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HISTOIRE
DE LA
PROSTITUTION
CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE
DEPUIS
L’ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU’A NOS JOURS,
PAR
PIERRE DUFOUR,
Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et étrangères.
ÉDITION ILLUSTRÉE
Par 20 belles gravures sur acier, exécutées par les Artistes les plus éminents.
TOME TROISIÈME
PARIS.—1852.
SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI;
ET CHEZ MARTINON, RUE DU COQ-SAINT-HONORÉ, 4.
TYPOGRAPHIE PLON FRÈRES,
RUE DE VAUGIRARD, 36, A PARIS.
CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE
DEPUIS
L’ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU’A NOS JOURS,
PAR
PIERRE DUFOUR,
Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et étrangères.
TOME TROISIÈME.
PARIS—1852
SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI,
ET
P. MARTINON, RUE DU COQ-SAINT-HONORÉ, 4.
HISTOIRE
DE
LA PROSTITUTION.
SECONDE PARTIE.
ÈRE CHRÉTIENNE.
Sommaire.—Ère chrétienne: introduction.—Le mariage chrétien.—Épîtres de saint Paul aux Romains sur leurs abominables vices.—La sentine de la population des faubourgs de Rome aux prédications de saint Paul.—Le mariage, conseillé par saint Paul comme dernier préservatif contre les tentations de la chair.—Fornicatio, immunditia, impudicitia et luxuria.—Prédications de saint Paul contre la Prostitution.—Les philosophes païens ne recommandaient la tempérance qu’au point de vue de l’économie physique.—La chasteté religieuse chez les païens et le célibat chrétien.—Triomphe de la virginité chrétienne.—Guerre éclatante de la morale évangélique contre la Prostitution.—Les époux dans le mariage chrétien.—Sévérité de l’Église naissante à l’égard des infractions charnelles que la loi n’atteignait pas.—Pourquoi les païens infligèrent de préférence aux vierges chrétiennes le supplice de la Prostitution.
Tous les cultes du paganisme n’étaient, pour ainsi dire, que des symboles et des mystères de Prostitution: le christianisme, en se proposant de les faire disparaître et de les remplacer par un seul culte fondé sur la morale humaine et divine, dut s’attaquer tout d’abord à la Prostitution et réformer les mœurs avant de changer le dogme religieux. Il est certain que les premiers apôtres commencèrent leur [8] mission au milieu d’un monde corrompu, en prêchant la continence et la chasteté comme principes fondamentaux de la doctrine nouvelle. Jésus-Christ avait vécu, en effet, sur la terre, chastement et virginalement, quoiqu’il eût absous la femme pécheresse et converti la Madeleine, quoiqu’il eût relevé par le repentir les malheureuses victimes du démon de la chair. C’était donc un fait inconnu dans la société païenne, que cet enseignement et cette pratique des vertus qu’on peut appeler sensuelles, et ce pardon céleste qui avait toujours le privilége d’effacer les souillures invétérées. Ce fut aussi un étrange contraste avec les lois civiles et morales de l’antiquité, que ce frein austère imposé aux appétits charnels, et cette indulgente pitié pour les erreurs de la fragilité terrestre. En présence de la jurisprudence romaine, qui condamnait à mort l’adultère; malgré la loi de Moïse, qui n’était pas moins rigoureuse et qui était encore plus scrupuleusement observée chez les Juifs; Jésus-Christ osa dire aux scribes et aux pharisiens, qui lui amenaient une femme surprise en adultère et qui voulaient la lapider devant lui: «Que celui de vous qui est sans péché jette la première pierre contre elle!» Puis, ayant demandé à cette criminelle, agenouillée à ses pieds, quels étaient les accusateurs et les juges, il lui dit d’une voix douce et consolante: «Ce n’est pas moi qui vous condamnerai! Allez et ne péchez plus (vade et jam amplius noli peccare).» Et pourtant [9] Jésus avait institué le mariage chrétien, bien différent de ce qu’était l’union conjugale dans les mœurs grecques et romaines. La sainteté de ce mariage indissoluble, contracté vis-à-vis de Dieu, éclate dans ces paroles qui renfermaient toute une législation, toute une moralité, toute une philosophie: «L’homme laissera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et les deux seront une seule chair; ainsi, ils ne seront plus deux, mais une seule chair. Que l’homme donc ne sépare pas ce que Dieu a joint.»
L’œuvre du Christ devait être de régénérer le monde moral et d’apprendre à l’humanité le respect qu’elle se doit à elle-même; la religion sortie de l’Évangile fut comme une digue destinée à contenir les débordements de la corruption antique, alors que ces débordements menaçaient d’engloutir toutes les notions primitives du bien et de l’honnête. Il ne fallut pas moins de trois siècles de lutte, de prédication et surtout d’exemple, pour renverser les temples impurs d’Isis, de Cérès, de Vénus, de Flore et des autres divinités de la Prostitution. Le christianisme, en déclarant la guerre, non-seulement aux abus des jouissances physiques, mais encore à ces jouissances mêmes, eut beaucoup plus de peine à détruire le paganisme, qui les protégeait quand il ne les encourageait pas. On comprend les efforts immenses des apôtres et de leurs saints successeurs pour arriver à ce prodigieux résultat: l’établissement [10] de la loi morale et la répression religieuse de la sensualité. Moïse avait posé en principe dans le Deutéronome: «Il n’y aura point de prostituée dans Israël;» mais ce commandement n’avait jamais été mis à exécution chez les Israélites, qui ne se firent pas faute d’avoir des prostituées de leur nation et souvent d’en fournir aux nations étrangères. La Prostitution légale était peut-être plus active et plus répandue dans la Judée, que dans le reste de l’empire romain. Saint Paul, inspiré par le Christ, avait donc à faire ce que Moïse n’avait pas fait, lorsqu’il se leva pour chasser de l’Église naissante l’esprit malin de la Prostitution: «Ne vivez pas dans les festins et l’ivrognerie, disait-il en ses Épîtres aux Romains, ni dans les impudicités, ni dans les débauches (cubilibus et impudicitiis), ni dans les contentions, ni dans les envies; mais revêtez-vous de notre Seigneur J.-C. et ne cherchez point à contenter votre chair selon les plaisirs de votre sensualité (et carnis curam feceritis in desideriis).» Pendant tout le cours de son apostolat, saint Paul poursuivit avec une inflexible rigueur le péché de la chair, dans lequel il croyait combattre l’essence même du paganisme.
Il est vrai que saint Paul connaissait bien ce dont les païens étaient capables en fait d’incontinence, et lui-même avait vécu assez longtemps dans les voluptés, pour en apprécier la fatale influence. Aussi, dès sa première épître aux Romains, il leur adresse [11] d’énergiques reproches sur leurs abominables vices, qu’il appelle les passions de l’ignominie (passiones ignominiæ); il les représente comme tout souillés de la plus hideuse luxure (masculi in masculos turpitudinem operantes). C’est à l’idolâtrie qu’il attribue cette effrayante démoralisation, qui était devenue une forme du culte des faux dieux. «Ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible, s’écrie-t-il avec une chaste horreur, pour lui donner la figure de l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et des serpents. Voilà pourquoi Dieu les a livrés aux convoitises de leur cœur, à l’impureté, de sorte qu’ils prêtent leur corps l’un à l’autre en le déshonorant (propter quod tradidit illos Deus in desideria cordis eorum, in immunditiam, ut contumeliis afficiant corpora sua in semetipsis).» Les Romains furent bien surpris que l’apôtre du roi des Juifs s’avisât de leur défendre ce que les plus rigides philosophes avaient pleinement autorisé par leur exemple autant que par leurs écrits, à l’exception toutefois de Sénèque, qui passait alors pour un chrétien déguisé. Mais saint Paul n’était pas venu à Rome pour transiger avec son ennemi, le péché de la chair, que Dieu avait condamné, disait-il, par cela même que Dieu avait envoyé sur la terre son propre fils en forme de chair de péché (in similitudinem carnis peccati), pour racheter le péché: «L’affection de la chair est inimitié contre Dieu, car elle ne se rend point sujette à la loi de Dieu. C’est pourquoi ceux qui sont en la [12] chair ne peuvent plaire à Dieu (qui autem in carne sunt, Deo placere non possunt).»
Ceux qui écoutaient les prédications de saint Paul n’étaient pas de riches voluptueux, vivant dans les délices et faisant contribuer le monde entier à la satisfaction de leurs voluptés; c’étaient de pauvres plébéiens qui ne savaient rien de ces monstrueux raffinements de la débauche asiatique, apportée dans Rome avec les trophées des peuples vaincus; c’étaient des bateliers du Tibre, des mendiants de carrefour, des fossoyeurs de la voie Appienne, des vendeuses de poissons, des marchandes d’herbes, des esclaves fugitifs, de malheureux affranchis. Mais, parmi cette sentine de la population des faubourgs de la ville éternelle, il y avait la jeune génération qu’on élevait, filles et garçons, pour l’usage de la Prostitution mercenaire. L’Apôtre s’adressait surtout à ces tristes victimes de la corruption de leurs parents, ou de leurs maîtres, ou de leurs camarades; il n’essayait pas à les faire rougir de leur ignoble genre de vie, mais il leur conseillait d’y renoncer pour se consacrer au service du vrai Dieu qui ne voulait que des esprits et non des corps. «Vous avez prêté vos membres au service de l’impureté et de l’iniquité, pour commettre l’iniquité (exhibuistis membra vestra servire immunditiæ et iniquitati, ad iniquitatem); maintenant appliquez vos membres au service de la justice pour vous sanctifier.» Plusieurs fois les prosélytes de saint [13] Paul, étonnés de la sévérité de ses préceptes à l’égard des rapports charnels entre les deux sexes, lui demandèrent comment imposer silence à leurs désirs et à leurs appétits plus ou moins impérieux; le vertueux saint leur conseillait la prière, le jeûne, la méditation, la pénitence comme les plus efficaces remèdes à employer contre les soulèvements de la chair; puis, ces remèdes ne suffisant pas à quelques natures rebelles, il laissait au mariage la tâche délicate de dompter ces rébellions: «S’ils sont faibles pour garder la continence, disait-il aux Corinthiens, qu’ils se marient, car il vaut mieux se marier que de brûler (quod si non se continent, nubant. Melius est enim nubere quam uri).»
Le mariage chrétien étant le dernier préservatif que saint Paul opposait aux tentations de la chair, il établissait donc le véritable caractère de ce mariage, qui fut la plus forte digue inventée contre la Prostitution par le christianisme, et pourtant il ne paraissait pas très-chaud partisan de l’union conjugale, quand il disait aux Corinthiens en manière d’énigme: «Celui qui marie sa fille fait bien, mais celui qui ne la marie pas fait encore mieux.» Il est vrai que, peu de temps après, il revenait sur cette délicate question, à propos des femmes qui priaient sans avoir la tête couverte: «La femme est la gloire de l’homme! s’écriait-il en inclinant à des sentiments plus humains; elle est la gloire de l’homme, parce que l’homme n’est pas sorti de la femme, [14] mais bien la femme de l’homme; et aussi, l’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme.» Saint Paul n’en était pas moins inflexible à l’égard de toute concession faite à la chair: «La volonté de Dieu, dit-il aux Thessaloniciens, est que vous soyez saints et purs, et que vous vous absteniez de la fornication, et que chacun de vous sache posséder le vase de son corps saintement et honnêtement (ut sciat unusquisque vestrum vas suum possidere in sanctificatione et honore), et non point en suivant les mouvements de la concupiscence comme les païens qui ne connaissent point Dieu, car Dieu ne nous a pas appelés pour être impurs, mais pour être saints.» Ailleurs il énumère les divers degrés d’impureté, par lesquels le corps peut passer en se souillant aussi à divers degrés: «Les œuvres de la chair sont la fornication, l’impureté, l’impudicité, la luxure.» Chacun de ces péchés a été défini par les Pères de l’Église et les théologiens: la fornication, fornicatio, c’est le commerce d’un homme libre avec une femme libre, c’est l’acte charnel accompli en dehors du mariage; l’impureté, immunditia, c’est l’habitude des sales voluptés, c’est la recherche des plaisirs obscènes; l’impudicité, impudicitia, c’est la sodomie ou autre acte contre nature; enfin, la luxure, luxuria, c’est la paillardise, c’est le déchaînement de la sensualité.
RIBAUDE SUISSE (XVI Siècle)
A Éphèse comme à Corinthe, à Colossis comme à Thessalonique, saint Paul attaque, poursuit et [15] terrasse le paganisme sous la forme du sensualisme ou de la luxure; c’est la Prostitution qu’il combat sans cesse, parce qu’il la retrouve partout et qu’il va la flétrir jusque dans les mystères du culte des faux dieux. Saint Paul avait été païen; il avait donc par lui-même connu, apprécié le véritable caractère de la religion matérielle qu’il voulait remplacer par la religion de l’esprit; voilà pourquoi, dans toutes ses prédications, il se posait comme réformateur des mœurs, au nom de Jésus-Christ, qui, selon l’expression d’un Père de l’Église, avait vécu chastement, quoique né d’une femme, et ne s’était jamais dépouillé de sa robe blanche de virginité. Voilà pourquoi saint Paul disait littéralement aux Thessaloniciens: «La volonté de Dieu, c’est votre sanctification, afin que vous vous absteniez de la fornication (ut abstineatis vos à fornicatione) et que chacun de vous sache posséder le vase de son corps saintement et honorablement, sans céder aux mouvements de la concupiscence, à l’instar des gentils qui ignorent Dieu.» Il disait de même aux Colossiens: «Mortifiez donc vos membres qui sont sur la terre, c’est-à-dire la fornication, l’impureté, la luxure, la concupiscence.» Il disait aux Galates: «Celui qui sème dans sa chair recueillera de sa chair la corruption, et celui qui sème dans l’esprit recueillera de l’esprit la vie éternelle.» S’il écrivait aux Éphésiens, c’était pour les conjurer de ne pas vivre comme les autres nations, qui, ayant perdu tout [16] remords et tout sentiment de pudeur, s’abandonnaient à la dissolution pour se plonger avec une avidité insatiable dans toutes sortes d’impuretés. S’il osait prêcher la chasteté et la continence au milieu des corruptions de la voluptueuse Corinthe et en présence des gens de mauvaise vie, des larrons et des débauchés, que la curiosité lui donnait pour auditeurs: «Ne savez-vous pas, s’écriait-il, que celui qui se joint à une prostituée est un même corps avec elle? Car ceux qui étaient deux ne sont plus qu’une chair, dit l’Écriture. Mais celui qui demeure attaché au Seigneur est un même esprit avec lui. Fuyez la fornication. Quelque autre péché que l’homme commette, il est hors du corps; mais celui qui commet la fornication pèche contre son propre corps (an nescitis quoniam qui adhæret meretrici unum corpus efficitur? Erunt enim, inquit, duo in carne una!... Fugite fornicationem. Omne peccatum quodcumque fecerit homo, extra corpus est; qui autem fornicatur, in corpus suum peccat).»
Tous les apôtres étaient, d’ailleurs, d’accord avec saint Paul, pour condamner le paganisme dans ses œuvres de Prostitution: ils ne faisaient que se conformer aux sentiments des prophètes et à la lettre de la Bible; mais les évangélistes s’étaient prononcés avec moins d’énergie contre les péchés de la chair. Saint Jean avait même séparé en deux catégories distinctes les actes spirituels et corporels, de manière qu’ils ne fussent pas confondus dans un [17] même jugement: «Ce qui est né de la chair est chair; ce qui est né de l’esprit est esprit.» C’était peut-être une excuse charitable offerte aux pécheurs charnels qui voudraient se purifier par les eaux du baptême. Quoi qu’il en soit, la doctrine de saint Paul, plus austère et moins équivoque, fut adoptée généralement par les premiers Pères de l’Église et par les conciles. «Haïssez comme un vêtement souillé, avait dit saint Jude, tout ce qui tient de la corruption de la chair.» De cette horreur pour l’incontinence devait inévitablement sortir le célibat chrétien.
La philosophie, il est vrai, avait enseigné quelquefois la tempérance aux païens; mais cette tempérance philosophique ne tirait sa raison d’être que de considérations purement humaines; elle n’était que relative et accidentelle, car Cicéron prétendait que la nature devait se faire obéir et que ses lois parlaient aussi haut que celles d’un dieu. Aristote, de son côté, ne proposait pas d’autre règle dans l’usage des plaisirs sensuels, que la connaissance de ses propres forces, c’est-à-dire l’instinct de nature. Aussi, les philosophes ne recommandaient-ils la tempérance, qu’au point de vue de la santé et de l’économie physique; ils s’abandonnaient souvent eux-mêmes à leur convoitise, parce qu’ils regardaient les plaisirs des sens comme très-conformes à la nature (ὡς φύσεως ἔργον), suivant le témoignage de saint Nil, disciple de saint Jean Chrysostome. La [18] pudeur n’était une vertu que dans les chants des poëtes; et cette vertu même chez les anciens n’avait pas les attributions qu’on pourrait lui supposer d’après son nom. La Pudicité, qui eut des temples et des autels dans tout l’empire romain, ne représentait pas, de l’avis des plus savants antiquaires, la virginité ou même la continence; elle figurait plutôt la conscience, la voix intime de l’âme, la honte du mal et l’amour du bien. Cette Pudicité romaine avait pour simulacre une femme assise, quelquefois voilée, portant la main droite vers son visage et le désignant avec son index levé, pour exprimer que le signe de la pudeur éclate dans un regard qui s’abaisse et sur un front qui rougit. Sénèque est peut-être le seul philosophe païen qui ait compris et enseigné la chasteté morale, que les chrétiens s’imposaient avec une pieuse abnégation de l’instinct de nature: «Parmi eux, rapporte Origène, les personnes les plus simples et les moins éclairées, et même celles qui appartiennent à la plus basse condition, font paraître souvent dans leurs mœurs et dans leur conduite une gravité, une pureté, une chasteté et une innocence admirables, tandis que ces grands philosophes, qui se donnent pour sages, sont si éloignés de ces vertus, qu’ils se souillent ouvertement des crimes les plus infâmes et les plus abominables.»
La chasteté religieuse, néanmoins, n’était pas absolument dédaignée par les païens. Nous avons [19] déjà dit que les hommes et les femmes s’abstenaient de tout rapport sexuel lorsqu’ils se proposaient d’offrir un sacrifice aux dieux; les amants eux-mêmes s’éloignaient alors de leurs maîtresses, et celles-ci évitaient un contact charnel qui les eût forcées de se purifier avant la cérémonie. L’acte vénérien n’était pas considéré comme répréhensible en aucun cas, et il n’offensait jamais la divinité, qui l’encourageait, au contraire, dans une acception générale; mais c’était déjà commencer une offrande, agréable au dieu qui en était l’objet, que de se priver, à l’intention de ce dieu, d’une jouissance qu’on estimait entre toutes. Il y avait là un sacrifice de l’espèce la plus délicate, puisque le sacrificateur était en même temps la victime. Cette continence de pure dévotion se trouvait donc souvent dans la vie privée des Romains qui pratiquaient leur religion avec quelque scrupule: la veille de certaines fêtes, aux approches de certains mystères, le lit conjugal ne réunissait plus les deux époux, qui avaient soin de se tenir à distance et de s’imposer une réserve absolue sur les plaisirs du mariage. Ovide, dans ses Fastes (liv. II), nous montre Hercule, Hercule lui-même, se conformant à l’usage, lorsqu’il se préparait avec Omphale à sacrifier à Bacchus: ils couchaient dans deux lits séparés, quoique voisins (et positis juxta succubuere toris), et ils ne faisaient rien qui pût nuire à la décence du sacrifice. Les prêtres, qui sacrifiaient tous les jours, n’étaient pas tenus sans doute d’être chastes [20] tous les jours; cependant on pourrait inférer, de plusieurs passages des auteurs latins, qu’un sacrifice n’était reconnu bon et propice, qu’autant que le sacrificateur avait les mains pures. La chasteté plaît aux dieux, dit le poëte Tibulle (casta placent superis), qui recommande aux néophytes de ne s’approcher de l’autel qu’avec des habits immaculés (pura cum veste) et de ne puiser l’eau sacrée qu’avec des mains chastes. «Loin des autels, s’écrie Tibulle, celui qui a donné une partie de sa nuit à Vénus! (Discedite ab aris, queis tulit hesterna gaudia nocte Venus).» Quant au vœu de virginité, la religion païenne l’autorisait ou le prescrivait dans différentes circonstances; mais ce genre de virginité matérielle n’avait pas d’analogie avec la virginité morale telle que la comprenaient et l’observaient les chrétiens. Les vestales, par exemple, devaient conserver intacte leur fleur virginale, sous peine d’être enterrées vives et livrées au plus horrible supplice; mais la nécessité de rester vierges cessait pour elles à l’âge où finissait la puberté, et elles pouvaient alors entretenir le feu de Vénus comme elles avaient fait le feu de Vesta. Les plus jeunes, d’ailleurs, n’étaient point astreintes à la chasteté de l’esprit ni à l’innocence du cœur: elles assistaient aux jeux publics, aux combats de gladiateurs, aux mimes, aux atellanes, aux danses du théâtre; elles ne fermaient pas les yeux aux images voluptueuses, ni les oreilles aux paroles obscènes, aux chants impudiques. Leur virginité [21] ne dépassait donc pas la ceinture, suivant l’expression d’un Père de l’Église.
«Opposera-t-on, dit saint Ambroise (De virginitate, lib. I), à nos vierges chrétiennes les vierges de Vesta et les prêtresses de Pallas? Mais quelle espèce de virginité est celle que l’on fait consister, non pas dans la pureté et la sainteté des mœurs, mais dans le nombre des années, et qui n’est point perpétuelle, mais prescrite seulement jusqu’à un certain âge? Cette intégrité prétendue se change bientôt en libertinage, quand on est ainsi résolu de la perdre dans un âge plus avancé (petulantior est talis integritas, cujus corruptela seniori servatur ætati). Ceux qui prescrivent un temps à la virginité, apprennent ainsi à leurs vierges à ne pas persévérer dans cet état. Quelle religion, qui commande la pudicité aux jeunes et l’impudicité aux vieilles!... Non, ces vestales ne sont point chastes, puisqu’elles ne le sont que par contrainte, ni honnêtes, puisqu’on les achète ou plutôt qu’on les loue pour de l’argent, et l’on ne doit pas appeler pudor celle qui se donne en proie tous les jours aux regards impudiques de tout un peuple corrompu et débauché (nec pudor ille est qui intemperantium oculorum quotidiano expositus convitio, flagitiosis aspectibus verberatur)!» Les Pères de l’Église ne se lassaient pas de comparer les vierges chrétiennes aux vestales et aux vierges païennes, pour mieux faire ressortir la différence profonde qui existait entre la virginité des unes et [22] des autres. Saint Ambroise revient sans cesse sur le chapitre des vestales, pour rabaisser le mérite de leur virginité intéressée et imparfaite; il ne va pas aussi loin que Minutius Felix, qui juge cette virginité fort suspecte et qui ose dire que toutes les vestales seraient enterrées vives, si l’impunité ne protégeait pas leurs désordres (impunitatem fecerit non castitas tutior, sed impudicitia felicior): «Qu’on ne nous vante donc pas les vestales, s’écrie saint Ambroise, car la chasteté qui se vend à prix d’argent et qui ne se conserve pas par amour de la vertu, n’est pas chasteté; ce n’est pas la virginité, celle qui, comme à un encan, s’achète ou se loue pour un temps!» Quant à cette virginité toute corporelle que les païens exigeaient de leurs vestales, elle semblait si difficile à garder et si dangereuse à promettre, qu’on ne trouvait pas aisément une fille qui consentît à se vouer de son plein gré à la triste condition de vestale. «A peine avez-vous sept vestales, écrivait saint Ambroise à l’empereur Valentinien, et encore étaient-elles en bas âge quand elles furent consacrées à Vesta! Voilà tout ce que l’idolâtrie peut avoir de vierges à son service! Il y a sept malheureuses qui se laissent séduire par des habits brodés de pourpre, par des litières somptueuses, par un nombreux cortége d’esclaves, par des priviléges, des revenus énormes, et surtout par l’espoir de ne pas mourir vierges en dépit de leur vœu!»
Le célibat chrétien était devenu, surtout chez les [23] femmes, un des plus puissants moyens de propagande pour la religion évangélique; la doctrine formulée par saint Paul à l’égard de la continence avait été acceptée avec fanatisme par les jeunes converties, qui se faisaient une gloire de dompter les mouvements de la chair; car les ardeurs des sens se trouvaient apaisées, sinon éteintes, par l’abstinence, la sobriété, la prière et la solitude. Lorsque le célibat, que la loi romaine proscrivait comme une honte, fut considéré par les nouveaux adeptes de Jésus-Christ, comme un honneur et comme une victoire, on vit une sorte d’émulation parmi les vierges qui se vouaient à un mariage mystique avec le Fils de Dieu. Tout à coup la Prostitution antique s’arrêta et recula devant le triomphe de la virginité. «Que les gentils, disait saint Ambroise, élèvent les yeux du corps et en même temps ceux de l’âme; qu’ils voient cette multitude illustre, cette assemblée vénérable, ce peuple entier de vierges qui honorent l’Église (plebem pudoris, populum integritatis, concilium virginitatis): elles ne portent point de bandelettes sur la tête, mais un voile modeste qui ne se recommande que par un chaste usage; elles ne se permettent pas ces recherches de toilette qui servent au honteux trafic de la beauté (lenocinia pulchritudinis)!» Prudence, dans son livre contre Symmaque, exaltait aussi la virginité chrétienne: «Les plus beaux priviléges de nos vierges, disait-il, c’est la pudeur, c’est leur visage couvert d’un voile sacré, [24] c’est leur vie honnête et décente loin des regards profanes, c’est leur nourriture frugale, c’est leur esprit toujours sobre et chaste!» Il faut pourtant l’avouer, ce qui faisait ce concours, cette émulation de virginité, ce n’était pas tant le contentement de l’état virginal, que le plaisir d’avoir une supériorité sur les autres femmes et de se faire remarquer par une vertu qui avait une espèce d’apparat. Ainsi les vierges occupaient une place spéciale dans les cérémonies du culte; elles portaient aussi un attribut distinctif qui les signalait en public. Étrange coïncidence! cet attribut était la mitre que les courtisanes de Rome, principalement les Syriennes, avaient prise pour insignes et qui déshonorait la femme assez effrontée ou assez imprudente pour adopter pareille coiffure. La mitre des vierges, dont parle saint Optat (Contra Donat., lib. VI) différait sans doute, en hauteur, en forme et en couleur, de la mitre des courtisanes; elle ne souffrait pas, d’ailleurs, des cheveux longs et flottants, ni une perruque blonde, ni une chevelure crêpée étincelante de poudre d’or, car une vierge chrétienne proclamait sa vocation en se coupant les cheveux; en outre, cette mitre réhabilitée se cachait sous un voile violet, brun ou noir, qui couvrait le visage et les épaules, comme le flammeum des vestales.
Pendant les trois premiers siècles qui furent nécessaires à la fondation du dogme catholique, il y eut une guerre éclatante de la morale contre la Prostitution, [25] et les docteurs de l’Église opposèrent sans cesse à la philosophie sensuelle des païens la chaste et austère épreuve de la vie chrétienne. Les saints Pères voulaient se rendre maîtres du corps, pour mieux s’emparer des esprits. Les femmes s’enthousiasmèrent d’abord pour la virginité; à leur exemple, les hommes se soumirent à la continence. «Que peut-on imaginer de plus beau que la vertu sublime de chasteté? disait saint Bernard en s’inspirant, au onzième siècle, des grandes pensées de l’Église primitive. Elle rend net un corps qui était tiré d’une masse souillée et corrompue; d’un ennemi, elle fait un ami, et d’un homme un ange!» En opposition aux débauches religieuses du paganisme, le nouveau culte s’entourait de pratiques simples et modestes; ses mystères se célébraient dans une sainte contemplation, sans tumulte, sans clameurs, sans scandale. La pudeur et la décence présidaient à toutes les cérémonies chrétiennes. Les deux sexes étaient séparés dans les églises; ils ne se voyaient pas, quoiqu’ils fussent en présence devant l’autel; ils ne se rencontraient pas même en allant prier, et ils évitaient ainsi les périls d’un commerce familier qui eût donné carrière aux faiblesses de la chair. Les exhortations des prêtres n’avaient pas de texte plus favori que ces paroles de saint Paul, dans ses Épîtres aux Romains: «Ne livrez pas vos membres au péché pour lui servir d’armes d’iniquité!» L’éloge, la glorification de la chasteté servait de point de [26] départ à tous les enseignements. «La continence, disait saint Basile, est la ruine du péché, le dépouillement des affections vicieuses, la mortification des passions et des désirs même naturels de notre corps, l’augmentation des mérites, l’œuvre de Dieu, l’école de la vertu et la possession de tous les biens.» (Interrog., 17 resp.)
SÉDUCTION ET CORRUPTION.
Comme les chrétiens étaient fiers de la supériorité de leur morale et de la pureté de leurs mœurs, les païens employèrent contre eux l’arme de la calomnie et prétendirent que leur culte n’était qu’un monstrueux assemblage de prostitutions infâmes. Les chrétiens, en effet, menacés ou persécutés, ne s’assemblaient qu’en secret, loin des regards de leurs ennemis, au fond des bois, dans les cavernes, et surtout dans les profondeurs des catacombes. Nul profane ne pénétrait dans leurs sanctuaires cachés, et l’on ne savait, de leurs rites, de leurs usages, de leurs dogmes, que ce qui en transpirait dans les récits mensongers de quelques rares apostats. Aussi, l’opinion du peuple, travaillée et accréditée par les prêtres fanatiques des faux dieux, fut-elle longtemps hostile à ces pieux catéchumènes qui vivaient dans la pratique des vertus les plus austères et qui préféraient la mort à la moindre souillure de leur corps. On avait répandu que les frères et sœurs en Jésus-Christ professaient une religion si épouvantable, qu’ils n’osaient pas en avouer les principes et les actes; on racontait les horreurs [27] inouïes qui se commettaient dans leurs assemblées nocturnes, et l’on allait jusqu’à dire que leur horrible luxure ne respectait ni l’âge, ni le sexe, ni les liens du sang et de la famille. Le christianisme, selon les uns, n’était que le judaïsme déguisé; selon les autres, c’était une exécrable frénésie d’athéisme et de débauche, qui avait essayé plusieurs fois de s’introduire dans la religion de l’empire romain, et qui se composait des plus odieuses inventions de la perversité humaine. Voilà comment la Prostitution antique tenta de se défendre et de se faire absoudre, en attribuant ses propres excès au christianisme, qui pendant deux siècles mina la société païenne avant de se faire jour et de se dévoiler dans tout l’éclat de sa pureté.
Les philosophes platoniciens furent les premiers à connaître et à justifier la doctrine évangélique; dès l’an 170 de l’ère nouvelle, Athénagoras avait réfuté victorieusement les calomnies indignes qui attribuaient aux chrétiens toutes sortes d’incestes et d’infamies; dans son Apologie de la religion chrétienne, adressée aux empereurs Marc Aurèle et Lucius Verus, il proclamait la chasteté des chrétiens, selon la différence des sexes, des âges et des degrés de parenté: «Nous regardons les uns comme nos enfants, disait-il, les autres comme nos frères et nos sœurs, et nous honorons les vieillards comme nos pères et nos mères. Ainsi, nous avons grand soin de conserver la pureté de ceux que nous considérons [28] comme nos parents. Quand nous venons au baiser de paix, c’est avec une grande précaution comme à un acte de religion; puisque, s’il était souillé d’une pensée impure, il nous priverait de la vie éternelle. Chacun de nous, en prenant une femme, ne se propose que d’avoir des enfants, et imite le laboureur qui, ayant une fois confié son grain à la terre, attend la moisson en patience.» Dans un autre passage de son Apologie, Athénagoras revient avec plus de force sur cette chasteté qui caractérise surtout les chrétiens au milieu de l’incontinence ordinaire et permanente des gentils: «Les chrétiens, dit-il, ne s’abstiennent pas seulement des adultères, mais encore du commerce des femmes publiques; et la peur qu’ils ont de tomber dans cet abîme les empêche de souffrir la pensée du moindre plaisir déshonnête, et leur fait éviter soigneusement tous ces regards lascifs qui peuvent transmettre les images de quelque impureté. Ils bannissent les visites assidues, les enjouements, les discours déshonnêtes, les longues conversations, les attouchements inutiles, les ris immodérés. Ils se refusent les plus innocentes libertés et ils ne montrent jamais les parties de leur corps que l’honnêteté tient couvertes. Leurs habits les cachent au dehors et leur pudeur les enferme au dedans, de sorte qu’à la maison ils ont honte de leurs parents et serviteurs; dans le bain, des femmes; et dans le particulier, d’eux-mêmes.» Tous les Pères de l’Église naissante [29] protestent avec la même énergie contre les imputations perfides et calomnieuses qui tendaient à diffamer les chrétiens: «L’amour de la chasteté a tant de force sur eux, disait saint Justin dans ses Dialogues, que l’on en trouve beaucoup qui passent toute leur vie sans aucune alliance charnelle et qui sont vierges à l’âge de soixante ans, sans que le tempérament ou le pays fasse leur continence.»
Saint Cyprien, saint Clément d’Alexandrie, saint Grégoire de Nysse, saint Basile, tous les Pères grecs et latins ont fait une peinture édifiante des mœurs chrétiennes, qui furent d’autant plus pures que celles des païens étaient plus dépravées. Saint Cyprien consacre son Traité de la Pudicité, à l’exaltation de cette vertu des chrétiens: «Ils savent, dit-il, que les voluptés charnelles commencent par l’espoir de rencontrer des joies solides, et se terminent en de pures illusions qui nous font rougir de nous-mêmes. Elles nous précipitent avec fureur dans toute la brutalité de leurs mouvements; elles nous induisent à toutes sortes de crimes, en nous menant dans l’horreur et l’abomination de ces alliances monstrueuses qui passent, du sexe où la nature nous allie, à notre propre sexe, et descendent à celui des animaux, en inventant mille abominations voluptueuses auxquelles l’imagination n’a pu s’arrêter sans rougir.» Saint Grégoire de Nysse en appelle au témoignage des païens eux-mêmes, pour constater la glorieuse chasteté des chrétiens: «Ils ne se [30] contentent pas d’être chastes dans leur corps par la mortification de toutes les voluptés charnelles; ils se purifient encore dans leur esprit, sachant que la véritable virginité doit se défendre de l’adultère des péchés.» C’est par la crainte de souiller leur esprit, qu’ils ôtaient de leur vue tout spectacle honteux, toute image déshonnête; ils n’assistaient jamais aux jeux du théâtre, que saint Cyprien qualifie d’écoles d’impureté; ils bannissaient de leurs tables frugales ces mets diaboliques qui soulèvent les sens et les entraînent à de grossières satisfactions; ils ne se permettaient pas l’usage des parfums qui nourrissent ces pensées molles et lascives que la sensualité promène autour d’elle; ils n’admettaient ni les chansons, ni les danses, ni les rires, ni l’ivrognerie, ni la gourmandise, à leurs banquets, où se révélait toujours la présence de l’Esprit saint.
Saint Clément d’Alexandrie (Pedag., lib. II) entre même dans des détails intimes au sujet de cette chasteté qui faisait l’orgueil des fidèles et la honte des gentils. Après avoir établi, dans ses Stromates (liv. II), la différence radicale qui existait entre les mariages des uns et des autres, en disant que les païens ne cherchent que leur convoitise et leur brutalité dans le fait conjugal, tandis que les chrétiens ne demandent que cette union qui nous mène à celle de Jésus-Christ: «Les chrétiens, dit-il, veulent que les femmes plaisent à leurs maris, par la pureté de leurs mœurs et non par leur beauté; ils veulent aussi que [31] les maris ne se servent pas de leurs femmes comme d’une prostituée, dont on ne cherche que les corruptions sensuelles;» car «la nature ne nous a donné le mariage, ajoute-t-il dans son Pédagogue, que comme les aliments dont l’usage, et non l’abus, est autorisé par elle dans une proportion utile à la santé du corps.» Ce même Père de l’Église nous présente un curieux tableau de la décence du mariage chrétien: «Les époux, dit-il, portent la pudeur dans leur lit, de peur que, s’ils violaient dans les ténèbres les préceptes de cette pudeur qu’ils ont appris au grand jour, ils ne ressemblassent à cette Pénélope qui défaisait pendant la nuit ce qu’elle avait ourdi dans la journée. Cette pudeur étant une preuve qu’ils savent réprimer leur convoitise, là même où elle a le droit de s’émanciper; elle est une preuve qu’en se donnant l’un à l’autre, ils sont chastes dans le dehors. On ne voit pas dans leur lit tous ces emportements du péché, que la seule volupté a inventés; car si Jésus-Christ leur a permis de se marier, il ne leur a pas dit d’être voluptueux.» Ailleurs, saint Clément définit encore la chasteté du mariage chrétien, auprès duquel le mariage des païens n’était qu’une Prostitution concubinaire ou un trafic immoral: «La seule fin de l’union des deux sexes, dit-il (Pedag., lib. II, cap. 10), est d’avoir des enfants pour en faire des gens de bien. C’est agir contre la raison et contre les lois, que de ne rechercher, dans le mariage, que le plaisir, mais on ne doit pourtant pas s’en abstenir par crainte [32] d’avoir des enfants. La nature défend également dans l’enfance et la vieillesse le commerce impudique des deux sexes; ceux à qui le mariage permet ces rapports charnels doivent être continuellement attentifs à la présence de Dieu et respecter leurs corps qui sont ses membres, en s’abstenant de tous regards, de tous attouchements sales ou illicites...»
La conduite réservée des époux dans l’état de mariage avait amené naturellement certains docteurs de l’Église, tels qu’Origène, à supprimer le sexe féminin dans l’autre vie, comme inutile et dangereux. Origène, qui avait expérimenté sur lui-même sa doctrine du retranchement des sexes, voulait que le sexe masculin ressuscitât seul. D’autres Pères, pour mieux assurer la continence des bienheureux, furent d’avis que les élus n’avaient pas de sexe, mais que les damnés conservaient le leur avec leurs misérables passions. Le plus grand nombre des docteurs, au contraire, se fondaient sur les paroles de l’Apocalypse, pour croire et enseigner que dans le ciel les saints seraient mariés, engendreraient des enfants et jouiraient de tous les plaisirs du corps. Tertullien, Lactance, Irénée, Justin et Methodius se prononcèrent pour ce mariage céleste et éternel. Mais l’Église, par la voix des conciles, devait redresser cette opinion hasardée et déclarer que, si les deux sexes persistaient dans le ciel, il n’y aurait pas mariage, encore moins jouissance terrestre et procréation d’enfants. Saint Augustin dit, à cet égard, [33] dans sa Cité de Dieu, liv. II, ch. 17: «Dieu ôtera ce qu’il y a de vicieux chez les élus, mais il laissera subsister le sexe, qui n’est pas un mal, puisque Dieu en est créateur. Les membres qui n’auront plus de passions et qui ne serviront plus aux anciens usages, seront revêtus d’une beauté nouvelle.» Les casuistes ne devaient pas s’en tenir là, car ils imaginèrent que la résurrection réparerait l’intégrité virginale, dans les corps qui l’auraient perdue sur la terre.
La chasteté, cette vertu dont les chrétiens s’arrogeaient le monopole, était donc leur préoccupation constante et le signe principal de leur croyance; ils la gardaient comme un précieux dépôt que leur avait remis le divin Sauveur, et ils s’en faisaient une arme de provocation contre le sensualisme païen, qui se sentait incapable de l’imiter. On comprend que les fondateurs du catholicisme, sachant la puissance d’action que cette chasteté avait sur les masses comme sur l’individu, aient appelé à son aide toutes les rigueurs de la pénalité ecclésiastique, tant l’Église naissante avait intérêt à protéger les mœurs et à prêcher d’exemple. De là cette sévérité du code chrétien à l’égard des infractions charnelles que la loi humaine n’atteignait pas. Pour la simple fornication, saint Grégoire de Nysse voulait que la pénitence fût de neuf ans, divisés en trois catégories, en sorte que les fornicateurs restaient pendant trois ans exclus de la prière, pendant trois ans auditeurs, [34] et pendant trois ans prosternés. Saint Basile était plus indulgent: il se contentait d’une pénitence de quatre ans pour la fornication, à savoir un an passé dans chaque état de la pénitence. En revanche, il n’épargnait pas l’adultère, ni l’inceste, ni la sodomie, ni la bestialité, qu’il punissait d’une pénitence de quinze ans, le coupable demeurant quatre ans pleurant, cinq ans auditeur, quatre ans prosterné et deux ans assistant. Cependant l’adultère de l’homme marié avec une femme non mariée, équivalait à une simple fornication. La polygamie, quoique considérée comme un état de bestialité et indigne de l’homme, n’entraînait qu’une pénitence de quatre ans, un an pleurant et trois ans prosterné. Le concubinage des personnes consacrées à Dieu n’était compté que comme un cas de fornication, pourvu que ces conjonctions illicites fussent rompues. Une fille qui s’était prostituée avec le consentement de ses parents ou de ses maîtres, faisait trois ans de pénitence; celle qui n’avait cédé qu’à la violence, n’encourait aucune peine et n’était pas souillée devant Dieu ni devant les hommes. Quant au diacre coupable de fornication, il devait redescendre au rang des simples laïques et travailler à mortifier sa chair pécheresse.
Cette législation de l’Église primitive prouve assez le prix inestimable que les chrétiens attachaient à la conservation de leur pureté corporelle et mentale; aussi, les païens se montrèrent-ils malicieusement acharnés contre une vertu que leurs adversaires opposaient [35] sans cesse comme un défi aux désordres et aux impuretés du paganisme. Ils s’appliquèrent à éprouver jusqu’où cette vertu pouvait aller, et ils essayèrent de lui imprimer une souillure en la livrant aux attentats de la violence et aux outrages de la débauche. Mais ce genre de supplice n’eut pas plus d’empire que les autres sur la sainte résignation des vierges et des martyres. Ces victimes faisaient à Dieu le sacrifice de leur virginité et subissaient, sans cesser d’être pures et radieuses, le joug impur de la fornication. L’Église les assistait dans cette agonie de persécution, et sa voix consolante les encourageait à monter au ciel par la voie pénible et amère de la Prostitution: «La virginité, leur criait saint Augustin (Contra Jul., lib. IV), est dans le corps; la pudicité dans l’esprit: celle-ci y reste, lorsque la virginité est ôtée au corps.»—«Ce n’est pas la violence qui corrompt le corps des saintes femmes!» ajoutait saint Jérôme.—«Une vierge, disait saint Ambroise, peut être prostituée et non souillée.»—«Tout ce qu’on peut faire, d’ailleurs, du corps et dans le corps par la violence, reprenait saint Augustin, tout cela ne souille point la personne qui a souffert cette violence sans pouvoir s’y soustraire; car si la pureté périssait de la sorte, ce ne serait plus une vertu de l’esprit, mais une qualité du corps, ainsi que la beauté, la santé et d’autres biens périssables.»
Un prêtre nommé Victorien avait écrit à saint Augustin pour lui annoncer douloureusement les [36] horribles violences que les barbares faisaient endurer aux vierges chrétiennes; le saint lui répondit (Ép. 122) que si ces vierges enduraient ces violences sans y consentir et sans s’y soumettre, elles ne seraient pas coupables vis-à-vis de Dieu: «Ce leur sera plutôt, dit-il, une plaie honorable et glorieuse, qu’une honteuse corruption; car la chasteté, qui est dans l’âme, a une si grande force spirituelle, qu’elle demeure inviolable et qu’elle fait que la pureté même du corps ne peut recevoir aucune atteinte, bien que les corrupteurs aient osé vaincre et violer les membres de ce corps matériel.» Saint Basile exprime, à peu près dans les mêmes termes, une doctrine analogue, pour tranquilliser l’esprit des vierges menacées du plus redoutable martyre: «S’il y en a quelques-unes, dit-il, qui aient enduré la violence, leurs âmes n’y ayant pas consenti, elles n’ont pas laissé de présenter à leur divin Époux ces âmes toutes pures et sans corruption, même avec plus d’honneur et de gloire.» C’était un encouragement et une réparation à la fois pour les pauvres vierges qu’on livrait au supplice de la Prostitution. L’idée de ce cruel supplice avait été certainement inspiré aux persécuteurs par la singulière admiration que les chrétiens manifestaient pour leurs vierges, et, en même temps, par l’orgueil rayonnant que celles-ci tiraient de leur état de pureté immaculée. Voilà pourquoi, pendant les persécutions, il y eut tant de vierges chrétiennes outragées par leurs bourreaux, [37] qui ne faisaient qu’appliquer l’antique loi romaine, en vertu de laquelle une vierge ne pouvait pas être mise à mort. «Quant aux vierges, dit Suétone dans la Vie de Tibère, comme une ancienne coutume défendait de les étrangler, le bourreau les violait d’abord et les étranglait ensuite (immaturatæ puellæ, quia more tradito nefas esset virgines strangulari, vitiatæ prius a carnifice, dein strangulatæ).» Le viol des vierges chrétiennes n’était donc dans l’origine qu’un préliminaire de la peine capitale, conformément à l’usage de la pénalité romaine; plus tard, ce viol devint la partie principale du supplice lui-même, et les vierges n’avaient garde de décliner la responsabilité de leur état virginal, devant les juges païens qui prenaient un odieux plaisir à les frapper dans ce qu’elles avaient de plus cher; mais leur virginité était un sacrifice qu’elles offraient chastement à Dieu en échange de la couronne du martyre.
Il faut entendre le chant de victoire que saint Cyprien adresse à ces martyres résignées, que dévorait le monstre de la Prostitution païenne: «Les vierges, dit-il, sont comme les fleurs du jardin de l’Église, le chef-d’œuvre de la grâce, l’ornement de la nature, un ouvrage parfait et incorruptible, digne de toute louange, de tout honneur, l’image de Dieu correspondante à la sainteté de notre Seigneur, et la plus illustre partie du troupeau de J.-C.!» Le paganisme espérait détruire le germe de la religion [38] nouvelle en s’attaquant au principe même de la virginité, mais les vierges furent plus fortes que les bourreaux.
Sommaire.—Raison de nécessité pour laquelle saint Paul et les apôtres durent imposer aux chrétiens l’abstinence charnelle et la pureté virginale.—Les agapes.—Les fossoyeurs des catacombes de Rome furent les premiers adorateurs du Christ.—Action régénératrice et consolante de la religion chrétienne sur les êtres dégradés voués au service de la Prostitution.—Les courtisanes martyres.—Histoire de Marie l’Égyptienne racontée par elle-même.—Légende de sainte Thaïs.—Comment s’y prit saint Ephrem pour convertir une femme de mauvaise vie.—Les deux solitaires et la prostituée.—Saint Siméon Stylite.—Conversion de Porphyre.—Sainte Pélagie.—Sainte Théodote.—Conversion et supplice de sainte Afra.—Prière de sainte Afra sur le bûcher, ou oraison des prostituées repentantes.
Il n’est pas difficile de se rendre compte des motifs de haute prévoyance qui firent recommander la chasteté entre toutes les vertus chrétiennes. Cette vertu était sans doute prescrite par la loi de Moïse, [40] et l’on trouve, à chaque instant, dans les saintes Écritures, la condamnation des excès de la chair. Salomon, qui devait avoir sept cents concubines dans sa vieillesse, n’épargna pas ces coupables débordements auxquels il se laissa lui-même entraîner: «Celui qui est adultère perdra son âme par la folie de son cœur, disait-il dans ses Proverbes (chap. VI); il s’attirera de plus en plus la turpitude et l’ignominie, et son opprobre ne s’effacera jamais.» Saint Paul et les apôtres ne firent donc que suivre la doctrine mosaïque, en imposant aux chrétiens l’abstinence charnelle et la pureté virginale. Mais il y avait une raison de nécessité qui venait se joindre à toutes celles que conseillait la religion, dans l’intérêt de la morale qui avait dicté son Évangile: la vie commune des catéchumènes des deux sexes les exposait à des tentations, à des ardeurs et à des périls journaliers qui avaient besoin d’un préservatif bien puissant pour ne pas aboutir à des désordres presque inévitables. Ces désordres, en rappelant les mystères les plus honteux du paganisme, auraient confondu avec lui, aux yeux des païens, la divine religion de Jésus-Christ, et le culte du vrai Dieu n’eût pas lutté avec avantage contre les cultes avilissants de Vénus, de Bacchus, de Cybèle et d’Isis; car, dans ces différentes idolâtries, la célébration des mystères ne souillait les temples et les bois sacrés qu’à certaines époques de l’année, tandis que les cérémonies occultes de la foi catholique [41] avaient lieu en tout temps, tous les jours, ou plutôt toutes les nuits, sous le nom d’agapes.
Dans ces agapes, dans ces repas fraternels où la parole du Seigneur nourrissait l’âme en mortifiant le corps, les deux sexes étaient réunis, et la concupiscence se fût éveillée dans les cœurs les plus chastes et les plus froids, si la loi du nouveau culte n’avait mis un frein salutaire aux instincts de la nature et aux entraînements du vice. Voilà pourquoi la continence était la première vertu qu’on exigeait des chrétiens pour garantir et favoriser toutes les autres. Si cette vertu n’avait été prêchée sans cesse et profondément enracinée dans les croyances de chacun, les agapes n’eussent servi qu’à propager la Prostitution. Rien ne peut donner une idée complète de l’exaltation des fidèles, qui n’aspiraient qu’au martyre et qui le souffraient volontiers en eux-mêmes, dans leurs désirs et dans leurs passions, avant de s’y abandonner tout entiers sur la place publique. Cette exaltation, tournée à la débauche, comme cela n’arriva que trop par le fait des hérésies, eût amené de monstrueux libertinages et discrédité le christianisme en dévouant au mépris universel les apôtres et les prosélytes. Qu’on imagine aussi les dangers que courait sans cesse, dans cette existence contemplative, la pudeur des frères et des sœurs rassemblés par la prière et la pénitence! Les femmes étaient toutes voilées et couvertes d’amples vêtements qui ne dessinaient aucune forme du corps; [42] ces vêtements, de laine grossière et d’une couleur uniforme, blancs, gris ou noirs, n’attiraient pas les regards et la curiosité par des ornements mondains; l’odorat n’était pas réveillé par les molles sollicitations des parfums. Ces femmes, dont le cothurne entièrement fermé n’apparaissait pas même hors des plis de leur longue robe, ressemblaient dans l’ombre à des statues immobiles ou à des pleureuses de funérailles. Les hommes, de leur côté, n’étaient pas vêtus avec moins de décence, à cette différence près qu’ils ne portaient pas de voiles, mais de grands chapeaux, de larges capuchons sous lesquels leur visage, pâle et amaigri, avait l’aspect d’une tête de mort. Mais ce n’était point encore assez pour empêcher la nature de parler plus haut que la volonté: il fallait que cette nature rebelle et fougueuse se laissât enchaîner par l’autorité du précepte et par l’exemple.
Ainsi, hommes et femmes pouvaient impunément rester, pendant des jours et des nuits, pêle-mêle et vis-à-vis les uns des autres, sans actes coupables et même sans mauvaises pensées; ils respiraient le même air, ils couchaient côte à côte dans les catacombes, au milieu des bois; ils s’endormaient et se réveillaient en priant. Bien plus, lorsque les persécutions forcèrent les chrétiens à se cacher et à vivre entre eux au fond des solitudes, le dogme de la continence était déjà bien fortement établi parmi les fils et les épouses de Jésus-Christ, puisqu’il avait [43] dompté les plus violentes révoltes de la chair, malgré la menace continuelle du découragement et de l’oisiveté. Il n’y avait plus de sexe, pour ainsi dire, dans ce pieux mélange de saints et de saintes qui habitaient ensemble ces retraites souterraines où ils avaient eu souvent leur berceau et qui leur gardaient une tombe inviolable. Il n’est donc pas surprenant que les païens, ignorant la chasteté de cette vie secrète, l’aient supposée telle qu’ils l’auraient faite avec la licence de leurs mœurs et la sensualité de leur religion: ils ne se persuadaient pas que les sens pussent accepter un pareil esclavage; ils ne soupçonnaient pas quel pouvait être l’empire de la prière et ce que pouvait faire le fanatisme du devoir religieux. De là, les odieuses calomnies qu’ils accréditaient contre les chrétiens, avec lesquels ils confondaient d’impurs hérésiarques que l’Église naissante repoussait avec horreur.
Ce fut dans les catacombes, dans ces vastes excavations où Rome avait trouvé les matériaux de ses temples et de ses édifices, ce fut dans ces sombres souterrains, qui servaient de cimetière aux esclaves et à la population pauvre de la ville éternelle, que le Christ rencontra ses premiers adorateurs; car son Évangile s’adressait surtout aux êtres souffrants et malheureux. Les fossoyeurs (fossores), qui creusaient les sépultures et qui ne voyaient jamais le soleil, acceptèrent tout d’abord avec confiance une religion qui abaissait les superbes et relevait les [44] humbles; ils s’enrichirent ainsi de toutes les joies du Paradis que leur promettait le Sauveur, et ils se sentirent réhabilités, eux qui étaient poursuivis par l’horreur et le mépris des vivants qu’ils avaient le triste privilége d’enterrer. Une semblable réhabilitation attendait les classes abjectes, qui avaient besoin de retrouver leur propre estime sous la flétrissure dont les chargeait l’opinion publique. Le christianisme effaçait toute tache originelle, par le repentir et le baptême: il créait dans le vieil homme un homme nouveau; il rendait pur ce qui avait été impur jusque-là; il mettait une auréole de pardon sur des fronts stigmatisés. On s’explique naturellement son action régénératrice et consolante parmi les êtres dégradés qui étaient voués au service de la Prostitution.
Ces misérables, qui naguère n’avaient pas la conscience de leur dégradation, furent tout à coup attristés et honteux; leurs yeux s’étaient ouverts à la lumière de la morale évangélique, et ils comprenaient avec effroi toute la profondeur de l’abîme où le vice les avait jetés. Les uns se convertirent et abjurèrent leur vie scandaleuse; les autres la continuèrent dans les larmes et la prière, en s’y soumettant comme à une odieuse tyrannie et en offrant au ciel l’holocauste de leurs souffrances. La religion du Christ se propagea rapidement à travers ces âmes pleines de remords et d’amertume, et la prostituée la plus avilie releva la tête en regardant le ciel. Les [45] prédications des apôtres et de leurs disciples avaient lieu d’abord dans les carrefours, à l’entrée des villes, sur les places et dans les faubourgs, partout où une foule oisive et curieuse prêtait un auditoire complaisant à l’orateur. Les portefaix, les matelots, les bateleurs, les esclaves errants, la plus vile populace en un mot, se pressaient autour de l’homme de Dieu qui prêchait la continence et la mortification de la chair. Les prostituées étaient les plus ardentes à écouter cette parole bienfaisante qui apaisait l’émotion de leurs cœurs, et qui leur donnait la force de marcher devant Dieu. Ces malheureuses victimes de la débauche avaient moins d’horreur d’elles-mêmes, quand elles croyaient avoir communiqué avec le Rédempteur, et souvent elles renonçaient à leur affreux métier, pour se consacrer à la divine mission que Jésus envoyait aux vierges et aux martyres. Tel fut certainement l’impérieux motif qui présida dans les premiers siècles à l’institution du célibat chrétien. Jésus avait absous Marie Madeleine, parce qu’elle avait beaucoup aimé; à l’exemple de Jésus, les saints confesseurs se montrèrent indulgents pour les femmes qui avaient vécu dans l’impureté, tant qu’elles furent païennes, et qui, en devenant chrétiennes, entraient dans la glorieuse vie de la pénitence.
La légende est remplie de ces courtisanes qui sont touchées de la main du Seigneur et qui s’attachent à ses pas pour faire leur salut en effaçant la [46] turpitude de leur vie passée. Toutes ces pauvres femmes sont animées de l’Esprit saint, comme les trois Maries qui avaient tout quitté pour suivre Jésus-Christ. Plus elles ont été souillées par le péché, plus elles s’efforcent de s’épurer aux flammes de la foi et de l’expiation. Beaucoup d’entre elles, et des plus perverties, se changent en saintes et obtiennent la couronne du martyre. Le nombre des saintes de cette espèce est assez considérable pour que le Père jésuite Théophile Raynaud en ait fait un martyrologe particulier à la suite de l’histoire de Marie l’Égyptienne, leur modèle et leur patronne. Nous n’avons pas le projet d’écrire la légende dorée de toutes ces mérétrices béatifiées, et nous ne leur contesterons pas la place qu’elles occupent à tort ou à raison dans la béatitude céleste; mais nous emprunterons seulement certains passages aux écrits des anciens hagiographes, pour faire voir l’influence du christianisme sur la Prostitution païenne, et pour établir ce fait singulier, que les prostituées eurent l’insigne honneur d’abjurer les premières le culte des faux dieux, ces emblèmes plus ou moins déshonnêtes de la sensualité humaine.
Marie l’Égyptienne, qui vivait sous le règne de Claude et qui s’était cachée dans le désert pour y faire pénitence après sa conversion, raconta elle-même son histoire à l’abbé Zosime qu’elle avait rencontré, lorsqu’elle était complètement nue, le corps noir et brûlé par le soleil: «Je suis née en Égypte, [47] lui dit-elle en couvrant sa nudité du manteau que Zosime lui avait donné; dans ma douzième année, je me rendis à Alexandrie, où pendant dix-sept ans je me soumis à la dépravation publique et ne me refusai à aucun homme. Et comme des gens de cette contrée se disposaient à faire le voyage de Jérusalem pour adorer la vraie Croix, je priai les mariniers, qui les conduisaient, de me prendre avec eux. Quand ils me demandèrent le prix du passage, je leur dis: «Frères, je n’ai rien à donner, mais prenez mon corps pour le payement de mon passage.» Ils me prirent ainsi et disposèrent de mon corps pour se payer. Nous arrivâmes à Jérusalem ensemble, et m’étant présentée avec les autres aux portes de l’église pour adorer la vraie Croix, je fus soudainement repoussée par une force invisible; je retournai plusieurs fois inutilement jusqu’aux portes de l’église et toujours je me sentais retenue, tandis que les autres entraient sans difficulté. Alors je fis un retour sur moi-même et pensai que mes nombreux et sales péchés étaient la cause de cette répulsion. Je commençai à soupirer profondément, à verser des larmes amères et à châtier mon corps avec mes mains.» Elle fit vœu de chasteté et se mit sous la sauvegarde de la vierge Marie, qui lui permit d’entrer dans l’église et d’adorer la vraie Croix. Après quoi, elle passa le Jourdain et s’enfonça dans le désert où elle resta quarante-sept ans sans voir aucun homme, en vivant de trois pains qu’elle avait apportés [48] avec elle. «Pendant les dix-sept premières années de ma vie solitaire, dit-elle, j’ai eu à souffrir des tentations de la chair; mais, avec la grâce de Dieu, je les ai toutes vaincues...» Voilà les exemples à imiter que le confesseur chrétien offrait aux femmes de mauvaise vie, qui accouraient en foule pour l’entendre. La relation que nous avons empruntée à Jacques de Voragine, le grand légendaire du moyen âge, est plus décente que celle des Actes de la sainte, paraphrasés et commentés avec peu de retenue par son historien Théophile Raynaud. Cette sainte était la patronne ordinaire des courtisanes, et l’abandon qu’elle fit de son corps aux bateliers se voyait représenté sur les vitraux des églises, notamment à Sainte-Marie-de-la-Jussienne, chapelle située autrefois dans la rue qui a conservé ce nom à Paris, et affectée à la grande confrérie des filles publiques.
Une autre courtisane, qui n’eut pas la réputation de Marie l’Égyptienne auprès de ses pareilles, figure aussi dans la Vie des Pères, où elle fait amende honorable de ses péchés. Il serait possible néanmoins que cette sainte n’ait jamais été qu’une personnification de la débauche pénitente et un touchant emblème de la purification d’un corps souillé. Elle se nommait Thaïs et habitait une ville d’Égypte que la tradition ne nomme pas; sa beauté était telle, que beaucoup d’insensés vendaient tout ce qu’ils possédaient pour acheter ses faveurs et se trouvaient, au sortir de sa couche, réduits à une extrême pauvreté; [49] ses amants en venaient souvent aux mains dans des querelles de jalousie, et sa porte était arrosée de sang, raconte Jacques de Voragine. L’abbé Paphnuce eut la pensée de la convertir. Il revêtit un habit séculier, prit une pièce de monnaie et la lui présenta comme rémunération du péché qu’il semblait solliciter d’elle. Celle-ci accepta la pièce de monnaie, en disant: «Allons dans ma chambre!» Et quand Paphnuce fut entré dans cette chambre et qu’elle l’invitait à monter sur le lit, tout couvert de riches étoffes, il lui dit: «Allons dans un lieu plus secret?» Elle le mena successivement dans plusieurs autres chambres, et il objectait toujours qu’il craignait d’être vu: «C’est une chambre où personne n’entre, lui dit-elle tristement; mais, si c’est Dieu que tu crains, il n’y a aucun endroit qui soit caché à ses regards.» Le vieillard, étonné de ce langage, lui demanda si elle savait qu’il y eût un Dieu rémunérateur et vengeur. Elle répondit qu’elle le savait: «Puisque tu le sais, s’écria Paphnuce avec sévérité, comment as-tu perdu tant d’âmes? Oui, pécheresse, il y a un Dieu, et tu lui rendras compte, non-seulement de ton âme, mais encore de toutes celles que tu as induites au péché.» A ces mots, Thaïs tomba aux pieds de Paphnuce, en versant des larmes de contrition: «Mon père, lui dit-elle, j’espère pouvoir obtenir par la prière la rémission de mes fautes; je te prie de m’accorder trois heures pour me préparer à te suivre; je ferai ensuite tout ce [50] que tu ordonneras.» L’abbé, lui ayant indiqué le lieu où il l’attendrait, sortit de cette maison d’impureté. Thaïs rassembla tout ce qui était le gain de ses péchés, vêtements somptueux, riches joyaux, meubles splendides, et en fit un feu de joie sur la place publique, en présence de tout le peuple. «Venez tous, criait-elle, venez, vous qui avez péché avec moi, et voyez comme je brûle tout ce que j’ai reçu de vous!» Ces objets montaient à la valeur de quarante livres d’or. Lorsque tout fut consumé, elle rejoignit Paphnuce, qui la conduisit dans un monastère de vierges, et il l’enferma dans une petite cellule, dont il ferma et scella la porte, en ne laissant subsister qu’une étroite fenêtre, par laquelle on faisait passer chaque jour à la recluse une faible ration de pain et un peu d’eau. Au moment où le vieillard prenait congé d’elle: «Mon père, lui cria Thaïs, où veux-tu que je répande l’eau que la nature chassera de mon corps?—Dans ta cellule, comme tu le mérites,» répondit-il durement. Elle lui demanda encore comment elle devait adorer Dieu: «Tu n’es pas digne de nommer Dieu, répliqua-t-il avec mépris, ni de lever tes mains vers le ciel, car tes lèvres sont pleines d’iniquité et tes mains sont chargées de souillures. Prosterne-toi du côté de l’Orient en répétant souvent ces mots: Toi qui m’as créée, aie pitié de moi!» Cette dure pénitence dura trois ans, après lesquels Thaïs, délivrée par l’abbé Paphnuce, malgré elle, rentra dans [51] le siècle; mais elle ne survécut que trois jours à la rémission de ses péchés et mourut en paix comme une vierge.
Saint Éphrem fut moins heureux dans la conversion d’une autre femme de mauvaise vie qui voulait l’induire à pécher avec elle. Pour se dérober à ses importunes provocations, le saint lui dit: «Suis-moi!» Elle le suivit; mais, lui, au lieu de chercher un endroit écarté, favorable à une œuvre illicite, mena cette femme au milieu d’un carrefour où affluait une grande foule de peuple; puis, se tournant vers elle: «Arrêtons-nous ici, lui dit-il brusquement, afin que j’aie commerce avec toi!—Je ne le puis, répondit-elle en rougissant: il y a trop de monde ici!—Si tu rougis de la présence des hommes, répliqua saint Éphrem avec indignation, ne dois-tu pas rougir davantage de la présence de ton Créateur, qui découvre les choses cachées au fond des ténèbres!» La courtisane, honteuse et confuse, s’enfuit la tête basse, mais ne se retira pas dans un monastère et ne livra point au feu les produits de son infâme métier. Souvent les Pères de l’Église ne craignaient pas de se commettre avec ces créatures, pour essayer de les ramener à Dieu en les forçant à rougir de leur péché. Les Vies des Pères sont remplies de ces aventures, qui témoignent de la constance et de la charité de ces vénérables confesseurs. Deux solitaires, qui se rendaient à la ville d’Aige en Tharse, souffrent tellement de la chaleur du jour, en route, qu’ils [52] sont forcés de faire halte dans une hôtellerie, malgré la répugnance qu’ils avaient à entrer dans ce mauvais lieu. Il y avait dans cette hôtellerie quelques jeunes débauchés et une prostituée. Celle-ci, inspirée par le démon, s’approche d’un des deux solitaires et l’invite à commettre un acte d’incontinence. Le solitaire la repousse avec dégoût et se détourne en priant Dieu de lui pardonner. Cette effrontée revient à la charge avec mille agaceries et conjure ce pauvre solitaire de ne pas se refuser à ce qu’elle réclame de lui: elle prononce alors le nom de la Madeleine, qui trouva grâce devant Jésus, dit-elle: «En vérité! reprit le solitaire; mais quand Jésus eut adressé la parole à la pécheresse, elle cessa d’être courtisane.—Et moi aussi!» s’écria cette femme, obéissant à une inspiration de l’Esprit saint. Elle se sépara sur-le-champ de ses compagnons de débauche et elle suivit pieusement les deux solitaires, qui la présentèrent dans un monastère de femmes, où elle vécut dans les macérations sous le nom de Marie. Ses compagnes ne lui reprochèrent jamais son ancien état, et toute souillée qu’elle avait été avant sa conversion miraculeuse, elle se regardait comme une des épouses les plus fidèles de Jésus-Christ.
Un passage de la Vie de saint Siméon Stylite, qui passa plus de quarante ans sur le chapiteau d’une colonne, où il avait établi sa cellule d’anachorète (mort en 460), nous fait connaître l’empressement que mettaient les courtisanes de tous les pays à venir [53] repaître leurs yeux du spectacle émouvant de ses austérités, et leurs oreilles des encouragements de la parole divine. Saint Siméon, du haut de sa colonne, convertit une multitude d’hommes vicieux ou pervers, qui accouraient de toutes parts à ses prédications. Les mérétrices, que la renommée du saint attirait en foule, ne l’avaient pas plutôt aperçu priant et bénissant sur sa colonne, qu’elles renonçaient à leur genre de vie, à leurs pompeux habits, à leurs parfums et à leurs voluptés, pour entrer dans un monastère, où elles devenaient des saintes, à force de répandre des larmes et de détester leurs péchés: Quid porro de meretricibus dicam, quæ, ex diversis procul terris, ad servi Dei septum profectæ, postquam illum conspexere, patriam suam deseruere, et severiorem ascetarum disciplinam in monasterio professæ, sanctorum honorem commeruerunt, posteaquam, Domino largiente, præteritorum criminum chirographa suis lacrymis (Acta Sanctorum, t. II, p. 344). On pourrait inférer de ce passage curieux, que les courtisanes, qui se laissaient toucher par la grâce, devaient faire une confession générale de leurs péchés et en dresser un inventaire détaillé, qu’elles avaient toujours présent sous les yeux pendant leur longue pénitence, pour ne pas oublier leurs anciens méfaits et les pleurer éternellement. Au reste, les courtisanes pénitentes pouvaient être catéchumènes, dès qu’elles avaient abjuré leur état de Prostitution; ainsi, dans la Vie de sainte Pélagie (Arnaud d’Andilly, t. I, [54] p. 572), on voit cette fameuse comédienne, qui n’avait pas encore renoncé au siècle, assister à une instruction religieuse dans l’église d’Antioche, où elle n’était jamais entrée auparavant; et pourtant, elle avait donné un terrible scandale à l’évêque et à ses suffragants, assis à la porte de l’église de Saint-Julien, lorsqu’elle passa auprès d’eux, toute étincelante de pierres précieuses, de perles et d’or, qui brillaient jusque sur ses brodequins, toute parfumée d’essences, toute fière de sa merveilleuse beauté, devant laquelle le saint évêque et ses assesseurs battirent en retraite, les yeux baissés et l’âme gémissante, pour ne pas voir cette figure diabolique, ces épaules, ce sein, ces bras nus, que la tentatrice offrait à leurs chastes regards.
Cette sainte Pélagie n’est pas celle qui se nommait Porphyre dans sa vie de courtisane, et qui vécut à Tyr, deux ou trois siècles plus tard. Un jour, celle-ci aperçut dans la rue deux solitaires qui venaient quêter pour les pauvres et les malades. Porphyre reçut tout à coup un trait enflammé de la grâce; elle courut à la rencontre de ces bons pères, et s’adressant au plus vieux: «Sauvez-moi, mon père, s’écria-t-elle avec un élan du cœur, sauvez-moi, ainsi que Jésus-Christ sauva la pécheresse!» Le solitaire, à qui elle parlait ainsi, leva les yeux vers elle et la contempla d’un air doux et mélancolique. «Suivez-moi!» lui dit-il. Elle le suivit à distance avec humilité et respect; mais, lui, alla droit [55] à elle, la prit par la main et la conduisit publiquement à travers la ville. Quand ils en furent dehors, ils entrèrent dans une église qui s’offrit à eux, et Porphyre y trouva un enfant nouveau-né, qu’elle adopta. Le solitaire et la courtisane s’en allèrent donc avec l’enfant, mais on les soupçonna d’avoir à se reprocher la naissance de cet enfant; et ce fut un scandale que le solitaire fit cesser, en portant des charbons ardents dans sa robe, pour prouver son innocence. Porphyre avait pris le nom de Pélagie et s’était renfermée dans un monastère. Son exemple fit une telle impression sur l’esprit des courtisanes de Tyr, qu’elles voulurent l’imiter et que plusieurs d’entre elles se consacrèrent à Dieu, pour laver leur robe d’innocence et devenir épouses de Jésus-Christ.
La première sainte Pélagie périt à Antioche, pendant la persécution de Licinius, en 308: elle se jeta du haut d’un toit, pour échapper aux soldats qui venaient s’emparer d’elle et qui menaçaient d’attenter à son vœu de chasteté. Pendant la même persécution, il y eut des courtisanes qui souffrirent le martyre, entre autres Théodote, Afra et ses suivantes, qui exerçaient également la Prostitution. Le savant Ruinart, qui a placé sous cette date les actes de sainte Théodote, fait cette observation, qu’il aurait dû appuyer de quelques autorités: «On ne voit pas, dit-il, qu’une courtisane ait été admise dans la communion des fidèles et reçue à l’église, avant les temps de la persécution de Licinius, et [56] l’on ne saurait nier que Théodote ait fait trafic de son corps (quæstum corpore fecisse).» Le martyre de sainte Afra fut même plus remarquable que celui de Théodote, qui eut l’affront d’être condamnée à reprendre son honteux métier. Afra comparut devant le juge Gaius, qui l’accueillit en souriant: «Comme je l’apprends, tu es mérétrix, lui dit-il. Sacrifie aux dieux! Tu le feras d’autant plus volontiers, qu’une mérétrix n’a rien à démêler avec le Dieu des chrétiens?» Afra garde le silence et se recommande tout bas à Jésus-Christ. «Sacrifie, reprend le juge, sacrifie, pour que les dieux t’accordent d’être aimée de tes amants comme ils t’ont aimée jusqu’à présent! Sacrifie, pour que tes amants t’apportent beaucoup d’argent!»
Afra rougit de cette allusion à sa vie passée: «Je n’accepterais pas désormais cet argent exécrable, s’écrie-t-elle avec un geste d’horreur, car l’argent que j’avais amassé ainsi, je l’ai rejeté loin de moi, parce qu’il n’était pas de bonne conscience (de bonâ conscientiâ). J’ai prié un de mes frères pauvres, qui ne voulait pas l’accepter, de le purifier en l’acceptant et en priant pour moi. Si je me suis défait d’un bien mal acquis, qui me pesait sur le cœur, comment puis-je songer à en acquérir de la même manière?—Christ ne te trouve pas digne, reprend Gaius. C’est donc sans raison que tu l’appelles ton Dieu; quant à lui, il ne te reconnaît pas pour sienne; car une femme qui est mérétrix ne peut se dire [57] chrétienne.—En effet, je ne mérite pas le nom de chrétienne! Cependant la miséricorde de Dieu, qui juge non mes mérites mais ma foi, voudra bien me recevoir dans le paradis.» Le juge Gaius prononça alors son jugement: «Nous ordonnons que la courtisane Afra (publicam meretricem), qui s’est confessée chrétienne et qui n’a pas voulu participer aux sacrifices, soit brûlée vive!»
Afra marcha au supplice, tandis que ses deux suivantes, Eunomia et Eutropia, qui avaient été baptisées comme elle par l’évêque Narcissus, se tenaient, voilées et silencieuses, au bord du fleuve, en espérant partager le martyre de leur maîtresse, ainsi qu’elles avaient partagé son péché (simulque fuerant in peccato). Afra, en montant sur le bûcher, fait cette prière, qu’on avait adoptée au moyen âge comme l’oraison des prostituées repentantes:
«Seigneur Dieu tout-puissant, Jésus-Christ, qui n’es pas venu appeler les justes, mais les pécheurs, à la pénitence; Jésus, dont la promesse est vraie et manifeste, parce que tu as daigné dire que dès qu’un pécheur se sera converti de ses iniquités, à cette heure même tu ne te souviendras plus des péchés de ce pénitent; reçois donc à cette heure l’expiation de ma mort (Accipe in hac horâ passionis meæ pœnitentiam)!»
Une courtisane martyrisée au nom du Christ arrachait toujours une foule de victimes à la Prostitution et enfantait de nouveaux martyrs.
