Note sur la transcription: L'orthographe très spéciale d'origine (voir l'ESQUISSE LITTÉRAIRE) a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.
Cette version comporte y trois genre de notes: celles précédées par la lettre U sont d'Octave UZANNE dans l'Esquisse Littéraire, celles précédées par les lettres A à I sont de Restif, puis il y a les NOTES à la fin numérotées de 1 à 45.
TIRAGE A PETIT NOMBRE
CONTES
DE
Restif
De La Bretonne
LE PIED DE FANCHETTE
ou le Soulier couleur de rose
Avec une Notice bio-bibliographique
PAR
OCTAVE UZANNE
PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUE SAINT-BENOIT, 7
1881
Zéphire, fils d'Éole et de l'Aurore—qui prêta son nom à l'une des plus mignonnes et singulières maîtresses de Monsieur Nicolas—Zéphire est la seule divinité qu'il nous convienne d'invoquer au début de cette étude d'essayiste. C'est, à vrai dire, avec une légèreté de papillon butinant et folâtrant au milieu II des innombrables documents amassés par d'érudits et curieux chercheurs que nous allons effleurer les reliefs extravagants et si multiples de cette physionomie changeante du plus fécond conteur à la mode au dernier siècle. Selon le rite antique, nous sacrifions donc très volontiers au petit dieu, époux de Chloris, une des blanches brebis du poétique troupeau de Mme Deshoulières; puisse cette offrande si peu onéreuse nous rendre propice le favonius des Latins; puisse ce même Zéphire soutenir notre plume comme une houlette enrubannée, au cours de cette analyse; puisse-t-il enfin voiler de ses ailes et couvrir des tendres roses dont il fut si prodigue les mille et un détails cyniques que la vérité historique va placer sur notre route.
Restif de la Bretonne—dont nous venons de nous approprier, en quelque manière, le style imagé dans ce préambule—est aujourd'hui recherché, prôné, sinon très lu dans certains milieux d'enthousiastes. «On l'a placé dans une chapelle comme une puissante statue de Bouddha, dit un savant psychologue [U-1]] dans une étude sur notre illuminé; on l'a redoré à nouveau après un séjour d'un demi-siècle dans quelque fosse humide, III et maintenant ce n'est plus qu'hymnes et oraisons parmi les flots d'encens. Le bon goût en gémit; mais sait-on encore ce que sont le goût et les traditions françaises en fait de littérature?
[U-1] Études de psychologie, Portraits du XVIIIe siècle, par Jules Soury. Paris, Charpentier, 1879.
Ceux qui le savent, poursuit le même pessimiste, ne comptent plus guère dans une société affairée et distraite, avide d'émotions violentes et de spectacles nouveaux. Ce qu'on appelait jadis le culte des belles-lettres est une religion disparue. Ce n'est qu'à cet affaissement des mœurs et des habitudes littéraires qu'un écrivain comme Restif doit un regain de célébrité; ajoutons que ses œuvres sont fort rares et nous aurons le mot de l'énigme.
«Les bibliophiles, en effet, passent aujourd'hui pour des lettrés; ils donnent le ton aux personnes du monde qui se piquent de littérature, l'engouement de quelques riches amateurs suffit pour faire une réputation. On ne lit pas, mais on montre dans sa bibliothèque tel volume de Restif ainsi que de vieux laques de Chine ou du Japon... A en juger par le nombre des curieux, l'ère de la curiosité sera longue; mais quelle erreur de confondre le lettré et le collectionneur et de prendre pour arbitre du goût, du talent et de l'esprit des amateurs de belles reliures!»
«Nous ne saurions adhérer entièrement au sentiment des lignes qui précèdent, bien qu'elles reflètent assez IV fidèlement une opinion courante dans un groupe très nombreux de littérateurs; la Restifomanie, si nous pouvons employer ce mot, ne provient point seulement de la vogue soudaine qui s'attacha il y a quelques années aux éditions diverses de l'auteur des Idées singulières, et aux prix fabuleux qu'ils ont acquis dans les ventes célèbres depuis dix ans environ; les bibliophiles en général ne mènent pas grand tapage dans la littérature militante et ne se montrent guère aux avant-gardes de l'armée des belles-lettres. Un bibliophile—et par là nous entendons un amateur éclairé—ne se pique aucunement de donner le ton aux gens du monde ou de provoquer un appel à la postérité en faveur de ses élus; il n'a point la faconde du bibliographe, se montre assez sobre de ses jugements et aime à voyager en égoïste dans sa bibliothèque, comme ces heureux philosophes qui se cachent dans une retraite bien loin des vanités mondaines. Pour les bibliomanes spéculateurs et autres courtiers marrons de la curiosité, leur rôle se borne à suivre les mouvements de hausse, mais point, que nous sachions, à faire œuvre de réhabilitation littéraire.
La vogue renaissante des ouvrages de Restif de la Bretonne est due à l'excentricité même de leur contenu, à la puissante originalité de l'écrivain, aux intéressants matériaux et documents qu'il fournit pour V les mœurs et aussi à ce ragoût de libertinage, à cette soif perpétuelle de la femme, à cette sentimentalité raisonneuse et pleurarde qui se heurte le plus singulièrement du monde aux débordements de luxure de ses conceptions. Pendant la première moitié de ce siècle, celui qu'on nomma un peu sans façon le Rousseau des Halles fut oublié complètement d'une génération peu soucieuse d'étudier les mœurs de la veille. Cependant les pirates du feuilleton et les corsaires du drame se mirent à flairer ce grand cadavre et à le dépouiller aussi paisiblement que possible; les Nuits de Paris, les Contemporaines, les Françaises, les Parisiennes et Monsieur Nicolas inspirèrent plus de romans, de comédies et de mélo-drames qu'on ne le saurait croire; ce fut à qui butinerait dans le lourd bagage laissé par Restif et toute une cohue de vieux Jeunes France s'y vautra, se donnant à peine le souci du démarquage.
Qui songeait alors à tout ce fatras? On se disait que le génie assassine ceux qu'il pille, et la prétention au génie enlevait tout remords à la conscience. Tous ces prévaricateurs littéraires avaient un double intérêt à laisser l'oubli couvrir de son ombre la mémoire de l'auteur des Posthumes; une enquête était nécessaire, et c'est en essayant d'en suivre les différentes phases que nous pourrons nous rendre compte de VI l'engouement excessif dont les œuvres de Restif sont l'objet depuis ces dernières années.
L'œuvre de Restif de la Bretonne, œuvre énorme et mouvementée, eut la destinée la plus bizarrement accidentée que livres puissent rêver; glorieuse au début, discréditée hier, en pleine vogue aujourd'hui, son sort futur ne nous paraît guère mieux assuré [U-2]].
[U-2] Voyez nos Caprices d'un bibliophile, in-8o, Paris, Rouveyre, 1878. Nous nous empruntons à nous-même les quelques pages qui suivent.
Restif, ce grand prodigue de sa vitalité, après avoir surmené sa vie et dispersé en menue monnaie son incontestable talent, expira à Paris le 3 février 1806, à l'âge de soixante-douze ans. Ses propres contemporains commençaient déjà à l'oublier, et il fallut que sa mort vînt cingler, comme d'un coup de fouet, l'indifférence générale dont ses derniers jours étaient enveloppés.
Ses obsèques furent pompeusement célébrées; l'Institut y envoya une députation, les journaux honorèrent Restif ainsi que ses ouvrages, et plus de mille huit cents personnes suivirent son corps au cimetière Sainte-Catherine [U-3] où il fut inhumé.
[U-3] Aujourd'hui cimetière du Mont-Parnasse.
Sa tombe à peine fermée, l'émotion du moment passée, Paris qui comble si hâtivement ses vides, VII panse si vivement ses plaies, et qui sèche ses pleurs par un éclat de rire; Paris, tout entier aux passions de la politique et de la guerre, oublia Restif; et les deux cents volumes où l'âme, disons plutôt la faconde du pauvre romancier était toute semée, furent englobés dans la plus profonde insouciance.
Le glorieux écrivain de la veille était déchu! Ses ouvrages ornèrent pêle-mêle les parapets des quais; ils furent vilipendés, rejetés avec mépris, exposés aux injures de l'air et de la pluie et trop souvent, hélas! abandonnés à l'épicerie, ce prosaïque Montfaucon des volumes infortunés.
L'époque, il est vrai, ainsi que les événements, prêtaient assez peu à la bibliomanie; la vie fiévreuse de chacun ne laissait guère de loisirs pour les doux passe-temps du livre, et les bouquins, ces vrais sages, durent attendre une ère de paix et de science pour enseigner de nouveau leur morale si variée et souvent si contraire.
Restif, au demeurant, ne semble avoir écrit spécialement que: ad posteros et son œuvre est de celles qui ne peuvent mourir entièrement. En s'attachant à peindre son siècle avec le coloris réaliste qu'il puisait sous ses yeux, en traçant les silhouettes nettement accusées des mœurs au milieu desquelles il se mouvait, en calquant enfin, pour ainsi dire, la vie, le costume et le langage VIII exacts de ses contemporains, il dut penser, avec raison, qu'un jour viendrait où les savants et les curieux se montreraient désireux de reconstituer son époque dans ses moindres détails et d'analyser les modes et la vie intime du Paris d'alors.—Ce temps est venu, et tous ses volumes, fidèles représentants, pour la plupart, de la seconde moitié du XVIIIe siècle, sont recherchés et hors de prix aujourd'hui.
Restif de la Bretonne est à l'ordre du jour et c'est à M. Charles Monselet que revient l'honneur d'avoir le premier exhumé et rendu à la vogue, avec l'expression de leur originalité et d'une manière aussi complète qu'intéressante, les œuvres de ce fécond littérateur [U-4].
[U-4] Quérard dans la France littéraire, Didot, 1835; M. Eusèbe Girault dans la Revue des romans (2 vol. in-12, 1839, tome II, pages 199-204), et Pierre Leroux dans les Lettres sur le fouriérisme (Revue sociale de Pierre Leroux, mars 1850), avaient déjà rédigé de curieuses notices sur Restif de la Bretonne.
Dans les numéros du Constitutionnel des 17, 18 et 19 août 1849, le spirituel auteur de Monsieur de Cupidon consacra à Restif de longs articles qui devaient servir de base au travail si curieux qu'il publia cinq ans plus tard [U-5].
[U-5] Restif de la Bretonne, sa vie et ses amours, etc., par Charles Monselet, avec un beau portrait gravé par Nargeot. Paris, Alvarès fils, éditeur, 1854.
IX Dans l'intervalle, en 1850, la Revue des Deux Mondes fit paraître une analyse de Monsieur Nicolas, ou le cœur humain dévoilé [U-6].
[U-6] Histoire d'une vie littéraire au XVIIIe siècle.—Les Confidences de Nicolas (Restif de la Bretonne), par Gérard de Nerval, Revue des Deux Mondes, nos des 15 août, 1er et 15 septembre 1850.—Monsieur Nicolas, ou le cœur humain dévoilé, fait partie des Illuminés ou les Précurseurs du socialisme, Récits et portraits, par Gérard de Nerval, dont la première édition fut donnée par Victor Lecou, en 1 vol. in-12, 1852.
Cette étude, fort bien écrite et présentée par Gérard de Nerval, montre l'homme plutôt que l'écrivain; c'est la biographie de Restif, ses aventures amoureuses, ses misères et ses folies, c'est, en un mot, le romancier envisagé et remis en roman par un rare poète.
Ces deux bio-bibliographies, traitées de manière toute différente, mais de main de maître, suffirent pour ramener l'attention vers les livres de Restif de la Bretonne, car l'individualité, l'originalité, voire une pointe de folie, donnent aux œuvres littéraires le plus sûr passeport à la curiosité de l'avenir. On commença à rechercher les Restif, on y découvrit des gravures précieuses, tant pour la finesse d'exécution que pour la fidélité des modes qu'elles reproduisent; bref, les chercheurs et les lettrés s'aperçurent que l'œuvre entière du polygraphe était intéressante à plus d'un X titre et digne de servir de documents précis aux études rétrospectives, digne aussi, par conséquent, de figurer dans une bibliothèque d'érudit.
L'orthographe variée et singulière, le piquant des confessions de l'auteur, l'étrangeté de ses romans, composés pour la plupart avant d'être écrits, et qui semblent prêter à Restif le spirituel mot de Rivarol: L'imprimerie est l'artillerie de la pensée; les formats même de ses volumes et la difficulté de les réunir en œuvre complète, tout contribua à faire briller, avec un nouvel éclat, la renommée un moment ternie et compromise du père des Parisiennes.
Ce fut bien vite une fureur parmi les hommes de lettres et collectionneurs parisiens; du petit au grand, chacun voulut avoir Restif partiellement ou en nombre, et dans l'un de ses catalogues, un libraire en renom mit en vente un Restif de la Bretonne dans les conditions suivantes:
«Œuvres de Nicolas-Edme Restif de la Bretonne. Deux cent douze parties ou tomes en cent cinquante-quatre volumes in-18, in-12, in-8o et in-fol.—maroquin, dos orné à petits fers, fil. tr. dorée (Chambolle-Duru), superbe exemplaire, richement relié, lavé et encollé.—Prix: Vingt mille francs.»
20,000 francs!!! il est juste d'ajouter qu'on ne XI connaît en France qu'une dizaine de collections complètes des œuvres de Restif de la Bretonne: la Bibliothèque nationale en possède une, le libraire Fontaine, deux (probablement vendues); les autres appartiennent à MM. le duc d'Aumale, au baron J. de Rothschild, Toustain de Richebourg et autres bibliophiles aussi féroces que riches [U-7].
[U-7] M. Restif de Tonnerre (Yonne), descendant de Restif, possède aussi au grand complet et dans un très bel état les œuvres de son grand parent.
L'engouement acquit des proportions si énormes que le savant bibliophile Jacob (Paul Lacroix) dut prendre les choses en main, et, avec une science étonnante et un travail d'investigation des plus remarquables, il fit paraître LA BIBLIOGRAPHIE ET L'ICONOGRAPHIE de tous les ouvrages de Restif de la Bretonne [U-8]. Cet ouvrage colossal, outre la description raisonnée des collections originales, des réimpressions, des contrefaçons, des traductions, des imitations, contient les notes historiques, critiques et littéraires les plus curieuses et les mieux étudiées qui nous guideront plus d'une fois au cours de cette étude.
[U-8]—1 vol. in-8o de XV-510 p. Paris, Auguste Fontaine, 1875.
Après cette bibliographie de M. Paul Lacroix, on eût pu croire que tout avait été dit sur Restif de la Bretonne. Point! un nouveau volume parut. M. Firmin XII Boissin, dans un petit in-8o d'une centaine de pages, trouva encore moyen de parler de notre auteur d'une aimable manière [U-9]; il jugea l'homme, l'œuvre, la destinée d'icelle, et ses bibliographes. L'on peut dire que ce volume, loin d'être inutile, est un excellent complément d'ensemble sur tout ce qui a été fait et écrit sur l'écrivain du Paysan perverti.
[U-9] Restif de la Bretonne, à Toulouse, et à Paris chez Daffis, in-8o, 1877.
M. Firmin Boissin ne clôt pas la série des Restifographes. M. J. Assezat, un sympathique érudit trop tôt enlevé à ses travaux, en tête d'une réimpression d'un choix des Contemporaines [U-10], fit une notice annotée traitant de Restif, de son œuvre et de sa portée, et dernièrement, M. Jules Soury publiait dans le Temps la très curieuse étude psychologique, insérée par la suite dans un ouvrage que nous avons mentionné plus haut.
[U-10] Les Contemporaines, ou aventures des plus jolies femmes de l'âge présent. (Choix des plus caractéristiques de ces nouvelles pour l'étude des mœurs à la fin du XVIIIe siècle.) Notices par J. Assezat, 3 vol.: les Contemporaines mêlées, les Contemporaines graduées et les Contemporaines du commun. Paris, Alphonse Lemerre 1875 (De la collection Jannet-Picard).
L'œuvre de Restif ne saurait être réimprimée ni entièrement, ni en majeure partie; cependant il n'est point téméraire de penser que quelques-unes de ses XIII œuvres seront un jour publiées à nouveau. Déjà plus d'un essai de publication des écrits de ce monstre d'originalité a été tenté avec succès en France et à l'étranger, et nous croyons qu'un choix judicieux fait parmi les principaux ouvrages de son immense bagage d'écrivain serait favorablement accueilli du public.
Dans les Nuits de Paris, dans les Parisiennes, les Françaises, dans les Années des Dames nationales, on arriverait à glaner des mélanges remarquables et dignes de l'intérêt des lecteurs curieux et lettrés.—Si jamais il nous était loisible de publier Monsieur Nicolas, ou le cœur humain dévoilé, livre étonnant entre tous, nous osons dire qu'il nous serait agréable de nous mettre à la tête d'une telle entreprise et de présenter alors Restif en une longue étude où les faits se presseraient, où les documents et les notes s'accumuleraient dans un travail d'ensemble qui formerait assurément plus d'un volume. Mais à cette époque de vie hâtive, il ne faut point se consumer à des tâches qui risquent de demeurer stériles, ni mettre sur la table de l'érudition aimable des mets trop lourds ou trop complexes pour la rapidité des repas du jour. Puisque l'on ne sait plus dîner, ni souper ni lire, dans toute l'acception exquise de ces doux plaisirs d'antan, allons au buffet de la bibliographie légère et curieuse, et résumons, résumons, résumons notre étude sur l'homme XIV et l'œuvre; dosons le tout pour la mémoire comme les traitements faciles à suivre de ce siècle de progrès.
Entre le dictionnaire et la terrible et ennuyeuse préface grave et embroussaillée de notes en manchettes et en bas de pages, prenons le juste milieu. Un prodigieux vivant aussi hâbleur, aussi fanfaron de vices et aussi infatué de vertus intimes que Restif de la Bretonne serait intéressant à fouiller, à déchiffrer, à dépister dans tous les coins où se masque sa vie; mais cet intérêt de chercheur serait bien égoïste et tous les érudits, comme les collectionneurs et autres sages monomanes, on ne l'a point assez remarqué, sont de purs égoïstes. Ils ne font grâce d'aucun détail aux malheureux lecteurs qui n'ont point vécu dans leur atmosphère de recherches, avec leurs alternatives de joie et de prostration; ils sont semblables à ces voyageurs qui cherchent à étonner des auditeurs indifférents par le récit de leurs voyages, et ils ne se doutent point de l'ennui qu'ils causent et de leur incommensurable égoïsme, comme ces hommes du monde dont parle Chamfort, qui ignorent le monde par la raison qui fait que les hannetons ne connaissent point l'histoire naturelle.
Concluons donc par cette simple esquisse littéraire de Restif—biographie au trait, étude linéaire et concise au possible.
Restif de la Bretonne, en exposant une de ses théories familières sur la façon de doter les enfants ab initio, écrivit à son sujet: «Je fus sans doute conçu dans un embrassement chaud qui me donna la base de mon caractère: s'il eût été accompagné de dispositions vicieuses, j'étais un monstre; la preuve de la pureté du cœur de mes parents, c'est ma candeur native.» Cet aveu mérite d'être enregistré au début d'une biographie aussi compliquée et aussi exceptionnelle que celle que nous avons à poursuivre, car il est hors de doute qu'avec son tempérament essentiellement sensuel et érotique, l'auteur du Pied de Fanchette eût été un monstre mille fois plus pernicieux que le célèbre marquis de Sade, si ses instincts d'impétueux Égipan n'avaient été traversés par un courant contraire et adoucis par une sensiblerie généreuse qui font de lui un être à part, quelque chose de bizarre et d'extravagant comme un maréchal de Retz au pays d'Astrée.
Nicolas-Edme Restif naquit à Sacy, près de Vermenton, dans cette contrée des lurons de basse Bourgogne, entre Auxerre et Avallon, le 23 octobre 1734 [U-11].
[U-11] La date de la naissance de Restif a été certifiée par la communication de l'acte de baptême de l'auteur, conservé dans les registres de la paroisse de Sacy et dont M. Sylvain Puychevrier a fourni copie dans un numéro du Bulletin du Bouquiniste (8e année, Ier semestre 1864, p. 492). Tous les biographes commettent l'erreur (propagée par Restif lui-même) de faire naître l'auteur de la Fille naturelle le 22 novembre 1734. Cette date, en effet, se trouve consignée dans les premières lignes de Monsieur Nicolas.
Voici cet acte: «Le vingt-trois octobre mil sept cent trente-quatre, nous, curé de Sacy, avons baptisé Nicolas-Edme, fils de maître Edme Restif, marchand, et de honneste femme Barbe Ferlet, les père et mère, né le même jour et de légitime mariage, lequel a eu pour parrain M. Restif minore (le frère de Restif, qui se préparait dans les ordres mineurs à devenir prêtre) et pour marraine honneste fille Anne Restif qui ont signé avec nous et les témoins: Restif; Anne Restif; E. Restif; Foudriat, curé de Sacy.»
Quant à l'orthographe même du nom de Restif, bien que dans l'à-propos de la Vie de mon père il soit dit: «Notre nom s'écrit indifféremment Rétif, Rectif ou Restif», nous adoptons, avec M. Assezat, l'orthographe régulière avant la réforme du XVIIIe siècle et écrivons Restif, ainsi que l'auteur signait couramment, comme on peut s'en convaincre dans un fac-similé de petit traité qui figure dans la monographie de Restif par Charles Monselet. (M. Charles Monselet a cependant adopté Rétif).
XVI Son père, après avoir vécu quelques années à Paris en qualité de clerc d'homme d'affaires, était venu se donner à la culture à la ferme de la Bretonne. Il s'était marié deux fois et avait eu sept enfants d'un premier lit. Nicolas-Edme fut le premier-né d'un XVII second mariage avec Barbe Ferlet de Bertro qui devait doter la Bourgogne de six autres petits Restifs. On voit que l'écrivain des Gynographes était d'une famille qui savait suivre les préceptes de la Bible et qu'il devait chasser de race.
«L'enfance de Nicolas ressembla à celle des autres petits paysans, dit M. J. Soury dans une charmante page de son étude remarquable; tout le jour il courait dans les prés et dans les bois de Nitry et de Sacy, il cherchait les nids, menait au champ et sur les collines prochaines, où l'air est très vif, les troupeaux de son père, et quand, le soir venu, il distinguait les murs blanchis de la petite ferme de la Bretonne, il hâtait le pas, trop lent à son gré, de ses moutons et de ses chèvres. C'était l'heure du souper: le père, la mère, les enfants et tous les gens de la ferme, les garçons de charrue, les vignerons, les servantes, s'asseyaient à la même table.
«Après le repas, le père de famille ouvrait sa Bible et en expliquait tout haut quelques chapitres. Quoiqu'on songe encore involontairement au tableau célèbre de Greuze, il n'y a pas moyen de révoquer en doute cette coutume dans la maison paternelle de Restif. Bien avant d'avoir lu la Bible, Nicolas la savait par cœur, surtout le Pentateuque, et il la mettait en action.»
XVIII Aussi, vers sa dixième année, il élève un autel de pierre dans une solitude sauvage et y offre en holocauste des oiseaux, comme un grand prêtre juif. «Je voyais, dit-il, avec des élans de dévotion tourbillonner la fumée de mon sacrifice que j'accompagnais de quelques versets de psaumes [U-12].»
[U-12] Monsieur Nicolas, page 172 et passim.
«Ce grand prêtre juif était alors un enfant fort doux, très bon et d'une timidité presque maladive. Comme il avait la plus jolie figure du monde, les filles couraient après, l'embrassaient malgré lui, à la sortie de la messe, aux heures où les garçons de son âge jouaient devant les métairies ou dans les granges; Nicolas ne savait comment échapper à ses persécutrices. Il fuyait, plus léger qu'un jeune faon, sans prendre garde aux rieuses qui criaient: «V'la qui monsieur Nicolas! V'qui l' sauvége!»—«C'ô in chevreu», disaient les hommes; «il ôt dératé», répondaient les femmes. A le voir, au moindre mot, baisser en rougissant ses grands yeux aux longs cils, les parents disaient au père et à la mère: «C'est une fille modeste que votre fils; êtes-vous sûrs de son sexe?»
Lui-même avoue qu'il était femme par la sensibilité, l'excitabilité de son imagination.
«Encore quelques jours et, dès onze ans, M. Nicolas XIX deviendra un embrasseur redoutable qui, à son tour, mettra en déroute les folles embrasseuses. Il ne fera pas bon pour elles de le rencontrer sur les chemins, surtout les jours de fête, avec son chapeau neuf, sa chemise à manchettes, son habit rouge, sa veste et sa culotte bleu céleste, chaussé de fins bas de coton, avec des escarpins aux boucles fort antiques et très éblouissantes.»
Le sensible Restif, en dépit de la fréquente école buissonnière qu'il faisait aux beaux jours d'été, étudiait de son mieux pendant l'hiver à l'école de maître Jacques à Vermenton. A peine sut-il lire couramment qu'il fut pris d'une fièvre intense de savoir, et comme les braves femmes du village, les ouvriers de la ferme s'extasiaient devant la facilité et l'ardeur savante du petit Nicolas qui récitait tout haut ses lectures au premier venant, son père le mit en pension à Joux où il ne resta que peu de temps, y ayant pris la petite vérole dont il faillit mourir.
A peine rétabli, il fut décidé qu'un cousin de Nicolas, Jean Restif, avocat à Noyers, une des lumières de la famille, viendrait interroger l'enfant et déciderait de sa vocation d'après les aptitudes qu'il lui reconnaîtrait. Ce Jean Restif, homme respectable et d'une austère vertu (selon les termes mêmes de M. Nicolas), arriva pour la fête de Sacy, mis plus XX que simplement, un vieil habit de drap gris, ses souliers coupés à cause des cors aux pieds, et il se prit aussitôt à interroger son petit cousin: «Que lisez-vous?—La Bible, monsieur l'avocat, et mon père nous la lit tous les soirs [U-13].» Et voici le jeune homme bavardant avec son grand cousin Jean, lui faisant part de ses remarques sur la Bible, contant ses autres lectures, émettant ses idées avec timidité d'abord, puis avec une grande assurance, tant et si bien que lorsque le brave père de Restif demanda à l'austère examinateur: «Que pensez-vous... en ferai-je un laboureur?» celui-ci répondit: «Non!»—«En ferai-je un prêtre comme son aîné?»—«Moins encore, répondit le juge, il aime les femmes; comme la pauvreté, qui n'est pas vice, tient les pauvres toujours à la veille d'être fripons, ce penchant à l'amour peut devenir néfaste; donnez une solide instruction au petit cousin, puis après nous verrons.»
[U-13] Les Restif (d'après une note de M. Assezat) avaient, lors de la Réforme, embrassé la religion protestante. Une partie de la famille s'était expatriée lors de la révocation de l'édit de Nantes; l'autre, à laquelle appartenait la branche dont sortait notre auteur, était revenue au catholicisme lors des Dragonnades. On y avait cependant conservé, comme on le voit, l'une des plus caractéristiques habitudes du protestantisme, la lecture de la Bible.
Nicolas fut, en conséquence, conduit par le coche à XXI Paris, chez l'un de ses frères d'un premier lit, l'abbé Thomas, précepteur chez les jansénistes de Bicêtre; il y fut nommé «frère Augustin» et porta la soutane et le camail comme tous les petits curés de l'endroit. Le voici donc au sortir de la vie ensoleillée des champs, claustré dans la monotonie des exercices religieux, n'ayant pour toute lecture que des œuvres jansénistes telles que les Provinciales, les Essais de Nicole, la Vie et les Miracles du diacre Pâris, ouvrage d'une gaieté douteuse pour un adolescent plein de pétulance et d'imagination. Par bonheur, à ce qu'il raconte, quelques sœurs firent tout au monde pour perdre son âme, et il laisse sous-entendre qu'il put prendre sa revanche des coups de férule de l'abbé Thomas en goûtant le bonheur dans les bras des tendres Mères.—L'exil de Nicolas dura peu, les jansénistes de Bicêtre furent persécutés et dispersés et «l'ex-petit prêtre Augustin» revint en Bourgogne chez son autre frère, le curé de Courgis, un brave et saint homme adoré de ses ouailles.
Restif de la Bretonne approchait alors de sa quinzième année et dès ce moment nous voyons les événements de sa vie se précipiter et ses aventures amoureuses naître et se succéder avec une rapidité qui semble défier l'analyse, tant ces amours et amourettes innombrables foisonnent de détails. Restif a tissé XXII avec sa propre existence le canevas de plus de cent romans et écrit un millier de contes et nouvelles, vécues par lui-même, selon le mot du jour. Qu'on juge de la discrétion qui nous est recommandée, de la concision dont il nous faut faire preuve dans ce modeste avertissement au Pied de Fanchette qui ne peut être qu'une brève causerie familière.
Voici d'abord Jeannette Rousseau, la fille du notaire de Courgis, le grand amour idéal qui poursuit Nicolas à toutes les étapes de son existence passionnée; cette Jeannette dont il rêvait encore avant de mourir et sur laquelle il écrivit ces lignes: «Jeannette Rousseau, cet ange sans le savoir, a décidé mon sort. Ne croyez pas que j'eusse étudié, que j'eusse surmonté toutes les difficultés parce que j'avais de la force et du courage. Non! je n'eus jamais qu'une âme pusillanime, mais j'ai senti le véritable amour. Il m'a élevé au-dessus de moi-même et m'a fait passer pour courageux, j'ai tout fait pour mériter cette fille dont le nom me fait tressaillir à soixante ans après quarante-six ans d'absence... Oh! Jeannette, si je t'avais vue tous les jours, je serais devenu aussi grand que Voltaire et j'aurais laissé Rousseau loin derrière moi, mais ta seule pensée m'agrandissait l'âme, ce n'était plus moi-même, c'était un homme actif, ardent, qui participait au génie de Dieu.»
XXIII Après cette Jeannette tant chantée, voici Marguerite, la servante de son frère le curé, puis la céleste Colette, la Mme Parangon, femme de l'imprimeur d'Auxerre [U-14], où Restif fit son apprentissage vers la seizième année, et plus tard la célèbre Septimanie, comtesse d'Egmont, Zéphire la charmante grisette, tour à tour vêtue d'indienne et de taffetas rose, Sara, Suadèle, Henriette et tant d'autres, sans compter les mésaventures du mariage de notre héros avec Agnès Lebègue. Comment narrer une existence si pleine d'épisodes et d'aventures incroyables, si remplie, si touffue! Ce serait refaire les Confidences de Nicolas ou dépasser en étendue et en intérêt peut-être les Mémoires du charmant aventurier Casanova; mais reprenons notre récit hâtif.
[U-14] La famille de cet imprimeur existe encore à Auxerre, et il y aurait ici indiscrétion à révéler le nom de Mme Parangon.
Restif ne resta pas de longues années chez son frère le bon curé de Courgis. En juillet 1751, il fut reçu comme apprenti chez un grand imprimeur d'Auxerre dont il déguisa le nom à l'aide d'un terme typographique en l'appelant M. Parangon. Cette période de sa vie, de 1751 à 1755, où il vint à Paris, reste assez obscure; sa passion pour Mme Parangon et ses amourettes avec quelques belles filles XXIV auxerroises semblent remplir ces quatre années. Dans le Cœur humain dévoilé, le jeune typographe trouve le moyen de nous attendrir durant de longs chapitres sur Edmée Sévigné, Manon Prudhot, Madelon Baron, Marianne Tangis, Rose Lambelin, Fanchette, sa fiancée et autres aimables damoiselles dont nous ne saurions compter ici les aventures. Il vint à Paris par le coche en 1755 et le pauvre Nicolas commença une lutte terrible contre l'adversité, les tentations et la misère de la grande ville. Il était entré comme ouvrier compositeur à l'imprimerie du Louvre; mais la corruption des milieux qu'il fréquentait le soir après le travail ne tardèrent pas à le gangrener dans l'âme. Selon son biographe Monselet, on le rencontrait dans les caves du Palais-Royal, repaire des militaires et des comédiens de province, contant fleurette aux nymphes de comptoir, ou bien joyeusement assis au cabaret de la Grotte Flamande, mangeant une fricassée de petits pois entre Aline l'Araignée et Manette Latour. «Il faudrait, s'écrie l'auteur de la Lorgnette littéraire, la plume d'Homère pour tracer le dénombrement des maîtresses de l'inconstant Bourguignon; avec lui les aventures galantes se succèdent sans intervalle; son cœur n'est jamais vide, et la blonde s'y rencontre souvent en même temps que la brune. Sur la fin de sa vie, lui-même s'est mis à XXV faire son calendrier amoureux, une patronne par jour, trois cent soixante-cinq au dernier décembre et les plus belles filles du monde, des marchandes, des grisettes, quelquefois même des grandes dames; puis, une fois son calendrier terminé, voilà que Restif se trouve sur les bras un excédent de soixante et quelques femmes.»
Après des déboires sans nombre, et en dernier lieu accablé par la rupture de son mariage fictif avec une Anglaise, Henriette Kircher, qui s'était fait passer à ses yeux lui pour une riche héritière, Restif revint à Auxerre, à Courgis, à la Bretonne; puis il part pour Dijon où il travaille dans une imprimerie, revient à Paris et se marie enfin, sérieusement cette fois, à Auxerre avec Agnès Lebègue, le 22 avril 1760.
«J'étais beau ce jour-là, écrit-il en évoquant ses souvenirs; j'étais beau ce jour de ma mort morale; on loua ma figure en disant qu'Agnès ne me méritait point. Arrivé à l'église, le fatal serment du mariage fut prononcé. Un mot frappa mon oreille au moment où, levant les yeux sur ma cousine Edmée, je la voyais en prière à l'écart: Enfin la voilà donc mariée! et moi je pensais tristement: «Infortuné! te voilà donc lié!... Je revins de l'église avec le sentiment que j'étais perdu et je l'étais...»
Restif marié, c'était l'enfer. Après avoir payé les XXVI dettes criardes de sa femme, il s'établit de nouveau à Paris, où il reprit du travail chez la veuve Quillau, à l'imprimerie Royale.
Nous laisserons sous silence les discordes du nouveau ménage, le mari inconstant, la femme infidèle et de plus bel esprit, les luttes infinies et nous comprendrons que M. Nicolas ait abandonné pour une certaine Rose Bourgeois l'infâme Agnès, comme il la nomme. Aussitôt libre, ses amours reprennent, l'incroyable satyre ne se lasse pas ou plutôt c'est à croire avec un de ses biographes qu'il ne pouvait voir aucune femme sans s'imaginer qu'elle l'aimait et sans écrire une relation imaginaire de ses amours. Selon M. Jules Soury, avec lequel nous serions volontiers d'accord, notre romancier, qui finit par tomber dans le délire des persécutions, fut toute sa vie un de ces aliénés que le docteur Lasègue appelle exhibitionniste; il exhibait plus ou moins toute sa personne devant les devantures des marchandes de modes ou dans les escaliers obscurs des maisons où il poursuivait ses singulières bonnes fortunes.
En 1767, Restif se révèle littérateur et publie la Famille vertueuse, le premier ouvrage de cette série d'œuvres incroyables qui devaient se succéder avec une si grande rapidité, que nous sommes forcés ici d'abandonner l'écrivain pour terminer à bon terme la biographie XXVII de l'homme même. Ce premier essai n'avait pas été heureux, mais il put se rattraper vers la quarantième année par le Pied de Fanchette, le Paysan perverti et les Contemporaines, qui lui acquirent toute sa célébrité. Recherché avec curiosité de tous côtés, invité partout, Restif n'en devint que plus misanthrope.
«C'était alors, écrit M. Soury, un homme de taille moyenne et un peu courbé, d'allure timide et réservée, presque cléricale, car l'ancien enfant de chœur de Bicêtre avait gardé le pli et les manières de sa première éducation; les yeux et les sourcils fort longs, qui, dans la vieillesse lui donnèrent l'aspect d'un hibou, étaient encore noirs; la bouche charmante et fine, avec le nez aquilin des Restif. A le voir dans ses habits d'ouvrier, les bras nus, la poitrine velue, on admirait un torse d'une rare puissance et qui eût pu convenir à une statue d'Hercule. Sa capacité de travail était prodigieuse: en six ans, il imprima quatre-vingt-cinq volumes dont il lut trois fois les épreuves. De 1767 à 1802, Restif a publié deux cents volumes; il pouvait donc écrire un demi-volume par jour.
«Ce n'était pas seulement le descendant d'une forte race de paysans, c'était un sobre et vigoureux athlète, qui sans un point vulnérable eût été un anachorète. XXVIII Il mangeait peu et ne buvait jamais de vin. «En toute ma vie, a-t-il écrit, un repas, quel qu'il fut, n'a jamais troublé ma tête au point de m'ôter le goût du travail.» Il lui est arrivé de mettre vingt ans le même vêtement; on lui voyait toujours une vieille redingote bleue «l'aînée de ses habits»; pour courir les rues, il se couvrait d'un lourd manteau à collet de très gros drap noirâtre, qui lui descendait à mi-jambes; il se sanglait au milieu du corps comme une bête de somme; un grand chapeau de feutre à larges bords, comme on le voit aux estampes de ses Nuits de Paris, lui couvrait toute la figure. D'ailleurs peu de chemise et point de soins de toilette. Cubières-Palmaiseaux raconte qu'il rencontra Restif avec une barbe extrêmement longue et inculte: «Elle ne tombera, dit l'homme aux idées singulières, que lorsque j'aurai achevé le roman auquel je travaille.—Et si ce roman est en plusieurs volumes?—Il sera en quinze!»
Tout Restif est là, volontaire et dédaigneux comme Rousseau.
Nous voudrions suivre Restif dans ses relations mondaines et littéraires, le surprendre dans ses logis divers, le montrer pendant la Révolution où il joua un rôle curieux et déploya un grand enthousiasme républicain; présenter ses retours conjugaux vers XXIX Agnès Lebègue et son divorce prononcé pendant la Terreur, le juger pendant sa vieillesse; mais la place nous manque, quelque succinct que nous puissions nous montrer et nous voici contraint d'enregistrer la date de sa mort en regrettant de n'avoir pu complètement effleurer le récit de sa vie.
Restif de la Bretonne mourut à l'âge de soixante-douze ans, le 8 février 1806 vers midi, dans une maison de la rue de la Bûcherie. Cubières-Palmaiseaux, un honnête écrivain prud'homme, fit sur l'auteur de tant d'œuvres singulières ce quatrain de mirliton funèbre.
Pénétré d'ardeur pour le bien,
Et brûlant d'amour pour la gloire,
Il monta, non sans peine, au temple de Mémoire,
Fut bon ami, bon père et sage citoyen.
Restif avait eu, en effet, deux filles de son déplorable mariage; Agnès et Marie-Jeanne, la première fut mariée à un sieur Augé, puis à Louis Vignon; la seconde épousa un de ses cousins et conserva ainsi le nom de Restif.
Le Pied de Fanchette fut le premier succès littéraire de Restif.—La Famille vertueuse et Lucile XXX ou le progrès de la vertu, précédemment publiés, n'avaient rapporté à leur auteur ni honneur ni profit. Dans la Revue de ses ouvrages [U-15], l'historien de Fanchette s'exprime ainsi à son sujet: «Ce petit roman qui eut beaucoup de succès est l'histoire de la jeune marchande de la rue Saint-Denis (Mme Lévêque) à laquelle il est dédié.—Il est inutile de rien dire de l'intrigue: elle est fort commune; mais ce qui la singularise, c'est que tous ces événements sont occasionnés par le joli pied de l'héroïne et ces événements sont très multipliés. Les trois premiers chapitres, qui sont une espèce de préface, ont été très goûtés. Cependant feu M. Fréron refusa de l'annoncer comme étant un peu libre. On l'a plusieurs fois contrefaite en province.»
[U-15] Revue des ouvrages de l'auteur, 1784. Cette revue aurait pu être faite par Grimod de la Reynière fils, comme le pense M. Paul Lacroix, d'après les notes fournies par Restif.
On voit que Restif ne se faisait aucune illusion sur la valeur littéraire de son ouvrage; bien plus, d'après une réponse à un littérateur allemand qui lui mandait le succès de ses livres en Allemagne, il se montre juge de lui-même encore plus sévère dans ce passage d'une lettre datée du mois d'août 1778 [U-16]: «Je vous avoue XXXI qu'il est des œuvres que je suis fâché qu'on ait traduites; le Pied de Fanchette est un ouvrage manqué depuis le quatorzième chapitre; le succès qu'il a eu ici et quatre éditions ne m'en font pas accroire... J'ai fait une seconde édition du Pied de Fanchette un peu meilleure que la première, en deux volumes au lieu de trois, mais sans avoir rien retranché; au contraire, elle commence par un Avertissement d'une page qui n'est ni dans la première, ni dans la seconde édition, ni dans les contrefaçons.»
[U-16] Cette lettre se trouve à la fin du tome XIX de la seconde édition des Contemporaines (1781 et années suivantes); à la fin de ce tome XIX se trouvent 55 feuillets non chiffrés qui renferment des correspondances particulières d'un grand intérêt. La lettre qui nous intéresse est adressée à M. J.-A. Engelbrecht et porte le no 19 de ce dossier épistolaire.
La première édition du Pied de Fanchette ou l'orpheline française parut en 3 volumes petit in-12, en 1769 sous cette rubrique: Imprimé à la Haie (sic) et se trouve à Paris chez Humblot, libraire, rue Saint-Jacques, près Saint-Ivès.—Quillau, imprimeur-libraire, rue du Fouarre. Cette édition, tirée à mille exemplaires avec dédicace, tables et notes imprimées en rouge, est celle qui a servi de copie, comme étant la plus intéressante, à la réimpression que nous donnons aujourd'hui.
La seconde édition, deux parties en deux volumes, parue cette même année 1769, à Francfort et à Leipzig en Foire, ne doit être considérée que comme une contrefaçon XXXII imprimée en Suisse, et ce n'est guère qu'en 1776 que nous retrouvons le Pied de Fanchète (sic) ou le soulier couleur de rose (variante à l'Orpheline française) en édition nouvelle (2 parties en 1 volume), revue par l'auteur.—Dans cette édition les changements sont assez nombreux. Outre les trois parties réunies en deux, les intitulés des chapitres différent entièrement de l'édition primitive, et ces chapitres ne sont plus qu'au nombre de 52 au lieu de 53.—A la fin de la préface, Restif a ajouté, après s'être excusé sur ses chagrins domestiques des fautes de l'auteur dans la première édition:
«Très indulgents lecteurs et très aimables lectrices, ce fut à la veille du mariage de Fanchette que l'éditeur de la véridique histoire que vous achevez entrevit cette belle chez la marchande de modes et que son joli pied, chaussé d'un soulier rose à talon vert, fut pour lui la divine Clio: on essayait à la fiancée sa parure pour le lendemain et celle qui nomma Fanchette était Agathe.—La clarté est le premier devoir d'un écrivain; j'y ai satisfait. Adieu.»
Une quatrième édition, imprimée à la Haye en 1786, n'offre, en dehors des gravures, aucune autre différence avec la seconde, que cette particularité du nom de Mme Lévêque imprimé en toutes lettres dans la dédicace; quelques corrections et suppressions à signaler XXXIII et un extrait du Tableau du Siècle, de Nolivos de Saint-Cyr, ajouté à la note 61.
Il faut prêter quelque attention à une note publiée il y a quelques années par M. Assezat au sujet de cette édition [U-17], qui reconnaît à des indices certains, mais trop longs à énumérer ici, que cette date de 1786 est fautive et que cette réimpression n'a pu être faite qu'en 1794.
[U-17] Voir Intermédiaire des chercheurs et des curieux, 7e année, no 152, 5 septembre 1874, p. 517. Cet article est signé Aszt, lire: Assezat.
La cinquième et dernière édition du roman de Fanchette que nous puissions enregistrer fut donnée par Cordier et Legras, rue Galande, no 50, en 1801, 3 volumes in-18 avec le titre correct et le sous-titre: Cinquième édition, revue, corrigée et augmentée de plusieurs anecdotes curieuses et amusantes.—Pougens rendit compte de cette réimpression dans sa Bibliothèque française (1re année; no 6, p. 190).
Lorsque nous aurons parlé d'une comédie intitulée Marianne dont le sujet est tiré du Pied de Fanchette et qui fut représentée sur un petit théâtre de la rue de Provence le 5 février 1776, que nous aurons ajouté qu'une traduction allemande parut à Hambourg en 1777, in-8o, et que nous aurons enfin mentionné la traduction espagnole: El pié de Franquita, Paris, Rosa, XXXIV 1834, 2 volumes in-18, nous penserons avoir épuisé la nomenclature historique de l'ouvrage dont nous donnons une édition qui sera sans doute définitive et qui n'aurait point sa raison d'être si elle ne rentrait dans le cadre de nos Petits conteurs du XVIIIe siècle.
La passion de Restif pour les pieds mignons et les jolies petites chaussures bien cambrées et à hauts talons fut un de ses goûts esthétiques les plus singuliers, et c'est assurément la hantise la plus persistante dont il fut obsédé au cours de sa vie aventureuse et galante. Binet avait beau s'évertuer à trouver des chaussures impossibles, des mules d'une délicatesse inouïe, des coquets souliers d'une grâce adorable dans les dessins qu'il destinait à l'illustration de ses livres, jamais il ne parvint à réaliser l'idéal du pied rêvé par l'ardent romancier. Restif retouchait lui-même ses dessins jusqu'à leur enlever toute proportion d'ensemble pour mieux arrêter l'exiguïté des petits pieds de ses héroïnes; cette passion dégénérée en idée fixe, en monomanie incurable, le poussait à s'emparer des mules charmantes qu'il rencontrait, avec la pensée d'augmenter une collection déjà considérable qu'il eût voulu voir mettre XXXV avec lui au tombeau. Dans ses courses à travers les rues et les faubourgs de Paris, il tenait toujours les yeux en éveil sur la démarche des grisettes, des nymphes ou des moindres trottins de modistes et c'est ainsi qu'il trouva le sujet du Pied de Fanchette dans une de ses promenades d'amateur passionné.
«Je passais un dimanche matin dans la rue Tiquetonne, raconte-t-il dans Monsieur Nicolas [U-18], j'aperçus une jolie fille en jupon blanc, encore en corset, chaussée en bas de soie avec des souliers roses à talons hauts et minces, genre de chaussure qui faisait infiniment mieux la jambe aux femmes que la mode actuelle. Je fus enchanté; je m'arrêtai, la bouche béante, à la considérer... En chemin je fis le premier chapitre de l'ouvrage: Je suis l'historien véridique des conquêtes brillantes du pied mignon d'une belle, etc. Je mis la main à la plume dès le lendemain. Mon imagination se trouvant un peu refroidie, je sortis pour revoir ma muse... Dans la rue Saint-Denis, vis-à-vis la fontaine des Innocents, j'aperçus une femme dont le pied était un prodige de mignonnesse. Aussi était-il chaussé d'une jolie mule d'étoffe d'or faite par le plus habile artiste de la capitale... Je la suivis jusqu'à l'église du Sépulcre, où elle entra, et je revins chez XXXVI moi plein de verve. J'allai en deux jours au quatorzième chapitre.» Et dix jours après, eût pu ajouter Restif, le volume était terminé et dédié à Mme Lévêque, femme du marchand de soieries dont l'enseigne était la Ville de Lyon, vis-à-vis des Innocents. La belle Mme Lévêque avait, si nous en croyons la chronique du temps, le plus joli pied de Paris.
[U-18] T. X, p. 2716 et suivantes.
On ferait, comme le remarque fort bien l'érudit bibliophile Jacob, un ouvrage entier et des plus singuliers en se bornant à extraire des livres de Restif tout ce qui concerne son goût, sa passion pour les jolis pieds et les jolis souliers de femmes. Il suffirait de lire quelques-unes des notes qui se trouvent à la fin de ce livre pour convaincre le lecteur du sentiment profond qu'éprouvait notre auteur au sujet de ces souliers hauts qui affinent la jambe et sylphisent tout le corps, selon son mot. Dans les Nuits de Paris (IVe partie, LXXIe nuit, pages 779 et suivantes), nous recommandons le chapitre intitulé la Mule enlevée qui se rapproche assez, par certains côtés, du roman que nous publions.
Le Pied de Fanchette, qui parut anonyme, fut le premier ouvrage de Restif qui commença sa réputation, et, bien que les journaux aient dédaigné de s'occuper de cette nouveauté non signée, elle fit grand bruit dans les salons et dans tous les cercles littéraires de Paris où on s'ingéniait à en découvrir l'auteur. Il se XXXVII vendit plus de cinquante exemplaires par jour de cette première édition qui fut bientôt épuisée. Pour l'époque où il parut, ce livre était présenté sous une forme nouvelle, avec une orthographe bizarre, dans un style original qui rompait avec les traditions à la mode. Restif, nous l'avons vu plus haut, ne fut pas grisé par ce succès et il fut le premier à reconnaître les nombreuses imperfections de son œuvre. «Mon but dans cet ouvrage, dit-il en note, n'est pas de peindre en grand; je laisse à mes maîtres, aux hommes célèbres, les grands tableaux; je vole terre à terre; mes héros sont pris dans la médiocrité.»
Pour nous, le Pied de Fanchette ne vaut guère mieux que quelques-uns des sombres et ridicules romans de Ducray-Duminil, de Corbière ou de Mme Cottin, et si, dans nos publications de Petits Conteurs, nous nous sommes souvent laissé entraîner à réimprimer certains ouvrages par un sentiment littéraire de grande sympathie ou même d'enthousiasme sincère, tel n'est point ici notre cas. Nous avons jugé cependant que Restif de la Bretonne méritait une place dans notre galerie et nous n'avons point trouvé, dans son bagage immense, une seule œuvre d'honnête dimension qui représentât mieux que le Pied de Fanchette l'originalité même de l'auteur, et peignît en même temps cette singulière école fantastique, XXXVIII fausse et sentimentale de la fin du XVIIIe siècle sur l'imagination de laquelle nos dramaturges ont effrontément vécu en faisant pleurer nos pères et, ne craignons pas d'ajouter, nos contemporains par la mise en scène de mélodrames tels que la Grâce de Dieu et, plus récemment, les Deux Orphelines. Le roman de Fanchette se rapproche du roman de Justine; ce sont les mêmes malheurs de la vertu, moins les monstruosités sanguinaires du vicieux marquis de Sade. C'est bien le type du roman et de l'affabulation maladive qu'on retrouve partout vers la fin du dernier siècle; c'est le chef-d'œuvre, si l'on veut, d'une école de mauvais goût, mais encore, à tous ces titres, il rentrait dans notre programme de le ranger dans une collection où nous prétendons apporter tous les genres d'invention littéraire au XVIIIe siècle et échantillonner, en quelque sorte, les différentes manières de conter et les coloris divers du style dans ce domaine des petits romans allégoriques, satiriques ou réalistes, éclos en pleine fantaisie.
