The Project Gutenberg EBook of Le morne au diable, by Eugène Sue

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Title: Le morne au diable

Author: Eugène Sue

Release Date: December 29, 2011 [EBook #38435]
[Last updated: May 15, 2012]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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LE
MORNE-AU-DIABLE
(Complète)

TABLE DU TOME PREMIER
TABLE DU TOME SECOND

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IMPRIMERIE DE GUSTAVE GRATIOT, RUE DE LA MONNAIE, 11.

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LE
MORNE-AU-DIABLE

PAR

EUGÈNE SÜE



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TOME PREMIER

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PARIS
PAULIN, ÉDITEUR
RUE RICHELIEU, 60
——
1846


 

LE
MORNE-AU-DIABLE

PREMIÈRE PARTIE.

CHAPITRE PREMIER.

LE PASSAGER.

Vers la fin de mai 1690, le trois-mâts la Licorne partit de La Rochelle pour la Martinique.

Le capitaine Daniel commandait ce navire armé d’une douzaine de pièces de moyenne artillerie; précaution défensive nécessaire, nous étions alors en guerre avec l’Angleterre, et les pirates espagnols venaient souvent croiser au vent des Antilles, malgré les fréquentes poursuites de nos flibustiers.

Parmi les passagers de la Licorne, très peu nombreux d’ailleurs, on remarquait le révérend père Griffon, de l’ordre des frères Prêcheurs. Il retournait à la Martinique desservir la paroisse du Macouba, dont il occupait la cure depuis quelques années, à la grande satisfaction des habitants et des esclaves de ce quartier.

La vie tout exceptionnelle des colonies, alors presque continuellement en état d’hostilité ouverte contre les Anglais, les Espagnols ou les Caraïbes, mettait les prêtres des Antilles dans une position particulière. Ils devaient non seulement prêcher, confesser, communier leurs ouailles, mais aussi les aider à se défendre lors des fréquentes descentes de leurs ennemis de toutes nations et de toutes couleurs.

La maison curiale était, comme les autres habitations, également isolée et exposée à des surprises meurtrières; plus d’une fois le père Griffon, aidé de ses deux nègres, bien retranché derrière une grosse porte d’acajou crénelée, avait repoussé les assaillants par un feu vif et nourri.

Autrefois professeur de géométrie et de mathématiques, possédant d’assez grandes connaissances théoriques en architecture militaire, le père Griffon avait donné d’excellents avis aux gouverneurs successifs de la Martinique sur la construction de quelques ouvrages de défense.

Ce religieux savait en outre à merveille la coupe des pierres et des charpentes; instruit en agriculture, excellent jardinier, d’un esprit inventif, plein de ressources, d’une rare énergie, d’un courage déterminé, c’était un homme précieux pour la colonie et surtout pour le quartier qu’il habitait.

La parole évangélique n’avait peut-être pas dans sa bouche toute l’onction désirable; sa voix était dure, ses exhortations rudes; mais le sens moral en était excellent, et la charité n’y perdait rien.

Il disait la messe assez vite et fort à la flibustière. On le lui pardonnait en songeant que l’office avait souvent été interrompu par une descente d’Anglais hérétiques ou de Caraïbes idolâtres, et qu’alors le père Griffon, sautant de la chaire où il prêchait la paix et la concorde, s’était un des premiers mis à la tête de son troupeau pour le défendre.

Quant aux blessés et aux prisonniers, une fois l’engagement terminé, le digne prêtre améliorait leur position autant qu’il le pouvait, et pansait avec toute sorte de soins les blessures qu’il avait faites.

Nous n’entreprendrons pas de prouver que la conduite du père Griffon fût de tout point canonique, ni de résoudre cette question si souvent controversée:—Dans quelles occasions les clercs peuvent-ils aller à la guerre?—Nous n’invoquerons à ce sujet ni l’autorité de saint Grégoire ni celle de Léon IV; nous dirons simplement que ce digne prêtre faisait le bien et repoussait le mal de toutes ses forces.

D’un caractère loyal et généreux, ouvert et gai, le père Griffon était malicieusement hostile et moqueur envers les femmes. C’était de sa part de continuelles plaisanteries de séminaire sur les filles d’Ève, sur ces tentatrices, sur ces diaboliques alliées du serpent.

Nous dirons à la louange du père Griffon qu’il y avait dans ses railleries, d’ailleurs sans aucun fiel, un peu de rancune et de dépit; il plaisantait joyeusement sur un bonheur qu’il regrettait de ne pouvoir même désirer; car, malgré la licence extrême des habitudes créoles, la pureté des mœurs du père Griffon ne se démentit jamais.

On aurait peut-être pu lui reprocher d’aimer un peu la bonne chère; non qu’il en abusât (il se bornait à jouir des biens que Dieu nous donne), mais il aimait singulièrement à s’entretenir de recettes merveilleuses pour cuire le gibier, assaisonner le poisson, ou conserver dans le sucre les fruits parfumés des tropiques; quelquefois même l’expression de sa sensualité devenait contagieuse, lorsqu’il racontait certains repas à la boucanière faits au milieu des forêts ou sur les côtes de l’île. Le père Griffon possédait entre autres le secret d’un boucan de tortue dont le récit pittoresque suffisait pour éveiller une faim dévorante chez ses auditeurs. Malgré son formidable et fréquent appétit, le père Griffon observait scrupuleusement ses jeûnes, qu’une bulle du pape rendait d’ailleurs beaucoup moins rigoureux aux Antilles et aux Indes qu’en Europe. Il est inutile de dire que le digne prêtre aurait abandonné le repas le plus exquis pour remplir ses devoirs religieux envers un pauvre esclave; que personne n’était plus que lui pitoyable, aumônier et sagement ménager, regardant le peu qu’il possédait comme le bien des malheureux.

Jamais ses consolations, ses secours ne manquaient à ceux qui souffraient; une fois sa tâche chrétienne accomplie, il travaillait gaiement et vigoureusement à son jardin, arrosait ses plantes, sarclait ses allées, émondait ses arbres; et le soir venu, il aimait à se reposer de ces salutaires et rustiques labeurs en jouissant avec une intelligente friandise des richesses gastronomiques du pays.

Ses ouailles ne laissaient jamais vides son cellier ou son garde-manger. Le plus beau fruit, la plus belle pièce de la chasse ou de la pêche lui étaient toujours fidèlement envoyés; il était aimé, il était béni; on le prenait pour arbitre dans toutes les discussions, et son jugement décidait en dernier ressort de toutes les questions.

L’extérieur du père Griffon répondait parfaitement à l’idée qu’on pourrait peut-être se faire de lui, d’après ce que nous venons de dire de son caractère.

C’était un homme de cinquante ans au plus, robuste, actif, quoiqu’un peu replet; sa longue robe de laine blanche à camail noir dessinait ses larges épaules, une calotte de feutre couvrait son front chauve. Son visage coloré, son triple menton, ses lèvres épaisses et vermeilles, son nez long et fortement aplati à son extrémité, ses petits yeux vifs et gris lui donnaient une certaine ressemblance avec Rabelais; mais ce qui caractérisait surtout la physionomie du père Griffon, c’était une rare expression de franchise, de bonté, de hardiesse et d’innocente raillerie.

Au moment où commence ce récit, le frère Prêcheur, debout à l’arrière du bâtiment, causait avec le capitaine Daniel.

A la facilité avec laquelle il conservait sa perpendiculaire malgré le violent roulis du navire, on voyait que le père Griffon avait depuis longtemps le pied marin.

Le capitaine Daniel était un vieux loup de mer; une fois au large il abandonnait la direction de son navire à ses seconds ou à son pilote et s’enivrait régulièrement tous les soirs. Faisant très fréquemment le voyage de la Martinique à La Rochelle, il avait déjà ramené d’Amérique le père Griffon. Aussi ce dernier, habitué à l’ébriété du digne capitaine, surveillait assez attentivement la manœuvre; car, sans posséder la science nautique du père Fournier et autres de ses confrères religieux, il avait assez de connaissances théoriques et pratiques en marine.

Plusieurs fois le religieux avait fait la traversée de la Martinique à Saint-Domingue, et à la Côte ferme à bord des bâtiments flibustiers qui prélevaient toujours une sorte de dîme sur leurs prises en faveur des églises des Antilles.

La nuit approchait; le père Griffon aspirait avec plaisir l’odeur du souper que l’on préparait à l’avant; le domestique du capitaine vint prévenir les passagers que le repas était prêt; deux ou trois d’entre eux qui avaient résisté au mal de mer entrèrent dans la dunette.

Le père Griffon dit le Benedicite. On venait à peine de s’asseoir à table, lorsque la porte de la cabine s’ouvrit brusquement, et l’on entendit ces mots prononcés avec l’accent gascon le plus renforcé:

—Il y aura bien, je l’espère, illustre capitaine, une toute petite place pour le chevalier de Croustillac?

Tous les convives firent un mouvement de surprise et puis cherchèrent à lire sur la figure du capitaine l’explication de cette singulière apparition.

Le capitaine restait béant, regardant son nouvel hôte d’un air presque effrayé.

—Ah ça! qui êtes-vous? Je ne vous connais pas. D’où diable sortez-vous donc, monsieur? s’écria-t-il enfin.

—Si je sortais de chez le diable, ce bon père... et le Gascon baisa la main du père Griffon, ce bon père m’y renverrait bien vite, en me disant: Vade retro Satanas...

—Mais d’où venez-vous, monsieur? s’écria le capitaine stupéfait de l’air confiant et souriant de cet hôte inattendu. On n’arrive pas ainsi à bord... Vous n’êtes pas sur mon rôle d’équipage... vous n’êtes pas tombé du ciel, peut-être?

—Tout à l’heure c’était de l’enfer, maintenant c’est du ciel que je viens. Mordioux! je ne prétends pas à une origine si divine ou si infernale, illustre capitaine... Je...

—Il ne s’agit pas de cela, répondez-moi, s’écria le capitaine! Comment êtes-vous ici?

Le chevalier prit un air majestueux:

—Je serais indigne d’appartenir à la noble maison de Croustillac, une des plus anciennes de la Guyenne, si je mettais la moindre hésitation à satisfaire à la légitime curiosité de l’illustre capitaine.

—Enfin, c’est bien heureux! s’écria ce dernier.

—Ne dites pas que cela est bien heureux, capitaine, dites que cela est juste. Je tombe à votre bord comme une bombe, vous vous étonnez... rien de plus naturel... Vous me demandez comment je suis embarqué; c’est votre droit; je vous l’explique, c’est mon devoir... Complétement satisfait de mes explications, vous me tendez la main en me disant: C’est très bien, chevalier, mettez-vous à table avec nous; je vous réponds: Capitaine, ça n’est pas de refus, car je meurs d’inanition; bénie soit votre offre bienfaisante! Ce disant, je me glisse entre ces deux estimables gentilshommes; je me fais petit, petit, pour ne pas les gêner; au contraire, car le roulis est si violent que je les cale...

En parlant ainsi, le chevalier avait exécuté ses paroles à la lettre; profitant de l’étonnement général, il s’était placé entre deux convives, et se trouva bientôt muni du verre de l’un, du couvert de l’autre, de l’assiette d’un troisième, un profond ébahissement rendant ses voisins étrangers aux choses d’ici-bas.

Tout ceci fut exécuté avec tant de prestesse, de dextérité, de confiance, de hardiesse, que les convives de l’illustre capitaine de la Licorne, et l’illustre capitaine lui-même, ne songèrent qu’à jeter un regard de plus en plus curieux et étonné sur le chevalier de Croustillac.

Cet aventurier portait fièrement un vieux justaucorps de ratine autrefois verte, mais alors d’un bleu-jaunâtre; ses chausses, éraillées, étaient de la même nuance; ses bas, jadis écarlates, mais alors d’un rose fané, semblaient en quelques endroits brodés de fil blanc; un feutre gris complétement râpé; un vieux baudrier garni de larges passements de faux or couleur de cuivre rougi, supportait une longue épée sur laquelle le chevalier s’était appuyé en entrant d’un air de capitan. M. de Croustillac était un homme de haute taille et d’une maigreur excessive; il paraissait âgé de trente-six à quarante ans; ses cheveux, sa moustache et ses sourcils étaient d’un noir de jais; sa figure osseuse, brune et hâlée; il avait un long nez, de petits yeux fauves d’une vivacité extraordinaire, et la bouche énorme; sa physionomie révélait à la fois une assurance imperturbable et une vanité outrée.

M. de Croustillac avait en lui une de ces croyances fabuleuses qu’on ne trouve guère que chez les Méridionaux; il s’aveuglait tellement sur son mérite et sur ses grâces naturelles, qu’il ne croyait pas de femmes capables de lui résister; la liste de ses prétendues bonnes fortunes de tous genres eût été interminable. Si les mensonges les plus foudroyants ne lui coûtaient guère, on ne pouvait lui refuser un véritable courage et une certaine noblesse de caractère. Cette valeur naturelle, jointe à son aveugle confiance en lui, le précipitaient quelquefois au milieu des positions les plus inextricables, au milieu desquelles il donnait toujours tête baissée, et dont il ne sortait jamais sans horions; car s’il était aventureux et hâbleur comme un Gascon, il était opiniâtre et têtu comme un Breton.

Jusqu’alors sa vie avait été à peu près celle de tous ses confrères en Bohême. Cadet d’une pauvre famille de Gascogne, d’une noblesse douteuse, il était venu chercher fortune à Paris; tour à tour bas-officier d’une compagnie d’enfants perdus, prévôt d’académie, baigneur étuviste, maquignon, colporteur de nouvelles satiriques et de gazettes de Hollande, il s’était plus d’une fois donné pour protestant, feignant de se convertir à la foi catholique afin de toucher les cinquante écus que M. Pélisson payait à chaque néophyte sur la caisse des conversions. Cette fourberie découverte, le chevalier fut condamné au fouet et à la prison. Il subit le fouet, échappa à la prison, se déguisa au moyen d’un énorme emplâtre sur l’œil, ceignit une formidable épée dont il battit le pavé, et embrassa la profession d’enjôleur de provinciaux au profit de quelques maisons brelandières, dans lesquelles il conduisait ces innocents agneaux, qui n’en sortaient jamais que tondus à vif. On doit dire à la louange du chevalier qu’il restait toujours étranger à ces friponneries, et, comme il le disait lui-même, s’il tendait l’hameçon, il ne mangeait pas le poisson.

Les édits sur les duels étaient alors très sévères. Un jour le chevalier rencontra sur son passage un spadassin très connu, nommé Fontenay-Coup-d’Épée. Ce dernier coudoie violemment notre aventurier en lui disant: «Gare... je suis Fontenay-Coup-d’Épée.—Et moi, Croustillac-Coup-de-Canon», dit le Gascon, en mettant sa rapière au vent. Fontenay fut tué, et Croustillac obligé de fuir pour échapper aux recherches.

Le chevalier avait souvent entendu parler des incroyables fortunes qui se réalisaient aux îles: il partit pour La Rochelle, espérant de s’y embarquer pour l’Amérique. Il voyagea tantôt à pied, tantôt sur des chevaux de retour, tantôt en charrette. Une fois arrivé, Croustillac devait, non seulement payer son passage à bord d’un bâtiment, mais encore obtenir de l’intendant de marine la permission de s’embarquer pour les Antilles.

Ces deux choses étaient aussi difficiles l’une que l’autre; les migrations des protestants, auxquelles Louis XIV voulait s’opposer, rendaient la police des ports extrêmement sévère, et le voyage de la Martinique ne coûtait pas moins de huit à neuf cents livres. Or, de sa vie l’aventurier n’avait possédé la moitié de cette somme.

Arrivant à La Rochelle avec dix écus dans sa poche, vêtu d’un sarrau, et portant au bout du fourreau de son épée, son justaucorps et ses chausses soigneusement empaquetés, le chevalier alla se loger, en fin compagnon, dans une pauvre taverne ordinairement fréquentée par les matelots. Là, il s’enquit d’un bâtiment en partance, et il apprit que la Licorne devait mettre à la voile sous peu de jours.

Deux maîtres de ce bâtiment hantaient la taverne que le chevalier avait choisie comme centre de ses opérations. Il serait trop long de raconter par quels prodiges d’astuce et d’adresse, par quels impudents et fabuleux mensonges, par quelles folles promesses Croustillac parvint à intéresser à son sort le maître tonnelier, chargé de l’arrimage des tonneaux d’eau douce dans la cale; qu’il suffise de savoir que cet homme consentit à cacher Croustillac dans un tonneau vide et à l’amener ainsi à bord de la Licorne.

Selon l’usage, les délégués de l’intendant et les greffiers de l’amirauté visitèrent scrupuleusement le navire au moment de son départ, pour s’assurer que personne ne s’y était embarqué en fraude.

Le chevalier se tint coi au fond de sa barrique, rangé parmi les futailles de la cale et il échappa ainsi aux recherches minutieuses des gens du roi. Son cœur bondit d’aise lorsqu’il sentit le navire se mettre en marche; il attendit quelques heures avant que d’oser se montrer, sachant bien qu’une fois en haute mer le capitaine de la Licorne ne reviendrait pas au port pour y ramener un passager de contrebande.

Il avait été convenu entre le maître tonnelier et le chevalier que ce dernier n’expliquerait jamais par quel moyen il était parvenu à s’introduire à bord.

Un homme moins impudent que notre aventurier se serait timidement tenu à l’écart parmi les matelots, attendant avec assez d’inquiétude le moment où le capitaine Daniel découvrirait cet embarquement frauduleux. Croustillac, au contraire, alla hardiment au but; préférant la table du capitaine à la gamelle des marins, il ne mit pas un moment en doute qu’il dût s’asseoir à cette table, sinon de droit, du moins de fait.

On le voit, son audace l’avait servi.

Tel était l’hôte improvisé sur lequel les convives de la Licorne jetaient des regards curieux.

CHAPITRE II.

LA BARBE-BLEUE.

—Allez-vous enfin, monsieur, m’expliquer comment vous vous trouvez ici? s’écria le capitaine de la Licorne, trop impatient de savoir le secret du Gascon pour le faire sortir de table.

Le chevalier de Croustillac se versa un grand verre de vin, se leva et dit à haute voix:

—Je proposerai d’abord à l’illustre compagnie de porter une santé qui nous est chère à tous, celle de notre glorieux monarque, celle de Louis le Grand, le plus adorable des princes.

Dans ces temps de despotisme inquiet, il eût été impolitique, dangereux même pour le capitaine, d’accueillir froidement la proposition du chevalier.

Maître Daniel, et à son exemple les passagers, répondirent donc à son appel. Tous répétèrent en chœur:

—A la santé du roi! à la santé de Louis le Grand!

Un seul convive resta silencieux. C’était le voisin du chevalier. Croustillac le regarda en fronçant le sourcil.

—Mordioux! monsieur, n’êtes-vous donc pas des nôtres, lui dit-il; seriez-vous l’ennemi de notre monarque bien-aimé?

—Point du tout, point du tout, monsieur; j’aime et je vénère ce grand monarque. Mais comment boirais-je? vous avez pris mon verre, répondit timidement le passager.

—Comment! mordioux! c’est pour un si frivole motif que vous vous exposez à passer pour un mauvais Français? s’écria le chevalier en haussant les épaules. Est-ce que nous manquons de verres ici? Laquais... laquais... allons donc, un verre à monsieur! Mon cher ami... à la bonne heure! maintenant debout et redisons tous: A la santé du roi... de notre grand roi!

Le toast porté, on se rassit.

Le chevalier profita de ce mouvement pour faire donner une assiette et un couvert à son voisin. Puis, découvrant un potage placé devant lui, il dit effrontément au père Griffon:

—Mon révérend, vous offrirai-je de ce potage aux pigeonneaux?

—Mais, corbleu! monsieur, s’écria le capitaine, outré des libertés du chevalier, vous vous mettez bien à votre aise.

Celui-ci interrompit maître Daniel et lui dit d’un air grave:

—Capitaine, je sais rendre à chacun ce qui lui est dû: le clergé est le premier ordre de l’État; je me conduis donc en chrétien en servant d’abord le révérend père que voici; je ferai plus, je saisirai cette occasion de rendre hommage, dans sa respectable et sainte personne, aux vertus évangéliques qui distinguent et distingueront toujours notre Eglise.

En disant ces mots, le chevalier servit le père Griffon.

De ce moment il devenait assez difficile au capitaine d’expulser l’aventurier de sa table; il n’avait pu refuser le toast du chevalier, ni l’empêcher de faire les honneurs des mets qui se trouvaient à sa portée. Pourtant il continua son interrogatoire:

—Allons, monsieur, vous êtes bon gentilhomme, soit! vous êtes bon chrétien, vous aimez le roi comme nous l’aimons tous, cela est très bien. Maintenant, dites-moi comment diable il se fait que vous soyez ici à manger mon souper?

—Mon père, s’écria le chevalier, je vous prends à témoin, ainsi que l’honorable compagnie...

—A témoin de quoi, mon fils? dit le père Griffon.

—A témoin de ce que vient de dire le capitaine.

—Comment! Qu’ai-je dit! s’écria maître Daniel.

—Capitaine! vous avez dit, vous avez reconnu, proclamé à la face de la société que j’étais bon gentilhomme!...

—Je l’ai dit, sans doute, mais...

—Que j’étais bon chrétien!

—Oui, mais...

—Que j’aimais le roi!

—Oui, parce que...

—Eh bien! reprit le chevalier, j’en prends de nouveau à témoin l’illustre compagnie... quand on est bon chrétien, quand on est bon gentilhomme, quand on aime bien son roi, que peut-on vous demander de plus? Mon révérend, vous servirai-je de ce hochepot?

—J’en accepterai, mon fils, car mon mal de mer, à moi, c’est l’appétit; une fois embarqué, ma faim redouble.

—Je suis ravi, mon père, de cette conformité d’organisation, car je ne me sens pas d’autre indisposition qu’une faim dévorante...

—Eh bien! mon fils, puisque notre bon capitaine vous met à même de satisfaire cette faim, je vous dirai, pour me servir de vos propres paroles, que c’est justement parce que vous êtes bon gentilhomme, bon chrétien et affectionné à notre bien-aimé souverain, que vous devez aller au-devant de la question que vous fait maître Daniel au sujet de votre séjour extraordinaire à bord de son bâtiment.

—Malheureusement voilà ce qui m’est impossible, mon père.

—Comment, impossible? s’écria le capitaine courroucé.

Le chevalier prit un air de componction solennelle, et répondit en montrant le père Griffon:

—Le révérend père peut seul entendre ma confession et mes aveux: ce secret n’est pas seulement le mien; ce secret est grave, bien grave, ajouta-t-il en levant les yeux au ciel avec contrition.

—Et moi!... je pourrais vous forcer à parler, s’écria le capitaine, quand je devrais vous faire attacher un boulet à chaque pied et vous mettre à cheval sur une barre de cabestan jusqu’à ce que vous disiez la vérité.

—Capitaine, reprit le chevalier avec un calme imperturbable, je n’ai jamais souffert une menace, un clin d’œil... une moue... un signe... un zest... un rien qui me parût insultant... mais vous êtes roi à votre bord, par cela même je suis dans votre royaume... et je me reconnais pour votre sujet... vous m’avez admis à votre table (je continuerai à être toujours digne de cette faveur); pourtant ce n’est pas une raison pour m’infliger arbitrairement les plus mauvais traitements; néanmoins, je saurai m’y résigner, les supporter, à moins que ce bon père, l’appui du faible contre le fort, ne daigne intercéder auprès de vous en ma faveur, répondit humblement le chevalier.

La position du capitaine devenait embarrassante, car le père Griffon ne put s’empêcher de dire quelques mots en faveur de l’aventurier qui se mettait si brusquement sous sa protection, et qui promettait de révéler sous le sceau de la confession le secret de son séjour à bord de la Licorne.

La colère du capitaine se calma un peu; le chevalier, d’abord flatteur, insinuant, devint jovial, plaisant, bouffon: il fit, pour amuser les convives, toutes sortes de tours d’adresse; il mit des couteaux en équilibre sur le bout de son nez, il construisit des pyramides de verres et de bouteilles avec une habileté surprenante, il chanta de nouveaux noëls, il imita le cri de différents animaux.

Enfin, Croustillac sut tellement divertir le capitaine de la Licorne, assez peu difficile d’ailleurs sur le choix de ses amusements, qu’à la fin du souper il dit au Gascon en lui frappant sur l’épaule:

—Allons, chevalier, après tout, vous voici à mon bord; il n’y a pas moyen de faire que vous n’y soyez pas; vous êtes un gai compagnon, il y aura toujours pour vous un couvert à ma table, et on trouvera bien à vous accrocher un hamac dans quelque coin du faux-pont.

Le chevalier se confondit en remercîments et en protestation de reconnaissance, se rendit au gîte qu’on lui avait assigné, et s’endormit bientôt d’un profond sommeil, parfaitement rassuré sur sa condition pendant la traversée, quoiqu’un peu humilié d’avoir été obligé de souffrir les menaces du capitaine et d’être descendu jusqu’aux complaisances pour s’assurer de la bienveillance de maître Daniel, qu’il traita mentalement de bête brute et d’ours marin.

Le chevalier voyait dans les colonies un véritable Eldorado. Il avait tellement entendu vanter la magnifique hospitalité des colons, trop heureux, disait-on, de retenir des mois entiers les Européens qui venaient les voir, qu’il avait fait ce raisonnement statistique fort simple:

«Il y a environ cinquante ou soixante riches habitations à la Martinique et à la Guadeloupe; leurs propriétaires, qui s’ennuient comme des morts, sont ravis de pouvoir garder auprès d’eux des gens d’esprit, de joyeuse humeur et de ressources; je suis essentiellement de ces gens-là; je n’aurai donc qu’à paraître pour être choyé, fêté, adoré; en admettant que j’accorde six mois à chaque habitation l’une dans l’autre, elles sont au nombre de soixante environ, cela me fait donc une moyenne de vingt-cinq à trente ans de joyeuse et excellente vie parfaitement assurée, et encore je ne parle que de la chance la moins favorable. Je suis dans la pleine maturité de mes agréments; je suis aimable, je suis spirituel, j’ai toutes sortes de talents de société; comment croire que les opulentes héritières des colonies seront assez aveugles, assez stupides pour ne pas profiter de mon occasion, et s’assurer ainsi du plus charmant mari que jeune fille ou veuve agaçante ait jamais rêvé dans ses nuits d’insomnie?»

Telles étaient les espérances du chevalier; on verra si elles furent déçues. . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain matin, Croustillac tint sa promesse et se confessa au père Griffon.

Quoique assez véridiques, ses aveux n’apprirent rien de bien nouveau au révérend sur la position de son pénitent, qu’il avait à peu près devinée; tel fut à peu près le résumé de la confession du chevalier:

Il avait dissipé son patrimoine et tué un homme en duel; poursuivi par les lois, se trouvant sans ressources, il avait pris le parti désespéré d’aller chercher fortune aux îles; ne possédant pas de quoi payer son passage, il avait eu recours à la compassion du tonnelier qui l’avait introduit et caché à bord dans une barrique vide.

Cette apparente sincérité rendit le père Griffon assez favorable à l’aventurier; mais il ne lui dissimula pas que l’espoir de trouver la fortune aux colonies était un leurre; il faut y arriver avec des capitaux assez considérables pour y former le plus mince établissement; le climat était meurtrier, les habitants se défiaient généralement des étrangers, et les traditions de généreuse hospitalité laissées par les premiers colons étaient complétement oubliées, autant par l’égoïsme des habitants que par la gêne où ils se trouvaient par suite de la guerre avec l’Angleterre qui portait une grave atteinte à leurs intérêts.

En un mot, le père Griffon conseillait au chevalier d’accepter l’offre du capitaine, qui lui avait proposé de le ramener à La Rochelle après avoir touché à la Martinique.

Selon le religieux, Croustillac devait trouver en France mille ressources qu’il ne pouvait espérer de rencontrer dans ce pays à demi-barbare, la condition des Européens étant telle aux colonies que jamais, par égard pour leur dignité de blancs, ils n’occupaient d’emplois trop subalternes.

Le père Griffon ignorait que son pénitent avait tellement exploité les ressources de la France, qu’il s’était vu forcé de s’expatrier. Dans certaines circonstances, personne n’était d’ailleurs plus facile à abuser que le bon religieux; sa pitié pour le malheur nuisait à sa pénétration habituelle.

La vie passée du chevalier de Croustillac ne lui paraissait pas d’une blancheur immaculée; mais cet homme était si insouciant de sa détresse, si indifférent de l’avenir qui le menaçait, que le père Griffon finit par prendre à cet aventurier plus d’intérêt peut-être qu’il n’en méritait et qu’il lui proposa de l’héberger dans sa maison curiale de Macouba, tant que la Licorne resterait à la Martinique; offre que Croustillac se garda bien de refuser.

Le temps se passait: maître Daniel ne cessait d’admirer les talents prodigieux du chevalier, chez lequel il découvrait chaque jour de nouveaux trésors de prestidigitation.

Croustillac avait fini par mettre dans sa bouche des bouts de bougie allumée, et par avaler des fourchettes. Ce dernier trait avait porté l’engouement du capitaine jusqu’à l’enthousiasme; il avait formellement offert au Gascon une place à vie à son bord, pourvu qu’il lui promît de charmer toujours aussi agréablement les loisirs de la navigation de la Licorne.

Nous dirons enfin, pour expliquer les succès de Croustillac, qu’à la mer les heures semblent bien longues, que les moindres distractions sont précieuses, et que l’on est alors bien aise d’avoir toujours à ses ordres une espèce de bouffon d’une bonne humeur imperturbable.

Quant au chevalier, il cachait sous ce masque riant et insoucieux une triste préoccupation; le terme de la traversée s’approchait; le langage du père Griffon avait été trop sensé, trop sincère, trop juste pour ne pas vivement impressionner notre aventurier, qui avait compté mener joyeuse vie aux dépens des colons. La froideur que lui témoignèrent plusieurs habitants qui, se trouvant au nombre des passagers, retournaient à la Martinique, acheva de ruiner ses espérances. Malgré les talents qu’il développait et dont ils s’amusaient, nul de ces colons ne fit la plus légère avance au chevalier, quoiqu’il répétât sans cesse qu’il serait ravi de faire dans l’intérieur de l’île une longue exploration.

Le terme du voyage arrivait, les dernières illusions de Croustillac étaient détruites; il se voyait réduit à la déplorable alternative de naviguer à tout jamais avec le capitaine Daniel, ou de revenir en France affronter les rigueurs des gens du roi.

Le hasard vint tout à coup offrir à l’esprit du chevalier le plus éblouissant mirage et éveiller en lui les plus folles espérances.

La Licorne n’était plus qu’à deux cents lieues environ de la Martinique, lorsqu’elle rencontra un bâtiment de commerce français venant de cette île et faisant voile pour la France.

Ce bâtiment mit en panne et envoya un canot à bord de la Licorne pour avoir des nouvelles d’Europe; aux colonies tout allait assez bien depuis quelques semaines; on n’avait pas vu un seul bâtiment de guerre anglais. Quelques autres communications échangées, les deux navires se séparèrent.

—Pour un bâtiment d’une telle valeur (les passagers avaient évalué son chargement à 400,000 francs environ), il n’est guère bien armé, dit le chevalier, ce serait une bonne capture pour les Anglais.

—Ah! bah! reprit un passager d’un air d’envie, la Barbe-Bleue peut bien perdre ce bâtiment-là.

—Pardieu! oui; il lui resterait assez d’argent pour en acheter et en armer d’autres.

—Une vingtaine même si elle le voulait, dit le capitaine Daniel.

—Oh! vingt.... c’est beaucoup, reprit un passager.

—Ma foi, sans compter sa magnifique plantation de l’Anse-aux-Sables, et sa mystérieuse maison du Morne-au-Diable, reprit un autre; ne dit-on pas qu’elle a pour cinq ou six millions d’or et de pierreries...... enfouis dans quelque cachette.

—Ah! voilà... enfouis on ne sait où, reprit le capitaine Daniel, mais pour sûr elle les a, car, moi, je tiens du vieux père l’Ouvre-l’œil, qui avait été une fois voir le premier mari de la Barbe-Bleue, au Morne-au-Diable, lequel mari était, disait-on, jeune et beau comme un ange, je tiens de l’Ouvre-l’œil que la Barbe-Bleue, ce jour-là, s’amusait à mesurer dans un couï[1] des diamants, des perles fines et des émeraudes; or, toutes ces richesses sont encore en sa possession, sans compter qu’on dit que son troisième et dernier mari était puissamment riche, et que toute sa fortune était en poudre d’or.

—Les uns la disent si avare qu’elle ne dépense pas pour elle et les siens 10,000 fr. par année... reprit un passager.

—Quant à cela, ça n’est pas sûr, reprit maître Daniel, personne ne peut savoir comment elle vit, puisqu’elle est étrangère à la colonie, et qu’il n’y a pas quatre personnes qui aient mis le pied au Morne-au-Diable.

—Certes, et l’on fait bien: ce n’est pas moi qui aurais la curiosité d’y aller, dit un autre; le Morne-au-Diable ne jouit pas pour cela d’une assez bonne renommée... On dit qu’il s’y passe des choses... des choses...

—Ce qui est certain, c’est que le tonnerre y est tombé trois fois...

—Cela ne m’étonnerait pas; l’on entend, dit-on, des bruits étranges autour de cette habitation.

—On dit qu’elle est bâtie en manière de forteresse inaccessible au milieu des rochers de la Cabesterre...

—Cela se conçoit, si la Barbe-Bleue a tant de trésors à garder...

Croustillac écoutait cette conversation avec une excessive curiosité. Ces trésors, ces diamants miroitaient singulièrement à son imagination.

—Mais de qui donc parlez-vous ainsi, mes gentilshommes? demanda-t-il enfin.

—Nous parlons de la Barbe-Bleue!

—Qu’est-ce que la Barbe-Bleue?

—La Barbe-Bleue? Eh bien! c’est la Barbe-Bleue...

—Mais, enfin, est-ce un homme ou une femme? dit le chevalier.

—La Barbe-Bleue?

—Oui, oui, dit impatiemment Croustillac.

—Eh! mon Dieu! c’est une femme!

—Comment! une femme? Et pourquoi l’appelle-ton la Barbe-Bleue?

—Pourquoi? Parce qu’elle se débarrasse de ses maris, comme l’homme à la barbe bleue du nouveau conte se débarrassait de ses femmes.

—Et elle est veuve!... c’est une veuve!... ce serait une veuve! comment!... s’écria le chevalier avec un battement de cœur inexprimable; une veuve... répéta-t-il en joignant les mains, une veuve! riche à éblouir! à donner le vertige par le seul calcul de ses richesses... une veuve!!

—Une veuve, si veuve qu’elle l’est pour la troisième fois depuis trois ans, dit le capitaine.

—Et elle est aussi riche qu’on le dit?

—Mais, oui, c’est connu, tout le monde le sait, dit le capitaine.

—Riche à millions!! riche à armer des bâtiments de 400,000 livres... riche à avoir des sacs de diamants et d’émeraudes et de perles fines..., s’écria le Gascon, dont les yeux étincelaient, dont les narines se gonflaient, dont les mains se crispaient.

—Mais on vous répète qu’elle est riche à acheter la Martinique et la Guadeloupe, si cela lui faisait plaisir, reprit le capitaine.

—Et vieille... très vieille?... demanda le chevalier avec inquiétude.

Son interlocuteur regarda les autres passagers d’un air interrogatif, et dit:—Quel âge peut bien avoir la Barbe-Bleue?

—Ma foi, je n’en sais rien, dit l’un.

—Tout ce que je sais, reprit un autre, c’est que lorsque je suis arrivé dans la colonie, il y a deux ans, elle en était déjà à son second mari, et qu’elle entamait le troisième..., qui ne lui a pas seulement duré un an.

—Pour ce qui est du troisième mari, on ne dit pas qu’il soit mort, mais il a disparu, reprit un autre.

—Il est si bien mort, au contraire, qu’on dit avoir vu la Barbe-Bleue en grand deuil de veuve, dit un passager.

—Sans doute, sans doute, ajouta un troisième interlocuteur; la preuve qu’il est mort, c’est que le desservant de la paroisse de Macouba, en l’absence du révérend père Griffon, a dit une messe des morts pour lui.

—Au reste, il ne serait pas étonnant qu’il eût été assassiné, dit un autre.

—Assassiné... par sa femme, sans doute, reprit-on avec une unanimité qui prouvait peu en faveur de la Barbe-Bleue.

—Non pas par sa femme!

—Ah! ah! voilà du nouveau.

—Pas par sa femme? et par qui donc alors?

—Par des ennemis qu’il avait à la Barbade.

—Par des colons anglais?

—Oui, par des Anglais, puisqu’il était, dit-on, Anglais lui-même...

—Toujours est-il, mon gentilhomme, que le troisième mari est mort... et bien mort?... demanda le chevalier avec anxiété.

—Oh! pour mort..., oui, oui, répéta-t-on en chœur.

Croustillac respira; un moment comprimées, ses espérances reprirent leur vol audacieux.

—Mais l’âge de la Barbe-Bleue le sait-on? reprit-il.

—Pour son âge, je puis vous satisfaire: elle doit avoir environ... de vingt... oui, c’est à peu près cela, de vingt... à soixante ans, dit le capitaine Daniel.

—Mais vous ne l’avez donc pas vue? dit le chevalier impatienté de cette plaisanterie.

—Vue!! moi? et pourquoi diable voulez-vous que j’aie vue la Barbe-Bleue? demanda le capitaine. Est-ce que vous êtes fou?

—Comment?

—Entendez-vous... mes compères..., dit le capitaine à ses passagers; il me demande si j’ai vu la Barbe-Bleue.

Les passagers haussèrent les épaules.

—Mais, reprit Croustillac, qu’est-ce qu’il y a d’étonnant à ma question?

—Ce qu’il y a d’étonnant? dit maître Daniel.

—Oui.

—Tenez... vous venez de Paris, vous, n’est-ce pas? et c’est bien moins grand que la Martinique.

—Sans doute!

—Eh bien! avez-vous vu le bourreau à Paris?

—Le bourreau? non... mais quel rapport?

—Eh bien! une fois pour toutes, sachez qu’on est aussi peu curieux de voir la Barbe-Bleue, qu’on est curieux de voir le bourreau... mon gentilhomme. D’abord, parce que la maison qu’elle habite est située au milieu des solitudes du Morne-au-Diable, où l’on ne se soucie pas de s’aventurer... Puis, parce qu’une assassine n’est pas d’une agréable société, et puis parce que la Barbe-Bleue a de trop mauvaises connaissances.

—De mauvaises connaissances? fit le chevalier.

—Oui, des amis... des amis de cœur... pour ne pas dire plus, qu’il ne fait pas bon rencontrer le soir sur la grève, la nuit dans les bois ou au coucher du soleil sous le vent de l’île, dit le capitaine.

—L’Ouragan... le capitaine flibustier, d’abord..., dit un des passagers d’un air d’effroi.

—Puis Arrache-l’Ame... le boucanier de Marie-Galande, dit un autre.

—Puis Youmaalë... le Caraïbe anthropophage de l’anse aux Caïmans, reprit un troisième.

—Comment! s’écria le chevalier, est-ce que la Barbe-Bleue serait à la fois en coquetterie réglée avec un flibustier, un boucanier et un cannibale... Peste... Quelle matrone!

—Comme vous dites, mon gentilhomme... elle passe pour une matrone, une buonaroba, comme disent les Espagnols.

CHAPITRE III.

L’ARRIVÉE.

Ces singulières révélations sur le moral de la Barbe-Bleue parurent impressionner assez le chevalier.

Après quelques moments de silence il demanda au capitaine:—Quel est cet homme, ce flibustier qu’on appelle l’Ouragan?

—Un mulâtre de Saint-Domingue, dit-on, reprit maître Daniel, l’un des plus déterminés flibustiers des Antilles; il est venu habiter la Martinique depuis deux ans, dans une maison isolée, où il vit maintenant en bourgeois; on dit qu’il se servait, lorsqu’il faisait sa course, de pirogues à soupape.

—Qu’est-ce qu’une pirogue à soupape? demanda le chevalier.

—C’est une grande embarcation, noire, longue et mince comme un serpent; au fond de son arrière, près du gouvernail, il y a une large soupape qui s’ouvre à volonté. Dès qu’un navire était en vue, on dit que l’Ouragan s’embarquait dans une pareille pirogue avec une cinquantaine de flibustiers armés de coutelas et de pistolets, voilà tout; la pirogue marchait à rames, parce qu’en se privant de voiles elle pouvait s’approcher plus près de l’ennemi sans être aperçue; la pirogue piquait donc droit au navire: si ledit navire se défiait et se défendait, son artillerie n’avait guère de prise sur l’avant de la pirogue, avant étroit et tranchant comme le coupant d’une hache: quant à la mousqueterie de l’ennemi, l’Ouragan n’y croyait pas, dit-on. Lorsqu’il abordait le navire qu’il voulait enlever, l’Ouragan, qui gouvernait toujours, ouvrait sa soupape; l’embarcation commençait à couler à fond par l’arrière, ce qui obligeait nécessairement les plus engourdis à s’élancer sur le pont du bâtiment ennemi afin d’échapper à la noyade; une fois à l’abordage, les flibustiers poignardaient tout ce qui résistait et jetaient à la mer tout ce qui ne résistait pas; l’Ouragan conduisait sa prise à Saint-Thomas, où il vendait l’huître et sa coquille (c’est ainsi que les pirates appellent le bâtiment et ses marchandises), et il partageait l’argent avec ses compagnons. Quand il n’avait plus le sou, l’Ouragan faisait construire une nouvelle pirogue à soupape, la faisait bénir par un prêtre et recommençait sa course; on dit que quand il est en bonne humeur, il calcule avec la Barbe-Bleue le nombre des Espagnols et des Anglais qu’il a tués ou noyés, lui et ses flibustiers; il dit que cela ne va pas loin de trois à quatre mille. Voilà ce que c’est que l’Ouragan, mon gentilhomme.

—Et vous croyez que ce matamore n’est pas indifférent à la Barbe-Bleue? demanda négligemment le chevalier.

—On dit que tout le temps que l’Ouragan ne passe pas chez lui, il le passe au Morne-au-Diable.

—Cela prouve au moins que la Barbe-Bleue n’aime guère les Céladons de Bergerades, dit le chevalier. Ah çà! mais le boucanier?

—Ma foi, s’écria un passager, je ne sais si je n’aimerais pas mieux encore avoir pour ennemi l’Ouragan que le boucanier Arrache-l’Ame!

—Peste! voilà du moins un nom qui promet, dit Croustillac.

—Et qui tient, dit le passager, car le boucanier, je l’ai vu...

—Et il est... terrible?

—Il est au moins aussi farouche que les sangliers ou les taureaux qu’il chasse. Je puis vous en parler. Il y a un an environ, je suis allé à son boucan de la grande Tari, au nord de la Martinique, lui acheter des peaux de bœufs sauvages; il était tout seul avec sa meute de vingt chiens courants, qui avaient l’air aussi méchants et aussi sauvages que lui; quand je suis arrivé il se frottait le visage avec de l’huile de palmes, car il n’y avait pas un seul endroit de sa figure qui ne fût bleu, jaune, violet et pourpre.

—J’y suis, dit le chevalier, les nuances irisées d’un coup de poing sur l’œil, mais... en grand.

—Juste, mon gentilhomme. Je lui demandai ce qu’il avait; voici ce qu’il me raconta: «Mes chiens, menés par mon engagé[2], me dit-il, avaient lancé un taureau de deux ans; il me passe, je lui envoie une balle à l’épaule; il bondit dans un hallier; mes chiens arrivent, il fait tête et m’en découd deux. Pendant que je rechargeais en double, mon engagé arrive, tire et manque le taureau. Mon garçon se voyant désarmé, veut couper le jarret du taureau, mais le taureau l’éventre et le foule aux pieds. Placé comme j’étais, je ne pouvais tirer l’animal, de peur d’achever mon engagé; je prends mon grand couteau de boucan et je me jette entre eux deux; je reçois un coup de corne qui m’ouvre la cuisse; un second me casse ce bras-là (il me montre son bras gauche qui, en effet, était serré contre son corps avec une liane); le taureau continue de me charger; comme il ne me restait que la main droite de bonne, je prends mon temps, et au moment où l’animal baisse la tête pour me découdre, je le saisis aux cornes, je l’abaisse à ma portée, je lui saute aux lèvres avec mes dents, et je ne démords pas plus qu’un boule-dogue anglais, pendant que mes chiens lui travaillaient les côtes.»

—Mais c’est une vraie mâchoire que cet homme-là? dit dédaigneusement Croustillac. S’il n’a pas d’autres moyens de plaire, mordioux! je plains sa maîtresse...

—Je vous disais bien que c’était une espèce d’animal sauvage, reprit le narrateur; mais je continue mon récit: «Une fois mordu aux lèvres, ajouta le boucanier, un taureau est bien bas. Au bout de cinq minutes, épuisé par la perte du sang, car mes balles avaient porté, le taureau tombe à genoux et se renverse; mes chiens montent sur lui, le prennent à la gorge et l’achèvent. La lutte m’avait affaibli, je perdais beaucoup de sang: pour la première fois de ma vie, je m’évanouis ni plus ni moins qu’une petite femme... Vous allez voir que mal m’en a pris! Ne voilà-t-il pas mes chiens qui, pendant mon évanouissement, s’amusent à dévorer mon engagé!!! tant ils sont mordants et bien dressés! Comment, dis-je tout effrayé à Arrache-l’Ame, parce que vos chiens ont dévoré votre engagé, cela prouve qu’ils sont bien dressés? Et je vous avoue, monsieur, ajouta le passager qui racontait au Gascon la prouesse du boucanier, je vous avoue que je regardais avec un certain effroi ces féroces animaux qui tournaient et rôdaient autour de moi en me flairant d’une façon très peu rassurante...

—Le fait est que ce sont là des mœurs tant soit peu brutales, dit Croustillac, et l’on serait mal venu à parler à cet homme des bois le beau langage de la belle galanterie... Mais quelle diable de conversation peut-il avoir avec la Barbe-Bleue?

—Dieu me préserve d’aller les écouter! dit le narrateur.

—Une fois qu’Arrache-l’Ame à la Barbe-Bleue a dit:—J’ai mordu un taureau au nez, et mes chiens ont dévoré mon engagé, reprit le Gascon, la conversation doit devenir languissante, et, mordioux! on ne fait pas tous les jours manger un homme aux chiens pour avoir un sujet d’entretien.

—Ma foi, monsieur, on ne sait pas, dit un auditeur, ces gens-là sont capables de tout!

—Mais, dit impatiemment Croustillac, un pareil animal ne doit pas savoir ce que c’est que les petits soins, le parler fleuri qui subjugue les belles...

—Non certainement, reprit le narrateur (que nous soupçonnons fort d’exagérer les faits), car il sacre, il jure à faire abîmer l’île, et il a une voix... une voix... qui ressemble au beuglement d’un taureau.

—C’est tout simple, à force de les fréquenter il aura pris leur accent, dit le chevalier, mais la fin de votre histoire, je vous prie.

—M’y voici. Je demandai donc au boucanier, comment il osait soutenir que des chiens qui dévoraient un homme étaient bien dressés.—«Sans doute, reprit-il; mes chiens sont dressés à ne jamais donner un coup de dent à un taureau lorsqu’il est mis bas, car je vends les peaux, et il faut qu’elles soient intactes; une fois l’animal mort, ces pauvres bêtes, si affamées qu’elles soient, ont le courage de le respecter et d’attendre la curée; or, ce matin ils avaient une faim d’enfer: mon engagé était à moitié tué et couvert de sang. Il était très dur avec eux: ils ont sans doute commencé par lécher ses blessures: puis, comme on dit, l’appétit leur sera venu en mangeant; ça leur a mis l’eau à la bouche, à ces pauvres bêtes; finalement ils ne m’ont laissé que les os de mon engagé. Sans la morsure d’un serpent à tête d’agouti qui pince fort, mais qui n’est pas venimeux, je serais peut-être encore évanoui. Je reviens à moi, j’arrache le serpent de ma jambe droite où il s’était enroulé, je le prends par la queue, je le fais tourner comme qui dirait une fronde et je lui écrase la tête sur un tronc de goyavier; je me tâte, je n’avait presque rien... la cuisse fendue et le bras cassé; je bande la plaie de ma cuisse avec une feuille de balisier bien fraîche, attachée avec une liane. Quant à mon aileron gauche, il était brisé entre le coude et le poignet; je coupe trois petits bâtons et une longue liane, et je ficelle mon bras cassé comme une carotte de tabac; une fois pansé, je cherche mon engagé, car je ne m’étais pas encore aperçu du tour... je l’appelle, il ne répond pas; mes chiens étaient couchés à mes pieds, ils faisaient les innocents, les sournois! et me regardaient en remuant la queue, comme si de rien n’était; enfin je me lève et qu’est-ce que je vois à vingt pas: la carcasse de mon engagé! je le connais à sa corne à poudre et à sa gaine à couteaux. Voilà tout ce qu’il en restait. C’était pour en revenir à ce que je vous disais, ajouta Arrache-l’Ame en terminant son horrible histoire, et pour vous prouver que mes chiens étaient bien mordants et bien dressés; car il ne manque pas un poil à la peau du taureau.»

—Allons, allons, le boucanier vaut le flibustier, dit Croustillac. Tout ce que je vois là-dedans, c’est que la Barbe-Bleue est furieusement à plaindre de n’avoir eu jusqu’ici que le choix entre de pareilles brutes... Et le Gascon ajouta avec compassion: C’est tout simple: cette pauvre femme-là n’a pas d’idée de ce que c’est qu’un aimable et galant gentilhomme. Quand on a toute sa vie mangé du lard et des fèves, on ne se figure pas qu’il peut exister quelque chose d’aussi parfait, d’aussi délicat qu’un faisan ou un ortolan... Allons, mordioux! je vois qu’il m’était destiné d’éclairer la Barbe-Bleue sur une infinité de choses, et de lui dévoiler un monde tout nouveau... Quant au Caraïbe, il doit être digne de figurer à côté de ses farouches rivaux?

—Oh? pour le Caraïbe, dit un des passagers, je puis en parler à bon escient. J’ai fait cet hiver, dans son balaou, la traversée de l’Anse-au-Sable à Marie-Galande; j’avais hâte d’arriver dans ce dernier endroit, la rivière des Saintes était débordée, il m’aurait fallu faire un détour énorme pour trouver un endroit guéable. Au moment de m’embarquer, je vis à l’avant du balaou d’Youmaalë une espèce de figue brune; je m’approche, qu’est-ce que je vois? Jésus, mon Dieu! une tête et deux bras desséchés en manière de momie, qui formaient la figure d’ornement de sa pirogue. Nous partons; le Caraïbe, silencieux comme un sauvage qu’il était, pagayait sans mot dire. Arrivé à la hauteur de l’îlot des Crabes où avait échoué quelques mois auparavant, un brigantin espagnol, je lui demande:—N’est-ce pas là où a péri le bâtiment espagnol? Le Caraïbe me fait signe que c’est là..... Il est bon de vous dire qu’à bord de ce navire se trouvait le révérend père Simon, des Missions étrangères. Sa réputation de sainteté était telle qu’elle était parvenue jusque chez les Caraïbes; le brigantin avait péri corps et biens, du moins on le croyait. Je dis dont au Caraïbe:—C’est là qu’est mort le père Simon, tu en as entendu parler? Il me fit un nouveau signe de tête affirmatif... car ces gens-là regardent à prononcer une parole de trop.—C’était un excellent homme? ajoutai-je.

J’en ai mangé, me répondit ce malheureux idolâtre, avec une sorte de satisfaction orgueilleuse et farouche.

—C’est une manière comme une autre de goûter quelqu’un, dit Croustillac, et de partager ses principes.

—D’abord, reprit le passager, je ne compris pas ce que voulait dire cet horrible anthropophage; mais, lorsque je l’eus fait s’expliquer, j’appris qu’ensuite de je ne sais quelle cérémonie sauvage, le missionnaire et deux matelots qui s’étaient sauvés sur un îlot désert avaient été surpris par les Caraïbes et ensuite dévorés... Comme je reprochais à Youmaalë cette atroce barbarie, en lui disant qu’il était affreux d’avoir sacrifié ces trois malheureux Français à leur rage sanguinaire, il me répondit sentencieusement et d’un ton approbatif, comme s’il eût voulu me prouver qu’il comprenait la force de mes arguments, en classant sinon la valeur, du moins la saveur de trois différents peuples:—Tu as raison: Espagnol, jamais; Français, souvent; Anglais, toujours.

—Ce qui prouve que l’Anglais est incomparablement plus délicat que le Français, et que l’Espagnol est coriace en diable, dit Croustillac; mais avec ces gourmandises-là, il finira un jour par manger la Barbe-Bleue de caresses... si tout ceci est vrai...

—Tout est vrai, mon gentilhomme...

—Il en résulte alors positivement que cette jeune ou vieille veuve n’est pas insensible aux agréments féroces de l’Ouragan, d’Arrache-l’Ame et de l’anthropophage.

—C’est la voix publique qui l’en accuse.

—Ils la fréquentent donc souvent?

—Tout le temps que l’Ouragan ne passe pas en flibuste, tout le temps qu’Arrache-l’Ame ne passe pas à son boucan, tout le temps qu’Youmaalë ne passe pas dans les bois, ils le passent auprès de la Barbe-Bleue.

—Sans jalousie les uns des autres?

—On dit que la Barbe-Bleue est une manière de femme aussi despotique et aussi impérieuse que le sultan des Turcs.... et qu’elle leur défend d’être jaloux...

—Mordioux! quel sérail elle s’est choisi là... Mais, allons, allons, messieurs, vous me savez Gascon, vous savez qu’on nous accuse d’exagérer, et vous voulez railler...

Le capitaine Daniel répondit d’un air sérieux qui ne pouvait pas être feint:

—A notre arrivée à la Martinique, demandez au premier créole venu ce que c’est que la Barbe-Bleue, et que saint Jean, mon patron, me maudisse si on ne vous dit pas ce qu’on vient de vous dire à propos de cette femme et de ses trois amis, le flibustier, le boucanier et le Caraïbe!

—Et de ses immenses richesses... m’en parlerait-on aussi? demanda le chevalier.

—On vous dira que l’habitation qui dépend du Morne-au-Diable est une des plus belles du pays, et que la Barbe-Bleue possède un comptoir au Fort-Saint-Pierre, et que ce comptoir, tenu par un homme à elle, en expédie chaque année cinq ou six bâtiments comme celui que nous avons rencontré tout à l’heure.

—Je vois ce que c’est alors, dit le chevalier d’un air railleur. La Barbe-Bleue est une femme blasée sur les richesses et sur les plaisirs de ce monde; pour se distraire elle est capable de boucaner, de flibuster, voire même de cannibaler, si le cœur lui en dit.

—Si cela lui plaît, il y a toute apparence qu’elle ne se gêne guère, dit le capitaine.

A ce moment le père Griffon monta sur le pont, Croustillac lui dit:

—Mon père, je disais tout à l’heure à ces messieurs qu’on nous accuse, nous autres Gascons, de faire des bourdes, mais ce qu’on dit de la Barbe-Bleue est-il vrai?

La figure du père Griffon, ordinairement placide ou joyeuse, se rembrunit tout d’un coup; et il répondit gravement à l’aventurier:

—Mon fils, ne prononcez jamais le nom de cette femme.

—Comment! mon père, il serait vrai? Elle remplacerait ses défunts maris par un flibustier.... un boucanier.... et un anthropophage...

—Assez, assez, mon fils... je vous prie, ne parlons pas du Morne-au-Diable et de ce qui s’y passe.

—Mais, mon père... cette femme est-elle aussi riche qu’on le dit? reprit le Gascon, dont les yeux brillaient de convoitise, a-t-elle d’immenses trésors? est-elle belle? est-elle jeune?

—Que le ciel me préserve de m’en informer!

—Est-il vrai que ses trois maris aient été tués par elle, mon père? Si cela est vrai... comment la justice a-t-elle laissé de pareils crimes impunis?

—Il est des crimes qui peuvent échapper à la justice des hommes, mon fils, mais ils n’échappent jamais à la justice de Dieu. Je ne sais d’ailleurs si cette femme est aussi coupable qu’on le dit; mais encore une fois, mon fils, n’en parlons plus... je vous en conjure, dit le père Griffon que cet entretien affectait péniblement.

Tout à coup le chevalier se campa fièrement sur sa hanche, enfonça son vieux feutre sur sa tête, caressa sa moustache, se dressa sur ses orteils comme un coq qui se prépare au combat, et s’écria avec une audace dont un Gascon était seul capable:

—Messieurs, dites-moi le quantième de ce mois?

—Le 13 juillet, lui répondit le capitaine.

—Eh bien! messieurs, reprit l’aventurier, que je perde mon nom de Croustillac, que mon blason soit à jamais entaché de félonie, si dans un mois d’ici, jour pour jour, malgré tous les boucaniers, tous les flibustiers et tous les anthropophages de la Martinique et de l’univers, la Barbe-Bleue n’est pas la femme de Polyphème de Croustillac!

Le soir, au moment où il allait se retirer dans l’entre-pont, l’aventurier fut pris en particulier par le père Griffon; celui-ci tâcha, par tous les moyens possibles, de pénétrer si le Gascon en savait plus qu’il ne paraissait savoir à l’endroit de la Barbe-Bleue. L’insistance extraordinaire avec laquelle Croustillac s’était occupé d’elle et des gens qui l’entouraient avait éveillé les soupçons du bon père.

Après s’être entretenu longtemps à ce sujet avec le chevalier, le religieux fut à peu près certain que Croustillac n’avait parlé ainsi que par outrecuidance et par vanité.

—Il n’importe, dit le père Griffon d’un air pensif en voyant le chevalier s’éloigner, je ne perdrai pas cet aventurier de vue... il a l’air fou et évaporé, mais les traîtres savent prendre tous les masques... Hélas! ajouta-t-il tristement, ce dernier voyage m’impose de grands devoirs envers ceux qui habitent le Morne-au-Diable. Maintenant leur secret est pour ainsi dire le mien... mais j’ai dû faire ce que j’ai fait, ma conscience le voulait... puissent-ils jouir longtemps encore du bonheur qu’ils méritent en échappant aux piéges qu’on leur tend... Ah! ce sont de dangereux ennemis que les rois... et on paye souvent bien cher le triste honneur d’être né sur les marches d’un trône... Hélas! reprit le bon père avec un profond soupir, pauvre et angélique femme... cela me navre d’entendre ainsi parler d’elle... mais il serait impolitique de la défendre... ces bruits font la sûreté des nobles créatures auxquelles je m’intéresse si vivement.

Après de nouvelles réflexions, le père Griffon se dit:

—J’avais un instant pris cet aventurier pour un secret émissaire de l’Angleterre, mais je me suis sans doute trompé... Malgré cela, je surveillerai cet homme... mais au fait, j’y songe, je lui offrirai l’hospitalité... de cette manière aucune de ses démarches ne m’échappera; en tout cas, je préviendrai mes amis du Morne-au-Diable de redoubler de prudence, car je ne sais pourquoi l’arrivée de ce Gascon m’inquiète.

Nous devons nous hâter d’avertir le lecteur que les soupçons du père Griffon à l’égard de Croustillac n’étaient pas fondés, le chevalier n’était rien autre qu’un pauvre diable de chevalier d’industrie, tel que nous l’avons dépeint. L’excellente opinion qu’il avait de lui-même était la seule cause de son impertinente gageure:—d’être avant un mois l’époux de la Barbe-Bleue.

CHAPITRE IV.

LA MAISON CURIALE.

La Licorne était mouillée à la Martinique depuis trois jours.

Le père Griffon, ayant quelques affaires à terminer avant que de retourner dans sa paroisse du Macouba, n’avait pas encore quitté le Fort-Saint-Pierre.

Le chevalier de Croustillac se trouvait transplanté aux colonies avec trois écus dans sa poche. Le capitaine et les passagers avaient regardé comme une fanfaronnade l’engagement pris par l’aventurier d’être avant un mois l’époux de la Barbe-Bleue.

Loin d’avoir abandonné ce projet, le chevalier y persistait de plus en plus depuis son arrivée à la Martinique; il avait pu s’informer des richesses de la Barbe-Bleue, et se convaincre que si l’existence de cette femme bizarre était entourée du plus profond mystère et le sujet des plus folles exagérations, il était du moins avéré qu’elle était colossalement riche.

Quant à sa figure, à son âge, à son origine, comme personne n’était à cet égard aussi instruit que le père Griffon, on n’en pouvait rien dire. Elle était étrangère à la colonie. Son intendant l’avait précédée dans l’île pour acheter une plantation magnifique et faire bâtir l’habitation du Morne-au-Diable, située au nord et dans la partie la plus inaccessible et la plus déserte de la Martinique.

Au bout de quelques mois, on apprit que le nouvel habitant et sa femme étaient arrivés; un ou deux colons, poussés par la curiosité, s’aventurèrent dans les solitudes du Morne-au-Diable; ils furent reçus avec une hospitalité royale, mais ils ne purent voir les maîtres de la maison.

Six mois après cette visite, on apprit la mort de ce premier mari, mort qui eut lieu pendant un petit voyage que les deux époux avaient fait à la Terre-Ferme.

Au bout d’une année d’absence et de veuvage, la Barbe-Bleue revint à la Martinique avec un second époux.

Ce dernier mari fut, dit-on, tué par accident, au milieu d’une promenade qu’il faisait tête-à-tête avec sa femme; le pied lui avait manqué, et il était tombé dans un de ces abîmes sans fond qu’on rencontre fréquemment au milieu du sol volcanisé des Antilles.

Telle était du moins l’explication que sa femme avait donnée de cette mort mystérieuse.

L’on ne savait rien de très positif sur le troisième mari de la Barbe-Bleue et sur sa mort.

Ces trois morts si rapprochées, si fatales, les bruits étranges qui commençaient à courir sur cette femme, éveillèrent l’attention du gouverneur de la Martinique, qui était alors M. le chevalier de Crussol: il partit avec une escorte pour le Morne-au-Diable; arrivé au pied de la montagne boisée, au sommet de laquelle s’élevait la maison d’habitation, il trouva un mulâtre qui lui remit une lettre.

Après l’avoir lue, M. de Crussol parut saisi d’étonnement; puis, ordonnant à son escorte de l’attendre, il suivit seul l’esclave.

Au bout de quatre heures, le gouverneur revint avec son guide, et reprit immédiatement le chemin de Saint-Pierre. Quelques personnes de son escorte remarquèrent qu’il était très pâle, très agité. Depuis ce moment jusqu’à sa mort, qui arriva treize mois, jour pour jour, après sa visite au Morne-au-Diable, on ne lui entendit pas prononcer une fois le nom de la Barbe-Bleue.

M. de Crussol se confessa très longuement au père Griffon, qu’il avait fait venir du Macouba...

On observa qu’en quittant le pénitent, le père Griffon avait la figure bouleversée.

Depuis ce temps, l’espèce de fatale et mystérieuse renommée de la Barbe-Bleue augmenta de jour en jour. La superstition vint se joindre à la terreur qu’elle inspirait, et l’on ne prononça plus son nom qu’avec épouvante; on croyait fermement qu’elle avait assassiné ses trois maris, et qu’elle n’échappait à la vindicte des lois qu’à force d’or, en achetant par de riches présents l’appui des différents gouverneurs qui se succédèrent.

Personne n’était donc tenté d’aller troubler la Barbe-Bleue au milieu des sites sauvages et solitaires qu’elle habitait, surtout depuis que le Caraïbe, le boucanier et le flibustier étaient devenus, disaient-on, les commensaux, ou même les consolateurs de la veuve.

Quoique ces hommes n’eussent légalement commis aucun crime, on faisait des récits fabuleux sur leur férocité; ils avaient, dit-on, déclaré qu’ils poursuivraient d’une haine et d’une vengeance implacables tous ceux qui tenteraient de parvenir auprès de la Barbe-Bleue.

A force d’être répétées et exagérées, ces menaces portèrent leur fruit. Les habitants se soucièrent peu d’aller, peut-être au péril de leur vie, pénétrer les mystères du Morne-au-Diable. Il fallait avoir l’audace désespérée d’un Gascon aux abois pour essayer de surprendre le secret de la Barbe-Bleue, et de prétendre l’épouser.

Tel était pourtant l’irrévocable dessein du chevalier de Croustillac; il n’était pas homme à renoncer si facilement à l’espoir, si insulté qu’il fût, de se marier à une femme riche à millions; belle ou laide, jeune ou vieille, peu lui importait.

Pour réussir, il comptait sur sa bonne mine, sur son esprit, sur son amabilité, sur son air à la fois galant et fier, car le chevalier continuait d’avoir de lui-même une excellente opinion; il comptait encore sur son adresse, sur sa ruse, et son courage.

En effet, un homme alerte et déterminé, qui n’a rien et qui ne craint rien, qui croit en lui et son étoile, qui se dit comme disait Croustillac:—«En risquant de mourir pendant une minute, car la mort ne dure que cela, je puis vivre dans le luxe et l’opulence;» un tel homme peut opérer des miracles, surtout lorsqu’il se propose un but aussi magnifique, aussi stimulant que celui que se proposait Croustillac.

Selon ce qu’il s’était proposé, le père Griffon après avoir terminé quelques affaires qui le retenaient à Saint-Pierre, offrit au chevalier de l’accompagner au Macouba et d’y rester jusqu’au moment où la Licorne ferait voile pour la France. Le Macouba n’étant éloigné que de quatre ou cinq lieues du Morne-au-Diable, le chevalier, qui avait dépensé ses trois écus et qui se trouvait sans ressources, accepta l’offre du révérend, sans toutefois l’informer encore de sa résolution à l’égard de la Barbe-Bleue; il ne voulait la lui révéler qu’au moment de l’exécuter.

Après avoir pris congé du capitaine Daniel, le chevalier et le prêtre s’embarquèrent dans une pirogue. Favorisés par une bonne brise du sud, ils firent voile pour le Macouba.

Croustillac paraissait indifférent aux sites magnifiques et nouveaux pour lui qu’offraient les côtes de la Martinique, vues de la mer; cette végétation tropicale, dont la verdure, d’une crudité de ton presque métallique, se détachait sur un ciel enflammé, le touchait peu.

L’aventurier, les yeux machinalement fixés sur le sillage scintillant que la pirogue laissait après elle, croyait y voir pétiller les vives étincelles des diamants de la Barbe-Bleue; les petites herbes vertes et brillantes, détachées des prairies sous-marines que paissent les grandes tortues et les lamentins, rappelaient au Gascon les émeraudes de la veuve; tandis que quelques gouttes d’eau qui s’irisaient au soleil en tombant des rames, lui faisaient songer aux sacs de perles fines que possédait la terrible habitante du Morne-au-Diable.

Le père Griffon était aussi profondément absorbé: après avoir songé à ses amis du Morne-au-Diable, il pensait, avec un mélange d’inquiétude et de joie, à son petit troupeau de fidèles, à son jardin, à sa simple et pauvre église, à sa maison, à sa vieille haquenée favorite, à son chien, à ses deux nègres, auxquels il rendait la servitude presque douce. Et puis, faut-il le dire? il pensait aussi à certaines conserves de ramiers qu’il avait faites quelques jours avant son départ, et dont il ignorait le sort.

En trois heures le canot arriva au Macouba.

Le père Griffon n’était pas attendu; la pirogue mouilla dans une petite anse, non loin de la rivière qui arrose ce quartier, l’un des plus fertiles de la Martinique.

Le père Griffon s’appuya sur le bras du chevalier.

Après avoir quelque temps suivi la grève où venaient se rouler les hautes et pesantes lames de la mer des Antilles, ils arrivèrent au bourg du Macouba, à peine composé d’une centaine de maisons construites en bois, et couvertes de roseaux ou de planchettes de palmier.

Le bourg s’élevait sur un plan demi-circulaire qui suivait la courbure de l’anse du Macouba, petit port où venaient mouiller plusieurs pirogues et bateaux de pêche.

L’église, long bâtiment en bois, du milieu duquel s’élevaient quatre poutres surmontées d’un petit auvent où pendait la cloche; l’église, disons-nous, dominait le bourg et était elle-même dominée par des mornes immenses, recouverts d’une puissante végétation, qui s’élevaient en amphithéâtre de verdure.

Le soleil commençait à décliner rapidement.

Le prêtre gravit la seule rue qui coupât le bourg de Macouba dans sa largeur et qui conduisit à l’église. Quelques petits nègres absolument nus se roulaient dans la poussière, ils s’enfuirent à l’aspect du père Griffon en poussant de grands cris; plusieurs femmes créoles, blanches ou métisses, vêtues de longues robes d’indienne et de madras de couleurs tranchantes, accoururent aux portes; en reconnaissant le père Griffon, elles témoignèrent leur surprise et leur joie; jeunes et vieilles vinrent lui baiser respectueusement les mains en lui disant en créole:

—Bien béni soit votre retour, bon père, vous manquiez au Macouba.

Quelques hommes sortirent ensuite et entourèrent le père Griffon des mêmes témoignages d’attachement et de respect.

Pendant que le curé causait avec les habitants des événements qui avaient pu arriver au Macouba depuis son départ, et qu’il donnait des nouvelles de France à ses paroissiens, les ménagères, craignant que le père ne trouvât pas de provision au presbytère, étaient rentrées choisir, l’une, un beau poisson; l’autre, une belle volaille; celle-là, un quartier de chevreau bien gras; celle-ci, des fruits ou des légumes, et plusieurs négrillons avaient été chargés de porter à la maison curiale cette dîme volontaire.

Le prêtre regagna son logis, situé à mi-côte, à quelque distance du bourg dominant la mer.

Rien de plus simple que sa modeste case de bois, recouverte en roseaux et élevée seulement d’un rez-de-chaussée. Des stores de toile très claire garnissaient les fenêtres et remplaçaient les vitres, qui étaient d’un grand luxe aux colonies.

Une vaste pièce, formant à la fois salon et salle a manger, communiquait avec la cuisine, bâtie en retour; à gauche de cette pièce principale, était la chambre à coucher du père Griffon, ainsi que deux autres petits réduits s’ouvrant sur le jardin, et destinés aux étrangers ou aux autres curés de la Martinique, qui venaient quelquefois demander l’hospitalité à leur confrère.

Un poulailler, une écurie pour la haquenée, le logement des deux nègres, et quelques autres hangars, complétaient cette habitation, meublée avec une simplicité rustique.

Le jardin avait été soigneusement entretenu. Quatre grandes allées le partageaient en autant de carrés, dont les bordures se composaient de thym, de lavande, de serpolet, d’hysope et autres herbes odoriférantes.

Ces quatre carrés principaux étaient subdivisés en plusieurs planches destinées aux légumes et aux fruits, mais entourées de larges plates-bandes de fleurs d’agrément.

Enfin, de deux petits cabinets de verdure couverts de jasmin d’Arabie et de lianes odorantes, on découvrait à l’horizon la mer et les terres élevées des autres Antilles.

On ne pouvait rien voir de plus frais, de plus charmant que ce jardin, dans lequel les plus belles fleurs se mêlaient à des fruits et à des légumes magnifiques.

Ici une couche de melons côtelés, couleur d’ambre, était entourée d’une bordure de grenadiers nains, taillés comme du buis à un pied de terre, et couverts à la fois de fleurs pourpres et de fruits si lourds et si abondants qu’ils touchaient à terre.

Plus loin, une planche de bois d’Angole aux longues gousses vertes, aux fleurs bleues, était entourée d’un rang de frangipaniers blancs et roses d’une odeur suave; des plants de carottes, d’oseille de Guinée, de guingambo, de pourpier, étaient encadrés d’un quadruple rang de tubéreuses des plus riches couleurs; enfin, un carré d’ananas qui parfumaient l’air, avait pour bordure une haie de magnifiques cactus à calices orange à longs pistils d’argent.

Derrière la maison s’étendait un verger composé de cocotiers, de bananiers, de goyaviers, d’avocatiers, de tamariniers et d’orangers, dont les branches courbaient sous le poids des fleurs et des fruits.

Le père Griffon parcourait les allées de son jardin avec un bonheur indicible, interrogeant du regard chaque fleur, chaque plante, chaque arbre.

Ses deux nègres le suivaient: l’un s’appelait Monsieur, l’autre Jean. Ces deux bonnes créatures pleuraient de joie en revoyant leur maître, ne répondaient à aucune de ses questions, tant ils étaient émus, et ne pouvaient que se dire l’un à l’autre en levant les mains au ciel:

Bon Dieu! li ici, li ici!

Le chevalier, insensible à ces joies naïves, suivait machinalement le curé; il brûlait du désir de demander à son hôte si, à travers les bois qui s’élevaient au loin en amphithéâtre, on pouvait apercevoir le chemin du Morne-au-Diable.

Après avoir examiné son jardin, le bon prêtre alla voir sa haquenée, qu’il appelait Grenadille, et son gros dogue anglais, qu’il appelait Snog; lorsqu’il ouvrit la porte de l’écurie, Snog manqua de renverser son maître en sautant autour de lui. Ce n’étaient pas des aboiements, c’étaient des hurlements de joie, des emportements de tendresse si violents, que le nègre Monsieur fut obligé de prendre le chien par son collier et de le retenir à grand’peine pendant que le prêtre caressait Grenadille, dont la robe luisante, dont le ferme embonpoint témoignaient des bons soins de Monsieur, particulièrement chargé de l’écurie.

Après cette visite minutieuse de son petit domaine, le père Griffon conduisit le chevalier dans la chambre qui lui était destinée; un lit entouré d’une moustiquaire de gaze, un canapé de paille, un grand coffre de bois d’acajou, une table, tel était l’ameublement de cette chambre, qui s’ouvrait sur le jardin.

Pour tout ornement, on voyait un Christ suspendu au milieu de la boiserie à peine dégrossie.

—Vous trouverez ici une pauvre et modeste hospitalité, dit le père Griffon au chevalier; mais elle vous est offerte de grand cœur.

—Et je l’accepte avec reconnaissance, mon père, dit Croustillac.

A ce moment, Monsieur vint avertir le curé qu’il était servi, et le père Griffon précéda le chevalier dans la salle à manger.

CHAPITRE V.

LA SURPRISE.

Une grande verrine, où brillait une bougie de cire jaune, éclairait la table; le couvert était mis sur une nappe de grosse toile bien blanche: il n’y avait pas d’argenterie. Les fourchettes d’acier et les cuillers de bois d’érable étaient d’une merveilleuse propreté; une botterine de verre bleuâtre contenait environ une pinte de vin des Canaries; dans un grand pot d’étain moussait l’oagou, boisson fermentée faite avec le marc des cannes à sucre; enfin, une amphore de terre sigillée tenait l’eau aussi fraîche que si elle eût été à la glace.

Une belle dorade grillée dans ses écailles, à la mode caraïbe, un perroquet rôti de la grosseur d’un faisan, deux plats de crabes de mer cuits dans leur carapace et arrosés de jus de citron, une salade et des pois verts avaient été symétriquement arrangés par le nègre Jean, autour d’un surtout composé d’une grande corbeille de jonc caraïbe, où s’élevait une pyramide de fruits, qui avait pour base un melon d’Europe, un pastèque et un melon d’eau, et pour sommet un ananas; enfin, pour hors-d’œuvre des tranches de choux-palmistes confits dans du vinaigre et de très petits poissons blancs conservés dans une saumure pimentée pouvaient ranimer l’appétit des convives ou exciter leur soif.

—Mais, mon père, vous me traitez avec une magnificence royale, dit le chevalier au père Griffon; c’est la terre promise que votre île!

—Excepté le vin des Canaries dont on m’a fait présent, tout ceci, mon fils, vient du jardin que je cultive, ou de la pêche et de la chasse de mes deux noirs, car les provisions de mes paroissiens m’ont été inutiles, grâce à la prévoyance de Monsieur et de Jean, qui savaient mon arrivée par un patron de barque du Fort-Saint-Pierre. Vous servirai-je de ce perroquet, mon fils? dit le père Griffon au chevalier qui avait paru trouver le poisson fort à son goût.

Croustillac hésita quelque peu et regarda le curé d’un air indécis.

—Je ne sais pourquoi il me semble bizarre de manger du perroquet, dit le chevalier.

—Essayez, essayez, dit le père Griffon en lui mettant une aile d’arras sur son assiette; voyez: un faisan a-t-il une chair plus grasse, plus rebondie, plus dorée? Il est cuit à merveille; et puis sentez-vous quel parfum?

—On dirait des quatre épices, dit le chevalier en ouvrant ses larges narines.

—Cela vient tout bonnement de ce que ces oiseaux sont très friands des baies du bois d’Inde qu’ils trouvent dans les forêts; ces baies ont à la fois le goût de la cannelle, du girofle et du poivre, et la chair du gibier participe de la senteur de ces aromates; et ce jus, comme il est moiré! Ajoutez-y un peu de suc d’orange, et vous me direz si le Seigneur ne comble pas ses créatures en leur faisant de tels dons.

—De ma vie je n’ai rien mangé de plus tendre, de plus délicat, de plus gras, de plus savoureux, répondit le chevalier, la bouche pleine et en fermant à demi les yeux avec sensualité, s’écoutant, pour ainsi dire, manger.

—N’est-ce pas? dit le bon père qui, son couteau et sa fourchette à la main, regardait son hôte avec une orgueilleuse satisfaction.

Le repas terminé, Monsieur plaça un pot de tabac et des pipes à côté de la botterine de vin des Canaries; le père Griffon et Croustillac restèrent seuls.

Après avoir versé un verre de vin au chevalier, le curé lui dit:—A votre santé, mon fils.

—Merci, mon père, dit le chevalier en approchant son verre. Portez aussi la santé de ma future; cela sera pour moi de bon augure.

—Comment, de votre future? reprit le curé, que voulez-vous dire?

—Je parle de la Barbe-Bleue, mon père.

—Ah! toujours cette joyeuseté! Franchement, je croyais les gens de votre pays plus inventifs, mon fils, dit le père Griffon en souriant avec malice, et il vida son verre à petits coups.

—Je n’ai de ma vie parlé plus sérieusement, mon père. Vous avez entendu le serment que j’ai fait à bord de la Licorne.

—L’impossibilité relève de tout serment, mon fils; parce que vous auriez juré de combler l’Océan, seriez-vous engagé par cette promesse?

—Comment, mon père? le cœur de la Barbe-Bleue serait-il un abîme sans fond comme l’Océan? s’écria gaiement Croustillac.

—Un poëte anglais a dit de la femme: «Perfide comme l’onde», mon fils.

—Quant aux perfidies des femmes, mon digne hôte, dit le chevalier avec suffisance, nous savons les conjurer... et nous essaierons de nouveau notre puissance conjuratrice sur la Barbe-Bleue.

—Vous ne le tenterez même pas, mon fils; je suis bien tranquille.

—Permettez-moi de vous dire, mon père, que vous vous trompez. Demain, au point du jour, je vous demanderai un guide pour me conduire au Morne-au-Diable, et j’abandonnerai le reste de l’aventure à mon étoile.

Le chevalier parlait avec un accent de conviction si sérieuse, que le père Griffon posa brusquement sur la table le verre qu’il allait porter à ses lèvres, et regarda le chevalier avec autant d’étonnement que de défiance.

Jusqu’alors il avait réellement cru qu’il s’agissait d’une plaisanterie ou d’une fanfaronnade.

—Comment, mon fils, vous avez sincèrement cette résolution! Mais c’est une folie, mais...

—Pardonnez-moi, mon bon père, de vous interrompre, dit le chevalier; mais vous voyez devant vous un cadet de famille qui a tenté toutes les fortunes, épuisé toutes les ressources, et à qui rien n’a réussi. La Barbe-Bleue est riche, très riche, j’ai tout à gagner, rien à perdre.

—Rien à perdre!

—La vie? peut-être, direz-vous. D’abord j’en fais bon marché; et puis, si barbare que soit ce pays, si impuissante qu’y soit la justice, je ne puis croire que la Barbe-Bleue oserait me traiter, tout d’abord, comme un de ses trois maris; vous sauriez que j’ai été victime... et vous lui demanderiez compte de ma mort. Je ne risque donc rien que de voir mes hommages repoussés. Eh bien! s’il en est ainsi, si elle me repousse, je continuerai de faire les délices du capitaine Daniel dans ses traversées, en avalant des bougies allumées et en mettant des bouteilles en équilibre sur le bout de mon nez; certes, cette condition est honorable et récréative, mais je préférerais une autre existence. Ainsi donc, quoi que vous me disiez, mon père, je suis résolu à tenter l’aventure et à aller au Morne-au-Diable. Je ne sais quel pressentiment secret me dit que je réussirai, que je suis à la veille de voir ma destinée se résoudre de la manière la plus éblouissante... L’avenir me semble couleur de rose et or; je ne rêve que palais et magnificence, richesse et beauté: il me semble (pardonnez-moi cette comparaison païenne) que l’Amour et la Fortune viennent me prendre par les mains en me disant:—Polyphème Croustillac, le bonheur t’attend. Vous me direz peut-être, mon père, ajouta la chevalier en jetant un regard railleur sur son justaucorps fané, que je suis assez piètrement vêtu pour me produire en cette belle et galante compagnie de la fortune et du bonheur; mais la Barbe-Bleue, qui doit être connaisseuse, devinera tout de suite, sous cette enveloppe, le cœur d’un Amadis, l’esprit d’un Gascon et le courage d’un César.

Après être resté un moment silencieux, le curé, au lieu de sourire des plaisanteries du chevalier, lui répondit d’un ton presque solennel:

—Votre résolution est bien prise?

—Invariablement et absolument prise, mon père.

—Écoutez-moi donc; j’ai reçu la confession du chevalier de Crussol, le dernier gouverneur de cette île; celui qui, lors de la disparition du troisième mari de cette femme, s’était rendu seul au Morne-au-Diable.

—Eh bien! mon père?

—Tout en respectant le secret de sa confession, je puis, je dois vous dire que si vous persistez dans votre projet insensé, vous vous exposerez à de grands et d’inévitables périls. Sans doute, si vous perdiez la vie, votre mort ne demeurerait pas impunie; mais il n’y aurait aucun moyen de prévenir le sort fatal au-devant duquel vous voulez courir. Qui vous oblige à aller au Morne-au-Diable? L’habitante de ce séjour veut y vivre solitaire; les abords de cette demeure sont tels que vous ne pourriez les franchir sans violence; or, en tous pays, et surtout dans celui-ci, ceux qui violent la propriété d’autrui s’exposent à de grands dangers, dangers d’autant plus vains que toute tentative d’union avec cette veuve est impossible, lors même que vous seriez aussi riche que vous êtes pauvre, lors même que vous seriez d’une maison princière.

Ces paroles révoltèrent l’incommensurable amour-propre du Gascon, et il s’écria:

—Mon père, cette femme est femme... et je suis Croustillac!

—Qu’est-ce que cela veut dire, mon fils?

—Que cette femme est libre, qu’elle ne m’a pas vu... et qu’un regard... un seul regard peut changer complétement ses résolutions.

—Je ne le pense pas.

—Mon révérend, j’ai la plus grande, la plus aveugle confiance dans votre parole; je sais toute son autorité..... mais il s’agit du beau sexe... et vous ne pouvez connaître le cœur des femmes comme je le connais; vous ne savez pas de quels inexplicables caprices elles sont capables; vous ne savez pas que ce qui leur plaît aujourd’hui leur déplaît demain, et qu’elles veulent aujourd’hui ce qu’elles ne voulaient pas hier... Les femmes, mon révérend, les femmes... avec elles il faut oser pour réussir... Si ce n’était votre robe, je vous raconterais de curieuses témérités, d’audacieuses entreprises dont j’ai été bien amoureusement récompensé.

—Mon fils!

—Je comprends votre susceptibilité, mon père, et, pour en revenir à la Barbe-Bleue, une fois en présence, je la traiterai non seulement avec effronterie, avec hauteur... je la traiterai en conquérant... je n’ose dire en lion qui vient fièrement enlever sa proie.

Ces réflexions du chevalier furent interrompues par un accident imprévu.

Il faisait très chaud, la porte de la salle à manger qui donnait sur le jardin était restée entr’ouverte.

Le chevalier, tournant le dos à cette porte, était assis dans un fauteuil dont le dossier de bois n’était pas très élevé.

On entendit un sifflement assez aigu, et un coup sec vibra dans la partie pleine du siège du chevalier.

A ce bruit le père Griffon bondit sur sa chaise, courut prendre son fusil à un râtelier placé dans sa chambre, et se précipita dehors en s’écriant:

Jean! Monsieur! prenez vos fusils! A moi, mes enfants, à moi! voici les Caraïbes!

CHAPITRE VI.

L’AVERTISSEMENT.

Tout ceci s’était passé si rapidement que le chevalier restait ébahi.

—Debout! lui cria le père Griffon, debout!! les Caraïbes! les Caraïbes!! Regardez au dossier de votre fauteuil! et ne restez pas près de la lumière.

Le chevalier se leva vivement et vit en effet une flèche de trois pieds de long profondément enfoncée dans le dossier de son fauteuil.

Deux pouces plus haut, le chevalier était transpercé entre les deux épaules.

Croustillac saisit son épée qu’il avait déposée sur une chaise et courut sur les pas du curé.

Celui-ci, à la tête de ses deux noirs armés de fusils, et précédé de son chien dogue, cherchait l’agresseur de tous côtés; malheureusement la porte de la salle à manger donnait sur le verger treillagé; la nuit était sombre: sans doute, celui qui avait lancé cette flèche était déjà loin ou bien caché dans la cime de quelque arbre touffu.

Snog aboyait et quêtait avec ardeur; le père Griffon rappela ses deux noirs qui s’aventuraient trop imprudemment hors du verger.

—Eh bien! mon père, où sont-ils? dit le chevalier en brandissant son épée, faut-il les charger? Une lanterne... donnez-moi une lanterne; nous allons visiter le verger et les environs de la maison!

—Non, non, pas de lanterne! mon fils! elle servirait de point de mire aux assaillants, s’il y en a plusieurs, et vous seriez trop exposé, vous recevriez quelque flèche en plein corps! Allons, allons, dit le curé en désarmant son fusil après quelques moments d’attente, ce n’est qu’une alerte; rentrons et remercions le Seigneur de la maladresse de cet idolâtre, car il s’en est fallu de peu que vous ne fussiez atteint, mon fils. Ce qui m’étonne, et j’en rends grâce à Dieu, c’est qu’on vous ait manqué; un Caraïbe assez hardi pour s’aventurer ainsi doit avoir le coup d’œil juste et la main sûre.

—Mais quel mal avez-vous fait à ces sauvages, mon père?

—Aucun. J’ai été souvent dans leur carbet de l’île des Saintes, et il m’ont toujours parfaitement accueilli: aussi je ne comprends pas le but de cette attaque.... Mais voyons donc cette flèche... je reconnaîtrai bien à son empennure si c’est une flèche caraïbe...

—Il faut faire bonne garde cette nuit, mon père, et pour cela... fiez-vous à moi, dit le Gascon. Vous voyez que ce n’est pas seulement à l’endroit de l’amour que j’ai de la résolution.

—Je n’en doute pas, mon fils, et j’accepte votre offre; je vais faire fermer les fenêtres avec les volets à meurtrières, et barrer solidement la porte. Snog nous servira de sentinelle avancée. Oh! ce ne serait pas la première fois que cette maison de bois soutiendrait un siége. Une douzaine de pirates anglais l’ont attaquée, il y a deux ans; mais avec mes nègres et le procureur fiscal de la Cabesterre qui se trouvait par hasard chez moi, nous avons rudement étrillé ces hérétiques.

En disant ces mots, le père Griffon rentra dans la salle à manger, arracha avec assez de peine la flèche qui tenait au fauteuil par un fer barbelé, et s’écria avec étonnement:

—Il y a un papier attaché à l’empennure de cette flèche.

Puis, en le déployant, il y lut ces mots d’une magnifique écriture bâtarde:

Premier avertissement au chevalier de Croustillac.

Au révérend père Griffon, respect et attachement.

Le curé regarda le chevalier sans dire une parole.

Celui-ci prit le papier et lut à son tour.

—Qu’est-ce que cela signifie? s’écria-t-il.

—Cela signifie que je ne me trompais pas en parlant de la sûreté de coup d’œil des Caraïbes. Celui qui a lancé cette flèche vous tuait s’il l’eût voulu. Voyez ce fer barbelé, empoisonné sans doute; il est entré d’un pouce dans le dossier de ce fauteuil de bois de fer; si vous aviez été atteint, vous étiez mort. Quelle adresse n’a-t-il pas fallu pour guider ainsi cette flèche!