Sommaire.—Pourquoi les gentils infligeaient aux femmes chrétiennes le supplice de la Prostitution publique.—Légende des Sept vierges d’Ancyre.—Agonie d’une virginité vouée à l’outrage de l’impudicité païenne, dépeinte par le poëte Aurelius Prudentius.—Sainte Agnès est dénoncée comme chrétienne.—Jugement du préfet Symphronius.—Agnès est conduite dans une maison de débauche.—Mort miraculeuse du fils de Symphronius.—Particularités importantes pour l’histoire de la Prostitution.—Sainte Théodore, dénoncée comme chrétienne, est condamnée au supplice du lupanar.—Dévouement sublime de Didyme.—Décapitation de Théodore et de Didyme.—Fait analogue rapporté par Palladius.—Légende de sainte Théodote.—Sainte Denise livrée à deux libertins par ordre du proconsul Optimus.—Délivrance miraculeuse de sainte Denise.—Légende de sainte Euphémie.
Les chrétiens étaient si fiers de leur chasteté, ils y attachaient tant de prix, ils craignaient tellement de perdre ou d’altérer ce trésor, que leurs persécuteurs se firent un malin plaisir de les tourmenter dans la possession d’un bien qu’on n’eût jamais [60] songé à leur enlever, s’ils n’avaient pas porté, de la sorte, un défi à la religion et à la philosophie païennes. On s’explique ainsi cet étrange supplice, qui consistait à livrer une femme chrétienne, vierge ou non, aux brutalités infâmes de la Prostitution publique. Il est trop souvent question d’un pareil supplice dans les Actes des saints, pour qu’on puisse le révoquer en doute et le regarder comme un emblème des excès de l’idolâtrie. Les hagiographes entrent à cet égard dans les détails les plus singuliers, et saint Ambroise, au liv. III de son Traité des Vierges, où il raconte avec complaisance le martyre de sainte Théodore, nous donne à entendre que cette pénible épreuve était presque toujours réservée aux vierges qui refusaient de sacrifier aux dieux. Au reste, comme nous l’avons déjà dit, ce n’était peut-être que l’application de la vieille loi romaine qui défendait de mettre à mort une vierge, et qui abandonnait celle-ci à une espèce de dégradation, que le bourreau avait le droit d’exercer sur sa victime avant d’exécuter l’arrêt. Mais, à cet antique usage de la pénalité, se joignait certainement l’intention de déshonorer la chrétienne à ses propres yeux comme aux yeux de ses coreligionnaires.
Le sacrifice aux dieux qu’on imposait à toute femme accusée d’être chrétienne, n’était pour celle-ci qu’un acheminement à la Prostitution, car la plupart des dieux et des déesses semblaient avoir été inventés pour déifier les passions sensuelles et pour [61] faire un appel permanent à la débauche: «Les gentils, dit saint Clément d’Alexandrie, renonçant à tout sentiment de modestie et de pudeur, gardent dans leurs maisons des tableaux où leurs dieux sont représentés au milieu des plus infâmes transports que puisse causer la volupté; ils parent leurs chambres à coucher de ces peintures déshonnêtes, et prennent pour une sorte de piété la plus monstrueuse incontinence. Vous regardez de vos lits l’image de Venus et l’oiseau qui vole vers Léda; plus un tableau est impudique, plus il vous paraît excellent: vous en faites graver le dessin, et vous avez pour cachet les débordements de Jupiter! Voilà les modèles de votre mollesse, voilà les idées infâmes que vous avez de vos dieux, voilà la doctrine criminelle qu’ils vous enseignent et qu’ils pratiquent avec vous!... Vous commettez la fornication et l’adultère par les yeux et par les oreilles, avant que de les commettre en réalité; vous faites outrage à la nature de l’homme et vous anéantissez la Divinité par vos indignes actions!» Les chrétiennes auraient cru donc commettre une fornication ou un adultère, en sacrifiant aux dieux du paganisme, en s’approchant de leurs autels, en y jetant un grain d’encens, en levant les yeux vers ces statues qui bravaient souvent la pudeur et qui enseignaient le péché par leurs attributs et leurs muettes provocations. Les vierges détournaient la vue ou se voilaient avec horreur en présence de ces impures divinités, [62] et le juge alors, comme pour les préparer à sacrifier à Vénus, à Isis, à Bacchus ou à quelque autre idole, les envoyait faire un rude apprentissage dans une maison de Prostitution.
C’était avec un profond désespoir que les saintes femmes subissaient ces horribles violences: elles demandaient à leur divin Époux de les appeler à lui, avant que leur chère pureté fût la proie des impies; elles s’abîmaient dans la prière et la contrition, pour ne pas être témoins de leur propre avilissement; elles auraient préféré mille morts, mille tortures, à la perte de leur innocence. Il paraîtrait que l’exposition des chrétiennes à la merci des libertins ne fut point mise en pratique avant la terrible persécution de Marc-Aurèle, car Tertullien, dans son Apologétique, parle de ce genre de supplice comme d’une invention récente due à un raffinement de cruauté (exquisitior crudelitas). «En condamnant dernièrement une vierge au lénon plutôt qu’au lion, dit-il avec un amer jeu de mots, vous avez confessé qu’un outrage à la pudeur était réputé chez les chrétiens plus atroce que tous les supplices et tous les genres de mort. (Proximè ad lenonem damnando christianam, potiusquam ad leonem, confessi estis labem pudicitiæ apud nos atrociorem omni pœna et omni morte reputari).» Mais Jésus-Christ eut souvent pitié de ses chastes épouses, et tantôt il leur accordait la grâce de mourir saines et sauves, tantôt il faisait descendre ses anges auprès d’elles pour les défendre et les [63] exhorter, tantôt il frappait d’impuissance les bourreaux les plus formidables, ou bien il en faisait tout à coup des chrétiens et des confesseurs. «Lorsque l’implacable persécution était dans toute sa force, raconte saint Basile (De verâ virginitate, no 52), des vierges choisies à cause de leur foi en leur divin Époux, ayant été livrées comme des jouets aux regards des impies, gardèrent la pureté de leurs corps, et cela n’arriva que par la grâce de Jésus-Christ, qui voulut montrer que tous les efforts des impies ne parviendraient pas à souiller la chair de ces vierges, et que leurs corps restaient inviolables, sous sa sauvegarde, par l’effet d’un miracle.» Il faudrait peut-être, dans le texte latin de ce passage, corriger un mot, et mettre liminibus au lieu de luminibus, ce qui donnerait un sens plus conforme aux usages de la persécution, dans cette phrase: «Electæ virgines propter Sponsi fidem, ad illudendum impiis luminibus traditæ, corporibus inviolatæ perdurarunt.» Il est probable que saint Basile avait désigné les dictérions ou les lupanars, qui recevaient ordinairement les vierges chrétiennes condamnées à la Prostitution; mais le traducteur latin ayant remplacé le mot grec par une périphrase, impiis liminibus, qui caractérise assez bien ces mauvais lieux, une faute de copiste a changé le sens, que nous proposons de rétablir, sans sortir de notre sujet.
Nous n’avons pas l’espace nécessaire pour relater ici tous les martyres qui ont commencé ou fini par [64] la Prostitution violente. Il y aurait un livre entier à faire sur la matière, en dépouillant, à ce point de vue unique, l’immense recueil des Bollandistes et en étudiant les Actes des saintes qui ont été plus ou moins persécutées dans leur virginité ou leur chasteté. Nous grouperons seulement quelques faits analogues, pour faire apprécier dans quel but et dans quelle forme le paganisme attentait à la pudeur chrétienne. On comprendra ainsi avec quel pur amour les saintes femmes se donnaient à Jésus-Christ, en voyant le gracieux portrait que saint Augustin a fait de la chasteté chrétienne, dans ses Confessions: «La Chasteté se présentait à moi avec un visage plein de majesté et de douceur, et joignant à un gracieux souris des caresses sans afféterie, afin de me donner la hardiesse de m’approcher d’elle, elle étendait, pour me recevoir et m’embrasser, ses bras charitables, entre lesquels je voyais tant de personnes qui pouvaient me servir d’exemples. Il y avait un grand nombre de jeunes garçons et de jeunes filles, des hommes et des femmes de tout âge, des veuves vénérables et des vierges arrivées presque à la vieillesse. Et cette excellente vertu n’est pas stérile, mais féconde dans ces bonnes âmes, puisqu’elle est mère de tant de célestes désirs, qu’elle conçoit de vous, ô mon Dieu, qui êtes son véritable et son saint époux!» Cette chasteté était aussi jalouse de sa conservation dans la vieillesse que dans l’enfance, et la persécution n’avait aucun égard à [65] l’âge, lorsqu’elle destinait une victime aux outrages de la Prostitution. Sainte Agnès n’avait pas treize ans, et les sept vierges d’Ancyre ne se souvenaient plus d’avoir été jeunes.
Ces sept vierges, quoique âgées de soixante-dix à quatre-vingts ans chacune, furent condamnées, comme chrétiennes, à être livrées aux débauchés d’Ancyre. Ces débauchés n’eurent pourtant pas le courage de se faire les instruments de la cruauté des persécuteurs; un seul d’entre eux osa tenter l’aventure, mais l’esprit de Dieu se mit entre lui et les saintes vierges. Le préfet d’Ancyre, furieux de voir que son jugement n’était pas exécuté, les condamna, par malice, à cause de leur invincible virginité, au service du temple de Diane. Par une singularité que le légendaire ne justifie pas, elles furent mises toutes nues pour aller laver la statue de la déesse dans un lac sacré, voisin de la ville que traversa le cortége, dans lequel leur nudité avait lieu de surprendre les spectateurs. Ce fut dans les eaux du lac qu’elles trouvèrent un refuge contre les regards curieux de la foule. Cet étrange martyre daterait du quatrième siècle, selon Nilus, qui nous en a conservé l’incroyable récit. Les autres saintes qui ont également été exposées à la brutalité païenne, sont presque toutes de la même époque. Théodore, Irène, Agnès, Euphémie, furent éprouvées de la même façon, dans l’horrible persécution ordonnée par Dioclétien en 303, persécution qui dura jusqu’en 311, [66] et qui fit plus de martyrs que les précédentes. Jamais on n’avait imaginé des supplices plus douloureux pour la chasteté chrétienne. Ainsi, en Thébaïde, on attachait les femmes par un pied, et on les élevait en l’air avec des machines, afin qu’elles demeurassent suspendues, la tête en bas, entièrement nues. Le génie de la Prostitution semblait inspirer aux juges et aux bourreaux un luxe prodigieux de tortures infâmes.
Le poëte Aurélius Prudentius, qui écrivait plus de soixante ans après les horreurs de cette persécution, en avait recueilli sans doute les souvenirs, lorsqu’il a dépeint l’agonie d’une virginité vouée à l’outrage de l’impudicité païenne. Si la vierge n’appuyait pas sa tête contre l’autel de Minerve et ne demandait pas sa grâce à la déesse, on l’insultait, dès qu’elle se mettait en marche pour se rendre au lupanar. Alors toute une jeunesse ardente s’élançait sur les pas de l’infortunée et se disputait le droit de l’insulter (novum ludibriorum mancipium petat). On lui criait de s’arrêter, au détour de chaque rue; mais la vierge fuyait plus vite, en détournant la tête et en cachant son visage, poursuivie par une foule impatiente; elle craignait que quelque libertin ne portât la main sur elle et ne fît un cruel affront à son sexe (ne petulantiùs quisquam verendum conspiceret locum); et sous la menace de ce péril, elle se hâtait de mettre à l’abri sa virginité dans le lupanar, comme si elle devait y être en sûreté, comme si le lupanar ne pouvait [67] qu’être chaste et inviolable pour elle. Rien n’est plus touchant que ce tableau de la pudeur chrétienne.
Sainte Agnès, en effet, ne perdit pas sa virginité, pour avoir été conduite dans un lupanar de Rome. Elle appartenait à une des premières familles de cette ville, et quoique âgée de treize ans à peine, elle avait été déjà recherchée en mariage par plusieurs jeunes patriciens. Sa grande beauté ne la détourna pas de la vie austère qu’elle avait embrassée. Elle fut dénoncée comme chrétienne au préfet Symphronius par le fils même de ce préfet, qu’elle avait dédaigné comme les autres prétendants; elle proclama hautement sa croyance et déclara qu’elle avait consacré sa virginité à Jésus-Christ. «Choisis entre deux partis à prendre, lui dit le juge: ou sacrifie à Vesta avec les Vestales, ou prostitue-toi avec les courtisanes dans un lupanar de soldats, où tu n’auras pas recours aux chrétiens qui t’ont séduite (aut cum meretricibus scortaberis in contubernio lupanari).» Agnès répondit à Symphronius, en le bravant. Celui-ci, irrité de cette audace, ordonne qu’elle soit dépouillée de ses vêtements et menée nue au lupanar, précédée d’un héraut criant à son de trompe: «Agnès, vierge sacrilége, ayant blasphémé les dieux, est livrée à la Prostitution publique (scortum lupanaribus datam).» On exécute l’ordre du préfet. Mais à peine Agnès est-elle mise à nu, que ses cheveux poussent à l’instant et forment un voile autour de son corps. Un ange marche [68] à ses côtés et l’environne d’une splendeur divine. Elle entre au lupanar, toute resplendissante de clarté, mais déjà sa pudeur est garantie par une robe, de blancheur éblouissante, qui la couvre de la tête aux pieds. Les débauchés, qui l’attendaient dans le mauvais lieu, n’osent pas s’approcher d’elle et la contemplent avec terreur, jusqu’à ce qu’ils se jettent à ses pieds en implorant son pardon. Le fils du préfet accourt avec ses compagnons de plaisir, pour s’emparer de la belle proie qu’il s’est promise; mais dès qu’il étend la main vers Agnès, il tombe mort, comme frappé de la foudre.
Tel est le récit de saint Ambroise, dans ses Épîtres (liv. IV, ép. 34); mais les Actes de la sainte, publiés par Ruinart, ajoutent à ce récit bien des particularités importantes pour l’histoire de la Prostitution. Selon ces Actes, dès que la sainte fut arrivée au lupanar, on la revêtit d’une chemise de gaze transparente, que les filles de joie portaient dans l’intérieur des mauvais lieux, pour mieux solliciter la luxure, en laissant entrevoir ou deviner tout ce qui pouvait l’enflammer. Aussitôt la populace envahit le lupanar, et chacun s’empresse de faire valoir son droit de premier venu; mais aussitôt cette ardeur impudique s’éteint et s’évanouit: les libertins restent immobiles, tremblants, indécis, sans force et sans volonté; ils rougissent de honte et se retirent, sans avoir touché la sainte, qui les regarde avec calme. Le lupanar ne se vide que pour se remplir [69] de nouveau; mais le miracle se renouvelle, et les affronteurs demeurent interdits, avant d’avoir fait une tentative de violence que la jeune Agnès ne semble pas redouter. Tous s’éloignent avec terreur, avec respect, et personne n’ose plus pénétrer dans le repaire de Prostitution. Un seul se présente encore: le bruit se répand que c’est le propre fils de Symphronius; il ne doute pas du succès de sa honteuse entreprise; il s’élance seul derrière le rideau qui ferme l’entrée du lupanar; il s’avance impétueusement vers Agnès, il étend les bras pour la saisir, mais il tombe mort à ses pieds. Cependant ses amis l’attendaient à la porte, curieux, inquiets de savoir si ce loup ravissant s’était emparé de la brebis du Christ, selon les paroles mêmes de la légende. Comme on ne le voit pas reparaître, comme on n’entend rien dans la cellule d’Agnès, quelqu’un se hasarde à y entrer: à l’aspect du mort, il se trouble, il invoque la pitié de la sainte, il est converti. Nul ne sera désormais assez hardi pour vouloir se faire l’exécuteur de l’arrêt de Symphronius, devant qui l’on ramène Agnès encore munie de sa virginité. Agnès consent à ressusciter le mort, qu’elle avait sacrifié à la défense de sa pudeur, et le ressuscité ne se soucie plus de s’en prendre aux vierges chrétiennes; mais cette résurrection miraculeuse est attribuée à des invocations magiques, et Agnès, condamnée à être brûlée vive, emporte avec elle sa fleur virginale dans les flammes du bûcher. Le savant [70] éditeur de cette légende mentionne la tradition qui plaçait, sous les voûtes du Cirque Agonal ou destiné aux jeux publics, ce lupanar où la virginité d’Agnès avait remporté la victoire sur ses impurs ennemis.
Le supplice du lupanar se reproduit souvent dans les Actes des saintes, mais toujours avec des circonstances différentes, qui sembleraient accuser des variantes de détails sur un thème unique. Il n’est pas probable que les mêmes faits se soient représentés si souvent avec autant de similitude. Le plus célèbre de tous les martyres de cette espèce est celui de sainte Théodore, qui doit sans doute la célébrité de son nom à une mauvaise tragédie de Pierre Corneille, plutôt qu’à la légende paraphrasée par saint Ambroise et à ses Actes publiés par Ruinart. C’était une dame noble d’Alexandrie. Le juge la cita devant lui et la somma de sacrifier aux dieux. «D’après les ordres de l’empereur, lui dit-il, vous autres vierges qui refusez d’offrir de l’encens aux dieux, vous devez être exposées dans les lieux infâmes. Mais j’ai pitié de votre naissance et de votre beauté.—Vous pouvez faire ce qui vous plaira, répond Théodore. Ma volonté n’aura point de part aux violences que vous exercerez.» On la soufflette, par ordre du juge, qui s’efforce de dompter cette rebelle. «Malgré votre condition illustre, lui dit-il, vous me contraignez de vous faire affront devant le peuple, qui attend votre jugement. Je vous donne trois jours pour réfléchir; après ce délai, si vous refusez de [71] sacrifier, je vous exposerai dans un lupanar, afin que les personnes de votre sexe voient votre déshonneur et s’amendent.» Les trois jours écoulés, Théodore resta aussi ferme dans sa résolution. «Théodore, lui dit le juge, puisque vous persistez dans votre refus de sacrifier, j’ordonne qu’on vous conduise au lupanar. Nous verrons si votre Christ vous délivrera.—Le Dieu qui m’a jusqu’à présent gardée sans tache, reprend Théodore avec douceur, connaît ce qui en arrivera; il est assez puissant pour me protéger contre ceux qui voudraient me faire injure.» On la conduit dans une maison de Prostitution; en y entrant, elle adresse une prière fervente à son Époux céleste. Le peuple environne la maison: il attend l’issue d’un martyre qui n’est pas chose nouvelle pour lui, et qui se termine ordinairement par la consécration de la virginité des patientes. Cette fois, il y a plus de spectateurs que d’acteurs. Aucun ne se présente pour faire affront à la chrétienne. Enfin, un soldat fend la foule et pénètre dans le lieu du supplice. Théodore frissonne au bruit des pas; elle rassemble autour d’elle, avec ses mains craintives, le peu de vêtements qu’on lui a laissés, et qui ne cachent pas tout ce qu’elle essaie de voiler. Ce soldat est un chrétien, qui a pris ce déguisement pour arriver jusqu’à elle et pour la sauver; il la conjure de changer d’habillement avec lui, et finit par la décider, en lui faisant un hideux tableau du sort qui l’attend dans cette vilaine maison. [72] Théodore, déguisée en soldat, couvrant son visage avec sa cape et ses deux mains, sort heureusement de l’antre du vice, sans répondre aux questions qui l’assiégent et aux éclats de rire qui la poursuivent. Une heure après, le chrétien conduit devant le juge, était condamné à être décapité pour avoir aidé la délivrance de Théodore. Celle-ci reparaît et dispute à son libérateur la couronne du martyre. «C’est moi qui ai été condamné, lui dit Didyme.—Vous avez bien voulu me sauver l’honneur, répond Théodore, mais je ne consens point que vous me sauviez la vie; car j’ai fui l’infamie et non la mort.» Ils furent décapités ensemble, et Théodore mourut vierge.
Palladius, dans la Vie des Pères (Vita Patrum, cap. CXLVIII: De fæmina nobilissima quæ fuit semper virgo), rapporte un fait à peu près semblable, qui se serait passé un siècle auparavant, mais dont il ne nomme pas les héros, quoiqu’il emprunte son récit à «un ancien livre, dit-il, écrit par Hippolyte, qui fut l’ami des apôtres.» Une fille noble et vertueuse vivait à Corinthe dans la pratique austère du célibat chrétien. Elle fut dénoncée au juge, dans un temps de persécution. Ce juge impie avait un amour immodéré pour les femmes, et afin de satisfaire cet amour charnel, il recourait souvent aux bons offices des lénons et des marchands de Prostitution (cauponatores). Ceux-ci lui avaient vanté la beauté merveilleuse de la vierge chrétienne; il la trouva plus surprenante [73] encore qu’il ne l’eût imaginée, et il n’épargna rien pour séduire cette vierge, qui repoussa ses prières aussi bien que ses menaces. Les tourments ne purent rien obtenir de la pure et douce victime. Le juge alors, indigné de cette résistance, eut l’idée, pour la vaincre, de condamner cette sainte à la Prostitution publique. Il la place dans un lupanar et il recommande au maître du lieu (jussit ei qui eas possidebat): «Prends cette fille, lui dit-il, et paye-moi tous les jours trois pièces d’or (nummos).» Le lupanaire accepte le marché et veut y faire honneur sur-le-champ. La nouvelle prostituée est annoncée aux libertins de la ville par un écriteau, qui lui assigne un nom et qui fixe son tarif. La débauche accourt, la bourse à la main; c’est à qui aura l’avantage de la première rencontre; ils se disputent, les indignes, le trésor de cette virginité qui ne se défend pas. «Écoutez, leur dit la pauvre femme qui ne peut se résigner à souffrir le martyre; il faut que je vous révèle ce que j’ai caché au lénon, et ce que je vous prie de tenir secret. J’ai un ulcère (ulcus) aux parties honteuses; cet ulcère exhale une mauvaise odeur; de plus, il est de nature contagieuse. Je ne veux pas que vous me détestiez..... Accordez-moi quelques jours de répit, et je me livrerai à vous, quand je serai guérie.» Tous se retirèrent, sans demander leur reste. La vierge, se voyant délivrée de ces bourreaux pour quelques jours du moins, priait Dieu de compléter sa délivrance en la faisant mourir. [74] Tout à coup entre dans le lupanar un jeune homme, qui semblait trop animé pour que la fable de l’ulcère fût capable de l’arrêter dans ses desseins. La malheureuse vierge crut avec effroi que le dernier moment de sa virginité était venu; mais ce jeune homme était un chrétien, pieux et chaste, qui avait appris le péril que courait sa sœur en Jésus-Christ. Il avait donc formé le projet de la sauver, et il s’était fait admettre à prix d’argent dans ce lieu infâme. Il changea d’habits avec elle, et il demeura, le visage voilé, à la place obscène que la jeune fille venait de quitter. Dès que la substitution de personne eut été reconnue et le changement de sexe constaté, le chrétien fut condamné à mort et livré aux bêtes, ou plutôt, suivant un commentateur, à toutes les horreurs de la Prostitution antiphysique.
Ce ne fut pas la seule chrétienne qui sortit vierge du lupanar; la légende en cite une autre qui, après avoir, en qualité de mérétrix, prostitué son corps dans un lieu de débauche, retrouva sa virginité en allant à la mort. C’est la fameuse sainte Théodote, cette courtisane dont nous avons déjà parlé et qui souffrit la persécution, vers 249, du temps de l’empereur Philippe. Quand le préteur lui ordonna de sacrifier aux dieux: «C’est bien assez, s’écria-t-elle, que je sois une prostituée pour tout le monde. Je n’ajouterai pas ce crime à mes autres crimes, afin qu’au jour suprême du jugement, je puisse au moins me défendre d’avoir trahi le vrai Dieu!» On l’envoie [75] en prison, où elle passe vingt et un jours, sans prendre aucune nourriture. Quand elle reparaît devant le juge, elle adresse publiquement une prière au Christ: «Je te conjure, dit-elle, de m’absoudre du crime dans lequel je suis tombée, à l’instigation du diable, car on m’appelle avec raison meretrix. Fortifie mon courage et regarde-moi avec clémence, afin que les plus atroces tortures n’aient pas même le pouvoir d’émouvoir mon cœur.» Le juge procède à l’interrogatoire: «De mon état, dit-elle fièrement, je suis courtisane, mais de ma religion, chrétienne, si toutefois je suis digne du Christ.» Elle est condamnée; la foule l’exhorte à sacrifier aux dieux; ses anciens amants la supplient d’épargner sa vie: «Suspendez-la au gibet, dit le juge, et déchirez-lui la peau avec des peignes de fer.» Elle supporte tout, en chantant les louanges du Seigneur. On verse du vinaigre et du plomb fondu dans ses plaies; on lui arrache les dents: elle ne cesse pas de prier à haute voix. Enfin, pour la faire taire, on la lapide. Les chrétiens qui ensevelirent son corps constatèrent, avec une surprise bien naturelle, que cette courtisane était vierge.
Quelquefois, au lieu d’envoyer la vierge dans un lupanar et de la livrer ainsi à un outrage public, le juge l’abandonnait à quelque libertin émérite qui s’engageait à ne la lui ramener que souillée et bonne pour le supplice capital. Ainsi en advint-il à sainte Denise, qui comparut devant le proconsul Optimus [76] avec trois chrétiens nommés Pierre, André et Paul. Le proconsul la menaçait d’être brûlée vive si elle ne sacrifiait pas aux idoles: «Mon Dieu est plus grand que toi, répondit-elle; c’est pourquoi je ne crains pas tes menaces!» Le proconsul ne l’envoya pas au bûcher, mais il l’abandonna au bon plaisir de deux jeunes débauchés (ad corrumpendam). Ceux-ci l’emmenèrent avec eux dans leur maison et réunirent leurs efforts pour la faire céder à leurs obsessions criminelles: cette lutte inégale dura pourtant jusqu’au milieu de la nuit, sans qu’ils triomphassent d’une si courageuse vertu (ut ei vim turpitudinis inferrent). Cependant leur ardeur commençait à s’affaiblir et le démon de l’impureté se retirait d’eux (marescebat eorum cupiditatis libido). Enfin une clarté soudaine illumina toute la chambre, et un ange apparut, qui prit sous sa protection la vierge aux abois. Les deux corrupteurs effrayés tombèrent aux genoux de la chaste jeune fille, qui les releva en souriant: «Ne craignez rien, leur dit-elle; celui-ci est mon tuteur et mon gardien; c’est pour lui que je me suis livrée à vos impuissantes insultes.» Les deux païens la supplièrent d’intercéder pour eux auprès de ce divin protecteur et promirent de se convertir, en jurant qu’ils n’attenteraient plus jamais aux vierges du Seigneur.
On est autorisé à croire que ces attentats contre les vierges chrétiennes avaient lieu principalement à Alexandrie, pendant la grande persécution de Dioclétien. [77] Le préfet de l’Égypte, nommé Hiéroclès, avait enjoint à tous les juges d’appliquer sans exception cette pénalité à toutes les femmes qui se disaient vierges par amour du Christ. Cet Hiéroclès, que les Actes des martyrs appellent souvent Héraclius, s’acharnait surtout à la persécution des femmes, et il les livrait impitoyablement aux agents de Prostitution (sanctas Dei virgines lenonibus tradentem, disent les Actes publiés par Ruinart, t. II, p. 196). On n’a pas de peine à croire que, dans une foule de cas, le juge ne dédaignait pas d’être lui-même l’exécuteur de ses arrêts. Ainsi en agissait le juge Priscus, qui fit beaucoup de mal aux chrétiens à la même époque. La Légende dorée de Jacques de Voragine le représente comme un homme inique et libidineux. Euphémie, fille d’un sénateur, alla s’accuser elle-même devant Priscus et réclama la faveur du martyre, en se plaignant de ce qu’on l’avait épargnée jusqu’alors, en dépit de sa profession de foi chrétienne. Priscus la fit battre de verges et l’envoya en prison: il ne tarda pas à l’y suivre, et il essaya de la violer; mais la sainte se défendit fortement, et la grâce de Dieu paralysa la lubricité de ce païen. Lui, se crut ensorcelé, et il chargea son intendant d’aller séduire par des promesses ou vaincre par des menaces l’intrépide prisonnière; mais l’intendant ne put pas ouvrir la porte du cachot, contre laquelle les haches mêmes ne faisaient que s’émousser, et il fut saisi par le diable, qui le força de se déchirer de [78] ses propres mains. Le juge exposa inutilement la vierge à divers supplices, qui ne réussirent pas à lui ôter la vie, encore moins sa virginité. Cependant il avait donné ordre de la livrer à tous les jeunes libertins qui voudraient abuser d’elle jusqu’à ce qu’elle en mourût; mais ces libertins ne se souciaient pas de tenir tête à une magicienne, et les plus audacieux ne dépassèrent pas le seuil de la cellule où la sainte était renfermée dans l’attente de son déshonneur. Un d’eux pourtant, à qui la luxure donnait du cœur, osa pénétrer dans cette cellule; il fut bien surpris d’y trouver Euphémie entourée de vierges qui priaient avec elle; il confessa timidement sa mauvaise intention et se fit chrétien. Euphémie resta donc vierge, malgré les détestables projets de Priscus, qui voulut la voir décapiter et qui n’eut pas même le temps de dévoiler les mystères de ce corps sans tache; car, au moment où il allait profaner de ses regards impudiques cette virginité que la mort lui avait dérobée, il fut dévoré par un lion qui s’était échappé de la fosse et qui ne laissa pas un seul débris du persécuteur des vierges. «Sainte vierge triomphante, s’écrie saint Ambroise, à qui nous empruntons ce récit, en recevant la couronne de la virginité, tu méritas aussi la palme du martyre!» De pareils exemples gagnaient à la virginité et à la chasteté chrétienne toutes les âmes qu’ils enlevaient à la Prostitution et à l’impureté du paganisme.
Sommaire.—Les faux docteurs et les sectes blasphématrices.—Les nicolaïtes.—Atroces préceptes attribués au diacre Nicolas, fondateur de cette secte.—Les phibionites, les stratiotiques, les lévitiques et les borborites.—Abominations de ces sectes, décrites par saint Épiphane.—Les hérésies du corps et celles de l’esprit.—Les carpocratiens et les valésiens.—Épiphane.—Marcelline.—Les caïnites et les adamites.—Impuretés corporelles auxquelles se livraient les caïnites.—L’Ascension de saint Paul au ciel.—Hérésie de Quintillia.—Prodicus.—Déréglements monstrueux du culte des adamites.—Réforme morale que subit cette secte après la mort de son fondateur.—Les marcionites.—Les valentiniens, etc.
Nous avons dit que si la continence et la chasteté des premiers chrétiens étaient suspectes aux gentils, les hérétiques n’avaient que trop justifié l’opinion des incrédules à cet égard. Ces hérétiques semblaient surtout avoir pris à tâche de souiller la morale [80] évangélique et d’étouffer sous la matière le flambeau spirituel du christianisme. Ce n’étaient pourtant pas des païens déguisés, qui avaient pénétré dans le sanctuaire de l’Église du Christ, pour le déshonorer en y introduisant les impuretés du culte idolâtre et en renchérissant sur la doctrine d’Épicure et des anciens philosophes grecs. C’étaient des illuminés chrétiens, si l’on peut se servir de cette expression moderne; c’étaient des novateurs fanatiques, qui voulaient faire servir le puissant auxiliaire de la volupté au triomphe d’une religion toute métaphysique. Pendant trois siècles, le schisme ne cessa de se reproduire et de se transformer dans le sein même de l’Église naissante, et la Prostitution fut presque toujours employée, comme un moyen de propagande et de domination mystérieuses, par ces hérésies qui découlaient souvent des croyances et des mœurs religieuses de l’Inde.
La première hérésie qui ait fait irruption dans le christianisme, remonte aux temps des apôtres, et se rattache peut-être aux antiques traditions que le culte de Baal avait laissées dans la Judée. La seconde épître de saint Pierre, que la chronologie chrétienne date de l’an 65, paraît concerner cette hérésie, qui eut pour auteur un des sept premiers diacres. «Or, il y a eu de faux prophètes dans le peuple, disait saint Pierre, comme il y aura parmi vous de faux docteurs qui introduiront des sectes de perdition et qui renieront Dieu qui les a rachetés, [81] en attirant bientôt la perdition sur eux-mêmes, et plusieurs imiteront les débauches de ces méchants, par qui sera blasphémée la voix de la vérité.» Saint Pierre dit ensuite que Dieu, qui a déchaîné le déluge sur l’ancien monde, en n’épargnant que Noé et sa famille; qui a réduit en cendres les villes impies de Sodome et de Gomorrhe, en arrachant Lot à l’impur contact des habitants de ces deux cités (à luxuriosâ conversatione eripuit); Dieu délivrera de la tentation ceux qui l’honorent, et se réservera de punir les pécheurs au jour du jugement: parmi ces pécheurs, il distingue particulièrement ceux qui, entraînés par la chair, marchent dans la passion de l’impudicité (qui post carnem in concupiscentiâ impudicitiæ ambulant), méprisent toute domination, audacieux qui se complaisent en eux-mêmes et qui ne craignent pas d’introduire des sectes blasphématrices. «Ces hommes, semblables à des bêtes déraisonnables qui courent naturellement à leur perte, blasphémant contre ce qu’ils ignorent, périront dans leur corruption et recevront la récompense de leur iniquité: eux, qui regardent la volupté comme les délices du siècle, se jettent dans ces délices de souillure et d’infamie (coinquinationis et maculæ delicis affluentes), et vous prostituent dans leurs festins impudiques; eux, qui ont les yeux pleins d’adultère et toujours ardents au péché (oculos habentes plenos adulterii et incessabilis delicti); eux, qui séduisent les âmes faibles et qui ont le cœur exercé à la convoitise; fils de malédiction, [82] ils vont errant, hors du droit chemin, comme Balaam, qui aima le salaire d’iniquité.» On voit, dans ce passage assez confus, que ces hérétiques ne se piquaient pas de rester chastes et purs, mais il est difficile de constater, d’après le texte même de la Vulgate, le genre d’impureté que saint Pierre leur reproche. Un commentateur, donnant à cette comparaison des nicolaïtes avec Balaam une portée que nous n’apprécierons pas, suppose que leur hérésie avait fait jouer à l’âne un rôle infâme, si l’on peut expliquer dans ce sens un verset que nous ne traduisons pas, pour ne lui faire rien dire de plus ni de moins: Subjugale mutum animal, hominis voce loquens, prohibuit prophetæ insipientiam.
Cependant, s’il n’était pas question de bestialité dans l’hérésie des nicolaïtes, on ne peut douter que la sodomie ne s’y trouvât mêlée sous le manteau de la fraternité catholique. Les Pères de l’Église, qui ont parlé des nicolaïtes avec autant d’horreur que d’indignation (saint Ignace, Epist. ad Trall. et ad Philadelph.; saint Clément d’Alexandrie, Strom., l. III; saint Irénée; saint Épiphane, etc.), n’avaient pas vu les commencements de cette secte abominable, et n’en savaient que ce qu’ils tenaient de la tradition orale. Selon plusieurs d’entre eux, le diacre Nicolas, que saint Irénée qualifie formellement de maître des nicolaïtes, aurait imaginé son odieuse hérésie pour se venger des apôtres, notamment de saint Pierre, qui le blâmaient d’avoir repris sa [83] femme avec lui, après qu’il se fut séparé d’elle pour garder la continence. Nicolas, afin d’excuser sa faiblesse, se mit à enseigner effrontément que, pour acquérir le salut éternel, il était nécessaire de se souiller de toutes sortes d’impuretés. Les raisonnements sur lesquels il appuyait cette monstrueuse doctrine, n’étaient pas de nature à l’absoudre: il prétendait qu’une chair souillée devait être plus agréable à Dieu, parce que les mérites du divin Rédempteur avaient lieu de s’exercer davantage sur elle, pour la rendre digne du paradis. D’autres Pères de l’Église essayèrent de défendre la mémoire de Nicolas contre la honte de l’exécrable hérésie qui s’était répandue sous son nom parmi les chrétiens: ils déclarèrent que ce Nicolas avait vécu chastement sous le toit conjugal, sans autre commerce que celui de sa femme légitime, qui lui donna plusieurs filles et un fils: celui-ci fut évêque de Samarie et les filles moururent vierges. Quant aux atroces préceptes qu’on lui attribuait, il n’était coupable que d’avoir employé une expression amphibologique, en disant abuser de la chair dans le sens de mortifier la chair. Ses disciples, dit-on, avaient pris à la lettre cette locution vicieuse, et ne se privaient pas d’abuser de la chair, sous la responsabilité du pieux diacre qui n’y avait pas entendu malice.
Ce ne fut pas la seule exagération de la légende, relativement à ce Nicolas que l’Église dut souvent maudire, à cause des excès de ses prétendus imitateurs. [84] On racontait que sa femme était fort belle, et qu’il était, lui, fort jaloux. Les apôtres lui reprochaient sa jalousie, tellement que, pour échapper à des sarcasmes perpétuels, il fit venir cette femme dans une assemblée des chrétiens, et l’autorisa hautement à prendre pour mari celui qu’elle voudrait. La légende ne dit rien de plus, et l’on ne sait pas si la femme de Nicolas profita de cette autorisation. Quoi qu’il en fût, on vit, dans la conduite de Nicolas, une excitation à la débauche et une indulgence plénière accordée aux désirs sensuels. Les premiers nicolaïtes ne s’amusèrent donc pas à rattacher aux dogmes leur hérésie licencieuse; ils ne changèrent rien à l’enseignement chrétien, si ce n’est qu’ils prêchèrent d’exemple l’oubli de toute pudeur sexuelle. Plus tard, pour justifier leur séparation de l’Église, ils s’attaquèrent à la divinité de Jésus-Christ et soutinrent que les plus illicites voluptés étaient bonnes et saintes, attendu que le Fils de Dieu aurait pu les éprouver en habitant un corps terrestre et sensible. Bientôt, sans abandonner leurs pratiques obscènes, ils se rapprochèrent des gnostiques et se confondirent avec eux, en formant de nouvelles sectes sous les noms de phibionites, de stratiotiques, de lévitiques et de barborites. Ces nouvelles sectes, dont saint Épiphane a décrit les abominations à la fin du quatrième siècle, avaient toutes le même but, savoir le contentement des appétits charnels et le retour aux instincts de nature. [85] Elles se sont perpétuées secrètement jusqu’au douzième siècle, où elles essayèrent de sortir de leur obscurité pour y rentrer à jamais.
Les hérésies des premiers siècles se divisaient, pour ainsi dire, en deux classes distinctes: celles du corps et celles de l’esprit. Ces dernières, entre lesquelles il suffit de nommer celles de Sabellius, d’Eutychès, de Symmache, de Jovinien, ne s’intéressaient qu’à des questions de philosophie religieuse et de métaphysique abstraite; ils se perdaient généralement en rêveries relatives à la divinité et à la mission de Jésus-Christ. Les hérésies du corps joignaient, à ces imaginations plus ou moins ingénieuses ou extravagantes, comme but ou comme moyen, un prodigieux débordement de sensualité. Le gnosticisme, émané des religions asiatiques, était venu s’attacher à tous les rameaux de la religion chrétienne, et les étouffait de ses branches parasites souvent pleines de poison et de scandale. La doctrine la plus fréquente chez tous les hérétiques, c’était la communauté des femmes et la promiscuité des sexes. Les carpocratiens et les valésiens professaient cette doctrine vers le commencement du deuxième siècle. Carpocrate, qui avait étudié dans l’école païenne d’Alexandrie, n’était réellement qu’un disciple d’Épicure, quoiqu’il s’intitulât chrétien. Il faisait, en effet, de Jésus-Christ un philosophe épicurien, qui s’était mis, disait-il, en communication directe avec Dieu, et qui avait vaincu les démons [86] créateurs du monde. Ces démons ayant été renfermés dans l’enfer, le mal n’existait plus sur la terre, et tout ce qui pouvait être fait par les hommes suivant cette maxime de l’Évangile: Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît à vous-même, tout était licite et autorisé. On comprend qu’un pareil précepte ne laissait rien subsister de la continence chrétienne, et que les carpocratiens abusaient d’eux-mêmes et des autres, dans l’intérêt de leurs passions brutales. La pudeur, cette noble et touchante fiction qui distingue les êtres intelligents de la brute, fut supprimée par ces sectaires, qui la niaient et qui la regardaient comme injurieuse à la divinité. Carpocrate n’emporta pas son hérésie avec lui dans la tombe: son fils Épiphane, qui avait également appris la philosophie épicurienne et platonicienne dans les écoles d’Alexandrie, eut le temps de compléter le système philosophique de son père, quoiqu’il mourût à dix-huit ans, en décrétant que les femmes seraient communes parmi les carpocratiens, et que nulle d’elles n’aurait le droit de refuser ses faveurs à quiconque les lui demanderait en vertu du droit naturel. Épiphane fut considéré comme un dieu, et on lui éleva une statue à Samé, ville de Céphalonie. Une femme de sa secte, nommée Marcelline, vint à Rome vers l’an 160, et y fit beaucoup de prosélytes, à la sueur de son corps. C’était dans des agapes ou repas nocturnes, que les carpocratiens et les épiphaniens commettaient [87] leurs infamies: ils mangeaient et buvaient avec peu de sobriété; puis, le repas terminé, les grâces dites, le roi du festin criait par trois fois: «Loin de nous les lumières et les profanes!» Alors, on éteignait les flambeaux, et ce qui se passait dans les ténèbres, sans distinction de sexe, d’âge et de parenté, ne devait pas même laisser de traces dans le souvenir, et représentait aux yeux des docteurs de la secte l’image confuse de la nature avant la création.
Les Pères de l’Église, saint Épiphane surtout (Hær., 27), ont tonné contre les mystérieuses prostitutions de ces hérétiques, qui semblaient avoir pris à tâche de déshonorer le nom chrétien; mais les sectateurs de Carpocrate et d’Épiphane étaient des saints auprès des caïnites et des adamites, que le deuxième siècle vit se multiplier dans le sein de l’Église avec une effrayante émulation. Le nom de l’inventeur du caïnisme n’est pas connu: on a lieu de supposer que c’était un de ces audacieux gnostiques qui ne craignaient pas de s’adresser aux penchants les plus pervers de l’humanité, pour fonder leur impure domination sur un crédule troupeau d’esclaves. Les caïnites avaient pour dogme la réhabilitation du mal et le triomphe de la matière sur l’esprit. Ils prenaient donc à rebours l’interprétation des livres saints, et ils honoraient, comme des victimes injustement sacrifiées, les plus exécrables types de la méchanceté humaine, marqués au sceau de la réprobation divine, depuis Caïn jusqu’à Judas [88] Iscariote. Caïn surtout avait le triste honneur d’exciter au plus haut degré leur admiration et leur estime; ils justifiaient ainsi le meurtre d’Abel. On reconnaît dans cette affreuse doctrine une inspiration de l’arimanisme persan, appliqué à la lecture de la Bible et des Évangiles. Ils se glorifiaient d’imiter les hideux vices qu’ils attribuaient à Caïn, et qu’ils retrouvaient avec amour chez les habitants de Sodome et de Gomorrhe; ils protestaient contre la destruction de ces villes maudites, et ils se flattaient de pouvoir les rebâtir un jour sous la sauvegarde de Caïn, qui personnifiait pour eux le principe du mal ou l’Arimane de Zoroastre. Les Pères de l’Église se sont peut-être abusés cependant sur l’hérésie qu’ils combattaient et qu’ils ne connaissaient pas à fond, car il est difficile de croire que de pareilles turpitudes aient eu cours publiquement, et se soient produites sous l’empire d’une croyance chrétienne; or les caïnites ne contestaient pas la divinité de Jésus-Christ et son œuvre de rédemption. Comment accorder cette croyance avec le culte du mal et de l’abomination? «Il n’y avoit point d’impureté corporelle où ils ne se plongeassent, dit Bayle, qui ne fait qu’analyser les récits de Tertullien, de Théodoret, de saint Irénée et de saint Épiphane; point de crime où ils ne se crussent en droit de participer; car, selon leurs abominables principes, la voie du salut étoit diamétralement opposée aux préceptes de l’Écriture. Ils s’imaginoient que chaque volupté sensuelle [89] étoit présidée par quelque génie: c’est pourquoi ils ne manquoient pas, quand ils se préparoient à quelque action déshonnête, d’invoquer nommément le génie qui avoit l’intendance de la volupté qu’ils alloient goûter.» Cette définition du culte des caïnites prouverait qu’ils n’étaient pas dégagés des habitudes de l’idolâtrie païenne, et qu’ils avaient seulement remplacé les dieux par des génies. On n’a rien conservé de leurs livres, et l’on doit regretter surtout leur fameuse Ascension de saint Paul au ciel, sorte d’Apocalypse dans lequel la vision de saint Paul avait révélé à ces hérétiques une incroyable théorie d’impuretés. Quoi qu’il en soit, on ne peut guère douter que les caïnites aient été plus ou moins adonnés aux honteux égarements de l’amour antiphysique, et ce fut pour entraîner les femmes dans la secte des caïnites, qui les méprisaient, qu’une jeune femme, nommée Quintillia, voulut établir une hérésie dans l’hérésie elle-même, et prêcha le caïnisme à l’usage des femmes: ce caïnisme-là, moins infect que celui de Sodome, descendait de Sapho en ligne directe, mais figurait sans doute aussi dans les merveilleux récits de la vision de saint Paul. Il eut, grâce à Quintillia, qui n’était peut-être qu’une courtisane, beaucoup de vogue en Afrique, où il s’enracina, surtout à Carthage.
Les adamites avaient fait remonter leur doctrine au premier homme pour n’avoir rien à démêler avec les caïnites; mais, du premier homme, ils ne séparaient [90] pas la femme, comme les héritiers de Caïn et de Sapho. Le fondateur de leur secte fut un nommé Prodicus, qui avait été carpocratien, et qui n’approuvait pas le mystère que Carpocrate avait imposé à l’opération charnelle. Selon lui, ce qui était un bien dans les ténèbres ne pouvait être un mal en plein jour. Il eut donc l’audace de permettre et de prescrire des «copulations publiques entre les deux sexes.» C’est ainsi que Bayle a traduit ce texte de Théodoret: προφανῶς λαργεύειν (publice scortari). Saint Clément d’Alexandrie impute les mêmes infamies à la secte de Carpocrate, qui, dit-il, devait établir ses lois pour des chiens, des boucs et des pourceaux. L’initiation des adamites avait lieu dans une de ces agapes où les hérétiques libidineux ouvraient le champ à leurs détestables mystères. Prodicus changea quelque chose à l’usage des accouplements formés au hasard et répétés sans choix dans une nuit profonde qui faisait l’égalité des âges et des rangs. Théodoret (Hæret., lib. I et V) raconte que Prodicus, mécontent des déceptions de cette ténébreuse orgie, invita ceux qui célébraient les agapes à se précautionner d’avance et à se concerter entre eux, de manière que le consentement et l’accord des deux parties réglassent leur rencontre et leur union, au moment où les lumières seraient éteintes. Les conditions de la débauche se discutaient et se traitaient à l’amiable, avant que l’agape eût rassemblé les convives autour de la table carpocratienne. [91] Théodoret s’appuie ici du témoignage de saint Clément d’Alexandrie (Strom., lib. III), qui parle, en effet, de ces conventions impudiques, imitées, d’ailleurs, des mœurs conviviales de Rome païenne; car Horace, dans une de ses odes (lib. III, 6), signale les adultères qui s’exécutaient ainsi, d’intelligence avec le mari aviné et presque sous ses yeux, quand on avait emporté les flambeaux et livré la place à la volupté.
On voit par cette citation que les païens et Horace lui-même étaient de véritables carpocratiens sans le savoir, d’où il résulte que ceux-ci n’étaient que des païens mal convertis. Prodicus, pour motiver ces déréglements monstrueux, prétendait «que les âmes avaient été envoyées dans les corps, non pas pour être punies, mais afin que par toutes sortes de voluptés elles rendissent hommage aux anges ou aux génies qui avaient créé le monde.» Il avait, en outre, par un sacrilége détestable, voulu représenter l’union mystique des frères et sœurs en Jésus-Christ, par la conjonction charnelle de l’homme [92] avec la femme. On dut lui savoir gré pourtant de n’avoir point, à l’exemple des caïnites, sanctifié les mœurs de Sodome et tenté de détruire l’humanité dans son berceau.
Cependant, après Prodicus qui vivait en 120, les adamites subirent une réforme morale dont l’auteur est resté inconnu: ils se vouèrent à la continence et à la virginité, quoiqu’ils abusassent de l’imitation de leur patron, au point de vouloir revenir à l’état de nudité du premier homme. Les Pères ne nous donnent pas la raison de cette bizarre hérésie, et l’on est réduit à des conjectures qui nous amènent à croire que les adamites, en adoptant ce costume indécent pour leurs cérémonies secrètes, sinon pour les rites publics du culte, avaient eu l’intention de se rappeler mutuellement l’innocence de l’homme, antérieurement au péché d’Adam. «Ils s’assemblent, dit saint Épiphane, tout aussi nus qu’ils étaient au sortir du ventre de leur mère, et en cet état, ils font leurs lectures, leurs oraisons et leurs autres exercices de religion.» Saint Augustin ne fait que répéter presque textuellement les paroles de saint Épiphane. «Ainsi, hommes et femmes, ils s’assemblent nus, ils écoutent nus les lectures, ils prient nus, et nus ils célèbrent les sacrements (nudi itaque mares feminæque conveniunt, nudi lectiones audiunt, nudi orant, nudi celebrant sacramenta).» Malgré cette délicate épreuve de leur continence, ces adamites restaient chastes ou du moins n’en venaient [93] jamais aux actes de la chair, mais ils ne conservaient pas la pudeur des yeux, et le spectacle de toutes ces nudités salissait leur pensée, en leur donnant plus de peine à se défendre des aiguillons de la concupiscence. Mais saint Épiphane et saint Augustin disent expressément qu’ils résistaient à cette continuelle provocation de la luxure, et qu’ils finissaient par se regarder comme des choses inertes. Néanmoins, saint Clément d’Alexandrie, qui s’obstine à voir les imitateurs de Prodicus dans les héritiers de son hérésie, les accuse toujours de s’accoupler dans les ténèbres, à la suite de leurs impures agapes: τὸ καταισχῦνον αὐτῶν τὴν πορνικὴν ταύτην δικαιοσύνην ἐκποδὼν ποιησαμένους φῶς τῇ τοῦ λύχνου περιτροπῇ, μίγνυσθαι. Nous n’oserons pas nous prononcer, entre des avis si opposés, pour ou contre les faits et gestes des adamites; nous pensons pourtant que ces sectaires, qui n’étaient que des gnostiques d’une espèce particulière, se conduisaient dans leurs assemblées nocturnes aussi honnêtement que le leur permettait la nudité dont ils faisaient parade en l’honneur d’Adam et d’Ève.
Cette nudité allégorique devint même, pour certains adamites des deux sexes, une condition normale de la vie ascétique. Ils demeuraient nus, avec une ceinture qui leur couvrait les reins, et ils se cachaient, soit par groupes, soit isolés, dans le fond des bois et des déserts; ils s’enfuyaient à l’approche de tout être humain qui se distinguait d’eux par ses [94] vêtements, et ils aspiraient à se croire revenus aux premiers âges du monde, où l’homme menait la vie des animaux. Cette vie bestiale devait souvent produire chez ces êtres dégradés un oubli complet de leur sexe et un amortissement absolu des sens. Aussi, quand parfois ils rentraient dans la société de leurs semblables, sans consentir à se montrer vêtus en public, ils affectaient de n’être plus d’aucun sexe, ils paraissaient insensibles à la vue et au toucher de la chair. «Ils sont hommes avec les hommes, dit saint Clément d’Alexandrie, femmes avec les femmes; ils voulaient être de tous les deux sexes.» Cette phrase complémentaire implique peut-être un sens bien différent de celui qu’Évagrius a cru devoir adopter en rapportant ce fait singulier (Histor. eccles., lib. I, cap. 21). Il faudrait comprendre plutôt, en effet, que ces espèces de satyres se livraient à tous les déportements de leur salacité, sans distinction de sexe ni de personnes. C’est ainsi du moins que les adamites se perpétuèrent à travers les siècles jusqu’au seizième, où ils apparurent pour la dernière fois, à moins qu’on ne veuille les reconnaître encore dans les convulsionnaires du dix-huitième siècle.
Ces excès d’impudicité, que les hérésiarques enveloppaient du manteau de la foi nouvelle, devaient inévitablement produire, en sens contraire, des excès de continence et d’ascétisme. C’était toujours le gnosticisme qui empruntait une forme chrétienne [95] et qui créait un nouveau foyer d’hérésie. On vit naître successivement plusieurs sectes gnostiques qui se condamnaient à d’étranges servitudes de chasteté: les unes, pour ressembler à Jésus-Christ, qui mourut vierge; les autres, pour se rapprocher autant que possible de l’état de l’homme dans le paradis; ceux-ci, pour tuer le péché en ne perpétuant pas l’humanité; ceux-là, pour se soustraire à l’empire du démon qui s’incarnait dans la femme. Les encratites ou les continents, les marcionites et les valentiniens, se firent connaître presque en même temps, au milieu du deuxième siècle, par leur exagération de chasteté. Le fondateur de la secte des marcionites, Marcion, fils d’un pieux évêque de Sinope en Paphlagonie, n’avait pas d’abord été un modèle bien édifiant de cette continence, qu’il prêcha plus tard avec autant d’autorité que saint Paul, car il commença ses actes d’hérésiarque par une fornication dont il ne put se faire absoudre par son père; il se vengea de son excommunication en jetant le trouble parmi les orthodoxes. Après avoir débauché une fille, il se lia de corps et d’esprit avec une femme qui l’aida dans son apostolat d’hérésie. Il n’admettait que l’état de célibat et la continence absolue chez les chrétiens, et il ne baptisait que ceux ou celles qui faisaient vœu de conserver leur pureté charnelle et spirituelle. Cependant il trouvait bon que les sodomites eussent été délivrés des enfers par les mérites du Rédempteur, et il assurait que, [96] les corps ne devant pas ressusciter, leur souillure n’altérait pas les âmes qui arrivaient seules devant Dieu purifiées par la mort. Les marcionites ne se tenaient pas à l’écart de la société des femmes, lorsqu’ils croyaient avoir dompté la chair; celles-ci pouvaient administrer le baptême et dire la messe, pourvu qu’elles eussent les mains pures et l’âme candide. Marcion, à l’instar des principaux gnostiques, reconnaissait dans la nature l’existence de deux principes, l’un bon et l’autre mauvais, éternellement en guerre; il attribuait à la continence le pouvoir de combattre et de vaincre toutes les embûches du démon, qui avait son fort dans la tête de la femme. Cette hérésie, en dépit des privations qu’elle imposait à ses adeptes, fit de tels progrès dans tout l’empire, que Constantin le Grand publia un édit contre les marcionites en 326, et que, près d’un siècle plus tard, Théodoret, évêque de Tyr, en convertit plus de dix mille dans le cours de son épiscopat.
Valentin, qui vécut dans le même temps que Marcion, fut plus versé que lui dans les abstractions de la philosophie gnostique et platonicienne; mais, comme lui, comme beaucoup de philosophes d’Alexandrie, il jugea utile de ranger l’homme sous le joug de la continence. Ses obscures théories religieuses ne s’adressaient, d’ailleurs, qu’aux plus hautes aspirations de l’esprit, qui se détachaient du corps comme d’un poids inutile. Les valentiniens, qui [97] évitaient avec soin les aiguillons de la luxure, mortifiaient le corps de manière à ne pas lui laisser le libre usage de ses facultés; ils ne buvaient pas de vin, jeûnaient, dormaient peu et sur la dure, ne fixaient pas leurs regards sur les objets extérieurs et ne tendaient qu’à se perdre dans les nuages de la métaphysique. On les accusa toutefois de désordres qui eussent été au-dessus de leurs forces, si ces désordres n’avaient pas été contraires à l’essence même de leur doctrine. Les marcionites devenaient presque des êtres éthérés et des intelligences immatérielles, dans ce commerce habituel avec les génies ou les éons qu’ils avaient imaginés comme intermédiaires entre l’homme et la Divinité. Il est possible néanmoins que la mystique Prostitution des incubes et des succubes, qui ont souillé souvent la couche la plus chaste au moyen âge, soit née tout naïvement de l’hérésie des marcionites. Les encratites ou les continents ne furent pas moins sévères que les marcionites à l’égard du péché de la chair. Ils tiraient leur origine des épîtres de saint Paul, expliquées par Tatien, disciple de saint Justin. Tatien avait fait un dogme des répugnances de saint Paul contre le mariage; il avait condamné ce sacrement comme une conjonction détestable, et il ordonnait le célibat comme un acheminement à la vie angélique. C’était l’abus d’une foi vive et impatiente, car Tatien se proposait de transporter sur la terre la perfection des élus du paradis. Les sectateurs de cet hérésiarque [98] poussèrent jusqu’à la folie cette passion de la pureté et de la continence; ils s’estimaient seuls purs et parfaits entre les chrétiens, et ils faisaient un tel usage de l’eau, extérieurement et intérieurement, comme symbole d’ablution, qu’ils furent surnommés hydroparastates.
Les valésiens, qui n’eurent qu’une vogue de curiosité vers 240, poussèrent plus loin encore le culte de la pureté corporelle, car leur fondateur, l’Arabe Valésius, en s’inspirant du sacrifice qu’Origène avait fait de son sexe aux mortifications de la chair, se persuada que la véritable chasteté ne pouvait résider que dans une nature mutilée; il déclara que, pour anéantir le péché de l’incontinence, il en fallait détruire la cause, et il n’eut aucun regret de se séparer de cette périlleuse virilité qui l’avait induit à pécher et qui en avait fait pécher d’autres. Ses disciples ne s’aperçurent pas qu’ils ne faisaient qu’entrer en concurrence avec les prêtres de Cybèle; et non contents de se livrer eux-mêmes à une castration qui ressemblait fort à un martyre, ils se vouaient avec une sorte de frénésie à la propagation de leur cruelle hérésie: ils ne sortaient qu’armés d’un petit couteau pointu et tranchant, semblable à celui avec lequel les chirurgiens enlevaient la verge ou les testicules aux esclaves destinés à la condition d’eunuques ou au métier de spadones; on les voyait lancer çà et là des regards torves et cherchant une victime, sans interrompre le fil de leurs oraisons mentales; ils ne [99] trouvaient pas à faire beaucoup de prosélytes qui consentissent à se rendre eunuques, mais ils usaient de violence pour conquérir des corps à la chasteté valésienne, et ils mutilaient impitoyablement tous les patients, chrétiens ou païens, qui leur tombaient sous la main. Ce fut principalement dans la Judée, que ces furieux hérétiques, qui suivaient d’ailleurs les sentiments des gnostiques, s’attaquèrent ainsi aux pauvres pécheurs, sous prétexte d’en faire des anges de leur vivant.
Mais ces gnostiques n’étaient pas tous aussi radicalement ennemis de l’œuvre de la chair. Sous le nom de manichéens, au contraire, ils proclamaient, avec la haine du mariage, le libre et immodéré exercice de toutes les facultés sensuelles. Ces manichéens, qui ont presque balancé la prépondérance des vrais chrétiens dans le quatrième siècle, et qui se sont glissés jusqu’à nous à travers les rudes guerres que l’Église leur a faites, avaient voulu, si l’on en croit les Pères et les conciles, ériger le culte des sens et fonder la Prostitution religieuse à la place de l’Évangile et du culte de l’esprit. L’auteur de cette mystérieuse hérésie fut un Perse, nommé Manès, qui avait déposé son étrange doctrine dans des livres où ses disciples puisèrent le principe de toutes les impuretés. On a peine à croire ce que saint Augustin raconte de leur système sur le salut des âmes séparées des corps. Suivant ce système, Dieu avait construit une grande machine composée de douze vaisseaux [100] aériens, qui étaient continuellement chargés d’âmes et qui les transportaient à travers les espaces dans la lune et dans le soleil, mais le voyage s’opérait sous de bizarres auspices. Il y avait, dans les vaisseaux, des vierges divines qui prenaient la forme masculine pour donner de l’amour aux femmes, et la forme féminine pour exciter les ardeurs des hommes; en sorte que les âmes des deux sexes ne cessaient de s’épurer dans cet immense accouplement: car, disaient les manichéens, pendant l’émotion de la luxure, la lumière se dégage des substances ténébreuses de la matière et saillit vers la Divinité (ut per hanc illecebram, commota eorum concupiscentia, fugiat de illis lumen, quod membris suis permixtum tenebant). Si les manichéens avaient mis la Prostitution dans les sphères célestes, ils n’avaient garde de vouloir l’abolir sur la terre; aussi, considéraient-ils l’acte vénérien comme une œuvre sainte, à condition que la sainteté de cet acte ne fût pas compromise ou annihilée par le mariage et par la conception. Et si utuntur conjugibus, dit saint Augustin (de Hæresibus, cap. 46), conceptum tamen generationemque devitant, ne divina substantia quæ in eos per alimenta ingreditur vinculis carneis ligetur in prole. C’était une incroyable imagination que de voir dans la génération des enfants une diminution de la substance divine que chacun s’incorporait par la nutrition! Avec des idées aussi monstrueuses, les manichéens étaient convaincus d’avance de toutes les [101] turpitudes qu’on leur imputait, et ils furent persécutés par les chrétiens ainsi que les chrétiens l’avaient été par les païens. «Comme ils croyoient que l’esprit venoit du bon principe, dit Maimbourg dans son Histoire de saint Léon, et que la chair et le corps étoient du méchant, ils enseignoient qu’on le devoit haïr, lui faire honte et le déshonorer en toutes les manières qu’on pourroit; et sur cet infâme précepte, il n’y a sorte d’exécrables impudicités dont ils ne se souillassent dans leurs assemblées.» Ce n’est pourtant pas une raison suffisante pour ajouter foi à l’horrible et dégoûtante pratique dont les accuse saint Augustin, en prétendant qu’ils mêlaient à leurs hosties et à leurs aliments de la semence humaine: «Qua occasione vel potius execrabilis superstitionis quadam necessitate coguntur electi eorum, velut eucharistiam conspersam cum semine humano sumere, ut etiam inde, sicut de aliis libis quos accipiunt, substantia illa divina purgetur... Ac per hoc sequitur eos, ut sic eam et de semine humano, quam admodum de aliis seminibus, quæ in alimentis sumunt, debeant manducando purgare.» N’est-il pas évident que la Prostitution était partout où le christianisme de l’Évangile n’était pas?
Sommaire.—La Prostitution sacrée et la Prostitution hospitalière, dans le christianisme.—Les ermites, les vierges et les premiers moines.—Tableau des souffrances physiques auxquelles se soumirent les Pères du désert.—Les filles et les femmes ermites.—Légende de saint Arsène et de la patricienne romaine.—Le jeune solitaire et le patriarche.—L’ermite et sa mère.—Légende populaire de saint Barlaam et du roi Josaphat.—Le démon de la luxure et de la convoitise.—Légende d’un vieil ermite qui eut ce démon à combattre.—La Prostitution hospitalière dans les agapes nocturnes et à travers les solitudes catholiques.—Les moines errants.—Les Sarabaïtes.—Conduite impudente de ces moines dissolus.—Mœurs relâchées de certaines abbayes de femmes.—La Prostitution sacrée dans le culte des images.—Les saints apocryphes.—Culte obscène rendu en divers endroits jusqu’à la révolution française, par les femmes stériles, les maris impuissants et les maléficiés, aux saints Paterne, René, Prix, Gilles, Renaud, Guignolet, etc.—Légende de saint Guignolet.—L’œil d’Isis et l’oie de Priape.—Statue indécente de saint Guignolet à Montreuil en Picardie.—Saint Paterne.—Saint Guerlichon.—Saint Gilles.—Saint René.—Saint Prix.—Saint Arnaud.—Vestiges du paganisme dans le culte chrétien.
Le christianisme, lorsqu’il était en lutte avec la Prostitution païenne, trouva donc, dans son propre [104] sein, d’indignes adversaires qui s’efforcèrent de le souiller de tous les désordres les plus abominables. Ces adversaires étaient quelquefois suscités par les religions profanes, que la foi du Christ sapait dans leurs honteuses racines attachées aux passions sensuelles de l’homme qui avait fait ses dieux à son image. Quelquefois aussi, les hérésiarques les plus redoutables n’étaient que des catéchumènes ignorants ou des diacres de bonne volonté, exaltés et aveuglés par les austérités, la prière et la solitude. Voilà comment la continence excessive pouvait produire l’excessive impureté; voilà comment des chrétiens, longtemps chastes et vertueux, se laissaient emporter à des aberrations criminelles, que les gentils eux-mêmes ne se fussent pas permises. Le principe de la chasteté de l’âme et du corps était la plus grande force de cette loi nouvelle, qui avait fait par là des esclaves soumis en faisant des prosélytes. Les docteurs et les Pères de l’Église ne cessèrent donc, en aucun temps, de poursuivre et de terrasser le paganisme dans les œuvres de la Prostitution sacrée et légale. Mais, chose étrange! pendant que le christianisme naissant livrait cette guerre infatigable aux doctrines et aux actes de l’iniquité, il ne s’apercevait pas que la Prostitution sacrée, et même la Prostitution hospitalière, ces deux sœurs aussi vieilles que le monde, osaient déjà reparaître sous un déguisement chrétien, qui changeait complétement leur caractère et dissimulait [105] leur origine primitive. Grâce à ce déguisement sous lequel on ne les reconnaissait plus, quoiqu’elles se révélassent assez par leurs actes, elles occupèrent une place parasite que l’hérésie leur avait conquise, et que la morale religieuse ne parvint à leur enlever que fort tard, en purifiant tout ce qui avait porté trace de leur passage.
Ce fut dans la vie ascétique des ermites, des vierges et des premiers moines, que la Prostitution hospitalière, cette forme naïve de la Prostitution sacrée, sembla, sinon renaître, du moins essayer de prouver qu’elle avait existé dans des circonstances analogues. Des solitaires de l’un et de l’autre sexe avaient rompu violemment avec le siècle, et s’étaient retirés le long des rives du Jourdain et dans les déserts de la Thébaïde, pour y vivre d’une vie contemplative et pénitente, loin du péché, ce lion dévorant qu’ils redoutaient cent fois plus que les lions de ces vastes solitudes. Il fallait des années de cette existence laborieuse et sauvage, pour que le démon de la chair fût dompté, pour que ses ardeurs fussent éteintes, pour que l’esprit fût définitivement maître du corps. Pendant ces années de lutte et d’épreuve, où la révolte des sens menaçait souvent de briser toutes les entraves de la continence, l’âme avait des heures de doute et de faiblesse, des intervalles de vertige et de folie. Alors, de voluptueuses hallucinations erraient à l’entour de ces pauvres victimes du Tentateur; le saint homme ou [106] la sainte femme n’avait plus conscience de son individualité ni de son état; la cellule étroite et nue, la caverne sombre et froide, la hutte misérable et ouverte aux intempéries de l’air se transformait, dans les rêves de celui ou de celle qui l’occupait, en un palais embaumé de parfums, resplendissant d’étoffes de soie, tout rempli de musique et de chants, tout encombré de vases d’or et d’argent, de tapis et de coussins, de tables chargées de mets exquis et de vins délicieux. Ordinairement, la prière triomphait de ces piéges de l’enfer, et le souffle de Dieu dissipait le nuage fascinateur; mais, dans ces moments difficiles, dans ces nuits d’insomnie brûlantes, dans ces journées de retour involontaire vers les choses de la terre, si tout à coup un voyageur égaré pénétrait dans l’asile de la vierge aux abois, si une femme, une chrétienne, avide des consolations de la parole de Dieu, apparaissait soudain aux yeux du patriarche en délire, le patriarche, la vierge, pouvaient se croire encore aux anciens temps bibliques et s’incliner avec amour devant l’hôte divin que le ciel lui envoyait. Le diable y aidant, la Prostitution hospitalière reprenait son empire, et laissait ensuite dans les larmes et le repentir la fragile vertu qu’elle avait abusée, avec les illusions de la science et les vanités du cœur humain. Était-il même besoin que les frères ou les sœurs, qui venaient ainsi visiter des solitaires, passassent pour des anges, et le devoir de l’hospitalité n’était-il pas [107] toujours un encouragement au péché que l’occasion déterminait?
En lisant les vies des Pères du désert, on voit à chaque page quelle était la puissance de la chair sur ces natures énergiques, épuisées par les jeûnes, les macérations et les souffrances physiques, mais exaltées aussi par la terreur du péché et l’impatience de la perfection spirituelle. «Hélas, mon Dieu! raconte saint Jérôme, le modèle des anachorètes; combien de fois, lorsque j’étais dans cette affreuse solitude, toute brûlée par les ardeurs du soleil, croyais-je encore me trouver au milieu des délices et des divertissements de Rome! Mes membres tout languissants faisaient horreur à voir par le sac dont ils étaient couverts; ma peau était aussi noire que celle d’un Éthiopien. Je ne faisais que pleurer et gémir; je ne dormais point, et si le sommeil m’accablait quelquefois et me fermait les yeux malgré moi, malgré toutes mes résistances, je me jetais sur la terre nue plutôt pour y briser mes os que pour les reposer. Je ne parle point de ma nourriture, puisque les solitaires, en quelque langueur qu’ils soient, ne boivent jamais que de l’eau froide, et que ce serait une sorte d’excès que de manger un aliment cuit. Et moi, qui me trouvais dans cet état et qui m’étais condamné à cette peine volontaire par la crainte que j’avais de l’enfer; moi qui n’avais pour compagnie que les scorpions et les bêtes féroces, je m’imaginais néanmoins quelquefois être [108] dans la compagnie des jeunes filles! Mon visage était tout pâle à force de jeûnes; mon corps était tout froid et tout desséché, et je sentais néanmoins des chaleurs impures qui rendaient ma concupiscence toute vivante et tout embrasée dans une chair à demi morte. Combien de fois me suis-je prosterné aux pieds du Fils de Dieu, pour les arroser de mes larmes et les essuyer de mes cheveux! Combien de fois passai-je les semaines entières à dompter ma chair rebelle! Combien de fois ai-je consumé les jours et les nuits, criant continuellement et ne cessant de me frapper la poitrine jusqu’à ce que la tranquillité me fût rendue! J’avais horreur de ma cellule, comme si elle eût connu mes pensées impures, et j’allais, tout irrité contre moi-même, me précipiter, m’enfoncer dans les déserts les plus sauvages. Si je voyais quelque roche bien horrible, quelque caverne bien sombre, quelque montagne bien escarpée, c’était le lieu que je choisissais pour y offrir à Dieu mes prières, et pour y faire retentir mes gémissements. Enfin, Dieu, qui écoutait mes soupirs et mes larmes, après avoir vu mes yeux si longtemps attachés sur lui, me mettait dans une telle disposition d’esprit, qu’il me semblait tout à coup que je fusse dans la compagnie des anges, et que dans des transports de joie je m’écriais: Je courrai après vous, pour suivre l’odeur de vos parfums!»
Ce passage, qui trouverait son analogue dans les confessions de chaque Père du désert, suffit pour [109] nous initier à la nature des tentations diaboliques qui assiégeaient ces saints personnages. On s’explique assez l’influence provocatrice que devait avoir la vue d’une personne d’un autre sexe sur un esprit torturé de concupiscence, sur un corps irrité de privations. Nous avons déjà vu l’abbé Zosime poursuivant, dans les sables de l’Égypte, une créature toute nue au corps noir et brûlé par le soleil, laquelle n’était autre que la fameuse pécheresse dite Marie l’Égyptienne. Il y avait en Afrique et dans l’Asie-Mineure une multitude de filles et de femmes ermites qui se consacraient à la vie monastique, et qui n’échappaient pas sans combat aux terribles émotions de la chair; ce qui faisait dire à saint Jérôme, témoin, juge et partie de ces entraînements tyranniques: «Je place la virginité dans le ciel et ne me vante pas de l’avoir.» L’histoire des Pères, recueillie et écrite par lui, est pleine de récits singuliers qui nous montrent les solitaires des deux sexes, en communication permanente avec des êtres qui leur viennent du ciel ou de l’enfer, pour les tenter ou pour les encourager. On peut aussi, sans vouloir contester le caractère religieux et touchant de ces récits extraordinaires, supposer que le voisinage et la fréquentation des deux sexes, au fond de ces solitudes peuplées de cellules et de pénitences, devaient engendrer bien des abus au point de vue des mœurs, si l’on se rend compte des passions fougueuses que la retraite, le silence, le jeûne et l’insomnie développent dans [110] une âme ardente et fanatique. La soumission des sens était souvent au-dessus des forces humaines, et le démon, à qui l’on attribuait ces déchaînements de luxure, venait en aide à tous les troubles de l’esprit et à toutes les rébellions du corps.
Saint Arsène, qui vivait tout nu dans le désert, et qui se nourrissait d’herbes comme les bêtes en fuyant l’approche de ses semblables, trouva un jour à la porte de sa cellule une femme noble et âgée, que la dévotion avait amenée vers lui: «Si tu veux voir mon visage, lui dit-il avec indignation, regarde!» Mais elle n’osa pas regarder et elle resta prosternée devant le solitaire: «Tu retourneras à Rome, reprit-il tristement, et tu diras à d’autres femmes que tu as vu l’abbé Arsène, et elles viendront aussi pour me voir!—Avec la permission de Dieu, répliqua-t-elle en s’attristant de la tristesse du saint, je ne souffrirai qu’aucune femme vienne ici!—Je demande à Dieu d’effacer ton souvenir de mon cœur!» murmura le pauvre abbé. Cette dame revint de sa visite au désert, avec la fièvre et une profonde amertume; elle voulait mourir: «Ne sais-tu pas, lui dit-un archevêque qui lui apporta des consolations, ne sais-tu pas que tu es une femme et que le démon emploie la femme pour attaquer les solitaires? C’est ce qui fait qu’Arsène t’a parlé ainsi, mais il prie sans cesse pour ton âme.» Et cette dame consentit à vivre. Le légendaire qui rapporte cette mélancolique aventure, le naïf Jacques de Voragine, y ajoute deux [111] autres exemples qui prouvent la fragilité humaine chez les plus vénérables confesseurs. Un jeune solitaire disait à un patriarche dont il était le disciple: «Tu as vieilli; rapprochons-nous un peu du monde?—Allons là où il n’y a point de femmes! répondit le vieillard.—Ce n’est qu’au désert, reprit le jeune homme, que l’on n’est point exposé à rencontrer des femmes.—Mène-moi donc au désert!» Un autre Père, pour porter sa vieille mère et l’aider à traverser une rivière, se couvrit les mains avec son manteau: «Pourquoi couvres-tu ainsi tes mains, mon fils? lui demanda la bonne femme.—Le corps d’une femme est du feu! répondit-il en chassant le démon avec des signes de croix. Pendant que je te touchais, ma mère, le souvenir d’autres femmes se réveillait dans mon cœur!»
