L'ART ET LES ARTISTES ______ |
||
ABONNEMENT D'UN AN: FRANCE. 20 fr. ÉTRANGER. 25 fr. |
Directeur-Fondateur: Armand DAYOT |
—Secrétaire— Adolphe Thalasso |
PRIX DU No SPÉCIAL “LA BELGIQUE HÉROÏQUE ET MARTYRE”: | ||
Sans le bois original “CONSUMMATUM EST” de Pierre Gusman, sur Japon
Impérial, 3 fr. 50 pour la France; 4 fr. pour l'Étranger. |
||
Avec le bois original de Pierre Gusman, sur Japon Impérial, 8 fr. 50
pour la France; 9 fr. pour l'Étranger. |
||
Tout abonné ancien ou nouveau à L'Art et les Artistes recevra une épreuve de la magnifique gravure sur bois du maître graveur Pierre Gusman, “CONSUMMATUM EST”, exécutée spécialement pour la Revue et tirée sur Japon Impérial. | ||
De plus, il a été fait de cet ouvrage un tirage de grand luxe de 50 exemplaires numérotés, sur papier de la Manufacture Impériale du Japon. Ces exemplaires renferment chacun une épreuve avant la lettre, sur Japon Impérial également, du bois “CONSUMMATUM EST” de Pierre Gusman. | ||
PRIX DE L'EXEMPLAIRE DE LUXE: 25 francs pour la France; 26 francs pour l'Etranger. |
||
SOMMAIRE DU NUMÉRO SPÉCIAL | ||
«LA BELGIQUE HÉROÏQUE ET MARTYRE» ________ TEXTES |
||
AVANT-PROPOS | Armand Dayot | |
POUR LA BELGIQUE | Maurice Maeterlinck | |
PARMI LES CENDRES | Émile Verhaeren | |
LIÉGE | Maurice Wilmotte | |
VILLES ET VILLAGES SACCAGÉS PAR LES VANDALES: Dinant, Malines, Termonde, etc. etc. | L. Dumont-Wilden | |
LE CRIME DE LOUVAIN | P. Delannoy | |
YPRES | Paul Lambotte | |
NIEUPORT, FURNES, DIXMUDE | Pierre Nothomb | |
LAMPERNISSE | Jean de Mot | |
LES CRIMINELS AU PILORI. | ||
________ ILLUSTRATIONS |
||
QUATRE-VINGT-CINQ ILLUSTRATIONS d'après des peintures, aquarelles et eaux-fortes originales et des documents photographiques avant et après l'invasion. | ||
________ ÉPREUVE D'ART: Intérieur de l'Église Saint-Martin, à Ypres. |
||
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays. | ||
J. ALLARD & Cie | ||
Galerie des Tableaux des Maîtres Modernes | ||
20, Rue des Capucines, 20 | ||
Copyright by L'Art et les Artistes, 1915. L'administrateur-gérant: Ch. Peyrard. |
«Périsse la Belgique plutôt que l'honneur!»
Le Roi ALBERT à son Armée,
(1er septembre 1914).
«La Belgique est punie comme jamais peuple
ne le fut, pour avoir fait son devoir comme
jamais peuple ne le fit.»
Maurice MAETERLINCK.
Il n'est pas, dans l'histoire de la royauté, un geste comparable à celui d'Albert Ier résistant de toute la hauteur de son courage et de sa loyauté à la honteuse violation de son royaume par les armées allemandes; il n'est pas dans l'histoire de l'humanité un mouvement plus héroïque que celui du peuple belge se groupant autour de son souverain, pour défendre au prix de son sang, au prix de son existence, le droit des nations à la liberté et à la vie. Et cela sans songer même aux prochaines représailles du vainqueur—du vainqueur d'un jour—et sans se soucier de la stupeur décourageante des états neutres qui, dans leur impardonnable oubli des conventions internationales, code sacré aujourd'hui détruit, se regardaient en tremblant, le doigt sur les lèvres.
Le souvenir exemplaire de ce geste souverain et de cet élan national, confondus dans le plus douloureux et le plus absolu des sacrifices, traversera désormais les siècles avec une sorte de rayonnement légendaire amplifié de jour en jour par la pieuse admiration des hommes.
Dans la mesure de ses moyens, la revue l'Art et les Artistes veut contribuer à fixer ce mémorable événement, à propager son prestige aussi, et à défendre contre le pardon et contre l'oubli l'odieuse conduite des soldats allemands et des chefs qui les conduisaient au pillage, au vol, aux incendies, aux massacres des femmes et des enfants et aux barbares 4 et inutiles destructions des œuvres d'art et des monuments du passé. «Oublier c'est permettre au crime de se préparer dans l'ombre, c'est permettre au guet-apens de s'organiser de nouveau.»
Il faut que l'infamie du bourreau reste liée éternellement dans l'histoire à la noblesse de l'héroïque victime pour apparaître, en pleine lumière des faits indiscutables, toujours plus hideuse et toujours plus méprisable. A côté de l'œuvre d'art dans toute sa suprême beauté, dans tout l'épanouissement de sa gloire, il faut montrer l'écroulement final et la désolation des ruines où, dans les gravats, dans les poussières et dans les cendres, rien ne subsiste plus du génie des hommes; à côté des restes des innocentes victimes, il faut produire sans cesse la brute triomphante et cruelle.
Mieux que les plus éloquents discours, mieux que les écrits les plus documentés, dont l'effet salutaire peut être, parfois, troublé ou même paralysé par l'action empoisonnée de subtils mensonges, la simple image du crime, éclaire l'histoire d'une lumière sans ombre. C'est la preuve irréfutable.
Ce que nous avons fait pour la Cathédrale de Reims, nous voulons le faire aujourd'hui pour la Belgique héroïque et martyre.
Le lecteur verra passer devant ses yeux, d'après des documents d'une émouvante sincérité, le douloureux cortège des villes et des villettes détruites, des campagnes saccagées et aussi quelques-uns de ces coins calmes et tranquilles particuliers à ce bon pays de Flandre, si calmes et si tranquilles au bord du sombre miroir de leurs canaux silencieux, que les douces âmes mystiques, les plus éprises de solitude et de recueillement, s'y réfugiaient, tremblantes colombes, comme dans un nid de consolant repos.
Que sont devenus ces tendres asiles de prière, d'extase et de paix?
La rédaction et l'illustration de ce numéro spécial, où la sèche précision photographique, alterne avec des reproductions d'œuvres d'art de premier ordre, ne pouvaient être confiées qu'à des Belges. Nous ne saurions trop remercier de leur précieux et inappréciable concours les écrivains et les artistes dont chacun aura contribué au succès de ce recueil mélancolique et glorieux que la revue l'Art et les Artistes est heureuse et fière de dédier à la Belgique héroïque et à son héroïque souverain.
Armand DAYOT.
LA Belgique est punie comme jamais peuple ne le fut, pour avoir fait son devoir comme jamais peuple ne le fit. Elle a sauvé le monde, tout en sachant qu'elle ne pouvait pas être sauvée. Elle l'a sauvé en se jetant en travers de la ruée barbare, en se laissant piétiner jusqu'à la mort, pour donner aux défenseurs de la justice le temps, non point de la secourir, car elle n'ignorait point qu'elle ne pouvait plus être secourue à temps, mais de rassembler les forces nécessaires pour arracher au plus grand péril qui l'ait menacée, la civilisation latine. Elle a ainsi rendu à cette civilisation, qui est la seule où la plupart des hommes veuillent et puissent vivre, un service exactement pareil à celui que la Grèce, lors des grandes invasions asiatiques, avait rendu à la mère de cette civilisation. Mais si le service est pareil, l'acte passe toute comparaison. On a beau regarder dans l'histoire, on n'y découvre rien qui monte à sa hauteur. Le magnifique sacrifice des Thermopyles, qui est peut-être ce que nous trouvons de plus fier dans les annales de la guerre, s'éclaire d'une lumière aussi héroïque mais moins idéale, parce qu'il était moins désintéressé et moins immatériel. Léonidas et ses trois cents Spartiates défendaient en effet leurs foyers, leurs femmes, leurs enfants, toutes les réalités qu'ils venaient de quitter. Le roi Albert et ses Belges, au contraire, n'ignoraient point qu'en barrant la route à l'envahisseur, ils sacrifiaient inévitablement leurs foyers, leurs femmes et leurs enfants. Loin d'avoir comme les héros de Sparte un intérêt impérieux et vital à combattre, ils avaient tout à gagner à ne combattre point, et rien à perdre,—sauf l'honneur. Il y avait en balance, d'un côté les pillages, les incendies, la ruine, les massacres et l'immense désastre que nous voyons; et de l'autre, ce petit mot d'honneur qui représente aussi d'immenses choses; mais des choses qu'on ne voit point, ou qu'il faut être très pur et très grand pour apercevoir avec une clarté suffisante. Qu'un homme plus haut que les autres aperçoive ce que représente ce mot et sacrifie sa vie et celle de ceux qu'il aime à ce qu'il aperçoit, cela s'est vu çà et là dans l'histoire, et l'on a voué non sans raison à ces hommes une sorte de culte qui les met presque au rang des dieux. Mais que tout un peuple, grands et petits, riches et pauvres, savants et ignorants, se soit à ce point délibérément immolé à une chose qu'on ne voit point, je l'affirme sans craindre qu'en fouillant dans la mémoire des hommes on trouve de quoi me contredire, cela ne s'était pas encore vu.
Et remarquez qu'il ne s'agit pas d'une de ces résolutions héroïques prises dans une heure d'enthousiasme où l'homme se dépasse facilement soi-même et qu'il n'a pas à soutenir, lorsque son ivresse oubliée, il retombe le lendemain au niveau de sa vie quotidienne. 8 Il s'agit d'une résolution qu'il faut prendre et soutenir chaque matin, depuis près de quatre mois, au sein d'une détresse et d'un désastre qui croissent chaque jour. Et non seulement cette résolution n'a pas fléchi d'une ligne, mais elle s'élève du même pas que le malheur; et aujourd'hui que ce malheur atteint son comble, elle atteint elle aussi son sommet. J'ai vu un grand nombre de mes compatriotes réfugiés: les uns avaient été riches et avaient tout perdu; les autres étaient pauvres avant la guerre et maintenant ne possédaient même plus ce que possède le plus pauvre. J'ai reçu un grand nombre de lettres venues de tous les coins de l'Europe où les exilés du devoir avaient cherché un instant de repos. J'y ai trouvé des plaintes trop naturelles, mais pas un reproche, pas un regret, pas une récrimination. Je n'y ai pas surpris une seule fois cette phrase découragée mais excusable, qui devrait naître si facilement, semble-t-il, sur des lèvres désespérées: «Si notre roi n'avait pas fait ce qu'il a fait, nous ne souffririons pas ce que nous souffrons aujourd'hui.» Ils n'y songent même pas. On dirait que cette pensée n'est plus de celles qui puissent vivre dans l'atmosphère purifiée par leur malheur. Ils ne sont pas résignés, car se résigner c'est renoncer et ne plus tendre son courage. Ils sont heureux et fiers dans leur détresse. Ils sentent obscurément que cette détresse va les régénérer comme un baptême de confiance et de gloire et les ennoblir à jamais dans la mémoire des hommes. Un souffle inattendu, venu des réserves secrètes de la race et des sommets du cœur humain, a passé tout à coup sur leur vie et leur a donné une seule âme formée de la même substance héroïque que celle de leur grand roi.
Ils ont fait ce qu'on n'avait pas encore fait; et il faut espérer pour le bonheur des hommes qu'aucun peuple n'aura plus à refaire pareil sacrifice. Mais cet exemple admirable ne sera pas perdu, même s'il n'y a plus lieu de l'imiter. A l'heure où sous le poids d'un long bien être et de réalités trop égoïstes, la conscience universelle allait subir je ne sais quel fléchissement, il a élevé de plusieurs degrés ce qu'on pourrait appeler la morale politique du monde et l'a portée d'un coup à une hauteur qu'elle n'avait pas encore atteinte et d'où elle ne pourra plus redescendre, car il est des actes si éclatants et qui prennent une telle place dans la mémoire, qu'ils fondent une sorte de religion nouvelle et fixent définitivement le niveau de la conscience, de la loyauté et du courage humains.