—Peste, mon père... Je trouve ceci d’autant plus merveilleusement adroit que je ne suis pas touché, dit le Gascon. Mais que diable ai-je fait à ce sauvage?

Le père Griffon se frappa le front.

—Quand je vous le disais! s’écria-t-il.

—Quoi, mon révérend?

Premier avertissement au chevalier de Croustillac!

—Eh bien?

—Eh bien! cet avis vient du Morne-au-Diable.

—Vous croyez, mon père?

—J’en suis certain. On a su vos projets, l’on veut vous forcer d’y renoncer.

—Comment les aura-t-on sus?

—A bord de la Licorne, vous ne les avez pas cachés. Quelques passagers, en débarquant il y a trois jours à Saint-Pierre, en auront parlé; ce bruit sera venu jusqu’au comptoir de la Barbe-Bleue, tenu par l’homme d’affaires; et il en aura instruit sa maîtresse.

—Je suis forcé d’avouer, reprit le chevalier en réfléchissant, que la Barbe-Bleue a de singuliers moyens de correspondance! C’est une drôle de petite poste...

—Eh bien mon fils, j’espère que la leçon vous profitera, dit le curé. Puis il ajouta, en s’adressant aux deux noirs qui apportaient les volets crénelés et les leviers pour les assujettir:

—C’est inutile, mes enfants, je vois maintenant qu’il n’y a rien à craindre.

Les deux noirs, habitués à une obéissance passive remportèrent leur attirail défensif.

Le chevalier regardait le père Griffon avec étonnement.

—Sans doute, reprit celui-ci, la parole des habitants du Morne-au-Diable est sacrée; je n’ai maintenant rien à craindre d’eux, ni vous non plus, mon fils, puisque vous êtes averti et que vous renoncerez nécessairement à cette folle entreprise.

—Moi, mon père?

—Comment?...

—Que je devienne à l’instant aussi noir que vos deux nègres, si j’y renonce!

—Que dites-vous?... malgré cet avertissement?

—Et! qui me dit d’abord que cet avertissement vienne de la Barbe-Bleue? ne peut-il pas venir d’un rival? du boucanier, du flibustier, du Caraïbe? car j’ai de quoi choisir parmi les galants de la beauté du Morne-au-Diable.

—Eh bien! qu’importe!...

—Comment, qu’importe, mon révérend? mais je tiens à montrer à ces drôles ce que c’est que le sang de Croustillac. Ah! ils croient m’intimider!... Mais ils ne savent donc pas que cette épée que voilà... s’agiterait toute seule dans son fourreau! que sa lame rougirait d’indignation, si je renonçais à mon entreprise!

—Mon fils, c’est de la folie... de la folie...

—Et pour quel pleutre, pour quel bélître passerait le chevalier de Croustillac aux yeux de la Barbe-Bleue, s’il était assez lâche pour se rebuter de si peu?

—De si peu! mais deux pouces plus haut, vous étiez tué.

—Mais comme on a tiré deux pouces plus bas, et que je ne suis pas tué, je consacrerai ma vie à dompter le cœur rebelle de la Barbe-Bleue et à vaincre mes rivaux, fussent-ils dix, vingt, trente, cent, dix mille! ajouta le Gascon avec une exaltation croissante.

—Mais si l’on a agi par l’ordre de la maîtresse du Morne-au-Diable?

—Si l’on a agi par son ordre, elle verra, la cruelle, que je brave la mort qu’elle m’envoie pour arriver jusqu’à son cœur..... Elle est femme..... elle sera sensible à la valeur. Je ne sais pas si c’est une Vénus, mais je sais que, sans faire tort au dieu Mars, Polyphème-Amador Croustillac est terriblement martial. Or, de la beauté au courage, il n’y a que la main.

Il faut se figurer l’exagération et la prononciation gasconne du chevalier pour avoir une idée de cette scène.

Le père Griffon ne savait s’il devait rire ou s’effrayer de l’opiniâtre détermination du chevalier. Le secret de la confession l’empêchait de parler, d’entrer dans aucun détail sur le Morne-au-Diable; il ne pouvait que supplier le chevalier de renoncer à sa funeste entreprise: ce qu’il tenta, mais en vain.

—Puisque rien ne peut vous ébranler, mon fils, il ne sera pas dit du moins que j’aurai été, même indirectement, le complice de votre entreprise insensée. Vous ignorez où est situé le Morne-au-Diable; ni moi, ni mes nègres, et, je vous l’affirme, nul de mes paroissiens ne voudra vous servir de guide; je les prierai de vous refuser. D’ailleurs la réputation du Morne-au-Diable est telle que personne ne se souciera d’enfreindre mes recommandations.

Cette déclaration du père Griffon sembla donner à réfléchir au chevalier; il baissa d’abord la tête en silence, puis il reprit résolument:

—Je le sais, le Morne-au-Diable est éloigné de quatre lieues d’ici; il est situé dans le nord de l’île; mon cœur me servira de boussole et me guidera vers la dame de mes pensées.... avec l’assistance du soleil et de la lune.

—Mais, malheureux insensé! s’écria le père Griffon, il n’y a pas de chemin tracé dans les forêts où vous allez vous engager; les arbres sont si touffus qu’ils vous cacheront la position du soleil; vous vous égarerez.

—J’irai tout droit devant moi, j’arriverai toujours quelque part, votre île n’est pas si grande (soit dit sans humilier la Martinique), mon père, alors je reviendrai sur mes pas et je chercherai jusqu’à ce que je trouve le Morne-au-Diable...

—Mais le sol de ces forêts est souvent impraticable; elles sont infestées des serpents les plus dangereux: je vous dis que vous y aventurer, c’est braver mille morts....

—Eh! mon père, qui ne risque rien n’a rien; s’il y a des serpents, eh bien, je mettrai des échasses, comme les habitants de nos landes!

—Allez donc marcher avec des échasses au milieu des lianes, des ronces, des rochers, des arbres déracinés par le temps! Je vous dis que vous ne savez pas ce que sont nos forêts.

—Si l’on pensait toujours au péril, mon révérend, on ne ferait jamais rien de bon. Est-ce que vous pensez au mal de Siam quand vous soignez ceux de vos paroissiens qui en sont attaqués?

—Mais mon but est pieux, à moi; je puis affronter la mort en faisant mon devoir.... tandis que vous y courez certainement pour une vanité.

—Une vanité! mon révérend! une commère qui a des écuelles remplies de diamants, des sacs pleins de perles fines, et peut-être encore cinq à six millions de biens! Peste! quelle vanité!

Il n’y avait pas à espérer de vaincre une pareille opiniâtreté: le curé ne l’essaya pas; il conduisit son hôte dans la chambre qu’il lui destinait, bien décidé à mettre tous les obstacles possibles à la fantaisie du chevalier.

Inébranlable dans sa résolution, Croustillac s’endormit profondément. Une ardente curiosité était venue augmenter son entêtement naturel et sa confiance imperturbable dans sa destinée; plus cette confiance avait été jusqu’alors trompée, plus l’aventurier croyait que l’heure promise devait arriver pour lui.

Le lendemain matin, au point du jour, il s’éveilla, et alla sur la pointe du pied jusqu’à la porte de la chambre du père Griffon.

Le curé dormait encore, ne croyant pas le chevalier capable de s’aventurer sans guide dans un pays inconnu. Il se trompait.

Croustillac, pour échapper aux instances et aux reproches de son hôte, partit au moment même.

Il ceignit sa formidable épée, arme assez incommode pour traverser des buissons; il enfonça son feutre sur sa tête, prit une gaule à la main pour effaroucher les serpents, et le jarret ferme, le nez au vent, le cœur un peu palpitant, il quitta la demeure hospitalière du curé du Macouba, et se dirigea vers le nord en suivant pendant quelque temps la lisière d’un bois extrêmement touffu.

Il lui fallut bientôt quitter cette lisière qui, formant un angle vers l’orient, se prolongeait indéfiniment dans cette direction.

Le chevalier, au moment d’entrer dans la forêt, hésita un instant; il se rappela les sages conseils du père Griffon, il songea aux dangers qu’il allait courir; mais, évoquant aussitôt par la pensée les trésors de la Barbe-Bleue, il fut ébloui des monceaux d’or, de perles, de rubis, de diamants qu’il crut voir étinceler et fourmiller à ses yeux; il se figura l’habitante du Morne-au-Diable d’une beauté achevée. Entraîné par ce mirage, il entra résolument dans la forêt, en soulevant un épais rideau de lianes qui retombaient du haut des arbres après s’y être enlacées.

Le chevalier n’oublia pas de battre les buissons avec sa gaule, en criant à haute voix:—Dehors, les serpents... dehors!

Excepté les cris du Gascon, on n’entendait aucun bruit.

Le soleil allait bientôt se lever; l’air, rafraîchi par l’abondante rosée de la nuit et par la brise de mer, était imprégné des odeurs fortes et aromatiques des fleurs tropicales.

La forêt était encore presque plongée dans les ténèbres au moment où le chevalier y pénétra...

Pendant quelques minutes, le profond silence qui régnait dans cette solitude imposante ne fut troublé que par les coups de gaule que le chevalier donnait sur les buissons en répétant:—Dehors, les serpents, dehors!

Peu à peu les cris du Gascon, qui s’éloignait de plus en plus, devinrent moins distincts; puis ils cessèrent tout à fait....

Le morne et profond silence qui régnait alors fut subitement interrompu par une espèce de hurlement sauvage qui n’avait rien d’humain.

Ce bruit et les premiers rayons du soleil qui jaillirent à l’horizon comme une gerbe enflammée semblèrent éveiller les habitants de ces grands bois. Ils y répondirent sur tous les tons; le tapage devint infernal: les glapissements des singes, les miaulements des chats-tigres, les sifflements des serpents, le grognement des sangliers, les beuglements des taureaux éclatèrent de toutes parts avec un ensemble effrayant; les échos de la forêt et des mornes se renvoyèrent ces sons discordants; on eût dit une bande de démons répondant à l’appel d’un démon supérieur.

CHAPITRE VII.

LA CAVERNE.

Pendant que le chevalier cherche la route du Morne-au-Diable à travers la forêt, nous conduirons le lecteur vers la partie la plus septentrionale de la côte de la Martinique.

La mer déferlait avec une majestueuse lenteur au pied des grands rochers presque à pic qui défendaient naturellement cette partie de l’île, en formant une sorte de muraille perpendiculaire de deux cents pieds de haut; le continuel ressac des vagues rendait ces parages si dangereux, qu’une embarcation ne pouvait risquer d’aborder en cet endroit sans être infailliblement brisée.

Le site dont nous parlons était d’une simplicité sauvage, grandiose; une ceinture de rochers âpres, nus, d’un rouge fauve, se dessinait sur un ciel d’un bleu de saphir; leur base disparaissait au milieu d’un brouillard de neigeuse écume, soulevée par le choc incessant d’énormes montagnes d’eau qui s’abattaient sur ces récifs en tonnant comme la foudre.

Le soleil dans toute sa force jetait une lumière éblouissante, torride sur cette masse granitique; il n’y avait pas le plus léger nuage sur ce ciel d’airain. A l’horizon apparaissaient, à travers une vapeur brûlante, les terres élevées des autres Antilles.

A quelque distance de la côte, où brisaient les lames, la mer était d’un azur sombre, et calme comme un miroir.

Un objet d’abord imperceptible, tant il offrait peu de surface au-dessus de l’eau, s’approchait rapidement de cette partie de l’île appelée la Cabesterre.

Peu à peu on put distinguer un balaou, pirogue longue, légère, étroite, dont l’arrière et l’avant sont également coupés en taille-mer; cette embarcation non voilée s’avançait à force de rames.

A chaque banc, on distinguait parfaitement un homme qui nageait vigoureusement. Quoique pendant l’espace de trois lieues la côte fût aussi inabordable qu’en cet endroit, l’on ne pouvait douter que le balaou se dirigeât pourtant vers ces rochers.

Le dessein de ceux qui s’approchaient ainsi semblait inexplicable. Bientôt la pirogue fut engagée au milieu des vagues énormes qui déferlaient sur les récifs. Sans la merveilleuse adresse du pilote, qui évitait les masses d’eau dont l’arrière de cette frêle barque était incessamment menacé, elle eût été bientôt submergée.

A deux portées de fusil des rochers, le balaou mit en travers, en profitant d’une intermittence dans la succession des lames, embellie, ou moment de calme qui revient périodiquement après que sept ou huit lames ont déferlé.

Deux hommes, qu’à leurs vêtements on reconnaissait facilement pour des marins européens, assurèrent leur toque sur leur tête, et se jetèrent hardiment à la nage, pendant que leurs compagnons, virant de bord à la fin de l’embellie, regagnèrent le large et disparurent après avoir de nouveau bravé la fureur et l’élévation des vagues avec une merveilleuse habileté.

Pendant ce temps, les deux intrépides nageurs, tour à tour soulevés ou précipités au milieu de lames énormes qu’ils coupaient adroitement, arrivaient au pied des rochers au milieu d’une nappe d’écume.

Ils paraissaient courir à une mort certaine, et devoir être brisés sur les récifs.

Il n’en fut rien.

Ces deux hommes paraissaient connaître parfaitement la côte: ils se dirigèrent vers un endroit où la violence des eaux avait creusé une immense grotte naturelle.

Les vagues, s’engouffrant sous cette voûte avec un bruit horrible, retombaient ensuite en cataracte dans un bassin inférieur, large, creux et profond.

Après quelques sourdes ondulations, les lames s’apaisaient et formaient ainsi, au milieu des parois d’une caverne gigantesque, un petit lac souterrain, dont le trop plein retournait à la mer par quelque conduit caché.

Il fallait une grande témérité pour s’abandonner ainsi à l’impulsion des vagues furieuses qui vous précipitaient dans l’abîme; mais cette submersion momentanée était plus effrayante que dangereuse: l’ouverture de la caverne était si vaste qu’on ne risquait pas de se briser contre les rochers, et la nappe d’eau vous jetait ensuite au milieu d’un étang paisible, entouré d’une grève de sable fin et battu.

Pour ainsi dire tamisée à travers la chute d’eau qui bouillonnait à l’entrée de cette voûte énorme, la lumière y arrivait faible, douce, bleuâtre comme celle de la lune.

Les deux nageurs haletants, étourdis et meurtris par le choc des vagues, sortirent du petit lac et abordèrent sur sa grève, où ils se reposèrent quelque temps.

Le plus grand de ces deux hommes, quoique vêtu du costume d’un simple marin, était le colonel Rutler, partisan exalté du nouveau roi d’Angleterre, Guillaume d’Orange, sous les ordres duquel il avait servi alors que le beau-fils de l’infortuné Jacques II n’était encore que stathouder de Hollande.

Le colonel Rutler était grand et robuste; sa figure avait une expression d’audace, presque de cruauté; ses cheveux, dont quelques mèches roides et mouillées passaient à travers sa toque de marin, étaient d’un rouge ardent; d’épaisses moustaches de même nuance cachaient presque une large bouche surmontée d’un nez crochu comme le bec d’un oiseau de proie.

Rutler, homme fidèle et résolu, servait son maître avec un dévouement aveugle. Guillaume d’Orange lui avait témoigné sa confiance en le chargeant d’une mission aussi difficile que périlleuse, ainsi qu’on le verra plus tard.

Le marin qui accompagnait le colonel était petit, mais vigoureux, actif et déterminé.

Le colonel lui dit en anglais, après un moment de silence:

—Es-tu bien sûr au moins, John, qu’il y a un passage pour sortir d’ici?

—Ce passage existe, colonel, soyez tranquille.

—Pourtant... je n’aperçois rien...

—Tout à l’heure, colonel, lorsque votre vue sera habituée à cette espèce de jour, couleur de clair de lune, vous vous baisserez à plat ventre, et là, à droite, tout au bout d’un long conduit naturel, dans lequel on ne peut avancer qu’en rampant, vous distinguerez la lueur du jour qui y pénètre par une crevasse du roc.

—Si le chemin est sûr, il n’est pas commode.

—Si peu commode, colonel, que je défierais bien au master du brigantin, le Roi des eaux, qui vous a amené à la Barbade, d’entrer avec son gros ventre dans le boyau qui nous reste à traverser. C’est tout au plus si j’ai pu autrefois m’y glisser, moi; il est large comme un tuyau de cheminée.

—Et il aboutit?

—Au fond d’un précipice qui sert de défense au Morne-au-Diable; car de trois côtés ce précipice est à pic, et il est aussi impossible de le descendre que de le gravir...; quant à son quatrième côté, il n’est pas tout à fait impraticable, et en s’aidant des aspérités du roc, on peut arriver par ce chemin jusqu’aux limites du parc de l’habitation de la Barbe-Bleue.

—Je comprends... ce passage souterrain nous conduit au fond d’un abîme dominé par le Morne-au-Diable.

—Justement, colonel, c’est comme si nous étions au fond d’un fossé dont un des côtés inférieurs serait à pic, et l’autre en talus... quand je dis en talus, c’est une manière de parler, car, pour atteindre au sommet du rocher, il nous faudra rester plus d’une fois suspendus à quelque liane entre le ciel et la terre. Mais, arrivés au faîte, nous nous trouverons à l’extrémité du parc du Morne-au-Diable; une fois là, nous nous blottirons dans quelque trou en attendant le moment d’agir.

—Et le moment d’agir ne tardera pas. Allons, allons, allons, pour connaître si bien les êtres, il faut, en effet, que tu aies servi la Barbe-Bleue?

—Je vous l’ai dit, colonel. J’étais venu de la Côte-Ferme avec elle et son premier mari; au bout de trois mois, ils m’ont renvoyé; alors je suis parti pour Saint-Domingue, et je n’ai plus entendu parler d’eux.

—Et elle, la reconnaîtrais-tu bien?

—De taille, de tournure, oui, mais pas de figure, car nous sommes partis de la Côte-Ferme la nuit, et une fois débarquée, on l’a transportée en litière jusqu’au Morne-au-Diable. Quand, par hasard, elle sortait pendant le jour, elle mettait son masque; les uns disaient qu’elle était belle comme un ange; les autres, qu’elle était laide comme un monstre. Je ne puis pas dire qui se trompe, car moi et mes camarades nous ne mettions jamais le pied dans l’intérieur de la maison, le service particulier se faisait par des mulâtresses toujours muettes comme des poissons.

—Et lui?

—Il était beau, grand, mince, élancé; il avait trente-six ans environ; brun, des yeux et une moustache noirs, le nez aquilin.

—C’est lui, c’était bien lui, se disait le colonel à mesure que John faisait ce signalement. C’est ainsi qu’on l’a toujours dépeint. Et l’on ne sait pas comment il est mort?

—On a dit qu’il était mort en voyage; on n’en a pas su davantage.

—Et l’on n’a jamais eu de doutes sur sa mort?

—Ma foi, non, colonel, puisque la Barbe-Bleue s’est remariée deux fois depuis.

—Et ces deux maris, les as-tu vus?

—Non, colonel, car j’arrivais de Saint-Domingue, lorsqu’il y a huit jours vous m’avez engagé pour cette expédition, sachant que je pouvais vous servir. Vous m’avez promis cinquante guinées si je vous introduisais dans l’île malgré les croiseurs français qui, depuis la guerre, ne laissent aucun bâtiment approcher des côtes... abordables... s’entend; aussi notre balaou n’a pas été gêné, car, grâce aux rochers à pic de la Cabesterre, personne ne s’imagine qu’on puisse s’introduire dans l’île de ce côté, et on n’y veille pas.

—Et puis, ainsi, personne ne peut soupçonner notre présence dans l’île; et, selon ce que tu m’as dit, la Barbe-Bleue a une espèce de police qui l’instruit de l’arrivée de tous les étrangers.

—Du moins, colonel, on disait dans le temps que les gens qui tiennent ses comptoirs à Saint-Pierre ou à Fort-Royal étaient aux aguets, et que pas un étranger débarquant à la Martinique n’échappait à leur surveillance.

—Tout est donc pour le mieux: tu auras tes cinquante guinées... Mais encore une fois, tu es bien sûr que le conduit souterrain...?

—Soyez donc tranquille, colonel; j’y ai passé, vous dis-je, avec le nègre pêcheur de perles, qui m’a le premier conduit ici.

—Mais pour sortir du précipice, il t’a fallu traverser le parc du Morne-au-Diable?

—Sans doute, colonel, puisque c’était la curiosité de voir ce parc, dans lequel nous ne pouvions jamais entrer, qui m’avait fait accepter l’offre du pêcheur de perles; étant de la maison, je savais la Barbe-Bleue et son mari absents; j’étais donc bien sûr de pouvoir sortir par le jardin après être sorti du précipice: c’est ce que nous avons fait, non pas sans risquer de nous rompre le cou mille fois, mais, que voulez-vous! je mourais d’envie de voir l’intérieur de cette habitation, qui nous était défendue. De fait, c’était un vrai paradis. Ce qui a été très amusant, c’est la surprise de la mulâtresse qui servait de portière; quand elle nous a vus, moi et le noir, elle ne pouvait pas concevoir comment nous avions fait pour entrer. Nous lui avons dit que nous avions échappé à sa surveillance. Elle nous a crus; aussi nous a-t-elle mis à la porte le plus vite possible, et elle s’est tue pour n’être pas chassée par ses maîtres.

Après quelques moments de silence, le colonel dit brusquement à John:

—Ce n’est pas tout, maintenant il n’y a plus à reculer, je dois tout te dire.

—Quoi donc, colonel?

—Une fois introduits dans le Morne-au-Diable, nous aurons un homme à surprendre et à garrotter; quoi qu’il fasse pour se défendre, il ne faudra pas qu’il lui tombe un cheveu de la tête... à moins qu’il ne nous force absolument à défendre notre vie; alors, ajouta le colonel avec un sourire sinistre, alors... deux cents guinées pour toi, que nous réussissions ou non.

—Mille diables... Vous attendez un peu tard pour me dire cela, colonel... Mais maintenant le vin est tiré, il faut le boire.

—Allons, je ne me suis pas trompé, tu es un brave...

—Ah ça! mais cet homme que vous cherchez est-il fort et courageux?

—Mais... dit Rutler, après avoir réfléchi quelques minutes, figure-toi à peu près le premier mari de la veuve... un homme grand et mince.

—Diable... celui-là était mince, c’est vrai; mais une baguette d’acier aussi est mince, ce qui ne l’empêche pas d’être furieusement forte. Voyez-vous, colonel, cet homme-là savait mieux que personne comment on se sert du plomb et du fer; il était si vigoureux que je l’ai vu prendre un nègre insolemment par la ceinture et le jeter à dix pas de lui, comme il eût fait d’un enfant, quoique ce nègre fût plus grand et plus robuste que vous. Ainsi donc, colonel, si l’homme que vous cherchez ressemble à celui-là, nous aurons du mal à le bâter, comme on dit...

—Moins que tu ne le crois... je t’expliquerai ça...

—Et puis, dit John, si par hasard le flibustier, le boucanier ou le Caraïbe, qui, dit-on, fréquentent la veuve, sont aussi là... ça commencera à devenir gênant...

—Écoute-moi, d’après ce que tu m’as dit, il y a au bout du parc un bois où l’on peut se cacher.

—Oui, colonel.

—Excepté le boucanier, le flibustier ou le Caraïbe, personne n’entre dans l’habitation particulière de la Barbe-Bleue?...

—Personne, colonel, excepté les mulâtresses de service...

—Et aussi excepté l’homme que je cherche, bien entendu; j’ai mes raisons pour croire que nous l’y trouverons.

—Bien, colonel.

—Alors rien de plus simple, nous nous embusquons au plus épais du bois, jusqu’à ce que mon homme vienne de notre côté.

—Ce qui ne peut manquer d’arriver, colonel, car le parc n’est pas grand, et quand on s’y promène, il faut forcément passer près d’un bassin de marbre, non loin duquel nous serons très bien cachés...

—Si notre homme ne se promène pas, une fois la nuit venue, nous attendons qu’il soit couché, et nous le surprenons au lit...

—Cela serait plus sûr, colonel, à moins que votre homme n’appelât à son secours un des consolateurs de la Barbe-Bleue!...

—Sois donc tranquille... pourvu qu’avec ton aide je puisse mettre la main sur lui, alors, fût-il entouré de cent personnes armées jusqu’aux dents, il est à moi, j’ai un moyen sûr de le forcer à m’obéir... Ceci me regarde... Tout ce que je te demande, c’est de me conduire dans un endroit d’où je puisse sauter sur lui à l’improviste...

—C’est convenu, colonel...

—Alors, marchons... dit Rutler en se levant.

—A vos ordres, colonel, seulement au lieu de marchons... c’est rampons qu’il faut dire. Mais voyons donc, ajouta John en se baissant, si l’on aperçoit toujours la lumière du jour. Oui, oui... la voilà, mais comme ça paraît loin. A propos, colonel, si depuis que je suis venu ici le conduit avait été bouché par un éboulement, nous ferions, à l’heure qu’il est, une singulière figure! condamnés à rester ici et à mourir de faim... à moins de nous dévorer mutuellement... Impossible de sortir par le gouffre, vu qu’on ne peut pas remonter une chute d’eau comme une truite remonte une cascade...

—C’est vrai, dit Rutler en frémissant, tu m’épouvantes: heureusement il n’en est rien; tu as toujours le sac?

—Oui, oui, colonel; les courroies sont solides, et la peau de lamentin imperméable; nous trouverons là-dedans nos poignards, nos pistolets et notre cartouchière aussi secs que s’ils sortaient d’un râtelier d’armes.

—Allons... John, en route, passe le premier, dit le colonel, il nous faut le temps de faire sécher nos habits.

—Cela ne sera pas long, colonel... une fois au fond du précipice, nous serons comme dans un four; le soleil y donne en plein.

John, se mettant à plat ventre, commença à se glisser dans un passage si étroit, qu’il put à peine s’y introduire.

Les ténèbres y étaient profondes... au loin seulement on distinguait une pâle lueur.

Le colonel suivit John en se traînant sur un sol humide et fangeux..

Pendant quelque temps, les deux Anglais s’avancèrent ainsi, rampant sur les genoux, sur les mains et sur le ventre, dans l’obscurité la plus complète.

Tout à coup John s’arrêta brusquement, et s’écria d’une voix altérée par l’épouvante:

—Colonel...

—Que veux-tu?

—Ne sentez-vous pas une odeur forte?

—Oui, cette odeur est fétide.

—Ne bougez pas... c’est un serpent... fer-de-lance! Nous sommes perdus...

—Un serpent? s’écria le colonel avec effroi.

—Nous sommes morts... Je n’ose pas avancer... l’odeur devient de plus en plus forte, murmura John.

—Tais-toi... Écoute...

Dans une mortelle angoisse, les deux hommes retinrent leur respiration.

Tout à coup, à quelques pas, ils entendirent un bruit continu, précipité, comme si l’on eût battu le sol humide avec un fléau.

L’odeur nauséabonde et subtile que répandent les gros serpents devint de plus en plus pénétrante...

—Le serpent est en fureur, il s’est lové; c’est de sa queue qu’il bat ainsi la terre, dit John d’une voix affaiblie.—Colonel... recommandons notre âme à Dieu...

—Il faut crier pour l’effrayer, dit Rutler.

—Non, non, il se jettera tout de suite sur nous, dit John.

Les deux hommes restèrent quelques moments dans une horrible attente.

Ils ne pouvaient ni se retourner ni changer de position; leur poitrine touchait au sol, leur dos touchait au roc... Ils n’osaient faire un mouvement de recul dans la crainte d’attirer le reptile à leur poursuite.

L’air, de plus en plus imprégné de l’odeur infecte du serpent, devenait suffocant.

—Ne trouves-tu pas sous ta main une pierre pour la lui jeter? dit tout bas le colonel.

A peine avait-il dit ces mots que John poussa des cris terribles et se débattit avec violence en s’écriant:

—A moi! à moi! je suis mort...

Éperdu de terreur, Rutler voulut se redresser, mais il se frappa violemment le crâne aux parois de l’étroit passage.

Alors, rampant en arrière aussi rapidement qu’il le put à l’aide de ses genoux et de ses mains, il tâcha de fuir à reculons pendant que John, aux prises avec le serpent, poussait des hurlements de douleur et d’épouvante.

Tout à coup ses cris devinrent sourds: inarticulés, gutturaux, comme si le marin eût été étouffé.

En effet, le serpent, furieux, après avoir, dans l’obscurité, mordu John aux mains, à la gorge, au visage, essayait d’introduire sa tête plate et visqueuse dans la bouche entr’ouverte de ce malheureux, et le mordait aux lèvres et à la langue; et cette dernière blessure l’acheva.

Le serpent, avant assouvi sa rage, dénoua rapidement ses horribles nœuds et prit la fuite.

Le colonel sentit un corps flasque et glacé effleurer sa joue; il se tint immobile.

Le serpent glissa rapidement le long des parois du conduit souterrain et s’échappa.

Ce danger passé, le colonel resta quelques moments pétrifié de terreur; il écoutait les derniers râlements de John; son agonie fut rapide.

Rutler l’entendit faire quelques soubresauts convulsifs, et ce fut tout.

Son compagnon était mort....

Alors Rutler s’avança vers John, et le saisit par la jambe....

Cette jambe était déjà roide et froide, tant le venin du serpent fer-de-lance est rapide.

Un nouveau sujet d’effroi vint assaillir le colonel.

Le reptile, ne trouvant pas d’issue dans la caverne, pouvait revenir par le même chemin; Rutler croyait déjà entendre un léger frôlement derrière lui; il ne pouvait fuir en avant, le corps de John bouchait complétement le passage; fuir en arrière c’était s’exposer à rencontrer le serpent.

Pourtant, dans son épouvante, le colonel saisit le cadavre par les deux jambes, afin de l’entraîner jusqu’à l’entrée du conduit souterrain et de déblayer ainsi la seule issue par laquelle il pût sortir de cette caverne.

Ses efforts furent vains.

Soit que sa vigueur fût paralysée par la gêne de sa position, soit que le poison eût déjà fait gonfler le corps, Rutler ne put parvenir à le tirer à lui.

Ne voulant, n’osant croire que cette unique et dernière chance de salut lui fût enlevée, il trouva le moyen de détacher sa ceinture et de l’attacher aux pieds du mort, puis la prenant entre ses dents et s’aidant de tes deux mains, il se mit à tirer avec toute l’énergie du désespoir....

A peine il put imprimer un léger mouvement à ce cadavre.

Sa terreur augmenta; il chercha son couteau, dans le projet insensé de dépecer le corps de John: il reconnut bientôt l’inutilité de cette tentative.

Les pistolets et les munitions du colonel étaient dans un sac de peau de lamentin que portait John sur les épaules; il voulut au moins essayer d’enlever le sac à son compagnon; il y parvint après des difficultés inouïes, puis il regagna à reculons l’entrée du conduit.

Une fois dans la caverne, il se sentit faiblir, mais l’air le ranima, il se plongea le front dans l’eau froide et s’assit sur la grève.

Il avait presque oublié le serpent.

Un long sifflement lui fit lever la tête; il vit le reptile se balançant à quelques pieds au-dessus de lui, à demi enlacé dans les roches qui formaient la voûte du souterrain.

Le colonel retrouva son sang-froid à la vue du danger; restant presque immobile et n’agissant que des mains, il déboucla le sac, y prit un pistolet et l’arma.

Heureusement la charge et l’amorce étaient intactes.

Au moment où le serpent, irrité par le mouvement de Rutler, se précipita sur lui, ce dernier l’ajusta, tira, et le reptile tomba a ses pieds la tête fracassée. Il était d’un noir bleuâtre, tacheté de jaune, et avait huit à neuf pieds de long.

Délivré de cet ennemi, encouragé par ce succès, le colonel voulut tenter un dernier effort pour dégager la seule issue par laquelle il pût sortir.

Il rampa de nouveau dans le conduit; malgré sa vigueur, ses efforts inouïs, il ne put parvenir à déranger le cadavre de John.

De retour dans la caverne, il la parcourut en tous sens et ne trouva aucune autre issue.

Il ne pouvait espérer de secours du dehors, ses cris ne pouvaient être entendus.

A cette horrible pensée, ses yeux tombèrent sur le serpent; il y vit une ressource momentanée; il savait que quelquefois les nègres affamés mangeaient de ces chairs répugnantes, mais non malsaines.

La nuit vint, il se trouva dans de profondes ténèbres... Les lames mugissaient et se brisaient à l’entrée de la caverne; la chute d’eau se précipitait avec fracas dans le bassin inférieur.

Une nouvelle frayeur vint assaillir Rutler. Il savait que les serpents se rejoignent et s’accouplent souvent pendant la nuit; guidé par la voie, le mâle ou la femelle du reptile qu’il avait tué pouvait venir à sa recherche.

Les transes du colonel devinrent affreuses. Le moindre bruit le faisait tressaillir... malgré son caractère énergique; il se demanda, dans le cas ou il sortirait par un miracle de cette horrible position, s’il continuerait l’entreprise qu’il avait commencée.

Tantôt il croyait voir dans cette aventure un avertissement du ciel; tantôt il s’accusait de lâcheté, et attribuait ses folles appréhensions à l’état de faiblesse dans lequel il se trouvait. . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous abandonnerons le colonel dans cette position difficile pour conduire le lecteur au Morne-au-Diable.

CHAPITRE VIII.

LE MORNE-AU-DIABLE.

La lune brillante et pure jetait une clarté presque égale à celle du soleil d’Europe et permettait de distinguer parfaitement, au sommet d’une roche assez élevée et entourée de bois de toutes parts, une habitation construite en briques et d’une architecture bizarre.

On ne pouvait y arriver que par un étroit sentier, formant une spirale autour de cette espèce de cône. Ce sentier était bordé, d’un côté, par des masses de granit presque perpendiculaires; de l’autre, par un précipice, dont, en plein jour même, on n’apercevait pas le fond.

Ce chemin dangereux aboutissait à une plate-forme traversée par une muraille de briques d’une grande épaisseur et garnie de meurtrières.

Derrière cette espèce de glacis s’élevaient les murailles d’enceinte de l’habitation, dans laquelle on entrait par une porte de chêne très basse.

Cette porte communiquait à une vaste cour carrée, occupée par les communs et par d’autres bâtiments. Cette cour traversée, on arrivait à un passage voûté qui conduisait au sanctuaire, c’est-à-dire au pavillon habité par la Barbe-Bleue. Aucun des noirs ou des métis qui formaient le nombreux domestique de l’habitation ne dépassait les limites de cette voûte.

Le service de la Barbe-Bleue se faisait par l’intermédiaire de plusieurs mulâtresses, qui seules communiquaient avec leur maîtresse.

La maison s’élevait sur le versant opposé à celui par lequel on montait au faîte du morne. Ce versant, beaucoup moins rapide et disposé en plusieurs terrasses naturelles, se composait de cinq ou six gradins immenses qui, de tous côtés, aboutissaient à des précipices.

Par un phénomène assez fréquent dans les îles volcanisées, un étang de deux arpents environ de circonférence occupait presque toute l’étendue d’un des gradins supérieurs. L’eau en était limpide et pure. La maison de la Barbe-Bleue était séparée de ce petit lac par une étroite chaussée de sable uni, brillant comme de l’argent.

Cette maison n’avait qu’un étage; au premier aspect elle semblait seulement construite d’écorces d’arbres; son toit de bambous, très incliné, se plongeant de cinq ou six pieds en dehors du mur extérieur, s’appuyait sur des troncs de palmiers enfoncés en terre, et formait ainsi une sorte de galerie autour de la maison.

Un peu au-dessus du niveau de ce lac, descendait, en pente douce, une pelouse de gazon aussi frais, aussi vert que celui des plus belles prairies d’Angleterre; cette rareté inouïe aux Antilles était due à d’invisibles irrigations qui partaient de l’étang et répandaient dans ce parc une délicieuse fraîcheur.

A cette pelouse, ornée çà et là de corbeilles de fleurs équinoxiales, succédait un jardin composé de massifs d’arbustes variés; l’inclinaison du terrain était telle qu’on n’apercevait pas leurs tiges, mais seulement leurs cimes émaillées des plus vives nuances; enfin, après les arbustes venait, sur un gradin plus bas encore, un vaste bois d’orangers et de citronniers couverts de fleurs et de fruits. Au jour, ainsi vu de haut, on eût dit un tapis de neige odorante semée de boules d’or.

A l’extrême horizon, les tiges élancées des bananiers, des cocotiers, formaient une clôture splendide et dominaient le précipice, au fond duquel aboutissait le conduit souterrain dont nous avons parlé, et où était alors engagé le colonel Rutler.

Maintenant, entrons dans l’une des pièces les plus reculées de l’habitation; nous y trouverons une jeune femme âgée de vingt à vingt-trois ans; mais ses traits sont si enfantins, sa taille si mignonne, sa fraîcheur si juvénile, qu’on lui donnerait à peine seize ans.

Vêtue d’une tunique de mousseline à larges manches, elle est à demi couchée sur son sofa d’étoffe des Indes de couleur brune à fleurs d’or; elle appuie son front pur et blanc sur une de ses mains qui disparaît à demi dans une forêt de grosses boucles de cheveux blonds-cendrés, car cette jeune femme est coiffée presque à la Titus: une foule de soyeux anneaux tombent en profusion sur son cou, sur ses épaules de neige et encadrent sa délicieuse petite figure, ronde, ferme et rose comme celle d’un enfant.

Un gros livre relié en maroquin rouge, placé sur le bord du divan où elle est étendue, est ouvert devant elle.

La jeune femme y lit avec attention à la clarté de trois bougies parfumées que supporte un petit candélabre de vermeil, enrichi de ciselures exquises.

Les cils de la jolie lectrice sont si longs qu’ils projettent une ombre légère sur ses joues, où l’on remarque deux gracieuses fossettes; son nez est d’une délicatesse rare, sa bouche purpurine est moins grande que ses beaux yeux bleus; sa physionomie est empreinte d’une ravissante expression d’innocence et de candeur.

Du bas de sa tunique de mousseline sortent deux pieds de Cendrillon, chaussés de bas de soie blancs et de pantoufles moresques en satin cerise, côtelées d’argent, qui tiendraient dans le creux de la main.

La position de cette jeune femme laisse deviner les formes les plus accomplies, quoiqu’elle soit de petite taille.

Grâce à la largeur de sa manche qui est retombée, l’on peut admirer le ravissant contour d’un bras rond, poli comme de l’ivoire et marqué au coude d’une charmante fossette. La main qui feuillette le livre est digne du bras, ses ongles très longs ont la pureté luisante de l’agate. L’extrémité des doigts est nuancée d’un si vif incarnat, qu’on les dirait colorés du henné des Indiens.

L’ensemble de cette délicieuse créature rappelle la suave idéalité de la Psyché, adorable réalisation de ce moment de beauté si fugitif qui passe avec la première fleur de l’adolescence. Certaines organisations conservent pourtant assez longtemps cette primeur juvénile, et, nous l’avons dit, quoique âgée au plus de vingt-trois ans, la Barbe-Bleue était du nombre de ces natures privilégiées.

Car c’était la Barbe-Bleue!...

Nous ne cacherons pas plus longtemps au lecteur le nom de l’habitante du Morne-au-Diable, nous dirons de plus qu’elle s’appelait Angèle. Hélas! ce nom céleste, cette physionomie candide ne contrastent-t-ils pas singulièrement avec la réputation diabolique dont jouissait cette veuve de trois maris, qui, disait-on, avait autant de consolateurs qu’elle avait eu d’époux.

La suite des événements permettra de condamner ou d’innocenter la Barbe-Bleue.

A un léger bruit qu’elle entendit dans la pièce voisine, Angèle redressa vivement sa tête, comme une gazelle aux aguets, et s’assit sur le bord du sofa en rejetant ses cheveux en arrière par un mouvement plein de grâce.

Au moment où elle se levait en s’écriant:—C’est lui! un homme soulevait la portière de cette chambre.

Le fer ne court pas plus vite à l’aimant qu’Angèle ne courut au devant du nouveau venu. Elle se précipita dans ses bras, l’enlaça avec une sorte de tendre fureur, l’accabla de caresses, de baisers passionnés, en s’écriant avec joie:

—Mon tendre ami! mon bon Jacques!

Cette première effusion passée, le nouveau venu prit Angèle dans ses bras, comme on prend un enfant, et regagna le sofa avec son précieux fardeau.

Alors Angèle s’assit sur un des genoux de Jacques, prit une de ses mains dans les siennes, lui passa son joli bras autour du cou, approcha sa figure de la sienne, et le contempla avec une joie avide...

Hélas! hélas! les médisants de la Martinique avaient-ils donc raison de suspecter la moralité de la Barbe-Bleue?

L’homme qu’elle accueillait avec cette ardente familiarité avait le teint cuivré d’un mulâtre; il était grand et svelte, agile et robuste; ses traits nobles et gracieux ne rappelaient en rien le type nègre; une forêt de cheveux d’un noir de jais entourait son front, ses yeux étaient grands et d’un noir de velours; sous ses lèvres minces, rouges et humides, brillaient des dents du plus bel émail. Cette beauté à la fois charmante et virile, cet ensemble de force et d’élégance, rappelaient les nobles proportions du Bacchus Indien, ou de l’Antinoüs.

Le costume du mulâtre était celui que certains flibustiers adoptaient alors généralement, lorsqu’ils étaient à terre. Il portait un justaucorps de velours grenat foncé, à boutons d’or ouvragés; de larges chausses à la flamande de pareille étoffe et ornées de boutons pareils, qui serpentaient le long de sa cuisse, étaient soutenues par une ceinture de soie orange, où était passé un poignard richement travaillé; enfin de grandes guêtres de peau blanche, piquées et brodées en soie de mille couleurs, à la mexicaine, lui montaient jusqu’au-dessous du genou et dessinaient une jambe du plus beau galbe.

Rien de plus piquant, de plus joli que le contraste que présentaient Jacques et Angèle ainsi groupés. D’un côté, cheveux blonds, teint d’albâtre, joues rosées, grâces enfantines et gentillesse; de l’autre, teint bronzé, cheveux d’ébène, air mâle et hardi.

La blancheur de la robe d’Angèle se dessinait sur la couleur sombre des vêtements de Jacques, et l’on pouvait mieux apprécier encore les contours de la taille fine et souple de la Barbe-Bleue. Attachant ses grands yeux bleus sur les yeux noirs du mulâtre, la jeune femme se plaisait à rabattre le collet brodé de la chemise de Jacques, pour mieux admirer son cou hâlé, qui par sa couleur et par sa forme, pouvait rivaliser avec le plus beau bronze florentin.

Après avoir assez prolongé cette inconvenante exhibition, Angèle donna au mulâtre un bruyant baiser au-dessous de l’oreille, lui prit la tête entre ses deux petites mains, ébouriffa malicieusement sa noire chevelure, lui donna une tape sur la joue, et s’écria:

—Voilà comme je vous aime, monsieur l’Ouragan.

A un léger bruit qu’on entendit derrière la tapisserie qui servait de portière, Angèle dit:

—Est-ce toi, Mirette? que fais-tu là?

—Maîtresse, je viens d’apporter des fleurs... et je vais les arranger dans les caisses.

—Elle nous entend... dit Angèle en faisant un signe mystérieux au mulâtre; puis elle s’amusa encore en riant comme une folle à ébouriffer la chevelure de M. l’Ouragan.

M. l’Ouragan se prêtait complaisamment aux gentils caprices d’Angèle, et la contemplait avec amour.

Il lui dit en souriant:

—Enfant! parce que vous avez constamment seize ans, vous vous croyez tout permis! puis il ajouta en souriant d’un air gravement railleur:

—Et qui dirait pourtant, à voir cette petite mine si rose, si ingénue, que je tiens sur mes genoux la plus insigne scélérate des Antilles?

—Et qui dirait que cet homme, qui parle d’une voix si douce, est ce féroce capitaine l’Ouragan, la terreur des Anglais et des Espagnols! s’écria Angèle en éclatant de rire.

Nous devons avertir le lecteur que le mulâtre et la veuve s’exprimaient dans le meilleur français et sans le moindre accent étranger.

—Quelle différence! s’écria ce dernier en souriant, ce n’est pas moi qu’on accuse d’horribles et mystérieuses aventures, ce n’est pas moi qu’on appelle Barbe-Bleue.

A ces mots qui devaient lui rappeler les plus sinistres souvenirs, la petite veuve, d’un geste plein de coquetterie mutine, donna la plus mignarde de toutes les chiquenaudes sur le bout du nez du capitaine l’Ouragan, lui montra d’un geste la porte de la chambre voisine pour l’avertir qu’on pouvait l’entendre et dit d’un air malicieusement boudeur:

—Voilà pour vous apprendre à parler des trépassés.

—Fi! le monstre! dit le capitaine en riant aux éclats, et les remords, donc, madame?

—Donne-moi un baiser par remords, donc, et j’en aurai...

—Que Lucifer me soit en aide! Il n’y a que les femmes pour être aussi criminelles... Ah! ma chère, que vous êtes bien nommée... vous me faites frémir... Si nous soupions?

Angèle frappa sur un gong; la jeune métisse, qui avait entendu la conversation précédente, entra. Elle portait une robe de guinée blanche à raies écarlates, et avait des anneaux d’argent aux bras et aux jambes.

—Mirette, as-tu fini de ranger les fleurs là-dedans? lui dit la Barbe-Bleue.

—Oui, maîtresse.

—Tu nous écoutais?

—Non, maîtresse.

—D’ailleurs, ça m’est égal... je parle, c’est pour qu’on m’entende... Fais-nous donner à souper, Mirette.

Puis s’adressant au capitaine:

—Quel vin veux-tu?

—Du vin de Xérès, mais glacé. C’est un caprice...

Mirette sortit un moment, et revint bientôt procéder aux préparatifs du couvert.

—A propos, dit l’Ouragan, j’oubliais de te prévenir d’un très grand événement.

—Quoi donc? un de mes défunts qui revient?

—Ma foi, à peu près.

—Comment... Ah! monsieur Jacques, monsieur Jacques, pas de mauvaises plaisanteries, dit Angèle en prenant un air effrayé.

—Non, ce n’est pas un défunt, un spectre, mais un prétendant bien vivant qui ne demande qu’à être ton mari.

—Il veut m’épouser?

—Il veut t’épouser.

—Ah! le malheureux! il s’ennuie donc bien de vivre? s’écria Angèle en éclatant de rire.

Mirette, à ces mots, se signa tout en surveillant le service de deux autres mulâtresses qui apportaient des bouteilles de verre de Bohème couvertes d’arabesques d’or, et des piles d’assiettes de magnifiques porcelaines du Japon.

La Barbe-Bleue continua:

—Mon amoureux n’est-donc pas de ce pays?

—Non certes! car malgré vos richesses, ma chère, je vous défierais bien de trouver un quatrième mari, grâce à votre infernale réputation...

—Et d’où sort-il donc, cet épouseur, mon cher Jacques?

—Il vient de France.

—De France?... il vient de France pour m’épouser! diable!...

—Angèle, vous savez que je n’aime pas vous entendre jurer, dit le mulâtre avec un sérieux comique.

—Pardon, monsieur l’Ouragan, dit la jeune femme en baissant les yeux d’un air hypocrite. Cette exclamation signifiait que je trouvais très étonnante la nouvelle que vous me donniez... Il paraît que ma réputation commence à parvenir en Europe.

—N’ayez pas cette vanité, ma chère. C’est à bord de la Licorne que ce digne paladin a entendu parler de vous, et, sur la seule évaluation de vos richesses, il est devenu amoureux, mais amoureux fou... de vous... Voilà qui rabaissera, je l’espère, votre orgueil?

—L’impertinent! et quel homme est-ce... Jacques?

—Le chevalier de Croustillac.

—Tu dis?

—Le chevalier de Croustillac.

—C’est là le nom de... mon prétendant?...—et Angèle partit d’un fou rire que rien ne put arrêter, et le mulâtre partagea bientôt son hilarité.

Tous deux se calmaient à peine lorsque Mirette rentra, précédant deux autres métisses qui apportaient une table splendidement servie en vaisselle de vermeil.

Les deux esclaves posèrent la table près du divan; le capitaine se leva pour prendre un siége, pendant qu’Angèle, agenouillée sur le bord du sofa, découvrait les plats les uns après les autres et furetait la table avec des gestes et des mines de chatte gourmande.

—As-tu faim, Jacques?... moi, je dévore, dit Angèle. Et, pour prouver sans doute la vérité de cette assertion, elle entr’ouvrit ses lèvres de corail et montra deux rangées de ravissantes petites dents qu’elle fit claquer par deux fois.

—Angèle, ma chère, vous êtes décidément très mal élevée, dit le capitaine en lui servant une tranche de dorade au coulis de jambon d’une odeur appétissante.

—Capitaine l’Ouragan, si je vous reçois à ma table, ce n’est pas pour être grondée, dit Angèle en faisant une imperceptible et mutine grimace au mulâtre. Puis elle ajouta, tout en attaquant très bravement sa tranche de dorade et en becquetant dans son pain comme un oiseau:

—N’est-ce pas, Mirette, que s’il me gronde je ne le recevrai plus?

—Non, maîtresse, dit Mirette.

—Et que je donnerai sa place à Arrache-l’Ame, le boucanier?

—Oui, maîtresse.

—Ou à Youmaalë, le Caraïbe?

—Oui, maîtresse.

—Voyez-vous cela, monsieur? dit Angèle.

—Allez, allez, ma chère, je ne suis pas jaloux, vous le savez; la beauté est comme le soleil, elle luit pour tout le monde.

—Puisque vous n’êtes pas plus jaloux que ça, je vous pardonne. Servez-moi de ce que vous avez devant vous. Qu’est-ce que ça, Mirette?

—Maîtresse, des prigues frits dans la graisse de ramier.

—Qui vaut au moins la graisse de caille, dit l’Ouragan, mais il faut ajouter un jus de limon pendant que la friture est toute chaude.

—Voyez-vous, le gourmand... Ah çà! et mon épouseur? je l’oubliais... Donnez-moi à boire, Mirette.

Le flibustier, tout corsaire qu’il était, prévint la métisse, et versa du vin de Xérès glacé à Angèle.

—Faut-il que je vous aime... pour boire cela, moi qui préfère les vins de France.

Et la Barbe-Bleue but très résolument trois doigts de vin de Xérès qui donna un nouvel éclat à ses lèvres roses, à ses yeux bleus et anima ses joues rondelettes d’une teinte incarnate.

—Ah çà! mon épouseur... mon épouseur, reprit-elle, comment est-il? Est-il gentil? est-il digne d’aller rejoindre les autres?...

Mirette, malgré sa soumission passive, ne put s’empêcher de tressaillir encore en entendant sa maîtresse parler ainsi, quoique la pauvre esclave dût être habituée à ces abominables plaisanteries, et sans doute à de bien plus grandes énormités.

—Qu’est-ce que tu as, Mirette?

—Rien, maîtresse.

—Si... tu as quelque chose.

—Non, maîtresse.

—Tu serais peut-être fâchée de me voir remariée... Je n’en aurais pas pour longtemps, va, mon enfant. Puis s’adressant au capitaine l’Ouragan:

—Eh! le chevalier de... de... comment dis-tu ce nom?

—Le chevalier de Croustillac.

—Tu l’as vu?

—Non, mais sachant ses projets, et qu’il voulait à toutes forces, et malgré les représentations du bon père Griffon, parvenir jusqu’ici, j’ai prié Youmaalë le Caraïbe, dit l’Ouragan, en regardant Angèle d’une manière singulière, de lui adresser un petit avertissement pour l’engager à renoncer à ses projets.

—Et vous avez donné cet ordre sans m’en prévenir, monsieur? Et si je voulais, moi, ne pas le rebuter, ce prétendant! Car enfin, Croustillac, ça doit être un Gascon, et je n’ai jamais été mariée à un Gascon, moi!

—Oh! c’est le plus fameux Gascon qui ait jamais gasconné sur la terre; avec cela une figure inimaginable, une assurance inouïe; du reste assez de courage.

—Et l’avertissement de Youmaalë? demanda Angèle.

—N’a rien fait du tout, il a glissé sur l’âme inébranlable de ce capitan, comme une balle sur les écailles d’un crocodile. Il est parti ce matin bravement, au point du jour, à travers la forêt, avec ses bas de soie roses, sa rapière au côté et une gaule pour chasser les serpents; il y est sans doute encore à cette heure, car le chemin du Morne-au-Diable n’est pas connu de tout le monde.

—Jacques! une idée! s’écria la veuve avec joie, faisons-le venir ici pour nous amuser... pour le tourmenter. Ah! il est amoureux de mes trésors et non pas de moi... ah! il veut m’épouser, ce beau chevalier errant. Nous allons bien voir... Eh bien... tu ne ris pas de mon projet, Jacques? qu’as-tu donc?... D’abord, monsieur, vous savez que je ne peux pas être contrariée, je me fais une fête d’avoir ici mon Gascon; s’il n’est pas mordu par les serpents ou dévoré par les chats-tigres, je veux l’avoir demain ici... Tu mets demain en mer... Tu diras au Caraïbe ou à Arrache-l’Ame de me l’amener.

L’Ouragan, au lieu de partager la gaieté de la Barbe-Bleue, selon son habitude, était sérieux, pensif, et semblait réfléchir profondément.

—Jacques! Jacques!... ne m’entends-tu pas? s’écria Angèle avec impatience, en frappant du pied. Je veux mon Gascon, j’y tiens, je le veux!

Le mulâtre ne répondit rien, il décrivit de l’index de sa main droite un cercle au dessus de sa tête, et regarda la jeune femme d’un air significatif.

Celle-ci comprit ce signe mystérieux.

Sa figure exprima tout à coup la tristesse et la crainte; elle se leva brusquement, courut au mulâtre, se mit à genoux près de lui, et s’écria d’une voix touchante:

—Tu as raison, mon Dieu, tu as raison, je suis folle d’avoir eu cette pensée, je te comprends!

—Relève-toi, calme-toi, Angèle, dit le mulâtre. Je ne crois pas que cet homme soit à craindre; mais enfin c’est un étranger... il peut venir d’Angleterre ou de France, et...

—Je te dis que j’étais folle... que je plaisantais, mon bon Jacques... j’oubliais ce que je ne devrais jamais oublier... c’est affreux.

Et les beaux yeux de la jeune femme s’inondèrent de larmes; elle baissa la tête, prit la main du mulâtre sur laquelle elle pleura en silence pendant quelques minutes.

L’Ouragan baisa tendrement le front et les cheveux d’Angèle, et lui dit avec tendresse:

—Je m’en veux beaucoup d’avoir éveillé ces cruels souvenirs, j’aurais dû ne te rien dire, m’assurer qu’il n’y avait aucun danger à t’amener cet imbécile comme un jouet... et alors...

—Jacques, mon ami, s’écria tristement Angèle en interrompant le mulâtre, mon amant, y penses-tu, pour un caprice d’enfant, exposer... ce que j’ai de plus cher au monde.

—Voyons, voyons, calme-toi, dit le mulâtre en la relevant et en la faisant asseoir auprès de lui, ne vas pas t’effrayer; le père Griffon s’est informé de ce Gascon, il ne paraît que ridicule; pour plus de sûreté... j’irai demain lui en parler au Macouba, et puis je dirai à Arrache-l’Ame, qui doit justement chasser de ce côté, de tâcher de découvrir ce pauvre diable dans la forêt, où il se sera sans doute égaré. S’il est dangereux, dit le mulâtre en faisant un signe à Angèle, car les esclaves étaient toujours là, attendant la fin du souper, s’il est dangereux, le boucanier nous en débarrassera, et le guérira de l’envie de te connaître; sinon, comme tu n’as guère de distraction ici... il te l’amènera.

—Non, non, je ne veux pas, dit Angèle... Toutes les pensées qui me viennent maintenant à l’esprit sont d’une tristesse mortelle; mes inquiétudes renaissent. Angèle, voyant que le mulâtre ne mangeait plus, se leva; le flibustier l’imita et lui dit:

—Rassure-toi, mon Angèle, il n’y a rien, rien à craindre... Viens au jardin, la nuit est belle, la lune resplendissante... dis à Mirette d’apporter mon luth; pour te faire oublier ces pénibles idées, je te chanterai ces ballades écossaises que tu aimes tant.

En disant ces mots, le mulâtre passa un de ses bras autour de la taille d’Angèle, et la tenant ainsi embrassée, il descendit quelques marches qui conduisaient au jardin.

Au moment de sortir de l’appartement, la Barbe-Bleue dit à son esclave:

—Mirette, apporte ce luth dans le jardin, allume la lampe d’albâtre de ma chambre à coucher... Je n’aurai pas besoin de toi... N’oublie pas de dire à Cora et aux deux métisses que c’est demain leur jour de service... Puis elle disparut, appuyée sur le bras du mulâtre.

Cette dernière recommandation d’Angèle était motivée par l’habitude qu’elle avait depuis son dernier veuvage d’alterner de trois jours en trois jours le service de ses femmes.

Mirette porta au jardin un très beau luth, d’ébène incrusté d’or et de nacre.

Au bout de quelques instants, on entendit le flibustier moduler avec une grâce infinie quelques-unes des ballades écossaises que les chefs de clans royalistes chantaient de préférence pendant le protectorat de Cromwell.

La voix du mulâtre était à la fois douce, vibrante et mélancolique.

Mirette et les deux esclaves l’écoutèrent pendant quelques minutes avec ravissement.

Aux dernières strophes la voix du flibustier s’émut, quelques larmes semblèrent s’y mêler... puis les chants cessèrent.

Mirette entra dans la chambre de Barbe-Bleue pour allumer une lampe renfermée dans un globe d’albâtre qui jetait sur tous les objets une lumière douce et voilée.

Cette chambre était splendidement tendue d’étoffe des Indes fond blanc, émaillée de fleurs en broderie; une moustiquaire de mousseline d’un tissu semblable à une toile d’araignée enveloppait un immense lit de bois doré à dossier de glace qui apparaissait ainsi comme au travers d’un léger brouillard.

Après avoir exécuté les ordres de sa maîtresse, Mirette se retira discrètement et dit aux deux esclaves avec un malin sourire:

—Mirette allume la lampe pour le capitaine... Cora pour le boucanier... et Noün pour le Caraïbe...

Les deux vieilles esclaves secouèrent la tête d’un air d’intelligence, et toutes trois sortirent après avoir soigneusement fermé et verrouillé les portes qui conduisaient des bâtiments extérieurs à la maison particulière de la Barbe-Bleue.

CHAPITRE IX.

LA NUIT.

Nous avons laissé le chevalier de Croustillac alors qu’il s’enfonçait dans la forêt au milieu des cris de tous les animaux qui la peuplaient.

Un moment étourdi de ce vacarme, le Gascon poursuivit bravement sa route, s’orientant toujours vers le nord, du moins autant qu’il le pouvait, grâce à son peu de connaissances astronomiques.

Ainsi que le père Griffon l’en avait prévenu, on ne trouvait aucun chemin frayé à travers ces bois; des détritus de végétaux, de grandes herbes, des lianes, des troncs d’arbres, des broussailles inextricables encombraient le sol; les arbres étaient si touffus, que l’air, la lumière et le soleil pénétraient difficilement sous ces épaisses voûtes de verdure, où il régnait une humidité chaude presque suffocante, produite par la fermentation de l’humus végétal qui recouvrait la terre à une assez grande épaisseur.

Les violents parfums des fleurs tropicales saturaient cette atmosphère étouffante; aussi le chevalier éprouvait-il une sorte d’ivresse, de pesanteur; il marchait d’un pas moins délibéré, il se sentait la tête lourde, les objets extérieurs lui étaient presque indifférents, il n’admirait plus les colonnades de feuillée qui s’étendaient à perte de vue dans la pénombre de la forêt. Il jetait un coup d’œil distrait sur le plumage étincelant et varié des périques, des aras, des colibris, qui poussaient mille cris joyeux, becquetaient des insectes aux ailes d’or, ou concassaient entre leurs becs les baies aromatiques du bois d’Inde.

Les gambades des singes qui se balançaient aux souples guirlandes des passiflores, ou qui sautaient d’arbre en arbre, lui arrachaient à peine un sourire. Complétement absorbé, il n’avait que la force de songer au terme de son dangereux voyage. Il n’avait de pensée que pour la Barbe-Bleue et ses trésors.

Au bout de quelques heures de marche, il commença de s’apercevoir que ses bas de soie étaient une chaussure incommode pour traverser une forêt. Une énorme branche de raquette épineuse avait fait un large accroc à son pourpoint; ses chausses n’étaient pas irréprochables, et plus d’une fois, sentant sa longue rapière s’embarrasser dans quelques plantes rampantes, il s’était involontairement retourné comme pour châtier l’importun qui prenait la liberté de le retenir.

Soit hasard, soit grâce aux fréquentes évolutions de sa gaule, dont il battait incessamment les broussailles, le chevalier eut le bonheur de ne pas rencontrer un serpent sous ses pas.

Vers midi, harassé de fatigue, il s’arrêta pour cueillir quelques bananes, et monta sur un arbre assez peu élevé pour y déjeuner plus à son aise; il découvrit avec une douce surprise que les feuilles de cet arbre, roulées en cornets, contenaient une eau claire, fraîche, et parfaite au goût; le chevalier but quelques cornets de cette eau, mit dans ses poches les bananes qui lui restaient, et continua sa route.

D’après son estime, il devait avoir fait environ quatre lieues, et ne plus être éloigné du Morne-au-Diable.

Malheureusement l’estime du chevalier n’était pas d’une extrême précision, du moins quant à la direction qu’il croyait avoir prise, car il évaluait assez justement le chemin parcouru. Il se trouvait donc à midi un peu plus éloigné du Morne-au-Diable qu’il n’en était éloigné en entrant dans la forêt.

Pour ne pas perdre le soleil de vue (on l’apercevait à peine à travers l’épaisseur du feuillage), il eût été nécessaire d’avoir presque constamment les yeux levés au ciel. Or, le chemin était presque inextricable, et il fallait sans cesse veiller aux serpents; ainsi partagée entre le ciel et la terre, l’attention du chevalier avait pu s’égarer quelque peu.

Néanmoins, comme il lui était impossible de croire qu’il se fût trompé d’une seconde dans ses calculs, il reprit courage, presque certain d’arriver au terme de sa course.

Vers les trois heures du soir, il commença de soupçonner le Morne-au-Diable de s’éloigner à mesure qu’il s’en approchait. Croustillac était harassé, mais la crainte de passer la nuit dans la forêt l’aiguillonnait; à force de marcher, de marcher, il arriva enfin à une sorte de fondrière assez creuse, qui s’enfonçait entre deux gorges de rochers.

Le chevalier respira, s’épanouit.

—Mordioux! s’écria-t-il en s’éventant avec son feutre, me voici donc enfin au Morne-au-Diable! Il me semble que je m’y reconnais, quoique je n’y sois jamais venu. Je ne pouvais d’ailleurs pas me perdre; j’avais l’amour pour boussole; on irait ainsi aux antipodes sans dévier d’un cheveu. C’est tout simple, mon cœur tourne vers l’or et la beauté, comme l’aimant vers le pôle! car si la Barbe-Bleue est riche, elle doit être belle... et puis une femme qui se débarrasse aussi lestement de trois maris doit aimer le changement; or, je serai du fruit nouveau pour elle... Et quel fruit! Après tout, les trois défunts n’ont eu que ce qu’ils méritaient, puisqu’ils me font place... Ce qui me rassure à l’endroit du physique de la Barbe-Bleue, c’est qu’il n’y a qu’une très jolie femme qui puisse se permettre ces irrégularités, ces façons... un peu cavalières... de dénouer le lien conjugal... Mordioux! je vais la voir, lui plaire, la séduire; pauvre femme... elle ne se doute pas que son vainqueur est à sa porte! Si... si... je parie que son petit cœur bat bien fort à ce moment. Elle me presse... elle me devine... son attente ne sera pas trompée... elle va être éblouie... le bonheur lui arrive sur les ailes de l’amour...

En disant ces mots, le chevalier jeta un coup d’œil sur sa toilette; il ne put s’empêcher de trouver qu’elle était un peu en désordre: ses bas, primitivement pourpres, puis rose-pâle, s’étaient zébrés d’une multitude de rayures vertes depuis son voyage dans la forêt; son pourpoint s’était aussi orné de plusieurs crevés bizarrement placés, mais le Gascon fit tout haut cette réflexion, sinon très modeste, du moins très consolante:

—Mordioux! Vénus en sortant de l’onde n’avait pas de pourpoint; la Vérité n’en avait pas non plus en sortant de son puits. Or, puisque la beauté et la vérité apparaissent sans voile... je ne vois pas pourquoi... l’amour... D’ailleurs la Barbe-Bleue doit être femme à me comprendre!

Absolument rassuré, le chevalier hâta le pas, gravit le revers de la fondrière et se trouva... dans un endroit de la forêt beaucoup plus sombre et beaucoup plus fourré que celui qu’il venait de quitter.

D’autres auraient perdu courage, Croustillac s’écria au contraire:

—Mordioux! ceci est très habile, cacher son habitation au plus épais du bois est d’une femme de tête!... je suis sûr... plus je m’empêtre dans ces ronces, plus j’approche de la maison... je me regarde comme arrivé... Barbe-Bleue... Barbe-Bleue... enfin je te tiens!

Le chevalier conserva cette précieuse illusion tant que le jour dura, ce qui ne fut pas long: il n’y a pas de crépuscule sous les tropiques.

Bientôt le chevalier vit avec étonnement les rares clartés qui traversaient le sommet des arbres s’éteindre peu à peu, et en s’éteignant donner une apparence fantastique aux grandes masses de la forêt. Pendant quelques moments elle resta dans une demi-obscurité, çà et là éclairée par les vifs reflets du soleil, qui semblait rouge comme une fournaise, car il se couchait dans le vent, ainsi qu’on le dit aux Antilles.

Pendant un moment, cette végétation d’une verdure si puissante et si crue se teignit de pourpre: le chevalier croyait voir la nature à travers un vitrail rouge, ce qu’on apercevait du ciel était comme une lave en fusion.

—Mordioux... s’écria le chevalier, je ne me trompais pas, je suis près de ce morne infernal, cette réverbération me le prouve. Lucifer rend sans doute visite à la Barbe-Bleue qui, pour le recevoir, fait allumer tous les fourneaux de sa cuisine.

Peu à peu les tons ardents du ciel se refroidirent; ils devinrent d’un rouge pâle, violacé, et finirent par se fondre dans l’azur foncé de la nuit.

Dès que l’ombre envahit la forêt, les cris plaintifs des anolis, les sinistres glapissements des chouettes célébrèrent le retour des ténèbres.

La brise de mer, qui se lève toujours après le coucher du soleil, passa comme un souffle immense sur la cime des arbres; toutes les feuilles frissonnèrent.

Ces mille bruits vagues, lointains, sans nom, qu’on n’entend pour ainsi dire que la nuit, commencèrent à sourdre de toutes parts.

—Mordioux! s’écria le chevalier, c’est à se couper la figure!!! Penser que je ne suis qu’à cent pas peut-être du Morne-au-Diable, et que me voici obligé de dormir à la belle étoile!

Croustillac, craignant les serpents, se dirigea vers un énorme acajou qu’il avait remarqué; à l’aide des lianes dont cet arbre était enveloppé de toutes parts, il parvint à atteindre une espèce de fourche formée par deux maîtresses branches; il s’y installa assez commodément, ramena son épée entre ses genoux, et se mit à souper avec les bananes qu’il avait heureusement gardées dans ses poches.

Il ne ressentait aucune des frayeurs que tant d’hommes, même braves, auraient pu éprouver dans une position si critique. D’ailleurs, dans les cas extrêmes, le chevalier avait toutes sortes de raisonnements à son usage; tantôt il s’écriait:

—Mordioux! le sort s’acharne contre moi... il choisit bien... il ne peut se commettre... Au lieu de s’adresser à quelque faquin, à quelque pleutre, que fait-il? il avise le chevalier de Croustillac en disant: Voilà mon homme... Il est digne de lutter contre moi.

Dans la circonstance dont il s’agit, le chevalier vit une autre combinaison providentielle non moins flatteuse pour lui.

—Mon bonheur est certain, se dit-il, les trésors de la Barbe-Bleue vont être à moi; c’est une dernière épreuve que ledit sort me fait subir; j’aurais mauvaise grâce de me révolter... Il ne serait pas d’un galant homme de se plaindre. Je ne mériterais pas l’inestimable récompense qui m’attend.

A l’aide de ces réflexions, le chevalier combattit victorieusement le sommeil; il craignait, en y cédant, de se laisser choir du haut de son arbre; il finit par être enchanté des légères traverses qu’il avait à surmonter pour arriver jusqu’à la Barbe-Bleue; elle lui saurait gré de son courage, pensait-il, et serait sensible à son dévouement.

Dans ses accès de chevaleresque vaillance, le chevalier regrettait même de n’avoir eu jusqu’alors aucun ennemi sérieux à combattre, et de n’avoir lutté que contre des broussailles, des épines et des troncs d’arbres.

A ce moment, un bruit étrange attira l’attention de l’aventurier; il prêta l’oreille et s’écria:

—Qu’est-ce que ceci? on dirait que des chats viennent ici faire leur sabbat. Je le disais bien... Puisque voici des chats, la maison ne doit pas être éloignée.

Croustillac se trompait.

Ces chats n’étaient pas domestiques, mais sauvages, et jamais chats-tigres ne furent plus féroces; ils continuèrent de faire un vacarme infernal.

Pour les faire cesser, le chevalier prit sa gaule et frappa sur l’arbre. Les chats, au lieu de fuir, se rapprochèrent avec un redoublement de cris rauques et furieux.

Depuis très longtemps, les bois étaient parcourus par des bandes de ces animaux, qui le cédaient à peine aux jaguars en grosseur, en force et en voracité; ils avaient attaqué et dévoré de jeunes chevreaux, des chèvres, et jusqu’à de jeunes génisses.

Pour expliquer au lecteur les intentions hostiles des bêtes carnassières qui rôdaient autour du chevalier, que la subtilité de leur odorat leur avait fait éventer, il faut retourner à la caverne où est demeuré le colonel Rutler.

On sait que le cadavre de John, mort d’une piqûre de serpent, obstruait complétement le passage souterrain par lequel on pouvait seulement sortir de la caverne. Des chats-tigres, étant descendus dans le précipice, dépistèrent le cadavre de John, s’en approchèrent d’abord timidement; puis, bientôt enhardis, ils le dévorèrent.

Le colonel les entendit et ne sut que penser de ces cris féroces; au jour, grâce à l’avidité de ces animaux, l’obstacle qui empêchait Rutler de sortir avait presque complétement disparu; il ne restait dans l’étroit souterrain que les ossements de John, et le colonel pouvait facilement les déplacer.

Après cette horrible curée, les chats-tigres, affriandés, mais non rassasiés par ce régal nouveau pour eux, se sentirent en goût de chair humaine; ils abandonnèrent le fond du précipice, regagnèrent les bois, éventèrent le chevalier, et leur férocité carnassière s’exaspéra.

Pendant quelque temps la crainte les retint; mais encouragés par l’immobilité de Croustillac, l’un des plus hardis et des plus affamés grimpa lestement sur l’arbre, et le Gascon vit tout à coup près de lui deux gros yeux brillants et verdâtres qui luisaient au milieu de l’obscurité.

Au même instant il se sentit mordre vigoureusement au mollet; il retira brusquement sa jambe, mais le chat-tigre le retint en enfonçant ses griffes dans la chair et fit entendre un grondement sourd, furieux, qui fut le signal de l’attaque: les assaillants grimpèrent de tous côtés, le chevalier ne vit autour de lui que des yeux flamboyants, et se sentit mordre en plusieurs endroits à la fois.

Cette attaque avait été si imprévue, les assaillants étaient d’une si singulière espèce, que Croustillac, malgré son courage, resta un moment stupéfait; mais les morsures des chats et surtout son indignation profonde d’avoir à combattre de si ignobles ennemis réveillèrent sa fureur.

Il saisit le plus acharné (celui du mollet) par la peau du dos, et, malgré quelques coups de griffes, il le lança rudement contre un tronc d’arbre et lui brisa les reins. Le chat poussa des cris affreux; le chevalier traita de la même manière un autre de ces forcenés qui lui était sauté sur le dos et entreprenait de lui dévorer la joue.

La troupe hésita: Croustillac se saisit de son épée comme d’un poignard, en transperça quelques autres, et mit fin à cette attaque d’un nouveau genre en s’écriant:

—Mordioux! pourvu que la Barbe-Bleue ne sache pas que le brave Croustillac a failli être dévoré par les chats, ni plus ni moins qu’une volaille pendue au croc d’un garde-manger!

La fin de la nuit se passa paisiblement, le chevalier sommeilla quelque peu; au point du jour il descendit de son arbre, et vit étendus à ses pieds cinq de ses adversaires de la nuit; il se hâta de quitter ce lieu témoin d’exploits dont il rougissait, et, persuadé que le Morne-au-Diable ne pouvait être loin, il se remit en route.

Après avoir aussi vainement marché que la veille, les tiraillements d’estomac causés par une faim canine annoncèrent au chevalier qu’il devait être environ midi; qu’on juge de son ravissement lorsque la brise lui apporta une délicieuse odeur de rôti, mais si suave, mais si pénétrante, mais si appétissante, que le chevalier ne put s’empêcher de passer légèrement sa langue sur ses lèvres.

Il doubla le pas, ne doutant pas cette fois d’être arrivé au terme de ses tribulations. Pourtant il ne voyait aucune trace d’habitation, et comment concilier cette solitude apparente avec le fumet exquis dont son odorat était de plus en plus chatouillé?

Marchant très légèrement, il parvint inaperçu et sans être entendu près d’une sorte de clairière où il s’arrêta un moment; le spectacle qu’il avait sous les yeux méritait d’exciter son attention.

CHAPITRE X.

UN BOUCAN.

Au milieu d’un épais fourré, on voyait un large espace déblayé formant un carré long; à l’une des extrémités s’élevait un ajoupa, sorte de hutte de branchage appuyée au tronc d’un palmier et recouverte de longues feuilles vernissées de balisier et de cachibou.

Sous cet abri, qui pouvait parfaitement garantir des rayons du soleil ceux qui s’y retiraient, un homme était étendu sur un lit de feuilles; à ses pieds, une vingtaine de chiens courants dormaient couchés.

Ces chiens eussent été blancs et orangés si leur couleur primitive n’avait pas disparu sous le sang dont ils étaient couverts; leur tête et leur poitrail étaient surtout complétement ensanglantés par les suites d’une copieuse curée.

Le chevalier ne put distinguer que vaguement la physionomie de l’homme à demi caché dans le lit de feuilles fraîches.

Non loin de l’ajoupa était un feu couvert où cuisait doucement, à la boucanière, un marcassin d’un an.

Qu’on se figure une espèce de gril formé par quatre fourches enfoncées en terre, sur lesquelles on avait posé des traverses, et sur ces traverses des gaulettes, le tout de bois vert.

Le marcassin, recouvert de sa peau et de ses soies, était étendu sur le dos, le ventre ouvert et vidé; des lianes attachées à ses quatre pieds le retenaient dans cette position que l’ardeur du feu aurait pu déranger.

Ce gril était élevé au dessus d’une fosse de quatre pieds de long sur trois de large et de profondeur, remplie de charbon embrasé; le marcassin boucanait à la chaleur égale de ce brasier ardent et concentré. La cavité du ventre de l’animal était à demi pleine de jus de limon et de piments coupés qui, se combinant avec la graisse que la chaleur faisait lentement dissoudre, formaient une sorte de sauce intérieure d’un fumet très appétissant.

Cet énorme rôti était presque cuit; sa peau commençait à rissoler et à se fendre; ce qu’on voyait de sa chair à travers la sauce était du rose le plus vif.

Enfin, une douzaine de grosses ignames d’une pulpe jaune et savoureuse cuisaient sous la cendre et répandaient une excellente odeur.

Le chevalier ne se possédait plus: emporté par son appétit, il entra dans l’enceinte en brisant quelques broussailles; un ou deux chiens s’éveillèrent et coururent sur lui d’un air menaçant.

L’homme qui dormait se leva brusquement, regarda autour de lui d’un air étonné pendant que la meute entière manifestait des intentions assez hostiles à l’endroit du chevalier, en se hérissant et en montrant des dents formidables.

Croustillac se rappela l’histoire de l’engagé du boucanier Arrache-l’Ame, dévoré par ses chiens; mais il ne s’intimida pas; il leva sa gaule d’un air menaçant, en disant:

Au chenil, valets! au chenil!

Ces termes, empruntés à la vénerie d’Europe, ne firent aucune impression sur les chiens; ils prirent même une attitude assez menaçante pour que le chevalier leur allongeât quelques coups de gaule.

Leurs yeux brillèrent de férocité; ils allaient se précipiter sur Croustillac sans l’intervention du boucanier, qui sortit de l’ajoupa un long fusil à la main, en s’écriant dans un espèce de patois moitié nègre, moitié français:

—Qui touche à mes chiens? Qui es-tu, toi que voilà?

Le chevalier mit bravement la main à sa rapière, et dit au boucanier:

—Vos chiens veulent me mordre, mon garçon, et je les fouaille... Ils veulent jouer des dents sur moi comme j’en jouerais moi-même si j’avais devant moi un morceau de cet appétissant marcassin, car je suis égaré dans la forêt depuis hier matin, et j’ai une faim d’enfer...

Le boucanier, au lieu de répondre au chevalier, restait stupéfait de l’étrange accoutrement de cet homme qui, une gaule à la main, voyageait à travers une forêt en bas de soie rose, en habit de taffetas et en baudrier brodé.

De son côté, Croustillac, malgré son appétit, contemplait le boucanier avec non moins de curiosité.

Ce chasseur était de taille moyenne, mais agile et vigoureux; pour tout vêtement il avait un caleçon court et une chemise qui flottait comme une blouse. Ses vêtements étaient tellement imbibés du sang des tauraux ou des sangliers que les boucaniers écorchaient pour vendre les peaux et fumer leurs chairs (branches principales de leur commerce), que la toile en paraissait goudronnée, tant elle était noire et roide.

Une ceinture de peau de taureau, garnie de ses poils, serrait la chemise autour des reins du boucanier; à cette ceinture pendait, d’un côté, une gaîne à compartiments, renfermant cinq ou six couteaux de diverses longueurs et de diverses formes; de l’autre côté, une gargoussière.

Le chasseur avait les jambes nues depuis le genou; ses chaussures étaient faites sans couture et d’une seule pièce, grâce au procédé que voici, et dont usaient toujours les boucaniers.

Après avoir écorché un taureau ou quelque grand sanglier, ils levaient avec précaution la peau d’une des extrémités de devant, depuis le poitrail jusqu’au genou, en la rabattant comme un bas que l’on déchausse; puis, après l’avoir complétement détachée de l’os, ils la prenaient et enfonçaient leur pied dans cette peau souple et fraîche, plaçant le gros orteil à peu près à l’endroit qui recouvre la rotule de l’animal; une fois chaussés, ils nouaient avec un nerf ce qui dépassait le bout du pied, et coupaient le surplus; ensuite ils montaient et tiraient le reste de la peau jusqu’à mi-jambe, où ils l’attachaient avec une courroie. En se séchant, cette espèce de brodequin prenait la forme du pied, restait toujours douce, souple, durait très longtemps, était imperméable et à l’épreuve de la morsure des serpents.

Le boucanier, qui examinait curieusement Croustillac, s’appuyait sur un fusil à long canon de très fort calibre, que l’on appelait fusil de boucan; ces armes se fabriquaient à Dieppe et à Saint-Malo.

La figure de ce chasseur était grossière et commune; il portait un bonnet de peau de sanglier; sa barbe était longue, hérissée; son regard farouche.

Croustillac lui dit résolument:

—Ah ça! camarade, refuserez-vous à un gentilhomme affamé un morceau de ce rôti?

—Ce rôti n’est pas à moi, dit le boucanier.

—Comment! et à qui donc appartient-il?

—A maître Arrache-l’Ame, qui a son magasin de peaux et de viandes boucanées à la pointe aux Caïmans.

—Ce rôti appartient à maître Arrache-l’Ame? s’écria le chevalier assez surpris du hasard qui le rapprochait de l’un des adorateurs heureux de la Barbe-Bleue, si les médisances étaient vraies.

—Ce rôti appartient à Arrache-l’Ame? reprit encore Croustillac...

—Il lui appartient, répondit laconiquement l’homme au long fusil.

A ce moment on entendit un coup de feu qui retentit longtemps dans la forêt.

—C’est le maître, dit l’engagé.

Les chiens reconnurent sans doute l’approche du chasseur, car ils se mirent à pousser des hurlements de joie et ils s’élancèrent à travers les broussailles pour courir au-devant du boucanier.

Averti du retour de son maître, l’engagé, que nous appellerons Pierre, tira l’un de ses plus grands couteaux, s’approcha du marcassin, et, pour bien humecter la venaison, il fit d’assez profondes scarifications dans les chairs, sans toutefois endommager la peau, car l’abondant mélange de jus de citron, de piment et de graisse qui remplissait la cavité abdominale du marcassin se fût écoulé.

Chacune de ses incisions faisait exhaler des bouffées de parfums si appétissants, que le chevalier, aspirant cette odeur exquise, oubliait presque la prochaine apparition d’Arrache-l’Ame.

Enfin, celui-ci parut, suivi de ses chiens, serrés et pressés autour de lui.

Maître Arrache-l’Ame était grand et robuste. Son teint naturellement blanc était hâlé par le soleil et par la vie sauvage qu’il menait; son épaisse barbe noire tombait sur sa poitrine; ses traits étaient réguliers, mais âpres et durs. Quoique moins sordides que ceux de son engagé, ses vêtements étaient à peu près de la même forme. Comme lui, il portait à sa ceinture une gaîne garnie de plusieurs couteaux; seulement ses jambes, au lieu d’être à demi-nues, étaient entourées jusqu’aux genoux par des bandes de peau de sanglier attachées avec des nerfs, et il portait de gros souliers de cuir non tanné.

Son large sombrero à l’espagnole était surmonté de deux ou trois plumes d’aras rouges; enfin, la garde et les capucins de son fusil à la boucanière étaient d’argent. Telle était la différence qui distinguait le costume et l’armement de maître Arrache-l’Ame de celui de son engagé.

Lorsqu’il entra dans la clairière, il tenait son fusil sous le bras et plumait négligemment un ramier qu’il venait de tuer; trois autres oiseaux pareils étaient suspendus à sa ceinture par un lacet; il les jeta à Pierre, qui se mit à les plumer et à les vider avec une dextérité merveilleuse.

Ces ramiers, de la grosseur d’une perdrix, étaient ronds, fins et gras comme des cailles. A mesure que Pierre en avait préparé un, il lui coupait le cou, les pattes, et le mettait cuire dans la sauce épaisse et abondante qui remplissait le ventre du marcassin. Lorsque maître Arrache-l’Ame eut fini de plumer le sien, il l’y jeta aussi.

Pierre lui demanda:

—Maître, faut-il fermer la marmite?

—Ferme, dit le maître.

Aussitôt Pierre coupa les lianes qui tenaient les membres du marcassin dans le plus grand écart possible; la cavité du ventre se referma presque complétement, et les ramiers commencèrent à mijoter dans cette daubière d’un nouveau genre.

Pendant tout le temps de cette préparation culinaire, le boucanier n’avait pas paru s’apercevoir de la présence du chevalier, qui, le jarret tendu, le nez au vent, la main sur la garde de son épée, se préparait à répondre fièrement aux interrogations qu’on allait lui faire, et peut-être même à interroger lui-même maître Arrache-l’Ame.

Ce dernier, après avoir coupé le cou et les pattes du ramier qu’il avait plumé, essuya tranquillement son couteau et le remit dans sa gaîne.

Pour expliquer l’indifférence du boucanier, nous devons dire au lecteur que rien n’était plus commun que de voir des habitants venir visiter les boucans par curiosité.

Les boucaniers avaient, dans leurs habitudes, beaucoup de ressemblance avec les Caraïbes. Comme eux, ils se piquaient d’une loyale hospitalité; comme eux, ils permettaient à tout venant qui avait faim et soif de prendre part à leurs repas; mais, comme les Caraïbes, ils regardaient une invitation comme une formalité superflue; le repas préparé, mangeait qui voulait.

Après s’être débarrassé de sa ceinture et de son fusil, Arrache-l’Ame s’étendit sous l’ajoupa, tira une gourde cachée au frais sous la feuillée et but un coup d’eau-de-vie pour se préparer au dîner.

Croustillac était toujours dans la même position, le nez au vent, le jarret tendu, la main sur la garde de sa rapière; le rouge lui monta au front, il ne trouvait rien de plus insultant que l’indifférence absolue d’Arrache-l’Ame à son égard.

La Barbe-Bleue avait-elle, par l’intermédiaire du capitaine flibustier, prescrit au boucanier d’agir ainsi dans le cas où il rencontrerait le chevalier? L’insouciance du chasseur de taureaux était-elle réelle? C’est ce que nous ne pouvons encore apprendre au lecteur.

La position de Croustillac n’en était pas moins délicate et difficile; malgré son audace, il ne savait comment entamer la conversation. Enfin, faisant un effort sur lui-même, il dit au boucanier en s’avançant vers l’ajoupa:

—Est-ce que vous êtes aveugle, mon camarade?

—Réponds, Pierre, on te parle, dit négligemment Arrache-l’Ame à son engagé.

—Non... C’est à vous que je parle, dit le Gascon avec impatience.

—Non, fit le boucanier.

—Comment, non? s’écria le chevalier.

—Vous dites camarade, je ne suis pas votre camarade: mon engagé l’est peut-être...

—Mordioux!

—Je suis maître boucanier, vous ne l’êtes pas; il n’y a que mes frères les chasseurs qui soient mes camarades, dit Arrache-l’Ame en interrompant Croustillac.

—Et comment faut-il vous appeler pour avoir l’honneur d’une réponse? s’écria le chevalier avec colère.

—Si vous venez m’acheter des peaux ou de la viande boucanée, appelez-moi comme vous voudrez; si vous venez voir un boucan, regardez... si vous avez faim, quand le marcassin sera cuit, mangez.

—Ce sont de véritables brutes, de vrais sauvages, pensa le chevalier; il serait fou à moi de m’offenser de ses grossièreté; je meurs de faim, je suis égaré, cet animal peut me donner à dîner, et, si je m’y prends adroitement, m’indiquer la route du Morne-au-Diable: ménageons-le.

Puis, contemplant cet homme à demi-barbare avec ses vêtements souillés de sang, Croustillac se dit à lui-même en haussant les épaules:

—Et c’est un pareil sanglier qu’on donne pour amant à la belle, à l’adorable Barbe-Bleue... Mordioux! ce serait à devenir sanglier soi-même.

Pierre l’engagé, voyant sans doute le marcassin cuit à point, s’occupait activement de mettre le couvert; il étendit par terre, sous l’ajoupa, plusieurs larges feuilles de balisier du vert le plus tendre et le plus frais pour servir de nappe; il cueillit ensuite une large feuille de cachibou, fit quatre trous à son bord, y passa une liane, la serra et forma ainsi une espèce du bourse dans laquelle il exprima le jus de plusieurs limons qu’il alla cueillir et auquel il mêla du sel et du piment écrasé entre des pierres. Cette sauce s’appelait de la pimentade, elle était d’une force extrême, et les boucaniers et les flibustiers en faisaient toujours usage.

En face de cette sauce, et dans une autre feuille, il plaça les ignames cuites sous la cendre; leur enveloppe un peu brûlée s’était fendue et laissait voir une pulpe jaune comme de l’ambre.

Le chevalier était assez inquiet de savoir ce qu’on boirait, car il avait une soif ardente; il vit bientôt revenir l’engagé avec une grosse calebasse remplie d’un liquide, rose et limpide. C’était le suc de l’érable vineux qui découle en abondance de cet arbre lorsqu’on l’incise profondément. Cette boisson fraîche, salubre, a le goût d’un léger vin de Bordeaux mêlé de sucre et d’eau. Enfin, après avoir mis cette calebasse sur les feuilles qui servaient de nappe, l’engagé rompit une grosse branche d’abricotier couverte de fruit et de fleurs et la planta en terre au milieu des feuilles de balisier en manière de surtout.

—Ces rustres ne sont pas si sots qu’ils le paraissent, pensa le chevalier. Voici un repas dont dame nature fait seule les frais, et qui satisferait, j’en suis sûr, les plus gourmets.