Le vilain rôle que jouait le démon pour faire pécher les saints par convoitise de la chair est nettement établi dans la légende populaire de saint Barlaam et du roi Josaphat, légende qui a souvent inspiré l’épopée romanesque du moyen âge dans toutes les langues. Barlaam convertit Josaphat, fils d’un roi idolâtre, que la légende nomme sans doute par allégorie: le roi Avenir. Ce roi se désole de voir son fils devenu chrétien, et il s’efforce de le ramener à la religion des faux dieux. Le magicien Théodas conseille au roi d’éloigner de son fils tous les hommes et de le faire servir par de belles femmes bien parées et bien séduisantes: «J’enverrai vers lui un des [112] esprits que j’ai sous mes ordres, afin de le porter à la luxure, dit-il; car rien n’est plus propre que la figure des femmes à séduire les jeunes gens.» D’après ce conseil pervers, le jeune chrétien fut enfermé au milieu d’un sérail de femmes qui le provoquaient sans cesse au péché, et le malin esprit, envoyé par le magicien, s’empara de Josaphat avec tant de puissance que celui-ci eût bientôt succombé si le Dieu des chrétiens ne fût venu à son aide. Il résista donc à la tentation et soumit la chair à l’empire de l’âme. Mais on lui présenta une fille de roi, qui était parfaitement belle, et qui produisit sur lui plus d’effet que toutes les autres femmes; il essaya de la convertir, tout en admirant sa beauté enchanteresse: «Si tu veux que je renonce aux idoles, épouse-moi! lui dit cette sirène. Les chrétiens n’ont pas le mariage en aversion; ils le louent, au contraire; car les patriarches, les prophètes et saint Pierre, le prince des apôtres, ont été mariés.—C’est en vain que tu me persécutes, répondit-il en se détournant. Il est permis aux chrétiens de se marier, mais cela n’est point permis à ceux qui ont fait vœu de virginité.» Elle fit semblant de pleurer, et elle le regarda plus tendrement: «Si tu veux contribuer à mon salut, murmura-t-elle d’une voix tremblante, accorde-moi une demande qui est bien peu de chose: couche cette nuit avec moi, et je te promets qu’au point du jour je me ferai chrétienne.» Josaphat n’était pas préparé à cette étrange proposition: il savait quelle joie pour les [113] anges que la conversion d’un idolâtre; il savait également quelle tristesse leur cause le péché de luxure; néanmoins il balançait, et il cherchait dans les regards de la séductrice le honteux courage du péché. Alors le malin esprit, qui avait mission de le faire pécher, dit à ses compagnons infernaux: «Voyez comme cette jeune fille ébranle la vertu de ce jeune homme que nous n’avions pu vaincre? Venez donc et jetons-nous sur lui, car le moment est opportun.» Josaphat, en effet, se sentait embrasé des feux de la concupiscence, tandis que le démon lui suggérait la détestable pensée de sauver au prix de son âme l’âme de cette jolie païenne. Mais, avant de consentir à ce qu’on attendait de sa charité chrétienne, il fit un signe de croix et se mit en oraison. Aussitôt il s’endormit, et fut transporté en songe dans le séjour des bienheureux. A son réveil, selon les paroles du naïf compilateur de la Légende dorée qui a suivi pas à pas le récit de Jean de Damascène: «La beauté de cette fille et de ses compagnes ne lui inspira plus que le dégoût qu’on ressent à l’aspect de la plus sale ordure.»
Les Pères de l’Église croyaient à l’existence d’un démon qui présidait particulièrement à la luxure, et qui avait pour rôle d’exciter la concupiscence charnelle parmi les hommes idolâtres ou chrétiens. On trouve ce démon à chaque page dans la vie des Pères et dans les légendes des saints; il emprunte les formes les plus attrayantes pour entraîner à mal les vierges [114] et les confesseurs; il est souvent repoussé et mis en fuite, mais quelquefois il en arrive à ses fins, et il invente les fourberies les plus singulières pour venir à bout de la continence d’un anachorète. Nous serions en peine de dire si ce démon de la luxure et de la convoitise était le même que celui de la Prostitution que nous rencontrons sous ce nom (demon scortationis) dans l’Histoire ecclésiastique d’Évagrius (chap. 26), mais qui n’y fait rien pour justifier son nom. Un vieil ermite déjouait depuis bien des années toutes les ruses de ce démon, qui l’assiégeait de mille manières avec une ardeur infatigable. Cet ermite, il est vrai, avait sa cellule sur le mont des Oliviers, où l’esprit de Dieu était toujours présent: «Quand me laisseras-tu donc tranquille? lui dit un jour le pieux solitaire. Va-t’en, car tu as vieilli autant que moi.» Le démon lui apparut alors, et lui promit de ne plus le tourmenter, pourvu que le saint homme jurât de ne rien révéler à personne au monde de ce que lui confierait le démon. L’ermite s’empresse d’acheter son repos à ce prix-là, et fait le serment qu’exige son tentateur; mais ensuite ce dernier lui dit avec malice: «Je te conseille de ne plus adorer cette image qui représente une femme tenant entre ses bras un enfant.» Le démon se retire là-dessus, et le vieillard reste tout inquiet d’un semblable conseil que son serment l’empêche de révéler même à son confesseur. Profondément troublé dans sa conscience, il se rend à la ville voisine, nommée Pharan, et va [115] se confesser à l’abbé Théodore, qui lui donne l’absolution de son parjure: «Hâte-toi seulement de sortir de cette ville, qui n’est qu’un grand lupanar, lui dit-il, car tu ne serais pas le plus fort contre le démon de la Prostitution, mais adore en partant Jésus-Christ et sa divine mère.» Le vieillard, rentré dans sa cellule, y retrouve le démon qui l’accuse de s’être parjuré: «Loin de moi! s’écrie le saint qui le chasse à grands signes de croix; je suis trop vieux pour t’écouter et pour te craindre!»
La vie cénobitique était donc assiégée de désirs sensuels et de pensées mondaines: la victoire du Tentateur ne dépendait souvent que de sa persévérance à tendre des piéges aux solitaires, et les occasions de péché ne se reproduisaient que trop souvent. La Prostitution hospitalière parlait plus haut que les austères enseignements de l’Église; elle ne pénétrait pas seulement, avec les hérétiques, dans les agapes nocturnes et dans la visitation des vierges et des veuves chrétiennes; elle se promenait encore avec mystère à travers les solitudes où se rassemblaient, pour prier et travailler en commun, les frères et les sœurs de la nouvelle famille catholique. L’ignorance et la crédulité préparaient les victimes que dévorait le monstre de l’impudicité. Ce furent les hérésies qui amenèrent avec elles ce prodigieux relâchement dans la chrétienté, dès l’année 230: «Il n’y avait plus de charité dans la vie des chrétiens, raconte saint Cyprien, témoin oculaire de cette [116] triste époque, il n’y avait plus de discipline dans les mœurs: les hommes peignaient leur barbe, les femmes fardaient leur visage; on corrompait la pureté des yeux en violant l’ouvrage des mains de Dieu, et celle des cheveux même en leur donnant une couleur étrangère. On usait de subtilités et d’artifices pour tromper les simples; les chrétiens surprenaient leurs frères par des infidélités et des fourberies. On se mariait avec les infidèles; on prostituait aux païens les membres de Jésus-Christ.» Ce passage et bien d’autres témoigneraient au besoin de l’existence de la Prostitution hospitalière dans la vie commune des chrétiens de l’un ou de l’autre sexe, malgré les excommunications des conciles et les admonestations des docteurs.
Il faut attribuer ces mauvaises mœurs, qui régnaient dans un si grand nombre de communautés de femmes, à l’influence démoralisatrice d’une foule de moines errants et séculiers que la débauche et la paresse multipliaient partout. Ces hérétiques vivaient joyeusement dans le siècle, sans résidence fixe, sans occupation sédentaire, sans moyens d’existence; ils se divisaient en une foule de sectes qui ne se distinguaient entre elles que par des variétés de libertinage; ils menaient tous le même genre de vie oisive et vagabonde, allant de ville en ville, ou plutôt de couvent en couvent; car, avant l’institution régulière des ordres monastiques, les vierges vouées et consacrées vivaient ensemble dans la retraite et la [117] prière, fuyant le contact et la vue des païens, mais fréquentant volontiers les prêtres et les fidèles. Entre ces sectes de fainéants et de débauchés, on remarquait celle des sarabaïtes, qui sont nommés remoboth par saint Jérôme et gyrovagues par les historiens du cinquième siècle. Les sarabaïtes, dont le nom signifiait en langue égyptienne indisciplinés, faisaient remonter leur origine au Juif Ananias, que saint Pierre punit de son mensonge en le frappant de mort subite avec sa jeune femme Saphira. Quoique soi-disant chrétiens, ils ne renonçaient pas à la circoncision, qui favorisait leurs impures habitudes: «Tout chez eux respire l’affectation, écrivait à Eustochie, en 384, saint Jérôme, qui n’a garde de les confondre avec les cénobites et les anachorètes: ils ont des manches et des chaussures larges, un vêtement encore plus grossier; ils poussent de fréquents soupirs, sont exacts à visiter les vierges, déchirent la réputation des clercs, et les jours de fête ils se livrent aux excès de l’intempérance la plus effrénée (saturantur ad vomitum).» Dans les commencements, ils formaient des associations fraternelles, deux par deux ou trois par trois, et ils demandaient au travail de leurs mains une nourriture frugale et commune; mais ils avaient de fréquentes disputes, qui provenaient, selon saint Jérôme, de ce que, vivant de leur chétive industrie, ils ne pouvaient souffrir de maître: mais la cause de ces altercations, qui se terminaient souvent par des voies de fait, résultait plutôt de leurs [118] jalousies et de leurs rivalités amoureuses. Ils ne tardèrent pas à s’isoler et à chercher fortune chacun de son côté. Cassien, dans ses Commentaires (Collat. XVIII, c. 8), représente sous les traits les plus hideux la conduite impudente de ces moines dissolus qui se propagèrent dans l’Égypte et jusqu’au fond des déserts de la Thébaïde, et qui n’avaient pas encore disparu au neuvième siècle, puisque Charlemagne fit une loi pour les détruire (Capitul. reg. Francor., t. I, p. 370). Nous ne sommes nullement portés à défendre et à justifier les sarabaïtes, comme a essayé de le faire, dans les Mémoires de l’Académie de Gottingue (t. VI, 1775), le savant François Walch, qui veut distinguer d’eux les gyrovagues, en appliquant à ces derniers tous les débordements qu’on impute aux sarabaïtes. Cassien, que nous préférons suivre dans nos jugements sur ces hérétiques, les avait vus à l’œuvre dans la haute Égypte, où la seule ville d’Oxiringue renfermait plus de dix mille vierges, et où la population entière ne se composait que de cénobites et de moines. Quatre siècles plus tard, alors que les ordres religieux étaient répandus par tout le monde chrétien et que la règle monastique fermait la porte des cloîtres aux dangereux apôtres de la Prostitution hospitalière, saint Benoît recommande à ses disciples de se défier de ces corrupteurs: «Il y a une troisième et très-mauvaise classe de moines, dit-il; c’est celle des sarabaïtes, qui, ne s’astreignant à aucune règle, sourds aux conseils [119] de l’expérience, conservant toujours les goûts du siècle, osent mentir à Dieu, usurpant les ordres sacrés. Réunis par deux, par trois, quelquefois même seuls, ils vivent sans pasteur, renfermés non dans le bercail du Seigneur, mais dans leur propre bergerie. Leur désir est leur loi; ils appellent saint tout ce qui est de leur choix; ce qu’ils n’aiment point, ils le regardent comme défendu.» La règle de saint Benoît parle aussi des gyrovagues qui n’avaient ni feu ni lieu, et qui s’en allaient à l’aventure, mangeant, buvant et logeant dans les couvents, où ils ne laissaient que trop de souvenirs de leur intempérance, de leur irréligion et de leur impureté (per diversarum cellas hospitantur, semper vagi et nunquam stabiles et propriis voluptatibus et gulæ illecebris servientes).
Pour rechercher et découvrir les dernières traces de la Prostitution hospitalière, il faudrait approfondir l’histoire monastique, et constater les nombreux égarements qui ont prouvé la fragilité de la vertu humaine et l’impuissance des vœux les plus sacrés. Nous verrions que, dans les monastères de femmes, la réception des gens d’église et l’hospitalité octroyée aux moines de passage entraînaient parfois des désordres qui n’éclataient pas toujours en scandales, et qui ne sortaient guère du silence de la vie religieuse. L’Église, comme une mère indulgente, étouffait sous son manteau les infractions à la règle et les déportements de son jeune troupeau. Elle avait, d’ailleurs, les yeux ouverts sur les excès qui [120] se cachaient en vain dans l’ombre de ces asiles de pénitence. C’est moins dans les Actes des conciles et dans les chroniques monacales, que dans la tradition appuyée sur le témoignage des romans et des poésies populaires; c’est moins d’après des faits nombreux et signalés que d’après le vague murmure des échos du passé, qu’il serait possible de dépeindre les mœurs relâchées de certaines abbayes, où l’arrivée d’un pèlerin ou d’un moine évoquait des réminiscences joyeuses de l’hérésie des sarabaïtes. Le peuple, qui avait des yeux et des oreilles, pour ainsi dire, dans l’intérieur de ces asiles impénétrables, en racontait la légende scandaleuse, et disait merveilles de l’hospitalité des couvents. Le fabliau du comte Ory, qu’on retrouve sous différents noms dans presque toutes les littératures du moyen âge, est une gracieuse indiscrétion qui nous en apprend beaucoup plus sur cette hospitalité, que les actes authentiques de la réformation de plusieurs couvents de femmes, dans lesquels le désordre s’était introduit avec des hôtes aimables et audacieux. Nous ne croyons pas devoir insister davantage sur la question délicate du relâchement des mœurs claustrales et sur les dangers de l’hospitalité monastique.
Quant à la Prostitution sacrée, qui appartenait exclusivement aux religions de l’idolâtrie, et qui y avait imprimé ses souillures allégoriques, on s’étonnera, on s’indignera sans doute qu’elle ait cherché à revivre ou du moins à ne pas mourir tout entière [121] dans une religion fondée sur la morale la plus pure et remplie des plus nobles aspirations de l’âme. On s’expliquera cependant que le culte des images ait gardé çà et là quelques traces de cette affligeante Prostitution: l’église succédait au temple; les chastes statues du Sauveur, de la Vierge et des saints remplaçaient les statues effrontées de Bacchus, de Vénus, d’Hercule et de Priape; mais le peuple avait de la peine à changer à la fois de dieux et de culte: elle conserva donc de l’ancien culte tout ce qu’elle pût mêler grossièrement au culte du vrai Dieu. Les prêtres, de leur côté, ne se firent pas scrupule de s’approprier certaines formes de cérémonies religieuses qu’ils avaient revêtues d’une signification chrétienne; mais ils n’empêchèrent pas l’intrusion de certaines pratiques essentiellement idolâtres, outrageantes même pour la foi nouvelle. Parmi ces premiers ordonnateurs du culte, il y eut sans doute aussi des esprits pervers ou corrompus qui abusèrent de la candeur des néophytes. Ainsi voyons-nous, en ces temps de fondation ecclésiastique, l’hérésie qui s’empare de toutes les issues du christianisme, et qui ose y jeter encore les racines de la Prostitution sacrée: ici, ce sont les danses et la musique, ces insidieux auxiliaires de la volupté; là, ce sont les agapes où viennent se refléter les obscénités des Bacchanales; ailleurs, ce sont les saints déguisés en divinités dont ils portent les attributs; bien plus, les sacrements eux-mêmes ne sont [122] pas exempts de ces honteuses imitations: au baptême, comme saint Jean Chrysostome l’écrivait au pape Innocent Ier, les femmes étaient nues, sans qu’on leur permît même de voiler leur sexe; à la messe, les assistants s’entre-baisaient sur la bouche; dans les processions, les vierges voilées portaient des amulettes et des idoles qui auraient convenu au culte d’Isis ou de Mythra; les gâteaux obscènes des fêtes du paganisme, les coliphia et les siligines, avaient à peine modifié leurs formes et leurs usages. En un mot, la Prostitution sacrée s’attachait de toutes parts, comme un lierre parasite, non pas au dogme, mais à la liturgie. Il fallut que les Pères de l’Église et les conciles amenassent par degrés les esprits et les cœurs à subir le joug divin de la morale évangélique.
Mais si le culte catholique épurait et rejetait l’ivraie païenne qui avait germé dans son sein, le paganisme se perpétuait dans certaines croyances, dans certaines cérémonies, qui touchaient de près à la vieille souche de la Prostitution sacrée. Voilà comment le culte secret des dieux domestiques se retrancha dans le lararium comme dans un fort, et y resta inviolable pendant des siècles après l’établissement du christianisme; voilà pourquoi Vénus, Priape, le dieu Terme, les faunes et les sylvains eurent des autels et des sacrifices jusque dans le moyen âge. Les amants et les vierges sont les derniers soutiens de la théogonie qui avait déifié les [123] sens et les passions; mais ce ne sont plus des adorateurs exclusifs et timorés de l’idole qu’ils encensent au pied d’un arbre séculaire, au bord d’une fontaine, dans le fond d’une grotte, au sommet d’une montagne: ils réclament, d’un ton impérieux et parfois avec des menaces, les secours et la protection de ces dieux déchus, que l’espérance tolère encore sur leur piédestal, et qui tomberont en morceaux à la première épreuve de leur impuissance. Les filles qui veulent avoir des amants ou des maris vouent leur virginité au génie du fleuve, de la forêt, d’un arbre ou d’une pierre, mais elles n’offrent pas à ces génies invisibles le tribut matériel de leur virginité, qui s’immole elle-même sur le gazon fleuri quand un pâtre aussi beau que Daphnis se trouve là pour recevoir la victime. C’est toujours Vénus qui est l’âme de l’univers, c’est Vénus qui conserve son culte éternel en présence de la nature.
Les nouveaux convertis ne se séparent pas aisément de ces divinités avec lesquelles ils se sentent jeunes et pleins d’ardeur: ils sont baptisés, ils vont dans les églises, ils participent aux agapes, ils sentent avec une douce émotion couler dans leur âme la morale de l’Évangile, mais ils se rattachent, par quelque lien sensuel, par quelque instinct physique, aux images divinisées de leurs passions, aux analogies divines de leur corps. Vénus avait été la première personnification de l’idolâtrie sous les noms de Mylitta, d’Uranie et d’Astarté: elle en fut [124] la dernière, sous son nom de Vénus, que ses grossiers et rustiques desservants prononçaient Bénus. On a découvert à Pompéi une curieuse inscription, qui montre bien que, dès le milieu du premier siècle de Jésus-Christ, le culte de Vénus avait déjà des sacriléges. C’est un amant malheureux qui voudrait se venger de ses peines de cœur sur la déesse de l’amour elle-même: «Qu’il vienne ici celui qui aime! je veux rompre les côtes de Vénus et lui casser les reins à coups de bâton. Elle a bien pu briser mon sensible cœur, la cruelle déesse: pourquoi, en revanche, ne lui briserais-je pas la tête?»
Cette idolâtrie se glissa dans le culte de différents saints, qui furent choisis par le caprice populaire pour remplacer des dieux familiers qu’on invoquait dans les circonstances les plus ordinaires de la vie. Nous n’avons pas à nous étendre, malgré le droit de la science, sur un sujet qui côtoie les choses les plus respectables, et qui leur prêterait un reflet déshonnête; mais il est impossible de ne pas constater que la Prostitution sacrée s’était réfugiée sous les auspices de ces saints, que le peuple avait créés à l’image de divers faux dieux, et que tous les efforts de l’Église ne réussirent pas à faire tomber dans le mépris public, avant que le peuple eût appris à rougir de [125] ses ignobles superstitions. Tels étaient les saints apocryphes, qui avaient le bienheureux privilége de guérir la stérilité chez les femmes et l’impuissance chez les hommes. On ne saurait douter que ces saints-là ne soient issus en ligne directe de Priape et de ses impudiques assesseurs, le dieu Terme, Mutinus, Tychon, etc. Jamais l’autorité ecclésiastique n’a protégé de pareils saints, qu’on laissait comme des fétiches à l’adoration du vulgaire, et qui n’exerçaient leur influence régénératrice, que dans un rayon très-borné, à la faveur de la crédule confiance des pauvres gens qu’une tradition immémoriale avait convaincus des mérites de ces étranges patrons. Ce n’étaient la plupart que des Priapes déguisés, et l’archéologie a démontré que, dans tous les endroits où ce culte indécent a été établi, il y avait eu autrefois un temple ou une statue ou un emblème de Priape.
Nous ne passerons pas en revue les saints, qu’invoquaient naguère les femmes stériles, les maris impuissants et les maléficiés. Calvin les a dénoncés à l’honnêteté publique, dans son fameux Traité des Reliques; Henri Estienne, dans son Apologie pour Hérodote, les a mis à l’index, et bien avant ces protestations satiriques, la religion avait condamné comme superstitieux et scandaleux le culte de ces impuretés. Nous n’avons donc pas besoin de dire que le paganisme, en ce qu’il avait de plus obscène, s’était perpétué dans le culte particulier qu’on rendait [126] en divers endroits aux saints Paterne, René, Prix, Gilles, Renaud, Guignolet, etc. Mais ce dernier, plus célèbre que les autres, doit fixer aussi plus curieusement notre attention, parce qu’il avait hérité de tous les attributs de Priape, et qu’il était encore en France, avant la Révolution de 1789, le dernier symbole de la Prostitution sacrée.
«Au fond du port de Brest, raconte Harmand de la Meuse dans ses Anecdotes relatives à la Révolution, au delà des fortifications, en remontant la rivière, il existait une chapelle auprès d’une fontaine et d’un petit bois qui couvre la colline, et dans cette chapelle était une statue de pierre honorée du nom de saint. Si la décence permettait de décrire Priape avec ses indécents attributs, je peindrais cette statue. Lorsque je l’ai vue, la chapelle était à moitié démolie et découverte, la statue en dehors étendue par terre et sans être brisée, de sorte qu’elle subsistait en entier et même avec des réparations qui me la firent paraître encore plus scandaleuse. Les femmes stériles ou qui craignaient de l’être allaient à cette statue, et, après avoir gratté ou raclé ce que je n’ose nommer, et bu cette poudre infusée dans un verre d’eau de la fontaine, ces femmes s’en retournaient avec l’espoir d’être fertiles.» Ainsi voilà le culte de Priape en plein exercice, à l’époque de la Révolution, dans la province la plus religieuse de la France.
La légende de saint Guignolet n’a cependant pas d’analogie avec la fable de Priape dans la mythologie [127] hellénique. Ce saint, nommé Winvaloeus, qu’on a traduit par Guignolet, Guenolé, Guingulois et Wignevalay, fut le premier abbé de Landevenec, au milieu du cinquième siècle, et vécut dans une grande austérité, sans communiquer jamais avec les femmes. Sa légende nous semble néanmoins entachée de symbolisme érotique, et plusieurs de ses miracles directs affectent une spécialité que ses reliques et ses statues ont gardée pendant près de treize siècles. On aura la clef de son culte à Brest, en établissant l’étymologie du nom de l’abbaye de Landevenec, située à trois lieues de cette ville: Landevenec renferme évidemment landa Veneris, et il est certain que cette lande ou plaine, riveraine de la mer, possédait, à une époque reculée, un temple ou fanum de Vénus, fort renommé surtout chez les matelots bretons, qui, au retour de leurs courses maritimes, ne manquaient pas d’aller sacrifier à la déesse et de lui recommander la fertilité de leurs femmes. A Landevenec comme dans tous les lieux consacrés au culte de Vénus, le christianisme purifia le temple païen et sanctifia l’idole; mais l’obstination populaire attribua au saint les qualités du faux dieu, et Guignolet continua Priape. Les reliques de ce saint breton étaient honorées ailleurs, notamment à l’abbaye de Blandinberg près de Gand et à Montreuil en Picardie. Le nom de la ville de Montreuil se rapporte probablement à la légende de Guignolet et aux symboles de Priape. Selon la légende, une oie avait [128] avalé l’œil de la sœur de Guignolet: celui-ci ouvrit le ventre de l’oie, y reprit l’œil et le remit intact à sa place. Or, on sait ce que figurait l’œil mystique dans les religions de l’antiquité, spécialement dans le culte d’Isis, auquel s’était mêlé celui de Vénus; quant à l’oie, c’était l’oiseau symbolique de Priape. Cambry raconte le miracle dans son Voyage au Finistère, mais il n’en cherche point le sens primitif et il ne paraît pas se douter de ce que pouvaient avoir de commun entre eux l’oie de Priape et l’œil d’Isis. La statue de saint Guignolet à Montreuil était plus indécente encore que celle que les marins adoraient à Brest. Dulaure, dont le témoignage, il est vrai, n’est pas trop recommandable dans une question de ce genre, avait vu cette statue, encore vénérée en 1789, et il n’hésite pas à la décrire dans sa Description des principaux lieux de la France. Elle était de pierre et représentait le saint, entièrement nu, couché sur le dos, avec un phallus monstrueux. Ce phallus formait une pièce postiche qu’on poussait par derrière, à mesure que la dévotion des femmes en diminuait les proportions à force de le racler. Nous regardons cette particularité comme une vilaine plaisanterie de Dulaure, qui ne perdait aucune occasion de tourner en ridicule les pratiques superstitieuses.
Saint Guignolet, comme nous l’avons dit, n’était pas le seul qui eût conservé quelque chose de la physionomie et du caractère de Priape. La Bretagne [129] avait surtout une dévotion spéciale dans les saints de cette famille: elle possédait un saint Paterne ou Paternel, qu’on invoquait à Vannes et qui se mêlait des mystères de la paternité. Henri Estienne a recueilli l’hagiographie des autres successeurs de Priape à qui les inscriptions ithyphalliques décernent l’épithète de paternus et de pantheus: «Quant au mal de stérilité (auquel les médecins se trouvent si empeschez), dit l’auteur de l’Apologie pour Hérodote, il y a force saints qui en guarissent, faisans avoir des enfans aux femmes, voire par une seule apprehension devotieuse. Et premièrement, saint Guerlichon, qui est en une abbaye de la ville de Bourg-de-Dieu, en tirant à Romorantin et en plusieurs autres lieux, se vante d’engrosser autant de femmes qu’il en vient, pourveu que pendant le temps de leur neuvaine ne faillent à s’estendre par dévotion sur la benoiste idole qui est gisante de plat et non point debout comme les autres. Outre cela, il est requis que chacun jour elles boivent un certain breuvage meslé de la poudre raclée de quelque endroit d’icelle et mesmement du plus deshonneste à nommer.» Henri Estienne, qui s’indigne avec raison de trouver une si honteuse dévotion en usage chez des chrétiens, ajoute que la partie de la statue qu’on raclait de préférence était bien usée, à l’époque où cette image priapique fut examinée par une personne digne de foi, qu’il ne nomme pas, mais qui lui certifia l’authenticité du fait, vers 1550 environ.
[130] «Il y a aussi au pays de Constantin en Normandie (qu’on dit communément Contantin), ajoute-t-il, un saint Gilles qui n’a pas eu moins de crédit en ces affaires, quelque vieil et caduc qu’il fust, selon le commun proverbe de ceux-là mesme qui s’amusent à tels abus et qui les vendent aux autres, qu’il n’est miracle que de vieux saints. J’ay aussi ouy parler d’un certain saint René, en Anjou, qui se mesle de ce mestier; mais comment les femmes se gouvernent autour de luy (qui leur monstre aussy ce que l’honnesteté commande de cacher), comme j’aurois honte de l’escrire, aussy les lecteurs auroyent honte de le lire.» Il est incontestable que la destination de ces saints de pierre était la même que celle de l’idole de Mutinus (voyez ci-dessus, t. 1, page 383), que nous retrouverons dans les religions de l’Inde, comme nous l’avons déjà reconnue dans celles de la Phénicie et de l’Égypte. Il serait facile de rattacher par l’étymologie saint Gilles et saint Guerlichon à Priape et à ses auxiliaires. Quant à René ou Renaud, il fait allusion aux reins, rena, et un poëte du seizième siècle avait en vue ce rapprochement étymologique dans un vers goguenard où il invoque
On peut encore faire remonter à Priape la généalogie de saint Prix, en latin Projectus, qu’on avait traduit dans la langue vulgaire par Prey et Priet. Il serait aisé de reconnaître Priapus dans Projectus, [131] qu’on écrivait Proiectus. Néanmoins, ce saint Projet était un évêque de Clermont en Auvergne, martyrisé au septième siècle; ses reliques furent très-répandues, ainsi que ses images, et les femmes stériles lui rendaient un culte scandaleux, dont le pieux évêque n’a jamais été responsable. Les Actes du saint sont imprimés dans le Recueil des Bollandistes; mais on n’y trouve rien, bien entendu, qui puisse justifier les indécences de cette superstition populaire à son égard; elle n’existait, d’ailleurs, que dans un petit nombre de chapelles de campagne, tandis que plus de quatre cents églises honoraient saint Projet ou saint Prix avec beaucoup de convenance. Au village de Cormeil, près Paris, on vit longtemps une image de saint Prix, qui avait pu être originairement une statue de Priape, et qui, dans tous les cas, aurait été faite d’après le modèle du dieu païen. Il est tout simple que, dans l’origine du culte catholique, les statues n’aient fait que changer de nom, de même que les temples devenaient des églises. Enfin, le savant le Duchat, dans ses remarques sur l’Apologie pour Hérodote, ajoute à notre catalogue de saints ithyphalliques un saint Arnaud qu’on adorait à Saint-Auban (nous ne saurions dire en quelle province était située cette localité): «La statue de saint Arnaud, dit-il, portoit un tablier qui lui cachoit les parties génitales. Les femmes stériles supposant qu’à cause de quelque ressemblance de nom, saint Arnaud devoit avoir la même vertu que le saint Renaud des [132] Bourguignons, levoient le tablier de cette statue, comme si la seule inspection d’un tel objet avoit dû les rendre fécondes.» Nous trouverions peut-être dans le culte antique de Priape ou d’Horus quelque usage analogue, qui s’était invétéré parmi les croyances du petit peuple, et qui avait persisté de siècle en siècle, dans l’intérêt des unions stériles.
Il y aurait un livre entier à écrire sur les vestiges du paganisme dans le culte chrétien; il y aurait surtout une curieuse étude de la Prostitution sacrée à travers les métamorphoses religieuses et liturgiques; nous nous bornons à indiquer ce sujet, aussi neuf que bizarre, aux archéologues et aux savants, qui trouveront dans les Pères de l’Église, notamment dans Lactance et dans saint Augustin, une foule de détails relatifs à la ténacité des Prostitutions païennes, en dépit de la prédication évangélique. L’empereur Constantin eut beau détruire de fond en comble les temples de Vénus à Héliopolis et à Aphaques: il ne détourna pas le courant des pèlerinages qui se portaient toujours vers ces lieux, consacrés à la déesse génératrice depuis tant de siècles, et les basiliques chrétiennes qu’il fit élever sur l’emplacement même des temples retinrent, pour ainsi dire, le cachet de l’ancien culte; car il fut obligé de défendre, par une loi écrite (rursus scriptas misit institutiones, lit-on dans la vie de cet empereur, par Eusèbe), la Prostitution des filles vierges et des femmes mariées, à Héliopolis en Phénicie, et ses décrets furent sans force [133] contre la forme primitive du culte d’Astarté. Cette Prostitution sacrée restait, en quelque sorte, attachée aux lieux qui l’avaient fait naître et aux débris des temples qui en avaient été les témoins. Les empereurs chrétiens eurent besoin de toute leur autorité pour étouffer le culte public des divinités du paganisme; mais, en ruinant les temples, en renversant les statues, en persécutant les prêtres, ils n’atteignirent pas les profondes racines que ce culte avait laissées dans les opinions et dans les mœurs. Le peuple des champs, plus grossier que celui des villes, mais aussi plus fidèle aux leçons de ses ancêtres, prit sous sa garde les dieux qu’il aimait et que ne remplaçait pas pour lui le symbolisme moral du catholicisme; il protégea tant qu’il put les chapelles, les autels rustiques, les images de ces dieux, dans les forêts épaisses, au milieu des landes désertes, sur les monts et auprès des sources; puis, lorsque, cédant enfin aux excommunications des conciles et à la police des évêques, ils renoncèrent à ces images, à ces autels et à ces ædiculi, dont ils respectaient toujours les ruines, ce fut avec un sentiment tout païen qu’ils s’attachèrent au culte particulier des saints, qu’ils revêtirent des priviléges de leurs dieux abolis. Voilà comment Vénus, Flore, Bacchus, Isis, Priape et les autres divinités qui représentaient la nature et le principe générateur eurent des fidèles et presque des temples jusqu’à nos jours.
Sommaire.—Opinion de l’Église sur la Prostitution.—Sentiment de saint Augustin et de saint Jérôme à l’égard des prostituées.—Définition de la Prostitution légale par saint Jérôme.—Les Canons des Apôtres.—Constitutions apostoliques du pape Clément.—Avis de l’Église sur les ablutions corporelles.—Définition des principaux péchés de la chair.—Doctrine de l’Église sur le commerce illicite et criminel.—Le concile d’Évire ou d’Elne.—Des mères qui prostituent leurs filles.—De ceux qui pratiquent le lénocinium.—De celles qui violent leur vœu de virginité.—De celles qui n’ont pas gardé leur virginité après l’avoir vouée.—Des femmes que les évêques et les clercs peuvent avoir chez eux.—Des jeunes gens qui après le baptême sont tombés dans le péché d’impureté.—Des idoles domestiques.—Des prostituées qui contractent le mariage après avoir renoncé à leur métier.—Des femmes qui, grosses d’adultère, auront fait périr leur fruit.—Des femmes qui auront vécu dans l’adultère jusqu’à la mort.—Des gens qu’il est défendu de prendre à gages.—De ceux ou celles qui ne seront tombés qu’une seule fois dans l’adultère.—De la femme qui aura commis un adultère du consentement de son mari.—Des corrupteurs de l’enfance.—Le concile de Néocésarée.—Les eunuques [136] malgré eux.—L’entrée du sanctuaire défendue aux femmes par le concile de Laodicée.—Le concile de Tyr.—Saint Athanase et la femme de mauvaise vie.—Le concile de Tolède.—Portrait miraculeux du patriarche Polémon.—Le concile de Carthage.—Le dix-septième canon du concile de Tolède.—Le douzième canon du concile de Rome.—Le concile de Bâle.—Chapitre unique dans l’histoire des conciles.
Nous avons vu quelle était la doctrine de l’Église primitive au sujet de l’impureté et de l’incontinence; nous avons vu combien les Pères étaient unanimes pour exiger des fidèles une vie chaste et décente, lorsque ceux-ci ne se sentaient pas capables de se vouer au célibat chrétien. Il n’y avait donc, vis-à-vis de cette prescription de chasteté absolue adressée à tous les membres de Jésus-Christ, aucune jurisprudence ecclésiastique spécialement applicable aux agents de la Prostitution. L’Église, pour être conséquente avec l’essence même de sa morale, ne pouvait approuver ni reconnaître comme un fait légal cette Prostitution, qui s’exerçait pourtant sous ses yeux, à la porte de ses églises aussi bien que naguère aux abords des temples. Les prostituées n’étaient que des pécheresses ordinaires, que la grâce et le repentir pouvaient prendre au milieu de leur honteux métier et qui se trouvaient de la sorte toujours prêtes à entrer dans la voie du salut. Quant aux instigateurs et aux spéculateurs de Prostitution, ils se confondaient dans la foule des libertins et n’avaient pas même de rang spécial parmi les esclaves du péché. C’était aux confesseurs à régler la pénitence suivant [137] la faute et à n’accorder l’absolution qu’après l’accomplissement de cette pénitence, qui devait être publique, comme si le péché l’avait été. Toute Prostitution était comprise, d’ailleurs, dans le terme générique de fornication, qu’on distinguait pourtant, par degrés proportionnels, en fornication simple, double, éventuelle, permanente ou redoublée. Il est donc tout naturel que, d’après ce principe fondamental qui voulait que chaque chrétien fût un austère défenseur de la pureté de son corps, la Prostitution légale n’eût pas raison d’être aux yeux de l’Église, qui n’aurait osé ni l’autoriser, ni la proscrire, ni la tolérer. Les conciles ne font pas mention de cette lèpre morale des sociétés avant le quinzième siècle, et ils se renferment dans des généralités, pour condamner en masse tous les genres de libertinage. Ils semblent éviter, en esquivant ce point délicat, de se rencontrer en contradiction avec les lois humaines, qui règlent la Prostitution et qui la reconnaissent comme une impure servitude des passions du vulgaire. Les conciles ont l’air de se souvenir toujours que la Madeleine fut une femme de mauvaise vie et que les mérétrices ont fourni autant de martyres, que les princesses, à la foi du Christ, qui a des miséricordes infinies pour tous les péchés.
Cependant on a lieu de croire que l’Église, au point de vue de la police humaine et de l’économie des États, admettait la Prostitution légale ou du moins fermait les yeux sur cette triste nécessité de [138] la vie des peuples. Cette opinion de l’Église se trouve clairement et formellement énoncée, non dans le texte d’un concile ou d’un synode, mais dans les écrits de saint Augustin: «Supprimez les courtisanes, dit-il dans son Traité de l’ordre (lib. II, c. 12), vous allez tout bouleverser par le caprice des passions.» La loi ecclésiastique ne s’immisçait donc pas dans les attributions de la loi civile. Saint Jérôme (Epist. ad Furiam) a l’air de partager le sentiment de saint Augustin à l’égard des malheureuses victimes de la Prostitution; il ne les opprime pas sous le poids de leur ignominie; il les encourage seulement à se dépouiller de leur infâme livrée: «La courtisane de l’Évangile, baptisée par ses larmes (meretrix illa in Evangelio baptizata lachrymis suis), essuyant avec ses cheveux les pieds du Seigneur, a été sauvée; elle n’avait pas une mitre crêpée, des souliers qui crient; elle n’avait pas le tour des yeux noirci avec de l’antimoine; elle n’était pas d’autant plus belle qu’elle était plus impudique (non habuit crispantes mitras, non stridentes calceolos, nec orbes stibio fuliginatos: quanto fœdior, tanto pulchrior).» Dans un autre passage de la même épître, saint Jérôme relève encore la femme dégradée, en lui tendant la main de la pénitence. «Nous ne demandons pas aux chrétiens, dit-il, comment ils ont commencé, mais comment ils finissent!» Le baptême des larmes peut toujours laver d’anciennes souillures et régénérer une âme dans un corps impur. Enfin, saint Jérôme, dans [139] une autre circonstance (Epist. ad Fabiolam), définit la Prostitution légale comme l’avait fait le jurisconsulte Ulpien, et dit avec la précision d’un légiste: «La courtisane est celle qui s’abandonne à la débauche de plusieurs hommes (meretrix est quæ multorum libidini patet).»
Nous avons recherché soigneusement ce qui pouvait concerner la Prostitution, soit dans les Canons des apôtres, soit dans les Constitutions apostoliques, qui n’ont pas précédé les Actes des conciles, malgré l’origine qu’on leur attribuait dans l’ancienne Église, mais qui renferment pourtant l’expression sincère de la doctrine canonique des premiers chrétiens. Il y est question une seule fois de Prostitution proprement dite (scortatio); mais en plusieurs endroits, de fornication simple ou double. Dans les Canons des apôtres, le sixième défend à l’évêque et aux prêtres de chasser leurs femmes, même sous prétexte de religion, et frappe d’excommunication ceux qui se déroberaient de la sorte aux liens du mariage. Le dix-huitième canon défend d’admettre dans le clergé les bigames, c’est-à-dire ceux qui auraient été mariés deux fois, parce qu’il y a une espèce d’indécence attachée aux secondes noces, qui témoignent de l’incontinence de l’un ou l’autre époux. Le vingt-troisième canon ordonne la déposition des clercs qui se seraient privés de leur sexe par crainte de pécher ou par toute autre cause. Le vingt-quatrième condamne les laïques pour le même fait, et [140] les éloigne de la sainte table pendant trois ans. Le soixante-unième canon empêche d’admettre dans la cléricature toute personne convaincue d’adultère ou de fornication. Le soixante-septième canon enfin prononce l’excommunication contre quiconque aura fait violence à une vierge et oblige le coupable à épouser celle qu’il a flétrie. Nous remarquerons que dans les Canons des apôtres, qui sont écrits en grec de même que les Constitutions apostoliques, l’acte de Prostitution est compris sous les noms d’adultère (μοιχεία) et de fornication (καμάρωσις). Le mot grec, comme le mot latin qui se traduit par fornication, signifiait proprement une voûte, un lieu voûté, et s’entendait, au figuré, de l’acte même qui s’accomplissait dans ces lieux-là. On ne voit pas que ce mot ait été en usage dans le sens figuré, avant que les écrivains ecclésiastiques l’aient employé pour remplacer meretricium, scortatio et d’autres mots plus malhonnêtes encore.
Dans les Constitutions apostoliques, attribuées au pape Clément, élu l’an 67 de J.-C., mais rédigées certainement dans le troisième siècle sur les traditions de l’Église primitive, on trouve indiquée la règle de conduite que les femmes chrétiennes doivent suivre pour ne pas ressembler aux idolâtres, qui n’avaient pas de mœurs, et qui ne sentaient pas le besoin d’en avoir. Les chrétiennes devaient, avant tout, éviter de se montrer en public avec ces recherches de toilette que le rédacteur de ce code sacré [141] appelle les insignes de la Prostitution (quod sunt omnia meretriciæ consuetudinis indicia, dit la version latine littérale): chevelure peignée, artistement accommodée et ointe de parfums, habillement étudié et précieux, chaussure large et traînante aux pieds, anneaux d’or à tous les doigts. «Si tu veux être fidèle à ton divin époux, ajoute le législateur chrétien, et si tu veux lui plaire, enveloppe ta tête, en paraissant dans les rues; voile ton visage, pour en dérober la vue aux indiscrets; ne farde pas la figure que Dieu t’a faite, mais marche les yeux baissés, et reste toujours voilée, comme la décence le commande aux femmes (Liv. I, ch. 8).» Il est défendu aux deux sexes de se baigner ensemble dans les mêmes bains; «c’est là surtout que le démon tend ses filets,» dit le texte: une femme n’ira donc que dans le bain des femmes. Qu’elle se lave modestement, pudiquement, modérément, jamais inutilement, jamais trop, jamais à midi, et même, s’il est possible, pas tous les jours (lavet modeste, verecunde et moderate, non autem supervacue, neque nimis, neque sæpius, neque meridie, immo, si fieri potest, non quotidie). L’Église n’a pas varié d’avis sur les ablutions corporelles, dont elle condamne l’abus sans en défendre l’usage.
Dans le VIIe livre des Constitutions, le législateur définit très-clairement les principaux péchés de la chair: «On distingue, dit-il, l’abominable conjonction contre la nature, et la conjonction contre la loi; [142] la première est celle des sodomites et l’ignoble débauche qui mêle l’homme avec les bêtes, la seconde comprend l’adultère et la Prostitution. Dans ces désordres, il y a d’abord impiété, il y a ensuite iniquité, il y a enfin péché; car les premiers méditent la fin du monde, lorsqu’ils s’efforcent de faire contre la nature ce qui est fait par la nature; les seconds, au contraire, font injure aux autres, lorsqu’ils violent les mariages d’autrui, et quand ils divisent en deux ce qui a été fait un par le Seigneur, quand ils rendent suspecte la naissance des enfants et qu’ils exposent le mari légitime à de telles embûches; enfin la Prostitution est la corruption de son propre corps, et cette corruption ne s’applique pas à l’œuvre de génération pour avoir des fils, mais elle n’a pas d’autre objet que la volupté, ce qui est un indice d’incontinence et non un signe de force.» Ce passage remarquable, qui résume toute la doctrine de l’Église sur le commerce illicite et criminel, nous le reproduisons en entier dans la version latine littérale, où les obscurités du texte grec sont un peu éclaircies: «Contra naturam nefaria conjunctio aut illa contra legem, illa Sodomitarum et cum bestiis miscentium flagitiosa libido, contra legem vero adulterium et scortatio: ex quibus libidinibus, in illis quidem impietas est, in iis vero injuria et denique peccatum... Primi enim interitum mundi machinantur, qui quod a natura est contra naturam facere conantur; secundi vero injuriam aliis faciunt, [143] cum aliena matrimonia violant et quod a Deo factum est unum in duo dividunt et liberos faciunt suspectos et legitimum maritum insidiis exponunt: ac scortatio corruptio est proprii corporis, quæ non adhibetur ad generationem filiorum, sed tota ad voluptatem spectat, quod est indicium incontinentiæ non autem virtutis signum (lib. VIII, c. 27).»
Voilà sans doute le premier texte canonique dans lequel la Prostitution soit nettement signalée comme une des formes les plus coupables de l’impureté. Dans un autre passage des Constitutions apostoliques, il est interdit aux chrétiens d’employer des mots obscènes, de jeter çà et là des regards effrontés et de s’adonner au vin: «C’est de là, dit le texte, que naissent les adultères et les prostitutions (non eris turpiloquens neque injector oculorum neque vinolentus; hinc enim scortationes et adulteria oriuntur» (lib. VII, c. 7). Enfin, ailleurs (lib. IV, c. 5), la loi ecclésiastique ordonne de «fuir les débauchés; car, dit le Deutéronome, tu n’offriras pas à Dieu le prix de la Prostitution (fugiendi præterea scortatores; non offeres, inquit Deuteronomus, Deo mercedem prostibuli).» Les Constitutions apostoliques, bien que rédigées après les premiers conciles, renferment la doctrine originale du christianisme, émanée de l’Écriture et de l’Évangile. Cette même doctrine se retrouvera ensuite, développée et interprétée, dans les décisions des conciles. Ainsi, l’opinion de l’Église n’a pas varié [144] depuis à l’égard de la Prostitution, qu’on la nomme adultère, ou fornication ou scortation.
Le fameux concile d’Elvire ou d’Elne, en Roussillon, qui paraît être un recueil tiré de plusieurs conciles plutôt qu’un concile particulier, puisqu’on ignore en quel temps il a été tenu, et que les savants le placent tantôt en 250 et tantôt en 324, ce concile Eliberatanum ou Illiberitanum nous présente un certain nombre de décisions qui se rapportent à notre sujet et qui ne s’écartent pas des Constitutions apostoliques. Le douzième canon prive de la communion, même à l’article de la mort, les mères, les parents ou tous autres qui auront prostitué leurs filles; il excommunie également quiconque aura pratiqué le lénocinium, en vendant le corps de son prochain ou le sien: Si lenocinium exercuerit eo quod alienum vendiderit corpus vel potius suum. Le treizième canon prononce la même peine contre celles qui, après s’être consacrées à Dieu, auraient violé leur vœu et vécu dans le libertinage. Quatorzième canon: «Les filles qui n’auront pas gardé leur virginité, sans l’avoir vouée, seront réconciliées après un an de pénitence, si elles épousent leurs corrupteurs; la pénitence est fixée à cinq ans, si elles ont connu plusieurs hommes.» Le concile, dans cet article, qui a été réformé, comme trop indulgent, par les conciles suivants, considère la perte de la virginité, non consacrée à Dieu, comme une violation des noces ou du mariage chrétien. [145] D’après le vingt-septième canon, un évêque ou tout autre clerc pouvait avoir chez lui sa sœur ou sa fille, pourvu qu’elle fût vierge, mais non une femme étrangère. Le canon trente et unième est très-élastique et peut embrasser tous les genres de Prostitution; ce canon dit que les jeunes gens qui après le baptême sont tombés dans le péché d’impureté seront reçus à communion après pénitence et mariés. Il y a loin, de ce canon, à la règle de saint Basile qui prononce quatre ans de pénitence pour la simple fornication, et à celle de Grégoire de Nazianze qui porte cette pénitence à neuf ans. La modération de la pénalité du concile d’Elvire prouve suffisamment qu’il n’est pas postérieur au troisième siècle.
Le quarante et unième canon de ce concile a rapport indirectement à des faits de Prostitution, car il exhorte les fidèles à ne pas souffrir d’idole en leurs maisons et à rester purs d’idolâtrie dans le cas où ils craindraient la violence de leurs esclaves en privant ceux-ci de leurs idoles. Or, ces idoles domestiques étaient celles des petits dieux obscènes qui présidaient aux mystères de l’amour et de la génération. Nous avons décrit ailleurs, d’après saint Augustin et d’autres Pères de l’Église, les impures divinités que les anciens installaient dans leur chambre à coucher et adoraient au moment de leurs travaux d’amant ou d’époux. Le dieu Subigus et la déesse Préma survécurent assurément à Jupiter Tonnant [146] et à Vénus Victorieuse ou Armée. Le quarante-quatrième canon du concile ordonne expressément de recevoir dans la communion des fidèles une femme qui a été prostituée et qui s’est mariée ensuite à un chrétien (meretrix quæ aliquando fuerit et postea habuerit maritum). Ainsi l’Église ne reconnaissait pas la tache d’ignominie indélébile que la loi romaine attachait à la Prostitution. Le soixante-troisième canon excommunie à toujours une femme qui, grosse d’adultère, aura fait périr son fruit. Le soixante-quatrième canon excommunie pareillement les femmes qui auront vécu dans l’adultère jusqu’à la mort. Le soixante-septième canon défend aux femmes, soit fidèles, soit catéchumènes, sous peine d’excommunication, d’avoir à leurs gages, soit des comédiens, soit des joueurs de musique. Selon le canon soixante-neuvième, ceux ou celles qui seront tombés une seule fois dans l’adultère feront pénitence pendant cinq ans, et ne pourront être réconciliés auparavant, qu’en cas de maladie mortelle. Le canon soixante-dixième fait une distinction grave en fait d’adultère, et s’adresse à une des circonstances les plus fréquentes de la Prostitution: il ordonne que la femme qui aura commis adultère, du consentement de son mari, soit excommuniée, même à son lit de mort; mais il borne la pénitence à dix ans, si cette femme a été répudiée par son mari. Enfin, le canon soixante-onzième excommunie définitivement [147] les corrupteurs de l’enfance (stupratoribus puerorum).
On peut dire que toute la doctrine de l’Église à l’égard de la Prostitution se trouve renfermée dans les canons du concile d’Elvire, car aucun autre concile jusqu’au concile de Trente n’est entré dans autant de questions relatives à cet état de péché. Dans les conciles suivants, on ne rencontre que des articles isolés qui répètent ou complètent les canons du concile d’Elvire, car la plupart de ces conciles étaient convoqués pour combattre et condamner des hérésies spéciales qui regardaient le dogme plutôt que la morale. On remarque néanmoins, dans les actes de ces conciles différents canons qui contiennent de précieux détails de mœurs. Au concile de Néocésarée, tenu en 314, on décida qu’un homme, qui, ayant eu le désir de commettre le péché avec une femme, ne l’aurait pas commis, devait avoir été préservé par la grâce de Dieu plutôt que défendu par sa propre vertu. Au concile de Nicée, en 325, contre l’hérésie des valésiens, qui mettaient tout leur zèle à faire des eunuques au nom de Dieu, le premier canon déclare que celui qui a été fait eunuque, soit par les chirurgiens en cas de maladie, soit par les barbares ou les hérétiques, peut demeurer dans le clergé, mais que celui qui s’est mutilé lui-même ou a été mutilé de son consentement ne doit pas rester clerc. La plupart des clercs étant ainsi possesseurs et gardiens de leur virilité, le huitième [148] canon leur défend généralement d’avoir chez eux aucune femme, excepté leur mère, leur sœur, leur tante ou quelque vieille qui ne puisse être suspecte de cohabitation. Le concile de Laodicée, en 364, qui traite principalement de la vie cléricale, défend aux femmes, quelles qu’elles soient, d’entrer dans le sanctuaire, sans s’expliquer sur le motif de cette défense et sans y faire d’exception. Un canon du concile de Nicée, le vingt-neuvième, nous rend compte très-catégoriquement des motifs de cette défense: Ne mulier menstruata ingrediatur ecclesiam neque sumat sacram communionem, donec complentur dies illius mundationis et purificationis, quamvis sit in regum mulieribus. Ainsi, l’interdiction des lieux saints aux femmes, pendant le temps plus ou moins long de leurs purgations naturelles, n’était pas même levée en faveur des reines et des princesses: or, les femmes étant seules juges des époques de cette interdiction, l’Église trouvait plus simple de la rendre définitive et perpétuelle, pour épargner un sacrilége à des dévotions peu scrupuleuses. L’opinion des Pères de l’Église à l’égard du sexe féminin ne justifiait que trop la défiance avec laquelle on l’éloignait du sanctuaire: «Les corps des saintes femmes, avait dit un de leurs plus éloquents avocats, sont de véritables temples (sanctarum feminarum corpora templa sunt);» mais voici comment un concile caractérise la femme en général: «La femme est la porte de l’enfer, la voie de l’iniquité, [149] la morsure du scorpion, une espèce nuisante (femina janua diaboli, via iniquitatis, scorpionis percussio, nocivum genus).»
La malice de la femme apparut dans toute sa noirceur, au concile de Tyr, en 353, où les Ariens suscitèrent plusieurs fausses dénonciations contre saint Athanase, patriarche d’Alexandrie. Une femme de mauvaise vie, connue par ses débauches (muliercula libidinosa ac petulans, dit le P. Labbe, en suivant les meilleures autorités), fut introduite dans l’assemblée des Pères du concile; elle déclara hautement qu’elle avait fait vœu de virginité, et qu’Athanase, pour la récompenser de l’hospitalité qu’il avait reçue chez elle, s’était oublié jusqu’à lui faire violence. Athanase, accompagné d’un prêtre nommé Timothée, fut alors introduit. On l’interrogea sur le fait du viol qui lui était imputé; il n’eut pas l’air d’entendre et ne répondit pas, comme s’il fût étranger aux questions qu’on lui adressait. Mais Timothée prit la parole à sa place et dit avec douceur: «Je ne suis jamais entré dans ta maison, femme!» Elle, plus impudente, se récrie, se dispute avec Timothée, étend la main, jure par un anneau qu’elle prétendait tenir d’Athanase: «Tu m’as ôté ma virginité! dit-elle avec emportement, tu m’as dépouillée de ma pureté!» Elle se sert des termes et des injures que les mérétrices seules avaient l’habitude d’employer, sans qu’Athanase daigne réfuter ces odieuses accusations. Enfin les Pères du concile [150] eurent honte de ce scandale et firent sortir cette malheureuse qui outrageait leur pudeur. Athanase n’en fut pas moins condamné à vingt ans d’exil. Le concile décida ensuite que l’entrée des maisons où demeuraient les clercs serait absolument interdite aux femmes, quelles qu’elles fussent. Le concile de Carthage, en 397, renchérit sur cette mesure de prudence, en ordonnant que les clercs et ceux qui auraient fait vœu de continence n’iraient pas voir les vierges ou les veuves, sans la permission d’un évêque ou d’un prêtre, et que, dans tous les cas, ils iraient, par prudence, dûment accompagnés.
La conversion des pécheresses était la préoccupation constante des premiers chrétiens, et ils choisissaient, de préférence, dans les rangs de la Prostitution, les âmes pénitentes qu’ils offraient à Dieu en holocauste. Mais, dans cette précipitation à faire des catéchumènes, les diacres admettaient trop souvent des femmes impures, qui n’avaient pas abjuré leur honteux genre de vie et qui retournaient au péché en sortant de la communion. Les conciles exigèrent donc des garanties de repentir et d’expiation, avant de changer des courtisanes en épouses de Jésus-Christ. Saint Augustin résume, à cet égard, la doctrine expresse des conciles, en disant (Lib. de fide et oper., c. XI) qu’on ne saurait trouver aucune Église qui admette au baptême les femmes publiques (publicas meretrices), avant qu’elles aient été délivrées de la turpitude de leur métier. Dans un autre endroit (De [151] octo ad Dulcit. quæst.), il dit la même chose presque dans les mêmes termes (nisi ab illa primitus prostitutione liberatas). Mais, une fois cette réconciliation faite dans la forme prescrite, le baptême et la communion reçus, une fille de joie pouvait être, devant Dieu et devant le chrétien qui l’épousait, aussi pure qu’une vierge, pourvu qu’elle ne conservât aucune habitude de sa vie passée dans l’état du mariage. Telle est l’opinion du concile de Tolède en 750: Licet fuerit meretrix, licet prostituta, licet multis corruptoribus exposita, si nuptiale incontaminatum fœdus servaverit, prioris vitæ maculas posterior munditia diluit. Le même concile ne reconnaît pas d’adultère antérieur au mariage, ni pour l’homme ni pour la femme absous par la pénitence, attendu que tout commerce illicite qui aura précédé le mariage doit être considéré comme un fait de luxure et non d’adultère (et quidem talis coitus luxuriæ, sed non adulterii).
Les conversions des femmes de mauvaise vie étaient plus fréquentes que toutes les autres, car la courtisane s’étonnait aisément d’une réhabilitation qui la mettait tout à coup sur le pied des vierges et qui lui promettait le refuge du mariage. Mais l’Église n’effaçait que les péchés d’impureté commis avant le baptême, et ceux qui auraient suivi le sacrement laissaient une tache indélébile, puisque nul agent de Prostitution ne pouvait être reçu dans les ordres de la cléricature, si sa souillure n’était pas lavée par le baptême. Tarisius, évêque de Constantinople, dans [152] une lettre adressée au second concile de Nicée en 787, dit expressément qu’il a vu des courtisanes et des débauchés réconciliés par la pénitence (meretrices et publicanos receptos per pœnitentiam, dit la traduction de cette lettre écrite en grec); mais que si depuis le baptême quelqu’un, homme ou femme, avait été surpris en flagrant délit de Prostitution ou d’adultère (in scortatione aut adulterio), il n’était plus admissible aux fonctions sacerdotales. Parmi les Pères et les docteurs qui travaillaient particulièrement à la réconciliation des femmes perdues, nous citerons un saint patriarche, nommé Polémon, que les historiens ecclésiastiques ont eu le tort de passer sous silence, et dont le portrait faisait encore de semblables conversions après sa mort. (Voy. la Collect. des conciles, édit. de Cossart, t. VII, p. 206 et suiv.) Saint Grégoire de Nazianze a raconté en beaux vers grecs un miracle de ce genre, qui eut beaucoup de retentissement à la fin du quatrième siècle. Un jeune homme, tourmenté du démon de l’incontinence, appela une mérétrice devant une église dont la porte était ouverte. Cette femme, en accourant à l’appel de la débauche, aperçut dans l’église un portrait du vénérable Polémon, qui avait les yeux fixés sur elle. A l’aspect de ce portrait menaçant, elle se troubla et s’enfuit en baissant la tête: le lendemain elle s’était convertie, et elle mourut en odeur de sainteté. Saint Basile, évêque d’Ancyre, glorifia en plein concile cet admirable portrait, qui avait une [153] telle vertu, que le libertin le plus endurci n’aurait pu voir cette sainte figure sans rougir de honte et sans renoncer à l’incontinence: ex illa patrata est, nisi enim vidisset scortum iconem Polemonis, nequaquam a stupro cessasset. Dans le même concile, saint Nicéphore, évêque de Dyrrachium, dit que cette merveilleuse image devait être vénérée par les fidèles, puisqu’elle avait eu la puissance d’empêcher une fille de joie de vaquer à son exécrable métier (quoniam potuit mulierculam liberare ab execrabili et turpi operatione).
On pourrait même croire, d’après certains passages des Pères et des conciles, que l’incontinence était autrefois plus ardente, plus irrésistible qu’elle ne l’est aujourd’hui. Peut-être la licence des mœurs dans l’antiquité avait-elle développé chez les hommes la faculté de subvenir à ce prodigieux abus de virilité; peut-être aussi l’excès de la continence chrétienne produisait-il dans quelques natures énergiques une terrible révolte des sens. Saint Augustin, dans ses Confessions, a dépeint avec éloquence les formidables luttes qu’il avait à soutenir contre le démon de la chair: «Mon cœur, dit-il, était tout brûlant, tout bouillant et tout écumant d’impudicité; il se répandait, il se débordait, il se fondait en débauches (et jactabar, et effundebar, et ebulliebam per fornicationes meas).» Saint Jérôme, dans son épître à Furia, dépeint énergiquement les tempêtes des sens chez de jeunes libertins exaltés par les fumées du vin [154] et enflammés par la bonne chère: «Non Ætnæi ignes, dit-il, non Vulcania tellus, non Vesuvius et Olympus tantis ardoribus æstuant, ut juveniles medullæ vino plenæ et dapibus inflammatæ; nihil hic inflammat corpora aut titillat membra genitalia, sicut indigestus cibus ructusque convulsus.» Il résulte, de ces autorités ecclésiastiques, que si l’on mangeait et buvait avec fureur, on n’en était que plus impatient à la débauche. L’Église cherchait donc à éteindre les feux de la concupiscence en la soumettant au régime de la sobriété la plus frugale; car elle n’ignorait pas combien il était difficile de changer en quelque sorte le tempérament humain et les idées et les usages du monde païen, qui ne regardait pas la fornication comme mauvaise en soi ni illicite (simplicem fornicationem non esse per se malam neque illicitam, dit saint Augustin, Contra Faust., II, c. 13). Les emportements de la sensualité étaient si violents chez les premiers chrétiens, que quelquefois ils allaient de l’église au lupanar, et se souillaient au contact infâme d’une courtisane après avoir reçu le corps divin de Jésus-Christ. C’était là cet horrible adultère que l’Église exprimait en ces termes: Infame meretricis et Christi corpus uno et eodem tempore contractare.
Les évêques, les diacres, les autres desservants de l’autel, n’avaient pas toujours la force de se défendre de ces souillures et, suivant une belle expression d’un concile, ils osaient étaler devant [155] Dieu l’impureté de leurs mains. Le concile de Carthage, en 390, recommande à tous les prêtres, ou autres qui administrent les sacrements, d’être austères gardiens de leur pudeur, et de s’abstenir de l’approche de leurs femmes, en cas qu’ils fussent mariés (pudicitiæ custodes, etiam ab uxoribus se abstineant, ut in omnibus et ab omnibus pudicitia custodiatur, qui altari deserviunt). Il est probable que cette continence du lit conjugal n’était prescrite aux prêtres mariés, que pour certains temps où ils devaient administrer les sacrements et toucher les vases sacrés; car l’Église ne prohibait pas l’exercice honnête et modéré des devoirs du mariage. Le concile de Gangre en Paphlagonie prononce l’anathème contre quiconque blâme le mariage, en disant qu’une femme cohabitant avec un homme ne peut être sauvée. Le même concile, tout en reconnaissant l’excellence de la virginité chrétienne, ne veut pas qu’une femme s’habille en homme, sous prétexte de garder plus facilement la continence sous cet habit. L’Église ne refusait pourtant pas à ses enfants les moyens d’échapper aux dangers de l’occasion du péché; ainsi, dans les agapes, que les Constitutions apostoliques appellent festins de charité ou d’amour (caritas), comme les deux sexes se trouvaient réunis et que ce rapprochement charnel pouvait avoir de sérieux inconvénients sous l’influence excitatrice de la gourmandise, on invitait de pauvres vieilles et on les plaçait, comme de salutaires [156] obstacles, entre les jeunes gens de l’un et de l’autre sexe (Const. apost., l. II, c. 28). Cependant l’Église, si sévère qu’elle fût pour maintenir la chasteté dans la communion des fidèles, paraît avoir autorisé, du moins jusqu’au cinquième siècle, tout laïque chrétien à prendre une concubine et à donner ainsi satisfaction à sa chair, sans dépasser la mesure du mariage chrétien. Le dix-septième canon du concile de Tolède, en 400, porte que celui qui a femme et concubine à la fois sera excommunié, mais non celui qui se contente, soit d’une femme de passage, soit d’une concubine sédentaire pour les besoins de son tempérament: Qui non habet uxorem et pro uxore concubinam habet, a communione non repellatur; tantum ut unius mulieris aut uxoris aut concubinæ (ut ei placuerit) sit conjunctione contentus. Le concile de Rome, en 1059, voyait encore avec les mêmes yeux l’habitude des relations concubinaires chez les chrétiens, car le douzième canon de ce concile ne condamne que la cohabitation simultanée d’une épouse et d’une concubine. L’Église tolérait donc jusqu’à un certain point les rapports illicites entre un homme et une femme non mariés, mais unis l’un à l’autre par ces liens de convention mutuelle que le code romain avait presque approuvés comme légitimes. Dans l’esprit du catholicisme, l’adultère ou la fornication pour l’homme commençait à l’usage de deux femmes, quels que fussent, d’ailleurs, leurs droits et leurs [157] qualités; la fréquentation de plusieurs ou d’un grand nombre d’hommes établissait ensuite les degrés de la Prostitution pour la femme, qui, suivant la bizarre doctrine d’un casuiste du moyen âge, ne devait être reconnue mérétrix qu’après avoir affronté vingt-trois mille corrupteurs différents. Selon d’autres docteurs plus réservés sur les chiffres, le meretricium n’exigeait que quarante à soixante preuves de la même nature, après lesquelles le cas d’impureté publique se trouvait suffisamment constaté chez une femme qui encourait alors la pénitence des prostituées.
Quant à la Prostitution elle-même, on ne voit pas que les conciles aient rien tenté pour la faire disparaître de la vie civile des sociétés chrétiennes. Ils semblent plutôt l’avoir acceptée comme un mal nécessaire destiné à obvier à de plus grands maux; ils ont évité néanmoins de formuler à cet égard une opinion qui eût donné un démenti à la morale de l’Évangile, tout en se conciliant avec les lois organiques de la civilisation humaine. Saint Thomas avait touché indirectement le point délicat de la question, lorsqu’il disait que l’homme cherchait en vain à réaliser la perfection dans un monde où le Créateur avait permis au mal d’avoir et de tenir une grande place. C’était admettre implicitement l’existence de la Prostitution légale, que de considérer l’existence du mal comme une condition inévitable, essentielle de l’humanité. (Voy. la Collection des [158] Conciles, édit. de Labbe, t. XII, col. 1165.) La nécessité de cette Prostitution étant admise par l’autorité ecclésiastique, les conciles ne dédaignèrent donc pas de venir en aide à l’autorité séculière, et de lui suggérer les règlements les plus propres à contenir le mal dans des limites restreintes et à le dissimuler aux yeux des honnêtes gens. «Un des Pères du concile de Bâle, dit le savant historien de la Prostitution au moyen âge, M. Rabutaux, exposa, en 1431, devant les Pères de cette assemblée, dans un discours où il se préoccupait des moyens de corriger les mœurs de son temps, les principes qui avaient inspiré la législation du moyen âge et les représenta comme les gardiens les moins impuissants de la décence publique.» Il est remarquable que la prévoyance de la législation canonique n’ait pas ajouté quelques dispositions salutaires à la jurisprudence romaine, qui réglait encore l’exercice de la Prostitution dans la plupart des pays de l’Europe. On dirait que les conciles, même en s’occupant d’une affaire de police qui leur répugnait, ont évité avec soin de se prononcer au point de vue moral et religieux. Il faut donc descendre jusqu’au milieu du seizième siècle, pour rencontrer dans les Actes des conciles une pièce qui mette en évidence le système de tolérance que l’Église avait adopté à l’égard de la Prostitution considérée comme institution d’utilité publique. Cette pièce, malgré sa date assez récente, peut établir le véritable caractère de [159] neutralité que l’Église avait voulu garder dans cette importante question sociale. Ce fut au concile de Milan, sous l’épiscopat de saint Charles Borromée, que les Pères du concile introduisirent, dans le texte des Constitutions qu’ils avaient sanctionnées, un titre spécial affecté aux mérétrices et aux lénons (tit. 65, De meretricibus et lenonibus). Voici la traduction de ce chapitre où se reflète la jurisprudence de Théodose et de Justinien, mise sous les auspices des évêques, des princes et des magistrats de chaque pays et de chaque ville de la chrétienté.
«Afin que les mérétrices soient tout à fait distinctes des femmes honnêtes, les évêques veilleront à ce qu’elles soient vêtues, en public, de quelque habit qui fasse connaître leur condition honteuse et leur genre de vie. Il ne faut pas leur permettre, si elles sont étrangères à la localité, de passer la nuit ou de demeurer dans les cabarets ou dans les auberges (in meritoriis tabernis vel publicis cauponis), à moins que leur route ne les y autorise, et encore, sera-ce pour un seul jour. Dans chaque ville, les évêques auront soin d’assigner à ces impures un lieu de séjour, éloigné des cathédrales et des quartiers fréquentés, dans lequel lieu il leur sera permis d’habiter toutes ensemble, sous cette réserve que si elles prennent domicile hors des limites de ce lieu-là, et si elles résident plus d’un seul jour dans quelque autre maison de la ville, pour quelque cause que ce soit, elles soient sévèrement punies, ainsi que les [160] maîtres ou locataires des maisons où elles auront séjourné. Cette mesure de police est confiée particulièrement à la piété éclairée des princes et des magistrats. C’est à eux aussi que nous nous adressons pour qu’ils interdisent aux femmes de mauvaise vie l’usage des pierres précieuses, de l’or, de l’argent et de la soie dans leurs vêtements. C’est à eux que nous demandons surtout l’expulsion de tous les infâmes qui exercent le métier de proxénète (omnes qui lenocinio quæstum faciunt).»
Nous avons rapporté en entier ce chapitre des Constitutions du concile de Milan, parce qu’il est unique dans l’histoire des conciles, et qu’il nous montre le pouvoir ecclésiastique en parfaite intelligence avec le pouvoir légal, pour organiser, régler et réprimer la Prostitution publique, sans la détruire et même sans la frapper d’anathème.
Sommaire.—Les vestibules du lupanar.—La tragédie héroïque est remplacée par la comédie libertine.—L’Église ne pouvait laisser subsister le théâtre vis-à-vis de la chaire évangélique.—Son indulgence pour les auteurs et les complices des désordres scéniques.—Part de la Prostitution dans les habitudes du théâtre.—Les dicélies.—Les magodies.—Les mimes.—Les pantomimes.—Les atellanes.—Pantomime d’Ariane et Bacchus.—Les comédiennes.—Les danses érotiques de la Grèce.—L’epiphallos.—L’hédion et l’heducomos.—La brydalica.—La lamptrotera.—Le strobilos.—Le kidaris.—L’apokinos.—Le sybaritiké.—Le mothon, etc.—Les danses romaines.—La cordace.—Les équilibristes et les funambules.—Immoralité théâtrale.
L’autorité ecclésiastique, qui se prononçait par la voix des conciles et par les écrits des Pères, si tolérante qu’elle fût pour la Prostitution légale, cette impérieuse infirmité du corps social et politique, cherchait à en atteindre et à en détruire les causes, avec un zèle et une sévérité qui ne se ralentirent [162] jamais. Parmi ces causes plus ou moins immédiates, que le christianisme avait signalées à l’aversion des fidèles, il faut citer au premier rang les jeux du cirque et du théâtre, qui comprenaient les danses, la pantomime et la musique profane. Nous avons déjà parlé de l’obscénité de ces danses et de ces pantomimes; nous avons dit que le cirque et le théâtre n’étaient que les vestibules du lupanar (t. II, p. 9); nous avons indiqué quel était le véritable métier des joueuses de flûte, des citharèdes, des psaltérionistes, des danseuses et des saltatrices; mais le sujet a été à peine effleuré dans le petit nombre de passages où il n’offrait qu’une de ses faces, et nous ne pouvons nous dispenser d’y revenir ici avec plus de détails, pour faire entrevoir le terrible foyer de Prostitution, que l’Église chrétienne avait à étouffer ou du moins à restreindre. Il est incontestable que le théâtre chez les Grecs et les Romains avait une action funeste sur les mœurs publiques et ouvrait, pour ainsi dire, une école permanente de Prostitution. On s’expliquera mieux l’acharnement des docteurs de l’Église contre le théâtre et contre tout ce qui en dépendait, lorsqu’on se rendra compte de la démoralisation profonde, engendrée et développée par la passion du théâtre dans la société païenne, qui se précipitait, sans règle et sans frein, à la poursuite des plaisirs sensuels.
Quoique le polythéisme ait eu certainement une grande part dans la création du théâtre antique, quoique [163] la mythologie se fût incarnée dans les drames populaires de la Grèce et de l’Italie, quoique la tragédie, à son origine, n’ait été qu’une forme des mystères religieux, l’Église aurait sans doute pardonné aux œuvres tragiques et lyriques d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, et le théâtre, que nous appellerons héroïque, eût trouvé grâce devant la censure la plus rigoureuse; mais, par suite du relâchement des mœurs, à l’époque où le christianisme eut besoin de se fonder sur la morale, la tragédie, cette vieille et chaste muse qui enseignait jadis la vertu au peuple ému d’admiration et de respect, la tragédie semblait descendue de son trépied et bannie de son temple: la comédie l’avait remplacée, la comédie, cette muse folâtre et libertine qui, sous prétexte de corriger les vices, s’amusait à les peindre sous des couleurs engageantes, et qui mettait effrontément sur la scène les turpitudes cachées dans l’intérieur des familles et dans le secret des cœurs. L’école satirique d’Aristophane et d’Eupolis, tout en se permettant de nombreuses indécences dans son langage, avait surtout éveillé la malice des spectateurs plutôt que leur libertinage; l’école joyeuse et plaisante de Ménandre et de Plaute avait donné à rire et à réfléchir en même temps au public éclairé qui se plaisait à la représentation de ces chefs-d’œuvre comiques; mais ni Ménandre, ni Philémon, ni Plaute, ni leurs émules et leurs imitateurs, ne s’étaient guère préoccupés de la décence [164] que la comédie ne paraissait pas comporter alors, et ils s’abandonnèrent, au contraire, à toute la licence de leur imagination, à toute la pétulance de leur esprit, sans craindre d’offenser les yeux et les oreilles de leurs auditeurs. Leur but était peut-être, en exposant des tableaux pleins de hardiesse et de crudité, de faire rougir, comme devant un miroir, les modèles de ces peintures cyniques et honteuses; ils ne ménageaient pas les expressions, pour caractériser les amours ridicules des vieillards, les passions et les folies de la jeunesse, la bassesse des parasites, l’avidité des usuriers, la perfidie des valets, les infamies des marchands d’esclaves et des lénons, les ruses et les artifices des courtisanes. Ces gens-là, d’ailleurs, parlaient leur langue au théâtre, et jamais la crainte du scandale n’avait arrêté un bon mot malhonnête sous la plume du poëte comique. Jamais aussi les applaudissements frénétiques du vulgaire n’avaient fait défaut à ces impudiques trivialités.