Ils ont réellement, comme je l'ai dit et comme l'histoire l'établira quelque jour avec plus d'éloquence et plus d'autorité, sauvé la civilisation latine. Ils se trouvaient depuis des siècles au confluent de deux cultures puissantes et ennemies. Ils avaient à choisir. Ils n'ont pas hésité. Et leur choix est d'autant plus significatif, d'autant plus lourd d'enseignements, que nul n'avait autant qu'eux qualité pour choisir en connaissance de cause. Vous n'ignorez pas, en effet, que plus de la moitié de la Belgique est de souche germanique. Elle était donc, par ses affinités de race, mieux à même que quiconque de comprendre cette culture qu'on lui offrait avec la théorie du déshonneur qui s'y trouvait incluse. Elle l'a si bien comprise, elle la connaît si bien, qu'elle l'a rejetée avec une horreur, un dégoût d'une violence sans égale, spontané, unanime, irrésistible, portant ainsi une sentence sans appel et donnant au monde une leçon péremptoire scellée de tout son sang.
Maurice Maeterlinck.
JE ne veux pas que ces lignes soient comme le texte d'une épitaphe pour nos villes gisantes à terre. La vie demeure sous leur cendre comme le printemps circule, descend et remonte à fleur de sol, sous l'hiver.
La Flandre et la Wallonie ont connu des jours aussi sombres que ceux qu'elles traversent. La Bourgogne, l'Espagne, l'Autriche les ont tour à tour mordues et dépecées. Elles n'en sont pas mortes; elles sont faites pour ressusciter toujours. Mais si l'Espoir nous demeure et s'il protège contre le vent fatal la lampe de l'éveil au bout de l'avenue, il n'en est pas moins vrai que l'heure qui sonne est étrangement douloureuse et terrible.
Pour nous réduire, l'Allemagne ne s'est point contentée de dépêcher ses hommes au feu, elle les a envoyés à l'incendie; elle ne s'est point bornée à faire la guerre au soldat qui combat, elle l'a faite à la mère qui engendre et à l'enfant qui grandit. C'est notre race entière qu'elle a visée. Elle a voulu l'atteindre non seulement en son avenir, mais en son passé. Sa haine fut complète.
Notre avenir c'est notre espoir; il ne s'est point encore réalisé, bien qu'il soit brûlant de ferveur et de confiance. Il se cache en notre âme. On ne le peut toucher, ni voir. Pourtant il est aussi réel que notre présence sur la terre.
Notre passé tout au contraire est visible et palpable. Il s'est fait pierre en nos demeures et en nos monuments. Depuis le XIe ou le XIIe siècle, nous symbolisons par les constructions cruciales de nos églises et notre idéal et notre foi. Nous ornons nos temples d'une décoration à la fois réaliste et pieuse, pour dévoiler et nuancer ainsi toute notre pensée. Dès le treizième siècle, notre fierté civique s'est affirmée et consolidée dans mille beffrois. Ils se dressent dominant nos maisons privées et nos places publiques pour que l'on sache que cette fierté doit être plus haute que nos intérêts particuliers et nos rivalités sociales. Nous avons créé nos béguinages pour y satisfaire notre désir de méditation et de silence. Nos halles, qu'elles fussent aux mains de nos foulons, de nos bouchers, de nos drapiers, indiquaient notre ardeur de travail, de négoce et d'industrie. Nous les avons créées imposantes et belles. Nous en fîmes des chefs-d'œuvre. Toute notre vie historique fut ardente et personnelle. Elle différait de celle des autres peuples. A deux reprises, au XVe et au XVIe siècles, nous avons donné au monde, grâce à 14 nos peintres, une leçon d'art. Hier encore, notre école littéraire déjà illustre quoiqu'à peine née, jetait vers les Renommées attentives les noms de nos grands écrivains. L'Europe et l'Amérique les connaissent. Elles les vénèrent et les célèbrent. Le plus haut de tous est mis au rang des Carlyle et des Emerson. Ces floraisons esthétiques ont été, chaque fois, le résultat d'une prospérité matérielle large et sûre. Après l'Angleterre, l'Allemagne, la France, c'est la petite Belgique qui prend rang dans les luttes commerciales de l'Occident.
C'est donc avec autorité que nous pouvons nous réclamer de nos mérites. Nous sommes dignes d'être et de rester indépendants et libres, puisque nous possédons des qualités ethniques qui nous sont propres et qui servent à la force variée et à la beauté du monde.
Il nous manquait peut-être quelque gloire guerrière. Et voici que grâce à nos ennemis eux-mêmes nous l'avons conquise. Certes—mais il ne faut pas trop le redire—nous avons été par notre résistance acharnée de quelque secours et à la France et à l'Angleterre. Nous leur avons donné le temps de s'organiser et de s'armer, derrière nous. Nous avons retardé l'heure de la dangereuse et formidable surprise.
Mais faisant cela, nous avons fait chose plus importante encore.
Nous avons eu l'honneur—oh certes sans le savoir—de défendre les premiers tout un passé de splendeur et de civilisation. La Grèce et Rome étaient à nos côtés, invisibles. A Liége, dans le ciel nocturne, circulaient les grandes ailes de Pallas Athéné, pendant que sous elle rôdaient les Zeppelins monstrueux. Aucun de nos petits soldats flamands ou wallons ne s'en doutait et nous-mêmes nous l'ignorions. Nous ne l'avons su que plus tard, quand la signification morale de cette guerre nous est apparue. Les théoriciens allemands nous ont confessé leur rêve de civilisation asiatique où les peuples tiennent sous le joug d'autres peuples. Les temps des Darius, des Xerxès et des Nabuchodonosor étaient évoqués comme des temps qui pourraient revenir. La liberté claire et l'oppression organisée étaient à nouveau l'enjeu de la lutte et c'étaient nous, les Belges, qui l'engagions.
Si dans l'immense malheur qui s'étend sur nous, il peut nous rester à côté de l'indéfectible espoir, quelque motif de haute exaltation et même de joie, c'est de songer que notre courage, notre ferveur et notre acharnement ont servi la plus grande des causes humaines. Disons encore que pendant ces heures tragiques des premiers jours d'août, nous avons aimé, haï, voulu, crié, chanté, pleuré, avec une intensité telle que toute notre existence nationale passée ne vaut pas cette minute soudaine et superbe vécue sous la foudre. Étions-nous vraiment un peuple, avant cet instant magnifique? Nous nous dépensions en minimes querelles; nous n'étions guère aimantés vers les hautes réalités; nous nous complaisions à nous reprocher nos origines, soit flamandes, soit wallonnes; nous tâchions d'être avocats, boutiquiers, fonctionnaires, avant d'être des citoyens. Le péril a rassemblé nos forces éparses en un seul et lumineux faisceau. Nous le dressons sur nos villes détruites, sur nos plaines rasées, sur l'immense champ de bataille qu'est aujourd'hui notre terre et, avec déjà de la victoire dans le cœur, nous attendons.
Émile Verhaeren.
Liége et Dînant, notre brave petite France de Meuse... (Michelet).
ELLE est la gardienne. L'éperon de ses collines verdoyantes ferme la grande plaine des batailles, à l'ouest, et son fleuve dresse une barrière presqu'infranchissable de l'autre côté. Sa vieille citadelle, aujourd'hui démantelée, résume une défensive séculaire; ses forts, éventrés par les obus allemands, ont tenu pendant douze jours contre la plus puissante armée du monde. En brisant net l'élan germanique, ils nous ont peut-être sauvés de la barbarie.
Les journées d'août resteront inoubliables. Dans quelle fièvre vivions-nous, comptant les heures, anxieux des nouvelles que la presse du matin, de midi et du soir nous dispensait avec une parcimonie obligée! Ç'avait d'abord été la surprise de l'attaque brusquée, puis le sursaut joyeux de l'échec humiliant infligé à nos ennemis; puis l'espoir d'une intervention française; puis encore l'abandon des intervalles, livrant la cité sans ses forts, qui tenaient, tenaient bon. Enfin l'accalmie se fit; l'occupation devint calme et régulière; on respira, faiblement sans doute; on vécut. Au moment où je trace ces lignes, Liége, morne et muette, garde toute sa fierté et tous ses espoirs; elle n'ignore rien de notre avance et de la démoralisation progressive de l'ennemi; une haine vengeresse couve dans sa banlieue ouvrière et jusqu'au plus humble de ses foyers.
La vieille cité a connu, plus d'une fois, de telles amertumes. Son histoire porte plus d'un crêpe. Aucune invasion ne l'a épargnée. Elle n'était qu'une médiocre bourgade avant Charlemagne; déjà les Normands la ravagèrent. Puis ce fut le tour des vassaux turbulents que la féodalité émancipa sur les rives de la Meuse comme sur celles du Rhin. Notker fut le premier prince qui affermit chez elle une autorité régulière et victorieuse. Après lui elle goûta des jours de paix et de grandeur civique, jours troublés par les luttes intestines, par la jalousie de ses voisins, par le contre-coup de conflits plus vastes où elle se vit impliquée. Au XVe siècle elle entendra le claquement des étendards de Charles le Téméraire, elle subira le châtiment le plus terrible pour avoir résisté à ce prince, qui la traita comme les Allemands ont, en août et septembre passés, traité Louvain. L'écho des guerres de religion parviendra jusqu'à elle au siècle suivant, et plus tard, le piaffement des coursiers de Mansfeld jettera la terreur dans ses faubourgs. Enfin, dans la crise révolutionnaire, sous Napoléon et à la veille de Waterloo, aucune douleur ne lui fut épargnée. Nos grands-pères y chantaient encore, il y a vingt ans, les couplets d'une satire où les Prussiens étaient comparés à l'animal impur dont se nourrissent leurs petits-fils.
Tout cela est de l'histoire... Et pourtant jamais les Liégeois ne s'avouèrent vaincus. Jamais ils ne perdirent cette belle humeur qui est faite de confiance, de bravoure et de fierté. D'une ténacité sans égale, impatients de n'importe quel joug, juste assez insouciants pour ignorer les longs abattements, mais point oublieux de leurs devoirs, de leurs droits, des iniquités subies et des revanches possibles, on les vit sans cesse relever le front après la tempête; leur silence obligé était ironique; il n'était ni accablé ni obséquieux. Comme nos ouvriers d'usine refusent le travail aux Allemands de 1915, leurs ancêtres refusaient le salut à leurs maîtres occasionnels et verrouillaient leurs portes. Si leur logis était abattu, ils se réfugiaient dans la forêt prochaine, et puis ils profitaient de la moindre éclaircie pour rebâtir leur toit, reprendre l'outil, revendiquer leurs franchises. O l'admirable peuple, et combien les maîtres actuels de la vieille cité s'illusionnent s'ils croient l'avoir matée en quelques mois! Malheur à eux, comme aux tyrannies d'antan, si un retour de fortune rendait leur occupation précaire! Ils sentiraient tôt le souffle de haine qu'exhalent les milliers de bouches scellées maintenant; des mains pesantes s'abattraient sur des nuques devenues débiles; les pics des mineurs achèveraient la besogne des marteaux de nos forgerons et des limes de nos armuriers.
Mais regardez donc cette ville! Elle semble créée pour être l'asile de toutes les libertés. On n'y arrive qu'en traversant la puissante ceinture de ses fumées industrielles. Cent cheminées lancent des gaz plus asphyxiants que ceux dont la malignité prussienne inonde nos tranchées; cent hauts-fourneaux crachent, dans la nuit, des spirales de feu qui sont comme l'expectoration effroyable d'un monstre infernal; on dirait du cercle magique que le héros de la légende essaie en vain de franchir. Le fleuve qui serpente à travers sa vallée est assez large, si on le délestait de ses ponts, pour couper toute retraite. Dans les plis de ses vallons que d'embuscades meurtrières!
Voilà les aspects redoutables de la vieille cité. Et maintenant, voici son sourire. Le cercle franchi, derrière ce rideau sinistre, dans la paix d'un crépuscule heureux, elle apparaît, telle une enchanteresse. C'est d'abord l'ensemble charmeur de ses collines aux lignes molles et capricieuses. C'est la dégringolade de ses maisons blanches jusqu'à cette Meuse française, qui roule ses eaux claires sur un fin gravier. C'est le son des cloches, qui anime et rend bavardes les tours de ses églises romanes et gothiques, tandis que le carillon de son vieux palais épiscopal mêle sa note joyeuse—quasi égrillarde—à ce pieux concert. Ainsi allait-il dans le passé, où les chanoines tréfonciers de la cathédrale fredonnaient parfois, devant une table bien servie, des refrains de danse populaire. C'est, enfin, l'animation surprenante des rues, digne d'une plus grande cité, et la jovialité des promeneurs qui, vrais Méridionaux du Nord, échangent des saluts, des sourires et des quolibets d'un trottoir à l'autre. Terrible et plaisant, le caractère liégeois n'a guère varié depuis les Eburons de César jusqu'aujourd'hui, et ma petite patrie restera, dans la Belgique de demain, comme une république aimable, d'un loyalisme parfait.
Maurice Wilmotte,
Professeur à l'Université de Liége,
agréé à l'Université de Paris.