Croustillac attendait avec impatience le moment de s’attabler; enfin l’engagé, ayant regardé le ventre du marcassin d’un œil exercé, dit au boucanier:

—Maître, c’est cuit.

—Mangeons, dit celui-ci.

Au moyen d’une fourchette de bois coupée à un chêne, l’engagé piqua d’abord un des ramiers, le mit sur une feuille fraîche et l’offrit au boucanier; puis, s’étant servi à son tour, il laissa la fourchette dans le ventre du marcassin.

Le chevalier, voyant qu’on ne s’occupait pas de lui, prit un ramier, une igname, revint s’asseoir près du maître et de l’engagé boucaniers; comme eux il se mit à manger du meilleur appétit.

Le ramier ainsi cuit était délicieux, les ignames parfaites et comparables aux plus délicieuses pommes de terre.

Les ramiers expédiés, Pierre alla couper de longues et épaisses aiguillettes de marcassin pour lui et pour son maître. Le chevalier l’imita et trouva cette chair exquise, grasse, succulente, d’un haut et excellent goût, encore relevé par la pimentade.

Plusieurs fois Croustillac se désaltéra comme ses convives en puisant à la calebasse remplie du suc d’érable, et il termina son repas en mangeant une demi-douzaine d’abricots d’un merveilleux parfum et très supérieurs aux abricots d’Europe.

Pierre apporta ensuite une gourde d’eau-de-vie; le maître en but quelques gorgées et la passa à son engagé; celui-ci en usa de même, puis la reboucha soigneusement, au grand désappointement du chevalier, qui avançait déjà la main pour la saisir.

Cette manière d’agir n’était pas grossièreté de la part des boucaniers: ils faisaient, ainsi que les Caraïbes, une très grande distinction entre les dons naturels qui, ne coûtant rien, appartenaient pour ainsi dire à tous, et les choses acquises à prix d’argent, qui appartenaient exclusivement à ceux qui les possédaient. L’eau-de-vie, la poudre, le plomb, les armes, les peaux, la venaison boucanée pour être vendue, étaient de ce nombre; les fruits, le gibier, le poisson tombaient au contraire dans la communauté.

Néanmoins, le chevalier fronça le sourcil, moins par gourmandise que par fierté. Il fut sur le point de se plaindre du manque d’égards de l’engagé; mais réfléchissant qu’après tout il devait à Arrache-l’Ame un excellent repas, et que ce dernier pouvait seul le mettre sur la route du Morne-au-Diable, il contint sa mauvaise humeur, et dit au boucanier d’un air joyeux:

—Mordioux! mon maître, savez-vous que vous faites grande et bonne chère?

—On mange ce qu’on trouve; les sangliers et les taureaux ne manquent pas encore dans l’île, et le commerce de peau ne va pas mal, dit le boucanier en chargeant sa pipe.

CHAPITRE XI.

MAITRE ARRACHE-L’AME.

Plus le chevalier examinait maître Arrache-l’Ame, moins il pouvait croire que cet homme à demi-barbare fût dans les bonnes grâces de la Barbe-Bleue. Le boucanier, ayant allumé sa pipe, s’étendit sur le dos, mit ses deux mains sous sa tête, et tout en fumant, les yeux fixés sur le toit de l’ajoupa, avec une apparence de profonde béatitude digestive, il dit au chevalier:

—Vous êtes venu ici en litière, avec vos bas roses?

—Non, mon brave ami, je suis venu à pied, et je serais venu sur la tête pour contempler le plus fameux boucanier de toutes les Antilles, dont le nom est venu jusqu’en Europe.

—Si vous avez besoin de peaux, reprit le boucanier, j’ai une douzaine de peaux de taureau si belles, qu’on les prendrait pour du buffle... J’ai aussi un chapelet de jambons de sanglier boucanés comme on ne boucane pas à la Tortue.

—Non, non, vous dis-je, mon brave ami... L’admiration, l’unique admiration m’a guidé, mordioux!... Je suis arrivé de France, il y a cinq jours, par la Licorne... et ma première visite a été pour vous, dont je connaissais le mérite.

—Vraiment?

—Aussi vrai que je m’appelle le chevalier de Croustillac... car vous ne serez peut-être pas fâché de savoir à qui vous avez affaire. Mon nom est Croustillac...

—Tous les noms me sont indifférents, à moi, excepté celui acheteur.

—Et admirateur... mon brave ami... admirateur n’est-il donc rien? moi qui viens exprès d’Europe pour vous voir!

—Vous saviez donc me trouver ici?

—Pas précisément, mais la Providence s’en est mêlée; et, grâce à elle, j’ai rencontré le fameux Arrache-l’Ame.

—Décidément, il est stupide, pensa le chevalier. Je n’ai rien à redouter d’un pareil rival; si les autres ne sont pas plus dangereux, il me sera trop facile de me faire adorer de la Barbe-Bleue; mais il faut que je sache le chemin du Morne-au-Diable; il serait, palsambleu! piquant de m’y faire conduire par cet ours... Il reprit donc tout haut:

—Mais, mon brave chasseur, hélas! toute gloire s’achète, j’ai voulu vous voir, je vous ai vu.

—Eh bien! allez-vous-en, dit le boucanier en lançant une bouffée de fumée de tabac.

—J’aime votre rude franchise, digne Nemrod; mais pour m’en aller, il faudrait connaître un chemin quelconque, et je n’en sais aucun.

—D’où venez-vous?

—Du Macouba, où j’ai couché chez le révérend père Griffon.

—Vous n’êtes qu’à deux lieues du Macouba, mon engagé vous y conduira.

—Comment, à deux lieues! s’écria le chevalier, c’est impossible. Comment! j’ai marché hier depuis le point du jour jusqu’à la nuit et depuis ce matin jusqu’à cette heure, et je n’aurais fait que deux lieues?

—On a vu des sangliers, mais surtout les jeunes taureaux, ruser ainsi et faire beaucoup de chemin presque sans changer d’enceinte, dit le boucanier.

—Votre comparaison étant empruntée à l’art de la vénerie, art noble s’il en est, elle ne peut choquer un gentilhomme; donc, admettons que j’aie rusé, ainsi qu’un jeune taureau, comme vous dites; mais il ne s’ensuit pas que je veuille retourner au Macouba, et je compte sur vous pour m’enseigner la route que je dois suivre.

—Où voulez-vous donc aller?

Ici le chevalier fut un moment indécis, il ne savait que répondre, devait-il avouer franchement son intention de se rendre au Morne-au-Diable?

Croustillac trouva un biais, et répondit:

—Je voudrais passer par le chemin du Morne-au-Diable.

—Le chemin du Morne-au-Diable ne conduit qu’au Morne-au-Diable, et....

Le boucanier n’acheva pas, mais ses traits rembrunis devinrent presque menaçants.

—Et... où conduit-elle encore, la route du Morne-au-Diable? demanda le chevalier.

—Elle conduit les pécheurs aux Enfers, et les saints au Paradis...

—Ainsi, un curieux, un voyageur qui aurait la fantaisie d’aller au Morne-au-Diable....

—N’en reviendrait pas.

—Au moins, de la sorte, on ne risque pas de s’égarer au retour, dit le chevalier avec sang-froid: c’est bien, mon brave ami; alors indiquez-moi cette route.

—Nous avons mangé sous le même ajoupa; nous avons bu au même couï; je ne veux pas causer volontairement votre mort.

—Ainsi, me conduire au Morne-au-Diable, ou... me tuer...?

—Ce serait la même chose.

—Quoique votre dîner ait été parfait et votre connaissance très agréable, mon brave Nemrod, vous me les feriez presque regretter... puisque cela vous empêche de satisfaire mon désir. Mais, quel danger me menacerait donc?

—Tous les dangers de mort qu’un homme peut braver.

—Tous ces dangers-là n’en font qu’un, vu qu’on ne meurt qu’une fois, dit négligemment le Gascon.

Le boucanier regarda attentivement le chevalier et parut frappé de son courage ainsi que de l’air de franchise et de bonne humeur qui paraissait en lui, malgré ses rodomontades.

Le chevalier continua:

—Jamais le chevalier de Croustillac n’a connu la peur, tant qu’il a eu sa sœur à côté de lui.

—Quelle sœur?

—Celle-ci, qui, mordioux! n’est pas vierge, s’écria le Gascon en tirant son épée et la brandissant. Les baisers qu’elle donne sont cuisants, et les plus hardis ont regretté d’avoir fait connaissance avec elle.

—Miaou... miaou... fit l’engagé qui écoutait cette scène.

Ce cri fit tressaillir le Gascon, et lui rappela ses exploits de la nuit.

Il rougit de colère, s’avança sur l’engagé l’épée haute pour le châtier du plat de sa lame; mais Pierre se releva dextrement et se mit hors de portée, pendant que le boucanier riait aux éclats.

Cette hilarité exaspéra le chevalier, qui dit à Arrache-l’Ame:

—Mordioux! si vous osez attaquer un homme comme un taureau, en garde!

—Regardez votre épée, la lame est tachée de sang et couverte de poil de chats-tigres: c’est pour cela que Pierre a crié: Miaou.

—En garde! répéta le chevalier furieux.

—Quand j’aurai quatre pattes, des griffes et une queue... je me battrai avec vous, dit le boucanier en se levant tranquillement.

—Je te marquerai au visage alors, s’écria le chevalier en marchant sur Arrache-l’Ame.

—Tout doux, patte de velours, minet, patte de velours, dit le boucanier en riant et en parant avec le canon de son fusil une botte furieuse que lui porta le chevalier exaspéré.

L’engagé allait venir au secours de son maître, mais celui-ci l’arrêta en s’écriant:

—Ne bouge pas, je réponds de ce redoutable compagnon; chat échaudé craint l’eau froide, comme on dit. Je vais lui donner une bonne leçon.

Ces sarcasmes redoublèrent la rage du chevalier; il oublia que son adversaire se défendait avec un fusil, et il lui fournit quelques coups désespérés, que le boucanier paraît, en faisant preuve d’une merveilleuse adresse et d’une rare vigueur, en se servant d’un lourd fusil comme d’un bâton.

Pendant ce combat inégal, le boucanier poussait l’insolence jusqu’à faire entendre ce cri sourd que font les chats quand ils sont en colère et qu’ils jurent, comme on dit.

Ce dernier outrage mit le comble à la fureur du Gascon; mais, contre son attente, il trouvait dans le boucanier un gladiateur de première force sur l’escrime, et eut bientôt le chagrin de se voir désarmer: son épée sauta à dix pas.

Le boucanier se précipita sur le Gascon, son fusil levé comme une massue; il saisit le chevalier au collet, et s’écria:

—Ta vie est à moi; je vais te briser la tête comme un œuf.

Croustillac le regarda sans sourciller et répondit froidement:

—Et vous aurez trois fois raison, mordioux! car je suis un triple traître.

Le boucanier recula d’un pas.

—J’avais faim, et vous m’avez donné à manger; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire; vous étiez sans armes, et je vous ai attaqué: brisez-moi la tête! mordioux! brisez, vous en avez le droit, Croustillac est déshonoré!

—Cela n’est pas le langage d’un assassin ni d’un espion, puis, tendant la main au chevalier, il ajouta d’une voix rude:

—Allons, touchez là... nous nous sommes assis sous le même ajoupa, nous nous sommes battus ensemble, nous sommes frères.

Le chevalier allait mettre sa main dans celle du boucanier, mais il se ravisa, et lui dit gravement:

—Franchise pour franchise. Avant de vous donner la main, il faut que je vous déclare une chose.

—Quoi?

—Je suis votre rival!

—Rival, qu’est-ce que c’est que ça?

—J’aime la Barbe-Bleue, et je suis décidé à tout pour parvenir jusqu’à elle et pour lui plaire.

—Touchez là... frère.

—Un moment; je dois vous déclarer que, lorsque Polyphème Croustillac veut plaire, il plaît; quand il plaît, on l’aime... et quand on l’aime, on l’aime à la rage, à la mort.

—Touchez là, frère.

—Je ne toucherai là que lorsque vous m’aurez dit si vous m’acceptez loyalement pour rival.

—Sinon?

—Sinon, cassez-moi la tête, vous en avez le droit; nous sommes seuls, votre engagé ne vous trahira pas; mais je ne renoncerai pas à l’espoir, à la certitude de plaire à la Barbe-Bleue.

—Ah! c’est différent.

—Une dernière question, dit le chevalier.—Vous allez souvent au Morne-au-Diable?

—Je vais souvent au Morne-au-Diable.

—Vous y voyez la Barbe-Bleue?

—J’y vois la Barbe-Bleue.

—Vous l’aimez?

—Je l’aime.

—Elle vous aime?

—Elle m’aime.

—Vous?

—Moi.

—Elle vous aime?

—Comme une enragée...

—Elle vous l’a dit?

—Elle me l’a prouvé.

—Enfin... la Barbe-Bleue?

—Est ma maîtresse.

—Foi de boucanier?

—Foi de boucanier.

—Allons, se dit le chevalier, il n’y a pas plus de discrétion chez les barbares que chez les gens civilisés! Qui dirait, à voir un pareil butor, qu’il est fat?... Puis il reprit tout haut:

—Eh bien! alors, je vous le répète: Cassez-moi la tête, car, si vous me laissez la vie, je ferai tout pour arriver au Morne-au-Diable, et j’y arriverai; je ferai tout pour plaire à la Barbe-Bleue, et je lui plairai, je vous en préviens. Ainsi donc, encore une fois, cassez-moi la tête, ou résignez-vous à voir en moi un rival, bientôt rival heureux.

—Je vous dis de toucher là, frère.

—Comment! malgré ce que je vous dis?

—Oui.

—Cela ne vous effraie pas?

—Non.

—Il vous est égal que j’aille au Morne-au-Diable?

—Je vous y conduirai moi-même.

—Vous?

—Aujourd’hui.

—Et je verrai la Barbe-Bleue.

—Vous la verrez tant que vous voudrez.

Le chevalier, pénétré de la confiance que lui témoignait le boucanier, ne voulut pas en abuser; il lui dit d’un ton solennel:

—Écoutez, boucanier, vous êtes généreux comme un sauvage: ceci soit dit sans vous offenser; mais, mon digne ami, mon loyal ennemi, vous êtes aussi ignorant comme un sauvage; élevé au milieu des forêts, vous n’avez pas une idée de ce que c’est qu’un homme qui a passé sa vie à plaire, à séduire; vous ne savez pas les ressources merveilleuses que cet homme trouve dans ses séductions naturelles; vous ne savez pas l’influence irrésistible d’un mot, d’un geste, d’un sourire, d’un regard! Cette pauvre Barbe-Bleue ne le sait pas non plus, d’après ce qu’on dit de ses trois maris. C’étaient trois pleutres, trois bélîtres, dont elle s’est débarrassée avec raison. Pourquoi s’en est-elle débarrassée? parce qu’elle cherchait un idéal, un être inconnu, le rêve de ses rêves..... Or, mon brave ami, toujours soit dit sans vous offenser, vous ne pouvez pas vous abuser au point de croire que vous réalisez ce rêve de la Barbe-Bleue; vous ne pouvez vraiment pas vous prendre pour un Céladon, pour un sylphe.....

Le boucanier regarda Croustillac d’un air hébété, et ne parut pas le comprendre; il lui dit en montrant le soleil:

—Le soleil baisse, nous avons quatre lieues à faire avant d’arriver au Morne-au-Diable; en route.

—Ce malheureux-là n’a pas la moindre conscience du danger qu’il court, c’est pitié que d’abuser de son aveuglement. C’est battre un enfant, c’est tirer un faisan posé, c’est tuer un homme endormi; foi de Croustillac, il me donne des scrupules. Et il reprit tout haut:

—Vous ne comprenez donc pas, mon brave ami, que cet homme aussi séduisant qu’irrésistible dont je vous parle... c’est moi?

—Ah! bah! c’est impossible...

—Votre étonnement n’est pas flatteur... brave chasseur... mais si je vous parle ainsi de moi-même, c’est que l’honneur m’ordonne de vous dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Vous ne comprenez donc pas qu’une fois que la Barbe-Bleue m’aura vu, elle m’aimera, et qu’elle ne vous aimera plus, mon pauvre Arrache-l’Ame? Comprenez donc que ce serait une lâcheté, une trahison de ma part que de ne pas vous en prévenir, au point où vous êtes avec la Barbe-Bleue... Je vous le répète, du moment où je mettrai les pieds au Morne-au-Diable, du moment où elle m’aura vu, où elle m’aura entendu... ce sera fait de votre amour. Maintenant que je vous ai prévenu, loyalement prévenu... voyez si vous voulez risquer.

—Touchez là, frère, dit le boucanier, parfaitement insensible aux menaces que lui faisait le chevalier... Partons, nous arriverons à la nuit au Morne-au-Diable, et les sauts du précipice ne sont pas commodes à cette heure-là.

—Allons... vous vous entêtez... soit... mais je vous ai prévenu, ce sera de la bonne guerre, dit le chevalier.

Le boucanier, sans répondre au chevalier, dit à son engagé: Ramène les chiens à la case et tiens prêtes les deux douzaines de peaux de taureau qu’on doit venir chercher demain de la Basse-Terre; je ne rentrerai pas cette nuit.

—C’est le compte, dit tout bas l’engagé d’un air fin, il découche toujours de la case une nuit sur trois.

Pendant que le boucanier attachait son ceinturon, le chevalier se dit à lui-même, en regardant le chasseur avec un sentiment de pitié:

—Ma foi! puisqu’il se met de gaieté de cœur le lacet au cou, puisqu’il n’écoute pas mes avertissements, qu’il s’arrange, mordioux! Il paraît que les amants ont, sous ce rapport, juste autant d’intelligence que les maris. Mais comment la Barbe-Bleue, si elle est jolie... il faut qu’elle soit jolie... peut-elle s’accommoder d’un rustre pareil? Pauvre petite... cela est tout simple!... elle ne sait pas le dédommagement que le sort lui réserve...

—Vive Dieu! Croustillac, ton étoile se lève, ajouta le chevalier, après quelques minutes de réflexion.

—Allons, frère... en route... dit le boucanier; mais avant, Pierre va nous envelopper les jambes avec un reste de peau qu’il a là; nous avons à traverser une mauvaise savane pour les serpents.

Le chevalier remercia le boucanier, non sans hausser les épaules avec compassion, en se disant:

—Le malheureux! il me chausse, et moi je le coifferai!

Cette stupide plaisanterie devait être punie et bien fatale à Croustillac, qui suivit son guide avec une nouvelle ardeur, car il allait enfin voir la Barbe-Bleue.

DEUXIÈME PARTIE.

CHAPITRE XII.

LE MARIAGE.

Après quatre heures de marche, le chevalier et le boucanier arrivèrent assez près du Morne-au-Diable. La route était si difficile et si embarrassée, que les deux compagnons purent à peine échanger quelques paroles.

Croustillac devenait pensif à mesure qu’il approchait de l’habitation de la Barbe-Bleue; malgré la bonne opinion qu’il avait de lui-même, malgré ses consolantes réflexions sur la nudité allégorique de Vénus et de la Vérité, il regrettait que sa bonne mine naturelle ne fût point relevée par de riches vêtements. Il se hasarda donc, après maintes hésitations, à faire le mensonge suivant au boucanier:

—Je vous avouerai, mon loyal et digne rival, que mes gens et mes malles étant restés à Saint-Pierre, je me trouve, comme vous voyez, assez peu galamment troussé... pour me présenter devant la reine de nos pensées.

—Qu’est-ce que ça veut dire, demanda le boucanier.

—Cela veut dire, brave Nemrod, que j’ai l’air d’un mendiant; que mon justaucorps et mes chaussures qui étaient hier presque neufs, sont à cette heure abominablement outragés et paraissent avoir au moins.... six mois d’existence.

—Six mois? Oh! oh! ils ont l’air diablement plus âgés que cela, frère.

—C’est ce qui prouve combien votre diable de soleil est torréfiant! en une journée, il a dévoré la couleur de ces habits qui étaient hier du vert céladon le plus frais, le plus tendre et le plus coquet... tandis qu’à cette heure...

—Ils sont à peu près couleur de grenouille morte, dit le boucanier. C’est comme votre baudrier, notre soleil affamé en a mangé l’or, il n’a laissé que le fil rouge.

—Qu’importe le baudrier, si l’épée sort librement et vaillamment du fourreau? dit fièrement Croustillac; puis, se radoucissant, il ajouta:

—C’est justement parce que je suis momentanément dans un équipage indigne de ma qualité, que je voudrais savoir... si je ne trouverais pas à me vêtir plus convenablement au Morne-au-Diable.

—Ah ça! est-ce que vous croyez que la Barbe-Bleue tient une boutique de friperie? dit le boucanier.

—Me préserve le ciel de l’accuser de cet ignoble trafic! Mais enfin on pourrait par hasard... et cela n’aurait rien d’étonnant, on pourrait par hasard, dis-je, avoir oublié, dans le coin d’un vestiaire, quelques habits provenant d’un des défunts de notre infante!

—Eh bien? fit le boucanier.

—Eh bien! reprit imperturbablement le chevalier, quoiqu’il m’en coûte beaucoup de me parer de ce qui ne m’appartient pas, et surtout de ce qui peut m’habiller fort mal, je m’en accommoderai pourtant, à défaut de mes somptueux vêtements restés à Saint-Pierre... et au risque d’être abominablement défiguré peut-être par ces habits de hasard... ajouta-t-il dédaigneusement.

Le boucanier ne put s’empêcher de rire aux éclats de la singulière idée de son compagnon.

Croustillac rougit de colère, et dit:

—Mordioux! vous êtes bien gai, mon compagnon!

—Je ris parce que je vois que je ne suis pas le seul à trafiquer des peaux, dit Arrache-l’Ame. Pardieu! nous sommes vraiment frères! si je dépèce le cuir du taureau, vous ne faites pas fi de la dépouille d’un des maris de la veuve. Mais nous voici arrivés au pied du morne; attention, frère, il faut avoir le jarret ferme et le coup d’œil sûr pour gravir ce sentier escarpé; si vous le trouvez trop rude, vous pouvez vous arrêter ici, je vous enverrai un guide pour vous reconduire au Macouba.

—M’arrêter ici?... au terme du voyage?... après mille traverses? au moment de voir et de subjuguer cette enchanteresse Barbe-Bleue? s’écria le chevalier, vous perdez la tête... Allez, allez, mon camarade, ce que vous ferez, je le ferai, dit le chevalier.

En effet, grâce à ses longues jambes, à son agilité naturelle, à son sang-froid, Croustillac suivit le boucanier dans le chemin périlleux qui conduisait à l’habitation, à travers les effrayants précipices du Morne-au-Diable.

A un cri de reconnaissance du boucanier, l’échelle de la plate-forme descendit; il y monta avec son compagnon, et tous deux entrèrent dans les bâtiments extérieurs.

Arrivés au passage voûté qui conduisait à l’habitation particulière de la veuve, le boucanier dit un mot à l’oreille d’une vieille mulâtresse. Celle-ci prit le chevalier par la main et le conduisit à un escalier pratiqué dans l’épaisseur de la voûte.

Croustillac hésitait à suivre l’esclave, le boucanier dit:

—Allez, allez, frère, vous ne pouvez vous présenter ainsi devant la veuve; je viens de dire un mot à la vieille Jeannette, elle va vous donner les moyens d’être plus brillant qu’un soleil. Moi, je vais annoncer votre arrivée à la Barbe-Bleue.

Ce disant, le boucanier disparut par le passage voûté.

Croustillac, guidé par la mulâtresse arriva dans une chambre très élégamment et très confortablement meublée.

—Mordioux! s’écria l’aventurier en se frottant les mains et en marchant à grands pas, ceci s’annonce bien! pourvu que je puisse paraître à mon avantage. Pourvu qu’un des défunts de la veuve ait eu seulement taille et figure humaines, et que ces habits ne me déflorent pas trop, je parais... je plais... je séduis la veuve, et cette bête brute de boucanier, débusqué par moi du cœur de la Barbe-Bleue, retourne demain, peut-être même ce soir, dans ses forêts.

Croustillac vit bientôt entrer chez lui plusieurs nègres.

L’un était courbé sous le poids d’un énorme paquet.

L’autre apportait sur un plateau d’argent ciselé une écuelle de vermeil, où fumait un consommé le plus appétissant du monde; deux carafes de cristal, l’une remplie d’un vin vieux de Bordeaux, couleur de rubis; l’autre, de vin de Madère, couleur de topaze, flanquaient l’écuelle et complétaient cette légère réfection offerte au chevalier de la part de Madame.

Pendant qu’un des esclaves plaçait devant le chevalier une petite table d’un bois précieux incrusté d’ivoire, le nègre portant le paquet étalait sur le lit un habit complet de velours noir, orné de riches boutonnières brodées en or.

Ce qu’il y avait de singulier dans ce justaucorps, c’est que sa manche gauche était de satin cerise: cette manche fermait au-dessus du poignet par une sorte de large parement de buffle; du reste, à l’exception de cette étrangeté, cet habit était élégamment coupé; des bas de soie très fins, des rhingraves, de magnifiques dentelles, un large feutre orné d’une grosse tresse d’or et de belles plumes blanches devaient compléter la transfiguration de l’aventurier.

Pendant que le chevalier s’ingéniait à deviner pourquoi la manche gauche de ce justaucorps de velours noir était de satin cerise, deux nègres préparaient un bain dans un cabinet de toilette voisin de la chambre; l’autre esclave vint demander à Croustillac, en assez bon français, s’il voulait être rasé et peigné, Croustillac y consentit.

Parfaitement rafraîchi et délassé par un bain aromatique, bien enveloppé par les esclaves dans les peignoirs de fine toile de Hollande qui exhalaient les plus suaves odeurs, l’aventurier s’étendit voluptueusement sur un moelleux divan, pendant que ses nègres valets de chambre l’éventaient avec d’énormes plumeaux.

Le chevalier, malgré sa confiance aveugle dans sa destinée, qui, selon lui, devait être d’autant plus belle qu’elle avait été jusque-là plus misérable, le chevalier croyait quelquefois rêver; ses plus folles espérances étaient dépassées; en jetant un coup d’œil complaisant sur les riches habits qu’il allait revêtir et qui devaient le rendre fatalement irrésistible, et sentit presque un remords à l’endroit du boucanier, qui venait si imprudemment de mettre le loup dans la bergerie de son amour.

Cette pensée d’un précieux phébus fit sourire Croustillac; il se préparait à éblouir la Barbe-Bleue par un ravissant jargon de ruelle qui devait victorieusement l’emporter sur le langage de ses sauvages adorateurs.

Tout à coup une horrible appréhension vint obscurcir les riantes visions du Gascon; il craignit pour la première fois que la Barbe-Bleue ne fût d’une laideur repoussante; il eut la modestie de penser que peut-être aussi ce serait trop exiger du sort que de vouloir que la Barbe-Bleue fût d’une beauté idéale.

Croustillac se montra donc d’assez bonne composition; il se dit avec la conviction d’un homme qui sait sagement modérer et borner ses prétentions:

—Pourvu que la veuve n’ait pas plus de quarante à cinquante ans, pourvu qu’elle ne soit ni borgne ni audacieusement bossue; pourvu qu’il lui reste quelques dents et plusieurs cheveux, ma foi, son vin est si bon, sa vaisselle si splendide, ses gens si soigneux, que si elle justifie de trois à quatre millions, mordioux! je consens... à courir les risques de mes devanciers et à rendre la veuve heureuse, foi de Croustillac! vu que j’aime mieux subir toutes les conséquences de mon métier de mari... que de retourner à bord de la Licorne, avaler des bougies allumées pour la plus grande joie de cet animal amphibie de maître Daniel! Ainsi donc, la Barbe-Bleue fût-elle laide, fût-elle mûre, elle est millionnaire, je me charge de la bonne dame, et je serai pour elle si superlativement aimable que, loin de m’envoyer rejoindre les autres défunts, elle n’aura pas d’autre idée que celle de me conserver précieusement et d’embellir ma vie par toutes sortes de délicieuses imaginations.... Allons... allons, Croustillac, reprit l’aventurier avec une nouvelle exaltation, je te le disais bien, ton étoile se lève d’autant plus étincelante qu’elle a été plus longtemps obscurcie!... Oui... elle se lève.

En disant ces mots, le chevalier appela un des noirs qui attendait ses ordres dans la pièce voisine, et avec son aide revêtit l’habit de velours noir à manche cerise.

Le Gascon était grand, mais osseux et maigre; les vêtements qu’il portait avaient été faits pour un homme aussi de haute taille, mais large de poitrine et mince de corsage; aussi le justaucorps dessinait-il quelques plis majestueux autour du torse de Croustillac, et ses bas cerise se drapèrent non moins majestueusement autour de ses longues jambes sèches et nerveuses.

Le chevalier ne s’occupa pas de ces légères imperfections dans son costume; il jeta un dernier regard sur le miroir de Venise que lui présentait l’esclave, ajusta ses cheveux noirs et rudes, retroussa sa longue moustache, suspendit sa formidable épée à un riche baudrier de buffle qu’on lui avait apporté, se coiffa fièrement du feutre à tresses d’or et à plumes blanches, et, piaffant dans sa chambre d’un air triomphant, il attendit impatiemment l’heure d’être présenté à la veuve.

Cet instant désiré arriva bientôt.

La vieille mulâtresse qui avait reçu l’aventurier vint le chercher, le pria de la suivre et l’introduisit dans le bâtiment reculé que nous connaissons déjà.

Le salon où Croustillac dut attendre quelques minutes était meublé avec un luxe dont jusque-là il n’avait eu aucune idée; de superbes tableaux anciens, des porcelaines magnifiques, des curiosités d’orfèvrerie du plus grand prix encombraient, pour ainsi dire, des meubles aussi précieux par la matière que par le travail; un luth et un téorbe, dont les ornements d’ivoire et d’or étaient d’une finesse de sculpture extraordinaire, attirèrent l’attention de Croustillac, qui fut ravi de penser que sa future épouse était musicienne.

—Mordioux! se dit le chevalier, serait-il donc possible que la maîtresse de tant de richesses fût belle comme le jour... Non, non, je serais trop heureux.. quoique je mérite un tel bonheur.

Qu’on juge de l’étonnement, pour ne pas dire du saisissement du Gascon, lorsqu’il vit entrer Angèle.

La petite veuve était éblouissante de jeunesse, de grâces, de beauté, de parure; vêtue et coiffée à la mode du siècle de Louis XIV, elle portait une robe de tabis bleu céleste, dont le long corsage semblait brodé de diamants, de perles et de rubis, tant cette profusion de pierreries était disposée avec goût.

Croustillac, malgré son audace, recula d’un pas à cette apparition.

De sa vie il n’avait rencontré une femme si ravissamment jolie, si royalement parée; il ne pouvait en croire ses yeux, il contemplait la Barbe-Bleue d’un air ébahi.

Nous devons dire à la louange du chevalier qu’il eut un louable retour de modestie malheureusement aussi rapide que sincère. Il pensa qu’une si charmante créature hésiterait peut-être à se marier avec un aventurier tel que lui; mais, se rappelant les impertinentes et glorieuses confidences du boucanier, il se dit qu’après tout un homme en valait un autre, et il reprit bientôt son imperturbable assurance.

Croustillac fit coup sur coup trois de ses plus respectueuses révérences; puis il se redressa de toute sa hauteur pour faire valoir la noblesse de sa taille, avança une de ses longues jambes, retira l’autre quelque peu en arrière et se hancha d’un air conquérant, en tenant son feutre de la main droite et appuyant sa main gauche sur la garde de son épée.

Sans doute, il allait débiter quelque galant compliment à la Barbe-Bleue, car déjà il portait une main à son cœur en ouvrant sa large bouche, lorsque la petite veuve, ne pouvant retenir la violente envie de rire que lui causait la figure hétéroclite du chevalier, donna un libre cours à sa bruyante hilarité.

Cette explosion de gaieté ferma la bouche à Croustillac et il tâcha de sourire, espérant ainsi complaire à la Barbe-Bleue.

Cette galante tentative se traduisit par une grimace si grotesque, qu’Angèle tomba assise sur un sofa, oublia toute convenance, toute dignité, s’abandonna étourdiment à un accès de fou rire; ses beaux yeux bleus, toujours si brillants, se voilèrent de joyeuses larmes; ses joues rondelettes se colorèrent d’un vif incarnat, et leurs charmantes fossettes se creusèrent à ce point que la veuve aurait pu y cacher, tout entier, le bout rosé de son petit doigt.

Croustillac, très embarrassé, restait immobile devant la jolie rieuse, tantôt fronçant les sourcils d’un air courroucé, tantôt, au contraire, tâchant de dilater sa longue et maigre figure par un sourire forcé.

Pendant ces jeux successifs de physionomie, qui n’étaient pas faits pour mettre un terme à l’hilarité de la Barbe-Bleue, le chevalier se disait in petto que, pour une meurtrière, la veuve n’avait pas un aspect bien sombre ni bien terrible.

Néanmoins la vanité de notre aventurier s’accommodait assez difficilement du singulier effet qu’il produisait. Faute de raisons meilleures, il finit par se dire qu’avant toutes choses il fallait frapper vivement l’imagination des femmes, qu’il fallait d’abord les étonner, les révolutionner, et que, sous ce rapport, sa première entrevue avec la Barbe-Bleue ne laissait rien à désirer.

Lorsqu’il vit la veuve un peu calmée, il lui dit résolument, en superbe phébus:

—Je suis sûr que vous riez, madame, de toutes les tentatives désespérées que je fais pour retenir en vain mon pauvre cœur qui vole à tire d’aile à vos pieds... C’est lui qui m’a entraîné ici, je n’ai fait que le suivre, malgré moi... oui, madame, malgré moi; je lui disais: Là... là... tout beau, mon cœur, tout beau... il ne suffit pas, pour plaire à une divine beauté, d’être passionnément amoureux... Mais mon petit... ou plutôt mon grand étourdi de cœur me répondait toujours en m’attirant vers vous de toutes ses forces... comme s’il eût été d’acier et que le Morne-au-Diable eût été d’aimant; mon cœur, dis-je, me répondait: Rassurez-vous, maître, tendre et vaillant comme vous l’êtes, de l’amour que vous ressentez naîtra l’amour qu’on ressentira; mais pardon, madame, le langage de mon cœur me paraît furieusement impertinent... c’est sans doute cette impertinence qui vous fait rire de nouveau?

—Non, monsieur, non; votre présence m’égaie à ce point parce que vous ressemblez, ah!... ah!... ah!... d’une façon étrange à mon second mari; vous avez absolument le même nez, ah!... ah!... et en vous voyant entrer, j’ai cru voir un spectre, ah!... ah!... ah!... qui venait me reprocher, ah!... ah!... ah!... sa fin cruelle... ah!... ah!...

Ici les éclats de rire d’Angèle redoublèrent.

Le chevalier n’ignorait pas les antécédents qu’on reprochait à la Barbe-Bleue, mais il ne put cacher son profond étonnement en entendant cette charmante et mignonne créature s’avouer homicide avec une si incroyable audace....

Néanmoins, le chevalier reprit son sang-froid habituel et répondit galamment.

—Je suis trop heureux, madame, de vous rappeler un de vos défunts, de réveiller par ma présence un de vos souvenirs, quel qu’il soit. Seulement, ajouta Croustillac d’un air galant, il est d’autres ressemblances que je voudrais avoir avec le défunt... dont la mémoire vous égaie si fort...

—Cela veut dire que vous voudriez m’épouser? lui demanda la Barbe-Bleue.

A cette brusque question, le chevalier resta un moment stupéfait.

Angèle continua.

—Je m’y attendais; Arrache-l’Ame, que par abréviation j’appelle mon petit Rache-l’Ame, m’avait prévenue de votre bon vouloir pour moi; peut-être a-t-il voulu me causer une fausse joie? ajouta la veuve en regardant coquettement le chevalier.

Croustillac marchait de surprise en surprise.

—Comment! s’écria-t-il, le boucanier vous a dit, madame...

—Que vous veniez exprès de France pour m’épouser; est-ce vrai? Voyons, parlez franchement, ne me trompez pas. Oh! d’abord, je n’aime pas à être contrariée... Je vous en préviens, si j’ai mis dans ma tête que vous soyez mon mari.... vous serez mon mari....

—Madame, je vous en supplie, ne me prenez pas pour une buse... pour une grue... pour une pécore... Si je reste sans voix... c’est l’émotion... l’étonnement... Et Croustillac regardait autour de lui avec inquiétude comme pour s’assurer qu’il n’était pas le jouet d’un rêve. Que je crève comme un mousquet, madame, si je m’attendais à un tel accueil.

—Eh! mon Dieu, il n’est pas besoin de faire tant de façons, reprit la veuve, on m’a dit que vous vouliez m’épouser; est-ce vrai?

—Aussi vrai que vous êtes la plus éblouissante beauté que j’aie jamais rencontrée! s’écria impétueusement le chevalier en portant la main à son cœur.

—Vraiment? oh! vraiment, vous êtes bien décidé à me prendre pour femme? s’écria la petite veuve en frappant joyeusement dans ses mains.

—J’y suis tellement décidé, adorable veuve, que ma seule crainte maintenant est de ne pas voir réaliser ce vœu qui, de ma part, je le confesse, est un vœu exorbitant... un rêve titanique, et...

—Mais, taisez-vous donc! dit la Barbe-Bleue en interrompant le chevalier avec une naïveté enfantine. A quoi bon ces grands mots?... Vous me demandez ma main... pourquoi ne vous la donnerais-je pas?...

—Comment, madame, je pourrais croire?... Ah! tenez, belle insulaire! j’ai eu bien des triomphes dans ma vie... des princesses m’ont avoué leur flamme... des reines ont soupiré en me regardant... mais jamais, madame, jamais je n’ai éprouvé un ravissement pareil... Oui, madame... vous pouvez vous applaudir, vous pouvez vous vanter d’avoir porté à leur comble ma surprise, ma joie et ma reconnaissance... Répétez encore, je vous en supplie, répétez ces mots charmants! vous consentez à me prendre pour mari, moi Polyphème de Croustillac.

—Je vous le répéterai tant que vous voudrez, rien n’est plus simple; vous comprenez bien que j’ai trop de peine à trouver des maris pour ne pas saisir avec avidité l’offre que vous me faites.

—Ah! madame, riposta galamment le chevalier, au risque de passer pour un impertinent, je me permettrai de vous contredire formellement... Non, non, jamais je ne croirai qu’il vous soit difficile de trouver des maris; je dirai plus... je suis convaincu que vous n’avez eu, depuis votre veuvage, que l’embarras du choix... mais c’est tout simple, vous n’avez pas voulu choisir... Vous aviez trop bon goût, madame, dit audacieusement Croustillac, vous attendiez...

—Je pourrais vous tromper et vous laisser croire cela... chevalier, mais vous êtes trop galant homme pour que je vous abuse... Au point où nous en sommes, ajouta Angèle d’un air gracieux et confidentiel, au point où nous en sommes, je puis tout vous dire..... Écoutez-moi donc: La première fois que je me suis mariée, je n’ai eu qu’à choisir, c’est vrai. Oh! mon Dieu! les épouseurs se présentaient en foule, et j’ai choisi... très bien choisi... Lors du mon second mariage... ce n’était déjà plus la même chose... On avait jasé sur la mort singulière de mon premier mari, et les épouseurs commençaient à réfléchir avant que de se déclarer... Pourtant comme je ne suis pas sotte, à force de grâce, de câlinerie, de coquetterie, je finis par happer un second époux... Hélas! ça n’avait pas été sans peine... Mais pour le troisième, oh! pour le troisième, vous n’avez pas idée de tout le mal que j’ai eu; vrai, c’était à en désespérer.

—Ah! madame, que n’étais-je là...

—Sans doute, chevalier, mais vous n’y étiez malheureusement pas... On avait jasé sur la mort du premier... jugez si on jasa sur le second... on commençait à se défier de moi, ajouta la veuve en secouant sa jolie petite tête avec une expression de mélancolie ingénue, que voulez-vous? le monde est si tracassier... si médisant... les hommes sont si bizarres!

—Le monde est un sot! le monde est un imbécile égoïste, s’écria Croustillac plein de pitié pour cette victime de la calomnie.—Les hommes sont des lâches et des niais, qui croient à toutes les billevesées qu’on leur raconte.

—C’est bien vrai ce que vous dites là... vous n’êtes pas comme cela vous... ami...

—Elle m’appelle ami... dit Croustillac transporté, et il reprit:—Non, certes... non... je ne suis pas comme cela...

—Sans doute, dit la veuve, vous... quelle différence... Aussi, tenez... vous me gâtez en acceptant si gentiment ma proposition.

—Dites que je me ravis moi-même au-delà des bornes du bonheur possible, madame!

—Si, si, vous me gâtez, ajouta la veuve avec un sourire enchanteur, en jetant un regard reconnaissant sur le chevalier, je vous assure que vous me gâtez; vous êtes si facile, si accommodant! Aussi, un jour, comment vous remplacerai-je, ami?

—Me remplacer?

—Oui... après vous, ami.

—Après moi, madame?

—Mais, sans doute, après vous?

—Madame, je ne comprends pas... je ne veux pas comprendre...

—Mais c’est tout simple cependant... comment voulez-vous que je puisse espérer de trouver quelqu’un qui se marie aussi facilement que vous? Oh! non, non, les hommes comme vous sont rares.

—Comment, madame, après moi? s’écria Croustillac abasourdi de cette prévision, vous songez déjà à mon successeur?

—Oui... ami... oui, répondit la veuve avec une petite mine sentimentale la plus touchante du monde. Oui... car lorsque vous ne serez plus, il me faudra encore me remettre en quête, chercher, demander, trouver un cinquième mari... Pensez donc! que de difficultés, que de préventions à vaincre... Peut-être même ne réussirai-je pas... Jugez donc: veuve en quatrièmes noces! Vous oubliez cela: c’est un fait pourtant, voyez-vous... ami. Après vous, je serai veuve en quatrièmes noces?

—Je n’oublie pas du tout cela, madame, dit le Gascon un peu refroidi, et se demandant s’il n’avait pas affaire à une folle, je n’oublie certes pas que, dans le cas où j’aurais eu l’honneur de vous épouser, vous seriez veuve en quatrièmes noces, si vous me perdiez;..... seulement..... il me paraît que vous assignez un terme un peu court à mon bonheur.

—Hélas! oui, ami... dit la veuve d’un ton attendri, un an... et un an... c’est bien court... Un an! cela passe si vite quand on s’aime! ajouta-t-elle en lui jetant un regard véritablement assassin.

—Un an, madame, un an! s’écria le chevalier; mais bientôt songeant que les paroles de la Barbe-Bleue cachaient peut-être un piége, qu’elle voulait sans doute l’éprouver pour juger de son courage, il s’écria d’un ton chevaleresque:

—Eh bien! soit... madame... que mon bonheur dure un an, un jour, une heure, une minute, il n’importe... je brave tout, pourvu que je puisse dire que j’ai été assez heureux pour obtenir votre main.

—Vous êtes un véritable chevalier, dit la veuve ravie, je n’attendais pas moins de vous... ceci est bien convenu, seulement je préviendrai mon petit Rache-l’Ame, pour la forme, s’entend... car, mariée ou non, je serai toujours pour lui ce que j’étais.

—Mais, madame, dit Croustillac avec un certain embarras, me serait-il permis... serait-il indiscret... de vous demander... ce que vous êtes à ce chasseur de taureaux... et quelle est auprès de vous sa position; ou plutôt voudriez-vous m’expliquer ensuite par quelle intimité vous vous croyez obligée de lui parler de vos projets?

—Certainement... et à qui dirai-je cela si ce n’est à vous... maintenant... ami?... Je vous avouerai que Rache-l’Ame est un de mes bien-aimés.

Ici Croustillac fit une grimace si singulière en toussant deux ou trois fois, qu’Angèle partit d’un éclat de rire.

Croustillac, un moment interdit, fit cette réflexion pleine de sagesse:

—Je suis fou! Rien de plus simple: elle avait une espèce de goût pour ce grossier personnage, ma vue la décide à me le sacrifier; elle y met des égards... malheureux boucanier que tu es! Seulement... pourquoi diable vient-elle me dire qu’au bout d’un an il faudra qu’elle s’occupe de me trouver un successeur?...

—Tenez, voici justement mon petit Rache-l’Ame, dit la veuve, nous allons lui parler de nos projets, et nous souperons ensuite comme trois amis.

—C’est égal, se dit Croustillac en voyant entrer le boucanier, voilà une petite femme qui peut se vanter d’être singulièrement originale.

CHAPITRE XIII.

LE SOUPER.

Lorsque le boucanier entra, le chevalier le reconnut à peine.

Arrache-l’Ame avait quitté ses vêtements de chasse; il portait une casaque et de larges chausses d’étoffe appelée guinée, soierie épaisse et rayée alternativement de blanc et de ponceau; sa barbe noire tombait sur une chemise d’une blancheur éclatante, et était fermée comme un pourpoint par une rangée de petits boutons de corail: une écharpe de soie ponceau, des bas de même couleur, et des souliers de daim à larges bouffettes de rubans, complétaient l’habillement presque élégant du boucanier et faisaient valoir sa taille robuste et élevée; à la lumière éclatante des bougies, son teint semblait moins hâlé que pendant le jour; ses cheveux noirs, naturellement bouclés, tombaient négligemment sur ses épaules; enfin ses mains étaient restées parfaitement belles, malgré son rude métier de chasseur.

A la vue du boucanier ainsi transformé et presque méconnaissable, malgré le caractère dur que sa barbe épaisse donnait toujours à sa physionomie, le chevalier se dit:

—J’aime mieux que ce personnage ait au moins figure humaine: il eût été par trop humiliant pour Polyphème de Croustillac de triompher d’un rival aussi laid que celui-ci m’avait paru d’abord; seulement, quoique je ne redoute pas ce Nemrod, je trouve que la Barbe-Bleue a de singulières façons d’agir; n’aurait-elle pas pu lui donner congé ailleurs qu’en ma présence? Je n’aime pas à abuser ainsi cruellement de mes avantages, à écraser un pauvre rival... car, mordioux! un homme est un homme! ce pauvre boucanier va se trouver dans une pitoyable position. Mais tenons-nous ferme, montrons bien à la Barbe-Bleue que je ne suis pas dupe de ses confidences sur ses défunts, et que je ne crains pas, moi, de mourir comme eux.

Croustillac terminait cette réflexion, lorsque la petite veuve dit ingénuement au boucanier en lui montrant l’aventurier d’un signe de tête triomphant:—Eh bien! monsieur le chevalier demande ma main!... Vois-tu que tu avais tort de me soutenir que je ne trouverais jamais un quatrième épouseur? Aussi tu penses si j’ai bien vite accepté la proposition du chevalier; c’était une trop belle occasion pour ne pas la saisir.

Le boucanier ne répondit pas sur-le-champ.

Croustillac mit machinalement la main à la garde de son épée pour ne pas être pris sans défense dans le cas où le chasseur, exaspéré par la jalousie, voudrait se livrer à quelque violence.

Quelle fut la surprise de l’aventurier, lorsqu’il entendit Arrache-l’Ame répondre en se carrant dans son fauteuil:

—Je t’ai toujours dit, ma belle, ce que t’a dit le camarade l’Ouragan: Épouse... mille diables!!! épouse..... si tu en trouves l’occasion. Pour toi... les épouseurs sont rares! car on ne sait pas ce que tu en fais; ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils ne te durent guère!..... Quant à moi, je me doute à peu près de ton petit manége... Je t’ai vu plus d’une fois préparer certains breuvages de tes petites mains blanchettes.

—Oh! fi, fi, le vilain bavard, dit Angèle en menaçant le boucanier du bout de son petit doigt.

—Enfin, est-ce vrai? reprit le boucanier.

—Quel est le secret de cette poudre grise dont j’ai seulement fait prendre une pincée à l’engagé que mes chiens ont mangé plus tard. Quelle infernale préparation était cela?

—Eh bien! madame, cette poudre grise? demanda Croustillac, pourrait-on en savoir les vertus mirifiques?

—Oh! l’indiscret, s’écria Angèle en regardant le boucanier d’un air fâché. M. le chevalier va me prendre pour une enfant; de quoi aurai-je l’air à ses yeux, lorsqu’il saura que je m’amuse à de telles puérilités?

—Ne craignez rien à ce sujet, madame, dit Croustillac; je serais ravi, je vous le jure, d’avoir de nouvelles preuves de votre candeur enfantine... Eh bien! digne Nemrod... cette poudre grise?

—En vérité, je vais être toute honteuse, dit Angèle en baissant les yeux et faisant une adorable petite moue.

—Figurez-vous donc, reprit le boucanier, que j’ai fait prendre à mon engagé une seule pincée de poudre dans un verre d’eau-de-vie.

—Eh bien? dit Croustillac avec intérêt.

—Eh bien! pendant deux jours, il avait des accès de gaieté telle qu’il riait du soir jusqu’au matin et du matin jusqu’au soir...

—Jusqu’ici, dit Croustillac, je ne vois pas grand mal...

—Mais attendez donc, dit le chasseur, il ne faut pas croire que cela l’amusait... mon engagé; il souffrait comme un damné, les yeux lui sortaient de la tête, et il disait, en riant aux éclats, qu’il n’y avait pas de torture pareille à celle qu’il endurait... Le troisième jour, la douleur était si vive, qu’il est tombé comme en faiblesse, et il s’en est ressenti bien longtemps, allez... de la pincée de poudre grise de madame... Il ne faudra donc pas vous étonner si vous entendez dire que le second mari de madame était gai comme un pinson, et qu’il est mort très joyeusement...

—Oh! mon Dieu... si on ne peut pas faire une espiéglerie... sans qu’on vous la reproche, dit Angèle en se dandinant sur sa chaise, comme une petite fille capricieuse.

—Dites donc, camarade, elle appelle ça une espiéglerie, dit le chasseur. Figurez-vous que, grâce à la poudre grise de madame, son second défunt riait si fort que le sang lui sortait par le nez, par les yeux et par les oreilles... Mais pour ce qui est de rire... il riait comme s’il eût vu la chose la plus bouffonne du monde... ce qui ne l’empêchait pas de dire comme mon engagé... qu’il aurait mieux aimé être brûlé à petit feu que d’endurer cette gaieté-là; aussi a-t-il trépassé en riant à gorge déployée et en jurant comme un damné...

—Là... vous voici bien avancé, dit la Barbe-Bleue en haussant les épaules. Puis s’approchant de l’oreille du Gascon, elle dit: Ami... sois tranquille... j’ai perdu le secret de la poudre grise...

Le chevalier, en voulant sourire, fit une sinistre grimace; il avait quitté la France au moment où l’effroyable affaire des poisons était dans tout son retentissement, et l’on ne parlait que de poudre de succession, poudre de vieillesse, poudre de veuvage, etc. On citait même avec effroi les noms de quelques empoisonneuses; or, la poudre de gaieté de la Barbe-Bleue pouvait faire faire de lugubres réflexions au chevalier; aussi se dit-il en jetant un regard défiant sur Angèle:—Cette créature donnerait-elle en effet dans la chimie et dans la soufflerie; ce récit serait-il vrai?

—Qu’avez-vous donc, frère? dit le boucanier, frappé du silence de Croustillac.

—Voyez-vous! vous me l’avez effarouché, dit la veuve.

—Non... belle dame... non, dit Croustillac, je pensais qu’il devait être très agréable de mourir ainsi... de rire.

—Ma foi, vous avez raison, frère... il vaut mieux cette mort-là... que celle du dernier défunt... Et le boucanier fit un mouvement d’horreur.

—Il paraît que le trépas de celui-ci a été plus sérieux que l’autre, dit Croustillac en affectant de prendre un air dégagé.

—Quant à cette histoire-là, camarade, je ne vous la raconterai pas; vous auriez peur...

—Moi... peur? Et le Gascon haussa les épaules.

La Barbe-Bleue se pencha encore à l’oreille du chevalier et lui dit:

—Laissez-le faire, ami, cette histoire-là, au moins, en vaut la peine... Je vais bien attraper Arrache-l’Ame.

Puis, s’adressant au boucanier:

—Eh bien! voyons... dites... dites donc; ne vous arrêtez pas en si beau chemin... vous voyez bien que le chevalier vous écoute de toutes ses oreilles; voyons, parlez, je ne veux pas qu’il achète, comme on dit, chat en poche...

—Vous voulez dire tigresse en poche, reprit en riant le boucanier. Eh bien! mon gentilhomme, dit-il à Croustillac, figurez-vous que ce troisième mari-là était un beau brun, trente-six ans. Espagnol de naissance; nous l’avions empaumé à la Havane.

—Mais, mon Dieu, dis donc vite, Arrache-l’Ame; le chevalier s’impatiente.

—Ce ne fut pas de la poudre grise qu’il goûta celui-là, reprit le boucanier, mais une goutte... une seule goutte d’une jolie liqueur verte, contenue dans le plus petit flacon que j’aie vu de ma vie, car il est fait d’un seul rubis creusé.

—Mais c’est tout simple, dit Angèle, la force de cette liqueur est telle qu’elle dissoudrait ou briserait tout flacon qui ne serait pas fait d’un rubis ou d’un diamant.

—Vous jugez d’après cela, chevalier, dit le chasseur, de l’agrément que cette liqueur a dû procurer à notre troisième mari. Certes, je ne suis ni tendre ni peureux, mais après tout, on a toujours de la peine à s’habituer à voir un homme qui vous regarde avec des yeux verdâtres, lumineux et retirés si profondément dans leur orbite qu’ils vous font l’effet de vers luisants au fond d’un souterrain.

—Le fait est, dit Croustillac, qui n’avait pu réprimer un léger frisson, le fait est que la première fois cela doit paraître singulier...

—Ce n’est rien encore, ami... Écoutez la suite, dit tout bas la veuve d’un air parfaitement satisfait d’elle-même.

Le boucanier continua:

—Ça n’était que son état ordinaire, à ce pauvre cher homme, d’avoir les yeux comme des vers luisants; mais où ça devenait affreux, c’est lorsque madame nous donnait un gala à moi, à l’Ouragan et au Cannibale. Elle trempait une plume de colibri dans le petit flacon de rubis, elle faisait venir le malheureux Espagnol et lui passait cette plume sur les sourcils... Alors... on eût dit que des sourcils de ce malheureux sortaient des milliers d’étincelles; ses yeux verdâtres, si retirés au fond du crâne, s’avançaient... s’avançaient... en roulant dans leur orbite comme deux globes de feu, et jetaient des clartés si vives et si continues, qu’elles suffisaient pour éclairer notre festin, pendant lequel le défunt se tenait debout et immobile comme une statue de granit, disant d’une voix lamentable:—Mon cerveau fond pour alimenter les lampes de mes yeux... les lampes de mes yeux! Ce qui fait que le pauvre cher homme n’y voyait que du feu, dit le boucanier en riant aux éclats de cette cruelle plaisanterie. Et, comme faute d’huile, la lampe s’éteint, ajouta-t-il, le mari de madame a été rejoindre ses prédécesseurs... pour vous laisser la place libre...

—Ce que dit Arrache-l’Ame est vrai, dit la Barbe-Bleue en minaudant. Il est très indiscret, comme vous voyez, mais il n’est pas menteur... ni moi non plus. Vous le voyez, ami... j’ai de singuliers caprices, de ridicules fantaisies, je le sais.... mon Dieu! je ne veux pas me faire meilleure que je ne suis. Avant tout, je veux être franche et ne rien vous cacher... Vous allez me demander pourquoi mes maris seuls sont victimes de mes enfantillages? Rien de plus simple, je n’ai de pouvoir que sur eux... et il faut encore que je les prévienne du sort qui les attend... C’est ce qui me rend si difficile à marier... C’est à ces conditions-là seulement que l’homme rouge signe mon contrat, et alors ce contrat signé par lui acquiert une vertu aussi merveilleuse que mystérieuse. Hélas... ami... puisse-t-il bientôt signer au nôtre! J’ai imaginé deux nouvelles préparations qui ne sont rien auprès des autres, et dont j’attends des effets véritablement magiques.

Depuis quelque temps Croustillac éprouvait une sensation étrange, qu’il attribuait aux suites de ses fatigues du jour et de la veille; c’était comme un engourdissement de la pensée, qui lui ôtait presque la force de combattre par le raisonnement les étranges récits de la veuve et du boucanier. Sans croire à ces fabuleuses inventions, il en était pourtant effrayé comme on le serait d’un mauvais songe.

Le chevalier ne savait s’il veillait ou s’il rêvait, il regardait tour à tour le boucanier et la Barbe-Bleue d’un air stupide, presque épouvanté; cependant, ayant honte de sa crédulité, il se leva brusquement et marcha quelque temps avec agitation, comme si le mouvement avait dû dissiper la torpeur dont il se sentait accablé.

Croustillac ne voulait pas servir de jouet à ces deux personnages, et il regrettait presque de s’être imprudemment embarqué dans cette folle aventure. Il dit donc résolument à la Barbe-Bleue:

—Allons, allons, vous voulez railler, madame, ne vous gênez pas, j’entends la plaisanterie... je ne vous crois pas aussi féroce et aussi magicienne que vous voulez le paraître; demain, j’en suis sûr, je saurai le secret de cette comédie... qui, à cette heure, je l’avoue... me donne une espèce de cauchemar.

Ces mots, dits par le chevalier sans autre but que de montrer aux habitants du Morne-au-Diable qu’il ne voulait pas être leur dupe, produisirent sur la Barbe-Bleue un effet singulier.

Elle jeta un regard effrayé au boucanier, et dit à Croustillac avec hauteur:

—Je ne raille pas, monsieur; vous êtes venu ici dans l’intention de m’épouser; je vous offre ma main, je vous dirai à quelles conditions; si elles vous agréent, nous terminerons dans huit jours; il y a une chapelle ici; le révérend père Griffon, de la paroisse de Macouba, viendra nous unir; si mes propositions ne vous conviennent point, vous quitterez cette maison, où vous n’auriez pas dû venir.

A mesure que la Barbe-Bleue parlait, sa physionomie perdait son caractère malin et enjoué; elle devenait triste, presque menaçante.—Une comédie! répéta-t-elle, si je croyais que vous prissiez tout ceci pour un jeu, vous ne resteriez pas une minute de plus dans cette maison, monsieur!—ajouta-t-elle d’une voix altérée qui trahissait une profonde émotion.

—Non... le chevalier ne peut pas prendre ceci pour un jeu, reprit le boucanier en jetant au Gascon un regard scrutateur.

Croustillac, naturellement impatient et vif, éprouvait un dépit réel de ne pouvoir pénétrer ce qu’il y avait de vrai ou de feint dans cette singulière aventure; il s’écria donc:

—Eh! mordioux, madame, que voulez-vous que je pense?... Je rencontre le boucanier dans la forêt, je lui fais part du désir que j’ai de vous connaître; il me dit aussi nettement que vous venez de me le dire vous-même qu’il a le bonheur d’être dans vos bonnes grâces...

—Ensuite, monsieur?

—Ensuite, madame, quoi que je lui aie dit, le boucanier consent à m’amener ici, où l’on m’accueille avec la plus splendide hospitalité, je le reconnais; je suis introduit près de vous; instruite de mes vœux, vous m’offrez votre main avec empressement, vous faites part de mes espérances à votre ami, le chasseur de taureaux.

—Eh bien, monsieur?

—Madame... jusque-là tout allait à peu près bien... Mais voici maintenant que le boucanier veut me faire entendre, d’accord avec vous, que je suis destiné à faire un quatrième défunt et à succéder à l’homme qui meurt de rire ou à celui dont les yeux servent de flambeaux à vos orgies!...

—C’est la vérité, dit le boucanier.

—Comment, c’est la vérité! reprit Croustillac en retrouvant sa vivacité un moment engourdie, est-ce que nous sommes au pays des songes? Est-ce qu’on prend le chevalier de Croustillac pour une buse? Est-ce que je suis de ces esprits faibles qui croient au diable? Je ne suis pas un oison, et je ne demande pas vingt-quatre heures pour démêler ce que cachent toutes ces bizarreries.

Angèle devint très pâle, jeta au boucanier un nouveau regard d’angoisse et de crainte indéfinissables, et répondit au chevalier avec une indignation contenue:

—Eh! qui vous dit, monsieur, que tout ce qui se passe ici soit naturel? Savez-vous pourquoi, moi, jeune, riche, je vous offre ma main dès le premier moment où je vous vois? savez-vous à quel prix je mettrais cette union? Vous vous croyez un esprit fort: qui vous dit que certains phénomènes ne dépassent pas la portée de votre intelligence? Savez-vous qui je suis? savez-vous où vous êtes? savez-vous par suite de quel mystère étrange je vous offre ma main? Une comédie... répéta la Barbe-Bleue avec amertume, en regardant encore le boucanier d’un air effrayé. Puissiez-vous ne pas être forcé de reconnaître que tout ceci n’est pas un jeu, monsieur. Il ne faut pas croire que vous ayez été amené ici par votre bon ange, au moins.

—Et puis surtout, qui vous dit enfin que vous sortirez jamais d’ici?—ajouta froidement le boucanier.

Le chevalier recula d’un pas, tressaillit, et s’écria:

—Mordioux! pas de violence... au moins... ou sinon...

—Ou sinon que feriez-vous? dit la Barbe-Bleue avec un sourire qui parut au Gascon d’une implacable cruauté.

Croustillac se souvint trop tard des portes qui s’étaient refermées sur lui, des voûtes épaisses qu’il avait eu à traverser pour arriver dans cette maison diabolique; il se voyait à la merci de la veuve, du boucanier et de leurs nombreux esclaves. Il se repentit de nouveau, et plus sérieusement encore, de s’être aveuglément engagé dans cette entreprise.

Pourtant Croustillac, en contemplant la figure enchanteresse de la Barbe-Bleue, ne pouvait croire cette jeune femme capable de quelque sanglante perfidie; néanmoins les singuliers aveux qu’elle venait de lui faire, les bruits terribles qui couraient sur elle, les menaces du boucanier, commençaient à faire quelque impression sur le chevalier.

Une mulâtresse vint annoncer que le souper était servi.

Pendant les sombres réflexions de l’aventurier, Angèle avait eu à voix basse un entretien de quelques secondes avec le boucanier; elle en fut sans doute satisfaite, et surtout rassurée, car peu à peu son front s’éclairait, et le sourire reparut sur ses lèvres.

—Allons, brave paladin, dit-elle gaiement au chevalier, n’ayez plus peur de moi; ne me prenez pas pour le diable, et faites honneur au modeste souper qu’une pauvre veuve est trop heureuse de vous offrir.

En disant ces mots, elle offrit gracieusement sa main à Croustillac.

Le souper fut servi avec une somptuosité, avec une recherche qui ne pouvaient laisser aucun doute au chevalier sur l’énorme fortune de la veuve.

Seulement, nous dirons au lecteur que la vaisselle de vermeil n’était pas écussonnée des armes royales d’Angleterre, ainsi que l’étaient les objets qui servaient seulement au petit couvert de la Barbe-Bleue.

Malgré l’enjouement et la grâce idéale de la veuve, malgré les saillies joviales du boucanier, le souper fut assez triste pour Croustillac; son assurance habituelle avait fait place à une sorte de vague inquiétude. Plus Angèle lui semblait charmante, plus elle déployait de séductions, plus le luxe qui l’entourait était éblouissant, plus l’aventurier sentait augmenter sa méfiance.

Malgré leur absurdité, les étranges récits du boucanier revenaient sans cesse au souvenir de Croustillac, ainsi que les contes de la poudre grise, qui faisait mourir de rire, de la liqueur au flacon de rubis, qui changeait les yeux en lampes ardentes. Quoique ces récits n’eussent pas plus de réalité qu’un mauvais rêve passé, le Gascon, dans la crainte d’un ragoût infernal, ne put s’empêcher de s’inquiéter des mets et des vins qu’on lui servait. Il observait attentivement la veuve et le boucanier; leurs manières n’avaient rien de choquant; Rache-l’Ame se comportait envers la Barbe-Bleue avec cette sorte de familiarité convenable qu’un mari a pour sa femme devant un étranger.

—Mais alors, se demandait le chevalier, comment allier cette réserve avec le cynisme de la petite veuve, qui avouait si cavalièrement que le Caraïbe et le flibustier partageaient ses bonnes grâces avec le boucanier, sans que ce dernier témoignât la moindre jalousie?

Le Gascon se demandait encore quel était le but de la Barbe-Bleue en lui offrant sa main, et à quel prix elle mettrait cette union? Malgré son outrecuidance, il avait trop de perspicacité pour n’avoir pas remarqué l’émotion vive, sincère de la veuve, lorsque celle-ci s’était indignée de ce que l’aventurier l’avait crue capable de railler et de jouer la comédie en lui offrant sa main?

En cela Croustillac ne s’était pas trompé, la Barbe-Bleue avait été péniblement émue; elle aurait été au désespoir de voir le Gascon prendre pour un jeu ou pour une comédie tout ce qui se passait au Morne-au-Diable.

Elle s’était rassurée en voyant la vague inquiétude que la physionomie du chevalier révélait malgré lui. En effet, il se perdait en vaines conjectures. Jamais il ne s’était trouvé dans une position assez étrange pour que l’idée d’une influence ou d’un pouvoir surnaturel se fût présentée à son esprit. Malgré lui, il se demanda s’il n’y avait rien que de très humain dans ce qu’il voyait et ce qu’il entendait.

Par cela même qu’il ressentait les premières et sourdes angoisses d’une terreur superstitieuse, Croustillac en était davantage frappé. Il n’osait s’avouer que des hommes plus énergiques, plus sages ou plus savants que lui, avaient, dans ce siècle et récemment encore, ajouté foi à la présence réelle du démon.

Et puis enfin l’aventurier avait été jusqu’alors beaucoup trop indifférent en matière de religion pour ne pas croire au diable tôt ou tard.

Cette première crainte ne fit que traverser rapidement l’esprit du chevalier, mais elle devait y laisser pour l’avenir une ineffaçable empreinte; pourtant il se rasséréna peu à peu en voyant la jolie veuve faire honneur au souper; elle se montrait par trop friande pour être un esprit des ténèbres.

Le souper terminé, les trois convives rentrent dans le salon; la Barbe-Bleue dit au chevalier d’une voix solennelle:

—Demain, je vous apprendrai à quelles conditions je vous offrirai ma main; si vous refusez, vous quitterez le Morne-au-Diable. Pour vous donner une preuve de ma confiance en vous, je consens à ce que vous passiez la nuit dans l’intérieur de cette maison, quoique je n’accorde jamais cette faveur à des étrangers. Arrache-l’Ame vous conduira dans l’appartement qui vous est destiné.

En disant ces derniers mots, la veuve rentra dans sa chambre.

Croustillac resta soucieux et absorbé.

—Eh bien! frère, lui dit le boucanier, décidément, comment la trouvez-vous?

—Quelle est votre intention en me faisant cette question, monsieur? Est-ce un sarcasme? s’écria le chevalier.

—Mon intention est seulement de savoir comment vous trouvez notre hôtesse.

—Hum... hum... sans vouloir en médire... vous avouerez que c’est une femme qu’il est assez difficile de classer à la première vue, dit Croustillac avec une certaine amertume. Vous ne vous étonnerez donc pas si je veux réfléchir avant de me prononcer... Demain je vous répondrai, si je parviens à me répondre à moi-même.

—A votre place, moi, dit le boucanier, je ne réfléchirais pas. J’accepterais les yeux fermés tout ce qu’elle me proposerait, et je l’épouserais; car, ma foi, on ne sait qui vit, qui meurt; les goûts changent avec l’âge. Les jours se suivent et ne se ressemblent pas.

—Ah çà! mordioux! où voulez-vous en venir avec vos proverbes et vos paraboles? s’écria le Gascon courroucé. Pourquoi ne l’épousez-vous pas alors, vous qui parlez?...

—Moi?

—Oui, vous?

—Parce que je ne me soucie pas de mourir de rire, ou d’être changé en lampe ardente...

—Et croyez-vous que je m’en soucie, moi?

—Vous?

—Oui... Pourquoi plus que vous aimerais-je à voir signer l’Homme rouge à mon contrat... comme dit cette femme bizarre?

—Alors ne l’épousez pas. Vous en êtes le maître. Ça vous regarde.

—Certainement, cela me regarde... et je l’épouserai si je veux... mordioux! s’écria le chevalier, qui commençait à craindre que sa raison ne s’égarât au milieu de ce chaos de pensées étranges.

—Voyons, frère, calmez-vous, dit le boucanier, ne vous fâchez pas, vous auriez tort. Est-ce que je n’ai pas tenu ma parole? je vous amène au Morne-au-Diable; la plus jolie femme du monde vous offre sa main, son cœur et ses trésors; que voulez-vous de plus?

—Je veux comprendre tout ce qui se passe ici, je veux comprendre tout ce qui m’arrive depuis deux jours, tout ce que j’ai vu et entendu ce soir! s’écria Croustillac exaspéré, je veux savoir si je veille ou si je rêve!...

—Vous n’êtes pas dégoûté, frère; peut-être cette nuit ferez-vous un songe qui vous éclairera... Ah ça! il est tard, la chasse a été rude, suivez-moi.

En disant ces mots, le boucanier prit une bougie et fit signe au chevalier de le suivre.

Ils traversèrent plusieurs pièces somptueusement meublées, et une petite galerie au bout de laquelle ils trouvèrent une chambre très élégante, dont les croisées s’ouvraient sur le délicieux jardin dont nous avons parlé...

—Vous avez été soldat ou chasseur, frère, dit le boucanier, vous saurez donc, je l’espère, vous passer de serviteurs: aucun homme, si ce n’est moi, ou l’Ouragan, ou le Caraïbe, ne passe la première porte de cette demeure; notre belle hôtesse a fait une exception en votre faveur; mais cette exception doit être la seule. Sur ce, frère, que Dieu ou le diable vous ait en bonne garde.

Le boucanier sortit en enfermant Croustillac à double tour.

Le chevalier, assez contrarié, ouvrit une fenêtre qui donnait sur le petit parc; elle était garnie d’un treillis de mailles d’acier qu’il était impossible de briser, mais qui ne cachait en rien la vue du délicieux jardin que la lune éclairait alors d’une douce clarté.

Croustillac, assez peu rassuré, interrogea les boiseries et le plancher de sa chambre, pour s’assurer qu’ils ne cachaient pas de piége; il regarda sous son lit, sonda le plafond avec la pointe de son épée; il ne trouva rien de suspect.

Néanmoins, pour plus de prudence et de sûreté, le chevalier résolut de se coucher tout habillé, après avoir placé sa fidèle rapière dans la ruelle et à sa portée.

Malgré sa résolution de veiller, les fatigues et les émotions de la journée plongèrent bientôt l’aventurier dans un profond sommeil. . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Angèle, assise dans un salon dont nous avons parlé, disait au boucanier:

—Malheureusement cet homme est moins sot et moins crédule que nous le pensions... Pourvu qu’il ne soit pas dangereux?

—Non, non, rassure-toi, dit le boucanier. Il a voulu faire l’esprit fort... mais nos deux histoires l’ont frappé; Il se souviendra longtemps de cette soirée... et qui mieux est, il en parlera; crois-moi, toutes les exagérations qu’il racontera rajeuniront les récits mystérieux que l’on fait sur le Morne-au-Diable.

—Ah! s’écria la veuve encore effrayée à ce souvenir, lorsque cet aventurier a dit que tout ceci était une comédie, et qu’il pénétrerait bien ces apparences... malgré moi j’ai été épouvantée...

—Il n’y a rien à craindre, vous dis-je, madame Barbe-Bleue, reprit gaiement le boucanier en se mettant aux genoux d’Angèle et la regardant avec tendresse, votre diabolique réputation est trop bien établie pour qu’elle souffre la moindre atteinte; mais avouez que j’ai eu de l’imagination, et que ma poudre grise et ma liqueur verte ont fait merveille...

—Et mon homme rouge qui signe à mon contrat, dit Angèle en éclatant de rire, pour quoi comptes-tu cela?

—A la bonne heure... voilà comme je t’aime, rieuse et folle, dit le boucanier. Lorsque je te vois triste et rêveuse, je crains toujours que cette retraite ne te pèse...

—Voulez-vous bien vous taire, monsieur Rache-l’Ame?... Est-ce que j’ai l’air de m’ennuyer auprès de vous? Seriez-vous jaloux de vos rivaux? Demandez-leur si je les aime mieux que vous!... Ne m’avez-vous pas procuré le divertissement et le régal de ce Gascon, à qui j’ai dû le plus délicieux accès de gaieté? j’en étais inconvenante. Enfin, excepté, mes sottes appréhensions, cette soirée n’eût-elle pas été charmante... ne l’est-elle pas puisque vous êtes là vos yeux sous mes yeux, monsieur mon amant?... Ah! mais j’y pense, il fait un clair de lune superbe... Allons faire une bonne promenade au dehors...

—Dehors de la maison?

—Oui... nous irons sur le grand pic, tu sais... d’où l’on découvre au loin la mer?... Par cette belle nuit, ce sera magnifique.

—Allons, enfant capricieux, prenez votre mante, dit le boucanier en se levant.

—Allons, monsieur Barbe-Noire, prenez votre sombrero espagnol et préparez-vous à me porter dans vos bras hors de tous les mauvais pas, car je suis paresseuse.

—Allons, madame Barbe-Bleue... mais vous ne voulez donc pas que nous allions visiter notre hôte?

—Je suis sûre que le pauvre diable fait quelque horrible rêve... Ah çà! demain nous lui donnons un guide et nous le renvoyons?

—Non, gardons-le encore un jour, je te dirai ce qu’en pense le père Griffon: les distractions sont rares, il t’amusera...

—Dieu! la belle nuit, dit Angèle, qui était allée soulever un des rideaux de la fenêtre, je me fais une joie de notre promenade.

Après s’être fait ouvrir les portes extérieures du Morne-au-Diable, le boucanier et la veuve sortirent de l’habitation. . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Contre son attente, Croustillac passa une nuit excellente. Lorsqu’il s’éveilla le lendemain matin, le soleil était déjà dans toute sa force; on avait eu la précaution de baisser les stores extérieurs qui garnissaient les fenêtres de sa chambre pour adoucir l’éclat du jour.

Le chevalier s’était couché tout habillé, il descendit de son lit et alla vers la croisée dont il souleva un peu le store.

Quel fut son étonnement! à l’extrémité d’une longue allée bordée de tamariniers qui formaient une voûte presque impénétrable au jour, il vit la Barbe-Bleue se promenant, nonchalamment appuyée au bras d’un Caraïbe d’une haute et vigoureuse stature.

Ce Caraïbe était complétement roucoué, selon l’usage, c’est-à-dire peint d’une sorte de composition luisante d’un rouge brun; ses cheveux lisses et noirs, séparés au milieu de son front, tombaient le long de ses joues; sa barbe semblait soigneusement épilée; ses traits parfaitement réguliers avaient ce caractère de calme sévère, particulier aux sauvages; à son col brillaient de larges croissants de carracolis (sorte de métal dont les Indiens avaient, disait-on, seuls le secret, et qui se composait d’or, de cuivre et d’argent).

Ces bijoux, d’un vermeil éclatant, étaient curieusement travaillés et incrustés de pierres vertes, minéral précieux, couleur de malachite, et auquel les Indiens attribuaient toutes sortes de vertus merveilleuses.

Le Caraïbe se drapait dans une vaste pagne de coton blanc bordée d’une frange bleue; les plis larges, simples, majestueux de cette espèce de manteau auraient pu servir de modèle à un statuaire.

A l’exception du cou, du bras droit nu jusqu’à l’épaule, et de la jambe gauche, cette pagne de coton enveloppait complétement le Caraïbe; autour des poignets, il avait aussi des bracelets de carracolis incrustés de pierres vertes; sa jambe était à demi-cachée par une sorte de brodequin à sandales fait de bandes d’étoffes de coton de couleurs vives et tranchantes, d’un effet très pittoresque.

Angèle et Youmaalë, car c’était lui, marchaient lentement et s’avançaient directement en face de la fenêtre à l’abri de laquelle le Gascon les épiait.

Une ceinture rose serrait autour de la fine taille de la veuve un long peignoir de mousseline blanche; ses cheveux blonds bouclaient autour de son jeune et frais visage, que l’aventurier n’avait pas encore vu au jour. Aussi ne se lassait-il pas d’admirer ce teint pur et blanc, ces joues d’un rose si transparent, ces yeux d’un bleu si limpide.

La veille, Angèle avait apparu à Croustillac dans l’éclat de la plus brillante parure; mais bientôt distrait par les bizarres confidences de la Barbe-Bleue et du boucanier, l’admiration du chevalier s’était trouvée mêlée de dépit, d’impatience et de crainte, et il avait été beaucoup plus ébloui que touché de la beauté d’Angèle; mais lorsqu’il la vit le matin, si naïvement jolie, il ressentit une impression profonde... il fut ému... il oublia les trésors de la Barbe-Bleue, il oublia les horribles aventures qu’on lui prêtait; il oublia le Morne-au-Diable et l’anthropophage, pour ne songer qu’à la ravissante créature qu’il avait devant les yeux.

L’amour... oui, un véritable amour envahit brusquement le cœur de l’aventurier..... jusqu’alors fort peu amoureux.

Si rapide, si instantané que paraisse le développement de cette brusque passion, elle n’était pas moins sincère.

Sans doute, la veille, Croustillac avait été sous le coup d’agitations trop vives, d’étonnements trop soudains, de préoccupations trop étranges, pour apprécier sainement la Barbe-Bleue; calmé par le repos et par le sommeil, le passé lui semblait un songe, il croyait voir Angèle pour la première fois; en admirant cette taille qui se dessinait si souple et si parfaite sous un peignoir de mousseline blanche, il oubliait la robe de tabis constellée de pierreries, dont il avait été si épris la veille; il cherchait en vain sur la physionomie ingénue et charmante qu’il avait sous les yeux, les sourires diaboliques de la femme singulière qui faisait de si funèbres plaisanteries..... sur ses trois défunts maris...

Enfin, le pauvre Croustillac aimait... Peut-être était-ce lui et non la Barbe-Bleue qui avait changé... mais avec l’amour, vinrent toutes sortes de jalousies cruelles...

En voyant Angèle et Youmaalë se promener familièrement, l’aventurier ressentit des angoisses, des inquiétudes nouvelles, jointes à une curiosité poignante.

Hélas! pour lui... quel spectacle!

Tantôt Angèle abandonnait le bras du Caraïbe pour courir avec une ardeur et une joie enfantines après de beaux insectes aux élitres d’or et d’azur, ou pour cueillir quelque belle fleur parfumée, puis elle revenait bientôt auprès d’Youmaalë, qui, toujours calme, presque solennel, semblait avoir pour la jeune femme une tendresse grave et protectrice.

Quelquefois le Caraïbe donnait à la veuve sa main à baiser.

Angèle, heureuse et fière de cette faveur, portait cette main à ses lèvres d’un air à la fois respectueux et passionné;... on eût dit une femme caraïbe, habituée à vivre en esclave soumise et dévouée devant son maître.

Youmaalë tenait une fleur magnifique que la veuve lui avait donnée. Il laissa tomber cette fleur. Angèle se baissa précipitamment, la ramassa et la lui rendit, sans que le sauvage fît un geste pour la prévenir ou pour la remercier de son attention.

—Stupide et grossier animal! s’écria Croustillac indigné. Ne dirait-on pas un sultan! Comment cette créature adorable peut-elle se résoudre à baiser la main de ce cannibale, qui n’a pu faire d’autre éloge du vertueux père Simon, qu’en disant qu’il en avait mangé... Hier, un boucanier, aujourd’hui un anthropophage, demain sans doute un flibustier... Mais c’est donc une Messaline que cette femme! ajouta Croustillac, à la fois désespéré et effrayé de sentir se développer rapidement en lui les germes d’une passion réelle.

La veuve et le Caraïbe s’étant de plus en plus rapprochés de la fenêtre, d’où le chevalier les épiait, il entendit leur entretien...

Youmaalë parlait français avec le léger accent guttural naturel à sa race; ses paroles étaient rares et brèves.

Croustillac saisit ces mots d’une conversation commencée.

—Youmaalë, disait la petite veuve, qui, s’appuyant sur le bras du Caraïbe, le regardait tendrement... Youmaalë, vous êtes mon maître, j’obéirai, n’est-ce pas mon devoir, mon doux devoir, de vous obéir?

—C’est ton devoir, dit le Caraïbe, qui tutoyait Angèle, mais qu’Angèle ne tutoyait pas. La dignité de l’homme le voulait ainsi.

—Youmaalë, ma vie est votre vie; ma pensée est à vous, reprit Angèle, vous me diriez de mettre sur mes lèvres le suc mortel de cette pomme de mancenillier, que je le ferais pour vous montrer que je vous appartiens, comme votre arc, comme votre case, comme votre pirogue vous appartiennent.

En disant ces mots, Angèle montrait au silencieux Caraïbe un fruit jaunâtre qu’elle tenait à la main et qui renfermait le poison le plus violent et le plus subtil.

Youmaalë, après avoir pendant quelques moments regardé Angèle d’un œil perçant, fit un geste impératif en élevant l’index de sa main droite...

A ce signe muet, la veuve approcha si rapidement le fruit mortel de ses lèvres, que, sans un mouvement plus rapide encore du Caraïbe, elle lui eût peut-être donné cette fatale preuve d’obéissance passive au moindre caprice du maître.

Un mouvement d’épouvante fugitif comme l’éclair, contracta l’impassible physionomie du Caraïbe à l’instant où la veuve approcha la mancenille de ses lèvres... mais il reprit aussitôt son sang-froid, abaissa la main d’Angèle, baisa gravement la jeune femme au front, en lui disant d’une voix sonore et douce:

—C’était bien...

A ce moment, les deux promeneurs se trouvaient si près de la fenêtre de Croustillac, que celui-ci, craignant d’être surpris aux écoutes, se retira brusquement dans sa chambre en s’écriant:

—Quelle peur elle m’a faite avec son poison!... et cet animal sauvage qui a l’air d’un homard, autant pour la couleur de la peau que pour la lenteur des mouvements, qui lui dit: C’était bien! lorsque cette adorable femme, sur un signe de lui, allait peut-être s’empoisonner... car une fois affolées, les femmes sont capables de tout... Puis, après quelques moments de cruelles réflexions, le Gascon s’écria:

—Voilà ce qui est inexplicable... qu’une femme soit affolée d’un homme, cela se conçoit, de... deux... ça c’est vu... mais c’est déjà une énormité... mais c’est impossible qu’elle en aime trois à la fois... ça tombe dans la monstruosité.... dans le bas-empire!.... Comment, la Barbe-Bleue joindrait au boucanier et au flibustier l’affreux ragoût de ce cannibale! qui mange des missionnaires, sans compter que par là-dessus elle me propose de m’épouser! Allons donc, mordioux!... ce serait à en perdre la tête; décidément, je ne veux pas rester ici; non, non, mille fois non... ce que je vois me fait trop de mal; je pourrais devenir assez sot pour me sérieusement éprendre de cette femme... je perdrais tous mes avantages, le véritable amour vous rend bête comme une oie; depuis tout à l’heure je ne me sens déjà plus la résolution que j’avais en arrivant ici... mon cœur s’amollit... je me sens enclin à des sensibleries ridicules... Fuyons... fuyons... c’était une folie, un rêve; je suis né gueux, j’ai été gueux, je mourrai gueux; je quitterai cette maison, j’irai retrouver le digne capitaine de la Licorne; après tout, dit Croustillac avec un découragement singulier pour un homme de ce caractère, il est de pires conditions que celle d’avaler des bougies allumées, pour récréer maître Daniel.

Le chevalier fut interrompu dans ses tristes réflexions par la vieille mulâtresse qui vint gratter à sa porte et le prévenir que le nègre qui, la veille, lui avait servi de valet de chambre, l’attendait dans le bâtiment extérieur.

Croustillac suivit l’esclave, se fit peigner, raser, s’habilla, et revint attendre la Barbe-Bleue dans le même salon où il l’avait déjà attendue la veille.

La veuve parut bientôt.

CHAPITRE XIV.

L’AMOUR VRAI.

En voyant la Barbe-Bleue, malgré lui Croustillac rougit comme un écolier.

—J’ai été bien maussade hier, n’est-ce pas? dit Angèle au chevalier avec un sourire enchanteur, je vous ai donné une mauvaise opinion de moi en permettant à Arrache-l’Ame de raconter toutes sortes de folies; mais ne parlons plus de cela... A propos, Youmaalë le Caraïbe est ici.

—De ma fenêtre je l’ai vu avec vous, madame, dit amèrement l’aventurier, et il pensa: Elle n’a pas, en vérité, la moindre vergogne... quel dommage, avec une si adorable figure... Allons, Croustillac, sois ferme.

—N’est-ce pas qu’il est très beau, Youmaalë? demanda la veuve d’un air triomphant.

—Hum... hum... il est très beau pour un sauvage, répondit le chevalier avec dépit; mais puisque nous voilà seuls, madame, expliquez-moi donc comment vous pouvez, du jour au lendemain (ne vous choquez pas de cette question, que les circonstances m’obligent de vous poser), comment pouvez-vous, du jour au lendemain, changer ainsi d’amoureux?

—Oh mon Dieu! dit ingénument la veuve, l’un vient, l’autre s’en va; c’est tout simple.

—L’un vient, l’autre s’en va... c’est fort simple, en effet, envisagé sous le point de vue... mais, madame... la nature et la morale ont des lois...

—Ils m’aiment bien tous les trois, pourquoi ne les aimerais-je pas tous les trois?

Ces réponses étaient faites avec une si parfaite candeur, que le chevalier se dit:

—Il faut nécessairement que cette malheureuse-là ait été élevée dans quelque désert, dans quelque caverne; elle n’a pas la moindre notion du bien et du mal; ce serait absolument une éducation à faire... Il reprit tout haut avec certain embarras: Dussé-je passer pour un indiscret, pour un fâcheux, madame, je dois vous dire que, ce matin, pendant votre promenade avec le Caraïbe, je vous ai vue et entendue; comment se fait-il que sur un signe de lui vous ayez osé, au risque de vous empoisonner, porter à vos lèvres le fruit mortel du mancenillier?

—Youmaalë me dirait: Meurs! que je mourrais, répondit la veuve avec exaltation.

—Mais le boucanier, le flibustier, que diraient-ils si vous mouriez pour le Caraïbe?

—Ils diraient que j’ai bien fait.

—Et s’ils vous demandaient de mourir pour eux?

—Je mourrais pour eux.

—Comme pour Youmaalë?

—Comme pour Youmaalë.

—Vous les aimez donc tous trois également?...

—Oui, puisque tous trois m’aiment également...

—C’est une idée fixe, il n’y a pas moyen de la faire sortir de là, pensa le Gascon, je m’y perds, son accent est trop innocent pour être feint. Il se peut que la médisance ait calomnié l’affection peut-être fraternelle que cette jeune femme porte à ces trois bandits! pourtant le boucanier m’a donné à entendre... après tout, j’aurai peut-être mal compris, et puisque je veux la quitter, j’aime mieux la croire innocente que coupable, quoiqu’elle me semble, mordioux! furieusement difficile à innocenter. Il reprit:—Une dernière question, madame: quel était le but des atroces plaisanteries que vous et le flibustier avez faites, hier, sur deux de vos maris, dont l’un serait mort de rire, et dont l’autre aurait été changé en lampe ardente, grâce à l’intervention de l’homme rouge qui aurait, toujours selon la même plaisanterie, signé à votre contrat?... Vous sentez bien, madame, que si poli que je sois, il m’est extrêmement difficile de paraître prendre ces folies au sérieux.

—Ce ne sont pas des folies...

—Comment, vous voulez que je croie...

—Oh! il faudra bien que vous croyiez cela... et bien d’autres choses... enfin que vous vous rendiez à l’évidence, dit la veuve avec un accent singulier.

—Et quand m’expliquerez-vous ce beau mystère, madame?

—Lorsque je vous aurai dit à quel prix je mets ma main.

—Ah! elle recommence la même plaisanterie, se dit le Gascon. Ayons l’air d’être sa dupe pour voir jusqu’où elle ira; je voudrais même qu’elle allât très loin pour que mon sot amour fût complétement éteint. Il reprit tout haut:

—Et n’est-ce pas aujourd’hui que vous me direz à quel prix vous mettez votre main, madame?

—Oui.

—Et à quelle heure?

—Ce soir, au lever de la lune.

—Pourquoi à ce moment, madame?

—C’est un secret que vous saurez encore avec les autres.

—Et si je vous épouse, vous ne voulez pas me donner décidément plus d’un an à vivre?

