Portugal, avait prêté une somme considérable à quelques Chinois, qui négligèrent leurs affaires jusqu'à se trouver dans l'impuissance de la restituer. Le chagrin de cette perte excita Lancerot à rassembler quinze ou vingt Portugais aussi déréglés dans leurs mœurs que dans leur fortune, avec lesquels il prit le temps de la nuit pour se jeter dans le (p. 205) village de Chipaton, à deux lieues de la ville. Ils y pillèrent les maisons de dix ou douze laboureurs; et s'étant saisis de leurs femmes et de leurs enfans, ils tuèrent dans ce tumulte treize Chinois qui ne les avaient jamais offensés. L'alarme fut aussitôt répandue dans la province, et tous les habitans firent retentir leurs plaintes. Le mandarin prit des informations dans toutes les règles de la justice: elles furent envoyées à la cour. Un ordre plus prompt que toutes les mesures par lesquelles on s'était flatté de l'arrêter, amena au port trois cents jonques, montées d'environ soixante mille hommes, qui fondirent sur notre malheureuse colonie. Je fus témoin que, dans l'espace de cinq mois, ces cruels ennemis n'y laissèrent pas la moindre chose à laquelle on pût donner un nom. Tout fut brûlé ou démoli. Les habitans, ayant pris le parti de se réfugier dans les navires et les jonques qu'ils avaient à l'ancre, y furent poursuivis et la plupart consumés par les flammes, au nombre de deux mille chrétiens, parmi lesquels on comptait huit cents Portugais. Notre perte fut estimée à deux millions d'or. Mais ce désastre en produisit un beaucoup plus grand, qui fut la perte entière de notre réputation et de notre crédit à la Chine.
»Peu de temps après, d'affreuses nouvelles nous vinrent de Canton. Le 17 du mois d'avril 1556, nous apprîmes que la province de Chan-Si avait été abîmée presque entièrement, avec des circonstances dont le seul récit nous (p. 206) fît pâlir d'effroi. Le premier jour du même mois, la terre y avait commencé à trembler, vers onze heures du soir, avec beaucoup de violence, et ce mouvement avait duré deux heures entières. Il s'était renouvelé la nuit suivante, depuis minuit jusqu'à deux heures, et la troisième nuit, depuis une heure jusqu'à trois. Pendant que la terre tremblait, l'agitation du ciel n'était pas moins terrible par le déchaînement de tous les vents, par le tonnerre, la pluie et tous les fléaux de la nature. Enfin le troisième tremblement avait ouvert une infinité de passages à des torrens d'eau qui sortaient à gros bouillons du sein de la terre avec tant d'impétuosité dans leur ravage, qu'en peu de momens un espace de soixante lieues de tour avait été englouti, sans que d'une multitude infinie d'habitans il se fût sauvé d'autres créatures vivantes qu'un enfant de sept ans, qui fut présenté à l'empereur comme une merveille du sort. Nous nous défiâmes d'abord de la vérité de ce désastre, et plusieurs d'entre nous le crurent impossible. Cependant, comme il était confirmé par toutes les lettres de Canton, quatorze Portugais résolurent de passer au continent pour s'en assurer par leurs propres yeux. Ils se rendirent, avec la permission des mandarins, dans la province même de Chan-Si, où la vue d'une révolution si récente ne put les tromper. Leur témoignage ne laissant plus aucun doute, on tira d'eux à leur retour une attestation qui fut envoyée depuis (p. 207) par François Toscane, capitaine de notre vaisseau, au roi don Jean de Portugal, et pour dernière confirmation, elle fut portée à la cour de Lisbonne par un prêtre nommé Diégo Reinel, qui avait été du nombre des quatorze témoins. On nous raconta dans la suite, mais avec moins de certitude, quoique ce fût l'opinion commune, que, pendant les trois jours du tremblement de terre, il avait plu du sang dans la ville de Pékin. Au moins ne pûmes-nous douter que l'empereur et la plupart des habitans n'en fussent sortis pour se réfugier à Nankin, et que ce monarque, après avoir fait six cent mille ducats d'aumônes pour apaiser la colère du ciel, n'eût élevé un temple somptueux sous le nom d'Hypatican, qui signifie amour de Dieu. Cinq Portugais, qui furent délivrés à cette occasion de la prison de Pocasser, où ils languissaient depuis vingt ans, nous donnèrent ces informations avant notre départ.»
Les Portugais, chassés de Liampo, s'étaient procuré un autre établissement dans l'île de Lampacao; c'est là que Pinto s'embarque encore une fois pour le Japon. Il trouve moyen de s'y rendre agréable à l'empereur; il en obtient des présens considérables avec lesquels il revient à Goa; il apportait une lettre du monarque japonais, qui donnait les plus belles espérances de commerce et d'établissement aux Portugais. Pinto croyait obtenir de grandes récompenses de ce service. Mais voici comme il termine son récit.
(p. 208) »François Baratto, qui avait succédé dans cet intervalle au gouvernement général des Indes, parut sensible au plaisir de recevoir une lettre et des présens par lesquels il se flatta de faire avantageusement sa cour au roi de Portugal. «J'estime ce que vous m'apportez, me dit-il en les recevant, plus que l'emploi dont je suis revêtu; et j'espère que ce présent et cette lettre serviront à me garantir de l'écueil de Lisbonne, où la plupart de ceux qui ont gouverné les Indes ne vont mettre pied à terre que pour se perdre.»
»Dans la reconnaissance qu'il eut pour ce service, il me fit des offres que d'autres vues ne me permirent pas d'accepter. Ma fortune, quoique fort éloignée de l'opulence, commençait à borner mes désirs; et l'ennui du travail s'étant fortifié dans mon cœur à mesure que j'avais acquis la force d'y renoncer, je n'avais plus d'impatience que pour aller jouir dans ma patrie d'un repos que j'avais acheté si cher. Cependant je profitai de la disposition du vice-roi pour vérifier devant lui, par des attestations et des actes, combien de fois j'étais tombé dans l'esclavage pour le service du roi ou de la nation, et combien de fois j'avais été dépouillé de mes marchandises. Je m'imaginais qu'avec ces précautions les récompenses ne pouvaient me manquer à Lisbonne. Don François Baratto joignit à toutes ces pièces une lettre au roi, dans laquelle il rendait un témoignage fort honorable de ma conduite et de (p. 209) mes services. Enfin je m'embarquai pour l'Europe, si content de mes papiers, que je les regardais comme la meilleure partie de mon bien.
»Une heureuse navigation me fit arriver à Lisbonne le 22 septembre 1558, dans un temps où le royaume jouissait d'une profonde paix, sous le gouvernement de la reine Catherine. Après avoir remis à sa majesté la lettre du vice-roi, j'eus l'honneur de lui expliquer tout ce qu'une longue expérience m'avait fait recueillir d'important pour l'utilité des affaires, et je n'oubliai pas de lui présenter les miennes. Elle me renvoya au ministre, qui me donna les plus hautes espérances. Mais, oubliant aussitôt ses promesses, il garda mes papiers l'espace de quatre ou cinq ans, à la fin desquels je n'en trouvai pas d'autre fruit que l'ennui d'un nouveau genre de servitude dans mon assiduité continuelle à la cour, et dans une infinité de vaines sollicitations qui me devinrent plus insupportables que toutes mes anciennes fatigues. Enfin je pris le parti d'abandonner ce procès à la justice divine, et de me réduire à la petite fortune que j'avais apportée des Indes, et dont je n'avais obligation qu'à moi-même.»
Naufrage de Guillaume Bontekoë, capitaine hollandais.
À la suite des aventures de Pinto nous placerons, comme nous l'avons promis, celles de Bontekoë, beaucoup moins merveilleuses et moins variées, mais pourtant très-remarquables en ce qu'elles paraissent rassembler toutes les horreurs qui peuvent être la suite d'un naufrage. Le lecteur frémira plus d'une fois en écoutant le récit du capitaine hollandais, qui porte tous les caractères de la vérité.
Guillaume Isbrantz Bontekoë commandait le navire la Nouvelle-Hoorn, envoyé aux Indes orientales en 1618, pour des intérêts de commerce. Vers le détroit de la Sonde, à la hauteur de 5 degrés et demi de latitude sud, étant sur le pont de son bâtiment, il entendit crier au feu, au feu. Il se hâta de descendre au fond de cale, où il ne vit aucune apparence de feu. Il demanda où l'on croyait qu'il eût pris. Capitaine, lui dit-on, c'est dans ce tonneau. Il y porta la main sans y rien sentir de brûlant.
Sa terreur ne l'empêcha pas de se faire expliquer la cause d'une si vive alarme. On lui (p. 211) raconta que le maître-valet, étant descendu l'après-midi, suivant l'usage, pour tirer l'eau-de-vie qui devait être distribuée le lendemain à l'équipage, avait attaché son chandelier de fer aux cercles d'un baril qui était d'un rang plus haut que celui qu'il devait percer. Une étincelle, ou plutôt une partie de la mèche ardente était tombée justement dans le bondon. Le feu avait pris à l'eau-de-vie du tonneau, et les deux fonds ayant aussitôt sauté, l'eau-de-vie enflammée avait coulé jusqu'au charbon de forge. Cependant on avait jeté quelques cruches d'eau sur le feu, ce qui le faisait paraître éteint. Bontekoë, un peu rassuré par ce récit, fit verser de l'eau à pleins seaux sur le charbon, et n'apercevant aucune trace de feu, il remonta tranquillement sur les ponts. Mais les suites de cet événement devinrent bientôt si terribles, que, pour satisfaire pleinement la curiosité du lecteur par une description intéressante, dont les moindres circonstances méritent d'être conservées, il faut que cette peinture paraisse sous les couleurs simples de la nature, c'est-à-dire dans les propres termes de l'auteur.
«Une demi-heure après, quelques-uns de nos gens recommencèrent à crier au feu. J'en fus épouvanté; et descendant aussitôt, je vis la flamme qui montait de l'endroit le plus creux du fond de cale. L'embrasement était dans le charbon, où l'eau-de-vie avait pénétré; et le danger paraissait d'autant plus pressant, (p. 212) qu'il y avait trois ou quatre rangs de tonneaux les uns sur les autres. Nous recommençâmes à jeter de l'eau à pleins seaux, et nous en jetâmes une prodigieuse quantité. Mais il survint un nouvel incident qui augmenta le trouble. L'eau tombée sur le charbon causa une fumée si épaisse, si sulfureuse et si puante, qu'on étouffait dans le fond de cale, et qu'il était presque impossible d'y demeurer. J'y étais néanmoins pour y donner les ordres, et je faisais sortir les gens tour à pour leur laisser le temps de se rafraîchir. Je soupçonnais déjà que plusieurs avaient été étouffés sans avoir pu arriver jusqu'aux écoutilles. Moi-même j'étais si étourdi et si suffoqué, que, ne sachant plus ce que je faisais, j'allais par intervalles reposer ma tête sur un tonneau, tournant le visage vers l'écoutille pour respirer un moment.
»Enfin, me trouvant forcé de sortir, je dis à Rol, subrécargue du bâtiment, qu'il me paraissait nécessaire de jeter la poudre à la mer. Il ne put s'y résoudre: «Si nous jetons la poudre, me dit-il, il y a apparence que nous ne devons plus craindre de périr par le feu; mais que deviendrons-nous lorsque nous trouverons des ennemis à combattre? et quel moyen de nous disculper?»
»Cependant le feu ne diminuait pas; et la puanteur de la fumée, autant que son épaisseur, ne permettait plus à personne de demeurer au fond de cale. On prit la hache, et dans l'entrepont, vers l'arrière, on fit de grands (p. 213) trous par lesquels on jeta une grande quantité d'eau sans cesser d'en jeter en même temps par les écoutilles. Il y avait trois semaines qu'on avait mis le grand canot à la mer. On y mit aussi la chaloupe, qui était sur le pont, parce qu'elle causait de l'embarras à ceux qui puisaient de l'eau. La frayeur était telle qu'on peut se la représenter. On ne voyait que le feu et l'eau, dont on était également menacé, et par l'un desquels il fallait périr sans aucune espérance de secours; car on n'avait la vue d'aucune terre, ni la compagnie d'aucun autre vaisseau. Les gens de l'équipage commençaient à s'écouler; et se glissant de tous côtés hors du bord, ils descendaient sous les porte-haubans. De là ils se laissaient tomber dans l'eau, et nageant vers la chaloupe ou vers le canot, ils y montaient et se cachaient sous les bancs ou sous les couvertes, en attendant qu'ils se trouvassent en assez grand nombre pour s'en aller ensemble.
»Rol étant allé par hasard sur le pont, fut étonné de voir tant de gens dans le canot et dans la chaloupe: ils lui crièrent qu'ils allaient prendre le large, et l'exhortèrent à descendre avec eux. Leurs instances et la vue du péril lui firent prendre ce parti. En arrivant à la chaloupe, il leur dit: «Mes amis, il faut attendre le capitaine.» Mais ses ordres et ses représentations n'étaient plus écoutés. Aussitôt qu'il fut embarqué, ils coupèrent l'amarre et s'éloignèrent du vaisseau. Comme j'étais toujours (p. 214) occupé à donner mes ordres et à presser le travail, quelques-uns de ceux qui restaient vinrent me dire avec beaucoup d'épouvante, «Ah! capitaine, qu'allons-nous devenir? la chaloupe et le canot sont à la mer. Si l'on nous quitte, leur dis-je, c'est avec le dessein de ne plus revenir;» et courant aussitôt sur le pont, je vis effectivement la manœuvre des fugitifs. Les voiles du vaisseau étaient sur le mât, et la grande voile était sur les cargues. Je criai aux matelots: «Efforçons-nous de les joindre, et s'ils refusent de nous recevoir dans leurs chaloupes, nous ferons passer le navire par-dessus eux pour leur apprendre leur devoir.»
»En effet, nous approchâmes d'eux jusqu'à la distance de trois longueurs du vaisseau; mais ils gagnèrent au vent et s'éloignèrent. Je dis alors à ceux qui étaient avec moi: «Amis, vous voyez qu'il ne nous reste plus d'espérance que dans la miséricorde de Dieu et dans nos propres efforts. Il faut les redoubler, et tâcher d'éteindre le feu. Courez à la soute aux poudres, et jetez-les à la mer avant que le feu puisse y gagner.» De mon côté, je pris les charpentiers, et je leur ordonnai de faire promptement des trous avec les grandes gouges et les tarières pour faire entrer l'eau dans le navire jusqu'à la hauteur d'une brasse et demie. Mais ces outils ne purent pénétrer les bordages, parce qu'ils étaient garnis de fer.
(p. 215) »Cet obstacle répandit une consternation qui ne peut jamais être exprimée. L'air retentissait de gémissemens et de cris. On se remit à jeter de l'eau, et l'embrasement parut diminuer. Mais peu de temps après le feu prit aux huiles. Ce fut alors que nous crûmes notre perte inévitable. Plus on jetait d'eau, plus l'incendie paraissait augmenter. L'huile et la flamme qui en sortaient se répandaient de toutes parts. Dans cet affreux état, on poussait des cris et des hurlemens si terribles, que mes cheveux se hérissaient, et je me sentais tout couvert d'une sueur froide.
»Cependant le travail continuait avec la même ardeur. On jetait de l'eau dans le navire, et les poudres à la mer. On avait déjà jeté soixante demi-barils de poudre; mais il en restait encore près de trois cents. Le feu y prit, et fit sauter le vaisseau, qui, dans un instant, fut brisé en mille et mille pièces. Nous y étions encore au nombre de cent dix-neuf. Je me trouvais alors sur le pont, près de l'amure de la grande voile, et j'avais devant les yeux soixante-trois hommes qui puisaient de l'eau. Ils furent emportés avec la vitesse d'un éclair; et ils disparurent tellement, qu'on n'aurait pu dire ce qu'ils étaient devenus: tous les autres eurent le même sort.
»Pour moi, qui m'attendais à périr comme tous mes compagnons, j'étendis les bras et les mains vers le ciel, et je m'écriai: «Ô Seigneur! faites-moi miséricorde!» Quoiqu'en (p. 216) me sentant sauter je crusse que c'était fait de moi, je conservai néanmoins toute la liberté de mon jugement, et je sentis dans mon cœur une étincelle d'espérance. Du milieu des airs je tombai dans l'eau, entre les débris du navire qui était en pièces. Dans cette situation, mon courage se ranima si vivement, que je crus devenir un autre homme. En regardant autour de moi, je vis le grand mât à l'un de mes côtés, et le mât de misaine à l'autre. Je me mis sur le grand mât; d'où je considérai tous les tristes objets dont j'étais environné. Alors je dis en poussant un profond soupir: «Ô Dieu! ce beau navire a donc péri comme Sodome et Gomorrhe!»
»Je fus quelque temps sans apercevoir aucun homme. Cependant, tandis que je m'abîmais dans mes réflexions, je vis paraître sur l'eau un jeune homme qui sortait du fond, et qui nageait des pieds et des mains. Il saisit la cagouille de l'éperon qui flottait sur l'eau, et dit en s'y mettant: «Me voici encore au monde. J'entendis sa voix, et je m'écriai: «Ô Dieu! y a-t-il ici quelque autre homme que moi qui soit en vie?» Ce jeune homme se nommait Harman van Kuiphuisen, natif d'Eyder. Je vis flotter près de lui un petit mât. Comme le grand sur lequel j'étais ne cessait pas de rouler et de tourner, ce qui me causait beaucoup de peine, je dis à Harman: «Pousse-moi cette espare; je me mettrai dessus, et la ferai flotter vers toi pour nous y mettre ensemble.» (p. 217) Il fit ce que je lui ordonnais; sans quoi, brisé, comme j'étais, de mon saut et de ma chute, le dos fracassé, et blessé à deux endroits de la tête, il m'aurait été impossible de le joindre. Ces maux, dont je ne m'étais pas encore aperçu, commencèrent à se faire sentir avec tant de force, qu'il me sembla tout d'un coup que je cessais de vivre et d'entendre. Nous étions tous deux l'un près de l'autre, chacun tenant au bras une pièce de revers de l'éperon; nous jetions la vue de tous côtés, dans l'espérance de découvrir la chaloupe ou le canot; à la fin, nous les aperçûmes, mais fort loin de nous. Le soleil était au bas de l'horizon. Je dis au compagnon de mon infortune: «Ami, toute espérance est perdue pour nous: il est tard. Le canot et la chaloupe étant si loin, il n'est pas possible que nous nous soutenions toute la nuit dans cette situation. Élevons nos cœurs à Dieu, et demandons-lui notre salut avec une résignation entière à sa volonté.» Nous nous mîmes en prières, et nous obtînmes grâce; car à peine achevions-nous de pousser nos vœux au ciel que, levant les yeux, nous vîmes la chaloupe et le canot près de nous. Quelle joie pour des malheureux qui se croyaient près de périr! Je criai aussitôt: «Sauve, sauve le capitaine!» Quelques matelots qui m'entendirent se mirent aussi à crier: «Le capitaine vit encore.» Ils s'approchèrent des débris; mais ils n'osaient avancer davantage, dans la crainte d'être heurtés par les grosses (p. 218) pièces. Harman, qui avait été peu blessé en sautant, se sentit assez de vigueur pour se mettre à la nage, et se rendit dans la chaloupe. Pour moi, je criai: «Si vous voulez me sauver la vie, il faut que vous veniez jusqu'à moi; car j'ai été si maltraité, que je n'ai point la force de nager.» Le trompette s'étant jeté dans la mer avec une ligne de sonde qui se trouva dans la chaloupe, en apporta un bout jusqu'entre mes mains. Je la fis tourner autour de ma ceinture; et ce secours me fit arriver heureusement à bord: j'y trouvai Rol, Guillaume van Galen, et le second pilote nommé Meyendert Kryns, qui était de Hoorn. Ils me regardèrent long-temps avec admiration.
»J'avais fait faire à l'arrière de la chaloupe une espèce de petite cabane qui pouvait contenir deux hommes. J'y entrai pour y prendre un peu de repos; car je me sentais si mal, que je ne croyais pas avoir beaucoup de temps à vivre. J'avais le dos brisé, et je souffrais mortellement des deux trous que j'avais reçus à la tête. Cependant je dis à Rol: «Je crois que nous ferions bien de demeurer cette nuit près du débris. Demain, lorsqu'il fera jour, nous pourrons sauver quelques vivres, et peut-être trouverons-nous une boussole pour nous aider à découvrir les terres.» On s'était sauvé avec tant de précipitation, qu'on était presque sans vivres. À l'égard des boussoles, le premier pilote, qui soupçonnait la plupart des gens de l'équipage de vouloir abandonner (p. 219) le navire, les avait ôtées de l'habitacle; ce qui n'avait pu arrêter l'exécution de leur projet, ni l'empêcher lui-même de périr.
»Rol, négligeant mon conseil, fit prendre les avirons comme s'il eût été jour; mais, après avoir vogué toute la nuit, dans l'espérance de découvrir les terres au lever du soleil, il se vit bien loin de son attente en reconnaissant qu'il était également éloigné des terres et du débris. On vint me demander dans ma retraite si j'étais mort ou vivant: «Capitaine, me dit-on, qu'allons-nous devenir? Il ne se présente point de terre, et nous sommes sans vivres, sans carte et sans boussole.—Amis, leur répondis-je, il fallait m'en croire hier au soir, lorsque je vous conseillai fortement de ne pas vous éloigner des débris. Je me souviens que, pendant que je flottais sur le mât, j'étais environné de lard, de fromages et d'autres provisions.—Cher capitaine, me dirent-ils affectueusement, sortez de là, et venez nous conduire.—Je ne puis, leur répliquai-je, et je suis si perclus, qu'il m'est impossible de me remuer.» Cependant, avec leur secours, j'allai m'asseoir sur le pont, où je vis l'équipage qui cessait de ramer. Je demandai quels étaient les vivres: on me montra sept ou huit livres de biscuit. Je dis: «Cessez de ramer, vous vous fatiguez vainement, et vous n'aurez point à manger pour réparer vos forces.» Ils me demandèrent ce qu'il fallait donc qu'ils fissent. Je les exhortai (p. 220) à se dépouiller de leurs chemises pour en faire des voiles. La difficulté était de trouver du fil. Je leurs fis prendre les paquets de cordes qui étaient de rechange dans la chaloupe. Ils en firent une espèce de fil de caret; et du reste on fit des écoutes et des couets. Cet exemple fut suivi dans le canot. On parvint ainsi à coudre toutes les chemises ensemble, et l'on en composa de petites voiles.
»Nous pensâmes ensuite à faire la revue de tous nos gens. On se trouvait au nombre de quarante-six dans la chaloupe, et de vingt-six dans le canot. Il y avait dans la chaloupe une capote bleue de matelot et un coussin qui me furent cédés en faveur de ma situation. Le chirurgien était avec nous, mais sans aucun médicament. Il eut recours à du biscuit mâché qu'il mettait sur mes plaies, et par la protection du ciel, ce remède me guérit. J'avais aussi voulu donner ma chemise pour contribuer à faire les voiles; mais tout le monde s'y était opposé, et je dois me louer des attentions qu'on eut pour moi.
»Le premier jour nous nous abandonnâmes aux flots tandis qu'on travaillait aux voiles. Elles furent prêtes le soir; on envergua et l'on mit au vent. On était au 20 de novembre. Nous prîmes pour guide le cours des étoiles, dont nous connaissions fort bien le lever et le coucher. Pendant la nuit on était transi de froid, et la chaleur du jour était insupportable, parce que nous avions le soleil perpendiculairement (p. 221) sur nos têtes. Le 21 et les deux jours suivans, nous nous occupâmes à construire une arbalète pour prendre hauteur; on traça un cadran sur le couvert, et l'on prépara un bâton avec les croix. Tennis Thybrandz, menuisier du vaisseau, avait un compas et quelque connaissance de la manière dont il fallait marquer la flèche. En nous aidant mutuellement, nous parvînmes à faire une arbalète dont on pouvait se servir. Je gravai une carte marine dans la planche, et j'y traçai l'île de Sumatra, celle de Java, et le détroit de la Sonde, qui est entre ces deux îles. Le jour de notre infortune, ayant pris hauteur sur le midi, j'avais trouvé que nous étions par les 5° 30' de latitude du sud, et que le pointage de la carte était à vingt lieues de terre. J'y traçai encore une rose des vents, et tous les jours je fis l'estime. Nous gouvernions à sept lieues au sud ou au-dessus de l'entrée du détroit, dans la vue de choisir plus facilement notre route, lorsque nous viendrions à découvrir les terres.
»Des sept ou huit livres de biscuit qui faisaient notre unique provision, je réglai des rations pour chaque jour; et pendant qu'il dura, je distribuai à chacun la sienne; mais on en vit bientôt la fin, quoique la mesure pour chaque jour ne fût qu'un petit morceau de la grosseur du doigt. On n'avait aucun breuvage. Lorsqu'il tombait de la pluie, on amenait les voiles, qu'on étendait dans l'espace de la chaloupe (p. 222) pour rassembler l'eau et la faire couler dans deux petits tonneaux, les seuls qu'on eût emportés. On la tenait en réserve pour les jours qui se passaient sans pluie. Je coupai un bout de soulier qui servait de tasse pour puiser. Cette extrémité n'empêchait point qu'on ne me pressât de prendre abondamment ce qui convenait à mes besoins, parce que tout le monde, me disait-on, avait besoin de mon secours, et que sur un si grand nombre de gens la diminution serait peu sensible. J'étais bien aise de leur voir pour moi ces sentimens; mais je ne voulais rien prendre de plus que les autres. Le canot s'efforçait de nous suivre. Cependant comme nous faisions meilleure route, et qu'il n'y avait personne qui entendit la navigation, lorsqu'il s'approchait de nous, ou que quelqu'un trouvait le moyen de passer à notre bord, tous les autres nous priaient instamment de les recevoir, parce qu'ils appréhendaient de s'écarter ou d'être séparés de la chaloupe par quelque fortune de mer. Nos gens s'y opposaient fortement, et me représentaient que ce serait nous exposer à périr tous.
»Enfin nous arrivâmes bientôt au comble de notre misère. Le biscuit nous manqua tout-à-fait, et nous ne découvrîmes point les terres. J'employai tous mes efforts pour persuader aux plus impatiens que nous n'en pouvions être bien loin; mais je ne pus les soutenir long-temps dans cette espérance. Ils commencèrent à murmurer contre moi-même, qui (p. 223) me trompais, disaient-ils, et qui portais le cap à la mer au lieu de courir sur les terres. La faim devenait fort pressante, lorsque le ciel permit qu'une troupe de mouettes vînt voltiger sur la chaloupe avec tant de lenteur qu'elles paraissaient chercher à se faire prendre. Elles se baissaient à la portée de nos mains, et chacun en prit facilement quelques-unes. On les pluma aussitôt pour les manger crues. Cette chair nous parut délicieuse, et j'avoue que je n'ai jamais trouvé tant de douceur au miel même. Mais c'était un seul repas qui suffisait à peine pour conserver la vie. Nous passâmes encore le reste du jour sans avoir la vue d'aucune terre. Nos gens étaient si consternés, que, le canot s'étant approché de nous, et ceux qui s'y trouvaient nous conjurant encore de les prendre, on conclut que, puisque la mort était inévitable, il fallait mourir tous ensemble. On les reçut donc, et l'on tira du canot toutes les rames et les voiles.
»Il y eut alors dans la chaloupe trente rames, que nous rangeâmes sur les bancs en forme de couverte ou de pont. On avait aussi une grande voile, une misaine, un artimon et une civadière. La chaloupe avait tant de creux, qu'un homme pouvait se tenir assis sous le couvert des rames. Je partageai notre troupe en deux parties, dont l'une se tenait sous le couvert, tandis que l'autre était dessus, et l'on relevait tour à tour. Nous étions soixante-douze, qui jetions les uns sur les autres des (p. 224) regards tristes et désolés, tels qu'on peut se les figurer entre des gens qui mouraient de faim et de soif, et qui ne voyaient plus venir de mouettes ni de pluie.
»Lorsque le désespoir commençait à prendre la place de la tristesse, on vit comme sourdre de la mer un assez grand nombre de poissons volans, de la grosseur des plus gros merlans, qui volèrent même dans la chaloupe. Chacun s'étant jeté dessus, ils furent distribués et mangés crus. Ce secours était léger. Cependant il n'y avait personne de malade; ce qui paraissait d'autant plus étonnant, que, malgré mes conseils, quelques-uns avaient commencé à boire de l'eau de la mer. «Amis, leur disais-je, gardez-vous de boire de l'eau salée. Elle n'apaisera point votre soif, et elle vous causera un flux de ventre auquel vous ne résisterez pas.» Les uns mordaient des boulets de pierriers et des balles de mousquets; d'autres buvaient leur propre urine. Je bus aussi la mienne; mais, la rendant bientôt corrompue, il fallut renoncer à cette misérable ressource.
»Ainsi le mal croissant d'heure en heure, je vis arriver le temps du désespoir. On commençait à se regarder les uns les autres d'un air farouche, comme prêts à s'entre-dévorer et à se repaître chacun de la chair de son voisin. Quelques-uns parlèrent même d'en venir à cette funeste extrémité, et de commencer par les jeunes gens. Une proposition si terrible me remplit d'horreur; mon courage en fut abattu. (p. 225) Je me tournai du côté du ciel pour le conjurer de ne pas permettre qu'on exerçât cette barbarie, et que nous fussions tentés au-dessus de nos forces, dont il connaissait les bornes. Enfin j'entreprendrais vainement d'exprimer dans quel état je me trouvai lorsque je vis quelques matelots disposés à commencer l'exécution et résolus de se saisir des jeunes gens. J'intercédai pour eux dans les termes les plus touchans. «Amis, qu'allez-vous faire? quoi! vous ne sentez pas l'horreur d'une action si barbare? Ayez recours au ciel, il regardera votre misère avec compassion. Je vous assure que nous ne pouvons pas être loin des terres.» Ensuite je leur fis voir le pointage de chaque jour, et quelle avait été la hauteur.
»Ils me répondirent que je leur tenais depuis long-temps le même langage, qu'ils ne voyaient point l'effet des espérances dont je les avais flattés, et qu'ils n'étaient que trop certains que je les trompais ou que je me trompais moi-même. Cependant ils m'accordèrent le délai de trois jours, au bout desquels ils me protestèrent que, s'ils ne voyaient pas les terres, rien ne serait capable d'arrêter leur dessein. Cette affreuse résolution me pénétra jusqu'au fond du cœur. Je redoublai mes prières pour obtenir que nos mains ne fussent pas souillées par le plus abominable de tous les crimes. Cependant le temps coulait, et l'extrémité me paraissait si pressante, que j'avais (p. 226) peine à me défendre moi-même du désespoir que je reprochais aux autres. J'entendais dire autour de moi: Hélas! si nous étions à terre, nous paîtrions du moins l'herbe comme les bêtes. Je ne laissai pas de renouveler continuellement mes exhortations; mais la force commença le lendemain à nous manquer autant que le courage. La plupart n'étaient presque plus capables de se lever du lieu où ils étaient assis, ni de se tenir debout. Rol était si abattu, qu'il ne pouvait se remuer. Malgré l'affaiblissement que m'avaient dû causer mes blessures, j'étais encore un des plus robustes, et je me trouvais assez de vigueur pour aller d'un couvert de la chaloupe à l'autre.
»Nous étions au second jour de décembre, qui était le treizième depuis notre naufrage. L'air se chargea; il tomba de la pluie qui nous apporta un peu de soulagement. Elle fut même accompagnée d'un calme qui permit de détacher les voiles des vergues, et de les étendre sur le bâtiment. On se traîna par-dessous. Chacun but de l'eau de pluie à son aise, et les deux petits tonneaux demeurèrent remplis. J'étais alors au timon, et, suivant l'estime, je jugeai que nous ne devions pas être loin de la terre. J'espérais que l'air pourrait s'éclaircir tandis que je demeurais dans ce poste, et je m'obstinais à ne le pas quitter. Cependant l'épaisseur de la brume et la pluie qui ne diminuait pas me firent éprouver un air si vif, que, n'ayant plus le pouvoir d'y résister, j'appelai (p. 227) un des quartier-maîtres pour lui faire prendre ma place. Il vint, et j'allai me mêler entre les autres, où je repris un peu de chaleur. À peine le quartier-maître eut-il passé une heure à la barre du gouvernail, que, le temps ayant changé, il découvrit une côte. Le premier mouvement de sa joie lui fit crier terre! terre! Tout le monde retrouva des forces pour se lever, et chacun voulut être assuré par ses yeux d'un si favorable événement. C'était effectivement la terre. On fit servir aussitôt toutes les voiles, et l'on courut droit sur la côte; mais, en approchant du rivage, on trouva les brisans si forts, qu'on n'osa se hasarder à traverser les lames. L'île, car c'en était une, s'enfonçait par un petit golfe où nous eûmes le bonheur d'entrer. Là nous jetâmes le grapin à la mer. Il nous en restait un petit qui servit à nous amarrer à terre, et chacun se hâta de sauter sur le rivage.
»L'ardeur fut extrême pour se répandre dans les bois et dans les lieux où l'on espérait trouver quelque chose qui pût servir d'aliment. Pour moi, je n'eus pas plus tôt touché la terre, que, m'étant jeté à genoux, je la baisai de joie, et je rendis grâce au ciel de la faveur qu'il nous accordait. Ce jour était le dernier des trois à la fin desquels on devait manger les mousses du vaisseau.
»L'île offrait des cocos; mais on n'y put découvrir d'eau douce. Nous nous crûmes trop heureux de pouvoir avaler la liqueur que ces (p. 228) fruits rendent dans leur fraîcheur. On mangeait les plus vieux, dont le noyau était plus dur. Cette liqueur nous parut un agréable breuvage, et n'aurait produit que des effets salutaires, si nous en eussions usé avec modération; mais tout le monde en ayant pris à l'excès, nous sentîmes dès le même jour des douleurs et des tranchées insupportables, qui nous forcèrent de nous ensevelir dans le sable les uns près des autres. Elles ne finirent que par de grandes évacuations, qui rétablirent le lendemain notre santé. On fit le tour de l'île sans trouver la moindre apparence d'habitation, quoique diverses traces fissent assez connaître qu'il y était venu des hommes. Elle ne produit que des cocos. Quelques matelots virent un serpent qui leur parut épais d'une brasse. Après avoir rempli notre chaloupe de cocos vieux et frais, nous levâmes l'ancre vers le soir, et nous gouvernâmes sur l'île de Sumatra, dont nous eûmes la vue dès le lendemain. Celle que nous quittions en est à quatorze ou quinze lieues. Nous côtoyâmes les terres de Sumatra vers l'est aussi long-temps qu'il nous resta des provisions. La nécessité nous forçant alors de descendre, nous rasâmes la côte sans pouvoir traverser les brisans. Dans l'embarras où nous étions menacés de retomber, il fut résolu que quatre ou cinq des meilleurs nageurs tâcheraient de se rendre à terre pour chercher le long du rivage quelque endroit où nous pussions aborder. Ils passèrent heureusement à la (p. 229) nage, et se mirent à suivre la côte tandis que nous les conduisions des yeux. Enfin, trouvant une rivière, ils se servirent de leurs caleçons pour nous faire des signaux qui nous attirèrent à leur suite. En nous approchant, nous aperçûmes devant l'embouchure un banc contre lequel la mer brisait encore avec plus de violence. Je n'étais pas d'avis qu'on hasardât le passage, ou du moins je ne voulus m'y déterminer qu'avec le consentement général. Tout le monde se mit en rang par mon ordre, et je demandai à chacun son opinion. Ils s'accordèrent tous à braver le péril. J'ordonnai qu'à chaque côté de l'arrière on tînt un aviron percé, avec deux rameurs à chacun, et je pris la barre du gouvernail pour aller droit à couper la lame. Le premier coup de mer remplit d'eau la moitié de la chaloupe. Il fallut promptement puiser avec les chapeaux, les souliers et tout ce qui pouvait servir à cet office; mais un second coup de mer nous mit tellement hors d'état de gouverner, que je crus notre perte certaine. «Amis, m'écriai-je, tenez la chaloupe en équilibre, et redoublez vos efforts, à puiser, ou nous périssons sans ressource.» On puisait avec toute l'ardeur possible, lorsqu'un troisième coup de mer survint. Mais la lame fut si courte, qu'elle ne put nous jeter beaucoup d'eau, sans quoi nous périssions infailliblement; et la marée commençant aussitôt à refouler, nous traversâmes enfin ces furieux brisans. On goûta l'eau, qui fut trouvée (p. 230) douce. Ce bonheur nous fit oublier toutes nos peines. Nous abordâmes au côté droit de la rivière, où le rivage était couvert de belles herbes, entre lesquelles nous découvrîmes de petites fèves telles qu'on en voit dans quelques endroits de la Hollande. Notre première occupation fut d'en manger avidement. Quelques-uns de nos gens, étant allés au-delà d'une pointe de terre qui se présentait devant nous, y trouvèrent du tabac et du feu; nouveau sujet d'une extrême joie. Quelque explication qu'il fallût donner à ces deux signes, ils nous marquaient que nous n'étions pas loin de ceux qui les avaient laissés. Nous avions dans la chaloupe deux haches qui nous servirent pour abattre quelques arbres, dont nous fîmes de grands feux en plusieurs endroits; et nos gens, divisés en petites troupes, s'assirent autour, et se mirent à fumer le tabac qu'ils avaient trouvé.