ON ne flétrira jamais assez énergiquement la destruction de tant de monuments du passé, de tant de souvenirs d'art et d'histoire ordonnés, généralement sans aucune nécessité militaire, par les chefs de l'armée allemande partout où ils ont passé. Mais à côté de ce vandalisme éclatant, il est des ruines qui paraîtront tout aussi douloureuses à ceux qui aiment leur pays: ce sont les ruines de tant de villages, et de tant de petites villes sans gloire mais charmantes.
Bien plus encore que la ville, c'est le village en effet qui donne à un pays sa physionomie. Quelles que soient les différences que l'on constate de région à région, du Nord au Sud et de l'Est à l'Ouest de la France, les villages, sauf dans les départements où la grande industrie a brusquement modifié l'aspect du pays, ont partout une physionomie qui s'apparente. Bourgs normands perdus dans les arbres, hameaux bretons dont les maisonnettes de pierre grise sont tapies dans une anfractuosité du roc, villages du Valois ou du Parisis, gracieux et champêtres comme une bergerette du XVIIIe siècle ou un conte de Gérard de Nerval, bourgades méridionales aux maisons blanches bien rangées autour du mail, le forum de l'ancien municipe, villages lorrains serrés autour de leurs clochers pointus comme pour mieux résister aux invasions, villages de montagne encadrés dans la combe profonde, villages de la plaine fertile où tout respire l'abondance et la paix, villages forestiers, villages maritimes, tous les villages français racontent avec une discrète éloquence l'histoire intime d'une vieille civilisation agricole et policée, et d'un pays où depuis longtemps, l'homme des champs aussi est un homme libre. Et partout ou presque partout, on y trouve dans la disposition des plus humbles maisons, dans leur architecture, dans un goût traditionnel pour les arbres, les fleurs et les pampres, la preuve du goût instinctif d'une race née pour l'art.
A quelques nuances près, c'est une impression analogue qu'on éprouvait dans les villages de Belgique. Tant en Flandre qu'en Wallonie, il y avait, avant la guerre, dans ces belles provinces qui semblaient avoir pour jamais oublié la guerre, quantité de bourgades si heureusement disposées, si bien patinées par les siècles et si soigneusement entretenues par les hommes qu'elles apparaissaient comme de véritables œuvres d'art.
Elles apparaissaient! Il faut, hélas! pour des régions entières, parler au passé, car presque partout où l'armée allemande passa, il y a quelques mois, il ne reste plus que des ruines.
On peut vraiment suivre l'invasion 26 à la trace sanglante et charbonneuse qu'elle a laissée. Partout des massacres, partout des pillages et des destructions, partout des incendies.
Elle entre en Belgique par Verviers et le plateau de Herve, haute plaine agricole dont les gras pâturages sont renommés et où les grandes fermes et les gros bourgs abondent. Verviers, ville ouverte, ne résiste pas: on la respecte, on se contente de brûler une usine pour l'exemple; dans les campagnes on fusille quelques otages, on détruit quelques fermes sous divers prétextes, mais ce ne sont là que de menues gentillesses, sans importance. A Visé, près de la frontière hollandaise où une division de l'armée belge tente courageusement de disputer le passage de la Meuse, les généraux de l'empereur allemand montreront mieux leur savoir-faire. Visé prise sera plus qu'à moitié détruite. Mais c'est après la reddition de Liége que la dévastation systématique commença. A la formidable invasion qui se préparait, toutes les routes de la Belgique étaient nécessaires; les routes classiques, la Meuse et la Sambre, les routes plus difficiles des Ardennes; toutes ont presque également souffert du passage de la horde dévastatrice...
La Vallée de la Meuse! Beaucoup de soldats y ont passé jadis. Henri II après le sac de Thérouanne par Charles-Quint y entreprit une sorte d'expédition punitive; les bandes du duc de Nevers n'y allèrent pas de main morte et avant 1914 on disait dans les livres d'histoire que jamais on n'avait fait la guerre d'une manière aussi cruelle qu'en ce XVIe siècle sanglant et passionné. Mais les soldats du Roi de France, pas plus que les reîtres de l'empereur ne se prétendaient les représentants de la Culture et aucune conférence de La Haye n'était venue codifier les lois de la guerre. Les armées de Louis XIV, celles de Guillaume d'Orange, roi d'Angleterre, celles de la Révolution, qui, elles aussi passèrent par ces belles vallées, ne firent la guerre qu'aux soldats, et si quelques châteaux du pays furent brûlés par ces dernières, ce fut avec la complicité des habitants que les haines sociales égaraient.
Mais ces souvenirs, au printemps dernier, appartenaient à l'histoire, à une très lointaine histoire, et l'on ne pouvait rien imaginer de plus paisible que ces rives de la Meuse, qui ressemblaient à un immense parc. Sur les bords de l'eau, au pied des collines boisées, une quantité de villas opulentes ou coquettes, s'élevaient dans les jardins et mariaient heureusement leur rusticité artificielle et bourgeoise avec le charme des vieux villages de pierre grise. C'était un pays de villégiature, un pays de repos, de confort, d'opulence, où la prospérité belge s'étalait avec une complaisance joyeuse. Les villes elles-mêmes avaient toutes un aspect accueillant de villes d'eaux. Namur riait à l'étranger dans sa ceinture de forts, et avait converti en parc sa vieille citadelle; Dinant, qui s'allongeait voluptueusement au pied du rocher autour de sa vieille église dont l'étrange et charmant clocher bulbeux accrochait le regard, avait l'air d'une capitale d'opérette. Andenne, Huy, Hastières, Yvoir, Freyr, Godinne, tous les villages, toutes les villettes de la contrée avaient le même aspect de gaîté tranquille et saine, de gaîté wallonne. Ce n'étaient pas précisément des villes d'art, des villes-musées,—bien que, dans quelques-unes d'entre elles, à Huy, à Dinant, à Hastières il y eût de fort belles églises, très anciennes et très curieuses,—mais c'étaient cependant des œuvres d'art en ce sens que, malgré les erreurs inévitables de la construction moderne, elles portaient l'empreinte d'une tradition architecturale mosane, qui a beaucoup de charme et d'originalité...
Toutes, ou presque toutes, ont subi les stigmates de l'invasion. Namur, qui fut défendue, Namur, qui fut bombardée et prise après un siège en règle, a relativement peu souffert. Ce sont les villes ouvertes, les villes où les Allemands sont entrés sans coup férir ou après des batailles gagnées, qu'ils ont pillées et brûlées. A Dinant où les Allemands, vaillamment attaqués par une avant-garde française avaient d'abord subi un sanglant échec, sur quatorze cents maisons que comptaient la ville et ses faubourgs deux cents à peine sont encore debout. Près de l'église dont les débris calcinés sont éclaboussés d'une boue sanglante, cent vingt hommes ont été mitraillés sous les yeux de leurs femmes; à l'autre extrémité de la place, quatre-vingt-quatre autres ont été fusillés. Pour qu'ils fussent atteints plus sûrement on les avaient massés en carré contre un mur: les pelotons allemands tiraient dans le tas. Suivant le rapport officiel belge, la liste des victimes civiles de Dinant se monte à huit cents noms et là où s'élevait une des plus jolies villes de la Meuse il ne reste plus que des ruines désertes, un fantôme, un squelette de ville.
Andenne, moins pittoresque que Dinant, mais agréablement située sur le bord de la Meuse entre Liége et Huy et qui n'en était pas moins une accorte et charmante petite cité wallonne a eu à peu près le même sort. Et ici le drame est encore plus inexplicable car les Allemands n'avaient pas eu à se battre autour d'Andenne comme ils avaient eu à se battre autour de Dinant. «Après deux jours d'une occupation plus ou moins pacifique, raconte M. Pierre Nothomb dans son terrible livre: Les Barbares en Belgique, le jeudi 20 août à 6 heures du soir, une vive fusillade éclata de divers côtés à la fois et une douzaine de maisons entre la Meuse et la gare se mirent à flamber. Les habitants réfugiés dans leurs caves et qui avaient cru d'abord à une arrivée des alliés sur la ville virent bientôt que la fusillade était dirigée contre eux. Ceux qui allèrent à leur seuil pour voir ce qui se passait furent tués. Le bourgmestre, M. Camus, remonté de sa cave pour fermer sa porte fut blessé d'une balle égarée; son corps fut aussitôt criblé de vingt coups de baïonnettes. De véritables feux de salve furent dirigés vers les caves et les soupiraux.»
Trois cent vingt bourgeois furent ainsi assassinés, la plupart sous les yeux de leur femme et de leurs enfants, et trois cents maisons furent brûlées. L'officier qui présida à ce beau fait de guerre s'appelle Schœnman. Mais le général von Bülow s'empressa d'en prendre la responsabilité:
«C'est avec mon consentement, déclara ce noble homme de guerre, que le général en chef a fait brûler toute la localité d'Andenne et que cent personnes environ ont été fusillées». Il trouvait apparemment que son subordonné avait un peu exagéré en en tuant plus de trois cents...
Huy fut moins cruellement traitée: on y a fusillé quelques otages, brûlé et pillé quelques maisons, mais c'est peu de chose, relativement à ce qui fut fait ailleurs.
Quant aux villages des rives de la 30 Meuse ou des plateaux voisins, quant aux villas et aux châteaux qui peuplaient les bois à flanc de coteau, tous ont été pillés.
Mais certaines régions des Ardennes ont peut être souffert davantage. L'offensive française s'y porta d'abord, et si nos troupes finalement durent battre en retraite, ce ne fut qu'après de durs combats où les Allemands perdirent beaucoup de monde.
C'est un pays de bois, de plateaux arides, coupé de vallées profondes, un pays qui se prêterait merveilleusement à la guerre de partisans. On sait que les Allemands en ont une peur affreuse: le franc-tireur est leur cauchemar. Aussi, quand les Français qui avaient à défendre le pays pied à pied, profitèrent de la disposition du sol pour tendre d'heureuses embuscades, les attribuèrent-ils aux habitants. Ce fut le prétexte d'affreuses représailles, massacres, fusillades, incendies, bombardements qui n'étaient pas tout à fait, du reste, sans effets militaires, car plus d'une fois nos troupes hésitèrent à défendre un village ou une ferme sans absolue nécessité dans la certitude où elles étaient que leur défense causerait la mort ou la ruine des habitants. Longtemps, on n'a rien su de ce qui s'était passé dans ce malheureux pays qui fut vraiment isolé du reste du monde. On sait aujourd'hui que ses villages furent détruits par centaines, et ses habitants littéralement décimés.
C'étaient aussi de beaux villages, moins riants, moins opulents que ceux de la Meuse, mais d'un pittoresque délicieux: maisons de pierre grise aux toits d'ardoise, clochers pointus, moulins à eau, heureusement situés au bord des claires rivières.
Petits hameaux agrestes et paisibles suspendus au flanc d'une colline, petites villes agricoles et forestières tassées aux carrefours des grand'routes, Rossignol, Maissin, Neufchâteau, Etalle, Paliseul, Herbeumont, Suxy, nous savons que vous aussi vous avez souffert durement de la guerre; et quand nous pourrons à nouveau parcourir ces hauts plateaux de l'Ardenne d'où l'on découvre d'immenses paysages pareils à des fonds de tableaux gothiques, et ces profondes vallées, où tant de fois, dans la paix des choses, nous avons cru qu'on pourrait oublier le monde, nous retrouverons bien des ruines. Mais le pays que vos jolis noms évoquent ne nous en sera que plus cher. Il n'aura rien perdu de son charme qu'il doit à la nature même, à la configuration de son rude sol, à la beauté de son ciel changeant plus qu'à l'effort des hommes, et d'avoir souffert du passage des Barbares il ne nous paraîtra que plus émouvant.
*
* *
En pays flamand, au contraire, les ravages sont irréparables. Là, la guerre n'a pas seulement causé des ruines et semé des deuils, elle a modifié tout l'aspect d'un pays. En quelques semaines, elle a détruit l'effort patient de plusieurs siècles.