On pourra juger de nos petits conteurs lorsqu'ils seront au complet et présenteront dans leur ensemble une surface assez large à la critique.
Nous avons apporté peu de changements à l'orthographe insensée de l'homme aux idées singulières, rêveur d'un Glossographe ou la langue réformée; XXXIX nous eussions craint, en agissant autrement, de porter atteinte à l'originalité de l'écrivain compositeur et prote, et de diminuer la saveur et la curiosité d'une œuvre pour ainsi dire photographiée sur l'édition originale. L'orthographe et le style de Restif se tiennent et sont des signes typiques de cet ingénieux réformateur. Si l'on peut faire, d'après Buffon, le diagnostic moral de l'homme par le style, l'orthographe et le style de Restif de la Bretonne ne peuvent que prêter doublement à la constatation de sa folie particulière et l'on ne saurait les désunir.
On pourra donc, en lisant cette réimpression textuelle, suivre et comprendre les excentricités calculées du système d'orthographe de M. Nicolas; système très compliqué, où le cicéro, la gaillarde, le petit-romain, l'F remplaçant le PH, le C cédant la place à l'>S et l'accent aigu foisonnant, hérissent son texte d'imprévu, déroutent un instant le lecteur et finissent presque par l'accoutumer, sinon par le convaincre au désordre magistral de cet écrivain-typographe, dont quelques innovations eussent mérité d'être mises en pratique par une majorité trop routinière.
Nous avons placé en tête de cette édition un portrait inédit de Restif, à l'âge de ses amours les plus folles, avant l'apparition de ces rides et de cette alopécie frontale qui font de son visage, dans les gravures XL connues, une tête de fauve oiseau de proie. Il fallait présenter l'auteur du Pied de Fanchette, l'amoureux des tailles guêpées et des souliers aux fines cambrures sous un aspect moins sinistre. Le portrait que nous donnons est très authentique; il est tiré d'une des nombreuses compositions de Binet, qui, on le remarquera en contemplant avec attention les suites de gravures destinées à l'œuvre de l'auteur des Contemporaines, excellait à mettre en scène assez fréquemment le romancier en personne et à le représenter dans l'action qu'il décrit.
Si nous avons donné peu de développement à cette esquisse littéraire, c'est, nous le répétons, en raison du rôle si mouvementé de ce remuant remueur d'idées, qu'on a peine à suivre dans l'action terrible de sa vie, qui a consacré près de seize volumes à dévoiler son être, sans parvenir à anatomiser son moral au complet et qui enfin termina l'introduction de ses confessions par ces mots qui finiront cette manière de préface: «Ulciscetur, si perficitur, omnia damna nostra! Quando veniet? Nescio: Sua cuique vita obscura est.»
Octave UZANNE.
Paris, le 10 mai 1879.
LE PIED
DE
FANCHETTE,
ou
L'ORFELINE
FRANÇAISE;
HISTOIRE INTÉRESSANTE ET MORALE.
Une jeune chinoise avançant un bout du pied
couvert et chaussé, fera plus de ravage à
Pékin, que n'eût fait la plus belle fille du
monde dansant toute nue au bas du tazgète.
Œuvres de J.-J. Rousseau, t. IV, p. 268.
Si je n'avais eu pour but que de plaire, le tissu de cet ouvrage aurait été différent: Fanchette, sa bonne, un oncle et son fils, avec un hypocrite, suffisaient pour l'intrigue; le premier amant de Fanchette se fût trouvé fils de cet oncle; la marche aurait été plus naturelle, le dénoûment plus saillant et plus vif: MAIS IL FALLAIT DIRE LA VÉRITÉ.
Madame,
En vous dédiant cet ouvrage, c'est aux grâces que je le consacre. Née dans l'état le plus proche du bonheur, vous joignez au charme séduisant d'une figure aimable, les vertus et les talens: chérie, adorée de tout ce qui vous environne, vous êtes heureuse par les sentimens que vous inspirez: ils ne sont point tyranniques comme ceux de l'amour; ils n'ont pas la froideur du respect; ils sont doux et flateurs comme ceux de l'amitié. Voilà le précieux avantage dont les grands ne jouissent presque jamais; belle L***, la fortune vous a mieux traitée qu'eux. On les honore, et l'on vous aime: quelle différence!
4 Ce n'est pas, Madame, que je veuille, comme tant d'autres, ravaler la noblesse du sang, regarder tous les rangs comme égaux, et me parant d'une fausse indifférence pour la fortune, insulter de loin à ses favoris: non: je reconnais tous leurs avantages: je confesse qu'ils sont grands, et qu'ils méritent qu'on les envie: Quel bonheur de pouvoir servir efficacement l'état, d'approcher le père de la patrie, de prétendre quelquefois à sa confiance, de tendre aux malheureux une main secourable, non pas à la manière de ceux qui n'ont que des moyens bornés, mais en soulageant des provinces entières! Est-il un cœur que de si glorieuses prérogatives ne trouvent que de glace!
Ne croyez pourtant pas, Madame, que de ce côté-là même, le ciel vous ait moins avantagée qu'eux; Dans ce siècle éclairé, le négociant jouit de l'estime générale: Comme les grands il sert les états et l'humanité toute entière, mais d'une manière différente: ce n'est point en remportant des victoires, en gouvernant des provinces, en administrant la justice ou les finances: C'est en fournissant aux hommes l'agréable, l'utile et le nécessaire. Quels biens ses immenses travaux ne procurent-ils pas à la société! Il fait jouir ses concitoyens des productions des deux mondes, et raproche les peuples les plus éloignés: C'est lui 5 qui fait que des nations autrefois barbares, connaissent les commodités de la vie, et se polissent par degrés: ce sera par lui qu'elles deviendront à leur tour l'azile des arts et des sciences: Sans lui, l'agriculture, cette première source de tous nos biens, demeurerait languissante et découragée: D'un bout du monde à l'autre, obéi comme un monarque, sans troupes, sans l'effrayant apareil des combats, sa probité lui donne toute sa puissance.
Madame, en quoi donc ceux que distingue une naissance illustre peuvent-ils se flater de l'emporter sur votre condition? Ah! s'il est quelque avantage, c'est chez vous que je le vois: Quels biens sont préférables à cette vie douce que l'aisance procure? on ne tremble pas devant vous; l'on vous considère, et cela suffit. Qu'est-ce, pour la plupart des hommes, que le bonheur si vanté d'être puissant, sinon la triste prérogative de pouvoir assouvir des désirs dérèglés, ausquels une plus humble fortune aurait mis un frein? Oui, Madame, soyez fière de votre état: il est utile, il est nécessaire: les ducs et les lords n'ont pas de plus nobles titres.
Fanchette, ainsi que vous, Madame, est née dans l'ordre de citoyens respectables qui s'apliquent au commerce: cet attrait qui lui soumit tous les cœurs, vous le possédez: Daignez l'introduire dans le monde: 6 Elle ne peut y paraître sous une plus charmante et plus vertueuse conductrice.
J'ai l'honneur d'être avec le plus profond respect,
Madame,
Votre três-humble et três-obéissant serviteur
R. D. L. B.
LE
PIED DE FANCHETTE
HISTOIRE INTÉRESSANTE ET MORALE
Je suis l'historien véridique des conquêtes brillantes du Pied mignon d'une belle. O vous! l'étonnement et la terreur de l'univers, conquérans célèbres, Ninus, Sésostris, Alexandre, César, Charlemagne, Gengiskan, vertueux Henri IV, fougueux Charles XII, et 8 toi-même, le héros de mon pays, immortel Louis XIV, pavillon bas. Vous avez règné sur des hommes que fit trembler votre redoutable puissance; et Fanchette, jeune, sans nom, sans naissance; mais avec un minois séduisant, des yeux pleins de douceur, un pied... ah ciel! un pied... comme on n'en vit jamais, tant il est joli, règne, par l'amour sur tous les cœurs. Son triomphe est bien plus doux que ceux que vous procurèrent tant de victoires: Pour conserver les sujets qu'elle a soumis, il ne lui faut que paraître et faire un pas. Telle autrefois cette fameuse Sémiramis, en montrant aux peuples mutinés ses beaux cheveux épars et sa gorge nue, calma la révolte des séditieux enchantés. Ou plutôt: Telle on voit de nos jours l'aimable L***, chaussée d'une mule mignone, attirer sur son petit pied [2] les yeux d'une foule d'admirateurs: Il n'est pas un jeune-homme qui n'envie le sort de son heureux époux: Si d'un sourire, cette belle encourageait ceux qu'elle a charmés, du militaire, elle ferait un CONDÉ; du poète, un Voltaire; du prosateur, un Rousseau; du musicien, un Rameau; du peintre, un Boucher; de tous les artistes, de grands hommes; et de tous les hommes, des amans.
Quelle emphâse, après un tel tître, dira-t-on?... Mais, cher lecteur, c'est l'usage, lorsqu'on écrit l'histoire de personnes vivantes, ou dont la famille est en crédit: on emploie de grands mots, 9 de grandes phrases, pour dire de três-petites choses. D'ailleurs, mon sujet n'est pas aussi mince qu'on pourrait se le figurer. L'attention des femmes de nos jours à relever les grâces d'un joli pied, et notre expérience, semblent nous indiquer que seul il peut faire naître des passions. Mais que dis-je? pourquoi me borner à notre siècle, et ne former que des conjectures, tandis que l'histoire nous fournit des exemples? L'éclat de la chaussure de la belle Judith éblouit Holoferne, avant que sa beauté rendît captive l'âme du général assyrien [3]. Le père du farouche Vitellius ne put voir sans émotion le joli pied de l'impératrice Messaline; il obtint la permission de la déchausser, s'empara d'une de ses MULES, qu'il porta toujours avec lui, et que souvent il baisait [4]. Serait-ce parce que dans les femmes, ces êtres charmans destinés à plaire, la nature a voulu que tout fût enchanteur et séduisant? Il le faut bien. Ces magiciennes aimables font de toutes les choses à leur usage un talisman vainqueur: tout devient flèche de l'amour dês qu'elles l'ont touché.
Sur les quatre heures du soir, un jeudi, je traversais la rue montorgueil pour enfiler celle de la comédie italienne. On donnait la vingt-quatrième représentation des moissonneurs: Une multitude de chars brillans, qui touchaient à peine le pavé, roulans avec fracas, éclaboussaient les filles sages, les hommes à talens, et le reste de cette populace utile, dont (heureusement pour elle) on ne saurait se passer. Moi, pauvre hère, héritier du cynisme de Mézerai [5] (mais non de son avarice), croté jusqu'à l'échine, je me gare sur la porte d'une marchande de modes. Ma figure, hétéroclitement parée, excita dans un essaim de jeunes filles qui la remplissaient, ce rire inextinguible [6] des dieux d'Homère. Je me retournai sans courroux (car j'ai la modestie de me croire ridicule). Je voulais regarder toutes ces jolies rieuses: je n'en vis qu'une, et mon cœur en tressaille encore. On la parait. O dieu! qu'elle était belle! Ses cheveux, plus noirs que l'ébène, contrastaient avec les lis de sa peau: Sa coîfure lui donnait un petit air lutin: Sa vive et noire prunelle lançait les flâmes; son tendre 11 regard demandait les cœurs: les œillets et les roses ont moins d'éclat que le coloris de ses joues: On entrevoyait deux globes d'une blancheur éblouissante, que son corset ne pressait point encore: Une jupe courte laissait à découvert le commencement d'une jambe... à quoi la comparer? à tout ce que l'on peut imaginer de plus séduisant: Son pied, ce pied mignon, qui fera tourner tant de têtes, était chaussé d'un soulier rose, si bien fait, si digne d'enfermer un si joli pied, que mes yeux, une fois fixés sur ce pied charmant, ne purent s'en détourner... Beau pied! dis-je tout bas, tu ne foules pas les tapis de perse et de turquie; un brillant équipage ne te garantit pas de la fatigue de porter un corps, chef-d'œuvre des grâces; tu marches en personne: mais tu vas avoir un trône dans mon cœur.
L'épouvantable vacarme des carosses commençait à cesser; les rues devenaient libres, et je restais immobile. Une des compagnes de la belle aux souliers roses, presqu'aussi jolie qu'elle, et qu'un jeune homme charmant caressait, me donna son attention: J'entendis qu'elle disait: «Ah Fanchette, comme il te regarde!» Ces mots me tirèrent de ma rêverie: je m'écriai, dans un entousiasme plus que poétique: Oui, Fanchette, divine Fanchette, dans les provinces, à la ville, à la cour; ni reines, ni princesses, ni duchesses, ni marquises, ni les fastueuses épouses des héros de finance; 12 aucunes des beautés anciennes, modernes, présentes et futures, ne vous ont valu, ne vous valent, ni ne vous vaudront jamais.
Aprês cette incartade, j'allais m'éloigner, lorsqu'un vieillard de ma connaissance, que depuis longtems j'avais perdu de vue, m'aborda: il me reconnaît: je l'embrasse: il me prend la main; m'entraîne; entre chez la marchande; et la belle Fanchette lui fit l'accueil le plus flateur.
Kathégètes (c'est le nom du vieillard) parla quelque tems à la fille charmante, dont le joli pied m'avait si vivement frapé: Leur entretien me parut court. Tel, nouvellement arrivé de province, un spectateur à l'opéra, devient tout yeux et tout oreilles: tantôt les décorations, les instruments, la musique, les machines: tantôt les acteurs, et surtout les actrices; la légèreté, les gracieuses évolutions, les attitudes voluptueuses, ces mouvemens des danseuses où l'art disparaît, et que le sentiment semble nuancer, l'occupent, l'enlèvent: le spectacle est fini, la toile est baissée, qu'il 13 regarde et qu'il écoute encore: Et moi, ravi d'admiration, je considérais Fanchette et sa jeune compagne, que le vieillard était déjà sorti: je m'en aperçu, et me hâtai de le suivre.
J'allais lui faire des questions: il me prévint. «Vous, me dit-il, qui ne vous repaissez que de chimères, auteur infortuné de romans plus malheureux encore, je veux vous procurer les moyens de dire vrai au moins une fois dans votre vie. Des affaires importantes m'occupent aujourd'hui. Il s'agit de rendre à son amant, à sa famille, à la patrie une jeune personne, que des vœux involontaires ensevelissent toute vive dans un couvent, et de marier mon élève. Dans huit jours venez me trouver. J'ai des mémoires... Vous y verrez une histoire étonnante: des faits... Cela fera du bruit...
—Huit jours! le terme est bien long, intérompis-je, pour l'impatience que vous venez de faire naître.» Le vieillard allait me répliquer: son élève paraît; il me quitte et le joint. Je vais instruire mes lecteurs de ce que c'était, et de l'accident qu'occasionna ce retard.
A peine le huitième jour commençait à poindre, que je sors du lit en tressaillant. Je vole chez monsieur Kathégètes; il n'est pas levé; on l'éveille: j'entre; il s'habille: il cherche le manuscrit, ne le trouve pas, apelle un garçon qui le sert, gros rustaud nouvellement débarqué, lui fait une question, dont la réponse fut pour moi, cher lecteur, un coup de 14 poignard: ce malheureux avait donné notre histoire pour en faire des papillotes! Nous nous écrions tous deux, le vieillard et moi. Le valet de chambre accourt: il avait encore à la main quelques déplorables fragmens de l'ouvrage, triangulairement tailladés. Il est aisé de s'imaginer quelle fut ma douleur, en les lisant. Prétendant me consoler, le vieillard me raconta les faits en gros. Il ne fit qu'accroître ma douleur: c'était l'histoire de la jolie Fanchette!... Mais des détails hâchés, pouvaient-ils remplacer ce que j'avais perdu? J'étais venu rempli des plus hautes espérances: je m'en retournai vide, triste, anéanti.
Quinze jours s'écoulèrent: J'oubliais déjà que j'avais été sur le point de porter le titre glorieux d'historien, et prêt à devenir l'émule des R..., des F..., des V..., et surtout des T..., dont les héros sont plus raprochés de ceux que je devais célébrer; lorsqu'en entrant au CAFÉ où virtus bellica gaudet, j'entendis deux jeunes officiers disputer aussi chaudement que de jeunes bacheliers de la faculté des dépêches [A] sur l'inoculation. Je m'approche: ils parlaient d'un manuscrit. Ce mot est intéressant pour un auteur. J'écoute. L'un en niait l'autenticité, l'autre la défendait: On me prend pour arbitre: Je demande (à l'imitation des gens de loi) 15 qu'on me saisisse de la chose contentieuse, et quelques jours pour donner ma décision.
[A]C'est un nom fort désignatif pour la faculté de médecine.
Cher lecteur, quelle dut être ma surprise, lorsqu'en jetant les yeux sur le manuscrit, je reconnus dês les premières lignes, l'histoire qu'un malheureux valet de chambre mit en lambeaux! l'histoire du pied de Fanchette!
... Le maroufle avait entendu mes regrets et ceux du vieillard, ils lui suggérèrent l'idée d'une friponnerie: il fut adroitement s'emparer de ce qu'il nous avait montré, et dont nous fesions peu de cas, cacha les feuilles encore entières, courut à tous ceux qu'il avait frisés, les dépapillota, rajusta le tout comme il put, et fit copier. Le manuscrit ainsi recompleté, à peu de chose prês, il alla le vendre à l'abbé .. qui, dit-on, achète des ouvrages tout faits, dont il a le front de se donner ensuite pour l'auteur. Suivant sa méthode, ce fameux écrivain avait defiguré celui-ci sous prétexte de le corriger, de manière à le rendre méconnaissable. Un petit-maître entra comme il achevait. «Encore un ouvrage, dit-il d'un ton railleur?—Hom... Hom... c'est une bagatelle.—Voyons... l'on peut voir, mon cher?—Oui, cette note.—L'auteur a ma foi! raison; rien de plus sot et de plus ignare qu'un petit-maître.» Tout en lisant, le petit-maître remarqua les ratures,—qui seules étaient de la main de l'abbé. Certains bruits courans dans le public augmentèrent ses soupçons; la fin de cette note qu'il venait 16 de lire, et d'autres endroits rayés, les confirmèrent; il saisit le moment d'une visite qui survient, s'empare du manuscrit, court le montrer pour perdre de réputation son ami: il a même l'infidèlité d'en faire une nouvelle copie corrigée, mutilée, augmentée, afin de la rendre plus différente de celle de l'auteuromane. Il prêta ce nouvel exemplaire à une femme à vapeurs, qui le lut en entier sans bâiller, le trouva délicieusement écrit, et cependant raya, restitua, embellit, et laissa le manuscrit épuré sur sa toilette, où l'officier le trouva. Celui-ci me le remit, comme je viens de le dire: je lui fis connaître mes droits, qu'il ne disputa pas. C'est ainsi que par un coup du sort, l'ouvrage revint à son légitime propriétaire. Heureux le public et moi-même! si l'absence du vieillard Kathégètes ne l'eût empêché de le revoir.
FIN DE LA PRÉFACE.
PREMIÈRE PARTIE
Un riche marchand de draps de cette capitale, nommé Florangis, habitant des rues saint-denis ou saint-honoré (peu nous importe) avait une vaste boutique; où l'on ne découvrait que les quatre murs; en récompense, on voyait dans le fond un large escalier, sur lequel vingt personnes pouvaient aller de front sans se coudoyer. On 18 parvenait par cette belle route dans un magasin obscur, dont les croisées garnies d'abajours ne donnaient qu'un faible crépuscule. Toutes les étofes, tant de nos manufactures, que d'angleterre et des indes s'y trouvaient, on n'avait qu'à choisir. Outre ce beau magasin, cette grande boutique, et cet escalier commode, ce marchand avait une femme, jolie comme une paysanne irlandaise [B], coquette comme une fille d'affaire [C], aimant le jeu, la table etc.......... [D].
[B] L'abbé Prévôt dit que ce sont les plus belles personnes de l'Europe.
[C]: Un grand homme (monsieur de Voltaire) vient de donner un petit ouvrage (la princesse de Babylone) dans lequel il prouve qu'on peut nommer ainsi les filles de l'opéra.
[D]: La dame à vapeurs a malicieusement laissé dans cet endroit une petite lacune, que les scholiastes des races futures ne manqueront pas de remplir par des sotises.
Malgré les moyens de fixer la fortune qu'on vient de lire, le marchand se ruina. Mais auparavant sa femme eut une fille. On crut pendant quelques années que la jeune personne serait riche, et son éducation fut conforme à cette fausse idée. Fanchette (c'est son nom) avait douze ans, lorsqu'elle perdit sa mère, qui ne put survivre au désastre de sa maison, qu'elle avait causé. A quinze ans, elle éprouva un malheur plus grand encore: Son père, honnête-homme, mais qui n'avait pu, comme tant d'autres, résister à sa femme, tomba malade: il sentit que sa 19 fin était proche; et sa fille qu'il abandonnait dans l'âge des passions et de la séduction, fit couler des pleurs bien amers. Il l'apela, la baigna longtems de ses larmes, et lui tint un discours aussi tendre que sage, qu'on lira dans le chapitre suivant.
Chère enfant, qu'allez-vous devenir, lorsque vous n'aurez plus de père! Si je vous faisais passer ma fortune telle que je l'ai reçue de mes parents, je ne serais pas sans craindre la séduction, quoiqu'il me fût alors facile de vous trouver un asile; mais je ne laisse à ma fille, pour héritage, que ma misère et sa beauté, deux sources d'égarements et de crimes [7]... O Fanchette! c'est pour vous seule que je désirais de vivre, depuis que j'ai perdu celle que j'aimais... trop peut-être; mais qui d'un coup-d'œil et d'un sourire, ramena toujours dans mon cœur l'amour et la tranquillité. Dieu tout-puissant, disais-je dans toutes mes prières, permets que j'élève ma fille; que je sois son guide, jusqu'à ce que je l'aie remise entre les 20 bras de l'époux que tu lui destines!... Le ciel ne le veut pas: dês aujourd'hui peut-être il va terminer une carrière... Hêlas! elle fut longtems heureuse... Je te loue, grand dieu! des biens dont j'ai joui: éloigne, je t'en conjure, de ma chère enfant, les malheurs de sa mère... et ceux que j'éprouvai...
«Fanchette! fille chérie, écoutez un père expirant: Vous êtes belle, vous êtes pauvre; vous êtes innocente: Souvenez-vous de votre beauté, pour être toujours en garde contre les séducteurs: vous les verrez, ma chère fille, attachés sur vos pas, ne vanter vos attraits, que pour vous rendre vile et coupable. Oh! si vous saviez avec quel mépris un homme riche regarde une fille sans bien, lorsqu'il l'a séduite!... Que ne puis-je vous faire passer cette idée comme je la sens!... Comment se trouve-t-il des femmes qui consentent à laisser ravir des faveurs au tyran superbe qui voit leur défaite d'un air insolent et dédaigneux!... Ma fille, la pudeur et l'innocence sont de tendres fleurs, qu'un souffle endommage, qu'un attouchement ternit, et qu'une imprudence détruit irréparablement [8]. Souvenez-vous-en, ma fille, de cette innocence, trésor que vous possédez, pour en connaître le prix inestimable, et trembler au moindre danger d'y donner la plus légère atteinte. Que votre pauvreté n'abaisse point votre âme: conservez, ô ma chère Fanchette, cette noble fierté, 21 qui voit le comble de l'avilissement dans le désordre, et non dans l'indigence. Soyez modeste: prenez des sentimens conformes à votre fortune: ces arts amusans qu'on vous enseigna, ne les oubliez pas: Les talens semblent faits pour donner un nouveau lustre à la vertu comme à la beauté; mais qu'ils n'occupent désormais dans votre esprit que la seconde place; un travail lucratif et dont le produit puisse subvenir à vos besoins, voila maintenant l'essenciel pour vous: vous n'avez plus que cette source, ma chère fille, où vous puissiez vous desaltérer sans deshonneur. Regardez, chère Fanchette, ah! regardez toujours avec horreur, ces femmes élégantes, que le crîme charge de brillans et de colifichets, bandelettes profanes, destinées à parer les victimes qu'on immole à la débauche: ces infortunées n'ont pas un diamant, pas un bijou, qui n'affiche leur encan, et qui ne les avilisse aux yeux même des libertins. Elles passent une vie ignominieuse dans l'apparence des plaisirs, mais dans une calamité réelle. Dites-moi, ma fille, regarderez-vous comme heureuse, celle qui ne paraît nulle part sans exciter le murmure de l'indignation parmi les gens sensés, les mordantes épigrammes des petits-maîtres, et le dédain de son sexe? Quel sort!... Et ce n'est-là qu'une partie des angoisses qu'elles éprouvent, et peut-être la plus légère. Ah ma fille! la possession 22 de tous les biens du monde pourra-t-elle jamais payer l'honneur [9]!...
«Hêlas! ma chère enfant!... le ciel nous a tout enlevé... Votre mère avait un frère, longtems mon premier et mon meilleur ami: ma ruine entraîna la sienne. Il ramassa quelques débris, et quitta sa patrie, avec sa femme et un fils au berceau, pour aller tenter la fortune sous un autre hémisphère. Soit que son malheur, que nous avions causé, l'ait aigri; soit que la mort l'ait enlevé, il ne nous est rien parvenu qui nous instruise de son sort. Si pourtant il vivait, et qu'il revînt un jour ce serait un père que tu recouvrerais... Mais peut-être qu'alors sans azile... O malheur! tes suites sont encore plus cruelles que toi-même: Tu détruis jusques aux liens qui réunissent les sociétés et les familles: Tu jettes l'homme, après la tempête, sur des rives desertes et sauvages, oú personne ne le connaît plus... Chère Fanchette! le ciel y pourvoira sans doute... Il changea son nom de Rosin, pour acquérir un nouveau crédit: c'est ce que j'ai su par hazard; mais ce nom qu'il a pris, je l'ignore... Ma fille, recevez ce bijoux: l'infortune n'a pu m'obliger à le dépouiller des diamans qui l'embellissent: c'est le portrait de votre mère... Joignez-y cet écrit, qu'elle traça pour son frère, lorsqu'elle était prête à rendre le dernier soupir. S'il nous avait haïs, il ne pourra résister aux tendres sentimens 23 que cette lettre renferme; et s'il nous aime encore, vous lui serez plus chère: conservez soigneusement ces dons précieux, les derniers présens d'un père qui vous aime...
«De tant d'amis qui m'accablèrent des témoignages de leur affection dans des tems plus heureux, il ne me reste qu'un homme, qui veut bien s'intéresser à vous. Quoiqu'excessivement riche, il vit sans faste. Je ne lui connais qu'un défaut; c'est d'avoir trop de cette dévotion minucieuse qui se charge de pratiques, bonnes peut-être, mais qui loin d'être essencielles et nécessaires, emportent un tems qu'on pourrait mieux employer: A cela prês, la voix du public lui donne sans partage le tître d'honnête homme. C'est entre ses mains que je vais te remettre, ô toi! chère enfant, le seul bien dont la perte fait en ce moment couler mes larmes. Obéis, ma Fanchette, comme à moi-même, à ce nouveau père que je te donne en mourant.»
Le bon marchand s'arrêta: Fanchette fondait en larmes: Elle couvrit de baisers les mains de son père, qui lui dit d'une voix entrecoupée par les sanglots: «Ma fille, assure-moi que je vivrai dans ton cœur... que mes leçons règleront ta conduite, et...—Cher papa! s'écrie impétueusement la jeune fille: ah! quelle âme me croyez-vous donc, pour demeurer insensible à vos bontés!... Mon père!... jamais... non jamais votre nom chéri, vos avis, votre tendresse 24 ne sortiront de ma mémoire, ni de mon cœur...» Les yeux du moribond s'animèrent; le sourire de la satisfaction vint encore se tracer sur ce visage hideux et décharné: son cœur paternel palpita: il dut à sa fille le bonheur de ses derniers momens. «Bénis-la, mon dieu! dit-il à demi-bas: mon dieu! bénis-la, cette chère enfant, le plus précieux des dons que tu m'as faits; car elle a répandu de la douceur jusque sur les angoisses de la mort.» Ces mouvemens étaient trop vifs et trop doux; des organes débilités, un corps abattu, ne purent les soutenir: une faiblesse survint à Florangis: Celui dont il venait de parler à sa fille entre dans ce moment; il donna quelques secours à son malheureux ami; qui r'ouvrant ses yeux éteints, l'aperçut, et montra de la joie. «Fanchette, ajouta-t-il, d'une voix tombante, voila... celui... qui veut bien... te servir de père...» En achevant ces mots, prononcés avec peine, ses yeux se refermèrent; on n'entendit plus que quelques soupirs, impuissans efforts de la nature qui lute encore contre la destruction... On arracha Fanchette d'auprês du corps de son père, qu'elle arrosait seule de ses larmes: Les yeux de son ami (la jeune fille le remarqua) restèrent toujours secs.
Belle Fanchette, calmez une douleur trop vive; ces soupirs et ces sanglots ne vous rendront pas votre père: J'aurai pour vous la même tendresse; mes soins, mes attentions à prévenir non-seulement vos besoins, mais vos désirs, surpasseront tout ce qu'il aurait pu faire pour vous. Je ne desire que de vous voir heureuse: comptez sur moi: disposez en maîtresse absolue de ma maison et de moi-même.» C'est ainsi que s'exprimait monsieur Apatéon [10], pour consoler Fanchette, huit jours aprês la mort de son père.
Les effets suivirent les paroles: La jeune Florangis n'était plus mise avec la même élégance que dans ses premières années; son père ne lui donna que des étofes grossières, et conformes à sa fortune: En huit jours elle vit reparaître son ancienne magnificence: outre un deuil parant, elle eut des bijoux, une montre enrichie de brillans, les étofes du meilleur gout, les modes les plus séyantes et les plus nouvelles. Malgré la légèreté de son âge, ces belles choses n'effacèrent pas du cœur de Fanchette la mémoire d'un père qui la chérissait, et n'affaiblirent 26 point les regrets que lui causait sa perte. Elle n'était pas ingrate non plus; elle était pénétrée de respect pour monsieur Apatéon; mais elle se disait quelquefois: «Ah! si je tenais tout cela de mes parens! si c'était mon vertueux père, que je dusse accompagner ce soir à la promenade, sous cet apareil éblouissant, que je serais heureuse!» Et la jeune fille pleurait. Je ne prétens pas nier qu'un petit levain d'orgueil ne contribuât à faire naître ces regrets, peut-être autant que la tendresse: mais l'orgueil est une vertu, s'il élève l'âme, et nous montre de la bassesse à recevoir, lorsqu'il nous est impossible de rendre de la même manière.
Chaque jour monsieur Apatéon procurait à sa pupille de nouveaux amusemens. Il passait auprês d'elle les journées entières. La musique, les instrumens, la danse, la promenade, les spectacles, les soupers fins se succédaient. A la vérité, Fanchette ne voyait d'hommes que ses maîtres; c'était avec monsieur Apatéon qu'elle dansait. Mais l'aimable fille était bien loin de s'en plaindre: elle goutait un genre de vie dont le tumulte était banni, et que des plaisirs innocens variaient. Tout le monde dans la maison baissait les yeux devant elle, et ne lui parlait qu'avec respect. Monsieur Apatéon soupait tête-à-tête avec elle; mais dès qu'on avait quitté la table, il laissait Fanchette en liberté. «Que j'ai de grâces à rendre au ciel, disait quelquefois la 27 jeune Florangis de ce que cet ami de mon père ne l'a pas abandonné! qu'il est digne de mon respect, de mon estime et de ma reconnaissance!»
En se levant le matin, c'est-à-dire à dix heures, monsieur Apatéon, rafraîchi par un sommeil long et paisible, s'informait si sa pupille était habillée: elle ne se faisait pas attendre: ils sortaient tous deux et se rendaient dans un temple, où le dévot personnage donnait l'exemple d'une piété fervente. Il ramenait ensuite Fanchette au logis: l'on déjeûnait; les maîtres de danse et de musique arrivaient: aprês les leçons, on se mettait à table pour dîner: on se promenait ensuite dans un jardin presqu'aussi délicieux que celui d'éden, jusqu'aux vêpres, qu'on allait entendre chez des religieuses: s'il fesait beau, les tuileries, le luxembourg, les boulevards, étaient durant une heure le théâtre des triomphes de Fanchette: ensuite l'on allait au spectacle, ou l'on rentrait.
J'oubliais de faire le portrait de monsieur Apatéon. C'était un petit homme d'environ cinquante ans; ni beau ni laid; d'un embonpoint plus que médiocre; au teint frais et fleuri; aux yeux doux et benins; aux regards en-dessous; fin sans le paraître; aimant la mollesse, la bonne chère; ayant toujours, en parlant, un air de bonhommie qui lui gagnait les cœurs. Il nageait dans la joie, lorsqu'aux promenades publiques, il entendait louer Fanchette de la tête aux pieds: il laissait alors tomber en tapinois 28 ses regards sur le pied mignon de sa pupille, et par distraction il disait tout haut: Qu'il est charmant! Il avait un soin particulier d'orner cette partie des attraits de la jeune Florangis, par la chaussure la plus élégante: il ne trouvait jamais qu'une boucle fût assez galante et d'assez bon gout; aprês avoir couru successivement tous les bijoutiers, il finit par en dessiner lui-même d'une forme nouvelle que tout PARIS admira: Car pour la parure du beau sexe, monsieur Apatéon s'y entendait mieux que personne au monde: On dit que dans sa jeunesse, il avait inventé les mantelets, pour cacher un petit défaut dans la taille d'une jolie maîtresse, dont il était fou: les calèches, dans une autre occasion, furent encore une émanation de son cerveau: la jolie Nic* ayant touché son cœur, il lui fit porter des jupes traînantes, parce que cette belle n'avait pas la jambe fine: et pour Fanchette, il ordonna toujours qu'on les lui fit si courtes, que rien ne dérobât la vue de son joli pied.
Fanchette, jeune, innocente et vertueuse, était tranquille chez son bienfaiteur Apatéon. Souvent elle s'était aperçue qu'en lui parlant, il rougissait et lui pressait la main: quelquefois, comme sans y penser, il achevait de boire ce qu'elle avait laissé: lorsqu'ils revenaient ensemble, au lieu de lui donner la main pour descendre de la voiture, il la prenait dans ses bras et la portait jusqu'à l'escalier: en montant, ses pieds touchaient à peine à terre; l'obligeant vieillard la soulevait, et parvenait hors d'haleine à la porte de son apartement: sous prétexte qu'une chaussure trop juste pouvait la gêner, dês qu'ils étaient rentrés, lui-même présentait à Fanchette des mules élégantes, tombait à ses pieds pour l'empêcher de se baisser, et la débarassait de son joli soulier. La jeune fille sentait au fond de son cœur une vraie reconnaissance de tous ces soins; cependant quelquefois ils la firent rougir: mais elle regarda ce mouvement de pudeur comme un commencement d'ingratitude; elle en eut horreur.
Un jour qu'il faisait très-chaud, le vieillard 30 eut des affaires: Fanchette, restée seule, se mit à lire les lettres récréatives et morales de C***. Cette lecture l'assoupit: Elle était sur un sopha, un de ses pieds apuyé sur un siége, et l'autre tombant sur le parquet. On découvrait le commencement de sa jambe, et ce joli pied sur-tout, chef-d'oeuvre des grâces, était parfaitement en vue. Le bon monsieur Apatéon revient, et vole où tendent tous ses désirs. On entrait de son apartement par une porte secrette, dans celui de la belle Florangis. Il aperçoit sa pupille qui sommeillait. Le cœur du papelard battit avec violence: il s'aproche, en tressaillant de plaisir: il s'agenouille: il baise mille fois ce pied charmant. Il ne voulait pas s'en tenir-là: la jambe de l'aimable fille le tentait; mais une secousse que le mouvement de sa lourde masse donne au plancher, éveille Fanchette. Elle voit monsieur Apatéon la bouche collée sur sa mule. Elle se lève en rougissant. Le vieillard à genoux et confus, prit sur le champ son parti, et poussant un gros soupir, il dirige langoureusement ses regards sur une image placée vis-à-vis de lui: «Grande sainte, s'écrie-t-il, protège cette fille aimable, dont je viens de baiser les pieds avec humilité; que sa belle âme soit inondée des grâces qui donnent le salut comme son corps a toutes celles qui font naître l'admiration. Loué soit le créateur, qui la fit si charmante... et si sage!» Il se relève en achevant ces mots, et baise avec feu la main 31 de Fanchette, qui la retire vivement. «Je vous aime en dieu, ma chère fille, lui dit Apatéon. Nous ne sommes pas comme ces athées, qui n'ont en aimant, que des vues illicites; ne craignez rien d'un homme, qui n'adore en vous que le créateur lui-même.» Ensuite il s'assit auprês de sa pupille, qui n'avait rien compris à son action et à ses discours: il prenait de tems-en-tems ses belles mains, les pressait; quelquefois il passait son bras autour d'une taille swelte et légère; il hazarda même de lui dérober un baiser. Fanchette, sans défiance, souffrait cependant: elle ne sentait plus son cœur s'épanouir: la présence de monsieur Apatéon la réjouissait dans d'autres tems; à présent elle le souhaiterait bien loin. Elle pensait tout cela mais elle n'en témoignait rien. Apatéon crut son triomphe facile: cependant il ne voulut rien hazarder: il remit à la nuit suivante l'exécution d'un projet, formé depuis que Fanchette était en sa puissance.
Asouper, le sensuel Apatéon fit à sa pupille une chère plus délicate encore que de coutume: il voulut l'engager à boire, à son exemple, de ces délicieux breuvages, qui portent le feu dans les veines, et dans le cœur les désirs impétueux: «Ma chère fille, disait le dévot, toutes les choses d'ici-bas sont faites pour les élus [11]; elles ne les corrompent pas; au contraire, ce sont eux qui les sanctifient.» Mais Fanchette ne savait pas sanctifier la débauche; elle n'avait appris de son père qu'à aimer la sobriété. Elle associa, suivant sa coutume, les naïades à bacchus, le vieillard ne put rien gagner sur son esprit. Ce jour-là, il ne se retira point aussitôt après l'avoir remise dans son appartement: il voulait l'aider à se déshabiller. Fanchette était bien innocente; mais une lumière naturelle indique à son sexe les règles de la bienséance: la jeune fille sentit qu'il fallait mettre un terme à ses complaisances pour monsieur Apatéon; elle ne voulut jamais y consentir; le vieillard fut obligé de lui céder.
Restée seule, Fanchette voulait réfléchir; mais il ne se présenta devant elle qu'un cahos impénétrable 33 à débrouiller: au fond de son cœur, elle éprouva des mouvemens de crainte: pour la première fois, cette porte qui donnait de son appartement dans celui du vieillard, et qui souvent l'avait rassurée contre mille petites frayeurs enfantines, lui donna de l'inquiétude. Elle alla trouver dame Néné, gouvernante sexagénaire de monsieur Apatéon. Il est bon de dire, que dame Néné, fille de la nourrice de la mère de Fanchette, avait toujours tendrement aimé la marchande, et que son affection rejaillissait sur sa fille. La pupille de monsieur Apatéon pria dame Néné de coucher dans sa chambre. «Pourquoi, mademoiselle?—C'est que j'ai peur.—Vous avez peur! Eh! de quoi?—Je ne sais.—Je le crois bien, mais n'importe; tout ce qu'il vous plaîra; j'y consens.—Ma bonne?—Eh bien!—Vous viendrez?—Oui.—Sans manquer au moins?—Je vous le promets.—Ma bonne?...—Vous pleurez, mademoiselle?... Ma chère fille, qu'avez-vous?... —Hêlas! j'ai perdu mes parens... Mon père... il n'est plus!—La pauvre enfant!... elle me fend le cœur!... Paix, paix, ma mignone: monsieur a des bontés pour vous, et quant à moi...—Ah! ma bonne!—Comment! cesserait-il...—Non; mais...—Mais?...—Il n'est pas mon père!—L'aimable petite! qu'elle sent bien ce qu'elle a perdu!... Il faut se faire une raison, ma chère fille...—Je voudrais... que monsieur Apatéon eût moins de bontés.—Vous m'étonnez, 34 mademoiselle, en tenant ce langage!—Il me rend confuse. Par exemple, je ne sais pourquoi, lorsqu'il me porte dans ses bras, qu'il me baise la main, j'éprouve une peine... une peine que je ne saurais vous comparer à rien. Une pauvre orfeline ne peut, sans honte, penser qu'il lui rend des services qu'elle ne recevrait d'une domestique qu'avec répugnance.» La vieille gouvernante se frotait les yeux, et prêtait toute son attention. Elle se fit expliquer ce que c'était que ces services, et son étonnement redoubla.
Dame Néné connaissait les hommes; mais l'extérieur édifiant de son maître lui en avait toujours imposé. Elle se rendit dans l'apartement de Fanchette, et se mit dans un petit lit qu'elle aprocha de celui de la jeune personne. Toutes deux parlèrent três-bas: «Je suis tranquille à présent, dit l'aimable Florangis: tantôt il m'a surprise; j'étais endormie; il me baisait le pied, lorsque je me suis éveillée...—Vraiment! vraiment! le pied! à vous!... il s'y connaît... Mais comment ne l'avez-vous pas entendu? votre porte est rude, et fait du bruit.—Il n'est pas entré par-là.—Eh! par où donc, si ce n'est par la porte?—Par celle qui donne de cet apartement dans le sien.—Que voulez-vous dire?—Ce que vous devez savoir.—Une porte de son apartement dans le vôtre!... voila la première fois que j'en entens parler.—Rien n'est plus vrai cependant; et dès demain, si 35 vous le voulez, vous pourrez la voir.» Elles entendirent du bruit, et se turent.
Depuis longtems, elles étaient tranquilles: le sommeil venait de répandre ses pavots sur la jeune Florangis [12], et la vieille s'assoupissait [13], lorsqu'Apatéon, qui ne soupçonnait rien de l'arrangement de sa pupille, se glissa dans son apartement. Il s'avance avec précaution, et retient son haleine: il touche un lit: il s'aperçoit qu'il est occupé: mille fois ses mains errantes et perfides s'avancèrent pour violer le dépôt sacré qu'un ami rendant le dernier soupir, confia à sa bonne-foi; et mille fois la crainte, non du crîme, mais d'échouer, le retint. Enfin, il entend soupirer; il ne se possède plus: sa bouche cherche celle de Fanchette: ses mains pressent... «O ciel! s'écrie-t-il, en reculant d'horreur! que viens-je de toucher-là! Ce n'est pas ma jolie Fanchette, c'est un monstre qui la remplace!» La vieille, qui venait de s'éveiller, grommèle d'un ton rauque entre ses dents je ne sais quoi, qui mit en fuite le satyre impur. «Ma fille! dit la gouvernante, en éveillant Fanchette, j'en sais trop: mais j'étais ici, par bonheur!»
«Qui l'aurait pensé, disait en elle-même la vieille gouvernante, le matin en s'habillant! Il y a vingt ans que je suis au service de monsieur Apatéon: Je n'en avais que quarante, lorsque j'entrai chez lui, et cependant jamais il ne m'a dit une parole libre, et fait un attouchement qui répugnât à la pudeur, si ce n'est cette nuit... Comme les hommes changent! et qu'il faut peu de chose pour faire échouer une vertu que, peut-être, les plus rudes épreuves n'avaient point encore ébranlée!... Oh! il n'en est pas où il pense... Le bon monsieur Florangis pensait bien juste: hêlas! il savait que nos meilleurs amis nous trompent... Mais voyez un peu ce monsieur Apatéon, avec sa mine doucerette! Il lui faut une fille de seize ans, au teint de lis et de roses, faite au tour, à la jambe fine, au pied le plus mignon que l'on puisse voir en france!... Il n'en tâtera brin, sur ma foi.»
En s'entretenant ainsi, la vieille se trouve habillée, et Fanchette s'éveille. «Ma bonne, dit la jeune Florangis, vous avez dit tantôt que vous en saviez trop?—Eh-bien, mademoiselle, je me trompais: j'ai voulu dire que j'en 37 savais assez.—Mais! c'est la même chose... Que savez-vous?... dites-moi?—Ce que je sais?... Je sais que, pour vous rassurer, il est absolument nécessaire que je couche toujours ici, et que durant le jour, il ne sera pas mal que votre porte ne soit jamais fermée.—Ah! ma bonne!... Mais vous voyez donc bien, que je n'ai pas de vaines terreurs, et de petites peurs d'enfant? aussi ce ne sont pas des frayeurs que j'éprouve, c'est une inquiétude, un... je-ne-sais-quoi, ma bonne, lorsque monsieur Apatéon est auprês de moi.—L'aimable enfant! c'est son père tout revenu... Tenez, mademoiselle Fanchette, je vous aime cent fois plus que jamais... Oh!... vous me... Tenez, je pleure, mais c'est de joie... Ah! que toutes ces jeunes filles à minois fripon ne lui ressemblent-elles! nous ne verrions pas tant de vauriens et de dévergondées!... Je m'en vais préparer le déjeûner de monsieur; il faut de ces choses qui flatent une sensuelle voracité, et provoquent l'apétit en dépit de la nature. Ne vous habituez pas, ma chère fille, à cette excessive délicatesse; car cela ne durera pas toujours... Et s'il vous parle d'un ton... vous entretienne de fariboles... qu'il vous prenne la main, et veuille se regaillardir; là, ferme, retirez-moi votre main, et le regardez noir: car... il a surement dessein de vous éprouver. Bon-jour, mademoiselle: n'oubliez pas ce que je vous dis, et comptez toujours sur moi.»
38 La gouvernante, en courant à la cuisine, disait: «Il en aura ma foi! le démenti, le pénard rusé!» et Fanchette réfléchissait. Il est impossible d'exprimer combien il serait divertissant de lire dans l'intérieur d'une fille de seize ans, innocente, vertueuse, mais surtout ignorante: Tout ce qu'enfante son imagination ressemble aux contes des fées; sa confiance s'apuie sur tout; et cependant ses craintes lui font voir des monstres par-tout; un rien les dissipe, et la sérénité renaît sans cause, comme elle s'est évanouie sans raison. Du reste, indécise et timide, elle a tremblé longtems avant de hazarder un pas: elle n'est pourtant pas défiante; elle ne le devient qu'aprês avoir été trompée: elle pense bien de tout le monde qu'elle voit; et si quelquefois elle soupçonne des méchans, elle les supose presque toujours parmi ceux qu'elle ne connaît pas. Oui, les hommes n'aperçoivent, à la vue des attraits d'une jeune personne, que la moitié la plus faible de ce qui devrait les toucher: elle deviendrait bien plus intéressante, si l'on pouvait lire dans son cœur; y découvrir ces trésors d'innocence, de franchise, d'une aimable candeur. Mais cet âge heureux passe vite: Environnée de traîtres et de perfides, sa jeune âme en prend les vices, et parvient quelquefois dês l'adolescence, à ce point de dépravation, qu'elle ne croit pas même la vertu nécessaire. Et voila l'ouvrage des hommes... Que dis-je! ah pardon! Je ne suis point de ces misantropes 39 attrabilaires qui cherchent à dégrader le genre humain: non; je me trompais: les hommes, mes semblables, que je chéris, que je révère, ne sont pas capables de chercher à détruire la vertu dans leurs aimables, leurs charmantes, leurs divines compagnes! c'est l'ouvrage de ces petits-maîtres, de ces agréables qui portent par-tout leur inutilité et leur corruption; de ces poupées, successeurs des galles [14], non moins dérèglés, et plus dangereux; de ces vieillards, qui, l'or à la main, traînent avec eux le dégout et le libertinage; et tous ces misérables sont indignes du nom d'hommes.
L'esprit de Fanchette s'égarait dans un labyrinthe d'idées creuses: Pour s'arracher à cette situation gênante, elle s'aprocha de son clavessin, et lui fit rendre les sons les plus touchans. Quand on est mélancolique, qu'on a beaucoup pensé, l'âme est remplie, et cherche à s'épancher: Fanchette unit sa jolie voix à l'instrument: elle suivit ce que son cœur lui dictait, et ses chants ne respirèrent que la douleur: le nom de ses parens s'y mêlait; des larmes coulaient le long de ses belles joues en le prononçant.
Cette occupation avait des charmes pour la belle Florangis; un rien amuse une jeune fille; Fanchette oubliait l'univers: Et monsieur Apatéon, rempli de l'idée des attraits naissans de sa pupille, fort inquiet cependant sur ceux qu'il avait palpés durant la nuit, se levait. Dês que 40 sa toilette fut achevée, il se rendit dans l'apartement de Fanchette: il la considéra longtems avant de l'intérompre. Elle était en deshabillé galant: jamais sa taille ne fut si bien dessinée: elle avait un soulier blanc comme la neige, bordé d'un cordonnet d'argent; son joli pied batait la mesure, et chaque mouvement qu'il faisait, portait de nouveaux desirs dans l'âme de monsieur Apatéon. Il était hors de lui, lorsqu'il s'aprocha de Fanchette; il la prit dans ses bras, et voulut lui ravir un baiser. La jeune fille détourna la bouche; le vieillard cola la sienne sur les plus beaux cheveux du monde, et crut ne perdre pas beaucoup au change. Le feu de la volupté circulait impétueusement dans ses veines. Il enlève Fanchette, la porte sur une bergère: l'aimable Florangis ne sait ce qu'il prétend; mais elle se défend comme si l'expérience l'eût instruite: Apatéon, vieux routier, la laisse quelque tems se débattre; gagne un poste, puis un autre; enfin... éperdue, respirant à peine, et s'efforçant en vain d'apeler, l'innocente orfeline allait peut-être éprouver un malheur, dont jamais elle ne se fût consolée, lorsque la gouvernante accourut, pour avertir monsieur Apatéon, que le déjeûner courait le plus grand risque du monde de se refroidir. Elle ne le trouve pas dans son apartement: elle cherche la porte ignorée, la découvre, et voit le tartuffe infâme attaché sur sa proie timide. En femme prudente, elle sort; court, 41 plus vite qu'elle n'avait fait depuis trente ans, à la porte de Fanchette, et frape à coups redoublés.
