Project Gutenberg's Oeuvres de P. Corneille, Tome IV, by Pierre Corneille
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Title: Oeuvres de P. Corneille, Tome IV
Author: Pierre Corneille
Editor: Ch. (Charles Joseph) Marty-Laveaux
Release Date: May 19, 2012 [EBook #39739]
Language: French
Character set encoding: ISO-8859-1
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE P. CORNEILLE, TOME IV ***
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LES
GRANDS ÉCRIVAINS
DE LA FRANCE
NOUVELLES ÉDITIONS
PUBLIÉES SOUS LA DIRECTION
DE M. AD. REGNIER
Membre de l'Institut
ŒUVRES
DE
P. CORNEILLE
TOME IV
PARIS.——IMPRIMERIE DE CH. LAHURE ET Cie
Rue de Fleurus, 9
ŒUVRES
DE
P. CORNEILLE
NOUVELLE ÉDITION
REVUE SUR LES PLUS ANCIENNES IMPRESSIONS
ET LES AUTOGRAPHES
ET AUGMENTÉE
de morceaux inédits, des variantes, de notices, de notes, d'un lexique des mots
et locutions remarquables, d'un portrait, d'un fac-simile, etc.
PAR M. CH. MARTY-LAVEAUX
TOME QUATRIÈME
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie
BOULEVARD SAINT-GERMAIN
1862
1
POMPÉE
TRAGÉDIE
1641
2
NOTICE.
Le génie espagnol attirait Corneille avec une violence impérieuse
dont il nous a lui-même fait l'aveu dans l'Épître qu'il a
placée en tête du Menteur. «J'ai cru, dit-il, que nonobstant la
guerre des deux couronnes, il m'étoit permis de trafiquer en Espagne.
Si cette sorte de commerce étoit un crime, il y a longtemps
que je serois coupable, je ne dis pas seulement pour le
Cid, où je me suis aidé de D. Guillen de Castro, mais aussi pour
Médée, dont je viens de parler, et pour Pompée même, où pensant
me fortifier du secours de deux Latins, j'ai pris celui de deux
Espagnols, Sénèque et Lucain étant tous deux de Cordoue[1].»
Sa prédilection pour Lucain datait de loin; il avait remporté
un prix de rhétorique pour une traduction en vers français
d'un morceau de la Pharsale, et, après les éclatants triomphes
de la scène, il se plaisait encore à se rappeler cette humble
victoire de collége et le bonheur qu'elle lui avait causé[2].
Huet s'exprime ainsi dans le paragraphe de ses Origines de
Caen consacré à Malherbe: «S'il a manqué de goût dans le
discernement de la belle poésie, ce défaut lui a été commun
avec plusieurs excellents poëtes que j'ai connus. Le grand
Corneille, prince des poëtes dramatiques françois, m'a avoué,
non sans quelque peine et quelque honte, qu'il préféroit Lucain
à Virgile. Mais cela est plus excusable dans un poëte de
théâtre, qui cherchant à plaire au peuple et s'étant fait un
long usage de tourner ses pensées de ce côté-là, y avoit aussi
formé son goût, et n'étoit plus touché que de ce qui touche
4
le plus le vulgaire, de ces sentiments héroïques, de ces figures
brillantes et de ces expressions relevées[3].»
Boileau, moins accommodant, ne peut contenir son indignation,
et l'exhale dans ces vers de l'Art poétique[4], qui paraissent
bien s'appliquer à Corneille:
Tel excelle à rimer, qui juge sottement;
Tel s'est fait par ses vers distinguer dans la ville,
Qui jamais de Lucain n'a distingué Virgile.
Corneille tenait très-fort à prouver qu'il possédait le secret
de cette diction majestueuse si sérieusement admirée par lui
chez autrui: c'était la qualité dont il était le plus fier; il ne
souffrait pas qu'on élevât un doute à cet égard, et sa susceptibilité
sur ce point nous a valu la Mort de Pompée. «J'ai fait
Pompée, dit-il dans l'Épître qui est en tête du Menteur, pour
satisfaire à ceux qui ne trouvoient pas les vers de Polyeucte si
puissants que ceux de Cinna, et leur montrer que j'en saurois
bien retrouver la pompe, quand le sujet le pourroit souffrir.»
5
Toutefois l'idée de transporter à la scène les plus beaux
morceaux de la Pharsale ne s'est pas offerte d'elle-même à
Corneille: il la doit bien évidemment à Chaulmer, auteur
d'une traduction abrégée des Annales de Baronius, qui a publié
en 1638, chez Antoine de Sommaville, un des libraires de
notre poëte, la Mort de Pompée, tragédie. Cette pièce, dédiée
à Richelieu, diffère tout à fait par le plan de celle de Corneille.
Elle a, il est vrai, le mérite de mieux justifier son titre, car
Pompée en est le principal personnage, mais ce mérite est à
peu près le seul qu'elle possède. L'auteur a eu cependant la
pensée de substituer à l'unique discours de Photin sur le parti
à prendre à l'égard de Pompée une véritable délibération,
déjà dramatique, qui a été de quelque utilité à Corneille pour
l'admirable scène par laquelle sa pièce commence[5].
Rappelons, pour être complet, que Garnier a publié en 1574
une tragédie intitulée Cornélie. On y trouve, entre la veuve
de Pompée et Philippe, l'affranchi de Pompée, une scène déclamatoire
et peu intéressante, mais dont toutefois certains
traits ont fourni à Voltaire de curieux rapprochements avec la
pièce de Corneille. Nous les avons reproduits dans les notes
dont notre texte est accompagné[6].
Corneille nous apprend qu'il composa la Mort de Pompée
dans le même hiver que le Menteur[7]; les frères Parfait la placent
la dernière parmi les pièces de l'année 1641, mais ils ne disent
pas sur quel théâtre elle a été représentée. D'après le Journal
du Théâtre françois de Mouhy[8], la tragédie de Chaulmer fut
jouée par la troupe du Marais en 1638[9], et celle de Corneille
en 1641, par la troupe Royale[10]. Au premier abord, cette assertion
semble être confirmée par un passage d'une mazarinade
de 1649, intitulée Lettre de Bellerose à l'abbé de la Rivière. En
effet, la femme de Bellerose, comédienne de l'hôtel de Bourgogne,
y est appelée «cette Cléopatre.... cette impératrice de
6
nos jeux;» mais il est bien probable qu'il est question ici du rôle
principal de la Cléopatre de Benserade, représentée en 1635, et
non du personnage de Cléopatre dans la Mort de Pompée. Ce
passage de la notice que Lemazurier consacre à Mme Bellerose
paraît le prouver: «Cette actrice faisait partie de la troupe de
l'hôtel de Bourgogne.... Benserade en devint si passionnément
amoureux, qu'il quitta pour elle la Sorbonne, où il étudiait,
et l'état ecclésiastique, auquel ses parents le destinaient. Peu
s'en fallut qu'il n'embrassât l'état de comédien pour être plus
sûr de lui plaire; il se borna cependant à lui faire hommage de
sa tragédie de Cléopatre[11].» Suivant l'édition de M. Lefèvre, ce
fut au Marais que Pompée fut représenté. En effet, la distribution
des rôles est ainsi faite dans cette édition: César, d'Orgemont;
Cornélie, Mlle Duclos; Ptolmée, Floridor; mais il est
impossible de savoir d'où ces renseignements sont tirés.
Ce qui est certain, c'est qu'en 1663 Pompée était joué par la
troupe de Molière, et que Molière lui-même remplissait dans
cette pièce le rôle de César. Ce passage de l'Impromptu de
l'hôtel de Condé[12] ne laisse aucun doute à ce sujet:
Cet homme est admirable,
Et dans tout ce qu'il fait il est inimitable.
Il est vrai qu'il récite avecque beaucoup d'art,
Témoin dedans Pompée alors qu'il fait César.
Madame, avez-vous vu dans ces tapisseries
Ces héros de romans?
Il est fait tout de même: il vient le nez au vent,
Les pieds en parenthèse, et l'épaule en avant,
Sa perruque qui suit le côté qu'il avance,
Plus pleine de laurier qu'un jambon de Mayence,
Les mains sur les côtés d'un air peu négligé,
La tête sur le dos comme un mulet chargé,
Les yeux fort égarés, puis débitant ses rôles,
D'un hoquet éternel sépare ses paroles,
Et lorsque l'on lui dit: Et commandez ici,
il répond:
Connaissez-vous César, de lui parler ainsi?
Que m'offriroit de pis la fortune ennemie,
A moi qui tiens le sceptre égal à l'infamie[13]?...
Plus tard, l'élève de prédilection de Molière, Michel Baron,
a rempli à son tour ce même rôle avec un grand succès[14].
Cornélie fut un des triomphes d'Adrienne le Couvreur. Le
plus beau portrait de cette actrice, que la gravure de Drevet
a rendu presque populaire, est celui où Coypel l'a représentée
dans ce rôle, vêtue de deuil et portant l'urne qui contient les
cendres de Pompée. La vue de cette belle peinture a inspiré
à Mlle Clairon les réflexions suivantes: «L'ignorance et la
fantaisie font faire tant de contre-sens au théâtre, qu'il est
impossible que je les relève tous; mais il en est un que je ne
puis passer sous silence: c'est de voir arriver Cornélie en noir.
Le vaisseau dans lequel elle fuit, le peu de moments qui se
sont écoulés entre l'assassinat de son époux et son arrivée à
Alexandrie, n'ont pu lui laisser le temps ni les moyens de se
faire faire des habits de veuve; et certainement les dames romaines
n'avaient point la précaution d'en tenir de tout prêts
dans leur bagage. La célèbre le Couvreur, en se faisant peindre
dans ce vêtement, prouve qu'elle le portait au théâtre. Ce devrait
être une autorité imposante pour moi-même; mais, d'après
la réputation qui lui reste, j'ose croire qu'elle n'a fait cette
faute que d'après quelques raisons que j'ignore, et qu'elle-même
en sentait tout le ridicule[15].»
Les Mémoires pour Marie-Françoise Dumesnil répondent,
non sans raison, à Mlle Clairon: «Êtes-vous bien sûre qu'il
fallût à une dame romaine, pour se mettre en deuil, tout l'attirail
d'une dame française? Êtes-vous bien sûre qu'elle eût
8
besoin de marchandes de modes, de cordonniers, de tailleurs,
de frangiers, de bijoutiers, pour se revêtir des habits funèbres?...
Je me permettrai de vous proposer une moyenne proportionnelle.
L'actrice qui jouera Cornélie ne pourra désormais
être en deuil d'appareil, mais elle portera un voile noir
relevé et se drapera de noir. Il est à croire que la célèbre
le Couvreur ne s'est permis aucune innovation en portant des
habits de deuil dans le rôle de Cornélie. Il est à croire que
l'actrice qui l'avait précédée jouait le rôle dans le même costume
sous les yeux de Corneille[16].»
Du reste, Mlle Clairon nous apprend qu'elle ne représenta jamais
Cornélie: «Ayant à jouer ce rôle, dit-elle, j'ai fait sur lui
toutes les études dont j'étais capable: aucune ne m'a réussi.
La modulation que je voulais établir d'après le personnage
historique n'allait point du tout avec le personnage théâtral;
autant le premier me paraissait noble, simple, touchant, autant
l'autre me paraissait gigantesque, déclamatoire et froid.
Je me gardai bien de penser que le public et Corneille eussent
tort: ma vanité n'allait point jusque-là; mais pour ne pas la
compromettre, je me promis de me taire, et de ne jamais jouer
Cornélie[17].» Elle comprit, au contraire, et joua parfaitement
dans la même pièce le rôle de Cléopatre[18].
Un jour la représentation de Pompée causa à une des spectatrices
un genre d'émotion que Corneille n'avait assurément ni
cherché ni prévu. Cette historiette est racontée dans une note
d'une chanson du Recueil Maurepas[19], et comme cette chanson
est inédite et n'a que trois couplets, nous allons la rapporter
en entier.
CHANSON.
Sur l'air: Amants, aimez vos chaînes.
A Bonne de Pons, femme de Michel Sublet, marquis d'Heudicourt,
grand louvetier de France.
N'êtes-vous pas un astre
De la maison de Pons,
De celle de Lanclastre,
Toulouze et d'Arragon?
—J'en viens en droite ligne;
Ne suis-je pas très-digne
D'en porter l'écusson
Et d'en avoir le nom?
Farasie de Guienne,
Elisabeth de Foix
Pouvoient bien être reines
En épousant des rois;
Mais dès qu'on n'est point maître,
On se fait honneur d'être
Dedans notre maison
Toujours sire de Pons.
L'on pourroit sans machine,
S'il en étoit besoin,
Pousser mon origine
Encore un peu plus loin;
Car jusqu'au grand Pompée,
Avecque ma lignée,
J'irois en vérité
Sans mon humilité.
Le quatrième vers du dernier couplet donne lieu à la note
suivante: «L'auteur raille ici sur les chimères de la maison
de Cossé à propos de celle de la maison de Pons, et surtout
sur Marie de Cossé, veuve de Charles de la Porte, duc de la
Meilleraye, pair et maréchal de France, etc., laquelle étoit plus
entêtée que personne de la maison sur l'étrange chimère dont
elle est infatuée. La maison de Cossé est originaire du Maine,
où leur fief existe encore, qui est une grosse paroisse appelée
Cossé. Ils étoient au service des ducs d'Anjou et du Maine,
leurs souverains, qu'ils suivirent à la conquête du royaume de
Naples. La branche aînée y périt; et la cadette, qui étoit restée
en Anjou, où ils étoient seigneurs d'une petite terre appelée
Beaulieu, dans la sénéchaussée de Baugé, a fondé la branche
des ducs de Brissac. Malgré tout cela, François de Cossé, second
duc de Brissac, s'avisa de vouloir venir des Cossa de Naples,
bien qu'ils fussent différents en armoiries; et non content de
cette chimère, il y en ajouta une autre, qui étoit de venir de
10
Cocceius Nerva, empereur romain l'an 98, et enfin de Jules
César. Il laissa cette fantaisie à ses enfants, dont la plus entêtée
étoit la maréchale duchesse de la Meilleraye. On conte d'elle
qu'un jour étant à la comédie, on y représenta la Mort de
Pompée de l'illustre Pierre Corneille, et que comme elle y
pleuroit amèrement, quelqu'un lui demanda pourquoi elle versoit
tant de larmes; à quoi elle répondit: «Je pense bien,
c'étoit mon oncle;» parce que Pompée étoit gendre de Jules
César[20].»
L'édition originale de la tragédie de Corneille a pour titre:
La Mort de Pompee, tragedie. A Paris, chez Antoine de
Sommauille.... et Augustin Courbé.... M.DC.XLIV. Auec priuilege
du Roy.
Elle forme un volume in-4o de 7 feuillets et 100 pages, orné
d'un frontispice de Chauveau représentant le meurtre de Pompée.
L'achevé d'imprimer est du 16 février; le privilége, commun
à la Mort de Pompée et au Menteur, avait été accordé
le 22 janvier à Corneille, qui l'avait cédé aux deux libraires
dont les noms figurent sur le titre. Cette tragédie a été imprimée
sous la même date et avec la même adresse dans le format
in-12.
La dédicace, adressée à Mazarin, est suivie, dans ces deux
éditions de 1644, d'une pièce de vers intitulée: A Son Éminence,
Remercîment, présentée trois mois auparavant par Corneille
au Cardinal, pour lui rendre grâce d'un présent, dont
le poëte se sentait d'autant plus touché qu'il n'avait rien eu à
faire pour l'obtenir. On trouvera dans les Poésies diverses ce
remercîment, et le court avis Au lecteur dont il est suivi dans
l'édition in-12 seulement, avis où Corneille rappelle les circonstances
qui le lui ont inspiré.
11
ÉPÎTRE.
A MONSEIGNEUR
L'ÉMINENTISSIME CARDINAL MAZARIN[21].
Monseigneur,
Je présente le grand Pompée à Votre Éminence, c'est-à-dire
le plus grand personnage de l'ancienne Rome au
plus illustre de la nouvelle. Je mets sous la protection du
premier ministre de notre jeune roi un héros qui dans
sa bonne fortune fut le protecteur de beaucoup de
rois, et qui dans sa mauvaise eut encore des rois
pour ses ministres. Il espère de la générosité de Votre
Éminence qu'elle ne dédaignera pas de lui conserver
cette seconde vie que j'ai tâché de lui redonner, et que
lui rendant cette justice qu'elle fait rendre par tout le
royaume, elle le vengera pleinement de la mauvaise politique
de la cour d'Égypte. Il l'espère, et avec raison,
puisque dans le peu de séjour qu'il a fait en France, il a
déjà su de la voix publique que les maximes dont vous
vous servez pour la conduite de cet État ne sont point
fondées sur d'autres principes que sur ceux de la vertu. Il
a su d'elle les obligations que vous a la France de l'avoir
choisie pour votre seconde mère, qui vous est d'autant
plus redevable, que les grands services que vous lui rendez
sont de purs effets de votre inclination et de votre
12
zèle, et non pas des devoirs de votre naissance. Il a su
d'elle que Rome[22] s'est acquittée envers notre jeune monarque
de ce qu'elle devoit à ses prédécesseurs, par le
présent qu'elle lui a fait de votre personne. Il a su d'elle
enfin que la solidité de votre prudence et la netteté de
vos lumières enfantent des conseils si avantageux pour
le gouvernement, qu'il semble que ce soit vous à qui,
par un esprit de prophétie, notre Virgile ait adressé ce
vers il y a plus de seize siècles:
Tu regere imperio populos, Romane, memento[23].
Voilà, Monseigneur, ce que ce grand homme a appris
en apprenant à parler françois:
Pauca, sed a pleno venientia pectore veri[24];
et comme la gloire de V. É. est assez assurée sur la
fidélité de cette voix publique, je n'y mêlerai point la
foiblesse de mes pensées, ni la rudesse de mes expressions,
qui pourroient diminuer quelque chose de
son éclat; et je n'ajouterai rien aux célèbres témoignages
13
qu'elle vous rend, qu'une profonde vénération
pour les hautes qualités qui vous les ont acquis, avec une
protestation très-sincère et très-inviolable d'être toute
ma vie,
MONSEIGNEUR,
De V. É.,
Le très-humble, très-obéissant
et très-fidèle serviteur,
Corneille.
14
AU LECTEUR[25].
Si je voulois faire ici ce que j'ai fait en mes deux derniers
ouvrages[26], et te donner le texte ou l'abrégé des
auteurs dont cette histoire est tirée, afin que tu pusses
remarquer en quoi je m'en serois écarté pour l'accommoder
au théâtre, je ferois un avant-propos dix fois plus
long que mon poëme, et j'aurois à rapporter des livres
entiers de presque tous ceux qui ont écrit l'histoire romaine.
Je me contenterai de t'avertir que celui dont je
me suis le plus servi a été le poëte Lucain, dont la lecture
m'a rendu si amoureux de la force de ses pensées et
de la majesté de son raisonnement, qu'afin d'en enrichir
notre langue, j'ai fait cet effort pour réduire en poëme
dramatique ce qu'il a traité en épique[27]. Tu trouveras ici
cent ou deux cents vers traduits ou imités de lui[28]. J'ai
tâché de le suivre dans le reste[29], et de prendre son caractère
quand son exemple m'a manqué: si je suis demeuré
15
bien loin derrière, tu en jugeras. Cependant j'ai
cru ne te déplaire pas de te donner ici trois passages
qui ne viennent pas mal à mon sujet. Le premier est
un épitaphe[30] de Pompée, prononcé par Caton dans
Lucain. Les deux autres sont deux peintures de Pompée
et de César, tirées de Velleius Paterculus. Je les laisse
en latin, de peur que ma traduction n'ôte trop de leur
grâce et de leur force; les dames se les feront expliquer[31].
EPITAPHIUM POMPEII MAGNI[32].
Cato, apud Lucanum, Lib. IX (vers. 190-214)[33].
Civis obit, inquit, multo majoribus impar
Nosse modum juris, sed in hoc tamen utilis ævo,
Cui non ulla fuit justi reverentia: salva
Libertate potens, et solus plebe parata
Privatus servire sibi, rectorque senatus,
Sed regnantis, erat. Nil belli jure poposcit;
Quæque dari voluit, voluit sibi posse negari.
Immodicas possedit opes, sed plura retentis
Intulit; invasit ferrum, sed ponere norat.
Prætulit arma togæ, sed pacem armatus amavit.
Juvit sumpta ducem, juvit[34] dimissa potestas.
Casta domus, luxuque carens, corruptaque nunquam
Fortuna domini. Clarum et venerabile nomen
Gentibus, et multum nostræ quod proderat urbi.
Olim vera fides, Sylla Marioque receptis,
Libertatis obit; Pompeio rebus adempto
Nunc et ficta perit. Non jam regnare pudebit;
Nec color imperii, nec frons erit ulla senatus.
O felix, cui summa dies fuit obvia victo,
Et cui quærendos Pharium scelus obtulit enses!
Forsitan in soceri potuisses vivere regno.
Scire mori, sors prima viris; sed proxima cogi.
Et mihi, si fatis aliena in jura venimus,
Da talem, Fortuna, Jubam: non deprecor hosti
Servari, dum me servet cervice recisa.
ICON POMPEII MAGNI[35].
Velleius Paterculus, lib. II (cap. XXIX).
Fuit hic genitus matre Lucilia, stirpis senatoriæ, forma
excellens, non ea qua flos commendatur ætatis, sed dignitate
et constantia, quæ in illam conveniens amplitudinem,
fortunam quoque ejus ad ultimum vitæ comitata est
diem: innocentia eximius, sanctitate præcipuus, eloquentia
medius; potentiæ, quæ honoris causa ad eum
deferretur, non ut ab eo occuparetur, cupidissimus; dux
bello peritissimus; civis in toga (nisi ubi vereretur ne
18
quem haberet parem) modestissimus, amicitiarum tenax,
in offensis exorabilis, in reconcilianda gratia fidelissimus,
in accipienda satisfactione facillimus, potentia sua nunquam
aut raro ad impotentiam usus; pæne omnium
votorum[36] expers, nisi numeraretur inter maxima, in civitate
libera dominaque gentium, indignari, quum omnes
cives jure haberet pares, quemquam æqualem dignitate
conspicere.
ICON C. J. CÆSARIS[37].
Velleius Paterculus, lib. II (cap. XLI).
Hic, nobilissima Juliorum genitus familia, et, quod
inter omnes antiquissimos constabat, ab Anchise ac Venere
deducens genus, forma omnium civium excellentissimus,
vigore animi acerrimus, munificentia effusissimus,
animo super humanam et naturam et fidem evectus,
magnitudine cogitationum, celeritate bellandi, patientia
19
periculorum, Magno illi Alexandro, sed sobrio, neque
iracundo, simillimus; qui denique semper et somno et
cibo in vitam, non in voluptatem uteretur.
EXAMEN.
A bien considérer cette pièce, je ne crois pas qu'il y
en aye sur le théâtre où l'histoire soit plus conservée et
plus falsifiée tout ensemble. Elle est si connue, que je
n'ai osé en changer les événements; mais il s'y en trouvera
peu qui soient arrivés comme je les fais arriver. Je
n'y ai ajouté que ce qui regarde Cornélie, qui semble
s'y offrir d'elle-même, puisque, dans la vérité historique,
elle étoit dans le même vaisseau que son mari lorsqu'il
aborda en Égypte, qu'elle le vit descendre dans la barque,
où il fut assassiné à ses yeux par Septime[38], et qu'elle
fut poursuivie sur mer par les ordres de Ptolomée[39]. C'est
ce qui m'a donné occasion de feindre qu'on l'atteignit,
et qu'elle fut ramenée devant César, bien que l'histoire
n'en parle point. La diversité des lieux où les choses se
sont passées, et la longueur du temps qu'elles ont consumé
dans la vérité historique, m'ont réduit à cette falsification,
pour les ramener dans l'unité de jour et de
lieu. Pompée fut massacré devant les murs de Pélusium,
20
qu'on appelle aujourd'hui Damiette, et César prit terre
à Alexandrie. Je n'ai nommé ni l'une ni l'autre ville, de
peur que le nom de l'une n'arrêtât l'imagination de l'auditeur,
et ne lui fît remarquer malgré lui la fausseté de
ce qui s'est passé ailleurs. Le lieu particulier est, comme
dans Polyeucte, un grand vestibule commun à tous les
appartements du palais royal; et cette unité n'a rien que
de vraisemblable, pourvu qu'on se détache de la vérité
historique. Le premier, le troisième et le quatrième acte
y ont leur justesse manifeste; il y peut avoir quelque
difficulté pour le second et le cinquième, dont Cléopatre
ouvre l'un, et Cornélie l'autre. Elles sembleroient toutes
deux avoir plus de raison de parler dans leur appartement;
mais l'impatience de la curiosité féminine les en
peut faire sortir: l'une pour apprendre plus tôt les nouvelles
de la mort de Pompée, ou par Achorée, qu'elle a
envoyé en être témoin, ou par le premier qui entrera
dans ce vestibule; et l'autre, pour en savoir du combat
de César et des Romains contre Ptolomée et les Égyptiens,
pour empêcher que ce héros n'en aille donner[40] à
Cléopatre avant qu'à elle, et pour obtenir de lui d'autant
plus tôt la permission de partir. En quoi on peut remarquer
que comme elle sait qu'il est amoureux de cette
reine, et qu'elle peut douter qu'au retour de son combat,
les trouvant ensemble, il ne lui fasse le premier compliment,
le soin qu'elle a de conserver la dignité romaine
lui fait prendre la parole la première, et obliger par là
César à lui répondre avant qu'il puisse dire rien à l'autre.
Pour le temps, il m'a fallu réduire en soulèvement
tumultuaire une guerre qui n'a pu durer guère moins
d'un an, puisque Plutarque rapporte qu'incontinent
21
après que César fut parti d'Alexandrie, Cléopatre accoucha
de Césarion[41]. Quand Pompée se présenta pour entrer
en Égypte, cette princesse et le Roi son frère avoient
chacun leur armée prête à en venir aux mains l'une
contre l'autre, et n'avoient garde ainsi de loger dans
le même palais. César, dans ses Commentaires, ne parle
point de ses amours avec elle, ni que la tête de Pompée
lui fut présentée quand il arriva: c'est Plutarque[42] et
Lucain[43] qui nous apprennent l'un et l'autre; mais ils ne
lui font présenter cette tête que par un des ministres du
Roi, nommé Théodote, et non pas par le Roi même,
comme je l'ai fait[44].
Il y a quelque chose d'extraordinaire dans le titre de
22
ce poëme, qui porte le nom d'un héros qui n'y parle
point; mais il ne laisse pas d'en être, en quelque sorte,
le principal acteur, puisque sa mort est la cause unique
de tout ce qui s'y passe. J'ai justifié ailleurs[45] l'unité d'action
qui s'y rencontre, par cette raison que les événements
y ont une telle dépendance l'un de l'autre, que la
tragédie n'auroit pas été complète, si je ne l'eusse poussée
jusqu'au terme[46] où je la fais finir. C'est à ce dessein
que dès le premier acte, je fais connoître la venue de
César, à qui la cour d'Égypte immole Pompée pour gagner
les bonnes grâces du victorieux; et ainsi il m'a fallu
nécessairement faire voir quelle réception il feroit à leur
lâche et cruelle politique. J'ai avancé l'âge de Ptolomée,
afin qu'il pût agir, et que, portant le titre de roi, il tâchât
d'en soutenir le caractère. Bien que les historiens et
le poëte Lucain l'appellent communément rex puer, «le
roi enfant[47],» il ne l'étoit pas à tel point qu'il ne fût
en état d'épouser sa sœur Cléopatre, comme l'avoit ordonné
son père. Hirtius dit qu'il étoit puer jam adulta
ætate[48]; et Lucain appelle Cléopatre incestueuse, dans ce
vers qu'il adresse à ce roi par apostrophe:
Incestæ sceptris cessure sorori[49];
soit qu'elle eût déjà contracté ce mariage incestueux, soit
à cause qu'après la guerre d'Alexandrie et la mort de
Ptolomée, César la fit épouser à son jeune frère, qu'il
23
rétablit dans le trône[50]: d'où l'on peut tirer une conséquence
infaillible, que si le plus jeune des deux frères
étoit en âge de se marier quand César partit d'Égypte,
l'aîné en étoit capable quand il y arriva, puisqu'il n'y
tarda pas plus d'un an.
Le caractère de Cléopatre garde une ressemblance ennoblie
par ce qu'on y peut imaginer de plus illustre. Je
ne la fais amoureuse que par ambition, et en sorte qu'elle
semble n'avoir point d'amour qu'en tant qu'il peut servir
à sa grandeur. Quoique la réputation qu'elle a laissée
la fasse passer pour une femme lascive et abandonnée à
ses plaisirs, et que Lucain, peut-être en haine de César,
la nomme en quelque endroit meretrix regina[51], et fasse
dire ailleurs à l'eunuque Photin, qui gouvernoit sous le
nom de son frère Ptolomée:
Quem non e nobis credit Cleopatra nocentem,
je trouve qu'à bien examiner l'histoire, elle n'avoit que
de l'ambition sans amour, et que par politique elle se
servoit des avantages de sa beauté pour affermir sa fortune.
Cela paroît visible, en ce que les historiens ne
marquent point qu'elle se soit donnée qu'aux deux premiers
24
hommes du monde, César et Antoine; et qu'après
la déroute de ce dernier, elle n'épargna aucun artifice
pour engager Auguste dans la même passion qu'ils avoient
eue pour elle, et fit voir par là qu'elle ne s'étoit attachée
qu'à la haute puissance d'Antoine, et non pas à sa
personne.
Pour le style, il est plus élevé en ce poëme qu'en aucun
des miens, et ce sont, sans contredit, les vers les
plus pompeux que j'aye faits. La gloire n'en est pas toute
à moi: j'ai traduit de Lucain tout ce que j'y ai trouvé de
propre à mon sujet; et comme je n'ai point fait de scrupule
d'enrichir notre langue du pillage que j'ai pu faire
chez lui, j'ai tâché, pour le reste, à entrer si bien dans
sa manière de former ses pensées et de s'expliquer, que
ce qu'il m'a fallu y joindre du mien sentît son génie, et
ne fût pas indigne d'être pris pour un larcin que je lui
eusse fait[53]. J'ai parlé, en l'examen de Polyeucte[54], de ce
que je trouve à dire en la confidence que fait Cléopatre
à Charmion au second acte[55]; il ne me reste qu'un mot
touchant les narrations d'Achorée, qui ont toujours passé
pour fort belles[56]: en quoi je ne veux pas aller contre le
jugement du public, mais seulement faire remarquer de
nouveau[57] que celui qui les fait et les personnes qui les
écoutent ont l'esprit assez tranquille pour avoir toute la
patience qu'il y faut donner. Celle du troisième acte,
qui est à mon gré la plus magnifique, a été accusée de
n'être pas reçue par une personne digne de la recevoir;
mais bien que Charmion qui l'écoute ne soit qu'une domestique
de Cléopatre, qu'on peut toutefois prendre
25
pour sa dame d'honneur, étant envoyée exprès par cette
reine pour l'écouter, elle tient lieu de cette reine même,
qui cependant montre un orgueil digne d'elle, d'attendre
la visite de César dans sa chambre sans aller au-devant
de lui. D'ailleurs Cléopatre eût rompu tout le reste de
ce troisième acte, si elle s'y fût montrée; et il m'a fallu
la cacher par adresse de théâtre, et trouver pour cela
dans l'action un prétexte qui fût glorieux pour elle, et
qui ne laissât point paroître le secret de l'art qui m'obligeoit
à l'empêcher de se produire.
LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES
POUR LES VARIANTES DE POMPÉE.
ÉDITIONS SÉPARÉES.
RECUEILS.
- 1648 in-12;
- 1652 in-12;
- 1654 in-12;
- 1655 in-12;
- 1656 in-12;
- 1660 in-8o;
- 1663 in-fol.;
- 1664 in-8o;
- 1668 in-12;
- 1682 in-12.
26
ACTEURS.
MARC ANTOINE. |
|
LÉPIDE. |
|
CORNÉLIE, |
femme de Pompée[58]. |
PTOLOMÉE, |
roi d'Égypte. |
CLÉOPATRE, |
sœur de Ptolomée[59]. |
PHOTIN, |
chef du conseil d'Égypte[60]. |
ACHILLAS, |
lieutenant général des armées du roi d'Égypte. |
SEPTIME, |
tribun romain, à la solde du roi d'Égypte. |
CHARMION, |
dame d'honneur de Cléopatre[61]. |
ACHORÉE, |
écuyer de Cléopatre[62]. |
PHILIPPE, |
affranchi de Pompée[63]. |
Troupe de Romains. |
|
Troupe d'Égyptiens. |
|
La scène est en Alexandrie, dans le palais de Ptolomée[64].
27
POMPÉE.
TRAGÉDIE[65].
ACTE I.
SCÈNE PREMIÈRE[66].
PTOLOMÉE, PHOTIN, ACHILLAS, SEPTIME.
Le destin se déclare, et nous venons d'entendre
Ce qu'il a résolu du beau-père et du gendre.
Quand les Dieux étonnés sembloient se partager,
Pharsale a décidé ce qu'ils n'osoient juger.
Ses fleuves teints de sang, et rendus plus rapides5
Par le débordement de tant de parricides,
Cet horrible débris d'aigles, d'armes, de chars,
Sur ses champs empestés confusément épars,
Ces montagnes de morts
[67] privés d'honneurs suprêmes,
Que la nature force à se venger eux-mêmes,10
Et dont les troncs pourris exhalent dans les vents
[68]
De quoi faire la guerre au reste des vivants,
Sont les titres affreux dont le droit de l'épée,
Justifiant César, a condamné Pompée
[69].
Ce déplorable chef du parti le meilleur,15
Que sa fortune lasse abandonne au malheur,
Devient un grand exemple, et laisse à la mémoire
Des changements du sort une éclatante histoire
[70].
Il fuit, lui qui, toujours triomphant et vainqueur,
Vit ses prospérités égaler son grand cœur;20
Il fuit, et dans nos ports, dans nos murs, dans nos villes;
Et contre son beau-père ayant besoin d'asiles,
Sa déroute orgueilleuse en cherche aux mêmes lieux
Où contre les Titans en trouvèrent les Dieux:
Il croit que ce climat, en dépit de la guerre,25
Ayant sauvé le ciel, sauvera bien la terre,
Et dans son désespoir à la fin se mêlant,
Pourra prêter l'épaule au monde en chancelant
[71].
Oui, Pompée avec lui porte le sort du monde,
Et veut que notre Égypte, en miracles féconde,30
Serve à sa liberté de sépulcre ou d'appui,
Et relève sa chute, ou trébuche sous lui.
C'est de quoi, mes amis, nous avons à résoudre.
Il apporte en ces lieux les palmes ou la foudre:
S'il couronna le père, il hasarde le fils
[72];
35
Et nous l'ayant donnée, il expose Memphis.
Il faut le recevoir, ou hâter son supplice
[73],
Le suivre, ou le pousser dedans le précipice.
L'un me semble peu sûr, l'autre peu généreux,
Et je crains d'être injuste et
[74] d'être malheureux.
40
Quoi que je fasse enfin, la fortune ennemie
M'offre bien des périls, ou beaucoup d'infamie:
C'est à moi de choisir, c'est à vous d'aviser
A quel choix vos conseils doivent me disposer
[75].
Il s'agit de Pompée, et nous aurons la gloire45
D'achever de César ou troubler la victoire;
Et je puis dire enfin que jamais potentat
[76]
N'eut à délibérer d'un si grand coup d'État.
Seigneur, quand par le fer les choses sont vidées
[77],
La justice et le droit sont de vaines idées;50
Et qui veut être juste en de telles saisons,
Balance le pouvoir, et non pas les raisons.
Voyez donc votre force, et regardez Pompée,
Sa fortune abattue et sa valeur trompée.
César n'est pas le seul qu'il fuie en cet état:55
Il fuit et le reproche et les yeux du sénat,
Dont plus de la moitié piteusement étale
Une indigne curée aux vautours de Pharsale;
Il fuit Rome perdue, il fuit tous les Romains,
A qui par sa défaite il met les fers aux mains;60
Il fuit le désespoir des peuples et des princes
Qui vengeroient sur lui le sang de leurs provinces
[78],
Leurs États et d'argent et d'hommes épuisés,
Leurs trônes mis en cendre, et leurs sceptres brisés:
Auteur des maux de tous, il est à tous en butte,65
Et fuit le monde entier écrasé sous sa chute.
Le défendrez-vous seul contre tant d'ennemis?
L'espoir de son salut en lui seul étoit mis;
Lui seul pouvoit pour soi: cédez alors qu'il tombe.
Soutiendrez-vous un faix sous qui Rome succombe,70
Sous qui tout l'univers se trouve foudroyé,
Sous qui le grand Pompée a lui-même ployé?
Quand on veut soutenir ceux que le sort accable,
A force d'être juste on est souvent coupable;
Et la fidélité qu'on garde imprudemment,75
Après un peu d'éclat traîne un long châtiment,
Trouve un noble revers, dont les coups invincibles,
Pour être glorieux, ne sont pas moins sensibles.
Seigneur, n'attirez point le tonnerre en ces lieux
[79]:
Rangez-vous du parti des destins et des Dieux,80
Et sans les accuser d'injustice ou d'outrage,
Puisqu'ils font les heureux, adorez leur ouvrage;
Quels que soient leurs décrets, déclarez-vous pour eux,
Et pour leur obéir, perdez le malheureux.
Pressé de toutes parts des colères célestes,85
Il en vient dessus vous faire fondre les restes;
Et sa tête, qu'à peine il a pu dérober,
Toute prête de choir, cherche avec qui tomber.
Sa retraite chez vous en effet n'est qu'un crime:
Elle marque sa haine, et non pas son estime;90
Il ne vient que vous perdre en venant prendre port;
Et vous pouvez douter s'il est digne de mort!
Il devoit mieux remplir nos vœux et notre attente,
Faire voir sur ses nefs la victoire flottante:
Il n'eût ici trouvé que joie et que festins;95
Mais puisqu'il est vaincu, qu'il s'en prenne aux destins.
J'en veux à sa disgrâce, et non à sa personne:
J'exécute à regret ce que le ciel ordonne;
Et du même poignard pour César destiné,
Je perce en soupirant son cœur infortuné.100
Vous ne pouvez enfin qu'aux dépens de sa tête
Mettre à l'abri la vôtre et parer la tempête.
Laissez nommer sa mort un injuste attentat:
La justice n'est pas une vertu d'État.
Le choix des actions ou mauvaises ou bonnes105
Ne fait qu'anéantir la force des couronnes;
Le droit des rois consiste à ne rien épargner:
La timide équité détruit l'art de régner.
Quand on craint d'être injuste, on a toujours à craindre;
Et qui veut tout pouvoir doit oser tout enfreindre,110
Fuir comme un déshonneur la vertu qui le perd,
Et voler sans scrupule au crime qui lui sert
[80].
C'est là mon sentiment. Achillas et Septime
S'attacheront peut-être à quelque autre maxime:
Chacun a son avis; mais quel que soit le leur,115
Qui punit le vaincu ne craint point le vainqueur
[81].
Seigneur, Photin dit vrai; mais quoique de Pompée
[82]
Je voie et la fortune et la valeur trompée,
Je regarde son sang comme un sang précieux,
Qu'au milieu de Pharsale ont respecté les Dieux.120
Non qu'en un coup d'État je n'approuve le crime;
Mais s'il n'est nécessaire, il n'est point légitime:
Et quel besoin ici d'une extrême rigueur?
Qui n'est point au vaincu ne craint point le vainqueur.
Neutre jusqu'à présent, vous pouvez l'être encore:125
Vous pouvez adorer César, si l'on l'adore;
Mais quoique vos encens le traitent d'immortel,
Cette grande victime est trop pour son autel;
Et sa tête immolée au Dieu de la victoire
Imprime à votre nom une tache trop noire:130
Ne le pas secourir suffit sans l'opprimer;
En usant de la sorte, on ne vous peut blâmer.
Vous lui devez beaucoup: par lui Rome animée
A fait rendre le sceptre au feu roi Ptolomée;
Mais la reconnoissance et l'hospitalité135
Sur les âmes des rois n'ont qu'un droit limité.
Quoi que doive un monarque, et dût-il sa couronne,
Il doit à ses sujets encor plus qu'à personne,
Et cesse de devoir quand la dette est d'un rang
A ne point s'acquitter qu'aux dépens de leur sang
[83].
140
S'il est juste d'ailleurs que tout se considère,
Que hasardoit Pompée en servant votre père?
Il se voulut par là faire voir tout-puissant,
Et vit croître sa gloire en le rétablissant.
Il le servit enfin, mais ce fut de la langue.145
La bourse de César fit plus que sa harangue:
Sans ses mille talents
[84], Pompée et ses discours
Pour rentrer en Égypte étoient un froid secours.
Qu'il ne vante donc plus ses mérites frivoles:
Les effets de César valent bien ses paroles;150
Et si c'est un bienfait qu'il faut rendre aujourd'hui,
Comme il parla pour vous, vous parlerez pour lui.
Ainsi vous le pouvez et devez reconnoître.
Le recevoir chez vous, c'est recevoir un maître,
Qui, tout vaincu qu'il est, bravant le nom de roi,155
Dans vos propres États vous donneroit la loi.
Fermez-lui donc vos ports, mais épargnez sa tête.
S'il le faut toutefois, ma main est toute prête:
J'obéis avec joie, et je serois jaloux
[85]
Qu'autre bras que le mien portât les premiers coups.160
Seigneur, je suis Romain: je connois l'un et l'autre
[86].
Pompée a besoin d'aide, il vient chercher la vôtre;
Vous pouvez, comme maître absolu de son sort,
Le servir, le chasser, le livrer vif ou mort.
Des quatre le premier vous seroit trop funeste;165
Souffrez donc qu'en deux mots j'examine le reste.
Le chasser, c'est vous faire un puissant ennemi,
Sans obliger par là le vainqueur qu'à demi,
Puisque c'est lui laisser et sur mer et sur terre
La suite d'une longue et difficile guerre,170
Dont peut-être tous deux également lassés
Se vengeroient sur vous de tous les maux passés.
Le livrer à César n'est que la même chose:
Il lui pardonnera, s'il faut qu'il en dispose,
Et s'armant à regret de générosité,175
D'une fausse clémence il fera vanité:
Heureux de l'asservir en lui donnant la vie,
Et de plaire par là même à Rome asservie!
Cependant que forcé d'épargner son rival,
Aussi bien que Pompée il vous voudra du mal.180
Il faut le délivrer du péril et du crime,
Assurer sa puissance, et sauver son estime,
Et du parti contraire en ce grand chef détruit,
Prendre sur vous le crime, et lui laisser le fruit
[87].
C'est là mon sentiment, ce doit être le vôtre:185
Par là vous gagnez l'un, et ne craignez plus l'autre
[88];
Mais suivant d'Achillas le conseil hasardeux,
Vous n'en gagnez aucun, et les perdez tous deux
[89].
N'examinons donc plus la justice des causes,
Et cédons au torrent qui roule toutes choses
[90].
190
Je passe au plus de voix, et de mon sentiment
Je veux bien avoir part à ce grand changement.
Assez et trop longtemps l'arrogance de Rome
A cru qu'être Romain c'étoit être plus qu'homme.
Abattons sa superbe avec sa liberté;195
Dans le sang de Pompée éteignons sa fierté;
Tranchons l'unique espoir où tant d'orgueil se fonde,
Et donnons un tyran à ces tyrans du monde:
Secondons le destin qui les veut mettre aux fers
[91],
Et prêtons-lui la main pour venger l'univers.200
Rome, tu serviras; et ces rois que tu braves,
Et que ton insolence ose traiter d'esclaves,
Adoreront César avec moins de douleur,
Puisqu'il sera ton maître aussi bien que le leur.
Allez donc, Achillas, allez avec Septime205
Nous immortaliser par cet illustre crime.
Qu'il plaise au ciel ou non, laissez-m'en le souci
[92].
Je crois qu'il veut sa mort, puisqu'il l'amène ici.
Seigneur, je crois tout juste alors qu'un roi l'ordonne
[93].
Allez, et hâtez-vous d'assurer ma couronne,210
Et vous ressouvenez que je mets en vos mains
Le destin de l'Égypte et celui des Romains
[94].
SCÈNE II.
PTOLOMÉE, PHOTIN.
Photin, ou je me trompe, ou ma sœur est déçue:
De l'abord de Pompée elle espère autre issue.
Sachant que de mon père il a le testament,215
Elle ne doute point de son couronnement:
Elle se croit déjà souveraine maîtresse
D'un sceptre partagé que sa bonté lui laisse;
Et se promettant tout de leur vieille amitié,
De mon trône en son âme elle prend la moitié
[95],
220
Où de son vain orgueil les cendres rallumées
Poussent déjà dans l'air de nouvelles fumées.
Seigneur, c'est un motif que je ne disois pas
[96],
Qui devoit de Pompée avancer le trépas.
Sans doute il jugeroit de la sœur et du frère225
Suivant le testament du feu Roi votre père,
Son hôte et son ami, qui l'en daigna saisir
[97]:
Jugez après cela de votre déplaisir.
Ce n'est pas que je veuille, en vous parlant contre elle,
Rompre les sacrés nœuds d'une amour fraternelle;230
Du trône et non du cœur je la veux éloigner,
Car c'est ne régner pas qu'être deux à régner;
Un roi qui s'y résout est mauvais politique:
Il détruit son pouvoir quand il le communique;
Et les raisons d'État.... Mais, Seigneur, la voici
[98].
235
SCÈNE III.
PTOLOMÉE, CLÉOPATRE, PHOTIN.
Seigneur, Pompée arrive, et vous êtes ici
[99]!
J'attends dans mon palais ce guerrier magnanime,
Et lui viens d'envoyer Achillas et Septime.
Quoi? Septime à Pompée, à Pompée Achillas!
Si ce n'est assez d'eux, allez, suivez leurs pas.240
Donc pour le recevoir c'est trop que de vous-même?
Ma sœur, je dois garder l'honneur du diadème.
Si vous en portez un, ne vous en souvenez
Que pour baiser la main de qui vous le tenez,
Que pour en faire hommage aux pieds d'un si grand homme.
Au sortir de Pharsale est-ce ainsi qu'on le nomme?
Fût-il dans son malheur de tous abandonné,
Il est toujours Pompée, et vous a couronné.
Il n'en est plus que l'ombre, et couronna mon père,
Dont l'ombre et non pas moi lui doit ce qu'il espère.250
Il peut aller, s'il veut, dessus son monument
[100]
Recevoir ses devoirs et son remercîment.
Après un tel bienfait, c'est ainsi qu'on le traite!
Je m'en souviens, ma sœur, et je vois sa défaite.
Vous la voyez de vrai, mais d'un œil de mépris.255
Le temps de chaque chose ordonne et fait le prix.
Vous qui l'estimez tant, allez lui rendre hommage;
Mais songez qu'au port même il peut faire naufrage.
Il peut faire naufrage, et même dans le port!
Quoi? vous auriez osé lui préparer la mort!260
J'ai fait ce que les Dieux m'ont inspiré de faire,
Et que pour mon État j'ai jugé nécessaire.
Je ne le vois que trop, Photin et ses pareils
Vous ont empoisonné de leurs lâches conseils:
Ces âmes que le ciel ne forma que de boue....265
Ce sont de nos conseils, oui, Madame, et j'avoue....
Photin, je parle au Roi; vous répondrez
[101] pour tous
Quand je m'abaisserai jusqu'à parler à vous.
Il faut un peu souffrir de cette humeur hautaine.
Je sais votre innocence, et je connois sa haine;270
Après tout, c'est ma sœur, oyez sans repartir.
Ah! s'il est encor temps de vous en repentir
[103],
Affranchissez-vous d'eux et de leur tyrannie;
Rappelez la vertu par leurs conseils bannie:
Cette haute vertu dont le ciel et le sang275
Enflent toujours les cœurs de ceux de notre rang.
Quoi? d'un frivole espoir déjà préoccupée,
Vous me parlez en reine en parlant de Pompée;
Et d'un faux zèle ainsi votre orgueil revêtu
Fait agir l'intérêt sous le nom de vertu!280
Confessez-le, ma sœur, vous sauriez vous en taire,
N'étoit le testament du feu Roi notre père:
Vous savez qu'il le garde.
Et vous saurez aussi
Que la seule vertu me fait parler ainsi,
Et que si l'intérêt m'avoit préoccupée,285
J'agirois pour César, et non pas pour Pompée.
Apprenez un secret que je voulois cacher,
Et cessez désormais de me rien reprocher.
Quand ce peuple insolent qu'enferme Alexandrie
Fit quitter au feu Roi son trône et sa patrie,290
Et que jusque dans Rome il alla du sénat
[104]
Implorer la pitié contre un tel attentat,
Il nous mena tous deux pour toucher son courage
Vous, assez jeune encor; moi, déjà dans un âge
Où ce peu de beauté que m'ont donné les cieux295
D'un assez vif éclat faisoit briller mes yeux.
César en fut épris, et du moins j'eus la gloire
[105]
De le voir hautement donner lieu de le croire;
Mais voyant contre lui le sénat irrité,
Il fit agir Pompée et son autorité.300
Ce dernier nous servit à sa seule prière,
Qui de leur amitié fut la preuve dernière:
Vous en savez l'effet, et vous en jouissez.
Mais pour un tel amant ce ne fut pas assez:
Après avoir pour nous employé ce grand homme,305
Qui nous gagna soudain toutes les voix de Rome,
Son amour en voulut seconder les efforts,
Et nous ouvrant son cœur, nous ouvrit ses trésors:
Nous eûmes de ses feux, encore en leur naissance,
Et les nerfs de la guerre, et ceux de la puissance;310
Et les mille talents qui lui sont encore dus
Remirent en nos mains tous nos États perdus.
Le Roi, qui s'en souvint à son heure fatale,
Me laissa comme à vous la dignité royale,
Et par son testament il vous fit cette loi
[106],
315
Pour me rendre une part de ce qu'il tint de moi.
C'est ainsi qu'ignorant d'où vint ce bon office,
Vous appelez faveur ce qui n'est que justice,
Et l'osez accuser d'une aveugle amitié,
Quand du tout qu'il me doit il me rend la moitié.320
Certes, ma sœur, le conte est fait avec adresse.
César viendra bientôt, et j'en ai lettre expresse;
Et peut-être aujourd'hui vos yeux seront témoins
De ce que votre esprit s'imagine le moins.
Ce n'est pas sans sujet que je parlois en reine.325
Je n'ai reçu de vous que mépris et que haine;
Et de ma part du sceptre indigne ravisseur,
Vous m'avez plus traitée en esclave qu'en sœur;
Même, pour éviter des effets plus sinistres,
Il m'a fallu flatter vos insolents ministres,330
Dont j'ai craint jusqu'ici le fer ou le poison.
Mais Pompée ou César m'en va faire raison,
Et quoi qu'avec Photin Achillas en ordonne,
Ou l'une ou l'autre main, me rendra ma couronne.
Cependant mon orgueil vous laisse à démêler335
Quel étoit l'intérêt qui me faisoit parler.
SCÈNE IV.
PTOLOMÉE, PHOTIN.
Que dites-vous, ami, de cette âme orgueilleuse?
Seigneur, cette surprise est pour moi merveilleuse
[107];
Je n'en sais que penser, et mon cœur étonné
D'un secret que jamais il n'auroit soupçonné,340
Inconstant et confus dans son incertitude,
Ne se résout à rien qu'avec inquiétude.
Il faudroit faire effort,
Si nous l'avions sauvé, pour conclure sa mort.
Cléopatre vous hait; elle est fière, elle est belle;345
Et si l'heureux César a de l'amour pour elle,
La tête de Pompée est l'unique présent
Qui vous fasse contre elle un rempart suffisant.
Ce dangereux esprit a beaucoup d'artifice.
Son artifice est peu contre un si grand service.350
Mais si, tout grand qu'il est, il cède à ses appas?
Il la faudra flatter; mais ne m'en croyez pas,
Et pour mieux empêcher qu'elle ne vous opprime,
Consultez-en encore Achillas et Septime.
Allons donc les voir faire, et montons à la tour;355
Et nous en résoudrons ensemble à leur retour.
FIN DU PREMIER ACTE.
42
ACTE II.
SCÈNE PREMIÈRE[108].
CLÉOPATRE, CHARMION.
Je l'aime; mais l'éclat d'une si belle flamme,
Quelque brillant qu'il soit, n'éblouit point mon âme,
Et toujours ma vertu retrace dans mon cœur
Ce qu'il doit au vaincu, brûlant pour le vainqueur.360
Aussi qui l'ose aimer porte une âme trop haute
Pour souffrir seulement le soupçon d'une faute;
Et je le traiterois avec indignité,
Si j'aspirois à lui par une lâcheté.
Quoi? vous aimez César, et si vous étiez crue,365
L'Égypte pour Pompée armeroit à sa vue,
En prendroit la défense, et par un prompt secours
Du destin de Pharsale arrêteroit le cours!
L'amour certes sur vous a bien peu de puissance.
Les princes ont cela de leur haute naissance:370
Leur âme dans leur sang prend des impressions
Qui dessous leur vertu rangent leurs passions.
Leur générosité soumet tout à leur gloire
[109]:
Tout est illustre en eux quand ils daignent se croire
[110];
Et si le peuple y voit quelques déréglements,375
C'est quand l'avis d'autrui corrompt leurs sentiments
[111].
Ce malheur de Pompée achève la ruine:
Le Roi l'eût secouru, mais Photin l'assassine;
Il croit cette âme basse, et se montre sans foi;
Mais s'il croyoit la sienne, il agiroit en roi.380
Ainsi donc de César l'amante et l'ennemie....
Je lui garde ma flamme exempte d'infamie
[112],
Un cœur digne de lui.
Mais le savez-vous bien
[113]?
Apprends qu'une princesse aimant sa renommée,385
Quand elle dit qu'elle aime, est sûre d'être aimée
[114],
Et que les plus beaux feux dont son cœur soit épris
N'oseroient l'exposer aux hontes d'un mépris.
Notre séjour à Rome enflamma son courage:
Là j'eus de son amour le premier témoignage,390
Et depuis jusqu'ici chaque jour ses courriers
M'apportent en tribut ses vœux et ses lauriers
[115].
Partout, en Italie, aux Gaules, en Espagne,
La fortune le suit, et l'amour l'accompagne.
Son bras ne dompte point de peuples ni de lieux395
Dont il ne rende hommage au pouvoir de mes yeux;
Et de la même main dont il quitte l'épée,
Fumante encor du sang des amis de Pompée,
Il trace des soupirs, et d'un style plaintif
Dans son champ de victoire il se dit mon captif.400
Oui, tout victorieux il m'écrit de Pharsale;
Et si sa diligence à ses feux est égale,
Ou plutôt si la mer ne s'oppose à ses feux,
L'Égypte le va voir me présenter ses vœux.
Il vient, ma Charmion, jusque dans nos murailles,405
Chercher auprès de moi le prix de ses batailles,
M'offrir toute sa gloire, et soumettre à mes lois
Ce cœur et cette main qui commandent aux rois
[116];
Et ma rigueur, mêlée aux faveurs de la guerre,
Feroit un malheureux du maître de la terre.410
J'oserois bien jurer que vos charmants appas
[117]
Se vantent d'un pouvoir dont ils n'useront pas,
Et que le grand César n'a rien qui l'importune,
Si vos seules rigueurs ont droit sur sa fortune.
Mais quelle est votre attente, et que prétendez-vous,
Puisque d'une autre femme il est déjà l'époux,
Et qu'avec Calphurnie
[118] un paisible hyménée
Par des liens sacrés tient son âme enchaînée?
Le divorce, aujourd'hui si commun aux Romains,
Peut rendre en ma faveur tous ces obstacles vains:420
César en sait l'usage et la cérémonie;
Un divorce chez lui fit place à Calphurnie
[119].
Par cette même voie il pourra vous quitter.
Peut-être mon bonheur saura mieux l'arrêter
[120];
Peut-être mon amour aura quelque avantage425
Qui saura mieux pour moi
[121] ménager son courage.
Mais laissons au hasard ce qui peut arriver;
Achevons cet hymen, s'il se peut achever,
Ne durât-il qu'un jour, ma gloire est sans seconde
D'être du moins un jour la maîtresse du monde.430
J'ai de l'ambition, et soit vice ou vertu,
Mon cœur sous son fardeau veut bien être abattu;
J'en aime la chaleur et la nomme sans cesse
La seule passion digne d'une princesse.
Mais je veux que la gloire anime ses ardeurs,435
Qu'elle mène sans honte au faîte des grandeurs;
Et je la désavoue alors que sa manie
Nous présente le trône avec ignominie.
Ne t'étonne donc plus, Charmion, de me voir
Défendre encor Pompée et suivre mon devoir.440
Ne pouvant rien de plus pour sa vertu séduite,
Dans mon âme en secret je l'exhorte à la fuite,
Et voudrois qu'un orage, écartant ses vaisseaux,
Malgré lui l'enlevât aux mains de ses bourreaux.
Mais voici de retour le fidèle Achorée,445
Par qui j'en apprendrai la nouvelle assurée.
SCÈNE II.
CLÉOPATRE, ACHORÉE, CHARMION.
En est-ce déjà fait, et nos bords malheureux
Sont-ils déjà souillés d'un sang si généreux?
Madame, j'ai couru par votre ordre au
rivage;
J'ai vu la trahison, j'ai vu toute sa rage;450
Du plus grand des mortels j'ai vu trancher le sort
[122]:
J'ai vu dans son malheur la gloire de sa mort;
Et puisque vous voulez qu'ici je vous raconte
La gloire d'une mort qui nous couvre de honte,
Écoutez, admirez et plaignez son trépas.455
Ses trois vaisseaux en rade avoient mis voile bas;
Et voyant dans le port préparer nos galères,
Il croyoit que le Roi, touché de ses misères,
Par un beau sentiment d'honneur et de devoir,
Avec toute sa cour le venoit recevoir;460
Mais voyant que ce prince, ingrat à ses mérites,
N'envoyoit qu'un esquif rempli de satellites,
Il soupçonne aussitôt son manquement de foi
[123],
Et se laisse surprendre à quelque peu d'effroi;
Enfin, voyant nos bords et notre flotte en armes,465
Il condamne en son cœur ces indignes alarmes
[124],
Et réduit tous les soins d'un si pressant ennui
A ne hasarder pas Cornélie avec lui:
«N'exposons, lui dit-il, que cette seule tête
A la réception que l'Égypte m'apprête;470
Et tandis que moi seul j'en courrai le danger,
Songe à prendre la fuite afin de me venger.
Le roi Juba nous garde une foi plus sincère;
Chez lui tu trouveras et mes fils et ton père
[125];
Mais quand tu les verrois descendre chez Pluton,475
Ne désespère point, du vivant de Caton.»
Tandis que leur amour en cet adieu conteste
[126],
Achillas à son bord joint son esquif funeste.
Septime se présente, et lui tendant la main,
Le salue empereur en langage romain;480
Et comme député de ce jeune monarque:
«Passez, Seigneur, dit-il, passez dans cette barque;
Les sables et les bancs cachés dessous les eaux
Rendent l'accès mal sûr à de plus grands vaisseaux.»
Ce héros voit la fourbe, et s'en moque dans l'âme:
Il reçoit les adieux des siens et de sa femme,
Leur défend de le suivre, et s'avance au trépas
Avec le même front qu'il donnoit les États;
La même majesté sur son visage empreinte
Entre ces assassins montre un esprit sans crainte;490
Sa vertu toute entière à la mort le conduit.
Son affranchi Philippe est le seul qui le suit;
C'est de lui que j'ai su ce que je viens de dire;
Mes yeux ont vu le reste, et mon cœur en soupire,
Et croit que César même à de si grands malheurs495
Ne pourra refuser des soupirs et des pleurs.
N'épargnez pas les miens; achevez, Achorée,
L'histoire d'une mort que j'ai déjà pleurée.
On l'amène; et du port nous le voyons venir,
Sans que pas un d'entre eux daigne l'entretenir.500
Ce mépris lui fait voir ce qu'il en doit attendre.
Sitôt qu'on a pris terre, on l'invite à descendre
[127]:
Il se lève; et soudain, pour signal, Achillas
[128]
Derrière ce héros tirant son coutelas,
Septime et trois des siens, lâches enfants de Rome,505
Percent à coups pressés les flancs de ce grand homme,
Tandis qu'Achillas même, épouvanté d'horreur,
De ces quatre enragés admire la fureur.
Vous qui livrez la terre aux discordes civiles,
Si vous vengez sa mort, Dieux, épargnez nos villes!510
N'imputez rien aux lieux, reconnoissez les mains:
Le crime de l'Égypte est fait par des Romains.
Mais que fait et que dit ce généreux courage?
D'un des pans de sa robe il couvre son visage,
A son mauvais destin en aveugle obéit,515
Et dédaigne de voir le ciel qui le trahit,
De peur que d'un coup d'œil contre une telle offense
[129]
Il ne semble implorer son aide ou sa vengeance.
Aucun gémissement à son cœur échappé
Ne le montre, en mourant, digne d'être frappé:520
Immobile à leurs coups, en lui-même il rappelle
[130]
Ce qu'eut de beau sa vie, et ce qu'on dira d'elle;
Et tient la trahison que le Roi leur prescrit
Trop au-dessous de lui pour y prêter l'esprit.
Sa vertu dans leur crime augmente ainsi son lustre;525
Et son dernier soupir est un soupir illustre,
Qui de cette grande âme achevant les destins,
Étale tout Pompée aux yeux des assassins.
Sur les bords de l'esquif sa tête enfin penchée
[131],
Par le traître Septime indignement tranchée,530
Passe au bout d'une lance en la main d'Achillas,
Ainsi qu'un grand trophée après de grands combats.
On descend, et pour comble à sa noire aventure
[132]
On donne à ce héros la mer pour sépulture,
Et le tronc sous les flots roule dorénavant535
Au gré de la fortune, et de l'onde, et du vent.
La triste Cornélie, à cet affreux spectacle
[133],
Par de longs cris aigus tâche d'y mettre obstacle,
Défend ce cher époux de la voix et des yeux,
Puis n'espérant plus rien, lève les mains aux cieux;540
Et cédant tout à coup à la douleur plus forte,
Tombe, dans sa galère, évanouie ou morte.
Les siens en ce désastre, à force de ramer,
L'éloignent de la rive, et regagnent la mer
[134].
Mais sa fuite est mal sûre; et l'infâme Septime,545
Qui se voit dérober la moitié de son crime,
Afin de l'achever, prend six vaisseaux au port,
Et poursuit sur les eaux Pompée après sa mort.
Cependant Achillas porte au Roi sa conquête:
Tout le peuple tremblant en détourne la tête;550
Un effroi général offre à l'un sous ses pas
Des abîmes ouverts pour venger ce trépas;
L'autre entend le tonnerre, et chacun se figure
[135]
Un désordre soudain de toute la nature:
Tant l'excès du forfait, troublant leurs jugements,555
Présente à leur terreur l'excès des châtiments!
Philippe, d'autre part, montrant sur le rivage
Dans une âme servile un généreux courage,
Examine d'un œil et d'un soin curieux
Où les vagues rendront ce dépôt précieux,560
Pour lui rendre, s'il peut, ce qu'aux morts on doit rendre,
Dans quelque urne chétive en ramasser la cendre,
Et d'un peu de poussière élever un tombeau
A celui qui du monde eut le sort le plus beau.
Mais comme vers l'Afrique on poursuit Cornélie,565
On voit d'ailleurs César venir de Thessalie:
Une flotte paroît qu'on a peine à compter....
C'est lui-même, Achorée, il n'en faut point douter.
Tremblez, tremblez, méchants, voici venir la foudre;
Cléopatre a de quoi vous mettre tous en poudre:570
César vient, elle est reine, et Pompée est vengé;
La tyrannie est bas, et le sort a changé
[136].
Admirons cependant le destin des grands hommes,
Plaignons-les, et par eux jugeons ce que nous sommes.
Ce prince d'un sénat maître de l'univers,575
Dont le bonheur sembloit au-dessus du revers
[137],
Lui que sa Rome a vu plus craint que le tonnerre,
Triompher en trois fois des trois parts de la terre,
Et qui voyoit encore en ces derniers hasards
L'un et l'autre consul suivre ses étendards;580
Sitôt que d'un malheur sa fortune est suivie,
Les monstres de l'Égypte ordonnent de sa vie.
On voit un Achillas, un Septime, un Photin,
Arbitres souverains d'un si noble destin;
Un roi qui de ses mains a reçu la couronne585
A ces pestes de cour lâchement l'abandonne.
Ainsi finit Pompée; et peut-être qu'un jour
César éprouvera même sort à son tour.
Rendez l'augure faux, Dieux qui voyez mes larmes,
Et secondez partout et mes vœux et ses armes!590
Madame, le Roi vient, qui pourra vous ouïr.
SCÈNE III.
PTOLOMÉE, CLÉOPATRE, CHARMION.
Savez-vous le bonheur dont nous allons jouir,
Ma sœur?
Oui, je le sais, le grand César arrive:
Sous les lois de Photin je ne suis plus captive.
Vous haïssez toujours ce fidèle sujet?595
Non, mais en liberté je ris de son projet.
Quel projet faisoit-il dont vous puissiez vous plaindre?
J'en ai souffert beaucoup, et j'avois plus à craindre:
Un si grand politique est capable de tout;
Et vous donnez les mains à tout ce qu'il résout.600
Si je suis ses conseils, j'en connois la prudence.
Si j'en crains les effets, j'en vois la violence.
Pour le bien de l'État tout est juste en un roi.
Ce genre de justice est à craindre pour moi:
Après ma part du sceptre, à ce titre usurpée,605
Il en coûte la vie et la tête à Pompée.
Jamais un coup d'État ne fut mieux entrepris.
Le voulant secourir, César nous eût surpris:
Vous voyez sa vitesse; et l'Égypte troublée
Avant qu'être en défense en seroit accablée;610
Mais je puis maintenant à cet heureux vainqueur
Offrir en sûreté mon trône et votre cœur.
Je ferai mes présents; n'ayez soin que des vôtres,
Et dans vos intérêts n'en confondez point d'autres.
Les vôtres sont les miens, étant de même sang.615
Vous pouvez dire encore, étant de même rang,
Étant rois l'un et l'autre; et toutefois je pense
Que nos deux intérêts ont quelque différence.
Oui, ma sœur; car l'État dont mon cœur est content,
Sur quelques bords du Nil à grand'peine s'étend
[138];
620
Mais César, à vos lois soumettant son courage,
Vous va faire régner sur le Gange et le Tage.
J'ai de l'ambition, mais je la sais régler:
Elle peut m'éblouir, et non pas m'aveugler.
Ne parlons point ici du Tage ni du Gange;625
Je connois ma portée, et ne prends point le change.
L'occasion vous rit, et vous en userez.
Si je n'en use bien, vous m'en accuserez.
J'en espère beaucoup, vu l'amour qui l'engage.
Vous la craignez peut-être encore davantage;630
Mais quelque occasion qui me rie aujourd'hui,
N'ayez aucune peur, je ne veux rien d'autrui:
Je ne garde pour vous ni haine ni colère,
Et je suis bonne sœur, si vous n'êtes
[139] bon frère.
Vous montrez cependant un peu bien du mépris.635
Le temps de chaque chose ordonne et fait le prix.
Votre façon d'agir le fait assez connoître.
Le grand César arrive, et vous avez un maître.
Il l'est de tout le monde, et je l'ai fait le mien.
Allez lui rendre hommage, et j'attendrai le sien;640
Allez, ce n'est pas trop pour lui que de vous-même:
Je garderai pour vous l'honneur du diadème.
Photin vous vient aider à le bien recevoir:
Consultez avec lui quel est votre devoir.
SCÈNE IV.
PTOLOMÉE, PHOTIN.
