TYPES, PROFILS
ESQUISSES ET CROQUIS MILITAIRES...
A PIED ET A CHEVAL
PAR
É M I L E G A B O R I A U
VINGT-TROISIÈME ÉDITION
P A R I S
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES PALAIS-ROYAL, 17 ET 19,
GALERIE D’ORLÉANS
——
1879
Droits de traduction et de reproduction réservés
TABLE DES MATIÈRES |
—Mille millions de tonnerres! s’écria le hussard Gédéon Flambert, j’y vois clair à la fin. Moi qui m’étais engagé pour servir glorieusement ma patrie, je suis tout simplement entré au service d’un cheval—de mon cheval.
Encore, ai-je bien le droit de l’appeler mon cheval, et n’est-ce pas lui, qui, à plus juste titre, pourrait dire: mon cavalier?
Le hussard Gédéon, de garde d’écurie ce soir-là était alors à demi couché sur une botte de paille. Pour la première fois, depuis cinq mois qu’il était soldat, il trouvait un instant pour réfléchir.
—Oui, continua-t-il, tout pour mon cheval, impossible de sortir de là. C’est, ma parole d’honneur, à en être jaloux. Je lui appartiens comme l’ombre au corps, ma vie est à lui, il l’absorbe, il la dévore. Car enfin, à quoi se passent mes jours, qu’ai-je fait aujourd’hui?
Ce matin, à cinq heures, bien avant le jour, j’ai été éveillé par les éclats enragés des trompettes.—Premier déjeuner et toilette de mon cheval.
Nouveau coup de trompette à six heures; pansage.—Cinq quarts d’heure durant j’ai étrillé, brossé, bouchonné, épongé, peigné mon cheval.
A neuf heures, promenade de mon cheval.
A midi, autre repas de mon cheval.
A deux heures, second pansage de mon cheval, nouveaux soins, autre repas.
A sept heures enfin, souper de mon cheval.
Et encore et toujours mon cheval! Pour lui on a remis en vigueur le cérémonial décrété par Caligula à l’usage de celui dont il fit un consul.
Cependant mon cheval est en bonne santé. Que serait-ce, grand Dieu! s’il était au régime. Je tremble à la seule pensée qu’il peut tomber malade et qu’alors je deviendrais son infirmier.
Mes journées ne lui suffisent pas, il lui faut mes nuits. Ainsi, à cette heure, lorsque je serais si aise de reposer dans mon lit, je suis ici de garde d’écurie, c’est-à-dire que je vais passer la nuit à veiller sur le sommeil de mon cheval, et du cheval de mon brigadier, et des chevaux de tous mes camarades...
—Garde d’écurie! cria une voix formidable, garde d’écurie!
D’un bond, Gédéon fut sur pied et en présence du brigadier de semaine qui faisait une ronde.
—Je présuppose que vous dormiez, dit sévèrement le brigadier; vous aurez le plaisir de me faire celui de deux jours de consigne.
—Brigadier, je vous assure...
—Silence dans le rrrang ou je réitère. Que je sais que les chevaux ils se plaignent que vos ronflements ils les empêchent de dormir.
Il n’y avait rien à répondre. Le brigadier s’éloigna en amortissant le bruit de ses pas, afin de surprendre quelque autre délinquant.
—Évidemment, se dit Gédéon, je suis dans mon tort. Je songerai une autre fois à ne plus réfléchir, mieux vaut dormir maintenant et tâcher de mériter ma punition. Mais pourquoi diable me suis-je engagé! Pourquoi ai-je été précisément choisir la cavalerie?
Il n’y a pas de cela longues années, le jeune Gédéon Flambert jouissait en paix de la réputation du plus détestable garnement de la ville de Mortagne, une de ces agréables sous-préfectures de quinze mille âmes, où chacun a le droit incontestable et sacré de vivre tranquille comme Baptiste, heureux comme le poisson dans l’eau et libre comme l’air, à la seule et bien simple condition d’accepter sans révoltes ni murmures la surveillance et le contrôle de ses quatorze mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf concitoyens.
Les fredaines—à Mortagne, on disait les débordements—de Gédéon étaient un des aliments les plus piquants et les plus vifs de toutes les conversations de la ville, et certes on pouvait parler longtemps sans tarir.
A dix-huit ans qu’il avait à peine, ce déplorable sujet—la désolation de sa famille—avait déjà contracté des dettes au Café militaire, inséré des vers dans l’Écho Mortagnais, et écorné, à dire d’experts, la vertu et la réputation de trois ou quatre grisettes sentimentales et romanesques.
Sans compter qu’il avait déjà tous les instincts du spadassin.
Une nuit, au bal travesti que donne tous les ans le théâtre, pour la mi-carême, il s’était pris de querelle avec un jeune homme des environs, l’avait conduit presque de force sur le pré et là, avait échangé avec lui des explications qui s’étaient terminées par un dîner trop largement arrosé.
C’en était trop. Aussi, tous les gens sensés n’avaient qu’une voix pour flétrir une semblable conduite, et même un soir, au Cercle littéraire, M. Narrault, juge de paix, homme sévère mais juste, n’avait pas hésité à comparer Gédéon à Faublas pour les aventures scandaleuses, et à Lacenaire à cause de son goût pour la poésie.
On trouva généralement la comparaison exagérée, mais les pères de famille prudents n’en défendirent pas moins à leurs fils la fréquentation d’un si précoce mauvais sujet.
Gédéon, presque fier de cet interdit, se souciait infiniment peu des bavardages de Mortagne; malheureusement il en était pas de même de son père.
L’excellent M. Flambert, qui du matin au soir avait les oreilles ahuries de compliments de condoléance sur les frasques de l’héritier de son nom, croyait voir sa considération sérieusement menacée par l’inconduite de son fils. Déjà plusieurs fois il avait songé sérieusement à prendre le parti de mourir de chagrin, lorsque M. Narrault, le juge de paix, homme sévère mais juste, lui conseilla «de destiner son Gédéon à la carrière des armes,» ou, en d’autres termes, de le faire soldat bon gré mal gré.
Or, cette idée est des plus naturelles aujourd’hui; elle est presque un système.
Prudhomme, que nous avons vu jadis flétrir les excès d’une soldatesque effrénée et tracer en rougissant une peinture énergique de la licence des camps, Prudhomme est complètement revenu de ses injustes préventions.
Pour lui, l’armée n’est plus qu’un lycée correctionnel, fondé à la seule fin de tirer de peine les papas embarrassés de leurs mauvais sujets de fils, un gymnase orthopédique moral qui se charge gratis du redressement des caractères vicieux et des instincts mauvais. C’est pour quoi il y envoie bravement ses héritiers manger de la vache enragée.
C’est un pis-aller honorable, commode, et surtout fort économique; où trouver mieux?
L’armée, à ce système, doit chaque année quelques centaines de chenapans et de cerveaux brûlés qui viennent d’un air décidé essayer l’uniforme, et qui huit jours après donneraient tout au monde pour s’en aller.
Les sept dixièmes tournent mal; et si les familles ne se hâtent de les faire remplacer—ce qui coûte de l’argent—bon nombre vont en Afrique prendre l’air des compagnies de discipline, ou, pour parler comme au régiment, rouler la brouette à biribi.
Croyez, excellent monsieur Prudhomme, qu’il m’en coûte de vous arracher une de vos dernières illusions, mais cependant retenez bien ceci:
1º Le régiment ne corrige rien du tout, et votre fils, au bout de deux ans, vous reviendra exactement le même, sinon pire.
2º Au régiment—en temps de paix—on n’adore pas les engagés volontaires. Oh! mais là, pas du tout.
Je sais des colonels qui les ont en horreur. Il en est un—je l’ai connu particulièrement—qui toutes les fois que, selon l’usage, on lui présentait un engagé volontaire nouvellement arrivé au corps, lui adressait la phrase sacramentelle que voici:
—Vous êtes engagé?
—Oui, mon colonel.
—Ah! très-bien. Mais, dites-moi, vous n’aviez donc aucun moyen d’aller vous faire pendre ailleurs?
L’accueil n’est pas encourageant, c’est un fait, mais les colonels ne sont pas des marchands de soupe, et la conscription donne tous les ans à l’armée assez de sujets pour la dispenser de recourir au fils de famille.
M. Veuillot, il est vrai, assure quelque part que «l’épée est un moyen de moralisation.» Mais parole de M. Veuillot n’est pas parole d’Évangile, et peut-être prétend-il parler des zouaves du saint-père.
Je sais bien, monsieur Prudhomme, que vous avez dans votre sac une foule d’exemples à me citer, vous allez me conter l’histoire de ce général qui...
De grâce, arrêtez, vos exemples ne sont que des exceptions. Il y en a. Bon nombre d’engagés volontaires arrivent, mais ceux-là ont un bien autre courage que monsieur votre fils et que tous ces étourneaux qui s’engagent pour faire pièce à leur famille ou parce qu’ils ont été séduits par la pompe de l’uniforme et par les éclats de la musique.
Avec un peu de courage vous pouviez faire de votre fils un médiocre parfait-notaire ou un très-honnête commerçant, vous en avez fait un mauvais soldat; et encore, il vous reviendra, soyez-en sûr, avant dix-huit mois et sans avoir, à l’exception de la charge en douze temps, appris «sous les drapeaux» autre chose qu’à jurer et à boire militairement la goutte.
Le conseil du juge de paix fut un vrai trait de lumière pour le digne M. Flambert.
—Comment, se dit-il, n’avais-je pas eu cette idée! Gédéon ne me semble bon à rien, il aime la flânerie, le café, le vin et le reste, donc il est né pour faire un excellent militaire. Il sera soldat, c’est dit.
Cette détermination arrêtée, il ressentit aussitôt cette douce et secrète satisfaction qui inonde le cœur d’un père le jour où, à force de sacrifices, il assure le bonheur et l’avenir de son enfant.
Excusons-le. Il n’avait pu méditer le chapitre qui précède, et ses notions sur l’armée étaient des plus fantaisistes. Il les avait puisées aux sources mélodieuses de l’Opéra-Comique, et ne connaissait d’autres militaires que ceux qui servaient sous les ordres de feu le général Scribe, héros aimables, toujours colonels à trente ans, et dont les marquises et les baronnes, les plus riches et les plus belles, se disputaient la main.
De ce jour, avec un art infini, avec une adresse dont il se fût cru lui-même incapable, M. Flambert s’efforça de prouver à son fils qu’il avait toujours eu pour la carrière des armes une vocation irrésistible.
Il réussit au delà de ses espérances, et un beau matin, à la suite d’une explication orageuse, motivée par une nouvelle fredaine, Gédéon déclara tout net qu’il voulait s’engager—pour être libre!!...
Il n’eut pas besoin de le déclarer deux fois.
M. Flambert, dont le principe était qu’il faut battre le fer tandis qu’il est chaud, conduisit séance tenante son fils chez un médecin qui le déclara «bon pour le service,» et de là à la mairie, où en moins de rien on lui libella le contrat.
Gédéon n’hésita pas une minute, et d’un trait de plume il s’engagea à servir l’État pendant sept ans—à cheval.
Les engagés volontaires ayant le droit de désigner le corps où ils veulent servir, tous—je ne parle pas de ceux qui savent ce qu’ils font—se décident pour la cavalerie; sans doute parce que le service y est plus pénible et qu’on y a infiniment moins de chances d’avancement.
Gédéon fit comme tous les autres, et crut faire un coup de maître en choisissant le 13e hussards, ce magnifique régiment, chamarré d’or sur toutes les coutures, et dont les officiers lancent des gerbes d’étincelles, lorsqu’aux rayons du soleil ils font caracoler leurs chevaux sur le front de leurs escadrons.
En échange de sa signature, Gédéon reçut une feuille de route pour rejoindre son corps.
L’État, qu’il servait désormais, lui allouait vingt sous par étape, et un billet de logement avec place au feu et à la chandelle.
Ainsi Gédéon fut soldat sans jamais en avoir eu l’idée.
Que l’engagé volontaire dont ce n’est pas un peu l’histoire lui jette la première pierre!
—Comme tu feras la route en chemin de fer, dit M. Flambert à son fils au moment où ils sortaient de la mairie, tu as au moins huit jours devant toi; profites-en pour t’amuser.
Et généreusement il sortit quelques louis de sa poche.
Gédéon était trop bon fils pour ne pas obéir scrupuleusement. Il ne songea donc qu’à enterrer le plus joyeusement du monde sa vie de bourgeois. On but en l’honneur du nouveau héros beaucoup de punch et de vin chaud au Café militaire et à l’estaminet de la ville. Un vieux commandant du premier Empire, M. de Tamballery, dont tout Mortagne admira longtemps la tenue et les cols-carcan, crut devoir lui donner de précieuses instructions, mais il abusa de ses avantages pour lui raconter toutes ses campagnes et lui faire une description infinie de la bataille de Lutzen, où il avait été blessé.
Enfin, le moment de la séparation arriva.
—Souviens-toi, mon fils, dit M. Flambert à Gédéon, que tu as ton avenir entre les mains. Tu as tout ce qu’il faut pour parvenir. Conduis-toi bien, et «reviens-moi avec l’épaulette.»
—Je ne reviendrai qu’avec deux épaulettes, dit Gédéon.
Il partit.
Alors seulement M. Flambert eut quelques doutes sur l’excellence du parti qu’il venait de faire prendre à son fils. Ah! s’il n’eût dû lui en coûter qu’un billet de cinq cents francs, avec quel bonheur il eût dit à l’enfant prodigue:
—Reste, ne me quitte pas.
Mais, à moins de deux mille francs, on ne trouve guère de remplaçant.
Et encore, d’aucuns estiment que ce n’est pas cher.
Deux jours après, le nouveau hussard, descendu de voiture à six heures du matin, se promenait tristement dans les rues désertes de Saint-Urbain, où le 13e tenait alors garnison.
Saint-Urbain est une petite ville bien triste, bien tranquille, qui dort paresseusement au milieu du plus beau pays du monde, sur les bords de la Serpole, jolie rivière aux eaux bleues, qui l’entoure et l’étreint du triple rang de ses capricieux méandres.
Saint-Urbain, depuis deux siècles au moins, n’a pas changé de physionomie; on dirait une relique du passé, amoureusement conservée à quelques pas du château enchanté de la Belle au bois dormant.
A peine depuis deux ans y a-t-on installé des réverbères, et cette innovation est due aux plaintes d’un colonel et aux intrigues d’un jeune avocat nouvellement arrivé de Paris.
Le chemin de fer passe à huit lieues à peine, et cependant les communications étaient restées des plus difficiles, lorsque l’administration se décida à suppléer au peu d’industrie des habitants en organisant un service d’omnibus.
Dépendance autrefois de communautés religieuses riches et puissantes, Saint-Urbain a conservé un aspect austère et presque monacal. Les maisons sont hautes et noires, les rues étroites et mornes, bordées en certains endroits de cloîtres humides et sans jour. A chaque pas on rencontre de grands bâtiments sombres, aux fenêtres étroites et allongées, antiques couvents aujourd’hui déserts.
Des quatre églises, jadis à peine suffisantes à la dévotion des fidèles, deux seulement ont été conservées; les autres ont été converties en magasins à fourrages et en ateliers de fournitures militaires. Mais les quatre clochers, remarquables constructions du treizième siècle, sont restés debout, entourés des clochetons plus humbles des communautés abandonnées, et de loin prêtent à Saint-Urbain les apparences d’une grande cité.
Seule la garnison donne un peu de vie et de mouvement à cette nécropole. Aussi le gouvernement y entretient-il en tout temps deux régiments, l’un d’infanterie, l’autre de cavalerie, bien que pour cette dernière arme la situation soit assez défavorable.
Ces régiments sont la principale, l’unique source de la richesse du pays. Grâce à eux, bon nombre de petits industriels peuvent réaliser quelques économies, plus d’un bourgeois vit tranquillement du produit des chambres qu’il loue meublées à des officiers, enfin on cite quatre ou cinq limonadiers qui auront fait une fortune considérable, lorsqu’ils auront réussi à recouvrer toutes leurs créances.
Mais Saint-Urbain doit bien d’autres avantages encore à la garnison. D’abord, la reconstruction presque totale de la rue du Marché, la plus belle de la ville, où l’on a installé deux magnifiques cafés ornés de billards et de divans, luxe inouï! et la fondation d’un nouveau faubourg, où prospèrent cinq ou six bals publics et au moins autant de guinguettes.
On ne peut guère parler du théâtre, les habitants ayant une sainte horreur pour ce passe-temps profane.
Le triste directeur doit aux seuls officiers les quelques recettes qui lui permettent de faire chaque année une banqueroute honorable.
Mais il ne faut pas oublier la musique.
Jeudis et dimanches, dans l’après-midi, lorsqu’il fait beau, et même lorsqu’il fait mauvais, les musiques des deux régiments viennent à tour de rôle donner un concert gratuit sur la promenade.
Les jours de musique sont jours de fête pour Saint-Urbain, toute la ville se donne rendez-vous sur le cours des Ormes; les dames de la société y étalent leurs belles toilettes, et les grisettes leurs frais minois et leurs robes de guingamp.
Eh bien, malgré tous ces avantages—et encore nous passons sous silence les revues et les grandes manœuvres—les Urbinois ne professent pas pour les militaires le faible et l’admiration des cités de l’Alsace et du Nord.
Les vieux maris de jeunes femmes prétendent—non sans raison—que leur sécurité est toujours menacée, et les parents des ouvrières gentilles assurent que leurs filles sont infiniment plus difficiles à garder.
Quant aux officiers qui ont tenu garnison à Saint-Urbain, ils bâillent au seul souvenir de cette charmante cité.
Pendant plus d’une heure Gédéon erra sans but à travers les rues de Saint-Urbain. Se présenter à ce régiment qu’il avait choisi avec joie lui semblait maintenant au-dessus de ses forces. Le cœur serré par une horrible angoisse, il marchait la tête basse, essuyant de temps à autre une larme que lui arrachait la conscience de son isolement, l’anxiété de l’avenir, et le regret de sa vie passée, dont les souvenirs charmants se présentaient en foule à son esprit.
Enfin à force de raisonnements, il parvint à surmonter ce qu’il appelait un accès de lâcheté indigne d’un homme. Apercevant un hussard de l’autre côté de la rue, il marcha vers lui, et d’une voix qu’il essayait de rendre assurée:
—Camarade, lui demanda-t-il, voudriez-vous m’enseigner le chemin de la caserne de votre régiment?
Le hussard, à ces mots, regarda le bourgeois de travers; il semblait tout prêt à se fâcher.
—Mon régiment, répondit-il enfin, d’un ton blessé, il ne loge pas dans une caserne, c’est bon pour de l’infanterie.
Gédéon fit un geste de surprise.
—Les hussards, vous devriez être susceptible de le savoir, ils logent dans un quartier, comme toute cavalerie; à preuve que c’est comme qui dirait une distinction qui les différencie ensemble et séparément du fantassin. Donc le quartier il est là, devant vous.
Gédéon leva les yeux, et, en effet, à peu de distance, au fond d’une impasse très-étroite, il aperçut une grande porte cintrée s’ouvrant sur une voûte assez obscure.
Au-dessus de la porte, un drapeau noirci par la pluie et effiloqué par le vent, pendait tristement le long de sa hampe retenue par un crampon de fer enfoncé dans la muraille.
Au-dessous du drapeau, et pour que nul n’ignorât la destination du bâtiment, on avait écrit en lettres d’un demi-pied:
QUARTIER DE CAVALERIE.
Devant la voûte, un factionnaire se promenait, le sabre au poing; sur le côté, à demi couché sur une des larges bornes de la porte, un sous-officier suivait d’un air distrait la fumée de sa cigarette; sous la voûte, deux soldats à cheval sur un banc battaient attentivement des cartes crasseuses.
—Allons, du courage, se dit Gédéon,—et d’un pas assez ferme il se dirigea vers la voûte.
Une première et cruelle déception l’attendait sur le seuil.
C’était l’heure des corvées du régiment. De tous côtés, le long des bâtiments et des écuries, des hommes allaient et venaient, les uns chargés de bottes de fourrage, les autres pliant sous le faix de lourdes civières de fumier, ou poussant devant eux des brouettes malpropres. Bon nombre, armés de balais de bouleau, faisaient la toilette des cours.
Tous ces hussards étaient en tenue d’écurie: un pantalon de toile écrue, et une petite veste écourtée. Quelques-uns étaient en manches de chemise, et quelles chemises! à rendre en noirceur des points aux Mystères d’Udolphe.
Pour coiffure, ils portaient d’atroces petites calottes d’un gris sale, bordées d’un galon vert. Tous avaient les pieds nus dans d’énormes sabots—escarpins en cuir de brouette—douillettement capitonnés de paille. Du reste, la plus grande activité.
Immobile, pétrifié sous la voûte d’entrée, Gédéon contemplait d’un œil morne ce spectacle qui renversait l’édifice de ses illusions.
—Eh quoi! se disait-il, ce sont là ces brillants hussards du 13e, si fiers sur leurs beaux chevaux! Quelle existence est la leur! Serai-je donc ainsi demain?
Il était sur le point de s’enfuir, lorsque le maréchal des logis, assis devant la porte, lui demanda poliment s’il attendait quelqu’un.
Gédéon aurait bien voulu répondre, mais il comprit que, s’il l’essayait, les sanglots qui l’étouffaient depuis un moment lui auraient vite coupé la parole.—Alors, Dieu sait, se dit-il, ce que pensera de moi ce militaire qui est mon supérieur. Un soldat pleurer! je serais déshonoré à tout jamais.
Sans mot dire il tira sa feuille de route et la présenta au sous-officier.
Gédéon crut s’apercevoir que la physionomie du maréchal des logis changeait soudainement d’expression; que d’insoucieusement joyeuse, elle devenait froide et méchante.
—Ah! vous êtes engagé volontaire, dit-il en ricanant; eh bien, vous pouvez vous flatter d’avoir une fière chance.
Puis avisant un fourrier qui sortait:
—Ohé! lui cria-t-il, voilà un hussard tout neuf, qui n’a jamais servi; dis-lui donc ce qu’il doit faire. Et poussant Gédéon: Allez donc, lui dit-il, vous présenter à l’intendance.
Gédéon suivit le fourrier, et, grâce à lui, eut bientôt terminé toutes les formalités de son admission au régiment.
Mais il était si troublé, qu’il n’entendit absolument rien de ce que lui dirent l’intendant, le chirurgien-major, un capitaine et un maréchal des logis chef, auxquels il fut successivement présenté.
En rentrant au quartier, et lorsque seulement il commençait à se remettre un peu, le complaisant fourrier fut obligé de lui répéter que désormais il faisait partie du 4e peloton du 1er escadron.
Gédéon et son guide traversaient alors un grand corridor étroit et sombre, aux murs horriblement maculés. Le fourrier ouvrit une porte, et poussant le nouveau hussard:
—Entrez, lui dit-il, voilà votre chambre.
Il faut avoir visité une chambrée de cavalerie—avant midi—pour s’en faire une juste idée.
Là, dans un espace relativement étroit, vivent, mangent, boivent, dorment, de quinze à quarante hommes.
Des lits, placés autour de la salle, la tête au mur, à un demi-mètre environ les uns des autres, une table massive, deux bancs grossiers, une cruche de grès, une large planche suspendue au plafond, dite la planche à pain, voilà pour l’ameublement.
Dans l’après-midi, aux heures de revues, les armes du cavalier et le harnachement du cheval, symétriquement disposés à leurs râteliers le long des murailles, deviennent un ornement d’un bel effet. Mais tout cet attirail, le matin, lorsque le régiment descend de cheval, par un mauvais temps, donne à la chambrée une certaine analogie avec le chaos.
C’est alors un pêle-mêle horrible de selles et de brides boueuses, d’armes maculées de fange, de gibernes, de sabretaches, de buffleteries, inextricable confusion dont il semble invraisemblable que l’on puisse sortir.
Une incroyable activité règne au milieu de ce désordre. On cire, on polit, on astique, on brûle[A] avec fureur. Le blanc et le cirage coulent à flots.
[A] Bruler—frotter ou brosser un objet jusqu’à le rendre brûlant.
Quant à l’atmosphère, elle est à défier toutes les analyses, à faire pâlir le plus habile chimiste. Toutes les odeurs s’y mêlent, s’y amalgament, s’y confondent, et arrivent à former cette abominable et indescriptible exhalaison que Stendhal appelle le parfum du bivac.—Il est d’ailleurs avéré qu’on s’y habitue très-bien.
Brusquement introduit dans la chambre du 4e peloton, Gédéon ne put faire plus de deux pas, saisi à la gorge par l’émotion et l’atmosphère.
L’entrée d’un jeune homme élégamment vêtu faisait sensation. Toutes les brosses s’arrêtèrent. Il y eut une pause de plus d’une minute.
Enfin, comme le silence du nouveau venu ne paraissait pas près de finir, un des cavaliers lui adressa la parole.
—Vous venez visiter le quartier? demanda-t-il.
—Non, dit Gédéon, je suis engagé.
Il y eut une explosion de cris et de ricanements.
—Il n’y avait donc plus de pain chez vous, ni d’ouvrage dans votre pays? la marmite était donc renversée? lui cria un des plus jeunes....
Il faut l’avouer, hélas! pour les ouvriers, les pauvres paysans qui composent la masse de l’armée française, et dont la jeunesse a été troublée par le fantôme de la conscription, se faire soldat par goût, sans une nécessité absolue, impitoyable, est un trait de si insigne folie qu’ils peuvent à peine y croire, et qu’en tout cas ils ne le comprennent pas.
Passe encore de se vendre comme remplaçant, ne fût-ce que pour posséder, au moins une heure en sa vie, mille francs à la fois—mille francs à manger en noces et bombances.
Toute la chambrée riait aux larmes de l’air décontenancé de Gédéon, lorsqu’un brigadier entra, l’air fort affairé.
—Où est le bleu? demanda-t-il.
Tous les yeux lui désignèrent le nouvel arrivant.
—On va lui donner un lit, continua le brigadier, il est désigné pour le peloton. Et vous, jeune homme, demi-tour, en avant, arche, suivez votre supérieur.
Gédéon obéit. Le brigadier s’arrêta devant un corps de garde:
—June homme, dit-il à l’engagé volontaire, votre paletot est l’insigne d’une bonne inducation; aureriez-vous étudié la peinture?
—Moi! jamais, répondit Gédéon surpris.
—Alors, que vous pourrez vous vanter que le brigadier Goblot il vous aura mis au port d’armes de cet art: voilà le pinceau.
Tout en se livrant, en compagnie d’une douzaine de hussards, au noble exercice du pinceau—suivant la pittoresque expression du brigadier—Gédéon se creusait la cervelle pour inventer un moyen à la fois adroit et respectueux d’adresser la parole à ce supérieur, dont les galons et l’importance lui imposaient beaucoup, lorsque familièrement celui-ci vint lui taper sur l’épaule.
—Vous savez, june homme, que si ce genre d’exercice n’est pas de votre goût, il vous est comme qui dirait loisible d’offrir la goutte à votre supérieur.
—Oh! avec le plus grand plaisir, brigadier, dit Gédéon.
—Alors, bas les armes, posez le bouleau, et au trot à la cantine.
On dit comme ça, au 13e hussards, que la goutte est le lien des cœurs et le ciment de l’amitié.
Cet axiome est flamboyant de vérité, mais il ne dit pas toute la vérité.
Au 13e, la goutte est une puissance, une séduction irrésistible, un magique talisman qui, plus d’une fois, a fait fléchir l’inflexible discipline.
Pour elle, des brigadiers, des maréchaux des logis même, ont compromis et risqué leurs galons.
Pour elle, on a vu des brigadiers—c’est un grade si altéré—emboîter[B] avec préméditation leurs subalternes, des conscrits naïfs, les flagorner audacieusement, les admettre sans vergogne aux épanchements si doux de l’amitié, et le verre à peine vide, les lèvres humides encore, les coller impitoyablement au clou, pour la plus grande gloire du service intérieur.
[B] EMBOITER—circonvenir. L’armée a aussi sa langue verte.
Rien de plus figuré d’ailleurs que l’expression. La mesure de la goutte n’a d’autres limites que la fantaisie. Tel qui a mis à sec une bouteille, prétend et soutient qu’il n’a bu qu’une simple goutte.
Cependant la mesure généralement adoptée est le quart, si bien que les deux mots quart et goutte sont devenus synonymes.
Quant au liquide, c’est toujours de l’eau-de-vie, prononcez schnick, d’où le verbe schniquer et le substantif schniqueur.
La goutte se boit à toute heure de la journée, depuis le réveil jusqu’à l’extinction des feux, avant ou après la soupe. Mais de préférence on la boit le matin, au saut du lit.
Rien de meilleur pour éveiller son homme, de plus apéritif pour l’estomac, de plus sain pour dissiper le brouillard.
Sombre et mélancolique est le hussard qui n’a pas, dès l’aurore, son demi-quart au moins dans le fusil. Toute la journée s’en ressent, aussi assure-t-on que qui ne boit goutte n’y voit goutte.
Tous les militaires sont, dit-on, égaux devant la goutte parce qu’elle met dedans avec la même impartialité l’adjudant-major aussi bien que le dernier trompette.
N’est-ce pas le maréchal Bugeaud qui disait un jour: Le soldat s’agite, la goutte le mène.
Malheureusement, au 13e, on abuse souvent du schnick. Mais qui donc y trouverait à redire, si le service n’en souffre pas? Et chacun sait que le cavalier porte sans chanceler une ration qui anéantirait trois pékins, débiles buveurs de petits verres.
Le 13e hussards montre avec orgueil un vieux brigadier—cocardier à trois brisques—qui ne commence à voir clair dans ce qu’il appelle un peu fastueusement peut-être ses idées, qu’entre la troisième et la quatrième goutte.
Ce brave calculait un jour que, depuis son entrée au service, c’est-à-dire en vingt-deux ans, il avait absorbé trente-six mille cinq cent quarante quarts, encore devait-il se tromper en moins, n’ayant pas tenu compte des années bissextiles.
C’est le même qui, se trouvant indisposé, un matin qu’il avait schniqué plus que de coutume, s’écriait d’un air convaincu:
—C’est tout de même vrai, comme dit c’t autre, que quand le vase est déjà plein, faut qu’une goutte pour le faire déborder.
Devant la cantine, le brigadier Goblot arrêta Gédéon, et d’une voix tout à la fois sévère et paternelle:
—Ouvrez l’œil et l’oreille, june homme, dit-il; tant que vous et moi boirons insensiblement, je condescends à ce que tu oublies mes galons. Il n’y aura plus un brigadier et un simple hussard, mais deux camarades et collègues. Qu’ainsi tu peux sans crainte être facétieux et familier, et même me tutoyer, ainsi que je t’en donne l’exemple.
—Croyez, brigadier, commença Gédéon...
—Silence dans le rang! Une fois dehors, par exemple, garde à vos! je ne te connais plus que pour te flanquer à l’ours. Et maintenant, place, repos!
On s’assit, et le brigadier Goblot, trouvant dans Gédéon un merveilleux auditeur, devint lui-même facétieux et communicatif.
—C’est pour te dire, june homme, qu’il ne faut pas te fâcher si je t’ai appelé bleu. Les nouveaux soldats ont ainsi une foule de surnoms, comme qui dirait pour marquer leur ignorance militaire; ainsi les pékins disent des conscrits, ce qui est une insulte.
—Vous croyez, brigadier?
—Du moment que je te le dis, moi ton supérieur, c’est que c’est vrai comme la théorie: tu comprends Bien que puisque les conscrits sont plus que les pékins, les pékins sont dans leur tort en les appelant conscrits.
Le colonel, dans les rapports, et quand il parle au régiment, les appelle jeunes soldats.
Le capitaine instructeur dit: des recrues.
Les fantassins ils leur donnent le nom de grivets.
Mais nous autres, hussards, nous disons des bleus, des blaireaux ou des bleus sous le ventre.
—Parbleu, dit Gédéon, je voudrais bien savoir pourquoi?
—Cela, june homme, est au-dessus de ta compétence. Quant aux engagés volontaires, qui arrivent mis en mylords, comme qui dirait toi, on les appelle Parisiens à gros bec; Parisiens, à cause de leur tenue soignée, et à gros bec, vu leur inducation et qu’ils savent causer.
—Parole d’honneur, s’écria le nouveau hussard, je la trouve superbe, votre étymologie.
—Suffit, dit le brigadier visiblement flatté, les femmes elles m’en ont toujours fait compliment. Mais pour en revenir aux bleus, il faut avouer qu’en commençant ils ont du trimage, vu qu’il est de leur compétence de faire toutes les corvées qui manquent d’agrément: on leur fait ainsi mordre au métier par le bout le plus dur. Donc, si j’étais de toi, je tâcherais de travailler chez le chef.
—Quel chef, brigadier?
—Le marchef, donc.
—Je vous avouerai que je ne comprends pas de qui vous parlez.
—Et vous avez été éduqué! mais allez donc demander ça au premier enfant de troupe venu! Le chef, mais c’est le maréchal des logis chef; seulement, pour économiser la salive, on dit le marchichef ou le marchef, ou simplement le chef. De même qu’on ne dit pas un maréchal des logis, mais un marchegis ou un marchis. Et maintenant, assez causé, vu que je suis de semaine.
Mais comment n’avoir pas pitié de l’ignorance d’un bleu! Sur les instances de Gédéon, le brigadier lui expliqua que, chaque semaine, à tour de rôle, un lieutenant, un maréchal des logis et un brigadier par escadron sont plus spécialement chargés de tous les détails du service.
Sur le dernier grade retombe naturellement le plus lourd du fardeau.
Le brigadier de semaine est donc l’homme le plus à plaindre du régiment. Il doit tout voir, tout entendre, tout savoir, faire exécuter les ordres, prévoir au besoin.
Hommes et chevaux sont sous sa responsabilité. Aux uns il fait donner l’avoine, aux autres distribuer la soupe. Couché le dernier, il doit être le premier debout.
—Ainsi moi, conclut le brigadier Goblot, j’ai pris l’habitude, afin d’être plus vite prêt, de ne pas me déshabiller tant que je suis de semaine. Tel que vous me voyez, il y a cinq jours que je n’ai tiré mes bottes. Ah! les premiers galons coûtent cher.
Et il sortit en courant, laissant Gédéon assez refroidi par cette confidence.
Comme Gédéon venait de regagner, non sans peine, sa chambre, on le prévint qu’on allait lui donner un lit, et qu’il eût à venir le chercher.
Ce fut bientôt fait. Le lit du troupier, bien que suffisant, est des plus simples.
Soit: deux tréteaux de fer, trois planches, un matelas, une paillasse, un traversin, une couverture, et des draps.
Ce meuble primitif peut se déménager dix fois en une demi-heure.
Gédéon le trouva singulièrement étroit.—Si j’ai, se dit-il, le malheur de m’endormir, je ne songerai plus à me tenir en équilibre, et certainement je tomberai.
Si encore on dormait avec un balancier!
Le lit monté, il s’agissait de le faire; c’est à quoi s’escrimait Gédéon, lorsqu’un hussard, son voisin, lui expliqua qu’il s’y prenait on ne peut pas plus mal. Il le disposait en effet, ô simplicité! comme s’il eût dû se coucher dedans.
Mais au 13e hussards, on ne se couche pas le soir comme on fait son lit le matin, tant s’en faut.
Le matin on dispose son lit pour l’œil, pour l’apparat; le soir seulement on l’arrange pour la nuit. Un lit bien fait, pour une revue, doit être plat et carré comme une table. On obtient ce résultat en pliant les draps et la couverture d’une certaine façon, mais on n’y arrive pas du premier coup, ainsi que s’en aperçut le nouveau hussard.