Et pourtant la rigidité chrétienne aurait sans doute fléchi devant l’estime littéraire que les grands comiques grecs et latins avaient acquise à travers tant d’images licencieuses et tant de préceptes immoraux; mais cette haute comédie, qui n’admettait pourtant que des scènes empruntées à la vie intime des courtisanes, s’était encore prostituée davantage, pour ainsi dire, et avait fini par tomber dans les mimes et dans les atellanes. L’Église de Jésus-Christ ne pouvait en même temps prêcher la chasteté et laisser [165] subsister le théâtre vis-à-vis de la chaire évangélique. La ruine du théâtre fut donc résolue, ainsi que celle des temples païens, mais les temples résistèrent moins longtemps que le théâtre. La tragédie même se trouva enveloppée dans cette proscription, qui frappait indifféremment tous les genres de spectacles, tous les genres d’acteurs, tous les genres de divertissements profanes. La loi ecclésiastique était d’accord avec la loi romaine sur ce point, qu’elle notait d’infamie ceux qui prenaient un rôle dans les jeux de la scène; de plus, elle les déclarait exclus de sa communion, et elle ne traitait pas avec moins de rigueur les poëtes et les musiciens qui prêtaient leur concours à l’impudicité théâtrale. Ce n’était pas probablement à l’origine du théâtre, que les Pères de l’Église croyaient devoir adresser ces représailles; c’était plutôt à ses œuvres d’impiété et de corruption, qu’ils opposaient une barrière que rendit longtemps impuissante l’habitude des divertissements de cette espèce. Ainsi, dans les anathèmes que Tertullien, Lactance, saint Cyprien et d’autres Pères lancent contre les théâtres, ils ne font pas même allusion à ces fêtes de Bacchus, qui furent le berceau de l’art dramatique, et dans lesquelles un chœur de bacchantes et de faunes, barbouillés de lie et enguirlandés de pampres, chantaient des chansons lascives et dansaient autour des images obscènes qu’on portait en triomphe. Les anciens Grecs avaient jugé leur comédie aussi sévèrement que le firent [166] plus tard les docteurs de l’Église, car ils l’appelaient courtisane élégante et facétieuse (meretricula elegans et faceta, dit le jésuite Boullenger dans son livre De theatro); saint Cyprien la nomme école d’impureté; saint Jérôme, arsenal de Prostitution.
Mais il ne s’agit pas de réunir ici toutes les accusations, tous les griefs de l’Église contre les jeux scéniques, de quelque nature qu’ils fussent; nous voulons seulement montrer quels étaient les excès de scandale et d’obscénité, qui décidèrent les évêques chrétiens à condamner sans distinction tout ce qui appartenait au théâtre païen. Lorsque commença cette persécution canonique, qui avait pour objet de poursuivre l’impureté dans les œuvres du démon théâtral, le goût blasé du public ne sentait plus autant de plaisir aux représentations de la bonne comédie: Aristophane, Ménandre, Eupolis, Plaute et les principaux comiques d’Athènes et de Rome figuraient moins souvent sur la scène que dans les bibliothèques. C’est là que les rigueurs de l’anathème catholique allèrent les chercher, et il y eut un déplorable zèle religieux pour la destruction de tous ces chefs-d’œuvre de poésie et de gaieté, que les mœurs grecques et romaines avaient entachés d’un vernis licencieux. Ce furent les courtisanes, les proxénètes, les cinædes, les débauchés, qui causèrent la perte de tant de belles pièces que ces malhonnêtes personnages remplissaient de leurs sales portraits et de leurs crapuleuses doctrines. [167] Voilà comment il ne nous est parvenu que des fragments informes de Ménandre qui avait fait cent dix comédies et qui s’était surpassé dans la peinture des choses de la Prostitution. Il nous en est resté encore moins de Philémon, d’Eupolis et des comiques grecs, que l’étrange liberté de leurs plaisanteries et l’audace de leurs pinceaux avaient condamnés au feu sans absolution. Plaute aurait péri comme Ménandre qu’il a imité, si un heureux hasard n’eût conservé vingt de ses comédies, qui nous donnent une idée de ce qu’était la comédie grecque consacrée à l’histoire des courtisanes et de leurs amours, comme la tragédie l’était à l’histoire des dieux et des héros. Quant à Aristophane, on serait bien en peine de dire pourquoi il a survécu presqu’en entier à l’anéantissement systématique des œuvres de théâtre: s’il a été épargné, en dépit des abominables saletés qui hérissent le dialogue de ses pièces, on peut supposer, avec quelque apparence de probabilité, que les Pères de l’Église n’étaient pas fâchés de prouver qu’un poëte païen avait traîné sur la scène les dieux et les déesses du paganisme, en les fustigeant du fouet de la satire, et en les couvrant de boue et de crachats. Lucien dut à un motif analogue l’entière conservation de ses ouvrages, malgré les obscénités qui les eussent fait mettre à l’index de l’Église chrétienne.
Cette Église, qui ne pardonnait pas aux monuments écrits de la licence théâtrale, était plus indulgente [168] pour les auteurs ou les complices de ces désordres scéniques. Quiconque avait monté sur un théâtre en gardait une tache indélébile suivant la loi romaine; mais cette tache s’effaçait dans la communion des chrétiens, si le repentant histrion abjurait son état ignominieux. «Si quelque comédien, disent les Constitutions apostoliques (liv. VIII, ch. 32), est reçu dans le sein de l’Église, que ce soit un homme ou une femme, un cocher du cirque, un gladiateur, un coureur, un directeur de théâtre, un athlète, un choriste, un joueur de harpe ou de lyre, un équilibriste ou un maître de bateleurs, il faut qu’il renonce à son métier ou qu’il soit exclu de la communion des fidèles.» L’excommunication pesait également, comme nous l’avons déjà dit, sur tous les pécheurs qui vivaient du théâtre, et qui n’étaient pas tous aussi coupables; mais, aux yeux des Pères, le théâtre, quel qu’il fût, était le domaine de la luxure et de l’obscénité: Theatra luxuriant, disait saint Jérôme (Epist. ad Marcel.): «Les théâtres engendrent la luxure.» Tertullien, dans son livre sur l’hérésie de Marcion, dénonçait les criminelles voluptés du cirque en fureur, de l’orchestre en vertige et du théâtre en licence (voluptates circi furentis, caveæ insanientis, scenæ lascivientis). Nous avons vu ce qui se passait dans le grand cirque de Rome, à la fête des Florales où la présence de Caton empêcha le peuple de donner le signal de ce hideux spectacle. Malgré Caton, malgré les admonitions [169] des philosophes, malgré les édits des consuls, les Florales se célébraient encore de la même manière; et Lactance, qui les décrit (liv. I, ch. 20), nous prouve assez quelles difficultés rencontrait le christianisme pour enlever à la populace païenne ses ignobles plaisirs. «Outre la licence des paroles qui débordent en torrent d’obscénité, dit le saint auteur des Divines institutions, les mérétrices, aux cris impatients des spectateurs, sont dépouillées de leurs vêtements. Ce sont elles qui ce jour-là sont chargées de l’office des mimes, et sous les yeux de tout le peuple, jusqu’à ce que ses regards impudiques soient assouvis, elles exécutent des mouvements infâmes (cum pudendis motibus detinentur).» Arnobe, en racontant aussi ces incroyables scandales, pense que la courtisane Flora ferait elle-même une retraite honorable, comme celle de Caton, si elle pouvait voir les abominations qu’on célébrait en son honneur, et qui transportaient les lupanars dans les théâtres (si suis in ludis flagitiosas conspexerit res agi et migratum ab lupanaribus in theatra). Si les Florales avaient encore lieu à la face des Romains, dans le cours du troisième siècle de l’ère chrétienne, on peut juger par là quelle était l’obscénité des représentations scéniques, auxquelles l’Église catholique opposait déjà victorieusement ses prédications et ses abstinences.
La comédie en toge, togata, ne s’adressait qu’aux esprits cultivés, et, par conséquent, au petit nombre; [170] saint Cyprien, dans son Épître 103, n’en condamne pas moins les éléments de la comédie grecque et latine, les intrigues des personnages, les tromperies des adultères, les impudicités des femmes, et les bouffons ridicules, et ces honteux parasites, et ces pères de famille, ces patriciens, tantôt niais et tantôt obscènes: «tous ces acteurs, dit-il avec indignation, qu’ils jouent un sujet sacré ou profane, remuent les fanges du théâtre, non-seulement parce que les pièces qu’ils représentent sont indécentes, mais parce que leurs mouvements et leurs gestes sont impudiques, parce que souvent les actes de la Prostitution sont traduits sur la scène, et que la Prostitution s’exerce en même temps sous la scène (actores omnes, cum sacri tum profani, spurcitiam scenæ exagitant, non modo quod fabulæ obscenæ in scena agerentur, sed etiam quod motus, gestusque essent impudici, atque adeo prostibula ipsa in scenam sæpe venirent et sub scena prostarent).» Nous avons, en effet, d’après le témoignage des poëtes érotiques, dépeint la Prostitution qui se trafiquait dans les théâtres et dans les cirques et qui accomplissait ensuite ses marchés impurs aux portes, aux environs de ces lieux publics, et jusque sous les voûtes (fornices) de l’édifice où l’on célébrait les jeux. Ce seul fait démontre assez quelle part avait la Prostitution dans les habitudes du théâtre. Il est vrai que les femmes honnêtes, les mères et les matrones, n’assistaient que rarement aux représentations; mais les lènes et [171] les lénons, les courtisanes fameuses et les mérétrices populaires, les cinædes et les spadons, avaient le champ libre, et chacun d’eux profitait des entraînements sensuels inséparables de ces jeux scéniques, pour vaquer à son méprisable métier. Le proscénium ou l’avant-scène du théâtre était spécialement réservé aux jeunes et imberbes courtisans de la débauche la plus dégoûtante. Plaute cependant veut les expulser du proscénium, dans le prologue du Pœnulus: Scortum exoletum ne quis in proscenio sedeat. Sur les gradins les plus apparents, on voyait triompher les étrangères à la mode, les porteuses de mitre, qui envoyaient leurs émissaires attendre, recueillir ou solliciter çà et là une offre ou une proposition. Les gradins les plus élevés étaient occupés par la lie de la Prostitution, qui se répandait dans les vomitoires et qui souillait de ses impuretés les vastes et sombres substructions du théâtre ou de l’amphithéâtre. Ce n’étaient pas seulement des mérétrices, mais encore des enfants vendus à la débauche, qui se prostituaient dans ces mauvais lieux, dépendant de tous les spectacles, pour ainsi dire. Le jésuite Boullenger le dit expressément, dans son traité De Circo romano, et il ne cherche pas à dissimuler l’exécrable destination des voûtes d’un théâtre: Certè ad omnia pene gymnasia, dit-il, et spectacula, erant popinæ et ganeæ utrique veneri masculæ et femineæ. On suppose d’après deux passages du livre des Machabées, que ces ignobles sanctuaires de la [172] Vénus mâle s’appelaient en grec ἐφηβία, et en latin ephebia. Le christianisme, pour arriver à la fermeture des éphèbes et à l’anéantissement de ces mœurs détestables, ne voulait pas laisser un seul théâtre debout.
Les spectateurs et les acteurs faisaient donc assaut d’impudeur, mais la comédie la plus effrontée était chaste auprès des pantomimes et des mimes, qui semblaient n’avoir été inventés que pour servir d’auxiliaires à la Prostitution. Chez les Grecs, les actions scéniques, tantôt muettes et traduites en gestes, tantôt dialoguées et parlées, tantôt chantées et dansées, dérivaient des fêtes champêtres qui furent instituées en l’honneur de Bacchus, de Pan, de Flore et des divinités rurales. Ce n’étaient plus des hymnes phalliques, que répétaient en chœur des paysans ivres, en sautant autour de leurs amphores à moitié vides, tandis que d’autres agitaient avec des cordes certaines images obscènes (oscilla) suspendues à des pins et recevant, du mouvement qu’on leur communiquait, les formes et les aspects les plus licencieux. Les chants phalliques s’étaient perpétués sans doute dans les villages de l’Attique, où se promenait encore le joyeux chariot de Thespis à l’époque des Bacchanales. Mais ce spectacle grossier avait pris dans les villes un caractère plus scénique, sans rien perdre de son obscénité primitive. Telle fut l’origine des dicélies, des magodies et des mimes. Les dicélistes, que les Sicyoniens appelaient [173] phallophores, ne montaient sur le théâtre que parés des attributs de Priape, du dieu Terme, de Pan et des satyres qui présidaient à ces débauches de gaieté populaire: toutes leurs bouffonneries ne sortaient pas de là. Quant aux magodies, les acteurs, qu’Athénée désigne sous le nom de magodes, s’habillaient en femmes ou en débauchés, dont l’insigne emblématique était un bâton droit, nommé ᾰρεσκος, jouaient des rôles d’ivrognes et de villageois grotesques, et s’exprimaient par gestes et par grimaces. Dans les mimes, au contraire, les baladins ajoutaient, à ces grimaces et à ces gestes déshonnêtes, d’infâmes chansons et des dialogues non moins indécents. Les mimes passèrent à Rome et y furent accompagnés de tous les accessoires voluptueux de la danse et de la musique. Les bouffons, qui jouaient dans ces comédies de carrefour, avaient la tête rasée et portaient, avec des souliers plats, un habit bariolé comme celui des prostituées de bas étage. Les pantomimes, qui n’avaient pas recours à la pétulante vivacité du dialogue, employaient les prodigieuses ressources de l’art mimique pour mettre en scène les épisodes les plus obscènes de la mythologie. Enfin les atellanes, qui rappelaient souvent la verve satirique d’Aristophane, et qui s’attaquaient aux personnes en accusant hautement leurs vices et leurs défauts, ne dédaignaient pas de ramasser leurs bons mots dans le bourbier de la Prostitution. Ces atellanes, originaires d’Atella, ville des Orques, [174] étaient la comédie nationale de l’Italie, et conservaient plus d’une tradition des faunes et des luperques.
Les pantomimes mythologiques furent toujours celles qui parlaient le plus aux sens du spectateur. Longtemps avant qu’elles osassent se montrer sur la scène, elles faisaient les délices des comessations et des veillées en Grèce ainsi qu’à Rome. Xénophon, dans le livre du Banquet, a décrit une de ces pantomimes, qui, quoique assez libre, ne donnera pas même une idée de ce que devint par la suite ce genre de spectacle, quand il eut passé du mystère des salles du festin au grand jour de la représentation publique. Un Syracusain, maître de pantomime, annonce en ces termes celle qu’il va offrir aux convives: «Citoyens, voici Ariane qui va entrer dans la chambre nuptiale; Bacchus, qui a fait un peu la débauche avec les dieux, viendra la trouver, et tous deux se plongeront dans l’ivresse de la volupté.» On voit entrer Ariane, vêtue de ses habits d’épousée; elle s’assied, pensive et tremblante. Bacchus paraît, en costume de dieu, marchant sur le rhythme des airs de triomphe qui sont consacrés à ses fêtes solennelles. Ariane témoigne par ses gestes combien elle est charmée de l’arrivée de son époux, mais elle se garde bien d’aller au-devant de lui; elle ne quitte même pas sa position; mais son sein qui bat, ses joues qui rougissent, tout son corps qui frissonne, ont trahi son émotion. [175] Bacchus l’aperçoit tout à coup et s’avance vers elle avec des mouvements passionnés. La pantomime exprimait clairement, sinon chastement, ce que la parole n’aurait pas su rendre, et elle suppléait, en quelque sorte, à la langue des dieux. On se figure sans peine ce que pouvait être la fable de Pasiphaé, celle de Léda, celle d’Ixion et tant d’autres aussi monstrueuses, interprétées par cette pantomime, qui s’étudiait à être aussi fidèle qu’éloquente. Ordinairement, les rôles de femmes étaient remplis par des jeunes gens qui, suivant l’énergique expression de saint Jérôme, avaient été rompus dès l’enfance à ce manége féminin: «In scenis theatralibus, dit saint Jérôme, unus atque idem histrio nunc mollis in Venerem frangitur, nunc tremulus in Cybelem.» On comprend qu’à la vue de ces impures gesticulations (impuris motibus scenicorum), comme dit saint Augustin dans sa Cité de Dieu, ceux qui conservaient un reste de pudeur se détournaient en rougissant; mais ils n’en apprenaient pas moins, à cette école de lubricité, les débauches hideuses qu’ils s’efforçaient ensuite d’imiter, sinon de surpasser.
Il y avait pourtant des comédiennes, quoique la plupart des rôles de femmes fussent confiés à des hommes, pour exciter davantage les passions les plus dépravées. Ces comédiennes, quel que fût leur emploi sur la scène, étaient encore plus méprisées que les histrions, et à leur note d’infamie venait [176] s’adjoindre la marque d’impudicité, si honnêtes qu’elles fussent peut-être d’ailleurs. Elles avaient besoin, en effet, d’oublier la pudeur de leur sexe, pour se prêter aux honteuses servitudes de leur profession. Procope, dans son histoire, a fait le portrait d’une courtisane de théâtre, que son art indécent avait rendue aussi fameuse que sa beauté; ce portrait, tracé d’après nature au sixième siècle, nous montrera qu’à cette époque, malgré les constants efforts de l’Église chrétienne, le théâtre ne s’était pas encore soumis à une réforme morale réclamée par tous les docteurs et les évêques: «Dès qu’elle eut atteint l’âge de puberté, bien que née de condition libre, elle voulut se faire inscrire sur la liste des femmes qui se prostituaient sur la scène. Elle fut donc mérétrix au théâtre, comme ces malheureuses qu’on appelle pédestres ou pédanées, parce qu’elles vont chercher fortune dans les festins sans y apporter d’instruments de musique ou plutôt parce qu’elles se couchent par terre pour se livrer à leurs grossiers assaillants (quia ad terram se subigendas mœchis substernerent, traduction du jésuite Boullenger); car elle n’avait ni flûte ni harpe; elle n’avait point appris à danser dans l’orchestre; mais elle vendait sa personne à tous ceux qu’elle rencontrait, faisant trafic de toutes les parties de son corps. Ensuite, elle offrit son concours aux mimes, pour tout ce qui concerne le théâtre, et devenue la compagne des bouffons et des grotesques, elle prit part à [177] leurs travaux scéniques et joua son rôle dans les représentations. Souvent elle était mise toute nue sous les yeux du peuple, et elle restait dans cet état de nudité, au milieu de la scène, sans autre vêtement qu’un voile léger autour des reins (βουβῶνας διάζωμα ἔχουσα μόνον).»
Ces nudités impudentes, ces gestes obscènes, ces pantomimes dégoûtantes ne confirment que trop le jugement rigoureux que portait Tertullien sur le théâtre, en général, et sur les tristes victimes du libertinage public, en particulier (publicæ libidinis hostiæ): «Ces bourreaux de leur propre pudeur, disait-il, rougissent au moins une fois dans l’année, de leurs horribles prostitutions qu’ils osent étaler au grand jour, et dont le peuple est souvent épouvanté!» Saint Basile ajoute un dernier coup de pinceau à l’effrayante peinture que les Pères de l’Église ont faite de l’impureté théâtrale, en nous initiant à la contenance des spectateurs pendant la représentation des pantomimes: «L’orchestre, qui abonde en spectacles impudiques, dit-il dans sa quatrième homélie ad Examer., est une école publique et commune d’impudicité pour tous ceux qui vont s’y asseoir, et les sons des flûtes et les chants dissolus, qui s’emparent de l’âme des auditeurs, n’aboutissent pas à d’autre résultat qu’à saisir de folie tous ces insensés qui s’adonnent à la turpitude, et qui battent la mesure avec les citharèdes et les joueurs de flûte.» Le grec est tellement expressif dans ce passage singulier, [178] que nous n’avons pas réussi à le traduire en français aussi littéralement que le jésuite Boullenger l’a traduit en latin: Orchestra, dit-il, quæ abundat spectaculis impudicis publica et communis schola impudicitiæ iis qui assident, et tibiarum cantus et cantica meretricia insidentia audientium animis, nihil aliud persuadent, quam ut omnes fœditati studeant et imitentur citharistarum aut tibicinum pulsus. Au reste, les Pères, en condamnant les turpitudes du théâtre, ne se font pas scrupule de les dépeindre ou de les caractériser sans réticence; Arnobe parle de ces crispations de reins (clunibus crispatis), qu’on ne pouvait voir avec calme; saint Cyprien dit que la pantomime est l’art d’exprimer avec les mains tout ce qu’il y a d’obscénité dans les fables de la mythologie; Lactance affirme que cette pantomime théâtrale se composait surtout des gestes et des poses, par lesquels on imite en dansant toutes les nuances du plaisir (impudici gestus, quibus infames feminæ imitantur libidines quas saltando exprimunt); Salvien déclare qu’il serait trop long d’énumérer toutes les imitations de choses honteuses, toutes les obscénités des mots et des consonnances, toutes les turpitudes des mouvements, toutes les saletés des gestes. Les Pères, quoique chrétiens, s’indignent de voir les dieux et les déesses du paganisme livrés aux ignobles mascarades et aux atroces profanations des pantomimes; Arnobe s’étonne qu’on ait osé faire de Vénus une vile courtisane et une affreuse bacchante, [179] à Rome où Vénus avait tant de temples et de statues comme aïeule divine du peuple romain (saltatur Venus et per affectus omnes meretriciæ vilitatis impudica exprimitur imitatione bacchari).
Le christianisme, en proscrivant tous les jeux scéniques, avait moins en vue la comédie que la danse à laquelle se rattachaient tous les genres de Prostitution. «La danse, comme le dit Lucien dans son dialogue sur cet art voluptueux, remonte au berceau du monde et naquit avec l’amour.» Lucien rapporte, à ce sujet, une fable bithynienne qui voulait que Priape, chargé de l’éducation de Mars enfant, l’eût formé à la danse plutôt qu’à l’exercice des armes, pour développer à la fois les forces physiques et le caractère belliqueux de son élève. Voilà pourquoi, disait la morale de cette fable allégorique, la dixième partie du butin fait par Mars à la guerre retourne toujours au profit de Priape. Les Pères de l’Église ne trouvèrent pas que cette origine guerrière pût absoudre la danse érotique. En effet, depuis longtemps, on ne dansait plus la pyrrhique et les autres danses martiales, qui avaient jadis exalté le courage de Lacédémone, et enivré la Grèce aux sons des boucliers; les danses religieuses elles-mêmes semblaient froides et muettes. Mais partout, dans les théâtres, dans les gymnases, dans les festins, on avait introduit la danse lascive et la pantomime mythologique. C’était une fureur chez les vieillards ainsi que chez les jeunes gens: on ne se [180] lassait pas de voir danser des baladins depuis le lever jusqu’au coucher du soleil (ab orto sole ad occasum, dit la traduction de saint Basile, Hom. IV, ad Examer.). Ces danses excitaient une sorte de délire dans les rangs des spectateurs, qui, fussent-ils chauves et portassent-ils une longue barbe blanche, s’agitaient en cadence sur leurs siéges et poussaient de honteuses acclamations, en applaudissant les danseurs, ces vils histrions d’impudicité, ces hommes dégradés et ces femmes perdues, marqués du sceau de l’infamie par la loi romaine. C’est ainsi que Lucien nous représente un vieux philosophe au milieu des courtisanes et des débauchés, secouant sa tête blanchie et se pâmant de plaisir vis-à-vis d’un misérable efféminé, indigne du nom d’homme: «Vous allez vous asseoir à l’orchestre, dit Craton à Lucien qu’il gourmande, pour enivrer vos oreilles et du chant, et des sons de la flûte, pour charmer vos yeux au spectacle d’un infâme, qui, revêtu des habits de la mollesse et obéissant à des cantilènes lascives, imite, dans tous leurs excès, les passions de quelques femmes éhontées telles que Phèdre, Parthénope, Rhodope, et gesticule aux sons mourants de la lyre, au bruit des pieds qui marquent la cadence!» Lucien qui prend parti pour l’art de la danse, et qui le proclame utile autant qu’agréable, ne peut cependant se dispenser de parler des gymnopédies et d’autres danses grecques, dans lesquelles figuraient nus des vierges et des enfants: «La danse, [181] dit-il, doit peindre au vif les mœurs et les passions... La danse n’a point de limites: elle embrasse tous les objets; c’est un spectacle qui réunit tous les autres, les instruments, le rhythme, la mesure, les voix et les chœurs.» On s’explique alors l’empire suprême qu’exerçait un pareil art sur des sens toujours préparés à la volupté; on s’explique, en même temps, pourquoi les évêques chrétiens avaient tant à cœur d’étouffer les séductions irrésistibles de la danse.
Il serait trop long de citer ici tous les genres de danses théâtrales ou conviviales, qui avaient sollicité la sévère vigilance de l’Église, et qui lui semblaient surtout entachées de Prostitution, nous avons déjà indiqué plus particulièrement celles qui rappelaient quelque fait mythologique des amours de l’Olympe. Les plus connues et les moins décentes étaient les danses de Vénus, ἀφροδίτη, sorte d’épopée licencieuse qui se composait d’une foule de scènes de pantomime accompagnées de chants obscènes et de musique énervante. L’histoire entière de Vénus et ses innombrables adultères étaient reproduits avec une impure vérité, tellement que le poëte de la Métamorphose et de l’Art d’aimer, le voluptueux Ovide, rougissait de retrouver ses vers traduits en mouvements, en gestes et en postures érotiques: Scribere si fas est imitantes turpia mimos, disait-il étonné de la licence de pareils tableaux. Athénée nous donne les noms d’un certain nombre de danses de la même [182] espèce, qu’il ne décrit pas, mais dont il caractérise plus ou moins l’indécence. Telles étaient l’epiphallos, qui descendait directement des fêtes et des jeux phalliques; l’hédion et l’heducomos, danses mêlées de chansons lubriques; la brydalica, originaire de Laconie, dansée par des femmes qui avaient des masques ridicules d’une monstrueuse indécence; la lamptrotera, dont les danseuses entièrement nues, se provoquaient par des propos libertins; le strobilos ou l’ouragan, qui soulevait les robes des acteurs par-dessus leurs têtes; le kidaris ou le chapeau, danse immodeste des Arcadiens; l’apokinos, qui consistait dans un prodigieux frémissement des hanches; le sybaritiké, qui justifiait complétement son nom; le mothon ou l’esclave, qui se permettait bien des libertés; le ricnoustai et diaricnoustai, qui avaient à leur service une quantité de titillements et de tressaillements du corps, etc. Le savant Meursius a fait un volume de dissertations sur les danses des Grecs, et il est loin d’avoir épuisé ce sujet délicat, en ce qui concerne les danses de l’amour.
Les Romains avaient encore renchéri sur la mollesse et sur l’impudence de ces danses qui se produisaient sans voile sur les théâtres, et qui favorisaient journellement la corruption des mœurs. Chaque danseur, chaque danseuse, en vogue, inventait la sienne et lui appliquait son nom: c’est ainsi que Bathylle, Pylade, Phabaton et d’autres célèbres pantomimes furent des créateurs de diverses [183] danses qui ne le cédaient pas en lasciveté aux danses de l’Égypte et de la Grèce. Mais la danse la plus estimée à Rome, celle dont raffolaient les Romains, c’était la cordace, qui devait ses succès à un merveilleux remuement des reins et des cuisses. Sénèque se plaint de ce que cette danse libidineuse avait été introduite sur la scène (Nat. Quæst. l. I, c. 16). Il paraîtrait, d’après l’étymologie du nom de cette danse grecque, que les premiers danseurs se suspendaient à un câble et se balançaient dans l’air avec mille postures bouffonnes et malhonnêtes: c’était un souvenir traditionnel de ces oscilla, qu’on faisait brimbaler dans les fêtes de Bacchus, et qui affectaient parfois de si singulières formes.
Presque toutes les danses scéniques d’ailleurs demandaient une incroyable agilité du corps et une souplesse extraordinaire des membres. Les danseurs étaient tous plus ou moins équilibristes et funambules. Dans le Banquet de Xénophon, nous voyons une petite danseuse qui fait la roue en arrière rapprochant sa tête des talons, tandis qu’un bouffon fait la roue en avant, aux sons de la double flûte. Les danseurs font une telle dépense de mouvements désordonnés, en tournant sur eux-mêmes, qu’ils tombent épuisés de lassitude à force de se remuer en tous sens. Dès la plus haute antiquité, ces danseurs étaient nus, les uns chargés d’amulettes indécentes, les autres barbouillés de cumin ou de safran, les uns simulant le sexe féminin, les autres augmentant [184] les proportions de leur sexe, tous la tête et le menton rasés, beaucoup coiffés du pétase, en signe de mœurs efféminées. Cette nudité ordinaire des coryphées de la danse ajoutait particulièrement à son caractère honteux. Une fresque d’Herculanum représente une danseuse enfantine, tout à fait nue, qui danse dans la main d’un flûteur, assis au pied d’un lit de festin où deux convives s’animent mutuellement à ce spectacle lubrique. Suidas mentionne une autre danse nue, dans laquelle les acteurs appendaient autour de leurs reins ou bien à leur cou, d’énormes vessies colorées en rouge, ayant l’aspect des oscilla et prenant à chaque mouvement de la danse une physionomie impudique. (Voy. le passage de Suidas, dans le traité du Théâtre, par Boullenger, l. I, c. 52.)
Il est tout naturel que les mercenaires qui se prêtaient à de pareils jeux de Prostitution fussent notés d’infamie, et compris dans la classe des mérétrices et des cinædes. Aussi, dans les premiers siècles du théâtre latin, les acteurs qui s’exposèrent de la sorte au mépris public, furent non-seulement exclus du rang des citoyens, mais encore purent être chassés de Rome par ordre des censeurs. A cette époque de pudeur censoriale, on n’admettait pas sur la scène un homme en habit de femme, et la différence des sexes ne s’établissait aux yeux du spectateur que par le caractère spécial du masque de théâtre. Mais, nonobstant les décisions des magistrats, l’immoralité [185] théâtrale avait bientôt rompu toutes les digues, et la Prostitution s’était installée en reine dans ces impures assemblées. Hormis certaines exceptions que le talent de l’acteur et le caractère de l’homme pouvaient seuls déterminer, tout ce qui figurait sur la scène était infâme et diffamé. Les applaudissements du peuple ne faisaient que consacrer cette infamie. Parmi les acteurs, il n’y eut que des eunuques, des cinædes, des patients, des spadons et d’autres complices de la débauche contre nature; parmi les actrices, ce n’étaient que prostituées de tous les genres. Arnobe s’exprime, à cet égard, avec une énergie que la traduction la plus exacte ne saurait égaler; il parle des effets corrupteurs de la musique et de la pantomime: «Ces femmes, dit-il, deviennent mérétrices, joueuses de harpe et d’instruments, pour livrer leur corps à un ignoble trafic, pour afficher leur ignominie devant un peuple qui leur appartient, promptes à se jeter dans les lupanars, cherchant aventure sous les voûtes du théâtre, ne se refusant à aucune impureté et offrant leur bouche à la débauche: In feminis fierent meretrices, sambucistriæ, psaltriæ, venalia ut prosternerent corpora, vilitatem sui populo publicarent, in lupanaribus promptæ, in fornicibus obviæ, nihil pati renuentes, ad oris stuprum paratæ.» Et pourtant ce fut parmi ces femmes déshonorées, que le christianisme recruta des martyres et des saintes.
Les fondateurs du christianisme avaient senti la [186] nécessité de s’attaquer en face au théâtre païen, pour arriver à la réforme des mœurs; ils réunirent toutes leurs forces, toute leur autorité, toute leur éloquence contre cet ennemi formidable qui se défendait avec les armes puissantes de la sensualité, du plaisir et de la Prostitution; mais, pendant plus de six siècles, le théâtre soutint ces assauts, et il ne s’écroula qu’après les derniers autels du polythéisme. La Prostitution ne fut pas écrasée néanmoins sous les débris de la scène.
Sommaire.—But du christianisme dans la réforme des mœurs publiques.—Du vectigal, ou impôt lustral, que payaient les prostituées dans l’empire romain.—Les travaux de jour et les travaux de nuit.—Le vectigal obscène.—La taxe mérétricienne sous Héliogabale.—L’aurum lustrale.—Les percepteurs du vectigal de la prostitution.—Épitaphe d’un agent de cette espèce.—Alexandre Sévère décide que l’or lustral sera employé à des fondations d’utilité publique.—Suppression du droit d’exercice pour la prostitution masculine.—Le chrysargyre.—La capitation lustrale limitée à cinq années.—Les collecteurs du chrysargyre.—Épitaphe du premier lustral de l’empire.—Sa fille Verecundina, ou Pudibonde.—Dissertation sur l’origine du mot lustral.—Constantin-le-Grand n’est pas le créateur du chrysargyre.—Édits de cet empereur sur la collation lustrale.—Protestation des philosophes contre le tribut de la Prostitution.—Théodose II supprime la taxe des lénons dans la collation lustrale.—Les prolégomènes de sa novelle De lenonibus.—Les courtisanes restent tributaires du fisc.—Recensement des prostituées.—Explication de la constitution du chrysargyre, par Cédrénus.—Rigueurs des collecteurs des deniers du vectigal impur.—Comment s’y prenaient ces agents pour établir les rôles de la Prostitution.—L’empereur Anastase abolit le chrysargyre.—Projets des percepteurs et des fermiers de cet impôt pour en obtenir le rétablissement.—Comment Anastase s’y prit pour déjouer leurs espérances.—Le [188] chrysargyre reparaît sous Justinien.—Indulgence de cet empereur pour les prostituées.—L’impératrice Théodora.—Maison de retraite et de pénitence pour les femmes publiques.—Les cinq cents recluses de l’impératrice.
Il nous reste à examiner l’influence que le christianisme exerça sur la jurisprudence romaine et sur les décrets des empereurs, au point de vue de la Prostitution. Cette influence notable, qui émanait des conciles, ne s’écartait pas de leur doctrine, et tous les empereurs chrétiens, depuis Constantin jusqu’à Justinien, se sont appliqués à renfermer la Prostitution dans des limites plus étroites, sous une surveillance plus sévère, sans compromettre, en essayant de la supprimer tout à fait, la sécurité de la vie sociale. On ne saurait donc douter que les empereurs, n’aient été dirigés, en cette occasion, par la raison éclairée des Pères de l’Église, qui admettaient l’existence de la Prostitution dans un État, comme un mal nécessaire et incurable, comme une plaie qu’il ne faut pas cicatriser, mais seulement restreindre et dissimuler. Mais, en revanche, par le même système, ils cherchaient à détruire le mal dans son principe, en opposant la pénalité la plus rigoureuse à tous les actes du lenocinium. On peut donc résumer ainsi le but du christianisme dans la réforme des mœurs publiques, par la législation impériale: arrêter les progrès de la Prostitution, diminuer et circonscrire son domaine, en écarter tous ses parasites impurs, la laisser subsister dans l’ombre [189] du mépris pour l’usage de quelques pervers, la rendre, s’il était possible, plus honteuse, plus dégradante encore, et mettre entre elle et la vie honnête une ligne de démarcation plus profonde et plus marquée.
Mais avant d’aborder ce que nous nommerons la Police chrétienne de la Prostitution sous Constantin et ses successeurs, nous devons traiter un sujet qui s’y rattache et qui mérite d’être étudié à part. Nous voulons parler du vectigal ou de l’impôt lustral que payaient les prostituées dans tout l’empire romain, depuis le règne de Caligula, qui avait établi cet impôt. Il est remarquable que ce scandaleux vectigal, prélevé sur la dépravation sociale, ait subsisté jusqu’à Anastase Ier, et que les empereurs chrétiens antérieurs à ce prince aient consenti à souiller leurs mains, en puisant l’or à cette source immorale. Il est vrai qu’ils semblent avoir voulu épurer cet or infâme, par des fondations pieuses et utiles, entre lesquelles nous trouvons l’établissement d’une maison de refuge ou de pénitence pour les prostituées. La taxe de la Prostitution, dans l’antiquité, est un fait d’autant plus intéressant, que nous la verrons reparaître plus régulière et moins arbitraire dans les temps modernes, sous le régime d’une administration qui se prétend fondée sur la morale et la religion.
Les Romains donnaient le nom de vectigal à toute espèce d’impôt tiré (vectus) de la substance du [190] peuple qui y contribuait: tout était matière à vectigal dans les choses et les habitudes de la vie sociale; mais il ne paraît pas que la Prostitution ait été taxée avant Caligula, qui ordonna que chaque prostituée payerait au fisc la huitième partie de ses gains journaliers (ex capturis), ce qui produisait un impôt proportionnel qui suivait le cours de la Prostitution et qui montait ou descendait avec elle. Nous n’acceptons pas cependant la distinction que le savant commentateur de Suétone, Torrentius, croit devoir établir entre les travaux de nuit et ceux de jour des prostituées, en disant que ces derniers seuls étaient assimilés aux travaux des portefaix et soumis à la fiscalité impériale. Le mot captura ne porte pas cette distinction beaucoup trop subtile, et Caligula n’était pas assez innocent pour se priver de la meilleure part de ses revenus pornoboliques. Ce n’est pas tout; Caligula, pour augmenter encore les produits du vectigal obscène, y fit contribuer aussi tous ceux qui, hommes ou femmes, avaient exercé le mérétricium ou le lénocinium; mais Suétone ne nous apprend pas quel était ce droit, qui, sans doute, n’avait rien de fixe ni de permanent, puisque les mariages étaient également frappés d’un droit du même genre (nec non et matrimonia obnoxia essent). Ce vectigal n’avait certainement pas pour objet de modérer les abus de la Prostitution en la rendant plus onéreuse. C’était, au contraire, une prime de garantie de tolérance que l’autorité exigeait [191] de tous les agents de la dépravation publique. Il y avait loin de là aux lois prohibitives de Tibère, qui exilait ou déportait les prostituées patriciennes et les débauchés de l’ordre équestre, pour punir les premières de s’être fait inscrire sur les listes des courtisanes, et les seconds, d’avoir osé paraître sur le théâtre ou dans l’arène. L’impôt créé par Caligula ne fut pas aboli sous les règnes suivants, mais on en changea plusieurs fois l’assiette et la forme, de manière à lui faire produire davantage et à y soumettre le plus grand nombre possible de contribuables.
Nous avons vu (t. II, ch. 29) que l’exécrable Héliogabale avait imaginé, pour accroître les produits de la Prostitution, d’ouvrir des lupanars dans son palais même et d’élever arbitrairement les tarifs de ces lupanars impériaux, dans lesquels accouraient les matrones, et les chevaliers romains, jaloux de grossir les revenus de César. Mais la taxe mérétricienne n’avait plus alors aucune mesure, et les percepteurs chargés de la prélever la fixaient suivant leur caprice ou selon la fortune des individus. Xiphilin emploie un mot grec analogue au mot latin captura, de Suétone, en décrivant les institutions lupanaires d’Héliogabale: χρήματά τε παρ’ αὐτῶν συνέλεγε, καὶ ἐγαυροῦντο ταῖς ἐμπολαῖς. Le vectigal de la Prostitution, meretricium, comprenait les droits de tous genres, qu’on percevait sur quiconque faisait profession de débauche, quel que fût son sexe, ou son [192] âge, ou son rang: les lénons et les lènes n’étaient pas ménagés dans cette contribution arbitraire, et les enfants rapportaient de plus fortes sommes que les femmes, parce qu’ils étaient plus nombreux. Cet impôt honteux, pour n’être pas confondu avec les autres vectigalia de toute nature qui écrasaient la population honnête, se déguisa dès lors sous la dénomination d’aurum lustrale, soit qu’on entendît par là que la taxe avait un caractère d’expiation ou équivalait à la purification du fait obscène, soit plutôt qu’on fît allusion à la provenance même de l’impôt, qui sortait surtout des lupanars appelés lustra. La perception de cet impôt devait être très-difficile, et les receveurs qui avaient mission de le toucher se trouvaient sans doute armés d’une sorte d’autorité, à l’aide de laquelle ils pouvaient venir à bout du mauvais vouloir des créatures dégradées qu’on avait mises sous leur surveillance. Au reste, il est certain que les fonctions de collecteur de l’or lustral n’entraînaient pas la note d’ignominie, pour ceux qui remplissaient cette pénible charge publique; car on trouve, dans les Inscriptions de Gruter, no 347, l’épitaphe d’un agent de cette espèce, qui est qualifié ainsi: P. AELIO T. F. AVRI LVSTRALIS COACTORI.
L’impôt de l’or lustral rendait de trop grandes sommes au trésor public, pour qu’on y renonçât aisément. Aussi, Alexandre Sévère, qui avait horreur de cet or entaché d’infamie, décida qu’on le purifierait en l’employant à des fondations d’utilité publique: [193] il l’appliqua donc à la restauration du Théâtre, du Cirque, de l’Amphithéâtre et du Stade, afin que ces monuments, consacrés aux plaisirs du peuple, fussent entretenus aux frais de la Prostitution. (Lenonum vectigal, dit Suétone, et meretricum et exoletorum, in sacrum ærarium inferri vetuit.) Lampride, en racontant cette honnête réforme qui signala le règne d’Alexandre Sévère, ajoute que ce prince austère et vertueux avait eu la pensée de faire disparaître entièrement les jeunes auxiliaires de la débauche publique (habuit in animo ut exoletos vetaret); mais l’empereur craignit que cette mesure ne convertît un opprobre public en un débordement de passions particulières, «parce que, dit l’historien des Césars, les hommes désirent plus vivement ce qui leur est interdit et s’y portent avec une sorte de fureur.» Au reste, comme Alexandre Sévère diminua tous les impôts (vectigalia) et les réduisit à la trentième partie de ce qu’ils étaient sous Héliogabale, on doit croire qu’il laissa subsister à l’ancien taux celui de l’or lustral. Cet impôt subit pourtant différentes modifications, auxquelles il est impossible d’assigner une époque. Sous l’empereur Philippe, qui ne cachait pas ses préoccupations chrétiennes, la Prostitution masculine cessa de payer un droit d’exercice, car elle fut entièrement abolie en principe, sinon en fait, par un édit impérial. (Voy. Lampride, ch. 23 de la Vie d’Alexandre Sévère.) Plus tard, le vectigal impudique ne se paya [194] plus que tous les cinq ans, comme d’autres taxes résultant du métier et de la condition des personnes. Il fut appelé alors chrysargyrum, mot formé du grec et qui comprend les deux mots χρυσος et ἀργυριον, or et argent, pour exprimer sans doute que les uns rachetaient leur infâme industrie au poids de l’or, les autres au poids de l’argent, et que la taxe était inégale pour tous, quoique le motif en fût homogène et que la différence de la Prostitution ne réglât pas la différence du tarif légal.
On n’a pas, d’ailleurs, de notions précises sur la quotité de la capitation lustrale, qui était exigible au commencement de la cinquième année de cette espèce de bail contracté entre l’État et les agents directs ou indirects de la Prostitution. Le payement de l’impôt était, en quelque sorte, une autorisation acquise d’exercer le scandaleux métier pour lequel il fallait avoir un privilége et une patente, s’il est possible de caractériser par ces expressions modernes un fait ancien qu’elles représentent exactement. Le privilége lustral était ainsi limité à cinq années, afin que les trafiquants de Prostitution pussent toujours, avant l’expiration du délai de rigueur, déclarer qu’ils abandonnaient l’exercice de leur métier ignoble et rentraient dans la vie honnête. La collation des deniers du chrysargyre était confiée à des officiers de bonnes mœurs, chargés d’établir les taxes et de les faire tomber dans les caisses du trésor public. Ces officiers avaient le titre de lustralis, [195] comme on le voit dans une inscription du recueil de Fabricius: Primigenio lvstrali avgg. N. N. Alfia Verecvndina patri pientissimo. Cette inscription, qui doit être du quatrième siècle, nous montre le principal gouverneur de la recette lustrale ou plutôt le premier lustral de l’Empire; mais elle ne le nomme pas, en le qualifiant, au nom de sa fille, de père très-tendre pour ses enfants, patri pientissimo. Le nom de la fille de ce fermier de Prostitution mérite d’être remarqué: Verecundina équivaut à pudibonde, et un pareil nom n’est pas de trop, pour justifier la position équivoque d’une fille qui avait été élevée au milieu des impures attributions de la maison paternelle. Nous ne croyons pas qu’il faille rapporter l’origine du mot lustralis à la période de cinq ans, pendant laquelle la Prostitution n’avait rien à payer au fisc; Ulpien a pu employer lustralis dans le sens de quinquennal (de lustrum, lustre), sans ôter à ce mot sa signification primitive qui comportait une espèce de pénalité expiatoire.
Zosime, historien grec très-partial contre les chrétiens, reproche amèrement à Constantin le Grand d’avoir frappé d’un nouvel impôt le mérétricium, parce que le mot chrysargyre semble n’avoir été employé que vers cette époque; mais Zosime ne fournit aucune preuve à l’appui de l’accusation qu’il dirige contre la morale même de l’Évangile, en attribuant au premier empereur chrétien la création d’un impôt scandaleux et corrupteur. Il est certain [196] que cet impôt existait depuis Caligula et n’avait jamais été aboli, mais circonscrit et réglementé. Constantin avait eu le projet de supprimer à la fois l’impôt et la tolérance impure qui en était le prétexte: il publia de nouveaux édits sur la collation lustrale, qui comprenait tous les genres de taxe, exigée de toute nature de commerce, et il laissa subsister les lénons et les courtisanes parmi les trafiquants qui devaient au fisc une part de leurs bénéfices. C’était fermer les yeux sur un abus contraire à l’esprit du christianisme et même à la simple philosophie, mais ce n’était pas créer ni approuver cet abus, qui ne fut réformé en partie que sous Théodose le Jeune. Au reste, dès le deuxième siècle, les philosophes avaient déjà protesté de toute leur indignation contre l’odieux impôt qui assurait l’impunité de la débauche, et qui plaçait ses actes les plus avilissants sous la garantie du gouvernement. Justin, dans son Apologie pour les chrétiens, écrite au milieu du deuxième siècle, accuse énergiquement les empereurs de recevoir le tribut de la Prostitution: «Comme les anciens, dit-il, nourrissaient de grands troupeaux de bœufs et de chèvres, de même aujourd’hui on élève des enfants destinés à l’infamie et des femmes de bonne volonté (muliebrem patientiam, selon la traduction latine), et cette multitude de femmes, de cinædes et de fellateurs à la bouche impure (apicorum spurco ore) payent des redevances que vous n’avez pas honte d’accepter!»
[197] Ce fut Théodose II qui exécuta en partie ce que Constantin avait projeté, et qui supprima la taxe des lénons dans la collation lustrale; il n’aurait pu conserver cette taxe et défendre le lénocinium. En mettant fin à ce hideux commerce et en le proscrivant, sous les peines les plus sévères, il ne pardonna pas à l’incurie de ses prédécesseurs, et il la leur reprocha hautement dans les prolégomènes de la novelle De lenonibus, promulguée en 439: «L’insouciance de nos aïeux s’était laissé circonvenir, dit-il, par la damnable habileté des lénons, qui, sous prétexte de certaine prestation lustrale, étaient autorisés à faire commerce de corruption et de débauche (ut, sub cujusdam lustralis prestationis obtentu, corrumpendi pudoris liceret exercere commercium).» Dans cette même novelle, l’empereur se demande s’il pouvait être permis aux lénons d’habiter dans la capitale de l’empire d’Orient, et si le trésor devait s’enrichir de leur infâme industrie (aut eorum turpissimo quæstu ærarium videretur augeri). Théodose retrancha donc les lénons de la collation lustrale; mais il n’en exempta pas les courtisanes, qui restèrent tributaires du fisc. Le chrysargyre continua d’être perçu avec beaucoup de sévérité sur tous ceux qui s’occupaient de négoce à quelque titre que ce fût: les lénons et les jeunes artisans de débauche ne furent plus compris dans le recensement qui avait lieu tous les quatre ans et non, comme avant le règne de Constantin, tous les cinq [198] ans. Ce recensement se faisait très-scrupuleusement dans tous les quartiers et dans toutes les maisons, en sorte que chaque habitant avait à justifier de ses moyens d’existence et à faire la part de l’empereur. Ceux qui ne pouvaient payer la taxe, à cause de leur extrême pauvreté, n’échappaient pas aux mauvais traitements que leur faisait souffrir l’exacteur. Zosime nous apprend que la levée des deniers était faite, sous Constantin, avec tant de rigueur, que les mères vendaient leurs enfants et que les pères prostituaient leurs filles, pour acquitter l’impôt du chrysargyre, le plus onéreux et le plus injuste de tous les impôts. On voit que le vectigal impur n’avait pas cessé de s’étendre et d’envelopper dans ses filets toute la population mercenaire des cités.
Les historiens ne sont pas d’accord entre eux sur l’application de cette taxe, qui n’atteignait pas seulement les agents de la Prostitution urbaine, et qui avait fini par devenir annuelle, au lieu d’être exigible de quatre ans en quatre ans. Cependant Cédrénus, qui compilait au onzième siècle son Histoire universelle d’après des chroniqueurs aujourd’hui perdus, a pris soin d’expliquer, à son point de vue, la constitution du chrysargyre tel qu’il existait à la fin du cinquième siècle. «Tout mendiant, dit-il, toute prostituée (πορνη), toute femme répudiée, tout esclave, tout affranchi, payaient certaine redevance au trésor. On avait imposé aussi les mulets, les singes, les juments et les chiens, fussent-ils en [199] ville ou à la campagne. Homme ou femme, chaque individu soumis à la taxe payait une pièce d’argent; on en exigeait autant de chaque cheval, de chaque bœuf et de chaque mulet, mais l’âne et le chien n’étaient taxés qu’à six oboles par tête.» Cédrénus semble oublier, dans cette nomenclature, les négociants de toute espèce (negociatores) qui participaient plus ou moins au chrysargyre, et qui sont désignés collectivement par les décrets relatifs à la taxe lustrale. Tous les historiens sont unanimes en ce qui concerne la dureté des exacteurs, qu’ils représentent, d’ailleurs, comme de hauts personnages honorés de la confiance particulière de l’empereur. Cédrénus dit, à ce sujet, qu’un immense gémissement s’élevait de la ville, des faubourgs et des campagnes voisines, au moment où le fisc envoyait à la curée une implacable armée de collecteurs, semblables à une nuée de sauterelles. Il paraît néanmoins que les prostituées et leur vile escorte avaient plus à souffrir que tous les autres contribuables, probablement parce que l’exaction s’exerçait sur ces malheureuses sans aucun contrôle et à la merci des officiers du fisc. Évagrius, dans son Histoire ecclésiastique (Liv. III, ch. 39), raconte qu’on allait à la recherche des courtisanes et des débauchés dans les lupanars et dans les cabarets; qu’on employait la ruse et la violence pour les convaincre du fait de Prostitution, et qu’on ne leur donnait la liberté d’user de leur corps qu’après leur [200] avoir délivré un brevet (charta) qui constatait à la fois leur vilain métier et le solde de l’impôt lustral.
Il était réservé à l’empereur Anastase d’accomplir une réforme que réclamait depuis des siècles l’Église chrétienne, et que Constantin le Grand n’avait pu effectuer malgré le désir qu’il en eut. Tel est le témoignage d’un écrivain anonyme, auteur d’une relation de Synodis, que cite Ducange dans son Glossarium ad scriptores mediæ et infimæ græcitatis. Évagrius fait un récit curieux de l’abolition du chrysargyre par Anastase, au commencement du sixième siècle. «Cette exécrable taxe, dit-il, était un outrage à Dieu, une honte pour les gentils eux-mêmes et un affront pour l’empire chrétien, puisqu’elle autorisait les infamies dont elle partageait le lucre honteux.» Les collecteurs qui présidaient à la perception du chrysargyre étaient pourtant des hommes honorables, qui, après s’être enrichis aux dépens du vice, remplissaient dans l’État les fonctions les plus imposantes, et ne rougissaient pas des turpitudes que leurs secrétaires et leurs agents avaient faites en leur nom et sous leur autorité. Anastase fut instruit de toutes les horreurs qui se commettaient dans la collation lustrale, et il résolut aussitôt de mettre fin à ce scandale. Vainement, un habile homme, appelé Thucydide, essaya de prendre la défense du chrysargyre et de prouver qu’il était aussi juste que nécessaire, Anastase le dénonça comme immoral et inique devant le sénat et l’abolit par une [201] loi, en ordonnant de brûler les registres des percepteurs et des fermiers de l’impôt. Ceux-ci se promirent bien d’obtenir le rétablissement du chrysargyre, qui leur avait procuré de si beaux bénéfices, et ils n’attendaient qu’un nouveau règne pour reconstituer l’assiette de cet impôt à l’aide des chartes originales qu’ils avaient conservées ou qu’ils savaient pouvoir retrouver au besoin. Mais Anastase, averti de leurs espérances et de leurs projets, voulut leur porter un dernier coup.
Il feignit de regretter la précipitation avec laquelle il avait agi, en se privant d’une source si productive de revenus publics; il s’accusa tout haut d’imprudence et il se plaignit de n’avoir point écouté les conseils de Thucydide, qui le suppliait de respecter un impôt que les empereurs, depuis Caligula, avaient considéré comme la richesse du trésor impérial. Est-ce que cet or n’était pas purifié par l’usage qu’on en faisait, lorsqu’on l’appliquait aux dépenses de l’armée et du culte? Là-dessus, Anastase témoigne l’intention de rétablir l’impôt. Il mande auprès de lui les percepteurs du chrysargyre et leur déclare qu’il se repent d’avoir appauvri l’État par la suppression de la taxe lustrale. Tous les assistants se réjouissent de voir l’empereur dans de telles dispositions, et ils ne lui cachent pas qu’on peut encore rassembler les chartes et les titres originaux d’après lesquels on rétablira les registres du fisc. Anastase les félicite de leur zèle et les encourage à n’épargner ni soins, [202] ni peines pour réunir tous les titres qui existent encore. Les fermiers du chrysargyre s’empressent d’obéir et vont à la recherche de ces titres, pendant que la désolation s’empare de la gent mérétricienne, qui s’était vue délivrée d’une odieuse servitude. On ne se rendait pas compte du motif qui avait déterminé l’empereur à revenir sur un acte approuvé et applaudi par tous les vrais chrétiens. On savait que les moines de Jérusalem avaient envoyé à Constantinople une députation chargée de solliciter, au nom de l’Église, l’abolition du chrysargyre; or les envoyés monastiques avaient été reçus avec beaucoup d’égards chez l’empereur, qui s’était même beaucoup intéressé à la représentation d’une tragédie grecque, dans laquelle Timothée de Gaza, non moins recommandable par sa réputation de sagesse que par son talent de poëte, avait caractérisé les abominations de cet impôt, digne de Caligula, son créateur. Anastase dissimula, jusqu’à ce que les chartes originales lui eussent été livrées, à la diligence des receveurs, qui parvinrent à les découvrir dans les archives et chez les particuliers. «Est-ce là tout?» demanda-t-il au premier lustral de l’empire. Sur la réponse affirmative de cet officier, il fit publier, au son des trompettes, que le peuple était invité à se rendre au cirque pour y voir un spectacle qu’on n’avait jamais vu et qu’on ne reverrait jamais. Le peuple ne manqua point à l’appel: toutes les chartes de l’impôt avaient été amassées au milieu du cirque; [203] un héraut annonça aux assistants que le chrysargyre était condamné au feu, comme impie et infâme. Tout fut brûlé, en effet, aux acclamations de la multitude, et les cendres de cet amas de papyrus retombèrent sur la tête des courtisanes et des lénons, qui n’avaient pas été les derniers à envahir les gradins du cirque.
Il paraîtrait cependant que le chrysargyre ne fut pas complétement anéanti dans les flammes, et qu’il ressuscita sous une autre forme, de manière à fournir encore des sommes considérables au trésor public. Il existait sous le règne de Justinien, qui évita pourtant de le spécifier dans le règlement des collecteurs d’impôts (De exactoribus tributorum, C. Just., lib. X, tit. 19). Justinien ne le mentionne pas davantage dans sa novelle contre les lénons, qui avaient relevé la tête et qui s’adonnaient ouvertement à leur horrible commerce. On doit supposer que les femmes seules étaient admises aux œuvres et à la taxe de la Prostitution légale, où ne figuraient plus, du moins ostensiblement, les courtiers et les agents passibles de la débauche. Nous remarquerons que Justinien est plus indulgent que Théodose, pour la Prostitution et pour les malheureuses qui l’exercent: il a révoqué les lois romaines, en vertu desquelles il n’était pas permis aux citoyens d’épouser des femmes de théâtre notées d’infamie; il a épousé Théodora, naguère fameuse entre les prostituées, fille d’une courtisane de bas étage, et digne des [204] leçons de sa mère; Justinien a couvert du manteau impérial les souillures de cette baladine, qui avait promené sa honte de ville en ville, avant de monter sur le trône des impératrices; mais Justinien se souvient toujours que sa femme avait servi sur la scène aux plaisirs de la populace, et s’était vue expulsée par les magistrats, qui l’accusaient de corrompre la jeunesse. Théodora ne l’avait peut-être pas oublié elle-même, et ce fut pour expier les débordements de sa jeunesse, qu’elle fonda une maison de retraite et de pénitence pour ses anciennes compagnes d’impureté. Il est probable que cette fondation pieuse, que lui avaient conseillée les réminiscences de son premier état, fut faite des deniers de l’impôt lustral. Procope n’en dit rien, lorsqu’il parle de ce couvent d’un nouveau genre, dans son Traité des édifices construits sous le règne de Justinien; mais on a tout lieu de supposer que, depuis Alexandre Sévère, le produit du vectigal impur s’appliquait spécialement à des travaux d’utilité publique. Il était dans l’esprit du christianisme d’employer l’argent de la Prostitution, à la combattre et à réparer ses funestes effets. Mais Théodora échoua dans l’exécution de son idée, qui devait produire d’heureux résultats dans d’autres tentatives analogues que nous verrons se reproduire souvent au moyen âge. Cette courtisane couronnée eut l’imprudence de recourir à la violence plutôt qu’à la persuasion. Cinq cents femmes publiques furent enlevées [205] dans les rues de Constantinople et transportées dans un ancien palais situé sur la rive asiatique du Bosphore. Ce palais avait été magnifiquement disposé pour recevoir les recluses; on y avait rassemblé tout ce qui pouvait les consoler de la perte de leur liberté et de leur état; l’impératrice n’avait rien négligé pour que les pénitentes trouvassent là de quoi se distraire d’une manière édifiante; mais ces malheureuses, séparées de leurs amants et de leurs orgies, préférèrent une prompte mort à une vie solitaire, privée des joies sensuelles; la plupart se précipitèrent dans la mer, dès la première nuit, et celles qui restèrent dans leur prison dorée moururent de langueur ou de désespoir. Procope ne nous apprend point si Théodora persista dans un essai de moralisation forcée qui lui avait si mal réussi. Les pauvres victimes, qu’elle faisait enfermer ainsi de vive force, seraient retournées joyeusement à la Prostitution, si on les eût laissées libres de sortir du triste refuge que Théodora leur avait donné.
Sommaire.—Législation des empereurs chrétiens concernant la Prostitution.—Le mérétricium est considéré comme un commerce légal.—La note d’infamie imposée aux filles des lénons et des lupanaires.—Le mérétricium antiphysique est retranché de l’impôt lustral.—Loi concernant l’enlèvement des filles nubiles.—Les maîtresses et servantes de cabaret sont exemptées des peines de l’adultère.—Prohibition de la vente des esclaves chrétiennes pour l’usage de la débauche.—Les péchés contre nature punis de mort.—Théodose le Jeune se fait le défenseur des victimes du lénocinium.—Le vectigal impur est aboli à l’instigation de Florentius, préteur de Constantinople.—L’empereur Justinien.—Sa novelle contre le lénocinium.—Tableau effrayant du commerce occulte des lénons à Constantinople.—Loi concernant les bains publics.—Les successeurs de Justinien.
La législation des empereurs chrétiens ne changea presque rien à l’ancienne jurisprudence romaine [208] concernant la Prostitution: cette plaie attachée à l’existence du corps social ne pouvait être guérie par des lois de répression et de prohibition rigoureuses; il fallait, au contraire, la laisser ouverte et saignante dans l’ombre, comme un exutoire des mauvaises passions et des vices impurs, car elle était nécessaire pour empêcher le viol, l’adultère, et la séduction des femmes de bien (ad vitandum, dit Lactance, matronarum sollicitationes, stupra et adulteria, lib. VI, c. 23). Tel fut, de tout temps, le sentiment de l’Église primitive; tel devait être aussi le sage tempérament adopté par la puissance temporelle, qui se réglait presque toujours sur les conseils de la puissance spirituelle. Nous avons expliqué comment les conciles s’étaient abstenus, avec beaucoup de prudence, d’abolir en fait la Prostitution, qu’ils condamnaient en principe; nous avons montré la marche indirecte qu’ils avaient suivie pour arriver graduellement à la réforme des mœurs. Les empereurs, depuis Constantin, ne suivirent pas une marche différente et attaquèrent la Prostitution dans ses causes et ses excès. Voilà pourquoi, dans les codes de Théodose et de Justinien, on ne trouve aucune loi particulière à la Prostitution en général, mais on rencontre çà et là un grand nombre de titres qui s’y rapportent et qui la réglementent, en lui imposant des limites de plus en plus restreintes. La tolérance est complète pour le mérétricium proprement dit, qui est assimilé à un [209] négoce et qui paye tribut au trésor; puis, on exclut du mérétricium, sous les peines les plus sévères, la débauche masculine, qui en avait toujours fait partie, et enfin on renferme la Prostitution dans ses bornes naturelles, en lui défendant de se répandre désormais sur le terrain vague du lénocinium. C’est le lénocinium, que les successeurs de Constantin s’acharnent à poursuivre et à combattre sous toutes les formes; c’est le lénocinium, que l’Église dénonce aux rigueurs implacables de la loi, comme la source principale de la Prostitution, comme le foyer permanent de ce fléau public.
Ainsi, sous l’influence du christianisme, le droit romain ne se modifie pas en ce qui concerne l’exercice légal de la Prostitution, et la courtisane, en tant que courtisane, peut encore invoquer la protection des magistrats. Ulpien décide, comme un païen, et non comme un chrétien, qu’une mérétrix est à l’abri de toute répétition pour les sommes qu’elle a reçues en qualité de mérétrix, attendu que, si elle a fait une chose honteuse en travaillant de son vil métier, elle n’a pas reçu honteusement son salaire de mérétrix. (Illam enim turpiter facere, quod sit meretrix, non turpiter accipere, cum sit meretrix, Digest., XII, tit. 5.) Ce commentaire subtil sur la nature d’un don ou d’un salaire prouve que le mérétricium était considéré légalement comme un commerce soumis à certaines règles de police et ayant sa jurisprudence spéciale, ainsi que tout autre [210] commerce. En poussant plus loin l’investigation du commentaire sur ce texte de loi, De condictione ob turpem vel injustam causam, le jurisconsulte déclare que la mérétrix ne saurait réclamer en justice l’exécution d’une promesse qui lui aurait été faite dans son rôle de mérétrix, parce qu’une pareille promesse ne pouvait avoir qu’une cause honteuse. Enfin, on arrive de la sorte à conclure que la mérétrix use de son droit de mérétrix en recevant un salaire, et qu’elle reçoit même ce salaire honnêtement, quoiqu’elle le demande et le gagne d’une manière déshonnête (Cod. Justin., tit. De legib. L. Non dubium; tit. De cond. ob turpem; tit. De donat. ante nupt.). On ne s’étonnera donc pas que les jurisconsultes, d’accord sans doute avec les docteurs catholiques, aient effacé en faveur des courtisanes la note d’infamie qui flétrissait tous les agents de la Prostitution légale et se soient arrêtés à cette bizarre distinction qui réhabilitait la femme dans la mérétrix. «La femme de mauvaise vie est une personne déshonnête, mais pourtant elle n’est pas infâme, à moins qu’elle ne soit prise en flagrant délit d’adultère (Meretrix est turpis persona, non tamen est infamis, nisi in adulterio esset deprehensa. L. Si quis à parente).»
La note d’infamie avait subsisté pour les courtisanes jusqu’à l’avénement des empereurs chrétiens. Avant Constantin, les anciennes lois relatives à cette note d’infamie avaient été remises en vigueur par Dioclétien et Maximien, qui voulurent opposer une [211] digue au débordement des mœurs publiques. Ces lois défendaient aux citoyens de condition libre d’épouser des affranchies qui auraient vécu ou non dans la débauche; elles défendaient aux sénateurs et à leurs fils de contracter mariage avec des femmes patriciennes qui se seraient livrées à la Prostitution (Corp. Jur. Ulp., tit. 13; Cod. Justin., tit. 9, lib. IX, § 20, ad leg. Jul. de adult.). Plus tard, la note d’infamie fut imposée aux filles des lénons et des lupanaires, pour mettre obstacle aux mariages scandaleux qui unissaient à des sénateurs ces filles enrichies par la Prostitution et le lénocinium (Cod. Just., lib. 5, tit. 5, l. 7). Au reste, cette note d’infamie ne faisait que descendre des pères aux filles; car les lénons et les maîtres de maisons de débauche n’avaient pas encore d’autre punition que d’être notés d’infamie par le préteur (l. 1 et l. 4, § Ut prætor, D. de not. infam.). La loi Julia les avait d’ailleurs épargnés, à moins qu’ils ne fussent complices d’un adultère, même à leur insu. Depuis Constantin ils furent recherchés et punis avec une rigidité qui ne les rendait que plus adroits dans leurs négociations et qui ne leur ôtait pas l’envie de cesser leur horrible métier, plus lucratif que celui de leurs malheureuses victimes.
Constantin retrancha d’un seul coup la moitié de la Prostitution, en faisant rentrer dans les ténèbres le crime de la pédérastie, qui s’était jusque-là produit au grand jour et qui promenait partout ses troupeaux [212] de cinædes et de patients impudiques. Dès lors, ce qui n’avait été regardé que comme une intempérance des sens devint un acte honteux et coupable, détesté des honnêtes gens et justiciable des lois humaines. Cette grande réforme, qu’Alexandre Sévère avait tentée déjà pour l’honneur de la morale et de la philosophie, fut appuyée et soutenue par le christianisme, qui frappait de son anathème ceux que le préteur châtiait avec des peines corporelles et pécuniaires. Sans doute, la prison, l’amende et le déshonneur n’étaient pas un remède immédiat et radical pour un vice affreux, qui, depuis tant de siècles, avait corrompu toutes les classes de la société; mais, du moins, le gouvernement n’autorisait plus par son silence les infâmes habitudes de la dépravation la plus effrontée, et le scandale n’aidait plus à la propagande du mal. Comme nous l’avons démontré dans le chapitre précédent, Constantin ne supprima pas entièrement l’impôt lustral, mais il le purifia, en défendant de l’appliquer désormais au mérétricium antiphysique et au lénocinium patent ou caché. Ce n’est pas tout; il aggrava la pénalité du sénatus-consulte Claudien, rendu contre les femmes ingénues ou libres qui s’abandonnaient à des esclaves ou à des affranchis: il voulait aussi atteindre une des prostitutions les plus ordinaires chez les patriciennes éhontées qui allaient choisir leurs robustes amants parmi les cochers du cirque et les gladiateurs de l’amphithéâtre, quand elles ne les [213] prenaient plus discrètement dans leur escorte d’eunuques spadons ou de bouffons contrefaits.
Constantin n’avait pas attendu sa conversion à la foi catholique, pour combattre le relâchement des mœurs par des lois qui, quoique très-rigoureuses, étaient à peine suffisantes contre les excès de la corruption publique. Parmi ces excès, l’enlèvement des filles nubiles avait pris d’autant plus de violence et d’audace, que les couvents de femmes s’étaient multipliés par tout l’empire, et que ces asiles de la virginité chrétienne offraient une proie permanente à la cupidité du libertinage. Il arrivait aussi que les jeunes et belles néophytes, qui faisaient vœu de chasteté et qui se consacraient à la vie cellulaire, trouvaient souvent, parmi leurs parents et les amis de leur famille, des instigateurs et des complices du rapt qui devait les déshonorer en les rendant à la vie mondaine. La loi Si quis, publiée le 1er avril 320, portait que celui qui enlèverait une fille, soit malgré elle, soit de son consentement, serait grièvement puni, et que la fille qui aurait consenti subirait la même peine que son ravisseur (Cod. Théod., De rapt. virg. vel vid.). Cette loi ne disait pas quelle serait la grave peine infligée au ravisseur, pour laisser à cet égard toute latitude à la sévérité ou à la clémence du juge. Ce fut l’empereur Constance qui fixa l’incertitude de la loi, au sujet de la pénalité, et qui, par une nouvelle loi du mois de novembre 349, ordonna que les coupables seraient [214] décapités. Le reste de la loi primitive ne demandait pas de corollaire explicatif: tout était prévu et arrêté avec une terrible précision. Il y est dit que, si quelque ami de la famille, si les nourrices de la fille ou quelques autres personnes ont conseillé l’enlèvement, on leur versera du plomb fondu dans la bouche, afin que cette partie du corps, qui aura conseillé un si grand crime, soit fermée pour toujours. Quant aux filles enlevées malgré elles, qui n’auront pas crié à l’aide, elles seront privées de la succession paternelle et maternelle. Dans le cas où le ravisseur s’accorderait avec les parents de la fille enlevée pour obtenir le silence et l’impunité, chacun aurait le droit de l’accuser et de le poursuivre en justice. Le dénonciateur recevrait alors une récompense, et les parents, convaincus d’avoir essayé d’étouffer la plainte et de cacher le méfait, seraient bannis et envoyés dans une île déserte. Les complices du ravisseur devaient encourir la même peine que lui; mais s’ils étaient de condition servile, ils devaient être condamnés au feu.
On peut juger que cette loi ne concernait que les filles ingénues, car l’enlèvement des affranchies ou des esclaves n’entraînait pas d’autres peines que les dommages et intérêts que pouvait réclamer le maître ou le patron de la fille enlevée. Malgré l’égalité humaine formulée dans l’Évangile, une femme de naissance servile n’avait pas même le droit de faire respecter sa pudeur. Ainsi, une loi de Constantin [215] exempte des peines de l’adultère les maîtresses et servantes de cabaret comme indignes d’être régies par les mêmes lois que les citoyens libres. Le christianisme n’avait garde de vouloir diminuer l’infamie qui s’attachait au service des tavernes, dans lesquelles la Prostitution avait plus de place que l’ivrognerie. Prêter son ministère aux buveurs (Si verò potantibus ministerium præbuit, dit la loi Quæ adulterium), c’était pour une femme le comble de la honte et le synonyme de la Prostitution. Un commentateur s’est demandé, à ce propos, si le latin præbere ministerium ne signifiait pas autre chose que verser à boire, et si les ivrognes, qui ordinairement remplissent leurs verres eux-mêmes, n’avaient pas besoin, dans une circonstance plus délicate, de la bonne volonté des cabaretières: par exemple, quand ils faisaient craquer leurs doigts pour demander le bassin et qu’ils invoquaient Bacchus ou Hercule urinator. Quoi qu’il en fût, toute servante d’auberge ou de cabaret, mariée ou non, n’était nullement tenue d’observer les lois de la pudeur, à cause de l’abjection de son état (vitæ vilitas). La loi de Constantin sur le divorce atteignait aussi la Prostitution, en faisant figurer parmi les causes de répudiation le lénocinium postérieur au mariage, et en privant la femme qui l’aurait exercé et de sa dot et de tous gains nuptiaux (Cod. Théod., lib. III, tit. 16, De repud.). Mais, quels que fussent les efforts de Constantin pour favoriser l’établissement [216] de la police chrétienne dans l’empire, la démoralisation était générale dans toutes les classes de cette société où vivait toujours l’esprit du polythéisme, c’est-à-dire la Prostitution, et Constantinople avait des lupanars dans chaque rue, des femmes et des hommes de débauche dans chaque maison, et la courtisane rôdait le soir autour des églises, comme autrefois à Rome aux abords des théâtres.