La Barbe-Bleue soupira et dit tristement en secouant sa jolie tête:

—Hélas! non... pas plus d’un an.

Ayons toujours l’air d’être sa dupe, se dit le Gascon, et il ajouta:

—Et c’est par votre volonté que mes jours seraient sitôt comptés?

—Non, oh! non, s’écria la veuve.

—Ainsi, personnellement vous ne me haïssez pas, dit Croustillac.

A cette question, la physionomie de la Barbe-Bleue changea complétement d’expression et devint sérieuse et grave; elle redressa fièrement sa petite tête, et le chevalier fut frappé de l’air de noblesse et de bonté qui se répandit sur tous ses traits.

—Écoutez-moi, lui dit-elle d’une voix affectueuse mais protectrice: Parce que certaines circonstances de ma vie m’obligent à une conduite souvent étrange, parce que j’abuse peut-être de ma liberté, il ne faut pas croire que je méconnaisse les gens de cœur.

Croustillac regardait la veuve avec une incroyable surprise; ce n’était plus la même femme; à ce moment, la Barbe-Bleue lui paraissait une grande dame... Il fut tellement intimidé qu’il ne trouva pas une parole.

La Barbe-Bleue reprit:

—Vous me demandez si je vous hais, monsieur? nous ne sommes pas encore dans des termes où les sentiments, soit bons, soit mauvais, peuvent atteindre de telles extrémités... mais je suis loin de vous haïr... vous êtes certainement très vain, très fanfaron, très outrecuidant.

—Madame!...

—Mais vous êtes bon, mais vous êtes brave, mais vous seriez, j’en suis sûre, capable d’un généreux dévouement; vous êtes pauvre, d’une naissance obscure.

—Madame, le nom des Croustillac... en vaut bien un autre, s’écria le chevalier, ne pouvant vaincre le démon de l’orgueil.

La veuve continua, sans paraître avoir entendu le chevalier.

—Si vous étiez né riche et puissant, vous eussiez fait un noble emploi de votre puissance et de votre richesse; la misère aurait pu vous conseiller beaucoup plus mal qu’elle ne l’a fait, car vous avez souffert et enduré de nombreuses privations...

—Mais, madame...

—La pauvreté vous a trouvé insouciant et résigné, la fortune vous eût trouvé prodigue et bienfaisant; en un mot, ce qui est rare, vous n’avez pas été plus perverti par l’indigence que vous ne l’eussiez été par la prospérité! Si la somme de vos bonnes qualités ne l’avait pas emporté de beaucoup sur vos étourderies de jeunesse, cette maison ne vous aurait pas été ouverte, soyez-en bien certain, monsieur. Si la proposition que j’aurai à vous faire ce soir ne vous convenait pas... je suis sûre, du moins, que vous n’emporterez pas un méchant souvenir de la Barbe-Bleue. Veuillez m’attendre ici, ajouta-t-elle en souriant, je vais donner un coup d’œil au repas de Youmaalë, car il est d’usage chez les Caraïbes que les femmes seules s’occupent de ce soin, et je voudrais que, sous ce rapport du moins, Youmaalë se crût encore dans son carbet...

Ce disant, la veuve sortit.

Cet entretien fut, comme on dit vulgairement, le coup de grâce du malheureux chevalier.

Lorsque la veuve avait rapidement analysé le caractère de Croustillac, elle s’était exprimée d’une manière pleine de bienveillance, de grâce et de dignité. Elle s’était enfin montrée sous un aspect si nouveau, qu’il renversait toutes les suppositions du Gascon.

Les simples et affectueuses paroles d’Angèle, le doux et noble regard qui les avait accompagnées, rendirent Croustillac plus fier, plus heureux qu’il ne l’eût été des compliments les plus outrés. Il se sentit, avec un mélange de joie et de crainte, si décidément, si éperdument amoureux de la veuve, qu’elle eût été pauvre, abandonnée, qu’il se serait vaillamment et généreusement dévoué pour elle.

Autre irrécusable symptôme d’un véritable amour.

L’étourdissante présomption du chevalier tomba tout à coup; il comprit combien son rôle avait été ridicule, et comme si le propre des sentiments vrais était toujours de nous rendre meilleurs, plus sensés, plus sagaces... à travers le chaos de contradictions que devaient nécessairement soulever les aveux et la conduite d’Angèle, le chevalier pressentit que ces apparences devaient cacher un grave et sérieux mystère: il se dit que l’intimité de la Barbe-Bleue avec ses bien-aimés, comme elle les appelait, voilait sans doute un autre secret, et que cette jeune femme avait été nécessairement calomniée d’une manière indigne; il se dit encore avec assez de vraisemblance qu’Angèle n’aurait pas fait montre d’un effroyable cynisme devant un étranger, sans quelque motif d’une haute importance.

Par suite de cette réhabilitation de la Barbe-Bleue dans l’esprit de Croustillac, elle devint à ses yeux complétement innocente du meurtre de ses trois maris.

Enfin, l’aventurier commençait à croire, tant l’amour le métamorphosait, que la solitaire du Morne-au-Diable pouvait bien avoir voulu se moquer de lui; et il se proposait d’éclaircir ce soupçon le soir même, lorsque la veuve lui dirait à quel prix elle mettait sa main.

Une chose embarrassait Croustillac: comment la veuve pouvait-elle être instruite de la vie qu’il avait menée? Mais il se souvint qu’à quelques détails près, il n’avait fait à personne un mystère de la plupart des antécédents de sa vie, à bord de la Licorne, et que l’homme d’affaires qui tenait le comptoir de la veuve à Saint-Pierre avait pu faire causer les passagers du capitaine Daniel.

Enfin, avec une sagesse et un bon sens qui feraient honneur au nouveau sentiment qu’il ressentait, Croustillac se posa ces deux hypothèses:

—Ou la Barbe-Bleue a voulu se divertir; et ce soir, elle me dira franchement: «Monsieur le chevalier, vous avez été un curieux impertinent; aveuglé par la vanité, poussé par la cupidité, vous avez donné votre parole d’être mon mari au bout d’un mois; j’ai voulu vous tourmenter un peu, et jouer le rôle de férocité qu’on me prête; le boucanier, le flibustier et le Caraïbe sont trois de mes serviteurs, en qui j’ai une entière confiance; et comme j’habite seule une maison très isolée... chacun d’eux vient à son tour veiller sur moi... Sachant les bruits absurdes qui circulent, j’ai voulu m’amuser de votre crédulité; ce matin même j’avais vu, du bout de l’allée, que vous étiez à m’épier, et la comédie de la pomme de mancenillier avait été convenue avec Youmaalë; quant au baiser qu’il m’a donné sur le front...»

Ici le chevalier fut un moment assez embarrassé pour justifier cet accessoire du rôle qu’il supposait joué par la veuve; mais il résolut la question en se disant que, dans les usages caraïbes, cette familiarité ne devait sans doute pas être inconvenante.

Le chevalier se promettait d’être satisfait de cette explication; et se rendant justice (un peu tard à la vérité), il renoncerait à une espérance insensée, prierait la veuve d’oublier la conduite qu’il avait tenue, lui baiserait la main, lui demanderait un guide, reprendrait son pauvre vieux justaucorps vert fané et ses bas roses, et attendrait un sort plus heureux en partageant la chambre du digne capitaine de la Licorne.

Si, au contraire, la veuve avait des vues sérieuses sur le chevalier (ce qu’il ne pouvait que difficilement admettre, alors qu’il ne s’aveuglait plus sur son mérite), dût-il payer ce bonheur de sa vie, il accepterait avec reconnaissance, bien décidé seulement à se charger personnellement de la garde de sa femme, et à renvoyer le boucanier à son boucan, le Caraïbe à son carbet et le flibustier à sa flibuste; à moins que la veuve ne préférât venir avec lui habiter la France.

Nous devons dire, à la louange du pauvre Croustillac, qu’il s’arrêtait à peine à cette dernière espérance; il considérait sa première interprétation de la conduite de la veuve comme beaucoup plus sage et plus probable.

Enfin, par une réaction naturelle du moral sur le physique, les airs triomphants et matamores du chevalier cessèrent en même temps que son outrecuidance... Sa physionomie, n’étant plus boursoufflée par une vanité grotesque, devint sinon belle, du moins presque intéressante, car elle n’exprimait plus que les bonnes qualités du chevalier, la résolution, la bravoure, nous dirions la loyauté, car il était impossible de mettre plus de franchise dans ses hâbleries que n’en mettait le Gascon. . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant que le chevalier de Croustillac attend avec impatience le soir de cette journée qui promet d’être si fertile en événements, puisque la Barbe-Bleue doit lui signifier ses dernières intentions, nous conduirons le lecteur au Fort-Royal de la Martinique, port principal de l’île, et résidence habituelle du gouverneur.

Il s’agit d’un nouvel incident qui se rattache impérieusement à notre récit.

La rade de Saint-Pierre, où avait abordé la Licorne, était destinée au mouillage des bâtiments marchands, comme la rade du Fort-Royal était destinée aux bâtiments de guerre.

A peu près à la même heure où Youmaalë faisait sa promenade au Morne-au-Diable avec la Barbe-Bleue, le gardien de la vigie élevée au-dessus de l’hôtel du gouverneur de la Martinique (au Fort-Royal) signalait une frégate française; aussitôt le guetteur envoya son aide avertir le sergent d’artillerie commandant la batterie du fort, afin que l’on pût saluer, comme de coutume, le pavillon du roi, l’usage étant de tirer une salve de dix coups de canon pour tous les bâtiments de guerre lorsqu’ils viennent au mouillage.

Au grand étonnement du gardien, qui se repentit alors d’avoir dépêché son aide au sergent, il vit la frégate mettre en panne en dehors de la rade et descendre une chaloupe à la mer: cette embarcation fit force de rames vers l’entrée du port, pendant que la frégate louvoyait au large en l’attendant.

Cette manœuvre était si extraordinaire, que le gardien se rendit auprès du capitaine des gardes du gouverneur, et le prévint de ce qui se passait, afin que l’on pût faire contremander la salve des batteries de terre. Cet ordre donné, le capitaine alla instruire à l’instant le gouverneur de la singulière évolution de la frégate.

Une heure après, la chaloupe du bâtiment français abordait au Fort-Royal, et mettait à terre un personnage vêtu en homme de condition, accompagné du lieutenant de la frégate; il entra chez le gouverneur, M. le baron de Rupinelle.

Le lieutenant remit au baron une lettre du capitaine commandant la Fulminante. Son navire avait ordre d’attendre sous voile le résultat de la mission dont était chargé M. de Chemeraut, et de repartir immédiatement; on devait prendre à la hâte quelques vivres frais et de l’eau pour les gens de l’équipage.

Le lieutenant alla s’occuper activement des rafraîchissements de la frégate; M. de Chemeraut et le gouverneur restèrent seuls.

M. de Chemeraut était un homme de quarante-cinq à cinquante ans, d’un teint sombre et olivâtre qui faisait paraître plus clairs encore ses yeux vert de mer; il portait une perruque noire et un justaucorps brun galonné d’or. Sa physionomie était intelligente, sa parole nette, brève; son coup d’œil perçant, scrutateur; sa bouche, pour ainsi dire sans lèvres, tant elles étaient minces et rentrées, ne souriait jamais; s’il lançait quelques sarcasmes, ce qui lui arrivait quelquefois, sa figure devenait encore plus sérieuse que d’habitude; il avait d’ailleurs les formes les plus polies et les habitudes de la meilleure compagnie. Son courage, sa discrétion, son sang-froid étaient tels que M. de Louvois l’avait jadis très souvent employé dans les missions les plus difficiles et les plus périlleuses.

M. de Chemeraut offrait un contraste frappant avec le gouverneur, M. le baron de Rupinelle, gros homme pansu, pesant, n’ayant qu’un soin, qu’une pensée, celle de se préserver de la chaleur; sa figure était grasse, pleine, pourprée; ses yeux, extraordinairement ronds, lui donnaient toujours un air étonné.

Le baron, probe et brave, mais parfaitement nul, devait son emploi à la toute puissante protection de la famille Colbert, à laquelle il était allié par sa mère.

Pour recevoir dignement le lieutenant de la frégate et M. de Chemeraut, le baron avait quitté bien à regret une casaque de coton blanc et un chapeau de paille caraïbe, pour se coiffer d’une énorme perruque blonde, endosser un justaucorps dit à brevet, espèce d’uniforme bleu galonné d’or, et se charger d’un lourd baudrier et d’une épée.

La chaleur était extrême, et le gouverneur maudissait l’étiquette dont il était victime.

—Monsieur, lui dit M. de Chemeraut qui paraissait parfaitement insensible à l’élévation de cette température tropicale, pouvons-nous parler sans crainte d’être entendus?

—Il n’y a aucun danger à cet égard, monsieur: cette porte ouverte donne dans mon cabinet, où il n’y a personne, et cette autre dans la galerie, déserte aussi.

M. de Chemeraut se leva, alla regarder dans les deux pièces et referma soigneusement les deux portes.

—Pardon, monsieur, dit le gouverneur, mais si nous restions seulement avec ces deux fenêtres ouvertes...

—Vous avez raison, monsieur le baron, dit M. de Chemeraut en interrompant le gouverneur et en allant fermer pareillement les fenêtres, ceci est plus prudent; on pourrait nous entendre du dehors.

—Mais, monsieur, si nous restons sans aucun courant d’air, nous allons étouffer ici. Cela va devenir une véritable étuve.

—Ce que je dois avoir l’honneur de vous dire, monsieur le baron, ne durera pas longtemps; mais il s’agit d’un secret d’état de la dernière importance, et la moindre indiscrétion pourrait compromettre la réussite de la mission que je viens remplir par ordre du roi. Vous m’accorderez donc la grâce de nous enfermer ainsi jusqu’à la fin de notre entretien.

—Si c’est l’ordre de Sa Majesté, je dois me soumettre, monsieur, dit M. de Rupinelle avec un long soupir et en s’essuyant le front, je saurai me dévouer pour son service.

—Veuillez d’abord jeter les yeux sur le pouvoir de Sa Majesté, dit M. de Chemeraut; et il prit un papier dans une petite cassette qu’il portait avec un soin tout particulier, et qu’il n’avait voulu confier à personne.

CHAPITRE XV.

L’ENVOYÉ DE FRANCE.

Pendant que le gouverneur lisait sa dépêche, M. de Chemeraut regarda d’un air complaisant un objet renfermé dans la cassette, et se dit:—Si j’ai occasion de l’employer, ce sera parfait; mon idée est excellente.

—Ce pouvoir, monsieur, est parfaitement en règle; je dois exécuter tous les ordres que vous me donnerez, dit le gouverneur en regardant M. de Chemeraut avec une profonde surprise. Puis il ajouta:

—Il fait, si chaud, monsieur, que je vous demanderai la permission d’ôter ma perruque, malgré la bienséance.

—Mettez-vous à votre aise, monsieur le baron, mettez-vous à votre aise, je vous en conjure.

Le gouverneur jeta sa perruque sur la table et sembla respirer plus facilement.

—Maintenant, monsieur le baron, veuillez répondre a plusieurs questions que je vais avoir l’honneur de vous faire.

Et M. de Chemeraut prit dans sa cassette des notes où étaient sans doute rédigées les demandes qu’il devait adresser au gouverneur.

—Il y a, non loin de la paroisse du Macouba, au milieu des bois et des rochers, une sorte de maison-forte appelée le Morne-au-Diable?

—Oui, monsieur, et même cette maison ne jouit pas d’une très bonne renommée. M. le chevalier de Crussol, mon prédécesseur, y fit une visite pour savoir à quoi s’en tenir sur ces bruits-là; mais j’ai en vain cherché ses dépêches à ce sujet dans les minutes de sa correspondance.

M. de Chemeraut continua:

—Cette maison est habitée par une femme, par une veuve, monsieur le baron?

—Tellement veuve, monsieur, qu’on l’a surnommée, dans le pays, la Barbe-Bleue, à cause de la rapidité avec laquelle ont successivement disparu trois maris qu’elle a eus. Mais... oserai-je vous faire observer que cette cravate m’échauffe horriblement, monsieur? ajouta le malheureux gouverneur, nous n’en portons pas habituellement ici, et si vous le permettiez...

—Faites, monsieur le baron, le service du roi n’en souffrira pas. M. le chevalier de Crussol, votre prédécesseur, dites-vous, avait commencé une sorte d’enquête au sujet de la disparition des trois maris de la Barbe-Bleue?

—On me l’a dit, monsieur, car je n’ai trouvé aucune trace de cette enquête.

—M. le commandeur de Saint-Simon, qui a rempli les fonctions de gouverneur après la mort de M. de Crussol, et avant votre arrivée ici, ne vous a-t-il pas remis, monsieur le baron, une lettre confidentielle dudit M. de Crussol?

—Oui... oui, monsieur..., dit le gouverneur en regardant M. de Chemeraut avec un profond étonnement.

—Cette lettre, monsieur le baron, avait été écrite par M. de Crussol peu de temps avant sa mort?

—Oui, monsieur...

—Cette lettre était relative à l’habitante du Morne-au-Diable, n’est-il pas vrai, monsieur le baron?

—Oui, monsieur, dit le gouverneur de plus en plus surpris de voir M. de Chemeraut si bien informé.

—Dans cette lettre, M. de Crussol vous affirmait, sur l’honneur, que la femme surnommée la Barbe-Bleue était innocente des crimes dont on l’accusait?

—Oui, monsieur... Mais comment pouvez-vous savoir...?

M. de Chemeraut interrompit le gouverneur, et lui dit:

—Permettez-moi de vous faire observer, monsieur, que le roi m’ordonne de vous faire des questions, et non pas des réponses... J’avais donc l’honneur de vous demander si, dans cette lettre, feu M. de Crussol ne vous garantissait pas la parfaite innocence de la veuve surnommée la Barbe-Bleue?

—Oui, monsieur....

—Vous affirmant sur sa foi de chrétien, et au moment de paraître devant Dieu, ainsi que sur sa parole de gentilhomme, que vous pouviez, sans nuire au service du roi, laisser cette femme libre et paisible...

—Oui, monsieur...

—Et qu’enfin le révérend père Griffon, des frères Prêcheurs, homme d’une piété reconnue et du caractère le plus honorable, vous serait encore caution de ladite femme si vous l’exigiez?

—Oui, monsieur... et en effet dans un entretien confidentiel très particulier... et très secret...

—Que vous avez eu avec le père Griffon, monsieur le baron, ce religieux vous a confirmé ce que vous avait avancé M. de Crussol dans sa dernière lettre? et vous lui avez formellement promis de ne pas inquiéter ladite veuve?

Le gouverneur regardait M. de Chemeraut avec ébahissement, ne comprenant pas comment il était si bien instruit.

L’espèce d’émotion que lui causait cet interrogatoire, jointe à la raréfaction de l’air, faillit étouffer le baron. Après une légère hésitation, il dit résolument à M. de Chemeraut:

—Ma foi, monsieur, à la guerre comme à la guerre. Je vous demanderai la permission d’ôter mon justaucorps.... Ces passements d’or et d’argent pèsent cent livres, je crois.

—Otez, ôtez, monsieur le baron, l’habit ne fait pas le gouverneur, dit gravement M. de Chemeraut en s’inclinant; puis il continua...

—Grâce aux recommandations de M. de Crussol et du révérend père Griffon, l’habitante du Morne-au-Diable n’a plus été inquiétée, monsieur le baron? Vous n’avez pas visité cette maison malgré les bruits étranges qui l’entouraient?

—Non, monsieur... je vous avoue que les recommandations de personnes aussi respectables que le père Griffon et feu M. de Crussol m’ont suffi... Et puis le chemin du Morne-au-Diable est impraticable... des roches nues et déchirées... il y en a pour deux ou trois heures à monter à travers des abîmes; or, ma foi, je vous l’avoue, monsieur, faire une pareille course par un soleil des tropiques, dit le baron en essuyant son front qui ruisselait à la seule pensée de cette ascension, faire une pareille course par un soleil des tropiques m’a paru complétement inutile... puisque moralement j’avais la conviction que les bruits susdits n’auraient aucun fondement... je ne crois pas, monsieur, avoir en cela eu quelque tort.

—Permettez-moi, monsieur le baron, de vous adresser encore quelques questions.

—A vos ordres, monsieur.

—La femme surnommée la Barbe-Bleue a un comptoir à Saint-Pierre?

—Oui, monsieur.

—L’homme d’affaires de cette femme est chargé d’expédier ses navires, qui sont toujours destinés pour la France?

—Cela, monsieur, est très facile à vérifier dans les registres des déclarations de partance des capitaines.

—Et ce registre?

—Est là, dans ce casier.

—Veuillez vous donner la peine de le feuilleter, monsieur le baron, et de relever quelques dates que je vais avoir l’honneur de vous demander.

Le gouverneur se leva, monta péniblement sur une chaise, prit un gros volume relié en vélin vert, et le posa sur son bureau: puis, comme si le mouvement eût redoublé la chaleur qu’il ressentait, et épuisé ses forces, il dit à M. de Chemeraut:

—Monsieur, vous avez sans doute été soldat... Vous devez comprendre qu’on vive un peu à la cavalière; or, sans plus de façon, et tout en vous demandant pardon de la liberté grande, j’ôterai ma veste s’il vous plaît... elle est de tabis brodée et aussi pesante qu’une cuirasse.

—Otez... ôtez toujours, monsieur le baron, ôtez tout ce qu’il vous plaira, répondit M. de Chemeraut avec un impitoyable sérieux; il me reste si peu à vous dire que vous n’aurez pas besoin, je l’espère, de vous dévêtir davantage... Voulez-vous vous assurer d’abord de ce fait, que les navires affrétés par notre veuve l’ont toujours été pour la France?

—Oui, monsieur, dit le gouverneur en ouvrant son registre; puis, en suivant du bout du doigt les indications des tableaux, il dit:

—Pour La Rochelle... pour La Rochelle... pour Bordeaux... pour Bordeaux... pour La Rochelle... pour La Rochelle... pour le Havre-de-Grâce. Vous le voyez, monsieur, les navires ont toujours été destinés pour la France.

—C’est à merveille, monsieur le baron... D’après le mouvement assez considérable de navires de commerce qui partent de ce comptoir, il résulte que la Barbe-Bleue (nous adopterons ce surnom populaire) peut mettre un bâtiment en mer très rapidement.

—Sans doute, monsieur...

—N’a-t-elle pas un brigantin toujours prêt à mettre à la voile... et qui peut en deux heures être rendu à l’anse aux Caïmans, non loin du Morne-au-Diable, où se trouve un petit havre? dit M. de Chemeraut en consultant encore ses notes?

—Oui, monsieur... ce brigantin s’appelle le Caméléon; la Barbe-Bleue l’a dernièrement mis, d’ailleurs très généreusement, à mon service (par l’intermédiaire de maître Morris, son homme d’affaires), pour donner la chasse à un pirate espagnol... et c’est un ancien capitaine flibustier, appelé l’Ouragan, qui commandait le brigantin...

—Nous reparlerons à l’instant de ce flibustier, monsieur le baron... Mais ce pirate?...

—A été coulé bas à la hauteur des Saintes...

—Pour en revenir à ce flibustier... monsieur le baron, il fréquente souvent la maison de la Barbe-Bleue?...

—Oui, monsieur...

—Ainsi qu’un autre assez mauvais drôle, boucanier de son métier?

—Oui, monsieur, dit le baron d’un ton sec et très décidé à se renfermer dans le rôle secondaire que lui imposait M. de Chemeraut.

—Un Caraïbe aussi quelquefois s’y rend?

—Oui, monsieur.

—La présence de ces gens dans l’île date-t-elle de loin, monsieur le baron?

—Je l’ignore, monsieur; ils étaient établis ici à mon arrivée à la Martinique. On dit que le flibustier a autrefois fait la course dans le nord des Antilles et dans la mer du sud. Comme beaucoup de capitaines qui ont gagné quelque chose à la flibuste, il a acheté ici une petite habitation à la pointe de l’île, où il vit seul.

—Et le boucanier, monsieur le baron?

—De telles gens sont aujourd’hui ici, demain ailleurs, selon que la chasse est plus ou moins abondante; quelquefois il reste un mois absent, il en est de même du Caraïbe.

—Ces renseignements s’accordent parfaitement avec ceux que l’on m’avait donnés; d’ailleurs, je ne vous parle de ces gens-là, monsieur le baron, que pour mémoire. Ils sont beaucoup trop subalternes et beaucoup trop en dehors de la mission que j’ai à remplir pour mériter de nous occuper plus longtemps... Ce sont tout au plus des instruments passifs, ajouta M. de Chemeraut en se parlant à lui, et c’est sans doute très indirectement même qu’ils se relient à cette grave affaire.

Puis, après quelques moments de réflexion, il reprit tout haut:

—Maintenant, monsieur le baron, une dernière question. Votre police secrète ne vous a pas appris que des Anglais aient tenté de s’introduire dans l’île depuis la guerre?

—Deux fois depuis peu de temps, monsieur, nos croiseurs ont donné la chasse à un bâtiment suspect venant de la Barbade et tâchant de s’approcher des côtes du Vent... seuls endroits où l’on puisse aborder dans l’île; ailleurs, les côtes sont trop accores pour que l’atterrissement soit possible.

—Très bien, dit M. de Chemeraut.

Après un moment de silence, il reprit:

—Dites-moi, monsieur le baron, combien faut-il de temps pour se rendre d’ici au Morne-au-Diable?

—Il est environ onze heures, les chemins sont difficiles; on ne pourrait guère y arriver avant la nuit tombante.

—Eh bien donc! monsieur le baron, dit M. de Chemeraut en tirant sa montre, dans deux heures d’ici, c’est-à-dire à une heure de relevée, vous aurez la bonté d’ordonner à une trentaine de vos gardes les plus déterminés de bien s’armer, de se munir d’une bonne échelle, d’un ou deux pétards d’artillerie tout faits, et de se tenir prêts à me suivre et à m’obéir comme à vous-même.

—Mais, monsieur, si vous voulez aller au Morne-au-Diable, il faudrait partir tout de suite pour y arriver de jour.

—Sans doute, monsieur le baron, mais comme je désire y arriver en pleine nuit, vous trouverez bon que je ne parte que dans deux heures.

—C’est différent, monsieur.

—Pouvez-vous aussi me procurer une litière fermée?

—Oui, monsieur, j’ai la mienne.

—Et cette litière pourrait-elle arriver jusqu’au Morne-au-Diable, monsieur le baron?...

—Jusqu’au pied de la montagne seulement, mais pas plus loin, car on dit qu’il est impossible à un cheval de gravir ces roches entassées et crevassées.

—Très bien; veuillez alors, monsieur le baron, me faire préparer cette litière, ainsi qu’une monture pour moi; je la laisserai au pied du Morne.

—Oui, monsieur.

—Je vous préviens, monsieur le baron, qu’il est de la dernière importance que le but de cette entreprise soit parfaitement ignoré; tout serait perdu si l’on était prévenu de ma visite au Morne-au-Diable; nous n’instruirons donc l’escorte de sa destination qu’une fois hors du Fort-Royal, et nous ferons, je l’espère, autant de diligence que les chemins le permettront. En un mot, monsieur le baron, ajouta M. de Chemeraut d’un air confidentiel, qu’il n’avait pas eu jusqu’alors, le mystère est d’autant plus indispensable qu’il s’agit d’un secret d’état et de l’avenir de deux grands peuples...

—A cause de la Barbe-Bleue? dit le gouverneur en interrogeant d’un regard curieux la physionomie sérieuse et froide de M. de Chemeraut.

—A cause de la Barbe-Bleue.

—Comment, répéta le baron, la Barbe-Bleue est pour quelque chose dans un secret d’état, dans le repos de deux grands peuples?

M. de Chemeraut, qui n’aimait pas se répéter, fit un signe affirmatif et reprit:

—Je vous prierai aussi, monsieur le baron, de vouloir bien veiller à ce que la chaloupe de la frégate ne quitte pas le débarcadère, afin que je puisse retourner à bord et remettre à la voile sans m’arrêter ici une seconde, si, comme je l’espère, ma mission a un bon succès... Ah! j’oubliais; il faut que la litière soit autant que possible susceptible d’être parfaitement fermée.

—Mais, monsieur, c’est donc un prisonnier que vous allez chercher?

—Monsieur le baron, dit M. de Chemeraut en se levant, mille pardons de vous répéter encore que le roi m’a ordonné de vous faire des questions et non des...

—Bien, parfaitement bien, monsieur, dit le gouverneur. Puis-je maintenant ouvrir les fenêtres, monsieur? demanda le baron qui étouffait dans cet appartement.

—Je n’y vois pas d’inconvénient, monsieur le baron, dit M. de Chemeraut.

Le gouverneur se leva.

—Ainsi, monsieur le baron, lui dit M. de Chemeraut, il est bien convenu que vous ne préviendrez le guide qui doit me conduire à ma destination qu’au moment de notre départ.

—Mais, d’ici-là, monsieur, si je le fais mander, que lui dirai-je?

M. de Chemeraut parut étonné de la naïveté du gouverneur et lui dit:

—Quel est ce guide, monsieur?

—Un de mes noirs, qui travaille à l’habitation du roi, à une bonne lieue d’ici. C’est un drôle qui s’est enfui si souvent marron, qu’il est plus habitué aux retraites inaccessibles de l’île qu’aux grandes routes.

—Cet esclave est-il sûr, monsieur le baron?

—Très sûr, monsieur, il n’aurait aucun intérêt à vous égarer; d’ailleurs je le préviendrai que s’il vous égare, il aura le nez et les oreilles coupés.

—Il est impossible qu’il résiste à une pareille considération, monsieur le baron; maintenant pour répondre à votre objection, que faire de ce nègre jusqu’au moment de notre départ, pour l’occuper...

—Mais j’y pense!... une idée! s’écria le baron d’un air triomphant, on pourrait le fouetter: ça le dérouterait; il croirait qu’on ne l’a fait venir ici absolument que pour ça!

—Ce serait, certes, un excellent moyen, monsieur le baron, d’opérer une diversion dans ses idées; mais il suffira, je pense, de le tenir enfermé jusqu’au moment de notre départ. Ah! j’oubliais encore, monsieur le baron; je vous prierai de veiller à ce que l’on porte à bord, pendant mon absence, tout ce que l’on pourra trouver de plus délicat en volailles, légumes, gibier, vins exquis, confitures, etc., etc.; vous ne regarderez aucunement à la dépense, j’acquitterai tous ces frais.

—Je vous comprends, monsieur, il faut rassembler, en fait de rafraîchissements, tout ce qu’il est possible de conserver à bord pendant les premiers jours d’une traversée, absolument comme s’il s’agissait de l’embarquement d’une personne de grande distinction, dit le gouverneur d’un air curieux.

—Vous me comprenez à merveille, monsieur le baron; mais j’y songe, ce noir, notre guide, a vu au moins les dehors de l’habitation du Morne-au-Diable?

—Sans doute, monsieur, et il fait d’assez étranges récits sur cette maison et sur la solitude où elle est bâtie.

—Eh bien! monsieur le baron, voici une occupation toute trouvée pour cet esclave; ordonnez qu’on le conduise près de moi en attendant l’heure de notre départ, je l’interrogerai sur ce que je veux savoir.

—Je vais donc l’envoyer quérir à l’instant, dit le gouverneur en sortant.

—Que Dieu ou le diable mène cette affaire à bon port, dit M. de Chemeraut lorsqu’il fut seul. Heureusement je n’ai pas besoin de l’aide de cette pécore de gouverneur; le plus difficile n’est pas fait; mais il n’importe, je me fie à mon étoile... l’affaire de Fabrio-Chigi était bien autrement difficile; et puis enfin l’espoir, sinon d’une couronne, du moins presque d’un trône... l’ambition de diriger le mouvement d’un grand peuple, le désir de rentrer un grâce auprès du roi son parent... ne voilà-t-il pas des raisons capables de déterminer la volonté la plus rebelle?... et puis enfin si ces raisons-là ne suffisent pas... dit M. de Chemeraut après quelques moments de silence en frappant sur la cassette, voici un autre argument qui sera peut-être plus décisif. . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux heures après, M. de Chemeraut partait pour le Morne-au-Diable à la tête de trente gardes du gouverneur, armés jusqu’aux dents.

Une litière attelée de deux mules suivait le petit détachement, que précédait le guide.

Cet esclave s’était assez longuement entretenu avec M. de Chemeraut, et, en suite de cet entretien, celui-ci avait fait ajouter aux deux échelles et aux pétards portés sur un cheval de bât, un paquet de fortes cordes garnies de crampons de fer et deux haches à marteau. De plus, M. de Chemeraut avait donné ordre au lieutenant de la frégate de lui envoyer deux excellents matelots, choisis parmi les quinze marins formant l’équipage de la chaloupe qui attendait, au débarcadère du Fort-Royal, l’issue de l’expédition.

Cette petite troupe se mit donc en marche, précédée du guide noir qui, flanqué des deux marins, marchait à peu de distance de M. de Chemeraut.

Après avoir suivi assez longtemps le bord de la mer, la troupe gravit une colline assez haute et s’enfonça bientôt dans l’intérieur de l’île.

Nous laisserons M. de Chemeraut s’avancer lentement vers le Morne-au-Diable, et nous irons rejoindre le père Griffon au Macouba, et le colonel Rutler au fond du précipice où il était arrivé par le passage souterrain lorsque les chats-tigres, en dévorant le cadavre de John, eurent enlevé l’obstacle qui avait jusque-là retenu l’envoyé anglais dans la caverne du Caraïbe.

CHAPITRE XVI.

L’ORAGE.

M. de Chemeraut quittait à peine le Fort-Royal à la tête de son escorte, qu’un jeune mulâtre de quinze ans environ, après l’avoir suivi pendant quelque temps, caché dans les ravins ou dans les savanes, et voyant la troupe prendre la route du Morne-au-Diable, avait pris en toute hâte le chemin du Macouba.

Grâce à sa parfaite connaissance du pays et de certains chemins non frayés, cet esclave arriva très promptement à la paroisse du père Griffon.

Il était environ quatre heures de l’après-midi; le bon curé faisait la sieste, fraîchement étendu dans un de ces hamacs de jonc si merveilleusement tissus par les Caraïbes.

Le jeune mulâtre eut toutes les peines du monde à décider les deux noirs du curé à éveiller leur maître; enfin Monsieur s’y décida après avoir longtemps hésité, tant le sommeil du religieux semblait doux et profond.

—Qu’est-ce? que veux-tu? dit le père Griffon.

—Maître, c’est un jeune mulâtre qui arrive en hâte du Port-Royal; il veut vous parler à l’instant.

—Un mulâtre du Fort-Royal? dit le père Griffon en sautant de son hamac, qu’il entre, qu’il entre! Que veux-tu? mon enfant, ajouta-t-il en s’adressant au jeune esclave, est-ce que tu viens de la part de maître Morris?

—Oui, mon père. Voici une lettre de lui. Il m’a dit de suivre une escorte de troupes partie ce matin du Fort-Royal, de m’assurer si elle prenait le chemin du Morne-au-Diable et de venir vous le dire, mon père... La lettre de maître Morris vous expliquera le reste...

—Eh bien, mon enfant... cette troupe?

—S’est enfoncée dans la vallée des Goyaviers, a pris les ravines des Roches-Noires... elle ne peut aller qu’au Morne-au-Diable.

Le père Griffon, tout troublé, décacheta la lettre, et sembla désolé de son contenu; il la relut par deux fois avec les marques du plus grand étonnement; puis il dit au mulâtre:

—Va vite me chercher Monsieur. Le mulâtre sortit.

—Un envoyé de France est arrivé... Il a longtemps causé avec le gouverneur... et je crains qu’il ne soit parti avec sa troupe pour le Morne-au-Diable... me dit maître Morris, s’écria le religieux en marchant à grands pas. Maître Morris n’en sait pas, n’en peut pas savoir davantage... Mais moi... moi... je frémis en songeant aux conséquences de cette visite... Sans doute... ce mystère est pénétré... Et comment, comment? qui a pu les mettre sur la voie? ce secret n’est-il pas mort avec M. de Crussol? Sa lettre est ma garantie. N’ont-ils pas rassuré le gouverneur actuel et fait cesser toute poursuite contre cette malheureuse femme? Puis, relisant encore la lettre de maître Morris, le religieux ajouta:—Une frégate française... qui reste en panne en dehors de la rade... un envoyé qui confère pendant deux heures avec le gouverneur... et qui, ensuite de cette conférence, part pour le Morne-au-Diable avec une escorte... c’est plus qu’un soupçon... c’est une certitude. Ils viennent l’enlever... mon Dieu... serait-il vrai?... Mais encore une fois, ce secret... que maintenant moi seul connais... car je le connais seul... oh, oui... seul... à moins qu’un épouvantable sacrilège... mais non, non, dit le père en joignant les mains avec effroi, une telle pensée de ma part... est un crime... Non... c’est impossible... j’aime mieux croire à l’indiscrétion de la seule personne qui ait un intérêt de vie ou de mort dans ce mystère qu’à la trahison la plus impie... Non, encore une fois, non, c’est impossible; mais il faut que je parte à l’instant pour le Morne-au-Diable. Peut-être pourrai-je devancer cet envoyé qui est parti du Fort-Royal avec une escorte... oui, en me pressant, j’y parviendrai peut-être. J’y retrouverai le malheureux Gascon, ils n’ont rien à en craindre. Sa bizarre apparition à bord m’avait fait un moment redouter que ce pauvre diable ne fût un secret émissaire de Londres ou de Saint-Germain; mais je l’ai, comme on dit, retourné dans tous les sens; j’ai prononcé devant lui et à l’improviste certains noms... qui, s’il eût été dans le secret, l’auraient fait certainement tressaillir, quelque cuirassé qu’il fût, et il est resté impassible... Je connais trop les hommes pour m’être trompé, le chevalier n’est qu’un fol aventurier, un enfant perdu chez lequel, après tout, les bonnes qualités l’emportent sur les mauvaises.

A ce moment, Monsieur entra.

—Selle-moi tout de suite Grenadille.

—Oui, maître.

—Détache Colas.

—Oui, maître.

—N’oublie pas de mettre mon grand manteau de voyage derrière ma selle.

—Oui, maître.

Le noir sortit, puis il rentra presque aussitôt, disant:

—Maître, faudra-t-il armer Colas?

—Sans doute, sans doute... je passe par la forêt.

En attendant que sa jument fût sellée, le religieux continuait de marcher avec agitation; tout à coup il s’écria presque avec effroi, frappé d’une idée subite:

—Mais si je m’étais trompé; mais si cet aventurier, sous cette feinte étourderie, cachait quelque plan froidement arrêté, quelque sinistre dessein? Mais non, non, la ruse et la dissimulation ne peuvent atteindre à une si odieuse perfection. Pourtant, si sa mission coïncidait avec celle de cet homme qui vient de partir avec une escorte? Et moi... moi qui leur ai répondu de cet aventurier; moi qui, dans ma lettre d’hier, ai presque approuvé leur détermination à son égard... pensant comme eux que ce que dirait le Gascon, ce qu’il raconterait des mystères du Morne-au-Diable, ne pourrait que servir les vues de celle qui l’habite... Pourtant... si je m’étais trompé? Si j’avais contribué à introduire un dangereux ennemi? Mais non, il aurait déjà agi s’il était instruit du secret... Et encore... non... non... peut-être attendait-il l’arrivée de cette frégate... et de cet émissaire pour agir? Peut-être est-il d’accord avec lui? Oh! je suis dans une inquiétude mortelle.

Ce disant, le père Griffon sortit précipitamment pour hâter les préparatifs de son départ.

Monsieur finissait de seller Grenadille et Jean terminait l’armement de Colas.

Quelques mots sont nécessaires pour présenter au lecteur le nouvel acteur dont nous n’avions pas eu jusqu’ici occasion de parler.

Colas était un sanglier privé, d’une merveilleuse intelligence, dont le père Griffon se faisait toujours accompagner et précéder lors de ses excursions à travers les bois.

Grâce à leur peau couverte de soies rudes, à leur épaisse cuirasse de graisse où s’arrête et se fige, dit-on, le venin des serpents, les sangliers et même les porcs domestiques font, aux colonies, une guerre acharnée aux reptiles; Colas était un de leurs plus intrépides adversaires. Son armement se composait d’une muselière de fer percée de petits trous, et terminée par une sorte de croissant très tranchant. On défendait ainsi le bout de la hure du sanglier, seule partie qui fût vulnérable, et on lui donnait une arme formidable contre les serpents.

Colas précédait toujours Grenadille de quelques pas, lui frayant la route et faisant fuir les reptiles qui auraient pu piquer la haquenée.

Le père Griffon, qui ne s’était pas attendu au brusque départ de Croustillac (l’aventurier avait, on le sait, quitté le presbytère sans faire ses adieux à son hôte), le père Griffon voulait confier Colas au chevalier, lorsqu’il eût vu celui-ci absolument décidé à s’aventurer dans la forêt; le religieux pensait que le sanglier privé épargnerait quelques dangers à Croustillac; mais la disparition matinale de ce dernier rendit vaine la prévoyance du père Griffon.

Après avoir recommandé la maison à ses deux noirs, sur la fidélité desquels il savait d’ailleurs pouvoir compter, le curé du Macouba enfourcha Grenadille, siffla Colas qui répondit par un grognement joyeux, et, nouveau saint Antoine, le bon père commença de prendre en hâte le chemin qui conduisait au Morne-au-Diable, craignant d’arriver trop tard et aussi de rencontrer en route M. de Chemeraut, qu’il n’aurait pu alors que difficilement devancer. . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lecteur se souvient que, grâce à la voracité des chats-tigres qui avaient dévoré le cadavre de John, le colonel Rutler avait pu sortir de la caverne du pêcheur de perles par le conduit souterrain.

Pour faire comprendre l’extrême importance et la difficulté de l’entreprise que le colonel allait tenter, nous rappellerons au lecteur que le parc de l’habitation de la Barbe-Bleue s’avançait du sud au nord, comme une espèce d’isthme entouré d’abîmes.

A l’est et à l’ouest, ces abîmes étaient presque sans fond, car dans ces parties-là les derniers arbres du jardin surplombaient à pic une muraille granitique d’une hauteur énorme, et baignée par les eaux profondes et rapides de deux torrents.

Mais au nord, le parc aboutissait à une pente très escarpée, mais dangereusement praticable. Néanmoins, ce côté du jardin était à l’abri de toute surprise, car, pour escalader ces rochers, moins perpendiculaires que ceux de l’est ou de l’ouest, il aurait fallu d’abord descendre au fond de l’abîme par le revers opposé, entreprise physiquement impossible à tenter, même à l’aide d’une corde d’une longueur démesurée, ce revers étant tantôt à pic, tantôt brisé par des angles de rochers saillants et rentrants.

Le colonel Rutler ayant, au contraire, passé par le conduit souterrain, était arrivé tout d’abord au fond du précipice; il ne lui restait à tenter qu’une périlleuse ascension pour parvenir dans l’intérieur du Morne-au-Diable.

Il lui fallait une heure environ pour gravir ces rochers; ne voulant pénétrer dans le parc de l’habitation qu’à la nuit close, il attendit pour se mettre en marche que le soleil commençât de décliner.

Le colonel avait poussé hors du conduit le squelette de John. Ce fut auprès de ces débris humains, dans une sauvage et profonde solitude, au milieu d’un véritable chaos d’énormes masses granitiques entassées par les convulsions de la nature, que l’émissaire de Guillaume d’Orange passa quelques heures, tapi dans l’enfoncement d’un rocher, afin d’échapper à l’ardeur torréfiante du soleil.

Le morne silence de cet abîme solitaire n’était çà et là interrompu que par le grondement de la mer qui tonnait au loin.

Bientôt l’ardente clarté du soleil devint rougeâtre; les grands angles de lumière qu’elle dessinait sur le faîte des rochers où l’on apercevait les derniers arbres du parc de la Barbe-Bleue s’amoindrirent peu à peu, une vapeur sombre commença d’envahir le fond de l’abîme où se tenait Rutler...

Le colonel jugea qu’il était temps de partir.

Malgré sa rare énergie, cet homme de fer se sentait atteint malgré lui d’une sorte de crainte superstitieuse; l’horrible mort de son compagnon l’avait vivement frappé, le jeûne forcé auquel il était soumis depuis la veille (il n’avait pu se résigner à manger du serpent), réagissait sur son cerveau, éveillait en lui des idées étranges, sinistres... mais, surmontant ces faiblesses, il commença son escalade.

D’abord, Rutler trouva assez de points d’appui pour pouvoir gravir assez rapidement le premier tiers de la hauteur du rocher. Là, de sérieuses difficultés se rencontrèrent, il les surmonta avec une courageuse opiniâtreté; le colonel, au moment où le soleil disparaissait tout à fait à l’horizon, atteignit le faîte du rocher; épuisé de fatigue et de besoin, il tomba presque évanoui au pied des derniers arbres du parc du Morne-au-Diable; heureusement, parmi ces arbres se trouvaient quelques cocotiers; une grande quantité de noix de cocos jonchaient le sol; Rutler en ouvrit une avec son poignard, le liquide frais que renferment ces fruits apaisa sa soif ardente, et leur pulpe nourrissante apaisa sa faim.

Cette réfection inattendue retrempant ses forces, le colonel s’avança résolument dans le bois; il marchait avec d’excessives précautions, se guidant d’après les indications que John lui avait données, afin de rencontrer le bassin de marbre blanc, non loin duquel il voulait s’embusquer.

Après avoir assez longtemps erré dans l’obscurité, sous une haute futaie d’orangers, Rutler entendit au loin le léger bruissement que faisait une gerbe d’eau en retombant dans un bassin; bientôt il arriva sur la lisière du bois d’orangers, et à la faible clarté des étoiles, car la lune ne se levait que fort tard, il aperçut une large vasque de marbre blanc, située au centre d’un rond-point entouré d’arbres de tous côtés; le colonel, écartant quelques touffes épaisses de canna indica, roseaux énormes qui poussaient en abondance dans ce sol humide, se cacha parfaitement à quelques pas du bassin et attendit les événements. . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour résumer les chances de salut et de perte auxquelles semblent exposés les mystérieux habitants du Morne-au-Diable, nous rappellerons au lecteur:

Que M. de Chemeraut était parti du Fort-Royal dans la matinée, et s’avançait en toute hâte;

Que le père Griffon avait quitté en hâte le Macouba, afin de devancer l’envoyé de France;

Que le colonel Rutler s’était secrètement introduit dans l’intérieur du jardin.

Disons maintenant ce qui, depuis le matin, s’était passé entre Youmaalë, la Barbe-Bleue et le chevalier de Croustillac.

CHAPITRE XVII.

LA SURPRISE.

Nous avons laissé l’aventurier sous le coup imprévu d’une passion aussi subite que sincère, et attendant avec impatience l’explication, peut-être même les espérances que la Barbe-Bleue devait lui donner.

Après avoir pris son repas, qui lui fut respectueusement servi par Angèle, au grand désespoir du chevalier, le Caraïbe alla gravement s’asseoir au bord du petit lac, à l’ombre épaisse d’un palétuvier qui croissait sur sa rive; puis, mettant les coudes sur ses genoux, appuyant son menton dans la paume de ses deux mains, Youmaalë, semblant regarder l’espace, resta longtemps immobile dans cette sorte de paresse contemplative si chère aux peuples sauvages.

Angèle était rentrée chez elle.

Le chevalier se promenait pensif dans le parc, jetant quelquefois un coup d’œil jaloux et courroucé sur le Caraïbe.

Impatienté du silence et de l’immobilité de son rival, espérant peut-être en tirer quelques renseignements. Croustillac vint se placer auprès d’Youmaalë. Celui-ci ne parut pas l’apercevoir.

Croustillac toussa, s’agita; même immobilité de la part du Caraïbe.

Enfin, le chevalier, dont la patience n’était pas la vertu favorite, lui toucha légèrement l’épaule en lui disant:

—Que diable regardez-vous donc là depuis deux heures? le soleil va bientôt se coucher et vous n’avez pas encore fait un mouvement.

Le Caraïbe retourna lentement la tête du côté du chevalier, le regarda fixement sans cesser d’appuyer son menton dans la paume de ses mains, puis il reprit la position qu’il avait et resta muet.

L’aventurier rougit de colère et lui dit:

—Mordioux!... quand je parle j’aime qu’on me réponde.

Même silence de la part du Caraïbe.

—Ces grands airs-là ne m’imposent pas, s’écria Croustillac, je ne suis pas de ceux que l’on mange tout vivants, je pense?

Même silence.

—Mordioux! s’écria l’aventurier, savez-vous qu’à la fin, tout cannibale que vous êtes, je pourrais bien vous faire prendre un bain dans ce lac en manière de leçon de politesse et à cette fin de vous civiliser, monsieur le sauvage?

En disant ces mots, le chevalier s’approcha du Caraïbe d’un air menaçant.

Youmaalë se leva gravement, jeta un regard dédaigneux sur le chevalier, puis lui montra du doigt une énorme souche de bois d’acajou à racines contournées, qui formait le siège rustique sur lequel il était assis.

—Eh bien! après? demanda le chevalier, je vois cette souche, je ne comprends pas votre signe, à moins qu’il ne signifie que vous êtes aussi sourd, aussi muet, aussi impassible que cette souche.

Sans lui répondre, le Caraïbe se baissa, prit le tronc d’arbre entre ses bras nerveux, le jeta dans l’étang, et, d’un geste significatif, sembla dire à Croustillac: Voilà comme je puis vous traiter.

Puis Youmaalë s’éloigna lentement sans que sa physionomie eût, pendant cette scène, révélé la moindre émotion.

Le chevalier était resté stupéfait de cette preuve de force extraordinaire; car ce bloc d’acajou lui avait paru et était en effet si pesant, que deux hommes auraient pu difficilement accomplir ce que venait de faire le Caraïbe.

Son étonnement passé, le chevalier courut sur les pas du sauvage et s’écria:

—Est-ce à dire que vous m’auriez jeté dans le lac comme vous avez jeté cette souche?

Le Caraïbe, sans s’arrêter dans sa marche grave et silencieuse, baissa la tête en manière de signe affirmatif.

—Après tout, se dit Croustillac en s’arrêtant, ce mangeur de missionnaire ne manque pas de bon sens; je l’ai menacé le premier de le jeter à l’eau, et d’après ce que je viens de voir de sa vigueur, je suis forcé de convenir que j’aurais eu de la peine, et puis c’eût été une manière déloyale de se débarrasser d’un rival... Ah! cette soirée tarde bien à venir! Dieu merci, voici le soleil couché, bientôt la nuit sera venue, la lune levée, et je saurai mon sort; la veuve me dira tout, je pénétrerai enfin tous ces profonds mystères qui me sont cachés... Ruminons encore ce sonnet que je réserve pour un grand effet... Il est destiné à peindre la beauté de ses yeux... Peut-être n’a-t-elle jamais entendu de sonnet... Peut-être sera-t-elle sensible au bel esprit... Mais non, non, je n’aurai pas ce bonheur...

Croustillac commença à déclamer ces vers en marchant à grands pas:

Ce ne sont pas des yeux... ce sont plutôt des dieux!
Ils ont dessus les rois la puissance absolue.
Dieu... non... ce sont des cieux...

L’aventurier ne put terminer ce vers, Mirette vint le prévenir que sa maîtresse l’attendait pour souper.

Le Caraïbe ne soupant pas, Croustillac fit ce repas tête-à-tête avec la veuve: elle semblait rêveuse et parlait peu, plusieurs fois elle tressaillit involontairement.

—Qu’avez-vous, madame? dit Croustillac, qui était lui-même préoccupé.

—Je ne sais... de singuliers pressentiments, mais je suis folle. C’est votre physionomie taciturne qui me donne des vapeurs, ajouta-t-elle avec un sourire forcé; voyons, égayez-moi donc un peu, chevalier. Youmaalë est sans doute à cette heure en adoration devant certaines étoiles, et je suis étonnée de ne pas le voir. Mais il dépend de vous de me faire oublier sa présence.

—Voilà une merveilleuse occasion de placer mon sonnet, se dit le Gascon. Si j’osais, madame, je vous réciterais quelques petits vers qui pourraient peut-être... vous distraire...

—Des vers... Comment! vous êtes poëte, chevalier?

—Tous les amoureux le sont... madame.

—C’est-à-dire que vous êtes amoureux... pour avoir le droit d’être poëte.

—Non, dit tristement Croustillac, je suis amoureux pour avoir le droit de souffrir...

—Et de chanter votre douloureux martyre... Voyons les vers...

—Ces vers, madame, font tout ce qu’ils peuvent pour peindre deux yeux bleus... bleus... et beaux... tout comme les vôtres... c’est un sonnet...

—Voyons ce sonnet.

Et Croustillac récita les vers suivants d’un ton tour à tour langoureux et passionné:

Ce ne sont pas des yeux, ce sont plutôt des dieux!
Ils ont dessus les rois la puissance absolue.
Dieux... non; ce sont des cieux... ils ont la couleur bleue
Et le mouvement prompt comme celui des cieux.

—Il faudrait pourtant choisir, chevalier, dit la Barbe-Bleue. Sont-ce des yeux des dieux ou des cieux?

Croustillac reprit avec un merveilleux à propos.

Cieux! non; mais deux soleils clairement radieux,
Dont les rayons brillants nous offusquent la vue.
Soleils... non; mais éclairs de puissance inconnue
Des foudres de l’amour signes présagieux.

—Décidément, chevalier, je voudrais savoir à quoi vous vous arrêtez... soleils... je l’avoue... me plaisait assez... dieux aussi...

Croustillac continua avec une molle langueur:

Ah! s’ils étaient des dieux feraient-ils tant de mal?
Si des cieux... Ils auraient leur mouvement égal;
Deux soleils ne se peut, le soleil est unique...

—Ah! mon Dieu... chevalier, voici que vous me ravissez maintenant toutes ces charmantes comparaisons... il ne me reste plus qu’éclairs...

Croustillac secoua la tête...

Éclairs... non; car ceux-ci durent trop et trop clairs;
Toutefois, je les nomme afin que je m’explique,
Des YEUX... des DIEUX... des SOLEILS... des ÉCLAIRS...

—A la bonne heure... au moins, chevalier, dit Angèle en riant, vous me rendez mon bel écrin de comparaisons, et je n’ai qu’à choisir... aussi je garde tout... dieux... cieux... soleils... éclairs...

L’aventurier regarda un moment la Barbe-Bleue en silence, puis il dit avec un accent de tristesse si vraie que la petite veuve en fut frappée:

—Vous avez raison... madame... ce sonnet est ridicule... vous faites bien de vous en moquer... Que voulez-vous... j’ai du malheur... je suis bien puni de ma folle présomption... de mon étourderie...

—Ah! chevalier... chevalier, vous oubliez mes recommandations... je vous ai dit de m’égayer... de m’amuser...

—Et si je souffre, moi?... et si, malgré mes dehors grotesques, je ressens un chagrin cruel... comment puis-je faire le bouffon?

L’aventurier prononça ces paroles sans emphase, mais d’un ton pénétré, d’une voix émue...

Angèle le regarda avec étonnement, et elle fut presque touchée de l’expression de la physionomie du chevalier. Elle se reprocha d’avoir pris pour jouet cet homme qui, après tout, ne paraissait pas manquer de cœur, de courage et de bonté; ces réflexions ramenèrent la jeune femme dans un cercle de pensées mélancoliques. Malgré l’effort passager qu’elle avait fait pour être gaie et pour rire du sonnet du Gascon, elle se sentait agitée par d’inexplicables pressentiments, obsédée par des craintes vagues, comme si elle avait eu l’instinct des dangers qui grondaient autour d’elle.

Croustillac était tombé dans une rêverie douloureuse...

Angèle leva les yeux sur lui, elle en eut pitié; elle ne voulut pas prolonger plus longtemps la mystification dont il était victime; elle sortit brusquement de table, et lui dit d’un air sérieux:

—Venez, nous causerons dans le jardin, monsieur, et nous irons retrouver Youmaalë. Son absence me tourmente. Je ne sais, mais je me sens oppressée comme si un violent orage allait éclater sur cette maison.

La veuve sortit du salon, le chevalier lui offrit son bras, tous deux descendirent en se promenant les différentes rampes du jardin.

L’aventurier était si touché de l’état d’anxiété où il voyait Angèle, il conservait si peu d’espérance... qu’il osait à peine lui rappeler la promesse que celle-ci lui avait faite. Enfin il lui dit avec embarras:

—Vous m’avez promis, madame, de m’expliquer le mystère de...

La Barbe-Bleue interrompit le chevalier et lui dit:

—Écoutez-moi, monsieur; que ce soit faiblesse d’esprit ou prévision, je me sens de plus en plus agitée, il me semble qu’un malheur me menace; pour rien au monde je ne voudrais à cette heure, et dans la disposition d’esprit où je suis, prolonger à vos dépens une plaisanterie qui n’a que trop duré.

—Une plaisanterie, madame?

—Oui, monsieur; mais, je vous en prie, descendons encore cette terrasse. Ne voyez-vous pas Youmaalë là-bas.

Non, madame; la nuit est claire pourtant, mais je n’aperçois personne... Vous me disiez donc, madame, qu’une plaisanterie...

—Oui, monsieur, j’avais su par le père Griffon, notre ami, que vous aviez l’intention de venir me proposer votre main; j’ai envoyé le boucanier à votre rencontre... en le chargeant de vous amener ici... Je vous ai accueilli avec l’intention, je vous l’avoue, et je vous en demande pardon, de m’amuser un peu à vos dépens...

—Mais, madame... ce soir même vous deviez m’expliquer le mystère de votre triple veuvage... la mort de vos maris, la présence successive du flibustier, du...

Angèle interrompit encore le Gascon en lui disant:

—N’entendez-vous pas marcher?... N’est-ce pas Youmaalë?

—Je n’entends rien, dit Croustillac navré de voir ses espérances ruinées, quoique pourtant il s’attendît à tout depuis qu’un véritable amour avait éteint sa sotte et ridicule vanité.

—Avançons encore, reprit la Barbe-Bleue, le Caraïbe est peut-être dans le bois d’orangers près du bassin.

—Mais, madame, ce mystère?...

—Ce mystère, reprit Angèle, s’il en est un... ne peut pas... ne doit pas être pénétré par vous... ma promesse de vous découvrir ce soir ce secret était une plaisanterie dont j’ai honte maintenant, je vous le répète... et si j’avais tenu cette folle promesse, c’eût été en vous rendant le jouet d’une autre mystification plus coupable encore!

—Ah! madame, dit vivement le chevalier, c’est bien cruel.

—Que voulez-vous de plus, monsieur? je m’accuse et vous en demande pardon, dit Angèle d’une voix douce et triste. Oubliez-vous les folies que je vous ai dites; ne pensez plus à ma main, qui ne peut appartenir à personne; mais souvenez-vous quelquefois de la recluse du Morne-au-Diable, qui est peut-être à la fois... et bien coupable et bien innocente... Et puis enfin, ajouta-t-elle en hésitant, comme souvenir de la Barbe-Bleue... vous me permettrez, n’est-ce pas? de vous offrir quelques-uns de ces diamants dont vous étiez si épris avant de m’avoir vue...

Le chevalier rougit à la fois de dépit et de chagrin; le sentiment vrai qu’il ressentait pour Angèle lui faisait considérer comme injurieuse une offre qu’il eût auparavant sans doute acceptée sans le moindre scrupule.

—Madame, dit-il avec autant de fierté que d’amertume, vous m’avez accordé l’hospitalité pendant deux jours: demain je partirai; la seule grâce que je vous demande, c’est de me donner un guide. Quant à votre proposition, elle me blesse... doublement.

—Monsieur...

—Oui, madame... car vous me croyez assez vil pour oublier à prix d’argent un humiliant procédé...

—Monsieur... telle n’est pas mon intention...

—Madame, je suis pauvre, je suis ridicule, je suis vain, je suis ce qu’on appelle un homme d’expédient, mais j’ai mon point d’honneur à moi!

—Mais, monsieur...

—Mais, madame, en retour de l’hospitalité que m’aurait offerte un habitant, j’aurais pu mettre mon esprit et ma complaisance à sa disposition, c’eût été un marché comme un autre..... pire qu’un autre peut-être, soit: quand on se met dans la dépendance d’un plus heureux que soi, on doit se contenter de tout... J’ai amusé le capitaine de la Licorne pour le payer du passage qu’il m’a donné sur son navire... Nous sommes quittes. J’ai fait là un misérable métier, madame, je le sais mieux que personne, car mieux que personne j’ai souvent connu le malheur...

—Pauvre homme! dit tout bas la veuve attendrie.

—Je ne dis pas cela pour être plaint, madame, reprit fièrement Croustillac, je voulais seulement vous faire comprendre que si par nécessité j’ai pu accepter le rôle d’un commensal complaisant, jamais je n’ai reçu d’argent comme compensation d’un outrage.—Puis il ajouta d’un ton profondément ému et pénétré:—Puissiez-vous, madame, toujours ignorer le mal que m’a fait cette proposition, moins encore parce qu’elle était bien humiliante que parce qu’elle m’était faite par vous... Mon Dieu, vous vous seriez amusé de moi.... que je l’aurais souffert sans me plaindre... mais m’offrir de l’argent pour me dédommager de vos railleries... Ah! madame, vous me faites connaître une des peines de la misère que j’ignorais encore... Après un moment de silence, il reprit avec une nouvelle amertume:—Au fait... pourquoi m’auriez-vous traité autrement? qui suis-je? sous quels auspices suis-je entré ici? Les vêtements que je porte ne m’appartiennent seulement pas.... Pourquoi se gêner avec moi, n’est-ce pas, madame?

Ces derniers mots du pauvre Croustillac eurent un accent de douleur et de honte si sincère que la jeune femme, touchée de ces paroles, regretta vivement l’offre indiscrète qu’elle avait faite; elle baissa la tête, et marcha ainsi pendant quelque temps auprès de Croustillac.

La veuve et Croustillac arrivèrent ainsi assez près du bassin de marbre blanc dont on a parlé.

La jeune femme tenait toujours le bras de l’aventurier.

Après quelques minutes de réflexion, elle lui dit:

—Vous avez raison... j’ai eu tort... je vous ai mal jugé, monsieur... la réparation que je vous offrais était presque une injure... Ne croyez pas, je vous en prie, que j’aie voulu un instant vous humilier... rappelez-vous ce que je vous disais ce matin... de votre courage, de ce qu’il devait y avoir de généreux dans votre cœur... Eh bien! cela... je le pense encore... Vous m’aimez, dites-vous... si cet amour est sincère... il ne peut m’offenser... il serait mal à moi de répondre à un sentiment toujours flatteur par un procédé blessant... Allons, ajouta-t-elle avec une grâce charmante, la paix est-elle faite? me gardez-vous encore rancune?... dites-moi que non, afin que je puisse vous demander de passer ici quelques jours... comme mon ami... sans crainte d’être refusée.

—Ah! madame! s’écria Croustillac transporté, ordonnez... disposez de moi... je suis votre serviteur... votre esclave... votre chien... Ces bonnes paroles que vous venez de me dire me font tout oublier... Votre ami... vous m’avez appelé votre ami... Ah! madame, pourquoi ne suis-je qu’un pauvre cadet de Gascogne!... Je ne serai jamais assez heureux pour pouvoir vous prouver mon dévouement.

—Qui sait?... mais j’ai une réparation à vous faire... Attendez-moi là, il faut que j’aille voir où est Youmaalë et chercher quelque chose... un présent... oui... monsieur le chevalier, un présent... que je vous défierai bien de refuser cette fois...

—Mais, madame...

—Vous répliquez... Ah! mon Dieu! quand je pense pourtant... que vous vouliez être mon mari... Attendez-moi là... je reviens.—Et ce disant, Angèle qui, tout en causant était parvenue jusqu’au bassin de marbre, remonta légèrement l’allée du parc et disparut du côté de la maison.

—Que veut-elle dire? Que veut-elle faire? se demanda Croustillac en regardant machinalement l’eau du bassin. Puis il ajouta avec exaltation:—C’est égal, je suis à elle à la vie, à la mort; elle m’a appelé son ami; je ne la reverrai plus sans doute, mais c’est égal, je l’adore; ça ne fait de mal à personne... et, je ne sais, mais on dirait que ça me rend meilleur... Il y a deux jours, j’aurais accepté ces diamants... Aujourd’hui... cela me fait honte... C’est étonnant comme l’amour vous change...

Croustillac fut tout à coup interrompu dans ses réflexions philosophiques.

Le colonel Rutler, à la faible clarté de la nuit, avait vu l’aventurier se promener avec la Barbe-Bleue; il avait entendu ces derniers mots d’Angèle à Croustillac:—mon mari... attendez-moi là.

Rutler ne douta pas que le Gascon ne fût l’homme qu’il cherchait; il sortit tout à coup de sa cachette, s’élança sur le chevalier, lui jeta un voile sur la figure, profita de son saisissement pour le renverser à terre; puis, lui passant un nœud coulant autour des mains, il eut bientôt maîtrisé sa résistance, grâce à sa rare vigueur.

Le chevalier fut ainsi terrassé, garrotté, et bâillonné en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire.

Ceci fait, le colonel lui mit un poignard sur la gorge en lui disant:

—Milord-duc, vous êtes mort... si vous faites un mouvement, ou si vous appelez madame la duchesse à votre secours... Au nom de Guillaume d’Orange, roi d’Angleterre, je vous arrête comme coupable de haute trahison... et vous allez me suivre...

CHAPITRE XVIII.

MILORD-DUC.

Brusquement attaqué par un adversaire d’une force extraordinaire, Croustillac ne tenta pas même de résister.

Le voile dont on lui avait entouré la figure lui ôtait presque la respiration. A peine pouvait-il pousser quelques cris inarticulés.

Rutler se pencha à son oreille, et lui dit en anglais avec un accent hollandais très prononcé:

—Milord-duc, je puis vous débarrasser de ce voile; mais prenez garde... Si vous appelez du secours, vous êtes mort. Sentez-vous la pointe de mon poignard?

Le malheureux Croustillac, n’entendant pas l’anglais, mais sentant la pointe du poignard, s’écria:

—Parlez français! parlez français...

—Je comprends que votre Grâce, qui a été élevée en France, préfère cette langue, reprit Rutler, qui crut que son accent hollandais rendait ses paroles peu intelligibles, et il ajouta: Vous m’excuserez donc, monseigneur, si je ne m’exprime pas très bien en français... J’avais l’honneur de dire à votre Grâce qu’au moindre cri, je serais obligé de la tuer. Il dépend aussi de vous, milord-duc, d’avoir ou non la vie sauve... en empêchant madame la duchesse, votre femme, d’appeler du secours si elle revient.

Il est évident qu’on me prend pour un autre, pensa le chevalier. Mordioux! dans quel diable de guêpier me suis-je fourré? Quel est ce nouveau mystère?... et à qui en a ce Flamand brutal, avec son éternel poignard et son milord-duc? Après tout, encore est-il bon de n’être pas pris pour un homme de peu. Et la Barbe-Bleue qui serait duchesse... et qui passe pour ma femme!

—Écoutez, milord, dit Rutler après quelques moments de silence, pour la plus grande commodité de votre Grâce, je puis vous délivrer du voile qui vous entoure; mais, je vous le répète, au moindre cri de madame la duchesse, à la moindre manifestation de vos esclaves pour vous défendre... je me verrai forcé de vous tuer... j’ai promis au roi, mon maître, de vous ramener mort on vif.

—J’étouffe!... ôtez-moi d’abord ce voile... je ne crierai pas! murmura Croustillac, pensant que le colonel allait reconnaître son erreur....

Rutler ôta le voile qui enveloppait la figure de l’aventurier... Celui-ci vit un homme agenouillé près de lui et le menaçant d’un poignard.

La nuit était claire, le chevalier distingua parfaitement les traits du colonel, ils lui étaient absolument inconnus.

—Monseigneur, rappelez-vous votre promesse! lui dit Rutler, qui ne manifesta pas le moindre étonnement lorsque le visage de l’aventurier fut découvert.

—Comment.... il ne s’aperçoit pas de sa méprise! pensa le chevalier stupéfait.

—Maintenant, milord-duc, reprit le colonel en aidant Croustillac à s’asseoir assez commodément auprès du bassin de marbre, maintenant, milord-duc, pardonnez-moi la rudesse de mon attaque, mais j’ai dû agir ainsi...

Croustillac ne répondit rien; partagé entre la crainte et la curiosité, il brûlait de savoir à qui s’adressaient ces mots: Milord-duc. Naturellement aventureux, ne pouvant que gagner, sans doute, à être pris pour un autre, surtout pour le mari de la Barbe-Bleue, le chevalier se résolut de jouer, autant qu’il le pourrait, le rôle qu’on lui prêtait, espérant peut-être ainsi pénétrer le secret des habitants du Morne-au-Diable.

Il répondit néanmoins:

—Et vous êtes sûr, monsieur, que c’est bien moi que vous cherchez?

—Que votre Grâce n’essaie pas de me tromper, dit brusquement Rutler. Il est vrai que je n’ai pas eu l’honneur de vous voir jusqu’à ce jour, milord-duc; mais j’ai entendu votre conversation avec madame la duchesse... Quel autre d’ailleurs que vous, monseigneur, se promènerait à cette heure avec elle?... Quel autre que votre Grâce serait revêtu de ce justaucorps à manches rouges, illustré par James Syllon, qui vous a peint dans ce costume?

—Aussi trouvais-je cet habillement très bizarre, pensa Croustillac.

—Ce n’est pas à moi, milord-duc, de m’étonner de vous retrouver sous ces vêtements, qui doivent cependant vous rappeler des souvenirs... des souvenirs bien cruels... ajouta Rutler d’un air sombre.

—Des souvenirs cruels? répéta Croustillac.

—Milord-duc, dit le colonel, deux ans avant la fatale journée de Bridge-Water, revêtu de cet habit de votre charge, ne fîtes-vous pas hommage à votre royal père du faucon de Lancastre?

—A mon royal père?... un faucon?... dit le chevalier tout abasourdi.

—Je comprends l’embarras de votre Grâce, ne croyez pas que je veuille rappeler ces tristes discussions dont vous avez été si sévèrement, permettez-moi de vous le dire, milord, si justement puni.

—Je vous permets de tout me dire, monsieur, je vous y engage même très instamment, répondit le Gascon; et il ajouta tout bas:—Peut-être ainsi apprendrai-je quelque chose.

—Les moments sont précieux, reprit Rutler, il faut que je me hâte d’apprendre à votre Grâce ce que j’attends de sa soumission aux ordres de mon maître Guillaume d’Orange, roi d’Angleterre.

—Dites, monsieur, surtout ne craignez pas d’entrer dans les plus grands détails.

—Pour faire comprendre à votre Grâce ce qui me reste à exiger d’elle, il est bien nécessaire d’établir nettement votre position, milord-duc, tel pénible que soit ce devoir.

—Établissez, monsieur... établissez franchement. Ne nous déguisons rien.... Nous sommes des hommes et des soldats, nous devons savoir tout entendre.

—Vous avouerez qu’en ce moment vous ne pouvez m’échapper.

—C’est vrai.

—Que votre vie est entre mes mains.

—C’est encore vrai.

—Mais ce qui doit être pour vous d’une très grande considération, milord-duc, c’est que si, en essayant de m’échapper, ou en refusant d’obéir aux ordres dont je suis porteur... vous me mettiez dans la dure nécessité de vous tuer...

—Dure nécessité pour tous deux... monsieur.

—Que votre Grâce fasse bien attention à mes paroles, et le colonel accentua très fortement les mots suivants: Je pourrais d’autant plus impunément vous tuer... milord-duc, que vous ÊTES DÉJA MORT... et que l’on n’aurait ainsi aucun compte à rendre de votre sang.

Le chevalier regarda Rutler d’un air stupide, croyant avoir mal entendu.

—Vous dites, monsieur, reprit-il, que vous pouvez d’autant plus impunément me tuer?...

—Que votre Grâce est déjà morte... dit Rutler avec un sourire sinistre.

Croustillac le regarda de nouveau attentivement, croyant avoir affaire à un fou; puis il reprit, après un moment de silence:

—Si je vous ai bien entendu, monsieur, vous tenez à me faire comprendre que vous pouvez me tuer impunément sous le prétexte, assez spécieux, j’en conviens, que je suis déjà mort?

—Mais, certainement... Milord-duc, c’est tout simple.

—Vous trouvez cela tout simple, monsieur?

—Je ne pense pas, milord-duc, que vous vouliez nier... ce qui est connu de tout le monde, dit Rutler avec une certaine impatience.

—Il me semble pourtant qu’à la rigueur... et sans passer pour un homme d’un entêtement outrageux, et qui a la rage de contredire tout le monde... je pourrais jusqu’à un certain point nier que je sois mort.

—Je n’aurais jamais cru, milord-duc, que vous pussiez plaisanter sur ce terrible moment, qui a dû vous laisser pourtant de bien affreux souvenirs, dit le colonel avec un sombre étonnement.

—Certes, monsieur, un tel moment ne doit jamais s’oublier, jamais... ce qui est seulement assez difficile; c’est d’en conserver la mémoire, dit Croustillac en souriant.

Le colonel ne put retenir un mouvement d’indignation, et s’écria:

—Vous souriez! vous souriez! lorsque c’est au prix du plus noble sang que vous êtes ici... Ah! telle sera donc toujours la reconnaissance des princes!!!

—Je dois vous déclarer, monsieur, reprit impatiemment Croustillac,—qu’il ne s’agit pas de reconnaissance ou d’ingratitude dans cette affaire, et que..... Mais, reprit Croustillac, craignant de dire quelque bévue, mais il me semble que nous nous écartons singulièrement de la question.... je préfère parler d’autre chose...

—Je conçois qu’après tout, un tel sujet d’entretien soit désagréable pour votre Grâce.

—Il y en a de plus gais, monsieur... certainement; mais, revenons au motif qui vous amène: que voulez-vous de moi?

—J’ai l’ordre, monseigneur, de vous conduire à la Barbade; de là vous serez transporté et incarcéré à la Tour de Londres, dont votre Grâce a dû conserver le souvenir.

—Mordioux! en prison... se dit Croustillac, que cette perspective était loin de séduire, en prison... à la Tour de Londres... Je vais avertir cet animal hollandais de sa méprise: le quiproquo ne me convient plus. Diable! à la Tour de Londres... c’est payer votre Grâce et milord-duc un peu trop cher!

—Je n’ai pas besoin de vous dire, milord-duc, que vous y serez traité avec les respecte qui sont dus à vos malheurs et à votre rang. Sauf la liberté, qui ne vous sera jamais rendue, vous serez entouré de soins, d’égards...

—Après tout, se dit Croustillac, pourquoi me hâterais-je de dissuader cet ours du Nord? Je n’ai aucun espoir, hélas! d’intéresser la Barbe-Bleue à mon martyre. Il me semble que j’entrevois vaguement que l’erreur de ce Flamand à mon endroit peut servir cette adorable petite créature. Si cela était, j’en serais ravi... Une fois arrivé en Angleterre, la méprise sera reconnue, et on m’élargira. Or, comme il faut, après tout, que je retourne en Europe, j’aime bien mieux, si cela se peut, y retourner en prince, en milord, qu’en passager-gratis de maître Daniel. J’y gagnerai au moins de ne plus mettre de fourchettes en équilibre sur le bout de mon nez, et de ne plus avaler de bougies allumées.

Le colonel, prenant le silence méditatif du Gascon pour de l’accablement, lui dit d’un ton moins brusque:

—Je conçois que votre Grâce envisage avec peine l’avenir qui lui est destiné.

—Il y a bien de quoi, monsieur, ce me semble; éternellement prisonnier à la Tour de Londres!

—Oui, milord-duc... Pourtant... vous ne jouissiez pas ici d’une extrême liberté; peut-être cette vie d’angoisses et d’inquiétudes continuelles n’est pas à regretter beaucoup.

—Vous voulez me dorer la pilule, monsieur, comme on dit vulgairement; le motif est louable... mais vous me paraissez bien certain de m’emmener à la Barbade, et de là à la Tour de Londres.

—Pour remplir cette mission, milord-duc, j’avais amené avec moi un homme déterminé. Il est mort... mort d’une mort affreuse.

Et Rutler frémit malgré lui au souvenir de la mort de John.

—De sorte, monsieur... que maintenant vous êtes réduit à vous-même pour accomplir cette expédition.

—Oui, milord-duc.

—Et vous vous flattez à vous tout seul de m’enlever d’ici?

—Oui, milord-duc...

—Vous en êtes sûr?

—Parfaitement sûr...

—Et par quel miracle?

—Il n’est pas besoin de miracles, milord, rien de plus simple.

—Puis-je savoir?

—Sans doute, vous devez être instruit de tout, milord-duc, puisque je compte principalement sur vous.

—Pour vous aider à m’emmener?

—Oui, milord-duc.

—Le fait est que, sans me vanter, je puis dans cette circonstance, si je veux m’en mêler, vous être de quelque secours.

Après un moment de silence, Rutler reprit:

—L’on ne m’avait pas exagéré la fermeté de votre Grâce... il est impossible de montrer plus de résolution et de sang-froid dans la mauvaise fortune, milord-duc...

—Je vous assure, monsieur, qu’il me serait difficile de la supporter autrement.

—Si je vous fais cette observation, milord, c’est qu’étant vous-même homme de sang-froid et de résolution, vous comprendrez mieux qu’un autre... qu’on peut beaucoup entreprendre avec du sang-froid et de la résolution; or, je n’ai pas d’autre ressource pour vous enlever d’ici...

—Voyons, monsieur, si le moyen est bon, je serai le premier à le reconnaître. Un moment, pourtant: vous semblez oublier que je ne suis pas seul ici?

—Je le sais, milord; madame la duchesse vient de vous quitter... elle peut revenir d’un moment à l’autre.

—Et non pas seule... je vous en préviens.

—Fût-elle accompagnée de cent hommes armés jusqu’aux dents, je ne crains rien.

—Vraiment?

—Non, milord... je dirai plus... je compte même beaucoup sur le retour de madame la duchesse pour vous décider à me suivre, dans le cas où vous hésiteriez encore.

—Monsieur... vous parlez en énigmes.

—Je vous en dirai tout à l’heure le mot, milord; mais auparavant je dois vous prévenir que l’on est à peu près au courant de tout ce qui vous est arrivé depuis votre fuite de Londres.

—En lui niant ceci, je le forcerai à parler, et j’apprendrai peut-être quelque chose de plus, dit le chevalier. Il reprit tout haut:

—Quant à cela, monsieur, je ne le crois pas... c’est impossible.

—Écoutez-moi donc, milord-duc; il y a quatre ans, vous avez épousé, en France, la maîtresse de cette maison. Que ce mariage soit légal ou non, ayant été contracté après votre exécution à mort, et par conséquent pendant le veuvage de votre première femme... cela ne me regarde pas, c’est une affaire de conscience et de théologie.

—Décidément, mon Sosie, le milord-duc s’est mis dans une position tout exceptionnelle, se dit Croustillac, on peut le tuer parce qu’il est mort... et il peut se remarier parce que sa femme est veuve de lui. Je commence à avoir les idées singulièrement embrouillées, car, depuis hier, il se passe autour de moi des événements bien étranges.

—Vous voyez, milord-duc, que mes renseignements sont exacts.

—Exacts... exacts... jusqu’à un certain point; vous me supposez capable de m’être remarié après mon exécution à mort, c’est au moins hasardé. Que diable... monsieur, savez-vous qu’il faut être bien sûr de son fait au moins... pour prêter aux gens de pareilles originalités.

—Tenez, milord-duc, vous ne vous croyez pas sans doute en mon pouvoir... et vous plaisantez... votre gaieté ne m’étonne pas, d’ailleurs; votre Grâce a conservé sa liberté d’esprit dans des circonstances plus graves que celle-ci.

—Que voulez-vous, monsieur! la gaieté est la richesse du pauvre...

—Milord-duc! s’écria le colonel d’un ton sévère, le roi, mon maître, ne mérite pas ce reproche...

—Quel reproche, monsieur? demanda le Gascon stupéfait.

—Votre Grâce dit que la gaieté est la richesse du pauvre.

—Eh bien! monsieur, je ne vois pas en quoi... cela insulte le roi, votre maître...

—N’est-ce pas dire, milord, que parce que vous vous voyez au pouvoir de mon maître, vous vous regardez comme dépouillé de tout...

—Vous êtes susceptible, monsieur. Rassurez-vous... Cette réflexion était purement philosophique... et n’avait nullement trait à ma position particulière.

—C’est différent, milord-duc; aussi m’étonnais-je de vous entendre parler de votre pauvreté.

—Parbleu!... cela m’irait bien... de crier misère, dit Croustillac en riant.

—Peu de fortunes égalent encore la vôtre, monseigneur... les sommes énormes que vous avez tirées de la vente d’une partie de vos pierreries seront conservées à vous et aux vôtres. Guillaume d’Orange, mon maître, n’est pas de ceux qui enrichissent leurs créatures par la confiscation des biens d’ennemis politiques.

—Je ne te savais pas si riche, pauvre Croustillac, se dit le Gascon. Si j’avais prévu cela... combien j’aurais peu avalé de bougies pour la plus grande récréation de cet animal marin de maître Daniel! Puis il ajouta tout haut:

—Je reconnais à cela la générosité de votre maître, monsieur; ainsi, mes grands biens... mes trésors... Et le Gascon ajouta tout bas: Cela fait toujours plaisir de dire une fois dans sa vie.. Mes grands biens, mes trésors...

—Le roi mon maître, milord-duc, m’a ordonné de vous dire que vous pourriez faire freter un navire pour conduire en Angleterre toutes vos richesses.

—Oh! mes vieux bas roses! mon vieux justaucorps vert! mon feutre pelé et ma vieille rapière... se dit Croustillac; voilà mon vrai domaine, mes vrais meubles et immeubles. Il ne faudra pas une flotte marchande pour les transporter. Puis il reprit tout haut:

—Mais revenons, monsieur, au sujet qui vous amène et aux découvertes que vous avez faites sur ma vie passée.

—Il y a trois ans, milord-duc, vous êtes venu habiter cette île, restant invisible pour tous et faisant répandre, par un flibustier et autres gens à votre solde, les bruits les plus étranges sur votre habitation, afin d’en éloigner les curieux.

—Je n’y comprends plus rien du tout, pensa Croustillac; la Barbe-Bleue... non... la veuve... c’est-à-dire non... la duchesse... ou plutôt la femme du mort... qui est veuf.... non... enfin la femme de n’importe qui... n’est donc pas du dernier mieux avec ces trois drôles? Pourtant j’ai vu... de mes yeux ses étranges privautés avec eux... j’ai entendu... Allons, allons, pour peu que cela dure... j’en deviendrai fou... je commence à me trouver stupide... et à voir une infinité de chandelles romaines dans l’intérieur de mon cerveau...




FIN DU PREMIER VOLUME.

TABLE DES CHAPITRES.
TOME PREMIER
 
PREMIÈRE PARTIE.
Pages
CHAPITREIer.Le passager 1
II. La Barbe-Bleue12
III. L’arrivée27
IV. La maison curiale40
V. La surprise50
VI. L’avertissement57
VII. La caverne67
VIII. Le Morne-au-Diable83
IX. La nuit100
X. Un boucan110
XI. Maître Arrache-l’Ame122
 
DEUXIÈME PARTIE.
Pages
CHAPITREXII.Le Mariage133
XIII. Le souper150
XIV. L’amour vrai176
XV. L’envoyé de France189
XVI. L’orage202
XVII. La surprise211
XVIII. Milord-duc223
 
Notes
FIN DE LA TABLE.

LE

MORNE-AU-DIABLE

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IMPRIMERIE DE GUSTAVE GRATIOT, RUE DE LA MONNAIE, 11.

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LE

MORNE-AU-DIABLE

PAR

EUGÈNE SÜE



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TOME SECOND

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PARIS
PAULIN, ÉDITEUR
RUE RICHELIEU, 60
——
1846


 

LE

MORNE-AU-DIABLE.

CHAPITRE XIX.

LA SURPRISE.

Rutler continua:

—Les manœuvres de vos émissaires furent couronnées d’un plein succès, milord-duc, et il fallut le plus grand hasard pour que votre existence fût révélée à mon maître, il y a deux mois, et pour lui apprendre qu’à votre insu, ou de votre plein consentement, on voulait faire de vous, milord-duc... un danereux instrument...

—De moi... un instrument? et quel instrument, monsieur?

—Votre Grâce le sait aussi bien que moi; les politiques du cabinet de Versailles et de la cour papiste de Saint-Germain ne reculent devant aucun moyen; peu leur importe que la guerre civile déchire longtemps un malheureux pays, pourvu que leurs projets réussissent. Je n’ai pas besoin de vous en dire davantage, milord.

—Si... monsieur... si, je désire que vous m’en disiez davantage... je veux voir jusqu’à quel point on a abusé de votre crédulité... Expliquez-vous, monsieur, expliquez-vous.

—La preuve que l’on n’a pas abusé de ma crédulité, milord, c’est que ma mission a pour but de ruiner les projets d’un envoyé de France qui, d’accord ou non avec votre Grâce, doit arriver d’un moment à l’autre dans cette île...

—Je vous donne ma parole de gentilhomme, monsieur, que j’ignorais l’arrivée de cet envoyé français.

—Je dois vous croire, milord... Pourtant, certains bruits avaient autorisé le roi, mon maître, à penser que votre Grâce, oubliant ses anciens ressentiments contre Jacques Stuart son oncle, avait écrit à ce roi détrôné pour lui offrir ses services...

—Jacques Stuart étant détrôné, dit Croustillac avec un accent rempli de dignité, cela changeait singulièrement la face des choses, et j’aurais pu ainsi condescendre envers... mon oncle... à des démarches que ma fierté ne m’aurait pas permises auparavant.

—Aussi, milord... de votre point de vue à vous, votre résolution n’eût-elle pas manqué de générosité...

—Sans doute, j’aurais pu parfaitement, sans me commettre, me rapprocher de... d’un roi détrôné, reprit intrépidement Croustillac, mais je ne l’ai pas fait, je vous en jure ma foi de gentilhomme.

—Je crois votre Grâce.

—Eh bien, alors... votre mission n’ayant plus de but...

—Vous comprenez, milord-duc... que, malgré la garantie de votre parole, les circonstances peuvent changer... et vos résolutions changer... comme les circonstances... L’espoir d’arriver au trône d’Angleterre... peut faire oublier bien des engagements ou éluder bien des promesses, milord-duc... Loin de moi la pensée de vouloir récriminer le passé; mais votre Grâce sait ce qu’elle a sacrifié lorsqu’elle a voulu porter une main audacieuse sur la couronne des Trois-Royaumes!

—Peste! se dit Croustillac, il paraît que je n’y vais pas de main-morte, et que décidément je suis un gaillard à encager bel et bien... Si je savais comment tout ceci finira, je m’amuserais beaucoup.

—Le roi, mon maître, ne peut pas oublier, milord-duc, que vous avez porté vos vues jusque sur le trône.

—Eh bien, c’est vrai, s’écria Croustillac avec une expression de franchise spontanée, c’est vrai, je ne le nie pas. Que voulez-vous... l’ambition, la gloire, l’entraînement de la jeunesse... Mais, croyez-moi, monsieur, ajouta-t-il avec un soupir en parlant d’un ton mélancolique et élégiaque, croyez-moi, l’âge nous mûrit... nous rend sages, avec les années l’ambition s’éteint, on vit content de peu dans la retraite... Une fois tranquille dans le port, jetant un regard philosophique sur les orages des passions... on cultive les champs paternels... quand on en a... ou du moins on regarde couler en paix le fleuve de la vie... qui va bientôt se perdre dans l’océan de l’éternité... En un mot, vous comprenez, monsieur, que si, dans notre première jeunesse, nous avons pu nous laisser aller à d’audacieuses visées... il ne s’ensuit pas que dans notre âge mûr... nous n’en reconnaissions pas la vanité... toute la vanité... Je vis obscur et tranquille, au sein de mon intérieur, avec une jeune femme charmante, aimé de ceux qui m’entourent, faisant un peu de bien... Ah! monsieur, voilà la seule existence qui me convienne; je n’hésiterai donc pas, en confirmation de ces paroles, à vous jurer de ne jamais élever la moindre prétention au trône d’Angleterre... vrai... foi de gentilhomme, je n’en ai pas la moindre envie.