Son lit terminé, tant bien que mal, avec l’aide d’un camarade, Gédéon se hasarda à demander au brigadier si on lui donnerait bientôt un uniforme.
—Vous pouvez être tranquille, june homme, lui fut-il répondu, on a écrit au tailleur, qui est à Paris, de venir vous prendre mesure; mais en attendant il faut vous mettre à l’ordonnance. Ohé, le bourreau!
Un hussard, les mains pleines de cirage, s’avança brandissant d’énormes ciseaux.
Gédéon comprit qu’il avait affaire au perruquier de l’escadron. Il trembla. Ses cheveux étaient soignés, il avait la faiblesse d’y tenir; il voulut dire quelques mots pour les défendre, mais le brigadier lui ordonna de se taire et de s’asseoir; il obéit.
—Au moins, dit-il au perruquier, vous devriez bien vous laver un peu les mains.
—Ah! tu m’insultes, méchant bleu, grogna l’artiste militaire, attends, attends, je vais te mettre à l’ordonnance.
Il fit plus, car l’ordonnance dit: cheveux en brosse, et Gédéon fut tondu comme un œuf.
—Subsidiairement qu’on le rase, dit le brigadier; qu’on le rase.
—Ah! par exemple! s’écria Gédéon exaspéré, ce serait assez difficile, je n’ai pas sur la figure un traître poil, et il montrait ses joues.
—Hein! déjà de l’insubordination!
Gédéon s’exécuta en soupirant.
Le perruquier ne put lui couper la barbe, et pour cause; mais il trouva moyen de lui faire deux ou trois balafres.
Tondu et rasé, Gédéon cherchait autour de la chambre une fontaine, un réservoir, un peu d’eau enfin, pour se tremper la tête, mais il ne voyait que la cruche de grès.
Alors on lui apprit à se servir du lavabo naturel en usage au 13e hussards.
On prend dans la bouche une gorgée d’eau aussi copieuse que possible; puis, se penchant en avant, on laisse tomber l’eau peu à peu, et avec les mains on s’en lave aisément le visage.
C’est aussi simple que cela.
Diogène eût cassé sa cuvette, Gédéon fut simplement saisi d’admiration.
Enfin elle finit, cette première journée d’épreuves.
Depuis une demi-heure la retraite était sonnée. On avait fait l’appel du soir.
Les hommes causaient çà et là dans la chambre, éclairée par une mince chandelle, car on peut veiller jusqu’à l’extinction des feux, c’est-à-dire jusqu’à dix heures.
D’autres étaient couchés; Gédéon pensa qu’il pouvait faire comme eux, et avec mille précautions pour ne pas choir, il se glissa sous sa couverture.
Il allait s’endormir lorsque tout à coup on le découvrit brusquement.
Cinq ou six de ses nouveaux camarades, bizarrement costumés, étaient autour de son lit, armés de pinceaux à cirage et d’éponges à blanc.
Alors un vieux soldat, le plus ancien, lui expliqua que, conformément à l’usage, on allait le baptiser hussard, en noir ou en blanc à son choix.
Gédéon ne savait s’il devait rire ou se fâcher, lorsqu’un mot prononcé près de lui l’éclaira.
—Camarades, arrêtez! s’écria-t-il, je suis dans mon tort; je n’ai pas encore payé ma bienvenue, mais je veux réparer mon oubli.
Brosses et pinceaux se retirèrent.
—Je vous invite tous, poursuivit Gédéon, à me suivre à la cantine.
L’invitation fut acceptée, et, de mémoire de hussard, jamais réception n’avait été aussi belle: la dépense s’éleva à près de trente francs.
Au moment le plus brillant de la fête, une discussion extrêmement grave faillit troubler la gaieté générale. Deux vieux hussards se disputaient à qui serait le camarade de lit d’un bleu qui faisait si bien les choses.
Ce mot effraya Gédéon, il pensait à la largeur de la couchette.
Mais on lui expliqua que ce nom de camarade de lit, vrai dans toute son acception lorsque les soldats couchaient deux à deux, n’a plus aujourd’hui que la signification de copin. Les soldats, en effet, ont conservé l’habitude de s’associer deux par deux, et cette dualité offre des avantages réels.
Deux camarades de lit doivent être inséparables, presque solidaires; ils s’entr’aident, se prêtent la main, mettent tout en commun, répondent enfin l’un pour l’autre.
Autant que possible, à chaque conscrit, on donne pour camarade de lit un vieux soldat, qui devient, en quelque sorte, son répétiteur, et l’initie aux détails intimes du service.
Le plus vieux doit aide et protection au plus jeune. Le bleu doit obéissance et la goutte à son ancien.
Avoir un bon camarade de lit est pour un engagé volontaire un vrai quine à la loterie, une chance d’avancement. On raconta même à Gédéon des choses prodigieuses à ce sujet; comme, par exemple, que le général D*** a toujours pour brosseur son premier camarade de lit, et que jamais il n’a manqué de l’inviter, tous les matins, à boire avec lui un petit verre de vieille.
Cependant, les deux compétiteurs n’ayant pu s’entendre, sommèrent Gédéon de choisir entre eux. Il était dans le plus grand embarras, lorsque le brigadier intervint et désigna un vieux hussard maigre et tanné presque célèbre au 13e sous le nom de La Pinte.
Fort de cette décision, La Pinte déclara que le premier qui embêterait son bleu aurait affaire à lui, La Pinte, connu pour n’avoir pas froid aux yeux.
Le réveil venait de sonner, Gédéon s’habillait en toute hâte, lorsque le brigadier Goblot entra dans la chambre.
—Hussard Flambert, dit-il, vous êtes de cuisine.
—Ciel! vous n’y pensez pas, brigadier, je n’ai pas la moindre notion de cet art, je ferai des choses horribles.
—Que vous croyez peut-être qu’un blaireau comme vous va être cuisinier en pied? Vous êtes commandé pour aider. Allons, à cheval!
A l’aspect de la cuisine, Gédéon fut saisi d’effroi.—O Hercule nettoyeur, murmura-t-il, sois-moi propice et viens à mon aide.
Près d’un vaste fourneau, un grand diable vêtu d’une indescriptible blouse fumait tranquillement sa pipe.
—Allons, blaireau, dit-il à Gédéon, dépêchons-nous; et pour commencer tu vas astiquer toute cette vaisselle de fer-blanc. Et il montrait un énorme tas de gamelles.
Tristement Gédéon se mit à l’œuvre. Évidemment, se disait-il, je ne suis que le marmiton, cet autre est le cuisinier en chef.
Un homme important, le cuisinier en pied—il y en a un par escadron—presque un personnage!
Aussi ne l’est pas qui veut. Longue est la liste des conditions requises: il faut avoir fait très-peu de punitions, être un propre soldat, connaître à fond le métier de cavalier, et avoir sa masse complète.
Quant à des connaissances culinaires préalables, pas n’en est besoin. A quoi bon d’ailleurs? Tout l’art du cuisinier consiste à mettre, à une certaine heure, dans la marmite, de l’eau, du bœuf et des légumes, à faire bon feu dessous; puis, à une autre heure, à retirer le tout, pour le distribuer également dans un certain nombre de gamelles, et cela, deux fois par jour.
Le cuisinier sortant explique à son successeur les autres détails, comme, par exemple, qu’il est bon, sinon indispensable, d’éplucher les légumes.
Et cependant le 13e a eu ses illustrations culinaires. On y parle encore d’un Provençal qui n’avait pas son pareil pour le rata au lard et aux pommes de terre; et il est avéré que certain soir, ayant un grand dîner, le capitaine de l’escadron envoya chercher plein une soupière de cette délicieuse tamponne, pour en faire goûter à ses convives,—lesquels s’en léchèrent les doigts.
Ce poste de cuisinier est des plus convoités; mais aussi, que d’avantages! On assure qu’un cuisinier adroit fait sur la graisse, les os et les épluchures des bénéfices considérables, et qu’il met de l’argent de côté.
Ne va-t-on pas jusqu’à dire qu’il s’entend avec le brigadier d’ordinaire, qui lui gargarise le gosier et ne le laisse jamais manquer de tabac? Enfin, il est accusé de trafiquer avec une cantinière, et de lui livrer—meilleur marché que le boucher—les plus fins morceaux adroitement escamotés.
Mais cette dernière imputation est si formidable et peut conduire si loin les coupables, que mieux vaut ne pas approfondir.
Un cuisinier et un aide suffisent très-bien à préparer l’ordinaire d’un escadron; la chère est, il est vrai, des plus élémentaires: la soupe et le bœuf deux fois par jour, parfois, pour varier, un rata de pommes de terre et de lard ou de veau et de haricots.
Avec cela, un pain de trois livres tous les deux jours; et le soldat se porte comme un charme.
Gédéon avait beaucoup moins nettoyé sa porcelaine de fer-blanc que sali ses doigts, lorsqu’on lui commanda de tailler la soupe.
Comme il se livrait fort attentivement à cette occupation, armé d’un grand couteau et d’un gros pain blanc, le cuisinier, son chef pour l’instant, lui ordonna brutalement de siffler.
Pour le coup, se dit Gédéon, voilà de l’arbitraire et du despotisme; certes, je n’obéirai pas, d’autant que sur la manche de ce cuisinier je n’aperçois pas l’ombre d’un galon.
—Je n’ai pas la moindre envie de siffler, dit-il, et je ne sifflerai pas, n’y voyant aucune nécessité.
—Ah! tu ne veux pas! riposta le cuisinier furieux, eh bien, je me charge de faire régler ton compte.
En effet, un maréchal des logis étant entré, le cuisinier se plaignit amèrement de l’insubordination de son aide, et réclama pour lui une punition.
Le maréchal des logis se prit à rire.
—Il faut toujours obéir, dit-il à Gédéon, surtout quand on ne sait rien. On fait siffler les bleus en taillant la soupe, pour être sûr qu’ils ne mangent pas le pain blanc. Cet usage évite l’ennui de surveiller leurs mâchoires, l’expérience ayant démontré qu’il est impossible de siffler et de manger simultanément.
Pour cette fois je vous épargne la salle de police.
Gédéon sifflait comme un merle, lorsqu’il fut appelé par le marchef de son escadron: on allait enfin lui donner le brillant uniforme.
Gédéon suivit le marchef au magasin d’habillement.
Là trône et règne le capitaine d’habillement, un capitaine à part.
Celui du 13e est très-marié et on ne peut plus bourgeois. Il prétend avoir l’état militaire en horreur, et fera pour ce motif, sans doute, toutes les démarches imaginables pour reculer l’heure de sa retraite.
Il ne passe pas une heure de la journée sans s’écrier: Chien de métier! et, dans son exaspération contre le pantalon garance, il a juré que, dût-il faire acte d’autorité paternelle, son fils ne serait jamais troupier. Aussi l’a-t-il envoyé à la Flèche, où il pioche l’X en vue de Saint-Cyr.
C’est un gros homme à la face épanouie; l’habitude qu’il a prise de toujours gonfler ses joues comme s’il soufflait sur sa soupe, lui donne un faux air d’ange bouffi. Depuis longtemps d’ailleurs il a renoncé aux vanités de la fine taille, et son ventre croît en liberté dans les plis d’un pantalon à ceinture élastique. Il porte des uniformes aisés.
Sa position lui permet de vivre presque en dehors du régiment, et il en profite, sauf pour ce qui concerne le café.
Sa vie serait donc heureuse, si, de temps à autre, il n’y avait les grandes revues d’inspection—à cheval. Cette grande revue est le fantôme de ses nuits.
Ce jour-là, bon gré mal gré, il faut sangler le ceinturon et monter à cheval.
Monter à cheval! ô terreur! Ce n’est pas qu’une fois en selle il craigne de tomber, oh! non: il a, dit un mauvais plaisant de lieutenant, un trop bel aplomb pour cela; mais le difficile est d’arriver en selle.
Tous les hussards du 13e ont contemplé le capitaine d’habillement à cheval, nul jamais ne l’a vu ni monter ni descendre.
Comment s’y prend-il?
C’est un secret entre Dieu, son brosseur et lui. Et ce secret, nul ne l’a pénétré; mais il est à peu près établi qu’il emprunte sans façon le secours d’un escabeau.
Le gros capitaine regarda attentivement Gédéon; il le toisait, il lui prenait mesure.
—Qu’on apporte des uniformes, dit-il au maître tailleur.
L’essayage commença.
Au 13e hussards, où règne despotiquement la tradition d’élégance, habiller un bleu est une affaire capitale, le maître tailleur en sait quelque chose.
Ce n’est pas un de ces régiments où l’on n’admet que les trois tailles réglementaires, grande, moyenne et petite; où, pour habiller le soldat, on prend mesure sur sa guérite; où chaque homme peut impunément être «ficelé comme l’as de pique.»
Non. Le capitaine d’habillement ne lâche un hussard qu’après avoir trouvé le dolman qui lui donne du chic, ou qui du moins le coupe agréablement en deux.
On essaye, s’il le faut, cent uniformes: le colonel ne plaisante pas sur cet article.
Après le dolman, la pelisse et le pantalon, les bottes.
—Celles-ci, dit Gédéon, me vont très-bien, si ce n’est qu’elles me gênent abominablement et que je ne saurais marcher avec.
—Vous croyez-vous donc dans l’infanterie? répondit le capitaine.
Tandis qu’on donnait à Gédéon ses effets de petit équipement et ses armes, le capitaine lui demanda s’il avait de l’argent pour verser à sa masse.
Le marchef prit la peine de lui expliquer que la masse est une première mise que le gouvernement accorde à chaque soldat lors de son arrivée au corps. Cette masse varie suivant les armes; pour le 13e hussards elle est de 75 francs.
Naturellement, le premier équipement épuise presque la masse, et comme elle ne s’augmente que de quelques centimes chaque jour, il faut un temps assez long pour qu’elle remonte au chiffre réglementaire; encore faudrait-il supposer que le soldat n’userait que très-lentement les effets qu’il paye sur ses fonds.
Or, au 13e hussards, avoir sa masse complète est une excellente note. Gédéon déclara donc qu’il allait sur l’heure verser l’argent nécessaire.
—A la bonne heure! dit le capitaine, vous arriverez, vous: on va loin quand on a sa masse complète.
La toquade du capitaine d’habillement du 13e est de vouloir juger les hussards, seulement d’après l’état de leur masse. Il prétend que c’est un infaillible thermomètre qui ne l’a jamais induit en erreur.
Enfin Gédéon fut habillé, chaussé, coiffé et armé de pied en cap. On lui remit un livret, ce vade-mecum du troupier, sur lequel on inscrit ses dépenses à côté de ses états de service.
A la fin est imprimé un abrégé du code pénal militaire, et l’énumération des «devoirs du soldat envers ses supérieurs.»
Sur la première page, au-dessous de son nom écrit en grosses lettres, Gédéon aperçut son numéro matricule. Il était immatriculé sous le nº 1313, et il retrouva ce chiffre sur tous ses effets, depuis les tiges de ses bottes jusqu’au fond de son schako.
Comme il descendait l’escalier, chargé de tout son attirail, le marchef le rappela:
—Vous oubliez vos musettes, lui criait-il.
Gédéon remonta bien vite.—Quels peuvent être ces instruments? se demandait-il.
On lui remit deux sacs de toile, renfermant toute sorte de brosses, d’éponges, de peignes et d’étrilles.—Ce sont là, évidemment, se dit-il, les nécessaires de toilette de l’homme et du cheval; mais pourquoi ce singulier nom de musettes?
Gédéon, cependant, brûlait du désir d’essayer ce brillant uniforme qui avait décidé son choix, et de se pavaner par les rues de Saint-Urbain.
Il se trouvait seul à la chambrée, le régiment étant retenu près des chevaux, il pensa que son désir était des plus simples à satisfaire.
Alors, comme la triste chrysalide, lorsqu’arrive l’heure de sa transformation, il commença à dépouiller les sombres vêtements du pékin pour revêtir la fulgurante tenue des hussards du 13e:—le papillon allait prendre son vol.
Mais bientôt un obstacle imprévu l’arrêta. Là, sous sa main, étaient une foule d’objets dont il ne pouvait comprendre ni l’usage ni la destination.
Son embarras était au comble, lorsque heureusement arriva son camarade de lit, qui s’empressa de présider à sa toilette.
—Mais à quoi diable cela peut-il servir? demandait Gédéon à chaque nouvel ornement dont se surchargeait sa tenue.
Et invariablement le camarade de lit répondait:
—A rien.
A rien, si ce n’est à gêner prodigieusement le hussard, et aussi à donner à sa tenue cette pompe un peu théâtrale qui saisit l’œil.
Il est convenu que la cavalerie française doit être brillante, et le 13e hussards est le plus brillant des régiments.
Presque tous les accessoires, d’ailleurs, aujourd’hui parfaitement inutiles, ont eu jadis leur raison d’être; seul le temps les a détournés de leur objet primitif.
Ainsi la fourragère d’or, dont le but avoué est de retenir le schako, fut autrefois une simple corde à fourrage; la ceinture de soie, qui fait huit fois le tour de la taille, a dû être une grossière courroie; la sabretache enfin n’est qu’une réminiscence—très-revue et très-augmentée—de l’aumônière de peau de daim que portaient au côté les hussards hongrois de Louis XIV.
Au 13e, la sabretache sert à renfermer la pipe, le tabac et le mouchoir de poche du cavalier. Le brigadier y met son calepin, et le fourrier les billets doux de sa maîtresse. A la rigueur, elle pourrait encore servir de porte-monnaie. C’est sans doute pour lui conserver ces importantes destinations que les pantalons des hussards n’ont pas de poches.
Il faut, par exemple, convenir que cet incommode portefeuille de cuir, qui bat disgracieusement les mollets des troupiers, leur donne une déplorable démarche. Au bout de deux ans de service, ils prennent l’habitude, même lorsqu’ils sont privés de cet ornement, de traîner la jambe comme des tambours, lesquels la traînent comme ces infortunés auxquels la justice humaine attache par précaution un boulet au pied.
Gédéon ne put s’empêcher de faire ces diverses remarques, mais à la dernière on lui répondit que les hussards du 13e ne vont à pied qu’accidentellement.
Quant à la ceinture—qui fait huit fois le tour du corps, et qu’il est à peu près impossible de mettre seul,—on lui apprit qu’elle tient le ventre très-chaud, ce qui est on ne peut pas plus hygiénique.
—Voilà qui est enfin terminé, dit à Gédéon son camarade de lit, en lui bouclant le ceinturon de son sabre. Êtes-vous à votre aise?
—Mais oui, répondit Gédéon.
En réalité, le malheureux se sentait plus serré qu’une momie sous ses bandelettes; son dolman l’étranglait, sa ceinture l’étouffait, ses bottes le meurtrissaient, son sabre et sa sabretache le gênaient au possible; il eût repris avec transport le costume dédaigné des bourgeois.
L’amour-propre le retint. Puis il sentit la nécessité de s’habituer; enfin, il avait invité son camarade de lit La Pinte à venir dîner en ville: reculer était impossible. Il partit en essayant, sans y réussir, de se donner la démarche crâne et gracieusement déhanchée d’un vieux troupier.
Par malheur, il avait tout à fait oublié les éperons vissés à ses bottes; si bien qu’à peine engagé dans l’escalier, il accrocha une marche, perdit pied, et décrivant un magnifique arc de cercle, faillit faire un plongeon à l’étage inférieur.
Comme il se relevait passablement meurtri:
—Ceci, camarade, lui dit La Pinte, est comme qui dirait une théorie préparatoire pour t’apprendre une autre fois à conserver tes distances. L’éperon est le signe distinctif du cavalier, c’est pourquoi qu’il se porte au talon. Il sert à piquer les flancs du poulet-dinde, comme aussi à faire dégringoler les bleus dans les escaliers.
L’idée agréable de l’effet qu’il ne pouvait manquer de produire sur les belles Saint-Urbinoises consolait un peu Gédéon. Mais cette dernière illusion devait, hélas! rejoindre les autres, à tire d’aile.
Vainement le nouveau hussard laissait traîner son sabre sur le pavé, vainement il faisait sonner ses éperons, les femmes passaient sans même avoir l’air, les ingrates, de se douter que le 13e comptait un hussard de plus.
Seule, une bonne d’enfants, assise sur un banc du cours des Ormes, parut faire attention aux deux troupiers.
—Si tu n’es pas sage, dit-elle à une petite fille qui jouait près d’elle, j’appellerai les militaires qui te mangeront.
—Horreur! s’écria Gédéon; suis-je donc passé à l’état de croquemitaine, d’épouvantail à enfants?
La Pinte le consola en lui expliquant que si les hussards ne mangent pas les enfants, ils ne se font aucun scrupule de croquer les bonnes, qui s’y prêtent assez volontiers.
Le moment de dîner venu, Gédéon se mit à table, mais, bien que mourant de faim, c’est à peine s’il osa toucher aux mets qui lui furent servis. Comme il déployait sa serviette, il avait été arrêté tout net par cette réflexion, pleine à la fois de justesse et de sens:
Sanglé comme je le suis, il faut de toute nécessité, si je veux manger au gré de mon estomac, desserrer mon ceinturon; or, si je commets cette imprudence, il me sera impossible de le remettre après dîner.
Et il s’était abstenu. Mais il eut la douce satisfaction de voir son camarade de lit besogner comme deux, avec un appétit digne d’avoir soixante-quatre dents à son service.
Du matin au soir, et presque à chaque instant de la journée, Gédéon, depuis son arrivée au régiment, entendait la trompette retentir dans les cours.
C’étaient des ordres, évidemment. Les hussards allaient et venaient, obéissant sans hésitation et sans erreur aux commandements de ce porte-voix de la discipline.
Gédéon enrageait de n’y rien comprendre. Pour lui, tous les timbres se ressemblaient. Il sentait pourtant la nécessité de s’initier à ces ordres mystérieux, surtout dans un état où entendre c’est obéir. Il demandait une explication, un instant après il avait oublié le timbre.
Il désespérait presque, au bout de trois jours, de retenir jamais les sonneries si multipliées, lorsqu’un brigadier avec lequel il avait fait à la cantine commerce d’amitié le tira d’embarras.
—La trompette, lui dit le brigadier, est, à ce que prétend l’adjudant, le tambour de la cavalerie; c’est peut-être vrai, mais elle lui est bien supérieure, vu qu’il est impossible de mettre des paroles sur des ra et des fla.
Alors il expliqua à Gédéon qu’à presque toutes les sonneries d’ordonnance, un nommé La Tradition, troupier fini, a adapté des «couplets» de haute fantaisie. Ils manquent peut-être de la pointe chère à M. Clairville, le directeur des Bouffes-Parisiens les repousserait probablement, mais tels qu’ils sont ils ont semblé jusqu’ici assez suffisants pour qu’on ne s’embarrassât pas d’en composer d’autres.
—Ainsi, continua le brigadier, nonobstant mes galons, et considérant la chose comme affaire de service, je suis susceptible de condescendre à vous communiquer les paroles des sonneries les plus utiles à un bleu.
C’est d’abord la soupe. Un air facile à retenir, au bout de trois jours l’estomac du bleu le plus endurci le connaît admirablement. Et le brigadier se mit à chanter:
Ensuite, la botte, qui est au cheval ce que la soupe est au cavalier:
Puis, la sonnerie des classes, qui appelle les recrues à l’exercice:
—Il me semble, brigadier, dit Gédéon, que je retiendrai facilement ces couplets, comme vous les appelez.
—Attention, continua le brigadier, à une sonnerie importante, l’appel:
Et au demi-appel, qui indique les divers mouvement d’un même exercice:
—Brigadier, demanda Gédéon, seriez-vous réaliste?
—Que ce n’est pas de votre compétence, tâchez plutôt de retenir le boute-selle, une belle sonnerie!
—Naturellement, ajouta le brigadier, le nom de l’arme est à volonté, et suivant les régiments on dit: Allons, chasseurs ou: Allons, dragons; et ainsi de suite pour les autres. Mais je ne dois pas vous cacher que je préfère les paroles mises sur ce même air par les régiments qui ont été en Afrique, paroles que voici:
—Brigadier, demanda Gédéon, est-ce que vous êtes allé en Afrique?
—Non pas par moi individuellement, mais par le brigadier Goblot, mon collègue, que c’est là qu’il a gagné ses galons, à preuve qu’il m’a démontré le maniement de la langue du pays.
—Eh quoi! brigadier, vous parlez arabe?
—Un peu, mon neveu, au 13e, tout le monde parle la langue des Arbicos, même les bleus, au bout de huit jours; il faut ça pour épater le pékin.
—Ce doit être terriblement difficile.
—Aucunement. Au lieu de beaucoup, tu dis bezef; une femme est une moukère, on appelle un bâton une matraque, et voilà...
—Comment, c’est tout?
—Absolument. Avec ces trois mots-là, une escorte, des guides, un chameau et une bonne provision d’eau, tu peux sans danger traverser le désert.
Enfin Gédéon fut admis à voir de près et même à toucher les chevaux, ces animaux sacrés à l’usage desquels paraît avoir été créée la cavalerie. Stylé préalablement par son brigadier, c’est avec une respectueuse émotion qu’il pénétra dans ce sanctuaire qu’on appelle l’écurie.
Là règnent le luxe et le confort exilés de la chambrée des hommes.
Une merveilleuse propreté, des attentions méticuleuses entourent les précieuses bêtes. Les murs sont soigneusement blanchis à la chaux, chaque semaine on lave scrupuleusement les peintures des stalles en bois de chêne; les mangeoires de pierre ont pris, à force de travail, les tons du marbre; les râteliers sont nettoyés et brossés, enfin le balai a poli les dalles qui recouvrent le sol. Quant à la litière, elle est sèche et brillante et tressée habilement à l’extrémité, c’est-à-dire à un demi-mètre des pieds de derrière du cheval.
—C’est fort bien tenu ici, pensa Gédéon, j’y descendrais volontiers mon lit.
Mais il s’agissait de bien autre chose, vraiment. C’était l’heure du pansage: tous les hommes avaient mis bas leur veste pour cet exercice, un des plus importants de la vie du cavalier.
Gédéon suivit le brigadier chargé de lui enseigner l’art délicat de brosser le poulet-dinde.
Dès la porte de l’écurie:
—Tourne! cria le brigadier, s’adressant aux chevaux, tourne!
—Brigadier, dit Gédéon, en entendant tous les autres cavaliers pousser le même cri, pourquoi dit-on aux chevaux de tourner?
—Que c’est rapport à l’usage, dit le brigadier, que jamais un cavalier ne doit s’approcher de son cheval sans lui adresser la parole.
—Vu que c’est un commandement préparatoire, pour l’inviter à ne pas ruer si on vient à le toucher.
Tout en apprenant à se servir des instruments contenus dans la musette de pansage, étrille, brosse, époussette, bouchon, peigne et éponge, Gédéon crut s’apercevoir que l’animal sur lequel il s’exerçait recevait ses soins avec un visible déplaisir: à son grand effroi, il s’agitait terriblement dans sa stalle, ruait, bondissait, secouait sa chaîne.
—Mais il est très-méchant, ce cheval! ne put-il s’empêcher de dire.
—Qu’il est seulement un peu chatouilleux, répondit le brigadier; je vous l’ai choisi ainsi, histoire de vous habituer.
Cette excellente plaisanterie est traditionnelle au 13e. Gédéon dut en prendre son parti.
Pendant le pansage, qui semblait plus long que de raison au nouveau cavalier, un hussard allait et venait dans l’écurie, expurgeant soigneusement la litière—avec ses mains.
—Voilà un gaillard furieusement malpropre, dit Gédéon; pourquoi ne se sert-il pas de cette pelle que je vois dans un coin?
Le brigadier haussa les épaules et apprit à Gédéon trois choses.
Que l’homme en question n’était pas plus sale que lui-même ne le serait dans huit jours; qu’il est plus facile et plus prompt d’employer les mains, qu’ainsi on ne se sert jamais de pelle; enfin que rien de ce qui regarde le cheval ne doit être considéré comme malpropre.
Le pansage terminé, et il n’avait pas duré moins d’une heure, Gédéon croyait bien en être quitte pour toute la journée; on le détrompa en lui apprenant qu’il y avait une seconde séance dans l’après-midi.
Au 13e, on ne consacre pas moins de trois heures par jour à la toilette du poulet-dinde, une heure et demie le matin, et une heure et demie le soir.
Cinq minutes de moins, et la chère santé des coûteux animaux serait, paraît-il, sérieusement compromise, aussi un capitaine adjudant-major, qui s’avisait quelquefois d’abréger un peu le temps consacré au pansage, fut-il vertement tancé par le colonel.
Pour la première fois, ce jour-là, Gédéon, à l’appel du pansage, vint prendre sa place dans les rangs du premier escadron.
Pour la première fois, il avait la tenue de rigueur pour l’écurie: pantalon de toile, veste, calotte. Aux pieds, il avait comme les autres des sabots, sous le bras un bouchon de paille, artistement fabriqué par son camarade de lit; enfin, accrochée sur l’épaule, la musette de pansage.—Le maréchal des logis chef fit l’appel nominal.
Un capitaine, un lieutenant et un maréchal des logis passèrent alors successivement devant le front de l’escadron, s’arrêtant devant chaque homme. A portée de leur voix se tenait le brigadier de semaine, son carnet à la main, prêt à inscrire les punitions.
Ce fut d’abord le capitaine. Toute l’attention de cet officier se concentrait sur les boutons des vestes: étaient-ils brillants, son visage rayonnait de satisfaction; il fronçait au contraire le sourcil lorsqu’ils lui paraissaient ternes.
Arrivé devant Gédéon:
—Vous êtes déjà sale! lui dit-il.
Gédéon rougit.
—Il faudra m’astiquer ces boutons, continua le capitaine; une autre fois, je vous punirais.
Il revint alors au hussard qui précédait Gédéon.
—A la bonne heure! fit-il d’un ton évidemment satisfait, voilà un propre soldat: prenez exemple sur lui.
Gédéon regarda son voisin: les boutons de la veste de ce militaire modèle étincelaient en effet; par malheur, ses mains, son cou et ses oreilles révélaient une déplorable incurie.—Oui-da, se dit Gédéon, le mot propreté aurait-il au régiment une autre signification que dans la vie civile?
Le lieutenant qui suivait le capitaine négligeait complétement les boutons. Se souciant peu des détails du costume, il ne s’inquiétait que des musettes, il les ouvrait toutes, afin de s’assurer que les instruments du pansage y étaient au complet. Il examinait aussi les bouchons de paille que les hommes tenaient sous le bras, réprimandant ou punissant lorsqu’ils lui paraissaient mal faits.
Enfin venait le maréchal des logis. C’était un vieux troupier à la barbe revêche nuancée de fils d’argent.
Au 13e, il passait pour avoir «reçu un coup de marteau;» on savait qu’il ne faisait jamais rien comme les autres.
Ce jour-là, ne s’avisa-t-il pas de passer en revue les pieds de tous les hommes de l’escadron!
Bon nombre furent punis, qui le méritaient bien, pour avoir totalement oublié, et depuis bien longtemps sans doute, d’astiquer cette partie de leur personne. Le hussard aux boutons brillants, qu’avait complimenté le capitaine, se trouva de ce nombre.
Arrivé à Gédéon, le vieux marchegis s’arrêta, l’air visiblement étonné.
—Quelle diable de saloperie avez-vous dans vos sabots? lui demanda-t-il.
—Maréchal des logis, répondit respectueusement le jeune homme, ça s’appelle des chaussettes.
S’engager dans les hussards est fort joli, mais encore faut-il faire l’exercice et savoir se tenir à cheval: on présenta Gédéon au capitaine instructeur.
C’est l’officier spécialement chargé de cette tâche ingrate et laborieuse de dresser les conscrits et les jeunes chevaux.
Aux uns il apprend à monter, aux autres à se laisser monter.
Mainte fois je l’ai entendu affirmer que les chevaux ne sont pas les plus difficiles à instruire.—Croyons-en son expérience.
En vertu de ce principe, il suit, à l’égard de ses élèves, deux méthodes bien différentes.
D’une patience, d’une douceur inaltérables avec les chevaux, il est pour les hommes incroyablement dur.—Gédéon disait brutal. N’est-ce pas lui qui affirmait un jour que la salle de police est l’éperon du hussard?
Les résultats de ce système ne sont pas toujours des plus heureux. Les conscrits tremblent au seul nom du capitaine instructeur, mais leur intelligence n’y gagne guère. S’ils sont niais, à sa vue ils deviennent stupides, et pour peu qu’il élève la voix, ils finissent par ne plus pouvoir distinguer leur main droite de leur main gauche.
Cependant il ne faut pas trop lui en vouloir de ses rigueurs. Pour lui, voir un cavalier maladroit tracasser un cheval par inexpérience, est le plus effroyable des supplices. Que de fois on l’a entendu crier, pâle de fureur, à quelque pauvre bleu bien ahuri:
—Mais que lui veux-tu donc, triple brute, à ton cheval? Que t’a-t-il fait, sauvage? Sais-tu ce que tu lui demandes?
Et comme le pauvre bleu, à cette voix menaçante, perdait de plus en plus la tête et les étriers:
—Vas-tu laisser ton cheval tranquille, brigand, ou je t’ordonne de mettre pied à terre, animal! et je le fais monter sur ton dos d’âne!
Dieu seul peut savoir et calculer ce que lui coûte, en moyenne, de jurons et de colères—non rentrées—chaque recrue qui sort de ses mains ayant enfin acquis la tenue, l’assiette, la souplesse et le liant qui constituent essentiellement le cavalier.
Et l’on ferait une petite armée avec les bleus qu’il a mis à cheval.
Le capitaine instructeur du 13e est de beaucoup le plus habile écuyer du régiment.
A Saumur, il s’était fait une certaine réputation, et son mérite est d’autant plus grand, qu’il lui a fallu vaincre la nature, et triompher d’obstacles physiques.
Il a le buste très-long et les jambes bien trop courtes. Il n’est pas fendu, quoi! Lui-même, quelquefois, le confesse avec douleur.
Disciple fervent du comte d’Aure, le capitaine instructeur professe ouvertement une aversion mêlée de mépris pour la méthode Baucher, qui brise, dit-il, le cheval, entrave ses allures naturelles pour lui en donner de factices, et achète quelques grâces de parade au prix de l’élan, de la vitesse et du fonds même de l’animal.
Aussi, de quelles épigrammes ne crible-t-il pas le capitaine-commandant du 3e escadron, qui s’amuse à bauchériser ses chevaux.
Tout ce qui a été écrit sur le cheval, le capitaine instructeur l’a lu, relu et médité. Plus d’une fois il a regretté tout haut que les Numides n’aient pas laissé de traité sur l’équitation.
C’est pour combler sans doute cette lacune que lui-même profite de ses rares loisirs pour en préparer un. Voilà cinq ans que, dans le silence du cabinet, il condense en aphorismes clairs et précis les règles d’une méthode qui lui est particulière.
Ces aphorismes, tous les hussards du 13e les savent déjà par cœur; ils l’ont tant de fois entendu répéter:
«Soignons la position; la position est la première chose dont on doit s’occuper.
«Le corps du cavalier se divise en plusieurs parties, dont chacune a son emploi spécial, ne l’oublions pas.»
Ou encore:
«Un homme ne peut pas plus être tout à fait semblable à un autre, à cheval, qu’il ne l’est à pied.
«La position du cavalier est à l’équitation ce que la grammaire est à l’art de parler et d’écrire.
«Les mots casterole et collidor sont moins défectueux que certaines positions à cheval.»