J'ai suivi tes conseils, mais plus je l'ai flattée,645
Et plus dans l'insolence elle s'est emportée;
Si bien qu'enfin, outré de tant d'indignités,
Je m'allois emporter dans les extrémités:
Mon bras, dont ses mépris forçoient la retenue,
N'eût plus considéré César ni sa venue,650
Et l'eût mise en état, malgré tout son appui,
De s'en plaindre à Pompée auparavant qu'à lui
[140].
L'arrogante! à l'ouïr elle est déjà ma reine;
Et si César en croit son orgueil et sa haine;
Si, comme elle s'en vante, elle est son cher objet,655
De son frère et son roi je deviens son sujet.
Non, non; prévenons-la: c'est foiblesse d'attendre
Le mal qu'on voit venir sans vouloir s'en défendre
[141].
Otons-lui les moyens de nous plus dédaigner;
Otons-lui les moyens de plaire et de régner;660
Et ne permettons pas qu'après tant de bravades,
Mon sceptre soit le prix d'une de ses œillades.
Seigneur, ne donnez point de prétexte à César
[142]
Pour attacher l'Égypte aux pompes de son char.
Ce cœur ambitieux, qui par toute la terre665
Ne cherche qu'à porter l'esclavage et la guerre,
Enflé de sa victoire, et des ressentiments
Qu'une perte pareille imprime aux vrais amants,
Quoique vous ne rendiez que justice à vous-même,
Prendroit l'occasion de venger ce qu'il aime;670
Et pour s'assujettir et vos États et vous,
Imputeroit à crime un si juste courroux.
Si Cléopatre vit, s'il la voit, elle est reine.
Si Cléopatre meurt, votre perte est certaine.
Je perdrai qui me perd, ne pouvant me sauver.675
Pour la perdre avec joie, il faut vous conserver.
Quoi? pour voir sur sa tête éclater ma couronne?
Sceptre, s'il faut enfin que ma main t'abandonne,
Passe, passe plutôt en celle du vainqueur.
Vous l'arracherez mieux de celle d'une sœur.680
Quelques feux que d'abord il lui fasse paroître,
Il partira bientôt, et vous serez le maître.
L'amour à ses pareils ne donne point d'ardeur
Qui ne cède aisément aux soins de leur grandeur.
Il voit encor l'Afrique et l'Espagne occupées685
Par Juba, Scipion et les jeunes Pompées;
Et le monde à ses lois n'est point assujetti,
Tant qu'il verra durer ces restes du parti.
Au sortir de Pharsale un si grand capitaine
Sauroit mal son métier s'il laissoit prendre haleine,690
Et s'il donnoit loisir à des cœurs si hardis
De relever du coup dont ils sont étourdis.
S'il les vainc, s'il parvient où son desir aspire,
Il faut qu'il aille à Rome établir son empire,
Jouir de sa fortune et de son attentat,695
Et changer à son gré la forme de l'État.
Jugez durant ce temps ce que vous pourrez faire.
Seigneur, voyez César, forcez-vous à lui plaire
[143];
Et lui déférant tout, veuillez vous souvenir
Que les événements régleront l'avenir.700
Remettez en ses mains trône, sceptre, couronne,
Et sans en murmurer, souffrez qu'il en ordonne:
Il en croira sans doute ordonner justement,
En suivant du feu Roi l'ordre et le testament
[144];
L'importance d'ailleurs de ce dernier service705
Ne permet pas d'en craindre une entière injustice.
Quoi qu'il en fasse enfin, feignez d'y consentir,
Louez son jugement, et laissez-le partir
[145].
Après, quand nous verrons le temps propre aux vengeances,
Nous aurons et la force et les intelligences.
Jusque-là réprimez ces transports violents
Qu'excitent d'une sœur les mépris insolents:
Les bravades enfin sont des discours frivoles,
Et qui songe aux effets néglige les paroles.
Ah! tu me rends la vie et le sceptre à la fois:715
Un sage conseiller est le bonheur des rois.
Cher appui de mon trône, allons, sans plus attendre,
Offrir tout à César, afin de tout reprendre;
Avec toute ma flotte allons le recevoir
[146],
Et par ces vains honneurs séduire son pouvoir.720
FIN DU SECOND ACTE.
58
ACTE III.
SCÈNE PREMIÈRE.
CHARMION, ACHORÉE.
Oui, tandis que le Roi va lui-même en personne
Jusqu'aux pieds de César prosterner sa couronne,
Cléopatre s'enferme en son appartement,
Et sans s'en émouvoir attend son compliment.
Comment nommerez-vous une humeur si hautaine?725
Un orgueil noble et juste, et
digne d'une reine
Qui soutient avec cœur et magnanimité
L'honneur de sa naissance et de sa dignité:
Lui pourrai-je parler?
Non; mais elle m'envoie
Savoir à cet abord ce qu'on a vu de joie;730
Ce qu'à ce beau présent César a témoigné;
S'il a paru content, ou s'il l'a dédaigné
[147];
S'il traite avec douceur, s'il traite avec empire;
Ce qu'à nos assassins enfin il a su dire
[148].
La tête de Pompée a produit des effets735
Dont ils n'ont pas sujet d'être fort satisfaits.
Je ne sais si César prendroit plaisir à feindre;
Mais pour eux jusqu'ici je trouve lieu de craindre:
S'ils aimoient Ptolomée, ils l'ont fort mal servi.
Vous l'avez vu partir, et moi je l'ai suivi.740
Ses vaisseaux en bon ordre ont éloigné la ville
[149],
Et pour joindre César n'ont avancé qu'un mille.
Il venoit à plein voile
[150]; et si dans les hasards
Il éprouva toujours pleine faveur de Mars
[151],
Sa flotte, qu'à l'envi favorisoit Neptune,745
Avoit le vent en poupe ainsi que sa fortune.
Dès le premier abord notre prince étonné
Ne s'est plus souvenu de son front couronné:
Sa frayeur a paru sous sa fausse allégresse;
Toutes ses actions ont senti la bassesse;750
J'en ai rougi moi-même, et me suis plaint à moi
De voir là Ptolomée, et n'y voir point de roi;
Et César, qui lisoit sa peur sur son visage,
Le flattoit par pitié pour lui donner courage.
Lui, d'une voix tombante offrant ce don fatal:755
«Seigneur, vous n'avez plus, lui dit-il, de rival;
Ce que n'ont pu les Dieux dans votre Thessalie,
Je vais mettre en vos mains Pompée et Cornélie:
En voici déjà l'un, et pour l'autre, elle fuit;
Mais avec six vaisseaux un des miens la poursuit.»760
A ces mots Achillas découvre cette tête:
Il semble qu'à parler encore elle s'apprête,
Qu'à ce nouvel affront un reste de chaleur
En sanglots mal formés exhale sa douleur;
Sa bouche encore ouverte et sa vue égarée765
Rappellent sa grande âme à peine séparée;
Et son courroux mourant fait un dernier effort
Pour reprocher aux Dieux sa défaite et sa mort.
César, à cet aspect, comme frappé du foudre,
Et comme ne sachant que croire ou que résoudre,770
Immobile, et les yeux sur l'objet attachés,
Nous tient assez longtemps ses sentiments cachés;
Et je dirai, si j'ose en faire conjecture,
Que, par un mouvement commun à la nature,
Quelque maligne joie en son cœur s'élevoit,775
Dont sa gloire indignée à peine le sauvoit.
L'aise de voir la terre à son pouvoir soumise
Chatouilloit malgré lui son âme avec surprise,
Et de cette douceur son esprit combattu
Avec un peu d'effort rassuroit sa vertu.780
S'il aime sa grandeur, il hait la perfidie;
Il se juge en autrui, se tâte, s'étudie,
Examine en secret sa joie et ses douleurs
[152],
Les balance, choisit, laisse couler des pleurs;
Et forçant sa vertu d'être encor la maîtresse,785
Se montre généreux par un trait de foiblesse;
Ensuite il fait ôter ce présent de ses yeux,
Lève les mains ensemble et les regards aux cieux,
Lâche deux ou trois mots contre cette insolence;
Puis tout triste et pensif il s'obstine au silence,790
Et même à ses Romains ne daigne repartir
Que d'un regard farouche et d'un profond soupir.
Enfin, ayant pris terre avec trente cohortes,
Il se saisit du port, il se saisit des portes,
Met des gardes partout et des ordres secrets,795
Fait voir sa défiance, ainsi que ses regrets,
Parle d'Égypte en maître et de son adversaire,
Non plus comme ennemi, mais comme son beau-père
[153].
Voilà ce que j'ai vu.
Voilà ce qu'attendoit,
Ce qu'au juste Osiris la Reine demandoit.800
Je vais bien la ravir avec cette nouvelle.
Vous, continuez-lui ce service fidèle.
Qu'elle n'en doute point. Mais César vient. Allez,
Peignez-lui bien nos gens pâles et désolés;
Et moi, soit que l'issue en soit douce ou funeste,805
J'irai l'entretenir quand j'aurai vu le reste.
SCÈNE II.
CÉSAR, PTOLOMÉE, LÉPIDE, PHOTIN, ACHORÉE[154];
Soldats romains, Soldats égyptiens.
Seigneur, montez au trône, et commandez ici.
Connoissez-vous César, de lui parler ainsi?
Que m'offriroit de pis la fortune ennemie,
A moi qui tiens le trône égal à l'
infamie?
810">
Certes, Rome à ce coup pourroit bien se vanter
D'avoir eu juste lieu de me persécuter;
Elle qui d'un même œil les donne et les dédaigne,
Qui ne voit rien aux rois qu'elle aime ou qu'elle craigne,
Et qui verse en nos cœurs, avec l'âme et le sang,815
Et la haine du nom, et le mépris du rang.
C'est ce que de Pompée il vous falloit apprendre:
S'il en eût aimé l'offre, il eût su s'en défendre;
Et le trône et le Roi se seroient ennoblis
A soutenir la main qui les a rétablis.820
Vous eussiez pu tomber, mais tout couvert de gloire:
Votre chute eût valu la plus haute victoire;
Et si votre destin n'eût pu vous en sauver,
César eût pris plaisir à vous en relever.
Vous n'avez pu former une si noble envie;825
Mais quel droit aviez-vous sur cette illustre vie?
Que vous devoit son sang pour y tremper vos mains,
Vous qui devez respect au moindre des Romains?
Ai-je vaincu pour vous dans les champs de Pharsale
[155]?
Et par une victoire aux vaincus trop fatale,830
Vous ai-je acquis sur eux, en ce dernier effort,
La puissance absolue et de vie et de mort?
Moi qui n'ai jamais pu la souffrir à Pompée,
La souffrirai-je en vous sur lui-même usurpée,
Et que de mon bonheur vous ayez abusé835
Jusqu'à plus attenter que je n'aurois osé?
De quel nom, après tout, pensez-vous que je nomme
Ce coup où vous tranchez du souverain de Rome,
Et qui sur un seul chef lui fait bien plus d'affront
Que sur tant de milliers ne fit le roi de Pont
[156]?
840
Pensez-vous que j'ignore ou que je dissimule
Que vous n'auriez pas eu pour moi plus de scrupule,
Et que s'il m'eût vaincu, votre esprit complaisant
[157]
Lui faisoit de ma tête un semblable présent?
Grâces à ma victoire, on me rend des hommages845
Où ma fuite eût reçu toutes sortes d'outrages;
Au vainqueur, non à moi, vous faites tout l'honneur:
Si César en jouit, ce n'est que par bonheur.
Amitié dangereuse, et redoutable zèle,
Que règle la fortune, et qui tourne avec elle
[158]!
850
Mais parlez, c'est trop être interdit et confus.
Je le suis, il est vrai, si jamais je le fus;
Et vous-même avouerez que j'ai sujet de l'être.
Étant né souverain, je vois ici mon maître:
Ici, dis-je, où ma cour tremble en me regardant,855
Où je n'ai point encore agi qu'en commandant,
Je vois une autre cour sous une autre puissance,
Et ne puis plus agir qu'avec obéissance.
De votre seul aspect je me suis vu surpris:
Jugez si vos discours rassurent mes esprits
[159];
860
Jugez par quels moyens je puis sortir d'un trouble
Que forme le respect, que la crainte redouble,
Et ce que vous peut dire un prince épouvanté
De voir tant de colère et tant de majesté.
Dans ces étonnements dont mon âme est frappée,865
De rencontrer en vous le vengeur de Pompée,
Il me souvient pourtant que s'il fut notre appui,
Nous vous dûmes dès lors autant et plus qu'à lui.
Votre faveur pour nous éclata la première,
Tout ce qu'il fit après fut à votre prière:870
Il émut le sénat pour des rois outragés,
Que sans cette prière il auroit négligés;
Mais de ce grand sénat les saintes ordonnances
Eussent peu fait pour nous, Seigneur, sans vos finances
[160];
Par là de nos mutins le feu Roi vint à bout;875
Et pour en bien parler, nous vous devons le tout.
Nous avons honoré votre ami, votre gendre,
Jusqu'à ce qu'à vous-même il ait osé se prendre;
Mais voyant son pouvoir, de vos succès jaloux,
Passer en tyrannie, et s'armer contre vous....880
Tout beau: que votre haine en son sang assouvie
N'aille point à sa gloire; il suffit de sa vie.
N'avancez rien ici que Rome ose nier;
Et justifiez-vous sans le calomnier
[161].
Je laisse donc aux Dieux à juger ses pensées,885
Et dirai seulement qu'en vos guerres passées,
Où vous fûtes forcé par tant d'indignités,
Tous nos vœux ont été pour vos prospérités
[162];
Que comme il vous traitoit en mortel adversaire,
J'ai cru sa mort pour vous un malheur nécessaire;890
Et que sa haine injuste, augmentant tous les jours,
Jusque dans les enfers chercheroit du secours;
Ou qu'enfin, s'il tomboit dessous votre puissance,
Il nous falloit pour vous craindre votre clémence,
Et que le sentiment d'un cœur trop généreux,895
Usant mal de vos droits, vous rendît malheureux.
J'ai donc considéré qu'en ce péril extrême
Nous vous devions, Seigneur, servir malgré vous-même;
Et sans attendre d'ordre en cette occasion,
Mon zèle ardent l'a prise à ma confusion.900
Vous m'en désavouez, vous l'imputez à crime;
Mais pour servir César rien n'est illégitime.
J'en ai souillé mes mains pour vous en préserver:
Vous pouvez en jouir, et le désapprouver;
Et j'ai plus fait pour vous, plus l'action est noire,905
Puisque c'est d'autant plus vous immoler ma gloire,
Et que ce sacrifice, offert par mon devoir,
Vous assure la vôtre avec votre pouvoir.
Vous cherchez, Ptolomée, avecque trop de ruses
[163],
De mauvaises couleurs et de froides excuses.910
Votre zèle étoit faux, si seul il redoutoit
Ce que le monde entier à pleins vœux souhaitoit,
Et s'il vous a donné ces craintes trop subtiles,
Qui m'ôtent tout le fruit de nos guerres civiles,
Où l'honneur seul m'engage, et que pour terminer915
Je ne veux que celui de vaincre et pardonner,
Où mes plus dangereux et plus grands adversaires,
Sitôt qu'ils sont vaincus, ne sont plus que mes frères;
Et mon ambition ne va qu'à les forcer,
Ayant dompté leur haine, à vivre
[164] et m'embrasser.
920
Oh! combien d'allégresse une si triste guerre
Auroit-elle laissé dessus toute la terre,
Si Rome avoit pu voir marcher en même char
[165],
Vainqueurs de leur discorde, et Pompée et César!
Voilà ces grands malheurs que craignoit votre zèle.925
O crainte ridicule autant que criminelle!
Vous craigniez ma clémence! ah! n'ayez plus ce soin;
Souhaitez-la plutôt, vous en avez besoin.
Si je n'avois égard qu'aux lois de la justice
[166],
Je m'apaiserois Rome avec votre supplice,930
Sans que ni vos respects, ni votre repentir,
Ni votre dignité vous pussent garantir
[167];
Votre trône lui-même en seroit le théâtre;
Mais voulant épargner le sang de Cléopatre,
J'impute à vos flatteurs toute la trahison,935
Et je veux voir comment vous m'en ferez raison.
Suivant les sentiments dont vous serez capable,
Je saurai vous tenir innocent ou coupable.
Cependant à Pompée élevez des autels:
Rendez-lui les honneurs qu'on rend aux immortels;940
Par un prompt sacrifice expiez tous vos crimes;
Et surtout pensez bien au choix de vos victimes.
Allez y donner ordre, et me laissez ici
Entretenir les miens sur quelque autre souci.
SCÈNE III.
CÉSAR, ANTOINE, LÉPIDE.
Antoine, avez-vous vu cette reine adorable?945
Oui, Seigneur, je l'ai vue: elle est incomparable
[168];
Le ciel n'a point encor, par de si doux accords,
Uni tant de vertus aux grâces d'un beau corps.
Une majesté douce épand sur son visage
De quoi s'assujettir le plus noble courage;950
Ses yeux savent ravir, son discours sait charmer;
Et si j'étois César, je la voudrois aimer
[169].
Comme a-t-elle reçu les offres de ma flamme?
Comme n'osant la croire, et la croyant dans l'âme;
Par un refus modeste et fait pour inviter,955
Elle s'en dit indigne, et la croit mériter.
Douter qu'elle vous aime,
Elle qui de vous seul attend son diadème,
Qui n'espère qu'en vous! douter de ses ardeurs,
Vous qui pouvez la mettre au faîte des grandeurs
[170]!
960
Que votre amour sans crainte à son amour prétende:
Au vainqueur de Pompée il faut que tout se rende;
Et vous l'éprouverez. Elle craint toutefois
L'ordinaire mépris que Rome fait des rois,
Et surtout elle craint l'amour de Calphurnie;965
Mais l'une et l'autre crainte à votre aspect bannie,
Vous ferez succéder un espoir assez doux,
Lorsque vous daignerez lui dire un mot pour vous.
Allons donc l'affranchir
[171] de ces frivoles craintes,
Lui montrer de mon cœur les sensibles atteintes;970
Allons, ne tardons plus.
Avant que de la voir,
Sachez que Cornélie est en votre pouvoir;
Septime vous l'amène, orgueilleux de son crime,
Et pense auprès de vous se mettre en haute estime.
Dès qu'ils ont abordé, vos chefs, par vous instruits
[172],
975
Sans leur rien témoigner, les ont ici conduits.
Qu'elle entre. Ah! l'importune et fâcheuse nouvelle!
Qu'à mon impatience elle semble cruelle!
O ciel! et ne pourrai-je enfin à mon amour
Donner en liberté ce qui reste du jour?980
SCÈNE IV.
CÉSAR, CORNÉLIE, ANTOINE, LÉPIDE, SEPTIME.
Seigneur....
Allez, Septime, allez vers votre maître.
César ne peut souffrir la présence d'un traître,
D'un Romain lâche assez pour servir sous un roi,
Après avoir servi sous Pompée et sous moi.
(Septime rentre.)
César, car le destin, que dans tes fers je brave
[173],
985
Me fait ta prisonnière et non pas ton esclave,
Et tu ne prétends pas qu'il m'abatte le cœur
Jusqu'à te rendre hommage, et te nommer seigneur:
De quelque rude trait qu'il m'ose avoir frappée,
Veuve du jeune Crasse
[174], et veuve de Pompée,
990
Fille de Scipion, et pour dire encor plus,
Romaine, mon courage est encore au-dessus;
Et de tous les assauts que sa rigueur me livre,
Rien ne me fait rougir que la honte de vivre.
J'ai vu mourir Pompée, et ne l'ai pas suivi;995
Et bien que le moyen m'en aye été ravi,
Qu'une pitié cruelle à mes douleurs profondes
M'aye ôté le secours et du fer et des ondes,
Je dois rougir pourtant, après un tel malheur,
De n'avoir pu mourir d'un excès de douleur:1000
Ma mort étoit ma gloire, et le destin m'en prive
Pour croître mes malheurs et me voir ta captive.
Je dois bien toutefois rendre grâces aux Dieux
[175]
De ce qu'en arrivant je te trouve en ces lieux,
Que César y commande, et non pas Ptolomée.1005
Hélas! et sous quel astre, ô ciel! m'as-tu formée,
Si je leur dois des vœux de ce qu'ils ont permis
[176]
Que je rencontre ici mes plus grands ennemis,
Et tombe entre leurs mains plutôt qu'aux mains d'un prince
Qui doit à mon époux son trône et sa province?
César, de ta victoire écoute moins le bruit:
Elle n'est que l'effet du malheur qui me suit;
Je l'ai porté pour dot chez Pompée et chez Crasse;
Deux fois du monde entier j'ai causé la disgrâce,
Deux fois de mon hymen le nœud mal assorti1015
A chassé tous les Dieux du plus juste parti:
Heureuse en mes malheurs, si ce triste hyménée,
Pour le bonheur de Rome, à César m'eût donnée,
Et si j'eusse avec moi porté dans ta maison
D'un astre envenimé l'invincible poison!1020
Car enfin n'attends pas que j'abaisse ma haine:
Je te l'ai déjà dit, César, je suis Romaine;
Et quoique ta captive, un cœur comme le mien,
De peur de s'oublier, ne te demande rien.
Ordonne; et sans vouloir qu'il tremble ou s'humilie,
Souviens-toi seulement que je suis Cornélie.
O d'un illustre époux noble et digne moitié,
Dont le courage étonne, et le sort fait pitié!
Certes, vos sentiments font assez reconnoître
Qui vous donna la main, et qui vous donna l'être;1030
Et l'on juge aisément, au cœur que vous portez,
Où vous êtes entrée, et de qui vous sortez.
L'âme du jeune Crasse, et celle de Pompée,
L'une et l'autre vertu par le malheur trompée,
Le sang des Scipions protecteur de nos Dieux,1035
Parlent par votre bouche et brillent dans vos yeux;
Et Rome dans ses murs ne voit point de famille
Qui soit plus honorée ou de femme ou de fille.
Plût au grand Jupiter, plût à ces mêmes Dieux,
Qu'Annibal eût bravés jadis sans vos aïeux,1040
Que ce héros si cher dont le ciel vous sépare
N'eût pas si mal connu la cour d'un roi barbare,
Ni mieux aimé tenter une incertaine foi,
Que la vieille amitié qu'il eût trouvée en moi;
Qu'il eût voulu souffrir qu'un bonheur de mes armes
Eût vaincu ses soupçons, dissipé ses alarmes;
Et qu'enfin, m'attendant sans plus se défier,
Il m'eût donné moyen de me justifier!
Alors, foulant aux pieds la discorde et l'envie,
Je l'eusse conjuré de se donner la vie,1050
D'oublier ma victoire, et d'aimer un rival
Heureux d'avoir vaincu pour vivre son égal;
J'eusse alors regagné son âme satisfaite
[177],
Jusqu'à lui faire aux Dieux pardonner sa défaite;
Il eût fait à son tour, en me rendant son cœur,1055
Que Rome eût pardonné la victoire au vainqueur.
Mais puisque par sa perte, à jamais sans seconde,
Le sort a dérobé cette allégresse au monde,
César s'efforcera de s'acquitter vers vous
De ce qu'il voudroit rendre à cet illustre époux.1060
Prenez donc en ces lieux liberté toute entière:
Seulement pour deux jours soyez ma prisonnière,
Afin d'être témoin, comme après nos débats
Je chéris sa mémoire et venge son trépas,
Et de pouvoir apprendre à toute l'Italie1065
De quel orgueil nouveau m'enfle la Thessalie.
Je vous laisse à vous-même et vous quitte un moment.
Choisissez-lui, Lépide, un digne appartement;
Et qu'on l'honore ici, mais en dame romaine,
C'est-à-dire un peu plus qu'on n'honore la Reine.1070
Commandez, et chacun aura soin d'obéir.
O ciel, que de vertus vous me faites haïr
[178]!
FIN DU TROISIÈME ACTE.
72
ACTE IV.
SCÈNE PREMIÈRE.
PTOLOMÉE, ACHILLAS, PHOTIN.
Quoi? de la même main et de la même épée
Dont il vient d'immoler le malheureux Pompée,
Septime, par César indignement chassé,1075
Dans un tel désespoir à vos yeux a passé?
Oui, Seigneur; et sa mort a de quoi vous apprendre
[179]
La honte qu'il prévient et qu'il vous faut attendre.
Jugez quel est César à ce courroux si lent
[180].
Un moment pousse et rompt un transport violent;1080
Mais l'indignation qu'on prend avec étude
Augmente avec le temps, et porte un coup plus rude;
Ainsi n'espérez pas de le voir modéré:
Par adresse il se fâche après s'être assuré.
Sa puissance établie, il a soin de sa gloire.1085
Il poursuivoit Pompée, et chérit sa mémoire;
Et veut tirer à soi, par un courroux accort,
L'honneur de sa vengeance et le fruit de sa mort.
Ah! si je t'avois cru, je n'aurois pas de maître:
Je serois dans le trône où le ciel m'a fait naître;1090
Mais c'est une imprudence assez commune aux rois
D'écouter trop d'avis, et se tromper au choix;
Le destin les aveugle au bord du précipice;
Ou si quelque lumière en leur âme se glisse,
Cette fausse clarté, dont il les éblouit,1095
Les plonge dans un gouffre, et puis s'évanouit.
J'ai mal connu César; mais puisqu'en son estime
Un si rare service est un énorme crime,
Il porte dans son flanc de quoi nous en laver
[181];
C'est là qu'est notre grâce, il nous l'y faut trouver.1100
Je ne vous parle plus de souffrir sans murmure,
D'attendre son départ pour venger cette injure;
Je sais mieux conformer les remèdes au mal:
Justifions sur lui la mort de son rival;
Et notre main alors également trempée1105
Et du sang de César et du sang de Pompée,
Rome, sans leur donner de titres différents,
Se croira par vous seul libre de deux tyrans.
Oui, par là seulement ma perte est évitable
[182]:
C'est trop craindre un tyran que j'ai fait redoutable.
Montrons que sa fortune est l'œuvre de nos mains;
Deux fois en même jour disposons des Romains;
Faisons leur liberté comme leur esclavage.
César, que tes exploits n'enflent plus ton courage;
Considère les miens, tes yeux en sont témoins.1115
Pompée étoit mortel, et tu ne l'es pas moins;
Il pouvoit plus que toi; tu lui portois envie;
Tu n'as, non plus que lui, qu'une âme et qu'une vie;
Et son sort que tu plains te doit faire penser
Que ton cœur est sensible, et qu'on peut le percer
[183].
1120
Tonne, tonne à ton gré, fais peur de ta justice:
C'est à moi d'apaiser Rome par ton supplice;
C'est à moi de punir ta cruelle douceur,
Qui n'épargne en un roi que le sang de sa sœur.
Je n'abandonne plus ma vie et ma puissance
[184]1125
Au hasard de sa haine ou de ton inconstance;
Ne crois pas que jamais tu puisses à ce prix
[185]
Récompenser sa flamme ou punir ses mépris:
J'emploierai contre toi de plus nobles maximes.
Tu m'as prescrit tantôt de choisir des victimes,1130
De bien penser au choix
[186]; j'obéis, et je voi
Que je n'en puis choisir de plus dignes
[187] que toi,
Ni dont le sang offert, la fumée et la cendre
Puissent mieux satisfaire aux mânes de ton gendre.
Mais ce n'est pas assez, amis, de s'irriter:1135
Il faut voir quels moyens on a d'exécuter;
Toute cette chaleur est peut-être inutile;
Les soldats du tyran sont maîtres de la ville;
Que pouvons-nous contre eux? et pour les prévenir,
Quel temps devons-nous prendre, et quel ordre tenir?
Nous pouvons tout, Seigneur, en l'état où nous sommes
[188].
A deux milles d'ici vous avez six mille hommes,
Que depuis quelques jours, craignant des remuements,
Je faisois tenir prêts à tous événements.
Quelques soins qu'ait César, sa prudence est déçue.1145
Cette ville a sous terre une secrète
issue,
Par où fort aisément on les peut cette nuit
Jusque dans le palais introduire sans bruit;
Car contre sa fortune aller à force ouverte,
Ce seroit trop courir vous-même à votre perte.1150
Il nous le faut surprendre au milieu du festin,
Enivré des douceurs de l'amour et du vin.
Tout le peuple est pour nous. Tantôt, à son entrée,
J'ai remarqué l'horreur que ce peuple a montrée
[189]
Lorsque avec tant de fast
[190] il a vu ses faisceaux
1155
Marcher arrogamment et braver nos drapeaux;
Au spectacle insolent de ce pompeux outrage
Ses farouches regards étinceloient de rage:
Je voyois sa fureur à peine se dompter;
Et pour peu qu'on le pousse, il est prêt d'éclater;1160
Mais surtout les Romains que commandoit Septime,
Pressés de la terreur que sa mort leur imprime,
Ne cherchent qu'à venger par un coup généreux
Le mépris qu'en leur chef ce superbe a fait d'eux.
Mais qui pourra de nous approcher sa personne,1165
Si durant le festin sa garde l'environne?
Les gens de Cornélie, entre qui vos Romains
Ont déjà reconnu des frères, des germains,
Dont l'âpre déplaisir leur a laissé paroître
Une soif d'immoler leur tyran à leur maître:1170
Ils ont donné parole, et peuvent, mieux que nous,
Dans les flancs de César porter les premiers coups.
Son faux art de clémence, ou plutôt sa folie,
Qui pense gagner Rome en flattant Cornélie,
Leur donnera sans doute un assez libre accès1175
Pour de ce grand dessein assurer le succès.
Mais voici Cléopatre: agissez avec feinte,
Seigneur, et ne montrez que foiblesse et que crainte
[191].
Nous allons vous quitter, comme objets odieux
Dont l'aspect importun offenseroit ses yeux.1180
SCÈNE II.
PTOLOMÉE, CLÉOPATRE, ACHORÉE, CHARMION.
J'ai vu César, mon frère,
Et de tout mon pouvoir combattu sa colère.
Vous êtes généreuse; et j'avois attendu
Cet office
[192] de sœur que vous m'avez rendu.
Mais cet illustre amant vous a bientôt quittée.1185
Sur quelque brouillerie, en la ville excitée:
Il a voulu lui-même apaiser les débats
Qu'avec nos citoyens ont eus
[193] quelques soldats
[194];
Et moi, j'ai bien voulu moi-même vous redire
Que vous ne craigniez rien pour vous ni votre empire;
Et que le grand César blâme votre action
Avec moins de courroux que de compassion.
Il vous plaint d'écouter ces lâches politiques
Qui n'inspirent aux rois que des mœurs tyranniques:
Ainsi que la naissance, ils ont les esprits bas.1195
En vain on les élève à régir des États:
Un cœur né pour servir sait mal comme on commande;
Sa puissance l'accable alors qu'elle est trop grande;
Et sa main, que le crime en vain fait redouter,
Laisse choir le fardeau qu'elle ne peut porter.1200
Vous dites vrai, ma sœur, et ces effets sinistres
Me font bien voir ma faute au choix de mes ministres.
Si j'avois écouté de plus nobles conseils,
Je vivrois dans la gloire où vivent mes pareils;
Je mériterois mieux cette amitié si pure1205
Que pour un frère ingrat vous donne la nature;
César embrasseroit Pompée en ce palais;
Notre Égypte à la terre auroit rendu la paix,
Et verroit son monarque encore à juste titre
Ami de tous les deux, et peut-être l'arbitre.1210
Mais puisque le passé ne peut se révoquer
[195],
Trouvez bon qu'avec vous mon cœur s'ose expliquer.
Je vous ai maltraitée, et vous êtes si bonne,
Que vous me conservez la vie et la couronne.
Vainquez-vous tout à fait; et par un digne effort1215
Arrachez Achillas et Photin à la mort:
Elle leur est bien due; ils vous ont offensée;
Mais ma gloire en leur perte est trop intéressée.
Si César les punit des crimes de leur roi,
Toute l'ignominie en rejaillit sur moi:1220
Il me punit en eux; leur supplice est ma peine.
Forcez, en ma faveur, une trop juste haine.
De quoi peut satisfaire un cœur si généreux
Le sang abject et vil de ces deux malheureux?
Que je vous doive tout: César cherche à vous plaire,
Et vous pouvez d'un mot désarmer sa colère
[196].
Si j'avois en mes mains leur vie et leur trépas,
Je les méprise assez pour ne m'en venger pas;
Mais sur le grand César je puis fort peu de chose,
Quand le sang de Pompée à mes desirs s'oppose.1230
Je ne me vante pas de pouvoir le fléchir
[197];
J'en ai déjà parlé, mais il a su gauchir;
Et tournant le discours sur une autre matière,
Il n'a ni refusé, ni souffert ma prière.
Je veux bien toutefois encor m'y hasarder,1235
Mes efforts redoublés pourront mieux succéder;
Et j'ose croire....
Il vient; souffrez que je l'évite:
Je crains que ma présence à vos yeux ne l'irrite
[198],
Que son courroux ému ne s'aigrisse à me voir;
Et vous agirez seule avec plus de pouvoir.1240
SCÈNE III.
CÉSAR, CLÉOPATRE, ANTOINE, LÉPIDE,
CHARMION, ACHORÉE, Romains.
Reine, tout est paisible; et la ville calmée,
Qu'un trouble assez léger avoit trop alarmée,
N'a plus à redouter le divorce intestin
Du soldat insolent et du peuple mutin.
Mais, ô Dieux! ce moment que je vous ai quittée1245
D'un trouble bien plus grand a mon âme agitée!
Et ces soins importuns, qui m'arrachoient de vous,
Contre ma grandeur même allumoient mon courroux:
Je lui voulois du mal de m'être si contraire,
De rendre ma présence ailleurs si nécessaire;1250
Mais je lui pardonnois, au simple souvenir
Du bonheur qu'à ma flamme elle fait obtenir.
C'est elle dont je tiens cette haute espérance
Qui flatte mes desirs d'une illustre apparence,
Et fait croire à César qu'il peut former des vœux,1255
Qu'il n'est pas tout à fait indigne de vos feux,
Et qu'il peut en prétendre une juste conquête
[199],
N'ayant plus que les Dieux au-dessus de sa tête.
Oui, Reine, si quelqu'un dans ce vaste univers
Pouvoit porter plus haut la gloire de vos fers;1260
S'il étoit quelque trône où vous pussiez paroître
Plus dignement assise en captivant son maître
[200],
J'irois, j'irois à lui, moins pour le lui ravir,
Que pour lui disputer le droit de vous servir;
Et je n'aspirerois au bonheur de vous plaire1265
Qu'après avoir mis bas un si grand adversaire
[201].
C'étoit pour acquérir un droit si précieux
Que combattoit partout mon bras ambitieux;
Et dans Pharsale même il a tiré l'épée
Plus pour le conserver que pour vaincre Pompée.1270
Je l'ai vaincu, Princesse; et le Dieu des combats
M'y favorisoit moins que vos divins appas:
Ils conduisoient ma main, ils enfloient mon courage;
Cette pleine victoire est leur dernier ouvrage:
C'est l'effet des ardeurs qu'ils daignoient m'inspirer;
Et vos beaux yeux enfin m'ayant fait soupirer,
Pour faire que votre âme avec gloire y réponde,
M'ont rendu le premier et de Rome et du monde.
C'est ce glorieux titre, à présent effectif,
Que je viens ennoblir par celui de captif:1280
Heureux, si mon esprit gagne tant sur le vôtre,
Qu'il en estime l'un et me permette l'autre!
Je sais ce que je dois au souverain bonheur
Dont me comble et m'accable un tel excès d'honneur.
Je ne vous tiendrai plus mes passions secrètes:1285
Je sais ce que je suis; je sais ce que vous êtes.
Vous daignâtes m'aimer dès mes plus jeunes ans;
Le sceptre que je porte est un de vos présents;
Vous m'avez par deux fois rendu le diadème:
J'avoue, après cela, Seigneur, que je vous aime,1290
Et que mon cœur n'est point à l'épreuve des traits
Ni de tant de vertus, ni de tant de bienfaits.
Mais, hélas! ce haut rang, cette illustre naissance,
Cet État de nouveau rangé sous ma puissance,
Ce sceptre par vos mains dans les miennes remis,1295
A mes vœux innocents sont autant d'ennemis.
Ils allument contre eux une implacable haine:
Ils me font méprisable alors qu'ils me font reine;
Et si Rome est encor telle qu'auparavant,
Le trône où je me sieds m'abaisse en m'élevant;1300
Et ces marques d'honneur, comme titres infâmes,
Me rendent à jamais indigne de vos flammes.
J'ose encor toutefois, voyant votre pouvoir,
Permettre à mes desirs un généreux espoir.
Après tant de combats, je sais qu'un si grand homme
A droit de triompher des caprices de Rome,
Et que l'injuste horreur qu'elle eut toujours des rois
Peut céder par votre ordre à de plus justes lois.
Je sais que vous pouvez forcer d'autres obstacles:
Vous me l'avez promis, et j'attends ces miracles.1310
Votre bras dans Pharsale a fait de plus grands coups,
Et je ne les demande à d'autres Dieux qu'à vous.
Tout miracle est facile où mon amour s'applique.
Je n'ai plus qu'à courir les côtes de l'Afrique,
Qu'à montrer mes drapeaux au reste épouvanté1315
Du parti malheureux qui m'a persécuté;
Rome n'ayant plus lors d'ennemis à me faire,
Par impuissance enfin prendra soin de me plaire;
Et vos yeux la verront, par un superbe accueil,
Immoler à vos pieds sa haine et son orgueil.1320
Encore une défaite, et dans Alexandrie
Je veux que cette ingrate en ma faveur vous prie;
Et qu'un juste respect, conduisant ses regards,
A votre chaste amour demande des Césars.
C'est l'unique bonheur où mes desirs prétendent;1325
C'est le fruit que j'attends des lauriers qui m'attendent:
Heureux si mon destin, encore un peu plus doux,
Me les faisoit cueillir sans m'éloigner de vous!
Mais, las! contre mon feu mon feu me sollicite:
Si je veux être à vous, il faut que je vous quitte.1330
En quelques lieux qu'on fuie, il me faut y courir,
Pour achever de vaincre et de vous conquérir.
Permettez cependant qu'à ces douces amorces
Je prenne un nouveau cœur et de nouvelles forces,
Pour faire dire encore aux peuples pleins d'effroi,1335
Que venir, voir et vaincre est même chose en moi
[202].
C'est trop, c'est trop, Seigneur, souffrez que j'en abuse:
Votre amour fait ma faute, il fera mon excuse.
Vous me rendez le sceptre, et peut-être le jour;
Mais si j'ose abuser de cet excès d'amour,1340
Je vous conjure encor, par ses plus puissants charmes,
Par ce juste bonheur qui suit toujours vos armes,
Par tout ce que j'espère et que vous attendez,
De n'ensanglanter pas ce que vous me rendez.
Faites grâce, Seigneur, ou souffrez que j'en fasse
[203],
1345
Et montre à tous par là que j'ai repris ma place.
Achillas et Photin sont gens à dédaigner:
Ils sont assez punis en me voyant régner;
Et leur crime....
Ah! prenez d'autres marques de reine:
Dessus mes volontés vous êtes souveraine;1350
Mais si mes sentiments peuvent être écoutés,
Choisissez des sujets dignes de vos bontés.
Ne vous donnez sur moi qu'un pouvoir légitime,
Et ne me rendez point complice de leur crime,
C'est beaucoup que pour vous j'ose épargner le Roi,1355
Et si mes feux n'étoient....
SCÈNE IV.
CÉSAR, CORNÉLIE, CLÉOPATRE, ACHORÉE,
ANTOINE, LÉPIDE, CHARMION, Romains.
César, prends garde à toi:
Ta mort est résolue, on la jure, on l'apprête;
A celle de Pompée on veut joindre ta tête.
Prends-y garde, César, ou ton sang répandu
Bientôt parmi le sien se verra confondu.1360
Mes esclaves en sont; apprends de leurs indices
L'auteur de l'attentat, et l'ordre, et les complices:
Je te les abandonne.
O cœur vraiment romain,
Et digne du héros qui vous donna la main!
Ses mânes, qui du ciel ont vu de quel courage1365
Je préparois la mienne à venger son outrage,
Mettant leur haine bas, me sauvent aujourd'hui
Par la moitié qu'en terre il nous laisse de lui
[204].
Il vit, il vit encore en l'objet de sa flamme,
Il parle par sa bouche, il agit dans son âme;1370
Il la pousse, et l'oppose à cette indignité,
Pour me vaincre par elle en générosité.
Tu te flattes, César, de mettre en ta croyance
Que la haine ait fait place à la reconnoissance:
Ne le présume plus; le sang de mon époux1375
A rompu pour jamais tout commerce entre nous.
J'attends la liberté qu'ici tu m'as offerte,
Afin de l'employer toute entière à ta perte;
Et je te chercherai partout des ennemis,
Si tu m'oses tenir ce que tu m'as promis.1380
Mais avec cette soif que j'ai de ta ruine,
Je me jette au-devant du coup qui t'assassine,
Et forme des desirs avec trop de raison
Pour en aimer l'effet par une trahison:
Qui la sait et la souffre a part à l'infamie.1385
Si je veux ton trépas, c'est en juste ennemie:
Mon époux a des fils, il aura des neveux;
Quand ils te combattront, c'est là que je le veux,
Et qu'une digne main par moi-même animée,
Dans ton champ de bataille, aux yeux de ton armée,
T'immole noblement, et par un digne effort,
Aux mânes du héros dont tu venges la mort.
Tous mes soins, tous mes vœux hâtent cette vengeance;
Ta perte la recule, et ton salut l'avance.
Quelque espoir qui d'ailleurs me l'ose ou puisse offrir,
Ma juste impatience auroit trop à souffrir:
La vengeance éloignée est à demi perdue,
Et quand il faut l'attendre, elle est trop cher vendue
[205].
Je n'irai point chercher sur les bords africains
Le foudre souhaité que je vois en tes mains
[206]:
1400
La tête qu'il menace en doit être frappée.
J'ai pu donner la tienne, au lieu d'elle, à Pompée:
Ma haine avoit le choix; mais cette haine enfin
Sépare son vainqueur d'avec son assassin,
Et ne croit avoir droit de punir ta victoire
[207]1405
Qu'après le châtiment d'une action si noire.
Rome le veut ainsi; son adorable front
Auroit de quoi rougir d'un trop honteux affront,
De voir en même jour, après tant de conquêtes,
Sous un indigne fer ses deux plus nobles têtes.1410
Son grand cœur, qu'à tes lois en vain tu crois soumis,
En veut aux criminels plus qu'à ses ennemis,
Et tiendroit à malheur le bien de se voir libre,
Si l'attentat du Nil affranchissoit le Tibre.
Comme autre qu'un Romain n'a pu l'assujettir,1415
Autre aussi qu'un Romain ne l'en doit garantir.
Tu tomberois ici sans être sa victime;
Au lieu d'un châtiment ta mort seroit un crime;
Et sans que tes pareils en conçussent d'effroi,
L'exemple que tu dois périroit avec toi.1420
Venge-la de l'Égypte à son appui fatale,
Et je la vengerai, si je puis, de Pharsale.
Va, ne perds point de temps, il presse. Adieu: tu peux
[208]
Te vanter qu'une fois j'ai fait pour toi des vœux
[209].
SCÈNE V.
CÉSAR, CLÉOPATRE, ANTOINE, LÉPIDE,
ACHORÉE, CHARMION.
Son courage m'étonne autant que leur audace.1425
Reine, voyez pour qui vous me demandiez grâce!
Je n'ai rien à vous dire: allez, Seigneur, allez
Venger sur ces méchants tant de droits violés.
On m'en veut plus qu'à vous: c'est ma mort qu'ils respirent,
C'est contre mon pouvoir que les traîtres conspirent;
Leur rage, pour l'abattre, attaque mon soutien,
Et par votre trépas cherche un passage au mien.
Mais parmi ces transports d'une juste colère,
Je ne puis oublier que leur chef est mon frère.
Le saurez-vous, Seigneur? et pourrai-je obtenir1435
Que ce cœur irrité daigne s'en souvenir?
Oui, je me souviendrai que ce cœur magnanime
Au bonheur de son sang veut pardonner son crime.
Adieu, ne craignez rien: Achillas et Photin
Ne sont pas gens à vaincre un si puissant destin.1440
Pour les mettre en déroute, eux et tous leurs complices,
Je n'ai qu'à déployer l'appareil des supplices,
Et pour soldats choisis, envoyer des bourreaux
Qui portent hautement mes haches pour drapeaux.
(César rentre avec les Romains.)
CLÉOPATRE
Ne quittez pas César: allez, cher Achorée,1445
Repousser avec lui ma mort qu'on a jurée;
Et quand il punira nos lâches ennemis,
Faites-le souvenir de ce qu'il m'a promis.
Ayez l'œil sur le Roi dans la chaleur des armes,
Et conservez son sang pour épargner mes larmes.1450
Madame, assurez-vous qu'il ne peut y périr
Si mon zèle et mes soins peuvent le secourir
[210].
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
87
ACTE V.
SCÈNE PREMIÈRE.
CORNÉLIE, tenant une petite urne en sa main;
PHILIPPE.
Mes yeux, puis-je vous croire, et n'est-ce point un songe
Qui sur mes tristes vœux a formé ce mensonge?
Te revois-je, Philippe, et cet époux si cher1455
A-t-il reçu de toi les honneurs du bûcher?
Cette urne que je tiens contient-elle sa cendre?
O vous, à ma douleur objet terrible et tendre
[211],
Éternel entretien de haine et de pitié,
Reste du grand Pompée, écoutez sa moitié.1460
N'attendez point de moi de regrets, ni de larmes;
Un grand cœur à ses maux applique d'autres charmes.
Les foibles déplaisirs s'amusent à parler,
Et quiconque se plaint cherche à se consoler.
Moi, je jure des Dieux la puissance suprême,1465
Et pour dire encor plus, je jure par vous-même,
Car vous pouvez bien plus sur ce cœur affligé
Que le respect des Dieux qui l'ont mal protégé:
Je jure donc par vous, ô pitoyable reste,
Ma divinité seule après ce coup funeste,1470
Par vous, qui seul ici pouvez me soulager
[212],
De n'éteindre jamais l'ardeur de le venger.
Ptolomée à César, par un lâche artifice,
Rome, de ton Pompée a fait un sacrifice;
Et je n'entrerai point dans tes murs désolés,1475
Que le prêtre et le Dieu ne lui soient immolés.
Faites-m'en souvenir, et soutenez ma haine,
O cendres, mon espoir aussi bien que ma peine;
Et pour m'aider un jour à perdre son vainqueur,
Versez dans tous les cœurs ce que ressent mon cœur.
Toi qui l'as honoré sur cette infâme rive
D'une flamme pieuse autant comme chétive,
Dis-moi, quel bon démon a mis en ton pouvoir
De rendre à ce héros ce funèbre devoir?
Tout couvert de son sang, et plus mort que lui-même,
Après avoir cent fois maudit le diadème,
Madame, j'ai porté mes pas et mes sanglots
[213]
Du côté que le vent poussoit encor les flots.
Je cours longtemps en vain; mais enfin d'une roche
J'en découvre le tronc vers un sable assez proche,1490
Où la vague en courroux sembloit prendre plaisir
A feindre de le rendre, et puis s'en ressaisir.
Je m'y jette, et l'embrasse, et le pousse au rivage;
Et ramassant sous lui le débris d'un naufrage,
Je lui dresse un bûcher à la hâte et sans art,1495
Tel que je pus sur l'heure, et qu'il plut au hasard.
A peine brûloit-il que le ciel plus propice
M'envoie un compagnon en ce pieux office:
Cordus
[214], un vieux Romain qui demeure en ces lieux,
Retournant de la ville, y détourne les yeux;1500
Et n'y voyant qu'un tronc dont la tête est coupée
[215],
A cette triste marque il reconnoît Pompée.
Soudain la larme à l'œil: «O toi, qui que tu sois,
A qui le ciel permet de si dignes emplois,
Ton sort est bien, dit-il, autre que tu ne penses;1505
Tu crains des châtiments, attends des récompenses.
César est en Égypte, et venge hautement
Celui pour qui ton zèle a tant de sentiment.
Tu peux faire éclater les soins qu'on t'en voit prendre
[216],
Tu peux même à sa veuve en reporter la cendre.1510
Son vainqueur l'a reçue avec tout le respect
Qu'un dieu pourroit ici trouver à son aspect.
Achève, je reviens.» Il part et m'abandonne,
Et rapporte aussitôt ce vase qu'il me donne,
Où sa main et la mienne enfin ont renfermé1515
Ces restes d'un héros par le feu consumé
[217].
Oh! que sa piété mérite de louanges!
En entrant j'ai trouvé des désordres étranges.
J'ai vu fuir tout un peuple en foule vers le port
[218],
Où le Roi, disoit-on, s'étoit fait le plus fort.1520
Les Romains poursuivoient; et César, dans la place
Ruisselante du sang de cette populace,
Montroit de sa justice un exemple si beau
[219],
Faisant passer Photin par les mains d'un bourreau.
Aussitôt qu'il me voit, il daigne me connoître;1525
Et prenant de ma main les cendres de mon maître:
«Restes d'un demi-dieu, dont à peine je puis
Égaler le grand nom, tout vainqueur que j'en suis,
De vos traîtres, dit-il, voyez punir les crimes:
Attendant des autels, recevez ces victimes;1530
Bien d'autres vont les suivre. Et toi, cours au palais
Porter à sa moitié ce don que je lui fais;
Porte à ses déplaisirs cette foible allégeance,
Et dis-lui que je cours achever sa vengeance
[220].»
Ce grand homme à ces mots me quitte en soupirant,
Et baise avec respect ce vase qu'il me rend.
O soupirs! ô respect! oh! qu'il est doux de plaindre
Le sort d'un ennemi quand il n'est plus à craindre
[221]!
Qu'avec chaleur, Philippe, on court à le venger
Lorsqu'on s'y voit forcé par son propre danger
[222],
1540
Et quand cet intérêt qu'on prend pour sa mémoire
[223]
Fait notre sûreté comme il croît notre gloire!
César est généreux, j'en veux être d'accord;
Mais le Roi le veut perdre, et son rival est mort.
Sa vertu laisse lieu de douter à l'envie1545
De ce qu'elle feroit s'il le voyoit en vie:
Pour grand qu'en soit le prix, son péril en rabat;
Cette ombre qui la couvre en affoiblit l'éclat;
L'amour même s'y mêle, et le force à combattre:
Quand il venge Pompée, il défend Cléopatre.1550
Tant d'intérêts sont joints à ceux de mon époux,
Que je ne devrois rien à ce qu'il fait pour nous,
Si, comme par soi-même un grand cœur juge un autre,
Je n'aimois mieux juger sa vertu par la nôtre,
Et croire que nous seuls armons ce combattant,1555
Parce qu'au point qu'il est j'en voudrois faire autant.
SCÈNE II.
CLÉOPATRE, CORNÉLIE, PHILIPPE,
CHARMION.
Je ne viens pas ici pour troubler une plainte
Trop juste à la douleur dont vous êtes atteinte:
Je viens pour rendre hommage aux cendres d'un héros
Qu'un fidèle affranchi vient d'arracher aux flots;1560
Pour le plaindre avec vous, et vous jurer, Madame,
Que j'aurois conservé ce maître de votre âme,
Si le ciel, qui vous traite avec trop de rigueur,
M'en eût donné la force aussi bien que le cœur.
Si pourtant, à l'aspect de ce qu'il vous renvoie,1565
Vos douleurs laissoient place à quelque peu de joie;
Si la vengeance avoit de quoi vous soulager,
Je vous dirois aussi qu'on vient de vous venger,
Que le traître Photin.... Vous le savez peut-être?
Oui, Princesse, je sais qu'on a puni ce traître.1570
Un si prompt châtiment vous doit être bien doux.
S'il a quelque douceur, elle n'est que pour vous.
Tous les cœurs trouvent doux le succès qu'ils espèrent.
Comme nos intérêts, nos sentiments diffèrent.
Si César à sa mort joint celle d'Achillas,1575
Vous êtes satisfaite, et je ne la suis pas.
Aux mânes de Pompée il faut une autre offrande:
La victime est trop basse et l'injure est trop grande;
Et ce n'est pas un sang que pour la réparer
Son ombre et ma douleur daignent considérer.1580
L'ardeur de le venger, dans mon âme allumée,
En attendant César, demande Ptolomée.
Tout indigne qu'il est de vivre et de régner,
Je sais bien que César se force à l'épargner;
Mais quoi que son amour ait osé vous promettre,1585
Le ciel, plus juste enfin, n'osera le permettre;
Et s'il peut une fois écouter tous mes vœux,
Par la main l'un de l'autre ils périront tous deux.
Mon âme à ce bonheur, si le ciel me l'envoie,
Oubliera ses douleurs pour s'ouvrir à la joie;1590
Mais si ce grand souhait demande trop pour moi,
Si vous n'en perdez qu'un, ô ciel! perdez le Roi.
Le ciel sur nos souhaits ne règle pas les choses.
Le ciel règle souvent les effets sur les causes
[224],
Et rend aux criminels ce qu'ils ont mérité.1595
Comme de la justice, il a de la bonté.
Oui; mais il fait juger, à voir comme il commence,
Que sa justice agit, et non pas sa clémence.
Souvent de la justice il passe à la douceur.
Reine, je parle en veuve, et vous parlez en sœur.1600
Chacune a son sujet d'aigreur ou de tendresse,
Qui dans le sort du Roi justement l'intéresse.
Apprenons par le sang qu'on aura répandu
A quels souhaits le ciel a le mieux répondu
[225].
Voici votre Achorée.
SCÈNE III.
CORNÉLIE, CLÉOPATRE, ACHORÉE,
PHILIPPE, CHARMION.
Hélas! sur son visage1605
Rien ne s'offre à mes yeux que de mauvais présage.
Ne nous déguisez rien, parlez sans me flatter:
Qu'ai-je à craindre, Achorée, ou qu'ai-je à regretter?
Aussitôt que César eut su la perfidie....
Ce ne sont pas ses soins que je veux qu'on me die
[226].
Je sais qu'il fit trancher et clore ce conduit
Par où ce grand secours devoit être introduit
[227];
Qu'il manda tous les siens pour s'assurer la place,
Où Photin a reçu le prix de son audace;
Que d'un si prompt supplice Achillas étonné1615
S'est aisément saisi du port abandonné;
Que le Roi l'a suivi; qu'Antoine a mis à terre
Ce qui dans ses vaisseaux restoit de gens de guerre
[228];
Que César l'a rejoint; et je ne doute pas
Qu'il n'ait su vaincre encore, et punir Achillas.1620
Oui, Madame, on a vu son bonheur ordinaire....
Dites-moi seulement s'il a sauvé mon frère,
S'il m'a tenu promesse.
Oui, de tout son pouvoir.
C'est là l'unique point que je voulois savoir.
Madame, vous voyez, les Dieux m'ont écoutée.1625
Ils n'ont que différé la peine méritée.
Vous la vouliez sur l'heure, ils l'en ont garanti.
Il faudroit qu'à nos vœux il eût mieux consenti
[229].
Que disiez-vous naguère, et que viens-je d'entendre?
Accordez ces discours, que j'ai peine à comprendre.1630
Aucuns ordres ni soins n'ont pu le secourir
[230]:
Malgré César et nous il a voulu périr;
Mais il est mort, Madame, avec toutes les marques
Que puissent laisser d'eux les plus dignes monarques
[231]:
Sa vertu rappelée a soutenu son rang,1635
Et sa perte aux Romains a coûté bien du sang
[232].
Il combattoit Antoine avec tant de courage,
Qu'il emportoit déjà sur lui quelque avantage;
Mais l'abord de César a changé le destin;
Aussitôt Achillas suit le sort de Photin:1640
Il meurt, mais d'une mort trop belle pour un traître,
Les armes à la main, en défendant son maître.
Le vainqueur crie en vain qu'on épargne le Roi;
Ces mots au lieu d'espoir lui donnent de l'effroi;
Son esprit alarmé les croit un artifice1645
Pour réserver sa tête à l'affront d'un supplice
[233].
Il pousse dans nos rangs, il les perce, et fait voir
Ce que peut la vertu qu'arme le désespoir;
Et son cœur, emporté par l'erreur qui l'abuse
[234],
Cherche partout la mort, que chacun lui refuse.1650
Enfin perdant haleine après ces grands efforts,
Près d'être environné, ses meilleurs soldats morts,
Il voit quelques fuyards sauter dans une barque:
Il s'y jette, et les siens, qui suivent leur monarque,
D'un si grand nombre en foule accablent ce vaisseau
[235],
Que la mer l'engloutit avec tout son fardeau
[236].
C'est ainsi que sa mort lui rend toute sa gloire,
A vous toute l'Égypte, à César la victoire.
Il vous proclame reine; et bien qu'aucun Romain
[237]
Du sang que vous pleurez n'ait vu rougir sa main,1660
Il nous fait voir à tous un déplaisir extrême,
Il soupire, il gémit. Mais le voici lui-même,
Qui pourra mieux que moi vous montrer la douleur
[238]
Que lui donne du Roi l'invincible malheur.
SCÈNE IV.
CÉSAR, CORNÉLIE, CLÉOPATRE, ANTOINE, LÉPIDE,
ACHORÉE, CHARMION, PHILIPPE.
César, tiens-moi parole, et me rends mes galères.1665
Achillas et Photin ont reçu leurs salaires;
Leur roi n'a pu jouir de ton cœur adouci;
Et Pompée est vengé ce qu'il peut l'être ici.
Je n'y saurois plus voir qu'un funeste rivage
[239]
Qui de leur attentat m'offre l'horrible image,1670
Ta nouvelle victoire, et le bruit éclatant
Qu'aux changements de roi pousse un peuple inconstant
[240];
Et parmi ces objets, ce qui le plus m'afflige
[241],
C'est d'y revoir toujours l'ennemi qui m'oblige.
Laisse-moi m'affranchir de cette indignité,1675
Et souffre que ma haine agisse en liberté.
A cet empressement j'ajoute une requête:
Vois l'urne de Pompée; il y manque sa tête:
Ne me la retiens plus, c'est l'unique faveur
Dont je te puis encor prier avec honneur.1680
Il est juste, et César est tout prêt de vous rendre
Ce reste où vous avez tant de droit de prétendre;
Mais il est juste aussi qu'après tant de sanglots
A ses mânes errants nous rendions le repos,
Qu'un bûcher allumé par ma main et la vôtre1685
Le venge pleinement de la honte de l'autre,
Que son ombre s'apaise en voyant notre ennui,
Et qu'une urne plus digne et de vous et de lui,
Après la flamme éteinte et les pompes finies,
Renferme avec éclat ses cendres réunies.1690
De cette même main dont il fut combattu,
Il verra des autels dressés à sa vertu;
Il recevra des vœux, de l'encens, des victimes,
Sans recevoir par là d'honneurs que légitimes
[242]:
Pour ces justes devoirs je ne veux que demain;1695
Ne me refusez pas ce bonheur souverain.
Faites un peu de force à votre impatience;
Vous êtes libre après: partez en diligence;
Portez à notre Rome un si digne trésor;
Portez....
Non pas, César, non pas à Rome encor:1700
Il faut que ta défaite et que tes funérailles
A cette cendre aimée en ouvrent les murailles;
Et quoiqu'elle la tienne aussi chère que moi,
Elle n'y doit rentrer qu'en triomphant de toi.
Je la porte en Afrique; et c'est là que j'espère1705
Que les fils de Pompée, et Caton, et mon père,
Secondés par l'effort d'un roi
[243] plus généreux
[244],
Ainsi que la justice auront le sort pour eux.
C'est là que tu verras sur la terre et sur l'onde
Le débris de Pharsale armer un autre monde;1710
Et c'est là que j'irai, pour hâter tes malheurs,
Porter de rang en rang ces cendres et mes pleurs.
Je veux que de ma haine ils reçoivent des règles,
Qu'ils suivent au combat des urnes au lieu d'aigles;
Et que ce triste objet porte en leur souvenir
[245]1715
Les soins de le venger, et ceux de te punir.
Tu veux à ce héros rendre un devoir suprême:
L'honneur que tu lui rends rejaillit sur toi-même;
Tu m'en veux pour témoin: j'obéis au vainqueur;
Mais ne présume pas toucher par là mon cœur.1720
La perte que j'ai faite est trop irréparable;
La source de ma haine est trop inépuisable:
A l'égal de mes jours je la ferai durer;
Je veux vivre avec elle, avec elle expirer.
Je t'avouerai pourtant, comme vraiment Romaine,
Que pour toi mon estime est égale à ma haine;
Que l'une et l'autre est juste, et montre le pouvoir,
L'une de ta vertu, l'autre de mon devoir
[246];
Que l'une est généreuse, et l'autre intéressée,
Et que dans mon esprit l'une et l'autre est forcée.1730
Tu vois que ta vertu, qu'en vain on veut trahir
[247],
Me force de priser ce que je dois haïr:
Juge ainsi de la haine où mon devoir me lie;
La veuve de Pompée y force Cornélie.
J'irai, n'en doute point, au sortir de ces lieux,1735
Soulever contre toi les hommes et les Dieux;
Ces Dieux qui t'ont flatté, ces Dieux qui m'ont trompée,
Ces Dieux qui dans Pharsale ont mal servi Pompée,
Qui la foudre à la main l'ont pu voir égorger:
Ils connoîtront leur faute, et le voudront venger.1740
Mon zèle, à leur refus, aidé de sa mémoire,
Te saura bien sans eux arracher la victoire:
Et quand tout mon effort se trouvera rompu,
Cléopatre fera ce que je n'aurai pu.
Je sais quelle est ta flamme et quelles sont ses forces,
Que tu n'ignores pas comme on fait les divorces,
Que ton amour t'aveugle, et que pour l'épouser
Rome n'a point de lois que tu n'oses briser;
Mais sache aussi qu'alors la jeunesse romaine
Se croira tout permis sur l'époux d'une reine,1750
Et que de cet hymen tes amis indignés
Vengeront sur ton sang leurs avis dédaignés.
J'empêche ta ruine, empêchant tes caresses.
Adieu: j'attends demain l'effet de tes promesses.
SCÈNE V.
CÉSAR, CLÉOPATRE, ANTOINE, LÉPIDE,
ACHORÉE, CHARMION.
Plutôt qu'à ces périls je vous puisse exposer,1755
Seigneur, perdez en moi ce qui les peut causer:
Sacrifiez ma vie au bonheur de la vôtre;
Le mien sera trop grand, et je n'en veux point d'autre,
Indigne que je suis d'un César pour époux,
Que de vivre en votre âme, étant morte pour vous.1760
Reine, ces vains projets sont le seul avantage
Qu'un grand cœur impuissant a du ciel en partage:
Comme il a peu de force, il a beaucoup de soins;
Et s'il pouvoit plus faire, il souhaiteroit moins.
Les Dieux empêcheront l'effet de ces augures,1765
Et mes félicités n'en seront pas moins pures,
Pourvu que votre amour gagne sur vos douleurs,
Qu'en faveur de César vous tarissiez vos pleurs,
Et que votre bonté, sensible à ma prière,
Pour un fidèle amant oublie un mauvais frère.1770
On aura pu vous dire avec quel déplaisir
J'ai vu le désespoir qu'il a voulu choisir;
Avec combien d'efforts j'ai voulu le défendre
Des paniques terreurs qui l'avoient pu surprendre.
Il s'est de mes bontés jusqu'au bout défendu,1775
Et de peur de se perdre il s'est enfin perdu.
Oh! honte pour César, qu'avec tant de puissance,
Tant de soins de vous rendre entière obéissance
[248],
Il n'ait pu toutefois, en ces événements,
Obéir au premier de vos commandements!1780
Prenez-vous-en au ciel, dont les ordres sublimes
Malgré tous nos efforts savent punir les crimes;
Sa rigueur envers lui vous ouvre un sort plus doux,
Puisque par cette mort l'Égypte est toute à vous.
Je sais que j'en reçois un nouveau diadème,1785
Qu'on n'en peut accuser que les Dieux et lui-même;
Mais comme il est, Seigneur, de la fatalité
Que l'aigreur soit mêlée à la félicité,
Ne vous offensez pas si cet heur de vos armes,
Qui me rend tant de biens, me coûte un peu de larmes,
Et si voyant sa mort due à sa trahison,
Je donne à la nature ainsi qu'à la raison.
Je n'ouvre point les yeux sur ma grandeur si proche,
Qu'aussitôt à mon cœur mon sang ne le reproche;
J'en ressens dans mon âme un murmure secret,1795
Et ne puis remonter au trône sans regret
[249].
Un grand peuple, Seigneur, dont cette cour est pleine,
Par des cris redoublés demande à voir sa reine,
Et tout impatient déjà se plaint aux cieux
Qu'on lui donne trop tard un bien si précieux.1800
Ne lui refusons plus le bonheur qu'il désire:
Princesse, allons par là commencer votre empire.
Fasse le juste ciel, propice à mes desirs,
Que ces longs cris de joie étouffent vos soupirs,
Et puissent ne laisser dedans votre pensée1805
Que l'image des traits dont mon âme est blessée!
Cependant, qu'à l'envi ma suite et votre cour
Préparent pour demain la pompe d'un beau jour,
Où dans un digne emploi l'une et l'autre occupée
Couronne Cléopatre et m'apaise Pompée,1810
Élève à l'une un trône, à l'autre des autels,
Et jure à tous les deux des respects immortels.
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
103
APPENDICE.
I
PASSAGES DE LA PHARSALE
DE LUCAIN
IMITÉS PAR CORNEILLE ET SIGNALÉS PAR LUI[250].
Vers |
52, 53. |
Metiri sua regna decet, viresque fateri.
(Livre VIII, vers 527.) |
|
55-58. |
Nec soceri tantum arma fugit, fugit ora senatus,
Cujus thessalicas saturat pars magna volucres.
(VIII, 506, 507.) |
|
61-64. |
Et metuit gentes quas uno in sanguine mistas
Deseruit, regesque timet quorum omnia mersit.
(VIII, 508, 509.) |
|
70. |
Tu, Ptolemæe, potes Magni fulcire ruinam,
Sub qua Roma cadit?
(VIII, 528, 529.) |
|
73, 74. |
Jus et fas multos faciunt, Ptolemæe, nocentes.
(VIII, 484.) |
|
75, 76. |
Dat pœnas laudata fides, quum sustinet, inquit,
Quos fortuna premit.
(VIII, 485, 486.) |
|
80. |
.... Fatis accede, Deisque.
(VIII, 486.) |
|
82. |
Et cole felices.
(VIII, 487.) |
|
84. |
.... Miseros fuge.
(VIII, 487.) |
|
87, 88. |
Postquam nulla manet rerum fiducia, quærit
Cum qua gente cadat.
(VIII, 504, 505.) |
|
93. |
.... Votis tua fovimus arma.
(VIII, 519.) |
|
97-100. |
Hoc ferrum, quod fata jubent proferre, paravi
Non tibi, sed victo. Feriam tua viscera, Magne;
Malueram soceri.
(VIII, 520-523.) |
|
105, 106. |
Sceptrorum vis tota perit, quum pendere justa
Incipit.
(VIII, 489, 490.) |
|
109. |
.... Semper metuet quem sæva pudebunt.
(VIII, 495.) |
|
124. |
Quicquid non fuerit Magni, dum bella geruntur,
Nec victoris erit.
(VIII, 502, 503.) |
|
461-463. |
Quippe fides si pura foret....
Venturum tota pharium cum classe tyrannum.
(VIII, 572-574.) |
|
469, 470. |
.... Longeque a littore casus
Exspectate meos, et in hac cervice tyranni
Explorate fidem.
(VIII, 580-582.) |
|
479, 480. |
Romanus pharia miles de puppe salutat
Septimius.
(VIII, 596, 597.)
105 |
|
514-516. |
Involvit vultus, atque indignatus apertum
Fortunæ præbere caput, tunc lumina pressit.
(VIII, 614, 615.) |
|
519, 520. |
.... Nullo gemitu consensit ad ictum.
