L'ILLUSTRATION,
JOURNAL UNIVERSEL.
Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr. Prix de chaque N°. 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75. |
N° 0058. Vol. III. |
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Histoire de la Semaine. Paysan et Brigand calabrais: Vue de Corenza (Calabre).--Observation météorologique. Mars 1844.--Courrier de Paris. La Foire aux jambons sur le boulevard Bourdon.--Salon de 1844. (3e article.) Portrait de S. A. R. Monseigneur le duc d'Orléans, par M. A. Dedreux; sujet tiré d'André de George Sand, par M. Tony Johannot; Notre-Dame-des-Neiges, par M. Ziegler.--Théâtres. Opéra. Le Lazzarone. Scène du 2º acte. Odéon. Jane Grey.--. Le Dernier des Commis Voyageurs. Roman par M ***, Chapitre II. La place Saint-Nizier.--La Semaine Sainte à Rome. Bénédiction du pape le jeudi Saint; Portrait de SS. Grégoire XVI; Le Pape à la loge de la bénédiction. Pétards tirée par le peuple le samedi Saint.--Réforme dans les Prisons.--Recherches sur un petit Animal très-curieux. (2e article.) Vingt Gravures--Bulletin bibliographique.--Correspondance.--Annonces.--Modes, Gravure.--Caricatures. Par Cham. Longchamps en 1843. Avant et après le Carême.--Amusement des Sciences.--Rébus.
Vue de la ville de Cosenza, Calabre.
Les débats parlementaires ne semblent plus, pour un certain temps, devoir remettre en question les existences ministérielles; la chambre des députés se livre uniquement à la discussion de propositions et de projets qui ne sont pas de nature à retarder de beaucoup la discussion du budget vers laquelle tous s'acheminent, les uns, pour plus de sûreté, les autres par conviction que la lutte doit nécessairement être ajournée. De son côté, la chambre des pairs paraît avoir résolu, nous ne savons par quelles inspirations, de ne s'occuper du projet de loi sur l'enseignement secondaire que quand sera passé le moment où il pourrait encore être porté utilement au palais Bourbon.--L'attention publique ne se concentre pas, elle ne s'alimente plus à l'intérieur, et les yeux de la France se portent autour d'elle. Les événements dont Cosenza et plusieurs autres points de cette partie de l'Italie ont été le théâtre, ont vivement préoccupé les esprits, comme ils auront éveillé la sollicitude de la diplomatie européenne.
Brigand calabrais.
Mais l'Angleterre, de son côté, a attiré bien des regards. Le cabinet de
sir Robert Peel qui avait su résister aux attaques de ses adversaires
politiques, voit aujourd'hui son existence compromise par les scrupules
de philanthropes sincères, de méthodistes persévérants, auxquels, bien
entendu, l'opposition n'a pas fait défaut. Le ministère a déclaré faire
une question de cabinet, non-seulement du rejet de la proposition de
lord Ashley, qui veut que les jeunes personnes au-dessous de dix-huit
ans ne soient tenues qu'à un travail de dix heures par jour dans les
manufactures, mais même de celui de toute proposition qui, bien que
moins restrictive, abaisserait cependant au-dessous de douze heures la
durée du travail de cette classe d'ouvrières, ainsi fixée par le projet
ministériel. Ce n'est qu'après les vacances de Pâques que s'engagera
cette lutte nouvelle. Lord Ashley lui-même, qui s'est vu vainqueur dans
une première rencontre, ne se flatte pas d'un succès final. La haute
aristocratie a trop de capitaux engagés dans l'industrie pour que toute
tentative afin de limiter le travail ne lui donne pas des inquiétudes
sur leur produit, et ne la détermine pas à user de toute son influence
dans le but de conjurer ce résultat. Elle a fait observer que quand on
limite le travail des enfants, on n'agit que très-indirectement sur le
travail des hommes, les ouvriers des filatures pouvant employer pendant
la journée, pour les seconder dans leur lâche, deux relais d'enfants;
Paysan calabrais.
mais les jeunes personnes du quatorze à dix-huit ans sont déjà des
ouvrières faites, les unes conduisent des mull-jennys, les autres
surveillent métiers à tisser, d'autres encore sont employées à carder ou
à préparer le coton. Pour elles, la durée du travail est nécessairement
la même que pour les hommes; car la vapeur donne le mouvement à toutes
les machines, et appelle le concours de tous les ouvriers à la fois.
Régler le travail des femmes dans les manufactures, à une époque où l'on
compte autant de femmes que d'hommes employés, c'est limiter la durée du
travail pour la population laborieuse tout entière; c'est intervenir de
la manière la plus directe dans la liberté des transactions, c'est
interdire au manufacturier d'exercer son industrie comme il l'entend, et
priver l'ouvrier adulte de donner à son travail, qui est son unique
propriété, la valeur ainsi que l'efficacité qu'il pouvait avoir. Les
partisans du statu quo, ou tout au moins de la latitude laissée par le
bill de sir James Graham, ajoutent que l'Angleterre, en imposant de
pareilles restrictions à ses manufactures, leur rendrait la concurrence
plus difficile avec les peuples étrangers, et que cette considération
doit être d'un grand poids dans une contrée où les industries qu'il
s'agit de réglementer exportent annuellement une valeur de 35 millions
sterling sur 44 millions sterling représentant l'exportation des
produits fabriqués. Enfin, selon eux, si l'on restreint la liberté des
manufacturiers, on sera forcément amené à mettre des bornes à la
puissance paternelle; et à la place de cette indépendance dont jouissait
l'industrie dans ses transactions, on aura l'intervention universelle de
l'État, à qui cette tutelle imposera une effrayante responsabilité.
Cette responsabilité, lord Ashley et ses amis estiment qu'un État ne
doit pas l'envisager avec effroi, mais comme un devoir, toutes les lois
qu'il s'agit de défendre les générations à venir contre les infirmités,
les maladies qui affligent et atrophient les populations des grands
centres manufacturiers de l'Angleterre.--Après Pâques, viendra également
le développement et la discussion d'une motion de lord Palmerston, qui
n'est pas moins dirigée contre la France que faite dans le but
d'augmenter les embarras du cabinet anglais. En voici le texte: «Une
humble adresse devra être soumise à la reine pour lui représenter que la
chambre, partageant l'horreur profonde du peuple anglais pour la traite
des noirs, prie très-instamment Sa Majesté de ne consentir à aucune
altération ni modification des traités maintenant en vigueur entre Sa
Majesté et les États étrangers, pour la suppression de la traite,
altérations ou modifications qui, en affaiblissant les moyens tirés de,
ces traités pour empêcher les actes de piraterie, pourraient tendre à
faciliter la perpétration de ce crime détestable.» Lord Palmerston a
calculé que le parti philanthropique et le parti religieux ayant avec le
ministère le démêlé que nous venons d'exposer, et devant bien
probablement être amenés à lui céder sur ce point, se montreraient plus
exigeants sur un autre, si on le leur fournissait, et que lord Aberdeen
recevrait d'eux l'injonction formelle de maintenir intacts les traités
contre lesquels les chambres françaises protestent, et dont elles
demandent la révision.
O'Connell vient de retourner à Dublin après avoir vu les meetings succéder aux banquets et les ovations aux triomphes. La population libérale de Liverpool notamment lui a témoigné avec enthousiasme, combien elle sympathisait à la cause de l'Irlande et condamnait les procédés employés dans le dernier procès d'État. L'habile orateur a très-adroitement exposé la conduite nouvelle que lui imposaient ces dispositions bienveillantes d'une aussi grande partie de la population anglaise envers son pays, et proclamé, que la confiance dans un prochain avenir viendrait désormais prendre dans le cœur de ses compatriotes la place du désespoir.--C'est vers le 15 de ce mois que la sentence doit être prononcée dans le procès de l'Association. S'il y a condamnation, O'Connell en appellera à la chambre des lords, ce qui sera pour le ministère un embarras nouveau, et ce qui fera naître la délicate question de savoir si l'on devra regarder cet appel comme suspensif. Cela n'a lieu d'ordinaire que pour la peine de mort; mais on aura à se demander s'il n'y a pas plus d'inconvénient encore à exécuter la loi et la sentence, qu'à laisser sommeiller l'une et il ajourner l'autre.--Des nouvelles de Cardigan annoncent que Rébecca et ses filles viennent de nouveau de donner signe de vie, et que, dans une sortie, elles ont démoli complètement une barrière d'Aberystwith.
La constitution que la Grèce s'est donnée a, comme nous l'avons déjà fait voir, emprunté quelques-uns de ses articles à notre Charte de 1830; mais dans quelques autres elle a fait revivre des souvenirs de l'ancienne Grèce, et adopté des usages que beaucoup voudraient voir établir chez nous. Ainsi elle a consacré pour chacun le droit de publier, même par voie de harangue, ses opinions. C'est une restauration du Forum. Les bornes pourront devenir des tribunes, et faire concurrence à la presse. En limitant à trois années la durée du mandat législatif, elle a aussi établi que les députés recevraient, pendant la durée des sessions, une indemnité mensuelle de 250 drachmes. Le 16 mars, cette constitution a été acceptée par le roi.
En Espagne, Carthagène s'est rendue à discrétion, s'en remettant à l'humanité de la reine. Malheureusement, Roncali en a jusqu'ici été le ministre, et l'on sait comme il l'a pratiquée.--A Barcelone, les autorités ont fait trêve aux exécutions pour assister en grande pompe à l'exhumation des restes de S. A. R. le prince de Bourbon-Conti, que S. M. Louis-Philippe a désiré voir transférer dans les caveaux de Dreux. Le cercueil a été remis, après la cérémonie religieuse, sur le bateau à vapeur le Lavoisier, dont les batteries ont fait entendre des salves répétées par les autres navires.--A Madrid, où l'on a fait, courir des bruits d'amnistie et de révocation des mesures exceptionnelles, bruits accueillis jusqu'ici avec une incrédulité que le passé ne justifie que trop, la mort de M. Arguelles est venue donner lieu à une manifestation assez significative, M. Arguelles, qui était, âgé de soixante-dix ans, était, on le sait, un des auteurs de la constitution de 1812. C'était un homme d'une grande érudition, d'une parfaite intégrité, auquel ses adversaires ne reprochaient guère que son inébranlable fixité dans les principes qu'il avait adoptés dès le commencement de sa carrière. Une seule fois il avait rempli des fonctions ministérielles; c'était à l'époque constitutionnelle de 1820 à 1823. Depuis 1836, il avait été, aux cortès, un des chefs du parti progressiste, et sous la régence d'Espartero, il a occupé la première charge du palais, celle de tuteur de la reine. Enfin, aux dernières élections de la province de Madrid, il avait été élu en concurrence et à l'exclusion de M. Mariniez de la Rosa. Son convoi, qui a eu lieu quelques jours après l'entrée de la reine Christine, qu'on s'était arrangé pour rendre triomphale, avait attiré un grand concours de citoyens. Les cris de Vive la constitution! se sont fait entendre avec énergie et ensemble, et la troupe, qu'on avait mise, sous les armes et qui se tenait prête, ayant de son côté fait entendre le cri de Vive la reine! le cortège a répondu par celui de Vive la reine constitutionnelle! Cette circonstance a pu prouver aux dictateurs que l'esprit public n'était ni éteint ni bien profondément endormi, et qu'il y aurait encore beaucoup à faire si l'on comptait sur les fusillades pour en finir avec lui.
Notre chambre des députés a continué à discuter successivement les propositions dont elle avait été saisie et que nous avions fait connaître. La proposition de M. de Saint-Priest, relative à une réforme postale, est venue la première et a été prise en considération à une grande majorité, bien que M. le ministre des finances l'ait combattue avec vivacité, prétendant que la question n'était pas suffisamment étudiée. Nous avons dit que nous reviendrions avec détails sur ce sujet.--La Chambre a mené à fin et a voté, en lui faisant subir des amendements, la proposition de MM. Mauguin, Tesnière et Lasalle, relative à la falsification des vins. Elle a décidé que le simple mélange de l'eau avec le vin, quand il ne serait point pratiqué sur la demande expresse de l'acheteur, serait considéré comme falsification, et que, dans ce cas, les vins saisis seraient attribués aux hospices et bureaux de bienfaisance. Cette proposition, adoptée, va être portée à la chambre des pairs, et pourra devenir loi cette année. Ce sera fort bien sans doute, mais restera la partie la moins facile de la besogne: la vigilante surveillance à exercer de la part de l'administration et la sévère exécution des prescriptions de cette loi.--M. le ministre des finances, qui avait déclaré la question de la réduction de la taxe des lettres insuffisamment étudiée, a combattu la proposition du remboursement ou de la conversion de la rente 5%, faite par M. Garnier-Pagès, en la présentant comme une mesure inopportune. Plus heureux en cette nouvelle fin de non-recevoir qu'en la précédente, M. Lacave-Laplagne a eu, en faveur de son dire, une majorité de quatre voix. C'est un assez singulier triomphe pour lui et pour M. Duchâtel, qui en d'autres temps ont si hautement proclamé le droit et l'urgence de cette opération. Mais, dira-t-on, les temps ont pu changer, et l'à-propos n'être plus le même. M. Gouin a parfaitement répondu à cette objection et a démontré très-clairement que, soit que le gouvernement ait besoin, soit qu'il n'ait pas besoin de réaliser l'emprunt volé, il a intérêt à ce que les valeurs qui sont sur le marché soient à leur véritable prix, et que la situation dans laquelle on laisse le cinq pour cent empêche le trois pour cent d'atteindre son taux, nous dirons en quelque sorte logique, et qu'elle rendrait un emprunt beaucoup plus onéreux pour le trésor, s'il avait à y recourir; car au lieu de placer son trois pour cent au pair, où il devrait être, il ne trouverait preneur, dans l'état actuel des choses, qu'entre 80 et 85%, différence énorme. Encore une question laissée sans solution, et qui se représentera pour être enfin adoptée dans des circonstances peut-être moins favorables.--La proposition de M. Chapuys de Montlaville, relative à la suppression du timbre des journaux et feuilles périodiques, est venue ensuite à discussion sur la question préalable de savoir si la Chambre la prendrait ou non en considération. Nous avons dit déjà l'intérêt, l'utilité, l'importance de cette mesure; nous avons dit aussi, ce que personne ne doit se dissimuler, que la concurrence qu'elle ferait naître lancerait les feuilles existant aujourd'hui dans une carrière où l'on n'entrevoit que l'inconnu. Cette situation n'a néanmoins nullement ralenti le zèle des enchérisseurs dans deux adjudications qui viennent d'être récemment faites de deux des plus anciens organes de la presse quotidienne, le Constitutionnel et le Commerce. Le premier, qui ne comptait guère plus de 5,000 abonnés, a été adjugé, moyennant 452,500 fr., à une société nouvelle dans laquelle entrent les deux tiers des anciens propriétaires. Ce journal conserve la ligne politique qu'il a précédemment suivie, et des améliorations intelligentes apportées par son habile directeur à la variété de sa rédaction, élargiront à coup sûr sa publicité. Quant au Commerce il a été vendu 517,000 fr. à une société étrangère à celle qui le possédait antérieurement. Un publiciste qui était, il y a peu de mois, rédacteur d'une feuille ultraministérielle, en devient le rédacteur en chef. Toutefois, une des convictions de ce nouveau directeur paraît être qu'en commençant du moins, il faut chercher une transaction entre l'opinion de ses abonnés et les siennes propres. C'est un traité de commerce que ceux-ci pourront bien ne pas ratifier, et avant peu sans doute le rédacteur reprendra la franchise de son ministérialisme, comme les lecteurs auront pris le chemin de quelque autre bureau de journal quotidien. Mais revenons à la proposition. Elle a été développée avec netteté par son auteur, qui a fait valoir les nombreuses considérations qui plaident en sa faveur. M. Lacave-Laplagne, qui se trouve en ce moment appelé à faire la chouette à toutes les réformes demandées, a combattu celle-ci dans l'intérêt du trésor, argument qui était prévu, et aussi dans l'intérêt de la presse départementale, qui ne s'attendait sans doute pas à avoir M. le ministre pour défenseur, et qui ne paraît pas, aux hommes qui connaissent bien la matière, moins intéressée que la presse parisienne à ce que les entraves à toute publication périodique soient diminuées. M. de Lamartine a prononcé, en réponse au ministre, un discours qui a produit beaucoup d'effet. Toutefois, l'excellence de la cause et l'habileté de ses avocats n'ont valu à la question qu'une bien étroite majorité: 146 voix contre 140.
Le ministère a senti que ses adversaires pourraient donner pour une preuve de son insuffisance le parti que prenaient des députés de toutes les fractions de la Chambre, de venir, sur une foule de questions importantes, suppléer à son inaction et à son silence, par une initiative dont l'exercice ne doit nas dispenser le gouvernement du soin, du devoir d'user de la sienne. M. le ministre du commerce a donc présenté un projet qui intéresse toutes les industries, un projet de loi de douanes. Il l'a fait précéder d'un exposé statistique de notre commerce extérieur et de son mouvement depuis un certain nombre d'années. Il faut le dire, M. Cunin-Gridaine n'est pas arrivé à rendre acceptable pour tout homme sérieux que les résultats commerciaux obtenus soient satisfaisants pour la France. Pour dissimuler une diminution de 116 millions survenue dans nos exportations dans l'exercice de 1842 comparé à 1841, M. le ministre fait observer que cette année 1842 est encore supérieure à la moyenne des années précédentes. Cela est incontestable; mais avec une population qui s'accroît, avec une industrie qui redouble d'efforts, avec des marchandises dont les prix baissent tous les jours, il n'y a pas vanité à tirer de la comparaison du présent au passé; il y a à déplorer au contraire que la France n'ait pas vu ses exportations s'accroître dans la proportion qu'ont atteinte toutes les autres puissances de l'Europe.--La France a des traités de commerce ou de navigation avec quinze nations indépendantes: deux dans le Levant, sept en Amérique, et six en Europe. Pour prouver que nous avons retiré un grand profit de ces traités. M. le ministre du commerce établit d'une part que les États avec lesquels nous avons des conventions commerciales n'ayant qu'une population de 105 millions d'habitants, nous apportent 529 millions de leurs produits, en reçoivent 357 millions des nôtres, et donnent lieu à un mouvement maritime de 1,600,000 tonnes; tandis que, d'autre part, les pays avec lesquels nous n'avons aucun traité, bien que comprenant une population de 531 millions d'habitants, ne nous offrent que pour 243 millions de leurs produits, ne consomment des nôtres que pour 172 millions et n'alimentent qu'un mouvement maritime de 745,000 tonneaux. Pour faire crouler tout ce raisonnement de M. Cunin-Gridaine, pour montrer ce que valent ces chiffres, il suffit de dire qu'on comprend, dans ces 551 millions d'habitants, les 360 millions qui peuplent le céleste empire. Le rapprochement fait par le ministre sert uniquement à prouver que nous avons traité avec les peuples les plus riches, avec ceux que la nature même des choses appelait à commercer avec nous; mais cela ne prouve pas que les traités passés l'aient été avec une véritable entente de nos intérêts commerciaux, et qu'ils nous assurent des avantages égaux à ceux qu'ils offrent aux autres nations contractantes. Le contraire est malheureusement démontré par le mouvement de nos exportations, qui ne s'est accru que de 6% seulement depuis douze ans, tandis que leurs importations chez, nous ont augmenté de 114 pour 100. Quelque large que soit la part que l'on voudra faire aux matières premières, il demeurera toujours une énorme disproportion. Les résultats ne nous ont pas été moins désavantageux sous le rapport de la marine: notre navigation, dans nos relations avec les pays auxquels nous sommés liés, n'a augmenté, pendant la dernière période de douze ans, que de 36 pour cent, tandis qu'ils ont triplé la leur; au contraire, notre navigation, avec les autres pays, a augmenté de 46 pour 100, tandis que la navigation rivale a augmenté de 36 pour 100 seulement. C'est surtout dans nos relations avec l'Angleterre et les États-Unis, auxquels nous sommes liés par un traité de réciprocité, que l'infériorité de notre pavillon ressort de la manière la plus fâcheuse pour un des principaux éléments de notre force nationale. Du reste, tout ceci n'est que la critique des actes précédents et de l'exposé qui, maladroitement, les glorifie. Quant au projet en lui-même et à ses dispositions, nous aurons l'occasion de l'examiner, si tant est que, comme la loi sur l'enseignement secondaire, il n'ait pas été présenté uniquement pour faire prendre patience à des réclamations sur lesquelles on craint de prononcer.
M. le ministre des travaux publics mène de front la présentation de projets de chemins de fer à la chambre des députés, et la discussion à la chambre des pairs d'une loi sur la police de ces grandes voies de communication. Le ministère avait présenté un projet, la commission du Luxembourg en avait substitué un autre; la Chambre en vote en ce moment un troisième. Nous désirons vivement que de ce conflit sorte une loi qui ne laisse pas l'État à la merci des compagnies.--Des souscriptions sont ouvertes de tous côtés pour la formation de sociétés pour l'exploitation des lignes proposées ou qui restent à proposer. Nous ne savons pas si ces réunions capitalistes et d'actionnaires accepteront le sine qua non de M. Dumon, ou s'il aura à recourir à la faculté qu'il avait inscrite dans chaque projet d'achever, aux frais de l'État, les lignes votées. Nous le verrions, sans regret aucun, amené à cette nécessité.
La chambre des pairs a voté la loi sur la chasse. Nous signalerons quelques-unes des modifications qu'elle a introduites. Elle a restitué à la caille son droit et son titre d'oiseau de passage que la chambre des députés lui avait contestés, malgré l'autorité de Buffon.--La chasse à la chanterelle a été mise hors la loi.--Enfin, ce qui est plus grave, par l'espèce de conflit qui se trouve élevé avec la chambre des députés, les forêts de la couronne qui avaient été soumises comme toutes les autres, par cette dernière assemblé, aux prohibitions de chasse en certaines saisons, en ont été exceptées au Luxembourg. La loi va donc être rapportée au palais Bourbon, où elle fera naître probablement une discussion assez vive.
Quelques mesures émanant du ministère de la guerre ont paru depuis quelque temps peu politiques et ont été du moins peu sympathiques au sentiment national. Comment la sage réflexion qui l'a porté à ne pas faire de l'obtention du brevet de bachelier une condition comme il se proposait de l'exiger, mais seulement un titre pour l'admission à l'École polytechnique, comment l'esprit qui lui a dicté cette concession bien entendue aux réclamations de la tribune et de la presse ne l'a-t-il pas détourné d'autres actes d'un effet tout contraire? Nous ne voudrions pas croire, bien qu'on nous le garantisse cependant, que les inspecteurs généraux ont reçu l'ordre de ne plus présenter pour la sous-lieutenance aucun sous-officier ayant atteint trente-cinq ans, ce qui rendrait par le fait l'épaulette presque inabordable à quiconque n'aurait pas passé par l'École militaire. Mais la mesure qui est venue frapper le lieutenant général de Piré, mais celle qui a infligé un traitement inhumain à un jeune caporal, fils d'un brave officier, qui n'a eu que le tort de prendre part à la souscription de l'amiral Dupetit-Thouars, et cela avant le premier ordre du jour de son colonel; la dégradation de ce jeune militaire à la tête de son régiment, non pas pour avoir contrevenu aux ordres de son chef, qui n'avait, encore rien défendu, mais pour n'avoir pas voulu faire amende honorable; son envoi sur une charrette, escortée par la gendarmerie jusqu'à la Méditerranée, où il sera embarqué pour aller faire partie d'une compagnie disciplinaire de l'Algérie, tout cela rapproché du style des ordres du jour de M. Lefrançois, de ses menaces contre quiconque plaindra le caporal Hach, et cela est bien impolitique, bien peu de notre temps, et portera à faire croire à toutes les fautes qu'on voudra prêter à cette administration.