Ce n’est pas tout. Sans doute pour se délasser de son grand ouvrage, le capitaine instructeur s’occupe beaucoup de chercher et de trouver des améliorations au système du harnachement.
Déjà, il a successivement découvert et fait proposer au ministère de la guerre:
Une selle—nouveau modèle—qui ne blesserait pas le cheval et aurait ce rare avantage de ne pas être, comme les selles actuelles, impossible en campagne.
Une bride—nouveau modèle—moins compliquée, avec un mors qui récréerait la bouche du cheval, soulagerait les barres et amortirait les à-coups.
Une schabraque—nouveau modèle—qui, au moins, aurait l’air d’avoir l’apparence d’un semblant d’utilité.
Il a proposé encore un nouveau porte-manteau, une nouvelle sangle, des étriers très-perfectionnés—toujours pour le plus grand avantage du cheval.
Sans compter qu’il saisit toutes les occasions pour demander, au nom de l’humanité, la suppression de l’éperon, instrument barbare, bon tout au plus en temps de guerre, lorsqu’on a vraiment besoin des chevaux, et dont, en temps de paix, les hussards du 13e font, paraît-il, malgré une surveillance active, un déplorable abus.
Bref, le cheval est le bœuf Apis du capitaine instructeur, et sa plus vive colère lui est venue le jour où, par le plus grand des hasards, dépliant un journal, il y lut qu’une société de savants s’efforce de faire servir à l’alimentation la chair du vaillant animal.
De ce moment, les économistes ont été toisés.
Lui-même, cependant, une fois en sa vie, a mangé du cheval. Mais c’était en Afrique, et depuis deux jours on manquait de vivres. Ah! ce fut dur.
Il y a de cela huit ans, et sa conscience n’a pas encore pardonné à son estomac la digestion de ce beefsteack dénaturé. Les naufragés de la Méduse parlaient avec moins d’horreur de leurs épouvantables festins.
Un officier de hussards manger son cheval pour lui conserver son cavalier! terreur et abomination!!
Avec ou malgré tout cela, le capitaine instructeur est fort aimé de ses collègues, et il le mérite. Il y a deux hommes en lui.
Oui, il a deux caractères parfaitement distincts: un à pied, un autre à cheval.
Une fois en selle, il est terrible, inabordable, un vrai hérisson.
Met-il pied à terre, il redevient un homme charmant, sachant son monde, bienveillant et plein de sens, sauf en ce qui concerne les conscrits et les chevaux.
Même je vous engage fort à ne pas entamer ce sujet de discussion avec lui, à moins que ce ne soit pour lui entendre citer sa phrase favorite:
—«La plus noble conquête que l’homme ait jamais faite est celle de ce fier et fougueux animal, qui partage avec lui les fatigues de la guerre et la gloire des combats, comme dit le grand Buffon.»
Justes dieux! nous l’a-t-il assez répétée, cette citation! a-t-il assez jeté le grand Buffon à la tête de son ennemi intime, le capitaine du 3e escadron, celui qui bauchérise ses chevaux!
Tant et si souvent, qu’un vieux sous-lieutenant adjoint aux classes finit par se persuader que ce Buffon tant invoqué devait être, en son temps, un grand et habile écuyer devant Dieu.
C’est pourquoi, voyant un jour un conscrit horriblement gauche, un de ces malins qui «brident leur cheval par la queue,» il lui dit en haussant les épaules:
—Eh bien, toi, tu n’es pas près de monter à cheval comme Buffon.
Le mot est resté. Et au 13e, lorsque les hussards veulent parler d’un excellent cavalier, ils disent de la meilleure foi du monde:
Le capitaine instructeur examina fort attentivement Gédéon:
—Voilà, dit-il enfin, un homme bien fendu, il doit être intelligent.
Et il l’adressa au lieutenant adjoint aux classes, qui le confia à un maréchal des logis, lequel le remit aux mains d’un brigadier.
Séance tenante, la première leçon commença.
Souvent Gédéon, simple pékin, avait ri de la tournure grotesquement embarrassée des malheureux conscrits auxquels il voyait, sur la place d’armes de Mortagne, enseigner l’exercice.
Souvent il s’était amusé de leur maladresse, et de ce qu’il appelait leur bêtise.
Eh bien, il ne tarda pas à s’avouer que lui-même, hélas! devait sembler tout aussi ridicule, non moins maladroit, et plus niais encore.
Il lui fallut un grand quart d’heure avant d’arriver à prendre l’altitude à peu près correcte du cavalier à pied et sans armes.
Qui ne connaît cependant cette gracieuse position:
—«La tête libre et dégagée, les épaules tombantes, la ceinture rentrée, les talons sur la même ligne, les yeux à quinze pas,» etc., etc., etc.
Enfin le brigadier, après beaucoup de peine, parut assez satisfait de la position de son élève; il recula un peu pour mieux la juger, et ne voyant rien à redire, d’une voix rude il commanda:
—Fisque!...
L’emmobilité obtenue, l’instructeur se mit à réciter les premiers principes de la théorie, non sans les revoir, augmenter, embellir et commenter de réflexions et de vocables de son cru.
Le détail donné, lui-même exécutait le mouvement et alors le commandait. C’était à l’élève de comprendre, d’obéir et d’imiter de son mieux.
—Tête..... oite!—Fisque!—Tête..... auche!—Fisque.
De sa vie, Gédéon ne s’était autant ennuyé.
Depuis une heure, comme une girouette à toutes les variations de la rose des vents, il tournait la tête aux commandements du brigadier, lorsque l’idée lui vint d’offrir la goutte à son supérieur. Il pensait ainsi abréger la leçon.
Il hasarda sa question d’un ton dégagé, en homme qui connaît la valeur de ses avances et sait le prix de ses offres.
Il tombait mal.
L’instructeur était un de ces brigadiers qu’a enivrés le pouvoir. Ses galons lui montaient à la tête en bouffées d’orgueil, et, dans sa vanité insensée, il avait oublié que lui-même avait été simple hussard à ce 13e régiment aujourd’hui témoin de sa gloire.
Convaincu de son importance, il s’était décerné à lui-même des hommages presque païens. Il était de ceux qui portent avec respect les bras sur lesquels brille l’insigne de leur grade, qui les étalent avec affectation, les mettent en vue, afin que l’univers entier puisse les voir et s’incliner devant eux.
Il était de ces brigadiers qui saluent leur grade dans les glaces, et qui le soir, en se couchant, ôtent respectueusement leur veste et rendent les honneurs militaires à leurs propres galons—leur bâton de maréchal.
Un homme si fier ne pouvait accepter la proposition incongrûment familière d’un simple hussard de deuxième classe—d’un bleu.
Aussi, il faut voir de quelle façon il fit reprendre à son élève les distances oubliées. Encore un peu, il l’accusait d’embauchage.
Gédéon l’échappa belle. Il se tut et fit bien. Mais, sauvé de la salle de police, il put mesurer d’un œil épouvanté l’abîme qui sépare un brigadier d’un simple hussard.
La leçon continua.
Durant plus d’une heure et demie encore le brigadier enseigna à son élève l’art de l’immobilité et de la marche ordinaire et accélérée.
Il lui enseigna à partir du pied gauche, à marquer le pas, à allonger le pas, à changer de pas, à s’arrêter à la parole.
Et l’infortuné Gédéon n’osait se plaindre.
Son supérieur ne partageait-il pas ses fatigues et ses ennuis? sans compter qu’il s’enrouait à réciter la théorie, à commander et à marquer la cadence du pas.
—H’une—deusse—h’une—deusse—halllte!...
Et pendant huit jours encore, tous les matins, ce fut la même répétition.
—Que diable! se disait Gédéon, qui finissait par ne plus savoir distinguer—après tant d’explications—sa jambe droite de la gauche, que diable! si cela continue, je finirai par ne plus savoir me tenir debout. Autrefois, cependant, il me semble que je savais marcher.
Enfin, à sa grande satisfaction, on lui mit un fusil entre les mains: l’exercice allait commencer pour tout de bon.
Il s’agissait d’apprendre à porter l’arme, à la mettre à terre, ou au bras, ou sur l’épaule; à la charger, par temps et mouvements, à déchirer cartouche, à mettre son homme en joue, et enfin d’arriver à ce magnifique résultat, de tuer son homme par principes.
Malheureusement pour Gédéon, il avait choisi pour s’engager une mauvaise saison. Il faisait froid, très-froid; et outre que ses pieds refusaient de lui obéir, il en arrivait à perdre l’usage de ses mains.
Telle était alors sa maladresse, que lui-même en rougissait. Le brigadier, lui, jurait—à faire prendre les armes aux hommes du poste—et accablait son conscrit d’injures.
Disons-le à la honte de Gédéon, les jurons variés de son supérieur, les mots pittoresques qu’il inventait dans sa colère, faisaient ses délices et seuls abrégeaient un peu le temps.
Tout cela ne faisait toujours pas monter le thermomètre.
Mais l’arme véritable de la cavalerie est le sabre,—latte ou bancal suivant les corps,—un joli joujou qui ne plaisante pas quand on sait s’en servir.
Le maniement n’en est pas des plus faciles, Gédéon ne tarda pas à s’en apercevoir. C’est lourd, un bancal, et le bras, à moins d’une grande habitude, se fatigue vite à faire des moulinets.
Le brigadier commença par placer son élève dans la position convenable pour l’exercice du sabre—à pied.
Le cavalier doit avoir les jambes écartées d’un mètre environ, la main gauche fermée, le pouce sur les autres doigts, et placée à hauteur de la ceinture—comme s’il tenait la bride du cheval—il est en garde.
Gédéon posé, le brigadier commença à démontrer et à commander les mouvements.
—A droite moulinez, à gauche moulinez;—contre l’infanterie, à droite, sabrez;—contre l’infanterie, à gauche, sabrez;—contre l’infanterie, pointez;—contre l’infanterie....
—Il paraît, pensa Gédéon, que les cavaliers en veulent diablement aux fantassins.
Comme, après beaucoup de leçons, il lui sembla qu’il faisait aussi bien l’exercice que son professeur, il demanda à passer à l’école de peloton.
Mais on lui répondit qu’il ne suffit pas de faire très-bien l’exercice, qu’il faut encore arriver à le faire machinalement, c’est-à-dire presque sans qu’il soit besoin de l’action de la volonté.
C’est ainsi seulement qu’on arrive à cette admirable précision, à cet ensemble merveilleux dont le bataillon de Saint-Cyr est le plus parfait modèle.
—Ainsi soit-il! se dit Gédéon en reprenant son fusil, Je suis une machine et on me monte.
Le rêve de tous les engagés volontaires qui arrivent au 13e hussards est de monter à cheval. On le comprend, ils ne se sont engagés que pour cela.
Ce rêve, naturellement, était celui de Gédéon.
Depuis près de trois mois qu’il était au régiment, il ne s’était approché d’un cheval que pour faire le pansage, soir et matin—et une fois aussi juste à propos pour recevoir un coup de pied, qui lui valut de la part de l’officier de semaine l’épithète de brutal.
Aussi, quelle joie, le jour où on lui dit de seller un poulet-dinde! Il se voyait déjà le pied dans l’étrier, s’élançant sur ce noble et fougueux animal—comme dit le grand Buffon.
Mais il faut apprendre à s’élancer. Il fallut au jeune cavalier trois longues leçons pour cela. Le premier jour l’instructeur s’était contenté de lui détailler quelques principes.
—Pour monter à cheval, lui avait-il dit, placez les deux talons sur la même ligne.
Il ne fallut pas moins de six autres séances pour le placer et l’asseoir convenablement en selle, pour lui expliquer l’usage des bras, des mains, du buste, des jambes, des cuisses, et du reste;—car le corps du cavalier se divise en plusieurs parties dont chacune a son emploi spécial.
Enfin, on commanda à Gédéon de porter son cheval en avant.
Il obéit avec empressement. Même il obéit trop, car, oubliant que ses bottes étaient armées d’éperons neufs, il piqua violemment les flancs du cheval, qui partit au galop, piquant une charge à travers les cours.
Épouvanté, Gédéon oublia leçons et principes, et, perdant toute pudeur, il ne songea plus qu’à s’accrocher solidement à la cinquième rêne:—il avait lâché les autres.
Au 13e, la cinquième rêne est, à volonté: le pommeau de la selle, la crinière, ou même le cou du cheval.
Les hussards de l’aune, qui vont, le dimanche, caracoler sur les locatis de Montmorency, en compagnie d’amazones de la petite vertu, n’en connaissent pas d’autre.
Gédéon, cependant, galopait toujours—bien malgré lui. Affreusement ballotté, il battait de ses jambes les flancs du cheval, dont la course devenait d’autant plus furieuse.
Cramponné solidement à la crinière, il ne serait peut-être pas tombé, mais le cheval, en tournant une écurie, glissa des quatre pieds à la fois, et s’abattit, envoyant rouler à quinze pas son malheureux cavalier.
Aussitôt il y eut foule autour du poulet-dinde. Le lieutenant chargé des classes et un autre sous-lieutenant étaient accourus, ainsi que l’adjudant-major. Des maréchaux des logis épient venus, et aussi des brigadiers, et bon nombre de hussards.
Le cheval s’était relevé. On l’examina avec la plus tendre sollicitude. On inspecta minutieusement ses genoux, ses jambes et ses hanches.
—Il n’est pas blessé, dit enfin le lieutenant, avec un soupir de satisfaction; ce ne sera rien, heureusement.
—Qu’on le reconduise à l’écurie, dit l’adjudant-major, et qu’on le bouchonne soigneusement!
Pendant ce temps, Gédéon avait réussi à se mettre sur pied. Il se sentait moulu et même se croyait le bras endommagé.
—Ces gens-ci sont curieux, maugréait-il en regagnant sa chambre clopin-clopant; je fais une chute affreuse, vite on court au cheval. Je pouvais fort bien me casser une jambe, et nul ne s’inquiète seulement de moi.
Comme il se plaignait amèrement à la chambrée de l’indifférence de tous ceux qui l’avaient vu tomber:
—Imbécile! lui dit un brigadier, est-ce que vous coûtez mille francs, vous?
Cette chute ne devait pas être la dernière. Un apprenti cavalier tombe sept fois par jour, dit un proverbe, autant de fois que le sage pèche. Mais avec l’habitude, Gédéon, dans ces nombreuses séparations de corps, trouva moyen de choir sans se faire aucun mal.—C’était déjà un sensible progrès.
On le faisait alors trotter en cercle durant des heures entières; bon gré mal gré il acquérait cette solidité, cet aplomb, indispensables au hussard qui doit faire revivre le type du centaure Chiron, ce dieu du manége, ce patron des écuyers.
Trotter en cercle!... Jamais Gédéon, conscrit naïf, n’avait imaginé pareil supplice. Au quinzième tour il était brisé.
Monté sur un cheval à réactions violentes, un trotteur dur, il était affreusement secoué dans tous les sens. Enlevé à un pied au-dessus de la selle, il retombait à contre-temps, et, par un mouvement involontaire, à tout instant sa main demandait à la cinquième rêne un secours ou un point d’appui.
Essoufflé, endolori, il tournait vers son instructeur des regards suppliants; le brigadier n’y prenait garde:
—La tête haute, donc! criait-il, le corps en arrière les genoux liants.
Et le cheval trottait toujours, et Gédéon craignait à chaque moment de voir s’effondrer son estomac; il ressentait entre les épaules de sérieuses douleurs.
—Brigadier, disait-il, brigadier, une minute d’arrêt, je vous en prie, une minute.
Mais l’instructeur faisait la sourde oreille, ou répondait par ce commandement terrible:
—Allongez.....
C’est-à-dire: que le trot devienne plus rapide, que les réactions soient plus violentes, les secousses plus douloureuses.....—Allongez!
Et le cheval trottait toujours, et le brigadier commandait:
—Relevez et croisez les étriers!.....
En mettant pied à terre,—enfin!—ce fut une bien autre chanson; Gédéon s’aperçut qu’il avait l’assiette affreusement endommagée. Chaque pas lui coûtait une douleur et lui faisait faire d’horribles grimaces.
—En cet état, pensa-t-il, il m’est impossible de remonter à cheval.
Ses camarades, qu’il consulta, lui donnèrent comme calmants de merveilleuses recettes. L’un lui conseilla des compresses de tabac mouillé, l’autre prétendit le guérir—comme avec la main—avec des lotions d’eau-de-vie, de vinaigre et de poivre.
Gédéon essaya.... il lui en cuit encore.
De désespoir, il alla trouver le chirurgien-major, afin d’obtenir de lui une exemption de cheval. Il se croyait gravement malade.
Mais le docteur, après un coup d’œil, haussa les épaules:
—Que voulez-vous que j’y fasse! répondit-il; vous exempter de monter à cheval? ce serait toujours à recommencer. Il faut que l’assiette se cornifie.
Et comme Gédéon insistait:
—Il ne peut y avoir, dit le docteur, de hussard sans bœuf à la mode. Allez.
Jusque-là, Gédéon avait réussi à se garer de toute punition.
En garçon intelligent, il avait compris que la première vertu d’un hussard qui a des prétentions à l’épaulette est l’obéissance passive.
Telle est la puissance de la discipline, qu’on arrive très-bien à l’obtenir du troupier, cette obéissance aveugle et muette, si éloignée qu’elle soit du caractère national. Le Français, en effet, tient essentiellement à savoir le pourquoi et le comment de toutes choses.
Or, l’examen personnel est absolument interdit, au 13e, interdite aussi la réflexion, et même l’interprétation. On n’a qu’un droit, obéir et se taire—sans murmurer.
Et bien, la force de l’exemple est si grande, qu’au bout de huit jours de régiment, le conscrit le plus gouailleur et le plus indiscipliné n’est même plus tenté de souffler mot.
Les traits d’obéissance passive—sans commentaires—sont d’ailleurs innombrables. On en raconta de prodigieux à Gédéon.
Un jour, une nuit plutôt, en Afrique, un brigadier pose un hussard en sentinelle avancée, assez loin du camp. Le poste était dangereux, vu le voisinage des Arabes.
—Mon garçon, dit le brigadier, tu vas te mettre derrière ton cheval qui te servira ainsi d’abri; prends ton fusil... bien... comme cela; maintenant ajuste... très-bien; et à présent, s’il vient, flanque-lui ton coup de fusil.
Et le brigadier s’éloigne.
Deux heures plus tard, comme il vient relever le hussard de sa faction, il le retrouve exactement dans la position indiquée.
—Que fais-tu là? lui dit-il.
—Rien, brigadier, que je l’ajuste; s’il était venu, je lui flanquais mon coup de fusil.
—A qui?
—Dame, brigadier, je ne sais pas, moi, vous ne me l’avez pas dit, vous m’avez dit s’il vient..... Il n’est pas venu.
Il y a encore la fameuse histoire du soldat de la retraite de Russie:
Ce brave avait été mis en faction non loin d’un petit village occupé par nos troupes. La position fut attaquée, l’ennemi repoussé, mais on oublia de relever le malheureux factionnaire. Peut-être le croyait-on mort.
Lui, cependant, fidèle à la consigne, ne déserta pas son poste.
Des jours se passèrent, des semaines, des mois, des années: il restait toujours où on l’avait placé, vivant comme il pouvait des secours des paysans, ne dormant que d’un œil.
Vingt ans plus tard, un officier général français, passant en voiture près de ce village, aperçut, l’arme au bras, un homme dont le costume gardait encore quelques vestiges de l’uniforme de notre armée.
Il fit arrêter sa voiture, descendit et s’approcha.
—Qui vive?... cria le factionnaire.
Le général, qui n’avait pas le mot d’ordre, eut toutes les peines du monde à lui persuader qu’il était bien et dûment relevé de sa consigne.
Sa faction avait duré vingt ans trois mois et onze jours.
Mais revenons à Gédéon, et à sa première punition, reçue dans des circonstances que lui-même qualifiait d’étranges.
Un jour, comme il était sur les rangs pour l’appel qui précède le pansage du matin, le lieutenant de semaine s’arrêta devant lui.
—Votre veste, lui dit-il, est décousue au bras,—les officiers doivent entrer dans les moindres détails;—il faut la donner en réparation.
Le brigadier de semaine, comme la chose se pratique en pareille circonstance, prit la veste pour la porter au tailleur.
Après le pansage, Gédéon, qui était désigné pour une corvée, trouva tout simple d’endosser la veste d’un de ses camarades. Il alla ainsi se placer sur les rangs.
—Qu’est-ce que cela? lui dit l’officier de semaine, vous n’avez donc pas donné votre veste en réparation?
—Pardonnez-moi, mon lieutenant, mais...
—D’où vient celle-ci, alors?
—Mon lieutenant, je l’ai empruntée à un homme de mon peloton.
—Vous ferez deux jours de salle de police, pour vous apprendre à porter les effets des autres.
Gédéon mourait d’envie de se disculper, il fut assez maître de lui pour se taire. Il paraît, pensa-t-il, que je suis dans mon tort, j’aurai soin de ne pas recommencer; mais mes camarades sont bien peu charitables de ne pas m’avoir prévenu.
Par cette simple raison qu’un bon averti en vaut deux, Gédéon, pour se rendre à l’exercice, ne trouva rien de mieux que de revêtir son dolman.
—Qu’est-ce que cet homme en grande tenue? cria le capitaine instructeur du plus loin qu’il l’aperçut; il sera deux jours à la salle de police.
—Mon capitaine... commença Gédéon.
—Voulez-vous deux jours de plus?
Le malheureux se tut.—Je dois avoir tort, se dit-il; on ne m’y reprendra plus.
Au pansage de l’après-midi, en effet, Gédéon vint se placer sur les rangs en manche de chemise.
—Deux jours de salle de police à cet imbécile, dit l’adjudant, qui le remarqua.
Et comme Gédéon ne bougeait pas:
—Mais allez-vous-en donc, ajouta l’adjudant; rendez-vous à l’écurie.
Le malheureux obéit. Porté manquant à l’appel, il fut, pour cette dernière raison, puni de quatre jours de salle de police.
Or, au 13e hussards, une punition ne tombe jamais dans l’eau; il se trouve toujours un brigadier ou un maréchal des logis pour l’inscrire et la porter chez le marchef de l’escadron, qui tient en partie double le grand livre des punitions.
Le soir donc de ce jour néfaste, Gédéon apprit qu’il était à la tête de dix jours de salle de police.
C’en était trop. Furieux, il voulut réclamer.
Sa voix fut entendue, lorsqu’il démontra qu’il ne méritait pas la punition; car enfin, de même qu’il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, un hussard dont la veste est en réparation ne peut être qu’en dolman ou en manches de chemise.
Les dix jours de salle de police furent levés, mais Gédéon en attrapa quatre pour avoir réclamé non hiérarchiquement.
—Bien qu’au régiment on n’aime pas les réclameurs, se dit Gédéon, il faut que je me fasse bien expliquer la façon de s’y prendre pour faire des réclamations, car vraiment c’est nécessaire quelquefois.
Un brigadier qu’il interrogea sur ce grave sujet lui répondit que les réclamations doivent être faites par voie hiérarchique, c’est-à-dire présentées au brigadier, qui en fait part au marchegis, qui les porte au marchef, qui les soumet au lieutenant, qui les transmet au capitaine, et ainsi de suite.
C’est riche de cette précieuse expérience que, par un beau soir de janvier, Gédéon fut mis sous clef par le brigadier de garde.
Si vous vous imaginiez que la salle de police n’est pas précisément un paradis terrestre, un séjour enchanté, vous êtes dans le vrai, et absolument de l’avis de Gédéon.
Cependant ce purgatoire du troupier n’est pas beaucoup plus laid qu’un poste. Seulement les fenêtres sont plus étroites, grillées soigneusement, et munies d’un abat-jour. En outre, la porte est agrémentée de verrous à l’épreuve et de solides ferrures.
D’ailleurs, même simplicité d’ornementation. Des murs malpropres, historiés d’inscriptions et de devises, un lit de camp en chêne grossièrement équarri, et poli par le frottement, puis le mobilier habituel de toutes les prisons des cinq parties du monde, la cruche de grès,—et le reste.
Au 13e, on donne à la salle de police les noms familiers de clou, de bloc ou de trou. On dit encore l’ours ou l’ousteau. Comme punition disciplinaire, elle tient le milieu entre la consigne et le cachot. On peut y être condamné pour des fautes moins graves que l’assassinat de son père.
Les hommes punis de salle de police sont enfermés pour la nuit seulement. On les met sous clef à la nuit, on leur ouvre au lever du soleil. Le jour, le service du poulet-dinde les réclame trop impérieusement pour qu’on ne les rende pas à la liberté. Seulement, il leur est défendu de sortir du quartier.
Outre leur besogne habituelle, ils sont condamnés à faire toutes les corvées du quartier. Il y en a d’assez répugnantes: ils lavent, frottent, nettoient, balayent et arrangent les fumiers.
Un brin de paille voltige-t-il dans les cours, vite l’adjudant-major fait sonner aux consignés, et tous les hommes punis doivent accourir. On fait l’appel, et aux manquants on allonge la courroie, c’est-à-dire qu’on augmente leur punition.
Il y a bien un article qui interdit aux hommes punis l’entrée de la cantine, mais cette consigne est tombée en désuétude, il y a aujourd’hui prescription.
La tenue de salle de police est toujours la même, été comme hiver: pantalon de treillis et veste;—la planche userait le pantalon de drap.
Or, si l’été on étouffe à l’ours, l’hiver on y gèle; il y a compensation. Aussi lorsqu’il fait froid, le costume étant par trop léger, il n’est pas de ruse que n’emploient les hussards pour y introduire des couvre-pieds ou des couvertes à cheval.
Avec certains adjudants, assez aimables pour fermer les yeux, c’est chose facile; mais il en est qui sont intraitables.
Les mauvais chiens—ainsi l’on dit au 13e—fouillent inexorablement tous les hommes avant de leur donner le bon à enfermer. Rien n’échappe à l’œil et au flair de ces curieux, rompus à toutes les ruses.
Ils devinent les doubles pantalons, les vestes superposées et les couvre-pieds, si habilement roulés qu’ils soient autour du corps et réduits à leur plus simple volume.
Alors, avec quelle orgueilleuse joie ils rebloquent les coupables fraudeurs!
Non contents de faire la chasse aux couvertures et aux vêtements préservatifs du froid, ils confisquent encore tous les objets de contrebande: les petites bouteilles d’eau-de-vie, les allumettes, le tabac, les chandelles même, faibles compensations qui consolent le troupier à la salle de police et adoucissent pour lui les duretés de la planche.
On en a vu, de ces durs à cuire, qui ne craignaient pas de scruter les profondeurs des sabots, et qui faisaient ouvrir la bouche aux hussards pour leur saisir jusqu’à la chique de consolation.
Par bonheur, si l’adjudant est malin, les soldats le sont plus encore. La ruse est l’arme du plus faible, il s’en sert. Il est bien rare qu’il n’entre pas au moins une couverture à la salle de police, lorsqu’il fait froid, et le tabac n’y manque jamais.
Malgré l’air délibéré qu’affectait Gédéon, il ressentit un certain malaise lorsque grincèrent dans leur pène les verrous de la prison. Volontiers il eût laissé glisser deux grosses larmes amassées dans le coin de ses yeux; une fausse honte le retint. Un de ses compagnons d’infortune pouvait le voir et le flétrir de l’odieux nom de pleurard, et ils étaient là une quinzaine de captifs qui semblaient se soucier infiniment peu de leur punition.
Les pas du brigadier de garde—geôlier constitué de la salle de police—résonnaient encore dans le corridor, que déjà toutes les pipes étaient allumées. On causait.
—Eh! camarade, dit un hussard à Gédéon, vous n’avez pas l’air content; est-ce la première fois que vous couchez au clou?
—Hélas oui! répondit le triste conscrit.
—Eh bien, rassurez-vous, ce ne sera pas la dernière; en attendant, vous nous devez la goutte demain matin, pour votre bienvenue.
Il faisait nuit tout à fait, et on avait allumé une chandelle dans un coin, afin que la lueur ne se trahît pas au dehors.
—Avec tout ça, dit en jurant le plus vieux de la bande, il fait un froid de loup; qui est-ce qui a une couverture?
—Moi, répondit l’un, j’ai un couvre-pieds.
—J’en avais un aussi, grogna un autre, l’adjudant me l’a pincé.
—Moi, dit Gédéon, j’attends une couverture que doit me faire passer mon camarade de lit, La Pinte.
—Alors nous sommes des bons, exclamèrent joyeusement les prisonniers; La Pinte est un vieux d’Afrique, il connaît le tour, nous aurons la chose.
Elle vint, en effet, cette couverture désirée, elle vint, glissée entre l’abat-jour et le mur, à l’aide d’une corde à fourrage et d’un long bâton. Même, il y avait avec une peau de bouc à moitié pleine d’eau-de-vie. Aimable surprise du vieux troubade à son bleu.
La peau de bouc fut lestement vidée, chacun but à la régalade, et Gédéon fut acclamé.
Tous ses compagnons s’efforcèrent alors de lui prouver que la salle de police est moins qu’une punition. Pour le consoler tout à fait, ils lui citèrent l’exemple de l’un d’eux, qui depuis plus de quatre mois n’avait pas couché dans son lit, et n’en était pas moins gai, ni moins frais, ni moins dispos.
Bientôt on songea à prendre les dispositions pour dormir.
Tous les hussards s’étendirent sur le lit de camp, les uns près des autres, serrés, pressés, emboîtés comme des harengs dans un baril. C’est le moyen employé pour éviter le froid.
Il faut avouer, par exemple, qu’on perd en aises ce qu’on gagne en chaleur. Nul ne peut faire un mouvement sans déranger tous les autres. Aussi, lorsqu’un des hommes éprouve le besoin de se retourner, il commande: Demi-tour! et tous les dormeurs sont forcés de suivre son exemple et de changer de position.
Lorsque chacun fut bien tassé, bien emboîté, le hussard placé à l’extrémité étendit la couverture sur tous les autres, et moins de cinq minutes après, une superbe symphonie de ronflements éclatait.
Mais Gédéon, à son grand regret, n’y pouvait faire sa partie. Outre que le bois meurtrissait ses côtes trop sensibles, il lui paraissait insupportable d’être pressé entre ses deux voisins. Vainement, cherchant le sommeil, il se retourna deux ou trois fois: il ne réussit qu’à se faire maudire par toute la bande, réduite à exécuter la même manœuvre.
De guerre lasse, n’y tenant plus, il abandonna la place, et bien tristement alla s’asseoir à l’écart sur le lit de camp. Ne pouvant reprendre décemment sa couverture, il se sentait geler jusque dans la moelle, mais il préférait encore ce dernier supplice.
Depuis une heure il était plongé dans les réflexions les plus sinistres, lorsque des pas retentirent dans le corridor.
A ce bruit, tous les dormeurs se soulevèrent à demi.
—Une ronde! dit l’un d’eux.
En un clin d’œil la couverture fut roulée et cachée. Le corps du délit avait disparu lorsque la porte tourna sur ses gonds.
Fausse alerte! c’était simplement le brigadier de garde qui venait serrer deux ivrognes rentrés en retard.
Les prisonniers rassurés reprirent bien vite la couverture et leur somme. Gédéon continua à grelotter en son coin.
Mais c’en était fait de la poix et du repos.
Les nouveaux venus étaient d’une gaieté folle, et leur joie se traduisait en rires bruyants et en chansons. Les dormeurs réclamèrent; les ivrognes n’y prirent garde et continuèrent leur tapage. Les protestations se changèrent en menaces. En vain; il y eut tumulte. On échangea quelques bourrades dans l’obscurité.
Après une courte lutte, la force resta au nombre et au bon droit. Les ivrognes furent jetés sous le lit de camp, et presque aussitôt firent chorus avec les dormeurs.
La tranquillité était à peine rétablie, que de nouveaux pas retentirent dans le corridor.
Mêmes transes, mêmes précautions. Cette fois c’était bien une ronde.
L’adjudant de semaine entra, éclairé par le brigadier de garde. Il fit un contre-appel. Tous les oiseaux étaient régulièrement en cage. Il parut satisfait. Même il s’éloigna sans avoir seulement pensé à faire la chasse à la contrebande.
Le reste de la nuit s’écoula paisiblement, bien tristement pour le gelé Gédéon. Un à un il compta les éternels quarts d’heure de cette nuit sans fin. Il n’avait même plus le courage de fumer.
Enfin le brigadier vint ouvrir la porte, une heure au moins avant le réveil. C’était la liberté.
Avec quelle joie Gédéon calcula qu’il avait au moins quarante minutes à lui pour se glisser dans son lit et essayer de regagner sa chaleur perdue.
Illusions folles!... Ce n’est pas pour qu’ils aillent paresseusement goûter les délices de leurs matelas qu’on délivre avant le réveil les détenus de la salle de police; et les corvées, donc, qui les ferait?
Gédéon, pour sa part, fut envoyé aux pompes. Il était chargé de remplir les abreuvoirs pour le pansage du matin.
Or, bien que deux fois par jour, depuis son arrivée, Gédéon eût fait boire son cheval, jamais il ne s’était demandé comment cette eau se trouvait là.
Elle n’y venait pas toute seule, comme il l’apprit fort bien à ses dépens. L’abreuvoir est rude à remplir.
—Qui donc, se disait-il, tout en pompant à tour de bras, qui donc croirait que le poulet-dinde est un animal si altéré?
Cette punition qui lui semblait horriblement injuste, le refus du docteur de l’exempter de cheval, l’ennui des classes à pied, et mille autres déboires encore, avaient empli de colère le cœur de Gédéon; la fatigue de la pompe porta le dernier coup à sa vocation militaire.
Il maudit le jour où il s’était engagé, le jour où il avait choisi précisément le 13e hussards.
—Il faut aviser à m’en aller, se dit-il, et le plus promptement possible; ce n’est pas tenable.
En conséquence, au premier moment qu’il eut de libre, il courut à la cantine, et saisissant une plume, il écrivit:
«Mon cher père,
«L’expérience me démontre, clair comme le jour, que je ne suis pas né pour l’état militaire. Non que la vocation me manque, mais les aptitudes indispensables me font défaut. J’ai l’assiette trop délicate, et une sensibilité exagérée dans les côtes. Même je crains que le trot du cheval ne finisse par me faire cracher le sang.
«Je viens, en conséquence, vous demander de me faire remplacer en toute hâte, si vous tenez à mon existence. Vivre près de vous est désormais mon vœu le plus cher.
«La discipline du régiment a déjà sensiblement changé mon caractère, vous vous en apercevrez: j’ai maintenant au cœur ce feu sacré qui fait les avoués et les notaires.
«En attendant que mes espérances se réalisent, et que je puisse grossoyer, heureux à l’ombre des panonceaux, je vous serais bien reconnaissant de m’envoyer quelques fonds pour soigner la santé délicate et délabrée par les fatigues
«De votre fils respectueux,
«Gédéon.»
Cette lettre mise à la poste, Gédéon attendit sans trop d’effroi l’heure de rentrer à la salle de police.
A sa grande surprise, cette seconde nuit fut infiniment moins mauvaise que la première; la troisième, il trouva la planche moins dure et faillit reposer. La quatrième, il dormit comme un loir.
Il ne sentait plus le pli de la feuille de rose.
Ce qui prouve bien que l’homme se fait à tout.
Tandis que Gédéon subissait une peine disciplinaire, la nuit couchant à l’ours, le jour faisant toutes les corvées imaginables, il fut témoin d’une punition bien autrement grave, infligée par les hussards à un de leurs camarades.