(VIII, 619.) |
|
526-528. |
Seque probat moriens.
(VIII, 621.) |
|
529-531. |
Septimius....
.... retegit..., scisso velamine, vultus,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Collaque in oblique ponit languentia rostro,
Tunc nervos venasque secat....
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Vindicat hoc pharius dextra gestare satelles.
(VIII, 668-675.) |
|
534-536. |
Littora Pompeium feriunt, truncusque vadosis
Huc illuc jactatur aquis.
(VIII, 698, 699.) |
|
541, 542. |
.... Interque suorum
Lapsa manus, rapitur, trepida fugiente carina.
(VIII, 661, 662.) |
|
763, 764. |
.... Atque os in murmura pulsant
Singultus animæ.
(VIII, 682, 683.) |
|
766-768. |
Iratamque Deis faciem.
(VIII, 665.) |
|
769, 770. |
Non primo Cæsar damnarit munera vultu:
.... Vultus, dum crederet, hæsit.
(IX, 1035, 1036.) |
|
783-786. |
.... Lacrymas non sponte cadentes
Effudit.
(IX, 1038, 1039.) |
|
787. |
Aufer ab aspectu nostro funesta, satelles,
Regis dona tui.
(IX, 1064, 1065.) |
|
829. |
Ergo in thessalicis pellæo fecimus arvis
Jus gladio?
(IX, 1073, 1074.) |
|
833, 834. |
Non tuleram Magnum, mecum Romana regentem:
Te, Ptolemæe, feram?
(IX, 1075, 1076.) |
|
841, 842. |
.... Nec fallere vos me
Credite victorem: nobis quoque tale paratum
Littoris hospitium.
(IX, 1081-1083.)
106 |
|
845, 846. |
.... Ne sic mea colla gerantur
Thessaliæ fortuna facit.
(IX, 1083, 1084.) |
|
914-916. |
.... Unica belli
Præmia civilis, victis donare salutem,
Perdidimus.
(IX, 1066-1068.) |
|
939-941. |
.... Justo date tura sepulcro,
Et placate caput.
(IX, 1091, 1092.) |
|
999, 1000. |
Turpe mori post te solo non posse dolore.
(IX, 108.) |
|
1014. |
Bis nocui mundo.
(VIII, 90.) |
|
1015, 1016. |
.... Cunctosque fugavi
A causa meliore Deos.
(VIII, 93, 94.) |
|
1017, 1018. |
O utinam in thalamos invisi Cæsaris issem
Infelix conjux, et nulli læta marito!
(VIII, 88, 89.) |
|
1050-1056. |
Ut te complexus, positis civilibus armis,
Affectus abs te veteres, vitamque rogarem,
Magne, tuam, dignaque satis mercede laborum
Contentus par esse tibi. Tunc pace fideli
Fecissem ut victus posses ignoscere Divis;
Fecisses ut Roma mihi.
(IX, 1099-1104.) |
|
1058. |
Læta dies rapta est populis.
(IX, 1097.) |
|
1104-1108. |
.... Placemus cæde secunda
Hesperias gentes; jugulus mihi Cæsaris haustus
Hoc præstare potest, Pompeii cæde nocentes
Ut populus Romanus amet.
(X, 386-389.) |
|
1110. |
Quid, miserande, times quem tu facis ipse timendum?
(IV, 185.) |
|
1116. |
Quem metuis par hujus erat.
(V, 382.) |
|
1151, 1152. |
Plenum epulis, madidumque mero, Venerique paratum
Invenies.
(X, 396, 397.) |
|
1153-1156. |
Sed fremitu vulgi, fasces et signa querentis
107
Inferri romana suis, discordia sensit
Pectora.
(X, 11-13.) |
|
1417-1419. |
In celus it pharium romani pœna tyranni,
Exemplumque perit.
(X, 343.) |
|
1501, 1502. |
Una nota est Magno capitis jactura revulsi.
(VIII, 711.) |
Corneille n'a extrait de Lucain, pour les rapprocher de ses imitations, que
les passages qu'il a ou le plus fidèlement traduits, ou du moins imités sciemment
et à dessein. Si l'on voulait y joindre, pour les parties de la pièce dont
le sujet se rencontre avec celui de la Pharsale, tous les souvenirs qui lui étaient
restés de l'étude de ce poëme, les ressemblances lointaines, les idées, les tours,
les mots dont il s'était inspiré et qui ont passé dans ses vers, d'une manière
moins apparente, et le plus souvent, je pense, sans même qu'il y songeât, on
allongerait beaucoup la liste des rapprochements. Nous nous bornerons à un
petit nombre d'exemples, que nous prendrons çà et là; quelques-uns peut-être
ont été omis involontairement par Corneille dans les citations qu'il a placées au
bas des pages; mais la plupart nous paraissent être d'autre nature: ou bien
ce sont des passages mis en œuvre si librement qu'ils n'appartiennent pour
ainsi dire plus au modèle, ou bien il s'en était tellement pénétré qu'il n'avait
plus conscience de l'imitation ou de la réminiscence.
Dans le récit d'Achorée, les vers 482-484 reproduisent, sans les copier, ces
quatre vers de Lucain, changés en discours direct:
.... Celsæ de puppe carinæ
In parvam jubet ire ratem, littusque malignum
Incusat, bimaremque vadis frangentibus æstum,
Qui vetet externas terris advertere classes.
(Livre VIII, vers 564-567.)
Les vers 1011-1016 du premier discours de Cornélie à César sont un frappant
souvenir de ce passage:
Fortuna est mutata toris; semperque potentes
Detrahere in cladem fato damnata maritos
Innupsit tepido pellex Cornelia busto.
Le vers 575 est la traduction de cet autre endroit:
.... Rectorque senatus,
Sed regnantis, erat.
Les trois triomphes mentionnés immédiatement après, au vers 578, reviennent
plusieurs fois dans le poëme latin: voyez livre VI, vers 817, 818; livre VII,
108
vers 685; livre VIII, vers 553, 554, et vers 814, 815. «Les monstres de l'Égypte»
(vers 582) sont les regia monstra du livre VIII, vers 613.
Mais nulle part on ne voit mieux que dans la délibération qui ouvre la tragédie
et principalement, je crois, dans le premier discours de Ptolomée et dans
celui de Photin, à quel point Corneille était plein de la Pharsale et comment
il s'en inspirait. D'abord aux fragments qu'il a cités lui-même du discours de
Photin (Pothinus) dans Lucain (livre VIII, vers 484-535), il faudrait joindre
plusieurs autres extraits de ce morceau, si, outre les endroits fidèlement reproduits
dans le Pompée, on voulait donner aussi tous ceux qui ont quelque analogie
de pensée ou de forme avec les vers français, ou que notre poëte a rendus,
ou fait sentir, par quelque équivalent. Ainsi:
Pompeii nunc castra placent quæ deserit orbis?
Thessaliæque reus, nulla tellure receptus,
Sollicitat nostrum, quem nondum perdidit, orbem.
Justior in Magnum nobis, Ptolemæe, querelæ
Causa data est.
.... Exeat aula
Qui volet esse pius; virtus et summa potestas
Non coeunt.
Libertas scelerum est quæ regna invisa tuetur,
Sublatusque modus gladiis.
.... Facere omnia sæve
Non impune licet, nisi quum facis.
Dans ce même discours de Pothinus se trouve aussi ce que dit Ptolomée pour
clore la délibération:
«Et cédons au torrent qui roule toutes choses.»
Rapimur quo cuncta feruntur.
Aux emprunts faits à cette tirade oratoire, où il était si naturel de puiser pour
cette scène du conseil, nous pouvons ajouter des traits pris çà et là dans les
diverses parties de la Pharsale, et sinon toujours imités de Lucain, au moins
suggérés par lui. Rapprochez, par exemple, des vers 3 et 4 cette apostrophe
latine:
Thessalicæ tantum, Superi, permittitis oræ?
Pour les vers 5 et suivants, voyez ce qui est dit plus haut, p. 27, note 3. «Le
109
droit de l'épée» (vers 13) est la traduction de ferri jus (livre V, vers 387).
L'idée du vers 14 est contenue dans ce passage:
Hæc fato quæ teste probet quis justius arma
Sumpserit, hæc acies victum factura nocentem est.
Aussitôt après Corneille s'est souvenu de cet autre endroit:
.... Lassata triumphis
Descivit fortuna tuis.
Nous ne pousserons pas plus loin ces rapprochements. Ceux qui précèdent
suffisent pour montrer, et c'est là tout ce que nous voulions faire, qu'outre les
imitations directes et frappantes que notre poëte a lui-même signalées, il y a
dans diverses parties de sa tragédie bon nombre de souvenirs qui font voir
combien était vif le goût qu'il avait pour Lucain, combien il avait pratiqué ce
poëte, et de quelle manière il savait s'approprier ses beautés et ses défauts.
II
EXTRAITS DE LA MORT DE POMPÉE
DE CHAULMER[251].
ARGUMENT.
Après la guerre de Pharsale, Pompée se retire vers Ptolomée, roi
d'Égypte, en dessein d'obtenir de lui quelques nouvelles troupes,
avec lesquelles il pût rallier le débris de sa fortune; mais son dessein
ne réussit pas comme il l'avoit projeté. Le Roi assemble son conseil
sur ce sujet, où trois des plus signalés parlent: l'un en faveur de
Pompée, les deux autres contre lui; l'un à ce qu'il fût chassé, l'autre
à ce qu'il fût mis à mort: à quoi le Roi conclut, et ce qui est
110
exécuté; ensuite de quoi sa femme, son fils et ceux qui suivoient son
parti se retirèrent avec exécration contre le tyran et toute l'Égypte.
Ce sujet est amplement traité par Plutarque, en la Vie de Pompée,
et par Florus, historien romain; par Suétone, et encore plus au long
dans les œuvres de Lucain, poëte romain. Les circonstances sont de
l'invention de l'auteur, dont il a enrichi un si noble sujet pour ne le
mettre point au jour sans les ornements dus à son mérite.
ANALYSE
PAR LES FRÈRES PARFAIT[252].
Nous n'entrerons dans le détail de cette pièce que pour faire voir
«les circonstances de l'invention de l'auteur....»
Après la perte de la bataille de Pharsale, Pompée se réfugie en
Égypte, accompagné de Cornélie, de Sexte et de deux sénateurs.
Il est reçu avec distinction par Parthénie, veuve du dernier roi,
et par Cléopatre, sa fille, qui devient aussitôt amoureuse du fils de
Pompée....
.... Lis sur ce visage, et ma mort, et sa cause.
Qui vit jamais la mort peinte en telle couleur?
Comme dedans la glace, on meurt dans la chaleur.
Le moyen d'amortir le feu qui vous dévore?
Allume-le plutôt, c'est un feu que j'adore.
Elle promet de s'employer. Sexte est tenté de faire une infidélité
à Léonie, sa première maîtresse; cette dernière, qui s'est travestie en
cavalier, conduite par sa jalousie, vient trouver son amant et lui fait
mettre l'épée à la main. Cléopatre interrompt un si brusque entretien;
mais ne pouvant rien gagner sur le cœur de Sexte, qui se pique
de constance, elle ne s'oppose plus à la perte de Pompée, et ordonne
à Théodote d'y concourir. Pendant ce temps-là, Pompée, agité par
un songe affreux, vient le raconter à sa femme. Elle achève de l'effrayer
111
par le récit du sien. Au quatrième acte, le conseil d'Égypte
s'assemble pour délibérer de son sort. Ptolomée s'y rend à la cinquième
scène; c'est le meilleur endroit de la pièce. M. Corneille a
commencé celle qu'il a donnée depuis sous le même nom, par une
pareille situation. Ici Photin joue le personnage généreux et conseille
de recevoir Pompée. Achillas représente le danger où l'on s'expose
en lui accordant une retraite, et Théodote soutient que le plus sûr
moyen d'éviter l'indignation de César est de lui porter la tête de son
ennemi. Ptolomée s'arrête à ce dernier avis.... On exécute au cinquième
acte ce qui vient d'être résolu. Cornélie partage avec les spectateurs
le déplaisir de voir trancher la tête de Pompée, et la tragédie
finit par les regrets de cette veuve et ceux de son fils....
ACTE IV.
SCÈNE V.
PTOLOMÉE, PHOTIN, ACHILLAS, THÉODOTE.
Ministres d'un État, que vos sages génies
Ont toujours garanti de pertes infinies,
C'est maintenant, amis, qu'il est temps de parler;
C'est en cet accident qu'il vous faut signaler,
Et par l'autorité que votre roi vous donne,
Dire ce qui peut faire au bien de sa couronne.
Parlez donc hardiment, et puis ma volonté
Fera de vos avis un dessein arrêté.
Monarque glorieux! Égypte fortunée!
Rencontre avantageuse! agréable journée!
Qui résigne à mon prince et lui met entre mains
La gloire que s'étoient acquise les Romains.
Il semble que le ciel ne les fit misérables
Que pour rendre à jamais ses vertus mémorables,
Puisque les secourir est le plus digne emploi
Où se puisse arrêter la vertu d'un grand roi.
Qu'il imite en cela les puissances suprêmes,
Dont les rois ici-bas tiennent les diadèmes,
Qui voyant les méchants accabler la vertu,
Relèvent aussitôt ce qu'ils ont abattu:
C'est ce que la nature et le droit vous commandent,
Ce que l'affection et la pitié demandent;
Et puisque notre bien autorise ces lois,
Obligeons nos amis, et nous tous à la fois;
Joignons nos intérêts avecque leur fortune:
Aussi bien le ciel veut qu'elle nous soit commune.
Je vois bien que les Dieux ont ce point arrêté,
Et qu'on ne peut forcer cette nécessité.
Mais pourquoi la forcer? puisque cette entreprise
Nous est utile autant qu'elle les favorise;
Que leur donnant moyen de rentrer au combat,
Nous assurons le trône et conservons l'État,
Ou l'augmentons plutôt, puisqu'après la victoire
Ayant part au bonheur, aussi bien qu'à la gloire,
Nous verrons que plusieurs de leurs peuples soumis
Deviendront nos sujets cessant d'être ennemis?
C'est ce qu'il faut attendre et croire de Pompée,
Sans que notre espérance en puisse être trompée;
Et je crois après tout que c'est se rendre heureux,
Que de faire plaisir à des cœurs généreux.
Et puis le traitement qu'en reçut votre père
Ne veut pas qu'en ceci votre esprit délibère.
Où pensez-vous trouver des sentiments plus sains?
Il faut courre sans guide en de si beaux desseins;
Et puisque de lui seul vous tenez la couronne,
Vous voyez clairement ce que le ciel ordonne.
En conservant l'État, il le fit comme sien;
En demandant l'entrée, il demande son bien.
Qu'on équipe soudain, et qu'on aille avec joie
Recevoir le présent que le ciel nous envoie.
Ce qu'il falloit chercher au bout de l'univers
Se vient offrir à nous: que nos ports soient ouverts,
Que nos cœurs soient de même, et que ces braves princes
Entrent dans nos esprits comme dans nos provinces.
Rome vous en conjure, et votre Égypte en pleurs
Appréhende pour soi, regardant ses malheurs;
Votre peuple pour eux implore votre grâce,
Qui le peut garantir d'une telle menace.
Je crois que nos avis tendent à mêmes fins:
Mais ils tiennent pourtant de différents chemins.
On ne vous chante ici que biens et que victoire,
Nos esprits n'ont d'objets que ceux de votre gloire;
Mais peignant un discours de si belles couleurs,
On ne vous montre pas un serpent sous des fleurs.
Je sais qu'il appartient à toute âme royale
De relever les grands quand le sort les ravale;
Aussi n'appartient-il qu'à des cœurs généreux
De courir au secours des hommes malheureux.
Mais nous ne devons pas par la loi de nature,
Pour secourir autrui, recevoir une injure:
Ce seroit excéder le droit et l'équité,
De qui par la raison le pouvoir limité
Ne nous apprend que trop qu'en des périls extrêmes
Le meilleur est toujours de penser à nous-mêmes;
Et croire qu'il nous faut résoudre sur ce point,
De fermer le royaume ou de n'en avoir point.
L'Égypte ne peut pas obéir à deux maîtres,
Et ces submissions ne sont qu'appas de traîtres,
Qui flattant nos esprits avec leur vain éclat,
Veulent, nous surprenant, s'emparer de l'État.
Oui, c'est le moindre mal que le sort nous apprête,
Puisque le même encor menace notre tête.
Croyons qu'en recevant nos pires ennemis,
Nous ferions beaucoup plus qu'il ne nous est permis,
Que voulant préférer à l'honnête l'utile,
Notre ruine aussi lui feroit un asile.
Ce royaume puissant, commis à votre foi,
Blâmeroit en tombant la faute de son roi,
Qui par trop de bonté l'auroit perdu lui-même,
Prodigue de son sang et de son diadème.
Pardonnez, s'il vous plaît, à mon ressentiment,
Qui me fait devant vous parler si librement;
Quoique ailleurs le respect dût retenir ma langue,
Ici votre intérêt anime ma harangue,
Et je ne puis souffrir qu'on mette en compromis
Votre vie et l'État pour ces traîtres amis.
Oui, nous nous perdons tous, en recevant Pompée;
Et notre piété par son crime trompée,
Ouvrant notre royaume à ce prince latin,
En croyant lui prêter n'en fait que son butin.
Délivrons nos sujets de si fortes alarmes;
Que Rome cherche ailleurs des pays et des armes;
Gardons-nous d'exposer nos terres au hasard,
D'avoir pour ennemis et Pompée et César,
Et souffrir cependant que leur bouillant courage
Décharge dessus nous les effets de leur rage.
Et comme bien souvent, voulant sauver de l'eau
Celui qu'on voit périr, l'on a même tombeau,
Ainsi de ces vaincus les desseins adversaires
Nous précipiteroient en de mêmes misères.
Créon perdit-il pas fille, vie et maison,
Quand il en voulut faire une asile
[254] à Jason?
Perdit-il pas lui-même et le sceptre et la vie,
Au lieu d'effectuer cette louable envie?...
Croyons donc que suivant le sort des malheureux,
Nous ne pouvons enfin que nous perdre avec eux.
Repoussons bravement l'effort de tant de guerres,
Et contraignons Pompée à chercher d'autres terres.
Mon prince, il n'est plus temps de rien dissimuler.
Oui, s'il le fut jamais, il est temps de parler;
Et puisque votre esprit si longtemps en balance,
Demeurant suspendu, choque votre prudence,
Il faut vous avertir, au nom de tous les Dieux,
Que nous devons ici suivre l'arrêt des cieux.
Puisqu'ils ont résolu de ruiner Pompée,
Notre âme en ce dessein ne peut être trompée:
Refuser d'obéir et de les imiter
Ne seroit justement que pour les irriter,
Et nous envelopper dans les mêmes ruines
Qui s'en vont accabler les reliques latines.
Non, non, ne soyons pas courageux à demi.
Il ne nous suffit pas de chasser l'ennemi,
Qui nous pourroit un jour, par de nouvelles guerres,
Voler, à force ouverte, et nos biens et nos terres,
Dont notre piété lui voudroit faire part.
Pour un temps seulement on fuiroit le hasard;
Et puis après, César, apprenant ces nouvelles,
Nous traiteroit sans doute ainsi que des rebelles.
Que ferions-nous alors?... Non, non, ne pensons pas
Que Pompée avec nous s'exemptât du trépas;
Et puisque de tous points sa mort est arrêtée,
Il vaut mieux qu'elle soit un peu précipitée,
Que si pour retarder quelque peu cet arrêt,
Notre État se perdoit dedans son intérêt.
Si César irrité tourne ici ses armées,
Qui pourra repousser ses troupes animées?
Qui pourra résister à ses braves guerriers,
Dont la valeur s'échauffe à force de lauriers?...
Ce pays aura-t-il des plaines de Pharsale?
Ah! Sire, la partie est par trop inégale;
Et notre vain effort, en la voulant tenter,
Ne feroit justement que nous précipiter.
Aussi bien la justice et bonté de la cause
N'empêche pas toujours que le sort n'en dispose:
Il est maître de tout, et souvent l'innocent
Tombe dessous le joug d'un ennemi puissant;
Et souvent la vertu, ne passant que pour crime,
D'un injuste supplice en fait un légitime,
Lorsque de son État les destins envieux
L'emportent aux mortels pour la porter aux Dieux.
Apaisons donc César par un sang si funeste,
Qui nous est un venin, un aspic, une peste;
Et puisque contre nous il fit cet attentat,
Qu'il rassure en mourant la couronne et l'État.
Que l'équité le veuille, ou bien que l'injustice,
Perdant notre ennemi, nous rende un bon office,
Il n'importe: pourvu qu'en perdant l'ennemi,
Le pays soit en paix et le sceptre affermi.
Faisons donc que le droit le cède à la puissance:
Pour bien régner, qu'il souffre un peu de violence.
Qu'en perdant l'ennemi, ce précieux moment
Redonne à notre État un plus sûr fondement.
Peut-être que César lui laisseroit la vie;
Mais il sera content qu'elle lui soit ravie.
En se voyant vengé par la faute d'autrui,
Il rendra la faveur qu'on lui fait aujourd'hui,
Et les Dieux et César autorisent ce crime,
Qu'encor notre intérêt fait assez légitime,
Puisqu'il vit pour nous perdre, et puisqu'un homme mort
Ne peut plus empirer ou troubler notre sort.
Qu'il meure, et que sa mort affranchisse son âme:
C'est par où le vaincu doit éviter le blâme.
116
LE MENTEUR
COMÉDIE
1642
118
NOTICE.
Dans l'Épître qui précède cette comédie, Corneille fait bien
nettement profession d'imiter les Espagnols, et déclare que
l'emprunt qu'il avoue ne sera pas le dernier. Cependant il faudrait
se garder de voir en lui un connaisseur curieux de la
littérature à laquelle il demande si fréquemment des inspirations.
Il s'empare de ce qui est à sa convenance, et ne sait
même pas toujours précisément à qui il a affaire. En 1642, il a
lu la comédie intitulée la Verdad sospechosa[255], pensant qu'elle
était de Lope, et il l'a imitée à sa façon, sans se préoccuper de
son origine. En 1660, lorsqu'il écrit ses examens et qu'il quitte
ainsi un instant le rôle de poëte pour celui de critique, il nous
dit bien qu'il lui est tombé entre les mains «un volume de don
Juan d'Alarcon, où il prétend que cette comédie est à lui;»
mais il ne se passionne nullement pour découvrir la solution
de ce problème. «Si c'est son bien, je n'empêche pas qu'il ne
s'en ressaisisse,» dit-il; puis il passe outre, et, après avoir
marqué la source où il a puisé, il déclare dans l'avis Au lecteur
que, bien qu'il ait indiqué pour le Cid les vers espagnols,
et pour Pompée les vers latins qu'il a principalement imités, il
n'en a pas fait de même ici, à cause du peu de rapport entre
l'espagnol et le français. Quant à nous, nous avons pensé que
cette imitation, pour être plus libre, n'en serait pas moins curieuse
à examiner, et, enhardi par la bienveillance que M. Viguier
nous avait déjà témoignée en plus d'une occasion, nous
avons réclamé de lui sur ce point une étude qu'on trouvera,
120
sous forme d'appendice, à la suite de la pièce. Nous n'avons
donc pas à insister, ni ici ni dans les notes, sur la manière
dont Corneille imite son modèle; nous nous contenterons de
donner un seul exemple des procédés qu'il emploie pour accommoder
aux usages, aux mœurs, et au langage de son temps
le sujet qu'il a emprunté à l'Espagne.
Lorsque Dorante nous dit:
On s'introduit bien mieux à titre de vaillant
[256],
c'est un souvenir d'Alarcon; Corneille nous l'apprend lui-même
dans son avis Au lecteur[257]: «Tout ce que je fais conter à
notre Menteur des guerres d'Allemagne, où il se vante d'avoir
été, l'Espagnol le lui fait dire du Pérou et des Indes, dont il
fait le nouveau revenu.» Mais ce changement donne à l'imitation
un tour original, et en fait ainsi la peinture fidèle de ce
que Corneille voyait et entendait chaque jour. Le chevalier de
Charny, un des personnages qui figurent dans la galerie des
Divers portraits de Mlle de Montpensier[258], nous avoue en ces
termes qu'il lui paraît indispensable d'avoir pris part à quelque
expédition lointaine avant d'oser se présenter devant les dames:
«Il me semble que devant que de me hasarder à la galanterie,
je dois m'être fort hasardé à la guerre, et qu'il faut avoir
fait plusieurs campagnes à l'armée, premier que de faire un
quartier d'hiver à la cour.» Ici nous sommes en présence d'un
loyal gentilhomme, tout disposé à passer par les épreuves nécessaires,
et à mériter par sa vaillance une attention dont il
sera vraiment digne; mais le Dorante de Corneille n'est pas le
premier qui s'en soit tiré à meilleur marché. Voici ce que
nous lisons dans le Pasquil de la Court pour apprendre à discourir
et à s'habiller à la mode, écrit qui date de 1622:
Avoir son galant,
Qui contrefasse le vaillant,
Encor que jamais son épée
N'ait été dans le sang trempée,
Et qu'il n'ait jamais vu Saint-Jean,
La Rochelle, ni Montauban;
S'il en discourt, sont ses oreilles
Qui lui ont appris les merveilles:
Voilà, pour le vous faire court,
La vraie mode de la Court.
Les récits ne suffisent pas, il faut encore parsemer son discours
de termes militaires, d'expressions techniques. Jodelle nous
signale déjà ce procédé dans son Eugène[259].
Premièrement estonné m'ont
Avec leurs mots, comme estocades,
Capo de Dious, estaphilades,
Ou autres bravades de guerre.
Dorante n'a garde d'oublier cette partie de son rôle:
Tout le secret ne gît qu'en un peu de grimace,
A mentir à propos, jurer de bonne grâce,
Étaler force mots qu'elles n'entendent pas,
Faire sonner Lamboy, Jean de Vert, et Galas,
Nommer quelques châteaux de qui les noms barbares
Plus ils blessent l'oreille, et plus leur semblent rares,
Avoir toujours en bouche angles, lignes, fossés,
Vedette, contrescarpe, et travaux avancés
[260].
La recette paraissait si bonne à la Fontaine que, dans un passage
où il semble se rappeler le discours de Dorante, il nous montre
Mars ne dédaignant pas d'employer ce moyen auprès de Vénus[261].
Peut-être conta-t-il ses siéges, ses combats,
Parla de contrescarpe, et cent autres merveilles,
Que les femmes n'entendent pas,
Et dont pourtant les mots sont doux à leurs oreilles.
Enfin les choses en étaient venues à ce point que ces termes
avaient passé des récits guerriers aux déclarations d'amour,
dont elles formaient le langage technique: «Il y en a plusieurs,
dit le Commandeur introduit par Caillières dans son livre
des Mots à la mode, qui, voulant exprimer leur attachement
pour une dame ou quelques autres desseins particuliers, ne
parlent que d'attaquer la place dans les formes, de faire les
approches, de ruiner les défenses, de prendre par capitulation,
122
ou d'emporter d'assaut[262].» On doit même croire que ces termes
formaient dans certains cas pour les amants une sorte de chiffre
complet et suivi, car, dans la scène du Menteur citée plus haut,
Dorante dit à Cliton:
Si jamais un fâcheux nous nuit par sa présence,
Nous pourrons sous ces mots être d'intelligence
[263];
et dans une des scènes suivantes Cliton, se rappelant ces paroles,
s'exprime ainsi à son tour:
....Je suis ce fâcheux qui nuis par ma présence,
Et vous fais sous ces mots être d'intelligence
[264].
C'est là peut-être quelque allusion à une mode passagère, que
Corneille aura tenu, comme c'est son habitude dans ses comédies[265],
à indiquer au passage[266]. Dans cette même comédie il nous
donne une autre preuve de son empressement en ce genre, car
il nous y parle de la poudre de sympathie[267] dans un temps où
aucun médecin n'avait encore, en France, écrit sur ce remède.
Tous les historiens du théâtre s'accordent à placer la première
représentation du Menteur en 1642. Corneille nous renseigne
beaucoup mieux sur cette pièce que sur les précédentes:
On la joue au Marais, sous le nom du Menteur,
nous dit-il dans un morceau qui termine la première édition
de la Suite[268], et qu'il a retranché des autres. Dans une scène
qui au contraire a toujours été maintenue, il fait un charmant
compte rendu du Menteur; il constate que
La pièce a réussi, quoique foible de style
[269];
nous donne de l'acteur qui jouait Dorante, le portrait qu'on
123
va voir, et, chose encore plus importante pour nous, jusqu'au
nom même de celui qui représentait Cliton:
On y voit un Dorante avec votre visage:
On le prendroit pour vous; il a votre air, votre âge,
Vos yeux, votre action, votre maigre embonpoint,
Et paroît, comme vous, adroit au dernier point.
Comme à l'événement j'ai part à la peinture:
Après votre portrait on produit ma figure.
Le héros de la farce, un certain Jodelet,
Fait marcher après vous votre digne valet;
Il a jusqu'à mon nez et jusqu'à ma parole,
Et nous avons tous deux appris en même école
[270].
Déjà, dans une scène précédente de la Suite du Menteur[271], il
avait été question de la voix et du nez du Jodelet:
Ce ton de voix enfin avec cette parole?
Ah! c'est là que mes sens demeurent étonnés:
Le ton de voix est rare, aussi bien que le nez.
Ces plaisanteries revenaient du reste presque inévitablement
dans toutes les pièces où jouait cet acteur[272].
124
Jodelet, dont le véritable nom était Julien Geoffrin, entra au
Marais en 1610, passa au mois de décembre 1634 à l'hôtel de
125
Bourgogne[273], et revint au Marais à une époque indéterminée
jusqu'ici, mais antérieure assurément à 1642, puisque, d'après
le propre témoignage de Corneille, Jodelet jouait alors à ce
théâtre Cliton dans le Menteur[274].
126
Il est regrettable que Corneille ne nous ait pas nommé le
comédien qui remplissait le rôle de Dorante. Il est vrai qu'à
en croire l'auteur de la Lettre sur la vie et les ouvrages de
Molière, publiée en 1740, et que nous avons déjà eu occasion
de citer[275], c'est Bellerose qui «a joué le rôle du Menteur d'original.
Le cardinal de Richelieu lui avoit fait présent d'un habit
magnifique pour le jouer, ce qui piqua si fort l'acteur qui
jouoit le rôle d'Alcippe, qui étoit fort inférieur au rôle du Menteur,
qu'il fit valoir Alcippe autant et plus qu'il ne pouvoit
valoir[276].» Mais ce récit paraît difficile à concilier avec le vers
où Corneille nous dit que sa pièce a été jouée au Marais. En effet,
à l'époque où le Menteur fut représenté pour la première fois,
Pierre le Messier, dit Bellerose, était encore chef de la troupe
de l'hôtel de Bourgogne. Chapuzeau nous apprend que ce fut
en 1643 que Floridor entra dans la troupe royale et y remplit les
fonctions d'orateur, dont jusqu'alors Bellerose s'était chargé[277].
Ce fut sans doute alors que Floridor lui succéda: «Floridor,
dit Tallemant, las d'être au Marais avec de méchants comédiens,
acheta la place de Bellerose, avec ses habits, moyennant
vingt mille livres; cela ne s'étoit jamais vu. La pension que le
Roi donne aux comédiens de l'hôtel de Bourgogne, le chef tenant
part et demie, est ce qui faisoit donner cet argent[278].»
On s'est demandé quel était l'acteur qui remplissait le rôle
d'Alcippe, et l'on a cru que c'était Beauchâteau; mais cette
conjecture est évidemment fausse, puisque Beauchâteau, comme
Bellerose, appartenait à l'hôtel de Bourgogne[279].
127
M. Édouard Fournier a dit dans son Corneille à la butte
Saint-Roch[280]:
Quand l'ouvrage applaudi courait par le royaume,
On le donnait à Rouen dans quelque jeu de paume:
Molière ainsi lui-même y joua le Menteur;
mais le spirituel critique serait, je crois, bien embarrassé de
prouver ce qu'avance ici le poëte[281].
Ce qui est plus certain, c'est que l'élève de Molière, Baron,
jouait encore en mars 1724[282] le rôle de Dorante dans le Menteur,
et qu'à cause de son âge avancé il faisait sourire en disant dans
la première scène[283]:
Ne vois-tu rien en moi qui sente l'écolier
[284]?
Nous ne terminerons point ces remarques sur la manière
dont le Menteur était représenté sans relever ce vers:
Votre feu père même est joué sous le masque
[285].
On y voit la persistance jusqu'à cette époque d'un usage qui
devait bientôt tomber en désuétude.
Tallemant des Réaux raconte une curieuse historiette qui
montre à quel point le récit de la fête que Dorante prétend
avoir donnée avait séduit l'imagination des femmes. Latour
Roquelaure, «vrai parent de Roquelaure pour l'insolence,»
était très-enclin à faire grand bruit de ses bonnes fortunes et
128
même à en supposer d'imaginaires. «On lui proposa, pour se
raccommoder avec tout le sexe, de faire la fête du Menteur,
et que celles qui s'y trouveroient seroient obligées de le recevoir
chez elles; car les dames lui avoient fermé la porte[286].»
Tallemant ajoute en marge à l'occasion des mots, la fête du
Menteur; «cette fête décrite dans la comédie.» Il faut avouer
que, malgré la note, ce passage reste encore un peu obscur.
Le savant éditeur de Tallemant, M. Paulin Paris, l'explique
ainsi: «Cela veut dire, ce me semble, qu'on lui proposa, pour
réparer ses anciens mensonges, de lire publiquement le récit
de la fameuse fête que le Menteur prétend avoir donnée. Ainsi
aurait-il eu l'air d'avouer que ses vanteries précédentes n'étaient
que rêveries, et les dames, satisfaites de la réparation,
auraient cessé de lui fermer leur porte.» Nous ne pensons pas
qu'une simple pénitence de ce genre eût suffi à calmer l'indignation
des dames. Elles avaient sans doute exigé une fête
semblable à celle du Menteur; bien que moins splendide peut-être,
parce que le titre même donné à cette collation aurait
été de la part du coupable un aveu tacite de ses torts, en même
temps que la magnificence du divertissement en eût été une
expiation éclatante.
Les allusions de ce genre continuèrent longtemps après la
mort de Corneille. «Beaucoup de vers du Menteur avaient passé
en proverbe, dit Voltaire[287]; et même près de cent ans après, un
homme de la cour, contant à table des anecdotes très-fausses,
comme il n'arrive que trop souvent, un des convives se tournant
vers le laquais de cet homme, lui dit: «Cliton, donnez
à boire à votre maître.»
L'illustre commentateur de Corneille, si souvent injuste envers
son auteur, reconnaît hautement le mérite de cette
pièce: «Ce n'est qu'une traduction, dit-il[288]; mais c'est probablement
à cette traduction que nous devons Molière. Il est
impossible en effet que l'inimitable Molière ait vu cette pièce,
sans voir tout d'un coup la prodigieuse supériorité que ce genre
a sur tous les autres, et sans s'y livrer entièrement.»
129
Il est permis de croire que cette réflexion toute naturelle de
Voltaire est l'origine d'une anecdote qui figure aujourd'hui dans
tous les cours de littérature, et que nous avons trouvée pour
la première fois dans l'Esprit du grand Corneille de François
de Neufchâteau[289]: «Oui, mon cher Despréaux, disait Molière
à Boileau, je dois beaucoup au Menteur. Lorsqu'il parut....
j'avois bien l'envie d'écrire, mais j'étois incertain de ce que
j'écrirois; mes idées étoient confuses: cet ouvrage vint les fixer.
Le dialogue me fit voir comment causoient les honnêtes gens;
la grâce et l'esprit de Dorante m'apprirent qu'il falloit toujours
choisir un héros du bon ton; le sang-froid avec lequel il débite
ses faussetés me montra comment il falloit établir un caractère;
la scène où il oublie lui-même le nom supposé qu'il
s'est donné m'éclaira sur la bonne plaisanterie: et celle où il
est obligé de se battre par suite de ses mensonges me prouva
que toutes les comédies ont besoin d'un but moral. Enfin sans
le Menteur, j'aurois sans doute fait quelques pièces d'intrigue,
l'Étourdi, le Dépit amoureux, mais peut-être n'aurois-je pas
fait le Misanthrope.—Embrassez-moi, dit Despréaux: voilà
un aveu qui vaut la meilleure comédie.»
François de Neufchâteau dit qu'il a tiré cette anecdote du
Bolæana; mais M. Taschereau fait observer qu'il ne l'a trouvée
ni dans l'ouvrage de Montchesnay, ni dans les commentaires
de Brossette sur Boileau, et nous n'avons pas été plus heureux
que lui.
L'édition originale a pour titre: Le Menteur, comedie.
A Paris, chez A. de Sommaville. M.DC.XLIV. Auec priuilege
du Roy.—Le volume, de format in-4o, forme 4 feuillets et
130 pages. L'achevé d'imprimer est du dernier octobre.
130
Monsieur,
Je vous présente une pièce de théâtre d'un style si éloigné
de ma dernière, qu'on aura de la peine à croire
qu'elles soient parties toutes deux de la même main,
dans le même hiver. Aussi les raisons qui m'ont obligé
à y travailler ont été bien différentes. J'ai fait Pompée
pour satisfaire à ceux qui ne trouvoient pas les vers de
Polyeucte si puissants que ceux de Cinna, et leur montrer
que j'en saurois bien retrouver la pompe quand le
sujet le pourroit souffrir; j'ai fait le Menteur pour contenter
les souhaits de beaucoup d'autres qui, suivant
l'humeur des François, aiment le changement, et après
tant de poëmes graves dont nos meilleures plumes ont
enrichi la scène, m'ont demandé quelque chose de plus
enjoué qui ne servît qu'à les divertir. Dans le premier,
j'ai voulu faire un essai de ce que pouvoit[291] la majesté
du raisonnement, et la force des vers, dénués de l'agrément
du sujet; dans celui-ci, j'ai voulu tenter ce que
pourroit l'agrément du sujet, dénué de la force des vers.
Et d'ailleurs, étant obligé au genre comique de ma première
réputation, je ne pouvois l'abandonner tout à fait
sans quelque espèce d'ingratitude. Il est vrai que comme
alors que je me hasardai à le quitter, je n'osai me fier à
mes seules forces, et que pour m'élever à la dignité du
tragique, je pris l'appui du grand Sénèque, à qui j'empruntai
tout ce qu'il avoit donné de rare à sa Médée:
ainsi, quand je me suis résolu de repasser du héroïque[292]
131
au naïf, je n'ai osé descendre de si haut sans m'assurer
d'un guide[293], et me suis laissé conduire au fameux Lope
de Vega[294], de peur de m'égarer dans les détours de tant
d'intriques que fait notre Menteur. En un mot, ce n'est
ici qu'une copie d'un excellent original qu'il a mis au jour
sous le titre de la Verdad sospechosa[295]; et me fiant sur
notre Horace, qui donne liberté de tout oser aux poëtes
ainsi qu'aux peintres[296], j'ai cru que nonobstant la guerre
des deux couronnes, il m'étoit permis de trafiquer en
Espagne. Si cette sorte de commerce étoit un crime, il y
a longtemps que je serois coupable, je ne dis pas seulement
pour le Cid, où je me suis aidé de don Guillen de
Castro, mais aussi pour Médée, dont je viens de parler,
et pour Pompée même, où pensant me fortifier du secours
de deux Latins, j'ai pris celui de deux Espagnols,
Sénèque et Lucain étant tous deux de Cordoue. Ceux qui
ne voudront pas me pardonner cette intelligence avec nos
ennemis approuveront du moins que je pille chez eux;
et soit qu'on fasse passer ceci pour un larcin ou pour
un emprunt, je m'en suis trouvé si bien, que je n'ai pas
envie que ce soit le dernier que je ferai chez eux. Je crois
que vous en serez d'avis, et ne m'en estimerez pas moins.
Je suis,
MONSIEUR,
Votre très-humble serviteur,
Corneille.
132
AU LECTEUR[297].
Bien que cette comédie et celle qui la suit soient toutes
deux de l'invention de Lope de Vega[298], je ne vous les
donne point dans le même ordre que je vous ai donné le
Cid et Pompée, dont en l'un vous avez vu les vers espagnols,
et en l'autre les latins, que j'ai traduits ou imités de
Guillen de Castro et de Lucain. Ce n'est pas que je n'aye
ici emprunté beaucoup de choses de cet admirable original;
mais comme j'ai entièrement dépaysé les sujets
pour les habiller à la françoise, vous trouveriez si peu de
rapport entre l'espagnol et le françois, qu'au lieu de
satisfaction vous n'en recevriez que de l'importunité.
Par exemple, tout ce que je fais conter à notre Menteur
des guerres d'Allemagne, où il se vante d'avoir été,
l'Espagnol le lui fait dire du Pérou et des Indes, dont il
fait le nouveau revenu; et ainsi de la plupart des autres
incidents, qui bien qu'ils soient imités de l'original,
n'ont presque point de ressemblance avec lui pour les
pensées, ni pour les termes qui les expriment. Je me
contenterai donc de vous avouer que les sujets sont entièrement
de lui, comme vous les trouverez dans la vingt
et deuxième partie de ses comédies[299]. Pour le reste, j'en
ai pris tout ce qui s'est pu accommoder à notre usage;
et s'il m'est permis de dire mon sentiment touchant
une chose où j'ai si peu de part, je vous avouerai en
même temps que l'invention de celle-ci me charme tellement,
133
que je ne trouve rien à mon gré qui lui soit comparable
en ce genre, ni parmi les anciens, ni parmi les
modernes. Elle est toute spirituelle depuis le commencement
jusqu'à la fin, et les incidents si justes et si gracieux,
qu'il faut être, à mon avis, de bien mauvaise humeur
pour n'en approuver pas la conduite, et n'en aimer
pas la représentation.
Je me défierois peut-être de l'estime extraordinaire
que j'ai pour ce poëme, si je n'y étois confirmé par celle
qu'en a faite un des premiers hommes de ce siècle, et
qui non-seulement est le protecteur des savantes muses
dans la Hollande, mais fait voir encore par son propre
exemple que les grâces de la poésie ne sont pas incompatibles
avec les plus hauts emplois de la politique et les
plus nobles fonctions d'un homme d'État. Je parle de
M. de Zuylichem[300], secrétaire des commandements de
Monseigneur le prince d'Orange. C'est lui que MM. Heinsius
et Balzac ont pris comme pour arbitre de leur fameuse
querelle[301], puisqu'ils lui ont adressé l'un et l'autre leurs
doctes dissertations, et qui n'a pas dédaigné de montrer
134
au public l'état qu'il fait de cette comédie par deux épigrammes,
l'un[302] françois et l'autre latin, qu'il a mis au
devant de l'impression qu'en ont faite les Elzéviers, à
Leyden[303]. Je vous les donne ici d'autant plus volontiers,
que n'ayant pas l'honneur d'être connu de lui, son témoignage
ne peut être suspect, et qu'on n'aura pas lieu
de m'accuser de beaucoup de vanité pour en avoir fait
parade, puisque toute la gloire qu'il m'y donne doit
être attribuée au grand Lope de Vega, que peut-être il
ne connoissoit pas pour le premier auteur de cette merveille
de théâtre.
135
HOMMAGES ADRESSÉS A CORNEILLE
IN PRÆSTANTISSIMI POETÆ GALLICI
CORNELII
COMOEDIAM QUÆ INSCRIBITUR
MENDAX[304].
Gravi cothurno torvus, orchestra truci
Dudum cruentus, Galliæ justus stupor
Audivit et vatum decus Cornelius.
Laudem poetæ num mereret comici
Pari nitore et elegantia, fuit
Qui disputaret, et negarunt inscii;
Et mos gerendus insciis semel fuit;
Et, ecce, gessit, mentiendi gratia
Facetiisque, quas Terentius, pater
Amœnitatum, quas Menander, quas merum
Nectar Deorum Plautus et mortalium,
Si sæculo reddantur, agnoscant suas,
Et quas negare non graventur non suas.
Tandem poeta est: fraude, fuco, fabula,
Mendace scena vindicavit se sibi.
Cui Stagiræ venit in mentem, putas,
Quis qua præivit supputator algebra,
Quis cogitavit illud Euclides prior,
Probare rem verissimam mendacio?
136
A MONSIEUR
CORNEILLE,
SUR SA COMÉDIE
LE MENTEUR[306].
Eh bien! ce beau Menteur, cette pièce fameuse,
Qui étonne le Rhin et fait rougir la Meuse,
Et le Tage et le Pô, et le Tibre romain,
De n'avoir rien produit d'égal à cette main,
A ce Plaute rené, à ce nouveau Térence,
La trouve-t-on si loin ou de l'indifférence
Ou du juste mépris des savants d'aujourd'hui?
Je tiens tout au rebours qu'elle a besoin d'appui,
De grâce, de pitié, de faveur affétée,
D'extrême charité, de louange empruntée.
Elle est plate, elle est fade, elle manque de sel,
De pointe et de vigueur; et n'y a carrousel
Où la rage et le vin n'enfante des Corneilles
Capables de fournir de plus fortes merveilles.
Qu'ai-je dit? Ah! Corneille, aime mon repentir;
Ton excellent Menteur m'a porté à mentir.
Il m'a rendu le faux si doux et si aimable,
Que sans m'en aviser, j'ai vu le véritable
Ruiné de crédit, et ai cru constamment
N'y avoir plus d'honneur qu'à mentir vaillamment.
Après tout, le moyen de s'en pouvoir dédire?
A moins que d'en mentir, je n'en pouvois rien dire.
La plus haute pensée au bas de sa valeur
Devenoit injustice et injure à l'auteur.
Qu'importe donc qu'on mente, ou que d'un foible éloge
A toi et ton Menteur faussement on déroge?
Qu'importe que les Dieux se trouvent irrités
De mensonges ou bien de fausses vérités?
137
EXAMEN.
Cette pièce est en partie traduite, en partie imitée de
l'espagnol. Le sujet m'en semble si spirituel et si bien
tourné, que j'ai dit souvent que je voudrois avoir donné
les deux plus belles que j'aye faites, et qu'il fût de mon
invention. On l'a attribué au fameux Lope de Végue[307]; mais
il m'est tombé depuis peu entre les mains un volume de
don Juan d'Alarcon, où il prétend que cette comédie est
à lui, et se plaint des imprimeurs qui l'ont fait courir
sous le nom d'un autre[308]. Si c'est son bien, je n'empêche
pas qu'il ne s'en ressaisisse. De quelque main que parte
cette comédie, il est constant qu'elle est très-ingénieuse;
et je n'ai rien vu dans cette langue qui m'aye satisfait
davantage. J'ai tâché de la réduire à notre usage et dans
nos règles; mais il m'a fallu forcer mon aversion pour les
a parte[309], dont je n'aurois pu la purger sans lui faire
perdre une bonne partie de ses beautés[310]. Je les ai faits
les plus courts que j'ai pu, et je me les suis permis rarement
sans laisser deux acteurs ensemble qui s'entretiennent
tout bas cependant que[311] d'autres disent ce que
ceux-là ne doivent pas écouter. Cette duplicité d'action
particulière ne rompt point l'unité de la principale, mais
elle gêne un peu l'attention de l'auditeur, qui ne sait à
laquelle s'attacher, et qui se trouve obligé de séparer aux
deux ce qu'il est accoutumé de donner à une. L'unité de
lieu s'y trouve, en ce que tout s'y passe dans Paris; mais
138
le premier acte est dans les Tuileries, et le reste à la
place Royale[312]. Celle de jour n'y est pas forcée, pourvu
qu'on lui laisse les vingt et quatre heures[313] entières[314].
Quant à celle d'action, je ne sais s'il n'y a point quelque
chose à dire, en ce que Dorante aime Clarice dans toute
la pièce et épouse Lucrèce à la fin, qui par là ne répond
pas à la protase. L'auteur espagnol lui donne ainsi
le change pour punition de ses menteries, et le réduit
à épouser par force cette Lucrèce qu'il n'aime point.
Comme il se méprend toujours au nom, et croit que Clarice
porte celui-là, il lui présente la main quand on lui
a accordé l'autre, et dit hautement, quand on l'avertit
de son erreur, que s'il s'est trompé au nom, il ne se
trompe point à la personne. Sur quoi, le père de Lucrèce
le menace de le tuer s'il n'épouse sa fille après l'avoir demandée
et obtenue; et le sien propre lui fait la même menace.
Pour moi, j'ai trouvé cette manière de finir un peu
dure, et cru qu'un mariage moins violenté seroit plus au
goût de notre auditoire. C'est ce qui m'a obligé à lui donner
une pente vers la personne de Lucrèce au cinquième
acte, afin qu'après qu'il a reconnu sa méprise aux noms,
il fasse de nécessité vertu de meilleure grâce, et que la comédie
se termine avec pleine tranquillité de tous côtés.
139
LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES
POUR LES VARIANTES DU MENTEUR.
ÉDITIONS SÉPARÉES.
RECUEILS.
- 1648 in-12;
- 1652 in-12;
- 1654 in-12;
- 1656 in-12;
- 1660 in-8o;
- 1663 in-fol.;
- 1664 in-8o;
- 1668 in-12;
- 1682 in-12.
140
ACTEURS.
GÉRONTE, |
père de Dorante[315]. |
DORANTE, |
fils de Géronte. |
ALCIPPE, |
ami de Dorante et amant de Clarice. |
PHILISTE, |
ami de Dorante et d'Alcippe. |
CLARICE, |
maîtresse d'Alcippe. |
LUCRÈCE[316], |
amie de Clarice. |
ISABELLE, |
suivante de Clarice. |
SABINE, |
femme de chambre de Lucrèce. |
CLITON, |
valet de Dorante. |
LYCAS, |
valet d'Alcippe. |
La scène est à Paris.[317]
141
LE MENTEUR.
COMÉDIE.
SCÈNE PREMIÈRE.
DORANTE, CLITON.
A la fin j'ai quitté la robe pour l'épée:
L'attente où j'ai vécu n'a point été trompée;
Mon père a consenti que je suive mon choix,
Et j'ai fait banqueroute à ce fatras de lois
[319].
Mais puisque nous voici dedans les Tuileries,5
Le pays du beau monde et des galanteries,
Dis-moi, me trouves-tu bien fait en cavalier?
Ne vois-tu rien en moi qui sente l'écolier
[320]?
Comme il est malaisé qu'aux royaumes
[321] du
Code
On apprenne à se faire un visage à la mode,10
J'ai lieu d'appréhender....
Ne craignez rien pour vous:
Vous ferez en une heure ici mille jaloux.
Ce visage et ce port n'ont point l'air de l'école,
Et jamais comme vous on ne peignit Bartole
[322]:
Je prévois du malheur pour beaucoup de maris.15
Mais que vous semble encor maintenant de Paris?
J'en trouve l'air bien doux, et cette loi bien rude
Qui m'en avoit banni sous prétexte d'étude.
Toi qui sais les moyens de s'y bien divertir,
Ayant eu le bonheur de n'en jamais sortir
[323],
20
Dis-moi comme en ce lieu l'on gouverne les dames.
C'est là le plus beau soin qui vienne aux belles âmes,
Disent les beaux esprits. Mais sans faire le fin,
Vous avez l'appétit ouvert de bon matin:
D'hier au soir seulement vous êtes dans la ville,25
Et vous vous ennuyez déjà d'être inutile!
Votre humeur sans emploi ne peut passer un jour,
Et déjà vous cherchez à pratiquer l'amour!
Je suis auprès de vous en fort bonne posture
De passer pour un homme à donner tablature;30
J'ai la taille d'un maître en ce noble métier,
Et je suis, tout au moins, l'intendant du quartier.
Ve t'effarouche point: je ne cherche, à vrai dire,
Que quelque connoissance où l'on se plaise à rire,
Qu'on puisse visiter par divertissement,35
Où l'on puisse en douceur couler quelque moment.
Pour me connoître mal, tu prends mon sens à gauche.
J'entends, vous n'êtes pas un homme de débauche,
Et tenez celles-là trop indignes de vous
Que le son d'un écu rend traitables à tous.40
Aussi que vous cherchiez de ces sages coquettes
Où peuvent tous venants débiter leurs fleurettes
[324],
Mais qui ne font l'amour que de babil et d'yeux,
Vous êtes d'encolure à vouloir un peu mieux.
Loin de passer son temps, chacun le perd chez elles;45
Et le jeu, comme on dit, n'en vaut pas les chandelles.
Mais ce seroit pour vous un bonheur sans égal
Que ces femmes de bien qui se gouvernent mal,
Et de qui la vertu, quand on leur fait service,
N'est pas incompatible avec un peu de vice.50
Vous en verrez ici de toutes les façons.
Ne me demandez point cependant de leçons
[325]:
Ou je me connois mal à voir votre visage,
Ou vous n'en êtes pas à votre apprentissage;
Vos lois ne régloient pas si bien tous vos desseins55
Que vous eussiez toujours un portefeuille aux mains.
A ne rien déguiser, Cliton, je te confesse
Qu'à Poitiers j'ai vécu comme vit la jeunesse;
J'étois en ces lieux-là de beaucoup de métiers;
Mais Paris, après tout, est bien loin de Poitiers.60
Le climat différent veut une autre méthode;
Ce qu'on admire ailleurs est ici hors de mode
[326]:
La diverse façon de parler et d'agir
Donne aux nouveaux venus souvent de quoi rougir.
Chez les provinciaux on prend ce qu'on rencontre;65
Et là, faute de mieux, un sot passe à la montre
[327].
Mais il faut à Paris bien d'autres qualités:
On ne s'éblouit point de ces fausses clartés;
Et tant d'honnêtes gens, que l'on y voit ensemble,
Font qu'on est mal reçu, si l'on ne leur ressemble.70
Connoissez mieux Paris, puisque vous en parlez.
Paris est un grand lieu plein de marchands mêlés;
L'effet n'y répond pas toujours à l'apparence:
On s'y laisse duper autant qu'en lieu de France;
Et parmi tant d'esprits plus polis et meilleurs,75
Il y croît des badauds autant et plus qu'ailleurs.
Dans la confusion que ce grand monde apporte,
Il y vient de tous lieux des gens de toute sorte;
Et dans toute la France il est fort peu d'endroits
Dont il n'ait le rebut aussi bien que le choix.80
Comme on s'y connoît mal, chacun s'y fait de mise
[328],
Et vaut communément autant comme il se prise:
De bien pires que vous s'y font assez valoir.
Mais pour venir au point que vous voulez savoir,
Êtes-vous libéral?
Je ne suis point avare.85
C'est un secret d'amour et bien grand et bien rare;
Mais il faut de l'adresse à le bien débiter.
Autrement on s'y perd au lieu d'en profiter.
Tel donne à pleines mains qui n'oblige personne:
La façon de donner vaut mieux que ce qu'on donne
[329].
90
L'un perd exprès au jeu son présent déguisé;
L'autre oublie un bijou qu'on auroit refusé.
Un lourdaud libéral auprès d'une maîtresse
Semble donner l'aumône alors qu'il fait largesse;
Et d'un tel contre-temps il fait tout ce qu'il fait,95
Que quand il tâche à plaire, il offense en effet.
Laissons là ces lourdauds contre qui tu déclames,
Et me dis seulement si tu connois ces dames.
Non: cette marchandise est de trop bon aloi;
Ce n'est point là gibier à des gens comme moi;100
Il est aisé pourtant d'en savoir des nouvelles,
Et bientôt leur cocher m'en dira des plus belles.
Penses-tu qu'il t'en dise?
Assez pour en mourir:
Puisque c'est un cocher, il aime à discourir.
SCÈNE II.
DORANTE, CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE.
CLARICE,
faisant un faux pas, et comme se laissant choir[330].
DORANTE, lui donnant la main.
Ce malheur me rend un favorable office,105
Puisqu'il me donne lieu de ce petit service;
Et c'est pour moi, Madame, un bonheur souverain
Que cette occasion de vous donner la main.
L'occasion ici fort peu vous favorise,
Et ce foible bonheur ne vaut pas qu'on le prise.110
Il est vrai, je le dois tout entier au hasard:
Mes soins ni vos desirs n'y prennent point de part;
Et sa douceur mêlée avec cette amertume
Ne me rend pas le sort plus doux que de coutume,
Puisqu'enfin ce bonheur, que j'ai si fort prisé,115
A mon peu de mérite eût été refusé.
S'il a perdu sitôt ce qui pouvoit vous plaire,
Je veux être à mon tour d'un sentiment contraire,
Et crois qu'on doit trouver plus de félicité
A posséder un bien sans l'avoir mérité.120
J'estime plus un don qu'une reconnoissance:
Qui nous donne fait plus que qui nous récompense;
Et le plus grand bonheur au mérite rendu
Ne fait que nous payer de ce qui nous est dû.
La faveur qu'on mérite est toujours achetée;125
L'heur en croît d'autant plus, moins elle est méritée;
Et le bien où sans peine elle fait parvenir
Par le mérite à peine auroit pu s'obtenir.
Aussi ne croyez pas que jamais je prétende
Obtenir par mérite une faveur si grande:130
J'en sais mieux le haut prix; et mon cœur amoureux,
Moins il s'en connoît digne, et plus s'en tient heureux.
On me l'a pu toujours dénier sans injure;
Et si la recevant ce cœur même en murmure,
Il se plaint du malheur de ses félicités,135
Que le hasard lui donne, et non vos volontés.
Un amant a fort peu de quoi se satisfaire
Des faveurs qu'on lui fait sans dessein de les faire:
Comme l'intention seule en forme le prix,
Assez souvent sans elle on les joint au mépris,140
Jugez par là quel bien peut recevoir ma flamme
D'une main qu'on me donne en me refusant l'âme
Je la tiens, je la touche et je la touche en vain,
Si je ne puis toucher le cœur avec la main.
Cette flamme, Monsieur, est pour moi fort nouvelle, 145
Puisque j'en viens de voir la première étincelle.
Si votre cœur ainsi s'embrase en un moment,
Le mien ne sut jamais brûler si promptement
[331];
Mais peut-être, à présent que j'en suis avertie,
Le temps donnera place à plus de sympathie.150
Confessez cependant qu'à tort vous murmurez
Du mépris de vos feux, que j'avois ignorés.
SCÈNE III.
DORANTE, CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE,
CLITON.
C'est l'effet du malheur qui partout m'accompagne.
Depuis que j'ai quitté les guerres d'Allemagne,
C'est-à-dire du moins depuis un an entier,155
Je suis et jour et nuit dedans votre quartier;
Je vous cherche en tous lieux, au bal, aux promenades;
Vous n'avez que de moi reçu des sérénades;
Et je n'ai pu trouver que cette occasion
A vous entretenir de mon affection.160
Quoi! vous avez donc vu l'Allemagne et la guerre?
Je m'y suis fait quatre ans craindre comme un tonnerre
[332].
Et durant ces quatre ans
Il ne s'est fait combats, ni siéges importants,
Nos armes n'ont jamais remporté de victoire,165
Où cette main n'ait eu bonne part à la gloire:
Et même la gazette a souvent divulgués
[333]....
CLITON, le tirant par la basque.
Savez-vous bien, Monsieur, que vous extravaguez?
Vous rêvez, dis-je, ou....
Vous venez de Poitiers, ou je me donne au diable;170
Vous en revîntes hier.
DORANTE, à Cliton.
Te tairas-tu, maraud
[334]?
Mon nom dans nos succès s'étoit mis assez haut
Pour faire quelque bruit sans beaucoup d'injustice;
Et je suivrois encore un si noble exercice,
N'étoit que l'autre hiver, faisant ici ma cour,175
Je vous vis, et je fus retenu par l'amour.
Attaqué par vos yeux, je leur rendis les armes;
Je me fis prisonnier de tant d'aimables charmes;
Je leur livrai mon âme; et ce cœur généreux
Dès ce premier moment oublia tout pour eux.180
Vaincre dans les combats, commander dans l'armée,
De mille exploits fameux enfler ma renommée
[335],
Et tous ces nobles soins qui m'avoient su ravir,
Cédèrent aussitôt à ceux de vous servir.
ISABELLE, à Clarice, tout bas.
Madame, Alcippe vient; il aura de l'ombrage
[336].
185
Nous en saurons, Monsieur, quelque jour davantage.
Adieu.
Quoi? me priver sitôt de tout mon bien!
Nous n'avons pas loisir d'un plus long entretien;
Et malgré la douceur de me voir cajolée,
Il faut que nous fassions seules deux tours d'allée.190
Cependant accordez à mes vœux innocents
La licence d'aimer des charmes si puissants.
Un cœur qui veut aimer, et qui sait comme on aime,
N'en demande jamais licence qu'à soi-même.
SCÈNE IV.
DORANTE, CLITON.
J'en sais ce qu'on en peut savoir,195
La langue du cocher a fait tout son devoir
[337].
«La plus belle des deux, dit-il, est ma maîtresse,
Elle loge à la Place, et son nom est Lucrèce.»
Royale, et l'autre y loge aussi.
Il n'en sait pas le nom, mais j'en prendrai souci.200
Ne te mets point, Cliton, en peine de l'apprendre.
Celle qui m'a parlé, celle qui m'a su prendre,
C'est Lucrèce, ce l'est sans aucun contredit:
Sa beauté m'en assure, et mon cœur me le dit.
Quoique mon sentiment doive respect au vôtre,205
La plus belle des deux, je crois que se soit l'autre.
Quoi? celle qui s'est tue, et qui dans nos propos
N'a jamais eu l'esprit de mêler quatre mots?
Monsieur, quand une femme a le don de se taire
[339],
Elle a des qualités au-dessus du vulgaire;210
C'est un effort du ciel qu'on a peine à trouver;
Sans un petit miracle il ne peut l'achever;
Et la nature souffre extrême violence
[340]
Lorsqu'il en fait d'humeur à garder le silence.
Pour moi, jamais l'amour n'inquiète mes nuits;215
Et quand le cœur m'en dit, j'en prends par où je puis;
Mais naturellement femme qui se peut taire
A sur moi tel pouvoir et tel droit de me plaire,
Qu'eût-elle en vrai magot tout le corps fagoté,
Je lui voudrois donner le prix de la beauté.220
C'est elle assurément qui s'appelle Lucrèce:
Cherchez un autre nom pour l'objet qui vous blesse;
Ce n'est point là le sien: celle qui n'a dit mot,
Monsieur, c'est la plus belle, ou je ne suis qu'un sot.
Je t'en crois sans jurer avec tes incartades
[341].
225
Mais voici les plus chers
[342] de mes vieux camarades:
Ils semblent étonnés, à voir leur action.
SCÈNE V.
DORANTE, ALCIPPE, PHILISTE, CLITON.
Quoi? sur l'eau la musique et la collation?
Oui, la collation avecque la musique.
C'est de quoi je suis mal éclairci.
DORANTE, les saluant.
Que mon bonheur est grand de vous revoir ici!
Le mien est sans pareil, puisque je vous embrasse.
J'ai rompu vos discours d'assez mauvaise grâce:
Vous le pardonnerez à l'aise de vous voir.235
Avec nous, de tout temps, vous avez tout pouvoir
[343].
Mais de quoi parliez-vous?
Achevez, je vous prie,
Et souffrez qu'à ce mot ma curiosité
Vous demande sa part de cette nouveauté.240
On dit qu'on a donné musique à quelque dame.
Souvent l'onde irrite la flamme.
Dans l'ombre de la nuit le feu se fait mieux voir:
Le temps étoit bien pris. Cette dame, elle est belle?245
Aux yeux de bien du monde elle passe pour telle.
Assez pour n'en rien dédaigner.
Quelque collation a pu l'accompagner?
Et vous ne savez point celui qui l'a donnée?250
Je ris de vous voir étonné
D'un divertissement que je me suis donné.
Et déjà vous avez fait maîtresse?
Si je n'en avois fait, j'aurois bien peu d'adresse,
Moi qui depuis un mois suis ici de retour
[344].
255
Il est vrai que je sors fort peu souvent de jour:
De nuit, incognito, je rends quelques visites;
Ainsi....
CLITON, à Dorante, à l'oreille.
Vous ne savez, Monsieur, ce que vous dites.
Tais-toi; si jamais plus tu me viens avertir....
J'enrage de me taire et d'entendre mentir!260
PHILISTE,
à Alcippe, tout bas[345].
Voyez qu'heureusement dedans cette rencontre
Votre rival lui-même à vous-même se montre.
Comme à mes chers amis je vous veux tout conter.
J'avois pris cinq bateaux pour mieux tout ajuster
[346];
Les quatre contenoient quatre chœurs de musique,265
Capables de charmer le plus mélancolique.
Au premier, violons; en l'autre, luths et voix;
Des flûtes, au troisième; au dernier, des hautbois,
Qui tour à tour dans l'air poussoient des harmonies
Dont on pourvoit nommer les douceurs infinies.270
Le cinquième étoit grand, tapissé tout exprès
De rameaux enlacés pour conserver le frais,
Dont chaque extrémité portoit un doux mélange
De bouquets de jasmin, de grenade et d'orange.
Je fis de ce bateau la salle du festin:275
Là je menai l'objet qui fait seul mon destin;
De cinq autres beautés la sienne fut suivie,
Et la collation fut aussitôt servie.
Je ne vous dirai point les différents apprêts,
Le nom de chaque plat, le rang de chaque mets:280
Vous saurez seulement qu'en ce lieu de délices
On servit douze plats, et qu'on fit six services,
Cependant que les eaux, les rochers et les airs
Répondoient aux accents de nos quatre concerts.
Après qu'on eut mangé, mille et mille fusées,285
S'élançant vers les cieux, ou droites ou croisées,
Firent un nouveau jour, d'où tant de serpenteaux
D'un déluge de flamme attaquèrent les eaux,
Qu'on crut que, pour leur faire une plus rude guerre,
Tout l'élément du feu tomboit du ciel en terre.290
Après ce passe-temps on dansa jusqu'au jour,
Dont le soleil jaloux avança le retour:
S'il eût pris notre avis, sa lumière importune
[347]
N'eût pas troublé sitôt ma petite fortune;
Mais n'étant pas d'humeur à suivre nos désirs,295
Il sépara la troupe et finit nos plaisirs.
Certes, vous avez grâce à conter ces merveilles;
Paris, tout grand qu'il est, en voit peu de pareilles.
J'avois été surpris; et l'objet de mes vœux
Ne m'avoit tout au plus donné qu'une heure ou deux.
Cependant l'ordre est rare, et la dépense belle.
Il s'est fallu passer à
[348] cette bagatelle:
Alors que le temps presse, on n'a pas à choisir.
Adieu: nous nous verrons avec plus de loisir.
ALCIPPE, à Philiste, en s'en allant.
Sans raison toutefois votre âme en est saisie:
Les signes du festin ne s'accordent pas bien.
Le lieu s'accorde, et l'heure; et le reste n'est rien.
SCÈNE VI.
DORANTE, CLITON.
Monsieur, puis-je à présent parler sans vous déplaire?
Je remets à ton choix de parler ou te taire
[349];
310
Mais quand tu vois quelqu'un ne fais plus l'insolent.
Votre ordinaire est-il de rêver en parlant?
J'appelle rêveries
Ce qu'en d'autres qu'un maître on nomme menteries;
Je parle avec respect.
Je le perds315
Quand je vous oy parler de guerre et de concerts.
Vous voyez sans péril nos batailles dernières,
Et faites des festins qui ne vous coûtent guères.
Pourquoi depuis un an vous feindre de retour?
J'en montre plus de flamme, et j'en fais mieux ma cour.
Qu'a de propre la guerre à montrer votre flamme?
Oh! le beau compliment à charmer une dame,
De lui dire d'abord: «J'apporte à vos beautés
Un cœur nouveau venu des universités;
Si vous avez besoin de lois et de rubriques,325
Je sais le Code entier avec les Authentiques,
Le
Digeste nouveau, le vieux, l'
Infortiat[350],
Ce qu'en a dit Jason, Balde, Accurse, Alciat
[351]!