Les deux fils de Constantin le Grand, Constantius et Constans, ne se montrèrent pas moins impatients de mettre un frein légal aux abus de la Prostitution, mais ils ne réussirent pas mieux que leur père à guérir cette lèpre qui survivait au paganisme. Ils prohibèrent la vente des esclaves chrétiennes pour l’usage de la débauche publique; et, par la loi du mois de juillet 343, ils déclarèrent que ces esclaves, nées de parents chrétiens ou nouvellement baptisées, ne pourraient être achetées que par des ecclésiastiques ou par des fidèles, qui auraient à justifier de leur religion. Cette loi présente pourtant quelque obscurité: car on ne sait pas si le premier possesseur de ces esclaves pouvait les soumettre aux outrages du lupanar, quand son droit de propriété était antérieur au décret de l’empereur. Si quis feminas, quæ se dedicasse venerationi christianæ legis sanctissimæ dignoscuntur, ludibriis quibusdam subjicere voluerit ac lupanaribus venditas faciat vile ministerium prostituti pudoris explere, nemo alter easdem coemendi habeat facultatem.... Il est clair que la propriété [217] des lénons et des lupanaires, sur des esclaves réputées chrétiennes, reste intacte jusqu’au moment où il est question de les vendre; alors seulement le maître d’une esclave qui se dit appartenant à la religion du Christ, n’est plus libre d’exposer en vente sur le marché public cette esclave, dont il ne pourra plus se défaire, à moins de trouver pour acquéreur un ecclésiastique ou un chrétien. Le savant Godefroy, dans ses commentaires sur le code Théodosien, explique ainsi cette loi, qu’il regarde comme un moyen ingénieux d’entraver le commerce des esclaves et d’abolir peu à peu la Prostitution; car si des païens obstinés se faisaient une joie perverse de jeter dans les mauvais lieux ces pauvres esclaves chrétiennes qu’ils avaient achetées dans ce but infâme; celles-ci n’avaient qu’à se recommander à la charité de leurs frères en Jésus-Christ, pour trouver quelque bonne âme qui payait leur rançon et qui leur rendait avec la liberté le droit de rester pures. C’était une pieuse émulation chez les chrétiens, que de sacrifier ses biens terrestres au rachat des esclaves que la loi de l’esclavage vouait à la Prostitution. Saint Ambroise (Offic. II, 15) dit que l’Église avait plus à cœur de sauver les femmes du déshonneur que d’arracher les hommes à la mort. On comprend donc pourquoi les empereurs Constantius et Constans avaient voulu encourager le rachat des filles chrétiennes, que leur condition servile aurait condamnées au service détestable de la Prostitution légale.
[218] Les mêmes empereurs firent plus: ils prononcèrent la peine de mort contre tout homme qui commettrait, sous quelque forme que ce fût, l’odieux péché contre nature. C’était le christianisme qui remettait en vigueur l’antique loi Scantinia, qu’on n’avait point appliquée depuis six ou sept siècles. La loi nouvelle ne spécifiait pas d’une manière nette et précise la nature du crime qui pouvait se produire de tant de façons différentes, elle ne caractérisait pas davantage les degrés de la pénalité qui devait être appliquée en ces différents cas; mais elle s’élevait avec une grande force d’indignation contre tous les actes de cette espèce, et elle en laissait le châtiment à la discrétion du juge. «Quand un homme, dit le texte de cette loi, change de rôle et devient une femme qui s’abandonne à d’autres hommes (cum vir nubit in femina viris paritura), que faut-il faire là où le sexe a perdu ses droits; là où commence un forfait qu’on voudrait ignorer; là où Vénus subit une étrange métamorphose; là enfin où l’on cherche l’amour et où l’on ne trouve que l’infamie? Nous ordonnons d’évoquer toutes les lois humaines et d’armer la justice du glaive vengeur, afin que les infâmes qui sont coupables ou qui ont essayé de le devenir (qui sunt infames vel qui futuri sunt rei) soient livrés aux plus affreux supplices (exquisitis pœnis subdantur).» Une pareille loi dans le code romain était un éclatant désaveu de tous les vices abjects que la civilisation païenne avait [219] acceptés et même encouragés, mais que le christianisme rejetait avec horreur dans le culte des faux dieux. Le texte de la loi (Cod. Just., lib. IX, tit. 9, ad leg. Jul. de adult.) ne paraît pas, d’ailleurs, très-correct, puisque Alciat propose de lire in feminam viris porrecturam au lieu de in femina viris paritura, et que la définition du crime avait besoin de quelques commentaires qui rempliraient une lacune laissée à dessein par le jurisconsulte. Cette définition existe tout entière dans le mot nubit, qui s’employait dans la langue judiciaire comme dans la poétique pour exprimer généralement toute espèce de turpitude contraire aux lois naturelles et aux rapports légitimes des sexes entre eux.
Théodose le Jeune, en codifiant les lois de l’empire romain, n’eut pas le courage de compléter cette jurisprudence relative à un des faits les plus honteux de la Prostitution; mais il se déclara le défenseur suprême de toutes les victimes du lénocinium, qu’il poursuivit avec plus de vigueur encore que ses prédécesseurs n’avaient osé faire: car le lénocinium n’était pas une industrie exercée au profit du peuple, mais, au contraire, excitée et soutenue par les passions des grands et des riches. Théodose ne remonta pas toutefois à la source du lénocinium, qu’il condamnait, et il ne songea point à punir ceux qui l’auraient provoqué. Il déclara déchus de leur pouvoir légal les pères ou les maîtres qui voudraient contraindre leurs esclaves ou leurs filles à se prostituer. [220] Les malheureuses qui seraient en butte à cette violence, ou même à des sollicitations impures, n’avaient qu’à réclamer l’appui des évêques, des juges et des gouverneurs, lesquels auraient alors à faire cesser la criminelle oppression de ces pères ou de ces maîtres indignes; en cas où ceux-ci persisteraient dans leurs sentiments criminels, ils devaient être condamnés à l’exil et aux travaux des mines (Cod. Théod., lib. XV, tit. 8, De lenonib.). La loi ajoute que c’était la moindre peine qu’on appliquât, en ces temps-là, aux proxénètes de profession. Mais, peu d’années après, le même empereur et son collègue Valentinien portèrent un coup plus décisif à la Prostitution, en abolissant le vectigal des lénons. L’initiative de cette mesure honorable appartenait à l’administrateur de la préture de Constantinople, l’illustre Florentius, qui, voyant que le lénocinium ne connaissait plus de bornes et multipliait sans cesse le nombre de ses victimes, proposa aux deux empereurs l’abolition de l’infâme impôt perçu par le trésor public, et consacra sa fortune privée à suppléer aux revenus de cet impôt exécrable. Les deux empereurs, en acceptant l’offre généreuse de Florentius, voulurent en faire mention dans la novelle qu’ils décrétèrent, pour ne pas rester en arrière des nobles et pieuses inspirations du préteur. Cette novelle (18, De lenon.) n’abolissait pas seulement le vectigal lénonin; elle avait pour but de détruire indirectement la Prostitution, en frappant ceux et celles qui [221] en tiraient profit et qui en avaient le monopole: «Si dorénavant, disait le texte de la loi, quelqu’un, dans son audace sacrilége, essaie de prostituer des esclaves appartenant soit à autrui, soit à lui-même, ou des femmes libres qui auraient mis leur corps à gages (ingenua corpora qualibet taxatione conducta), les malheureuses esclaves seront d’abord rendues à la liberté, les ingénues seront libérées de leur contrat impie, et l’auteur du scandale sera battu de verges et chassé hors de la ville qui aura été le théâtre de ce délit.» En conséquence, les magistrats étaient sommés de tenir la main à la rigoureuse exécution du décret impérial, sous peine d’une amende de vingt livres d’or. Mais ce décret, dirigé contre les entrepreneurs et les négociants de débauche, ne s’adressait pas à la Prostitution individuelle, qui conservait le privilége de sa honteuse impunité, et qui n’avait à redouter que des tracasseries de police prétorienne ou ecclésiastique. Ainsi, quand une femme de mauvaise vie venait se loger dans le voisinage des gens d’honneur, la loi autorisait son expulsion, de peur que le voisinage de cette prostituée ne corrompît les mœurs autour d’elle. (Cod. Just. L. Mimæ, De episc. obed.). Cette expulsion arbitraire, sans aucune peine afflictive, prouve seulement que la Prostitution était toujours reléguée dans des endroits écartés, aux faubourgs des villes et au delà des portes.
Le code Théodosien, qui fut en vigueur pendant [222] près d’un siècle, ne semble pas s’être modifié, sous le rapport de la Prostitution, jusqu’au règne de Justinien, qui ne fit que confirmer la plupart des lois de ses prédécesseurs, et qui les compléta dans le sens catholique. Comme Théodose, il sévit contre les lénons, et il s’efforça de les épouvanter par un surcroît de rigueurs implacables. Il continuait ainsi la guerre indirecte que les empereurs chrétiens faisaient à la Prostitution depuis plus de deux siècles. Sa première novelle contre le lénocinium est d’autant plus remarquable, qu’elle présente dans l’exposé des motifs un tableau effrayant du commerce occulte des lénons à Constantinople, en 535, date de la promulgation de la loi (Nov. 14, authent. col. 2, tit. 1, De lenon.). Cette loi résume toute la jurisprudence impériale et chrétienne sur la Prostitution, qui fut régie par elle jusqu’à la fin du moyen âge. Elle est donc utile à connaître en son ensemble, et nous croyons devoir la traduire tout entière, comme base de la législation pornographique. La voici, avec quelques légers retranchements:
«Les anciennes lois ont eu en horreur l’état et le nom de ceux qui font commerce de femmes publiques (lenonum causam et nomen); plusieurs de ces lois renferment des dispositions sévères contre eux; nous-même avons depuis longtemps aggravé les supplices qui attendent ces misérables; nous avons, de plus, suppléé par d’autres lois à ce que nos prédécesseurs avaient pu omettre, et récemment encore, [223] quand on nous a dénoncé les désordres scandaleux qu’un trafic de cette espèce occasionnait dans notre capitale, nous n’avons pas dédaigné de nous en occuper. Nous avons appris que certains individus vivaient illicitement, employaient des moyens cruels et odieux pour s’enrichir de lucres abominables, parcouraient les provinces et les pays lointains, afin de tromper de misérables filles (juvenculas miserandas), en leur promettant des chaussures et des vêtements, et qu’après les avoir prises à cette amorce (et his venari eas) ils les amenaient dans cette bienheureuse cité, les établissaient à demeure dans des maisons qu’ils possèdent, leur donnaient une chétive nourriture et des habits, les livraient ensuite à la lubricité publique, et prélevaient pour leur propre compte le produit de cette déplorable Prostitution; nous avons su, en outre, qu’ils faisaient souscrire à ces tristes victimes certains engagements, d’après lesquels, pendant tout le temps qu’ils jugent à propos de fixer, elles sont tenues de remplir leurs fonctions impies et criminelles; il y en a même qui exigent des cautions de leurs victimes; et les crimes de ce genre se multiplient de telle sorte, qu’on les commet presque partout, tant dans cette cité impériale que dans les pays au delà du Bosphore, et, ce qui est plus horrible encore, ces habitacles d’impuretés (tales habitationes) sont ouverts auprès des églises et des maisons les plus respectables. Enfin, de nos jours, les choses [224] sont allées à ce point d’impiété et d’iniquité, que les honnêtes gens qui, plaignant ces infortunées, voudraient les arracher à leur vil métier et les conduire à l’état légitime du mariage, ne sauraient y parvenir. Il existe même quelques scélérats qui exposent de jeunes filles au péril de la corruption, avant qu’elles aient atteint leur dixième année, et les personnes charitables peuvent à peine racheter au poids de l’or ces pauvres enfants, et leur faire contracter de chastes unions. Les corrupteurs ont dix mille ruses, qu’aucune expression ne pourrait rendre; et le mal est monté à un tel degré d’abomination, que les lieux de débauche, qui se cachaient naguère dans les quartiers les plus reculés de Constantinople, se répandent maintenant par tous les quartiers et à l’entour de la ville. Il y a longtemps que quelqu’un nous avait averti secrètement de ces turpitudes. Dernièrement encore, les magnifiques préteurs, chargés par nous de s’enquérir à ce sujet, nous ont fait de semblables rapports; et aussitôt après les avoir entendus, nous avons pensé qu’il fallait implorer le secours de Dieu pour délivrer promptement notre capitale d’une telle souillure.
»En conséquence, nous enjoignons à tous nos sujets d’être chastes autant qu’ils le peuvent; car la chasteté, jointe à la confiance en Dieu, peut seule élever l’âme humaine; mais comme il est beaucoup d’esprits fragiles, qui se laissent entraîner au péché de la luxure par artifice, par tromperie ou par besoin, [225] nous défendons absolument d’entretenir un commerce de Prostitution (nulli fiduciam esse pascere meretricem, ce qui est très-obscur), d’avoir des femmes chez soi, de les livrer publiquement à la débauche (publice prostituere ad luxuriam) ou de les acheter pour quelque autre trafic. Nous défendons aussi de faire souscrire des contrats de débauche, d’exiger des cautions et de faire toute autre chose qui oblige ces imprudentes filles à perdre malgré elles leur chasteté. Il ne sera pas plus longtemps permis de les tromper par l’appât des vêtements ou des parures ou de la simple alimentation, afin de le contraindre à se déshonorer. Nous ne souffrirons à l’avenir rien de pareil, et nous avons statué à cet égard avec le soin nécessaire, pour que toute caution, qui aurait été fournie en garantie de tels engagements, soit déclarée nulle et mise à néant. Nous ne permettons pas que d’indignes lénons puissent ôter aux filles ce qu’ils leur auraient donné, mais nous ordonnons, de plus, qu’ils soient eux-mêmes expulsés de cette bienheureuse cité, comme des pestiférés, comme des destructeurs de la chasteté publique, comme corrompant les esclaves et les femmes libres, comme les réduisant à la nécessité de se vendre, comme les trompant et les élevant pour l’impudicité de tous. Nous ordonnons donc que si quelqu’un dorénavant se hasarde à emmener une fille malgré elle, à la garder chez lui sous prétexte de la nourrir, et à s’approprier le fruit des prostitutions [226] de cette fille, il soit saisi, par ordre des honorables préteurs du peuple de cette bienheureuse cité, et condamné aux derniers supplices. Car, si nous avons délégué aux préteurs le soin de punir les assassinats et les vols d’argent, à plus forte raison les avons-nous chargés de poursuivre le meurtre et le vol de la chasteté! Si quelqu’un loge dans sa maison un de ces lénons, et souffre qu’il y exerce son ignoble métier, et ne le chasse pas, dès qu’il en aura connaissance, il doit être condamné lui-même à une amende de cent livres d’or, et à la confiscation de sa maison. Dans le cas où dorénavant quelque corrupteur, recueillant une fille chez lui, ferait avec elle une convention écrite, pour sûreté de laquelle cette fille lui donnerait un répondant (fideijussor): que le corrupteur sache bien qu’il ne pourra tirer avantage ni de l’obligation principale de la fille, ni de celle du répondant, car l’obligation de la fille étant nulle dans toutes ses parties, le répondant ne se trouve aucunement obligé envers le lénon. Celui-ci encourra d’ailleurs, comme nous venons de le dire, une peine corporelle et sera expulsé de cette grande cité.
»Or donc, nous voulons que les femmes (et nous les en supplions) vivent chastement, ne se laissent point entraîner malgré elles à la vie licencieuse, ni contraindre à faire le mal, car nous prohibons et punissons le lénocinium, non-seulement dans cette ville et lieux circonvoisins, mais encore dans les provinces qui appartenaient précédemment à la république, [227] et surtout dans celles que Dieu a jointes à notre empire, d’autant que nous voulons conserver purs et immaculés les dons que nous tenons de lui. Nous avons foi en Dieu Notre-Seigneur et nous croyons que notre zèle pour la chasteté fera la gloire et la force de notre gouvernement, parce que Dieu nous récompensera selon nos œuvres. Honorables citoyens de Constantinople, jouissez donc des bénéfices de cette chaste loi; plus tard nous aurons recours à la sainte voix de l’Église, afin que vous sachiez notre sollicitude pour vous, et nos efforts pour faire régner la chasteté et la piété, à l’aide desquelles nous espérons voir la république en pleine prospérité.»
Cette belle loi, datée du consulat de Bélisaire, calendes de décembre 535, fut adressée à tous les magistrats de l’empire d’Occident, avec ordre de la publier et de la porter à la connaissance de tous les citoyens par des proclamations successives, afin que personne n’eût à prétexter son ignorance à l’égard des prescriptions de la loi. Cependant elle fut encore éludée, et les lénons continuèrent à faire commerce de Prostitution en prenant des sûretés contre les filles qui passaient un contrat avec eux. Non-seulement ils exigeaient toujours des cautions solidaires; mais encore ils engageaient leurs dupes dans les liens d’un serment terrible, que celles-ci n’osaient enfreindre, en sorte que, pour n’être pas parjures, elles subissaient en silence l’infamie de leur métier. En outre, les magistrats ne faisaient pas de différence [228] dans la nature et l’objet des cautions; et, pour rester fidèles à la lettre de l’ancien droit romain, ils condamnaient tout répondant à tenir son obligation, sans s’inquiéter qu’elle fût impure ou non. Justinien se vit forcé d’ajouter une nouvelle loi à la première, peu d’années après la promulgation de celle-ci. Cette novelle (Authent. collat. V, tit. 6, nov. 51), provoquée par les plaintes de Jean, préfet du prétoire, deux fois consul et patrice, signalait l’indigne fourberie que les lénons avaient imaginée pour abuser leurs malheureuses pensionnaires, qui, se considérant comme liées par un serment, pensaient agir pieusement en le gardant au prix de leur chasteté, comme si la transgression d’un pareil serment n’était pas plus agréable à Dieu que son observation: «En effet, dit le préliminaire de la loi, si quelqu’un avait reçu d’un autre, par exemple, le serment de commettre un meurtre ou un adultère, ou quelque autre mauvaise action, il ne faudrait pas que ce serment-là fût gardé, puisqu’il est honteux, illicite, et qu’il mènerait à la perdition.» En conséquence, celui qui exigerait un serment de cette nature serait condamné à dix livres d’or d’amende; et le juge qui aurait autorisé ce serment odieux subirait la même peine, quels que fussent ses motifs et ses intentions. Cette amende devait être délivrée à la femme qui aurait prêté le serment, pour la mettre en état de mener une vie plus honnête (ad aliquem bonæ figuræ vitam), et la malheureuse [229] se trouverait ainsi relevée de son sacrilége devant Dieu et devant les hommes.
Ce ne fut pas la dernière mesure législative, prise par l’empereur Justinien, pour réformer les mœurs de l’empire, et arriver autant que possible à guérir les plaies de la Prostitution. Il ne manqua pas, par exemple, de faire observer rigoureusement l’ancienne législation sur les bains publics, et il y ajouta certaines prescriptions morales qui avaient pour but d’éloigner toute occasion de débauche. Ainsi, quoique les bains publics des hommes fussent séparés de ceux des femmes, il voulut que la même séparation existât dans les bains particuliers, et il défendit expressément aux deux sexes de se baigner ensemble, à moins que le mari ne se mît au bain avec sa femme. Mais celle-ci ne pouvait se baigner avec d’autres hommes, ni même avec des enfants, sous peine de se voir répudiée et privée de son douaire. Quant aux maris qui se baignaient avec des femmes étrangères, ils étaient punis par la perte de toutes les donations qu’ils pouvaient attendre de leurs femmes légitimes (Cod. Just., De repud., l. 1, et nov. 22, De nupt.). On pourrait extraire du Code Justinien plusieurs autres dispositions qui s’adressaient plus ou moins aux actes du libertinage public, et qui atteignaient indirectement ces faits répréhensibles aux yeux de la morale plutôt que vis-à-vis de la loi. L’influence de l’impératrice Théodora ne fut nullement pernicieuse à la police des mœurs; mais on [230] reconnaît partout l’indulgence du législateur pour les tristes victimes de la Prostitution, lorsqu’il recherche et poursuit avec sévérité l’instigation à la débauche.
Les successeurs de Justinien ne firent que peu d’additions à sa jurisprudence: on augmenta seulement la pénalité à l’égard du lénocinium, qui se cachait toujours derrière le mérétricium, et qui risquait même le supplice pour s’enrichir; quant aux mérétrices, elles étaient réellement protégées, quoique surveillées et soumises à de rigoureuses conditions de police, surtout à Constantinople et dans les grandes villes. La Prostitution légale fut régie à peu près de la même manière dans le monde chrétien, qui allait «changer de face sans changer de vice,» suivant l’expression du savant M. Rabutaux, le premier historien de la Prostitution en Europe.
FIN DE L’INTRODUCTION.
HISTOIRE
DE
LA PROSTITUTION.
ÈRE CHRÉTIENNE.
FRANCE.
Sommaire.—Les Galls et les Kimris avant la conquête de Jules César.—La Prostitution ne pouvait avoir chez eux une existence régulière et permanente.—De quelle manière les Germains traitaient les femmes convaincues de s’être prostituées.—Le mariage chez les Celtes.—Sénat féminin.—Supériorité accordée au sexe féminin par les Gaulois.—Épreuve de la paternité suspecte.—Le Rhin juge et vengeur du mariage.—Vie privée des femmes gauloises.—Principes régulateurs de leur conduite.—La vertueuse Chiomara.—Tribunal de femmes chargé de juger les causes d’honneur et de prononcer sur les délits d’injures.—Horreur des Germains et des Gaulois pour les prostituées.—L’hospitalité chez les Gaulois.—Druidisme, druides et druidesses.—Les femmes de l’île de Mona.—Les divinités secondaires des Gaulois.—Les fées.—Les ogres, les gnomes, les ondins, etc.—Théogonie gauloise.—La déesse Onouava.—L’œuf de serpent.—Le dieu Gourm.—La déesse de l’amour physique.—Le dieu Maroun.—Les mairs ou nornes.—Mœurs des dieux gaulois.—Les Gaurics.—Les Sulèves.—Les Thusses et les Dusiens.—Les incubes et les succubes.—Histoire de la belle Camma.—Dévouement d’Éponine à son mari Sabinus.—Mœurs dissolues des Gaulois.—Conquête de la Gaule par Jules César.—Destruction du druidisme et des druides.—Le paganisme dans les Gaules.—La Prostitution chez les Gallo-Romains.—Divinités du paganisme que les Gaulois choisirent de préférence pour remplacer [234] Teutatès.—Corruption sociale des races celtiques.—La courtisane Crispa.—Invasion des Francs.—Pureté de mœurs de la nation franque.—La loi salique.
Il est presque impossible d’établir, d’après des inductions historiques, le caractère moral des Galls et des Kimris, qui avaient peuplé la Gaule quinze ou seize siècles avant l’ère chrétienne; nous ne savons pas même d’une manière certaine l’origine de ces peuplades sauvages que les plus doctes investigateurs de notre histoire s’accordent pourtant à faire venir du Nord plutôt que de l’Orient; nous ne pouvons pas remonter à leur berceau, pour y découvrir leurs instincts et leurs habitudes, au point de vue social. Il faut donc recourir à des hypothèses, peut-être hasardées, pour retrouver, à des époques si obscures, quelques vestiges fugitifs et indécis de la Prostitution, dans la vie privée des Gaulois, antérieurement à la conquête de Jules César. C’est après avoir passé en revue le petit nombre d’autorités grecques et latines qui ont conservé la tradition des premiers habitants de la Gaule, que nous prétendons mettre hors de doute que chez eux la Prostitution n’existait pas et ne pouvait exister à l’état légal; mais nous avons cru rencontrer, dans la religion druidique, la trace évidente de la Prostitution sacrée: quant à la Prostitution hospitalière, elle ne paraît pas s’être mêlée aux idées nobles et généreuses que ces peuples fiers attachaient au culte de l’hospitalité. Néanmoins, les mœurs des Gaulois entre eux [235] étaient loin d’être toujours austères et irréprochables.
La Prostitution proprement dite pouvait-elle avoir une existence régulière et permanente parmi une nation qui avait fait de la femme un être privilégié, une sorte de divinité terrestre, un lien vivant entre la terre et le ciel? Dans cette condition tout exceptionnelle, la femme n’avait pas même le droit de se donner ou de se vendre à tout venant, sous peine de perdre son auréole divine; l’homme qui aurait été le complice de cette espèce d’attentat à la dignité féminine, eût passé pour sacrilége. La Prostitution ne fut donc jamais qu’un fait isolé, fort rare, et entouré toujours d’un mystère que la sûreté des coupables rendait impénétrable. Sans doute, il y avait, chez les Galls et les Kimris, des femmes vicieuses par emportement des sens ou par cupidité; il y avait aussi des hommes d’une nature ardente et libertine, auxquels ne suffisait pas le genre de compensations sensuelles que les vieux et les jeunes ne rougissaient pas de prendre en se déshonorant l’un l’autre par respect pour le sexe féminin. Mais les actes de Prostitution ne s’accomplissaient que loin de l’enceinte du camp ou de la cité, dans la profondeur des forêts, à la faveur de la nuit. Il n’y eut jamais de prostituées en titre, qui exerçassent ce honteux métier ouvertement ou qui avouassent l’exercer, car on eût chassé avec ignominie la femme dégradée qui se serait dépouillée ainsi de son caractère divin et vouée elle-même [236] au mépris public. Les Germains, qui n’étaient autres que les frères des Gaulois, malgré leurs inimitiés et leurs guerres mutuelles, n’en agissaient pas d’une façon différente avec les femmes surprises en flagrant délit de Prostitution ou convaincues de n’y être pas étrangères: on les faisait sortir du village qu’elles souillaient de leur présence, et chaque habitant de la tribu s’armait d’une pierre pour la leur jeter. Ordinairement on laissait s’enfuir ces misérables, qui n’osaient plus reparaître et qui ensevelissaient leur honte au fond des bois; mais quelquefois la malheureuse, renversée d’un coup de pierre au moment où elle obéissait à la sentence d’expulsion, se trouvait lapidée en un instant, au bruit des huées et des éclats de rire de tout le peuple. Dans la pensée des Germains, ce châtiment était analogue au méfait; de manière que la courtisane, qui avait vécu des dons de tous, mourait écrasée sous les pierres que tous lui jetaient avec fureur, animés qu’ils étaient par les cris de leurs femmes, qui ne se pardonnaient pas entre elles l’oubli de leurs devoirs.
Les Celtes avaient pour les femmes, en général, un respect qui excluait toute idée de Prostitution. Dans la plupart de leurs tribus, suivant Athénée (l. XIII, c. 4), les jeunes filles choisissaient librement leurs maris. C’était dans un festin offert aux jeunes hommes qui étaient en âge de se marier, que les parents d’une fille nubile la mettaient à même de faire son choix parmi ces prétendants qui racontaient [237] leurs hauts faits de guerre ou de chasse et qui buvaient le cidre et l’hydromel en chantant de vieux bardits nationaux. A la fin du repas, la fille proclamait l’époux qu’elle avait choisi comme le plus beau ou comme le plus brave, en allant porter de l’eau à un des convives et en lui donnant à laver, pour employer l’expression que la chevalerie avait adoptée avec cet usage antique. Il est probable que cette ablution manuelle figurait, dans le langage emblématique des Celtes, l’oubli du passé et la pureté de la vie conjugale. La femme mariée exerçait une espèce de sacerdoce dans la tribu, d’autant plus qu’on attribuait le génie prophétique à la nature féminine et qu’on était toujours prêt à voir une déesse dans la femme la plus vulgaire: c’était elle qui faisait prévaloir son avis dans toutes les assemblées où l’on discutait les questions de paix ou de guerre; c’était elle qui s’interposait dans les querelles et les combats nés au milieu des orgies: c’était elle, enfin, que tout le monde écoutait ou consultait comme un oracle. Il y eut même un sénat de femmes, composé de soixante membres représentant les soixante principales tribus des Gaules; et ce sénat, dont l’existence semble remonter au douzième siècle avant J.-C., gouvernait souverainement les confédérations galliques. Cette supériorité accordée au sexe féminin ne permet pas d’admettre la possibilité d’une Prostitution organisée, tolérée en secret ou avouée et reconnue. Les femmes ne [238] pouvaient être considérées comme des instruments de plaisir ni affectées à des besoins de débauche.
Cependant le mari avait droit de vie et de mort sur son épouse, ainsi que sur ses enfants; et l’on doit supposer qu’en certaines circonstances délicates il faisait une cruelle application de ce droit suprême. Ainsi, quand il avait conçu des doutes au sujet de sa paternité, il recevait le nouveau-né au moment où la mère lui donnait le jour et il l’exposait nu sur un grand bouclier d’osier qu’il abandonnait au courant du fleuve voisin. Si le courant poussait le bouclier avec l’enfant sur la rive où la mère lui tendait les bras, celle-ci n’avait rien à craindre de la jalousie de son époux: car le génie du fleuve venait de proclamer la légitimité de l’enfant et l’innocence de sa mère. Au contraire, lorsque l’enfant était submergé sous les eaux, comme si le fleuve n’eût pas voulu porter le fruit de l’adultère, la mère devait mourir à son tour, convaincue d’avoir trahi la foi conjugale, et le mari outragé la tuait de sa propre main ou la plongeait dans le gouffre qui avait dévoré son enfant. Cette terrible épreuve d’une paternité suspecte prouverait pourtant que les femmes gauloises n’étaient pas à l’abri des erreurs du cœur ni de l’entraînement des sens. Entre tous les fleuves, le Rhin fut le plus renommé pour son aversion contre les bâtards; jamais un mari n’eût osé revenir sur un des arrêts que ce fleuve sacré avait prononcés en sauvant un berceau. L’empereur Julien rapporte, dans [239] une de ses lettres, cette antique superstition attachée au cours du Rhin, que les Celtes avaient divinisé: «C’est le Rhin, dit une épigramme de l’Anthologie, c’est ce fleuve au cours impétueux, qui éprouve chez les Gaulois la sainteté du lit conjugal. A peine le nouveau-né, descendu du sein maternel, a-t-il poussé le premier cri, que l’époux s’en empare; il le couche sur un bouclier, il court l’exposer aux caprices des flots, car il ne sentira point dans sa poitrine battre un cœur de père avant que le fleuve, juge et vengeur du mariage, ait prononcé le fatal arrêt.» Les adultères devaient être extrêmement rares chez les Gaulois, de même que chez les Germains: Severa illic matrimonia, dit Tacite; et le mari n’avait pas besoin de demander justice à un tribunal, car il était à la fois le juge et l’exécuteur dans sa propre cause.
Les Gaulois n’avaient généralement qu’une seule femme; néanmoins, les chefs et les hommes les plus éminents de la tribu se donnaient plusieurs femmes, non par libertinage, mais comme marque de suprématie (non libidine, sed ob nobilitatem, dit Tacite). En effet, le climat de la Gaule, couvert alors de marécages et de forêts, étant froid et humide en toutes saisons, le tempérament des peuplades qui l’habitaient se ressentait de cette atmosphère brumeuse et ne s’échauffait qu’aux intempérances de la table. Les femmes, d’ailleurs, vivaient retirées et cachées, loin du regard des hommes, excepté dans les cérémonies publiques, religieuses ou militaires, [240] qui les faisaient sortir de leur retraite de mères de famille. Ces femmes, occupées de leurs enfants et de leur ménage, n’entrevoyaient pas d’horizon au delà et restaient fidèlement enchaînées à l’obéissance de leurs sévères époux. Nec ulla cogitatio ultra, dit Tacite, nec longior cupiditas. Elles avaient, d’ailleurs, l’âme fière et indépendante; elles eussent préféré la mort à la honte, et c’eût été trop que d’avoir à rougir vis-à-vis d’elles-mêmes. On comprendra qu’elles fussent bonnes gardiennes, les unes, de leur virginité, les autres, de la fidélité conjugale, en rappelant ce principe qui servait de base à leur moralité: «Une femme qui s’est donnée à un homme ne peut passer dans les bras d’un autre.» D’après ce principe régulateur de leur conduite, elles ne se croyaient pas même autorisées à convoler en secondes noces. La loi pourtant ne les empêchait pas de se remarier, notamment dans quelques tribus où l’usage était constaté par cette formule proverbiale: «Une femme qui a couché avec deux hommes est coupable s’ils sont tous les deux debout à la fois.» La vertueuse Chiomara, citée par Plutarque dans son Traité des femmes illustres, préféra manquer à la sainteté du droit des gens, plutôt que de laisser vivre l’auteur et le témoin de son déshonneur. Chiomara était la femme d’Ortiagonte, chef des Galates, ou Gaulois d’Asie, qui furent défaits et soumis par les Romains l’an de Rome 565. Plutarque ne nous dit pas si Chiomara était belle; mais il nous apprend qu’elle [241] fut violée par le centurion romain qui l’avait faite prisonnière. Elle eut l’air de se résigner à cet affront, et quand les envoyés de son mari apportèrent sa rançon, elle leur dit, en langue gauloise, qu’elle avait aussi une rançon à exiger. Elle eut l’adresse d’attirer dans un piége le centurion qui l’avait outragée, et là elle lui fit couper la tête par les Galates, qui la ramenèrent à Ortiagonte. Celui-ci, à qui elle offrit la tête sanglante du pauvre centurion, s’indigna d’un meurtre commis au mépris de la foi jurée: «Je suis parjure, en effet, dit-elle, mais il ne devait y avoir debout sur la terre qu’un seul homme qui pût se vanter de m’avoir possédée.»
Si l’adultère était presque inconnu chez les Gaulois, on est fondé à croire que la Prostitution y était plus rare encore; car l’adultère outrageait un seul mari, tandis que la Prostitution étendait l’outrage à toutes les femmes, qui se sentaient offensées également par l’inconduite d’une personne de leur sexe. Or, la loi des druides attribuait aux femmes la permission de juger les affaires particulières pour le fait d’injure. Duclos, qui relate cette singularité dans un mémoire sur les Druides, ajoute que, dans un traité conclu entre les Gaulois et les Carthaginois, du temps d’Annibal, il était dit que si un Gaulois se plaignait d’un Carthaginois pour des injures, la cause serait portée devant le magistrat de Carthage; mais que si c’était un Carthaginois qui se plaignît, les femmes gauloises seraient juges du différend. Il existait donc un tribunal [242] de femmes, chargé de juger les causes d’honneur et de prononcer sur les délits d’injures. Les peuples barbares n’étaient pas moins susceptibles que les Grecs et les Romains à cet égard, et de toutes les injures qu’on pût adresser à une femme, celle de prostituée passait pour la plus grave. Nous verrons plus tard que Rotharis, roi des Lombards, frappa d’une forte amende cette injure, qui paraît avoir été d’autant plus fréquente qu’elle était moins méritée. Les femmes gauloises furent donc naturellement les juges de tout ce qui avait un caractère injurieux pour les personnes, et elles eurent ainsi à connaître des faits de Prostitution. Par exemple, lorsqu’un Gaulois, noble ou plébéien, avait épousé, à son insu ou bien avec connaissance de cause, une femme de mauvaise vie, les femmes s’assemblaient pour aviser et faire une enquête sur l’indignité de l’épouse. Tacite avait remarqué chez les Germains cette horreur pour les prostituées, horreur que partageaient les Gaulois: Non solum senatoribus, dit-il, sed et plebeis hominibus meretrices uxores ducendi jus denegabatur; cum virgines solum duci posse. Les femmes réunies étaient sans doute appelées quelquefois à se prononcer sur des questions de galanterie et de sentiment, qui reparurent au moyen âge avec les Cours d’amour.
L’hospitalité, comme nous l’avons dit plus haut, était mieux établie chez les Gaulois que chez tous les peuples, car ils regardaient comme un crime, digne [243] de la foudre, de fermer sa porte à un étranger ou de faire tort à un hôte après l’avoir reçu. L’hôte devenait un frère, un ami, un dépôt sacré; mais son premier devoir était de respecter le lit de l’homme qui l’accueillait avec cordialité. Le Gaulois se montrait trop jaloux de son honneur de mari, pour se prêter jamais aux lâches concessions de la Prostitution hospitalière. Quant à la Prostitution sacrée, elle n’avait pas de place certainement dans la religion des druides, religion toute métaphysique qui renfermait les dogmes les plus élevés des religions de l’Égypte et de l’Inde, culte mystérieux qui s’entourait de ténèbres et de terreur, sans chercher à offrir des séductions matérielles à ses prêtres et à ses desservants. Les druides étaient des philosophes, la plupart éprouvés par l’âge, vivant en communauté, au fond de solitudes impénétrables: ils ne communiquaient avec les profanes, que dans un petit nombre de circonstances, à l’époque des fêtes solennelles, qui n’avaient rien d’attrayant ni de voluptueux, et qui souvent s’achevaient au milieu des sacrifices humains. Les druides, d’ailleurs, n’étaient pas seulement les ministres du culte: à eux seuls appartenaient la législation, le gouvernement, l’éducation publique; ils enseignaient les sciences exactes et les sciences sacrées ou philosophiques. Leur vie ne pouvait qu’être austère comme leur doctrine, et ils se gardaient bien de faire déchoir la vénération dont ils étaient l’objet, en mêlant aux choses du culte la [244] débauche ou le plaisir. Ils avaient, d’ailleurs, dans leurs colléges, des prophétesses, des vierges, qui ne se bornaient peut-être pas à servir aux cérémonies du druidisme. Ces druidesses, que l’on voit çà et là passer dans l’histoire des Gaules comme de sombres apparitions, se cachaient dans des grottes et dans les creux des chênes séculaires: elles fuyaient l’approche des hommes et ne rendaient leurs oracles que la nuit, à la lueur des éclairs, au fracas du tonnerre et au bruit de l’orage. Malgré le prestige dont l’épopée a revêtu la belle et touchante Velléda, on pourrait avancer que ces vacies étaient ordinairement vieilles et hideuses, à l’instar des sibylles du paganisme romain. Elles semblaient avoir oublié leur sexe avec tout sentiment de pudeur, car dans certaines cérémonies druidiques, elles se montraient entièrement nues, le corps frotté d’huile et teint en noir, comme pour imiter la couleur de la peau éthiopienne. (Tota corpore oblitæ, dit Pline dans le livre XXII de son Histoire naturelle, quibusdam in sacris et nudæ incedunt, Æthiopum colorem imitantes.) Quand les Romains, après la révolte des Iceni en Angleterre, voulurent s’emparer de l’île de Mona (Anglesey), qui était un des foyers du druidisme, les femmes de l’île, noires comme des furies, se précipitèrent, nues, le flambeau à la main, au milieu des combattants. Les Romains furent plus effrayés de cette apparition, que des cris et de la furieuse résistance de leurs ennemis.
[245] Si la Prostitution sacrée n’avait aucune raison d’être dans le culte supérieur des druides, soit parmi leurs leçons de philosophie et leur enseignement métaphysique, soit vis-à-vis de leurs augures, tirés des entrailles palpitantes d’un homme écorché, soit à travers la fumée qui s’élevait du bûcher des victimes humaines enfermées dans des colosses d’osier; on peut supposer, avec beaucoup de probabilité, qu’elle existait en fait ou en principe dans le culte inférieur, c’est-à-dire autour des autels sauvages de certaines divinités secondaires qui avaient été créées par la superstition du peuple, et que les druides ne jugeaient pas hostiles à leur religion transcendante. Chez les Gaulois, il y avait sans doute des esprits dépravés, des natures hystériques, des instincts charnels, comme chez tout autre peuple, bien qu’ils fussent plus rares et moins effrontés. Ceux qui, par exception, éprouvaient cet appétit des sens et cette vague curiosité de libertinage, évoquèrent, pour les satisfaire, le honteux prétexte de la Prostitution. Ils inventèrent des dieux à qui le sacrifice de la virginité était une offrande agréable; ils encouragèrent la luxure, en lui créant des sanctuaires et en l’autorisant à titre de consécration divine. Il est permis de supposer que, parmi les vacies, que la tradition populaire rendit célèbres sous le nom de fées, il y en eut qui exigeaient, quand on venait les consulter au fond de leurs repaires, une preuve de complaisance et de bonne volonté, que [246] leur vieillesse, leur laideur et leur caractère redoutable ne favorisaient pas trop. Toutes les légendes merveilleuses du moyen âge font foi de ces étranges marchés, que les druidesses concluaient avec leurs audacieux visiteurs, qui ne croyaient jamais avoir assez payé leurs oracles. Ce que faisaient ces vieilles sibylles gauloises, certains eubages, certains simnothées, certains membres dégénérés des colléges druidiques, le faisaient à leur profit et s’instituaient, de leur plein pouvoir, dieux ou gardiens des fleuves, des sources, des bois, des montagnes et des pierres. Ils avaient élu résidence dans le lieu même où leur culte était établi, et ils prélevaient un tribut obscène sur les imprudents, hommes ou femmes, qui traversaient leur domaine ou s’approchaient de leur fort. C’étaient eux qui guidaient le voyageur attardé ou perdu à travers la lande déserte, sur le morne escarpé, dans le défilé dangereux; c’étaient eux qui avaient des barques sur les lacs les plus sombres et qui gardaient les ponts jetés au-dessus des précipices. Malheur à la jeune fille que son mauvais sort livrait à la merci de ces féroces mangeurs de chair fraîche! Nos contes de fées sont encore remplis de l’écho lointain et déguisé des violences inouïes, que se permettaient les ogres, les gnomes, les ondins et les autres génies de la solitude celtique. Mais il n’y a rien de précis ni d’authentique dans ces anciennes et bizarres légendes de la Prostitution sacrée, qui se sont conservées dans [247] la mémoire du vulgaire, après tant de générations éteintes. Un vaste champ est ouvert aux suppositions et aux conjectures, au sujet des fées et des ogres, qui furent certainement, à des époques inappréciables, les acteurs ou les intermédiaires de la Prostitution sacrée.
On ne possède que des notions incertaines sur la théogonie gauloise, et l’on ne saurait, par conséquent, faire ressortir les attributions érotiques des divinités qui ne nous sont connues que de nom. Cependant on peut présumer, d’après la découverte de certains monuments, que ces divinités n’étaient souvent pas plus décentes dans leurs images et dans leurs priviléges, que celles de l’Italie et de la Grèce. Ainsi, la déesse Onouava, que les archéologues du dix-septième siècle avaient confondue avec la Mithra des Perses, était figurée par une tête de femme, accompagnée de deux grandes ailes déployées, de deux larges écailles en guise d’oreilles, et de deux serpents qui la couronnaient avec leurs queues entrelacées. Cette image représentait allégoriquement la volupté, qui voltige çà et là, qui a toujours les yeux ouverts et les oreilles fermées, et qui se glisse partout pour enlacer et dévorer sa proie. Quelquefois, on la représentait par une tête de femme, sortant d’une pierre brute sur laquelle était sculptée une couleuvre qui se dresse. Le serpent emblématique jouait, d’ailleurs, un rôle important dans la religion des druides, et l’on attachait une idée de [248] bonheur à la découverte et à la possession d’une pierre fossile, ovale, de couleur brune ou blanche, qu’on appelait œuf de serpent. Cet œuf-là passait pour communiquer aux personnes qui le portaient sur elle une singulière puissance prolifique. Le dieu Gourm était représenté sous les traits d’un hermaphrodite nu, à tête de chien. La déesse de l’amour physique, dont les Romains défigurèrent le nom gaulois en Murcia, lorsqu’ils relièrent son culte à celui de Vénus, n’avait pas d’autre représentation figurée, que des pierres noires ou des rochers de granit taillés en forme de cône et debout au bord des chemins. Le dieu Maroun (Marunus), que les Romains avaient aussi travesti en Mercure, présidait aux voyages dans les montagnes, surtout dans les Alpes: il avait la figure d’un paysan gaulois couvert du bardocuculle, grosse cape sans manches, avec cagoule ou capuce: ce bardocuculle s’enlevait et mettait en évidence un phallus monté sur deux jambes chaussées et liées de courroies. C’était une idole de la race domestique, de même que les mairs ou nornes, qui avaient mission de veiller à la naissance des enfants et de les douer dans leur berceau.
Quant aux mœurs des dieux gaulois, on ne les connaît point assez pour pouvoir apprécier si elles étaient plus ou moins entachées de Prostitution. Seulement on sait que les gaurics, monstrueux géants qu’on rencontrait la nuit auprès des dolmens [249] et des pulvans, surtout en Bretagne, se livraient entre eux à d’exécrables dépravations. On sait que les sulèves (sulvi ou sulfi) étaient des génies imberbes, à la voix douce et persuasive, qui guettaient le soir les voyageurs pour en obtenir de honteuses caresses, moitié par force, moitié par peur. On sait enfin que les thusses et les dusiens (dusii) venaient visiter la vierge dans son sommeil et lui enlever sa virginité, ou bien offrir à l’ardent jeune homme le rêve d’une nuit d’amour, ou même essayer leur puissance corruptrice sur de vils animaux. «C’est une opinion répandue partout, dit saint Augustin dans sa Cité de Dieu, que certains démons, que les Gaulois nomment dusiens, exercent d’impurs attentats sur les personnes endormies (hanc assidue immunditiam et tentare et efficere).» Saint Augustin ajoute que tant de gens témoigneraient de l’existence de ces démons libertins, qu’on n’a pas le droit de la révoquer en doute. L’Église, en effet, admit, au nombre des œuvres du diable, les surprises nocturnes des incubes et des succubes, qui avaient une origine toute gauloise. Il est probable que, malgré la rigide vertu des femmes de la Gaule, les démons de la convoitise leur tendaient des piéges auxquels ces vertueuses matrones n’échappaient pas toujours. Ainsi, Strabon (lib. IV) nous parle de leur passion pour les joyaux, passion que partageaient également les hommes, car les uns et les autres se paraient de chaînes, de colliers, de bracelets, [250] de bagues et de ceintures d’or. Les plus élevés en dignité et les plus illustres de naissance portaient même des diadèmes, des couronnes et des mitres d’or, enrichis de pierreries. On peut dire que, de tout temps et dans tous les pays, l’orfévrerie a été une des plus puissantes armes de la Prostitution.
Nous avons vu par l’exemple de Chiomara, que la fidélité conjugale était une des vertus ordinaires chez les femmes gauloises. Plutarque raconte encore l’histoire d’une autre Galate, nommée Camma, une des plus belles de sa nation. Le Gaulois Sinorix en devint amoureux, et sachant qu’il ne la ferait céder ni de gré, ni de force, tant que son mari vivrait, il tua ce mari, qui était Romain et se nommait Sinatus. Camma se réfugia dans le temple de Diane. Ce fut là que Sinorix vint la poursuivre d’un amour qu’elle repoussait avec horreur. Elle se fit violence pourtant et feignit de consentir à épouser le meurtrier de Sinatus. Mais, le jour du mariage, elle lui présenta la coupe nuptiale qu’elle avait empoisonnée, et elle acheva de vider cette coupe qu’il lui rendit à moitié pleine: «Grande déesse, s’écria-t-elle en se tournant vers l’autel de Diane, vous savez combien la mort de Sinatus m’a été sensible; vous m’êtes témoin que le désir de le venger m’a seul fait survivre; je meurs contente. Et toi, lâche, dit-elle à Sinorix, toi qui as voulu triompher de sa mort et de ma fidélité, ne cherche plus un lit, mais un [251] tombeau!» Le dévouement d’Éponine à son mari Sabinus est encore plus sublime que celui de Camma, parce qu’il se prolongea pendant dix ans. Et pourtant ces Gaulois, qui inspiraient à leurs femmes une tendresse si dévouée et si incorruptible, n’étaient pas aussi réservés pour leur propre compte, et n’entendaient pas la fidélité dans sa plus scrupuleuse acception. Le grand historien Michelet nous les peint, dans son Histoire de France, «dissolus par légèreté, se roulant à l’aveugle, au hasard, dans des plaisirs infâmes.» En effet, si les Gaulois respectaient leurs femmes, ils ne se respectaient pas eux-mêmes, et à l’instar des peuples osques de l’Italie, ils s’abandonnaient aux plus horribles désordres contre nature, principalement à la suite des festins, où ils avaient fait un usage immodéré de boissons fermentées. Ces désordres n’étaient pas, comme chez les Romains et les Grecs, le produit d’une civilisation exagérée, et le vice de l’imagination plutôt que des sens: ils répondaient à un grossier besoin d’incontinence qui s’éveillait sous l’influence de l’ivrognerie, et qui ressemblait à un excès de démence furieuse. Le festin, longtemps prolongé au bruit des défis bachiques et des éclats de rire obscènes, se terminait en une confuse orgie où régnait dans les ténèbres l’égalité de la Prostitution. Diodore de Sicile prétend même que les Gaulois associaient leurs concubines à ces nuits d’aveugle débauche; voici la traduction latine du texte [252] grec, qui constate une aberration étrange du sens moral chez ces barbares: Feminæ licet elegantes habebant, nimium tamen illorum consuetudine afficiuntur, quin potius nefariis masculorum stupris, et humi ferarum pellibus incubantes, ab utroque latere cum concubinis volutantur. Et quod omnium indignissimum est, proprii decoris ratione posthabitâ, corporis venustatem aliis levissimè prostituunt, nec in vitio illud ponunt, sed potius cum quis oblatam ab ipsis gratiam non acceperit, inhonestum sibi id esse dicunt. Le lendemain, au retour de la lumière, chacun oubliait ce qui s’était passé, pour n’avoir pas à rougir de soi. Enfin, la bestialité la plus immonde ne prenait pas même la peine de se cacher au jour, et les Celtes de bonne race (ingenui) aimaient leurs juments et leurs chiennes comme des compagnes de leur vie aventureuse et guerrière.
Telle était la situation morale de la Gaule, lorsque Jules César y fonda la domination romaine. Les Gaulois, d’un naturel léger et impressionnable, se modelèrent si vite sur leurs vainqueurs, qu’ils devinrent Romains, en conservant leurs défauts et leurs qualités sous cette brillante servitude. Déjà ils étaient un peu Grecs, au voisinage de Marseille et des villes phocéennes; mais l’influence de Rome se fit encore mieux sentir jusqu’au fond de la Gaule Belgique, et toutes les principales villes, Lyon, Autun, Bordeaux, Vienne, Lutèce, n’eurent bientôt plus rien de gaulois, surtout après la destruction [253] du druidisme et des druides. Il resta, pendant plus de deux siècles, quelques traces égarées des institutions druidiques; on trouvait encore des prophétesses au fond des bois; les nornes dansaient toujours, au clair de lune, dans les clairières; mais la religion des Grecs et des Romains était pratiquée dans les Gaules avec plus de ferveur que dans le reste de l’empire; la législation avait suivi la religion, et tout, dans les habitudes gauloises, se façonnait à la grecque et à la romaine. Nous n’avons aucun renseignement spécial sur cet état de la Prostitution chez les Gallo-Romains, mais nous pouvons présumer avec certitude que cet état ne différait nullement de ce qu’il était à Rome et dans les provinces asiatiques. Seulement, les femmes gauloises avaient gardé ce respect d’elles-mêmes, cette fierté hautaine qui les caractérise dans l’histoire, et elles ne devaient pas fournir beaucoup d’éléments à la débauche publique. Mais les étrangères ne manquaient pas plus au delà des Alpes qu’en deçà, et les gouverneurs, les magistrats, les chefs militaires, que Rome envoyait dans les Gaules, amenaient avec eux tous les raffinements de luxe auxquels ils étaient accoutumés. Ils ne se fussent pas privés volontiers de leurs cinèdes, de leurs eunuques, de leurs danseuses, de leurs citharèdes et de tout leur personnel de libertinage. Bientôt, l’humeur gauloise y aidant, il y eut une recrudescence de luxe convivial dans la Gaule en toge (Togata), [254] comme dans la Gaule chevelue (Comata), et les repas de Julius Sabinus à Langres n’eurent pas à envier ceux de Lucullus à Rome.
Sans doute, la métamorphose, que l’occupation romaine avait fait subir à la Gaule, fut moins sensible dans les campagnes que dans les villes; mais les dieux et les déesses de Rome furent accueillis partout avec le même empressement. Quelques-uns de ces dieux et déesses eurent la préférence, comme plus sympathiques au caractère des habitants et aux mœurs du pays. Hercule, Bacchus, Vénus, Isis, Priape, avaient des temples et des statues qui attiraient une multitude d’offrandes. Le Gaulois avait choisi, par similitude de goût, les divinités les moins sévères, et celles qui parlaient le mieux à ses sens: il était las des mystères terribles de Teutatès, et il ne demandait qu’à se divertir en l’honneur des nouveaux dieux que Rome lui avait envoyés. Ce fut pour la Prostitution légale une époque brillante de prospérité, et, ainsi que tous les peuples qui sont initiés tout à coup aux délices de la civilisation, les races celtiques arrivèrent promptement au dernier degré de la corruption sociale. Il faut lire les poésies d’Ausone, ce vénérable professeur de Bordeaux, qui fut le maître de l’empereur Gratien, pour se rendre compte de la profonde démoralisation qui s’était emparée de la société gauloise: Ausone n’approuve pas, bien entendu, les horreurs de lubricité qu’il étale devant les yeux de son lecteur, mais [255] il les décrit en homme qui les comprend, pour les avoir expérimentées. La manière même dont il les flétrit est plus obscène encore que les plus énergiques passages de Juvénal et d’Horace. Ce ne sont que voluptés fétides et monstrueuses qui outragent la nature: tout ce que peut inventer la perversité des sens, tout, hormis la bestialité, est énuméré et retracé dans quelques épigrammes du poëte gallo-romain, qui adressait des prières en vers au Christ, la vérité de la vérité, la lumière de la lumière (ex vero verus, de lumine lumen)! On s’étonne, après avoir lu ces pieuses oraisons chrétiennes, qu’Ausone se soit sali l’esprit à peindre les contorsions lubriques de la fameuse courtisane Crispa.
Quand les Sicambres se précipitèrent de la Germanie sur la Gaule romaine, quand les Barbares du Nord descendirent dans les provinces les plus florissantes de l’Empire avec leurs chariots, qui portaient leurs dieux, leurs femmes et leurs enfants, ils ne se mêlèrent pas à cette civilisation, que leur passage épouvantait, et qui semblait se dessécher à leur approche comme une rivière dont la source est tarie. Ces hordes innombrables se renouvelaient sans cesse, à mesure qu’elles se répandaient dans les Gaules, en menaçant d’engloutir la population gallo-romaine. La tribu salienne s’était mise en marche la dernière, mais elle voulait se fixer sur le sol déjà ravagé par tant d’invasions successives. Les Salisques ou Saliens, cette redoutable famille des [256] Francs, qui avait fait une halte vers les bouches de l’Yssel, commencèrent leur établissement dans la Gaule-Belgique, au milieu du cinquième siècle, et s’avancèrent de ville en ville vers Lutèce. Ils étaient beaux et nobles, de haute taille, avec les yeux bleus et les cheveux blonds; ils avaient l’air doux et intelligent; cependant ils dévastaient, ils pillaient, ils tuaient, mais ils ne violaient pas. C’était de leur part dédain plutôt que pitié pour les populations vaincues. Les mœurs des Francs demeurèrent quelque temps intactes, sous la sauvegarde de leur religion et de leurs lois; ils eussent dédaigné de se faire Romains ou Gaulois: ils se préservèrent ainsi de la souillure de la Prostitution, qui n’avait jamais pénétré, ni dans leurs temples d’Irmensul, ni sous leur tente hospitalière, ni dans leurs villages fortifiés. La loi salique ne reconnaissait pas de courtisane parmi la nation franque.
Sommaire.—Les Francs.—Les femmes libres et les serves.—Condition des ingénues ou femmes libres franques.—Condition des femmes serves.—La Prostitution légale n’existait pas chez les Francs.—Les concubines.—Vie privée des femmes libres.—La Prostitution sacrée était inconnue des Francs.—Débauches religieuses du mois de février.—Origine de la fête des Fous.—Les stries ou sorcières.—L’hospitalité franque.—Condition des femmes veuves.—Prix de la virginité d’une Burgonde libre.—La pièce de mariage.—Loi protectrice de la pudeur des femmes.—Sorcière et mérétrice.—Valet de sorcière et faussaire.—Le code de Rotharis.—Chouette et corneille.—L’attentat capillaire, l’attouchement libertin et les violences impudiques.—Le marché de Prostitution.—Rigueur de la loi des Ripuaires contre les auteurs de violences impures envers les femmes.—Les deux degrés du supplice de la castration.—Lois des barbares contre l’adultère.—Loi du Sleswig concernant l’inceste.—Jurisprudence des barbares, en matière de Prostitution.—Décret de Récarède, roi des Wisigoths.
Les Francs, dont le nom ne signifie pas libre dans la langue teutonique, mais fier et indomptable, comme le mot latin ferox correspond à frek ou [258] frenck, n’avaient point accepté, ainsi que les Germains et les Gaulois leurs ancêtres, la domination des femmes, et n’accordaient aucune suprématie à ce sexe qu’ils jugeaient inférieur au leur. C’est là un des traits distinctifs de la tribu franque, qui faisait consister la noblesse dans la force de corps et dans l’énergie de l’âme. La femme, chez ces barbares impatients de guerre et insouciants de la mort, ne s’entourait pas du prestige et du respect religieux qu’on lui attribuait chez les Gaulois et les Germains depuis les temps les plus reculés; elle avait conscience de sa faiblesse et elle se tenait à l’écart du gouvernement des affaires publiques, sous la sujétion paternelle et conjugale. La Prostitution, de quelque nature qu’elle fût, n’aurait donc pas eu de raison d’être dans une société régie par des lois brutales et cruelles, remplie d’habitudes guerrières, ignorante des arts corrupteurs de la civilisation, indifférente aux plaisirs de la mollesse, et dédaigneuse de toute mésalliance charnelle. Nous verrons tout à l’heure que, si la Prostitution existait quelquefois, elle se cachait toujours et ne s’avouait pas à elle-même.
La race franque se divisait en deux catégories d’individus: les personnes de condition libre, les ingenui des Latins, et les esclaves ou serfs, servi. Ces derniers descendaient probablement d’une population saxonne ou teutonique, que les Sicambres ou Saliens avaient réduite en servitude, et qui s’était mêlée avec ses vainqueurs, après plusieurs générations. [259] Quoi qu’il en fût, la séparation était profondément tranchée entre les femmes libres et les serves. Celles-ci appartenaient à un maître, les autres n’appartenaient qu’à leurs parents ou à leurs maris. Une femme, fille, mariée ou veuve, n’avait jamais la liberté de disposer d’elle-même; elle était, pour ainsi dire, en tutelle ou en esclavage. La tribu tout entière pouvait lui demander compte de sa conduite, lorsqu’elle n’avait plus à en répondre devant un mari ou devant un père. Dans cet état de soumission permanent, les ingénues franques n’eussent point osé se livrer à des actes de Prostitution, qui les auraient fait descendre au rang des esclaves, et celles-ci, ayant chacune son maître et seigneur, ne pouvaient se prostituer à tout venant, sans s’exposer à des peines corporelles, et sans faire peser gravement sur leurs complices la responsabilité de leurs désordres. D’ailleurs, en tous les temps, comme en tous les pays, les femmes ne sont que ce que les font les hommes, et les Francs, malgré leur courage féroce, leur ardeur belliqueuse et leur pétulante vivacité, n’étaient pas très-portés, par tempérament, pour la satisfaction des sens. Ils avaient des unions indissolubles, dont le but unique était la production des enfants mâles; on comprend que, dans ce but, ils eussent volontiers plusieurs concubines à côté de leurs femmes; ces concubines, comme le dit expressément le savant dom Bouquet (Histoire des Gaules, t. II, p. 422, note), [260] n’étaient ordinairement que des serves, qui arrivaient par degrés à être honorées à titre d’épouse, en passant par les nobles fonctions de mère de famille. Les femmes franques vivaient fort retirées dans l’intérieur de leur ménage, nourrissant, élevant leurs nombreux enfants, filant le lin et la laine, fabriquant les tissus et cousant les vêtements, préparant le lit et la table de leurs époux, qu’elles ne suivaient pas à la guerre, ni à la chasse, ni dans les assemblées juridiques, ni dans les jeux équestres. Elles osaient à peine entr’ouvrir leurs tentes ou regarder de loin, entre les palissades de leur fort, pour connaître l’issue du combat, ou des joutes, ou de la chasse. Elles vivaient entre elles, s’observant et se gardant mutuellement, de telle sorte que la pensée même de l’incontinence ne pénétrait pas jusqu’à leur esprit.
Rien non plus dans la religion des Francs ne favorisait la Prostitution sacrée. Cette religion était un grossier paganisme qui avait prêté des formes horribles et monstrueuses à la représentation des éléments naturels, l’eau, le feu, la terre, la tempête, la lune et le soleil. Ils n’adoraient pas d’autres dieux et ils leur rendaient un culte extravagant, accompagné de chants, de danses, de grimaces, de contorsions et de mascarades. On ne sait pas, d’ailleurs, en quoi consistait ce culte, que Grégoire de Tours qualifie d’insensé (fanaticis cultibus), et qui avait laissé diverses superstitions dans le christianisme. [261] Par exemple, dans un inventaire des pratiques païennes, dressé à la suite du synode de Leptines en Hainaut, l’an 743, on remarque des débauches du mois de février (De spurcalibus in februario), dans lesquelles on pourrait reconnaître l’origine du carnaval; on lit aussi dans le même inventaire: De pagano cursu quem yrias nominant. «Aux calendes de janvier, dit l’abbé Desroches, dans les Mémoires de l’Académie de Bruxelles, les femmes se travestissaient en hommes, et les hommes en femmes; d’autres, prenant des peaux et des cornes, se transformaient en bêtes: tous couraient par les rues, hurlant, sautant et commettant mille extravagances.» Tel fut le point de départ de la fameuse fête des Fous, qui subsista dans l’Église chrétienne jusqu’au dix-huitième siècle. Enfin, l’Indiculus des superstitions, qui nous paraissent franques plutôt que gauloises, parle des femmes qui commandaient à la lune, et qui dévoraient le cœur des hommes. C’étaient les stries ou sorcières, que les Francs regardaient comme si redoutables, et qu’ils accusaient d’être d’intelligence avec les puissances du mal. Nous prouverons bientôt que ces stries, qui habitaient dans les repaires les plus impénétrables des forêts, y exerçaient, sous le bénéfice de la terreur qu’elles inspiraient, une espèce de Prostitution qu’elles se vantaient de pratiquer aussi avec les génies malfaisants.
Les Francs n’avaient pas de respect pour la foi [262] jurée (familiare est ridendo fidem frangere, dit Flavius Vopiscus), et cependant ils étaient fidèles gardiens de l’hospitalité, suivant Salvien. Cette hospitalité n’entraînait nullement le commerce de l’hôte, avec l’épouse, ou la concubine, ou la servante du lieu; celles-ci évitaient même de se montrer, pendant que les deux hôtes buvaient dans la même coupe, échangeaient leur poignard ou leurs bracelets, s’animaient à des jeux de hasard, et finissaient par dormir dans le même lit. Le voyageur qui s’arrêtait dans un camp ou dans un village salien, n’avait pas d’autre prétention que de se reposer et d’apaiser sa faim ou sa soif, pour être en état de reprendre sa route le lendemain. Ce voyageur n’avait donc pas besoin de trouver sur son chemin une récréation sensuelle, qui n’eût été qu’une nouvelle fatigue pour lui et qui ne figurait pas, d’ailleurs, dans le programme de l’hospitalité franque. Il ne demandait rien de plus que d’échapper à la pesante framée et au lourd cimeterre de l’ennemi, qu’il avait pu rencontrer sur le champ de bataille et qui l’accueillait avec générosité dans ses foyers. Non-seulement, le Franc n’exigeait pas la Prostitution de sa femme, ou de sa fille, ou de son esclave, au profit de l’hôte qu’il recevait comme un frère et un ami; mais encore, il les tenait à distance, et il ne leur permettait pas la vue d’un étranger dans la crainte de troubler leur pudeur. Les lois des barbares nous prouvent qu’ils étaient très-jaloux de la vertu de leurs femmes [263] et qu’ils n’y souffraient pas la plus légère atteinte. Le mari, le père et le maître avaient droit de vie et de mort sur l’esclave, la fille et l’épouse; on punissait à peine les excès d’autorité; par exemple, un mari qui tuait sa femme pour en épouser une autre, n’encourait pas d’autre peine, selon les anciens capitulaires, que d’être privé de porter ses armes (armis depositis). Une femme tuée pour crime d’adultère, c’était la loi générale, et cette loi n’entraînait ni lenteurs ni hésitations; souvent le mari n’attendait pas que le crime eût été commis, et il donnait d’abord satisfaction à sa jalousie, avant de savoir si elle était fondée ou non. Le capitulaire se contente de désarmer un Franc qui a tué sa femme sans raison valable (sine causa).
Nous ne saurions trop insister sur un obstacle, qui s’opposait à l’exercice de la Prostitution. Une femme ne s’appartenait jamais, pas même en devenant veuve; si elle n’avait plus à répondre d’elle-même devant ses parents, son mari ou ses enfants, elle restait, en quelque sorte, soumise à une servitude commune, attachée à la glèbe du fisc, et chacun avait, pour ainsi dire, la surveillance de ses mœurs. Cette veuve voulait-elle se remarier en secondes noces, elle devait payer une espèce de vectigal ou de rançon au plus proche parent du défunt ou au trésor du prince ou roi qu’elle reconnaissait pour seigneur. Cette redevance n’était que de trois sous d’or et un denier (Lex sal., tit. 46, Reipus). La loi des Burgondes [264] dit qu’une veuve qui aura entretenu volontairement une liaison criminelle avec un homme (quod si mulier vidua cuicumque se non invita sed libidine victa sponte miscuerit) ne pourra réclamer aucuns dommages ni contraindre son complice à l’épouser, parce que la Prostitution l’a rendue indigne d’avoir, soit un mari, soit un dédommagement pécuniaire. La même loi accordait pourtant à la fille d’un Burgonde libre, qui aurait été séduite par un barbare ou par un Romain, le droit de réclamer quinze sous d’or à son séducteur, comme pour payer sa virginité déflorée; mais, ensuite, cette fille demeurait chargée de l’infamie que lui infligeait la perte de l’honneur (illa vero facinoris sui deshonestata flagitio, amissi pudoris sustinebit infamiam). Ces quinze sols d’or, que le séducteur délivrait en justice à sa victime ou à sa complice, représentaient le prix du mérétricium, et la fille qui osait le revendiquer était assimilée à une courtisane. Il paraîtrait cependant que la législation des barbares, tout en constatant l’esclavage du sexe féminin, reconnaissait que la fille, qui n’avait pas encore connu d’homme, était intéressée pour une petite part dans l’abandon qu’elle faisait de son corps à un mari; car celui-ci, selon les vieux usages de la loi salique, ne contractait mariage avec elle, qu’après lui avoir présenté un sol et un denier, comme pour lui payer sa virginité d’après un tarif général. Cette pratique nuptiale s’est conservée jusqu’à nous, quoiqu’on lui ait donné une interprétation [265] chrétienne, dans la cérémonie de la pièce de mariage que les époux font bénir par le prêtre avec l’anneau. Ce sol et ce denier, que la femme recevait en se mariant, constituaient le prix du seul bien (præmium) qu’elle pût revendiquer en propre, et dont la cession, quoique souvent contrainte, intéressait sa volonté: elle ne possédait, d’ailleurs, ni terres, ni rentes, ni droit de succession. La dot, que le mari devait à la femme qu’il épousait, n’était que l’engagement de la nourrir, et cette dot revenait à la famille de la femme dans le cas où celle-ci mourait. Ordinairement, les présents que cette famille acceptait de l’époux futur qu’elle agréait, représentaient une espèce de marché dans lequel la femme n’était qu’une marchandise passive. Le mariage, ainsi fait par des parents ou des maîtres avides, avait un caractère de lénocinium sauvage où la part de la femme (un sol et un denier) se trouvait garantie par la loi.
Le code des barbares protégeait les femmes dans tous les cas où leur pudeur pouvait recevoir une atteinte; mais les femmes, pour avoir droit à cette protection permanente, devaient la mériter par leur conduite décente et honorable. Nous avons tout lieu de supposer que les sorcières et les débauchées ne jouissaient pas du bénéfice de la loi protectrice et n’avaient aucun titre pour prétendre au respect de chacun. Il résulte d’un article de la loi salique, qu’on était admis à faire la preuve de l’indignité de toute femme qui se disait offensée, et qui venait invoquer [266] l’appui du juge. Cette enquête sur la moralité des parties entraînait certainement la jurisprudence pour le fait d’injures, et la plainte était quelquefois arrêtée par la peur des informations et des témoignages. Voici le texte de la loi salique, dans lequel nous croyons voir que le délit d’injures à l’égard d’une femme était subordonné à la condition et aux mœurs de cette femme, en sorte qu’elle fût toujours prête à justifier de son genre de vie: «Si quelqu’un a traité de strie ou de mérétrice une femme de race noble, et qu’il ne puisse la convaincre du fait (si quis mulierem ingenuam striam clamaverit aut meretricem et convincere non poterit), il sera condamné à payer 7,500 deniers ou 187 sous d’or.» Il est clair, d’après cet article, que quiconque était accusé d’avoir injurié et outragé une femme, de quelque manière que ce fût, pouvait se défendre, en prétendant que cette femme se trouvait, comme sorcière ou mérétrice, indigne de profiter des avantages de la loi, attendu qu’une femme exerçant un métier déshonnête et criminel ne pouvait être outragée en aucun cas. Il faut aussi remarquer que les injures les plus graves qu’on pût adresser à une femme libre étaient celles de sorcière et de courtisane. L’énormité de l’amende que devait payer l’auteur de l’outrage, sans doute à la femme qui l’avait reçu, prouve que les Francs ne méprisaient rien tant que les sorcières et les femmes débauchées. Quant à la manière dont se faisait la preuve, nous ne pouvons que fonder [267] nos hypothèses sur les habitudes judiciaires de la race franque, qui admettait le serment, le combat singulier et les témoins, pour établir un fait vis-à-vis du magistrat.
Il y a plusieurs versions de la loi salique rédigées à diverses époques et chez différentes tribus; dans toutes ces rédactions, le titre De heburgio (XXXIII), qui renferme des dispositions si sévères au sujet des deux plus cruelles injures qu’une femme eût à redouter, présente certaines variantes dans la quotité de l’amende, qui paraît avoir diminué à mesure qu’on attacha moins d’horreur à la qualification de sorcière et à celle de courtisane. Ainsi, dans la loi salique modifiée par Charlemagne, l’amende de 7,500 deniers est réduite à 800, et même à 600 dans un autre code de cette même loi. Ce n’est donc plus que 45 sous d’or, suivant un ancien manuscrit et même 15 sous d’or, suivant un autre, que valait l’injure de courtisane, adressée à une femme ingénue, soit par une femme, soit par un homme. Mais nous renonçons à donner une appréciation exacte de l’importance de cette amende, à cause des variations continuelles de la valeur monétaire. Tout ce qu’il nous est possible de faire, c’est de constater, par un rapprochement, qu’une amende de 7,500 deniers, formant 187 sous d’or était considérable; car une sorcière ou strie, convaincue d’avoir mangé de la chair humaine (si stria hominem comederit), n’avait à payer qu’une amende de 800 deniers ou 20 sous d’or. La [268] loi salique ne reconnaissait, pour les hommes, que deux injures équivalant à celles de strie et de mérétrice pour les femmes; mais la pénalité de ces injures n’était pas si forte, sans doute, parce qu’elles étaient plus fréquentes: la première, chervioburgus ou strioportius, signifiait valet de sorcière, elle encourait une amende de 2,500 deniers ou 62 sous et demi; la seconde, que nous rencontrons seulement dans la loi salique corrigée par Charlemagne, paraît être analogue à notre mot faussaire, car falsator s’entendait surtout d’un parjure qui faisait un faux serment. Un article de la loi salique carlovingienne met presque au même tarif l’injure de falsator et celle de meretrix, en taxant la première à 600 deniers ou 15 sous d’or: Si quis alterum falsatorem et mulier alteram meretricem clamaverit. Quant au strioportius, qui jouait un rôle horrible dans les mystères de la Prostitution magique: on ne l’accusait pas seulement de porter le chaudron au sabbat des sorcières et à leur infernale cuisine (illum qui inium dicitur portasseubit strias cocinant, selon un texte de la loi salique); on lui attribuait le pouvoir de servir de monture à ces infâmes, pour les transporter à leurs assemblées nocturnes à travers l’espace. La sorcière n’était pas toujours juchée sur les épaules de son valet complaisant; elle le tenait parfois embrassé, et parfois encore elle se suspendait à la queue du personnage changé en chien ou en pourceau. Enfin, on avait vu dans les airs passer comme une flèche un chervioburgus portant [269] deux ou trois stries, qui le chevauchaient en guise de manche à balai. Ces diverses sortes d’injures étaient d’une nature si atroce, qu’on ne les avait pas rangées dans la catégorie des convices ordinaires (convicia), et qu’on les comprenait sous la dénomination d’heburgium, qui voulait dire un véritable empoisonnement et qui ne serait pas suffisamment rendue par le mot calomnie.
Tous les législateurs barbares étaient, d’ailleurs, absolument d’accord sur le caractère de l’injure qu’on faisait à une femme libre en la traitant de courtisane, mais tous aussi reconnaissaient à l’insulteur le droit de prouver la vérité de son allégation. Le texte de la loi salique est très-bref et très-obscur cependant sur ce point; et, pour l’interpréter, en lui donnant quelques développements nécessaires, nous avons dans les lois lombardes de Rotharis un chapitre qui renferme assurément toute la législation des Francs à l’égard du heburgium. Rotharis, qui publia son code en 643, l’avait puisé dans les lois barbares et notamment dans la loi salique, qu’il n’a fait souvent qu’éclaircir et commenter. Suivant le code de Rotharis, si quelqu’un avait appelé à haute voix une fille ou femme libre strie ou prostituée (fornicariam aut strigam) il devait faire amende honorable ou prouver son dire. Dans le premier cas, assisté de douze témoins qui se portaient garants de son serment, il jurait n’avoir proféré cette horrible injure (nefandum crimen), que dans un accès d’emportement [270] et sans être autorisé à en soutenir la justice; en conséquence, pour se punir lui-même de son incontinence de langue, il payait une amende de 20 sous d’or, et il s’engageait à ne pas réitérer une semblable calomnie. Mais, au contraire, si l’auteur de l’outrage persistait dans son accusation et prétendait qu’il pourrait la prouver, alors il était admis au jugement de Dieu et il devait combattre le champion que lui opposait la femme injuriée. Le combat prouvait-il, par son issue, que la malheureuse était digne du nom de strie ou de prostituée, c’était elle qui payait une amende de 20 sous d’or. Autrement, si le champion de cette femme remportait la victoire, le vaincu, pour racheter sa vie, avait à fournir une composition pécuniaire qui variait suivant la naissance et la condition de la femme qu’il avait insultée à tort. (Voy. le Recueil des lois des barbares, publié par Paul Canciani, t. I, p. 79.) Dans la loi salique, cette injure (meretrix), dirigée contre une femme libre, s’appelait dans la langue rustique extrabo, que les scholiastes ont essayé de traduire en saxon par entroga, qui n’a pas de sens.