Les châtiments extra-légaux sont excessivement rares au 13e. Il faut des circonstances exceptionnelles pour que les soldats se permettent de s’attribuer ainsi les rôles de juges et d’exécuteurs. Il faut aussi qu’ils soient à peu près sûrs de l’impunité.
Depuis un certain temps on s’apercevait, au 1er escadron, que presque tous les jours il disparaissait du pain: c’est un fait douloureusement grave et des plus inquiétants. On n’a pas de superflu au régiment. Si l’homme auquel on prend sa ration n’a pas d’argent en poche, ce qui est l’ordinaire, il en est réduit à serrer son ceinturon d’un cran; or, il est toujours pénible de se brosser le ventre et de danser devant le buffet.
Évidemment il y avait un voleur. Mais quel était-il? On n’avait aucun soupçon, pas un indice.
Était-ce simplement quelque pauvre diable, doué d’un appétit malheureux, qui complétait ainsi sa ration? Était-ce, chose plus probable, quelque odieux coquin qui vivait sur autrui pour vendre son pain intact tous les deux jours?
Il fallait s’en assurer. Une surveillance habile fut établie, et on ne tarda pas à prendre le voleur la main au sac, c’est-à-dire armé d’un couteau, en train de faire un emprunt au pain d’un de ses camarades.
Un tribunal s’organisa, le coupable fut mis en jugement.
Pas l’ombre d’une circonstance atténuante. L’accusé fut convaincu d’avoir vendu non-seulement son pain, mais encore celui qu’il dérobait. On fouilla sa paillasse, et on y trouva une foule d’objets d’origine suspecte qui devaient avoir appartenu à quelqu’un et qui retrouvèrent leurs maîtres.
Après délibération, il fut décidé que le misérable serait puni. Seulement, on hésitait entre les trois supplices en usage au 13e dans les grandes occasions, la promenade, la savate et la couverte.
Ce sont, il faut l’avouer, trois peines également terribles.
Pour la promenade, le coupable est dépouillé jusqu’à la ceinture de tous ses vêtements. Les camarades alors s’arment chacun d’une courroie, forment une double haie, et le poussent au milieu. Chacun donne le plus de coups qu’il peut. On inflige un, deux, quatre tours de promenade, suivant la gravité de la faute.
L’homme condamné à passer à la savate est solidement lié, les épaules nues, sur un des bancs de la chambrée. Le peloton ou l’escadron défile devant lui, et chacun lui applique, en passant, un ou plusieurs coups de courroie, de surfaix, de baguette de fusil, ou de tout autre instrument.
Dans l’origine, on se servait, pour frapper, d’un vieux soulier à semelle hérissée de clous, d’où le nom du supplice.
Tout le monde connaît le châtiment de la couverte, ne fût ce que par ce fameux chapitre, «où Sancho est berné dans une hôtellerie.»
Mais ce qui dans Cervantes n’est qu’une plaisanterie, peut devenir au 13e une affreuse vengeance. Pêle-mêle dans la couverture où on fait sauter le malheureux, on jette des sabots, des nécessaires d’armes, voire des pistolets. Tous ces engins de douleur bondissent et retombent avec lui, le meurtrissent, le contusionnent, le blessent, si bien que plus d’une fois le but que se proposaient les juges-interprètes de cette justice du droit commun fut dépassé.
Dans les exécutions de ce genre, nul n’a le droit de se récuser. Le coupable, puni dans l’intérêt de tous, doit être puni par tous; le jugement rendu, chacun doit prêter main-forte, s’armer, et frapper en conscience, ou venir à son tour tenir un des coins de la couverte.
Tout le monde doit être également compromis. S’abstenir est considéré comme une trahison ou comme une lâcheté. Mais on ne laisse personne employer ce moyen facile de se mettre à couvert dans le cas où l’autorité voudrait à son tour juger les juges et exécuter les exécuteurs.
Seul, le camarade de lit du condamné est dispensé de frapper son compagnon, mais il doit assister au châtiment.
Il va sans dire qu’un homme jugé et puni par ses camarades est atteint d’une flétrissure dont il se lave difficilement.
Cette fois, après mûre délibération, il fut décidé que le voleur de pain passerait à la savate, et subirait sa peine le jour même.
—Ce soir, dit le plus ancien, trouvez-vous tous ici, le brigadier aura soin de sortir, et nous ferons ce que nous voudrons.
Un brigadier, en effet, ne pourrait assister à une scène pareille sans compromettre ses galons; mais, prévenu à temps, il a toujours soin, le moment venu, de s’absenter, par le plus grand des hasards.
C’est au régiment surtout que se pratique cette maxime de Napoléon le Grand: Il faut laver son linge sale en famille; et l’autorité militaire, qui repousse et défend les actes de justice sommaire, trouve bon en ces occasions de fermer les yeux.
Et bien elle fait. Le Code militaire ne plaisante pas, savez-vous? Cet homme qui a volé du pain, il irait aux fers: ne vaut-il pas mieux laisser les hussards le châtier eux-mêmes? La punition est moins forte, et elle porte mieux.
Aussi, de tous les colonels qui se sont succédé au 13e, aucun jamais n’a recherché les auteurs des quatre ou cinq exécutions qui y ont eu lieu; aucun n’a voulu savoir—officiellement, bien entendu—quel était le crime du coupable. Il ne voulait pas être, lui aussi, obligé de punir.
Au 13e, voyez-vous, il est rare, rarissime qu’il se rencontre un voleur. Il est vrai qu’il y a peu ou même rien à prendre. Mais si d’aucunes fois il s’en trouve un, on ne veut pas le reconnaître. Autant que possible, on évite de le faire passer en jugement. On s’en débarrasse comme on peut. On lui cherche une querelle d’Allemand, à propos de toute autre chose.
Et tenez, une fois, à Huningue, on prit sur le fait un sous-officier qui volait la montre de l’adjudant-major. Il avait commis bien d’autres détournements, il était impossible de ne pas l’arrêter, il fut mis en prison.
Il ne passa pas au conseil, pourtant. De l’aveu tacite du colonel, les sous-officiers se réunirent, et envoyèrent une députation au misérable.
On lui laissait le choix entre se brûler la cervelle ou passer à l’étranger.
Il préféra la dernière alternative. Alors, tous ses collègues se cotisèrent; et de même qu’ils lui avaient offert un pistolet et des balles, ils mirent à sa disposition une petite somme qui lui permit de gagner la frontière et de vivre quelque temps sans exercer son industrie.
Il fut jugé et condamné, c’est vrai—mais comme déserteur.
C’est qu’en cela le régiment est véritablement comme une famille bien unie, qui se croit atteinte par l’infamie d’un de ses membres, et qui fait tout au monde pour éviter que son déshonneur ne s’ébruite.
Et c’est là, sachez-le, ce qui fait la force de notre armée. C’est cette cohésion, cette solidarité qui la font invincible: tous se croient et se disent responsables de chacun.
On n’y peut pas être voleur, encore moins traître, encore moins lâche.
Tout se passa comme on en était convenu.
Après l’appel, le brigadier sortit pour une affaire urgente, et en moins d’un instant le voleur de pain fut saisi, déshabillé, et lié à un banc.
Alors tous les hussards, l’un après l’autre, le cinglèrent de trois vigoureux coups de courroie.
Les épaules du malheureux bleuissaient, il se tordait désespérément. Par instants une douleur plus forte que les autres lui arrachait un hurlement. Convaincus de leur bon droit, les soldats restaient impassibles.—Ils frappaient fort, mais froidement et sans colère, comme des justiciers.
Seul peut-être de la chambrée, où pourtant il n’était pas le seul engagé volontaire, Gédéon voyait ce spectacle avec horreur. Son cœur se soulevait de honte et de colère. Son tour venu:
—Non! s’écria-t-il, non, mille fois non, je ne frapperai pas.
Un murmure menaçant s’éleva.
—Je ne suis pas un bourreau, continua-t-il, écoutez-moi...
Alors, il entreprit un superbe discours pour prouver à ses camarades l’indignité de leur conduite; il parlait, sans comprendre que sa protestation était parfaitement ridicule, et qu’il prolongeait le supplice du malheureux dont il prenait la défense, et qui lui-même hurlait:
—Mais tape donc, s. n. d. D., et que ça finisse.
Déjà les imprécations de tous les hommes couvraient la voix de l’orateur. Plus impatient que les autres, un hussard, taillé en Hercule, marcha sur Gédéon, et lui mettant le poing sous le nez:
—Tu n’es qu’un propre à rien, lui cria-t-il, un pleurard, tu veux nous vendre.
Gédéon n’en entendit pas davantage. Il sauta à la gorge du hussard.
Il y eut, par ma foi, quelques bons coups de poing d’échangés, et Gédéon-Don-Quichotte allait, sans aucun doute, recevoir une superbe volée, lorsque son camarade de lit, qui jusque-là avait blâmé hautement sa conduite, l’arracha à ce danger.
—Assez d’épée d’Auvergnat comme ça, dit le vieux La Pinte; tout à l’heure vous vous arrangerez.
Le supplice s’acheva sans que personne songeât de nouveau à faire violence à Gédéon. Sa colère lui avait regagné l’estime générale, un instant perdue. On comprenait que, n’étant pas lâche, il ne pouvait être traître.
Lorsque l’homme fut détaché:
—Maintenant, mes enfants, dit La Pinte aux deux adversaires, vous ne pouvez en rester là. Il faut aller chez le chef vous faire porter pour un coup de sabre.
Lorsqu’une querelle s’est élevée entre deux hussards du 13e, et qu’ils veulent la vider sur le terrain, ils se font porter pour un coup de sabre.
C’est-à dire qu’ils vont ensemble chez le marchef de l’escadron et lui expliquent les motifs vrais ou faux de leur dispute. Le chef en prend note, et le lendemain, au rapport, soumet la demande au colonel, qui autorise ou défend le combat.
Le colonel du 13e aime trop ses soldats pour leur refuser jamais cette petite satisfaction.
Muni de son permis de duel pour le lendemain, Gédéon n’était pas sans inquiétude, mais il eût mieux aimé souffrir mille morts que d’en laisser rien voir. Et pourtant on eût été préoccupé à moins.
En dépit de sa réputation de Mortagne, c’est à peine s’il savait tomber en garde, et son adversaire pouvait être très-fort. Son camarade de lit, heureusement, entreprit de lui faire un peu la main, et, tout en lui démontrant un bon coup, lui rendit quelque assurance.
Au 13e les cavaliers fréquentent peu la salle d’armes, bien qu’elle soit obligatoire, pendant les trois premières années au moins, et qu’on leur retienne dix centimes par prêt pour les fournitures et la haute paye des prévôts.
Les hussards, qui ont toute leur journée prise pour le service des chevaux, ne peuvent aller à la salle d’armes que le soir; or, s’ils sont libres, ils aiment infiniment mieux se reposer sur leurs lits ou aller se promener, que d’ajouter une fatigue de plus à leurs autres fatigues.
Aussi, généralement, sont-ils beaucoup moins forts que les fantassins, dont l’escrime est à peu près la seule occupation et, avec la danse, le seul art d’agrément.
Pendant qu’il donnait à son bleu ces renseignements, La Pinte, qui avait été prévôt autrefois, essayait de l’initier à la science du maître d’armes, à cet «art difficile de donner sans jamais recevoir.» Les banquiers enseignent le contraire à leurs élèves. Il lui apprenait à donner et à parer les coups de tête, de flanc, de banderole, de manchette, et bien d’autres encore.
Car au 13e, l’épée et le fleuret ne sont pas admis pour les duels; les hussards, lorsqu’ils s’alignent pour se flanquer un coup de torchon, se servent toujours du bancal.
—Une arme effrayante, le sabre! pensait Gédéon, longue, large, pesante, bien tranchante, bien pointue, qui tombe comme une massue et coupe comme un rasoir!
Eh bien! non! le sabre est terrible, c’est vrai, son aspect est formidable, mais il est peut-être moins dangereux que l’épée, moins perfide que le fleuret; ces armes souples comme le serpent, acérées comme l’aiguille, qui vous tuent sans vous tirer une goutte de sang.
Avec le bancal, au moins, on voit sa blessure. Pas n’est besoin qu’un des témoins y vienne coller ses lèvres pour arrêter l’épanchement intérieur, elle saigne pardieu bien d’elle-même!
Voulez-vous des entailles et des estafilades? parlez-moi du sabre. Tudieu! quels beefsteacks il vous enlève, lorsqu’habilement manié il tombe sur une partie charnue.
—Et voilà pourquoi, conclut La Pinte, le bancal est pour un maladroit comme la meilleure des armes. Il ne te tuera pas en traître, comme un carrelet, tu auras le temps de le voir venir, et si tu es estropié, sois tranquille, tu le sentiras bien.
Le lendemain, à la pointe du jour, Gédéon et son adversaire se rencontraient sur le terrain des manœuvres, théâtre ordinaire de ces expéditions. Ils étaient suivis de leurs témoins et assistés du maître d’armes.
Sans ce dernier, pas de duel autorisé au 13e. Arbitre absolu, il remplit les fonctions de juge ou maître de camp. Il décide des coups, et, le moment venu, déclare l’honneur satisfait.
Un homme charmant, le maître d’armes du 13e, et le meilleur tireur de contre-pointe de l’armée! Un bras de fer, des muscles et des jarrets d’acier, et quel coup d’œil!
Il faut le voir à sa salle, lorsqu’il a mis bas le dolman pour revêtir le plastron blanc, sur lequel brille un cœur écarlate. Sans peine et sans fatigue, il suit les cinq ou six leçons que donnent ses prévôts. Un joli coup se présente-t-il? crac, son épée étincelle comme l’éclair et arrive comme la foudre, à l’un, à l’autre. Il pare, riposte, attaque, il a dix engagements à la fois. Les scintillements des sabres et des épées font à son front comme une auréole, il est le dieu du fer.
On n’a vraiment à lui faire qu’un seul reproche. Lorsque lui-même daigne donner une leçon avec les sabres de bois d’étude, il prend un malin plaisir à faire de temps à autre pleuvoir une grêle de coups sur les doigts, les bras et les épaules de ses élèves trop lents à la parade.
D’ailleurs, d’une fabuleuse urbanité, d’une politesse méticuleuse, esclave des formes et des belles manières; beau diseur, démonstrateur prolixe et recherchant volontiers cette fine pointe qui jaillit dans la conversation comme l’éclair de l’épée.
Aimant l’art pour l’art, il ne comprend pas le duel entre deux maladroits. Il pleure encore un de ses amis tué dans une rencontre, moins parce qu’il est mort que parce qu’il a été mis bas par un de ces coups qui, sans être déloyaux, sont hors de toutes les règles—et ne devraient pas compter.
Lui-même a eu bon nombre d’affaires, car dans sa jeunesse il avait la tête près du bonnet de police, mais Gédéon ne lui en entendit jamais parler. A coup sûr il ne devait pas avoir tort. Demandez au premier hussard du 13e que vous rencontrerez, il vous affirmera que le maître d’armes du régiment est incapable de chercher une querelle à un enfant, et ne massacrerait pas une mouche de propos délibéré.
Il tombait, ce matin-là, une jolie petite pluie, bien fine, bien serrée, bien glaciale.
—Habit bas! commanda le maître d’armes.
Alors, tandis que Gédéon et son adversaire se mettaient en tenue de combat, il appela leur attention, par quelques paroles bien senties, sur l’avantage immense des armes, qui substituent l’adresse à la force, et égalisent les chances entre le fort et le faible. En terminant il leur recommanda d’éviter autant que possible le coup de pointe.
Au 13e, en effet, dans les duels ordinaires, le coup de pointe n’est pas admis. Si, emporté par l’ardeur de la lutte, un des combattants se fend la pointe en avant, le maître d’armes, qui a une épée à la main pare le coup, et le coup est jugé nul.
Le colonel permet l’estafilade, mais il ne veut pas, autant que possible, la mort du hussard, excepté dans les cas très-graves—fort rares au régiment.
Après ça, on peut fort bien être descendu par un coup de banderole. Essayez.
Lorsque Gédéon se vit le torse nu devant le grand sabre de son adversaire, il sentit courir dans ses veines ce petit frisson taquin qu’une fois au moins en leur vie ont connu les plus braves.
—Suis-je niais! se disait-il; bien évidemment une chemise ne serait pas un bouclier, eh bien! il me semble que le plus léger tissu sur mes épaules me donnerait de l’assistance.
Les adversaires étaient placés, les fers croisés.
—Partez! dit le maître d’armes.
Gédéon avait recouvré tout son sang-froid. Tant bien que mal il para les trois ou quatre premiers coups. Il voulut alors attaquer à son tour, se fendit, et... le sabre de son adversaire lui dessina proprement sur le bras un magnifique chevron de quinze centimètres.
—Assez! prononça le maître d’armes en relevant les sabres.
Et il engagea les combattants à se donner une poignée de mains «loyale et sincère,» et l’accolade fraternelle, gage d’oubli des «torts de l’un et de l’autre et réciproquement.»
—Parce que, ajouta-t-il, entre deux braves qui ont croisé le fer, et se sont mutuellement donné des preuves de courage, il doit y avoir amitié à la vie à la mort.
Donc, on s’embrassa, et une goutte à la cantine acheva l’œuvre de réconciliation si heureusement commencée par le bancal.
D’un coup d’œil, le docteur jugea la blessure de Gédéon.
—Ce n’est rien, lui dit-il, dans huit jours, il n’y paraîtra plus; rendez-vous à l’infirmerie.
C’est une vaste chambre, située dans le coin le plus reculé du quartier, et qui ressemblerait à toutes les chambrées, n’était son aspect lugubre. Elle est bien plus malpropre aussi, et au parfum du bivac se mêlent d’horribles émanations pharmaceutiques.
Prison pour prison, Gédéon regretta la salle de police.
A l’infirmerie commande et règne despotiquement le chirurgien-major. Là il purge, déterge et vaccine à son gré, pour le plus grand désespoir de ses malades.
Je ne dirai pas qu’il y taille et qu’il y rogne, ce serait exagérer. Tous les hussards un peu gravement atteints sont envoyés à l’hôpital, le docteur ne se réserve que les indispositions très-légères, les contusions, les luxations, les foulures simples, les petites coupures, et les clous, qui sont sa spécialité.
Gédéon ne sut jamais le nom du chirurgien du 13e hussards.
On l’appelait le docteur Ipéca.
Sans doute à cause de sa drogue favorite, l’ipécacuana, panacée universelle, à son avis, dont il use et abuse dans de fabuleuses proportions.
Cette plante rubiacée et le bistouri composent tout son arsenal de guérisseur. Souvent il laisse le choix au patient. Dans les cas graves, il emploie les deux.
Maintes fois Gédéon lui entendit affirmer que pas un malade n’est dans le cas de résister à ce traitement. On aime à le croire sur parole.
Rarement il lui est arrivé de se tromper, sauf peut-être lorsqu’il enfonçait son bistouri dans une tumeur, croyant panser un furoncle, ou lorsqu’il s’obstinait à traiter par l’ipécacuana, pour des coliques de miserere, un pauvre diable qui avait une côte enfoncée.
Il n’en est pas plus fier pour cela, et n’en fait pas plus un vain étalage de science. On dit seulement qu’en secret il est jaloux du vétérinaire, qui possède une recette infaillible contre certaines affections dont moururent autrefois, à ce qu’assure Voltaire, deux parentes de l’homme aux quarante écus.
La grande prétention du docteur Ipéca est d’éventer toutes les ruses que peuvent imaginer les hussards paresseux afin de se faire passer pour malades.
Sa méthode à ce sujet est d’une simplicité admirable, il nie toutes les maladies qu’il ne voit pas de ses yeux. Les troupiers qui savent cela lui en font voir de toutes les couleurs.
De plus, il n’admet pas qu’un homme puni puisse ne pas se porter très-bien. Inutile donc, à moins d’avoir une jambe cassée ou quelque chose d’aussi apparent, d’aller le consulter lorsqu’on est à la salle de police.
A tous ceux qu’il soupçonne vouloir mettre sa science et sa perspicacité en défaut, il inflige une dose d’ipécacuana et quatre jours de salle de police.
Jamais, dans aucun régiment, les soldats n’ont joui d’une aussi florissante santé qu’au 13e.
A ses moments perdus, le chirurgien-major s’occupe de statistique: il a calculé le nombre de bras et de jambes qui ont été authentiquement cassés dans les combats européens depuis cent ans. Il a trouvé qu’en moyenne, dans une bataille rangée, il n’y a guère plus d’un homme et quart de tué par mille balles tirées. Enfin, c’est lui qui répétait avec variante cet axiome d’un instructeur de Saint-Cyr:
—Quand un boulet pénètre dans les rangs ennemis, et qu’il tue treize hommes, on ne peut rien lui demander de plus; il a donné tout son rendement.
Le personnel de l’infirmerie se composait, lorsque Gédéon y fut admis, de quatorze malades, dont neuf engagés volontaires.
L’infirmerie, pour ces jeunes seigneurs, troupiers par coups de tête, est une maison de repos, un séjour béni exempt de corvées, et de grand cœur ils y élisent domicile, surtout pendant les mois d’hiver.
Et pourtant, les heures s’y traînent lourdes et monotones, car il est formellement interdit de communiquer avec le dehors, interdit de sortir, ne fût-ce que pour un quart d’heure.
On y tue le temps comme on peut. La pipe et les cartes sont les principales distractions. Les fonds sont-ils en hausse, on fait un peu de contrebande. Le brigadier qui veille aux portes de l’infirmerie n’est pas féroce à ce point d’empêcher l’introduction de quelques bouteilles de vin on d’une bouteille de schnick.
On se couche avec la nuit. C’est le moment de la causerie. L’orateur de la troupe raconte ses plus belles histoires: Les aventures du soldat La Ramée avant et après son congé, ou les Amours de la fille du vieux général, ou encore, les Voyages et souffrances d’un malheureux régiment de cavalerie qui, pour avoir laissé brûler son quartier, fut condamné par un conseil de guerre à marcher pendant cinq années, nuit et jour, sans s’arrêter jamais, sauf pour faire boire les chevaux.
Épopées étranges, où se mêlent et se confondent des traditions populaires de toutes les provinces de France, travesties, mais fort reconnaissables encore sous leur déguisement militaire.
Le Normand a fourni le plan de ces histoires, le Breton y a glissé quelques-unes de ses légendes fantastiques, l’élément dramatique revient de droit à l’ouvrier des grandes villes, le Provençal enfin y a mis pour sa part l’esprit, la gaîté et les jurons.
Le tout forme quelque chose d’assez indescriptible. Mais ces histoires peuvent atteindre les dernières limites du grotesque, surtout racontées par un Alsacien, qui, voulant donner à son récit plus de couleur locale, fait d’héroïques efforts pour imiter l’inimitable assent des pays de l’ail.
Gédéon, à son entrée à l’infirmerie, fut salué comme un héros. On lui adjugea d’emblée la place d’honneur au coin du poêle. Il rougissait presque du peu de gravité de sa blessure.
Il ne devait pas tarder à s’apercevoir qu’il était encore un des plus malades.
—Auriez-vous une brosse un peu dure? lui demanda le soir même son plus proche voisin.
—Certes! en voici une.
—Ah! merci mille fois! j’en avais, voyez-vous, le plus grand besoin.
—Quoi! à cette heure, pensait Gédéon; que prétend-il donc faire?
Mais déjà ce malade se livrait à une occupation vraiment singulière. Il avait pris la brosse, et, avec une persévérance acharnée, s’en frappait la jambe à petits coups répétés, un peu au-dessous du genou. Cette place rougissait et enflait à vue d’œil.
—Quelle diable de folie vous prend donc? dit Gédéon.
L’autre le regarda d’un air comiquement surpris.
—Quoi! vous ne voyez pas que je renouvelle mon coup de pied de cheval!
Il avait quitté la brosse. Armé d’une cuiller d’étain, il s’en frottait avec non moins d’acharnement. Au bout de cinq minutes de cet exercice:
—Regardez, dit-il à Gédéon. Comment trouvez-vous ma blessure?
C’était à n’y pas croire. La jambe s’était tuméfiée et avait pris, à l’endroit attaqué, des tons violacés et noirs effrayants de vérité. On eût dit une contusion des plus dangereuses.
—Et voilà!... s’écria avec orgueil le faux malade. A moi le pompon pour le coup de pied artificiel! Enfoncé le docteur Ipéca!
—C’est merveilleux! murmura Gédéon abasourdi.
Chacun alors de montrer sa merveille à un bleu si naïf, que l’art de tirer une carotte de longueur lui était encore inconnu.
L’un était propriétaire d’une jolie entorse numéro un, fabriquée avec une forte bande de toile et de la ficelle un peu mince. L’autre, au moyen d’une solide ligature un peu au-dessous de l’épaule, trouvait le moyen, tous les matins, de se donner une fièvre de cheval. Le troisième, profitant de sa mine pâle et allongée, crachait un peu de sang à l’heure de la visite.
Enfin il y en avait un qui avait réussi à se rendre malade pour tout de bon en s’amusant à avaler du tabac.
—C’est très-joli, dit Gédéon, mais le chirurgien-major ne s’aperçoit donc de rien?
—Il ne pince que les imbéciles!
—Quand une mèche est éventée, on sait trouver autre chose.
—Nous sommes plus malins que lui.
Je le dis à regret, mais au 13e hussards il y a une foule de malins de ce genre, tristes troupiers dont le rêve est de battre leur flemme, c’est-à-dire de ne rien faire.
Ils ont élevé la carotte à la hauteur d’une institution.
Ils glissent comme des anguilles entre les mains des brigadiers de semaine. On est sûr de ne jamais les trouver quand on en a besoin. On les appelle, ils fuient, ils se la cavalent. Ils coupent à toutes les corvées. En un mot, ils passent leur vie à éviter tout service, autrement dit, à tirer au grenadier.
Leur grande ressource, lorsqu’ils sont traqués, est la maladie. Qu’y faire? Les hussards le savent si bien qu’ils ont appelé la sonnerie qui chaque matin annonce la visite du docteur, la sonnerie des carottiers.
La carotte, au 13e, a ses victimes et ses héros. Celui-ci, en cinq ans, a réussi à ne faire que dix-neuf demi-journées de service; cet autre, depuis trois ans, a été promené d’eaux en eaux pour un mal qu’il n’eut jamais.
Enfin on en cite trois morts de maladies qu’ils n’avaient pas.
—Fort bien! dit Gédéon en s’endormant; il paraît que je suis ici dans une succursale de la Cour des miracles.
Comme Gédéon sortait guéri de l’infirmerie, son marchef le fit appeler et lui remit deux lettres qui lui étaient adressées.
L’une venait du père du jeune hussard, l’autre portait le timbre de Saint-Urbain même.
Voici ce qu’écrivait M. Flambert:
«Mon cher fils,
«C’est avec douleur, et bien malgré moi, que je t’ai laissé t’engager. Que n’as-tu, lorsqu’il en était temps encore, écouté mes sages conseils? Enfin, tu l’as voulu. Tu as pris un parti; en changer serait de la versatilité. Dans ton intérêt, je ne t’en faciliterai pas les moyens. Gagne l’épaulette, ainsi que tu me l’as promis, alors seulement je te verrai revenir près de moi avec bonheur...»
Heureusement un billet de cent francs était joint à cette lettre; il calma un peu la colère de Gédéon.
—Gagne l’épaulette, murmurait-il, gagne l’épaulette!... Mon père en parle bien à son aise; ne dirait-on pas, à l’entendre, que c’est aussi simple que de gagner une demi-douzaine d’oublies au tourniquet? Enfin, nous verrons bien.
La seconde lettre n’avait que ces cinq lignes:
«Mon bon Gédéon,
«Depuis ton départ, je ne dors plus. Je me suis dit: Il faut que je le voie en soldat; doit-il être beau! Alors j’ai fait des économies pour le voyage, et me voici. J’attends à l’hôtel des Postes que tu viennes embrasser...
«Ta Justine.»
—O bonheur! s’écria Gédéon, transporté jusqu’au lyrisme. O Justine, ange de dévouement! Tu seras une étoile de mon ciel, le rayon de soleil de ma nuit profonde, la goutte d’eau dans mon désert.
Et il courut à la chambrée pour s’habiller et sortir.
Horrible déception! il venait d’être désigné pour prendre la garde d’écurie.
Il se lamentait et se désolait le plus inutilement du monde, maudissant la discipline, le 13e régiment et l’armée tout entière, lorsqu’un hussard s’approcha:
—Voulez-vous que je prenne à votre place la garde d’écurie?
—Est-ce une raillerie cruelle? demanda l’infortuné; vous moquez-vous de moi? est-ce permis?
—Le brigadier de semaine ne refuse jamais ces permissions-là, c’est admis.
—Et vous auriez ce dévouement?
—Oui, pour quinze sous. C’est le prix: trouvez-vous ça trop cher?
—Trop cher!... O le meilleur de mes amis! s’écria Gédéon, trop cher! mais tu ne vois donc pas que je te donnerais la moitié de mon existence si tu me la demandais.
—Je préfère quinze sous.
—Tu en auras trente, et ma reconnaissance éternelle..., et la goutte par-dessus le marché.
Tout bien convenu, Gédéon, muni d’une permission de pansage, prit sa course dans la direction de l’hôtel des Postes. Ce n’était plus des éperons qu’il portait aux talons de ses bottes, c’était des ailes.
Gédéon couvrait de baisers brûlants les mains mignonnes et le cou charmant de mademoiselle Justine, la plus jolie, sans comparaison, de toutes les grisettes de Mortagne.
—O ma divine amie, jamais je ne t’avais vue si admirablement belle!
—Mon pauvre Gédéon! sais-tu que tu es affreux ainsi.
—Oui, tes yeux me semblent plus bleus, tes dents plus blanches, tes lèvres plus roses...
—Pourquoi donc as-tu coupé tes cheveux?
—C’est l’ordonnance... Mais laisse-moi plutôt te répéter encore...
—Je te trouve l’air tout ahuri.
—C’est le bonheur!... Combien, depuis notre séparation, le temps...
—Tu crois, bien vrai?
—Quoi?
—Que c’est le bonheur qui te donne cet air?
—Puisque je te le dis... Le temps écoulé loin de toi...
—Je ne sais pas, je me trompe peut-être, mais il me semble... je sens... tu as une odeur...
—Ce sont les basanes de mon pantalon... la moindre des choses... Loin de toi m’avait semblé long.
—Gédéon!
—Justine!
—Ah! mon ami! comme je t’aimais mieux en civil!
—En pékin! c’est que tu ne t’y connais pas. Voyons, admire un peu mon dolman, mes broderies d’or, ma ceinture de soie. Regarde mon sabre et ma sabretache. Vois-tu, j’ai des éperons...
—Ah! l’uniforme ne te va pas... Oh! mais, là, pas du tout.
—Tu crois? C’est que je suis à pied. Mais demain, si tu le veux, il te sera donné de me voir à cheval, tu pourras venir sur te terrain de manœuvres; je suis superbe lorsque je trotte en cercle, je suis devenu un très-bon écuyer. A propos, sais-tu, je me suis battu en duel, j’ai failli être tué...
—Malheureux!
—Ah! tu m’aimes toujours, tu as pâli. Vivat! aimons-nous encore comme autrefois; il y a du champagne à Saint-Urbain, et j’ai de l’or dans ma poche.
—Tu as fait des économies sur ta paye?
—Mon enfant, la patrie ne m’accorde que cinquante centimes tous les cinq jours.
—Ce n’est pas beaucoup.
—Sur lesquels on me retient deux sous pour la salle d’armes et un sou pour le cirage: reste sept, que j’abandonne généreusement à mon camarade de lit.
—Comment! tu es encore simple soldat! on disait à Mortagne que tu étais gradé.
—Cela viendra, ô ma douce amie! mais, en attendant, c’est à toi seule que je veux devoir tous mes grades. Je vais faire monter à dîner, car j’ai un appétit d’enfer, et du vin de Champagne. Nous allons oublier la terre. . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Gédéon oublia si bien ce bas monde, qu’il ne se souvint même plus qu’il était soldat. Vainement pour lui sonna la retraite, puis l’appel, puis l’extinction des feux.
Il était deux heures du matin lorsqu’il frappa à la porte du quartier.
Le marchegis de garde, qui était un peu de ses amis, le reçut à merveille et le conduisit tout droit à la salle de police, sur l’ordre de l’adjudant-major, qui lui avait flanqué quatre jours d’ours pour avoir été porté manquant à l’appel du soir.
C’est sur la planche si dure du lit de camp que Gédéon dut achever son beau rêve. Il s’en aperçut à peine: on rêve si fort à vingt ans.
Savoir à cent pas de soi une femme qu’on adore, et ne pouvoir la rejoindre! brûler du désir de s’élancer vers elle, et se sentir prisonnier! entendre sonner l’heure du rendez-vous, et être consigné au quartier!
O Dante! tu as oublié ce supplice parmi tous les supplices de ton enfer.
Le lendemain de son escapade, Gédéon n’avait plus qu’une seule pensée: sortir! Comme une âme en peine, il rôdait autour de la porte du quartier.
Mais hélas! sur le seuil de cette porte fatale, le marchegis de planton fume, du matin au soir, d’éternelles cigarettes. Il sait le nom de tous les hommes punis, il a la liste dans sa poche et l’a dans la tête. Sortir sans se présenter à lui est défendu—et impossible.
Gédéon, encore naïf, ne savait comment faire. Ah! s’il l’eût su, avec quel bonheur il se fût évadé, au mépris de toute discipline, bravant même la prison.
Après tout, qu’est-ce, la prison? la même chose exactement que la salle de police, si ce n’est qu’au lieu d’être enfermé la nuit seulement, on est sous clef nuit et jour.
Ah! la prison! la belle affaire pour un hussard du 13e lorsque sa belle l’attend!
Pendant les deux premiers jours, Gédéon n’imagina que des expédients impraticables pour s’évader; toutes ses entreprises échouèrent avant même qu’il y eût tentative d’exécution.
Le troisième jour enfin, il put se glisser parmi les hommes qui chaque matin vont aux provisions et font ce qu’on appelle la corvée des vivres.
Perdu au milieu d’eux, il put franchir le seuil du quartier, sous le nez même du marchegis de planton, à la moustache du capitaine adjudant-major.
Au premier coin de rue il s’esquiva adroitement, gagna du terrain, et bientôt après, tout essoufflé, palpitant, le cœur bondissant de joie, il frappait à la chambre qu’occupait, à l’hôtel des Postes, mademoiselle Justine.
Un officier—le lieutenant même de son peloton—vint ouvrir.
Il est impossible de rendre les mille douleurs qui déchirèrent le cœur de l’amant infortuné: honte, jalousie, stupeur, colère.
—Madame n’y est pas, dit le lieutenant d’un ton goguenard.
—C’est que, balbutia Gédéon, je croyais... je voulais... je...
—Elle ne reviendra pas de longtemps, continua l’officier, c’est moi qui vous le dis.
Et il referma la porte.
Oh! cette porte maudite, comme il eût voulu pouvoir la jeter bas! Il le tenta, elle tint bon. Il dut renoncer à cette satisfaction d’écraser l’ingrate, l’infidèle sous le poids de ses mépris. Dans son désespoir, il essaya de s’arracher les cheveux; mais ils étaient coupés en brosse, et si courts, que cette ressource même, consolation suprême des désolés, lui fui aussi refusée.
Longtemps, l’œil hagard, les poings crispés, il se promena devant le grand portail de l’hôtel des Postes. Il roulait en son cœur les plus sinistres projets de vengeance. Il ne souhaitait rien moins que de passer son sabre au travers du corps de son officier.