»Vers le soir, nous redoublâmes nos feux; et, dans la crainte de quelque surprise, je posai trois sentinelles aux avenues de notre petit camp. La lune était au déclin. Nous passâmes la première partie de la nuit sans autre mal que de violentes tranchées qui nous venaient d'avoir mangé trop de fèves; mais, au milieu de nos douleurs, les sentinelles nous apprirent que les habitans du pays s'approchaient en grand nombre. Leur dessein, dans les ténèbres, ne pouvait être que de nous attaquer. Toutes nos armes consistaient dans les deux haches, (p. 231) avec une épée fort rouillée; et nous étions tous si mal, qu'à peine avions-nous la force de nous remuer. Cependant cet avis nous ranima, et les plus abattus ne purent se résoudre à périr sans quelque défense. Nous prîmes dans nos mains des tisons ardens, avec lesquels nous courûmes au-devant de nos ennemis: les étincelles volaient de toutes parts, et rendaient le spectacle terrible. D'ailleurs les insulaires ne pouvaient être informés que nous étions sans armes; aussi prirent-ils la fuite pour se retirer derrière un bois. Nos gens retournèrent auprès de leurs feux, où ils passèrent le reste de la nuit dans des alarmes continuelles. Rol et moi nous nous crûmes obligés, par prudence, de rentrer dans la chaloupe, pour nous assurer du moins cette ressource contre toutes sortes d'événemens.
»Le lendemain, au lever du soleil, trois insulaires sortirent du bois, et s'avancèrent vers le rivage. Nous leur envoyâmes trois de nos gens, qui, ayant déjà fait le voyage des Indes, connaissaient un peu les usages et la langue du pays. La première question à laquelle ils eurent à répondre, fut de quelle nation ils étaient. Après avoir satisfait à cette demande, et nous avoir représentés comme d'infortunés marchands, dont le vaisseau avait péri par le feu, ils demandèrent à leur tour si nous pouvions obtenir quelques rafraîchissemens par des échanges. Pendant cet entretien, les insulaires continuèrent de s'avancer vers la chaloupe, et (p. 232) s'en étant approchés avec beaucoup d'audace, ils voulurent savoir si nous avions des armes. J'avais fait étendre les voiles sur la chaloupe, parce que je me défiais de leur curiosité. On leur répondit que nous étions bien pourvus de mousquets, de poudre et de balles. Ils nous quittèrent alors avec promesse de nous apporter du riz et des poules. Nous fîmes environ quatre-vingts ducats de l'argent que chacun avait dans ses poches, et nous les offrîmes aux trois insulaires pour quelques poules et du riz tout cuit qu'ils nous apportèrent. Ils parurent fort satisfaits du prix. J'exhortai tous nos gens à prendre un air ferme. Nous nous assîmes librement sur l'herbe, et nous nous remîmes à tenir conseil, après nous être rassasiés par un bon repas. Les trois insulaires assistèrent à ce festin, et dûrent admirer notre appétit. Nous leur demandâmes le nom du pays, sans pouvoir distinguer dans leur réponse si c'était Sumatra. Cependant nous en demeurâmes persuadés lorsqu'ils nous eurent montré de la main que Java était au-dessous, et nous comprîmes facilement qu'ils voulaient nommé Jean Coen, général des Hollandais, qui commandait alors dans cette île. Il nous parut certain que nous étions au vent de Java; et cet éclaircissement nous causa d'autant plus de satisfaction, que, n'ayant point de boussole, nous avions hésité jusqu'alors dans toutes nos manœuvres. Il ne nous manquait plus que des vivres pour achever de nous rendre (p. 233) tranquilles. Je pris la résolution de m'embarquer avec quatre de nos gens dans une petite pirogue qui était sur la rive, et de remonter la rivière jusqu'à un village que nous aperçûmes dans l'éloignement, pour aller faire autant de provisions qu'il me serait possible, avec le reste de l'argent que j'avais rassemblé. M'étant hâté de partir, j'eus bientôt acheté du riz et des poules, que j'envoyai à Rol avec la même diligence, en lui recommandant l'égalité dans la distribution, pour ne donner à personne aucun sujet de plainte. De mon côté, je fis dans le village un fort bon repas avec mes compagnons, et je ne trouvai pas la liqueur du pays sans agrément. C'est une sorte de vin qui se tire des arbres, et qui est capable d'enivrer. Pendant que nous mangions, les habitans étaient assis autour de nous, et conduisaient nos morceaux de leurs regards, en les dévorant des yeux. Après le repas, j'achetai d'eux un buffle, qui me coûta cinq réales et demi, mais étant si sauvage que nous ne pouvions le prendre ni l'amener: nous y employâmes beaucoup de temps. Le jour commençait à baisser; je voulais que nous retournassions à la chaloupe, dans l'intention de revenir le lendemain. Mes gens me prièrent de les laisser cette nuit dans le village, sous prétexte qu'il leur serait plus aisé de prendre le buffle pendant les ténèbres. Je n'étais pas de leur avis, et je m'efforçai de les détourner de ce dessein. Cependant leurs instances m'y firent (p. 234) consentir, et je les quittai en les abandonnant à leur propre conduite.
»Je retournai sur le bord de la rivière, où je trouvai près de la pirogue quantité d'insulaires qui paraissaient en contestation. Ayant cru démêler que les uns voulaient qu'on me laissât partir, et que d'autres s'y opposaient, j'en pris deux par le bras, et je les poussai vers la pirogue d'un air de maître. Leurs regards étaient farouches; cependant ils se laissèrent conduire jusqu'à la barque, et ne firent pas difficulté d'y entrer avec moi. L'un s'assit à l'arrière, et l'autre à l'avant; enfin ils se mirent à ramer. J'observai qu'ils avaient au côté chacun leur cric ou leur poignard, et par conséquent qu'ils étaient maîtres de ma vie. Après avoir vogué, celui qui était à l'arrière vint à moi, au milieu de la pirogue où je me tenais debout, et me déclara par des signes qu'il voulait de l'argent. Je tirai de ma poche une petite pièce de monnaie que je lui offris. Il la reçut, et l'ayant regardée quelques momens d'un air incertain, il l'enveloppa dans le morceau de toile qu'il avait autour de sa ceinture. Celui qui était à la proue vint à son tour, et me fit les mêmes signes. Je lui donnai une autre pièce, qu'il considéra aussi des deux côtés; mais il parut encore plus incertain s'il la devait prendre ou m'attaquer; ce qui lui aurait été facile, puisque j'étais sans armes. Je sentis la grandeur du péril, et le cœur me battait violemment. Cependant nous descendions toujours, (p. 235) et d'autant plus vite, que nous étions portés par le reflux. Vers la moitié du chemin, mes deux guides commencèrent à parler entre eux avec beaucoup de chaleur. Tous leurs mouvemens semblaient marquer qu'ils avaient dessein de fondre sur moi. J'en fus alarmé jusqu'à trembler; ma consternation me fit tourner les yeux vers le ciel, à qui je demandai le secours qui m'était nécessaire dans un danger si pressant. Une inspiration secrète me fit prendre le parti de chanter; ressource étrange contre la peur. Je chantai de toute ma force, jusqu'à faire retentir les bois dont les deux rives étaient couvertes. Les deux insulaires se mirent à rire, ouvrant la bouche si large, que je vis jusqu'au milieu de leur gosier. Leurs regards me firent connaître qu'ils ne me croyaient ni crainte ni défiance. Ainsi je vérifiai ce que j'avais entendu dire sans le comprendre, qu'une frayeur extrême est capable de faire chanter. Pendant que je continuais cet exercice, la barque allait si rapidement, que je commençai à découvrir notre chaloupe. Je fis des signes à nos gens: ils les aperçurent, et je les vis accourir vers le bord de la rivière. Alors me tournant vers mes deux rameurs, je leur fis entendre que, pour aborder, il fallait qu'ils se missent tous deux à la proue, dans l'idée que l'un d'eux ne pourrait du moins m'attaquer par-derrière; ils m'obéirent sans résistance, et je descendis tranquillement sur la rive.
»Lorsqu'ils me virent en sûreté au milieu (p. 236) de mes compagnons, ils demandèrent où tant de gens passaient la nuit. On leur dit que c'était sous les tentes qu'ils voyaient. Nous avions dressé effectivement de petites tentes avec des branches et des feuilles d'arbres. Ils demandèrent encore où couchaient Rol et moi, qui leur avions paru les plus respectés. On leur répondit que nous couchions dans la chaloupe sous les voiles; après quoi ils rentrèrent dans leur pirogue pour retourner au village.
»Je fis à Rol et aux autres le récit de ce qui m'était arrivé dans mon voyage, et je leur donnai l'espérance de revoir le lendemain nos quatre hommes avec le buffle. La nuit se passa dans une profonde tranquillité; mais, après le lever du soleil, nous fûmes surpris de ne pas voir paraître nos gens, et nous commençâmes à soupçonner qu'il leur était arrivé quelque accident. Quelques momens après, nous vîmes venir deux insulaires qui chassaient une bête devant eux. C'était un buffle; mais je n'eus pas besoin de le considérer long-temps pour reconnaître que ce n'était pas celui que j'avais acheté. Un de nos gens qui entendait à demi la langue du pays et qui se faisait entendre de même, demanda aux deux noirs pourquoi ils n'avaient pas amené le buffle qu'ils nous avaient vendu, et où étaient nos quatre hommes. Ils répondirent qu'il avait été impossible d'amener l'autre, et que nos gens qui venaient après eux en conduisaient un second. Cette réponse ayant un peu dissipé notre inquiétude, (p. 237) je remarquai que le buffle sautait beaucoup et qu'il n'était pas moins sauvage que le premier. Je ne balançai point à lui faire couper les pieds avec la hache. Les deux noirs le voyant tomber poussèrent des cris et des hurlemens épouvantables.
»À ce bruit, deux ou trois cents insulaires qui étaient cachés dans le bois en sortirent brusquement et coururent d'abord vers la chaloupe, dans le dessein apparemment de nous couper le passage pour s'assurer la liberté de nous massacrer tous. Trois de nos gens qui avaient fait un petit feu à quelque distance des tentes, pénétrèrent leur projet, et se hâtèrent de nous en donner avis. Je sortis du bois, et, m'étant un peu avancé, je vis quarante ou cinquante de nos ennemis qui se précipitaient vers nous d'un autre côté du même bois. «Tenez ferme, dis-je à nos gens, le nombre de ces misérables n'est pas assez grand pour nous causer de l'épouvante.» Mais nous en vîmes paraître une si grande troupe, la plupart armés de boucliers et d'une sorte d'épées, que, regardant notre situation d'un autre œil, je m'écriai: «Amis, courons à la chaloupe, car si le passage nous est coupé, il faut renoncer à toute espérance.» Nous prîmes notre course vers la chaloupe; et ceux qui ne purent y arriver assez tôt se jetèrent dans l'eau pour s'y rendre à la nage.
»Nos ennemis nous poursuivirent jusqu'à bord; malheureusement pour nous, rien n'était (p. 238) disposé pour s'éloigner de la rive avec une diligence égale au danger. Les voiles étaient tendues en forme de tente d'un côté de la chaloupe à l'autre, et tandis que nous nous empressions d'y entrer, les insulaires, nous suivant de près, percèrent de leurs zagaies plusieurs de nos gens, dont nous vîmes les intestins qui leur tombaient du corps. Nous nous défendîmes néanmoins avec nos deux haches et notre vieille épée. Le boulanger de l'équipage, qui était un grand homme plein de vigueur, s'aidait de l'épée avec succès. Nous étions amarrés par deux grapins, l'un à l'arrière et l'autre à l'avant. Je m'approchai du mât et criai au boulanger, «coupe le câbleau;» mais il lui fut impossible de le couper. Je courus à l'arrière, et mettant le câbleau sur l'étambord, je criai, «hache»; alors il fut coupé facilement. Nos gens de l'avant le prirent et tirèrent la chaloupe vers la mer. En vain les insulaires tentèrent de nous poursuivre dans l'eau, ils perdirent fond et furent contraints d'abandonner leur proie.
»Nous pensâmes à recueillir le reste de nos gens qui nageaient dans la rivière. Ceux qui n'avaient pas reçu de coups mortels rentrèrent à bord, et le ciel fit souffler aussitôt un vent forcé de terre, quoique jusqu'alors il eût été de mer. Il nous fut impossible de ne pas reconnaître que c'était un témoignage sensible de la protection divine. Nous mîmes toutes nos voiles, et nous allâmes jusqu'au large d'une (p. 239) seule bordée, avec une facilité surprenante à repasser le banc et les brisans qui nous avaient causé tant d'embarras à l'entrée de la rivière. Nos ennemis, s'imaginant que nous y ferions naufrage, s'étaient avancés jusqu'à la dernière pointe du cap pour nous y attendre et nous massacrer; mais le vent continua de nous être favorable, et l'avant de la chaloupe, qui était fort haut, coupa les lames avec ce secours.
»À peine étions-nous hors de danger qu'on s'aperçut que le brave boulanger qui nous avait si bien défendus avait été blessé d'une arme empoisonnée. Sa blessure était au-dessus du nombril. Les parties d'alentour étaient déjà d'un noir livide. Je lui coupai les chairs jusqu'au vif pour arrêter le progrès du venin, mais la douleur que je lui causai fut inutile: il tomba mort à nos yeux: nous le jetâmes dans les flots. En faisant la revue de nos gens, nous trouvâmes qu'il en manquait seize, dont onze avaient été tués au rivage. Le sort des quatre malheureux qui étaient restés dans le village fut amèrement déploré. Rien n'était si cruel que la nécessité où nous étions de les abandonner. Cependant il y a beaucoup d'apparence qu'ils n'y purent être sensibles, et que c'était déjà fait de leur vie.
»Nous gouvernâmes vent arrière, en rangeant la côte. Le reste de nos provisions consistait en huit poules et un peu de riz. Elles furent distribuées entre cinquante hommes que nous étions encore; mais la faim commençant (p. 240) bientôt à se faire sentir, nous fûmes obligés de retourner à terre par une baie que nous découvrîmes. Quantité de gens qui étaient sur le rivage prirent la fuite en nous voyant débarquer. Nous avions fait une trop funeste expérience de la barbarie de ces insulaires pour en espérer des vivres; mais nous trouvâmes du moins de l'eau douce. Les rochers voisins nous offrirent des huîtres et des petits limaçons de mer, dont nous mangeâmes avec d'autant plus de goût, qu'ayant sauvé un plein chapeau de poivre que j'avais acheté dans le village où j'avais laissé nos quatre hommes, il nous servit à les assaisonner. Après nous en être rassasiés, chacun en remplit ses poches, et nous rentrâmes dans la chaloupe avec nos deux petits barrils d'eau fraîche. Je proposai, en quittant la baie, de prendre un peu plus au large pour faire plus de chemin. Ce conseil fut suivi; mais le vent, qui commençait à forcer, nous fit essuyer pendant la nuit une grosse tempête. Cependant les peines qu'il nous causa devinrent une faveur du ciel. Si nous eussions continué de ranger la côte, nous n'aurions pu nous défendre de relâcher près d'une autre aiguade qui se présente dans la même île, où nous aurions trouvé des ennemis cruels qui s'étaient déclarés depuis peu contre les Hollandais, et qui en avaient déjà massacré plusieurs. À la pointe du jour nous eûmes la vue de trois îles qui étaient devant nous. Nous prîmes la résolution d'y relâcher; quoique nous ne les (p. 241) crussions point habitées. On se flattait d'y trouver quelque nourriture. Celle où nous abordâmes était remplie de ces espèces de roseaux qu'on nomme bambous, et qui sont de la grosseur de la jambe. Nous en prîmes plusieurs, dont nous perçâmes les nœuds avec un bâton, à l'exception de celui de dessus; et les remplissant d'eau douce comme autant de barils que nous fermâmes avec des bouchons, nous portâmes une bonne provision d'eau douce dans la chaloupe. Il y avait aussi des palmiers, dont la cime était assez molle pour nous servir d'aliment. On parcourut l'île sans y faire d'autres découvertes. Un jour me trouvant au pied d'une assez haute montagne, je ne pus résister à l'envie de monter au sommet, dans l'espérance vague de faire quelque observation qui pût être utile à nous conduire. Nous cherchions les lieux où les Hollandais étaient établis. Il me semblait que ce soin me regardait particulièrement, et que tous nos gens avaient les yeux tournés sur moi. Cependant, outre les maux qui m'étaient communs avec eux, je n'étais jamais venu aux Indes orientales, et n'ayant ni boussole ni d'autres instrumens de mer, je ne me trouvais capable de rien pour notre conservation.
»Lorsque je fus au sommet de la montagne, mes regards se perdirent dans l'immense étendue du ciel et de la mer. Je me jetai à genoux, le cœur plein d'amertume, et j'adressai ma prière au ciel avec des soupirs et des gémissemens (p. 242) que je ne puis exprimer. Aussitôt je découvris deux hautes montagnes dont la couleur me parut bleue. Il me vint dans l'esprit qu'étant à Hoorn, j'avais entendu dire à Guillaume Schouten, qui avait fait deux fois le voyage des Indes orientales, qu'au cap de Java il y avait deux hautes montagnes qui paraissaient bleues. Nous étions venus dans l'île en rangeant à main gauche la côte de Sumatra, et ces montagnes étaient à la droite. Je voyais entre elles une ouverture ou un vide au travers duquel je ne découvrais pas de terres, et je n'ignorais pas que le détroit de la Sonde était entre Sumatra et Java. Ces réflexions me firent conclure qu'il n'y avait point d'erreur dans notre route. Je descendis plein de joie, et je me hâtai d'annoncer à Rol que j'avais vu les deux montagnes. Elles ne paraissaient plus lorsque je lui fis ce récit, parce que les nuées les couvraient. Mais j'ajoutai ce que j'avais appris à Hoorn de la bouche de Schouten, et j'établis mes conjectures par d'autres raisonnemens. Rol y trouva de la vraisemblance. «Assemblons nos gens, me dit-il, et gouvernons de ce côté-là.» Cette déclaration que je fis à l'équipage excita beaucoup d'empressement pour apporter à bord de l'eau, des roseaux et des cimes de palmier. On mit à la voile avec la même ardeur, le vent était favorable à nos nouvelles vues; nous portâmes le cap droit à l'ouverture des deux montagnes, et pendant la nuit nous gouvernâmes par le (p. 243) cours des étoiles. Vers minuit nous aperçûmes du feu: on s'imagina d'abord que c'était le feu de quelque vaisseau, et que ce devait être une caraque; mais, en approchant, nous reconnûmes que c'était une petite île du détroit de la Sonde. Après en avoir doublé la pointe, nous vîmes un autre feu de l'autre côté, et diverses marques nous firent distinguer que c'étaient des pêcheurs. Le lendemain, à la pointe du jour, nous fûmes arrêtés par un calme. Nous étions sans le savoir sur la côte interne de Java. Un matelot étant monté au haut du mât cria aussitôt qu'il découvrait un gros de vaisseaux; il en compta jusqu'à vingt-trois. Notre joie nous fit faire des cris et des sauts; on se hâta de border les avirons à cause du calme, et l'on nagea droit vers cette flotte. C'était un nouvel effet de la protection du ciel, car autrement nous serions allés nous jeter à Bantam, où nous n'avions rien de favorable à nous promettre, parce que le roi de cette contrée était en guerre avec notre nation; au lieu que, par une faveur admirable de la Providence, nous allâmes tomber entre les bras de nos compatriotes et de nos amis.
»Ces vingt-trois vaisseaux étaient hollandais, sous le commandement de Frédéric Houtman d'Alkmaar. Il se trouvait alors dans sa galerie, d'où il nous observait avec sa lunette d'approche, surpris de la singularité de nos voiles, et cherchant l'explication d'un spectacle si nouveau. Il envoya sa chaloupe (p. 244) au-devant de nous pour s'informer qui nous étions. Ceux qui la conduisaient nous reconnurent; nous avions fait voile ensemble du Texel, et nous ne nous étions séparés que dans la mer d'Espagne. Ils nous firent passer, Rol et moi, dans leur chaloupe, et nous conduisirent à bord de l'amiral, dont le vaisseau se nommait la Vierge de Dordrecht. Nous lui fûmes aussitôt présentés. Après nous avoir marqué la joie qu'il avait de nous revoir, jugeant sans explication quel était le plus pressant de nos besoins, il fit couvrir sa table, et s'y mit avec nous. Lorsque je vis paraître du pain et les autres viandes, je me sentis le cœur si serré, que mes larmes inondèrent mon visage, et que je ne me trouvai point la force de manger. Nos gens, qui arrivèrent aussitôt, furent distribués sur tous les autres vaisseaux de la flotte.»
Côte de Malabar.
Les premiers regards que nous jetterons sur le continent de l'Inde doivent se fixer d'abord sur la côte de Malabar, la première où aient abordé les vaisseaux de Gama.
Toute l'étendue de terre qui est entre Surate et le cap de Comorin porte ordinairement le nom de côte de Malabar. Cependant, pour suivre des idées plus exactes, cette côte ne commence qu'au mont Delhy, qui est situé sous le 12e degré au nord de la ligne. C'est seulement dans cet espace que les habitans du pays prennent eux-mêmes le nom de Malabares, ou Malavares. Dans ce dernier sens, la longueur de la côte est d'environ deux cents lieues. Elle est divisée en plusieurs royaumes indépendans, dont le plus puissant est celui du Samorin ou du roi de Calicut. Il y a peu de villes dans un pays de cette étendue, et l'on n'y rencontre guère que des villages d'inégale (p. 246) grandeur, qui, malgré la différence de leurs souverains et l'opposition de leurs intérêts, se conduisent par les mêmes lois et les mêmes usages.
Les habitans originaires sont noirs ou fort bruns, mais la plupart ont la taille belle. Ils prennent un grand soin de leurs cheveux, qu'ils ont ordinairement fort longs. On ne leur reproche point de manquer d'esprit; mais, négligeant de le cultiver, ils vivent dans une égale indifférence pour les sciences et les arts. L'habillement des hommes et des femmes est à peu près le même. Les deux sexes se ceignent d'une pièce de toile qui les couvre de la ceinture aux genoux. Ils ont le reste du corps nu, sans en excepter la tête et les pieds; mais quelques-uns se servent d'un mouchoir de soie pour attacher leurs cheveux, après les avoir divisés par des tresses et des nœuds.
Dans les autres pays de l'Inde, les personnes riches, surtout les femmes, portent pour habits des étoffes de soie et de brocart d'or ou d'argent. Au Malabar, ce sont les femmes des plus basses tribus qui emploient les étoffes précieuses à se vêtir; et celles qui sont distinguées par la naissance ou les richesses ne se couvrent jamais que de belle toile de coton. Elles ont de riches ceintures d'or, des bracelets d'argent et de corne de buffle. Mais il n'est permis de porter des bracelets d'or qu'à ceux que le souverain honore de cette distinction. Les deux sexes ont des bagues et des (p. 247) pendans d'oreilles d'or, qui pèsent quelquefois jusqu'à quatre onces; rien ne contribue tant à leur allonger les oreilles, qu'ils ont naturellement grandes. C'est pour eux un trait singulier de beauté. On a soin de les percer de bonne heure aux enfans, et de leur mettre dans l'ouverture un morceau de feuille de palmier sèche et roulée. Cette feuille, tendant sans cesse à reprendre son étendue naturelle, dilate insensiblement le trou, et rend l'oreille si longue, qu'il n'est pas rare d'en voir qui pendent plus bas que les deux épaules, et par l'ouverture desquelles on passerait aisément le poing.
Les Malabares Gentous se font raser la barbe; quelques-uns ont des moustaches, quoique la plupart n'en conservent point. Leurs maisons sont bâties de terre, et couvertes de feuilles de cocotier. La pierre n'est employée qu'à la construction des pagodes et des maisons royales. Dans leurs campagnes, qui paraissent ne former qu'un grand village, parce qu'on y rencontre de toutes parts des maisons dispersées, chacun a son enclos et son puits, surtout s'il est à quelque distance des rivières; il ne leur est pas permis, soit pour se laver, soit pour boire, d'employer l'eau d'un voisin qui n'est pas de la même tribu.
On distingue les Malabares mahométans et les gentous. Les premiers, qui sont en fort grand nombre, se croient originaires de l'Arabie, (p. 248) d'où leurs ancêtres sont venus s'établir sur cette côte. Tout le commerce du pays est entre leurs mains, parce que les Gentous, et surtout les naïres, qui composent leur noblesse, se croiraient avilis par cette profession, et que d'ailleurs ils ne montent jamais en mer pour des voyages de long cours. Aussi les Malabares mahométans sont-ils presque tous riches; ils passent pour les plus méchans et les plus perfides de tous les hommes. Ils font leur demeure dans les grosses bourgades, où ils ne souffrent pas d'habitans qui ne soient de leur secte. On donne à ces bourgs le nom de bazar, qui signifie marché, parce qu'ils ne sont peuplés que de marchands. Les plus considérables sont situés près de la mer, ou sur les bords des rivières, pour la facilité du commerce et la commodité des négocians étrangers. Ces riches mahométans ne se bornent point aux méthodes ordinaires qui conduisent à la fortune; la plupart sont corsaires; ils courent la mer avec des galiotes et des galères qu'ils nomment pares. Leurs brigandages s'étendent sur toutes les côtes de l'Inde, et, du côté opposé, jusque dans le golfe Persique et dans la mer Rouge, où ils pillent indifféremment tout ce qui tombe entre leurs mains: leurs prisonniers sont traités avec la dernière barbarie. Quoique leurs bâtimens soient presque toujours montés de cinq à six cents hommes, ils attaquent rarement ceux des Européens, s'ils ne les croient faibles, ou s'ils ne les voient (p. 249) fort petits: ils sont plus subtils que braves; la moindre résistance les met en fuite: mais ils sont insolens et cruels dans la victoire; et lorsqu'ils sont en mer, ils ne font aucune distinction entre les étrangers et leurs meilleurs amis. Cette férocité les abandonne au retour. Il n'y a rien à craindre dans leurs bazars. Les princes sous l'autorité desquels ils sont établis ferment les yeux sur leurs larcins maritimes, et les partagent même avec eux; mais ils les punissent aussi rigoureusement que le moindre de leurs sujets lorsqu'ils peuvent les convaincre de quelque autre vol. On les distingue des Gentous à leur barbe qu'ils laissent croître, à l'usage qu'ils ont de se couper les cheveux, et plus sûrement encore à leurs habits, qui sont des vestes et des turbans; au lieu que les Gentous sont presque nus.
Si les prisonniers qu'ils font sur mer sont Malabares, soit gentous ou mahométans, ils les volent, les dépouillent et les mettent à terre; mais ils ne peuvent les réduire à l'esclavage, s'ils sont Gentous d'une autre contrée; s'ils sont chrétiens, ils ont le pouvoir de les conduire dans leurs habitations, de les charger de chaînes et de les forcer à des travaux pénibles qui abrégent bientôt la vie de ceux qui n'ont personne qui s'intéresse à leur sort et qui se hâte de les racheter. Lorsqu'un corsaire met pour la première fois une galère à l'eau, il y égorge quelques-uns de ses esclaves chrétiens; et l'arrosant de leur sang, il en espère plus de bonheur (p. 250) dans ses courses. S'il n'a pas de victimes qu'il puisse encore immoler, il attend pour cet exécrable sacrifice qu'il lui tombe quelques chrétiens entre les mains. Comme les Portugais sont la première nation de l'Europe qui ait formé des établissemens aux Indes, c'est aussi celle qui a le plus souvent éprouvé la cruauté des mahométans du Malabar. Les gouverneurs de Goa en ont pris occasion d'armer tous les ans un certain nombre de galiotes qui font une guerre continuelle à ces ennemis du repos public. Ceux dont on peut se saisir sont conduits à Goa, et condamnés à ramer sur les galères, ou à d'autres travaux. Mais les pirates malabares ne sont pas plus sensibles au malheur de leurs amis qui sont esclaves des Portugais qu'à la misère des chrétiens qu'ils retiennent dans les fers.
Ces mahométans du Malabar sont assujettis à toutes les lois du pays qui ne sont pas directement opposées aux maximes fondamentales de leur secte. L'exercice de leur culte ne leur est permis que dans l'enceinte de leurs bazars. Ils y ont peu de mosquées, et la plupart sont mal entretenues. En un mot, les devoirs de la religion et de l'humanité les touchent moins que la passion de s'enrichir par des voies indignes de l'une et de l'autre.
Les Gentous formant le corps de la nation, non-seulement parce qu'ils sont les habitans originaires, mais parce que leur nombre excède beaucoup celui des mahométans, on les divise (p. 251) en plusieurs tribus, dont la première et la plus éminente est celle des princes. Les nambours ou grands-prêtres forment la seconde; les bramines la troisième; et les nahers ou naïres, qui sont les nobles du pays, composent la quatrième. La tribu des tives, qui est la cinquième, comprend ceux qui s'occupent à cultiver la terre, à recueillir le tary, et à distiller l'eau-de-vie. Ils portent quelquefois les armes, mais c'est par tolérance, après en avoir reçu l'ordre ou la permission du prince. Les maïnats, sixième tribu, n'ont pas d'autre occupation que de blanchir du linge et des toiles, dont on fabrique une prodigieuse quantité dans toutes les parties du Malabar. Les chètes, qui sont les tisserands, composent aussi une tribu particulière; et Dellon, voyageur français, assure qu'il en est de même de presque tous les métiers. Les moucouas sont la plus nombreuse. Leur unique exercice est la pêche. Ils ne peuvent habiter que sur le rivage de la mer, où tous leurs villages sont bâtis. On les estime indignes de porter les armes; et, dans le plus grand besoin de soldats, ils ne sont employés qu'à porter le bagage. La dernière et la plus vile de toutes les tribus du Malabar, est celle des pouliats. Cette malheureuse espèce d'hommes est regardée de toutes les autres comme la plus méprisable partie de l'humanité, et comme indigne du jour. Les pouliats n'ont pas de maison stable. Ils vont errans dans les campagnes; il se retirent sous des arbres, dans des cavernes, (p. 252) ou sous des huttes de feuilles de palmier. Leur unique fonction dans la société est de garder les bestiaux et les terres. On devient infâme en les fréquentant, et souillé pour s'être approché d'eux à la distance de vingt pas. Les purifications sont indispensables pour ceux qui leur parlent de plus près.
Les princes, les nambouris, les bramines et les naïres peuvent se fréquenter, vivre ensemble et se toucher; mais personne de ces quatre tribus ne peut prendre la même liberté avec des tribus inférieures sans contracter une tache qui l'oblige de se purifier. Une femme est impure et déshonorée sans retour lorsqu'elle épouse un homme d'une tribu inférieure à la sienne. Elle peut s'allier dans une tribu supérieure. Mais ces lois regardent particulièrement les pouliats. Si quelqu'un des quatre premières tribus rencontre un de ces misérables objets de l'exécration publique, il jette un cri d'aussi loin qu'il peut le voir; et c'est un signal qui l'oblige de se retirer à l'écart. Au moindre retardement, on a le droit de les tuer d'un coup de flèche ou de mousquet, pourvu que le terroir ne soit pas privilégié, c'est-à-dire consacré à quelque pagode. La vie de ces malheureux paraît si méprisable, qu'un naïre qui veut éprouver ses armes tire indifféremment sur le premier pouliat qu'il rencontre, sans distinction d'âge ou de sexe. Jamais ce meurtre n'est recherché ni puni. Cette liberté de les outrager et de les tuer impunément en a fort (p. 253) diminué le nombre; et peut-être seraient-ils tous exterminés depuis long-temps, si le besoin qu'on a d'eux pour la garde des biens de la campagne n'obligeait d'en conserver quelques-uns. Il leur est défendu de se vêtir d'étoffe ou de toile. L'écorce des arbres ou les feuilles entrelacées leur servent à se couvrir. Ils sont d'ailleurs fort sales. On leur voit manger toutes sortes d'immondices et de charognes; ils n'en exceptent pas celles des bœufs et des vaches, ce qui augmente beaucoup l'horreur qu'on a pour eux dans un pays où ces animaux sont en vénération. Aussi ne leur est-il pas plus permis d'approcher des temples que des grands et de leurs palais. Les prêtres ne reçoivent de leur part aucune autre offrande que de l'or ou de l'argent: encore faut-il qu'ils le posent de fort loin à terre, où l'on se garde de l'aller prendre avant qu'ils aient disparu. On le lave pour le présenter aux dieux; et celui qui va le prendre est obligé de se purifier après l'avoir apporté. S'ils ont quelque faveur à demander aux grands, il faut aussi que leur requête soit présentée d'assez loin; et la réponse se fait à la même distance. Souvent, sans avoir commis la moindre faute, ils sont condamnés sous peine de la vie à payer de grosses amendes; et, pour éviter la mort, ils apportent fidèlement la taxe qu'on leur impose. Les voyageurs expliquent comment des malheureux qui sont bannis du commerce des hommes, qui ne possèdent rien, et qui n'exercent aucune profession dans laquelle (p. 254) ils puissent s'enrichir, se trouvent en état de satisfaire à ces impositions. C'est une passion commune à tous les Malabares d'enterrer tout l'or et l'argent qu'ils ont amassé, et d'ajouter chaque jour quelque chose à leur trésor, sans jamais en rien ôter. Ils meurent ordinairement sans en avoir donné connaissance à leurs héritiers, dans l'espoir de retrouver ces richesses et de pouvoir s'en servir lorsque, suivant leurs principes, ils reviendront animer un autre corps. Les pouliats, qui vivent dans l'oisiveté, emploient la meilleure partie de leur temps à la recherche de ces trésors cachés; et le bonheur qu'ils ont souvent d'y réussir les fait accuser de sortilége. L'usage qu'ils font de cet argent est pour satisfaire l'insatiable avidité de leurs princes, qui menacent continuellement leur vie. Cet incompréhensible avilissement de l'espèce humaine que nous offrent si souvent les états despotiques, est la condamnation évidente de cette détestable forme de gouvernement qui ne devrait trouver d'apologistes qu'à la cour des tyrans, et qui, à la honte de l'humanité, a trouvé des panégyristes chez les nations libres et éclairées.
Les naïres ou les nobles du Malabar ne sont pas moins distingués par leur adresse et leur civilité que par leur naissance. Ils ont seuls le droit de porter les armes, et leur tribu est la plus nombreuse de chaque état. Comme ils dédaignent la profession du commerce, la plupart ont fort peu de bien; mais ils n'en sont (p. 255) pas moins respectés. Leur pauvreté les oblige de s'engager, en qualité de gardes, au service des rois, des princes, des gouverneurs de provinces et de villes, qui en ont toujours un grand nombre à leur solde. Ils s'attachent même à d'autres naïres plus riches et plus puissans, auxquels ils servent d'escorte, mais qui les traitent avec autant d'honnêteté qu'ils en exigent de respect, pour marquer l'égalité de la naissance.
Les étrangers qui résident ou qui passent dans le pays sont obligés de prendre des naïres pour les garder; mais le nombre n'étant fixé par aucune loi, ils ne consultent là-dessus que leurs facultés ou le désir qu'ils ont de paraître avec éclat. C'est d'ailleurs une nécessité indispensable de se faire accompagner de quelques naïres lorsqu'on entreprend de voyager dans les terres du Malabar. Sans cette précaution, le vol et l'insulte sont les moindres dangers auxquels on s'expose de la part d'une tribu qui doit sa subsistance à cet usage. L'assassinat même est une violence assez ordinaire; et comme on prend soin d'en avertir les étrangers, ces vols et ces meurtres demeurent impunis. On rejette leur malheur sur leur négligence ou leur avarice, d'autant plus qu'il ne manque rien à la fidélité des naïres, lorsqu'on emploie volontairement leurs services. Ils se louent jusqu'à la frontière de l'état dont ils sont sujets; là ils cherchent eux-mêmes d'autres naïres de l'état voisin, à la conduite desquels ils abandonnent (p. 256) le voyageur qui s'est mis sous leur protection. Leur zèle va si loin, que, s'ils sont attaqués dans la route, ils périssent tous jusqu'au dernier plutôt que de survivre à ceux dont ils ont entrepris la défense. Ils n'abusent jamais de la confiance qu'on a pour eux; ou, si l'on rapporte quelque exemple de trahison, ils sont comme effacés par les affreux châtimens dont ils ont été suivis. Ce n'est pas à la justice publique qu'on remet la punition des coupables. Leurs plus proches parens leur servent de bourreaux pour réparer la honte de leur famille, et les mettent en pièces de leurs propres mains, avec des circonstances dont le récit fait frémir.