Les autres injures qu’on pouvait proférer contre une femme de bien et qui n’avaient pas besoin de preuve, ne sont pas spécifiées dans la loi salique: celle de chouette ou corneille, qui y est seule précisée, correspond à l’injure de strie, parce que les sorcières ne vaquaient que la nuit à leurs œuvres de maléfice. Quant à l’expression de strie, comme ayant [271] rapport à celle de prostituée, elle s’appliquait surtout aux vieilles femmes qu’on soupçonnait d’aller au sabbat, où se pratiquaient, sous l’invocation des puissances du mal, mille débauches immondes, que nous verrons se perpétuer dans les débauches de la magie. Mais ce n’était pas tant des injures verbales que des injures matérielles, que la loi salique s’était occupée dans l’intérêt du sexe féminin. Ces injures se rattachent à trois catégories principales, qu’on peut désigner ainsi: l’attentat capillaire, l’attouchement libertin et les violences impudiques. On sait que la chevelure, chez une femme aussi bien que chez un homme de race franque, avait un caractère sacré et inviolable. Il en coûtait moins cher de tuer une femme grosse, d’un coup de pied ou d’un coup de poing, que de la décoiffer. En effet, si la femme enceinte mourait des suites d’un coup qu’on lui aurait donné dans le ventre, l’auteur du meurtre n’était taxé qu’à 22 sous d’or, tandis qu’on avait 30 sous à payer pour avoir dérangé la coiffure d’une femme et fait tomber ses cheveux épars sur ses épaules (si vitta sua solverit aut capilli ad scapula sua tangant); mais on en était quitte pour 15 sous, quand on avait simplement décoiffé cette femme, de façon que sa coiffe fût tombée à terre. Les attouchements étaient soumis à des amendes très-peu encourageantes. Un homme libre qui serrait (instrinxerit) la main ou le doigt d’une femme libre, était taxé à 600 deniers ou 15 sous d’or; s’il l’arrêtait par le bras [272] (destrinxerit), 1,200 deniers ou 30 sous; s’il lui pressait (strinxerit) le bras au-dessus du coude, 1,400 deniers ou 35 sous; si, enfin, il lui touchait la gorge (mamillas capulaverit), 1,800 deniers ou 45 sous d’or. C’était là une fantaisie qui coûtait deux fois autant que la mort d’une femme grosse, et celui qui n’avait pas la somme exigée par la loi perdait le nez, ou les oreilles, ou davantage. Cependant il y a de telles différences dans les tarifs des amendes indiquées par les textes de la loi salique, qu’il faut constater l’impossibilité de les accorder ensemble ou de les expliquer d’une manière satisfaisante. Ainsi, dans une rédaction qui pourrait bien être la plus ancienne, le meurtre d’une femme grosse, qui succombe aux mauvais traitements qu’on lui a fait souffrir en la battant (trabattit), entraîne une composition de 28,000 deniers, estimés 700 sous d’or. Si l’enfant seul mourait dans le ventre de sa mère, l’amende était encore de 8,000 deniers ou 200 sous.
Le viol devait être fort rare chez les peuples teutoniques, qui n’étaient pas trop sujets aux emportements des sens. Il ne laisse pas que d’avoir sa place dans les lois barbares et de menacer d’une pénalité redoutable les libertins qui ne se sentiraient pas retenus par le respect de la femme d’autrui. Si une fiancée (druthe, en saxon), allant rejoindre son mari, était rencontrée en route par un homme, et que celui-ci la connût par force, l’auteur de cet attentat ne pouvait être reçu à composition que moyennant [273] 8,000 deniers ou 200 sous. (Si quis puellam sponsatam ducentem ad maritum et eam in viâ aliquis adsalierit et cum ipsâ violenter mœchatus fuerit.) Cette composition s’appelait dans la langue rustique changichaldo, qui veut dire marché de prostitution. S’il était reconnu que cette fiancée avait cédé de bonne volonté, elle perdait son ingénuité, quand elle appartenait à une condition libre. L’amende ne s’élevait pas plus haut, lorsqu’un homme, voyageant de compagnie avec une femme libre, avait tenté de lui faire violence (adsalierit et vim ille inferre præsumpserit). Malheur au coupable, s’il n’était pas libre et si le titre d’ingénu ne parlait pas en sa faveur: esclave ou affranchi, il était châtré ou mis à mort. La loi des Ripuaires est encore plus rigoureuse que la loi salique contre les auteurs de violences impures envers les femmes. L’enlèvement d’une femme libre par un esclave n’admettait pas de composition pécuniaire. Le ravisseur noble payait 200 sous. Un esclave qui avait séduit la servante d’autrui et qui causait sa mort (la loi ripuaire ne dit pas comment), subissait la castration ou se rachetait avec 6 sous d’or; si la servante n’était pas morte des suites de la séduction, l’esclave recevait 120 coups de fouet, ou payait 120 deniers au propriétaire de cette servante qu’il s’était indûment appropriée. Le supplice de la castration, qui reparaît si souvent dans les codes des barbares, se pratiquait à deux degrés constituant deux natures de pénalité: ici, ablation des testicules; là, enlèvement [274] complet du membre viril. On ne doit pas croire que le patient, dans l’un ou l’autre cas, succombât fréquemment à cette affreuse mutilation, qui serait aujourd’hui presque constamment suivie de mort. Les opérateurs étaient si habiles et les victimes si robustes, que la castration n’entraînait aucun accident et que la guérison ne se faisait pas même longtemps attendre.
Quant à l’adultère, il était puni chez les barbares avec une impitoyable sévérité; mais il ne faudrait pas induire de cette sévérité, que les peuples qui l’appliquaient eussent une idée bien juste de ce crime au point de vue moral et social. Le barbare, Wisigoth, Burgonde, Ripuaire ou Franc, ne voyait dans l’adultère qu’un vol charnel et un attentat à la possession d’un objet légitimement acquis. Le vol de 40 deniers, d’après la loi salique, infligeait à un homme libre la castration ou une amende de 6 sous d’or; le vol d’une femme à son mari, dans la loi des Ripuaires, exigeait une composition de 220 sous d’or. Si une femme, pendant l’absence de son mari, qu’elle pouvait supposer mort, formait une liaison concubinaire avec un autre homme, et que le premier mari revînt tout à coup, il avait le droit, selon le code des Wisigoths, de disposer à son gré de sa femme et du successeur qu’elle lui avait donné: il était maître de les vendre, ou de les tuer, ou de leur faire grâce. La loi des Ripuaires, au titre De forbattudo, fait un tableau effrayant de la [275] vengeance qu’un mari pouvait exercer contre son heureux rival, en prétextant le cas de légitime défense. S’il avait surpris sa femme en flagrant délit d’adultère, et si l’auteur du crime faisait mine de résister, l’époux insulté avait le droit de tuer cet homme qui lui volait son honneur: après quoi, appelant des témoins, il mettait le cadavre sur une claie et le traînait dans un carrefour de la cité, où il s’établissait pendant quarante jours à côté de sa victime. Il racontait, à tous ceux qui l’interrogeaient, dans quelles circonstances il avait commis ce meurtre, et il en proclamait la justice. Au bout de quarante jours révolus, il rendait le cadavre à la famille du mort, et il allait jurer devant le juge, qu’il avait tué à son corps défendant un homme qui l’eût tué lui-même, et qui déjà le frappait au lieu de tomber à ses pieds pour lui demander grâce. Le père avait également le droit d’ôter la vie à un homme qu’il surprenait déshonorant sa fille. S’il ne le tuait pas sur la place, la loi salique appelait theoctidia la prise de possession d’une fille ingénue, sans le consentement de ses père et mère: l’homme qui s’était contenté d’obtenir l’agrément de cette fille, payait à ses parents une amende de 1,800 deniers ou 45 sous d’or. Mais la loi ne dit pas si, l’amende soldée, il avait acheté par là l’autorisation de continuer ses rapports illégitimes avec la fille, ou bien s’il était forcé d’épouser celle-ci et de la prendre avec lui. La loi des Burgondes paraît suppléer au [276] silence de la loi salique à cet égard, en disant qu’une femme qui sera entrée librement et de son propre mouvement dans la demeure d’un homme (ad viri cortem), et qui aura cohabité de son plein gré avec cet homme, ne le retiendra pas malgré lui dans cette espèce d’adultère (is cui adulterii dicitur societate permixta): il n’aura qu’à payer aux parents de la femme l’impôt nuptial (nuptiale pretium), et il sera libre ensuite d’épouser qui bon lui semblera, sans avoir rien à craindre.
On ne trouve dans la loi salique aucune règle spéciale qui concerne la Prostitution proprement dite; mais, d’après la législation des barbares, on peut affirmer qu’elle n’était nulle part tolérée, aux époques reculées de notre histoire, et qu’elle n’avait qu’à se cacher ou à s’enfuir aussitôt qu’elle avait été signalée dans un camp ou dans un village de ces peuples austères et sauvages. L’ancien droit du Sleswig, dans lequel celui des Francs Sicambres et Saliens semble s’être conservé, nous apprend que l’inceste n’était plus atteint par la loi, lorsqu’il avait été commis avec une femme débauchée. Celle-là seule qui n’était pas infâme et qui n’avait point vendu son corps (quæ prius scortum non fecerit, nec infamis fuerit), appartenait à la famille et devait garder intacts ses liens de parenté; celle, au contraire, qui s’était livrée à tous, avait été, par cela même, mise hors la loi. (Voy. l’Histoire du droit danois, par Peter Kofodancher, 1776, in-4o, tom. II, p. 5.) L’ancien [277] droit des Goths, qui se rattache aussi à la loi salique, constate que la femme convaincue du fait de Prostitution était expulsée de la cité, comme indigne de faire partie d’une ghilde, et cette expulsion honteuse, dit le commentateur (J.-O. Stiernook, dans son livre De jure Sueonum et Gothorum vetusto, 1672, pag. 321), était une peine suffisante pour faire expier à une courtisane la turpitude de sa profession et l’infamie de sa vie. La loi des Ripuaires ne prononce pas le bannissement de la fille ingénue qui s’abandonnait à plusieurs hommes; mais celui qui était surpris avec elle (si quis cum ingenuâ puellâ mœchatus fuerit) payait pour les autres et n’en était pas quitte à moins de l’amende énorme de cinquante sous d’or; cette amende revenait évidemment au chef de la tribu ou roi. Nous pensons que la jurisprudence des barbares en matière de Prostitution est formelle dans la loi des Wisigoths, où un décret du roi Récarède, qui monta sur le trône en 586, interdit d’une façon absolue la Prostitution sous des peines sévères. Récarède était catholique, et ses décrets furent sans doute soumis aux évêques qui avaient immiscé la puissance ecclésiastique dans tous les pouvoirs temporels et qui tenaient en tutelle les souverains qu’ils avaient convertis; mais nous avons vu, par les conciles, que l’Église catholique se conformait à la législation romaine sur beaucoup de points moraux et fermait les yeux notamment sur la Prostitution publique. Les lois des barbares, au [278] contraire, n’admettaient pas cette tolérance corruptrice et poursuivaient impitoyablement les femmes de mauvaise vie qui déshonoraient toute une cité où elles avaient leur résidence et leurs ignobles habitudes.
Le décret de Récarède est très-développé et très-explicite; on peut le considérer comme le code général de la Prostitution chez les barbares, chez les Francs de Belgique, ainsi que chez les Wisigoths d’Espagne. Si une fille ou une femme de condition libre, exerçant publiquement la Prostitution dans la cité, était reconnue prostituée (meretrix agnoscatur) et avait été prise souvent en flagrant délit d’adultère; si cette malheureuse, sans aucune pudeur, entretenait des relations illicites avec plusieurs hommes, suivant la coutume de son vil métier, elle devait être arrêtée par ordre du conseil de ville et chassée de la cité, en présence de tout le peuple, après avoir reçu publiquement trois cents coups de fouet. Il lui était enjoint de ne plus se laisser prendre à l’avenir dans l’exercice de la Prostitution, et l’entrée de la cité lui était à jamais fermée. Osait-elle y reparaître et y recommencer son genre de vie, le conseil de ville lui faisait donner de nouveau trois cents coups de fouet et la mettait en servage chez quelque pauvre homme, qui la tenait sous une rigide surveillance et qui l’empêchait de se promener par la ville. Arrivait-il que cette impudique s’adonnât à la débauche, de l’aveu de son père ou de sa mère, tellement que [279] ses vénales amours procurassent à ses parents les moyens de vivre, ce père ou cette mère infâme, qui se nourrissait du déshonneur de sa fille (pro hac iniquâ conscientiâ), avait cent coups de fouet à recevoir.
Toute servante qui avait des mœurs dissolues recevait trois cents coups de fouet, et, après avoir été rasée, par ordre du juge, était rendue à son maître, qui se voyait forcé de l’éloigner de la cité et de la tenir en lieu sûr pour l’empêcher de revenir jamais. Dans le cas où ce maître ne voudrait pas vendre cette servante et lui permettrait de rentrer dans la cité, il serait condamné lui-même à recevoir publiquement trois cents coups de fouet; puis, son esclave deviendrait la propriété de quelque pauvre citoyen, au choix du roi ou du juge ou du comte, et le nouveau maître de cette femme vagabonde aurait soin de l’empêcher de reparaître sur le théâtre de ses prostitutions. Mais, dans le cas où il serait arrivé que cette servante se prostituerait au profit de son maître (adquirens per fornicationem pecuniam domino suo), le maître partagerait la honte et la peine de son esclave, en recevant trois cents coups de fouet. On devait traiter avec la même rigueur les femmes communes qui seraient arrêtées dans les villages et les bourgs et qu’on pourrait convaincre d’habitude de libertinage.
Le juge qui, par négligence ou par corruption, se dispensait de faire exécuter le décret de Récarède, [280] encourait lui-même, outre sa destitution, un rigoureux châtiment, et se voyait condamné par le conseil de ville à recevoir cent coups de fouet et à payer 30 sous d’amende à son successeur.
Sommaire.—Les Francs, vainqueurs des Gaules, ne subirent pas l’influence de la corruption gallo-romaine.—Conversion de Clovis.—Formation de la société française.—État de la Prostitution sous les Mérovingiens.—Les Gynécées.—La Prostitution concubinaire.—Portrait physique et moral des Francs.—Divinités génératrices des Francs.—Fréa ou Frigga, femme de Wodan.—Liber et Libera.—État moral des Francs après leur conversion au christianisme.—Les nobles.—Les plébéiens.—Efforts du clergé gaulois pour moraliser les Francs.—Condition des femmes franques.—Les mariages saliques.—Le présent du matin.—Abaissement volontaire des Franques vis-à-vis de leurs maris.—La quenouille et l’épée.—Multiplicité des alliances concubinaires sous les rois de la première race.—Tolérance forcée de l’Église au sujet des servantes concubines.—Les différents degrés d’association conjugale.—Le demi-mariage et le mariage de la main gauche.—État de la famille en France.—Les bâtards de la maison.—Description d’un gynécée franc.—Origine des sérails du mahométisme.—Les gynécées des Romains de l’empire d’Orient.—Gynécées des rois mérovingiens et carlovingiens.—Capitulaires de Charlemagne.—Des différentes catégories de gynécées.
Les Francs, qui s’avançaient pas à pas dans les Gaules depuis le milieu du cinquième siècle, ne se [282] confondirent pas d’abord avec les Gallo-Romains qu’ils soumettaient à leur domination; ils conservèrent leurs mœurs, leur religion et leurs usages, sans se laisser influencer par le contact de la civilisation brillante et voluptueuse qu’ils rencontraient dans les cités conquises; ils dédaignaient tout ce qui ne leur venait pas de leurs ancêtres, et ils paraissaient vouloir garder leur sauvage individualité, parmi les différentes races, les différentes religions et les différents États politiques qui s’étaient agglomérés sur le territoire des Gaules. Mais, en même temps, ils n’essayèrent pas de changer rien au genre de vie et au caractère des premiers possesseurs du sol; ils ne leur imposèrent aucune contrainte d’imitation; ils ne daignèrent seulement pas leur faire subir l’influence du voisinage et de l’exemple. La démarcation restait si nettement tranchée entre les Gallo-Romains et les Barbares, que, dans tous les pays où s’était établie la domination franque, on avait mis en usage la loi salique vis-à-vis du code théodosien, qui fut en usage dans les Gaules aussi longtemps que dans les restes de l’empire romain. Les deux législations, qui avaient force de loi réciproquement sur les vainqueurs et les vaincus, formaient un code spécial de lois mondaines (lex mundana), dans lequel chacun trouvait son droit, suivant son origine. Plus tard, le code de Théodose fut remplacé par celui d’Alaric II, roi des Wisigoths, et ensuite par celui de l’empereur Justinien pour la jurisprudence [283] romaine; quant à la jurisprudence barbare, on ne fit qu’ajouter à la loi salique les lois des Allemands, des Bavarois et des Ripuaires. Ce rapprochement de deux jurisprudences si diverses et si opposées témoigne assez que les Francs n’avaient nullement prétendu soumettre à leur code national les populations avec lesquelles ils évitaient de se mêler; on voit aussi, par là, qu’ils n’acceptaient pas davantage pour leur compte l’autorité des lois usuelles de leurs esclaves ou serfs. Il est donc certain que la Prostitution, qui avait un régime légal dans les villes gallo-romaines, continua d’y subsister avec les mêmes conditions, après la conquête des Francs, sans arriver à corrompre l’austérité rude et fière de ces conquérants.
Les principaux chefs des tribus franques avaient été appelés dans les Gaules par les évêques catholiques, qui préféraient garder leur autorité sous les barbares, que de céder leur siége épiscopal à l’arianisme protégé par les municipes romains. Ces chefs francs ne firent que se conformer à un traité secret, contracté avec les membres influents du clergé gaulois, en respectant les églises, les monastères et le culte chrétien. Ils ne séjournaient pas avec leurs hordes guerrières dans l’intérieur des cités qu’ils avaient prises de vive force ou qui leur avaient ouvert les portes: ils se logeaient autour de ces cités, dans des villages, dans des fermes, dans des camps fortifiés, dans l’enceinte de leurs chariots chargés [284] de butin; ils étaient toujours prêts à se mettre en campagne et à recommencer la guerre; ils vivaient isolés et fuyaient toute relation d’habitude avec les indigènes gaulois et les colons romains. La fusion des races et des mœurs ne fut déterminée que par la conversion de Clovis et de ses Sicambres au christianisme. Alors, les Francs songèrent à se fixer dans la Neustrie et l’Austrasie; alors le partage des terres et des hommes de corps, au profit des chefs de la nation franque, créa une société nouvelle, qui ne tarda pas à envelopper la société gallo-romaine et à l’absorber tout entière. Les Francs, en devenant chrétiens, devinrent aussi Gaulois et Romains, sans perdre toutefois le cachet de leur naissance et sans cesser d’être barbares. Pendant plus de deux siècles, se développa lentement, sous les auspices des institutions mérovingiennes, cette société française, composée de tant d’éléments divers et portant avec soi les germes de la civilisation chrétienne. Depuis Clovis jusqu’à Charlemagne, les évêques furent les véritables législateurs, et le code ecclésiastique domina le code de Justinien et les lois teutoniques. La Prostitution, condamnée par l’Église, n’avait pas de cours régulier et légal; les désordres de l’incontinence n’en étaient que plus indomptables et plus audacieux. Il n’y avait point, à proprement parler, de courtisanes, de prostituées exerçant ce honteux métier, dans les villes gouvernées par les évêques, mais il y eut partout, dans chaque fief (feudum), dans chaque [285] demeure rurale (mansio), une espèce de sérail, un gynécée, dans lequel les femmes libres ou serves travaillaient au fuseau ou à l’aiguille, et où le maître trouvait des plaisirs faciles et une émulation toujours complaisante à les servir. Ce fut la Prostitution concubinaire qui remplaça toute autre Prostitution, jusqu’à ce que le mariage se fût délivré des scandales parasites qui le déshonoraient.
Les Francs, nous l’avons déjà dit, ne savaient ce que c’était que la sensualité, quand ils descendirent dans les Gaules; ils n’usaient de leurs femmes que pour avoir des enfants, et c’était pour eux accomplir un pieux devoir que de donner beaucoup de combattants à leur tribu; car, suivant les paroles du sophiste Libanius dans son discours à l’empereur Constantin, «ils mettent tout leur bonheur dans la guerre, qui semble leur véritable élément: le repos leur est insupportable; jamais leurs voisins n’ont pu les décider ni les contraindre à vivre tranquilles. Ces barbares sont occupés jour et nuit à méditer des invasions.» Ils n’avaient donc pas le loisir de penser aux énervantes récréations de la volupté, eux dont les mœurs, au dire d’Eusèbe (Vie de Constantin, liv. I, ch. 25), ressemblaient à celles des bêtes féroces. Sidoine Apollinaire ne les peint pas sous des couleurs moins terribles: «Leur amour pour la guerre devance les années. S’ils sont accablés par le nombre ou par le désavantage de la position, ils cèdent à la mort et non à la crainte. Ils [286] semblent invincibles, même dans leur défaite, et leur vie s’éteint avant leur courage.» Ils n’avaient aucune propension naturelle aux molles distractions de l’amour; «ils ne se souciaient pas d’aimer ni d’être aimés par leurs femmes,» dit Tacite en parlant des Germains, qui ne différaient pas des Francs du cinquième siècle; ils se piquaient seulement de se rendre redoutables et de paraître plus grands, plus hideux, plus étranges, aux yeux de leurs ennemis. Voilà pourquoi ils teignaient en rouge leurs cheveux blonds, qui, rasés derrière la nuque et ramenés du sommet de la tête au front, tombaient par-devant en longues tresses ou se retroussaient en panache au-dessus du crâne. Cette abondance de cheveux était un emblème de leur force physique et un privilége de leur race; ils s’intitulaient guerriers chevelus et ils ne gardaient de leur barbe que des moustaches effilées qui descendaient souvent en pleine poitrine. Quant à leur costume ordinaire, il n’était pas fait pour une vie oisive et voluptueuse: d’étroits habits en cuir de cerf ou de daim serraient leurs membres vigoureux, et se prêtaient à tous leurs mouvements souples et agiles; un large baudrier soutenait une épée recourbée qu’on nommait scramasax, et une hache à deux tranchants pendait à leur ceinture; ils ne quittaient pas même leurs armes, dans les festins nocturnes où la bière remplissait leurs coupes en terre noire ou rouge, chaque fois qu’ils répétaient le refrain d’un de leurs chants de guerre. Ils arrivaient [287] toujours ivres dans le lit d’une de leurs épouses ou de leurs servantes, et ils ne manquaient pas d’en sortir, avant qu’il fît jour, comme s’ils avaient honte de voir un ariman (heere man, homme de guerre) dans les bras d’une femme.
Cependant les Francs avaient une divinité qui présidait aux mariages ou plutôt à la génération: c’était Fréa ou Frigga, femme de Wodan, l’Odin des Scandinaves, le dieu de la guerre et du carnage. Elle réparait les maux causés par son farouche époux; elle donnait la vie, après que celui-ci avait donné la mort; elle départait aux braves le repos et la volupté (pacem voluptatemque largiens mortalibus, dit Adam de Brême, dans son Histoire ecclésiastique). Adam de Brême ajoute que les adorateurs de cette Vénus du Nord la représentaient sous la forme d’un monstrueux phallus (cujus etiam simulacrum ingenti Priapo), mais on ne cite aucun autre témoignage à l’appui de cette bizarre configuration de la déesse Fréa, et nous serions fort embarrassé de justifier par des autorités anciennes la présence du phallus dans la religion des Francs. Quoi qu’il en soit, ce phallus n’était pas le symbole du libertinage et des passions obscènes: il ne figurait pas autre chose que l’acte divin de la génération, et il caractérisait la nature créatrice. On doit peut-être rapporter au culte de Fréa, plutôt qu’à celui de Priape, la plupart des traditions phalliques qui étaient fort répandues dans les contrées [288] où les Francs ont séjourné, et il faudrait voir ainsi la Vénus du Nord, dans les idoles, dans les pierres levées, dans les troncs d’arbre taillés à la serpe, dans les attributs de Priape, que les villageois respectèrent et adorèrent jusqu’au neuvième siècle. On a découvert, dans les ruines de plusieurs stations franques au bord du Rhin, un grand nombre de phallus en bronze et en ivoire qui devaient être des offrandes commémoratives présentées à Fréa par les femmes plutôt que par les hommes. Ce n’est que dans l’idolâtrie des Phéniciens qu’on trouve Vénus ou la nature femelle symbolisée par un phallus. A la fin du quatrième siècle, lorsque la déesse Fréa, honorée par les Francs de l’Yssel, pouvait avoir introduit une nouvelle espèce de Vénus dans le paganisme romain, on dédia des chapelles à deux divinités qui étaient peut-être d’origine franque, et que saint Augustin, dans sa Cité de Dieu, nous montre comme concourant l’une et l’autre à l’acte le plus secret de la génération. C’étaient Liber et Libera qui occupaient le même temple, où la partie sexuelle de l’homme se voyait placée à côté de celle de la femme, en guise de simulacre de ces divinités qu’on nommait le père et la mère. Saint Augustin cite un singulier passage de Varron au sujet des attributions de Liber et de Libera, que nous n’hésitons pas à reconnaître dans la Fréa des Francs: Liberum a Liberamento appellatum volunt, quod mares in coeundo, per ejus beneficium, emissis [289] seminibus, liberentur. Hoc idem in feminis agere Liberam, quam etiam Venerem putant, quod et ipsas perhibeant semina emittere, et ob hoc Libero eamdem virilem corporis partem in templo poni, femineam Liberæ.
Mais Clovis, baptisé par saint Remy, renversa les idoles qu’il avait adorées, et les Francs, à son exemple, se firent baptiser à l’envi, en renonçant aux dieux de leurs ancêtres. Leur catholicisme fut longtemps aussi grossier que l’avait été leur idolâtrie; ils ne comprenaient ni le dogme, ni la morale de la religion, qu’ils avaient embrassée, et qui se bornait pour eux à certaines pratiques, à certaines cérémonies. Toutefois, les évêques se servirent avec succès de l’autorité ecclésiastique, pour adoucir et corriger les mœurs des farouches Sicambres: ils étaient sans cesse en lutte contre ces barbares qui ne connaissaient d’autre loi que leurs instincts et leurs passions brutales; ils procédaient par l’excommunication, et ils s’exposaient à des injures, à de mauvais traitements, même à la mort, en tenant tête à leurs néophytes, qui s’abandonnaient avec une fougue sauvage à tous les excès, et qui se jouaient surtout du sacrement du mariage. Les rois, comme les leudes et les lètes, avaient une quantité de concubines qui se succédaient l’une à l’autre, et qui quelquefois avaient un règne simultané. Or, l’Église, en se fondant sur le sentiment unanime des conciles, permettait à tout [290] laïque une seule épouse légitime ou une seule concubine, suivant l’usage de la loi romaine qui survivait au polythéisme. Les clercs eux-mêmes jouissaient des mêmes priviléges, et rien n’était plus fréquent que de voir un évêque marié et un prêtre ayant une concubine. Mais les Francs ne se contentèrent pas de la tolérance catholique qui permettait à chacun, soit une concubine, soit une épouse; ils ne se bornaient point à en changer aussi souvent que l’envie leur prenait de former une nouvelle union légitime ou autorisée; ils entretenaient, à côté de l’épouse en titre, plusieurs concubines qui partageaient simultanément la couche du maître; ils avaient, dans la partie la plus retirée de la maison, un gynécée de femmes ou de servantes (ancillæ) qui leur donnaient des enfants, et qui passaient tour à tour dans leur lit. C’était la coutume de tous les barbares, qui manifestaient leur noblesse et leur richesse, par le nombre de leurs femmes, de leurs chevaux et de leurs chiens. Chez les pauvres et dans la plèbe, le mariage était monogame, parce que le mari n’aurait pas eu les moyens de nourrir plusieurs femmes; mais cette épouse ou cette concubine cédait souvent la place à une autre, car le divorce n’offrait pas plus de formalités que le mariage.
On comprend à quel point le clergé gaulois avait à combattre les mœurs désordonnées de ces barbares, qui s’indignaient de toute contrainte et qui [291] voyaient une servitude intolérable dans chaque prescription de la loi divine et humaine. Les Francs ne souffraient pas que le prêtre se permît de voir, de juger et de condamner ce qui se cachait dans le sanctuaire du foyer domestique: ils contribuaient volontiers à toutes les dépenses du culte; ils faisaient généreusement l’aumône; ils donnaient à pleines mains pour la construction et l’embellissement des églises, pour l’entretien des monastères, pour les châsses, les reliquaires, les tombeaux des saints, mais ils devenaient indociles et rebelles, dès que leur conduite privée était en butte aux réprimandes et aux anathèmes des évêques et des clercs. Ils ne se conformaient pas, d’ailleurs, aux préceptes de l’Évangile, qui veut que la femme soit l’égale de l’homme, et qu’ils ne fassent qu’une seule chair: la femme, dans leurs idées, était moins la compagne de l’homme que son esclave ou sa servante, et cette servante, cette esclave, loin d’être affranchie par le mariage, n’y trouvait qu’un joug plus pesant et un maître moins facile. Au reste, toutes les femmes, chez les Francs, avaient accepté cette condition de servage et d’infériorité, que leur attribuait leur sexe, et elles ne savaient pas même bon gré au clergé de la protection qu’il s’efforçait d’étendre sur elles; car l’excommunication qui frappait leurs maris ou leurs maîtres les atteignait aussi dans ses conséquences, et les exposait à des représailles trop souvent sanglantes. Un Franc, qui avait [292] répudié son épouse ou chassé sa concubine, n’hésitait pas à la tuer plutôt que de la reprendre en obéissant aux injonctions de son évêque et en ayant l’air de fléchir devant les menaces de l’Église. Ces mariages, ces concubinages, il est vrai, n’étaient pas la plupart consacrés par la bénédiction religieuse; ils s’accomplissaient devant la loi salique, par le sou et le denier, que la femme recevait comme symbole du contrat nuptial; ce contrat, consenti devant témoins, n’était écrit et signé que dans le cas, peu ordinaire, où l’époux, le lendemain de la nuit des noces, assignait un douaire à son épouse, en lui jetant un brin de paille sur le sein, et en lui serrant le petit doigt de la main gauche. Le présent du matin (morghen gabe) composait, presque à lui seul, le lien d’une union, commencée la veille par l’octroi d’un sou d’or et d’un denier d’argent que l’époux avait mis dans la main de sa femme. Ce sou et ce denier semblent avoir été la taxe (præmium) générale et uniforme qu’une femme, quel que fût son rang, devait réclamer pour prix de sa virginité.
Après avoir accepté d’un homme le sou et le denier, la femme se considérait comme vendue à cet homme, et elle ne s’appartenait plus à elle-même, tant que les chaînes de ce servage n’étaient pas rompues par le divorce ou par la mort. On peut juger de la soumission d’une épouse envers son mari, par les termes qu’elle employait en lui adressant la [293] parole: «Mon seigneur et mon époux, lui disait-elle; moi, votre humble servante (Domini et jugalis mei, ego ancilla tua).» C’est ainsi que, dans les Formules de Marculphe (lib. II, c. 27), la femme parle à son seigneur et maître. Il n’y avait qu’une seule circonstance où une femme mariée pût échapper à l’esclavage de sa position et se relever de son abaissement. Quand une fille née de parents libres avait associé son sort à celui d’un serf et s’était donnée à lui par amour ou par imprudence, elle suivait la condition de cet époux indigne d’elle et devenait serve comme lui; mais la loi des Ripuaires lui offrait toujours, pour l’honneur de sa famille, le moyen de reconquérir sa liberté. A la requête d’un parent ou d’un ami, elle se faisait citer devant le roi ou le comte, qui l’interrogeait sur son mariage déshonorant; elle avouait le fait et s’en remettait à la justice du roi ou du comte. Celui-ci mandait le mari serf et le confrontait avec sa femme, à laquelle il présentait en silence une quenouille et une épée. Si cette femme optait pour la quenouille, elle demeurait esclave à toujours et à la merci de l’homme qu’elle avait aimé assez pour lui sacrifier tout; si, au contraire, elle prenait l’épée, elle redevenait libre, en tuant cet homme qui l’avait faite esclave. Elle effaçait ainsi la honte de sa Prostitution dans le sang de celui qui en était coupable, peut-être malgré lui. La quenouille (conucula) était l’emblème de la condition servile que le mariage faisait aux femmes. Elles ne [294] paraissaient plus en public; elles ne fréquentaient pas la compagnie des hommes; elles ne sortaient que voilées et couvertes d’amples vêtements, dans lesquels leurs pieds et leurs mains restaient toujours ensevelis; elles passaient leur vie à filer le chanvre et la laine, à fabriquer et à teindre des étoffes, à mettre au monde et à élever des enfants. Toutes les fois que les historiens des temps mérovingiens nous introduisent dans l’appartement des femmes, fussent-elles reines, ils nous les représentent occupées à des soins de ménage et à des travaux d’aiguille, loin des regards curieux et des convoitises profanes.
Les alliances concubinaires, qui convenaient aux mœurs des Francs, s’étaient multipliées de telle sorte, sous les rois de la première race, qu’il fallait qu’un Franc fût bien pauvre pour n’avoir qu’une femme et deux servantes dans sa maison. L’Église fermait les yeux sur ces désordres, tant qu’elle pouvait paraître les ignorer et tant qu’on ne s’adressait point à elle pour les faire cesser. Elle poussait la condescendance à l’égard des maîtres du pays, jusqu’à leur permettre un commerce permanent avec leurs servantes, pourvu qu’ils se dispensassent de toute formalité matrimoniale; mais Salvien, qui était Gaulois et qui écrivait au milieu du cinquième siècle, nous apprend que la tolérance ecclésiastique au sujet des concubines avait été si mal interprétée, que la plupart de ceux qui vivaient en concubinage se regardaient comme légitimement mariés et ne [295] prenaient pas d’autres épouses que leurs servantes, avec lesquelles ils cohabitaient en leur rendant des devoirs de mari (ad tantam res imprudentiam venit, ut ancillas suas multi uxores putent, atque utinam sicut putantur esse quasi conjuges, ita solæ haberentur uxores). Salvien, dans ce passage remarquable (De gubern. Dei, l. IV, c. De concubinis), dit que l’Église estimait le concubinage et le tenait pour chaste, en comparaison de la Prostitution indécise et vagabonde; car l’homme qui se contentait de ses concubines imposait une espèce de frein à ses désirs et les renfermait dans le cercle plus ou moins restreint des amours ancillaires. Ces amours, quoique illicites, trouvèrent grâce devant le tribunal canonique, parce qu’ils empêchaient de plus grands désordres et qu’ils assuraient le repos de la société chrétienne. Le pape saint Léon, vers la fin du cinquième siècle, étendait son manteau pontifical sur les abus du concubinat, lorsqu’il disait, dans une lettre à l’évêque de Narbonne: «Les filles qui sont mariées avec l’autorité de leurs parents n’ont rien à se reprocher, si les femmes qu’avaient leurs maris auparavant n’étaient pas véritablement mariées, parce que autre chose est une femme mariée, autre chose est une concubine.» Nous croyons que le mot concubine, à ces époques où il était si fréquemment employé et presque toujours en bonne part, s’appliquait à différents degrés d’association conjugale; mais si ce mot, au singulier, n’avait d’ordinaire [296] qu’une signification honnête, le même mot, au pluriel, prenait un sens injurieux et indécent.
Jusqu’au règne de Charlemagne, selon l’abbé de Cordemoy, dans son Histoire de France: «La qualité de concubine, réduite aux termes de l’honnêteté, désignoit une femme mariée avec honneur et de laquelle le mariage, quoique fait avec moins de formalités que celui qu’on appeloit solennel, ne laissoit pas d’être valable. Le plus instruit de nos jurisconsultes (Cujas) dit que le concubinage étoit un lien si légitime, que la concubine pouvoit être accusée d’adultère aussi bien que la femme; que la loi permettoit d’épouser, à titre de concubines, certaines personnes que l’on considéroit comme inégales par le défaut de quelques qualités qu’il falloit pour soutenir le plein honneur du mariage; et que, encore que le mariage fût au-dessus du concubinage pour la dignité et pour les effets civils, le nom de concubine étoit pourtant un nom d’honneur bien différent de celui de maîtresse; mais qu’enfin le vulgaire en France avoit confondu ces deux mots, faute d’entendre ce que c’étoit que le concubinage, quoiqu’il soit fort en usage dans quelques endroits, où il s’appelle demi-mariage, et en d’autres termes, mariage de la main gauche.» L’abbé de Cordemoy, en s’appuyant sur l’autorité de Cujas, ne s’est pas souvenu que ce savant jurisconsulte avait étudié le droit romain plutôt que le droit barbare. Le concubinage, chez les Francs et les Gallo-Romains, qui ne tardèrent pas à [297] imiter leurs maîtres, n’avait pas toujours ce caractère de demi-mariage que lui assigna la jurisprudence romaine. Il s’écartait d’autant plus de ce demi-mariage, qu’il se renouvelait sans cesse et qu’il comprenait quelquefois un certain nombre de femmes sous le même régime concubinaire. Dans quelques circonstances, il est vrai, un roi, un magnat, un noble, qui épousait une femme de condition inférieure, ne lui accordait pas le titre d’épouse, mais celui de concubine, qui n’impliquait point avec lui la célébration du mariage chrétien. Ordinairement la concubine était une servante, une esclave, qui entrait dans le lit de son maître et seigneur. Cette concubine pouvait se prévaloir d’une sorte de légitimité nuptiale, tant qu’elle ne partageait pas ses attributions les plus délicates avec une autre femme. Les Francs, surtout leurs chefs, prenaient des concubines qu’ils épousaient à la manière franque, par le sou et le denier, afin de n’être pas, en cas de divorce ou de répudiation, arrêtés par les entraves du mariage religieux. L’Église n’avait rien à voir dans les unions qu’elle n’avait pas faites, et si elle s’en mêlait parfois à contre-cœur, quand un scandale éclatant l’empêchait de garder la neutralité, elle ne se heurtait pas à de terribles questions de sacrilége et de bigamie chrétienne: elle ne se prononçait alors, entre les parties, que sur le chef d’incontinence et de fornication. Nous persistons à croire que, sous la première et même la seconde race de nos rois, on appelait [298] épouse la femme mariée suivant le rite de l’Église, et concubine, la femme mariée seulement selon la loi salique: Secundum legem salicam et antiquam consuetudinem, disent les Formules de Marculphe, au sujet du sou et du denier, qui constituaient le mariage civil des Francs.
Les concubinages, étant de leur nature étrangers à la sanction ecclésiastique, ne dépendaient que du caprice des personnes qui les contractaient à leur fantaisie, et qui les rompaient sans plus de scrupule. Tel fut pendant plus de trois siècles l’état de la famille en France: à côté de la femme légitime, seule reconnue par l’Église, il y avait une ou plusieurs concubines, à qui le maître de la maison accordait plus ou moins d’égards, en raison de leur naissance, de leur conduite ou de l’affection qu’il avait pour elles. Quelquefois ces concubines étaient si nombreuses sous le même toit, que l’homme qui les nourrissait et les entretenait à ses dépens, se voyait forcé d’en congédier quelques-unes pour qu’elles ne mourussent pas toutes de faim. Le mariage salique ne fut en usage que pour les filles d’origine franque, qui épousaient concubinairement des hommes de leur race. Ces concubines, en général, se rendaient compte de leur position inférieure vis-à-vis de la femme légitime mariée catholiquement, et celle-ci, satisfaite de son rang et de sa part d’épouse, les laissait sous ses yeux remplir leur rôle concubinaire. Les enfants issus de ces concubinages [299] n’étaient pas admis aux mêmes droits que les enfants nés de l’épouse légitime; mais ils avaient pourtant une demi-légitimité, et leur bâtardise ne leur imprimait aucune tache de honte, puisqu’ils s’en faisaient honneur et s’intitulaient bâtards de la maison; ils restaient toutefois dans un état d’infériorité et de respectueuse soumission vis-à-vis de leurs frères nés de l’épouse véritable, lesquels représentaient seuls la branche héréditaire et se partageaient entre eux les biens de leur père. Les concubines semblaient n’avoir d’autre destination que de suppléer aux insuffisances et aux empêchements de l’épouse, lorsque celle-ci était éloignée du lit conjugal par son indisposition mensuelle, par la maladie ou par la nourriture d’un nouveau-né. Il y avait aussi bien des degrés entre les concubines: les unes, de condition libre et de race franque, s’estimaient aussi bien mariées que si l’Église eût sanctionné le contrat du sou et du denier; les autres, de condition serve et de race étrangère, ne pouvaient jamais prendre des airs de femme légitime. Une servante, qui n’avait fait que passer dans la couche du maître, conservait seulement une sorte d’autorité sur ses compagnes, qui lui accordaient quelque déférence: cette autorité augmentait à mesure que le temps lui donnait plus de poids et que le maître (dominus) la confirmait par la bienveillance dont il honorait une vieille maîtresse.
[300] Toutes les femmes attachées à une maison, en qualité d’épouses, de concubines et de servantes, vivaient ensemble dans l’intérieur du logis, où nul homme ne pénétrait sans la permission du maître. Le local réservé aux femmes se nommait gynécée, chez les Francs comme chez les Gallo-Romains (en latin gynæceum, en grec γυναίκεον). Le mot gynæceum s’était corrompu de plusieurs manières, selon les dialectes barbares qui l’avaient adopté, et nous le voyons écrit genecium, genicium, genecæum et genizeum, dans les auteurs de la basse latinité. Ce local était plus ou moins spacieux, en raison de l’importance de la maison. Il se composait de plusieurs chambres ou de plusieurs corps de bâtiment; il renfermait souvent différents ateliers et un grand dortoir, qui rapprochait toutes les conditions et tous les âges. La maîtresse de la maison, soit l’épouse, soit la principale concubine, avait sous sa direction les travaux du gynécée. Ces travaux comprenaient plus particulièrement ceux qui regardent l’industrie de la fabrique des étoffes et de la confection des vêtements. En ce temps-là, de même que dans toute l’antiquité, les hommes auraient rougi de mettre la main à ces ouvrages de femme (muliebre opus), et, dans les arts domestiques, ils ne s’appliquaient qu’à des œuvres de cognée et de marteau. Les anciens glossaires sont d’accord sur ce point, que l’apprêt des laines appartenait surtout au gynécée du Nord; le filage de la soie au gynécée du Midi. Papias dit que le gynécée s’appelle [301] textrinum (atelier), «parce que les femmes qui y sont réunies travaillent à la laine» (quod ibi conventus feminarum ad opus lanificii exercendum conveniat). Pollux dit que le gynécée peut être appelé sayrie, parce que c’est là que les femmes travaillent à la soie. Ces gynécées existaient, avec destination analogue, chez les Romains de l’empire d’Orient; ils étaient même établis sur une plus vaste échelle à Constantinople, et l’on ne peut plus douter qu’ils n’aient donné naissance aux sérails, que le mahométisme ne fit pas aussi laborieux, en les consacrant exclusivement au mariage. Chez les Romains d’Orient, il y avait des gynécées pour les deux sexes, qui y travaillaient séparément ou collectivement, selon le bon plaisir du maître; mais, dans ces gynécées considérables, on ne recevait que des esclaves qui subissaient la contrainte la plus rigoureuse et qui s’inclinaient sous le fouet et le bâton. Aussi, les gynécées des empereurs, des magistrats et des officiers impériaux, étaient-ils des ateliers pénitentiaires où l’on envoyait, pendant un temps fixé par l’arrêt de condamnation, les pauvres et les vagabonds qui avaient commis un délit et qui ne pouvaient payer l’amende. Il est dit dans la Passion de saint Romain que le saint fut revêtu d’une chemise de laine et enfermé dans un gynécée, en signe de mépris (ad injuriam). Lactance, dans son livre De la mort des persécuteurs, dit que les mères de famille et les dames patriciennes qu’on soupçonnait de s’être converties à la foi des [302] chrétiens étaient jetées honteusement dans un gynécée (in gynæceum rapiebantur).
A l’instar des empereurs de Byzance, les rois mérovingiens et carlovingiens eurent des gynécées dans leurs habitations rurales, et ces gynécées renfermaient toute une population de femmes, parmi lesquelles ces souverains ne dédaignaient pas de choisir les plaisirs capricieux de leur lit royal. Le capitulaire de Villis énumère les différents ouvrages qui s’exécutaient dans ces vastes ateliers où travaillaient aussi des esclaves et des eunuques: «Qu’en nos gynécées, dit Charlemagne, se trouve tout ce qu’il faut pour travailler, c’est-à-dire le lin, la laine, la gaude, la cochenille, la garance, les peignes, les laminoirs, les cardes, le savon, l’huile, les vases et toutes les choses qui sont nécessaires dans ce lieu-là.» Un autre capitulaire, de l’année 813, ajoute: «Que nos femmes, qui sont employées à notre service (feminæ nostræ quæ ad opus nostrum servientes sunt), tirent de nos magasins la laine et le chanvre, avec lesquels elles fabriqueront des capes et des chemises.» On voit, dans le livre des Miracles de saint Bertin (Act. SS. Bened., t. I, p. 131), que les jeunes enfants étaient mis en apprentissage dans les gynécées des grands, où ils apprenaient à filer, à tisser, à coudre, à faire toutes sortes d’ouvrages de femme (in genecio ipsius, nendi, cusandi, texendi, omnique artificio muliebris operis edoctus), Un maître, quel qu’il fût, était fort jaloux de ses [303] gynéciaires, et il ne permettait à personne l’entrée de son gynécée, que protégeait, comme un sanctuaire, la législation des barbares. «Si quelqu’un, dit la loi des Allemands, a couché avec une fille d’un gynécée qui ne lui appartient pas, et cela contre la volonté de cette fille, qu’il soit taxé à 6 sous d’or (si cum puellâ de genecio priore concubuerit aliquis contra voluntatem ejus).» Le texte de la loi diffère dans les manuscrits, mais le sens ne varie pas beaucoup; seulement, Charlemagne, dans une nouvelle rédaction de cette loi, jointe à ses capitulaires, en punissant le viol accompli et non les tentatives de séduction (si quis alterius puellam de genicio violaverit) a fait disparaître l’incertitude qui s’attachait à l’espèce de violence que la gynéciaire pouvait dire avoir été exercée contre sa volonté.
Il est certain que les gynécées n’étaient pas tous du même ordre, ou du moins qu’ils avaient différentes catégories que réglait la nature des travaux plus pénibles ou moins désagréables les uns que les autres. Ainsi, les plus rudes devaient être attribués à des esclaves subalternes ou à des ateliers de discipline. Ce n’est pas à dire cependant, comme Ducange essaie de le prouver dans son Glossaire (au mot Gynæceum), que la plupart des gynécées suppléaient aux lupanars, et n’étaient que des foyers de Prostitution. Le texte, que Ducange emprunte à la loi des Lombards, ne conclut pas à l’induction qu’il veut en tirer: «Nous avons statué que si une [304] femme, sous un déguisement quelconque, est saisie en flagrant délit de débauche (si femina, quæ vestem habet mutatam, mœcha deprehensa fuerit), elle ne soit pas mise au gynécée, comme ç’a été la coutume jusqu’ici, attendu qu’après s’être prostituée à un seul homme, elle ne perdrait pas l’occasion de se prostituer à plusieurs.» Ce texte prouverait, au contraire, que la loi veillait à la pureté des mœurs gynéciaires. Cependant les gynécées, ceux des particuliers comme ceux des rois, méritèrent souvent leur mauvaise réputation et même, au dixième siècle, leur nom devint synonyme de lieu de débauche. Le maître de maison n’avait que faire d’un pacte concubinaire avec ses servantes et ses ouvrières, qui se disputaient l’honneur de partager sa couche: «Si quelqu’un, dit Réginon (De Eccles. discip., l. II, c. 5), consent à commettre un adultère dans sa propre maison avec ses servantes ou ses gynéciaires...» Ce passage paraît indiquer que les gynécées, outre les servantes, admettaient des femmes pensionnaires qui se louaient à certaines conditions. L’entretien d’un gynécée coûtait donc fort cher: le chapitre 75 d’un synode de Meaux, cité par Ducange, parle de laïques qui avaient des chapelles à eux, et qui s’autorisaient de cela pour lever des dîmes qui leur servaient à nourrir des chiens et des gynéciaires (inde canes et gyneciarias suas pascant). Les gynécées se restreignirent à des proportions moins ambitieuses, à mesure que les manufactures s’établirent et [305] que le commerce, en distribuant partout ses produits, rendit inutile la fabrication d’une foule de tissus et d’objets dans le domicile des particuliers. Mais la vie des femmes ne cessa pas d’être commune, et, malgré l’émancipation que la chevalerie leur avait apportée en certaines circonstances solennelles, la vie privée resta murée; alors il n’y avait plus de concubines dans ces sanctuaires de la famille, où la femme légitime, entourée de ses servantes et de ses enfants, leur donnait l’exemple du travail, de la décence et de la vertu.
Sommaire.—Débordements concubinaires des rois francs.—Clotaire Ier.—Ingonde et Aregonde.—Incontinence adultère de Caribert, roi de Paris.—Marcoviève et Méroflède.—Caribert répudie sa femme Ingoberge.—Theudechilde.—Les frères de Caribert.—Gontran, roi d’Orléans et de Bourgogne.—Chilpéric, roi de Soissons.—Audowère.—Frédégonde.—Galeswinde.—Dagobert Ier.—Pépin et sa concubine Alpaïs.—Meurtre de saint Lambert par Dodon, frère d’Alpaïs.—Mœurs dissolues de Bertchram, évêque de Bordeaux.—Brunehaut.—Charlemagne.—Ses concubines Maltegarde, Gersuinde, Régina et Adallinde.—Ses filles.—Le cartulaire de l’abbaye de Lorsch.—Légende des amours d’Éginhard et d’Imma, fille de Charlemagne.—Capitulaire de Charlemagne concernant les complices de la Prostitution.—Origine des fonctions du prévôt de l’hôtel du roi et de l’office du roi des ribauds.—Recherches minutieuses des individus suspects et des prostituées ordonnées par Charlemagne.—Châtiment infligé aux femmes de mauvaise vie et à leurs complices.—Les juifs, courtiers de Prostitution.—Le pied de roi.—Dissertation sur la stature de Charlemagne.—Légende de la femme morte et la pierre constellée.—Le capitulaire de l’an 805.—Les hommes nus.—Les mangones et les cociones.—Les maquignons.—Légende de saint Lenogésilus.—Les successeurs de Charlemagne.—Louis-le-Débonnaire.—L’épreuve de la croix.—L’épreuve du congrès.— [308] L’impératrice Judith.—Theutberge, femme de Lothaire, roi de Lorraine, accusée d’inceste.—Le champion ou vicaire de Theutberge sort triomphant de l’épreuve de l’eau chaude.—Theutberge, justifiée, est traduite devant un consistoire présidé par Lothaire.—Elle s’accuse, puis rétracte ses aveux.—Le concile de Metz.—Lothaire est excommunié.—Sacrilége de Lothaire.—Sa mort.
Les rois de la première race furent sans cesse en lutte avec l’Église, à cause de leurs concubines, qu’ils prenaient et répudiaient tour à tour, sans consulter les évêques, et ceux-ci, malgré leurs menaces et leurs anathèmes, ne parvenaient pas à faire respecter aux Francs l’institution religieuse du mariage, car les nouveaux convertis restaient païens dans leurs mœurs et supportaient avec peine le joug évangélique. L’histoire de ces rois est remplie de leurs guerres, de leurs crimes et de leurs excès; mais c’est surtout dans leurs amours qu’ils ont à se plaindre de l’importune police du pouvoir ecclésiastique, qui ne leur accorde ni paix ni trêve, et qui ne tolère pas chez eux l’exemple de la Prostitution. Pourtant, le scandale demeure ordinairement enclos dans le sein du gynécée, et la rumeur publique révèle à peine ce qui s’y passe. Dès qu’un écho de ces désordres avait transpiré aux oreilles du confesseur, celui-ci s’armait de ses foudres excommunicatoires et tenait le pécheur éloigné de la sainte table, jusqu’à ce qu’il eût purifié son lit et rompu avec le démon féminin. On ne comprendra bien les débordements concubinaires des rois francs, [309] qu’en lisant, dans Grégoire de Tours, le récit naïf d’un des mariages du roi Clotaire, fils de Clovis, lequel eut sept femmes ou concubines avouées. «Il avait déjà pour épouse Ingonde, et l’aimait uniquement, lorsqu’elle lui fit cette demande: «Mon seigneur a fait de moi ce qu’il a voulu; il m’a reçue dans son lit; maintenant, pour mettre le comble à ses faveurs, que mon seigneur roi daigne écouter ce que sa servante lui demande. Je vous prie de vouloir bien chercher pour ma sœur, votre esclave, un homme capable et riche qui m’élève au lieu de m’abaisser, et qui me donne les moyens de vous servir avec plus d’attachement encore?» A ces mots, Clotaire, déjà trop enclin à la volupté, s’enflamme d’amour pour Aregonde, se rend à la campagne où elle résidait, et se l’attache par le mariage. Quand elle fut à lui, il retourna vers Ingonde, et lui dit: «J’ai travaillé à te procurer cette suprême faveur que m’a demandée ta douce personne, et en cherchant un homme riche et sage qui méritât d’être uni à ta sœur, je n’ai trouvé rien de mieux que moi-même; sache donc que je l’ai prise pour épouse; je ne crois pas que cela te déplaise?—Ce qui paraît bien aux yeux de mon maître, répondit-elle, qu’il le fasse; seulement, que sa servante vive toujours en grâce avec le roi!» Ce curieux tableau de mœurs nous montre comment allaient les choses dans les gynécées des rois.
Les fils de Clotaire Ier furent comme lui polygames, [310] et plus que lui adonnés à leur incontinence adultère. L’aîné, Caribert, roi de Paris, était marié à Ingoberge, que sa naissance illustre élevait au-dessus de ses rivales: «Elle avait à son service deux jeunes filles nées d’un pauvre artisan; l’une, nommée Marcoviève, portait l’habit religieux; la seconde s’appelait Méroflède, et le roi en était éperdument amoureux.» Ingoberge, jalouse de l’intérêt qu’elles inspiraient au roi, eut la fâcheuse idée de vouloir déprécier ces deux sœurs, en mettant sous les yeux de Caribert la condition servile de leur père, qui cardait de la laine dans le préau du palais; mais Caribert, irrité contre sa femme, qui s’était proposé de le faire rougir, la répudia, et prit successivement Méroflède et Marcoviève; mais il ne s’en contenta pas; bientôt, il leur préféra une autre servante, nommée Theudechilde, dont le père était berger. Celle-ci, quoique concubine de dernier ordre, s’empara du trésor de Caribert, quand ce prince mourut, sans laisser d’héritier, entre les bras de Theudechilde, de Marcoviève et de Méroflède, qui s’étaient partagé ses dernières caresses. Les frères de Caribert avaient aussi au même degré le vice de l’incontinence. Gontran, roi d’Orléans et de Bourgogne, tout dévot qu’il était, changea de femmes autant de fois que Caribert, et eut des concubines de basse extraction, sans que les évêques, qui l’appelaient le bon Gontran (bonus) le troublassent dans ses amours. Chilpéric, roi de Soissons, [311] est celui auquel les chroniqueurs contemporains attribuent le plus grand nombre de femmes, épousées d’après la loi des Francs, par l’anneau, le sou et le denier. Une de ces femmes, nommée Audowère, avait à son service Frédégonde, jeune fille d’origine franque, aussi remarquable par sa beauté que par son astuce. Chilpéric ne l’eut pas plutôt vue, qu’il en fut épris; mais Frédégonde avait trop d’ambition pour être satisfaite du rôle de concubine subalterne. Audowère étant accouchée en l’absence du roi son mari, Frédégonde, de concert avec un évêque qu’elle avait mis dans ses intérêts, abusa de la simplicité de la reine au point de la déterminer à tenir elle-même sur les fonts baptismaux son propre enfant. Or la qualité de marraine était incompatible avec celle d’épouse, selon la doctrine de l’Église. Lorsque Chilpéric revint de la guerre, toutes les filles de son domaine royal allèrent à sa rencontre, portant des fleurs et chantant ses louanges. Frédégonde se présenta la première: «Avec qui mon seigneur couchera-t-il cette nuit? lui dit-elle effrontément (Cum quâ dominus meus rex dormiet hac nocte?); car la reine, ma maîtresse, est aujourd’hui sa commère, étant marraine de sa fille.—Eh bien! répondit Chilpéric d’un ton jovial, si je ne puis coucher avec elle, je coucherai avec toi.» Audowère arrivait à lui, son enfant entre les bras: «Femme, lui dit le roi, tu as commis un crime par simplicité d’esprit, tu es ma commère et [312] ne peux plus être mon épouse.» Il la répudia sur-le-champ et lui fit prendre le voile dans un couvent. Frédégonde n’occupa la place d’Audowère, que pendant quelques mois. Chilpéric demanda en mariage Galeswinde, fille du roi des Goths, et, pour obtenir la main de cette princesse, il répudia ses femmes et congédia ses maîtresses, même Frédégonde, qu’il n’avait pas cessé d’aimer. Mais il ne tarda pas à se rapprocher de cette belle concubine, et à lui sacrifier la reine, qu’il fit étrangler pendant qu’elle dormait. Frédégonde, qu’il épousa ensuite, l’enveloppa dans un réseau de voluptés, qui le réduisit à la merci de sa criminelle compagne.
Telle est l’histoire de presque tous les rois mérovingiens, qui ne reculaient ni devant des meurtres, ni devant des guerres sanglantes, pour servir leurs amours et prendre ou garder une concubine. Ils vivaient dans leurs domaines royaux, loin des yeux de leurs sujets, qui entendaient à peine le bruit des orgies de ces rois fainéants, livrés à la débauche, et retombant sans cesse de l’ivrognerie à la luxure. La vie intérieure du palais n’était qu’un bourbier de Prostitution où s’enfonçait de plus en plus la royauté franque. Dagobert Ier, qui eut pourtant quelques qualités d’un roi, ne fut pas plus continent que ses prédécesseurs, et son ministre saint Éloi ne paraît pas s’être préoccupé des mœurs privées de ce prince, qui bâtissait des églises, fondait des monastères, couvrait d’or les reliques et les [313] tombeaux des saints, mais qui, en même temps, avait une foule de concubines, à l’instar du roi Salomon (luxuriæ supramodum deditus, tres habebat instar Salomonis reginas maxime et plurimas concubinas, dit Frédégaire dans sa chronique). Les évêques ne se lassaient pourtant pas d’anathématiser les désordres des rois et des princes; ils s’exposaient courageusement à la colère de ces libertins, trop souvent incorrigibles; ils ne craignaient pas même la mort ou le martyre, quand il s’agissait de défendre la sainteté du mariage catholique contre les audacieuses entreprises du concubinat païen: Prætextat, évêque de Rouen, fut ainsi massacré par un émissaire de Frédégonde; Didier, évêque de Vienne, fut lapidé par ordre de Brunehaut; saint Lambert fut assassiné par un nommé Dodon, qui ne lui pardonnait pas d’avoir voulu détacher le prince Pépin de sa concubine Alpaïs: «Saint Lambert, racontent les Chroniques de saint Denis (en 708), reprist le prince Pépin, pour ce qu’il maintenoit Alpaïs, une dame qui n’estoit pas son espousée, par dessus Plectrude sa propre femme. Le frère de cette Alpaïs, qui avoit nom Dodon, occist saint Lambert, pour ce tant seulement qu’il eust repris Pépin de son péchié.» Les évêques et les prêtres, que la Prostitution ou plutôt le scandale rencontrait toujours sur son chemin comme des adversaires implacables, n’étaient pas tous à l’abri des reproches qu’ils adressaient à leur prochain et qui retombaient [314] sur eux-mêmes. Grégoire de Tours nous représente, sous les couleurs les plus odieuses (liv. VIII et IX), Bertchram, évêque de Bordeaux, qui corrompait des servantes, des femmes mariées, et qui déshonora même la couche royale. Au moment où saint Colomban, abbé de Luxeuil, se rendait à la cour de Théodoric II, roi de Bourgogne, pour le faire rougir de ses adultères, et pour l’inviter à chasser ses concubines, le pape Grégoire Ier écrivait à la reine Brunehaut, et lui enjoignait de punir les prêtres impudiques et pervers (sacerdotes impudici ac nequiter conversantes). C’était Brunehaut qui avait perverti la jeunesse de son petit fils Théodoric II, en l’entourant de concubines, et en lui donnant l’exemple de la débauche la plus infâme. Les deux reines, Brunehaut et Frédégonde, rivalisèrent l’une et l’autre de vices et de crimes jusque dans un âge où les feux de la concupiscence sont éteints: elles semblaient se défier à qui aurait le plus d’amants, à qui leur tiendrait tête avec plus d’ardeur, à qui sortirait le plus tard de la lice amoureuse. Ce fut Brunehaut qui mourut la première, attachée à la queue d’un cheval fougueux, emportée à travers champs, et mise en pièces après avoir été promenée nue sur un chameau pendant trois jours, en butte aux outrages des soldats de Clotaire II, fils de Frédégonde.
Nous ne suivrons pas tous les rois et les reines de la première et de la deuxième race dans la longue [315] et monotone nomenclature de leurs adultères et de leurs déportements; mais, pour montrer combien l’habitude du concubinage avait relâché le lien conjugal, nous rappellerons que Charlemagne, ce sage et glorieux monarque, qui fut le soutien et l’honneur de l’Église, eut quatre femmes légitimes et cinq ou six concubines, sans compter une multitude de maîtresses passagères. Ses concubines, qu’Éginhard ne nous fait pas connaître toutes, n’étaient pas, comme ses femmes, d’origine noble et princière; Éginhard nomme seulement Maltégarde, Gersuinde, Régina et Adallinde, qui lui donnèrent plusieurs enfants qu’il fit élever avec soin sous ses yeux: «Ses filles étaient fort belles, dit Éginhard, et tendrement chéries de leur père. On est donc fort étonné qu’il n’ait jamais voulu en marier aucune, soit à quelqu’un des siens, soit à des étrangers. Jusqu’à sa mort, il les garda toutes auprès de lui dans son palais, disant qu’il ne pouvait se passer de leur société. Aussi, quoiqu’il fût heureux sous les autres rapports, éprouva-t-il, à l’occasion de ses filles, la malignité de la fortune. Mais il dissimula ses chagrins, comme s’il ne se fût jamais élevé contre elles aucun soupçon injurieux, et que le bruit ne s’en fût pas répandu.» Ce passage singulier, dans lequel l’historien paraît évidemment embarrassé, n’est pas sans doute suffisant pour soutenir que Charlemagne entretenait des relations incestueuses avec ses filles; mais il ouvre carrière [316] aux interprétations les moins favorables à la moralité de ce grand empereur. La tradition voulait cependant qu’une des filles de Charles, nommée Imma, eût épousé Éginhard, qui n’aurait pas manqué de s’en glorifier, s’il fût devenu le gendre de son redoutable maître. C’est dans le cartulaire de l’abbaye de Lorsch, écrit au douzième siècle, que cette légende est racontée comme un fait authentique. Éginhard aimait Imma, qui avait été fiancée au roi des Grecs; Imma l’aimait aussi avec une passion qui ne faisait que s’accroître. Un soir, il va frapper doucement à la porte de la chambre d’Imma; elle ouvre, elle le reçoit, elle oublie l’heure dans de longs entretiens; elle s’abandonne aux baisers de son amant (statim versa vice solus cum solâ secretis usus colloquiis, et datis amplexibus, cupito satisfecit amori). Mais le jour n’est pas loin; Éginhard s’arrache des bras de sa maîtresse et va partir, lorsqu’il s’aperçoit que toutes les issues sont fermées: il a neigé pendant la nuit, et la trace des pieds d’un homme sur la neige serait une preuve accusatrice de son séjour nocturne dans l’appartement d’Imma. La jeune fille, que l’amour rendait audacieuse, imagina un expédient; elle offrit à Éginhard de le porter sur ses épaules jusqu’à l’endroit du palais où il avait son logement. Elle se promettait de revenir chez elle par le même chemin en suivant l’empreinte de ses pas. Charlemagne, qui n’avait pas dormi cette nuit-là, s’était levé avant le jour et regardait dans la [317] cour du palais. Tout à coup il vit sa fille s’avancer en chancelant sous le poids d’un fardeau qu’elle déposa tout émue, pour reprendre en toute hâte la route de son appartement. Ce fardeau, c’était Éginhard; mais la neige ne conservait pas d’autre empreinte que celle des pas d’Imma. Charlemagne, saisi à la fois d’étonnement et de douleur, garda le silence sur ce qu’il avait vu. Imma refusait d’épouser le roi des Grecs, et Éginhard demandait à l’empereur une mission lointaine en récompense de ses anciens services. Charlemagne ne se contint plus et le traduisit devant le tribunal des comtes et des barons; mais il avait résolu de lui pardonner: «Je n’infligerai pas à mon serviteur, dit-il, une peine qui serait bien plus propre à augmenter qu’à pallier le déshonneur de ma fille! Je crois plus digne de nous, et plus convenable à la gloire de notre empire, de leur pardonner en faveur de leur jeunesse et de les unir en légitime mariage, en couvrant ainsi sous un voile d’honnêteté la honte de leur faute.» Éginhard est introduit; il s’approche, en tremblant, sous les regards de l’empereur: «Il est temps de reconnaître vos services passés, lui dit Charlemagne, et de récompenser votre dévouement à ma personne par le don le plus magnifique qui soit à votre convenance. Je vous accorde ma fille, votre porteuse (vestram scilicet portatricem), qui, ceignant sa robe autour des reins, a mis tant de complaisance à vous servir de monture (quæ quandoque alte succincta [318] vestræ subvectioni satis se morigeram exhibuit).»
Cette gracieuse légende, qui s’appuie sur une tradition presque contemporaine du fait qu’elle perpétue, nous paraît avoir certaine analogie avec le capitulaire dans lequel Charlemagne, en bannissant de ses domaines les femmes de mauvaise vie, inflige à l’imprudent ou au libertin qui donnerait asile à une d’elles, la honte de la porter sur son dos jusqu’à la place du marché où elle devait être fustigée. Le récit recueilli dans le cartulaire de Lorsch nous permet de supposer que Charlemagne faisait allusion à la peine encourue par l’homme qui ouvrait sa maison à une prostituée, lorsqu’il ordonnait à Éginhard d’épouser sa porteuse. L’aventure d’Imma et d’Éginhard, selon la tradition, aurait eu lieu au palais d’Aix-la-Chapelle, et c’est justement dans cette résidence qu’a été décrété en 800 le capitulaire qui assigne aux complices de la Prostitution un châtiment dans lequel on trouve une réminiscence de la conduite d’Imma portant Éginhard. Ne pourrait-on pas supposer que Charlemagne n’a fait son capitulaire qu’après avoir été témoin du bizarre spectacle qui l’attendait par une nuit de neige où il vit un jeune homme porté par une jeune femme? Peut-être ne reconnut-il pas les acteurs de cet épisode amoureux; peut-être ne s’expliqua-t-il pas d’abord les desseins des deux personnages mystérieux qui s’acheminaient lentement à travers la neige. La conjecture est permise en vue d’un rapprochement [319] historique qui nous est suggéré par le capitulaire adressé aux officiers chargés de la garde du palais, capitulaire où nous trouvons aussi l’origine des fonctions du prévôt de l’hôtel du roi et celle de l’office du roi des ribauds. Charlemagne ordonne à chaque officier du palais (ministerialis palatinus) de faire un sévère recensement de ses agents et de ses collègues, pour savoir si quelque homme inconnu ou quelque femme dissolue (meretricem) ne se cache pas parmi les commensaux de la maison. Dans le cas où l’on viendrait à découvrir une femme ou un homme de cette espèce, il faudrait l’empêcher de s’enfuir et tenir sous bonne garde cette personne suspecte, jusqu’à ce que l’empereur fût averti. Quant à celui dans la compagnie duquel on trouverait un tel homme ou une telle femme, s’il ne voulait pas faire amende honorable, il serait chassé du palais impérial. L’empereur adresse les mêmes injonctions aux officiers de sa bien-aimée femme et de ses enfants. Ce capitulaire, dans lequel il est question d’un homme inconnu et d’une prostituée qui logent dans le palais et qui n’ont pas le droit d’y être, ce capitulaire doit avoir été provoqué par une circonstance spéciale qui coïncide assez bien avec l’histoire d’Imma et d’Éginhard. Cet homme inconnu, c’est lui; cette prostituée, c’est elle.
La suite du capitulaire a un caractère plus général, quoiqu’il se rapporte aussi à cette minutieuse enquête pour constater l’état des personnes qui habitent [320] le domaine royal et la ville d’Aix-la-Chapelle. Il est enjoint à Radbert, collecteur des deniers royaux (actor) de faire une minutieuse perquisition dans les maisons des serfs de l’empereur, tant à Aix que dans les fermes qui dépendent de cette résidence. Pierre et Gunzo sont chargés de faire une visite semblable dans les escraignes (scruas) et les cabanes des serfs; Ernaldus visitera également les boutiques des marchands, soit chrétiens, soit juifs, en choisissant le temps où ces derniers ne seront pas chez eux. Il est certain que cette recherche minutieuse dans le palais d’Aix et dans ses dépendances avait pour objet de découvrir un ou plusieurs individus suspects. En conséquence, Charlemagne défend à tous ceux qui ont une charge dans le palais de recueillir ou de cacher aucun homme qui aurait commis un vol, un homicide, un adultère ou quelque autre crime, ou qui serait venu pour le commettre. Quiconque oserait enfreindre à cet égard l’ordre de l’empereur devait, s’il était homme libre, porter sur son dos le malfaiteur jusqu’à la place du marché, où ce patient serait mis au pilori. Mais, dans le cas où un serf aurait désobéi aux prescriptions impériales, ce serf, ainsi que le noble, porterait le malfaiteur jusqu’au pilori, et de là il serait amené sur la place du marché pour y être fustigé comme il le mérite. «Pareillement, en ce qui concerne les débauchés et les prostituées (de gadalibus et meretricibus), ajoute le capitulaire, nous voulons [321] qu’elles soient portées, par ceux qui leur auraient donné gîte, jusqu’à la place du marché, où elles doivent être fustigées. Si le coupable refuse de porter la femme de mauvaise vie qu’on aura trouvée chez lui, nous ordonnons qu’il soit battu de verges avec elle et sur le même lieu.» Ce capitulaire, qui établit la police intérieure du palais, constate la répugnance que Charlemagne avait pour les femmes de mœurs dépravées, puisqu’il les éloigne non-seulement de sa résidence et de ses domaines, mais encore du toit de ses plus humbles serfs et même du domicile des juifs, désignés ici comme des courtiers de Prostitution.
Charlemagne, ainsi que nous l’avons déjà dit, n’était pas toujours d’une sévérité exemplaire pour son propre compte, et il avait de grands besoins sensuels à satisfaire. On sait que cet empereur, que les romans et les chansons de geste nous représentent comme un géant à la barbe grifaigne (menaçante), dépassait de la tête la taille de ses preux, et n’avait pas moins de sept pieds de hauteur; sa force était à l’avenant; et nous pouvons juger, d’après le pied de roi, quelle était la longueur de son pied, qui avait fixé une mesure que le système métrique a détrônée depuis peu; mais il nous est impossible, à propos de cette mesure (pedale, mensura pedis), d’aborder une controverse délicate ayant pour but de rechercher la véritable origine du pied de roi. Bornons-nous à dire que, dans le moyen âge, on [322] cherchait des rapports de proportion entre diverses parties du corps, et que le pied, dès la plus haute antiquité, témoignait de la virilité d’un homme, tandis que, chez une femme, il avait une signification plus indiscrète encore: c’est dans ce sens qu’Horace a parlé d’un vilain pied féminin dans sa première satire: Depygis, nasuta, brevi latere ac pede longo est. Nous renverrons les curieux à ce qui a été dit de la stature de Charlemagne et de ses accessoires dans le Φιλοπόνημα de Marquard Freher, réimprimé par Duchesne, dom Bouquet et Pertz. Cette monstrueuse stature justifie ce que la tradition raconte de ses amours. Une légende fort originale, recueillie par Pétrarque à Aix-la-Chapelle, où tout est plein des souvenirs du grand empereur, nous fait voir que ce monarque, qui fut d’ailleurs canonisé, eut sa tentation comme saint Antoine et tomba plus d’une fois dans le péché par la malice du démon. Charles, devenu éperdument amoureux d’une certaine femme que Pétrarque ne désigne pas autrement, oublia tout à coup auprès d’elle les intérêts de ses peuples et la gloire de son règne. Il n’avait plus d’autre souci que de vivre pour sa maîtresse. Elle mourut subitement. Il se livra dès lors à un désespoir que rien ne pouvait calmer et qui le tenait attaché jour et nuit aux dépouilles mortelles qu’il ne voulait pas rendre à la terre. Il ne cessait d’embrasser ce cadavre dont la corruption s’était déjà emparée. L’archevêque de Cologne, vénérable [323] prélat à qui l’empereur accordait d’ordinaire une confiance aveugle, ne réussit pas à le consoler et à lui ôter sa morte adorée: il se mit en prières, et Dieu lui révéla ce qui faisait l’amour obstiné de Charles. On avait mis dans la bouche de cette femme une pierre constellée enchâssée dans un anneau, et ce talisman liait invinciblement l’empereur au corps mort ou vivant qui possédait l’anneau. A peine le talisman fut-il hors de la bouche du cadavre, que Charlemagne sentit son amour s’évanouir, et demanda pourquoi on avait laissé si longtemps sous ses yeux cette pourriture. Mais tout à coup Charles s’éprit d’une tendresse toute différente, il est vrai, pour le prélat porteur du talisman: il ne pouvait plus le quitter et il l’empêchait de bouger d’auprès de lui. L’archevêque, pour se délivrer de la servitude de ce talisman, le jeta dans un lac voisin d’Aix-la-Chapelle. L’anneau, englouti au fond du lac, ne perdit rien de sa puissance et continua d’inspirer à Charlemagne la même passion, qui ne faisait que changer d’objet. Charles était alors amoureux du lac; il ne voulait plus s’en éloigner; il y fixa sa résidence, il y établit le siége de son empire et il ordonna, par testament, que sa sépulture y fût placée, pour que, du fond de son tombeau, il entendît le lac murmurer d’amour aux échos de son nom immortel.