Nous avons annoncé plus haut la mort de M. Arguelles.--La chambre des pairs a perdu M. le marquis de Louvois, qui était en même temps membre de la commission administrative du Conservatoire royal de musique et des théâtres nationaux.--Enfin une nouvelle qui aura un grand retentissement dans l'Europe artistique est venue exciter les regrets tous les amis des beaux-arts: le célèbre sculpteur danois Torwaldsen est mort subitement à Copenhague. Il était allé, bien portant, au Théâtre-Royal, pour assister à une première présentation. Au lever du rideau, il a été frappé dune attaque d'apoplexie foudroyante dans la stalle où il était assis.
Une réunion des principaux éditeurs de Paris a donné lieu, jeudi dernier, à un projet qui n'était pas dans le programme de la séance, mais qui est cependant le résultat naturel d'une question toujours agitée dans les réunions de la librairie. On dit que les annonces, qui sont le moyen d'existence de presque tous les journaux et la source unique des bénéfices de ceux qui prospèrent, pèsent en grande partie sur cette industrie, obligée de faire appel ou public par ce moyen ruineux pour écouler ses produits. Un des éditeurs a proposé à ses confrères la fondation d'un journal politique quotidien, à 30 fr. par an, dans le format des journaux actuels, pour lequel il serait créé un capital de 500,000 fr., à la condition que tous les éditeurs de Paris s'engageraient à donner exclusivement à ce journal toutes leurs annonces. La combinaison qui sert de fondement à cette opération est ingénieuse et présente des chances certaines de succès. Il n'est pas jusqu'à la couleur politique du nouveau journal qui ne réponde parfaitement à toutes les conditions d'une immense publicité.
La proposition a paru réunir tous les suffrages des éditeurs présents, et son auteur a été invité à en arrêter les bases et à les soumettre à la librairie. Nous tiendrons nos lecteurs au courant de ce projet, destiné à opérer une nouvelle révolution dans la presse périodique, même avant que la suppression prévue du droit de timbre, suppression qui, pour le dire en passant, permettrait au nouveau journal de réduire encore son prix, ne vienne changer toutes les conditions d'existence des journaux actuels.
Dieu merci! nous voici délivrés des noirs brouillards et des jours sombres; l'hiver est mort, l'hiver est enterré! Le 1er avril a lui avec le premier rayon de soleil; Paris, tout à l'heure si lugubre, est illuminé de lumière; il s'éveille dans l'azur, dans le jour éclatant, dans l'air vif et limpide; il se couche à la lueur argentée d'un beau ciel: allons! mes chers Parisiens, ouvrez vos fenêtres! laissez pénétrer ce premier sourire du printemps dans vos maisons longtemps closes; que cet air pur et vivifiant vous ranime et dissipe l'atmosphère énervante de vos soirées et de vos fêtes; les promenades du soir, sous les frais ombrages, vont bientôt remplacer les longues nuits abandonnées au whist et au lansquenet; et les blancs lilas qui bourgeonnent détrôneront la polka.
Et vous, très-chères Parisiennes, visitez votre couturière et votre marchande de modes; dites à ces artistes de préparer leurs coiffures les plus fraîches et leurs robes les plus tendres; le moment est venu des coquetteries printanières; quittez ces lourds manteaux de velours, ces pelisses envieuses, ces chapeaux jaloux qui vous cachaient aux regards en vous barricadant contre les jours maussades; enfin, nous allons vous revoir; non plus seulement à la lueur des bougies et des lustres dans votre robe de bal; non plus seulement au coin du feu, dans le négligé coquet du boudoir, mais par les beaux jours et les belles soirées de printemps, effleurant légèrement l'asphalte du boulevard de votre pied leste, glissant sur le sable des Tuileries comme des ombres légères, et animant de votre regard et de votre sourire les grandes allées du bois de Boulogne et des Champs-Elysées. La Parisienne est adorée dans l'hiver; mais elle est surtout adorable au printemps; elle est adorable quand elle se fie à ces premiers jours étincelants, d'un air encore indécis et soupçonneux; elle est adorable quand elle se pare des modes nouvelles de la riante saison, pâle encore des fatigues et des plaisirs de l'hiver.
Pâques et Longchamps, voilà les deux limites où l'hiver s'arrête et expire; au moment où nous écrivons, Pâques suspend aux murs des temples saints et au chevet des âmes pieuses, ses rosaires et ses feuilles de buis bénit, tandis que Longchamps range en bataille ses escadrons de cavaliers et la longue multitude des voitures armoriées que la citadine, le fiacre et le cabriolet de place viennent diaprer démocratiquement. Mais Longchamps est bien déchu de son ancienne magnificence; c'est un grand seigneur, autrefois célèbre par ses prodigalités et le luxe insolent de ses équipages, et qui, peu à peu, par le fait des révolutions et le croisement des races, se contente de faire vie de riche bourgeois, c'est-à-dire vie qui dure. Longchamps est arrivé à l'âge de l'économie et de la sagesse, après avoir été si follement prodigue. Vous verrez qu'il finira par n'être plus qu'un vieux ladre et un fesse-mathieu, comme dit Molière.
A l'arrivée de Pâques, le Carême bat en retraite, et les gourmands qui avaient des scrupules et se mortifiaient, rentrent en pleine possession de leur appétit et de leur liberté; ils peuvent indistinctement promener leur fourchette du gras au maigre, de la poularde onctueuse au simple œuf à la coque, sans que monseigneur l'archevêque intervienne; telle est la situation actuelle de la cuisine parisienne; le maigre est détrôné dans les maisons les plus pieuses, et le gras recommence son règne sur les plats et sur les assiettes.
Il y a, à Paris, une espèce de solennité traditionnelle! qui indique le moment de ce détrônement du maigre et de cette restauration du gras; j'éprouve quelque embarras à vous dire le nom sous lequel on la désigne; ce nom n'est pas noble; ce nom n'est pas très-galant; il n'est rien moins qu'épique, rien moins qu'anacréontique; cependant la chose est beaucoup moins terrible et moins odieuse à nommer que la peste, que La Fontaine se résignait cependant à appeler par son nom. Soyons donc aussi brave que La Fontaine, et, faute de la peste, parlons de la foire aux jambons; voilà le mot lâché!
Si vous voulez assister à la foire aux jambons, gagnez la Bastille et, de là, prenez le boulevard qui côtoie d'une part le canal de l'Ourcq, de l'autre les greniers d'abondance et les murs solitaires du quartier de l'Arsenal. Ce boulevard, dont la queue se perd dans la rue Saint-Antoine et la tête se mire dans la Seine, s'appelle le boulevard Bourdon, c'est là que la foire aux jambons élit, tous les ans, domicile, ou, pour mieux dire, c'est là qu'elle plante sa tente; de tous côtés, en effet, se dressent, en un clin-d'œil, des cabanes de bois à peu près semblables aux huttes qui abritent, chemin faisant, les peuplades nomades; leur nombre s'élève à deux ou trois cents; tout à côté, des chariots ou vides ou encore chargés de bagages, annoncent que l'armée a résolu de faire sur ce terrain une halte sérieuse; cependant, si vous allez regarder sous ces tentes, pour voir quelles armes et quels soldats y reposent, vous trouverez, au lieu de Cosaques féroces ou d'Arabes cuivrés, au lieu de lances, de cimeterres, de pistolets ou de yatagans, de bonnes grosses commères réjouies ou des gaillards à large poitrine entourés de jambons, de saucissons, de saucisses, de langues fourrées et de boudins en faisceaux; Arles, Troyes. Lyon, Bayonne, toutes les villes, mères fécondes des jambons célèbres, envoient là leurs enfants; le laurier sur leur front s'entrelace au persil et forme leur couronne.
Il faut voir l'affluence qui se presse autour de ces boutiques en plein vent, pour se convaincre que parmi tant de cultes défunts et de croyances perdues, l'amour du jambon a survécu. Le culte du jambon fleurit comme aux temps des plus prospères, quand Rabelais le recommandait à Panurge par la bouche de Gargantua, comme un bon compagnon et cher ami de la dive bouteille.
La foire aux jambons dure trois jours; elle commence le mardi de la semaine sainte et finit le vendredi exclusivement. Pendant ces trois jours, on n'imagine pas ce qui se débite de cette marchandise salée, produit populaire dû à l'animal nourrissant mais peu coquet, que la pudeur m'empêche de nommer. Il est vrai que l'habileté des marchandes ne contribue pas moins que le goût de la marchandise à exciter l'appétit des acheteurs. Elles mettent une vivacité dans leur appel à la gourmandise du prochain, et une verve piquante qui vaut bien le sel de leurs jambons. Chacun donc emporte son saucisson dans sa poche, ou son jambon sous le bras, ou son pied... de cochon dans sa main. Quelques-uns de ceux qui pratiquent la philosophie de l'à-propos et du moment, satisfont leur appétit séance tenante; plus d'un Jean-Jean dévore sa saucisse à brûle-pourpoint; plus d'un Tortillard fait rôtir son boudin au nez du fabricant qui vient de le lui vendre; quant aux gourmets qui se respectent et aux hommes de traditions, quant aux adorateurs discrets des dieux lares, ils emportent pieusement le bienheureux jambon, fruit de leur pèlerinage, et le suspendent au foyer domestique jusqu'au jour où ils convient un ami ou un voisin, quand la chose est fumée à point, pour la dépecer, la découper par fine tranche et l'arroser du vin de l'amour ou de l'amitié, selon le sexe des convives; «Un peu de sel par ici, par là, dit un noël de La Monnoie, ne gâte rien à l'affaire...» Mais laissons là les jambons et la foire aux jambons; je meurs de soif rien que d'en avoir parlé. O Hébé!
Verse ton pur nectar dans ma coupe brûlante!
--Nous allons avoir incessamment, non loin de la foire aux jambons, un petit intermède électoral, en attendant la grande comédie de l'élection générale, que nous attendrons bien encore un an ou deux; le neuvième arrondissement attenant par un côté au boulevard Bourdon, est veuf de son député; M. Galis a donné sa démission: il s'agit de le remplacer; la liste des prétendants à sa succession, que les journaux publient, prouve que le goût de la députation augmente d'année en année, bien loin de diminuer. Dans la dernière élection dont M. Galis était sorti victorieux, le neuvième arrondissement n'avait eu à se prononcer qu'entre trois candidats; aujourd'hui, il a affaire à plus de quinze aspirants plus ou moins politiques; dans les quinze, il y en a au moins dix parfaitement inconnus; qui sont-ils? que veulent-ils? d'où viennent-ils? Voilà ce qu'on se demande en lisant leurs noms. Si vous les interrogez sur leurs vertus et leur mérite, ils vous répondront comme cette fameuse circulaire d'un candidat dont le souvenir nous est encore présent: «Messieurs, il y a cinquante ans que j'habite votre quartier de père en fils. Mes enfants ont joué avec les vôtres; mes petits-enfants feront de même: je m'y engage; et vous savez si j'ai jamais manqué à ma parole.» Mais le pauvre homme eut beau dire, les électeurs ne firent pas l'enfantillage de le nommer.
Un des électeurs les plus influents de ce collège qui doit choisir le successeur de M. Galis, vient précisément, la veille de la bataille, de mourir d'une façon tragique; c'était un homme excellent, d'humeur affable et riante, très-aimé pour l'agrément de son esprit, très-estimé pour la sûreté de ses relations et de ses sentiments. Il y a deux jours, M. *** a été trouvé mort dans son lit. On crut d'abord à un suicide; mais quelle apparence qu'un tel homme, riche, considéré, entouré d'une famille prospère, se fut porté à une pareille extrémité? Les médecins sont venus et ont conclu à l'apoplexie. Or, M. *** avait promis son influence et sa voix à un des quinze candidats dont nous parlions tout à l'heure. Celui-ci, apprenant sa mort subite; «Mais c'est indigne, s'est-il écrié; on ne se conduit pas ainsi: qu'il meure, rien de mieux; mais qu'il m'enlève une voix, voilà l'horreur: il aurait dû au moins attendre au lendemain de l'élection!» N'est-ce pas là un bon trait de mœurs électorales?
--Il vient d'être question, devant les tribunaux, de la succession de la fameuse mademoiselle Thevenin: cette demoiselle Thevenin avait été danseuse à l'Opéra, danseuse très-prodigue de toutes choses et très-courtisée. Le temps de la jeunesse et des entrechats passé, la prodigue mademoiselle Thevenin tomba dans l'avarice sordide; retirée à Fontainebleau elle passait pour pauvre: à la voir courbée et presque en haillons, vous lui eussiez donné le denier de l'aumône, et probablement elle l'eût accepté. A sa mort, on a trouvé sous son chevet une inscription de 75,000 fr. de rentes 5 pour 100. Cette riche proie allait retourner à l'État, faute d'héritiers connus; mais le bruit s'en répandit, et il arriva des Thevenin de tous côtés; celui-ci se disait cousin. Celui-là arrière-petit-neveu, cet autre remontait de Thevenin en Thevenin jusqu'à la côte d'Adam, c'est d'un de ces Thevenin que la justice s'occupait l'autre jour: ce Thevenin fournissait un acte de naissance qui tendait à prouver qu'il descendait d'un certain arrière-cousin germain de la danseuse; tout allait bien, lorsqu'on découvrit que l'acte était faux; le prétendu Thevenin avait si maladroitement fait ses calculs que, vérification faite à l'état civil, il se trouva qu'il était né trois ans après la mort du père Thevenin qu'il s'attribuait.
La succession Thevenin est comme la succession de certains empires; elle fait naître des faux Smerlis, des faux Édouard, des faux Louis XVII, des faux Démétrius; mais en ce temps-ci les faux Démétrius, au lieu de courir les champs de bataille, vont tout droit en police correctionnelle. Avis aux Thevenin qui ne sont pas de bon aloi.
La Foire aux jambons sur le boulevard Bourdon.
Finissons par des images consolantes; à côté du crime, les bonnes actions; à côté de l'avance, la bienfaisance. Tandis que les mauvais instincts poussent des malheureux aux bagnes et à l'échafaud, il y a des associations philanthropiques qui s'inquiètent de détourner jeunes filles sans guide de la voie perverse; tandis que Harpagon enfouit ses trésors stériles, il y a des mains charitables qui sèment l'aumône; tel est le but de la société de patronage des jeunes garçons pauvres fondée à Petit-Bourg.--Des femmes du haut monde, --et quel meilleur usage peuvent-elles faire de leur influence, de leurs loisirs et de leur fortune?--ont eu l'honorable pensée de donner un concert au profit de cet établissement si utile et si digne d'être encouragé. Ce concert aura lieu à l'Hôtel-de-Ville, le 14 avril. Le prix des billets est de 10 francs, l'Illustration y sera.
Madame la comtesse Portalis, madame de l'Espinasse, madame la vicomtesse d'Haussonville, madame la comtesse Merlin, madame de Rambuteau, madame de Rigny, madame de Valry, madame de Ségur-L'amoignon patronnent de leur nom et de leur dévouement cette œuvre charitable.
Chantez pour les enfants et pour les pauvres; ce sont des chansons que Dieu bénira!
Troisième article.--Voir t. III, p. 33 et 71.
Portrait équestre de S. A. R. Mgr le duc d'Orléans,
par M. Alfred Dedreux.
Nous connaissions à M. Alfred Dedreux un talent tout spécial, une habileté extraordinaire pour peindre les chevaux, une touche fashionable, un laisser-aller charmant, lorsqu'il lui arrive de traiter les portraits de genre. Le Portrait, équestre de M. le duc d'Orléans nous a fort agréablement étonné, car nous avons compris aussitôt que M. Alfred Dedreux pouvait être un peintre de style dans l'occasion. En effet, sans parler de la ressemblance, chose assez facile lorsqu'il s'agit d'un prince, aussi souvent pourtraicté que le fut le duc d'Orléans, nous avons retrouvé la toile de M. Dedreux une vérité d'expression peu commune. C'est le prince dans son port, dans sa prestance, dans sa manière de se tenir à cheval. Jamais portrait ne rappela mieux une personne qui n'est plus. Ce tableau de M. Dedreux possède d'ailleurs toutes les qualités qui distinguent notre habile peintre des chevaux; rien n'y est cherché, rien n'y sent le travail pénible, et çà et là même nous voudrions que M. Dedreux eût terminé davantage certains détails. Un autre Portrait équestre de mademoiselle M... est aussi beau que celui de M. le duc d'Orléans; si le cheval qui porte la jeune fille a peu de vie, le chien couché sur le premier plan est de tous points admirable. Deux autres toiles de M. Dedreux, Cheval abandonné sur un champ de bataille, et Portrait de M. le comte M...., sont remarquables. Avec quelques études encore,--études sérieuses,--M. Alfred Dedreux occupera la plus belle place parmi nos peintres de chevaux.
Loin de nous la pensée d'établir une comparaison entre l'œuvre de M. Alfred Dedreux et celle de M. de Lansac. En art, comparer est rigoureusement impossible, lors même que les sujets sont tout à fait semblables. M. de Lansac a exposé, lui aussi, un Portrait équestre de M. le duc d'Orléans, tableau consciencieusement fait, mais où nous voudrions trouver plus de vérité dans la pose du duc, et surtout plus d'ampleur dans toute la toile.
Quel gracieux peintre de genre que M. Tony Johannot!
Sujet tiré d'André, de George Sand,
par Tony Johannot.
Combien de sujets divers il a traités, toujours avec la même supériorité, toujours avec la même poésie! Cette année, il a une riche exposition; ses tableaux sont petits, mais nombreux, et ses sujets tirés de l'Évangile, ses sujets tirés de l'Imitation de Jésus-Christ, sont comme un musée à part dans le Musée. Nous n'avions vu jusqu'alors que les gravures de ces compositions religieuses, qui sont empreintes du bon goût et du charme par lesquels ce peintre se distingue. Les deux séries de tableaux exposés par M. Tony Johannot appartiennent à M. le duc de Montpensier ainsi que le sujet tiré de Tony Johannot d'André, de George Sand. Cette dernière toile est un petit chef-d'œuvre de grâce et de sentiment; les deux personnages,--poétique création de George Sand,--sont poétiquement rendus; les fleurs éparpillées dans la jolie chambre de Geneviève, le soleil pénétrant par la croisée, tout est lumineux et délicat dans ce petit tableau.
Notre-Dame-des-Neiges, tableau,
par M. Ziegler.
Pour cette fois. M. Ziegler a donné à la religion des allures mondaines; il l'a poétisée, ainsi que l'ont fait plusieurs écrivains. Par bonheur, sous prétexte de poésie, il n'en est pas venu au matérialisme, et il s'est tenu dans de justes limites. Son exposition est brillante selon la stricte acception du mot. Et quoi de plus brillant, en effet, que Notre-Dame des Neiges? Lorsque M. Ziegler exposa Daniel dans la Fosse aux lions, ou lui reprocha une certaine lourdeur dans le faire, on lui conseilla d'avoir la touche plus légère, toutes les fois qu'il lui arriverait de peindre des saints, des anges, ou une vierge. Notre-Dame-des-Neiges, c'est-à-dire «la Vierge aux frimas,» est la mise en pratique des conseils qui lui ont été donnés. Il ne se peut rien trouver de plus délicatement rendu; et les chairs, principalement, ont une transparence unique.
--La rosée répand ses perles sur les fleurs. Voilà une charmante allégorie où la volupté ne saurait manquer, où la grâce s'inspire du sujet même. La pose de la rosée, personnifiée dans une belle jeune fille aux formes divines, est pleine de grâce et de distinction. S'il y avait un peu plus de modelé dans les chairs, ce serait un tableau parfait, et tel qu'il est, il fait honneur au talent de M. Ziegler. Son troisième tableau, une Vénitienne, a des qualités d'harmonie très-supérieures.
Académie Royale de Musique.--Le Lazzarone, opéra en deux actes, paroles de M. de Saint-Georges, musique de M. F. Halévy.
Il y a à cet opéra un second titre: c'est le bien vient en dormant. D'où l'on a le droit de conclure que son but est d'enseigner que pour s'enrichir et prospérer, dormir est le moyen le plus sûr. En effet, le héros de M. de Saint-Georges, Beppo le lazzarone, semble avoir pris pour modèle Jean de La Fontaine:
Quant à son temps, bien sut le dépenser:
Deux parts en fit dont il soulait passer,
L'une à dormir, et l'autre à ne rien faire.
Écoutez plus tôt ce philosophique jeune homme,--nous demandons pardon à Jean de La Fontaine de citer après ses vers ceux du lazzarone Beppo:
--Je dors.--Mais on fait pauvre mine
A ce regime-là, quand arrive la faim.
--Je vis de peu de chose, et puis souvent, enfin,
Pour l'apaiser, je rêve que je dîne.
........................... Ami, crois-moi.
Fuyant celui qui l'importune,
On voit la bizarre fortune
Venir à qui l'attend chez soi.
--Et tu l'attends?--Tranquillement.
--Sur ton grabat?--En sommeillant.
Cela est clair; Beppo n'est pas oisif parce qu'il manque d'ouvrage ou qu'il est paresseux, mais bien par calcul et pour enrichir. C'est un système qu'il a inventé; c'est un plan, fruit de son génie, qu'il a mûrement médité, et qu'il exécute avec cette constance opiniâtre à laquelle on reconnaît les grands hommes. Et comme, au dénouement, tous ses projets réussissent, qu'il épouse la jeune fille dont il était amoureux, et que cette jeune fille est une riche héritière, on ne petit douter que l'auteur, profond moraliste, n'ait voulu donner une bonne leçon à cette multitude de niais qui passent leur vie courbés sur un établi, sur un métier, sur nue enclume, flétrissent leur jeunesse avant le temps et n'obtiennent pour récompense d'un travail excessif, qu'une mort prématurée, Tant pis pour eux! c'est leur faute. Que ne font-ils plutôt comme Beppo le lazzarone? Chacun d'eux épouserait une riche héritière, et deviendrait grand seigneur.
Une scène du Lazzarone--2e acte:
Beppo, Mme
Stoltz.--Baptista, Mme Durus.--Mirobolante, Barroithet.--Corvo,
Levasseur.
L'espèce humaine étant divisée en deux classes, l'une laborieuse et l'autre oisive, il est évident que la première travaille pour la seconde. Ainsi arrive-t-il à Mirobolante, l'improvisateur. C'est un bien mauvais poète que ce Mirobolante, si l'on juge son talent par l'échantillon que M. de Saint-Georges en a donné; mais, en revanche, c'est le drôle le plus effronté et l'intrigant le plus actif du royaume de Naples. Il se vante d'avoir fait tous les métiers. Voilà un homme qui a dû travailler! Eh bien! il est dans une profonde misère. Preuve évidente de la sagesse du système de Beppo!
L'un de ces métiers est celui de médecin... médecin avec malades, bien entendu. Nous avons déjà dit que Mirobolante est un travailleur. Parmi ses malades est un mendiant qu'il aide doucement à quitter cette vie. En échange d'un aussi important service, le moribond lui révèle un secret.
Il fut jadis chargé de faire disparaître une jeune fille au berceau, appelée Baptista, nièce et pupille d'un riche capitaliste, lequel a nom Josué Corvo. Cet honnête personnage l'avait payé pour cela, comme de raison, mais il l'avait mal payé... Se peut-il que, dans une semblable opération, ou cherche à faire des économies? Cela n'est pas ordinaire, et nous aurions de la peine à le croire, si M. de Saint-Georges ne l'affirmait. Au surplus, ce Corvo n'est qu'un sot de la tête aux pieds, car, en remettant au bandit la petite fille, il lui a laissé une croix d'or qu'elle avait au cou et où se trouvait gravé le nom de sa mère. Le hasard voulut que ce bandit fût le plus honnête homme du monde. Un autre aurait vendu à son profit ce bijou qui valait de l'argent. Mais tel n'est pas le caractère des scélérats de M. de Saint-Georges. Fi donc! pour qui le prenez-vous? Baptista a gardé à son cou la précieuse relique destinée à la faire reconnaître en temps et lieu par Josué, à lui faire restituer son état social et son héritage. C'est ce qui arrive en effet. Baptista devient tout à coup grande dame, de bouquetière qu'elle était, et partage sa fortune avec Beppo, son amoureux. Mais, comme Mirobolante, trop pressé de recueillir le fruit de ses peines, s'est efforcé d'évincer son ami Beppo par des moyens peu délicats, Beppo ne partage rien avec Mirobolante, qui reste Gros-Jean, c'est-à-dire improvisateur, comme devant. Juste châtiment de son excessive activité!