—A qui donc en veut ce hussard à l’air menaçant? se demandaient les postillons, les palefreniers et les portefaix qui passent leur vie assis sur les bancs qui ornent la façade de l’hôtel; on dirait qu’il veut faire quelque mauvais coup.
Le mouvement, le grand air, la réflexion calmèrent un peu le triste ami de la trop légère Justine. Il finit par se rendre compte de son impuissance, et se dit que la traîtresse n’était pas digne de sa colère, qu’il lui avait fait trop d’honneur en s’exposant pour elle aux rigueurs de la discipline militaire.
Drapé dans sa tristesse, la tête courbée sous l’affront, plongé dans les plus amères pensées, il reprit à pas lents le chemin du quartier. Il avait oublié que, sorti en fraude, il devait, pour n’être pas découvert, prendre en rentrant les plus grandes précautions.
A la vue du quartier seulement, toute sa raison lui revint; avec la raison, la prudence. Trop tard. A trois pas de lui était l’adjudant-major, celui-là même qui lui avait infligé sa punition.
Il voulut s’échapper; il prit la fuite, espérant n’avoir pas été reconnu. Fatalité! dans sa course il perdit son schako, et cet accablant témoignage resta aux mains du capitaine, comme une irrécusable pièce de conviction.
Le numéro matricule n’est-il pas au fond de chaque couvre-chef? et le numéro matricule, c’est l’homme.
Si Cendrillon, après avoir perdu sa pantoufle, resta trois mois sans pouvoir remettre le pied dessus, si le prince qui avait trouvé ce bijou de chaussure fut obligé d’avoir recours à la quatrième page des journaux et au tambour de ville, c’est qu’on avait oublié de l’estampiller d’un numéro matricule.
Au 13e, les objets égarés ont vite retrouvé leur maître. Aussi les hussards qui sortent en fraude ont bien soin de ne rien laisser traîner après eux. Les plus malins, lorsqu’ils s’esquivent, poussent la prévoyance jusqu’à emprunter le képi d’un camarade, afin de se ménager un alibi en cas de malheur.
Pour Gédéon, il n’y avait pas d’alibi possible. Lorsqu’il se présenta au quartier, après une course bien inutile, les portes de la prison s’ouvrirent pour lui à deux battants.
Quand il se vit seul entre quatre murs, ne sachant même pas quel serait le terme de sa captivité, il eut comme une velléité d’en finir du même coup avec le régiment et avec la vie. N’avait-il pas au côté son fidèle bancal! Il pensa fort à propos que ce serait peut-être une sottise et qu’il devait vivre pour se venger.
Il chercha une distraction moins dangereuse, et, pour user le temps, il s’amusa à compter les boutons de son dolman. Il y en avait cent quatre-vingt-dix sept.
Se souvenant qu’il était obligé de les astiquer, il trouva que c’était beaucoup.
Apprivoiser les rats et les souris, ou enseigner le solfège à des araignées mélomanes? Il faut bien de la patience. Creuser un souterrain, comme l’abbé Faria, ou tisser des échelles en effilant son mouchoir? C’est bon, tout au plus, pour des prisonniers à perpétuité, et Gédéon avait la conviction que, dans l’intérêt même de son cheval, on lui rendrait bientôt la clef des champs... et de l’écurie.
Gédéon songeait donc. Il cherchait le pourquoi et le comment des choses qui n’en ont jamais eu et n’en auront jamais.
—Pourquoi diable! se disait-il, Justine a t-elle fait soixante lieues précisément pour venir ici me jouer un tour pendable? elle eût mieux fait de ne pas se déplacer. Pourquoi, elle qui m’adorait pékin, ne m’aime-t-elle plus hussard? Ce n’est pas l’habit qui fait l’amoureux. Pourquoi, si elle a des préventions contre l’uniforme me trompe-t-elle pour un autre uniforme? Tout cela n’est pas logique. Le lieutenant, c’est vrai, n’a pas de basanes à son pantalon, mais est-ce une raison suffisante? Il faut que l’épaulette ait pour les femmes des prestiges dont je ne me rends pas compte.
Vers le soir, on apporta au prisonnier sa soupe et un pain de la munition. Son camarade de lit s’était chargé de cette corvée pour avoir occasion de le voir et de lui être utile.
—Prends garde à la gamelle, lui dit-il à demi-voix, ce n’est pas de la soupe qui est dedans, c’est du vin. Tu trouveras un jambon dans ton pain.
Gédéon serra affectueusement la main du vieux troupier. Ces attentions, dans la disposition d’esprit où il se trouvait, le louchaient profondément.
—Je ne t’ai pas apporté de tabac, ajouta La Pinte, vu que le brigadier d’ordinaire n’a pas encore fait le prêt.
—Voici de l’argent, dit Gédéon, tâche de me faire passer des cigares.
—Tu en auras. Mais faut croire tout de même que ce matin tu étais paf ou maboul—ivre ou fou—que tu t’es fait pincer par le capitaine.
—Je ne savais ce que je faisais.
Et l’amant de mademoiselle Justine fit le déchirant récit de ses infortunes.
—Une particulière sous jeu! exclama La Pinte; connu, je m’en doutais. Si tu veux m’en croire, ouvre l’œil, et le bon; après ce qui s’est passé, renonces-y.
—Jamais!
—Alors tu peux faire ton paquetage pour biribi, et dire au chef de préparer ton folio de punitions, vu que ton compte est réglé d’avance.
—Et pourquoi, s’il te plaît?
—Parce que, voilà: le lieutenant tient à la particulière, ou il n’y tient pas.
—Rien de plus juste.
—S’il y tient, naturellement il tombera jaloux de toi, et pour que tu ne l’embêtes pas, il te collera au bloc plus souvent qu’à ton tour.
—Et s’il n’y tient pas?
—Oh! alors, c’est différent, il te bloquera la même chose. C’est pour te dire que tu aurais tort de te crever la cocarde à penser à une pas grand’chose.
—A tout prix, cependant, je veux lui faire parvenir une lettre.
—Toi, dit La Pinte, d’un ton de commisération, tu ne seras jamais seulement hussard de première classe. Enfin, ça te regarde. Marque-lui ton ordre du jour sur un bout de papier: elle l’aura, je m’en charge.
Gédéon arracha un feuillet de son calepin et écrivit à la traîtresse un billet de onze lignes: quatre pour l’accabler des plus sanglants reproches, sept pour lui laisser entrevoir la probabilité d’un pardon généreux, si elle avait la bonne pensée de l’implorer.
L’épître commençait ainsi: «C’est du fond d’un cachot humide...»
Le lendemain, grâce à un prétexte ingénieux, La Pinte put pénétrer dans la prison.
—Eh bien, demanda Gédéon, dès qu’il l’aperçut, que t’a-t-elle dit?
—Je n’ai pas vu la particulière, ce n’est pas elle qui m’a ouvert la porte.
—Quoi! toujours le lieutenant?
—Oh! non, aujourd’hui c’était le capitaine du 2e escadron.
—La malheureuse! s’écria Gédéon, elle monte en grade!...
Tout le jour, Gédéon fumait; quand il ne fumait pas, il dormait.
Dans les intervalles, il écrivait à son père que, plutôt que de rester soldat, il était décidé à se faire sauter le caisson.
Le complaisant La Pinte usait ses bottes à porter des lettres non affranchies.
Eh bien, en dépit de toutes ces distractions, diversifiées encore par quelques gouttes introduites en fraude, Gédéon en était réduit à s’avouer qu’une quinzaine de prison est terriblement dure à tirer, lorsque la Providence qui avait, pour cette fois seulement, emprunté les épaulettes de l’adjudant-major, lui envoya un compagnon.
—Ouf!... s’écria le nouveau venu, lorsque la porte se fut refermée, me voilà tranquille pour un mois.
—Comment! dit Gédéon, vous avez un mois de prison, et vous vous réjouissez!
—Et beaucoup, encore, répondit cet effronté; plus de service, vivat!
Celui-là encore était un engagé volontaire, mais de vieille date. Il passait au 13e pour une forte tête, et devait à ses aventures une grande célébrité.
En cinq ans, il n’avait pas changé de corps moins de onze fois. Tour à tour dragon, lancier, chasseur, spahis même, il était enfin venu s’échouer dans les hussards, où, depuis son arrivée, il faisait le désespoir de tous les officiers de son escadron.
Déjà il avait fait l’impossible pour quitter le 13e, et, désespérant d’y réussir, il travaillait de son mieux à se faire envoyer aux compagnies de discipline, histoire de changer un peu.—Il était d’ailleurs en fort bon chemin pour cette dernière destination.
Du matin au soir, il criait contre la discipline du 13e.
A l’entendre, c’était le plus dur des régiments de l’armée française. Il ne parlait que d’un ton enthousiaste des autres corps où il avait servi. Là, au moins, il n’y avait rien à faire: les chevaux se pansaient seuls, la salle de police n’existait que de nom, les officiers fraternisaient au cabaret avec les simples troupiers, les alouettes, enfin, tombaient plumées, rôties et bardées de lard dans la marmite.
Malheureusement pour ce hardi conteur, ses assertions se trouvaient en contradiction flagrante avec son folio de punitions, ce dossier irrécusable qui suit le troupier dans toutes ses pérégrinations.
Le militaire modèle doit avoir son folio blanc, ou à peu près. Celui de ce vilain soldat, chargé outre mesure, témoignait hautement que partout et toujours il avait été la clef de voûte de la salle de police.
Il est vrai que les troupiers ignoraient généralement ce détail; et deux ou trois pauvres diables, convaincus par l’éloquence de ce bohème de l’armée, avaient cassé leur fusil, pour quitter au plus vite un régiment de malheur, et aller goûter dans un autre corps les délices d’une discipline plus douce.
C’est la mode au 13e. Quand un hussard s’ennuie par trop, il brise une de ses armes. Il passe alors au conseil de guerre, est condamné à six mois de détention, et de là envoyé au bataillon:—c’est réglé comme le papier du chef de musique.
Il y a des années où, dans certains régiments, il y a comme des épidémies; tout le monde veut casser son fusil.
Cependant, pour en revenir au compagnon de Gédéon, plein de hardiesse lorsqu’il s’agissait des autres, il était pour lui-même assez prudent. Protégé de très-haut, connaissant sur le bout du doigt ce qu’il pouvait faire à peu près sans se compromettre, il ne dépassait pas certaines limites.
—Sacrebleu! dit-il à Gédéon, on est heureux ici; rien à faire! Quand les autres, las de pivoter, veulent battre leur flemme, ils vont à l’hôpital: moi je préfère la prison.
—Je dois avouer, soupira Gédéon, que je n’aime ni l’un ni l’autre.
—Peuh!... reprit l’autre, vous êtes encore de votre village, vous.
Alors, ce hussard peu scrupuleux entama les théories les plus subversives.
—Vous croyez encore au vertus champêtres des troupiers, vous, allons donc! Le mérite au régiment est de savoir tirer sa paille. Tout est là. Il s’agit de faire le moins possible, tout en ayant l’air d’agir beaucoup. Moins on pivote, moins on a de chances d’être puni. Et à tout prendre, j’aime mieux être bloqué pour n’avoir rien fait, que pour avoir fait mal.
—Pardieu! dit Gédéon, j’admire votre système...
—Bast! c’est celui de tout le monde. Ces vieux hussards que vous voyez chevronnés jusqu’au col, ornés des galons de cavalier de première classe, que sont-ils? D’adroits carottiers. En voilà qui ont le chic pour couper à toutes les corvées. On veut leur faire prendre leur tour, crac, ils se dérobent. Aussi, jamais une punition... et on les appelle bons soldats. Vous connaissez le proverbe: Le soldat est comme son pompon, plus il est vieux, plus.....
—Je sais, je sais, interrompit Gédéon.
—Eh non! vous ne savez pas. Plus il est carottier... C’est ici comme ailleurs, l’adresse est tout. Voulez-vous monter en grade?
—Merci, je préférerais m’en aller.
—Quoi! vraiment? Mais c’est très-simple, cassez votre fusil. Ah! il y a longtemps que j’ai envie de prendre ce parti. On est si bien en Afrique, au bataillon, pas de manœuvres, rien, place-repos, tout le temps.
—Mes parents m’en empêcheraient. Ils arrêteraient la chose, car ma famille est très-influente. J’ai mon oncle général, mon cousin député, mon beau-frère millionnaire... je serais très-protégé, si je le voulais. Il me serait très-facile d’être au moins sous-lieutenant à cette heure. Et même si un officier m’embêtait trop, je pourrais lui faire flanquer sur les doigts.
—Oh! je vous sais par cœur, répondit Gédéon en riant, vous êtes l’engagé volontaire qui a des protections: connu!
—Certainement, dit l’autre, j’ai des protections; après?
—Rien. Sinon que vous devriez bien me les prêter, pour me tirer de prison d’abord, du régiment ensuite!
En sortant de prison:
—Il faut, dit Gédéon, d’un ton décidé, à son camarade de lit, il faut que j’aille moi-même relancer Justine.
—Malheureux! s’écria La Pinte épouvanté. Ne fais pas ça, ou ton avancement est perdu.
—Je me moque de mon avancement.
Contre l’entêtement du jeune hussard, toutes les bonnes raisons du vieux troupier vinrent se briser. Désespéré, il appela à son aide les galons et l’éloquence du brigadier Goblot, lequel avait Gédéon en haute estime et en grande amitié.
Il lui exposa la question. Le brigadier hocha gravement la tête.
—Que vous avez tort, subséquemment, june homme, dit il à Gédéon, de vous cabrer et de ruer à la botte quand votre ami il vous explique ses raisons.
—Ah! vois-tu! fit La Pinte.
—Cependant, essaya Gédéon...
—Qu’il n’y a pas de cependant. Chacun, je le sais, il est né pour une chacune, mais il n’y a qu’un civil ou un musicien d’infanterie qui soient dans le cas de regretter une particulière, vu qu’ils ont assez de peine à en conter à la beauté. Un hussard du 13e doit se contenter de toutes les chacunes de chacun sans avancement au choix, et uniquement par rang d’ancienneté.
—Je comprends très-bien, répondit Gédéon, mais néanmoins...
—Nonobstant taisez-vous, et tâchez de prendre modèle sur votre brigadier. Quand un hussard du 13e il est dans votre cas, et qu’il veut faire une connaissance, il n’a qu’à prendre son sabre et son schako, et à sortir; toutes les particulières elles viennent lui manger dans la main.
—Hélas! soupira Gédéon, qui se souvenait du peu d’effet produit dans les rues de Saint-Urbain par son uniforme, vous parlez pour vous en ce moment.
—Mais non, répondit le brigadier Goblot en se déhanchant agréablement, mais non. Votre tour viendra, june homme, pour l’instant vous êtes trop nouvellement immatriculé. Nonobstant, vu mon amitié pour vous, je veux vous faciliter, pour ce qui est en dehors du service, les agréments de la vie. Donc subséquemment, je vous présenterai ce soir dans une société.
—C’est cela, exclama La Pinte.
—Donc je vous consigne au quartier pour jusqu’à ce soir, que vous aurez l’avantage d’avoir celui de nous offrir la moindre des choses à votre camarade de lit et à moi.
Le brigadier Goblot n’avait qu’une parole.
Itérativement, le pansage fini, il vint prendre le jeune hussard et son camarade de lit, et les conduisit à un affreux petit cabaret situé à l’extrémité du faubourg militaire de Saint-Urbain.
—Qu’on nous serve à dîner, dit en entrant le brigadier, qui s’était chargé de faire la carte, sinon de la payer, et pas de vin de fantassin, surtout!
On apporta des litres, et Gédéon eut cet insigne honneur d’être présenté à des particulières qui, de l’avis du brigadier Goblot, n’étaient pas démouchetées.
Ces beautés étaient les particulières en pied du 13e hussards—les beautés officielles.
Pauvres filles! un jour, le régiment passait, musique en tête, elles l’ont suivi, sans savoir pourquoi. Tout comme Chamboran, ce barbet à l’œil intelligent que vous avez remarqué, accroupi à la porte du corps-de-garde.
Comme Chamboran, elles ne connaissent plus qu’un maître: le régiment.
Autrefois, peut-être, leur amoureux faisait partie du 13e, mais bientôt elles n’ont plus su distinguer leur amoureux. Tous les hussards ne portent-ils pas le même dolman et le même schako? n’ont-ils pas sur les boutons le même numéro?
Et elles vivent, à la grâce de Dieu, comme le barbet, des bribes de l’ordinaire, des miettes tombées du banquet quotidien.
Le 13e change-t-il de garnison, elles changent aussi. La trompette a sonné le départ, elles sont prêtes. Les troupiers ont fait leur paquetage, elles ont fait comme les troupiers. Leur mince bagage, tout ce qu’elles possèdent au monde, tient dans un panier qu’elles ont sous le bras. S’il y a du surplus, quelque hussard complaisant l’aura glissé dans son porte-manteau.
On part. Étape par étape, elles font la route, si longue qu’elle soit, de leur pied.
Elles suivent la colonne, mais de loin; moins favorisées que le chien, qu’on laisse courir à côté des chevaux, et que de temps à autre un hussard hisse à côté de lui, sur le devant de sa selle, pour le délasser.
Lorsqu’elles tombent harassées de fatigue, elles n’ont que le revers d’un fossé. Trop heureuses si quelque routier pitoyable consent à leur laisser faire une lieue ou deux sur sa charrette.
Le soir, après une pénible journée de marche, souvent par un temps affreux, trempées de pluie, souillées de boue, harassées, les pieds en sang, elles s’abritent où elles peuvent; encore ne trouvent-elles pas toujours un abri. Les quelques sous nécessaires pour payer un grabat dans un taudis peuvent leur manquer, et les sous-officiers ne sont pas tous disposés à fermer les yeux, et à leur laisser la libre disposition d’une botte de paille, à côté de Chamboran.
La conscience de leur avilissement les empêche de demander un gîte à la charité; qui donc voudrait abriter une fille à soldats? Elles vont alors s’étendre au pied de quelque arbre, dans les champs, sur le bord de la route qu’elles reprendront le lendemain.
Il arrive que le colonel, ennuyé d’une pareille escorte, essaye de les faire chasser. On les chasse. Elles s’éloignent tristement. Mais elles reviennent. Toujours comme le barbet.
Que voulez-vous! c’est leur destinée. Elles aiment le pantalon rouge précisément comme les bœufs le détestent: d’instinct. Elles se sont données au régiment, elles lui resteront fidèles, jusqu’à ce que vienne la mort, leur suprême misère, mais non la plus grande. Il y a si longtemps que ces misérables créatures n’ont plus de la femme que le nom!
Le monde, pour elles, c’est le régiment. Hors de là, rien. Un civil à leurs yeux est moins que rien, ou plutôt il n’existe pas. La première condition pour être un homme est de porter l’uniforme, et spécialement l’uniforme de leur régiment. Chamboran, le barbet, ne pense pas autrement.
Leur rêve serait d’être cantinières ou blanchisseuses de l’escadron. Mais il faut trop de protections. Quelques-unes, pourtant, ont gagné ce dernier grade. Et bien gagné, allez! c’est une bonne retraite. Lorsqu’elles sont trop misérables, que leurs robes tombent en lambeaux, que les morceaux de drap vert rouge et de toutes les couleurs de l’uniforme, dont elles se fabriquent des jupes, font complétement défaut, alors elles tâchent d’entrer comme servantes dans une cantine. Mais elles n’y restent que le temps juste de s’acheter des nippes.
Voilà ce qu’avec infiniment plus de détails raconta à Gédéon son supérieur et ami. Il lui nomma ensuite chacune des particulières présentes, sans oublier un rapide aperçu de leurs états de service.
—Comme tu peux voir, dit le brigadier Goblot, elles sont ici quatre, du meilleur genre, je m’en flatte. Celle-ci, la plus vieille, on l’appelle La Civière, je ne sais pourquoi. Aux hussards depuis environ dix-huit ans. Père, mère, nom, prénoms et pays inconnus; huit changements de garnison, deux campagnes...
—Elle est repoussante, fit Gédéon avec dégoût.
—Pas belle si on veut, c’est vrai, mais subsidiairement bonne personne. Cette autre est Marie Sac-au-dos, ainsi nommée vu ses services dans l’infanterie. Native de Limoges, presque ma payse, huit ans de présence au corps. La troisième, là, c’est la fameuse Julie Mange-mon-prêt. En voilà une qui aime la dépense! en a-t-elle fait manger de cet argent, et boire, donc! Et encore on prétend qu’elle s’amasse des économies péremptoirement...
—Passons, interrompit Gédéon.
—La dernière, continua le brigadier Goblot, est comme qui dirait un conscrit de ton numéro, voilà six mois à peine qu’elle est arrivée ici avec un de ses pays qui était allé en congé.—Est-elle assez jeune, assez jolie! aussi on l’appelle Rose Pain-blanc, un vrai régal de colonel.
Les verres s’étaient vidés, on redemanda des litres.
Les particulières ne faisaient pas la moindre attention au nouveau hussard, bien qu’il fût l’amphitryon. Peut-être n’avait-il pas l’air assez militaire.
En revanche, elles criblèrent d’agaceries le brigadier Goblot. Gédéon n’en fut pas jaloux.
A quelque temps de là, une après-midi, Gédéon, armé d’un bouchon de liége et d’un morceau de cire, était en train de traverser sa giberne, lorsqu’il entendit dans la cour un bruit inusité.
Il descendit en toute hâte. Un détachement de conscrits venait d’arriver; il se composait d’environ cent cinquante hommes.
Tous tant que nous sommes, nous les avons vus partir, ces mêmes conscrits, pauvres diables qu’a trahis l’urne fatale.
Nous les avons vus partir. Leur air était crâne, alors, leur démarche assurée, au moins en apparence. Les plus tristes avaient renfoncé leurs larmes. S’ils pleuraient, ce ne pouvait être que des larmes d’alcool; s’ils chancelaient, le vin seul était coupable. Pour ne pas s’entendre eux-mêmes, ils chantaient à tue-tête, et couraient les rues, coiffés sur l’oreille en mauvais garçons, le chapeau orné de rubans de toutes les couleurs, en mémoire sans doute des bandelettes de pourpre et d’or des sacrifices antiques.
Les voici maintenant: les fumées du vin se sont dissipées, l’enthousiasme factice s’est éteint. Vous avez vu la représentation, voici la réalité. Dans quinze jours, ce seront peut-être les plus joyeux hussards du monde, mais voyez-les, en attendant, mornes, tristes, l’oreille basse, harassés par dix étapes, et se pressant les uns près des autres comme un troupeau de moutons effrayés.
Le colonel, le capitaine-instructeur, l’adjudant-major et quelques autres officiers examinaient attentivement les nouveaux venus, que des brigadiers essayaient vainement d’aligner.
—Ce sont d’assez beaux hommes qu’on nous envoie là, fit le colonel d’un ton satisfait.
—Ah! soupira le capitaine-instructeur, ils ont l’air terriblement abrutis.
—Le 13e ne tardera pas à les dégourdir, ajouta un officier.
L’examen qui avait duré un quart d’heure était terminé.
—De quel pays sont ces jeunes soldats? demanda le colonel.
—Nous allons le savoir, mon colonel, répondit le capitaine.
S’adressant aux conscrits:
—Que chacun de vous me montre sa main droite, commanda-t-il.
Après quelques hésitations, l’ordre fut exécuté.
—Très-bien! je m’en doutais, ce sont des Bretons et des Normands.
—A quoi voyez-vous cela, capitaine? interrogea un sous-lieutenant.
—Simple affaire d’observation, répondit le capitaine-instructeur. Pas un de ces empâtés-là ne sait, j’en suis sûr, distinguer sa droite de sa gauche, mais ils connaissent, les Bretons, la main dont il faut se servir pour faire le signe de la croix; les Normands, la main qu’on doit lever devant le juge pour prêter serment. Je leur ai demandé leur main droite: tous, avant de me la présenter, ont essayé le geste familier de leur province.
Tout le monde admira la profondeur de cette observation, sauf peut-être l’adjudant-major, qui à son tour avait passé l’inspection des conscrits et semblait fort mécontent. Il appela un brigadier:
—Ces hommes, lui dit-il, sont d’une malpropreté dégoûtante. On ne peut les laisser ainsi, ces sauvages-là; vous allez me les conduire aux pompes, et vous me les ferez pomper les uns sur les autres pendant au moins une demi-heure.
Le brigadier s’éloignait pour exécuter l’ordre, le capitaine le rappela.
—Attendez donc, tonnerre! vous êtes bien pressé! Quand tous ces malpropres seront bien bouchonnés et épongés des pieds à la tête, vous les mènerez autour des cuisines pour leur faire flairer l’odeur de la soupe. Allez.
Deux jeunes sous-lieutenants éclatèrent de rire en entendant cette dernière recommandation.
—Ne riez pas, messieurs, ajouta gravement l’adjudant-major, il faut prendre les jeunes soldats par l’estomac. Quand ces gaillards-là auront senti la marmite, ils n’auront plus envie de déserter. Ainsi, quand on veut habituer un jeune chat à une maison, on lui graisse les pattes avec du beurre.
Le groupe des officiers se dispersa. Gédéon, resté seul, regardait défiler ses nouveaux frères d’armes, lorsqu’il entendit un hussard dire auprès de lui:
—Voilà des pauvres b...leus qui ne sont pas près d’acheter leur étui.
—Que voulez-vous dire? lui demanda Gédéon.
—Je dis qu’ils ne sont pas près d’avoir leur congé, ce qui est la même chose. Quand un soldat a fini son temps, on lui donne une feuille de route pour rentrer dans ses foilliers, pas vrai? Eh bien, pour mettre la feuille de route on achète un de ces étuis de fer-blanc que vous avez dû voir pendre en bandoulière au côté des hommes congédiés. Moi qui ne m’en irai que dans huit mois, j’ai déjà acheté le mien. Je l’astique tous les jours, ça me distrait et ça me fait plaisir. Voilà pourquoi acheter son étui ou s’en aller est exactement la même chose.
—Dieu puissant! s’écria Gédéon, quand donc viendra mon tour d’acheter mon étui!
A toutes les lettres de son fils, désolées ou menaçantes, invariablement M. Flambert répondait: «Sois officier.» Et Gédéon se désolait. La perspective de sept années de service lui donnait comme une idée de l’éternité, de l’infini.
—Si encore, se disait-il, nous avions la guerre! un lieutenant me l’a affirmé, aux jours de la bataille les canons ennemis crachent des épaulettes et des croix de la Légion d’honneur.
L’ennui et le chagrin du jeune volontaire, déjà bien grands, furent à leur comble le jour où il osa comparer son sort à celui de son cheval. Il se sentait jaloux et singulièrement humilié. On le serait à moins.
Si la métempsychose n’est pas une chimère insensée, une fable vaine, il est une faveur que je demande au ciel: habiter après ma mort le corps d’un cheval de troupe.
Trois fois heureux animaux! fortunatos nimium! est-il sur cette terre une existence plus belle, plus facile, plus enviable que la leur?
Le carlin pansu d’une vieille fille dévote est moins tendrement soigné. Ma hideuse portière dorlote moins son chat favori. Heureux chevaux! leur temps se partage entre une litière chaque matin renouvelée et un râtelier toujours garni. A eux l’avoine soigneusement mondée, le foin parfumé et la paille aux épis dorés.
Rien ne leur manqua jamais. Une maternelle sollicitude veille sur eux, sans cesse, du matin au soir, du crépuscule à l’aurore. Autour d’eux, prêts à satisfaire leurs moindres fantaisies, s’agite incessamment une armée de serviteurs, dévoués, empressés, payés pour l’être, surveillés de près par les officiers, intendants jurés de Sa Majesté cheval.
Qu’un cavalier ose manquer de respect à sa monture, sa bête se plaint et l’homme est sévèrement puni.
Soyez sûr que par la tête de quelque orgueilleux coursier a dû passer cette idée folle, que l’uniforme de la cavalerie n’est que sa livrée, à lui, seigneur cheval.
Et cette chère santé! que d’attentions, que de soins! Comme on craignait de ne pas trouver de médecins assez habiles, un jour on a fondé une école tout exprès.
Vous doutez-vous, monsieur, de l’importance du vétérinaire dans un régiment de cavalerie?
Sachez seulement que le vétérinaire est responsable de la santé de huit cents chevaux, qui représentent une valeur de plus d’un demi-million. Sachez encore qu’il est deux maladies terribles—sans remède—le farcin et la morve, qui peuvent en quinze jours mettre à pied le régiment le mieux monté.
(Un prix de cinq cent mille francs est offert à qui trouvera le topique de ces deux épizooties.—On le cherche encore.)
Mais aussi avec quelle religieuse attention on écoute les ordonnances, ou suit les prescriptions de l’oracle de la santé et de la maladie!
Thermomètre en main, c’est le vétérinaire qui a réglé le degré de température du temple des chevaux, et malheur au garde d’écurie peu soigneux qui le laisse s’élever ou s’abaisser sans ordres!
Et maintenant, écoutez: il pleut, les chevaux ne sortiront pas, même pour aller à l’abreuvoir, on les fera boire à l’écurie; que les hussards aillent chercher l’eau nécessaire, le cavalier ne doit pas craindre le rhume. Il fait froid, vite des couvertures. Le temps est chaud, le soleil brûlant,... petite promenade le matin, au frais. Ces messieurs semblent échauffés? allons, du barbotage et de la luzerne. Ils ont éprouvé quelque fatigue? qu’on double la ration d’avoine. C’est à n’en jamais finir.
Lorsqu’à Rome, dans les occasions solennelles, le grand prêtre du collége des augures allait interpréter la façon de manger des poulets sacrés, il était suivi avec moins d’anxiété, écouté avec moins de vénération que le vétérinaire, alors qu’il vient passer sa revue quotidienne et tâter le pouls, c’est-à-dire l’oreille à tous les poulets-dindes du 13e hussards.
De tout cela qu’est-il advenu? Le cheval, le plus orgueilleux de tous les animaux de la création, est devenu d’une insupportable fierté. Convaincu que sans lui il n’est pas de cavalerie possible, il en a lâchement abusé. Il a mesuré son mérite aux soins que l’on prend de lui, et s’est prodigieusement abusé sur son importance. Si bien que désormais, plus insolent qu’un banquier dans la prospérité, il considère son cavalier comme un laquais, et le traite à peu près comme ces fiers égalitaires de l’Amérique leurs bons frères les noirs.
—Il faut, me disait Gédéon, il faut avoir pivoté au 13e et frayé avec messieurs les chevaux pour se faire une idée de leur insoutenable morgue, pour comprendre leur tyrannie plus capricieuse mille fois, plus agaçante que celle d’un enfant gâté.
Par exemple, la botte sonne, et le garde d’écurie est en retard, fût-ce d’une minute. Voilà ces seigneurs furieux. Ils s’impatientent, ils trépignent dans leurs stalles, hennissent de colère, envoient des coups de pied à droite, à gauche, de tous côtés. Ils font tant de bruit, que le maréchal des logis accourt et bloque le retardataire.
Louis XIV, en semblable occurrence, se contentait de dire: J’ai failli attendre.
Tel poulet-dinde ne peut souffrir les conscrits. Il n’est sorte de méchanceté qu’il ne leur fasse. Il leur écrasera les pieds ou s’amusera à les étouffer un peu, entre son poitrail et la mangeoire. D’autres fois, il déchirera leur veste à belles dents, uniquement pour les faire punir.
Celui-ci ne veut être pansé que par un brigadier. Il faut des galons pour approcher Sa Seigneurie sans danger; Sa Seigneurie veut un valet de chambre gradé. Cet autre ne veut pas être pansé du tout.
Et on tolère toutes les fantaisies, et on les encourage, et on les trouve charmantes.
Un jour, tous les chevaux du 13e ne s’entendirent-ils pas pour déclarer immangeable du foin qui cependant était délicieux! On trouva le caprice exorbitant, on insista, ils s’entêtèrent. De guerre lasse, l’adjudicataire des fourrages fut contraint de reprendre sa livraison tout entière. Il perdit à ce jeu quatre ou cinq mille francs.
Autre chose: à Saint-Urbain, le magasin à fourrages est situé hors de la ville à plus d’un kilomètre. Le colonel prit en pitié les fatigues de ses hussards, obligés d’aller deux fois par semaine chercher—à dos—la pitance de leurs montures. Il décida qu’on irait au fourrage à cheval.
Décision vaine. Les chevaux s’y refusèrent tout net. On n’osa les contraindre, et après quatre ou cinq essais infructueux, les hommes durent reprendre leur corvée.
Mais que dire des poulets-dindes exceptionnels, vicieux, entêtés, rétifs, de ceux qui à leurs défauts de bêtes ont encore ajouté des vices de hussard?
Car à l’écurie aussi, on trouve des carottiers. Vienne le temps des grandes manœuvres, et vous verrez les faignants tirer au renard. L’un feindra des coliques, cet autre se déclarera atteint de rhumatisme, un troisième profitera de ce qu’on vient de le ferrer à neuf et déclarera qu’ayant été piqué, il lui est impossible de faire un pas. Sur quoi tous les cavaliers-servants de ces malingreux seront fourrés à l’ours pour avoir manqué de précautions.
Je passe sous silence les rancuniers, qui ne se font pas faute de prendre en traître le cavalier dont ils sont mécontents, et de lui détacher une ruade ou de le jeter bas à la première occasion.
Parfois le hussard exaspéré se venge. Ne pouvant corriger honorablement son poulet-dinde, le châtier au grand jour, il le maltraite indignement et le roue de coups dans l’ombre de l’écurie; à ses risques et périls, par exemple; car une punition exemplaire atteint le cavalier pris en flagrant délit, et le cheval, qui sait son code militaire sur le bout du sabot, ne se fait pas faute de crier au feu.
Dans ces occasions rares, le hussard, armé d’une fourche, grimpe dans le râtelier pour être à l’abri des ruades, et de là administre à son maître d’atroces brûlées: on appelle cela flanquer une distribution extra.
Rien de comique comme l’inquiétude de tous les hôtes de l’écurie lorsqu’ils voient un troupier se hisser dans le râtelier. Il y a émeute, et ce n’est pas le battu qui crie le plus fort.
Si tels sont les chevaux de troupe, jugez de ce que doivent être les chevaux d’officiers! Ceux-ci sont moins dorlotés, il est vrai, leur repos est moins assuré, ils sont montés plus souvent. Mais quelle morgue aussi lorsqu’ils sont à l’écurie, quelle hauteur, quels dédains! Toujours placés dans un coin, dans une stalle plus large, c’est à peine s’ils daignent regarder leurs camarades, et rarement ils s’entretiennent avec leurs voisins.
Tristes chevaux de fiacre, vous qui du matin au soir usez vos fers et vos sabots sur le pavé de Paris, de cet enfer qui chaque année dévore quinze mille des vôtres, pauvres chevaux qui nuit et jour trottez, exposés à toutes les intempéries, qui mangez au hasard, qui vous reposez en mangeant, n’avez-vous jamais envié le sort de ces heureux du monde, qui ont la gloire et le bonheur de servir dans l’armée française, et qui piaffent la crinière au vent, lorsque sonnent les fanfares guerrières?
Maigres prolétaires du fiacre, bien des fois sans doute, en ruminant votre pauvre pitance, foin échauffé ou avoine aigrie, vous avez dû vous dire que Dieu pour les chevaux n’est pas plus juste que pour les hommes. Quelqu’un de vos poëtes vous a-t-il chanté le sic vos non vobis?