Dellon observe qu'un étranger qui voyage dans le Malabar est plus en sûreté sous l'escorte d'un enfant naïre que sous celle des plus redoutables guerriers de la même tribu; parce que les voleurs du pays ont pour maxime de n'attaquer jamais que les voyageurs qu'ils rencontrent armés, et qu'ils ont, au contraire, un respect inviolable pour la faiblesse et l'enfance. Les jeunes naïres, que leur âge ne rend pas assez forts pour soutenir et pour manier les armes, portent une petite massue de bois d'un demi-pied de longueur. Il est surprenant, ajoute Dellon, que, malgré l'opinion bien établie qu'il y a moins de danger sous la garde d'un de ces enfans que sous celle de vingt naïres bien armés, tout le monde préfère le plaisir de paraître avec une suite nombreuse (p. 257) à la certitude d'être couvert de toutes sortes d'insultes sous une escorte qui flatte moins la vanité.
Un naïre qui sert de garde reçoit ordinairement quatre tares par jour; en campagne, sa paie est de huit tares. C'est une petite monnaie d'argent qui vaut à peu près deux liards, et dont seize valent un fanon, petite monnaie d'or de la valeur de huit sous. Les rois malabares ne fabriquent point d'autres espèces; mais ils laissent un cours libre dans leurs états à toutes les monnaies étrangères d'or et d'argent.
Rien n'approche de la délicatesse et des scrupules de cette nation dans ce qui concerne les alliances et les mariages. Un homme, il est vrai, peut indifféremment se marier ou prendre une maîtresse dans sa tribu ou dans celle qui suit immédiatement la sienne. Mais s'il est convaincu de quelque intrigue d'amour avec une femme d'une tribu supérieure, les deux coupables sont vendus pour l'esclavage ou punis de mort. Si la femme ou la fille est de la tribu des nambouris, et son amant de celle des bramines, on se contente de les vendre. Si l'homme est d'une tribu plus basse, il est condamné à mourir, et la femme est remise entre les mains du prince, qui a le droit de la vendre à quelque étranger chrétien ou mahométan. Comme les femmes des quatre premières tribus l'emportent ordinairement sur les autres par la beauté ou les agrémens, il se (p. 258) présente un grand nombre de marchands pour acheter celles qui sont condamnées à cette punition.
Dellon observe, comme une circonstance extrêmement singulière, que les hommes de la tribu d'une femme coupable ont droit de tuer pendant trois jours, dans le lieu où le crime s'est commis, et sans distinction d'âge ni de sexe, toutes les personnes qu'ils rencontrent de la tribu du séducteur. Les naïres exercent ce droit barbare sur les tives et les chètes; ceux-ci sur les maucouas, et les maucouas sur la misérable tribu des pouliats; mais, pour empêcher qu'il n'y ait trop de sang répandu, on garde ordinairement les coupables pendant huit jours, et ces exécutions sanglantes ne sont permises que du jour de leur supplice. Dans cet intervalle, chacun a le temps et la liberté d'abandonner son village, où les plus timides ne retournent qu'un jour ou deux après l'expiration du terme.
On doit en conclure que l'homicide ne passe pas pour un grand crime entre les Malabares. Outre les pouliats qu'on peut tuer impunément, il est rare qu'on punisse de mort ceux qui tuent des personnes d'une tribu plus élevée, à moins que le meurtre ne soit aggravé par les circonstances; et, dans ces occasions mêmes, c'est moins la justice que le ressentiment des familles qui règle ordinairement la vengeance. Il n'en est pas de même du larcin: ces peuples en abhorrent jusqu'au nom. Un voleur devient (p. 259) infâme: il est puni avec tant de sévérité, que souvent le vol de quelques grappes de poivre conduit au supplice. On ne connaît point au Malabar l'usage des prisons pour les criminels: on leur met les fers aux pieds, et, dans cet état, on les garde jusqu'à la décision de leur procès, qui dépend du prince, juge souverain de toutes les affaires civiles et criminelles. Si l'accusation est douteuse et le nombre des témoins insuffisant, on reçoit le serment de l'accusé dans cette forme: il est conduit devant le prince, par l'ordre duquel on fait rougir au feu le fer d'une hache; on couvre la main de l'accusé d'une feuille de bananier, sur laquelle on met le fer brûlant pour l'y laisser jusqu'à ce qu'il ait perdu sa rougeur, c'est-à-dire l'espace d'environ trois minutes. Alors l'accusé se jette à terre, et présente sa main aux blanchisseurs du roi, qui se tiennent prêts avec une serviette mouillée dans une espèce d'eau de riz que les Indiens nomment cangue, et dont ils l'enveloppent; ils lient ensuite la serviette avec des cordons dont le prince scelle lui-même les nœuds de son cachet. Elle demeure dans cet état pendant huit jours, après lesquels on découvre en public la main du prisonnier. Lorsqu'elle se trouve saine et sans apparence de brûlure, il est renvoyé absous; mais s'il y reste la moindre impression du feu, on le conduit sur-le-champ au supplice. C'est par la bouche du prince que l'arrêt est prononcé: l'exécution ne diffère jamais. Si le (p. 260) crime est digne de mort, on fait sortir le coupable de l'enceinte du palais; et les naïres de la garde, se faisant honneur d'exécuter l'ordre du prince, ambitionnent la fonction de bourreau. Lorsque le crime est assez noir pour dégrader le coupable de sa tribu, ses parens s'empressent eux-mêmes de lui donner la mort pour laver dans son sang la honte dont il couvre sa famille. Le supplice commun est de percer les criminels à coups de lance, et de les mettre en pièces à coups de sabre pour attacher leurs membres à plusieurs troncs d'arbres.
Chaque royaume du Malabar a plusieurs familles de princes qui composent ensemble la tribu royale, distinguée de toutes les autres tribus. À la mort d'un roi, le plus ancien des princes est déclaré son successeur, de quelque famille qu'il soit dans cette tribu, sans qu'il y ait jamais de contestation pour la royauté. Jamais aussi par conséquent on ne voit de jeunes souverains. Celui qui parvient à la dignité suprême pense, après son couronnement, à se procurer un lieutenant général sur lequel il puisse se reposer des soins du gouvernement. À la vérité cette charge, qui donne le premier rang après lui, est ordinairement mise à l'enchère, mais il a le droit de choisir entre ceux qui en offrent le plus. C'est ce gouverneur de l'état qui expédie les lettres, les passe-ports et tous les ordres de la cour. Aussitôt que le roi se croit sûr de sa fidélité, il lui abandonne (p. 261) entièrement l'administration publique pour se retirer dans un de ses palais, où son unique occupation est de mener une vie heureuse et tranquille. Le nouveau gouverneur fait son premier soin de fournir au monarque tout ce qui peut contribuer à son bonheur; et, jouissant en effet du pouvoir suprême, il reçoit les impôts, il distribue les grâces et les récompenses; il fait à son gré la paix ou la guerre; et quoique son devoir l'oblige d'en conférer avec son maître, il se dispense souvent de cette servitude, surtout lorsque la vieillesse du souverain augmente l'aversion qu'une vie molle lui inspire naturellement pour les affaires.
Cependant, à quelque décrépitude que le roi soit parvenu, jamais un lieutenant général n'ose pousser l'indépendance jusqu'à s'asseoir devant lui, ni prendre liberté de faire entrer dans son palais un seul de ses propres gardes, ni lui parler sans avoir les mains posées l'une sur l'autre devant sa bouche; ce qui passe au Malabar pour la marque du plus profond respect. Celui qui manquerait à quelqu'un de ces devoirs s'exposerait à perdre la meilleure partie de son bien avec sa dignité; parce que le roi se réserve toujours le pouvoir de casser ses lieutenans généraux, sans être obligé de les rembourser de leur finance. Mais ces violentes extrémités sont presque sans exemple. Il est rare, dans les pays orientaux, qu'un sujet oublie son devoir jusqu'à s'écarter du respect qu'il doit à son maître.
(p. 262) On donne au roi de Cananor le nom de colitri, titre héréditaire comme celui de samorin pour les rois de Calicut. Lorsque ces monarques sortent de leurs palais, ils sont portés sur un éléphant ou dans un palanquin. Ils ne paraissent jamais en public sans porter sur la tête une couronne d'or, du poids de cinq cents ducats, et de la forme d'un bonnet de nuit qui s'élève en pointe. C'est de la main de son lieutenant général que chaque monarque reçoit cette couronne: elle ne sert qu'à lui. Après sa mort, elle est déposée dans le trésor de la pagode royale; et le roi qui succède en reçoit une du même poids de celui qu'il choisit pour gouverner en son nom.
Les souverains du Malabar se font toujours accompagner d'une nombreuse garde de naïres, avec quantité de trompettes, de tambours et d'autres instrumens. Quantité d'officiers qui marchent loin avant les gardes crient de toutes leurs forces que le roi vient, pour avertir ceux qui n'ont pas droit de paraître devant lui qu'ils doivent se retirer. Tous les princes qui se font voir hors de leurs palais sans être à la suite du roi sont escortés aussi d'un grand nombre de gardes, d'instrumens et d'officiers qui les précèdent, pour éloigner les personnes des tribus inférieures. Les princesses jouissent du même privilége. Si le lieutenant général de l'état n'est pas prince, il peut avoir des naïres pour sa garde; mais il n'a pas de trompettes ni (p. 263) d'officiers qui obligent le peuple de se retirer.
Les princes, qui ont ici tant de supériorité sur les autres tribus dans l'ordre politique, sont inférieurs, dans l'ordre de la religion, aux nambouris et aux bramines, dont les tribus ne sont pas moins révérées des Malabares que de tous les autres Gentous de l'Inde. Observons, pour éclaircir toutes ces différences, qu'une des coutumes les plus sacrées est celle qui exclut les enfans de la succession de leurs pères, parce qu'ils n'en tirent pas leur noblesse, et qu'ils la tirent seulement de leur mère, à la tribu desquelles ils appartiennent toujours. On marie ordinairement les princesses avec des nambouris ou des bramines; et les enfans qui sortent de ces mariages sont princes et capables de succéder à la couronne; mais, comme il n'y a pas toujours assez de princesses pour tous les nambouris et les bramines, ils peuvent épouser aussi des femmes de leur propre tribu: alors les enfans sont de de la tribu de leur mère. Les princes n'épousent point de princesses: ils prennent leurs femmes dans la tribu des naïres; d'où il arrive que leurs enfans sont naïres et ne sont pas princes. Les naïres se marient ordinairement dans leur propre tribu, qui est la plus nombreuse, et leurs enfans sont naïres. Cependant ils ont la liberté de se choisir des femmes dans des tribus qui suivent immédiatement la leur, comme celles des maïnats et des chètes; mais alors leurs enfans suivent la condition (p. 264) de leur mère, et n'ont aucun droit à la noblesse. En un mot, les hommes de toutes les tribus peuvent s'allier ou dans leur propre tribu, ou dans celle qui est immédiatement au-dessous; mais il n'est jamais permis aux femmes de se mésallier; l'infraction de cette loi leur coûte la vie ou la liberté.
Les princes, les nambouris, les bramines et les naïres ont ordinairement chacun leur femme, qu'ils s'efforcent d'engager par leurs libéralités et leurs caresses à se contenter d'un seul mari; mais ils ne peuvent l'y contraindre. Elle a droit de s'en procurer plusieurs, pourvu qu'ils soient tous ou de sa tribu, ou d'une tribu supérieure. C'est une loi fort ancienne entre les Gentous du Malabar, que les femmes peuvent avoir autant de maris qu'elles en veulent choisir, par opposition peut-être aux mahométans, qui ont la liberté de prendre autant de femmes qu'ils en peuvent nourrir. Jamais cette multiplicité de maris ne produit aucun désordre: s'ils sont d'une tribu qui leur donne droit de porter les armes, celui qui rend une visite à leur femme commune laisse ses armes à la porte de la maison pendant tout le temps qu'il s'y arrête, et ce signal en éloigne les autres. Ceux à qui leur tribu ne permet pas d'être armés laissent d'autres marques à la porte, qui n'assurent pas moins leur tranquillité.
Au reste, les promesses, qui font l'unique bien de ces mariages, n'engagent les Malabares (p. 265) qu'autant qu'ils se plaisent mutuellement. Aussitôt que leur amour se ralentit, ou qu'il naît entre eux quelque autre raison de dégoût, ils se séparent sans querelles et sans plaintes. Le gage ordinaire de la foi conjugale est une pièce de toile blanche dont le mari fait présent à sa femme, et qu'elle emploie pour se couvrir. Il n'est pas moins libre aux hommes de quitter une femme qu'aux femmes de changer de mari, ou d'en prendre un nouveau, qu'elles joignent au premier. Malgré cette étrange liberté, on voit au Malabar quantité d'heureux mariages. Il n'est pas rare d'y voir durer l'amour aussi long-temps que la vie, ou de ne le voir finir que par des raisons assez fortes pour justifier l'inconstance.
Quoique les femmes aient souvent plusieurs maris, la plupart des hommes n'ont qu'une seule femme. Celles qui se voient sans bien cherchent à réparer leur fortune en s'attachant un grand nombre d'hommes, dont chacun s'efforce de contribuer à leur entretien. Il paraît certain que c'est de ce droit des femmes qu'est venu l'usage de ranger les enfans dans la tribu de leurs mères. À quelle autre tribu appartiendraient-ils, lorsqu'ils n'ont aucune règle pour distinguer leur père? C'est apparemment la même raison qui fait passer l'héritage aux neveux du côté des sœurs, c'est-à-dire aux descendans des femmes, parce qu'il n'y a jamais aucun doute qu'ils ne soient du véritable sang. Les mahométans du Malabar (p. 266) ont trouvé cet ordre si sûr pour exclure les étrangers de leur succession, que, sans être moins jaloux qu'en Turquie, ni moins soigneux d'enfermer leurs femmes, ils observent l'usage de faire passer les biens aux neveux maternels.
On marie les filles dans un âge fort tendre. Il s'en trouve peu qui attendent jusqu'à douze ans, et rien n'est plus commun que de les voir mères à dix ans. La plupart sont de petite taille. Leurs mariages prématurés arrêtent peut-être les développemens de la nature; mais elles sont propres, et généralement d'une figure agréable. La loi qui leur permet d'avoir plusieurs maris les met à couvert du cruel usage d'une grande partie des Indes, qui oblige les femmes idolâtres à se faire brûler vives avec le mari qu'elles ont perdu.
Les habitans riches du Malabar, entre lesquels on comprend les rois mêmes et les princes, n'affectent pas, comme dans les autres pays des Indes, de se distinguer par une grande abondance de vaisselle d'or et d'argent. Ils n'emploient que des paniers de jonc, et des plats de terre ou de cuivre. Le reste de leurs meubles consiste dans des tapis ou des nattes. Au lieu de bougies et de chandelle, ils brûlent de l'huile de coco dans les lampes. S'ils mangent la nuit, ils tournent le dos à la lumière. Ils ne font jamais de feu dans leurs maisons, parce que le froid n'y est jamais assez vif pour les obliger à se chauffer. Les cheminées (p. 267) ou les fourneaux qui servent à préparer leurs alimens sont en dehors. Le riz, qu'ils recueillent au lieu de blé, fait leur principale nourriture. Ils y joignent du lait et des légumes; mais leurs mets ont peu de délicatesse, et leurs lits ne sont que des planches, dont ils forment une sorte d'estrade, que les riches couvrent de tapis, et les pauvres de nattes fort simples. Les uns et les autres n'ont qu'une pièce de bois pour chevet.
Mais leurs pagodes ou leurs temples sont d'une magnificence surprenante. La plupart sont couverts de lames de cuivre, et quelques-uns de plaques d'argent. On trouve toujours à l'entrée des bassins d'une grandeur proportionnée à la richesse du temple, où ceux qui viennent présenter leurs vœux et leurs offrandes commencent par se purifier. Les plus célèbres de ces édifices ont de grandes terres qui leur viennent de la libéralité des princes, et qui passent pour des lieux si sacrés, que c'est un crime irrémissible que d'y avoir répandu du sang. Le coupable, de quelque tribu et de quelque condition qu'il puisse être, n'évite point la mort; ou s'il trouve le moyen de s'en garantir par la fuite, on lui substitue son plus proche parent. Outre les biens inaliénables, on offre sans cesse aux idoles du riz, du beurre, des fruits, des confitures, de l'or, de l'argent et des pierreries. Les bramines tirent non-seulement leur subsistance de ces offrandes, mais, dans les temples bien fondés, ils distribuent (p. 268) chaque jour aux pauvres du voisinage et aux passans étrangers quantité de riz et d'autres secours, sans égard pour leur religion; avec cette seule différence, que les pauvres Gentous des tribus supérieures ont la liberté d'entrer dans la pagode et d'y séjourner, au lieu que les pauvres des tribus inférieures, ou qui ne sont pas Gentous, reçoivent l'aumône hors du temple et n'y peuvent jamais entrer. On leur accorde néanmoins le logement dans les lieux qui n'ont pas d'autre usage.
Les Gentous ont dans leurs temples une infinité d'idoles qui ne représentent rien de connu dans le monde, et qui ne doivent leur existence qu'au caprice de l'ouvrier. Ils y gardent avec la même vénération les images de plusieurs animaux auxquels ils rendent un culte religieux. Mais ils adorent particulièrement le soleil et la lune. Leurs réjouissances au renouvellement de la lune, et leurs alarmes au temps des éclipses leur sont communes avec tous les Orientaux, et presque avec tous les idolâtres de l'univers. Mais, dans l'opinion que la lumière et la chaleur du soleil sont encore plus nécessaires, leur frayeur est beaucoup plus vive pendant les éclipses de cet astre. Ils ne cessent point de hurler et de prier qu'il n'ait repris sa splendeur ordinaire.
Ils saluent leurs dieux et leurs rois avec les mêmes cérémonies; et leur respect pour leur prince va si loin, qu'à quelque distance qu'ils soient de sa personne, ils n'osent jamais s'asseoir (p. 269) dans un lieu où ses regards peuvent tomber. Les jeunes naïres observent le même devoir à l'égard des anciens de leurs tribus, sans se relâcher pour les plus pauvres, ni même pour leurs ennemis.
Comme il y a peu de régularité dans leur calendrier, et qu'ils comptent le temps par les lunes, ils n'ont pas de jours fixes pour la célébration de leurs fêtes. Tout dépend du caprice des bramines, qui se préparent à ces solennités par des jeûnes très-austères. Le jour qu'ils ont indiqué, tous les peuples voisins d'une pagode s'y rendent tumultueusement pour accompagner les idoles qu'on promène, dans les villages de la dépendance du temple, sur des éléphans magnifiquement ornés. Une troupe de naïres les environne avec des éventails attachés à de longues cannes, qui leur servent à chasser les mouches autour des idoles et des prêtres. L'air retentit du bruit confus des instrumens mêlés aux acclamations du peuple, pendant qu'un des principaux bramines, armé d'un sabre à deux tranchans, dont la poignée est garnie de plusieurs sonnettes, court devant le cortége avec toutes les agitations d'un furieux, en se donnant par intervalle des coups de sabre sur la tête et sur le corps. On voit couler abondamment le sang de ses blessures. On brûle après leur mort les princes, les nambouris, les bramines et les naïres, et l'on enterre les morts de toutes les tribus inférieures.
(p. 270) Les Malabares à qui la loi permet de porter les armes s'en servent avec beaucoup d'adresse. À peine les enfans ont la force de marcher, qu'on leur met entre les mains de petits arcs et des flèches proportionnées, avec lesquelles ils font la guerre aux oiseaux. À l'âge de dix ou douze ans, ils sont envoyés dans les académies entretenues aux dépens du prince, où la subsistance et l'instruction sont gratuites. Chacun fabrique les armes dont il se sert. Leurs mousquets sont néanmoins fort légers. Ils ont tous un moule pour les balles. En tirant, ils appuient la crosse du fusil contre leur joue, sans qu'il arrive jamais aucun inconvénient de cette méthode. On leur voit rarement manquer leur coup: ils se servent aussi de sabres et de lances; mais rien n'est comparable à l'adresse avec laquelle ils tirent de l'arc. Dellon leur a vu souvent tirer deux flèches, l'une immédiatement après l'autre, et percer de la seconde le bois de la première. La longueur ordinaire de leurs arcs est de six pieds, et leurs flèches sont longues de trois. Le fer a trois doigts de large sur huit de long. Ils ne les portent point dans un carquois, comme les Mogols, qui en ont de beaucoup plus petites; mais ils en tiennent six ou sept dans la main. Avec l'arc, la lance et le mousquet, ils ont au côté gauche un petit coutelas sans fourreau, large d'un demi-pied et long d'un pied et demi, qui est soutenu par un crochet de fer. Cette arme ne s'emploie que dans les combats où ils ne peuvent (p. 271) plus se servir des autres armes. Ceux qui portent le sabre l'ont nu dans une main, avec une rondache dans l'autre. Toutes les armes sont entretenues avec une propreté dont les autres Indiens sont fort éloignés.
Dans les académies, la jeune noblesse est souvent exercée aux fonctions militaires devant le prince et les grands. On nomme des juges. Les directeurs choisissent les plus habiles écoliers, et les divisent en deux bandes, qui doivent combattre en champ clos pendant un temps limité; mais ces divertissemens dégénèrent presque toujours en véritables combats, et finissent par une effusion de sang qui coûte la vie à plusieurs de ces jeunes champions.
Quoique les naïres soient naturellement braves, et qu'ils portent toujours leurs armes nues, ils en font rarement usage pour satisfaire leurs ressentimens particuliers. La plupart de leurs différens se terminent par des injures. S'ils en viennent quelquefois aux mains, ils commencent par mettre bas leurs armes, et leur combat se fait à coups de poings. Lorsqu'il s'élève une querelle d'importance entre deux naïres riches et puissans, et que l'honneur de leurs familles y est intéressé, chacun des deux adversaires choisit un ou plusieurs de ses vassaux dans une tribu inférieure. Ils sont abondamment nourris pendant quelques semaines. On leur apprend à manier les armes. Aussitôt qu'on les croit bien instruits, on convient du jour et du lieu où le différent doit se terminer. Le (p. 272) prince s'y rend avec toute sa cour. Les adversaires s'y trouvent à la tête de ceux qui doivent combattre pour eux. La mêlée commence entre ces malheureux vassaux, qui ne doivent être armés que de deux petits coutelas à deux tranchans, et le combat ne finit ordinairement que par la mort de tous les braves d'un des deux partis. La victoire décide de la meilleure cause. Alors les deux naïres se réconcilient tranquillement, avec peu de regret du sang qui s'est versé pour eux, et dans l'orgueilleuse idée que leur propre sang est trop noble et trop précieux pour être répandu dans toute autre cause que celle du prince ou de l'état. Entre ces misérables victimes de la vengeance de leurs maîtres, il est assez ordinaire que les vainqueurs mêmes qui ont survécu à leurs ennemis jouissent peu de la victoire, parce qu'ils ne sortent d'un combat si désespéré qu'avec des blessures mortelles.
En général, les Malabares sont fort patiens. Ils s'abandonnent rarement à la colère; s'ils se vengent, c'est toujours par les voies de l'honneur. Ils ont tant d'horreur pour le poison, qu'à peine savent-ils de quoi il peut être composé, quoique ce détestable usage soit fort commun dans tous les autres pays de l'Inde.
Dans leurs guerres, ils ne connaissent aucun ordre. On ne les voit observer ni rang, ni marche régulière, ni la moindre apparence de discipline. Les rois de cette contrée ne cherchent point à s'agrandir par l'usurpation des (p. 273) états voisins. S'ils pénètrent chez leurs ennemis, c'est pour se venger par quelques ravages; et lorsqu'ils font la paix, ils se restituent mutuellement toutes leurs conquêtes, à l'exception du butin.
L'air est sain sur toute la côte. On y trouve abondamment du gibier de toutes les espèces. La mer voisine est fort poissonneuse et le poisson excellent. L'Asie a peu de pays où l'on trouve avec plus de facilité et d'abondance tout ce qui est nécessaire à la subsistance des hommes. Les fruits et les plantes y sont d'une excellence et d'une variété singulières. Cependant le poivre du Malabar est moins estimé que celui de quelques états voisins, quoiqu'il en produise beaucoup plus. On n'y trouve du cardamome que dans le royaume de Cananor, sur une montagne éloignée de la mer d'environ six à sept lieues. Le profit en est grand pour les propriétaires, non-seulement parce qu'il n'en croît point ailleurs, mais parce qu'il demande moins de culture que le poivre. On est dispensé de le semer, et même de labourer la terre. Il suffit de mettre le feu aux herbes qui se sont multipliées pendant les pluies et que le soleil dessèche après l'hiver. Leurs cendres brûlées disposent la terre à produire le cardamome. Il se transporte dans tous les royaumes de l'Inde, en Perse, en Arabie, en Turquie, et jusqu'en Europe, où il ne s'emploie guère néanmoins que pour les usages de la médecine: mais la plupart des (p. 274) peuples de l'Asie ne trouvent rien de bien apprêté, s'il n'y a du cardamome. Sa rareté en augmente la valeur jusqu'à le rendre ordinairement trois ou quatre fois plus cher que le plus beau poivre.
Il se trouve de la cannelle dans le pays de Malabar; mais elle est si peu comparable à celle qui vient de Ceylan, qu'elle n'est guère employée que pour la teinture. On ne dit rien des arbres, qui sont communs à toutes les parties de l'Inde. Mais, comme il n'y a point de pays où les cocotiers soient en si grand nombre, ni dans lequel on en tire autant d'avantages, c'est l'occasion de donner une description exacte de cet admirable ouvrage de la nature.
Les Malabares donnent indifféremment le nom de tenga au cocotier et à son fruit. La hauteur ordinaire de cet arbre est de trente à quarante pieds. Il est d'une grosseur médiocre, fort droit, et sans autres branches que dix ou douze feuilles qui sortent du tronc vers le sommet. Ces feuilles sont larges d'un pied et demi, et longues de huit ou dix. Elles sont divisées comme celles du palmier qui porte les dattes. On les emploie sèches et tressées pour couvrir les maisons. Elles résistent pendant plusieurs années à l'air et à la pluie. De leurs filamens les plus déliés on fait de très-belles nattes qui se transportent dans toutes les Indes. Des plus gros filets on fait des balais. Le milieu, qui est comme la tige de la feuille, et (p. 275) qui n'est pas moins gros que la jambe, sert à brûler. On voit aux cocotiers un nombre de feuilles presque toujours égal, parée qu'il en succède continuellement de nouvelles aux anciennes.
Le bois de l'arbre est spongieux, et se divise en une infinité de filamens; ce qui ne permet de l'employer à bâtir des maisons et des vaisseaux que dans sa vieillesse, lorsqu'il devient plus solide: ses racines sont en fort grand nombre et très-déliées; elles n'entrent pas fort loin dans la terre; mais le cocotier n'en résiste pas moins à la violence des orages; sans doute parce que, n'ayant point de branches, il donne moins de prise à l'effort du vent. Au sommet, on trouve entre les feuilles une sorte de cœur ou de gros germe qui approche du chou-fleur par la figure et le goût, mais qui a quelque chose de plus agréable. Un seul de ces germes suffit pour rassasier six personnes. Cependant on en fait peu d'usage, parce que l'arbre meurt aussitôt qu'il est cueilli, et ceux qui veulent s'accorder le plaisir d'en manger font toujours couper le tronc. Entre ce chou et les fleurs il sort plusieurs bourgeons fort tendres, à peu près de la grosseur du bras. En coupant leur extrémité, on a déjà vu qu'on en fait distiller une liqueur qui a été décrite. Les tives, dont la tribu s'attache particulièrement à l'agriculture, montent chaque jour, soir et matin, au sommet des cocotiers. Ils portent à leur ceinture un vase dans (p. 276) lequel ils versent ce qui a été distillé depuis le soir ou le matin du jour précédent. Cette liqueur porte, au Malabar comme dans l'Indoustan, le nom de tary ou soury. C'est la seule qu'on recueille régulièrement sur toute la côte. En la distillant, on en fait d'assez bonne eau-de-vie, qui devient très-violente en la passant trois fois à l'alambic. Si le tary frais est jeté dans une poêle pour y bouillir avec un peu de chaux vive, il s'épaissit en consistance de miel. S'il bout un peu plus long-temps, il acquiert la solidité du sucre, et même à peu près sa blancheur; mais il n'a jamais la délicatesse de celui des cannes. C'est de ce sucre que le peuple fait toutes ses confitures: les Portugais l'appellent jagre-jagara, qui est le nom malabare.
Les cocotiers dont on fait distiller le tary par l'incision des bourgeons ne portent aucun fruit, parce que c'est de cette liqueur que le fruit se forme et se nourrit. Mais ceux qu'on épargne pour en tirer des cocos poussent de chacun de leurs bourgeons une sorte de grappe composée de dix, douze ou quinze cocos au plus. La superficie de leur première écorce est d'abord verte et fort tendre. Elle contient une liqueur claire, agréable, saine et rafraîchissante, qui monte quelquefois à plus d'une chopine dans les plus gros fruits. L'écorce qui la renferme immédiatement se mange avec plaisir lorsqu'elle est tendre, et a le goût des fonds d'artichauts. Mais à mesure que les cocos mûrissent, (p. 277) une portion de cette eau se change insensiblement en une substance blanche, molle et douce, qui a le goût de la crème. Les Malabares donnent aux cocos à demi mûrs le nom d'élixir, et les Portugais celui de lagné. Dans leur parfaite maturité, il ne reste que très-peu d'eau, et le goût en devient moins agréable à mesure que la quantité diminue. C'est de cette eau que se forme leur chair, qui est à la fin aussi solide et aussi ferme que celle des noisettes, dont elle a la blancheur et le goût. Les cuisiniers indiens en expriment le suc dans leurs sauces les plus délicates. On la presse dans des moulins pour en tirer une huile qui est la seule dont on se serve aux Indes. Récente, elle égale en bonté l'huile d'amandes douces; en vieillissant, elle acquiert le goût d'huile de noix; mais elle n'est alors employée que pour la peinture.
L'arbre pousse de nouveaux bourgeons, et porte de nouveaux fruits trois fois l'année. La grosseur des cocos est à peu près celle de la tête humaine. Comme le moindre vent les fait tomber, il est dangereux de s'asseoir sous les arbres qui les portent; mais on en est peu tenté, parce qu'étant sans branches, ils n'offrent point d'abri contre les ardeurs du soleil. La première écorce des cocos est fort polie et toujours verte, quoiqu'elle jaunisse un peu en vieillissant, surtout lorsque le fruit est anciennement tombé de l'arbre. Après la première pellicule de cette écorce, ce qui reste est épais (p. 278) de trois doigts. On le divise en filamens qui servent à faire toutes sortes de cordages, et même des câbles pour les plus gros vaisseaux. La seconde enveloppe est une coque fort dure, et de l'épaisseur d'un pouce; c'est cette coque qui renferme la chair dont on tire l'huile. On en fait des tasses, des cuillères, des poires à poudre et d'autres petits ouvrages. Le reste se brûle pour en faire du charbon, qui sert aux forges des artisans. Lorsqu'on a tiré l'huile de la chair, il reste un marc dont le peuple nourrit les pourceaux et la volaille, et dont quantité de pauvres se nourrissent eux-mêmes dans les années stériles.
Dellon conclut que l'éloge du cocotier n'est point exagéré lorsqu'on le représente comme la plus utile et la plus merveilleuse de toutes les productions de la nature. On fait de son tronc des maisons commodes, dont le toit est couvert de ses feuilles, et dont les meubles ou les ustensiles sont composés de son bois ou de ses coques. On en fait des barques, avec leurs mâts et leurs vergues. Les cordages et les voiles se font de ses filamens les plus déliés, dont on fabrique aussi diverses sortes d'étoffes. Un bâtiment qui se trouve ainsi composé d'une partie de l'arbre peut être chargé de fruit, d'huile, de vin, de vinaigre, d'eau-de-vie, de miel, de sucre, d'étoffes et de charbon, qui sont tirés des autres parties.
Schouten et Dellon vantent beaucoup une espèce d'arbre plus particulière à cette contrée (p. 279) qu'aux autres pays de l'Inde, qui est de la hauteur de nos plus grands noyers; et dont la feuille ressemble beaucoup à celle du laurier. Il porte des fleurs d'une odeur très-agréable, et de son tronc il distille une gomme qui sert à calfater les vaisseaux. Mais ce qu'il y a de plus singulier dans une si grande espèce, c'est que ses branches, comme celles du palétuvier, après s'être étendues en hauteur, s'abaissent enfin vers la terre, et qu'à peine y ont-elles touché qu'elles y prennent racine. Avec le temps elles deviennent si grosses, qu'il n'est plus possible de les distinguer du tronc dont elles ont tiré leur origine. Le même voyageur ajoute que, si l'on n'avait soin d'en couper une partie pour les empêcher de s'étendre, un seul arbre couvrirait par degrés les plus vastes campagnes, et formerait une épaisse forêt.
La côte de Malabar produit toutes sortes de légumes. On y trouve particulièrement une sorte de fèves qui ont quatre grands doigts de largeur, et dont les cosses sont longues d'environ un pied et demi: elles sont moins délicates que les nôtres, mais elles croissent en fort peu de temps. La plante pousse de grandes feuilles dont on forme des berceaux qui donnent un très-bel ombrage. On cultive avec soin, dans le même pays, une autre plante fort curieuse, dont les feuilles ressemblent à la pimprenelle. Ses fleurs approchent beaucoup, pour la figure, de celle du jasmin double; mais, au lieu d'être blanches, elles sont (p. 280) d'un rouge très-vif et très-beau. Comme elles n'ont point d'odeur, on ne les cultive que pour le plaisir de la vue. La plante croît si vite et s'étend tellement, qu'en peu de temps on en forme des haies de la hauteur d'un homme. Rien n'a plus d'agrément dans un jardin, lorsqu'elles sont bien touffues. On prendrait de loin leurs fleurs pour autant de rubis, ou pour des étincelles de feu dont l'éclat est merveilleusement relevé par la verdure des feuilles. Elles s'épanouissent le matin au lever du soleil; et, conservant leur beauté pendant tout le jour, elles tombent au coucher de cet astre pour faire place à d'autres qui doivent paraître le lendemain. Cette plante continue de fleurir ainsi sans interruption pendant le cours de l'année. Une autre de ses propriétés, c'est qu'il suffit de l'avoir semée une fois pour qu'elle produise des graines qui, tombant dans leur maturité, prennent racine et se renouvellent d'elles-mêmes. Aussi les jardiniers n'y apportent-ils pas d'autre soin que de les arroser dans les temps secs.
Avec tous ces avantages naturels, les habitans du Malabar entendent moins le jardinage, et n'ont pas la même curiosité pour les fleurs que les peuples sujets du Mogol. D'ailleurs les femmes de cette côte, au lieu de se frotter d'essences et de parfums comme les autres Indiennes, n'emploient que de l'huile de cocos.
Entre plusieurs animaux remarquables, les perroquets du Malabar excitent l'admiration (p. 281) des voyageurs par leur quantité prodigieuse autant que par la variété de leurs espèces. Dellon assure qu'il a souvent eu le plaisir d'en voir prendre jusqu'à deux cents d'un coup de filet. Les paons y sont aussi en très-grand nombre; mais la chasse en est plus difficile; et cette raison, qui la rend plus agréable, est extrêmement fortifiée par l'utilité qu'on retire de leurs plumes. Elles servent dans toute l'Asie à faire des parasols, des éventails et des chasse-mouches, dont le manche est orné, pour les personnes riches, d'or, d'argent et de pierreries. Il est impossible, si l'on en croit Dellon, d'exprimer la quantité de chauves-souris dont toute la côte est infestée. Ces oiseaux nocturnes y sont une fois plus gros qu'en Europe. Ils se perchent, pendant le jour sur des arbres, où l'on en voit souvent plusieurs milliers. Le Malabar ne produit point d'éléphans, mais on y en amène du dehors, et les princes en nourrissent un fort grand nombre. Lorsqu'ils veulent châtier des sujets rebelles, ils envoient des éléphans dans leurs terres. Ces animaux, qu'on prend soin d'irriter, abattent les maisons et les arbres, ravagent les jardins, ruinent les campagnes, et forcent les plus obstinés à rentrer dans la soumission.
Le Malabar nourrit plusieurs animaux qui ressemblent au tigre. Ceux de la moindre espèce ne sont pas plus grands que nos plus gros chats. Dellon eut la curiosité d'en nourrir un pendant quelques mois au comptoir français (p. 282) de Tilscéry. Il refusait tout autre aliment que de la chair crue. Quoiqu'il fût lié d'une chaîne assez forte, il s'échappa deux fois. On le reprit la première, et son maître en reçut une blessure considérable à la main. La seconde fois il disparut entièrement; mais il ne laissa point de se tenir caché long-temps aux environs du comptoir, où il faisait une guerre cruelle à la volaille. Pendant qu'il était à la chaîne, il avait l'adresse de répandre une partie du riz qu'on lui présentait, aussi loin qu'il pouvait dans sa situation. Cette amorce attirait les poules et les canes. Il feignait de dormir pour leur donner la facilité de s'approcher; et s'élançant dessus tout d'un coup, il ne manquait pas d'en étrangler quelques-unes.