Voilà, on en conviendra, une histoire originale, et où brille d'un vif éclat la fertile imagination de l'auteur. Qui jamais, au théâtre, a entendu parler de tuteurs infidèles, d'enfants perdus ou volés, de croix d'or, etc., etc.? Des idées si neuves méritent qu'on les exploite. Nous les recommandons à MM. les fabricants de mélodrames, ainsi qu'au jury de l'exposition des produits de l'industrie française.
La partition de M. Halévy brille par les qualités habituelles de cet académicien. A la vérité, c'est une partition bouffe, et, depuis l'Éclair, on n'a guère eu l'occasion d'envisager M. Halévy que sous son aspect le plus grave et le plus mélancolique. Dans Charles VI, dans la Reine de Chypre, dans Guido et Ginevra, dans la Juive, il n'y a pas le plus petit mot pour rire. Dans le Lazzarone, au contraire, il y a beaucoup de mots qui désirent être plaisants, et la musique y est parfaitement en harmonie avec les paroles.
Les morceaux les plus remarquables sont deux trios, l'un chanté par Beppo, Mirobolante et Josué Corvo, l'autre par ces deux derniers personnages et Baptista. Le premier est très-bien fait, les voix y sont habilement disposées; il y a de la mélodie; le chant y est rythmé et offre un sens clair et précis. L'accompagnement ne l'étouffe pas. Le second duo a d'autres qualités: il renferme un canon très-original; la coupe en est complètement neuve, et l'auteur y a imaginé des effets de vocalisation qui n'avaient jamais été même soupçonnés par aucun des maîtres qui l'ont précédé dans la carrière de l'opéra bouffe.
Barroithet, Levasseur, madame Dorus et madame Stoltz déploient dans cet ouvrage, comme acteurs et comme chanteurs, le talent qu'on leur connaît.
Une tarentelle, dansée par madame Dorus et madame Stoltz avec un peu trop de verve peut-être, a failli, à la première représentation, compromettre un moment le succès de l'ouvrage: mais la tempête s'est promptement apaisée, et, après le dénoûment, les noms des auteurs ont été proclamés au bruit d'applaudissements frénétiques. Après quoi, le lazzarone Beppo et Baptista la bouquetière ont été redemandés et inondés d'une pluie de bouquets. L'eau va toujours à la rivière.
On aurait bien dû, ce nous semble, profiter de l'occasion pour donner à MM. Diéterle, Séchan et Despléchin leur part d'applaudissements. Les trois décorations du Lazzarone sont charmantes. Nous n'osons garantir quelles soient vraies, n'ayant jamais vu Naples. D'autres que nous décideront la question. «Mais, disent les Italiens, se non è vero, è ben trovato.» Cela s'applique surtout à la porte de Capoue, qui sert de fond au premier acte. Si elle n'est pas telle que M. Diéterle, ou M. Séchan, ou M. Despléchin l'a représentée, elle a tort, car on ne saurait imaginer un ciel, un terrain, une architecture, une végétation plus parfaitement napolitaine. Cela est encore plus vrai, peut-être, du troisième tableau, où l'œil embrasse de profil le port de Naples et son admirable rade. L'air y est d'une transparence incomparable, la lumière d'une vivacité merveilleuse, et l'illusion est si complète que vous croyez sentir d'aplomb sur votre tête le puissant soleil du Midi.
Second Théâtre-Français.--Jane Grey, tragédie en cinq actes et en vers, de M. Alexandre Soumet et de madame d'Altenheim.
Tout le monde connaît l'histoire de Jane Grey, de cette belle et touchante fille de la race des Suffolk, comme l'appelle Young, qui paya d'une mort prématurée, à seize ans et sur un échafaud, une royauté de neuf jours qu'elle n'avait pas voulue. L'ambition de sa mère, de son mari, de son père, le duc de Suffolk, de Dudley, duc de Nurthumberland, la fit reine malgré elle. Ce que demandait Jane Grey, ce qu'elle préférait à toutes les grandeurs de la terre, c'était la liberté, c'était la solitude, les douces affections du cœur, les charmantes occupations de l'esprit, la pratique désintéressée et pure des livres pieux, l'étude des philosophes et des poètes.--La sombre politique vint l'arracher à ces travaux paisibles, à ces heures innocentes; l'œil enflammé, agitant dans sa main le glaive des guerres civiles, elle lui dit: «Suis-moi! voici un trône!--Non, dit la jeune fille pâle et douce, non!» Et elle rejeta d'abord, d'un geste plein d'effroi, la couronne fatale, la couronne qui devait lui donner la mort; mais les prières d'un époux adoré, mais l'autorité d'une mère inflexible, mais l'ascendant de Dudley soumirent, sans le convaincre, ce jeune cœur naïf et dédaigneux des grandeurs: Jane devint reine d'Angleterre, reine d'une semaine! Le neuvième jour de cette royauté éphémère, Jane était précipitée du trône dans un abîme profond. Abandonnée de ceux-là mêmes qui l'avaient poussée le plus violemment à l'entreprise, elle tomba aux mains de Marie Tudor, sa rivale, la reine véritable.--L'inexorable Marie, la fille sanglante de Henri VIII, affecta d'abord la clémence et le pardon. Jane Grey, prisonnière, vécut quelque temps encore: il semblait qu'on voulût lui faire grâce de la vie; mais à la première émotion politique où le nom de l'infortunée se trouva mêlé, Marie Tudor livra Jane Grey au bourreau. Sa mort fut pieuse et héroïque: Jane offrit sa tête à la hache courageusement, chrétiennement, sans faiblesse comme sans forfanterie, avec la sérénité et la douceur qui avaient été les deux grâces de sa personne.
Telle est l'héroïne de la tragédie de M. Soumet et de madame d'Altenheim. Une rapide analyse suffira pour donner une idée de celle œuvre mêlée de bien et de mal, de beaux et de mauvais vers, sifflée et applaudie tout à la fois, par un fait bien entendu de justice distributive.
L'ambition de Dudley rêve, dès le premier acte, la royauté pour Jane Grey: cette jeune reine de dix-huit ans ne sera qu'un fantôme de souveraine, Dudley gouvernera sous son nom; tel est du moins le but qu'il caresse et le but qu'il se propose. Pour être plus sûrement roi sous le nom de Jane, Dudley décide de faire entrer la jeune fille dans sa famille, et de lui donner pour époux son fils lord Guilfort: Jane, et Guilfort s'aiment tendrement; les projets de Dudley ne rencontrent donc aucun obstacle de ce côté; Dudley ne demande qu'une chose: c'est que le mariage des deux jeunes amants se fasse secrètement; par ce mystère, Dudley évitera d'éveiller les soupçons de Marie Tudor, héritière présomptive d'Édouard VI, roi faible et voisin de la tombe.
Ce mariage secret est la base sur laquelle toute la tragédie repose, la cause qui excite les passions et produit les péripéties.
Marie Tudor, en effet, est éprise de Guilfort. L'âpre Marie, dont M. Soumet fait une Marie sentimentale, pousse la passion jusqu'à vouloir faire de Guilfort son mari, et un roi d'Angleterre, après le prochain trépas d'Édouard VI. Ce rêve de son cœur, Marie le confie à Jane Grey, tout à l'heure fiancée et unie secrètement à Guilfort. Malgré elle, Jane rougit et tressaille; et aussitôt la jalousie de Marie Tudor s'éveille; l'aimerait-elle? Quelques vers amoureux adressés à Guilfort par Jane tombent sous les yeux de Marie et ne permettent plus le doute à ses soupçons. Marie éclate; elle menace Jane et l'insulte; c'est alors que Guilfort, plutôt que de laisser soupçonner la vertu de sa Jane bien-aimée, s'écrie: «Elle est ma femme!» Vous jugez de la fureur de Marie. La scène est très-dramatique et très-belle.
Cependant Édouard VI meurt; Dudley a arraché à son agonie un testament qui déclare Marie Tudor déchue du droit au trône et transporte ce droit à Jane Grey. Dudley, Guilfort, le duc de Suffolk, viennent presser Jane de ceindre la couronne; Jane refuse: «C'est Marie qui doit être reine; le bon droit est du côté de Marie; et d'ailleurs, à quoi bon un trône!» Ainsi parle Jane Grey; puis, de guerre lasse, vaincue, comme l'histoire le raconte, par sa tendresse conjugale et par l'autorité de Dudley, elle se laisse faire et accepté la couronne en pleurant.
Marie, qui ne soupçonne pas l'usurpation, entre chez Jane au moment où elle vient de monter sur le trône et d'être saluée reine par ses partisans. «Qu'on arrête cette femme!» s'écrie Dudley en désignant Marie; mais Jane répond: «Qu'on lui laisse la liberté!» Marie Tudor sort, en effet, libre mais pleine de ressentiment et méditant la vengeance.
Jane Grey ne tarde pas à payer chèrement sa générosité; les deux armées rivales se rencontrent; l'armée de Jane est vaincue; maintenant c'est Marie Tudor qui règne, et c'est Jane qui est prisonnière avec Guilfort son mari.
A ce moment suprême, la tendresse des deux époux s'exalte jusqu'à l'héroïsme, et la muse métaphorique de M. Soumet prête à cet amour exalté tout l'éclat de sa pompe sonore. C'est un des moments les plus poétiques de la tragédie.
Que médite cependant Marie Tudor? Va-t-elle immoler sa rivale sans pitié? Non; l'amour qu'elle ressent pour Guilfort lui inspire une autre pensée; que Jane et Guilfort se séparent et signent un acte de divorce, et Marie leur fera grâce de la vie! Marie espère ainsi que Guilfort, après avoir brisé les liens qui l'unissent à Jane, reviendra peu à peu à Marie et se laissera gagner par l'ambition et la splendeur de la royauté.
«Plutôt mourir que de perdre Guilfort,» dit Jane, repoussant l'acte de divorce avec horreur. Guilfort cependant a signé. Est-ce que Guilfort trahirait Jane? Non; il veut seulement lui sauver la vie en accomplissant la condition que Marie a mise au salut de cette jeune femme infortunée. Quant à Marie Tudor, Guilfort a pris ses précautions contre son amour; il s'est empoisonné! Au moment donc où Marie croit tenir sa proie, Guilfort expire entre cette cruelle Marie et la pauvre Jane désespérée. Mais Jane ne lui survivra pas; Jane ne profilera pas du bénéfice de la vie que son Guilfort a payé de son trépas! D'ailleurs, Marie Tudor a requis toute son ardeur de sang et de vengeance, et Jane Grey n'a plus qu'à marcher à l'échafaud; elle y va d'un pas ferme et d'un visage paisible, tandis que Marie se livre au désespoir et aux remords.
Un tableau final représente l'exécution de Jane Grey, d'après l'ouvrage célèbre de M. Paul Delaroche. La poésie et la peinture sont sœurs.
Le caractère de Jane Grey est tracé avec goût et délicatesse; Marie Tudor, bien que visant à la grandeur tragique, touche au fracas et à l'exagération du mélodrame. Après ces deux personnages, le reste a peu de valeur et d'originalité. Guilfort ne trouve qu'un beau mouvement de tendresse, et nous l'avons signalé en passant; Northumberland n'est qu'un conspirateur taillé sur l'aune ordinaire.
Nous reprocherons à M. Soumet de noyer les hommes et les choses dans un océan de vers toujours brillants, beaux de temps en temps, vides plus souvent encore. Le spectateur succombe sous le luxe effrayant de ces mille hémistiches, tous orgueilleux, tous pompeusement parés, tous pleins de recherche et de bruit, et faisant résonner, à chaque vers, la trompette de leurs épithètes sonores. Mais la poésie de M. Soumet n'a pas d'autres allures; elle se donne à tout propos les grands airs d'Encelade escaladant les cieux; heureusement que M. Soumet a les qualités de ses défauts, et que dans cet entassement de Pélion sur Ossa, il rencontre plus d'un effet d'une véritable grandeur. Dans cette dernière œuvre, M. Alexandre Soumet s'est associé sa fille, madame d'Altenheim, femme d'imagination et de talent, qui tient de son père le don de chanter sans fin des vers mélodieux.
Mademoiselle Georges, dans le rôle de Marie, a toute la grandeur et toute la majesté d'une reine; cependant la sèche et gauche Marie Tudor s'étonnerait de se voir si royalement majestueuse et parée.
Une jeune et jolie actrice, mademoiselle Naptal, a montré de la sensibilité et de l'intelligence dans le rôle de Jane Grey; il ne lui a manqué qu'un peu plus de poésie et de douceur.
Que vous dirai-je? Sauf quelques murmures qui ont troublé le troisième acte, le succès a été complet et s'est terminé par une ovation générale du poète et des acteurs.
(Voir t. III, p. 70.)
Ce qui frappe le plus vivement l'œil de l'observateur, quand il parcourt la ville de Lyon, c'est le soin avec lequel on y a ménagé et employé l'espace. A peine çà et là aperçoit-on quelques grands découverts comme les places des Terreaux et de Bellecour; partout ailleurs ce n'est qu'un entassement confus de maisons si hautes que le jour en est presque intercepté. On chercherait vainement, hors de la ligne des quais, une perspective régulière, une de ces rues largement ouvertes où la lumière et l'air se jouent librement. Le cœur de la cité, qui va de la rue des Capucins à la rue Saint-Dominique, est sillonné de ruelles qui se brisent d'une manière inégale, et forment un labyrinthe presque toujours obscurci par le voile des brouillards et un épais nuage de fumée.
Cette disposition de la seconde ville du royaume s'explique par son assiette même. Les deux grands cours d'eau sur lesquels elle est située s'y resserrent de telle façon qu'il a fallu tirer le plus de parti possible de l'étroite langue de terre qui les sépare. La presqu'île de Perrache, qui offre aujourd'hui un précieux moyen d'agrandissement; la vaste plaine qui s'étend des Brotteaux à la Guillotière, et où s'élève une cité nouvelle, n'étaient autrefois que des marécages ou tout au moins des terrains d'alluvion sur lesquels il eut été dangereux de bâtir. Il ne restait donc qu'une superficie fort restreinte, encaissée d'un côté par les hauteurs de la Croix-Rousse, de l'autre par les escarpements de Saint-Just et de Fourvières. De là cette nécessité de resserrer et d'exhausser les habitations, en même temps que l'on réduisait outre mesure l'espace abandonné à la circulation et à la voie publique. Aussi un genre de luxe que possèdent toutes les villes de province, et auquel Paris lui-même ne renonce que peu à peu et à regret, celui des cours et des jardins, est-il absolument ignoré à Lyon. La végétation y est pour ainsi dire supprimée, et les vides intérieurs ménagés dans les constructions sont à peine suffisants pour les éclairer et les aérer de manière à les rendre habitables. Nulle part les maisons ne ressemblent davantage à des niches, et le bourdonnement sans fin qui s'élève de cette enceinte affairée rend cette ressemblance plus frappante et plus juste encore.
La place Saint-Nizier forme, au centre de Lyon, l'un des rares espaces que l'on a pu ménager dans l'intérêt de la salubrité publique. Une magnifique église, dont le style tient du gothique et du lombard, en occupe le centre, et tout autour de l'édifice religieux s'est établi un bazar qui témoigne en faveur de la tolérance de nos ancêtres, ou tout au moins de l'esprit industrieux qui anima toujours la capitale du Lyonnais. Un marché, garni d'échoppes, couvre le reste de la place, et le bruit des cloches s'y mêle incessamment aux cris des marchands et aux mille plaintes des animaux exposés en vente. Rien n'est plus bizarre et plus choquant que l'aspect de ce chef-d'œuvre de l'architecture du moyen âge terminé par des étalages de fripiers, de crémiers, de bouchers et d'herboristes, qui lui font une espèce de soubassement. Aucune profanation ne saurait affliger davantage l'artiste et troubler autant son admiration.
Au sixième étage d'une maison qui borde cette place, on pouvait remarquer, il y a peu d'années, deux croisées qu'unissait entre elles une végétation extérieure. Des tiges de capucines et de pois de senteur, partant des impostes et grimpant le long de la façade sur des soutiens invisibles, décrivaient un arc régulier et se paraient d'une foule de fleurs qui ressemblaient de loin à autant de clochettes. A diverses reprises, dans le courant de la journée, on voyait s'avancer timidement, dans ce cadre de verdure, une tête blonde, un visage charmant quoiqu'un peu pâle. C'est là que le père Potard avait son domicile légal. Quelle était cette fée du logis? En garçon qui sait calculer, et à qui l'habitude des affaires a inspiré une défiance incurable, Potard n'avait jamais voulu se marier. Absent pendant dix mois de l'année, il craignait les suites de ce délaissement forcé, et n'entendait pas donner prise à la raillerie. Il avait donc, à diverses reprises, refusé des partis avantageux.
Mais quelle était alors la jeune fille qu'on voyait chaque matin paraître à cette croisée de la place Saint-Nizier, semblable à une fleur détachée du sein du feuillage? Pour peu qu'on la suivit dans ses habitudes, il était facile de voir qu'elle agissait en maîtresse de la maison. Absent dès le matin, le troubadour ne faisait chez lui que des stations fort courtes, et il rentrait le soir, sans bruit, à une heure assez avancée. Les amis de Potard l'avaient souvent plaisanté à ce sujet, en célébrant sa conquête et lui faisant compliment d'une aussi bonne fortune; mais il entrait alors dans de telles colères, et repoussait si énergiquement les allusions et suppositions graveleuses, qu'on s'était accordé à tirer un voile sur ce mystère de sa vie et à l'oublier complètement. En ce qui concernait ce détail, le troubadour était intraitable: il dérogeait il tout, à son humeur, à son caractère, à ses habitudes. Lui, si ouvert, si communicatif, s'enveloppait alors d'un voile sombre et ne se laissait pas pénétrer. Au café, en voyage, sur la place publique, il était toujours le facétieux. Potard, Potard le troubadour; mais son domicile était muré pour les curieux, et même pour ses amis les plus intimes. Personne ne pouvait se flatter d'y avoir mis les pieds.
Comme le romancier a des privilèges surnaturels, et que les portes les mieux closes s'ouvrent devant lui, nous allons pourtant soulever le voile qui couvre cet intérieur, dût le père Potard s'en formaliser. Il est neuf heures du soir, et nous voici dans une petite salle à manger dont la propreté fait tout le luxe. Les maisons de Lyon offrent, en général, un contraste qui affecte fort désagréablement le regard. L'escalier tout en pierres massives, mal équarries et d'un parement grossier, s'ouvre sur des couloirs sombres, garnis d'aspérités boueuses que les pieds des passants tendent à exhausser peu à peu, et se développe, sur une hauteur de huit étages, par une cage enfumée, informe et dont les parois salpêtrées sont dans un état de suintement perpétuel. Jamais le soleil n'arrive jusque sur ces noirs paliers et ces degrés sans fin qui sont voués à l'humidité et aux ténèbres. Le badigeon, qui pourrait leur rendre quelque clarté, semble ignoré à Lyon, et la ville qui confectionne des tissus si brillants et si délicats semble se plaire dans une robe de suie et de moisissure. Mais quand on quitte l'escalier pour entrer dans les appartements, à l'instant la perspective change. Tous les murs intérieurs portent un revêtement en boiserie, orné de quelques moulures et recouverts d'une peinture gris-clair que relève un vernis brillant. C'est la tapisserie à l'usage de la ville, et les marchands de papiers peints doivent s'en trouver fort lésés.
Le logement du père Potard était une espèce de bonbonnière de ce genre, et tout y attestait la présence de mains soigneuses et attentives. Rien qui ne fût brillant et lustré, rien qui ne fût empreint d'un certain goût et d'une élégance naturelle. Les couleurs des meubles et des rideaux étaient parfaitement assorties, la petite cheminée à tablier avait les proportions et l'harmonie désirables; partout des trumeaux et des corniches, des parquets bien cirés et des boiseries bien jointes. Les femmes seules savent créer et entretenir ces détails du bien-être intérieur. Aussi en voyait-on deux dans la pièce où nous venons d'entrer; l'une assise près d'une lampe à réflecteur et travaillant à un ouvrage d'aiguille, l'autre achevant de mettre le couvert et de pourvoir aux préparatifs du repas. L'argenterie est sur la table, les assiettes de porcelaine aussi; tout cela indique l'aisance et même quelque raffinement. De temps en temps la jeune fille quitte son siège pour aller vers la porte d'entrée et prêter l'oreille aux bruits qui viennent du dehors, puis elle se rassied en laissant échapper un petit geste d'impatience. Il n'y a pas à s'y tromper, c'est le visage qui se montre chaque jour à la croisée de la place Saint-Nizier, entre les pois de senteur et les campanules rouges des capucines. L'expression en est douce et touchante; les traits d'une finesse achevée portent cependant ce caractère de souffrance commun aux populations à qui l'air et l'espace sont mesurés d'une manière avare. Un sentiment de mélancolie s'y laisse voir; on dirait un ange qui se souvient d'une patrie meilleure, une Mignon de Goethe se rattachant par la pensée aux rayons du soleil natal et aux horizons de cette contrée heureuse que couvrent des orangers en fleur. L'autre femme est une vieille Bourguignonne qui porte le costume de sa province; alerte malgré ses rides, elle va et vient, donne l'œil à tout, surveille ses fourneaux en même temps qu'elle s'occupe du service, et de loin en loin jette sur la jeune fille, assise dans l'angle de la pièce, un regard furtif et presque maternel.
«Marguerite, dit enfin celle-ci en laissant échapper un soupir, il me semble qu'il se fait tard. Quelle heure est-il donc?
--Neuf heures et cinq minutes à la pendule de la chambre, mam'selle Jenny. Il n'y a pas encore grand mal.
--Bon ami devrait être ici depuis demi-heure au moins, Marguerite. Tu sais qu'il est très-exact pour le souper.
--N'y a pas de quoi s'inquiéter, mam'selle. Les Grabeausée l'auront retenu; c'est l'époque de l'inventaire. Faut que le bourgeois soit là pour la chose d'aider ces messieurs du magasin. Un petit coup de collier, quoi!
--Tu as raison, Marguerite, je suis un enfant. Mais je ne sais! les larmes me viennent aux yeux malgré moi. J'ai l'idée qu'il nous arrivera quelque malheur. Mon Dieu! mon Dieu! Il y a des moments ou je voudrais être morte.
--Sainte Vierge! que dites-vous? s'écria la vieille servante en faisant un signe de la croix. Ne parlez donc pas comme çà, mam'selle; vous allez offenser Dieu.
--C'est qu'aussi on n'est pas malheureuse comme je le suis. Huit jours sans le voir; huit jours entiers, Marguerite!
--Comment, huit jours? Il a dîné ici ce matin, le bourgeois. Votre mémoire déménage, mam'selle; à cette preuve qu'il vous a porté un joli châle boiteux, comme il dit. Tenez, celui qui est là, sur cette chaise.
--Ce n'est pas de bon ami que je parle, Marguerite.
--Et de qui donc?
--Tu sais bien! De qui pourrait-ce être? C'est de lui.
--Ah! de lui? Vous y pensez encore? ajouta la Bourguignonne en prenant un ton presque sévère. Je croyais que c'était rompu.
--Rompu, oh! j'en mourrais! Marguerite, que je souffre! Dieu, que je souffre!»
En effet, la figure de la jeune fille exprimait un sentiment d'angoisse profonde: son teint avait pris des tons mats de la cire, son regard était fixe et terne, ses traits avaient quelque chose de contracté qui touchait à l'égarement. La vieille servante se sentit désarmée par cette crise:
«Mam'selle, dit-elle à sa maîtresse; ne vous mettez donc pas dans ces états-là! Vrai, vous me fendez le cœur. Avez pitié de votre pauvre Marguerite qui vous a nourrie, élevée et ne vous a pas quittée depuis seize ans. Il reviendra, croyez-le, il reviendra.