Après la chute de Liége, tandis qu'une armée allemande, poursuivant ses avantages sur la rive droite de la Meuse, repoussait les Français jusque sur leur territoire, une autre entreprenait l'invasion de la Belgique sur un vaste front qui allait du Nord au Sud, poussant devant elle la petite armée belge qui, héroïquement, défendait le terrain pied à pied. Partout, elle commit les mêmes ravages, les mêmes horreurs. D'autres que moi raconteront le martyre d'Aerschot et de Louvain, de Tongres, de Diest, de quantité de bourgs et de villages, de ce gras pays brabançon qui semblait aménagé pour les fêtes, les ripailles et les kermesses, et non pour la guerre. Malines, sœur pensive de Bruges et de Louvain, fut prise et reprise. Plusieurs fois, les Allemands la bombardèrent, visant toujours avec obstination cette noble tour de Saint-Rombaut, qui se dresse dans la plaine flamande comme un flambeau. Mais une fois la ville prise, elle ne fut pas incendiée, ni systématiquement détruite, et si l'opulent pays qui s'étend entre Bruxelles et Anvers a été converti en désert, du moins les Allemands peuvent-ils alléguer qu'on s'y est durement battu, que l'armée belge, retirée dans Anvers, a fait plusieurs sorties qui inquiétaient gravement les derrières de l'armée d'invasion. Mais pour la destruction de Termonde, ils ne sauraient invoquer aucune excuse. C'est après qu'elle eût été évacuée par les dernières troupes belges, que la ville fut systématiquement détruite. Comme elle avait déjà souffert d'un premier bombardement, et qu'elle semblait définitivement acquise à l'armée d'invasion, le bourgmestre vient trouver en suppliant le général von Sommerfeld—tous ces noms sont à retenir—tranquillement assis sur une chaise, devant un café sur la Grand'Place. Il parle, il prie, il pleure, il est au moment de s'agenouiller devant le bourreau de sa ville; mais celui-ci le regarde froidement, répond ces simples mots: «Nein! razieren», et fait signe aux pionniers de commencer.
Il ne reste plus aujourd'hui de Termonde que quelques petits tas de décombres au bord de l'Escaut.
La jolie ville que c'était! De pittoresques remparts à la Vauban l'entouraient, de larges douves communiquant avec l'Escaut, lui faisaient une gracieuse ceinture d'eau qui ajoutait à son charme intime et accueillant. C'était comme un vieux petit port accroupi le long du grand fleuve, et soigneusement gardé à la façon d'autrefois contre les intrus et les indésirables. Pour entrer à Termonde, on passait des ponts et des ponts encore, et tout à coup, l'on arrivait dans quelque rue multicolore dont les maisons luisantes de peinture alignaient leurs façades comme des jouets de Nuremberg. Un bout de canal, un bras de rivière reflétait les fenêtres garnies de rideaux à guipure et décorées de vases remplis de fleurs artificielles. Aucune animation, du reste, sauf sur les quais, du côté des fabriques. Aucun bruit, sauf l'aigre sonnerie des clairons de la garnison. Sur la Grand'Place, à certaines heures, il ne passait pas trois personnes. Par moments, la porte d'un café s'abattait avec un bruit sourd. Un officier traînait lentement ses pas vers le cercle militaire, puis tout retombait à la solitude, au silence. Mais cette solitude n'avait rien d'hostile ni de triste. Elle était souriante et confortable. Les gens de Termonde y étaient habitués depuis si longtemps qu'ils semblaient ne pas supposer qu'il pût y avoir une autre vie. Ils s'ennuyaient confortablement et paraissaient heureux de s'ennuyer.
Mais Termonde, outre le charme de ses rues multicolores, intéressait le voyageur par la coquetterie caractéristique de son hôtel de ville. Il avait subi, au cours des siècles, beaucoup de retouches, mais toutes les variations de son architecture s'étaient très heureusement harmonisées. Une partie avait été restaurée selon les dessins de Maestertuis dans un 36 gothique très pur et très simple, tandis que l'aile gauche s'ornait d'un pignon contourné dans le goût de la Renaissance. Au milieu de l'édifice, la tour se dressait d'un jet hardi, couronnée de quatre tourelles qui s'effilaient autour d'une lanterne finissant en flèche bulbeuse. Certes, ce monument n'avait rien de l'imposante solennité du beffroi de Bruges, ni de la fière énergie du beffroi d'Ypres, ni de la grâce légère de l'hôtel de ville d'Audenarde, mais sa silhouette avait de la grâce et de la fierté et il faisait, somme toute, très bonne figure parmi les édifices civils de la Flandre. A l'intérieur, la municipalité avait réuni les tableaux qu'elle possédait, et qui, presque tous, étaient dûs à des peintres du terroir, car Termonde a marqué dans l'histoire artistique de la Belgique contemporaine: c'est le lieu de naissance du grand paysagiste Courtens. On y trouvait, du reste, aussi quelques tableaux anciens de grande valeur. A Notre-Dame, la vieille collégiale sombre dont la masse trapue s'élevait au-dessus de l'ancien cimetière, on voyait, parmi l'or et le marbre des chapelles, un remarquable tableau de Gaspard de Crayer et deux Van Dyck excellents: une Adoration des Bergers et un Crucifiement.
Ces précieuses toiles ont-elles été sauvées? je ne sais; mais les charmants édifices qui leur servaient de cadre ont disparu à jamais. Sans doute Termonde se relèvera de ses ruines, mais ce sera une autre ville, une ville neuve sans rien du charme discret et recueilli de la cité détruite.
*
* *
Hélas! il en est ainsi de presque toute la Flandre. Rien ne nous rendra son tranquille et placide visage. Elle pansera ses blessures, elle réparera ses désastres avec cette patiente énergie qu'elle a toujours montrée au cours des siècles, mais ses paysages silencieux et pensifs comme des jardins de béguines, ses villages riants, paisibles et vieillots ont disparu à jamais.
Peut-être reverrons-nous la tour des halles d'Ypres se dresser fièrement au milieu de la plaine reconquise, car on pourra la reconstruire pieusement, telle qu'elle était, mais nous ne reverrons jamais la vieille petite place, la charmante église de Loo, si artistement patinée par le temps; nous ne reverrons jamais le tendre béguinage de Dixmude, son vieux pont de l'Yser, ses maisonnettes multicolores, on ne refera pas ces quais ombragés de vieux arbres. Et de même Nieuport. Aucun archéologue, aucun architecte, ne nous restituera la vieille église de brique et son clocher bulbeux, le modeste hôtel de ville, avec son perron solennel, ni la Halle-aux-Drapiers, avec sa gracieuse tour carrée.
A quoi bon chercher à reconstituer ces humbles monuments? Ce n'étaient rien moins que des modèles d'architecture et leur beauté était faite de leur parfaite convenance au cadre qui les entourait, de la couleur dont les siècles les avaient revêtus, de l'harmonie qui s'était établie entre eux, et les arbres et le ciel. Les arbres de Nieuport ont été rasés par les obus, et le vétusté petit port qui s'endormait si voluptueusement dans ses souvenirs, le long de l'Yser vaseux, n'est plus qu'un tas de briques et de plâtras.
Nieuport, Ypres, Dixmude, Termonde, rien ne me donne comme ces noms l'affreuse sensation de l'irréparable...
L. Dumont-Wilden.
LE crime de Louvain, n'est pas seulement un crime contre la Vie: c'est un crime contre l'Esprit, écrivait récemment Pierre Nothomb. Et de fait on ne pouvait évoquer le nom de Louvain, sans songer au centre intellectuel, de réputation célèbre, dont la fondation remonte à 1425; on ne pouvait traverser les rues étroites et tortueuses de la vieille cité brabançonne, sans admirer l'une ou l'autre façade artistique des quarante-trois collèges de l'ancienne université! Depuis quelques années des monuments nouveaux, laboratoires, instituts, pédagogies, s'élevaient un peu partout, garants de la prospérité féconde de l'école.
Louvain était au moyen âge une ville commerciale, puissante et prospère. Les draps écarlates, les tapis, les futaines, les bougrans, les passements d'or, d'argent et de soie, tissés à Louvain, étaient renommés dans toute l'Europe. Pour abriter les métiers et les échoppes des drapiers, les magistrats firent construire en 1317 une Halle, d'aspect sombre et sévère, d'une grande sobriété et d'une parfaite pureté de style.
Des deux salles du rez-de-chaussée, une seule subsistait de nos jours à peu près intacte, divisée en deux nefs par une longue épine de colonnes, à chapiteaux ornés de feuillages et de fruits; d'harmonieuses arcades en plein cintre, vigoureusement moulurées, s'appuyaient sur les colonnes. De magnifiques culs-de-lampe soutenaient les poutres en chêne du plafond; les sujets qu'ils représentaient étaient des plus variés: feuillages, scènes burlesques, êtres fantastiques ou hybrides. Plusieurs de ces culs-de-lampe constituaient des spécimens originaux, qu'on rencontre rarement à la même époque dans le reste de notre pays; tous étaient d'un modelé ferme et rude, formant contraste avec les ciselures plus fines et plus gracieuses de l'époque postérieure. On a reproduit souvent les deux bustes de chevaliers, revêtus de la cotte de maille et séparés par deux écus. «Ce morceau d'un modelé très ferme et d'un très bon style, dit J. Destrée, démontrerait à défaut d'autre témoignage la place distinguée que la sculpture occupait déjà dans nos contrées dès le début du XIVe siècle.»
La Halle aux draps de Louvain ne connut pas longtemps la grouillante animation des marchés et des célèbres foires de septembre; dès la seconde moitié du XIVe siècle une lutte féroce entre patriciens et plébéiens ruina le commerce et força les drapiers à émigrer en Hollande et en Angleterre.
La grande cité brabançonne allait déchoir de son rang, elle était vouée à la ruine, lorsque, au commencement du XVe siècle, une occasion unique s'offrit à elle de connaître à nouveau des jours prospères. Les conseillers du duc de Brabant venaient de décider la fondation dans les Pays-Bas d'un établissement d'études supérieures, afin de retenir dans nos frontières la jeunesse avide de savoir et obligée de fréquenter les universités étrangères. Les magistrats de la 42 ville de Louvain ne ménagèrent ni les démarches, ni les plaidoyers habiles pour déterminer le duc à fixer chez eux le siège de la nouvelle académie; ils obtinrent gain de cause.
Aucune autre ville de nos provinces ne pouvait se prévaloir des avantages précieux que possédait Louvain pour devenir un centre d'études: de vastes locaux abandonnés par le commerce ruiné, des habitants dont le contact continu avec l'étranger et les habitudes commerciales avaient façonné et adouci les mœurs, un climat salubre, doux et tempéré, tant vanté par les historiens, de vastes jardins prêtant leurs ombrages aux promenades solitaires des savants, des rues silencieuses et tranquilles, une paix éternelle où rien ne devait troubler les travaux de l'esprit, les méditations profondes et abstraites: nusquam studetur quietius, écrivait Erasme.
Avec la jeune Alma Mater, la ville de Louvain se reprit à la vie et à l'espérance. Consciente de sa dignité et du rôle important qu'elle était appelée à jouer, elle voulut se parer de joyaux artistiques incomparables. L'année même de la fondation de l'université on commençait, sous la direction de l'architecte Sulpice Van Vorst, de Diest, la construction de la collégiale Saint-Pierre; le chœur était achevé en 1434, mais les travaux de l'église durèrent jusqu'au commencement du XVIe siècle. De magnifiques tours de style flamboyant devaient couronner l'édifice et lui donner l'envolée des plus belles cathédrales; des écroulements successifs firent abandonner ces projets et le monument conserva toujours l'aspect d'une œuvre inachevée. L'intérieur présentait un ensemble impressionnant par l'élancement des voûtes, l'élégance des proportions, la pureté des lignes; sept chapelles polygonales entouraient l'abside du chœur.
La collégiale de Louvain renfermait des trésors artistiques. D'après un dessin de Mathieu de Layens, on exécuta, en 1450, pour l'église Saint-Pierre, un tabernacle en pierres d'Avennes: c'était une gracieuse et légère tourelle pyramidale, fourmillant des sculptures les plus fines. A l'entrée du chœur on admirait un jubé dont les trois arcades ogivales, portées par de sveltes colonnes, soutenaient des myriades de statuettes. Citons encore la chaire en bois sculpté et le remarquable porche de la Renaissance, tout orné de dentelles, de festons, de guirlandes, de médaillons.
Deux chefs-d'œuvre célèbres de Thierry Bouts éclipsaient les autres toiles, remarquables cependant, qui ornaient l'église Saint-Pierre. C'étaient la Cène, une des perles les plus pures de l'école flamande, où parmi les spectateurs on remarquait le portrait du peintre, et le Martyre de saint Erasme, tryptique dont les volets représentaient saint Jérôme et saint Bernard, œuvre au coloris brillant et poli.
Les barbares ont livré aux flammes la superbe Collégiale de Louvain; il n'en reste qu'une carcasse vide et décharnée... Les vieilles tapisseries flamandes ont été brûlées; le magnifique tabernacle est en ruines. Par miracle les chapelles qui entourent le chœur où se trouvaient les chefs-d'œuvre de Thierry Bouts ont été préservées de l'incendie. Les deux toiles ont échappé aux flammes qui les ont frôlées; les mains pieuses d'un de mes collègues de l'Université les ont placées en lieu sûr.