Les léopards sont les plus communs de ces animaux. Ils causent beaucoup de ravage dans toutes les parties du Malabar, et la soif du sang leur fait attaquer indifféremment les hommes et les bestiaux. On leur fait une guerre ouverte. Les rois excitent leurs sujets à cette dangereuse chasse par différens degrés de récompense. Celui qui a délivré le pays d'un léopard dans un combat singulier, sans autres armes que l'épée ou la flèche, reçoit un bracelet d'or, qui passe pour une marque d'honneur aussi distinguée que nos ordres de chevalerie. Ceux qui remportent la même victoire à coups de mousquet, ou qui ont employé le secours d'autrui, ne sont récompensés que par une somme d'argent.
(p. 283) Le tigre véritable est de la grandeur d'un cheval, et par conséquent plus dangereux que les précédens, avec la même férocité. L'espèce en est moins nombreuse. Dellon, qui ne vit pas sans frayeur la peau d'un de ces redoutables monstres, rend témoignage qu'on en aurait pu couvrir un lit carré de six pieds. Ils sont plus communs au nord de Goa. L'expérience a fait connaître que, lorsqu'on rencontre un tigre, si l'on est armé d'un fusil ou d'un pistolet, le parti le plus sage est de tirer en l'air, à moins qu'on ne se croie sûr de le tuer ou de l'abattre. Le bruit l'étonne et le met en fuite; au lieu que, s'il est seulement blessé, la douleur de sa plaie le rend plus terrible. On assure aussi que la vue du feu écarte les tigres.
Les buffles sauvages sont en beaucoup plus grand nombre au Malabar que dans tout autre pays du monde. Ses habitans en font peu d'usage et n'en mangent point la chair; mais ils permettent aux étrangers de les prendre ou de les tuer. On fait de leur peau des souliers, des bottes, des rondaches, des outres, et une sorte de grandes cruches garnies intérieurement d'osier, dans lesquelles on conserve et l'on transporte les denrées molles ou liquides.
La civette se trouve au Malabar. Il se fait un commerce fort considérable, dans le royaume de Calicut, de la substance odorante qu'on en retire. Les singes, dont le nombre et la variété (p. 284) sont incroyables au Malabar, y passent pour des animaux divins, auxquels on élève des statues et des temples. Quelque ravage qu'ils y causent, ce serait un crime capital d'en tuer un sur les terres d'un prince gentou. Dellon parle de plusieurs fêtes instituées à leur honneur, qui se célèbrent avec beaucoup de pompe et de cérémonies.
Ce voyageur avait douté, dit-il, de ce qu'il avait entendu raconter, et de ce qu'il avait lu sur les couleuvres du Malabar; mais il s'en convainquit par ses yeux. On en distingue plusieurs espèces, qui diffèrent en grosseur, en couleur, en figure, et surtout en malignité. Les unes sont vertes et de la grosseur du doigt, mais de cinq à six pieds de longueur. Elles sont d'autant plus dangereuses, que, se cachant dans les buissons, entre les feuilles, leur couleur ne permet pas de les apercevoir. Elles ne fuient point, si l'on ne fait beaucoup de bruit: au contraire elles s'élancent sur les passans, dont elles attaquent presque toujours les yeux, le nez ou les oreilles. Ce n'est point par leurs morsures qu'elles empoisonnent, mais en répandant un venin subtil, dont l'effet est si funeste, qu'il cause la mort en moins d'une heure. Comme leur rencontre n'est que trop fréquente, l'usage dans les chemins étroits est de se faire précéder d'un esclave, qui frappe de part et d'autre pour les écarter. Un Indien malabare, qui servait quelquefois Dellon en qualité d'interprète, allant un jour au bourg (p. 285) de Balliepatan, à la pagole du même nom, accompagné d'un seul naïre qui le précédait, vit un de ces dangereux reptiles qui s'élança sur son guide, et qui, se glissant par une narine, sortit aussitôt par l'autre, et demeura pendant des deux côtés. Le naïre tomba sans connaissance, et ne fut pas long-temps sans expirer. Une autre espèce que les Indiens nomment nalle pambou, c'est-à-dire bonne couleuvre, a reçu des Portugais le nom de cobra capella, parce qu'elle a la tête environnée d'une peau large qui forme une espèce de chapeau. Son corps est émaillé de couleurs très-vives, qui en rendent la vue aussi agréable que ses blessures sont dangereuses. Elles ne sont mortelles pourtant que pour ceux qui négligent d'y remédier. Les diverses représentations de ces cruels animaux font le plus bel ornement des pagodes. On leur adresse des prières et des offrandes. Un Malabare qui trouve une couleuvre dans sa maison la supplie d'abord de sortir. Si ses prières sont sans effet, il s'efforce de l'attirer dehors en lui présentant du lait ou quelque autre aliment. S'obstine-t-elle à demeurer, on appelle les bramines, qui lui représentent éloquemment les motifs dont elle doit être touchée, tels que le respect du Malabare et les adorations qu'il a rendues à toute l'espèce. Pendant le séjour que Dellon fit à Cananor, un secrétaire du prince gouverneur fut mordu par un de ces serpens à chapeau, qui était de la grosseur du bras, et d'environ huit (p. 286) pieds de longueur. Il négligea d'abord les remèdes ordinaires; et ceux qui l'accompagnaient se contentèrent de le ramener à la ville, où le serpent fut apporté aussi dans un vase bien couvert. Le prince, touché de cet accident, fit appeler aussitôt les bramines, qui représentèrent à l'animal combien la vie d'un officier si fidèle était importante à l'état. Aux prières on joignit les menaces: on lui déclara que, si le malade périssait, elle serait brûlée vive dans le même bûcher. Mais elle fut inexorable, et le secrétaire mourut de la force du poison. Le prince fut extrêmement sensible à cette perte. Cependant, ayant fait réflexion que le mort pouvait être coupable de quelque faute secrète qui lui avait peut-être attiré le courroux des dieux, il fit porter hors du palais le vase où la couleuvre était renfermée, avec ordre de lui rendre la liberté, après lui avoir fait beaucoup d'excuses et quantité de révérences.
La loi que les idolâtres s'imposent de ne tuer aucune couleuvre est peu respectée des chrétiens et des mahométans. Tous les étrangers qui s'arrêtent au Malabar font main-basse sur ces odieux reptiles; et c'est rendre sans doute un important service aux habitans naturels. Il n'y a point de jour où l'on ne fût en danger d'être mortellement blessé, jusque dans les lits, si l'on négligeait de visiter toutes les parties de la maison qu'on habite. On trouve encore une espèce de serpens fort extraordinaires, (p. 287) longs de quinze à vingt pieds, et si gros, qu'ils peuvent avaler un homme. Ils ne passent pas néanmoins pour les plus dangereux, parce que leur monstrueuse grosseur les fait découvrir de loin, et donne plus de facilité à les éviter. On n'en rencontre guère que dans les lieux inhabités. Dellon en vit plusieurs de morts après de grandes inondations, qui les avaient fait périr et qui les avaient entraînés dans les campagnes ou sur le rivage de la mer. À quelque distance, on les aurait pris pour des troncs abattus et desséchés. Mais il les peint beaucoup mieux dans le récit d'un accident, dont on ne peut douter sur son témoignage, et qui confirme ce qu'on a lu dans d'autres relations sur la voracité de quelques serpens des Indes.
«Pendant la récolte du riz, quelques chrétiens qui avaient été idolâtres, étant allés travailler à la terre, un jeune enfant qu'ils avaient laissé seul à la maison en sortit pour s'aller coucher, à quelques pas de la porte, sur des feuilles de palmier, où il s'endormit jusqu'au soir. Ses parens, qui revinrent fatigués du travail, le virent dans cet état; mais ne pensant qu'à préparer leur nourriture, ils attendirent qu'elle fût prête pour aller l'éveiller. Bientôt ils lui entendirent pousser des cris à demi étouffés, qu'ils attribuèrent à son indisposition. Cependant, comme il continuait de se plaindre, quelqu'un sortit, et vit en s'approchant qu'une de ces grosses couleuvres avait commencé à l'avaler. L'embarras du père (p. 288) et de la mère fut aussi grand que leur douleur. On n'osait irriter la couleuvre, de peur qu'avec ses dents elle ne coupât l'enfant en deux, ou qu'elle n'achevât de l'engloutir. Enfin, de plusieurs expédiens, on préféra celui de la couper par le milieu du corps, ce que le plus adroit et le plus hardi exécuta fort heureusement d'un seul coup de sabre. Mais comme elle ne mourut pas d'abord, quoique séparée en deux, elle serra de ses dents le corps de l'enfant, et l'infecta tellement de son venin, qu'il expira peu de momens après.
»Un soir, ajoute Dellon, après avoir soupé, nous entendîmes un chacal qui criait seul proche de notre maison, et d'une manière si extraordinaire, que tout le bruit de nos chiens ne le fit point écarter. Nous fîmes sortir nos gens avec leurs armes, par précaution contre les tigres. Ils trouvèrent qu'une couleuvre avalait le chacal, qu'elle avait apparemment trouvé endormi. Ils la tuèrent et le chacal aussi. Elle n'avait pas plus de dix pieds de long.»
Schouten donne à ces monstres affamés le nom de polpogs. «Ils ont, dit-il, la tête affreuse et presque semblable à celle du sanglier. Leur gueule et leur gosier s'ouvrent jusqu'à l'estomac lorsqu'ils voient une grosse pièce à dévorer. Leur avidité doit être extrême, car ils s'étranglent ordinairement lorsqu'ils dévorent un homme ou quelque autre animal. On prétend d'ailleurs que l'espèce n'en est pas venimeuse. Il est vrai que nos soldats, pressés de la faim, (p. 289) en ayant quelquefois trouvé qui venaient de crever pour avoir avalé une trop grosse pièce, telle qu'un veau, les ont ouverts, en ont tiré la bête qu'ils avaient dévorée, l'ont fait cuire et l'ont mangée sans qu'il leur en soit arrivé le moindre mal.»
Le même écrivain en décrit une espèce que les Hollandais ont nommée preneurs de rats, parce qu'ils vivent effectivement de rats et de souris comme les chats, et qu'ils se nichent dans les toits des maisons. Loin de nuire aux hommes, ils passent sur le corps et le visage de ceux qui dorment, sans leur causer aucune incommodité. Ils descendent dans les chambres d'une maison comme pour les visiter, et souvent ils se placent sur le plus beau lit. On embarque rarement du bois de chauffage sans y jeter quelques-uns de ces animaux pour faire la guerre aux insectes qui s'y retirent.
Ajoutons à cette description du Malabar le jugement d'un voyageur qui en avait parcouru toutes les parties. Il ne balance point à le regarder comme le plus beau pays des Indes orientales en-deçà du Gange. Ce n'est pas, dit-il, que l'Asie n'ait quantité de côtes maritimes dont l'aspect est charmant; mais, à ses yeux, elles n'approchent point de celles du Malabar. On y voit de la mer plusieurs villes considérables, telles que Cananor, Calicut, Cranganor, Cochin, Porga, Calycouland, Coyland, etc. On y découvre des allées, ou plutôt des bois de cocotiers, de palmiers et d'autres arbres. (p. 290) Les cocotiers, qui sont toujours verts et chargés de fruits, s'avancent jusqu'au bord du rivage, où, pendant la marée, les brisans vont arroser leurs racines, sans que ces cocotiers reçoivent aucune altération de l'eau salée. Mais ce ne sont pas les bois seuls qui font l'ornement de cette côte. On y voit de belles campagnes de riz, des prairies, des pâturages, de grandes rivières, de gros ruisseaux et des torrens d'eau pure. De Calicut et de la côte septentrionale, on peut aller vers le sud jusqu'à Coyland par des eaux internes. Il est vrai qu'elles n'ont pas assez de profondeur pour recevoir de gros bâtimens; mais elles forment de grands étangs, des viviers et des bassins pour toutes sortes d'usages. Elles nourrissent une extrême quantité de poissons. Les arbres y sont couverts d'une perpétuelle verdure, et la terre n'est pas moins ornée, parce que la gelée, la neige et la grêle n'y flétrissent jamais l'herbe ni les fleurs.
Les royaumes de Cananor et de Calicut, continue le même écrivain, sont les deux pays des Indes qui ont été connus les premiers des Portugais. Celui de Cananor, où la plupart des géographes font commencer la côte de Malabar, est à quatorze ou quinze lieues de Mangalor. Calicut, siége de l'empire des Samorins, commence proche de la rivière de Berghera, au nord du royaume de Cananor, et se termine à celui de Cranganor. Sa longueur est de trente ou quarante lieues sur vingt de largeur. Cranganor est entre Calicut et Cochin. Il n'est pas (p. 291) d'une grande étendue; mais, depuis que les Hollandais sont en possession de sa capitale, ils l'ont assez fortifiée pour la rendre capable de résister à toutes sortes d'attaques. Le royaume de Cochin commence à la rivière de Cranganor, et finit à cinq ou six lieues au sud de la ville de Cochin, qui en est la capitale. Il renferme dans sa dépendance l'île de Vaïpi. Au sud de Cochin, on trouve le royaume de Percatti ou Porca, et plus loin, dans les terres, deux autres petits royaumes de nulle considération. Porca finit au sud du royaume de Calicoulang, qui finit de même au sud de celui de Coyland; et Coyland s'étend au sud jusqu'au cap de Comorin, partie la plus méridionale du continent des Indes en-deçà du Gange. L'état de Coyland n'a pas plus de quinze lieues de longueur. Les Hollandais en ont fortifié la capitale avec autant de soin que celles de Cochin et de Cranganor, après les avoir enlevées toutes trois aux Portugais; sur quoi le même voyageur admire le bonheur de la Compagnie hollandaise des Indes orientales, pour laquelle il semble que les Portugais eussent travaillé plus d'un siècle en faisant bâtir quantité de belles villes qui sont passées entre ses mains, et qui font aujourd'hui le fondement de sa puissance. Les hautes montagnes de Balagate, qu'on découvre de plusieurs endroits du rivage de ces divers états, forment comme un mur de séparation entre la côte de Malabar et celle de Coromandel, qui laisse l'une à l'est, et l'autre à l'ouest.
Surate.
Après cette vue générale du Malabar, nous devons nous arrêter un moment sur les deux villes les plus célèbres de cette côte, Surate, dépendance de l'empire mogol, et Goa, autrefois la capitale florissante des établissemens portugais dans l'Inde, aujourd'hui le faible reste d'une puissance renversée.
Surate est située sur le golfe de Cambaye, à l'extrémité septentrionale de la mer Indienne, et fait partie du royaume de Guzarate. Sa position est par le 21e. degré et demi de latitude nord. Elle est arrosée par le Taphy, belle et grande rivière qui forme un port, où les plus gros bâtimens de l'Europe peuvent entrer facilement. Le climat est fort chaud; mais son ardeur excessive est tempérée par des pluies douces qui tombent dans les saisons où le soleil a le plus de force, et par des vents qui soufflent régulièrement dans certains mois. Ce mélange d'humidité et de chaleur fait le plus fertile et le plus beau pays du monde d'un terrain qui serait naturellement sec et inhabitable. Le riz et le blé, nécessaires pour la nourriture d'une si grande ville, (p. 293) y croissent en abondance avec tout ce qui peut servir à la bonne chère.
Les habitans n'épargnent rien pour embellir leurs maisons. On est surpris de voir les dehors aussi ornés d'ouvrages de menuiserie que les appartemens les plus propres. L'intérieur est d'une magnificence achevée. On y marche sur la porcelaine, et de toutes parts les murs brillent de cette précieuse matière, outre une quantité infinie de vases, qui donnent aux chambres un air incomparable de fraîcheur et de propreté. Les fenêtres ne reçoivent pas le jour, comme en Europe, par des carreaux de verre, mais par des écailles de crocodiles ou de tortues, ou par des nacres de perles, dont les différentes couleurs adoucissent la lumière du soleil, et la rendent plus agréable sans la rendre plus obscure. Les toits sont en plates-formes, et servent le soir à la promenade: souvent même on y fait tendre des lits pour y passer la nuit plus fraîchement. C'est presque le seul moyen d'éviter les grandes chaleurs qui se font sentir la nuit dans l'intérieur des maisons, tandis que l'air est frais au-dehors.
Outre les maisons publiques, qui sont l'ouvrage des magistrats, Carré, voyageur français, vante celles que d'autres nations avaient fait bâtir comme à l'envi, et qui occupent de grands quartiers de la ville. On distinguait par différens étendards les comptoirs des Français, des Anglais et des Hollandais. Ces trois (p. 294) grands édifices joignaient à leur beauté l'avantage d'être si bien fortifiés, qu'ils étaient à couvert de toutes sortes d'insultes.
L'or de Surate est si fin, que, le transportant en Europe, on peut y gagner douze ou quatorze pour cent. L'argent, qui est le même dans tous les états du Mogol, surpasse celui du Mexique et les piastres de Séville: il a moins d'alliage que tout autre argent. L'Anglais Ovington dit qu'il n'y a jamais vu de pièces rognées, ni d'or ou d'argent qui eût été falsifié. La roupie d'or en vaut quatorze d'argent, et celle d'argent vingt-sept sous d'Angleterre, ou cinquante-quatre sous de France.
On apporte à Surate des marchandises de toutes les parties de l'Asie; elles y sont achetées par les Européens, les Turcs, les Arabes, les Persans et les Arméniens. Il n'y a point de marchands qui se répandent plus dans le monde, et qui voyagent avec autant d'ardeur que les Arméniens; leur langue est une des plus usitées dans l'Asie. De tout temps ils ont été célèbres par leur commerce: c'était dans leur voisinage, c'est-à-dire sur le Phase, qu'était autrefois la toison d'or; toison fameuse parmi les anciens, mais qui n'était qu'un grand commerce de laine, de peaux et de fourrures que les peuples du Nord y portaient.
Les marchands Indiens, qui viennent par terre à Surate, se servent rarement de chevaux pour le transport de leurs marchandises, parce qu'ils sont tous employés au service du (p. 295) prince; ils les amènent dans des chariots, sur des dromadaires, des chameaux et des ânes.
Ce sont les Hollandais qui apportent à Surate toutes sortes d'épiceries. Les Anglais y apportent particulièrement du poivre.
Outre le gouverneur militaire de Surate, qui demeure constamment au château, comme s'il y était prisonnier, les habitans ont leur gouverneur civil, qui est chargé particulièrement de l'administration des affaires publiques et de la justice. Il ne s'éloigne guère plus souvent de son palais, pour être à portée de recevoir sans cesse les requêtes des principaux marchands, et de régler les affaires qui demandent une prompte exécution. S'il sort pour prendre l'air, il est assis sur un éléphant, dans un fauteuil magnifique. Outre le conducteur de l'animal, il a près de lui un domestique qui l'évente et qui chasse les mouches avec une queue de cheval attachée au bout d'un petit bâton de la longueur d'un pied. Cet éventail, tout simple qu'il doit paraître, est le seul en usage parmi les grands, et pour la personne même de l'empereur. Entre différentes marques de grandeur, le gouverneur de Surate nourrit plusieurs éléphans; il entretient une garde de cavalerie et d'infanterie pour la sûreté de sa personne et pour l'exécution de ses ordres.
Quoique Surate soit habitée par toutes sortes de nations, les querelles et les disputes mêmes y sont rares. Les Indiens idolâtres, plus propres (p. 296) à recevoir une injure qu'à la faire, évitent soigneusement tous les crimes odieux et nuisibles à la société, tels que le meurtre et le vol. Ovington apprit avec étonnement que dans une si grande ville il y avait plus de vingt ans que personne n'avait été puni de mort. L'empereur se réserve le droit des sentences capitales. On ne les communique qu'aux tribunaux les plus éloignés de sa cour; ainsi, dans les cas extraordinaires, on informe ce monarque du crime; et, sans faire venir le coupable, il impose le châtiment.
S'il se fait quelque vol à la campagne dans la dépendance de Surate, un officier, qui se nomme le poursdar, est obligé d'en répondre; il a sous ses ordres plusieurs compagnies de gens armés qui observent continuellement les grands chemins et les villages pour donner la chasse aux voleurs. En un mot, comme il y a peu de villes où le commerce soit aussi florissant qu'à Surate, il n'y en a guère où l'on apporte autant de soin au maintien du repos et de la sûreté publique.
Ovington parle avec complaisance d'un grand hôpital, dans le voisinage de cette ville, entretenu par les Banians, pour les vaches, les chèvres, les chiens, et d'autres animaux qui sont malades ou estropiés, ou trop vieux pour le travail. Un homme qui ne peut plus tirer de service d'un bœuf, et qui est porté à lui ôter la vie pour s'épargner la dépense de le nourrir, ou pour se nourrir lui-même de sa chair, (p. 297) trouve un Banian charitable qui ne manque pas, lorsqu'il est informé du danger de cet animal, de le demander au maître, et qui, l'achetant quelquefois assez cher, le place dans cet hôpital, où il est bien traité jusqu'au terme naturel de sa vie.
Près du même édifice on en voit un autre qui est fondé pour les punaises, les puces, et toutes les espèces de vermine qui sucent le sang des hommes. De temps en temps, pour donner à ces animaux la nourriture qui leur convient, on loue un pauvre homme pour passer une nuit sur un lit dans cet hôpital; mais on a la précaution de l'y attacher, de peur que, la douleur des piqûres l'obligeant de se retirer avant le jour, il ne puisse les nourrir à l'aise de son sang. C'est pousser un peu loin l'amour pour les animaux. Les sages de l'Inde n'ont-ils pas compris que tout ce qui ne vit que du mal d'autrui ne mérite pas de vivre? Ce n'est pas pour les insectes nourris à Surate que nous faisons cette réflexion.
Thévenot, voyageur français, regarde Surate et son canton comme la plus belle partie de la province du Guzarate, indépendamment des avantages extraordinaires que cette ville tire de son commerce; et la province même, comme la plus agréable de l'Indostan: c'était autrefois un royaume, qui tomba sous la domination du grand-mogol Akbar, vers l'année 1595.
(p. 298) C'est ici le lieu de placer une aventure fort touchante arrivée au voyageur Carré, dont nous venons de tirer les détails qui regardent Surate. Il traversait les déserts de l'Arabie; il s'était pourvu en Perse d'un guide arabe, nommé Hadgi-Hassem, dont on lui avait garanti le courage et la fidélité. Un jour que la disette d'eau, ou plutôt l'infection que les sauterelles avaient répandue dans tous les puits qui se trouvent sur la route, les avait réduits pour unique ressource à une petite provision d'eau fraîche qu'ils portaient dans des outres, ils aperçurent, à quatre cents pas d'une colline, un cavalier bien monté qui venait à eux à toute bride: ils s'arrêtèrent avec quelque défiance dans un lieu rempli de brigands: ils le couchèrent en joue, Carré armé de son fusil, et l'Arabe de son arc. Le cavalier retint son cheval, et leur cria en langue turque qu'il ne pensait point à les insulter. En leur tenant ce discours, il reculait sur ses traces pour se mettre hors de la portée du fusil qui lui était suspect. Lorsqu'il se crut en sûreté, il fit un signe de la main; et, baissant la pointe de sa lance, il fit entendre aux étrangers qu'il désirait leur parler.
Hadgi-Hassem ne balança point à s'approcher de lui: Carré les laissa un moment ensemble. Après quelques mots d'explication, le cavalier, s'étant assuré qu'il n'avait rien à craindre, descendit de cheval, et la conversation devint commune; mais les complimens ne furent (p. 299) pas longs. Il était si plein de son malheur, qu'il ne pouvait parler d'autre chose. «J'ai, leur dit-il, derrière cette colline, une grosse compagnie de gens que j'amène d'Alep. Avancez, vous allez être témoin de notre funeste situation, et peut-être aiderez-vous à notre salut.»
Carré et son guide montèrent la colline; ils découvrirent bientôt la caravane, composée d'une vingtaine de valets et d'environ cent chameaux qui servaient à porter deux cents filles âgées de douze à quinze ans: elles étaient dans un état dont la seule vue inspirait la pitié; couchées par terre, la plupart fort belles, mais les yeux baignés de larmes, et le désespoir peint sur leurs visages. Les unes jetaient des cris pitoyables; d'autres s'arrachaient les cheveux.
«Jamais de ma vie, dit l'auteur, je ne serai aussi touché que je le fus de ce spectacle; et, quoique j'entrevisse une partie de la vérité, je demandai au cavalier turc qui étaient ces misérables filles, et d'où venaient leurs lamentations. Il me répondit en italien que je voyais sa ruine entière; qu'il était un homme perdu, et plus désespéré cent fois que toutes ces filles ensemble. «Il y a dix ans, ajouta-t-il, que je les élève dans Alep, avec des soins et des peines infinies, après les avoir achetées bien cher. C'est ce que j'ai pu rassembler de plus beau en Grèce, en Géorgie, en Arménie; et dans le temps que je les conduis pour les (p. 300) vendre à Bagdad, où la Perse, l'Arabie et le pays du Mogol s'en fournissent, j'ai le malheur de les voir périr faute d'eau, pour avoir pris le chemin du désert, comme le plus sûr.»
»Ce récit m'inspira une égale horreur pour sa personne et pour sa profession. Cependant je feignis d'autres sentimens pour l'engager à nous apprendre le reste de son aventure. Il continua librement; et nous montrant des fossés qui venaient d'être comblés: «J'ai déjà fait enterrer, nous dit-il, plus de vingt de ces filles et dix eunuques qui sont morts pour avoir bu de l'eau des puits. C'est un poison mortel pour les hommes et les bêtes. À peine même y trouve-t-on de l'eau; ce ne sont que des sauterelles mortes, dont l'odeur seule est capable de tout infecter. Nous sommes réduits à vivre du lait des chameaux femelles; et si l'eau continue de nous manquer, il faut m'attendre à laisser dans ces déserts la moitié de mes espérances.»
»Pendant que je détestais au fond du cœur la barbarie de cet infâme marchand, la compassion dont j'étais rempli pour tant de malheureuses filles me tirait les larmes des yeux; mais je me crus près de mourir de saisissement et de douleur lorsque j'en vis neuf ou dix qui touchaient à leur fin, et que j'aperçus sur les plus beaux visages du monde les dernières convulsions de la mort.
»Je m'approchai d'une d'entre elles qui allait (p. 301) expirer, et coupant la corde qui attachait nos outres, je me hâtai de lui offrir à boire. Mon guide arabe devint furieux. Je compris par l'excès auquel il s'emporta combien ces peuples ont de férocité dans les mœurs. Il prit son arc, et d'un coup de flèche il tua la jeune fille que je voulais secourir. Ensuite il jura qu'il traiterait de même toutes les autres, si je continuais de leur donner de l'eau. «Ne vois-tu pas, me dit-il d'un ton brutal, que, si tu prodigues le peu d'eau qui nous reste, nous serons bientôt réduits à la même extrémité? Sais-tu que d'ici à vingt lieues il n'y en a pas une goutte qui ne soit empoisonnée par les sauterelles pouries?» En me tenant ce discours, il fermait les outres, et les attachait au cheval avec une action si violente et tant de fureur dans les yeux, que la moindre résistance l'eût rendu capable de m'attaquer moi-même.
»Cependant il conseilla au marchand turc d'envoyer quelques-uns de ses gens avec des chameaux dans les marais de Taiba, qui ne devaient pas être fort éloignés, et dans lesquels il se trouve des eaux vives qui pouvaient avoir été garanties de la corruption; mais la crainte que les Arabes de cette ville ne vinssent enlever ce qui lui restait de sa marchandise l'empêchait de prendre ce parti, et nous le laissâmes dans une irrésolution dont nous ne vîmes pas la fin.
»Je ne dirai rien des cris que j'entendis jeter (p. 302) à tant de victimes innocentes lorsque, nous voyant partir, elles perdirent l'espérance qu'elles avaient eue pendant quelques instans, de trouver du soulagement à la soif qui les consumait. Ce souvenir m'afflige encore.»
Goa.
L'île de Goa était, comme on l'a vu dans le premier volume de cet Abrégé, une dépendance du royaume de Décan; elle a donné son nom à la ville qui en est la capitale. Cette île, dont le circuit est d'environ huit lieues, est formée par une belle et grande rivière qui l'environne, et qui fait plusieurs autres îles peuplées d'Indiens et de Portugais. Cette rivière est assez profonde, quoique les grands vaisseaux, tels que les caraques et les galions, soient obligés de s'arrêter à l'embouchure, qui porte le nom de Barre. Les bords de l'île sont défendus par sept forteresses, dont les deux principales sont à l'embouchure de la rivière: l'une au nord, du côté de la terre ferme, qui est le pays de Bardes, dépendant aussi des Portugais, et pour la garde d'une belle fontaine d'eau fraîche autant que pour celle de la rivière; l'autre à l'opposite, sur un cap de l'île. Ces deux forteresses défendent fort bien l'entrée (p. 303) de la rivière; mais elles ne peuvent empêcher les navires étrangers de mouiller à la Barre, et par conséquent de fermer le passage aux vaisseaux portugais.
Toute l'île est montagneuse: la plus grande partie est d'une terre rouge dont les habitans font d'assez belles poteries; mais on y trouve une autre terre d'un gris noirâtre, beaucoup plus fine et plus délicate, qui sert aussi à faire des vases de la finesse du verre. Le pays n'est pas des plus fertiles; ce qu'il faut moins attribuer aux mauvaises qualités du terroir qu'à ses montagnes; car on sème dans les vallées du riz et du millet qui se moissonnent deux fois l'année. L'herbe et les arbres y conservent toujours leur verdure, comme dans la plupart des îles et des pays qui sont entre les deux tropiques. On y voit un grand nombre de vergers bien plantés et fermés de murailles, qui servent de promenades et de maisons de campagne aux Portugais. Ils y conduisent de l'eau par un grand nombre de canaux pour l'entretien des cocotiers dont ils tirent leur vin et leurs ustensiles. Assez près de la ville est un fort bel étang de plus d'une lieue de tour, sur les bords duquel les seigneurs ont de fort belles maisons et des jardins remplis de toutes sortes de fruits.
Les villages de l'île sont peuplés de différentes sortes d'habitans naturels ou étrangers. La plupart des naturels sont encore idolâtres. On distingue, 1o. les bramines, qui sont répandus (p. 304) dans toutes les Indes, et que les autres regardent comme leurs supérieurs et leurs maîtres; 2o. les canarins, qui se divisent en deux espèces: l'une, de ceux qui exercent le commerce et d'autres métiers honnêtes; l'autre composée de pêcheurs, de rameurs et de toutes sortes d'artisans; 3o. les colombins, qui s'emploient aux choses les plus viles, et qui vivent dans la pauvreté et la misère. Le privilége de ces anciens habitans de l'île est de jouir tranquillement de leur liberté en vertu d'une ordonnance des rois de Portugal, et de ne pouvoir être forcés dans leur culte de religion ni réduits à l'esclavage. Entre les étrangers, quoique le premier rang appartienne aux Portugais, ils mettent eux-mêmes beaucoup de différence entre tous ceux qui prennent ce nom. Les véritables maîtres sont ceux qui viennent de l'Europe, et qui se nomment avec affectation Portugais du Portugal. On considère après eux ceux qui sont nés dans l'Inde de père et de mère portugais; ils portent le nom de castices. Les derniers sont ceux qui ont pour père un Portugais, ou une Portugaise pour mère, mais qui doivent la moitié de leur naissance à une Indienne ou à un Indien. On les appelle métis, comme on appelle mulâtres ceux qui viennent d'un Portugais et d'une Négresse d'Afrique. Les mulâtres sont au même rang que les métis. Mais, entre les métis, ceux qui sont de race bramine du côté de leur père ou de leur mère, jouissent d'une considération particulière. (p. 305) Les autres habitans sont ou des étrangers indiens qui achètent la liberté de demeurer dans l'île en payant un tribut personnel, ou des Européens, tels qu'un petit nombre d'Espagnols, quantité d'Italiens, quelques Allemands et Flamands, un fort grand nombre d'Arméniens et quelques Anglais. On n'y voit pas un seul Français, à l'exception de quelques jésuites employés dans les missions. Le nombre des esclaves y est infini. Les Portugais en achètent de toutes les nations indiennes, et le commerce qu'ils en font est très-étendu. Ils s'arrêtent peu aux défenses qui doivent leur faire excepter plusieurs peuples avec lesquels ils vivent en paix. Amis, ennemis, ils enlèvent ou achètent tous ceux qui tombent entre leurs mains, et les vendent pour le Portugal ou pour les autres colonies.
La ville de Goa, située à 15 degrés et demi de latitude septentrionale, règne l'espace d'une demi-lieue sur le bord de la rivière du côté du nord. Depuis environ cent dix ans que les Portugais s'étaient rendus maîtres de l'île, Pyrard ne se lassait point d'admirer qu'ils y eussent élevé tant de superbes bâtimens, qui comprennent des églises, des monastères, des palais, des places publiques, des forteresses et d'autres édifices à la manière de l'Europe. Il lui donne une lieue et demie de tour, sans y comprendre les faubourgs. Elle n'est forte que du côté de la rivière. Une simple muraille qui l'environne de l'autre côté ne la défendrait pas long-temps (p. 306) contre ceux qui seraient maîtres de l'île. Elle avait dans son origine de bonnes portes et des murs plus hauts et plus épais; mais, s'étant fort accrue pendant les années florissantes du règne de ses habitans dans les Indes, ses anciennes défenses sont devenues presque inutiles. Aussi toute la confiance des Portugais est-elle dans la difficulté des passages.
La grande porte de la ville est ornée avec beaucoup de magnificence. Ce sont des peintures qui représentent les guerres des Portugais dans les Indes, des trophées d'armes; surtout une belle statue dorée, qui est celle de sainte Catherine, patronne de Goa, parce que ce fut le jour de sa fête que les Portugais se rendirent maîtres de l'île.
La rue Drécha est un marché perpétuel où l'on trouve toutes sortes de marchandises de l'Europe et de l'Inde. C'est là que tous les ordres de la ville se rassemblent et se mêlent indifféremment pour vendre ou acheter. On y fait les changes et les encans; on y vend les esclaves; et dans une ville où le commerce est si florissant, il n'y a personne qui n'ait journellement quelque intérêt à ce qui s'y passe. La foule est si serrée, que tout le monde y portant de grands chapeaux nommés sombreros, dont le diamètre est au moins de six ou sept pieds, et qui servent également à défendre de la chaleur et de la pluie, il semble, de la manière dont ils s'entre-touchent, qu'ils ne fassent qu'une seule couverture. Les esclaves ne (p. 307) s'y vendent pas avec plus de décence qu'en Turquie, c'est-à-dire qu'on les y mène en troupes de l'un ou de l'autre sexe comme les animaux les plus vils, et que chacun a la liberté de les visiter curieusement. Les plus chers, du temps de Pyrard, ne coûtaient que vingt ou trente pardos, quoiqu'il s'y trouvât des hommes très-bien faits, et de fort belles femmes de tous les pays des Indes, dont la plupart savaient jouer des instrumens, broder, coudre, faire toutes sortes d'ouvrages, de confitures et de conserves. Pyrard observa que, malgré la chaleur du pays, tous ces esclaves indiens des deux sexes n'exhalent pas de mauvaise odeur; au lieu que les Nègres d'Afrique sentent, dit-il, le porreau vert, odeur qui devient insupportable lorsqu'ils sont échauffés.
Les Portugais de Goa ne se font pas un scrupule d'user des jeunes esclaves qu'ils achètent, lorsqu'elles sont sans maris. S'ils les marient eux-mêmes, ils renoncent à ce droit, et leur parole devient une loi qu'ils ne croient pas pouvoir violer sans crime. S'ils ont un enfant mâle d'une esclave, l'enfant est légitimé, et la mère est déclarée libre. C'est une richesse à Goa, qu'un grand nombre d'esclaves: outre ceux dont on tire des services domestiques, d'autres qui s'occupent au-dehors sont obligés d'apporter chaque jour ou chaque semaine à leur maître ce qu'ils ont gagné par leur travail. On voit dans le même marché un grand nombre de ces esclaves qui ne sont point à vendre, (p. 308) mais qui mettent eux-mêmes leurs ouvrages en vente, ou qui cherchent des occupations convenables à leurs talens. Les filles se parent soigneusement pour plaire aux spectateurs, et cet usage donne lieu à beaucoup de désordres.
Il se trouve dans le marché de la rue Drécha quantité de beaux chevaux arabes et persans, qui se vendent nus jusqu'à cinq cents pardos; mais la plupart y sont amenés avec de superbes harnais, dont la valeur surpasse quelquefois celle du cheval.
La marée montant jusqu'à la ville, les habitans sont réduits à tirer l'eau qu'ils boivent de quelques sources qui descendent des montagnes, dont il se forme des ruisseaux qui arrosent plusieurs parties de l'île. Il y a peu de maisons dans Goa qui n'aient des puits; mais cette eau ne peut servir qu'aux besoins domestiques. Celle qui se boit est apportée d'une belle fontaine nommée Banguenin, que les Portugais ont environnée de murs à un quart de lieue de la ville. Ils ont pratiqué au-dessous quantité de réservoirs où l'on blanchit le linge, et d'autres qui servent comme de bains publics. Quoique le chemin en soit fort pénible, et qu'on ait à monter et descendre trois ou quatre grandes montagnes, on y rencontre nuit et jour quantité de gens qui vont et qui viennent. L'eau se vend par la ville. Un grand nombre d'esclaves, employés continuellement à cette besogne, la portent dans des cruches de terre qui tiennent environ deux seaux, et (p. 309) vendent la cruche cinq bosourouques, qui reviennent à six deniers. Il aurait été facile aux Portugais de faire venir la source entière dans Goa par des tuyaux ou des aquéducs; mais ils prétendent que le principal avantage serait pour les étrangers, auxquels il n'en coûterait rien pour avoir de l'eau, quoiqu'ils soient en plus grand nombre qu'eux dans la ville; sans compter que le soin d'en apporter occupe les esclaves, et fait un revenu continuel pour les maîtres qui tirent le fruit de leur travail.