Qu'un si riche discours nous rend considérables!
Qu'on amollit par là de cœurs inexorables!330
Qu'un homme à paragraphe est un joli galant!
On s'introduit bien mieux à titre de vaillant:
Tout le secret ne gît qu'en un peu de grimace,
A mentir à propos, jurer de bonne grâce,
Étaler force mots qu'elles n'entendent pas,335
Faire sonner Lamboy, Jean de Vert, et Galas
[352],
Nommer quelques châteaux de qui les noms barbares
Plus ils blessent l'oreille, et plus leur semblent rares,
Avoir toujours en bouche angles, lignes, fossés,
Vedette, contrescarpe, et travaux avancés
[353]:
340
Sans ordre et sans raison, n'importe, on les étonne;
On leur fait admirer les bayes qu'on leur donne
[354],
Et tel, à la faveur d'un semblable débit,
Passe pour homme illustre, et se met en crédit.
A qui vous veut ouïr, vous en faites bien croire;345
Mais celle-ci bientôt peut savoir votre histoire.
J'aurai déjà gagné chez elle quelque accès;
Et loin d'en redouter un malheureux succès,
Si jamais un fâcheux nous nuit par sa présence,
Nous pourrons sous ces mots être d'intelligence.350
Voilà traiter l'amour, Cliton, et comme il faut.
A vous dire le vrai, je tombe de bien haut.
Mais parlons du festin: Urgande et Mélusine
[355]
N'ont jamais sur-le-champ mieux fourni leur cuisine;
Vous allez au delà de leurs enchantements:355
Vous seriez un grand maître à faire des romans;
Ayant si bien en main le festin et la guerre,
Vos gens en moins de rien courroient toute la terre;
Et ce seroit pour vous des travaux forts légers
Que d'y mêler partout la pompe et les dangers
[356].
360
Ces hautes fictions vous sont bien naturelles.
J'aime à braver ainsi les conteurs de nouvelles;
Et sitôt que j'en vois quelqu'un s'imaginer
Que ce qu'il veut m'apprendre a de quoi m'étonner,
Je le sers aussitôt d'un conte imaginaire,365
Qui l'étonne lui-même, et le force à se taire.
Si tu pouvois savoir quel plaisir on a lors
De leur faire rentrer leurs nouvelles au corps....
Je le juge assez grand; mais enfin ces pratiques
Vous peuvent engager en de fâcheux intriques
[357].
370
Nous nous en tirerons; mais tous ces vains discours
[358]
M'empêchent de chercher l'objet de mes amours:
Tâchons de le rejoindre, et sache qu'à me suivre
Je t'apprendrai bientôt d'autres façons de vivre.
FIN DU PREMIER ACTE.
161
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE.
GÉRONTE, CLARICE, ISABELLE.
Je sais qu'il vaut beaucoup étant sorti de vous;375
Mais, Monsieur, sans le voir accepter un époux,
Par quelque haut récit qu'on en soit conviée,
C'est grande avidité de se voir mariée.
D'ailleurs, en recevoir visite et compliment
[359],
Et lui permettre accès en qualité d'amant,380
A moins qu'à vos projets un plein effet réponde,
Ce seroit trop donner à discourir au monde.
Trouvez donc un moyen de me le faire voir,
Sans m'exposer au blâme et manquer au devoir.
Oui, vous avez raison, belle et sage Clarice:385
Ce que vous m'ordonnez est la même justice
[360];
Et comme c'est à nous à subir votre loi,
Je reviens tout à l'heure, et Dorante avec moi.
Je le tiendrai longtemps dessous votre fenêtre,
Afin qu'avec loisir vous puissiez le connoître
[361],
390
Examiner sa taille, et sa mine, et son air,
Et voir quel est l'époux que je vous veux donner.
Il vint hier de Poitiers, mais il sent peu l'école;
Et si l'on pouvoit croire un père à sa parole,
Quelque écolier qu'il soit, je dirois qu'aujourd'hui395
Peu de nos gens de cour sont mieux taillés que lui.
Mais vous en jugerez après la voix publique.
Je cherche à l'arrêter, parce qu'il m'est unique,
Et je brûle surtout de le voir sous vos lois.
Vous m'honorez beaucoup d'un si glorieux choix:400
Je l'attendrai, Monsieur, avec impatience,
Et je l'aime déjà sur cette confiance.
SCÈNE II
ISABELLE, CLARICE[362].
Ainsi vous le verrez, et sans vous engager.
Mais pour le voir ainsi qu'en pourrai-je juger?
J'en verrai le dehors, la mine, l'apparence;405
Mais du reste, Isabelle, où prendre l'assurance;
Le dedans paroît mal en ces miroirs flatteurs;
Les visages souvent sont de doux imposteurs:
Que de défauts d'esprit se couvrent de leurs grâces,
Et que de beaux semblants cachent des âmes basses!
Les yeux en ce grand choix ont la première part
[363];
Mais leur déférer tout, c'est tout mettre au hasard:
Qui veut vivre en repos ne doit pas leur déplaire,
Mais sans leur obéir, il doit les satisfaire
[364],
En croire leur refus, et non pas leur aveu,415
Et sur d'autres conseils laisser naître son feu.
Cette chaîne, qui dure autant que notre vie,
Et qui devroit donner plus de peur que d'envie
[365],
Si l'on n'y prend bien garde, attache assez souvent
Le contraire au contraire, et le mort au vivant;420
Et pour moi, puisqu'il faut qu'elle me donne un maître,
Avant que l'accepter je voudrois le connoître,
Mais connoître dans l'âme.
Eh bien! qu'il parle à vous.
Alcippe le sachant en deviendrait jaloux.
Qu'importe qu'il le soit, si vous avez Dorante?425
Sa perte ne m'est pas encore indifférente;
Et l'accord de l'hymen entre nous concerté,
Si son père venoit, seroit exécuté.
Depuis plus de deux ans il promet et diffère:
Tantôt c'est maladie, et tantôt quelque affaire;430
Le chemin est mal sûr, ou les jours sont trop courts,
Et le bonhomme enfin ne peut sortir de Tours.
Je prends tous ces délais pour une résistance,
Et ne suis pas d'humeur à mourir de constance.
Chaque moment d'attente ôte de notre prix,435
Et fille qui vieillit tombe dans le mépris:
C'est un nom glorieux qui se garde avec honte;
Sa défaite est fâcheuse à moins que d'être prompte.
Le temps n'est pas un Dieu qu'elle puisse braver,
Et son honneur se perd à le trop conserver.440
Ainsi vous quitteriez Alcippe pour un autre
De qui l'humeur auroit de quoi plaire à la vôtre
[366]?
Oui, je le quitterois; mais pour ce changement
Il me faudroit en main avoir un autre amant
[367],
Savoir qu'il me fût propre, et que son hyménée445
Dût bientôt à la sienne unir ma destinée
[368].
Mon humeur sans cela ne s'y résout pas bien;
Car Alcippe, après tout, vaut toujours mieux que rien;
Son père peut venir, quelque longtemps qu'il tarde.
Pour en venir à bout sans que rien s'y hasarde
[369],
450
Lucrèce est votre amie, et peut beaucoup pour vous;
Elle n'a point d'amants qui deviennent jaloux
[370]:
Qu'elle écrive à Dorante, et lui fasse paroître
Qu'elle veut cette nuit le voir par sa fenêtre.
Comme il est jeune encore, on l'y verra voler;455
Et là, sous ce faux nom, vous pourrez lui parler
[371],
Sans qu'Alcippe jamais en découvre l'adresse,
Ni que lui-même pense à d'autres qu'à Lucrèce.
L'invention est belle, et Lucrèce aisément
Se résoudra pour moi d'écrire un compliment:460
J'admire ton adresse à trouver cette ruse
[372].
Puis-je vous dire encor que si je ne m'abuse,
Tantôt cet inconnu ne vous déplaisoit pas?
Ah, bon Dieu! si Dorante avoit autant d'appas,
Que d'Alcippe aisément il obtiendroit la place!465
Ne parlez point d'Alcippe; il vient.
Qu'il m'embarrasse!
Va pour moi chez Lucrèce, et lui dis mon projet,
Et tout ce qu'on peut dire en un pareil sujet
[373].
SCÈNE III.
CLARICE, ALCIPPE.
Ah! Clarice, ah! Clarice, inconstante! volage!
Auroit-il deviné déjà ce mariage?470
Alcippe, qu'avez-vous? qui vous fait soupirer?
Ce que j'ai, déloyale! et peux-tu l'ignorer
[375]?
Parle à ta conscience, elle devroit t'apprendre....
Parlez un peu plus bas, mon père va descendre.
Ton père va descendre, âme double et sans foi
[376]!
475
Confesse que tu n'as un père que pour moi.
La nuit, sur la rivière....
Eh bien! sur la rivière?
La nuit! quoi? qu'est-ce enfin?
Oui, la nuit toute entière.
Tu ne meurs pas de honte, entendant ces deux mots?
Mourir pour les entendre! et qu'ont-ils de funeste?
Tu peux donc les ouïr et demander le reste?
Ne saurois-tu rougir, si je ne te dis tout?
Tes passe-temps de l'un à l'autre bout.
Je meure, en vos discours si je puis rien comprendre!
Quand je te veux parler, ton père va descendre,
Il t'en souvient alors; le tour est excellent!
Mais pour passer la nuit auprès de ton galant
[377]....
Alcippe, êtes-vous fol
[378]?
Je n'ai plus lieu de l'être
[379],
A présent que le ciel me fait te mieux connoître.490
Oui, pour passer la nuit en danses et festin,
Être avec ton galant du soir jusqu'au matin.
(Je ne parle que d'hier), tu n'as point lors de père.
Rêvez-vous? raillez-vous? et quel est ce mystère?
Ce mystère est nouveau, mais non pas fort secret:495
Choisis une autre fois un amant plus discret;
Lui-même il m'a tout dit.
Continue, et fais bien l'ignorante.
Si je le vis jamais, et si je le connoi!...
Ne viens-je pas de voir son père avecque toi?500
Tu passes, infidèle, âme ingrate et légère,
La nuit avec le fils, le jour avec le père!
Son père, de vieux temps, est grand ami du mien.
Cette vieille amitié faisoit votre entretien?
Tu te sens convaincue, et tu m'oses répondre!505
Te faut-il quelque chose encor pour te confondre?
Alcippe, si je sais quel visage a le fils....
La nuit étoit fort noire alors que tu le vis.
Il ne t'a pas donné quatre chœurs de musique,
Une collation superbe et magnifique,510
Six services de rang, douze plats à chacun?
Son entretien alors t'étoit fort importun?
Quand ses feux d'artifice éclairoient le rivage,
Tu n'eus pas le loisir de le voir au visage?
Tu n'as pas avec lui dansé jusques au jour,515
Et tu ne l'as pas vu pour le moins au retour?
T'en ai-je dit assez? Rougis, et meurs de honte.
Je ne rougirai point pour le récit d'un conte.
Quoi! je suis donc un fourbe, un bizarre, un jaloux?
Quelqu'un a pris plaisir à se jouer de vous,520
Alcippe; croyez-moi.
Ne cherche point d'excuses;
Je connois tes détours, et devine tes ruses.
Adieu: suis ton Dorante, et l'aime désormais;
Laisse en repos Alcippe, et n'y pense jamais.
Ton père va descendre.525
Non, il ne descend point, et ne peut nous entendre;
Et j'aurai tout loisir de vous désabuser.
Je ne t'écoute point, à moins que m'épouser,
A moins qu'en attendant le jour du mariage
[380],
M'en donner ta parole et deux baisers en gage
[381].
530
Pour me justifier vous demandez de moi,
Alcippe?
Deux baisers, et ta main, et ta foi.
Résous-toi, sans plus me faire attendre.
Je n'ai pas le loisir, mon père va descendre.
SCÈNE IV.
ALCIPPE.
Va, ris de ma douleur alors que je te perds;535
Par ces indignités romps toi-même mes fers;
Aide mes feux trompés à se tourner en glace;
Aide un juste courroux à se mettre en leur place.
Je cours à la vengeance, et porte à ton amant
Le vif et prompt effet de mon ressentiment
[382].
540
S'il est homme de cœur, ce jour même nos armes
Régleront par leur sort tes plaisirs ou tes larmes
[383];
Et plutôt que le voir possesseur de mon bien,
Puissé-je dans son sang voir couler tout le mien!
Le voici, ce rival, que son père t'amène:545
Sa vue accroît l'ardeur dont je me sens brûler:
Mais ce n'est pas ici qu'il faut le quereller
[384].
SCÈNE V.
GÉRONTE, DORANTE, CLITON.
Dorante, arrêtons-nous; le trop de promenade
Me mettroit hors d'haleine, et me feroit malade.550
Que l'ordre est rare et beau de ces grands bâtiments!
Paris semble à mes yeux un pays de romans.
J'y croyois ce matin voir une île enchantée
[385]:
Je la laissai déserte, et la trouve habitée;
Quelque Amphion nouveau, sans l'aide des maçons,555
En superbes palais a changé ses buissons.
Paris voit tous les jours de ces métamorphoses:
Dans tout le Pré-aux-Clercs tu verras mêmes choses
[386];
Et l'univers entier ne peut rien voir d'égal
Aux superbes dehors du palais Cardinal
[387].
560
Toute une ville entière, avec pompe bâtie,
Semble d'un vieux fossé par miracle sortie,
Et nous fait présumer, à ses superbes toits,
Que tous ses habitants sont des dieux ou des rois.
Mais changeons de discours. Tu sais combien je t'aime?
Je chéris cet honneur bien plus que le jour même.
Comme de mon hymen il n'est sorti que toi,
Et que je te vois prendre un périlleux emploi,
Où l'ardeur pour la gloire à tout oser convie
[388],
Et force à tous moments de négliger la vie,570
Avant qu'aucun malheur te puisse être avenu,
Pour te faire marcher un peu plus retenu,
Je te veux marier.
Je t'ai voulu choisir moi-même une maîtresse,
Honnête, belle, riche
[389].
Ah! pour la bien choisir,575
Mon père, donnez-vous un peu plus de loisir.
Je la connois assez: Clarice est belle et sage
Autant que dans Paris il en soit de son âge;
Son père de tout temps est mon plus grand ami,
Et l'affaire est conclue.
Ah! Monsieur, j'en frémi
[390]:
580
D'un fardeau si pesant accabler ma jeunesse!
Fais ce que je t'ordonne.
Il faut jouer d'adresse.
Quoi? Monsieur, à présent qu'il faut dans les combats
Acquérir quelque nom, et signaler mon bras....
Avant qu'être au hasard un autre bras t'immole,585
Je veux dans ma maison avoir qui m'en console;
Je veux qu'un petit-fils puisse y tenir ton rang
[391],
Soutenir ma vieillesse, et réparer mon sang:
En un mot, je le veux.
Mais s'il est impossible
[392]?
590
Souffrez qu'aux yeux de tous
Pour obtenir pardon j'embrasse vos genoux.
Je suis....
Je suis donc marié, puisqu'il faut que j'achève.
On m'a violenté:595
Vous ferez tout casser par votre autorité,
Mais nous fûmes tous deux forcés à l'hyménée
Par la fatalité la plus inopinée....
Ah! si vous le saviez
[393]!
Elle est de fort bon lieu, mon père; et pour son bien,
S'il n'est du tout si grand que votre humeur souhaite....
Sachons, à cela près, puisque c'est chose faite.
Elle se nomme?
Orphise; et son père, Armédon.
Je n'ai jamais ouï ni l'un ni l'autre nom.
Mais poursuis.
Je la vis presque à mon arrivée.605
Une âme de rocher ne s'en fût pas sauvée,
Tant elle avoit d'appas, et tant son œil vainqueur
Par une douce force assujettit mon cœur!
Je cherchai donc chez elle à faire connoissance;
Et les soins obligeants de ma persévérance610
Surent plaire de sorte à cet objet charmant,
Que j'en fus en six mois autant aimé qu'amant.
J'en reçus des faveurs secrètes, mais honnêtes;
Et j'étendis si loin mes petites conquêtes,
Qu'en son quartier souvent je me coulois sans bruit,615
Pour causer avec elle une part de la nuit.
Un soir que je venois de monter dans sa chambre
(Ce fut, s'il m'en souvient, le second de septembre;
Oui, ce fut ce jour-là que je fus attrapé),
Ce soir même son père en ville avoit soupé;620
Il monte à son retour, il frappe à la porte: elle
Transit, rougit, pâlit, me cache en sa ruelle,
Ouvre enfin, et d'abord (qu'elle eut d'esprit et d'art!)
Elle se jette au cou
[394] de ce pauvre vieillard,
Dérobe en l'embrassant son désordre à sa vue:625
Il se sied; il lui dit qu'il veut la voir pourvue;
Lui propose un parti qu'on lui venoit d'offrir.
Jugez combien mon cœur avoit lors à souffrir!
Par sa réponse adroite elle sut si bien faire,
Que sans m'inquiéter elle plut à son père.630
Ce discours ennuyeux enfin se termina;
Le bonhomme partoit quand ma montre sonna
[395];
Et lui, se retournant vers sa fille étonnée:
«Depuis quand cette montre? et qui vous l'a donnée?
—Acaste, mon cousin, me la vient d'envoyer,635
Dit-elle, et veut ici la faire nettoyer,
N'ayant point d'horlogiers
[396] au lieu de sa demeure:
Elle a déjà sonné deux fois en un quart d'heure.
—Donnez-la-moi, dit-il, j'en prendrai mieux le soin.»
Alors pour me la prendre elle vient en mon coin:640
Je la lui donne en main; mais, voyez ma disgrâce,
Avec mon pistolet le cordon s'embarrasse,
Fait marcher le déclin: le feu prend, le coup part;
Jugez de notre trouble à ce triste hasard.
Elle tombe par terre; et moi, je la crus morte.645
Le père épouvanté gagne aussitôt la porte;
Il appelle au secours, il crie à l'assassin:
Son fils et deux valets me coupent le chemin.
Furieux de ma perte, et combattant de rage,
Au milieu de tous trois je me faisois passage,650
Quand un autre malheur de nouveau me perdit;
Mon épée en ma main en trois morceaux rompit.
Désarmé, je recule, et rentre: alors Orphise,
De sa frayeur première aucunement remise,
Sait prendre un temps si juste en son reste d'effroi,655
Qu'elle pousse la porte et s'enferme avec moi.
Soudain nous entassons, pour défenses nouvelles,
Bancs, tables, coffres, lits, et jusqu'aux escabelles:
Nous nous barricadons, et dans ce premier feu,
Nous croyons gagner tout à différer un peu
[397].
660
Mais comme à ce rempart l'un et l'autre travaille,
D'une chambre voisine on perce la muraille:
Alors me voyant pris, il fallut composer.
(Ici[398] Clarice les voit de sa fenêtre; et Lucrèce,
avec Isabelle, les voit aussi de la sienne.)
C'est-à-dire en françois qu'il fallut l'épouser?
Les siens m'avoient trouvé de nuit seul avec elle,665
Ils étoient les plus forts, elle me sembloit belle,
Le scandale étoit grand, son honneur se perdoit;
A ne le faire pas ma tête en répondoit;
Ses grands efforts pour moi, son péril, et ses larmes,
A mon cœur amoureux étoient de nouveaux charmes:
Donc, pour sauver ma vie ainsi que son honneur
[399],
Et me mettre avec elle au comble du bonheur,
Je changeai d'un seul mot la tempête en bonace,
Et fis ce que tout autre auroit fait en ma place.
Choisissez maintenant de me voir ou mourir,675
Ou posséder un bien qu'on ne peut trop chérir.
Non, non, je ne suis pas si mauvais que tu penses,
Et trouve en ton malheur de telles circonstances,
Que mon amour t'excuse; et mon esprit touché
Te blâme seulement de l'avoir trop caché.680
Le peu de bien qu'elle a me faisoit vous le taire.
Je prends peu garde au bien, afin d'être bon père.
Elle est belle, elle est sage, elle sort de bon lieu,
Tu l'aimes, elle t'aime; il me suffit. Adieu:
Je vais me dégager du père de Clarice.685
SCÈNE VI.
DORANTE, CLITON.
Que dis-tu de l'histoire, et de mon artifice?
Le bonhomme en tient-il? m'en suis-je bien tiré?
Quelque sot en ma place y seroit demeuré;
Il eût perdu le temps à gémir et se plaindre,
Et malgré son amour, se fût laissé contraindre.690
Oh! l'utile secret que mentir à propos
[400]!
Quoi? ce que vous disiez n'est pas vrai?
Pas deux mots;
Et tu ne viens d'ouïr qu'un trait de gentillesse
Pour conserver mon âme et mon cœur à Lucrèce.
Quoi? la montre, l'épée, avec le pistolet....695
Obligez, Monsieur, votre valet:
Quand vous voudrez jouer de ces grands coups de maître,
Donnez-lui quelque signe à les pouvoir connoître;
Quoique bien averti, j'étois dans le panneau.
Va, n'appréhende pas d'y tomber de nouveau:700
Tu seras de mon cœur l'unique secrétaire,
Et de tous mes secrets le grand dépositaire.
Avec ces qualités j'ose bien espérer
Qu'assez malaisément je pourrai m'en parer.
Mais parlons de vos feux. Certes cette maîtresse....705
SCÈNE VII.
DORANTE, CLITON, SABINE.
(Elle lui donne un billet[401].)
DORANTE,
après l'avoir lu[402].
Dis-lui que j'y viendrai.
(Sabine rentre, et Dorante continue.)
Doute encore, Cliton,
A laquelle des deux appartient ce beau nom.
Lucrèce sent sa part des feux qu'elle fait naître,
Et me veut cette nuit parler par sa fenêtre.710
Dis encor que c'est l'autre, ou que tu n'es qu'un sot.
Qu'auroit l'autre à m'écrire, à qui je n'ai dit mot?
Monsieur, pour ce sujet n'ayons point de querelle:
Cette nuit, à la voix, vous saurez si c'est elle.
Coule-toi là dedans, et de quelqu'un des siens715
Sache subtilement sa famille et ses biens.
180
SCÈNE VIII.
DORANTE, LYCAS.
LYCAS, lui présentant un billet.
(Il continue, après avoir lu tout bas le billet.)
J'ignore quelle offense
Peut d'Alcippe avec moi rompre l'intelligence;
Mais n'importe, dis-lui que j'irai volontiers.
Je te suis.
(Lycas rentre, et Dorante continue seul.)
Je revins hier au soir de Poitiers,720
D'aujourd'hui seulement je produis mon visage,
Et j'ai déjà querelle, amour et mariage:
Pour un commencement ce n'est point mal trouvé.
Vienne encore un procès, et je suis achevé.
Se charge qui voudra d'affaires plus pressantes,725
Plus en nombre à la fois et plus embarrassantes:
Je pardonne à qui mieux s'en pourra démêler.
Mais allons voir celui qui m'ose quereller.
FIN DU SECOND ACTE.
181
ACTE III.
SCÈNE PREMIÈRE.
DORANTE, ALCIPPE, PHILISTE.
Oui, vous faisiez tous deux en hommes de courage,
Et n'aviez l'un ni l'autre aucun désavantage.730
Je rends grâces au ciel de ce qu'il a permis
Que je sois survenu pour vous refaire amis,
Et que, la chose égale, ainsi je vous sépare:
Mon heur en est extrême, et l'aventure rare
[404].
L'aventure est encor bien plus rare pour moi,735
Qui lui foisois raison sans avoir su de quoi
[405].
Mais, Alcippe, à présent tirez-moi hors de peine:
Quel sujet aviez-vous de colère ou de haine?
Quelque mauvais rapport m'auroit-il pu noircir?
Dites, que devant lui je vous puisse éclaircir.740
Plus je me considère
[406],
Moins je découvre en moi ce qui vous peut déplaire.
Eh bien! puisqu'il vous faut parler plus clairement,
Depuis plus de deux ans j'aime secrètement;
Mon affaire est d'accord, et la chose vaut faite;745
Mais pour quelque raison nous la tenons secrète.
Cependant à l'objet qui me tient sous sa loi,
Et qui sans me trahir ne peut être qu'à moi,
Vous avez donné bal, collation, musique;
Et vous n'ignorez pas combien cela me pique,750
Puisque, pour me jouer un si sensible tour,
Vous m'avez à dessein caché votre retour,
Et n'avez aujourd'hui quitté votre embuscade
[407]
Qu'afin de m'en conter l'histoire par bravade.
Ce procédé m'étonne, et j'ai lieu de penser755
Que vous n'avez rien fait qu'afin de m'offenser.
Si vous pouviez encor douter de mon courage,
Je ne vous guérirois ni d'erreur ni d'ombrage,
Et nous nous reverrions, si nous étions rivaux;
Mais comme vous savez tous deux ce que je vaux,760
Écoutez en deux mots l'histoire démêlée:
Celle que cette nuit sur l'eau j'ai régalée
N'a pu vous donner lieu de devenir jaloux;
Car elle est mariée, et ne peut être à vous.
Depuis peu pour affaire elle est ici venue,765
Et je ne pense pas qu'elle vous soit connue.
Je suis ravi, Dorante, en cette occasion,
De voir finir sitôt notre division
[408].
Alcippe, une autre fois donnez moins de croyance
Aux premiers mouvements de votre défiance;770
Jusqu'à mieux savoir tout sachez vous retenir
[409],
Et ne commencez plus par où l'on doit finir.
Adieu: je suis à vous.
SCÈNE II.
ALCIPPE, PHILISTE.
Hélas! je sors d'un mal pour tomber dans un pire.
Cette collation, qui l'aura pu donner?775
A qui puis-je m'en prendre? et que m'imaginer?
Que l'ardeur de Clarice est égale à vos flammes.
Cette galanterie étoit pour d'autres dames.
L'erreur de votre page a causé votre ennui;
S'étant trompé lui-même, il vous trompe après lui.780
J'ai tout su de lui-même et des gens de Lucrèce
[410].
Il avoit vu chez elle entrer votre maîtresse;
Mais il n'avoit pas vu
[411] qu'Hippolyte et Daphné
Ce jour-là, par hasard, chez elle avoient dîné.
Il les en voit sortir, mais à coiffe abattue
[412],
785
Et sans les approcher il suit de rue en rue;
Aux couleurs, au carrosse, il ne doute de rien;
Tout étoit à Lucrèce, et le dupe si bien,
Que prenant ces beautés pour Lucrèce et Clarice,
Il rend à votre amour un très-mauvais service.790
Il les voit donc aller jusques au bord de l'eau,
Descendre de carrosse, entrer dans un bateau;
Il voit porter des plats, entend quelque musique
(A ce que l'on m'a dit, assez mélancolique).
Mais cessez
[413] d'en avoir l'esprit inquiété;
795
Car enfin le carrosse avoit été prêté:
L'avis se trouve faux; et ces deux autres belles
Avoient en plein repos passé la nuit chez elles.
Quel malheur est le mien! Ainsi donc sans sujet
J'ai fait ce grand vacarme à ce charmant objet
[414]?
800
Je ferai votre paix. Mais sachez autre chose:
Celui qui de ce trouble est la seconde cause,
Dorante, qui tantôt nous en a tant conté
De son festin superbe et sur l'heure apprêté,
Lui qui depuis un mois nous cachant sa venue,805
La nuit, incognito, visite une inconnue,
Il vint hier de Poitiers, et sans faire aucun bruit,
Chez lui paisiblement a dormi toute nuit.
N'est rien qu'un pur mensonge;
Ou, quand il l'a donnée, il l'a donnée en songe
[415].
810
Dorante, en ce combat si peu prémédité,
M'a fait voir trop de cœur pour tant de lâcheté.
La valeur n'apprend point la fourbe en son école:
Tout homme de courage est homme de parole;
A des vices si bas il ne peut consentir,815
Et fuit plus que la mort la honte de mentir.
Cela n'est point.
Dorante, à ce que je présume,
Est vaillant par nature et menteur par coutume.
Ayez sur ce sujet moins d'incrédulité,
Et vous-même admirez notre simplicité:820
A nous laisser duper nous sommes bien novices.
Une collation servie à six services,
Quatre concerts entiers, tant de plats, tant de feux,
Tout cela cependant prêt en une heure ou deux,
Comme si l'appareil d'une telle cuisine825
Fût descendu du ciel dedans quelque machine.
Quiconque le peut croire ainsi que vous et moi,
S'il a manque de sens, n'a pas manque de foi.
Pour moi, je voyois bien que tout ce badinage
Répondoit assez mal aux remarques du page;830
Mais vous?
La jalousie aveugle un cœur atteint,
Et sans examiner, croit tout ce qu'elle craint.
Mais laissons là Dorante avecque son audace;
Allons trouver Clarice et lui demander grâce:
Elle pouvoit tantôt m'entendre sans rougir.835
Attendez à demain et me laissez agir:
Je veux par ce récit vous préparer la voie,
Dissiper sa colère et lui rendre sa joie.
Ne vous exposez point, pour gagner un moment,
Aux premières chaleurs de son ressentiment.840
Si du jour qui s'enfuit la lumière est fidèle,
Je pense l'entrevoir avec son Isabelle.
Je suivrai tes
[416] conseils, et fuirai son courroux
Jusqu'à ce qu'elle ait ri de m'avoir vu jaloux.
SCÈNE III.
CLARICE, ISABELLE.
Isabelle, il est temps, allons trouver Lucrèce.845
Il n'est pas encor tard, et rien ne vous en presse.
Vous avez un pouvoir bien grand sur son esprit:
A peine ai-je parlé, qu'elle a sur l'heure écrit.
Clarice à la servir ne seroit pas moins prompte.
Mais dis, par sa fenêtre as-tu bien vu Géronte?850
Et sais-tu que ce fils qu'il m'avoit tant vanté
Est ce même inconnu qui m'en a tant conté?
A Lucrèce avec moi je l'ai fait reconnoître;
Et sitôt que Géronte a voulu disparoître,
Le voyant resté seul avec un vieux valet
[417],
855
Sabine à nos yeux même a rendu le billet.
Vous parlerez à lui.
Qu'il est fourbe, Isabelle.
Eh bien! cette pratique est-elle si nouvelle?
Dorante est-il le seul qui, de jeune écolier,
Pour être mieux reçu s'érige en cavalier?860
Que j'en sais comme lui qui parlent d'Allemagne,
Et si l'on veut les croire, ont vu chaque campagne
[418];
Sur chaque occasion tranchent des entendus,
Content quelque défaite, et des chevaux perdus;
Qui dans une gazette apprenant ce langage,865
S'ils sortent de Paris, ne vont qu'à leur village,
Et se donnent ici pour témoins approuvés
De tous ces grands combats qu'ils ont lus ou rêvés!
Il aura cru sans doute, ou je suis fort trompée,
Que les filles de cœur aiment les gens d'épée;870
Et vous prenant pour telle, il a jugé soudain
Qu'une plume au chapeau vous plaît mieux qu'à la main.
Ainsi donc, pour vous plaire, il a voulu paroître,
Non pas pour ce qu'il est, mais pour ce qu'il veut être,
Et s'est osé promettre un traitement plus doux875
Dans la condition qu'il veut prendre pour vous.
En matière de fourbe il est maître, il y pipe;
Après m'avoir dupée, il dupe encore Alcippe
[419].
Ce malheureux jaloux s'est blessé le cerveau
D'un festin qu'hier au soir il m'a donné sur l'eau880
(Juge un peu si la pièce a la moindre apparence).
Alcippe cependant m'accuse d'inconstance,
Me fait une querelle où je ne comprends rien.
J'ai, dit-il, toute nuit souffert son entretien;
Il me parle de bal, de danse, de musique,885
D'une collation superbe et magnifique,
Servie à tant de plats, tant de fois redoublés,
Que j'en ai la cervelle et les esprits troublés.
Reconnoissez par là que Dorante vous aime,
Et que dans son amour son adresse est extrême;890
Il aura su qu'Alcippe étoit bien avec vous
[420],
Et pour l'en éloigner il l'a rendu jaloux.
Soudain à cet effort il en a joint un autre:
Il a fait que son père est venu voir le vôtre.
Un amant peut-il mieux agir en un moment895
Que de gagner un père et brouiller l'autre amant?
Votre père l'agrée, et le sien vous souhaite;
Il vous aime, il vous plaît: c'est une affaire faite.
Elle est faite, de vrai, ce qu'elle se fera.
Quoi? votre cœur se change, et désobéira
[421]?
900
Tu vas sortir de garde, et perdre tes mesures
[422].
Explique, si tu peux, encor ses impostures:
Il étoit marié sans que l'on en sût rien;
Et son père a repris sa parole du mien,
Fort triste de visage et fort confus dans l'âme.905
Ah! je dis à mon tour: «Qu'il est fourbe, Madame!»
C'est bien aimer la fourbe, et l'avoir bien en main,
Que de prendre plaisir à fourber sans dessein;
Car pour moi, plus j'y songe, et moins je puis comprendre
Quel fruit auprès de vous il en ose prétendre.910
Mais qu'allez-vous donc faire? et pourquoi lui parler?
Est-ce à dessein d'en rire, ou de le quereller?
Je prendrai du plaisir du moins à le confondre.
J'en prendrois davantage à le laisser morfondre.
Je veux l'entretenir par curiosité
[423].
915
Mais j'entrevois quelqu'un dans cette obscurité,
Et si c'étoit lui-même, il pourroit me connoître
[424]:
Entrons donc chez Lucrèce, allons à sa fenêtre,
Puisque c'est sous son nom que je lui dois parler.
Mon jaloux, après tout, sera mon pis aller:920
Si sa mauvaise humeur déjà n'est apaisée,
Sachant ce que je sais, la chose est fort aisée.
SCÈNE IV.
DORANTE, CLITON.
Voici l'heure et le lieu que marque le billet.
J'ai su tout ce détail d'un ancien valet:
Son père est de la robe, et n'a qu'elle de fille;925
Je vous ai dit son bien, son âge, et sa famille.
Mais, Monsieur, ce seroit pour me bien divertir,
Si comme vous Lucrèce excelloit à mentir:
Le divertissement seroit rare, ou je meure!
Et je voudrois qu'elle eût ce talent pour une heure;930
Qu'elle pût un moment vous piper en votre art,
Rendre conte pour conte, et martre pour renard:
D'un et d'autre côté j'en entendrois de bonnes.
Le ciel fait cette grâce à fort peu de personnes:
Il y faut promptitude, esprit, mémoire, soins,935
Ne se brouiller jamais, et rougir encor moins
[425].
Mais la fenêtre s'ouvre, approchons.
SCÈNE V.
CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE, à la fenêtre;
DORANTE, CLITON, en bas.
CLARICE,
à Isabelle[426].
Isabelle,
Durant notre entretien demeure en sentinelle.
Lorsque votre vieillard sera prêt à sortir,
Je ne manquerai pas de vous en avertir.940
(Isabelle descend de la fenêtre, et ne se montre plus.)
Il conte assez au long ton histoire à mon père.
Mais parle sous mon nom, c'est à moi de me taire.
Oui, Madame, c'est moi,
Qui veux vivre et mourir sous votre seule loi.
Sa fleurette pour toi prend encor même style
[427].
945
Il devroit s'épargner cette gêne inutile.
Mais m'auroit-il déjà reconnue à la voix?
C'est elle; et je me rends, Monsieur, à cette fois.
Oui, c'est moi qui voudrois effacer de ma vie
Les jours que j'ai vécu
[428] sans vous avoir servie.
950
Que vivre sans vous voir est un sort rigoureux!
C'est ou ne vivre point, ou vivre malheureux;
C'est une longue mort; et pour moi, je confesse
Que pour vivre il faut être esclave de Lucrèce.
Chère amie, il en conte à chacune à son tour.955
Il aime à promener sa fourbe et son amour.
A vos commandements j'apporte donc ma vie,
Trop heureux si pour vous elle m'étoit ravie!
Disposez-en, Madame, et me dites en quoi
Vous avez résolu de vous servir de moi.960
Je vous voulois tantôt proposer quelque chose;
Mais il n'est plus besoin que je vous la propose,
Car elle est impossible.
Impossible! Ah! pour vous
Je pourrai tout, Madame, en tous lieux, contre tous.
Jusqu'à vous marier, quand je sais que vous l'êtes?965
Moi, marié! ce sont pièces qu'on vous a faites;
Quiconque vous l'a dit s'est voulu divertir.
Est-il un plus grand fourbe?
Je ne le fus jamais; et si par cette voie
On pense....
Et vous pensez encor que je vous croie?970
Que le foudre à vos yeux m'écrase, si je mens
[429]!
Un menteur est toujours prodigue de serments.
Non, si vous avez eu pour moi quelque pensée
Qui sur ce faux rapport puisse être balancée,
Cessez d'être en balance et de vous défier975
De ce qu'il m'est aisé de vous justifier.
On diroit qu'il dit vrai, tant son effronterie
Avec naïveté pousse une menterie.
Pour vous ôter de doute, agréez que demain
En qualité d'époux je vous donne la main.980
Eh! vous la donneriez en un jour à deux mille.
Certes, vous m'allez mettre en crédit par la ville,
Mais en crédit si grand, que j'en crains les jaloux.
C'est tout ce que mérite un homme tel que vous,
Un homme qui se dit un grand foudre de guerre,985
Et n'en a vu qu'à coups d'écritoire ou de verre
[430];
Qui vint hier de Poitiers, et conte, à son retour,
Que depuis une année il fait ici sa cour;
Qui donne toute nuit festin, musique et danse,
Bien qu'il l'ait dans son lit passée en tout silence;990
Qui se dit marié, puis soudain s'en dédit:
Sa méthode est jolie à se mettre en crédit!
Vous-même, apprenez-moi comme il faut qu'on le nomme.
Si vous vous en tirez, je vous tiens habile homme.
Ne t'épouvante point, tout vient en sa saison.995
(A Clarice.)
De ces inventions chacune a sa raison:
Sur toutes quelque jour je vous rendrai contente;
Mais à présent je passe à la plus importante:
J'ai donc feint cet hymen (pourquoi désavouer
Ce qui vous forcera vous-même à me louer?);1000
Je l'ai feint, et ma feinte à vos mépris m'expose;
Mais si de ces détours vous seule étiez la cause?
Vous. Écoutez-moi. Ne pouvant consentir....
De grâce, dites-moi si vous allez mentir.
Ah! je t'arracherai cette langue importune.1005
(A Clarice.)
Donc, comme à vous servir j'attache ma fortune,
L'amour que j'ai pour vous ne pouvant consentir
Qu'un père à d'autres lois voulût m'assujettir....
Il fait pièce nouvelle, écoutons.
Cette adresse
A conservé mon âme à la belle Lucrèce;1010
Et par ce mariage au besoin inventé,
J'ai su rompre celui qu'on m'avoit apprêté.
Blâmez-moi de tomber en des fautes si lourdes,
Appelez-moi grand fourbe et grand donneur de bourdes;
Mais louez-moi du moins d'aimer si puissamment,1015
Et joignez à ces noms celui de votre amant.
Je fais par cet hymen banqueroute à tous autres;
J'évite tous leurs fers pour mourir dans les vôtres;
Et libre pour entrer en des liens si doux,
Je me fais marié pour toute
[431] autre que vous.
1020
Votre flamme en naissant a trop de violence,
Et me laisse toujours en juste défiance.
Le moyen que mes yeux eussent de tels appas
Pour qui m'a si peu vue et ne me connoît pas?
Je ne vous connois pas! Vous n'avez plus de mère;1025
Périandre est le nom de Monsieur votre père;
Il est homme de robe, adroit et retenu;
Dix mille écus de rente en font le revenu;
Vous perdîtes un frère aux guerres d'Italie;
Vous aviez une sœur qui s'appeloit Julie.1030
Vous connois-je à présent? dites encor que non.
Cousine, il te connoît, et t'en veut tout de bon.
Découvrons le fond de l'artifice.
(A Dorante.)
J'avois voulu tantôt vous parler de Clarice,
Quelqu'un de vos amis m'en est venu prier.1035
Dites-moi, seriez-vous pour elle à marier?
Par cette question n'éprouvez plus ma flamme.
Je vous ai trop fait voir jusqu'au fond de mon âme,
Et vous ne pouvez plus désormais ignorer
Que j'ai feint cet hymen afin de m'en parer.1040
Je n'ai ni feux ni vœux que pour votre service,
Et ne puis plus avoir que mépris pour Clarice.
Vous êtes, à vrai dire, un peu bien dégoûté:
Clarice est de maison, et n'est pas sans beauté;
Si Lucrèce à vos yeux paroît un peu plus belle,1045
De bien mieux faits que vous se contenteroient d'elle.
Oui, mais un grand défaut ternit tous ses appas.
Elle ne me plaît pas;
Et plutôt que l'hymen avec elle me lie,
Je serai marié, si l'on veut, en Turquie.1050
Aujourd'hui cependant on m'a dit qu'en plein jour
Vous lui serriez la main, et lui parliez d'amour.
Quelqu'un auprès de vous m'a fait cette imposture.
Écoutez l'imposteur; c'est hasard s'il n'en jure.
J'éprouve le courroux1055
Si j'ai parlé, Lucrèce, à personne qu'à vous!
Je ne puis plus souffrir une telle impudence,
Après ce que j'ai vu moi-même en ma présence:
Vous couchez d'imposture
[432], et vous osez jurer,
Comme si je pouvois vous croire, ou l'endurer!1060
Adieu: retirez-vous, et croyez, je vous prie,
Que souvent je m'égaye ainsi par raillerie,
Et que pour me donner des passe-temps si doux,
J'ai donné cette baye à bien d'autres qu'à vous.
SCÈNE VI.
DORANTE, CLITON.
Eh bien! vous le voyez, l'histoire est découverte.1065
Ah! Cliton, je me trouve à deux doigts de ma perte.
Vous en avez sans doute un plus heureux succès,
Et vous avez gagné chez elle un grand accès;
Mais je suis ce fâcheux qui nuis par ma présence,
Et vous fais sous ces mots être d'intelligence
[433].
1070
Peut-être. Qu'en crois-tu?
Le peut-être est gaillard.
Penses-tu qu'après tout j'en quitte encor ma part,
Et tienne tout perdu pour un peu de traverse
[434]?
Si jamais cette part tomboit dans le commerce.
Et qu'il vous vînt marchand pour ce trésor caché,1075
Je vous conseillerois d'en faire bon marché.
Mais pourquoi si peu croire un feu si véritable?
A chaque bout de champ vous mentez comme un diable.
Quand un menteur la dit,
En passant par sa bouche elle perd son crédit
[435].
1080
Il faut donc essayer si par quelque autre bouche
Elle pourra trouver un accueil moins farouche
[436].
Allons sur le chevet rêver quelque moyen
D'avoir de l'incrédule un plus doux entretien.
Souvent leur belle humeur suit le cours de la lune:1085
Telle rend des mépris qui veut qu'on l'importune;
Et de quelques effets que les siens soient suivis
[437],
Il sera demain jour, et la nuit porte avis
[438].
FIN DU TROISIÈME ACTE.
199
ACTE IV.
SCÈNE PREMIÈRE.
DORANTE, CLITON.
Mais, Monsieur, pensez-vous qu'il soit jour chez Lucrèce?
Pour sortir si matin elle a trop de paresse.1090
On trouve bien souvent plus qu'on ne croit trouver,
Et ce lieu pour ma flamme est plus propre à rêver:
J'en puis voir sa fenêtre, et de sa chère idée
Mon âme à cet aspect sera mieux possédée.
A propos de rêver, n'avez-vous rien trouvé1095
Pour servir de remède au désordre arrivé?
Je me suis souvenu d'un secret que toi-même
Me donnois hier pour grand, pour rare, pour suprême:
Un amant obtient tout quand il est libéral.
Le secret est fort beau, mais vous l'appliquez mal:
Il ne fait réussir qu'auprès d'une coquette.
Je sais ce qu'est Lucrèce, elle est sage et discrète;
A lui faire présent mes efforts seroient vains:
Elle a le cœur trop bon; mais ses gens ont des mains;
Et bien que sur ce point elle les désavoue
[439],
1105
Avec un tel secret leur langue se dénoue:
Ils parlent, et souvent on les daigne écouter.
A tel prix que ce soit, il m'en faut acheter
[440].
Si celle-ci venoit qui m'a rendu sa lettre,
Après ce qu'elle a fait j'ose tout m'en promettre;1110
Et ce sera hasard si sans beaucoup d'effort
Je ne trouve moyen de lui payer le port.
Certes, vous dites vrai, j'en juge par moi-même:
Ce n'est point mon humeur de refuser qui m'aime;
Et comme c'est m'aimer que me faire présent,1115
Je suis toujours alors d'un esprit complaisant.
Il est beaucoup d'humeurs pareilles à la tienne.
Mais, Monsieur, attendant que Sabine survienne,
Et que sur son esprit vos dons fassent vertu,
Il court quelque bruit sourd qu'Alcippe s'est battu.1120
L'on ne sait; mais ce confus murmure
[441]
D'un air pareil au vôtre à peu près le figure;
Et si de tout le jour je vous avois quitté,
Je vous soupçonnerois de cette nouveauté.
Tu ne me quittas point pour entrer chez Lucrèce?1125
Ah! Monsieur, m'auriez-vous joué ce tour d'adresse?
Nous nous battîmes hier, et j'avois fait serment
De ne parler jamais de cet événement;
Mais à toi, de mon cœur l'unique secrétaire,
A toi, de mes secrets le grand dépositaire,1130
Je ne cèlerai rien, puisque je l'ai promis.
Depuis cinq ou six mois nous étions ennemis:
Il passa par Poitiers, où nous prîmes querelle;
Et comme on nous fit lors une paix telle quelle,
Nous sûmes l'un à l'autre en secret protester1135
Qu'à la première vue il en faudroit tâter.
Hier nous nous rencontrons; cette ardeur se réveille,
Fait de notre embrassade un appel à l'oreille;
Je me défais de toi, j'y cours, je le rejoins,
Nous vidons sur le pré l'affaire sans témoins;1140
Et le perçant à jour de deux coups d'estocade
Je le mets hors d'état d'être jamais malade:
Il tombe dans son sang.
Certes, je plains son sort:
Il étoit honnête homme; et le ciel ne déploie....1145
SCÈNE II.
DORANTE, ALCIPPE, CLITON.
Je te veux, cher ami, faire part de ma joie.
Je suis heureux: mon père....
Cette place pour vous est commode à rêver.
Ta joie est peu commune, et pour revoir un père
Un tel homme que nous ne se réjouit guère
[442].
1150
Un esprit que la joie entièrement saisit
Présume qu'on l'entend au moindre mot qu'il dit
[443].
Sache donc que je touche à l'heureuse journée
Qui doit avec Clarice unir ma destinée:
On attendoit mon père afin de tout signer.1155
C'est ce que mon esprit ne pouvoit deviner;
Mais je m'en réjouis. Tu vas entrer chez elle?
Oui, je lui vais porter cette heureuse nouvelle;
Et je t'en ai voulu faire part en passant.
Tu t'acquiers d'autant plus un cœur reconnoissant,1160
Enfin donc, ton amour ne craint plus de disgrâce?
Cependant qu'au logis mon père se délasse,
J'ai voulu par devoir prendre l'heure du sien.
Les gens que vous tuez se portent assez bien.
Je n'ai de part ni d'autre aucune défiance.1165
Excuse d'un amant la juste impatience:
Adieu.
Le ciel te donne un hymen sans souci!
SCÈNE III.
DORANTE, CLITON.
Il est mort! Quoi? Monsieur, vous m'en donnez aussi,
A moi, de votre cœur l'unique secrétaire,
A moi, de vos secrets le grand dépositaire!1170
Avec ces qualités j'avois lieu d'espérer
Qu'assez malaisément je pourrois m'en parer
[444].
Quoi! mon combat te semble un conte imaginaire?
Je croirai tout, Monsieur, pour ne vous pas déplaire;
Mais vous en contez tant, à toute heure, en tous lieux
[445],
Qu'il faut bien de l'esprit avec vous, et bons yeux
[446].
More, juif ou chrétien, vous n'épargnez personne.
Alcippe te surprend, sa guérison t'étonne!
L'état où je le mis étoit fort périlleux;
Mais il est à présent des secrets merveilleux:1180
Ne t'a-t-on point parlé d'une source de vie
Que nomment nos guerriers poudre de sympathie
[447]?
On en voit tous les jours des effets étonnants.
Encor ne sont-ils pas du tout si surprenants;
Et je n'ai point appris qu'elle eût tant d'efficace,1185
Qu'un homme que pour mort on laisse sur la place,
Qu'on a de deux grands coups percé de part en part,
Soit dès le lendemain si frais et si gaillard.
La poudre que tu dis n'est que de la commune,
On n'en fait plus de cas, mais, Cliton, j'en sais une
Qui rappelle sitôt des portes du trépas,
Qu'en moins d'un tournemain on ne s'en souvient pas
[448];
Quiconque le sait faire a de grands avantages.
Donnez-m'en le secret, et je vous sers sans gages.
Je te le donnerais, et tu serois heureux;1195
Mais le secret consiste en quelques mots hébreux,
Qui tous à prononcer sont si fort difficiles,
Que ce seroient pour toi des trésors inutiles
[449].
Vous savez donc l'hébreu?
L'hébreu? parfaitement:
J'ai dix langues, Cliton, à mon commandement.1200
Vous auriez bien besoin de dix des mieux nourries
[450],
Pour fournir tour à tour à tant de menteries;
Vous les hachez menu comme chair à pâtés.
Vous avez tout le corps bien plein de vérités,
Il n'en sort jamais une
[451].
Ah! cervelle ignorante!1205
Mais mon père survient.
SCÈNE IV.
GÉRONTE, DORANTE, CLITON.
Je vous cherchois, Dorante.
Je ne vous cherchois pas, moi. Que mal à propos
Son abord importun vient troubler mon repos!
Et qu'un père incommode un homme de mon âge!
Vu l'étroite union que fait le mariage,1210
J'estime qu'en effet c'est n'y consentir point,
Que laisser désunis ceux que le ciel a joint.
La raison le défend, et je sens dans mon âme
Un violent désir de voir ici ta femme.
J'écris donc à son père; écris-lui comme moi:1215
Je lui mande qu'après ce que j'ai su de toi,
Je me tiens trop heureux qu'une si belle fille,
Si sage, et si bien née, entre dans ma famille.
J'ajoute à ce discours que je brûle de voir
Celle qui de mes ans devient l'unique espoir;1220
Que pour me l'amener tu t'en vas en personne;
Car enfin il le faut, et le devoir l'ordonne:
N'envoyer qu'un valet sentiroit son mépris.
De vos civilités il sera bien surpris,
Et pour moi, je suis prêt; mais je perdrai ma peine:
Il ne souffrira pas encor qu'on vous l'amène;
Elle est grosse.
Que de ravissements je sens à cette fois!
Vous ne voudriez pas hasarder sa grossesse?
Non, j'aurai patience autant que d'allégresse;1230
Pour hasarder ce gage il m'est trop précieux.
A ce coup ma prière a pénétré les cieux:
Je pense en le voyant que je mourrai de joie.
Adieu: je vais changer la lettre que j'envoie,
En écrire à son père un nouveau compliment,1235
Le prier d'avoir soin de son accouchement,
Comme du seul espoir où mon bonheur se fonde.
Le bonhomme s'en va le plus content du monde.
Je n'y manquerai pas.
Qu'il est bon!
Taisez-vous, il revient sur ses pas.1240
Il ne me souvient plus du nom de ton beau-père.
Comment s'appelle-t-il?
Il n'est pas nécessaire;
Sans que vous vous donniez ces soucis superflus,
En fermant le paquet j'écrirai le dessus.
Étant tout d'une main, il sera plus honnête.1245
Ne lui pourrai-je ôter ce souci de la tête?
Votre main ou la mienne, il n'importe des deux.
Ces nobles de province y sont un peu fâcheux.
Ne me fais plus attendre,
Dis-moi....
Pyrandre! tu m'as dit tantôt un autre nom:
C'étoit, je m'en souviens, oui, c'étoit Armédon.
Oui, c'est là son nom propre, et l'autre d'une terre;
Il portoit ce dernier quand il fut à la guerre,
Et se sert si souvent de l'un et l'autre nom,1255
Que tantôt c'est Pyrandre, et tantôt Armédon
[452].
C'est un abus commun qu'autorise l'usage,
Et j'en usois ainsi du temps de mon jeune âge.
Adieu: je vais écrire.
SCÈNE V.
DORANTE, CLITON.
Il faut bonne mémoire après qu'on a menti.1260
L'esprit a secouru le défaut de mémoire.
Mais on éclaircira bientôt toute l'histoire.
Après ce mauvais pas où vous avez bronché,
Le reste encor longtemps ne peut être caché:
On le sait chez Lucrèce, et chez cette Clarice,1265
Qui d'un mépris si grand piquée avec justice,
Dans son ressentiment prendra l'occasion
De vous couvrir de honte et de confusion.
Ta crainte est bien fondée, et puisque le temps presse,
Il faut tâcher en hâte à m'engager Lucrèce.1270
Voici tout à propos ce que j'ai souhaité.
SCÈNE VI.
DORANTE, CLITON, SABINE.
Chère amie, hier au soir j'étois si transporté.
Qu'en ce ravissement je ne pus me permettre
[453]
De bien penser à toi quand j'eus lu cette lettre;
Mais tu n'y perdras rien, et voici pour le port.1275
Ne croyez pas, Monsieur....
Vous me faites tort.
Je ne suis pas de....
Prends, te dis-je:
Je ne suis point ingrat alors que l'on m'oblige;
Dépêche, tends la main.
Qu'elle y fait de façons!
Je lui veux par pitié donner quelques leçons.1280
Chère amie, entre nous, toutes tes révérences
En ces occasions ne sont qu'impertinences;
Si ce n'est assez d'une, ouvre toutes les deux:
Le métier que tu fais ne veut point de honteux.
Sans te piquer d'honneur, crois qu'il n'est que de prendre,
Et que tenir vaut mieux mille fois que d'attendre.
Cette pluie est fort douce; et quand j'en vois pleuvoir,
J'ouvrirois jusqu'au cœur pour la mieux recevoir.
On prend à toutes mains dans le siècle où nous sommes,
Et refuser n'est plus le vice des grands hommes.1290
Retiens bien ma doctrine; et pour faire amitié,
Si tu veux, avec toi je serai de moitié.
Vois-tu, je me propose
De faire avec le temps pour toi toute autre chose.
Mais comme j'ai reçu cette lettre de toi,1295
En voudrois-tu donner la réponse pour moi?
Je la donnerai bien, mais je n'ose vous dire
Que ma maîtresse daigne ou la prendre, ou la lire:
J'y ferai mon effort.
Voyez, elle se rend
Plus douce qu'une épouse, et plus souple qu'un gant.
Le secret a joué. Présente-la, n'importe;
Elle n'a pas pour moi d'aversion si forte.
Je reviens dans une heure en apprendre l'effet.
Je vous conterai lors tout ce que j'aurai fait.
SCÈNE VII.
CLITON, SABINE.
Tu vois que les effets préviennent les paroles;1305
C'est un homme qui fait litière de pistoles
[454];
Mais comme auprès de lui je puis beaucoup pour toi....
Fais tomber de la pluie, et laisse faire à moi.
Tu viens d'entrer en goût.
Avec mes révérences,
Je ne suis pas encor si dupe que tu penses.1310
Je sais bien mon métier, et ma simplicité
Joue aussi bien son jeu que ton avidité.
Si tu sais ton métier, dis-moi quelle espérance
Doit obstiner mon maître à la persévérance.
Sera-t-elle insensible? en viendrons-nous à bout?1315
Puisqu'il est si brave homme, il faut te dire tout.
Pour te désabuser, sache donc que Lucrèce
N'est rien moins qu'insensible à l'ardeur qui le presse;
Durant toute la nuit elle n'a point dormi
[455];
Et si je ne me trompe, elle l'aime à demi.1320
Mais sur quel privilége est-ce qu'elle se fonde,
Quand elle aime à demi, de maltraiter le monde?
Il n'en a cette nuit reçu que des mépris.
Chère amie, après tout, mon maître vaut son prix.
Ces amours à demi sont d'une étrange espèce;1325
Et s'il vouloit me croire, il quitteroit Lucrèce.
Qu'il ne se hâte point, on l'aime assurément.
Mais on le lui témoigne un peu bien rudement;
Et je ne vis jamais de méthodes pareilles.
Elle tient, comme on dit, le loup par les oreilles;1330
Elle l'aime, et son cœur n'y sauroit consentir,
Parce que d'ordinaire il ne fait que mentir.
Hier même elle le vit dedans les Tuileries,
Où tout ce qu'il conta n'étoit que menteries.
Il en a fait autant depuis à deux ou trois.1335
Les menteurs les plus grands disent vrai quelquefois.
Elle a lieu de douter et d'être en défiance.
Qu'elle donne à ses feux un peu plus de croyance:
Il n'a fait toute nuit que soupirer d'ennui.
Peut-être que tu mens aussi bien comme lui1340
Je suis homme d'honneur; tu me fais injustice.
Mais dis-moi, sais-tu bien qu'il n'aime plus Clarice?
Qu'il ne craigne donc plus de soupirer en vain.
Aussitôt que Lucrèce a pu le reconnoître,1345
Elle a voulu qu'exprès je me sois fait paroître,
Pour voir si par hasard il ne me diroit rien;
Et s'il l'aime en effet, tout le reste ira bien.
Va-t'en; et sans te mettre en peine de m'instruire,
Crois que je lui dirai tout ce qu'il lui faut dire.1350
Adieu: de ton côté si tu fais ton devoir,
Tu dois croire du mien que je ferai pleuvoir.
SCÈNE VIII.
LUCRÈCE, SABINE[456].
Que je vais bientôt voir une fille contente!
Mais la voici déjà; qu'elle est impatiente!
Comme elle a les yeux fins, elle a vu le poulet
[457].
1355
Eh bien! que t'ont conté le maître et le valet?
Le maître et le valet m'ont dit la même chose.
Le maître est tout à vous, et voici de sa prose.
Dorante avec chaleur fait le passionné;
Mais le fourbe qu'il est nous en a trop donné,1360
Et je ne suis pas fille à croire ses paroles.
Je ne les crois non plus; mais j'en crois ses pistoles.
Il t'a donc fait présent?
Pour vous ôter du trouble où flottent vos esprits,
Et vous mieux témoigner ses flammes véritables,1365
J'en ai pris les témoins les plus indubitables;
Et je remets, Madame, au jugement de tous
Si qui donne à vos gens est sans amour pour vous,
Et si ce traitement marque une âme commune.
Je ne m'oppose pas à ta bonne fortune;1370
Mais comme en l'acceptant tu sors de ton devoir,
Du moins une autre fois ne m'en fais rien savoir.
Mais à ce libéral que pourrai-je promettre?
Dis-lui que sans la voir, j'ai déchiré sa lettre.
O ma bonne fortune, où vous enfuyez-vous!1375
Mêles-y de ta part deux ou trois mots plus doux;
Conte-lui dextrement le naturel des femmes;
Dis-lui qu'avec le temps on amollit leurs âmes
[458];
Et l'avertis surtout des heures et des lieux
Où par rencontre il peut se montrer à mes yeux
[459].
1380
Parce qu'il est grand fourbe, il faut que je m'assure.
Ah! si vous connoissiez les peines qu'il endure,
Vous ne douteriez plus si son cœur est atteint;
Toute nuit il soupire, il gémit, il se plaint.
Pour apaiser les maux que cause cette plainte,1385
Donne-lui de l'espoir avec beaucoup de crainte;
Et sache entre les deux toujours le modérer,
Sans m'engager à lui ni le désespérer.
SCÈNE IX.
CLARICE, LUCRÈCE, SABINE.
Il t'en veut tout de bon, et m'en voilà défaite;
Mais je souffre aisément la perte que j'ai faite:1390
Alcippe la répare, et son père est ici.
Te voilà donc bientôt quitte d'un grand souci?
M'en voilà bientôt quitte; et toi, te voilà prête
A t'enrichir bientôt d'une étrange conquête.
Tu sais ce qu'il m'a dit.
S'il vous mentoit alors,1395
A présent il dit vrai; j'en réponds corps pour corps.
Peut-être qu'il le dit; mais c'est un grand peut-être.
Dorante est un grand fourbe, et nous l'a fait connoître;
Mais s'il continuoit encore à m'en conter,
Peut-être avec le temps il me feroit douter.1400
Si tu l'aimes, du moins, étant bien avertie,
Prends bien garde à ton fait, et fais bien ta partie.
C'en est trop; et tu dois seulement présumer
Que je penche à le croire, et non pas à l'aimer
[460].
De le croire à l'aimer la distance est petite:1405
Qui fait croire ses feux fait croire son mérite;
Ces deux points en amour se suivent de si près,
Que qui se croit aimée aime bientôt après
[461].
La curiosité souvent dans quelques âmes
Produit le même effet que produiroient des flammes.
Je suis prête à le croire afin de t'obliger.
Vous me feriez ici toutes deux enrager.
Voyez, qu'il est besoin de tout ce badinage!
Faites moins la sucrée, et changez de langage,
Ou vous n'en casserez, ma foi, que d'une dent
[462].
1415
Laissons là cette folle, et dis-moi cependant
[463],
Quand nous le vîmes hier dedans les Tuileries,
Qu'il te conta d'abord tant de galanteries,
Il fut, ou je me trompe, assez bien écouté.
Étoit-ce amour alors, ou curiosité?1420
Curiosité pure, avec dessein de rire
De tous les compliments qu'il auroit pu me dire.
Je fais de ce billet même chose à mon tour;
Je l'ai pris, je l'ai lu, mais le tout sans amour:
Curiosité pure, avec dessein de rire1425
De tous les compliments qu'il auroit pu m'écrire.
Ce sont deux que de lire, et d'avoir écouté:
L'un est grande faveur; l'autre, civilité;
Mais trouves-y ton compte, et j'en serai ravie;
En l'état où je suis j'en parle sans envie.1430
Sabine lui dira que je l'ai déchiré.
Nul avantage ainsi n'en peut être tiré.
Tu n'es que curieuse.
Soit. Mais il est saison que nous allions au temple.
Si tu le vois, agis comme tu sais.1435
Ce n'est pas sur ce coup que je fais mes essais:
Je connois à tous deux où tient la maladie,
Et le mal sera grand si je n'y remédie;
Mais sachez qu'il est homme à prendre sur le vert
[464].
Mettons cette pluie à couvert.1440
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
219
ACTE V.
SCÈNE PREMIÈRE[465].
GÉRONTE, PHILISTE.
Je ne pouvois avoir rencontre plus heureuse
Pour satisfaire ici mon humeur curieuse.
Vous avez feuilleté le Digeste à Poitiers,
Et vu, comme mon fils, les gens de ces quartiers:
Ainsi vous me pouvez facilement apprendre1445
Quelle est et la famille et le bien de Pyrandre.
Quel est-il, ce Pyrandre?
Un de leurs citoyens:
Noble, à ce qu'on m'a dit, mais un peu mal en biens.
Il n'est dans tout Poitiers bourgeois ni gentilhomme
Qui, si je m'en souviens, de la sorte se nomme.1450
Vous le connoîtrez mieux peut-être à l'autre nom;
Ce Pyrandre s'appelle autrement Armédon.
Aussi peu l'un que l'autre.
Et le père d'Orphise,
Cette rare beauté qu'en ces lieux même on prise
[466]?
Vous connoissez le nom de cet objet charmant1455
Qui fait de ces cantons le plus digne ornement?
Croyez que cette Orphise, Armédon, et Pyrandre,
Sont gens dont à Poitiers on ne peut rien apprendre.
S'il vous faut sur ce point encor quelque garant....
En faveur de mon fils vous faites l'ignorant;1460
Mais je ne sais que trop qu'il aime cette Orphise,
Et qu'après les douceurs d'une longue hantise,
On l'a seul dans sa chambre avec elle trouvé;
Que par son pistolet un désordre arrivé
L'a forcé sur-le-champ d'épouser cette belle.1465
Je sais tout; et de plus ma bonté paternelle
M'a fait y consentir; et votre esprit discret
N'a plus d'occasion de m'en faire un secret
[467].
Quoi! Dorante a fait donc un secret mariage
[468]?
Et comme je suis bon, je pardonne à son âge.1470
Ah! puisqu'il vous l'a dit,
Il vous fera du reste un fidèle récit;
Il en sait mieux que moi toutes les circonstances:
Non qu'il vous faille en prendre aucunes défiances;
Mais il a le talent de bien imaginer,1475
Et moi je n'eus jamais celui de deviner.
Vous me feriez par là soupçonner son histoire.
Non, sa parole est sûre, et vous pouvez l'en croire;
Mais il nous servit hier d'une collation
[469]
Qui partoit d'un esprit de grande invention;1480
Et si ce mariage est de même méthode,
La pièce est fort complète et des plus à la mode.
Prenez-vous du plaisir à me mettre en courroux?
Ma foi, vous en tenez aussi bien comme nous;
Et pour vous en parler avec toute franchise,1485
Si vous n'avez jamais pour bru que cette Orphise,
Vos chers collatéraux s'en trouveront fort bien.
Vous m'entendez? adieu: je ne vous dis plus rien.
SCÈNE II.
GÉRONTE.
O vieillesse facile! O jeunesse impudente!
O de mes cheveux gris honte trop évidente!1490
Est-il dessous le ciel père plus malheureux?
Est-il affront plus grand pour un cœur généreux?
Dorante n'est qu'un fourbe; et cet ingrat que j'aime,
Après m'avoir fourbé, me fait fourber moi-même;
Et d'un discours en l'air, qu'il forge en imposteur
[470],
1495
Il me fait le trompette et le second auteur!
Comme si c'étoit peu pour mon reste de vie
De n'avoir à rougir que de son infamie,
L'infâme, se jouant de mon trop de bonté,
Me fait encor rougir de ma crédulité!1500
SCÈNE III.
GÉRONTE, DORANTE, CLITON.
Ah! rencontre fâcheuse!
Étant sorti de vous, la chose est peu douteuse.
Croyez-vous qu'il suffit d'être sorti de moi?
Avec toute la France aisément je le croi.
Et ne savez-vous point avec toute la France1505
D'où ce titre d'honneur a tiré sa naissance,
Et que la vertu seule a mis en ce haut rang
Ceux qui l'ont jusqu'à moi fait passer dans leur sang
[471]?
J'ignorerois un point que n'ignore personne,
Que la vertu l'acquiert, comme le sang le donne?1510
Où le sang a manqué, si la vertu l'acquiert,
Où le sang l'a donné, le vice aussi le perd.
Ce qui naît d'un moyen périt par son contraire;
Tout ce que l'un a fait, l'autre peut le défaire
[472];
Et dans la lâcheté du vice où je te voi,1515
Tu n'es plus gentilhomme, étant sorti de moi
[473].
Laisse-moi parler, toi de qui l'imposture
Souille honteusement ce don de la nature:
Qui se dit gentilhomme, et ment comme tu fais,
Il ment quand il le dit, et ne le fut jamais.1520
Est-il vice plus bas, est-il tache plus noire
[474],
Plus indigne d'un homme élevé pour la gloire?
Est-il quelque foiblesse, est-il quelque action
Dont un cœur vraiment noble ait plus d'aversion,
Puisqu'un seul démenti lui porte une infamie1525
Qu'il ne peut effacer s'il n'expose sa vie,
Et si dedans le sang il ne lave l'affront
Qu'un si honteux outrage imprime sur son front?
Qui vous dit que je mens?
Qui me le dit, infâme?
Dis-moi, si tu le peux, dis le nom de ta femme.1530
Le conte qu'hier au soir tu m'en fis publier....
Dites que le sommeil vous l'a fait oublier.
Ajoute, ajoute encore avec effronterie
Le nom de ton beau-père et de sa seigneurie;
Invente à m'éblouir quelques nouveaux détours.1535
Appelez la mémoire ou l'esprit au secours.
De quel front cependant faut-il que je confesse
Que ton effronterie a surpris ma vieillesse,
Qu'un homme de mon âge a cru légèrement
Ce qu'un homme du tien débite impudemment?1540
Tu me fais donc servir de fable et de risée,
Passer pour esprit foible, et pour cervelle usée!