—Je n’ai malheureusement pas, milord-duc, le droit d’accepter votre serment; le roi, mon maître, peut seul le recevoir et y voir, si bon lui semble, une garantie suffisante contre de nouveau troubles... Quant à moi, j’ai ordre de conduire votre Grâce à Londres... et je dois remplir ma mission.

—Vous êtes persévérant, monsieur. Quand vous avez une idée... vous y tenez beaucoup...

—A quelque prix que ce soit, milord-duc, je remplis les ordres qui me sont donnés. Vous devez voir, au calme qui préside à notre entretien, que je ne doute pas du succès de mon entreprise; à cette heure que votre Grâce sait les motifs qui me font agir, je ne doute pas qu’elle ne me suive sans faire la moindre résistance.

Croustillac avait prolongé l’entretien autant qu’il l’avait pu; il lui fallait décidément suivre le colonel ou lui avouer la vérité. Le Gascon dit à Rutler:

—En supposant, monsieur, que je consente à vous suivre de bon gré, quel sera notre ordre de marche, comme on dit?

—Votre Grâce, toujours ainsi les mains liées, me permettra de lui offrir mon bras gauche; je tiendrai mon poignard à la main droite afin d’être prêt à vous frapper en cas d’alerte, milord, et nous nous dirigerons vers votre maison.

—Ensuite, monsieur?

—Une fois arrivé chez vous, milord, vous ordonnerez immédiatement à un de vos esclaves d’aller avertir vos nègres pêcheurs de préparer leur barque; elle nous suffira pour nous transporter à la Barbade. Dans cette île, nous trouverons un bâtiment de guerre qui m’attend et à bord duquel, monseigneur, vous serez transporté à Londres et remis entre les mains du gouverneur de la Tour.

—Et vous vous imaginez sérieusement, monsieur, que je donnerai moi-même l’ordre de préparer tout ce qu’il faut pour mon enlèvement?

—Oui, monseigneur, par une raison fort simple: votre Grâce sent la pointe de ce poignard?

—Oui, sans doute... vous en revenez toujours là... vous vous répétez beaucoup, monsieur.

—Nous autres Flamands, nous avons peu d’imagination... que voulez-vous... il n’y a rien de plus brutal que nos procédés; mais réussir, voilà l’important; or, ce brin d’acier me suffit, car si vous refusez d’obéir à la moindre de mes injonctions, milord-duc, ainsi que j’ai déjà eu l’honneur de vous en prévenir, je vous tue sans miséricorde...

—J’ai aussi déjà eu l’honneur de vous dire, monsieur... que votre moyen ne manquait pas d’originalité... mais j’ai des esclaves... des amis, monsieur, et vous sentez bien que malgré votre bravoure...

—Mon Dieu, milord... si je vous tue... il est évident que je serai tué à mon tour, soit par vos esclaves, soit par vos âmes damnées de la flibuste ou du boucan, soit enfin par les autorités françaises, qui seront parfaitement dans leur droit de me faire fusiller, car je suis Anglais, et je m’introduis en temps de guerre dans cette île, qui est considérée comme une place forte.

—Vous voyez donc bien, monsieur, ma mort ne serait pas impunie.

—En acceptant cette mission, j’ai fait d’avance le sacrifice de ma vie; tout ce que je veux, milord-duc, c’est que vous ne soyez plus pour mon maître un sujet de crainte... pour l’Angleterre un sujet de troubles; le roi Guillaume n’aime pas le sang, mais il hait la guerre civile. Votre réclusion perpétuelle ou votre mort peuvent seules le rassurer; choisissez donc, milord-duc, entre le poignard ou la prison, il le faut; vous serez mon captif ou ma victime. Encore un mot, si vous n’étiez pas absolument en mon pouvoir, je ne vous dirais pas, au prix de ma vie, ce que je vais vous dire.

—Parlez, monsieur.

—Cette confidence, en vous prouvant le mal que vous pourriez faire à l’Angleterre, milord-duc, vous prouvera aussi de quel intérêt il est pour le roi Guillaume qu’un ennemi tel que vous soit dans l’impossibilité d’agir; les partisans de votre première révolte, qui vous ont vu décapiter sous leurs yeux, gardent encore de vous les plus chers souvenirs.

—Vraiment?... ça ne m’étonne pas de leur part, et c’est d’autant plus désintéressé à eux qu’il y avait tout lieu de croire que je ne pourrais jamais les remercier... Puis le Gascon se dit: Il faut que ce Flamand, qui parle du reste assez sagement, ait un coup de marteau... une idée fixe à l’endroit de mon exécution.

Le colonel reprit:

—Ah! milord-duc, vous payez cher votre influence.

—Fort cher, très cher, trop cher, monsieur... pour ce qu’elle est véritablement.

—Pourquoi vouloir le nier, milord, puisque vos ennemis même la reconnaissent?... Quand on songe que vos partisans conservent comme de pieuses reliques des lambeaux de vos vêtements imprégnés de votre sang, que chaque jour ils pleurent votre mort... Que serait-ce donc si vous reparaissiez tout à coup à leurs yeux? Que d’enthousiasme n’exciteriez-vous pas? Je vous le répète, milord; c’est parce que votre influence peut être fatale dans ces temps de troubles, qu’on doit à tout prix la neutraliser.

—Poignarder quelqu’un ou l’emprisonner éternellement, vous appelez ça neutraliser une influence, dit Croustillac. A la bonne heure... ça se dit probablement comme ça en politique... Après tout, je conçois la défiance que je vous inspire, car je suis un incorrigible conspirateur. On me coupe la tête devant mes partisans, croyant que ça va peut-être m’amender! Point! Au lieu de tenir compte de ce paternel avertissement, je conspire de plus belle; il est évident que ça doit finir par impatienter votre maître... Eh bien, monsieur, il s’impatiente à tort; car, une dernière fois, je vous déclare solennellement et à la face du ciel que je ne conspire pas, qu’il peut dormir en paix sur son trône, et que sa couronne ne me fait pas le moins du monde envie... Ceci est-il assez clair et assez catégorique, monsieur?

—Très clair et très catégorique, milord: mais je dois exécuter les ordres que j’ai reçus. Lorsque nous serons chez vous tout à l’heure, j’aurai l’honneur de vous communiquer une lettre autographe de S. M. le roi Guillaume, qui ne vous laissera aucun doute sur le but et l’autorité de la mission dont je suis chargé... Allons, milord, résignez-vous, c’est le sort de la guerre. D’ailleurs si vous hésitez, je compte sur un puissant auxiliaire...

—Et lequel?

—Instruite par moi du sort qui vous menace, vous voyant sous le coup de mon poignard...

—Toujours son éternel poignard... il est insupportable avec son poignard... pensa Croustillac; il n’a que ce mot-là... à la main...

—Madame la duchesse, reprit Rutler, aimera mieux vous voir prisonnier que tué... on sait combien elle vous aime, combien elle vous est dévouée... Elle donnerait sa vie pour vous; elle contribuera donc, j’en suis sûr, à vous faire envisager sagement votre position... Maintenant, milord-duc, choisissez: ou appelez quelques-uns de vos gens s’ils peuvent vous entendre, ou conduisez-moi chez vous, car il faut hâter votre départ...

Nous devons le dire à la louange de Croustillac, apprenant que la Barbe-Bleue était marié à un grand seigneur invisible, qu’elle aimait passionnément, et qu’on le prenait pour ce grand seigneur, il se résolut généreusement à être utile à la jeune femme, en prolongeant le plus possible le quiproquo dont il était victime, et en se faisant emmener prisonnier à la place du milord-duc inconnu.

Heureux de songer qu’Angèle lui aurait une grande obligation, le Gascon se résigna donc courageusement à subir toutes les conséquences de la position qu’il avait acceptée; seulement il ne savait de quelle manière sortir du Morne-au-Diable sans que son stratagème fût découvert.

—Milord-duc, je suis à vos ordres; il faut absolument partir à l’instant, dit le colonel avec impatience.

—C’est moi qui suis à vos ordres, reprit le chevalier, qui voyait avec un certain effroi arriver le moment critique de cet entretien.

Une idée lumineuse frappa Croustillac; il crut avoir trouvé le moyen d’échapper à ce danger et de sauver le mystérieux mari de la Barbe-Bleue.

—Écoutez-moi, monsieur, dit l’aventurier en prenant un air digne et pénétré, je vous donne ma parole de gentilhomme que je vous suivrai librement partout où vous me conduirez; mais je voudrais que la duchesse, ma femme, ne fût instruite de mon arrestation qu’après mon départ.

—Comment, milord-duc, vous vous résigneriez à abandonner madame votre femme... sans lui faire connaître votre triste position?

—Oui, à cause de raisons à moi connues... et puis, je tiens à m’épargner des adieux toujours déchirants.

—Mes ordres ne concernant que vous, milord-duc, dit le colonel, vous êtes libre d’agir, au sujet de madame la duchesse, comme bon vous semblera. Rien de plus facile, ce me semble, que d’atteindre le but que vous vous proposez. Si madame votre femme s’étonne de votre départ, vous prétexterez de l’impérieuse nécessité d’un voyage de quelques jours à Saint-Pierre... Quant à ma présence ici... vous l’expliquerez aisément... Nous partons... et votre chaloupe nous conduit à la Barbade...

—Sans doute, sans doute, dit le Gascon embarrassé; car il voyait une foule de périls dans les propositions que lui faisait le colonel, sans doute... mon départ pourrait s’expliquer facilement ainsi; mais, pour donner des ordres aux nègres pêcheurs, il faudra faire du bruit dans la maison, éveiller ainsi l’attention de ma femme... Elle est extrêmement craintive et s’alarme de tout... Votre présence ici, monsieur, où personne au monde ne peut s’introduire, lui donnera des soupçons.... et ils amèneront nécessairement la scène pénible à laquelle je voudrais échapper à tout prix.

—Mais alors, milord, comment faire?

—Il y a un moyen infaillible, monsieur; quelque dangereux que soit le chemin par lequel vous vous êtes introduit ici, prenons-le; nous sortirons de l’île à l’aide du moyen dont vous vous êtes servi pour y entrer... Une fois à la Barbade, j’instruirai ma femme de l’événement... du cruel événement qui me sépare d’elle à jamais, et vous me jurerez à votre tour qu’elle ne sera pas inquiétée après mon départ.

—Malheureusement, milord, ce que vous me proposez est impossible.

—Comment cela?

—Je suis venu par la caverne du pêcheur de perles, milord.

—Eh bien, allons-nous-en par la caverne du pêcheur de perles.

—Il est donc vrai... milord..., vous ignoriez la communication secrète qui existait entre cette caverne et l’abîme qui cerne votre parc?

—Je l’ignorais complétement... mais puisque cette communication existe, servons-nous-en pour partir.

—Mais c’est impossible, milord; on ne peut parvenir dans l’intérieur de cette caverne qu’en s’abandonnant aux vagues qui vous précipitent au fond d’un lac souterrain, après vous avoir fait franchir une cataracte....

—Et pour sortir de cette caverne?

—Il faudrait, milord, remonter une chute d’eau de vingt pieds de haut...

—C’est trop fort pour moi.... Ainsi, le bâtiment qui vous a amené en dehors de cette caverne...

—Est parti pour la Barbade, milord... Il n’avait pu approcher de cette partie de l’île, malgré les croiseurs français, que parce que cette côte est inabordable...

—Je conçois que ce chemin ne soit guère praticable, dit le chevalier accablé.

—Si vous m’en croyez, milord, vous vous bornerez à annoncer à madame la duchesse que vous vous absentez pour quelques jours seulement... J’ai foi dans votre parole de gentilhomme que vous ne ferez aucune tentative pour vous échapper de mes mains.

—Je vous ai donné cette parole, monsieur.

—J’y crois, milord.... et mon poignard me répond de son exécution.

—J’aurais été en effet bien étonné si le poignard n’avait pas reparu, pensa Croustillac. Il croit parfaitement à ma parole... ce qui ne l’empêche pas de croire autant à son poignard.... Mordioux! cette défiance.... Mais il ne s’agit pas de cela... Que faire... que faire... La duchesse n’est pas prévenue; les esclaves ne m’obéiront pas si je les commande.... C’est fini.... me voici au bout de mon rouleau de mensonges...

Force fut à Croustillac de se résigner à toutes les suites de son quiproquo. Il regretta sincèrement de n’avoir pu se dévouer plus efficacement pour la Barbe-Bleue, car il ne doutait pas que sa ruse ne fût découverte au moment où il mettrait le pied dans la maison.

Il eut bientôt une autre crainte.

Le Caraïbe, voyant Croustillac revenir accompagné d’un étranger armé jusqu’aux dents, pouvait attaquer le colonel. Or, ce dernier avait nettement expliqué à l’aventurier comment, à la première agression, il serait obligé de le tuer sans miséricorde.

Le chevalier commença à trouver son rôle moins divertissant et à maudire la sotte curiosité, l’imprudente étourderie qui l’avaient ainsi jeté au milieu d’une position aussi compliquée que dangereuse.

CHAPITRE XX.

LE DÉPART.

L’esprit de Croustillac était trop mobile et trop aventureux pour s’appesantir longtemps sur de craintives et tristes pensées; il fit le raisonnement suivant: «Cejourd’hui, comme toujours, j’ai peu ou prou à perdre; si je parviens à sortir de la maison, je continue de passer pour le mystérieux milord-duc et je suis traité en prince jusqu’à ce qu’on s’aperçoive de ma supercherie; alors je redeviens Gros-Jean comme devant, et j’ai rendu un grand service à cette jolie petite Barbe-Bleue qui s’est moquée de moi, mais qui m’a ensorcelé, car elle m’intéresse plus que je ne voudrais, plus qu’elle ne le mérite peut-être; car, malgré son amour pour ce mari invisible, elle m’a paru furieusement tendre avec le boucanier et cet autre animal d’anthropophage. Enfin, il n’importe... si c’est mon caprice de me dévouer pour cette petite femme? j’en suis bien le maître; oui... mais si au contraire je ne puis sortir de céans? mais si le Caraïbe s’en mêle? ça se gâte... il est clair que je suis tué comme un chien par cet épais Flamand. Comment donc faire pour échapper à cet inconvénient? Dire maintenant à l’homme au poignard que je ne suis pas son milord-duc?... cela me sauverait peut-être... Mais non, non, ce serait une lâcheté, et de plus une lâcheté inutile, car, pour m’empêcher de jeter l’alarme dans la maison, ce buveur de bière m’expédierait immédiatement... oui, oui... malgré ma parole de gentilhomme de ne pas chercher à m’échapper, il me serre toujours de près. Mordioux! que cet homme-là est donc ridicule avec son poignard... Bah!... son poignard... il ne me tuera qu’une fois, après tout... Allons, courage... courage, Croustillac... et surtout ne réfléchis pas, cela te porte malheur; tu ne fais jamais de plus lourdes sottises, de plus énormes bévues que lorsque tu raisonnes... Abandonne-toi à ton étoile, comme toujours ferme les yeux, et va de l’avant.»

Raffermi par cette belle logique, le chevalier reprit tout haut:

—Eh bien, monsieur, puisqu’il faut absolument passer par la maison pour sortir d’ici... marchons.

—Monseigneur, dit le colonel après un moment d’hésitation, vous m’avez donné votre parole de gentilhomme de ne pas vous échapper.

—Oui, monsieur!

—Mais vos gens peuvent vouloir vous délivrer.

—Ma vie est entre vos mains, monsieur, vous avez ma parole. Je ne puis rien de plus.

—C’est juste, monseigneur... mais alors dans votre intérêt prévenez vos esclaves que leur moindre tentative contre moi vous coûterait la vie, car j’ai juré aussi, moi, de vous emmener mort ou vif.

—Ce ne sera pas de ma faute, monsieur, si vous ne tenez pas votre serment... Marchons...

Et le chevalier et le colonel s’avancèrent vers la maison.

Rutler tenait le bras de Croustillac sous son bras gauche, et avait toujours la main sur son poignard; non qu’il doutât de la parole de son prisonnier, mais les esclaves du Morne-au-Diable pourraient vouloir délivrer leur maître.

Croustillac et Rutler n’étaient plus qu’à quelques pas de la maison, lorsqu’au détour d’une allée obscure ils virent s’avancer une femme vêtue de blanc.

Le colonel s’arrêta, serra fortement le bras de son prisonnier, et lui dit tout bas:

—Qui est là? Monseigneur, avertissez cette femme... prenez garde qu’elle crie.

—C’est la Barbe-Bleue, je suis perdu, elle va pousser des cris de paon et tout découvrir, pensa Croustillac.

A son grand étonnement, la femme s’arrêta et ne dit mot.

Le Gascon s’écria:

—Qui donc est là?

—Fait-il donc si noir que monseigneur ne reconnaisse pas Mirette? dit la voix bien connue de la Barbe-Bleue.

Croustillac resta muet, confondu.

La Barbe-Bleue l’appelait aussi monseigneur, et elle prenait le nom de Mirette.

—Mordioux! se dit-il, je n’y comprends plus rien, mais plus rien du tout... du tout... cela devient de plus en plus obscur. C’est égal, tenons-nous ferme et jouons serré.

—Quelle est cette femme? lui dit tout bas le colonel.

—C’est... c’est la femme de confiance de ma femme, répondit le chevalier.

Angèle reprit:

—Monseigneur, je venais dire à votre Grâce que madame s’est couchée un peu souffrante... mais qu’elle dort à cette heure.

—Tout nous sert, monseigneur, dit le colonel à voix basse à Croustillac, madame la duchesse dort, vous pouvez partir sans qu’elle s’aperçoive de rien.

Angèle, qui s’était approchée, reprit d’un air effrayé en reculant vivement:

—Ah! mon Dieu! mais votre Grâce n’est donc pas seule?

—Monseigneur, dit le colonel, si elle pousse un cri, c’est fait de vous!!

—N’aie pas peur, Mirette, dit le chevalier, n’aie pas peur... pendant que tu étais auprès de ma femme, monsieur est entré; il arrive du Fort-Royal pour... des affaires très pressées, il faut que je sorte à l’instant pour l’accompagner.

—Si tard, monseigneur! mais vous n’y songez pas... Je vais prévenir madame.

—Non... non... je te le défends; mais, dis-moi, j’aurais tout de suite besoin des nègres pêcheurs et de leur chaloupe... fais-les prévenir.

—Mais, monseigneur...

—Obéis.

—Ce n’est pas difficile... c’est demain matin jour de pêche en haute mer, les noirs doivent être maintenant prêts à partir... pour être avant le jour à l’anse aux Caïmans, où est mouillé leur bateau.

—Monseigneur, tout nous seconde, vous le voyez, partons, dit le colonel à voix basse.

—C’est étonnant comme la Barbe-Bleue va au-devant de mes demandes, et comme elle facilite mon départ, se dit Croustillac; il y a là-dessous quelque chose de bien étrange... Je n’avais peut-être pas tout à fait tort de l’accuser de magie ou de nécromancie... Puis il reprit tout haut:

—Tu vas nous faire ouvrir les portes du dehors, Mirette, et ordonner aux noirs de se préparer à l’instant même.

—Eh bien! ajouta Croustillac en voyant la jeune femme rester immobile, ne m’as-tu pas entendu?

—Certainement, monseigneur, mais comment, votre Grâce... veut absolument...

—Monseigneur! ma Grâce!... Voilà une heure que tu m’appelles ainsi, devant un étranger, dit le Gascon d’un air courroucé, pensant faire un coup de maître: que serait-il arrivé... si monsieur n’était pas dans le secret?

—Oh! je sais bien que si cet étranger est ici à cette heure, c’est qu’on peut parler devant lui comme devant votre Grâce et devant madame... Mais est-ce bien possible, monseigneur, vous voulez absolument partir...

—La fine mouche veut avoir l’air de me retenir pour mieux jouer son rôle, pensa Croustillac. Mais, qui l’a instruite? qui lui a si bien tracé ce rôle?... Décidément il doit y avoir de la nécromancie là-dedans...

—Mais, monseigneur, reprit Mirette, que dirai-je à madame?

—Tu lui diras, reprit le pauvre Croustillac avec un attendrissement que le colonel attribua à des regrets bien naturels, tu lui diras, à cette chère et bonne femme, de n’avoir pas d’inquiétude... entends-tu bien, Mirette... pas d’inquiétude... assure-la bien que le petit voyage que je vais faire est absolument dans son intérêt... dis-lui enfin... de penser quelquefois à moi.

—Quelquefois, monseigneur? mais madame y pense... y pensera toujours, répondit Mirette d’une voix émue, car elle comprenait le sens caché des paroles de Croustillac. Soyez tranquille, monseigneur... madame sait combien vous l’aimez... et elle n’oublie rien... mais vous serez ici demain avant son réveil, n’est-ce pas?

—Oui, dit Croustillac, certainement, demain matin... Allons, Mirette, dépêche-toi de prévenir les nègres pêcheurs et de faire ouvrir la porte de la voûte; il faut que nous partions sans délai.

—Oui, monseigneur; en même temps je vous apporterai votre épée et votre manteau dans le salon, car la nuit est froide dans la montagne... Ah! J’oubliais, voici votre bonbonnière que vous portez toujours avec vous et que vous aviez laissée chez madame.

En disant ces mots, Angèle donna au Gascon une petite boîte, lui serra vivement la main et disparut.

—Vive Dieu! milord-duc, les choses ont mieux tourné que je ne l’espérais, dit le colonel; la maison est-elle encore éloignée?

—Non, après avoir monté cette dernière rampe, nous y arrivons.

En effet, au bout de quelques minutes, Rutler et son captif entrèrent dans le salon; le chevalier y trouva Angèle coiffée d’un madras et vêtue d’une longue simarre qui cachait sa taille; la jeune femme montra au chevalier un manteau qu’elle avait déposé sur un fauteuil.

—Voici votre cape et votre épée, monseigneur, dit-elle à Croustillac en lui remettant une rapière magnifique. Maintenant, je vais voir si les esclaves sont prêts.

Ce disant, Angèle sortit.

L’épée dont on vient de parler était aussi riche par sa matière que curieuse par sa forme; la garde était d’or massif; sur la coquille, on voyait émaillées les armes royales d’Angleterre; la poignée représentait un lion debout, et sa tête, surmontée d’une couronne royale, servait de pommeau; le baudrier d’une grande richesse, quoique terni par un fréquent usage, était de velours rouge brodé de perles fines, au milieu desquelles les lettres C. S. étaient plusieurs fois reproduites.

Avant que de passer le baudrier, Croustillac dit au colonel:

—Je suis votre prisonnier, monsieur, puis-je garder mon épée? Je vous réitère ma parole de n’en faire aucun usage contre vous.

Sans doute cette arme historique était connue du colonel, car il répondit:

—Je savais que cette royale épée était entre les mains de votre Grâce; j’avais ordre de la respecter dans le cas où vous me suivriez de bon gré, monseigneur.

—Je comprends, se dit Croustillac, la Barbe-Bleue continue à agir en fine mouche... Elle me décore ainsi d’une partie de la défroque du milord-duc mystérieux pour augmenter encore l’erreur de cet ours flamand; tout mon regret est de ne pas connaître mon nom. Je sais, il est vrai, que j’ai eu le cou coupé; c’est déjà quelque chose, mais ça ne suffit pas pour constater mon identité, comme disent les gens de loi... Enfin, ceci durera ce qu’il plaira à Dieu; une fois que j’aurai tourné les talons, la Barbe-Bleue mettra sans doute son mari en sûreté; c’est le principal. Maintenant, affublons-nous du manteau, et mon déguisement sera sans doute complet.

Ce vêtement d’une coupe particulière était bleu, avec une sorte de camail en drap rouge galonné d’or; on voyait qu’il avait dû longtemps servir.

Le colonel dit au chevalier:

—Vous êtes fidèle au souvenir de la journée de Bridge-Water, monseigneur!

—Hum... hum... fidèle... comme ci... comme ça... cela dépend de la disposition dans laquelle je me trouve...

—Pourtant, monseigneur, reprit le colonel, je reconnais là le manteau des cavaliers rouges qui combattirent si valeureusement sous vos ordres à cette fatale journée.

—C’est ce que je vous disais... selon que j’ai froid ou chaud, je porte ce manteau; mais c’est toujours pour moi une manière de commémoration... de cette bataille... où les cavaliers rouges ont, comme vous le dites, si vaillamment combattu sous mes ordres.

Le chevalier avait posé sur une table la bonbonnière que la Barbe-Bleue lui avait donnée. Il prit cette boîte et la regarda machinalement; sur la couverture, il reconnut une figure bien caractérisée qu’il avait plusieurs fois vue reproduite en gravure ou en portrait. Après avoir un peu cherché, il se ressouvint que ces traits étaient ceux de Charles II d’Angleterre.

Rutler lui dit:

—Monseigneur, que votre Grâce me pardonne de l’arracher à des pensées qu’il est facile de deviner en voyant le portrait qui est sur cette boîte; mais les moments sont précieux.

Angèle rentra au même moment et dit à Croustillac:

—Monseigneur, les nègres sont là avec un fanal pour vous éclairer.

—Partons, monsieur, dit le chevalier en prenant son chapeau des mains de la jeune femme, qui lui dit tout bas:

—Après mon mari, c’est vous que j’aime le plus au monde; car vous l’avez sauvé...

Bientôt les portes massives du Morne-au-Diable se refermèrent sur le chevalier et sur le colonel, qui se mirent en route, précédés de quatre noirs dont l’un portait un fanal pour éclairer la route.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant que l’aventurier, prisonnier du colonel Rutler, quitte le Morne-au-Diable, nous introduisons le lecteur dans l’appartement le plus secret de la maison de la Barbe-Bleue.

C’était une vaste pièce très simplement meublée; çà et là, pendues aux boiseries, on voyait des armes de prix. Au-dessus d’un lit de repos, était un très beau portrait du roi Charles II d’Angleterre; plus loin, une miniature représentant une femme d’une beauté ravissante.

Dans un cadre d’ébène, plusieurs esquisses au crayon, assez habilement dessinées, avaient reproduit toujours le même profil; il était facile de deviner qu’on avait ainsi tâché de faire un portrait de souvenir. Le cadre était supporté sur une sorte de cartouche d’argent ciselé représentant de funèbres allégories, au milieu desquelles on lisait cette date: 15 JUILLET 1685.

Cet appartement était occupé par un homme dans la force de l’âge, grand, svelte, robuste. Ses nobles proportions rappelaient singulièrement la stature et la taille du capitaine l’Ouragan, du boucanier Arrache-l’Ame ou du Caraïbe Youmaalë.

En colorant les beaux traits de l’homme dont nous parlons de la teinte cuivrée du mulâtre, du roucouage du Caraïbe, ou en les cachant à demi sous l’épaisse barbe noire du boucanier, on aurait cru revoir ces trois individus dans ce même personnage.

Nous dirons donc au lecteur, qui déjà, sans doute, a pénétré ce mystère, que les déguisements du boucanier, du flibustier et du Caraïbe avaient été successivement portés par le même homme, qui n’était autre que le fils naturel de Charles II, Jacques, duc de Monmouth, exécuté à Londres, le 15 juillet 1685, comme coupable de haute trahison.

Tous les historiens s’accordent à dire que ce prince était très brave, très affable, d’un caractère très généreux, et d’une figure noble et belle. «Telle fut la fin d’un seigneur (dit Hume en parlant de Monmouth) que ses grandes qualités auraient pu rendre l’ornement de la cour, et qui eût été capable de bien servir sa patrie.

«La tendresse que le roi son père avait eue pour lui, les caresses d’une nombreuse faction et les amorces de l’affection populaire l’avaient engagé dans une entreprise supérieure à ses forces. L’amour du peuple le suivit dans toutes les variétés de sa fortune; après son exécution même, ses partisans conservèrent l’espérance de le revoir un jour à leur tête

Nous expliquerons plus tard les causes de la singulière espérance des partisans de ce prince, et comment Monmouth avait en effet survécu à son exécution.

Ayant dépouillé son déguisement de Caraïbe et le roucouage qui cachait ses traits, Monmouth portait une ample simarre de tabis bleu à fleurs orange, et lisait attentivement plusieurs papiers étalés devant lui.

Pour expliquer le quiproquo dont le chevalier était la victime volontaire, nous dirons que Croustillac, sans ressembler beaucoup à Monmouth, était du même âge, de la même taille, brun comme lui, mince comme lui, et que le duc avait, comme le Gascon, le nez hardiment accusé et le menton saillant.

Tout autre que le colonel Rutler, officier hollandais arrivé des Provinces-Unies à la suite de Guillaume d’Orange, aurait donc pu tomber dans la même erreur, surtout en voyant entre les mains de Croustillac certains objets précieux connus que l’on savait avoir appartenu au fils de Charles II.

Quant au choix de Rutler, on conçoit que, pour remplir une pareille mission dans toutes ses conséquences, il fallait un homme sûr, intrépide, aveuglément dévoué, et capable de pousser le dévouement presque jusqu’à l’assassinat; le choix de Guillaume d’Orange se trouvant très circonscrit par de telles exigences, il lui avait été probablement impossible de trouver un homme qui connût personnellement Monmouth, et qui ne reculât devant aucune des terribles extrémités que pouvait amener cette périlleuse et cruelle entreprise.

Monmouth était profondément absorbé dans la lecture de quelques journaux anglais.

Tout à coup, la porte de sa chambre s’ouvrit, et Angèle se précipita à son cou en s’écriant:

—Sauvé! sauvé!

Puis, fondant en larmes, riant et sanglotant tour à tour, baisant les mains, le front, les yeux de son mari, elle répétait d’une voix entrecoupée:

—Sauvé... mon Jacques bien aimé... sauvé... Il n’y a plus de danger pour toi... mon amant, mon époux, mon frère. Dieu soit loué, le péril est passé... Mais quelle terreur a été la mienne! Hélas! j’en tremble encore...

Effrayé de l’exaltation d’Angèle, Monmouth lui dit avec une tendresse inquiète:

—Qu’as-tu, mon enfant... que veux-tu dire? Mais, sans lui répondre, Angèle s’écria:

—Maintenant, ce n’est pas tout, il faut fuir, entends-tu?... Le roi Guillaume d’Angleterre est sur tes traces... demain il nous faut quitter cette île. Tout sera préparé; je viens de donner l’ordre à un de nos nègres pêcheurs d’aller dire au capitaine Ralph de tenir le Caméléon tout prêt à mettre à la voile, il est mouillé à l’anse aux Caïmans... en deux heures nous pouvons avoir quitté la Martinique.

CHAPITRE XXI.

LA TRAHISON.

Le duc de Monmouth pouvait à peine croire ce qu’il entendait, il regardait sa femme avec angoisse.

—Que dis-tu? s’écria-t-il enfin, le roi Guillaume sait que j’habite cette île?

—Il le sait... Un de ses émissaires s’était introduit ici... cette nuit... Mais calme-toi... il est parti, il n’y a plus aucun danger, s’écria Angèle en voyant Monmouth courir à ses armes.

—Mais, cet homme? cet homme?...

—Il est parti, te dis-je... le péril est passé... Serais-je ici sans cela?... Non... tu n’as plus rien à redouter... quant à présent du moins. Mais sais-tu qui m’a aidé à conjurer ce menaçant orage?

—Non... de grâce explique-moi...

—C’est ce pauvre aventurier dont nous avions fait notre jouet.

—Croustillac?

—Oui, sa présence d’esprit nous a sauvés. Dieu soit loué... le péril est éloigné.

—En vérité, Angèle, je crois rêver.

—Écoute-moi donc: il y a une heure, lorsque tu m’as eu quittée pour lire ces papiers venus d’Europe, je suis descendue avec le chevalier dans le jardin... J’avais un pressentiment de notre danger, j’étais triste et rêveuse... je voulais me débarrasser de notre hôte le plus tôt possible... n’étant plus disposée à le railler; je lui dis que je ne pouvais lui expliquer le mystère de mes veuvages, que ma main n’appartiendrait à personne, et qu’il devait quitter cette maison demain au point du jour; notre but était ainsi rempli; le Gascon, par ses récits naturellement exagérés sur ce qu’il avait vu ici, donnerait plus de créance encore aux bruits qui circulent depuis trois ans dans l’île, bruits absurdes, mais précieux, qui, jusqu’à présent, hélas! nous avaient sauvegardés en jetant une telle confusion dans les événements qu’il avait été impossible de démêler le vrai du faux.

—Sans doute, mais par quelle fatalité ce mystère?... Achève... achève.

—Après avoir annoncé au chevalier qu’il ne pouvait plus rester ici, je lui dis que nous voulions néanmoins lui laisser un riche souvenir de son séjour au Morne-au-Diable. A mon grand étonnement, il refusa d’un air si péniblement humilié qu’il me fit pitié. Sachant combien il était pauvre, et voulant, par cela même qu’il témoignait quelque délicatesse, l’obliger à accepter un présent, j’étais revenue chercher ici un médaillon entouré de diamants où se trouve mon chiffre, espérant que le chevalier ne me refuserait pas. J’allais lui porter ce cadeau, lorsqu’en approchant de l’endroit où je l’avais laissé, au bout du parc, près du bassin... Ah! mon ami, j’en frémis encore.

Et la jeune femme jeta ses deux bras autour du cou de Jacques comme si elle eût voulu le protéger encore contre ce danger passé.

—Angèle, je t’en supplie, calme-toi, dit tendrement Monmouth, termine ce récit.

—Eh bien! reprit-elle, lorsque je m’approchai du bassin, j’entendis parler; effrayée, j’écoutai.

—C’était cet émissaire, sans doute?

—Oui, mon ami.

—Mais comment s’est-il introduit ici? Comment en est-il sorti? Comment a-t-il confié ses desseins au Gascon?

—Il a pris le chevalier pour toi.

—Il a pris le chevalier pour moi? s’écria Monmouth.

—Oui... Jacques, sans doute, il aura été trompé par la ressemblance de taille, et par cet habit que le Gascon avait endossé et que tu avait fait faire pour satisfaire un de mes caprices en t’habillant comme le portrait dont tu m’avais parlé.

—Oh! dit Monmouth en passant sa main sur son front avec accablement, oh! tu ne sais pas les souvenirs terribles que tout ceci éveille en moi.

Puis, après avoir jeté un long soupir et regardé tristement le cadre d’ébène incrusté d’argent qui renfermait l’esquisse d’un portrait, le duc reprit:

—Mais quelle a été l’issue de cette étrange rencontre? le chevalier qu’a-t-il dit? toi-même qu’as-tu fait? En vérité, sans ta présence, sans tes paroles qui me rassurent... j’irais moi-même...

Angèle interrompit le duc:

—Encore une fois, mon Jacques bien aimé, serais-je là si calme, s’il y avait quelque chose à craindre à cette heure?

—Eh bien! je t’écoute.... mais tu conçois mon impatience...

—Je ne la ferai pas durer longtemps... je continue... A quelques mots que je surpris, je devinai que le chevalier, en laissant notre ennemi dans l’erreur, ne savait comment le faire sortir de cette maison, craignant de ne pas être obéi par nos gens... Comptant avec raison sur l’intelligence du Gascon, je me suis présentée à lui au moment où il s’approchait de la maison, ayant soin de le prévenir indirectement qu’il devait me prendre pour Mirette. Ayant remarqué que l’émissaire de Guillaume, croyant s’adresser à toi, appelait le chevalier milord-duc ou monseigneur, je l’ai appelé ainsi; j’ai fait ouvrir les portes, et, pour compléter l’illusion, j’ai prêté au Gascon ton épée, ta boîte à portraits, et ce vieux manteau auquel tu tiens tant.

—Ah! qu’as-tu fait, Angèle! s’écria le duc, l’épée de mon père, une boîte qui m’a été donnée par ma mère... et le manteau qui a appartenu au plus saint, au plus admirable martyr qui se soit jamais sacrifié à l’amitié!

—Jacques, mon ami, pardon.... pardon... je croyais bien agir, s’écria Angèle, désolée de l’expression d’amertume et de chagrin qu’elle lisait sur les traits de Jacques.

—Pauvre ange bien-aimée, reprit Monmouth en lui serrant les mains avec tendresse, je ne t’accuse pas; mais j’ai un tel respect pour ces saintes reliques, qu’il m’est cruel de les voir profaner par un mensonge, même pendant quelques moments. Ah! je le répète, tu ne sais pas les souvenirs terribles qui se rattachent surtout à ce manteau... hélas! je ne t’ai pas tout dit.

—Tu ne m’as pas tout dit? s’écria Angèle surprise. Quand tu es venu me chercher en France au nom de mon second père, de mon bienfaiteur... mort sur un champ de bataille, et Angèle soupira tristement, ne m’as-tu pas offert de partager ta vie avec moi, pauvre orpheline... ne m’as-tu pas dit que tu m’aimais? que m’importe le reste. S’il ne s’était pas agi de ton salut, de ta vie, aurais-je jamais songé à te parler de ta condition, de ta naissance? Je t’ai épousé proscrit, fuyant la haine acharnée de tes ennemis... Nous avons échappé à bien des périls, dérouté les soupçons, grâce à mes prétendus mariages, à tes déguisements divers. Maintenant... que peux-tu m’avoir caché? Si c’est quelque nouveau danger! Jacques, mon ami... mon amant... je ne te le pardonnerais pas, car je dois tout partager avec toi... bonne et mauvaise fortune... Ta vie est ma vie; tes ennemis, mes ennemis. Quoique cette fatale tentative soit heureusement déjouée, maintenant ils connaissent ta retraite, ils vont recommencer à te poursuivre avec acharnement. Il faut fuir... Dans deux heures, le Caméléon sera prêt à mettre à la voile...

Profondément préoccupé, Monmouth n’entendait pas Angèle; il marchait à grands pas, se disant:

—Il n’y a pas à en douter... on sait que j’existe... Mais comment Guillaume d’Orange a-t-il pu pénétrer ce mystère, qui n’était plus connu que de moi... et du père Griffon... puisque le saint martyr avait emporté ce secret dans sa tombe, et que de Crussol, dernier gouverneur de cette île, est mort?... Quand je songe que pour plus de sûreté... j’ai même caché mon nom à cette femme adorablement dévouée... qui a donc pu me trahir? le père Griffon est incapable d’un tel sacrilége... car c’est sous le sceau de la confession que le gouverneur lui a fait cette révélation...

Après quelques moments de silence et de méditation, le duc reprit:—Et de quel moyen s’est servi le chevalier pour découvrir les desseins de l’émissaire de Guillaume d’Orange?

—Ses desseins? ô mon ami, cet homme ne s’en est pas caché; je l’ai entendu, il voulait t’enlever mort on vif et te conduire à la tour de Londres.

—Plus de doute... depuis la révolution de 1688, l’on craint que je ne me rapproche du roi détrôné, les papiers publics annoncent même que mes anciens partisans s’agitent... dit Monmouth en se parlant à lui-même.—Je reconnais là la politique de mon ancien ami Guillaume d’Orange... Mais de quel droit me soupçonne-t-il capable de visées ambitieuses?... Encore une fois, qui a pu éveiller dans l’esprit de Guillaume ces défiances si injustes... ces craintes si mal fondées?... Après un nouveau moment de silence, il dit à Angèle:—Dieu soit loué... mon enfant, l’orage est passé, grâce à toi, grâce à ce brave aventurier. Néanmoins... je ne sais si, malgré le dévouement qu’il vient de montrer dans cette occasion, je puis lui confier une partie de la vérité; peut-être serait-il plus prudent de la lui laisser toujours ignorer et de le persuader que l’émissaire lui-même avait été abusé par de faux renseignements. Qu’en penses-tu, Angèle? dois-je paraître aux yeux du chevalier sous d’autres traits que ceux d’Youmaalë, ou bien te chargeras-tu du soin de voir et de remercier encore ce brave homme? Quant à sa récompense, nous trouverons moyen d’y pourvoir sans blesser sa délicatesse.

Angèle regardait son mari avec un étonnement croissant.

Monmouth ne l’avait pas comprise, il croyait que le Gascon était parvenu à éloigner du Morne-au-Diable l’émissaire de Guillaume d’Orange, mais il ne savait pas qu’il l’eût accompagné comme prisonnier.

—Je ne sais pas quand reviendra le chevalier, mon ami. Il fera sans doute durer cette méprise le plus longtemps possible pour nous donner le temps de fuir...

—Le chevalier n’est donc plus ici? s’écria le duc.

—Mais, non, mon ami, il est parti prisonnier sous ton nom avec cet homme. Nos nègres pêcheurs les accompagnent jusqu’à l’anse aux Caïmans, où l’émissaire s’embarquera pour la Barbade... dans une de nos chaloupes avec le chevalier.

Le duc semblait ne pas croire à ce qu’il entendait.

—Parti prisonnier sous mon nom? s’écria-t-il. Mais cet émissaire, en reconnaissant son erreur, sera capable de sacrifier le chevalier... Par le ciel... je ne le souffrirai pas. Trop de sang, mon Dieu! a déjà coulé pour moi!...

—Du sang!... ah! ne crains pas cela... le chevalier ne peut courir aucun danger. Malgré mon désir d’éloigner de nous le péril dont nous étions menacés, jamais je n’aurais exposé cet homme généreux à une perte assurée...

—Mais, malheureuse femme! s’écria le duc, tu ne sais pas de quelle terrible importance est le secret d’état que possède maintenant le chevalier...

—Mon Dieu! que dis-tu?...

—Ils sont capables de le tuer...

—Ah! qu’ai-je fait, mon Dieu?... Mais où vas-tu? s’écria la jeune femme en voyant le duc s’apprêter à sortir.

—Je veux les rejoindre, délivrer ce malheureux aventurier. J’emmènerai quelques noirs avec moi. A peine le Gascon a-t-il une heure d’avance.

—Jacques... je t’en supplie... ne t’expose pas...

—Comment! j’abandonnerais lâchement cet homme qui s’est dévoué pour moi, je le livrerais aux ressentiments de l’envoyé de Guillaume!... Jamais... Ah! tu ne sais pas, malheureuse enfant, que certains sacrifices imposent une reconnaissance aussi douloureuse qu’un remords!... Va, je t’en prie, dire à Mirette d’ordonner à quelques esclaves de se tenir prêts à me suivre à l’instant... Grâce à la marée, le chevalier ne pourra pas mettre en mer avant le point du jour, je pourrai encore l’atteindre.

—Mais cet envoyé est capable de tout! s’il te voit venir délivrer le chevalier, il devinera peut-être... et alors...

—Ce n’est pas Jacques de Monmouth, mais le flibustier mulâtre qui va courir sur leurs traces... D’ailleurs, j’ai bravé, je crois, d’autres dangers que ceux-là.

Ce disant, le duc rentra dans un cabinet attenant à son appartement; là se trouvait tout ce qui lui était nécessaire pour son déguisement.

Restée seule, Angèle se livra aux regrets les plus cruels. Elle n’avait pas cru que les suites de l’erreur où le Gascon avait jeté Rutler pussent être si fatales. Elle craignait aussi que, malgré son déguisement, Monmouth ne fût reconnu. Au milieu de ses angoisses, elle entendit tout à coup frapper violemment à la porte extérieure de l’appartement où elle se trouvait, appartement rigoureusement fermé à tous les gens de la maison.

Angèle courut à cette porte, et y vit Mirette.

La mulâtresse, d’un air effrayé, dit à Angèle que le père Griffon demandait absolument à entrer, ayant les choses les plus importantes à lui apprendre.

L’ordre fut donné d’introduire à l’instant le religieux dans le salon du rez-de-chaussée.

Presque au même instant, Monmouth méconnaissable sortait de sa chambre sous les traits du flibustier mulâtre.

—Mon ami! s’écria Angèle dès que la jeune mulâtresse fut partie, le père Griffon arrive, il a les choses les plus importantes à nous révéler. Au nom du ciel! attendez-le, parlez-lui...

—Le père Griffon! s’écria le duc.

—Vous savez qu’il ne vient jamais ici que dans les circonstances les plus impérieuses; je vous en supplie... voyez-le.

—Il le faut bien... et pourtant chaque minute de retard peut compromettre la vie de ce malheureux chevalier! s’écria le duc.

Il descendit avec Angèle; le père Griffon, pâle, agité, épuisé de fatigue, était dans le salon.

—Dans un quart d’heure ils seront ici! s’écria le religieux.

—Qui cela, mon père? demanda Monmouth.

—Ce misérable Gascon! dit le père.

—Ah! Jacques, tout est découvert, tu es perdu! dit Angèle en poussant un cri déchirant; et elle se jeta dans les bras de Monmouth. Fuyons... il en est encore temps.

—Fuir! et par où? il n’y a qu’un chemin pour venir au Morne-au-Diable et pour en sortir. Je vous dis qu’ils me suivent, répondit le père, mais du calme, rien n’est encore désespéré.

—Expliquez-vous, mon père, qu’y a-t-il? de grâce, parlez, parlez! dit Angèle.

—Mon père, vous seul aviez mon secret, dit gravement le duc, j’aime mieux croire à l’impossible que de douter un moment de votre sainte probité.

—Et vous avez raison de ne pas en douter, mon fils... il y a là un mystère inexplicable... qui s’éclaircira un jour, croyez-moi; mais les moments sont trop précieux pour rechercher quelle est la cause du malheur qui vous menace. J’accours près de vous, donc je ne vous ai pas trahi! songeons au plus pressé. Sous ce déguisement, il est impossible que l’on vous reconnaisse, dit le curé. Mais ce n’est pas tout, votre position est devenue presque inextricable.

—Que dites-vous?

—Ce Gascon est un traître! un infâme... que Dieu me pardonne de m’être ainsi trompé sur lui, et de vous avoir fait partager mon erreur... Maudit soit ce misérable hypocrite...

—Mais, au contraire, s’écria Angèle, c’est le plus généreux des hommes... il s’est volontairement dévoué pour mon mari.

—Oui, il a pris votre nom, dit le père Griffon au prince; mais savez-vous dans quel but odieux?

—Oh! dites... dites, je meurs d’effroi, s’écria Angèle.

—Écoutez-moi donc, dit le religieux, car les minutes s’écoulent et le danger approche: ce matin, j’ai reçu au Macouba une lettre de maître Morin, du Fort-Royal, selon l’ordre qu’il a reçu de vous de me prévenir de tous les arrivages de navires et de ce qui pourrait lui sembler extraordinaire; il m’a dépêché un exprès pour m’apprendre qu’une frégate française était restée en panne et en vue de la rade, après avoir envoyé à terre un personnage inconnu. Ce personnage, ensuite d’une longue conférence avec le gouverneur, s’est mis en route, à la tête d’une escorte, dans la direction du Morne-au-Diable; en un mot, il vient ici.

—Un envoyé de France! s’écria Monmouth, qu’aurais-je à craindre maintenant, même si mon secret était connu à Versailles? La France n’est-elle pas en guerre avec l’Angleterre?

—Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de nous! s’écria Angèle.

—Écoutez... écoutez... Je me suis mis en route en toute hâte, reprit le père, pour vous avertir, espérant arriver avant cet homme et son escorte, dans le cas où il se serait réellement rendu ici. Malheureusement... ou heureusement peut-être, je le joignis au pied du morne. Me reconnaissant à ma robe, il me dit qu’il était envoyé du roi de France, qu’il venait remplir une mission d’état, et il me pria de vouloir bien lui servir de guide et d’introducteur, puisque je connaissais les habitants de cette maison. Je ne pouvais le refuser sans éveiller ses soupçons; je restai près de lui; il me dit alors qu’il se nommait M. de Chemeraut; il commençait à me faire quelques questions très embarrassantes sur vous et sur votre femme, monseigneur, lorsque tout à coup, à quelque distance de nous, nous entendîmes une voix forte crier:—Qui vive?—Envoyé du roi de France, répondit M. de Chemeraut.—Trahison!... reprit la voix, et un sourd gémissement vint jusqu’à nous avec ces mots:—Je suis mort...

—Aux armes! cria M. de Chemeraut en mettant l’épée à la main, et en courant sur les traces de deux de nos matelots qui nous servaient d’éclaireurs. Je le suivis... Nous trouvâmes le Gascon étendu sur un côté du chemin, quatre nègres agenouillés, éperdus d’épouvante, tandis que nos deux matelots d’avant-garde terrassaient et contenaient à peine un homme robuste vêtu en marin.

—Et le chevalier, s’écria Monmouth, était donc blessé?

—Non, monseigneur; et quoique ça soit un bien méchant homme, il faut rendre grâce au ciel du miraculeux hasard qui l’a sauvé. L’homme au costume de marin, en entendant le bruit de notre troupe et les paroles de M. de Chemeraut... qui lui avait répondu: Envoyé du roi de France... s’était cru trahi... et conduit dans une embuscade; il avait alors donné au Gascon un si furieux coup de poignard, que ce misérable aventurier eût été tué si la lame ne se fût brisée sur son baudrier. Néanmoins, renversé par la violence du choc, il tomba en s’écriant:—Je suis mort, et il resta sans mouvement. C’est à cet instant que nous arrivâmes près de ce groupe. En nous voyant, l’assassin du Gascon s’écria avec un rire féroce, en poussant du pied le corps de celui qu’il croyait sa victime:

—«Monsieur l’envoyé de France, vos desseins avaient été pénétrés, ils sont déjoués... vous veniez chercher Jacques, duc de Monmouth, pour en faire un drapeau de sédition; le drapeau est brisé... relevez ce cadavre, monsieur; c’est moi, Rutler, colonel au service du roi Guillaume, que Dieu garde, qui ai commis ce meurtre»—«Malheureux!» s’écria M. de Chemeraut. «Je m’en fais gloire de ce meurtre, reprit le colonel. Ainsi j’ai renversé les odieux projets des ennemis du roi mon maître! Grâce à moi, l’épée de Charles II, que Jacques de Monmouth portait à son côté, ne sera plus tirée contre l’Angleterre.»—«Colonel, vous serez fusillé dans vingt-quatre heures,» dit M. de Chemeraut...

—«Je connais mon sort, répondit le colonel, un traître est mort. Vive le roi Guillaume et la vieille Angleterre!»

—Mais le chevalier? s’écria le duc.

—Lorsqu’il entendit ces paroles du colonel Rutler, il fit un léger mouvement, poussa un soupir; et pendant qu’une partie de l’escorte garrottait le colonel, qui hurlait de rage en s’apercevant que sa victime n’était pas morte, M. de Chemeraut s’empressa de secourir le Gascon, et lui dit:—«Monseigneur, êtes-vous grièvement blessé?» Je compris à l’instant, sans deviner le but de ce déguisement, que le chevalier jouait votre rôle et avait pris votre nom; cette erreur pouvait vous servir, je me tus.—«Le coup a glissé sur le baudrier de l’épée de mon père,» dit le drôle d’une voix faible pendant qu’on le relevait.—«Milord-duc, appuyez-vous sur moi, répondit M. de Chemeraut; je viens vers vous au nom du roi de France, mon maître. Le mystère est maintenant inutile. En deux mots, je vous dirai, monseigneur, le sujet de ma mission, et vous jugerez ensuite que nous devons retourner le plus tôt possible au Fort-Royal pour nous y embarquer.»—«Je vous écoute, monsieur,» dit le chevalier en feignant un léger accent anglais, sans doute pour mieux jouer son personnage.—Puis, au bout de quelques moments d’entretien secret, le Gascon dit à voix haute:—«Puisqu’il en est ainsi, monsieur, je ne puis maintenant me séparer de madame ma femme, et je désire formellement aller la chercher au Morne-au-Diable. Elle m’accompagnera... puisque telle est la destination qui m’est réservée.»

—Le misérable! s’écria Angèle.

Puis il ajouta, reprit le père Griffon:—«Je me sens étourdi de ma chute, je me reposerai un moment chez moi.»—«Qu’il soit fait ainsi que vous le désirez, monseigneur,» a dit M. de Chemeraut. Puis, s’adressant à moi:—«Voulez-vous, mon père, être assez bon pour aller prévenir madame la duchesse de Monmouth que monseigneur va venir la chercher pour l’emmener; qu’elle veuille donc se préparer en hâte, car nous devons être au point du jour au Fort-Royal et mettre à la voile ce matin même...» Maintenant, dit le père à Monmouth, comprenez-vous le projet de ce traître? il veut abuser du nom qu’il a pris pour vous ravir votre femme. Et vous serez obligé ou de déclarer qui vous êtes... ou de consentir au départ de madame la duchesse.

—Plutôt mourir mille fois! s’écria Angèle.

—Maudit soit le Gascon! reprit le père Griffon, moi qui ne le croyais que sot et aventureux, et c’est un monstre d’hypocrisie.

—Ne nous désespérons pas, dit tout à coup Angèle. Mon père, veuillez retourner dans les bâtiments extérieurs, et ordonner à Mirette d’ouvrir au Gascon et à l’envoyé quand ils se présenteront. Je me charge du reste.

TROISIÈME PARTIE.

CHAPITRE XXII.

LE VICE-ROI D’IRLANDE ET D’ÉCOSSE.

Pendant que le duc de Monmouth et sa femme, instruits par le père Griffon de l’infâme trahison de Croustillac, cherchent à échapper à ce nouveau danger, nous rejoindrons l’aventurier qui, négligemment appuyé sur le bras de M. de Chemeraut, gravissait les pentes escarpées du Morne-au-Diable.

Le colonel Rutler, furieux d’avoir échoué dans son entreprise, était conduit et gardé par deux soldats de l’escorte.

M. de Chemeraut ne connaissait pas Croustillac; ne pouvant élever le moindre doute sur l’identité du Gascon avec le personnage de Monmouth, l’action, les paroles de Rutler, confirmaient son erreur. On trouva sur le colonel un ordre de la main de Guillaume d’Orange, au sujet de l’enlèvement de Jacques, duc de Monmouth. Quelle défiance M. de Chemeraut pouvait-il donc concevoir, dès qu’un envoyé du roi Guillaume reconnaissait si formellement Croustillac comme duc, qu’il allait payer de sa vie sa tentative d’assassinat contre ce prétendu prince?

En voyant la nouvelle face que prenait cette aventure, Croustillac sentit la nécessité de s’observer davantage, pour compléter l’illusion qu’il voulait produire et pour arriver à ses fins.

Il savait du moins le nom du personnage qu’il représentait, et à quelle nation il appartenait. Ces renseignements ne furent cependant pas d’une excessive utilité pour l’aventurier, car il ignorait absolument l’histoire contemporaine; mais du moins en apprenant que l’homme dont il jouait le rôle était Anglais, il tâcha de modifier sa prononciation gasconne et il lui donna une manière d’accent britannique qui rendait son parler si étrange, que M. de Chemeraut était à mille lieues de soupçonner qu’il causait avec un Français.

Croustillac, pour ne pas compromettre son rôle, jugea prudent de se renfermer dans un laconisme extrême. M. de Chemeraut n’en fut guère étonné, il connaissait le peu d’expansion du caractère anglais.

Quelques mots de l’entretien de ces deux personnages qui cheminaient en tête de l’escorte donneront une idée de la nouvelle et assez embarrassante situation du chevalier.

—Dès que nous serons arrivés chez vous, monseigneur, disait M. de Chemeraut, je mettrai les pleins pouvoirs dont Sa Majesté m’a chargé sous les yeux de Votre Altesse.

Altesse? diable! pensa Croustillac, cet homme me plaît beaucoup plus que l’autre... outre l’inconvénient de son éternel poignard, il m’appelait seulement Monseigneur ou ma Grâce, tandis que celui-ci m’appelle Altesse... Il y a progrès... j’avance... je frise le trône...

M. de Chemeraut continua:

—J’aurai aussi l’honneur de vous communiquer, monseigneur, bon nombre de lettres d’Angleterre qui vous prouveront que jamais le moment n’a été plus favorable pour une insurrection.

—Je le savais, dit effrontément le Gascon en se souvenant de ce que lui avait dit Rutler, je le savais, monsieur... mes partisans s’agitent... s’agitent même énormément...

—Monseigneur est mieux informé que je ne le pensais des affaires d’Europe.

—Je ne les ai jamais perdues de vue... monsieur, jamais...

—Votre Altesse me remplit de joie en parlant ainsi... il dépend de vous, monseigneur, de vous assurer de l’éclatante position qui vous est due, et qui vous serait acquise si vous remportez un avantage décisif.

—Et comment cela, monsieur?

—En vous mettant à la tête des partisans de votre royal oncle, Jacques Stuart; en oubliant les dissentiments qui vous avaient jadis séparés, monseigneur, car le roi ne veut plus voir maintenant en vous que son digne neveu.

—Et entre nous il a raison, il faut toujours en revenir à sa famille. Mon Dieu, que chacun y mette un peu du sien... et tout finira par s’arranger...

—Aussi, monseigneur, le roi Jacques vous donne-t-il une haute marque de confiance en vous chargeant de la défense de ses droits et de ceux de son jeune fils[3].

—Mon oncle est détrôné, il est malheureux, cela fait oublier bien des choses! dit philosophiquement Croustillac, aussi... je ne trahirai pas ses espérances; je me dévouerai à la défense de ses droits et de ceux de son jeune fils... si toutefois les circonstances le permettent...

—Votre Altesse ne conservera pas le plus léger doute sur l’opportunité de cette tentative, lorsqu’elle aura entendu à cet égard bon nombre de ses anciens compagnons d’armes, de ses partisans les plus exaltés.

—Le fait est qu’ils seront à même mieux que personne de me donner... des renseignements certains... Mais, hélas!... avant que je puisse les revoir... ces braves, ces fidèles, ces loyaux serviteurs... il se passera malheureusement beaucoup de temps...

—Je vais causer à Votre Altesse une bien douce surprise...

Une surprise?

—Oui, monseigneur... plusieurs de vos partisans ayant appris par quelle admirable occurrence les jours de Votre Altesse avaient été préservés, ont demandé au roi la faveur de m’accompagner.

—De vous accompagner? s’écria le chevalier.—Et où sont-ils donc, monsieur?

—Ils sont ici... à bord de ma frégate qui m’a amené, monseigneur.

—A bord de votre frégate! reprit Croustillac avec une expression de surprise que M. de Chemeraut interpréta dans un sens très favorable aux souvenirs affectueux du chevalier.

—Oui, monseigneur... je conçois votre étonnement, votre bonheur, votre joie, de retrouver bientôt vos anciens compagnons d’armes.

—En effet... vous n’avez pas idée de l’impatience avec laquelle j’attends le moment où je les reverrai, monsieur, dit Croustillac.

—Et leur conduite justifia bien votre empressement, monseigneur; ils vous apportent le vœu de tous vos amis d’Angleterre. Et ils vont vous mettre bien vite au courant des affaires de ce pays. Qui pourrait mieux vous renseigner à ce sujet que les Dudley... les Rothsay?...

—Ah!.... ah!... ce cher Rothsay... est aussi venu? dit le Gascon d’un air dégagé.

—Oui, monseigneur; et pourtant il est si souffrant de ses anciennes blessures, qu’il peut à peine marcher; mais il a dit: «Il n’importe que je meure... si je meurs aux pieds de notre duc...» car c’est ainsi qu’ils vous appellent dans la familiarité de leur dévouement, monseigneur.

—Ce pauvre Rothsay... toujours le même, dit Croustillac en passant la main sur ses yeux d’un air attendri. Ces chers amis...

—Et lord Mortimer donc, monseigneur! était comme un fou... Sans les ordres du roi, qui étaient de la dernière sévérité, il m’eût été impossible de l’empêcher de descendre à terre avec moi.

—Mortimer... aussi... ce brave Mortimer...

—Et lord Dudley, monseigneur.

—Lord Dudley est aussi enragé que les autres... je le parie...

—Il parlait de venir à la nage, monseigneur; le capitaine s’était vu obligé de lui refuser une embarcation...

—C’est un vrai caniche pour la fidélité et pour l’amour de l’eau qu’un ami pareil, pensa Croustillac très désappointé.

—Ah! monseigneur, et demain?...

—Eh bien! quoi... demain?

—Quel beau jour ce sera pour vous, monseigneur!

—Oui, superbe... superbe...

—Ah! monseigneur, quelle touchante entrevue... quel moment pour vous et pour ceux qui vous sont si dévoués! Heureux! heureux les princes qui retrouvent de pareils amis dans l’adversité!

—Oui, ce sera en effet une entrevue très touchante, dit tout haut Croustillac. Puis il ajouta tout bas:

—Au diable cet animal de Mortimer et ses compagnons! Mordioux, voilà des amis bien stupides! quelle mouche les a piqués? Ils vont me reconnaître, et je serai perdu... maintenant que je connais le secret d’état de M. de Chemeraut.

—La présence de ces vaillants seigneurs, reprit M. de Chemeraut, a encore un autre but... Votre Altesse ne doit pas l’ignorer.

—Parlez, monsieur, ils me paraissent en veine d’excellentes idées, ces chers amis...

—Connaissant votre courage, votre résolution, monseigneur, le roi mon maître et le roi votre oncle m’ont commandé de vous faire une ouverture que vous ne pouvez manquer d’accueillir.

—Faites, monsieur... faites... tout ceci s’annonce à ravir.

—Non seulement vos partisans les plus intrépides sont à bord de la frégate qui est en rade, monseigneur, mais ce bâtiment est rempli d’armes et de munitions de guerre; des intelligences sont ménagées sur les côtes de Cornouailles; tout ce comté n’attend qu’un signal pour s’insurger en votre faveur... Que Votre Altesse débarque à la tête de ses partisans et donne aux populations de quoi s’armer... Le mouvement se répand jusqu’à Londres, l’usurpateur est chassé du trône, et vous rendez la couronne au roi votre oncle.

—J’en suis, pardieu! bien capable... Certes, voilà un projet magnifique, mais... il peut y avoir des chances contraires, et avant tout je dois être avare... très avare de la vie de mes partisans et du salut des peuples de mon oncle...

—Je reconnais la générosité habituelle du caractère de Votre Altesse; mais il n’y a pour ainsi dire pas de chances contraires à redouter, tout est préparé... les esprits agités... vous serez accueilli avec enthousiasme. Votre souvenir est resté, dit-on, si présent au peuple de Londres, que jamais il n’a voulu croire à votre exécution, monseigneur, quoiqu’il y eût assisté. Vivez donc pour cette noble nation qui vous chérit, qui vous a si profondément regretté, et qui attend votre venue comme le jour de sa délivrance!

—Allons, lui aussi, pensa Croustillac, il veut que j’aie été exécuté; mais il est plus raisonnable que l’autre, qui voulait me tuer au nom des regrets que ma mort avait laissés; au moins celui-ci me demande de vivre au nom de ces mêmes regrets. J’aime mieux cela.

—En un mot, monseigneur, faisons voile de la Martinique pour la côte de Cornouailles; et si, comme tout le fait croire, la population anglaise se soulève à votre nom, le roi, mon maître, appuiera cette insurrection avec des forces imposantes, et rendra ce mouvement décisif.

—Ah! ah! je te vois venir, mon drôle, je te vois venir... Quoique je ne sois pas un fin politique, se dit le Gascon, dans mon petit jugement je devine que le roi, ton maître et le mien, veut me lancer en manière de brûlot, d’enfant perdu... Si je réussis, il m’appuiera; si je ne réussis pas, il me laissera parfaitement bien pendre... c’est égal, ça me tente; mon ambition s’éveille... Au diable les Mortimer, les Rothsay et autres amis forcenés... Sans ces bélîtres, j’aurais été curieux de voir Polyphème de Croustillac révolutionnant la Cornouailles, chassant Guillaume d’Orange du trône d’Angleterre... et rendant généreusement ce même trône au roi Jacques. Sans être tenté de m’y asseoir... hum... peut-être m’y serais-je assis... un peu... pour voir... Allons, allons, Polyphème... pas de ces idées-là, rendez son trône à ce vieillard... Polyphème, rendez-lui son trône... Soit, je le lui rendrai, mais décidément, depuis quelque temps, il m’arrive de singulières aventures, et la Licorne, qui m’a amené ici, pourrait bien être un bâtiment enchanté.

Le chevalier reprit tout haut d’un air méditatif:

—Ceci est une détermination très grave, au moins, monsieur; il y a certainement beaucoup à dire pour... il y a certainement aussi beaucoup à dire contre... Je suis loin de vouloir temporiser outre mesure; mais il serait, je crois, d’une bonne politique de réfléchir... plus mûrement, avant de donner le signal de cette insurrection.

—Monseigneur, permettez-moi de vous le dire, les circonstances sont pressantes, il faut se hâter d’agir; les vues secrètes du roi, mon maître, ont été trahies; Guillaume d’Orange avait donné au colonel Rutler la mission de vous enlever mort ou vif, tant il craignait de vous voir le chef d’une insurrection; monseigneur, il nous faut donc frapper un coup rapide, décisif, tel qu’un brusque débarquement sur les côtes de Cornouailles. Monseigneur, je vous le répète, cette tentative faite au nom du roi Jacques sera accueillie avec enthousiasme, et la toute puissante influence de Louis XIV consolidera la révolution que vous aurez si glorieusement commencée; et grâce à vous, le roi légitime de la Grande-Bretagne remonte sur son trône.

—Ceci me paraît immanquable... si mon parti a le dessus...

—Et il l’aura, monseigneur, il l’aura...

—Oui, à moins qu’il n’ait le dessous... et alors, si je suis tué cette fois, ce sera sans rémission... Ce n’est pas par un vil égoïsme que je fais cette réflexion, monsieur; vous comprenez que, d’après les antécédents qu’on me prête, je dois être furieusement habitué à la mort, mais... je ne voudrais pas laisser mon parti... orphelin... Et puis songez-y donc, monsieur, replonger encore ce malheureux pays dans les horreurs de la guerre civile! Ah! Croustillac poussa un soupir douloureux.

—Sans doute, monseigneur, cette pensée est triste; mais à ces troubles passagers succédera le calme le plus profond; sans doute la guerre a des chances fatales, mais elle en a d’heureuses... Et puis quel avenir vous attend, monseigneur! Les lettres que je dois vous remettre vous prouveront que la vice-royauté d’Irlande et d’Écosse vous est destinée, sans nombrer d’autres faveurs que vous réservent et mon maître et Jacques Stuart, votre oncle, lorsqu’il sera remonté sur le trône qu’il vous devra.

—Peste! vice-roi d’Écosse et d’Irlande, se dit Croustillac, avec cela mari de la Barbe-Bleue, et par-dessus le marché fils et neveu de roi... Ah! Croustillac, Croustillac, je te l’avais bien dit... ton étoile se lève... il est dommage que ce soit pour un autre. Allons toujours... tant que cela pourra durer.

M. de Chemeraut, voyant l’hésitation du chevalier, employa un moyen décisif pour le forcer d’agir conformément aux vues des deux rois, et lui dit:

—Il me reste, monseigneur, à vous faire une dernière communication... et, si pénible qu’elle soit... je dois obéir aux ordres du roi mon maître.

—Parlez, monsieur...

—Il vous est presque impossible de refuser de vous mettre à la tête de l’insurrection, monseigneur... on a brûlé vos vaisseaux!

—On a brûlé mes vaisseaux!

—Oui, monseigneur; c’est une métaphore...

—Très bien, monsieur, je comprends; le roi votre maître m’a mis dans la nécessité d’agir selon ses vues?

—Votre perspicacité habituelle ne pouvait pas vous tromper, monseigneur. Dans le cas où vous ne croiriez pas devoir suivre les conseils pressants du roi mon maître, dans le cas où vous prouveriez ainsi à S. M. le roi Jacques que vous ne voulez pas lui faire oublier de fâcheux et tristes souvenirs, en vous dévouant à sa cause comme il l’espérait..

—Eh bien! monsieur, dit l’aventurier, devenu très soucieux en pensant qu’il allait connaître, comme on dit, le revers de la médaille.

—Eh bien! monseigneur, le roi, mon maître, par d’imminentes raisons d’état, se verrait, quoique bien à regret, obligé de s’assurer de votre personne... Voilà pourquoi je m’étais fait suivre d’une escorte...

—Monsieur... de la violence!!!...

—Malheureusement, monseigneur, mes ordres sont précis... Mais je suis sûr d’avance que Votre Altesse ne me mettra pas dans la dure nécessité de les exécuter...

Cette menace fit réfléchir Croustillac. M. de Chemeraut continua:

—Je dois ajouter, monseigneur, que la prudence voulant (vu votre exécution à mort) que vos traits restassent désormais invisibles, on vous couvrirait le visage d’un masque que vous ne quitteriez jamais. Enfin, d’après l’ordre de Sa Majesté, j’aurais l’honneur de conduire directement monseigneur aux îles Sainte-Marguerite, où vous resteriez éternellement prisonnier... Je vous laisse à penser les regrets de vos partisans qui étaient venus ici dans l’espoir de vous revoir bientôt à leur tête.

Après être resté longtemps dans l’attitude d’un homme qui médite profondément et qui lutte intérieurement contre plusieurs pensées contraires, Croustillac releva fièrement la tête, et dit à M. de Chemeraut d’un air majestueux:

—Toute réflexion faite, monsieur, j’accepterai la vice-royauté d’Irlande et d’Écosse, vous avez ma parole. Ne croyez pas surtout que ce soit la crainte d’une prison perpétuelle qui me force d’agir ainsi. Non, monsieur, non. Mais après de mûres réflexions, je viens de ne convaincre que je serais coupable de ne pas me rendre aux vœux des peuples opprimés qui me tendent les bras... et de ne plus tirer l’épée pour leur défense, ajouta l’aventurier d’un ton héroïque.

—Puisqu’il en est ainsi, monseigneur, s’écria M. de Chemeraut, vive le roi Jacques et S.A.R. monseigneur le duc de Monmouth! vive le roi d’Écosse et d’Irlande!

—J’en accepte l’augure, répondit gravement le chevalier.

Et il ajouta tout bas:—Diable d’homme! avec son air doucereux! je ne sais si je n’aimais pas mieux l’autre, malgré son éternel poignard... Ça se gâte singulièrement... Aller avec le Flamand prisonnier à la tour de Londres, ça n’était pas difficile... tandis que mon rôle se complique et devient diabolique, grâce à mes enragés de partisans qui sont là comme des grues à m’attendre à bord de la frégate; demain peut-être tout sera découvert... Et la Barbe-Bleue? moi qui croyais avoir fait un coup de maître en venant la chercher au Morne-au-Diable!... Mordioux! que va-t-il arriver de tout ceci? Bah! après tout, que peut-il m’arriver? d’être prisonnier... ou pendu... Prisonnier, ça me fait un avenir... Pendu... c’est un zeste... un clin d’œil... un bâillement... Allons, allons... Croustillac, pas de lâcheté; dédommage-toi, mon garçon, en te moquant, à part toi, de ces gens-là, et en t’amusant des étranges aventures que le diable t’envoie... C’est égal... maudits soient mes partisans! Sans eux, cela allait tout seul... Voyons s’il n’y aurait pas moyen de les envoyer... m’aimer ailleurs.

—Dites-moi, monsieur, reprit-il tout haut, à bord, mes partisans sont-ils nombreux?

—Monseigneur, ils sont onze.

—Cela doit bien vous gêner; eux-mêmes doivent être très mal à leur aise...

—Ce sont des soldats, monseigneur, ils sont habitués à la rude vie des camps; d’ailleurs le but qu’ils se proposent est si important, si glorieux, qu’ils ne songent pas aux privations que la vue de Votre Altesse leur fera bientôt oublier...

—C’est égal, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de les caser ailleurs... de leur destiner un autre navire où ils seraient infiniment mieux, tandis que moi et ma femme nous nous accommoderions de la frégate?... Et puis, pour des raisons à moi connues, je ne me révélerai à ces chers et bons amis qu’au moment de débarquer en Angleterre.

—C’est impossible, monseigneur! Pour être sur le bâtiment où vous serez, vos amis coucheraient sur le pont dans leurs manteaux.

—Il est désespérant d’inspirer de pareils dévouements, se dit Croustillac.—Alors, n’y pensons plus, dit-il tout haut, je serais désolé de contrarier de si fidèles partisans. Mais quel logement nous destinez-vous, à moi et à ma femme?

—Ce logement sera bien modeste, monseigneur, mais Votre Altesse daignera être indulgente en songeant à l’impérieuse nécessité des circonstances. D’ailleurs, l’attachement bien connu de Votre Altesse pour madame la duchesse de Monmouth, ajouta M. de Chemeraut en souriant, vous fera, j’en suis sûr, monseigneur, excuser l’exiguïté de l’appartement, qui ne se compose que de la chambre du capitaine.

L’aventurier ne put s’empêcher de sourire à son tour, et il reprit:

—Cette chambre, en effet, nous suffira, monsieur.

—Ainsi Votre Altesse est toujours décidée à emmener madame la duchesse?

—Plus que jamais, monsieur; quand j’étais prisonnier du colonel Rutler, quand j’étais destiné à périr peut-être, j’avais dû laisser ignorer mes périls à ma femme, et l’abandonner sans la prévenir du sort qui m’attendait.

—Ainsi madame la duchesse ignorait?...

—Tout, monsieur... la pauvre femme ignorait tout... Surpris par le colonel Rutler pendant qu’elle reposait, je lui avais fait dire en quittant le Morne-au-Diable que mon absence ne durerait qu’un jour ou deux... Mais les circonstances ont tout à coup changé. Ce ne sont plus des dangers stériles que je vais courir. Je connais ma femme, monsieur: gloire et périls, elle voudra tout partager; en venant la chercher pour l’emmener avec moi, je devance son plus cher désir.

CHAPITRE XXIII.

LA SURPRISE.

Pendant quelque temps, M. de Chemeraut et Croustillac marchèrent en silence en continuant leur route vers le Morne-au-Diable.

Bientôt l’escorte atteignit les derniers escarpements du rocher.

De cet endroit, on découvrait au loin la plate-forme et la muraille de clôture de l’habitation de la Barbe-Bleue.

En voyant cette espèce de fortification, M. de Chemeraut dit au chevalier:

—Cette retraite était habilement choisie, monseigneur, pour éloigner et dérouter les curieux; sans compter que les bruits que vous aviez fait répandre par trois drôles qui étaient à votre service ne devaient pas encourager beaucoup les visiteurs.

—Vous voulez sans doute parler, monsieur, d’un boucanier, d’un flibustier et d’un Caraïbe?...

—Oui, monseigneur, on dit qu’ils vous sont dévoués à la vie et à la mort.

—En effet, monsieur, ils me sont singulièrement attachés.

—Avec tout cela, pensa Croustillac, je ne sais pas encore à quel titre ces trois misérables sont dans l’intimité de la duchesse, ni surtout comment son mari, monseigneur le duc de Monmouth, pouvait souffrir que de pareils bandits fussent aussi indécemment familiers avec madame sa femme... la tutoyassent... l’embrassassent... Le Caraïbe surtout, avec son air sérieux comme un âne qu’on étrille, était celui qui avait particulièrement le don de m’agacer les nerfs... Encore une fois, comment le duc de Monmouth permet-il ces privautés?... Sans doute cela déroute... cela sauve les apparences... mais, mordioux! il me semble à moi que cela déroute un peu trop... Ah! Croustillac, Croustillac, vous êtes toujours et de plus en plus amoureux, mon ami... c’est surtout la jalousie qui vous monte contre ces bandits... Allons, il y a encore un mystère que je découvrirai peut-être tout à l’heure... En attendant, tâchons d’apprendre comment l’on a su que le prince était caché au Morne-au-Diable.

—Monsieur, dit Croustillac à M. de Chemeraut, j’ai une question très importante à vous faire.

—Monseigneur, je vous écoute...

—Dans le cas où vos ordres vous permettraient de me répondre, toutefois, apprenez-moi donc comment on a su à Versailles que j’étais caché à la Martinique.

Après un moment de silence, M. de Chemeraut répondit:

—En vous instruisant de ce que vous désirez connaître, monseigneur, je ne trahis en rien un secret d’état... ni le roi, ni ses ministres ne m’ont rien confié à ce sujet; non, monseigneur, c’est par une circonstance qu’il serait trop long de vous raconter ici que j’ai découvert ce qu’on avait cru devoir me laisser ignorer, je puis néanmoins compter que Votre Altesse gardera le silence à ce sujet.

—Vous pouvez en être sûr, monsieur.

—D’abord je crois savoir... monseigneur, que le dernier gouverneur de la Martinique, feu M. le chevalier de Crussol, vous avait connu en Hollande, où il vous avait dû la vie... lors de la bataille de Saint-Denis, où vous commandiez une brigade écossaise dans l’armée du stathouder, tandis que le chevalier de Crussol servait dans l’armée de M. le maréchal de Luxembourg.

—Cela est vrai de tout point, monsieur, dit imperturbablement Croustillac. Poursuivez.

—Je crois encore savoir, monseigneur, que feu M. le chevalier de Crussol ayant été, par suite des événements, nommé gouverneur de cette colonie, et ayant cru de son devoir de s’enquérir de l’existence mystérieuse d’une jeune veuve, surnommée la Barbe-Bleue, se rendit au Morne-au-Diable, ignorant complétement que vous y fussiez réfugié...

—C’est encore vrai, monsieur, vous voyez que je suis franc... dit Croustillac charmé de pénétrer peu à peu ce mystère.

—Il paraît enfin certain, monseigneur, que feu M. de Crussol, reconnaissant en vous le prince qui lui avait sauvé la vie, vous jura de vous garder le secret...

—Il le jura, monsieur... et si quelque chose m’étonne de la part d’un si galant homme... c’est qu’il ait manqué à sa parole, dit sévèrement le Gascon.

—Ne vous hâtez pas d’accuser M. de Crussol, monseigneur...

—Je suspendrai donc mon jugement, monsieur...

—Vous savez, monseigneur, qu’il y avait peu d’hommes plus sincèrement religieux que M. de Crussol?...

—Sa piété était proverbiale, monsieur... C’est ce qui fait que je m’étonne de son manque de parole...

—Au moment de mourir, monseigneur, M. de Crussol se fit un cas de conscience de n’avoir pas donné connaissance au roi son maître d’un secret d’état de cette importance... il confessa toute la vérité au révérend père Griffon.

—Je sais tout cela, monsieur... passons, dit Croustillac, qui ne voulait pas laisser paraître la dévorante curiosité avec laquelle il écoutait M. de Chemeraut.

—Aussi, monseigneur, je ne parle de ces précédents que pour mémoire. J’arrive à certaines particularités ignorées, je crois, de votre Altesse... Sur le point de mourir, M. le chevalier de Crussol, voulant, autant que possible, vous continuer la protection dont il vous avait entouré pendant sa vie, et craignant que son successeur ne commençât une nouvelle enquête contre les mystérieux habitants du Morne-au-Diable. M. de Crussol, dis-je, écrivit une lettre au gouverneur actuel, qu’on attendait d’un jour à l’autre. Dans cette lettre, il lui affirmait, sous sa garantie et sous celle du père Griffon, que la conduite de la Barbe-Bleue, ne devait être nullement suspectée... ni inquiétée... On a cru savoir enfin, monseigneur, que M. de Crussol vous avait prévenu que des scrupules de conscience l’ayant obligé de tout avouer au père Griffon, sous le sceau de la confession... il ne croyait pas avoir forfait à la parole qu’il vous avait donnée.

—S’il en est ainsi, monsieur... ce pauvre M. de Crussol... est resté jusqu’à la fin de sa vie, ce que je l’ai toujours connu... un religieux, un loyal gentilhomme, dit Croustillac d’un ton pénétré, mais faudrait-il donc maintenant accuser le père Griffon d’une indiscrétion sacrilége?... Cela serait cruel. Je m’y résoudrais avec peine, monsieur...

Après un moment de silence, M. de Chemeraut dit à l’aventurier:

—Connaissez-vous, monseigneur, le jeu de l’aiguillette empoisonnée?

Le Gascon regarda l’envoyé d’un air surpris:

—Est-ce une plaisanterie, monsieur?

—Je ne prendrais pas cette liberté, monseigneur, dit M. de Chemeraut en s’inclinant...

—Alors, monsieur... quel rapport?

—Permettez-moi, monseigneur, de vous apprendre quel est ce jeu, et à l’aide de cette figure je pourrai peut-être expliquer à Votre Altesse la fortune du secret d’état dont il s’agit.

—Voyons cette figure, monsieur...

—Eh bien, monseigneur, ce jeu de l’aiguillette empoisonnée consiste en ceci... Un cercle d’hommes et de femmes est rassemblé; un homme prend une des aiguillettes de son pourpoint, et il s’agit de la glisser dans la poche de son voisin le plus subtilement possible, car la personne qui se trouve en possession de l’aiguillette est condamnée à une pénitence.

—Très bien, monsieur, dit le Gascon, l’habileté du jeu se réduit à se débarrasser le plus lestement possible de l’aiguillette, en la passant adroitement à une autre.

—Vous y voilà, monseigneur...

—Mais je ne vois pas quel rapport il y a entre ce secret d’état qui me concerne... et... ce jeu-là.

—Pardonnez-moi, monseigneur... Pour quelques consciences scrupuleuses et timorées, certaines confidences... ou plutôt certaines confessions font le même effet que l’aiguillette dans le jeu de ce nom... lesdites consciences ne songeant qu’à se débarrasser du secret dans une conscience voisine... afin de se mettre à l’abri de toute responsabilité...

—Très bien, monsieur... je commence à saisir l’analogie... il se pourrait qu’on eût joué à l’aiguillette empoisonnée avec la confession de ce malheureux chevalier de Crussol...

—C’est justement ce qui est arrivé, monseigneur... Le père Griffon, se voyant dépositaire d’un secret d’état si important, s’est trouvé dans un mortel embarras; il craignait de commettre une action coupable envers son souverain en se taisant; il craignait, en parlant de violer le sceau de la confession et de vous perdre... Dans cette alternative, voulant mettre sa conscience en repos, il résolut d’aller en France, de tout confesser au général de son ordre, et de se décharger ainsi sur lui de toute responsabilité...

—Je comprends très bien maintenant votre comparaison, monsieur... Mais pour que ce secret se soit ébruité, il faut nécessairement, pour suivre toujours votre comparaison, que quelqu’un ait triché...

—Je puis affirmer à Votre Altesse qu’il y a quelques mois, le père Griffon, ainsi qu’il l’avait résolu, est arrivé en France et a tout confié... au général de son ordre; celui-ci, prenant alors sur lui toute la responsabilité, a déchargé complétement le père Griffon en lui recommandant le plus grand secret.

—Et à qui diable le général de l’ordre a-t-il passé l’aiguillette? dit le Gascon, que ce récit amusait beaucoup.

—Avant de répondre à Votre Altesse, je dois lui dire que don Sanche, le général de l’ordre, cache sous les dehors les plus austères une ambition effrénée; que peu d’hommes possèdent à un plus haut degré le génie de l’intrigue, se jouent plus audacieusement de ce que le monde révère... Une fois maître de l’importante confession que le père Griffon avait dû lui faire, comme à son supérieur spirituel, pour le repos de sa conscience... don Sanche voulut se servir de ce secret pour son élévation personnelle. Intimement lié avec le confesseur de S. M. le roi Jacques, le père Briars, jésuite madré, qui connaît parfaitement l’état des partis en Angleterre, il amena un jour la conversation sur la position de ce pays, et don Sanche demanda au père Briars si, dans le cas où vous eussiez encore vécu, monseigneur, vous n’auriez pas eu beaucoup de chances pour rallier autour de vous les partisans des Stuarts, et vous mettre ainsi à la tête d’un mouvement contre le prince d’Orange. Le père Briars répondit à don Sanche que si vous aviez vécu, votre influence eût été immense dans le cas où vous seriez sincèrement dévoué à la cause du roi Jacques; que ce prince déplorait souvent votre mort, en pensant aux services que vous auriez pu rendre à la cause des Stuarts... Vous concevez, monseigneur, quelle fut la joie de don Sanche... le secret de la confession fut trahi, et votre existence révélée, monseigneur...

—Mais c’est un abominable homme que ce don Sanche! s’écria Croustillac.

—Sans doute, monseigneur; mais il ambitionnait un chapeau de cardinal; et, comme premier moteur de l’entreprise, il sera prince de l’Église, si le roi Jacques, votre oncle, remonte sur le trône d’Angleterre. Il est inutile de vous dire, monseigneur, qu’une fois le père Briars maître du secret, il s’en prévalut auprès de son royal pénitent, et que le reste des dispositions fut concerté entre Louis XIV et Jacques Stuart.

—Tout s’éclaircit maintenant, se dit Croustillac. Je ne m’étonne plus de l’inquiétude du père Griffon lorsque je voulais absolument aller au Morne-au-Diable. Connaissant tout le mystère de cette habitation, il me prenait sans doute pour un espion; je m’explique aussi maintenant les questions dont il m’accablait pendant la traversée, et qui me semblaient si saugrenues.

M. de Chemeraut, attribuant le silence de Croustillac à l’étonnement où le plongeait cette révélation lui dit:

—Maintenant tout doit se dérouler clairement à vos yeux, monseigneur. Sans aucun doute, les préparatifs de l’entreprise n’auront pas été si secrets que Guillaume d’Orange n’en ait été instruit par ses espions, qui pénètrent dans le cabinet de Versailles, et jusqu’au sein de la petite cour de Saint-Germain. Pour déjouer des projets qui reposent entièrement sur Votre Altesse, l’usurpateur a donné au colonel Rutler la mission qui a failli vous être si fatale, monseigneur. Vous voyez qu’en tout ceci le père Griffon est complétement innocent; on a fait de sa confidence un abus sacrilége; mais après tout, monseigneur, il vous faut être indulgent, car c’est à cette révélation que vous devrez un jour la gloire d’avoir rétabli Jacques Stuart sur le trône d’Angleterre.

Quoique cette confidence eût satisfait la curiosité de l’aventurier, il regrettait alors de l’avoir provoquée; s’il était découvert, on lui ferait sans doute payer cher le secret d’état qu’il avait involontairement surpris; mais Croustillac ne pouvait revenir sur ses pas, il devait s’engager de plus en plus dans la voie dangereuse où il marchait.

L’escorte arriva sur la plate-forme, au pied de la muraille de l’habitation du Morne-au-Diable.

Il fut convenu que Rutler, toujours garrotté, resterait en dehors, et que six soldats et les deux marins accompagneraient M. de Chemeraut et Croustillac.

Arrivé au pied du mur, le Gascon appela résolument:

—Holà! les esclaves!

Après quelques moments d’attente, on descendit l’échelle. L’aventurier et M. de Chemeraut, suivis de leurs gens, entrèrent dans la maison; la porte voûtée, particulièrement habitée par la Barbe-Bleue, fut ouverte par Mirette. Le chevalier pria M. de Chemeraut d’ordonner aux six soldats de rester en dehors de la voûte.

Mirette, prévenue par sa maîtresse de ce qu’elle avait à faire, à dire, et à répondre, parut frappée de surprise en apercevant le Gascon, et s’écria:

—Ah! monseigneur!

—Tu ne m’attendais pas?... Et le père Griffon?...

—Comment, monseigneur, c’est vous?

—Certainement, c’est moi; mais le père Griffon où est-il?

—En apprenant tout à l’heure que vous étiez parti pour quelques jours, madame m’avait ordonné de ne laisser absolument entrer personne.

—Mais le révérend qui vient de venir ici de ma part?... N’a-t-il donc pas vu ta maîtresse?

—Mon, monseigneur; madame m’avait dit de ne laisser entrer personne; alors on a conduit le révérend dans une chambre des bâtiments extérieurs.

—Ainsi, ta maîtresse ne s’attend pas du tout à mon retour?

—Non, monseigneur, mais...

—C’est bon, laisse-nous.

—Mais, monseigneur, je dois aller prévenir madame de...

—Non, c’est inutile; j’y vais, moi, dit le Gascon en passant devant Mirette et en se dirigeant vers le salon.

—Vous allez, monseigneur, causer une adorable surprise à madame la duchesse, qui ne vous attend que dans quelques jours, et changer ainsi ses regrets en une joie bien douce, dit M. de Chemeraut, puisque le père Griffon n’a pu parvenir jusqu’à madame votre femme.

—Elle est toujours ainsi... pauvre chère amie! elle devient d’une sauvagerie inimaginable, dit tendrement Croustillac. Dès que je ne suis plus là, il lui est impossible de voir une figure humaine... pas même ce bon religieux; ma plus légère absence lui cause une douleur, un chagrin, une désolation, des larmes... qui, quelquefois m’inquiètent... C’est tout simple... depuis que j’étais condamné à cette retraite absolue... je ne quittais jamais ma femme... et cette absence d’aujourd’hui, de si peu de durée qu’elle la croie... lui est horriblement pénible... pauvre chère âme!...

—Mais aussi, monseigneur, quelle surprise charmante! Si Votre Altesse me permet de lui donner un avis, je l’engagerai à supplier madame la duchesse de consentir à partir à la hâte, cette nuit même... car, monseigneur, vous le savez, notre entreprise ne peut réussir que grâce à une extrême célérité dans l’action...