Les Portugais, prétendant tous à la qualité de gentilshommes, affectent de fuir le travail, qu'ils croient capable de les avilir, et se bornent au commerce, qui peut s'accorder avec la noblesse et les armes. La plupart ne marchent qu'à cheval ou en palanquin. Leurs chevaux sont de Perse ou d'Arabie; les harnais de Bengale, de la Chine et de Perse, brodés de soie, enrichis d'or, d'argent et de perles fines; les étriers d'argent doré; la bride couverte de pierres fines, avec des sonnettes d'argent. Ils se font suivre d'un grand nombre de pages, d'estafiers et de laquais à pied, qui portent leurs armes et leurs livrées. Les femmes ne sortent que dans un palanquin, qui est une sorte de litière portée par quatre esclaves, couverte ordinairement d'une belle étoffe de soie, suivie d'une multitude d'esclaves à pied.
Dans la situation de Goa, les seuls ennemis qui puissent causer de l'inquiétude aux Portugais sont les Indiens du Décan, lorsque la paix (p. 310) cesse de subsister entre les deux nations; mais elle est établie depuis long-temps d'une manière qui paraît inaltérable, parce qu'elle paraît fondée sur un intérêt réciproque. Celui des Portugais consiste à compter les rois du Décan pour leurs amis; et celui de ces rois est de tirer le plus grand parti possible du commerce que les Portugais attirent dans le pays. D'ailleurs, depuis fort long-temps, les Portugais ne sont plus assez puissans dans l'Inde pour y faire craindre l'esprit de conquête qui les animait autrefois.
Le pouvoir du vice-roi portugais s'étend sur tous les établissemens de sa nation dans les Indes. Il y exerce tous les droits de l'autorité royale, excepté à l'égard des gentilshommes, que les Portugais nomment hidalgos. Dans les causes civiles comme dans les criminelles, ils peuvent appeler de sa sentence en Portugal; mais il les y envoie prisonniers les fers aux pieds. Ses appointemens sont peu considérables en comparaison des profits qui lui reviennent pendant ses trois ans d'administration. Le roi lui donne environ soixante mille pardos, ce qui suffit à peine pour son entretien, au lieu qu'il gagne quelquefois un million. Il se fait servir avec tout le faste de la royauté. Jamais on ne le voit manger hors de son palais, excepté le jour de la conversion de saint Paul, et celui du nom de Jésus, qu'il va dîner dans les maisons de jésuites qui portent ces noms. L'archevêque est le seul qui mange quelquefois (p. 311) à sa table. Ce prélat est lui-même un grand seigneur par son rang et par l'immensité de son revenu. Son autorité dans les Indes représente celle du pape, excepté à l'égard des jésuites, qui, ne voulant reconnaître que le pape même et leur général, étaient en procès avec lui depuis long-temps. Son revenu n'a pas de bornes, parce qu'outre les rentes annuelles qui sont attachées à la dignité d'archevêque et de primat des Indes, il tire des présens de tous les autres ecclésiastiques, et la principale part des biens confisqués par l'inquisition de Goa. On lui rend à peu près les mêmes honneurs qu'au vice-roi. Il mange en public avec la même pompe, et ne se familiarise pas plus avec la noblesse. Un évêque qu'il a sous ses ordres, et qui porte aussi le titre d'évêque de Goa, rend pour lui ses visites, comme il exerce en son nom la plupart des fonctions épiscopales.
Quant à ce qui regarde l'inquisition, le rédacteur de l'Histoire générale, avant de rapporter ce qu'en dit Pyrard, commence par remarquer que c'est un homme très-religieux, dont le caractère est bien établi, et dont le témoignage ne peut être suspect. Sa franchise, à qui la naïveté de son langage un peu vieux semble encore donner plus de poids, se manifeste tellement dans son récit, que le rédacteur n'a pas cru devoir y changer le moindre mot. Nous imiterons son exemple.
«Quant à leur inquisition, leur justice y est (p. 312) beaucoup plus sévère qu'en Portugal, et brûle fort souvent des Juifs que les Portugais appellent christianos novos, qui veut dire, nouveaux chrétiens. Quand ils sont une fois pris par la justice de la sainte inquisition, tous leurs biens sont saisis aussi, et ils n'en prennent guère qui ne soient riches. Le roi fournit à tous les frais de cette justice, si les parties n'ont de quoi; mais ils ne les attaquent ordinairement que quand ils savent qu'ils ont amassé beaucoup de biens. C'est la plus cruelle et impitoyable chose du monde que cette justice, car le moindre soupçon et la moindre parole, soit d'un enfant, soit d'un esclave qui veut faire déplaisir à son maître, font aussitôt prendre un homme, et ajouter foi à un enfant, pourvu qu'il sache parler. Tantôt on les accuse de mettre des crucifix dans les coussins sur quoi ils s'asseyent et s'agenouillent; tantôt qu'ils fouettent des images et ne mangent point de lard; enfin qu'ils observent encore leur ancienne loi, bien qu'ils fassent publiquement les œuvres de bons chrétiens. Je crois véritablement que le plus souvent ils leur font accroire ce qu'ils veulent, car ils ne font mourir que les riches, et aux pauvres ils donnent seulement quelque pénitence. Et ce qui est plus cruel et méchant, c'est qu'un homme qui voudra mal à un autre, pour se venger, l'accusera de ce crime; et étant pris, il n'y a ami qui ose parler pour lui, ni le visiter ou s'entremettre pour lui, non plus que pour les criminels de (p. 313) lèse-majesté. Le peuple n'ose non plus parler en général de cette inquisition, si ce n'est avec un très-grand honneur et respect; et si de cas fortuit il échappait quelque mot qui la touchât tant soit peu, il faudrait aussitôt s'accuser et se déférer soi-même, si vous pensiez que quelqu'un l'eût ouï; car autrement, si un autre vous déférait, on serait aussitôt pris. C'est une horrible et épouvantable chose d'y être une fois, car on n'a ni procureur ni avocat qui parle pour soi; mais eux sont juges et parties tout ensemble. Pour la forme de procéder, elle est toute semblable à celle d'Espagne, d'Italie et de Portugal. Il y en a quelquefois qui sont deux ou trois ans prisonniers sans savoir pourquoi, et ne sont visités que des officiers de l'inquisition, et sont en lieu d'où ils ne voient jamais personne. S'ils n'ont de quoi vivre, le roi leur en donne. Les Gentous et Maures indiens de Goa, de quelque religion que ce soit, ne sont pas sujets à cette inquisition, si ce n'est lorsqu'ils se sont faits chrétiens. Cependant, si d'aventure un Indien, Maure ou Gentou avait diverti ou empêché un autre qui aurait eu volonté de se faire chrétien, et que cela fût prouvé contre lui, il serait pris de l'inquisition, comme aussi celui qui aurait fait quitter le christianisme à un autre, comme il arrive assez souvent. Il me serait difficile de dire le nombre de tous ceux que cette inquisition fait mourir ordinairement à Goa. Je me contente de l'exemple seul d'un joaillier ou lapidaire (p. 314) qui y avait demeuré vingt-cinq ans et plus, et était marié à une Portugaise métisse, dont il avait une fort belle fille prête à marier, ayant amassé environ trente ou quarante mille crusades de bien. Or, étant en mauvais ménage avec sa femme, il fut accusé d'avoir des livres de la religion prétendue. Sur quoi étant pris, son bien fut saisi, la moitié laissée à sa femme, et l'autre à l'inquisition. Je ne sais ce qui en arriva, car je m'en vins là-dessus; mais je crois, plutôt qu'autre chose, qu'on l'a fait mourir, ou pour le moins tout son bien perdu pour lui. Il était Hollandais de nation. Au reste, toutes les autres inquisitions des Indes répondent à celle-ci de Goa. C'est toutes les bonnes fêtes qu'ils font justice. Ils font marcher tous ces pauvres criminels ensemble avec des chemises ensoufrées et peintes de flammes de feu; et la différence de ceux qui doivent mourir d'avec les autres, est que les flammes vont en haut, et celles des autres en bas. On les mène droit à la grande église, qui est assez près de la prison, et sont là durant la messe et le sermon, auquel on leur fait de grandes remontrances; après, on les mène au Campo Santo-Lazaro, et là on brûle les uns en présence des autres qui y assistent.»
C'est un spectacle curieux de voir tous les nouveaux chrétiens de la domination portugaise avec un grand chapelet de bois qu'ils portent au cou; et les Portugais mêmes, hommes et femmes, qui en portent sans cesse un entre (p. 315) les mains, sans le quitter dans les exercices les plus profanes et les plus opposés aux bonnes mœurs. Ils ont quelques autres usages d'une piété assez mal entendue. À la messe, par exemple, lorsque le prêtre lève l'hostie consacrée, ils lèvent tous le bras, comme s'ils voulaient la montrer, et crient deux ou trois fois de toute leur force, misericordia! Ils poussent un cri bien plus effrayant, au rapport de quelques voyageurs modernes, lorsque, se précipitant vers le lieu où l'on exécute les autodafé, et pleins de cette curiosité barbare qui se permet le spectacle d'un supplice, ils répètent, en se pressant les uns sur les autres, à l'aspect d'un juif qu'on va brûler, judeo! judeo! Ce murmure sourd, ce frémissement d'une rage pieuse (je le répète d'après un voyageur français qui en a été témoin) fait frissonner jusqu'au fond de l'âme; il semble qu'alors tout un peuple soit composé de bourreaux. En général, tout ce qu'on rapporte de cette nation prouve une dévotion sombre et mélancolique, un culte de terreur qui rappelle ce mot de La Bruyère: «Il y a des gens dont on peut dire, non pas qu'ils craignent Dieu, mais qu'ils en ont peur.» On pourrait citer aussi ce beau vers de la tragédie d'Oreste qui peint Clytemnestre tremblant devant les dieux:
Elle semblait les craindre, et non les adorer.
Golconde.
La division générale de l'Inde présente d'abord à nos recherches les régions situées en-deçà du Gange, que l'on peut distinguer en deux parties, l'occidentale, nommée autrement côte de Malabar, dont nous venons de parler; et l'orientale, qui s'étend vers la côte de Coromandel. On sent bien que notre plan n'est point de donner une description exactement géographique de toutes les contrées situées entre ces deux côtes. Nous nous bornons à suivre les voyageurs dans les pays d'où l'on peut tirer des détails intéressans, et qui ont paru fixer principalement leur attention. Nous ne nous sommes arrêté sur la côte de Malabar, qu'à Surate et à Goa. Avant de passer sur la côte opposée, nous trouvons sur notre route Golconde, qui mérite d'occuper nos lecteurs. Gingi, Tanjaour, Maduré, et tous les pays qui s'étendent vers la pointe du cap Comorin, ne nous offrent rien, dans les récits des voyageurs, qui puisse ajouter aux notions que nous cherchons à prendre du grand pays de l'Inde. Nos observations sur ce pays étant principalement tirées de Tavernier, nous croyons devoir dire un mot de ce célèbre voyageur qui a reçu (p. 317) tant d'éloges et essuyé tant de censures. Lorsqu'il raconte sur la foi d'autrui, on peut croire et on a prouvé que ces récits sont souvent fabuleux; mais, comme il ne manque ni de probité ni de lumières, on peut d'autant moins le démentir sur ce qu'il a vu de ses propres yeux, qu'en le comparant avec les voyageurs les plus estimés, on ne s'aperçoit point qu'il soit jamais en contradiction avec eux. Son critique le plus violent a été le ministre Jurieu; mais, par le mal que Tavernier avait dit des Hollandais dans ses voyages, on peut présumer qu'il entrait dans les censures de Jurieu beaucoup de partialité nationale; et le caractère connu de ce critique protestant, l'amertume et la violence de ses déclamations contre Tavernier, doivent faire penser qu'il écoutait beaucoup plus son animosité personnelle que le zèle de la vérité. Bayle, en convenant lui-même des reproches qu'on peut faire à Tavernier, le justifie sur le degré de croyance qu'il mérite quand il parle comme témoin oculaire, et infirme le témoignage de Jurieu par une réflexion très-juste: «Que n'a-t-on pris, dit-il, le parti d'opposer relation à relation, faits à faits, au lieu d'entasser des injures personnelles?»
Jean-Baptiste Tavernier était né, en 1605, à Paris, où son père, natif d'Anvers, était venu s'établir pour y faire le commerce des cartes géographiques. Les curieux qui venaient en acheter chez lui, s'y arrêtant quelquefois à (p. 318) discourir sur les pays étrangers, l'inclination naturelle du jeune Tavernier pour les voyages ne fut pas moins échauffée par leurs discours que par la vue de tant de cartes. Aussi commença-t-il à s'y livrer dès sa plus tendre jeunesse. On apprendra par son exemple que l'ardeur et l'industrie peuvent conduire à la fortune avec fort peu de secours. Il gagna dans ses voyages d'Orient des biens si considérables par le commerce de pierreries, qu'à son retour en 1668, après avoir été anobli par Louis XIV, il se vit en état d'acheter la baronnie d'Aubonne, au canton de Berne, sur les bords du lac de Genève. Cependant la malversation d'un de ses neveux, auquel il avait confié la direction d'une cargaison de deux cent vingt-deux mille livres, dont il espérait tirer au Levant plus d'un million de profit, jeta ses affaires dans un si grand désordre, que, pour payer ses dettes ou pour se mettre en état de former d'autres entreprises, il vendit cette terre à M. du Quesne, fils aîné d'un de nos grands hommes de mer. Ensuite, s'étant mis en chemin dans l'espérance de réparer ses pertes par de nouveaux voyages, il mourut à Moscou, dans le cours du mois de juillet 1689, âgé de quatre-vingt-quatre ans.
Il avait recueilli quantité d'observations dans six voyages qu'il avait faits pendant l'espace de quarante ans, en Turquie, en Perse et aux Indes; mais un si long commerce avec les étrangers lui avait fait négliger sa langue naturelle, (p. 319) jusqu'à le mettre hors d'état de dresser lui-même ses relations: elles ont été rédigées par différens écrivains, Chappuzeaux, La Chapelle, etc.
Le royaume de Golconde prend son nom de la ville de Golconde, qui en est la capitale, et que les Persans et les Mogols ont nommée Haïderabad, située à 17 degrés et demi de latitude nord. On ne trouve dans aucun voyageur l'exacte mesure de son étendue; et les itinéraires de Tavernier ne peuvent donner là-dessus que des lumières d'autant plus imparfaites, que diverses révolutions y ont apporté beaucoup de changemens; mais en général c'est un pays dont on vante la fertilité. Il produit abondamment du riz et du blé, toutes sortes de bestiaux et de volailles, et les autres nécessités de la vie. On y voit quantité d'étangs qui sont remplis de bon poisson, surtout d'une espèce d'éperlans fort délicats.
Le climat est fort sain. Les habitans divisent leurs années en trois saisons: mars, avril, mai et juin font l'été; car, dans cet espace, non-seulement l'approche du soleil cause beaucoup de chaleur, mais le vent, qui semblerait devoir la tempérer, l'augmente à l'excès; il y souffle ordinairement vers le milieu de mai un vent d'ouest qui échauffe plus l'air que le soleil même. Dans les chambres les mieux fermées, le bois des chaises et des tables est si ardent, qu'on n'y saurait toucher, et qu'on est obligé de jeter continuellement de l'eau sur le (p. 320) plancher et sur les meubles; mais cette ardeur excessive ne dure que six ou sept jours, et seulement depuis neuf heures du matin jusqu'à quatre heures après midi; il s'élève ensuite un vent frais qui la tempère agréablement. Ceux qui ont la témérité de voyager pendant ces extrêmes chaleurs sont quelquefois étouffés dans leurs palanquins. Elles dureraient pendant tous les mois de juillet, d'août, de septembre et d'octobre, si les pluies continuelles qui tombent alors en abondance ne rafraîchissaient l'air, et n'apportaient aux habitans le même avantage que les Égyptiens reçoivent du Nil. Leurs terres étant préparées par cette inondation, ils y sèment leur riz et leurs autres grains, sans espérer d'autres pluies avant la même saison de l'année suivante. Ils comptent leur hiver au mois de décembre, de janvier et de février: mais l'air ne laisse pas d'être alors aussi chaud qu'il est au mois de mai dans les provinces septentrionales de France; aussi les arbres de Golconde sont-ils toujours verts et toujours chargés de fruits mûrs. On y fait deux moissons de riz. Il se trouve même des terres qu'on sème trois fois.
Les habitans de Golconde sont presque tous de belle taille, bien proportionnés, et plus blancs de visage qu'on ne saurait se l'imaginer d'un climat si chaud. Il n'y a que les paysans qui soient un peu basanés. Leur religion est un mélange d'idolâtrie et de mahométisme. Ceux qui sont attachés à la secte de Mahomet (p. 321) ont adopté la doctrine des Persans. Les idolâtres suivent celle des bramines.
Quoique l'usage fasse donner à présent le nom de Golconde à la capitale du royaume, elle se nomme proprement Bagnagar. Golconde est une forteresse qui en est éloignée d'environ deux lieues, où le roi fait sa résidence ordinaire, et qui n'a pas moins de deux lieues de circuit. La ville de Bagnagar fut commencée par le bisaïeul du monarque qui occupait le trône pendant le voyage de Tavernier, à la sollicitation d'une de ses femmes qu'il aimait passionnément, et qui se nommait Nagar. Ce n'était auparavant qu'une maison de plaisance où l'on entretenait de fort beaux jardins pour le roi. En y jetant les fondemens d'une grande ville, il lui fit prendre le nom de sa femme; car Bag-Nagar signifie le jardin de Nagar. On y rencontre à peu de distance quantité de grandes roches, qui ressemblent à celles de la forêt de Fontainebleau. Une grande rivière baigne les murs du côté du sud-ouest, et va se jeter proche de Mazulipatan, dans le golfe de Bengale; on la passe à Bagnagar sur un grand pont de pierre, dont la beauté ne le cède guère à celle du Pont-Neuf de Paris. La ville est bien bâtie et de la grandeur de celle d'Orléans. On y voit plusieurs belles et grandes rues, mais qui, n'étant pas mieux pavées que toutes les villes de Perse et des Indes, sont fort incommodes en été par le sable et la poussière dont elles sont remplies.
(p. 322) Dans un endroit de la ville, dit Tavernier, on voit une pagode commencée depuis cinquante ans, et demeurée imparfaite, qui sera la plus grande de toutes les Indes, s'il arrive jamais qu'elle soit achevée. On admire surtout la grandeur des pierres. Celle de la niche, qui est l'endroit où doit se faire la prière, est une roche entière, d'une si prodigieuse grosseur, que cinq ou six cents hommes ont employé cinq ans à la tirer de la carrière, et qu'il a fallu quatorze cents bœufs pour la traîner jusqu'à l'édifice. Une guerre du roi de Golconde et du Mogol a fait suspendre ce bel ouvrage, qui aurait passé, suivant Tavernier, pour le plus merveilleux monument de toute l'Asie.
Le peuple de Golconde est divisé en quarante-quatre tribus; et cette division sert à régler les rangs et les prérogatives. La première tribu est celle des bramines, qui sont les prêtres du pays, et les docteurs de la religion dominante. Ils entendent si bien l'arithmétique, que les mahométans mêmes les emploient pour leurs comptes. Leur méthode est d'écrire avec une pointe de fer sur des feuilles de palmier. Ils tiennent par tradition, de leurs ancêtres, les secrets de la médecine et de l'astrologie, qu'ils ne communiquent jamais aux autres tribus. L'Anglais Méthold vérifia par diverses expériences qu'ils n'entendent pas mal le calcul des temps, et la prédiction des éclipses. C'est par l'exercice continuel de ces connaissances qu'ils ont si bien établi leur réputation (p. 323) dans toutes les Indes, qu'on n'entreprend rien sans les avoir consultés. Mais rien n'a tant servi à la relever que l'honneur qu'ils ont eu de donner deux rois de leur race, l'un à Calicut, et l'autre à la Cochinchine. Après eux, la tribu des famgams tient le second rang. C'est un autre ordre de prêtres qui observent les cérémonies des bramines, mais qui ne prennent point d'autre nourriture que du beurre, du lait, et toutes sortes d'herbages, à l'exception des ognons, auxquels ils ne touchent jamais, parce qu'il s'y trouve certaines veines qui paraissent avoir quelque ressemblance avec du sang.
Les comitis, qui composent la troisième tribu, sont des marchands, dont le principal commerce est de rassembler les toiles de coton qu'ils revendent en gros, et de changer les monnaies. Leur habileté va si loin dans les changes, qu'à la seule vue d'une pièce d'or ils parient d'en connaître la valeur à un grain près. La tribu des campoveros, qui suit immédiatement, est composée de laboureurs et de soldats. C'est la plus nombreuse; elle ne rejette l'usage d'aucune sorte de viande, à l'exception des bœufs et des vaches; mais elle regarde comme un si grand excès d'inhumanité, de tuer des animaux dont l'homme reçoit tant de services, que le plus indigent de cet ordre n'en vendrait pas un pour la plus grosse somme aux étrangers qui les mangent, quoique entre eux ils se les vendent pour quatre francs ou (p. 324) cent sous. La tribu suivante est celle des femmes de débauche, dont on distingue deux sortes: l'une, de celles qui ne se prostituent qu'aux hommes d'une tribu supérieure; l'autre, des femmes communes qui ne refusent leurs faveurs à personne. Elles tiennent cette infâme profession de leurs ancêtres, qui leur ont acquis le droit de l'exercer sans honte. Les filles de leur tribu, qui ont assez d'agrémens pour n'être pas rebutées de l'autre sexe, sont élevées dans l'unique vue de plaire. Les plus laides sont mariées à des hommes de la même tribu, dans l'espérance qu'il naîtra d'elles des filles assez belles pour réparer la disgrâce de leurs mères.
On fait apprendre aux plus jolies le chant, la danse, et tout ce qui peut leur rendre le corps souple. Elles prennent des postures qu'on croirait impossibles. «J'ai vu, dit Méthold, une fille de huit ans lever une de ses jambes aussi droit, par-dessus la tête, que j'aurais pu lever mon bras, quoiqu'elle fût debout et soutenue seulement sur l'autre. Je leur ai vu mettre les plantes des pieds sur la tête.» Tavernier dit: «Il y a tant de femmes publiques dans la capitale, dans ses faubourgs et dans la forteresse, qu'on en compte ordinairement plus de vingt mille sur les rôles du déroga. Elles ne paient point de tribut, mais elles sont obligées, tous les vendredis, de venir en certain nombre, avec leur intendante et leur musique, se présenter devant le balcon du roi. Si ce prince s'y trouve, elles dansent en sa présence; (p. 325) et s'il n'y est pas, un eunuque vient leur faire signe de la main qu'elles peuvent se retirer. Le soir, à la fraîcheur, on les voit devant les portes de leurs maisons, qui sont de petites huttes; et quand la nuit vient, elles mettent pour signal à la porte une chandelle ou une lampe allumée. C'est alors qu'on ouvre aussi toutes les boutiques où l'on vend le tari. On l'apporte de cinq ou six lieues dans des outres, sur des chevaux qui en portent une de chaque côté, et qui vont le grand trot. Le roi tire de l'impôt qu'il met sur le tari un revenu considérable; et c'est principalement dans cette vue qu'il permet tant de femmes publiques, parce qu'elles en occasionnent une grande consommation. Ces femmes ont tant de souplesse, que, lorsque le roi qui règne présentement voulut aller voir la ville de Masulipatan, neuf d'entre elles représentèrent bien la figure d'un éléphant, quatre faisant les quatre pieds, quatre autres le corps, et une la trompe; et le roi, monté dessus comme sur un trône, fit de la sorte son entrée dans la ville.
Les orfévres, les charpentiers, les maçons, les marchands en détail, les peintres, les selliers, les barbiers, les porteurs de palanquins, en un mot, toutes les professions qui servent aux usages de la société, font autant de tribus qui ne s'allient jamais entre elles, et qui n'ont pas d'autre relation avec les autres que celles de l'intérêt et des besoins mutuels. La dernière est celle des piriaves. Cette malheureuse espèce (p. 326) de citoyens n'est reçue dans aucune autre tribu: elle n'a pas même la permission de demeurer dans les villes. Le plus vil artisan d'une tribu supérieure, qui aurait touché par hasard un piriave, serait obligé de se laver aussitôt. Leur fonction est de préparer les cuirs, de faire des sandales et d'emballer les marchandises. Malgré cette odieuse différence, toutes les tribus ont la même religion et les mêmes temples; car le mahométisme n'a guère trouvé de faveur qu'à la cour. Ces temples sont ordinairement fort obscurs, et n'ont pas d'autre lumière que celle qu'ils reçoivent par les portes, qui demeurent toujours ouvertes. Chacun y choisit son idole. Ils servent aussi de retraite à ceux qui voyagent. Méthold fut obligé de se loger un jour dans le temple de la Petite-Vérole, dont l'idole principale représentait une grande femme maigre, avec deux têtes et quatre bras. Le fondateur de cet édifice lui raconta que, cette maladie s'étant répandue dans sa famille, il avait fait vœu de lui bâtir un temple, et qu'elle avait cessé aussitôt. Les plus dévots, s'ils sont moins riches, lui font un autre vœu. Méthold fut témoin du zèle avec lequel il s'exécute. On fait à l'adorateur deux ouvertures avec un couteau dans les chairs des épaules, et l'on y passe les pointes de deux crocs de fer. Ces crocs tiennent au bout d'une solive posée sur un essieu, qui est porté par deux roues de fer, de sorte que la solive a son mouvement libre. D'une main l'adorateur tient (p. 327) un poignard; de l'autre une épée. On l'élève en l'air, et dans cet état on lui fait faire un quart de lieue de chemin par le mouvement des roues. Pendant cette procession il fait mille différens gestes avec ses armes. Méthold, qui en vit successivement accrocher quatorze à la solive, s'étonna que la pesanteur du corps ne fît pas rompre la peau par laquelle il est attaché. Cette douleur n'arrache aucune marque d'impatience à ceux qui la souffrent. On met un appareil sur leurs plaies; ils retournent chez eux dans un triste état, mais consolés par le respect et l'admiration des spectateurs.
Le droit de marier les enfans appartient aux pères et aux mères, qui leur choisissent toujours un parti dans la même tribu, et le plus souvent dans la même famille; car ils n'ont aucun égard pour les degrés de parenté. Ils ne donnent rien aux filles en les mariant; le mari est même obligé de faire quelque présent au père. On marie les garçons dès l'âge de cinq ans, et les filles à l'âge de trois; mais on suit les lois de la nature pour la consommation. Elle est fort avancée dans un climat si chaud; et Méthold a vu des filles devenir mères avant l'âge de douze ans. La cérémonie du mariage consiste à promener les deux époux dans un palanquin, par les rues et les places publiques. À leur retour, un bramine étend un drap sous lequel il fait passer une jambe au mari, pour presser de son pied nu celui de la jeune épouse, qui est dans le même état. Si le mari meurt (p. 328) avant sa femme, la veuve n'a jamais la liberté de se remarier, sans excepter celles dont le mariage n'a point été consommé. Leur condition devient fort malheureuse. Elles demeurent renfermées dans la maison de leur père, dont elles n'obtiennent jamais la permission de sortir; assujetties aux ouvrages les plus fatigans, privées de toutes sortes d'ornemens et de plaisirs. Enfin cette contrainte est si pénible, que la plupart prennent la fuite pour mener une vie plus libre; mais elles sont obligées de s'éloigner de leur famille, dans la crainte d'être empoisonnées par leurs parens, qui se font un honneur de cette vengeance.
L'usage leur laisse indifféremment la liberté de brûler leurs morts ou de les enterrer. On jette les cendres des uns dans la rivière la plus voisine; les autres sont ensevelis les jambes croisées, c'est-à-dire, dans la posture où ils s'asseyent ordinairement. Si l'on en croit la tradition du pays, les femmes étaient autrefois si livrées à la débauche, qu'elles empoisonnaient leurs maris pour s'y abandonner plus librement. Ce désordre, répandu dans toutes les conditions, ne put être arrêté que par de rigoureuses lois qui obligeaient une veuve de se brûler avec son mari, sur le seul fondement qu'elle pouvait avoir procuré sa mort par l'avantage qu'elle trouvait à lui survivre. Cet usage subsiste encore dans quelques autres pays des Indes; mais, du temps de Méthold, on en avait adouci la rigueur à Golconde. La (p. 329) loi n'ôtait aux veuves que la liberté de se remarier, en leur laissant néanmoins celle de se brûler par un simple mouvement de tendresse, et dans l'espérance de rejoindre l'objet de leur affection. Ce motif n'a souvent que trop de force, surtout dans de jeunes femmes qui se voient condamnées pour le reste de leur vie aux horreurs du veuvage. On peut même conclure du récit de Méthold non-seulement que les femmes sont élevées dans des préjugés favorables à l'ancien usage, mais que toute la nation n'est pas fâchée qu'il se perpétue.
Il nous reste à parler des mines de Golconde. Tavernier se vante d'être le premier Européen qui les ait visitées; il se trompe. Ce même anglais Méthold, dont nous avons mêlé les observations à celles de Tavernier, avait fait un voyage aux mines en 1622; et nous transcrirons son récit avant celui du voyageur français.
Méthold ayant entendu parler avec admiration d'une mine de diamans dont le roi de Golconde s'était mis en possession, et qui attirait tous les joailliers des pays voisins, ne put résister à la curiosité de la visiter. On attribuait cette découverte au hasard. Un berger, gardant son troupeau dans un champ écarté, avait donné du pied contre une pierre qui lui avait paru jeter quelque éclat. Il l'avait ramassée, et l'ayant vendue pour un peu de riz à quelqu'un qui n'en connaissait pas mieux la valeur, elle était passée de mains en mains, (p. 330) sans rapporter beaucoup de profit à ses maîtres, jusqu'à celle d'un marchand plus éclairé, qui, par de longues recherches, était parvenu enfin à découvrir la mine. Méthold, également curieux de voir le lieu d'où l'on tirait une si riche production de la nature, et de connaître l'ordre qui s'observait dans le travail, entreprit ce voyage avec Socore et Thomason, tous deux employés comme lui au service de la compagnie anglaise dans le comptoir de Masulipatan.
Ils employèrent quatre jours à traverser un pays désert, stérile et rempli de montagnes. Cet espace leur parut d'environ cent huit milles d'Angleterre. Le premier étonnement fat de trouver les environs de la mine fort peuplés, non-seulement par la multitude des ouvriers que le roi ne cessait pas d'y envoyer, mais encore par un grand nombre d'étrangers que l'avidité du gain attirait de toutes les contrées voisines. Les trois Anglais se logèrent dans une hôtellerie assez commode; et pour suivre l'usage établi, ils rendirent une visite de civilité au gouverneur, Radja Ravio, qui était bramine; le roi l'avait chargé de recevoir les droits de la couronne, et de conserver l'ordre entre quantité de nations différentes. Cet officier leur fit voir de fort beaux diamans dont le plus précieux était de trente carats, et pouvait se tailler en pointe.
Le jour suivant ils se rendirent à la mine: elle n'est qu'à deux lieues de la ville de Golconde. (p. 331) Le nombre des ouvriers ne montait pas à moins de trente mille. Les uns fouillaient la terre, les autres en remplissaient des tonneaux. D'autres puisaient l'eau qui s'amassait dans les ouvertures. D'autres portaient la terre de la mine dans un lieu fort uni, sur lequel ils l'étendaient à la hauteur de quatre ou cinq pouces; et la laissant sécher au soleil, ils la broyaient le jour suivant avec des pierres. Ils ramassaient avec soin tous les cailloux qui s'y trouvaient. Ils les cassaient sans aucune précaution. Quelquefois ils y trouvaient des diamans. Plus souvent ils n'en trouvaient pas. Mais on assura Méthold qu'ils connaissaient à la vue les terres qui donnaient le plus d'espérance, et qu'ils les distinguaient même à l'odeur. Il ne put douter du moins qu'ils n'eussent quelque moyen de faire cette distinction sans rompre les mottes de terre et les cailloux; car dans quelques endroits ils ne faisaient qu'égratigner un peu de terre; et dans d'autres ils fouillaient jusqu'à la profondeur de cinquante à soixante pieds.
La terre de cette mine est rouge, avec des veines d'une matière qui ressemble beaucoup à de la chaux, quelquefois blanches et quelquefois jaunes. Elle est mêlée de cailloux qui se lèvent attachés plusieurs ensemble. Au lieu d'y faire des allées et des chambres comme dans les mines de l'Europe, on creuse droit en bas, et l'on fait comme des puits carrés. Méthold ne peut assurer si les mineurs s'attachent (p. 332) à cette méthode pour suivre le cours de la veine, ou si c'est un simple effet de leur ignorance; mais ils ont une manière de tirer l'eau des mines qui lui parut préférable à toutes nos machines: elle consiste à placer les uns au-dessus des autres un grand nombre d'hommes qui se donnent l'eau de mains en mains. Rien n'est plus prompt que ce travail; et la diligence y est d'autant plus nécessaire, que l'endroit où l'on a travaillé à sec pendant toute la nuit se trouverait le matin presque rempli d'eau.
La mine était affermée à Marcanda, riche marchand de la tribu des orfévres, qui en payait annuellement la somme de trois cent mille pagodes, sans compter que le roi se réservait tous les diamans au-dessus de dix carats. Ce fermier général avait divisé le terrain en plusieurs portions carrées qu'il louait à d'autres marchands. Les punitions étaient très-rigoureuses pour ceux qui entreprenaient de frauder les droits: mais cette crainte n'empêchait pas qu'on ne détournât sans cesse quantité de beaux diamans. Méthold en vit deux de cette espèce qui approchaient chacun de vingt carats, et plusieurs de dix ou douze. Mais, malgré le péril auquel on s'expose en les montrant, ils se vendent fort cher.
Cette mine est située au pied d'une grande montagne, assez proche de Chrischna, grand fleuve qui coule à l'est. Le pays est naturellement si stérile, qu'il ne pouvait passer que (p. 333) pour un désert avant cette découverte. On admirait avec quelle promptitude il s'était peuplé, et l'on y comptait alors plus de cent mille hommes, ouvriers ou marchands. Les vivres y étaient d'autant plus chers, qu'on était obligé de les y apporter de fort loin; et les maisons assez mal bâties, parce qu'on se formait des logemens proportionnés au peu de séjour qu'on y devait faire. Peu de temps après, un ordre du roi fit fermer la mine et disparaître tous les habitans. On s'imagina que le dessein de ce prince était d'augmenter le prix et la vente des diamans: mais quelques Indiens mieux instruits apprirent à Méthold que cet ordre était venu à l'occasion d'une ambassade du Mogol qui demandait au roi de Golconde trois livres pesant de ses plus beaux diamans. Aussitôt que les deux cours se furent accordées, on recommença le travail, et la mine était presque épuisée lorsque Méthold quitta Masulipatan.
Ce pays produit aussi beaucoup de cristal et quantité d'autres pierres transparentes, telles que des grenats, des améthystes, des topazes et des agates. Il s'y trouve beaucoup de fer et d'acier qui se transporte en divers endroits des Indes.
On ne connaît dans le pays aucune mine d'or ni de cuivre. Il se trouve dans un seul endroit des montagnes une grande quantité de bézoards, qu'on tire du ventre des chèvres. Méthold parle avec admiration de la multitude (p. 334) de ces animaux qu'on ne cesse pas de tuer, pour chercher ces précieuses pierres dans leurs entrailles. Quelques-unes en donnent trois ou quatre, les unes longues, d'autres rondes, mais toutes fort petites. On a fait une expérience singulière sur ces chèvres. De quatre qui furent transportées à cent cinquante milles de leurs montagnes, on en ouvrit deux aussitôt après, et l'on y trouva des bézoards. On laissa passer dix jours pour ouvrir la troisième, et l'on vit à quelques marques qu'elle en avait eu. Dans la quatrième, qui ne fut ouverte qu'un mois après, on ne trouva ni bézoards, ni la moindre marque de pierre. Méthold en conclut que la nature produit dans ces montagnes quelque arbre ou quelque plante qui, servant de nourriture aux chèvres, concourt à la production du bézoard. Il ajoute à cette courte relation que la teinture, ou plutôt, dit-il, la peinture des toiles de ce pays (car les plus fines se peignent au pinceau) est la meilleure et la plus belle de toutes celles de l'Orient. La couleur dure autant que l'étoffe. On la tire d'une plante qui ne croît point dans d'autres lieux, et que les habitans nomment chay.