Charlemagne était en trop bonne intelligence avec l’Église, pour avoir rien à craindre de ses admonitions; [324] il évitait, d’ailleurs, avec beaucoup de prudence, les occasions de scandale, et tout ce qui avait rapport à ses concubines et à ses maîtresses restait celé au fond des gynécées de ses palais. Il ne tolérait pas chez ses sujets le relâchement des mœurs, que l’autorité épiscopale lui dénonçait en s’avouant impuissante à les corriger. Ce fut pour fortifier cette autorité qu’il fit, en 805, un capitulaire qui défendait aux personnes de l’un et de l’autre sexe, sous peine de sacrilége, de commettre des adultères, des fornications, des sodomies, des incestes ou d’autres péchés contre le mariage. L’empereur motivait ces défenses sur cette observation que les pays dont la population s’adonnait aux voluptés illicites, aux adultères, aux turpitudes de Sodome et au commerce des prostituées (multæ regiones, quæ jam dicta inlicita et adulteria vel sodomicam luxuriam vel commixtionem meretricum sectatæ), n’avaient ni constance dans la foi, ni courage dans la guerre. En conséquence, quiconque serait convaincu de ces excès perdrait son rang et ses droits pour aller en prison attendre le jour de la pénitence publique. Nous sommes surpris de ne trouver dans les capitulaires de Charlemagne aucune mesure de précaution ou de rigueur contre le lénocinium, qu’on appelait lenonia, et qui avait survécu aux persécutions des codes théodosien et justinien. Il y a pourtant un capitulaire, de date incertaine, qui semble concerner la lénonie, quoique ce honteux [325] métier n’y soit pas clairement signalé à la sévérité des magistrats. Dans ce capitulaire (Baluz., t. I, p. 515), où les prêtres, les diacres et les autres clercs sont sommés de ne recevoir aucune femme étrangère (extraneam) dans leur domicile; où les moines et les clercs sont invités à ne pas entrer dans les hôtelleries pour y manger ou y boire; on remarque l’article suivant: Ut mangones et cociones et nudi homines qui cum ferro vadunt, non sinantur vagari et deceptiones hominibus agere. Nous ne savons pas trop ce que peuvent être ces hommes nus qui portent une épée, et nous ne serions pas éloigné de croire à l’altération du texte, pour le mot nudi, qui n’a pas de sens, et qui pourrait être remplacé par celui de nundi, que nous traduisons avec doute en forains. Cet article signifierait ainsi: «Que les maquignons, les courtiers et les marchands forains, qui marchent avec des armes, ne puissent plus aller çà et là et faire des dupes.» Il serait aisé de démontrer, dans une dissertation philologique, que la basse latinité employait le mot mangones dans le sens de maquignons, de fourbes, de proxénètes, plutôt que dans celui de laquais et de voleurs: mango avait succédé au leno. Quant au cociones, qu’on devrait traduire littéralement par coyons, c’étaient des courtiers de la plus vile espèce. Un écrivain du dixième siècle (Nic. Specialis, De reb. sicul.), cité par Ducange, dit que les larrons ne furent désignés par le terme générique de mangones, que [326] vers cette époque. Ducange dit aussi que les cociones sont synonymes de maquignons, de regrattiers, de revendeurs, qui parcouraient les foires et ne s’occupaient que de honteux trafics.
Les lénons existaient certainement, si bien qu’ils se cachassent sous des noms et des états empruntés: on peut prouver, par exemple, que dans tout le moyen âge les maquignons ne se bornaient pas à vendre et acheter des chevaux, des mulets et des ânes; ils trafiquaient plus lucrativement de Prostitution. Mais il est assez remarquable que les expressions de lenocinium et lenonia, leno et lenarius, lena et lenaria sont très-rarement usitées dans les écrivains catholiques de la France mérovingienne et carlovingienne. De l’absence du mot, nous ne croyons pourtant pas devoir induire l’absence du fait. Ainsi, en appliquant la critique historique à une légende du septième siècle, nous y avons découvert un lénon mis au nombre des saints sous le nom de Lenogésilus. Il nous paraît incontestable que ce nom a été formé de leno et de Gesilus, qui aurait été le nom du personnage, tandis que leno ne serait que sa qualité. Ce Lenogésilus, qui vivait du temps de Clotaire II (619), attira (traduxit) dans sa cellule une vierge nommée Agneflède, et lui fit prendre le voile: ils demeuraient ensemble et militaient vaillamment dans les voies du Seigneur (strenue Domino militant). Le diable fut jaloux du bonheur des deux ouailles, et il souffla aux oreilles du roi qu’un certain [327] Lenogésilus, ayant séduit une vierge par magie, vivait avec elle dans l’impiété et le libertinage (modo legitima conjugia violantes, inter se invicem nefandis studiis commiscentur). Clotaire fit venir les deux prétendus complices, mais il fut tout à fait édifié par un miracle qui manifesta l’innocence de Lenogésilus. Ce saint homme, en arrivant au palais du roi, qui était absent, se plaignit du froid; il envoya demander du feu à des fourniers qui chauffaient le four au pain; mais Agneflède n’avait pas de quoi emporter ce feu: «Prends ton manteau!» lui dit en riant un des boulangers. Agneflède présenta le pan de sa robe, et y reçut des charbons allumés, sans que sa robe fût brûlée ni roussie. Ceux qui avaient été témoins du miracle le rapportèrent au roi, qui combla de présents Lenogésilus et Agneflède, et les renvoya tous deux à leur cellule. C’est ainsi que le lénon Gésilus devint saint Lenogésilus dans la légende conservée par les Bollandistes; quant à sa compagne Agneflède, elle n’eut pas comme lui l’honneur d’être canonisée.
Les successeurs de Charlemagne firent probablement contre la Prostitution plusieurs capitulaires que nous ne possédons pas; car J. Dutillet, qui avait à sa disposition le Trésor des chartes et qui n’a rédigé son Recueil des rois de France que d’après les pièces originales, dit que le premier soin de Louis-le-Débonnaire, après la mort de son auguste père, «fut de nettoyer et réformer ladicte cour de cette [328] ordure, cognoissant qu’elle infecte communément l’empire ou royaume.» Un capitulaire que nous avons encore (Baluz., t. II, col. 1198 et 1563) ajoute une coutume bizarre à la pénalité que comportait le libertinage. Toute femme convaincue d’avoir mené une vie scandaleuse, était condamnée à parcourir les campagnes, quarante jours durant, nue de la tête à la ceinture, avec un écriteau sur le front énonçant les motifs de la condamnation. Tout le monde avait le droit d’accuser une femme, de Prostitution, d’adultère ou de toute autre forfaiture. Le juge recevait l’accusation et y donnait suite; mais le rôle d’accusateur entraînait certains inconvénients qui en dégoûtaient les plus enclins à ce genre de vengeance. L’accusateur avait à prouver ce qu’il avançait, par une preuve judiciaire, par la croix, ou par l’eau bouillante, ou par le fer chaud, ou par le combat. La femme accusée se faisait représenter aux épreuves, par un champion qu’elle payait conditionnellement. Ce champion, si assuré qu’il fût du bon droit de sa cliente, ne subissait pas sans inquiétude les épreuves, desquelles ressortait la justification ou la condamnation d’une des parties. Parmi ces épreuves, celle de la croix était la moins dangereuse et dépendait moins du hasard que de la force corporelle du patient. Celui des deux adversaires qui, adossé au bois d’une croix, s’y tenait le plus longtemps dans l’attitude de Jésus crucifié, gagnait sa cause; l’autre payait une amende et subissait la [329] peine du crime qui faisait le chef de l’accusation. Souvent la femme accusée, ne trouvant pas de champion qui voulût s’exposer aux épreuves en son lieu et place, était obligée de les subir elle-même, et l’on ne tenait compte ni de son sexe ni de sa faiblesse. C’était surtout dans l’épreuve de la croix, qu’une femme, si faible qu’elle fût, avait souvent l’avantage. Ainsi, cette épreuve s’employait de préférence, lorsqu’un mari, accusé d’impuissance par son épouse, devait prouver qu’il lui avait rendu le devoir conjugal. L’épreuve du congrès n’existait pas encore, à l’époque où le concile de Verberie (757) formulait ce canon, dans lequel la séparation de l’époux impuissant est prononcée: Si qua mulier proclamaverit quod vir suus nunquam cum eâ coisset; exeant inde ad crucem, et si verum fuit, separentur. L’impératrice Judith elle-même, se voyant accusée d’adultère avec Bernard, comte de Barcelone, offrit de se justifier par le feu ou par le combat; mais ses ennemis, qui n’étaient autres que les fils de son mari, Louis-le-Débonnaire, reculèrent devant un mode de justification possible et forcèrent leur père et leur belle-mère à se retirer chacun dans un couvent. Souvent, une femme qu’on accusait de débauche aimait mieux, quoique innocente, se soumettre à la pénalité du fait qu’on lui avait imputé, plutôt que de s’exposer aux terribles épreuves du duel judiciaire.
Un des exemples les plus remarquables de ces [330] épreuves en matière de Prostitution eut lieu vers ce temps-là (858), à l’occasion du divorce de Lothaire, roi de Lorraine. Ce prince, second fils de l’empereur Lothaire, avait aimé une jeune fille, nommée Waldrade, élevée dans le gynécée impérial d’Aix-la-Chapelle, avant qu’il eût épousé Theutberge, fille du comte Boson; mais il ne pouvait s’accoutumer à vivre séparé de son ancienne maîtresse: il retourna donc auprès d’elle dans un de ses domaines d’Alsace, et, quand Waldrade lui eut donné un fils, il voulut rompre son mariage légitime. Des témoins se présentèrent, qui accusaient Theutberge d’avoir entretenu des relations incestueuses avec son frère Hucbert, d’être devenue grosse et d’avoir fait périr son fruit. Ces témoins, suscités évidemment par Lothaire et Waldrade, se déclaraient si bien instruits des particularités secrètes de cet inceste, qu’ils attribuaient à Hucbert les plus abominables impuretés, et qu’ils n’expliquaient pas comment Theutberge, qui s’y était abandonnée, en avait pu concevoir un germe criminel. Voici les détails étranges dans lesquels le vénérable Hincmar ne craint pas d’entrer (Opera, t. I, p. 568): Frater suus cum eâ masculino concubitu inter femora, sicut solent masculi in masculos turpitudinem operari, scelus fuerit operatum, et inde ipsa conceperit. Quapropter, ut celaretur flagitium, potum hausit et partum abortivit. Les Annales de Saint-Bertin confirment le même fait, sans laisser entendre qu’un accouplement contre nature avait [331] porté fruit: Fratrem suum Hucbertum sodomitico scelere sibi commixtum. La reine Theutberge choisit un champion, ou vicaire, qui se soumit pour elle au jugement de l’eau chaude. Le vicaire entendit la messe, communia, changea ses habits contre une tunique de diacre, but une gorgée d’eau bénite, et attendit que l’eau fût bouillante dans la chaudière: une pierre y ayant été déposée, il plongea son bras nu dans l’eau chaude et en retira la pierre; son bras fut immédiatement enveloppé d’un sac sur lequel le juge apposa son cachet; au bout de trois jours, on ouvrit le sac, et, comme le bras fut trouvé intact, Theutberge, justifiée, rentra dans le lit royal.
Mais Lothaire, mais Waldrade, voulaient faire proclamer le divorce. On essaya de revenir sur la validité de l’épreuve, et on en réclama une nouvelle plus décisive. Enfin, pour couper court à ces lenteurs, Lothaire, au mois de janvier 860, convoqua soixante hommes dévoués, en un consistoire solennel, qu’il présida lui-même dans son palais d’Aix-la-Chapelle. Theutberge comparut devant cette assemblée, et confessa que son frère Hucbert avait, en effet, abusé d’elle en usant de violence (non tamen sua sponte, sed violenter sibi inlatum, disent les Actes du concile d’Aix, Conc. de Labbe, t. VIII, col. 696). Dans un second consistoire assemblé le mois suivant, Theutberge y comparut encore et renouvela ses aveux: «J’avoue donc, dit-elle, que mon frère le clerc Hucbert m’a corrompue dès ma [332] plus tendre enfance, et a commis sur ma personne des actes impudiques contre nature (profiteor quia germanus meus Hucbertus clericus me adolescentulam corrupit et in meo corpore, contra naturalem usum, fornicationem exercuit et perpetravit).» Theutberge fut condamnée à quitter son mari et à faire pénitence dans un monastère; mais elle rétracta bientôt ses aveux, et elle s’adressa au pape Nicolas Ier pour protester contre la condamnation qui l’avait frappée injustement. Le pape chargea deux évêques d’empêcher le roi Lothaire de «pourrir dans le fumier de la luxure» (in luxuriæ stercore putrefieri, dit la lettre de Nicolas Ier), et de diriger les opérations d’un concile qui se réunissait à Metz pour juger cette affaire en dernier ressort. Le concile confirma la sentence des premiers juges. Alors le pape fulmina un anathème contre le roi Lothaire: «Si toutefois, disait-il, on peut nommer roi celui qui, loin de dompter ses appétits par un régime salutaire, cède aux mouvements illicites d’une lubricité qui l’énerve.» Il cassa la décision du concile de Metz en déclarant que «c’est moins un concile qu’un lieu de Prostitution, puisqu’on y a favorisé l’adultère (tanquam adulteris faventem prostibulum appellari decernimus).» Lothaire n’eut aucun égard à l’anathème du saint-père et garda Waldrade; mais le pape fit appel à tous les souverains et à tous les évêques, pour combattre le roi Lothaire avec les armes temporelles et spirituelles. «Le laïque qui a en même temps une [333] épouse et une concubine est excommunié, écrivaient Nicolas et ses partisans dans des circulaires qui remuaient la chrétienté. On ne peut congédier sa femme légitime pour en prendre une autre ou pour la remplacer par une concubine. Il n’est permis de répudier sa femme sous aucun prétexte, excepté pour cause de fornication.» A ces formules du droit canonique, Lothaire faisait répondre que sa femme s’était prostituée avant le mariage. Adon, archevêque de Vienne, répliquait alors: «Un mari n’est pas recevable à demander le divorce, lorsqu’après avoir épousé une femme déjà déflorée, il a vécu longtemps avec elle sans la moindre réclamation.»
Lothaire persistait dans son concubinage avec Waldrade; mais il se vit menacé par les armes de ses voisins, et cet Hucbert, à qui l’on avait prêté de si vilaines habitudes, était sorti de son abbaye de Saint-Maurice et Saint-Martin pour venir demander raison à son beau-frère des atroces calomnies qu’on avait provoquées contre sa sœur et lui. Hucbert fut tué au moment où la victoire se fixait de son côté, et un envoyé du pape vint sommer Lothaire de se réconcilier avec sa légitime épouse et de chasser sa concubine. Lothaire céda; mais il n’eut pas plutôt repris Theutberge, qu’elle s’enfuit une seconde fois auprès de Charles-le-Chauve pour mettre sa vie en sûreté. Nicolas Ier excommunia solennellement Lothaire, qui tenta un dernier effort de résistance en accusant sa femme d’adultère et en offrant de prouver [334] son accusation par le duel. Ce moyen extrême ne lui réussit pas, et il relégua sa chère Waldrade à l’abbaye de Remiremont. Nicolas l’avait appelé à Rome pour y être relevé de son excommunication; Lothaire apprit en route que Nicolas était mort et qu’Adrien II lui avait succédé. Ce nouveau pape ne fut pas moins inflexible que son prédécesseur: il attendait le roi Lothaire au couvent du mont Cassin, et il lui fit jurer, avant de l’admettre à la sainte table, qu’il n’avait eu avec Waldrade excommuniée ni cohabitation, ni commerce charnel, ni aucune espèce d’entretien. Lothaire, quoiqu’il eût trois enfants de sa concubine, jura, l’impudeur sur le front, tout ce que le pape voulut. Celui-ci, en présentant le pain et le vin au roi parjure, lui dit encore: «Si tu te reconnais innocent du crime d’adultère, si tu as la ferme résolution de ne plus cohabiter avec ta concubine Waldrade, approche avec confiance, et reçois le gage de salut éternel pour servir à la rémission de tes péchés; mais, si tu te proposes de te vautrer encore dans le bourbier de la Prostitution (ut ad mechæ volutabrum redeas, disent les Annales de Metz), garde-toi de prendre part au sacrement, de peur que ce remède de l’âme ne soit ta condamnation.» Lothaire acheva son sacrilége et se hâta de repartir pour aller retrouver Waldrade; mais il ne la revit pas, et fut arrêté en route par une mort subite qui l’empêcha de retomber dans les désordres de sa vie passée (6 août 869). Le concubinage, autorisé [335] par la loi salique et les autres codes des barbares, avait résisté pendant plus de trois siècles à la discipline de l’Église catholique, et l’égalité de la femme vis-à-vis de l’homme, proclamée par l’Évangile, se trouvait enfin établie dans l’institution du mariage chrétien.
Sommaire.—Lettre de saint Boniface au pape Zacharie, sur l’état moral des couvents dans les temps mérovingiens.—Règle de saint Colomban.—Les évéchesses.—Principale cause des excès de la vie monastique.—Influence des mœurs cléricales sur celles des laïques.—Le clergé séculier.—Les enfants de Goliath.—Testament de Turpio, évêque de Limoges.—Les moines de Moyen-Moutier et de Senones.—L’eunuque Nicétas.—Mission délicate de l’abbé Humbert, abbé de Moyen-Moutier.—L’âme de Gobuin, évêque de Châlons.—Efforts du pape Grégoire VII pour ramener l’Église de France au respect des mœurs.—Sa lettre aux évêques.—Les turpitudes de la vie cléricale sont le thème favori de tous les artistes et des littérateurs de cette époque.—Dépravation générale.—L’an 1000.—Unanimité des écrivains d’alors sur la dépravation profonde de l’état social.—La sodomie fut le vice le plus répandu dans toutes les classes de la population.—L’anachorète allemand.—Le petit-fils de Robert-le-Diable.—Les Normands.—Influence de leurs mœurs sur les peuples qu’ils conquéraient.—Comment Emma, femme de Guillaume, duc d’Aquitaine et comte de Poitiers, se vengea de sa rivale, la vicomtesse de Thouars.—De quelle manière Ebles, héritier du comte de Comborn, tira vengeance de son oncle et tuteur Bernard.—Les Pénitentiels.—Faits concernant les actes du mariage.—Faits relatifs à l’inceste,—à l’infanticide [338] et aux avortements,—aux péchés contre nature,—au crime de bestialité.—Procès criminel intenté à Simon, par Mathilde sa concubine.—Fornicatio inter femora.—Reproches du poëte Abbon à la France, sur ses vices.—Reproches de Pierre, abbé de Celles, à Paris, sur sa corruption.
Il faut descendre jusqu’au règne de Louis VIII pour trouver une ordonnance de roi relative à la Prostitution; mais on ne doit pas conclure de l’absence de règlements spéciaux sur la matière pendant près de trois siècles, que l’état des mœurs rendît inutiles ces règlements, et que la Prostitution publique eût disparu en France sous l’influence moralisatrice de l’église. A défaut de ces monuments d’ancienne jurisprudence, qui ont peut-être existé, mais qui ne se trouvent plus dans les collections de diplômes royaux, nous pouvons constater, par le témoignage des contemporains, que jamais les mœurs ne furent plus corrompues, et n’eurent un plus grand besoin de réforme, de répression et d’amendement. Pendant cette période de guerres, d’invasions et de bouleversement social, les œuvres de législation sont fort rares, et se distinguent par un caractère transitoire qui les empêche de survivre à la circonstance où elles prennent naissance: il n’y a pas de code général qui témoigne de la volonté de faire une fondation stable, comme les Capitulaires de Charlemagne et les Établissements de saint Louis. Les rois se succèdent trop rapidement l’un à l’autre, et se sentent [339] trop mal assis sur leur trône pour songer à organiser, à moraliser, à améliorer, à administrer, dans leurs États; ils n’ont ni le temps, ni le souci de modifier les institutions de leurs prédécesseurs; on peut donc dire, avec toute apparence de certitude, que, depuis Charlemagne jusqu’à saint Louis, la police de la Prostitution resta tout à fait stationnaire, et ne subit aucune métamorphose, tandis que la Prostitution elle-même, encouragée par l’indifférence des magistrats, ne cessa de s’étendre et de s’enraciner dans le peuple. Nous ne chercherons pas à découvrir quelques traces de précautions légales, de mesures coercitives et de prohibitions régulières dans l’intérêt des mœurs publiques, mais nous n’aurons pas de peine à prouver que ces mœurs étaient détestables, à cette époque de barbarie, d’ignorance, d’abrutissement et de désordre universel.
La corruption la plus honteuse avait pénétré dans la plupart des couvents dès les temps mérovingiens. En 742, saint Boniface, évêque de Mayence, écrivait au pape Zacharie (Act. SS. ord. L. Bened., t. II, p. 54): «Les évêchés sont presque toujours donnés à des laïques avides de richesses ou à des clercs débauchés et prévaricateurs, qui en jouissent selon le monde. J’ai trouvé, parmi ceux qui s’intitulent diacres, des hommes habitués dès l’enfance à la débauche, à l’adultère, aux vices les plus infâmes: ils ont la nuit dans leur lit quatre ou cinq concubines, et même [340] davantage (inveni inter illos diaconos quos nominant, qui a pueritia sua semper in stupris, semper in adulteriis et in omnibus semper spurcitiis viam ducentes, sub tali testimonio venerunt ad diaconatum; et modo in diaconatu, concubinas quatuor, vel quinque, vel plures noctu in lecto habentes).» Les réformateurs des ordres religieux ne firent qu’arrêter le mal sans le détruire dans son principe. Saint Colomban, qui promulguait sa règle vers ce temps-là, y avait introduit cette clause sévère: «Celui qui aura conversé familièrement avec une femme, en tête-à-tête et sans témoins, sera mis au pain et à l’eau pendant deux jours ou recevra deux cents coups de fouet.» La règle la plus rigoureuse se relâchait promptement, dans le sein d’une communauté où couvait sans cesse le feu des passions sensuelles. C’était toujours par l’incontinence, que commençait le scandale de la vie monastique. Les conciles et les synodes, avec leurs sages prescriptions, ne pouvaient imposer un frein aux passions des moines, passions d’autant plus irrésistibles qu’elles étaient plus contenues: ils savaient, comme le dit énergiquement saint Jérôme, que la puissance du diable est cachée dans les reins (diaboli virtus in lumbis); ils s’efforçaient d’éloigner la femme, des yeux et de la pensée de l’homme; ils avaient compris que les femmes légitimes des évêques et des prêtres, acceptées par la primitive Église, n’étaient que des occasions de péché: «Peut-on souffrir, s’écriait Véranus, évêque [341] de Lyon, dans une de ces assemblées (en 585), peut-on souffrir que le desservant des autels, l’homme appelé à l’honneur d’approcher du Saint des saints, soit souillé des indignes délices des voluptés charnelles, et qu’un clerc, alléguant les droits du mariage, remplisse à la fois les devoirs de prêtre et le rôle d’époux?» Les évêchesses (episcopæ) disparurent par degrés, et ne furent plus tolérées; le célibat absolu devint la condition indispensable des ecclésiastiques, et l’entrée des monastères d’hommes fut interdite aux femmes, aussi bien que l’entrée des monastères de femmes aux hommes.
Mais ce n’était là qu’une lettre morte: l’autorité de l’Église envers ses ministres ne dépassait pas la loi, qu’elle avait toujours le droit de faire, et qu’elle n’avait jamais la force de mettre à exécution; les couvents, par une conséquence naturelle des passions humaines, étaient la plupart des réceptacles d’impuretés, et il fallait, deux ou trois fois par siècle, y introduire une réforme partielle ou complète. Telle est l’histoire de presque tous les monastères, où le scandale n’éclatait pas aussi souvent que la débauche s’emparait de la communauté. On ne connaissait ordinairement au dehors ce qui se passait dans l’intérieur du cloître, que par des bruits vagues et de sourdes rumeurs. Lorsque l’évêque jugeait à propos de s’enquérir du mal et d’y porter remède, l’enquête lui révélait de graves déportements, sur lesquels la pudeur chrétienne lui faisait [342] étendre son manteau. La principale cause de ces excès de la vie monastique était le voisinage et la fréquentation des maisons de l’un et de l’autre sexe: ici, l’abbé ou le prieur avait la direction des religieuses; là, au contraire, l’abbesse exerçait une sorte de souveraineté sur les religieux. Ces rapports continuels des deux sexes dans l’enceinte des abbayes entraînaient une foule d’abus que la prévoyance épiscopale eût été fort en peine de prévenir, puisqu’ils se renouvelaient incessamment. Les mœurs des gens cloîtrés avaient une influence déplorable sur les laïques, qui ne se piquaient pas d’être plus vertueux que leurs confesseurs. Le clergé séculier ne donnait pas meilleur exemple à ses paroissiens. Martinien, moine de Rabais, au dixième siècle, disait aux prêtres de son temps: «Est-ce votre loi de prendre femme ou d’avoir des relations avec des femmes? de polluer, par différents genres de luxure, votre corps qui a été fait pour recevoir la nourriture des anges?» Ce Martinien, dans son traité inédit qu’il a malicieusement intitulé De laude monachorum, reprochait à ses compagnons de robe «de vivre comme des soudards dissolus, au lieu de s’armer du glaive incorruptible de la chasteté et d’orner leurs mains de bonnes œuvres.» Le père Berthollet, dans sa grande Histoire du Luxembourg, est forcé d’avouer, tout jésuite qu’il était, que les clercs, au onzième siècle, avaient oublié la sainteté de leur profession, et ne se souvenaient plus que [343] la continence avait fait la gloire de l’Église: «Vivant comme les peuples, ils croyaient qu’il n’y avait aucune distinction entre eux, et ils se persuadèrent aisément qu’ils devaient avoir des femmes.» C’étaient là ces clercs dépravés, qu’on appelait les enfants de Goliath (cleri ribaldi, qui vulgo dicuntur de familia Goliæ, dans les Constitutions de Gautier de Sens, en 923). La partie saine du clergé se désolait de voir les progrès de cette gangrène morale que rien ne pouvait arrêter. Le pieux évêque de Limoges, Turpio, mort en 944, consignait avec amertume, dans son testament (Biblioth. Cluniacensis), cet aveu dépouillé d’artifice: «Nous-mêmes qui devrions donner l’exemple, nous sommes l’instrument de la perte d’autrui, et au lieu d’être les pasteurs des peuples, nous nous conduisons comme des loups dévorants!»
Ce n’est point ici le lieu de mettre en évidence les vices grossiers des gens d’Église, qui se croyaient tout permis parce qu’ils avaient entre les mains le droit d’absoudre les pécheurs; nous n’essaierons pas de pénétrer dans les archives des couvents et de relever la longue liste de ceux qui furent réformés, excommuniés, supprimés, à cause des monstrueux débordements de leurs hôtes: il suffit de dire qu’on ne trouverait peut-être pas une abbaye célèbre où les mœurs claustrales n’aient pas éprouvé à diverses reprises, la contagion de l’impudicité. Pour citer quelques exemples entre mille du même genre, [344] les moines de Moyen-Moutier et de Senones en Lorraine menaient une existence si épouvantable, au dixième siècle, qu’ils furent expulsés par ordre de l’empereur d’Allemagne; mais les successeurs qu’on leur donna ne firent que les surpasser dans la science du libertinage. Dans la chronique manuscrite de Jean de Bayon, que possède M. Noël, dans sa bibliothèque à Nancy, on voit que les moines de Moyen-Moutier s’émurent de l’hérésie d’un eunuque grec, nommé Nicétas, qui avait, à Constantinople, conseillé la castration de tous les novices destinés à la vie monacale. Ces moines corrupteurs, qui entretenaient un commerce infâme avec les jeunes gens du pays, qu’ils attiraient la nuit dans leurs cellules, s’imaginèrent que l’hérésie de Nicétas aurait pour résultat de leur ôter la source de leurs plaisirs: ils chargèrent donc leur abbé Humbert d’aller à Constantinople combattre une hérésie qu’ils craignaient de voir s’armer contre eux, et l’abbé remplit sa mission délicate à la satisfaction générale, car il sauva la virilité des moines en écrasant l’hérésiarque dans un dialogue où il le convainquit d’avoir voulu changer les serviteurs de Dieu en prêtres de Cybèle. A son retour, il trouva que son abbaye avait profité de son absence pour faire un pas de plus dans la perdition; il crut frapper les esprits de ces pervers, en les menaçant des peines de l’enfer: «Lorsque je traversais les Alpes, leur raconta-t-il, j’ai rencontré une troupe de démons flamboyants, montés [345] sur des chevaux enflammés. Ils escortaient l’âme de Gobuin, évêque de Châlons, qui venait d’être surpris par la mort au moment même où il commettait le péché de fornication avec une religieuse. J’ai demandé au chef des démons s’il ne serait pas possible de racheter cette pauvre âme par des prières; mais l’esprit malin auquel je parlais répondit par un terrible éclat de rire en me tournant le dos, et tous les diables de l’escorte me montrèrent alors leur derrière avec des gestes indécents.» Les moines à qui s’adressait ce récit imitèrent la vilaine pantomime des démons, et remercièrent toutefois leur abbé d’avoir triomphé de l’hérésie de Nicétas, en lui disant: «C’est à nous de prouver maintenant qu’un bon moine peut se dispenser de faire un bon eunuque, et qu’un bon eunuque ne saurait faire un bon moine.»
Nous ne promènerons pas nos lecteurs, de couvent en couvent, pour les initier aux coupables désordres qui s’y passaient, il suffit de représenter tous les cloîtres comme des antres de Prostitution (scortationis fornices, dit un écrivain monastique du onzième siècle). Grégoire VII, qui s’efforça de ramener l’église de France au respect des mœurs, écrivait à tous les évêques, en 1074: «Chez vous toute justice est foulée aux pieds. On s’est accoutumé à commettre impunément les actions les plus honteuses, les plus cruelles, les plus sales, les plus intolérables: à force de licence, elles sont devenues [346] des habitudes.» On s’explique l’indignation de ce pape législateur, en voyant un Mauger, archevêque de Rouen, commettre des crimes qui exhalaient autour de lui, selon l’expression de Guillaume de Poitiers, une fâcheuse odeur de honte; un Enguerrand, évêque de Laon, tourner en ridicule la tempérance et la pureté, «avec des expressions, dit Guibert de Nogent, dignes du jongleur le plus licencieux;» un Manassès, archevêque de Reims, qui fut, au dire d’un de ses contemporains, «une bête immonde, un monstre dont aucune vertu ne rachetait les vices;» un Hugues, évêque de Langres, qui se souilla d’adultères et de sodomie (sodomitico etiam flagitio pollutum esse, lit-on dans les Actes du synode de Reims, où il fut mis en jugement). Tous ces indignes prélats reçurent un châtiment éclatant, mais leur fatal exemple n’en était pas moins suivi par le plus grand nombre des clercs, qui s’étonnaient de la sévérité des décrétales de Grégoire VII: «C’est un hérétique et un insensé! s’écriaient ceux du diocèse de Mayence (dans la Chronique de Lambert Schaffn). Veut-il obliger les hommes à vivre comme des créatures célestes, et, en contrariant la nature, à lâcher la bride à la crapule et à la fornication? Nous aimons mieux renoncer au sacerdoce, qu’au mariage.» Presque tous étaient mariés ou bien avaient des concubines, des maîtresses, des amies et des servantes. Yves de Chartres, dans ses lettres (Epist. 85), cite un certain prélat qui cohabitait publiquement [347] avec deux femmes, et qui se préparait à en prendre une troisième (qui publice sibi duo scorta copulavit et tertiam pellicem jam sibi præparavit). Malgré les décrets pontificaux, le clergé persista longtemps dans son concubinage, et refusa opiniâtrement de renoncer à ses plaisirs (se pellicibus ad hoc nolunt abstinere nec pudicitiæ inhærere, dit Orderic Vital). Le même historien raconte que l’archevêque de Rouen, ayant excommunié ceux qui vivaient dans l’incontinence, fut poursuivi par eux à coups de pierres. Les bâtards des prêtres et des moines se multipliaient à l’infini, et leurs pères ne rougissaient pas de les doter, de les marier et de les enrichir aux dépens de l’Église. Il n’y avait pas un chapitre dont les chanoines ne fussent «brûlés des ardeurs de la luxure» (Gall. Christ., t. I, append., p. 6); il n’y avait pas un diocèse où l’on comptât dix prêtres sobres, chastes, amis de la paix et de la charité, exempts de tout crime, de toute infamie, de toute souillure (Fulb. Carnot., epist. 17); il n’y avait pas un couvent, où la règle de l’ordre fût scrupuleusement observée, où les pères, revêtus de l’habit monastique, fussent vraiment des moines: «O miseri, disait le moine Martinien, nos monachiali habitu induti, videmur monachi et non sumus!»
La conduite dépravée des prêtres et des moines n’était que trop imitée par les laïques qui la livraient à leurs méprisantes railleries; mais le clergé ne cherchait pas même à conserver les apparences de [348] l’honnêteté, et il faisait lui-même bon marché de ses vices, avec les jongleurs qui s’en moquaient dans leurs chansons satiriques, avec les peintres qui en composaient des tableaux et des miniatures, avec les imagiers ou statuaires qui en ornaient leurs ouvrages, en pierre, en bois, en ivoire. C’était le sujet favori de la littérature et de l’art. L’intempérance de la gent monacale, sa sensualité, son effronterie servaient de thème permanent aux fantaisies des artistes et aux épigrammes des poëtes. On ne voit nulle part que les hommes d’église se soient offensés, irrités, scandalisés des portraits écrits ou figurés de leurs turpitudes. Ils se divertissaient eux-mêmes à leurs propres dépens, en faisant reproduire l’épopée joyeuse de la vie cléricale, dans les peintures de leurs missels, dans les sculptures de leurs églises, dans les images de leurs diptyques, dans les ornements de leur mobilier. La verve caustique des tailleurs d’images s’exerçait sans paix ni trêve sur le déréglement des clercs: de là tant de grossières allégories, tant d’indécentes caricatures, tant de sales drôleries, qui se cachent dans les chapiteaux, les frises et les arabesques de l’architecture religieuse. Ici, ce sont des moines changés en pourceaux; là, des chiens habillés en moines; ailleurs, le phallus antique sort du froc d’un religieux; tantôt ce sont des nonnes en débauche avec des diables; tantôt ce sont des singes qui poursuivent des femmes nues et qui leur mordent les fesses. L’emblème ordinaire du vice [349] d’impureté, c’est un crapaud ou une tête de Chimère couvrant les parties sexuelles de l’homme ou de la femme. Dans tous ces groupes obscènes, la robe et le capuchon du moine caractérisent l’intention maligne de l’auteur, qui s’amuse à immortaliser les vices et la honte de ses patrons. Ceux-ci en riaient les premiers, puisqu’ils avaient laissé subsister ces scandaleux reliefs, qui furent détruits la plupart dans les temps modernes par la pruderie des ecclésiastiques, à qui la singularité du monument demandait en vain grâce. Voilà pourquoi les plus étranges de ces chapiteaux, ceux qu’on avait décorés de tous les genres du crime de bestialité, ne nous sont plus connus que par le témoignage des archéologues et des savants qui en ont recueilli la tradition. Ainsi, nous ne croyons pas qu’on ait gardé même le dessin d’une sculpture assez inconvenante qu’on voyait à Saint-Germain-des-Prés, et qui représentait une religieuse se prostituant en même temps à un moine et à un animal qui ressemblait à un loup. Il y avait aussi à Saint-Georges-de-Bocheville en Normandie un fût de colonne, couronné par une affreuse mêlée d’hommes et de singes luttant d’incontinence et d’audace.
Les laïques, en présence de ces modèles de luxure cléricale, n’avaient pas la prétention de rester purs et vertueux: ils ne se piquaient, au contraire, que d’une sorte d’émulation libidineuse qui les poussait à rivaliser de débauche avec les prêtres et les moines. [350] Les historiens du temps nous les représentent aussi comme des scorpions et des serpents à face humaine (Hist. des comtes de Poitou, par J. Besly, p. 264). On comprend que cette dépravation générale ait fait croire à la fin du monde et au règne de l’Antechrist. Cette croyance superstitieuse, qui s’était attachée à l’an 1000, ne servit pas à rendre la société moins corrompue. Chacun, en dépit des terreurs qu’inspirait l’approche du jugement dernier, s’acharnait à jouir de la vie et à s’étourdir dans les délices de la chair (carnales illecebræ). Le monde devenait pire, et l’on s’attendait généralement à recevoir le baptême d’un nouveau déluge (videbatur sane mundus declinare ad vesperam, dit Guillaume de Tyr, au livre I de son Histoire). Les poëtes étaient d’accord avec les prédicateurs, pour annoncer que l’espèce humaine avait fait d’effrayants progrès dans le crime du mal, et que tous les jours la décadence morale s’aggravait; un troubadour du dixième siècle, cité par Raynouard (Poésies orig. des Troub., t. II, p. 16), disait, dans un poëme en langue romane:
Tous les écrivains de ce temps-là sont d’accord sur cette dégradation profonde de l’état social, et tous en attribuent la principale cause au péché de l’incontinence, qui avait pris des proportions gigantesques. Quelques-uns, en donnant leurs biens aux [351] églises et aux monastères, dans l’attente de l’Antechrist, motivaient leurs donations sur la méchanceté croissante des hommes: iniquitas quotidiana malitiæ incrementa sumit, lit-on dans une donation faite à l’église de Saint-Jean-d’Angely. Les donateurs se sentaient si chargés de souillures, qu’ils se ruinaient pour acheter une absolution et qu’ils la recevaient souvent des mains d’un clerc plus souillées que les leurs. «On vit alors, dit Raoul Glaber dans sa Chronique (liv. IV, ch. 9), régner partout, dans les églises comme dans le siècle, le mépris de la justice et des lois. On se laissait emporter aux brusques transports de ses passions..... On peut appliquer justement à notre nation cette parole de l’apôtre: Il y a parmi vous de telles impuretés, qu’on n’entend point dire qu’il s’en commette de semblable parmi les païens.» Orderic Vital, dans son Histoire ecclésiastique (liv. VIII, année 1090), accuse la génération contemporaine de faire ses délices de ce qu’il y avait de plus honteux et de plus infect dans l’opinion des personnages honorables du temps passé. Il est vrai de dire que, la fin du monde et l’Antechrist ayant manqué au rendez-vous de l’an 1000, ceux qui survivaient à cette époque fatale se crurent autorisés à ne plus craindre aucune vengeance céleste, et s’enfoncèrent davantage dans le fumier de leurs immondes voluptés.
On trouve çà et là quelques détails précis relativement à la nature de ces voluptés, qui sont d’ordinaire [352] déguisées sous de vagues généralités, et qui ne diffèrent pas des autres œuvres du démon, dans les lamentations qu’elles inspirent aux rares honnêtes gens de ces siècles pervers: «Maintenant, s’écrie un poëte anonyme dans une complainte en vers léonins sur le malheur des temps (Histor. des Gaules, t. XI, p. 445), maintenant les hommes qui mènent une vie scandaleuse, débauchés, sodomites, et qui nous volent, et qui nous injurient, méprisent les honnêtes gens, dont les mœurs sont bien réglées.» La débauche et la sodomie (mœchi, sodomitæ) sont donc les vices les plus répandus dans toutes les classes de la population, chez les comtes et les barons comme dans l’humble borde du serf, à l’ombre des cloîtres comme sous les courtines de l’abbé ou de l’évêque. Le diacre Pierre prononça, au nom du pape Léon IX, dans le concile de Reims, en 1049, un discours où prêtres et laïques sont vivement réprimandés, à cause de leurs abominables habitudes. Ces habitudes s’étaient invétérées de telle sorte en France, que l’abbé de Clairvaux, Henri, écrivait au pape Alexandre III, en 1177: «L’antique Sodome renait de sa cendre!» (Voy. l’Hist. de Paris, par Dulaure, édit. de 1837, t. II, p. 40). Orderic Vital, en plusieurs endroits de son Histoire, signale la contagion de ce vice odieux, qui devait sa recrudescence à l’établissement des races normandes dans les provinces gallo-franques: «Alors, dit-il au livre VIII, les efféminés dominaient dans tous les [353] pays et se livraient sans frein à leurs sales débauches; les chattemites, dignes des flammes du bûcher, abusaient impudemment des horribles inventions de Sodome (tunc effeminati passim in orbe dominabantur, indisciplinate debacchabantur, sodomiticisque spurcitiis fœdi catamitæ, flammis urendi, turpiter abutebantur).» Le même historien fait prophétiser cette invasion de la sodomie, par un anachorète fameux, que la reine Mathilde, femme de Guillaume d’Angleterre, envoya consulter au fond de l’Allemagne. L’anachorète prédit les maux qui menaçaient la Normandie sous le règne de Robert, fils de Guillaume et petit-fils de Robert le Diable: «Ce prince, dit-il, semblable à une vache lascive, s’abandonnera aux voluptés et à la paresse, s’emparera des biens ecclésiastiques et les distribuera entre ses lénons et ses flatteurs infâmes (spurcisque lenonibus aliisque lecatoribus distribuet)..... Dans le duché de Robert, les chattemites et les efféminés (catamitæ et effeminati) domineront, et sous leur domination la perversité, la misère, ne feront que s’accroître.» Il est donc incontestable que la turpitude sodomitique, qui fut ravivée par les croisades, avait été introduite en France par les Normands, qui la laissèrent comme un indice de leur passage dans tous les lieux où ils séjournèrent, soit pour hiverner, soit pour attendre le retour de leurs hordes dévastatrices.
Abbon, dans son poëme du Siége de Paris par les [354] Normands, impute aux seigneurs français le vice ignominieux que nous voulons attribuer plus exclusivement à leurs ennemis. Ces hommes du Nord, ainsi que la plupart des barbares, n’avaient pas honte de se prêter mutuellement à une abominable Prostitution; ils ne faisaient qu’un usage très-modéré de leurs femmes, qui étaient constamment grosses ou nourrices, et qui n’avaient pas d’autre destination que celle de la maternité; car la tribu, dont la force dépendait du nombre de ses enfants, en demandait une production exubérante, que n’aurait pas favorisée l’habitude des rapports voluptueux entre l’époux et ses épouses. Telles furent certainement l’origine et la raison de ces dégradantes erreurs du sexe masculin. Les Normands n’en étaient pas moins ardents à l’égard des femmes, et ils ne les épargnèrent pas plus que les hommes, dans les villages qu’ils occupaient de vive force à l’improviste. Ils ne respectaient que les vieilles et les vieillards, c’est-à-dire qu’ils les tuaient sans pitié; mais quant aux jeunes, ils en avaient grand soin, ils se les partageaient, et ils les emmenaient avec eux, après les avoir employés à leurs plaisirs, sous les yeux de leurs épouses, qui ne s’en offensaient pas et qui n’eussent point osé s’y opposer. Le moine Richer, racontant une expédition des Normands qui dévastèrent la Bretagne au neuvième siècle, nous les montre enlevant les hommes, les femmes et les enfants: «Ils décapitent les vieillards des deux sexes, dit-il, [355] mettent en servitude les enfants et violent les femmes qui leur paraissent belles (feminas vero, quæ formosæ videbantur, prostituunt).» On peut se rendre compte de la terreur qui s’attacha au nom des Normands, et qui devançait leurs excursions: ils dépeuplèrent des provinces entières; les villes florissantes avant leur apparition, restèrent sans habitants, après qu’ils en furent sortis; les bords des fleuves, qu’ils avaient remontés avec leurs bateaux plats, furent changés en déserts; mais ils avaient semé sur leurs traces l’impur enseignement de leurs mœurs, et les vaincus gardèrent la hideuse marque d’esclavage que leur avaient imprimée les vainqueurs. Les Normands, en se fixant sur le sol de l’Angleterre, ne traitèrent pas la population indigène avec plus d’égards qu’ils n’avaient fait autrefois dans les pays conquis par Rollon: ils ne massacraient plus les vieillards, mais ils abusaient des jeunes gens et outrageaient les filles, dont les plus nobles servaient de jouet à la soldatesque la plus immonde (nobiles puellæ despicabilium ludibrio armigerorum patebant et ab immundis nebulonibus oppressæ dedecus suum deplorabant, dit Orderic Vital). On doit présumer que les mœurs normandes ne s’étaient pas beaucoup améliorées depuis deux siècles, et que ces farouches libertins savaient toujours se passer de leurs femmes, car celles-ci, pendant la longue absence de leurs maris, se sentirent embrasées de concupiscence (sæva libidinis face urebantur, dit le latin, plus [356] énergique encore que le français), et envoyèrent aux absents plus d’un message, en 1068, pour leur annoncer qu’elles aviseraient à prendre d’autres maris, s’ils tardaient à revenir. La crainte de voir des bâtards sortir de leur lit conjugal décida quelques Normands à retourner près de leurs impatientes épouses (lascivis dominabus suis); mais le plus grand nombre demeura en Angleterre, où ils trouvaient de quoi se distraire et se consoler. Si leurs femmes ne se remarièrent pas toutes, elles ne se firent pas faute de donner des bâtards à leurs maris. Un poëte de cette époque (voy. Hist. Norm. script., p. 683) gémissait de voir que «la lampe des vertus était éteinte en Normandie.»
Les autres provinces qui composaient la France féodale n’étaient pas alors dans une situation plus satisfaisante au point de vue des mœurs. Les seigneurs faisaient montre de tous les vices et ne conservaient aucun ressouvenir de pudeur. M. Emile de la Bédollière, dans sa savante Histoire des mœurs et de la vie privée des Français, rapporte deux épisodes remarquables de l’impudicité sauvage, qui caractérisait l’un et l’autre sexe chez les nobles comme chez les serfs. En 990, le bruit courait que Guillaume IV, duc d’Aquitaine et comte de Poitiers, avait eu un commerce adultère avec la femme du vicomte de Thouars, chez lequel il avait reçu l’hospitalité. Emma, femme de Guillaume, guettait une occasion de se venger de sa rivale. Un jour, elle l’aperçoit [357] qui se promenait à cheval, peu accompagnée, aux environs du château de Talmont. Emma accourt avec une grosse troupe d’écuyers et de valets: elle renverse à terre la vicomtesse, l’accable d’injures et la livre à ses gens. Ceux-ci se saisissent de la malheureuse, la violent à tour de rôle pendant une nuit entière, pour obéir aux ordres d’Emma qui les excite et les contemple (comitantes se quatenus libidinose nocte quæ imminebat, tota ea abuterentur, incitat). Le lendemain, ils la mettent dehors, à moitié nue, mourante de lassitude et de faim. Le vicomte de Thouars ne put ni se plaindre ni se venger; il reprit sa femme déshonorée, tandis que Guillaume exilait la sienne dans le château de Chinon. Nous voyons, en 1086, un viol moins affreux dans ses circonstances, mais accompli de même en présence de témoins. Ebles, héritier du comte de Comborn en Aquitaine, étant devenu majeur, réclama son château et ses terres que détenait son oncle et tuteur Bernard. Celui-ci refusait de s’en dessaisir. Ebles rassemble des gens de guerre et vient assiéger le château, que Bernard essaie en vain de défendre. Ebles pénètre dans la place que son oncle venait d’abandonner: il y rencontra sa tante, nommée Garcilla, et aussitôt, sans se désarmer, devant tous ses compagnons qui l’applaudissent, il assouvit sur elle la plus révoltante lubricité (patrui uxorem coram multis fœdavit). (Voy. l’Hist. des mœurs et de la vie privée des Francs, t. II, p. 343, et t. III, p. 83, d’après deux chroniques [358] publiées dans la Bibliotheca nova manuscriptorum, de Labbe.)
On ne s’étonne plus de ces faits monstrueux et on en soupçonne de plus épouvantables, s’il est possible, quand on promène avec dégoût sa pensée à travers les anciens Pénitentiels: c’est là qu’il faut chercher les faits occultes de la Prostitution au moyen âge; c’est là que se produit avec toutes ses audaces le péché de la chair, qui ne se bornait pas à des conjonctions illicites entre les deux sexes et qui se complaisait dans les caprices de la plus exécrable dépravation. Certes, comme le dit M. de la Bédollière, «on aimerait à croire pour l’honneur de l’humanité, que les horreurs signalées par les Pénitentiels sont purement accidentelles» et n’avaient que bien rarement un écho dans le tribunal de la pénitence, mais elles reparaissent à chaque page dans ces Pénitentiels qui les classent à différents degrés de culpabilité et de pénalité. Il est donc certain qu’elles étaient fréquentes et qu’elles répandaient de proche en proche une corruption latente dans toutes les parties du corps social. Nous ne pouvons nous dispenser d’enregistrer ces horreurs de la Prostitution, mais nous ne les dépouillerons pas de leur voile latin et nous n’irons pas même emprunter une traduction, prudemment atténuée, aux Pénitentiels modernes qui ont dû respecter la doctrine pénitentiaire de l’Église. Il faut distinguer dans ce code primitif de la confession les faits qui concernent les actes les plus secrets [359] du mariage, ceux qui touchent à l’inceste, ceux qui sont relatifs à des débauches contre nature et ceux enfin qui renferment le crime de bestialité.
Tout ce que l’Église avait fait pour protéger la pureté du mariage n’était qu’un témoignage évident de tout ce qui se faisait, dans le sanctuaire des époux, contre le but moral de cette institution. Ce n’étaient que péchés véniels, si les mariés n’avaient pas consacré la première nuit des noces à des pratiques de dévotion (eadem nocte pro reverentiâ ipsius benedictionis in virginitate permaneant, dit Reginon, liv. II); si le mari qui avait couché avec sa femme, ne s’était pas lavé, avant d’entrer dans une église (maritus qui cum uxore suâ dormierit, lavet se antequam intret in ecclesiâ. Pénitentiel de Fleury); si la femme était entrée dans l’église, à l’époque de ses règles (mulieres menstruo tempore non mirent ecclesiam); si le lit conjugal, à cette même époque, avait rapproché les deux époux (in tempore menstrui sanguinis qui tunc nupserit; 30 dies pœniteat. Pénitentiel d’Angers); s’ils n’avaient pas gardé une continence absolue les dimanches, les jours de grandes fêtes, trois jours avant la communion et durant les quatre semaines qui précèdent Pâques et Noël. Mais le péché devenait plus grave, la pénitence plus longue, quand les époux avaient donné carrière à des fantaisies obscènes, que n’absolvait pas le privilége de l’union des sexes (si quis cum uxore suâ retro nupserit, 40 dies pœniteat; si in tergo, tres annos, quia sodomiticum [360] scelus est. Pénitentiel d’Angers). Les copulations charnelles dans le mariage ne devaient être qu’une œuvre chaste et sainte, destinée à procréer des enfants et non à satisfaire les sens. Ce sont les expressions de Jonas, évêque d’Orléans, dans son Institut des laïques: Oportet ut legitima carnis copula causa sit prolis non voluptatis, et carnis commixtio procreandorum liberorum sit gratia, non satisfactio vitiorum.
L’inceste se multipliait sous les formes les plus hideuses: le fils ne faisait pas grâce à sa mère; la mère elle-même ne respectait pas l’innocence de son jeune enfant; le frère attaquait sa sœur; le père polluait sa fille! Mais il y avait, pour ces abominations, des pénitences de dix, de quinze ans, pendant lesquels le coupable se façonnait au jeûne et à la continence. (Qui cum matre fornicaverit, 15 annis; si cum filia et sorore, 12—Si adolescens sororem, 5 annos, et si matrem, 7, et quamdiu vixerit, numquam sine pœnitentia, vel continentia.—Si mater cum filio parvulo fornicationem imitatur, si mater cum filio suo fornicaverit, tribus annis pœniteat. Pénitentiels de Fleury et d’Angers.)
Les infanticides, les avortements n’étaient pas moins nombreux que chez les païens qui les toléraient toujours et les approuvaient quelquefois. Tantôt on étouffait l’enfant à sa naissance, tantôt on l’étranglait, tantôt on le faisait périr en l’empoisonnant ou en le saignant. Il y avait des hommes et des femmes qui vendaient des drogues pour faire avorter [361] (herbarii viri, mulieres interfectores infantum). D’autres drogues rendaient les femmes stériles et les hommes impuissants. Pour exalter l’amour ou plutôt l’ardeur sensuelle d’un homme ou d’une femme, on ajoutait d’affreux mélanges à la potion qu’on lui faisait prendre (Interrogasti de illâ feminâ quæ menstruum sanguinem suum miscuit cibo vel potui et dedit vire suo ut comederet? et quæ semen viri sui in potu bibit? Tali sententiâ feriendæ sunt sicut magi. Pénitentiel de Raban Maur.—Illa quæ semen viri sui in cibo miscet, ut inde plus ejus amorem accipiat, annos tres pœniteat. Pénitentiel de Fleury).
Les péchés contre nature avaient d’innombrables variétés aux yeux du confesseur qui leur appliquait aussi des pénitences très-variées. La sodomie simple (si quis fornicaverit sicut sodomitæ, dit le Pénitentiel romain) entraînait quatre ans de pénitence; mais l’âge des pécheurs établissait bien des différences entre eux. L’enfant, l’adolescent, l’homme fait, n’étaient pas punis de même, lorsqu’ils péchaient de la même façon. Les souillures de l’extrême jeunesse ressemblaient souvent à celles de la vieillesse la plus dépravée; mais elles s’effaçaient plus aisément et se corrigeaient avec les années (Pueri sese invicem manibus inquinantes, dies 40 pœniteat. Si vero pueri sese inter femora sordidant, dies centum; majores verò, tribus quadragesimis. Pénitentiel d’Angers). Les erreurs antiphysiques des femmes étaient punies aussi sévèrement que celles des hommes, comme si la [362] chasteté fût plus nécessaire chez le sexe qui a en soi un charme irrésistible pour attirer l’autre sexe. Les femmes, même les religieuses, se livraient entre elles à des orgies, où reparaissait le fascinum romain et où l’art fellatoire n’avait rien oublié des leçons impudiques de l’antiquité (Mulier cum alterâ fornicans, tres annos. Sanctimonialis femina cum sanctimoniali per machinatum polluta, annos septem. Pénitentiel d’Angers.—Mulier qualicumque molimine aut per ipsam aut cum altera fornicans. Pénitentiel de Fleury.—Si quis semen in os miserit, septem annos pœniteat. Ibid.). Quelquefois l’inceste venait se mêler au crime contre nature et en aggraver l’infamie et le châtiment: la sodomie entre frères ne pouvait être rachetée que par quinze ans d’abstinence (qui cum fratre naturali fornicaverit per commixtionem carnis, ab omni carne se abstineat quindecim annis. Pénitentiel de Fleury).
Tous les genres de bestialité, on ose à peine le croire, figurent dans les Pénitentiels et ne donnent lieu qu’à une pénitence temporaire, quoique la loi civile condamnât le criminel à périr avec la bête qu’il avait choisie pour complice. Toutes les bêtes semblaient propres à cette détestable mésalliance (cum jumento, cum quadrupede, cum animalibus, dit le Pénitentiel romain; cum jumento, cum pecude, dit le Pénitentiel d’Angers; cum pecoribus, dit le Recueil de Reginon). Rien ne fut plus commun au moyen âge, que ce crime qu’on punissait de mort, [363] quand il était patent et confirmé par une sentence du tribunal. Les Registres du Parlement sont remplis de ces malheureux qu’on brûlait avec leur chien, avec leur chèvre, avec leur vache, avec leur pourceau, avec leur oie! Mais nous ne voyons, que dans la lettre de Raban Maur à Regimbold, archevêque de Mayence, la discussion canonique de ces énormités qui alors n’étonnaient personne (Tertia quæstio de eo fuit, qui cani feminæ inrationabiliter se miscuit, et quarta de illo, qui cum vaccis sæpius fornicatus est? Qui cum jumento vel pecore coierit, morte moriatur. Mulier quæ succubuerit cuilibet jumento, simul interficiatur cum eo. Capitul. de Baluze, t. II, append., col. 1378). Dans les capitulaires d’Ansegise, les évêques et les prêtres sont invités particulièrement à combattre cette dépravation qu’on regardait comme un reste du paganisme et qui se perpétua plus longtemps dans les campagnes que dans les villes; mais tous les législateurs reconnaissent qu’un pareil crime, qui ravale l’homme au niveau de la bête, mérite la mort. On aurait volontiers pardonné à la bête plutôt qu’à l’homme, mais on la tuait et l’on jetait sa chair à la voirie, de peur qu’elle ne vînt à engendrer, par l’artifice du démon, un monstrueux assemblage de la bête et de l’homme.
Enfin, pour donner une idée plus complète encore de l’obstination des débauchés dans leurs détestables habitudes, nous rappellerons ici un procès criminel qui se rapporte à une débauche contre nature, [364] qu’on appelait fornicatio inter femora. C’est Ducange qui nous fournit ce singulier document tiré d’une charte d’Édouard Ier, roi d’Angleterre. Cette charte est datée probablement des premières années du dixième siècle. Un nommé Simon entretenait une concubine, nommée Mathilde, avec qui jamais il n’avait eu de rapports complets. Un jour, il fut surpris en flagrant délit de commerce illicite par les amis de cette concubine qui voulait se venger de lui en se faisant épouser. Elle déclara devant les juges qu’elle avait longtemps vécu conjugalement avec lui, mais qu’il ne l’avait pas encore épousée (Juratores dicunt quod prædictus Simon semper tenuit dictam Matildam ut uxorem suam, et dicunt quod numquam dictam Matildam desponsavit). Alors, Simon eut à choisir entre trois sortes de châtiment ou de réparation: donner sa foi à Mathilde, ou perdre la vie, ou rendre à Mathilde les devoirs qu’un mari rend à sa femme (vel ipsam Matildam retro osculare). Simon fit son choix aussitôt: il donna sa foi à Mathilde, mais il ne voulut jamais l’épouser autrement qu’il n’avait fait jusqu’alors (inter femora). Ducange a extrait cette curieuse anecdote du Dictionnaire des lois de l’Angleterre (Nomolex anglicana), par Thomas Blount.
A l’époque d’Edouard Ier et de Charles le Simple, son gendre, les mœurs de la France et de l’Angleterre offraient une triste analogie, et quelque poëte de la cour saxonne d’Édouard aurait pu dire de [365] l’Angleterre ce que le poëte Abbon disait alors de la France dans son poëme fameux sur le Siége de Paris: «O France, pourquoi te caches-tu? où sont ces forces antiques qui ont assuré ton triomphe sur de plus puissants ennemis? Tu expies trois vices principaux: l’orgueil, les honteuses délices de Vénus, et la recherche de tes habits. Tu n’écartes pas même de ton lit les femmes mariées, les nonnes consacrées au Seigneur. Bien plus, tu as des femmes à satiété, et tu outrages la nature!» Deux siècles plus tard, Pierre, abbé de Celles, dans ses lettres (liv. IV, ép. 10), adressait à la ville de Paris les mêmes reproches qu’Abbon avait adressés à la France, et il l’accusait de pervertir les mœurs de ses habitants: «O Paris, que tu es séduisant et corrupteur! disait-il. Que de piéges tes propres vices tendent à la jeunesse imprudente! Que de crimes tu fais commettre!» La Prostitution fut, à toutes les époques, la conseillère et la provocatrice des autres vices qui ne marchent pas sans elle et qui s’attachent à ses flancs, comme des louveteaux pendus aux mamelles de leur dévorante mère.
Sommaire.—Situation des femmes de mauvaise vie avant le règne de Louis VIII.—Vocabulaire de la Prostitution au onzième siècle.—Le putagium.—Putus et puta.—Les puits communaux.—Le Puits d’Amour.—La Cour d’Amour ou Cour céleste de Soissons.—Putage, putinage et putasserie.—Lenoine.—Maquerellagium, maquerellus et maquerella.—De l’origine du mot maquereau.—Borde, bordel et bordeau.—Les femmes bordellières.—Les femmes séant aux haies.—Les cloistrières.—Garcio et garcia.—Ribaldus et ribalda.—Meschines et meschinage.—Ruffians.—Clapiers.
Si la dépravation des mœurs, à cette époque du moyen âge, avait dépassé tout ce que des époques plus barbares s’étaient permis en fait de débauche et de crime, la Prostitution légale, celle qui s’exerce [368] comme une industrie et qui fait la sauvegarde des honnêtes femmes en offrant aux appétits sensuels une satisfaction toujours prête et facile, cette Prostitution régulière et organisée n’existait pas encore, du moins sous l’œil et la main de la police féodale. Elle n’était point admise en principe ni en droit; elle ne pouvait s’exercer qu’en fraude et en secret, aux risques et périls des femmes que la misère ou le libertinage encourageait à ce vil métier; elle ne rencontrait nulle part appui et protection dans la magistrature des villes érigées en communes, ni auprès des justices seigneuriales. On ne la jugeait point nécessaire ni même utile, et on la regardait comme un outrage public à l’honnêteté de chacun. Cependant, il fallait bien la tolérer et fermer les yeux sur un fait brutal, qui se reproduisait sans cesse et partout, en se cachant, ou plutôt en se déguisant, malgré les plus sévères prohibitions, malgré la pénalité la plus rigoureuse. Nous sommes convaincu que cette Prostitution légale dut conquérir sa place honteuse dans la société, par sa persévérance à braver les lois et les châtiments, par son adresse à prendre tous les masques, par sa force et sa ténacité, par son caractère vivace et envahisseur. On peut comparer la situation des femmes de mauvaise vie, au milieu de cette société qui leur était hostile et qui ne pouvait toutefois s’en passer, qui les persécutait continuellement et qui ne parvenait jamais à les faire disparaître; on peut comparer cette situation [369] anormale à celle des juifs, qui avaient aussi contre eux la législation civile et ecclésiastique, qui se voyaient tous les jours emprisonnés, dépouillés, chassés, et qui pourtant revenaient sans cesse à leurs banques, à leurs usures et à leurs gains énormes. La Prostitution n’eut pas une existence avouée dans l’État et reconnue, sinon autorisée, avant le règne de Louis VIII, ou celui de Philippe-Auguste peut-être, car le roi des ribauds (rex ribaldorum), qui était évidemment le gouverneur suprême des agents de la Prostitution, fut créé par Philippe-Auguste, comme nous le verrons plus tard.
Il est bien difficile de retrouver quelles étaient les habitudes et la physionomie de la Prostitution mercenaire, dans ces temps de corruption générale, qui ne permettaient pourtant pas de pratiquer librement cette méprisable industrie. L’abbé, l’évêque, le baron, le seigneur feudataire, pouvaient avoir dans leur maison une espèce de sérail ou de lupanar, entretenu aux dépens de leurs vassaux; selon l’expression d’un écrivain du onzième siècle, chaque possesseur de fief nourrissait dans son gynécée autant de ribaudes que de chiens dans son chenil; mais le lupanar public, ouvert à tout venant, sous la direction d’un homme ou d’une femme exploitant cet impur commerce, ne subsistait que dans un petit nombre de localités, où l’administration seigneuriale et municipale se relâchait de ses anciennes coutumes et feignait d’être aveugle pour se montrer tolérante. C’était [370] donc à Paris et en quelques grandes villes, que l’établissement des mauvais lieux, dans les faubourgs et dans certains quartiers désignés, ne souffrait pas trop d’obstacles, jusqu’au jour où le scandale rendait à la loi sa vigueur et amenait la suppression plus ou moins radicale de ces centres de débauche. Il y avait aussi des prostituées, qui n’appartenaient pas à l’exploitation d’un fermier lupanaire, et qui se réservaient tous les profits de la vente de leur corps: elles se mêlaient d’ordinaire à la population honnête, et, quoique vivant de leur impur trafic, elles avaient soin de n’en laisser rien transpirer, sous peine de tomber aussitôt dans la disgrâce de leurs voisins et d’être obligées de se faire justice elles-mêmes en disparaissant. On comprend donc que la vie intérieure des mauvais lieux et la vie privée des femmes publiques aient eu bien peu d’échos dans les monuments écrits de ces époques obscures. La Prostitution, du huitième au douzième siècle, n’a pas même de traits qui la caractérisent d’une manière saillante, quoiqu’elle diffère absolument de la Prostitution du Bas-Empire. Il faut se contenter, pour la peindre, de quelques faits isolés, qui n’ont pas de liens entre eux et qui témoignent de la variété des usages locaux. Encore, ces faits, que nous fournissent des chartes de commune et des ordonnances de police urbaine, sont-ils trop rares, pour qu’on puisse en former un vaste tableau d’ensemble. Ainsi, ce n’est pas d’après cette [371] réunion de faits épars et détachés, qu’il est possible de constater les mœurs secrètes de la Prostitution dans la France féodale.
Mais la langue populaire du onzième siècle, la basse latinité, qui allait créer la langue française, sous l’empire des dialectes du Nord et du Midi, cette langue appliquant de nouveaux mots à des choses et à des idées nouvelles, nous présente, dans la formation de ces mots eux-mêmes, une foule de renseignements précieux, parmi lesquels nous trouverons bien des notions relatives à notre sujet. A partir du neuvième siècle, le vocabulaire de la Prostitution a complétement changé; il est singulièrement restreint, mais il se compose de locutions, tout à fait neuves, qui semblent sorties de la bouche du peuple, plutôt que de la plume des écrivains; ces locutions, empreintes de l’esprit gallo-franc, et parfois frappées au coin de l’idiome tudesque, sont faites pour exprimer ce que nous nommerons le matériel de la Prostitution. Il est clair que les mots latins n’avaient plus de sens vis-à-vis de circonstances et de particularités qui n’existaient pas au moment où ils furent créés; le peuple, dans son langage usuel, ne voulut point accepter ces mots qu’on employait toujours dans la langue littéraire, mais qui ne représentaient plus rien dans l’habitude de la vie; le peuple, avec le génie qui lui est propre, fit les expressions qui lui manquaient et leur donna le cachet spécial qu’elles devaient avoir. Ainsi, nous [372] voyons apparaître dans le latin vulgaire la plupart des mots, qui reçurent plus tard une transformation française, et qui se sont depuis conservés dans la langue du peuple, car la Prostitution ne peut aspirer à faire admettre par la langue noble les grossières et impudentes formules de son idiome. Remarquons, une fois pour toutes, que les écrivains sérieux, les poëtes et les historiens continuent à se servir des termes généraux que le latin classique leur offrait pour désigner les actes et les individus de la Prostitution; mais, dans les documents émanés d’une main illettrée ou destinés à la connaissance du populaire, on n’emploie que des termes précis et techniques, qui étaient à la portée de tout le monde et qui n’exigeaient pas, pour être entendus, la moindre notion de l’antiquité classique. Sans doute, cette langue de la Prostitution est sordide et digne des choses qu’elle exprime et des personnes qu’elle qualifie, mais on ne doit pas oublier qu’au moyen âge tous les mots de la langue usuelle avaient droit à une égale estime, et se produisaient, sans aucune réserve, dans les écrits comme dans les discours. On n’avait pas encore noté d’infamie certaines expressions qui se rapportent à des objets infâmes, et on n’attachait pas d’importance à la modestie du langage parlé ou écrit. Voilà pourquoi notre vieux français est si riche en mots ingénieux ou piquants, qui forment le vocabulaire de la Prostitution, et qui ont été, à partir du siècle de Louis XIV, bannis de la [373] langue des gens d’honneur, comme on disait autrefois.
La Prostitution, que les lettrés appelaient toujours meretricium, dont les novateurs avaient fait meretricatio et meretricatus, se nommait, dans le peuple et en langage vulgaire, putagium, et, par extension, puteum et putaria. Ce mot-là nous paraît avoir une origine toute moderne, et nous ne croyons pas, malgré l’autorité du docte Scaliger, dans une de ses notes sur les Catalecta de Virgile, qu’on doive faire remonter putagium au mot latin putus, qui se trouve, dans les auteurs de la haute latinité, avec le sens de petit. Chez les anciens, il est vrai, putus, surtout, était donné comme nom d’affection, comme qualification flatteuse adressée à un jeune enfant. Le maître n’appelait pas autrement son mignon: était-ce une fille au lieu d’un garçon, on disait puta. Les diminutifs putillus et putilla s’étaient formés naturellement, et Plaute, dans son Asinaria (act. III, sc. 3), met mon petit, putillus, sur le même pied que ma colombe, mon chat, mon hirondelle, mon moineau, dans le langage des amoureux. Cependant, on usait plutôt, comme le fait Horace (Sat., l. II, 3), de pusus et de pusa, qui avaient aussi leur pusillus et leur pusilla. Néanmoins, nous ferons venir putagium de puteus, puits, parce que cette étymologie s’entend et se justifie également au propre et au figuré. Si, d’une part, la Prostitution publique peut se comparer à un puits banal où chacun est libre d’aller [374] puiser de l’eau, d’autre part, dans chaque ville, dans chaque quartier, le puits communal ou seigneurial était le rendez-vous de toutes les filles qui cherchaient aventure. Il y avait toujours un puits, aux endroits fréquentés par les prostituées, dans les Cours des miracles où elles logeaient, dans les carrefours qui leur servaient de champ de foire. Elles se souvenaient peut-être que Jésus-Christ avait rencontré la Madeleine auprès d’un puits. Ces puits, dont l’usage appartenait à tous les habitants du lieu, réunissaient tous les soirs autour de leur margelle un nombreux aréopage de femmes qui parlaient entre elles de leurs amours et qui les avançaient en chemin sous prétexte de faire provision d’eau. On savait ce que c’était que d’aller au puits: les amants y arrivaient de tous côtés, pour se rejoindre. Ce puits-là était le témoin de bien des soupirs et de bien des larmes. Piganiol, en parlant du Puits d’Amour qui avait donné son nom à une rue de Paris, située près de la rue de la Truanderie, où la Prostitution avait son siége principal, dit que ce puits fameux devait son nom «à une raison qui lui est commune avec tous les puits qui sont dans des villes ou dans des lieux habités, c’est qu’il servoit de rendez-vous aux valets et aux servantes, qui, sous prétexte d’y venir puiser de l’eau, y venoient faire l’amour.» Ce puits, qui n’a été comblé qu’à la fin du dix-septième siècle, avait vu se dénouer plus d’un drame amoureux, et la tradition racontait [375] de diverses façons l’histoire d’une demoiselle noble, de la famille Hallebic, qui s’y était noyée sous le règne de Philippe-Auguste. On citait aussi plusieurs amants qui s’y étaient jetés par dépit ou par jalousie, sans y trouver la mort. D’autres amants, par reconnaissance, avaient voulu attribuer au Puits d’Amour une part dans leur bonheur: l’un renouvelait les seaux, l’autre la corde; celui-ci y fit poser une balustrade en fer; celui-là y mit une margelle neuve, sur laquelle on lisait en lettres gothiques: Amour m’a refait en 525 tout à fait.
On ferait un curieux relevé de tous les puits qui ont joué un rôle dans l’histoire de la Prostitution, et l’on en trouverait un dans chaque ville, pour démontrer que le putagium, au moyen âge, était presque inséparable des puits banaux qui ont disparu la plupart aujourd’hui. On prouverait sans peine, que des puits de cette espèce ont existé, à Paris, dans les rues ou près des rues où demeuraient les femmes de mauvaise vie. Bornons-nous à rapporter que les ribaudes de Soissons, qui avaient une célébrité proverbiale au douzième siècle (Dictons populaires publiés par Crapelet, page 64), tenaient leurs assises autour d’un puits qui a survécu à la ribauderie soissonnaise. «La Cour d’Amour ou Cour céleste de Soissons (disent MM. P. Lacroix et Henri Martin, dans leur Hist. de Soissons) est située à l’entrée de la rue du Pont: c’est une cour étroite, entourée de bâtiments peu élevés, où l’on monte par des escaliers [376] de pierre extérieurs. Cette cour, dans laquelle on pénètre par une allée obscure, descendait autrefois jusqu’à la rivière: au milieu, est un puits d’une construction singulière, la margelle débordant carrément l’orifice rond et étroit que surmonte une voûte conique.» Nous ne chercherons pas d’autres arguments, pour démontrer que putagium, puteum et putaria impliquaient l’action d’aller le soir au Puits d’Amour. Putaria se disait de préférence, dans les provinces méridionales. On lit dans les statuts de la ville d’Asti (Collat. 12, cap. 7): Si uxor alicujus civis Astensis olim aufugit pro putaria cum aliquo... Puteum était plus usité dans la langue poétique, qui, prenant la cause pour l’effet, faisait de puteum le synonyme de putagium. Quant à ce mot-là, qui doit être le premier en date, il s’était consacré en s’introduisant dans la langue légale. Ainsi, on le trouve souvent employé par les jurisconsultes, et il figure dans plus d’une ordonnance de nos rois de la troisième race: il suffit de mentionner une de ces ordonnances, dans laquelle il est dit que le putagium de la mère n’enlève pas au fils ses droits d’héritier, attendu que le fils né dans l’état de mariage est toujours légitime (quod generaliter dici solet, quod putagium hæreditatem non adimit, intelligitur de putagio matris). Le mot putagium ne s’entendait que de la prostitution d’une femme. La langue française n’eut pas plutôt bégayé quelques mots, qu’elle traduisit putagium en putage, puta en pute et putena [377] en putain. Ces deux derniers mots sont contemporains, puisque la Chronique d’Orderic Vital fait mention, au livre XII, de la fondation d’une ville qui fut nommée Mataputena (id est devincens meretricem), en dérision de la comtesse Hedwige.