—Mon désir est aussi d’emmener ma femme le plus promptement possible.

—Ce départ si précipité causera malheureusement sans doute quelques dérangements à madame la duchesse.

—Elle n’y pensera pas, monsieur... il s’agit de me suivre... répondit Croustillac d’un air triomphant.

M. de Chemeraut et l’aventurier arrivèrent dans la petite galerie qui précédait le salon où se tenait habituellement la Barbe-Bleue.

Nous l’avons dit, cette pièce n’était séparée de ce salon que par des portières; d’épais tapis de Turquie recouvraient les planchers.

M. de Chemeraut et Croustillac s’approchaient donc sans bruit, lorsqu’ils entendirent tout à coup des éclats de rire prolongés.

Le chevalier reconnut la voix d’Angèle, il saisit vivement la main de M. de Chemeraut, et lui dit à voix basse:

—C’est ma femme!... Écoutons...

—Madame la duchesse me paraît moins accablée que monseigneur le supposait...

—Peut-être, monsieur... Il y a des sanglots, voyez-vous, qui, dans leur explosion, ont quelque chose d’un éclat de rire convulsif.... Ne bougez pas... je veux la surprendre dans la naïveté de sa douleur, ajouta le Gascon, en faisant signe à son compagnon de rester immobile et de garder le plus profond silence.

CHAPITRE XXIV.

L’ENTRETIEN.

Pour expliquer la confiance du Gascon, nous devons dire qu’en entendant Mirette l’appeler monseigneur, il s’était persuadé avec raison que la Barbe-Bleue était sur ses gardes, que Monmouth était bien caché; et, quoi qu’en eût dit la mulâtresse, Croustillac était convaincu, encore avec raison, que le père Griffon avait appris à Angèle que son soi-disant mari venait la chercher. Cette circonstance était trop grave pour que le révérend, au fait de tous les mystères du Morne-au-Diable, n’eût pas insisté pour prévenir la Barbe-Bleue du nouveau péril qui la menaçait.

Si Mirette avait affirmé que le père Griffon n’avait pas vu la Barbe-Bleue, c’est qu’il entrait dans les vues de celle-ci que le religieux ne parût pas avoir communiqué avec les habitants du Morne-au-Diable.

Nous expliquerons tout à l’heure ce qui doit sembler très contradictoire dans la conduite de Croustillac, et nous répondrons à cette question: «S’il voulait abuser du nom qu’il avait pris pour enlever la Barbe-Bleue, pourquoi l’avait-il fait avertir de son dessein par le père Griffon?»

Croustillac, ayant donc recommandé à M. de Chemeraut de rester muet, s’avança sur la pointe du pied, tout auprès de la portière entr’ouverte, et regarda ce qui se passait dans le salon, car les éclats de rire venaient encore de se faire entendre.

A peine eut-il jeté les yeux dans l’appartement, qu’il se retourna vivement du côté de M. de Chemeraut, et, la figure décomposée, il lui dit d’un air indigné:

—Voyez et écoutez, monsieur! voici à quoi servent les surprises? J’avais un pressentiment en envoyant ici le père Griffon!... Par l’enfer! les maris prudents devraient toujours se faire précéder par une escouade de cymbaliers pour annoncer leur retour...

Malgré l’ironie de ces paroles, les traits de Croustillac étaient bouleversés, sa physionomie exprimait un singulier mélange de douleur, de colère et de haine.

Après avoir jeté un rapide coup d’œil dans le salon, M. de Chemeraut, malgré son assurance, baissa les yeux, rougit, et resta quelques moments complétement interdit.

Qu’on juge du spectacle qui causait la confusion de M. de Chemeraut, et la rage, non pas feinte, mais sincère, mais cruelle, du Gascon qui, nous l’avons dit, aimait passionnément la Barbe-Bleue, se dévouait généreusement pour elle, et n’était pas encore au fait des déguisements du prince.

Monmouth, sous les traits du capitaine l’Ouragan, le flibustier mulâtre, était négligemment étendu sur un canapé; il fumait une longue pipe de caroubier dont le fourneau reposait sur un tabouret doré.

Angèle, agenouillée auprès de ce tabouret, avivait la flamme de la pipe du flibustier avec une longue épingle d’or.

—Bon, ça va, ça va maintenant, dit Monmouth, que nous appellerons l’Ouragan pendant cette scène. Ma pipe est allumée; maintenant, à boire...

Angèle prit sur une table une large coupe de verre de Bohême et une carafe de cristal, s’approcha du divan, et pendant que le flibustier aspirait vivement quelques bouffées de tabac, la duchesse lui versa avec une grâce charmante plein un verre de vin de muscatelle.

L’Ouragan le vida d’un trait, après quoi il embrassa cavalièrement Angèle en lui disant:—Le vin est bon, la femme jolie, au diable le mari!

En entendant ces mots trop significatifs, M. de Chemeraut voulut se retirer.

Croustillac le retint, et lui dit à voix basse:

—Restez, monsieur, restez; je veux les confondre, les surprendre, les misérables!

La figure de Croustillac s’assombrissait de plus en plus. L’alerte qu’il avait donnée au Morne-au-Diable en priant le père Griffon d’aller avertir la Barbe-Bleue qu’il se préparait à venir la chercher, cachait un dessein très louable, très généreux, que nous expliquerons tout à l’heure.

La vue du flibustier, en exaltant la jalousie de l’aventurier jusqu’à la rage, changea brusquement ses bonnes intentions. Il ne se rendait pas compte de l’audacieux sang-froid de la jeune femme. Il ne pouvait se refuser à l’évidence des privautés du mulâtre qu’il n’avait pas encore vues; il se souvenait des familiarités non moins choquantes du Caraïbe et du boucanier. Il se persuada qu’il était dupe d’une créature affreusement dépravée; il crut que Monmouth, son mari, n’existait plus ou n’habitait plus au Morne-au-Diable, et que si Angèle avait secondé son stratagème (à lui Croustillac), ç’avait été pour se débarrasser d’un témoin importun.

Furieux d’être pris pour jouet, douloureusement blessé dans un amour vrai, Croustillac résolut de se venger sans pitié, et d’abuser cette fois véritablement du nom et de la situation qu’il avait pris par un motif si honorable. Il dit à M. de Chemeraut, d’une voix sourde, émue, avec une expression de colère concentrée, qui rentrait admirablement bien dans l’esprit de son rôle:

—Pas un mot, monsieur, je veux tout entendre parce que je veux tout punir sans miséricorde.

—Mais, monseigneur...

Un geste impérieux de Croustillac ferma la bouche à M. de Chemeraut; tous deux prêtèrent une oreille attentive à la conversation d’Angèle et du flibustier qui, nous devons le dire, savaient parfaitement être écoutés.

—Enfin, ma belle infante, disait l’Ouragan, te voilà libre au moins pour quelque temps.

—Si ce n’est pour toujours, répondit la Barbe-Bleue en souriant.

—Pour toujours? que veux-tu dire, mauvais petit démon? dit le flibustier.

Angèle vint s’asseoir auprès du mulâtre; en causant, elle lui passa une main dans les cheveux avec une câlinerie coquette qui fit bondir le malheureux Croustillac.

—Monseigneur... un mot, et mes gens vous débarrasseront de ce sacripant, dit tout bas M. de Chemeraut, qui avait pitié du Gascon.

—Je saurai bien me venger moi-même, dit sourdement l’aventurier, qui ne put voir se prolonger cette scène, et s’adressant à M. de Chemeraut:

—Monsieur, laissez-moi seul... avec ces deux misérables.

—Mais, monseigneur, cet homme a l’air robuste et déterminé...

—Soyez tranquille, monsieur, j’en aurai bon compte.

—Si vous m’en croyez, monseigneur... nous partirons à l’instant, vous abandonnerez à ses remords une femme assez malheureuse pour oublier ainsi ses devoirs.

—L’abandonner?... Non, pardieu, monsieur. De gré ou de force elle me suivra... ce sera ma vengeance.

—Que Votre Altesse me permette une observation... Après un événement... si scandaleux, la vue de madame la duchesse ne peut vous être qu’à tout jamais odieuse... monseigneur. Partons, partons; oubliez une coupable épouse... la gloire vous consolera.

—Monsieur, dit impatiemment le Gascon, je désire parler à ma femme.

—Mais, monseigneur, ce misérable...

—Encore une fois, monsieur, suis-je un homme sans courage et sans force, pour qu’un pareil drôle m’intimide? Je veux rester seul avec eux... Certains débats domestiques doivent être murés. Veuillez m’attendre dans la pièce voisine; avant un quart d’heure je suis à vous.

Croustillac prononça ces mots d’un accent si impérieux, sa physionomie était tellement désolée, que M. de Chemeraut s’inclina sans oser insister davantage.

Il entra dans une chambre dont le chevalier lui avait ouvert la porte, qu’il referma aussitôt sur lui.

Traversant le salon à grands pas, l’aventurier entra brusquement dans la pièce où se tenaient le mulâtre et la Barbe-Bleue.

—Madame, s’écria le Gascon, la figure contractée par une douloureuse indignation, votre conduite est abominable!

Le mulâtre, qui était couché sur le canapé, se releva brusquement, il allait répondre... Angèle, d’un coup d’œil, le supplia de n’en rien faire.

Autant Monmouth avait voulu généreusement s’opposer au sacrifice du chevalier lorsqu’il croyait ce sacrifice désintéressé, autant il était résolu à ne pas se faire connaître alors qu’il croyait l’aventurier capable d’une indigne trahison.

—Monsieur, dit froidement Angèle au Gascon, l’envoyé de France peut encore nous entendre. Passons dans une autre pièce.

Elle ouvrit la porte de l’appartement particulier de Monmouth, et y entra, suivi du flibustier et de Croustillac.

La porte fermée, l’aventurier s’écria:

—Je vous répète, madame, que vous avez indignement abusé de ma délicatesse!

—J’ai à vous demander compte de votre déloyale conduite, monsieur, dit fièrement Angèle. Mais expliquez-vous d’abord.

Pendant cette scène, Monmouth, gravement préoccupé, se promenait, les bras croisés dans la chambre, les yeux fixés sur le parquet.

—Vous voulez que je m’explique, madame; oh! ce ne sera pas long. D’abord, apprenez... qu’à tort... ou à raison... je vous aimais, madame! s’écria Croustillac avec une explosion de tendresse et de colère.

—C’est-à-dire que vous vous étiez vanté à vos compagnons de voyage d’épouser la riche veuve du Morne-au-Diable, monsieur!

—Soit, madame, à bord de la Licorne... mon langage a été impertinent, mes prétentions ont été absurdes, cupides... je vous l’accorde... Mais quand je parlais ainsi, mais quand je pensais ainsi, je ne vous avais pas vue.

—Ma vue, monsieur, ne vous a pas donné des idées beaucoup plus honorables, dit sévèrement Angèle, toujours persuadée que Croustillac voulait cruellement abuser de la position où il se trouvait.

—Écoutez-moi... madame, je vous aimais véritablement... C’est vous dire que j’étais capable de tout pour vous prouver cet amour, tout grotesque, tout stupide qu’il vous parût... Oui... je vous aimais parce que mon cœur me disait que je faisait bien de vous aimer, parce que je me sentais meilleur en vous aimant... Vous pouviez railler cet amour... j’étais assez payé par le bonheur qu’il me donnait... Quand vous m’avez dit:—Monsieur, je me suis moquée de vous, je vous ai pris pour un jouet... vous êtes un pauvre diable, je vous ferai l’aumône... et vous serez trop content...

—Monsieur...

—Quand vous m’avez dit cela... ne croyez pas que j’aie été humilié, madame... non, cela m’a fait mal... bien mal, mais j’ai vite oublié cette injure... dès que j’ai vu que vous compreniez que tout pauvre que j’étais... je pouvais être sensible à autre chose qu’à l’argent... Alors vous m’avez dit quelques bonnes paroles, vous m’avez appelé votre ami, votre ami!... après ce mot-là... je me serais jeté dans le feu pour vous, et cela pour le seul plaisir de m’y jeter; car je n’avais plus rien à espérer de vous, moi... le bon temps de ma folie était passé... je voyais trop clair dans mon cœur pour ne pas reconnaître que j’étais une espèce de mendiant bouffon... je ne pouvais jamais avoir rien de commun avec une femme aussi belle, aussi jeune que vous!... Ma seule ambition... et celle-là n’offensait personne... eût été de me dévouer pour vous... Mais comment avoir un pareil bonheur... moi?... moi... vagabond! qui n’ai que ma vieille épée, mon vieux chapeau et mes bas roses... Eh bien! pourtant, par un hasard que j’ai d’abord béni, le soir, le colonel Rutler me prend pour celui qu’on nomme votre mari; l’erreur du colonel peut vous être utile... Jugez de ma joie... Je puis sauver un homme que vous aimez passionnément... J’aurais préféré sauver autre chose... mais je n’avais pas le temps de choisir... Je risque tout, y compris l’éternel poignard du colonel. J’augmente par tous les moyens possibles sa double méprise. Vous venez à mon aide... c’est-à-dire que vous m’enfoncez dans le bourbier jusqu’au cou, au moyen de bagatelles dont vous me harnachez... C’est égal... j’y vais de tout cœur... je me trouve satisfait comme ça, et je quitte cette maison sans espoir de jamais vous revoir, avec la potence ou la prison en perspective, sans compter l’éternel poignard du Flamand... Eh bien! malgré tout, je vous le répète, j’étais content... Je me disais: Je ne sais pas ce qui m’attend, corde ou cachot; mais je suis bien sûr que la Barbe-Bleue se dira: C’est heureux, mordioux, bien heureux pour nous au moins que cet original de Gascon soit venu ici... Pauvre diable, que lui sera-t-il arrivé?... Voilà quelle était mon ambition... Mais je ne demandais pas même un regret... un souvenir seulement... un souvenir, dit le Gascon en s’attendrissant malgré lui.

—Aussi, monsieur, dit Angèle, tant que je vous ai cru réellement généreux, ma reconnaissance ne vous a pas manqué.

Ces mots parurent redoubler la colère du Gascon. Il s’écria:

—Votre reconnaissance, madame! mordioux, parlons-en... elle est belle! Mais je continue:—Nous sortons d’ici avec le Flamand... En descendant du morne, nous rencontrons l’envoyé de France; Rutler se croit trahi, il commence par m’allonger un coup furieux de son éternel poignard... Ce sont les profits du dévouement. Si la lame ne s’était pas brisée, j’étais tué. Rien de plus simple: quand on se sacrifie aux gens... ça n’est probablement pas dans l’espérance d’être prochainement couronné de roses ou caressé par des nymphes silvestres. Enfin le poignard se brise, on garrotte Rutler, je me trouve face à face avec l’envoyé de France... Je ne perds pas la tête, il s’agissait de vous et d’un malheureux proscrit que vous aimiez passionnément... J’aurais toujours mieux aimé qu’il se fût agi de M. votre père ou de M. votre oncle... Mais je continuais à n’avoir pas le choix... d’ailleurs la conscience d’être utile à deux jeunes gens intéressants faisait taire mon égoïsme... Plus ça se compliquait plus je mettais d’amour-propre à vous sauver... Il fallait redoubler d’aplomb, d’audace... ça m’allait... Les monstrueux mais honnêtes mensonges que je faisais pour vous m’absolvaient de tous ceux que j’avais faits dans de mauvaises intentions..... Le bon Dieu s’en mêla, il m’inspira les plus énormes bourdes qu’on puisse imaginer, elles furent avalées comme une manne céleste par l’envoyé de France; je jouai mon rôle de mon mieux; M. de Chemeraut me dit en deux mots le sujet de sa mission: une insurrection appuyée par le roi de France était prête à éclater en Angleterre; si le duc de Monmouth se mettait à la tête du mouvement, le succès était certain.

Monmouth fit un mouvement et échangea à la dérobée un regard avec Angèle.

Le Gascon continua:

—Quand je m’en allais en prison en Angleterre en compagnie du Flamand et de son poignard, je n’avais pas soufflé mot... Je m’étais bien gardé de vouloir revenir ici; mais M. de Chemeraut me confiait une chose peut-être avantageuse pour le prince... je n’avais pas le droit de refuser pour lui... Je commençai donc par accepter en son nom toutes sortes de vice-royauté. Mais s’il voulait réellement prendre part à ce mouvement, comment le prévenir? M. de Chemeraut désirait mettre à la voile sur-le-champ. Par quel moyen pouvais-je revenir ici avec l’envoyé de France sans exposer le duc, qui, ignorant ma dernière rencontre et me croyant toujours prisonnier du Flamand, pensait, sans doute être ici en sûreté? Une idée me vint; je dis à M. de Chemeraut:—«Les choses ont changé de face. Je veux emmener ma femme avec moi, allons la chercher au Morne-au-Diable!» C’était le seul moyen d’avoir une entrevue avec vous, madame... et d’avertir le prince de ce qu’on lui proposait. S’il acceptait, je me déprincipalisais; s’il refusait, je refusais comme devant, et il était sauvé...

—Comment, monsieur, s’écria Angèle, telle était votre généreuse intention? vous vouliez...

—Oh! attendez, madame... attendez... ne me croyez ni plus sot ni plus généreux que je ne le suis, dit amèrement le Gascon. Je priai donc le père Griffon de venir vous avertir, madame, que je désirais vous emmener. M. de Chemeraut m’écoutait; je ne pouvais en dire davantage au religieux, mais cela suffisait. De deux choses l’une... ou vous me comprendriez... ou vous me croiriez capable de cette infamie. Dans tous les cas, vous étiez sur vos gardes... et le prince était sauvé... car c’était mon idée fixe...

—Ainsi, monsieur, s’écria Angèle en regardant Croustillac avec autant d’étonnement que de reconnaissance, votre intention n’était véritablement pas..... d’abuser de...

Le Gascon l’interrompit brusquement. Non... madame, non; je n’avais alors aucune méchante intention quoique certaines particularités de votre existence me parussent très inexplicables... Je vous croyais sincèrement attachée à un prince malheureux, et à tout prix j’aurais sauvé le duc.

—Ah! monsieur, combien je vous ai mal jugé! Vous êtes le plus généreux des hommes, s’écria Angèle.

L’aventurier poussa un éclat de rire sardonique qui stupéfia la jeune femme; puis il continua d’un air sombre:

—Dieu merci... mes yeux se sont ouverts. Je vois maintenant que généreux veut dire stupide; que dévoué veut dire niais. Je profiterai de la leçon. Polyphème de Croustillac se venge rarement... mais quand il se venge, il se venge bien... surtout lorsque la vengeance est aussi charmante que celle qui l’attend.

—Vous... venger, monsieur! dit Angèle, et de quoi?

—De quoi, madame? Vous avez l’audace de me le demander, vous?

—Mais, sans doute; que vous ai-je fait? pourquoi cette haine?

L’aventurier frappa du pied avec tant de violence, que le mulâtre fit un pas vers lui; mais Croustillac concentra sa colère, et dit à Angèle d’une voix brève, avec une amère ironie:

—Écoutez, madame, il me semble que, sans être possédé d’un orgueil infernal, je pouvais espérer un souvenir de votre part, lorsque pour vous je me jetais, de gaieté de cœur, au milieu des positions les plus dangereuses. Il me semble, madame, ajouta le Gascon en ne pouvant contenir son indignation, qui augmentait à mesure qu’il parlait, il me semble, madame, que ce n’était pas au moment même où, au risque de ma vie, je faisais tout au monde pour sauver ce mari que vous aimez si passionnément, dit-on, que ce n’était pas alors que vous deviez oublier toute pudeur...

—Monsieur...

—Oui, madame... oublier toute pudeur, toute honte, pour vous jeter dans les bras d’un misérable mulâtre... et pousser l’abjection jusqu’à lui allumer sa pipe... En vérité, j’étais bien brute! ajouta le Gascon avec une recrudescence de fureur... Par dévoûment pour madame, je risquais ma peau pour le mari de madame... pendant que madame, qui se moque outrageusement de son époux et de moi, fait ici d’abominables orgies avec un tas de bandits... Allons donc, mordioux... le fils de ma mère ne mériterait pas d’être né dans mon pays et d’avoir rôti le balai, comme on dit... dans la capitale de l’univers, s’il ne trouvait pas à son tour de quoi rire dans cette aventure... En un mot, madame, reprit-il durement, vous pouvez me supposer les plus méchantes intentions du monde... et vous ne serez jamais au dessous de la vérité... car je vous suis aussi hostile que je vous étais dévoué... Du reste, j’aime mieux cela... rien n’est plus gênant que les beaux sentiments... J’aurais à recommencer mes bergerades et mes sonnets de ce matin... que je m’en garderais bien... Je préfère, mordioux! la façon dont je vous aime maintenant à celle de tantôt, ajouta Croustillac en jetant un regard étincelant sur Angèle.

CHAPITRE XXV.

RÉVÉLATION.

Le pauvre Gascon, emporté par la colère et par la jalousie, se faisait beaucoup plus méchant qu’il ne l’était réellement; malheureusement la duchesse de Monmouth ne le connaissait pas assez pour deviner l’exagération de ces féroces apparences.

Angèle crut l’aventurier capable de regretter sérieusement de s’être montré généreux; dans ce doute, elle hésita naturellement à calmer la jalousie du Gascon en lui dévoilant le secret du déguisement de Monmouth, cet aveu pouvait tout perdre si le chevalier n’était pas de bonne foi. Il était donc prudent de se tenir encore sur la réserve.

—Monsieur, dit Angèle, vous vous trompez... il y a dans ma conduite des mystères que je ne puis vous expliquer encore.

Ces mots redoublèrent l’irritation de Croustillac; depuis trois jours il ne se trouvait que trop mêlé à de mystérieux événements: aussi s’écria-t-il:

—J’ai assez de mystères comme cela! j’en ai trop, de ceux qui vous regardent surtout; je ne veux pas être plus longtemps votre dupe, madame! Je ne sais pas quel sort m’attend, je ne sais comment tout ceci finira, mais, par l’enfer, vous me suivrez!

—Monsieur...

—Oui, madame, j’ai les inconvénients du rôle de votre époux bien-aimé, j’en aurai du moins les agréments; quant à cet indigne scélérat de mulâtre... qui ne dit mot, fait le sournois, et n’en pense pas moins, je le livrerai à M. de Chemeraut, et il m’en rendra bon compte... Si ce n’était souiller l’épée d’un gentilhomme que de la tremper dans le sang esclave, je me serais chargé moi-même de cette vengeance!

Angèle échangea un coup d’œil avec Monmouth, dont l’imperturbable sang-froid exaspérait le Gascon. Tous deux sentirent la nécessité de calmer le chevalier, sa colère pouvait devenir dangereuse; il fallait le calmer toutefois sans lui découvrir le secret du déguisement du prince.

La jeune femme dit donc à l’aventurier:

—Tout va s’expliquer, monsieur. Mon plus grand, mon seul tort envers vous, a été de douter de la générosité de votre caractère, de la loyauté de votre dévouement. Le père Griffon (quoiqu’il eût répondu de vous, monsieur) a été, comme moi, trompé sur le véritable motif de vos intentions; nous avons cru... et nous avons eu tort de croire... que vous étiez capable d’abuser du nom que vous aviez pris... Pour échapper au nouveau danger dont vous sembliez nous menacer, il fallait tenter un moyen, bien certain, sans doute, mais qui pouvait réussir. Je ne pouvais fuir, c’était aller à votre rencontre; je donnai donc les ordres nécessaires pour que vous fussiez introduit ici avec M. de Chemeraut, espérant que vous me surprendriez à l’improviste, et qu’ainsi témoin de la tendre intimité qui m’attachait au capitaine...

—Comment! c’est exprès que vous m’aviez ménagé cette agréable perspective? s’écria le Gascon furieux... et vous osez me dire cela en face... Mais c’est le dernier terme de la dégradation et du dévergondage, madame... Et dans quel but, s’il vous plaît, teniez vous à me prouver l’abominable intimité qui vous lie à ce bandit?

—Afin, monsieur, qu’il vous fût impossible de m’emmener avec vous. M. de Chemeraut étant témoin de ma coupable liaison avec le capitaine l’Ouragan, vous ne pouviez pas... vous qui passez pour le duc de Monmouth, reprendre aux yeux de l’envoyé français, une femme aussi coupable que je le paraissais... aussi coupable que je le suis...

—Vous l’avouez donc, madame?

—Oui!... eh bien, oui, monsieur!... ne soyez pas généreux à demi... Que vous importe que j’aime... un esclave, comme vous dites...

—Comment, madame, que m’importe... mais vous avez donc juré de me mettre hors de moi... Que m’importe? Et à quoi sert-il alors que je joue le rôle de votre mari? existe-t-il seulement? est-il ici? ne vous servez-vous pas de l’erreur dont je suis victime pour vous débarrasser de moi? n’est-il pas déjà bien loin, en sûreté, ce mari? Mais c’est à devenir fou, s’écria la Gascon d’un air égaré, à chaque instant je crois que ma tête est sens dessus dessous; je suis ou non depuis deux jours le jouet d’un abominable cauchemar... Qui êtes-vous? où suis-je? que suis-je? suis-je Croustillac? suis-je milord? suis-je le prince? suis-je vice-roi... ou même roi? ai-je eu le cou coupé, oui ou non?... qu’on s’explique; il faut que cela finisse! s’il y a un duc de Monmouth, où est-il? montrez-le moi... s’écria le malheureux aventurier dans un état d’exaltation impossible à décrire, mais facile à concevoir.

Angèle, effrayée et moins disposée que jamais à tout avouer au Gascon, dit en hésitant:

—Monsieur, certaines circonstances mystérieuses...

Croustillac ne la laissa pas continuer, et s’écria:

—Encore des mystères!... je vous le répète, j’ai assez de mystères comme ça... Je ne crois pas avoir la cervelle plus faible qu’un autre, mais que cela dure une heure encore, et je deviens fou.

—Monsieur, veuillez donc comprendre...

—Madame, je ne veux pas comprendre, s’écria le chevalier en frappant du pied avec fureur, c’est justement parce que j’ai voulu comprendre que ma tête se dérange...

—Monsieur, reprit Angèle, je vous en prie, calmez-vous, réfléchissez.

—Je ne veux ni comprendre ni réfléchir, s’écria Croustillac avec une nouvelle exaspération, à tort ou à raison j’ai mis dans ma tête que vous m’accompagneriez, et vous m’accompagnerez... Je ne sais pas où est votre mari, je ne veux pas le savoir... ce que je sais, c’est que vous n’êtes cruelle ni pour les Caraïbes, ni pour les boucaniers, ni pour les mulâtres... Eh bien! vous ne le serez pas davantage pour moi... Vous voyez bien cette pendule, si dans cinq minutes vous ne consentez pas à m’accompagner, je dis tout à M. de Chemeraut, et il en arrivera ce qu’il pourra... Décidez-vous, je ne parle plus jusque-là, je me fais sourd, car ma tête crèverait comme une grenade au moindre propos.

Et Croustillac se jeta dans un fauteuil, mit ses mains sur ses oreilles pour ne rien entendre, et attacha ses yeux sur la pendule.

Monmouth n’avait pas cessé de se promener dans la chambre avec agitation; il était, ainsi qu’Angèle, dans une affreuse perplexité.

—Jacques, peut-être est-ce un honnête homme lui dit tout bas Angèle; mais son exaltation m’épouvante, regarde comme il a l’air égaré.

—Il faut risquer de nous confier à sa loyauté, il parlera sans cela.

—Mais s’il nous trompe? Mais s’il parle?

—Angèle, entre deux dangers il faut choisir le moindre.

—Oui, s’il consent à passer pour toi... tu es sauvé... cette fois du moins.

—Mais dans ce cas, je ne puis le laisser au pouvoir de M. de Chemeraut.

—Oh! c’est un abîme... un abîme!

—Jamais je ne consentirai maintenant à rallumer la guerre civile en Angleterre... j’aimerais mille fois mieux la prison... la mort... mais te quitter... mon Dieu...

—Que faire, Jacques? Quel danger court cet homme?

—D’immenses..... possesseur d’un pareil secret d’état!

—Mais alors... il faut te perdre... ou le suivre. Ah! que faire? Jacques, l’heure s’avance.

Après un moment de réflexion, Monmouth dit:

—Il n’y a pas à balancer, disons-lui tout; s’il consent à jouer encore mon rôle pendant quelques heures, je suis sauvé, et j’ai le moyen de le mettre à l’abri du ressentiment de l’envoyé de France.

—Jacques, si cet homme était un traître? Mon Dieu, prends garde...

A ce moment, l’aventurier, voyant l’aiguille marquer la cinquième minute, se leva et dit à Angèle:

—Eh bien! madame, à quoi vous décidez-vous? Un oui ou un non, car je suis incapable d’entendre ou de comprendre autre chose; voulez-vous me suivre ou ne le voulez-vous pas? répondez.

Monmouth s’approcha de lui d’un air grave et imposant:

—Je vais, monsieur, vous donner une preuve de haute estime et de...

—Ton estime, scélérat! s’écria Croustillac indigné en interrompant le duc, est-ce bien à moi que tu oses parler ainsi? Ton estime...

—Mais, monsieur...

—Pas un mot de plus, s’écria Croustillac indigné en se retournant vers Angèle, madame, voulez-vous me suivre? Est-ce oui, est-ce non?

—Mais, écoutez...

—Est-ce oui, est-ce non? s’écria-t-il en se dirigeant vers la porte, répondez, ou j’appelle M. de Chemeraut.

—Mais, par saint Georges! s’écria Monmouth.

Le chevalier allait ouvrir la porte, lorsque la jeune femme lui saisit les deux mains d’un air si suppliant, qu’il s’arrêta malgré lui.

—Eh bien oui... oui, je vous suivrai, dit-elle avec épouvante.

—Enfin! dit le Gascon, à la bonne heure... Donnez-moi votre bras, et partons; M. de Chemeraut doit trouver le temps long.

—Mais un instant... il faut que vous sachiez tout, dit la pauvre femme en toute hâte. Le Caraïbe n’était autre chose que le flibustier... ou plutôt le boucanier et le Caraïbe ne sont que...

—Ah çà! vous recommencez; vous voulez donc que ma raison y reste? s’écria le Gascon en faisant un effort désespéré et en courant vers la porte pour appeler M. de Chemeraut.

Le prince se précipita sur Croustillac, lui saisit les deux poignets dans une de ses mains, et lui mit l’autre sur la bouche au moment où le chevalier criait:—A moi, M. de Chemeraut! puis il lui dit à voix basse:

—C’est moi, monsieur, qui suis le duc de Monmouth.

Le prince croyait mettre le chevalier au fait de tout en prononçant ces paroles; mais, au point d’exaspération où était Croustillac, il ne vit dans la révélation du prince qu’une nouvelle ruse ou une nouvelle injure, et il redoubla d’efforts pour se dégager.

Quoique beaucoup moins vigoureux que le duc, le chevalier ne manquait pas d’énergie; il commençait à se débattre d’une manière inquiétante, lorsque Angèle, épouvantée, courut prendre un flacon, mit sur son mouchoir une goutte de liqueur, et frottant la main du prince, enleva la couleur de bitume qui s’y trouvait, et la peau redevint blanche.

—Comprenez-vous enfin, monsieur, que les trois personnages n’en font qu’un? dit le prince en cessant de bâillonner Croustillac, et en lui montrant sa main blanchie.

Ces mots furent un trait de lumière pour l’aventurier: il comprit tout.

Malheureusement, au moment où le prince ôta sa main de la bouche du Gascon, celui-ci n’avait pu retenir, ce cri: A moi, monsieur de Chemeraut!

Le bruit de la lutte avait déjà éveillé l’attention de l’envoyé de France; en entendant le cri du Gascon, il se précipita dans la chambre l’épée à la main.

Il est impossible de peindre la stupéfaction, l’effroi de ces trois personnages, lorsque M. de Chemeraut parut.

Le duc mit la main sur son poignard;

Angèle tomba assise dans un fauteuil en cachant son visage dans ses mains;

Croustillac regarda autour de lui d’un air désolé, regrettant, mais trop tard, sa maladresse.

Néanmoins, la présence d’esprit de l’aventurier lui revint peu à peu; de même qu’il suffit d’un vif rayon de soleil pour dissiper un épais brouillard, du moment où le bon chevalier eut la clef des trois déguisements du prince, tout s’éclaircit à ses yeux; son esprit, jusqu’alors si douloureusement agité, se calma, ses doutes offensants sur la Barbe-Bleue cessèrent, il ne lui resta que le chagrin de l’avoir accusée, et la volonté de se dévouer pour elle et pour le prince.

Avec une merveilleuse spontanéité d’invention (nous nous intéressons trop maintenant au Gascon pour dire: avec une merveilleuse faculté de mensonge), Croustillac basa son plan de campagne contre M. de Chemeraut, qui, toujours l’épée à la main, se tenait sur le seuil de la porte, et répétait pour la seconde fois:

—Qu’y a-t-il, monseigneur?... qu’y a-t-il donc? Je croyais avoir entendu le bruit d’une lutte, et votre voix qui criait à l’aide...

—Vous ne vous étiez pas trompé, monsieur... dit Croustillac d’un air sombre.

Monmouth et sa femme étaient dans une horrible anxiété. Ils ignoraient les projets du Gascon; connaissant le secret de Monmouth, il était alors complétement maître de leur sort.

Pourtant, si Angèle et son mari avaient eu assez de sang-froid pour bien examiner la physionomie de Croustillac, ils y auraient remarqué une sorte de joie maligne et triomphante, qui se trahissait malgré lui à travers les rides menaçantes dont il assombrissait son front.

M. de Chemeraut lui demanda pour la troisième fois pourquoi il l’avait appelé.

—Je vous ai appelé, monsieur, lui dit le chevalier d’une voix lugubre, en ayant l’air du sortir d’une profonde rêverie, je vous ai appelé pour me venir en aide...

—Monseigneur... serait-ce ce misérable? dit l’envoyé en montrant Monmouth, qui, debout, les bras croisés, se tenait près du fauteuil où était Angèle, prêt à la défendre et à vendre chèrement sa vie; car, nous l’avons dit, il ignorait encore les projets de l’aventurier.

—Dites un mot, monseigneur, reprit M. de Chemeraut, et je le mets entre les mains de mon escorte.

Le Gascon secoua la tête, et répondit:

—Je me charge de cet homme, son sort me regarde... Ce n’est pas contre un pareil bandit que je vous ai appelé à mon aide, monsieur, c’est contre moi-même.

—Que voulez-vous dire, monseigneur?

—Je veux dire que j’ai peur de me laisser fléchir par les larmes de cette femme, aussi... dangereusement hypocrite... qu’audacieusement coupable.

—Monseigneur, il faut souvent du courage... beaucoup de courage... pour être juste.

—Vous avez raison, monsieur... c’est pour cela que je redoute tant ma faiblesse. Je vous ai appelé afin que votre vue rallume mon indignation, renflamme ma colère; car vous avez été témoin de mon déshonneur, monsieur... Aussi... venez... venez me dire que si je pardonnais, je serais un lâche... que je mériterais mon sort... N’est-ce pas, monsieur?

—Monseigneur...

—Je vous comprends... vous avez raison... oui, par saint Georges! Croustillac se souvenait d’avoir entendu le prince faire ce serment, par saint Georges... je saurai me venger...

Angèle et le duc respirèrent; ils comprirent que le chevalier voulait les sauver.

—Monseigneur, dit sévèrement M. de Chemeraut, je ne crains pas de répéter à Votre Altesse, devant madame, ce que j’avais l’honneur de vous dire il y a quelques instants... Une barrière insurmontable vous sépare maintenant... d’une épouse coupable, ajouta l’envoyé avec effort, pendant qu’Angèle cachait sa confusion en se mettant le visage dans son mouchoir.

Croustillac releva la tête, et s’écria d’une voix déchirante:

—Trompé par un mulâtre... encore!... monsieur, par un misérable mulâtre... un sang mêlé... un teint cuivré!

—Monseigneur!

—Enfin, monsieur, ajouta Croustillac, en s’adressant à l’envoyé d’un air d’indignation douloureuse, vous saviez pourquoi je revenais... quels étaient mes projets... ce que je voulais mettre sur la tête de madame; eh bien, n’est-ce pas une affreuse raillerie de la destinée... qu’à ce moment-là justement... une épouse... criminelle...

—Monseigneur, s’écria M. de Chemeraut en interrompant le Gascon, maintenant ces projets doivent être un secret pour madame.

—Je le sais, je le sais... mais enfin... quelle horrible surprise! Je rentre, le cœur battant de joie, dans le foyer domestique, dans mes paisibles lares... Eh bien! qu’est-ce que j’entends!

—Monseigneur!...

—Vous l’avez entendu comme moi... Ce n’est pas tout... qu’est-ce que je vois?...

—Monseigneur, monseigneur, calmez-vous...

—Vous l’avez vu comme moi... un bandit mulâtre!!! Mais cela ne se passera pas ainsi... non... non... par saint Georges! Oui, j’ai bien fait de vous appeler, monsieur... maintenant ma colère bouillonne, les projets les plus cruels s’offrent en foule à mon imagination... Oui... oui... c’est cela, dit Croustillac d’un air méditatif, j’y suis enfin!... j’ai trouvé une vengeance digne de l’offense.

—Monseigneur... le mépris...

—Le mépris? cela vous est bien facile à dire, monsieur... le mépris!... Non, monsieur, il me faut autre chose... j’ai trouvé mieux... et vous m’aiderez.

—Monseigneur, tout ce qui dépendra de mon zèle, sans nuire aux ordres que j’ai reçus et au succès de ma mission.

—Je renonce à emmener cette indigne femme! De ce jour, de ce moment, tout est à jamais fini entre elle et moi!

—Vive Dieu! monseigneur, s’écria M. de Chemeraut, ravi de cette détermination, vous ne pouviez plus sagement agir.

—Demain, au point du jour, dit le Gascon d’une voix brève, elle et son odieux complice s’embarqueront à bord d’un de mes bâtiments.

CHAPITRE XXVI.

LE DÉVOUEMENT.

—Oui, monsieur... répéta le Gascon, demain ma femme et ce misérable s’embarqueront sur un de mes bâtiments, voilà toute ma vengeance, ajouta-t-il en appuyant sur ces mots avec une sauvage ironie. Oh! je sais ce que je fais. Mon Dieu oui, monsieur, elle et son complice... tous les deux... comme s’ils étaient véritablement mari et femme... les misérables... ils seront embarqués ensemble... Quant à la destination du bâtiment, ajouta le chevalier avec un regard d’une si épouvantable férocité que M. de Chemeraut en fut frappé, quant au sort qui attend les coupables... je ne puis vous le dire, monsieur... cela ne regarde que moi.

Puis, prenant rudement Angèle par le bras, Croustillac s’écria:

—Ah! vous voulez pour amant des mulâtres, madame la duchesse! eh bien! vous en aurez! Et toi, scélérat! il te faut des femmes blanches! des duchesses! eh bien! tu en auras, vous ne vous quitterez plus... tendres amants... non... plus jamais... mais vous ne savez pas à quel prix terrible vous serez réunis.

—Monseigneur, que prétendez-vous faire?

—Cela me regarde, monsieur, votre responsabilité sera à couvert; le reste se passera sur un terrain neutre, ajouta le Gascon avec un sourire mystérieux et farouche, oui... dans une île déserte... et puisque ce tendre couple s’aime... s’aime à la mort, il aura du temps de reste pour se le prouver... jusqu’à la mort...

—Ah! monseigneur, je crois comprendre, ce serait terrible en effet, dit M. de Chemeraut, qui pensa que Croustillac voulait faire mourir de faim sa femme et le mulâtre.

—Terrible! vous l’avez dit, monsieur... Tout ce que je vous demande, et comme témoin de mon outrage vous ne pouvez me refuser... c’est de me prêter main-forte pour conduire ces deux coupables à bord d’un de mes navires. Je tiens à les remettre moi-même au capitaine, et à lui donner des ordres... des ordres auxquels il n’oserait peut-être pas obéir si je ne les lui donnais personnellement.

M. de Chemeraut, malgré sa finesse, fut dupe de la feinte colère de Croustillac; il lui dit avec une fermeté respectueuse:

—Monseigneur, la justice est sévère... mais elle ne dois pas être cruelle.

—Qu’est-ce à dire, monsieur? reprit fièrement Croustillac, ne suis-je pas seul juge... de la peine que méritent ces coupables? me refusez-vous votre concours lorsqu’il s’agit seulement de conduire cet homme et sa complice à bord d’un bâtiment qui m’appartient?

—Non, monseigneur, mais je fais observer à Votre Altesse qu’il serait peut-être plus généreux de...

Angèle, voyant qu’elle ne devait pas rester inactive, se jeta aux pieds de Croustillac en criant grâce! pendant que Monmouth semblait se renfermer dans un morne et sombre silence; puis, s’adressant à M. de Chemeraut, la jeune femme ajouta:

—Ah! monsieur, vous qui paraissez sensible et bon, intercédez pour moi auprès de mon cher lord... qu’il me condamne aux peines les plus cruelles, j’ai tout mérité, je souffrirai tout... mais que mon cher lord...

—Je vous défends de m’appeler votre cher lord... madame, dit amèrement Croustillac, je ne suis plus votre cher lord.

—Eh bien! monseigneur, ne me faites pas conduire à bord de ce bâtiment dont vous parlez.

—Et pourquoi cela, madame?

—Mon Dieu, parce que c’est le brigantin le Caméléon, commandé par le capitaine Ralph, monseigneur; cet homme est cruel; il a remplacé le flibustier l’Ouragan dans ce commandement.

—Et c’est justement pour cela que j’ai choisi le Caméléon, madame; c’est justement parce que le capitaine Ralph est le plus cruel ennemi de votre indigne amant, dit Croustillac, qui comprenait à merveille l’intention d’Angèle.

—Mais, monseigneur, vous savez bien que ce bâtiment sera mouillé demain matin, ici tout près, presque au pied du Morne... à l’anse aux Caïmans.

—Oui, madame, je le sais.

—Eh bien, monseigneur, vous voulez me forcer à m’embarquer là, lorsque, pour rien au monde, je n’aurais seulement osé approcher de ce rivage... Oubliez-vous donc, grand Dieu, les affreux souvenirs qui, pour moi, se rattachent à cet endroit?

—Oh! la fine mouche! pensa Croustillac, cela veut dire ce que je ne savais pas, qu’il y a justement un bâtiment à elle appelé Caméléon, dont le capitaine lui est dévoué, et qui sera demain matin mouillé près d’ici... J’y suis... Il s’agit probablement de ce navire qu’elle avait fait préparer en toute hâte pour assurer sa fuite et celle du duc lorsqu’elle m’avait vu emmené par le colonel Rutler; un des nègres pêcheurs était sans doute parti en avant pour donner des ordres en conséquence.

Le Gascon reprit tout haut après un moment de réflexion:

—Oui, ces souvenirs sont affreux pour vous... je le sais... madame.

—Eh bien! monseigneur... aurez-vous donc le courage?...

—Oui, oui! s’écria le chevalier avec une explosion de fureur, oui... point de pitié pour l’infâme qui m’a indignement outragé... Tant mieux... ma vengeance commencera plus tôt... je vais vous prouver que vous n’avez aucune pitié à attendre; vous allez voir.

Il frappa sur un gong.

—Qu’allez-vous faire, monseigneur?

—Votre fidèle Mirette va venir, vous-même lui donnerez l’ordre d’envoyer dire au capitaine Ralph de tout préparer à bord du Caméléon pour mettre à la voile au point du jour.

—Ah! monseigneur, donner moi-même un tel ordre!... C’est de la barbarie...

—Obéissez, madame, obéissez!

Mirette parut.

Angèle donna l’ordre d’un air abattu.

—Je vous ai obéi, monseigneur. Eh bien! maintenant par pitié accordez-moi une dernière grâce, au nom de notre amour passé...

—Oh! oui... par saint Georges! s’écria Croustillac, passé... Oh! bien passé...

—Accordez-moi, monseigneur, la faveur d’un moment d’entretien.

—Non, non, jamais.

—Monseigneur, ne me refusez pas... ne soyez pas impitoyable!

—Arrière, femme infidèle!

—Monseigneur, dit Angèle en joignant les mains.

—Monseigneur, dit M. de Chemeraut, au moment de quitter madame pour jamais... ne lui refusez pas cette dernière consolation.

—Vous aussi, M. de Chemeraut! vous aussi... et pourtant vous avez été témoin... Eh bien! j’y consens, madame, mais à une condition...

—Ordonnez, monseigneur.

—C’est que votre complice restera là pendant notre conversation.

—Peste! ceci n’est pas maladroit, je pense, se dit Croustillac, j’espère bien que la duchesse va me comprendre et d’abord refuser.

—Mais, mon cher lord, dit en effet Angèle, le dernier entretien que je vous supplie de m’accorder ne doit être entendu que de vous.

—A merveille! oh! elle comprend à demi-mot, se dit Croustillac; et il reprit tout haut:

—Et pourquoi donc, madame, notre entretien serait-il secret? auriez-vous quelque chose de caché pour votre bien-aimé... pour l’amant de votre choix?...

—Mais si j’ai à implorer votre pardon, monseigneur?...

—Eh bien! madame, vous l’implorerez devant votre complice... plus vous vous accuserez, plus vous reconnaîtrez votre conduite comme déloyale, infâme, indigne; plus vous constaterez l’abjection de votre choix. Ce sera la punition de ce scélérat et la vôtre.

—Mais, monseigneur...

—C’est mon dernier mot, répondit Croustillac.

—Ne craignez-vous pas le désespoir de cet homme? dit tout bas M. de Chemeraut.

—Non, non, les traîtres sont lâches! voyez celui-ci, quel air morne, attéré! il n’ose pas seulement lever les yeux sur moi... En tout cas, monsieur, envoyez, je vous prie, quelques hommes de votre escorte au dehors de cette galerie, et qu’à mon premier signal ils entrent.

Puis, ayant l’air de le raviser, et croyant faire un coup de maître, Croustillac dit:—Au fait, si vous assistiez aussi à cet entretien, monsieur de Chemeraut? la punition des coupables serait plus cruelle encore.

—Oh! monseigneur, par pitié, ne me condamnez pas à cet excès de honte et d’humiliation, s’écria Angèle avec un accent désespéré. Et vous, monsieur, ayez la générosité de ne pas accepter, dit-elle à M. de Chemeraut.

Celui-ci eut la délicatesse de s’excuser auprès du Gascon; il sortit et laissa ensemble Monmouth, sa femme et l’aventurier.

A peine l’envoyé de France fut-il sorti, que Monmouth, après s’être assuré qu’il ne pouvait pas être entendu, tendit cordialement la main à Croustillac, et lui dit avec effusion:

—Monsieur, vous êtes un homme d’esprit, de courage et de résolution; merci à vous, et pardonnez-nous de vous avoir un moment soupçonné.

—Oh! oui, pardonnez-nous notre injuste défiance, dit Angèle en prenant de son côté la main du Gascon dans les siennes. Nous étions si inquiets... et puis vous aviez l’air si furieux, si égaré!

—Nous avions tous raison, madame la duchesse, dit l’aventurier; vous aviez raison d’être inquiète, car mon retour n’annonçait rien de bien rassurant; j’avais raison d’être furieux, car je prenais monseigneur pour un bandit; quant à mon air égaré, mordioux! soit dit sans reproches... vous avouerez qu’il s’est passé ici assez de choses étranges depuis deux jours, pour qu’à la fin j’aie bien pu m’ahurir un peu. Heureusement que mon aplomb est revenu... quand j’ai vu que je n’étais qu’un sot... et que je risquais de tout perdre.

—Brave et excellent homme! dit Monmouth.

—Brave, c’est dans le sang des Croustillac, monseigneur; excellent, ma foi, je n’en sais rien... si cela est... ce n’est pas ma faute... c’est l’ouvrage de madame votre femme... qui m’a donné l’envie d’être meilleur que je ne l’étais. Ah ça! prince, les moments sont précieux, tout est prêt pour soulever une province d’Angleterre en votre faveur; Louis XIV appuiera cette insurrection... On vous offre en perspective la vice-royauté d’Écosse et d’Irlande, et toutes sortes d’autres faveurs.

—Jamais je ne consentirai à profiter de ces offres... Les guerres civiles m’ont coûté trop cher, s’écria Monmouth. Puis regardant Angèle, il ajouta:—Et je n’ai plus d’ambition.

—Monseigneur, réfléchissez-bien.... Si le cœur vous en dit, vous ôtez de votre visage cet enduit couleur de bronze, vous dites au Chemeraut que des raisons à vous connues vous ont obligé de garder l’incognito jusqu’ici; vous lui prouvez qui vous êtes, je vous rends votre duché, et je vous demande la grâce d’aller me battre à vos côtés en Cornouailles, ou ailleurs, afin de vous servir, comme on dit, de cuirasse humaine... Je suis sûr que ça fera plaisir à madame la duchesse...

—Et nous le soupçonnions, dit Angèle en regardant son mari.

—Il faut qu’il nous pardonne, dit le duc, les hommes comme lui sont si rares... qu’il est permis de douter qu’on les rencontre...

—Ah! tenez, mordioux! monseigneur... vous allez m’embarrasser... Parlons affaires... Acceptez-vous, oui ou non, les vice-royautés?... Après ça, n’allez pas croire que je vous presse de dire... oui... monseigneur, pour me débarrasser de votre rôle: il me plaît, il m’amuse... j’y suis fort habitué... Maintenant, ça me ferait même un effet désagréable de ne plus m’entendre dire monseigneur, sans compter que je ris dans ma moustache en pensant à toutes les bourdes que je fais avaler au bonhomme Chemeraut avec son air important. Si j’insiste, monseigneur, pour vous prier de reprendre votre rang, c’est qu’il paraît qu’on a furieusement besoin de vous en Angleterre pour faire le bonheur du peuple en général, et celui des Cornouaillais en particulier... vous devez savoir ça mieux que moi....

—Ah! je connais trop ces vains prétextes que l’on offre à l’ambition.

—Mais, monseigneur, ça a l’air cette fois-ci d’être parfaitement préparé. La frégate qui a amené le bonhomme Chemeraut est remplie d’armes et de munitions de guerre; il y a là-dedans de quoi armer et révolutionner tous les Cornouaillais du monde; de plus vous pouvez compter sur une douzaine de vos partisans...

—De mes partisans? et où cela? s’écria Monmouth.

—A bord de la frégate de Chemeraut. Ces braves gens m’attendent, c’est-à-dire vous attendent, monseigneur, avec une impatience incroyable. Il y a surtout un forcené, nommé Mortimer, que Chemeraut a eu toutes les peines du monde à retenir à bord, tant cet enragé était possédé du désir de me serrer... je veux dire de vous serrer dans ses bras, monseigneur, car je nous confonds toujours.

Angèle, voyant l’air accablé de son mari, lui dit:

—Mon Dieu, mon ami, qu’avez-vous?

—Il n’y a plus à hésiter, dit Monmouth, je dois déclarer toute la vérité à M. de Chemeraut...

—Grand Dieu! Jacques, que dis-tu?

—Vous voulez être vice-roi! A la bonne heure, monseigneur.

—Non, monsieur... je veux vous empêcher de vous perdre pour moi; ma reconnaissance n’en sera pas moins éternelle pour le service que vous avez voulu me rendre...

—Comment, monseigneur, ce n’est pas pour être vice-roi que vous me dépossédez de ma principauté?

—Mes partisans sont à bord de la frégate; si j’acceptais votre offre généreuse, monsieur, demain vous seriez reconnu... perdu...

—Mais, monseigneur...

—Sans cette circonstance qui, je vous le répète, doit vous faire découvrir d’un moment à l’autre... j’aurais peut-être accepté votre généreux dévouement; l’erreur de M. de Chemeraut eût au moins duré quelques jours... et je pouvais vous mettre à l’abri de ses ressentiments; mais accepter votre offre, monsieur, sachant la présence de mes partisans à bord de la frégate, ce serait vous exposer à un danger certain... Je n’y consentirai jamais.

—Monseigneur, vous oubliez donc qu’il s’agit pour vous d’une prison perpétuelle, si vous ne voulez pas vous mettre à la tête de ce soulèvement?

—C’est parce qu’il s’agit pour moi d’échapper à un danger que je ne veux pas vous sacrifier, monsieur. Lorsque j’appris que vous étiez parti prisonnier du colonel Rutler, j’allais courir à votre poursuite afin de vous enlever de ses mains.

—Mon Dieu, Jacques! pensez-y donc, la prison... une prison éternelle! mais c’est impossible... et moi... moi, que deviendrai-je, si l’on m’empêche de vous accompagner? Non, non, vous ne refuserez pas le sacrifice de cet homme généreux.

—Angèle, dit le prince d’un ton de reproche, Angèle... Et cet homme généreux... l’abandonnerons-nous lâchement lorsqu’il se sera dévoué pour nous? Pour échapper à la prison... le condamnerons-nous à une captivité éternelle?...

—Lui...

—Mais sans doute... N’est-il pas maintenant possesseur d’un secret d’État? M. de Chemeraut ne sera-t-il pas furieux de se voir joué? Je vous dis qu’il n’échappera pas à une prison perpétuelle lorsque la méprise sera découverte.

—Mordioux! monseigneur, mêlez-vous de ce qui vous regarde, s’il vous plaît, s’écria Croustillac, et ne m’ôtez pas le pain de la bouche, comme on dit... Prisonnier d’État! peste! vous êtes bien dégoûté... Mais vous ne savez donc pas que ça me fera une retraite assurée... un abri certain pour mes vieux jours? Franchement la vie aventureuse m’ennuie, il faut une fin, je voulais quelque chose de stable... jugez si cela me convient... Prisonnier d’État! diable! ne l’est pas qui veut, monseigneur; par pitié, je vous le répète, n’ôtez pas cette dernière ressource à mes vieux ans... ne détruisez pas mon avenir.

—Écoutez-moi, brave et digne chevalier, lui répondit affectueusement Monmouth en lui serrant la main, je ne suis pas dupe de vos ingénieuses défaites...

—Monsieur, je vous jure...

—Écoutez-moi, je vous en prie; lorsque vous m’aurez entendu, vous ne vous étonnerez plus de mon refus... Vous verrez que je ne puis accepter votre généreux sacrifice sans être doublement coupable... Vous comprendrez les douloureux souvenirs, pour ne pas dire les remords... que vos offres de dévouement, que les événements présents éveillent en moi... Et vous, Angèle, mon enfant bien-aimée... vous apprendrez enfin un secret que jusqu’à présent j’ai dû vous cacher; il faut une circonstance aussi grave que celle où nous nous trouvons pour me forcer à vous faire cette douloureuse révélation.

CHAPITRE XXVII.

LE MARTYR.

—Mon Dieu, Jacques, que voulez-vous dire? vous m’effrayez, dit Angèle en voyant l’agitation de Monmouth.

—Vous savez, dit le prince à Croustillac, par suite de quels événements politiques j’ai été arrêté et mis à la Tour de Londres en 1685?

—Vous m’excuserez, monseigneur, si je n’en sais pas un mot; je suis ignorant comme une carpe à l’endroit de l’histoire contemporaine, ce qui, soit dit en passant, et sans me vanter, rendait mon rôle outrageusement difficile... car j’avais toujours peur de dire quelque ânerie... et de compromettre ainsi, non ma réputation de savant, je n’en ai cure, mais votre fortune dont je m’étais imprudemment chargé.

—Eh bien donc, dit Monmouth, après la mort de mon père, lorsque le duc d’York, mon oncle, monta sur le trône sous le nom de Jacques II, j’entrai dans une conspiration contre lui. Je ne chercherai pas à justifier ma conduite... aujourd’hui les années, les réflexions m’ont éclairé; je le reconnais, j’étais aussi coupable qu’insensé; le jeune comte d’Argyle était l’âme de ce complot; tout se tramait pour ainsi dire sous les yeux du prince d’Orange, alors stathouder, à cette heure roi d’Angleterre... Argyle connaissait mon action sur le parti protestant, mon ambition, mes ressentiments contre Jacques II; il n’eut pas de peine à m’associer à ses desseins; bientôt, grâce à mon nom, à mon influence, je fus le chef de la conjuration...

J’avais des intelligences en Angleterre... on n’attendait plus, disait-on, que ma présence pour renverser du trône un roi papiste et pour me proclamer à sa place. Je partis du Texel avec trois bâtiments chargés de soldats que j’avais embauchés; Argyle, m’ayant devancé en Écosse, avait payé de sa tête l’audace de sa tentative. J’abordai en Angleterre à la tête de quelques partisans dévoués. Je reconnus alors combien j’avais été trompé. Trois ou quatre mille hommes, au plus, se joignirent à la poignée de braves qui s’étaient associés à mon sort, et parmi lesquels on comptait Mortimer, Rothsay, Dudley. Le fils de Monck, le jeune duc d’Albemarle, s’avança contre moi à la tête de l’armée royale; je voulus brusquer la fortune, tenter un coup décisif: j’attaquai l’ennemi à Sedgemore, près de Bridge-Water, je fus battu... malgré des prodiges de valeur de ma petite armée et surtout de ma cavalerie, commandée par le brave lord Georges Sidney...

En prononçant ce mot, la voix du prince s’altéra, une douloureuse émotion se peignit sur ses traits.

—Georges Sidney! mon second père... mon bienfaiteur! s’écria Angèle, c’est en combattant pour toi qu’il est mort! C’est donc à cette bataille qu’il a été tué... tel était donc le secret que tu me cachais?...

Le duc baissa la tête, garda un moment le silence et reprit:

—Tout à l’heure tu sauras tout, mon enfant... Notre déroute fut complète. Blessé, j’errai au hasard, ma tête était mise à prix. Je fus arrêté le lendemain de cette fatale défaite et conduit à la Tour de Londres; on instruisit mon procès. Reconnu coupable de haute trahison, je fus condamné à mort.

—Ah! s’écria Angèle en poussant un cri d’effroi et en se précipitant dans les bras de Jacques, tu m’as trompée? Mon Dieu, je te croyais seulement exilé!

—Calme-toi, calme-toi, Angèle... oui, je t’avais caché cette condamnation, autant pour ne pas t’inquiéter que pour... Puis, après un moment d’hésitation, Monmouth ajouta:—Tu vas tout savoir... Il me faut du courage, oui, bien du courage, pour te faire cette révélation.

—Pourquoi? qu’as-tu donc à craindre? dit Angèle.

—Hélas... pauvre enfant, lorsque tu m’auras entendu, peut-être, tu me regarderas avec horreur.

—Toi, toi! Jacques, crois-tu cela? mon Dieu! le pourrais-je jamais?

—Enfin, reprit Monmouth avec effort, quoi qu’il arrive, je dois parler... au moment peut-être de nous séparer pour toujours.

—Jamais... oh! jamais! dit Angèle avec désespoir.

—Mordioux! je jetterai plutôt M. de Chemeraut du haut en bas du Morne-au-Diable, sous le plus mince prétexte, s’écria Croustillac. Ensuite de quoi, avec vos esclaves, nous aurons bon marché de l’escorte. Mais j’y pense... voulez-vous tenter ce moyen? Combien avez-vous d’esclaves capables de s’armer, monseigneur?

—Vous oubliez, chevalier, que l’escorte de M. de Chemeraut est considérable; les nègres pêcheurs sont partis, il n’y a pas ici plus de quatre ou cinq hommes... Toute violence est impossible... La Providence veut sans doute que j’expie un grand crime... Je me résignerai.

—Un crime! toi, Jacques! coupable d’un grand crime. Jamais je ne le croirai! s’écria Angèle.

—Si mon crime fut involontaire, il n’en fut pas moins horrible... Angèle, à cette heure, il est de mon devoir de te révéler tout ce que je dois à Sidney, à ton noble parent qui prit tant de soin de ton enfance, pauvre orpheline! Pendant que tu achevais ton éducation en France, où il t’avait conduite, Sidney, que j’avais vu en Hollande, s’était attaché à mon sort; une singulière conformité de goûts, de principes, de pensées, nous avait rapprochés; mais il était si fier, que je fus obligé d’aller au-devant de lui. Combien je me félicitai de lui avoir le premier serré la main... Jamais âme humaine n’approcha de la beauté de l’âme de Sidney! Jamais il n’existera de caractère plus noble, de cœur plus ardent, plus généreux! Rêvant le bonheur des peuples, trompé comme je le fus peut-être moi-même sur la véritable portée de mes desseins, il crut servir la sainte cause de l’humanité, il ne servit que la funeste ambition d’un homme! Pendant que la conspiration s’organisait, il fut mon émissaire le plus actif, mon confident le plus intime. Te dire, mon enfant, l’attachement profond, aveugle, de Sidney pour moi, serait impossible; une seule affection luttait dans son cœur avec celle qu’il m’avait vouée, c’était sa tendresse pour toi, toi sa parente éloignée qu’il avait recueillie; oh! combien il te chérissait! A travers les agitations et les périls de sa vie de soldat et de conspirateur, il trouvait toujours quelques moments pour aller embrasser son Angèle. A son retour... c’était toujours les larmes aux yeux qu’il me parlait de toi... Oui, cet homme d’une folle intrépidité, d’une énergie indomptable... pleurait comme un enfant en me disant tes grâces naïves, les qualités de ton cœur, ta jeunesse studieuse et triste, pauvre petite abandonnée, car tu n’avais au monde que Sidney... A la fatale journée de Bridge-Water, il commandait ma cavalerie; après des prodiges de valeur, il fut laissé pour mort sur le champ de bataille; quant à moi... emporté par un flot de fuyards, grièvement blessé, il me fut impossible de le retrouver.

—N’est-ce donc pas à cette journée qu’il mourut? dit Angèle en essuyant ses yeux.

—Écoute, écoute... Angèle... Oh! tu ne sais pas comme mon cœur se brise à ces souvenirs...

—Et le nôtre donc, monseigneur! dit Croustillac. Brave Sidney!... Un je ne sais quoi me dit qu’il n’était pas mort à cette journée de Bridge-Water... et que nous le retrouverons encore...

Monmouth tressaillit, resta un moment accablé et reprit:

—Allons, courage! Je vous le disais donc, Sidney fut laissé pour mort sur le champ de bataille; je fus arrêté, condamné, et mon exécution fut fixée au 15 juillet 1685. On m’avait signifié ma sentence, je devais être exécuté le lendemain, j’étais seul dans ma prison. Au milieu des funèbres méditations où j’étais plongé durant les heures terribles qui précédèrent le moment de mon supplice... je te le jure, Angèle, je te le jure devant Dieu qui m’entend, si quelques pensées douces et consolantes vinrent me calmer... ce furent celles que je donnai au souvenir de Sidney, en évoquant les beaux temps de notre amitié... Je le croyais mort, et je me disais:—Dans quelques heures je serai pour jamais réuni à lui... Tout à coup la porte de mon cachot s’ouvrit, Sidney parut...

—Mordioux!... tant mieux... J’étais bien sûr qu’il n’était pas mort, s’écria Croustillac.

—Non... il n’était pas mort, répondit le duc avec un soupir. Plût au ciel qu’il fût mort en soldat sur le champ de bataille!

Angèle et l’aventurier regardèrent Monmouth avec étonnement.

Celui-ci continua:

—A la vue de Sidney, je crus être le jouet d’une vision produite par l’agitation de mes esprits; mais je sentis bientôt ses larmes couler sur mes joues, mais je me sentis bientôt serré dans ses bras.—Sauvé!... vous êtes sauvé!... me dit-il à travers des pleurs de joie.—Sauvé? lui dis-je en le regardant avec stupeur.—Sauvé! oui... Écoutez-moi... reprit-il; et voici ce qu’il me raconta. Le roi mon oncle ne pouvait ouvertement m’accorder ma grâce, la politique s’y opposait; mais il ne voulait pas faire périr le fils de son frère sur l’échafaud. Instruit par un de ses courtisans, qui était néanmoins de mes amis, de la ressemblance qui existait entre Sidney et moi, ressemblance qui t’a si vivement frappée la première fois que je t’ai vue, chère enfant, dit Monmouth à Angèle, le roi Jacques avait secrètement procuré à Sidney les moyens de s’introduire dans ma prison; cet ami dévoué devait prendre mes vêtements, je devais prendre les siens et sortir de la Tour à l’aide de ce stratagème. Le lendemain, apprenant mon évasion, le dévouement de Sidney resté prisonnier à ma place, le roi le ferait mettre en liberté et ordonnerait de me rechercher activement; mais ces ordres ne seraient qu’une apparence; on favoriserait en secret mon départ pour la France. Je devais seulement écrire au roi pour lui donner ma parole de ne jamais rentrer en Angleterre.

—Eh bien! dit Angèle intéressée au dernier point par ce récit, tu acceptas l’offre de Sidney, et il resta prisonnier à ta place?...

—Hélas! oui, j’acceptai, car tout ce que me disait Sidney ne me paraissait que trop vraisemblable; sa présence à cette heure dans la Tour, malgré la sévère surveillance dont j’étais environné, devait me faire croire qu’une volonté toute-puissante concourait mystérieusement à mon évasion.

—N’en était-il donc pas ainsi? s’écria Angèle.

—Rien ne semble pourtant plus naturellement arrangé, dit Croustillac.

—En effet, dit Monmouth en souriant avec amertume, rien n’était plus naturellement arrangé; il ne fut que trop facile à Sidney de me persuader... de détruire mes objections.

—Et quelles objections pouvais-tu faire? dit Angèle, qu’y avait-il donc d’étonnant à ce que le roi Jacques ne voulût pu faire couler ton sang sur l’échafaud, en facilitant secrètement ta fuite?

—Et puis, Sidney aurait-il pu s’introduire si facilement auprès de vous, monseigneur, sans le secours d’une suprême influence? ajouta l’aventurier.

—Oh! n’est-ce pas, s’écria le duc avec une triste satisfaction, n’est-ce pas que tout ce que disait Sidney devait me sembler... probable, possible? n’est-ce pas que je pouvais le croire?

—Mais sans doute! dit Angèle.

—N’est-ce pas, continua le prince, n’est-ce pas qu’on pouvait ajouter foi à ses paroles sans être égaré par la peur de la mort, sans être entraîné par un lâche, par un horrible égoïsme? Et encore, je vous le jure, oh! je vous le jure, je ne me rendis pas tout d’abord à ce que me disait Sidney! avant d’accepter la vie et la liberté qu’il venait m’offrir au nom du roi mon oncle, je me demandai quel serait le sort de mon ami si Jacques ne tenait pas sa promesse; je me dis que la plus grande punition que pût mériter un homme capable d’en avoir fait évader un autre était la prison... alors... en admettant cette hypothèse, une fois libre, quoique réduit à me cacher, je disposais d’assez de ressources pour ne pas quitter l’Angleterre avant d’avoir à mon tour délivré Sidney... Que vous dire de plus?... L’instinct de la vie... la peur de la mort sans doute, obscurcirent non jugement... troublèrent ma raison... j’acceptai, car je crus à tout ce que me disait Sidney. Hélas!... combien j’étais insensé!

—Insensé, mordioux! c’est en n’acceptant pas que vous auriez été un insensé, s’écria Croustillac.

—Qui donc, mon Dieu, aurait hésité à ta place? dit Angèle.

—Non, non, je vous dis que je ne devais pas accepter; mon cœur, sinon ma raison, devait se révolter à cette proposition trompeuse. Mais que sais-je... une sanglante fatalité... peut-être un affreux égoïsme me poussaient... j’acceptai... je serrai Sidney dans mes bras, je pris ses vêtements et je lui dis... à demain... avec la conviction que le lendemain je le verrais. Je sortis de ma chambre, le geôlier m’attendait à la porte; grâce à ma ressemblance avec Sidney... il ne s’aperçut de rien et me conduisit à la hâte par un chemin secret jusqu’à une sortie de la Tour; j’étais libre... J’oubliais de vous dire que Sidney m’avait indiqué une maison de la Cité où je pourrais en toute sûreté l’attendre... car il devait, disait-il, revenir le lendemain me rejoindre pour concerter notre départ; enfin, dans cette maison de la Cité je retrouverais mes pierreries que j’avais confiées à Sidney à mon départ de Hollande, et dont la valeur était énorme... Enveloppé de son manteau, manteau que vous portiez tout à l’heure, et qui est resté sacré pour moi, je me dirigeai vers la maison de la Cité. Je frappai; une vieille femme vint m’ouvrir me conduisit dans une chambre écartée, et me remit un coffret de fer dont Sidney m’avait donné la clef, j’y trouvai mes pierreries. Brisé de fatigue, car les insomnies qui précèdent le jour du supplice sont bien affreuses, je m’endormis... Pour la première fois depuis ma condamnation à mort, je cherchai le sommeil sans me dire que l’échafaud m’attendait au réveil... Lorsque je me levai le lendemain, il était grand jour, un brillant soleil pénétrait à travers mes rideaux; je les ouvris, le ciel était pur, il faisait une radieuse journée d’été... Oh! j’eus alors des élans de bonheur et de joie impossibles à rendre... J’avais vu ma tombe ouverte et j’existais! j’aspirais la vie par tous les pores. Éperdu de reconnaissance, je me jetai à genoux, et j’enveloppai dans la même bénédiction Dieu, le roi, Sidney! je m’attendais à voir cet ami si cher... d’un moment à l’autre; je ne doutais pas, oh! non, je ne pouvais pas douter de la clémence du roi... Tout à coup j’entendis au loin la voix de ces crieurs qui annoncent les événements importants; il me sembla qu’ils prononçaient mon nom... je crus que c’était une illusion... C’était bien mon nom. Oh! alors un effroyable pressentiment me traversa l’esprit, mes cheveux se dressèrent sur ma tête... j’étais resté à genoux, j’écoutais avec d’horribles battements de cœur; les voix approchèrent... j’entendis encore mon nom mêlé à d’autres paroles; un éclair de joie aussi folle que mon pressentiment avait été horrible changea ma terreur en espoir... Insensé... je crus que l’on criait les détails de l’évasion du duc de Monmouth. Dans mon impatience, je descends dans la rue, j’achète cette relation; je remonte le cœur palpitant, serrant ce papier entre mes mains.

En disant ces mots, Monmouth devint d’une pâleur effrayante; il se soutint à peine; une sueur froide inonda son front.

—Eh bien! s’écrièrent Angèle et Croustillac qui ressentaient une angoisse poignante.

—Ah! s’écria le duc avec une explosion déchirante, c’étaient les détails de L’EXÉCUTION du duc de Monmouth.

—Et Sidney! s’écria Angèle.

—Sidney était mort... pour moi... mort martyr de l’amitié... Son sang, son noble sang avait coulé sur l’échafaud au lieu du mien... Maintenant, Angèle, malheureuse enfant! comprends-tu pourquoi je t’ai toujours caché ce funeste secret [4]?

En disant cet mots, le prince tomba assis dans un fauteuil en cachant sa figure dans ses mains. Angèle se jeta à ses pieds en étouffant ses sanglots.

CHAPITRE XXVIII.

L’ARRESTATION.

Le chevalier, profondément attendri par le récit de Monmouth, essuya furtivement ses larmes, et se dit:

—Je comprends maintenant ce que voulait me dire cet animal de Rutler, avec son éternel poignard, lorsqu’il me parlait de mon exécution...

—Angèle, Angèle, mon enfant, dit le duc en relevant son noble visage baigné de larmes et en serrant la jeune femme entre ses bras, pourras-tu jamais me pardonner le meurtre de Sidney, mon ami, mon frère, ton seul parent, ton seul protecteur?

—Hélas! ne l’avez-vous pas remplacé auprès de moi... Jacques... J’avais pleuré sa mort, croyant qu’il avait été tué sur un champ de bataille. Croyez-vous que mes regrets seront plus cruels maintenant que je sais qu’il a sacrifié sa vie pour vous, qu’il a fait ce que je ferais pour toi avec tant de bonheur... Jacques, mon amant, mon époux!

—Ange bien-aimée de toute ma vie, s’écria le duc, tes paroles n’apaisent pas la violence de mes remords, mais au moins tu sauras quelle reconnaissance religieuse j’ai toujours eue pour Sidney, pour ce saint martyr de l’amitié. Que te dirai-je de plus? Je passai deux jours dans un état voisin de la folie; lorsque je revins à moi, je trouvai une lettre de Sidney. Il avait fait en sorte qu’elle ne me fût remise que le soir du jour où il périssait pour moi; il m’expliquait son pieux mensonge, il n’avait pas vu le roi Jacques.

—Il ne l’avait pas vu! s’écria Angèle.

—Non; tout ce qu’il m’avait dit était faux... Aussi tu comprends si j’ai raison de maudire toujours la coupable facilité avec laquelle je me suis laissé persuader. Maintenant qu’il est mort pour moi... la fable à laquelle j’ai cru me semble folle, monstrueuse... Non, il n’avait pas vu le roi. Dépositaire de mes pierreries, il en avait distrait de quoi se procurer une somme considérable, grâce à laquelle il avait gagné un des officiers de la Tour, lui demandant pour toute grâce de me voir une dernière fois... Cet officier était-il d’accord avec Sidney pour la substitution de personne qui devait me sauver? fut-il aussi dupe de notre ressemblance, et ne s’aperçut-il de rien? je ne le sais... Le lendemain on vint chercher Sidney, il suivit ses bourreaux, mais il refusa de parler de peur qu’on ne le reconnût à sa voix... Le sacrifice fut accompli, ajouta Monmouth en essuyant ses larmes qui avaient encore coulé à ce récit. Je quittai Londres secrètement et je me rendis en France sous un faux nom pour t’y chercher, Angèle... Sidney m’avait donné tout pouvoir pour la retirer des mains des personnes auxquelles il l’avait confiée, dit le prince en s’adressant à Croustillac. Frappé de sa beauté, de sa candeur, de ses adorables qualités, me sentant digne et capable de remplir les derniers vœux de Sidney en faisant le bonheur de son enfant d’adoption... j’épousai cet ange, nous partîmes pour les colonies espagnoles, je croyais y être en sûreté. Tout en prenant les plus grandes précautions pour n’être pas reconnu... le hasard me fit rencontrer à Cuba un capitaine anglais que j’avais vu à Amsterdam. Je me crus découvert... Nous partîmes. Après quelques mois de voyage, nous vînmes nous établir ici. Afin de dérouter les soupçons, de pouvoir veiller sur ma femme et de n’être pas soumis à une réclusion qui m’eût été mortelle, je pris tour à tour les déguisements que vous savez, et je pus impunément parcourir l’île... Grâce à mes pierreries, nous achetâmes plusieurs petits navires, par l’intermédiaire de maître Morris, homme sûr et probe, qui savait, sans être dans le secret, à quoi s’en tenir sur les prétendus veuvages de ma femme. Non seulement nos armements de commerce augmentèrent peu à peu notre fortune... que nous pouvions avoir un jour à transmettre à des enfants... mais ils nous permirent d’avoir toujours à notre disposition un moyen d’évasion... Le Caméléon n’a pas été construit dans un autre but... et je l’ai même, au grand effroi d’Angèle, commandé comme flibustier, dans une rencontre avec un pirate espagnol... Nous vivions donc ici très heureux, presque tranquilles, lorsque j’appris que le chevalier de Crussol, à qui j’avais autrefois sauvé la vie, arrivait comme gouverneur... Quoiqu’il fût homme d’honneur, je craignis de me découvrir à lui... Mon premier mouvement fut de quitter la Martinique avec ma femme... mais j’appris alors la déclaration de guerre de la France contre l’Angleterre, l’Espagne et la Hollande, et... que certains bruits commençaient à circuler en Angleterre sur la manière miraculeuse dont j’avais été sauvé... Mes partisans s’agitaient, dit-on; je n’avais aucune justice à attendre de Guillaume d’Orange; je devais donc me croire plus en sûreté dans cette colonie que partout ailleurs... j’y demeurai, malgré la présence de M. de Crussol; mais en redoublant de précautions. Les prétendus veuvages de ma femme, les fréquentes visites du flibustier, du Caraïbe et du boucanier formèrent bientôt un ensemble de faits si incompréhensibles, qu’il fut impossible de deviner la vérité; ce qui nous servait d’un côté... nous fut cependant presque fâcheux. M. de Crussol, curieux de connaître la femme étrange dont on parlait de tant de façons différentes, vint au Morne-au-Diable; la fatalité voulut que j’y fusse alors, sous les traits du boucanier; je ne pus éviter la rencontre du gouverneur, que nous étions loin d’attendre.

Malgré la barbe épaisse qui déguisait mes traits, M. de Crussol avait conservé de moi un trop vif souvenir pour me méconnaître complétement; aussi, pour s’assurer de la vérité, il me dit brusquement: «Vous n’êtes pas ce que vous paraissez être.» Craignant que tout ne fût révélé à Angèle, qui me savait proscrit, mais qui ignorait les dangers auxquels j’étais alors exposé si mon existence était connue, je dis à M. de Crussol:—Au nom d’un service passé, je vous demande le silence... Mais je vous dirai tout... En effet, je ne lui cachai rien. Il me jura sur l’honneur de me garder le secret et de faire son possible pour que nous ne fussions pas inquiétés... il a tenu sa promesse... mais en mourant..

—Il a tout avoué au père Griffon par scrupule de conscience, dit le chevalier.

—Comment savez-vous cela? dit le duc.

Croustillac raconta alors à Monmouth comment le mystère de son existence avait été révélé au confesseur du roi Jacques, et comment le père Griffon avait involontairement causé cette trahison.

—Maintenant, chevalier, dit Monmouth, vous savez au prix de quel admirable sacrifice je dois cette vie que j’ai juré de consacrer à Angèle... je vous ai dit les affreux remords que me causent le dévouement de Sidney; vous comprendrez, je l’espère, chevalier, que je ne veuille pas m’exposer à de nouveaux et cruels regrets en causant votre perte.

—Ah! vous croyez, monseigneur, que ce que vous venez de nous raconter là est fait pour m’ôter l’envie de me dévouer pour vous? Mordioux! vous vous trompez furieusement!

—Comment, s’écria le duc, vous persistez?

—Si je persiste! je persiste doublement, s’il vous plaît, et par une raison toute simple... Tenez, monseigneur... pourquoi vous cacherais-je cela?... Tout à l’heure... c’était bien plus pour l’amour de madame la duchesse que je voulais vous servir que par dévouement raisonné pour vous; ça ne doit pas vous offenser, monseigneur, je ne vous connaissais pas... Mais maintenant que je vois ce que vous êtes, mais maintenant que je vois comment vous regrettez vos amis, et comment vous reconnaissez ce qu’ils font pour vous... madame votre femme serait une véritable Barbe-Bleue, elle serait le diable en personne, elle serait amoureuse de tous les boucaniers, de tous les anthropophages des Antilles, que je ferais pour vous tout ce que je faisais pour madame la duchesse, monseigneur!

—Mais, chevalier...

—Mais, monseigneur... tout ce que je puis vous dire, c’est que vous me donnez envie d’être pour vous un second Sidney... voilà tout... Eh! mordioux, c’est tout simple, on n’inspire jamais ces dévouements-là sans les mériter.

—Je veux vous croire, chevalier; mais on est indigne de ces dévouements-là... quand on les accepte volontairement.

—Ah! mordioux! monseigneur, sans reproche... vous êtes aussi têtu avec votre générosité que cet ours de Flamand était insupportable avec son poignard.... Voyons.... raisonnons un peu... Ce que vous voulez avant tout, n’est-ce pas? c’est me sauver de la prison.

—Sans doute...

—Car je ne crois pas que vous soyez très pressé d’abandonner madame la duchesse. Eh bien! en disant qui vous êtes au bonhomme Chemeraut, me sauverez-vous? Je ne suis pas un grand clerc, mais il me semble que toute la question est là, n’est-ce pas, madame la duchesse?

—Il a raison, mon ami, dit Angèle en regardant son mari d’un air suppliant.

—Je poursuis, reprit fièrement Croustillac. Or, vous dites donc au bonhomme Chemeraut: «Monsieur, je suis le duc de Monmouth, et le chevalier que voici n’était qu’un mauvais plaisant...» Soit... jusque-là ça va bien. A cette ouverture, le Chemeraut vous répond: «Monseigneur, consentez-vous, oui ou non, à être le chef de l’insurrection en Angleterre?»

—Jamais... jamais! s’écria le duc.

—Très bien, monseigneur. Maintenant je sais ce que vous a coûté l’insurrection... maintenant j’ai le bonheur de connaître madame la duchesse; comme vous, je dirais... «Jamais...» Seulement, que répond le bonhomme Chemeraut à ce jamais? le bonhomme Chemeraut vous répond:—«Vous êtes mon prisonnier...» Est-ce vrai?

—Malheureusement, cela est possible, dit Monmouth.

—Hélas! cela n’est que trop réel! dit Angèle.

—«Quant à ce drôle, quant à cet intrigant, continuera le bonhomme Chemeraut en s’adressant à moi, dit Croustillac, quant à cet imposteur, à ce chevalier d’industrie, comme il s’est impudemment joué de moi, comme je lui ai confié une demi-douzaine de secrets d’État plus importants les uns que les autres, et particulièrement comme quoi les confesseurs de deux grands rois ont joué à l’aiguillette empoisonnée avec la confession de leurs pénitents... il va être traité selon ses mérites...» Or, ledit bonhomme Chemeraut, d’autant plus furieux que je lui aurai fait avaler une plus énorme quantité de couleuvres, ne me ménagera pas, et je m’estimerai très heureux s’il me fait pourrir dans un cul de basse fosse au lieu de me faire pendre haut et court, vu ses pleins pouvoirs, ce qui serait une autre manière de me réduire au silence.

—Ah! ne parlez pas ainsi... cette idée est affreuse... s’écria Angèle.

—Vous le voyez bien, généreux insensé, dit à son tour le duc avec attendrissement, vous reconnaissez vous-même l’imminence du danger auquel vous vous êtes exposé pour moi.

—D’abord, monseigneur, reprit le Gascon avec un flegme imperturbable, ainsi que je le disais tout à l’heure à madame la duchesse lorsque je la croyais affolée d’un certain drôle à figure cuivrée, d’abord, il est clair que l’on ne se dévoue pas pour les gens dans le seul but d’être couronné de roses et caressé par des nymphes sylvestres. C’est le péril qui fait le sacrifice... Mais la question n’est pas là. En vous livrant prisonnier au bonhomme Chemeraut, encore une fois, m’épargnez-vous la prison ou la potence, monseigneur?

—Mais, chevalier...

—Mais, monseigneur, je vous poursuivrai incessamment de cet argument ad hominem (c’est tout mon latin), comme le Flamand me poursuivait de son éternel poignard.

—Vous vous trompez, mon digne et brave chevalier, en croyant votre position aussi désespérée lorsque je me serai livré à M. de Chemeraut.

—Prouvez-moi cela, monseigneur...

—Sans insister trop sur mon rang et sur ma position, ils sont tels qu’on sera toujours obligé de compter avec moi. Aussi, lorsque je dirai à M. de Chemeraut que je désire... que je veux que vous ne soyez pas inquiété pour un trait qui vous honore, je ne doute pas que M. de Chemeraut ne s’empresse de m’agréer en cela, et de vous mettre en liberté.

—Monseigneur... permettez-moi de vous dire que vous vous abusez complétement.

—Mais que pourrait-il vouloir de plus? Ne serais-je pas en son pouvoir? Que lui importera votre capture?

—Monseigneur, vous avez été homme d’État, vous avez été conspirateur, vous êtes très grand seigneur, par conséquent vous devez connaître les hommes, et vous raisonnez, pardonnez ma hardiesse, comme si vous ne les connaissiez pas du tout... ou plutôt, votre généreux vouloir à mon endroit vous aveugle...

—Non, certes... chevalier.

—Écoutez, monseigneur, vous m’accorderez, n’est-ce pas, que les intelligences qu’on s’est ménagées en Angleterre, que la part que prend Louis XIV à toute cette intrigue prouvent l’importance de la mission du Chemeraut?

—Sans doute...

—Vous m’accorderez encore, monseigneur, que le Chemeraut doit compter le bon succès de cette mission pour beaucoup dans sa fortune.

—Cela est vrai...

—Eh bien, monseigneur, en refusant de prendre part à l’insurrection, vous ne laissez à Chemeraut qu’un rôle de geôlier; votre capture ne fait pas réussir la vaste entreprise à laquelle les deux rois portent un si vif intérêt. Aussi, croyez-moi, vous seriez mal venu à demander une grâce au Chemeraut, surtout dans le premier moment où il sera furieux de voir ses espérances détruites, surtout lorsqu’il saura que l’homme en faveur de qui vous intercédez lui a fait voir d’innombrables étoiles en plein midi... Croyez-moi donc, monseigneur, en acceptant toutes les propositions du Chemeraut, en secondant les projets de deux rois, vous pourriez à peine espérer d’obtenir ma grâce...

—Jacques... ce qu’il dit est plein de sens, reprit Angèle. Je ne voudrais pas te donner un conseil égoïste et lâche; mais encore une fois, il a raison, tu ne peux le nier.

Le duc baissa la tête sans répondre.

—Je le crois bien, madame, que j’ai raison, dit Croustillac. Je déraisonne assez souvent pour qu’une fois par hasard j’aie le sens commun.

—Mais, pour l’amour du ciel, envisagez donc au moins à votre tour ce qui arrive si j’accepte, s’écria le duc en prenant les deux mains du Gascon dans les siennes; vous me conduisez, moi et ma femme, à bord du Caméléon, nous mettons à la voile, nous sommes sauvés...

—A la bonne heure, mordioux! à la bonne heure; voilà comme j’aime à vous entendre parler, monseigneur.

—Oui, nous sommes sauvés, mais vous, malheureux, vous revenez avec M. de Chemeraut à bord de la frégate, on vous présente à mes partisans, votre ruse est découverte et vous êtes perdu.

—Peste, monseigneur, comme vous y allez. Sans reproche, vous me regardez donc comme un piètre sire? vous me destituez donc de toute imagination, de toute adresse? Si je ne me trompe, il y a très loin de l’anse aux Caïmans au Fort-Royal.

—Trois lieues environ, dit le duc.

—Eh bien! monseigneur, dans ce pays, trois lieues, c’est trois heures... et en trois heures, un homme comme moi a au moins six chances de s’échapper; j’ai les jambes longues et nerveuses comme un cerf. Le camarade Arrache-l’Ame m’a appris à marcher dans les halliers, ajouta le Gascon en souriant d’un air malicieux. Or, je vous jure qu’il faudra que l’escorte du bonhomme Chemeraut fasse de fières enjambées pour m’atteindre.

—Et vous voulez que je vous laisse jouer votre vie sur une chance aussi douteuse que celle d’une évasion, lorsque trente soldats habitués à ce pays seront à l’instant sur vos traces? dit le duc. Jamais!

—Et vous voulez, monseigneur, que je mette mon salut sur une chance aussi incertaine que la clémence du bonhomme Chemeraut?

—Ainsi, du moins, je ne vous sacrifie pas à coup sûr, et les chances sont égales, dit le duc.

—Égales! s’écria l’aventurier avec indignation, égales, monseigneur? Osez-vous bien vous comparer à moi? Qui suis-je? A quoi est-ce que je sers ici-bas, si ce n’est à traîner sur mes talons une vieille rapière... et à vivre çà et là aux crochets du genre humain?... Je ne suis rien, je ne fais rien, je ne tiens à rien. A qui ma vie est-elle utile? qui s’intéresse à moi? qui saura seulement si Polyphème Croustillac existe ou n’existe pas?

—Chevalier! vous n’êtes pas juste... et...

—Eh, mordioux! monseigneur, vous vous devez à madame la duchesse, à la fille adoptive de Sidney! S’il est mort pour vous, c’est bien le moins que vous viviez pour celle qu’il aimait comme son enfant! Si vous la réduisez au désespoir, elle est capable de périr de chagrin, et vous aurez à pleurer deux victimes au lieu d’une...

—Mais, encore une fois... chevalier.

—Mais, s’écria Croustillac en faisant un signe d’intelligence à Angèle, et en se mettant tour à tour à crier à tue-tête et à parler avec une volubilité extrême pour couvrir la voix du duc, mais tu es un misérable, un insolent! de me parler ainsi... A moi!... à moi!... à l’aide!... au secours!...

Puis Croustillac dit tout bas et rapidement au duc:

—Vous m’y forcez, pardon, monseigneur, mais je n’ai pas d’autre moyen.

Et l’aventurier se remit à crier de toutes ses forces.

Le prince, abasourdi, restait immobile et le regardait avec stupeur.

Aux cris du Gascon, six hommes de l’escorte, que M. de Chemeraut avait mis en sentinelle dans la galerie, sur la demande de Croustillac, six hommes, disons-nous, se précipitèrent dans la chambre.