Le récit de Tavernier est plus étendu. Il s'était rendu dans le golfe Persique, où l'espérance du gain et sa profession de joaillier l'avaient engagé à acheter un grand nombre de perles. Il résolut d'entreprendre le voyage de Golconde pour se fournir de ce qu'il trouverait (p. 335) de plus riche dans les mines de diamans, et pour vendre au roi ses perles, dont la moindre était de trente-quatre carats. L'espèce de curiosité que peut inspirer ce voyage nous empêche de rien retrancher de son itinéraire, que plusieurs de nos lecteurs seront bien aises de suivre.
Il s'embarqua le onzième jour de mai 1652 sur un grand vaisseau du roi de Golconde, qui vient en Perse tous les ans, chargé de toiles fines et de chites, ou de toiles peintes, dont les fleurs sont au pinceau; ce qui les rend plus belles et les plus chères que celles qui se font au moule. La compagnie hollandaise s'étant accoutumée à donner aux vaisseaux des rois de l'Inde un pilote, un sous-pilote et deux ou trois canonniers, il y avait six matelots hollandais dans l'équipage du vaisseau. Les marchands arméniens et persans qui passaient aux Indes pour leur commerce y étaient au nombre de cent. On avait aussi à bord cinquante-six chevaux que le roi de Perse envoyait au roi de Golconde.
Après quelques jours de navigation il s'éleva un vent des plus impétueux. Le bâtiment, qu'on avait eu l'imprudence de laisser sécher pendant cinq mois au port de Bender-Abassi, commença bientôt à faire eau de toutes parts; et, par un autre malheur, les pompes ne valaient rien. On fut obligé de recourir à deux balles de cuirs de Russie qu'un marchand portait aux Indes, où ces belles peaux, qui sont très-fraîches, servent à couvrir les lits de repos. (p. 336) Quatre ou cinq cordonniers qui se trouvaient heureusement à bord, entreprirent d'en faire des seaux qui ne tenaient pas moins d'une pipe, et rendirent un service important dans un si grand danger. À l'aide d'un gros câble auquel on attacha autant de poulies qu'il y avait de seaux, on vint à bout, dans l'espace d'une heure ou deux, de tirer toute l'eau du vaisseau par cinq grands trous qu'on fit en divers endroits du tillac.
Le temps étant devenu plus doux, on arriva le 2 juillet au port de Masulipatan. Les facteurs anglais et hollandais y reçurent fort civilement Tavernier, et lui donnèrent plusieurs fêtes dans un beau jardin que les Hollandais ont à une demi-lieue de la ville; mais, apprenant le dessein qu'il avait de se rendre à Golconde, ils l'avertirent que le roi n'achetait rien de rare ni de haut prix sans avoir consulté Mirghimola, son premier ministre et général de ses armées, qui faisait alors le siége de Gandicot, ville de la province de Carnatic, dans le royaume de Visapour. Tavernier ne balança point à prendre cette route; il acheta une sorte de voiture qui se nomme pallekis, avec trois chevaux et six bœufs, pour porter lui, ses valets et son bagage; et son départ ne fut différé que jusqu'au 21 juillet.
Il fit trois lieues le premier jour pour aller passer la nuit dans le village de Nilmol. Le 22 il fit six lieues jusqu'à Vouhir, autre village avant lequel on passe une rivière sur un radeau; (p. 337) le 23, après une marche de six heures, il arriva dans Patemet, mauvais village où la violence des pluies l'obligea de s'arrêter trois jours.
Le 27, n'ayant pu faire qu'une lieue et demie jusqu'à Bézoara, par des chemins que les grandes eaux avaient rompus, il s'y arrêta quatre autres jours. Une rivière qu'il avait à passer s'était changée en torrent si rapide, que la barque ne pouvait résister au courant, sans compter qu'il fallut du temps pour laisser passer les chevaux du roi de Perse. On les menait à Mirghimola, par la même raison qui forçait Tavernier de voir ce ministre avant de se rendre à Golconde. Pendant le séjour qu'il fit à Bézoara il visita plusieurs pagodes. Le nombre en est plus grand dans cette contrée qu'en tout autre endroit des Indes, parce qu'à l'exception des gouverneurs et de quelques-uns de leurs domestiques qui sont mahométans, tous les peuples y sont idolâtres.
Il partit de Bézoara le 31, et, passant la rivière, qui était large alors d'une demi-lieue, il arriva trois lieues plus loin devant une grande pagode bâtie sur une plate-forme où l'on monte par quinze ou vingt marches. On y voit la figure d'une vache, d'un marbre fort noir, et quantité d'autres idoles. Les plus hideuses sont celles qui reçoivent le plus d'adorations et d'offrandes. Un quart de lieue au delà, on traverse un gros village. Le même jour Tavernier fit encore trois lieues pour arriver à Kakkali, (p. 338) village proche duquel on voit dans une petite pagode cinq ou six idoles de marbre assez bien faites. Le lendemain, après une marche de sept heures, il alla descendre à Condevir, grande ville avec un double fossé revêtu de pierres de taille. On y arrive par un chemin qui est fermé des deux côtés d'une forte muraille où, d'espace en espace, on voit quelques tours rondes peu capables de défense. Cette ville touche au levant d'une montagne d'une lieue de tour, environnée par le haut d'un bon mur, avec une demi-lune de cinquante en cinquante pas. Elle a dans son enceinte trois forteresses dont on néglige l'entretien.
Le 2 d'août Tavernier et les compagnons de son voyage ne firent que six lieues pour aller passer la nuit dans le village de Copenour. Le 3, après avoir fait huit lieues, ils entrèrent dans Adanqui, village assez considérable, qui est accompagné d'une fort grande pagode, où l'on voit les ruines de quantité de chambres qui avaient été faites pour les prêtres. Il reste encore dans la pagode quelques idoles mutilées que ces peuples ne laissent pas d'adorer. Le 4, on fit huit lieues jusqu'au village de Nosdrepar, avant lequel on trouve, à la distance d'une demi-lieue, une grande rivière qui avait alors peu d'eau, parce que le temps des pluies n'était pas encore arrivé dans ce canton. Le 5, après huit lieues de chemin, on passa la nuit au village de Condecour. Le 6, on marcha sept heures pour arriver à Dakié. Le 7, après avoir (p. 339) fait trois lieues, on traversa Nélour, ville où les pagodes sont en grand nombre. Un quart de lieue plus loin, on traversa une grande rivière, après laquelle on fit encore six lieues jusqu'au village de Gandaron. Le 8, on arriva par une marche de huit heures à Sereplé, qui n'est qu'un petit village. Le 9, on fit neuf lieues pour s'arrêter dans un fort bon village qui se nomme Ponter. Le 10, on marcha deux heures, et l'on passa la nuit à Senepgond, autre village considérable.
Le jour suivant on arriva le soir à Paliacate, qui n'est qu'à quatre lieues de Senepgond; mais on en fit plus d'une dans la mer, où les chevaux avaient, en plusieurs endroits, de l'eau jusqu'à la selle. Le véritable chemin est plus long de deux ou trois lieues. Paliacate est un fort qui appartient aux Hollandais, et dans lequel ils tiennent leur comptoir pour la côte de Coromandel; ils y entretiennent une garnison d'environ deux cents hommes, qui, joints à plusieurs marchands et à quelques naturels du pays, en font une demeure assez peuplée. L'ancienne ville du même nom n'en est séparée que par une grande place. Les bastions sont montés d'une fort bonne artillerie, et la mer vient battre au pied; mais c'est moins un port qu'une simple plage. Tavernier séjourna dans la ville jusqu'au lendemain au soir, et le gouverneur, qui se nommait Pitre, ne souffrit point qu'il y eût d'autre table que la sienne. Il lui fit faire trois fois, avec une confiance affectée, (p. 340) le tour du fort sur les murailles, où l'on pouvait se promener facilement. La manière dont les habitans de Paliacate vont prendre l'eau qu'ils boivent est assez remarquable; ils attendent que la mer soit retirée pour aller faire sur leur rivage des ouvertures d'où ils tirent de l'eau douce qui est excellente.
Le 12, il partit de Paliacate; et le lendemain, vers dix heures du matin, il entra dans Madraspatan, ou Madras, fort anglais qui porte aussi le nom de Saint-Georges, et qui commençait alors à se peupler. Il s'y logea dans le couvent des Capucins, où le P. Ephraïm de Nevers et le P. Zénon de Beaugé jouissaient paisiblement de la protection du gouverneur. San-Thomé n'étant qu'à une demi-lieue de Madras, Tavernier visita cette ville, dont les Portugais étaient encore en possession; mais leurs civilités ne purent l'empêcher de retourner le soir parmi les Anglais, avec lesquels il trouvait plus d'amusement. Ils l'arrêtèrent jusqu'au 22, qu'étant parti le matin, il fit six lieues pour aller passer la nuit dans un gros village qui se nomme Servavaron.
Le 23, il la passa dans le bourg d'Oudecot, après avoir traversé pendant sept lieues un pays plat et sablonneux, où l'on ne voit de toutes parts que des forêts de bambous d'une hauteur égale à nos plus hautes futaies. Il s'en trouve de si épaisses, qu'elles sont inaccessibles aux hommes; mais elles sont peuplées d'une prodigieuse quantité de singes. On avait (p. 341) raconté à Tavernier que les singes qui habitent un côté du chemin étaient si mortels ennemis de ceux qui occupent les forêts du côté opposé, que, si le hasard en fait passer un d'un côté à l'autre, il est étranglé sur-le-champ. Le gouverneur de Paliacate lui avait parlé du plaisir qu'il avait eu à les voir combattre, et lui avait appris comment on se procure ce spectacle. Dans tout ce canton le chemin est fermé, de lieue en lieue, par des portes et des barricades, où l'on fait une garde continuelle, avec la précaution de demander aux passans où ils vont et d'où ils viennent; de sorte qu'un voyageur y peut marcher sans crainte et porter son or à la main. L'abondance n'y règne pas moins que la sûreté, et l'on y trouve à chaque pas l'occasion d'acheter du riz. Ceux qui veulent être témoins d'un combat de singes font mettre dans le chemin cinq ou six corbeilles de riz, éloignées de quarante ou cinquante pas l'une de l'autre; et près de chaque corbeille cinq ou six bâtons de deux pieds de long et de la grosseur d'un pouce. On se retire ensuite un peu plus loin. Bientôt on voit les singes descendre des deux côtés du sommet des bambous, et sortir du bois pour s'approcher des corbeilles. Ils sont d'abord près d'une demi-heure à se montrer les dents: tantôt ils avancent, tantôt ils reculent, comme s'ils appréhendaient d'en venir au choc. Enfin les femelles, qui sont plus hardies que les mâles, surtout celles qui ont des petits, qu'elles portent entre leurs bras, comme une femme (p. 342) porte son enfant, s'approchent d'une proie qui les tente, et mettent la tête dans les corbeilles. Alors les mâles du parti opposé fondent sur elles et les mordent sans ménagement. Ceux de l'autre côté s'avancent aussi pour soutenir leurs femelles; et, la mêlée devenant furieuse, ils prennent les bâtons qu'ils trouvent près des corbeilles, avec lesquels ils commencent un rude combat. Les plus faibles sont obligés de céder: ils se retirent dans les bois, estropiés de quelque membre, ou la tête fendue; tandis que les vainqueurs, demeurant maître du champ de bataille, mangent avidement le riz. Cependant, lorsqu'ils sont à demi rassasiés, ils souffrent que les femelles du parti contraire viennent manger avec eux.
Tavernier, se disposant à partir pour Golconde, se rendit le 15 au matin à la tente du nabab Mirghimola. Sa curiosité n'y manqua pas d'exercice. Ce général était assis les jambes croisées et les pieds nus, avec deux secrétaires près de lui. Cette posture n'eut rien de surprenant pour Tavernier, parce qu'elle est commune en Orient, non plus que la nudité des jambes et des pieds, parce que c'est l'usage des plus grands seigneurs de Golconde, surtout dans leurs appartemens, où l'on ne marche que sur de riches tapis. Mais il observa que le nabab avait tous les entre-deux des doigts des pieds pleins de lettres, et qu'il en avait aussi quantité entre les doigts de la main gauche. Il en tirait tantôt de ses mains, tantôt de ses (p. 343) pieds, pour en dicter les réponses à ses secrétaires. Lui-même il en faisait quelques-unes. Lorsque les secrétaires avaient achevé d'écrire, il leur faisait lire leurs lettres. Ensuite il y appliquait son cachet de sa propre main; et c'était lui-même aussi qui les donnait aux messagers qui devaient les porter. Aux Indes, suivant la remarque de Tavernier, toutes les lettres que les rois, les généraux d'armée et les gouverneurs de provinces envoient par des gens de pied, arrivent beaucoup plus vite que par d'autres voies. On rencontre de deux en deux lieues de petites cabanes où demeurent constamment deux ou trois hommes gagés pour courir. Le messager, qui arrive hors d'haleine, jette sa lettre à l'entrée. Un des autres la ramasse, et se met à courir aussitôt. Ajoutez qu'aux Indes, la plupart des chemins sont comme des allées d'arbres, et que ceux qui sont sans arbres ont, de cinq en cinq cents pas, de petits monceaux de pierres que les habitans des villages voisins sont obligés de blanchir, afin que dans les nuits obscures et pluvieuses ces courriers puissent distinguer leur route.
Pendant que Tavernier était dans la tente, on vint avertir le nabab qu'on avait amené quatre criminels à sa porte. L'usage du pays ne permet pas de les garder long-temps en prison. La sentence suit de près la conviction du crime. Mirghimola, sans rien répondre, continua d'écrire et de faire écrire ses secrétaires; ensuite il ordonna tout d'un coup qu'on lui amenât (p. 344) les criminels. Après les avoir interrogés sévèrement, et leur avoir fait confesser de bouche le crime dont ils étaient accusés, il reprit ses occupations. Plusieurs officiers de son armée, qui entraient dans la tente, s'approchaient respectueusement pour lui faire leur cour. Il ne répondit à leur salutation que par un signe de tête. Enfin, ce silence ayant duré près d'une heure, il leva brusquement la tête pour prononcer la sentence des quatre criminels.
Tavernier alla descendre chez Pitre Delan, jeune Hollandais, chirurgien du roi, que ce prince avait demandé instamment à Cheteur, envoyé de Batavia. Le roi de Golconde se plaignait depuis long-temps d'un mal de tête, et les médecins l'exhortaient à se faire tirer du sang en quatre endroits de la langue. Les chirurgiens du pays n'osaient entreprendre cette opération. Delan, dont on espérait un si grand service, fut attaché à la cour avec huit cents pagodes de gages. Quelques jours après le départ de l'envoyé, cet adroit jeune homme, qui avait déjà fait prendre une bonne opinion de son habileté en publiant que la saignée était le moins difficile de tous les exercices de chirurgien, fut averti que le roi était résolu de le mettre à l'épreuve; mais on lui déclara que ce prince voulait absolument que, suivant l'ordonnance des médecins, il ne lui tirât que huit onces de sang, et qu'avec un maître si redoutable il ne devait rien (p. 345) donner au hasard. Delan, plein de confiance en ses propres lumières, ne balança point à se laisser conduire dans une chambre du palais par deux ou trois eunuques. Quatre vieilles femmes l'y vinrent prendre pour le mener au bain, où, l'ayant déshabillé et bien lavé, elles lui parfumèrent tout le corps, particulièrement les mains. Elles lui firent prendre une robe à la mode du pays; ensuite l'ayant mené devant le roi, elles apportèrent quatre petits plats d'or, que les médecins firent peser. Il fut averti encore qu'il devait se garder sur sa tête de passer les bornes de leur ordonnance; il saigna le roi avec tant de bonheur ou d'adresse, qu'en pesant le sang avec les plats, on trouva qu'il n'en avait tiré que huit onces. Cette justesse, et la légèreté de sa main, passèrent pour des prodiges de l'art. Le monarque en fut si satisfait, qu'il lui fit donner sur-le-champ trois cents pagodes, c'est-à-dire environ sept cents écus. La jeune reine et la mère-reine voulurent aussi qu'il leur tirât du sang. Tavernier, qui ne s'arrête à ce récit que pour faire connaître à nos chirurgiens ce qu'ils peuvent espérer aux Indes, s'imagine que la curiosité de le voir avait plus de part à cet empressement que le besoin de se faire saigner. C'était, dit-il, un jeune homme des mieux faits, et jamais ces deux princesses n'avaient vu un étranger de si près. Delan fut conduit dans une chambre magnifique, où les femmes qui l'avaient préparé à saigner le roi (p. 346) lui lavèrent encore les bras et les mains, et le parfumèrent soigneusement. Ensuite elles tirèrent un rideau, et la jeune reine allongea le bras par un trou. Il la saigna fort habilement. La reine-mère n'ayant pas été moins satisfaite, il reçut une grosse somme, avec quelques pièces de brocart d'or; et ces trois opérations le mirent dans une haute faveur à la cour.
Il paraît que ce fut sous la protection de cet heureux chirurgien que Tavernier entreprit de visiter les mines de diamans. On lui conseilla de commencer par celle de Raolkonde, qui est la plus célèbre. Elle est située à cinq journées de Golconde, et à huit ou neuf de Visapour. Il n'y avait pas plus de deux cents ans qu'elle avait été découverte. Comme les souverains de ces deux royaumes étaient autrefois sujets de l'Indoustan et gouverneurs des mêmes provinces qu'ils érigèrent en royaumes après leur révolte, on a cru long-temps en Europe que les diamans venaient des terres du grand-mogol.
En arrivant à Raolkonde, Tavernier alla saluer le gouverneur de la mine, qui commande aussi dans la province. C'était un mahométan, qui lui fit un accueil fort civil, et qui lui promit toutes sortes de sûretés pour son commerce, mais qui lui recommanda beaucoup de ne pas frauder les droits du souverain, qui sont de deux pour cent.
Aux environs du lieu d'où l'on tire les diamans, la terre est sablonneuse et pleine de (p. 347) rochers et de taillis. Ces rochers ont plusieurs veines larges, tantôt d'un demi-doigt, tantôt d'un doigt entier; et les mineurs sont armés de petits fers crochus par le bout, qu'ils enfoncent dans ces veines pour en tirer le sable ou la terre. C'est dans cette terre qu'ils trouvent les diamans. Mais, comme les veines ne vont pas toujours droit, et que tantôt elles baissent ou elles haussent, ils sont contraints de casser ces rochers pour ne pas perdre leur trace. Après les avoir ouvertes, ils ramassent la terre ou le sable, qu'ils lavent deux ou trois fois pour en séparer les diamans. C'est dans cette mine que se trouvent les pierres les plus nettes et de la plus belle eau; mais il arrive souvent que, pour tirer le sable des rochers, ils donnent de si grands coups d'un gros levier de fer, qu'ils étonnent le diamant et qu'ils y mettent des glaces. Lorsque la glace est un peu grande, ils clivent la pierre, c'est-à-dire qu'ils la fendent, et plus habilement que nous. Ce sont les pièces qu'on nomme faibles en Europe, et qui ne laissent pas d'être de grande montre. Si la pierre est nette, ils ne font que la passer sur la roue, sans s'amuser à lui donner une forme, dans la crainte de lui ôter quelque chose de son poids. S'il y a quelque petite glace, ou quelques points, ou quelque petit sable noir ou rouge, ils couvrent toute la pierre de facettes pour cacher ses défauts. Une glace fort petite se couvre de l'arête d'une des facettes; mais les marchands aimant mieux (p. 348) un point noir dans une pierre qu'un point rouge, on brûle la pierre qui est tachée d'un point rouge, et ce point devient noir.
On trouve auprès de cette mine quantité de lapidaires qui n'ont que des roues d'acier à peu près de la grandeur de nos assiettes de table. Ils ne mettent qu'une pierre sur chaque roue, qu'ils arrosent incessamment avec de l'eau, jusqu'à ce qu'ils aient trouvé le chemin de la pierre. Alors ils prennent de l'huile et n'épargnent pas la poudre de diamant, qui est toujours à grand marché. Ils chargent aussi la pierre beaucoup plus que nous. Tavernier vit mettre sur une pierre cent cinquante livres de plomb. C'était à la vérité une grande pierre qui demeura à cent trois carats après avoir été taillée, et la grande roue du moulin, qui était à notre manière, était tournée par quatre Nègres. Les Indiens ne croient pas que la charge donne des glaces aux pierres.
Le négoce se fait à la mine avec autant de liberté que de bonne foi. Outre ses deux pour cent, le roi tire un droit des marchands pour la permission de faire travailler à la mine. Ces marchands, après avoir cherché un endroit favorable avec les mineurs, prennent une portion de terrain à laquelle ils emploient un nombre convenable d'ouvriers. Depuis le premier moment du travail jusqu'au dernier, ils paient chaque jour au roi deux pagodes pour cinquante hommes, et quatre pagodes s'ils en emploient cent.
(p. 349) Les plus malheureux sont les mineurs mêmes, dont les gages ne montent par an qu'à trois pagodes; aussi ne se font-ils pas scrupule en cherchant dans le sable de détourner une pierre qu'ils peuvent dérober aux yeux, et comme ils sont nus, à la réserve d'un petit linge qui leur couvre le milieu du corps, ils tâchent adroitement de l'avaler. Tavernier en vit un qui avait caché dans le coin de son œil une pierre du poids d'un manghelin, c'est-à-dire d'environ deux de nos carats, et dont le larcin fut découvert. Celui qui trouve une pierre dont le poids est au-dessus de sept ou huit manghelins reçoit une récompense, mais proportionnée à sa misère plutôt qu'à l'importance du service.
Les marchands qui se rendent à la mine pour ce riche négoce ne doivent pas sortir de leur logement: mais chaque jour, à dix ou onze heures du matin, les maîtres mineurs leur apportent des montres de diamans. Si les parties sont considérables, ils les confient aux marchands pour leur donner le temps de les considérer à loisir. Il faut ensuite que le marché soit promptement conclu, sans quoi les maîtres reprennent leurs pierres, les lient dans un coin de leur ceinture ou de leur chemise, et disparaissent pour ne revenir jamais avec les mêmes pierres; ou du moins s'ils les rapportent, elles sont mêlées avec d'autres qui changent absolument le marché. Si l'on convient de prix, l'acheteur leur donne un billet (p. 350) de la somme pour l'aller recevoir du chérif, c'est-à-dire d'un officier nommé pour donner et recevoir les lettres de change. Le moindre retardement au delà du terme oblige de payer un intérêt sur le pied d'un et demi pour cent par mois. Mais, lorsque l'acheteur est connu, ils aiment mieux les lettres de change pour Agra, pour Golconde ou pour Visapour, et surtout pour Surate, d'où ils font venir diverses marchandises par les vaisseaux étrangers.
C'est un spectacle agréable de voir paraître tous les jours au matin les enfans des maîtres mineurs et d'autres gens du pays, depuis l'âge de dix ans, jusqu'à l'âge de quinze ou seize, qui viennent s'asseoir sous un gros arbre dans la place du bourg. Chacun d'eux a son poids de diamans dans un sac pendu d'un côté de sa ceinture, et de l'autre une bourse attachée, qui contient quelquefois jusqu'à cinq ou six cents pagodes d'or. Ils attendent qu'on leur vienne vendre quelques diamans, soit du lieu même ou de quelque autre mine. Quand on leur en présente un, on le met entre les mains du plus âgé de ces enfans, qui est comme le chef des autres. Il le considère soigneusement, et le fait passer à son voisin, qui l'examine à son tour: ainsi la pierre circule de main en main dans un grand silence, jusqu'à ce qu'elle revienne au premier. Il en demande alors le prix pour en faire le marché; et s'il l'achète trop cher, c'est pour son compte. Le soir, (p. 351) tous ces enfans font la somme de ce qu'ils ont acheté. Ils regardent leurs pierres, et les mettent à part, suivant leur eau, leur poids et leur netteté. Ils mettent le prix sur chacune, à peu près comme elles pourraient se vendre aux étrangers. Ensuite ils les portent aux maîtres, qui ont toujours quantité de parties à assortir, et tout le profit se partage entre ces jeunes marchands, avec cette seule différence, que le chef ou le plus âgé prend un quart pour cent de plus que les autres. Ils connaissent si parfaitement le prix de toutes sortes de pierres, que, si l'un d'eux, après en avoir acheté une, veut perdre demi pour cent, un autre est prêt à lui rendre aussitôt son argent.
Un jour, sur le soir, Tavernier reçut la visite d'un homme fort mal vêtu. Il n'avait qu'une ceinture autour du corps et un méchant mouchoir sur la tête. Après quelques civilités, il fit demander à Tavernier, par son interprète, s'il voulait acheter quelques rubis; et tirant de sa ceinture quantité de petits linges, il en fit sortir une vingtaine de petites pierres. Tavernier en acheta quelques-unes, et ne fit pas difficulté de les payer un peu au-delà de leur prix, parce qu'il jugea qu'on n'était pas venu le trouver sans avoir quelque chose de plus précieux à lui offrir. En effet, l'Indien l'ayant prié d'écarter ses gens, ne se vit pas plus tôt seul avec l'interprète et lui, qu'il ôta le mouchoir sous lequel ses cheveux étaient liés. Il en tira un petit linge qui contenait (p. 352) un diamant de quarante-huit carats et demi, et de la plus belle eau du monde, et les trois quarts fort net. «Gardez-le jusqu'à demain, dit-il à Tavernier, pour l'examiner à loisir. S'il est de votre goût, vous me trouverez hors du bourg à telle heure, et vous m'apporterez telle somme.» Tavernier ne manqua pas de lui porter la somme qu'il avait demandée; à son retour à Surate, il trouva un profit considérable sur cette pierre.
Quelques jours après, ayant reçu avis qu'un Français nommé Boète, qu'il avait laissé à Golconde pour recevoir et garder son argent, était attaqué d'une maladie dangereuse, il ne pensa qu'à retourner dans le pays. Le gouverneur de la mine, surpris de le voir partir sitôt, lui demanda s'il avait employé tout son argent. Il lui restait vingt mille pagodes, dont il regrettait effectivement de n'avoir pas fait l'emploi; mais, se croyant pressé par l'avis qu'il avait reçu, il fit voir au gouverneur tout ce qu'il avait acheté, qui se trouva conforme au rôle du receveur des droits; il paya les deux pour cent; et, ne déguisant pas même qu'il avait acheté en secret un diamant de quarante-huit carats et demi, il satisfit avec la même fidélité pour cette pierre, quoique personne ne fût informé de son marché dans le bourg. Le gouverneur, admirant sa bonne foi, lui confessa naturellement qu'aucun marchand du pays n'aurait eu cette délicatesse; et, dans le mouvement de son estime, il fit (p. 353) venir les plus riches marchands de la mine, avec ordre d'apporter leurs plus belles pierres. Dans l'espace d'une heure ou deux, Tavernier employa fort avantageusement ses vingt mille pagodes. Après le marché, ce généreux gouverneur dit aux marchands qu'ils devaient distinguer un si galant homme par quelque témoignage de reconnaissance et d'amitié. Ils consentirent de fort bonne grâce à lui faire présent d'un diamant de quelque prix.
La manière de traiter entre ces marchands mérite particulièrement une observation. Tout se passe dans le plus profond silence. Le vendeur et l'acheteur sont assis l'un devant l'autre comme deux tailleurs. L'un des deux ouvrant sa ceinture, le vendeur prend la main droite de l'acheteur, et la couvre avec la sienne de cette ceinture, sous laquelle le marché se fait secrètement, quoiqu'en présence de plusieurs autres marchands qui peuvent se trouver dans la même salle, c'est-à-dire que les deux intéressés ne se parlent, ni de la bouche, ni des yeux, mais seulement de la main. Si le vendeur prend toute la main de l'acheteur, ce signe exprime mille. Autant de fois qu'il la lui presse, ce sont autant de mille pagodes ou de mille roupies, suivant les espèces dont il est question. S'il ne prend que les cinq doigts, il n'exprime que cinq cents. Un doigt signifie cent. La moitié du doigt jusqu'à la jointure du milieu, signifie cinquante; et le (p. 354) petit bout du doigt jusqu'à la première jointure, signifie dix. Il arrive souvent que, dans un même lieu et devant quantité de témoins, une même partie se vend sept à huit fois, sans qu'aucun autre que les intéressés sache à quel prix elle est vendue. À l'égard du poids des pierres, on n'y peut être trompé que dans les marchés clandestins. Lorsqu'elles s'achètent publiquement, c'est toujours aux yeux d'un officier du roi, qui, sans tirer aucun bénéfice des particuliers, est chargé de peser les diamans; et tous les marchands doivent s'en rapporter à son témoignage.
Tavernier obtint du gouverneur une escorte de six cavaliers pour sortir des terres de son gouvernement, qui s'étend jusqu'aux limites communes des royaumes de Visapour et de Golconde. Elles sont marquées par une rivière large et profonde, dont le passage est d'autant plus difficile, qu'il ne s'y trouve ni pont ni bateau. On se sert, pour la traverser, d'une invention assez commune aux Indes. C'est un vaisseau rond de dix à douze pieds de diamètre, composé de branches d'osier, comme nos mannequins, et couvert de cuir de bœuf. On pourrait entretenir de bonnes barques, ou faire un pont sur cette rivière; mais les deux rois s'y opposent, parce qu'elle fait la séparation de leurs états. Chaque jour au soir, tous les bateliers des deux rives sont obligés de rapporter à deux officiers, qui demeurent de part et d'autre à un quart de lieue du passage, un état (p. 355) exact des personnes et des marchandises qui ont passé l'eau pendant le jour.
En arrivant à Golconde, Tavernier apprit avec chagrin que son agent était mort, et que la chambre où il l'avait laissé avait été scellée de deux sceaux, l'un du cadi, qui est comme le chef de la justice, et l'autre du cha-bander ou saban-dar, qu'il compare à notre prévôt des marchands. Un officier de justice gardait la porte nuit et jour, avec deux valets qui avaient servi l'agent jusqu'à sa mort. Après avoir demandé à Tavernier si l'argent qui se trouvait dans la chambre était à lui, on en exigea des preuves, qui furent le témoignage des chérifs mêmes qui l'avaient compté par son ordre. On lui fit signer un papier par lequel il déclarait qu'on n'en avait rien détourné; et les frais de ces procédures lui parurent si légers, qu'il admira également la fidélité et le désintéressement de la justice indienne.
Il entreprit bientôt de visiter une autre mine de diamans qui est dans le royaume de Golconde, à sept journées de la capitale. Elle est proche d'un gros bourg où passe la même rivière qu'il avait traversée en revenant de Raolkonde. De hautes montagnes forment une sorte de croissant à une lieue et demie du bourg; et c'est dans l'espace qui est entre le bourg et les montagnes qu'on trouve le diamant. Plus on cherche en s'approchant des montagnes, plus on découvre de grandes pierres; mais si l'on remonte trop haut, on ne rencontre plus rien. (p. 356) Ce voyage, suivant le calcul de Tavernier, est de cinquante-cinq lieues.
Il fut surpris de trouver aux environs de cette mine jusqu'à soixante mille personnes qu'on y employait continuellement au travail. On lui raconta qu'elle avait été découverte depuis environ cent ans par un pauvre homme, qui, bêchant un petit terrain pour y semer du millet, avait trouvé une pointe-naïve du poids d'environ vingt-cinq carats. La forme et l'éclat de cette pierre la lui avaient fait porter à Golconde, où les négocians avaient reçu avec admiration un diamant de ce poids, parce que les plus gros qui fussent connus auparavant n'étaient que de dix à douze carats. Le bruit de cette découverte n'ayant pas tardé à se répandre, plusieurs personnes riches avaient commencé aussitôt à faire ouvrir la terre, et l'on n'avait pas cessé d'y trouver quantité de grandes pierres. Il s'en trouvait en abondance depuis dix jusqu'à quarante carats, et quelquefois de beaucoup plus grandes, puisque, suivant le témoignage de Tavernier, Mirghimola, ce même capitaine indien dont on a parlé, fit présent au grand mogol Aureng-zeb d'un diamant de cette mine qui pesait neuf cents carats avant d'être taillé. Mais la plupart de ces grandes pierres ne sont pas nettes, et leurs eaux tiennent ordinairement de la qualité du terroir. S'il est humide et marécageux, la pierre tire sur le noir; s'il est rougeâtre, elle tire sur le rouge, et suivant les autres endroits, (p. 357) tantôt sur le vert et tantôt sur le jaune. Il paraît toujours sur leur surface une sorte de graisse qui oblige de porter sans cesse la main au mouchoir pour l'essayer.
À l'égard de leur eau, Tavernier observe qu'au lieu qu'en Europe nous nous servons du jour pour examiner les pierres brutes, les Indiens se servent de la nuit. Ils mettent dans un trou qu'ils font à quelque mur, de la grandeur d'un pied carré, une lampe avec une grosse mèche, à la clarté de laquelle ils jugent de l'eau et de la netteté de la pierre, qu'ils tiennent entre leurs doigts. L'eau que l'on nomme céleste est la pire de toutes. Il est impossible de la reconnaître tandis que la pierre est brute. Mais, pour peu qu'elle soit découverte sur le moulin, le secret infaillible pour bien juger de son eau est de la porter sous un arbre touffu. L'ombre de la verdure fait découvrir facilement si elle est bleue.
On cherche les pierres dans cette mine par des méthodes qui ressemblent peu à celle de Raolkonde. Après avoir reconnu la place où l'on veut travailler, les mineurs aplanissent une autre place à peu près de la même étendue, qu'ils environnent d'un mur d'environ deux pieds de haut. Au pied de ce mur, ils font de petites ouvertures pour l'écoulement de l'eau, et les tiennent fermées jusqu'au moment où l'eau doit s'écouler. Alors tous les ouvriers se rassemblent, hommes, femmes et enfans, avec le maître qui les emploie, accompagné de ses (p. 358) parens et de ses amis. Il apporte avec lui quelque idole, qu'on met debout sur la terre, et devant laquelle chacun se prosterne trois fois. Un prêtre, qui fait la prière pendant la cérémonie, leur fait à tous une marque sur le front avec une composition de safran et de gomme, espèce de colle qui retient sept ou huit grains de riz qu'il applique dessus. Ensuite s'étant lavé le corps avec de l'eau que chacun apporte dans un vase, ils se rangent en fort bon ordre pour manger ce qui leur est présenté dans un festin que le maître leur fait au commencement du travail.
Après ce repas, chacun commence à travailler. Les hommes fouillent la terre, les femmes et les enfans la portent dans l'enceinte qui se trouve préparée. On fouille jusqu'à dix, douze et quatorze pieds de profondeur; mais, aussitôt qu'on rencontre l'eau, il ne reste plus d'espérance. Toute la terre étant portée dans l'enceinte, on prend avec des cruches l'eau qui demeure dans les trous qu'on a faits en fouillant. On la jette sur cette terre pour la détremper; après quoi les trous sont ouverts pour donner passage à l'eau, et l'on continue d'en jeter d'autre par-dessus, afin qu'elle entraîne le limon et qu'il ne reste que le sable. On laisse sécher tout au soleil, ce qui tarde peu dans un climat si chaud. Tous les mineurs ont des paniers à peu près de la forme d'un van, dans lesquels ils mettent ce sable pour le secouer comme nous secouons le blé. La (p. 359) poussière achève de se dissiper, et le gros est remis sur le fond qui demeure dans l'enceinte. Après avoir vanné tout le sable, ils l'étendent avec une manière de râteau qui le rend fort uni. C'est alors que, se mettant tous ensemble sur ce fond de sable avec un gros pilon de bois, large d'un demi-pied par le bas, ils le battent d'un bout à l'autre de deux ou trois grands coups qu'ils donnent à chaque endroit. Ils le remettent ensuite dans les paniers, le vannent encore, et recommencent à l'étendre; et, ne se servant plus que de leurs mains, ils cherchent les diamans en pressant cette poudre, dans laquelle ils ne manquent point de les sentir. Anciennement, au lieu d'un pilon de bois pour battre la terre, ils la battaient avec des cailloux, et de là venaient tant de glaces dans les pierres.
Depuis trente ou quarante ans, on avait découvert une autre mine entre Colour et Raolkonde; on y trouvait des pierres qui avaient l'écorce verte, belle, transparente, et qui paraissaient même plus belles que les autres; mais elles se mettaient en morceaux lorsqu'on commençait à les égriser, ou du moins elles ne pouvaient résister sur la roue. Le roi de Golconde fit fermer la mine.
Il restait à visiter la mine de Bengale, qui est la plus ancienne de toutes les mines de diamans. On donne indifféremment à cette mine le nom de Soumelpour, qui est un gros bourg proche duquel on trouve les diamans, ou celui (p. 360) de Gouel, rivière sablonneuse dans laquelle on les découvre. La rivière de Gouel vient des hautes montagnes, qui sont éloignées d'environ cinquante cosses au midi, et va se perdre dans le Gange.