Mais dis-moi, te portois-je à la gorge un poignard?
Voyois-tu violence ou courroux de ma part?
Si quelque aversion t'éloignoit de Clarice,1545
Quel besoin avois-tu d'un si lâche artifice?
Et pouvois-tu douter que mon consentement
Ne dût tout accorder à ton contentement,
Puisque mon indulgence, au dernier point venue,
Consentoit à tes yeux l'hymen d'une inconnue?1550
Ce grand excès d'amour que je t'ai témoigné
N'a point touché ton cœur, ou ne l'a point gagné:
Ingrat, tu m'as payé d'une impudente feinte,
Et tu n'as eu pour moi respect, amour, ni crainte.
Va, je te désavoue.
Eh! mon père, écoutez.1555
Quoi? des contes en l'air et sur l'heure inventés?
En est-il dans ta bouche?
Voici pour votre adresse une assez rude touche.
Épris d'une beauté qu'à peine j'ai pu voir
[475]
Qu'elle a pris sur mon âme un absolu pouvoir,1560
De Lucrèce, en un mot, vous la pouvez connoître....
Dis vrai: je la connois, et ceux qui l'ont fait naître;
Son père est mon ami.
Mon cœur en un moment
Étant de ses regards charmé si puissamment,
Le choix que vos bontés avoient fait de Clarice,1565
Sitôt que je le sus, me parut un supplice;
Mais comme j'ignorois si Lucrèce et son sort
Pouvoient avec le vôtre avoir quelque rapport,
Je n'osai pas encor vous découvrir la flamme
Que venoient ses beautés d'allumer dans mon âme
[476];
Et j'avois ignoré, Monsieur, jusqu'à ce jour
Que l'adresse d'esprit fût un crime en amour
[477].
Mais si je vous osois demander quelque grâce,
A présent que je sais et son bien et sa race,
Je vous conjurerois, par les nœuds les plus doux1575
Dont l'amour et le sang puissent m'unir à vous,
De seconder mes vœux auprès de cette belle:
Obtenez-la d'un père, et je l'obtiendrai d'elle.
Si vous ne m'en croyez,
Croyez en pour le moins Cliton que vous voyez:1580
Il sait tout mon secret.
Tu ne meurs pas de honte
Qu'il faille que de lui je fasse plus de conte
[478],
Et que ton père même, en doute de ta foi,
Donne plus de croyance à ton valet qu'à toi!
Écoute: je suis bon, et malgré ma colère,1585
Je veux encore un coup montrer un cœur de père,
Je veux encore un coup pour toi me hasarder.
Je connois ta Lucrèce, et la vais demander;
Mais si de ton côté le moindre obstacle arrive....
Pour vous mieux assurer, souffrez que je vous suive.1590
Demeure ici, demeure, et ne suis point mes pas:
Je doute, je hasarde, et je ne te crois pas.
Mais sache que tantôt si pour cette Lucrèce
Tu fais la moindre fourbe ou la moindre finesse,
Tu peux bien fuir mes yeux et ne me voir jamais;1595
Autrement souviens-toi du serment que je fais:
Je jure les rayons du jour qui nous éclaire
Que tu ne mourras point que de la main d'un père,
Et que ton sang indigne à mes pieds répandu
Rendra prompte justice à mon honneur perdu.1600
SCÈNE IV.
DORANTE, CLITON.
Je crains peu les effets d'une telle menace.
Vous vous rendez trop tôt et de mauvaise grâce;
Et cet esprit adroit, qui l'a dupé deux fois,
Devoit en galant homme aller jusques à trois:
Toutes tierces, dit-on, sont bonnes ou mauvaises
[479].
1605
Cliton, ne raille point, que tu ne me déplaises:
D'un trouble tout nouveau j'ai l'esprit agité.
N'est-ce point du remords d'avoir dit vérité?
Si pourtant ce n'est point quelque nouvelle adresse;
Car je doute à présent si vous aimez Lucrèce,1610
Et vous vois si fertile en semblables détours,
Que, quoi que vous disiez, je l'entends au rebours.
Je l'aime, et sur ce point ta défiance est vaine;
Mais je hasarde trop, et c'est ce qui me gêne.
Si son père et le mien ne tombent point d'accord,1615
Tout commerce est rompu, je fais naufrage au port.
Et d'ailleurs, quand l'affaire entre eux seroit conclue
[480],
Suis-je sûr que la fille y soit bien résolue?
J'ai tantôt vu passer cet objet si charmant:
Sa compagne, ou je meure! a beaucoup d'agrément.1620
Aujourd'hui que mes yeux l'ont mieux examinée,
De mon premier amour j'ai l'âme un peu gênée
[481]:
Mon cœur entre les deux est presque partagé,
Et celle-ci l'auroit s'il n'étoit engagé.
Mais pourquoi donc montrer une flamme si grande,1625
Et porter votre père à faire une demande
[482]?
Il ne m'auroit pas cru, si je ne l'avois fait.
Quoi? même en disant vrai, vous mentiez en effet!
C'étoit le seul moyen d'apaiser sa colère.
Que maudit soit quiconque a détrompé mon père!1630
Avec ce faux hymen j'aurois eu le loisir
De consulter mon cœur, et je pourrois choisir.
Mais sa compagne enfin n'est autre que Clarice.
Je me suis donc rendu moi-même un bon office.
Oh! qu'Alcippe est heureux, et que je suis confus!1635
Mais Alcippe, après tout, n'aura que mon refus.
N'y pensons plus, Cliton, puisque la place est prise.
Vous en voilà défait aussi bien que d'Orphise.
Reportons à Lucrèce un esprit ébranlé,
Que l'autre à ses yeux même avoit presque volé.1640
Mais Sabine survient.
SCÈNE V.
DORANTE, SABINE, CLITON.
Qu'as-tu fait de ma lettre?
En de si belles mains as-tu su la remettre?
Ah, si vous aviez vu comme elle m'a grondée!1645
Elle me va chasser, l'affaire en est vidée.
Elle s'apaisera; mais pour t'en consoler,
Tends la main.
Ose encor lui parler.
Je ne perds pas sitôt toutes mes espérances.
Voyez la bonne pièce avec ses révérences!1650
Comme ses déplaisirs sont déjà consolés,
Elle vous en dira plus que vous n'en voulez.
Elle a donc déchiré mon billet sans le lire
[483]?
Elle m'avoit donné charge de vous le dire;
Mais à parler sans fard....
Sait-elle son métier?1655
Elle n'en a rien fait et l'a lu tout entier.
Je ne puis si longtemps abuser un brave homme.
Si quelqu'un l'entend mieux, je l'irai dire à Rome.
Elle ne me hait pas, à ce compte?
Aime-t-elle quelque autre?
Quand elle me croira? Que ma joie est extrême!1665
Quand elle vous croira, dites qu'elle vous aime.
Je le dis déjà donc, et m'en ose vanter,
Puisque ce cher objet n'en sauroit plus douter:
Mon père....
La voici qui vient avec Clarice.
SCÈNE VI.
CLARICE, LUCRÈCE, DORANTE, SABINE,
CLITON.
Il peut te dire vrai, mais ce n'est pas son vice.1670
Comme tu le connois, ne précipite rien.
Beauté qui pouvez seule et mon mal et mon bien....
On diroit qu'il m'en veut, et c'est moi qu'il regarde.
Quelques regards sur toi sont tombés par mégarde.
Voyons s'il continue.
Ah! que loin de vos yeux1675
Les moments à mon cœur deviennent ennuyeux!
Et que je reconnois par mon expérience
Quel supplice aux amants est une heure d'absence!
Mais vois ce qu'il m'écrit.
Tu prends pour toi ce qu'il me dit.1680
Éclaircissons-nous-en. Vous m'aimez donc, Dorante?
Hélas! que cette amour vous est indifférente!
Depuis que vos regards m'ont mis sous votre loi....
Crois-tu que le discours s'adresse encore à toi?
Oyons la fourbe entière.1685
Vu ce que nous savons, elle est un peu grossière.
C'est ainsi qu'il partage entre nous son amour:
Il te flatte de nuit, et m'en conte de jour
[485].
Vous consultez ensemble! Ah! quoi qu'elle vous die,
Sur de meilleurs conseils disposez de ma vie:1690
Le sien auprès de vous me seroit trop fatal:
Elle a quelque sujet de me vouloir du mal.
Ah! je n'en ai que trop, et si je ne me venge....
Ce qu'elle me disoit est de vrai fort étrange.
C'est quelque invention de son esprit jaloux.1695
Je le crois; mais enfin me reconnoissez-vous?
Si je vous reconnois! quittez ces railleries,
Vous que j'entretins hier dedans les Tuileries,
Que je fis aussitôt maîtresse de mon sort.
Si je veux toutefois en croire son rapport,1700
Pour une autre déjà votre âme inquiétée
[486]....
Pour une autre déjà je vous aurois quittée?
Que plutôt à vos pieds mon cœur sacrifié....
Bien plus, si je la crois, vous êtes marié.
Vous me jouez, Madame, et sans doute pour rire,1705
Vous prenez du plaisir à m'entendre redire
Qu'à dessein de mourir en des liens si doux
Je me fais marié pour toute autre que vous
[487].
Mais avant qu'avec moi le nœud d'hymen vous lie,
Vous serez marié, si l'on veut, en Turquie.1710
Avant qu'avec toute autre
[488] on me puisse engager
[489],
Je serai marié, si l'on veut, en Alger.
Mais enfin vous n'avez que mépris pour Clarice?
Mais enfin vous savez le nœud de l'artifice,
Et que pour être à vous je fais ce que je puis.1715
Je ne sais plus moi-même, à mon tour, ou j'en suis
[490],
Lucrèce écoute un mot.
Vous en tenez, Monsieur: Lucrèce est la plus belle;
Mais laquelle des deux? J'en ai le mieux jugé,
Et vous auriez perdu si vous aviez gagé.1720
Cette nuit à la voix j'ai cru la reconnoître.
Clarice sous son nom parloit à sa fenêtre;
Sabine m'en a fait un secret entretien.
Bonne bouche
[491], j'en tiens; mais l'autre la vaut bien;
Et comme dès tantôt je la trouvois bien faite,1725
Mon cœur déjà penchoit où mon erreur le jette.
Ne me découvre point; et dans ce nouveau feu
Tu me vas voir, Cliton, jouer un nouveau jeu.
Sans changer de discours changeons de batterie.
Voyons le dernier point de son effronterie;1730
Quand tu lui diras tout, il sera bien surpris.
Comme elle est mon amie, elle m'a tout appris:
Cette nuit vous l'aimiez, et m'avez méprisée.
Laquelle de nous deux avez-vous abusée?
Vous lui parliez d'amour en termes assez doux.1735
Moi! depuis mon retour je n'ai parlé qu'à vous.
Vous n'avez point parlé cette nuit à Lucrèce?
Vous n'avez point voulu me faire un tour d'adresse?
Et je ne vous ai point reconnue à la voix?
Nous diroit-il bien vrai pour la première fois
[492]?
1740
Pour me venger de vous j'eus assez de malice
Pour vous laisser jouir d'un si lourd artifice,
Et vous laissant passer pour ce que vous vouliez,
Je vous en donnai plus que vous ne m'en donniez.
Je vous embarrassai, n'en faites point la fine:1745
Choisissez un peu mieux vos dupes à la mine.
Vous pensiez me jouer; et moi je vous jouois,
Mais par de faux mépris que je désavouois;
Car enfin je vous aime, et je hais de ma vie
Les jours que j'ai vécu sans vous avoir servie
[493].
1750
Pourquoi, si vous m'aimez, feindre un hymen en l'air,
Quand un père pour vous est venu me parler?
Quel fruit de cette fourbe osez-vous vous promettre?
Pourquoi, si vous l'aimez, m'écrire cette lettre?
J'aime de ce courroux les principes cachés:1755
Je ne vous déplais pas, puisque vous vous fâchez.
Mais j'ai moi-même enfin assez joué d'adresse:
Il faut vous dire vrai, je n'aime que Lucrèce.
Est-il un plus grand fourbe? et peux-tu l'écouter?
Quand vous m'aurez ouï, vous n'en pourrez douter.
Sous votre nom, Lucrèce, et par votre fenêtre,
Clarice m'a fait pièce, et je l'ai su connoître;
Comme en y consentant vous m'avez affligé,
Je vous ai mise en peine, et je m'en suis vengé.
Mais que disiez-vous hier dedans les Tuileries?1765
Clarice fut l'objet de mes galanteries....
Veux-tu longtemps encore écouter ce moqueur?
Elle avoit mes discours, mais vous aviez mon cœur,
Où vos yeux faisoient naître un feu que j'ai fait taire,
Jusqu'à ce que ma flamme ait eu l'aveu d'un père:1770
Comme tout ce discours n'étoit que fiction,
Je cachois mon retour et ma condition.
CLARICE, à Lucrèce.
Vois que fourbe sur fourbe à nos yeux il entasse,
Et ne fait que jouer des tours de passe-passe.
Vous seule êtes l'objet dont mon cœur est charmé.1775
C'est ce que les effets m'ont fort mal confirmé.
Si mon père à présent porte parole au vôtre,
Après son témoignage, en voudrez-vous quelque autre?
Après son témoignage il faudra consulter
Si nous aurons encor quelque lieu d'en douter.1780
Qu'à de telles clartés votre erreur se dissipe.
(A Clarice.)
Et vous, belle Clarice, aimez toujours Alcippe;
Sans l'hymen de Poitiers il ne tenoit plus rien;
Je ne lui ferai pas ce mauvais entretien;
Mais entre vous et moi vous savez le mystère.1785
Le voici qui s'avance, et j'aperçois mon père.
SCÈNE VII.
GÉRONTE, DORANTE, ALCIPPE, CLARICE,
LUCRÈCE, ISABELLE, SABINE, CLITON.
ALCIPPE, sortant de chez Clarice et parlant à elle.
Nos parents sont d'accord, et vous êtes à moi.
GÉRONTE, sortant de chez Lucrèce et parlant à elle.
Votre père à Dorante engage votre foi.
Un mot de votre main, l'affaire est terminée
[494].
Un mot de votre bouche achève l'hyménée.1790
Ne soyez pas rebelle à seconder mes vœux.
Êtes-vous aujourd'hui muettes toutes deux?
Mon père a sur mes vœux une entière puissance.
Le devoir d'une fille est dans l'obéissance
[495].
Venez donc recevoir ce doux commandement.1795
Venez donc ajouter ce doux consentement.
(Alcippe rentre chez Clarice avec elle et Isabelle,
et le reste rentre chez Lucrèce.)
SABINE, à Dorante, comme il rentre.
Si vous vous mariez, il ne pleuvra plus guères.
Je changerai pour toi cette pluie en rivières.
Vous n'aurez pas loisir seulement d'y penser.
Mon métier ne vaut rien quand on s'en peut passer.
Comme en sa propre fourbe un menteur s'embarrasse!
Peu sauroient comme lui s'en tirer avec grâce.
Vous autres qui doutiez s'il en pourroit sortir,
Par un si rare exemple apprenez à mentir.
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
241
APPENDICE.
PARALLÈLE
DE LA VERDAD SOSPECHOSA D'ALARCON
ET DU
MENTEUR DE CORNEILLE.
Il était réservé à Corneille d'ouvrir la voie à l'art comique en
France, comme il avait fait pour la tragédie, en ayant recours une
seconde fois au théâtre espagnol. Un discernement admirable, secondé
par une chance fort heureuse, lui fait découvrir dans un recueil apocryphe
de pièces imprimées en Espagne le texte le mieux approprié
à l'instinct élevé qui le guide, le texte unique qu'il aurait probablement
à choisir aujourd'hui encore, dans tout le domaine espagnol;
car c'est l'œuvre la plus sérieuse, au sens comique, du plus sérieux
poëte de cette race, don Juan Ruiz de Alarcon y Mendoza.
Il ignora d'abord le nom du poëte auquel il avait cette obligation.
La pièce dont il s'agit, livrée au pillage des libraires, ainsi que plusieurs
autres du même auteur, faisait partie, dans le volume qu'étudia
Corneille vers 1641, d'une douzaine de comédies portant le nom
de Lope de Vega, recommandation suprême auprès des acheteurs.
Qui sait même si le mensonge de cette enseigne ne contribua pas à
attirer l'attention de l'investigateur?
C'est en vain qu'Alarcon, publiant à Madrid une vingtaine de ses
comédies en deux volumes, 1628 et 1634, avait réclamé à cette dernière
date, d'un ton fin et discret, sa propriété usurpée, sans vouloir
rendre responsables de ce pillage, fort ordinaire alors, des noms plus
illustres que le sien: le vieux Lope, plongé dans la dévotion, approchait
alors de sa fin; rien n'empêcha d'ailleurs les éditions pseudonymes
de se reproduire encore par la suite.
C'est le tome XXII (apocryphe) des Comédies de Lope de Vega,
242
Saragosse, 1630, qui contient la Verdad sospechosa, et qui commença
sans doute une substitution de nom si étrangère au caractère honorable
de Lope, et surtout au caractère de sa poésie. Dans le tome XXIV
de la même série, Saragosse, 1633, on lui attribua de même une des
bonnes comédies d'Alarcon, el Exámen de maridos, qui se retrouve
dans les recueils de pièces détachées (sueltas), tantôt sous son nom,
tantôt sous celui de Montalvan. C'est ainsi encore que le Tejedor de
Segovia d'Alarcon (traduit en 1839, et dignement apprécié par M. Ferdinand
Denis) a couru dans les sueltas sous le nom de Calderon et
de Rojas.
Mais la renommée de Juan de Alarcon, longtemps obscurcie par
ces spoliations, a été revendiquée et s'est fort agrandie dans le siècle
présent. Du reste tout ce qu'on sait sur sa personne, c'est qu'il était
né au Mexique de sang espagnol, qu'il occupa à Madrid une charge
de l'ordre judiciaire, et qu'il devait être d'un âge moyen entre Lope
et Calderon. Il mourut en 1639. Quelques mauvaises épigrammes
du temps font penser qu'il n'était ni beau ni bien fait; quant à son
caractère personnel, on peut l'inférer de ce qu'aucun auteur dramatique
n'a plus constamment employé le ton d'un moraliste élevé et
convaincu.
Vers 1660 seulement Corneille connut et restitua le vrai nom de
son modèle, dans l'Examen du Menteur, examen par malheur bien
bref et insuffisant. Il faut voir toutefois dans ce morceau, ainsi que
dans sa préface primitive (1644), quelle gratitude et quelle admiration
il témoigne pour l'ouvrage en partie traduit, en partie imité par lui;
quelle généreuse envie l'entraîne jusqu'à dire qu'il voudrait avoir donné
les deux plus belles pièces qu'il ait faites, et que ce sujet fût de son invention.
Enfin il n'a rien vu dans cette langue qui l'ait satisfait davantage[496].
C'est là un grave jugement, pour peu qu'il se souvienne de Castro
et du Cid; jugement maintenu avec fermeté après que l'ouvrage est
dépouillé du prestige d'un nom tel que celui du grand Lope de Vega.
Mais la préface, antérieure de seize ans à ces déclarations, s'exprimait,
comme on peut le voir, avec une effusion d'éloges non moins
franche sur cet admirable original[497]. Ce que nous voulons y remarquer,
c'est la répugnance de Corneille à reprendre pour l'impression du
Menteur le fastidieux procédé des citations espagnoles au bas de ses
vers. Heureusement la fantaisie des critiques n'était plus tournée à
cette exigence pédantesque. L'hommage si éclatant qu'il rend cette
fois à son modèle doit suffire à le dispenser de marquer ses obligations
en détail. Il aurait bien fait, ce nous semble, de s'en tenir à ce
moyen d'excuse. Il y ajoute un peu gauchement, qu'on nous permette
243
de le dire, une raison fausse en elle-même, en disant que comme il a
«entièrement dépaysé les sujets pour les habiller à la françois, vous
trouveriez si peu de rapport entre l'espagnol et le françois, qu'au lieu
de satisfaction vous n'en recevriez que de l'importunité.» Il y a plus
de maladresse que de manque de sincérité dans les prétextes qu'il
ajoute pour se défendre de ne pas payer une dette qui ne lui incombe
pas réellement.
Cette dette, qui n'était pas la sienne, devient de nos jours celle
d'une édition critique de Corneille. Le Menteur est un ouvrage dont
la valeur, le caractère, l'artifice de composition, le style même ne
peuvent être suffisamment compris, si on ne le rapproche du modèle
d'où il est tiré.
I.
Un mot d'abord sur le titre, la Verdad sospechosa. Il signifie la
vérité rendue suspecte, discréditée par des mensonges. C'est moins
l'annonce d'une comédie de caractère, quoique la pièce possède ce
mérite, qu'une allusion aux complications d'un amusant imbroglio
de galanterie espagnole qui entre pour moitié dans le double genre
de l'ouvrage. Le titre français pouvait se présenter de lui-même;
cependant il se rencontre dans un second titre, y por otro titulo el
Mentiroso, placé, comme par hasard, seulement à l'index du volume,
dans la contrefaçon espagnole, qui est assez correcte d'ailleurs.
Nous supposons connu, par la lecture de Corneille, le fond commun
des deux ouvrages, et par là nous nous épargnons la tâche d'analyser
celui du poëte espagnol, tâche difficile par cela même que la composition
en est traitée avec un art consommé, dans toutes les parties d'un
sujet fort compliqué. C'est un mérite qu'on pourrait recommander à
une étude spéciale, mais nous ne voulons pas oublier qu'ici c'est
Corneille que nous étudions, soit dans les ressources d'invention dont
il fait usage, soit dans l'exécution et les développements de détail.
Corneille rendait déjà un assez grand service à notre théâtre, lorsqu'il
y importait pour la première fois un sujet vraiment comique,
sans nulle prétention d'en modifier la pensée fondamentale, et qu'il
le revêtait pour nous des beautés d'une diction encore inconnue en
ce genre. Mais quel que soit son désir de changer le moins possible,
il se condamne à mille modifications plus ou moins adroites, soit pour
dépayser son action, soit pour obéir aux conditions purement formelles
de son art et de son école. Ce ne sont jamais en réalité que des
expédients de métier, pour pouvoir mettre en œuvre dans la proportion
resserrée de cinq actes, en alexandrins, une composition qui
s'offre à lui plus étendue dans sa forme originale, plus pleine d'action,
de dialogue rapide et de détails motivés.
244
II.
Les personnages seront les mêmes, moins trois ou quatre petits
rôles accessoires, mais fort utiles à leur place. Les noms, qui chez
Alarcon appartiennent naturellement à la société espagnole, se transforment
chez nous en noms insignifiants, tirés du grec pour la plupart,
et dits de comédie, pratique peu favorable à l'illusion, et qui a
trop longtemps persisté en France[498].
La scène est des deux parts dans la capitale: à Madrid elle présente,
selon le besoin, environ six tableaux divers; à Paris, deux seulement,
les Tuileries, et la place Royale[499], dans laquelle des mariages se
traitent et de graves entretiens s'engagent.
La durée, de trente-six heures en français, a aussi beaucoup de
continuité dans l'espagnol, sauf un intervalle de trois jours qui est
supposé entre la scène d'entretien nocturne et l'action ultérieure.
III.
Notre scène première n'est que la seconde dans l'espagnol, où nous
voyons arriver l'écolier de Salamanque, appelé à la vie de cour par
suite de la mort d'un frère aîné. Il est accueilli cordialement par son
noble père, don Beltran, qui attache à son service le valet Tristan.
Ainsi nous comprendrons plus tard les plaisantes surprises de ce
valet à chaque mensonge inattendu d'un maître qu'il ne connaissait
pas encore. Ces choses s'expliquent moins nettement entre Dorante
et Cliton. Mais le grand mérite de cette introduction, c'est de nous
faire connaître d'abord un rôle aussi dominant que celui du vieux
gentilhomme, plein de sa tendresse de père et de ses principes d'honneur:
il interroge avec sollicitude un digne letrado, ou maître ès arts,
auquel était confié à Salamanque le jeune Garcia (Dorante), selon
l'usage des étudiants de qualité. Ce personnage ne doit figurer que
dans cette scène, et doit repartir pour prendre possession d'un emploi
dont on l'a gratifié; mais pressé de questions sur les dispositions de
son élève, il signale à regret une fâcheuse habitude de mentir. Douleur
généreuse, éloquente, du père. Ainsi s'établit d'abord le fond
moral de la pièce, tandis que le caractère et l'indignation du Géronte
de Corneille ne se produisent que bien tard. Don Beltran songe enfin
à marier son fils, pour prévenir, s'il se peut, le tort qu'il pourra se
faire dans le monde. Le spectateur sait gré au poëte de cet art qu'il
met à justifier et à lier toutes les circonstances.
245
IV.
Le lendemain, notre jeune homme, en toilette à la mode, nous
donne en causant avec son nouveau valet (Tristan-Cliton) une seconde
exposition plus gaie. On est dans un lieu fréquenté du beau monde,
les Argenteries, las Platerias, ou la rue des Orfévres[500] (comme les Tuileries
chez Corneille, vers 5).
Díceme bien este traje
[501]?
—Divinamente, señor.
«Dis-moi, me trouves-tu bien fait en cavalier
[502]?»
Le talent de Corneille fait de son côté les frais de cette causerie,
avec un succès de style encore inouï, mais malheureusement gâté
par quelques détails de mauvais ton. Il ne pouvait suivre son auteur
dans ses railleries piquantes contre la mode tyrannique des larges
fraises empesées ou golillas à la hollandaise; il ne se hasarde pas
non plus à imiter une folle tirade du valet sur le firmament diversement
constellé des beautés de Madrid. Le rôle souvent agréable du
valet gracioso comportait, surtout à cette place, de telles échappées
de style et de gaieté, comme une sorte d'aria buffa, qui ne nuisait
nullement à l'effet général, quoique dérogeant ici à la manière simple
et châtié de l'écrivain.
C'est à Corneille qu'appartiennent ces jolies maximes sur la façon
de donner qui vaut mieux que ce qu'on donne[503]; mais Alarcon insiste
trop lui-même sur le précepte de libéralité en amour, qui ne s'applique
dans la pièce qu'à des largesses envers des subalternes.
V.
Arrivent les deux jeunes dames, d'abord vues à distance. Leur
voiture s'est arrêtée devant un orfévre. Vive admiration de Garcia
pour l'une d'elles, dont il voudrait savoir le nom. Le valet est sûr de
faire parler leur cocher[504], épigramme peut-être plus proverbiale en
Espagne qu'en France:
Pues yo, mientras hablas, quiero
que me haga relacion
el cochero, de quien son.
La principale de ces deux dames (Jacinta-Clarice) fait un faux
pas et tombe. L'heureuse occasion offerte au jeune homme de la relever
engage la conversation par de beaux compliments alambiqués,
également à la mode en Espagne et à l'hôtel de Rambouillet. Une
corrélation piquante nous engage à traduire ce passage: il faut tenir
compte du langage métaphorique de la galanterie méridionale, et rapprocher
le surplus de Corneille[505].
«Souffrez, Madame, que cette main vous relève.... si je suis digne
d'être l'Atlas d'un ciel incomparable.
—Puisqu'il vous est donné de le toucher, vous devez être Atlas
sans doute.
—C'est une chose de parvenir, une autre de mériter. Qu'ai-je gagné
à toucher la beauté qui m'enflamme, si je n'ai obligation de cette
faveur qu'au hasard et non à votre volonté? De cette main, il est vrai,
j'ai pu toucher le ciel; mais que m'en revient-il si c'est parce que le
ciel est tombé, et non pas que j'aie été élevé jusqu'à lui?
—A quelle fin prend-on la peine de mériter?
—Afin de parvenir.
—Mais parvenir sans passer par les moyens, n'est-ce pas heureuse
fortune?
—Oui.
—Pourquoi donc vous plaindre du bien qui vous est advenu, si,
n'ayant pas eu à le mériter, vous n'en avez que plus de bonheur?
—C'est que les intentions étant ce qui donne leur mérite aux
actes, soit de faveur, soit de dommage, votre main que j'ai touchée
n'est pas une faveur pour moi, si vous l'avez souffert, et que tel
n'ait pas été votre choix. Souffrez donc mon regret de penser qu'en
ce bonheur qui m'est échu, j'ai rencontré la main sans le cœur, la
faveur sans la volonté.»
Cette thèse, comme on le voit, passe tout entière dans Corneille.
Il faut bien qu'il y joigne la solennité de son vers arrondi et de sa
grande forme dialectique moins découpée en dialogue. Peut-être
ajoute-t-il pour son compte quelque surcroît d'amphigouri: le
vers 133, au sujet de cette faveur:
«On me l'a pu toujours dénier sans injure,»
247
ne s'entend guère, ou c'est une préparation trop artificielle à l'histoire
qu'il va faire de son servage incognito depuis une année.
C'est du reste la même conduite de dialogue; mais la fable de
l'ancien héros des guerres d'Allemagne, inventée par Corneille d'une
manière brillante[506], est dans l'espagnol celle d'un créole péruvien,
réputé d'avance très-opulent. Cette ressource romanesque était fort
naturelle dans les conditions de l'Espagne d'alors. Mais il y a plus
de couleur et de richesse dans la versification de Corneille. Comparez
à sa traduction amplifiée ces vers:
Tan poco ha valido, ay Dios!
mas de un año, que por vos
he andado fuera de mí?
Un año! y ayer llegó
á la corte!
Bueno á fe!
Mas de un año! Juraré
que no os ví en mi vida yo.
Cuando del indiano suelo
por mi dicha llegué aquí,
la primer cosa que ví
fué la gloria de ese cielo.
Y aunque os entregué al momento
el alma, habéislo ignorado,
porque ocasion me ha faltado
de deciros lo que siento.
Tristan se récrie encore:
Indiano! Mais Corneille prête à son valet
des interruptions en aparté, qu'il adresse à son maître comme pour
le rappeler au bon sens au travers de ses fictions. Ce jeu comique
est reproduit dans les actes suivants et provoque des rires fréquents.
Une négligence de style dans l'
Examen du
Menteur ferait croire que
c'est en copiant Alarcon que notre poëte
a forcé son aversion pour
les aparté[507], tandis que ceux-ci du moins lui appartiennent exclusivement,
comme plus loin ce mot plaisant:
«De grâce, dites-moi si vous allez mentir
[508].»
Le faux nabab américain soutient son rôle en offrant à la discrétion
248
de la dame toute une boutique de bijoux. Les mœurs du temps
atténuaient un peu l'inconvenance; mais il est refusé délicatement:
on n'agrée que l'offre elle-même. Tout ensuite est traduit, dans l'incident
qui termine la scène, l'approche du prétendant de Jacinte, et
les derniers compliments adressés à la dame; de même aussi dans
les renseignements rapportés par le valet sur la plus belle des deux[509],
nommée Lucrèce, et dans la méprise qui devient la source de toute
l'intrigue, le Menteur croyant que ces indications désignent Jacinte-Clarice,
tandis que Cliton pencherait pour donner le prix de la
beauté à celle qui a su se taire[510], la vraie Lucrèce en effet (même nom
dans les deux auteurs). Ce qui suit fait voir comment il arrive à
Corneille de charger la plaisanterie jusqu'à heurter la bienséance[511],
sans y être invité par son modèle:
Pues á mi la que calló
me pareció mas hermosa.
Es cierta cosa
que no tengo voto yo;
mas soy tan aficionado
á cualquier mujer que calla,
que bastó, para juzgalla
mas hermosa, haber callado.
VI.
D'ici à la fin de notre acte premier, il faudrait transcrire presque
entièrement les deux textes en regard l'un de l'autre. L'Alcippe espagnol
s'appelle don Juan de Sosa; son ami Philiste, don Félix: ce sont
d'anciens camarades d'université. Alarcon n'oublie pas de placer un
mot sur la nouvelle tenue dans laquelle ils voient Garcia et qui annonce
un changement d'état. Sauf cette fidélité de détails, qui a bien
son prix, Corneille, suivant à peu près tout le dialogue, fait une
excellente étude d'artifice scénique, et ensuite un vrai chef-d'œuvre
de description à l'instar de l'élégante fête espagnole. Celle-ci, fort
curieuse, ne fût-ce que pour la couleur locale de son ordonnance,
est surpassée encore par l'esprit et la verve qui animent le tableau de
ce qu'était une fête parisienne vers la même époque. Les cinq bateaux
249
sur la Seine sont les six cabinets de feuillage dressés sur le
soto du Manzanarès, dans les bosquets du sotillo. Dorante, malgré
son extravagance, a peut-être plus de goût, Garcia plus de faste, surtout
dans l'étalage du banquet avec ses quatre dressoirs, ses vaisselles
d'or, et jusqu'à un certain joyau figurant un homme tout percé
de flèches d'Amour: ce sont les cure-dents d'or, seuls dignes d'être
offerts aux dents de perle, etc. Les deux feux d'artifice se ressemblent
assez; mais l'un est tiré à l'arrivée de la dame, l'autre après le
repas. De part et d'autre, nous entendons quatre chœurs de musique
distincts, les clarinettes, les instruments à archet, les flûtes, enfin les
voix accompagnées de harpes et de guitares. On a, du côté espagnol,
des glaces, des sorbets, des parfums et des essences; mais les cinq
dames invitées et la danse jusqu'au jour n'appartiennent qu'au programme
français. Le soleil jaloux vient mettre un terme à tant de
délices, et rien n'égale la grâce du tour de Corneille[512] dans ce final
exquis inspiré par ces vers:
Tanto que envidioso Apolo
apresuró su carrera,
porque el principio del dia
pusiese fin á la fiesta.
Les traits de surcharge sont dus, en espagnol, à la facilité des métaphores
emphatiques qui abondent dans cette poésie: ils sont plus
étudiés dans le français. Cette prétérition plaisante du narrateur, qui
veut être sobre, appartient à Dorante:
«Je ne vous dirai point les différents apprêts,
Le nom de chaque plat, le rang de chaque mets
[513]....»
VII.
Le même genre de supériorité se maintient chez Corneille dans la
scène suivante, où Cliton demande compte à son maître de tant de
menteries. Une partie des réponses de ce dernier est nécessairement
inventée dans le français, entre autres l'apologie du rôle militaire
qu'il s'est donné. Rien de piquant comme l'ironique compliment à
charmer une dame:
«.... J'apporte à vos beautés
Un cœur nouveau venu des universités
[514]....»
On croit lire du Regnard et du meilleur. C'est du reste une analogie
250
de manière qui se retrouve assez souvent, soit dans la plaisanterie,
soit dans le ton leste et risqué des personnages. Citons une autre
jolie réplique, qui n'est que traduite, mais traduite parfaitement aux
vers 362 et suivants de Corneille:
Tú no sabes a qué sabe,
cuando llega un porta-nuevas
muy orgulloso á contar
una hazaña ó una fiesta,
taparle la boca yo
con otra tal, que se vuelva
con sus nuevas en el cuerpo,
y que reviente con ellas.
VIII.
La scène première du deuxième acte de Corneille accuse gravement
le contraste entre le modèle et l'imitateur, quant à l'observation des
convenances d'illusion et de réalité. Le Géronte qu'on ne connaît pas
échange sur la place Royale quelques paroles avec Clarice dont il est
venu demander la main pour son fils Dorante, sans que nous sachions
pourquoi. Le procédé de don Beltran est tout autre: nous savons le
motif qui l'amène dans la demeure de doña Jacinta, assistée, ainsi
qu'il convient, de son oncle et tuteur don Sanche, et, sans longueurs,
nous avons toutes les conditions requises d'urbanité. Là se place une
donnée très-essentielle à l'action et que Corneille a rendue très-confuse.
En fille prudente, Jacinte, qui n'a jamais vu le mari proposé, et
qui ne soupçonne pas que ce soit l'inconnu de la promenade, témoigne
naturellement au père qu'elle ne serait pas fâchée de l'apercevoir
avant de faire connaissance avec lui. Don Beltran approuve
cette idée, et il annonce qu'il passera à cheval, accompagné de son
fils, sous les fenêtres de la maison. Ce sera plus tard une surprise
piquante, lorsque Jacinte, causant avec sa camériste du riche Péruvien,
le reconnaîtra par la fenêtre accompagnant don Beltran. Corneille
ébauche seulement cette idée quand il fait dire à Clarice, dans
une phrase bien forcée:
«Trouvez donc un moyen de me le faire voir,
Sans m'
exposer au blâme et
manquer au devoir[515].»
Sur quoi Géronte promet de le tenir longtemps sous la fenêtre
en se promenant avec lui[516]. Mais le pis est que ces dispositions sont
prises ici en pure perte, et n'aboutissent à rien. C'est simplement
251
une pensée inachevée, qui ne s'explique qu'à l'aide de l'espagnol,
où elle est complète. Il est vrai que Corneille donne plus loin une
indication de scène, comme par réminiscence de ce moyen perdu:
c'est pendant le récit du prétendu mariage de Poitiers; on lit après
le vers 663: Ici Clarice les voit de sa fenêtre; et Lucrèce, avec Isabelle,
les voit aussi de la sienne. Mais cet incident muet est si insignifiant
et si peu compris qu'on le retranche à la représentation sans nul inconvénient.
Quand, pour expliquer sa demande matrimoniale, Géronte
dit de son fils:
«Je cherche à l'
arrêter, parce qu'il m'est unique[517],»
on comprend de même par l'espagnol, à l'aide de ce qui précède,
qu'en fixant l'état de ce fils qui lui reste, Géronte obéit à peu près
aux motifs de prudence que don Beltran a fait connaître plus clairement.
IX.
La scène suivante a d'autres défauts, qui proviennent de même de
cette imitation en raccourci d'un modèle où il n'y a rien de trop.
Comparons donc avec le texte, pour comprendre ce que la copie a
d'équivoque et de forcé: car ce n'est pas toujours de changements
qu'il s'agit, c'est parfois de contre-sens.
Jacinte est une jeune fille à marier, d'une physionomie agréable
et vraie, quoique peu sentimentale, nuance qui n'allait pas au pinceau
de Corneille: aussi la rend-il d'une manière bien dure quand
il prête à ce personnage une forte tirade déclamatoire sur les mariages
mal assortis[518], et surtout des vers tels que ceux-ci au sujet de son
premier prétendant:
«Oui, je le quitterois; mais pour ce changement
«Il me faudroit en main avoir un autre amant
[519].»
«Car Alcippe, après tout, vaut toujours mieux que rien
[520].»
Or pourquoi Jacinte est-elle accessible à de nouvelles propositions,
en y mettant la forme naturelle et décente de l'espagnol? C'est que
depuis deux ans son accordé Juan de Sosa la fait attendre, parce
qu'une bonne commanderie de Calatrava, indispensable à leur établissement,
éprouve en cour des retards presque décourageants, et
qu'après tout on ne veut pas rester fille. Corneille, embarrassé pour
252
trouver dans nos mœurs une autre cause de retard et d'empêchement,
suppose
[521] avec peu d'adresse un père d'Alcippe qui est à Tours, qui
depuis deux ans devrait venir à Paris marier son fils, et dont le
voyage est sans cesse différé par diverses petites causes.
Jacinte a des égards pour cet aspirant qu'elle ne hait point: c'est
pourquoi elle a quitté plus tôt la conversation de l'agréable
Péruvien
des
Platerias; c'est pourquoi aussi elle voudrait connaître un peu le
fils de don Beltran, sans qu'il lui fût encore présenté en personne.
L'hémistiche de Corneille:
Mais connoître dans l'âme[522], marque bien
la discordance des tons, et déroute l'intelligence. Voyez plus loin
un autre hémistiche:
Pour en venir à bout[523], qui ne doit se rapporter
qu'à cette intention curieuse de la jeune fille, mais qui, même
grammaticalement, ne se rapporte d'une manière bien nette à quoi
que ce soit, ce qui fait que l'on ne comprend plus du tout la petite
intrigue qui va suivre.
Dans une intention plus claire et plus naturelle, Jacinte imagine
un léger artifice espagnol assez décent, pour pouvoir incognito entendre
causer le fils de don Beltran après qu'elle l'aura vu passer à
cheval sous sa fenêtre; et cette invention ne vient pas de sa suivante
Isabelle, comme dans Corneille. A Madrid, et dans la pratique
reçue au théâtre, un jeune homme peut être appelé par un billet
mystérieux, et amené, à la nuit close, par un messager fidèle, sous
une fenêtre (grillée) d'où une jeune dame, inconnue, sauf les renseignements
qu'il pourra prendre, aurait quelque question à lui adresser
fort honnêtement. On priera donc Lucrèce, l'amie dévouée, d'envoyer
à Garcia cet appel anonyme auquel un jeune cavalier ne peut
manquer de se rendre, et Jacinte, placée avec elle derrière cette
grille, pourra le faire parler sans être elle-même reconnue à la voix
(condition toujours accordée sur la scène espagnole), et sans qu'elles
soient le moins du monde compromises ni l'une ni l'autre. Il sera
bon seulement qu'une soubrette fasse le guet à l'intérieur, pour éviter
l'intervention fâcheuse d'un vieux parent.
Ces habitudes méridionales sont si peu à l'aise sur la scène de
Corneille, que, sans le texte espagnol, l'imitation devient presque
inintelligible. Aussi Voltaire n'a-t-il rien compris à cette partie de la
pièce, et ses quiproquos, dont il nous suffit d'avertir le lecteur, achèveraient
de lui faire perdre le fil déjà embrouillé de l'intrigue
[524]. Il
eût fallu avant tout rendre exactement et dans la juste mesure l'intention
des deux jeunes filles. L'idée de
connoître dans l'âme par
253
cette légère épreuve le fils de don Beltran ne pouvait raisonnablement
sortir de la donnée. Elle est pourtant sortie, par une traduction
outrée, d'un mot du texte, quand Jacinte dit que ce sera peu
d'information pour elle d'avoir vu passer le jeune homme:
Veré solo el rostro y talle;
el alma, que importa mas,
quisiera ver con hablalle.
Lisez ensuite les vers 443 et suivants de Clarice, et vous ne saurez
plus ce qu'elle attend de cette capricieuse épreuve.
X.
Suivent d'autres parties importantes dans lesquelles Corneille rachète
heureusement le désavantage de sa position comme imitateur
d'une œuvre étrangère.
C'est qu'en effet cette œuvre est à moitié une comédie de caractère,
et par ce côté elle est ouverte à son imitation la plus brillante; à moitié
une intrigue fort ingénieuse de cape et d'épée, intrigue tout espagnole,
qui doit résister à des qualités d'esprit, à des habitudes d'art et de
contrée telles que les siennes.
XI.
Voici donc une petite scène fort agréablement rendue[525] quand Alcippe
vient, furieux de la fête galante qu'on lui a contée, faire une
querelle de jalousie toute semblable à celle de l'espagnol. On le prie
de ne pas s'emporter si fort, parce que le père de la jeune personne
va venir de la salle voisine; on ne comprend rien à la cause de ses
plaintes. Le tour vif et piquant du dialogue est bien reproduit, d'après
cette fin par exemple:
Como cuerdo?
Amante y desesperado!
Vuelve, escucha, que si vale
la verdad, presto verás
cuan mal informado estás.
No sale. Escucha, que fio
satisfacerte.
Es en vano,
si aquí no me dás la mano.
Il est vrai qu'on ne trouve point ici cette condition de deux baisers[526],
qui n'était ni dans les convenances de la scène espagnole, ni dans
celles de la situation et des personnages.
En outre, sur la scène française, la décoration permanente d'une
place publique, d'une rue, décoration presque constamment déplacée,
gâte un peu le sens des mots: Mon père va descendre[527]. L'idée
de ce jeu tient dans l'original à ce que l'oncle peut passer d'un salon
voisin dans la salle à manger.
Le monologue suivant, où Alcippe exprime son ressentiment contre
son rival[528], n'était pas très-nécessaire; il est ajouté par l'auteur français,
avec une belle teinte tragique, accident de couleur qui n'est
guère en harmonie avec le reste.
XII.
Pour passer à l'amusante scène où le Menteur va se dire marié,
il faut que le théâtre reste vide: défaut trop fréquent, mais grave
selon Corneille et tous les classiques. Il n'est vraiment grave que
quand un local arbitrairement choisi ne peut changer, comme la
place où cette action est confinée mal à propos (voyez, aux vers 552
et suivants, le palliatif tiré de l'éloge des constructions nouvelles de
Paris); mais c'est tout le contraire quand le spectateur, en voyant la
scène transformée, aime à sentir sa curiosité rafraîchie, transportée
sur un nouveau champ d'action.
Dans l'espagnol, nous sommes au parc d'Atocha, qui ressemble
à quelqu'une de nos promenades hors des murs de Paris. Là sont
descendus de cheval don Beltran et son fils. Le grave père, qui,
depuis la confidence du Letrado[529], a recueilli encore un semblable témoignage
par la bouche du valet Tristan, se propose deux choses
dans cet entretien: d'abord une forte et noble réprimande à donner
255
à son fils, au gentilhomme qui se dégrade par le mensonge; ensuite
un mariage à lui proposer. Il va se produire un très-bel effet de
haut comique, quand le jeune homme, après avoir écouté docilement
la semonce paternelle, se trouve tout aussitôt avoir besoin d'un
empêchement insurmontable à un mariage qui contrarie son amour,
il le croit du moins, et qu'il rend au respectable moraliste le fruit de
son sermon, en improvisant avec tant de feu le roman de ses amours
à Salamanque, de son hymen forcé, la montre qui sonne, le pistolet
qui part, la muraille percée, etc. Le bon père est ému, il croit
tout, se résigne, et remonte à cheval pour aller porter ses excuses à
la famille de Jacinte. Le jeune étourdi reste seul, enchanté de son
adresse et de tant d'aventures à soutenir.
Corneille a beaucoup sacrifié de la force comique en disjoignant
ces deux moitiés de scène, si frappantes par leur péripétie immédiate.
S'il reproduit très-fidèlement et avec un grand charme, au
deuxième acte[530], le conte du mariage, il réserve pour le cinquième[531],
comme renfort de son faible dénoûment, la réprimande du vieux
gentilhomme.
Quant à la narration, c'est un morceau capital, où Corneille regagne
l'avantage par un travail plus attentif dans le choix et la distribution
des circonstances, et par un style plus savamment étudié, où l'emphase
convenable au sujet n'est pas surchargée d'un luxe trop oiseux.
Il coupe avec plus d'art le dialogue qui doit amener cette
narration; mais il ajoute un petit mouvement théâtral sur lequel
nous interrogerons la délicatesse du lecteur, pour savoir si ce trait
de fourberie hypocrite est bien dans la vraie nuance du caractère
du Menteur:
«.... Souffrez qu'aux yeux de tous
Pour obtenir pardon j'embrasse vos genoux.
Je suis....—Quoi?—Dans Poitiers....—Parle donc, et te lève.
—Je suis donc marié, puisqu'il faut que j'achève
[532].»
Cette remarque en appelle une autre, c'est qu'en divers endroits,
très-courts il est vrai, le ton du jeune homme en arrière de son père
offre, comme chez Regnard, un mélange d'impertinence dure et
moqueuse qui n'était point dans l'original, plus fidèle à des habitudes
de bonne compagnie.
Il est trop vrai en général que la malice française aime à enchérir,
plutôt que de rabattre, sur les détails d'un certain genre. Pourquoi
Corneille suppose-t-il que Dorante se coulait souvent sans bruit dans
la chambre de sa belle[533], tandis que son auteur suppose seulement
un premier rendez-vous pour amener son aventure?
256
D'autres détails ajoutés dans le récit sont d'un effet un peu frivole
si l'on veut, mais excellent:
«Ce fut, s'il m'en souvient, le second de septembre;
Oui, ce fut ce jour-là
[534]....
Elle a déjà sonné deux fois en un quart d'heure
[535].»
La conclusion par le mariage, exposée en une seule période, avec
accumulation de motifs[536], est suggérée par la forme de l'original;
mais l'habileté du style de Corneille y triomphe d'une manière incomparable.
Citons enfin quelques passages du texte, dont on trouvera dans les
vers français la traduction suffisamment fidèle:
Ella turbada, animosa
(mujer alfin), á empellones
mi casi difunto cuerpo
detrás de su lecho esconde.
Llegó don Pedro, y su hija
fingiendo gusto, abrazóle,
por negarle el rostro, en tanto
que cobraba sus colores.
Asentáronse los dos,
y él con prudentes razones
le propuso un casamiento
con uno de los Monroyes.
Ella honesta como canta,
de tal suerte le responde
que ni á su padre resista,
ni á mi, que la escucho, enoje.
Despidiéronse con esto;
y cuando ya casi pone
en el umbral de la puerta
el viejo los piés, entónces....
Mal haya, amén, el primero
que fué inventor de relojes!
Uno, que llevaba yo,
á dar comenzó las doce.
Oyólo don Pedro, y vuelto
hácia su hija: De donde
vino este reloj? le dijo.
Ella respondió: Envióle,
para que se le aderecen,
mi primo, don Diego Ponce,
por no haber en su lugar
relojero ni relojes.
Dádmele, dijo su padre,
porque yo ese cargo tome.
Pues entónces, doña Sancha
(que este es de la dama el nombre),
à quitármele del pecho
cauta y prevenida corre,
antes que llegar él mismo
á su padre se le antoje.
Quitémele yo, y al darle,
quiso la suerte que toquen,
á una pistola que tengo
en la mano, los cordones.
Cayó el gatillo, dió fuego;
al tronido desmayóse
doña Sancha; alborotado,
el viejo empezó à dar voces.
Yo viendo el cielo en el suelo,
y eclipsados sus dos soles,
juzgué sin duda por muerta
la vida de mis acciones, etc.
Après le siége et la capitulation, un détail qui ne pouvait passer
de l'espagnol en français, est cette licence obtenue de l'évêque.
Partió á dar cuenta al obispo
su padre, y volvió con órden
de que el desposorio pueda
hacer qualquier sacerdote.
Hizóse, etc.
Le valet n'a pas suivi ses maîtres à cette promenade d'Atocha;
dans le français, au contraire, il entend tout, et reste ému lui-même
d'une si étrange histoire. Cette différence vaut à Corneille une scène
charmante qui est toute à lui[537].
Dans les petits mouvements de la fin de notre deuxième acte, le
spectateur peut regretter de ne pas entendre lire tout haut, comme
dans l'espagnol, les deux billets, l'un de rendez-vous nocturne,
l'autre de cartel; car la rédaction très-courte de ces deux appels
entre bien dans le ton romanesque de l'aventure. Ils sont d'ailleurs
remis à Garcia plus convenablement, chez lui, le matin. Sa fatuité
s'exprime comme celle de Dorante (Je revins hier au soir de
Poitiers, etc.[538]):
Tan terribles cosas hallo
que sucediéndome van,
que pienso que desvario.
Vine ayer, y en un momento
tengo amor, y casamiento,
y causa de desafio.
XIII.
En conséquence de la distinction essentielle déjà faite ci-dessus (X),
notre parallèle n'exige plus désormais un rapprochement aussi
continu des deux ouvrages. Le succès de l'imitation s'étend uniquement
à ces parties de la pièce espagnole qui mettent en jeu le caractère
du Menteur: l'effort pénible, la confusion, l'absence d'intérêt
résultent chez l'imitateur de son impuissance à transporter sur la
scène française l'autre moitié du type original, cette intrigue de
mœurs espagnoles qu'Alarcon a si habilement fondue dans sa comédie
de caractère. En effet l'unité de la conception originale consiste dans
le rapport combiné de ces deux parties: d'une part, le Menteur se
décrie par tous les contes qu'il invente; de l'autre, il s'embarrasse
jusqu'à la fin par une méprise fortuite sur le nom de celle qu'il
préfère; son erreur involontaire est imputée au compte de ses mensonges
(verdad sospechosa), parce qu'on ne veut plus le croire: c'est
la moralité de l'ouvrage, beaucoup moins saillante chez Corneille, et
la punition s'accomplit par une petite disgrâce suffisante pour la
justice du drame comique. L'ingénieux jeune homme n'épouse pas
celle qu'il a recherchée, mais la compagne et l'amie placée tout
auprès, à laquelle il a inspiré de l'intérêt dans le cours de ses quiproquos
et de ses mensonges, en lui adressant par méprise ses protestations
les plus vives. Pour en venir là, il faut passer par un de ces
réseaux de complications piquantes et légères qui étaient le secret de
la poésie et de la galanterie espagnole. L'esprit et le travail de Corneille
s'épuisent en vain à reproduire un pareil tissu. En le suivant
de moins près dans cette tentative, nous épargnons, bien qu'à regret,
le temps qui serait nécessaire pour faire voir par ce côté le mérite de
son modèle.
XIV.
Au commencement de notre troisième acte, l'épisode du duel est
assez froidement indiqué par une conversation, tandis qu'il est mis
en scène dans l'original. C'est sur le terrain, dans le parc d'Atocha,
où son père l'a laissé, que Garcia rencontre son adversaire, lui demande
la cause de ce défi, le rassure en inventant une dame mariée
à laquelle il aurait donné sa grande fête, et insiste ensuite par point
d'honneur pour croiser l'épée, puisqu'on l'a fait venir à cette intention.
259
Survient l'ami commun, don Félix, qui s'occupe au combat:
Garcia les quitte avec des airs graves de gentilhomme raffiné[539], et
l'entretien qui suit est rendu en entier par la scène entre Alcippe et
Philiste[540].
Dans la scène suivante, Clarice se dispose à la conversation du
balcon en causant avec Isabelle des nombreuses faussetés du jeune
homme, jusqu'à l'aveu d'un mariage, qui ôte toute excuse à ses
empressements auprès d'elle. C'est à peu près tout le dialogue espagnol,
moins la surprise de Jacinte-Clarice reconnaissant par la
fenêtre le brillant étranger, qui n'est plus autre que le fils de don
Beltran ou de Géronte.
Enfin la scène du balcon nous offre le moment principal de cet
acte, et un effet encore très-dramatique. Dorante n'y ment plus, mais
il fait penser à Clarice qu'il ment plus que jamais en ne lui parlant
que de Lucrèce, parce que c'est le nom qu'il lui attribue. De là ce
dialogue avec Cliton:
«Je disois vérité.—Quand un menteur la dit,
En passant par sa bouche elle perd son crédit
[541];»
et ce qui précède, le tout emprunté à ce texte bien net d'intention
et de style:
Estoy loco.
Verdades valen tan poco!
Que haya dado en no creer
cuanto digo!
Qué te admiras,
si en cuatro ó cinco mentiras
te ha acabado de coger?
De aquí, si lo consideras,
conocerás claramente
que quien en las burlas miente
perde el crédito en las veras.
Il y a du reste, chez Alarcon, beaucoup de force et de rapidité
dans le dialogue qui a poussé à bout le début de Jacinte et qui donne
lieu à Lucrèce de désirer que le Menteur dise vrai en s'adressant à
elle. La même conduite est suivie dans le français, et tous les traits
principaux sont traduits.
260
Ainsi se rapportent aux vers 949, etc., de Corneille les suivants:
Soy al fin el que se precia
de ser vuestro, y soy quien hoy
comienzo á ser, porque soy
el esclavo de Lucrecia.
Aux vers 959, etc.:
Ya espero, señora mia,
lo que me quereis mandar.
Ya no puede haber lugar
lo que trataros queria....
Soltero soy, vive Dios!
Quien lo ha dicho, os ha engañado.
JACINTA, á parte, á Lucrecia.
Tal me quereis persuadir?
Vive Dios, que soy soltero.
Siempre ha sido
costumbre del mentiroso
de su crédito dudoso,
jurar para ser creido.
Aux vers 1044, etc.:
Pues Jacinta no es hermosa?
No es discreta, rica, y tal
que puede el mas principal
desealla para esposa?
Es discreta, rica, y bella;
mas á mí no me conviene.
Pues decid, qué falta tiene?
La major, que es no querella.
Nous aurions pu tout citer, car Corneille n'a rien omis, sauf les
détails auxquels il devait substituer des équivalents ou de simples
raccords. Ici comme ailleurs on aura pu remarquer chez le poëte
français plus d'étude et d'art dans le style, chez l'espagnol une précision
plus vive, qui entraîne davantage l'action dramatique.
XV.
Du reste, après cet effort très-ingénieux pour lutter sur ce terrain
de l'intrigue féminine espagnole, Corneille abandonne forcément la
partie. Le naturel le plus parfait, la plus grande vérité de couleur
locale sont précisément ce qu'il y a de plus nécessaire pour encadrer
ces subtiles intrigues de jolies dames, voilées ou de leur mantille ou
du mystère de la nuit. Aussi suffisait-il de l'instinct et de la vivacité
familière des femmes espagnoles pour fournir assez d'actrices capables
de rendre avec agrément divers rôles du premier rang dans
ces comédies. Avec moins de spontanéité sur notre scène, sous l'empire
de tant de conditions antipathiques à ces habitudes, la concurrence
était téméraire et à peu près impossible. Matériellement,
un obstacle insurmontable à l'imitation complète de cette partie de
l'intrigue, résulte de l'étendue, qui eût imposé à l'imitateur la substance
d'une pièce en sept ou huit actes: telle est en effet la disproportion
ordinaire entre les ouvrages dramatiques des deux nations.
Une autre difficulté tout aussi sérieuse est dans le canevas même,
dont la trame chez l'auteur espagnol est d'une telle finesse qu'elle
échappe à l'analyse aussi bien qu'à l'imitation. Il faudrait voir dans
le texte, ou mieux sur le théâtre, la jolie scène de jour où sont redoublées
les méprises de la nuit entre les jeunes filles tapadas, c'est-à-dire
couvertes de leurs mantilles comme d'un domino, suivant
l'usage d'Espagne. Cette combinaison sert à pousser à bout les confusions,
les mensonges apparents du Menteur, qui, en recherchant l'une,
s'adresse involontairement à l'autre, et le dépit de Jacinte qui se
détache de lui, et l'inclination croissante de Lucrèce. Le lieu naïvement
choisi pour cette action n'est autre que le cloître de l'église et
couvent de la Magdalena, à l'heure de l'office de l'octave, lieu fréquenté
du beau monde, rendez-vous à la mode de dévotion et de galanterie.
D'autres rencontres importantes pour notre comédie y sont
amenées ensuite très-naturellement.
262
Corneille était forcé de renoncer à tant de développements, et il
ne pouvait transporter l'intrigue dans un lieu saint. Toutefois on
lit avec quelque surprise, au vers 1434 ce mot de Clarice à Lucrèce:
«Soit. Mais il est saison que nous allions au temple.»
Que vient faire le temple ou l'église, dans une action comique aussi
abstraite chez nous que les noms grecs de ses personnages? Voltaire
est choqué de cette inconvenance dramatique: Allons à l'église,
puisque nous n'avons plus rien à dire ici! et cela sans qu'il doive
rien résulter pour notre action de cette dévote pratique. La faute
tient à un scrupule assez touchant de Corneille: il a beau retrancher
et changer bien des choses, on voit qu'il s'y résout timidement,
qu'il est comme obsédé des souvenirs de son texte, et il en donne
volontiers, comme ici, des miettes éparses, par réminiscence des
morceaux dont il est obligé de se priver.
XVI
Au quatrième acte reparaît le comique de caractère du Menteur,
qui n'avait presque plus menti dans le troisième.
C'est d'abord l'honnête valet qu'il va prendre pour dupe à son
tour, lui, de son cœur l'unique secrétaire, lui, de ses secrets le grand
dépositaire[542].
Pues secretario me has hecho
del archivo de tu pecho....
Cliton demande à son maître des nouvelles de cet Alcippe qui, dit-on,
s'est battu[543], transition très-faible, ainsi que tout le commencement de
la première scène, et qui est tout autrement ménagée dans l'espagnol,
où elle sort directement de l'action.
L'occasion est belle pour le Menteur, en s'avouant le héros de ce
duel, d'inventer un superbe combat, et de tuer son homme, sauf
à le voir entrer en scène aussitôt, ressuscité sûrement par quelque
charme hébraïque dont il connaît la formule, sachant dix langues
aussi bien que la sienne. Émotions successives du valet, suivies de
ses reproches ironiques. Tout cela est imité de fort près, sauf la
supposition d'une vieille rancune et d'anciennes provocations[544], sauf
encore le joli vers de Corneille:
«Les gens que vous tuez se portent assez bien
[545].»
263
Quelque chose manque pourtant: il était naturel d'amplifier le
récit du combat par quelques grands détails d'escrime comme fait
Alarcon. Pour en inventer, Corneille, qui n'était pas homme d'épée,
pouvait manquer de ressources techniques; mais pourquoi ne traduit-il
pas le grand fait d'armes de son auteur? D'abord il ne veut
pas dire qu'un Agnus Dei porté par l'adversaire l'a préservé d'un
terrible coup d'estocade en brisant l'estoc par la moitié. De plus,
pour suivre le poëte espagnol, il eût fallu raconter que, réduit au
tronçon de l'arme, le vainqueur a fendu le crâne à son ennemi; mais
Corneille veut éviter le double emploi d'une lame brisée: or déjà le
Menteur nous disait en contant l'esclandre de Poitiers:
«Mon épée en ma main en trois morceaux rompit
[546].»
Notez que ce contre-temps avait été judicieusement substitué alors
à celui d'un nœud d'épée qui, dans l'espagnol, s'était accroché au
loquet d'une serrure. Notre poëte n'avait pas voulu d'un accident trop
analogue à celui du pistolet accroché par les cordons de la montre.
Mais ce souvenir transposé de l'épée brisée n'est-il pas encore un
exemple de ces scrupules de fidélité dont nous venons de parler?
Nous devons ajouter que dans sa forme réduite Corneille écrit
admirablement tout ce passage, avec un sel comique qui, tout en
imitant, surpasse l'original, par exemple dans ce tour rapide: A ce
compte il est mort?—Je le laissai pour tel[547].
Vino sin sentido al suelo,
y aun sospecho que sin alma.
Dejéle así, y con secreto
me vine.
On peut comparer les passages suivants, à partir du vers 1168 de
Corneille:
Tambien á mi me la pegas!
Al secretario del alma!
........................
Sin duda que le han curado
por ensalmo.
........................
Señor, mis servicios paga
con enseñarme ese ensalmo.
Está en dicciones hebráicas,
y si no sabes la lengua,
no has de saber pronunciarlas.
Qué bueno!
Mejor que la castellana:
hablo diez lenguas.
(Y todas
para mentir no te bastan.)
Cuerpo de verdades lleno
con razon el tuyo llaman,
pues ninguna sale dél....
(Ni hay mentira que no salga.)
XVII.
L'autre trait de caractère, le seul autre moment intéressant de ce
quatrième acte, nous révèle inopinément la grossesse de la jeune
épouse demeurée à Poitiers (ou à Salamanque), quand le bon père,
gagné de tendresse, veut que son fils aille la chercher, et qu'il faut
le faire renoncer à cette idée[548].
Porque está preñada;
y hasta que un dichoso nieto
te dé, no es bien arriesgar
su persona en el camino.
DON BELTRAN.
Jesus! fuera desatino,
estando así, caminar.
Alarcon n'a pas, il est vrai, de vers qui équivale à ce mouvement
du vieillard heureux de l'idée d'être bientôt aïeul:
«A ce coup ma prière a pénétré les cieux
[549].»
La lettre qu'il s'agit d'écrire et de modifier d'après cette nouvelle,
amène la malencontreuse question du nom du beau-père. Chez Alarcon,
c'est seulement le prénom inséparable du don qu'il est question
de retrouver, car il est indispensable en espagnol, et il y a plus de
265
vraisemblance dans cet oubli que dans celui du nom de famille. Le
seigneur de Herrera à Salamanque va donc s'appeler don Diego, après
avoir été nommé ci-devant don Pedro; la variante s'expliquera en
Espagne par l'adoption d'un nouveau prénom à titre d'héritage testamentaire;
en France, Armédon changé en Pyrandre s'expliquera
comme un nom de terre:
«Il portoit ce dernier quand il fut à la guerre
[550].»
Et quand le bonhomme enfin s'est retiré content:
«Il faut bonne mémoire après qu'on a menti.
—L'esprit a secouru le défaut de mémoire
[551].»
El que miente ha menester
gran ingenio y gran memoria.
Les deux scènes dont nous venons de parler sont disposées par
Alarcon dans un ordre tout différent qu'il serait trop long d'exposer.
L'entrée d'Alcippe au moment où on vient de le tuer, est motivée
autrement par Corneille, et d'une manière un peu froide. Après tout
ce qui s'est passé, cet Alcippe n'a pas besoin de témoigner tant d'empressement
et d'amitié à Dorante. La nouvelle qu'il apporte, c'est que
son père est arrivé de Tours, condition absolue de son mariage,
comme dans l'espagnol l'obtention d'une commanderie par don Juan
de Sosa.
Mais ici, en s'écartant de l'original, notre comédie dégénère rapidement.
Nous n'insisterons pas dans la seconde moitié de cet acte
sur l'intervention de cette soubrette Sabine qui ne parle que de se
faire payer, sans qu'on en comprenne l'utilité. L'équivalent de cette
figure est dans le texte un valet de Lucrèce qui tient moins de place
et qui sert à l'action. Il serait superflu de poursuivre ces petits emprunts
partiels, où le modèle rendu presque méconnaissable est pourtant
toujours rappelé plus ou moins indirectement.
XVIII.
Encore un beau moment de grande imitation dans le cinquième acte,
au commencement, et c'est tout ce que nous aurons à comparer. C'est
assez, en effet, de cette succession de passages brillants déduits d'un
même caractère, pour avoir maintenu la comédie de Corneille au rang
qu'elle occupe sur notre théâtre, malgré l'effort d'indulgence qu'exigent,
surtout vers la fin, sa composition et son ensemble dramatique.
Le père du Menteur demande quelques renseignements sur sa nouvelle
266
famille de province à l'un des amis d'université de son fils.
C'est à Philiste, qu'il s'adresse, rôle très-indifférent, tandis qu'Alcippe
(comme Juan de Sosa dans le texte) pourrait également lui répondre.
Ce que notre auteur met du sien dans ce dialogue, c'est, dans les
réponses de Philiste, une malice ironique qui devient gratuitement
assez désobligeante et discourtoise envers ce père trop crédule. Cela
est d'ailleurs tourné d'une manière très-leste et très-piquante:
«Non, sa parole est sûre, et vous pouvez l'en croire;
Mais il nous servit hier d'une collation
Qui partoit d'un esprit de grande invention, etc.
[552].»
L'auteur espagnol ménage cet éclaircissement d'une façon plus digne,
et beaucoup plus frappante par la situation: il amène d'un côté de
la scène, au cloître de la Madeleine, don Beltran causant avec Juan
de Sosa, tandis que de l'autre côté Garcia achève sur Tristan l'essai
de ses inventions. Désabusé enfin, le père reste à la même place, lançant
des regards courroucés à son fils qui s'approche, et qui subit
pour la seconde fois une éloquente réprimande sur l'infamie de ses
mensonges.
Corneille, on le sait, a attendu jusqu'ici pour faire élever la voix à
son iratus Chremes, et dans cette belle interpellation: Êtes-vous gentilhomme[553]?
il préfère imiter d'abord la grave leçon de la deuxième
journée dont nous avons parlé (XII) et qu'il a omise en son lieu. Le
petit monologue: O vieillesse facile! etc.[554], est librement imité de
cet endroit de la troisième journée:
Válgame Dios! Es posible
que á mi no me perdonaran
las costumbres deste mozo?
Que aun á mí en mis propias canas
me mintiese al mismo tiempo
que riñéndoselo estaba?...
Mais l'interpellation énergique transposée dans Corneille est marquée
d'un ton plus irrité, au lieu du ton plutôt grave et triste qu'elle
rend dans l'admonestation prudente d'où elle est reprise:
Téngome por hijo vuestro.
Y basta ser hijo mio
para ser vos caballero?
Yo pienso, señor, que sí.
Qué engañado pensamiento!
Solo consiste en obrar
como caballero, el serlo.