--Tu crois, répliqua la jeune fille en poussant un long sanglot; tu crois, ma bonne? Que le ciel t'entende!»
Un torrent de larmes s'échappa de ses yeux et procura quelque soulagement à cette douleur contenue. Quand Marguerite la vit plus calme, elle ajouta:
«Écoutez, mam'selle; rien n'est plus aisé que de tromper une pauvre vieille femme qui a son marché à faire, une maison à tenir en état, de mauvais yeux et des oreilles pas trop bonnes. Vous êtes votre maîtresse absolue; à seize ans, c'est beaucoup. M. Potard ne peut pas être là. Dam! le pauvre cher homme! son métier est de battre les grandes routes; faut bien faire venir l'eau au moulin. On ne manque de rien ici, mais pourquoi? Parce qu'il est en tournée pour les Grabeausée. S'il restait à surveiller sa maison, adieu le métier, adieu les profits! La misère entrerait par cette porte. Plus de nappe blanche, plus d'argenterie, plus de châles, plus de linge dans les armoires; tout filerait peu à peu comme çà est venu. Et la misère, si vous saviez comme c'est triste!
--Bah! quand le cœur est heureux!
--Ne parlons pas ainsi, mam'selle: vous n'y avez pas passé comme nous autres villageoises. Il n'y a pas d'amour qui y résiste. C'est pour vous dire qu'il faut bénir ce bon M. Potard à toute heure de votre vie. Et penser que nous lui préparons du chagrin, à ce pauvre cher homme! Dieu! s'il allait s'en apercevoir! Vous, mam'selle, vous n'avez rien à craindre; mais moi, il me tuerait! et, faut être juste, je l'aurais bien mérité.
--Huit jours sans donner signe de vie! songes-y donc, Marguerite, reprit Jenny, dont la pensée suivait une autre direction que celle de la vieille servante.
--Allons, voilà que sa marotte la reprend.
--J'ai regardé de tous les côtés, Marguerite; sur la place, dans la rue, à la croisée de son petit logement de derrière; personne, personne! Huit jours ainsi, quelle agonie!»
Les deux femmes en étaient là de leur entretien quand un bruit soudain et étrange se fit entendre sur le palier de l'appartement; ou entendait des pas rapides résonner sur les marches de l'escalier, comme si plusieurs personnes se fussent poursuivies; cette course bruyante était entrecoupée d'exclamations confuses dont le sens ne parvenait pas jusqu'aux oreilles de la jeune fille. Enfin, après quelques minutes de ce manège, il se fit un moment de calme, et un violent coup de sonnette retentit à la porte.
«Sainte Vierge! s'écria Marguerite, qui peut sonner ainsi?
--Ouvrez donc,» dit une voix, en accompagnant cet ordre d'un énergique juron.
Marguerite reconnut son maître, et obéit. Le père Potard se précipita chez lui avec l'impétuosité d'un ouragan, et alla se jeter, hors d'haleine, sur un grand fauteuil qui garnissait la salle à manger. Toute sa personne respirait le plus beau désordre: chacun de ses cheveux, plus hérissés que d'ordinaire, semblait porter une goutte de sueur; le nœud de sa cravate avait exécuté un mouvement de conversion, et ne se présentait plus qu'en silhouette; les boutons du gilet avaient cédé à un effort trop brusque, et les pans de la redingote étaient bouleversés comme par un coup de vent. Étendu sur son fauteuil, le troubadour ne semblait plus avoir de force que pour souffler et s'essuyer le visage avec un foulard.
«Ouf! dit-il enfin... En voilà un qui a voulu me faire gagner le souper.. Quelle partie de barres!... Sacripant, va!... tu es heureux que le pied m'ait glissé... Figure-toi, ma petite Jenny, ajouta-t-il quand les voies respiratoires eurent repris chez lui un mouvement plus régulier, figure-toi qu'en rentrant j'ai failli mettre la main sur un malfaiteur.
--Un malfaiteur! s'écrièrent à la fois les deux femmes.
--Oui, un malfaiteur; vous allez voir. Marguerite, un petit verre de n'importe quoi pour me refaire: j'ai la voix dans les talons.»
Quand il se fut garni l'estomac de ce cordial, le père Potard reprit:
«Voici la chose; je venais souper comme de coutume, lorsqu'en ouvrant l'allée de la maison, je vis se glisser à mes côtés une espèce d'ombre qui prit de l'avance sur moi et enfila l'escalier. C'est bien; je n'y prends pas garde: Probablement, me dis-je, c'est un locataire qui regagne son appartement. Au premier étage, même manœuvre: au moment où je tourne la rampe, le sylphe s'échappe et monte un étage plus haut; au second, au troisième, au quatrième, même cérémonie. Alors, je me ravise et réfléchis: Cet homme, pensai-je en moi-même, doit exercer quelque industrie non autorisée par les lois; il prend chasse jusqu'à ce que je me sois remisé quelque part, et puis il continuera son commerce. C'est bien, opposons stratégie à stratégie. Au lieu de monter, alors que fais-je? Je me livre à une halte savante, afin de tromper l'ennemi, et puis je m'achemine vers notre sixième à pas de loup. Arrivé à mi-chemin, j'aperçois, dans une chambre située sur le derrière, une lumière qui se déplace vivement.
--De quel côté? dit Jenny, interrompant le père Potard avec une vivacité inquiète.
--Là, sur la cour, ma petite, vis-à-vis de notre cuisine. Mais laisse-moi achever, la lumière s'éteint, et je m'efface de nouveau. Alors, je vois déboucher nom drôle sur notre palier; il avait probablement un paquet de fausses clefs à la main, car je l'entends ferrailler comme s'il crochetait une porte. Oh! alors je ne me contiens plus; je me précipite sur lui afin de le livrer à la police; mais mon gaillard se met à jouer des jambes avec une supériorité à laquelle je suis forcé de rendre hommage. Il me trompe par une feinte, m'éloigne par une poussée, et descend les escaliers huit à huit. De malfaiteur doit être de première force sur la gymnastique; dans son genre d'industrie, on a l'emploi de ce talent. Bref, j'ai eu beau courir, il m'a glissé entre les doigts. Mais c'est égal, je le repincerai; il n'a qu'à bien se tenir.»
Pendant que le père Potard poursuivait le récit de son aventure, la jeune fille semblait en proie à une émotion que trahissait le jeu de sa physionomie. Le dénoûment sembla pourtant la rassurer et, elle dit:
«C'est une fausse alerte, bon ami; il faut oublier cela.
--Non, saprelotte, j'ai mon idée; ou ne fait pas aller le père Potard. Après le souper, j'irai chez le commissaire.»
On se mit à table, et le repas fut triste. Le troubadour, qui se chargeait ordinairement de l'égayer, obéissait malgré lui à une certaine préoccupation, et Jenny était retombée dans sa mélancolie habituelle. La vieille Marguerite ne songeait qu'au service. Avant le dessert, Potard se leva, embrassa la jeune fille sur le front, prit son chapeau et se disposa à sortir.
«Où allez-vous donc, bon ami? lui dit celle-ci avec anxiété.
--Sois sans crainte, mon enfant, tout se passera bien; j'y veillerai. Mon drôle n'en aura pas le dernier mot.»
Sans s'expliquer davantage, il ouvrit la porte, prit son passe-partout et disparut. Mais au lieu de descendre l'escalier, il se blottit dans une encoignure sombre et garda le plus profond silence. Une heure s'écoula ainsi, et déjà Potard désespérait de prendre sa revanche, quand des pas mesurés résonnèrent dans l'allée de la maison. C'était la marche d'un homme qui prenait évidemment quelques précautions et amortissait à dessin le bruit de ses mouvements. Un pressentiment annonça au troubadour que c'était là son ennemi; il retint son haleine et prêta une attention profonde. Le son régulier des pas se rapprochait toujours, et l'inconnu s'arrêta au sixième étage, précisément devant la porte de Potard. Déjà même il se penchait vers la serrure, quand une main terrible le saisit au collet en même temps qu'une voix de stentor retentissait à son oreille.
«Ah! je te tiens enfin! ah! chenapan! ah! gibier de potence, tu ne m'échapperas pas cette fois! ah! scélérat! ah! pendard! nous allons enfin savoir qui tu es.»
En même temps le troubadour ouvrait sa porte, et contenant l'inconnu à l'aide d'une vigoureuse étreinte, il le poussait dans son appartement.
(La suite à un prochain numéro.)
C'est le dimanche des Rameaux que commencent, dans la métropole du monde chrétien ces cérémonies fameuses de la semaine sainte qui y attirent un si grand nombre d'étrangers et qui ont dû se célébrer cette semaine même, telles que nous avons eu le bonheur de les voir il y a deux ans, telles que nous allons essayer de les décrire; car depuis des siècles elles n'ont subi aucun changement important.
L'Église prend le deuil le matin du dimanche des Rameaux: les autels, les croix, les nuages sont recouverts de voiles violets; les célébrants portent des vêtements de même couleur. Ce deuil se prolonge jusqu'au Gloria in excelsis de la messe du samedi saint.
La première de toutes les cérémonies de la semaine sainte est celle de la bénédiction et de la distribution des palmes, faites par le pape à la chapelle Sixtine ou à Saint-Pierre.
Lorsque Sixte V éleva sur la place de Saint-Pierre l'obélisque qui la décore, il défendit expressément à qui que ce fût de dire un mot sous peine de mort, de peur que les exclamations de la foule ne troublassent les ingénieurs ou n'empêchassent les ordres des chefs d'arriver jusqu'aux ouvriers. Cependant, à un certain moment, les cordes se relâchent, elles s'étirent, elles vont se rompre, et l'obélisque, en tombant, va se briser sur le pavé. «De l'eau sur les cordes», s'écrie une voix dans la foule; et cette heureuse idée, donnée par un jeune marin, est un trait de lumière; les cordes sont mouillées, elles se raffermissent, et l'obélisque est assis pour des siècles sur sa base de granit.
Ce marin s'appelait Bresca; il était de San-Rémo (États sardes).--Le pape, l'ayant fait appeler, lui demanda quelle récompense il voulait: «Je ne désire, répond il Bresca, que le droit de fournir seul des palmes à la ville de Rome le jour des Rameaux.» Depuis ce temps, lui et ses descendants ont toujours gardé ce privilège. Pie VII conféra de plus à perpétuité le grade de capitaine de marine au chef de la famille Bresca, et remplaça par une rente annuelle de 120 écus romains (642 fr.) le droit qu'ils avaient de faire entrer à Rome des bateaux de marchandises affranchies de tout tribut, ce qui avait fini par entraîner des abus sans nombre.
Le dimanche des Rameaux, à vingt et une heures et demie, le grand pénitencier se rend à son tribunal de pénitence, à Saint-Jean de Latran. Assis sans chape, et coiffé du bonnet carré de cardinal, il tient une longue baguette dont il frappe légèrement sur la tête, d'abord les prélats, puis les assistants accourus pour gagner l'indulgence de cent jours accordée à cet acte d'humilité. Si personne ne se présente ensuite à son confessionnal, il se retire en remerciant les prélats qui l'ont suivi... Le mercredi saint, la même cérémonie a lieu a Sainte-Marie-Majeure; le jeudi saint, à Saint-Pierre.
Le lundi et le mardi saints ressemblent à Rome, comme partout ailleurs, aux autres jours de l'année; seulement les églises sont plus fréquentées.
Bénédiction du pape le jeudi saint.
Les grandes cérémonies ne commencent donc que le mercredi saint aux Cendres, qui se chantent à la chapelle Sixtine, à vingt-deux heures, deux heures avant le coucher du soleil. Ce jour-là, le pape porte la chape de drap d'or rouge et la mitre d'argent; les, cardinaux sont en soutanes et en chapes violettes. Pendant le Benedictus, on éteint successivement douze des treize cierges allumés sur l'autel; et on place le treizième derrière l'autel, en commémoration de la défection des douze apôtres et de la fidélité de la Vierge. On chante ensuite le Miserere, qui est suivi de l'oraison dont les premiers mots sont Respice, quæ sumus. Le célébrant, toujours à genoux et la tête découverte, de même que les ministres, récite tout haut cette prière jusqu'au qui tecum, etc. Alors il baisse entièrement la voix.
«A peine la prière est-elle achevée qu'on entend, dit un ancien auteur, le bruit des baguettes qui frappent sur les sièges et sur les bancs, pour figurer l'ensevelissement du Seigneur. Souvent les poings se mettent de la partie; les enfants augmentent le carillon; et le peuple, dont la dévotion est presque toujours opposée aux lumières de bon sens, prend assez de goût à ce bruit pour ne pas le finir sitôt. Un acolyte l'arrête, en montrant le cierge qu'il avait caché sous l'autel. C'est le signal du silence.»
Cédons un moment la parole à un écrivain contemporain (1) qui nous fera le récit d'un épisode curieux des cérémonies du jeudi saint dans lequel il a joué un rôle.
Note 1: Rome et l'Italie méridionale; promenades et pèlerinages; par M. de. Sivry. 1 vol. in-8 orné de 16 belles gravures sur acier. Paris, 1844. Belin-Leprieur.
«Le jeudi saint, au matin, dit M. de Sivry, je me présentai à Saint-Marcel au Corso, église bâtie sur l'emplacement de la maison d'une pieuse dame romaine, nommée Lucine, près du temple d'isis Exorata. C'était ma paroisse à Rome, et je tenais à y remplir le devoir pascal. J'y communiai sans messe, comme c'est assez l'usage en Italie; d'ailleurs il n'y a, le jeudi saint, qu'une seule messe, c'est la messe chantée qui se dit vers dix heures.
«Si je n'avais pas été prévenu d'avance, j'aurais été fort surpris de voir, après ma communion, un sacristain déposer auprès de moi, sur la balustrade où j'étais agenouillé, un petit billet imprimé ainsi conçu:
Inceni quem diligit anima mea,
tenui eum, nec dimittam.
(Cant. Cant., cap. III, v. 4.)
Commun. Romæ Paschatis tempore,
in Ven. Ecclesia Parochiali S. Marcelli.
Ann. Domini 1844.
Fr. Philippus Mareschi, parachus.
«J'ai trouvé celui que mon cœur aime, je l'ai saisi,
et je ne le laisserai point s'échapper.»
(Cant. des Cant., ch. III, v. 4.)
«Communié à Rome, au temps de Pâques, dans la
vénérable église de Saint-Marcel.
L'an du Seigneur 1844.
F. Philippe Mareschi, curé.»
SS. Grégoire XVI, le pape actuel.
«Or, voici l'utilité de, ces billets. A Rome, où le pouvoir civil et la religion se prêtent un mutuel secours, il n'est pas rare de voir les peines ecclésiastiques appliquées souvent comme peines de police, et par contre coup la force publique venir au secours du prêtre qui ne peut parvenir à convaincre ses ouailles par l'ascendant de sa parole. Si l'excommunication frappe le gendarme qui ne fait pas bien son devoir, qui, par exemple, arrêterait un brigand dans un lieu d'asile, la prison menace de ses châtiments corporels celui qui, sans empêchement légitime et authentique, laisserait s'écouler les fêtes de Pâques sans satisfaire au commandement de l'Église. Voici à ce sujet comment les choses se passent: quelques jours avant le temps pascal, les curés s'en vont dans chacune des maisons particulières qui sont sous leur juridiction, pour avertir leurs paroissiens que le grand jour approche, et pour inscrire sur un registre les noms de quiconque est en âge de communier. Cet avis donné, et cette formalité remplie, chacun se conduit comme il l'entend; mais une ou deux semaines après la quinzaine de Pâques, les mêmes curés repassent dans les mêmes maisons et se font donner les billets de communion de tous ceux dont ils ont enregistré les noms. Alors malheur à qui n'a pas le sien (2)! il subit d'abord une vigoureuse réprimande, et son nom est affiché aux portes de l'église. A partir de ce moment, il est traité par ses amis et ses proches comme un excommunié; chacun refuse de partager avec lui le feu et l'eau; et si un employé du gouvernement se rendait coupable de cette faute, il serait immédiatement destitué. Cependant on lui laisse quelques semaines pour réparer sa faute. Si, après ce temps, il n'a point accompli le précepte, on l'emmène en prison, où il est éloigné de toutes les occasions du péché, et peut méditer à son aise sur la nécessité de rentrer en grâce avec l'Église. Ensuite on le conduit dans la maison des Exercices spirituels, où des prêtres zélés l'exhortent, le prêchent, le catéchisent, et il n'en sort enfin que bien et dûment confessé et communié.»
Note 1:Quoique ce billet ne soit pas nominal, le même ne peut servir à plusieurs, parce qu'il faut que chacun représente et comme le sien propre, et que d'ailleurs il y a peine d'excommunication pour celui qui ferait la fraude à cet égard.
Cependant la messe est terminée, la foule des fidèles accourue pour l'entendre sort en désordre des églises et se précipite pèle-mêle du côté de la place Saint-Pierre! Un seul cri s'échappe de toutes les bouches: La bénédiction! la bénédiction! Déjà les soldats du pape, cavalerie et infanterie, sont rangés en bataille sur la place; au-dessus de la colonnade servant d'avenue à Saint-Pierre, se pressent les étrangers curieux ou les Romains qui ont obtenu des entrées de faveur. Le peuple s'entasse agenouillé sur les marches de la basilique. Le bruit et le désordre augmentent avec la foule. Tout à coup un silence profond succède à ce tumulte; un murmure, une acclamation, un mouvement général annoncent que le pape approche. Porté sur son trône de velours par douze palefreniers vêtus de rouge, placé sous un dais magnifique, entouré des cardinaux la mitre en tête, précédé des évêques et des prélats mitrés, escorté des suisses et de ses gardes nobles en grande tenue, le souverain pontife traverse lentement la ville immense qui s'étend au-dessus du vestibule de la basilique, et s'avance ainsi jusqu'au bord de la fenêtre vaste, cintrée, ouverte au milieu de la façade et appelée la loge de la bénédiction. Là, toujours assis, la tiare en tête, il lit à haute voix la formule d'absoute qui précède la bénédiction; puis se levant et tendant les bras au ciel, il répand avec profusion sur la ville et sur le monde, urbi et orbi, les trésors de la grâce divine. Benedicat vos omnipotens Deus, Pater et Filius et Spiritus Sanctus. «A ces mots le canon tonne au château Saint-Ange, les trompettes, les tambours, les cloches éclatent à la fois, et par mille voix de la foule immobile et agenouillée s'élève vers le Seigneur, dit un voyageur, l'amen universel du monde.»
Autrefois, avant de donner bénédiction urbi et orbi, le pape excommuniait solennellement les hérétiques et les impénitents. L'excommunication du jeudi saint était appelée vulgairement la publication de la bulle in cæna Domini. Le sous-diacre, qui était à la gauche de Sa Sainteté, faisait, enfin, la lecture de la bulle; le diacre, placé à sa droite, la lisait ensuite en italien. Alors on allumait des cierges, et chacun prenait le sien. L'excommunication publiée et les morceaux de la bulle jetés au vent, le saint-père et les cardinaux éteignaient leurs cierges et les jetaient sur le peuple. Cette cérémonie ne se pratique plus aujourd'hui.
La bénédiction donnée, Sa Sainteté jette au peuple, non pas des indulgences, comme le dit tort M. Simond, mais la bulle que deux cardinaux-diacres eut lue en latin et en italien, et qui accorde une indulgence plénière aux assistants.
Ces cérémonies sont suivies lavement des pieds et de cène, où le pape en personne lave les pieds des treize pèlerins ou apôtres, et les sert suite à table.
Le soir du jeudi saint on chante encore le Miserere dans chapelle Sixtine. Pendant l'office des ténèbres, le trône du pape est dégarni et sans baldaquin; les voiles de la croix de l'autel sont noirs, les cierges sont de cire jaune. Dès que la nuit arrive, l'intérieur la basilique de Saint Pierre est éclairé par une grande croix en lames de cuivre, de dix mètres environ, brillante de cent vingt-six lumières, et suspendue en l'air au-devant du grand autel. Depuis le jeudi midi jusqu'au Gloria in excelsis de la messe samedi saint, Rome tout entière paraît plongée dans une profonde affliction. Les cloches se taisent, même pour sonner les heures aux horloges publiques; ce sont des enfants qui vont l'annoncer dans les rues avec une espèce de crécelle. Il n'y a plus d'eau bénite dans les églises, plus de cierges blancs sur les autels, plus d'encens, on ne fait plus signe de la croix, le pape ne donne plus bénédiction; les tambours détendus rendent un bruit sourd et lugubre.
Le vendredi saint, dans la matinée, le pape, les cardinaux, les évêques et les prélats adorent la croix à la chapelle Sixtine. Pendant cette cérémonie, on chante l'Improperium de Palestrina, et l'hymne pange, si précieuse dans l'histoire de la musique; car c'est le seul morceau qui nous reste du plain chant rythmique des anciens... Le soir, aux ténèbres, on chante, à la chapelle Sixtine, le célèbre Miserere d'Allegri. Il faut aller à Rome exprès pour entendre, à genoux, cette musique divine; le pape, revêtu de ses habits ordinaires, suivi sacré collège et escorté des gardes nobles des Suisses, descend dans la basilique de Saint-Pierre pour y vénérer les reliques de la croix, de la lance et du saint suaire (santo vollo), que les chanoines exposent à la piété des fidèles, du haut d'une tribune pratiquée dans l'un des gros piliers du chœur. Le pape est à son prie-Dieu, à l'extrémité de la grande nef, devant la croix illuminée suspendue, comme la veille, au-dessus de la Confession de saint Pierre; on éteint alors toutes les autres lumières, même les cent lampes de la Confession, qui restent allumées pendant le reste de l'année; derrière le pape, mais à quelque distance, les cardinaux sont agenouillés devant des bancs de bois; lorsque le saint-père et le sacré collège ont quitté l'église, elle se change en un lieu de promenade, où la foule circule en tous sens, surtout pour y admirer les divers effets de lumière produits par la grande-croix illuminée.
Le pape à la loge de la bénédiction.
Pétards tirés par le peuple, le samedi saint.
La nuit du vendredi saint, les boutiques de viandes salées et de porc frais, dont les étalages annoncent la fin prochaine du carême, sont mieux éclairées que de coutume; des guirlandes de feuillages, entrelacées de rubans garnis de bandes de clinquant d'or, en ornent la devanture et l'intérieur; enfin la petite madona porte déjà la parure des grandes fêtes.
Le samedi saint, deux cérémonies importantes ont lieu aux deux extrémités de la ville, le baptême et la confirmation des nouveaux convertis à Saint-Jean-de-Latran, et la messe du pape Marcel à la chapelle Sixtine. Cette messe, chef-d'œuvre de Palestrina, ne se chante que ce jour-là dans toute l'année; elle est à six voix et produit un effet extraordinaire. Le samedi saint, comme le jeudi, on ne dit pas d'autres messes que la grand'messe, et encore, seulement dans les églises paroissiales. Au Gloria in excelsis, les cloches, muettes depuis trois jours, sonnent à toute volée, les canons du château Saint-Ange mêlent leurs explosions retentissantes au bruit soudain qui éclate au même instant dans toutes les rues. Le long des maisons, les laquais et les gens du peuple rangent des vases de terre, des cruches, des marmites hors d'état de servir et que l'on réserve pour ce jour-là; sous la poterie renversée ils placent des marrons de poudre qui la fait voler en éclats; à ces détonations répondent les cris de joie de la foule, et des coups de fusil tirés des fenêtres.
«Dans la journée du samedi saint, on fait bénir dans chaque famille, dit M. de Sivry, le déjeuner de Pâques, qui se compose invariablement d'une soupe aux œufs, qu'on ne mange guère qu'en cette occasion, d'un gâteau composé d'une pâte très-épaisse au beurre et au fromage, gâteau énorme sur lequel toute la maison peut vivre pendant huit jours, et d'un chevreau rôti en souvenir de l'agneau pascal.