C'est en remontant que les recherches commencent; lorsque le temps des grandes pluies est passé, ce qui arrive ordinairement au mois de décembre, on attend encore pendant tout le mois de janvier que la rivière soit éclaircie, parce qu'alors elle n'a pas plus de deux pieds d'eau en divers endroits, et qu'elle laisse toujours quantité de sable à découvert. Vers le commencement de février on voit sortir de Soumelpour et d'un autre bourg qui est vingt cosses plus haut sur la même rivière, et de plusieurs petits villages de la plaine, huit ou dix mille personnes de tous les âges qui ne respirent que le travail; les plus experts connaissent à la qualité du sable s'il s'y trouve des diamans. On entoure ces lieux de pieux, de fascines et de terre, pour en tirer l'eau et les mettre tout-à-fait à sec. Le sable qu'on y trouve, sans le chercher jamais plus loin qu'à deux pieds de profondeur, est porté sur une grande place qu'on a préparée au bord de la rivière, et qui est entourée comme à Raolkonde d'un petit mur d'environ deux pieds. On y jette de l'eau pour le purifier; et tout le reste de l'opération ressemble à celle des mineurs de Golconde.
C'est de cette rivière que viennent toutes (p. 361) les belles pierres qu'on appelle pointes-naïves: elles ont beaucoup de ressemblance avec celles qu'on nomme pierres de tonnerre, mais il est rare qu'on en trouve de grandes.
Établissemens français de la côte de Coromandel.
Nous trouvons dans notre recueil peu de détails sur les possessions européennes de cette côte, qui dépend en grande partie du royaume de Carnate, et qui est tributaire du grand-mogol. Ce royaume de Carnate était autrefois soumis au roi de Golconde; les mahométans mogols s'en sont emparés, et le pays est partagé, comme dans tous le reste de l'Inde, entre le mahométisme et l'idolâtrie; nous n'avons trouvé sur l'intérieur de ce royaume que quelques récits de missionnaires, peu intéressans pour la curiosité du lecteur. Les villes de la côte sont célèbres par leur commerce, et fréquentées par toutes les nations de l'Europe. Les Portugais y possèdent Méliapour ou San-Thomé; les Hollandais ont bâti le fort de Gueldre dans la ville de Paliacate, et les Anglais le fort de Saint-Georges dans celle de Madras: on sait combien est riche et florissante cette colonie, rivale de Pondichéry. L'intérêt national nous engage à parler avec un (p. 362) peu plus d'étendue de cette colonie française, qui a essuyé tant d'alternatives de prospérités et de disgrâces.
Luillier, voyageur français, est le seul qui nous ait donné quelques détails sur Pondichéry. Il s'était embarqué à Lorient, le 4 mars 1722, sur un vaisseau de la compagnie des Indes. Dix jours qu'il passa d'abord dans la rade de Pondichéry, avant de continuer sa route vers le Bengale, ne lui donnèrent pas le temps d'acquérir beaucoup de connaissances sur la colonie, qu'il n'eut le temps de visiter qu'à son retour. Pondichéry était déjà devenu le premier comptoir de la compagnie des Indes. On commençait à ne rien épargner pour lui donner de l'éclat. Luillier croit son circuit d'environ quatre lieues, et le représente déjà très-peuplé, surtout de Gentous, qui aiment mieux, dit-il, la domination française que celle des Maures. Chaque état est resserré dans son quartier. On y construisit alors une nouvelle forteresse, près de laquelle quelques officiers français avaient fait bâtir des maisons: mais, comme le pays a peu de bois pour les édifices, et que d'ailleurs il s'élève de temps en temps des vents fort impétueux, elles ne sont que d'un étage. Outre ce nouveau fort, on en comptait neuf petits, qui faisaient auparavant l'unique défense des murs. La garde était composée de trois compagnies d'infanterie française, et d'environ trois cents Cipaies, nom qu'on donne à des habitans naturels du pays (p. 363) qu'on fait élever et vêtir à la manière de France. Il y avait à Pondichéry trois maisons religieuses: l'une de jésuites, la seconde de carmes, et la troisième de capucins, qui se disaient curés de toute la ville et de l'église malabare. Le roi, pour donner du lustre à ce bel établissement, y avait établi depuis quelques années un conseil souverain; la compagnie y entretenait un gouverneur, un commandant militaire et un major.
On ne s'est arrêté à cette courte description que pour faire comparer, dans la suite de cet article, l'état de Pondichéry, tel qu'il était alors avec ce qu'il est devenu dans l'espace de peu d'années.
Le vaisseau ayant remis à la voile le 22 juillet pour le Bengale, on n'eut qu'un vent favorable jusqu'à la rade de Ballasor, où l'on arriva le 29. Ballasor est un lieu célèbre par le commerce des senas, sorte de belle toile blanche, et de ces étoffes qui passent en France pour des écorces d'arbres, quoiqu'elles soient composées d'une soie sauvage qui se trouve dans les bois. On passa le lendemain devant Calcutta, comptoir des Anglais de l'ancienne compagnie, où l'on faisait bâtir alors de très-beaux magasins. Il est situé sur le bord du Gange, à huit lieues du comptoir de France. Comme divers particuliers ont fait bâtir des maisons à Calcutta, on le prendrait de loin pour une ville.
On passa de même devant le comptoir des (p. 364) Danois, qui saluèrent le bâtiment français de treize coups de canon: c'est un honneur qu'il reçut de tous les vaisseaux européens qu'il rencontra jusqu'à la loge française; elle porte le nom de Chandernagor: c'est une très-belle maison qui est située sur le bord d'un des deux bras du Gange. Elle a deux autres loges dans sa dépendance: celle de Cassambazar, d'où viennent toutes les soies dont il se fait un si grand commerce au Levant, et celle de Ballasor. Tous ces établissemens sont situés dans le pays d'Ougly, province du royaume de Bengale.
Chandernagor n'est éloigné que d'une lieue de Chinchoura, grande ville où les Hollandais et les Anglais de la nouvelle compagnie ont des comptoirs. Celui des Hollandais l'emporte beaucoup sur l'autre par la beauté des édifices; les Portugais y ont deux églises, l'une qui appartenait aux jésuites, et l'autre aux augustins. La ville de Chinchoura est défendue par une citadelle qui sert de logement au gouverneur. Le port est si spacieux, qu'il peut contenir trois cents vaisseaux à l'ancre.
Les banians, qui sont les principaux marchands du pays, y ont leur demeure et leurs magasins.
La province d'Ougly est par le vingt-troisième degré sous le tropique du cancer. L'air y est fort grossier et moins sain qu'à Pondichéry; cependant la terre y est beaucoup meilleure; elle produit toutes sortes de légumes et (p. 365) d'herbes potagères, du froment, du riz en abondance, du miel, de la cire, et toutes les espèces de fruits qui croissent aux Indes. Aussi le Bengale en est-il comme le magasin. On y recueille quantité de coton, d'une plante dont la feuille ressemble à celle de l'érable, et qui s'élève d'environ trois pieds; le bouton qui le renferme fleurit à peu près comme celui de nos gros chardons.
La compagnie tire de son comptoir d'Ougly diverses sortes de malles-molles; des casses, que nous nommons mousselines doubles; des doréas, qui sont les mousselines rayées; des tangebs, ou des mousselines serrées; des amans, qui sont de très-belles toiles de coton, quoique moins fines que les senas de Ballasor; des pièces de mouchoirs de soie, et d'autres toiles de coton. La grande ville de Daca, qui est éloignée de la loge d'environ cent lieues, fournit les meilleures et les plus belles broderies des Indes, en or et en argent comme en soie. De là viennent les stinkerques et les belles mousselines brodées qu'on apporte en France. C'est de Patna que la compagnie tire du salpêtre, et tout l'Orient, de l'opium. Les jamavars, les armoisins et le cottonis, qui sont des étoffes mêlées de soie et de coton, viennent de Cassambazar. En général, suivant la remarque de Luillier, les plus belles mousselines des Indes viennent de Bengale, les meilleures toiles de coton viennent de Pondichéry, et les plus belles étoffes de soie à fleurs d'or et d'argent viennent de Surate.
(p. 366) Le retour à Pondichéry n'offrit rien de plus remarquable que les événemens ordinaires de la navigation. Jetons un coup d'œil rapide sur les progrès de la colonie depuis le voyage de Luillier, et sur l'état de Pondichéry. Il fut entouré de murs en 1723. L'attention que les gouverneurs ont toujours eue d'assigner le terrain aux particuliers qui demandaient la permission de bâtir a formé comme insensiblement une ville aussi régulière que si le plan avait été tracé tout d'un coup: les rues en paraissent tirées au cordeau. La principale, qui va du sud au nord, a mille toises de long, c'est-à-dire une demi lieue parisienne; et celle qui croise le milieu de la ville est de six cents toises. Toutes les maisons sont contiguës. La plus considérable est celle du gouverneur. De l'autre côté, c'est-à-dire au couchant, on voit le jardin de la compagnie, planté de fort belles allées d'arbres, qui servent de promenades publiques, avec un édifice richement meublé, où le gouverneur loge les princes étrangers et les ambassadeurs. Les jésuites ont dans la ville un beau collége, dans lequel douze ou quinze de leurs prêtres montrent à lire et à écrire, et donnent des leçons de mathématiques; mais ils n'y enseignent pas la langue latine. La maison des missions étrangères n'a que deux ou trois prêtres, et le couvent des capucins en a sept ou huit. Quoique les maisons de Pondichéry n'aient qu'un étage, celles des riches habitans sont belles et commodes. Les Gentous y ont deux (p. 367) pagodes, que les rois du pays leur ont fait conserver, avec la liberté du culte pour les bramines, gens pauvres, mais occupés sans cesse au travail, qui font toute la richesse de la ville et du pays. Leurs maisons n'ont ordinairement que huit toises de long sur six de large, pour quinze ou vingt personnes, et quelquefois plus. Elles sont si obscures, qu'on a peine à comprendre qu'ils aient assez de jour pour leur travail. La plupart sont tisserands, peintres en toiles ou orfévres. Ils passent la nuit dans leurs cours ou sur le toit, presque nus et couchés sur une simple natte: ce qui leur est commun, à la vérité, avec le reste des habitans; car Pondichéry étant au 12e. degré de latitude septentrionale, et par conséquent dans la zone torride, non-seulement il y fait très-chaud, mais pendant toute l'année il n'y pleut que sept ou huit jours vers la fin d'octobre. Cette pluie, qui arriva régulièrement, est peut-être un des phénomènes les plus singuliers de la nature.
Les meilleurs ouvriers gentous ne gagnent pas plus de deux sous dans leur journée; mais ce gain leur suffit pour subsister avec leurs femmes et leurs enfans. Ils ne virent que de riz cuit à l'eau, et le riz est à très-bon marché. Des gâteaux sans levain, cuits sous la cendre, sont le seul pain qu'ils mangent, quoiqu'il y ait à Pondichéry d'aussi bon pain qu'en Europe. Malgré la sécheresse du pays, le riz, qui ne croît pour ainsi dire que dans l'eau, s'y recueille avec une prodigieuse abondance; et c'est (p. 368) à l'industrie, au travail continuel des Gentous, qu'on a cette obligation. Ils creusent dans les champs, de distance en distance, des puits de dix à douze pieds de profondeur, sur le bord desquels ils mettent une espèce de bascule avec un poids en dehors et un grand seau en dedans. Un Gentou monte sur le milieu de la bascule, qu'il fait aller en appuyant alternativement un pied de chaque côté, et chantant sur le même ton, suivant ce mouvement, en malabare, qui est la langue ordinaire du pays, et un, et deux, et trois, etc. pour compter combien il a tiré de seaux. Aussitôt que ce puits est tari il passe à un autre. En général, cette nation est d'une adresse étonnante pour la distribution et le ménagement de l'eau. Elle en conserve quelquefois dans des étangs, des lacs et des canaux, après le débordement des grandes rivières, telles que le Coltam, qui n'est pas éloigné de Pondichéry. Les mahométans, auxquels on donne ordinairement le nom de Maures, sont aussi fainéans que les Gentous sont laborieux.
La ville de Pondichéry est à quarante ou cinquante toises de la mer, dont le reflux sur cette côte ne s'élève jamais plus de deux pieds. C'est une simple rade où les vaisseaux ne peuvent aborder. On emploie des bateaux pour aller recevoir ou porter des marchandises à la distance d'une lieue en mer; extrême incommodité pour une ville où rien ne manque d'ailleurs à la douceur de la vie. Les alimens y sont à très-vil prix. On y fait bonne chère en grosse (p. 369) viande, en gibier, en poisson. Si l'on n'y trouve point les fruits d'été qui croissent en Europe, le pays en produit d'autres qui nous manquent, et qui sont meilleurs que les nôtres.
Suivant le dernier dénombrement, on comptait dans Pondichéry cent vingt mille habitans, chrétiens, mahométans ou gentous. La ville a plusieurs grands magasins, six portes, une citadelle, onze forts ou bastions, et quatre cent cinq pièces de canon, avec des mortiers et d'autres pièces d'artillerie. La réputation des Français, soutenue par la sage conduite de leurs gouverneurs, leur a fait obtenir de plusieurs princes indiens des priviléges, des honneurs et des préférences qui doivent flatter la nation. La première faveur de cette espèce est de battre monnaie au coin de l'empereur mogol, que les Hollandais n'ont encore pu se procurer par toutes leurs offres. Les Anglais en ont joui pendant quelques années; mais diverses révolutions les ont déterminés à l'abandonner. M. Dumas obtint cette grâce en 1736, par lettres patentes de Mahomet-Chah, empereur mogol, adressées à Aly-Daoust-Khan, nabab ou vice-roi de la province d'Arcate; elles étaient accompagnées d'un éléphant avec son harnais, présent qui ne se fait chez les Orientaux qu'aux rois et aux plus puissans princes. M. Dumas, comprenant les avantages qu'il en pouvait tirer pour la compagnie, fit frapper tous les ans, depuis l'année 1735 jusqu'en 1741, qui fut celle de son retour en (p. 370) France, pour cinq à six millions de roupies. Cette monnaie est une pièce d'argent qui porte l'empreinte du mogol, un peu plus large que nos pièces de douze sous, et trois fois plus épaisse: une roupie vaut quarante-huit sols.
Pour comprendre de quelle utilité ce nouveau privilége fut à la compagnie, il faut savoir que le gouverneur, se conformant au titre des roupies du mogol, mit dans celle de Pondichéry la même quantité d'alliage, et qu'il établit le même droit de sept pour cent. Par une évaluation facile, on a trouvé que, dans la marque de ces cinq à six millions, valant en espèces plus de douze millions de livres, la compagnie tirait un avantage de quatre cent mille livres par an. Ce produit augmente de jour en jour par le cours étonnant des roupies de Pondichéry, qui sont mieux reçues que toutes les autres monnaies de l'Inde. Non-seulement elles se font des lingots que la compagnie envoie, mais toutes les nations y portent leurs matières, sur lesquelles l'hôtel de la monnaie profite suivant la quantité de l'alliage. Il n'y a que les pagodes et les sequins qui puissent le disputer, dans le commerce, à la monnaie de Pondichéry. La pagode est l'ancienne monnaie des Indes. C'est une pièce d'or qui a précisément la forme d'un petit bouton de veste, et qui vaut huit livres dix sous. Le dessous, qui est plat, représente une idole du pays; et le dessus, qui est rond, est marqué de petits grains, comme certains boutons (p. 371) de manche. Le sequin est une véritable pièce d'or très-raffiné, qui vaut dix livres de notre monnaie. Il est un peu plus large qu'une pièce de douze sous, mais moins épais; ce qui fait que tous les sequins sont un peu courbés; il s'en trouve même de percés, ce qui vient de l'usage que les femmes indiennes ont de les porter au cou comme des médailles. Ces pièces sont extrêmement communes dans le pays, et ne se frappent qu'à Venise. Elles viennent par les Vénitiens, qui font un commerce très-considérable à Bassora, dans le fond du golfe Persique, à Moka, au détroit de Babel-Mandel, et à Djedda, qui est le port de la Mecque. Les Indiens y portent tous les ans une bien plus grande quantité de marchandises que les Français, les Hollandais, les Anglais et les Portugais n'en tirent. Ils les vendent aux Persans, aux Égyptiens, aux Turcs, aux Russes, aux Polonais, aux Suédois, aux Allemands et aux Génois, qui vont les acheter dans quelqu'un de ces trois ports, pour les faire passer dans leur pays par la Méditerranée et par terre.
Il convient, dans cet article, de faire connaître les monnaies qui sont en usage à Pondichéry. Après les pagodes, il faut placer les roupies d'argent, monnaie assez grossière, qui n'ont pas tout-à-fait la largeur de nos pièces de vingt-quatre sous, mais qui sont plus épaisses du double. L'empreinte est ordinairement la même sur toute la côte de Coromandel. (p. 372) Une face porte ces mots: l'an... du règne glorieux de Mahomet; et l'autre: cette roupie a été frappée à...: celles de Pondichéry et de Madras portent également le nom d'Arcate, parce que la permission de les frapper est venue du nabab de cette province; mais on distingue celles de Pondichéry par un croissant qui est au bas de la seconde face, et celles de Madras par une étoile.
Les fanons sont de petites pièces d'argent, dont sept et demi valent une roupie, et vingt-quatre une pagode, par conséquent le fanon vaut un peu moins de six sous.
On appelle cache une petite monnaie de cuivre, dont soixante-quatre valent un fanon; ainsi la cache vaut un peu plus d'un denier.
Ces monnaies, quoiqu'en usage dans l'Inde entière, n'y ont pas la même valeur partout; et la cause de cette différence est qu'il y en a de plus ou moins fortes, et de plus ou moins parfaites pour le titre.
Dans le Bengale on compte encore par ponis, qui ne sont pas des pièces, mais une somme arbitraire, comme nous disons en France une pistole. Il faut trente-six à trente-sept ponis pour une roupie d'argent d'Arcate; ainsi le ponis vaut environ cinq liards de notre monnaie. Au-dessous sont les petits coquillages dont on a parlé dans les relations d'Afrique et dans celles des Maldives, qui portent le nom de cauris, et dont quatre-vingts font le ponis.
(p. 373) L'établissement français de Pondichéry s'est accru par les donations de quelques nababs qui ont eu besoin de ses secours, après la guerre que Thamas-Kouli-Khan ou Nadir-Chah, roi de Perse, porta dans l'Indoustan.
Après l'infortune du mogol, qui avait été fait prisonnier dans sa capitale, et dont les immenses trésors étaient passés entre les mains du vainqueur, quelques nababs, ou vice-rois de la presqu'île de l'Inde, jugèrent l'occasion d'autant plus favorable pour s'ériger eux-mêmes en souverains, qu'il n'y avait aucune apparence que le roi de Perse, déjà trop éloigné de ses propres états, et si bien récompensé de son entreprise, pensât à les venir attaquer dans une région qu'il connaissait aussi peu que les environs du cap de Comorin. Daoust-Aly-Khan, nabab d'Arcate, le même qui avait accordé aux Français la permission de battre monnaie, se flatta de pouvoir former deux royaumes: l'un, pour Sabder-Aly-Khan, son fils aîné; l'autre pour Sander-Saheb, son gendre: jeunes gens qui n'avaient que de l'ambition, sans aucun talent pour soutenir un si grand projet. Arcate est une grande ville à trente lieues de Pondichéry au sud-ouest, la plus malpropre qu'il y ait au monde.
Les mogols, qui avaient étendu leurs conquêtes dans cette partie de l'Inde sous le règne du fameux Aureng-Zeb, avaient laissé subsister les royaumes de Trichenapaly, de Tanjaour, (p. 374) de Maduré, de Maïssour et de Marava. Ces états étaient gouvernés par des princes gentous, tributaires, à la vérité, de l'empereur mogol, mais fiers et lents dans leur dépendance, qui se dispensaient quelquefois de payer le tribut, ou qui attendaient que l'empereur fît marcher ses armées pour les y contraindre. La plupart devaient à la cour de Delhy de très-grosses sommes qu'on avait laissé accumuler par la mollesse de Mahomet-Chah, plus occupé des plaisirs de son sérail que de l'administration, dont il se reposait sur des ministres aussi voluptueux que lui. Daoust-Aly-Khan saisit cette occasion pour attaquer les princes voisins de son gouvernement. Il assembla une armée de vingt-cinq à trente mille chevaux, avec un nombre proportionné d'infanterie, dont il donna le commandement à Sabder et à Sander-Sahed. Leur premier exploit fut la prise de Trichenapaly, grande ville fort peuplée, à trente-cinq lieues au sud-ouest de Pondichéry. Cette capitale, investie par l'armée des Maures, le 6 mars 1736, fut emportée d'assaut le 26 du mois suivant. Sabder en abandonna le gouvernement à Sander-Saheb, son beau-frère, qui prit aussitôt la qualité de nabab.
Après avoir soumis le reste de cette contrée, ils tournèrent leurs armes vers le royaume de Tanjaour, dont ils assiégèrent la capitale. Le roi Sahadgy s'y était renfermé avec toutes les troupes qu'il avait pu rassembler. Cette place (p. 375) est si bien fortifiée, qu'après avoir inutilement poussé leurs attaques pendant près de six mois, ils furent obligés de changer le siége en blocus. Tandis que Sander-Saheb demeura pour y commander, Bara-Saheb, un de ses frères, s'avança au sud avec un détachement de quinze mille chevaux, se rendit maître de tout le pays de Marava, du Maduré et des environs du cap Comorin. Ensuite, remontant le long de la côte de Malabar, il poussa ses conquêtes jusqu'à la province de Travancor. Ce fut dans ces circonstances que Sander-Saheb mit les Français en possession de la terre de Karical.
Tous les princes gentous, alarmés d'une invasion si rapide, implorèrent le secours du roi des Marattes. Ils lui représentèrent que leur religion n'était pas moins menacée que leurs états; et les principaux ministres de ce prince, dont la plupart sont bramines, lui firent un devoir indispensable de s'armer pour une cause si pressante. Il se nommait Maha-Radja. Ses états sont d'une grande étendue. On l'a vu souvent mettre en campagne cent cinquante mille chevaux, et le même nombre de gens de pied, à la tête desquels il ravageait les états du mogol, dont il lirait d'immenses contributions. Les Marattes, ses sujets, sont peu connus de nos géographes. La guerre fait leur principale occupation: ils habitent au sud-est des montagnes qui sont derrière Goa, vers la côte de Malabar. La capitale de leur pays est Satera, ville très-considérable.
(p. 376) Les sollicitations du roi de Tanjaour et des princes du même culte, jointes à l'espérance de piller un pays où depuis long-temps toutes les nations du monde venaient échanger leur or et leur argent pour des marchandises, déterminèrent enfin le roi des Marattes à faire partir une armée de soixante mille chevaux et de cent cinquante mille hommes d'infanterie, dont il donna le commandement à son fils aîné, Ragodgi-Bonsolla Sena-Saheb-Soubab. Elle se mit en marche au mois d'octobre 1739. Daoust-Aly-Khan, informé de son approche, rappela son fils et son gendre, qui tenaient encore le roi de Tanjaour bloqué dans sa capitale. Il était question de mettre leurs propres états à couvert. Cependant ces deux généraux ne se déterminèrent pas tout d'un coup à s'éloigner de leurs conquêtes, et laissèrent avancer l'ennemi, qui répandait le ravage et la terreur sur son passage. Daoust se hâta de rassembler tout ce qui lui restait de troupes, avec lesquelles il alla se saisir des gorges de la montagne de Canamay, vingt-cinq lieues à l'ouest d'Arcate, défilés très-difficiles, et qu'un petit nombre de troupes peut défendre contre une nombreuse armée.
Les Marattes y arrivèrent au mois de mai 1740. Après avoir reconnu qu'il leur était impossible de forcer le nabab d'Arcate dans son poste, ils campèrent à l'entrée des gorges, d'où ils firent tenter secrètement la fidélité du prince gentou qui gardait un autre passage avec cinq (p. 377) ou six mille hommes, et que Daoust avait cru digne de sa confiance. Ce prince fut bientôt corrompu par les promesses et par l'argent des Marattes. Les bramines levèrent ses difficultés en lui représentant que le succès de cette guerre pouvait ruiner le mahométisme et rétablir la religion de leurs pères. Il consentit à livrer le passage. Les Marattes, continuant d'amuser le nabab par de légères attaques, y firent marcher leurs troupes et s'en saisirent le 19 mai. De là, ils trouvèrent si peu d'obstacles au dessein de le surprendre par-derrière, qu'ils s'approchèrent à deux portées de canon avant qu'il se défiât de son malheur. Lorsqu'on vint l'informer qu'il paraissait du côté d'Arcate un corps de cavalerie qui s'avançait vers le camp, il s'imagina que c'étaient les troupes de son gendre qui venaient le joindre; mais il entendit aussitôt de furieuses décharges de mousqueterie, et la présence du danger lui fit ouvrir les yeux sur la trahison.
Aly-Khan, son second fils, et tous ses officiers généraux, montant aussitôt sur leurs éléphans, se défendirent avec autant d'habileté que de valeur. Mais ils furent accablés d'un si grand feu et d'une si terrible décharge de frondes, que tout ce qu'il y avait de gens autour d'eux périt à leurs pieds ou prit la fuite. Le nabab et son fils, blessés de plusieurs coups, tombèrent morts de leurs éléphans, et leur chute répandit tant de frayeur dans l'armée, que la déroute devint générale. La plupart des officiers (p. 378) furent tués ou foulés aux pieds par les éléphans, qui enfonçaient dans la boue jusqu'à la moitié des jambes. Il était tombé la nuit précédente une grande pluie qui avait détrempé la terre. Plusieurs guerriers, qui étaient de ce combat, assurèrent que jamais champ de bataille n'avait présenté un plus affreux spectacle de chevaux, de chameaux et d'éléphans blessés et furieux, mêlés, renversés avec les officiers et les soldats, jetant d'horribles cris, faisant de vains efforts pour se dégager des bourbiers sanglans où ils étaient enfoncés, achevant d'étouffer ou d'écraser les soldats qui n'avaient pas la force de se retirer.
Gityzor-Khan, général de l'armée mogole, qui avait rendu d'importans services à la compagnie, fut blessé de cinq coups de fusil et d'un coup de fronde qui lui creva un œil, et le renversa de dessus son éléphant. On doit faire observer qu'une décharge de frondes par le bras des Marattes est aussi redoutable que la plus violente mousqueterie. Les domestiques de Gityzor, l'ayant vu tomber, l'emportèrent avant la fin du combat dans un bois voisin, et ne pensèrent qu'à s'éloigner de l'ennemi. Après dix ou douze jours de marche, ils arrivèrent à Alamparvé, qui se nomme aussi Jorobandel, à sept ou huit lieues de Pondichéry. Les principales blessures de leur maître étaient un coup de fusil qui lui avait coupé la moitié de la langue et fracassé la moitié de la mâchoire; un autre qui pénétrait dans la poitrine, et trois (p. 379) coups dans le dos, avec un œil crevé. On lui envoya le chirurgien-major de la compagnie, qui passa près de lui vingt-cinq jours sans pouvoir le sauver.
La date de cette affreuse bataille est du 20 mai 1740. Les Marattes y firent un grand nombre de prisonniers, dont les principaux furent Taqua-Saheb, grand-divan, un des gendres de Daoust, et le nabab Eras-Khan-Mirzoutohr, commandant-général de la cavalerie. Dans le pillage du camp, ils enlevèrent la caisse militaire, l'étendard de Mahomet et celui de l'empereur; ils emmenèrent quarante éléphans avec un grand nombre de chevaux. Le corps de Daoust-Aly-Khan fut trouvé parmi les morts; mais on ne put reconnaître celui de son fils, qui avait été sans doute écrasé, comme un grand nombre d'autres, sous les pieds des éléphans.
Le bruit de ce grand événement jeta dans toute la presqu'île de l'Inde une épouvante qui ne peut être représentée. On ne put se le persuader dans Pondichéry qu'à la vue d'une prodigieuse multitude de fugitifs, Maures et Gentous, qui vinrent demander un asile avec des cris et des larmes, comme dans le lieu de toute la côte où ils se flattaient de trouver plus de secours et d'humanité. Bientôt le nombre en devint si grand, que la prudence obligea de fermer les portes de la ville. Le gouverneur y était jour et nuit pour donner ses ordres. Les maisons et les rues se trouvèrent remplies (p. 380) de grains et de bagages. Tous les marchands indiens de la ville et des lieux voisins qui avaient des effets considérables à Arcate et dans les terres, s'empressaient de les mettre à couvert sous la protection des Français. Le 25 mai, qui était le cinquième jour après la bataille, la veuve du nabab Daoust-Aly-Khan, avec toutes les femmes de sa famille et ses enfans, se présentèrent à la porte de Valdaour, avec des instances pour être reçues dans la ville, où elles apportaient tout ce qu'elles avaient ramassé d'or et d'argent, de pierreries et d'autres richesses.
Cette position était délicate pour les Français; ils avaient à craindre que les Marattes, informés du lieu où toute la famille du nabab s'était retirée avec tous ses trésors, ne vinssent attaquer Pondichéry. D'un autre côté, ils étaient perdus d'honneur dans les Indes, s'ils avaient fermé leurs portes à cette famille fugitive, qui commandait depuis long-temps dans la province, et qui n'avait jamais cessé de les favoriser. Ajoutons que, la moindre révolution pouvant changer la face des affaires, et faire reprendre aux Marattes le chemin de leur pays, Sabder-Aly-Khan et toute sa race seraient devenus ennemis irréconciliables de ceux qui leur auraient tourné le dos avec la fortune, et n'auraient pensé qu'à la vengeance. Le gouverneur assembla son conseil. Il n'y déguisa pas les raisons qui rendaient la générosité dangereuse; mais il fit voir avec la même force (p. 381) que l'humanité, l'honneur, la reconnaissance et tous les sentimens qui distinguent la nation française ne permettaient pas de rejeter une famille si respectable et tant de malheureux qui venaient se jeter entre ses bras. L'avis qu'il proposa, comme le sien, fut de les recevoir et de leur accorder la protection de la France. Ce parti fut généralement approuvé du conseil, et confirmé par les applaudissemens de tout ce qu'il y avait de Français à Pondichéry.
On se hâta d'aller avec beaucoup de pompe au-devant de la veuve du nabab. Toute la garnison fut mise sous les armes et borda les remparts. Le gouverneur, accompagné de ses gardes à pied et à cheval, et porté sur un superbe palanquin, se rendit à la porte de Valdaour, où la princesse attendait la décision de son sort. Elle était avec ses filles et ses neveux, sur vingt-deux palanquins, suivis d'un détachement de quinze cents cavaliers, de quatre-vingts éléphans, de trois cents chameaux, et de plus de deux cents voitures traînées par des bœufs, dans lesquelles étaient les gens de leur suite; enfin de deux mille bêtes de charge. Après lui avoir fait connaître combien la nation s'estimait heureuse de pouvoir la servir, on la salua par une décharge du canon de la citadelle. Elle fut menée avec les mêmes honneurs aux logemens qu'on avait déjà préparés pour elle et pour toute sa suite. Il ne manqua rien à la civilité des Français, et tous les officiers mogols en témoignèrent une (p. 382) extrême satisfaction. Jamais la nation française ne s'était acquis plus de gloire aux Indes. Les apparences semblaient promettre plus de sûreté à la veuve du nabab dans les établissemens anglais, hollandais, danois, tels que Porto-Novo, Tranquebar ou Négapatan, qui étaient plus proches et plus puissans que le nôtre. Mais venir d'elle-même, et sans aucune convention, se jeter sous la protection des Français, c'était déclarer hautement qu'elle avait pour eux plus d'estime et de confiance que pour toutes les autres nations de l'Europe.
Cependant Sabder-Aly-Khan, fils aîné du malheureux Daoust, arriva près d'Arcate, deux jours après la bataille, avec un corps de sept à huit cents chevaux. Mais à la première nouvelle de ce désastre, il se vit abandonné de ses troupes, et réduit à se sauver avec quatre de ses gens dans la forteresse de Vélour. Sander-Saheb, son beau-frère, qui était sorti de Trichenapaly avec quatre cents chevaux, apprit aussi cette funeste nouvelle en chemin, et trouva tout le pays soulevé contre les Maures. Plusieurs petits princes, qui portent le titre de paliagaras, se déclarèrent pour les Marattes, jusqu'à tenter de l'enlever pour le livrer entre leurs mains. Il n'eut pas d'autre ressource que de retourner à Trichenapaly, et de s'y renfermer dans la forteresse. Le général des Marattes prit sa marche vers Arcate, dont il se rendit maître sans opposition. La ville fut abandonnée au pillage et consumée en partie par (p. 383) le feu. Divers détachemens, qui furent envoyés pour mettre le pays à contribution, firent éprouver de toutes parts l'avarice et la cruauté du vainqueur. C'est un ancien usage parmi ces barbares que la moitié du butin appartienne à leurs chefs. Ils exercèrent toutes sortes de violences, non-seulement contre les mahométans, mais contre les Gentous mêmes qui avaient imploré leur secours, et qui les regardaient comme les protecteurs de leur religion. Ils portent avec eux des chaises de fer, sur lesquelles ils attachent nus avec des chaînes ceux dont ils veulent découvrir les trésors; et, mettant le feu dessous, ils les brûlent jusqu'à ce qu'ils aient donné tout leur bien. On ne s'imaginerait point combien ils firent périr d'habitans par ce cruel supplice, ou par le poignard qui les vengeait de ceux qui n'avaient rien à leur offrir. Tous les lieux qui essuyèrent leur fureur furent presque entièrement détruits; ce qui avait fait un tort extrême aux manufactures de toile dans un pays où la plupart des Gentous exercent le métier de tisserand, dans lequel ils excellent.
Tandis qu'ils répandaient la désolation dans la province d'Arcate et dans les lieux voisins, Sabder-Aly-Khan, renfermé dans sa forteresse de Vélour, leur fit des propositions d'accommodement. Après quelques négociations, le traité fut conclu à des conditions fort humiliantes. Sabder devait succéder à son père dans la dignité de nabab d'Arcate; mais il s'obligeait (p. 384) de payer aux vainqueurs cent laques ou cinq millions de roupies, à restituer toutes les terres de Trichenapaly et de Tanjaour, à joindre ses troupes aux Marattes, pour en chasser Sander-Saheb qui était encore en possession de la ville, de la forteresse et de tout l'état de Trichenapaly; enfin à servir lui-même d'instrument pour rétablir tous les princes de la côte de Coromandel dans les domaines qu'ils possédaient avant la guerre. Quoique le général maratte n'eût rien de plus favorable à désirer, une autre raison l'avait fait consentir à ce traité. Le roi de Golconde commençait à s'alarmer des ravages qui s'étaient commis dans le Carnate. Il avait résolu d'en arrêter les progrès. Nazerzingue, soubab de Golconde, et fils de Nizam-Elmouk, premier ministre du Mogol, s'était mis en marche avec une armée de soixante mille chevaux et de cent cinquante mille hommes d'infanterie. En arrivant sur les bords du Quichena, qui n'est qu'à douze journées d'Arcate, il avait été arrêté par le débordement de ce fleuve; mais le général maratte, informé de son approche et du dessein qu'il avait de continuer sa marche après la retraite des eaux, craignit de perdre tous ses avantages à l'arrivée d'un ennemi si redoutable; et cette réflexion le disposa plus facilement à conclure avec Sabder.
La résistance des Français acheva de le déterminer. Avant cette incursion, un Maure distingué par son rang en avait donné avis au (p. 385) gouverneur de Pondichéry, son ami particulier. On ignore comment il s'était procuré ces lumières dans un si grand éloignement. Mais à la nouvelle du premier mouvement des Marattes, le gouverneur français avait pris toutes les mesures de la prudence pour se mettre à couvert. L'enceinte de la ville n'étant point encore achevée du côté de la mer, il avait fait élever une forte muraille pour fermer l'intervalle de quarante à cinquante toises qui sont entre les maisons et le rivage. Il avait rétabli les anciennes fortifications; il en avait construit de nouvelles. La place avait été fournie de vivres et de munitions de guerre. Enfin, lorsque les Marattes étaient entrés dans la province, il avait fait prendre les armes non-seulement à la garnison, mais encore à tous les habitans de la ville qui étaient en état de les porter. Les postes avaient été distribués; et ces préparatifs n'avaient pas peu contribué à attirer à lui tous les habitans des lieux voisins, qui l'avaient regardé comme leur défenseur après la bataille de Canamay.
L'événement justifia ces précautions. Après avoir pris possession d'Arcate, le vainqueur menaça d'attaquer Pondichéry avec toutes ses forces, si les Français ne se hâtaient de l'apaiser par des sommes considérables. Il leur déclara ses intentions par une lettre du 20 janvier 1741, où l'adresse et la fierté étaient également employées. N'ayant reçu, disait-il, aucune réponse à plusieurs lettres qu'il avait (p. 386) écrites au gouverneur, il était porté à le croire ingrat et du nombre de ses ennemis; ce qui le déterminait à faire marcher son armée contre la ville: les Français devaient se souvenir qu'il les avait anciennement placés dans le lieu où ils étaient, et qu'il leur avait donné la ville de Pondichéry; aussi se flattait-il encore que le gouverneur, ouvrant les yeux à la justice, lui enverrait des députés pour convenir du paiement d'une somme; et, dans cette espérance, il voulait bien suspendre les hostilités pendant quelques jours. Suivant l'usage des Marattes et de la plupart des Gentous, qui n'écrivent jamais qu'en termes obscurs, pour ne pas donner occasion de les prendre par leurs paroles, il ajoutait que le porteur de sa lettre avait ordre de s'expliquer plus nettement. En effet, cet envoyé, qui était un homme du pays, dont le gouverneur connaissait la perfidie par des lettres interceptées qu'il avait écrites à son père, demanda au nom des Marattes une somme de cinq cent mille roupies; et de plus, le paiement d'un tribut annuel, dont le général prétendait, sans aucune apparence de vérité, que les Français étaient redevables à sa nation depuis cinquante ans.