—Bâillonnez ce scélérat! bâillonnez-le à l’instant, s’écria Croustillac, qui tremblait que M. de Chemeraut n’entrât pendant cette opération.

Les soldats avaient l’ordre d’obéir au chevalier; ils se précipitèrent sur le duc, qui s’écria en se débattant avec une force herculéenne:

—C’est moi qui suis le prince... c’est moi qui suis Monmouth.

Heureusement ces dangereuses paroles furent étouffées par les cris assourdissants du chevalier, qui, depuis le commencement de cette scène, feignait d’être en proie à une profonde colère, et frappait des pieds avec fureur.

Un des soldats, au moyen de son écharpe, réussit facilement à bâillonner le duc; il fut ainsi mis dans l’impossibilité de remuer et de parler.

M. de Chemeraut, attiré par ce tumulte, entra bientôt; il trouva Angèle pâle, horriblement agitée. Quoiqu’elle prévît l’issue de cette scène, de cette lutte, elle ne pouvait s’empêcher d’en être cruellement émue.

—Qu’y a-t-il donc, monseigneur? s’écria Chemeraut...

—Il y a, monsieur, dit le Gascon, que ce misérable a osé me tenir des propos d’une si abominable insolence que, malgré le mépris qu’il m’inspire, j’ai été obligé de le faire bâillonner!

—Monseigneur, vous avez eu raison... mais j’avais prévu que ce misérable sortirait de son farouche silence.

—Cette scène, d’ailleurs, s’écria Croustillac, n’aura pas été inutile, monsieur. J’hésitais encore. Oui, je l’avoue, j’avais cette faiblesse... Maintenant, le sort en est jeté, les coupables subiront la peine de leur crime. Partons, monsieur, partons pour l’anse aux Caïmans; j’ai envoyé mes ordres au capitaine Ralph; je ne serai content que lorsque j’aurai vu embarquer sous mes yeux ces deux criminels; alors nous retournerons au Fort-Royal.

—Décidément, monseigneur, vous voulez assister à ce triste embarquement?

—Si je veux y assister, monsieur! mais je ne donnerais pas pour le trône d’Angleterre le moment précieux, inestimable, où là, devant moi, je verrai le bâtiment qui porte ces deux coupables mettre à la voile pour la destination où le souffle de ma vengeance les conduit!

—Décidément, monseigneur, vous l’exigez? dit M. de Chemeraut en hésitant encore.

—Décidément, monsieur de Chemeraut, s’écria Croustillac d’un ton véritablement imposant et menaçant, tout-à-fait dans l’esprit de son rôle, j’aime à être obéi quand je ne demande rien que de juste. Faites tout préparer pour le départ, je vous en prie; si ce misérable ne veut pas marcher, on le portera à bras; mais, surtout, bâillonnez bien serré, car il profère de si horribles paroles que je ne voudrais les entendre à aucun prix.

Un des soldats s’assura que le bâillon était solidement attaché; on lia les mains du duc derrière son dos, il fut emmené par les gardes.

—Êtes-vous prêt, monsieur de Chemeraut? dit Croustillac.

—Oui, monseigneur; il faut seulement que je distribue les postes de la marche de l’escorte.

—Allez donc, monsieur, je vous attends; j’ai d’ailleurs quelques ordres à donner ici.

Le gouverneur salua et sortit.

CHAPITRE XXIX.

LE DÉPART.

Angèle et le chevalier restèrent seuls.

—Sauvé... sauvé par vous! s’écria Angèle.

—J’aurais voulu employer d’autres moyens, madame la duchesse; mais, sans reproche, le duc est aussi opiniâtre que moi... Il était impossible d’en finir autrement... Il ne nous reste que quelques moments, Chemeraut va revenir, songeons au plus pressé... Vos diamants... où sont-ils?... Allez vite les chercher, madame... emportez-les. Une fois tout ceci découvert, gare la confiscation!

—Ces pierreries sont là... dans un meuble secret de l’appartement du duc.

—Courez donc les y prendre: je vais sonner Mirette pour qu’elle vous prépare quelques habillements.

—O généreux... généreux ami... Et vous, mon Dieu... et vous...

—Soyez tranquille, une fois que je n’aurai plus à veiller sur vous, je veillerai sur moi. Mais vite, vite, vos diamants; Chemeraut peut revenir; je vais sonner Mirette.

Le chevalier frappa sur un gong.

Angèle entra chez Monmouth.

Mirette parut.

—Mon enfant, lui dit Croustillac, apporte tout de suite ici un grand panier caraïbe renfermant tous les objets nécessaires à ta maîtresse pour une petite absence, et n’oublie pas surtout de m’appeler toujours monseigneur.

Mirette fit un signe de tête affirmatif.

—Ah! dit Croustillac en ôtant l’épée et le baudrier du roi Charles, qui appartenaient à Monmouth et auxquels le duc tenait beaucoup, tâche que le panier soit assez grand pour contenir cette épée.

—Oui, monseigneur.

—Et puis demande aussi à la mulâtresse qui m’a reçu hier ici ma vieille épée de fer, mon justaucorps vert, ma paire de bas roses et mon feutre gris... j’ai laissé cette défroque dans l’appartement où je me suis habillé en arrivant... Sauf l’épée, que tu m’apporteras, tu feras mettre le tout dans un autre panier, dont un des soldats se chargera.

Mirette sortit.

Le chevalier se dit:—C’est un enfantillage, mais je tiens énormément à ce pauvre vieil habit; je l’endosserai avec d’autant plus de plaisir qu’il me rappellera les aventures du Morne-au-Diable... et que ce sera mon unique vêtement; car une fois tout ceci éclairci, je me débarrasse de ce velours noir à manches rouges, qui est un peu trop voyant. Après un moment de silence et un profond soupir, le chevalier reprit:—Allons, Croustillac... c’est bien... du courage, mordioux! du courage... Elle est bien jolie cette petite duchesse... bien jolie... oui. Oh! cette fois... ça me tient là, au cœur... Je le sens bien, jamais je ne l’oublierai... c’est de l’amour... oui, c’est vraiment de l’amour. Heureusement que ce danger, ces émotions, tout cela m’étourdit... Ah! la voici.

Angèle rentrait en effet portant un coffret.

—Nous avions toujours tenu ces pierreries en réserve dans le cas où nous serions obligés de fuir précipitamment, dit-elle au chevalier. Notre fortune est mille fois assurée. Hélas! pourquoi faut-il que... vous...

La jeune femme s’arrêta, craignant d’offenser le Gascon; puis elle ajouta tristement, les larmes aux yeux:

—Vous devez me trouver bien lâche, n’est-ce pas, d’avoir accepté sans hésiter votre admirable sacrifice?... mais vous serez bon et indulgent. Il s’agit de sauver ce que j’ai de plus cher au monde. Il s’agit de l’homme pour qui je donnerais mille fois ma vie...; mais tenez, ce que je vous dis là est d’un affreux égoïsme. Vous parler ainsi, à vous... à qui je dois tout... et qui allez peut-être vous perdre pour nous... je suis folle... pardonnez-moi...

—Plus un mot de cela, madame... je vous en supplie... Voici l’épée du duc, c’est celle de son père; voilà aussi cette petite boîte à portrait qui lui vient de sa mère... ce sont de précieuses reliques. Mettez tout cela dans le grand panier.

—Homme excellent et généreux, s’écria Angèle attendrie, vous songez à tout...

Croustillac ne répondit rien; il détourna les yeux pour que la duchesse ne vît pas les grosses larmes qui coulaient sur ses joues hâlées. Il tendit ses grandes mains osseuses à la jeune femme, en lui disant d’une voix étouffée:

—Adieu... et pour toujours adieu... Vous oublierez, n’est-ce pas, que je suis un pauvre diable de bouffon, et vous vous souviendrez quelquefois de moi comme...

—Comme de notre meilleur ami... comme de notre frère, dit Angèle en fondant en larmes.

Puis elle tira de sa poche un petit médaillon où était son chiffre et dit à Croustillac:

—Voici ce que j’étais revenue chercher ce soir; je voulais vous offrir ce gage de notre amitié; c’est en vous l’apportant que j’ai entendu votre conversation avec le colonel Rutler... acceptez-le, ce sera un double souvenir de notre amitié, et de votre générosité...

—Donnez... oh! donnez, s’écria le Gascon en pressant le médaillon sur ses lèvres, je suis trop payé de ce que j’ai fait pour vous... et pour le prince...

—Ne nous croyez pas ingrats... une fois le duc en sûreté... nous ne vous laisserons pas au pouvoir de M. de Chemeraut, et...

—Voici Mirette... à notre rôle, s’écria Croustillac en interrompant la duchesse.

Mirette entra suivie de la mulâtresse portant à la main la vieille épée de Croustillac; un soldat était chargé du panier renfermant les habits du chevalier.

Angèle mit le coffre de diamants et l’épée de Monmouth dans la vanne caraïbe.

M. de Chemeraut entra en disant:

—Monseigneur, tout est prêt.

—Monsieur, offrez votre bras a madame, je vous prie, dit le chevalier à M. de Chemeraut d’un air sombre.

Angèle parut frappée d’une idée subite, et dit au chevalier:

—Monseigneur, je voudrais dire quelques mots en secret au père Griffon... me refuserez-vous cette dernière grâce?

—Justement, monseigneur, dit M. de Chemeraut, le révérend éveillé par le bruit venait de faire demander à parler à madame la duchesse.

—Il est là! s’écria Angèle, Dieu soit loué!

—Qu’il entre, dit le Gascon d’un air sombre.

M. de Chemeraut fit un geste, un garde sortit. Le père Griffon entra; il était grave et triste.

—Mon père, lui dit Angèle, veuillez me donner quelques moments d’entretien.

Ce disant, elle passa avec le religieux dans une pièce voisine.

—Monseigneur, dit M. de Chemeraut en montrant un papier au Gascon, voici une lettre saisie sur le colonel Rutler: elle ne laisse aucun doute au sujet des projets de Guillaume d’Orange contre Votre Altesse... Rutler sera fusillé à notre arrivée au Fort-Royal.

—Nous reparlerons de cela, monsieur, mais je pencherais pour la clémence à l’égard du colonel... non par faiblesse, mais par politique. Je vous expliquerai d’ailleurs mes idées à cet égard.

—J’attendrai les ordres de Votre Altesse à ce sujet, dit M. de Chemeraut. Puis il ajouta:

—N’emportez-vous rien, monseigneur?

—Un soldat de l’escorte est chargé de ce que j’ai de plus précieux, dit le chevalier, mes papiers... mes diamants... Quant à cette maison et à ce qu’elle renferme, je donnerai par écrit mes instructions au père Griffon; pour rien au monde, je ne voudrais revoir jamais quoi que ce soit qui pût me rappeler les horribles lieux où j’ai été si affreusement trahi.

—Madame la duchesse ayant une chaise pour être transportée, monseigneur, j’ai fait renfermer le mulâtre dans la litière où il est gardé à vue. Vous et moi, monseigneur, nous escorterons à cheval.

—Très bien, monsieur.... voici ma criminelle épouse.

En effet Angèle sortait avec le père Griffon, elle avait les yeux pleins de larmes...

Au grand étonnement de M. de Chemeraut, ce religieux sortit gravement sans adresser une parole à Croustillac, qui dit tout bas à l’envoyé français:—Le révérend blâme ma conduite, son silence est très significatif... mais il n’ose prendre le parti de ma femme contre moi; voulez-vous offrir votre bras à madame, ajouta le Gascon.

Angèle, M. de Chemeraut et le Gascon sortirent ainsi du Morne-au-Diable.

Les différents personnages dont nous nous occupons gardèrent un profond silence pendant le temps qu’ils mirent à se rendre à l’anse aux Caïmans.

Tous, à l’exception de M. de Chemeraut, étaient gravement préoccupés de l’issue de cette aventure.

La petite baie où était mouillé le Caméléon n’était pas très éloignée de l’habitation de la Barbe-Bleue.

Lorsque l’escorte y arriva, l’horizon se rougissait des premières lueurs du soleil levant.

Le Caméléon, brigantin léger et rapide comme un alcyon, se balançait gracieusement sur les vagues, amarré à un coffre de sauvetage, ce mode de mouillage pouvant rendre son appareillage beaucoup plus prompt.

Non loin du Caméléon, on voyait un des gardes-côtes de l’île qui croisait toujours dans ces parages, seul point de la Cabesterre qui fût abordable.

La chaloupe du Caméléon, commandée par le second du capitaine Ralph, attendait au débarcadère; quatre marins la montaient, tenant leurs avirons levés, prêts à nager au premier signal.

—Le cœur du Gascon battait à se rompre...

Au moment de recueillir le prix de son sacrifice, il tremblait qu’un accident imprévu ne renversât le fragile échafaudage de tant de stratagèmes.

Enfin, la litière où était renfermé Monmouth arriva sur le rivage, et fut bientôt suivie de la chaise d’Angèle.

Les soldats de l’escorte se rangèrent le long de l’embarcadère; le Gascon dit à Angèle d’une voix émue;

—Embarquez-vous, madame, avec votre complice. Ce paquet (il le remit au patron du canot) instruira le capitaine Ralph de mes derniers ordres... Pourtant, dit le chevalier tout à coup, attendez... une idée me vient...

M. de Chemeraut et Angèle regardaient Croustillac d’un air surpris.

L’aventurier croyait avoir trouvé le moyen de sauver le duc et d’échapper lui-même à M. de Chemeraut; il ne doutait pas de la résolution et du dévoûment des cinq marins de la chaloupe, il pensait à s’y précipiter avec Angèle et Monmouth, et à ordonner aux matelots de faire force de rames pour rejoindre le Caméléon, afin d’appareiller en toute hâte... Les soldats de l’escorte, quoique au nombre de trente, devaient être tellement surpris de cette brusque évasion, que le succès en était possible.

Un nouvel incident vint renverser ce nouveau projet du chevalier.

Une voix, d’abord assez lointaine, mais très retentissante, s’écria:

—Au nom du roi, arrêtez; que personne ne s’embarque!

Croustillac se retourna brusquement du côté d’où venait la voix, et, à la faveur de l’aube naissante, il vit accourir un officier de marine qui sortait d’une redoute placée près de l’anse aux Caïmans.

—Au nom du roi, que personne ne s’embarque! s’écria-t-il de nouveau.

—Soyez tranquille, lieutenant, répondit un factionnaire, que l’on n’avait pas aperçu jusqu’alors, car il était caché par l’avancée des pilotis de l’embarcadère, je n’aurais pas laissé la chaloupe pousser au large sans votre ordre, lieutenant; elle attend les avirons bordés.

—C’est bien, Thomas; et d’ailleurs, ajouta l’officier en tirant un coup de fusil en manière de signal, le garde-côte n’eût pas laissé mettre le brigantin à la voile.

Il est inutile de peindre l’affreuse angoisse des acteurs de cette scène.

Croustillac reconnut que son projet d’évasion était impraticable, puisqu’au moindre signal le garde-côte se fût opposé au départ du Caméléon.

L’officier dont nous avons parlé arriva auprès de Croustillac et de M. de Chemeraut et leur dit:

—Au nom du roi, je vous somme de me dire qui vous êtes, et où vous allez, messieurs; d’après l’ordre de M. le gouverneur, personne ne peut s’embarquer ici sans un permis de lui.

—Monsieur, lui dit M. de Chemeraut, l’escorte dont je suis accompagné se compose des gardes du gouverneur; vous le voyez, je n’agis pas sans son agrément.

—Une escorte, monsieur, dit l’officier d’un air étonné, vous avez une escorte?

—Là... près du môle, monsieur, dit Croustillac.

—Oh! c’est différent... monsieur, le jour était tout à l’heure si faible, que je n’avais pas remarqué ces soldats. Veuilles m’excuser, monsieur, veuillez m’excuser.

Cet homme, qui semblait extrêmement bavard, s’approcha des gardes du gouverneur, les examina un instant, et continua avec une excessive volubilité:

—Mon planton m’avait seulement averti que plusieurs personnes se dirigeaient vers l’embarcadère; et comme justement le Caméléon, brave navire, du reste, qui appartient à la Barbe-Bleue, et qui a bravement coulé un pirate espagnol; et comme le Caméléon, dis-je, était venu cette nuit s’amarrer sur un corps mort[5]...

—Monsieur, je vous en supplie, faites taire ce bavard insupportable, dit le chevalier à M. de Chemeraut, vous devez comprendre combien cette scène m’est pénible.

—Vous le voyez, monsieur, dit M. de Chemeraut au lieutenant, les personnes qui vont s’embarquer s’embarquent sous ma responsabilité personnelle. Je suis M. de Chemeraut, commissaire extraordinaire du roi, et chargé de ses pleins-pouvoirs.

—Monsieur, dit le lieutenant, il est inutile de justifier de vos titres... Cette escorte est une garantie suffisante, et...

—Alors, monsieur, levez donc la consigne.

—Rien de plus juste, monsieur; la consigne étant maintenant sans aucun but, il est inutile de la maintenir. Thomas, s’écria le parleur éternel à son factionnaire, tu sais bien la consigne que je t’ai donnée?

—Laquelle, lieutenant?...

—Comment, tête sans cervelle?

—Mais, monsieur, mes moments sont comptés, il faut que je retourne à l’instant au Fort-Royal, dit M. de Chemeraut.

Le lieutenant continua intrépidement:

—Comment, tu as oublié la dernière consigne que je t’ai donnée?

—La dernière... non, lieutenant.

—Non, lieutenant... eh bien! répète-la donc, voyons, cette consigne? Puis s’adressant à M. de Chemeraut, il lui dit en montrant son soldat:—Il n’a pas plus de mémoire qu’un oison, je ne suis pas fâché de lui donner cette petite leçon devant vous, elle lui profitera.

—Morbleu! monsieur, je ne suis pas venu ici pour faire l’éducation de vos factionnaires, dit M. de Chemeraut.

—Eh bien! Thomas, cette consigne?

—Lieutenant, c’est de ne laisser embarquer personne.

—Allons donc, c’est bien heureux... Eh bien! je la lève, cette consigne.

—Embarquez-vous, madame, à l’instant, s’écria Croustillac, ne pouvant modérer son impatience.

Angèle jeta un dernier regard sur lui.

Le duc fit un mouvement désespéré pour rompre ses liens, mais il fut vivement entraîné dans la chaloupe par les marins de l’escorte.

A un signe de la Barbe-Bleue, les marins firent force de rames et se dirigèrent vers le Caméléon.

—Monseigneur, vous êtes satisfait, maintenant? dit M. de Chemeraut.

—Non, non... pas encore, monsieur; je ne serai complétement satisfait que lorsque j’aurai vu le bâtiment mettre à la voile, répondit le Gascon d’une voix altérée.

—Le prince est implacable dans sa haine, pensa M. de Chemeraut, il tremble encore de colère, quoique sa vengeance soit assurée.

Tout à coup le ciel s’enflamma des reflets d’une lumière ardente, qui rendit plus sombre encore la ligne d’azur que formait la mer à l’horizon... le soleil commença de s’élever majestueusement en inondant de torrents de clarté vermeille les eaux, les rochers, la baie...

En ce moment le Caméléon, qui avait été rejoint par la chaloupe, déployait à la brise ses légères voiles blanches, filant par le bout le câble qui l’amarrait à la bouée...

Le brigantin, dans sa gracieuse évolution, vira lentement de bord... pendant quelques secondes il masqua complétement le disque du soleil et parut enveloppé d’une éblouissante auréole... Puis le léger navire, tournant sa poupe vers l’anse aux Caïmans, commença de s’avancer vers la haute mer.

Croustillac restait immobile dans une contemplation douloureuse, les yeux attachés sur le bâtiment qui emportait cette femme qu’il avait si brusquement, si follement aimée.

L’aventurier, grâce à sa vue perçante, put apercevoir un mouchoir blanc qu’on agitait vivement à l’arrière du brigantin.

C’était un dernier adieu de la Barbe-Bleue.

Bientôt la brise devint plus fraîche... Le petit navire, d’une marche supérieure, s’inclina sous ses voiles et commença de s’éloigner si rapidement qu’il s’effaça peu à peu au milieu de la vapeur chaude et brumeuse du matin...

Puis il entra dans une zone de lumière torride que le soleil jetait sur les flots.

Pendant quelque temps Croustillac ne put suivre des yeux le Caméléon... lorsqu’il le revit, le brigantin s’enfonçait de plus en plus à l’horizon et ne paraissait plus qu’un point dans l’espace.

Enfin, doublant la dernière pointe de l’île, il disparut tout à fait.

Lorsque le pauvre Croustillac n’aperçut plus rien, il ressentit une émotion profondément douloureuse son cœur lui sembla vide et désert comme l’Océan.

—Maintenant, monseigneur, lui dit M. de Chemeraut, allons retrouver vos partisans qui vous attendent si impatiemment... Dans une heure nous serons à bord de la frégate.

QUATRIÈME PARTIE.

CHAPITRE XXX.

REGRETS.

Tant que Croustillac s’était trouvé en face de son sacrifice, tant qu’il avait été exalté par les périls et soutenu par la présence d’Angèle et de Monmouth, il n’avait pas envisagé les suites cruelles de son dévouement; mais lorsqu’il fut seul, ses réflexions devinrent pénibles; non qu’il redoutât les dangers dont il était menacé, mais il regrettait amèrement la présence de la femme pour laquelle il allait tout braver... Sous le regard d’Angèle il eût gaiement affronté les plus grands périls, mais il ne devait plus jamais la revoir...

Telle était la seule cause de son morne abattement.

Les bras croisés sur sa poitrine, la tête baissée, le regard fixe, l’air sombre, l’aventurier restait muet et immobile... Par deux fois. M. de Chemeraut lui dit:

—Monseigneur, il serait temps de partir.

Croustillac ne l’entendit pas...

M. de Chemeraut, voyant l’inutilité de ses paroles, lui toucha légèrement le bras, en répétant plus haut:

—Monseigneur, il nous reste plus de quatre lieues à faire avant d’arriver au Fort-Royal.

—Mordioux, monsieur, que voulez-vous? s’écria le Gascon en se retournant avec impatience vers M. de Chemeraut.

La figure de ce dernier exprima tant d’étonnement en entendant l’homme qu’il prenait pour le duc de Monmouth prononcer cette bizarre exclamation, que le Gascon comprit l’imprudence qu’il avait commise, il retrouva bientôt son sang-froid, regarda M. de Chemeraut d’un air impassible; puis, comme s’il fût sorti d’une distraction profonde, il lui dit d’un ton bref:

—Maintenant, monsieur, partons.

Et remontant à cheval, le Gascon prit la route du Fort-Royal, toujours suivi de l’escorte et accompagné de M. de Chemeraut.

Croustillac n’était pas homme, malgré son chagrin, à désespérer complétement du présent.

M. de Chemeraut, revenu de sa surprise, attribuait la sombre taciturnité du Gascon aux pénibles pensées que devait lui causer la criminelle conduite de la duchesse de Monmouth, tandis que l’aventurier, envisageant les chances de salut qui lui restaient, analysait l’état de son cœur et faisait le raisonnement suivant:

—La Barbe-Bleue (je l’appellerai toujours ainsi; c’est ainsi que je l’ai entendu nommer pour la première fois, lorsque j’ai pensé à elle sans la connaître), la Barbe-Bleue est partie... bien partie, je ne la reverrai jamais, au grand jamais. C’est évident... Il me sera impossible d’échapper à son souvenir. Je sens que je suis pincé au cœur. C’est absurde, c’est stupide, c’est inimaginable, mais cela est... la preuve de cela... c’est que cette petite femme m’a bouleversé complétement. Avant de la connaître, j’étais insoucieux, babillard et gai comme l’oiseau sur la branche... très peu scrupuleux à l’endroit de la délicatesse; et maintenant me voilà triste, morose, taciturne... et d’une délicatesse si outrée que j’avais une peur horrible que la Barbe-Bleue m’offrît en partant quelque rénumération autre que le médaillon dont elle a eu la générosité d’ôter les pierreries. Hélas! désormais ce souvenir fera toute ma joie... triste joie... Quel changement!!! moi qui, autrefois, tenais d’autant plus à la braverie des ajustements que j’étais mal troussé; moi qui aurais fait mes beaux jours de cet habit de velours noir garni de riches boutonnières d’or, j’aspire au moment où je pourrai revêtir mon vieux justaucorps vert et mes bas roses; fier de me dire:—Je suis sorti de ce Potose... du Morne-au-Diable, de cette mine de diamants, tout aussi gueux que lorsque j’y suis entré. N’est-il donc pas, mordioux, bien clair qu’avant de connaître la Barbe-Bleue je n’aurais jamais eu de ma vie ces pensées-là?... Maintenant que me reste-t-il à espérer? se dit Croustillac en adoptant, selon son usage, la forme interrogative pour faire ce qu’il appelait son examen de conscience.

—Voyons: sois franc, Polyphème! tiens-tu beaucoup à la vie?

—Eh!... eh!...

—Que t’en dirait d’être pendu?

—Hem! hem!

—Voyons, franchement!

—Franchement? Eh bien! la potence pourrait, à la rigueur, m’agréer, si la Barbe-Bleue était à même de me voir pendre. Et encore, non... c’est une mort ignoble, une mort ridicule: on tire la langue! on gigote!

—Polyphème, vous avez peur... d’être pendu?

—Non, mordioux, mais pendu tout seul, pendu à l’écart... pendu comme un chien enragé, pendu sans que deux beaux yeux vous regardent, sans qu’une jolie bouche vous sourie...

—Polyphème, vous êtes un fat et un stupide; croyez-vous pas que sa Grâce madame la duchesse de Monmouth serait venue applaudir à votre dernière danse? Encore une fois, Polyphème, vous rusez, vous cherchez toutes sortes d’échappatoires... Vous avez peur d’être pendu, vous dis-je.

—Soit, allons... oui, j’ai bien peur de la potence, j’en conviens, n’en parlons plus... écartons ces probabilités-là... n’admettons pas dans notre avenir cette crainte exagérée, mordioux! on ne vous pend pas pour si peu... tandis que la prison est possible, pour ne pas dire probable... Parlons donc de la prison.

—Eh bien! que vous semble de la prison, Polyphème?

—Eh!... eh!... la prison est monotone en diable; je sais bien que j’aurai la ressource de penser à la Barbe-Bleue, mais j’y penserais autant, j’y penserais même mieux dans la paisible solitude des bois, dans le calme de la vallée paternelle... La vallée paternelle! oui, décidément, c’est là que je veux finir mes jours, rêvant à la Barbe-Bleue. Seulement la retrouverais-je cette vallée paternelle? hélas! les brouillards de notre Garonne sont si épais, que j’errerai longtemps, sans doute, sans retrouver cette chère vallée.

—Polyphème, vous divaguez à dessein, vous voulez échapper à la prison aussi bien qu’à la corde, malgré votre phébus philosophique.

—Eh bien! oui, mordioux! j’y veux échapper; à qui avouerai-je cela, si ce n’est à moi-même? qui me comprendra, si ce n’est moi-même?

—Ceci admis, Polyphème, comment éviterez-vous le sort qui vous menace?

—Jusqu’à présent cette route n’est guère propre à une évasion, je le sais... à droite des rochers, à gauche la mer; devant moi, derrière moi l’escorte... mon cheval n’est pas mauvais; s’il était meilleur que celui du bonhomme Chemeraut, je pourrais essayer de lutter de vitesse avec lui.

—Et puis, Polyphème?

—Et puis je laisserais en route le bonhomme Chemeraut.

—Et puis?

—Et puis, abandonnant ma monture, je me cacherais dans quelque caverne, je gravirais les rochers; j’ai de longues jambes et des jarrets d’acier...

—Mais, Polyphème, on retrouve bien les nègres marrons; vous qui n’avez pas leur habitude de cette vie nomade, on vous retrouvera facilement, à moins que vous ne soyez dévoré par les chats-tigres ou tué par les serpents. Telles sont vos deux seules chances d’échapper à la battue qu’on fera pour vous rattraper.

—Oui... mais au moins j’ai quelque chance d’échapper, tandis que suivant le bonhomme Chemeraut, comme le mouton suit le boucher qui le mène à la tuerie, je tombe en plein au milieu de mes partisans; le Mortimer me saute au cou, non pour m’embrasser, mais pour m’étrangler en voyant qui je suis, ou plutôt qui je ne suis pas... tandis que, en tentant de m’échapper, je puis réussir... et, qui sait? aller rejoindre peut-être la Barbe-Bleue? Le père Griffon lui est dévoué, par lui je saurai toujours où elle est, s’il le sait...

—Mais, Polyphème, vous êtes fou, vous aimez cette femme sans aucun espoir; elle est passionnément amoureuse de son mari, et quoiqu’on vous ait pris complaisamment pour lui, il est aussi beau, aussi grand seigneur, aussi intéressant, que vous êtes laid; ridicule et homme de peu, quoique de race antique... Polyphème.

—Eh! mordioux! que m’importe... En revoyant la Barbe-Bleue, je ne serai pas heureux, c’est vrai... mais je serai content... Est-ce qu’on ne jouit pas d’un beau site, d’un admirable tableau, d’un magnifique poëme, d’une musique enchanteresse, quoique ce site, ce tableau, ce poëme, cette musique ne soient pas vôtres? Eh bien... telle sera l’espèce de mon contentement auprès de la divine Barbe-Bleue.

—Une dernière observation, Polyphème? Votre fugue, heureuse ou non, n’éveillera-t-elle pas les soupçons de M. de Chemeraut? Ne compromettrez-vous pas ainsi ceux que vous avez, je l’avoue, assez habilement sauvés?

—Il n’y a rien à craindre de ce côté: le Caméléon marche comme un albatros; il est déjà le diable sait où; l’on mettrait à ses trousses tous les gardes-côtes de l’île qu’on ne saurait où le chercher. Ainsi donc, je ne vois aucun inconvénient à essayer si mon cheval va plus vite que celui du bonhomme Chemeraut... le bonhomme me semble justement très cogitatif à cette heure, la grève est belle et droite. Si je partais.

—Voyons... essayez... Partez, Polyphème!

A peine l’aventurier se fut-il donné mentalement cette permission, qu’appuyant plusieurs coups de talon à son cheval, il partit brusquement avec une grande rapidité.

M. de Chemeraut, un moment surpris, regarda fuir le chevalier; puis, ne comprenant rien à cette bizarrerie du prince, il se mit à sa poursuite.

M. de Chemeraut avait longtemps fait la guerre et était excellent écuyer... Son cheval, sans être supérieur à celui de Croustillac, étant beaucoup mieux conduit et mené, regagna bientôt l’avance que le chevalier avait déjà prise.

M. de Chemeraut courut sur les traces de l’aventurier en criant:

—Monseigneur... monseigneur... où allez-vous donc?

Le chevalier, se voyant serré de près, hâtait de toutes ses forces la course de sa monture.

Bientôt l’aventurier fut obligé de s’arrêter court, la grève formait un coude en cet endroit et le Gascon se trouva en face d’énormes blocs de rochers qui ne laissaient qu’un passage étroit et dangereux.

M. de Chemeraut rejoignit son compagnon.

—Morbleu! monseigneur, s’écria-t-il, quelle mouche a piqué Votre Altesse? pourquoi ce courre si furieux et si subit?

Le Gascon répondit froidement et hardiment:

—J’ai grande hâte, monsieur, de rejoindre mes partisans... Ce pauvre Mortimer surtout, qui m’attend avec une si vive impatience... Et puis... malgré moi... je suis assiégé de certaines idées fâcheuses à l’endroit de ma femme, et je voulais les fuir, ces idées.... les fuir! à toute force... dit le Gascon avec un douloureux soupir.

—Il me paraît, monseigneur, que moralement et physiquement vous les fuyez à toutes jambes; malheureusement le chemin s’oppose à ce que vous leur échappiez davantage.

M. de Chemeraut appela le guide.

—A combien de distance sommes-nous du Fort-Royal? lui demanda-t-il.

—Tout au plus à une lieue, monsieur.

M. de Chemeraut tira sa montre et dit à Croustillac:

—Si le vent est bon, à onze heures nous pourrons être sous voile, et en route pour la côte de Cornouailles, où la gloire vous attend, monseigneur.

—Je l’espère, monsieur, sans cela, il serait absurde à moi d’y aller. Mais à propos de notre entreprise, il me semble que ce serait mal commencer que de l’inaugurer par un meurtre.

—Que voulez-vous dire, monseigneur?

—Je verrais avec peine fusiller le colonel Rutler. Je suis superstitieux, monsieur; cette mort me semblerait d’un fâcheux présage... Son attentat m’a été tout personnel. Je vous demande donc formellement sa grâce.

—Monseigneur, son crime a été flagrant, et...

—Mais, monsieur, ce crime n’a pas été commis; j’insiste pour que le colonel ne soit pas fusillé.

—Il expiera, du moins, monseigneur, par une détention perpétuelle son audacieuse tentative.

—En prison... soit... on en peut sortir, Dieu merci... ou on l’espère du moins, ce qui abrège infiniment le temps. D’ailleurs le colonel pourrait ébruiter ma prochaine descente en Cornouailles, ce qui serait vraiment dommage.

—Il sera fait, à ce sujet, ainsi que vous le désirez, monseigneur.

—Autre chose, monsieur... Je suis superstitieux, je vous l’ai dit... J’ai remarqué dans ma vie certains jours fastes et néfastes; le jour d’aujourd’hui, comme disent les bonnes gens, est néfaste... Or, pour rien au monde je ne voudrais commencer une entreprise aussi importante que la nôtre sous l’influence d’une heure que je me crois fatale... D’ailleurs, je me sens fatigué, vous devez le concevoir, en songeant aux émotions de toutes sortes qui m’assiégent depuis hier.

—Quels sont donc vos desseins, monseigneur?

—Ils contrarieront peut-être les vôtres, mais je vous saurai gré de faire ce que je désire... c’est-à-dire de ne mettre à la voile que demain matin au soleil levant.

—Monseigneur...

—Je sais, monsieur, ce que vous allez me dire... mais vingt-quatre heures de plus ou de moins ne sont pas d’un grand intérêt... et puis enfin je suis décidé à ne pas mettre aujourd’hui le pied en mer... je vous apporterais le sort le plus funeste, j’attirerais sur votre frégate tous les ouragans des tropiques... Je passerai donc la journée chez le gouverneur, dans une retraite absolue... j’ai besoin d’être seul, ajouta le chevalier d’un ton mélancolique, seul, oui, toujours seul. Et je dois commencer mon apprentissage de la solitude.

—La solitude? mais, monseigneur, vous ne la trouverez pas dans les agitations qui vous attendent.

—Hé, monsieur, répondit philosophiquement Croustillac, le malheureux trouve la solitude même au milieu de la foule... lorsqu’il s’isole dans ses regrets... Une femme que j’aimais tant, ajouta-t-il avec un profond soupir.

—Ah! monseigneur, dit M. de Chemeraut en soupirant aussi pour se mettre à l’unisson de Croustillac, c’est terrible... mais le temps cicatrise de pires blessures!

—Vous avez raison, monsieur, le temps cicatrise de pires blessures: j’aurai du courage. Bien reposé, bien remis de mes fatigues et de mes cruelles agitations, demain je me consolerai, j’oublierai tout... en embrassant mes partisans.

—Ah! monseigneur, demain sera un beau jour pour tous!

La position du chevalier commandait trop d’égards à M. de Chemeraut pour qu’il ne se rendît pas aux observations de son compagnon; il acquiesça donc, quoique à regret, aux volontés de Croustillac.

Le Gascon, en reculant l’heure où sa fourberie serait découverte, espérait trouver l’occasion de fuir; il se souvenait que la Barbe-Bleue lui avait dit:

«Nous ne serons pas ingrats: une fois le prince en sûreté, nous ne vous laisserons pas au pouvoir de M. de Chemeraut. Seulement, tâchez de gagner du temps.»

Quoique le chevalier ne comptât pas beaucoup sur la promesse de ses amis, sachant toutes les difficultés qu’ils auraient à vaincre et à braver pour le secourir, il voulait, en tout cas, ne pas sacrifier cette chance de salut, si incertaine qu’elle fût.

Ainsi que l’avait annoncé le guide, on arriva au Fort-Royal au bout d’une heure de marche.

Le palais du gouverneur était situé à l’extrémité de la ville, du côté des savanes; il fut facile d’y parvenir, sans rencontrer personne.

M. de Chemeraut envoya un des gardes prévenir en toute hâte le gouverneur de l’arrivée de ses deux hôtes.

Le baron avait encore mis sa longue perruque et revêtu son lourd justaucorps pour recevoir M. de Chemeraut et le chevalier. Il regardait ce dernier avec une curiosité féroce et était surtout extrêmement intrigué de ce justaucorps de velours noir à manches rouges. Mais songeant que M. de Chemeraut lui avait parlé d’un secret d’État où se trouvaient mêlés les habitants du Morne-au-Diable, il n’osait envisager Croustillac qu’avec une profonde déférence.

Le baron, profitant d’un moment où le chevalier jetait sur la fenêtre un regard mélancolique... tout en tâchant de voir si elle pourrait servir à son évasion, le baron dit à demi-voix à M. de Chemeraut:

—Je comptais sur une dame, monsieur. Cette litière que vous aviez emmenée?...

—Eh bien! monsieur le baron, vous comptiez malheureusement... sans votre hôtesse...

—Vous avez dû avoir bien chaud par ce coup de soleil matinal? ajouta le baron d’un air dégagé, quoiqu’il fût piqué de la réponse de M. de Chemeraut.

—Très chaud, monsieur... et votre hôte aussi... vous devriez lui offrir quelques rafraîchissements...

—J’y avais songé, monsieur, dit le baron; j’ai fait mettre trois couverts.

—Je ne sais, monsieur le baron, si monsieur, et il montra le chevalier, daignera nous admettre à sa table.

Le gouverneur stupéfait regarda Croustillac avec une nouvelle et ardente curiosité.

—Mais, monsieur, il s’agit donc d’un grand personnage?

—Monsieur le baron, je me vois malheureusement dans la nécessité de vous rappeler encore que j’ai mission de vous faire des questions et non de...

—Il suffit, il suffit, monsieur; voulez-vous demander à l’hôte que j’ai l’honneur de recevoir s’il veut me faire la grâce d’accepter ce déjeûner?

M. de Chemeraut transmit la demande du baron à Croustillac; celui-ci, prétextant sa fatigue, demanda de déjeuner seul dans son appartement.

M. de Chemeraut dit quelques mots à l’oreille du baron, qui aussitôt offrit son plus bel appartement à l’aventurier.

Croustillac pria le baron de lui faire apporter le panier caraïbe dont un de ses gardes avait été chargé, et qui, on le sait, ne renfermait que les vieux habits du Gascon.

M. de Chemeraut se trouvait dans l’appartement du Gascon, lorsqu’on lui remit ce panier.

—Qui dirait, à voir ce modeste panier, qu’il renferme pour plus de trois millions de pierreries!... dit négligemment Croustillac.

—Quelle imprudence, monseigneur!... s’écria M. de Chemeraut. Ces gardes sont sûrs... mais...

—Ils ignoraient le trésor qu’ils portaient... il n’y avait donc rien à craindre...

—Monseigneur, je dois vous annoncer que l’intention du roi n’est pas que vous usiez de vos ressources personnelles pour mettre à fin cette entreprise. Le trésorier de la frégate a une somme considérable destinée au payement des recrues qui y sont embarquées, et aux dépenses nécessaires, une fois le débarquement opéré.

—Il n’importe, dit Croustillac. L’argent est le nerf de la guerre. Je n’avais pas prévu cette disposition du grand roi, et je voulais mettre au service de mon royal oncle ce qui me restait de sang, de fortune et d’influence!

Après cette ronflante péroraison, M. de Chemeraut sortit.

CHAPITRE XXXI.

LE DÉPART.

Croustillac se mit à la table qu’on lui avait servie, mangea peu et se coucha, espérant que le sommeil le calmerait, et lui donnerait peut-être quelque heureuse idée d’évasion; il avait reconnu avec chagrin l’impossibilité de fuir par la fenêtre de la chambre qu’il occupait; les deux factionnaires de l’hôtel du gouverneur se promenaient toujours au pied du bâtiment.

Une fois seul, M. de Chemeraut se prit à réfléchir sur les événements bizarres dont il venait d’être le témoin. Quoiqu’il ne doutât pas que le Gascon fût le duc de Monmouth, la conduite de la duchesse lui sembla si étrange, les manières et le langage de Croustillac, quoiqu’assez habilement adaptés à son rôle, sentaient parfois tellement l’aventurier, que, sans le concours des preuves évidentes qui devaient lui démontrer l’identité de la personne du chevalier, M. de Chemeraut aurait conçu quelques soupçons. Néanmoins il résolut de profiter de son séjour au Fort-Royal pour interroger de nouveau le gouverneur au sujet de la Barbe-Bleue, et le colonel Rutler au sujet du duc de Monmouth.

Le baron ne fit que lui répéter les bruits publics, à savoir: que la veuve était du dernier mieux avec les trois bandits qui hantaient le Morne-au-Diable.

M. de Chemeraut fut réduit à déplorer la dépravation de cette jeune femme et l’aveuglement du malheureux prince, aveuglement qui avait sans doute duré jusqu’alors.

Quant à Rutler, son arrestation par Chemeraut, la venue de cet envoyé de France au Morne-au-Diable, loin de l’ébranler, avaient encore affermi sa conviction à l’endroit de Croustillac; aussi, lorsque M. de Chemeraut vint l’interroger en lui annonçant qu’il ne serait pas fusillé, le colonel concourut-il, de son côté et à son insu, à donner plus d’autorité encore au mensonge de l’aventurier.

Le soleil était sur le point de se coucher; M. de Chemeraut, complétement rassuré sur le résultat si satisfaisant de sa mission, pensait aux avantages qu’elle devait lui rapporter, en se promenant sur la terrasse de l’hôtel du gouverneur, lorsque le baron, essoufflé d’avoir monté si haut, vint arracher son hôte aux idées ambitieuses dont il se berçait.

—Monsieur, lui dit le gouverneur, un capitaine marchand, nommé maître Daniel, et commandant le trois-mâts la Licorne, arrive de Saint-Pierre avec son navire; il demande à vous entretenir un moment pour affaires très pressées.

—Puis-je le recevoir sur cette terrasse, monsieur le baron?

—Parfaitement, monsieur; il y fait beaucoup plus frais qu’en bas. Puis, s’avançant vers l’escalier par lequel il était monté, le baron dit à un de ses gardes:

—Fais monter maître Daniel.

Nous avons oublié de dire que la frégate avait reçu l’ordre de mouiller à l’extrémité de la rade, dès que le chevalier avait eu manifesté le désir de passer la nuit à terre.

Au bout de quelques instants, maître Daniel, notre ancienne connaissance, parut sur la terrasse de l’hôtel du gouverneur.

La physionomie de maître Daniel, ordinairement joyeuse et franche, trahissait un assez grand embarras.

Le digne capitaine de la Licorne, si souverainement roi à son bord, semblait gêné, mal à son aise; ses joues, toujours plus que vermeilles, étaient légèrement pâles; le tressaillement presque imperceptible de sa lèvre supérieure agitait son épaisse moustache grise, signe physiologique qui annonçait chez maître Daniel une grave préoccupation; il portait des chausses et une casaque de toile rayée bleue et blanche; à sa ceinture de coton rouge était passé un long couteau flamand; un mouchoir des Indes noué à la marinière entourait son col couleur de brique; enfin, il donnait machinalement les formes les plus bizarres au flexible et large chapeau de paille qu’il tortillait entre ses deux mains. Le digne maître, faisant de nombreuses révérences, s’approcha de M. de Chemeraut, dont la figure sèche et dure, dont le regard perçant semblait l’intimider beaucoup.

—Je suis sûr que ce pauvre homme est en nage, dit tout bas le gouverneur à M. de Chemeraut d’un ton pitoyable.

En effet, de grosses gouttes de sueur couvraient les veines saillantes du front chauve et hâlé de maître Daniel.

—Que voulez-vous? lui dit brusquement M. de Chemeraut.

—Voyons, parle, explique-toi, maître Daniel, ajouta le baron d’un ton plus doux en voyant le capitaine marchand de plus en plus intimidé.

Enfin, celui-ci finit par dire d’une voix étranglée par l’émotion, et en s’adressant à M. de Chemeraut:

—Monseigneur...

—Je ne suis pas monseigneur, mais monsieur, dit celui-ci, parlez, je vous écoute.

—Eh bien! donc, mon bon monsieur, j’arrive à l’instant de Saint-Pierre avec un chargement, un riche chargement, sucre, café, poivre, girofle, tafia.

—Je n’ai pas besoin de savoir l’inventaire de votre chargement; que voulez-vous?

—Voyons, maître Daniel, mon garçon, rassure-toi, explique-toi et essuie-toi le front, tu as l’air de sortir de l’eau, dit le baron.

—Or, monseig... or, mon bon monsieur, quoique j’aie douze petits canons de huit et quelques sacrets ou pierriers, ma cargaison est d’une telle valeur, que je viens, mon bon monsieur, dans la crainte des corsaires et des pirates...

—Eh bien!

—Mais va donc, maître Daniel. Je ne t’ai jamais vu ainsi.

—Je viens, mon bon monsieur, vous demander la permission de faire voile de conserve avec la frégate qui a mouillé tantôt en grande rade.

—Peste! je crois bien que tu es embarrassé pour faire une telle demande, maître Daniel, dit le baron; on t’en donnera des frégates de Sa Majesté pour servir d’escorte à ta cargaison!

M. de Chemeraut regarda fixement Daniel, haussa les épaules, et répondit:

—C’est impossible! la frégate marche vite, elle ne pourrait diminuer de voiles pour attendre votre bâtiment; vous êtes fou!

—Oh! monsieur, si ce n’est que cela, ne craignez rien... Sans médire de la frégate de Sa Majesté, puisque je ne la connais pas, je puis bien m’engager à la suivre, quelle que soit la voilure qu’elle fasse, quelle que soit la brise ou la mer qui s’offre à ses voiles ou à sa proue.

—Je vois que vous êtes fou. La Fulminante est de la première vitesse.

—Mon bon monsieur, ne me refusez pas, dit Daniel d’un ton suppliant. Si cette fière frégate marche plus vite que la Licorne... eh bien! cette guerrière abandonnera la pauvre marchande, mais au moins j’aurai été un bon bout de chemin à l’abri du pavillon du roi, et les rôdeurs de mer ne sont surtout à craindre que dans les débouquements... Ah! monsieur, une cargaison de plus d’un million, dont profiteraient les ennemis de notre bon roi, s’ils s’emparaient de la Licorne...

—Mais je vous répète que la frégate, quoique bâtiment de guerre, n’aurait pas le temps de vous défendre si vous étiez attaqué; sa mission est telle qu’elle ne doit pas s’embarrasser d’un convoi.

—Oh! mon bon monsieur, reprit maître Daniel en joignant les mains, vous n’aurez pas d’embarras à cause de moi, je ne risque pas d’être attaqué si l’on me voit sous votre canon... il n’y a pas un corsaire qui oserait seulement m’approcher en me voyant si bravement accompagné: sauf votre respect, monsieur, les loups n’attaquent les brebis que quand les chiens ne sont pas là...

—Pauvre brebis de maître Daniel! dit le gouverneur.

—Ah! mon bon monsieur, qu’il ne soit pas dit qu’un bâtiment de guerre du roi notre maître repousse un malheureux marchand qui ne lui demande que l’abri de son pavillon, tant qu’il pourra suivre ce pavillon.

M. de Chemeraut pouvait difficilement se refuser à cette demande, qui ne gênait en rien la liberté de la manœuvre de la frégate, le capitaine Daniel s’engageant à suivre la marche de la Fulminante ou a être abandonné. Néanmoins, M. de Chemeraut refusa.

—Vous savez bien, dit-il à maître Daniel, que si, malgré notre escorte, un corsaire vous attaquait, un bâtiment du roi ne pourrait pas vous laisser sans défense. Encore une fois, vous gêneriez la manœuvre de la frégate.... c’est impossible.

—Mais, monsieur, ma riche cargaison...

—Vous avez des canons, défendez-la... Je ne vous convoierai pas, c’est impossible...

—Hélas! mon bon Dieu, moi qui suis venu exprès de Saint-Pierre pour vous faire cette demande, dit Daniel d’un ton douloureux.

—Eh bien! vous attendrez une autre occasion... mais je ne vous couvrirai pas de mon pavillon.

—Pourtant, mon bon monsieur...

—Assez! dit M. de Chemeraut d’un ton haut et rude.

Maître Daniel fit une dernière révérence, et, se retirant à reculons jusqu’à l’entrée de l’escalier, il disparut.

—A-t-on vu ces trafiquants. A les entendre, il n’y a pas d’autres intérêts que ceux de leurs cargaisons, dit M. de Chemeraut.

—Il y a pourtant, monsieur, peu de circonstances où l’on refuse l’escorte, dit le gouverneur d’un air étonné.

—Il y en a très peu en effet, monsieur le baron, mais il y en a, dit brusquement M. de Chemeraut en se retirant.

Croustillac avait été conduit dans le plus bel appartement de l’hôtel. Lorsqu’il se réveilla, la nuit était venue, la lune brillait d’un si vif éclat qu’elle éclairait parfaitement sa chambre.

Le chevalier alla regarder par ses fenêtres; les deux factionnaires se promenaient paisiblement au pied de la muraille.

—Diable! se dit le chevalier, il m’est décidément impossible de m’évader de ce côté, il y a au moins vingt pieds à descendre pour tomber sur le dos des sentinelles. Et elles trouveraient singulière cette manière de quitter l’hôtel du gouverneur. Voyons donc d’un autre côté.

Croustillac s’approcha de la porte d’un pas léger; mais une vive lueur qui se projetait sur le parquet lui apprit que la pièce voisine était éclairée et probablement occupée.

A l’aide d’un briquet qu’il trouva sur la cheminée, le chevalier alluma une bougie et revêtit ses anciens habits avec une sorte de satisfaction mélancolique; ils exhalaient la senteur aromatique et forte des plantes et des herbes odoriférantes au milieu desquelles Croustillac avait si longtemps marché en se rendant au Morne-au-Diable.

—Mordioux! le hasard est furieusement bien nommé le hasard, se disait le Gascon. Il m’a toujours eu en particulière affection. S’il était béatifié... j’en ferais mon saint et mon patron... Hasard-Polyphème, sire de Croustillac! Lorsqu’à bord de la Licorne j’avais parié d’épouser la Barbe-Bleue, qui aurait prévu que cette folle gageure serait presque gagnée? car enfin, aux yeux de l’homme au poignard et de M. de Chemeraut, j’ai passé, je passe pour le mari de l’habitante du Morne-au-Diable... Comme tout s’enchaîne dans la destinée! Lorsque j’ai quitté le presbytère du père Griffon, le nez au vent, le jarret tendu, ma gaule à la main pour chasser les serpents, qui diable m’aurait dit que je partais (non pas directement, il est vrai) pour aller révolutionner les Cornouaillais sous le nom du duc de Monmouth, au profit du roi Jacques et de Louis XIV!!!... Mordioux, on a bien raison de le dire, les vues de la Providence sont impénétrables! Qui aurait pénétré ceci? Ah ça! le moment critique approche... Je suis quelquefois tenté de tout découvrir au bonhomme Chemeraut! Oui, mais je pense que chaque heure de gagnée éloigne le duc et sa femme de trois ou quatre lieues de plus de la Martinique. Je pense encore qu’ici, à terre, mon procès peut être fait immédiatement et ma potence dressée en un clin d’œil, tandis qu’en pleine mer il n’y aura peut-être pas des gens aptes à me juger; je pense enfin que si la Barbe-Bleue a prié, je suppose, le père Griffon de tâcher de me retirer des griffes du bonhomme Chemeraut, une révélation intempestive de ma part pourrait tout gâter... Mieux vaut donc garder le silence. Oui, tout bien considéré, reprit Croustillac après un moment de réflexion, faire durer l’erreur de Chemeraut le plus longtemps possible... c’est le meilleur parti que j’aie à prendre.

Durant ces réflexions, Croustillac s’était habillé...

—Maintenant, dit-il, voyons s’il y a moyen de sortir secrètement d’ici.

En disant ces mots, le chevalier ouvrit doucement la porte, et vit avec désappointement les valets du gouverneur qui se levèrent à son aspect.

L’un courut chercher le baron; l’autre dit à Croustillac:

—M. le gouverneur avait défendu d’entrer dans la chambre de monsieur avant qu’il eût appelé; M. le baron va venir à l’instant même.

—C’est inutile, mon garçon, indique-moi seulement la porte du jardin; il fait très chaud, je voudrais prendre un peu le frais... et encore, non... Il y a sans doute des arbres dans le jardin; je préférerais l’espace, la savane... le grand air...

—C’est bien facile, monsieur: en descendant la galerie, on se trouve dans le jardin, qui a une sortie sur les champs.

—Très bien; alors, mon garçon, conduis-moi vite; J’aspire après les champs comme un oiseau en cage...

—Ah! c’est inutile, monsieur, voici M. le baron; il vous conduira lui-même, dit le laquais.

—Au diable le baron, pensa Croustillac.

Le gouverneur n’était pas seul, M. de Chemeraut l’accompagnait.

—Ma foi, monsieur, dit celui-ci, heureusement vous voici levé, nous venions vous éveiller.

—M’éveiller... et pourquoi?

—Le vent et la marée n’attendent personne: la marée descend à trois heures du matin... il est deux heures et demie, il nous faut une demi-heure pour nous rendre au môle où la chaloupe nous attend; nous avons juste le temps de partir, monsieur.

—Allons, le sort en est jeté, dit Croustillac, tâchons seulement de gagner encore quelques heures avant d’être présenté à mes enragés partisans. Monsieur, je suis à vos ordres, ajouta le chevalier en se drapant dans un manteau brun qu’il avait trouvé avec ses habits.

Le baron crut de son devoir d’accompagner et de faire escorter M. de Chemeraut et le mystérieux inconnu jusqu’au môle; la fuite du Gascon devint ainsi absolument impossible.

Au moment de quitter le gouverneur, M. de Chemeraut lui dit:

—Monsieur le baron, je rendrai compte au roi du parfait concours que vous m’avez prêté; je peux maintenant vous le dire, les indications qui m’avaient été données se sont trouvées de la dernière exactitude, le secret en avait été parfaitement gardé.

—Mais, monsieur, puis-je savoir quelles étaient les indications? s’écria le baron, si médiocrement renseigné sur ce qu’il brûlait de savoir.

—Vous pouvez être certain, monsieur le baron, ajouta M. de Chemeraut en lui serrant cordialement la main, que le roi saura tout... et qu’il ne dépendra pas de moi que vous ne soyez récompensé selon vos mérites.

Ce disant, M. de Chemeraut fit pousser la chaloupe au large.

—Si le roi sait tout, il sera plus avancé que moi, dit le baron en regagnant lentement son hôtel. Ce que j’ai appris par ceux des gardes de l’escorte n’a fait qu’augmenter ma curiosité. C’était bien la peine de suer sang et eau, et de rester sur pied toute la nuit pour être si mal instruit des choses de la dernière importance, et qui se passent dans mon gouvernement encore!

CHAPITRE XXXII.

LA FRÉGATE.

La lune jetait une clarté brillante sur les eaux de la rade de Fort-Royal. La chaloupe qui portail Croustillac et sa fortune s’avança rapidement vers la Fulminante, que l’on voyait mouillée à la sortie de la baie.

Le Gascon, enveloppé dans son manteau, occupait la place d’honneur de l’embarcation, qui semblait voler sur les eaux.

—Monsieur, dit-il à M. de Chemeraut, je voudrais mûrement réfléchir au discours que je compte prononcer à mes partisans; vous comprenez... il faut que je leur expose une sorte de manifeste où je leur déroule mes principes politiques, que je leur dise mes espérances pour les leur faire partager, que je leur donne enfin une manière de plan de campagne; or, tout ceci a besoin d’être longuement élaboré. Ce sont les bases de notre entreprise. Il faut encore leur développer toutes... les conséquences de l’alliance, ou plutôt de l’appui moral, c’est-à-dire matériel, que nous prête l’Angleterre, ou plutôt la France... Enfin, dit Croustillac, qui commençait à s’embrouiller singulièrement dans sa politique, je désire ne recevoir mes partisans que demain, dans la matinée... je voudrais même que mon arrivée à bord fût le moins bruyante possible.

—Il est très probable, monseigneur, que tous ces braves gentilshommes seront couchés, car on ignorait à quelle heure Votre Altesse devait arriver.

—Cet enragé... c’est-à-dire ce brave Mortimer, est capable de m’avoir attendu toute la nuit, dit Croustillac avec inquiétude.

—Il n’y a pas à en douter, monseigneur, pour qui sait l’ardente impatience avec laquelle il désire votre retour.

—Tenez, monsieur, dit le Gascon, entre nous, je connais mon Mortimer, il est très nerveux, très impressionnable; je craindrais pour lui... une révolution, un effet de joie trop subite... si je paraissais inopinément à sa vue. Aussi, en montant à bord, j’aurai la précaution de bien m’encaper afin d’échapper à ses regards... et même, s’il vous demande si j’arrive bientôt, obligez-moi de lui répondre d’une manière évasive... de cette façon on pourra le préparer à une entrevue qui, sans ces ménagements, pourrait être funeste à cet ami dévoué.

—Ah! ne craignez rien, monseigneur, l’excès de la joie ne peut jamais être funeste...

—Eh bien! vous vous trompez, monsieur; sans compter mille faits généraux dont je pourrais corroborer mon opinion, je vous citerai à ce sujet un fait tout personnel et justement particulier à l’homme dont nous nous occupons.

—A lord Mortimer?

—A lui-même, monsieur... Je n’oublierai jamais que je l’ai vu une fois saisi de convulsions épouvantables dans une circonstance presque semblable... C’étaient des soubresauts nerveux... des évanouissements...

—Pourtant, monseigneur, lord Mortimer est d’une constitution athlétique.

—D’une constitution athlétique? Allons, il ne me manquait plus que de rencontrer un Hercule dans ce Pylade acharné, pensa Croustillac. Il reprit tout haut:—Vous n’ignorez pas, monsieur, que ce sont justement les hommes d’une force extrême qui ressentent le plus vivement ces secousses; je vous dirai même... mais cela tout à fait entre nous, au moins...

—Monseigneur peut être sûr de ma discrétion...

—Vous comprendrez ma réserve, monsieur... je vous dirai donc que, dans l’occasion dont je vous parle... ce malheureux Mortimer fut tellement stupéfait... (sans notre étroite amitié, je dirais stupide) en revoyant subito quelqu’un qu’il n’avait pas rencontré depuis longtemps... que sa tête... vous comprenez...

—Comment, monseigneur, sa raison?...

—Hélas! oui, dans cette circonstance seulement... Vous comprenez maintenant pourquoi je vous demande le secret?

—Oui, oui, monseigneur.

—Mais ce ne fut pas tout, le saisissement de ce pauvre Mortimer fut tel qu’après être resté quelques moments comme abasourdi de surprise, il ne reconnut plus cette personne... Non, monsieur, il ne la reconnut plus, quoiqu’il l’eût vue mille fois!

—Serait-il possible, monseigneur? dit M. de Chemeraut d’un ton de doute respectueux.

—Cela n’est, hélas! que trop vrai, monsieur, car vous n’avez pas d’idée de l’exaltation de ce garçon-là... Aussi, moi qui suis son ami, je dois veiller à ce qu’il ne lui arrive rien de fâcheux... Jugez un peu... si je l’exposais à ne pas me reconnaître... Mortimer est maintenant ce que j’aime le plus au monde, et vous savez, hélas! monsieur, si les consolations de l’amitié me sont nécessaires.

—Encore ce funeste souvenir, monseigneur?...

—Oui, je suis faible, je l’avoue... c’est plus fort que moi...

—Quel est donc ce bâtiment mouillé non loin de la frégate? demanda M. de Chemeraut au patron de la chaloupe, afin de changer la conversation par égard pour le prince.

—Monsieur, c’est une hourque marchande arrivée hier au soir de Saint-Pierre, dit le patron en ôtant respectueusement son bonnet.

—Ah! je sais... reprit M. de Chemeraut, c’est probablement le navire de cet imbécile de capitaine marchand qui demandait notre escorte... Mais nous voici à bord, monseigneur... Toutes les lumières sont éteintes... Vous n’êtes pas attendu...

—Tant mieux! tant mieux!... Pourvu que Mortimer ne soit pas là!

—Il me semble que je l’aperçois sur le pont, monseigneur.

Croustillac releva son manteau presque sur ses yeux.

—Ah! voici l’officier de quart à l’escalier. Quel dommage d’arriver si tard, monseigneur... C’est au bruit des tambours, aux fanfares des buccins que vous auriez dû être reçu par l’équipage sous les armes.

—A demain les honneurs... à demain, dit Croustillac, l’heure de ces frivolités vient toujours assez tôt...

M. de Chemeraut s’effaça pour laisser le Gascon monter le premier à l’échelle. Celui-ci respira en ne voyant sur le pont qu’un officier de marine qui le reçut, chapeau bas, d’un air profondément respectueux. Croustillac répondit très dignement, et surtout très brièvement, en s’enveloppant de toutes ses forces dans son manteau et en jetant autour de lui des regards inquiets, craignant de voir apparaître le terrible Mortimer. Heureusement, il ne vit que des matelots causant ou à demi couchés le long des canons.

L’officier qui s’était entretenu à voix basse avec M. de Chemeraut, saluant de nouveau Croustillac, lui dit:

—Monseigneur, puisque vous l’exigez, je n’éveillerai pas le capitaine, et j’aurai l’honneur de vous conduire dans votre appartement.

Croustillac inclina la tête.

—A demain, monseigneur, lui dit M. de Chemeraut.

—A demain, répondit l’aventurier.

L’officier descendit par le panneau d’arrière dans la batterie, ouvrit la porte d’une belle et vaste chambre parfaitement éclairée par une verrine, et dit au Gascon:

—Monseigneur, voici votre appartement; il y a deux autres petites pièces à droite et à gauche.

—C’est à merveille, monsieur; veuillez, je vous prie, donner les ordres les plus sévères pour que personne n’entre chez moi demain avant que je n’appelle... Personne... monsieur... vous entendez... absolument personne!... ceci est de la dernière importance.

—Très bien, monseigneur... Votre Altesse ne désire pas qu’on avertisse un de ses gens pour la déshabiller?

—Je suis soldat, monsieur, dit fièrement Croustillac, et je me déshabille tout seul.

Le jeune officier s’inclina, prenant cette réponse pour une leçon de stoïcisme; il sortit, ordonna à l’un des plantons de ne laisser entrer personne dans l’appartement du prince, et remonta sur le pont rejoindre M. de Chemeraut.

—C’est un véritable Spartiate que votre prince, mon cher Chemeraut, lui dit-il; comment, il n’a pas emmené même un laquais!

—C’est juste, répondit M. de Chemeraut; il s’est passé de si étranges choses à terre que ni lui ni moi n’y avons songé; mais je lui donnerai un de mes gens. A cette heure, l’important est de mettre à la voile.

—C’est aussi l’avis du capitaine. Il m’a donné ordre de l’éveiller si vous jugiez nécessaire de partir promptement.

Nous partirons à l’instant même, car le vent et la marée sont favorables, je pense? répondit Chemeraut.

—Si favorables, dit l’officier, que, cette brise durant, demain au soleil levant nous n’apercevrons plus les terres de la Martinique.

Une demi-heure après l’arrivée du Gascon à bord, la Fulminante appareillait par une excellente brise de sud-ouest.

Lorsque M. de Chemeraut vit la frégate sortir de la rade, il ne put s’empêcher de se frotter les mains en se disant:

—Ma foi... ce n’est pas que je sois vain et glorieux, mais j’aurais donné cette mission en cent aux plus habiles... déjouer les projets de l’envoyé anglais... vaincre les scrupules du prince, l’aider à se venger d’une épouse criminelle, l’arracher à force d’éloquence aux accablantes idées que cet accident conjugal avait fait naître dans son esprit, le ramener en Angleterre à la tête de ses partisans... Ma foi, Chemeraut, mon ami, c’est à faire à toi!! Ta fortune était déjà en bon chemin, la voici à tout jamais assurée; ce bon succès me ravit d’autant plus que le roi regarde cette affaire comme très importante. Encore une fois, bravo!...

Chemeraut, le cœur joyeux, l’esprit allègre, s’endormit doucement, bercé par les plus séduisantes et par les plus ambitieuses espérances......

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était dix heures et demie du matin; la brise était fraîche, la mer un peu forte, mais très belle; la Fulminante laissait derrière elle un étincelant et rapide sillage.

On n’apercevait plus aucune terre des Antilles, on naviguait en plein Océan.

L’officier de quart, armé d’une longue vue, examinait avec attention un trois-mâts éloigné de deux portées de canon environ, qui tenait absolument la même route que la frégate et marchait aussi vite qu’elle quoiqu’il portât même quelques voiles légères de moins.

A l’extrême horizon l’officier remarquait aussi un autre navire qu’il distinguait encore vaguement, mais qui semblait suivre la même direction que le trois-mâts dont nous venons de signaler la manœuvre.

Voulant voir si ce dernier bâtiment était toujours décidé à imiter les mouvements de la Fulminante, l’officier ordonna au timonier de laisser porter un peu plus au nord...

Le trois-mâts laissa porter un peu plus au nord.

L’officier fit porter presque entièrement à l’ouest.

Le trois-mâts porta presque entièrement à l’ouest.

Plus impatienté qu’effrayé de cette obsession, car ce navire n’était pas de force à lutter avec une frégate, l’officier, par ordre du capitaine, fit virer de bord et marcher droit à cet importun bâtiment...

L’importun vire de bord pareillement, continue d’imiter scrupuleusement les évolutions de la frégate et de marcher de concert avec elle, mais toujours hors de portée de ses canons.

Le capitaine, irrité, fit forcer de voiles et courir sur le trois-mâts.

Le trois-mâts prouva qu’il était, sinon meilleur, du moins aussi bon marcheur que la frégate, qui ne put jamais rapprocher la distance qui les séparait.

Le capitaine, ne voulant pas perdre de temps précieux à cette chasse inutile, fit remettre le cap en route.

Le fâcheux navire remit le cap en route.

Ce mystérieux bâtiment n’était autre que la paisible Licorne... Le capitaine Daniel, malgré les refus de M. de Chemeraut, avait jugé convenable de s’attacher opiniâtrement à la Fulminante jusqu’à la sortie des débouquements.

Un nouveau personnage parut sur le pont de la frégate.

C’était un homme de cinquante ans environ, grand, replet, portant un buffle, de larges chausses écarlates et des bottes de basane; il avait les cheveux et la moustache d’un roux ardent; son teint coloré, ses yeux bleu clair, dont le globe était veiné de fibrilles que la moindre émotion devait injecter de sang, témoignaient d’un naturel violent et passionné...

Nous nous hâterons d’apprendre au lecteur que cet athlétique personnage était le plus fanatique des fanatiques partisans de Monmouth, et qu’il eût été mille fois heureux du sort de Sidney; en un mot, cet homme était lord Percy Mortimer. Son inquiétude, son agitation, son impatience, étaient inexprimables; il ne pouvait rester une minute en place.

Vingt fois le lord était descendu à la porte de la chambre de Croustillac pour savoir si milord duc ne l’avait pas fait demander. En vain il avait supplié l’officier de faire dire au duc que Mortimer, son meilleur ami, son ancien compagnon d’armes, désirait se jeter à ses pieds; les vœux du lord avaient été vains, on exécutait à la rigueur les ordres du malheureux Croustillac, qui regardait chaque minute gagnée comme une conquête précieuse.

M. de Chemeraut monta aussi sur le pont, revêtu d’un habit magnifique, l’air radieux, triomphant; il semblait dire à tous: Si le prince est ici, c’est grâce à mon habileté, à mon courage.

En le voyant, Mortimer s’approcha vivement de lui.

—Eh bien! monsieur, lui dit-il, sait-on enfin à quelle heure milord-duc nous recevra?

—Le prince a défendu d’entrer chez lui sans son ordre.

—Je suis sur des charbons ardents, reprit Mortimer; je ne me pardonnerai jamais de m’être couché cette nuit et de n’avoir pas été le premier à serrer notre Jacques dans mes bras, à me jeter à ses pieds... à baiser sa main royale.

—Ah! lord Mortimer, vous aimez bien notre brave duc, dit Chemeraut, des partisans comme vous sont rares!

—Si j’aime notre Jacques! s’écria Mortimer en devenant d’un rouge sanguin et apoplectique, si je l’aime! Tenez! moi et Dick Dudley, mon meilleur ami, qui aime le duc, non pas autant que moi (nous nous sommes battus une fois parce qu’il soutenait cette folle prétention), moi et Dudley, vous dis-je, nous nous demandions encore tout à l’heure si nous aurions la force de revoir notre Jacques sans faiblir... comme des femmelettes!

—Le duc avait raison, pensa Chemeraut. Quelle exaltation! Ce n’est pas de l’attachement, c’est de l’acharnement.

Mortimer reprit avec véhémence:

—Ce matin, en nous levant, nous nous embrassions, nous faisions mille extravagances en songeant que nous le reverrions aujourd’hui. Nous ne pouvions le croire, et encore à cette heure j’en doute... Ah! quel jour! quel jour!... Revoir en chair et en os un ami... un compagnon de guerre qu’on a cru mort, qu’on a pleuré pendant cinq ans! Ah! vous ne savez pas comme il était chéri et regretté, notre Jacques! comme on se souvenait de sa bravoure, de son courage, de sa gaieté! Quel bonheur de ne pas dire: C’était... mais c’est un cœur de roi, un vrai cœur de roi que notre duc!

—Et il faut que cela soit bien vrai, milord, puisqu’à l’exception de vous, de lord Dudley et de ce pauvre lord Rothsay qui, tout malade qu’il est de ces anciennes blessures, a voulu vous accompagner, les autres gentilshommes qui viennent offrir leur bras, leur vie, leur fortune à notre duc, ne le connaissent que de réputation...

—Et je voudrais bien voir que, sur son seul renom et sur notre garantie, ils ne l’aimassent pas autant que nous l’aimons; ce qui me rappelle qu’autrefois je me suis battu avec mon ami Dick Rothsay, parce qu’il avouait qu’il m’aimait un peu plus que notre Jacques.

—Le fait est, milord, dit Chemeraut, que peu de princes sont capables d’exciter un pareil enthousiasme, seulement par leur renom.

—Peu de princes, monsieur! s’écria lord Mortimer d’une voix redoutable, peu de princes! Dites donc aucun prince... Demandez à Dudley.

Lord Dudley paraissait en ce moment sur le pont.

Les cheveux et la moustache de ce lord étaient noirs et commençaient à grisonner; il y avait une grande conformité de taille, d’embonpoint et de force entre lui et Mortimer, véritable type (physiquement parlant) de ce qu’on appelait les gentilshommes fermiers.

—Qu’est-ce qu’il y a, Percy? dit familièrement lord Dudley à son ami.

—N’est-ce pas, Dick, qu’aucun prince ne peut être comparé à notre Jacques?

—En exceptant nos dignes amis et alliés de ce vaisseau, tout chien qui oserait soutenir que Jacques n’est pas le meilleur des hommes, je le sanglerais de coups de fouet et je le couperais en quartiers, dit le robuste personnage en frappant d’un de ses poings velus sur le plat-bord du navire. Puis, s’adressant à M. de Chemeraut:

—Mais maintenant vous le connaissez comme nous, vous l’élu, vous le bienheureux qui l’avez vu le premier... Votre main, monsieur de Chemeraut, votre brave et loyale main, plus brave et plus loyale s’il est possible, depuis qu’elle a touché celle de notre duc...

Dudley secoua rudement la main droite de M. de Chemeraut, pendant que Mortimer secouait non moins rudement la main gauche.

Rien de plus contagieux que l’enthousiasme; les partisans du duc étaient peu à peu montés sur le pont et s’étaient groupés autour des deux lords; tous voulaient à leur tour serrer la main qui avait touché celle du prince.

—Ah! messieurs, je conçois que monseigneur recule le moment de vous voir, dit Chemeraut, il craint l’émotion inséparable d’un pareil moment.

—Et nous, donc! s’écria Dudley. Enfin, voici tantôt quarante jours que nous sommes partis de La Rochelle, n’est-ce pas? eh bien! que je meure si j’ai dormi plus de trois ou quatre heures par chaque nuit, et encore d’un sommeil à la fois agréable et agité comme celui dont on dort la veille d’un duel... où l’on est sûr de tuer son homme... Du moins, tel est l’effet que cette impatience a produit sur moi; et toi, Percy? dit le robuste gladiateur, à Mortimer.

—Moi, Dick, répondit celui-ci, ça m’a fait un effet contraire; à chaque instant je me réveillais en sursaut... Il me semble que je dormirais ainsi la veille du jour où je devrais être fusillé.

—Moi, dit un autre gentilhomme, je ne connais le duc que d’après son portrait.

—Moi, d’après son renom.

—Moi, dès que j’ai su qu’il s’agissait de marcher sous ses ordres contre les Orangistes, j’ai tout quitté, amis... femme... enfant...

—C’est comme nous...

—Ah! monsieur, c’est qu’aussi Jacques de Monmouth, dit un autre, c’est un nom qui résonne comme un clairon.

—Il suffira de prononcer ce nom dans la vieille Angleterre, reprit un autre, pour chasser tous ces rats de Hollande dans leurs marécages!

—A commencer par le Guillaume...

—D’honneur, milords, dit M. de Chemeraut, vous me rendriez presque orgueilleux d’avoir si bien réussi dans une entreprise qui, j’oserais le dire, est assez délicate... Je ne veux pas attribuer à mes raisonnements, à mon influence, la résolution du prince... mais croyez du moins, milords, que j’ai su faire valoir auprès de lui l’enthousiasme que son souvenir vous avait inspiré.

—Aussi, notre ami... n’oublierons-nous jamais ce que vous avez fait! Vous nous l’avez amené ici... notre duc! s’écria cordialement Mortimer.

—Pour cela seulement nous vous devons une reconnaissance éternelle, ajouta Dudley...

—Le voir! le voir! s’écria Mortimer dans un nouvel entraînement, le revoir, lui que nous avions cru mort... Le revoir bien en face, retrouver devant nos yeux cette noble et fière figure si belle; le revoir au milieu du feu... le... le... ah!... eh bien oui, je pleure... je pleure, s’écria le brave Mortimer en ne contraignant plus son émotion. Oui, je pleure comme un enfant, et mille tonnerres écrasent ceux qui ne comprennent pas qu’un vieux soldat pleure ainsi...

L’attendrissement est aussi contagieux que l’enthousiasme.

Dick fit comme son ami Percy, et les autres gentilshommes firent comme Dick et comme son ami Percy...

CHAPITRE XXXIII.

LE JUGEMENT.

Un nouveau personnage vint augmenter le nombre des admirateurs passionnés de Monmouth.

On vit s’avancer, soutenu par deux serviteurs, un homme jeune encore, mais que de nombreuses blessures condamnaient à de précoces infirmités.

Lord Jocelyn Rothsay, malgré ses souffrances, avait voulu se joindre aux partisans du prince, et sinon combattre pour la cause que Monmouth allait défendre, du moins venir au-devant du duc, et être des premiers à le féliciter sur sa résurrection.

Les cheveux de lord Rothsay étaient blancs, quoique son pâle visage fût jeune encore et que sa moustache fût aussi noire que ses yeux brillants et hardis. Enveloppé d’une longue robe-de-chambre, il s’avança péniblement, appuyé sur les épaules de deux serviteurs.

—Voilà le brave Rothsay, qui a autant de blessures que de poils à sa moustache! s’écria lord Dudley.

—Par le diable, qui ne m’emportera pas du moins avant que j’aie vu notre duc! dit Rothsay, je serai comme vous l’un des premiers à lui serrer la main! N’aurais-je pas, dans ma verte jeunesse, risqué ma vie pour hâter d’un quart d’heure un rendez-vous d’amour? Pourquoi ne le risquerais-je pas pour voir notre duc un quart d’heure plus tôt?

Un homme à physionomie inquiète parut sur le pont peu de temps après lord Rothsay.

—Milord! lui dit-il d’un ton suppliant, milord! vous exposez votre vie par cette imprudence! Le moindre mouvement violent peut renouveler l’hémorrhagie de cette ancienne blessure que...

—Au diable! docteur, où mon sang coulera-t-il mieux et plus noblement qu’aux pieds de Jacques de Monmouth? dit Rothsay avec exaltation.

—Mais, milord, le danger...

—Mais, docteur, il s’agirait de sa damnation que Jocelyn Rothsay ne serait pas un des derniers à embrasser notre duc. Je n’ai pas fait ce voyage pour autre chose. Dick me prêtera une épaule, Percy une autre, et c’est soutenu par ces deux braves champions que je viendrai dire à Jacques:

—Voilà trois de tes fidèles soldats de Bridge-Water...

Ce disant, le jeune homme abandonna ses deux domestiques, et s’appuya en effet sur les deux robustes lords.

Un roulement de tambours auxquels se joignirent quelques fanfares de buccins et le bruit aigre des sifflets des maîtres d’équipage, annoncèrent que les marins et les troupes d’infanterie de la frégate s’assemblaient: bientôt ils montèrent en grande tenue sur le pont, et se rangèrent à leur poste, officiers en tête.

—Pourquoi cette prise d’armes? demanda Mortimer à M. de Chemeraut.

—Pour rendre hommage au duc et le recevoir sur le pont avec les honneurs de la guerre, lorsqu’il viendra tout à l’heure passer les troupes en revue.

Le capitaine de la frégate s’avança vers le groupe des gentilshommes:

—Messieurs, je viens de prendre les ordres de monseigneur.

—Eh bien! fut-il dit tout d’une voix.

—Son Altesse nous recevra à onze heures précises, c’est-à-dire dans cinq minutes.

Il est impossible de rendre l’exclamation de joie profonde qui souleva toutes les poitrines.

—Tiens, maintenant, Dick, je me sens faible, dit Mortimer.

—Diable! fais attention, Percy, dit Rothsay, ne vas pas tomber, tu es une de mes jambes.

—Moi? dit Dudley, j’ai comme le vertige...

—Écoutez, Dick; écoute, Jocelyn, dit Mortimer, ces dignes compagnons n’ont jamais vu notre duc: soyons généreux, laissons-les passer les premiers, nous l’apercevrons d’abord de loin; ça nous donnera le temps de nous faire à sa vue... Est-ce dit?

—Oui, oui, répétèrent Dick et Jocelyn.

Onze heures sonnèrent.

Le pont de la frégate offrit un spectacle véritablement grand et beau pendant quelques moments.

Les soldats et les marins en armes couvraient les passavants du navire.

Les officiers, tête nue, précédant le groupe des gentilshommes, descendirent lentement l’escalier étroit qui conduisait à l’appartement destiné au duc de Monmouth.

Enfin, derrière ce premier groupe s’avançaient Mortimer et Dudley soutenant, au milieu d’eux, le jeune lord Jocelyn, dont la taille voûtée, la démarche maladive, contrastaient avec la haute stature et l’air mâle de ses deux soutiens.

Pendant que les autres gentilshommes encombraient l’étroit escalier, les trois lords, ces trois nobles types de fidélité chevaleresque, restèrent un moment sur le pont.

—Écoutons... écoutons, dit Dudley, peut-être entendrons-nous la voix de Jacques...

En effet, le plus profond silence régna d’abord, mais il fut bientôt interrompu par des exclamations de joie auxquelles se mêlèrent de vives et attendrissantes protestations.

Enfin l’escalier fut libre.

Modérant à peine leur impatience par égard pour lord Jocelyn, qui descendait péniblement, les deux lords arrivèrent dans la batterie, et entrèrent à leur tour dans la grande chambre de la frégate, où Croustillac donnait audience à ses partisans.

Pendant quelques moments, les trois lords restèrent stupéfaits devant le tableau qu’ils eurent sous les yeux.

Au fond de la grande chambre, éclairée par cinq fenêtres de poupe, Croustillac, vêtu de son justaucorps vert et de ses bas roses, se tenait fièrement debout à côté de M. de Chemeraut; celui-ci, dans l’orgueil du succès, semblait présenter triomphalement le chevalier aux gentilshommes anglais.

Un peu en arrière de M. de Chemeraut étaient le capitaine de la frégate et son état-major.

Les partisans de Monmouth, pittoresquement groupés, entouraient le Gascon.

L’aventurier, bien qu’un peu pâle, payait toujours d’audace; ne se voyant pas reconnu, il reprenait peu à peu son assurance habituelle, et se disait:

—Le Mortimer se sera vanté de me connaître intimement pour se donner des airs de familiarité avec un seigneur de ma sorte... Allons toujours, mordioux! cela durera ce que ça pourra.

La force de l’illusion est telle que, parmi les gentilshommes qui se pressaient autour de l’aventurier, les uns lui trouvaient un air de famille assez décidé avec Charles II; d’autres, une ressemblance frappante avec ses portraits.

—Milords et messieurs, dit Croustillac en montrant Chemeraut, monsieur, en m’apportant vos vœux, m’a décidé à me rendre au milieu de vous.

—Milord-duc, c’est entre nous à la mort!... crièrent les plus exaltés.

—J’y compte, milords; quant à moi, ma devise sera: Tout pour l’Angleterre et...

—C’est trop d’impudence! sang et massacre! s’écria lord Mortimer d’une voix tonnante, en interrompant le chevalier et en se précipitant vers lui l’œil sanglant, les poings fermés, pendant que Dudley soutenait lord Jocelyn.

L’apostrophe de Mortimer fit un effet foudroyant sur les spectateurs et sur les acteurs de cette scène.

Les gentilshommes anglais se retournèrent vivement vers Mortimer.

Chemeraut et les officiers se regardèrent avec étonnement, ne comprenant rien encore aux paroles du lord.

—Mordioux, nous y voici, pensa Croustillac, rien qu’à voir cette brute avinée, je sens le Mortimer d’une lieue.

Le lord arriva au milieu du vide que les gentilshommes avaient laissé entre eux et le Gascon en se reculant; il se planta devant lui, les bras croisés, l’œil étincelant, le regardant face à face; et il s’écria d’une voix tremblante de rage:

—Ah! tu es Jacques de Monmouth... toi!... c’est à moi... Mortimer... que tu dis cela?

Croustillac fut alors sublime d’impudence et de sang-froid. Il répondit à Mortimer avec un accent de reproche mélancolique:

—L’exil et l’adversité m’ont donc bien changé!... que mon meilleur ami ne me reconnaît plus? Puis, se tournant à demi vers M. de Chemeraut, le chevalier ajouta tout bas:—Vous le voyez, je vous l’avais dit: l’émotion a été trop violente... sa pauvre tête est encore déménagée. Hélas! ce malheureux-là me méconnaît.

Croustillac s’était exprimé avec tant d’assurance et de naturel que M. de Chemeraut hésitait encore à se croire dupe d’une si énorme imposture; il ne conserva pas longtemps de doute à ce sujet.

Lord Dudley et lord Rothsay se joignirent à Mortimer et aux autres gentilshommes pour adresser au malheureux Gascon les apostrophes et les injures les plus furieuses.

—Ce misérable vagabond ose se dire Jacques de Monmouth!

—L’infâme imposteur!

—Le scélérat l’aura égorgé afin de se faire passer pour lui.

—C’est un émissaire de Guillaume!

—Un tel gueux! Jacques, notre duc!

—Quelle audace!

—Oser faire un tel mensonge!

—C’est à lui arracher la langue!

—Nous tromper si impudemment, nous autres qui n’avions jamais vu le duc!

—Cela crie vengeance!

—Puisqu’il prend son nom, il doit savoir où il est.

—Oui, il nous répondra de notre duc.

—Nous le jetterons à la mer s’il ne nous rend pas Jacques...

—Nous lui arracherons les ongles pour le faire parler.

—Se jouer ainsi de ce qu’il y a de plus sacré!

—Comment aussi M. de Chemeraut a-t-il donné dans un piége si grossier?

—Ce misérable m’a indignement trompé, messieurs, cria M. de Chemeraut en tâchant en vain de se faire entendre.

—Alors, expliquez-vous, monsieur.

—Il payera cher son audace, messieurs.

—Faites d’abord enchaîner ce traître.

—Il m’a abusé par les plus exécrables mensonges. Messieurs, tout autre que moi y eût été pris!

—On ne se joue pas ainsi de la croyance de braves gentilshommes qui se sacrifient à la bonne cause.

—Monsieur de Chemeraut, vous êtes aussi coupable que ce misérable fourbe.

—Mais, milords, l’envoyé anglais a été trompé comme moi.

—C’est impossible, vous êtes son complice.

—Milords, vous m’insultez.

—Un homme de votre expérience, monsieur, ne se laisse pas berner à ce point!

—Il faut nous venger.

—Oui, vengeance... vengeance!

Ces accusations, ces reproches partirent et se croisèrent si rapidement, causèrent un tel tumulte, qu’il fut impossible à M. de Chemeraut de se faire écouter au milieu de tant de cris furieux.

L’attitude des gentilshommes anglais devint même si menaçante envers lui, leurs récriminations si violentes, qu’il se rangea près des officiers de la frégate, et tous mirent la main à la garde de leur épée.

Croustillac, seul entre les deux groupes, était en butte aux invectives, aux attaques, aux malédictions des deux partis.

Intrépide, audacieux, les bras croisés, le nez au vent, l’œil hardi, l’aventurier écoutait gronder et éclater ce formidable orage avec un flegme impassible, en se disant intérieurement:

—Voici que ça se gâte énormément, ils peuvent me jeter par la fenêtre, c’est-à-dire en plein Océan; le saut est périlleux, quoique je nage comme un triton, mais je ne puis plus rien... ça devait arriver tôt ou tard, et d’ailleurs, ainsi que je le disais ce matin, on ne se sacrifie pas aux gens dans le seul but d’être couronné de fleurs et caressé par des nymphes silvestres.

Quoiqu’à son comble, le tumulte fut pourtant dominé par la voix tonnante de Mortimer qui s’écria:

—Monsieur de Chemeraut, faites d’abord pendre ce misérable, vous nous devez cette satisfaction.

—Oui, oui, qu’on l’accroche à la grande vergue, répétèrent les gentilshommes anglais, nous nous expliquerons après.

—Vous m’obligerez beaucoup en vous expliquant avant! s’écria Croustillac.

—Il parle, il ose parler, cria-t-on.

—Eh! qui donc, mordioux! parlera en ma faveur, si ce n’est moi, reprit le Gascon; serait-ce vous, par hasard, mon gentilhomme?

—Messieurs, s’écria M. de Chemeraut, lord Mortimer a raison en proposant de faire justice de cet imposteur abominable.

—Il a tort, je soutiens qu’il a tort, cent mille fois tort! s’écria Croustillac... c’est un moyen usé, rebattu, vulgaire...

—Te tairas-tu, malheureux! s’écria l’athlétique Mortimer en saisissant les deux mains du Gascon.

—Ne touchez pas un gentilhomme, ou, par la mort! vous payerez cher cet outrage! s’écria Croustillac avec colère.

—Ton épée, misérable fourbe, dit M. de Chemeraut pendant que vingt bras levés menaçaient l’aventurier.

—Au fait, un lion ne peut rien contre cent loups, dit majestueusement le Gascon en rendant sa rapière.

—Maintenant, messieurs, reprit M. de Chemeraut, je continue. Oui, l’honorable lord Mortimer avait raison de vouloir faire pendre ce drôle.

—Il a tort! tant que je pourrai élever la voix je protesterai qu’il a tort! c’est une idée cornue et biscornue... c’est un raisonnement de cheval... Le bel argument qu’une potence? cria Croustillac en se débattant entre deux gentilshommes qui le tenaient au collet.

—Mais avant d’en faire justice, il faut l’obliger à nous révéler la trame indigne qu’il a ourdie... il faut qu’il nous dévoile les circonstances mystérieuses à l’aide desquelles il a effrontément surpris ma bonne foi.

—A quoi bon? morte la bête, mort le venin, dit rudement Mortimer.

—Je vous dis que vous raisonnez aussi ingénieusement qu’un boule-dogue qui saute au col d’un taureau, cria Croustillac.

—Patience, patience... c’est une cravate de bon chanvre qui t’empêchera de prêcher tout à l’heure, répondit Mortimer.

—Croyez-moi, milords, dit M. de Chemeraut, un conseil va se former... on interrogera ce fourbe; s’il ne répond pas, nous aurons bien les moyens de l’y contraindre; il y a plus d’une sorte de tortures.