Il était tems. Apatéon presque vainqueur, craint qu'on ne le surprenne; il abandonne Fanchette; lui recommande le secret en menaçant, et s'élance chez lui par la porte dérobée. La jeune fille épuisée et tout en eau cria d'entrer. «Qu'avez-vous, mademoiselle, dit Néné?—Hêlas! repond Fanchette en pleurant...—Ma chère fille, reprend la vieille, dites-moi... expliquez-moi... que s'est-il passé?—Je ne sais ce que me veut monsieur Apatéon; il vient de me tourmenter... Il voulait, ma bonne... Je n'en saurais douter; il n'est pas ce qu'il paraît... Je rougirais trop de vous dire ce qu'il voulait...—Ne l'a-t-il que voulu?...—Si vous n'eussiez frapé...—Ah! ma chère fille!... Et cependant, je ne suis venue que par hazard.»
On déjeûna. Apatéon baissa d'abord les yeux; l'ingénue Fanchette le mit bientôt à son aise. Cette aimable fille était loin d'avoir l'idée du but où tendait son tuteur. Elle avait 42 seulement pensé qu'il voulait faire une chose contre la décence: il n'en était pas venu à bout; elle était satisfaite, et se promettait bien de se méfier à l'avenir de pareilles entreprises. Apatéon (qui, de même que mon lecteur, avait cru les lumières de Fanchette plus étendues) en la voyant agir comme de coutume, conçut de nouvelles espérances, qui lui rendirent son hypocrisie et sa gaîté.
Mais la gouvernante, qui la nuit en avait apris trop, à laquelle le jour en fit connaître davantage encore, avait heureusement toute l'expérience qui manquait à la jeune Florangis. Elle vit que tôt ou tard son maître triompherait de l'innocence de Fanchette; elle avait éprouvé plus d'une fois, qu'en bravant le péril, on y succombe; en conséquence, elle résolut d'y soustraire une fille, sur laquelle elle avait plus d'autorité qu'on ne pense.
Il est três-naturel que mon lecteur ignore, puisque je ne l'ai pas dit, que le père de Fanchette mourant, ne s'était pas tellement fié à son ami monsieur Apatéon, qu'il n'eût pris d'ailleurs des précautions pour préserver sa chère fille des embuches d'un séducteur. Il savait que de tout tems, la gouvernante du dévot Apatéon avait tendrement affectionné son épouse: il lui connaissait des sentimens d'honneur: ce fut en conséquence, qu'il lui remit une somme, produit de tout ce qu'il avait sauvé de son desastre; de quelques bijoux et 43 des habits de madame Florangis; des siens même, qu'il fit vendre, dês qu'on l'assura qu'il ne devait plus espérer de vivre: le tout formait environ deux mille écus. Par un codicile, qui devait être secret, il chargea la gouvernante d'employer cette somme à placer sa fille chez une maîtresse ouvrière à l'insu de monsieur Apatéon, si sa bonne volonté se refroidissait, ou que d'autres choses, qu'il n'exprimait pas, et qui justement arrivèrent, l'y contraignaient. Le même écrit portait, que si l'oncle de Fanchette venait à reparaître un jour, il reprendrait sur sa nièce tous les droits confiés à d'autres.
On était revenu de l'église; on avait chanté, dansé, dîné; on allait aller à vêpres; la bonne Néné dit adroitement à l'oreille de Fanchette, de feindre une indisposition pour rester. La jeune fille ne savait pas feindre [15]: elle dit tout uniment à monsieur Apatéon, qu'elle le priait de sortir seul pour ce jour-là, parce qu'elle n'avait pas envie de l'accompagner. Le vieillard insista sur la nécessité d'aller à vêpres; on le pria d'en dispenser; il était complaisant; il se rend, et sort.
Dês que la gouvernante s'aperçut que Fanchette était seule, elle courut à son apartement, et, sans perdre le tems en de vaines paroles, elle lui donne cet écrit qui contenait les dernières volontés de monsieur Florangis. L'aimable fille le lut en sanglotant, et le rendit 44 à Néné, qui le renferma précieusement dans la boîte d'où elle l'avait tiré. «Eh bien, mademoiselle, auriez-vous le courage de reprendre les habits que vous aviez en entrant ici; ces habits, tristes preuves de votre infortune, et de quitter l'aisance dont vous jouissez chez un suborneur?—Un suborneur!—Oui, mademoiselle; celui qui vous a reçue des mains de son ami; pour qui vous devriez être le plus sacré des dépôts, mérite ce nom que vous venez de lire dans l'écrit de votre père: Il veut vous deshonorer et vous perdre. Il n'est qu'un moyen d'échaper... Votre bon père! oh! quelle serait sa douleur!... Il l'avait prévu... Que décidez-vous?—Qu'il faut obéir à mon père. Ah! ma bonne! je ne tiens donc plus à rien! Personne ne va plus s'intéresser à mon sort! Si monsieur Apatéon voulait me tromper, tout le monde me trompera.—Chère Florangis! je ne suis qu'une pauvre femme: mais un jour vous connaîtrez mon zèle; combien je vous aime... Ma chère fille! je ferai l'impossible pour vous. Ne perdons pas de tems; quittez ces colifichets et ces bijoux; ils sont, sur une fille pauvre, de tristes enseignes, qui disent qu'elle est à vendre, ou que déjà peut-être ils ont été le prix infâme mis à son innocence; reprenez vos habits: les voila; je viens de les aproprier; de parler à la plus honnête marchande de modes de Paris, chez laquelle vous allez entrer; de placer chez un notaire la somme que me confia 45 votre père: mademoiselle, tous les Apatéons du monde n'empêcheront pas qu'une femme indigente, sujette, comme d'autres, à mille défauts, ne mette son bonheur à vous être utile.—Vous allez donc me servir de mère, lui dit Fanchette d'un ton caressant?—Ah! belle Florangis, un jour vous ne douterez pas que je n'en aye pris les sentimens. Par un commencement de bonheur, ma chère fille, ajouta Néné, la marchande, sans vous être parente, porte votre nom: ce trait vous rend chère à cette femme estimable avant même de vous avoir vue; et, pour éviter toutes les questions sur votre famille, vos connaissances, elle vous fera passer pour sa nièce.»—Tout en causant, Fanchette se trouva vétue des modestes habits que lui fit quitter Apatéon, et n'en fut pas moins belle: ils devenaient étroits et courts; mais qu'importe? elle ne les devait à personne: l'aimable fille était contente. On sort par une porte du jardin sans être vues des gens de la maison: on se rend chez la marchande de modes: Néné présente Fanchette, ne dit qu'un mot, et se hâte de retourner. Elle arrivait à peine, que le dévot Apatéon rentra.
«Venez, mademoiselle, dit la marchande à Fanchette: Je sais qu'il ne faut pas que vous restiez dans ma boutique: ma fille vous tiendra compagnie, et vous travaillerez avec elle dans la chambre que je vais vous donner.» En même tems la jeune Agathe se lève, et court, d'un air enjoué, prendre la main de l'aimable Florangis. La gouvernante avait instruit la marchande de tout, et sa pupille en devint pour cette femme honnête un dépôt plus précieux.
Agathe était une blonde, touchante, tendre, sincère; mais vive, sémillante: elle n'avait que quatorze ans. Dês la première vue, Fanchette la charma: elle prit pour elle un gout vif, qui fut suivi d'une amitié constante, et les rendit toujours inseparables. Fanchette fit, sous les yeux de sa jeune amie, des progrês rapides: elle avait pour le travail un gout décidé; l'on aprend toujours bien vite ce que l'on aime. De son côté, la bonne gouvernante tâcha de lui procurer tous les amusemens qui dépendirent d'elle. Comme je l'ai dit, elle avait placé les deux mille écus, que lui remit en mourant le 47 père de Fanchette; elle joignit à cette somme ce qu'elle avait amassé depuis quarante ans: le tout formait un fonds qui composait huit cens livres de rente: elle avait en outre gardé de quoi payer l'aprentissage de Fanchette, et pour son entretien durant trois ans qu'il devait durer, afin que la jeune personne eût toujours de réserve quelques années de son revenu: à soixante ans, l'on est économe et prévoyant. Néné lui fit présent d'un clavessin, lui donna les livres qu'elle demandait; en un mot, elle avait promis de lui servir de mère, et lui tint parole. «Ma chère Fanchette, lui disait-elle quelquefois, j'avais des parens dans la misère, mais tous, avant moi, ont payé le tribut à la nature; vous êtes à présent la personne qui devez m'intéresser le plus: recevez les bagatelles que je vous donne, comme les présens de l'amitié; ils n'avilissent personne.»
Oh! que j'aime cette bonne Néné! Elle était fille d'un laboureur: dês sa jeunesse, elle vint à la ville, et servit. Elle aporta de son village de la pudeur, un cœur tendre, une figure apétissante et beaucoup de bonne foi: un garçon de boutique, un clerc de procureur, un valet-de-chambre, un maître-d'hôtel, etc., la trompèrent tour-à-tour, en lui promettant de l'épouser, et ne lui tinrent jamais parole: elle aima le plaisir, mais elle eut toujours horreur du crîme: elle devint sage à force de manquer à l'être. Dês que le feu des passions fut éteint, elle respira: 48 «Heureuse tranquillité, se disait-elle, que vous avez tardé longtems! pourquoi ne futes vous pas la compagne de ma jeunesse, ainsi que de la maturité!» Son cœur n'était cependant pas moins sensible: elle aima madame Florangis, ensuite Fanchette, autant qu'elle était capable d'aimer: Eh! qui peut mesurer le sentiment dans une âme tendre! La jeune personne était pour elle un trésor. «Évitons, se disait-elle, à ma chère fille, les déchiremens auxquels je fus en proie, lorsque je me trouvais la dupe d'un perfide: qu'elle ressente au fond de son cœur l'inexprimable douceur d'avoir toujours été vertueuse: hêlas! je ne puis me le cacher à présent: je ne pouvais être heureuse qu'avec le premier amant que j'ai favorisé: j'eusse rougi devant tous les autres.»
Cette fille simple, ignorante, savait placer ses bienfaits: elle aurait pu répandre des dons insuffisans sur une centaine d'orfelins, et ne faire le bonheur d'aucun: elle s'attache à Fanchette, et l'on verra ce qu'il en fut. O vous! qu'une âme bienfesante et généreuse porte à soulager l'indigent, retenez cette leçon que vous donne la conduite de Néné: Adoptez une famille pauvre; rendez la seule à l'état, si votre fortune ne vous permet de soulager qu'elle: toute autre manière de faire l'aumône est vicieuse: vous pouvez donner des mœurs à cette famille que vous releverez; vous ne ferez que 49 des vagabonds de mendians à quî vous procurerez des secours trop médiocres, pour qu'ils ne dépendent que de vous.
Fanchette descendait rarement dans la boutique: encore était-elle voîlée de manière qu'on n'aurait pu la reconnaître. Un jour elle y parut un moment, pour montrer son ouvrage à la marchande: une calèche lui couvrait le visage: mais ses habits courts laissaient voir le bas d'une jambe fine et son joli pied: Un jeune homme, en grand deuil, entre avec son gouverneur, pour faire quelques achats: ses yeux se fixent sur Fanchette: sa taille dégagée, cette jambe, et ce pied surtout le frapèrent. Il s'efforçait de voir son visage: l'aimable Florangis s'en aperçut: elle se hâta de demander l'avis de sa maîtresse, et remonta dans sa chambre avec Agathe. Les grâces de sa démarche achevèrent d'enchanter le jeune homme. «Ah! qu'elle est bien, madame, dit-il à la marchande!—Vous ne pouvez que le conjecturer, monsieur, lui répondit-elle.—L'on ne saurait être laide avec... non, madame, jamais femme laide n'eut autant de grâces:... un si joli pied ne peut soutenir que la beauté même.» Cela n'était pas tout-à-fait exact; mais ce jeune-homme commençait à devenir amoureux, et l'on ne doit pas chercher l'exactitude et la modération dans les expressions des amans. Il fit encore quelques questions, auxquelles la marchande (qui, pour le babil ne le cédait néanmoins à 50 personne) ne répondait que par des monosyllabes. Le gouverneur acheta, paya, sortit; son élève parut ne le suivre qu'à regret. Et Fanchette disait à la jeune Agathe: «Mon amie, le connais-tu? Aparemment que c'est ici qu'il achète?... Reviendra-t-il?»
«Franchette est disparue!... On ne l'a pas vu sortir!... On ne sait ce qu'elle est devenue!... Ah scélérats! vous me la rendrez!... Mais que la foudre m'écrase, si... Je veux qu'on me la trouve, ou, je jure... Fanchette!... Elle était si mignone, si sage, si... Je perdrai l'esprit, si l'on ne me la ramène... Un galant peut-être me l'enlève! et moi, nigaud! depuis six mois je soupire... Il fallait, morbleu! brusquer l'aventure... Il aurait été si doux de passer dans ses bras... Je l'espérais: je me suis trompé. Ah! si je la retrouve!... Jolie, délicate Fanchette, quel mortel à présent savoure sur tes lèvres de rose, des baisers... des baisers... ah! toutes les délices dans lesquelles je nage ne valent pas un de ces baisers-là!... Elle ne serait pas sortie seule: on me l'enlève: mes 51 gens sont du complot... Hola! traîtres! par la mort! si vous ne m'avouez la vérité, je vous fais tous pendre... Comme elle était modeste!... Mais où donc était Néné!... Lorsque sa jolie main se promenait sur les touches de ce clavessin; que son pied séduisant batait la mesure; que sa voix si douce, si touchante... J'aurais du la croquer mille fois... Maudit déjeûner! sans toi... Imbécile que je suis! je me consolerais du moins aujourd'hui: un autre ne cueillerait pas une rose que j'ai si longtemps couvée des yeux... Ah!...» C'est ainsi que s'exprimait monsieur Apatéon, aprês qu'il se fut aperçu de l'évasion de Fanchette; qu'il eut grondé Néné, à laquelle cependant il n'osa faire de questions sur la vision de la nuit précédente; qu'il eut mis tous ses gens en campagne pour ratraper sa jolie proie: et son monologue finit par un cri de fureur. Tous les mouvemens qu'il se donna furent longtems inutiles: une pauvre femme, une jeune fille trompèrent, avec succês, un tartufe!
Fanchette vivait heureuse et tranquille: dês le premier jour, elle avait oublié l'abondance et la délicatesse; comme dès le premier instant, ces bijoux, ces ajustemens, idoles cruelles auxquelles tant de femmes sacrifient l'honneur et les mœurs, ne lui coûtèrent pas un soupir. Les avis de son père se retracèrent à son souvenir: «Je travaille, se disait-elle; je remplis les vues du cher auteur de mes 52 jours: le ciel me bénira.» Et le ciel la bénissait.
La marchande avait un neveu, nommé Dolsans, jeune-homme qui promettait beaucoup; disciple des Michel-Ange, des Raphaël, des Lebrun; émule des Vanloo, des Vernet. Il revenait de rome; dês la première visite qu'il rendit à sa tante, il vit la belle Florangis. Il était fête: Fanchette avait une robe neuve, peu riche, mais extrêmement parante: c'était un présent de la bonne Néné: la beauté de sa chevelure était relevée par une frisure de gout: son joli bonnet paraissait monté de la main des grâces, c'est-à-dire, par elle-même sous la direction d'Agathe. Un soulier vert orné d'une fleur en or, enfermait son pied mignon. Elle était assise, le dos tourné, et lisait Émile, lorsque le jeune Dolsans entra. Le premier objet qui frapa sa vue fut le joli pied de Fanchette, posé sur un petit tabouret. Son cœur palpita. En embrassant sa tante, il le regardait: en répondant à toutes ses questions, il le regardait encore. «Qu'avez-vous vu de curieux à rome?—Bien des choses, ma tante.—Faites-moi quelque détail.—Ah! que ce que j'en découvre est séduisant!—Vous autres, peintres, vous vous passionnez pour cette ville comme pour une maîtresse: tout vous y paraît merveilleux: ma foi, je n'ai jamais vu votre rome: mais paris est bien aussi séduisant qu'elle—Ma tante!...—Oui, mon cher neveu, 53 ne vous en déplaise; je le soutiendrai contre tous les romains.—C'est une merveille!...—Merveille tant qu'il vous plaira. Elle a son église de saint-pierre, à ce qu'on m'a dit; mais paris a son louvre et ses tuileries: des connaisseurs ont assuré devant moi, qu'aucun édifice dans le monde n'égalerait le louvre, s'il était achevé.—Je ne parle pas d'édifices, ma tante.—Pour les chefs-d'œuvres de la peinture, l'on voit dans le salon...—Eh mon dieu! ni de peinture.—Le caractère de la nation, les mœurs des habitans? ah! pour le coup, mon neveu, tout l'univers doit mettre pavillon bas devant notre patrie. Quelle aménité, quelle élégance dans les nôtres! Je vois le monde, mon cher Dolsans; j'entens dire à des gens de poids, que notre urbanité présente servira de modèle à toutes les races futures.—Je vous accorde tout cela, ma tante, j'enchérirai, s'il le faut: paris renferme des merveilles qui surpassent tout ce que j'ai jamais vu.—Vous voila raisonnable. Nous aurons bientôt de vos ouvrages: vous serez sans doute devenu parfait?... Vous ne me répondez rien! (Il s'avançait pour regarder Fanchette, qui ne s'était pas encore retournée.)—Quelquefois j'embellis la nature; mais ce que je viens de voir est fait pour desespérer, ou pour élever au-dessus de lui-même l'artiste le plus habile.—Mon neveu, reprit la marchande, en lui parlant à l'oreille; restez-en là: vous me connaissez: malgré 54 la tendresse que j'ai pour vous, une imprudence vous excluerait de chez moi.»
Dolsans entendit ce qu'on voulait lui dire: il baissa les yeux: au bout d'un moment, il les leva sur le pied de Fanchette, et dans son cœur il disait: «Ah! fût-elle aussi laide qu'elle m'a paru belle, ce charme inexprimable me la ferait adorer.»
Quelques-unes des compagnes de Fanchette entrèrent: sa lecture fut intérompue: elle se leva: Dolsans, interdit, immobile, la regardait; il s'ennivrait du plaisir de la regarder. Chaque pas de la belle Florangis fesait éclore de nouveaux charmes; tout s'embellissait sous ses pieds: Telle la divine Cypris marche précédée des desirs brûlans, accompagnée des grâces, et suivie des plaisirs. Dolsans voulut lui faire un compliment: il ne trouva rien qui pût exprimer ce qu'il sentait. Il garda le silence; ses yeux seuls parlèrent: et Fanchette peut-être n'entendit que trop ce langage.
Jeunes et touchantes beautés, toutes les conquêtes flatent votre cœur novice encore; vous ne voyez que votre triomphe: mais le piége est caché sous des fleurs; trop souvent hêlas! il en est qui ne devraient exciter que des larmes amères.
Pardon, mademoiselle, si j'ose vous écrire avant de m'être fait connaître: mais je suis si peu maître de mon impatience; les occasions de vous voir naîtraient si difficilement, qu'il m'est impossible de les attendre. A peine vous ai-je entrevue: vous étiez comme voilée: l'envie que je montrai de lire mon sort dans vos regards ne servit qu'à me priver plutôt du plaisir que me causait votre présence: et cependant je sens que mon cœur est à vous pour jamais. Je n'ai pas l'injustice de me plaindre de votre fuite: elle ne vous rend à mes yeux que plus digne du don que je prétens vous faire de ma foi, de ma tendresse et de tout moi-même. Oui, je le jure, par le saint auteur de la nature, je n'aurai jamais d'autre épouse que vous. Je suis riche, et je m'en réjouis depuis que je vous aime; auparavant, je n'y pensais seulement pas: je ne suis point d'une naissance illustre; ma famille est de finance; je m'en réjouis encore: nos conditions sont égales, et la distance imaginaire des rangs, d'autant plus tyrannique, qu'elle est moins réelle, ne nous séparera pas.
56 Je vous avoue que vos grâces seules m'ont touché; j'ignore si vous êtes aussi belle que tout le reste l'annonce. Oui, mademoiselle; je ne sais quoi me fit tressaillir en vous voyant. Vous êtes faite au tour: cependant ce n'est pas votre taille: vous avez la main belle; des bras arrondis d'une blancheur de lait; une jambe... ce n'est pas encore cela qui m'a charmé: mes yeux se sont fixés sur le plus joli pied que j'eusse encore vu; je ne pouvais les en détourner, et mon cœur battait avec violence. Pour achever l'enchantement, vous avez parlé: dieu! quel son de voix séduisant! Non, non, il est impossible qu'avec cette voix touchante, l'on n'ait pas dans l'âme un fond d'inaltérable douceur, d'innocence, de candeur; et voila ce qu'il faut pour rendre un époux heureux..... Ah mademoiselle! si vous consentez que mon bonheur soit votre ouvrage, croyez que je ne négligerai rien pour faire le vôtre. Un homme estimable par ses mœurs, qui s'offre en qualité d'époux, ne doit pas être dédaigné: ses vues sont pures; il présente le don le plus précieux pour une jeune fille, en même-tems qu'il demande pour lui le bien qui donne le prix à tous les autres, une compagne aimable et vertueuse. Réfléchissez sur ce que je me permets de vous écrire aujourd'hui: Je n'ai plus de parens: je dépendrai d'un tuteur durant quelque tems encore: à vingt ans je serai maître de moi: telle fut la volonté de mon père: Je puis donc vous donner 57 un terme fixe pour tenir ma parole. Recevez la promesse que je vous fais de n'être qu'à vous. J'irai le plutôt qu'il me sera possible savoir mon sort et votre réponse.
Je suis, mademoiselle, avec un attachement qui ne se démentira jamais,
Votre, etc.
De Lussanville.
C'est ainsi qu'écrivait à Fanchette le jeune homme qui ne l'avait qu'entrevue, et qui fut obligé de s'éloigner, lorsque son gouverneur sortit. Ce billet fut remis, par un laquais, à la marchande qui, le donnant à la jeune Florangis, lui dit: «Ma fille, voyez ce qu'on vous écrit: si c'est ce que je soupçonne, j'espère que vous ne ferez rien, sans avoir pris mes avis et ceux de madame Néné. Fanchette avait brisé le cachet et lisait: son teint qui s'anima, décelait l'émotion de son cœur. «Tenez, madame, dit-elle en finissant.» La marchande fut touchée de la confiance que lui marquait la jeune Florangis, elle lut à son tour. «Ma Fanchette, reprit-elle, que pensez-vous de tout ceci?—Que les hommes emploient pour nous tromper, des stratagêmes toujours nouveaux; qu'il faut ne rien répondre à ce jeune-homme, et l'éviter.—Belle Florangis! que j'aime à vous voir penser de la 58 sorte! Cependant, ma chère fille, si c'était un établissement solide, il ne faudrait pas le manquer par sa faute. Ce jeune homme est aimable: ne l'avez-vous pas trouvé tel? Il ne serait pas si dangereux, s'il m'avait paru moins digne de plaire.—Vous seriez donc charmée qu'il dît vrai?—Oui, madame: mais je suis presque sure qu'il est un trompeur.—(Elle est sincère au moins). Ma fille, vous en raporterez-vous à tout ce que je ferai?—Oui, pourvu que ma bonne soit de concert avec vous.—Elle aprouvera tout; je puis vous en répondre.» Et la marchande quitta Fanchette, qui dit à sa chère Agathe: «Il me semble, ma bonne amie, que mon cœur prend le parti de ce jeune homme contre moi: j'entens une voix secrette qui me dit qu'il est sincère, tendre, et qu'il fera mon bonheur. Que j'aurai de plaisir à lui tout devoir!»
La marchande de modes regardait la jeune Florangis comme digne de son neveu. «Une fille honnête, et si sage, se disait-elle souvent, rendrait Dolsans le plus heureux des époux: elle n'est point riche; mais elle est vertueuse, modeste; elle sera dans son ménage, économe, règlée; c'est une belle dot que cela. Quand elle joint à la beauté, la sagesse et la douceur, une fille a plus que la naissance et les richesses: ses attraits retiennent le cœur de son époux, sa douceur le captive, et sa conduite fait prospérer sa maison.»
59 Voila comme on raisonne parmi les gens du commun: chez les grands, c'est autre chose: ces vertus que la bonne marchande estimait tant, sont devenues trop roturières: et c'est ainsi que tout a son fort et son faible dans le monde: Ah! si le bonheur, la vertu, les talens ne vengeaient la médiocrité les puissans du siècle jouiraient d'un sort trop digne d'envie!
La gouvernante de monsieur Apatéon venait rarement. Elle craignait d'être observée. La marchande quittait à peine Fanchette, lorsqu'elle entra. La touchante Florangis fut enchantée de la voir: son cœur la desirait: la lettre de Lussanville l'avait émue: elle trouvait du plaisir à la relire: elle venait d'embrasser sa bonne; elle allait la lui montrer, lorsque Dolsans parut: Sa tante elle-même le conduisait.
Cette joie pure, ce sourire de la satisfaction, cette rougeur timide, cette agitation délicieuse, que cause la vue de ce qu'on aime, on vit se peindre tout cela sur le visage de Dolsans. Fanchette baissait les yeux. Enhardi par sa tante, encouragé par la présence de la bonne Néné dont il était connu, le jeune homme parla: il fit avec grâce à la jeune Florangis les complimens les plus flateurs: jamais il n'avait eu tant d'esprit et ne s'était exprimé avec autant d'aisance: l'amour rendait ses discours touchans; le desir d'en inspirer leur donnait un air de vérité: ils rapelèrent à la gouvernante 60 ses premières années; elle desira pour sa chère fille un époux si parfait. De concert avec la marchande on les laissa seuls un moment. Agathe même que Fanchette voulait retenir, suivit sa mère et la bonne. «Ma belle demoiselle, dit le jeune peintre, en tombant à ses genoux, vous voyez un amant qui vous adore: une félicité sans bornes, ou le comble des malheurs, voila ce que peut lui faire éprouver votre réponse. Si vous me laissez me flater de l'espérance de vous toucher un jour, il n'est personne dans le monde à qui je porte envie: si vous me l'ôtez, je suis le plus à plaindre des mortels: que faut-il que j'espère?» Fanchette rougissait. Elle cherchait, suivant sa coutume, au fond de son cœur la réponse qu'elle devait faire, lorsqu'on frapa: Dolsans se relève, la porte s'ouvre, et Lussanville, le jeune, l'aimable Lussanville paraît.
«Si j'avais prévu, mademoiselle, que le hazard me procurât aujourd'hui le bonheur de vous voir, je n'aurais pas écrit: je viens vous demander pardon de ma témérité... 61 l'obtiendrai-je? les sentimens que j'ai montrés dans mon billet, dictés par l'honneur et par l'amour, me rendront-ils excusable? Pour vous prouver combien ils sont sincères, je consens à ne plus vous parler jusqu'à leur exécution. Permettez seulement que je m'offre quelquefois devant vous, soit aux temples, soit à la promenade; et daignez me dire, si je puis espérer de voir un jour couronner ma constance!... Je suis injuste de demander que vous vous expliquiez; je le sens: Eh-bien! permettez seulement que j'interprète votre silence. Deux années seront un terme bien long; mais si l'impatience que cette attente me causera, était partagée, que je serais heureux!... Vous ne répondez rien... Je me retire; et ce gage, que je vous laisse de ma foi, vous prouvera...—Je ne puis le recevoir, monsieur, intérompit Fanchette...» Et dans le moment la bonne et la marchande rentrèrent.
Leur surprise fut extrême, en apercevant le jeune-homme, qui, sans leur donner le tems de se remettre, répète ce qu'il venait de dire à la belle Florangis, remet entre les mains de la gouvernante une boîte fort riche, baise la main de sa maîtresse, dérange quelque chose sur une comode, et disparaît comme l'éclair, avant que Néné songe à refuser son présent, ou du moins à le lui rendre.
Dolsans ne savait si ce qu'il venait de voir et d'entendre, était un songe ou la réalité. «Fanchette, dit la bonne, comment ce jeune-homme 62 vous connaît-il?» La marchande expliqua tout; la jeune Florangis donna la lettre, qui ne fut pas lue sans étonnement: la gouvernante ouvre sans hésiter la boîte de Lussanville: à l'entrée, l'on trouve une promesse de mariage bien signée, ensuite une bague, un fort beau diamant, des boucles d'oreilles, un colier, et tout le reste de la parure, le tout bien choisi, et plus beau que les bijoux qu'Apatéon lui-même avait donnés. Il n'était plus possible de rien renvoyer, puisqu'on ignorait la demeure du jeune homme. La marchande était inquiète; Dolsans paraissait desespéré; Fanchette réfléchissait; la bonne se déterminait. «Ouais, se disait Néné, voyons ceci: Fanchette est assez belle pour faire naître une passion durable: ce jeune homme sera dans peu maître de lui-même: il est riche: d'ailleurs il se fera connaître: ma chère fille aurait un rang digne de son mérite: quelle gloire pour elle! quelle joie pour moi! quel crève-cœur pour monsieur Apatéon!... Mais hêlas! les hommes sont si trompeurs! ne m'en ont-ils pas tous promis autant?... Bon! valais-je Fanchette, jeune, bien élevée, sage?...» De son côté, la marchande disait: «Mon neveu peut en trouver une plus riche, aussi vertueuse et qui ne balancera pas.» Et Dolsans: «L'univers entier ne m'offrira jamais une fille si touchante et si belle.»
«Oh ça! ma chère Fanchette, dit la bonne, il 63 s'agit ici d'un choix qui doit dépendre de vous seule: ni madame, ni moi, ne devons parler pour ou contre aucun des deux...—C'est bien mon sentiment, intérompit la marchande.—Décidez-vous vous-même, reprit Néné, l'inclination ne doit point être gênée: vos amans sont tous deux également aimables; ils paraissent tous deux guidés par l'honneur: prononcez.—Ma bonne, répondit Fanchette, vous me tenez lieu de mère; je vous obéirai. Cependant...—Parlez.—Pourquoi m'obliger de prendre, si jeune encore, un parti d'où dépend le bonheur de mes jours? Souffrez qu'auparavant la raison m'éclaire: la lumière de son flambeau est encore en moi faible et tremblante: un gout imprudent pourrait me décider, un faux brillant me décevoir, et me préparer d'éternels regrets.» On convint que Fanchette avait raison. Dolsans même l'aprouvait au fond de son cœur. Il espérait beaucoup de ses soins, de la protection de sa tante, et plus encore de son amour. La bonne, la marchande et Dolsans sortirent. La première, ravie de joie emportait la boîte de bijoux, dont l'aimable Florangis l'avait priée de se charger; la seconde savait bien lequel de ses amans Fanchette préférait; et le jeune homme s'abandonnait à l'espérance.
Dolsans paraissait vingt-quatre ans. Il était brun, grand; ses yeux avaient quelque chose de trop vif; sa démarche était aisée: il avait la 64 main belle, et se tenait bien. Sa physionomie était spirituelle; son air fin et pénétrant humiliait ceux qui l'approchaient: sa conversation était amusante et fleurie: il savait beaucoup, et paraissait s'en targuer un peu, quoiqu'il affectât d'être fort modeste. Son caractère le portait à la tendresse; mais son séjour en Italie l'avait rendu jaloux et défiant.
Lussanville, plus jeune, plus beau, plus riche, et non moins tendre, était fait pour aimer, et pour l'être à son tour. On voyait peintes sur son visage la franchise et la candeur; ses traits étaient mâles; son regard noble et doux: de longs cheveux châtains lui descendaient au-dessous de la ceinture; il avait le nez aquilin; la bouche apétissante et vermeille; le teint délicat; la jambe fine et faite au tour. Son âme était grande et généreuse; l'honneur et l'amour avaient seuls du pouvoir sur elle: il ne manqua jamais à sa parole donnée: il fut ami constant; amant respectueux, soumis; quelquefois malheureux, mais toujours fidèle.
«O mon père! jamais votre fille n'eut un plus grand besoin de vos lumières et de votre tendresse!... Hêlas mon digne père aujourd'hui choisirait un époux à sa fille. Il n'est plus... Infortunés enfans, qui perdez les auteurs de vos jours, ah! quels malheurs vous sont réservés! Sans guides, sans amis, vous vous égarerez; il ne se trouvera pas une main généreuse qui daigne vous ramener. Méprisés, avilis, ce n'est pas encore là pour vous le comble de la misère: si vous avez quelque beauté, des scélérats jettent sur vous de criminels regards; ils vous parent pour vous immoler, et deshonorer la cendre de vos vertueux et tendres parens. Oh! quelle douleur, s'ils en étaient les tristes témoins! mais l'éternelle nuit leur dérobe votre ignominie et le tombeau devient pour eux un azile... Et voilà quel était mon sort, sans une pauvre femme, née dans la bassesse, et qui coula ses jours dans la servitude! O ciel! ô dieu, qui m'avez servi de père! quelles grâces ne dois-je point vous rendre! ne permettez pas, grand dieu! que je manque jamais de respect à cette bonne femme que vous m'avez 66 donnée pour mère: celui qu'elle choisira, sera mon époux.
«Si tous deux également perfides cherchaient à me tromper!... mais pourquoi Lussanville serait-il un séducteur? Il ne me rendra plus de visites, jusqu'à l'instant où je verrai l'effet des sermens qu'il vient de me renouveler... Comme mon cœur s'est ému, lorsqu'il est entré! j'éprouvais une satisfaction inexprimable, tandis que le son de sa voix frapait mon oreille... Il ne me pressait pas de lui répondre... Avec quelle adresse il a fait parler jusqu'à mon silence!... Et ces présens?... Il ne me les fait pas comme monsieur Apatéon; il n'éxige pas que je m'en pare pour lui; que... Il ne veut me voir, sans m'aborder, que dans des lieux, où l'innocence et la pudeur n'ont rien à craindre... Qu'il paraît tendre! Ah! mon père sans doute l'aurait aimé; il l'eût destiné pour sa fille... Et pourquoi donc mon cœur se trouble-t-il seulement de songer à lui?... L'aimerais-je? est-ce-là ce qu'on nomme de l'amour?... Je ne le crois pas, mais je voudrais bien l'aimer, et qu'il me fût toujours fidèle... Il ne le sera pas: mille autres beautés plus séduisantes que la mienne le toucheront; des filles adroites m'enlèveront son cœur. Il m'oubliera... Que j'en serai fâchée!
«Dolsans... Il ne saurait être aussi tendre que Lussanville... Aimable Lussanville!... Dolsans dit qu'il m'aime... Et s'il m'aimait de tout son 67 cœur; que Lussanville m'oubliât, ne serais-je pas toujours heureuse?... Mon cœur ne me répond rien... Ah Lussanville! soyez constant!... Mais, s'il ne l'était pas?... Je sens... je crois sentir que je serais malheureuse... Pauvre orfeline, abandonnée, ou plutôt, obligée de fuir comme un monstre, le seul ami qui restât à mon père, il me sied bien, de préférer le plus aimable, et le plus riche, qui peut être... que sait-on?... est un fourbe. O Dolsans! la raison du moins est pour vous, et mon cœur ne méprisa jamais ses conseils... Irrésolutions que les sages avis de mon père feraient cesser, vous me tourmenterez longtems encore! Ciel! fais-moi connaître le plus digne, et s'il se peut, que ce soit Lussanville!»
Agathe revint. Profondément ensevelie dans ces idées, Fanchette oubliait qu'elle avait promis d'accompagner la marchande et sa fille dans une visite: la présence de sa jeune compagne l'en fit ressouvenir: elle se prépare, et veut prendre ce joli soulier vert que Dolsans avait vu: elle cherche, ne trouve rien, n'y fait pas grande attention, et sort avec Agathe.
Aprês le bonheur de voir et d'entretenir ce que l'on aime, il n'est rien de si doux que de recevoir de sa main l'image de ses attraits: si ce soulagement à l'absence manque encore, l'amant bien épris revoit sa maîtresse dans ce qui fut à son usage; une pièce de son ajustement lui rapelle tous les charmes de celle qu'il adore. Ce qu'il touche n'est rien, mais son amante l'a consacré, c'est un trésor à ses yeux.
En jurant à sa belle maîtresse de l'aimer toujours, Lussanville avait aperçu sur une comode sa jolie chaussure; en sortant il s'en était adroitement emparé; en se levant le lendemain, il écrivit ce billet.
Je vous adore; et pour vous le prouver, je me condanne au suplice le plus cruel pour un amant, à l'absence; mais hier, je volai l'ornement de ce joli pied, qui fut le premier de vos attraits qui frapa ma vue: ce n'est pas que 69 j'aie besoin de quelque chose pour me rapeler mon vainqueur; mais ce que je tiens a porté la divinité qu'adorera toujours Lussanville, c'est le plus précieux de tous ses biens [16]. Il ne le rendra qu'en recevant votre foi. L'excuserez-vous, mademoiselle?... Non; si vous le haïssez et qu'un autre... Mais si votre cœur vous parle pour moi, vous ne verrez, dans cette action trop libre, que le plus ardent amour.
Lussanville.
«Fanchette, dit la marchande, aprês que la belle Florangis eut lu ce billet, l'excusez-vous?—Oui, madame, répondit la jeune personne.» Et rien moins que contente, la bonne maîtresse descendit dans sa boutique.
Monsieur Apatéon était malade de rage de n'avoir pu retrouver Fanchette: la gouvernante vint le jour même aprendre à sa pupille cette intéressante nouvelle. L'aimable Florangis parla de Lussanville, et montra son billet. «Un billet encore, dit la bonne Néné! Eh mais!... Comment!... En vérité... j'ai la meilleure opinion du monde de ce jeune Lussanville.—Parlez-vous tout de bon, ma bonne?—Oui, mais ne m'en croyez pas si vite: les hommes...—Eh bien! les hommes?—Si vous saviez combien ils ont de finesses différentes!—Ressemblent-ils tous à monsieur Apatéon?—Ah! vraiment, ce ne serait que 70 demi-mal, s'ils se ressemblaient tous: mais l'un fait la sainte-nitouche: l'autre paraît tendre, sincère, de la meilleure foi du monde; vous pouvez vous fier à lui; il ne veut rien... et prétend tout. Celui-ci va se pendre, si vous ne l'aimez, se jeter dans la rivière, ou tout au moins mourir en langueur, qui... huit jours aprês qu'il ne desire plus rien, vous regarde avec indifférence. Celui-là traite l'amour cavalièrement; mais il épie l'occasion comme le chat fait la souris. L'on en voit jouer les grands sentimens, fulminer contre les trompeurs de filles, et cela, ma chère Fanchette, pour les mieux tromper. Il en est qui donnent brusquement l'assaut, et vous disent pour la première fois qu'ils vous aiment, en montrant une audace qui prouve tout le contraire. Enfin l'on trouve quelquefois un amant qui prend notre rôle, et fait le précieux; il met adroitement sous nos yeux tout ce qu'il vaut, et bien davantage encore; c'est une coquette en pourpoint: croiriez-vous que ces vils originaux ont l'art d'attirer dans leurs filets: Hêlas! ma chère enfant, je ne le croirais pas sur le rapport d'autrui; mais on s'instruit à ses dépens [17]: tous ces gens-là m'ont trompée.»
La gouvernante avait les yeux humides, en achevant ces mots, et jurait au fond de son cœur qu'ils ne tromperaient pas la jeune Florangis. Ensuite elles sortirent ensemble pour quelques emplettes que la bonne Néné voulait faire 71 pour sa chère fille. Un long mantelet, une immense calèche ensevelissaient la jeune personne, de sorte qu'elle était voîlée comme une femme turque qui sort pour aller au bain: cependant Fanchette attirait les regards; tous les yeux se fixaient sur son joli pied: elle ne rencontra pas un homme dont il ne touchât le cœur; pas une femme dont il n'émût la bile; personne dont il n'excitât l'admiration.
Lorsqu'elles furent chez le marchand, les garçons, au lieu d'écouter la vieille Néné, regardaient le pied de Fanchette, et si les ordres du maître de la maison ne les eussent tirés de leur extase, peut-être la bonne et sa chère fille n'auraient pas obtenu sitôt qu'on leur vendît de l'étofe. Lorsqu'ils virent les traits de l'aimable Florangis leur admiration n'augmenta pas: ils se disaient: Qu'elle est belle!..... mais elle n'en avait pas besoin.
C'était chez un vieillard voisin du père de Fanchette, que la bonne achetait. Il n'était pas moins frapé que les jeunes-gens des grâces de cette aimable personne. Néné lui dit qu'il voyait la fille de son ancien confrère. Le vieillard surpris, l'examine de plus prês, dit qu'il la remet, et veut l'embrasser: Fanchette évita l'accolade: mais il s'empara de sa main; il la pressait assez rudement, en lui disant tout bas, tandis que la gouvernante choisissait, rebutait, bouleversait, et ne trouvait rien digne de sa pupille: «Ma belle voisine, je vous 72 ai vue toute enfant; je me sens pour vous une affection que vous pouvez mettre à l'épreuve; toute ma maison est à vous, et je ne desire autre chose que de vous servir de père et d'ami.» Fanchette se rapela monsieur Apatéon, fit au marchand une profonde révérence, et le remercia. «Il faut accepter mes offres, ma belle enfant, vous serez chez moi comme ma fille, et je vous marierai.» Ici Fanchette fut en défaut: jamais Apatéon n'avait parlé de la marier: elle aurait été bien charmée qu'on l'eût mariée avec Lussanville; avec cet amant si tendre, qui regardait comme un trésor ce qu'elle avait touché: mais comme elle était prudente, elle remercia de nouveau le marchand, et s'aprocha de sa bonne.
Tandis qu'elles se fesaient montrer des étofes, deux jeunes cavaliers qui les avaient suivies, dês leur sortie de chez la marchande de modes, en fesaient aussi déployer à côté d'elles: dans le magazin du marchand rien n'était à leur gout que Fanchette; aussi ne regardaient-ils qu'elle. Si Fanchette restait en place, ils admiraient son éblouissante beauté; si l'aimable personne fesait un pas, leurs yeux se fixaient sur son pied mignon: ils voulurent plusieurs fois lier avec elle un entretien: Fanchette répondait avec modestie, mais elle ne répondait qu'un mot et s'éloignait.
Enfin la bonne Néné se détermina pour un satin, que le vieillard avait lui-même été chercher 73 dans un cabinet séparé. Jamais on ne vit rien de si bon gout: sur un fond blanc-perle, courait un dessin vert et rose, d'où s'échapaient des fleurs argent et lilas. Le prix qu'on demanda parut si médiocre, que la belle Florangis et sa bonne crurent que le marchand se trompait; elles le lui firent remarquer. Mais il les assura qu'il y gagnait encore. Les deux jeunes-gens et les garçons s'écrièrent comme de concert: «Oh! que cette étofe aura de grâce, lorsqu'elle l'embellira!»
Jamais Néné n'avait été si contente: elle paya, se chargeait de l'étofe; Fanchette avait d'autres bagatelles: mais soit qu'un coup-d'œil du vieillard les eût instruits; soit d'eux-mêmes, les garçons les en débarassèrent malgré elles, et leur offrirent leur bras pour les remener. «Que vous êtes charmante, mademoiselle, disait le plus aimable des deux, qui conduisait Florangis! je m'estimerais heureux, si vous me permettiez de vous rendre quelques visites, et de me faire connaître: Je suis riche; de bonne 74 famille; mes ancêtres sont commerçans en draps depuis plus d'un siècle: On m'a placé chez monsieur Delaunage, parce qu'on marchande son fonds pour moi: Vous voyez que c'est un établissement avantageux et tout formé: Ma mère m'adore: toutes mes volontés seront une règle pour elle; d'ailleurs votre nom est connu; monsieur votre père se ruina, mais il ne fit tort d'un sou à personne; son honneur est entier dans le corps des marchands: Consentez à devenir ma compagne, à rentrer dans un état pour lequel vous êtes née.»
Ce jeune garçon parlait bien raisonnablement, et Fanchette aimait la raison. Dolsans n'avait pas un moment balancé Lussanville: Satinbourg (c'est le nom du jeune marchand) pensa l'emporter, non par l'inclination; mais par la convenance, la douce égalité, l'amour d'un premier état. La jeune fille répondit sagement: «Monsieur, je suis reconnaissante des sentimens que vous me montrez; mais je crains un engagement, et des raisons fortes me font une loi de n'y pas songer encore: vous ne pouvez me rendre de visites; cela ne serait pas séant: mais voyez ma bonne.» Ces derniers mots satisfirent le jeune garçon marchand.
Celui qui conduisait la gouvernante ne s'oubliait pas. «Cette jeune demoiselle dépend de vous, madame, lui disait-il: vous ne seriez pas fâchée de lui trouver un établissement honnête; et je suis votre affaire. Un frère aîné que 75 j'avais, vient de mourir: mon père, chez lequel je vais retourner, demeure rue saint-antoine. Sa boutique vaut au moins celle de M. Delaunage: il est âgé, infirme, veut se retirer, et va tout me remettre: voyez, informez-vous; il se nomme Damasville: je préfère mademoiselle Florangis au parti le plus riche, et je ferai mon possible pour la rendre heureuse.—Vous êtes bien honnête, monsieur, répondit la bonne Néné.» Et l'on arrive.
Tandis que la gouvernante rendait compte à sa pupille des propositions de Damasville, les deux jeunes cavaliers, de retour avant elles, parlaient à la marchande de modes. L'un était le comte d'A***, et l'autre le marquis de C***; charmans, riches, maîtres d'eux-mêmes. Leurs vues n'étaient pas honnêtes comme celles de Lussanville, mais ils étaient puissans; ils offrirent tout-d'un-coup à la marchande, de faire la fortune de sa nièce et de la rendre une fille de conséquence: Il ne s'agissait, disaient-ils, que de perdre un honneur de préjugé, pour en avoir un autre infiniment plus commode, et plus considéré dans le monde. La marchande (et de modes encore!) élevée chez les ostrogoths, ne connaissait pas cet honneur-là; elle les assura que jamais elle ne consentirait à l'échange, et les pria sérieusement de n'y plus songer.
Durant la maladie de monsieur Apatéon, qui fut longue, Fanchette et sa bonne sortirent quelquefois. Néné crut bien faire de conduire sa pupille chez celles des connaissances de ses parens inconnues à monsieur Apatéon, et qu'elle estimait le plus; afin qu'à son retour, l'oncle de la belle orfeline eût moins de peine à la retrouver. Les malheurs de monsieur de Florangis avaient fait des ingrats de tous ses amis; le joli pied de sa fille les rendit tous criminels. Il n'y eut pas un vieillard qui ne tâchât de la séduire, pas un jeune-homme qui n'entreprît de la toucher.
Lussanville n'avait pas manqué une seule occasion de voir sa maîtresse lorsqu'elle sortait: mais il était impossible, de la manière dont Fanchette était voîlée, qu'il en fût remarqué. Un jour il ne put résister à l'envie de lui dire quelques mots: il aborde timidement la bonne, et salue son amante: le cœur de Fanchette tressaille, en entendant sa voix; elle rougit en le regardant. Le jeune Lussanville parla de sa tendresse; il était si vrai, si persuasif; il s'exprimait d'une manière si touchante, 77 que Néné prenait plaisir à l'écouter. Il offrit de les aider à marcher: la bonne accepta: pour la première fois cet amant passionné toucha le beau bras de Fanchette: il osa lui presser la main: la jeune fille était vivement émue, ses genoux tremblaient, et son cœur disait: Cher amant! seras-tu fidèle? mais sa bouche gardait le silence. Quel heureux état! si l'on en bannissait la crainte, il serait moins délicieux.
Dolsans, non moins amoureux, voyait tous les jours Fanchette chez sa tante: le nom de parent qu'il prenait avec elle, semblait lui donner des droits à sa familiarité: cependant il ne put jamais obtenir de l'accompagner. Il ne pouvait douter de la passion de Lussanville: la marchande ne lui cacha pas les propositions du marquis de C***: le jeune peintre frissonna: il résolut de suivre sa maîtresse dès qu'elle sortirait, pour la secourir dans le besoin. Tant qu'il n'avait entendu louer Fanchette que par des inconnus, son humeur jalouse l'avait fait souffrir beaucoup moins, que son amour n'avait été flaté: mais lorsqu'il reconnut Lussanville, il ne se posséda plus. En le voyant aborder Fanchette et sa bonne, qui le recevait d'un air familier et content, il lui passa dans l'esprit mille projets funestes. Insensé! ignorait-il qu'on ne doit disputer le cœur d'une belle, qu'en s'efforçant de surpasser son rival, en vertus, en talens, en 78 amour! Dolsans se proposait d'attaquer Lussanville, dês qu'il aurait quitté la belle Florangis et Néné: mais, pour combler sa douleur et sa jalousie, le jeune-homme entra dans la maison avec elles.
C'était chez une parente de la mère de Fanchette, que Néné conduisait sa pupille. Cette femme les reçut froidement d'abord; mais lorsque Lussanville eut dit en confidence à la bonne dame ce qu'il sentait pour sa petite cousine, et qu'il l'eut instruite du dessein formé de l'épouser, elle changea de ton, et lui fit mille caresses: la future compagne de monsieur de Lussanville était tout autre chose à ses yeux, que la jeune et pauvre Fanchette. La bonne exigea, lorsqu'elles voulurent se retirer, que Lussanville restât; elles s'en retournèrent seules, malheureusement.