Quién dió principio á las casas
nobles? Los ilustres hechos
de sus primeros autores.
Sin mirar sus nacimientos,
hazañas de hombres humildes
honraron sus herederos.
Luego en obrar mal ó bien
está el ser malo ó ser bueno.
Es así?
Que las hazañas
dén nobleza, no lo niego;
mas no negueis que sin ellas
tambien la dá el nacimiento.
Pues si honor puede ganar
quien nació sin él, no es cierto
que por el contrario puede
quien con él nació, perdello?
Luego si vos
obrais afrentosos hechos,
aunque seais hijo mio,
dejais de ser caballero:
luego si vuestras costumbres
os infaman en el pueblo,
no importan paternas armas,
no sirven altos abuelos.
«Qui se dit gentilhomme, et ment comme tu fais,
Il ment quand il le dit, et ne le fut jamais
[555].»
Qué caballero, y qué nada!
Si afrenta al noble y plebeyo
solo el decirle que miente,
decid, qué será el hacerlo,
si vivo sin honra yo,
segun los humanos fueros,
mientras de aquel que me dijo
que mentía, no me vengo
[556]?
268
On voit combien est en général plus forte de style l'éloquence de
Corneille, indépendamment du ton plus pressé que comporte ici la
situation. De ce premier emprunt il passe à ceux que lui fournit dans
l'original la réprimande actuelle:
Si algun cuidado amoroso
te obligó á que me engañaras,
qué enemigo te oprimia,
qué puñal te amenazaba,
sino un padre, padre al fin
[557]?
L'interlocution un peu plus fréquente où se mêle Cliton à demi-voix
est de Corneille. Vient la demande de la main de Lucrèce, dont le
Menteur atteste, toujours par erreur de nom, qu'il est amoureux, ce
qui fut la cause de ses feintes aventures. Tout est imité; en particulier
ce beau mouvement: Tu ne meurs pas de honte[558].... quand Dorante
invoque le témoignage de son valet à l'appui du sien.
No, no. Jesus! Calla. En otra
habias de meterme. Basta.
Ya, si dices que esta es luz,
he de pensar que me engañas.
No, señor: lo que á las obras
se remite, es verdad clara;
y Tristan, de quien te fias,
es testigo de mis ansias.
Dilo, Tristan.
Sí, señor:
lo que dice es lo que pasa.
No te corres desto? Dí:
no te avergüenza que hayas
menester que tu criado
acredite lo que hablas?
XIX.
Il resterait à comparer les deux dénoûments. Garcia ne ment plus
dans le dénoûment espagnol, mais il est fourvoyé jusqu'au bout par
269
sa première méprise, d'une manière qui nous semble amusante, dramatique
et fort habilement combinée.
Dans la pièce française, Dorante est tiré de son erreur par un
propos fortuit, quand Clarice dit devant lui à son amie: Lucrèce,
écoute un mot[559]. Dès lors il fait soudain changement de front. Par
une précaution trop visiblement artificielle de l'auteur, Dorante s'est
avisé à part lui que Lucrèce vaut bien Clarice[560], et pour ne pas rester
humilié des mépris de cette dernière, il se met à soutenir assez bassement
qu'il a joué la comédie à son égard, et que la vraie Lucrèce a
toujours eu son amour. Ce nouveau genre de mensonge n'a rien de
l'inspiration comique des précédents: c'est une ressource d'amour-propre
qui n'est point confondue comme il le faudrait, et qui profite
à son hypocrisie. Tout se termine, nous sommes forcés de le
dire, dans une indifférence générale du spectateur pour les personnages,
surtout pour le principal, et la conclusion par un double
mariage s'accomplit sommairement, à demi dissimulée derrière la
coulisse.
Corneille s'applaudit, un peu complaisamment, dans son Examen,
d'avoir évité, par la conversion soudaine des sentiments de Dorante,
ce qu'il y aurait eu de trop dur dans un mariage tragiquement imposé
sous la menace d'être tué par son père[561]. Dans la roideur des
formes françaises, la chose en effet aurait pu prendre ce tour désagréable;
mais la conclusion espagnole qui donne Lucrèce à Garcia
ne laisse aucune impression bien fâcheuse, et présente au contraire
un tableau original et supérieurement ordonné. Huit personnes au
moins y sont amenées sur la scène sans aucune confusion, parce que
le poëte espagnol peut faire converser séparément des groupes différents.
Corneille n'osait faire usage de cette faculté sur son théâtre,
et c'est probablement là le genre d'aparté qu'il n'aimait pas, et qu'il
aurait voulu éviter[562].
Nous croyons donc devoir terminer cette étude par l'exposé de la
dernière scène d'Alarcon, pour compléter un peu l'idée du modèle
auquel Corneille renonçait malgré lui, après l'avoir si attentivement
poursuivi, habilement imité, surpassé même quelquefois par la poésie
du style. Le mérite de l'illusion et de la mise en scène devait rester
à une comédie plus formée, plus savante, et moins gênée dans ses
allures, telle qu'était alors la comédie espagnole par rapport à la
nôtre.
270
XX.
La scène est un salon attenant à un jardin, chez Lucrèce.
Le seigneur de Luna, père de Lucrèce, dont on s'était passé jusqu'ici,
ramène de la promenade son vieil ami don Sanche, l'oncle de
Jacinte. On doit souper ensemble, et l'on cause tandis que les deux
jeunes filles sont au jardin. On reçoit à cette heure inaccoutumée la
visite de Juan de Sosa, pressé de montrer à don Sanche la nomination
officielle qu'il a enfin reçue et qui doit assurer son bonheur. L'oncle
de Jacinte accueille cette nouvelle avec joie et va dans le jardin en
faire part à sa pupille.
Un motif grave amène également chez le seigneur de Luna Garcia
et don Beltran, pressé de présenter son fils au père de Lucrèce.
Tandis que Garcia complimente Sosa sur le succès de ses vœux,
peu de mots ont suffi aux deux vieillards pour tomber d'accord, et
Luna s'empresse de tendre la main au jeune homme en s'engageant
pour sa fille.
Une certaine anxiété se prolonge ainsi pour le spectateur, qui sait
que Garcia, encore trompé dans sa démarche par un nom mal appliqué,
ne songe en réalité qu'à Jacinte, l'accordée de Sosa.
En ce moment reviennent du jardin don Sanche et les jeunes filles.
Jacinte reçoit le compliment de son amie, en souhaitant même fortune
au penchant qu'elle lui connaît pour Garcia.
C'est là le moment d'un fort joli coup de théâtre.
Quand, d'un côté de la scène, le père de Lucrèce lui a assuré que
Garcia, non marié à Salamanque, vient la demander, et qu'elle a
consenti, don Sanche à haute voix, invite les deux nobles prétendants
à s'avancer vers leurs heureuses fiancées. «Maintenant, dit Garcia
triomphant, le fait va justifier tout ce que j'ai dit de vrai.» Et là-dessus
il s'avance vers Jacinte du même pas que Sosa. «Que faites-vous,
Garcia? lui dit celui-ci. Voilà Lucrèce.» Il se récrie; il
persiste un moment, et déclare que s'il a demandé l'une par erreur,
c'est l'autre qu'il a aimée. Scandale et colère générale. Lucrèce atteste
vivement la lettre où il s'engageait à elle d'une manière si peu équivoque;
don Beltran le fera périr de sa main s'il persévère dans cette
nouvelle indignité; le seigneur de Luna voudra laver dans son sang
l'injure faite à sa fille. Juan de Sosa prie brièvement Jacinte de
mettre un terme à tout cela, et elle se donne à lui. Dès lors Garcia
n'a plus qu'à se rendre à la douce Lucrèce.
«A vous la faute, dit Tristan à demi-voix. Si vous aviez commencé
par dire vrai, vous posséderiez Jacinte à cette heure. Plus de
271
remède maintenant: consentez, et donnez la main à Lucrèce, qui est
aussi une aimable fille.
Don Garcia. Allons, puisqu'il le faut; je donne ma main.
Tristan. Cela vous apprendra ce qu'on gagne à mentir, et fera voir
à l'Assemblée que dans la bouche du menteur d'habitude, la vérité
devient suspecte.»
Tú tienes la culpa toda;
que si al principio dijeras
la verdad, esta es la hora
que de Jacinta gozabas.
Ya no hay remedio: perdona,
y da la mano á Lucrecia,
que tambien es buena moza.
La mano doy, pues es fuerza.
Y aquí verás cuan dañosa
es la mentira; y verá
el senado, que en la boca
del que mentir acostumbra,
es la verdad sospechosa.
L'intérêt qui s'attache à la pièce d'Alarcon et à un poëte de cet
ordre dont le nom est presque dépourvu de tout renseignement biographique,
nous porte à relever ici deux passages assez remarquables
de cette comédie.
Le premier a été déjà signalé par un éditeur: c'est un éloge du
roi Philippe III mêlé aux remontrances adressées par don Beltran à
son fils: «Songez que vous vivez sous les yeux d'un roi si pieux et
si accompli que vos travers ne peuvent trouver en lui de faiblesses
qui servent à les excuser.» Cette phrase donnerait à la pièce une
date antérieure à la mort de Philippe III, qui arriva en mars 1621.
L'autre passage appartient à la première scène. C'est un trait
d'amère censure qui semble coïncider avec des manifestations assez
vives de l'opinion publique survenues vers la fin de ce règne, et
dont il est question dans le roman de Gil Blas, d'une manière qui
ressemble fort à de l'histoire. C'est le moment de la chute du long
ministère du duc de Lerme, faiblement continué par son fils le duc
d'Uzède. Le Letrado, pour consoler don Beltran au sujet de son
fils, lui dit qu'on peut tout espérer du séjour de la cour, d'une
si grande école d'honneur, pour l'amendement du jeune homme.
«Ah! je suis presque tenté de rire à voir comme vous entendez la
272
cour. Vraiment, il ne trouverait là personne pour lui enseigner à
mentir! Sachez bien qu'à la cour, si fort que soit en ce genre don
Garcia, il trouvera des gens qui lui rendront chaque jour mille points
en fait de mensonges. Quand on voit ici tel homme occupant un
poste élevé, mentir en des affaires où il y va pour ses dupes de leur
fortune et de leur honneur, combien un tel méfait n'est-il pas plus
grave de la part de celui qui est offert à tout le royaume pour miroir
et pour modèle.... Mais quittons ce sujet.... je me laisse aller à de
médisants propos, etc.[563].»
V.
Dans une de ses notes sur le Menteur (acte II, scène V), Voltaire
mentionne comme étant une imitation de la comédie de Corneille,
273
la pièce de Goldoni intitulée il Bugiardo[564]. Ce rapprochement n'est
évidemment qu'une aimable flatterie, motivée par quelques relations
de politesse qui s'étaient établies entre Voltaire et l'auteur italien.
Les deux ouvrages diffèrent à un tel point l'un de l'autre par les
circonstances de l'action, le genre, le ton, la manière, sans parler du
talent, que toute comparaison est impossible. Pour montrer combien
la distance est grande quant au genre et au ton, il nous suffira de
dire que dans la comédie italienne, écrite en prose commune, le père
du Menteur, le valet du Menteur, et un autre valet ou confident
s'appellent Pantalone, Arlecchino et Brighella, noms de trois masques
traditionnels, parlant tous le patois vénitien. Goldoni revendique
à bon droit son originalité telle quelle dans un mot de préface, où,
par un scrupule de délicatesse, il reconnaît d'une manière générale
qu'il a fait quelques emprunts à la pièce française (il ne paraît pas
avoir connu l'espagnole): il a reproduit en effet les plaisantes inventions
d'un mariage forcé, d'une femme enceinte, d'un adversaire
tué en duel. Au lieu des tirades narratives, c'est en un menu dialogue
qu'arrivent une à une toutes les fictions de ce Menteur. Les questions
du bonhomme Pantalon en provoquent chaque circonstance successivement,
et son jeu de scène devient ainsi le côté le plus plaisant du
spectacle.
Du reste le tour honnête et assez sérieux des idées de Goldoni est
marqué par son dénoûment. Le menteur Lélio, qu'il a rendu plus
méprisable que séduisant, est à la fin chassé par la famille à laquelle
il voulait s'allier, et rejeté par son père Pantalon Bisognosi, qui
l'abandonne, en lui comptant sa légitime, aux poursuites d'une femme
étrangère, qu'il a séduite et délaissée.
V.
274
LA SUITE DU MENTEUR
COMÉDIE
1643
277
NOTICE.
Nous avons peu de chose à dire de la Suite du Menteur. La
comparaison entre cet ouvrage et la comédie de Lope de Vega
intitulée Amar sin saber á quien, «Aimer sans savoir qui,»
sera faite avec toute la compétence désirable dans l'Appendice
que nous devons à l'inépuisable obligeance de M. Viguier
(voyez p. 391-395); et quant à l'histoire de la représentation,
nous l'avons presque racontée d'avance en parlant du Menteur
lui-même. La scène III du premier acte, citée par nous dans
la Notice précédente, prouve que les personnages de Dorante et
de Cléon furent remplis par les acteurs qui les avaient déjà représentés
dans le premier ouvrage, et donne sur ces deux comédiens
de curieux détails, auxquels nous nous contentons de
renvoyer[565].
Cette pièce fut jouée vers la fin de 1643, et il est permis de
conjecturer qu'elle fut lue par Corneille au chancelier Seguier,
au commencement d'aôut de la même année. Voici sur quoi
se fonde cette opinion. On lit à la suite d'un passage de la
Bibliothèque françoise de Gouget[566] où il vient d'être question
de la correspondance manuscrite de Chapelain: «Ces lettres....
de même que quelques autres, montrent aussi que Corneille
fréquentait souvent M. le chancelier Seguier et l'hôtel de Rambouillet,
et qu'il lisoit ses pièces dramatiques avant de les livrer
au théâtre.» L'indication marginale qui accompagne ce passage
porte: «Lettres du 16 août 1643 et du 8 novembre 1652.»
De ces deux dates la première ne peut se rapporter qu'à la
278
Suite du Menteur et la seconde qu'à Pertharite, joué en 1653.
Par malheur, il est impossible de recourir au texte même: car,
bien que M. Sainte-Beuve possède la plus grande partie des
lettres inédites de Chapelain, «cette précieuse copie autographe
est, comme le fait remarquer M. Taschereau[567], incomplète
d'un volume (1641 à 1658).» Ce que nous venons de
dire prouve que Gouget avait probablement parcouru ce volume
aujourd'hui perdu, et, faute de mieux, son témoignage
nous fournira encore d'utiles renseignements en d'autres circonstances.
Corneille reconnaît en plus d'un endroit[568] que la pièce qui
nous occupe a beaucoup moins réussi que la précédente;
mais il nous apprend que, «quatre ou cinq ans après, la
troupe du Marais la remit au théâtre avec un succès plus heureux[569].»
C'est sans doute cette phrase qui a fait supposer fort
gratuitement que le Menteur et la Suite n'avaient pas d'abord
été donnés au Marais, mais qu'ils y avaient seulement été repris[570].
Voltaire affectionnait cet ouvrage; il s'exprime ainsi dans la
préface du commentaire qu'il lui a consacré: «La Suite du
Menteur ne réussit point. Serait-il permis de dire qu'avec quelques
changements elle ferait au théâtre plus d'effet que le
Menteur même?»
Andrieux voulut tenter l'aventure; il mit la pièce en quatre
actes, et la fit ainsi représenter, le 26 germinal an xi (1803), sur
le théâtre Louvois. Puis, mécontent de son essai, qui avait
pourtant été accueilli d'une manière assez favorable, il crut
pouvoir trouver des modifications plus heureuses, remit l'ouvrage
en cinq actes, et le fit jouer en 1810, avec de nouveaux
changements, sur le théâtre de l'Impératrice (aujourd'hui
l'Odéon). Toutefois, cette comédie n'a pu se maintenir
279
au répertoire; mais aucune peut-être ne mériterait davantage
de devenir l'objet, au moins passager, d'une de ces intéressantes
reprises que, depuis quelque temps, le Théâtre-Français
a si à propos multipliées. En effet, si le plan et l'ordonnance
laissent quelque chose à désirer, la Suite du Menteur n'en offre
pas moins des rôles excellents, des scènes charmantes et des
situations fort gaies.
L'édition originale a pour titre: La Svite du Menteur, comedie.
Imprimé à Roüen, et se vend à Paris, chez Antoine de Sommauille.... et
Augustin Courbé.... M.DC.XLV, in-4o de 6 feuillets
et 136 pages. On lit à la fin du privilége: «Acheué
d'imprimer pour la premiere fois à Rouen, par Laurens
Maurry, ce dernier septembre 1645.»
Monsieur,
Je vous avois bien dit que le Menteur ne seroit pas le
dernier emprunt ou larcin que je ferois chez les Espagnols[572]:
en voici une Suite qui est encore tirée du même
original, et dont Lope a traité le sujet sous le titre de
Amar sin saber á quien. Elle n'a pas été si heureuse au
théâtre que l'autre, quoique plus remplie de beaux sentiments
et de beaux vers. Ce n'est pas que j'en veuille accuser
ni le défaut des acteurs, ni le mauvais jugement du
peuple: la faute en est toute à moi, qui devois mieux
prendre mes mesures, et choisir des sujets plus répondants
au goût de mon auditoire. Si j'étois de ceux qui
tiennent que la poésie a pour but de profiter aussi bien que
de plaire[573], je tâcherois de vous persuader que celle-ci
280
est beaucoup meilleure que l'autre, à cause que Dorante
y paroît beaucoup plus honnête homme, et donne des
exemples de vertu à suivre; au lieu qu'en l'autre, il ne
donne que des imperfections à éviter; mais pour moi,
qui tiens avec Aristote et Horace[574] que notre art n'a pour
but que le divertissement, j'avoue qu'il est ici bien moins
à estimer qu'en la première comédie, puisque, avec ses
mauvaises habitudes, il a perdu presque toutes ses grâces,
et qu'il semble avoir quitté la meilleure part de ses
agréments lorsqu'il a voulu se corriger de ses défauts[575].
Vous me direz que je suis bien injurieux au métier qui
me fait connoître, d'en ravaler le but si bas que de le
réduire à plaire au peuple, et que je suis bien hardi
tout ensemble de prendre pour garant[576] de mon opinion
les deux maîtres dont ceux du parti contraire se
fortifient. A cela, je vous dirai que ceux-là même qui
mettent si haut le but de l'art sont injurieux à l'artisan,
dont ils ravalent d'autant plus le mérite, qu'ils pensent
relever la dignité de sa profession, parce que, s'il est
obligé de prendre soin de l'utile, il évite seulement une
faute quand il s'en acquitte, et n'est digne d'aucune
louange. C'est mon Horace qui me l'apprend:
281
En effet, Monsieur, vous ne loueriez pas beaucoup un
homme pour avoir réduit un poëme dramatique dans
l'unité de jour et de lieu, parce que les lois du théâtre
le lui prescrivent, et que sans cela son ouvrage ne seroit
qu'un monstre. Pour moi, j'estime extrêmement ceux qui
mêlent l'utile au délectable, et d'autant plus qu'ils n'y
sont pas obligés par les règles de la poésie[578]; je suis bien
aise de dire d'eux avec notre docteur[579]:
Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci;
mais je dénie qu'ils faillent contre ces règles, lorsqu'ils
ne l'y mêlent pas, et les blâme seulement de ne s'être
pas proposé un objet assez digne d'eux, ou si vous me
permettez de parler un peu chrétiennement, de n'avoir
pas eu assez de charité pour prendre l'occasion de donner
en passant quelque instruction à ceux qui les écoutent
ou qui les lisent. Pourvu qu'ils ayent[580] trouvé le moyen
de plaire, ils sont quittes envers leur art; et s'ils pèchent,
ce n'est pas contre lui, c'est contre les bonnes mœurs et
contre leur auditoire. Pour vous faire voir le sentiment
d'Horace là-dessus, je n'ai qu'à répéter ce que j'en ai
déjà pris: puisqu'il ne tient pas qu'on soit digne de
louange quand on n'a fait que s'acquitter de ce qu'on
doit, et qu'il en donne tant à celui qui joint l'utile à
l'agréable, il est aisé de conclure qu'il tient que celui-là
fait plus qu'il n'étoit obligé de faire. Quant à Aristote,
je ne crois pas que ceux du parti contraire ayent d'assez
bons yeux pour trouver le mot d'utilité dans tout son
Art poétique: quand il recherche la cause de la poésie,
il ne l'attribue qu'au plaisir que les hommes reçoivent
282
de l'imitation[581]; et comparant l'une à l'autre les parties
de la tragédie, il préfère la fable aux mœurs, seulement
pour ce qu'elle contient tout ce qu'il y a d'agréable dans
le poëme[582]; et c'est pour cela qu'il l'appelle l'âme de la
tragédie. Cependant, quand on y mêle[583] quelque utilité,
ce doit être principalement dans cette partie qui regarde
les mœurs, et que ce grand homme toutefois ne tient
point du tout nécessaire, puisqu'il permet de la retrancher
entièrement, et demeure d'accord qu'on peut faire
une tragédie sans mœurs[584]. Or, pour ne vous pas donner
mauvaise impression de la comédie du Menteur, qui a
donné lieu à cette Suite, que vous pourriez juger être
simplement faite pour plaire, et n'avoir pas ce noble
mélange de l'utilité, d'autant qu'elle semble violer une
autre maxime, qu'on veut tenir pour indubitable, touchant
la récompense des bonnes actions et la punition des
mauvaises, il ne sera peut-être pas hors de propos que
je vous dise là-dessus ce que je pense. Il est certain que
les actions de Dorante ne sont pas bonnes moralement,
n'étant que fourbes et menteries; et néanmoins il obtient
enfin ce qu'il souhaite, puisque la vraie Lucrèce est en
cette pièce sa dernière inclination. Ainsi, si cette maxime
est une véritable règle de théâtre, j'ai failli; et si c'est
en ce point seul que consiste l'utilité de la poésie, je n'y
en ai point mêlé. Pour le premier, je n'ai qu'à vous dire
que cette règle imaginaire est entièrement contre la pratique
des anciens; et sans aller chercher des exemples
parmi les Grecs, Sénèque, qui en a tiré presque tous ses
sujets, nous en fournit assez[585]: Médée brave Jason après
283
avoir brûlé le palais royal, fait périr le Roi et sa fille et tué
ses enfants; dans la Troade, Ulysse précipite Astyanax, et
Pyrrhus immole Polyxène, tous deux impunément; dans
Agamemnon, il est assassiné par sa femme et par son
adultère, qui s'empare de son trône sans qu'on voie tomber
de foudre sur leurs têtes; Atrée même, dans le
Thyeste, triomphe de son misérable frère après lui avoir
fait manger ses enfants. Et dans les comédies de Plaute
et de Térence, que voyons-nous autre chose que des jeunes
fous qui, après avoir, par quelque tromperie, tiré de
l'argent de leurs pères, pour dépenser à la suite de leurs
amours déréglées, sont enfin richement mariés; et des
esclaves qui, après avoir conduit tout l'intrigue[586], et servi
de ministres à leurs débauches, obtiennent leur liberté
pour récompense? Ce sont des exemples qui ne seroient
non plus propres à imiter que les mauvaises finesses de
notre Menteur. Vous me demanderez en quoi donc consiste
cette utilité de la poésie, qui en doit être un des
grands ornements, et qui relève si haut le mérite du
poëte quand il en enrichit son ouvrage. J'en trouve deux
à mon sens: l'une empruntée de la morale, l'autre qui
lui est particulière: celle-là se rencontre aux sentences[587]
et réflexions que l'on peut adroitement semer presque
partout; celle-ci en la naïve peinture des vices et des
vertus[588]. Pourvu qu'on les sache mettre en leur jour, et
les faire connoître par leurs véritables caractères, celles-ci
se feront aimer, quoique malheureuses, et ceux-là se feront
détester, quoique triomphants. Et comme le portrait
d'une laide femme ne laisse pas d'être beau, et qu'il n'est
pas besoin d'avertir que l'original n'en est pas aimable
pour empêcher qu'on l'aime, il en est de même dans
284
notre peinture parlante: quand le crime est bien peint
de ses couleurs, quand les imperfections sont bien figurées,
il n'est point besoin d'en faire voir un mauvais succès
à la fin pour avertir qu'il ne les faut pas imiter; et je
m'assure que toutes les fois que le Menteur a été représenté,
bien qu'on l'ait vu sortir du théâtre pour aller
épouser l'objet de ses derniers desirs, il n'y a eu personne
qui se soit proposé son exemple pour acquérir
une maîtresse, et qui n'ait pris toutes ses fourbes, quoique
heureuses, pour des friponneries d'écolier, dont il
faut qu'on se corrige avec soin, si l'on veut passer pour
honnête homme. Je vous dirois qu'il y a encore une
autre utilité propre à la tragédie, qui est la purgation
des passions; mais ce n'est pas ici le lieu d'en parler,
puisque ce n'est qu'une comédie que je vous présente.
Vous y pourrez rencontrer en quelques endroits ces deux
sortes d'utilité dont je vous viens d'entretenir. Je voudrois
que le peuple y eût trouvé autant d'agréable, afin
que je vous pusse présenter quelque chose qui eût
mieux atteint le but de l'art. Telle qu'elle est, je vous
la donne, aussi bien que la première, et demeure de tout
mon cœur,
MONSIEUR,
Votre très-humble serviteur,
Corneille.
285
EXAMEN.
L'effet de celle-ci n'a pas été[589] si avantageux que celui
de la précédente, bien qu'elle soit mieux écrite. L'original
espagnol est de Lope de Végue sans contredit[590], et
a ce défaut que ce n'est que le valet qui fait rire, au lieu
qu'en l'autre les principaux agréments sont dans la
bouche du maître. L'on a pu voir par les divers succès
quelle différence il y a entre les railleries spirituelles
d'un honnête homme de bonne humeur, et les bouffonneries
froides d'un plaisant à gages. L'obscurité que fait
en celle-ci le rapport à l'autre a pu contribuer quelque
chose à sa disgrâce, y ayant beaucoup de choses qu'on ne
peut entendre, si l'on n'a l'idée présente du Menteur.
Elle a encore quelques défauts particuliers. Au second
acte[591], Cléandre raconte à sa sœur la générosité de Dorante
qu'on a vue au premier, contre la maxime qu'il ne faut
jamais faire raconter ce que le spectateur a déjà vu. Le
cinquième est trop sérieux pour une pièce si enjouée, et
n'a rien de plaisant que la première scène entre un valet
et une servante. Cela plaît si fort en Espagne, qu'ils font
souvent parler bas les amants de condition, pour donner
lieu à ces sortes de gens de s'entre-dire des badinages;
mais en France, ce n'est pas le goût de l'auditoire. Leur
entretien est plus supportable au premier acte, cependant
286
que Dorante écrit[592]; car il ne faut jamais laisser le
théâtre sans qu'on y agisse, et l'on n'y agit qu'en parlant.
Ainsi Dorante qui écrit ne le remplit pas assez; et toutes
les fois que cela arrive, il faut fournir l'action par d'autres
gens qui parlent. Le second débute par une adresse
digne d'être remarquée, et dont on peut former cette
règle, que quand on a quelque occasion de louer une
lettre, un billet ou quelque autre pièce éloquente ou spirituelle,
il ne faut jamais la faire voir, parce qu'alors c'est
une propre louange que le poëte se donne à soi-même[593];
et souvent le mérite de la chose répond si mal aux éloges
qu'on en fait, que j'ai vu des stances présentées à une
maîtresse, qu'elle vantoit d'une haute excellence, bien
qu'elles fussent très-médiocres, et cela devenoit ridicule.
Mélisse loue ici la lettre que Dorante lui a écrite; et
comme elle ne la lit point, l'auditeur a lieu de croire
qu'elle est aussi bien faite qu'elle le dit. Bien que
d'abord cette pièce n'eût pas grande approbation, quatre
ou cinq ans après la troupe du Marais la remit sur le
théâtre avec un succès plus heureux; mais aucune des
troupes qui courent les provinces ne s'en est chargée.
Le contraire est arrivé de Théodore, que les troupes
de Paris n'y ont point rétablie depuis sa disgrâce, mais
que celles des provinces y ont fait assez passablement
réussir.
287
LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES
POUR LES VARIANTES DE LA SUITE DU MENTEUR.
ÉDITION SÉPARÉE.
RECUEILS.
- 1648 in-12;
- 1652 in-12;
- 1654 in-12;
- 1656 in-12;
- 1660 in-8o;
- 1663 in-fol.;
- 1664 in-8o;
- 1668 in-12;
- 1682 in-12.
288
ACTEURS.
DORANTE. |
|
CLITON, |
valet de Dorante. |
CLÉANDRE, |
gentilhomme de Lyon. |
MÉLISSE, |
sœur de Cléandre. |
PHILISTE, |
ami de Dorante, et amoureux de Mélisse[594]. |
LYSE, |
femme de chambre de Mélisse[595]. |
Un Prévôt. |
|
La scène est à Lyon[596].
289
LA SUITE DU MENTEUR.
COMÉDIE.
ACTE I.
SCÈNE PREMIÈRE.
DORANTE, CLITON.
(Dorante paroît écrivant dans une prison, et le geôlier ouvrant
la porte à Cliton, et le lui montrant.)
Ah! Monsieur, c'est donc vous?
Je vous trouve, Monsieur, dans la maison du Roi!
Quel charme, quel désordre, ou quelle raillerie,
Des prisons de Lyon fait votre hôtellerie?
Tu le sauras tantôt. Mais qui t'amène ici?
Les soins de vous chercher.
Tu prends trop de souci;
Et bien qu'après deux ans ton devoir s'en avise
[597]
Ta rencontre me plaît, j'en aime la surprise:
Ce devoir, quoique tard, enfin s'est éveillé
[598].
Et qui savoit, Monsieur, où vous étiez allé?10
Vous ne nous témoigniez qu'ardeur et qu'allégresse,
Qu'impatients desirs de posséder Lucrèce;
L'argent étoit touché, les accords publiés,
Le festin commandé, les parents conviés,
Les violons choisis, ainsi que la journée
[599]:
15
Rien ne sembloit plus sûr qu'un si proche hyménée;
Et parmi ces apprêts, la nuit d'auparavant,
Vous sûtes faire gille
[600], et fendîtes le vent.
Comme il ne fut jamais d'éclipse plus obscure,
Chacun sur ce départ forma sa conjecture:20
Tous s'entre-regardoient, étonnés, ébahis;
L'un disoit: «Il est jeune, il veut voir le pays;»
L'autre: «Il s'est allé battre, il a quelque querelle;»
L'autre d'une autre idée embrouilloit sa cervelle;
Et tel vous soupçonnoit de quelque guérison25
D'un mal privilégié dont je tairai le nom.
Pour moi, j'écoutois tout, et mis dans mon caprice
Qu'on ne devinoit rien que par votre artifice.
Ainsi ce qui chez eux prenoit plus de crédit
M'étoit aussi suspect que si vous l'eussiez dit;30
Et tout simple et doucet, sans chercher de finesse
[601],
Attendant le boiteux
[602], je consolois Lucrèce.
Je l'aimois, je te jure; et pour la posséder,
Mon amour mille fois voulut tout hasarder;
Mais quand j'eus bien pensé que j'allois à mon âge
[603]35
Au sortir de Poitiers entrer au mariage,
Que j'eus considéré ses chaînes de plus près,
Son visage à ce prix n'eut plus pour moi d'attraits:
L'horreur d'un tel lien m'en fit de la maîtresse;
Je crus qu'il falloit mieux employer ma jeunesse,40
Et que quelques appas qui pussent me ravir
[604],
C'étoit mal en user que sitôt m'asservir.
Je combats toutefois; mais le temps qui s'avance
Me fait précipiter en cette extravagance;
Et la tentation de tant d'argent touché45
M'achève de pousser où j'étois trop penché.
Que l'argent est commode à faire une folie!
L'argent me fait résoudre à courir l'Italie.
Je pars de nuit en poste, et d'un soin diligent
Je quitte la maîtresse, et j'emporte l'argent.50
Mais, dis-moi, que fit-elle, et que dit lors son père?
Le mien, ou je me trompe, étoit fort en colère?
D'abord de part et d'autre on vous attend sans bruit;
Un jour se passe, deux, trois, quatre, cinq, six, huit;
Enfin, n'espérant plus, on éclate, on foudroie.55
Lucrèce par dépit témoigne de la joie,
Chante, danse, discourt, rit; mais, sur mon honneur!
Elle enrageoit, Monsieur, dans l'âme, et de bon cœur.
Ce grand bruit s'accommode, et pour plâtrer l'affaire,
La pauvre délaissée épouse votre père,60
Et rongeant dans son cœur son déplaisir secret,
D'un visage content prend le change à regret.
L'éclat d'un tel affront l'ayant trop décriée,
Il n'est à son avis que d'être mariée;
Et comme en un naufrage on se prend où l'on peut,65
En fille obéissante elle veut ce qu'on veut.
Voilà donc le bonhomme enfin à sa seconde,
C'est-à-dire qu'il prend la poste à l'autre monde;
Un peu moins de deux mois le met dans le cercueil.
J'ai su sa mort à Rome, où j'en ai pris le deuil.70
Elle a laissé chez vous un diable de ménage:
Ville prise d'assaut n'est pas mieux au pillage;
La veuve et les cousins, chacun y fait pour soi,
Comme fait un traitant pour les deniers du Roi
[605]:
Où qu'ils jettent la main ils font rafles entières;75
Ils ne pardonnent pas même au plomb des gouttières;
Et ce sera beaucoup si vous trouvez chez vous,
Quand vous y rentrerez, deux gonds et quatre clous.
J'apprends qu'on vous a vu cependant à Florence.
Pour vous donner avis je pars en diligence;80
Et je suis étonné qu'en entrant dans Lyon
Je vois courir du peuple avec émotion.
Je veux voir ce que c'est; et je vois, ce me semble,
Pousser dans la prison quelqu'un qui vous ressemble,
On m'y permet l'entrée; et vous trouvant ici
[606],
85
Je trouve en même temps mon voyage accourci.
Voilà mon aventure, apprenez-moi la vôtre.
La mienne est bien étrange, on me prend pour un autre.
J'eusse osé le gager. Est-ce meurtre ou larcin?
Suis-je fait en voleur ou bien en assassin?90
Traître, en ai-je l'habit, ou la mine, ou la taille?
Connoît-on à l'habit aujourd'hui la canaille,
Et n'est-il point, Monsieur, à Paris de filous
Et de taille et de mine aussi bonnes que vous?
Tu dis vrai, mais écoute. Après une querelle95
Qu'à Florence un jaloux me fit pour quelque belle,
J'eus avis que ma vie y couroit du danger:
Ainsi donc sans trompette il fallut déloger.
Je pars seul et de nuit, et prends ma route en France,
Où, sitôt que je suis en pays d'assurance,100
Comme d'avoir couru je me sens un peu las,
J'abandonne la poste, et viens au petit pas.
Approchant de Lyon, je vois dans la campagne....
N'aurons-nous point ici de guerres d'Allemagne
[607]?
Rien, Monsieur, je gronde entre mes dents
Du malheur qui suivra ces rares incidents;
J'en ai l'âme déjà toute préoccupée.
Donc à deux cavaliers je vois tirer l'épée;
Et pour en empêcher l'événement fatal,
J'y cours la mienne au poing, et descends de cheval.110
L'un et l'autre, voyant à quoi je me prépare,
Se hâte d'achever avant qu'on les sépare,
Presse sans perdre temps, si bien qu'à mon abord
D'un coup que l'un allonge, il blesse l'autre à mort.
Je me jette au blessé, je l'embrasse, et j'essaie115
Pour arrêter son sang de lui bander sa plaie;
L'autre, sans perdre temps en cet événement
[608],
Saute sur mon cheval, le presse vivement,
Disparoît, et mettant à couvert le coupable,
Me laisse auprès du mort faire le charitable.120
Ce fut en cet état, les doigts de sang souillés,
Qu'au bruit de ce duel trois sergents éveillés,
Tous gonflés de l'espoir d'une bonne lippée,
Me découvrirent seul, et la main à l'épée.
Lors, suivant du métier le serment solennel,125
Mon argent fut pour eux le premier criminel;
Et s'en étant saisis aux premières approches,
Ces Messieurs pour prison lui donnèrent leurs poches,
Et moi, non sans couleur, encor qu'injustement,
Je fus conduit par eux en cet appartement.130
Qui te fait ainsi rire, et qu'est-ce que tu penses?
Je trouve ici, Monsieur, beaucoup de circonstances:
Vous en avez sans doute un trésor infini?
Votre hymen de Poitiers n'en fut pas mieux fourni;
Et le cheval surtout vaut, en cette rencontre
[609],
135
Le pistolet ensemble, et l'épée, et la montre
[610].
Je me suis bien défait de ces traits d'écolier
Dont l'usage autrefois m'étoit si familier;
Et maintenant, Cliton, je vis en honnête homme.
Vous êtes amendé du voyage de Rome;140
Et votre âme en ce lieu, réduite au repentir,
Fait mentir le proverbe en cessant de mentir.
Ah! j'aurois plutôt cru....
Le temps m'a fait connoître
Quelle indignité c'est, et quel mal en peut naître.
Quoi! ce duel, ces coups si justement portés,145
Ce cheval, ces sergents....
J'en suis fâché pour vous, Monsieur, et surtout d'une,
Que je ne compte pas à petite infortune:
Vous êtes prisonnier, et n'avez point d'argent;
Vous serez criminel.
Je suis trop innocent.150
Ah! Monsieur, sans argent est-il de l'innocence?
Fort peu; mais dans ces murs Philiste a pris naissance,
Et comme il est parent des premiers magistrats,
Soit d'argent, soit d'amis, nous n'en manquerons pas.
J'ai su qu'il est en ville, et lui venois d'écrire155
Lorsqu'ici le concierge est venu t'introduire.
Va lui porter ma lettre.
Avec un tel secours
Vous serez innocent avant qu'il soit deux jours
[611].
Mais je ne comprends rien à ces nouveaux mystères:
Les filles doivent être ici fort volontaires;160
Jusque dans la prison elles cherchent les gens.
SCÈNE II.
DORANTE, CLITON, LYSE.
Il ne fait que sortir des mains de trois sergents;
Je t'en veux avertir: un fol espoir te trouble;
Il cajole des mieux, mais il n'a pas le double
[612].
Pour lui! tu m'as dupé;165
Et je doute sans toi si nous aurions soupé
[613].
LYSE, montrant une bourse.
Avec ce passe-port suis-je la bienvenue?
Tu nous vas à tous deux donner dedans la vue.
Ai-je bien pris mon temps?
Le mieux qu'il se pouvoit.
C'est une honnête fille, et Dieu nous la devoit:170
Monsieur, écoutez-la.
Une dame
Vous offre en cette lettre un cœur tout plein de flamme.
Lisez sans faire de façons:
Dieu nous aime, Monsieur, comme nous sommes bons;
Et ce n'est pas là tout, l'amour ouvre son coffre,175
Et l'argent qu'elle tient vaut bien le cœur qu'elle offre.
Au bruit du monde qui vous conduisoit prisonnier, j'ai
mis les yeux à la fenêtre et vous ai trouvé de si bonne
mine, que mon cœur est allé dans la même prison que
vous, et n'en veut point sortir tant que vous y serez. Je
ferai mon possible pour vous en tirer au plus tôt. Cependant
obligez-moi de vous servir de ces cent pistoles que
je vous envoie: vous en pouvez avoir besoin en l'état où
vous êtes, et il m'en demeure assez d'autres à votre
service.
(Dorante continue.)
Cette lettre est sans nom.
Les mots en sont françois.
Dis-moi, sont-ce louis, ou pistoles de poids
[615]?
Pour ma maîtresse il est de conséquence
De vous taire deux jours son nom et sa naissance;180
Ce secret trop tôt su peut la perdre d'honneur.
Je serai cependant aveugle en mon bonheur?
Et d'un si grand bienfait j'ignorerai la source?
Curiosité bas, prenons toujours la bourse:
Souvent c'est perdre tout que vouloir tout savoir
[616].
185
Donne, j'ai tout pouvoir,
Quand même ce seroit le trésor de Venise.
Tout beau, tout beau, Cliton, il nous faut....
Lâcher prise?
Quoi? c'est ainsi, Monsieur....
Et voulez-vous du ciel renvoyer le secours?190
Accepter de l'argent porte en soi quelque honte.
Je m'en charge pour vous, et la prends pour mon conte
[617].
Je tremble, il va la refuser
[618].
Il en veut mieux user.
Oyons.
Sa courtoisie est extrême et m'étonne;195
Mais....
Mais qu'elle me pardonne
[619]....
Je me meurs, je suis mort.
Si j'en change l'effet,
Et reçois comme un prêt le don qu'elle me fait.
Je suis ressuscité; prêt ou don, ne m'importe.
DORANTE, à Cliton, et puis
[620] à Lyse.
Prends. Je le lui rendrai même avant que je sorte.200
Écoute un mot: tu peux t'en aller à l'instant,
Et revenir demain avec encore autant;
Et vous, Monsieur, songez à changer de demeure:
Vous serez innocent avant qu'il soit une heure.
DORANTE, à Cliton, et puis à Lyse.
Ne me romps plus la tête; et toi, tarde un moment:205
J'écris à ta maîtresse un mot de compliment.
(Dorante va écrire sur la table.)
Dirons-nous cependant deux mots de guerre ensemble?
Oui, moi. Que t'en semble
[621]?
Dis.
Que tout vert et rouge, ainsi qu'un perroquet,
Tu n'es que bien en cage, et n'as que du caquet.210
Tu ris. Cette action, qu'est-elle?
De taille à bien ferrer la mule
[622].
Si tu sors des prisons,
Dignes de t'installer aux Petites-Maisons.
Ce ton de voix enfin avec cette parole?
Ah! c'est là que mes sens demeurent étonnés:
Le ton de voix est rare, aussi bien que le nez
[623].
Je meure, ton humeur me semble si jolie,
Que tu me vas résoudre à faire une folie.220
Touche, je veux t'aimer, tu seras mon souci:
Nos maîtres font l'amour, nous le ferons aussi.
J'aurai mille beaux mots tous les jours à te dire;
Je coucherai de feux, de sanglots
[624], de martyre;
Je te dirai: «Je meurs, je suis dans les abois,225
Je brûle....»
Et tout cela de ce beau ton de voix?
Ah! si tu m'entreprends deux jours de cette sorte,
Mon cœur est déconfit, et je me tiens pour morte;
Si tu me veux en vie, affoiblis ces attraits,
Et retiens pour le moins la moitié de leurs traits.230
Tu sais même charmer alors que tu te moques.
Gouverne doucement l'âme que tu m'excroques
[625].
On a traité mon maître avec moins de rigueur:
On n'a pris que sa bourse, et tu prends jusqu'au cœur.
Il est riche, ton maître?
DORANTE, fouillant dans la bourse.
Porte-lui cette lettre, et reçois....
CLITON, lui retenant le bras.
Cette part de l'argent que tu viens d'apporter.
Elle n'en prendra pas, Monsieur, je vous proteste.
Celle qui vous l'envoie en a pour moi de reste.240
Je vous le disois bien, elle a le cœur trop bon.
Lui pourrai-je, Monsieur, apprendre votre nom?
Il est dans mon billet. Mais prends, je t'en conjure.
Vous faut-il dire encor que c'est lui faire injure?
Vous perdez temps, Monsieur, je sais trop mon devoir.245
Adieu: dans peu de temps je viendrai vous revoir
[626],
Et porte tant de joie à celle qui vous aime,
Qu'elle rapportera la réponse elle-même.
Adieu, cher babillard
[627].
SCÈNE III.
DORANTE, CLITON.
Cette fille est jolie, elle a l'esprit gaillard.250
J'en estime l'humeur, j'en aime le visage;
Mais plus que tous les deux j'adore son message.
C'est celle dont il vient qu'il en faut estimer;
C'est elle qui me charme et que je veux aimer.
Quoi! vous voulez, Monsieur, aimer cette inconnue?255
Oui, je la veux aimer, Cliton.
Un si rare bienfait en un besoin pressant
S'empare puissamment d'un cœur reconnoissant;
Et comme de soi-même il marque un grand mérite,
Dessous cette couleur il parle, il sollicite,260
Peint l'objet aussi beau qu'on le voit généreux,
Et si l'on n'est ingrat, il faut être amoureux.
Votre amour va toujours d'un étrange caprice:
Dès l'abord autrefois vous aimâtes Clarice;
Celle-ci, sans la voir. Mais, Monsieur, votre nom, 265
Lui deviez-vous l'apprendre, et sitôt?
Pourquoi non?
J'ai cru le devoir faire, et l'ai fait avec joie.
Il est plus décrié que la fausse monnoie.
Oui, dans Paris, en langage commun,
Dorante et le Menteur à présent ce n'est qu'un,270
Et vous y possédez ce haut degré de gloire
Qu'en une comédie on a mis votre histoire.
Et si naïvement,
Que j'ai cru, la voyant, voir un enchantement.
On y voit un Dorante avec votre visage;275
On le prendroit pour vous: il a votre air, votre âge,
Vos yeux, votre action, votre maigre embonpoint,
Et paroît, comme vous, adroit au dernier point.
Comme à l'événement j'ai part à la peinture:
Après votre portrait on produit ma figure.280
Le héros de la farce, un certain Jodelet
[628],
Fait marcher après vous votre digne valet;
Il a jusqu'à mon nez et jusqu'à ma parole,
Et nous avons tous deux appris en même école:
C'est l'original même, il vaut ce que je vaux;285
Si quelque autre s'en mêle, on peut s'inscrire en faux;
Et tout autre que lui, dans cette comédie,
N'en fera jamais voir qu'une fausse copie.
Pour Clarice et Lucrèce, elles en ont quelque air;
Philiste avec Alcippe y vient vous accorder;290
Votre feu père même est joué sous le masque.
Cette pièce doit être et plaisante et fantasque.
Mais son nom?
Votre nom de guerre, le Menteur.
Les vers en sont-ils bons? fait-on cas de l'auteur?
La pièce a réussi, quoique foible de style,295
Et d'un nouveau proverbe elle enrichit la ville;
De sorte qu'aujourd'hui presque en tous les quartiers
On dit, quand quelqu'un ment, qu'il revient de Poitiers.
Et pour moi, c'est bien pis, je n'ose plus paroître.
Ce maraud de farceur m'a fait si bien connoître,300
Que les petits enfants, sitôt qu'on m'aperçoit,
Me courent dans la rue et me montrent au doigt;
Et chacun rit de voir les courtauds de boutique,
Grossissant à l'envi leur chienne de musique,
Se rompre le gosier, dans cette belle humeur,305
A crier après moi: «Le valet du Menteur!»
Vous en riez vous-même!
Il faut bien que j'en rie
[629].
Je n'y trouve que rire, et cela vous décrie,
Mais si bien, qu'à présent, voulant vous marier,
Vous ne trouveriez pas la fille d'un huissier,310
Pas celle d'un recors, pas d'un cabaret même.
Il faut donc avancer près de celle qui m'aime.
Comme Paris est loin, si je ne suis déçu,
Nous pourrons réussir avant qu'elle ait rien su.
Mais quelqu'un vient à nous, et j'entends du murmure.
SCÈNE IV.
LE PRÉVÔT, CLÉANDRE, DORANTE, CLITON.
Ah! je suis innocent; vous me faites injure.
Si vous l'êtes, Monsieur, ne craignez aucun mal;
Mais comme enfin la mort étoit votre rival,
Et que le prisonnier proteste d'innocence,
Je dois sur ce soupçon vous mettre en sa présence. 320
Et si pour s'affranchir il ose me charger?
La justice entre vous en saura bien juger.
Souffrez paisiblement que l'ordre s'exécute.
(A Dorante.)
Vous avez vu, Monsieur, le coup qu'on vous impute
[630].
Voyez ce cavalier; en seroit-il l'auteur?325
Il va me reconnoître. Ah, Dieu! je meurs de peur.
Souffrez que j'examine à loisir son visage.
(Bas.)
C'est lui, mais il n'a fait qu'en homme de courage;
Ce seroit lâcheté, quoi qu'il puisse arriver,
De perdre un si grand cœur quand je puis le sauver
[631].
330
Ne le découvrons point.
Il me connoît, je tremble.
Ce cavalier, Monsieur, n'a rien qui lui ressemble;
L'autre est de moindre taille, il a le poil plus blond,
Le teint plus coloré, le visage plus rond,
Et je le connois moins, tant plus je le contemple.335
Oh! générosité qui n'eut jamais d'exemple!
L'habit même est tout autre.
Non, il n'a point de part au duel d'aujourd'hui.
Je suis ravi, Monsieur, de voir votre innocence
Assurée à présent par sa reconnoissance;340
Sortez quand vous voudrez, vous avez tout pouvoir.
Excusez la rigueur qu'a voulu mon devoir.
Adieu.
Vous avez fait le dû de votre office.
308
SCÈNE V.
DORANTE, CLÉANDRE, CLITON.
Mon cavalier, pour vous je me fais injustice;
Je vous tiens pour brave homme, et vous reconnois bien
[632];
Faites votre devoir comme j'ai fait le mien.
Point de réplique, on pourroit nous entendre.
Sachez donc seulement qu'on m'appelle Cléandre,
Que je sais mon devoir, que j'en prendrai souci,
Et que je périrai pour vous tirer d'ici.350
SCÈNE VI.
DORANTE, CLITON.
N'est-il pas vrai, Cliton, que c'eût été dommage
De livrer au malheur ce généreux courage?
J'avois entre mes mains et sa vie et sa mort,
Et je me viens de voir arbitre de son sort.
Quoi? c'est là donc, Monsieur....
Oui, c'est là le coupable.
Je ne sais où j'en suis, et deviens tout confus:
Ne m'aviez-vous pas dit que vous ne mentiez plus?
J'ai vu sur son visage un noble caractère,
Qui me parlant pour lui, m'a forcé de me taire,360
Et d'une voix connue entre les gens de cœur
M'a dit qu'en le perdant je me perdrois
[633] d'honneur:
J'ai cru devoir mentir pour sauver un brave homme.
Et c'est ainsi, Monsieur, que l'on s'amende à Rome?
Je me tiens au proverbe: oui, courez, voyagez;365
Je veux être guenon si jamais vous changez:
Vous mentirez toujours, Monsieur, sur ma parole.
Croyez-moi que Poitiers est une bonne école;
Pour le bien du public je veux le publier
[634];
Les leçons qu'on y prend ne peuvent s'oublier.370
Je ne mens plus, Cliton, je t'en donne assurance;
Mais en un tel sujet l'occasion dispense.
Vous en prendrez autant comme vous en verrez.
Menteur vous voulez vivre, et menteur vous mourrez;
Et l'on dira de vous pour oraison
funèbre:
375
«C'étoit en menterie un auteur très-célèbre,
Qui sut y raffiner de si digne façon
[635],
Qu'aux maîtres du métier il en eût fait leçon;
Et qui tant qu'il vécut, sans craindre aucune risque,
Aux plus forts d'après lui put
[636] donner quinze et bisque
[637].»
Je n'ai plus qu'à mourir, mon épitaphe est fait
[638],
Et tu m'érigeras en cavalier parfait:
Tu ferois violence à l'humeur la plus triste.
Mais sans plus badiner, va-t'en chercher Philiste;
Donne-lui cette lettre; et moi, sans plus mentir,385
Avec les prisonniers j'irai me divertir.
FIN DU PREMIER ACTE.
311
ACTE II.
SCÈNE PREMIÈRE.
MÉLISSE, LYSE.
MÉLISSE, tenant une lettre ouverte en sa main.
Certes, il écrit bien: sa lettre est excellente.
Madame, sa personne est encor plus galante:
Tout est charmant en lui, sa grâce, son maintien....
Il semble que déjà tu lui veuilles du bien?390
J'en trouve, à dire vrai, la rencontre si belle,
Que je voudrois l'aimer si j'étois demoiselle
[639].
Il est riche, et de plus il demeure à Paris,
Où des dames, dit-on, est le vrai paradis;
Et ce qui vaut bien, mieux que toutes ces richesses
[640],
395
Les maris y sont bons, et les femmes maîtresses.
Je vous le dis encor, je m'y passerois
[641] bien
[642];
Et si j'étois son fait, il seroit fort le mien.
Tu n'es pas dégoûtée. Enfin, Lyse, sans rire,
C'est un homme bien fait?
Plus que je ne puis dire.400
A sa lettre il paroît qu'il a beaucoup d'esprit;
Mais, dis-moi, parle-t-il aussi bien qu'il écrit?
Pour lui faire en discours montrer son éloquence,
Il lui faudroit des gens de plus de conséquence:
C'est à vous d'éprouver ce que vous demandez.405
Ce que vous lui mandez:
Que vous l'avez tantôt vu par votre fenêtre;
Que vous l'aimez déjà.
J'écris bien sans le voir.
Mais vous suivez d'un frère un absolu pouvoir,410
Qui vous ayant conté par quel bonheur étrange
Il s'est mis à couvert de la mort de Florange,
Se sert de cette feinte, en cachant votre nom,
Pour lui donner secours dedans cette prison.
L'y voyant en sa place, il fait ce qu'il doit faire
[643].
415
Je n'écrivois tantôt qu'à dessein de lui plaire;
Mais, Lyse, maintenant j'ai pitié de l'ennui
D'un homme si bien fait qui souffre pour autrui;
Et par quelques motifs que je vienne d'écrire,
Il est de mon honneur de ne m'en pas dédire.420
La lettre est de ma main, elle parle d'amour:
S'il ne sait qui je suis, il peut l'apprendre un jour.
Un tel gage m'oblige à lui tenir parole:
Ce qu'on met par écrit passe une amour frivole.
Puisqu'il a du mérite, on ne m'en peut blâmer;425
Et je lui dois mon cœur, s'il daigne l'estimer
[644].
Je m'en forme en idée une image si rare,
Qu'elle pourroit gagner l'âme la plus barbare;
L'amour en est le peintre, et ton rapport flatteur
En fournit les couleurs à ce doux enchanteur.430
Tout comme vous l'aimez vous verrez qu'il vous aime.
Si vous vous engagez, il s'engage de même,
Et se forme de vous un tableau si parfait,
Que c'est lettre pour lettre et portrait pour portrait.
Il faut que votre amour plaisamment s'entretienne:435
Il sera votre idée, et vous serez la sienne:
L'alliance est mignarde, et cette nouveauté,
Surtout dans une lettre, aura grande beauté,
Quand vous y souscrirez
[645] pour Dorante ou Mélisse:
«Votre très-humble idée à vous rendre service.»440
Vous vous moquez, Madame; et loin d'y consentir,
Vous n'en parlez ainsi que pour vous divertir.
Et que fera, Madame,
Cet autre cavalier dont vous possédez l'âme,
Votre amant?
Ah! ne présume pas445
Que son cœur soit sensible au peu que j'ai d'appas:
Il fait mine d'aimer, mais sa galanterie
N'est qu'un amusement et qu'une raillerie.
Il est riche, et parent des premiers de Lyon.
Et c'est ce qui le porte à plus d'ambition.450
S'il me voit quelquefois, c'est comme par surprise;
Dans ses civilités on diroit qu'il méprise,
Qu'un seul mot de sa bouche est un rare bonheur,
Et qu'un de ses regards est un excès d'honneur.
L'amour même d'un roi me seroit importune,455
S'il falloit la tenir à si haute fortune.
La sienne est un trésor qu'il fait bien d'épargner:
L'avantage est trop grand, j'y pourrois trop gagner.
Il n'entre point chez nous; et quand il me rencontre,
Il semble qu'avec peine à mes yeux il se montre,460
Et prend l'occasion, avec une froideur
Qui craint en me parlant d'abaisser sa grandeur.
Peut-être il est timide et n'ose davantage.
S'il craint, c'est que l'amour trop avant ne l'engage.
Il voit souvent mon frère, et ne parle de rien.465
Mais vous le recevez, ce me semble, assez bien?
Comme je ne suis pas en amour des plus fines,
Faute d'autre j'en souffre, et je lui rends ses mines;
Mais je commence à voir que de tels cajoleurs
Ne font qu'effaroucher les partis les meilleurs,470
Et ne dois plus souffrir qu'avec cette grimace
[646]
D'un véritable amant il occupe la place.
Je l'ai vu pour vous voir faire beaucoup de tours.
Qui l'empêche d'entrer, et me voir tous les jours?
Cette façon d'agir est-elle plus polie
[647]?
475
Croit-il....
Les amoureux ont chacun leur folie:
La sienne est de vous voir avec tant de respect,
Qu'il passe pour superbe, et vous devient suspect;
Et la vôtre, un dégoût de cette retenue,
Qui vous fait mépriser la personne connue,480
Pour donner votre estime, et chercher avec soin
L'amour d'un inconnu, parce qu'il est de loin.
SCÈNE II.
CLÉANDRE, MÉLISSE, LYSE.
Envers ce prisonnier as-tu fait cette feinte,
Ma sœur?
Sans me connoître, il me croit l'âme atteinte,
Que je l'ai vu conduire en ce triste séjour,485
Que ma lettre et l'argent sont des effets d'amour;
Et Lyse, qui l'a vu, m'en dit tant de merveilles,
Qu'elle fait presque entrer l'amour par les oreilles.
Elle ne laisse rien;
Elle en vante l'esprit, la taille, le maintien,490
Le visage attrayant et la façon modeste.
Ah! que c'est peu de chose au prix de ce qui reste!
Que reste-t-il à dire? Un courage invaincu?
C'est le plus généreux qui jamais ait vécu
[648];
C'est le cœur le plus noble, et l'âme la plus haute....
Quoi? vous voulez, mon frère, ajouter à sa faute,
Percer avec ces traits un cœur qu'il
[649] a blessé,
Et vous-même achever ce qu'elle a commencé?
Ma sœur, à peine sais-je encor comme il se nomme,
Et je sais qu'on n'a vu jamais plus honnête homme,500
Et que ton frère enfin périroit aujourd'hui,
Si nous avions affaire à tout autre qu'à lui.
Quoique notre partie aye été si secrète
Que j'en dusse espérer une sûre retraite,
Et que Florange et moi, comme je t'ai conté,505
Afin que ce duel ne pût être éventé
[650],
Sans prendre de seconds, l'eussions faite de sorte
Que chacun pour sortir choisît diverse porte
[651],
Que nous n'eussions ensemble été vus de huit jours,
Que presque tout le monde ignorât nos amours,510
Et que l'occasion me fût si favorable
Que je vis l'innocent saisi pour le coupable
(Je crois te l'avoir dit, qu'il nous vint séparer,
Et que sur son cheval je sus me retirer);
Comme je me montrois, afin que ma présence515
Donnât lieu d'en juger une entière innocence,
Sur un bruit épandu que le défunt et moi
D'une même beauté nous adorions la loi,
Un prévôt soupçonneux me saisit dans la rue,
Me mène au prisonnier, et m'expose à sa vue.520
Juge quel trouble j'eus de me voir en ces lieux:
Ce cavalier me voit, m'examine des yeux,
Me reconnoît, je tremble encore à te le dire;
Mais apprends sa vertu, chère sœur, et l'admire.
Ce grand cœur, se voyant mon destin en la main,525
Devient pour me sauver à soi-même inhumain;
Lui qui souffre pour moi sait mon crime et le nie,
Dit que ce qu'on m'impute est une calomnie,
Dépeint le criminel de toute autre façon,
Oblige le prévôt à sortir sans soupçon,530
Me promet amitié, m'assure de se taire,
Voilà ce qu'il a fait; vois ce que je dois faire.
L'aimer, le secourir, et tous deux avouer
Qu'une telle vertu ne se peut trop louer.
Si je l'ai plaint tantôt de souffrir pour mon crime,535
Cette pitié, ma sœur, étoit bien légitime;
Mais ce n'est plus pitié, c'est obligation,
Et le devoir succède à la compassion.
Nos plus puissants secours ne sont qu'ingratitude;
Mets à les redoubler ton soin et ton étude
[652];
540
Sous ce même prétexte et ces déguisements,
Ajoute à ton argent perles et diamants;
Qu'il ne manque de rien; et pour sa délivrance
Je vais de mes amis faire agir la puissance.
Que si tous leurs efforts ne peuvent le tirer
[653],
545
Pour m'acquitter vers lui j'irai me déclarer.
Adieu: de ton côté prends souci de me plaire,
Et vois ce que tu dois à qui te sauve un frère.
Je vous obéirai très-ponctuellement.
SCÈNE III.
MÉLISSE, LYSE.
Vous pouviez dire encor très-volontairement;550
Et la faveur du ciel vous a bien conservée,
Si ces derniers discours ne vous ont achevée.
Le parti de Philiste a de quoi s'appuyer;
Je n'en suis plus, Madame: il n'est bon qu'à noyer;
Il ne valut jamais un cheveu de Dorante.555
Je puis vers la prison apprendre une courante
[654]?
Oui, tu peux te résoudre encore à te crotter.
Quels de vos diamants me faut-il lui porter?
Mon frère va trop vite; et sa chaleur l'emporte
Jusqu'à connoître mal des gens de cette sorte.560
Aussi, comme son but est différent du mien,
Je dois prendre un chemin fort éloigné du sien.
Il est reconnoissant, et je suis amoureuse;
Il a peur d'être ingrat, et je veux être heureuse.
A force de présents il se croit acquitter;565
Mais le redoublement ne fait que rebuter.
Si le premier oblige un homme de mérite,
Le second l'importune, et le reste l'irrite,
Et passé le besoin, quoi qu'on lui puisse offrir,
C'est un accablement qu'il ne sauroit souffrir.570
L'amour est libéral, mais c'est avec adresse:
Le prix de ses présents est en leur gentillesse;
Et celui qu'à Dorante exprès tu vas porter,
Je veux qu'il le dérobe au lieu de l'accepter.
Écoute une pratique assez ingénieuse.575
Elle doit être belle et fort mystérieuse.
Au lieu des diamants dont tu viens de parler,
Avec quelques douceurs il faut le régaler,
Entrer sous ce prétexte, et trouver quelque voie
Par où, sans que j'y sois, tu fasses qu'il me voie:580
Porte-lui mon portrait, et comme sans dessein
Fais qu'il puisse aisément le surprendre en ton sein;
Feins lors pour le ravoir un déplaisir extrême:
S'il le rend, c'en est fait; s'il le retient, il m'aime.
A vous dire le vrai, vous en savez beaucoup.585
L'amour est un grand maître: il instruit tout d'un coup.
Il vient de vous donner de belles tablatures
[655].
Viens quérir mon portrait avec des confitures:
Comme pourra Dorante en user bien ou mal,
Nous résoudrons après touchant l'original.590
SCÈNE IV.
PHILISTE, DORANTE, CLITON, dans la prison[656].
Voilà, mon cher ami, la véritable histoire
D'une aventure étrange et difficile à croire;
Mais puisque je vous vois, mon sort est assez doux
[657].
L'aventure est étrange, et bien digne de vous;
Et si je n'en voyois la fin trop véritable,595
J'aurois bien de la peine à la trouver croyable:
Vous me seriez suspect, si vous étiez ailleurs.
Ayez pour lui, Monsieur, des sentiments meilleurs:
Il s'est bien converti dans un si long voyage;
C'est tout un autre esprit sous le même visage;600
Et tout ce qu'il débite est pure vérité,
S'il ne ment quelquefois par générosité.
C'est le même qui prit Clarice pour Lucrèce,
Qui fit jaloux Alcippe avec sa noble adresse
[658];
Et malgré tout cela, le même toutefois,605
Depuis qu'il est ici, n'a menti qu'une fois.
Oui, Monsieur, et j'en jure
Par le Dieu des menteurs, dont il est créature,
Et s'il vous faut encore un serment plus nouveau,
Par l'hymen de Poitiers et le festin sur l'eau.610
Laissant là ce badin, ami, je vous confesse
Qu'il me souvient toujours de vos traits de jeunesse.
Cent fois en cette ville aux meilleures maisons
J'en ai fait un bon conte en déguisant les noms;
J'en ai ri de bon cœur, et j'en ai bien fait rire;615
Et quoi que maintenant je vous entende dire,
Ma mémoire toujours me les vient présenter,
Et m'en fait un rapport qui m'invite à douter.
Formez en ma faveur de plus saines pensées:
Ces petites humeurs sont aussitôt passées;620
Et l'air du monde change en bonnes qualités
Ces teintures qu'on prend aux universités.
Dès lors, à cela près, vous étiez en estime
D'avoir une âme noble, et grande, et magnanime.
Je le disois dès lors: sans cette qualité,625
Vous n'eussiez pu jamais le payer de bonté.
Dis-je rien qu'il ne sache,
Et fais-je à votre nom quelque nouvelle tache?
N'étoit-il pas, Monsieur, avec Alcippe et vous,
Quand ce festin en l'air le rendit si jaloux?630
Lui qui fut le témoin du conte que vous fîtes
[659],
Lui qui vous sépara lorsque vous vous battîtes,
Ne sait-il pas encor les plus rusés détours
Dont votre esprit adroit bricola
[660] vos amours?
Ami, ce flux de langue est trop grand pour se taire;635
Mais sans plus l'écouter, parlons de votre affaire.
Elle me semble aisée, et j'ose me vanter
Qu'assez facilement je pourrai l'emporter:
Ceux dont elle dépend sont de ma connoissance,
Et même à la plupart je touche de naissance;640
Le mort étoit d'ailleurs fort peu considéré,
Et chez les gens d'honneur on ne l'a point pleuré.
Sans perdre plus de temps, souffrez que j'aille apprendre
[661]
Pour en venir à bout quel chemin il faut prendre.
Ne vous attristez point cependant en prison;645
On aura soin de vous comme en votre maison:
Le concierge en a l'ordre, il tient de moi sa place,
Et sitôt que je parle il n'est rien qu'il ne fasse.
Ma joie est de vous voir, vous me l'allez ravir.
Je prends congé de vous pour vous aller servir.650
Cliton divertira votre mélancolie.
SCÈNE V.
DORANTE, CLITON.
Comment va maintenant l'amour ou la folie
[662]?
Cette dame obligeante au visage inconnu,
Qui s'empare des cœurs avec son revenu,
Est-elle encore aimable? a-t-elle encor des charmes?
Par générosité lui rendons-nous les armes
[663]?
Cliton, je la tiens belle, et m'ose figurer
Qu'elle n'a rien en soi qu'on ne puisse adorer.
Qu'en imagines-tu?
J'en fais des conjectures
Qui s'accordent fort mal avecque vos figures.660
Vous payer par avance, et vous cacher son nom,
Quoi que vous présumiez, ne marque rien de bon.
A voir ce qu'elle a fait, et comme elle procède,
Je jurerois, Monsieur, qu'elle est ou vieille ou laide,
Peut-être l'une et l'autre, et vous a regardé665
Comme un galant commode, et fort incommodé
[664].
Vous, en visionnaire.
Mais si je disois vrai, que prétendez-vous faire?
Envoyer et la dame et les amours au vent.
Mais vous avez reçu: quiconque prend se vend.670
Quitte pour lui jeter son argent à la tête.
Le compliment est doux et la défaite honnête.
Tout de bon à ce coup vous êtes converti:
Je le soutiens, Monsieur, le proverbe a menti.
Sans scrupule autrefois, témoin votre Lucrèce,675
Vous emportiez l'argent, et quittiez la maîtresse;
Mais Rome vous a fait si grand homme de bien,
Qu'à présent vous voulez rendre à chacun le sien:
Vous vous êtes instruit des cas de conscience.
Tu m'embrouilles l'esprit fauté de patience.680
Deux ou trois jours peut-être, un peu plus, un peu moins,
Éclairciront ce trouble, et purgeront ces soins
[665].
Tu sais qu'on m'a promis que la beauté qui m'aime
Viendra me rapporter sa réponse elle-même;
Vois déjà sa servante, elle revient.
Tant pis:685
Dussiez-vous enrager, c'est ce que je vous dis.
Si fréquente ambassade, et maîtresse invisible,
Sont de ma conjecture une preuve infaillible.