Tristes rosses aux flancs haletants, n’avez-vous jamais songé à vous cabrer sous le fouet brutal du cocher exaspéré par l’appât d’un pourboire? N’avez-vous jamais rêvé l’égalité de l’écurie, ne fût-ce que pour un jour, et ne désirez-vous pas aussi votre 89, pour chasser à jamais ces aristocrates de la cavalerie, et vous engraisser à votre tour à leur plantureux râtelier?
Non, pliés à votre joug, vaincus du sort, vous trottez la tête basse, trop heureux lorsque arrivés à la station vous pouvez plonger votre tête, jusqu’aux oreilles dans la musette à avoine qu’attache autour de votre cou le cocher votre bourreau.
Mais laissez faire, l’heure de la justice sonne toujours.
Vienne la guerre, et vous verrez ce cheval par vous si envié. Les soins dont on l’a entouré tourneront contre lui-même. Les intempéries ne vous font rien, à vous; mais lui, un courant d’air lui donne une fluxion de poitrine, et il meurt, juste au moment où l’on a besoin de lui.
Le colonel du 13e connaissait bien ce grave inconvénient, ce vice radical de notre cavalerie. Souvent il eut l’idée d’aguerrir véritablement les chevaux, de faire de ses hussards de vrais cavaliers en leur laissant plus de liberté individuelle, plus d’initiative... Il ne l’osa jamais. Son prédécesseur lui avait légué des poulets-dindes charmants, mais abrutis par l’oisiveté. Une expérience pouvait lui coûter le cinquième de ses chevaux. C’est grave, on note ces choses-là en certain lieu.
Le seul temps désagréable que le cheval ait à passer au régiment, est celui où il fait ses classes, car on l’instruit exactement comme un conscrit. Mais il est intelligent, et il en a vite fini avec les ennuyeuses leçons. Au bout de six mois il sait son affaire.
Après deux ou trois ans de présence au corps, il en remontrerait à n’importe quel hussard, et connaît les sonneries aussi bien que le plus vieux brigadier.
Si bien que, pourvu qu’un conscrit ait un poulet-dinde de bonne volonté—il y en a quelques-uns—il n’a qu’à lui laisser la bride sur le cou. L’animal ne se trompera jamais et exécutera à point nommé tous les commandements.
Enfin arrive pour le cheval du 13e l’heure où les dettes se payent, et avec intérêt.
Il a vieilli sur la litière de l’oisiveté, ses dents sont devenues longues, ses jambes raides. On le déclare impropre au service. On le met à la retraite. On le réforme. On lui fend l’oreille,—ô douleur!—et on le conduit au marché.
Mis aux enchères par le receveur des domaines, il est adjugé à vil prix, Dieu sait à qui!
Alors l’expiation commence. Le civil qui a avancé son argent veut rentrer dans ses fonds. Adieu les beaux jours de l’écurie régimentaire. Il a mangé son avoine blanche la première! A l’heure où sa vieillesse aurait besoin de repos, il lui faut faire le dur apprentissage du travail.
Plus de caprices, plus de fantaisies; le fouet et le bâton. Hue! ia!... tout chemin mène à Montfaucon.
Aussi que de regrets, que de tentatives de révoltes! Il ne peut oublier qu’il porte sur la hanche le chiffre d’un régiment français.
Si jamais il vous arrivait, ô lecteur, d’acheter un cheval de réforme pour traîner votre cabriolet, croyez-moi, évitez la rencontre d’un régiment de cavalerie, passez à distance du terrain des manœuvres. Malgré tous vos efforts, voyez-vous, votre coursier vous entraînerait, et, le cabriolet aux flancs, irait prendre son rang à la gauche de son ancien escadron.
Tel fut le sort du curé de Lovère. Un matin, comme il se rendait chez un desservant du voisinage, monté sur son poulet-dinde de réforme, sa vieille servante en croupe, il rencontra sur la route un régiment de cuirassiers.
Aux éclats de la trompette, le vieux cheval dressa les oreilles, hennit, et, malgré les efforts désespérés de son cavalier, s’élança au milieu des escadrons. Pendant toute une matinée, le curé et sa servante manœuvrèrent, firent les tirailleurs, sautèrent les fossés et coururent les têtes.
Vous voilà prévenu.
N’importe, si jamais la race chevaline eut quelque grand philosophe, il a dû s’écrier, parodiant sans le savoir la phrase du grand Buffon:
—De toutes les conquêtes du cheval, la plus noble et la plus utile est celle de ce patient et doux animal qu’on appelle le cavalier français.
L’époque de l’inspection approchait, et cet événement, d’une haute gravité pour tous les officiers du 13e, mettait le régiment en émoi.
Les hussards n’avaient plus une minute pour respirer. Il ne fallait plus même songer à sortir. Les travaux se succédaient sans une heure de répit. Le matin, manœuvre à cheval; l’après-midi, revue dans les chambres; le soir, exercice à pied. Le pansage était devenu relativement une récréation.
Les officiers, les sous-officiers et les brigadiers perdaient littéralement la tête, et déployaient une foudroyante activité pour faire exécuter tous les ordres du capitaine commandant de l’escadron.
Précisément, le général que l’on attendait en était à sa première tournée, on ignorait ses habitudes. Quel tic avait-il? Car tous les inspecteurs en ont un. Celui-ci ne s’adresse qu’aux détails, cet autre ne voit que les manœuvres. L’un s’attache particulièrement aux chevaux, un dernier n’y fait pas la moindre attention.
D’ordinaire ces choses-là se savent d’avance, et on se prépare en conséquence; mais avec un nouvel inspecteur pas de renseignements. Il s’agissait donc de parer à tout.
De là les manœuvres ordonnées par le colonel, de là les revues de détail commandées par les capitaines. Chaque jour, inspection attentive de quelque nouvel objet.
—Sacrebleu! disait Gédéon, le gouvernement ne nous donne donc des effets que pour fournir des prétextes à revues.
Et, malgré l’aide de son camarade de lit, il était toujours en retard de cinq minutes. De sorte que son officier de peloton ne l’appelait plus que rossard—une épithète fort en vogue au 13e—et que comme il pleuvait de la salle de police, il était toujours sous la gouttière.
Bon gré mal gré, son éducation de hussard s’achevait. Il commençait à savoir astiquer proprement un mors de bride, blanchir ses buffleteries, monter et démonter son fusil, brûler sa poignée de sabre, jaunir ses parements, et une foule d’autres choses encore, qui sont bien moins faciles qu’elles n’en ont l’air.
On lui avait appris aussi à faire son paquetage—science ardue, mais indispensable à un hussard.
Ah! c’est une terrible opération que le paquetage! le plus malin s’y fait pincer. Tel qui va au peloton de parade croyant avoir réussi le sien, revient avec deux jours de consigne, qui lui prouvent péremptoirement le contraire.
Il s’agit de faire tenir sur la selle et dans les fontes tout l’équipement du hussard. Seul, le porte-manteau est une œuvre d’art: il doit renfermer trois fois plus d’objets qu’il n’en peut contenir, être rond, cintré, plus mince aux extrémités qu’au milieu. Et le manteau à rouler! il faut se mettre à cinq pour le réussir à l’ordonnance.
Puis Gédéon s’écorcha les mains à fabriquer des bottillons. On appelle ainsi des tortils de foin fortement serrés et comprimés, la ration d’un cheval pour vingt-quatre heures, réduite à son plus mince volume. On apprend aux hussards à les fabriquer pour les expéditions et les marches forcées en campagne. Mais comme, pour faire un bottillon à l’ordonnance, il faut une demi-journée à deux hommes, je n’ai jamais entendu dire qu’on s’en fût servi. Le filet est d’ailleurs infiniment plus commode.
Quant aux revues dans les chambres, elles variaient suivant les escadrons, chaque capitaine ayant son objet de prédilection: pompons de schako, étuis à plumet, boutons de sous-pied, bretelles de sabre, molettes d’éperons, il y en a pour tous les goûts.
Le capitaine du 1er escadron, celui de Gédéon, s’attachait surtout aux trousses; il en passait l’inspection au moins deux fois par semaine.
—Sans trousse complète, disait-il souvent, pas de bon soldat possible, pas de hussard ficelé.
Peut-être avait-il raison. La trousse est en effet le nécessaire à ouvrage du troupier; c’est un petit sac de cuir, dit sac-à-malice, qui doit renfermer un nombre incalculable d’objets.
En voici à peu près l’énumération: une paire de ciseaux, un dé, un étui, six aiguilles, du fil, bleu, blanc et rouge, huit boutons d’uniforme, quatre pour les manches, douze boutons d’os blanc, autant de noirs, quatre boutons doubles pour sous-pieds, de la cire jaune, de la cire à giberne, une alène, un bouchon, un peigne, etc., etc., etc.
Gédéon m’a souvent avoué que cette revue lui avait rapporté plus de soixante jours de salle de police. Elle avait aussi valu au capitaine du 1er escadron le surnom de La Trousse, si connu au 13e, que ses collègues mêmes ne l’appelaient jamais autrement. Il ne s’en fâchait pas. Un motif analogue avait attiré au capitaine du 3e le sobriquet de La Molette.
A mesure que le grand jour approchait, l’activité devenait de plus en plus fiévreuse.
Du réveil à l’extinction des feux, le trompette de planton soufflait à perdre haleine.
C’était l’adjudant-major: Trompette! sonnez aux consignés. Et en avant le pinceau. Puis, le capitaine-instructeur qui voulait avancer l’instruction de ses conscrits: Trompettes, sonnez les classes. Et les corvées, et les manœuvres! Le régiment était sur les dents.
Gédéon ne savait où courir. Entre deux exercices, également obligatoires pour lui, il n’avait pas le bon esprit, de ne pas choisir. Il courait à l’un: porté manquant à l’autre, il était puni. Ses journées étaient une colère continue. Il ne cessait de jurer, mais il buvait des gouttes de consolation.
S’il avait une minute à lui, il réclamait, pour le principe, bien entendu; car réclamer, c’est cracher en l’air: il vous en tombe toujours quelque chose sur le nez.
—Si je ne me suis pas brûlé la cervelle à cette époque, disait-il plus tard, c’est que je n’ai pas trouvé le temps de charger mon pistolet.
Enfin il vint, ce grand jour.
Les trompettes sonnent, la garde prend les armes, les officiers sont en grande tenue, l’or ruisselle sur leurs uniformes, le régiment retient sa respiration. C’est le général.
Une seule chose parut le préoccuper: l’armement.
A son départ pour l’Afrique, où il s’est illustré, entre parenthèses, le 13e avait reçu des fusils comme ceux des dragons. Le général voulait faire rendre la carabine.
Il eut à ce sujet de longues conférences avec le colonel, et le changement fut résolu en principe.
Puis il passa quelques revues à pied. Il était manœuvrier et tenait à faire montre de son habileté et de son expérience. Il avait aussi une voix superbe, ce qui est bien plus important qu’on ne se l’imagine.
Le jour de son départ, eut lieu une grande revue d’honneur, à cheval. Tout Saint-Urbain était accouru sur le terrain de manœuvres. Pour cette grande occasion, le colonel avait fait venir un premier piston soliste et une petite flûte également soliste qui firent merveille.
Ce fut le début de Gédéon. Il était là, à cheval, le corps en arrière, le sabre au poing; la musique lui montait à la tête, il eût voulu devant lui une batterie pour la charger, prendre les canons et gagner la croix. Aux fanfares des cuivres se mêlaient le cliquetis de l’acier et l’odeur de poudre. Car on avait tiré des coups de pistolet. Il était ivre, de cette ivresse folle qui fait les héros.
A la fin de la revue, on commanda une charge en ligne, et Gédéon eut la jambe droite si fortement pressée entre son cheval et celui de son voisin, qu’il faillit s’évanouir. Du coup, tout son enthousiasme tomba. Il venait aussi de s’apercevoir que les femmes ne faisaient pas la moindre attention aux simples hussards. Tout au plus daignaient-elles regarder les maréchaux des logis. Tous leurs regards, toute leur admiration se concentraient sur les officiers, qui caracolaient autour de leurs escadrons.
Gédéon était devenu plus froid que marbre, il faisait ses observations. Le régiment était alors en colonne, on commanda un en avant en bataille! Il calcula que pour obtenir cette formation, il n’avait pas fallu moins de CENT QUARANTE COMMANDEMENTS, faits à tue-tête par trente-quatre officiers[C].
[C] Le 13e à cette époque avait six escadrons.
Enfin, à deux heures de l’après-midi, après trois heures d’attente sur le terrain et cinquante-cinq minutes de revue, le régiment put regagner son quartier et manger la soupe.
Le soir il y eut une distribution de vin. Gédéon remarqua que chaque homme avait une ration fort inférieure à celle annoncée. On lui expliqua que cela vient des nombreuses mains entre lesquelles elle passe avant d’arriver au hussard.
Les liquides perdent énormément à être dépotés; à passer de chez le fournisseur chez le chef, et du chef au brigadier d’ordinaire, ils s’évaporent plus qu’on ne saurait se l’imaginer.
L’inspection terminée, les gorges chaudes commencèrent.
Le général-inspecteur, qui avait gagné tous ses grades dans l’infanterie, n’était pas cavalier; sa tournure, à cheval, était grotesque, de l’avis même des simples soldats. Quelques-uns assuraient qu’à un changement de front, il avait eu recours à la cinquième rêne.
Même le brigadier Goblot ne craignit pas d’affirmer que, subsidiairement, il montait infiniment moins bien que le grand Buffon.
Gédéon ayant ouvert l’avis que tout le monde ne peut pourtant pas servir dans la cavalerie, ses camarades lui rirent au nez.
Puis un sous-officier lui raconta comme quoi un général commandant l’école de cavalerie de Saumur avait été surnommé Trousquin, parce qu’il n’était pas précisément le meilleur écuyer de l’armée.
Le lendemain de la grande revue, toutes les punitions furent levées, à la grande joie de Gédéon, qui depuis près d’un mois, n’avait pas couché dans ses draps.
On lut ensuite un ordre du jour du colonel, où se trouvait cette phrase: «Le régiment a été à la hauteur de sa réputation; hussards, je suis content de vous.»
—Hussards, j’espère bien ne pas tarder à passer général; je suis assez content de moi.
Peut-être n’était-ce pas exact, au moins était-ce bien trouvé.
Le soldat n’est-il pas la matière première de la gloire?...
Le colonel du 13e hussards a une idée fixe: passer général. Il subit son grade comme une transition nécessaire. On lit sur sa figure l’ennui de la résignation.
Jeune, riche, de la promotion de l’année dernière, il se demande très-sérieusement s’il doit, longtemps encore, moisir sous les épaulettes de colonel.
S’estime l’homme le plus malheureux du régiment, et cela se conçoit: mille hommes sont infiniment plus faciles à conduire qu’un pensionnat de demoiselles, mais il y a huit cents chevaux—sujets aux deux terribles maladies sus-nommées.—Voilà ce qui trouble les nuits du colonel.
Il aime à se dire le père du soldat, sans prétendre que «qui aime bien châtie bien.» Il a les punitions en horreur et exècre les punisseurs. Il punit rarement lui-même, mais alors il sangle serré.
Il n’a jamais compris qu’on fît des dettes, peut-être parce qu’il est riche; est impitoyable pour ceux qui en font, mais flanque à la porte sans commisération les fournisseurs qui viennent réclamer, avec cette seule phrase de consolation: «Il ne fallait pas faire crédit.»
Tout ses galops aux officiers dont il est mécontent commencent ainsi. «Pardieu! j’ai été capitaine aussi, moi...» ou: «Monsieur, lorsque j’étais sous-lieutenant...»
Cette fiction oratoire lui est si familière, qu’il l’emploie même avec les troupiers: «Lorsque j’étais simple hussard, et que j’étais de garde d’écurie...»
—Pardon, colonel, vous oubliez que vous êtes sorti de Saint-Cyr avec le numéro 3.
Ses visites au quartier sont assez rares, et encore le plus souvent se borne-t-il à examiner les chevaux avec le vétérinaire.
Quelquefois, madame la colonelle accompagne son mari. Elle ne manque jamais de demander la levée de punitions, ce qui lui est toujours accordé.
Enfin il autorise et encourage la fantaisie;—au 13e on dit fantasia.
Mais ce mot mérite bien les honneurs d’un chapitre à part.
On appelle fantaisie tout ce qui dans le costume n’est pas absolument d’ordonnance.
Un shako plus bas de forme, un ceinturon plus court, un col plus étroit, des bandes de pantalon plus larges, des bottes vernies, des gants de chevreau, voilà la fantaisie pour les officiers.
Les maréchaux des logis font fantaisie avec une tenue fine en drap d’officier, un képi d’officier sauf le liséré d’or, et des galons qui montent jusqu’aux épaules.
Pour les soldats, faire fantaisie, c’est porter du drap plus fin, des pantalons plus larges, des bottes fines et des éperons à vis.
C’est toujours l’uniforme, mais embelli, revu, enrichi. C’est quelque chose qui diffère de ce que portent tous les autres, une contravention à l’ordonnance, par conséquent.
Telle était dans le principe la signification de ce mot, qui depuis a pris la plus grande extension.
Un sous-officier qui s’en croit, un lieutenant qui punit plus que de raison, un troupier qui se fait toujours mettre à l’ours, un homme qui trotte à l’anglaise, tous ceux-là font de la fantaisie.
La fantasia, au reste, ne prend d’importance que lorsqu’elle est interdite. Alors c’est une rage, une fureur; outre le plaisir intime de se distinguer, on a celui de risquer une punition. C’est une question de chance et d’adresse; un jeu, en un mot.
C’est à qui fera le plus d’extravagances.
Le précédent colonel du 13e ne pouvait souffrir la fantaisie; c’était un terrible Alsacien, troupier de ses éperons à son pompon, et plus dur encore pour les autres que pour lui-même. Il portait des bottes d’ordonnance et se faisait faire des pantalons en drap de troupe; ce n’était pas pour tolérer des superfluités d’uniforme chez les autres. La moindre contravention lui semblait une épigramme amère.
Il fit donc son possible pour bannir la fantaisie. En vain. Soldats, sous-officiers, officiers, résistaient à qui mieux mieux.
Sous le porche du quartier, un sous-officier de planton était chargé d’inspecter minutieusement tout hussard qui se présentait pour sortir, avec ordre de faire faire demi-tour à quiconque n’était pas absolument à l’ordonnance.
Peines et soin perdus. Les coquins changeaient de vêtements en ville.
C’était bien une autre chanson pour les officiers. Lorsqu’ils étaient de service, le contrôle devenait facile, mais comment les atteindre au dehors?
Jusqu’au jour de sa retraite, car il ne passa jamais général, ce terrible colonel chercha vainement un moyen.
Lui-même cependant s’occupait activement de ce qu’il appelait la chasse à la fantaisie; il ne sortait jamais sans avoir dans sa poche un petit bout de ficelle de quarante-cinq millimètres, largeur réglementaire de la bande d’or des pantalons noirs du 13e hussards.
Une bande lui semblait-elle trop large, il appelait l’officier suspecté d’être en contravention et ne dédaignait pas, sa ficelle à la main, de s’assurer de la justesse de son coup d’œil.
S’il eût continué longtemps encore, les lieutenants du 13e porteraient à l’heure qu’il est une bande de drap noir sur un pantalon d’or.
Une tête un peu ronde, des moustaches et des cheveux blancs, ont valu au lieutenant-colonel du 13e le surnom de la boule d’argent.
Jusqu’à ces jours passés, il espérait devenir colonel. Il ne l’espère plus. On vient de lui envoyer la croix d’officier de la Légion d’honneur.—Chacun sait ce que parler veut dire. C’est une fiche de consolation avant la retraite.
Un lieutenant facétieux qui ne lui a jamais pardonné certains huit jours d’arrêts, a prétendu que ce n’était pas la croix du bon larron.
Le lieutenant-colonel n’est riche que de trois filles; chaque matin il sort à cheval avec l’une d’elles, vêtue en amazone. Quelquefois il attelle ses deux chevaux à une voiture qu’il acheta d’occasion après certaine lettre reçue de Paris, où on lui disait encore d’espérer.
Il vient au quartier le moins possible, encore trouve-t-il que c’est trop. C’est aussi l’avis des hussards.
Dernièrement, pendant une absence du colonel, il a commandé le régiment par interim. Ce fut dur. Heureusement il n’a pas en main le tableau d’avancement.
Depuis qu’il est officier de la Légion d’honneur, sûr de sa retraite par conséquent, il émet toujours et en toutes circonstances, respectueusement, un avis diamétralement opposé à celui du colonel.
Ne lui parlez pas de fantaisie, il l’a en horreur et prétend que c’est pour l’armée un germe de corruption et de démoralisation.
*
* *
Le grade de chef d’escadrons, dans la cavalerie, correspond à celui de chef de bataillon dans l’infanterie. En s’adressant aux uns et aux autres on dit: mon commandant.
Il y a deux chefs d’escadrons au 13e. L’un est jeune, riche, beau cavalier, porte fièrement un grand nom, c’est un des généraux de l’avenir. L’autre est vieux, il s’attend tous les jours à être mis à la retraite.
Le premier est le type achevé du brillant militaire: il va beaucoup dans le monde, où il a le plus grand succès. Ses chevaux, ses uniformes, les livrées de ses gens sont tenus avec une correction digne d’un grand seigneur anglais. Fait de fréquents voyages à Paris, a des amis au ministère, est garçon.
Fait exactement son service, mais jamais de zèle. Ne paraît au quartier que lorsqu’il y est forcé. Change de gants deux fois par jour quand il est de semaine. Très-doux pour les simples hussards, sangle dur les sous-officiers, et avec les officiers est roide comme la justice.
Excellent théoricien, manœuvrier habile, il pèche par la voix. Son organe est grêle et pointu; mais, comme Démosthènes, il espère triompher de cette difficulté, et s’est logé hors la ville pour pouvoir s’exercer aux commandements dans son jardin, sans effrayer ses voisins ni troubler leur repos.
Le vieux chef d’escadrons n’a jamais eu de chance. Ne riez pas, c’est la vérité, seulement il en abuse. Il a vu tous ses contemporains lui passer sur le corps, et cependant son caractère ne s’est pas aigri; il est toujours ce qu’il était il y a trente ans—le plus gai des sous-lieutenants.
Adore les charges militaires qui font tant rire tout ceux qui n’en sont pas l’objet, et pour trouver un peu de gaieté recherche la société des jeunes officiers.
C’est lui qui, faisant un jour fonction d’aide de camp près d’un maréchal qui avait le malheur d’être le plus triste des écuyers, s’amusait à imiter—à s’y méprendre—le bruit éclatant que font les chevaux lorsqu’ils vont ruer. Le maréchal se retourna un peu ému:
—Prenez garde, messieurs, dit-il aux officiers de l’escorte, prenez garde, tenez bien vos chevaux.
Dieu sait les rires. Mais imaginez une douzaine de charges de ce genre, toujours ébruitées, et vous ne serez pas surpris du peu de chance du commandant.
Il est du dernier bien avec tous les généraux actuels, beaucoup ont été ses collègues à Saumur; il les tutoie et ils le tutoient, ce qui n’empêche qu’il aura sa retraite bientôt. On dit qu’il n’est pas sérieux.
Jamais cependant soldat plus soldat ne ceignit un ceinturon.
Il jure comme un diable après le service: tout retombe sur lui, il a un mal de chien; mais s’il est libre un seul jour, il s’ennuie à périr. Hiver comme été, tous les matins à six heures, il est debout, habillé et rasé. De semaine ou non, on est bien sûr, quand sonne le pansage, de le voir arriver au quartier. Il y vient, assure-t-il, pour savoir la nouvelle et prendre un peu l’air; il en profite pour prendre la goutte.
Les soldats l’adorent, les officiers le chérissent, il est aimé de tous; mais c’est parfois un malheur d’avoir trop d’amis.
*
* *
Plus dissemblables encore sont les deux adjudants-majors, qui de semaine chacun à leur tour font la police du quartier.
L’un est froid, triste, presque doucereux, et ne jure jamais. Rarement il ouvre la bouche, mais c’est toujours pour punir. On le craint comme le feu, il a été surnommé pince-sans-rire ou tape-sec. Son grand bonheur est de lutter de ruse avec tous les carottiers possibles. Il fait le désespoir des marchegis et des brigadiers de semaine, et se promène toutes les nuits pour surprendre les gardes d’écurie endormis.
L’autre est une tempête. Tous ses mots il les ponctue de deux jurons—lorsqu’il n’est pas en colère. Il ne vous adresse jamais la parole sans débuter par quatre ou cinq grosses injures. Son mot d’amitié quand il est content d’un troupier est: affreux rossard. Mais là se bornent ses fureurs, il ne punit presque jamais, et son collègue va jusqu’à prétendre qu’il gâte le métier d’adjudant-major.
Sa carrière militaire n’a été qu’une longue épreuve, qu’une série de passe-droits. Jamais il n’a passé qu’à l’ancienneté, il ne connaît le tour de faveur que par ouï-dire. Il a été quatorze ans maréchal des logis chef, avant d’arriver à la lieutenance; aussi l’épaulette de capitaine est-elle son bâton de maréchal. C’est peut-être le dernier troupier fini de l’armée française.
Son grand épouvantement est sa retraite qui approche; que fera-t-il une fois pékin?
—Sacré mille nom de nom de tonnerre de s. n. d. D!, s’écrie-t-il quelquefois, je suis f...ichu le jour où on me fendra l’oreille.
Que cette pittoresque locution, qui d’ordinaire s’applique aux chevaux réformés, ne surprenne pas. Le capitaine adjudant-major a transporté dans la vie privée toutes les expressions de la cavalerie.
Sa main gauche est la main de la bride, il ne dit ni la gauche ni la droite, mais bien le côté montoir et le côté hors montoir. Si on lui résiste, il prétend qu’on se cabre ou qu’on rue à la botte; un homme qui devient fou a perdu ses étriers.
Ne lui demandez jamais de vous indiquer votre chemin, il vous donnerait, des renseignements de ce genre:
—Faites sentir l’éperon, un demi-tour, rendez la main; à la hauteur de la première rue, côté montoir, la botte à gauche, rendez, et au trot, en avant...
C’est lui qui, furieux, un jour que son déjeuner était en retard, disait à sa femme:
—Cré nom! on ne donne donc pas la botte, ici!
Mais le capitaine a beau hérisser ses moustaches, il n’a jamais réussi à effrayer sa femme, qui est, à ce qu’il prétend, bon cheval de trompette et n’a pas peur du bruit; on dit même qu’elle le fait trotter très-doux.
Comme signe particulier, Gédéon remarqua que lorsque le capitaine était très-irrité, il ne fumait pas ses cigares, il les mangeait.
Il y a encore, en ce moment, au 13e, un adjudant-major supplémentaire. C’est un officier d’état-major qui fait dans la cavalerie ses deux années de stage réglementaires.
En un an Gédéon ne l’aperçut pas dix fois. On savait seulement qu’il montait tous les jours à cheval avec le capitaine-instructeur; cavalier plus que médiocre, il aspirait à devenir écuyer.
Il traîne mélancoliquement le boulet de son ennui, considère Saint-Urbain comme un lieu d’exil, et porte des lunettes.
*
* *
Par une curieuse exception qui prouve bien que le 13e hussards n’est pas un régiment comme les autres, le gros-major est sec comme un clou. Cette maigreur est même la source d’une foule de plaisanteries toutes plus originales les unes que les autres.
*
* *
Chacun des cinq escadrons du 13e hussards a deux capitaines. Un en premier, un en second. En tout dix pour le régiment.
Le capitaine-commandant désire passer chef d’escadrons. C’est tout naturel. Pour son avancement, il compte sur son escadron comme le colonel sur son régiment; aussi s’occupe-t-il beaucoup de ses hommes. C’est lui qui chaque jour ordonne dans les chambres des revues, tantôt d’un effet, tantôt d’un autre.
Son bras droit est le maréchal des logis chef.
Avoir un bon chef est un vrai quine à la loterie pour un capitaine, et on sait si les quines sont rares. Peut-être y a-t-il cette raison qu’il est extrêmement dangereux d’être un très-bon marchef, on a trop l’air d’être créé pour l’emploi, et le capitaine est capable, autant par affection que par égoïsme, de ne pas mettre tout l’empressement possible à faire avancer son bras droit.
La revue des chambres par le colonel est l’affaire capitale du capitaine-commandant. Ces jours-là, il est comme un hérisson, surtout s’il croit avoir trouvé quelque combinaison nouvelle pour disposer la charge des hommes, c’est-à-dire leurs effets, combinaison qui doit produire un agréable coup d’œil.
Les jours de revue des chambres, le capitaine tracasse les lieutenants, qui embêtent les maréchaux des logis, qui bousculent les brigadiers, qui bloquent les hussards. Tout est ricochet au 13e.
—Sacredieu! je ne puis pourtant tout faire par moi même, et être partout.
Tel est le refrain du capitaine-commandant.
Il n’y a au 13e qu’un seul capitaine insouciant, celui du 4e escadron. Il ordonne peu de revues, et dit à tout propos: Je m’en bats l’œil. Chose surprenante! ses hommes sont tout aussi bien tenus que les autres.
Gédéon n’a jamais connu son capitaine en second. Il est détaché; c’est sa spécialité. En remonte, en mission, en fonction extraordinaire. Il écrit de temps à autre à ses collègues du régiment, pour savoir si le 13e est toujours en garnison dans la même ville.
On dit qu’il est très-appuyé d’en haut. Voilà deux ans qu’il habite Paris, on le rencontre presque tous les jours, de cinq à six, au Helder.
Bien que le 13e hussards soit peut-être l’endroit du monde où l’argent—le tyran du siècle—a le moins de valeur réelle et de prestige, les officiers sont cependant divisés en deux classes bien distinctes:
Ceux qui sont riches, et ceux qui ne le sont pas.
Au 13e, l’officier qui n’a que sa solde est plus malheureux, cent fois, que les maréchaux des logis.
Lorsqu’il a payé sa chambre, sa pension, le tailleur, le bottier, le sellier, l’armurier et dix autres fournisseurs, il ne lui reste plus un sou pour aller au café, pour fumer quelques cigares, pour faire un peu de fantaisie, etc., etc.
Et même payer les choses indispensables lui est matériellement impossible, ce qui fait qu’il garde son argent pour le superflu, qui est le véritable nécessaire.
Alors il fait des dettes!
Or, l’officier qui s’endette est à peu près perdu, au 13e s’entend. Son avancement est entravé, brisé!
Il n’ira pas à Clichy, mais que d’ennuis, de tracasseries! Puis viennent les oppositions. Et lorsque la solde entière était insuffisante pour joindre les deux bouts, la solde diminuée des retenues ne suffit pas davantage.
Le colonel ne badine pas avec les dettes. N’a-t-il pas fait une fois manger à l’ordinaire des sous-officiers un lieutenant que serraient de trop près ses créanciers? On a vu, pour ce motif, des officiers mis en demi-solde.
Choisir la cavalerie lorsqu’on n’a pas une famille riche, est un trait d’insigne folie: la solde est insuffisante, quoi qu’on fasse. Outre qu’on est malheureux comme les pierres, l’avancement même devient un désastre.
Changer de régiment, passer des lanciers dans les dragons, des hussards dans les chasseurs, est une véritable ruine. Tout est perdu de l’ancien uniforme, il faut s’équiper à neuf. On ne peut utiliser que deux objets, le col et les bottes.
Après trois avancements de ce genre, un officier de fortune, c’est-à-dire sans fortune, est obéré pour toute sa vie. Jamais il ne s’en tirera, à moins d’un mariage. Et on ne trouve pas si aisément à contracter.
Mais presque tous les officiers du 13e hussards sont riches, ou du moins ont quelque chose de chez eux. Quatre ou cinq ont plus de vingt mille livres de rente, deux viennent au quartier en tilbury quand ils sont de semaine.
Ils font donc peu ou point de dettes, et se soucient fort peu de l’état des fournisseurs qui leur a été laissé par les officiers qu’ils ont remplacés à Saint-Urbain.
Cet état est un document précieux que se transmettent les régiments lorsqu’ils changent de garnison. Tous les marchands de la ville y sont portés avec des notes détaillées à côté de leur nom.
Ce legs, essentiellement utile, devient pour les nouveaux venus un indispensable guide des étrangers, bien autrement renseigné que les livrets Joanne.
Voici un extrait textuel de celui qu’avaient reçu à leur arrivée les officiers du 13e.
VILLE DE SAINT-URBAIN
TABLE ALPHABÉTIQUE DES FOURNISSEURS
Ambroise,—limonadier.—Mauvaises consommations.—Crédit faible.
Ballandard,—table d’hôte.—On y a renoncé. Les cuirassiers ont failli y être empoisonnés.
Carajou,—chambres meublées.—Appartements bien tenus, pas de crédit. A éviter.—Pas de liberté, sous prétexte que la maison est une maison honnête.
Dufourneau, pension et chambres.—A fait avoir du désagrément à deux officiers.
Jubot,—tabac.—Cigares secs, crédit.
Moos,—limonadier.—Crédit tant qu’on veut, mais se méfier. Réclame. Marque les consommations avec une fourchette à sept dents...
Riches ou pauvres, les officiers du 13e s’ennuient. C’est leur principale distraction.
Lieutenants et sous-lieutenants pestent quand ils sont de service, et pestent encore quand ils n’en sont pas.
Ils regrettent leur dernière garnison—on y était si bien! Ils souhaitent une nouvelle résidence; sans doute on s’y trouvera mieux; la pire de toutes est celle où on est: c’est convenu.
Quand ils ont monté à cheval, fait l’absinthe, déjeuné, fait le café, la disette commence.—Garçon! l’Annuaire!
—Monsieur, il est en mains, et retenu après; je vais le retenir pour vous.
Il faut avouer que cet Annuaire est un précieux passe-temps. On ne lui laisse pas une minute de repos. Le propriétaire du Café militaire de Saint-Urbain compte dans ses frais généraux quatre Annuaires par an, usés à force d’être feuilletés.
Là on voit les mutations, l’avancement; on suit pas à pas d’anciens camarades, des amis: c’est le livre des vingt-cinq mille adresses de l’armée.
Deux officiers se rencontrent au café, n’importe où, ils se connaissent à peine, l’Annuaire sera leur trait d’union. Ils causent cinq minutes, puis:
—Garçon, l’Annuaire!
Un jour, à Saint-Urbain, imaginez-vous que ce diable d’Annuaire fut volé au café. Par qui? C’était bien sûr un méchant tour de quelque fourrier. Il fallut quatre jours pour le faire venir de Paris; on l’avait cherché inutilement quarante-huit heures: total six jours. Jugez si l’ennui redoubla, c’est-à-dire qu’on ne savait plus à quel saint se vouer. Ah! si on avait pincé le fourrier!
Mais voilà que, le nouvel Annuaire arrivé, on retrouva l’ancien. Le cafetier se gratta le nez:
—Je suis sûr, dit-il, que c’est un tour de ces messieurs pour avoir deux Annuaires.
Après l’Annuaire le cancan du jour:
—Savez-vous que la femme du capitaine Jean: a dit la femme du lieutenant Pierre que la femme du capitaine Paul avant son mariage...
—Eh bien?
—Hum!...
—Ah bah!
Ce diable de propos parti on ne sait d’où, met le 13e en révolution. Il y a deux camps bien arrêtés, l’un pour, l’autre contre. Ceux du camp pour ont parlé d’écrire pour avoir des renseignements. Les deux partis se disputent la femme du lieutenant-colonel, qui est neutre; on a cherché à la faire parler; elle a gardé un silence prudent que chacun interprète à sa fantaisie.
—Que le diable emporte les femmes! s’écrie le lieutenant Grognon, elles feraient battre des montagnes; on devrait interdire le mariage aux militaires comme aux prêtres.