Putage revient sans cesse, avec le sens de putagium, dans la vieille langue française, surtout dans les romans et les fabliaux des trouvères. Les citations, choisies par Ducange, donnent la valeur exacte de cette expression, qui n’est pas même restée dans la langue triviale et qui ne saurait pourtant être remplacée par les mots putinage et putasserie, que le vocabulaire du bas peuple a conservés, sans se rendre compte des nuances de leur signification relative. Ces deux vers du roman de Vacces établissent la véritable acception de putage:
Le roman du Renard prête à putage un sens qui se rapproche du putanisme de la langue moderne:
Le roman d’Amile et Amy se sert du même mot pour exprimer la même chose:
Enfin, le roman d’Athis, en usant de ce mot, désigne l’état ou la condition d’une femme qui se prostitue:
Nous ne multiplierons pas les citations pour le mot pute, qui a maintenu son emploi et son sens originaire dans le bas langage. Ce mot avait toujours une acception injurieuse, comme on le voit dans ces vers du roman de Garin le Loherain.
Nous dirons plus tard comment cette injure adressée à toutes les femmes en général, faillit coûter cher au poëte Jean de Meung.
Le lenocinium, ce fidèle et inséparable compagnon du meretricium, eut plus de peine à changer de nom; comme il était ordinairement exercé par des femmes, on le transforma d’abord en lenonia, qui passa dans la langue du douzième siècle en se francisant et en devenant lenoine. Mais le peuple, qui règne en souverain dans les bas-fonds de la langue, inventa bientôt un autre mot, qu’il tira des habitudes mêmes des courtiers de Prostitution. Ce mot était maquerellagium, dont le vieux français a fait maquerellage, qui subsiste encore dans le langage des halles, et qui a pourtant place au dictionnaire de l’Académie. Avant maquerellagium, on avait créé [379] maquerellus et maquerella, maquereau et maquerelle. Les plus doctes abstracteurs d’étymologie s’en sont donné à cœur joie pour découvrir l’origine de ces mots qui n’avaient de latin que leur terminaison. Nicot et Ménage, en recherchant les analogies qui pouvaient se présenter entre le poisson nommé maquereau et l’homme ou la femme qui spécule sur la Prostitution d’autrui, ont supposé que maquereau avait été formé de maculæ, parce que le poisson est bariolé de taches noirâtres et bleues transversales, et parce que chez les anciens le costume théâtral du lénon ou de la lène offrait aussi un bariolage de différentes couleurs. Tripaut, se souvenant que l’aquariolus ou porteur d’eau romain avait à Rome le privilége du lenocinium, a pensé que la simple addition d’une lettre initiale, formée par la prononciation gutturale des Francs, avait produit maquariolus, qui se rapprochait assez bien de maquerellus. D’autres enfin, avec plus de naïveté, ont mis en avant le verbe hébreu machar, qui signifie vendre et qui ne convient pas trop mal au métier de vendeur de chair humaine. Ces derniers étymologistes auraient dû, à l’appui de leur système, faire valoir cette induction que leur fournissaient certains documents du moyen âge, dans lesquels on attribue aux juifs le courtage des chevaux et des femmes.
Nous nous étonnons qu’on se soit préoccupé de l’étymologie du mot appliqué à l’homme, avant d’avoir trouvé celle qui convient au poisson; car il est [380] tout naturel que le poisson ait été d’abord nommé maquerellus et que l’homme, par quelque similitude, se soit vu qualifié du nom de ce poisson. Quelle est la première étymologie qui s’offre à nous, sans efforts d’imagination et de linguistique? La pêche du maquereau était plus abondante autrefois sur les côtes de l’Océan, qu’elle ne l’est aujourd’hui: ce scombre arrivait à la suite des bancs de harengs et partageait leur sort après avoir vécu à leurs dépens. Son nom danois ou normand, qui s’est maintenu dans la langue hollandaise, nous ramène à l’époque où il a été latinisé: mackereel est certainement bien antérieur à maquerellus et à makarellus. Les savants, peu satisfaits de la consonnance barbare de ce mot, l’avaient corrompu pour le rendre moins sauvage à l’oreille: on ne s’explique pas autrement la formation de magarellus, qui apparaît dans plusieurs chartes des rois d’Angleterre. Sur les côtes du Nord, on disait makevus, ou plutôt makerus, s’il nous est permis de soupçonner une erreur dans Ducange. Quant à prêter le nom du poisson à l’espèce d’homme qui en imitait les mœurs, ce fut d’abord un jeu de mots, une épigramme qui entra profondément dans l’esprit de la langue populaire et qui perdit par degrés son sens figuré. On finit par ne plus savoir quel point de ressemblance avait fait confondre l’homme avec le poisson. Il est aisé pourtant de comprendre que le lénon, errant autour des femmes pour en tirer profit et les poussant en quelque sorte dans [381] la nasse du corrupteur, joue un rôle analogue à celui du maquereau qui escorte les harengs et s’engraisse avec eux. Quoi qu’il en soit, cette expression figurée, désignant les proxénètes de l’un et de l’autre sexe, était admise dans tous les genres de style et ne semblait pas même déplacée dans les ordonnances des rois de France. Elle a reçu désormais son stigmate déshonnête, mais elle est invétérée dans la langue énergique de la populace. Ce n’est cependant qu’un nom de poisson qui se montre sur toutes les tables et qui payait jadis quatre deniers par mille à l’évêque ou au comte dans la suzeraineté duquel il arrivait. Si ce poisson n’eût pas reçu son nom des peuples du Nord, nous ne serions pas éloigné de faire bon accueil à une étymologie, plus ingénieuse que plausible, qui forgerait avec le verbe mœchari le substantif mœcharellus, pour qualifier l’instigateur de la débauche (mœchi conciliator).
De même que le lénocinium et le mérétricium, le lupanar n’avait plus droit de cité, que dans la langue des écrivains; la langue vulgaire le repoussait comme une tradition gallo-romaine qui n’avait pas de raison d’être. Rien ne ressemblait moins aux lupanars de Rome que les repaires de la Prostitution dans les villes de France. On caractérisa ces bouges infâmes, en leur donnant sans distinction les noms de borda et bordellum, qui jetèrent borde, bordel et bordeau, dans le nouveau dialecte du douzième siècle. Ce mot latin n’est que le mot saxon bord latinisé; ce [382] mot saxon ne voulait rien dire de plus que le français, qui est tout à fait identique: c’est donc imaginer une étymologie purement gratuite, que de voir dans bordel les mots bord et el, parce que, dit-on, les lieux de débauche étaient alors situés au bord de l’eau! La situation de ces mauvais lieux n’était pas inévitablement voisine d’une rivière; ce qui n’aurait eu aucun but moral ni sanitaire; ce qui ne s’expliquerait, d’ailleurs, d’aucune façon satisfaisante; mais aussi, dans bien des circonstances, la Prostitution s’était logée au bord de l’eau, surtout quand la navigation du fleuve amenait un grand concours de marchands, de passagers et de bateliers qui faisaient les chalands ordinaires des femmes bordellières (bordellariæ). On appelait plus particulièrement borda une cabane isolée, un gîte de nuit, situé de préférence au bord d’un chemin ou d’une rivière, hors de l’enceinte d’une ville, dans un faubourg ou dans la campagne. La borde était distincte de la maison, comme on le voit dans ce vers du roman d’Aubery:
et dans cet autre vers du roman de Garin:
Généralement, cette borde se trouvait annexée à un petit clos ou à un champ: car, dans un contrat de l’an 1292, que cite Ducange dans son Glossaire, il est dit que l’abbé et le couvent sont tenus de concéder [383] sur leurs domaines un arpent de terre à tout habitant de la ville qui voudrait y faire une borde (ad faciendum ibi bordam). La Prostitution, chassée des villes, se réfugia dans ces bordes, qui se trouvaient loin des yeux de la police urbaine, et qui ne laissaient pas percer le scandale. Ces résidences rurales n’étaient habitées qu’en certaines saisons et à certains jours par les tenanciers ou locataires; mais la Prostitution y avait, pour tous les temps, un abri assuré; voilà pourquoi les femmes publiques prirent à bail les bordes où elles résidaient, quand elles ne se contentaient pas d’y venir au crépuscule pour y faire un séjour de quelques heures. Les débauchés, qui allaient là les rejoindre, sortaient de la ville, sous prétexte d’une promenade, et arrivaient à leur honteuse destination par un chemin détourné. La borde se changea de la sorte en bordel, son diminutif, qui devint insensiblement le nom générique de tous les asiles de débauche, qu’ils fussent, ou non, dans la campagne ou dans l’intérieur des villes. On doit attribuer à des variations de patois les différentes formes que prit ce nom, qu’on prononçait bordeel et qui dégénéra en bordiau et bourdeau, bordelet et bordeliau.
Tant que les bordels furent hors des villes, la Prostitution errante compta dans son armée secrète une foule de pauvres recrues, qui n’avaient pas même le moyen de prendre une borde à loyer et qui, à l’instar des lupæ et des suburranæ de Rome, arrêtaient les passants le long des chemins, derrière [384] les haies, dans les vignes et les blés: on les nommait femmes séant aux haies, ès issues des villages, filles de chemin, femmes de champs. (Voy. Carpentier, dans son supplément à Ducange, aux mots Borda et Cheminus.) Celles qui ne sortaient pas de leurs tanières et qui tendaient leurs lacs à la fenêtre, s’appelaient claustrariæ, cloistrières. (Voy. Carpentier, au mot Clausuræ.) Leurs cloîtres, claustra, pourraient bien être les héritiers des lustra de l’antiquité, d’autant plus que ces claustra montium ne furent établis que dans des lieux écartés, au fond des bois et dans les gorges des montagnes.
Les femmes perdues qui étaient à demeure dans les bordes ou bordels furent désignées par l’épithète de bordelières ou bourdelières. Mais ce ne fut pas leur unique dénomination; nous avons vu plus haut qu’on les nommait putes et putains, en signe de mépris. On ne leur épargnait pas les noms injurieux, et on ne les distinguait pas, comme dans l’antiquité, par des qualifications qui révélaient souvent leurs habitudes impudiques, leur genre de vie, leur origine et leur costume. Dès la fin du douzième siècle, on leur appliquait en mauvaise part le nom collectif de garzia ou gartia, en français garce ou garse, qui est resté jusqu’à nos jours dans le vocabulaire des gens de campagne pour désigner toute espèce de fille non mariée. On lit, dans les preuves de l’Histoire de Bresse par Guichenon (p. 203): Si leno vel meretrix, si gartio vel gartia alicui burgensi convitium dixerit; et dans la [385] charte des priviléges de la ville de Seissel en 1285: Si gartia dicat aliquid probo homini et mulieri. Cette expression, qui reparaît à chaque page dans la prose et les vers du treizième au dix-septième siècle, n’est détournée que par exception de son sens primitif, et ne devient une injure que dans certains cas où elle est accompagnée d’une épithète malsonnante; au reste, on voit, d’après l’extrait de Guichenon cité plus haut, que la qualification de garce (gartia), même employée en mauvaise part, différait de celle de prostituée (meretrix), en ce qu’elle s’entendait plutôt d’une fille vagabonde, d’une coureuse, d’une servante. Ét. Guichard, qui voulait prouver que toutes les langues sont descendues de l’hébraïque, avait imaginé de rapprocher du mot garce un verbe hébreu analogue de consonnance et signifiant se prostituer; il ne remarquait pas que les mots garce et garzia sont bien plus anciens que la signification obscène qu’on leur a donnée. Ainsi, dans le procès-verbal de la vie et des miracles de saint Yves, au treizième siècle, garcia se trouve avoir le sens de servante, ancilla. (Voy. les Bollandistes, Sanct. maii, t. IV, 553.) Il est bien plus simple de dire que garce est le féminin de gars, qui, malgré les plus belles étymologies, paraît être un mot gaulois, wars, et avoir signifié tout d’abord un jeune guerrier, un mâle nubile. De gars, on fit, en bas latin, garsio et garzio, qui fut appliqué aux valets, aux voleurs, aux gens de néant, aux goujats d’armée, aux libertins. On ne peut pas mieux montrer [386] comment un mot, originairement honnête et décent, s’est perverti graduellement et a pris dans la langue une attribution honteuse, qu’en rappelant une phrase où Montaigne l’emploie avec l’acception qu’il avait de son temps: «Il s’est trouvé une nation où on prostituoit des garces à la porte des temples, pour assouvir la concupiscence.»
Ce n’était pas la seule expression injurieuse qui fût en usage au moyen âge, pour désigner les prostituées: on les appelait fornicariæ et fornicatrices, prostibulariæ, prostantes, gyneciariæ, lupanariæ, ganeariæ, dans la basse latinité. Ces trois derniers noms étaient synonymes; ils indiquaient les lieux où se tenaient les femmes de mauvaise vie: ganea, lupanar et gynecium. Les prostantes se vendaient (du verbe prostare), les prostibulariæ se prostituaient, les fornicariæ forniquaient, les fornicatrices faisaient forniquer. Ces différents termes ne passèrent pas dans la langue française, mais on y fit entrer ceux qui avaient une tournure moins latine: de là, ribaude, meschine, femme folle, femme de vie. La femme de vie, femina vitæ, nous semble, en dépit de son déguisement latin, avoir pour racine une obscénité gauloise. La femme folle ou folieuse, mulier follis ou fatua, devait son nom à cette fameuse fête des Fous, que nous décrirons ailleurs comme un dernier reflet des mystères de la Prostitution antique. La meschine était, dans le principe, une petite servante, une esclave; la ribaude une suivante d’armée, une fille de soudard, [387] une femme de goujat. Nous dirons, dans un autre chapitre, ce qu’étaient les ribauds de Philippe-Auguste; en établissant la véritable origine de leur roi. Nous ne rapporterons pas les nombreuses étymologies qu’on a doctement accumulées pour rechercher la racine du mot ribaud, qui existe dans toutes les langues de l’Europe. Nous serions assez disposé à voir cette racine dans le mot gaulois baux ou baud, qui signifiait joyeux et qui a laissé dans notre vieille langue, que Borel appelait gauloise, le substantif baude, joie, et le verbe ébaudir, réjouir. Le nom de la famille des Baux ou joyeux, que la tradition languedocienne faisait remonter au sixième siècle, donnerait un âge assez respectable au mot celtique baux ou baud. Ce mot a changé de signification, sans changer de forme, en passant dans la langue anglaise, où baud est synonyme de lénon. Le nom de baldo, en italien, n’a pas été autant altéré, car ce mot, dérivé de baux, se prenait pour hardi ou impudent. Rebaldus a traduit en latin rebaux, composé de la préposition emphatique re et du mot original baux, baud ou bauld. Ribaud et ribaldus se sont latinisés et francisés en même temps. Ces mots-là étaient employés en bonne part avant le règne de Philippe-Auguste, où ils tombèrent dans le mépris, par suite des excès d’une sorte de gens qui avaient voulu être les ribauds par excellence. Précédemment, l’épithète de ribaud impliquait la force physique et la constitution robuste d’un homme gaillard et dispos. Depuis, ce fut la désignation spéciale des vauriens et [388] des débauchés. Toutes les langues adoptèrent à la fois la dégradation du ribaux et de ses composés. Ribaudie, en français, devint synonyme de Prostitution, ainsi que ribaldaglia, que Mathieu Villani emploie dans ce sens (Chron., lib. IV, cap. 91). Ribaud produisit alors ribaude, ribalda, qui n’eut jamais une signification honorable. Selon la coutume de Bergerac, c’était une insulte épouvantable, quand elle s’adressait à une personne de naissance ou de condition noble; mais c’était peu de chose, si cette personne-là usait de cette injure à l’égard d’une femme de bas étage, en n’accompagnant pas l’injure de voies de fait. Ce singulier passage de la Coutume de Bergerac est rapporté par les bénédictins continuateurs de Ducange. Ribaude, qui amena très-naturellement ribaudaille et ribauderie, continue de personnifier avec énergie toute femme dont les mœurs sont déréglées ou dépravées.
Le mot meschine, qui fut très-habituellement appliqué aux femmes folles de leur corps, avait d’ordinaire un caractère plus bienveillant qu’injurieux; meschine ne fut en usage qu’après meschin. Ce mot, essentiellement gaulois ou franc, que notre langue conserve encore dans le mot mesquin, dont le sens ne s’est pas trop éloigné de sa racine, voulait dire d’abord petit esclave, jeune serviteur. Meschinus et mischinus se trouvent, dès le dixième siècle, dans les cartulaires monastiques, comme Ducange en fournit plusieurs preuves: ils signifient jeunes serfs et par extension valets. C’est ce dernier sens que le [389] mot meschin affecte plus particulièrement dans la langue du douzième siècle; mais alors il ne se prend qu’en bonne part et il équivaut à jeune gars, à jouvenceau. Il revient souvent dans le roman de Garin et toujours honorablement; comme dans ce vers:
Le féminin meschine, meschina, n’eut pas d’abord un emploi moins honorable; témoin ce vers du même roman de Garin:
Mais déjà, vers le treizième siècle, les meschines étaient bien déchues de leur bonne renommée, car Guillaume Guiart, dans sa Branche des royaux lignages, les représente sous des couleurs peu flatteuses: voici quatre vers qui font d’elles de véritables femmes perdues, puisque ce sont les compagnes des Cottereaux, en 1183:
Dès lors, meschine, dans le langage usuel comme dans la poésie, ne désigne plus qu’une servante. Ducange cite un vieux poëte, d’après un Ms. de la bibliothèque de Coislin, pour prouver qu’on opposait volontiers dame et meschine; ce même poëte, dans un autre endroit, définit ainsi le rôle de la meschine:
[390] Dans une ordonnance relative à l’abbé de Bonne-Espérance, on assigne à cet abbé une somme de 20 livres «pour son gouvernement, pour un serviteur et une meschine.» Le mot meschine se plie simultanément à deux acceptions bien différentes: ici c’est une simple servante, exerçant les devoirs de son état et, comme le dit Louis XI dans ses Cent nouvelles nouvelles: «Elle estoit meschine, fesant le ménage commun, comme les lits, le pain et autres tels affaires;» là, c’est une femme débauchée, qui se met au service du premier venu et qui se vend en détail. On comprend que le meschinage, qui est d’abord synonyme de service, arrive successivement à spécifier le service le plus malhonnête. Au reste, le meschinage des tavernes et des tripots était réputé infâme dans les Établissements de saint Louis, comme dans la loi romaine; néanmoins, saint Louis veut que «la fille folle qui s’en est allée en meschinage ou en autre lieu ailleurs, pour soy louer» soit admise par droit, aussi bien que ses frères et sœurs, au partage de la succession paternelle. (Liv. I, ch. 138.)
Complétons cette nomenclature franco-latine de la Prostitution au moyen âge, par l’examen d’un terme très-usité, qui passe pour être né en Italie et qui avait été importé en France par les troubadours, dès le onzième siècle. La consonnance du mot ruffian indique au premier coup d’œil une origine méridionale et non barbare. Ménage le fait dériver du nom d’un fameux lénon italien, qui s’appelait Rufo, sans [391] s’apercevoir que ce Rufo est assurément bien postérieur à l’usage du mot qu’on rapporte à lui. D’autres étymologistes, ne se contentant pas du Rufo problématique, ont trouvé dans Térence un Rufus qui faisait le même métier. On a même, par abus d’érudition, rapproché ce mot de fornicator, en le tirant de l’allemand ruef, qui signifie voûte et qui ferait ainsi la traduction de fornix. Mais Ducange est plus près de la vérité, en faisant remarquer que les prostituées romaines, portant des perruques blondes ou rousses, étaient appelées ruffæ, suivant l’observation de François Pithou et de Woverenus sur Pétrone. Nous compléterons la remarque judicieuse de Ducange, en disant que, sans aucun doute, le mot ruffianus a été formé, dans les bas siècles, de rufi et de anus, deux mots réunis en un sans aucune ellipse, ou de rufia et anûs, deux autres mots également accouplés à l’aide d’une ellipse. Quant à chercher une analogie entre ruffian et fien, fœnum ou fimum, fumier, il faut ignorer qu’on ne peut soumettre la syllabe ruf à l’interprétation étymologique inventée par je ne sais quel rêveur, qui voit dans ruffian un valet d’étable, quod eruit fimum.
L’accouplement de rufi et d’anus ou bien de rufia et d’anûs conviendrait beaucoup mieux au vrai sens du mot ruffian, ruffianus, qui n’est pas seulement un lénon, un proxénète, mais plutôt un débauché, un habitué de mauvais lieu, un souteneur de filles. Nous n’avons pas, comme Ménage et surtout Le Duchat, l’effronterie [392] ou la candeur de l’étymologie; nous n’essayerons pas de démontrer pourquoi, rufia signifiant une peau tannée, et anus une vieille; anus signifiant aussi le rectum, et rufus un roux, un bardache; ces mots nous mènent droit à la profession du ruffian, profession qui s’étendait à la ruffiane. Quoi qu’il en soit, les vocables ruffianus et ruffiana ne figurent guère, au moyen âge, que dans les écrivains italiques, qui nous présentent partout, de compagnie, ruffians et prostituées (ruffiani et meretrices). Ducange et Carpentier citent plusieurs passages intéressants de ces écrivains; dans un de ces passages, il est dit positivement que ruffian est synonyme de lénon (quilibet et quælibet leno, qui et quæ vulgariter ruffiani dicuntur). Ruffian ne semble pas s’être introduit en France avant le treizième siècle, et, encore, n’a-t-il été très en vogue qu’à la fin du quinzième siècle, quand l’italianisme déborda de toutes parts dans l’idiome gaulois. Ce mot, qui s’employait avec diverses nuances d’application, n’a jamais envahi la langue oratoire et ne s’est pas relevé de son abjection.
Enfin, mentionnons encore un mot que nous avons oublié à sa place et qui témoigne des habitudes mystérieuses de la Prostitution. Les lieux de débauche, les bordels, se nommaient, au figuré, des clapiers, claperii, parce que les filles de joie s’y cachaient comme des lapins, cuniculi (en vieux français conins), dans leurs terriers. Clapier, selon Ménage, [393] viendrait de lepus, transformé en lapus et lapinus, qu’on a pu prononcer clapinus; de là, lapiarium et clapiarium. Selon Ducange, le piége à prendre les lapins était appelé clapa, et, comme il se plaçait à l’entrée des terriers, ceux-ci usurpèrent son nom, qui représentait sans doute par une onomatopée le bruit ou clappement de la machine, au moment où le lapin était pris. Selon d’autres savants, clapier dérivait du grec κλέπτειν, qui signifie se cacher; du latin lapis, parce que les gîtes de lapins ne sont souvent que des tas de pierres ou des terrains pierreux, etc. L’étymologie nous importe peu; signalons toutefois, avec beaucoup de réserve, la similitude obscène que la gaieté française avait entrevue dans les mots cunnus et cunniculus ou cuniculus, dont Martial n’a pas soupçonné l’indécente équivoque. Il est certain que nos ancêtres goguenards trouvaient une image lubrique dans cette comparaison d’un repaire de prostituées avec un clapier de lapins.
Sommaire.—Les mœurs publiques sous les rois antérieurs à Louis IX.—Hideux progrès de la sodomie.—Tableau des mœurs de Paris à la fin du douzième siècle.—Les écoliers.—Le Pré-aux-Clercs.—Les Thermes de Julien.—Le cimetière des Saints-Innocents.—Les libertins et les prostituées de la Croix-Benoiste.—Les premières religieuses de l’abbaye de Saint-Antoine-des-Champs.—La patronne des filles publiques.—Les statuts de la corporation des filles amoureuses.—Le baiser de paix de la prostituée royale.—La chapelle de la rue de la Jussienne.—Efforts de saint Louis pour combattre et diminuer la Prostitution.—La maison des Filles-Dieu.—Comment saint Louis punit un chevalier qui avait été surpris dans une maison de débauche.—Suppression des lieux de débauche et bannissement des femmes de mauvaise vie.
Dans le recueil des ordonnances des rois de France de la troisième race, il ne s’en trouve aucune, avant saint Louis, relative à la Prostitution; mais on ne doit pas croire cependant, d’après cette [396] lacune, que la Prostitution eût presque disparu en France ou bien que l’autorité légale la laissât absolument maîtresse de ses actes, sans l’entourer d’une surveillance préventive et répressive à la fois. Nous croyons, au contraire, que le désordre des mœurs n’avait fait que s’aggraver, à la faveur des guerres féodales qui avaient désolé le pays et entravé la marche de la civilisation; nous croyons aussi que l’ancienne législation à l’égard des prostituées et de leurs scandales n’avait pas cessé d’être en vigueur; mais, au milieu des agitations permanentes qui troublaient la société, on s’était sans doute fort relâché de l’exécution de ces lois de police et l’on s’occupait plutôt d’assurer la défense des villes exposées à des siéges continuels et à toutes les conséquences d’une invasion armée. Une sorte de tolérance indulgente avait donc permis à la Prostitution de gagner du terrain dans les cités, et surtout à Paris, où elle s’était organisée comme les autres corps d’état, avec des statuts qui la régissaient, soit que l’administration municipale approuvât cette espèce de confrérie impure ou fermât les yeux sur son existence organisée. Nous n’aurons pas de peine à prouver que, sous les rois antérieurs à Louis IX, les mœurs publiques étaient plus dépravées qu’au neuvième siècle et que cette corruption avait un caractère plus odieux que jamais; nous trouverons, en outre, plus d’un témoignage contemporain qui atteste combien l’exercice de la Prostitution régulière [397] s’était multiplié et acclimaté, pour ainsi dire, dans les habitudes de la population parisienne.
Cette Prostitution, il faut bien le reconnaître, avait alors une heureuse influence sur les mœurs; car, depuis que les hommes du Nord s’étaient mêlés de gré ou de force aux indigènes francs et gallo-romains, le vice contre nature pénétrait, comme une contagion dévorante, dans toutes les classes de la nation et imprimait sa turpitude aux ordres religieux comme aux familles princières et royales. Guillaume de Nangis, en racontant, dans sa chronique, la mort tragique des deux fils et d’une fille de Henri Ier, roi d’Angleterre, qui furent engloutis dans la mer avec une foule de seigneurs anglais embarqués sur le même navire, présente ce naufrage comme une punition du ciel et ne craint pas de dire que les victimes étaient la plupart sodomites (omnes fere sodomitica labe dicebantur et erant irretiti). Cette horrible dégradation morale, nous l’avons constaté plus haut, se rencontrait partout, chez les moines de préférence; et l’Église, affligée de ces excès qu’elle s’efforçait de cacher dans son sein, ne pouvait s’empêcher de frapper d’anathème ses membres indignes. Nous verrons plus tard que la condamnation des Templiers ne fut, de la part de Boniface VIII et de Philippe le Bel, qu’une terrible mesure de justice contre la sodomie déguisée sous l’habit de l’ordre du Temple. La sodomie était également le lien secret de différentes sectes hérétiques qui cherchèrent [398] à s’établir, en faisant une rapide propagande à l’aide de ces impuretés et qui échouèrent devant l’attitude ferme et rigide du haut clergé, que le pouvoir temporel seconda par des bourreaux et des supplices. Cet abominable vice s’était invétéré de telle sorte dans le peuple, que les tentatives manichéennes, qui se renouvelèrent sous divers noms jusqu’au quatorzième siècle, lui durent leur succès momentané et en même temps leur implacable répression. En présence des hideux progrès d’un pareil fléau, on comprend que la Prostitution naturelle pouvait être considérée comme un remède au mal ou du moins comme une digue opposée à ses débordements. Jacques de Vitry, dans son Histoire occidentale (ch. VII), a enregistré ce fait curieux et significatif, que les filles publiques, qui arrêtaient effrontément dans la rue les ecclésiastiques, les appelaient sodomites, lorsque ceux-ci refusaient de suivre ces dangereuses sirènes: «Ce vice honteux et détestable, ajoute-t-il, est tellement répandu dans cette ville; ce venin, cette peste y sont si incurables, que celui qui entretient une ou plusieurs concubines est regardé comme un homme de mœurs exemplaires.»
Jacques de Vitry, qui nous fournit cette précieuse observation au sujet des mœurs de Paris à la fin du douzième siècle, paraît avoir voulu dépeindre plus particulièrement la Prostitution qui s’était emparée du quartier de l’Université et qui y régnait en souveraine: [399] «Dans la même maison, dit-il, on trouve des écoles en haut, des lieux de débauche en bas; au premier étage, les professeurs donnent leurs leçons; au-dessous, les femmes débauchées exercent leur honteux métier, et tandis que, d’un côté, celles-ci se querellent entre elles ou avec leurs amants, de l’autre côté, retentissent les savantes disputes et les argumentations des écoliers.» Le quartier des colléges et des écoles n’était peuplé, à cette époque, que de maîtres ès arts et d’écoliers; ces derniers, âgés la plupart de vingt à vingt-cinq ans, et appartenant à toutes les nations, formaient une sorte d’armée indisciplinée de 150,000 individus, qui se moquaient des sergents du guet et qui ne permettaient pas à la prévôté de Paris de s’immiscer dans leurs affaires: ils protégeaient donc les femmes de vie, installées dans leur quartier, et ils les couvraient d’un voile d’impunité, tant qu’elles ne dépassaient point les limites de ce lieu de franchise. Le recteur et les suppôts de l’Université, sachant que la jeunesse a besoin de dépenser l’exubérance de son ardeur et de ses forces au profit de ses passions, ne la gênaient nullement dans ses plaisirs et ne lui demandaient pas de vivre en anachorète. On s’explique ainsi le tableau d’intérieur, que Jacques de Vitry a tracé d’après nature et qui nous représente fidèlement l’état de la Prostitution dans le voisinage des Écoles de la rue du Fouarre. Il est probable néanmoins que cette Prostitution à domicile n’était pas [400] la seule qui se fût placée sous la sauvegarde des écoliers: la Prostitution errante, qui répondait aux idées et aux instincts de ce temps-là, devait se donner carrière dans le Pré-aux-Clercs, cette promenade champêtre des enfants prodigues de l’Université, cette vaste plaine, traversée par de jolis ruisseaux bordés de saussaies, ombragée par des massifs d’arbres et coupée par des haies vives. C’était là certainement le rendez-vous des filles de champs et de haies, qui n’avaient rien à redouter, dans ce frais asile, des austères poursuites de la justice abbatiale de Saint-Germain-des-Prés. L’Université faisait respecter ses priviléges, même à l’égard de ses compagnes de débauche.
Le Pré-aux-Clercs n’était pas le seul refuge de la Prostitution errante; elle avait une retraite non moins inviolable et plus commode dans la saison froide et pluvieuse. Le palais des Thermes de Julien, dans lequel les rois de la première race avaient fixé leur séjour, n’était plus habité depuis des siècles, et les ruines de cette vaste habitation gallo-romaine, environnées de vignes et de jardins, offraient alors, suivant l’expression d’un poëte contemporain, «une infinité de réduits sinueux toujours favorables aux actes secrets, mystérieuses cachettes complices du crime, puisqu’elles épargnent la honte à qui le commet.» Jean de Hauteville, qui nous fait connaître l’usage obscène de l’antique palais des Thermes sous les règnes de Louis VII et de Philippe-Auguste, [401] expose ce qu’il avait vu de ses propres yeux, dans son poëme misanthropique intitulé Archithrenius: «C’est là, dit-il avec moins d’indignation que de pitié, c’est là que l’épaisseur des arbres, usurpant les fonctions de la nuit, protége incessamment les amours furtifs et dérobe souvent au regard sévère de la surveillance les derniers symptômes de la pudeur mourante; car celui qui veut faire une mauvaise action cherche les ténèbres, et sa honte, qui se sent plus à l’aise dans les lieux obscurs, aime à s’envelopper des voiles de la nuit.» Philippe-Auguste, en 1218, fit donation de ces ruines romaines à son chambellan Henri, concierge du Palais de la Cité, probablement à la charge de les enclore de murs et d’en chasser la Prostitution. Telle était aussi l’intention de Philippe-Auguste, quand il fit entourer d’une bonne muraille le cimetière des Saints-Innocents, dans lequel la Prostitution nocturne prenait ses ébats, sans respect pour les morts qu’elle en rendait témoins. Guillaume le Breton, en parlant de ce cimetière dans le poëme épique de la Philippide, s’indigne de cette profanation insolente: Et quod pejus erat, meretricabatur in illo (lib. I, vers. 441).
Il en était de même de tous les endroits voisins de la muraille d’enceinte: la Prostitution y venait planter son camp dès la tombée du jour, et les viles créatures qui l’exerçaient à la dérobée, se postaient, pour attendre leur proie, aux abords des routes les plus fréquentées. On lit, dans les Grandes [402] Chroniques de Saint-Denis, cette particularité qui se rapporte au règne de Philippe-Auguste: «Et aussi les folles femmes qui se mettoient aux bordeaux et aux carrefours des voyes et s’abandonnoient, pour petis prix, à tous, sans avoir honte ne vergogne.» C’est le seul passage d’un écrivain du treizième siècle dans lequel il soit question du salaire de la débauche; et, quoique le prix des faveurs d’une prostituée de carrefour ne s’y trouve pas fixé, on ne peut douter qu’il ne fût très-minime, sans doute à cause de l’extrême concurrence. La Prostitution avait encore un autre champ de foire hors de la ville, sur le chemin de Vincennes, dans un lieu semé de buissons et de bocages, au delà de la porte Saint-Antoine. Dubreul rapporte, dans ses Antiquités de Paris, que ce lieu-là était le théâtre ordinaire des attentats à la pudeur, que les écoliers commettaient impunément sur les femmes, les filles et chambrières des bourgeois de Paris. On érigea d’abord une croix de pierre, nommée la Croix Benoiste, au centre de ce bois mal famé; mais la fondation de cette croix ne servit qu’à y attirer un plus grand nombre d’hommes et femmes de dissolution, qui se livraient, sous prétexte de dévotion et de pèlerinage, à la plus criminelle promiscuité. Un prédicateur, fameux par les conversions qu’il avait faites, Foulques de Neuilly, abbé de Saint-Denis, apparut tout à coup au milieu de cette bande de libertins et de prostituées; debout sur le socle de la Croix Benoiste, [403] il les somma de renoncer à leurs damnables habitudes et de faire pénitence en se consacrant à Dieu. Les femmes qui l’écoutaient, et qui appartenaient à la lie du peuple, se sentirent aussitôt émues de repentir, abjurèrent leur infâme métier, se coupèrent les cheveux et devinrent les premières religieuses de l’abbaye de Saint-Antoine-des-Champs, qui recruta sa communauté dans tous les rangs de la Prostitution. Les malheureuses que la Croix Benoiste avait vues s’abandonner pour vil et petit prix, firent des processions autour de cette croix, nu-pieds et en chemise; quelques-unes se marièrent honorablement; d’autres se vouèrent à la vie contemplative; mais, dans l’origine, vers 1190, cet étrange couvent réunissait sous le même toit autant d’hommes que de femmes, et l’on peut supposer que, malgré les éloquentes prédications de Foulques de Neuilly et de son successeur Pierre de Roissy, ce mélange des deux sexes n’était pas fait pour inspirer la vertu à d’anciennes prostituées et à des débauchés convertis. Ce fut l’illustre évêque de Paris Maurice de Sully, qui, en 1196, éloigna les hommes et retint les femmes sous la règle de Cîteaux, en menaçant de les chasser toutes si elles ne s’amendaient pas.
Outre ces misérables vagabondes qui exploitaient les alentours de la ville et qui s’abattaient le soir comme des oiseaux de proie sur les voyageurs attardés, il y avait dès lors dans certains quartiers et dans certaines rues des bordeaux et des clapiers, qui [404] recevaient de nombreux visiteurs avant l’heure du couvre-feu, et qui payaient au fisc un impôt imité du vectigal romain. Les preuves de ces faits manquent à cette époque, mais comme nous les rencontrons plus tard en abondance, nous devons croire qu’elles ont disparu pour les règnes antérieurs à ceux de saint Louis. La tradition, qu’il ne faut jamais dédaigner, surtout si elle concerne des circonstances qui eussent été difficilement mentionnées par écrit à l’heure même où elles avaient lieu, la tradition, recueillie par Sauval, au dix-septième siècle (Recherch. et antiq. de Paris, t. II, p. 638), nous apprend que, bien avant Louis IX, «les femmes scandaleuses avoient des statuts, certains habits, afin de les reconnoître, et même des juges à part.» Cette tradition s’était perpétuée chez les femmes de mauvaise vie, qui prétendaient encore, du temps de Sauval, «que le jour de la Madeleine a été fêté à la poursuite de leurs devancières, du temps qu’elles composoient un corps et avoient leurs rues et leurs coutumes, et même avant que saint Louis les eût obligées à porter certains habits pour les distinguer des honnêtes femmes.» Malheureusement, les détails que Sauval promettait sur ce sujet singulier ne figurent pas dans son ouvrage imprimé, dont ils auront été retranchés, avec le célèbre traité des Bordels de Paris, par la pudeur de ses éditeurs; mais il est impossible de ne pas supposer que Sauval n’ait eu sous les yeux la preuve de l’existence de ces statuts [405] de la Prostitution, sinon ces statuts eux-mêmes, qui devaient avoir force de loi, antérieurement à la rédaction du Livre des Métiers d’Étienne Boileau. Ce prud’homme eut honte d’admettre dans son recueil des priviléges et coutumes des arts et métiers, où il professe tant de haine pour la Prostitution, un chapitre spécial destiné à régler l’exercice d’un scandale public qu’il avait l’intention de faire disparaître, en ne lui donnant pas de place dans la jurisprudence municipale. Ces Statuts du putage, qu’on découvre çà et là, encore apparents, dans l’histoire des mœurs, ont été inévitablement établis et maintenus par force d’usage, mais non, peut-être, approuvés et confirmés par les rois. On est autorisé à penser que si, dans un temps où tous les métiers et marchandises avaient leur code spécial, la Prostitution tolérée n’eût pas eu le sien, les femmes bordelières n’auraient pas formé une corporation à part, comme elles en faisaient une sous la juridiction du roi des ribauds. Le titre de roi, attribué au chef ou maître principal d’une corporation, était toujours inséparable des statuts de cette corporation: la ribaudie avait son roi des ribauds, ainsi que la mercerie, son roi des merciers, et la menestrandie, son roi des ménétriers.
Nous verrons plus loin que rien ne manquait aux filles de Paris, excepté des statuts, pour démontrer qu’elles avaient été très-anciennement instituées en corps de métier. On ne saurait sans doute suppléer à la perte de ces statuts, en ce qui concerne le mode [406] de réception dans la communauté, les degrés d’apprentissage, la taxe du public, les redevances au fisc, les aumônes et les amendes, en un mot toute l’organisation intérieure du métier; mais nous avons des renseignements précis sur les quartiers et les rues assignés à la débauche, sur la marque distinctive des femmes vouées à cette honteuse industrie, sur les heures affectées à leur travail, sur les lois somptuaires à leur usage. Une anecdote, relative à la Prostitution, nous semble très-importante à ce point de vue, d’autant plus qu’elle n’a pas encore été bien comprise par ceux qui l’ont tirée de la Chronique de Geoffroy, prieur de Vigeois (Nova biblioth. manusc. du P. Labbe, t. I, p. 309): «La reine Marguerite, étant à l’église pendant que le baiser de paix se donnait entre les assistants, voyant une femme parée de vêtements magnifiques et la prenant pour une épousée, lui donna le baiser de paix. Cette femme était une ribaude suivant la cour (meretricem regiam). Cette princesse, instruite de la méprise, s’en plaignit au roi, qui défendit aux filles publiques de porter dans Paris (Parisiis) le surcot ou la cape (chlamyde seu cappâ uti), afin qu’elles fussent distinguées ainsi de celles qui étaient légitimement mariées.» Cette curieuse anecdote, qui figure dans une Chronique finissant à l’année 1184, ne saurait en aucune façon se rapporter au règne de saint Louis et concerner la reine Marguerite, femme de ce roi, puisque l’auteur de la Chronique était mort plus de soixante ans avant [407] le mariage de saint Louis avec Marguerite de Provence. Le fait, que le prieur de Vigeois avait ouï raconter au fond de son monastère limousin, porte avec soi une date incontestable, celle de 1172, lorsque la princesse Marguerite, fille de Louis VII et de la reine Constance, eut été fiancée avec Henri au Courtmantel, fils du roi d’Angleterre, et couronnée reine par l’archevêque de Rouen. On peut néanmoins laisser à ce fait la date de 1158 que lui assigne le chroniqueur, en supposant que, dans sa Chronique, écrite après 1172, il a qualifié de reine Marguerite, qui n’était pas encore couronnée et qui n’avait guère que six ans à l’époque où son innocence enfantine aurait reçu la souillure du baiser d’une prostituée.
Il est extraordinaire que le fait en question ne soit raconté que dans la Chronique du prieur de Vigeois, que plusieurs historiens ont confondu avec Geoffroi de Beaulieu, pour dater du règne de Louis IX une particularité qui appartient assurément au règne de Louis VII et qui prouve que ce roi avait fait contre les femmes de mauvaise vie une ordonnance qu’on n’a pas conservée. On peut tirer de ce fait plus d’une induction intéressante pour notre sujet. D’abord, cette prostituée, que le chroniqueur nomme royale, faisait-elle partie des filles de joie suivant la cour, que nous rencontrerons jusque sous le règne de François Ier avec cette même qualification, ou bien était-ce seulement une des sujettes ordinaires du roi des ribauds, une des femmes de sa corporation royale? [408] En outre, il est certain que Louis VII, en soumettant le métier des filles publiques à certaines conditions de costume, reconnaissait implicitement leur existence légale et les autorisait à pratiquer leur coupable commerce dans l’enceinte de Paris (Parisiis). Enfin, le surnom de l’époux de la princesse Marguerite, Henri au Court mantel, n’a-t-il pas quelque analogie indirecte avec l’aventure de sa femme, qui fut cause que les filles d’amour ne portèrent plus de cape ou manteau long? Il est piquant de remarquer, dans tous les cas, que, depuis cette époque, les prostituées de Paris, faisant partie de la corporation des ribaudes, s’habillèrent de court, ainsi que les mérétrices de Rome, vêtues de la toge et non de la stole.
La corporation des filles amoureuses était donc évidemment, du temps de Louis VII, dans un état de prospérité qui se manifestait assez par le luxe de ses livrées ou habits de métier. Sauval, dans un autre passage de sa précieuse compilation (t. II, p. 450), déclare positivement que les statuts de cette corporation déshonnête ont eu cours, pour son gouvernement occulte, jusqu’aux états d’Orléans en 1560. A défaut de ces statuts, nous n’avons pas même découvert les preuves de la confrérie de la Madeleine, que Sauval assure pourtant avoir existé, sans dire à quelle paroisse elle était attachée et quels furent ses priviléges, ses indulgences et ses fêtes. Ce n’est qu’en recourant à une conjecture assez plausible, que nous donnerons pour siége principal à cette impure confrérie [409] une petite église de la Madeleine, qui existait, avec ce vocable, dès le onzième siècle, et qui prit plus tard le nom de Saint-Nicolas. L’emplacement occupé par cette vieille église, que la révolution de 89 a fait disparaître, est rempli maintenant par des maisons particulières. Nous n’oserons toutefois soutenir que ce fut là le lieu de la scène du baiser de paix donné par une princesse à une courtisane. Le curé de cette paroisse avait le titre d’archiprêtre, et malgré le peu d’importance de la paroisse et de l’église, il ne laissait pas que d’être fier de son titre, à cause de la confrérie de Notre-Dame-aux-Bourgeois, qui paraît avoir succédé à celle de la Madeleine, quand saint Louis essaya de supprimer radicalement la Prostitution. C’est à cette circonstance que nous rapporterons le changement de nom de l’église, qui, quoique dédiée toujours à la Madeleine, eut l’air de se purifier, en ne s’appelant plus que Saint-Nicolas. Cependant l’image de la Madeleine figurait encore sur le maître-autel et ses reliques étaient exposées dans une châsse d’argent doré. Presque tous les historiens de Paris, y compris Dubreul, qui ont parlé de cette ancienne église de la Cité, veulent que saint Nicolas en ait été le patron primitif; Dubreul et Sauval placent dans une de ses chapelles, qui s’agrandit aux dépens d’une juiverie confisquée lors de l’expulsion des juifs sous Philippe-Auguste, la confrérie des Poissonniers et des Bateliers, que n’effarouchait pas sans doute le voisinage de la confrérie des ribaudes. Cette église était la seule [410] qui possédât des reliques de la sainte qu’on y vénérait, et il ne faut pas croire, comme le donnerait à entendre un passage obscur de Dubreul, que ces reliques n’y eussent été déposées qu’en 1491, par Louis de Beaumont, évêque de Paris. Cet évêque ne fit que changer le reliquaire. C’étaient non-seulement des cheveux (de capillis) de la Madeleine, mais encore un morceau de la peau de sa tête, détaché de l’endroit que Notre-Seigneur avait effleuré de la main, en disant: «Garde-toi de me toucher!»
Toutes les femmes dissolues s’accordaient à honorer la Madeleine comme leur patronne, sans s’inquiéter de faire un choix entre les différentes saintes que la légende leur offrait sous ce nom. Il paraît qu’elles rendaient aussi un culte à sainte Marie l’Égyptienne, qui fut, avant sa conversion, une célèbre prostituée. Une tradition presque contemporaine nous permet de certifier que la chapelle dédiée à cette sainte, dans la rue qui est devenue celle de la Jussienne, au lieu de l’Égyptienne ou de la Gippecienne, était la paroisse attitrée des femmes publiques, depuis sa fondation au douzième siècle: elles fréquentaient cette chapelle, elles y faisaient dire des messes, elles y brûlaient des cierges, elles y apportaient leurs offrandes, la dîme de leur honteux métier; c’était là qu’elles venaient en pèlerinage, de tous les points de la ville, et rien n’était plus étrange que leurs ex-voto et leurs bouquets artificiels suspendus autour de l’image de leur patronne. [411] En 1660, le curé de Saint-Germain-l’Auxerrois, qui avait cette chapelle dans sa dépendance, en fit enlever une verrière qu’on y voyait depuis plus de trois siècles et qui était un objet de scandale pour les personnes pieuses. Cette verrière représentait la sainte sur un bateau, relevant sa robe et se préparant à payer son passage au batelier, avec cette inscription, qui est sans doute rajeunie de langage: «Comment la sainte offrit son corps au batelier pour son passage.» On devine, d’après cette anecdote, pourquoi les bateliers de la Seine avaient adopté la même patronne que les prostituées. Il est probable que la confrérie des ribaudes fut transférée de l’église de la Madeleine dans la chapelle de Sainte-Marie l’Égyptienne, quand la grande confrérie de la vierge Marie Notre-Dame aux seigneurs, prêtres, bourgeois et bourgeoises de la ville de Paris fut établie en 1168 dans cette église, peut-être à l’occasion de l’outrage qu’une fille de joie avait imprimé sur le front d’une fille de France en lui donnant le baiser de paix ou en le recevant d’elle. Le roi et la reine étaient, de fondation, membres de cette confrérie de Notre-Dame, qu’on est surpris de voir placée sous les auspices de la Madeleine. Quant à la chapelle de Sainte-Marie l’Égyptienne, elle fut érigée hors des murs, aux environs du cimetière des Saints-Innocents, qui était alors un des centres les plus mal famés de la Prostitution errante.
Quand Louis IX monta sur le trône, sa première [412] pensée ne fut pas de proscrire absolument dans son royaume la Prostitution légale qui y était tolérée, sinon permise; mais il essaya de la combattre et de la diminuer avec les armes de la religion et les ressources de la charité. «Jamais, dit Sauval, il n’y a eu tant de femmes de mauvaise vie, qu’au commencement du treizième siècle dans le royaume, et jamais néanmoins on ne les a punies avec plus de rigueur.» Guillaume de Seligny, évêque de Paris, convoqua celles de Paris et les fit rougir de leur ignoble métier; les unes y renoncèrent, pour embrasser une vie honnête et pour se marier; les autres demandèrent à se cloîtrer pour expier leurs péchés. Guillaume alla trouver le jeune roi qui venait de succéder à son père Louis VIII et qui avait l’âme toute pleine des pieux enseignements de sa mère, la vertueuse reine Blanche. Ce prince fut émerveillé des belles conversions que l’évêque avait faites, et, pour n’en pas laisser perdre le fruit, il s’empressa de fonder une maison de refuge destinée aux pécheresses que la grâce avait touchées. Il faillit ouvrir cette maison dans un clos situé rue Saint-Jacques et appartenant à son confesseur et chapelain Robert Sorbon, qu’il voulait mettre à la tête de cette communauté de pénitentes; mais il se ravisa, en pensant que les Écoles de la rue du Fouarre donneraient des voisins menaçants à ces nouvelles converties. Il les mit donc à distance des écoliers, dans la campagne, de l’autre côté de la ville, et il leur concéda un vaste [413] terrain où il fit élever pour elles une église, des cloîtres, des dortoirs et divers bâtiments enfermés dans une enceinte de bons murs. Ce monastère, qui fut plus tard un hôpital, occupait tout l’espace où le quartier du Caire a été construit depuis la révolution. Il y avait des jardins et des vergers dans cette espèce de forteresse qu’on appelait, dit Joinville, la maison des Chartriers. On ne sait pas d’où lui vient le nom de maison des Filles-Dieu, qui lui resta, et l’on doit croire que ce fut une malice du peuple, qui baptisa ainsi ces religieuses que le démon avait soumises à un apprentissage peu édifiant. Quoi qu’il en soit, ce nom des Filles-Dieu, qui n’avait été d’abord qu’une épigramme, fut pris au sérieux, même par celles qui le portaient.
Un poëte satirique de ce temps-là, Rutebeuf, se moque des Filles-Dieu et de leur nom assez mal approprié à leurs antécédents; mais on pourrait induire de ces vers de Rutebeuf, que les pénitentes de Guillaume de Seligny avaient été d’abord nommées Femmes-Dieu:
Rutebeuf comprend sous la dénomination de lignage de Marie, en sous-entendant Madeleine, tout le personnel de la Prostitution, parmi lequel saint Louis avait trouvé ses Filles-Dieu: «Et fist mettre, raconte Joinville, grant multitude de femmes en l’hostel, qui [414] par povreté estoient mises en pechié de luxure, et leur donna quatre cens livres de rente pour elles soustenir.» Cette dotation de quatre cents écus de rente était considérable, en raison de la valeur énorme de l’argent, et tout le monde s’étonna que les Filles-Dieu eussent été mieux traitées que les Quinze-Vingts, qui n’avaient que trois cents livres de revenu. Les Filles-Dieu n’étaient que deux cents dans l’origine, mais elles recueillaient dans leur maison hospitalière les femmes perdues que le repentir arrachait à la débauche. Ce monastère avait pour maître proviseur et gouverneur un prêtre que l’évêque de Paris appelait son bien-aimé en Jésus-Christ et que les religieuses nommaient leur père en Dieu. Ce ne fut pas la seule fondation du même genre que le saint roi encouragea de ses conseils et de ses deniers: «Et fist mettre, rapporte Joinville, en plusieurs liex de son royaume mesons de beguines, et leur donna rentes pour elles vivre, et commanda l’en que en y receust celles qui voudroient fere contenance à vivre chastement.»
Louis IX avait beau détourner ainsi le torrent de la Prostitution, il ne parvenait pas à réformer les mœurs, que les croisades avaient encore perverties davantage, car les croisés imitaient les musulmans et entretenaient de véritables harems, remplis d’esclaves achetées dans les bazars de l’Asie. «Le commun peuple se prist aux foles femmes,» dit Joinville, avouant ainsi la principale cause des désastres de la croisade où le roi fut fait prisonnier par [415] les infidèles. Ce sage prince savait à quoi attribuer ses désastres; aussi, en recouvrant sa liberté, congédia-t-il plusieurs des officiers de sa maison, parce qu’il avait été averti que ces libertins tenoient leur bordiau à un jet de pierre de sa tente. Vainement il s’efforça de bannir de son camp la débauche et la paillardise; ses arrêts les plus sévères ne firent que mieux ressortir l’impuissance de ses chastes efforts contre le déchaînement de la luxure. Pendant qu’il était à Césarée, il jugea, selon les lois du pays, un chevalier qui avait été surpris au bordel. Le coupable avait à opter entre deux partis également déshonorants: la ribaude, avec laquelle on l’avait trouvé en flagrant délit, devait le mener en chemise, une corde liée aux genetaires (génitoires), par tout le camp; sinon, il abandonnerait son cheval et son armure au bon plaisir du roi et se verrait chassé de l’armée. Le chevalier préféra ce dernier châtiment et s’en alla. Louis IX, quoi qu’il fît pour inspirer à ses serviteurs la noble passion du devoir, gémissait d’être témoin des progrès de la démoralisation sociale. Enfin, après son retour de Palestine, comme pour rendre un hommage solennel à la mémoire de sa pieuse mère qu’il pleurait encore, il voulut détruire la Prostitution, en la prohibant, sans aucune exception ni réserve, par tout son royaume, dans les provinces du nord comme dans celles du midi (le Languedoc et le Languedoil).
C’est dans une ordonnance du mois de décembre [416] 1254, qu’il introduisit cet article mémorable qui, caché parmi d’autres moins importants, prononçait d’une manière définitive la suppression des lieux de débauche et le bannissement des femmes de mauvaise vie: «Item soient boutées hors communes ribaudes, tant de champs comme de villes; et, faites les monitions ou défenses, leurs biens soient pris par les juges des lieux ou par leur autorité, et si soient dépouillées jusqu’à la cote ou au pélicon; et qui louera maison à ribaude ou recevra ribaude en sa maison, il soit tenu de payer au bailly du lieu, ou au prevost, ou au juge, autant comme la pension (le loyer) vaut en un an.» Mais saint Louis ne tarda pas à s’apercevoir que la Prostitution était un fléau nécessaire pour arrêter de plus grands maux dans l’ordre social.
FIN DU TOME TROISIÈME.
SECONDE PARTIE.
ÈRE CHRÉTIENNE.—INTRODUCTION.
Sommaire.—Le mariage chrétien.—Épîtres de saint Paul aux Romains sur leurs abominables vices.—La sentine de la population des faubourgs de Rome aux prédications de saint Paul.—Le mariage conseillé par saint Paul comme dernier préservatif contre les tentations de la chair.—Fornicatio, immunditia, impudicitia et luxuria.—Prédications de saint Paul contre la Prostitution.—Les philosophes païens ne recommandaient la tempérance qu’au point de vue de l’économie physique.—La chasteté religieuse chez les païens et le célibat chrétien.—Triomphe de la virginité chrétienne.—Guerre éclatante de la morale évangélique contre la Prostitution.—Les époux dans le mariage chrétien.—Sévérité de l’Église naissante à l’égard des infractions charnelles que la loi n’atteignait pas.—Pourquoi les païens infligèrent de préférence aux vierges chrétiennes le supplice de la Prostitution.
Sommaire.—Raison de nécessité pour laquelle saint Paul et les apôtres durent imposer aux chrétiens l’abstinence charnelle et la pureté virginale.—Les agapes.—Les fossoyeurs des catacombes de Rome furent les premiers adorateurs du Christ.—Action régénératrice et consolante de la religion chrétienne sur les êtres dégradés voués au service de la Prostitution.—Les [418] courtisanes martyres.—Histoire de Marie l’Égyptienne racontée par elle-même.—Légende de sainte Thaïs.—Comment s’y prit saint Ephrem pour convertir une femme de mauvaise vie.—Les deux solitaires et la prostituée.—Saint Siméon Stylite.—Conversion de Porphyre.—Sainte Pélagie.—Sainte Théodote.—Conversion et supplice de sainte Afra.—Prière de sainte Afra sur le bûcher, ou oraison des prostituées repentantes.
Sommaire.—Pourquoi les gentils infligeaient aux femmes chrétiennes le supplice de la Prostitution publique.—Légende des Sept vierges d’Ancyre.—Agonie d’une virginité vouée à l’outrage de l’impudicité païenne, dépeinte par le poëte Aurelius Prudentius.—Sainte Agnès est dénoncée comme chrétienne.—Jugement du préfet Symphronius.—Agnès est conduite dans une maison de débauche.—Mort miraculeuse du fils de Symphronius.—Particularités importantes pour l’histoire de la Prostitution.—Sainte Théodore, dénoncée comme chrétienne, est condamnée au supplice du lupanar.—Dévouement sublime de Didyme.—Décapitation de Théodore et de Didyme.—Fait analogue rapporté par Palladius.—Légende de sainte Théodote.—Sainte Denise livrée à deux libertins par ordre du proconsul Optimus.—Délivrance miraculeuse de sainte Denise.—Légende de sainte Euphémie.
Sommaire.—Les faux docteurs et les sectes blasphématrices.—Les nicolaïtes.—Atroces préceptes attribués au diacre Nicolas, fondateur de cette secte.—Les phibionites, les stratiotiques, les lévitiques et les borborites.—Abominations de ces sectes, décrites par saint Épiphane.—Les hérésies du corps et celles de l’esprit.—Les carpocratiens et les valésiens.—Épiphane.—Marcelline.—Les caïnites et les adamites.—Impuretés corporelles auxquelles se livraient les caïnites.—L’Ascension de saint Paul au ciel.—Hérésie de Quintillia.—Prodicus.—Déréglements monstrueux du culte des adamites.—Réforme morale que subit cette secte après la mort de son fondateur.—Les marcionites.—Les valentiniens, etc.
CHAPITRE V. [419]
Sommaire.—La Prostitution sacrée et la Prostitution hospitalière, dans le christianisme.—Les ermites, les vierges et les premiers moines.—Tableau des souffrances physiques auxquelles se soumirent les Pères du désert.—Les filles et les femmes ermites.—Légende de saint Arsène et de la patricienne romaine.—Le jeune solitaire et le patriarche.—L’ermite et sa mère.—Légende populaire de saint Barlaam et du roi Josaphat.—Le démon de la luxure et de la convoitise.—Légende d’un vieil ermite qui eut ce démon à combattre.—La Prostitution hospitalière dans les agapes nocturnes et à travers les solitudes catholiques.—Les moines errants.—Les sarabaïtes.—Conduite impudente de ces moines dissolus.—Mœurs relâchées de certaines abbayes de femmes.—La Prostitution sacrée dans le culte des images.—Les saints apocryphes.—Culte obscène rendu en divers endroits jusqu’à la révolution française, par les femmes stériles, les maris impuissants et les maléficiés, aux saints Paterne, René, Prix, Gilles, Renaud, Guignolet, etc.—Légende de saint Guignolet.—L’œil d’Isis et l’oie de Priape.—Statue indécente de saint Guignolet à Montreuil en Picardie.—Saint Paterne.—Saint Guerlichon.—Saint Gilles.—Saint René.—Saint Prix.—Saint Arnaud.—Les vestiges du paganisme dans le culte chrétien.
Sommaire.—Opinion de l’Église sur la Prostitution.—Sentiment de saint Augustin et de saint Jérôme à l’égard des prostituées.—Définition de la Prostitution légale par saint Jérôme.—Les Canons des Apôtres.—Constitutions apostoliques du pape Clément.—Avis de l’Église sur les ablutions corporelles.—Définition des principaux péchés de la chair.—Doctrine de l’Église sur le commerce illicite et criminel.—Le concile d’Évire ou d’Elne.—Des mères qui prostituent leurs filles.—De ceux qui pratiquent le lénocinium.—De celles qui violent leur vœu de virginité.—De celles qui n’ont pas gardé leur virginité après l’avoir vouée.—Des femmes que les évêques et les clercs peuvent avoir chez eux.—Des jeunes gens qui après le baptême sont tombés dans le péché d’impureté.—Des idoles domestiques.—Des [420] prostituées qui contractent le mariage après avoir renoncé à leur métier.—Des femmes qui, grosses d’adultère, auront fait périr leur fruit.—Des femmes qui auront vécu dans l’adultère jusqu’à la mort.—Des gens qu’il est défendu de prendre à gages.—De ceux ou celles qui ne seront tombés qu’une seule fois dans l’adultère.—De la femme qui aura commis un adultère du consentement de son mari.—Des corrupteurs de l’enfance.—Le concile de Néocésarée.—Les eunuques malgré eux.—L’entrée du sanctuaire défendue aux femmes par le concile de Laodicée.—Le concile de Tyr.—Saint Athanase et la femme de mauvaise vie.—Le concile de Tolède.—Portrait miraculeux du patriarche Polémon.—Le concile de Carthage.—Le dix-septième canon du concile de Tolède.—Le douzième canon du concile de Rome.—Le concile de Bâle.—Chapitre unique dans l’histoire des conciles.
Sommaire.—Les vestibules du lupanar.—La tragédie héroïque est remplacée par la comédie libertine.—L’Église ne pouvait laisser subsister le théâtre vis-à-vis de la chaire évangélique.—Son indulgence pour les auteurs et les complices des désordres scéniques.—Part de la Prostitution dans les habitudes du théâtre.—Les dicélies.—Les magodies.—Les mimes.—Les pantomimes.—Les atellanes.—Pantomime d’Ariane et Bacchus.—Les comédiennes.—Les danses érotiques de la Grèce.—L’épiphallos.—L’hédion et l’heducomos.—La brydalica.—La lamptrotera.—Le strobilos.—Le kidaris.—L’apokinos.—Le sybaritiké.—Le mothon, etc.—Les danses romaines.—La cordace.—Les équilibristes et les funambules.—Immoralité théâtrale.
Sommaire.—But du christianisme dans la réforme des mœurs publiques.—Du vectigal, ou impôt lustral, que payaient les prostituées dans l’empire romain.—Les travaux de jour et les travaux de nuit.—Le vectigal obscène.—La taxe mérétricienne sous Héliogabale.—L’aurum lustrale.—Les percepteurs du vectigal de la Prostitution.—Épitaphe d’un agent de [421] cette espèce.—Alexandre Sévère décide que l’or lustral sera employé à des fondations d’utilité publique.—Suppression du droit d’exercice pour la Prostitution masculine.—Le chrysargyre.—La capitation lustrale limitée à cinq années.—Les collecteurs du chrysargyre.—Épitaphe du premier lustral de l’empire.—Sa fille Verecundina, ou Pudibonde.—Dissertation sur l’origine du mot lustral.—Constantin le Grand n’est pas le créateur du chrysargyre.—Édits de cet empereur sur la collation lustrale.—Protestation des philosophes contre le tribut de la Prostitution.—Théodose II supprime la taxe des lénons dans la collation lustrale.—Les prolégomènes de sa novelle De lenonibus.—Les courtisanes restent tributaires du fisc.—Recensement des prostituées.—Explication de la constitution du chrysargyre, par Cédrénus.—Rigueurs des collecteurs des deniers du vectigal impur.—Comment s’y prenaient ces agents pour établir les rôles de la Prostitution.—L’empereur Anastase abolit le chrysargyre.—Projets des percepteurs et des fermiers de cet impôt pour en obtenir le rétablissement.—Comment Anastase s’y prit pour déjouer leurs espérances.—Le chrysargyre reparaît sous Justinien.—Indulgence de cet empereur pour les prostituées.—L’impératrice Théodora.—Maison de retraite et de pénitence pour les femmes publiques.—Les cinq cents recluses de l’impératrice.
Sommaire.—Législation des empereurs chrétiens concernant la Prostitution.—Le mérétricium est considéré comme un commerce légal.—La note d’infamie imposée aux filles des lénons et des lupanaires.—Le mérétricium antiphysique est retranché de l’impôt lustral.—Loi concernant l’enlèvement des filles nubiles.—Les maîtresses et servantes de cabaret sont exemptées des peines de l’adultère.—Prohibition de la vente des esclaves chrétiennes pour l’usage de la débauche.—Les péchés contre nature punis de mort.—Théodose le Jeune se fait le défenseur des victimes du lénocinium.—Le vectigal impur est aboli à l’instigation de Florentius, préteur de Constantinople.—L’empereur Justinien.—Sa novelle contre le lénocinium.—Tableau effrayant du commerce occulte des lénons à Constantinople.—Loi [422] concernant les bains publics.—Les successeurs de Justinien.—Fin de l’introduction.
ÈRE CHRÉTIENNE.—FRANCE.
Sommaire.—Les Galls et les Kimris avant la conquête de Jules César.—La Prostitution ne pouvait avoir chez eux une existence régulière et permanente.—De quelle manière les Germains traitaient les femmes convaincues de s’être prostituées.—Le mariage chez les Celtes.—Sénat féminin.—Supériorité accordée au sexe féminin par les Gaulois.—Épreuve de la paternité suspecte.—Le Rhin juge et vengeur du mariage.—Vie privée des femmes gauloises.—Principes régulateurs de leur conduite.—La vertueuse Chiomara.—Tribunal de femmes chargé de juger les causes d’honneur et de prononcer sur les délits d’injures.—Horreur des Germains et des Gaulois pour les prostituées.—L’hospitalité chez les Gaulois.—Druidisme, druides et druidesses.—Les femmes de l’île de Mona.—Les divinités secondaires des Gaulois.—Les fées.—Les ogres, les gnomes, les ondins, etc.—Théogonie gauloise.—La déesse Onouava.—L’œuf de serpent.—Le dieu Gourm.—La déesse de l’amour physique.—Le dieu Maroun.—Les mairs ou nornes.—Mœurs des dieux gaulois.—Les Gaurics.—Les Sulèves.—Les Thusses et les Dusiens.—Les incubes et les succubes.—Histoire de la belle Camma.—Dévouement d’Éponine à son mari Sabinus.—Mœurs dissolues des Gaulois.—Conquête de la Gaule par Jules César.—Destruction du druidisme et des druides.—Le paganisme dans les Gaules.—La Prostitution chez les Gallo-Romains.—Divinités du paganisme que les Gaulois choisirent de préférence pour remplacer Teutatès.—Corruption sociale des races celtiques.—La courtisane Crispa.—Invasion des Francs.—Pureté de mœurs de la nation franque.—La loi salique.
Sommaire.—Les Francs.—Les femmes libres et les serves.—Condition des ingénues ou femmes libres franques.—Condition [423] des femmes serves.—La Prostitution légale n’existait pas chez les Francs.—Les concubines.—Vie privée des femmes libres.—La Prostitution sacrée était inconnue des Francs.—Débauches religieuses du mois de février.—Origine de la fête des Fous.—Les stries ou sorcières.—L’hospitalité franque.—Condition des femmes veuves.—Prix de la virginité d’une Burgonde libre.—La pièce de mariage.—Loi protectrice de la pudeur des femmes.—Sorcière et mérétrice.—Valet de sorcière et faussaire.—Le code de Rotharis.—Chouette et corneille.—L’attentat capillaire, l’attouchement libertin et les violences impudiques.—Le marché de Prostitution.—Rigueur de la loi des Ripuaires contre les auteurs de violences impures envers les femmes.—Les deux degrés du supplice de la castration.—Lois des barbares contre l’adultère.—Loi du Sleswig concernant l’inceste.—Jurisprudence des barbares, en matière de Prostitution.—Décret de Récarède, roi des Wisigoths.
Sommaire.—Les Francs, vainqueurs des Gaules, ne subirent pas l’influence de la corruption gallo-romaine.—Conversion de Clovis.—Formation de la société française.—État de la Prostitution sous les Mérovingiens.—Les gynécées.—La Prostitution concubinaire.—Portrait physique et moral des Francs.—Divinités génératrices des Francs.—Fréa ou Frigga, femme de Wodan.—Liber et Libera.—État moral des Francs après leur conversion au christianisme.—Les nobles.—Les plébéiens.—Efforts du clergé gaulois pour moraliser les Francs.—Condition des femmes franques.—Les mariages saliques.—Le présent du matin.—Abaissement volontaire des Franques vis-à-vis de leurs maris.—La quenouille et l’épée.—Multiplicité des alliances concubinaires sous les rois de la première race.—Tolérance forcée de l’Église au sujet des servantes concubines.—Les différents degrés d’association conjugale.—Le demi-mariage et le mariage de la main gauche.—État de la famille en France.—Les bâtards de la maison.—Description d’un gynécée franc.—Origine des sérails du mahométisme.—Les gynécées des Romains de l’empire d’Orient.—Gynécées des rois mérovingiens [424] et carlovingiens.—Capitulaires de Charlemagne.—Des différentes catégories de gynécées.
Sommaire.—Débordements concubinaires des rois francs.—Clotaire Ier.—Ingonde et Aregonde.—Incontinence adultère de Caribert, roi de Paris.—Marcoviève et Méroflède.—Caribert répudie sa femme Ingoberge.—Theudechilde.—Les frères de Caribert.—Gontran, roi d’Orléans et de Bourgogne.—Chilpéric, roi de Soissons.—Audowère.—Frédégonde.—Galeswinde.—Dagobert Ier.—Pépin et sa concubine Alpaïs.—Meurtre de saint Lambert par Dodon, frère d’Alpaïs.—Mœurs dissolues de Bertchram, évêque de Bordeaux.—Brunehaut.—Charlemagne.—Ses concubines Maltegarde, Gersuinde, Régina et Adallinde.—Ses filles.—Le cartulaire de l’abbaye de Lorsch.—Légende des amours d’Éginhard et d’Imma, fille de Charlemagne.—Capitulaire de Charlemagne concernant les complices de la Prostitution.—Origine des fonctions du prévôt de l’hôtel du roi et de l’office du roi des ribauds.—Recherches minutieuses des individus suspects et des prostituées ordonnées par Charlemagne.—Châtiment infligé aux femmes de mauvaise vie et à leurs complices.—Les juifs, courtiers de Prostitution.—Le pied de roi.—Dissertation sur la stature de Charlemagne.—Légende de la femme morte et la pierre constellée.—Le capitulaire de l’an 805.—Les hommes nus.—Les mangones et les cociones.—Les maquignons.—Légende de saint Lenogésilus.—Les successeurs de Charlemagne.—Louis-le-Débonnaire.—L’épreuve de la croix.—L’épreuve du congrès.—L’impératrice Judith.—Theutberge, femme de Lothaire, roi de Lorraine, accusée d’inceste.—Le champion ou vicaire de Theutberge sort triomphant de l’épreuve de l’eau chaude.—Theutberge, justifiée, est traduite devant un consistoire présidé par Lothaire.—Elle s’accuse, puis rétracte ses aveux.—Le concile de Metz.—Lothaire est excommunié.—Sacrilége de Lothaire.—Sa mort.
Sommaire.—Lettre de saint Boniface au pape Zacharie, sur l’état moral des couvents dans les temps mérovingiens.—Règle de [425] saint Colomban.—Les évêchesses.—Principale cause des excès de la vie monastique.—Influence des mœurs cléricales sur celles des laïques.—Le clergé séculier.—Les enfants de Goliath.—Testament de Turpio, évêque de Limoges.—Les moines de Moyen-Moutier et de Senones.—L’eunuque Nicétas.—Mission délicate de l’abbé Humbert, abbé de Moyen-Moutier.—L’âme de Gobuin, évêque de Châlons.—Efforts du pape Grégoire VII pour ramener l’Église de France au respect des mœurs.—Sa lettre aux évêques.—Les turpitudes de la vie cléricale sont le thème favori de tous les artistes et des littérateurs de cette époque.—Dépravation générale.—L’an 1000.—Unanimité des écrivains d’alors sur la dépravation profonde de l’état social.—La sodomie fut le vice le plus répandu dans toutes les classes de la population.—L’anachorète allemand.—Le petit-fils de Robert-le-Diable.—Les Normands.—Influence de leurs mœurs sur les peuples qu’ils conquéraient.—Comment Emma, femme de Guillaume, duc d’Aquitaine et comte de Poitiers, se vengea de sa rivale, la vicomtesse de Thouars.—De quelle manière Ebles, héritier du comte de Comborn, tira vengeance de son oncle et tuteur Bernard.—Les Pénitentiels.—Faits concernant les actes du mariage.—Faits relatifs à l’inceste,—à l’infanticide et aux avortements,—aux péchés contre nature,—au crime de bestialité.—Procès criminel intenté à Simon par Mathilde sa concubine.—Fornicatio inter femora.—Reproches du poëte Abbon à la France, sur ses vices.—Reproches de Pierre, abbé de Celles, à Paris, sur sa corruption.
Sommaire.—Situation des femmes de mauvaise vie avant le règne de Louis VIII.—Vocabulaire de la Prostitution au onzième siècle.—Le putagium.—Putus et puta.—Les puits communaux.—Le Puits d’Amour.—La Cour d’amour ou Cour céleste de Soissons.—Putage, putinage et putasserie.—Lenoine.—Maquerellagium, maquerellus et maquerella.—De l’origine du mot maquereau.—Borde, bordel et bordeau.—Les femmes bordellières.—Les femmes séant aux haies.—Les cloistrières.—Garcio et garcia.—Ribaldus et ribalda.—Meschines et meschinage.—Ruffians.—Clapiers.
CHAPITRE VII. [426]
Sommaire.—Les mœurs publiques sous les rois antérieurs à Louis IX.—Hideux progrès de la sodomie.—Tableau des mœurs de Paris à la fin du douzième siècle.—Les écoliers.—Le Pré-aux-Clercs.—Les Thermes de Julien.—Le cimetière des Saints-Innocents.—Les libertins et les prostituées de la Croix-Benoiste.—Les premières religieuses de l’abbaye de Saint-Antoine-des-Champs.—La patronne des filles publiques.—Les statuts de la corporation des filles amoureuses.—Le baiser de paix de la prostituée royale.—La chapelle de la rue de la Jussienne.—Efforts de saint Louis pour combattre et diminuer la Prostitution.—La maison des Filles-Dieu.—Comment saint Louis punit un chevalier qui avait été surpris dans une maison de débauche.—Suppression des lieux de débauche et bannissement des femmes de mauvaise vie.
FIN DE LA TABLE.
Note de transcription détaillée:
En plus des corrections des erreurs clairement introduites par le typographe, les erreurs suivantes ont été corrigées:
Quand il subsistait un doute sur l’orthographe ou l’accentuation de l’époque, celle-ci n’a pas été corrigée (Éphrem/Ephrem, évéchesses/évêchesses, bordelières/bordellières, ...).
En page 93, le passage en grec de saint Clément, «Τὸ καναίσχῦννον αὐτων τὴν πορνικὴν ταύτην δικαιοσύνεν ἐκπωδῶν ποιησαμενους φως τῆ τουλύχνον περιτροπῆ μίγνυσθαι», a été corrigé en «τὸ καταισχῦνον αὐτῶν τὴν πορνικὴν ταύτην δικαιοσύνην ἐκποδὼν ποιησαμένους φῶς τῇ τοῦ λύχνου περιτροπῇ, μίγνυσθαι». Dans plusieurs citations en grec, les accents manquants ont été ajoutés.