En arrivant chez la marchande de modes, elles trouvèrent un essaim d'amans, qui semblaient s'être donné le mot. Satinbourg et Damasville accoururent les premiers audevant de Fanchette. Ils la prièrent de décider entr'eux. La jeune Florangis venait de voir Lussanville: elle les assura tous deux qu'elle voulait rester libre longtems encore, et les pria de cesser leurs visites. La bonne et la marchande, de leur côté, congédiaient un jeune avocat qui commençait à se distinguer au palais, par des plaidoyers fleuris, en stile de ruelle: un jeune procureur, qui se sentait la conscience chargée, 79 parce que son père avait accablé de frais injustes celui de Fanchette, pour avoir à vil prix une jolie maison de l'infortuné marchand, voisine de la sienne; un neveu d'Apatéon, qui desirait ardemment la mort du vieillard voluptueux, mais qui paya plutôt que lui le fatal tribut à la nature; un commis, qui voulait se donner une jolie compagne, pour l'employer à faire sa cour à ses protecteurs, et parvenir plus rapidement; et vingt autres, tous enfans de ceux qui virent d'un œil indifférent ou satisfait la ruine de monsieur Florangis. La bonne Néné nageait dans la joie. «Ma chère fille, disait-elle, voici de quoi choisir; mais n'écoutez votre cœur, que lorsqu'il vous parlera de concert avec la raison.—Ma bonne?... Lussanville?—Voila celui que vous préférez; il le mérite, chère Fanchette, s'il est fidèle; mais le sera-t-il?—Je le crois, ma bonne.—Il ne faut rien croire, et douter de tout.—A l'exception de mon parfait dévoûment, madame, dit le marquis de C*** qui s'était aproché sans qu'elles l'aperçussent: J'ai un rang, des titres, des parens puissans, je suis sincère, jeune, tendre; je ne vous dis pas que j'épouserai mademoiselle, je serais un menteur; mais hors cela qu'elle forme des vœux, je vais les remplir, sans hésiter, sans différer; sa fortune ne lui coûtera qu'un signe de tête, ses gouts, ses fantaisies, ses caprices seront des loix; un équipage brillant, des diamans, des 80 bijoux, une petite maison délicieuse, cent autres choses dont je ne parle pas, tout cela n'est pas indifférent, un mot, elle va l'avoir: Il en est mille qui ne se le feraient pas répéter deux fois; mais vous, c'est autre chose; on attendra vos résolutions; huit jours suffiront-ils? parlez? on pourrait aller jusqu'à quinze: ne vous préparez pas un repentir, en refusant un homme aimable et l'aisance, qui viennent vous chercher... Je ne demande pas de réponse aujourd'hui; je reviendrai. Adieu, mon adorable, jusqu'au revoir.» Tout cela fut prononcé avec tant de volubilité, qu'il avait été impossible de l'intérompre. «Eh! ne vous donnez pas la peine de revenir, monsieur, lui cria la gouvernante, en le voyant disparaître: je vous déclare dês aujourd'hui, qu'une couronne, au prix que vous nous offrez vos dons, ne nous tentera jamais.» Le marquis feignit de n'avoir pas entendu, et s'éloigna.
Un équipage s'arrête à la porte en ce moment: Il en sort un gros homme court. Fanchette fit un cri de frayeur; elle le crut monsieur Apatéon. Il s'aproche; jette un regard protecteur sur tout ce qui l'environne, et s'assiéd en soufflant. «C'est donc à vous cette belle enfant, dit-il à la marchande? Elle est assez bien, ajouta-t-il, en regardant la jeune Florangis d'un air effronté. Dites-moi, ma fille, ne vous ai-je pas vue quelque part?...» Fanchette baissait les yeux en rougissant. 81 «En vérité, je lui trouve un air d'innocence... je m'en accommoderai... Ah! ciel!... eh! ma belle pouponne! quel joli bijou vous avez là?... Non, je me trompe, vous n'êtes pas celle que je croyais avoir déja vue au bal de saint-cloud: j'aurais remarqué ce joli pied-là. Il est plus vrai qu'il ne le fut jamais que 3 et 3 font six, plus 4 font dix, que vous êtes une perfection... Mais, où va-t-elle?... Écoutez, écoutez, la petite! on vous veut du bien... Rapelez-la donc; elle ne m'entend pas.» La gouvernante n'avait jamais eu d'amant financier; à peine comprenait-elle quelque chose à ce qu'il venait de dire. La marchande, plus connaisseuse, répondit d'un air froid: «Monsieur, on vous aura trompé ce n'est pas chez moi qu'on vous aura dit. Voyez ailleurs.—Si fait, parbleu! je vous trouve plaisante: mon agent m'aurait trompé! moi! Cette jeune personne ne se nomme-t-elle pas Fanchette? ne l'avez-vous pas en aprentissage? n'est-elle pas jolie, orfeline, et pauvre? et par conséquent ce que je cherche.—Eh! pourquoi, monsieur, la cherchez-vous, dit bonnement la gouvernante?—Belle demande! parce qu'elle est jolie; que j'aime les jolies femmes, et que je les paye.....—Allez, monsieur, reprirent à la fois la marchande et Néné; sortez; je ne pourrais commander davantage à mon indignation: cherchez autre part les malheureuses victimes de vos débauches.....—Adieu, mes belles dames, 82 adieu: la jeune fille sera peut-être plus traitable: adieu. Vous enragez: mais, vous voyez bien que l'on ne saurait plus s'adresser à vous: votre tems est fait. Adieu.» Il part, en achevant ces mots, et laisse la bonne Néné três-scandalisée de sa grossièreté brutale.
La pudeur venait d'obliger Fanchette de fuir: elle s'était enfermée dans sa chambre avec la jeune Agathe. L'aimable fille réfléchissait sur cette foule d'amans qui demandaient sa main: pour les autres, tels que l'impudent financier, le comte, le marquis, etc., elle ne leur fesait pas l'honneur de s'en occuper. Elle reprit son ouvrage, et travaillait. «Méritons d'être l'épouse de Lussanville, se disait-elle: je n'ai pas de bien; je ne puis devenir son égale que par la vertu. Mon père me traça la route que je dois suivre: ce n'est qu'en exécutant avec fidélité ses derniers ordres, que je serai digne de mon amant.» Un tendre soupir suivit cette réflexion modeste.
Fanchette était tranquille: un cri perçant, poussé par la marchande, la tira de sa douce 83 rêverie: les deux jeunes filles frissonnent, et volent auprês d'elle. Quel spectacle s'offre à leurs yeux! Dolsans, porté par quatre hommes: son sang coule d'une large blessure: Lussanville, fondant en larmes, le suit! «Vous voyez un coupable, mademoiselle, dit le jeune peintre à Fanchette, dês qu'il l'aperçut, que le ciel punit: je vous aimai, je vous adore encore à mon dernier moment... mais j'étais indigne de vous... puisque j'ai pu devenir criminel... Je viens d'attaquer un homme que vous me préférez... Je lui aurais arraché la vie sans remords peut-être, et je le vois donner des larmes au sort que je mérite...» Il se tut: et les sanglots étoufaient l'aimable Florangis. «Ah madame! dit-elle à la marchande, c'est donc moi qui suis la cause de son malheur!... Dolsans! puis-je racheter vos jours aux dépens de mon bonheur et de ma vie... Oui, madame, ajouta-t-elle, en regardant sa maîtresse, qu'il vive... employez tout pour le sauver; et... s'il faut ma main... s'il ne peut suporter le jour qu'à ce prix, je n'écouterai point mon cœur qui me parle pour son rival; je la promets, et je la donnerai.»
Lussanville entendit ce cruel arrêt. «Ah! Fanchette! lui dit-il à demi-bas, vous m'aimiez!... et je vous perds! Si j'avais su qu'il n'y avait point de milieu pour moi, entre la mort et ce revers, je n'aurais pas défendu ma vie, qu'on attaquait avec fureur... Mon sort est 84 donc décidé... Une main teinte de sang ne se joindra jamais avec la vôtre... Adieu. Je vais mourir.—Ne me rendez pas plus malheureuse encore... Je vous aimais; je vous aime: mais il ne me sera plus permis de vous le dire, ni de vous voir... Si vous étiez à la place de Dolsans, je ne vivrais plus...—O ciel! qui l'eût pensé, que je serais infortuné en entendant cet aveu flateur!» Accablé de douleur, desespéré, le jeune amant s'éloigne en pleurant.
La blessure de Dolsans n'était pas aussi dangereuse qu'on l'avait cru: sa tante, rassurée, caressait Fanchette, en lui répétant, que bien loin de l'accuser du malheur de son neveu, elle allait lui devoir son bonheur et sa vie. La jeune Agathe se joignait à sa mère: elle embrassait l'aimable Florangis: «Que j'aurai de plaisir à vous nommer alors tout-de-bon ma cousine, lui disait-elle!» Fanchette versait des pleurs: mais elle ne se repentait point du sacrifice: son âme généreuse fesait une bonne action, sans se mettre en peine d'en savourer la douceur.
Kathégètes, ce vieillard respectable, gouverneur de Lussanville, fut frapé de l'air de tristesse de son élève. Mais il avait pour maxime, de ne faire jamais de questions: il prit seulement un air de douceur et de bonté, plus marqué qu'à l'ordinaire, afin d'exciter la confiance. Il fut plus surpris encore de la réserve de Lussanville, et de se voir pressé d'accomplir un dessein formé depuis longtems, de visiter les principaux états de l'europe: le jeune-homme semblait auparavant n'envisager ce voyage qu'avec répugnance, et l'avait entièrement rompu, depuis qu'il connaissait la belle Florangis. Monsieur Kathégètes sentit bien qu'il y avait quelque chose d'extraordinaire: il remarqua que tout ennuyait Lussanville; qu'il ne se trouvait bien nulle part. «Il aime, disait le bonhomme... mais il veut fuir! je voudrais bien connaître celle qu'un amant si bien fait a trouvée cruelle.» La curiosité l'emporta sur ses principes. «Qu'avez-vous? dit-il un jour à l'aimable jeune-homme.—Ah! mon papa!... j'aime, je suis aimé... et pourtant, je suis malheureux!—Vous m'ôtez un sujet d'étonnement 86 pour en faire naître un autre...—Ne m'en demandez pas davantage; ce serait aigrir mes maux.» Et le vieillard se tut. Son élève se tourmentait; il se répandait dans les assemblées: puis tout-à-coup prenant d'autres dispositions, s'enfonçait dans une solitude absolue: mais le trait était dans son cœur; sa douleur le suivait par-tout [18]. Il rendait souvent des visites à la bonne Néné, qui tâchait de le consoler, en lui disant de ne pas désespérer encore. Il la pria d'accepter pour sa pupille le présent qu'il avait fait: elle résista d'abord; ensuite elle se laissa toucher, et le tendre jeune-homme se crut moins malheureux.
Les autres amans de Fanchette ne se découragèrent pas: monsieur Delaunage envoyait tous les jours de nouveaux dons qu'on refusait; Satinbourg et Damasville ne pouvaient obéir à l'ordre de ne plus revenir: Le marquis et le comte fesaient toujours des promesses éblouissantes; mais le financier prenait une autre route. Un jour l'aimable Florangis sortait d'une église: un carosse barrait la porte. Fanchette se présente pour passer: deux grands laquais la prennent entre leurs bras, l'y placent malgré elle, ferment les portières, et le char vole. Lorsqu'il s'arrêta, la jeune personne se trouva dans la cour d'une maison superbe: on la porte dans un apartement somptueusement meublé: elle y était à peine qu'elle vit entrer l'individu massif et rond, qui lui parla si cavalièrement 87 chez sa maîtresse. «Ma reine, lui dit-il en l'abordant, ne craignez rien: vous êtes libre ici; ce n'est pas mon usage d'employer la violence avec les belles.—Pour me prouver que vous dites vrai, monsieur, permettez que je me retire sur le champ.—Mon cœur! pas sitôt: il faut du moins m'écouter auparavant. Pourquoi faire la bégueule et la sauvage? En vérité, mon enfant, si vous conservez cette manie-là, vous ne percerez jamais, et, jolie comme vous êtes, ce serait réellement dommage: vous pourriez prétendre à tout... Voulez-vous, par un mariage légitime et cérémonieux, vous ensevelir avec un malôtru? ma foi! ce n'est pas mon avis. Je veux vous donner des lumières, des conseils; vous parler en ami... Allons, petite... Mais pourquoi!... Voyez qu'on lui fait grand mal!... soyez moins farouche. Asséyez-vous.—Non, monsieur; je veux m'en aller.—Ah! belle pouponne, un moment... Eh! laissez-nous donc voir ce petit pied, il est si joli! pourquoi le cacher!...—Je ne suis point faite, monsieur, non, je ne le suis point, pour cette humiliation.—Eh! qui prétend vous humilier!... Écoutez, ma fille: cet agrément là peut seul faire votre fortune, et je vous avouerai, moi, que c'est ce qui me plaît davantage en vous. Mon aimable enfant, ne croyez pas que je veuille vous faire vieillir avec moi: je change souvent: j'ai des trésors; je les partage avec celles que je quitte: on sait que 88 je suis de bon goût: m'avoir eu, c'est un titre pour trouver un autre amant.—Je ne veux, monsieur, ni de vos richesses, ni d'amant.—Je suis plus instruit de vos affaires que vous ne pensez, belle Fanchette; vous allez épouser un maladroit que vous n'aimez pas, et vous vous arrachez à l'amant que vous préférez: Je sais tout cela: voici la proposition que je vous fais: Dans huit jours vous épouserez Lussanville fils de ma sœur et mon pupille; je vous doterai richement: cela n'a-t-il rien qui vous tente?—Hêlas!... Monsieur, j'ai promis d'épouser Dolsans, de me sacrifier, pour lui sauver la vie, et je tiendrai ma promesse.—Ah! pour le coup, ma belle, je ne vous conçois plus. Quoi!... Vous n'aimiez donc pas Lussanville?—Pardonnez-moi.—Et vous le refusez?—Oui, monsieur.—La raison, s'il vous plaît, de ce procédé rare?—C'est que tôt ou tard j'occasionnerais la mort de Dolsans, ou la sienne, et je ne crois pas acheter trop une si chère vie aux dépens même de mon bonheur.—Mais où donc a-t-elle vécu? Ma foi, ma mignonne, les romans vous ont tourné la tête. Il faut la guérir. De sorte que, sous le sceau du plus inviolable secret, vous seriez bien loin de me rien accorder, pour recevoir la main de mon neveu, et l'assurance de succéder à toutes mes richesses.—Ah ciel! quelle horreur!...—Elle s'effraye! ah! je veux la guérir! répétait-il en riant.»
89 Pour réussir à cette cure, merveilleuse, selon lui, le financier accable Fanchette de sa lourde masse, et se met en devoir de ravir des faveurs, dont la moindre était d'un prix au-dessus de tous ses trésors [19]. L'aimable fille, comme tant d'autres, aurait pu céder à la violence [20]; mais elle était vertueuse tout-de-bon: elle s'échape: le pesant midas la poursuit: telle autrefois Syrinx fuyait devant le dieu inventeur des chalumeaux. Fanchette, hors d'haleine, apelait de toutes ses forces: mais quels secours espérer dans une maison vendue au crime? Épuisée de lassitude, tremblante, le pied lui glisse, elle va tomber; le financier avance un canapé, qui la reçoit. Avant qu'elle puisse se relever, il est à ses pieds; il s'en empare; il les baise un million de fois: Tous les efforts de Fanchette pour se débarrasser, sont inutiles. Elle fond en larmes. «O! mon père! s'écrie-t-elle, votre fille touche à sa perte; mais elle n'est pas ici par son imprudence... Eh! quoi! un scélérat peut donc souiller l'âme la plus pure!...» Elle finissait à peine ces mots, qu'on frape rudement: le financier se relève: il hésite, mais enfin, voyant qu'on redoublait, il ouvre lui-même: c'est Lussanville qui paraît: Fanchette s'élance dans ses bras. «Sauvez celle que vous avez aimée, s'écrie-t-elle; arrachez-la des mains d'un barbare, que mes larmes ne touchaient pas...» Dans ce moment d'indignation et de douleur, Lussanville cola sa bouche sur celle de Fanchette, 90 qui ne la détourna pas; il l'emporte; et l'éloigne de la demeure d'un infâme.
Plus léger que zéphyre, lorsque de son haleine, il agite doucement les tiges des fleurs, Lussanville avec son précieux fardeau, gagnait sa voiture: l'air effrayé de Fanchette fut remarqué par deux inconnus, qui dans ce moment se trouvèrent vis-à-vis la demeure du financier. L'un d'eux sur-tout, vivement frapé des traits de la jeune personne, la considérait avec intérêt. Ses regards vont se fixer sur un petit pied, qu'une mule mignone contenait à demi. L'émotion que lui causent ce pied séduisant et cette mule délicate fait palpiter son cœur. Également touchés pour une fille jeune et belle, à laquelle ils croient qu'on fait violence, tous deux se disposent à la secourir: ils accourent. La belle Florangis, qui les prit pour des satellites du financier, s'élance précipitamment dans la voiture de Lussanville: les deux inconnus, qui s'imaginent qu'elle est contrainte, la saisissent par sa robe: «Cher ami! s'écrie Fanchette!» et ses bras ceignent Lussanville. Au 91 nom si doux qu'elle vient de donner au charmant jeune-homme, les libérateurs s'arrêtent, se regardent, et conviennent qu'avec cette figure, on n'est jamais réduit à forcer les filles. Mais la jolie mule de Fanchette avait tenté le plus aparent des deux inconnus [21]: dans le mouvement précipité que fit l'aimable fille pour se débarrasser de ses mains, son pied s'embarrassa; l'inconnu sut profiter de son trouble pour faire glisser le bijou qui l'avait charmé; il s'en empare adroitement, fait un compliment flateur à la jeune beauté, explique quelles ont été leurs vues en s'aprochant: on leur répond par une inclination profonde, et la voiture part comme l'éclair.
Les deux inconnus paraissaient étrangers: En effet, l'un était un riche habitant des colonies françaises en asie; l'autre, le gouverneur d'un fils unique que ce particulier avait renvoyé en france il y avait plusieurs añées. Le jeune-homme était disparu tout-à-coup dans un tems où il était préocupé d'une passion violente: son gouverneur s'épuisa vainement en recherches: rebuté, désespéré, il avait été lui-même porter au père de son élève la nouvelle d'un si grand malheur. Ils étaient de retour depuis quelques jours seulement.
«Quel trésor! disait l'asiatique à l'instituteur. Dans la position, où je me trouve, une fille si belle pourrait seule adoucir l'amertume répandue sur le reste de ma vie: oui, je bénirais 92 le ciel de l'avoir rencontrée, si je ne lui croyais un mari... Mais, que sait-on? peut-être n'est-elle que sa maîtresse?... Malheureusement tous les moyens de nous en assurer nous manquent.—De toutes manières, répondait le gouverneur, vous devez en abandonner la poursuite; cette jeune personne étant ou mariée, ou indigne de vous fixer.—Indigne de me fixer!... Voyez, mon vieux ami, voyez cette mule, et représentez-vous les traits de celle qui l'a portée... mais voyez-la donc!—A quarante ans révolus, vous! séduit par un pied mignon! ah! ah!...—Eh! vous même, qui riez de si bonne grâce, y résisteriez-vous? Le parti en est pris: il faut découvrir son nom, sa fortune: nous avons tout employé pour retrouver une malheureuse famille que j'ai laissée... dans la misère: il ne restait qu'une fille; on vous a dit à vous-même qu'on ignore ce qu'elle est devenue... Et voilà ce qu'a causé sans doute la malheureuse nécessité où je me suis vu de faire croire ici ma mort. Mon fils se croyant maître de lui-même, aura méprisé votre autorité, donné dans le désordre, et se sera perdu... Mes parens n'ont plus compté sur moi... Nous allons faire de nouveaux efforts: si tout est inutile... que cette jeune beauté soit libre... quelle qu'elle ait été, je n'hésiterai pas. Combien en est-il, dans ce sexe enchanteur, qui, séduites par un perfide, entraînées par l'exemple, souvent livrées par celle qui devait les protéger, 93 sont vertueuses au sein du libertinage! car, vous le savez, sans doute, la vertu ne consiste pas à garder une fleur que l'honnête-femme a du donner: tout git donc dans la manière de la perdre: eh! que reprochera-t-on à celles dont je parlais? Non, je ne leur fais pas un crîme d'un état qu'elles n'auraient pu éviter, non... et je n'en estimerai pas moins la jeune personne qui vient de me charmer: ma main, ma fortune, j'offrirai tout, je donnerai tout: son empire sur mon cœur est absolu... il l'est, ami, il l'est... et si malheureusement elle se trouve mariée... je n'ai jamais éprouvé ce que je ressens pour elle... je ne sais si je répondrais de ma vertu.»
En s'entretenant de la sorte, les deux amis suivaient la route qu'avait prise la voiture de Lussanville. Ils s'arrêtent par hazard devant la maison qu'il occupait, et reconnaissent un des domestiques qui venait d'accompagner le jeune amant de Fanchette. Ils l'abordent pour l'intéroger: mais Lussanville était aimé de ses gens; ils ne s'entretenaient de leur maître que pour en dire du bien, et jamais pour médire de ses actions: celui-ci leur tourna le dos, sans leur répondre.
Les inconnus n'aprirent rien dans ce moment: mais l'un d'eux ne pouvait dissimuler la joie qu'il ressentait d'avoir trouvé la demeure de l'heureux amant avec lequel il ne doutait pas que ne vécût la jeune fille au pied mignon. 94 Il se retira, dans la résolution de ne rien négliger pour découvrir quel est le sort de la belle dont il a ravi la jolie mule (et rien de plus galant que cette mule; elle était bleu céleste, garnie d'un rézeau en argent), il ne pouvait se lasser de considérer ce bijou, dont la vue allait jusqu'au fond de son cœur réveiller les desirs.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
SECONDE PARTIE
SECONDE PARTIE
Lussanville, transporté de joie d'avoir garanti son amante de l'audace cynique d'un libertin opulent, la pressait dans ses bras, et lui disait: «Chère Fanchette, sans le malheur qui me bannit loin de vous, vous étiez perdue. Prêt à partir, j'ai voulu ce matin vous revoir une fois encore: j'ai remarqué que vous sortiez seule: si votre bonne, ou votre jeune compagne 98 eussent été avec vous, je n'aurais pas hésité de vous aborder; mais vous étiez seule; j'ai craint de vous déplaire. A l'église, j'étais derrière vous. Heureusement, j'ai reconnu l'infâme agent de mon oncle, lorsqu'on vous a enlevée. J'ai volé sur vos pas: il a fallu faire violence à la valetaille qui le sert et l'imite dans ses vices, avant de parvenir jusqu'à ses apartemens secrets, consacrés à la séduction et à la débauche. Je bénis mon infortune, qui sauve ce que j'aime. Mais, hêlas! faudra-t-il vous fuir?—Mon cœur en gémit, partez: oui, cher amant, puisque vous l'avez résolu; je l'exige; mais ne desespérez plus.....—Ciel! qu'entens-je! Belle Fanchette! vous me rendez la vie.....» Sa bouche se colla sur la main de son amante: ensuite, il leva les yeux sur elle: ils ne parlèrent plus; mais ils se regardèrent... si tendrement!... Lussanville essuya les larmes qui coulaient encore. On arrive chez lui. Fanchette craignait d'entrer dans la maison de son amant: mais sa mule était égarée, et sa parure dans un étrange désordre; elle redoutait de paraître ainsi chifonnée aux yeux du jaloux et pénétrant Dolsans: elle dit à Lussanville: «Je me fie à votre bonne foi;» et lui donna la main. La belle Florangis n'eut pas lieu de s'en repentir. Le tendre Lussanville nageait dans la joie de voir chez lui la souveraine de son âme. «Pourquoi devez-vous en sortir, lui disait-il, de ces lieux où vous règnerez un jour! divinité 99 de mon cœur! c'est ici que vous serez chérie, adorée du plus tendre des époux.» Fanchette sourit: la joie commençait à ranimer son âme abatue. Elle avait son portrait, que Dolsans venait de finir durant sa convalescence, et qu'il se flatait de recevoir de la main de Fanchette; il était dans la même boîte que celui de sa mère; elle y joignit un brasselet, qu'elle-même avait tissu de ses beaux cheveux; et ce présent fut pour Lussanville. Elle lui redemanda sa jolie chaussure, mais ce ne fut que pour la lui rendre. Lussanville, de son côté, la pria de recevoir des mules magnifiquement brodées, faites sur le modèle qu'il avait entre les mains: ce présent était nécessaire à Fanchette; mais il lui plut indépendamment de cela; elle ne le déguisa point: elle accepta de même la boîte de bijoux que son amant avait prié la bonne Néné de garder; elle lui promit de se parer de ses dons. Faveurs innocentes et précieuses! ah que vous avez de charmes pour les cœurs tendres!... L'aimable jeune homme, pénétré de reconnaissance, disait à sa charmante maîtresse: «Mon adorable épouse, nous devrons le plus grand de nos biens à nos malheurs.»
Après avoir examiné le portrait de Fanchette, Lussanville jeta les yeux sur celui de madame Florangis; il fut surpris de le trouver si richement orné: Il allait le baiser; il pousse un cri: «Quoi! dit-il à son amante, voila l'image de celle qui vous a donné le jour!... ô 100 ciel!... Mais vous m'en devenez plus chère... Oui, divine Fanchette, et le père, et le fils... le même pouvoir les a soumis. Mais la passion de mon père était illégitime, et fut aussi malheureuse qu'extrême. S'il avait été témoin de la ruine de celle qu'il adorait, il l'eût réparée... son fils va le faire... Belle Florangis! quelles nouvelles chaînes ne formerait pas cette découverte, si quelque chose pouvait augmenter mon attachement pour vous.» Lussanville baisa le portrait: «Aimable mère de mon épouse, disait-il, oui, je vous adore: on vous accuse de m'avoir ravi mon père; mais vous me donnez une compagne qui fera ma félicité.» Fanchette écoutait Lussanville avec étonnement: mais elle ne l'intérogea pas. Ils se regardèrent, et s'attendrirent sur le sort de leurs parens; ils se dirent combien ils les avaient aimés, et connurent que leurs cœurs honnêtes et sensibles se ressemblaient.
Enfin l'aimable Florangis, remise du cruel assaut qu'elle venait d'essuyer, suivie de son amant, retourna chez sa maîtresse: sa présence calma les vives inquiétudes de la marchande de modes, et fit cesser les alarmes de la jeune Agathe.
Dolsans était rétabli; et, pour obéir à son amante, Lussanville s'était éloigné. Fanchette, en revoyant sa bonne, lui fit part de ses nouvelles dispositions. La gouvernante aimait Lussanville; elle avait été cruellement peinée, lorsqu'elle avait apris la résolution généreuse de sa pupille, mais elle ne la combatit pas: Elle fit alors éclater toute sa joie: ensuite l'horrible danger que Fanchette avait couru la fit trembler. Cependant monsieur Apatéon commençait à se montrer. Il était nécessaire que la jeune Florangis ne sortît plus qu'avec précaution.
Le peintre se promettait un bonheur sans mêlange. Si Fanchette le recevait avec froideur, il espérait tout d'une âme si belle, lorsqu'il pourrait faire parler le devoir. Il pressa son union: la marchande secondait son neveu, et la jeune Florangis se crut perdue: elle ignorait que monsieur Apatéon étant son tuteur, nommé par le testament de son père, et la gouvernante substituée par un codicile secret, on ne pouvait rien faire que de leur consentement: elle ne vit d'autre moyen d'éviter 102 un malheur irréparable, que l'imprudent aveu de son engagement avec Lussanville: elle le fit avant de consulter sa bonne. Dolsans devint furieux. Fanchette connut alors de quelles violences rend capable un caractère jaloux: elle fut obsédée, tourmentée jusqu'à l'instant où Néné, instruite de tout, sut parler à la marchande avec fermeté, en la menaçant d'ôter Fanchette de chez elle, si l'on ne voulait pas la délivrer des persécutions de Dolsans. «Quoi! maman, disait la jeune Agathe, mon cousin serait cause que je perdrais mon amie! si je le croyais, je ne l'aimerais plus.»
Si les fautes que fait commettre un amour malheureux n'étaient excusables, Dolsans serait un monstre. Il se persuada, que s'il parvenait à ravir à Fanchette la fleur de l'innocence, il obtiendrait sa main facilement: il l'adorait; il se déguisait à lui-même l'atrocité de l'action, par le motif qui la lui ferait commettre. Dês qu'il se fut arrêté à ce coupable dessein, il parut tranquille: Il voyait Fanchette, mais sans l'entretenir de son amour; il le renfermait dans son cœur, et ses desirs contraints n'en acquéraient que plus de violence.
Un dimanche, Dolsans ne paraissait pas: Fanchette charmée de son absence, mit pour la première fois la robe achetée chez monsieur Delaunage, se para plus qu'à l'ordinaire, saisit cette occasion de remplir la promesse faite à Lussanville, releva sa beauté par les 103 diamans qu'elle tenait de lui, chaussa cette jolie mule, dont lui-même avait imaginé les ornemens [22], et commit une nouvelle imprudence. Elle nageait dans la joie: à chaque pas, elle se rapelait son cher Lussanville. Pour la première fois, elle-même admira les grâces de son joli pied. «Ah! si Lussanville était encore ici, se disait-elle, que je serais flatée! Cher amant! puissé-je n'être vue de personne, puisque je ne le serai pas de vous! je ne veux plaire qu'à vous; comme mon cœur n'aime et ne desire que vous!» Ensuite elle marchait; son cœur tressaillait. »Je suis toute à Lussanville, se disait-elle; c'est ce cher objet de ma tendresse qui m'embellit.» Ces agréables idées répandaient sur le visage de Fanchette un air d'enjoûment, qui rendait sa beauté plus éblouissante encore, lorsque Dolsans parut.
Il voit les dons de son rival: il pâlit: il dissimule sa rage (c'était encore un défaut qu'il avait aporté d'Italie, que la dissimulation: hêlas! nous prenons les vices de nos voisins, et nous laissons leurs vertus: voila le triste fruit qu'une infinité de jeunes-gens retirent de leurs voyages) et jure que Fanchette ne l'échapera pas. Cependant au fond de son cœur né vertueux, cette beauté si touchante excitait ses remords: il se retire à l'écart: «Que prétens-tu, malheureux Dolsans, se disait-il? et pourquoi vouloir contraindre un cœur qui ne se donne pas? Elle est belle, tendre; je l'adore: tout 104 doit-il donc tourner contre elle? rendons-nous à la raison: cedons-la: méritons son estime et son amitié... C'en est fait: je vais... Un autre, à mes yeux, jouira d'un bien qui m'est plus cher que la vie!... qui me fut promis!... Elle ne le veut plus... elle s'immolait; je n'étais pas aimé...» La vertu l'emportait: ses yeux se fixent sur ce pied séduisant, embelli de nouveau par un chef-d'œuvre de l'art; cette vue dérange sa raison. «Eh! je la céderais, s'écrie-t-il! Non; le sort en est jeté. Je serai coupable, mais je serai moins malheureux, peut-être.»
La marchande et les filles devaient aller prendre l'air à la campagne: des voitures les attendaient; on allait partir, lorsque la gouvernante arriva. Son admiration, à la vue de sa chère fille, éclata de mille manières: d'imprudens éloges achevèrent de porter le poison dans l'âme de Dolsans. On sort: Agathe est déja partie: Fanchette, qui voit que le jeune peintre doit les accompagner, prie sa bonne de la dispenser d'être de la promenade: et Néné feint une affaire importante, où la présence de sa pupille est nécessaire. Elles rentrent toutes deux. Dolsans, à qui sa jalousie donnait des yeux de lynx, lance sur la jeune Florangis, en s'éloignant, un regard furieux, suivi d'un souris amer.
Dês que Fanchette fut seule avec sa bonne, Lussanville devint le sujet de leur entretien: l'aimable fille parlait du jeune homme avec modestie: La gouvernante souriait; et dans l'instant où Fanchette s'y attendait le moins, elle lui rend un billet qu'elle venait de recevoir de cet amant chéri.
De Bayonne, 30 mars 1768.
Vous l'avez voulu, mon adorable épouse... (oui, je me crois permis de vous donner ce nom, depuis que vous-même êtes venue vous jeter entre mes bras) je quitte les lieux que vous embellissez: mais j'ai lu dans votre cœur; je suis aimé; je jouis du bonheur qu'aucune expression ne peut rendre, d'être aimé de la divine Fanchette: quel sort enchanteur! Elle souffre autant que moi d'une absence qu'elle ordonne. 106 Je ne murmure point de la nécessité que vous m'en avez faite, ma belle amante; j'en connais le motif; qu'il vous rend chère à mon cœur!... Ah ma Fanchette! ma charmante épouse! rapelez auprês de vous un homme, dont le secours vous sera peut-être nécessaire encore... Je ne sais; mais je frissonne quelquefois, sans sujet: les songes vous offrent en pleurs à ma vue: je vous vois tremblante, éperdue, desespérée, lever vers le ciel vos belles mains... Fanchette! cette nuit encore, je croyais voir un traître, le poignard à la main, demander votre cœur. Vous pleuriez; je voulais aller à vous: un invincible obstacle me retenait. Je pousse un cri de fureur et je m'éveille... Ce n'est qu'un songe, il est vrai, mais un amant, qui ne respire que pour vous, est effrayé de la moindre chose [23]: Au nom de notre amour; au nom du lien sacré qui doit nous unir, chère épouse, permets à ton mari de jouir de ta présence: Il ne peut te répondre de vivre, s'il n'obtient cette grâce. Adieu.
De Lussanville.
En achevant la lecture de ce billet, Fanchette lève sur Néné ses yeux humides: «Il est donc parti, ma bonne? il est loin de moi! Il le faut, et du moins, je ne crains plus des malheurs... Que lui répondrons-nous, ma bonne?—Ce que vous dictera votre cœur.—Ah!... mon cœur 107 ne desire que lui.—Marquons-lui qu'il revienne.—Eh! mais!... si Dolsans... Cependant je voudrais bien le revoir.—Décidez-vous: je répons à ce qu'il m'écrit en particulier: ajoutez seulement deux mots de votre main.»
Je prens la plume en tremblant: ma bonne conduit ma main... Si vous me jurez d'éviter toujours Dolsans, revenez... Que je crains! hêlas! peut-être la démarche que je fais sera fatale à mon amant! mais il m'en presse... revenez... Cher Lussanville! en vous écrivant, votre épouse est parée de vos dons: elle a refusé de sortir, pour ne point être avec votre rival: toutes mes compagnes, ma chère Agathe surtout, ma bonne, ma maîtresse, m'ont trouvée belle: Je me disais: Je dois mon éclat à Lussanville: Pourquoi ce cher amant ne jouit-il pas de son ouvrage?... Quel plaisir je goute, à me renfermer, à me cacher à tous les yeux! je ne veux être belle que pour mon époux... Revenez; mais auparavant écrivez à ma bonne, et jurez-nous à toutes deux de vous 108 dérober toujours aux yeux de Dolsans. C'est un furieux; je le crains autant que je vous aime. Je suis toute à vous.
Fanchette Florangis.
Il était l'heure à laquelle monsieur Apatéon rentrait. On cacheta cette lettre: la gouvernante la prit pour l'envoyer, et quitta sa chère fille, en lui promettant de revenir dês que le vieillard n'aurait plus besoin d'elle. Fanchette ne pouvait se lasser de relire le billet de Lussanville: elle le tenait encore à la main: on frape; elle vole à la porte, croyant ouvrir à sa bonne, et c'est à Dolsans. L'aimable fille pâlit, et veut cacher l'écrit de son amant. «Vous êtes seul de retour, monsieur, dit-elle au jeune peintre toute troublée?—Oui, cruelle, répond cet amant furieux, qui venait d'écouter la conversation de Fanchette avec sa bonne. J'ai su rendre inutile votre attention à me fuir.» En parlant de la sorte, il eut l'audace d'arracher des mains de la jeune Florangis le billet de Lussanville. Indignée d'une témérité si grande, elle le lui redemande d'un ton ferme; mais en vain; il l'a déja lu: il le déchire avec fureur.
A la merci d'un amant jaloux jusqu'à la rage, l'aimable fille frissonna. «Nous sommes seuls ici, continua Dolsans: choisissez ou ma main, ou... Je me punirais du crime auquel vous me 109 contraindriez: mais qu'importe? Il m'est plus doux de vous suivre dans le tombeau, que de vous voir dans les bras de mon rival.—Eh bien! lui dit Fanchette, en pleurant, arrachez-moi la vie.—O ciel! elle aime mieux mourir que d'être à moi! Malheureux que je suis!... Belle Fanchette, ajouta-t-il en tombant à ses genoux, ne pourrai-je vous toucher? Vous égarez ma raison... Ah! quand je serai votre époux, vous ne verrez plus dans ces transports qui vous sont odieux à présent, que l'excês de mon amour... Mais non, cruelle, tu préfères ton amant à la vie... Ne crois pas qu'il m'échape: fût-il au bout du monde, ma main teinte de ton sang, vengera sur lui ton malheur et mon forfait.—Ciel!... arrêtez, Dolsans!... (Eh! voila donc ce malheur que mon amant pressentait!) Comment pouvez-vous penser à de telles horreurs!...—Vous le demandez, Fanchette! l'amour, l'amour seul que vous outragez, me rend coupable...—L'amour!... le tendre amour! Eh! que feriez-vous, si vous aviez de la haîne!—Je serais assez généreux pour l'étouffer.—Vous voulez mon malheur, ou ma mort.—Votre malheur! Non, belle Fanchette. Vous verrez comme je sais aimer! Reine de mon cœur, daignez seulement exercer votre empire, et je jure de vous rendre heureuse.—Je mourrai de douleur, si je perds Lussanville.—C'en est trop, cruelle; et ce mot me trace la route que je dois suivre: le 110 fer, le poison, peu m'importe: il ne saurait m'échaper...—Mon âme m'abandonne: inhumain!... Va, tu me fais horreur; le ciel sauvera mon amant, et je lui demande qu'il te punisse.—Ce ne sera du moins qu'aprês que je me serai vengé.—Écoutez, Dolsans: la raison n'a-t-elle plus...—Il vous sied bien de me parler de raison, vous qui ne suivez pas ce qu'elle vous dicte dans ce danger pressant; vous qui manquez à ces promesses, qui m'ont flatté de l'espoir le plus doux.» Fanchette, jeune, sans expérience, crut son amant perdu, si dans ce moment elle ne renonçait encore à l'espoir d'être à lui: elle crut devoir céder. «Eh! bien, dit-elle à Dolsans, il faut se rendre: mais je dépens de monsieur Apatéon et de ma bonne: je ne puis être à vous, sans leur aveu.—Déja trompé, reprit Dolsans, comment voulez-vous que je vous croye? Il me faut un gage qui me réponde de vous, et m'assure le consentement de ceux dont vous me parlez.—Que voulez-vous, dit Fanchette, avec le ton de l'ingénuité?—Une preuve que vous ne vous rétracterez point.—Exigez-la.—Vous y consentez?—Il le faut bien.» (Elle ne savait pas ce qu'on lui demendait.) Dolsans veut la prendre dans ses bras; la jeune fille le repousse. Il a recours à la violence. «O perfide! s'écrie Fanchette, je t'abhorre, et plutôt tous les malheurs, que de te nommer mon époux.» Dolsans (il faut l'avouer) n'avait pas dessein de se rendre coupable 111 des forfaits horribles dont il menaçait la belle et timide Florangis; il ne voulait que l'effrayer et l'obliger à se rendre. Sa main s'arme d'un fer: il l'apuie sur le sein de Fanchette, qui dit en fermant ses yeux remplis de larmes: «Je ne demande de toi que la mort... Oh! Lussanville! si tu voyais ton amante!» Ces mots irritèrent Dolsans: il regarde Fanchette: il s'écrie: «Et cette parure même, présent de mon rival, augmentera le prix de ma victoire! Perfide! vous n'avez pas craint de paraître trop belle: vous relevez tous vos attraits, et vous voulez que je renonce à l'espoir d'en être l'heureux possesseur! Non, je le jure, rien ne peut m'arrêter.» Transporté d'amour et de fureur, il menace; Fanchette, glacée par la frayeur, reste immobile et desespérée [24].
C'en était fait sans doute, et l'occasion, sa rage, la résistance de sa maîtresse allaient porter Dolsans à consommer un crime affreux, si dans ce moment la gouvernante ne fût revenue. Elle apelle sa chère fille. «Ah! ma 112 bonne! s'écrie Fanchette, à mon secours!» Hors d'elle-même, Néné fait retentir la maison de ses cris. Deux jeunes gens qui cherchaient l'occasion de voir la belle Florangis, accourent en même tems: l'un était le comte d'A***, l'autre, l'amoureux Satinbourg. La porte ne put résister à leurs efforts; elle s'enfonce: mais Dolsans, l'épée à la main, forme une seconde barrière, plus difficile à forcer: la foule environne la maison: le comte d'A*** s'avance, Dolsans recule; il veut périr; mais il ne peut suporter l'idée que Fanchette vivra pour un autre. L'aimable fille, mourante, éperdue, tend les bras vers sa bonne, qui bravant les menaces d'un forcené, s'élance, parvient à sa pupille, et la presse contre son cœur. Le courage de la vieille Néné sauva Fanchette: Dolsans, par un crîme (involontaire sans doute) l'aurait peut-être immolée; puisqu'ayant frapé la gouvernante, il s'offrit ensuite aux coups du comte d'A***, de la main duquel il reçut une blessure mortelle.
Fanchette, couverte du sang de sa bonne, était évanouie; Satinbourg, effrayé, les secourait toutes deux: le comte d'A*** exposait les raisons de sa conduite au commandant de la garde à cheval; et la marchande, suivie d'Agathe, arrivait chez elle. Lorsque Fanchette refusa de les accompagner, elle avait remarqué de l'altération sur le visage de son neveu. A la promenade, elle le perdit de vue quelques momens: 113 on se divertissait: de jeunes filles, vives et folâtres, longtems renfermées, bondissent comme des agneaux, qu'on envoie broûter l'herbe fleurie dans un beau jour de printems. Ce spectacle d'une joie naïve, le plus charmant de tous, occupait agréablement la marchande: Agathe seule, qui n'avait pas son amie, paraissait triste, et s'écarta: elle aperçut Dolsans, qui retournait à paris. Elle en avertit sa mère. En aprenant l'éloignement de son neveu, la marchande fut surprise; elle ressentit des mouvemens de crainte: son cœur se serra: elle voulut le suivre. Comment peindre quel fut son desespoir, en rentrant dans la maison! Elle voit son neveu, et sur son front la pâleur de la mort... Elle pousse un cri perçant: ses regards se détournent et vont tomber sur Fanchette. «Tous deux! s'écrie-t-elle...» Et ses forces l'abandonnent: elle tombait: le comte d'A*** la soutint. Et la jeune Agathe, plus morte que vive, se précipite sur son amie.
Cependant les disciples d'esculape accouraient par les soins du jeune Satinbourg. Leurs secours sont inutiles à Dolsans; ce malheureux jeune homme vient de terminer une carrière, que son dernier jour seul avait souillée. La bonne était blessée légèrement au bras; Fanchette rouvre ses beaux yeux et répond aux touchantes caresses de la jeune Agathe; la marchande revient à elle. Toutes se regardent en soupirant. «O! ma fille! dit la gouvernante, 114 comment donc faire, pour être vertueuse!—Ma bonne, répondait Fanchette, quelle fatale journée!—Vous vivez, chère Fanchette!... s'écria la marchande, ah! ma chère fille! on vous avait confiée à ma vigilance!... celui que j'aimais, qui devait me tenir lieu de fils... on m'aprend que par le plus odieux des forfaits... Il mérite son sort funeste: mais moi, avais-je donc mérité le malheur qui m'accable! Ah! cruel Dolsans! vous étiez perdu pour moi, avant de recevoir le coup mortel!...»
Le comte d'A*** et Satinbourg paraissaient également ravis de voir Fanchette et sa bonne hors de danger: Le jeune marchand sentait au fond de son cœur la joie d'avoir servi l'objet de sa tendresse: On enlève Dolsans: Satinbourg et la bonne elle-même rassurent l'aimable Florangis. Qu'elle était touchante dans ce désordre, où venait de la mettre l'attentat du peintre, et que sa douleur la rendait intéressante! Le comte d'A*** jura de tout entreprendre pour s'assurer de la possession d'une fille si belle et si sage; Satinbourg se promit de l'aimer éternellement. «Heureux! se disaient-ils en eux-mêmes, celui qui tarira ces larmes! qui fera reparaître sur ce minois séduisant les ris et les amours!...» La gouvernante ne pouvait se résoudre à quitter Fanchette: cependant l'heure la rapelait. «Allez, ma bonne, lui dit l'aimable fille; et pour me consoler, répétez-moi mille fois, que bientôt je le verrai.» Néné 115 seule entendit ce que sa pupille voulait lui dire. Elles se quittèrent: Le comte d'A*** sortit, et Satinbourg remena la gouvernante.
«Hêlas! qu'une fille est insensée de sourire à ses attraits, lorsqu'une parure élégante en double l'éclat! Elle excite contre son innocence une foule d'ennemis: La finesse, la douceur, la violence, l'amour, ils vont tout employer pour la perdre. Faible et sans expérience, elle succombe, et devient un objet de mépris pour ceux qui l'ont séduite. O! mon père, que vous étiez sage, lorsque vous couvrites votre fille d'étofes grossières! vous la dérobiez, sous cette écorce désagréable, aux regards hardis des séducteurs. Ils dédaignent souvent une victime qui n'a rien de brillant: si l'on n'est pas admirée, fêtée, poursuivie, l'on n'a rien de piquant pour eux. Heureuse mille fois la jeune fille, que n'abandonne jamais une mère prudente et chérie! Elle coule, au sein de l'innocence, des jours fortunés et tranquilles: sa maman voit pour elle; elle lui fait éviter le danger, elle la préserve des discours trompeurs; 116 elle la défend contre les téméraires: le vieillard hypocrite, et le jeune-homme fougueux n'osent l'aprocher: lorsqu'il en est tems, cette mère sage conduit elle-même par la main auprès de sa fille, l'aimable époux qu'elle lui destine. Lui seul a le privilége de l'entretenir: elle peut ne jamais écouter que lui seul... Et moi... triste objet de coupables desirs, j'ai vu le crime audacieux, épouvantable, prêt à m'arracher le seul bien qui me soit resté!... Pauvre Fanchette!... hêlas!... Ne suis-je pas bien à plaindre, ma chère Agathe?»
Telles étaient les réflexions de la belle Florangis, le lendemain de ce jour de trouble et d'alarmes, en ployant cette robe qui la parait si bien; en serrant ses jolies mules; en remettant dans leur boîte les bijoux de son amant. Et sa jeune compagne, en pleurant, lui donnait mille baisers.
Lorsque Fanchette eut ôté tous ces objets de devant ses yeux, la gouvernante arriva. Cette bonne femme profitait du premier moment de liberté, pour accourir auprès de sa pupille. «Ah! ma bonne, lui dit l'aimable Florangis, qui l'aurait pensé! j'étais si contente le matin! j'avais eu tant de plaisir à me parer! Je le fesais pour Lussanville, qui ne devait pas me voir, mais qui toujours est présent à mon esprit: et peu s'en est fallu, que ces dons si chers de celui que j'adore, n'aient été les témoins de ma honte.—Ma chère fanfan, lui 117 répondit la bonne en la caressant, j'en frissonne encore. Aimable petite! quel malheur! et qui l'aurait prévu! Mais ton amant va revenir: nos lettres sont parties... il ne faut pas qu'il attende les deux années: je veux, crainte de nouveaux malheurs, vous voir mariés dês qu'il sera de retour. Il pourra gagner son tuteur.—Ma bonne, il ne le gagnera pas.—Il le faudra bien cependant: mille raisons m'engagent à presser votre union: l'accident d'hier a fait du bruit: monsieur Apatéon ignore la part que j'y prens: il m'a parlé de manière à me faire penser, qu'il soupçonne ma chère Fanchette d'être l'héroïne de cette tragique avanture: on vous a dépeinte: vous êtes si belle, qu'on ne peut guères s'y méprendre; et ce pied charmant, que tout le monde regarde comme unique, on ne l'a pas oublié; monsieur Apatéon l'aura reconnu. Je viens de prévenir votre maîtresse: elle ne doit plus souffrir que personne vous voie, pas même les femmes: Cependant nous en exceptons le jeune Satinbourg, auquel le service qu'il nous rendit hier, son empressement à nous secourir, et son zêle doivent faire accorder cette distinction.» Sans attendre la réponse de Fanchette, la gouvernante se hâta de la quitter, pour retourner chez le voluptueux vieillard.
«Ma bonne est imprudente, disait Fanchette, en la voyant sortir: Hélas! ne voit-elle pas que tous les hommes deviennent auprês de 118 moi téméraires ou furieux.—Ah! mon amie, lui dit vivement la jeune Agathe, Satinbourg ne leur ressemblera pas.—Tu ne les connais pas, mon Agathe, ces hommes...» Et le jeune-homme se présente.
La présence d'Agathe rassurait Fanchette. «Me sera-t-il permis, mademoiselle, dit le jeune garçon marchand, de montrer tout l'intérêt que je prens à ce qui vous touche. Ne voyez en moi qu'un homme qui vous est entièrement dévoué: Non, mademoiselle, tous vos amans ne sont pas téméraires: il en est à quî vous inspirez le plus profond respect, aussi bien que le plus violent amour: Tel est celui qui maintenant a l'honneur de se présenter devant vous. Vous êtes la fille d'un confrère; je vous ai offert de vous rendre à l'état de vos parens: Je vous fais encore la même proposition; mais, si vous refusez d'être mon épouse, j'ose espérer que vous me permettrez de vous regarder comme une sœur chérie: et ce qui ne me serait pas permis au premier titre, je vous conjure de me l'accorder au second.» Fanchette ne fut jamais insensible aux bons procédés. Celui de Satinbourg la toucha. Elle lui découvrit l'état de son cœur, et l'honnête jeune-homme n'en parut pas refroidi. «Si jamais, ajouta-t-il, mademoiselle, le sort vous empêchait d'être à ce mortel heureux, souvenez-vous alors qu'il est un homme au monde qui vous adore, dont la félicité dépend de 119 vous seule.» Et sans insister davantage, il se retira.
«Il est bien estimable, s'il est sincère, dit la jeune Agathe.» Fanchette lui répondit: «Ah! si tu voyais Lussanville!... comme il est tendre, respectueux, fidèle, généreux! et si tu savais tout ce que je lui dois!» Et l'aimable fille se retraçait la conduite de son jeune amant, lorsqu'il l'avait arrachée des mains du brutal financier.