Le gouverneur crut devoir une réponse civile à cette lettre; mais il ne parla point des droits chimériques que les Marattes s'attribuaient sur Pondichéry, ni du tribut et de l'intérêt, ni des cinq cent mille roupies qu'ils demandaient avant toute espèce de traité, et qui (p. 387) seraient montées à plus de quinze millions de notre monnaie. Le silence sur des prétentions si ridicules lui parut plus conforme aux maximes des Indiens. Peu de jours après, le général insista sur ses demandes par une nouvelle lettre, qui paraît mériter, comme la seconde réponse du gouverneur français, d'obtenir place dans cette narration.
«Au gouverneur de Pondichéry, votre ami Ragodgi-Bonsolla-Sena-Saheb-Soubab: Ram Ram,
»Je suis en bonne santé, il faut me mander l'état de la vôtre.
»Jusqu'à présent je n'avais pas reçu de vos nouvelles; mais Capal-Cassi et Atmarampantoulou viennent d'arriver ici, qui m'en ont dit, et j'en ai appris d'eux.
»Il y a présentement quarante ans que notre grand roi vous a accordé la permission de vous établir à Pondichéry: cependant, quoique notre armée se soit approchée de vous, nous n'avons pas reçu une seule lettre de votre part.
»Notre grand roi, persuadé que vous méritiez son amitié, que les Français étaient des gens de parole, et qui jamais n'auraient manqué envers lui, a remis en votre pouvoir une place considérable. Vous êtes convenu de lui payer annuellement un tribut que vous n'avez jamais acquitté. Enfin, après un si long temps, l'armée des Marattes est venue dans ces cantons. (p. 388) Les Maures étaient enflés d'orgueil; nous les avons châtiés. Nous avons tiré de l'argent d'eux. Vous n'êtes pas à savoir cette nouvelle.
»Nous avons ordre de Maha-Radja, notre roi, de nous emparer des forteresses de Trichenapaly et de Gindgy, et d'y mettre garnison. Nous avons ordre aussi de prendre les tributs qui nous sont dus depuis quarante ans par les villes européennes du bord de la mer. Je suis obligé d'obéir à ces ordres. Quand nous considérons votre conduite et la manière dont le roi vous a fait la faveur de vous donner un établissement dans ses terres, je ne puis m'empêcher de vous dire que vous vous êtes fait tort en ne lui payant pas ce tribut. Nous avions des égards pour vous, et vous avez agi contre nous. Vous avez donné retraite aux Mogols dans votre ville. Avez-vous bien fait? De plus, Sander-Khan a laissé sous votre protection les casenas de Trichenapaly et de Tanjaour, des pierreries, des éléphans, des chevaux et d'autres choses dont il s'est emparé dans ces royaumes, ainsi que sa famille: cela est-il bien aussi? Si vous voulez que nous soyons amis, il faut que vous nous remettiez ces casenas, ces pierreries, ces éléphans, ces chevaux, la femme et le fils de Sander-Khan. J'enverrai de mes cavaliers, et vous leur remettrez tout. Si vous différez de le faire, nous serons obligés d'aller nous-mêmes vous y forcer, de même qu'au tribut que vous nous devez depuis quarante ans.
(p. 389) »Vous savez aussi ce qui est arrivé dans ce pays à la ville de Bassin. Mon armée est fort nombreuse. Il faut de l'argent pour ses dépenses. Si vous ne vous conformez point à ce que je vous demande, je saurai tirer de vous de quoi payer la solde de toute l'armée. Nos vaisseaux arriveront aussi dans peu de jours. Il faut donc que notre affaire soit terminée au plus tôt.
»Je compte que, pour vous conformer à ma lettre, vous m'enverrez la femme et le fils de Sander-Khan, avec ses éléphans, ses chevaux, ses pierreries et ses casenas.
»Le 15 du mois de Randiam. Je n'ai point autre chose à vous mander.»
Loin d'être effrayé de ces menaces, le gouverneur français y répondit en ces termes:
«À Ragodgi-Bonsolla, etc.
»Depuis la dernière lettre que j'ai eu l'honneur de vous écrire, j'en ai reçu une autre de vous. Vos alcoras m'ont dit qu'ils avaient employé vingt-deux jours en chemin, et qu'avant de venir ici ils avaient été à Tanralour. Pendant que vous étiez près d'Arcate, j'ai envoyé deux Français pour vous saluer de ma part; mais ils ont été arrêtés et dépouillés en chemin, ce qui ne leur a pas permis de continuer leur route. Ensuite la nouvelle s'est répandue que vous étiez retourné dans votre pays.
(p. 390) »Vous me dites que nous devons un tribut à votre roi depuis quarante ans; jamais la nation française n'a été assujettie à aucun tribut. Il m'en coûterait la tête, si le roi de France, mon maître, était informé que j'y eusse consenti. Quand les princes du pays ont donné aux Français un terrain sur les sables du bord de la mer pour y bâtir une forteresse et une ville, ils n'ont point exigé d'autres conditions que de laisser subsister les pagodes et la religion des Gentous. Quoique vos armées n'aient point paru de ce côté-ci, nous avons toujours observé de bonne foi ces conditions.
»Votre seigneurie est sans doute informée de ce que nous venons faire dans ces contrées si éloignées de notre patrie. Nos vaisseaux, après huit à neuf mois de navigation, y apportent tous les ans de l'argent pour acheter des toiles de coton dont nous avons besoin dans notre pays; ils y restent quelques mois, et s'en retournent lorsqu'ils sont chargés. Tout l'or et l'argent répandus dans ces royaumes viennent des Français; sans eux, vous n'auriez pas tiré un sou de toute la contrée, que vous avez trouvée au contraire enrichie par notre commerce. Sur quel fondement votre seigneurie peut-elle donc nous demander de l'argent? et où le prendrions-nous? Nos vaisseaux n'en apportent que ce qu'il en faut pour les charger; nous sommes même obligés souvent, après leur départ, d'en emprunter pour nos dépenses.
(p. 391) »Votre seigneurie me dit que votre roi nous a donné une place considérable; mais elle devrait savoir que, quand nous nous sommes établis à Pondichéry, ce n'était qu'un emplacement de sable qui ne rendait aucun revenu; si d'un village qu'il était alors nous en avons fait une ville, c'est par nos peines et nos travaux; c'est avec les sommes immenses que nous avons dépensées pour la bâtir et la fortifier, dans la seule vue de nous défendre contre ceux qui viendraient injustement nous attaquer.
»Vous dites que vous avez ordre de vous emparer des forteresses de Trichenapaly et de Gindgy; à la bonne heure, si cette proximité n'est pas pour vous une occasion de devenir notre ennemi. Tant que les Mogols ont été maîtres de ces contrées, ils ont toujours traité les Français avec autant d'amitié que de distinction, et nous n'avons reçu d'eux que des faveurs. C'est en vertu de cette union que nous avons recueilli la veuve du nabab Aly-Daoust-Khan, avec toute sa famille, que la frayeur a conduite ici après la bataille où la fortune a secondé votre valeur. Devions-nous leur fermer nos portes, et les laisser exposées aux injures de l'air? Des gens d'honneur ne sont pas capables de cette lâcheté. La femme de Sander-Saheb, fille d'Aly-Daoust-Khan, et sœur de Sabder-Aly-Khan, y est aussi venue avec sa mère et son frère, et les autres ont repris le chemin d'Arcate. Elle voulait passer à Trichenapaly; mais ayant appris que vous en faisiez (p. 392) le siége avec votre armée, elle est demeurée ici.
»Votre seigneurie m'écrit de remettre aux cavaliers que vous enverrez cette dame, son fils, et les richesses qu'ils ont apportées dans cette ville. Vous qui êtes rempli de bravoure et de générosité, que penseriez-vous de moi si j'étais capable de cette bassesse? La femme de Sander-Saheb est dans Pondichéry sous la protection du roi mon maître, et tout ce qu'il y a de Français aux Indes perdrait la vie plutôt que de vous la livrer. Vous me dites qu'elle a ici les trésors de Tanjaour et de Trichenapaly; je ne le crois pas, et je n'y vois aucune apparence, puisque j'ai même été obligé de lui fournir de l'argent pour vivre et pour payer ses domestiques.
»Enfin vous me menacez, si je ne me conforme pas à vos demandes, d'envoyer votre armée contre nous, et d'y venir vous-mêmes. Je me prépare de mon mieux à vous recevoir, et à mériter votre estime, en vous faisant connaître que j'ai l'honneur de commander à la plus brave de toutes les nations de la terre, et qui se défend avec le plus d'intrépidité contre une injuste attaque.
»Je mets au reste ma confiance dans le Dieu tout-puissant, devant lequel les plus formidables armées sont comme la paille légère que le vent emporte et dissipe de tous côtés; j'espère qu'il favorisera la justice de notre cause. J'avais déjà entendu parler de ce qui était arrivé à Bassin; mais cette place n'était pas défendue par des Français.»
(p. 393) Cette réponse est un modèle de noblesse et de modération. Le dernier mot est sublime.
Les précautions que cette lettre annonçait au général des Marattes n'étaient pas une fausse menace; la ville était bien fournie de munitions de guerre et de bouche, et l'on n'y comptait pas moins de quatre à cinq cents pièces d'artillerie. Le gouverneur avait fait descendre tous les équipages des vaisseaux qui se trouvaient dans la rade; il avait armé les employés de la compagnie, et tous les habitans français, dont il avait formé un corps d'infanterie qu'on exerçait tous les jours au service du canon et de la mousqueterie. Enfin il avait choisi parmi les Indiens ceux qui étaient en état de porter les armes, ce qui lui fit environ douze cents Européens, et quatre à cinq mille pions, Malabares ou mahométans. Quoique dans l'occasion il y ait peu de fond à faire sur ces troupes indiennes, la garde qu'on leur faisait monter sur les bastions et sur les courtines soulageait beaucoup la garnison.
On demeura ainsi sous les armes jusqu'au mois d'avril 1741. Le général des Marattes employa ce temps à ravager ou à subjuguer tous les pays voisins; plus occupé néanmoins à faire du butin qu'à prendre des places pour les conserver. Trichenapaly fut celle qui lui opposa le plus de résistance. C'est une ville forte pour les Indes. Elle est environnée d'un bon mur, qui est flanqué d'un grand nombre de tours, avec une fausse braie, ou double enceinte, et (p. 394) un large fossé plein d'eau. Les Marattes, après l'avoir entièrement investie, ouvrirent la tranchée le 15 décembre, et formèrent quatre attaques, qu'ils poussaient rigoureusement en sapant les murailles sous des galeries fort bien construites. Sander-Saheb commençait à s'y trouver extrêmement pressé. Bara-Saheb, son frère, qui défendait le Maduré avec quelques troupes, partit à la tête de sept ou huit mille chevaux pour se jeter dans la ville, et ce secours aurait pu forcer les barbares de lever le siége. Mais ayant appris sa marche, ils envoyèrent au-devant de lui un corps de vingt mille cavaliers et dix mille pions, qui taillèrent en pièces sa petite armée. Il périt lui-même après s'être glorieusement défendu. Son corps fut apporté au général des Marattes, qui parut touché de la perte d'un homme extrêmement bien fait, et qui s'était signalé par une rare valeur. Il l'envoya couvert de riches étoffes à Sander-Saheb son frère pour lui rendre les honneurs de la sépulture. Ce triste événement découragea les assiégés. Ils manquaient depuis long-temps d'argent, de vivres et de munitions. Sander-Saheb, réduit à l'extrémité, prit le parti de se rendre; et le vainqueur, content de sa soumission, lui laissa la vie et la liberté: mais ayant pris possession de la place le dernier jour d'avril 1741, il en abandonna le pillage à son armée.
Pendant le siége, il avait fait marcher du côté de la mer un détachement de quinze ou (p. 395) seize mille hommes, qui attaquèrent Porto-Novo, à sept lieues au sud de Pondichéry, et qui se rendirent facilement maîtres d'une ville qui n'était pas fermée. Ils y enlevèrent tout ce qui se trouvait de marchandises dans les magasins hollandais, anglais et français. Cependant, par le soin qu'on avait eu de faire transporter à Pondichéry la plus grande partie des effets de la compagnie de France, elle ne perdit que trois ou quatre mille pagodes, en toiles bleues qui étaient encore entre les mains des tisserands et des teinturiers. De Porto-Novo, les Marattes passèrent à Goudelour, établissement anglais à quatre lieues au sud de Pondichéry, qu'ils pillèrent malgré le canon du fort Saint-David. Ils vinrent camper ensuite près d'Ankhionac, à une lieue et demie de Pondichéry; mais n'ayant osé s'approcher de la ville, ils allèrent se jeter sur Condgymer et Sadras, deux établissemens des Hollandais dont ils pillèrent les magasins.
Enfin les chefs du détachement écrivirent au gouverneur français. Ils lui envoyèrent même un officier de distinction pour lui renouveler les demandes de leur général, et lui déclarer que, sur son refus, ils avaient ordre d'arrêter tous les vivres qu'on transporterait à Pondichéry, jusqu'au moment où le reste de leur armée; après la prise de Trichenapaly, qui ne pouvait tenir plus de quinze jours, viendrait attaquer régulièrement la place. Le gouverneur reçut fort civilement cet envoyé. Il (p. 396) lui fit voir l'état de la ville et de l'artillerie, la force de la citadelle qu'on pouvait faire sauter d'un moment à l'autre par les mines qu'on y avait disposées, et la quantité des vivres dont la place était munie. Il l'assura qu'il était dans la résolution de se défendre jusqu'à la dernière extrémité, et qu'il ne consentirait jamais à des demandes qu'il n'avait pas le pouvoir d'accorder. Il ajouta qu'il avait fait embarquer sur les vaisseaux qu'il avait dans la rade les marchandises et les meilleurs effets de sa nation; et que si, par une suite d'événemens fâcheux, il voyait ses ressources épuisées, il lui serait facile de monter lui-même à bord avec tout ce qui lui resterait de Français, et de retourner dans sa patrie: d'où les Marattes devaient conclure qu'il y avait peu à gagner pour eux, et beaucoup à perdre. L'officier, qui n'avait jamais vu de ville si bien munie, ne put déguiser son admiration, et se retira fort satisfait des politesses qu'il avait reçues.
Mais une circonstance légère contribua plus que toutes les fortifications de Pondichéry à terminer cette guerre. Comme c'est l'usage aux Indes de faire quelque présent aux étrangers de considération, le gouverneur offrit à l'envoyé des Marattes dix bouteilles de différentes liqueurs de Nancy. Cet officier en fit goûter au général, qui les trouva excellentes. Le général en fit boire à sa maîtresse, qui, les trouvant encore meilleures, le pressa de lui en procurer à toutes sortes de prix. Ragodgi-Bonsolla, (p. 397) fort embarrassé par les instances continuelles d'une femme qu'il aimait uniquement, ne s'adressa point directement au gouverneur, dans la crainte de se commettre ou de lui avoir obligation. Il le fit tenter par des voies détournées; et les offres de ses agens montèrent jusqu'à cent roupies pour chaque bouteille. Le gouverneur, heureusement informé de la cause de cet empressement, feignit d'ignorer d'où venaient des propositions si singulières, et témoigna froidement qu'il ne pensait point à vendre des liqueurs qui n'étaient que pour son usage. Enfin, Ragodgi-Bonsolla, ne pouvant soutenir la mauvaise humeur de sa maîtresse, les fit demander en son nom, avec promesse de reconnaître avantageusement un si grand service. On parut regretter à Pondichéry d'avoir ignoré jusqu'alors les désirs du prince des Marattes; et le gouverneur, se hâtant de lui envoyer trente bouteilles de ses plus fines liqueurs, lui fit dire qu'il était charmé d'avoir quelque chose qui pût lui plaire. Ce présent fut accepté avec une vive joie. Le gouverneur en reçut aussitôt des remercîmens, accompagnés d'un passe-port par lequel on le priait d'envoyer deux de ses officiers pour traiter d'accommodement. Cette passion que ce général avait de satisfaire sa maîtresse l'avait déjà porté à défendre toutes sortes d'insultes contre la ville et les Français.
Deux bramines, gens d'esprit, et solidement attachés à la nation française, furent députés (p. 398) sur-le-champ au camp des Marattes, avec des instructions et le pouvoir de négocier la paix. Ils y apportèrent tant d'adresse et d'habileté, que Ragodgi-Bonsolla promit de se retirer au commencement du mois de mai; et loin de rien exiger des Français, il envoya au gouverneur, avant son départ, un serpent, qui est dans les cours indiennes le témoignage le plus authentique d'une sincère amitié.
Bientôt une conduite si sage et si généreuse attira au gouverneur de Pondichéry des remercîmens et des distinctions fort honorables de la cour même du grand-mogol. Il reçut une lettre du premier ministre de ce grand empire, avec un serpent et des assurances d'une constante faveur pour la nation.
Sabder-Aly-Khan, instruit par la renommée autant que par les lettres de sa mère, des caresses et des honneurs que toute sa famille ne cessait de recevoir à Pondichéry, se crut obligé de signaler sa reconnaissance. Non-seulement il se hâta d'écrire au gouverneur pour lui marquer ce sentiment par des expressions fort nobles et fort touchantes, mais il joignît à ces lettres un paravana, c'est-à-dire un acte formel par lequel il lui cédait personnellement, et non à la compagnie, les aldées ou les terres d'Arkhionac, de Tedouvanatam, de Villanour, avec trois autres villages qui bordent au sud le territoire des Français, et qui produisent un revenu annuel de vingt-cinq mille livres. Il se (p. 399) rendit ensuite à Pondichéry, avec Sander-Saheb son beau-frère.
Sur l'avis qu'on y reçut le 2 septembre que ces deux princes y devaient arriver le soir, le gouverneur fit dresser une tente à la porte de Valdaour. Il envoya au-devant d'eux trois de ses principaux officiers, à la tête d'une compagnie des pions de sa garde, avec des danseuses et des tamtams, qui font toujours l'ornement de ces fêtes. Le nabab, étant arrivé à la tente, y fut reçu par le gouverneur même, qui s'y était rendu avec toute la pompe de sa dignité. Il entra dans la ville pour se rendre d'abord au jardin de la compagnie, où sa mère et sa sœur étaient logées. Les deux premiers jours furent donnés, suivant l'usage des Maures, aux pleurs et aux gémissemens. Dans la visite que le prince fit ensuite au gouverneur, il fut reçu avec tous les honneurs dus à son rang, c'est-à-dire au bruit du canon, entre deux haies de la garnison qui était en bataille sur la place. Après avoir passé quelques momens dans la salle d'assemblée, il souhaita d'entretenir en particulier le gouverneur, qui le fit entrer dans une chambre avec quelques seigneurs de sa suite. Sabder employa les termes les plus vifs et les plus affectueux pour exprimer sa reconnaissance, en protestant qu'il n'oublierait jamais l'important service qu'il avait reçu du gouverneur et des Français. Lorsqu'il fut rentré dans la salle commune, on lui offrit le bétel; et, suivant l'usage, à (p. 400) l'égard de ceux qu'on veut honorer singulièrement, on lui versa un peu d'eau rose sur la tête et sur ses habits. Mais, de tous les présens qui lui furent offerts, il ne voulut accepter que deux petits vases en filigrane de vermeil; et, partant fort satisfait des honneurs et des politesses qu'il avait reçus, il envoya dès le même jour au gouverneur un serpent avec le plus beau de ses éléphans.
L'année suivante, lorsque le chevalier Dumas quitta les Indes pour retourner en France, toute la reconnaissance du nabab parut s'accroître avec le chagrin de perdre son bienfaiteur et son ami. Il lui envoya pour monument d'une éternelle amitié l'habillement et l'armure de son père Daoust-Aly-Khan, présent également riche et honorable.
Enfin cette faveur fut couronnée par une autre; ce fut la dignité de nabab et de mansoupdar, qui donnait au chevalier Dumas le commandement de quatre azaris et demi, c'est-à-dire, de quatre mille cinq cents cavaliers mogols, dont il était libre de conserver deux mille pour sa garde, sans être chargé de leur entretien. Elle lui vint de la cour du Mogol, mais sans doute à la recommandation du nabab d'Arcate. Jamais aucun Européen n'avait obtenu cet honneur dans les Indes. Outre l'éclat d'une distinction sans exemple, il en revenait un extrême avantage à la compagnie française, qui allait se trouver défendue par les troupes de l'Indoustan et par les généraux (p. 401) mogols, collègues du gouverneur de Pondichéry. Mais le chevalier Dumas, qui sollicitait depuis deux ans son retour en France, était presqu'à la veille de son départ. Son zèle pour les intérêts de la compagnie lui fit sentir de quelle importance il était de faire passer son titre et ses fonctions aux gouverneurs qui devaient lui succéder. Il tourna tous ses soins vers cette entreprise, et les mêmes raisons qui lui avaient fait obtenir la première grâce, disposèrent les Mogols à lui accorder la seconde. Il en reçut le firman, qui fut expédié au nom du grand visir, généralissime des troupes de l'empire. En résignant le gouvernement de Pondichéry à son successeur dans le cours du mois d'octobre 1741, il le mit en possession du titre de nabab, et le fit reconnaître en qualité de mansoupdar par les quatre mille cinq cents cavaliers dont le commandement est attaché à cette dignité.
On sait généralement que le gouverneur Dupleix porta au plus haut degré l'honneur du nom français dans les Indes, qu'il rendit au nabab Mouzaferzingue des services encore plus essentiels que Dumas n'en avait rendu à Sabder-Aly-Khan, qu'il le rétablit dans ses états par la mort de Nazerzingue son concurrent, tué dans une bataille en 1750; que de nombreuses dépenses et de magnifiques présens furent la récompense de ce service. Dupleix reçut du Mogol le titre de nabab, et des appointemens très-considérables. Il étala dans les (p. 402) Indes un faste capable d'étonner ce peuple même, celui de l'univers à qui la pompe extérieure en impose le plus. Il est mort à Paris dans l'indigence. Il y avait rapporté l'habitude de manières royales qu'il mêlait avec adresse à l'urbanité française qu'il ne blessait pas. Mais, toujours préoccupé du luxe asiatique, il affectait de mépriser le cortége simple et peu nombreux qui accompagne ordinairement nos rois. Il ne faisait pas réflexion que tout grand appareil est difficile à mouvoir, et que ce qui peut convenir au despote immobile et invisible qui se montre une fois l'an à un peuple d'esclaves pourrait embarrasser beaucoup nos monarques, qui, dans leurs palais toujours ouverts, vivent sous les yeux de leurs sujets.
Il suffira de rappeler ici que Pondichéry, prise par les Anglais dans la dernière guerre, et rendue par le traité de paix de 1763, sort peu à peu de ses ruines, et reprend par degrés son ancien commerce, quoiqu'elle n'ait plus la même puissance.
Nous trouvons dans la relation de Dellon, que nous avons déjà citée, l'histoire d'une fourberie très-singulière et très-hardie, qui peut égayer nos lecteurs en finissant cet article.
Un Portugais, dont la fortune était fort dérangée, mais qui avait beaucoup d'esprit et de hardiesse, ayant eu l'occasion de s'assurer qu'il ressemblait parfaitement au comte de Sarjedo, (p. 403) un des plus grands seigneurs de Portugal, conçut le dessein d'une fort audacieuse entreprise. Le véritable comte de Sarjedo, qui était alors à Lisbonne, était fils d'un ancien vice-roi des Indes orientales, et qui s'y était fait aimer par la douceur de son gouvernement. Il avait laissé à Goa un fils naturel qu'il avait enrichi par ses bienfaits, et qui tenait un rang distingué parmi les Portugais des Indes.
C'était avec le fils légitime de ce vice-roi que l'aventurier avait une parfaite ressemblance. Louis de Mendoze Furtado gouvernait alors les Indes. Mais son terme étant expiré, on attendait de jour en jour à Goa qu'il lui vînt un successeur de Lisbonne; et le bruit s'était déjà répandu que don Pèdre, régent de Portugal, pensait à nommer pour cet emploi le jeune comte de Sarjedo, dont le père l'avait rempli avec tant de succès et d'approbation. L'aventurier portugais, voulant profiter de cette circonstance, partit de Lisbonne, se rendit à Londres, y prit un équipage de peu d'éclat et s'embarqua avec deux valets de chambre qui ne le connaissaient pas, sur un vaisseau de la compagnie d'Angleterre, qui avait ordre d'aborder à Madras. Il était convenu de prix avec le capitaine pour son passage et pour celui de ses gens, et le paiement avait été fait d'avance. Il avait fait provision des petites commodités qui sont nécessaires sur mer, et qui servent à gagner l'affection des matelots, telles que de l'eau-de-vie, du vin d'Espagne (p. 404) et du tabac. Pendant les premiers jours, il garda beaucoup de réserve; et l'air de gravité qu'il affecta dans ses manières et dans son langage disposa tout le monde à le croire homme de qualité. Ensuite il fit entendre aux Anglais, quoique par degrés et dans des termes ambigus, qu'il était le comte de Sarjedo. Mais, en approchant de Madras, il prit ouvertement ce nom; et, pour expliquer son déguisement, il ajouta que le prince régent de Portugal, n'ayant pu équiper une flotte assez nombreuse pour le conduire aux Indes avec la pompe et la majesté convenables à son rang, lui avait ordonné de partir incognito, parce que le terme de Mendoza était tout-à-fait expiré.
Les Anglais ajoutèrent de nouveaux honneurs à ceux qu'ils lui avaient déjà rendus, et le traitèrent avec les respects et les cérémonies qu'on observe à l'égard des vice-rois. Ils s'applaudissaient du bonheur qu'ils avaient eu de le porter aux Indes, ne doutant point que sa reconnaissance pour les services qu'ils lui avaient rendus ne le disposât, pendant le temps de son gouvernement, à rendre service à la compagnie, et particulièrement à ceux qui l'avaient obligé. Mais, pour l'exciter encore plus à les favoriser dans l'occasion, à peine fut-il descendu au rivage, que tout le monde s'empressa de lui offrir tout l'argent dont il avait besoin, et c'était justement à quoi le faux comte s'était attendu. Il en prit de toutes mains, des (p. 405) caissiers de la compagnie et de divers particuliers qui s'estimaient trop heureux et trop honorés de la préférence qu'il leur accordait, et qui se repaissaient déjà des grandes espérances dont il avait soin de les flatter. Non-seulement les Anglais lui ouvrirent leurs bourses, mais les Portugais qui étaient établis à Madras, et ceux qui demeuraient dans les lieux voisins vinrent en foule auprès de lui pour lui composer une espèce de cour, sans pouvoir déguiser leur jalousie et l'honneur que les Anglais avaient eu de le recevoir les premiers. Le comte reçut ses nouveaux sujets avec la gravité d'un véritable souverain, et leur tint un langage qui prévint jusqu'aux moindres soupçons.
Les Portugais les plus riches lui offrirent aussi de l'argent, et le supplièrent de ne pas épargner leur bourse. À peine voulaient-ils recevoir les billets qu'il avait la bonté de leur faire; d'autres lui présentèrent des diamans et des bijoux. Il ne refusait rien; mais il avait une manière de recevoir si agréable et si spirituelle, qu'il ne semblait prendre que pour obliger ceux qui lui faisaient des présens. Il se donna des gardes avec un grand nombre de domestiques, et son train répondit bientôt à la grandeur de son rang. Après s'être arrêté l'espace de quinze jours à Madras, il en partit avec un équipage magnifique et une suite nombreuse dont l'entretien lui coûtait peu, parce que, dans tous les lieux de son passage, il n'y avait personne qui ne se crût fort honoré de le (p. 406) recevoir. En passant dans les comptoirs français et hollandais, il eut soin de ne rien refuser de ce qui lui était offert, dans la crainte de les offenser, disait-il, s'il en usait moins civilement avec eux qu'avec les Anglais. Les riches marchands et les personnes de qualité, mahométans ou gentous, suivirent l'exemple des Européens. Chacun cherchait à mériter les bontés d'un nouveau vice-roi qui devait jouir sitôt du pouvoir de nuire ou d'obliger. Il tirait d'ailleurs un extrême avantage de l'estime et de l'affection qu'on avait eues pour le seigneur dont il s'attribuait le nom et la qualité. De tous les vice-rois des Indes, c'était celui qui s'était fait le plus aimer. Il parcourut ainsi toute la côte de Coromandel et celle du Malabar, sans cesser de recevoir de grosses sommes et des présens. Il avait l'adresse d'acheter aussi les pierreries et les raretés qu'il trouvait en chemin, remettant à les payer lorsqu'il serait à Goa.
Enfin il approcha de cette capitale de l'empire portugais, où le bruit de son arrivée aux Indes s'était répandu depuis long-temps. Il y était attendu avec impatience; mais il se contenta d'y envoyer un de ses principaux domestiques pour faire quelques civilités de sa part à celui qu'il honorait du nom de son frère, et qui était le fils naturel du vieux comte de Sarjedo. Ce seigneur se trouva incommodé lorsqu'il reçut la lettre du faux comte; et ne pouvant se rendre auprès de lui, il y envoya (p. 407) son fils aîné, que Dellon avait vu à Goa, et dont il parle avec éloge. Le comte lui fit un accueil fort civil, mais en gardant néanmoins toute la fierté que les Portugais observent avec leurs parens naturels. Comme il était fort bien instruit des affaires publiques et de celles de la maison de Sarjedo, il ne laissait rien échapper qui ne servît à confirmer l'opinion qu'on avait de lui. Il fit entendre sans affectation, à celui qu'il nommait son neveu, et à d'autres seigneurs portugais qui étaient venus de Goa pour lui faire leur cour, qu'avant son entrée il était indispensablement obligé d'aller jusqu'à Surate, pour traiter de quelques affaires secrètes avec les ministres du grand-mogol, qui devaient s'y rendre dans la même vue. Cet artifice lui fit éviter de passer à Goa, dont il n'approcha que de dix lieues. Cependant son cortége et sa bourse grossissaient de jour en jour, parce que la noblesse des villes portugaises qui se trouvaient près de son passage se rendaient sans cesse auprès de lui, et que de tous côtés on lui apportait des présens que la civilité ne lui permettait pas de refuser.
Il s'avança vers Daman, où Dellon était depuis quelques mois; mais ce ne fut qu'après avoir fait avertir le gouverneur du jour auquel il y devait arriver. Il avait ordonné aussi qu'on lui préparât un logement hors de la ville, par la seule raison qu'il voulait éviter les cérémonies et les remettre à son retour de (p. 408) Surate. On disposa pour le recevoir une maison que les jésuites ont à un quart de lieue de la ville. Il y alla descendre de son palanquin. Le gouverneur et toute la noblesse du pays s'y étaient rendus pour lui rendre leurs respects, et presque tous les Hollandais s'y rassemblèrent pour avoir l'honneur de le saluer. Un jésuite du collége de Daman, qui avait étudié à Coïmbre avec le véritable comte de Sarjedo, et croyait le connaître parfaitement, ne manqua point de se trouver avec le père recteur pour le recevoir dans la maison qui lui était destinée. Il le vit, il lui parla, et fut si convaincu que c'était le comte de Sarjedo, qu'il n'en conçut aucun doute. Le lendemain de son arrivée, ce fourbe se trouva un peu incommodé d'une indigestion qui lui avait causé quelques douleurs d'entrailles. Il demanda s'il n'y avait pas de médecin dans la ville. On fit appeler Dellon, qui eut à son tour l'honneur de le voir et de lui rendre ses services. Il parut satisfait de ses remèdes. Cependant Dellon observa que ses airs de grandeur étaient affectés. Il fut même surpris que ce fier vice-roi le reprît en public de quelques termes trop peu respectueux, dont il s'était servi en lui parlant, sans considérer qu'un étranger ne pouvait pas savoir toute la délicatesse de la langue portugaise; mais cette facilité à s'offenser ne l'empêcha point de marquer au médecin français beaucoup d'estime et de confiance, et de lui faire de (p. 409) magnifiques promesses qui portèrent ses amis à le féliciter de l'occasion qu'il avait trouvée d'avancer sa fortune. Le comte fut guéri en peu de jours, et ne pensa qu'à continuer son voyage. Cependant il acheta dans la ville quantité de choses précieuses sans les payer. Il reçut de l'argent de divers Portugais; mais il se dispensa d'en donner à personne, et Dellon ne reçut aucun salaire pour ses soins et ses remèdes. Il partit enfin avec sa nombreuse suite. Elle fut même grossie du fils du gouverneur de Daman, qu'il eut la bonté d'y admettre à la prière de son père. Avec ce brillant équipage, il se rendit à Surate, où son premier soin fut de convertir tout son argent en pierreries. Ensuite, laissant toute sa suite dans la ville, il en partit avec un seul homme, sous le prétexte d'une conférence qu'il devait avoir à quelques lieues avec un ministre secret du Mogol. Mais son voyage fut beaucoup plus long qu'on ne se l'imaginait, puisqu'on ne l'a pas revu depuis. Il eut l'honnêteté de faire dire, sept ou huit jours après, à tous les gens de son cortége, qu'ils pouvaient s'en retourner, parce que ses affaires ne lui permettaient pas de revenir sitôt.
FIN DU CINQUIÈME VOLUME.
ÎLES DE LA MER DES INDES.
CONTINENT DE L'INDE.
FIN DE LA TABLE.
1: Ce mélange continuel de piété et de vengeance, de brigandage et de dévotion, est un caractère trop singulier pour échapper aux lecteurs; et c'est partout dans cette histoire celui des Espagnols et des Portugais.
2: Pinto confesse que, depuis Adam, on n'avait pas vu d'armée semblable. «Il y avait, dit-il, vingt-sept rois qui, tous ensemble, menaient dix-huit cent mille hommes, dont six cent mille étaient de cheval, avec un prodigieux nombre de rhinocéros qui tiraient les chariots du bagage. Quant aux douze cent mille hommes de pied, on les tenait arrivés par mer en dix-sept mille vaisseaux.» On peut soupçonner quelque exagération dans ce récit; mais au fond rien n'est mieux prouvé, du temps immémorial, que le prodigieux nombre de combattans qui ont toujours composé les armées d'Orient. Observez que le récit de Pinto est antérieur à la conquête de la Chine par les Tartares.
3: On sent ici plus que jamais le ridicule abus de ce nom de roi donné au chef de quelques misérables pêcheurs d'une petite île des Malais, qui se trouvait trop heureux de se faire l'esclave d'un malheureux corsaire européen, dépouillé lui-même et manquant de tout.
4: Ce détail mérite d'être rapporté dans les propres termes de l'auteur. «Comme il reconnut Cayero, incontinent il se laissa cheoir sur le col de l'éléphant; et s'arrêtant sans vouloir passer outre, il dit les larmes aux yeux à ceux dont il était environné: Mes frères et bons amis, je vous proteste que ce m'est une moindre douleur de faire de moi-même ce sacrifice, que la justice du ciel permet que je fasse aujourd'hui, que de voir des hommes si ingrats et si méchans que ceux-ci. Qu'on me tue donc, ou qu'ils se retirent de là, ou bien je n'irai pas plus avant. Cela dit, il se tourna trois fois pour ne nous point voir, par le ressentiment qu'il avait contre nous. Aussi, le tout considéré, ce ne fut peut-être pas sans raison qu'il nous traita de cette sorte. Durant ce temps-là, le capitaine de la garde voyant le retardement qu'il faisait, et la cause pour laquelle il ne voulait passer outre, sans que néanmoins il pût s'imaginer pourquoi il se plaignait ainsi des Portugais, tournant fort à la hâte son éléphant vers Cayero, et le regardant d'un œil de travers: Passe promptement, lui dit-il, car de si méchans hommes que vous êtes ne méritent pas de marcher sur la terre qui porte du fruit; et je prie Dieu qu'il pardonne à celui qui a mis dans l'esprit du roi que vous lui pouviez être utiles à quelque chose. C'est pourquoi rasez vos barbes pour ne pas tromper le monde comme vous faites, et nous aurons des femmes à votre place qui nous serviront pour notre argent. Là-dessus les Bramas de la garde commençant déjà à s'irriter contre nous, nous jetèrent hors de là avec assez d'affront et de blâme. Aussi, pour ne point mentir, jamais rien ne me fut si sensible que cela pour l'honneur de mes compatriotes.»
5: On doit prévenir le lecteur qu'il est fort difficile de rapporter à la géographie connue plusieurs pays cités dans cette ancienne relation, et dont les noms ont été sans doute défigurés par le temps ou par la diversité des langues.
6: Vingt-sept royaumes, dans le style des voyageurs que nous transcrivons, ne signifient que vingt-sept provinces, sans quoi il faudrait compter presque autant de royaumes en Asie qu'il y a de villes en Europe.
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