L'hôtel de ville de Bruxelles venait d'être achevé, lorsque les magistrats de Louvain, pris d'une ardente émulation, 45décidèrent de construire un édifice, qui le surpasserait en richesse et en élégance. Ils s'adressèrent à un jeune architecte, dont le chef-d'œuvre a immortalisé le nom: Mathieu de Layens. La première pierre de l'hôtel de ville fut posée en 1448; les travaux étaient achevés en 1463. Tout le monde connaît ce monument incomparable, ses ciselures fines et délicates comme la plus belle des dentelles, ses façades au millier de sculptures légères; une harmonie parfaite préside à l'enchevêtrement des balustrades, des pinacles, des colonnettes, des clochetons et des tourelles qui s'élancent et se dessinent dans l'azur avec une hardiesse étonnante. L'hôtel de ville de Louvain semble l'œuvre d'un imagier du moyen âge, quelque tabernacle précieux, démesurément grandi, à placer dans un sanctuaire à l'abri des intempéries trop rudes de notre climat.
Les lourds et épais buveurs de bière ont-ils ressenti tout à coup un frisson d'émotion artistique devant ce «Palais de fées» si délicieusement orné? Ils prétendent l'avoir sauvé des flammes au péril de leur vie! Hélas! Le «Palais de fées» reste seul debout au milieu de la dévastation générale; il semble pleurer les joyaux précieux qui l'entouraient comme d'une couronne: la Collégiale, née du même élan artistique et pour ainsi dire du même souffle créateur, et toutes les maisons anciennes aux pignons étroits, aux façades ornées d'inscriptions, de médaillons, de moulures dorées!
Si l'hôtel de ville de Louvain obtint grâce devant les barbares, la Halle ne fut pas jugée digne de semblable faveur; devenue depuis des siècles un foyer d'études et de patriotisme, elle méritait en première ligne les coups des disciples de la haute culture.
Dès 1432, la ville de Louvain offrait à l'université un local dans la Halle aux draps pour l'enseignement de la Théologie et l'année suivante on y aménageait des locaux pour les Facultés de droit et de médecine. En 1676, l'Université acheta la Halle à la ville; quelques années plus tard on suréleva tout l'édifice d'un vaste étage et en 1723 on y ajouta un bâtiment perpendiculaire.
De nos jours, toute la Halle était occupée par la bibliothèque universitaire.
L'immense salle de lecture, dite «salle des portraits», renfermait une collection unique, dont la perte est irréparable. On y avait réuni les toiles représentant les traits des professeurs les plus illustres et des bienfaiteurs insignes de l'ancienne université, toiles d'une valeur artistique bien différente, mais toutes d'un puissant intérêt historique. Devant cette galerie de penseurs, aux traits durs et austères, on se sentait pénétré d'un sentiment profond de respect envers l'étude et la science; l'activité fiévreuse et toujours hâtive, dont une salle de lecture et de recherches est un ardent foyer, formait un contraste frappant avec l'attitude calme et méditative de nos anciens maîtres.
Dans la principale salle de livres, aux dimensions énormes, une magnifique boiserie en chêne, disposée en portiques à colonnes, supportait des dais qui renfermaient les statues des grands philosophes et écrivains de l'antiquité.
La salle de travail des professeurs était un bijou de la plus belle architecture de la Renaissance; nous venions d'y mettre à jour, il y a un an, des voûtes délicates, des boiseries en chêne d'une exécution très fine.
Les séances solennelles des promotions et des doctorats se déroulaient, avec 46 toute la splendeur du protocole académique, dans l'ancien auditoire de médecine, conservé avec ses bancs, ses stalles, ses tribunes, ses tableaux.
La fondation de la Bibliothèque universitaire de Louvain remonte à 1636; de nombreux fonds de vieux livres et manuscrits, légués par des particuliers, vinrent enrichir considérablement le dépôt et lui donner une importance de premier ordre. Le nombre de nos manuscrits s'élevait environ à 500; le plus célèbre était un petit manuscrit écrit de la main de Thomas a Kempis. Nous possédions également plusieurs livres d'heures ornés d'enluminures très riches et de belles miniatures.
Parmi les trésors innombrables, renfermés dans de grandes armoires d'exposition, on pouvait remarquer: la bulle d'érection du Studium de Louvain, concédée par le pontife Martin V en 1425; le fameux ouvrage d'André Vésale, De humani corporis fabrica, exemplaire sur vélin donné par Charles-Quint à l'Université; un très beau choix de reliures flamandes du XVIe et du XVIIe siècles; les souvenirs de l'ancienne Université, sceaux des Facultés, médailles, diplômes, etc.; des curiosités typographiques, des raretés bibliographiques de tout genre.
La Bibliothèque de Louvain renfermait plus de 250,000 volumes. Sa principale richesse consistait dans les fonds des vieux imprimés et des incunables. Les 800 à 1,000 incunables de Louvain formaient une des collections les plus précieuses de l'Europe; on y rencontrait des éditions très rares, des exemplaires uniques. Les nombreux fonds, cédés par des spécialistes à notre Bibliothèque, contenaient bon nombre des ouvrages réputés, sortis des presses installées dans la ville universitaire dès les débuts de l'imprimerie, alors que l'école de Louvain jouait un rôle si important dans le mouvement de l'humanisme.
Qui ne connaît la part active prise par la Faculté de théologie de Louvain dans les grandes querelles doctrinales? Des mains pieuses avaient réuni en volumes les pièces, les pamphlets, les lettres, les placards relatifs à la Réforme dans les Pays-Bas, au Baïanisme et au Jansénisme. La reconstitution d'un ensemble aussi complet de documents historiques est impossible.
Les Halles de Louvain ont toujours été le centre d'une vie universitaire intense. On semblait voir se dessiner sur ces murs épais et noircis les ombres d'André Vésale et de Juste-Lipse; dans ces vastes locaux, imprégnés de souvenirs précieux et touchants, on songeait à l'ancienne école de Louvain, illuminée des rayons les plus chauds de la Renaissance; on revoyait en esprit ces professeurs «patriotes», défenseurs de nos libertés sacrées, que les soldats autrichiens, sabre au clair, retenaient enfermés dans les Halles universitaires, dans l'espoir de vaincre par la faim leur héroïque résistance.
J'ai vu les ruines de Louvain; j'ai vu se consumer lentement les trésors accumulés par des siècles de labeur fécond et de recherches patientes. Des Halles universitaires il ne reste que des tronçons de colonnes, un amoncellement impraticable de briques, de pierres, de poutres; dans les rues de l'antique cité dévastée, sur les ruines qui couvrent tous les quartiers les plus riches, et, plus loin dans la campagne, des feuillets de manuscrits et de livres à moitié consumés voltigent au gré du vent...
P. Delannoy,
Professeur et bibliothécaire
à l'Université de Louvain.
LA destruction systématique des monuments d'Ypres par l'armée allemande, destruction nullement justifiée ou seulement explicable par quelque nécessité stratégique, fournit une marque nouvelle de cet état d'esprit germanique qui veut la guerre non seulement contre les hommes mais aussi contre les idées.
La première manifestation éclatante de cette mentalité de barbares fut l'incendie et le sac de Louvain.
La seconde fut le bombardement de la cathédrale de Reims.
Une troisième, à n'en pas douter, résulte de l'acharnement obstinément déployé contre le beffroi et les halles d'Ypres.
Louvain c'est le centre de culture et de diffusion de la science catholique. L'Université de Louvain, l'Alma Mater, c'est par essence la citadelle spirituelle de la science en harmonie avec la foi. C'est contre elle que le crime, froidement prémédité et accompli, était préparé. L'incendie et le pillage de la célèbre bibliothèque, la dévastation de la cathédrale le proclament nettement.
Les persécutions et les fusillades dont furent victimes tant de prélats, de moines et de prêtres en Belgique, le bombardement oiseux de la cathédrale de Malines, furent suscités par les mêmes mobiles, par la même haine sectaire de l'empereur protestant qui, tel un enfant gâté, croit annihiler une tradition ou une doctrine en jetant bas un édifice qu'elle avait inspiré.
Reims, c'est en quelque sorte le Palladium de la France historique, croyante ou traditionaliste. L'Allemagne a voulu l'abolir.
C'est le symbole insigne d'une histoire nationale glorieuse et magnifique que l'armée envahissante a atteint et tenté de supprimer. L'attentat dirigé contre la chaumière et la chapelle de Domrémy fut inspiré par la même frénésie.
Ypres, d'autre part, c'est le symbole éclatant de la persistance de l'esprit des anciens communiers, de la survivance de ce particularisme local qui depuis le plus lointain moyen-âge a opposé, en Belgique, l'hôtel de ville au palais du suzerain ou de son délégué.
L'autocrate féru des principes du militarisme prussien, imbu des préjugés que doit engendrer l'étroite discipline de l'armée étendue à toute la nation, ne pouvait manquer de s'attaquer au monument type qui, dans cette ville morte, par ses dimensions imposantes et par sa somptuosité, portait le témoignage irrécusable des victoires de la commune bourgeoise, des gildes d'artisans, au cours des siècles, sur le pouvoir central représenté par le suzerain ou son vassal, par le monarque ou par son gouverneur.
Cet esprit communal survécut à la féodalité et à tous les régimes postérieurs. Il conserve encore en Belgique sa tenace influence.
Le Beffroi et les Halles d'Ypres furent bombardés et brûlés par ordre du même vouloir despotique et brutal qui exigea l'arrestation et l'incarcération du bourgmestre Max.
Ces édifices, c'était la matérialisation figurée, cet homme, c'était l'incarnation audacieuse du même esprit autochtone de résistance irréductible que l'impérialisme d'un Guillaume II ne peut tolérer 52 sur les routes où il n'a pas craint de jeter ses hordes serviles.
Voilà le sens de l'acte de vandalisme commis, acte qui appauvrit une fois de plus le patrimoine du monde entier en lui ôtant un de ses plus significatifs chefs-d'œuvre.
*
* *
Le Beffroi et les Halles d'Ypres, ce n'est pas seulement de l'architecture qui disparaît. Les édifices, dans leur structure générale, se peuvent restaurer. Leur survivance ne s'obtient qu'au prix de réfections renouvelées. C'est de l'art, des souvenirs précieux, de l'histoire qui sombre et meurt.
Oui, de l'histoire était écrite par les peintres sur les murailles, par les sculpteurs dans la pierre des mausolées et des statues, par les artisans d'art en mille ouvrages. La physionomie et l'âme de la vieille cité sont brutalement supprimées. Ces pertes-là, comme celles des manuscrits et des livres inestimables de Louvain, comme celles des sculptures anciennes sur les façades de Reims, rien ne peut les réparer. Elles sont définitives.
Ypres, ville léthargique, s'étend dans la plaine basse des Flandres, dominant de ses tours et de ses pignons les débris de ses anciens remparts, démantelés en 1856. Elle se mire dans les eaux des fossés et des étangs alimentés par le cours paresseux de l'Yperlée.
Éloignée des centres, écartée du chemin banal des touristes, Ypres valait une visite fervente. Depuis la vulgarisation de l'automobile, elle était très à la mode. Réduite peu à peu, depuis le XIIIe siècle, d'une population de deux cent mille âmes à une population actuelle qui n'atteignait plus le dixième de ce chiffre, elle étalait encore partout les traces de sa splendeur ancienne et de sa longue prospérité. Telle une aïeule, elle tenait du charme désuet et morbide du passé, un prestige touchant.
Jadis les foulons et les drapiers mettaient en mouvement à Ypres quatre mille métiers. C'est aux frais de leurs corporations que furent érigées les gigantesques Halles aux draps dont la construction dura plus d'un siècle. Maintenant seules, quelques vieilles dentellières aux doigts agiles, le coussin et les fuseaux sur les genoux, enchevêtrent les réseaux des légères «Valenciennes» au seuil des logis branlants.....
L'éloquence du passé était tellement persuasive à Ypres! La Grand'Place longue et large à la mesure d'un peuple d'habitants, le beffroi géant, les halles démesurées, la cathédrale immense, parlaient au moins sensible. Et les habitations jadis somptueuses partout debout proclamaient l'évolution des styles dans l'art de bâtir, depuis la façade de la rue de Lille, la Boucherie gothique et l'antique «Gasthuys» Belle, jusqu'aux logis datant des règnes de Louis XV et de Louis XVI attestant au milieu des vicissitudes, la persistance d'une vie locale florissante.
*
* *
Que retrouverons-nous de ces trésors!
Déjà des photographies nous ont révélé les dégâts irrémédiables. Les Halles effondrées et brûlées, l'Hôtel de Ville écroulé, la tour du beffroi renversée, la cathédrale Saint-Martin saccagée, les places et les rues de la ville ravagées par les obus et par les flammes.