Jeunes-gens, ah! daignez m'en croire; ce sexe charmant, injustement méprisé, plus qu'on ne le croit est ami de la vertu: pour une messalline, qui cherche, par une feinte modestie, à faire naître l'audace, et qui méprise quiconque n'est pas téméraire, il s'en trouve mille dont un procédé décent nous acquiert l'estime, et captive le cœur [25].
En recevant la lettre de son amante, Lussanville quitte bayonne, et reprend à la hâte la route de paris. Il courait nuit et jour: mais occupé des idées les plus riantes, il ne sentait pas la fatigue. «Je vais donc revoir ma 120 divine Florangis,» se disait-il à tout moment, et ce nom de la beauté qu'il aime lui rend toute sa vigueur. Quelquefois, il tire le portrait de Fanchette; ses yeux, qui s'y fixent avidement, y semblent collés; ils se remplissent de larmes délicieuses: il porte à sa bouche le tissu des cheveux de sa belle maîtresse: Quelquefois aussi l'autre présent de cette amante fidelle l'occupe à son tour. «Ah! que tout est précieux, lorsqu'il vient de ce que l'on aime, s'écriait-il. Adorable Fanchette, ces bijoux t'ont donc embellie! précieux gages vous avez porté celle que j'adore: vous avez pressé le pied mignon de la divinité de mon cœur; quelle volupté de vous toucher!... quelle grâce ils ont [26]!... Ah! c'est de Fanchette qu'ils la tiennent.»
C'est ainsi que Lussanville passa trois jours et autant de nuits. De son côté la belle Florangis ne s'occupait que de ce tendre amant. Néné venait en passant de lui remettre ce court billet,
Divine Fanchette, votre époux vole à vos pieds, le 15 il verra tout ce qu'il aime.
De Lussanville.
(et c'était ce jour-là même) lorsqu'un homme chargé d'une lettre pour Fanchette la donne à la marchande: celle-ci la remet à la jeune Florangis, qui ne put cacher sa joie, en reconnaissant 121 la main de Lussanville. Il l'instruisait qu'il venait d'arriver, mais qu'une indisposition subite l'empêchait de voler auprês d'elle. Il la conjurait de vouloir bien lui rendre une visite avec sa bonne. L'aimable fille émue, troublée, croit la maladie de son amant plus sérieuse qu'il ne le dit, et ses larmes coulent. L'embarras était de faire avertir la bonne qui venait de retourner chez monsieur Apatéon. L'aimable Agathe s'offrit de lui rendre adroitement ce service. La jeune fille part; et dans un instant, elle revient avec la gouvernante, qui fut de l'avis de Fanchette, de ne pas différer un moment de se rendre auprês de Lussanville. Florangis était parée comme le jour de la cruelle catastrophe de Dolsans; Agathe et la bonne avaient eu la précaution d'amener une voiture: elles y montent; la jeune amie de Fanchette sentait une envie démesurée de les accompagner; mais elle n'osa leur en faire la proposition: elle ne les vit s'éloigner qu'avec une douleur secrette.
Elles avaient à peine traversé deux rues, qu'un embarras les arrêta; les cochers jurent, descendent, et se battent: au milieu d'un vacarme propre à rendre les gens sourds, un inconnu ouvre la portière de la voiture où Fanchette était avec sa bonne, l'en arrache, malgré les cris qu'elles poussaient toutes deux, s'élance avec elle vers un équipage leste dans lequel un jeune-homme les attendait, l'y place, et dans 122 un clin-d'œil le vacarme cesse, l'embarras se dissipe, l'homme et le carosse disparaissent.
Cet indigne raviseur était le marquis de C***; Fanchette désespérée veut se jeter hors de la voiture au risque d'être brisée sous les roues. Le marquis la retenait, et tâchait de l'adoucir par les plus tendres discours: mais tout aigrissait la douleur d'une amante fidelle et passionnée, qu'il arrache au plaisir de revoir celui qu'elle adore. Bientôt on gagne la campagne, et Fanchette se trouve dans la solitude, à la merci d'un homme assez peu délicat pour employer l'enlèvement. Pour augmenter sa terreur on arrive devant une maison jolie, vaste, isolée, et l'on arrête: on épuisa vainement les raisons et les prières, pour engager Fanchette à descendre; il fallut encore employer la violence: En se débattant, une des mules de la belle Florangis sortit de son pied, et personne ne s'en aperçut. On la porta dans l'apartement le plus reculé de la maison. La, son étonnement fut extrême, en apercevant ce même portrait dont elle avait fait présent à son amant; la lettre qu'elle lui avait écrite, et l'autre don qu'elle avait voulu qu'il tînt de sa main. Dans ce premier moment de surprise elle crut qu'elle allait le voir lui-même, et cet espoir eût quelque chose de flatteur: mais elle ne le garda guère.
Le marquis reparut: il s'aproche d'un air soumis, et lui présentant un papier, il la prie 123 de le lire. Un coup de foudre eût été moins sensible pour Fanchette que ce funeste écrit. Son amant la cédait au marquis, et lui promettait de la tromper par un billet de sa main, pour l'engager à sortir et faciliter l'enlèvement: il ajoûtait, que pour preuve d'une parfaite indifférence, il lui remettait les présens qu'il tenait d'elle. Il lui parlait ensuite des plaisirs qu'il goutait avec une autre maîtresse, et finissait par l'exhorter à ne pas soupirer trop long-tems. Les larmes de la tendre Florangis inondèrent ses belles joues: «Le cruel! dit-elle en sanglotant, m'ôte son cœur, et du même coup, il veut m'arracher l'innocence!... Eh voilà donc les hommes! Le seul que j'ai cru pouvoir aimer, devient le plus criminel!... O malheureux Dolsans tu fus moins coupable!» Une si rude atteinte était au-dessus de ses forces: sa tête se pancha sur son sein; ses beaux yeux s'éteignirent; la pâleur décolora ses joues de rose... Et dans cet état, elle était belle encore.
On s'empresse autour de la belle Florangis; les cruels qui causaient sa douleur ne purent lui refuser des larmes. On s'aperçut, en la secourant, qu'il lui manquait une de ses mules. Le marquis la fit chercher, mais inutilement. Fanchette rouvre enfin ces yeux dont les regards touchans eussent attendri les plus féroces de tous les hommes: mais dês qu'elle a reconnu ses ravisseurs, elle les referme tristement, et demande au ciel que ce soit pour toujours.
124 Quel monstre, qu'un homme qui s'abandonne à des passions effrénées! O sévérité sainte de nos loix! sans vous l'univers ne serait qu'un coupe-gorge. L'infâme de C*** craint que la mort ne lui ravisse sa victime. Il ordonne qu'on la mette au lit: des femmes se présentent pour deshabiller Fanchette. «Ne l'espérez pas, leur dit l'aimable fille, tant qu'il me restera quelque force pour me défendre.» En prononçant ces mots, elle aperçoit un cabinet, dont la porte était entr'ouverte: sans qu'on prévît son dessein, elle s'y jette, et parvient à s'y renfermer. De C*** ordonne qu'on brise cette porte: ses ordres ne peuvent être exécutés sur le champ; mais enfin ce dernier refuge est enlevé à la malheureuse Fanchette. Sans avoir égard aux prières qu'elle lui fait d'une voix éteinte, sans être touché de ses larmes, qu'il brave par un sourire... oh! que de vices dévoîla ce cruel sourire!... le marquis emporte la jeune Florangis dans son apartement, et tous ses gens se retirent.
Fanchette ne fut pas longtems seule avec le marquis. Le barbare se disposait à satisfaire sa brutale passion, lorsqu'un bruit épouvantable se fit entendre dans la cour, dont on venait d'enfoncer les portes. Des gardes saisissent les domestiques du marquis; il accourt; on l'arrête lui-même: La vieille gouvernante paraît: elle nomme sa pupille; la demande à grands cris; s'élance de la voiture; parcourt les apartemens. Et Fanchette, qui ne sait pas la cause du tumulte qu'elle entend, tâche de rapeler ses forces, et de profiter de la liberté qu'on lui laisse, pour fuir, et se dérober à ses ravisseurs. Elle sort heureusement, et quoiqu'il fasse une nuit obscure, prend au hazard la route de paris. Elle n'avait pas fait cent pas, qu'elle aperçoit de loin deux hommes, qui quittent leurs chevaux: ils les remettent à un troisième qui les éclairait, et s'avancent à pied vers la maison, afin de ne pas être entendus. Tout effrayait Fanchette; elle veut se détourner, pour n'être point remarquée; mais elle marchait difficilement, ses pieds délicats étaient sans chaussure, et les deux hommes l'avaient 126 entrevue. Quelle fut leur surprise et leur joie, en l'aprochant, de reconnaître la belle Florangis! qui, de son côté, remettant Satinbourg et son camarade, les conjure de la sauver. Satinbourg était aux genoux de la souveraine de son cœur. «Adorable Fanchette, lui disait-il avec attendrissement, vous, que tout l'univers devrait respecter, adorer! est-ce vous qu'on réduit à fuir!... Quoi! mon bonheur permet que je vous serve!» Sans perdre de tems les deux jeunes garçons font un brancard de leurs mains qu'ils joignent, et plus légers que les vents sous ce fardeau précieux, ils regagnent leurs chevaux; Satinbourg prend Fanchette sur le sien et la tient dans ses bras; les deux amis regagnent paris, et remettent la jeune fille chez la marchande.
Là, Satinbourg aprit à Fanchette qu'un billet de la bonne venait de l'instruire de son malheur, en indiquant la maison devant laquelle une de ses mules avait été trouvée. «J'ai volé, continua-t-il, dans la résolution de périr ou de vous sauver. Damasville, aussi touché que je l'étais, a voulu m'accompagner; et, par un bonheur dont nous n'eussions osé nous flater, nous vous avons rencontrée.» Fanchette avait besoin de repos: Satinbourg et Damasville, contens de la voir en sureté, prirent congé d'elle.
«Ma chère Florangis, dit la marchande, dês qu'ils furent sortis, quel nouveau malheur! 127 sans monsieur de Lussanville, qui vient d'arriver, et qui, par hazard, a trouvé votre mule à la porte de l'infâme retraite de vos ravisseurs, jamais peut-être nous ne vous aurions revue.—N'achevez pas de me percer le cœur, madame, reprit Fanchette: ah! voila ce qui met le comble à mon infortune! Lussanville l'a causée!... Pourquoi l'ai-je connu!... Il n'est donc point de marques pour distinguer les perfides!... Qui l'eût pensé!... il paraissait si sincère, si tendre!...» En même tems, d'une voix entrecoupée de sanglots, elle raconte à la marchande ce qu'elle vient de voir... Fanchette, pénétrée de douleur, accablée de la perfidie d'un ingrat, fit couler les larmes de sa maîtresse sur son déplorable sort. «Lussanville! vous m'avez trahie, disait-elle, inhumainement livrée, vous que j'aimais!... Ah j'étais trop faible pour vous! une fille ne doit jamais abandonner entièrement son cœur qu'à son époux... C'était une faute, et le ciel m'a punie! O comble d'anéantissement et de douleur! Je croyais, il y a quelques jours, avoir épuisé les coups du sort... et je perds aujourd'hui autant que l'honneur et plus que la vie; je cesse d'estimer ce que j'aime; celui dont je croyais être l'épouse.» Et la jeune Agathe arrive: elle se précipite vers son amie; la presse dans ses bras; la couvre d'un million de baisers; et lui dit: «Ma Fanchette, tout ce que j'aime au monde aprês maman, c'est vous!... vous! ma 128 charmante amie!... ah! c'est vous!... j'ai pensé mourir de douleur... Si je vous eusse accompagnée, j'aurais poignardé ces infames!... Si vous aviez vu les transports de monsieur Lussanville!... Mais d'où vient? ne le vois-je pas?... Quel bonheur! qu'il vous ait arrachée des mains de ces scélérats!» L'infortunée Florangis soupirait: cependant ces témoignages sincères de l'amitié la plus tendre soulageaient son amère douleur.
La marchande et sa fille mettaient Fanchette au lit: des voitures s'arrètent devant la boutique: la gouvernante éplorée, monsieur Apatéon et le comte d'A*** en sortent. Heureusement la marchande eut la prudence de dire tout bas à Néné: «Nous avons Fanchette.» La bonne retint à peine un cri de joie, et fit signe de garder le secret. Apatéon déclamait beaucoup contre les mœurs dépravées du siècle; s'informait de la marchande comment Fanchette avait vécu chez elle; demandait qui l'y avait placée? Celle-ci lui répondait: «Honnêtement, monsieur, et comme la fille la plus aimable, la plus modeste et la plus sage: C'est d'une dame âgée que je la tiens.» Et monsieur Apatéon s'écriait: «Quel dommage!... Où la trouver à présent? et dans quel état sera-t-elle?» En prononçant ces mots, il s'en allait. Le comte d'A***, les yeux fixés contre terre, disait tout haut, pour qu'on l'entendît: «Le traître de C***! il faut avoir bien peu de mérite, 129 pour recourir à de tels moyens! Que sera-t-elle devenue? Il n'est pas un coin dans la maison du marquis que je n'aie tenu: Je vais avec mes gens, passer la nuit à la chercher.»
Lorsqu'on fut débarrassé d'Apatéon et du comte, Néné vole auprês de sa chère Florangis. Elle ne fut d'abord sensible qu'à la joie de la revoir. Mais bientôt le malheur de Lussanville et l'impression qu'il allait faire sur Fanchette s'offrit à son esprit. Les sanglots l'étouffèrent. «Ah! ma bonne, lui dit l'aimable fille, l'eussiez-vous pensé, qu'il était un monstre, plus dangereux pour moi que les Apatéons, les financiers, Dolsans, et le cruel marquis lui-même?—Qui?... que voulez-vous me dire, ma chère enfant?—Hêlas! celui que j'aimais uniquement, et que j'aime encore peut-être...—Ah! qu'il en était digne!...—Lui!...—Pauvre Fanchette!...—Ma bonne!...—Il n'est plus.—Il n'est plus!...—Il a péri pour vous sauver.—Lui, qui me livrait!...—Ah! malheureuse amante! on nous avait trompées! le billet n'était point de lui: un faussaire avait imité son écriture: l'indigne marquis vient de l'avouer lui-même, en remettant à monsieur Apatéon les présens qu'il avait eu l'adresse de faire voler à votre amant. Lussanville est mort en voulant vous venger tous deux.» Fanchette n'entendait plus la fin de ce terrible éclaircissement: éperdue, anéantie, son âme l'abandonnait. «Eh! pourquoi lui dire à présent tout 130 cela, s'écriait la jeune Agathe en pleurant! voulez-vous donc la faire mourir?» L'évanouissement de la tendre Florangis dura longtems: ce ne fut qu'avec beaucoup de peine, et par des soins multipliés, qu'on put la rapeler à la vie.
«Cher amant, s'écria-t-elle, en reprenant ses esprits! que je suis coupable! Ah Lussanville! mon amant, mon époux, toi, qui règnes sur mon cœur, je t'outrageais; j'avais l'injustice de croire tes ennemis, et de t'accuser! Il ne me reste plus qu'à mourir.» Fondantes en larmes, la vieille gouvernante et la sensible Agathe, la conjuraient de modérer sa douleur. «Aye pitié de ma vieillesse, ma chère fille, lui disait Néné: n'empoisonne pas mes derniers jours.»
Un récit, quelque triste qu'il soit par lui-même, suspend toujours un peu le sentiment de ses maux dans celui qui l'écoute et dans celui qui le fait. Néné sans doute ignorait cette maxime: cependant elle agit comme si elle l'avait connue [27].
Fanchette sanglotait, et gardait le silence: 131 Agathe la caressait; et la bonne commença de raconter ce qui s'était passé. «Lussanville accourait à paris, ma chère fille; il n'en était plus qu'à quatre lieues: le marquis, depuis la proposition, qu'il fit à votre maîtresse, de concert avec le comte d'A***, épiait toutes nos démarches; il découvrit que monsieur de Lussanville était aimé: il entretenait à la suite de votre amant un homme qui suivait ses démarches, et ce malheureux l'instruisait de tout, de manière que le marquis n'ignorait pas même l'heure à laquelle monsieur de Lussanville devait arriver à paris. Il fut l'attendre dans une terre à quatre lieues; et lorsqu'on l'avertit qu'il passait, il le fit environner par ses gens déguisés, qui lui volèrent les présens qu'il tenait de vous et jusqu'à vos lettres: il leur était ordonné de remettre le tout dans la maison du marquis où l'on vous a conduite, et de retarder Lussanville durant quelques heures. Ce scélérat profitait de l'intervalle pour se rendre à paris, nous attirer hors de chez votre maîtresse par un faux billet, et s'emparer de sa proie. Il n'a réussi que trop facilement, hêlas!
«Vous étiez entre les mains du perfide marquis, et le tems fixé pour laisser échaper Lussanville était écoulé. Il fit tant de diligence, lorsqu'il se vit libre, que peu s'en fallut qu'il ne se rencontrât avec vos ravisseurs à la porte de la maison de campagne. Il avait aperçu de loin beaucoup de monde en ce lieu; un mouvement 132 de curiosité fit qu'en passant, il jeta les yeux sur cet édifice élégamment bâti: il découvre à terre quelque chose qui brillait; c'était la broderie de la mule que vous aviez perdue. Lussanville la fait ramasser; il la reconnaît, et ne sait que penser: mais il vole toujours vers paris. En arrivant, sans descendre de sa chaise, il ordonne qu'on le conduise ici. Il m'y trouve noyée dans mes larmes, et traçant d'une main tremblante un billet pour monsieur Satinbourg: Je l'instruis en deux mots: il est hors de lui; m'aprend à la hâte ce que je viens de vous raconter; et cet indice qu'il avait entre les mains devient une certitude dês que je l'assure que vous étiez sortie avec ce présent qu'il vous a fait. Il me promet de me reprendre, va chercher main-forte, revient, et lorsque nous montions en voiture, j'aperçois monsieur Apatéon. Je n'étais plus à moi-même: «Suivez-nous, monsieur, lui criai-je, on vient d'enlever Fanchette!» Nous allons à toutes brides: Et le comte d'A***, qui par hazard m'avait entendue, nous suivait aussi.
«Nous arrivons: l'on frape vainement: l'on enfonce les portes: je m'élance la première dans la maison: je vous y cherche sans succès, et je m'arrache les cheveux: monsieur de Lussanville, l'hypocrite Apatéon, le comte, tous paraissent désirer également de vous retrouver. Inutile empressement! Le marquis lui-même est surpris: il se figura pouvoir nier qu'il vous 133 eût vue: on l'aurait peut-être cru: mais Lussanville trouva votre autre mule en présence de tout le monde dans l'apartement du marquis. Il devient furieux: «C'est fait de ta vie, s'écrie-t-il, en s'élançant sur de C***, si tu ne rens celle que tu as indignement ravie, et que tu nous caches encore.» Le marquis le regarde avec un souris amer. Il convient de son forfait, brave Lussanville, en fesant à monsieur Apatéon l'aveu de ses fourberies, et dit à demi-bas à votre amant: «Viens me la disputer, cette fille si belle.» Apatéon seul entendit ce mot fatal, et n'en prévint pas l'effet! Tous deux s'éloignent, et dans le moment le comte d'A*** s'écrie qu'il vient de voir Lussanville tomber. Nous accourons tous: son sang... ah ma chère fille! j'en frissonne encore... son sang rougissait la terre: mais les gens du marquis (aparemment pour dérober la preuve du crime de leur maître) les ont fait disparaître tous deux; nous n'avons pu retrouver ni Lussanville ni son ennemi. Je me désespère, je cours, je reviens: je trouve monsieur Apatéon et le comte dans l'apartement du marquis, tranquillement occupés à lire les billets qu'on avait volés à Lussanville. Le vieux tartufe reprenait votre portrait et les autres gages que votre amant tenait de vous. Il considérait votre mule: «Ah la petite coquette! disait-il au comte d'A***: voyez comme elle connaît tous ses avantages! elle ne trouve rien de trop galant, pour orner 134 ce qu'elle a de plus séduisant et de plus mignon!—Il est bien question, monsieur, de ces plates remarques, dans ce séjour d'horreur, ai-je dit avec indignation! La pauvre enfant n'est peut-être plus!..» Le composé vieillard a rougi, et nous vous avons cherchée de nouveau tous deux. Enfin rebutés, accablés de lassitude, nous avons donné des gardes aux gens du marquis, et nous sommes revenus, en nous promettant de retourner le lendemain.
«Ma Fanchette, quelle joie pure j'eusse ressentie, lorsque je vous ai retrouvée dans cette maison, si Lussanville... Hêlas! chère Fanchette, vous êtes tout pour moi; et je vous retrouve... Au fond de mon cœur, j'éprouve une satisfaction... Ma fille! si tu le voulais, je pourrais la gouter quelques momens... Modère ces larmes, mon adorable fille, et daigne vivre pour celle qui t'a servi de mère... Ma chère pouponne, quelle main bienfesante t'a ramenée dans cet asile?—Satinbourg et Damasville, ma bonne.—Satinbourg!... ah! raconte-moi, chère fanfan, comment... par quel bonheur...» L'aimable Florangis fit à sa bonne le récit de tout ce qui s'était passé, et la vieille Néné bénit cent fois le ciel qui sauve l'innocence. «Ce pauvre Satinbourg, s'écriait-elle! ah! Fanchette!... mais je ne vous dis rien encore... ma chère Fanchette, le ciel ne vous destinait pas à Lussanville... Allons... ma fille, il faut se soumettre. Combien en est-il de plus malheureuses 135 que vous! on dit bien vrai qu'il y a du remède à tout, hors à la mort...—Ah! ma bonne, laissez-moi pleurer, gémir,... j'ai tout perdu!—Oui, ma chère fille; affligeons-nous toutes deux: jamais l'on n'eut de sujet plus légitime.»
«Ypensez-vous, madame, dit la jeune Agathe à la bonne Néné? au lieu de la consoler, aprês l'avoir désespérée, vous lui montrez toute votre douleur! n'a-t-elle pas assez de la sienne?—Hêlas! ma chère Agathe, elle n'est que trop vive: et je la partage pour la modérer.—Ah plût-à-dieu que je pusse la diminuer par là; bientôt ma tendre amie n'en éprouverait plus!» Et le jour les retrouva toutes trois gémissantes et désolées.
Satinbourg, inquiet du sort de sa belle maîtresse, était dês le matin dans la boutique de la marchande: mais il n'osait se présenter à la porte de Fanchette: monsieur Apatéon et le comte d'A*** retournaient à la maison du marquis de C***; et la gouvernante sortait pour se rendre chez elle. Elle fut charmée de trouver le jeune garçon marchand; c'était sur lui 136 qu'elle fondait ses espérances et la consolation de Fanchette, depuis la perte de Lussanville. Elle le conduisit elle-même auprês de la belle Florangis. Le sensible jeune homme fut effrayé de l'état dans lequel il la trouva. Il fit connaître toute la bonté de son cœur, en donnant des larmes sincères au sort funeste de son rival, dont Néné l'instruisit. «Divine Fanchette, disait-il, j'aprouve vos regrets, quoiqu'ils me déchirent le cœur: non, je vous en conjure, ne voyez plus en moi l'amant le plus tendre, et ne craignez pas que je vous montre un amour indiscret: vous perdez le seul homme qui fût digne de vous, je ne crois pas mériter de le remplacer jamais: je n'y prétens plus: mais souffrez que je vous laisse voir d'autres sentimens, non moins sincères et non moins vifs: c'est au titre glorieux de votre ami que je prétens: belle Florangis, c'est un homme qui ne veut obtenir de vous que votre estime, qui vous conjure de vivre, fût-ce pour un autre. Je vous l'ai dit, mademoiselle, vous avez un frère dans Satinbourg: il ne vous offre pas la moitié de sa fortune, que vous refuseriez, mais quelque chose de plus précieux: c'est un parfait dévoûment; un respect qui ne se démentira jamais; un attachement qu'il aura soin de ne pas rendre incommode, et tous les sentimens que vous méritez.» La gouvernante attendrie, se jette sans façon au cou de Satinbourg, et l'embrasse de tout son cœur. Fanchette, toute 137 accablée, toute anéantie, sentit au fond de son âme un mouvement de reconnaissance, et laissa voir dans ses yeux au jeune homme, qu'elle était touchée de sa générosité.
C'en était beaucoup pour une première vue, et dans un moment si cruel. La gouvernante et Satinbourg le sentirent: ils quittèrent l'aimable Florangis, l'une en concevant quelques idées de consolation, et l'autre un rayon d'espérance.
«Mon cher fils, disait la bonne à Satinbourg, en s'en retournant, je n'espère qu'en vous; si vous parvenez à l'attendrir, ma fille est sauvée... et vous la méritez bien: honnête, tendre, fidèle, généreux, vous venez de montrer des sentimens qui ne peuvent manquer leur effet sur une âme comme celle de Fanchette. Je désire à présent autant que vous de la voir votre épouse: que vous serez heureux ensemble!... Vous voyez comme elle est sage... comme elle sait aimer!... Ah! mon cher fils! Lussanville hier perdit un bien... plus précieux que la vie.—Croyez vous qu'un jour mon amour la touchera, répondait le jeune homme? Si j'osais le croire!... Oui, madame, je vous le jure, si je ne puis obtenir sa main, mon parti est pris, je renonce à tout engagement, et je ne vivrai jamais pour une autre que pour elle. ... Quel bonheur pourtant ce serait de passer auprês de l'adorable Florangis tous les momens du jour! de la voir sourire à d'innocentes 138 caresses!... Hier j'aperçus un voisin qui depuis deux ans est l'heureux possesseur d'une jeune beauté, qu'il n'a obtenue qu'en surmontant mille obstacles: ils étaient seuls: ils se parlaient, et se disaient aparamment les choses les plus tendres: La jeune épouse était assise; son mari debout: il se panche vers elle, et lui ravit un baiser: elle le regardait en souriant, d'un air!... ah madame! est-il des termes qui puissent rendre cet air enchanteur! Son époux revient: il rend hommage à mille apas: successivement ses lèvres brûlantes parcourent un front, des yeux... Elle était palpitante de plaisir: sa bouche demi-close semblait attendre avec impatience celle de son bien-aimé, qui vint enfin s'y coller: elle le ceignit alors de ses beaux bras... Cet état heureux a fait mille fois tressaillir mon cœur. Belle Florangis! me suis-je dit à moi-même, ah! si j'étais à vous!.... plus tendre encore, s'il est possible; plus... Vous seriez pour moi plus qu'une épouse et qu'une amante, vous seriez la divinité même. Je m'égare, madame; mais l'expression me manque, sitôt que je veux peindre comme je chérirais, comme j'adorerais la belle Fanchette.» Et la gouvernante se trouve chez monsieur Apatéon. Elle apprend que le dévot personnage aprês avoir entendu la messe, amplement déjeûné, venait de sortir avec le comte d'A***. Néné veut profiter de l'occasion: elle cherche dans l'apartement du 139 vieillard, trouve le portrait de Fanchette, sa jolie chaussure, ses lettres, et s'empare du tout: ne consultant que son cœur, elle veut donner à Satinbourg les présens qui furent entre les mains de Lussanville: mais le délicat jeune homme la pria de les rendre d'abord à mademoiselle Florangis. «Que je possède ces trésors de son aveu, lui dit-il, et je suis heureux.» La bonne convint qu'il avait raison, et Satinbourg la quitta.
La gouvernante mit à la hâte ordre aux affaires de la maison: tous ses désirs la rapelaient auprês de Fanchette: cette fille charmante en était chérie avec la même passion que le furent autrefois les amans. Il est bon de remarquer en passant, que c'est un trésor qu'un cœur trop tendre pour celui qui l'a trouvé, et souvent un fardeau pour celui qui l'a: si l'on ignore l'art d'en contraindre quelquefois les doux épanchemens, l'amour en abuse, et l'amitié même s'endort. L'envie de servir Satinbourg auprès de Fanchette, était encore un motif qui pressait Néné. Lussanville n'était plus; la bonne en était bien fâchée; mais enfin sa douleur n'était pas comme celle de la jeune Florangis; elle desirait ardemment de le voir remplacé, et de marier avantageusement sa pupille. En arrivant auprês d'elle, elle lui remit ce qu'elle avait repris à monsieur Apatéon, et débuta par le récit de ce que le jeune garçon marchand venait de lui dire. 140 Fanchette l'écoutait; mais la plaie saignait encore: de sitôt cette amante désolée ne pouvait songer à former de nouvelles chaînes. Cependant, sans qu'elle s'en doutât, les larmes qu'elle répandait en abondance devenaient moins amères, à mesure qu'on l'assurait qu'il se trouvait une main toute prête à les essuyer. «Lussanville! mon cher Lussanville! disait-elle, je vous ai donc perdu! Non, cher amant, qu'on ne me parle plus d'amour, de mariage; je n'aimai jamais que toi; je te serai fidelle, même au-delà du tombeau.» Et ses larmes recommençaient. Et cet état avait une douceur sombre, cachée... Qui la mêlait donc à de si sincères regrets? Mon cher lecteur, c'était l'amour du jeune Satinbourg: cet amour tendre et généreux, qui disait à Fanchette qu'elle était adorée d'une manière digne d'elle; et qui la frapait aussi vivement peut-être qu'elle ressentait la perte de son amant. Sans connaître tout cela, la gouvernante disait comme sa chère fille: car cette bonne âme ne contredit jamais personne.
Monsieur Apatéon et le comte d'A*** arrivaient à la maison du marquis de C***. Ils en trouvent les portes ouvertes, les meubles enlevés, et les postes abandonnés par les gardes: un spectacle aussi peu attendu rendit immobile le dévot Apatéon: le comte tâche de ne paraître pas moins surpris: ils visitent, cherchent, examinent: tout a disparu: on a saccagé jusqu'aux fleurs qui décoraient le jardin. Il ne leur reste à prendre d'autre parti que de s'en retourner, pour demander aux gardes compte de leur conduite, et les faire punir, s'ils étaient coupables: mais on leur montra ces malheureux brisés de coups et demi-morts. Apatéon se rendit ensuite chez la comtesse de C***. La mère du marquis, coquette autrefois, s'efforce aujourd'hui de réparer par une dévotion hautement affichée, une conduite plus que libre; mais sa piété toute extérieure ressemble à celle d'Apatéon; au lieu d'édifier, elle donne un scandale nouveau. Apatéon fut d'abord très mal reçu de Mme de C***: lorsqu'il parla de petite-maison, de fille enlevée, à peine l'écoutait-on: on se contenta de lui répondre qu'on 142 ne savait ce qu'il voulait dire: mais à peine eût-il décliné son nom, ce nom fameux dans l'hypocrite sequelle des dévots, ce fut autre chose: la vieille coquette joue la surprise, lorgne du coin de l'œil l'air vigoureux et prédestiné de frère Apatéon, promet de lui donner satisfaction du marquis, le prie de la suivre dans le voluptueux boudoir qui lui sert d'oratoire... Cette bonne fortune n'était pas de celles aprês lesquelles courait Apatéon; mais il fallut se résigner... Le soir, le pauvre homme três-fatigué retourna chez lui, avec moins d'espérances que jamais de découvrir sa jolie pupille. Et de son côté, le comte d'A***, plus inquiet qu'on ne pense, cherchait de nouveaux éclaircissemens.
Durant plusieurs jours toutes les peines qu'il se donna furent inutiles. Mais en attendant qu'il soit instruit du sort de Fanchette, et qu'il nous laisse pénétrer ses desseins, disons que cette aimable fille recouvre insensiblement ses forces, et néanmoins ne s'entretenait avec la jeune Agathe que de son cher Lussanville. Un jour la gouvernante entre auprès d'elle d'un air effrayé. «Ma chère fille! lui dit-elle, nous sommes perdues: monsieur Apatéon, qui sans doute aura lu la lettre que j'écrivais à Lussanville, ne m'en avait rien témoigné: mais il vient de découvrir qu'on lui a repris votre portrait et le reste; il est furieux: et pour comble de malheur, il est instruit, je ne sais comment, que 143 vous êtes dans paris: point de milieu; ou retomber entre ses mains, ou bien épouser l'aimable Satinbourg. Il feint de ne me pas soupçonner: il m'a confié qu'il allait tout employer pour vous ravoir en sa puissance; et s'il ne peut en venir à bout, il doit... Ma chère fille, ce mot me fait frémir... vous faire regarder comme une fugitive, une... Le scélérat!... je dévoîlerais sa conduite, s'il osait le faire: mais il n'a parlé de la sorte que pour m'épouvanter... Chère Fanchette, déterminez-vous: donnez la main à Satinbourg: il vient d'instruire sa mère, de la gagner: elle consent à tout. Je leur ai montré l'écrit dont votre père me fit dépositaire dans sa dernière maladie: la boîte qui le renferme, faite de la forme et de la petitesse du soulier de votre mêre, lorsqu'elle avait votre âge, a frapé madame Satinbourg; elle l'a reconnue: dans leur jeunesse, la plus tendre amitié les unissait, elle était de tous ses secrets: Elle nous a raconté comment votre père ayant vu ce joli soulier chez celui qui le fesait, demanda le nom de la jeune personne qui devait le porter: il l'aprit, vit la belle Fanchette Rosin, brûla pour elle, et résolut de tout faire pour obtenir sa main. Ce fut lui, qui pour conserver toujours l'image de ce soulier délicat, qui fut l'occasion de son amour, fit faire cette boîte parfaitement semblable. «Voilà comme l'avait mademoiselle Rosin, a-t-elle ajoûté: et la fille?...—Ah! maman, a vivement 144 interrompu Satinbourg, elle est plus belle encore: si vous voyiez le sien!» Madame Satinbourg a souri: elle ne s'est plus fait presser. Nous avons consulté sur la dernière disposition de votre père: les conseils ont dit qu'elle était suffisante pour rendre votre mariage valide, sans l'aveu de monsieur Apatéon. Venez, ma fille, dans les bras de votre époux... Vous hésitez, Fanchette!... Ah! quels malheurs mon aimable fille, tu vas attirer sur toi!... Vien, ma chère fanfan... Ton amant m'aurait suivie, si je ne l'en avais empêché; mais je n'ai pas voulu qu'il fût témoin de ce premier moment.» Fanchette troublée, émue, indécise, donnait des larmes à Lussanville, et tâchait de se déterminer pour Satinbourg. Elle avait ces mules, présent de son premier amant; la jeune fille trouvait à s'en parer une inexprimable volupté. Elle se lève; peut-être allait-elle accompagner sa bonne: ses yeux se fixent sur ce don de Lussanville: son cœur se serre: elle frissonne. «Eh! c'est donc pour un autre, cher amant, s'écrie-t-elle, que tu voulus m'enbellir!... Non, non, ma bonne...—Ma fille, tu veux donc m'accabler?—Qu'il espère, s'il le faut, mais il n'est pas tems encore de me donner.»
Tout ce que la gouvernante put ajouter ne fit point changer de résolution à la belle Florangis. Le tems se consumait: Satinbourg, inquiet de ne pas les voir arriver, craint quelqu'accident: 145 il se rend chez sa maîtresse; il trouve la gouvernante à ses pieds, qui la conjurait de se laisser persuader. La jeune fille embrassait sa bonne, et la priait à son tour de lui donner quelques jours encore pour se déterminer. «Tout ce que mademoiselle voudra, dit Satinbourg: pourquoi la mortifier en la pressant trop? Adorable Florangis, continua-t-il, puis-je du moins concevoir quelqu'espérance?» Fanchette le regarda d'un œil serein. «Eh-bien! pour toute réponse, ajouta-t-il, j'ose demander une faveur: ce précieux portrait que votre bonne vous a rendu...» Fanchette baissa les yeux en rougissant. «Je ne veux plus rien, s'écria Satinbourg: mon adorable maîtresse, je m'en remets à vous pour mon bonheur: vous disposerez de mon sort; il ne saurait être en de meilleures mains.—Je rougis, monsieur, répondit l'aimable fille, de faire si peu pour mériter les sentimens que vous me montrez: mais j'ose vous assurer, que s'il est quelque moyen d'occuper dans mon cœur une seconde place, aprês la mémoire de monsieur de Luss... de celui que je regardais comme mon époux, c'est la route que vous prenez.—Je suis trop heureux, reprit le jeune homme. Allons, madame, dit-il à la gouvernante, porter cette réponse à ma mère: elle lui fera connaître tout le prix du cœur de mademoiselle: et nous, prenons d'ailleurs toutes les précautions pour la préserver des malheurs qui la menacent.» En sortant, 146 Satinbourg remarqua que la jeune Agathe avait les yeux humides.
«Ah mon amie! dit cette fille à Fanchette, je ne suis pas étonnée que vous aimiez si tendrement encore votre cher Lussanville: si monsieur Satinbourg m'avait recherchée, que je l'eusse perdu, je ne m'en consolerais jamais. Heureuse celle dont il sera l'époux!—Ma chère Agathe, répondit l'aimable Florangis, l'aimerais-tu?—Non... car l'on n'aime pas lorsque l'on est sans espérance.—Mais si tu pouvais espérer?—Si je pouvais espérer?... je préférerais monsieur Satinbourg à tout l'univers.—(O ciel! dit Fanchette, tu m'offres un moyen de rester libre, sans être ingrate et dure. C'en est fait, je suis décidée). Écoute-moi, mon Agathe; par reconnaissance envers ce jeune-homme, par respect et par déférence pour ma bonne, j'allais me donner: mais il sera plus heureux avec toi, qu'en épousant une fille, dont le cœur est rempli... Si j'ai quelque pouvoir sur Satinbourg...» La marchande qui monta, intérompit cette conversation, qui fut suivie de ce qu'on verra dans le chapitre suivant.
«Des gens environnent la maison, ma chère Fanchette, dit la marchande, et le tartufe Apatéon les conduit. Tâchons, ma fille, de nous dérober à ce nouveau danger.» La jeune Florangis se lève; elle allait suivre sa maîtresse: Apatéon, escorté de quelques estafiers, se présente.
«Doucement, lui dit-il, doucement, ma chère fille... Mais ne vous effrayez pas. Je bénis le ciel, qui permet que je vous revoye, et que je prenne encore le soin de vous diriger dans un chemin sûr, loin des embuches des séducteurs, à l'abri des écueils de ce monde corrompu.—Je vous remercie de vos soins, monsieur, reprit Fanchette d'un ton ferme, et je vous dispense de me prodiguer vos bontés.—Ah! ah! ma chère fille, point d'humeur: vous avez l'expérience que vous n'êtes pas ici sûrement; et de petites avantures assez bruyantes pour scandaliser le prochain, me font un devoir de vous en ôter... Ne m'intérompez pas, je vous prie... Et comme j'ai prévu que l'habitude d'une vie libre dans cette maison, vous la rendrait plus agréable que la mienne, où 148 règne une régularité peut-être gênante; où l'on est obligé d'aller aux offices, de faire de bonnes œuvres, de se mortifier; que j'ai jugé que vous pourriez témoigner quelques petites repugnances à vous remettre sous ma conduite: pour obvier à tout, et trancher une multitude de difficultés, de débats, de menus détails, qu'occasionnerait l'esprit de contention et d'indocilité que l'on contracte en fréquentant les gens du monde, de quelque bon caractère que l'on soit doué, naturellement et par l'aide d'en haut, je me suis muni; non par des vues de méchanceté, ou que je l'aie cru nécessaire; mais, comme je vous l'ai fait sentir, pour opérer votre bien d'une manière plus prompte, plus efficace pour vous, moins sujette à exciter chez moi le trouble et l'émotion que produisent inévitablement les altercations, les petites difficultés; et, que sait-on? une résistance absolue: Je me suis, dis-je, muni d'un petit ordre, en bonne forme, du magistrat, et me suis fait accompagner de ces messieurs, pour que les choses se fassent sans tumulte; et que si quelques-uns de ceux auxquels vos dangereuses beautés inspirent des desirs criminels, avaient dessein de me troubler, dans l'œuvre pieuse et charitable que je fais, ils en fussent détournés par la crainte de dieu et celle des hommes. Vous voyez que les retards seraient inutiles; il faut me suivre.»
Que mon lecteur ne s'en prenne point à 149 moi, si le discours de ce scélérat le révolte: tel est le langage de tous ceux qui couvrent leurs injustices du voîle de la religion. Apatéon fait enlever Fanchette malgré sa résistance. La jeune Agathe s'attache à son amie; on ne peut les séparer. «Laissez, laissez, dit Apatéon, d'un ton benin, ravi de joie d'en empaumer deux au lieu d'une: la bonne œuvre sera double.» La marchande désespérée, s'écrie qu'on lui ravit sa fille. Mais on ne l'écoute pas: l'officier qui commandait les satellites, est persuadé qu'elle sera mieux entre les mains de monsieur Apatéon, que chez sa mère. Une voiture attendait. Le sensuel vieillard y monte avec Fanchette et sa compagne.
Dans ce moment, les deux inconnus dont j'ai parlé, et qui par hazard traversaient la rue où demeure la marchande de modes reconnaissent monsieur Apatéon et la belle Florangis: ils veulent les aborder: mais les gardes qui sont aux portières les repoussent, donnent le signal du départ; on court à toutes brides. L'asiatique et le gouverneur de son fils ne pouvaient revenir de leur étonnement: ils retrouvent la jeune beauté qu'ils ont vainement cherchée: ils la revoient avec Apatéon, leur ancien ami, environnée de sbires comme une prisonnière: ils se regardent: «Est-ce un songe, se disent-ils, ou sommes-nous dans le pays des fées?»
150 Si des raisons particulières, qu'on saura quelque jour, n'avaient empêché l'inconnu que le petit pied de Fanchette charma, de revoir les connaissances qu'il avait à Paris, que de courses pour lui, de transes à Néné, de périls à Fanchette, n'aurait-il pas évités!
Cependant le dévot Apatéon et les deux jeunes beautés qu'il a ravies, arrivent le soir dans une jolie maison à 7 lieux de la capitale.
Ç'aurait été manquer son but que de se démasquer sur le champ. Apatéon, quoique sûr d'être connu de Fanchette, se conduisit à son égard de la même manière, que s'il eût espérée de pouvoir en imposer encore.
Il plaça d'abord les deux jeunes filles dans une même chambre, dont il prit la clef. Ensuite il congédia son escorte: soupa sobrement avec deux perdreaux, une douzaine d'alouettes, ortolans, cailles en pâté, filets de passereaux en salade, deux bouteilles de vin bonnois: à son dessert, composé d'excellentes compotes, et de toutes les confitures imaginables, on dit 151 qu'il ne sabla qu'une bouteille d'aï: en quittant la table, il alla respirer dans un vaste parterre le parfum des fleurs, et méditer en digérant sur ce qu'il ferait des deux pouponnes qu'il avait eu l'adresse d'enlever sous la protection des loix.
Fanchette lui tenait furieusement au cœur. En voyant la lettre de la gouvernante à Lussanville et le billet de Fanchette, il s'était assuré de deux choses également importantes: que sa pupille avait été sensible; et que Néné seule avait favorisé l'évasion de la jeune Florangis; mais comme il était content du service de la bonne, il résolut de n'en tirer aucune vengeance: (quel sacrifice pour un dévot!) et de se contenter à l'avenir de lui cacher soigneusement sa jolie pupille, en la conduisant dans cette maison, inconnue à sa vieille gouvernante.
Il comprit bientôt combien il lui serait difficile de réduire Fanchette: il n'ignorait aucun des assauts que l'aimable fille avait essuyés: mais cette opiniâtre résistance augmentait ses charmes aux yeux du luxurieux dévot. Il fit servir somptueusement les deux amies; leur permit de se promener dans le jardin; affecta beaucoup de douceur et de bonhommie: à l'exception du premier soir, il mangea toujours avec elles. Si Fanchette avait encore eu sa première ignorance, elle aurait été la dupe de ce rusé vieillard. Dês le lendemain, il lui 152 fit rendre tous ses atours, et pour la forcer à s'en servir, il fit disparaître les habits qu'elle portait lorsqu'on l'avait enlevée. Il eut les mêmes soins et les mêmes égards pour Agathe; plusieurs jours se passèrent sans qu'il y eût aucun changement dans la conduite d'Apatéon et dans leur sort.
L'état de l'aimable Florangis n'avait rien de pénible: elle se promettait bien que le vieillard ne gagnerait rien auprês d'elle par la ruse, et donnait à la jeune Agathe de sages conseils. D'un autre côté, le souvenir de son cher Lussanville l'occupait: elle n'était pas fâchée de se dérober, au moins pour quelque tems, à l'empressement de Satinbourg, et même aux importunités de sa bonne. Tout, jusqu'à leurs traverses même, tourne à l'avantage des vrais amans. La jeune Agathe répandait aussi dans le sein de son amie, les secrets de son cœur. «Plut-à-dieu (lui disait-elle quelquefois, sans prendre garde qu'elle déchirait l'âme de Fanchette) que vous pussiez encore être à votre cher Lussanville, et que moi j'eusse touché Satinbourg!» La belle Florangis regardait son innocente et naïve amie, et, les yeux remplis de larmes, souriait pourtant encore à son ingénuité.
Cependant la tranquillité dont elles jouissaient, était un calme trompeur. Un soir qu'elles prenaient le frais dans le jardin, elles aperçurent en l'air les fusées d'un feu d'artifice 153 qu'on tirait dans la cour. Curieuses, comme le sont toutes les jeunes filles, Fanchette et la vive Agathe courent vers un balcon, pour jouir plus à leur aise d'un spectacle inattendu. Mais à peine Fanchette y met le pied, que tout s'enfonce: elle fait un cri perçant: Agathe au désespoir, s'élance pour se précipiter aprês son amie: Apatéon était derrière elle; il la retint, et la laisse entre les mains de ses gens, qui l'éloignèrent.
Apatéon fut bientôt de retour auprês de la jeune compagne de Fanchette: il se flatait de réparer avec elle l'affront qu'il venait d'essuyer ailleurs: il prend un air affligé, soupire, et dit: «Aimable Agathe! hêlas! votre amie n'est plus: sa chute est également funeste pour tous trois; jamais je ne m'en consolerai. Je l'aimais si tendrement! Le ciel m'est temoin que je ne cherchais qu'à la ramener dans la voie du salut, et que le plus doux de mes desirs était de la voir heureuse. Ah pourquoi l'ai-je arrachée des lieux qu'elle avait choisis! Malheureux...» C'est ainsi qu'il cherchait à s'insinuer dans l'esprit de la jeune fille, aprês avoir quitté Fanchette, qu'il venait de faire conduire dans un apartement secret. Le desespoir d'Agathe était trop violent pour se modérer. «Infâme, répondit-elle, c'est vous, qui causez sa mort! vous... elle ne m'a que trop apris à vous connaître... scélérat!... je vais faire retentir ces lieux de mes cris... Je veux 154 être libre: qu'on me laisse aller auprês de mon amie, que je l'arrose de mes larmes, et que je meure avec elle, plutôt que de vivre à la merci d'un monstre tel que vous, hypocrite abominable!» Apatéon employa vainement les caresses; rien ne put modérer l'affliction de la jeune Agathe; elle s'arrachait les cheveux, se meurtrissait le sein et le visage. Le vieillard, qui vit que tout de bon elle voulait mourir, pour la première fois éprouva des remords; il venait de commettre un forfait inutile: Son âme dure s'émut: il appelle ses gens; fait lier Agathe; et s'apercevant que sa présence l'irritait de plus en plus, il sortit.
Mais tandis que cet hypocrite infâme, au lieu des plaisirs dont il se promettait de jouir dans sa petite maison avec sa belle proie, n'éprouve que des chagrins, la gouvernante, Satinbourg et la marchande étaient au désespoir. Ils se tourmentaient en vain, pour découvrir quelle route avait prise Apatéon. La marchande recourait aux magistrats; la bonne sondait les connaissances des gens de la maison; et Satinbourg se mettait en campagne.
Revenons à l'amoureux inconnu, qui s'est trouvé témoin de deux scênes frapantes arrivées à Fanchette, et que le prompt départ de Lussanville pour bayonne, avait privé des éclaircissemens qu'il espérait? il lui restait d'autres moyens de s'instruire, mais il n'en soupçonnait pas même l'efficacité.
Le hazard, ce mot vague, père putatif des évènements auxquels on n'en connaît point d'autre, le lendemain de l'enlèvement de Fanchette, par Apatéon, conduisit l'asiatique chez le financier oncle de Lussanville. En cherchant les papiers qu'il voulait montrer, il ouvrit la boîte qui renfermait la jolie mule de la jeune Florangis. Le financier l'avait vue de trop prês pour ne la pas reconnaître. Il témoigna sa surprise: et l'asiatique qui se rapela que la jeune beauté sortait de chez cet homme, lorsqu'il la vit pour la première fois, lui parla de celle qu'il aimait. «Il ne tiendrait qu'à elle d'être une fille charmante, reprit le financier; mais elle est bégueule et sote: elle a la manie de la vertu... elle donne dans le sentiment. Cependant avec tous ces beaux semblans et ces 156 grimaces, il en coûte la vie à Lussanville, à mon pauvre neveu, qui en était fou...—Que m'aprenez-vous, monsieur?...—Une fâcheuse nouvelle, três-fâcheuse... car quoique mon neveu fut un imbécile, qui... le sang parle, etc... que faire? la famille de son ennemi a le pouvoir en main: et puis lui rendrions-nous la vie?» Il est impossible de décrire ce qui se passa dans l'âme de l'inconnu pendant ce discours: une joie vive, pure, inéprouvée, et la douce espérance remplirent son cœur: il fit des questions au financier, qui le mit au fait de mille choses, toutes à l'honneur de Fanchette. «Elle a perdu son amant, se disait l'asiatique; je me présenterai pour réparer ce malheur: je tarirai ses larmes: quel bonheur! je trouve dans ma patrie une fille vertueuse et belle!» Instruit par le financier, il sortit, alla trouver l'instituteur de son fils, pour se rendre ensemble chez la maîtresse de la jeune Florangis.