Voyons ce qu'elle veut, et si son passe-port
Est aussi bien fourni comme au premier abord.690
Veux-tu qu'à tous moments il pleuve des pistoles?
Qu'avons-nous sans cela besoin de ses paroles?
325
SCÈNE VI.
DORANTE, LYSE, CLITON.
Je ne t'espérois pas si soudain de retour.
Vous jugerez par là d'un cœur qui meurt d'amour.
De vos civilités ma maîtresse est ravie:695
Elle seroit venue, elle en brûle d'envie;
Mais une compagnie au logis la retient:
Elle viendra bientôt, et peut-être elle vient;
Et je me connois mal à l'ardeur qui l'emporte,
Si vous ne la voyez même avant que je sorte.700
Acceptez cependant quelque peu de douceurs
Fort propres en ces lieux à conforter les cœurs:
Les sèches sont dessous, celles-ci sont liquides.
Les amours de tantôt me sembloient plus solides.
Si tu n'as autre chose, épargne mieux tes pas:705
Cette inégalité ne me satisfait pas.
Nous avons le cœur bon, et dans nos aventures
Nous ne fûmes jamais hommes à confitures.
Badin, qui te demande ici ton sentiment?
Ah! tu me fais l'amour un peu bien rudement.710
Est-ce à toi de parler? que n'attends-tu ton heure?
Saurons-nous cette fois son nom, ou sa demeure?
Mais te vaut-elle bien?
Parle-moi franchement, et ne déguise rien.
A ce compte, Monsieur, vous me trouvez passable?715
Je te trouve de taille et d'esprit agréable,
Tant de grâce en l'humeur, et tant d'attrait aux yeux,
Qu'à te dire le vrai, je ne voudrois pas mieux:
Elle me charmera, pourvu qu'elle te vaille.
Ma maîtresse n'est pas tout à fait de ma taille,720
Mais elle me surpasse en esprit, en beauté,
Autant et plus encor, Monsieur, qu'en qualité.
Tu sais adroitement couler ta flatterie.
Que ce bout de ruban a de galanterie!
Je le veux dérober. Mais qu'est-ce qui le suit
[666]?
725
Rendez-le-moi, Monsieur; j'ai hâte, il s'en va nuit.
C'est une mignature
[667].
Oh! le charmant portrait! l'adorable peinture!
Elle est faite à plaisir.
Je ne crois pas jamais avoir rien vu de tel.730
Ces quatre diamants dont elle est enrichie
Ont sous eux quelque feuille, ou mal nette, ou blanchie,
Et je cours de ce pas y faire regarder.
Le faut-il demander?
Et doutez-vous si c'est ma maîtresse elle-même
[668]?
735
Quoi? celle qui m'écrit
[669]?
Oui, celle qui vous aime;
A l'aimer tant soit peu vous l'auriez deviné
[670].
Un si rare bonheur ne m'est pas destiné;
Et tu me veux flatter par cette fausse joie.
Quand je dis vrai, Monsieur, je prétends qu'on me croie
[671].
Mais je m'amuse trop, l'orfévre est loin d'ici;
Donnez-moi, je perds temps.
Laisse-moi ce souci:
Nous avons un orfévre arrêté pour ses dettes,
Qui saura tout remettre au point que tu souhaites.
Vous m'en donnez, Monsieur.
A-t-il la main fort bonne?
Autant qu'on peut l'avoir.
Il est trop jeune, il n'ose.
Je voudrois bien pour vous faire ici quelque chose;
Mais vous le montrerez
[672].
Vous me ferez chasser si quelque autre le voit.750
Mais enfin à quand rendre?
Demain donc je viendrai le reprendre
[673]:
Je ne puis me résoudre à vous désobliger.
CLITON, à Dorante, puis à Lyse
[674].
Elle se met pour vous en un très-grand danger.
Dirons-nous rien nous deux?
Je n'ai pas le loisir d'entendre tes sottises.
Avec cette rigueur tu me feras mourir.
Peut-être à mon retour je saurai te guérir
[675];
Je ne puis mieux pour l'heure: adieu.
SCÈNE VII.
DORANTE, CLITON.
Viens, Cliton, et regarde. Est-elle vieille ou laide?760
Voit-on des yeux plus vifs? voit-on des traits plus doux?
Je suis un peu moins dupe, et plus futé que vous.
C'est un leurre, Monsieur, la chose est toute claire:
Elle a fait tout du long les mines qu'il faut faire.
On amorce le monde avec de tels portraits:765
Pour les faire surprendre on les apporte exprès;
On s'en fâche, on fait bruit, on vous les redemande;
Mais on tremble toujours de crainte qu'on les rende
[676];
Et pour dernière adresse, une telle beauté
Ne se voit que de nuit et dans l'obscurité,770
De peur qu'en un moment l'amour ne s'estropie
[677]
A voir l'original si loin de sa copie.
Mais laissons ce discours, qui peut vous ennuyer
[678].
Vous ferai-je venir l'orfévre prisonnier?
Simple, n'as-tu point vu que c'étoit une feinte,775
Un effet de l'amour dont mon âme est atteinte?
Bon: en voici déjà de deux en même jour,
Par devoir d'honnête homme, et par effet d'amour.
Avec un peu de temps nous en verrons bien d'autres;
Chacun a ses talents, et ce sont là les vôtres.780
Tais-toi, tu m'étourdis de tes sottes raisons
[679].
Allons prendre un peu l'air dans la cour des prisons.
FIN DU SECOND ACTE.
331
ACTE III.
(L'acte se passe dans la prison[680].)
SCÈNE PREMIÈRE.
CLÉANDRE, DORANTE, CLITON.
Je vous en prie encor, discourons d'autre chose,
Et sur un tel sujet ayons la bouche close:
On peut nous écouter, et vous surprendre ici;785
Et si vous vous perdez, vous me perdez aussi.
La parfaite amitié que pour vous j'ai conçue,
Quoiqu'elle soit l'effet d'une première vue,
Joint mon péril au vôtre, et les unit si bien
Qu'au cours de votre sort elle attache le mien.790
N'ayez aucune peur, et sortez d'un tel doute.
J'ai des gens là dehors qui gardent qu'on écoute
[681];
Et je puis vous parler en toute sûreté
[682]
De ce que mon malheur doit à votre bonté.
Si d'un bienfait si grand qu'on reçoit sans mérite795
Qui s'avoue insolvable aucunement s'acquitte,
Pour m'acquitter vers vous autant que je le puis,
J'avoue, et hautement, Monsieur, que je le suis;
Mais si cette amitié par l'amitié se paie,
Ce cœur qui vous doit tout vous en rend une vraie.800
La vôtre la devance à peine d'un moment;
Elle attache mon sort au vôtre également;
Et l'on n'y trouvera que cette différence,
Qu'en vous elle est faveur, en moi reconnoissance.
N'appelez point faveur ce qui fut un devoir:805
Entre les gens de cœur il suffit de se voir.
Par un effort secret de quelque sympathie
L'un à l'autre aussitôt un certain nœud les lie:
Chacun d'eux sur son front porte écrit ce qu'il est,
Et quand on lui ressemble, on prend son intérêt.810
Par exemple, voyez, aux traits de ce visage
Mille dames m'ont pris pour homme de courage,
Et sitôt que je parle, on devine à demi
Que le sexe jamais ne fut mon ennemi.
Cet homme a de l'humeur
[683].
C'est un vieux domestique,
Qui, comme vous voyez, n'est pas mélancolique.
A cause de son âge il se croit tout permis;
Il se rend familier avec tous mes amis,
Mêle partout son mot, et jamais, quoi qu'on die,
Pour donner son avis il n'attend qu'on l'en prie
[684].
820
Souvent il importune, et quelquefois il plaît.
J'en voudrois connoître un de l'humeur dont il est
[685].
Croyez qu'à le trouver vous auriez de la peine
[686]:
Le monde n'en voit pas quatorze à la douzaine;
Et je jurerois bien, Monsieur, en bonne foi,825
Qu'en France il n'en est point que Jodelet et moi.
Voilà de ses bons mots les galantes surprises
[687];
Mais qui parle beaucoup dit beaucoup de sottises;
Et quand il a dessein de se mettre en crédit,
Plus il y fait d'effort, moins il sait ce qu'il dit.830
On appelle cela des vers à ma louange.
Presque insensiblement nous avons pris le change.
Mais revenons, Monsieur, à ce que je vous dois.
Nous en pourrons parler encor quelque autre fois:
Il suffit pour ce coup.
Je ne saurois vous taire835
En quel heureux état se trouve votre affaire.
Vous sortirez bientôt, et peut-être demain;
Mais un si prompt secours ne vient pas de ma main;
Les amis de Philiste en ont trouvé la voie;
J'en dois rougir de honte au milieu de ma joie;840
Et je ne saurois voir sans être un peu jaloux
Qu'il m'ôte les moyens de m'employer pour vous
[688].
Je cède avec regret à cet ami fidèle:
S'il a plus de pouvoir, il n'a pas plus de zèle;
Et vous m'obligerez, au sortir de prison,845
De me faire l'honneur de prendre ma maison.
Je n'attends point le temps de votre délivrance,
De peur qu'encore un coup Philiste me devance;
Comme il m'ôte aujourd'hui l'espoir de vous servir,
Vous loger est un bien que je lui veux ravir.850
C'est un excès d'honneur que vous me voulez rendre;
Et je croirois faillir de m'en vouloir défendre.
Je vous en reprierai quand vous pourrez sortir;
Et lors nous tâcherons à vous bien divertir,
Et vous faire oublier l'ennui que je vous cause.855
Auriez-vous cependant besoin de quelque chose?
Vous êtes voyageur, et pris par des sergents;
Et quoique ces messieurs soient fort honnêtes gens,
Il en est quelques-uns....
Les siens en sont du nombre:
Ils ont en le prenant pillé jusqu'à son ombre;860
Et n'étoit que le ciel a su le soulager,
Vous le verriez encor fort net et fort léger;
Mais comme je pleurois ses tristes aventures,
Nous avons reçu lettre, argent et confitures.
Pour le dire, il faudrait deviner.865
Jugez ce qu'en ma place on peut s'imaginer.
Une dame m'écrit, me flatte, me régale,
Me promet une amour qui n'eut jamais d'égale,
Me fait force présents,...
Non, pas même son nom.870
Ne soupçonnez-vous point ce que ce pourroit être
[689]?
A moins que de la voir je ne la puis connoître.
Pour un si bon ami je n'ai point de secret.
Voyez, connoissez-vous les traits de ce portrait?
Elle semble éveillée, et passablement belle;875
Mais je ne vous en puis dire aucune nouvelle,
Et je ne connois rien à ces traits que je voi.
Je vais vous préparer une chambre chez moi.
Adieu.
SCÈNE II.
DORANTE, CLITON.
Ce brusque adieu marque un trouble dans l'âme.
Sans doute il la connoît.
C'est peut-être sa femme?880
Oui, c'est sans doute elle qui vous écrit;
Et vous venez de faire un coup de grand esprit.
Voilà de vos secrets et de vos confidences.
Nomme-les par leur nom, dis de mes imprudences.
Mais seroit-ce en effet celle que tu me dis?885
Envoyez vos portraits à de tels étourdis:
Ils gardent un secret avec extrême adresse.
C'est sa femme, vous dis-je, ou du moins sa maîtresse:
Ne l'avez-vous pas vu tout changé de couleur?
Je l'ai vu, comme atteint d'une vive douleur,890
Faire de vains efforts pour cacher sa surprise.
Son désordre, Cliton, montre ce qu'il déguise:
Il a pris un prétexte à sortir promptement,
Sans se donner loisir d'un mot de compliment.
Qu'il fera dangereux rencontrer sa colère!895
Il va tout renverser si l'on le laisse faire,
Et je vous tiens pour mort si sa fureur se croit
[690];
Mais surtout ses valets peuvent bien marcher droit:
Malheureux le premier qui fâchera son maître!
Pour autres cent louis je ne voudrois pas l'être.900
La chose est sans remède; en soit ce qui pourra:
S'il fait tant le mauvais, peut-être on le verra.
Ce n'est pas qu'après tout, Cliton, si c'est sa femme,
Je ne sache étouffer cette naissante flamme:
Ce seroit lui prêter un fort mauvais secours905
Que lui ravir l'honneur en conservant ses jours
[691];
D'une belle action j'en ferois une noire.
J'en ai fait mon ami, je prends part à sa gloire
[692];
Et je ne voudrois pas qu'on pût me reprocher
De servir un brave homme au prix d'un bien si cher.910
Puisqu'elle me préfère,
Ce que j'ai fait pour lui vaut bien qu'il me défère;
Sinon, il a du cœur, il en sait bien les lois,
Et je suis résolu de défendre son choix.
Tandis, pour un moment trêve de raillerie,915
Je veux entretenir un peu ma rêverie.
(Il prend le portrait de Mélisse.)
Merveille qui m'as enchanté,
Portrait à qui je rends les armes,
As-tu bien autant de bonté
Comme tu me fais voir de charmes?920
Hélas! au lieu de l'espérer,
Je ne fais que me figurer
Que tu te plains à cette belle,
Que tu lui dis mon procédé,
Et que je te fus
[693] infidèle
925
Sitôt que je t'eus possédé.
Garde mieux le secret que moi,
Daigne en ma faveur te contraindre:
Si j'ai pu te manquer de foi
[694],
C'est m'imiter que de t'en plaindre.930
Ta colère en me punissant
Te fait criminel d'innocent;
Sur toi retombent les vengeances
[695]....
CLITON, lui ôtant le portrait
[696].
Vous ne dites, Monsieur, que des extravagances,
Et parlez justement le langage des fous.935
Donnez, j'entretiendrai ce portrait mieux que vous;
Je veux vous en montrer de meilleures méthodes,
Et lui faire des vœux plus courts et plus commodes.
Adorable et riche beauté,
Qui joins les effets aux paroles,940
Merveille qui m'as enchanté
Par tes douceurs et tes pistoles,
Sache un peu mieux les partager;
Et si tu nous veux obliger
A dépeindre aux races futures945
L'éclat de tes faits inouïs,
Garde pour toi les confitures,
Et nous accable de louis.
Arrête tes saillies,
Ou va du moins ailleurs débiter tes folies.950
Je ne suis pas toujours d'humeur à t'écouter
[697].
Et je ne suis jamais d'humeur à vous flatter;
Je ne vous puis souffrir de dire une sottise.
Par un double intérêt je prends cette franchise:
L'un, vous êtes mon maître, et j'en rougis pour vous;955
L'autre, c'est mon talent, et j'en deviens jaloux.
Si c'est là ton talent, ma faute est sans exemple.
Ne me l'enviez point, le vôtre est assez ample;
Et puisque enfin le ciel m'a voulu départir
Le don d'extravaguer, comme à vous de mentir,960
Comme je ne mens point devant votre Excellence,
Ne dites à mes yeux aucune extravagance;
N'entreprenez sur moi, non plus que moi sur vous.
Tais-toi; le ciel m'envoie un entretien plus doux:
L'ambassade revient.
Que nous apporte-t-elle?965
Maraud, veux-tu toujours quelque douceur nouvelle?
Non pas, mais le passé m'a rendu curieux;
Je lui regarde aux mains un peu plutôt qu'aux yeux
[698].
SCÈNE III.
DORANTE, MÉLISSE, déguisée en servante, cachant son visage
sous une coiffe; CLITON, LYSE.
Montre ton passe-port. Quoi? tu viens les mains vides?
Ainsi détruit le temps les biens les plus solides
[699];
970
Et moins d'un jour réduit tout votre heur et le mien,
Des louis aux douceurs, et des douceurs à rien.
Si j'apportai tantôt, à présent je demande.
Ce portrait, que je veux qu'on me rende
[700].
As-tu pris du secours pour faire plus de bruit?975
J'amène ici ma sœur, parce qu'il s'en va nuit
[701];
Mais vous pensez en vain chercher une défaite:
Demandez-lui, Monsieur, quelle vie on m'a faite.
Quoi? ta maîtresse sait que tu me l'as laissé?
Elle s'en est doutée, et je l'ai confessé.980
Elle s'en est donc mise en colère?
Et si forte,
Que je n'ose rentrer si je ne le rapporte:
Si vous vous obstinez à me le retenir,
Je ne sais dès ce soir, Monsieur, que devenir;
Ma fortune est perdue, et dix ans de service.985
Écoute, il n'est pour toi chose que je ne fisse.
Si je te nuis ici, c'est avec grand regret
[702];
Mais on aura mon cœur avant que ce portrait.
Va dire de ma part à celle qui t'envoie
Qu'il fait tout mon bonheur, qu'il fait toute ma joie;990
Que rien n'approcheroit de mon ravissement,
Si je le possédois de son consentement;
Qu'il est l'unique bien où mon espoir se fonde,
Qu'il est le seul trésor qui me soit cher au monde.
Et quant à ta fortune, il est en mon pouvoir995
De la faire monter par delà ton espoir.
Je ne veux point de vous, ni de vos récompenses.
Tu l'offenses.
Mais voulez-vous, Monsieur, me croire et vous venger?
Rendez-lui son portrait pour la faire enrager.1000
Oh! le grand habile homme! il y connoît finesse.
C'est donc ainsi, Monsieur, que vous tenez promesse?
Mais puisque auprès de vous j'ai si peu de crédit,
Demandez à ma sœur ce qu'elle m'en a dit,
Et si c'est sans raison, que j'ai tant l'épouvante
[703].
1005
Tu verras que ta sœur sera plus obligeante;
Mais si ce grand courroux lui donne autant d'effroi,
Je ferai tout autant pour elle que pour toi.
N'importe, parlez-lui: du moins vous saurez d'elle
Avec quelle chaleur j'ai pris votre querelle.1010
Son ordre est-il si rude?
Il est assez exprès;
Mais sans mentir, ma sœur vous presse un peu de près:
Quoi qu'elle ait commandé, la chose a deux visages.
Comme toutes les deux jouënt leurs personnages!
Souvent tout cet effort à ravoir un portrait1015
N'est que pour voir l'amour par l'état qu'on en fait.
C'est peut être après tout le dessein de Madame
[704]:
Ma sœur, non plus que moi, ne lit pas dans son âme.
En ces occasions il fait bon hasarder
[705],
Et de force ou de gré je saurois le garder.1020
Si vous l'aimez, Monsieur, croyez qu'en son courage
Elle vous aime assez pour vous laisser ce gage:
Ce seroit vous traiter avec trop de rigueur,
Puisque avant ce portrait on aura votre cœur;
Et je la trouverois d'une humeur bien étrange,1025
Si je ne lui faisois accepter cette échange
[706].
Je l'entreprends pour vous, et vous répondrai bien
Qu'elle aimera ce gage autant comme le sien.
O ciel! et de quel nom faut-il que je te nomme?
Ainsi font deux soldats qui sont chez le bonhomme
[707];
Quand l'un veut tout tuer, l'autre rabat les coups;
L'un jure comme un diable, et l'autre file doux.
Les belles, n'en déplaise à tout votre grimoire!
Vous vous entr'entendez comme larrons en foire.
C'est un fou qui me sert.1035
Tais-toi, ta sottise me perd.
(A Mélisse.)
Je suivrai ton conseil, il m'a rendu la vie.
Avec sa complaisance à flatter votre envie,
Dans le cœur de Madame elle croit pénétrer;
Mais son front en rougit, et n'ose se montrer.1040
Mon front n'en rougit point, et je veux bien qu'il voie
D'où lui vient ce conseil qui lui rend tant de joie.
Mes yeux, que vois-je? où suis-je? êtes-vous des flatteurs?
Si le portrait dit vrai, les habits sont menteurs.
Madame, c'est ainsi que vous savez surprendre!1045
C'est ainsi que je tâche à ne me point méprendre,
A voir si vous m'aimez, et savez mériter
Cette parfaite amour que je vous veux porter.
Ce portrait est à vous, vous l'avez su défendre,
Et de plus sur mon cœur vous pouvez tout prétendre
[708];
Mais par quelque motif que vous l'eussiez rendu,
L'un et l'autre à jamais étoit pour vous perdu.
Je retirois le cœur en retirant ce gage
[709],
Et vous n'eussiez de moi jamais vu que l'image.
Voilà le vrai sujet de mon déguisement.1055
Pour ne rien hasarder, j'ai pris ce vêtement,
Pour entrer sans soupçon, pour en sortir de même,
Et ne me point montrer qu'ayant vu si l'on m'aime.
Je demeure immobile, et pour vous répliquer
Je perds la liberté même de m'expliquer.1060
Surpris, charmé, confus d'une telle merveille,
Je ne sais si je dors, je ne sais si je veille,
Je ne sais si je vis; et je sais toutefois
Que ma vie est trop peu pour ce que je vous dois;
Que tous mes jours usés à vous rendre service
[710],
1065
Que tout mon sang pour vous offert en sacrifice,
Que tout mon cœur brûlé d'amour pour vos appas,
Envers votre beauté ne m'acquitteroient pas.
Sachez, pour arrêter ce discours qui me flatte,
Que je n'ai pu moins faire, à moins que d'être ingrate.1070
Vous avez fait pour moi plus que vous ne savez,
Et je vous dois bien plus que vous ne me devez.
Vous m'entendrez un jour; à présent je vous quitte,
Et malgré mon amour, je romps cette visite.
Le soin de mon honneur veut que j'en use ainsi:1075
Je crains à tous moments qu'on me surprenne ici;
Encor que déguisée, on pourroit me connoître.
Je vous puis cette nuit parler par ma fenêtre,
Du moins si le concierge est homme à consentir,
A force de présents, que vous puissiez sortir.1080
Un peu d'argent fait tout chez les gens de sa sorte.
Mais après que les dons m'auront ouvert la porte
[711],
Où dois-je vous chercher?
Ayant su la maison,
Vous pourriez aisément vous informer du nom:
Encore un jour ou deux il me faut vous le taire;1085
Mais vous n'êtes pas homme à me vouloir déplaire.
Je loge en Bellecour
[712], environ au milieu,
Dans un grand pavillon. N'y manquez pas. Adieu.
Donnez quelque signal pour plus certaine adresse.
Un linge servira de marque plus expresse;1090
J'en prendrai soin.
On ouvre et quelqu'un vous vient voir.
Si vous m'aimez, Monsieur....
(Elles abaissent toutes deux leurs coiffes[713].)
Je sais bien mon devoir;
Sur ma discrétion prenez toute assurance
[714].
346
SCÈNE IV.
PHILISTE, DORANTE, CLITON[715].
Ami, notre bonheur passe notre espérance.
Vous avez compagnie! Ah! voyons, s'il vous plaît.1095
Laissez-les s'échapper, je vous dirai qui c'est
[716].
Ce n'est qu'une lingère: allant en Italie,
Je la vis en passant, et la trouvai jolie;
Nous fîmes connoissance; et me sachant ici,
Comme vous le voyez, elle en a pris souci.1100
Vous trouvez en tous lieux d'assez bonnes fortunes.
Celle-ci pour le moins n'est pas des plus communes.
Elle vous semble belle, à ce compte?
Je n'en suis point jaloux.
Je suis trop maladroit pour un si noble rôle
[717].
1105
Vous n'avez seulement qu'à dire une parole.
Non. Cette nuit j'ai promis de la voir,
Sûr que vous obtiendrez mon congé pour ce soir.
Le concierge est à vous.
Quoi! vous me refusez un mot que je souhaite?1110
L'ordre, tout au contraire, en est déjà donné,
Et votre esprit trop prompt n'a pas bien deviné.
Comme je vous quittois avec peine à vous croire,
Quatre de mes amis m'ont conté votre histoire.
Ils marchoient après vous deux ou trois mille pas;1115
Ils vous ont vu courir, tomber le mort à bas,
L'autre vous démonter, et fuir en diligence:
Ils ont vu tout cela de sur une éminence,
Et n'ont connu personne, étant trop éloignés.
Voilà, quoi qu'il en soit, tous nos procès gagnés,1120
Et plus tôt de beaucoup que je n'osois prétendre.
Je n'ai point perdu temps
[718], et les ai fait entendre;
Si bien que sans chercher d'autre éclaircissement,
Vos juges m'ont promis votre élargissement.
Mais quoiqu'il soit constant qu'on vous prend pour un autre,
Il faudra caution, et je serai la vôtre:
Ce sont formalités que pour vous dégager
[719]
Les juges, disent-ils, sont tenus d'exiger;
Mais sans doute ils en font ainsi que bon leur semble.
Tandis, ce soir chez moi nous souperons ensemble;1130
Dans un moment ou deux vous y pourrez venir;
Nous aurons tout loisir de nous entretenir
[720],
Et vous prendrez le temps de voir votre lingère.
Ils m'ont dit toutefois qu'il seroit nécessaire
De coucher pour la forme un moment en prison,1135
Et m'en ont sur-le-champ rendu quelque raison;
Mais c'est si peu mon jeu que de telles matières,
Que j'en perds aussitôt les plus belles lumières.
Vous sortirez demain, il n'est rien de plus vrai:
C'est tout ce que j'en aime, et tout ce que j'en sai.1140
Que ne vous dois-je point pour de si bons offices!
Ami, ce ne sont là que de petits services;
Je voudrois pouvoir mieux, tout me seroit fort doux.
Je vais chercher du monde à souper avec vous.
Adieu: je vous attends au plus tard dans une heure.1145
SCÈNE V.
DORANTE, CLITON[721].
Elle est belle, ou je meure!
Et si parfaitement
Que j'en suis même encor dans le ravissement.
Encor dans mon esprit je la vois et l'admire,
Et je n'ai su depuis trouver le mot à dire.1150
Je suis ravi de voir que mon élection
[722]
Ait enfin mérité ton approbation.
Ah! plût à Dieu, Monsieur, que ce fût la servante!
Vous verriez comme quoi je la trouve charmante,
Et comme pour l'aimer je ferois le mutin.1155
Admire en cet amour la force du destin.
J'admire bien plutôt votre adresse ordinaire,
Qui change en un moment cette dame en lingère.
C'étoit nécessité dans cette occasion,
De crainte que Philiste eût quelque vision,1160
S'en formât quelque idée, et la pût reconnoître.
Cette métamorphose est de vos coups de maître;
Je n'en parlerai plus, Monsieur, que cette fois;
Mais en un demi-jour comptez déjà pour trois.
Un coupable honnête homme, un portrait, une dame,1165
A son premier métier rendent soudain votre âme;
Et vous savez mentir par générosité,
Par adresse d'amour, et par nécessité.
Quelle conversion!
Non, non, à l'avenir je fais vœu de m'en taire: 1170
J'aurois trop à compter.
Conserver un secret,
Ce n'est pas tant mentir qu'être amoureux discret;
L'honneur d'une maîtresse aisément y dispose.
Ce n'est qu'autre prétexte et non pas autre chose.
Croyez-moi, vous mourrez, Monsieur, dans votre peau,
Et vous mériterez cet illustre tombeau,
Cette digne oraison que naguère j'ai faite
[723]:
Vous vous en souvenez, sans que je la répète
[724].
Pour de pareils secrets peut-on s'en garantir
[725]?
Et toi-même, à ton tour, ne crois-tu point mentir
[726]? 1180
L'occasion convie, aide, engage, dispense;
Et pour servir un autre on ment sans qu'on y pense.
Si vous m'y surprenez, étrillez-y-moi bien.
Allons trouver Philiste, et ne jurons de rien.
FIN DU TROISIÈME ACTE.
351
ACTE IV.
SCÈNE PREMIÈRE.
MÉLISSE, LYSE.
J'en tremble encor de peur, et n'en suis pas remise.1185
Aussi bien comme vous je pensois être prise.
Non, Philiste n'est fait que pour m'incommoder.
Voyez ce qu'en ces lieux il venoit demander,
S'il est heure si tard de faire une visite.
Un ami véritable à toute heure s'acquitte;1190
Mais un amant fâcheux, soit de jour, soit de nuit,
Toujours à contre-temps à nos yeux se produit
[727];
Et depuis qu'une fois il commence à déplaire,
Il ne manque jamais d'occasion contraire:
Tant son mauvais destin semble prendre de soins1195
A mêler sa présence où l'on la veut le moins!
Quel désordre eût-ce été, Lyse, s'il m'eût connue!
Il vous auroit donné fort avant dans la vue
[728].
Quel bruit et quel éclat n'eût point fait son courroux!
Il eût été peut-être aussi honteux que vous.1200
Un homme un peu content et qui s'en fait accroire,
Se voyant méprisé, rabat bien de sa gloire,
Et surpris qu'il en est en telle occasion,
Toute sa vanité tourne en confusion.
Quand il a de l'esprit, il sait rendre le change;1205
Loin de s'en émouvoir, en raillant il se venge,
Affecte des mépris, comme pour reprocher
Que la perte qu'il fait ne vaut pas s'en fâcher;
Tant qu'il peut, il témoigne une âme indifférente.
Quoi qu'il en soit enfin, vous avez vu Dorante,1210
Et fort adroitement je vous ai mise en jeu.
Et fort adroitement tu m'as fait voir son feu.
Eh bien! mais que vous semble encor du personnage?
Vous en ai-je trop dit?
Avez-vous du regret d'avoir trop hasardé?1215
Je n'ai qu'un déplaisir, d'avoir si peu tardé.
Et croyez qu'il vous aime?
Qu'il m'aime, et d'une amour, comme la mienne, extrême.
Une première vue, un moment d'entretien,
Vous fait ainsi tout croire et ne douter de rien
[729]!
1220
Quand les ordres du ciel nous ont faits l'un pour l'autre,
Lyse, c'est un accord bientôt fait que le nôtre
[730]:
Sa main entre les cœurs, par un secret pouvoir,
Sème l'intelligence avant que de se voir;
Il prépare si bien l'amant et la maîtresse,1225
Que leur âme au seul nom s'émeut et s'intéresse.
On s'estime, on se cherche, on s'aime en un moment:
Tout ce qu'on s'entre-dit persuade aisément;
Et sans s'inquiéter d'aucunes peurs frivoles
[731],
La foi semble courir au-devant des paroles:1230
La langue en peu de mots en explique beaucoup;
Les yeux, plus éloquents, font tout voir tout d'un coup;
Et de quoi qu'à l'envi tous les deux nous instruisent,
Le cœur en entend plus que tous les deux n'en disent
[732].
Si, comme dit Sylvandre, une âme en se formant
[733],
1235
Ou descendant du ciel, prend d'une autre
[734] l'aimant,
La sienne a pris le vôtre, et vous a rencontrée.
Je puis bien lire
Astrée[735];
Je suis de son village
[736], et j'ai de bons garants
Qu'elle et son Céladon étoient de nos parents
[737].
1240
Ce vieux saule, Madame,
Où chacun d'eux cachoit ses lettres et sa flamme,
Quand le jaloux Sémire en fit un faux témoin
[738];
Du pré de mon grand-père il fait encor le coin,
Et l'on m'a dit que c'est un infaillible signe1245
Que d'un si rare hymen je viens en droite ligne.
Vous ne m'en croyez pas?
De vrai, c'est un grand point.
Aurois-je tant d'esprit, si cela n'étoit point?
D'où viendroit cette adresse à faire vos messages,
A jouer avec vous de si bons personnages,1250
Ce trésor de lumière et de vivacité,
Que d'un sang amoureux que j'ai d'eux hérité?
Tu le disois tantôt, chacun a sa folie:
Les uns l'ont importune, et la tienne est jolie.
SCÈNE II.
CLÉANDRE, MÉLISSE, LYSE.
Je viens d'avoir querelle avec ce prisonnier
[739],
1255
Ma sœur....
Avec Dorante? avec ce cavalier
[740]
Dont vous tenez l'honneur, dont vous tenez la vie?
Qu'avez-vous fait?
Un coup dont tu seras ravie.
Qu'à cette lâcheté je puisse consentir
[741]!
Bien plus, tu m'aideras à le faire mentir.1260
Ne le présumez pas, quelque espoir qui vous flatte:
Si vous êtes ingrat, je ne puis être ingrate.
Je m'en fâche pour vous
[742]:
D'un mot il peut vous perdre, et je crains son courroux.
Il est trop généreux; et d'ailleurs la querelle,1265
Dans les termes qu'elle est, n'est pas si criminelle.
Écoute. Nous parlions des dames de Lyon;
Elles sont assez mal en son opinion:
Il confesse de vrai qu'il a peu vu la ville;
Mais il se l'imagine en beautés fort stérile,1270
Et ne peut se résoudre à croire qu'en ces lieux
La plus belle ait de quoi captiver de bons yeux
[743].
Pour l'honneur du pays j'en nomme trois ou quatre;
Mais à moins que de voir, il n'en veut rien rabattre;
Et comme il ne le peut étant dans la prison,1275
J'ai cru par un portrait le mettre à la raison;
Et sans chercher plus loin ces beautés qu'on admire,
Je ne veux que le tien pour le faire dédire:
Me le dénieras-tu, ma sœur, pour un moment?
Vous me jouez, mon frère, assez accortement:1280
La querelle est adroite et bien imaginée.
Non, je m'en suis vanté, ma parole est donnée.
S'il faut ruser ici, j'en sais autant que vous,
Et vous serez bien fin si je ne romps vos coups.
Vous pensez me surprendre, et je n'en fais que rire:
Dites donc tout d'un coup ce que vous voulez dire.
Eh bien! je viens de voir ton portrait en ses mains.
Et c'est ce qui vous fâche?
Et c'est dont je me plains.
J'ai cru vous obliger, et l'ai fait pour vous plaire.
Votre ordre étoit exprès.
Quoi? je te l'ai fait faire?1290
Ne m'avez-vous pas dit: «Sous ces déguisements
Ajoute à ton argent perles et diamants?»
Ce sont vos propres mots, et vous en êtes cause.
Eh quoi! de ce portrait disent-ils quelque chose?
Puisqu'il est enrichi de quatre diamants,1295
N'est-ce pas obéir à vos commandements?
C'est fort bien expliquer le sens de mes prières.
Mais, ma sœur, ces faveurs sont un peu singulières:
Qui donne le portrait promet l'original.
C'est encore votre ordre, ou je m'y connois mal
[744].
1300
Ne m'avez-vous pas dit: «Prends souci de me plaire,
Et vois ce que tu dois à qui te sauve un frère?»
Puisque vous lui devez et la vie et l'honneur,
Pour vous en revancher dois-je moins que mon cœur?
Et doutez-vous encore à quel point je vous aime,1305
Quand pour vous acquitter je me donne moi-même?
Certes, pour m'obéir avec plus de chaleur,
Vous donnez à mon ordre une étrange couleur,
Et prenez un grand soin de bien payer mes dettes:
Non que mes volontés en soient mal satisfaites;1310
Loin d'éteindre ce feu, je voudrois l'allumer,
Qu'il eût de quoi vous plaire, et voulût vous aimer.
Je tiendrois à bonheur de l'avoir pour beau-frère:
J'en cherche les moyens, j'y fais ce qu'on peut faire;
Et c'est à ce dessein qu'au sortir de prison1315
Je viens de l'obliger à prendre la maison
[745],
Afin que l'entretien produise quelques flammes
Qui forment doucement l'union de vos âmes.
Mais vous savez trouver des chemins plus aisés:
Sans savoir s'il vous plaît, ni si vous lui plaisez,1320
Vous pensez l'engager en lui donnant ces gages
[746],
Et lui donnez sur vous de trop grands avantages.
Que sera-ce, ma sœur, si quand vous le verrez,
Vous n'y rencontrez pas ce que vous espérez,
Si quelque aversion vous prend pour son visage,1325
Si le vôtre le choque ou qu'un autre l'engage,
Et que de ce portrait donné légèrement,
Il érige un trophée à quelque objet charmant?
Sans jamais l'avoir vu, je connois son courage
[747]:
Qu'importe après cela quel en soit le visage?1330
Tout le reste m'en plaît; si le cœur en est haut,
Et si l'âme est parfaite; il n'a point de défaut.
Ajoutez que vous-même, après votre aventure,
Ne m'en avez pas fait une laide peinture;
Et comme vous devez vous y connoître mieux,1335
Je m'en rapporte à vous, et choisis par vos yeux.
N'en doutez nullement, je l'aimerai, mon frère;
Et si ces foibles traits n'ont point de quoi lui plaire
[748],
S'il aime en autre lieu, n'en appréhendez rien
[749]:
Puisqu'il est généreux, il en usera bien.1340
Quoi qu'il en soit, ma sœur, soyez plus retenue
Alors qu'à tous moments vous serez à sa vue.
Votre amour me ravit, je veux le couronner
[750];
Mais souffrez qu'il se donne avant que vous donner.
Il sortira demain, n'en soyez point en peine.1345
Adieu: je vais une heure entretenir Climène.
SCÈNE III.
MÉLISSE, LYSE.
Vous en voilà défaite et quitte à bon marché.
Encore est-il traitable alors qu'il est fâché.
Sa colère a pour vous une douce méthode,
Et sur la remontrance il n'est pas incommode.1350
Aussi qu'ai-je commis pour en donner sujet?
Me ranger à son choix sans savoir son projet,
Deviner sa pensée, obéir par avance,
Sont-ce, Lyse, envers lui des crimes d'importance?
Obéir par avance est un jeu délicat,1355
Dont tout autre que lui feroit un mauvais plat.
Mais ce nouvel amant dont vous faites votre âme
Avec un grand secret ménage votre flamme:
Devoit-il exposer ce portrait à ses yeux?
Je le tiens indiscret.
Il n'est que curieux,1360
Et ne montreroit pas si grande impatience,
S'il me considéroit avec indifférence;
Outre qu'un tel secret peut souffrir un ami.
Mais un homme qu'à peine il connoît à demi!
Mon frère lui doit tant, qu'il a lieu d'en attendre1365
Tout ce que d'un ami tout autre peut prétendre.
L'amour excuse tout dans un cœur enflammé,
Et tout crime est léger dont l'auteur est aimé.
Je serois plus sévère, et tiens qu'à juste titre
Vous lui pouvez tantôt en faire un bon chapitre.1370
Ne querellons personne, et puisque tout va bien,
De crainte d'avoir pis, ne nous plaignons de rien.
Que vous avez de peur que le marché n'échappe!
Avec tant de façons que veux-tu que j'attrape
[751]?
Je possède son cœur, je ne veux rien de plus,1375
Et je perdrois le temps en débats superflus.
Quelquefois en amour trop de finesse abuse.
S'excusera-t-il mieux que mon feu ne l'excuse
[752]?
Allons, allons l'attendre, et sans en murmurer,
Ne pensons qu'aux moyens de nous en assurer.1380
Vous ferez-vous connoître?
Oui, s'il sait de mon frère
Ce que jusqu'à présent j'avois voulu lui taire:
Sinon, quand il viendra prendre son logement,
Il se verra surpris plus agréablement.
SCÈNE IV.
DORANTE, PHILISTE, CLITON.
Me reconduire encor! cette cérémonie1385
D'entre les vrais amis devroit être bannie.
Jusques en Bellecour je vous ai reconduit,
Pour voir une maîtresse en faveur de
[753] la nuit.
Le temps est assez doux, et je la vois paroître
En de semblables nuits souvent à la fenêtre:1390
J'attendrai le hasard un moment en ce lieu,
Et vous laisse aller voir votre lingère. Adieu.
Que je vous laisse ici, de nuit, sans compagnie?
C'est faire à votre tour trop de cérémonie.
Peut-être qu'à Paris j'aurois besoin de vous;1395
Mais je ne crains ici ni rivaux, ni filous.
Ami, pour des rivaux, chaque jour en fait naître;
Vous en pouvez avoir, et ne les pas connoître:
Ce n'est pas que je veuille entrer dans vos secrets;
Mais nous nous tiendrons loin en confidents discrets.
J'ai du loisir assez.
Si l'heure ne vous presse,
Vous saurez mon secret touchant cette maîtresse:
Elle demeure, ami, dans ce grand pavillon.
Tout se prépare mal à cet échantillon.
Est-ce où je pense voir un linge qui voltige?1405
Je ne saurois encor, s'il faut tout avouer,
Ni m'en plaindre beaucoup, ni beaucoup m'en louer;
Son accueil n'est pour moi ni trop doux ni trop rude:
Il est et sans faveur et sans ingratitude,1410
Et je la vois toujours dedans un certain point
Qui ne me chasse pas et ne l'engage point.
Mais je me trompe fort, ou sa fenêtre s'ouvre.
Je me trompe moi-même, ou quelqu'un s'y découvre.
J'avance; approchez-vous, mais sans suivre mes pas,
Et prenez un détour qui ne vous montre pas:
Vous jugerez quel fruit je puis espérer d'elle.
Pour Cliton, il peut faire ici la sentinelle.
DORANTE,
parlant à Cliton, après que Philiste s'est éloigné[754].
Que me vient-il de dire? et qu'est-ce que je voi?
Cliton, sans doute il aime en même lieu que moi.1420
O ciel! que mon bonheur est de peu de durée!
S'il prend l'occasion qui vous est préparée,
Vous pouvez disputer avec votre valet
A qui mieux de vous deux gardera le mulet
[755].
Que de confusion et de trouble en mon âme!1425
Allez prêter l'oreille aux discours de la dame;
Au bruit que je ferai prenez bien votre temps,
Et nous lui donnerons de jolis passe-temps.
(Dorante va auprès de Philiste.)
SCÈNE V.
MÉLISSE, LYSE, à la fenêtre[756]; PHILISTE,
DORANTE, CLITON.
Ah! que j'en suis ravie
[757]!
Que mon sort cette nuit devient digne d'envie!1430
Certes, je n'osois plus espérer ce bonheur.
Manquerois-je à venir où j'ai laissé mon cœur?
Qu'ainsi je sois aimée, et que de vous j'obtienne
Une amour si parfaite et pareille à la mienne!
Ah! s'il en est besoin, j'en jure, et par vos yeux.1435
Vous revoir en ce lieu m'en persuade mieux
[758];
Et sans autre serment, cette seule visite
M'assure d'un bonheur qui passe mon mérite.
C'est quelqu'un qu'on maltraite: excusez si j'y cours;
Madame, je reviens.
CLITON, s'éloignant toujours derrière le théâtre.
On m'égorge, on me tue.
Au meurtre!
Il est déjà dans la prochaine rue.
C'est Cliton: retournez, il suffira de moi.
Je ne vous quitte point: allons.
CLITON, derrière le théâtre.
Un rival lui fait cette surprise.1445
C'est plutôt quelque ivrogne, ou quelque autre sottise
Qui ne méritoit pas rompre votre entretien
SCÈNE VI.
DORANTE, MÉLISSE, LYSE.
Madame, ce n'est rien:
Des marauds, dont le vin embrouilloit la cervelle,
Vidoient à coups de poing une vieille querelle:1450
Ils étoient trois contre un, et le pauvre battu
A crier de la sorte exerçoit sa vertu.
(Bas.)
Si Cliton m'entendoit, il compteroit pour quatre.
Vous n'avez donc point eu d'ennemis à combattre?
Un coup de plat d'épée a tout fait écouler.1455
Je mourois de frayeur, vous y voyant aller.
Que Philiste est heureux! qu'il doit aimer la vie!
Vous n'avez pas sujet de lui porter envie.
Vous lui parliez naguère en termes assez doux.
Je pense d'aujourd'hui n'avoir parlé qu'à vous.1460
Vous ne lui parliez pas avant tout ce vacarme?
Vous ne lui disiez pas que son amour vous charme,
Qu'aucuns feux à vos feux ne peuvent s'égaler?
J'ai tenu ce discours, mais j'ai cru vous parler.
N'êtes-vous pas Dorante?
Oui, je le suis, Madame,1465
Le malheureux témoin de votre peu de flamme.
Ce qu'un moment fit naître, un autre l'a détruit;
Et l'ouvrage d'un jour se perd en une nuit.
L'erreur n'est pas un crime; et votre aimable idée
[759],
Régnant sur mon esprit, m'a si bien possédée,1470
Que dans ce cher objet le sien s'est confondu
[760],
Et lorsqu'il m'a parlé je vous ai répondu;
En sa place tout autre eût passé pour vous-même:
Vous verrez par la suite à quel point je vous aime.
Pardonnez cependant à mes esprits déçus;1475
Daignez prendre pour vous les vœux qu'il a reçus;
Ou si, manque d'amour, votre soupçon persiste....
N'en parlons plus, de grâce, et parlons de Philiste:
Il vous sert, et la nuit me l'a trop découvert.
Dites qu'il m'importune, et non pas qu'il me sert;1480
N'en craignez rien. Adieu: j'ai peur qu'il ne revienne.
Où voulez-vous demain que je vous entretienne?
Je dois être élargi.
Je vous ferai savoir
Dès demain chez Cléandre où vous me pourrez voir.
Et qui vous peut sitôt apprendre ces nouvelles?1485
Et ne savez-vous pas que l'amour a des ailes?
Vous avez habitude avec ce cavalier?
Non, je sais tout cela d'un esprit familier.
Soyez moins curieux, plus secret, plus modeste,
Sans ombrage, et demain nous parlerons du reste.1490
Comme elle est ma maîtresse, elle m'a fait leçon,
Et d'un soupçon je tombe en un autre soupçon.
Lorsque je crains Cléandre, un ami me traverse;
Mais nous avons bien fait de rompre le commerce:
Je crois l'entendre.
SCÈNE VII.
DORANTE, PHILISTE, CLITON.
Ami, vous m'avez tôt quitté.1495
Sachant fort peu la ville, et dans l'obscurité,
En moins de quatre pas j'ai tout perdu de vue;
Et m'étant égaré dès la première rue,
Comme je sais un peu ce que c'est que l'amour,
J'ai cru qu'il vous falloit attendre en Bellecour;1500
Mais je n'ai plus trouvé personne à la fenêtre.
Dites-moi, cependant, qui massacroit ce traître?
Qui le faisoit crier?
A quelques
[761] mille pas,
Je l'ai rencontré seul tombé sur des plâtras.
Maraud, ne criois-tu que pour nous mettre en peine?
Souffrez encore un peu que je reprenne haleine.
Comme à Lyon le peuple aime fort les laquais,
Et leur donne souvent de dangereux paquets,
Deux coquins, me trouvant tantôt en sentinelle,
Ont laissé choir sur moi leur haine naturelle;1510
Et sitôt qu'ils ont vu mon habit rouge et vert
[762]....
Quand il est nuit sans lune, et qu'il fait temps couvert,
Connoît-on les couleurs? tu donnes une bourde.
Ils portoient sous le bras une lanterne sourde.
C'étoit fait de ma vie, ils me traînoient à l'eau;1515
Mais sentant du secours, ils ont craint pour leur peau,
Et jouant des talons tous deux en gens habiles,
Ils m'ont fait trébucher sur un monceau de tuiles
[763],
Chargé de tant de coups et de poing et de pied,
Que je crois tout au moins en être estropié.1520
Puissé-je voir bientôt la canaille noyée!
Si j'eusse pu les joindre, ils me l'eussent payée,
L'heureuse occasion dont je n'ai pu jouir
[764],
Et que cette sottise a fait évanouir.
Vous en êtes témoin, cette belle adorable1525
Ne me pourroit jamais être plus favorable:
Jamais je n'en reçus d'accueil si gracieux;
Mais j'ai bientôt perdu ces moments précieux.
Adieu: je prendrai soin demain de votre affaire.
Il est saison pour vous de voir votre lingère.1530
Puissiez-vous recevoir dans ce doux entretien
[765]
Un plaisir plus solide et plus long que le mien!
SCÈNE VIII.
DORANTE, CLITON.
Cliton, si tu le peux, regarde-moi sans rire.
J'entends à demi-mot, et ne m'en puis dédire:
J'ai gagné votre mal.
Elle fait le menteur, ainsi que le larron.
Mais si j'en ai donné, c'est pour votre service.
Tu l'as bien fait courir avec cet artifice.
Si je ne fusse chu, je l'eusse mené loin;
Mais surtout j'ai trouvé la lanterne au besoin;1540
Et sans ce prompt secours, votre feinte importune
M'eût bien embarrassé de votre nuit sans lune.
Sachez une autre fois que ces difficultés
Ne se proposent point qu'entre gens concertés.
Pour le mieux éblouir, je faisois le sévère.1545
C'étoit un jeu tout propre à gâter le mystère.
Dites-moi cependant, êtes-vous satisfait?
Autant comme on peut l'être.
Il se tient comblé d'heur et de gloire;
Mais on l'a pris pour moi dans une nuit si noire:1550
On s'excuse du moins avec cette couleur.
Ces fenêtres toujours vous ont porté malheur:
Vous y prîtes jadis Clarice pour Lucrèce
[766];
Aujourd'hui même erreur trompe cette maîtresse
[767];
Et vous n'avez point eu de pareils rendez-vous1555
Sans faire une jalouse ou devenir jaloux.
Je n'ai pas lieu de l'être, et n'en sors pas fort triste.
Vous pourrez maintenant savoir tout de Philiste
[768].
Cliton, tout au contraire, il me faut l'éviter:
Tout est perdu pour moi, s'il me va tout conter.1560
De quel front oserois-je, après sa confidence,
Souffrir que mon amour se mît en évidence?
Après les soins qu'il prend de rompre ma prison,
Aimer en même lieu semble une trahison.
Voyant cette chaleur qui pour moi l'intéresse,1565
Je rougis en secret de servir sa maîtresse,
Et crois devoir du moins ignorer son amour
[769]
Jusqu'à ce que le mien ait pu paroître au jour.
Déclaré le premier, je l'oblige à se taire;
Ou si de cette flamme il ne se peut défaire,1570
Il ne peut refuser de s'en remettre au choix
De celle dont tous deux nous adorons les lois.
Quand il vous préviendra, vous pouvez le défendre
Aussi bien contre lui comme contre Cléandre.
Contre Cléandre et lui je n'ai pas même droit:1575
Je dois autant à l'un comme l'autre me doit;
Et tout homme d'honneur n'est qu'en inquiétude,
Pouvant être suspect de quelque ingratitude.
Allons nous reposer: la nuit et le sommeil
Nous pourront inspirer quelque meilleur conseil.1580
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
373
ACTE V.
SCÈNE PREMIÈRE.
LYSE, CLITON.
Nous voici bien logés, Lyse, et sans raillerie,
Je ne souhaitois pas meilleure hôtellerie.
Enfin nous voyons clair à ce que nous faisons,
Et je puis à loisir te conter mes raisons.
Tes raisons, c'est-à-dire autant d'extravagances.1585
Bien mieux que tu ne penses.
Tu sais les prodiguer
[770].
Mais sais-tu que l'amour me fait extravaguer?
En tiens-tu donc pour moi?
J'en tiens, je le confesse.
Autant comme ton maître en tient pour ma maîtresse?
Non pas encor si fort, mais dès ce même instant
Il ne tiendra qu'à toi que je n'en tienne autant:
Tu n'as qu'à l'imiter pour être autant aimée.
Si son âme est en feu, la mienne est enflammée;
Et je crois jusqu'ici ne l'imiter pas mal.1595
Tu manques, à vrai dire, encore au principal.
Tu ne veux pas l'entendre;
Vois quelle est sa méthode, et tâche de la prendre
[771].
Ses attraits tout-puissants ont des avant-coureurs
Encor plus souverains à lui gagner les cœurs:1600
Mon maître se rendit à ton premier message.
Ce n'est pas qu'en effet je n'aime ton visage;
Mais l'amour aujourd'hui dans les cœurs les plus vains
Entre moins par les yeux qu'il ne fait par les mains;
Et quand l'objet aimé voit les siennes garnies,1605
Il voit en l'autre objet des grâces infinies.
Pourrois-tu te résoudre à m'attaquer ainsi?
J'en voudrois être quitte à moins d'un grand merci.
Écoute: je n'ai pas une âme intéressée,
Et je te veux ouvrir le fond de ma pensée.1610
Aimons-nous but à but
[772], sans soupçon, sans rigueur:
Donnons âme pour âme et rendons cœur pour cœur.
J'en veux bien à ce prix.
Donc, sans plus de langage,
Tu veux bien m'en donner quelques baisers pour gage?
Pour l'âme et pour le cœur, tant que tu les voudras
[773];
Mais pour le bout du doigt, ne le demande pas:
Un amour délicat hait ces faveurs grossières,
Et je t'ai bien donné des preuves plus entières.
Pourquoi me demander des gages superflus?
Ayant l'âme et le cœur, que te faut-il de plus?1620
J'ai le goût fort grossier en matière de flamme:
Je sais que c'est beaucoup qu'avoir le cœur et l'âme;
Mais je ne sais pas moins qu'on a fort peu de fruit
Et de l'âme et du cœur, si le reste ne suit.
Eh quoi! pauvre ignorant, ne sais-tu pas encore1625
Qu'il faut suivre l'humeur de celle qu'on adore,
Se rendre complaisant, vouloir ce qu'elle veut?
Si tu n'en veux changer, c'est ce qui ne se peut.
De quoi me guériroient ces gages invisibles?
Comme j'ai l'esprit lourd, je les veux plus sensibles:1630
Autrement, marché nul.
Ne désespère point:
Chaque chose a son ordre, et tout vient à son point;
Peut-être avec le temps nous pourrons-nous connoître.
Apprends-moi cependant qu'est devenu ton maître.
Il est avec Philiste allé remercier1635
Ceux que pour son affaire il a voulu prier.
Je crois qu'il est ravi de voir que sa maîtresse
Est la sœur de Cléandre et devient son hôtesse?
Il a raison de l'être et de tout espérer.
Avec toute assurance il peut se déclarer
[774]:
1640
Autant comme la sœur le frère le souhaite;
Et s'il l'aime en effet, je tiens la chose faite.
Ne doute point s'il l'aime après qu'il meurt d'amour.
Il semble toutefois fort triste à son retour.
SCÈNE II.
DORANTE, CLITON, LYSE.
Tout est perdu, Cliton, il faut ployer bagage.1645
Je fais ici, Monsieur, l'amour de bon courage;
Au lieu de m'y troubler, allez en faire autant.
Entrez, vous dis-je, on vous attend.
D'où vient donc l'ennui qui vous dévore?1650
Que je te trouve heureux!
Le destin m'est si doux
Que vous avez sujet d'en être fort jaloux:
Alors qu'on vous caresse à grands coups de pistoles,
J'obtiens tout doucement paroles pour paroles.
L'avantage est fort rare et me rend fort heureux.1655
Il faut partir, te dis-je.
L'amour trouve des charmes
A donner quelquefois de pareilles alarmes.
Ta maîtresse survient, il faut lui dire adieu.1660
Puisse en ses belles mains ma douleur immortelle
Laisser toute mon âme en prenant congé d'elle!
SCÈNE III.
DORANTE, MÉLISSE, LYSE, CLITON[775].
Au bruit de vos soupirs, tremblante et sans couleur,
Je viens savoir de vous mon crime ou mon malheur;
Si j'en suis le sujet, si j'en suis le remède,1665
Si je puis le guérir, ou s'il faut que j'y cède
[776];
Si je dois ou vous plaindre ou me justifier,
Et de quels ennemis il faut me défier
[777].
De mon mauvais destin, qui seul me persécute.
A ses injustes lois que faut-il que j'impute
[778]?
1670
Le coup le plus mortel dont il m'eût pu frapper.
Est-ce un mal que mes yeux ne puissent dissiper?
Votre amour le fait naître, et vos yeux le redoublent.
Si je ne puis calmer les soucis qui vous troublent,
Mon amour avec vous saura les partager
[779].
1675
Ah! vous les aigrissez, les voulant soulager!
Puis-je voir tant d'amour avec tant de mérite,
Et dire sans mourir qu'il faut que je vous quitte?
Vous me quittez! ô ciel! Mais, Lyse, soutenez:
Je sens manquer la force à mes sens étonnés.1680
Ne croissez point ma plaie, elle est assez ouverte
[780]:
Vous me montrez en vain la grandeur de ma perte.
Ce grand excès d'amour que font voir vos douleurs
Triomphe de mon cœur sans vaincre mes malheurs.
On ne m'arrête pas pour redoubler mes chaînes,1685
On redouble ma flamme, on redouble mes peines;
Mais tous ces nouveaux feux qui viennent m'embraser
Me donnent seulement plus de fers à briser.
Donc à m'abandonner votre âme est résolue?
Je cède à la rigueur d'une force absolue.1690
Votre manque d'amour vous y fait consentir.
Traitez-moi de volage, et me laissez partir:
Vous me serez plus douce en m'étant plus cruelle.
Je ne pars toutefois que pour être fidèle;
A quelques lois par là qu'il me faille obéir
[781],
1695
Je m'en révolterois, si je pouvois trahir.
Sachez-en le sujet; et peut-être, Madame,
Que vous-même avouerez, en lisant dans mon âme,
Qu'il faut plaindre Dorante, au lieu de l'accuser;
Que plus il quitte en vous, plus il est à priser,1700
Et que tant de faveurs dessus lui répandues
Sur un indigne objet ne sont pas descendues.
Je ne vous redis point combien il m'étoit doux
De vous connoître enfin et de loger chez vous,
Ni comme avec transport je vous ai rencontrée:1705
Par cette porte, hélas! mes maux ont pris entrée,
Par ce dernier bonheur mon bonheur s'est détruit;
Ce funeste départ en est l'unique fruit,
Et ma bonne fortune, à moi-même contraire,
Me fait perdre la sœur par la faveur du frère.1710
Le cœur enflé d'amour et de ravissement,
J'allois rendre à Philiste un mot de compliment;
Mais lui tout aussitôt, sans le vouloir entendre:
«Cher ami, m'a-t-il dit, vous logez chez Cléandre,
Vous aurez vu sa sœur: je l'aime, et vous pouvez1715
Me rendre beaucoup plus que vous ne me devez:
En faveur de mes feux parlez à cette belle;
Et comme mon amour a peu d'accès chez elle,
Faites l'occasion quand je vous irai voir.»
A ces mots j'ai frémi sous l'horreur du devoir.1720
Par ce que je lui dois jugez de ma misère
[782]:
Voyez ce que je puis et ce que je dois faire.
Ce cœur qui le trahit, s'il vous aime aujourd'hui,
Ne vous trahit pas moins s'il vous parle pour lui.
Ainsi, pour n'offenser son amour ni le vôtre,1725
Ainsi, pour n'être ingrat ni vers l'un ni vers l'autre,
J'ôte de votre vue un amant malheureux,
Qui ne peut plus vous voir sans vous trahir tous deux
[783]:
Lui, puisqu'à son amour j'oppose ma présence;
Vous, puisqu'en sa faveur je m'impose silence.1730
C'est à Philiste donc que vous m'abandonnez?
Ou plutôt c'est Philiste à qui vous me donnez?
Votre amitié trop ferme, ou votre amour trop lâche,
M'ôtant ce qui me plaît, me rend ce qui me fâche?
Que c'est à contre-temps faire l'amant discret,1735
Qu'en ces occasions conserver un secret!
Il falloit découvrir.... mais simple! je m'abuse:
Un amour si léger eût mal servi d'excuse;
Un bien acquis sans peine est un trésor en l'air;
Ce qui coûte si peu ne vaut pas en parler:1740
La garde en importune et la perte en console,
Et pour le retenir, c'est trop qu'une parole.
Quelle excuse, Madame, et quel remercîment!
Et quel compte eût-il fait d'un amour d'un moment,
Allumé d'un coup d'œil? car lui dire autre chose,1745
Lui conter de vos feux la véritable cause,
Que je vous sauve un frère et qu'il me doit le jour,
Que la reconnoissance a produit votre amour,
C'étoit mettre en sa main le destin de Cléandre,
C'étoit trahir ce frère en voulant vous défendre,1750
C'étoit me repentir de l'avoir conservé,
C'étoit l'assassiner après l'avoir sauvé,
C'étoit désavouer ce généreux silence
Qu'au péril de mon sang garda mon innocence,
Et perdre, en vous forçant à ne plus m'estimer,1755
Toutes les qualités qui vous firent m'aimer.
Hélas! tout ce discours ne sert qu'à me confondre.
Je n'y puis consentir, et ne sais qu'y répondre
[784].
Mais je découvre enfin l'adresse de vos coups:
Vous parlez pour Philiste, et vous faites pour vous;1760
Vos dames de Paris vous rappellent vers elles
[785];
Nos provinces pour vous n'en ont point d'assez belles.
Si dans votre prison vous avez fait l'amant,
Je ne vous y servois que d'un amusement.
A peine en sortez-vous que vous changez de style:1765
Pour quitter la maîtresse il faut quitter la ville.
Je ne vous retiens plus, allez.
Puisse à vos yeux
M'écraser à l'instant la colère des cieux,
Si j'adore autre objet que celui de Mélisse,
Si je conçois des vœux que pour votre service,1770
Et si pour d'autres yeux on m'entend soupirer,
Tant que je pourrai voir quelque lieu d'espérer!
Oui, Madame, souffrez que cette amour persiste
Tant que l'hymen engage ou Mélisse ou Philiste.
Jusque-là les douceurs de votre souvenir1775
Avec un peu d'espoir sauront m'entretenir:
J'en jure par vous-même, et ne suis pas capable
D'un serment ni plus saint ni plus inviolable.
Mais j'offense Philiste avec un tel serment;
Pour guérir vos soupçons je nuis à votre amant.1780
J'effacerai ce crime avec cette prière:
Si vous devez le cœur à qui vous sauve un frère,
Vous ne devez pas moins au généreux secours
Dont tient le jour celui qui conserva ses jours.
Aimez en ma faveur un ami qui vous aime,1785
Et possédez Dorante en un autre lui-même.
Adieu: contre vos yeux c'est assez combattu;
Je sens à leurs regards chanceler ma vertu;
Et dans le triste état où mon âme est réduite,
Pour sauver mon honneur, je n'ai plus que la fuite.1790
SCÈNE IV.
DORANTE, PHILISTE, MÉLISSE, LYSE,
CLITON.
Ami, je vous rencontre assez heureusement.
Vous sortiez?
Oui, je sors, ami, pour un moment.
Entrez, Mélisse est seule, et je pourrois vous nuire.
Ne m'échappez donc point avant que m'introduire
[786];
Après, sur le discours vous prendrez votre temps;1795
Et nous serons ainsi l'un et l'autre contents
[787].
Vous me semblez troublé.
J'ai bien raison de l'être.
Adieu.
Vous soupirez, et voulez disparoître!
De Mélisse ou de vous je saurai vos malheurs.
Madame, puis-je.... O ciel! elle-même est en pleurs!
Je ne vois des deux parts que des sujets d'alarmes!
D'où viennent ses soupirs? et d'où naissent vos larmes?
Quel accident vous fâche, et le fait retirer?
Qu'ai-je à craindre pour vous, ou qu'ai-je à déplorer?
Philiste, il est tout vrai.... Mais retenez Dorante:1805
Sa présence au secret est la plus importante.
Il faut tout hasarder
Pour un bien qu'autrement je ne puis plus garder.
Le ciel à propos nous l'envoie.
SCÈNE V.
DORANTE, PHILISTE, CLÉANDRE, MÉLISSE,
LYSE, CLITON.
Ma sœur, auriez-vous cru?... Vous montrez peu de joie!
En si bon entretien qui vous peut attrister?
J'en contois le sujet, vous pouvez l'écouter.
(A Philiste.)
Vous m'aimez, je l'ai su de votre propre bouche
[788],
Je l'ai su de Dorante, et votre amour me touche,
Si trop peu pour vous rendre un amour tout pareil,1815
Assez pour vous donner un fidèle conseil.
Ne vous obstinez plus à chérir une ingrate:
J'aime ailleurs; c'est en vain qu'un faux espoir vous flatte.
J'aime, et je suis aimée, et mon frère y consent:
Mon choix est aussi beau que mon amour puissant;1820
Vous l'auriez fait pour moi, si vous étiez mon frère:
C'est Dorante, en un mot, qui seul a pu me plaire.
Ne me demandez point ni quelle occasion,
Ni quel temps entre nous a fait cette union;
S'il la faut appeler ou surprise, ou constance:1825
Je ne vous en puis dire aucune circonstance;
Contentez-vous de voir que mon frère aujourd'hui
L'estime et l'aime assez pour le loger chez lui,
Et d'apprendre de moi que mon cœur se propose
Le change et le tombeau pour une même chose.1830
Lorsque notre destin nous sembloit le plus doux,
Vous l'avez obligé de me parler pour vous;
Il l'a fait, et s'en va pour vous quitter la place:
Jugez par ce discours quel malheur nous menace
[789].
Voilà cet accident qui le fait retirer;1835
Voilà ce qui le trouble, et qui me fait pleurer;
Voilà ce que je crains; et voilà les alarmes
D'où viennent ses soupirs, et d'où naissent mes larmes.
Ce n'est pas là, Dorante, agir en cavalier.
Sur ma parole encor vous êtes prisonnier;1840
Votre liberté n'est qu'une prison plus large;
Et je réponds de vous s'il survient quelque charge.
Vous partez cependant, et sans m'en avertir!
Rentrez dans la prison dont vous vouliez sortir.
Allons, je suis tout prêt d'y laisser une vie1845
Plus digne de pitié qu'elle n'étoit d'envie;
Mais après le bonheur que je vous ai cédé,
Je méritois peut-être un plus doux procédé.
Un ami tel que vous n'en mérite point d'autre:
Je vous dis mon secret, vous me cachez le vôtre,1850
Et vous ne craignez point d'irriter mon courroux,
Lorsque vous me jugez moins généreux que vous!
Vous pouvez me céder un objet qui vous aime;
Et j'ai le cœur trop bas pour vous traiter de même,
Pour vous en céder un à qui l'amour me rend,1855
Sinon, trop mal voulu, du moins indifférent.
Si vous avez pu naître et noble et magnanime,
Vous ne me deviez pas tenir en moindre estime;
Malgré notre amitié, je m'en dois ressentir:
Rentrez dans la prison dont vous vouliez sortir.1860
Vous prenez pour mépris son trop de déférence,
Dont il ne faut tirer qu'une pleine assurance
Qu'un ami si parfait, que vous osez blâmer,
Vous aime plus que lui, sans vous moins estimer.
Si pour lui votre foi sert aux juges d'otage,1865
Permettez qu'auprès d'eux la mienne la dégage,
Et sortant du péril d'en être inquiété,
Remettez-lui, Monsieur, toute sa liberté;
Ou si mon mauvais sort vous rend inexorable,
Au lieu de l'innocent arrêtez le coupable:1870
C'est moi qui me sus hier sauver sur son cheval,
Après avoir donné la mort à mon rival.
Ce duel fut l'effet de l'amour de Climène,
Et Dorante sans vous se fût tiré de peine,
Si devant le prévôt son cœur trop généreux1875
N'eût voulu méconnoître un homme malheureux.
Je ne demande plus quel secret a pu faire
Et l'amour de la sœur et l'amitié du frère:
Ce qu'il a fait pour vous est digne de vos soins.
Vous lui devez beaucoup, vous ne rendez pas moins:
D'un plus haut sentiment la vertu n'est capable,
Et puisque ce duel vous avoit fait coupable,
Vous ne pouviez jamais envers un innocent
Être plus obligé ni plus reconnoissant.
Je ne m'oppose point à votre gratitude;1885
Et si je vous ai mis en quelque inquiétude,
Si d'un si prompt départ j'ai paru me piquer
[790],
Vous ne m'entendiez pas, et je vais m'expliquer.
On nomme une prison le nœud de l'hyménée;
L'amour même a des fers dont l'âme est enchaînée;
Vous les rompiez pour moi, je n'y puis consentir
[791]:
Rentrez dans la prison dont vous vouliez sortir
[792].
Ami, c'est là le but qu'avoit votre colère?
Ami, je fais bien moins que vous ne vouliez faire.
Comme à lui je vous dois et la vie et l'honneur.1895
Vous m'avez fait trembler pour croître mon bonheur.
PHILISTE,
à Mélisse[793].
J'ai voulu voir vos pleurs pour mieux voir votre flamme,
Et la crainte a trahi les secrets de votre âme.
Mais quittons désormais des compliments si vains.
(A Cléandre.)
Votre secret, Monsieur, est sûr entre mes mains;1900
Recevez-moi pour tiers d'une amitié si belle,
Et croyez qu'à l'envi je vous serai fidèle
[794].