«Le curé de la paroisse vient exprès dans chaque maison faire cette bénédiction, à laquelle sont appliquées des indulgences. Les humains sont tellement attachés à cette pratique, que les pauvres, s'en vont demander à la porte des monastères de quoi préparer ce déjeuner: ils s'adressent de préférence aux capucins, qui leur donnent des œufs, un morceau d'agneau et de salame (saucisson) avec deux ou trois verres de vin.
«Ce jour-là encore, on lave toutes les maisons de haut en bas; il semble qu'on laisse, comme Jésus, toute la dépouille du vieil homme pour renaître à une vie nouvelle.»
La cérémonie la plus imposante du jour de Pâques à Rome est la messe de Saint-Pierre, célébrée par le pape au grand autel de la Confession. S. S. arrive à travers la vénérable basilique, enveloppé de la chape pontificale, couronné de la triple couronne, et porté sur son trône au milieu du silence et de l'avide curiosité de la foule. Un grand nombre de cardinaux, vêtus de chapes, de chasubles ou de dalmatiques de drap d'argent brodé d'or; les patriarches étrangers, toute la prélature romaine et les hauts dignitaires civils, le sénateur, le conservateur, la garde noble en uniforme, le président, et l'auguste cortège arrivent ainsi jusqu'à la tribune, environnés de toute la pompe du culte catholique.
Après la messe, S. S. donne, comme le jeudi saint, la bénédiction pontificale sur le grand balcon de la basilique.
Empruntons maintenant à un autre écrivain la description de la dernière cérémonie de la semaine sainte.
«Les curieux furent ensuite dîner en hâte, dit M. Simond, et se préparer pour l'illumination et le feu d'artifice qui terminent la semaine sainte. A la nuit, tombante, toute la façade de Saint-Pierre se trouva couverte de voltigeurs suspendus à des cordes, qu'on voyait passer comme des oiseaux, d'un chapiteau de colonne à l'autre, monter et descendre en tous sens, courir le long des corniches, grimper par les côtés saillants de la coupole et par la lanterne jusque sur la boule dorée, se mettre enfin à cheval sur la croix qui termine l'édifice. Un assure que ces hommes entendent la messe, se confessent et reçoivent l'absolution, enfin mettent leur conscience en règle avant de commencer une opération qui présente de si grands dangers. Toute la façade de Saint-Pierre et toute la colonnade qui y aboutit brilla bientôt de la douce lumière de cinquante mille lanternes de papier; mais, en moins d'une heure et à un certain signal, l'édifice entier parut tout à coup en flammes, au moyen d'un très-grand nombre de vases pleins de copeaux et de térébenthine, et distribués sur toutes les parties de l'édifice, auxquels on met le feu simultanément; l'effet en est prodigieux, mais de courte durée. Ce coup de théâtre était à peine fini, que la foule s'est portée sur le pont du château Saint-Ange, afin d'occuper le quai de l'autre côté du Tibre; et ce ne fut pas sans difficulté que nous atteignîmes la maison où nous avions des fenêtres. Rien de comparable certainement ne s'était jamais offert à nos regards. On ne saurait décrire la variété, la force, l'étendue et la durée du feu qui enveloppait le château Saint-Ange, et s'élançait à une hauteur prodigieuse; l'artillerie du château tonnait sans cesse au milieu de ces torrents de flammes, et le Tibre lui-même semblait rouler du feu. Après que tout fut fini, on revit Saint-Pierre, oublié momentanément, paraître, au sein de la nuit obscure, comme une constellation nouvelle à son lever.»
Le pape actuel, S. S. Grégoire XVI, achève aujourd'hui sa soixante-dix-neuvième année; il est né le 18 septembre 1705, à Belline, dans l'État vénitien. Entré, dès sa jeunesse, chez les bénédictins camaldules; il s'y distingua par ses talents et par sa piété. Sa Dissertation sur le triomphe du Saint-Siège et de l'Église, ou les Novateurs battus par leurs propres armes, obtint surtout un grand succès. En 1800, Pie VII le nomma membre de l'Académie de la religion catholique, qu'il avait fondée. A dater de cette époque, le P. Maur Cappellari (tel était son nom de famille) publia presque chaque année un Mémoire, qui attira l'attention de l'Église. Lors de l'enlèvement de Pie VII, il se retira à Saint-Michel de Murano, dans l'État vénitien; et, en 1814, s'étant rendu à Padoue, il y apprit la délivrance du souverain pontife. «Cet événement bien heureux, dit un de ses biographes, lui inspira un nouvel écrit sur le concours extraordinaire de tant de prodiges considérés comme motifs de foi.» Quelque temps après il revint à Rome, où il fut successivement nommé abbé procureur général, consulteur de l'inquisition, de la propagande et des affaires ecclésiastiques, examinateur des candidats aux évêchés, consulteur de la correction des livres de l'Église orientale, vicaire général des camaldules, et enfin préfet de la propagande. Dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1830, mourut Pie VII, après vingt mois de pontificat. Le 2 février 1831, le cardinal Maur Cappellari fut élu pour le remplacer, et prit le nom de Grégoire XVI. Il ne nous appartient pas de faire dans ce journal l'histoire des treize années de son pontificat. Nous terminerons cette courte notice biographique par l'anecdote suivante, empruntée à M. de Geramb: «Celui dont le chef auguste est ceint de la triple couronne de Benoit XII, et dont l'autorité s'étend sur toutes les nations, couche à côté d'un lit magnifique sur une pauvre couchette où il n'y a qu'une paillasse; sa vie est celle d'un gentilhomme peu fortuné. On raconte que, quand il fut nommé pape, son maître d'hôtel étant venu lut demander de quelle manière il voulait que sa table fût servie; «Crois-tu, lui dit-il, que mon estomac soit changé?» Ajoutons, toutefois, ce que M. de Geramb a oublié de nous apprendre, c'est que S. S. Grégoire XVI est de tous les chrétiens celui qui fait le mieux le café.
Une société étant donnée où la fortune et les jouissances qu'elle procure sont le but, le rêve, la religion de la plupart des hommes, où l'éducation morale n'est pas encore le droit de tous, où le travail lui-même n'est pas toujours assuré aux travailleurs, où la vie est une course au clocher dont le prix appartient souvent au plus habile et rarement au plus honnête; en un mot, dans une société qui développe tous les appétits sensuels, le goût du luxe, l'amour de l'oisiveté, et où rien n'est organisé pour assurer aux populations, en échange de leurs travaux, un minimum de bien-être matériel et moral; dans une société semblable, trouver le moyen, non de faire que chaque Tantale ait un fruit pour sa faim et une goutte d'eau pour sa soif, mais que chaque coupable soit emprisonné de façon qu'en rentrant dans le monde il se contente de peu ou de rien, et ne soit plus tenté de porter sa main vers les fruits défendus incessamment offerts à sa convoitise. Telle est, dans toute sa vérité et dépouillée de tout prestige et de tout ornement philanthropique, la question difficile que les nations de l'Amérique et de l'Europe se sont posée depuis un demi-siècle, et qu'elles sont loin encore d'avoir résolue. La difficulté est grande en effet, et d'autant plus grande, qu'on n'ose pas ou qu'on ne peut pas attaquer le mal à sa source, en combattre les causes. Tant qu'il en sera ainsi, on diminuera les effets du mal peut-être, mais on ne le guérira pas, et les sociétés impuissantes se condamneront elles-mêmes à l'un de ces tourments que l'antiquité a symbolisés dans le rocher de Sisyphe ou le tonneau des Danaïdes.
On ne se demande pas sérieusement quelles modifications, quelles réformes il conviendrait de faire subir à l'état social pour qu'il produisît moins de désordres; mais ces désordres étant produits, la société en ayant découvert et saisi les auteurs, on se demande comment on parviendra à moraliser les ennemis de la chose publique et des intérêts privés, à leur inspirer des goûts honnêtes, le respect de la propriété, l'amour du travail, pour je Jour où ils rentreront dans la société.
Hâtons-nous de le dire: tant qu'il sera posé dans ces termes, ce problème sera presque insoluble. Dans un pays où le nombre total des accusés et des prévenus, qui était en 1827 de 65,226 s'est élevé progressivement jusqu'en 1840 au chiffre de 98,336, on ne peut considérer comme le plus puissant remède à cette démoralisation croissante, le mode d'emprisonnement des coupables.
Il faut du reste rendre à nos législateurs cette justice, qu'ils ne se dissimulent ni la gravité du mal, ni l'insuffisance du remède qu'ils proposent. «Ce serait envisager une si grande question d'une manière bien étroite, dit M. de Tocqueville, rapporteur de la commission chargée d'examiner le projet de loi sur les prisons (3), que de prétendre qu'un si considérable accroissement des crimes n'est dû qu'au mauvais état des prisons. La commission n'est pas tombée dans cette erreur. Elle sait que le développement plus ou moins rapide de l'industrie et de la richesse mobilière, les lois pénales, l'état des mœurs et surtout l'affermissement ou la décadence des croyances religieuses, sont les principales causes auxquelles il faut toujours recourir pour expliquer la diminution ou l'augmentation des crimes chez un peuple. Il ne faut donc pas attribuer uniquement, ni même principalement à l'état de nos prisons l'accroissement du nombre des criminels parmi nous.» Cela est évident, cela frappe tous les yeux; et le gouvernement qui constate lui-même, par ses documents et ses relevés officiels, la profondeur du mal, se borne cependant à proposer comme remède, l'amélioration de l'état actuel des prisons qui n'est «ni la cause unique, ni même la cause principale de l'accroissement du nombre des criminels parmi nous.»
Note 3:Séance du 5 juin 1843.
Mais alors pourquoi ne pas rechercher cette cause unique et principale? pourquoi ne pas porter votre scalpel là où est le siège de la maladie? Pourquoi? La réponse pourrait être longue et trop vive.
Restons dans les faits. Un fait officiel peut suffire à prouver que quand les masses se passionnent pour quelque grande chose, les natures perverties subissent elles-mêmes cette heureuse influence, et s'abstiennent du mal pour participer au bien.
Le nombre des accusés et prévenus qui, ainsi que nous l'avons dit était en 1827 de 65,220, s'était élevé en 1829 au chiffre de 69,350.
1830 arrive avec ses agitations, ses passions politiques, «année exceptionnelle» dit M. de Tocqueville, «année glorieuse,» ajoutons-nous. Qu'arrive-t-il? Dans ce conflit universel, dans ce bouleversement, dans cette révolution qui ferme les ateliers et jette le peuple sur la place publique, sans doute la propriété va recevoir de plus nombreuses atteintes, les crimes et les délits vont se multiplier? Non; une grande passion enthousiasme ce peuple, il lutte, et ce n'est pas pour ses droits, il n'en a pas; pour ses biens: il est pauvre; mais pour les biens et les droits de la bourgeoisie, et sous l'influence de cette passion généreuse, les mauvais instincts sont comprimés, Paris voit à ses barricades des hommes qu'en d'autres temps la misère eut peut-être poussés en Cour d'assises, et le chiffre de 1820, 69,350, descend en 1830 à celui de 62,544. Dix ans plus tard, en 1840, il s'élevait à 98,336.
Ce fait est significatif, et nous le proposons comme sujet de méditation aux hommes que préoccupe d'une façon absolue la question de la réforme pénitentiaire.
En résumé, nous ne nions pas l'importance de l'amélioration que l'on propose de faire subir à notre système pénitentiaire; elle est certainement, parmi les choses immédiatement possibles, la plus praticable et la plus facile. Mais par cela seul que, suivant l'expression de M. de Tocqueville, l'état des prisons n'est pas la cause unique, ni même la cause principale du désordre profond que signalent les documents officiels, il convenait de rechercher cette cause unique et principale. C'était le plus pressé, c'était ce qui devait attirer toute la sollicitude des hommes d'État; ce n'était pas trop pour cela que de faire un appel à toutes les lumières de la religion et de la science moderne; mais on n'est pas allé au plus pressé, ou est allé au plus facile.
Le problème de la réforme pénitentiaire embrasse les plus grandes réformes sociales. Nous ne nous dissimulons pas l'immense difficulté des moyens que l'on a indiqués jusqu'ici, maison nous accordera que si les gouvernements ne devaient entreprendre que des choses faciles, la science politique ne constituerait plus le plus haut degré de l'enseignement humain, et c'est peut-être parce que depuis longtemps les pouvoirs publics n'osent pas aborder la solution des difficultés sociales, que tant d'hommes médiocres se croient appelés à devenir des hommes d'État.
Nous avons taché d'agrandir la question et de lui restituer sa haute importance sociale; mais il est évident que pour cela, nous avons dû sortir un moment du terrain pratique dans les limites duquel on a restreint la réforme pénitentiaire; du moins nous avons conscience de n'être pas sorti des limites du possible, et ce qui paraît utopie aujourd'hui pourra être réalisé demain par une administration active, intelligente et dévouée.
Hâtons-nous, toutefois, de rentrer dans le mouvement actuel, dans le cercle des améliorations qui sont sur le point d'être adoptées, et étudions la question du point de vue actuellement pratique.
Jusqu'ici l'emprisonnement des criminels avait été, de la part de la société, surtout un acte de vindicte publique; la prison était un enfer avec ses divers degrés de supplice: le cachot, le secret, la gêne, les fers, la paille humide, le défaut de nourriture. Les prisonniers vivant en commun, dans un horrible désordre, se livrant aux plus hideux excès, se corrompaient mutuellement par leur contact, et s'encourageaient aux vices les plus détestables. Chaque prison était une école de crime, de cynisme et d'effronterie, et aujourd'hui encore nos bagnes témoignent de l'état barbare de notre vieux système pénitentiaire. Les nations tendent, depuis longtemps, à effacer de leurs codes et de leur sol ces vestiges honteux de cruauté et de barbarie; mais les améliorations s'opèrent lentement, elles sont l'œuvre des siècles. Il faut le croire, car, en vérité, si les grands problèmes sociaux devaient tous être abordés, comme celui de la réforme pénitentiaire, aussi lentement et aussi indirectement surtout, ce serait à désespérer! de tout progrès, de toute création généreuse et populaire.
Aujourd'hui, la société veut que l'expiation qu'elle inflige ait le double but de châtier et de moraliser; elle veut que la prison cesse d'être un lieu d'orgie, de corruption et de débauche; elle veut en faire, non un lieu de délices, tant s'en faut! mais un asile de silence, de solitude, de travail et de méditation. Cette pensée est belle et grande. Voyons quels sont les moyens de la réaliser.
Deux systèmes, essayés tous deux en Amérique, sont en présence: l'un, connu sous le nom de système d'Auburn, consiste à séparer les prisonniers pendant la nuit, en les enfermant chacun dans une cellule, et à les réunir pendant le jour dans un atelier et pour un travail commun, en leur imposant la loi du silence absolu.
Le second, connu sous le nom de système de Philadelphie, consiste à emprisonner le condamné pendant toute la durée de sa peine dans une cellule, d'où il ne sort ni nuit ni jour, où il n'est jamais un contact avec aucun prisonnier, et où il ne reçoit d'autre visite que celle des gardiens, du directeur, de l'aumônier, de l'instituteur, etc.
Le système d'Auburn, qui compte aujourd'hui vingt-cinq ans d'expérience, en réunissant les prisonniers pendant le jour, a l'avantage de ne pas enfermer l'homme vivant dans un tombeau, de ne pas le priver de la vue de ses semblables. La loi du silence, qui l'empêche de communiquer avec les prisonniers, est un obstacle à la corruption, a contribué à étendre et à maintenir les habitudes de réflexion et d'obéissance. Mais que d'inconvénients!
L'une des causes les plus fréquentes de récidive jusqu'ici pour les réclusionnaires libérés, est la rencontre d'un ancien compagnon d'infortune, qui ébranle les résolutions honnêtes, réveille les mauvais penchants, menace, domine par la crainte d'une révélation, et entraîne au crime l'homme qui était le plus près de s'en éloigner pour toujours. Que d'histoires touchantes ont été racontées à ce sujet! Vous rappelez-vous celle-ci?
Un malheureux jeune homme, sorti de la maison centrale de Clairvaux, où il venait d'expier un coupable entraînement plutôt qu'un crime, arrive à Paris avec quelques économies, et trouve sa vieille mère mourante de misère et de chagrin. Une jeune fille, à qui le prisonnier avait été fiancé avant sa faute, était seule auprès du chevet de la pauvre femme. L'ouvrier prodigue ses soins à sa mère, et dépense son petit pécule; il veut travailler, l'ouvrage manque; un atelier s'ouvre enfin, et, en travaillant rudement pendant tout le jour et une partie de la nuit, le pauvre jeune homme subvient aux besoins du pauvre ménage. L'espoir ranime les forces de la vieille mère; elle revient à la vie, elle bénit son fils et l'ange tutélaire qui l'a soignée. Au premier rayon du bonheur, les doux projets d'union, les beaux rêves d'amour reviennent dans le cœur des jeunes gens; ils vivront pauvres et obscurs; le mariage est arrêté. Un dimanche, en sortant de la mairie du onzième arrondissement, où il était allé faire publier les bans, notre amoureux rencontra un des prisonniers qu'il avait connus à Clairvaux. Il se trouble, il fuit; l'autre suit ses pas, et le rejoint sur le seuil de la porte. Pâle et fondant en larmes, l'ouvrier monte dans sa mansarde; les caresses de son amie, les baisers de sa mère, ne peuvent le rendre à lui-même. Le lendemain il se présente à l'atelier, le maître le repousse brutalement, en lui disant qu'il ne veut pas de voleur chez lui. Plus de travail! La misère arrive plus effrayante que jamais; on veut l'entraîner au crime, il résiste, il résiste sans cesse; n'a-t-il pas deux anges qui veillent sur lui? La mère retombe malade et meurt; l'ouvrier cherche partout de l'ouvrage, partout il est repoussé avec mépris. Fallait-il voler? fallait-il que sa fiancée se prostituât? Un jour ils sortent tous deux, souriant, l'œil animé par la fièvre; ils vont, ils vont... et le lendemain on rapportait à la Morgue leurs deux cadavres étroitement liés ensemble.
Cet écueil de toutes les anciennes prisons se retrouve dans le système d'Auburn. Et puis, quelle cruauté dans cette loi rigoureuse du silence, imposée par la force à des hommes constamment placés les uns auprès des autres! A quelle tentation ces malheureux sont incessamment soumis! Les prisonniers doivent travailler les yeux baissés, et ne correspondre entre eux de quelque manière que ce soit: un geste, un regard, un instant de distraction, sont autant de crimes. Les gardiens, chargés de surveiller les prisonniers et de faire observer la loi sévère de l'établissement, sont armés d'un nerf de bœuf, et la moindre infraction est instantanément punie d'un certain nombre de coups, que le gardien applique suivant sa fantaisie et son humeur, sans qu'il ait besoin d'en référer à une autorité supérieure à la sienne.
On comprend à quels révoltants abus un pareil état de choses doit donner lieu. Les rapports officiels adressés à plusieurs reprises à la législature de New-York, par diverses commissions chargées de constater l'état du pénitencier d'Auburn, sont pleins de faits révoltants. Un condamné, nommé Beeman, fait un signe, il reçoit huit coups de fouet; on acquiert un instant après la conviction que le malheureux n'avait fait un signe que pour avoir un outil dont il avait besoin. Un autre, nommé Clark, parce qu'il ne sortait pas assez tôt de sa cellule, est renversé d'un coup de bâton et foulé aux pieds par le gardien. Une femme enceinte, Rachel Welsh, à la suite d'un châtiment barbare que nous ne pourrions décrire ici, meurt peu de temps après dans les douleurs de l'enfantement; et on appelle cela une réforme pénitentiaire!
Tel est le système d'Auburn. Isolement pendant la nuit, travail en commun pendant le jour, et en silence; répression arbitraire et immédiate de toute infraction par le nerf de bœuf du gardien.
Le système de Philadelphie est plus rationnel; il n'expose pas du moins le condamné à une tentation continuelle. Ce système consiste à renfermer, nuit et jour, le prisonnier dans une cellule solitaire où n'arrive aucun bruit du dehors, où le condamné ignore même si d'autres malheureux vivent sous le même toit que lui, où il ne voit d'autre visage que celui du gardien qui lui apporte du travail, celui de l'inspecteur et de quelques autres personnages officiels. Des ouvertures pratiquées dans la cellule permettent aux regards du gardien d'y pénétrer à chaque instant sans que le prisonnier s'en doute.
Ce système, poussé d'abord jusqu'à ses dernières rigueurs, avait produit des résultats déplorables. La solitude absolue avait engendré la folie et la mort. Aujourd'hui, les modifications apportées au régime de l'emprisonnement individuel ont éloigné d'aussi tristes effets. Le dernier rapport du pénitencier de Philadelphie constate que la santé des détenus s'y établit plutôt qu'elle ne se détériore. Dans la prison de Glasgow, en Écosse; dans celle de la Roquette, à Paris, où emprisonnement individuel est en vigueur, l'état sanitaire est satisfaisant.
C'est donc à ce dernier système que le gouvernement et la commission de la chambre des députés ont donné la préférence.
Le plus important résultat de l'emprisonnement cellulaire, sans contredit, sera d'éviter la corruption morale que les condamnés se communiquaient entre eux comme une gangrène et d'empêcher toutes les relations criminelles que le contact mutuel engendrait. Mais de deux choses l'une: ou le condamné s'amendera et deviendra un citoyen honnête et actif quand vous le rendrez à la société, et pour cela il faudra que votre sollicitude veille sur lui, que vous lui assuriez du travail, toutes choses que vous ne faites pas pour l'ouvrier honnête, et qui, si vous les eussiez faites plus tôt pour le criminel, eussent peut-être empêché défaillir; ou il ne s'amendera pas, et la mort, lui paraissant préférable au supplice de l'isolement, de voleur il deviendra assassin. Alors peut-être la société se sera obligée d'abolir la peine de mort, mais la cause principale de l'accroissement des crimes n'en subsistera pas moins, et c'est là qu'il faudra inévitablement remonter un jour, car c'est là qu'est la vraie réforme pénitentiaire.
Le projet de loi nous promet une amélioration impatiemment attendue par l'opinion publique: les bagnes seront supprimés. Les frais de construction et d'appropriation pour 17,000 cellules nécessaires au service du nouveau régime pénitentiaire, s'élèveront à la somme énorme de 69,223,430 fr., c'est-à-dire qu'en moyenne la cellule de chaque prisonnier coûtera 2,750 fr. Qu'on se demande combien d'entre eux, combien de pères de famille, avec le dixième de cette somme, eussent pu être arrachés au crime et devenir de bons citoyens! Sans doute, avec ces 69 millions, vous ferez une bonne œuvre, nous l'espérons mais, encore une fois pourquoi, puisque vous reconnaissez vous-même que vous n'attaquez ainsi ni la cause unique, ni la cause principale du mal, pourquoi hésitez-vous, quand il s'agit d'employer les fonds de ceux des départements et des communes, à des créations qui auraient pour objet de remonter à cette cause, et de porter au désordre que vous signalez vous-même un remède efficace? Chaque commune de France n'a pas encore un desservant et son instituteur, et partout ces fonctionnaires éminemment utiles sont si faiblement rétribués qu'ils ont peine à vivre. Les salles d'asile, les ouvroirs, sont un luxe des grandes villes; les hôpitaux ne suffisent pas à contenir nos malades indigents, vous n'avez pas une école professionnelle pour les enfants du peuple! Avez donc le cœur de demander aux pouvoirs publics quelques millions aussi pour commencer cette réforme positive, charitable, vraiment chrétienne, en même temps que vous demandez 69 millions pour une réforme négative et douteuse, et vous aurez fait vraiment alors œuvre de philanthropie et de bonne politique.