La marchande, aprês avoir fait d'inutiles démarches pour recouvrer sa fille et Fanchette, rentrait chez elle. On venait de lui dire, que monsieur Apatéon était un saint-homme, qui n'enlevait les filles que pour mettre leur honneur en sureté. La marchande de modes avait de bonnes raisons pour n'en rien croire; elle commençait à dévoîler la conduite du dévôt personnage: mais l'officier subalterne auquel elle s'était adressée, aprês lui avoir fait entendre, 157 qu'il n'était pas de sa charge d'ouïr du mal d'un homme riche et considéré, l'avait congédiée, sans lui laisser concevoir une lueur d'espérance.
C'est dans cet instant de chagrin que l'asiatique l'aborde, pour s'informer plus particulièrement de celle dont il a résolu de faire sa compagne. La bonne marchande était peu disposée à lui donner satisfaction: elle ne doute point que ce ne soit un nouvel adorateur, aussi dangereux pour Fanchette que tous les autres: elle congédie brusquement l'asiatique et son ami, sans leur rien aprendre. L'amoureux inconnu ne fut pas moins surpris de cet accueil que de tout le reste: il rencontrait des difficultés, où naturellement il ne devait point s'en trouver. Les raisons qui l'avaient empêché de voir ses anciennes connaissances à son arrivée à paris, subsistaient encore: cependant il résolut d'aller chez monsieur Apatéon: un malheureux engagement que Néné venait de contracter, éloignait cette femme de la maison; il ne trouva que le nouveau domestique que le dévot avait laissé: ce garçon ne savait rien, et ne put lui rien dire. L'asiatique ne comprenait pas grand'chose au dernier enlèvement de Fanchette, à la conduite mystérieuse d'Apatéon; seulement il commençait à entrevoir que la beauté de celle qu'il adorait, la mettait quelquefois dans des positions fâcheuses.
Les réflexions qu'il fit à ce sujet, le peu de 158 succês des peines qu'il s'était données pour retrouver son fils, et les restes de sa famille, le confirmèrent plus que jamais dans la résolution de se donner à Fanchette: il ne voyait qu'elle qui pût réparer ses pertes en s'unissant à lui: mais il fallait la trouver.
Un jour qu'il était sorti seul pour respirer hors de la ville un air plus pur, sa rêverie fit qu'il suivit au hazard un chemin de traverse: il s'écarta plus qu'il ne pensait; il était tard lorsqu'il s'aperçut qu'il s'était égaré: une jolie maison frape sa vue; il s'en aproche pour demander où il est? deux hommes en sortent qui ne l'apercevant pas, s'entretiennent assez haut. «D'A*** va nous l'amener, disait l'un d'eux: il l'arrache à ce bélître d'Apatéon. Ce serait en vérité dommage que ce vieux tartufe jouît d'un triomphe si beau...» A ce nom d'Apatéon, l'asiatique tressaille: il aurait bien voulu en entendre davantage; mais il se trouva si prês d'eux, qu'ils l'aperçurent. Il les pria de lui indiquer le chemin le plus court pour retourner chez lui. De C*** (car c'était le marquis lui-même) voyant un homme de bonne mine, lui dit qu'il était bien tard; qu'il se trouvait à deux lieues de paris: et tout de suite, il le pria d'entrer dans sa maison. «Vous serez surpris, dit l'obligeant jeune-homme, de l'air de délâbrement où tout est ici: on n'a pas encore arrangé dans les apartemens: nous habitons le rês-de-chaussée.» On descend 159 dans une grande salle, bien éclairée, somptueusement meublée: celui qui paraissait le maître l'engage à se mettre à table, d'un air si poli, si franc, si ouvert, qu'il n'aurait pu s'en défendre, quand d'autres raisons ne l'eussent pas déterminé à rester; car il espérait d'aprendre quelque chose de sa maîtresse. Mais on ne dit pas un mot de ce qu'il desirait ardemment de savoir. En sortant de table, l'inconnu fut conduit dans un petit apartement fort propre, où tout se ressentait du bon gout du marquis; tableaux, ameublemens, rien qui ne respirât la volupté.
Le lendemain, l'inconnu pensait à s'en retourner: son jeune hôte lui fit tant d'instances qu'il demeura. Il prit du gout aux manières du marquis: il le trouva généreux, obligeant, honnête, d'un commerce agréable... Et voilà comme sont faits les hommes: justes dans tout ce qui ne blesse pas leur passion favorite, ils croient racheter leurs écarts, et mériter le titre d'honnête-homme, en pratiquant des vertus qui ne les gênent pas: mais ce sont des scélérats dês qu'il s'agit de leur panchant chéri. Le marquis était un aimable, un galant, un délicieux malhonnête homme, dont l'inconnu fut enchanté.
Il ne lui fut pas difficile de s'apercevoir, qu'il se trouvait dans un de ces agréables réduits, où bacchus et cypris tiennent le sceptre tour-à-tour: Ses mœurs n'étaient pas des plus 160 règlées: il était de ces gens qui cherchent le plaisir, et qui sont toujours contens d'eux, lorsqu'ils l'ont trouvé: Il vit des femmes qui se vendaient elles-mêmes; de jeunes tendrons que l'on vendait; des filles abusées, trompées, séduites: il profita de tout: mais il espérait toujours d'acquérir des lumières sur l'objet de son amour.
Si le zêle le plus ardent, l'amitié la plus active ne font pas éviter les fausses démarches, ô dieu! dans quels écarts ne donneront pas de tièdes conducteurs! de quelles horreurs ne se rendront pas coupables, des mères voluptueuses, avares [28], corrompues!
Un matin le comte d'A*** était venu trouver Néné. «Je connais la retraite de monsieur Apatéon, lui dit-il; je puis vous l'indiquer, et tirer Fanchette de ses mains: mais vous sentez combien il serait ridicule à un homme comme moi, de ne travailler que pour votre petit Satinbourg: la jeune Florangis est trop belle, pour qu'on l'oblige sans intérêt... Vous m'entendez... Je ne m'opose pas qu'il l'épouse: 161 on peut s'arranger de façon qu'il n'en sera pas moins heureux... Réfléchissez-y... Apatéon la tient bien; et sans moi, je doute que jamais vous puissiez la revoir... Je vous dirai de plus que je n'aurais pas besoin de votre aveu pour enlever Fanchette: mais j'ai horreur d'un procédé semblable à celui du marquis de C***: je ne veux que ce que l'on me donne: j'espère tout du pouvoir que vous avez sur l'esprit de votre pupille: vous lui ferez aisément envisager, que dans la vie il se trouve des circonstances, où l'on cède une partie, pour sauver le tout. Je vous donne un jour pour vous décider: demain à pareille heure, je viendrai savoir votre résolution.» Il sort en achevant ces mots. Et qui fut bien embarrassée, c'était la bonne gouvernante. «Ma chère Fanchette! disait-elle en pleurant, quel présent fatal le ciel vous a fait, en vous formant si belle!... Cependant Apatéon va ravir ce que nous refuserons au comte, et cela, sans fruits pour elle que la douleur... Qu'osé-je penser, malheureuse!... Et les voilà tous ces hommes cruels! ils sont parjures, perfides, ou nous vendent leurs services au prix de ce que nous avons de plus précieux... je n'en connais qu'un qui mérite d'être aimé; et c'est celui-là que l'on veut que je trompe... Ah! quand je m'y résoudrais, l'aimable Florangis, plus vertueuse encore qu'elle n'est belle, préférerait la mort au deshonneur.» Agitée de mille pensées différentes, Néné sort, 162 pour aller consulter Satinbourg lui-même, et prendre ensemble des mesures pour adoucir le comte, tâcher de le piquer de générosité, ou prévenir l'effet de ses mauvais desseins. Elle ne le trouva pas. On lui dit qu'il était parti de la veille à cheval: et la pauvre gouvernante, dépourvue de conseil, l'esprit troublé par la crainte, l'âme accablée par la douleur, se trouve dans un embarras plus grand encore.
Le comte ne manqua pas de paraître le lendemain à l'heure marquée: il presse la bonne de prendre un parti; il lui fait craindre pour Fanchette des malheurs inattendus... Il lui répète sur-tout, que ce n'est que par délicatesse, qu'il veut devoir à son consentement les faveurs de mademoiselle Florangis. Et pour lui prouver qu'il sait parfaitement les moyens de parvenir jusqu'à elle, il lui montre une de ses jolies mules, en l'assurant qu'il s'en est emparé durant le sommeil de Fanchette. A cette vue, à ce récit, la tête tourne à la gouvernante. «Je vous promets tout ce qui dépendra de moi, s'écrie-t-elle, en fondant en larmes: mais jurez-moi sur votre honneur une discrétion à toute épreuve.» Le comte s'engagea par mille sermens. Et rien n'empêche de croire qu'ils ne fussent sincêres.
«Il n'est rien à présent que je ne surmonte, dit le comte tout hors de lui, puisqu'il embrassa la vieille Néné. Nous partirons ce soir, et demain à pareille heure, l'aimable Florangis sera dans vos bras, pour se disposer à passer dans les miens.» Cette dernière expectative n'avait rien de flateur pour la gouvernante: ses pleurs recommencèrent à couler plus abondamment que jamais.
Nous avons laissé la jeune Agathe, éperdue, gémissante, liée, enfermée seule par les ordres d'Apatéon. Elle se desespérait: «Ma chère Fanchette, disait-elle, mon aimable, mon unique amie, nous sommes donc séparées pour jamais...» Et le délire s'emparant de son imagination trop vivement frapée, elle croyait la voir, voulait l'embrasser et s'écriait: «Attens-moi, ma Fanchette, attens, je vais te suivre; je vais descendre avec toi dans ce goufre... Ah!... Fanchette! tu tombes sans moi!... Je te suivrai... je te suivrai, malgré tous ces cruels qui me retiennent, et malgré toi-même.» Un état si violent épuisa bientôt les forces d'une fille jeune, délicate: elle tomba dans un état 164 d'anéantissement semblable à la mort. Ce fut alors qu'Apatéon osa rentrer auprês d'elle.
Si l'âme d'un homme accoutumé à se jouer de la divinité même, à braver les loix, à tromper les hommes, n'avait acquis un degré de dépravation sans remède, l'infâme Apatéon aurait frissonné, en revoyant Agathe. Il en fut bien autrement: le desespoir et la douleur lui parurent un assaisonnement de plus... Mais tirons le voîle, et que mon lecteur aprenne seulement, que le ciel n'abandonna pas entièrement l'innocence... Non, il ne le permit pas.
Tout le monde le dit; l'amour et la vengeance trouveraient les objets qui les excitent, fussent-ils au centre de la terre. Satinbourg, sans guides, sans indices, parvient, aprês trois jours de recherches, à la maison du tartufe Apatéon. Harassé, n'en pouvant plus, il la considère, sans pourtant connaître encore que c'est là l'objet de ses recherches. Il veut s'informer: il heurte à diverses reprises: personne ne répond: il la croit inhabitée, et va se retirer: mais auparavant il en fait curieusement le tour. Il monte sur une petite bute, et dans l'éloignement sur le rebord d'une croisée, le jeune-homme aperçoit quelque chose qui ressemblait à une chaussure de femme. Il ne sait encore ce que c'est; seulement il présume par là que quelqu'un habite dans ce réduit solitaire. Il était difficile d'aprocher de l'objet qu'il avait vu: la fenêtre donnait sur un jardin étroit, 165 qu'environnaient des murs plus élevés que ceux du reste de l'enclos. Il tâche de nouveau de se faire ouvrir, mais sans succès; et les soupçons naissent au fond de son cœur. Le jour baissait: dês que l'obscurité lui permit d'escalader le mur sans être aperçu, Satinbourg y grimpe, saute dans le jardin et va droit à la croisée: il y touche à l'aide d'un espalier, et s'empare de ce qu'il avait aperçu. Quelle fut sa surprise, de reconnaître une de ces mules de son amante, dont Lussanville lui fit présent! Il ne doute plus qu'il ne soit chez Apatéon. Il fait de nouveaux efforts pour parvenir jusqu'à la fenêtre; mais en vain: d'ailleurs elle était garnie de barreaux qui l'eussent empêché de s'introduire par là. Il ne savait à quoi se déterminer, lorsqu'il entendit quelque mouvement au dehors de la maison. Il craint qu'on ne le découvre, et de se perdre, sans délivrer Fanchette: il remonte sur le mur, sort du jardin, s'aproche avec précaution, pour reconnaître ce qui cause ce bruit sourd; il voit deux chaises, des chevaux, et des gens armés, qui semblaient n'attendre plus que les ordres: La voix du comte d'A*** le frape; il le remet parfaitement, mais il a la prudence de ne se pas découvrir. Son âme fut agitée de mille idées différentes; il se demandait: Que prétend le comte? Il ne fut pas longtemps dans le doute.
Dês que d'A*** eut donné le signal en frapant trois fois dans ses mains, tous ses gens s'aprochèrent 166 de la maison. Satinbourg, sans être connu, se mêle avec les autres. En un clin d'œil les portes sont ouvertes; l'on entre et le jeune garçon marchand, guidé par ce qu'il avait vu, cherche à pénétrer dans l'apartement dont la croisée donnait sur le petit jardin.
Heureusement Satinbourg n'avait pas aperçu la gouvernante, que d'A*** avait amenée: Car ignorant combien les secours du comte étaient dangereux, sans doute il se fût fait connaître. De son côté, d'A*** voyant que tout avait réussi et qu'il allait enfin être le maître d'emmener la belle Fanchette, s'aprocha de la vieille Néné. «Ah ça, ma bonne, lui dit-il, vous touchez au moment de voir votre chère pupille: songez à nos conventions: il y aurait trop de danger pour vous et pour elle à vouloir me jouer... A ce prix, je lui rends la liberté; elle épousera Satinbourg quand elle voudra: je tiendrai mes promesses et mes sermens: mais vous, morbleu! soyez fidelle aux vôtres.» Après cette exhortation, malheureusement trop énergique, le comte rendit à la gouvernante la mule de Fanchette. «Je ne fais que changer ceci pour quelque chose de plus précieux, lui dit-il: annoncez à cette belle enfant, que celui qui l'a sauvée, veut tenir de sa main, son portrait et l'autre présent qu'eut Lussanville; qu'en outre, il attend avec impatience le don qu'elle doit lui faire, lorsqu'il la pressera dans ses bras.» Ensuite le comte prit Néné par la main, et la 167 conduisit sans bruit par un corridor secret; toutes les portes lui furent ouvertes par un traître, qui trompait Apatéon, comme son maître voulait en imposer à dieu, et dupait effectivement les hommes.
La malheureuse gouvernante suivait son guide en tremblant. «Qu'ai-je promis, se disait-elle, et quel sera le desespoir de Fanchette! La pauvre enfant aimera mieux mourir...» On arrive à la porte d'une chambre reculée: mais ciel! quel étonnement pour le comte! il n'y trouve personne! celui qu'il avait gagné est lui-même dans la consternation. On cherche, on regarde: mais ce ne fut qu'au bout d'une heure qu'on s'aperçut que deux barreaux de la croisée étaient mobiles: la jeune Florangis s'était-elle échapée par là; et comment avait-elle fait?
Apatéon, au milieu du silence de la nuit, tourmenté du démon de la luxure, était auprês de la jeune Agathe: il osait, d'une main sacrilége, toucher ce temple de la vertu la plus pure, et de la timide innocence. Tout-à-coup un bruit sourd se fait entendre: il frissonne; 168 et le lâche, croyant que ce sont des voleurs, ne tremble que pour sa vie. Sa terreur redouble au bout d'un moment; on aproche: des gens en tumulte attaquent la porte de ce cabinet où vient de le conduire son goût pour les jeunes tendrons et pour le crîme. Elle s'enfonce: l'on arrache Agathe de ce séjour d'horreur.
Le comte d'A*** et la bonne Néné, dans la première surprise que leur causa l'absence de Fanchette, soupçonnèrent de l'avoir conduite auprès d'Agathe, dont le domestique gagné leur peignit le desespoir; ils y volent, heureusement pour la fille de la marchande de modes. Aprês l'avoir délivrée, le comte la remit entre les mains de la gouvernante. Cette aimable fille crut recevoir une nouvelle vie, en revoyant la bonne de sa chère Fanchette: mais bientôt, se rapelant l'accident cruel qui la privait de son amie, elle s'abandonna de nouveau à toute sa douleur, et racontait en sanglotant à la vieille Néné le malheur de la belle Florangis. «Elle vit, ma chère Agathe, lui répondit la gouvernante: c'était un tour du cruel Apatéon pour vous séparer, dont on vient de nous instruire: une machine descend et remonte le balcon, assez vite, pour faire croire qu'il s'abîme: Mais Fanchette... hêlas... dois-je m'en affliger ou m'en réjouir?... n'en est pas moins perdue pour nous: on ne saurait la retrouver.»
Agathe ouvrait des yeux que la nature avait fait honnêtement grands, et l'on voyait se 169 peindre sur son visage cet embarras, cette heureuse perplexité que l'on éprouve, lorsque l'on commence à douter d'un irréparable malheur. «Oui, ma fille, continua Néné, nous venons d'aprendre que le feu d'artifice était fait exprês pour vous attirer là l'une ou l'autre: l'accident qui vous sépare était ménagé; Fanchette en fut quitte pour la peur; mais on voulait par là vous ôter toute espérance de vous revoir. Apatéon croyait tirer parti de l'état d'abandonnement où vous vous trouveriez. Eh! qui sait si ma chère fille aura pu, comme vous, éviter son malheur! nous ignorons ce qu'elle est devenue, et quelle est la main qui nous l'enlève...» Et la bonne Néné pleurait à chaudes larmes.
Le comte, sûr que la belle Florangis n'est plus chez Apatéon, rentre auprês de la gouvernante et d'Agathe, qui dans ce moment étaient dans la chambre que Fanchette avait occupée. Il tenait un jeune homme par la main, que mon lecteur ne connaît pas: le comte lui-même ne le connaissait pas davantage: la gouvernante se rapela de l'avoir vu; mais occupée de Fanchette, rien ne l'intéressait: on saura mon secret lorsqu'il en sera temps. «Je n'ai pas trouvé celle que je cherchais, dit-il: et voilà monsieur à quî surement je ne songeais pas; qui m'a prié de le tirer d'ici, mais Fanchette ne saurait être loin: Courons.» Néné disait: «O dieu! fais que ma chère fille soit en de bonnes mains: conduis-la chez sa maîtresse; 170 je ne serai plus tenue de rien faire pour le comte, et dês demain elle épousera Satinbourg.»
Le ciel n'exauçait que la moitié de cette prière [29]. Le comte part, emmenant avec lui la jeune Agathe et la vieille Néné. Apatéon se remet d'abord un peu de sa frayeur, et se croit trop heureux de ce qu'on n'a pas malmené son précieux individu: ensuite il s'encourage; reprend un peu d'audace; regrette la belle Florangis et sa jeune amie; rassemble gravement ses domestiques épouvantés, et songe à la vengeance. Et mes lecteurs par la suite seront surpris de voir, quî l'hypocrite disculpera, sur quî sa fureur s'exercera.
Il se disposait à retourner dans la capitale, pour noircir l'innocence; il méditait sur les moyens qu'il devait employer pour tromper encore les magistrats, et leur faire oprimer sa pupille, lorsqu'il reçut une lettre du nouveau domestique laissé à paris: ce garçon mandait à son maître, qu'un homme, qui se disait connu de lui, était venu plusieurs fois. Cet homme s'était nommé. Le dévot pâlit, et s'écrie: «Ah ciel! quel contretems je l'avais cru mort!...» Ces nouvelles réglèrent ses démarches; il différa son départ de quelques jours; et lorsqu'il se rendit ensuite à la ville, ce fut secrettement: pour tout le monde, il était encore à la campagne. Mais laissons ce scélérat, en proie aux craintes et aux remords, méditer de nouveaux crîmes 171 pour couvrir les anciens, et retournons à l'aimable, à la touchante Florangis.
Non loin de ce bourg fameux où la belle d'Estrées reçut dans ses bras le meilleur et le dernier des Henris, le jeune Satinbourg, ayant en croupe la délicate Fanchette, fut contraint de mettre pied-à-terre. L'aimable fille, accablée de fatigue, ne pouvait plus la suporter, elle était prête à s'évanouir. Il était muni de quelques rafraîchissemens: il les offre à la souveraine de son âme. «Belle Florangis, lui disait-il, c'est une main amie qui vous les présente: respirez enfin: vous êtes avec un homme qui vous adore, mais dans quî le respect égale l'amour [30]; qui, prêt à vous immoler jusqu'à sa vie mème, ne veut d'autre prix en vous servant que le plaisir de vous être utile, et la certitude de vous voir heureuse,—Monsieur, lui répondit Fanchette, vous venez de me le prouver.»
Le jour commençait à devenir grand: l'aimable Florangis achevait à peine ces mots, qui firent briller la joie sur le visage de Satinbourg, qu'ils aperçurent une troupe qui venait droit à eux. Bientôt ils reconnurent le comte d'A***[manque un point] Satinbourg ressentit un mouvement de crainte: Fanchette frissonna: mais dans le moment Agathe et la gouvernante s'étant montrées, ils se rassurèrent, et se levèrent même pour aller au devant d'elles. La jeune Agathe se précipite de la voiture et court à son amie; 172 la vieille Néné la suit. Toutes trois s'embrassent et se serrent: mais la gouvernante inondait sa chère Fanchette de ses larmes; Satinbourg les regardait avec satisfaction; et le comte d'A*** songeait à la promesse de la bonne.
La vue de Fanchette rendait les desirs plus ardens: sous les habits, dont autrefois Apatéon l'avait parée, ses charmes avaient un nouvel éclat; son air d'abattement et d'une douce langueur, la rendait mille fois plus touchante; son pied était chaussé de ce joli soulier blanc qui causa des desirs si vifs au lascif Apatéon, lorsqu'elle touchait du clavessin; vénus et les grâces eussent envié ce soulier charmant: les yeux du comte se fixaient sur le pied mignon de Fanchette, toujours la première cause des conquêtes, des malheurs et de la délivrance de la belle orfeline. Les retards le peinaient: il pressa le départ et fit mettre seules dans une chaise l'objet de ses criminels desirs et la bonne: en y plaçant cette dernière, il lui signifia qu'il fallait se disposer à tenir sa parole. Pour en commencer l'exécution, il demanda le portrait de Fanchette, et les autres bijoux si chers à Lussanville, d'un ton qui marquait qu'il ne fallait pas le refuser. La belle Florangis se défit en pleurant de ces choses, devenues précieuses pour elle, depuis qu'elles avaient été entre les mains de son amant. La jeune Agathe et Satinbourg occupaient l'autre voiture. Le comte, sur un superbe coursier, caracole autour 173 de la chaise de Fanchette. Tout le reste du cortége était à cheval: l'on part et lorsqu'on eut marché quelque tems, l'on s'aperçut que le comte quittait la route de paris.
«Hélas! c'en est fait, disait la gouvernante en elle-même; nous n'échaperons pas de ce dernier péril, où j'ai moi-même précipité ma chère Fanchette.» Et les yeux remplis de larmes, elle allait commencer l'explication du terrible mystère, lorsque Satinbourg s'écria d'une voix forte: «Comte, où nous conduisez-vous? n'êtes-vous aussi vous-même qu'un vil ravisseur! Écoutez-moi: mademoiselle Florangis mériterait une couronne, si la vertu et la beauté la donnaient: Je conviens que votre rang vous élève au-dessus de moi: Si vous l'aimez, et que vous prétendiez à sa possession par une voie légitime... son bonheur m'est plus cher que le mien... je vous la cède... Mais si... vous m'entendez... il faut auparavant d'aller plus loin m'arracher la vie.» D'A*** ne peut commander à sa colère: il descend de cheval, les deux rivaux s'avancent: le comte retient ses gens qui voulaient accabler Satinbourg. «Laissez, leur dit-il, et ne me deshonorez pas, en voulant me servir: mon bras suffit.» Tremblantes, éperdues, Fanchette, sa bonne, et la jeune Agathe se jettent entre les combattans. Le comte n'écoutait rien; il allait percer Satinbourg, qu'Agathe retenait dans ses bras. Des inconnus accourent. L'un d'eux, 174 qu'une barbe affreuse et ses cheveux en desordre rendait méconnaissable, s'écrie: «Arrête, perfide, et tremble.» Dans ce moment, le jeune-homme que le comte avait trouvé chez Apatéon, arrive sur le champ de bataille: il vole à l'adversaire du comte: «Ah mon ami!» lui dit-il, en voulant l'embrasser!... Le terrible inconnu, qui ne le remet pas, le repousse; et se jetant sur d'A***, tous deux commencent à se charger avec furie. Les gens de l'inconnu mettent en fuite ceux du comte; les dames remontent dans leur voiture: et Satinbourg, voyant que son libérateur a le dessus, reprend à la hâte, à la prière de Fanchette elle-même, le chemin de paris... Hêlas! elle fuyait... qui l'eût pu croire!... celui qu'elle adorait. La belle Florangis s'éloignait, sans le savoir, de son cher Lussanville.
Agathe et Fanchette furent reçues de la marchande avec des transports inexprimables; la gouvernante ne se sentait pas d'aise; elle pestait contre les usages et les loix, qui ne lui permettaient pas de conduire sur le champ Fanchette et Satinbourg à l'autel pour les unir. 175 «Ne faites plus la renchérie, ma chère fille, lui disait-elle; vos retards ont manqué de nous perdre tous.» L'aimable Florangis regardait Agathe en souriant, et semblait lui dire: «Ne crains rien.» Et la bonne Néné prit ce sourire pour un consentement. Aprês qu'on se fut caressé, fêté, la marchande fit observer que le témoignage de deux jeunes filles ne suffirait pas pour démasquer Apatéon; que ce moyen les deshonorerait plutôt elles-mêmes, dans un pays où les hommes dorés ont toujours raison. (Elle pouvait ajouter, et les jolies femmes: mais peut-être savait-elle qu'une jeune beauté, pour rétablir sa réputation d'une manière éclatante, et prouver sa vertu, doit commencer par la perdre plusieurs fois avec les... avec le... et même quelquefois avec l'... quoi qu'il en soit, elle ne dit rien des femmes.) Elle parla de la visite des deux inconnus, qui s'étaient informés de Fanchette; comuniqua ses craintes à la gouvernante, et conclut à ce que la jeune Florangis allât secrettement dans un couvent, qui ne serait connu que de sa bonne et de Satinbourg, dont elle ne sortirait que le jour où elle épouserait ce vertueux jeune-homme. Pour éviter de nouveaux revers, on exécuta cette résolution sur le champ; la jeune Agathe pria sa maman de ne la point séparer de sa chère Florangis: toutes deux furent conduites au b... de la r... v... par la marchande et la gouvernante, qui prescrivirent la conduite 176 qu'on devait tenir, à l'égard de ceux qui demanderaient à parler aux jolies recluses.
Dês que les deux amies furent seules, elles se racontèrent mutuellement ce qui leur était arrivé depuis leur séparation. A la peinture que la jeune Agathe fit de son affreux desespoir, l'aimable Florangis fondait en larmes. Ensuite la fille de la marchande parla de l'attentat du perfide Apatéon, et lui dit comment, lorsque sans forces, sans mouvement et presque sans vie, elle allait devenir la victime de sa brutalité, le comte, la gouvernante et leurs gens étaient venus à son secours. Fanchette à son tour fit son récit: «Lorsque le balcon s'écroûla, ma chère, disait-elle à la jeune Agathe, la frayeur me fit évanouir: je revins entre les bras de ceux qui me portaient. Apatéon les précédait. Je refermai les yeux, et me doutai de quelque supercherie de la part de ce monstre: on me mit sur un lit de repos: tout le monde sort, et lui seul reste auprès de moi... Ma chère petite... cet abominable homme, plus méchant encore que je ne l'aurais pensé, me croyait hors d'état de me défendre... J'eus bientôt recouvré mon courage, et me saisissant du couteau-de-chasse d'Apatéon, je le menaçai de le plonger dans son indigne cœur, s'il osait m'aborder. Il sortit. Je passai le reste du jour et la nuit dans la plus vive douleur. Le matin, accablée, dans un état qui tenait plus à la mort qu'à la vie, je sentis mes yeux s'apesantir; je 177 m'endormis. Lorsque je m'éveillai, il était une heure aprês-midi: je trouvai que l'on m'avait ôté l'une de mes mules: je frissonnai: Qui peut être entré dans ce lieu, me disais-je, si ce n'est Apatéon? L'infâme aura profité d'un sommeil qui ne me paraît pas naturel, pour m'aprocher... Cette réflexion me donna de mortelles inquiétudes, que ma bonne seule, à quî je les ai confiées, a su calmer. Elle m'a dit de plus que ce n'était pas lui, mais le comte, qui, secondé d'un domestique, parvint jusqu'à moi. Je ne revis plus Apatéon: le ciel m'inspira la pensée de mettre sur la croisée de la chambre la mule qui me restait. Si quelqu'un de ceux qui pourraient me chercher aperçoivent cet indice, me disais-je, ils connaîtront où je suis: c'est un présent de mon cher Lussanville, qui m'a déjà sauvée; j'en espère tout encore. Je ne me trompai pas: au milieu de la nuit et du tumulte, j'entends heurter à ma porte. «Belle Florangis, disait-on, est-ce vous?» Je répons: On ouvre, et je vois Satinbourg, qui me montre ce qui l'avait guidé pour me trouver. Je crus pouvoir m'abandonner à la foi de cet estimable jeune homme: «Il est dangereux de retourner sur mes pas, me dit-il; voyons si cette fenêtre peut nous donner une issue.» Je ne sais comme il fit; mais il eut bientôt ébranlé deux barreaux; il me descendit la première à l'aide d'une échelle de corde; il me suit; cherche la porte du jardin: celle qu'il trouve donnait 178 sur la campagne; son cheval l'attendait; nous partons. Tu sais le reste, mon aimable Agathe.» Et les deux amies se caressèrent de nouveau, comme si cet instant eût été le premier où elles échapaient au péril.
Au sortir du tumulte des enlèvemens, Fanchette transportée tout-d'un-coup dans le calme des monastères, crut trouver dans ces maisons une image du bonheur promis aux élus. «Ah! ma chère Agathe, disait-elle à sa compagne, que ce séjour est charmant! et pourquoi ma bonne ne m'y plaça-t-elle pas, lorsqu'on m'eut délivrée des mains du marquis de C***?» La jeune Agathe s'en étonna comme Fanchette.
Sœur Rose, jeune professe de dix-huit ans, au teint de lis, à la taille élégante, et dont le cœur était encore plus tendre qu'elle n'était belle; sœur Rose avait été chargée dês le premier jour par la mère supérieure, de tenir compagnie aux deux nouvelles pensionnaires. «Que vous êtes heureuse, ma sœur, lui dit Fanchette, aprês qu'elles eurent eu quelque entretiens! vous voilà dans le port. Ce monde corrompu, qui souille, en dépit d'elle, l'innocence la plus pure, n'aura plus de pouvoir surs vous...—Hêlas! ajouta-t-elle, en regardant Agathe, ma chère petite, je crois que c'est ici que le ciel m'apelle: Satinbourg, s'il veut m'en croire, cherchera le bonheur en s'attachant à toi: et moi, occupée de l'amant que j'ai perdu, je passerai dans cet azile salutaire, 179 une vie, dont les plus beaux jours furent trop souvent obscurcis par le nuage du malheur.—Non! s'écria la jeune Agathe, non! jamais je ne veux vous quitter; vous m'êtes plus chère que tout au monde. «Sœur Rose soupira; et laissant tomber sur la belle Florangis et sur son innocente compagne un regard de pitié:» Que je vous trouverais à plaindre, leur dit-elle, si comme nous, vous étiez dans ce port qui vous paraît si tranquille, sans en pouvoir sortir! Jeunes imprudentes! n'allez pas vous laisser séduire! Nous le crûmes ainsi que vous, lorsque n'étant pas encore engagées, tout à nos yeux, dans le monastère se peignait en beau. Cependant, je n'aurais jamais pris le parti de m'y renfermer de moi-même: la haîne, l'ambition, une injuste préférence dans une mère dénaturée tint lieu de vocation à sa fille... Mais il est inutile de vous entretenir de mes infortunes.—Hêlas! reprit Fanchette, je ne suis donc pas la seule malheureuse! Ma sœur, si cela ne vous fait pas trop de peine. Ah!... racontez-nous ce qui fait couler ces larmes que vous répandez... aimable sœur! Agathe et moi, nous savons compatir aux chagrins d'autrui: vous, surtout, m'inspirez un panchant... je sens tant de douceur à m'y livrer... Ne me refusez pas...—Je consens à ce que vous exigez, reprit sœur Rose. Je viens d'exciter votre curiosité; il est juste de la satisfaire.»
FIN DE LA SECONDE PARTIE.
TROISIÈME PARTIE
TROISIÈME PARTIE
On me donne ici le nom de sœur Rose: dans le monde je portais celui d'Adélaïde. Sans être d'un rang bien relevé, mes parens étaient riches; ils avaient trois enfans; un garçon mon aîné, une sœur ma cadette, et moi. Dês l'enfance, j'eus le malheur de déplaire à celle qui m'avait donné la vie. En quittant ma nourrice, j'entrai dans un couvent, 184 et n'en sortis qu'à quinze ans. Un accident funeste venait de m'enlever mon père: et l'amour, qui le causa, semblait par-là donner le signal de tous les maux qu'il me préparait. Le caractère impérieux de ma mère, avait aliéné son époux dês les premiers tems de leur mariage: l'exigeance est le poison de l'amour; et mon père ayant bientôt senti le vide de son cœur, il voulut le remplir. Fait pour plaire, il ne tarda pas à trouver ce qu'il cherchait: une femme à laquelle son extrême beauté donnait une foule d'amans, le captiva; il expliqua ses sentiments, et fut payé de retour. Mais cette passion, également criminelle pour tous deux (puisqu'il s'attachait à une femme engagée, comme lui, par des liens sacrés avec un autre) ne pouvait avoir que des suites funestes... Aimé, préféré, les apparences le trompèrent; il se crut trahi de celle qu'il adorait, qu'il chérissait uniquement: il lui écrivit une lettre de reproches, attaqua son rival; aveuglé par la fureur, son pistolet part en vain; et lui, reçoit dans la poitrine le plomb fatal... Sa maîtresse accourait: il n'était plus tems: mais il la reconnut encore: elle le convainquit de son innocence; il expira dans ses bras, en paraissant ne s'occuper que d'elle et de sa douleur. On dit que depuis la fin tragique de son amant, cette infortunée ne fit que languir.
«A la mort de mon père, on me rapela dans la maison. Le séjour que j'y fis, fut accompagné 185 de tant de mortifications, que je ne puis me rapeler encore ce que j'ai souffert, sans ressentir pour une mère injuste, toute la haîne que méritaient ses inhumains procédés. Je vis chérir mon frère; je n'en étais pas jalouse; je sentis quel devait être le faible d'une mère pour un fils qui donnait les plus heureuses espérances; d'ailleurs ce cher frère adoucissait ce que la préférence pouvait avoir d'odieux, en me marquant une affection et une tendresse, qui ne se sont jamais démenties. Pour ma sœur Bibi, je vous avouerai que je ne me sentis pas, à son égard, les mêmes sentimens: elle était ma cadette; sa figure et son caractère n'avaient rien qui la rendissent recommandable: il n'y avait qu'une prévention aveugle dans ma mère, qui pût la lui faire préférer à moi. Joignez à cela que ma sœur se prévalant d'attentions qui devaient nous être également partagées, me regardait comme une étrangère dans la maison paternelle.
«Telle était ma situation, lorsque ma mère se lia particulièrement avec un voisin, qui, sous le masque de la dévotion, menait une vie sensuelle et débordée. Ce fut ce misérable qui combla mon infortune. J'eus le malheur de ne pas déplaire à monsieur Apatéon (c'est ainsi qu'il se nommait).» Et Fanchette et la jeune Agathe de faire un cri. «Le connaîtriez-vous, dit l'aimable religieuse?—Hêlas! oui, répondit Fanchette, et c'est pour me dérober à ses persécutions 186 que je suis ici: mais continuez, ajouta-t-elle: nous vous instruirons, lorsque vous aurez achevé votre histoire.
—J'étais jeune, sans expérience, reprit sœur Rose, ce séducteur, avant que je songeasse à me défier de ses maximes équivoques, avait insensiblement subjugué mon esprit, en m'aveuglant sur mes véritables devoirs. Dans le même temps, un objet digne de moi m'offrit son cœur. C'était un jeune homme aimable, fils d'un riche négociant de pondichery, qui l'avait envoyé de bonne heure en france, où lui-même comptait se fixer bientôt, si la mort ne l'eût enlevé. Pour la naissance et la fortune, ce parti me convenait: mais l'amour sut encore mieux nous assortir. Il fut introduit chez nous par mon frère dont il était ami. Quoique je fusse toujours obsédée, soit par ma mère, ou par le dévot qui ne la quittait plus, mon amant trouva quelquefois l'occasion de m'entretenir sans témoin: il sut me plaire, me persuader; dês la seconde entrevue, il obtint la permission d'informer ma mère de sa recherche. Malheureusement pour nous, il prit le moment où l'hypocrite Apatéon était auprês d'elle. Plusieurs fois ce méchant homme intérompit mon amant avec aigreur; et dês qu'il se vit seul avec ma mère, il eut la bassesse et l'inhumanité de profiter de la haîne qu'il avait remarqué qu'elle avait pour moi, afin de se satisfaire aux dépens de mon innocence: il sut lui faire entendre, 187 que ce jeune homme étant riche et ne dépendant de personne, c'était une occasion favorable pour établir ma sœur, dont il exalta les sublimes qualités. L'avis de monsieur Apatéon parut merveilleux: mais, par son conseil, on se garda bien de me donner la moindre défiance.
«Cependant ce scélérat, lorsque nous nous trouvions seuls, ne cessait de me faire valoir les peines qu'il disait se donner, pour amener ma mère à consentir à mon mariage avec le jeune Valincourt (c'est le nom de mon amant). (Et c'est aussi, cher lecteur, le jeune homme que l'on trouva renfermé dans la maison de campagne du dévot Apatéon, qui lui fesait apparemment faire là quelque retraite pour le salut de son âme: c'est encore ce fils de l'asiatique, inutilement cherché, et qui retrouvera son père, lorsque tous deux y penseront le moins.) Il me nommait sa chère fille, me pressait dans ses bras. Moi qui le croyais mon protecteur, mon ami, et qui d'ailleurs n'entendais pas finesse à tout cela, je ne résistais que faiblement. Bien loin d'être touché de mon innocence, il ne vit que la facilité d'en triompher, et ne s'occupa plus que du soin de faire naître bientôt une occasion favorable à son dessein.
«Ma mère était trop impatiente, pour suivre à la lettre les conseils d'Apatéon: elle gouta si fort l'avis qu'il lui avait donné, d'offrir la main de sa chère fille à Valincourt au lieu 188 de la mienne, et d'user d'un stratagême qui l'engageât de manière à ne pouvoir reculer, qu'elle ne put se résoudre à suivre tous les biais et tous les retards qu'il lui prescrivait. Elle voulut tout-d'un-coup brusquer l'avanture. Un matin, ayant su que son amant venait de paraître, quoiqu'elle fût encore au lit, elle le fit introduire dans son apartement; aprês avoir fait dire à ma sœur de se parer, et de venir auprês d'elle. Bibi, quoique nonchalante et sans gout ne fut qu'un moment à sa toilette, parce que j'avais cru lui devoir aider: elle en sortit assez brillante pour faire une conquête. Tandis que je donnais à celle que j'étais bien loin de regarder comme une rivale, les grâces factices d'une parure élégante, ma mère fesait à Valincourt les plus tendres caresses. Il ne savait ce qu'il en devait penser, et peu s'en fallut qu'il ne crut avoir fait tourner la tête à celle qu'il se proposait de nommer sa mère. Il fut bientôt détrompé, lorsqu'il l'entendit l'apeler son cher fils. Ce nom si doux et qu'il désirait si vivement de porter, l'attendrit au point, qu'il laissa couler des larmes de joie, et pressa ma mère dans ses bras. Le bruit de la marche d'une jeune fille se fait entendre en ce moment: la chambre ne recevait qu'un jour faible [31]: Bibi passe à la ruelle: «Voilà celle que je te donne, mon cher fils,» dit ma mère à Valincourt, en mettant sa main dans celle de Bibi. Mon amant ne pouvait soupçonner la noire et 189 bizarre supercherie qu'on lui fesait; il prit ma sœur pour moi et baisa mille fois cette main. «Plût-à-dieu, s'écria ma mère, que ce moment fût celui de la consomation d'une union qui ferait le bonheur de ma fille et le mien!» Ces mots portèrent dans l'âme de Valincourt une hardiesse... Que vous dirai-je, mes charmantes compagnes?... Il m'aimait éperdûment: il croit s'élancer dans mes bras... sur ce lit... à côté d'une mère... (dont le ciel sans doute avait renversé le jugement)... ma sœur... Bibi ne résista pas... ma mère le souffrit...
«Mon amant, ivre d'amour et de joie, s'épuisait en témoignages de reconnaissance, lorsque le grand jour venant à lui découvrir son erreur, il resta pétrifié, confondu. Sans lui donner le tems de se remettre, ma mère lui fit (il faut le dire) avec impudence, l'éloge du rare trésor dont il venait de se rendre maître: elle vanta sa chère fille, auprês de laquelle elle disait que je n'étais qu'une imbécille, une idiote, opiniâtre, coquette, revêche, capricieuse, qui rendrait un mari malheureux. Indignement trompé, Valincourt avait la rage dans le cœur. Mais ce qui venait de se passer le rendit circonspect; il eut la prudence de dissimuler. En sortant il me fit adroitement entendre qu'il allait dans le jardin. Je m'y rendis sans affectation. Ce fut là qu'il m'instruisit les larmes aux yeux, de tout ce que je pouvais alors aprendre de cette avanture. Il me promit de 190 m'être fidèle jusqu'au tombeau «C'était à vous que je jurais ma foi, disait-il: c'est vous qui venez de m'être donnée; au-lieu de me tromper, votre mère et votre sœur se trompent cruellement elles-mêmes.» Je pleurais avec lui: car, connaissant la haîne de ma mère, je prévis une foule de persécutions. Valincourt me rassurait; et pour me garantir des mauvais traitemens que je redoutais, il consentit à feindre quelques complaisances pour ma sœur, en attendant qu'il pût me découvrir un projet d'où dépendait notre félicité.
«Avant de m'en instruire, Valincourt voulut savoir quelles suites aurait ce qui s'était passé dans l'apartement de ma mère avec Bibi. Il se crut au comble de ses vœux, lorsqu'il se fut assuré qu'il n'y en avait aucunes à craindre. Ce fut alors que par un billet qu'il me rendit lui-même, il me mit au fait de tout. Je frissonnai d'horreur et de jalousie: ma mère m'en parut plus injuste; ma sœur m'en devint plus odieuse. Mon amant lisait dans mes yeux tout ce qui se passait au fond de mon cœur: mais nous n'étions jamais seuls; il ne pouvait m'entretenir; le hazard nous favorisa. Dans un moment où je m'étais aprochée d'une croisée, il me joignit. «Chère Adélaïde, me dit-il, si vous le vouliez, je serais votre époux...» Il allait s'éloigner aprês ce peu de mots: mais s'apercevant que ma mère venait de passer dans son cabinet avec monsieur Apatéon, et que ma 191 sœur s'amusait à regarder sa petite chienne, qui cédait aux caresses d'un amant que le bénigne Apatéon lui même avait complaisamment aporté; il continua: «Il ne s'agit que d'un peu de résolution, et de beaucoup d'amour. Le gouverneur qui remplace ici le tendre père que j'ai perdu, aprouve ma passion; il a pour vous les mêmes yeux que moi: de concert, nous avons arrangé qu'il s'oposerait à mon mariage avec Bibi: votre mère, à laquelle j'ai fait part des dispositions du sage vieillard, espérait de l'y contraindre par ce que vous savez: elle ne saurait plus y compter; elle est inconsolable de ce qui ferait la joie d'une autre, et je suis sûr qu'il ne tiendrait qu'à moi de me retrouver avec Bibi dans le même cas. Trompons-les à notre tour. Vous sentez-vous assez d'amour pour cela?—Pour de l'amour, lui répondis-je, vous connaissez mes sentimens envers vous: il n'en est pas de même de la résolution; j'en ai peu: ma mère me fait trembler.» Il ne me répliqua rien, parce que ma sœur nous aborda.
«Le lendemain, il revint de três-bonne heure: il pénétra jusqu'à la chambre que j'occupais avec Bibi, sans être remarqué. J'étais déjà levée. «Mon aimable Adélaïde, me dit-il fort bas, de crainte d'éveiller ma sœur; venez recevoir ma foi dans les bras de votre mère: ne craignez rien: j'ai tout disposé...» et sans me donner le tems de lui répondre, il s'éloigne. 192 Mon cœur palpita: je ne savais à quoi me décider. Mais enfin l'amour l'emporta sur ma timidité. J'entrai dans l'apartement de ma mère; il régnait une parfaite obscurité: Valincourt vient à moi: il me presse dans ses bras... Apatéon m'avait tant de fois répété qu'on ne doit rien refuser à qui nous aime véritablement... J'étais bien sûre que Valincourt m'aimait de la sorte... Je ne sais si je lui disputai seulement la victoire...
«En reprenant mes esprits, je le sentis à mes genoux: «Adorable Bibi, me disait-il, assez haut pour être entendu de ma mère, qui feignait de dormir, je suis le plus heureux de tous les hommes; un obstacle insurmontable me sépare de votre sœur en même temps que le lien le plus sacré, la double chaîne du plaisir et de l'amour, m'attache à vous pour jamais.» Je ne comprenais pas trop ce que tout cela voulait dire, mais enfin il me jurait tout bas de m'épouser bientôt, et j'étais contente.
«Je le quittai. En rentrant, je trouvai ma sœur Bibi qui s'éveillait: elle regarde l'heure, s'habille à la hâte, et je m'aperçus qu'elle se rendait dans l'apartement de ma mère, où mon amant était encore. Cette vue me peina, sans que je pusse m'en dire la raison à moi-même. Mais Valincourt fit évanouir mon inquiétude, en sortant sur le champ.
«Il semblait que l'amour, depuis que je lui avais abandonné mon cœur, voulût nous favoriser: 193 quelques jours aprês ce que je viens de vous raconter, ma mère sortit avec monsieur Apatéon: le dévot paraissait vouloir profiter de son absence, pour m'entretenir; il ne lui donna la main qu'à regret: ma sœur les accompagna. Valincourt qui ne s'occupait que de moi, saisit ce moment précieux. C'était le premier où il me revoyait depuis notre aventure et son triomphe. Il m'aprit qu'il avait joué son rôle, lorsque ma sœur avait paru, de manière à pouvoir en imposer à ma mère. Dans cet instant, nos regards se rencontrèrent: le desir brillait dans les yeux de Valincourt! les miens, sans que je m'en doutasse, leur répondaient: il me ravit un baiser: j'étais aimée: j'avais tout accordé: pouvais-je me fâcher? mon amant, attentif à ne pas me déplaire, observe ses progrês: il voit ma bouche humide encore, ébaucher un doux sourire: c'en fut assez... Il s'enivra dans mes bras de ces plaisirs délicieux qu'il dédaignait avec Bibi.
«Nous ne fumes pas moins heureux le lendemain: on me laissa seule encore: Valincourt revint: il se comporta comme la veille... Mes aimables amies, le lendemain... le surlendemain... une semaine entière... dont le souvenir me cause aujourd'hui des regrets déchirans, s'écoula dans les plaisirs les plus doux. Un jour (ce fut le premier de mes malheurs) j'attendais mon amant: ma mère et Bibi sont sorties: il ne vient pas. Un billet, qui me fut rendu 194 par une main sure, m'aprend que nous ne pourrons nous entretenir. En sa place, je vois paraître monsieur Apatéon. J'avais du respect pour lui: je lui sus bon gré de se trouver là si à propos pour m'aider à suporter l'absence de mon amant. «Votre mère et votre sœur sont loin d'ici: c'est la huit ou dixième course que je leur cause, et la première dont j'ai voulu profiter, pour ne leur faire naître aucune défiance. Nous allons causer ensemble, et nous entretenir en liberté sur les moyens d'assurer votre mariage avec le jeune Valincourt. Je puis le hâter...» Insensée! je le remerciais! Il m'intérompit: «Tout dépend de vous, belle Adélaïde... si je pouvais compter sur votre reconnaissance...—Ah! comptez que jamais, intérompis-je vivement, je ne cesserai de respecter en vous un second père.»—Il me rendit compte de ce qu'il feignait d'avoir fait: je l'écoutais d'un air de satisfaction: son bras se passait autour de moi: je souriais à ses caresses comme une fille tendre à celles d'un père chéri. Que j'étais loin d'en concevoir de l'ombrage!... Le perfide, mes amies, osa profaner le titre sacré que je lui donnais, et fesant succéder la violence à l'adresse, il me rendit indigne de Valincourt...
«Et jugez quelle était mon innocence! dans ce premier moment, je ne sentais pas moi-même combien j'étais souillée! Je contai naïvement le lendemain à mon amant, comment 195 monsieur Apatéon, profitant de l'absence de ma mère, avait excité ma confiance pour s'en prévaloir; comme il s'était démasqué; comment, indignée de son audace, et voulant recueillir mes forces pour m'y oposer, je m'étais trouvée la plus faible, et m'étais... évanouie. Valincourt m'écoutait, immobile, les yeux attachés à la terre. Des larmes inondèrent bientôt ses joues: deux fois je le vis, prêt à s'élancer dans mes bras, et reculer avec horreur. Enfin, sans prononcer un mot, il me quitte, et me laisse épouvantée des signes qu'il donne du plus affreux désespoir... Hélas le lendemain, je reçus de sa part ce funeste billet, qui m'éclaira trop tard:
Puisque l'infâme qui vous deshonore, et qui m'outrage, est le seul coupable, pourquoi m'avoir instruit, imprudente Adelaïde?... Le ciel nous punit d'un crime involontaire; il nous sépare: Je vais vous venger et périr. Vivez, chère et malheureuse amante, que trop d'innocence a rendue criminelle.
«Apatéon entra comme je lisais ce billet: il le voit, pâlit, sort, vole; et deux heures après, j'aprens que mon amant est mort...