—Ah! comme ça je suis de votre avis, dit Mortimer, je consens à ce qu’il ne soit pas pendu... avant d’avoir été mis à la torture, ça fera deux choses au lieu d’une.

—Vous êtes généreux, milord, dit le Gascon.

En songeant à la fureur dont devait être possédé M. de Chemeraut, qui voyait complétement échouer une entreprise qu’il croyait avoir si habilement conduite, on comprend, sans l’excuser, la cruauté de ses résolutions envers Croustillac.

Les esprits étaient si montés; le désappointement avait été si irritant, si douloureux même, pour la plupart des partisans de Monmouth, que ces gentilshommes, assez humains d’ailleurs, se laissèrent aller dans cette occasion à l’entraînement d’une colère aveugle, et peu s’en fallut que le malheureux Croustillac ne fût même cité devant une espèce de conseil de guerre dont la réunion donnait au moins une apparence de légalité à la violence dont il était victime.

Cinq lords et cinq officiers s’assemblèrent immédiatement sous la présidence du capitaine de frégate.

M. de Chemeraut se mit à droite, le chevalier se tint debout à gauche. La séance commença.

M. de Chemeraut dit d’une voix brève et encore tremblante de colère:

—J’accuse l’homme ici présent d’avoir faussement et méchamment pris les noms et titres de Sa Grâce le duc de Monmouth, et d’avoir ainsi par son odieuse imposture, renversé les desseins du roi mon maître, et ce, dans de telles circonstances que le crime de cet homme doit être considéré comme un attentat à la sûreté de l’État. En conséquence, je demande que l’accusé, ici présent, soit déclaré coupable de haute trahison et puni de mort.

—Mordioux! monsieur, vous concluez vite et bien, voici qui est net et bref, dit Croustillac, dont le courage naturel s’élevait à la hauteur des circonstances.

—Oui, oui, cet imposteur mérite la mort; mais avant, il faut qu’il parle... et qu’on le mette tout de suite à la question, reprirent les lords.

Le capitaine de la frégate, qui présidait le conseil, n’était pas, comme M. de Chemeraut, sous l’influence d’un ressentiment personnel; il dit aux Anglais:

—Milords, nous n’avons pas encore à voter une peine; il faut auparavant interroger l’accusé, écouter sa défense s’il peut se défendre; après quoi nous aviserons à la peine qui devra lui être infligée. N’oublions pas que nous sommes juges et qu’il n’est pas encore reconnu coupable.

Ces paroles froides et sages plurent moins aux lords que l’emportement de M. de Chemeraut. Néanmoins, pouvant élever aucune objection, ils se turent.

—Accusé, dit le capitaine au chevalier, quels sont vos noms?

—Polyphème, chevalier de Croustillac.

—Un Gascon! dit M. de Chemeraut entre ses dents; j’aurais dû m’en douter à son impudence. Avoir été le jouet d’un tel misérable!

—Votre profession? continua le capitaine.

—Pour le moment... celle d’accusé devant un tribunal que vous présidez dignement, capitaine, car vous ne voulez pas, avec raison, que l’on pende les gens sans les entendre.

—Vous êtes accusé d’avoir sciemment et méchamment trompé M. de Chemeraut chargé d’une mission d’État pour le service du roi, notre maître.

—C’est M. de Chemeraut qui s’est trompé lui-même: il m’a appelé monseigneur, et j’ai répondu innocemment à ce nom.

—Innocemment! s’écria M. de Chemeraut en fureur, comment, misérable, tu n’as pas abusé de ma confiance par les plus atroces mensonges? tu ne m’as pas surpris les secrets les plus importants par ton impudente trahison?

—Vous avez parlé... j’ai écouté... je dois même déclarer, pour ma justification, que vous m’avez paru singulièrement bavard... Si c’est un crime de vous avoir entendu... vous avez rendu ce crime énorme...

Le capitaine fit signe à M. de Chemeraut de contenir son indignation; il dit au Gascon:

—Voulez-vous révéler ce que vous savez relativement à Jacques, duc de Monmouth? voulez-vous nous apprendre par suite de quels événements vous avez pris ses noms et ses titres?

Croustillac voyait sa position devenir très inquiétante: il eut envie de tout révéler: il pouvait s’adresser aux partisans dévoués du prince, s’assurer de leur appui en leur annonçant que le duc avait été sauvé grâce à lui. Mais un scrupule honorable le retint; ce secret n’était pas le sien, il ne lui appartenait pas de trahir les mystères qui avaient caché et protégé l’existence du prince et qui pouvaient la protéger encore.

CHAPITRE XXXIV.

LA CHASSE.

Lorsque le capitaine intima de nouveau à Croustillac l’ordre de révéler tout ce qu’il savait sur le duc, l’aventurier répondit cette fois avec une fermeté pleine de dignité:

—Je n’ai rien à dire à ce sujet, capitaine. Ce secret n’est pas le mien.

—Tonnerre et sang! la question va te faire parler, s’écria Mortimer; qu’on allume deux mèches soufrées, je les lui mettrai moi-même, s’il le faut, sous le menton, ça lui déliera la langue... et nous saurons où est notre Jacques... Ah! j’avais bien un pressentiment que je ne le verrais pas.

—Je dois vous faire observer, dit le capitaine au Gascon, que si vous vous obstinez dans un coupable silence, vous compromettrez ainsi de la manière la plus grave les intérêts du roi et de l’État, et l’on sera forcé de recourir à de dures extrémités pour vous faire parler.

Ces paroles calmes, prononcées par un homme à figure vénérable, qui, depuis le commencement de cette scène, avait tâché de calmer la violence des adversaires de Croustillac, firent sur celui-ci une vive impression; il frissonna légèrement, mais sa résolution ne fut pas ébranlée; il répondit d’une voix assurée:

—Excusez-moi, capitaine, je n’ai rien à dire et je ne dirai rien.

—Capitaine! s’écria M. de Chemeraut, au nom du roi, dont j’ai les pouvoirs, je déclare formellement que le silence de ce criminel peut porter un grave préjudice aux intérêts de Sa Majesté et de l’État. J’ai trouvé cet homme dans la propre maison de milord duc de Monmouth, nanti même d’objets précieux appartenant à ce seigneur, tels que l’épée de Charles Ier, une boîte à portraits, etc., tout concourt enfin à prouver qu’il a, sur l’existence de Sa Grâce le duc de Monmouth, les renseignements les plus précis; or, ces renseignements sont de la plus haute importance relativement à la mission dont le roi m’a chargé... Je requiers donc que l’accusé soit immédiatement contraint de parler par tous les moyens possibles.

—Oui, oui, la question! répétèrent les lords.

—Réfléchissez bien, accusé, dit encore le capitaine, ne vous exposez pas à de terribles rigueurs; vous pouvez tout espérer de notre indulgence si vous dites la vérité.. Sinon, prenez garde!

—Je n’ai rien à dire, reprit Croustillac; ce secret n’est pas le mien.

—Il s’agit d’une cruelle torture, dit le capitaine; ne nous forcez pas de recourir à ces extrémités.

Le Gascon fit un signe de résignation et répéta:

—Je n’ai rien à dire.

Le capitaine ne put dissimuler son chagrin d’être obligé d’employer de pareilles mesures; il sonna.

Un planton se présenta.

—Ordonnez au prévôt de venir ici, à quatre hommes de se tenir dans la batterie, près du fanal de l’avant, et dites au maître canonnier de préparer des mèches soufrées.

Le planton sortit.

Ces ordres étaient d’un positif effrayant.

Malgré son courage, Croustillac sentit chanceler sa détermination; le supplice dont on le menaçait était affreux. Monmouth était alors sans doute en sûreté; l’aventurier pensait qu’il avait déjà beaucoup fait pour le duc et pour la duchesse; il allait peut-être céder à la crainte de la torture, lorsque son courage lui revint à cette réflexion, grotesque sans doute, mais qui, dans la circonstance où elle se présentait à son esprit, devenait presque héroïque:

On ne se sacrifie pas pour les gens dans le seul but d’être couronné de fleurs...

Le prévôt entra dans la salle du conseil:

Croustillac frissonna... mais son regard ne trahit aucune émotion.

Tout à coup trois coups de canon très rapprochés les uns des autres retentirent longuement dans la solitude de l’Océan.

Les membres du tribunal improvisé bondirent sur leurs siéges.

Le capitaine courut aux fenêtres de la grande chambre, déclara la séance suspendue... Partisans et officiers, oubliant l’accusé, montèrent en hâte sur le pont.

Croustillac, non moins curieux que ses juges, les suivit.

La frégate avait reçu l’ordre de mettre en panne jusqu’à l’issue du conseil qui décidait du sort du chevalier.

Nous avons dit que la Licorne s’était obstinée depuis la veille à suivre la Fulminante; nous avons dit aussi que l’officier de quart avait signalé à l’horizon un bâtiment d’abord presque imperceptible, mais qui s’était bientôt rapproché de la frégate avec une rapidité presque merveilleuse.

Lorsque la Fulminante mit en panne, ce bâtiment, léger brigantin, n’était tout au plus qu’à une demi-lieue d’elle; à mesure qu’il approcha, on distingua sa mâture extraordinairement élevée, ses voiles très larges, très hautes, sa coque noire, étroite, effilée, qui sortait à peine hors de l’eau; en un mot, on reconnut dans ce petit navire toutes les apparences d’un pirate.

A l’apparition du brigantin, la Licorne alla se mettre dans ses eaux à un signal qu’il lui fit.

On était en temps de guerre; le branle-bas de combat fut fait en un moment à bord de la frégate. Le capitaine, voyant l’étrange manœuvre des deux bâtiments, n’avait pas voulu s’exposer à une surprise hostile.

Le léger navire s’approcha, ses voiles à demi-carguées, ayant à sa proue un pavillon parlementaire.

—Monsieur de Sainval, dit le capitaine à un de ses officiers, ordonnez aux canonniers de se tenir à leurs pièces la mèche allumée... Si ce pavillon parlementaire cache une ruse, ce bâtiment sera coulé bas.

M. de Chemeraut et Croustillac partagèrent le même étonnement en reconnaissant le Caméléon, à bord duquel s’étaient embarqués le mulâtre et la Barbe-Bleue.

Le cœur de Croustillac battait à se rompre; ses amis ne l’avaient pas abandonné, ils venaient le secourir, mais par quel moyen?

Bientôt le Caméléon fut à portée de voix de la frégate et lui passa à poupe.

Un homme de haute taille, magnifiquement vêtu, était debout à l’arrière du brigantin, qui mit alors en panne comme la Fulminante.

—Jacques... notre duc!!! Le voilà!!! s’écrièrent avec enthousiasme les trois lords qui, penchés sur le couronnement de la frégate, venaient de reconnaître le duc de Monmouth.

Le brigantin mit alors en panne; les deux navires restèrent immobiles.

Lord Mortimer, lord Dudley et lord Rothsay avaient poussé des cris de joie délirants à la vue du duc de Monmouth.

—Jacques! notre brave duc! te revoir... te revoir enfin!!...

—Serait-ce possible? vous seriez le duc de Monmouth, monseigneur? s’écria M. de Chemeraut.

—Oui, monsieur, je suis Jacques de Monmouth, dit le duc, ainsi que vous le prouvent les joyeuses acclamations de mes amis.

—Oui, voilà notre Jacques!

—C’est bien lui cette fois!

—C’est bien notre duc, notre véritable duc, reprirent les lords.

—Monseigneur, reprit Chemeraut, j’ai été indignement abusé depuis avant-hier... par un misérable qui avait pris votre nom.

—Oui, et nous allons le faire pendre en ton honneur! s’écria Dudley.

—Gardez-vous-en bien, dit Monmouth, celui que vous appelez un misérable m’a sauvé avec le plus généreux dévouement... et je viens, monsieur de Chemeraut, prendre sa place à votre bord, s’il court quelques dangers pour avoir pris la mienne.

—Certainement, monseigneur, répondit M. de Chemeraut, saisissant cette occasion de s’assurer de la personne du prince, il faut que Votre Altesse vienne à bord, c’est le seul moyen qu’elle ait de sauver ce vil imposteur.

—A moins pourtant que ce vil imposteur ne se sauve lui-même! s’écria Croustillac en se redressant debout sur le couronnement et en sautant à la mer.

Ce mouvement fut si brusque que personne ne put s’y opposer. Le Gascon plongea sous les vagues et reparut à très peu de distance du brigantin, vers lequel il se dirigeait à la nage.

Il y avait peu de distance entre les deux navires, le Caméléon était presque au niveau de la mer; le chevalier, aidé par le duc de Monmouth, et par quelques marins, se trouva sur le pont du petit navire avant que les passagers de la frégate fussent revenus de leur surprise.

—Voilà mon sauveur, le plus généreux des hommes! dit Monmouth en serrant Croustillac dans ses bras.

Puis Jacques dit quelques mots à l’oreille du Gascon, et celui-ci disparut avec le capitaine Ralph.

Le duc s’avançant à l’extrémité de la poupe de son brigantin, s’adressa à M. de Chemeraut:

—Je sais, monsieur, les projets du roi mon oncle, Jacques Stuart, et ceux du roi votre maître... Je sais que ces braves gentilshommes viennent m’offrir leurs bras pour m’aider à chasser Guillaume d’Orange du trône d’Angleterre.

—Oui, oui, lorsque tu seras à notre tête nous chasserons ces rats hollandais, s’écria Mortimer.

—Viens, viens, notre duc, avec toi nous irions au bout du monde, dit Dudley.

—Monseigneur, vous pouvez compter sur l’appui du roi, mon maître. Une fois à bord, je vous communiquerai mes pleins-pouvoirs, s’écria Chemeraut, ravi de voir que sa mission, qu’il avait cru désespérée, renaissait avec toutes ses chances de réussite.

—Monseigneur, voulez-vous qu’on vous envoie la chaloupe? ou bien allez-vous venir dans une de vos embarcations? ajouta Chemeraut, et puisque Votre Altesse s’intéresse à ce misérable fourbe, sa grâce est assurée.

—Dépêche-toi noble duc...

—Viens comme tu voudras, Jacques, notre Jacques, mais viens tout de suite!

—Oui, viens! s’écria Mortimer, ou bien nous ferons comme ce drôle à la casaque verte et au bas roses: nous sauterons à l’eau comme une bande de canards sauvages, pour être plus tôt près de toi.

—Pas d’imprudence, mes vieux amis, pas d’imprudence! s’écria Monmouth qui cherchait à gagner du temps depuis que le Gascon avait disparu.

Enfin le capitaine Ralph vint dire un mot à l’oreille du prince; celui-ci donna un nouvel ordre à voix basse d’un air radieux.

—Monseigneur, on va faire mettre la chaloupe à la mer, dit Chemeraut qui brûlait d’impatience de voir le duc à bord.

—C’est inutile, monsieur, dit le prince. Puis, s’adressant aux lords avec un accent profondément ému:

—Mes vieux amis, mes fidèles compagnons, adieu, et pour toujours adieu!... J’ai juré, par la mémoire du plus admirable martyr de l’amitié, de ne jamais prendre part aux troubles civils qui pourraient ensanglanter l’Angleterre; je ne serai pas parjure à ma promesse! Adieu, brave Mortimer; adieu, bon Dudley; adieu, vaillant Rothsay; mon cœur se brise de ne pouvoir vous embrasser une dernière fois... Oubliez cette apparition! Que désormais Jacques de Monmouth... soit mort pour vous comme il l’a été pour le monde pendant cinq ans!... Encore adieu... et pour toujours adieu...

Puis se retournant vers son capitaine, le duc s’écria vivement d’une voix sonore:

—Ralph, toutes voiles dehors!...

A ces mots, Ralph saisit la barre du gouvernail; les voiles du brigantin préparées à l’avance furent bordées et orientées avec une prestesse merveilleuse... Grâce à la brise et à ses avirons de galère, le Caméléon était sous voile avant que les passagers de la frégate fussent revenus de leur surprise.

Le brigantin en s’éloignant se maintint dans la direction de la poupe de la frégate, afin de n’être pas exposé à son artillerie.

Il est impossible de peindre la rage de M. de Chemeraut, le désespoir des lords, en voyant le léger navire s’éloigner rapidement.

—Capitaine, s’écria M. de Chemeraut, couvrez la frégate de voiles, nous atteindrons ce brigantin: il n’y a pas de meilleure marcheuse que la Fulminante.

—Oui, oui, s’écrièrent les lords, à l’abordage!

—Reprenons notre duc.

—Lorsque nous l’aurons, nous le forcerons bien à se mettre à notre tête.

—Il ne refusera pas ses vieux compagnons!

—Mes enfants, deux cents louis pour boire à la santé de Jacques de Monmouth, si nous rejoignons cette mouche de mer, s’écria Mortimer en s’adressant aux matelots et en leur montrant le petit navire.

Le Caméléon se trouva bientôt hors de portée du canon de la frégate; il quitta la direction qu’il avait d’abord prise, et, au lieu de se tenir au plus près du vent, il laissa largement arriver.

Cette manœuvre découvrit la Licorne qui, pendant l’entretien du duc et de M. de Chemeraut, était constamment restée dans les eaux du Caméléon et absolument dans la même ligne que lui.

C’est à bord de ce dernier bâtiment que nous conduirons le lecteur; il pourra ainsi assister à la chasse que la frégate va donner au brigantin.

Polyphème de Croustillac était sur le pont de la Licorne, en compagnie de son ancien hôte, le capitaine Daniel, et du père Griffon, embarqué de la veille sur ce bâtiment.

On ce souvient du plongeon que le chevalier avait fait en sautant du haut du couronnement de la frégate dans la mer afin de rejoindre Monmouth.

Pendant que le Gascon se secouait, se frottait les yeux et se laissait cordialement embrasser par le duc, celui-ci lui avait dit:

—Allez vite m’attendre à bord de la Licorne. Ralph va vous conduire.

Croustillac, encore étourdi de sa chute, ravi d’avoir échappé à M. de Chemeraut, suivit le capitaine Ralph. Celui-ci le fit descendre dans une petite yole pagayée par un seul marin.

Ce fut ainsi que l’aventurier aborda la Licorne. Afin de ne pas perdre de temps, Ralph avait ordonné au marin de suivre le chevalier et d’abandonner la yole; le transbordement du Gascon fut donc exécuté très-rapidement.

Le duc n’avait donné l’ordre de déployer les voiles du brigantin que lorsqu’il avait su Croustillac en sûreté, car il prévoyait que M. de Chemeraut abandonnerait évidemment l’ombre pour le corps, le faux Monmouth pour le véritable, la Licorne pour le Caméléon.

Maître Daniel à la vue du Gascon s’écria:

—Il est dit que je ne vous verrai jamais arriver à mon bord que par des moyens étranges! En partant de France vous m’êtes tombé des nues; en quittant les Antilles vous me sortez de l’onde comme un dieu marin, comme Neptunus en personne!!!

Très surpris de cette rencontre, et surtout de revoir le père Griffon qui, debout sur la dunette, observait attentivement la manœuvre des deux navires, le chevalier dit au capitaine:

—Mais comment diable vous trouvez-vous ici à point nommé, pour me recueillir au sortir de cette coquille de noix que voici là-bas, flottant à l’aventure?

—Ma foi, à vrai dire, je n’en sais à peu près rien.

—Comment cela, capitaine?

—Hier matin le correspondant de mon armateur de La Rochelle m’a demandé si mon chargement était complet. Je lui ai dit que oui; alors il m’a ordonné d’aller au Fort-Royal, où était une frégate en partance, et de lui demander instamment son escorte; si elle me refusait, je devais me faire escorter tout de même, en restant toujours en vue de ladite frégate, quoi qu’elle fît pour m’en empêcher. Enfin, je devais me conduire envers elle à peu près comme un chien galeux qui s’attache à un passant: le passant à beau le chasser, le chien se tient toujours à longueur de pied... ou de pierre, court quand le passant court, marche quand il marche, se sauve quand il le poursuit... s’arrête quand le passant s’arrête, et finit par rester malgré lui sur ses talons... Voilà comme j’ai manœuvré avec la frégate... Ce n’est pas tout... mon correspondant m’avait encore dit:—Vous suivrez la frégate jusqu’à ce que vous soyez rejoint par un brigantin; alors vous resterez dans ses eaux beaupré sur poupe; il se peut que ce brigantin vous envoie un passager (ce passager je vois maintenant que c’était vous); alors vous le prendrez et vous ferez voile à l’instant pour la France sans vous occuper du brigantin ni de la frégate... sinon, le brigantin vous enverra d’autres ordres, et vous les exécuterez. Je ne connais que la volonté de mes armateurs; j’ai suivi la frégate depuis le Fort-Royal. Ce matin le brigantin m’a rejoint, tout à l’heure je vous ai repêché, maintenant je fais voile pour la France.

—Le duc ne viendra donc pas à bord? demanda Croustillac.

—Le duc? Quel duc? Je ne connais d’autre duc que mon armateur ou son correspondant, ce qui est tout comme... Ah ça! dites donc, voilà la frégate qui appuie une fameuse chasse au petit navire.

—Abandonnez-vous donc ainsi le Caméléon? s’écria Croustillac, si la frégate l’atteint, n’irez-vous pas à son secours?

—Moi, non, de par Dieu, quoique j’aie ici douze bonnes petites pièces de huit qui diraient leur mot tout comme d’autres... et que les quatre-vingts gaillards qui composent mon équipage vaillent bien les marins du roi... Mais il ne s’agit pas de cela.... Je ne connais que les ordres de mon armateur... Ah çà! mais voilà maintenant le brigantin qui donne du fil à retordre à la frégate, dit Daniel.

CHAPITRE XXXV.

LE RETOUR.

La Fulminante poursuivait le Caméléon avec acharnement. Soit calcul, soit ralentissement forcé dans sa marche, plusieurs fois le brigantin fut sur le point d’être atteint par la frégate; mais alors, reprenant sans doute une allure qui convenait mieux à sa construction, il regagnait l’avantage qu’il avait perdu.

Tout à coup, par une brusque évolution, le brigantin vira de bord, vint droit à la Licorne, et en peu d’instants, la rejoignit à portée de voix.

Qu’on juge de la joie de l’aventurier lorsque, sur le pont du Caméléon, qui vint passer à poupe du trois-mâts, il vit la Barbe-Bleue, vêtue de blanc, appuyée sur le bras de Monmouth, et qu’il entendit la jeune femme lui crier d’une voix émue:—Adieu, notre sauveur... adieu... que le ciel vous protège.... Nous ne vous oublierons jamais!

—Adieu, notre meilleur ami... dit Monmouth. Adieu, digne et brave chevalier!!

Et le Caméléon s’éloigna.... Tandis qu’Angèle avec son mouchoir et le duc avec sa main faisaient un dernier signe d’adieu à l’aventurier.

Hélas! cette apparition fut aussi courte que ravissante...

Le brigantin, après avoir ainsi un moment rasé l’arrière de la Licorne, retourna sur ses pas et marcha droit à la frégate, qu’il prolongea presque à portée de canon avec une hardiesse incroyable.

La Fulminante, à son tour, vira de bord. Sans doute le capitaine, furieux de cette chasse inutile, voulut la terminer à tout prix...

Un éclair brilla, un coup sourd et prolongé se fit entendre au loin, et la frégate laissa derrière elle un nuage de fumée bleuâtre...

A cette démonstration significative, le Caméléon, ne s’amusant plus à ruser devant la frégate, se lança au plus près du vent, allure qui lui était particulièrement favorable, et prit sérieusement chasse.

La Fulminante le poursuivit, tous deux se dirigèrent vers le sud.

La Licorne avait le cap au nord-est. Elle marchait supérieurement; on comprend donc qu’elle laissa bientôt et bien loin derrière elle les deux bâtiments s’enfoncer de plus en plus dans les profondeurs de l’horizon.

Croustillac était resté les yeux attachés sur le navire qui emportait la Barbe-Bleue... Il le suivit d’un regard avide et désolé jusqu’à ce que le brigantin eût tout à fait disparu dans l’espace...

Alors deux grosses larmes roulèrent sur les joues de l’aventurier...

Il laissa tomber sa tête dans ses deux mains dont il se couvrit le visage. . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le capitaine Daniel vint brusquement interrompre la douloureuse rêverie du chevalier; il lui frappa joyeusement sur l’épaule et s’écria:

—Ah ça, notre hôte, la Licorne est en bon chemin, si nous descendions boire un coup de sangria au madère en attendant l’heure du souper? J’espère que vous allez me faire encore de vos drôles de tours qui me font tant rire... vous savez? quand vous faites tenir des fourchettes toutes droites sur le bout de votre nez... Allons boire un coup...

—Je n’ai pas soif, maître Daniel, dit tristement le Gascon.

—Tant mieux, vous n’en boirez qu’avec plus de plaisir; boire sans soif, c’est ce qui distingue l’homme de la brute, comme on dit.

—Merci... maître Daniel... mais je ne saurais...

—Ah ça, morbleu! qu’avez-vous donc? vous avez l’air tout drôle; est-ce parce que vous n’avez pas fait fortune, vous qui vous étiez vanté d’épouser la Barbe-Bleue avant un mois? Dites donc, vous souvenez-vous? vous auriez joliment perdu votre pari! vous n’avez pas seulement osé aller au Morne-au-Diable, j’en suis bien sûr...

—Vous avez raison, maître Daniel, j’ai perdu mon pari...

—Comme vous n’avez rien parié du tout, ça ne vous ruinera pas de le payer... heureusement... Ah! dites-donc, j’ai depuis un quart d’heure quelques questions sur le bout de la langue; comment étiez-vous à bord de la frégate? comment le capitaine du brigantin vous a-t-il recueilli? vous le connaissiez donc? et puis cette femme et ce seigneur qui vous ont dit tout à l’heure adieu... qu’est-ce que tout cela signifie?... Oh! après ça, si ça vous gêne, ne me répondez pas; je vous demande cela, c’est seulement pour le savoir... S’il y a un secret... motus, n’en parlons plus...

—Je ne puis rien vous dire à ce sujet, maître Daniel.

—Mettons alors que je n’ai rien demandé, et vive la joie... allons, riez donc, riez donc... qu’est-ce qui vous attriste? est-ce parce que vous voilà encore avec votre même habit vert et vos mêmes bas roses qui ont joliment déteint à l’eau de mer, soit dit sans vous offenser? Je vais vous prêter de quoi changer, quoiqu’il fasse une chaleur d’étuve, car ce n’est pas sain de laisser ses habits sécher sur son corps... Allons, allons, quittez donc cet air soucieux! voyons! est-ce que vous n’êtes pas mon hôte, puisque vous êtes ici par ordre de mon armateur? Et quand même! est-ce que je ne vous avais pas dit que vous pouviez rester à bord de la Licorne tant que ça vous plairait? car, vrai Dieu, j’adore votre conversation, vos histoires, et surtout vos tours. Ah! dites donc, j’ai justement une espèce d’étoupe faite avec du fil d’écorce de palmier... ça brûle comme une amorce, ça sera fameux, vous avalerez ça, et vous nous cracherez de la flamme et de la fumée comme un vrai démon, pas vrai?

—Le chevalier ne paraît pas disposé à vous égayer beaucoup, maître Daniel, dit une voix grave.

Croustillac et le capitaine se retournèrent; c’était le père Griffon qui, de la dunette, avait assisté à la poursuite du brigantin, et qui descendait sur le pont.

—Il est vrai, mon père, je me sens un peu triste, dit Croustillac.

—Bah! bah! si mon hôte n’est pas en train, il le sera tout à l’heure, car il n’est guère mélancolique de son état... Je vais toujours préparer le sangria, dit Daniel. Et il quitta le pont.

Après quelques moments de silence, le religieux dit à Croustillac:

—Vous voici encore l’hôte de maître Daniel... Vous voilà aussi pauvre qu’il y a dix jours.

—Pourquoi serais-je plus riche aujourd’hui qu’il y a dix jours, mon père? demanda le Gascon.

Il faut le dire à la louange de Croustillac, ses regrets amers étaient purs de toute pensée cupide; quoique pauvre, il était heureux de songer qu’à part le petit médaillon de la Barbe-Bleue, son dévouement avait été complétement désintéressé.

—Je crois, dit le père Griffon, que le duc de Monmouth sera fâché de n’avoir pu récompenser votre dévouement comme il le devait. Mais ce n’est pas tout à fait sa faute... les événements se sont tellement pressés...

—Vous ne parlez pas sérieusement, mon père... Pourquoi le prince aurait-il voulu humilier un homme qui a fait ce qu’il a pu pour le servir?

—Vous avez fait pour le prince ce qu’un frère aurait fait; pourquoi, vous sachant pauvre, ne serait-il pas en frère venu à votre aide?

—Pour mille raisons j’en aurais été désolé, mon père... Je compte même sur l’agitation de la vie que je vais mener plus aventureuse que jamais pour me distraire... Et j’espère...

Le Gascon n’acheva pas et cacha de nouveau sa tête dans ses mains.

Le religieux respecta son silence et s’éloigna.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Grâce aux vents alizés et à une belle traversée, la Licorne fut en vue des côtes de France environ quarante jours après son départ de la Martinique.

Peu à peu la tristesse morne du chevalier s’était calmée.

Avec un instinct de grande délicatesse, instinct aussi nouveau pour lui que le sentiment qui l’avait sans doute développé, le chevalier avait réservé pour la solitude les pensées mélancoliques et douces qu’éveillait en lui le souvenir de la Barbe-Bleue, car il ne voulait pas exposer ces précieuses rêveries aux grossières plaisanteries de maître Daniel ou aux interprétations du père Griffon.

Au bout de huit jours, le chevalier était redevenu, aux yeux des passagers de la Licorne, ce qu’il avait été durant la première traversée. Sachant qu’il devait payer son passage par sa bonne humeur, il mit cette espèce de probité qui lui était particulière à amuser maître Daniel; il se montra si bon compagnon, que le digne capitaine voyait arriver avec désespoir la fin de la traversée.

Croustillac avait formellement déclaré qu’il irait prendre du service en Moscovie, où le czar Pierre accueillait alors parfaitement les soldats de fortune.

Le soleil était sur le point de se coucher, lorsque la Licorne se trouva en vue des côtes de France.

Maître Daniel, par prudence, préféra d’attendre le lendemain pour aller au mouillage.

Peu de temps avant le moment de se mettre à table, le père Griffon pria le Gascon de venir avec lui dans sa chambre.

L’air grave, presque solennel du religieux parut étrange à Croustillac.

La porte fermée, le père Griffon, les yeux humides de larmes, tendit ses bras au Gascon, et lui dit:

—Venez... venez, excellente et noble créature... venez, mon bon et cher fils.

Le chevalier, à la fois attendri et étonné, serra cordialement le religieux dans ses bras, et lui dit:

—Qu’avez-vous donc, mon père?

—Ce que j’ai? ce que j’ai? comment! vous... pauvre aventurier... vous que votre vie passée devait rendre moins scrupuleux qu’un autre... vous sauvez la vie du fils d’un roi, vous vous dévouez avec autant d’abnégation que d’intelligence.... et puis, cela fait, vos amis en sûreté... vous revenez à votre obscure et misérable vie; ne sachant pas même à cette heure, à la veille de rentrer en France... où vous coucherez demain! et cela sans avoir dit un mot, un seul mot pour vous plaindre, ou de l’ingratitude, ou du moins de l’oubli de ceux qui vous doivent tant!

—Mais, mon père...

—Oh! je vous ai bien observé, moi, pendant cette traversée! jamais une parole amère... jamais seulement l’ombre d’un reproche... comme par le passé, vous êtes redevenu insouciant et gai... Et encore... non... non... Oh! je l’ai bien vu... votre joie est factice; vous avez même perdu dans ce voyage... votre seul bien... votre seule ressource... cette insouciante gaieté qui vous aidait à supporter l’infortune.

—Mon père... je vous assure que non...

—Oh! je ne me trompe pas, vous dis-je! la nuit.... je vous ai surpris seul... assis à l’écart... sur le pont, y rêvant tristement... Autrefois est-ce que vous rêviez jamais?

—N’ai-je pas, au contraire, pendant la traversée, diverti maître Daniel par mes plaisanteries, mon bon père?

—Oh! je vous observai bien; si vous avez consenti à amuser maître Daniel, c’était pour reconnaître comme vous le pouviez l’hospitalité qu’il vous donnait... Écoutez, mon fils... Je suis vieux, je puis tout vous dire sans vous offenser, eh bien! une conduite telle que la vôtre serait déjà très belle, très digne de la part d’un homme que ses antécédents, que ses principes rendraient naturellement délicat; mais de votre part, à vous, qu’une jeunesse oisive, peut-être coupable, semblait devoir destituer de toute élévation... cela est doublement noble et beau, c’est à la fois l’expiation du passé et la glorification du présent... aussi de pareils sentiments ne pouvaient rester sans récompense..... l’épreuve a trop duré, oui... je m’en veux presque de vous l’avoir imposée.

—Quelle épreuve, mon père?

—Encore non... cette épreuve vous a permis de montrer une délicatesse aussi noble que touchante.

On frappa à la porte du père Griffon.

—Qu’est-ce?

—Le souper, mon père.

—Allons, venez, mon fils, dit le père Griffon en regardant Croustillac d’un air singulier, je ne sais pourquoi il me semble que la journée se terminera heureusement pour vous.

Le chevalier, assez surpris de ce que le révérend l’avait fait descendre dans sa chambre pour lui tenir le discours que nous avons rapporté, suivit le père Griffon sur le pont.

Au grand étonnement de Croustillac, il vit l’équipage en habit de fête; des fanaux allumés étaient suspendus aux haubans et aux mâts.

Lorsque l’aventurier parut sur le pont, les douze pièces d’artillerie du trois-mâts tirèrent en salut.

—Mordioux! mon père, qu’est-ce que cela? dit Croustillac, sommes-nous attaqués?

Le père n’eut pas le loisir de répondre à l’aventurier; le capitaine Daniel, en habit de gala, suivi de son lieutenant, de son officier et des maîtres et contremaîtres de la Licorne, vint respectueusement saluer Croustillac, et lui dit avec un embarras mal dissimulé:

—Monsieur le chevalier... vous êtes mon armateur... ce bâtiment et la cargaison vous appartiennent.

—Au diable, compère Daniel, répondit Croustillac, si vous êtes ainsi fou avant souper, que sera-ce donc après boire... notre hôte?

—Je vous demande bien des pardons, monsieur le chevalier, continua Daniel, de vous avoir fait faire des tours d’équilibre sur votre nez, et de vous avoir induit à mâcher de l’étoupe pour cracher du feu pendant la traversée. Mais, aussi vrai que nous sommes en vue des côtes de France, j’ignorais que vous fussiez le propriétaire de la Licorne.

—Ah çà, mon père, m’expliquerez-vous? dit Croustillac.

—Le révérend vous expliquera d’autant mieux les choses, monsieur le chevalier, reprit Daniel, que c’est lui qui m’a remis tout à l’heure une lettre de mon correspondant du Fort-Royal, qui m’annonce qu’en vertu de la procuration qu’il a toujours eue de mon armateur de La Rochelle, il a vendu la Licorne et sa cargaison aux fondés de pouvoirs de M. le chevalier Polyphème de Croustillac; ainsi donc la Licorne et sa cargaison vous appartiennent, monsieur le chevalier, vous me donnerez reçu et acquit de ladite Licorne et de ladite cargaison lorsque nous aurons touché à tel port de France ou de l’étranger qu’il vous conviendra de désigner, lequel reçu et acquit je remettrai à mon armateur pour ma complète décharge dudit navire et de ladite cargaison.

Après avoir prononcé cette formule légale tout d’une haleine, maître Daniel, voyant Croustillac rêveur et soucieux, crut que le chevalier lui gardait rancune; il reprit avec un nouvel embarras:

—Que le père Griffon, qui me connaît depuis des années, vous l’affirme, et vous le croirez, monsieur le chevalier... je vous jure qu’en vous demandant d’avaler de l’étoupe et de cracher du feu, j’ignorais que j’avais affaire à mon armateur et au maître de la Licorne... Non, non, monsieur le chevalier, ce n’est pas à celui qui possède un bâtiment qui, tout chargé, peut valoir au moins deux cent mille écus...

—Ce bâtiment et sa cargaison valent ce prix? dit l’aventurier.

—Au bas prix encore, monsieur le chevalier... au plus bas prix... à vendre en bloc et tout de suite;... mais en ne se pressant pas, on aurait cinquante mille écus de plus...

—Comprenez-vous maintenant, mon fils? dit le père Griffon. Nos amis du Morne-au-Diable, apprenant que de graves intérêts me rappelaient subitement en France, m’ont chargé de vous faire accepter ce don de leur part. Pardonnez-moi, ou plutôt félicitez-moi d’avoir si bien éprouvé l’élévation de votre caractère en ne vous révélant qu’à cette heure le bienfait du prince...

—Ah! mon père, dit Croustillac avec amertume, en tirant de son sein le médaillon que la duchesse lui avait donné, et qu’il portait suspendu à un pauvre lacet de cuir, avec cela j’étais récompensé en gentilhomme... Pourquoi maintenant me traitent-ils en vagabond, en me faisant cette splendide aumône. . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain la Licorne entra dans le port.

Croustillac, usant de ses nouveaux droits, emprunta vingt-cinq louis à maître Daniel sur la cargaison, et lui défendit de descendre à terre avant vingt-quatre heures.

Le père Griffon alla loger au séminaire.

Croustillac lui donna rendez-vous pour le lendemain à midi.

A midi, le chevalier ne parut pas; mais il fit remettre ce billet au religieux par un garde-note de La Rochelle.

—«Mon bon père... je ne puis accepter le don que vous m’avez offert... Je vous envoie un acte en règle qui vous substitue à tous mes droits sur ce bâtiment et sur sa cargaison... Vous emploierez le tout en bonnes œuvres, selon que vous l’entendrez. Le tabellion qui vous remettra ce billet se consultera avec vous pour les formalités, il a mes pouvoirs.

«Adieu, mon bon père; souvenez-vous quelquefois du Gascon, et ne l’oubliez pas dans vos prières.

«Chevalier de Croustillac

Et le père Griffon n’entendit plus parler de l’aventurier.

ÉPILOGUE.

CHAPITRE XXXVI.

L’ABBAYE.

L’abbaye de Saint-Quentin, située non loin d’Abbeville et presque à l’embouchure de la Somme, possédait les plus belles propriétés de la province de Picardie; chaque semaine, ses nombreux tenanciers lui payaient en nature une partie de leurs redevances.

Pour représenter l’abondance, un peintre aurait pu choisir le moment où cette dîme énorme était apportée au couvent.

A la fin du mois de novembre 1708, environ dix-huit ans après les événements dont nous avons parlé, les tenanciers étaient réunis par une brumeuse et froide matinée d’automne, dans une petite cour située à l’extérieur des bâtiments de l’abbaye et non loin de la loge du portier.

Au dehors on voyait les chevaux, les ânes, les charrettes qui avaient servi à transporter l’immense quantité de denrées destinées à l’approvisionnement du couvent.

Une cloche sonna, tous les paysans se pressèrent au pied d’un petit escalier de quelques marches, situé sous un hangar qui occupait le fond de la cour. Le perron de cet escalier était surmonté d’une voûte en ogive par laquelle on sortait de l’intérieur du cloître.

Le père cellerier, accompagné de deux frères lais, parut sous cette voûte.

La figure grasse, rubiconde, animée du père se détachait à la Rembrandt sur le fond obscur du passage à l’extrémité duquel il s’était arrêté; de crainte du froid, le moine avait rabattu sur sa tête le chaud capuce de son camail noir. Une moelleuse soutanelle de laine blanche se drapait largement autour de son énorme obésité.

Un des frères lais portait une écritoire à la ceinture, une plume derrière l’oreille et un gros registre sous son bras; il s’assit sur une des marches de l’escalier, afin d’inscrire les redevances apportées par les fermiers.

L’autre frère lai classait les denrées sous le hangar à mesure qu’elles étaient déposées, tandis que le père cellerier, du haut du perron, présidait solennellement à leur admission, ses mains cachées dans ses larges manches.

Il est impossible de nombrer et de dépeindre cette masse de comestibles déposés au pied de l’escalier.

Ici, c’étaient d’énormes poissons de mer, d’étang ou de rivière, qui frétillaient encore sur les dalles de la cour; là, des chapons magnifiques, des oies monstrueuses, des dindons énormes couplés par les pattes s’agitaient convulsivement au milieu de montagnes de beurre frais et d’immenses paniers d’œufs, de légumes et de fruits d’hiver. Plus loin étaient garrottés deux de ces moutons engraissés dans les prés salins qui donnent tant de haut goût à leur chair succulente; les pêcheurs roulaient de petits barils d’huîtres sortant du parc; plus loin, c’étaient des coquillages de toute espèce, puis des homards, des langoustes, des écrevisses qui soulevaient les clayons d’osier où ils étaient renfermés.

Un des gardes de l’abbaye, à genoux devant un daim d’un an, en pleine venaison et tué de la veille, en soupesait un quartier, afin d’en faire admirer la pesanteur au père cellerier; auprès du daim gisaient deux chevreuils, bon nombre de lièvres et de perdreaux, tandis qu’un autre garde dépaillait des bourriches remplies de toute espèce de gibier de marais et de passage, tels que canards sauvages, bécasses, sarcelles, pluviers, etc.

Enfin, dans un autre coin de la cour s’étalaient des offrandes plus modestes, mais non moins utiles, telles que des sacs du plus pur froment, des légumes secs, des chapelets de jambons fumés, etc.

Un moment ces richesses gastronomiques s’entassèrent tellement qu’elles atteignirent le niveau de l’escalier où se tenait le père cellerier.

En voyant ce moine replet, au visage enluminé, au vaste abdomen, debout sur ce piédestal de comestibles qu’il couvait d’un œil gourmand, on eût dit le génie de la bonne chère.

Selon la qualité ou le choix de sa redevance, chaque tenancier, après avoir reçu un blâme ou un éloge du père cellerier, se retirait après une légère génuflexion.

Le révérend daignait même quelquefois tirer de ses longues manches sa main rouge et grasse pour la donner à baiser aux plus favorisés.

L’appel que faisait le frère lai touchait à sa fin...

On venait d’apporter au père cellerier un savoureux chaudeau dans une écuelle d’argent portée sur une assiette du même métal. Le révérend avait avalé ce consommé, parfait spécifique contre la froidure et la brume du matin. A ce moment le frère lai se plaignit d’avoir en vain appelé par deux fois Jacques, tenancier de la métairie de Blaville, qui redevait six poulardes, trois sacs de blé et cent écus pour son terme de fermage.

—Eh bien! dit le père cellerier, où est donc Jacques? Il est ordinairement... exact. Depuis quinze ans qu’il tient la métairie de Blaville, il n’a jamais manqué à ses échéances.

Les paysans appelaient encore Jacques...

Jacques ne parut pas.

De la foule des fermiers sortirent deux enfants, un jeune garçon et une jeune fille âgés de treize à quatorze ans; tremblants de confusion, ils s’avancèrent au pied de l’escalier, redoutable tribunal, en se tenant par la main, les yeux baissés et gros de pleurs.

La petite fille roulait un des coins de son tablier de grosse toile bise, qui recouvrait sa jupe de laine blanchâtre à larges raies noires; le jeune garçon serrait convulsivement son bonnet de laine brun.

Ils s’arrêtèrent au pied de l’escalier.

—Ce sont les enfants du métayer Jacques, dit une voix.

—Eh bien! et les six poulardes, et les trois sacs de blé, et les cent écus de votre père? dit sévèrement le révérend.

Les deux pauvres enfants se serrèrent l’un contre l’autre, se poussèrent le coude pour s’encourager à répondre.

Enfin le jeune garçon, ayant plus de résolution, releva son noble et beau visage, que la grossièreté de ses vêtements rendait plus remarquable encore, et dit tristement au religieux:

—Notre père est bien malade depuis deux mois, notre mère le soigne... il n’y a pas d’argent à la maison... nous avons été obligés de prendre le blé de la redevance pour nourrir un journalier et sa femme qui ont remplacé mon père dans les travaux de la métairie; et puis il a fallu vendre les poulardes pour payer le médecin.

—C’est toujours le même refrain lorsque les tenanciers manquent à leurs redevances, dit brusquement le religieux. Jacques était bon et exact fermier, voilà qu’il se gâte tout comme les autres; mais, dans l’intérêt de l’abbaye comme dans le sien, nous ne le laisserons pas s’égarer dans la mauvaise voie.

Puis s’adressant aux enfants, il ajouta sévèrement:

—Le père trésorier avisera... attendez là.

Les deux enfants se retirèrent dans un coin obscur du hangar.

La jeune fille s’assit en pleurant sur une borne; son frère se tint debout auprès d’elle, appuyé au mur, en regardant sa sœur avec une morne tristesse.

L’appel achevé, les moines rentrèrent dans l’abbaye, les paysans regagnèrent les chevaux et les charrettes qui les avaient amenés, les deux enfants restèrent seuls dans la cour... attendant avec une douloureuse inquiétude la résolution du trésorier à l’égard de leur père.

Un nouveau personnage parut à la porte de la petite cour.

C’était un grand vieillard à larges moustaches blanches et barbe négligée, il marchait péniblement à l’aide d’une jambe de bois, et portait un vieil habit uniforme vert à collet orange; un sac de peau attaché sur son dos contenait son modeste bagage; il s’appuyait sur un gros bâton de cornouiller, et était coiffé d’un gros bonnet hongrois, d’une fourrure noire et râpée, qui, descendant jusque sur ses sourcils, lui donnait l’air du monde le plus sauvage; ses cheveux, aussi blancs que sa moustache, rattachés par un nœud de cuir, formaient une longue queue qui lui tombait au milieu des épaules; son teint était hâlé, ses yeux vifs, et l’âge avait courbé sa haute taille.

Ce vieillard entra dans la cour sans voir d’abord les enfants, il regardait autour de lui comme un homme qui cherche à s’orienter; apercevant les deux petits paysans, il alla droit à eux.

La jeune fille, effrayée de cette figure étrange, ou plutôt de cet énorme bonnet de poils tout hérissés, jeta un cri de frayeur; son frère lui prit la main pour la rassurer, et, quoique la pauvre enfant voulût la retirer, il s’avança résolument au-devant du vieillard.

Celui-ci s’était arrêté, frappé de la beauté de cet deux enfants, et surtout des traits délicats de la jeune fille, dont le visage, d’une finesse, d’une régularité parfaite, était couronné de deux bandeaux de cheveux blonds à demi cachés sous un pauvre petit béguin d’indienne de couleur brune; elle portait, comme son frère, de gros sabots et des bas de laine.

—Vous avez donc peur de moi, mordioux! vous ne voulez donc pas m’enseigner où est l’abbaye de Saint-Quentin? dit le vieux soldat.

Quoiqu’il fût loin de vouloir intimider ces enfants, le ton de ses paroles effraya davantage encore la jeune fille, qui, se serrant contre son frère, lui dit à demi-voix:

—Réponds-lui, Jacques, réponds-lui, vois comme il a l’air méchant.

—N’aie pas peur, Angèle, n’aie pas peur, dit le jeune garçon; puis il dit au soldat:

—Oui, monsieur, c’est ici l’abbaye de Saint-Quentin; mais si vous voulez entrer, la loge du frère portier est de l’autre côté, en dehors de cette cour.

L’enfant aurait pu parler longtemps encore sans que le soldat fît attention à ses paroles.

Lorsque la jeune fille avait appelé son frère Jacques, le vieillard avait fait un mouvement de surprise; mais lorsque Jacques, à son tour, appela sa sœur Angèle, le vieillard tressaillit, laissa tomber son bâton, et il eut besoin de s’appuyer au mur, tant son saisissement fut violent.

—Vous vous appelez Jacques et Angèle... mes enfants? dit-il d’une voix tremblante.

—Oui, monsieur, répondit le jeune homme tout à fait rassuré, mais assez étonné de cette question.

—Et vos parents?

—Nos parents sont tenanciers de l’abbaye, monsieur.

—Allons, se dit le soldat, que le lecteur a sans doute déjà reconnu, je suis un vieux fou... mais aussi, mordioux! la réunion de ces deux noms... Jacques... Angèle... Allons, allons, Polyphème, vous perdez la tête, mon ami; parce que vous rencontrez deux petits paysans en sabots, vous vous imaginez... et il haussa les épaules; c’est bien la peine d’avoir cette large barbe blanche au menton pour donner dans de pareilles visions! Si c’est pour faire de telles découvertes que vous revenez de Moscovie, Polyphème, vous auriez tout aussi bien... fait... de...

En se parlant ainsi à lui-même, Croustillac avait examiné la jeune fille avec une avide curiosité; de plus en plus frappé d’une ressemblance qui lui semblait incompréhensible, il attachait sur Angèle des regards étincelants.

La jeune fille, effrayée de nouveau, dit à son frère en cachant sa tête derrière son épaule:

—Mon Dieu, voilà qu’il me fait encore peur.

—Pourtant ces traits, disait Croustillac en sentant son cœur battre à la fois de doute, d’anxiété, de crainte et d’espoir, ces traits charmants me rappellent... mais non... c’est impossible... impossible! Quelle probabilité? décidément, je suis un vieux fou... des fermiers?... Allons, le coup de sabre que j’ai reçu sur la tête au siége d’Azof m’a dérangé la cervelle. Après cela, il y a des hasards si étranges (et certes, plus que personne, j’ai le droit de croire aux bizarreries du hasard. Je serais un ingrat d’en médire); oui, le hasard, peut faire que des paysans donnent à leurs enfants certains noms... plutôt que d’autres, mais le hasard ne fait pas de ces ressemblances... Allons, c’est impossible... Après tout, je puis bien leur demander, et en vérité en leur demandant, je ris de moi-même; c’est stupide...—Mes enfants, dites-moi comment s’appelle votre père?

—Jacques, monsieur.

—Oui... Jacques... mais... Jacques... quoi?

—Jacques, monsieur.

—Jacques, tout court?

—Oui, monsieur, répondit l’enfant en regardant Croustillac avec surprise.

—Voilà qui est de plus en plus étrange, dit Croustillac en réfléchissant.

—Et il y a longtemps qu’il est en France?

—Mais il y a toujours été, monsieur.

—Allons, j’étais fou, décidément j’étais fou. Est-ce que votre père était soldat, mes enfants?

Angèle et Jacques se regardèrent encore avec étonnement.

Le jeune garçon répondit:

—Non, monsieur, il a toujours été fermier.

A ce moment la porte qui communique dans l’abbaye s’ouvrit, l’un des frères lais parut du haut de l’escalier.

Ce frère était le type du moine ignoble, sensuel, grossier... Il fit un signe aux enfants, qui s’approchèrent tout tremblants.

—Viens ici, la petite, dit-il.

La pauvre enfant, après avoir jeté un regard craintif sur son frère, qu’elle ne pouvait se décider à quitter, monta timidement les marches de l’escalier.

Le moine lui prit insolemment le menton dans sa grosse main, lui redressa la tête qu’elle tenait baissée, et lui dit:

—La belle enfant, tu préviendras ton père que s’il ne paye pas, d’ici à huit jours, sa redevance en nature et cent écus qu’il doit, il y a un fermier plus solvable que lui qui demande la métairie et qui l’obtiendra. Comme ton père est un bon sujet, on lui donne huit jours... Sans cela, on l’aurait mis dehors aujourd’hui.

—Mon Dieu, mon Dieu, dirent les enfants en pleurant et en joignant les mains, il n’y a pas d’argent chez nous. Notre pauvre père est malade, hélas! comment ferons-nous?

—Vous ferez comme vous pourrez, dit le moine, c’est l’ordre du prieur, et il fit signe à la jeune fille de descendre.

Les deux enfants se jetèrent dans les bras l’un de l’autre en sanglotant et en disant:—Notre père en mourra... mon Dieu, il en mourra...

Croustillac, à demi caché par un pilier du hangar, avait été à la fois touché et indigné de cette scène.

Au moment où le moine allait fermer la porte de l’ogive, le Gascon lui dit:

—Mon révérend, un mot... c’est ici l’abbaye de Saint-Quentin?

—Oui, après? dit le frère d’un ton brutal.

—Vous voudrez bien, n’est-ce pas, me donner un gîte jusqu’à demain?

—Hum... toujours des mendiants, dit le moine... Eh bien! va sonner à la porte du portier, on te donnera une botte de paille et on te trempera une soupe. Puis il ajouta:—Ces vagabonda sont la plaie des maisons religieuses.

L’aventurier devint cramoisi, redressa sa grande taille, enfonça d’un coup de poing son bonnet de fourrure jusque sur ses yeux, frappa la terre de son bâton et s’écria d’une voix menaçante:

—Mordioux! mon révérend, connaissez un peu mieux votre monde, au moins.

—Qu’est-ce que c’est que ce vieux porte-besace? dit le moine irrité.

—Parce que je porte besace, il ne s’ensuit pas que je vous demande l’aumône, mon révérend, s’écria Croustillac.

—Que veux-tu donc alors?

—Je demande à souper et un abri, parce que votre riche couvent peut bien donner du pain et un abri aux pauvres voyageurs. La charité le commande à votre abbé. D’ailleurs, en hébergeant les chrétiens... vous ne donnez pas... vous restituez. Votre abbaye est assez engraissée par les dîmes.

—Veux-tu te taire, vieil hérétique, vieil insolent!

—Vous m’appelez vieil insolent! Eh bien! apprenez, dom Bourru, que j’ai encore un écu dans ma besace, et que je puis me passer de votre paille et de votre soupe, dom Ribaud.

—Qu’entends-tu par dom Ribaud, drôle que tu es? dit le frère lai en s’avançant sur le perron. Prends garde que j’aille un peu secouer tes guenilles.

—Puisque nous nous tutoyons, dom Biberon, prends garde à ton tour, dom Glouton, que je te fasse tâter de mon bâton de cornouiller, dom Bedaine, tout infirme que je suis, dom Brutal...

Le vigoureux moine fut au moment de descendre pour châtier le Gascon, mais il haussa les épaules et dit à Croustillac:

—Si tu as jamais l’audace de te présenter à la loge du frère portier, tu seras étrillé d’importance. Voilà l’hospitalité que tu recevras désormais à l’abbaye de Saint-Quentin.

Puis s’adressant aux enfants:

—Et vous, dites bien à votre père que dans huit jours il ait à payer ou à sortir de la métairie, car, je vous le répète, il y a un fermier plus solvable qui la demande.

Et le moine ferma brusquement la porte.

—Je ne puis dire cela à ces enfants, reprit l’aventurier, en se parlant à lui-même, ce serait d’un mauvais exemple pour cette jeunesse; mais j’avais comme un petit remords d’avoir contribué à la rôtisserie d’un couvent dans la guerre de Moravie... Eh bien! je me plais à me figurer que les rôtis ressemblaient à cet animal dodu et pansu, et je me sens tout allègre... Le drôle!... traiter si durement ces pauvres enfants. Il est bizarre combien je m’intéresse à eux... si j’avais moins de raison, je me laisserais aller à des espérances. Après tout, pourquoi ne pas éclaircir mes doutes? Qu’est-ce que je risque... j’ai un excellent moyen.—Ah ça! mes enfants, dit-il aux jeunes paysans... votre père est malade et pauvre? il ne sera pas fâché de gagner une petite aubaine; quoique je porte la besace, j’ai un boursicot... Eh bien! au lieu d’aller coucher et dîner à l’auberge... (que la foudre m’écrase si je mets jamais les pieds dans cette abbaye, que Dieu confonde), j’irai dîner et coucher chez vous! Je ne vous gênerai pas, j’ai été soldat, je ne suis pas difficile; un escabeau au coin du feu, un morceau de lard, un verre de cidre, et pour la nuit une botte de paille fraîche, à la douce chaleur de l’étable; voilà tout ce qu’il me faut... ça sera toujours une pièce de vingt-quatre sous qui entrera dans votre ménage... Qu’est-ce que vous dites de ça?

—Mon père n’est pas hôtelier, monsieur, répondit le jeune garçon.

—Bah... bah... mon enfant, si le bonhomme a du sens, si la bonne mère est ménagère, comme elle doit l’être, ils ne regretteront pas ma venue, cette aubaine fera toujours bouillir votre marmite pendant un jour... Allons!... conduisez-moi à la métairie, mes enfants; votre père ne vous grondera pas de lui amener un vieux soldat.

Malgré la rudesse apparente et sa figure hétéroclite, le chevalier inspira quelque confiance à Jacques et à Angèle; les deux enfants se prirent par la main, marchèrent devant l’invalide, qui les suivait absorbé dans une profonde rêverie.

Au bout d’une heure de route, ils arrivèrent à l’entrée d’une longue avenue de pommiers qui conduisait à la métairie.

CHAPITRE XXXVII.

RÉUNION.

Jacques et Angèle étaient entrés dans la métairie afin de savoir si leur père consentait à donner l’hospitalité au vieux soldat.

En attendant le retour des enfants, l’aventurier examinait l’extérieur de la ferme.

Tout y paraissait tenu avec soin et propreté; à côté des bâtiments d’exploitation était la maison du métayer, deux énormes noyers ombrageaient sa porte et son toit de chaume velouté de mousse verte, une légère fumée s’échappait de la cheminée de briques; au loin on entendait gronder l’Océan, car la ferme s’élevait presque sur les falaises de la côte.

La pluie commençait à tomber, le vent murmurait; un petit pâtre ramenait des champs deux belles vaches brunes qui regagnaient leur chaude étable en faisant tinter leurs clochettes mélancoliques.

L’aventurier se sentit ému à l’aspect de cette scène paisible; il enviait le sort des habitants de cette ferme, quoiqu’il sût leur gêne momentanée.

L’aventurier vit venir à lui une femme pâle et de petite taille, d’un âge mûr, vêtue comme les paysannes de Picardie, mais avec une extrême propreté. Son fils l’accompagnait; sa fille s’était arrêtée au seuil de la porte.

—Nous sommes bien fâchés, monsieur...

A peine cette femme avait-elle dit ces mots, que Croustillac devint pâle comme un spectre, étendit les bras vers elle... sans prononcer une parole, abandonna son bâton, perdit l’équilibre et tomba subitement à la renverse sur un tas de feuilles sèches qui se trouva heureusement derrière lui.

L’aventurier était évanoui.

La duchesse de Monmouth (c’était elle), ne reconnaissant pas d’abord le chevalier, attribua sa faiblesse à la fatigue ou au besoin, et s’empressa, aidée de ses deux enfants, de secourir l’inconnu.

Jacques, garçon vigoureux pour son âge, appuya le vieillard au tronc de l’un des noyers, pendant que sa mère et sa sœur allèrent chercher un cordial.

En ouvrant l’uniforme du chevalier pour faciliter sa respiration, Jacques vit attaché avec un lacet de cuir le riche médaillon que l’aventurier portait sur sa poitrine.

—Ma mère, regardez donc le beau reliquaire! dit le jeune garçon.

La duchesse s’approcha et fut à son tour stupéfaite de reconnaître le médaillon qu’elle avait autrefois donné à Croustillac. Puis, regardant le chevalier avec plus d’attention, elle s’écria:

—C’est lui! c’est l’homme généreux qui nous a sauvés...

Le chevalier revint à lui.

Lorsqu’il ouvrit les yeux, ils étaient inondés de larmes.

Il est impossible de peindre le bonheur, les élans de joie du bon Croustillac.

—Vous! sous ce costume, madame! vous que je revois après tant d’années! Quand j’ai tout a l’heure entendu ces enfants s’appeler Jacques et Angèle, le cœur m’a battu si fort... Mais je ne pouvais croire... espérer... Et le prince?

La duchesse de Monmouth mit un doigt sur ses lèvres, secoua tristement la tête et dit:

—Vous allez le voir. Hélas! pourquoi faut-il que le plaisir de vous revoir soit attristé par la maladie de Jacques! Sans cela ce jour eût été beau pour nous.

—Je n’en reviens pas, madame, vous sous ces habits! dans cette pénible condition!

—Silence! mes enfants pourraient nous entendre... mais attendez-moi un moment ici, je vais préparer mon mari à vous recevoir.

Après quelques minutes, l’aventurier entra dans la chambre de Monmouth; ce dernier était couché dans un de ces lits à baldaquin de serge verte, comme on en voit encore dans quelques maisons de paysans.

Quoiqu’il fût amaigri par la souffrance, et qu’il eût alors plus de cinquante ans, la physionomie du prince offrait toujours le même caractère gracieux et élevé.

Monmouth tendit affectueusement ses mains à Croustillac, et lui montrant un fauteuil à son chevet, lui dit:

—Asseyez-vous là, mon vieil ami! A quel miraculeux hasard devons-nous cette heureuse rencontre? Je ne puis en croire mes yeux... Enfin, chevalier, nous voici réunis après plus de dix-huit années de séparation!... Ah! bien souvent, Angèle et moi, nous avons parlé de vous, de votre généreux dévouement... Notre chagrin était de ne pouvoir dire à nos enfants la reconnaissance que nous vous devons... et qu’ils vous doivent aussi.

—Ah ça, monseigneur, songeons au plus pressé, dit le Gascon, chacun son tour.

Ce disant, il prit un couteau dans sa poche, dégrafa son justaucorps, et fit gravement dans la doublure de son habit une large incision.

—Que voulez-vous faire? demanda le duc.

Le chevalier tira de sa poche secrète une espèce de bourse de cuir, et dit au duc:

—Il y a là-dedans cent doubles louis, monseigneur; mon autre revers en contient autant. C’est le fruit de mes épargnes sur ma paye et le prix de la jambe que j’ai laissée l’an passé à la bataille de Mohiloff, après le passage de la Bérésina; car il faut être juste, Pierre le Grand, bien nommé, paye généreusement les soldats de fortune qui s’enrôlent à son service et qui lui font hommage de quelqu’un de leurs membres.

—Mais, mon ami, je ne vous comprends pas, dit Monmouth en repoussant doucement la bourse que l’aventurier lui tendait.

—Je vais être clair, monseigneur: vous êtes en arrière de cent écus de redevance, et vous êtes menacé d’être renvoyé de cette métairie sous huit jours. C’est un animal dodu, pansu, ventru et barbu, vêtu d’une robe de moine, qui a fait cette menace à vos pauvres chers enfants, cela tout à l’heure devant moi, à la porte du couvent.

—Hélas! Jacques, cela n’est que trop probable, dit tristement Angèle à son mari.

—Je le crains, dit Monmouth, mais ce n’est pas une raison, mon ami, pour accepter.

—Mais, monseigneur, il me semble que vous m’avez, il y a quelque dix-huit ans, fait un assez joli cadeau pour que nous partagions aujourd’hui; et, puisque nous parlons du passé, pour vous débarrasser tout de suite de ce qui me regarde, et causer ensuite de vos affaires tout à notre aise, monseigneur, en deux mots, voici mon histoire. En arrivant à La Rochelle, le père Griffon m’a dit que vous me donniez la Licorne et sa cargaison.

—Mon Dieu, mon ami, c’était si peu de chose auprès de ce que nous vous devions, dit Jacques.

—Pouvions-nous seulement essayer de reconnaître ce que vous aviez fait pour nous? reprit Angèle.

—Sans doute, c’était peu... ça n’était rien, rien du tout... une tasse de café bien sucrée, avec du rhum pour l’adoucir, n’est-ce pas? seulement la tasse était un navire... et pour la remplir, il y avait, en café, en sucre et en rhum, le chargement d’un bâtiment de 800 tonneaux... le tout valant environ 200,000 écus, vous avez raison, c’était moins que rien... Mais, pour en finir avec les mauvaises paroles, monseigneur, et pour parler franc, mordioux! ce don-là m’a blessé.

—Mon ami...

—J’étais payé par ce médaillon... n’en parlons plus... d’ailleurs, je n’ai plus le droit de vous en vouloir, j’ai fait un acte de donation du tout au père Griffon, afin qu’il en fît à son tour donation aux pauvres ou à des couvents, ou au diable si cela lui plaisait.

—Serait-il possible que vous ayez refusé, s’écrièrent les deux époux.

—Oui, j’ai refusé... et je suis sûr, monseigneur, quoique vous fassiez l’étonné, que vous auriez agi comme moi. Je n’étais pas déjà si riche en bonnes œuvres pour ne pas garder le souvenir du Morne-au-Diable pur et sans tache!... C’était un luxe un peu cher, si vous voulez, mais j’avais été Jacques de Monmouth pendant vingt-quatre heures, et il m’était resté quelque chose de mon rôle de grand seigneur.

—Noble et excellent cœur! dit Angèle.

—Mais, reprit Monmouth, vous étiez si pauvre!

—C’est justement parce que j’avais l’habitude de la pauvreté et d’une vie aventureuse, que ça ne me coûtait pas... Je me suis murmuré à l’oreille: Polyphème... suppose que tu as rêvé cette nuit que tu étais riche à 200,000 écus. J’ai supposé le rêve... tout a été dit... et ça m’a fait du bien. Oui, souvent en Russie... quand j’avais de la misère... du chagrin... ou que j’étais cloué sur mon grabat par une blessure... je me disais pour me réconforter et me ragaillardir:—Après tout, Polyphème, tu as fait quelque chose de noble et de généreux une fois dans ta vie... eh bien, vous me croirez, ça me redonnait du courage. Mais voilà que je me vante, et, qui pis est, que je m’attendris... revenons à mon départ de La Rochelle... Je vous l’avoue et je vous en remercie... j’ai néanmoins profité un peu de votre générosité. Comme il ne me restait rien de mes trois malheureux écus de six livres et que c’était peu pour aller en Moscovie, j’empruntai 25 louis à maître Daniel sur la cargaison; je payai mon passage à un Hambourgeois, de Hambourg à Fallo; je m’embarquai pour Revel sur un Suédois; de Revel j’allai à Moscou, j’arrivai comme marée en carême; l’amiral Lefort recrutait des enfants perdus pour renforcer la polichnie du czar, autrement dit la première compagnie d’infanterie équipée et manœuvrant à l’allemande qui ait existé en Russie. J’avais fait la campagne de Flandre avec les reîtres, je connaissais le service; je fus donc enrôlé dans la polichnie du czar, et j’eus l’honneur d’avoir ce grand homme pour serre-file, car il servit dans cette compagnie comme simple soldat, vu qu’il avait l’habitude de croire que pour savoir un métier il faut l’apprendre...

Une fois incorporé dans l’armée moscovite, j’ai fait toutes les guerres. Vous pensez bien, monseigneur, que je ne vais pas vous raconter mes campagnes, vous parler du siége d’Azof, où je reçus un coup de sabre sur la tête; de la prise d’Astrakan sous Schérémétoff, où j’ai gagné un coup de lance dans les reins; du siège de Narva, où j’ai eu l’honneur d’ajuster sa majesté Charles XII et le bonheur de le manquer, et enfin de la grande bataille de Dorpat.

Non, non, ne craignez rien, monseigneur; je garde ces beaux récits-là pour endormir vos enfants pendant les veillées d’hiver, au coin du feu, quand la bise de mer fera rage dans les branches de vos vieux noyers. Tout ce qui me reste à vous dire, monseigneur, c’est que j’ai fait la guerre, depuis que je vous ai quitté, d’abord comme bas officier, puis comme lieutenant; je la ferais peut-être encore, si l’an passé je n’avais pas oublié une de mes jambes à Mohiloff. Le czar m’a donné généreusement le capital de ma pension, et je suis revenu mourir en France, parce que, après tout, c’est encore là que l’on meurt le mieux... quand on y est né; Je m’en allais pédestrement, en flânant, regagner ma vallée paternelle, couchant et gîtant dans les abbayes pour ménager mon boursicot, lorsque le hasard... cette fois, non, dit le chevalier d’un ton grave et pénétré qui contrasta avec son langage ordinaire, oh! cette fois, non, ça n’a pas été le hasard... mais c’est la providence du bon Dieu qui m’a fait rencontrer vos enfants, monseigneur; ils m’ont amené jusqu’ici... je suis tombé à la renverse sur un tas de feuilles sèches en reconnaissant madame la duchesse... et me voilà!

Maintenant, voici mon projet... si vous y consentez toutefois, monseigneur. Ma vallée paternelle est bien déserte, mon père et ma mère sont morts depuis longtemps, j’aimerais donc furieusement m’établir auprès de vous... Quoique éclopé, je serais encore bon à quelque chose, quand ça ne serait qu’à servir d’épouvantail pour empêcher les oiseaux de manger vos pommes et vos cerises; j’oublierais que vous êtes monseigneur; je vous appellerais maître Jacques; j’appellerais madame la duchesse dame Jacques; vos enfants m’appelleraient le père Polyphème, je leur conterais mes batailles, et ça durerait comme ça jusqu’à vitam æternam.

—Oui... oui... nous acceptons, vous ne nous quitterez plus, dirent à la fois Jacques et Angèle, les yeux mouillés de larmes.

—Mais à une condition, dit le chevalier en essuyant aussi ses yeux, c’est que moi qui suis orgueilleux comme un paon, je vous paierai d’avance ma pension, et que vous accepterez ces deux cents louis que vous m’avez refusés; total 6,000 livres; à 500 francs par an, douze de pension... dans douze ans nous ferons un autre bail.

—Mais, mon ami...

—Mais, monseigneur, c’est oui ou non. Si c’est oui, je reste, et je suis plus heureux que je ne le mérite. Si c’est non, je reprends mon bâton, mon bissac, et je pars pour la vallée paternelle, où je crèverai, mordioux! tristement, tout seul dans un coin, comme un vieux chien qui a perdu son maître.

Si grotesques que fussent ces paroles, elles furent prononcées d’un ton si ému, si pénétré, que le duc et sa femme ne purent refuser l’offre du chevalier:

—Eh bien donc j’accepte.

—Hourra! cria Croustillac d’une voix de Stentor, et il accompagna cette exclamation moscovite en jetant en l’air son bonnet de poil.

—Oui, j’accepte de grand cœur, mon vieil ami, dit Monmouth, et pourquoi vous le cacher? ce secours inattendu que vous nous offrez si généreusement.. me sauve peut-être la vie... sauve peut-être ma femme et mes enfants de la misère, car cette somme nous remet à flot, et nous pouvons braver deux années aussi mauvaises que celle qui a été la cause première de notre gêne. La fatigue, le chagrin, l’inquiétude de l’avenir m’avaient rendu malade... Maintenant, tranquille sur le sort des miens... assuré d’un ami comme vous... je suis sûr que ma santé va renaître.

—Ah çà! mordioux, monseigneur, comment se fait-il qu’avec ces énormités de pierreries que vous aviez, vous soyez réduits?...

—Angèle va vous raconter cela, mon ami; l’émotion à la fois si douce et si vive que je ressens m’a fatigué...

—Après vous avoir laissé à bord de la Licorne, dit Angèle, nous fîmes voile en toute hâte pour le Brésil; nous y séjournâmes quelques temps, mais pour plus de prudence, nous résolûmes de partir pour l’Inde à bord d’un bâtiment portugais. Nous avions vécu trois ans dans ce pays très ignorés, très heureux, très tranquilles, lorsque je tombai sérieusement malade. Un des meilleurs médecins de Bombay déclara que le climat de l’Inde deviendrait mortel pour moi, l’air natal pouvant seul me sauver. Vous savez combien Jacques m’aime; il me fut impossible de vaincre sa résolution; il voulut à toute force revenir en Europe, en France, malgré les dangers qui le menaçaient. Nous partîmes du Cap sur un bâtiment hollandais, faisant voile pour le Texel. Nous possédions une somme très considérable provenant des ventes de nos pierreries. Notre traversée fut très heureuse jusque sur les côtes de France; mais là une tempête horrible nous assaillit. Après avoir perdu ses mâts, après avoir été pendant trois jours battu par les flots, notre navire échoua sur la côte, à un quart de lieue d’ici; par un miracle du ciel, moi et Jacques nous échappâmes seuls à une mort presque certaine. Plusieurs passagers furent, comme nous, jetés sur la grève pendant cette nuit horrible. Tous périrent, je vous le répète, mon ami, il fallait un miracle pour nous sauver, moi et Jacques, moi surtout, si souffrante. Les tenanciers que nous remplaçons dans cette ferme nous trouvèrent mourants sur la plage; ils nous transportèrent ici. Le navire était englouti avec toutes nos richesses; Jacques, ne s’occupant que de moi, avait tout oublié; nous ne possédions plus rien; j’étais orpheline, sans aucune fortune; Jacques ne pouvait s’adresser à personne sans être reconnu. Ce qui nous restait à la Martinique avait sans doute été confisqué... et puis comment réclamer ces biens? Pour toute ressource, il nous restait une bague que je portais au doigt lors du naufrage; nous chargeâmes les fermiers de cette métairie, qui nous avaient recueillis, de vendre ce diamant à Abbeville; ils en tirèrent environ quatre mille livres: c’était tout notre avoir. Ma santé était tellement altérée que nous fûmes obligés de nous arrêter ici; cette mesure conciliait d’ailleurs la prudence et l’économie; les métayers étaient bons, pleins de soins pour nous.

Peu à peu je me rétablis complétement. Presque sans ressources, nous pensâmes à l’avenir avec effroi; pourtant nous étions jeunes, le malheur avait redoublé notre amour; la vie simple, obscure, paisible de nos hôtes nous frappa; ils étaient vieux, sans enfants; nous leur proposâmes de prendre la moitié de leur métairie, et de faire sous leur direction notre apprentissage, leur avouant que nous n’avions pas d’autres ressources que ces quatre mille livres que nous partagerions avec eux. Touchés de notre position, ces braves gens voulurent d’abord nous dissuader de ce projet, nous représentant combien cette vie était dure et laborieuse. J’insistai, je me sentais pleine de force et de courage; Jacques avait trop longtemps vécu pour ne pas s’accoutumer à la vie des champs. Nous accomplîmes notre dessein, je fus tranquille pour Jacques. Comment chercher le duc de Monmouth dans une ferme obscure de Picardie? Au bout de deux ans, nous avions fait notre apprentissage, grâce aux leçons et aux enseignements de nos braves devanciers; leur petite fortune, augmentée de nos deux mille livres, était suffisante... Ils nous firent agréer pour leurs successeurs par le trésorier de l’abbaye, et nous prîmes la métairie tout entière.

—Ah! madame, quelle résignation! quelle énergie! s’écria le chevalier.

—Ah! si vous saviez, mon ami, dit Monmouth, avec quelle admirable sérénité d’âme, avec quelle douce gaieté Angèle supportait cette vie si rude, elle habituée à une existence somptueuse! si vous saviez, comme elle savait toujours être gracieuse, élégante et charmante, tout en surveillant les travaux du ménage avec une admirable activité; si vous saviez enfin quelle force je puisais dans ce cœur vaillant et dévoué, dans ce doux regard toujours attaché sur moi avec une admirable expression de bonheur et de contentement, si précaire que fût notre position! Ah! qui récompensera jamais cette conduite si belle!

—Mon ami, dit tendrement Angèle, Dieu n’a-t-il pas béni votre vie laborieuse et paisible? ne nous a-t-il pas envoyé deux petits anges pour changer nos devoirs en plaisirs? Que vous dirai-je enfin, reprit Angèle, s’adressant au chevalier; depuis bientôt seize ans que dure cette vie uniforme qui chaque jour amène son pain, comme disent les bonnes gens, jamais un chagrin n’était venu la troubler, lorsque, l’an passé, de mauvaises récoltes nous gênèrent beaucoup. Nous fumes obligés de renvoyer deux de nos gens de ferme par économie. Jacques redoubla d’ardeur, de travail; ses forces le trahirent, il s’alita; nos petites ressources s’épuisèrent. Une mauvaise année, voyez-vous, pour de pauvres fermiers, dit Angèle en souriant doucement, c’est terrible. Enfin, sans vous, je ne sais comment nous aurions pu échapper au sort dont on nous menaçait, car l’abbé de Saint-Quentin est inflexible pour les tenanciers en retard; et pourtant nous mettions notre orgueil à lui payer toujours un terme d’avance. Cent écus... tout autant... et cent écus, chevalier, ne s’amassent pas aisément.

—Cent écus? cela ne payait pas la broderie d’un baudrier! dit Jacques avec un sourire mélancolique. Ah! que de fois... en voyant ma pauvre Angèle et ma fille travailler à leur dentelle une partie de la nuit pour parfaire cette somme... que de fois j’ai regretté le bien que j’aurais pu faire en éprouvant ce que c’est que le malheur.

—Écoutez, monseigneur, dit gravement Croustillac, je ne suis pas cagot. J’ai tout à l’heure manqué de secouer la robe d’un moine; j’ai fait des irrégularités pendant ma campagne de Moravie, mais je suis sûr qu’il y a quelqu’un là-haut qui ne perd pas de vue les honnêtes gens. Or, il est impossible qu’après dix-huit ans d’une vie de travail et de résignation, à cette heure que vous voilà vieux avec deux beaux enfants, vous pensiez rester à la merci d’un moine avare ou d’une année de grêle. En vous écoutant, il m’eut venu une idée. Si j’étais le fanfaron d’autrefois, je dirais que c’est une idée d’en haut... mais je crois tout bonnement que c’est une idée heureuse. Qu’est devenu le père Griffon?

—Nous l’ignorons, nous ne sommes pas retournés à la Martinique.

—Il appartient à l’ordre des Frères Prêcheurs; il doit être au bout du monde, dit Monmouth.

—Moi qui n’ai aucune nouvelle de France depuis dix-huit ans, j’en ignore comme vous, monseigneur, mais voici pourquoi je m’en inquiète. Je lui ai laissé le prix de la Licorne; c’est un bon et honnête religieux; s’il vit encore, il doit lui en rester quelque chose, car il aura été prudent et ménager dans ses aumônes. Mon avis serait donc de tâcher de savoir où est le révérend, car si le bon Dieu voulait qu’il eût gardé quelque bon morceau de la Licorne, avouez, monseigneur, que ça ne serait pas un méchant manger à cette heure! si ce n’est pour vous, du moins pour ces deux beaux enfants, car le cœur me saigne de les voir avec leurs sabots et leurs bas de laine, quoique ça leur tienne les pieds plus chauds que des bottes de basane à éperons dorés, ou des souliers de satin avec des bas de soie, fussent-ils roses, ces bas! roses comme ceux que je portais en 1690, ajouta le chevalier avec un soupir. Puis il reprit:—Eh bien! monseigneur, que dites-vous de mon idée griffonnante?

—Je dis, mon ami, que c’est un fol espoir. Le père Griffon est sans doute mort; il aura légué sans doute votre fortune à quelque communauté religieuse.

—A l’abbaye de Saint-Quentin, peut-être? dit Angèle.

—Mordioux! il ne manquerait plus que ça. J’irais mettre sur l’heure le feu au couvent.

—Ah! fi... fi... chevalier! dit Angèle.

—C’est qu’aussi je rage d’avoir fait ce que j’ai fait à l’endroit de vos deux cent mille écus; mais pouvais-je alors m’imaginer que je retrouverais fermier un fils de roi qui remuait des diamants à la pelle? Ah ça! il ne s’agit pas de philosopher, mais de retrouver le père Griffon, s’il existe.

—Et comment le retrouver? dit Monmouth.

—En le cherchant, monseigneur. Moi qui n’ai aucune raison pour me cacher, dès demain je me mettrai en quête, clopin clopant.. Rien n’est plus simple, en vérité, je suis stupide de n’y avoir pas songé plus tôt: je m’adresserai directement au supérieur des Missions étrangères, à Paris; ainsi nous saurons à quoi nous en tenir... Le supérieur m’apprendra du moins si le bon père est en vie ou non; et même, à ce sujet, je ferai demain une visite à votre voisin l’abbé de Saint-Quentin; il me dira comment m’y prendre... pour avoir ces renseignements. Je lui porterai vos cent écus, ce sera une bonne manière d’entamer l’entretien.

La journée se passa entre les trois amis. On laisse à penser les récits, les souvenirs, gais ou touchants ou tristes, qui furent évoqués.

Le lendemain Croustillac, qui s’était déjà fait un ami du jeune Jacques, partit pour l’abbaye. Le montant de la redevance, bien proprement empaqueté en beaux louis d’or, fut un excellent passe-port pour arriver jusqu’au père trésorier...

—Mon père, lui dit Croustillac, j’aurais une lettre très importante à remettre à un bon religieux de l’ordre des Frères-Prêcheurs; je ne sais s’il vit, s’il meurt, s’il est en Europe, ou au bout du monde; à qui faut-il s’adresser pour être renseigné à son sujet?

—A un de nos chanoines, mon fils, qui a fait partie des missions, et qui, après de longs et pénibles travaux apostoliques, est venu depuis six mois se reposer dans un canonicat de notre abbaye.

—Et quand pourrai-je voir ce vénérable chanoine, mon père?

—Ce matin même; demandez, en descendant dans la cour du cloître, qu’un frère lai vous conduise chez le père Griffon, et...

Croustillac donna un si furieux coup de bâton sur le plancher en poussant trois fois son exclamation moscovite:—Hourra... hourra... hourra!... que le père trésorier fut effrayé et sonna précipitamment, croyant avoir affaire à un fou.

Un père entra.

—Pardon, mon bon père, dit Croustillac, ces cris sauvages et ce coup de bâton non moins sauvage vous peignent l’état de mon âme!... mon étonnement!... ma joie!... C’est justement le père Griffon que je cherche.

—Conduisez donc monsieur chez le père Griffon, dit le trésorier.

Nous renonçons à peindre cette nouvelle reconnaissance si importante pour les résultats qu’en attendait le Gascon.

Nous dirons seulement que le bon religieux, chargé du fidéicommis de Croustillac, et craignant que le chevalier ne vînt un jour à regretter son désintéressement, mais voulant pourtant exécuter jusque-là ses intentions charitables et ne pas priver les malheureux de cette riche aumône, avait chaque année distribué aux pauvres les revenus du capital, qu’il se réservait d’employer à une fondation pieuse si le Gascon ne reparaissait pas.

La vente de la Licorne, faite prudemment, avait rapporté sept cent mille livres environ. Le père, trouvant par hasard une vente domaniale avantageuse aux environs d’Abbeville, non loin de l’abbaye de Saint-Quentin, en avait profité. Il s’était donc rendu acquéreur d’une fort belle terre appelée Châteauvieux. Au retour de ses longs voyages, six mois environ avant l’époque dont il s’agit, le père Griffon avait demandé de préférence un canonicat en Picardie, afin d’être plus à portée de surveiller les biens qu’il gérait, ignorant toujours si le Gascon était vivant ou mort, mais penchant plutôt pour cette dernière supposition, d’après un silence de dix-huit ans.

Le père Griffon, bien vieux, bien infirme, ne quittait l’abbaye que pour aller visiter le domaine de Châteauvieux. Depuis six mois qu’il logeait à Saint-Quentin, il n’était jamais allé du côté de la métairie dont Jacques de Monmouth était le fermier.

La reconnaissance du père Griffon, du duc et de sa femme fut aussi touchante que celle de l’aventurier.

Après mainte discussion, il fut résolu que la moitié du domaine appartiendrait à Jacques, l’autre moitié à Croustillac, sous le nom duquel il resterait.

Le Gascon testa immédiatement en faveur des deux enfants de Monmouth, à condition que le fils prendrait le nom de Jacques de Châteauvieux.

Pour expliquer ce brusque changement de fortune aux yeux des gens de l’abbaye et des environs, il fut convenu que Croustillac passerait pour un oncle d’Amérique, qui était venu incognito éprouver ses neveux, pauvres cultivateurs.

Jacques céda sa métairie au tenancier qu’on lui avait destiné pour remplaçant, et partit avec sa femme, ses enfants et son oncle Croustillac pour Châteauvieux.

Les trois amis vécurent longuement, heureusement dans le domaine, et leurs enfants et petits-enfants y vécurent après eux.

Le chevalier ne quitta jamais Monmouth et sa femme. Une fois l’an, le père Griffon venait passer quelques semaines à Châteauvieux.

Un seul jour chaque année assombrissait cette vie paisible et heureuse. C’était l’anniversaire du 15 juillet 1685, anniversaire du sacrifice du courageux SIDNEY.

Jamais le fils de Jacques de Monmouth ne sut que son père descendait de race royale. Le secret fut toujours gardé par Jacques, par sa femme, par Croustillac et par le père Griffon.

L’âge avait tellement changé le duc, tant d’années avaient d’ailleurs passé sur les événements de la Martinique, qu’il ne fut plus jamais inquiété.

Quelquefois seulement les enfants et les petits-enfants de Jacques de Monmouth ouvraient des yeux étonnés, lorsque leur bon et vieil ami, le chevalier de Croustillac, s’adressant à la duchesse de Monmouth d’un air d’intelligence, lui disait, en ne pouvant cacher une larme d’attendrissement, ces mots d’une apparence véritablement cabalistique:

Barbe-Bleue, l’Ouragan, Arrache-l’Ame, Youmaalë, le Morne-au-Diable.




FIN.

TABLE DES CHAPITRES.
TOME SECOND
Pages
CHAPITREXIX.La surprise1
XX.Le départ12
XXI.La trahison25
 
TROISIÈME PARTIE.
 
CHAPITREXXII.Le vice-roi d’Irlande et d’Écosse40
XXIII.La surprise54
XXIV.L’entretien65
XXV.Révélation78
XXVI.Le dévouement90
XXVII.Le martyr101
XXVIII.L’arrestation113
XXIX.Le départ127
 
QUATRIÈME PARTIE.
 
Pages
CHAPITREXXX.Regrets140
XXXI.Le départ152
XXXII.La frégate162
XXXIII.Le jugement177
XXXIV.La chasse190
XXXV.Le retour201
 
ÉPILOGUE.
 
CHAPITREXXXVI.L’abbaye213
XXXVII.Réunion226
 
Notes
FIN DE LA TABLE.

NOTES:

[1] Espèce de calebasse assez profonde.

[2] Apprenti boucanier.

[3] Le Prétendant, né en 1688.

[4] Voici comment finit le paragraphe de Hume déjà cité:

«Après son exécution, ses partisans conservèrent l’espérance de le revoir à leur tête; ils se flattèrent que le prisonnier qu’on avait exécuté n’était pas le duc de Monmouth, mais qu’un de ses amis qui lui RESSEMBLAIT BEAUCOUP AVAIT EU LE COURAGE DE MOURIR POUR LUI.

—Sainte-Foix, dans une lettre sur le Masque de fer (Amsterdam, 1768), ajoute:

«Il est certain que le bruit courut dans Londres qu’un officier de l’armée de Monmouth qui lui ressemblait beaucoup, fait prisonnier et sûr d’être condamné à mort, avait reçu la proposition de passer pour lui avec autant de joie qui si on lui eût accordé la vie, et que, sur ce bruit, une grande dame, ayant gagné ceux qui pouvaient ouvrir son cercueil, et lui ayant regardé le bras droit, s’écria: Ah! ce n’est pas le duc de Monmouth!»

Enfin, Sainte-Foix, qui cherche à prouver que le Masque de Fer n’était autre que le duc de Monmouth, cite un passage d’un autre ouvrage anglais, par Pyms, et dans lequel on lit:

«Le comte Danby envoya chercher le colonel Skelton, qui avait eu ci-devant la lieutenance de la Tour, et à qui le prince d’Orange l’avait ôtée pour la donner au lord Lucas.—Skelton, lui dit le comte Danby, hier au soir, en soupant avec Robert Johnston, vous lui dites que le duc de Monmouth était vivant et enfermé dans quelque château en Angleterre.—Je n’ai point affirmé cela, puisque je n’en sais rien, dit Skelton, mais j’ai dit que, la nuit d’après la prétendue exécution du duc de Monmouth, le roi, accompagné de trois hommes, vint lui-même le tirer de la Tour, et que le duc fut emmené par lui.»

Sainte-Foix cite encore une conversation du père Tournemine, et ajoute:

«La duchesse de Portsmouth dit au père Tournemine et au confesseur du roi Jacques qu’elle reprocherait toujours à la mémoire de ce prince l’exécution du duc de Monmouth, après que Charles II, à l’heure de la mort et prêt à communier, avait fait promettre devant l’hostie, que Huldeston, prêtre catholique, avait secrètement apportée, avait fait promettre au roi Jacques (alors duc d’York) que, quelque révolte que tentât le duc de Monmouth, il ne le ferait jamais punir de mort.—Aussi le roi Jacques ne l’a-t-il PAS FAIT MOURIR, répondit le père Sunders.»

Nous ne multiplierons pas les citations. Nous voulions seulement établir que la donnée de ce récit n’était pas absolument une fiction romanesque, et que si elle ne reposait pas sur une certitude historique absolue, elle était du moins basée sur une possibilité vraisemblable.

[5] Sorte de coffre destiné à l’amarrage des navires.

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