Entre autres améliorations introduites par le projet de loi, nos signalerons celle-ci; la surveillance immédiate des prisons ou quartiers affectés aux femmes, sera exercée par des personnes de leur sexe. Les prisons seront divisées en trois catégories: maisons de travaux forcés, maisons de réclusion, maisons d'emprisonnement. Un ministre appartenant à l'un les cultes non catholiques sera attaché au service de la maison lorsque les besoins l'exigeront. Deux heures au moins par jour seront réservées aux condamnés pour l'école, les visites et la lecture de livres, dont une commission de surveillance déterminera le choix. Les condamnés âgés de soixante-dix ans et ceux qui auront subi pendant douze ans la peine le l'emprisonnement cellulaire, continueront à être séparés pendant la nuit, mais ils travailleront en commun et en silence pendant le jour. La bastonnade, en vigueur encore dans nos bagnes, sera supprimée; les punitions que le préposé en chef de chaque prison pourra infliger sont celles-ci: la cellule obscure, la privation du travail, la mise au pain et à l'eau, une retenue sur la part qui aurait été allouée au condamné sur ses travaux.
Il y a, dans ce projet de loi, un mélange des deux systèmes sur la valeur duquel il est impossible de se prononcer; l'expérience seule pourra démontrer ses avantages et ses inconvénients. Mais s'il est vrai que le plus grave reproche adressé au système d'Auburn soit le contact des condamnés et la funeste influence qu'ils pourront exercer l'un sur l'autre en rentrant dans le monde, pourquoi y exposer précisément les plus grands coupables? Si la loi du silence est si difficile à faire observer, même à l'aide des répressions immédiates et corporelles, sur quels moyens compte-t-on pour y soumettre des hommes, chez lesquels la tentation de parler, la curiosité seront d'autant plus éveillées, que leur séquestration aura été plus longue?
Mais ne faisons pas de probabilités, elles sont inutiles. Le projet de loi adopte un système d'emprisonnement tellement rigoureux, qu'il faut y renoncer après douze ans de pratique. Pour appliquer ce système, une somme immense est demandée. Nous ne voulons pas rechercher si, en éveillant chez les prisonniers les sentiments de l'honneur et du devoir; si, en distribuant des médailles de bonne conduite, comme le faisait M. Marquet-Vapelot quand il dirigeait la prison centrale de Loos; si, en passionnant les condamnés pour le devoir, comme le fit M Elam-Lynds, directeur du pénitencier d'Auburn, qui fait bâtir, sur les bords de l'Hudson, la vaste prison de Sing-Sing par les prisonniers eux-mêmes, qui devaient y être renfermes; si, par un système de sociabilité enfin, plutôt que par un système contraire, il eût été possible de moraliser les criminels; ce serait là, en tout cas, une chose fort difficile, et on ne se soucie guère d'aborder de pareilles difficultés. Mais le système du gouvernement et de la commission une fois adopté, nous demandons si l'heure n'est pas venue de commencer en même temps la réforme pénitentiaire par les améliorations sociales, et si après s'être occupé, tant bien que mal, de l'homme qui a failli, il ne faut pas s'occuper enfin de celui qui est sur le point de faillir, il est beau sans doute de s'efforcer de faire du criminel un honnête homme, mais il serait mieux encore d'empêcher l'homme encore honnête de devenir criminel.
(2e article.--Voir tome III, page 43.)
Nous avons fait connaître que, de toutes les particularités de l'histoire naturelle de l'hydre, celle qui a d'abord fixé à juste titre et plus spécialement l'attention de l'auteur de ces nouvelles recherches, était la reproduction de cet animal qui se fait naturellement ou expérimentalement de trois manières, c'est-à-dire par bourgeonnement, par division et par production de véritables œufs. Les corps reproducteurs de ce zoophyte sont donc, de même que chez beaucoup d'autres animaux inférieurs rapprochés des plantes, sont, disons-nous, des bourgeons ou gemmes, des fragments ou boutures, et des œufs auxquels les physiologistes donnent actuellement le nom d'ovules, pour des raisons très-valables que nous devrons mentionner, en parlant bientôt des œufs des hydres.
Nous avons déjà constaté que les bourgeons étudiés à leur première apparition ne présentent aucun indice d'un genre spécial distinct analogue à l'utricule primordiale des végétaux, ou au germe qu'on a découvert dans ces derniers temps dans l'œuf de la plupart des animaux même les plus élevés et dans celui même encore de l'espèce humaine Nous savons enfin que le bourgeon de l'hydre est, dès son origine première, un embryon formé par une extension vitale du sac stomacal de la mère. Il n'en est pas de même à l'égard de l'un des plus petits fragments de cet animal, susceptible de devenir un nouvel individu, puisque ce fragment, si petit qu'il soit, mais encore reproductif, étant tout à fait séparé du corps de l'hydre mère, ne peut recevoir d'elle aucun suc nutritif propre à favoriser son développement. Le fragment ou cette bouture qui se présente, dit l'auteur, sous forme d'une sorte d'œuf bouturaire, diffère cependant d'un œuf véritable, parce qu'il germe de suite, tandis que la germination de l'œuf n'a lieu qu'à la fin de l'hiver et au commencement du printemps. Aussi le fragment ou la bouture très-petite de l'hydre a-t-il été considéré comme étant, dès le premier jour même, un véritable embryon bouturaire, et c'est sous ce rapport qu'il ressemble à l'embryon gemmulaire, c'est-à-dire provenant d'un bourgeon ou gemme.--Les individus entiers qui proviennent d'une bouture ou d'un bourgeon n'ont donc point passé par l'état d'œuf. Ils sont de suite embryons, et, aussitôt que ce développement embryonnaire est complet, ils fonctionnent dans leur espèce comme des animaux plus ou moins parfaits dans leur nature après la naissance.
Abordons maintenant l'histoire de l'œuf de l'hydre et du polype qui en provient. Ce corps reproducteur, déjà trouvé et décrit par Bernard de Jussieu en 1743, par Tremblay en 1744, et par Roesel en 1755, avait été méconnu par ces trois observateurs. Pallas l'avait bien caractérisé et décrit de nouveau en 1766. Le docteur Wagler de Brunswick en avait recueilli plusieurs qui étaient collés soigneusement sur divers corps fluviatiles, et les avait figurés en 1777. Schrank et Schveigger, l'un en 1803 et l'autre en 1820, doutèrent de la réalité de cet œuf, parce que l'hydre n'a pas d'organes sexuels. Enfin M. Ehrenberg, reprenant tous les travaux de ses prédécesseurs, les décrivit plus exactement et en donna des figures excellentes qui ne concordent pas cependant avec celles de Wagler ni avec celles de l'auteur des nouvelles recherches.
Nonobstant l'exactitude des observations et des déterminations scientifiques de naturalistes aussi recommandables que Pallas, Wagler et M. Ehrenberg, quelques zoologistes qui s'occupent en France de l'étude des organismes inférieurs du règne animal, doutaient encore de la réalité de l'œuf de l'hydre et se refusaient à admettre comme certains les résultats des recherches nombreuses et très-consciencieuses de M. Laurent. Les trois objections qui lui étaient faites étaient ainsi formulées: selon les uns, l'œuf de l'hydre n'était autre chose qu'un gemmule ou bourgeon hibernal. Les autres, contrairement à ses déterminations, soutenaient que l'œuf de l'hydre, pour qu'on fût fondé à le considérer comme un véritable œuf, devait être composé comme celui de la très-grande majorité et même de la totalité des animaux. Enfin les troisièmes avançaient que les œufs d'hydre qui sont réellement épineux ou dépourvus d'épines devaient appartenir à deux espèces différentes. Ces trois objections ont ainsi provoqué des réponses péremptoires, sous le titre de Remarques sur trois questions encore agitées de nos jours relativement à l'œuf de l'hydre. Voici les principaux arguments de l'auteur des recherches nouvelles, que présentait à leur appui les preuves matérielles des faits qu'il confirmait et de ceux qu'il découvrait: «Nous nous déterminons, dit-il, à présenter ces remarques sur des questions, les unes en partie résolues par nos prédécesseurs, les autres non encore attaquées avec des principes, en raison de leur importance, lorsqu'on les rattache aux sciences zoologiques, c'est-à-dire à l'anatomie, à la physiologie comparée et à l'histoire naturelle des animaux.»
Question de l'existence ou de la réalité de l'œuf de l'hydre.--«Le principe au moyen duquel ou eût pu résoudre de suite cette première question est certainement que dans la très-grande majorité des animaux plus ou moins connus, lors même qu'ils se reproduisent par des bourgeons et par des boutures, ils doivent encore se propager par de véritables œufs; ce qui se réduit à dire avec Harvey, et dans un sens plus explicite; Tout être vivant se reproduit par œuf.
«L'hydre, déjà reconnue comme animal gemmipare et fissipare, aurait été trouvée de suite ovipare, et il n'eut jamais dû y avoir le moindre doute à cet égard, si tous les auteurs, qui ont émis des opinions diverses sur ce sujet, eussent procédé comme on le doit dans des sciences d'observation.
«Pour bien constater la réalité des œufs de l'hydre, il fallait éviter de les confondre: 1º avec les boutures, ce qui était facile; 2° avec les bourgeons, ce qui présentait quelques difficultés en raison de ce que ces deux sortes de corps reproducteurs, qui se forment dans les mêmes endroits du corps, pouvaient être considérés comme deux sortes de bourgeons, l'un estival et l'autre hibernal. Dans ces derniers temps, les personnes qui ont adopté, sans examen préalable, la théorie ovologique de H. Wagner (4), et auxquelles nous démontrions que l'œuf de l'hydre est une ovule simple et univésiculaire, opposaient à cette détermination que ce prétendu œuf n'est autre chose qu'un bourgeon ou gemmule hibernal.
Note 4: Dans cette théorie, incomplète parce qu'elle ne groupe pas tous les faits actuellement connus, tout ovule animal, ou œuf pris dans l'ovaire, est composé d'un premier noyau appelé tache germinative et contenu dans une vésicule très-petite dite du germe, qui est elle-même renfermée dans une autre vésicule plus grande et remplie de jaune.
«Le doute sur la réalité de l'existence de ce véritable œuf doit être attribué à plusieurs causes qui sont; 1° la rareté des occasions qu'on a eues jusqu'à ce jour de se les procurer; 2º les empêchements que les observateurs ont éprouvés, alors qu'il s'agissait de compléter leurs recherches sur ce point, et 3º la préoccupation de ceux qui niaient les œufs parce que l'hydre n'a pas d'organes sexuels, ou parce que ces œufs ne sont pas composés comme ceux des autres animaux.
«En constatant que ces trois causes réunies ont pu retarder pendant un siècle une détermination scientifique, qui n'offre pas cependant de difficultés trop grandes, on est naturellement conduit à penser qu'il n'y avait qu'à savoir mieux recueillir les œufs, qu'à compléter les observations et faire des expériences, et enfin qu'à savoir interpréter les faits à l'aide de principes certains, pour résoudre cette première question.»
C'est ce que l'auteur a dû faire et en quoi il nous semble avoir réussi. «Au reste, ajoute-t-il, la question de l'existence de l'œuf de l'hydre, déjà résolue affirmativement par Pallas et par Wagler, a été tellement éclairée par M. Ehrenberg en 1737, qu'on a peine à croire qu'il se soit encore trouvé en 1839, zoologistes qui aient voulu les considérer comme des bourgeons hibernaux.»
Question de la composition de l'œuf de l'hydre.--Cet œuf sera-t-il composé comme celui d'une poule et comme ceux d'un très-grand nombre d'animaux? c'est-à-dire, aura-t-il, en faisant abstraction du blanc, un jaune renfermant une vésicule et une tache du gemme? ce dévrait être aussi d'après les vues théoriques de R. Wagner et de ceux qui les ont adoptées.
Mais en cherchant à vérifier ou à appliquer ces vues théoriques à l'étude de la composition des œufs des hydres, observés depuis leur première apparition jusqu'à leur sortie du corps de la mère, on peut démontrer directement par l'observation et par l'expérience: 1º que les œufs des hydres sont de véritables corps ovoformes composés d'une substance plastique renfermée dans une coque; 2º que ces œufs sont univesiculaires et n'offrent point à leur centre une vésicule et une tache germinative, 3º que la substance plastique qu'ils renferment est elle-même germinative et non entourée d'une substance et d'une enveloppe vitelline ou d'un jaune; 4º qu'aucun fait ne permet jusqu'à présent de regarder ces œufs d'un animal très-inférieur comme offrant quelque analogie avec les gemmes libres des plantes, et 5° que la composition univésiculaire des œufs des hydres, de ceux des spongilles, de ceux encore de plusieurs vers intestinaux dépourvus d'organes sexuels, et probablement de beaucoup d'autres animaux très-inférieurs, ne permettent plus d'accepter comme valable la théorie ovologique de R. Wagner.
La solution de cette deuxième question est d'une très-grande importance, lorsqu'on étudie comparativement, comme on le fait de nos jours, tous les œufs des animaux depuis l'homme jusqu'à l'éponge, c'est-à-dire en examinant sous le rapport de leur composition les œufs des vertébrés, ceux des articulés, et enfin ceux des mollusques et des animaux rayonnes ou zoophytes. Nous verrons bientôt comment doit, être faite cette démonstration de la simplicité de l'œuf de l'hydre.
Question de la spinosité de l'œuf de l'hydre.--Il ne reste plus à résoudre que la troisième question, celle de la forme épineuse ou non épineuse de cet œuf. Le lecteur aura bientôt sous les yeux les figures des deux aspects principaux de l'extérieur de cet œuf, tels que les observateurs les ont constatés et décrits. Cette question, encore pendante en novembre 1842, paraissait susceptible d'une solution prochaine. En effet, dès le printemps de 1843, une étude comparative d'œufs épineux recueillis à Rennes, et de ceux non épineux recueillis dans les environs de Paris, avait donné les moyens de constater la réalité de ces deux formes. Il ne s'agissait plus que de déterminer si elles appartenaient à deux espèces différentes. En redoublant d'attention, l'auteur des nouvelles recherches croit enfin être parvenu à bien reconnaître que les hydres qui, à Rennes, pondent des œufs épineux, en font aussi qui ne le sont nullement, et que les hydres des environs de Paris, dont les œufs se montrent le plus souvent dépourvus d'épines, ont cependant quelquefois une spinosité plus ou moins prononcée, ce qui porte à croire que les individus appartenant à une seule et même espèce font des œufs dont l'aspect extérieur varie depuis l'état presque lisse de la surface, jusqu'à la forme épineuse la mieux caractérisée.
On peut juger très-facilement, par cet exposé très-succinct des questions attaquées et résolues, combien l'étude de la reproduction du polype d'eau douce, qui présentait encore un grand nombre de points très obscurs, avait besoin d'être reprise en sous-œuvre et d'être traitée avec toutes les précautions convenables. Ces précautions, on doit bien le penser, devaient être non-seulement un très-grand nombre d'observations directes, mais encore des expériences nouvelles et bien instituées; et il fallait encore que l'esprit de l'investigateur, à l'abri de toute préoccupation, fût familiarisé avec les vrais principes qui permettent de bien interpréter les faits considérés d'abord isolément, et ensuite dans leurs rapports avec tous les autres faits collatéraux du même ordre.
Après avoir étudié minutieusement à part chaque sorte de corps reproducteur, il fallait procéder à leur examen comparatif, en multipliant les observations et les expériences, jusqu'à ce que les résultats de cet examen pussent être considérés comme des faits généraux et constants. C'est ce qui devait être tenté, et c'est en effet ce qui a été exécuté. Nous ne pourrons indiquer ici que les principaux détails de ces observations, qui ont demandé une patience et une persévérance extrêmes, et surtout des expériences ingénieuses auxquelles il fallait avoir recours; mais nous signalerons à nos lecteurs le principe qui a dominé ce travail, parce qu'il est à la fois très-philosophique et éminemment pratique. Ce principe repose sur le fait généralement connu, qu'au fur et à mesure que des organes chargés de fournir des corps reproducteurs se compliquent ou se simplifient, ces corps doivent se compliquer ou se simplifier eux-mêmes. Ce fait, que les botanistes et les horticulteurs ont si bien démontré en étudiant comparativement les diverses sortes de fruits ou graines depuis les plus compliqués dans la série des plantes phanérogames, jusqu'aux plus simples, qui sont les spores ou séminoles des végétaux cryptogames, ce fait si généralement connu devait faire soupçonner que les œufs des animaux, qui ont à peu près la même composition dans la très-grande majorité des espèces, pourraient cependant être plus simples dans les organismes inférieurs du règne animal, qu'on sait parfaitement, de nos jours, être très-rapprochés des végétaux les plus inférieurs. Pourtant les ovologistes modernes, qui ne devaient et ne pouvaient ignorer ce fait si usuellement connu, le passaient sous silence et se laissaient aller à des vues générales incomplètes, parce qu'elles n'embrassaient pas la généralité des diverses sortes de corps reproducteurs des animaux (œufs, bourgeons et boutures) qu'il fallait pourtant savoir grouper systématiquement pour en avoir une première conception générale.
Les réflexions que nous venons d'exposer à nos lecteurs sont sans doute suffisantes pour leur faire comprendre toute l'importance de l'étude approfondie de l'œuf du polype d'eau douce que l'on avait d'abord pris pour une plante.
Les principaux traits de cette étude approfondie sont exprimés par une série de figures dont l'explication simplifiera et facilitera considérablement l'intelligence des faits nombreux et pleins d'intérêt qu'elle embrasse.
Le premier individu figuré à côté porte en même temps un œuf qui commence à se former à la base du pied, et un bourgeon naissant situé un peu plus haut; l'œuf est toujours jaune, même au premier moment de son apparition. La substance globulineuse qui s'agglomère sur ce point est située outre les deux peaux. Elle produit une tumeur d'abord peu saillante et à base élargie, qui ne communique point avec la cavité de l'estomac. On distingue ainsi facilement, à la vue simple, et encore mieux à la loupe, cette première différence bien tranchée entre l'œuf et le bourgeon.
La deuxième figure représente une deuxième hydre qui ne porte encore qu'un seul œuf, toujours à la base du pied, et en même temps un bourgeon exceptionnel. Cet œuf et le bourgeon sont un peu plus avancés dans leur développement, et saillent davantage au-dessus du niveau de la peau externe.
Dans le troisième individu, on voit toujours sur le même endroit du corps un bourgeon très-avancé dans son développement, et un seul œuf qui forme une tumeur encore plus saillante. Cette tumeur distend beaucoup la peau externe de l'animal, qui sera bientôt déchirée et ouverte pour laisser sortir l'œuf.
La quatrième hydre, qui avait été colorée en rouge, porte en même temps deux œufs, qui se sont encore formés à la base du pied. L'un de ces œufs, soulève encore la peau de l'animal, dont la déchirure est imminente, tandis que l'autre, qui s'est formé sur le point du corps de la mère, diamétralement opposé au premier œuf, ne s'est montré qu'après lui, et n'est encore arrivé qu'au tiers de sa formation.
La cinquième figure représente un fragment de tige de ceratophyllum (plante fluviatile) sur laquelle sont posées trois hydres, dont la plus grande porte autour de la base du pied quatre œufs disposés en croix. Trois de ces œufs peuvent être vus, et l'on reconnaît que celui de droite a déjà déchiré la peau de la mère, qui, s'étant retirée et contractée, forme, au-dessous de cet œuf encore continu, un bourrelet, auquel Roesel donnait le nom de piédestal de l'enflure. Cet observateur considérait cet œuf comme une maladie du polype. Une deuxième hydre, vue en dessus, dont on ne distingue plus les bras, se meurt entourée des quatre œufs qu'elle a pondus et agglutinés autour d'elle. La troisième hydre, fixée sur la lige de ceratophyllum, est vue de profil; ses bras sont très-raccourcis; elle n'a autour d'elle que deux œufs, qu'elle a agglutinés sur la plante. A côté de la grande hydre est encore représenté un petit fragment de tige de ceratophyllum, auquel était agglutiné un seul œuf.
Cette série des cinq premières figures est destinée à exprimer les aspects divers sous lesquels se présentent les hydres qu'on recueille à la campagne sur la fin d'octobre et dans le courant de novembre, et qui se reproduisent régulièrement à cette époque de l'année par des œufs toujours formés successivement à la base du pied, autour de laquelle ils adhèrent plus ou moins longtemps. Ces œufs ne se sont point montrés épineux sur les hydres des environs de Paris. Quelquefois ils se détachent, du corps de la mère et tombent au fond de l'eau, ou bien l'hydre qui les a pondus les agglutine autour de son corps par un procédé que nous décrirons bientôt.
Nous avons vu précédemment qu'une nourriture très-abondante avait produit sur les hydres, qu'on élève dans des vases chez soi, une exubérance de bourgeonnement qui s'effectuait sur tous les points de leur corps. Il était naturel de penser que la même cause pourrait déterminer une exubérance de production d'œufs également formés sur tous les points du corps des hydres qui ont déjà bourgeonné pendant la belle saison.
Cette expérience eut le plus grand succès, et elle a fourni des résultats de la plus grande importance pour l'anatomie et la physiologie comparée.
Le corps des hydres très-abondamment nourries pendant toute la belle saison se recouvrit, sur la fin d'octobre et en novembre, d'un très-grand nombre de tumeurs qui ne ressemblaient point toutes exactement à celles qu'on observe sur les hydres recueillies à la campagne à la même époque, et qui donnent des œufs en général tous féconds. L'expérimentateur croit, au premier abord, que toutes les tumeurs qui recouvrent à cette époque de l'année le corps des hydres élevées chez lui sont toutes de véritables œufs, ce qui n'est vrai qu'en partie, il y a, le plus souvent, deux phénomènes, qui, se produisant en même temps, jettent l'observateur dans un grand embarras. Il faut, dans ce cas, une observation très-attentive et des précautions minutieuses pour bien distinguer les deux faits qui sont entremêlés et qui semblent se compliquer réciproquement par leur coexistence.
Voici comment on parvient à cette distinction: il faut se rappeler que le corps des hydres, exposé aux premiers froids, se recouvre souvent de tumeurs pustuliformes, qui sont, en général, claires et acuminées, tandis que les tumeurs qui deviendront des œufs, sont jaunes ou jaunâtres depuis le premier moment de leur apparition. L'individu figuré à côté est un de ceux qui portent seulement des œufs qui sont encore à l'état naissant. Cet individu avait été coloré en rouge. Un bourgeon, qu'il porte en outre des œufs, offrait la même couleur que le corps de sa mère, tandis que les œufs étaient jaunes.
Le cas le plus embarrassant est celui dans lequel les hydres portent en même temps des pustules qui deviennent jaunâtres au moment on elles vont crever, et des tumeurs jaunes qui sont de véritables œufs. La figure placée ici représente un de ces individus couvert en même temps d'œufs et de pustules et figuré au moment ou deux de ces pustules viennent de crever. On voit sortir de chacune d'elles des corpuscules en mouvement. Ces corpuscules nageant dans un fluide constituent-ils le moyen par lequel les œufs sont rendus féconds? Dans ce cas, les tumeurs pustuliformes devaient être considérées non plus comme une maladie, mais bien comme une sorte d'organe mâle transitoire. Telle était la question qu'il fallait poser et résoudre, et pour la solution de laquelle les expériences nouvelles instituées par l'auteur fournissaient tous les éléments nécessaires.
L'isolement et l'observation attentive d'un très grand nombre d'individus recouverts de tumeurs, et leur distribution en trois catégories ont fourni les résultats suivants, qui donnent la solution satisfaisante de la question importante relative à l'existence des deux sexes chez le polype d'eau douce:
1º Les hydres isolées, qui ne portaient que des tumeurs jaunes sur tout le corps, ont produit un grand nombre d'œufs qui, dans un très-grand nombre de cas, étaient tous féconds;
2° Celles qui n'avaient que des pustules n'ont rien produit, et n'ont point cherché à se rapprocher de celles qui ne portaient que des tumeurs jaunes destinées à devenir des œufs féconds. Un peut produire à volonté, dans toutes les saisons, le développement des pustules, qui sont réellement une maladie des hydres, dont elles guérissent presque toujours. Un individu figuré à côté porte de ces pustules en voie de guérison. L'une de ces tumeurs va se transformer en bourgeon. Chez l'individu dont la figure suit, la guérison des pustules est encore plus avancée. L'auteur n'a jamais vu des œufs se former sur le lieu même de ces pustules en voie de guérison;
3º Les hydres, qui portaient en même temps des pustules et des œufs, se sont comportées comme des mères atteintes d'une maladie qui ne les empêche pas de produire des œufs moins nombreux seulement, qui même, dans plusieurs cas, n'étaient pas féconds. L'auteur a mis le plus grand soin à s'assurer qu'aucune de ces tumeurs ne réunissait en même temps le fluide corpusculifère des pustules et la substance jaune qui constitue les œufs, ce qui ne permet pas de croire que le point du corps d'une hydre qui produit un œuf serait en quelque sorte hermaphrodite, c'est-à-dire une sorte d'organe bisexuel transitoire.