«Je n'entreprendrai point de vous dépeindre quels furent mes transports de fureur et de désespoir: Je voulus mourir...
«J'étais encore dans cet état affreux, lorsque 196 Apatéon eut l'impudence de me proposer d'entretenir avec moi un criminel commerce. Je lui répondis avec toute l'indignation qu'il méritait. Ce scélérat alors employa la menace; il jura de me perdre. Il n'a que trop bien tenu le serment.
«Lorsque je lui eus ôté toute espérance de me séduire, il n'eut pas de peine à faire entendre à ma mère, que deux filles diminueraient trop la fortune de son fils [32], et qu'il serait à propos d'en faire une religieuse. Il connaissait ma répugnance pour cet état malheureux; il ne doutait pas non plus que le choix ne tombât sur moi. En effet, ma mère aigrie par le malheur de Valincourt, et par ses craintes pour sa chère fille (qui pourtant étaient vaines) en parut plus cruelle à mon égard. Elle me signifia sur le champ, que je rentrerais au couvent dans huit jours pour y prendre l'habit. J'employai vainement les prières et les larmes. Elle fut inexorable [33]. La veille de mon entrée, Apatéon, le cruel auteur de tous mes maux, vint faire de nouvelles tentatives. «Vous allez vous rendre malheureuse, me disait-il... un mot et votre sort est changé... Je le puis, continua-t-il (voyant que je ne répondais rien). Venez règner sur mon cœur, et nager dans les plaisirs: J'ai la science (assez ordinaire) de les faire naître: l'art (plus difficile) de les varier; et le secret (bien rare) de prévenir le dégout.» Un silence dédaigneux fut ma réponse. Il ne se rebutait pas. Je lui dis alors avec fermeté, 197 en lui lançant un regard accablant, que non seulement le couvent, mais la mort même m'inspiraient moins d'horreur, que l'insuportable pensée qu'il pouvait disposer de mon sort.
«J'entrai dans cette maison, mes jeunes amies; une année de noviciat et deux de profession s'y sont écoulées dans la douleur. Je ne trouvai plus, après m'être engagée, dans ce séjour qui me parut autrefois si paisible, que le pénible ennui de son existance, l'odieuse privation des plaisirs les plus innocens, une triste prison; la desunion parmi les malheureuses victimes qui la remplissent, les petites intrigues, l'esprit curieux, étroit, remuant, dédaigneux... Je ne suis pas injuste; je ne fais pas à mes compagnes un crime de leurs défauts; c'est le vice inséparable d'un état que réprouve la raison. O vous, qui jouissez encore du bien que j'ai perdu pour toujours, de votre liberté, filles aimables, voyez mes regrets, et qu'ils vous instruisent. Croyez-en ma fatale expérience; il serait trop tard, lorsque vous seriez instruites par la vôtre [34].
«Le ciel punit une mère injuste: j'avais à peine prononcé mes vœux, que la petite-vérole enleva Bibi. Ma mère avait fait tenter sur moi l'essai d'une pratique utile, et qui par cette raison même doit avoir des contradicteurs: l'effet répondit aux vues de l'habile praticien qui prit soin de moi: mais durant quelques jours l'on me crut en danger: c'en fut assez pour 198 que ma mère ne voulût plus entendre parler de faire inoculer ma sœur. Cette tendresse pusillanime pour Bibi, lui fut fatale, la petite-vérole naturelle l'ayant surprise à l'improviste deux ans après [35]. Ma mère ne put survivre à cette idole de son cœur...
«Il me restait un frère; son amitié, sa tendresse, de fréquentes visites qu'il me fesait, me consolaient: et depuis quelques jours je ne le vois plus. Son gouverneur vint hier; il paraissait avoir quelque grand chagrin. Je tremble que ce frère chéri ne soit, à ce moment peut-être, la victime de malheurs que je redoute et que je ne connais pas.»
Fanchette et sa jolie compagne remercièrent la jeune religieuse de ses avis, en promettant d'en profiter. Elles lui firent à leur tour le récit des nouvelles noirceurs d'Apatéon; et tandis qu'elles s'entretenaient, on vint dire qu'un jeune-homme et la vieille Néné demandaient au parloir la belle Florangis et sa chère Agathe.
«Tout est prêt, ma chère fille, dit la gouvernante: 199 nous avons des consentemens, des dispenses: je me suis dite votre tutrice; on ne connaît pas monsieur Apatéon; on a seulement parlé de votre oncle: Venez: je n'aurai pas de repos que je ne vous voie la femme de cet aimable jeune-homme.» Satinbourg prit la parole: «Je touche à mon bonheur, si vous le voulez, mademoiselle: daignez l'assurer; j'ose vous en presser pour la première fois.... Je serais cependant au desespoir que vous vous contraignissiez: belle Fanchette, s'il vous paraît plus convenable d'attendre quelques jours encore, je souscris à tout, plutôt que de vous mortifier. Content de vous voir en sureté dans cette maison, le premier de mes desirs est rempli.—Ma bonne, dit Fanchette attendrie, je voudrais entretenir un moment Satinbourg en particulier.» Agathe et la gouvernante s'éloignent, et se mettent à causer avec sœur Rose. La conversation roula sur monsieur Apatéon.
«Quoi! madame, vous le connaissez aussi, disait la bonne Néné? Croiriez-vous bien qu'il a su m'en imposer jusqu'au tems où mademoiselle Florangis a demeuré chez lui? Cet homme a deux faces également oposées: avec ceux qu'il n'a point intérêt de duper, il est constamment honnête homme, porte la décence et la dévotion jusqu'au scrupule: bien différent des autres hypocrites, qui se donnent rarement la peine de l'être gratuitement. Avec celles qu'il 200 veut faire tomber dans ses filets, il change plus imperceptiblement que l'aiguille d'une montre ne parcourt son cadran: avant qu'une jeune fille songe à s'en défier, il a su lui faire trouver blanc, ce que d'abord elle trouvait noir; il a l'art de l'aveugler; il l'empêche de s'apercevoir qu'il s'est fait un changement dans ses idées. Pour moi, qui fus constamment sa dupe de la première façon, parce que mon âge me met dans le cas de ne pas l'être de la seconde, je me disais bien quelquefois, que pour un dévot, il mangeait des morceaux trop délicats, avait des meubles trop voluptueux, dormait trop tard, alliait quelquefois l'opéra, la comédie avec les sermons: mais lorsque ces pensées m'occupaient à un certain point, je m'efforçais de les éloigner, en me rapelant que l'on ne doit pas légèrement critiquer la conduite des supérieurs, qui peut avoir des motifs inconnus qui la rendent innocente.—Hêlas! dit sœur Rose, en soupirant, voila comme il fit avec moi: j'ai conçu, lorsqu'il n'était plus tems, tout ce que vous venez de dire: J'étais trop ignorante: élevée dans ce monastère, je ne connaissais le crîme et la vertu que de nom: il lut au fond de mon cœur; il n'y trouva pas même de préjugés à combattre: il profita de cette découverte, pour me débiter une morale, qu'il me dit être celle de la nature... Un amant que j'adorais en profita: Apatéon lui même... Si j'avais connu ce qu'une fille doit craindre des 201 attentats des hommes l'aurait-il pu!..—Ils ne me tromperont jamais, intérompit la jeune Agathe, et j'aurai tiré ce fruit de la méchanceté d'Apatéon, qu'il m'inspire une défiance (que l'on ne saurait trop outrer) envers tous les hommes.»
L'entretien de la belle Florangis et de Satinbourg venait de finir: on trouvait à ce dernier un air pensif, rêveur, indécis; ses regards se fixaient sur Agathe: le teint de Fanchette était animé; il règnait sur son visage une sorte de satisfaction, qui tempérait la tristesse dont elle était accablée depuis la perte de Lussanville. «Tout est décidé entre nous, ma bonne, dit-elle à la gouvernante: monsieur vient de me donner la plus grande preuve que je pusse desirer de son attachement: demain nous terminerons.» Néné ne pouvait contenir sa joie: elle la témoignait à sa jolie pupille par les expressions les plus tendres, lorsqu'on vint dire à sœur Rose que le gouverneur de son frère la demandait à un autre parloir.
Tandis qu'elle y vole, Satinbourg, avant de prendre congé de Fanchette et de sa compagne, leur aprit qu'il venait d'acquérir le fonds de monsieur Delaunage. Et ses yeux s'attachaient encore sur la jeune Agathe, que l'aimable Florangis caressait: il soupira. La gouvernante lui dit qu'ils n'avaient pas de tems à perdre; et tous deux sortirent.
«Jouis du sort que je t'ai préparé, mon aimable Agathe, si tu veux diminuer ma douleur: Je trouve à t'aimer presqu'autant de plaisir que m'en fesait éprouver ma tendresse pour Lussanville. Chère petite! Satinbourg et toi, vous êtes dignes l'un de l'autre: il ne pourrait me rendre heureuse, parce qu'il n'est plus d'homme au monde que je puisse aimer; non, Satinbourg lui même ne le ferait pas [36]. Ton inclination pour ce vertueux jeune-homme, va lui faire éprouver un sort bien plus doux: il sera chéri; tu l'aimeras comme il est digne de l'être. Car, mon amie, je ne m'aveugle pas sur son mérite; il en a beaucoup, et je lui rens autant justice que toi-même. Mais j'aimai Lussanville: Cette passion m'est si chère, que je ne puis me résoudre à l'immoler à personne.» C'est ainsi que débuta la belle Florangis avec la jeune Agathe, en quittant le parloir, pour retourner dans leurs chambres.
Lorsqu'elles furent rentrées: «Je vais t'aprendre ma chère poupone, continua Fanchette, ce qui vient de se passer entre Satinbourg et moi. Tu sais comme est ma bonne: 203 cette femme estimable m'aime avec excês: elle ne tremble que pour moi, et ne songe pas seulement aux dangers auxquels elle s'expose en me servant: elle voulait me voir en sureté: je m'y crois ici: mais j'ai formé le dessein de me délivrer d'un seul coup de ses obligeantes persécutions, et de faire ta félicité. Lorsque je me suis aperçue que vous ne pouviez plus nous entendre, j'ai commencé mon entretien avec monsieur Satinbourg en ces termes: «Vous voulez que je sois heureuse, monsieur, je le sais; et je suis pénétrée de la plus vive reconnaissance pour tous vos soins généreux: vous voulez de même assurer votre bonheur: Quel pensez-vous qu'en soit le moyen le plus sûr et le plus efficace?..» Et je me suis tue. Satinbourg me regardait interdit. Je l'ai pressé de me répondre. «Vous obtenir pour ma femme, m'a-t-il dit; vous aimer, vous adorer...—Monsieur, ai-je repris, vous m'êtes cher; je vous fais cet aveu sincêre avec plaisir. Ce que je vais vous dire vous paraîtra bisarre; mais je vous proteste d'avance, que l'amitié la plus tendre, une parfaite estime, et tous les sentimens que vous devez souhaiter de ma part, me l'ont dicté. Vous vous abusez, si vous croyez tendre au bonheur en m'épousant, n'est-il pas vrai que dans votre femme, l'amour seul, mais un amour vif, sans partage, tel que le vôtre enfin, est capable de vous satisfaire?... Répondez-moi.—J'en conviens, mademoiselle, 204 m'a-t-il dit.—Eh bien, je puis vous accorder tous les sentimens du cœur, hors cet amour, que vous méritez: mais je sais une jeune personne, charmante, vertueuse, tendre, qui ne connaît que vous au monde digne de son attachement. Tels sont les sentimens que vous inspirez à la touchante Agathe, mon aimable compagne. Elle m'est bien chère, vous le savez; si vous le voulez, vous pouvez la rendre heureuse; je vous jure de l'être autant qu'elle, et par vous. Une âme aussi génereuse que la vôtre, monsieur, ne sera pas insensible à ces motifs: Agathe vous aime; je ne puis jamais avoir d'amour pour personne; son bonheur et le vôtre me sont aussi précieux que ma tranquilité même. Voilà tout...—Ah! mademoiselle, qui s'y serait attendu! Pouvez-vous...—J'espère de vous bien davantage, ai-je ajouté: c'est que vous ne parlerez de rien à ma bonne, que vous ne soyiez l'époux d'Agathe, afin de nous épargner à toutes deux mille petites mortifications...» Que te dirai-je, mon unique amie? Il a fait quelques difficultés: je les ai combattues: j'ai dit que j'exigeais cette marque de son attachement pour moi: j'ai tout obtenu, et Satinbourg en ce moment instruit ta mère de ce projet. Tu ne doutes pas qu'il n'en soit gouté: elle estime l'aimable jeune homme, elle sera ravie. Quel bonheur pour moi, chère Agathe! je ne formerai plus de vœux, lorsque je te verrai la compagne chérie de ton amant, et que je pourrai 205 me dire à moi-même, que je rens à ta mère un fils au lieu de Dolsans...» La jeune Agathe, émue, pénétrée, était pendant ce discours dans les bras de Fanchette; elle levait sur elle ses yeux chargés de larmes délicieuses; elle allait lui parler, lorsque sœur Rose ariva dans la chambre des jeunes pensionnaires, en donnant les signes de la joie la plus vive.
«Mon frère, leur dit-elle... ce frère que je chèris...—Eh-bien, dit l'aimable Fanchette?...—Échapé de mille périls... Dês ce soir, au plus tard demain, je pourrai le revoir!... Concevez-vous, mes amies, quelle perte c'était que celle d'un frère, l'unique personne au monde qui s'intéressât au sort d'une infortunée... On a voulu me cacher le danger auquel ses jours vienent d'être exposés, tant qu'on n'a pas été sûr de l'en pouvoir délivrer... On avait raison: j'aurais succombé sous ce dernier coup du sort: au lieu qu'en l'aprenant aujourd'hui, tout, jusqu'à ses malheurs, augmente la joie de savoir qu'il va m'être rendu... Ah! partagez-la, mes amies; mon frère est digne d'intéresser toutes les femmes: c'est l'amant le plus fidèle et le plus tendre; il joint aux grâces de la figure, tous les talens, toutes les vertus. Quel bonheur pour celle qu'il aime! C'est pour elle qu'il vient de tant souffrir, et c'est elle qui sera sa récompense! Que j'envie un sort si beau!—Et celle qu'il aime en est-elle digne, dit la jeune Agathe?—Je ne la connais pas, reprit 206 sœur Rose: le gouverneur de mon frère dit qu'elle est belle et sage.»
L'office du soir sonna: sœur Rose les quitte, et les deux jeunes amies continuèrent à s'entretenir. «Je ne sais, disait la belle Florangis; mais cette jeune sœur m'intéresse vivement: Je lui trouve des traits... Je me trompe sans doute: une illusion trop chère me montre des ressemblances qui n'existent que dans mon imagination... Parlons de toi, ma fille.—Mon adorable amie, disait la tendre Agathe, recevez l'hommage d'un cœur que vous venez de remplir d'un sentiment inconnu, délicieux, inexprimable: je le sens palpiter: un trouble... une chaleur... un plaisir... Je m'égare, chère Fanchette, mais dans cet égarement même, voyez ma reconnaissance.»
«Ou suis-je, et que viens-je d'entendre! dans ce souterrein, une voix... Mes entrailles en sont encore émues... J'ai cru reconnaître la voix de mon fils... Ciel! des cris!... le cliquetis des épées!... Je frissonne: mes cheveux se hérissent: de l'épouvante s'empare mon cœur...»
Et l'asiatique, que nous avons laissé dans la 207 maison du marquis de C***, s'élance hors du lit. Il ne sait plus ce qu'il doit penser du jeune-homme dont l'accueil flateur l'a séduit. Il veut sortir: il s'aperçoit qu'il est inutile de le tenter, et son trouble augmente. Tandis qu'agité de mille pensées, il s'accuse lui-même d'imprudence, son étonnement redouble: un inconnu prononce ces mots:
«Redoutez le châtiment que méritent des crîmes multipliés! Infâmes! votre honneur dépend de celui que vous avez lâchement opprimé, à l'égard duquel vous avez indignement violé les droits des citoyens et de l'humanité... Rendez-le moi, perfides: hâtez-vous... O mon fils! cher objet de mes soins, le ciel permet que je vous serve... Que vois-je!... et vous aussi monsieur! vous que tout le monde a cru mort! ô malheureux amant! que Lussanville et moi, nous vous avons souvent pleuré!»
Au nom de Lussanville, qu'il venait d'entendre, la surprise de l'asiatique cessa: il comprit que c'était le gouverneur du jeune Lussanville qui délivrait son élève. Il attendait impatiemment le moment d'être instruit de ce qui l'intéressait le plus.
Cependant le vieillard Kathégètes, aprês avoir accablé de reproches le marquis de C*** et le comte d'A*** (qui toujours avaient agi de concert) se hâtait d'éloigner son élève et Valincourt de ces lieux détestés. Et c'était le matin 208 du jour même où la bonne Néné croyait que Fanchette deviendrait femme de Satinbourg; où ce jeune homme devait épouser Agathe; où sœur Rose attendait son frère. L'aimable Lussanville, dês qu'il fut hors du souterrein, se précipite dans les bras de son gouverneur, et lui dit: «Ah mon papa! qu'est devenue mon adorable Florangis? Laissons à leurs remords le comte et le marquis: parlons de mon amante.—Sortons d'ici, lui répond le respectable vieillard; nous en aurons bientôt des nouvelles.
—Comment avez-vous pu me découvrir, disait en chemin Lussanville à son instituteur?—Le ciel, mon cher fils, répondit le vieillard, se sert de tous les moyens, pour sauver l'innocent et punir le coupable. Lorsqu'en cherchant votre amante chez le marquis, vous disparutes tout-à-coup, je fus étonné; mais je ne crus point votre mort. Je courus solliciter des ordres pour faire arrêter votre ennemi. Malgré tout son crédit, hier ils me furent expédiés. Mais tandis que je fesais agir les amis de votre famille, on m'aprit votre rencontre avec le comte d'A***; je me vis dans un nouvel embarras: qu'étiez-vous devenu? Durant quelques jours, mes recherches ont été inutiles. Mes inquiétudes s'accrurent. J'avais toujours des soupçons sur le marquis, quoique depuis l'enlèvement de mademoiselle Florangis, le comte et lui parussent brouillés. Comme je retournais 209 hier sur le soir à la ville, je vis qu'on fesait des embellissemens à une maison voisine de celle du marquis d'où nous sortons. Je m'en aproche, et découvrant un jardin qui me paraît beau, j'y pénètre: une solitude absolue règne partout. Je parviens à des bosquets charmans; je m'introduis dans des labyrinthes et des routes tapissées de verdure, endroits délicieux, s'ils n'étaient souillés par la débauche. J'entens dans l'éloignement parler d'un ton animé. Je marche avec précaution, et lorsque je ne fus plus séparé de ceux qui s'entretenaient, que par une haie de lilas, je détournai quelques branches, et j'aperçus le maître de la maison avec deux inconnus.
«Si l'on en peut juger par ce portrait et la petitesse de ce soulier, c'est elle-même, disait-il. Qu'elle est belle!—Lorsque d'A*** montra ce portrait chez la baronne de V***, intérompit un jeune homme, toutes les femmes ont dit qu'il était flaté: le comte jurait qu'il était audessous de l'original: ce fut bien pis, quand il fit voir la chaussure de cette jolie persone; les dames se récrièrent; le comte fesait des sermens, qui n'étaient pas écoutés: mais s'étant avisé de dire que la fille de la baronne avait un soulier aussi mignon que celui qu'il leur présentait, toutes ces folles changèrent subitement de langage: il ne s'en trouva pas une qui ne prétendît pouvoir s'en servir, et pas une seule pourtant qui osât l'essayer toutes, 210 jusqu'à la jeune agnès, qui n'était sortie du couvent que depuis huit jours, s'en défendirent en rougissant. Quel désespoir pour l'amant chéri de cette belle, lorsqu'il aura vu entre des mains étrangères ces dons précieux qu'il tenait d'elle!»
«Jugez de mon étonnement et de l'espérance que je conçus, mon cher Lussanville, en me rapelant que durant notre voyage de Bayonne, vous aviez un jour entre les mains un soulier tout semblable à celui qu'on admirait! Et je redouble d'attention.
«Tandis que le jeune homme avait parlé, le maître du jardin examinait curieusement le portrait, la chaussure mignone, et la boîte d'où l'on avait tiré tout cela. «Son amant respire! s'écrie-t-il avec étonnement... Et connaît-on bien les parens de cette jeune fille?—La belle Fanchette est, dit-on, la nièce d'une marchande de modes, qui se nomme, comme elle, Florangis.—Fanchette! Florangis! (J'ai cru le voir pâlir.)—Oui, reprenait le jeune homme, elle fut élevée par celle que je vous dis.» Et l'inconnu considérait de nouveau le portrait. «Nièce de la marchande de modes, reprit-il!... Apatéon l'enlève, par des ordres du magistrat sans doute, puisque...—Apatéon est son tuteur.—Qu'entens-je!... Ces traits... ce nom... le petit pied qu'indique cette chaussure... pupille de monsieur Apatéon... Qu'est-elle devenue?—Nous le saurons bientôt: 211 mais nous l'ignorons à présent... Vous y prenez beaucoup d'intérêt!—Une jeune personne que je vis un jour, belle comme l'original de ce portrait, et dont cette mule quitta le pied dans une singulière avanture, m'inspire les sentimens les plus vifs, et j'ai résolu de l'épouser.—Épouser est bon!... Mais oui, cette mule est à elle... Vous la vites?—Au faubourg saint germain.—C'est où demeure son amant, un jeune langoureux, qui, comme vous, veut épouser, et que nous retenons chez moi jusqu'à ce que son cœur ou son cerveau soient guéris.—Et quel est le but d'un attentat...—De lui souffler sa maîtresse: d'honneur, c'est là tout. Il sortira de nos mains quand il en sera tems.—Mais de quel droit...—Bon! ce n'est qu'un roturier [37].—J'entens.—Sa jolie maîtresse est un peu revêche; nous la lui rendrons souple, aguerrie... Si pourtant c'était la vôtre... on pourrait...»
«Le maître de la maison a paru indigné: il s'est levé sans repliquer, et s'est tourné vers un vieillard qui n'avait pas ouvert la bouche. Ils se sont aprochés l'un de l'autre, et se sont dit quelques mots, que le marquis n'a pas entendus.
«La chaussure de votre amante me fit comprendre que le jeune homme possesseur de la boîte qui la renfermait, était le marquis de C***; je jugeai que vous ne pouviez être que chez lui. Je me hâtai de me retirer. Le marquis 212 et les deux inconnus gagnèrent ensemble la maison du premier, qui conservait encore l'air de solitude qu'il lui donna lorsqu'il vous eut fait disparaître. Je présumai que cette mystérieuse conduite couvrait une trame odieuse. En arrivant chez vous, je trouvais les ordres que j'attendais. Je n'ai pas perdu un moment. Je vous ai trouvé. Le reste vous est connu. Mais vous, mon cher fils, aprenez-moi ce qui vous est arrivé tandis que vous avez été retenu par des scélérats, dont vous dédaignez de vous venger.
—Vous vous rapelez, dit l'amant de la belle Florangis, que de C*** m'ayant provoqué au combat, je le suivais. En traversant une petite cour, je voulus mettre l'épée à la main: tout-à-coup je chancelle; un pistolet part; la terre s'entr'ouvre; couverts d'une pluie de sang, nous enfonçons tous deux... parce que nous étions sur une trape recouverte de gazon, et que l'on voulait persuader que nous étions blessés. Je fus conduit dans une salle souterreine, où l'on distinguait à peine les objets à la triste lueur d'une lampe sépulcrale. Durant plusieurs jours je ne savais ce qu'était devenu de C***. Enfin il reparut. «Ton amante a péri, malheureux, me dit-il [38]». Un coup de poignard m'eût été moins sensible. Je pousse un cri de fureur et de désespoir, auquel le marquis répondit par de longs éclats de rire. «Mais auparavant, a-t-il continué, le comte d'A*** et 213 moi, nous avons satisfait les desirs qu'elle nous avait inspirés. Vis avec cette affreuse connaissance: rien ne peut t'arracher d'ici, mes précautions sont prises pour que l'on ne te découvre jamais.—Et la foudre ne t'écrase pas, indigne! m'écriai-je: elle ne renverse pas ces lieux abominables où tu me retiens, où la vengeance m'est impossible!» De C*** me répondit, avec un sourire amer: «Sans ton impuissante rage, je ne serais vengé qu'à demi.» Il me quitte. A sa place, une jeune fille dressée à tout le manége de la débauche, fut introduite auprès de moi.
«La conduite du marquis à mon égard était bisarre: il s'efforçait de me réduire au désespoir, en m'annonçant des horreurs, et la mort de mademoiselle Florangis; et cependant ma table était servie avec profusion et délicatesse: il allait jusqu'à vouloir me procurer ces plaisirs licencieux si fort de son goût. La dangereuse syrène qu'il avait mise auprês de moi, ayant vainement employé toutes ses agaceries, elle fut remplacée par une autre, plus jeune, plus jolie, plus retenue. Dans toute autre circonstance, je n'aurais pas répondu de moi; mais je pleurais une amante adorée; mon cœur était fermé aux plus douces amorces de la volupté. Je pris néanmoins du gout à l'entretien de la jeune fille, à laquelle j'inspirais les sentimens qu'elle demandait de moi. Mais il faut craindre jusqu'aux dons d'un ennemi [39]: cette réflexion ne 214 fut quelquefois pas inutile pour affermir ma confiance.
«La passion que j'excitai dans cette âme avilie, lui donna du ressort, et la rendit capable de générosité. Elle me dit un jour: «Je suis heureuse avec vous dans cette prison: mais vous ne l'êtes pas: vous allez me devoir votre liberté, des nouvelles de votre amante, et l'occasion de la sauver. Elle respire; un certain Apatéon l'a enlevée: le comte d'A*** et le marquis la lui doivent arracher; ce soir elle arrive ici: la maison du vieil Apatéon est sur la route de bourgogne, à quelques lieues de celles-ci: courez à son secours pour toute reconnaissance, un jour souvenez-vous de moi tous deux.» J'étais hors de moi, durant ce discours: j'embrassai la petite Lolote, qui sans perdre de tems m'ouvrit une porte dérobée. Je me trouvai dans le jardin. Je vole à Paris. Je comptais vous y trouver: mais vous etiez alors occupé à me servir ailleurs. Je me fis accompagner de tous les gens de la maison, et de quelques hommes qu'ils engagèrent à me suivre. J'attendis le comte dans un lieu par où nécessairement il devait passer pour entrer dans la maison du marquis. Nous tinmes ce poste durant toute la nuit: le jour devenait grand, et nous commencions à désespérer, lorsque je découvris le comte d'A***. Et dans le moment, je le vis aux mains avec un jeune homme que sa fureur allait immoler. Cet inconnu doit être 215 estimable, puisqu'il se montrait ennemi du comte. Suivi de nos gens, je cours sur le plus méprisable des hommes. J'avais aperçu mon adorable maîtresse; mais je voulais la venger, avant de lui montrer celui dont elle est adorée. Valincourt vint à moi: je le méconnus: à peine le regardai-je: le combat commence, et mon ami me seconde: les gens du comte abandonnent lâchement leur maître: je l'épargnai, parce que j'étais le plus fort.
«Cependant le jeune homme que j'avais délivré s'éloignait avec Fanchette et sa bonne. Le perfide comte feignant d'être touché de ma générosité, me tend la main: Valincourt, que je venais de reconnaître avec la même surprise que vous avez montrée, se joint à lui, et m'aprend qu'il lui doit sa liberté. Je ne pus résister à ce bienfait. Je vois sans défiance revenir les gens du comte. Ils étaient en beaucoup plus grand nombre, et le marquis, que je ne remarquai pas, les accompagnait. Dês qu'ils se furent aprochés, on se jette sur moi; on saisit Valincourt; on nous désarme; on nous entraîne; nos gens sont dispersés, et nous tombons tous deux dans le cachot où j'avais déjà langui.
«Je ne retrouvai plus l'obligeante Lolote. Tous nos efforts pour nous procurer la liberté furent inutiles. Cependant mon sort était bien moins affreux que durant ma première détention: j'étais avec mon ami: je lui disais: «L'aimable Florangis connaît leurs desseins: 216 elle saura se garantir de leurs embûches.»
«Valincourt me fit alors un récit que je souhaiterais de pouvoir oublier: il me raconta des malheurs... des crimes... J'en frémis encore... O fille infortunée!...
«On entrait dans paris, lorsque Lussanville cessa de parler. Mais tandis qu'il vole chez la marchande pour revoir sa chère Florangis, ou tout au moins s'informer des lieux qu'elle habite; que le marquis humilié, rougit devant l'asiatique de l'affront qu'il vient de recevoir, et de la générosité de l'amant de Fanchette; que l'étranger et l'instituteur aplaudissent tout bas au gouvernement sage qui protège également la noblesse et la roture; retournons au couvent, où se passent de nouvelles scènes.»
Zélée comme elle l'était pour sa pupille, la bonne Néné souffrit beaucoup de ne pouvoir quitter qu'à neuf heures monsieur Apatéon. L'émotion de toutes les passions, et surtout la frayeur que lui causait le retour inattendu de l'asiatique, avaient rendu le dévot sérieusement 217 malade, depuis la délivrance de la belle Florangis: il gardait le lit et tous les soins de ses domestiques n'aprochaient pas de ceux que, par habitude, la gouvernante prenait encore de lui. Dês qu'elle fut libre, elle accourt auprês de sa chère Fanchette. Son cœur batait d'avance: «Je vais la voir mariée, se disait-elle: ma chère fille n'aura plus rien à redouter dans les bras d'un honnête-homme: je vais quitter ce vilain Apatéon; demeurer avec elle: ce sera moi qui prendrai soin de ses enfans!» Déja peut-être son imagination qui s'échauffait, en représentait cinq à six à la bonne. Elle arrive, sonne: et sœur Rose, dans le même moment, sortant du chœur, venait auprès des deux jeunes pensionnaires.
«C'est aujourd'hui, mes bonnes amies, leur dit en entrant la jeune religieuse, que je dois voir mon frère. Que cet heureux instant tarde au gré de mes désirs!... Mais je vais vous perdre, ajouta-t-elle, en versant quelques larmes... Je n'ai trouvé que vous dans cette maison, depuis trois ans, que je pusse aimer: je serais morte d'ennui, si mon frère ne m'était rendu.» Et l'on vient demander Fanchette et sa compagne de la part de la gouvernante. «Monsieur Satinbourg n'est pas encore ici, dit la vieille Néné!—Non, ma bonne.—Non!... Mais vous! comme vous voilà! une robe commune! des mules [E]! Eh!
[E]: Chers lecteurs et très chères lectrices, Fanchette avait mis ce jour là pour la six ou septième fois ces mules célèbres, mignonnes, brodées, brillantes, présent que l'amitié fit à l'amour, et l'amour à Fanchette, le jour que Lussanville la garantit d'être tout au moins étouffée par le brutal financier, et que l'asiatique, plus délicat, ne put résister à l'envie de la déchausser.
218 ma fille! de grâce, allez donc vous mettre à votre toilette. Un jour comme aujourd'hui! C'est bien assez que l'on n'ait pu faire de préparatifs; il faut du moins profiter de ce qu'on a. Voyez mademoiselle Agathe comme elle est parée. Et c'est pour vous seule cependant!» Et Fanchette de sourire. Et la bonne de n'y rien comprendre. Heureusement Satinbourg arriva.
Il est bon de prévenir mes lecteurs que le jeune marchand étant venu le matin avec sa mère chez celle d'Agathe, il y avait apris le retour de l'amant de la belle Florangis: dans la conjoncture où il se trouvait, cet évènement lui fit un double plaisir: il cédait Fanchette; mais il allait la voir heureuse; par un autre, à la vérité; mais qui la méritait à tous les titres: joignez à cela qu'une jeune amante dont le cœur avait prévenu le sien, adoucissait bien le sacrifice. Il sortit sans rien dire, et vola, pour précéder Lussanville, au couvent de sa maîtresse, afin d'engager la bonne et sa pupille à sortir avant que cet amant parût. Son but était de la lui rendre encore plus chère, par la crainte où il serait de la perdre, en aprenant qu'elle n'est partie de là que pour aller à l'autel. Satinbourg, 219 aprês avoir essuyé quelques petits reproches, et reçu beaucoup de caresses de la bonne gouvernante, pria qu'on le laissât un moment seul avec Fanchette. «Je dois vous instruire de ce que j'ai fait, mademoiselle, lui dit-il. Hier, dês que je vous eus quittée, l'envie de vous obliger (que de nouveaux motifs viennent de redoubler) me fit tout mettre en œuvre pour devenir dès aujourd'hui l'époux d'Agathe: J'allai trouver sa mère; je lui fis part de notre conversation, et j'obtins son aveu: Je gagnai la mienne un peu plus difficilement; elle vous aime déja: vous devez le jour à sa première amie; elle s'était flatée de l'espérance de vous nommer sa fille; elle n'y renonce que pour ne pas vous désobliger vous-même. En quittant ma mère, je courus auprês de mon curé; le bon homme ne vous a jamais vue, non plus que l'aimable Agathe Florangis: par une petite finesse, que la bonté du motif rend excusable, je fis substituer au vôtre le nom de baptême d'Agathe [40]: le notaire ce matin a formé le contrat civil; il n'y manque plus que la signature de votre amie: sortons, et rendons-nous chez sa mère, pour que l'aimable épouse que je reçois de votre main remplisse cette formalité. De là, nous irons à l'autel. Je sens, mademoiselle, dans ce moment mieux que jamais, que vous ne pouviez être à moi: Je vous jure, en même tems, qu'aprês vous, il n'est point de femme qui pût m'être chère, que votre jeune amie.» Fanchette témoigna sa reconnaissance 220 dans les termes les plus flatteurs, que sa bonne entendit; ne demanda qu'un moment, et courut avec Agathe embrasser sœur Rose.
Fanchette disait à la jeune religieuse: «Hêlas! nous perdons toutes deux cette chère Agathe: car, pour moi, dês aujourd'hui, je dois revenir avec vous.» Et sœur Rose, immobile, la regardait sans lui répondre. Ses yeux parcouraient toute sa personne. «Ciel! s'écrie-t-elle tout à coup, se pourrait-il!... Mademoiselle, souffrez... Oui... je les reconnais... voila cette broderie que mon frère me pria d'y faire... c'est mon ouvrage... Chère Florangis, dites-moi, de quî tenez-vous ces mules?...» Fanchette troublée, lui répond en rougissant: «De l'amant que j'adore, de monsieur de Lussanv...» Précipitée dans ses bras, Rose collait sa bouche sur la sienne avant qu'elle eût achevé de prononcer ce nom si cher à toutes deux. «Eh! c'est mon frère, s'écriait-elle!.... C'est ton amant, ma Florangis!... Tu vas être ma sœur!... Il vit pour toi! il va paraître; t'épouser...» Et l'aimable Fanchette, rendue à l'espérance, transportée, nageant dans une mer de délices, respirant à peine, lève vers le ciel ses beaux yeux remplis des larmes de la reconnaissance, presse Rose contre son sein, tend la main à la jeune Agathe, et dit: «Lussanville!... l'unique et cher objet de la plus vive tendresse!... Ah! dieu!... Non! je ne me plaindrai plus du sort: je vais revoir Lussanville, je serai trop heureuse.—Mon 221 adorable amie, lui répondit Agathe, que nous allons être tous contens!»
«Qu'elles tardent long-tems, disait la gouvernante à Satinbourg! voilà prês d'un grand quart d'heure... Enfin je crois les entendre.» Elle ne se trompait pas.
Lussanville, son gouverneur, et Valincourt, avaient vu la mère d'Agathe. L'honnête marchande ne croyait pas aux revenans; l'on était en plein jour: vingt jeunes filles, parées pour la noce l'entouraient; cependant elle avait fait un cri perçant, à l'aspect de l'ombre de Lussanville. (Plus d'une jeune fille dira: «L'aimable spectre! un pareil, à minuit, dans ma chambre, ne me ferait pas peur.») «Eh quoi, madame! je vous effraye!... Remettez-vous... De grâce, dites-moi... conduisez-moi sur le champ auprês de mademoiselle de Florangis...—Ah monsieur! est-ce bien vous!...—On vous a cru mort, dit le gouverneur; voila, mon cher Lussanville, ce qui cause cet effroi qui vous surprend.—Eh! rassurez-vous, madame: je vis, je mange, je bois, je parle: ce ne sont point mes mânes que 222 vous voyez; c'est moi-même, qui meurs d'impatience de revoir celle que j'adore.—Modérez-vous, reprit le vieillard Kathégètes; et...—Et que voulez-vous que je fasse?... Je ne puis... Je ne sais... Je ne sens rien que le desir de revoir la divine Fanchette... et mon amour [41].» La marchande revint de sa première surprise: mais elle sentait trop de choses encore, pour qu'il lui fût possible de parler. Dans un même moment elle se représentait, et le bonheur d'Agathe, que cet évènement assurait; et celui de Fanchette, qu'elle aimait presqu'autant que sa fille; et le penchant de Satinbourg qui cesserait; et la joie de la bonne Néné; et mille autres choses. Enfin il lui fut possible de s'expliquer. «Mademoiselle Fanchette n'est pas ici...—Ciel!...—Attendez!... Elle est avec ma fille dans un monastère, où toutes deux n'ont rien à craindre des financiers, des libertins, et des dévots.» Et tout de suite, elle nomma cette maison. Lussanville était hors de lui. «Ma Florangis, ma divine épouse, répétait-il mille fois... Allons: volons.» Il n'écouta pas la marchande, qui sans doute allait lui faire part du mariage de sa fille et de tout le reste. Il fesait prendre le chemin du couvent. «Un moment! lui dit le gouverneur: passons du moins chez vous; changez d'habits et de linge: vous pourriez effrayer tout le monde, et votre maîtresse elle-même, comme vous venez de faire la mère d'Agathe.
223 —Mon cher Valincourt, disait Lussanville en s'en allant, admires-tu que mon amante est dans le couvent de ma sœur? Peut-être déja se connaissent-elles: les belles se recherchent; les âmes tendres aiment à s'épancher l'une dans l'autre: Si nous allions les trouver amies?... Avez-vous travaillé, mon papa, dit-il au vieillard Kathégètes, à ce que nous avions projeté dês le moment où j'eus perdu ma mère?—Oui, mon bon ami, et votre sœur sera bientôt libre.—Que dites-vous, intérompit Valincourt?—Ah mon cher! reprit Lussanville, si tu connaissais tout le prix de son cœur!... Une faute involontaire ne me rendra pas son amitié moins précieuse...» Et l'on arrive. Les deux amis se mettent à leur toilette; ils en sortent parés: et l'amour même leur eût dans ce moment, cédé son bandeau, son arc, ses flèches, et peut-être sa Psyché. Un élégant cabriolet les attend: ils partent: et dans les rues, pas un vieillard qu'ils ne réjouîssent; pas une femme qu'ils ne tentassent; pas un jeune-homme qui ne leur portât envie; pas une jeune fille qu'ils ne fissent soupirer. Tandis qu'ils volent au couvent, le vieillard Kathégètes va d'un autre côté.
Le bon gouverneur sortait à peine, qu'un domestique du financier oncle de Lussanville, l'aborda. «Voila dix fois que je viens, lui dit-il, sans vous trouver: et jamais rien ne fut si pressé.» On verra bientôt ce que c'était.
Fanchette, Agathe et Rose étaient au tour: les 224 deux jeunes pensionnaires embrassent l'aimable religieuse, et sortent, sans achever de l'instruire de ce qui s'allait passer: mais la supérieure pense qu'on va marier Fanchette. Et la bonne ne savait que dire, en voyant sa pupille avec les mêmes habits que lorsqu'elle l'avait quittée. «Enfin, vous le voulez ainsi, ma chère fille, lui dit-elle: c'est peu de chose: le mariage n'en sera pas moins bon.» Fanchette, dans ce moment, s'attendrit jusqu'aux larmes; elle vient dans les bras de sa bonne, et la caresse tendrement; elle veut lui parler, l'instruire: Néné ne peut souffrir de retardemens: elle remet sa pupille à Satinbourg; se jette dans une autre voiture. «Partons, s'écrie-t-elle.» Et l'on part.
Déjà l'on était au pied des autels: le ministre paraît: Satinbourg et la jeune Agathe se lèvent: Fanchette les suivait. «Miséricorde! dit Néné, va-t-il donc en épouser deux!» Une courte exhortation précède, le serment qui deux ne fait plus qu'un va se prononcer: lorsqu'on entendit un grand bruit. Deux jeunes gens percent la foule, et l'écartent avec violence: «Que faites-vous, ah ciel! s'écrie l'un d'eux... arrêtez...» Il se précipite aux genoux de son amante, et lui dit: «Chère Fanchette! j'allais donc vous perdre!...» Et sans s'embarrasser de la présence d'un peuple entier, il exhale son âme embrasée sur deux lèvres de rose. Tout est d'abord suspendu. Ensuite il se fit un bourdonnement 225 semblable au murmure des flots de la mer agitée. «Que risque-t-elle, se disaient un essaim de filles aimables, en comparant les trois charmans jeunes hommes? elle ne peut que bien tomber.» Néné se frote les yeux, reconnaît Lussanville, court à lui, serre étroitement la belle Florangis et son amant. «Et c'était moi qui vous séparais mes chers enfans, leur dit-elle! Je l'ai pressée, conjurée: elle ne se rendait qu'à mes larmes: (ce n'est pourtant pas là ma plus haute sottise; mais Dieu est bon; il pardonne tout).—Le mal n'est pas si grand que vous le croyez, madame, dit Satinbourg en souriant: remettez-vous; voyez jusqu'à la fin.» Et laissant Fanchette dans les bras de son amant, il se rapproche du ministre avec Agathe. «Continuez, monsieur, lui dit-il; tout ceci n'est qu'un malentendu.» La cérémonie s'achève. La mère de Satinbourg et la marchande riaient sous cap; et la bonne Néné n'y comprit pas davantage, que les romains aux oracles des sybilles; les scandinaves à l'edda, les turcs à leur alcoran; et nos petits vieillards politiques aux affaires d'état.
Grand nombre de mes lecteurs pourraient ne pas se rappeler tout d'un coup, qu'Apatéon était instruit de la part qu'avait eue la gouvernante à la première évasion de Fanchette, et qu'il avait dissimulé. Depuis qu'il était de retour à Paris, il fesait éclairer toutes ses démarches. Cependant il n'avait pu rien découvrir qui eût quelque rapport à sa jolie pupille, si ce n'est le matin où Satinbourg épousait Agathe. Ce jour là Néné s'observa moins: elle ne prit point de détours, et courut droit au couvent: l'espion du dévot ne surprit que le secret de la bonne: comme elle, il pensa que le jeune marchand allait devenir l'époux de Fanchette: il se hâta de porter cette nouvelle à son maître.
Un évènement qu'il attendait si peu surprit étrangement Apatéon, et dissipa sa langueur. Il se fait habiller, suivre de ses gens, accompagner de ses satellites, et vole au temple. Il arrive comme on en sortait. Sa présence pétrifia Néné: Apatéon fut pétrifié de celle de Valincourt: la vue de Lussanville, et d'une foule de gens bien résolus, qu'il rangeait autour de son amante, pétrifia les lâches satellites. Mais les deux jeunes 227 amis et Satinbourg, apparement peu disposés à la pétrification, sentirent la plus violente démangeaison de s'agiter, à la vue du monstre humble, furieux et modeste. Brûlé de la soif de la vengeance, Valincourt s'écrie: Tout l'univers ne te sauverait pas. En même tems il veut l'atteindre. L'amant de la jeune Adélaïde se trompait cependant: un mauvais carosse et deux bons chevaux sauvèrent Apatéon: les satellites et les domestiques du tartufe, malheureux piétons, ne couraient pas si vite: ils reçurent en quelques minutes, autant de coups de canne qu'on en délivre par an aux filous dans Fès, Maroc, Alger et Tunis.
Enfin l'aimable et tendre Lussanville vit Fanchette en sureté. Ils montèrent dans la voiture des nouveaux époux. Ce fut là que cet heureux jeune homme apprit combien il était aimé, et que la constance de sa belle maîtresse ne s'était pas un instant démentie, même depuis qu'elle avait cru son trépas: il connut tout ce qu'il devait au généreux Satinbourg, ainsi qu'à la jeune Agathe, dont la vive amitié pour Fanchette avait rendu supportables à cette vertueuse fille des épreuves trop rigoureuses. Florangis, embellie par la présence de ce qu'elle aime, ne fut jamais si séduisante: Lussanville était ivre d'amour et de plaisir: et l'heureuse Agathe, qui croyait retourner chez sa mère, s'écrie avec surprise: «Mon amie! nous sommes à la porte de notre couvent!—Cher amant, dit Fanchette 228 à Lussanville, vous devez la visite que je vous fais rendre: c'est l'aimable Adélaïde, votre sœur et mon ami, qui ce matin m'a la première annoncé votre retour et mon bonheur.—Ma sœur!... vous la connaissez!... vous vous aimez!... divine Florangis!... Eh! voilà ce que je brûlais d'envie qui arrivât, lorsque j'ai su que vous étiez dans son monastêre.» Et l'on entre, et sœur Rose vient, et l'on n'entend que des cris de surprise et de joie. «Pourquoi, dit Lussanville, ne vois-je pas Valincourt?» A ce nom si cher et si funeste pour l'aimable religieuse, elle pousse un profond soupir; prononce d'une voix tombante: «Il respire!...» et s'évanouit. «Hélas! dit Fanchette, quel malheur d'aimer, lorsqu'on est séparé par d'éternels obstacles!» Tandis qu'on secourt sa sœur, Lussanville répondait: «Nous saurons peut-être les faire cesser.»
Tout le monde avait suivi les jeunes époux et Fanchette: on les pressait de se rendre dans les lieux destinés à se réjouir. Rose revint à elle: la tendre Florangis, en la quittant, lui promit d'être de retour dans peu d'heures; et l'on s'éloigna.
A peine l'on commençait à se livrer à ces divertissemens que les grands laissent au peuple, parce qu'ils rougiraient d'être heureux à sa manière: (car ces fiers dominateurs du genre humain ont bien d'autres amusemens: corrompre les mères de famille, séduire les filles et les 229 précipiter dans le désordre; tandis que l'on contracte d'un air triste et morne le plus saint, le plus doux des engagemens; qu'on en abolit les solennités, pour s'en cacher à soi-même, autant qu'il est possible, tous les devoirs, voilà des mœurs!... O peuple! tu serais perdu, s'ils passaient jusqu'à toi! danse, folâtre dans tes mariages; que tes jeunes filles apprennent que c'est à ces fêtes seulement qu'il est permis de souffrir que la main d'un jeune homme presse leur main délicate... Méprise et le dévot atrabilaire, caffard, hypocrite, intolérant, jaloux; et le libertin dédaigneux; sois peuple... O nom sacré que Louis, le plus aimé des rois n'a jamais prononcé sans s'attendrir!... Mais, où m'égarai-je?)... [F] Je disais qu'à peine l'on començait à se divertir: Agathe, Satinbourg, Fanchette, Lussanville, quittaient la table, et la mariée allait danser un menuet, lorsqu'on vit entrer un de ces hommes préposés pour faire régner le bon ordre parmi les citoyens. Tout le monde se trouble: les tapageurs de la noce courent à leurs épées; leurs sœurs, leurs maîtresses les retiennent: le nouvel époux, Lussanville, Valincourt se lèvent, et reçoivent avec considération cet officier.
[F]: Ce chapitre est un de ceux qui furent conservés en entier, et que le vieillard Kathégètes avoue.
«Ne craignez pas qu'on vous manque, monsieur, dit Lussanville; faites retirer vos gardes: nous respectons en vous non-seulement le magistrat dont vous tenez votre pouvoir, mais notre souverain lui-même, dans lequel nous en voyons la source et la plénitude: parlez: nous irons avec confiance rendre compte de notre conduite aux ministres des loix.»
«Vous êtes, messieurs, reprit l'homme noir, tels que j'espérais de vous trouver.» Le magistrat, fatigué par un certain monsieur Apatéon, lui fit expédier il y a quelque tems un ordre pour faire arrêter un jeune homme, qu'il accusa de méditer des adultères et des séductions chez d'honnêtes gens dont il s'est dit l'ami. Il ajoutait que ne cherchant que le bien de ce jeune homme, il le retiendrait chez lui jusqu'à ce qu'il eût instruit ses parens, et pris leurs ordres. Dernièrement il a sollicité pour faire revenir auprès de lui sa pupille, que de mauvais conseils, insinuait-il, avaient aliénée. La manière dont tout cela s'est exécuté, a paru mériter quelqu'attention. Aujourd'hui c'est une 231 plainte beaucoup plus grave: la pièce est singulière: ces dames, et vous, messieurs, voudrez bien en entendre la lecture.
A MONSEIGNEUR, etc.
Supplie três-humblement Philotès-Philogunes-Théophile-Benigne- Job-Bonaventure-Théodore-Dieudonné-Clément-Simplicien-Boniface- Nicaise-Bon-Gilles-Blaise-Nabuchodonosor Apatéon, bourgeois de paris, ancien marguiller de sa paroisse, des confréries du... etc., etc., etc.