Les Halles étaient décorées de peintures murales importantes. Les unes dataient du XIVe et du XVe siècles. Elles avaient été indiscrètement restaurées. Les autres avaient été exécutées au cours du siècle dernier.
Guffens, Swerts, Pauwels, et plus magistral, Delbecke y avaient tracé de grandes compositions rappelant les fastes de la ville.
Delbecke, dans ces fresques d'Ypres, avait donné toute la mesure d'un talent personnel et curieux. Nulle part ailleurs, il n'existe une œuvre importante de lui. Il mourut jeune, relativement, laissant presque achevé ce significatif ensemble. A cette heure, il ne reste rien de Delbecke, sauf quelques esquisses et petits tableaux sans importance. Ce peintre, qui méritait d'occuper une place éminente dans l'école belge moderne est pour jamais rentré dans le néant. Quand on songe à l'intérêt que suscite le moindre bout de fresque retrouvé de nos jours, on réalise l'admiration qui dans l'avenir eût consacré l'ensemble harmonieux de ces peintures sauvagement supprimées.
Pauvre ville! Retrouverons-nous après la guerre, dans le curieux hôpital Belle, le triptyque de Melchior Brœderlam, peintre officiel de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, de 1382 à 1401? C'est un document du plus haut intérêt artistique que l'œuvre de ce prédécesseur des Van Eyck, de cet ancêtre Yprois de l'Ecole Brugeoise. Avec une naïveté déjà servie par des moyens techniques habiles, Brœderlam a peint la Vierge et l'Enfant entre les donateurs accompagnés de leurs Saints Patrons.
La Vierge-Reine, couronnée d'or, douce et fine, est vêtue de brocart rouge et or. Salomon Belle et ses fils, assistés d'un saint Georges en bizarre armure, lance en mains, Christine de Guines et ses filles avec sainte Catherine sont demeurés ainsi, depuis le XIVe siècle dans l'hôpital qu'ils ont fondé, à travers d'autres guerres et d'autres vicissitudes..... Quel sort leur fut-il réservé?
Et dans l'église Saint-Martin qu'est devenu le monument gothique fleuri érigé à la mémoire de Louise de Laye, veuve d'Hugonet, chancelier de Bourgogne? Et le tombeau d'Antoine de Henin? Et la dalle qui recouvre la dépouille de Jansénius, évêque d'Ypres, l'austère fondateur du jansénisme!
La magnifique verrière en forme de rose est assurément en miettes, et l'arche triomphale, construite en 1600 par Urban Taillebert renversée! Et le jubé aux statuettes d'albâtre, la chaire aux sculptures exubérantes, les stalles du chœur et les tableaux si harmonieux dans l'ombre des voûtes, incendiés sans aucun doute.
Hélas, Ypres, douloureuse martyre, ton écrin d'édifices a-t-il perdu son doux vieux cloître aux ogives flamboyantes? sa curieuse «conciergerie» bâtie au XVIIe siècle dans le goût—partout ailleurs démodé—de la Renaissance? son charmant «ouvroir des sœurs» à l'hospice Saint-Jean? ses façades à pignons de l'ancienne abbaye de Thérouanne? sa tour de Saint-Nicolas? l'hôtel Merghelynck, abritant un musée de meubles et de bibelots du XVIIIe siècle? et les églises, et les portes anciennes de la cité? et les vieilles maisons? et tous les témoins émouvants et pittoresques du passé?
Quoiqu'il en subsiste parmi les ruines et les débris, jamais les meurtrissures et les outrages infligés par l'ennemi à la ville-aïeule ne seront effaçables.
De l'art, de l'histoire, de la tradition, de la légende avaient fleuri là et sont abolis.
Le crime de ceux qui ont voulu cet anéantissement ne saurait invoquer d'excuse.
Paul Lambotte,
Directeur des Beaux-Arts
de la Belgique.
PARMI les prairies humides de la Flandre maritime les petites villes ressemblaient à des sanctuaires. Elles surgissaient du Passé, sans orgueil et sans péché. Très vieilles, très recueillies, leur beauté ne saisissait pas le passant; il fallait pour les voir, commencer par les aimer, pour les entendre, savoir écouter le silence. Le charme qui émanait d'elles, on ne savait si c'était le charme de la mort ou celui de la vie éternelle.
Nieuport n'est plus aujourd'hui qu'un monceau de décombres. Mais l'ennemi toujours s'acharne sur cette morte. Quand, titubant d'horreur, sous le fracas des obus on cherche à s'orienter dans ce qui fut la ville, l'affreuse monotonie des ruines empêche tout d'abord de découvrir l'emplacement de l'église, de l'hôpital, des halles. Un soldat vous guide par ce désert et, en longeant ce qui reste des ruelles, on se trouve bientôt sur la place.
On se souvient. Elle était calme, rectangulaire, toujours vide. L'air mouillé des pâtures s'y mêlait à l'odeur salée des bassins. Des cabarets paisibles et des maisons carrées se regardaient placidement; au fond, flanqué d'une curieuse tour, un bâtiment très ancien s'allongeait, les Halles, vestige d'une splendeur éteinte, d'une vie puissante abolie. Derrière ces baies ogivales, dans les salles où jadis se nouaient les trafics des marchands, dormaient les tableaux naïfs, les souvenirs, les vénérables archives. En face, des rues trop larges allaient au port, bordées l'une de maisons basses et jaunes, gîtes enfumés des pêcheurs de crevettes, l'autre de vieilles demeures grisâtres, sans âge, dont les lignes avaient été sculptées jadis par d'humbles artisans, joyeux d'orner de lignes musicales les pignons pointus ou de surmonter les fenêtres de belles coquilles doucement creusées... C'est l'hospice et son humble tourelle, c'est le curieux Hôtel de l'Espérance, c'est le Dunnehuus aux légers meneaux de pierre, où habitèrent Isabelle et Albert, c'est la vieille prison dont les basses croisées sont défendues par de lourds barreaux.
Tout près de la Grand'Place, au bord de la ville, l'église s'enfonçait dans la terre; un terre-plein ombragé de grands arbres précédait son portail obscur où brûlait, au soir tombant, dans une lanterne carrée une pauvre flamme dansante, sur laquelle se guidaient les saintes femmes aux mantes noires. L'église avait une large tour, si large 61 qu'elle en paraissait basse. On la voyait pourtant de loin, du fond des prairies de l'Yser, du haut des sables moutonnants, de la plage parfois, par une échancrure des dunes. Les autres tours de la côte étaient des phares ou des vigies; batailleuses et obstinées, elles symbolisaient la résistance à la tempête: on pressentait en celle-ci un refuge aimant. Puissante et vieillie, elle semblait s'être tassée avec le temps, et, dans le soir, elle était pareille à une de ces dévotes maternelles qui aurait entrouvert sa mante d'ombre pour mieux accueillir ses enfants.
Elle avait été jadis à la bouche du calme Yser le centre d'un bourg prospère et fiévreux, elle l'avait vu s'entourer de murailles et devenir au bord des flots une fière place de guerre, elle avait sonné l'alarme et la victoire au jour béni où l'archiduc Albert avait battu sous ses remparts Maurice de Nassau et ses reîtres. Un tableau conservé au petit musée voisin perpétuait le souvenir de cette journée. On y voyait tracé un plan animé de Nieuport, en l'année 1600, agrémenté de figures et de légendes explicatives. Sur le chenal un pont était jeté par l'ennemi: Hier is de brug van de vyand—mais les nôtres le faisaient brûler. L'ennemi passait la rivière, mais de Saint-Georges et de Ramscapelle arrivait ventre à terre un escadron de renfort: Hier is het sercours! L'ennemi portait alors son effort au bord des flots malgré la ligne des navires qui le canonnaient, impitoyables. Mais il était bientôt écrasé par les flamands victorieux: De vyand loopt naar de zee: l'ennemi est jeté à la mer! Et c'était la préfigure émouvante de la bataille où l'autre Albert devait lutter—et devait vaincre.
A l'église le souvenir de l'époque espagnole s'exprimait autrement que par cet humble tableau de Folklore. Du fond des obscures voûtes, à travers le lourd jubé de la renaissance, des trésors se devinaient sur l'autel et autour de l'autel. Des tombeaux somptueux, de pompeuses inscriptions, immortalisaient d'illustres capitaines, d'éclatants chevaliers, des gouverneurs au nom sonore. On entendait encore dans le silence retentir leur pas éperonné. Parmi les portraits mélangés des saints et des rois on les revoyait se prosternant dans la chapelle d'Espagne, leurs pourpoints luisaient quand ils passaient sous les ogives flamboyantes... Ils étaient le beau passé, ils restaient un peu le présent de la petite ville endormie. On songeait à eux invinciblement quand on allait, à travers la paix des ruelles, vers le petit port immobile.
La mer tout doucement depuis leur temps s'était retirée. Les sables peuplés d'argousiers avaient entouré, comme un flot nouveau, les murailles. Les murailles s'étaient écroulées; le phare pointu du comte Guy bâti de briques pâles était resté, au bord du chenal, délaissé comme un témoin pensif, et le chenal s'était prolongé à travers les dunes, mélancolique et têtu, bordé d'une file d'arbres obliques. Du port on les voyait accourir, poursuivis par le vent, et remonter le cours des canaux et des rivières qui, du fond des bassins, vont au cœur de la Flandre. Le quai restait désert. Une odeur de marée y flottait aux heures de flux... Et la voici qui flotte encore malgré tout, avec le vent de deuil et le vent de gloire, à cette heure où le voyageur imprudent s'attarde sur les cendres de cette ville—de cette ville où il n'y avait pas de chef-d'œuvre, 62 mais qui était elle-même un poème gris et or, un cimetière mélancolique.
*
* *
Le charme de Dixmude était tout différent. Dès l'abord une bouffée de fraîcheur vous y montait à l'âme. Cette petite ville, un peu élevée sur la berge de l'Yser, et d'où jaillissaient, autour du haut clocher, de minces tourelles d'ardoises, semblait légère comme une âme. Et du petit Béguinage fleuri, aux confins de la ville où elle suivait doucement, pour les abandonner bientôt dans les campagnes molles, les petits canaux déserts, cette fraîcheur errait comme un baiser de jeune fille. Elle était pourtant si vieille, la petite ville, si repliée sur elle-même, si tendrement silencieuse, elle qui sortie de la nuit des âges semblait en aimer mieux la lumière du printemps. Partout le paradoxe sous mille formes se répétait: les hôtels aux murs lézardés avaient des rideaux fraîchement blanchis derrière les vitres bien lavées, des glycines débordaient des jardins centenaires, et l'herbe qui poussait entre les pavés des ruelles ne semblait point la marque persistante de l'ennui, mais l'obstination de la vie.
Sauf de rares édifices aux pignons à redans—ces pignons qu'on nomme espagnols en Flandre et flamands en Espagne—les maisons n'avaient pas de style, elles étaient simples et carrées, avec des portes hospitalières et des toits rouges, brunis par le temps. Mais elles s'étaient si bien fondues à l'ensemble, penchées l'une vers l'autre, que, patinées par l'atmosphère de brume et de soleil mouillé, elles semblaient avoir toujours été. Le miracle de cette fusion était si insensible et si doux à Dixmude que l'hôtel de ville gothique, bâti il y a moins d'un demi-siècle sur la grand'place, paraissait à peu près le contemporain de la vénérable église qui se haussait derrière lui pour mieux surveiller la ville.
Jordaens régnait dans cette église. Au-dessus du maître autel ses couleurs les plus éclatantes se mêlaient à l'azur vague de l'encens. Qu'est devenue cette Adoration des Mages? A-t-elle été déchirée par le fer ou tordue par les flammes? Gît-elle encore écrasée sous les pierres croulées de l'autel, sous les débris du tabernacle qui se levait au bord du chœur dans sa grâce élancée et frêle, sous les restes amoncelés de ce jubé de pierre blanche transparent à force d'avoir été fouillé par le ciseau le plus hardi, et qui, dressé à l'entrée de la nef, semblait un léger voile tendu pour tamiser la flamme brûlante du tableau célèbre?
Des bords de l'Yser où sont nos tranchées, quelle silhouette tragique est celle de Dixmude découronnée, mutilée, calcinée! On songe au canal d'Handzaeme qui glissait le long de l'auberge du Perroquet pour caresser ensuite le charmant hôtel des gouverneurs castillans, et dont Gilsoul a peint la douce vie! On se demande ce qui subsiste de la curieuse prison dont la façade ressemblait à celle d'un calme couvent, et ce qu'est devenue au Béguinage la maison blanche de la Grande Demoiselle et la petite église posée de guingois au fond de la cour, parmi les lilas et les roses.