Chantonnent trois ou quatre jeunes officiers. Ce refrain est une scie organisée contre le lieutenant Grognon, lequel a un caractère en brosse, et trouve toujours moyen d’être en colère contre quelqu’un ou quelque chose.
Le lieutenant Grognon est seul de son bord et de son opinion, depuis le départ du lieutenant Susceptible, mis à la retraite.
C’est lui qui racontait ainsi l’histoire de sa dernière affaire:
—J’entre dans un café, un monsieur y entre aussi. Je demande une demi-tasse, il demande une demi-tasse. J’appelle le garçon, il l’appelle; je sucre mon café, il sucre le sien. Vous comprenez que la moutarde me monte au nez. Je prends ma petite cuiller, il prend la sienne; je remue mon café, il remue le sien. Je bouillais de colère. Je le regarde, il me regarde; enfin je verse mon petit verre dans ma tasse, il verse son petit verre dans sa tasse, mais d’une façon si impertinente et si grossière, que, ma foi, je n’y tins plus. Nous nous battîmes, je le blessai. J’en eus regret cependant, car, devenus amis, il me jura toujours n’avoir jamais eu l’intention de m’offenser.
Le lieutenant Grognon a, lui, la fantaisie en horreur.
—L’ordonnance, grogne-t-il souvent, je ne connais que ça.
—Mais cependant, lui disent les autres officiers pour aller dans le monde?...
—Je n’y vais pas. On est soldat ou on ne l’est pas. J’ai toujours des bottes d’ordonnance, moi.
—Lieutenant, couchez-vous avec?
Il sort furieux.
Son ennemi intime est le sous-lieutenant élégant, le roi de la fantaisie au 13e. Celui-là fait venir ses pantalons de chez Tribout, de Saumur, le bon faiseur. Il prend ses bottes chez Jayez, de Saumur, également le bon faiseur; ses schakos lui arrivent de chez Koski, de Paris, toujours le bon faiseur.
Souvent le soir, au risque d’attraper huit jours d’arrêts, car le colonel est intraitable sur cet article, il se met en bourgeois, afin d’essayer de délicieuses redingotes et des gilets exquis qu’un lui envoie de Paris.
Ce sous-lieutenant n’a de rival en élégance, au régiment, que le capitaine du 5e escadron; mais il l’emporte de beaucoup pour les avantages extérieurs. Jeune, joli garçon, il est grand et admirablement proportionné, et lorsqu’aux jours solennels il serre de deux crans le ceinturon qui le coupe en deux, sa taille, au dire des dames de Saint-Urbain, tiendrait dans les dix doigts.
Le capitaine du 5e escadron, lui, frise la quarantaine, ses cheveux blanchissent aux tempes, et l’on sait, à n’en pas douter, qu’il teint ses moustaches, toujours si noires et si brillantes, soigneusement cirées et encore fort longues, bien que le colonel lui ait demandé le sacrifice de quelques centimètres.
De plus, malgré tous ses efforts pour combattre l’obésité, il prend du ventre, et c’est à grand’peine qu’il le contient dans une ceinture-corset, que chaque matin son brosseur a toutes les peines du monde à serrer. Longtemps cette idée de corset a été repoussée par les amis du brillant capitaine, mais après deux ou trois expériences ils ont dû se rendre à l’évidence.
Lorsqu’il est en grande tenue, serré, sanglé, étranglé dans son uniforme—et son corset—le capitaine est dans l’impossibilité de faire le moindre mouvement, il ne peut ni se baisser, ni courir, ni même allonger la jambe, tant son pantalon bien tendu est fortement sollicité d’en haut par les bretelles, d’en bas par les sous-pieds.
Tout le régiment rit encore de la dernière mésaventure de l’élégant capitaine.
Un beau dimanche, dans l’après-midi, après une revue à pied, il traversait la cour du quartier, lorsqu’il laissa tomber son porte-monnaie qui ne renfermait pas moins de 500 francs ce jour-là.
Cet accident consterna le capitaine. Comment faire en effet? se baisser simplement et ramasser le maudit porte-monnaie?... impossible. Appeler un hussard pour lui demander ce service? impossible encore. C’était vouloir se couvrir de ridicule. Cependant il ne se sentait pas le courage d’abandonner ainsi 500 francs qui pouvaient lui revenir, c’est vrai, mais qui couraient aussi grand chance d’être à tout jamais perdus.
Debout, au milieu de la cour, il considérait d’un œil morne son fatal porte-monnaie. Il eut un instant l’idée de le ramasser. Il essaya de se baisser, en avant d’abord, puis de côté, puis en écartant les jambes. Vains efforts. Trois sous-lieutenants qui l’observaient de loin avaient parié qu’il allait s’éloigner abandonnant l’objet perdu, lorsqu’il lui vint une idée sublime.
Il poussa du pied le porte-monnaie doucement, puis plus fort et, de petites poussées en petites poussées, il le roula hors du quartier d’abord, puis tout le long de l’avenue, puis enfin jusqu’au Café militaire, où il le fit ramasser par un garçon.
Bien d’autres anecdotes encore charment les disettes du Café militaire, égayées par les calembours terribles des deux lieutenants atteints de cette affreuse maladie.
On épuise aussi le répertoire des souvenirs, variations éternelles sur l’air populaire de T’en souviens-tu? on parle de Saumur, de Saint-Cyr, de ce bon temps où l’on était si malheureux.
Les longues histoires n’y sont pas précisément goûtées, on les redoute; et l’officier conteur a tout le mal imaginable à se constituer un petit auditoire.
Depuis longtemps les fanfaronnades n’ont plus cours, et un certain capitaine Vantard, qui arriva, il y a cinq mois environ, au 13e, voyant combien peu il avait de succès, eut le bon esprit de discontinuer les récits du ses aventures et exploits.
Un mot avait suffi pour éteindre sa verve si brillante:
—Oui, s’écriait-il un jour, en guise de péroraison, je puis me vanter d’avoir traversé l’Europe l’épée à la main.
—Tudieu! exclama un lieutenant, vous deviez avoir le bras furieusement las.
Quand il pleut, que l’ennui est trop féroce, que tout est épuisé, on fait des réussites, mot honnête pour dire qu’on se tire les cartes.
Mais les flâneurs obstinés restent seuls au café ces jours-là, les autres se résignent à courir à leurs affaires ou à leurs plaisirs.
Voici un capitaine qui tourne des échiquiers; celui-ci fait de la tapisserie: ils sont mariés. L’un bûche la théorie, l’autre dessine, pour lui et les autres, des plans de reconnaissance:—deux piocheurs.
Ce lieutenant ne vise rien moins qu’à faire changer l’uniforme de la cavalerie; il dessine et colorie des costumes qu’il expédie régulièrement au ministère de la guerre.
Il y a encore l’officier permuteur et le sous-lieutenant romanesque. Ouvrez le Moniteur de l’armée, et vous verrez le nom du premier:
«Un lieutenant du 13e hussards, de la promotion de 65, désire permuter avec un de ses collègues, soit de l’infanterie, soit de la cavalerie, en Afrique ou en France.»
Voilà six régiments que fait déjà l’officier permuteur; ses amis prétendent qu’il cherche un escadron où il n’y ait pas de capitaine.
Le sous-lieutenant romanesque ne sort pas de Saint-Cyr; il y eût perdu ses illusions. Il abuse des cabinets de lecture et compose des vers qu’il communique à son collègue le mélomane.
Ce capitaine est à perpétuité l’ami de mesdames les artistes dramatiques du théâtre de Saint-Urbain. La Dugazon, surtout, a toutes ses sympathies. On le sait.
Ce lieutenant est bourgeois, très-bourgeois. Il est, dit-il, soldat malgré lui, uniquement parce qu’on lui a forcé la main; c’est pour cela peut-être qu’il est très sur la hanche avec les pékins.
Je vous présente le lieutenant qui cherche à se marier—rien de la maison de Foy.
Voici enfin bon nombre d’officiers qui vont dans le monde; brillants danseurs au bal, ils passent la journée à faire des visites.
Je dois le déclarer, si j’étais marié, je tiendrais fort en suspicion MM. les officiers du 13e hussards, surtout après une lecture approfondie de Stendhal.
Mais ceci n’est pas une physiologie..... les types aujourd’hui se fondent, disparaissent; demain ils ne seront plus.
Jadis, en endossant l’habit militaire, on se croyait forcé d’adopter un code de convention, des opinions, des usages, des façons de penser, des ridicules de tradition.
Chacun est soi, aujourd’hui, chacun a son caractère propre, ses défauts ou ses qualités.
Ce qui faisait dire à un commandant retraité, ami de Gédéon:
—Les militaires à présent sont exactement semblables aux pékins, excepté que les pékins ne seront jamais militaires.
L’adjudant porte la tenue d’officier, un képi d’officier, des épaulettes d’officier, on dit en lui parlant: «Mon lieutenant.»—Et cependant il n’est que le premier des sous-officiers.
Son surnom vous dira combien est dur son métier, on l’appelle le chien du régiment.
Sa seule consolation est de penser qu’il ne tardera pas à passer officier pour de bon.
—Et il ne sera pas trop tôt, s’écrie-t-l; c’est embêtant, à la fin, de n’être ni chair ni poisson.
*
* *
Le maréchal des logis chef, dont le grade correspond à celui de sergent-major dans l’infanterie, est la pierre angulaire de l’escadron.
Le rapport est la grande affaire de sa matinée.
Ensuite on l’attend avec impatience à l’escadron pour connaître l’ordre du jour.
Enfin, en moyenne, l’adjudant-major fait sonner au marchef au moins une fois par heure.
Après son service actif vient sa comptabilité; c’est lui qui tient en partie double les états de linge et chaussures et le grand livre des punitions.
Il doit savoir pourquoi le hussard Bardouillet a été collé au bloc par le brigadier Goblot, et pourquoi l’administration n’a livré que cent quarante-neuf draps au lieu de cent cinquante.
Il est aidé dans sa besogne par deux fourriers, un brigadier et un maréchal des logis. Ce sont les comptables, ou gratte-papiers, ou buveurs d’encre.
Outre la responsabilité de tout le service, le marchef a en maniement les fonds de l’ordinaire. Là véritablement est le souci et le danger.
Hélas! on a vu des chefs, plus étourdis que coupables, emprunter à leur caisse... Au régiment comme dans le civil, ça s’appelle manger la grenouille. C’est grave.
Du matin au soir, le marchef se plaint de ses fourriers qui, à l’entendre, ne font absolument rien et lui laissent toute la besogne sur le dos.
Les fourriers, de leur côté, affirment que leur marchegis, qu’ils appellent le double, est un flâneur déterminé.
Tous les chefs mangent ensemble avec les adjudants, ils ont la main sur les autres sous-officiers.
De tout temps le fourrier a été le sous-off le plus ficelé du régiment. Il fait fine taille et fantaisie, porte des bottes fines et des pantalons d’une largeur exagérée. Le maître tailleur, qui est bien avec lui, confectionne à son intention des dolmans dont la poitrine est rembourrée outre mesure, ce qui est à la fois élégance et importance.
—Il n’est pas surprenant, disent les autres maréchaux des logis, que le fourrier soit si bien mis, il se fait un fourbi incroyable.
Le comptable, en effet, a la réputation d’être pillard;—c’est celle de tous les gens qui alignent des chiffres petits ou gros. Il gratte, assure-t-on, sur les ressemelages et les réparations, et a la spécialité de faire sauter des rations de pain.
Le fourrier est le Lovelace du régiment. Le 13e s’enorgueillit, à juste titre, de quatre beaux fourriers.
Outre ses conquêtes extérieures, il fait une cour assidue à la demoiselle du café des sous-officiers, dite la grande cafetière. Cette plaisanterie est de tradition.
Chaque soir il cause avec elle une demi-heure au moins en faisant marquer ses consommations, et dans la journée, pendant que les autres sont occupés au pansage, il trouve encore le moyen de venir faire avec elle un petit bout de causette.
Les bouquets de violettes et les poulets brûlants rentrent dans ses attributions; encore ne s’en tient-il pas toujours à la vile prose. Il versifie et compose des romances auxquelles le chef de musique daigne adapter des airs.
C’est à un brigadier-fourrier que le régiment doit la fameuse chanson du 13e, chantée un soir de gala, à la table même du colonel.
La grande prétention du fourrier est d’avoir été un civil un peu chic. Aussi il affecte des goûts peu militaires. Il n’est que comptable à ce qu’il prétend, et est fier de sa main superbe.
Quatre fois par an, le marchef et ses fourriers ont une besogne extraordinaire, c’est lorsqu’il s’agit de régler la feuille de décompte trimestrielle.
Comme de raison, ils attendent toujours au dernier moment, et c’est dans la nuit qui précède le décompte que se fait ce difficile travail.
Cette nuit-là, le brigadier d’ordinaire doit à son chef un paquet de bougies, le café, et une bouteille de rhum.
Outre ses fourriers, le marchef s’adjoint ordinairement un surnuméraire—un scribe. C’est quelque fils de famille, engagé volontaire, hussard intelligent mais paresseux, qui obtient ce poste envié. Pour s’exempter de service, il est tout heureux et tout aise de faire les courses et de bourrer les pipes des comptables.
Si le marchef a un capitaine criard, son poste n’est pas tenable. Alors il scie le dos à ses fourriers, et est au plus mal avec tous les sous-officiers de son escadron.
*
* *
Les maréchaux des logis, qui sont les sergents de la cavalerie, se partagent en deux camps:
Les saumuriens, qui ont gagné leurs galons en deux ans à l’école de Saumur;
Les régimentaires, qui n’ont jamais quitté le 13e.
Les premiers sont ferrés à glace sur la théorie, les seconds ont la prétention d’être infiniment plus troupiers.
Cette très-petite rivalité n’altère en rien la bonne intelligence.
Le sous-officier du 13e hussards a deux grands défauts: il se coiffe trop sur l’oreille et n’est pas assez ennemi de la pose et de l’épat.
Il a aussi la fâcheuse habitude de porter des pantalons démesurément larges et de serrer de quatre ou cinq crans de trop son ceinturon, ce qui fait faire à son dolman des plis affreux dans le dos.—Mais ainsi le veut dame fantaisie.
La passion du maréchal des logis pour l’absinthe est un bien autre mal. Le colonel a déjà essayé de proscrire des cantines cette Locuste verte, mais une persévérance patiente, infatigable, plus forte que sa volonté, l’y a toujours ramenée.
—Que je sais bien, dit le brigadier Goblot, que l’absinthe elle n’est autre qu’une décoction de gros sous, mais tant pis, une fois qu’on a mis le nez dans ce diable de vert-de-gris, on voudrait y fourrer la tête.
Le maréchal des logis aime encore le vin blanc le matin, la goutte en montant à cheval, le café en sortant de table, la bière dans l’après-midi, le vin chaud et le punch le soir.
Ainsi pris entre le quartier et le café, entre la partie de bésigue et le rendez-vous d’amour, il n’a pas une minute à lui. Sa vie se passe à résoudre ce problème difficile, de mener de front le service et les plaisirs.
Le sous-officier oublieux y perd la tête; mais celui-là ne marche jamais sans son calepin qui lui tient lieu de mémoire. Pêle-mêle il y inscrit toutes ses affaires, son existence y est notée heure par heure, un feuillet serait sa biographie...
Donc arrachons-en un au hasard:
Samedi.—30 mars.—Descendu la garde...
Dimanche.—31 mars.—Pris la semaine—touché le prêt—été voir Angélina, découché—pas vu, pas pris.
Lundi.—1er avril.—Fait avancer la soupe—rien de nouveau à la botte—elle n’était pas chez elle.
Mardi.—2 avril.—Elle était chez son amie—deux jours de bloc à Mercaillou—gagné dix consum à Gentil.
Mercredi.—3 avril.—Fait faire les crins aux chevaux—emprunté cinq francs et un gigot au brigadier d’ordinaire—perdu l’absinthe—soupé avec Angélina—rentré en retard.
Jeudi.—4 avril.—Attrapé huit jours—Gentil a vu un fantassin entrer chez elle—rien de nouveau—promenade à cinq heures.
Vendredi.—5 avril.—Trouvé chez elle un képi de voltigeur—je m’en doutais—été voir son amie—rentré en retard.
Samedi.—6 avril.—Touché le prêt—à midi revue de détail—rencontré chez elle un sergent, j’en étais sûr—accepté une partie de billard—je lui gagne le gloria.
Dimanche.—7 avril.—Rien de nouveau—descendu la semaine—bloqué—consulté le docteur.
Lundi.—8 avril.—Entré à l’hôpital...
Le vieux sous-of grognard et brisqué n’existe plus au 13e; le dernier fut celui qui, s’arrêtant un jour devant la salle de police, épelait l’inscription placée au-dessus de la porte:
—S, a, l, sal, disait-il, l, e, le, salle... On voit bien que ces voleurs de peintres sont payés tant à la lettre qu’ils en collent en plus; faudra que j’en parle à l’adjudant.
Ce vieux cocardier était le meilleur enfant du régiment, se laissant punir plutôt que de bloquer un homme. Il faisait tenir son calepin par quelque engagé volontaire de son peloton.
Le maréchal des logis rageur est assez commun au 13e; on y trouve aussi le punisseur: ce dernier arrive toujours de Saumur. Il fait du zèle...
Presque tous les sous-officiers savent qu’ils peuvent passer officiers, peu l’espèrent. C’est si long. Il ne faut pas moins, en moyenne, de dix ans de grade et de bonne conduite.
Si maintenant on voulait se faire une idée exacte de la puissance de l’épaulette, de l’influence presque incroyable du grade, il faudrait voir un maréchal des logis le jour où il passe sous-lieutenant.
A midi, c’est un sous-officier comme les autres, bon garçon, insouciant, un peu casseur...
La nomination arrive.
A midi et une minute, c’est un autre homme. Il est officier, jamais il n’a été autre chose; il est grave, presque sévère.
La baguette magique de l’ambition l’a touché; il calcule déjà à quel âge il pourra bien être colonel.
Quant à ses anciens camarades, il ne les connaît plus. Un abîme les sépare.
On en a vu, le lendemain de leur promotion, bloquer impitoyablement l’ami qui la veille a partagé leur matelas à la salle de police.—C’est, il est vrai, une exception.
*
* *
Le brigadier est un caporal à cheval: mêmes galons, mêmes prérogatives.
Il est le trait d’union entre la troupe et le corps des officiers, le premier anneau de cette chaîne hiérarchique qui unit le simple soldat au maréchal de France.
Mais tandis que le caporal commande simplement quatre hommes, le brigadier commande quatre chevaux, ce qui explique ses airs de supériorité.
Au 13e, on ne compte que par chevaux, le cavalier passe par-dessus le marché.
Le brigadier, de sa nature, est bon enfant et pas fier avec les hussards, très-disposé par tempérament à accepter une politesse de tout un chacun—en dehors du service, s’entend.
Il n’y a d’insupportables que ceux qui ont la certitude de ne jamais passer maréchaux des logis.
Cette triste conviction les porte souvent à commettre des abus de pouvoir, moins par méchanceté que pour se prouver à eux-mêmes leur puissance.
Ils ont la susceptibilité de la sensitive et ne transigent jamais avec leur dignité. Ils sont intraitables à l’endroit du salut, l’exigent à cinq pas, et voudraient qu’on en fît un cas de conseil.
Enfin, ils ne peuvent souffrir les engagés volontaires.
Revenons au commun des martyrs, c’est bien le nom des brigadiers.
S’ils deviennent farouches, c’est qu’ils sont de semaine.—Ce genre de service produit le même effet à tous les grades.—En ce cas, pour s’éviter une punition, ils sont capables de bloquer tout l’escadron. Heureusement le brigadier ne peut que deux jours de salle de police ou quatre jours de consigne à la fois.
Il en est un pourtant, heureux entre tous, qui est envié, entouré, flagorné... c’est le brigadier d’ordinaire.
Celui-là est chargé de la tamponne de l’escadron, et fait le prêt tous les cinq jours. Il va à la provision, et règle avec les fournisseurs.
Il est au mieux avec le boucher, qui l’invite à dîner, et avec l’épicier qui lui offre la goutte, et lui fait présent de boîtes de chocolat pour sa particulière.
Outre le sou pour franc qui lui revient presque de droit, il fait, dit-on danser l’anse du panier de l’escadron. Ah! si le capitaine le savait!
Les maréchaux des logis lui font deux doigts de cour, sachant bien qu’au besoin il ne leur refusera pas une légère avance sur le prêt, et le chef a parfois de longues conférences avec lui.
Les brigadiers du 13e doivent, en partie, leur célébrité au rapport que l’un d’eux fit un jour à l’adjudant-major.
—Qu’y a-t-il aujourd’hui? avait demandé cet officier.
—Rien de nouveau à la botte, mon capitaine.
—Capitaine, excusez-moi, c’est que...
—Quoi encore?
—C’est que... il y a que le hussard Castagnol a eu la jambe cassée d’un coup de pied, et qu’il y a un cheval qui s’est tué, et qu’il y a que le maréchal des logis de semaine a eu une attaque de choléra, et que le vétérinaire a fait conduire à l’infirmerie un cheval qui avait le farcin, et que le feu il a failli prendre à l’écurie.
—Et vous dites, brigadier, qu’il n’y a rien?
—Non, mon capitaine. Sauf ça... rien de nouveau à la botte.
—Fut-il jamais, disait Gédéon, existence plus triste et plus monotone que la nôtre! chaque jour se succède exactement copié sur celui de la veille; qui a vécu une journée sait d’avance quelle sera toute sa vie. On se ferait tuer, ma parole d’honneur, rien que pour se changer un peu.
Le jeune hussard parlait ainsi devant un sous-officier saumurien, garçon d’avenir, qui s’était engagé avec la ferme volonté d’arriver.
—Oui, continuait Gédéon, on parlait autrefois des moines inutiles, mais que sommes-nous, en temps de paix, nous autres soldats, sinon des moines armés? On a démoli les couvents, mais sur les ruines on a bâti des casernes; discipline pour discipline, je redemande les communautés: au moins on s’y engraissait.
—Eh bien, dit en riant le maréchal des logis, faites comme nous, souhaitez la guerre. Là, au moins, il y a de la variété. On ne moisit pas dans son grade à attendre son rang d’ancienneté. J’aime mieux le tour du boulet que le tour de faveur.
—Horreur! s’écria Gédéon; souhaiter la mort de mon prochain!
—Ah! par exemple, reprit le sous-officier, personne n’eut jamais cette idée.
—Le croyez-vous vraiment, maréchal des logis, le croyez-vous? Alors, prenez-vous-en à notre métier, qui, fatalement, nous conduit à cette pensée. Lorsque la campagne s’ouvre, et que je vois partir, bras dessus, bras dessous, un capitaine et un lieutenant, je ne puis m’empêcher de frémir, parce que, malgré lui, le lieutenant en arrive à se dire: Eh! eh!... s’il était tué, le capitaine, n’aurais-je pas ses épaulettes!...
—Taisez-vous, interrompit le sous-officier indigné, vous ne serez jamais un soldat. Il n’y eut, voyez-vous, pour les hommes de cœur de l’armée, qu’une époque bénie, le premier Empire. O Napoléon! de ton temps un homme comme moi était tué ou commandait en chef à trente-six ans.
—Cependant, maréchal des logis, raisonnons un peu.
—Pas de réplique, entendez-vous, dit sévèrement le sous-officier.
—Soit, conclut Gédéon, mais une chose me console: il n’est pas un officier qui ne s’ennuie au moins autant que moi.
Et de fait, pour troubler la monotone harmonie de l’existence de garnison, il faut un événement comme il ne s’en présente pas un tous les cinq ans.
Les changements de garnison et le camp sont des bonheurs passionnément désirés, surtout par les plus jeunes, qui en parlent longtemps à l’avance.
Dans l’année, il n’est guère que quatre ou cinq jours où l’on s’écarte un peu de la symétrie ordinaire; Dieu sait la joie, alors!
C’est d’abord à l’inspection générale, qui a lieu vers la fin de l’été.
En cette grande occasion, le 13e hussards organise toujours un carrousel qui, sans avoir la pompe et l’éclat des fêtes d’armes de l’école de Saumur, émerveille et transporte les bourgeois, et surtout les bourgeoises. Les estrades préparées sont toujours trop étroites pour la foule; les femmes combinent leurs toilettes de longue main.
Avec le carnaval arrive chaque année la cavalcade de charité.
Heureux pauvres! c’est pour eux, pourtant, que tous les sous-officiers se mettent en quête de travestissements, que le théâtre ouvre ses magasins, que les officiers riches font venir des costumes de Paris.
Venez au carnaval prochain, et vous verrez.
Le brigadier-fourrier, déguisé en femme, l’ours traditionnel, le sauvage dévorant de la chair crue avec voracité, et l’éternel fantassin à cheval, sac au dos, éperons aux coudes, toujours près de tomber, et tombant quelquefois, vu les bouteilles vidées.
En tête, vous verrez la musique travestie en Arabes, avec ses draps en turban.
Mais la plus grande de toutes les fêtes est le passage, dans la ville, d’un régiment de cavalerie.
Il y a réception. La ville est en émoi.
Officiers, sous-officiers et brigadiers du régiment en garnison traitent leurs collègues de passage.
Les broches tournent, les caves se vident.
On dîne jusqu’aux yeux, on chante, et au dessert on porte des toasts.
Le lendemain, seulement, on réfléchit.
Le régiment de passage est passé. Ceux qui restent font leurs comptes.
Les brigadiers s’aperçoivent qu’ils ont engagé leur prêt pour six semaines, les sous-officiers pour un mois.
Les officiers ont fait une rude brèche à leurs appointements.
Mais pouvait-on faire moins pour des collègues, pour des camarades? Ne revaudront-ils pas tout cela largement à la prochaine occasion?
Donc, qu’on serre le ceinturon d’un cran, et qu’on se brosse le ventre.
Quand on s’est amusé, on doit savoir tirer la langue sans murmure.
Ajoutons que jamais les propriétaires d’hôtels et de cafés d’une ville ne se sont plaints des réceptions.
Définitivement, Gédéon était devenu le plus vilain soldat du régiment.
Et cependant il avait obtenu, pour se dérober aux rigueurs du service, tous les emplois qui, au 13e, sont l’apanage presque exclusif des engagés volontaires.
Successivement il avait été scribe chez le chef, employé chez le trésorier, moniteur à l’école.
De partout sa mauvaise conduite l’avait fait renvoyer.
A l’infirmerie et à la salle de police, il s’était lié avec toutes les fortes têtes du régiment, et lui-même, désormais, était cité comme une pratique, véritable gibier de biribi.
Il découchait et tirait des bordées.
Découcher est une grave infraction à la discipline, punie d’autant plus sévèrement au 13e, que les obstacles matériels qui s’opposent à la sortie des hussards, une fois la porte fermée, ne sont pas insurmontables.
Le quartier de Saint-Urbain, en effet, est clos d’un côté par la Serpole, peu large en cet endroit, de l’autre par un mur médiocrement élevé.
Donc, s’en aller n’est pas le diable.
On passe l’eau à la nage, ou à l’aide d’une corde attachée aux branches d’un arbre du bord opposé, ou encore sur un radeau improvisé formé de deux de ces barres qui servent à séparer les chevaux à l’écurie.
Sauter le mur est un jeu d’enfant.
L’adjudant-major l’avait si bien compris, que, pour diminuer la tentation, il avait placé des factionnaires de nuit autour de la muraille provocatrice.
Mauvaise idée. Les factionnaires ne servaient qu’à faire la courte échelle à ceux qui voulaient fuir.
Mais, s’esquiver n’est rien. La seule chose vraiment à craindre est le contre-appel.
Presque chaque nuit l’adjudant-major de semaine fait passer ou passe lui-même dans les chambres accompagné du maréchal des logis chef.
Un lit est-il vide, on prend le nom du propriétaire, et s’il n’est pas de service, ou de garde, ou permissionnaire, il est porté manquant, et le lendemain quinze jours de salle de police l’attendent à sa rentrée.
C’est donc à parer à ce maudit contre-appel que s’évertuent les hussards découcheurs.
Autrefois on mettait une poupée faite d’une couverture et coiffée d’un bonnet de coton dans son lit, et tout était dit. Mais les adjudants-majors d’autrefois étaient myopes, sans doute, ceux d’aujourd’hui ne le sont pas.
De là mille ruses toujours déjouées.
Gédéon, pour son compte, inventa un assez joli moyen.
Il démontait son lit, en cachait les fers et les planches, donnait sa paillasse à l’un, son matelas à l’autre, puis rapprochait les lits de ses voisins de façon à diminuer le vide.
Vingt fois ainsi on passa sans s’apercevoir de son absence, et s’il fut découvert, c’est qu’une nuit, l’adjudant le reconnut dans un café de la ville. Un contre-appel nominal fut ordonné et la mèche éventée.
Tirer une bordée est infiniment plus simple, mais bien autrement grave. On appelle ainsi une absence illégale de plusieurs jours.
Deux ou trois équipées de ce genre, punies du cachot et de la prison, mènent inévitablement leur homme devant le conseil de discipline.
Le plus clair de tout cela est que Gédéon avait élu domicile à la prison ou à la salle de police.
Fatalement le jeune engagé volontaire allait mal tourner. Les jours de prison s’entassaient sur son folio de punition, et le colonel n’attendait qu’une occasion pour se débarrasser de lui.
M. Flambert eut-il vent de ce qui se passait, fut-il prévenu par quelque officier charitable du sort qui était réservé à son héritier?
Toujours est-il qu’un beau matin, et comme il y avait presque renoncé, Gédéon reçut de son père la somme nécessaire à son remplacement.
Pâle d’émotion et de joie, il alla demander l’autorisation nécessaire.
Le colonel ne fit pas la moindre difficulté.
—J’aime autant, lui dit-il, ce moyen de me défaire avantageusement d’un triste soldat. Que ne pouvez-vous faire aussi remplacer tous vos bons amis!
Gédéon en eut vite fini avec les formalités. Il compta dix-neuf cents francs chez le trésorier, et un vieux hussard s’engagea à faire pour lui les six ans qu’il devait encore à la patrie.
Et il fut libre!!!. . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L’ex-hussard habite aujourd’hui Mortagne, il y a acheté une étude, et passe pour un des forts avoués de l’arrondissement.
Il a reconquis l’estime publique en général, et en particulier celle de M. Narrault, le juge de paix, homme sévère mais juste. Peut-être le doit-il à la pratique de certaine vertu assez nécessaire dans bien des petites villes, l’hypocrisie.
Depuis qu’il n’est plus soldat, Gédéon est d’un chauvinisme exalté; il ne parle de son ancien régiment que les larmes aux yeux, et il ne passe pas un troupier par Mortagne sans qu’il veuille lui payer la goutte.
J’ai dîné quatre fois chez lui. A chaque fois, le dessert venu, il a trouvé moyen de relever ses manches pour nous montrer la cicatrice de sa blessure. Il a acheté un cheval, et passe pour un écuyer consommé.
Il donnerait, j’en suis sûr, son plus gras procès pour avoir à raconter une campagne, et son meilleur client pour une petite balafre...
Après ça, le 13e hussards n’a peut-être jamais existé que dans son imagination!...
FIN DU 13e HUSSARDS.
Elle peut être jeune ou vieille, gentille à croquer ou laide à faire peur, l’extérieur n’y fait rien; elle est partout et toujours la même. Si elle a beaucoup de mauvais, elle a aussi beaucoup de bon; on est femme, quoique—ou parce que—cantinière. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle a toujours le cœur excellent, qu’elle aime le soldat et est toujours prête à lui rendre service.
Il est inutile de montrer la cantinière dans sa gloire c’est-à-dire à la tête de son régiment les jours de revue, en grand uniforme, chapeau ciré sur l’oreille et baril au dos. Tout le monde connaît sa tunique et son tablier coquet, et ses pantalons à bandes rouges, et ses bottes de fantaisie:
Mais le tambour ne bat pas toujours, heureusement! la gloire et le bruit ne suffisent point à remplir l’estomac. Aussi, rentrée à la caserne, la cantinière dépouille-t-elle sa grande tenue; elle prend son costume de pékin, c’est-à-dire son jupon et sa robe, et s’occupe activement des mille détails de sa cantine.
La cantine n’est pas ce que le pékin pense: c’est tout à la fois un restaurant, un débit de liqueurs, un café, une brasserie et une pension. C’est là que le soldat et parfois l’officier viennent boire la goutte matinale; l’engagé volontaire y mange une partie de l’argent que lui envoie sa famille; l’homme de bon appétit y trouve à bon marché un supplément à l’ordinaire; les flâneurs s’y attablent pour faire leur partie; le troupier casernier peut sans sortir y savourer sa demi-tasse; enfin, c’est à la cantine que les sous-officiers prennent pension. Ils donnent quarante-cinq centimes par jour et fournissent leur pain; ils ont droit, en échange, à deux repas par jour, composés de deux plats et d’un dessert chacun, plus la soupe le soir.
Ce n’est pas cher, on le voit. Aussi les cantinières s’enrichissent moins vite que les restaurateurs des boulevards.
La modicité du prix n’empêche pas de manger de fort bonnes choses; il est des cantinières qui sont des cordons bleus émérites, dignes d’exécuter un plat médité par le docteur Véron.
La cantinière est le plus souvent mariée à un caporal tambour dans l’infanterie, à un brigadier trompette dans la cavalerie; son époux est parfois maître d’armes, voire même simple soldat, mais la position ou le grade n’y font absolument rien; dans la cantine, le mari ne règne point, c’est à peine s’il y paraît, dans les grandes circonstances, lorsqu’il y a foule ou que besoin est de mettre le holà, ce qui est rare.
Le cantinier, son service fini, fume beaucoup de pipes sur la porte en buvant des petits verres, ou de la bière s’il est Allemand; presque tous les cantiniers sont Alsaciens. Les enfants de la cantinière sont mis à l’école régimentaire; quelques-uns deviennent officiers, le plus grand nombre font d’excellents trompettes.
La cantinière trône donc en souveraine dans sa cantine, ce qui ne l’empêche pas de servir. Elle est aidée d’ordinaire par une bonne et par un soldat de bonne volonté, qui devient son soldat, son bras droit, moyennant une petite rente. Si une querelle s’élève, elle le charge de l’apaiser, et met elle-même les turbulents à la porte.
Elle n’aime point à faire crédit, mais elle a si bon cœur qu’elle ne «peut pas voir souffrir un homme,» et il lui est impossible de refuser une goutte à un soldat qui a bien soif. Elle maudit sa bonté, mais elle ne sait pas résister à une prière; disons bien vite qu’elle est presque toujours payée, et que son humanité ne fait pas trop de tort à sa caisse.
Quelle femme ne ferait comme elle? Refusez donc de répondre à une demande dans le genre de celle-ci:
«Ma bonne madame Bajot,
«Je suis au clou pour quatre jours; je n’ai pas le sou et pas une miette de tabac pour bourrer ma pipe. Je vous en prie, faites-moi passer six sous de tabac et un quart d’eau-de-vie, car j’ai bien soif, par mon camarade, dans une petite bouteille, à cause du brigadier; vous me sauverez la vie, et je vous payerai au prochain prêt; qu’il soit bien sec et de la meilleure.
«Soyez sûre de ma reconnaissance éternelle,
«Brulard,
«Du 3e escadron, 1er peloton.»
L’excellente femme frémit en songeant aux privations du prisonnier; elle envoie le tabac et l’eau-de-vie.