La deuxième série des quatre figures que nous venons d'expliquer suffit pour indiquer toute l'importance de l'expérience qui fait recouvrir tout le corps des hydres des deux sortes de tumeurs au moment de leur reproduction par œufs, et l'importance plus grande encore de la solution des questions curieuses que cette expérience a dû soulever.
Voici maintenant comment une hydre mère, non atteinte de la maladie pustuleuse, et dont tout le corps recouvert en novembre d'un très-grand nombre d'œufs de diverses grandeurs, se conduit pour les déposer et les agglutiner aux divers corps sous-fluviatiles sur lesquels elle est placée au moment de la ponte.
La première figure placée ci-dessous représente une de ces mères recouverte d'œufs depuis la base du pied jusqu'au haut du corps, qui, observée pendant que son corps est encore allongé, montre neuf œufs visibles dans cette position, encore espacés et éloignés du lieu sur lequel ils seront déposés.
Le deuxième individu qui suit, qui avait été coloré en rouge, est encore une mère couverte d'œufs qui sont déjà moins espacés et moins éloignés du sol, parce qu'elle commence à se contracter et à se baisser pour les déposer.
Les trois autres figures qui suivent expriment trois principaux aspects de ces hydres-mères, qui, contractant de plus en plus leurs bras et leurs corps, élargissent en même temps leur pied, sou la substance agglutinante et brune auquel sont déposés les œufs de moins en moins espacés et tous ramenés à peu près au même niveau. Dans deux de ces figures les hydres mères sont vues de profil. La troisième représente une vue en dessus. Ces hydres-mères ne tardent pas à mourir ainsi entourées d'un cercle d'œufs agglutinés autour d'elles.
Il arrive pourtant quelquefois, lorsque le nombre des œufs pondus n'est pas trop considérable, il arrive, dit auteur, que l'épuisement produit par ce genre de reproduction ne détermine pas immédiatement la mort de l'hydre mère, et il a eu l'occasion d'en observer quelques-unes qui, après avoir pondu deux, trois, quatre ou cinq œufs, se sont encore relevées et ont été se placer dans un autre lieu non éloigné.
Les deux figures placées à côté représentent des hydres mères de grandeur naturelle, dont l'une, encore placée autour de ses œufs, s'est relevée en allongeant son corps et ses bras, tandis que l'autre, après s'être allongée, s'est un peu éloignée de son entourage d'œufs. Celle-ci offre une particularité remarquable en ce qu'elle a poussé au bas du corps un bourgeon qui s'est transformé en un deuxième pied aussi long que le premier. Ces deux hydres mères ont vécu encore plusieurs jours, mais elles ont fini par mourir.
D'après un très-grand nombre d'observations, les œufs toujours jusqu'ici non épineux, qui ont été fournis par les hydres recueillis aux environs de Paris, ont dû être distingués, comme les bourgeons, en œufs normaux, c'est-à-dire formés à la base du pied, et en œufs exceptionnels qui se forment sur tous les points du corps, depuis sa base jusqu'aux environs de la bouche. L'auteur n'a jamais vu des œufs exceptionnels succédant à des pustules et correspondant aux bourgeons exceptionnels développés sur le siège même de chacune des tumeurs pustuliformes après leur guérison.
Pour compléter cette histoire si intéressante de l'œuf du polype d'eau douce, il faut avoir égard aux formes véritablement épineuses qui ont été bien constatées par Roesel, qui a donné des figures de ces œufs recouverts d'épines droites, il par M. Ehrenberg, qui les représente comme étant recouverts d'épines bifurquées à leur sommet. Ces deux sortes le formes épineuses des œufs de l'hydre sont exprimées par les figures de ces deux auteurs, qui sont ici à l'appui du texte.
Lorsqu'un œuf non épineux, fraîchement pondu, est observé sous le microscope, il se présente sous forme d'une substance plastique globulineuse, enveloppée d'une pellicule fine. Dans le cas où l'un de ces œufs non épineux se montre, plusieurs jours après la ponte, revêtu d'une coque brune jaunâtre par la condensation de sa pellicule extérieure, et lorsqu'on le fait crever sous le microscope, on en voit sortir la substance globulineuse translucide qu'il contient.
Les figures à côté expriment l'aspect de l'œuf fraîchement sorti de la peau, et celui d'un autre œuf pondu depuis quelques jours et écrasé pour en étudier la coque et le contenu.
Mais, de toutes les parties de l'histoire de l'œuf du polype d'eau douce, celle qui nous a paru la plus intéressante est sans contredit l'élude microscopique de cet œuf, qui, dès le premier moment de son apparition, n'est qu'un petit amas de substance plastique étendue en nappe entre les deux peaux, et qui ne forme une tumeur hémisphérique (V. la figure) que lorsque cet amas de substance plastique a acquis environ le quart ou le tiers de la grosseur qu'il aura plus tard. Cet œuf est donc primitivement sans forme, et ne devient graduellement sphérique (Voyez la 2e figure à côté) qu'en s'approchant du moment de la ponte. C'est en observant bien attentivement sous le microscope cet œuf depuis le premier moment de sa formation jusqu'à celui de son expulsion du corps de la mère, qu'il fallait démêler l'existence d'une vésicule primordiale contenant la tache du germe et entourée d'une autre substance; mais l'observation la plus attentive et réglée un très-grand nombre de fois n'ayant pu permettre de voir qu'une seule substance homogène et globulineuse, l'auteur des nouvelles recherches s'est cru fondé à en conclure que toute cette substance est elle-même le véritable germe qui n'a pas besoin d'une deuxième et d'une troisième substances pour son développement. L'aspect de l'œuf, étudié microscopiquement, est ici rapproché de celui d'une tumeur pustuliforme dont la base est toujours large, et dont le sommet percé laisse sortir les corpuscules en mouvement; on peut ainsi bien reconnaître les différences qui existent entre les œufs et les pustules.
Il n'est pas possible de préciser rigoureusement le premier moment du travail embryonnaire qui convertira le contenu de ces œufs en nouveaux individus. Ce travail ou le développement des embryons formés dans ces œufs diffère de celui du développement des bourgeons, qui sont des embryons nus, mais il ressemble au développement des boutures très-petites qui, après s'être arrondies, prennent l'aspect d'un œuf sans coque. L'embryon bouturaire, de même que l'embryon ovulaire, c'est-à-dire développé sous la coque de l'œuf, ne devant être autre chose qu'un sac stomacal d'abord sans bouche et sans bras, il a fallu porter ces embryons sous le microscope pour découvrir le mécanisme physiologique de la formation de ce sac stomacal, qui constitue à lui seul tout l'animal; mais la coque de l'œuf, d'un brun jaunâtre, n'est que très-peu translucide; il a donc fallu comprimer les œufs en voie de développement pour les rendre un peu transparents, et se déterminer à en ouvrir un très-grand nombre et les comparer aux embryons bouturaires. Ces observations microscopiques ont montré que l'intérieur de la substance homogène contenue dans l'œuf se résout en un certain nombre de grandes vésicules qui, venant à crever en dedans, laissent une cavité qui sera l'estomac, pendant que toute la substance plastique qui circonscrit cette cavité stomacale se transforme en tissu charnu très-mou qui forme les deux peaux des parois du sac stomacal.
Trois figures placées ici sous les yeux présentent les trois principaux aspects du travail embryonnaire des petites hydres formées dans un œuf. Ces trois principaux aspects ont été déduits d'un très-grand nombre d'observations d'œufs sacrifiés pour cette étude. Deux de ces figures montrent, en outre du noyau formé par les vésicules intérieures, les rudiments des bras qui, malgré l'étroitesse de l'espace, ont commencé à pousser lorsque l'embryon est encore dans l'œuf, ce qui est mis en évidence lorsqu'on assiste à l'éclosion de l'œuf. Il est probable que l'embryon arrivé à terme exerce des mouvements d'expansion qui font éclater l'œuf, et la fente qui en résulte devient l'ouverture par laquelle les petits peuvent sortir, en présentant tantôt et le plus souvent la bouche entourée de ses bras, et tantôt l'extrémité, opposée, qu'on pourrait confondre avec une bouche non encore pourvue de ses bras.
La figure mise sous les yeux représente cinq œufs fixés sur des tiges de ceratophyllum, desquels on voit sortir les petits, dont l'un (le plus à droite) présente le pied, tandis que les autres se montrent au dehors ayant leur bouche garnie de bras plus ou moins allongés.
Le coup d'œil rapide que nous venons de jeter sur l'histoire de la reproduction de l'hydre suffit pour démontrer bien clairement qu'il existe des animaux véritablement rapprochés des plantes, à cause de la multiplicité et de la diversité de leur propagation. Nonobstant leur ressemblance très-grande avec les végétaux, les polypes, dont l'hydre ou polype d'eau douce est citée ici comme type ou modèle de ce degré de l'animalité, n'en sont pas moins, sous tous les autres rapports, de véritables animaux, et ne doivent point être rangés dans un prétendu règne intermédiaire à ceux-ci et aux véritables plantes. Sans nul doute, la véritable limite entre l'animalité et la végétabilité ne peut encore, dans l'état actuel des sciences naturelles, être déterminée d'une manière rigoureuse, parce qu'à ce point de contact des deux règnes organiques de la nature, un voile épais couvre le grand mystère de la vie réduite à son expression la plus simple. Les physiologistes et les naturalistes, doués, du génie de l'investigation, ne pourront probablement attaquer cette grande question, restée jusqu'à ce jour problématique, que lorsque les progrès de la physique des corps organisés auront permis de formuler la loi générale des phénomènes de l'électricité, du magnétisme, de la chaleur et de la lumière surtout qui nous fournit le calque des formes. Déjà les physiciens et les chimistes sont disposés à diriger tous leurs efforts vers la découverte de cette loi générale des grands phénomènes qui semblent présider à toutes les manifestations de la vie, et nous devons espérer que tous les pas faits dans cette direction, quelque petits qu'ils soient, feront avancer lentement et sûrement l'esprit humain qui ose, de nos jours, s'aventurer dans l'explication spéculative de l'universalité des phénomènes naturels.
Mais hâtons-nous de revenir à notre animal-plante, à notre polype d'eau douce, qui, par la simplicité de son organisation, nous a entraînés dans un coup d'œil sur la question très-complexe de la subordination du phénomène mystérieux de la vie, aux quatre agents universels que les physiciens veulent ramener à l'unité.
Cette petite digression, que nos lecteurs voudront bien nous pardonner, n'en est point une à la rigueur, car nous aurons à leur parler un jour de la manière dont le polype d'eau douce est affecté par la lumière, et à examiner comment on a pu croire qu'il voyait, en quelque sorte, sans yeux. Cet autre point de l'histoire de l'hydre n'a point encore été approfondi, et mériterait bien de l'être. L'auteur des nouvelles recherches nous paraît l'avoir négligé complètement, on peut-être a-t-il été forcé de passer sous silence les observations qu'il a recueillies, parce qu'elles n'ont point encore fourni des résultats satisfaisants. Il nous semble qu'il aurait dû s'appesantir davantage sur un certain nombre de faits qu'il n'a considéré que comme accessoires à ses recherches, et qui pourtant, considérés chacun à part et en eux-mêmes, doivent avoir une très-grande importance en physiologie comparée.
Ces faits, que nous ne devons point passer sons silence, et sur lesquels l'auteur n'a présenté qu'une notice, dans laquelle sont résumés les résultats de ses expériences, sont relatifs à la coloration, aux monstruosités, aux greffes et à la production de la maladie pustuleuse de l'hydre. Les détails que ce premier expose de résultats nous promet seront, sans nul doute, publiés plus ou moins prochainement, et nous en rendrons compte à nos abonnés en temps opportun. Quoique la notice sur cette partie de l'histoire naturelle du polype d'eau douce soit très-succincte, nous ne la donnerons point, et nous nous réservons de la publier lorsque les principaux détails des expériences faites à ce sujet auront été représentés par des figures qui abrègent toujours et simplifient considérablement la conception et la démonstration des faits. Mais tout en faisant les réserves que nous venons de motiver, nous pensons qu'il convient, dès à présent, de faire pressentir toute l'importance que réclame l'étude des monstruosités et des greffes du polype d'eau douce, qui aura peut-être encore, sous ce double rapport, de nouveaux traits de ressemblance avec les végétaux. On sait en général que l'art de la culture produit et perpétue les monstruosités végétales, et que les greffes des plantes sont un point de physiologie végétale sur lequel les botanistes les plus célèbres ne sont pas encore d'accord. L'étude expérimentale des greffes animales pourra peut-être apporter quelques lumières sur ce point litigieux, qui nous semble, au reste, devoir être éclairci lorsque la discussion entre deux savants académiciens, MM. Mirbel et Gaudichand, sera vidée.
Nous ne devons plus dire qu'un seul mot à l'égard du pressentiment de l'importance qu'il conviendra d'attacher à la production expérimentale des monstruosités du polype d'eau douce. Cette importance serait énorme si l'on pouvait parvenir à produire de cette manière la transformation d'une espère en une autre; aussi l'auteur des nouvelles recherches semble avoir eu en vue d'étudier cette question, qui fait partie de l'histoire du développement complet des corps organisés. Mais toutes les monstruosités viables qu'il a provoquées ou produites par division ou par greffe n'ont pas pu encore être propagées par voie de génération; et en observant attentivement pendant plusieurs mois les diverses sortes de monstruosités de l'hydre, il les a vues revenir lentement à l'état régulier d'une manière fort curieuse, puisque le polype monstre devient un seul individu normal par l'atrophie et la disparition des portions d'hydre qui auraient dû se compléter et s'en séparer, ou bien se transforme en plusieurs polypes nouveaux, qui développent graduellement et lentement, sans cesser d'être continus, et qui finissent par, se séparer, et constituer ainsi des individus régulièrement formés et isolés. Jusqu'à ce jour, les monstruosités obtenues expérimentalement sur le polype d'eau douce ou l'hydre, n'ont pu l'être qu'au moyen du bourgeonnement, des boutures et surtout des greffes. Les individus sortant des œufs étaient tous régulièrement formés.
Nous bornons la l'exposé succinct de ce qui nous a paru le plus susceptible de piquer et de satisfaire la curiosité des gens du monde, au sujet de l'histoire du curieux animal qui, depuis cent ans, a donné lieu à un très-grand nombre de travaux bien faits pour mériter, à ceux qui ont le courage de les poursuivre dans une direction philosophique, la reconnaissance des grands corps scientifiques.
Mais nous aurons encore à rendre compte à nos lecteurs des recherches sur un autre animal très-commun dans les environs de Paris, et dont l'étude, plus difficile et plus curieuse encore, fait partie du même travail couronné par l'Académie.
Voyages de la Commission du Nord en Scandinavie, en Laponie, au Spitzberg et aux Féroe, pendant les années 1838, 1839 et 1840.--Arthus Bertrand, éditeur.
L'Illustration avait déjà annoncé (t. I. p. 62) l'apparition des premières livraisons de cet ouvrage; depuis cette époque deux nouveaux volumes du texte et seize livraisons de planches ont paru. L'un des volumes est consacré à une partie du magnétisme terrestre, la variation diurne de l'aiguille aimantée. On sait qu'une aiguille magnétique, librement suspendue, se dévie tantôt à l'est, tantôt à l'ouest. L'étude de ces variations horaires sur différents points du globe est un élément important pour arriver à la connaissance des changements qui s'opèrent en un même lieu dans la direction des forces magnétiques. MM. Lottin et Bravais ont rédigé les observations originales faites par la commission à Drontheim, capitale de la Norvège, du 28 juin au 2 juillet 1838; à Bellsound (Spitzberg), Lat. 70° 30', du 2 au 3 août, et enfin la longue série de Bossekop, en Laponie, du 1 septembre 1838 au 30 avril 1839. La publication de ces intéressants matériaux est un service rendu à la physique du globe; car les observations ont été faites avec un soin et une intelligence tels que les météorologistes pourront y puiser avec confiance les éléments de leurs déductions ou de leurs théories. Jusqu'ici l'on ne possédait pas de longue série faite sous une latitude aussi élevée, où les perturbations magnétiques sont beaucoup plus fortes que dans les contrées plus méridionales. Ce volume est précédé d'une introduction de M. Bravais, dans laquelle ce jeune et savant astronome fait une exposition aussi simple que lucide de l'action des forces magnétiques; exposition complètement indépendante des théories par lesquelles on cherche à les expliquer. En les ramenant au système des couples imagine par M. Poinsot, il a singulièrement facilité la démonstration, et nous recommandons la lecture de cette introduction de vingt-cinq pages à toutes les personnes qui voudront se former une idée juste et nette de l'action des forces magnétiques sur le barreau aimanté.
La troisième livraison de texte est consacrée à la géographie physique. Elle contient d'abord un rapport de M. Elie de Beaumont sur un mémoire de M. Bravais, ayant pour sujet les Lignes d'ancien niveau de la mer dans le Finmark, puis le mémoire lui-même. Ces lignes d'ancien niveau étaient d'autant plus intéressantes qu'elles existent aussi en Écosse, où elles avaient été le sujet de nombreux travaux de la part de MM. MacCuloch, Lauder-Dick et Darwin Voici comment notre compatriote a été conduit à faire cette étude.
Près de Hammerfest, en Laponie, il avait remarqué, sur les pentes des montagnes, deux lignes de ressaut parallèles et horizontales. A ne considérer que leur forme, elles ressemblaient aux berges d'un canal, et leur position à mi-côte rappelait les banquettes des ouvrages de fortification. Un lac, situé dans le voisinage, était entouré de berges semblables fort élevées au-dessus de son niveau, et mille indices trop longs à énumérer montraient clairement que ce lac était autrefois une baie, tandis que maintenant ses eaux se jettent dans la mer en formant une cascade élevée de cinq mètres environ. La première pensée de M. Bravais fut de mesurer la hauteur de ces berges singulières au-dessus du niveau du l'Océan; mais, pour y réussir, il fallait un point de départ qui ne changeât pas. Or, sans être aussi fortes que sur les côtes de Normandie, les marées de la mer Glaciale font varier son niveau de deux à quatre mètres, suivant les heures de la journée. Déterminer le niveau moyen de la mer dans chaque point du fiord, ou golfe profond et sinueux qui s'étend de Hammerfest à Bossekop, était chose impossible; mais pour celui qui n'est point parqué dans une étroite spécialité, toutes les sciences se prêtent un mutuel appui, et dans cette circonstance, la botanique a fourni les moyens de résoudre une difficulté de géométrie pratique. Tous les contours des fiords de la Norvège sont tapissés par une algue ou plante marine pourvue de petites vessies remplies d'air, qui la font surnager à la surface de l'eau; c'est le fucus vesiculosus des botanistes. Or, l'existence de ces fucus est subordonnée à la condition de rester chaque jour plongés dans l'eau pendant un temps suffisant; il en résulté qu'ils doivent former une ligue invariable et parallèle à la surface des eaux. Au-dessus de cette ligue, la mer ne séjourne pas assez longtemps pour que la plante puisse végéter, et l'algue s'arrête brusquement à une limite parfaitement tranchée. Des mesures rigoureuses, faites à Hammerfest et à Bossekop, prouvèrent que cette ligne est élevée de six décimètres au-dessus du niveau moyen de la mer.
Le point de départ une fois déterminé, il était facile de mesurer la hauteur des berges anciennes au-dessus de la ligue des fucus, à l'aide du baromètre ou d'un niveau. En longeant, dans une embarcation, les sinuosités du fiord, M. Bravais ne tarda pas à reconnaître des berges semblables à celles de Hammerfest. Mais dans les parties rentrantes du rivage, au fond des anses, à l'embouchure des ruisseaux ou des rivières, ces berges, au lieu de simples banquettes, se présentaient sous la forme de terrasses terminées supérieurement par un plan horizontal, et antérieurement par un talus régulier qui plongeait vers la mer. Ce talus était quelquefois interrompu par des gradins parallèles semblables à ceux dont nous avons parlé. Composées d'un sable fin et homogène, ces grandes terrasses offrent une telle régularité, qu'on est tenté de lus prendre pour de véritables redoutes, pour des ouvrages de fortification destines à défendre l'entrée des vallées qu'elles ferment complètement du côté de la mer. Quand la côte est formée par des falaises escarpées, alors l'on y découvre souvent des lignes noires, parallèles entre elles, et en s'élevant du rivage vers ces lignes, on reconnaît qu'elles correspondent à une entaille plus ou moins profonde, à une érosion plus ou moins marquée qui creuse le rocher. Les lignes d'érosion sont les traces d'un ancien rivage émergé par suite du soulèvement de la côte. L'usure des rochers, les cavités, les cavernes formées par l'action des vagues, l'aspect arrondi des surfaces, tout rappelle le rivage actuel qui se trouve souvent à trente mètres au-dessous. Les terrasses et les banquettes sont aussi des marques de l'ancien niveau des eaux: on les retrouve en France, sur les bords des canaux et des lacs dont le niveau varie en se maintenant pendant quelque temps à des hauteurs déterminées.
C'est un fait connu depuis longtemps que les côtes de Norvège et de Suède sont sujettes à des oscillations dont quelques-unes remontent aux époques historiques. Quelquefois la côte s'abaisse; le plus souvent elle s'élève, non par des secousses brusques, mais d'une manière tellement lente, que la différence de niveau ne devient sensible qu'au bout d'un grand nombre d'années. Ainsi donc, la mer avait laissé, le long du fiord d'Alten, des traces de son séjour. L'apparence de ces traces varie suivant la forme de la rôle et la nature de la roche: à l'entrée des vallées et au fond des anses, des terrasses de sable; sur le penchant des montagnes, des berges ou banquettes horizontales; le long des rochers, des lignes d'érosion parallèles.
Ces traces sont-elles continues, ou, en d'autres termes, forment-elles une ou plusieurs lignes que l'on puisse suivre sans interruption, depuis l'entrée du fiord jusqu'à son extrémité? M. Bravais s'est assuré qu'il en était ainsi, et qu'on pouvait distinguer deux lignes qui, partant de Hammerfest, aboutissaient à Bossekop, et coïncidaient avec les banquettes, les terrasses et les ligues d'érosion. Ces traces sont-elles parallèles à la surface de l'Océan? Quand on navigue entre les deux rives du fiord, et qu'on regarde ces lignes d'ancien niveau de la mer elles semblent rigoureusement horizontales dans tout l'espace que l'on peut embrasser; mais la longueur totale du fiord étant de huit myriamètres environ, il était impossible de savoir si ces lignes sont parallèles, dans toute leur longueur, à la surface de la mer, ou, en d'autres termes, si elles sont horizontales. Heureusement le soin qu'on a pris de mesurer de distance en distance la hauteur de ces ligues au-dessus du rivage nous donne immédiatement la solution du problème. Près de Hammerfest, la berge supérieure était à 29 m., l'inférieure à 19 m. au-dessus de la mer. Dans le milieu du golfe, les bailleurs deviennent plus considérables, et au fond du fiord elles sont de 77 m. pour la ligne supérieure; de 28 m. pour l'inférieure. Ainsi donc; 1° ces lignes ne sont point horizontales; 2º elles ne sont point parfaitement parallèles entre elles; 3° elles ne sont pas même rectilignes, et vers le milieu du fiord la ligne qui part de Hammerfest fait un angle avec celle qui se termine près de Bossekop.