L'expert allemand qui suit méthodiquement l'incendiaire et qui fait son rapport sur les œuvres d'art détruites certifiera qu'en dehors du Jordaens, chef-d'œuvre dûment catalogué, il n'y a rien à regretter à Dixmude, ville que les 65 professeurs d'architecture n'ont pas classée, et dont les monuments ne sont pas figurés par des numéros dans des manuels! Malheureux qui n'a compris la beauté que sur fiches! La grâce propre d'une petite ville, son émouvant visage, son silence, le parfait accord de ses pierres et de son âme, la ligne traditionnelle de ses maisons, ses œuvres d'art montées naturellement du sol et qui sont devenues nécessaires dans un ensemble harmonieux, tout cela lui échappe. Et, de même, lui échappera autour de la cité à jamais détruite la grave beauté des grandes fermes de la Renaissance, avec leurs vastes granges, leur forme traditionnelle, leur corps de logis surélevé—ces belles fermes dont le spécimen le plus parfait est la ferme de Bogaerde, si largement assise là-bas, entre la dune et les prairies, non loin de Furnes.
*
* *
Au moins, sur la grand'place de Furnes, l'archéologue, même allemand, ne pouvait s'empêcher d'admirer. Avant l'insulte des bombes elle formait un des plus beaux ensembles architecturaux du monde. Il n'y avait là qu'une ou deux maisons qui ne fussent pas célèbres. Ce n'était pas la grâce altière et dorée de la grand'place de Bruxelles, ni la magnificence—à la fois orgueilleuse et tendre—d'Ypres, la sublime déchue, ni le grand poème mélancolique de Bruges, c'était quelque chose de plus intime qui ne détonnait point dans une villette exigüe et modeste, qui l'achevait au contraire, la faisait complète et parfaite et sans rien lui ôter de sa simplicité. Imaginez un vaste carré bordé de boutiques de briques grises s'achevant en pignons étagés, avec, autour des croisées, des colonnettes et des guirlandes. Des monuments d'une exquise élégance faisaient à droite et à gauche le coin des rues. Et tout près, par dessus les toits, deux églises se regardaient, Saint-Nicolas, à la tour carrée, Sainte-Walburge qui n'était guère qu'un chœur gothique levé vers le ciel comme une châsse.
Au pied de celle-ci, sous un beffroi charmant, le palais de justice bâti en 1613 par Sylvanus Boulin contenait la chapelle de la Chatellenie et son beau jubé de chêne sculpté. Un beau portrait de Louis XIV surmontait dans la salle des Pas-Perdus la grande cheminée de Jérôme Stalpaert. Une vieille porte reliait cette salle aux salons de l'hôtel de ville, tapissés de cuir de Cordoue.
Cet hôtel de ville, complétant avec le palais de justice un des angles de la place, ouvrait sa porte d'ombre sur un gracieux perron à colonne. Construit en 1596 il ne se composait que d'un seul pignon; on en ajouta un second à peu près semblable vingt ans plus tard, et une inscription spirituelle, coronabor augendo, répondit du faîte du nouveau bâtiment au pompeux finis coronat opus qui couronnait la façade primitive. Avec les dessins capricieux taillés dans ses murs de briques jaunes, avec sa tourelle terminée par un léger bulbe d'ardoises, avec son porche ouvert sur une cour pittoresque où les paysans, aux jours de marché, dételaient leurs carrioles, ce monument sans prétentions avait une grâce inimitable. Il en était de même, à l'autre bout de la place, de l'ancienne auberge de la Pomme d'Or qui devint au XVIIe siècle la maison des officiers espagnols, et de l'Hôtel de la Noble Rose (la première maison qu'atteignirent les bombes) qui n'avait pas perdu sa destination primitive, et où déjà l'archiduchesse Isabelle avait dîné sous le 66 manteau d'une séculaire cheminée. La Halle aux viandes, le pittoresque corps de garde, en face de l'hôtel de ville, à l'angle du marché aux pommes, la belle maison du Pélican aux délicats meneaux de briques... il faudrait nommer l'une après l'une, décrire l'une après l'une avec amour, toutes les maisons de cette place, bâties sans plan d'ensemble et si proches parentes dans leur spontanéité naïve.
Il faudrait relire surtout, avec piété et avec délices, le roman curieux et frais où Camille Lemonnier a raconté par le menu l'histoire mystique de la ville. Le Petit Homme de Dieu était le meilleur guide pour le poète passant là-bas. Il le reste pour le rêveur qui veut évoquer aujourd'hui l'humble et glorieuse cité. Avec lui ressuscitent et se précisent tous les détails du beau décor. L'ayant lu, on ne pourra baiser les pierres sacrées des ruines sans sentir sous ses lèvres sourdre une âme adorable et claire.
Ceux qui n'ont pas connu Furnes douce et vivante, ceux qui n'ont pas, quittant l'ombre de Saint-Nicolas, erré dans les ruelles désertes, le long des petits couvents et des grands jardins, et des placettes où quelque chose d'indéfinissable semblait, dans le silence, toujours mourir, ceux qui n'ont pas fait le tour des vieux boulevards bordés de canaux et de haies, ceux qui ne se sont pas arrêtés sous les porches, à l'entrée des cours d'auberge, aux carrefours mystérieux, n'ont pas connu dans toute sa déchirante beauté cette petite ville innocente. Du bord des faubourgs, des fenêtres des cabarets, des chemins champêtres, des impasses, de partout l'on voyait groupées différemment, encadrées autrement, éclairées d'une autre lumière les trois tours de la grand'place, dont l'une était carrée comme la foi, l'autre légère comme l'amour, la troisième élancée comme l'espérance.
Dresse-t-elle encore, celle-ci, sa pointe aigüe sur le chœur de Sainte-Walburge, n'a-t-elle pas, à travers la toiture d'ardoise fine, chu dans l'église bombardée, parmi les stalles d'Urbain Taillebert, les statues de la Renaissance, le Christ de la confrérie auquel le jour de leur admission les jeunes gens de Furnes se liaient symboliquement à l'aide d'une corde vénérable. Et que sont-elles devenues les naïves stations sculptées représentant la vie du Christ, que des pénitents en cagoule brune promenaient encore à travers les rues le 29 juillet dernier, au cours de la procession traditionnelle, tandis que roulaient déjà, sur les chemins d'Allemagne, les canons sacrilèges qui allaient à distance tuer ce qui ne devait pas mourir.
Pierre Nothomb.
A un coude de la route, dont les grands arbres sont courbés par le vent de la mer, la tour de Lampernisse apparaît ramassée et farouche.
On dirait d'une sentinelle avancée à l'entrée du champ de bataille. Par delà, c'est la plaine infinie de l'Yser avec des tas de décombres, d'où émerge parfois la silhouette déchiquetée d'un clocher. Jadis ce furent des villes et des villages, Nieuport et Dixmude, Pervyse, Ramscappelle, Oostkerke,—noms inconnus hier, illustres aujourd'hui. Les toits rouges et les murs blancs des fermes tranchent sur le vert émeraude des prairies. Les rangées d'arbres, décimées et appauvries, conduisent les routes vers le pays occupé. Le miroir des inondations brille au loin, bleu ou gris selon les aspects changeants du ciel immense. Constamment les fumées blanches ou noires des obus picotent le paysage de taches mouvantes. Le canon gronde, assourdi ou proche. Et cependant, dans les pâturages humides, les vaches, paisiblement, ruminent.
Devant son église éventrée, au milieu du cimetière dévasté, parmi les pauvres maisons ruinées du hameau, la tour de Lampernisse évoque l'image de la Niobé, debout encore et menaçante parmi les cadavres de ses enfants.
Seule elle est restée, presqu'intacte, à peine écornée par la mitraille qui fait perpétuellement rage autour d'elle.
Elle est représentative du type de ces vieilles tours en briques de la région maritime, flanquée de contreforts massifs, accostée de la tourelle d'un escalier en pas de vis, percée de hautes fenêtres en ogive et couronnée d'un clocher d'ardoises, entre de minuscules poivrières.
C'est l'expression rustique de cette altière architecture dont les Halles d'Ypres étaient, naguère, le plus admirable spécimen et qui rappelle, dans les constructions civiles et religieuses, le caractère guerrier de la grande époque communale.
Tour guerrière, elle semblait prédestinée aux assauts qu'elle a subis.
Ses abords sont d'un tragique intense. La désolation du petit cimetière est sans nom. On enjambe des gravats et des troncs d'arbres. Pêle-mêle, dans les énormes entonnoirs creusés par les obus de vingt et un, les humbles croix brisées voisinent avec les ossements et les bières déchiquetées.
Près des sépultures villageoises, des tombes fraîches de soldats tombés au champ d'honneur sont ornées avec un soin touchant de fleurs et de dessins faits de cailloutis et de bricaillons.
L'une d'elles ne réunit pas moins de quarante-deux chasseurs alpins, tués par un même obus, lancé traîtreusement, par une nuit obscure de décembre, dans la nef latérale de l'église.
L'on pénètre sous la tour par une haute porte en ogive. Les nervures de la voûte, qui forment un narthex, où débouchent l'escalier de la tour et la logette du baptistaire, s'amortissent sur des culs-de-lampe ornés de têtes naïves. L'une, un jeune homme imberbe aux cheveux bouclés, est d'un style excellent qui rappelle celui de ces admirables talons de poutres du XVe siècle, provenant d'Ypres, que l'on pouvait voir à l'Exposition d'art ancien, à Gand, en 1913.
Le narthex s'ouvre directement sur l'église par un arc élevé, barré par le jubé et les orgues datant du XVIIIe siècle.
Le vaisseau, accosté de bas côtés étroits, se prolonge en trois nefs égales, plus hautes et plus claires, débordant latéralement, à la façon d'un transept. Il se produit ainsi une alternance de pénombre et de lumière plus saisissante encore dans l'état actuel de délabrement de l'église.
Les arcs des travées sont supportés par des colonnes de pierre, massives, aux chapiteaux frustes d'un galbe écrasé, qui en font remonter la construction au XIVe siècle.
Les voûtes sont en bois apparent, portées par des corbeaux naïvement historiés. Tandis que les nefs latérales se terminent carrément, à la nef centrale s'ajoute une abside polygonale, entre les deux sacristies.
A l'obus fatal de Décembre, qui éventra la nef de droite et renversa l'un des piliers, en ont succédé d'autres, crevant la toiture, faisant éclater les vitraux, arrachant des murailles les boiseries et les confessionnaux.
Tout cela formait un fouillis pathétique sur le dallage jonché d'une paille souillée du sang des victimes et des débris de leurs équipements... Seule la petite chaire de vérité, sauvée depuis de désastres futurs, se dressait comme un défi ironique à la barbarie teutonne, la chaire d'où si souvent étaient tombées des paroles de paix et de fraternité universelle...
En dépit des restaurateurs qui n'avaient pas manqué de peinturlurer les voûtes et d'orner le chœur d'un autel de style néo-gothique et de quelques abominables statues polychromes, la nef avait gardé ce caractère si sympathique des vieilles églises des Flandres.
La tourmente du XVIe siècle, dont les horreurs pâlissent à coté de celles de la guerre actuelle, avait dépouillé celles-ci de la plupart de leurs ornements et de leur mobilier. Il fallut bien les remplacer et les générations qui suivirent s'employèrent, de leur mieux, à rendre aux temples leur splendeur primitive.
Il en résulta un disparate pittoresque, naïf et touchant qui fait horreur aux architectes officiels, épris de l'unité de style, mais qui réjouit les artistes et les poètes. L'église apparaît bien comme la maison de tous et de tous les âges et la foi s'y manifeste vivante et continue.
Ainsi, à mon sens, à la sévérité grêle du gothique, la redondance des autels de style baroque, avec leurs lourdes colonnes, leurs chapiteaux surchargés, leurs draperies héroïques, se marie parfaitement. Des Rubens de 71 village les ont ornés, mais comme les autels éclatants d'Anvers et de Gand, ils célèbrent, sur un ton plus humble, le catholicisme triomphant et théâtral qui, manié magistralement par les Jésuites, s'employa, au XVIIe siècle, à oindre les plaies vives et à engourdir les espérances déçues.
Puis les huchiers rustiques s'efforcèrent d'habiller les froides murailles de boiseries et de confessionnaux de chêne. Sous le ciseau du paysan flamand l'élégance des rinceaux français a pris une physionomie à la fois robuste et colorée, qui n'est pas sans charmes. Aux piliers s'accrochent des torchères de bois doré et des obits en losange des seigneurs de l'endroit. L'éclat des cierges et des fleurs en papier doré entoure de gloire la Vierge resplendissante sous son lourd manteau de velours broché et son voile de dentelle arachnéenne...
Agenouillez sur les chaises de paille, quelques femmes en mante noire, et vous aurez l'image mystique et paisible que présentait, aux jours heureux, l'église, aujourd'hui ravagée, de Lampernisse.