Ceux qui sont las debout se peuvent aller seoir,
Je vous donne en passant cet avis, et bonsoir.
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
391
APPENDICE.
QUELQUES REMARQUES
SUR
LA SUITE DU MENTEUR,
COMME IMITATION D'UNE COMÉDIE DE LOPE DE VEGA.
Amar sin saber á quien, «Aimer sans savoir qui on aime,» est une
des meilleures et des plus agréables comédies de Lope de Vega. Un
volume de ses œuvres dramatiques qu'il devait publier lui-même,
et qui contient cette pièce, le véritable XXIIe[795], fut donné en 1635,
quelques mois après sa mort, par son gendre, à Madrid (in-4o).
Mais ce n'est probablement pas cette édition de 1635 qui servit au
travail de Corneille. Le même volume apocryphe qui lui avait donné
comme étant de Lope la pièce d'Alarcon et qui est de Saragosse,
1630, contient aussi, sans fausse attribution d'auteur cette fois, la
comédie, Amar sin saber á quien. C'est la septième du volume. Celle
d'Alarcon est la cinquième. Cette circonstance nous offre une raison de
plus de conjecturer que Corneille n'avait eu ni le temps ni les moyens
de se faire une bibliothèque espagnole bien considérable. En ce genre
son fonds pouvait bien se réduire à un très-petit nombre de volumes.
On ignore les dates premières des diverses compositions rassemblées
dans l'impression de 1635 dont nous venons de parler; mais
dans Amar sin saber á quien nous avons remarqué deux points de
repère: une mention familière de Cervantes et du don Quichotte,
comme antithèse de la mode des romanceros; et une mention de Lope
lui-même, nommé en passant dans le dialogue, où est citée une sentence
de ses livres. Il y a d'ailleurs dans l'ensemble assez de vigueur
392
et de fraîcheur pour marquer une période comprise dans les meilleures
années du poëte, vingt ans au moins et peut-être plus de trente
avant l'édition de 1630, qui doit être la première[796].
Rien absolument dans cette comédie n'a le moindre rapport à la
conception dramatique traitée, un peu plus tard, comme nous sommes
porté à le croire, dans le Menteur du poëte Alarcon; et Corneille, alors
même qu'il regardait les deux comédies comme l'œuvre de Lope, n'a
pu leur attribuer la moindre connexion de motif et de sujet. Ici le rôle
principal est celui d'un jeune gentilhomme, modèle de générosité.
Incarcéré, poursuivi sur de fausses apparences, il s'abstient de révéler
le véritable auteur d'un meurtre commis dans un duel, dont il n'a
été que le témoin involontaire. Plus tard, il veut renoncer par la
fuite aux espérances d'un amour partagé, dès qu'il a découvert que
sa dame est recherchée par le noble ami dont le zèle l'a fait sortir de
prison. Ces deux situations forment une sorte de roman dramatique,
soutenu par une inspiration toujours distinguée, qui n'exclut nullement
l'aisance, la grâce, et même la gaieté. Il n'y a point là de
place pour un caractère vicieux à corriger, ou à continuer par une
suite quelconque. L'idée d'associer la dissimulation généreuse du
prisonnier, don Juan de Aguilar, aux fantaisies mensongères du jeune
Garcia serait trop fausse pour avoir pu se présenter d'elle-même à
l'esprit de Corneille; il faut croire qu'elle lui fut suggérée par un
faux calcul de succès; peut-être ne fît-il que suivre le conseil de
Jodelet, qui jouait Cliton, et des autres acteurs de la troupe, désireux
tous de donner une suite aux recettes lucratives du Menteur.
Tout ce qu'il était possible de faire dans ce dessein, d'après ce titre une
fois imposé, c'était d'affubler le héros du nom de Dorante, de ramener
le babillard Cliton, et l'insignifiant Philiste, en faisant de celui-ci l'ami
magnanime qui se sacrifie à son tour, au dénoûment. Les expédients
inventés pour combler par des récits rétrospectifs un intervalle de
quelques années entre les deux actions dramatiques suffiraient seuls à
expliquer le mauvais accueil fait à la seconde: ils présentent une
transition doublement choquante, en contre-sens avec ce qui suit et
avec ce qui précède: avec le nouveau Dorante, si accompli désormais,
et avec l'ancien, en qui ces récits froissent et déshonorent un
sujet d'agréables souvenirs. Le poëte, aux deux premiers actes, se
prévaut de ces souvenirs pour rappeler épisodiquement son succès des
deux années précédentes, et le raconter en vers spirituels, qui méritent
d'être lus comme une intéressante curiosité littéraire. Du reste on
ne sait que penser de ce Dorante qui, comme on nous le rapporte en
393
un style léger et indifférent, s'est transformé depuis la chute du rideau
en un vil fripon, qui a délaissé sa fiancée, volé la dot, causé
la mort de son père, pris le deuil à Rome[797], qu'une dernière aventure
nous fait retrouver en prison à Lyon, pour y déployer toute la noblesse
du personnage inventé par Lope de Vega. Nous ne pouvons
concevoir comment une aussi énorme incohérence morale échappe à
la censure, très-distraite il est vrai, de Voltaire, quand nous le voyons
d'autre part relever avec admiration, en homme du métier, les attachantes
données dramatiques dont il aurait voulu voir sortir un chef-d'œuvre,
et pour lesquelles il rend, presque à son insu, un vif hommage
au poëte espagnol, dont il ne connaissait d'ailleurs que le nom[798].
Mais les données qui, entre les mains exercées de Lope, avaient
produit sinon une œuvre modèle, du moins un original et charmant
ouvrage, étaient très-difficiles à remanier. Cela est vrai surtout
de la double situation sentimentale, fort effacée dans Corneille,
que le titre espagnol indique: ces amours réciproques conçus de
part et d'autre avant qu'on se soit vu seulement, et sans être justifiés
par des circonstances qui éveillent la sympathie ainsi que
la curiosité du spectateur. C'est d'un côté la jeune fille induite à
secourir le prisonnier par les instances d'un frère qui a sur le cœur
tout ce qu'il doit à ce noble inconnu; de l'autre, ce jeune homme
recevant d'abord des secours anonymes, avec un romanesque billet
de femme, destiné seulement à les faire accepter, puis les messages
d'une suivante vive et adroite, puis un portrait, puis une visite voilée,
où la mystérieuse mantille finit par s'entr'ouvrir avec tout l'enchantement
d'une exquise galanterie. La différence des nuances et des
tons ne peut pas se mesurer dans tout ce qui est tenté pour correspondre
en français à cette élégante gradation, particulièrement lorsque
Mélisse vient se montrer à Dorante sous une coiffe de servante,
comme sœur de sa soubrette, et qu'il la fait passer à son tour pour
une petite lingère, de ses anciennes amies[799].
Il y a bien aussi dans l'original un valet bouffon qui a beaucoup
de sympathie pour l'argent donné, qui fait sa cour à la soubrette
avec une gaieté burlesque, et qui commente le mystère de la dame en
mauvaise part, la supposant laide et vieille; mais en ce genre tout
dépend de la mesure et du goût des plaisanteries, et par malheur le
Jodelet (ou Cliton) de Corneille dégrade la scène et abaisse les rôles
principaux par des plaisanteries souvent grossières, qu'on n'a point
à reprocher au gracioso Limon.
394
Il était encore inévitable que la fatale loi des unités vint apporter
chez nous bien des entraves au vrai développement du drame. L'action
commence très-vivement dans l'original par le duel presque sans paroles
de deux gentilshommes de Tolède, dont l'un tombe mort, et
l'autre, pour s'enfuir, monte sur la mule de don Juan de Aguilar,
qui en est descendu pour venir les séparer. Don Juan, trouvé près
du mort, se voit arrêté avec son valet par les hommes de police. Rien
de plus naturel que de supposer quelques journées d'intervalle pour
les allées et venues de la suivante, et pour les avances successives de
la jeune Castillane, qui aime et se fait aimer sin saber á quien. Il faut
aussi admettre quelque intervalle pour les beaux engagements d'amitié
qui se forment entre le prisonnier et ses deux protecteurs, savoir
don Fernand, frère de la belle Leonarda, et don Luis de Ribera,
l'illustre prétendant, peu agréé; il en faut enfin pour les démarches
officieuses de ce dernier, qui obtient un ordre de libération. Vers la
fin, il n'était pas indifférent à l'intérêt théâtral de supposer notre
héros déjà parti de Tolède pour faire place aux prétentions plus
anciennes de son ami; il convenait d'amener la jeune fille désespérée
à s'en expliquer franchement, non pas en présence de tous les personnages,
réunis en une scène dernière, comme chez Corneille,
mais en tête-à-tête avec don Luis, lequel, vivement piqué d'honneur
à son tour, se hâte de courir après son ami fugitif. Il le rejoint en
poste, à moitié chemin entre Tolède et Madrid, et de là, comme il
faut le ramener à sa dame avec toute l'autorité sévère d'un noble
Castillan dont il a pu mettre en doute la grandeur d'âme (un Ribera
y Guzman!), don Luis, en possession de la grâce officielle, se prévaut
de son rôle pour lui enjoindre de le suivre, de retourner à sa
prison à Tolède. Ces détails si attachants ne sont pas inutiles à connaître
pour expliquer, sinon pour justifier, l'effet purement oratoire
et subtil arrangé par Corneille, et que Voltaire traitait rigoureusement
quand il disait[800]: «Ce refrain, Rentrez dans la prison
dont vous vouliez sortir, est encore plus froid que le caractère de Philiste;
et cette petite finesse anéantit tout le mérite que pouvait avoir
Philiste en se sacrifiant pour son ami.» Il est certain que l'artifice
énigmatique des paroles n'est pas aussi contourné dans l'original, où
d'ailleurs l'action, par plus de mouvement et de puissance, fait de
cet artifice une véritable beauté.
Une habitude ordinaire dans ces fables espagnoles, c'est le soin que
mettent les auteurs à les compléter, sans craindre de les compliquer.
Deux ou trois mariages ne sont jamais trop à la fin de ces comédies[801].
395
Il faut donc marier don Fernando, frère de doña Leonarda; pour
cela est introduite une jeune Lisarda, un peu inconsidérée, qui a été
cause du duel avec le querelleur don Pedro, mort au commencement
de la pièce. Corneille n'avait point tort d'écarter cette figure
légère et surabondante, ainsi que les petites complications qu'elle
amène.
Ou lit au troisième acte de la comédie française[802] des stances qui ne
sont point imitées de l'espagnol, mais dont l'idée a pu être suggérée
par une émulation de luxe métrique, Lope ayant embelli sa pièce
de trois sonnets et de quelques variétés de versification, où l'on distingue,
à la troisième journée, deux tirades, très-bien faites, de récit
et de complainte, en endechas, vers de cinq syllabes. Diverses parties
de la diction de Corneille annoncent aussi beaucoup de soin, surtout
les vers encore célèbres sur la sympathie[803], où, pour le dire en passant,
se trouve une mention de l'Astrée de d'Urfé, correspondant
de loin à la jolie scène espagnole où est mentionné le don Quichotte.
Mais nous demeurons en peine de comprendre la supériorité que
notre auteur attribue en général aux vers de la Suite sur ceux du
Menteur[804], si ce jugement hasardé n'est pas un sophisme de consolation
à l'usage du poëte, moins heureux au second essai qu'au premier.
Toujours est-il que nous ne trouverions pas à citer ici de ces
luttes brillantes de traduction et d'imitation comme celles qui se sont
fait admirer dans la pièce précédente. Cela peut tenir en partie à la
manière de Lope, plus glissante, d'un vol plus léger que celle d'Alarcon,
et généralement moins adaptée aux allures de Corneille.
V.
397
RODOGUNE
PRINCESSE DES PARTHES
TRAGÉDIE
1644
399
NOTICE.
En 1644, Gabriel Gilbert, secrétaire de la duchesse de
Rohan, qui déjà s'était fait connaître comme poëte dramatique
par deux tragi-comédies, Marguerite de France et Philoclée et
Téléphonte[805], en fit représenter une troisième, Rodogune, qui
n'obtint qu'un fort médiocre succès.
Quelques mois après[806], dans le courant de la même année,
400
Corneille faisait représenter un ouvrage portant le même titre,
qu'il n'hésitait pas à préférer à Cinna et au Cid, et qui, bien
401
que généralement regardé comme indigne d'un tel honneur,
mérite toutefois d'occuper un des premiers rangs parmi ses
tragédies.
Si l'on compare les deux Rodogune, on est frappé des rapports
qu'elles présentent jusqu'à la fin du quatrième acte. Le
plan est identique, les situations analogues; plusieurs vers
même se ressemblent, autant toutefois que les vers de Gilbert
peuvent ressembler à ceux de Corneille; mais ce qui surprend
tout d'abord, c'est que le nom qui sert de titre aux deux
pièces n'est pas, dans chacune d'elles, appliqué au même personnage:
la Rodogune de Gilbert est la Reine mère des deux
jeunes princes, et correspond par conséquent à la Cléopatre de
Corneille. Au cinquième acte tout rapport entre les deux
ouvrages cesse brusquement, et le dénoûment de la Rodogune
de Gilbert est aussi traînant et aussi plat que celui de la Rodogune
de Corneille est terrible et sublime.
Fontenelle donne de cette ressemblance qu'offre la plus
grande partie des deux pièces une explication toute simple et
qui paraît fort plausible: «Je ne crois pas, dit-il, devoir rappeler
ici le souvenir d'une autre Rodogune que fit M. Gilbert
sur le plan de celle de M. Corneille, qui fut trahi en cette
occasion par quelque confident indiscret. Le public n'a que
trop décidé entre ces deux pièces en oubliant parfaitement
l'une[807].» Le confident indiscret n'avait sans doute pas eu connaissance
du cinquième acte, pour lequel Gilbert fut abandonné
à ses propres ressources; et l'attention que Corneille avait mise
à ne point nommer Cléopatre de peur qu'elle ne fût confondue
par les spectateurs avec la célèbre princesse d'Égypte qu'il avait
déjà mise au théâtre dans Pompée, contribua sans doute à faire
croire au malencontreux imitateur que c'était ce personnage
qui devait porter le nom de Rodogune.
La Rodogune de Gilbert est veuve d'Hydaspe, roi de Perse;
ses deux fils sont Darie et Artaxerce. La princesse promise à
leur père, et qu'ils aiment tous deux, la Rodogune de Corneille
en un mot, est une Lydie, fille de Tigrane, roi d'Arménie.
A quel historien l'auteur emprunte-t-il les faits de la vie de
Darius qu'il nous raconte? Où trouve-t-il les personnages dont
402
il l'entoure? il se garde bien de nous en instruire, et pour cause.
Quoique l'achevé d'imprimer de son ouvrage soit du «treizième
février 1646,» et fort postérieur par conséquent à la représentation
de la pièce de Corneille, il ne dit pas un mot de
celle-ci, et fait seulement dans sa dédicace à Gaston d'Orléans,
frère de Louis XIII, une allusion évidente, quoique détournée,
à la différence du caractère de la Reine mère dans les deux
pièces: «Cette héroïne, Monseigneur, qui demande aujourd'hui
votre protection, est celle-là même dont les héros venoient
jadis implorer la grâce. Pour vous persuader de lui accorder la
faveur qu'elle vous demande, elle vous assure qu'elle n'a jamais
eu la pensée de tremper ses mains dans le sang de son mari,
ni dans celui de son fils; que si elle eût eu des sentiments si barbares
et si contraires aux inclinations de Votre Altesse Royale,
elle n'eût jamais osé se présenter devant Elle, et n'eût pas eu
assez d'audace pour demander à la vertu la protection du vice.»
Ce passage curieux, que M. Viguier n'a pas cité, est cependant
très-propre à confirmer une conjecture fort ingénieuse
qu'il propose dans ses intéressantes Anecdotes littéraires sur
Pierre Corneille. «Anne d'Autriche, dit-il, était susceptible,
scrupuleuse, romanesque, emportée, et sa position de régente,
tutrice du jeune roi et de son frère, était fort délicate, ainsi
que celle de Gaston, si incertain de ses droits et de ses devoirs
comme lieutenant général du royaume. Or le bruit courait
chez Monsieur le Prince et partout qu'une héroïne nouvelle
de Corneille allait faire voir sur la scène une reine régente,
mère de deux princes, homicide, par ambition, de son mari et
de ses deux fils. Le duc d'Orléans, Gaston, devait assez bien
faire sa cour à la Régente en commandant au poëte Gilbert une
autre Reine mère que celle de Corneille[808].»
Soit que Corneille crût devoir quelques ménagements à un
rival si bien en cour, soit que le mépris qu'il avait pour son
procédé le portât à ne se point commettre avec lui, il ne laisse
pas échapper une phrase, un mot qui puisse se rapporter à la
pièce de Gilbert[809].
403
L'ouvrage de Corneille, achevé d'imprimer le 31 janvier 1647,
a pour titre:
Rodogvne, princesse des Parthes, tragedie. Imprimé à
Roüen, et se vend à Paris, chez Toussaint Quinet, au Palais, sous
la montée de la Cour des Aydes, M.DC.XLVII. Auec priuilege
du Roy. Il est in-4o et forme 8 feuillets et 115 pages. Peut-être
cette façon d'indiquer sur le titre même de quelle Rodogune il
est question a-t-elle pour objet d'insister sur la méprise de
Gilbert. La crainte que Corneille avait de voir son ouvrage
confondu avec celui d'un indigne concurrent ressort bien du
moins de cette mention du frontispice gravé, qui représente la
dernière scène de l'ouvrage dessinée par Lebrun: La Rodogune,
tragédie, de M. de Corneille. Elle était d'autant plus
nécessaire que le format des deux ouvrages est identique,
l'apparence extérieure semblable, et que, bien que Toussaint
Quinet soit titulaire du privilége de la pièce de Corneille, certains
exemplaires portent le nom de Courbé, libraire de Gilbert,
qui, ainsi qu'Antoine de Sommaville, s'était associé avec
Quinet pour la publication de la pièce de Corneille. Dans les
préliminaires de l'ouvrage notre poëte ne se permet qu'une
critique tout à fait indirecte, mais très-significative, c'est l'indication
détaillée des nombreuses sources historiques où il
a puisé, et dont son plagiaire n'a pas un instant soupçonné
l'existence.
Nous pourrions fort bien nous en tenir là sur l'origine de
Rodogune, mais comme nous ne voulons laisser ignorer au
lecteur aucune des opinions qui ont eu cours à l'égard des
ouvrages de Corneille, nous sommes obligé d'en venir à une
série de faits avancés par les uns avec beaucoup de mauvaise
foi, et répétés par les autres avec une incroyable légèreté.
Dans ses Passe-temps d'un reclus[810] Charles Brifaut reproduit
en ces termes un récit que lui fit le chansonnier Laujon, «qui,
dit-il, avait voué un culte à Corneille:»
«Je possédais dans ma bibliothèque un curieux roman écrit
en latin, au moyen âge, par un moine qui ne manquait pas de
talent, comme vous allez voir. Sa fable intéressante et très-fortement
conduite, sauf d'assez nombreuses invraisemblances,
404
offrait des rapports si remarquables avec le sujet de Rodogune,
qu'il était difficile de ne pas croire que Corneille avait eu connaissance
de l'ouvrage. Les incidents de la grande scène du
poison, le dialogue même, tout dénonçait le plagiat, chose
permise quand elle est avouée; sinon, non. Je ne sais, ajouta
Laujon, comment M. de Voltaire apprit que j'étais possesseur
de ce trésor littéraire. Or vous jugez bien qu'il ne perdit point
de temps, lui commentateur de Corneille, pour m'en faire
demander communication, promettant de le garder très-précieusement
et de me le renvoyer au plus tôt. Comme je me
défiais de l'usage auquel il destinait l'œuvre en question, je
refusai net. Instances, prières, cajoleries, louanges, tout échoua
devant mon inébranlable résolution. Il eut beau recourir aux
mille ruses de son esprit charmant, m'offrant de plus tout l'argent
que je voudrais, tout le crédit dont il disposait. Plus il
redoublait ses instances, plus mes soupçons augmentaient. Je
tins ferme, mais je n'en restai pas là. Pour que le précieux
ouvrage tant convoité ne donnât pas lieu à quelque scandale
dramatique après ma mort, pour qu'il ne fût commis, par défaut
de précaution de ma part, aucun crime de lèse-majesté cornélienne,
je le brûlai.»
Laujon fut félicité, fêté par tous ceux qui entendirent ce petit
récit, et Delille, qui se trouvait là, lui sut tellement gré de «son
honorable procédé,» que lorsque Laujon se présenta à quatre-vingt-trois
ans à l'Académie française, l'illustre traducteur de
Virgile parvint à faire admettre l'adorateur de Corneille en disant:
«Nous savons où il va, laissons-le passer par l'Institut.»
Tout irrite et blesse dans cette anecdote. D'abord, quand
Corneille aurait tiré l'idée première de Rodogune d'un vieux
roman latin, au lieu de l'extraire directement d'Appien, sa
gloire y perdrait-elle quelque chose? Ensuite, si Laujon le pensait,
que ne brûlait-il tout d'abord, sans rien dire, le volume
unique qui accusait son poëte de prédilection, au lieu de répandre
le bruit du larcin en refusant d'en faire connaître la
nature, et en se faisant de son dévouement à Corneille un
titre académique? Voilà déjà qui peut paraître étrange, mais
nous allons voir s'accumuler les contradictions et les invraisemblances.
Voltaire, dans sa Préface de Rodogune, cite tout autre chose
405
que le prétendu volume de Laujon: «On parle, dit-il, d'un
ancien roman de Rodogune; je ne l'ai pas vu; c'est, dit-on,
une brochure in-8o imprimée chez Sommaville, qui servit
également au grand auteur et au mauvais. Corneille embellit
le roman, et Gilbert le gâta.» M. Viguier, qui, dans les Anecdotes[811]
auxquelles nous avons fait plus d'un emprunt, reproduit
ce passage, ajoute finement: «Le scrupuleux éditeur de
Voltaire, M. Beuchot, dont nous aimons à citer le nom avec
honneur, nous pardonnera d'appeler le sourire du lecteur sur
cette note qu'il attache avec une bonhomie si parfaite au je ne
l'ai pas vu de son auteur chéri: «Je n'ai pas été plus heureux
que Voltaire. Je n'ai pu découvrir cette Rodogune, brochure
in-8o.» Qui n'aurait regret à toutes les insomnies dont cette
vaine recherche a dû troubler la longue et savante carrière du
consciencieux bibliographe?»
Voltaire termine ainsi la Préface que nous venons de citer:
«Il y a un autre roman de Rodogune en deux volumes, mais
il ne fut imprimé qu'en 1668; il est très-rare et presque
oublié: le premier l'est entièrement.» On trouve à la Bibliothèque
impériale ce roman de 1668; il est de format in-8o. Son
titre exact est: Rodogune ou l'histoire du grand Antiocus. A
Paris, chez Estienne Loyson. L'avis Au lecteur est signé
d'Aigue d'Iffremont. Il paraîtrait difficile que cet auteur n'eût
pas connu, lui, le prétendu roman publié avant le sien chez
Sommaville, s'il eût réellement existé. Bien loin toutefois de
regarder Corneille comme ayant profité d'un sujet dont quelque
contemporain lui avait suggéré l'idée, il lui en attribue l'honneur.
«Le nom que j'ai donné à tout l'ouvrage, dit-il, n'est
pas inconnu en France. Ce fameux poëte qui a porté si haut la
gloire des muses françoises et qui les fait aller de pair avec les
grecques et les latines; ce grand homme qui nous a tantôt représenté
sur le théâtre toutes les passions, et de la manière la
plus forte, la plus touchante et la plus riche que l'esprit humain
puisse imaginer; enfin l'illustre Monsieur de Corneille en
a fait une tragédie que j'appellerois la plus achevée de toutes
les pièces que nous avons de lui, s'il y avoit quelque chose à
souhaiter dans les autres, et s'il n'étoit toujours également
406
admirable en tous ses ouvrages. Tout le monde a vu sa Rodogune;
mais encore que ce soit ici le même nom et la même
héroïne, ce n'est pourtant pas la même chose; et comme il a
découvert lui-même ce qu'il avoit changé de l'histoire, quelque
respect que j'aye pour ses fictions merveilleuses, je n'ai pas
cru être obligé de m'en servir.»
On ne peut rien imaginer de plus obscur et de plus contradictoire
que les renseignements qu'on rencontre sur les
acteurs qui ont joué d'original dans Rodogune. Nous trouvons
dans un article sur Molière, qui nous a été utile pour la Notice
du Menteur, cette singulière biographie:
«N. Petit de Beauchamps, dite la belle Brune, grand'mère
maternelle du Sr du Boccage, acteur de la troupe du Roi.
Elle étoit de la troupe du Marais, et joua d'original dans une
des tragédies de P. Corneille le rôle de Rodogune, pour lequel
le cardinal de Richelieu lui fit présent d'un habit magnifique
à la romaine. C'étoit une excellente actrice, grande et bien
faite, d'une représentation avantageuse, morte en Allemagne
dans la troupe des comédiens du duc de Zell. Elle refusa
d'entrer à l'hôtel de Bourgogne, parce qu'on ne vouloit donner
qu'une demi-part à son mari, qui avoit un talent singulier
pour jouer tous les déguisements en femme[812].»
A cela Lemazurier répond fort à propos que le Cardinal, mort
deux ans avant la première représentation de Rodogune, ne
peut avoir donné un habit à la romaine à la belle Brune, et
que Corneille ayant fait représenter sa pièce à l'hôtel de Bourgogne,
où cette actrice refusa d'entrer, il est impossible qu'elle
ait joué d'original un rôle dans l'ouvrage[813].
Si nous voulions nous en rapporter à Mouhy, il ne tiendrait
qu'à nous de nous imaginer que nous possédons le tableau
complet des acteurs qui ont joué d'original dans Rodogune.
Voici celui qu'il nous donne dans son Journal manuscrit: «Baron
joua le rôle d'Antiochus; Villiers, Séleucus; Champmeslé,
Timagène; le Comte, Oronte; Mlle de Champmeslé, Rodogune;
Mlle Dupin, Laodice, et Mlle Guiot, Cléopatre[814].» Nous
407
avons cru devoir reproduire cette distribution de rôles parce
qu'il n'est pas probable que Mouhy l'ait inventée, mais elle doit
être postérieure d'une trentaine d'années à l'époque où parut
Rodogune.
Dans une Mazarinade de 1649, intitulée Lettre de Bellerose à
l'abbé de la Rivière[815], signée Belleroze, comédien d'honneur et
datée de l'hôtel de Bourgogne, le 24 mars, on trouve un passage
relatif à la Bellerose, où on lit ce qui suit: «Cette Rodogune,
cette impératrice de nos jeux se voit dans un état bien
contraire à sa pompe théâtrale. Elle est réduite, il y a déjà
assez longtemps, à ne se plus mirer que dans une losange de
vitre cassée, ou dans un seau d'eau claire, parce qu'il a été
nécessaire qu'elle ait vendu son miroir pour avoir du pain.»
Voilà enfin un témoignage contemporain, ou peu s'en faut,
qui bien certainement se rapporte à la Rodogune de Corneille,
car en 1649 celle de Gilbert devait déjà être oubliée. Il faut
nous en tenir à ce renseignement, tout incomplet qu'il est, et
compter pour rien les assertions sans preuves des historiens du
théâtre.
La Rodogune est du nombre des pièces que Louis XIV fit
représenter à Versailles en octobre 1676.
On voit Sertorius, Œdipe, Rodogune,
Rétablis par ton choix dans toute leur fortune,
dit Corneille dans le touchant remercîment qu'il adresse Au
Roi en cette occasion.
L'admirable rôle de Cléopatre a été assez souvent choisi
par des débutantes: nous pouvons mentionner, d'après Lemazurier,
Mlle Aubert, le 13 juin 1712[816]; Mlle Lamotte, en
octobre 1722[817]; Mlle Balicourt, le 29 novembre 1727[818]. Ces
débuts de jeunes actrices dans un rôle de mère donnaient lieu
parfois à des scènes fort plaisantes. On a surtout gardé le
souvenir du dernier dont nous venons de parler. Quand
408
Mlle Balicourt dit en s'adressant à Baron (Antiochus), âgé de
quatre-vingts ans, et à Mlle Duclos (Rodogune), qui en avait
plus de cinquante:
Approchez, mes enfants
[819]....
un immense éclat de rire parcourut la salle[820].
L'actrice qui passe pour être parvenue à l'expression la plus
complète de ce terrible caractère de Cléopatre est Mlle Dumesnil.
«On n'oubliera pas surtout, dit Lemazurier, qu'un
jour où elle avait mis dans les imprécations de Cléopatre toute
l'énergie dont elle était dévorée, le parterre tout entier, par
un mouvement d'horreur aussi vif que spontané, recula devant
elle[821], de manière à laisser un grand espace vide entre ses premiers
rangs et l'orchestre. Ce fut aussi à cette représentation,
à l'instant où, prête à expirer dans les convulsions de la rage,
Cléopatre prononce ce vers terrible:
Je maudirois les Dieux, s'ils me rendoient le jour
[822],
que Mlle Dumesnil se sentit frappée d'un grand coup de poing
dans le dos par un vieux militaire placé sur le théâtre; il
accompagna ce trait de délire, qui interrompit le spectacle et
l'actrice, de ces mots énergiques: «Va, chienne, à tous les
diables!» et lorsque la tragédie fut finie, Mlle Dumesnil le
remercia de son coup de poing comme de l'éloge le plus flatteur
qu'elle eût jamais reçu[823].»
Le rôle de Rodogune a été joué d'une manière fort brillante
par Mlle Gaussin et par Mlle Clairon, mais il paraît que le
jeu de l'une différait beaucoup de celui de l'autre. Laissons
parler Mlle Clairon[824]: «Mlle Gaussin avait la plus belle tête, le
son de voix le plus touchant possible; son ensemble était noble,
tous ses mouvements avaient une grâce enfantine à laquelle il
409
était impossible de résister; mais elle était Mlle Gaussin dans
tout.... Rodogune demandant à ses amants la tête de leur mère
est assurément une femme très-altière, très-décidée.... Il est
vrai que Corneille a placé dans ce rôle quatre vers d'un genre
plus pastoral que tragique:
Il est des nœuds secrets, il est des sympathies,
Dont par le doux rapport les âmes assorties
S'attachent l'une à l'autre, et se laissent piquer
Par ces je ne sais quoi qu'on ne peut expliquer
[825].
Rodogune aime, et l'actrice, sans se ressouvenir que l'expression
du sentiment se modifie d'après le caractère, et non d'après
les mots, disait ces vers avec une grâce, une naïveté voluptueuse,
plus faite, suivant moi, pour Lucinde dans l'Oracle[826] que
pour Rodogune. Le public, routiné à cette manière, attendait
ce couplet avec impatience et l'applaudissait avec transport.
«Quelque danger que je craignisse en m'éloignant de cette
route, j'eus le courage de ne pas me mentir à moi-même. Je
dis ces vers avec le dépit d'une femme fière, qui se voit contrainte
d'avouer qu'elle est sensible. Je n'eus pas un dégoût;
mais je n'eus pas un coup de main.... J'eus le plus grand succès
dans le reste du rôle; et, suivant ma coutume, je vins, entre
les deux pièces, écouter aux portes du foyer les critiques qu'on
pouvait faire. J'entendis M. Duclos, de l'Académie française,
dire, avec son ton de voix élevé et positif, que la tragédie avait
été bien jouée; que j'avais eu de fort bonnes choses; mais
que je ne devais pas penser à jouer les rôles tendres, après
Mlle Gaussin.
«Étonnée d'un jugement si peu réfléchi, craignant l'impression
qu'il pouvait faire sur tous ceux qui l'écoutaient, et
maîtrisée par un mouvement de colère, je fus à lui et lui dis:
410
«Rodogune un rôle tendre, Monsieur? Une Parthe, une furie
qui demande à ses amants la tête de leur mère et de leur
reine, un rôle tendre? Voilà certes un beau jugement!...»
Effrayée moi-même de ma démarche, les larmes me gagnèrent,
et je m'enfuis au milieu des applaudissements.»
Il est inutile de dire que dans les Mémoires pour Marie-Françoise
Dumesnil en réponse aux Mémoires d'Hippolyte Clairon[827],
cette dernière est entièrement sacrifiée à Mlle Gaussin.
411
ÉPÎTRE.
A MONSEIGNEUR
MONSEIGNEUR LE PRINCE[828].
Monseigneur,
Rodogune se présente à Votre Altesse avec quelque
sorte de confiance, et ne peut croire qu'après avoir fait
sa bonne fortune, vous dédaigniez de la prendre en votre
protection. Elle a trop de connoissance de votre bonté
pour craindre que vous veuilliez laisser votre ouvrage
imparfait, et lui dénier la continuation des grâces dont
vous lui avez été si prodigue. C'est à votre illustre suffrage
qu'elle est obligée de tout ce qu'elle a reçu d'applaudissement;
et les favorables regards dont il vous plut
fortifier la foiblesse de sa naissance lui donnèrent tant
d'éclat et de vigueur, qu'il sembloit que vous eussiez pris
plaisir à répandre sur elle un rayon de cette gloire qui
vous environne, et à lui faire part de cette facilité de
vaincre qui vous suit partout. Après cela, Monseigneur,
quels hommages peut-elle rendre à Votre Altesse qui ne
soient au-dessous de ce qu'elle doit? Si elle tâche à
lui témoigner quelque reconnoissance par l'admiration
de ses vertus, où trouvera-t-elle des éloges dignes de
cette main qui fait trembler tous nos ennemis, et dont les
coups d'essai furent signalés par la défaite des premiers
capitaines de l'Europe? Votre Altesse sut vaincre avant
qu'ils se pussent imaginer qu'elle sût combattre; et ce
grand courage, qui n'avoit encore vu la guerre que dans
les livres, effaça tout ce qu'il avoit lu des Alexandres
412
et des Césars[829], sitôt qu'il parut à la tête d'une armée.
La générale consternation où la perte de notre grand
monarque nous avoit plongés, enfloit l'orgueil de nos
adversaires en un tel point qu'ils osoient se persuader
que du siége de Rocroi dépendoit la prise de Paris, et
l'avidité de leur ambition dévoroit déjà le cœur d'un
royaume dont ils pensoient avoir surpris les frontières.
Cependant les premiers miracles de votre valeur renversèrent
si pleinement toutes leurs espérances, que ceux-là
mêmes qui s'étoient promis tant de conquêtes sur nous
virent terminer la campagne de cette même année par
celle que vous fîtes sur eux. Ce fut par là, Monseigneur,
que vous commençâtes ces grandes victoires que vous
avez toujours si bien choisies, qu'elles ont honoré deux
règnes tout à la fois, comme si c'eût été trop peu pour
Votre Altesse d'étendre les bornes de l'État sous celui-ci,
si elle n'eût en même temps effacé quelques-uns des
malheurs qui s'étoient mêlés aux longues prospérités
de l'autre. Thionville, Philisbourg et Norlinghen étoient
des lieux funestes pour la France: elle n'en pouvoit entendre
les noms sans gémir; elle ne pouvoit y porter sa
pensée sans soupirer; et ces mêmes lieux, dont le souvenir
lui arrachoit des soupirs et des gémissements, sont
devenus les éclatantes marques de sa nouvelle félicité,
les dignes occasions de ses feux de joie, et les glorieux
sujets des actions de grâces qu'elle a rendues au ciel pour
les triomphes que votre courage invincible en a obtenus.
Dispensez-moi, Monseigneur, de vous parler de Dunquerque[830]:
j'épuise toutes les forces de mon imagination,
413
et je ne conçois rien qui réponde à la dignité de ce grand
ouvrage, qui nous vient d'assurer l'Océan par la prise
de cette fameuse retraite de corsaires. Tous nos havres
en étoient comme assiégés; il n'en pouvoit échapper un
vaisseau qu'à la merci de leurs brigandages; et nous en
avons vu souvent de pillés à la vue des mêmes ports
dont ils venoient de faire voile: et maintenant, par la
conquête d'une seule ville, je vois, d'un côté, nos mers
libres, nos côtes affranchies, notre commerce rétabli, la
racine de nos maux publics coupée; d'autre côté, la
Flandre ouverte, l'embouchure de ses rivières captive,
la porte de son secours fermée, la source de son abondance
en notre pouvoir; et ce que je vois n'est rien encore
au prix de ce que je prévois sitôt que Votre Altesse
y reportera la terreur de ses armes. Dispensez-moi donc,
Monseigneur, de profaner des effets si merveilleux et des
attentes si hautes par la bassesse de mes idées et par
l'impuissance de mes expressions; et trouvez bon que
demeurant dans un respectueux silence, je n'ajoute
rien ici qu'une protestation très-inviolable d'être toute
ma vie,
MONSEIGNEUR,
De Votre Altesse,
Le très-humble, très-obéissant et très-passionné serviteur,
Corneille.
414
APPIAN ALEXANDRIN,
Au livre des Guerres de Syrie, sur la fin[831].
«Démétrius, surnommé Nicanor, roi de Syrie, entreprit
la guerre contre les Parthes, et étant devenu leur
prisonnier, vécut dans la cour de leur roi Phraates, dont
il épousa la sœur nommée Rodogune. Cependant Diodotus,
domestique des rois précédents, s'empara du
trône de Syrie, et y fit asseoir un Alexandre, encore enfant,
fils d'Alexandre le Bâtard et d'une fille de Ptolomée[832].
Ayant gouverné quelque temps comme son tuteur,
il se défit de ce malheureux pupille, et eut l'insolence de
prendre lui-même la couronne sous un nouveau nom de
Tryphon qu'il se donna. Mais Antiochus[833], frère du Roi
prisonnier, ayant appris à Rhodes sa captivité, et les
troubles qui l'avoient suivie, revint dans le pays, où
ayant défait Tryphon avec beaucoup de peine, il le fit
mourir. De là il porta ses armes contre Phraates, lui
redemandant son frère; et vaincu dans une bataille, il
se tua lui-même. Démétrius, retourné en son royaume,
fut tué par sa femme Cléopatre, qui lui dressa des embûches
en haine de cette seconde femme Rodogune qu'il
avoit épousée, dont elle avoit conçu une telle indignation,
que pour s'en venger elle avoit épousé ce même
Antiochus, frère de son mari. Elle avoit deux fils de
415
Démétrius: l'un nommé Séleucus, et l'autre Antiochus[834],
dont elle tua le premier d'un coup de flèche, sitôt qu'il
eut pris le diadème après la mort de son père, soit
qu'elle craignît qu'il ne la voulût venger, soit que l'impétuosité
de la même fureur la portât à ce nouveau parricide.
Antiochus lui succéda, qui contraignit cette mauvaise
mère de boire le poison qu'elle lui avoit préparé.
C'est ainsi qu'elle fut enfin punie.»
Voilà ce que m'a prêté l'histoire, où j'ai changé les
circonstances de quelques incidents, pour leur donner
plus de bienséance. Je me suis servi du nom de Nicanor
plutôt que de celui de Démétrius, à cause que le vers souffroit
plus aisément l'un que l'autre. J'ai supposé qu'il
n'avoit pas encore épousé Rodogune, afin que ses deux
fils pussent avoir de l'amour pour elle sans choquer les
spectateurs, qui eussent trouvé étrange cette passion
pour la veuve de leur père, si j'eusse suivi l'histoire.
L'ordre de leur naissance incertain, Rodogune prisonnière,
quoiqu'elle ne vînt jamais en Syrie, la haine de
Cléopatre pour elle, la proposition sanglante qu'elle fait
à ses fils, celle que cette princesse est obligée de leur
faire pour se garantir, l'inclination qu'elle a pour Antiochus,
et la jalouse fureur de cette mère qui se résout
plutôt à perdre ses fils qu'à se voir sujette de sa rivale,
ne sont que des embellissements de l'invention, et des
acheminements vraisemblables à l'effet dénaturé que me
présentoit l'histoire, et que les lois du poëme ne me permettoient
pas de changer. Je l'ai même adouci tant que
j'ai pu en Antiochus[835], que j'avois fait trop honnête
homme, dans le reste de l'ouvrage, pour forcer à la fin
sa mère à s'empoisonner soi-même[836].
416
On s'étonnera peut-être de ce que j'ai donné à cette tragédie
le nom de Rodogune plutôt que celui de Cléopatre,
sur qui tombe toute l'action tragique, et même on pourra
douter si la liberté de la poésie peut s'étendre jusqu'à
feindre un sujet entier sous des noms véritables, comme
j'ai fait ici, où depuis la narration du premier acte, qui
sert de fondement au reste, jusques aux effets qui paroissent
dans le cinquième, il n'y a rien que l'histoire avoue.
Pour le premier, je confesse ingénument que ce poëme
devoit plutôt porter le nom de Cléopatre que de Rodogune;
mais ce qui m'a fait en user ainsi a été la peur que
j'ai eue qu'à ce nom le peuple ne se laissât préoccuper
des idées de cette fameuse et dernière reine d'Égypte, et
ne confondît cette reine de Syrie avec elle, s'il l'entendoit
prononcer. C'est pour cette même raison que j'ai
évité de le mêler dans mes vers, n'ayant jamais fait parler
de cette seconde Médée que sous celui de la Reine; et
je me suis enhardi à cette licence d'autant plus librement,
que j'ai remarqué parmi nos anciens maîtres qu'ils
se sont fort peu mis en peine de donner à leurs poëmes
le nom des héros qu'ils y faisoient paroître, et leur ont
souvent fait porter celui des chœurs, qui ont encore bien
moins de part dans l'action que les personnages épisodiques,
comme Rodogune: témoin les Trachiniennes de
Sophocle[837], que nous n'aurions jamais voulu nommer autrement
que la Mort d'Hercule.
Pour le second point, je le tiens un peu plus difficile
à résoudre, et n'en voudrois pas donner mon opinion
pour bonne: j'ai cru que, pourvu que nous conservassions
les effets de l'histoire, toutes les circonstances, ou,
comme je viens de les nommer, les acheminements,
417
étoient en notre pouvoir; au moins je ne pense point
avoir vu de règle qui restreigne cette liberté que j'ai
prise. Je m'en suis assez bien trouvé en cette tragédie;
mais comme je l'ai poussée encore plus loin dans Héraclius,
que je viens de mettre sur le théâtre[838], ce sera en
le donnant au public que je tâcherai de la justifier, si je
vois que les savants s'en offensent, ou que le peuple en
murmure. Cependant ceux qui en auront quelque scrupule
m'obligeront de considérer les deux Électres de Sophocle
et d'Euripide, qui conservant le même effet, y
parviennent par des voies si différentes, qu'il faut nécessairement
conclure que l'une des deux est tout à fait de
l'invention de son auteur. Ils pourront encore jeter l'œil
sur l'Iphigénie in Tauris, que notre Aristote nous donne
pour exemple d'une parfaite tragédie[839], et qui a bien la
mine d'être toute de même nature, vu qu'elle n'est fondée
que sur cette feinte que Diane enleva Iphigénie du sacrifice
dans une nuée, et supposa une biche en sa place.
Enfin ils pourront prendre garde à l'Hélène d'Euripide,
où la principale action et les épisodes, le nœud et le
dénouement, sont entièrement inventés, sous des noms
véritables.
Au reste, si quelqu'un a la curiosité de voir cette histoire
plus au long, qu'il prenne la peine de lire Justin,
qui la commence au trente-sixième livre, et l'ayant
quittée la reprend sur la fin du trente et huitième[840], et
l'achève au trente-neuvième. Il la rapporte un peu autrement,
et ne dit pas que Cléopatre tua son mari, mais
qu'elle l'abandonna, et qu'il fut tué par le commandement
418
d'un des capitaines d'un Alexandre, qu'il lui oppose[841].
Il varie aussi beaucoup sur ce qui regarde Tryphon
et son pupille, qu'il nomme Antiochus[842], et ne
s'accorde avec Appian que sur ce qui se passa entre la
mère et les deux fils[843].
Le premier livre des Machabées, aux chapitres 11.
13. 14. et 15., parle de ces guerres de Tryphon et de la
prison de Démétrius chez les Parthes; mais il nomme ce
pupille Antiochus, ainsi que Justin, et attribue la défaite
de Tryphon à Antiochus, fils de Démétrius, et non
pas à son frère, comme fait Appian, que j'ai suivi, et
ne dit rien du reste.
Josèphe, au 13. livre des Antiquités judaïques[844],
nomme encore ce pupille de Tryphon Antiochus, fait
marier Cléopatre à Antiochus, frère de Démétrius, durant
la captivité de ce premier mari chez les Parthes, lui
attribue la défaite et la mort de Tryphon, s'accorde avec
Justin touchant la mort de Démétrius, abandonné et non
pas tué par sa femme, et ne parle point de ce qu'Appian
et lui rapportent d'elle et de ses deux fils, dont j'ai fait
cette tragédie.
Le sujet de cette tragédie est tiré d'Appian Alexandrin,
dont voici les paroles, sur la fin du livre qu'il a fait
419
des Guerres de Syrie: «Démétrius, surnommé Nicanor,
entreprit la guerre contre les Parthes, et vécut
quelque temps prisonnier dans la cour de leur roi
Phraates, dont il épousa la sœur, nommée Rodogune.
Cependant Diodotus, domestique des rois précédents,
s'empara du trône de Syrie, et y fit asseoir un Alexandre,
encore enfant, fils d'Alexandre le Bâtard et d'une
fille de Ptolomée. Ayant gouverné quelque temps comme
tuteur sous le nom de ce pupille, il s'en défit, et prit
lui-même la couronne sous un nouveau nom de Tryphon
qu'il se donna. Antiochus, frère du Roi prisonnier, ayant
appris sa captivité à Rhodes, et les troubles qui l'avoient
suivie, revint dans la Syrie, où ayant défait Tryphon,
il le fit mourir. De là il porta ses armes contre Phraates,
et vaincu dans une bataille, il se tua lui-même. Démétrius,
retournant en son royaume, fut tué par sa femme
Cléopatre, qui lui dressa des embûches sur le chemin,
en haine de cette Rodogune qu'il avoit épousée, dont
elle avoit conçu une telle indignation, qu'elle avoit
épousé ce même Antiochus, frère de son mari. Elle avoit
deux fils de Démétrius, dont elle tua Séleucus, l'aîné,
d'un coup de flèche, sitôt qu'il eut pris le diadème après
la mort de son père, soit qu'elle craignît qu'il ne la voulût
venger sur elle, soit que la même fureur l'emportât
à ce nouveau parricide. Antiochus son frère lui succéda,
et contraignit cette mère dénaturée de prendre le poison
qu'elle lui avoit préparé[846].»
Justin, en son 36, 38 et 39. livre, raconte cette histoire
plus au long, avec quelques autres circonstances. Le prémier
420
des Machabées, et Josèphe, au 13. des Antiquités
judaïques, en disent aussi quelque chose, qui ne s'accorde
pas tout à fait avec Appian. C'est à lui que je me
suis attaché pour la narration que j'ai mise au premier
acte[847], et pour l'effet du cinquième, que j'ai adouci du côté
d'Antiochus. J'en ai dit la raison ailleurs[848]. Le reste sont
des épisodes d'invention, qui ne sont pas incompatibles
avec l'histoire, puisqu'elle ne dit point ce que devint
Rodogune après la mort de Démétrius, qui vraisemblablement
l'amenoit en Syrie prendre possession de sa
couronne. J'ai fait porter à la pièce le nom de cette princesse
plutôt que celui de Cléopatre, que je n'ai même
osé nommer dans mes vers, de peur qu'on ne confondît
cette reine de Syrie avec cette fameuse princesse d'Égypte
qui portoit même nom, et que l'idée de celle-ci,
beaucoup plus connue que l'autre, ne semât une dangereuse
occupation parmi les auditeurs.
On m'a souvent fait une question à la cour[849]: quel étoit
celui de mes poëmes que j'estimois le plus; et j'ai trouvé
tous ceux qui me l'ont faite si prévenus en faveur de
Cinna ou du Cid, que je n'ai jamais osé déclarer toute
la tendresse que j'ai toujours eue pour celui-ci, à qui
j'aurois volontiers donné mon suffrage, si je n'avois
craint de manquer, en quelque sorte, au respect que je
devois à ceux que je voyois pencher d'un autre côté.
Cette préférence est peut-être en moi un effet de ces inclinations
aveugles qu'ont beaucoup de pères pour quelques-uns
de leurs enfants plus que pour les autres;
peut-être y entre-t-il un peu d'amour-propre, en ce que
cette tragédie me semble être un peu plus à moi que
421
celles qui l'ont précédée, à cause des incidents surprenants
qui sont purement de mon invention, et n'avoient
jamais été vus au théâtre; et peut-être enfin y a-t-il un
peu de vrai mérite qui fait que cette inclination n'est pas
tout à fait injuste[850]. Je veux bien laisser chacun en liberté
de ses sentiments, mais certainement on peut dire que
mes autres pièces ont peu d'avantages qui ne se rencontrent
en celle-ci: elle a tout ensemble la beauté du
sujet, la nouveauté des fictions, la force des vers, la
facilité de l'expression, la solidité du raisonnement, la
chaleur des passions, les tendresses de l'amour et de
l'amitié; et cet heureux assemblage est ménagé de sorte
qu'elle s'élève d'acte en acte. Le second passe le premier,
le troisième est au-dessus du second, et le dernier l'emporte
sur tous les autres. L'action y est une, grande, complète;
sa durée ne va point, ou fort peu, au delà de celle
de la représentation[851]. Le jour en est le plus illustre qu'on
puisse imaginer[852], et l'unité de lieu s'y rencontre en la manière
que je l'explique dans le troisième de ces discours[853],
et avec l'indulgence que j'ai demandée pour le théâtre.
Ce n'est pas que je me flatte assez pour présumer
qu'elle soit sans taches. On a fait tant d'objections contre
422
la narration de Laonice au premier acte[854], qu'il est malaisé
de ne donner pas les mains à quelques-unes[855]. Je ne la
tiens pas toutefois si inutile qu'on l'a dit. Il est hors de
doute que Cléopatre, dans le second[856], feroit connoître
beaucoup de choses par sa confidence avec cette Laonice,
et par le récit qu'elle en a fait à ses deux fils, pour leur
remettre devant les yeux combien[857] ils lui ont d'obligation[858];
mais ces deux scènes demeureroient assez obscures,
si cette narration ne les avoit précédées, et du moins les
423
justes défiances de Rodogune à la fin du premier acte, et
la peinture que Cléopatre fait d'elle-même dans son monologue
qui ouvre le second, n'auroient pu se faire entendre
sans ce secours.
J'avoue qu'elle est sans artifice, et qu'on la fait de
sang-froid à un personnage protatique[859], qui se pourroit
toutefois justifier par les deux exemples de Térence que
j'ai cités sur ce sujet au premier discours[860]. Timagène,
qui l'écoute, n'est introduit que pour l'écouter, bien que
je l'emploie au cinquième[861] à faire celle de la mort de
Séleucus, qui se pouvoit faire par un autre. Il l'écoute
sans y avoir aucun intérêt notable, et par simple curiosité
d'apprendre ce qu'il pouvoit avoir su déjà en la cour
d'Égypte, où il étoit en assez bonne posture, étant gouverneur
des neveux du Roi, pour entendre des nouvelles
assurées de tout ce qui se passoit dans la Syrie, qui en
est voisine. D'ailleurs, ce qui ne peut recevoir d'excuse,
c'est que, comme il y avoit déjà quelque temps qu'il étoit
de retour avec les princes, il n'y a pas d'apparence qu'il
aye attendu ce grand jour de cérémonie pour s'informer
de sa sœur comment se sont passés tous ces troubles qu'il
dit ne savoir que confusément. Pollux, dans Médée,
n'est qu'un personnage protatique qui écoute sans intérêt
comme lui[862]; mais sa surprise de voir Jason à Corinthe,
où il vient d'arriver[863], et son séjour en Asie, que la mer
en sépare, lui donnent juste sujet d'ignorer ce qu'il en
apprend. La narration ne laisse pas de demeurer froide
424
comme celle-ci, parce qu'il ne s'est encore rien passé
dans la pièce qui excite la curiosité de l'auditeur, ni qui
lui puisse donner quelque émotion en l'écoutant; mais
si vous voulez réfléchir sur celle de Curiace dans l'Horace,
vous trouverez qu'elle fait tout un autre effet. Camille,
qui l'écoute, a intérêt, comme lui, à savoir
comment s'est faite une paix dont dépend leur mariage;
et l'auditeur, que Sabine et elle n'ont entretenu que de
leurs malheurs et des appréhensions d'une bataille qui se
va donner entre deux partis où elles voient leurs frères
dans l'un et leur amour dans l'autre, n'a pas moins
d'avidité qu'elle d'apprendre comment une paix si surprenante
s'est pu conclure.
Ces défauts dans cette narration confirment ce que j'ai
dit ailleurs[864], que lorsque la tragédie a son fondement
sur des guerres entre deux États, ou sur d'autres affaires
publiques, il est très-malaisé d'introduire un acteur qui
les ignore, et qui puisse recevoir le récit qui en doit instruire
les spectateurs en parlant à lui.
J'ai déguisé quelque chose de la vérité historique en
celui-ci: Cléopatre n'épousa Antiochus qu'en haine de
ce que son mari avoit épousé Rodogune chez les Parthes,
et je fais qu'elle ne l'épouse que par la nécessité de ses
affaires, sur un faux bruit de la mort de Démétrius, tant
pour ne la faire pas méchante sans nécessité, comme
Ménélas dans l'Oreste d'Euripide[865], que pour avoir lieu
de feindre que Démétrius n'avoit pas encore épousé Rodogune,
et venoit l'épouser dans son royaume pour la
mieux établir en la place de l'autre, par le consentement
de ses peuples, et assurer la couronne aux enfants qui
naîtroient de ce mariage. Cette fiction m'étoit absolument
425
nécessaire, afin qu'il fût tué avant que de l'avoir
épousée, et que l'amour que ses deux fils ont pour elle ne
fît point d'horreur aux spectateurs, qui n'auroient pas
manqué d'en prendre une assez forte, s'ils les eussent
vus amoureux de la veuve de leur père: tant cette affection
incestueuse répugne à nos mœurs!
Cléopatre a lieu d'attendre ce jour-là à faire confidence
à Laonice[866] de ses desseins et des véritables raisons de
tout ce qu'elle a fait. Elle eût pu trahir son secret aux
princes ou à Rodogune, si elle l'eût su plus tôt; et cette
ambitieuse mère ne lui en fait part qu'au moment qu'elle
veut bien qu'il éclate, par la cruelle proposition qu'elle
va faire à ses fils. On a trouvé celle que Rodogune leur
fait à son tour indigne d'une personne vertueuse, comme
je la peins; mais on n'a pas considéré qu'elle ne la fait
pas, comme Cléopatre, avec espoir de la voir exécuter
par les princes, mais seulement pour s'exempter d'en
choisir aucun, et les attacher tous deux à sa protection
par une espérance égale. Elle étoit avertie par Laonice
de celle que la Reine leur avoit faite, et devoit prévoir
que si elle se fût déclarée pour Antiochus, qu'elle aimoit,
son ennemie, qui avoit seule le secret de leur naissance,
n'eût pas manqué de nommer Séleucus pour aîné, afin,
de les commettre l'un contre l'autre, et d'exciter[867] une
guerre civile qui eût pu causer sa perte. Ainsi elle devoit
s'exempter de choisir, pour les contenir tous deux dans
l'égalité de prétention, et elle n'en avoit point de meilleur
moyen que de rappeler le souvenir de ce qu'elle
devoit à la mémoire de leur père, qui avoit perdu la vie
pour elle, et leur faire cette proposition qu'elle savoit
426
bien qu'ils n'accepteroient pas. Si le traité de paix l'avoit
forcée à se départir de ce juste sentiment de reconnoissance[868],
la liberté qu'ils lui rendoient la rejetoit dans cette
obligation. Il étoit de son devoir de venger cette mort;
mais il étoit de celui des princes de ne se pas charger de
cette vengeance. Elle avoue elle-même à Antiochus
qu'elle les haïroit, s'ils lui avoient obéi; que comme
elle a fait ce qu'elle a dû par cette demande, ils font ce
qu'ils doivent par leur refus[869]; qu'elle aime trop la vertu
pour vouloir être le prix d'un crime, et que la justice
qu'elle demande de la mort de leur père seroit un parricide,
si elle la recevoit de leurs mains.
Je dirai plus: quand cette proposition seroit tout à
fait condamnable en sa bouche, elle mériteroit quelque
grâce et pour l'éclat que la nouveauté de l'invention a
fait au théâtre, et pour l'embarras surprenant où elle
jette les princes, et pour l'effet qu'elle produit dans le
reste de la pièce, qu'elle conduit à l'action historique.
Elle est cause que Séleucus, par dépit, renonce au trône
et à la possession de cette princesse; que la Reine, le
voulant animer contre son frère, n'en peut rien obtenir,
et qu'enfin elle se résout par désespoir de les perdre tous
deux, plutôt que de se voir sujette de son ennemie.
Elle commence par Séleucus, tant pour suivre l'ordre
de l'histoire, que parce que, s'il fût demeuré en vie après
Antiochus et Rodogune, qu'elle vouloit empoisonner
publiquement, il les auroit pu venger. Elle ne craint
pas la même chose d'Antiochus pour son frère, d'autant
qu'elle espère que le poison violent qu'elle lui a préparé
fera un effet assez prompt pour la faire mourir avant
427
qu'il ait pu rien savoir de cette autre mort[870], ou du moins
avant qu'il l'en puisse convaincre, puisqu'elle a si bien
pris son temps pour l'assassiner, que ce parricide n'a
point eu de témoins. J'ai parlé ailleurs de l'adoucissement
que j'ai apporté pour empêcher qu'Antiochus n'en
commît un en la forçant de prendre le poison qu'elle lui
présente[871], et du peu d'apparence qu'il y avoit qu'un
moment après qu'elle a expiré presque à sa vue, il parlât
d'amour et de mariage à Rodogune[872]. Dans l'état où ils
rentrent derrière le théâtre, ils peuvent le résoudre quand
ils le jugeront à propos. L'action est complète, puisqu'ils
sont hors de péril; et la mort de Séleucus m'a exempté de
développer le secret du droit d'aînesse entre les deux
frères, qui d'ailleurs n'eût jamais été croyable, ne pouvant
être éclairci que par une bouche en qui l'on n'a pas
vu assez de sincérité pour prendre aucune assurance sur
son témoignage.
LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES
POUR LES VARIANTES DE RODOGUNE.
ÉDITIONS SÉPARÉES.
RECUEILS.
- 1652 in-12;
- 1654 in-12;
- 1655 in-12;
- 1656 in-12;
- 1660 in-8o;
- 1663 in-fol.;
- 1664 in-8o;
- 1668 in-12;
- 1682 in-12;
428
ACTEURS.
CLÉOPATRE, |
|
reine de Syrie, veuve de Démétrius Nicanor[873]. |
SÉLEUCUS,
ANTIOCHUS, |
} |
fils de Démétrius et de Cléopatre[874]. |
RODOGUNE, |
|
sœur de Phraates, roi des Parthes[875]. |
TIMAGÈNE, |
|
gouverneur des deux princes[876]. |
ORONTE, |
|
ambassadeur de Phraates[877]. |
LAONICE, |
|
sœur de Timagène, confidente de Cléopatre[878]. |
La scène est à Séleucie, dans le palais royal.
429
RODOGUNE.
TRAGÉDIE.
ACTE I.
SCÈNE PREMIÈRE.
LAONICE, TIMAGÈNE.
Enfin ce jour pompeux, cet heureux jour nous luit,
Qui d'un trouble si long doit dissiper la nuit,
Ce grand jour où l'hymen, étouffant la vengeance,
Entre le Parthe et nous remet l'intelligence
[879],
Affranchit sa princesse, et nous fait pour jamais5
Du motif de la guerre un lien de la paix;
Ce grand jour est venu, mon frère, où notre reine,
Cessant de plus tenir la couronne incertaine,
Doit rompre aux yeux de tous son silence obstiné,
De deux princes gémeaux nous déclarer l'aîné;10
Et l'avantage seul d'un moment de naissance,
Dont elle a jusqu'ici caché la connoissance,
Mettant au plus heureux le sceptre dans la main,
Va faire l'un sujet, et l'autre souverain.
Mais n'admirez-vous point que cette même reine15
Le donne pour époux à l'objet de sa haine,
Et n'en doit faire un roi qu'afin de couronner
Celle que dans les fers elle aimoit à gêner?
Rodogune, par elle en esclave traitée,
Par elle se va voir sur le trône montée,20
Puisque celui des deux qu'elle nommera roi
Lui doit donner la main et recevoir sa foi.
Pour le mieux admirer, trouvez bon, je vous prie,
Que j'apprenne de vous les troubles de Syrie.
J'en ai vu les premiers, et me souviens encor25
Des malheureux succès du grand roi Nicanor,
Quand des Parthes vaincus pressant l'adroite fuite
[880],
Il tomba dans leurs fers au bout de sa poursuite.
Je n'ai pas oublié que cet événement
Du perfide Tryphon fit le soulèvement.30
Voyant le Roi captif, la Reine désolée,
Il crut pouvoir saisir la couronne ébranlée;
Et le sort, favorable à son lâche attentat,
Mit d'abord sous ses lois la moitié de l'État.
La Reine, craignant tout de ces nouveaux orages
[881],
35
En sut mettre à l'abri ses plus précieux gages;
Et pour n'exposer pas l'enfance de ses fils,
Me les fit chez son frère
[882] enlever à Memphis.
Là, nous n'avons rien su que de la renommée,
Qui par un bruit confus diversement semée,40
N'a porté jusqu'à nous ces grands renversements
[883]
Que sous l'obscurité de cent déguisements.
Sachez donc que Tryphon, après quatre batailles,
Ayant su nous réduire à ces seules murailles
[884],
En forma tôt le siége; et pour comble d'effroi,45
Un faux bruit s'y coula touchant la mort du Roi.
Le peuple épouvanté, qui déjà dans son âme
Ne suivoit qu'à regret les ordres d'une femme,
Voulut forcer la Reine à choisir un époux
[885].
Que pouvoit-elle faire et seule et contre tous?50
Croyant son mari mort, elle épousa son frère
[886].
L'effet montra soudain ce conseil salutaire.
Le prince Antiochus, devenu nouveau roi,
Sembla de tous côtés traîner l'heur avec soi
[887]:
La victoire attachée au progrès de ses armes55
Sur nos fiers ennemis rejeta nos alarmes
[888];
Et la mort de Tryphon dans un dernier combat,
Changeant tout notre sort, lui rendit tout l'État
[889].
Quelque promesse alors qu'il eût faite à la mère
De remettre ses fils au trône de leur père,60
Il témoigna si peu de la vouloir tenir,
Qu'elle n'osa jamais les faire revenir.
Ayant régné sept ans, son ardeur militaire
[890]
Ralluma cette guerre où succomba son frère:
Il attaqua le Parthe, et se crut assez fort65
Pour en venger sur lui la prison et la mort.
Jusque dans ses États il lui porta la guerre;
Il s'y fit partout craindre à l'égal du tonnerre;
Il lui donna bataille, où mille beaux exploits....
Je vous achèverai le reste une autre fois,70
Un des princes survient.
(Elle veut se retirer[891].)
SCÈNE II.
ANTIOCHUS, TIMAGÈNE, LAONICE.
Demeurez, Laonice:
Vous pouvez, comme lui, me rendre un bon office.
Dans l'état où je suis, triste et plein de souci,
Si j'espère beaucoup, je crains beaucoup aussi.
Un seul mot aujourd'hui, maître de ma fortune,75
M'ôte ou donne à jamais le sceptre et Rodogune;
Et de tous les mortels ce secret révélé
Me rend le plus content ou le plus désolé.
Je vois dans le hasard tous les biens que j'espère,
Et ne puis être heureux sans le malheur d'un frère;80
Mais d'un frère si cher, qu'une sainte amitié
[892]
Fait sur moi de ses maux rejaillir
[893] la moitié.
Donc, pour moins hasarder, j'aime mieux moins prétendre;
Et pour rompre le coup que mon cœur n'ose attendre,
Lui cédant de deux biens le plus brillant aux yeux,85
M'assurer de celui qui m'est plus précieux.
Heureux si, sans attendre un fâcheux droit d'aînesse,
Pour un trône incertain j'en obtiens la Princesse,
Et puis par ce partage épargner les soupirs
Qui naîtroient de ma peine ou de ses déplaisirs!90
Va le voir de ma part, Timagène, et lui dire
Que pour cette beauté je lui cède l'empire;
Mais porte-lui si haut la douceur de régner,
Qu'à cet éclat du trône il se laisse gagner;
Qu'il s'en laisse éblouir jusqu'à ne pas connoître95
A quel prix je consens de l'accepter pour maître.
(Timagène s'en va, et le Prince continue à parler à Laonice.)
Et vous, en ma faveur voyez ce cher objet,
Et tâchez d'abaisser ses yeux sur un sujet
Qui peut-être aujourd'hui porteroit la couronne,
S'il n'attachoit les siens à sa seule personne
[894],
100
Et ne la préféroit à cet illustre rang
Pour qui les plus grands cœurs prodiguent tout leur sang.
(Timagène rentre sur le théâtre[895].)
Seigneur, le Prince vient, et votre amour lui-même
Lui peut sans interprète offrir le diadème.
Ah! je tremble, et la peur d'un trop juste refus105
Rend ma langue muette et mon esprit confus.
SCÈNE III.
SÉLEUCUS, ANTIOCHUS, TIMAGÈNE, LAONICE.
Vous puis-je en confiance expliquer ma pensée
[896]?
Parlez: notre amitié par ce doute est blessée.
Hélas! c'est le malheur que je crains aujourd'hui.
L'égalité, mon frère, en est le ferme appui;110
C'en est le fondement, la liaison, le gage;
Et voyant d'un côté tomber tout l'avantage,
Avec juste raison je crains qu'entre nous deux
L'égalité rompue en rompe les doux nœuds
[897],
Et que ce jour, fatal à l'heur de notre vie,115
Jette sur l'un de nous trop de honte ou d'envie.
Comme nous n'avons eu jamais qu'un sentiment,
Cette peur me touchoit, mon frère, également;
Mais si vous le voulez, j'en sais bien le remède.
Si je le veux! bien plus, je l'apporte, et vous cède120
Tout ce que la couronne a de charmant en soi.
Oui, Seigneur, car je parle à présent à mon roi,
Pour le trône cédé, cédez-moi Rodogune
[898],
Et je n'envierai point votre haute fortune.
Ainsi notre destin n'aura rien de honteux,125
Ainsi notre bonheur n'aura rien de douteux;
Et nous mépriserons ce foible droit d'aînesse,
Vous, satisfait du trône, et moi de la Princesse.
Recevez-vous l'offre avec déplaisir?
Pouvez-vous nommer offre une ardeur de choisir
[899],
130
Qui de la même main qui me cède un empire,
M'arrache un bien plus grand, et le seul où j'aspire?
Elle-même; ils en sont les témoins.
Quoi? l'estimez-vous tant?
Quoi? l'estimez-vous moins?
Elle vaut bien un trône, il faut que je le die.135
Elle vaut à mes yeux tout ce qu'en a l'Asie
[900].
Vous l'aimez donc, mon frère?
Et vous l'aimez aussi:
C'est là tout mon malheur, c'est là tout mon souci.
J'espérois que l'éclat dont le trône se pare
[901]
Toucheroit vos desirs plus qu'un objet si rare;140
Mais aussi bien qu'à moi son prix vous est connu,
Et dans ce juste choix vous m'avez prévenu.
Ah, déplorable prince!
Ah, destin trop contraire!
Que ne ferois-je point contre un autre qu'un frère?
O mon cher frère! ô nom pour un rival trop doux!145
Que ne ferois-je point contre un autre que vous?
Où nous vas-tu réduire, amitié fraternelle?