Puis, qu’un troupier soit malade, blessé, pas assez néanmoins pour aller à l’hospice militaire, elle le soigne, le panse, et de sa main qui verse le schnick, elle prépare de la tisane qu’elle ne fera jamais payer.
La cantinière est-elle laide, personne n’y trouve à redire; c’est son droit, on ne s’en aperçoit pas, et ce cas n’est signalé que dans une chanson du premier Empire, que quelques régiments chantent encore; en voici un couplet:
Si la cantinière est jolie, c’est une autre histoire: elle fait des ravages dans le régiment, et tous les jeunes conscrits tombent subitement épris de ses charmes vainqueurs. Les plus audacieux se déclarent, les autres riment à la sourdine des épîtres brûlantes sur un air connu.
Une entre trois ou quatre cents:
Axiome d’un vieux troupier: La bonté du vin est en raison inverse de la beauté de la cantinière.
La cantinière a pour suivre les troupes une petite charrette, attelée d’un ou deux chevaux; c’est dans cet équipage que, lors des manœuvres, elle se rend sur le terrain. Pendant le repos, elle débite aux officiers et aux soldats son tabac et ses liqueurs.
En campagne, elle se dévoue pour son régiment; plus d’une fois, au fort de la bataille, on l’a vue aller de rang en rang porter la goutte aux soldats, et braver la mitraille pour aller donner un peu d’eau aux blessés. Elle ne compte pas, ces jours-là, elle ne vend pas, elle donne.
Plusieurs cantinières ont été décorées, et les exploits de l’une d’elles ont fait le tour de l’Europe. On en a fait un drame qui résume toutes les qualités de la mère du soldat, sous ce titre: la Vivandière de la Grande Armée.
C’est sur la joue de ses frères d’armes, presque toujours, qu’il a fait son apprentissage: rude apprentissage pour les joues! Dieu vous garde de tomber jamais sous son pinceau et d’éprouver la légèreté de sa main! Il était autrefois, avant d’entrer au service, charpentier, mécanicien ou tailleur de pierre; sa tenue et sa bonne conduite lui ont valu le poste important de barbier, et depuis, avec plus de conscience que de bonheur, il manie tour à tour les ciseaux et le rasoir.
Ce poste de barbier est un des plus enviés du régiment, et celui qui l’occupe n’en est pas médiocrement fier. Tout d’abord, il a droit, chaque mois, à une rétribution provenant d’une légère retenue faite à chaque soldat; il jouit ensuite de la permission permanente de dix heures; enfin, il est exempt de toutes les corvées et d’un grand nombre d’exercices. Et cependant cet emploi n’est pas une sinécure.
Le barbier est responsable des têtes de toute sa compagnie: les barbes sont-elles trop longues, les cheveux dépassent-ils l’ordonnance, c’est à lui que l’on s’en prend; le règlement est là, il doit l’exécuter à la lettre, passer l’inspection et tondre ses frères d’armes le plus ras possible, malgré eux souvent.
Il est des troupiers, en effet, qui tiennent à leur chevelure, cet ornement naturel de l’homme. Le militaire galant aimerait assez à porter les cheveux longs, peut-être pour qu’une main amie pût en lutiner les boucles; mais le règlement est impitoyable.
«—Du moment ousque les cheveux ils sont saisissables avec la main, dit le brigadier, c’est qu’ils ont itérativement besoin d’être coupés.»
Il n’est sorte de moyen employé par le troupier coquet pour conserver ses cheveux; il les mouille chaque jour ou les colle le long des tempes à force de cosmétique, puis il les relève sous son képi avec un soin extrême.
Peines perdues! les officiers sont au fait de ces ficelles, ils relèvent le képi, ébouriffent les cheveux, et alors le délinquant et le barbier responsable sont à peu près certains de deux ou même de quatre jours de consigne.
Les vieux renards, les finauds, ne s’arrêtent pas à ces moyens vulgaires; ils feignent des maux d’yeux ou d’oreilles et obtiennent du chirurgien-major l’autorisation de porter les cheveux longs.
Les jours de grande revue sont pour le barbier des jours terribles. En moins de deux heures, il doit tomber cent cinquante ou deux cents barbes, sans compter les coupes de cheveux.
C’est alors qu’il faut le voir, les manches retroussées jusqu’au coude, armé de son terrible rasoir, qu’il n’a même pas le temps d’affiler; les soldats, il faudrait dire les patients, se savonnent eux-mêmes d’avance, et les uns après les autres viennent prendre place sur le banc du supplice. En un tour de main la chose est faite, les barbes les plus dures ne résistent pas, les poils qui ne veulent pas se laisser couper sont arrachés; la joue saigne bien un peu, mais c’est la moindre des choses: qu’est-ce qu’une écorchure, d’ailleurs, pour le soldat français? Le barbier est, au reste, un homme consciencieux, et s’il lui arrive parfois de couper une oreille, il a grand soin d’en rendre le morceau au légitime propriétaire.
Les troupiers redoutent le rasoir, mais ils se moquent volontiers du barbier; ils l’appellent le boucher ou l’écorcheur, tout bas, car s’il les entendait, il tient la vengeance entre ses mains.
Dans tous les régiments qui ont fait campagne en Afrique, le barbier a pour plat à barbe une carapace de tortue.
Il court dans l’armée une foule de légendes dont les barbiers sont les héros; c’est d’abord l’histoire du barbier Plumepate, qui appartenait à un régiment de cavalerie.
Ce barbier, fort habile d’ailleurs, avait un caractère des plus vindicatifs. Puni un jour très-sévèrement par son capitaine, il jura de se venger, et annonça tout haut qu’il tuerait celui qui l’avait puni.
Les menaces du barbier arrivèrent aux oreilles du capitaine: il demanda aussitôt Plumepate.
—Tu as juré, lui dit-il, que tu me tuerais: c’est de la forfanterie de ta part, tu n’oserais jamais; tiens, je vais te faire la partie belle, prépare tes instruments, et rase-moi.
Le terrible Plumepate fut complètement déconcerté; il se mit à l’œuvre, mais il n’osa exécuter ses menaces. Jamais, au contraire, il n’avait fait une barbe aussi nette.
Une autre fois, on était en campagne; le barbier d’un régiment de ligne fut appelé pour raser le général en chef. Je laisse à penser si la main du pauvre diable tremblait! elle tremblait tant et si bien, que le général, l’opération terminée, avait la figure en sang. L’infortuné barbier, épouvanté de ce qu’il venait de faire, tremblait de tous ses membres et s’excusait de son mieux.
—Tiens, lui dit le général, voici un louis! Si ta main n’avait pas tremblé en rasant ton général, tu ne serais pas un vrai troupier.
En campagne, le barbier redevient soldat comme les autres; les troupiers, noircis par la poudre, négligent fort leur barbe et leurs cheveux:
«—Lorsqu’on trouve de l’eau en Afrique, on la boit, et on ne s’amuse pas à y faire dissoudre du savon.»
Il advient cependant quelquefois que le barbier d’un régiment est un barbier véritable, qui connaît son état et qui l’exerça avec honneur avant d’être soldat. Alors l’escadron est dans la jubilation, les troupiers se font raser avec bonheur par cet homme rare, qui ne fait jamais d’entailles; dont le rasoir, toujours affilé, se sent à peine. Les plus coquets, moyennant une légère rétribution, se font coiffer et pommader par lui.
Les sous-officiers, non-seulement de l’escadron, mais de tout le régiment, lui donnent leur pratique; il devient leur favori, leur homme indispensable, ils ont pour lui des attentions, presque des prévenances, et vont jusqu’à lui permettre un certain degré de familiarité.
Louis XI, de son barbier, avait bien fait son premier ministre.
Il est pressé, très-pressé, excessivement pressé; c’est sa spécialité. Ne cherchez pas à lui parler, il ne peut vous répondre; n’essayez pas de l’arrêter, il vous flanquerait à la salle de police, tout net. Il ne marche pas, il court; il n’a pas un moment à lui, pas une heure, pas une minute, pas une seconde.
Ce matin, l’affreux réveil n’avait pas encore chassé les soldats de leur étroite couchette, qu’il était déjà debout, lui, rasé, botté, prêt à partir. Il est pressé.
Si cependant vous trouvez le moyen d’interroger le vaguemestre, voici à peu près ce qu’il vous répondra:
—Quelle vie! quel métier! Tenez, monsieur, il n’est pas encore neuf heures du matin, et j’ai déjà fait trente courses; à peine ai-je eu le temps d’avaler la goutte à la hâte, encore j’ai failli m’étrangler. Qui sait si j’aurai le temps d’absorber mon absinthe? Déjeunerai-je, même? c’est une question. Tel que vous me voyez, j’arrive toujours à la pension régulièrement une heure après les autres, tout est mangé, il ne reste plus rien; s’il reste quelque chose, c’est que les autres n’en ont point voulu, c’est par conséquent déplorable. On me fait alors un œuf sur le plat (Avec un rire amer) un œuf! un homme qui a couru toute la matinée! Je suis vaguemestre, monsieur, ne le soyez jamais; existence insoutenable! métier de chien! Demain, bien sûr, je donne ma démission et je reprends mon service à l’escadron, comme les autres... Mais qu’ai-je fait! Voilà dix minutes que je perds à bavarder, sauvez-vous, soyez maudit! J’aurais eu le temps d’absorber mon absinthe.
Tout n’est pas rose, il faut bien l’avouer, dans le métier de vaguemestre!
Le vaguemestre est le Mercure de cet Olympe que l’on appelle l’état-major d’un régiment; comme ce dieu, il doit avoir des ailes aux talons de ses bottes. De plus, il est le directeur de la poste du régiment; toutes les lettres qui partent ou qui arrivent lui sont remises; il doit savoir les heures de départ et d’arrivée des courriers, porter les lettres, aller les chercher; les soldats reçoivent-ils de l’argent sur la poste, ils ne peuvent le toucher eux-mêmes; ils portent leur mandat au vaguemestre, qui reçoit l’argent pour eux et le leur remet ensuite, contre un reçu signé sur son livre de poste. Aussi, je vous le garantis, la journée du vaguemestre est bien employée. Et, encore, s’il ne fallait que de l’agilité, mais c’est qu’il faut penser à tout; le moindre oubli, le moindre retard peuvent avoir des conséquences graves; oubli et retard sont sévèrement punis.
Dès le matin, le vaguemestre court à la poste, et de là chez le colonel pour prendre l’ordre; il revient alors bien vite à la caserne avec le courrier.
Il trie à la hâte les lettres, les réunit par escadron, et les remet aux maréchaux des logis chefs, qui les donnent aux brigadiers de semaine, qui les distribuent aux soldats auxquels elles sont adressées.
Mais l’heure du rapport est arrivée, le vaguemestre court au rapport. Aussitôt il repart: il doit communiquer le rapport aux officiers supérieurs. Le lieutenant-colonel attend, le gros-major attend, les chefs d’escadrons attendent; le vaguemestre précipite sa course. Il doit en revenant passer chez le payeur et voir un capitaine qui l’a fait demander; il a, de plus, une lettre à remettre, de la part du colonel, à un lieutenant qui demeure à l’extrémité de la ville, quel guignon! Il y court, il ne le trouve pas; la lettre est pressée: le lieutenant doit être au café—les lieutenants sont souvent au café—à moins qu’ils ne soient à déjeuner; le vaguemestre visite le café, personne; enfin, il trouve son lieutenant à la pension, il remet la lettre...
Ouf! il va donc déjeuner. Il se hâte de toute la vitesse de ses jambes fatiguées; l’appétit lui donne des ailes, il rentre à la caserne; malheur! l’adjudant-major qui sort de table, l’arrête au passage, il a quelques observations à lui faire:—les adjudants-majors ont toujours des observations à faire...
Enfin il déjeune à son tour, il devra ensuite... Mais à quoi bon détailler la journée?
Le vaguemestre est doué d’une prodigieuse mémoire; chaque semaine, lorsqu’il distribue l’argent reçu par les soldats, il doit se souvenir de l’état de la masse de chacun; il doit savoir si ceux qui ont à toucher sont, ou punis, ou portés malades; chaque semaine, les maréchaux des logis chefs doivent lui fournir un état qui l’informe de toutes ces choses; mais consulter l’état serait trop long, le vaguemestre préfère se souvenir.
Le dimanche matin, donc, le clairon sonne au vaguemestre, c’est-à-dire exécute une fanfare qui signifie ceci:
«Que tous ceux qui ont reçu des mandats sur la poste aillent trouver le vaguemestre, ils vont en toucher le montant.»
Cette sonnerie est fort bien comprise, les soldats accourent, alors s’engagent des colloques dans ce genre:
Le vaguemestre.—Soldat Demanet, vous avez reçu 12 francs?
Le soldat Demanet.—Oui, mon lieutenant.
Le vaguemestre.—Soldat Demanet, votre masse n’est pas complète, vous n’avez que 11 francs à votre masse, ce qui est déplorable; il faut y verser les 12 francs.
Le soldat Demanet.—Je vous en prie, mon lieutenant...
Le vaguemestre.—Allons, tenez, voilà cent sous, on ne versera que 7 francs; faites un reçu.
DEUXIÈME EXEMPLE.
Le vaguemestre.—Soldat Castagnol, vous avez reçu 50 francs.
Le soldat Castagnol.—Oui, mon lieutenant.
Le vaguemestre.—Vos parents ont donc de l’argent de trop?
Le soldat Castagnol.—Mon lieutenant, ma famille...
Le vaguemestre.—Ah! c’est juste, vous êtes engagé volontaire; eh bien, vous pouvez vous retirer.
Le soldat Castagnol.—Et mon argent?...
Le vaguemestre.—Vous avez huit jours de salle de police à faire; dimanche prochain, si vous n’êtes pas puni, vous toucherez.
Le soldat Castagnol.—Mais...
Le vaguemestre.—Pas d’observation.
Le soldat Castagnol, sortant furieux.—Je dirai à ma famille de m’envoyer des billets de banque.
Le vaguemestre étant d’ordinaire un adjudant, on l’appelle mon lieutenant.
Beaucoup ont parlé du zouave, peu le connaissent.
Tout le monde l’a vu paresseusement accroupi aux guichets des Tuileries, comme un sphinx de granit au seuil des palais assyriens. Il montait sa garde. D’un air profondément mélancolique il faisait sa faction, mâchait sa chique avec une fiévreuse impatience, ou bien, tout en fumant sa chiffarde, il guettait avec anxiété quelque rayon de notre soleil parisien, clair de lune de ce soleil d’Afrique qui tombe sur la boule comme du plomb fondu.
Une pièce de calicot blanc ou vert, roulée autour d’un fez rouge, une veste bleue à passe-poils rouges ou jaunes laissant le col entièrement nu, un large pantalon garance taillé à l’orientale, des guêtres blanches montant un peu au-dessus de la cheville, voilà pour le costume.
Faut-il dépeindre l’homme?
Petit, trapu, musculeux, nerveux, les épaules larges, les poings carrés, la tête rasée, la barbe touffue, l’œil hardi, le sourire narquois, la démarche décidée et aventureuse, tel est le zouave, le premier soldat du monde pour les coups de main, les escarmouches d’avant-postes, les embuscades impossibles, les marches rapides et imprévues.
Habitué à poursuivre l’Arabe, son éternel ennemi, le zouave est au fait de toutes les ruses de guerre du désert; il les a apprises à ses dépens; aussi surprendra-t-il toujours les armées de l’Europe.
«L’Arabe est bien rusé, mais le zouave est plus rusé encore.»
Il sait se déguiser en touffe d’herbe et s’avancer imperceptiblement jusqu’à la sentinelle qu’il veut surprendre; il peut marcher sans bruit, rester immobile des heures entières, s’effacer dans les moindres replis de terrain, ramper, sauter, bondir, se confondre dans les taillis qui l’environnent, suivre une piste et éventer toutes les ruses.
Comme éclaireur il n’a pas son pareil.
Faut-il enlever une position, il se précipite en avant, tête baissée, renversant tout sur son passage, «ce n’est plus un homme, c’est un boulet. Une fois lancé, il faut qu’il arrive ou qu’il tombe.»
Le zouzou déteste cordialement les grandes villes, il a les garnisons en horreur.
En garnison, la discipline devient minutieuse, il faut astiquer la clarinette, blanchir les buffleteries, polir la giberne, brûler les cuivres, laver le calicot, monter des gardes régulières, défiler la parade, toutes choses ennuyeuses pour le troupier en général, mais insupportables au zouave.
Peut-être ensuite aime-t-il un peu trop les plaisirs bruyants, du moins si l’on prend à la lettre ce couplet d’une chanson de haute fantaisie:
Ce qu’il faut au zouave, c’est le sans-gêne du camp, les razzia en pays ennemi, le fritchtic improvisé sous la tente. Pour peu que le bidon soit encore aux trois quarts plein, que la provision de café ne soit pas trop près de sa fin, et que l’on ait un morceau de n’importe quoi, pour graisser la marmite, il chante, il est gai, il est heureux, il est lui-même.
Il est vrai que lorsqu’il n’est pas heureux il est tout de même gai et n’en chante que plus fort.
Le zouave doit aux guerres d’Afrique ses goûts aventureux, ses habitudes presque nomades. A poursuivre sans cesse les Arabes de marais en taillis, de déserts en montagnes, il a pris quelque chose de la façon de vivre de ces tribus errantes.
Comme elles, il a fini par considérer une tente—six pieds de toile pour plusieurs—comme une très-agréable habitation;—il est vrai qu’il n’y a pas de portier—et il s’est accoutumé à borner ses besoins et ses désirs à ce que peut contenir son sac.
A l’exemple du philosophe Bias, le zouave porte avec lui tout ce qu’il possède, ce qui prouve qu’il est peut-être bien près de la sagesse.
Mais aussi il faut voir le sac d’un zouave partant en expédition! C’est monstrueux; on se demande avec effroi s’il ne succombera pas sous le faix, et s’il ne le jettera pas à la première étape. Plutôt mourir! D’ailleurs il est convenu qu’il ne doit pas en sentir le poids.
D’ordinaire, au moment d’entrer en campagne, les fantassins allégent autant que possible leur as de carreau; les chefs non-seulement l’autorisent, mais encore le prescrivent.
Ainsi ne fait pas le zouave. C’est à ce moment surtout que son armoire à poils lui paraît exiguë. Il réduit ses effets au plus mince volume, les serre, les presse, et alors il entasse, il entasse, jusqu’à ce que les courroies deviennent trop courtes et que le sac, gonflé outre mesure, menace d’éclater.
Il y a de tout, dans cette diable d’armoire à poils, sac à malice du zouave. Une énumération ressemblerait à un inventaire de trois boutiques réunies de quincaillerie, de mercerie et d’épicerie.
Il y a du fil, des aiguilles, des boutons, un dé, de la cire, du savon, du suif, du blanc, une fourchette, une ou deux cuillers, plusieurs couteaux, sans compter les condiments indispensables à la confection d’un fritchtic de haut goût.
Car le zouave est un gourmet. C’est pour satisfaire sa bouche que, ne pouvant avoir de valet à ses ordres, il a pris le parti de devenir le premier cuisinier de l’armée.
Ses ragoûts ne feraient peut-être pas fortune chez Véfour, mais en Afrique, dans le désert, que de généraux s’en sont léché les doigts!
Faire un civet avec un lièvre, la belle malice! tout le monde en est capable; mais faire un civet sans lièvre, voilà qui est fort, et vraiment digne du zouave.
Jamais sa fertile imagination ne brille autant que lorsqu’il n’y a pas gras; alors il déploie tous ses moyens, il cherche, il invente, il trouve. Ces jours-là il dîne admirablement. Mais aussi que d’animaux détournés de leur destination pour prendre le chemin de la marmite!
«Je ne demande pas de fraises à mes zouaves, disait un jour au milieu du désert, par une chaleur effroyable, le maréchal Canrobert, alors colonel; mais si j’en avais bien envie, ils seraient capables de m’en déterrer dans le sable.»
Aujourd’hui le zouave est le plus populaire de tous les soldats; sa chachia menace de passer à l’état de légende comme le bonnet à poil des grenadiers du premier Empire. En France, on l’appelle le zouzou; dans l’armée, on l’a surnommé le chacal.
C’est au zouave que l’on doit les paroles de la marche célèbre sous le nom de la Casquette; en voici l’origine:
Une nuit, le camp français est surpris par les Arabes. Un feu terrible étonne d’abord nos soldats, ils hésitent presque. Mais le maréchal Bugeaud s’est précipité hors de sa tente; sa présence seule rend à nos troupes toute leur ardeur: l’ennemi est repoussé.
La lutte finie, le maréchal s’aperçoit que tout le monde sourit en le regardant. Il porte les mains à sa tête... Dans sa précipitation, il était sorti coiffé du casque peu héroïque du roi d’Yvetot, du bonnet de coton, pour tout dire.
Le lendemain, lorsque les clairons sonnèrent la marche, les zouaves, en mémoire de cette originale coiffure, entonnèrent en chœur:
Deux ou trois jours après, le maréchal, au moment de donner l’ordre du départ, disait en s’adressant aux clairons:
«Clairons, sonnez la Casquette.»
Ce nom est resté à la marche. A combien de victoires a-t-elle conduit et conduira-t-elle les zouaves?
La Casquette du père Bugeaud, en faisant le succès du Duc Job, a rapporté quatre cent mille francs au Théâtre-Français et soixante mille francs à M. Léon Laya.
C’est une vaillante et riche casquette.
Il ne marche pas, il court, c’est véritablement le soldat de son siècle: un soldat à vapeur. Il vient de Vincennes à Paris en trente-cinq minutes, il faut juste le double à un fiacre supérieur.
Le chasseur à pied, connu, lors de sa création, sous le nom de tirailleur de Vincennes, est tout aussi populaire que le zouave: à Paris, on l’appelle dératé ou vitrier.
Le premier de ces surnoms s’explique tout seul. La rate ne fait pas partie du petit équipement, disent les chasseurs.
Quant au second, les étymologistes ne sont pas d’accord: les uns prétendent que vitrier est une corruption du nom vitier—qui va vite—donné aux chasseurs lors de leur formation au camp de Saint-Omer.
Les autres assurent que ce sobriquet vient tout simplement des épaulettes vertes; de vert à vitrier il n’y a que l’épaisseur d’une vitre, et les loustics du faubourg Antoine sont bien capables de cet horrible jeu de mots.
*
* *
Les chasseurs à pied n’en sont pas à faire leurs preuves; c’est en Afrique, en 1842, qu’ils ont reçu le baptême du feu, un glorieux baptême.
Tout d’abord ils inspirèrent aux Arabes une crainte irrésistible. Il est vrai que tout concourt à leur donner, dans les batailles, un terrible aspect; leur costume sombre, leur allure presque fantastique, le timbre strident de leurs clairons, les font ressembler, au milieu de la fumée, à une légion de diables déchaînés.
Si bien qu’en les voyant accourir, les Arabes lâchaient pied au plus vite. Voilà criaient-ils, les lascars négros, autre surnom.
Quelque engagé volontaire a célébré ces exploits dans une chanson en trente ou quarante couplets: quelle verve! en voici un échantillon:
Les chasseurs ont une arme terrible: leur carabine à tige, qui se charge avec des balles oblongues, perce une planche de cinquante millimètres d’épaisseur à treize cents mètres, plus d’un quart de lieue.
Or, comme presque tous les chasseurs sont des tireurs excellents—ils ont, disent-ils, le compas dans l’œil—ils font dans les rangs ennemis d’épouvantables ravages.
Il fallait voir, dans le principe, la stupeur profonde des Arabes atteints à cette distance: ils croyaient à quelque diablerie.
A Sébastopol, les éclaireurs volontaires, les enfants perdus se recrutaient dans les rangs des chasseurs. Cachés dans les moindres plis de terrain, ils réussissaient à arriver à portée des batteries, et alors, malheur aux servants! les canons étaient bientôt réduits au silence.
Qui n’a pas vu la manœuvre des chasseurs à pied, ne peut se faire une idée des prodiges qu’enfantent la discipline et un exercice quotidien.
Leur pas ordinaire est un pas accéléré, leur pas accéléré est un pas de course. A un signal du clairon, ils se dispersent de tous côtés, disparaissent, s’agenouillent, se couchent à plat ventre ou sur le dos, chargent leurs armes, ajustent, tirent dans toutes les positions possibles. Un autre signal se fait entendre, les voilà tous à leurs rangs, serrés, massés, la baïonnette croisée, prêts à charger.
Une charge des chasseurs de Vincennes, lancés à fond de train, est irrésistible; si épaisse que soit la masse contre laquelle ils se précipitent, ils l’éventrent avec leurs larges sabres-baïonnettes, et la traversent laissant derrière eux un sanglant sillon.
Ce sont des démons, disait à Sébastopol le prince Mentchikoff. Les chasseurs sont très-fiers de leur renom de vitesse: une fois on leur lisait un ordre du jour qui commençait ainsi: «Soldats, nous allons marcher à l’ennemi.»—«Oh! oh! s’écrièrent-ils, ce n’est point pour nous; on aurait mis courir.»
En dehors du service, le chasseur à pied conserve malgré lui ses allures rapides. Il a d’ailleurs l’air crâne, peut-être même un peu tapageur; il aime à incliner son shako en casseur; son ceinturon est toujours serré outre mesure, le vitrier doit avoir un ventre de fourmi.
Leste et bien découplé, il adore la danse, c’est son fort, il y obtient des succès que le pompier de Paris pourrait seul lui disputer. Tout naturellement les belles adorent ce brillant danseur, mais qu’elles ne s’y fient pas, le vitrier est plus inconstant que le voltigeur lui-même, ce papillon du cœur.
A Paris, il affectionne les ombrages de Vincennes et de Saint-Mandé; le lundi, le jeudi et le dimanche il accourt danser au son des pistons de la barrière du Trône, heureux si une permission de minuit lui permet de rester jusqu’à la fin; il trouve toujours un pays qui a fait un congé et qui partage fraternellement avec lui quelques bouteilles de vin suret.
*
* *
Mais il serait injuste de ne pas dire un mot du clairon des chasseurs à pied.
Que le chasseur, chargé de son sac, de ses vivres, de ses armes, de ses munitions puisse courir sans s’essouffler, on le comprend difficilement.
Mais comment fait le clairon qui, tout en courant comme les autres, trouve par-dessus le marché le moyen de souffler dans sa trompette?
C’est ce que l’on ne comprend pas.
Le fantassin par excellence, c’est le soldat de l’infanterie de ligne; d’aucuns disent: le pioupiou, ou même le lignard. Les cavaliers prétendent que l’infanterie porte les éperons au coude, pour piquer azor, mais les cavaliers ne font que répéter là une vieille plaisanterie, inventée alors qu’on ne connaissait pas encore l’escrime à la baïonnette, un jeu très-dangereux pour les cavaliers.
L’infanterie de ligne, c’est véritablement l’armée française; elle a versé son sang sur tous les champs de bataille, mais elle a su fixer la victoire. C’est elle qui a promené les étendards de la France au travers de l’Europe vaincue. C’est l’infanterie de ligne qui, sans souliers, sans vivres, sans artillerie, s’élançait, du haut des Alpes, à la conquête de l’Italie; c’est elle qui combattait aux Pyramides, et à Eylau, et à la Moskowa. L’infanterie, c’est la reine de batailles: avec elle on passe partout et on se maintient toujours.
L’uniforme de l’infanterie de ligne n’a rien de brillant, et cependant c’est celui qui, en masse, produit le meilleur effet; c’est aussi le plus commode et le mieux approprié à tous les besoins du soldat en campagne.
Aux revues, à la parade, sur les boulevards, il est peut-être des régiments qui attirent les yeux davantage, mais ce n’est pas là qu’il faut voir la ligne. Il faut la voir, manœuvrant sous le feu de l’ennemi, avec autant de précision qu’au champ de Mars. Chaque régiment est devenu un corps, dont les officiers sont la tête. Un boulet arrive qui emporte une file entière:—Serrez les rangs!—Les rangs se serrent, le vide est comblé, sans précipitation, sans trouble, sans confusion.
Rien n’est beau, rien n’est magnifique, comme un régiment de ligne marchant au pas de charge pour aborder l’ennemi à la baïonnette. Cherchez dans les rangs, examinez, l’un après l’autre, ces soldats noirs de poudre, essayez de reconnaître le pioupiou que vous avez vu, s’épatant devant les boutiques des grandes villes, le shako en arrière et le ventre en avant. Le pioupiou d’hier est le héros d’aujourd’hui. Le danger, à cette heure, illumine toutes ces têtes; le courage, comme une auréole, resplendit sur tous ces fronts. Place à la ligne! sur ses drapeaux est écrite notre glorieuse histoire.
Le fantassin, en garnison, ne ressemble aucunement au héros du champ de bataille. Il ne se souvient plus de ses exploits d’hier; il ne se doute pas des grandes actions qu’il accomplira demain, si une fois de plus la France a besoin de son dévouement et de son courage.
Le fantassin en garnison redevient le pioupiou, c’est-à-dire le meilleur et le plus inoffensif des hommes, cherchant toujours à se rendre utile, toujours prêt à rendre un service. Simples sont ses goûts et modestes ses désirs: les joies turbulentes sont sans attrait pour lui, et rarement la dive bouteille, qu’il aime à fêter, cependant, parvient à lui faire oublier l’heure de la retraite.
Comme tous les soldats de la terre, le fantassin est généralement pané.
Il est de fait qu’avec cinq centimes par jour il est difficile de faire des folies. Heureusement il est des moyens d’augmenter ce mince revenu. Dans beaucoup de régiments, les soldats ont l’autorisation de s’occuper en ville—pourvu, toutefois, que la discipline n’en souffre pas.—Ceux qui ont un métier y consacrent tout le temps qu’ils ont de disponible; ceux, et c’est le plus grand nombre, qui n’ont que leurs deux bras et leur bonne volonté, trouvent cependant un moyen de se rendre utiles; dans quelques maisons bourgeoises, ils prennent soin du jardin ou entretiennent les parquets.
Enfin, il est une autre source de revenu, qui, si elle n’est pas la plus avouable, est certainement la plus employée, c’est la carotte à la famille.
La carotte est généralement ourdie par quelque vieux grognard qui sait plus d’un bon tour. Un engagé volontaire, mauvaise tête, mais possédant une superbe main, se charge d’écrire la lettre. Une maladie, tel est le prétexte le plus ordinaire. C’est le plus simple, et rarement il manque son effet. Comment voulez-vous que des parents refusent quelques francs, lorsqu’il reçoivent de leur enfant une lettre qui commence ainsi:
«Chère mère,
«L’intention de la présente est pour vous faire savoir que je me trouve insensiblement à l’hôpital!...»
La famille envoie de l’argent. Une lettre du pays arrive, qui renferme un beau bon sur la poste. Le vaguemestre l’a vite échangé contre de belles pièces de cent sous. Mais, hélas! il dure, cet argent, ce que dure un beau rêve. Et comment peut-il en être autrement? Tant d’amis doivent avoir leur part de cette bonne aubaine: Il y a, d’abord, le camarade de lit—ensuite l’inventeur de la carotte, puis l’écrivain, puis deux ou trois pays, puis un caporal qui a été obligeant, et bien d’autres encore. D’ailleurs il est convenu qu’un troupier ne doit pas dépenser son argent seul.
Un soldat qui sort seul, qui boit seul, est déshonoré aux yeux de ses camarades, on dit qu’il fait suisse... Dire à un soldat: Tu fais suisse, est une mortelle injure.
Lorsqu’il a terminé sa besogne journalière de la caserne, astiqué ses armes, répondu à l’appel, s’il n’est ni de garde, ni de service, ni de corvée, ni puni, alors le fantassin est libre, il peut sortir. Presque toujours il s’empresse d’en profiter. Il faut, pour le retenir à la chambre, quelque motif d’une haute gravité; une lettre à écrire, quelque petit ouvrage à faire, une pipe d’une remarquable longueur à culotter pour un officier qui en fait collection. Mais ces cas sont fort rares. Le fantassin aime les longues promenades. Est-il dans une petite ville, on le rencontre le long des sentiers, dans les bois; il cueille de petites baguettes pour battre ses habits.
S’il est dans une grande ville, le fantassin varie ses distractions: il aime à visiter les étalages des grands magasins; il affectionne les promenades et les jardins publics; les saltimbanques ont en lui un public toujours patient, toujours bienveillant, toujours prêt à rire des plaisanteries du pitre. Le saltimbanque et le fantassin se sont compris depuis longtemps: «Entrez, entrez, messieurs et mesdames, c’est dix centimes, deux sous: Messieurs les militaires ne payeront que demi-place.»
Mais Paris est, pour le fantassin, une ville bénie. Le vin y est bien un peu cher, mais que de distractions! Voilà une ville! on y peut flâner cinq heures de suite sans risquer d’y voir les mêmes objets. D’ailleurs Paris a le Jardin des Plantes; et le Jardin des Plantes est, chacun le sait, le paradis terrestre du fantassin.
Là il passe sans ennui ses heures de liberté. Il visite successivement tous les cabinets d’histoire naturelle, il se tient les côtes de rire devant le palais des singes, s’extasie le long des loges des animaux féroces, et frémit en contemplant les reptiles. Mais ses bêtes de prédilection sont les ours et l’éléphant. Jamais il ne sortira du Jardin des Plantes sans avoir fait grimper Martin à l’arbre, sans avoir été porter à l’éléphant une croûte de pain mise en réserve—faute de poches à son pantalon—dans le fond de son képi.
Mais le fantassin serait un corps sans âme s’il n’avait pas une payse. La payse a été créée pour le tourlourou,—autre nom du fantassin—tout comme le tourlourou a été créé pour la payse. Ils s’aiment et ils se comprennent. Le tourlourou accompagne la payse, qui est bonne d’enfants, il l’aide à surveiller les mioches quand il ne l’empêche pas de les surveiller; sur la promenade, le tourlourou s’assied près de la payse et lui conte des douceurs pendant que les moutards jouent sur le sable. «Honni soit qui mal y pense!»
Malgré la fatigue qui en résulte, le fantassin aime les changements de garnison; il va gaiement d’un bout à l’autre de la France, en chantant des chansons, en quatre-vingt-quinze couplets, qui enlèvent le pas. Chaque jour, avant deux heures, il a son étape dans les jambes, ce qui ne l’empêche pas, aussitôt arrivé à la ville où l’on doit coucher, de se donner bien vite un coup de brosse et de courir visiter les curiosités du pays.
Le billet de logement inquiète peu le soldat. Le billet de logement est cependant un billet de loterie: il en est de très-bons, il en est qui sont mauvais. Rarement le soldat est mal reçu; cela se voit cependant quelquefois par-ci par-là. De son côté, le fantassin n’abuse presque jamais de l’hospitalité. Le billet de logement est très-bon lorsque les hôtes invitent le soldat à partager leur dîner. C’est une économie de temps et d’argent; inutile de faire la tamponne. Le fantassin est tout joyeux, et pour remercier ses hôtes, il leur raconte son histoire au dessert.
Rentré dans ses foyers, son congé fini, le fantassin n’abuse pas de sa supériorité. Il raconte volontiers ses campagnes et ses voyages, mais il le fait sans forfanterie. Il trouve toujours des auditeurs attentifs; nous aimons les anciens soldats en France.
On a accusé le fantassin d’être naïf: il est des cas où une naïveté vaut un poëme.
—Que faisiez-vous à Solferino? demandait-on à un soldat du centre.
—Moi, répondit-il avec modestie, je faisais comme les autres; je tuais et on me tuait.
Naïveté sublime, qui résume à elle seule toute la logique et toute la philosophie de la guerre!
TABLE DES MATIÈRES |