Les conséquences de ces mesures sont importantes pour la géologie, et M. Elie de Beaumont les a fait ressortir avec soin dans son excellent rapport sur ce travail. En effet, tant qu'on s'était imaginé, en se fiant au seul témoignage des yeux, que ces traces d'ancien niveau des eaux étaient rectilignes et parallèles à la surface de la mer, on pouvait croire que l'Océan, en s'abaissant, avait laissé ainsi une trace horizontale sur la côte: on était en droit de supposer qu'en empiétant sur certains rivages, il se retirait de certains autres, et se déplaçait ainsi lentement à la surface du globe. Mais les traces d'ancien niveau n'étant ni horizontales ni parallèles entre elles, cette hypothèse est inadmissible; car une surface liquide ne peut laisser qu'une trace horizontale comme elle. Ce n'est donc point la mer qui a baissé, c'est la côte qui s'est soulevée. Ce soulèvement a été d'autant, plus considérable qu'on pénètre plus avant dans les terres: il s'est fait par saccades qui ont été interrompues par deux intervalles de repos. Le plus fort soulèvement est de quarante mètres à Bossekop, le plus faible de quatorze à Hammerfest. C'est ainsi que dans une science ou le désir de généraliser fait souvent négliger l'observation des faits, M. Bravais, procédant par une méthode rigoureuse, a donné une démonstration du soulèvement de la côte de Norvège que les voyageurs antérieurs à lui avaient reconnu sans pouvoir le prouver d'une manière mathématique.
A quelle époque remonte ce soulèvement? C'est une question difficile à résoudre. En Suède, on a des preuves certaines qu'il continue depuis les temps historiques. Des anneaux destinés à amarrer des navires ont été trouves à une grande distance et à une grande hauteur au-dessus du rivage. En Laponie, où la civilisation a pénétré depuis si peu de temps, il n'existe point encore de monuments historiques remontant à plus de deux siècles. Mais les terrasses sont souvent couvertes de pics dont quelques-uns sont âgés de quatre cents ans et au delà: ainsi donc, l'émergence de ces terrasses ne saurait être postérieure à cette époque. Il est probable aussi que le soulèvement de la côte du Finmark est postérieur aux dernières révolutions du globe, car on trouve, dans quelques points au-dessus du niveau de la mer, des coquilles qui vivent encore dans son sein, et appartiennent à l'époque zoologique dont l'homme fait partie.
Ce Mémoire est suivi d'Observations sur les glaciers du Spitzberg, comparés à ceux de la Suisse et de la Norvège, par M. Ch. Martins. L'auteur s'est attaché à décrire ces glaciers sous tous les points de vue, en les comparant à ceux de la Suisse, qu'il avait déjà étudiés dans quatre voyages antérieurs à celui du Nord. Les résultats principaux auxquels il est arrive sont les suivants:
1º Les glaciers du Spitzberg correspondent aux glaciers supérieurs de la Suisse, c'est-à-dire à ceux qui sont au-dessus de la ligne des neiges éternelles.
2º Ces glaciers sont simples, et non formés par la réunion de plusieurs glaciers secondaires; il en résulte qu'ils sont dépourvus de moraines médianes et terminales.
3º Dans leur marche descendante, les glaciers du Spitzberg ne s'arrêtent pas au bord du rivage, mais s'avancent sur la mer en la surplombant, parce qu'en été la température des eaux de cette mer est supérieure à zéro. Il en résulte que ces glaciers n'étant pas soutenus à la marée basse, s'écroulent sans cesse dans la mer, et donnent naissance à ces bancs de glaces flottantes qu'on trouve dans les parages du Spitzberg.
4º A cause des faibles chaleurs de l'été, ces glaciers ne fondent pas à leur surface, comme ceux de la Suisse; aussi voit-on de gros blocs de pierre enchâssés dans la glace, qui tombent à la mer avec la masse qui les entoure et sont ensuite charriés au loin. Ces observations expliquent parfaitement le mode de transport des blocs erratiques par des glaces flottantes.
Ce volume se termine par deux Mémoires: l'un de. M. Siljestroem, l'autre de M. Daubrée sur la Direction des stries que l'on observe sur les rochers polis de la Norvège. Dans presque toute la Scandinavie on remarque souvent que les rochers sont arrondis à leur surface, et présentent des stries qui, dans un même lieu, affectant une direction constante. On a observé, en outre, que ces rochers, arrondis d'un côte, présentaient du côté opposé un escarpement avec des arêtes vives et tranchantes, il est donc évident que la force qui les a arrondis et striées n'agissait pas du côté escarpé, mais du côté opposé. Ainsi, si le côté escarpé était au sud, le côte arrondi au nord, la force, agissait du nord au sud. On s'était hâté d'expliquer l'origine de ces stries et de ces rochers polis avant de les étudier avec détail et sur une grande surface de pays. MM. Siljestroem et Daubrée ont rempli cette lacune pour la Norvège. On sait maintenant que dans ce pays les stries qui sillonnent les rochers polis sont perpendiculaires à la ligue de faîte des chaînes de montagnes, et par conséquent parallèles à la direction des vallées. Cette loi, qui s'applique aussi aux rochers polis et striés de la Suède et de la Suisse, prouve que la force qui les a arrondis agissait dans le sens de l'axe de la vallée et de haut en bas, et non pas, comme ou l'avait déduit d'observations superficielles et peu nombreuses, suivant une direction toujours la même, du nord au sud, par exemple. On reconnaîtra sur la carte qui accompagnera le Mémoire de ces auteurs, que les flèches qui indiquent la direction et le sens des stries sont parallèles, en général, au cours des rivières, et dirigées dans le sens de leur pente.
On voit que la grande publication que nous analysons renferme des travaux utiles et consciencieux. Espérons que les livraisons du texte se succéderont désormais avec plus de rapidité; la faute n'en est point aux auteurs, dont le manuscrit attend souvent l'impression pendant plusieurs mois. Ceux qui en sont chargés devraient ne pas oublier qu'ils travaillent à un monument national, et qu'en couvrant leurs frais par ses souscriptions, le gouvernement a le droit d'exiger que ce monument soit élevé aussi rapidement que possible. Cette lenteur à publier les résultats de nos voyages permet presque toujours aux Anglais de nous devancer en faisant connaître des faits qu'ils ont observés après nous, imitons leur louable activité et leur sens pratique. Leurs publications de voyages, moins magnifiques que les nôtres, ne sont point inabordables au savant modeste par leur prix excessif. Il en résulte que leurs travaux se popularisent plus vite et qu'on leur attribue souvent des découvertes que nous avions faites avant eux.
M.
Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale; par Louis Reybaud, auteur des Études sur les Réformateurs et Socialistes modernes.--Troisième édition en un seul volume in-18. 3 fr. 50 c.--Chez tous les libraires.
M. Louis Reybaud, auquel ses travaux d'économie sociale ont assigné un rang très-élevé parmi les publicistes et les économistes contemporains, continue ses publications sérieuses, en attendant que l'Académie des sciences morales et politiques lui ouvre ses portes à deux battants; mais il n'est pas tellement absorbé par les questions savantes qui font l'objet préféré de ses études, qu'il ne trouve encore le temps de se distraire par des travaux moins graves, par des ouvrages d'imagination et des études de mœurs qu'il produit sous cette forme piquante, avec cette verve comique dont les contes de Voltaire ont fourni chez nous les meilleurs modèles. Si l'anonyme et les pseudonymes de M. Louis Reybaud n'étaient pas son secret, nous pourrions attacher son nom à plus d'un belle page de critique littéraire, à plus d'une piquante histoire dont le feuilleton a tiré gloire et profit. C'est sans nom d'auteur que les spirituels récits de Jérôme Paturot ont paru d'abord dans le National, et ensuite dans deux éditions in-8º aujourd'hui épuisées. M. Louis Reybaud s'est décidé à avouer la troisième édition, et il s'est cru obligé de s'en justifier dans une préface qu'il a mise en tête de ce volume; cette justification est superflue; M. Louis Reybaud avait failli à l'intérêt de sa gloire littéraire en ne signant pas Jérôme Paturot; il a réparé cette faute envers lui-même et envers le public en l'avouant: il n'y a pas grand courage à faire cet aveu en tête d'une troisième édition.
L'Illustration a déjà parlé de Jérôme Paturot, il ne lui reste rien a en dire, sinon qu'elle persiste dans le jugement qu'elle en a porté, jugement que la faveur du public a complètement ratifié.
Z.
Frithiof, poème d'Isaïe Tegner, traduit du suédois par MM. M. Desprez et F. R. 1 vol. in-18.--Paris, 1844. Challamel. 3 fr. 50.
Le poème de Frithiof jouit en Suède d'une grande célébrité: en peu d'années il est devenu populaire, et le temps n'a fait que consolider ce succès. En le traduisant en français, MM. Desprez et F. R. ont d'abord voulu mettre leurs compatriotes «en état de juger par eux-mêmes, dans une de ses meilleures productions, cette poésie du Nord que très-peu connaissent, que les autres ignorent ou qu'ils n'ont étudiée que sur le témoignage des savants.» Mais ils ont vu aussi dans leur publication des intérêts plus généraux: un intérêt de système littéraire et un intérêt politique. L'étude de ce chef-d'œuvre littéraire de l'un des principaux écrivains de l'école romantique prouve, dans leur opinion, que le romantisme est, sous beaucoup de rapports, un système primitif, et qu'il ne convient ni à un âge de philosophie tel que le nôtre, ni à un peuple actif comme nous le sommes et comme tout peuple doit l'être; d'autre part, les poésies de Tegner leur paraissent pouvoir être considérées, sous le point de vue politique, comme l'expression même des vraies dispositions politiques du peuple suédois. S'il chante les anciennes franchises, les vieilles assemblées des hommes du Nord, l'indépendance des anciens paysans suédois, les limites du pouvoir royal, la toute-puissance du mérite personnel, il n'en est pas moins partisan des institutions monarchiques. Toutes les fois qu'il en trouve l'occasion, il vante le pouvoir d'un seul, la gloire des rois, la force de la royauté. «Ici encore, disent les traducteurs de Frithiof éveille un puissant écho dans les sentiments de la nation; il n'y a point de pays où l'on manifeste, avec un plus ardent désir de reforme, un penchant plus prononcé pour le pouvoir royal, un respect plus religieux pour les traditions. Les Suédois offrent le rare spectacle d'un peuple qui veut arriver à la liberté à l'aide des lois existantes, et qui ne pense point que l'égalité dans la société implique la république dans le gouvernement. Ils ne demandent que le développement de leurs institutions primitives, et la régénération de cet esprit de justice qui se trouve àl'origine historique de toutes les nations, mais qui s'est mieux conservé chez eux que chez tous les autres peuples de l'Europe.
A. J.
Dictionnaire universel d'Histoire et de Géographie; par M. Bouillet, proviseur du collège royal de Bourbon.--Chez L Hachette, rue Pierre-Sarrazin, 12.
Le livre de M. Bouillet en est déjà à sa seconde édition. Ce rapide succès s'explique facilement par la nature même et la richesse du nouveau dictionnaire. L'ouvrage, qui se compose de près de 2,000 pages, contient: l'Histoire proprement dite, la Biographie universelle, la Mythologie, la Géographie ancienne et moderne. Ainsi se trouvent résumées en un seul volume les vastes collections savantes qu'ont déjà produites l'étude de l'histoire et celle de la géographie. C'est une véritable encyclopédie où l'on a rassemblé tous les faits importants déjà acquis à la science, toutes les notions intéressantes et utiles.
L'auteur de ce dictionnaire, M. Bouillet, était déjà connu dans le monde savant par un ouvrage analogue d'un incontestable mérite; je veux parler du Dictionnaire de l'Antiquité sacrée et profane, qui est aujourd'hui au nombre des manuels classiques.
Une critique minutieuse et sévère pourrait relever quelques omissions dans cet immense travail. Par exemple, on a signalé déjà l'oubli qui avait été commis par M. Bouillet du nom de plusieurs artistes français, architectes et sculpteurs, au seizième siècle; on a aussi reproché à l'auteur une méthode fautive et maintenant abandonnée par les géographes dans l'étude des bassins, des fleuves et des mers; mais ce ne sont là que des taches légères qui ne déparent point ce beau travail. Nous nous empressons donc de recommander à nos lecteurs le nouveau Dictionnaire de M. Bouillet, qui leur sera d'une utilité de chaque jour, et qu'ils pourront utilement consulter sur tous les noms et tous les faits connus. La seconde édition, que nous avons sous les yeux, offre encore d'importantes améliorations; nous avons surtout remarque un tableau de la population de la France et de ses colonies dressé d'après le recensement de 1841 et de 1842, et rédigé en partie sur des documents tout à fait inédits.--Travailler ainsi à perfectionner son œuvre, c'est justifier la confiance du public et payer en même temps une dette de reconnaissance.
A.
Histoire de Duguay-Trouin; par G. de la Landelle, ancien officier de marine. 1 vol. 3 fr. 50 c.--Paris, 1844. Sagnier et Bray, libraires-éditeurs, rue des Saints-Pères, 44.
M. G. de la Landelle, l'un de nos collaborateurs, vient de publier l'Histoire de Duguay-Trouin, le grand officier de mer dont les exploits terminèrent si glorieusement l'ère navale de la France sous le règne de Louis XIV.
Marin lui-même, M. de la Landelle était en position de traiter son sujet avec une parfaite exactitude de détails; mais il l'a rendu plus intéressant par une comparaison soutenue de la marine d'autrefois avec notre marine actuelle. Il s'est surtout appliqué à développer une thèse d'une haute portée militaire; il appuie constamment, par des exemples pris dans la vie de son héros, les opinions qu'il émet sur le meilleur mode à suivre pour placer la France dans une position avantageuse en cas de guerre navale. Une étude approfondie des questions qui nous touchent chaque jour, l'énoncé et la démonstration des principes qui peuvent nous rendre puissants sur les mers, classent l'ouvrage au premier rang parmi ceux qui doivent éclairer le pays sur les besoins de sa marine. Plusieurs documents inédits, extraits de manuscrits rares et curieux, rendront en outre précieuse la nouvelle biographie de Duguay-Trouin, qui, du reste, est écrite dans le style simple et concis qu'exigeait un semblable travail.
L.
L'Almanach du Mois, publication mensuelle.--Bureaux: rue Royale-Saint-Honoré, 23.--Janvier, Février et Mars.
La fortune des petits livres de M. Alphonse Karr a mis les petits livres à la mode. Les imitations ont eu le sort qu'elles méritaient. Ce n'est pas nous qui les trouverons à plaindre; ce n'est pas non plus M. Alphonse Karr. Celui que nous annonçons aujourd'hui ne mérite pas la disgrâce de ceux qui l'ont précédé. Ce n'est point un livre; d'humour, encore moins une satire mensuelle; c'est tout bonnement un recueil qui vise plutôt à être utile qu'à être plaisant; une revue qui contient, outre le récit les faits principaux du mois, des petits nouveaux de science et de littérature populaires, qui valent mieux que ceux qui figurent ordinairement dans les almanachs. Si c'est assez pour l'éloge de l'Almanach du Mois, c'est trop peu pour obtenir le succès que nous souhaitons aux éditeurs à cause de leurs excellentes intentions.--Puisque nous parlons d'almanachs, nous indiquerons aux éditeurs de ces sortes d'ouvrages une innovation qui aurait à coup sûr du succès. Il s'agirait de faire un calendrier qui réunirait sous chaque jour de l'année les noms de tous les saints dont l'Église célèbre la fête ce jour-là, et qui, finalement donnerait dans son ensemble la liste de tous les bienheureux. De cette manière, beaucoup d'honnêtes gens sauraient quel jour on doit leur souhaiter la fête. Les calendriers qu'on donne dans les almanachs devraient avoir surtout cette utilité; mais ils ne l'ont qu'en partie. Saint Pancrace, saint Pantaleon, et tant d'autres, ne sont plus les patrons de personne; mais la fête de mon patron tombe peut-être le jour de saint Pancrace. Je demande une place pour mon patron; saint Pancrace n'en sera point jaloux.
Z.
La nouvelle publication illustrée de l'éditeur des Animaux peints par eux-mêmes, dont nous avions annoncé la mise en vente pour jeudi passé, le Diable à Paris ne paraîtra que mardi 11.
A Madame A. D. N. J. B.--Le sexe n'y fait rien; l'antre sexe nous en adresse quelquefois qui ne sont pas meilleurs.
A M. L., à Crécy-sur-Serre.--Envoyez la solution.
A M. S. R., à Paris.--Votre lettre est aimable. Ce que vous nous conseillez n'aurait d'intérêt que pour un petit nombre d'abonnés de Paris; les départements et l'étranger n'y auraient aucune part. Ces renseignements se trouvent d'ailleurs facilement.
A M. G. H.--Envoyé au dessinateur.
A M. P. D, à Suette.--A la bonne heure; mais de la place? Il y a pourtant note à prendre de votre lettre.
A M. V. de M.--Envoyez votre souscription et celle de vos amis au National, rue Lepelletier, n. 3.
A M E. R. T.--Cet enfant a trop d'esprit. Vous savez le proverbe?--Vos initiales sont bien malheureuses, signez tout au long ou soyez plus spirituel.
A M. G., à Viliers.--Nous acceptons l'offre avec reconnaissance.
A M. F. A. de C., à Paris--L'Illustration ne s'est jamais engagée à donner une table des matières: celle qu'elle publie pour les abonnés qui conservent la collection, ne se donne pas, puisqu'elle n'est pas due; mais elle se vend à prix coûtant, et sans autre profit pour les éditeurs que d'être agréables à ceux qui peuvent tenir à ce complément.
A. M., à I.--Il y a des sujets dont l'Illustration doit s'abstenir, tout en faisant des vœux pour la cause que vous défendez.
A M. G., à Paris.--Vous êtes trop habile; il paraît que vous ne seriez content que si vous ne pouviez pas deviner. Le dernier a dû vous satisfaire.
A M. J. C., à Paris.--Permettez-nous de vous dire que c'est une manie qui passe un peu de mode. Puisque vous savez l'anglais, traduisez-vous ce passage extrait d'une lettre de Londres:
«Respecting the type, paper, engravings and text, I must say that great praise is due to the parties who have the direction of the several departments, since in my opinion the l'Illustration surpasses works of a similar nature published in this country.»
A M. V. de M. à Paris.--Votre explication vaut l'autre, et le fait est possible.
A M. L., à M.--On peut vous satisfaire; nous ne demandons pas mieux que d'être bien avec tout l'Univers.
A M. T., à Reims.--Bien obligé.
A M. S., à Paris et à Nantes.--Il sera fait comme vous le desirez.
Enfin voici passée la semaine de Longchamps, qui, bien qu'elle ait perdu son ancienne importance, reste toujours une époque de transition des modes d'hiver aux modes du printemps. Les premiers rayons de soleil ont fait hâter les toilettes nouvelles; on sait déjà ce qui se porte et ce qui se portera.
Quelle que soit la rapidité d'improvisation de nos dessinateurs et de nos graveurs, nous sommes pourtant forcés, pour aujourd'hui, de nous borner à un dessin qui n'a pas été inspiré par cette solennité de la mode. La semaine prochaine, nos lecteurs et surtout nos lectrices trouveront, sur cette page, des spécimen de tout ce que nous venons de remarquer de plus rare et de mieux inventé dans ce concours du goût et de la fashion parisienne. Toutefois, nous pourrions dès aujourd'hui donner comme une préface de nos observations aux promenades de Longchamps.
Occupons-nous, cependant, des costumes de chambre qui, pour affecter des airs simples, n'ont pas moins de recherche que les plus brillantes parures. Ainsi, nous avons les robes de chambre en royale marquise: étoffe de soie à raies satinées, sur laquelle serpente une guirlande de fleurs. Ces robes sont doublées de satin; elles sont ouatées et piquées à petits carreaux; on les borde assez souvent d'un velours large de deux doigts, de même nuance qu'une des rayures de la robe; les manches doivent être très-larges du bas, et avoir des sous-manches à bouillons séparés par des entre-deux; les poches sont indiquées par la même garniture de velours, qui tourne autour des ouvertures. La même robe se fait encore en cachemire doublé en soie d'une autre couleur que le dessus; on la borde d'une passementerie sur les devants, au bord des manches et des poches; ces dernières sont terminées par un nœud et des glands en soie, semblables à la cordelière qui serre la taille c'est le modèle que nous avons choisi pour notre dessin. Avec ce costume du matin, un bonnet de mousseline garni de dentelles et de rubans est obligatoire, ainsi qu'un mouchoir brodé à gros pois de couleur en point de chaînette. Les cols brodés se font tous très-petits, la broderie se continue sur les devants du fichu, car robes de chambre et robes de ville se font moins fermées qu'au commencement de l'hiver.
Pour toilette du matin, on adopte assez les redingotes dont les corsages sont à revers garnis d'un plissé de rubans qui se continue sur le devant de la jupe. Les foulards ne sont pas seuls en faveur; il y a encore les pékins Bragance, les carreaux Duchesse les taffetas changeants, les rayures et les barèges.
Les écharpes auront toujours un grand succès: elles sont si gracieuses, accompagnent si bien la taille sans la cacher, qu'on ne saurait y renoncer; aussi ce n'est partout qu'écharpes de cachemires, écharpes en soie du Levant aux couleurs variées, qui pour nous séduire se drapent avec toutes les coquetteries imaginables.
Mais qu'est-ce que la fraîcheur des robes et des écharpes, si on la compare à celle des chapeaux et des capotes de crêpe: quoi de plus frais, de plus coquet que ces auréoles de gaze, de rubans et de fleurs qui entourent le visage? quoi de plus léger et de plus simple que les pailles cousues, ornées de rubans ponceau, vert, gros bleu ou écossais?
On parle d'un changement dans la forme des chapeaux, ils deviendraient un peu plus grands et moins fermés; jusqu'ici, ce changement, s'il existe, est à peine visible. Nous verrons bientôt et qu'Alexandrine en décidera; elle dictera ses lois, qui sont toujours celles du bon goût, de la grâce, et d'avance on est disposé a y souscrire sans observation.
Voitures.--Voici les nouvelles voitures adoptées par la mode, non pour Longchamps, car la mode interdit de les montrer à cette promenade, mais tous les jours ou pourra les voir passer dans l'avenue des Champs-Elysées.
D'abord une élégante calèche à deux fonds égaux, menée à la d'Omont, ou Four in Hands; pour celle-ci, les domestiques doivent être à cheval ou assis à côté du cocher, mais jamais ils ne montent derrière.
Ensuite une voiture légère, dite Américaine, à quatre ou deux places, qui doit remplacer les cabriolets et les tilburys, tout à fait passés de mode. Le mérite de l'Américaine consiste dans une grande légèreté, et c'est en cela seulement qu'elle a du rapport avec les tilburys.
Puis les voitures fermées, à quatre places, en demi-coupé, appelées Clarence; elles peuvent être commodes, agréables même pour prendre l'air, parce quelles sont à six places; mais leur aspect n'est pas joli.
Les couleurs des voilures se choisissent toujours dans les émaux des armoiries, et lorsque cela est possible on prend les mêmes couleurs que celles des livrées. Souvent cela ne se peut; exemple:--avec une livrée argent et gueules, on ne saurait avoir un carrosse semblable; alors on consulte les couleurs de l'écusson. Mais lorsque les livrées et les voitures peuvent être des mêmes couleurs, les équipages sont plus complètement aristocratiques.
L'ancien coupé à deux places n'a rien perdu de sa vogue, c'est un agréable chez-soi; il est d'ailleurs si élégant et si gracieux, que rien ne saurait le remplacer.
Longchamps en 1843.--Caricature de Cham.
Avant et après le Carême.--Caricature de Cham.
I. On donne deux carrés, et on demande de les découper en morceaux d'une forme telle qu'on puisse en recomposer un nouveau carré égal à la somme des deux autres.
II. On donne plusieurs miroirs plans, la place de l'œil et celle d'un point lumineux. Il s'agit de trouver le chemin du rayon qui ira de l'objet à l'œil après une, deux, trois, quatre réflexions.
Poisson d'Avril.