Celle-ci s'enorgueillissait d'un Christ célèbre, que j'espère sauvé du désastre, et qui sans doute figura au Petit Palais, avec les reliques du pays de l'Yser.
Dans un des bas côtés, un monument conçu en pseudo-gothique, d'il y a une cinquantaine d'années, évoque le souvenir glorieux du poissonnier Zannekin, tombé en héros, au Mont Cassel, le 23 août 1328, à la tête des milices communales. Ce cénotaphe sanctifie par son voisinage les tombes proches des humbles soldats morts, pour la patrie, aux champs de l'Yser.
A Lampernisse, petit village au nom sonore et doux, Charles de Coster a placé l'épilogue de son livre épique, si cher à nous autres Belges, et qui, évoquant nos luttes sanglantes du XVIe siècle, nous sera dorénavant plus cher encore.
Le curé, le bedeau, l'échevin, le notaire, le fossoyeur, toutes les autorités religieuses et civiles de Lampernisse, trouvent, un beau jour, étendus dans une prairie voisine, les corps nus et inanimés d'Uylenspiegel, l'incarnation de la résistance des Flandres à la tyrannie espagnole, et de Nèle, sa petite amie.
Ils s'apprêtent à les ensevelir en terre bénie. Or, le héros reprend ses sens et leur lance cette fière apostrophe:
«Est-ce qu'on enterre Nèle, le cœur, Uylenspiegel, l'esprit de la mère Flandre!...»
Il ne nous reste de la Flandre maternelle qu'un petit lambeau de terre ravagée. Ses bourgs et ses villages ne sont plus que des ruines fumantes, et pourtant beaucoup d'habitants s'y terrent avec ténacité, ne pouvant se résoudre à les quitter. Face à l'ennemi, nos soldats regardent éperdûment vers l'Est, par delà leurs tranchées, par delà l'Yser... la mère Flandre captive, qui attend d'eux la délivrance.
En Flandre, mai 1915.
Jean de Mot.
Conservateur du Musée
du Cinquantenaire de Bruxelles.
Dans un livre remarquable qui vient de paraître, sous le titre: Les Cruautés allemandes, M. Maccas, docteur en droit de l'Université d'Athènes, après avoir énuméré, d'après les témoignages et les documents officiels, les attentats commis en Belgique et en France, par les troupes allemandes, dresse la liste déjà longue des chefs qui doivent en être tenus pour responsables. Cette nomenclature était nécessaire. Les criminels au pilori! C'est une première satisfaction aux impérieuses exigences de la conscience universelle.
Journal des Débats (23 mai 1915).
La préface de Les Cruautés allemandes[1] est de M. Paul Girard, de l'Institut. L'éminent professeur de la Faculté des Lettres nous présente l'ouvrage en ces termes: «Ce nouveau livre sur la façon dont l'Allemagne entend et pratique la guerre est l'œuvre d'un neutre, et cela seul suffirait à lui assurer nos sympathies. Mais il est de plus composé avec méthode, documenté, sobre et d'une bonne foi évidente, et ce sont là de trop sérieuses qualités pour ne pas forcer l'estime, non seulement du public français, mais de tous ceux, à quelque nationalité qu'ils appartiennent, qui auront la curiosité de le lire, ou seulement de le parcourir d'un œil non prévenu.»
En ces heures tragiques, la lecture du réquisitoire de M. Maccas s'impose.
Le lecteur se rendra compte, par des faits indiscutables, combien, avec raison, le préfacier s'élève contre les Allemands qui, à l'heure actuelle, «ont introduit dans la guerre un droit nouveau, une morale nouvelle, droit et morale manifestement contraires aux idées que l'humanité se faisait jusqu'ici de ces grandes choses, et aux tendances qui la portaient, qui la portent encore à chercher des atténuations aux souffrances et aux horreurs légales qu'entraîne la guerre entre nations civilisées»; contre des ennemis qui «semblent avoir pris à tâche de pratiquer partout, sous des formes diverses, l'abus de la force»; contre une nation qui a signé certaines déclarations tendant à adoucir, dans la mesure du possible, les rigueurs de la guerre, et qui, devenue belligérante, «ne tient plus aucun compte de ces mêmes déclarations». Devant de pareils actes, incontestablement prouvés, il comprendra combien légitime est la véhémente conclusion de M. Girard s'écriant:
«De tout ceci ne peut naître que de la haine, une haine tenace, inlassable, que la paix n'éteindra pas, ni la victoire.....
«Si la haine subsiste, pieusement entretenue, attisée au feu sacré du souvenir, il n'y a pas pour celui qui en est l'objet, de sécurité possible; elle est la paille qui menace silencieusement de destruction soudaine l'acier dont on est le plus sûr.
«Malheur au peuple qui s'est fait haïr!»
Des seize chapitres de cet ouvrage, nous ne nous arrêterons aujourd'hui que sur celui des Responsabilités. Dans ce chapitre, M. Maccas porte l'accusation que dans la guerre actuelle l'officier allemand a montré une âme essentiellement criminelle. «Nos recherches», écrit-il, «et l'étude approfondie que nous avons faite du sujet, nous permettent de donner entièrement raison à la commission d'enquête française quand elle affirme que le commandement, jusque dans ses personnifications les plus hautes, portera devant l'humanité la responsabilité écrasante des crimes commis par l'armée allemande.
A cette affirmation fait suite une liste de cinquante-six noms, hauts et bas gradés de l'armée teutonne, coupables de crimes de droit commun. Nous donnons à cette place le nom des inculpés dont l'action scélérate s'est exercée sur le territoire de la Belgique seulement, en plaçant en tête, suivant l'ordre adopté par M. Maccas, le prince au nom duquel «tant d'excès auront été commis»:
1. L'Empereur Guillaume II[2].—Dans une allocution adressée à ses troupes, la veille de la bataille de la Vistule, l'empereur Guillaume lui-même a lancé ces paroles, qui constituent comme le farouche programme de toutes les atrocités commises: «Malheur aux vaincus! Le vainqueur ne connaît pas de grâce.»
3. Le prince Eitel-FRÉDÉRIC, fils de l'empereur d'Allemagne.—Le prince a séjourné huit jours dans un château près de Liége. Le propriétaire était présent. Sous les yeux de ses hôtes, le prince fit emballer toutes les robes qu'il put trouver dans les armoires de la maîtresse de maison et de ses filles.
4. Le duc de Brunswick.—Le prince a participé au pillage du même château, près de Liége.
6. Le maréchal von der Goltz, gouverneur militaire de Belgique.—Dans un arrêté signé de lui et affiché le 5 octobre 1914 à Bruxelles, le maréchal a édicté la peine de mort contre les habitants, coupables ou non, des endroits près desquels le télégraphe aurait été coupé ou le chemin de fer détruit.
7. Le général de Bülow, commandant en chef la deuxième armée allemande.—Ce général a ordonné le premier bombardement de Reims; le 22 août, après le sac d'Andenne, il a fait afficher ceci: «C'est avec mon consentement que le général en chef a fait brûler toute la localité et que cent personnes environ ont été fusillées.» Le 25 août, à Namur, autre proclamation de sa main, où on lisait: «Les soldats belges et français doivent être livrés comme prisonniers de guerre avant quatre heures, devant la prison. Les citoyens qui n'obéiront pas, seront condamnés aux travaux forcés à perpétuité en Allemagne. L'inspection sévère des immeubles commencera à quatre heures. Tout soldat trouvé sera immédiatement fusillé. Armes, poudre, dynamite, doivent être remis à quatre heures. Peine: fusillade. Toutes les rues seront occupées par une garde allemande, qui prendra dix otages dans chaque rue. Si un attentat se produit dans la rue, les dix otages seront fusillés.»
19. Le général Sixtus d'Arnim, commandant le quatrième corps d'armée allemand.—Il frappe la ville de Bruxelles et la province de Brabant de la monstrueuse contribution de guerre de 500 millions de francs.
20. Le général von Bissing, commandant le septième corps d'armée allemand.—Dans une proclamation adressée à ses troupes en Belgique, il leur dit que «lorsque les civils se permettent de tirer sur nous, les innocents doivent périr avec les coupables»; que «les autorités allemandes ont dit à différentes reprises dans leurs communications aux troupes que l'on ne devait pas épargner des vies humaines dans la répression de ces faits»; que «sans doute il est regrettable que des maisons, des villages florissants, même des villes entières soient détruits, mais cela ne peut nous laisser entraîner à des sentiments de pitié déplacée. Tout cela ne vaut pas la vie d'un seul soldat allemand.»
21. Le général de Doehm, commandant le IXe corps d'armée allemand.—Comme un journaliste américain, du World, lui disait avoir vu, ainsi que M. Gibson, secrétaire de la légation des États-Unis à Bruxelles, des cadavres de femmes et d'enfants mutilés à Louvain, ce général a répondu que de tels faits étaient 76 «inévitables dans les combats de rues» Le journaliste américain observa qu'un cadavre de femme avait les pieds et les mains coupés, que celui d'un vieillard montrait vingt-deux coups de baïonnette au visage, que celui d'un vieillard avait été trouvé pendu par les mains aux poutres de sa maison, et qu'on l'avait brûlé vivant en allumant le feu par dessous. Le général de Doehm s'est borné à répondre qu'il n'en était pas responsable.
22. Le baron de Mirbach.—Il participa, avec le prince Eitel et le duc de Brunswick, au pillage d'un château, près de Liége.
23. Le duc de Gronau.—Après que le château de Villers-Notre-Dame en Belgique eut été occupé par son état-major, lui-même y fit saisir 146 couverts, 236 cuillers de vermeil, 3 montres en or, 62 poules, 32 canards, des habits de soirée, des œuvres d'art et quantité de linge d'enfant, qui furent emmenés en Allemagne.
36. Le lieutenant-colonel Blegen.—Il ordonna les massacres et le sac de Dinant.
37. Le major Botzwitz.—Il ordonna à ses troupes l'achèvement des blessés et le meurtre des prisonniers de guerre.
38. Le major Manteuffel.—Il ordonna la destruction de Louvain et les horribles atrocités qui y furent commises.
39. Le major Sommerfeld.—Il ordonna la destruction de Termonde.
43. Le major de Bülow.—Il ordonna les massacres et la destruction d'Aerschot.
44. Le major Dieckmann.—Dans une proclamation datant du 6 septembre (Grivegnée, Belgique) il déclara qu' «il y va de la vie des otages, à ce que la population se tienne paisible en toute circonstance», et que, si les premiers otages ne sont pas remplacés dans les quarante-huit heures par d'autres, «l'otage encourt la peine de mort», et que «quiconque n'obtempère pas au commandement: Levez les bras! est passible de la peine de mort.»
54. L'officier allemand Walter Bloem.—Il fut chargé de faire une enquête en Belgique (voir la Gazette de Cologne du 10 février 1915) et il avoua sans honte que tout ce qui y fut commis fait partie d'un système ayant pour principe que «la collectivité entière à laquelle il (le coupable) appartient doit expier» et que, si les coupables ne peuvent être désignés, «les innocents doivent expier à leur place, non pas parce qu'un crime a été commis, mais pour qu'un crime ne soit plus commis dans la suite.»
La presse entière des Nations alliées ne devrait-elle pas demander la nomination immédiate d'un tribunal international pour juger et condamner par contumace—ainsi que le réclame le «Figaro» (27 mai)—tous ces criminels de droit commun.
*
* *
Nous ne pouvons mieux faire, en terminant cette liste, que de citer la conclusion du réquisitoire de M. Léon Maccas.
«Donc, la responsabilité théorique des cruautés allemandes», affirme-t-il dans cette conclusion, «appartient: directement aux écrivains militaires de l'Allemagne; plus profondément et dans leurs causes, à ses professeurs, à ses historiens, à ses philosophes. Au premier rang des exécuteurs viennent ensuite les chefs militaires.
«Mais le verdict général porte sur toute l'Allemagne, car tous ses citoyens, du premier jusqu'au dernier, se présentent aux yeux du monde, étonné au début, révolté ensuite, comme solidaires dans l'œuvre de dévastation, de meurtre, de pillage et de lâcheté, qui signalera aux yeux de l'histoire la guerre que l'Allemagne a déchaînée.
«Nous, du moins, neutre de nationalité, impartial de jugement, nous les solidarisons tous, dans le sentiment de mépris et de dégoût qu'ils inspirent à notre cœur indigné, et dans le jugement sévère mais juste qu'ils ont mérité de notre raison déçue».
~~~~~
~~~~~
CCette version électronique reproduit dans son intégralité la version originale, à l'exception des deux pages de "publicité" à la fin du livre.
La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections mineures.