Disant: que s'étant parci-devant muni de vos ordres, pour ramener dans la droite voie une fille, pauvre orfeline, qui lui fut confiée par le père d'icelle, avant d'aller rendre compte devant le grand juge, il aurait effectivement de nouveau reçu ce petit serpent dans son sein: Qu'il l'aurait même conduite dans une solitude, distante de quelques lieues de cette capitale, afin de couper tout-d'un-coup racine, par cette salutaire retraite, aux mauvaises habitudes et fréquentations de la susdite pauvre orfeline: Qu'il y aurait été durant plusieurs jours avec elle: Que par pure bonté, et désir de la gagner à dieu, il aurait souffert qu'une de ses compagnes, trop jeune pour être dangereuse, l'accompagnât: Que malgré cette indulgence, et d'autres bontés, capables de toucher le cœur 232 le plus endurci, cette petite impudente ayant aparemment trouvé le moyen de faire parvenir de ses nouvelles aux jeunes libertins que peut-être elle avait favorisés (ce que la charité chrétienne empêche seule d'assurer), il se serait vu subitement attaqué au milieu de la nuit, par une troupe de gens armés, qui non contens d'enfoncer ses portes, piller sa maison, enlever la susdite pauvre orfeline et sa jeune compagne, auraient de plus si grièvement et si felonement maltraité, lui, susdit Philotès-Philogunes, etc. Apatéon, qu'il en serait encore retenu dans son lit: Que par un effet de la plus noire perfidie et monstrueuse ingratitude, il aurait entendu la susdite pauvre orfeline, lors de son enlèvement, exciter ses ravisseurs à l'emmener aussi, lui Apatéon; ce qu'il soupçonnerait avoir été dit dans l'intention de l'exposer à des suplices cruels, et peut-être de le tuer, s'il n'était retenu par la maxime sainte, qui ordonne de croire le bien, et jamais le mal: Qu'heureusement pour lui, vieillard infirme, homme considéré dans son quartier, et qualifié comme dessus, il se serait trouvé, par hazard, que monsieur le comte d'A** passait auprês de sa maison; lequel ayant entendu l'horrible tumulte qu'on y fesait, serait entré, dans le dessein de le secourir; mais que ce seigneur ne se trouvant pas assez fort pour résister à une troupe de scélérats, il se serait retranché seulement à obtenir par ses remontrances, qu'on laisserait chez lui le 233 suppliant: Qu'il aurait apris qu'à une certaine distance, ledit sieur comte d'A** ayant rejoint ses gens, qui l'avaient devancé, il avait entrepris de donner la chasse aux susdits ravisseurs: Que l'un d'eux, qu'il ne connaît pas, aurait profité du désordre que causait l'attaque, pour faire disparaître la susdite pauvre orfeline et sa compagne: que le même comte d'A**, s'étant emparé de quelques-uns des ravisseurs, les aurait fait conduire dans une maison apartenant à monsieur le marquis de C**, afin de tirer d'eux les lumières nécessaires sur leur forfait, ainsi que le nom de leurs complices: Que ceux qui avaient employé ces gens, ayant apris leur détention, auraient surpris un ordre pour les délivrer, et que par là le supliant se serait vu privé des éclaircissemens qu'il attendait: Que le supliant désespérait de jamais rien aprendre de sa pupille, lorsque le matin de cejourd'hui, dieu, qui ne permet pas que le crîme triomphe, avait voulu qu'il découvrît que la susdite pauvre orfeline contractait un mariage clandestin, avec un quidam, à lui Philotès-Philogunes, etc. Apatéon, parfaitement inconnu: Qu'étant chargé par le père de la susdite pauvre orfeline, de la pourvoir; et le voulant faire, par amour de dieu, comme aussi en mémoire du défunt son ami, malgré les fréquentes incartades (si ce terme suffit) de la susdite pauvre orfeline, il se serait, dans son état de faiblesse et de maladie, transporté pour former 234 l'oposition légale à la célébration, laquelle se serait trouvée parachevée: Que sa présence ayant épouvanté la susdite pauvre orfeline, elle aurait probablement excité trois quidams à l'injurier et menacer, à telle outrance, que lui supliant, ancien marguiller, etc. aurait été contraint de chercher son salut dans une prompte fuite.
De tous lesquels faits le supliant offre preuve et conviction; vous requiert droit et justice, monseigneur; demande que provisoirement la susdite pauvre orfeline, comme ayant contracté mariage illégalement, et clandestinement à l'égard de son tuteur, soit conduite ès salutaires retraites convenables à celles qui doivent pleurer toute leur vie d'avoir forfait à leur vertu. Et vous ferez bien.
Signé: Philotès-Philogunes, etc.
Apatéon.
A tant d'hypocrisie, de noirceurs, de calomnies, un mélange d'horreur et d'indignation se peignit sur tous les visages. «Je ne veux point troubler votre joie, continua l'officier de justice. Dictez-moi seulement vos principaux moyens de défense; je les présenterai au magistrat, qui déja s'est fait instruire, et devant lequel il 235 suffira que vous paraissiez demain. C'est vous en dire assez.»
Ce fut alors que, malgré l'aimable Fanchette, Lussanville et Valincourt, assez généreux pour avoir formé le dessein de ne jamais réclamer la protection des lois, contre les attentats du marquis C**, du comte d'A** et de l'indigne Apatéon, firent un détail complet de toutes les indignités dont ces trois hommes s'étaient rendus coupables. L'officier souriait en écrivant leurs dépositions. Lorsqu'ils eurent achevé, la bonne Néné voulut aussi dicter à son tour quelque chose; mais elle demanda que l'article demeurât secret. Elle avait raison: sa convention avec le comte d'A**, quoiqu'extorquée, est une tache à son histoire, dont elle aura toujours à rougir. L'officier montra beaucoup d'étonnement, lorsqu'il sut que la belle Florangis n'était pas celle qui venait de s'unir à Satinbourg, et que c'était M. de Lussanville qu'elle devait épouser: il ajouta cette circonstance et se retira fort satisfait.
Tout le monde continua de se réjouir. Et Fanchette, accompagnée de son cher Lussanville, des nouveaux époux, de Valincourt lui-même qu'on entraîna, retourna dans le couvent, où l'aimable Rose devait attendre impatiemment son amie.
Toute cette aimable jeunesse était au parloir, lorsque sœur Rose parut. Valincourt se tenait derrière les autres. «Chère amie, levez ce voile, dit la jeune Agathe: mon époux et monsieur (ajouta-t-elle, en montrant Valincourt) sont des frères aussi tendres pour vous, que monsieur de Lussanville.» Et sœur Rose, qu'on ne nommera plus qu'Adélaïde, se prête au désir de la jeune épouse de Satinbourg. Le premier objet qui s'offrit à ses regards, ce fut son amant. Ses yeux se remplissent de larmes: elle pâlit; et sentant que ses genoux se dérobent sous elle, elle s'assied. Le cœur de Valincourt se déchira: il s'approche. Mais tous deux interdits, retenus par les motifs les plus puissans, n'osent prononcer un seul mot: ils ne s'intérogèrent et ne se répondaient que par des soupirs. Lussanville les regardait, pressait dans les siennes les mains de Fanchette, et l'entretenait tout bas, lorsque le vieillard Kathégètes arriva.
«J'ai d'étranges choses à vous communiquer, dit-il en prenant à part son élève: Votre oncle le financier, en retournant hier à la nuit 237 d'un vide-bouteille à demi-lieue de la ville, fut attaqué par un homme, dont il venait de débaucher la femme: il a reçu deux coups mortels: on l'a raporté chez lui baigné dans son sang. A force de soins, il a recouvré pour quelques momens la connaissance. Comme il vous croyait perdu, il a disposé de tout son bien en faveur de votre sœur; ajoutant à son testament, qu'il assurait dans sa conscience, que les vœux de sa nièce n'avaient pas été libres; que sa sœur, en mourant, avait témoigné des remords de l'avoir contrainte; et qu'elle n'aurait désiré de vivre que pour réparer son crime: il prie les juges ecclésiastiques et séculiers d'avoir égard au témoignage d'un moribond, qui ne le rendait qu'à la vérité. Il n'a survécu que quelques minutes à cette déclaration. On est venu ce matin m'annoncer tout cela, un instant aprês que je vous eus quitté. Comme on devait juger l'affaire de la cassation des vœux de votre sœur dans la matinée, j'ai couru chez son défenseur, à qui j'ai communiqué le testament. Jamais rien ne pouvait se trouver plus à propos: votre tendresse pour votre sœur; votre désintéressement, que l'avocat a fait valoir, joint à ce témoignage de votre oncle, ont excité l'admiration de vos juges, et les ont attendris: votre sœur est libre: lisez; voilà le prononcé que l'on vient de me remettre.»
Lussanville, quoiqu'il ressentît vivement la triste fin de son oncle, ne pouvait contenir sa 238 joie de voir les liens de sa sœur brisés: et lorsqu'on se fut assuré qu'on ne pouvait être entendu de personne du monastère, il tint ce discours à l'aimable Adélaïde: «Chère sœur, tu sais quels ont toujours été mes sentimens pour toi: ce fut avec un sensible regret que je te vis faire le sacrifice de ta liberté, et t'enchaîner par des sermens que ton cœur n'avouait pas. Mais, que pouvais-je faire?... Le ciel nous a privés de notre mère: je dois chérir son souvenir; elle m'aima... trop, peut-être, et ne fut pour toi qu'une marâtre. Tu te rappelles que le lendemain de ce jour funeste, je feignis d'avoir besoin de ta signature: je te priai de mettre ton nom sur plusieurs feuilles de papier blanc. Muni de ces choses nécessaires, mon gouverneur et moi nous agimes en ton nom, avec tant de secret, que nous avons fait casser tes vœux par un arrêt authentique, sans que personne s'en doute encore dans cette maison [42].—Ciel! quel bonheur! s'écrièrent à la fois Fanchette, Agathe et Satinbourg.—Dans cette affaire, je pouvais seul être ta partie; et je n'ai pris que la qualité de témoin en ta faveur: tes blancs-signés sont devenus entre mes mains et celles de monsieur Kathégètes, des réclamations, des requêtes aux supérieurs ecclésiastiques, aux cours souveraines: j'ai même, avant que je fusse détenu par de C**, su toucher notre prélat, et le disposer à me rendre ma sœur. Tout a réussi. Notre oncle, qu'un accident tragique vient de nous enlever, 239 a contribué, dans ses derniers momens, à ta liberté; il a dévoilé les sentimens de ma mère, ses remords, l'aveu de la contrainte qu'elle avait exercée; par le même acte, il teste en ta faveur. J'ose entrevoir pour toi dans l'avenir une perspective heureuse. Cette fille charmante qui veut bien consentir à ma félicité, va rentrer auprès de toi: tout se prépare pour notre union; et le jour auquel j'épouserai mon amante, nous ferons signifier l'arrêt: vous sortirez toutes deux en même tems; nous serons inséparables.»
Ce ne fut pendant longtems que des félicitations à la tendre Adélaïde, qui cherchait à lire son sort dans les yeux de Valincourt. Le malheureux jeune homme était dans un état pénible, qui ne devait pas finir encore. Il se fesait tard; on se sépara. Fanchette, baignée des larmes d'Agathe, rentra dans son couvent. Lussanville s'éloignait à regret, suivi de son gouverneur et de Valincourt. Les nouveaux époux, portés sur les aîles des désirs, volèrent dans le temple de l'amour et de l'hymen; et la bonne Néné se garda bien de retourner chez Apatéon.
De Lussanville et tous ses amis se levèrent de grand matin, sans en excepter Satinbourg lui-même. Cet heureux époux de la jeune Agathe, que l'amour venait de combler de ses faveurs délicieuses, ne comprenait rien à la froideur de Valincourt. «Vous êtes surpris, lui dit sa jolie compagne: mais vous ne savez pas tout. Apatéon—Comment!—Oui.—Serait-il possible, grand Dieu!—Malheureusement.» Si mon lecteur n'était instruit, cette conversation ne serait pas des plus claires: mais c'est ainsi que s'expliquent les nouvelles mariées; elles sont laconiques: la matière leur est présente: elles croient que tout le monde doit comprendre à demi-mot. «Hélas! répliquait le jeune marchand, que je les plains!... Cependant cela ne m'arrêterait pas.»
Bientôt on se rassemble: on devait aller se présenter devant le magistrat; on vole au couvent de Fanchette. On la trouve parée des mains de sa chère Adélaïde. Jamais elle ne fut si touchante. Ses beaux cheveux, qui recevaient d'une frisure assortissante les plus gracieux contours, n'étaient point déguisés par des 241 poudres rousses: on les voyait tels qu'ils étaient, parsemés de fleurs, retenus par l'ivoire et les diamans, formans de longues tresses, qui recouvrent son chignon: Sur un corset qui pince la taille la plus fine, elle avait une robe dont le tissu, argent et soie, éblouissait la vue, élégamment garnie, séyante, et de la meilleure feseuse: son joli pied était chaussé d'un soulier de perles, qu'attachait une boucle brillante, oblongue, en lacs-d'amour [G], du dernier gout.
[G]: Ce sont celles que monsieur Apatéon avait imaginées.
Et d'où Fanchette avait-elle cette parure?... Lussanville, avant son voyage de bayonne, l'avait commandé, de concert avec Néné: à son retour, tout cela se trouva fait, et des l'instant qu'il fut libre, il fit porter ces belles choses au couvent de Fanchette. Et pourquoi se parait-elle?... Cher et curieux lecteur, les mémoires où j'ai puisés ne disent rien de ses motifs: Mais, si vous le voulez, je ferai comme les autres historiens mes confrères, je vous donnerai mes conjectures pour des réalités: et je vous dirai, Que toutes les femmes, même les plus honnêtes et les plus sages, étant un peu coquettes, Fanchette ne voulait paraître devant le magistrat qu'avec tous ses avantages: Ou, qu'indignée contre de C** et d'A**, qui n'avaient jamais eu de vues légitimes, elle voulait montrer qu'ils auraient pu s'honorer d'un si beau choix: Ou, qu'elle se parait pour faire mourir 242 de rage monsieur Apatéon, qu'elle allait braver: Ou, pour faire envier à tout le monde le sort d'un amant qu'elle adorait. Ou... Cher lecteur, imaginez à votre tour des motifs, je vous donne carrière; ils seront bien peu fondés, s'ils ne le sont autant que les miens.
On ne pouvait se lasser d'admirer la belle Florangis: Agathe, avec des transports plus vifs, un air plus mignard, plus fin et plus tendre que la veille, lui donnait mille baisers; Lussanville tressaillait; et la bonne Néné balbutiait entre ses dents: Je me poignarderais à présent, si le comte... L'on part. En chemin, Satinbourg disait à l'amant d'Adélaïde: «Non, je n'hésiterais pas: vous êtes sûr d'être aimé: la faute fut involontaire: l'audace d'un scélérat doit-elle donc rendre malheureux deux jeunes amans faits l'un pour l'autre? Je dis plus: Si la belle Adélaïde s'était oubliée, et que séduite par le gout d'un moment, ou bien entraînée par... qu'elle eût consenti: mais que bientôt le repentir succédant, elle vous eût rendu son cœur, il serait dur et cruel de ne pas se laisser toucher. Vous êtes dans un cas bien différent; elle est innocente; vous n'en pouvez douter.» Valincourt, sans répondre, baissait les yeux. Mes lecteurs sauront bientôt le dénouement de son avanture. Et l'on arrive.
Lussanville et la belle Florangis entrèrent les premiers; Agathe et Satinbourg les suivaient; le gouverneur et la bonne Néné; la marchande 243 de modes, avec une douzaine de ses filles; Valincourt, l'air agité, morne, les yeux collés à terre, la rougeur sur le front, terminait la marche. Le magistrat les reçut avec cette honnête affabilité qui ne l'abandonne jamais. Il avait à la main l'écrit de la veille, dont il venait d'achever la lecture. Il fit de nouvelles questions à chacun d'eux, à l'exception de la belle Florangis, à laquelle il n'adressa que des complimens flateurs, sans lui dire un mot de l'affaire que l'on traitait. Malgré lui ses regards allèrent chercher ce pied charmant, que ses conquêtes avaient rendu célèbre: il sourit. Ensuite il tint ce discours:
«Vos adversaires vont paraître: Croyez que sous le gouvernement sage qui nous régit, il est impossible au crîme de se cacher longtems. J'étais parfaitement instruit, avant même que monsieur Apatéon me présentât sa dernière requête; et l'on me rendait un compte exact de toutes ses démarches, depuis que la première m'avait fait concevoir quelques soupçons... Vous, dit-il à Néné, montrez-moi l'écrit que vous avez du père de mademoiselle Florangis.» Et la bonne le présente. «Cet acte autorise, continua-t-il, tout ce que vous avez fait: Je loue vos soins. Et vous, dit-il au vieillard Kathégètes, d'où vient ne vous adressates-vous pas à moi, dês la première fois que votre élève disparut? les magistrats sont les pères et les défenseurs-nés de tous ceux que l'on oprime. 244 Vous, monsieur de Lussanville, vous avez commis des imprudences, qui seraient punissables, si vos adversaires n'avaient toujours été les agresseurs; ou si même vous n'aviez été trop grièvement outragé, pour que vous pussiez règler vos démarches suivant les règles de la modération: Desormais, évitez les méchans: la vertu la plus pure se tache avec eux, et l'on doit plutôt les fuir que de les combattre. Pour monsieur Valincourt, son affaire est embrouillée: il voudra bien me donner des éclaircissemens plus amples en présence de son adversaire.» Le magistrat parla de Dolsans à la marchande de modes; on vit qu'il n'ignorait rien. Enfin il vint à Fanchette: il aprouva sa conduite en tout: «Vous ferez, mademoiselle, lui dit-il, un modèle pour votre sexe, et tous les parens doivent demander au ciel des filles qui vous ressemblent.»
Ces mots étaient à peine achevés, que l'on annonça le comte d'A**, le marquis de C** et le modeste Apatéon. Leur étonnement ne fut pas médiocre, lorsqu'ils aperçurent, en entrant, la nombreuse assemblée qui les attendait. Apatéon, surtout, voyait dans chacune des filles que la marchande avait amenées, des témoins de la violence qu'il avait faite à la jeune Agathe. Le magistrat entretint quelque tems en particulier les trois coupables: on les vit rougir et pâlir tour à tour. Mais surtout rien n'égalait le comique de la rampante figure d'Apatéon, 245 lorsqu'il vit toutes ses noirceurs dévoîlées, et prêtes à être exposées au grand jour: Il avait les mains jointes; le corps panché; le regard éperdu; poussait de douloureux soupirs; levait les yeux au ciel avec l'expression de la rage et du desespoir; les ramenait tristement sur Fanchette; retenait ses larmes; répondait en s'inclinant jusqu'à terre le plus benignement qu'il était possible: Mais toutes ses grimaces devenaient inutiles; il était démasqué.
Fanchette entendit avec autant de satisfaction que de surprise, le magistrat ordonner au marquis de C** de remettre à Lussanville le portrait, et l'autre présent qu'il avait ravi. Ces choses, imprudemment montrées à l'asiatique, servirent à donner des lumières au magistrat lui-même: il le fit entendre à la jeune Florangis; mais sans entrer dans aucun détail. L'étonnement de Fanchette augmenta bien davantage, lorsqu'elle aperçut à ses genoux ses deux fiers ravisseurs, qui la priaient de choisir l'un d'eux, et de recevoir sa main et sa foi. Ils n'avaient pu revoir ce pied enchanteur, et tous les attraits de Fanchette, auxquels sa parure donnait un éclat qui les éblouit, sans brûler de nouveaux feux. «Une pauvre orfeline, leur répondit la jeune personne, ne porte pas ses vues si haut, messieurs.» Et présentant la main à Lussanville: «Voila celui qui m'a choisie le premier, et que je préfère à tout l'univers: il m'aime, j'en suis sure; il m'estime, et surtout il est vertueux.» 246 Et le pauvre Philothès-Philogunes Apatéon pleurait à chaudes larmes. «Qu'exigez-vous d'eux, mademoiselle, dit le judicieux magistrat?—Qu'ils m'oublient, monsieur, répondit Florangis: Je leur pardonne: puissent-ils changer; choisir parmi leurs égales une compagne aimable, et vivre heureux avec elle! Pour monsieur Apatéon, je me rapelerai toujours qu'il fut l'ami de mon père, et qu'il eut des bontés pour moi. Quel est l'homme qui peut dire, au bout d'une longue carrière, que sa vertu ne s'est jamais démentie! Je me trouve heureuse, puisse-t-il l'être aussi!» Le magistrat donna de grandes louanges à des sentimens si généreux, et congédia la belle Florangis, Lussanville et leurs amis, après s'être fait donner des lumières sur ce qui concernait Valincourt.
On se rappelle sans doute que l'asiatique avait été témoin de la délivrance de Lussanville. A peine eut-il parfaitement connu que le marquis et le comte, fiers de leur crédit et de leur naissance, substituaient au devoir, le plaisir; au juste et à l'honnête, la satisfaction 247 de leurs passions effrénées; qu'il forma le dessein de rompre avec eux: il vendit la petite maison que son amitié naissante lui avait fait acquérir, enjoliver, habiter dans le voisinage de celle de monsieur de C**, et revint à paris.
Toujours occupé de Fanchette, qu'il ne pouvait découvrir; sûr, d'ailleurs, que Lussanville est en liberté, il souhaita d'éteindre un amour sans espérance. Telles étaient ses dispositions, lorsqu'il reçut en un même jour, de pondicheri, la nouvelle, impatiement attendue, que le gouverneur, auprês duquel il était injustement accusé de faire un commerce illicite, et d'avoir entretenu, avec le commandant de madrass, une intelligence dangereuse, avait reconnu son innocence, écrit en cour des lettres qui détruisaient les accusations qu'il avait portées contre lui; rétabli son honneur dans la colonie, et permis l'embarquement de toutes ses richesses: de l'orient, l'avis que trois de ses vaisseaux, richement chargés, venaient d'entrer dans le port: de son procureur à paris, que toutes les affaires qu'il y avait laissées à son départ étaient enfin accommodées, les saisies levées, les decrets purgés, et que l'assurance d'un entier paiement, qu'ils n'eussent osé demander, lui fesait des amis de tous ses créanciers. Tant de bonheur aurait été bien plus doux, s'il eût eu, pour le partager, son fils, sa malheureuse famille, ou cette jolie Florangis, qu'il croyait nièce de la marchande de modes; 248 mais il ne laissa pas de s'en réjouir beaucoup avec le bon instituteur.
Les raisons qui lui firent publier sa mort, il y avait trois ans; cacher à ses anciennes connaissances son arrivée à paris, et changer son nom, venaient de cesser; il sortit pour se montrer à ceux qui furent autrefois liés avec lui. Sa première visite fut chez monsieur Delaunage, ce vieillard voisin du père de Fanchette; qui voulait la rendre maîtresse chez lui et la marier; qui fit des présens qu'on renvoya; qui venait de vendre son fond à Satinbourg. La surprise du vieux marchand fut extrême; dans le premier moment, il ne voulait en croire ni ses yeux ni son ami. Enfin, convaincu qu'il voyait monsieur Rosin, il l'embrasse tendrement, lui demande des nouvelles de sa femme, de son fils...
«Elle est morte, intérompit Rosin; et mon fils est perdu.—Perdu!—Oui, perdu dans paris, où je l'avais envoyé. Hêlas! toutes mes recherches et celles de son gouverneur, ont jusqu'à présent été vaines.—Mais on ne se perd pas de la sorte: vous le retrouverez. Par le bon ordre qui règne dans cette grande ville, on découvre ce qui s'y passe de plus secret.—Vous me rendez un peu d'espérance.—Votre nièce a du montrer bien de la joie de votre retour?—Ma nièce! eh! pouvez-vous m'en donner des nouvelles?—Vous ne l'avez pas encore vue!—Et ne sais où la prendre.—Ah! quel plaisir pour tous deux! c'est une merveille 249 que votre nièce: une fille... Si le jeune Satinbourg était ici... Il ne tarit pas sur son éloge: demain...—Et si vous voulez m'obliger, que ce soit dês aujourd'hui.—Ainsi que vous, je ne sais plus où la prendre: on parle d'un couvent... Satinbourg dira tout cela; et nous ne pouvons le voir que demain. Mais votre nièce va vous offrir l'image vivante de votre sœur, lorsque, dans son printems, ses grâces, son éblouissante beauté lui soumettaient tous les cœurs.—Vous éloignez le moment de la voir, et vous augmentez l'envie que j'en ai. Elle est, dites-vous, belle comme sa mère?—Je crois qu'elle la passe.» Et Rosin tressaille. Il se dit à lui-même: Ma nièce ressemble à la belle Fanchette... elle a tous les traits de ma sœur: elle me tiendra lieu de fils, de maîtresse... et puisque dans le monde, il existe une puissance qui rendra légitimes les sentimens qu'elle m'inspire, je suis riche, j'en profiterai. «A demain, monsieur Delaunage?—Dês le matin nous irons ensemble chez Satinbourg; une jeune épouse, je m'en souviens encore, fait dormir tard; nous le surprendrons au lit; vous vous ferez connaître...—Ce Satinbourg est marié?—Il vient d'épouser l'amie de votre nièce.—Ah! cela me soulage.—Vraiment ce n'est qu'à son corps défendant...»
Une visite survint au vieillard: et Rosin, transporté de joie, le quitta.
Le lendemain, la nuit n'avait pas encore fait 250 place au jour, que Rosin s'éveille, s'habille, prend la jolie mule bleu-céleste qu'il avait enlevée à Fanchette, et vole chez Delaunage. Le vieillard fut surpris de le voir si matin. «Voulez-vous donc intérompre, lui dit-il en riant, de jeunes époux lorsqu'à peine ils commencent à gouter un sommeil bienfesant, qui répare leurs forces épuisées? Il n'est pas tems encore. Attendons.—Que voulez-vous? répondit Rosin: je brûle d'impatience: j'ai perdu tout ce qui m'est cher, un fils mon unique espérance; une maîtresse toute belle, sage au milieu des enlèvemens; le vrai phénix en un mot; si séduisante... cette jolie chaussure l'a parée...—Mademoiselle Florangis, dit froidement Delaunage, ne le cède pas encore à votre phénix pour cet attrait-là... Vous allez en juger.»
Les deux amis s'entretinrent durant quelque tems de leurs affaires, de la fortune de Rosin, de ses avantures. «Vous ne donnates point de vos nouvelles à ce pauvre Florangis? disait Delaunage.—J'écrivis plusieurs fois; mais je ne reçus jamais de réponse: ce fut indirectement que j'apris leur mort. J'ai su depuis que, de plusieurs vaisseaux qui portaient de mes lettres, le premier fit naufrage, et les autres furent pris par les anglais.—Il me paraît que dans ces climats éloignés, la fortune s'est lassée de vous être contraire?—Comme vous le savez, je quittai paris avec quelques débris de ma première fortune: ce fut un crîme aux yeux de 251 mes correspondans: on m'accusa de mauvaise-foi: on tâcha de flétrir ma réputation: on fit des poursuites; et tout le poids de la haîne tomba sur moi: je l'avais prévu et souhaité: Florangis était vertueux, mais pusillanime; ma sœur s'affectait trop; j'aurais voulu, au prix de la moitié de mon sang, leur épargner les maux qu'ils ont soufferts. Je plaçai avantageusement mes fonds et j'eus un emploi d'écrivain sur le vaisseau qui me transportait. Arrivé à pondicheri, je tins les livres d'un fameux négociant, et j'eus en même-tems la liberté de trafiquer pour mon compte. Tout me réussit: je gagnai la bienveillance de mon commettant, pour le bon ordre que je mis dans ses affaires: les miennes florissaient: au bout de quelques années il m'associa avec lui. Tout n'en alla que mieux; parce que je devins plus hardi, et que le bonheur continuant à me seconder, notre fortune doubla en três-peu de tems. Mon associé mourut: les anglais prirent pondicheri: j'avais rendu des services d'importance, avant la déclaration de guerre, à divers commerçans de cette nation; ils m'en témoignèrent leur reconnaissance, dans la desolation publique, en me fesant rendre toutes mes richesses: je fus le seul à quî la guerre, pour le moment, ne fit point de tort. Mais cette faveur pensa causer ma perte dans la suite. Dês que la paix fut rétablie entre les deux nations, les envieux que mon bonheur m'avait faits, ne manquèrent 252 pas de me noircir auprès du nouveau gouverneur. L'orage de jour en jour grossissait sur ma tête: le danger devenait pressant: je songeai à mettre en sureté ma vie avec une partie de mon bien; et craignant que mon fils, que je venais d'envoyer à paris, ne fût arrêté, je renouvelai à son gouverneur la défense de paraître parmi nos connaissances. La haîne de mes ennemis s'envenima au point, que pour m'y soustraire entièrement, je fis publier ma mort; tout le monde la crut jusqu'à mon fils; son guide savait seul mon secret. Valincourt (c'est le nom que je lui fais porter) aimait lorsqu'il aprit cette nouvelle: il disparut quelque tems aprês, et l'objet de sa tendresse même ignora quel était son sort. Le conducteur que je lui avais donné, me rejoignit, m'aprît cette fâcheuse nouvelle: je fus au desespoir. Nous revînmes tous deux en france, avec ce que je pus emporter de mes richesses. Aujourd'hui tout a changé; on me rend justice à pondicheri; et si je retrouvais mon cher Valincourt, aussi-bien que ma nièce, je n'aurais plus rien à desirer.»
Lorsque Rosin eut fini son récit, il était l'heure de se rendre chez Satinbourg; il part avec Delaunage. Mais les jeunes époux sont déjà sortis: on nomme le couvent de Fanchette; ils viennent de s'y rendre. Les deux amis y volent. L'aimable Adélaïde paraît seule, pour leur apprendre que Satinbourg et sa jeune 253 compagne n'ont fait que passer. Delaunage demande Fanchette. La jeune religieuse crut la devoir celer. Rosin était vivement frapé des grâces de la charmante sœur: son cœur facile à s'enflâmer s'intéressa pour elle: il l'entretint quelques momens, et lui dit des douceurs. Adélaïde le considérait; quelques traits, un son de voix qu'elle crut reconnaître, fixaient son attention. Rosin, charmé, lui dit: «Comment a-t-on pu se résoudre, madame, à ensevelir tant d'attraits dans un cloître?—Ensevelie! moi!... j'en serais au desespoir.—Vous n'êtes pas...—Si.—Et...—Dans deux jours... Vous connaissez monsieur Satinbourg; dans deux jours vous saurez tout.—Ah ciel!... Madame, j'aimais une jeune personne toute belle que j'ai vue deux fois... j'en devins éperdûment amoureux dês la première... mais vous l'égalez. Cette mule fut à elle.—Voyons... Mais... Je crois...—Il faut me la rendre?—Venez la reprendre demain.» Rosin fut ravi que ce bijou lui fournît un prétexte de revoir la jolie cloîtrée: il y consent, et sort avec le vieux marchand.
Adélaïde, en voyant la mule mignone, présuma qu'elle ne pouvait apartenir qu'à Fanchette. Mais comment se trouvait-elle entre les mains d'un homme connu de Satinbourg? Elle vole auprês de son amie, qu'elle ne nomme plus, que son aimable sœur: elle lui rend compte de ce qui vient de se passer, et lui présente la mule: Fanchette la reconnaît avec surprise; 254 raconte comment et dans quelle occasion elle l'a perdue, cherche la semblable, la retrouve, et les chausse. Les deux tendres amies s'épuisèrent en conjectures. Deux heures aprês le même sujet les occupait encore; et la jeune Agathe paraît.
Ma chère Florangis, voici bien d'autres embarras: un oncle, dont jamais je n'avais entendu parler, tombe des nues pour venir nous tourmenter...—Que m'aprens tu, chère Agathe!—Oui, votre oncle, un monsieur Rosin: monsieur Delaunage qui nous quitte, vient de nous aprendre cette nouvelle.—Ciel! quel bonheur inattendu!—Réjouissez-vous!... vous ne savez pas encore...—Ah! que je le voie seulement.—Gardez-vous en bien!... Aprenez ses desseins, et que sa venue qui devrait nous causer à tous la joie la plus vive, ne nous aporte que de la tristesse. Votre oncle brûle d'envie de vous revoir: il a tout pouvoir sur vous: il ne consentira jamais à votre union avec monsieur de Lussanville...—Ah! dieu!...—Non: il a perdu sa femme et son fils unique, 255 raporté des richesses immenses; il veut vous rendre maîtresse de toute sa fortune en vous épousant. Tels sont ses desseins.—Ma tendresse et mes larmes les feront changer.—Ne vous en flattez pas: il vous a vue, nous ne savons comment; il vous aime sans vous connaître. Il n'est qu'un moyen de vous délivrer tout-d'un-coup de mille tracasseries: monsieur de Lussanville ignore tout ceci: allons l'instruire: nous resterons chez lui tout le jour: cette nuit vous vous épouserez: demain nous irons voir votre oncle, qui n'ayant pas publié son retour assez tôt, n'aura rien à dire.» Fanchette, troublée, hésitait: Adélaïde se joignit à l'aimable Agathe, pour la déterminer.
Les deux amies sortaient pour se rendre chez la marchande de modes, d'où l'on devait faire avertir Lussanville et la bonne Néné: A la porte du couvent, un homme s'entretenait avec une jeune fille, qui prononça le nom de Valincourt: Fanchette et l'épouse de Satinbourg s'arrêtent, fixent la jeune personne: elle leur parut une de ces infortunées, qui se privent elles-mêmes du titre de citoyennes, et font à part une classe avilissante, exhalaison impure de la corruption des grandes villes: Agathe et Fanchette détournent la vue en rougissant pour elle. Cette fille était la petite Lolote, qui venait de reconnaître Rosin. Dans ce moment, les yeux du père de Valincourt rencontrent la belle Florangis. «Oui... c'est elle-même, s'écrie-t-il, 256 elle a... voila cette jolie mule que je viens de remettre à l'aimable religieuse... Je n'ai pas encore examiné ses traits avec autant d'attention: quelle image ils me retracent!... si ç'allait être... Je ne laisserai pas échaper cette occasion de m'en éclaircir.» Ces dernières paroles frapent l'oreille de Fanchette: elle remet l'inconnu qui voulut un jour la secourir; se hâte de monter dans le carosse de place qu'Agathe avait amené; lève les portières, et par-là se livre elle-même. Le cocher, à quî Rosin eut le tems de dire un mot, suivit les ordres qu'il lui donna.
On arrête aprês un trajet fort court: la portière s'ouvre, et Rosin présente la main à Fanchette, qui se voyant dans une maison inconnue, fait un cri, et se jette entre les bras d'Agathe.
«Pardonnez, mademoiselle, dit Rosin, une petite tromperie, que l'impatience de vous connaître a seule suggérée... Calmez cette frayeur qui m'est injurieuse, mesdames: il n'est personne au monde qui plus que moi 257 rende hommage à la vertu unie à la beauté.» Fanchette se sentit rassurée par ce discours: l'inconnu lui prit la main; elle ne la retira pas: il lui sembla que dans son cœur cet étranger occupait une place à côté de Lussanville: elle fut la première à presser Agathe de se rendre aux instances qu'il leur fesait d'entrer chez lui: la jeune Satinbourg ne pouvait revenir de son étonnement; mais le nom de Valincourt qu'elles avaient entendu donner à l'inconnu, excitait sa curiosité; elle se rendit.
«Si j'en crois mon cœur, lui dit Rosin avec attendrissement, vous êtes celle que j'ai desespéré de trouver. Le sort m'a privé d'une sœur chérie.—D'une sœur, intérompit Fanchette!... Et cette sœur?...—Je retrouve ses traits en vous. Elle se nommait Florangis; je suis Rosin.—Vous! mon oncle, vous!... C'est lui, chère Agathe!» Fanchette portait toujours avec elle la boîte qui renfermait le portrait de sa mère, et cette lettre qu'en mourant elle écrivit à son frère. «Voila, dit-elle à Rosin, l'image de celle à quî je dois le jour.» A peine il l'aperçoit, que ses yeux se remplissent de larmes: «O ma fille! s'écrie-t-il, en la pressant dans ses bras, ce n'est que de cet instant que le sort cesse de me persécuter: il m'a ravi mon fils, mais il rend à mes vœux le seul objet qui pût me consoler d'une perte si grande...—Je retrouve un père, chère Agathe... Je vais vous adorer: vous aurez un fils dans Lussanville: 258 tous deux...—Ah! ma fille!... Quel est ce papier?—Il est pour vous. J'ai toujours respecté cette défense de l'ouvrir, que vous voyez tracée de la main de mon père.» Rosin baise l'écrit de sa sœur, et lit:
Dans quelqu'endroit du monde que tu respires, cher Rosin, indifférent ou tendre encore, il est un cœur qui t'aime, qui te desire, qui songe avec tressaillement, même dans ce moment affreux, que les mêmes flancs nous ont portés. Combien de fois la différence de nos noms ne nous fit-elle pas prendre pour de tendres amans!... Tems heureux!... O mon frère! le sang qui t'anime coule dans mes veines, mais il n'y circule plus qu'avec lenteur... Une cruelle ennemie, l'épouse, ou plutôt la mégère, de cet amant pour qui je t'avouai ma faiblesse, ne s'est pas crue assez vengée par nos malheurs qu'elle a tous causés; elle y joint le poison... c'est elle, je n'en saurais douter... dans quelques heures, je ne serai plus: ma fille perd une mère, instruite par l'expérience... Oh! que n'es-tu prês de moi! tu recevrais mon dernier soupir; tu consolerais, tu soutiendrais mon malheureux époux; tu recueillerais ma fille, tu me remplacerais auprês de Fanchette... de Fanchette!... Mon frère, mon ami, conçois-tu toute l'horreur de la situation de la pauvre Fanchette?... Je frémis, quand je songe qu'elle est belle, innocente; que je la laisse, comme je 259 fus laissée, au milieu d'un monde corrompu, séducteur, et qu'elle peut perdre bientôt son père, dont la santé chancelante s'affaiblit de jour en jour... Au nom de dieu, des droits du sang, de notre tendre et constante amitié, cher Rosin, si tu reviens un jour, reçois dans tes bras ma fille comme ton fils; si tu le peux, fais son bonheur; protége-la du moins, défens-la contre les meurtriers de sa mère, préserve-la d'égaremens... Rosin! tu me connais: je fus insensée... mon ami, si ma fille s'était égarée, ce serait ma faute: dans ce cas même, pardonne-lui, ramène-la: ni le vice, ni le crîme ne doivent nous faire haïr nos parens ou nos amis: c'est le lâche prétexte des cœurs durs, que de se prévaloir de leurs défauts pour négliger ceux qu'ils doivent aimer... Mon frère, je te recommande le bonheur de ma fille: je te prie de le faire par tous les moyens possibles... je te l'ordonne; l'état d'anéantissement où je me trouve, m'en donne le droit: songe que cette âme immortelle, qui te fut attachée, que le poison n'atteindra pas, aura les yeux ouverts sur Fanchette et sur toi... elle lira dans ton cœur tes plus secrètes pensées... Mes douleurs cessent: une lumière surnaturelle semble m'éclairer... Mes forces s'épuisent... Rosin... Fanchette... ma fille... mon frère, qu'elle soit la tienne... et.....
Il était impossible de lire les caractères demi-formés 260 qui suivaient. Fanchette et son oncle répandaient des larmes. Que de pensées les agitaient! Rosin lui dit:
«Eh! c'est toi, ma fille! toi! l'amante de ce Lussanville, dont la mère... Toi! qui devrais détester tout ce qui tient à cette femme abominable!... Et je me croyais injuste, lorsque le jour où je le vis te dérober au danger, je sentis que je le haïssais. Cependant, ma fille, ton bonheur est tout ce que je veux: ma sœur l'ordonne: aux dépens de mon cœur, plus à toi que tu ne penses, je le ferai.» Fanchette éperdue, immobile, soupirait et garda durant quelques momens le silence. Ensuite levant timidement les yeux sur son oncle: «Si vous le connaissiez! lui dit-elle: ah! si vous le connaissiez!—Toutes ses vertus, s'il en a, ne sont plus rien: ma fille, ce billet que toi-même viens de me remettre, les doit toutes anéantir à tes yeux, et vous séparer pour jamais.—Ah! dieu! plutôt la mort!... Lussanville est-il donc criminel, pour être né d'une mère coupable! il a tant de vertus!... Chère Agathe, écris à ma bonne: qu'elle vienne: son témoignage sera moins suspect que le mien.—Quoi! le fils de celle qui te priva d'une mère t'est si cher! un sang odieux...—Arrêtez! Ah! mon oncle! mon père! je l'aime; mais il en est si digne!... et la sœur, et le frère, l'une par l'amitié, l'autre par l'amour, ont tout pouvoir sur mon cœur: faut-il donc briser des liens si doux!—Ta 261 mère ne vit plus! que de périls, que de malheurs celle qui t'en prive ne t'a-t-elle pas causés! fille infortunée!—Je les pardonne à mon plus cruel ennemi: et mon amant... Nous espérions jouir d'une félicité si pure! Sa sœur, que vous avez vue... dont les vœux sont dissous.—Cette fille aimable à laquelle j'ai parlé?—Elle-même. Sa sœur et le jeune Valincourt...—Le jeune Valincourt!—Vous vous troublez! on vous a donné ce nom lorsque nous sortions du couvent: le connaîtriez-vous? un jeune homme (continua vivement Fanchette) que depuis trois ans l'on croyait perdu, fils d'un riche négociant de pondicheri, l'ami de mon amant, qui...—Et c'est mon fils! et c'est toi qui me l'aprens! ô ma chère Fanchette!... Où le verrai-je?»
Rosin achevait à peine ces mots, qu'on vit paraître Lussanville, Valincourt et l'époux d'Agathe.
«Ah! mon cousin, s'écrie Fanchette, en allant au devant de Valincourt! votre père... mon oncle...» Le gouverneur du jeune homme entrait: il aperçoit son élève, il s'élance vers lui, et le porte dans les bras de son père. Que ce moment eut de douceur! «O dieu! quel heureux jour, dit Rosin, qui me réunit à ce que j'ai de plus cher!... Mon fils! mon cher fils! qui t'a donc séparé de l'ami que je t'avais donné?»
Le jeune Valincourt allait instruire son père; lui parler de la méchanceté d'Apatéon; de son 262 amitié pour Lussanville, et peut-être d'Adélaïde: un envoyé du magistrat se présente, et l'invite à le suivre. Rosin lance un regard jaloux sur Lussanville, prie Fanchette de faire les honneurs de sa maison, et sort avec son fils.
Tandis qu'ils s'éloignent, Fanchette demandait à Lussanville pourquoi sa bonne n'était pas avec eux. «Je l'ignore, répondit l'aimable jeune-homme: mais c'est elle qui m'a fait remettre le billet d'Agathe.» Et la tendre Florangis n'est pas rassurée: elle veut absolument la voir, et prie qu'on la fasse chercher.
Rosin reçut chez le magistrat de nouvelles preuves que ses malheurs étaient cessés; des assurances de la protection du monarque pour continuer son commerce; des lumières sur les crîmes d'Apatéon. Au retour, l'amant d'Adélaïde épancha son âme dans le sein paternel. Rosin, surpris de l'embarras avec lequel il s'exprimait au sujet d'Adélaïde, arracha son secret à demi: il ne put se défendre de ressentir au fond de son cœur une joie secrète, et des espérances.
263 Lorsqu'il rentra, Fanchette venait d'accompagner Agathe chez sa mère. [Et ce fut ce jour-là, cher lecteur, que l'éditeur de cette véritable histoire vit Fanchette chez la marchande de modes, et que son joli pied fut pour lui la divine Clio. On essayait à cette belle fille sa parure pour le lendemain: celle qui nomma Fanchette était la jeune Agathe; celui qui la caressait, monsieur Satinbourg.] Rosin ne pouvait plus vivre sans elle; il y vole avec son fils. En la voyant si belle, son cœur palpita de plaisir. «Ah! mon fils! dit-il bas à Valincourt, voila l'objet qui devait te charmer: faut-il que Lussanville te l'enlève!» Le jeune-homme surpris, répondit en soupirant: «C'est assez d'un malheureux! faites la félicité de ma cousine. J'aime, vous le savez... Mon père! je vous ai découvert mon secret: tout dépend de vous...—Comment!—Quel autre que mon père aurait pu me forcer d'être heureux?» Rosin l'entendit, et tous ses projets s'évanouirent. «Vous le serez, mes enfans, s'écrie-t-il...» Et dans le moment, Lussanville, que Fanchette avait prié de s'informer de Néné, vint lui dire que lui-même et ses gens n'avaient encore pu la découvrir.
Fanchette, à cette nouvelle, ne put retenir ses larmes... O quel prix la sensibilité, la tendre reconnaissance donnent à la beauté!... Rosin disait: «Comme elle aurait aimé sa mère!» Lussanville: «Comme elle aimera son époux!» 264 Rien ne put la consoler. Mais on n'avait garde de trouver la gouvernante; qui, dans les lieux où elle était, ne s'occupait que des intérêts de sa chère Florangis, que son amant, son oncle et Valincourt reconduisirent à son couvent.
La vue de la belle Adélaïde, qui vint recevoir Fanchette, diminua dans Rosin son antipatie pour Lussanville. Il aurait été flaté de la double alliance, sans le crîme d'une mère odieuse. Car, dans ses principes, le malheur d'Adélaïde était moins que rien, et les perplexités de son fils un enfantillage: mais madame Lussanville lui fesait horreur. Cependant, touché de l'amitié que lui montrait le jeune-homme, pressé du desir de faire le bonheur de sa nièce; de donner à son fils une épouse toute belle, et aussi riche qu'il avait apris que le serait la jeune religieuse, il signa, quoiqu'avec répugnance, le contrat de Fanchette, que le notaire venait d'aporter. L'aimable fille lui montrait combien elle était touchée de sa bonté. Il soupira: il cédait deux objets qui l'avaient charmé: tant de générosité ne demeura pas sans recompense.
Tous trois, aprês avoir pris congé des deux jeunes amies, sortaient du couvent: le jour finissait, et les rues desertes, voisines de ce monastère, n'étaient point encore éclairées: deux femmes, qui marchaient fort vite et d'un air effrayé, passent tout prês d'eux. L'une heurta violemment Lussanville qu'elle ne voyait pas: A peine l'amant de Fanchette eut ouvert la 265 bouche, pour lui faire quelques excuses, que la jeune personne se jette dans ses bras, en s'écriant: «Ah! mon frère!» Lussanville et Valincourt même demeurent immobiles d'étonnement, en reconnaissant la voix de Bibi, que Lolote accompagnait.
«Est-il possible!—Mon frère!—Qui l'aurait pensé!—Un perfide...—Tu respires!...—abusant de ma confiance...—Apatéon!—Lui-même. Il me persuada de feindre une agonie, et tandis qu'il éloignerait ma mère, de me laisser enlever.—Qu'espérais-tu, grand dieu!—D'être réunie à Valincourt: il m'en avait flatée... le traître!... il m'a cruellement trompée... il ne travaillait que pour lui: mais le scélérat n'a rien obtenu: ensevelie toute vivante, mon desespoir même m'a soutenue. Aujourd'hui, je ne sais par quel coup du sort, je me suis vue abandonnée d'un vieux geolier qu'il m'avait donné: je l'ai attendu jusqu'au soir inutilement: je me suis cru condannée à périr de faim. Je vais à la porte de ma prison: je vois avec surprise qu'elle n'est point fermée: je sors; rien ne s'opose à ma fuite: parvenue dehors, j'ai aperçu cette jeune personne, et l'ai priée de me conduire au couvent de ma sœur.»
Mes lecteurs sentiront quel effet dut produire cet étonnant récit sur Lussanville et Valincourt. On rentre dans le couvent avec Bibi et Lolote même, que Lussanville reconnut avec plaisir. La surprise d'Adélaïde et de Fanchette ne se 266 peut décrire. La joie succéda: Bibi trouva deux tendres sœurs. Cette jeune personne, en croissant, était embellie: et Rosin se dit en lui-même: «Pour le coup, celle-ci n'a point d'amant; elle sera pour moi.» Cependant il n'ignorait pas ce qui s'était passé: mais on a du s'apercevoir qu'il estimait la vertu, la beauté, et non des chimères: ce fut une raison de plus pour offrir sa main à Bibi. Il tressaillit: puis tout-à-coup, l'idée de sa sœur expirante vint modérer sa joie. Lussanville, de son côté songeait à s'acquitter avec Lolote: il offrit de payer sa pension dans le couvent, au cas qu'elle voulût y rester, et de l'établir un jour.
Mais l'instant où tous ne doivent plus rien avoir à desirer, s'aproche. Le voîle va tomber, et déja le scélérat est puni.
Trois jours s'étaient écoulés depuis le triomphe de Fanchette chez le magistrat. Ils se passèrent comme on l'a vu; et furent employés aux préparatifs du mariage de Fanchette 267 avec Lussanville; à tout disposer pour la sortie d'Adélaïde; à s'inquiéter, se chercher, se retrouver, se reconnaître; à s'aimer, à se le dire, à se répéter mille fois qu'on s'aimerait toujours; à caresser Agathe; à l'entendre vanter son bonheur; à faire mille questions à Bibi, à la consoler, en lui promettant un mari; et cent autres choses qu'il serait trop long de raporter.
Enfin l'on vit paraître le quatrième (c'était celui de l'union desirée) et Lussanville, Rosin, Valincourt, suivis d'un nombreux cortége, se présentent à la porte du couvent. La supérieure amène Fanchette richement parée, éblouissante comme le soleil, et plus touchante, plus belle encore que brillante. Elle la remet entre les bras de son époux. L'aimable jeune-homme donna quelques momens à jouir de sa délicieuse situation. Ensuite se tournant vers la religieuse: «Madame, lui dit-il, ce n'est pas encore tout, je vous prie de lire ceci (un huissier présenta l'arrêt) et de me rendre ma sœur. Je laisse à votre maison tout ce qu'elle aporta lors de son entrée chez vous: je ne veux qu'elle.» La supérieure ne pouvait revenir de son étonnement: elle demanda du tems pour délibérer avec les anciennes: Lussanville était pressé; il ajouta, que le jour même, il ferait remettre à la supérieure le fonds des 1000 l. de pension dont la sœur devait jouir. On se consulte; l'article de la pension touche ces bonnes filles; on décide 268 qu'Adélaïde sortira sur le champ. Lorsqu'on fut l'avertir, elle avait déjà repris les habits de son véritable état. Les religieuses l'accompagnent jusqu'au tour: Bibi la suit: on les embrasse: elles sortent. Et nulle expression ne peut rendre quelle fut la joie de Rosin, lorsqu'il pressa la main de la jolie Bibi.
L'on venait d'arriver chez l'oncle de l'aimable Florangis, d'où l'on devait se rendre au pied des autels: Fanchette demandait sa bonne, et montrait la plus vive inquiétude, lorsqu'on entendit dans la cour le bruit d'une voiture: c'était celle de monsieur Apatéon: on en voit descendre Néné: «Et vite, mes chers enfans, dit-elle à l'aimable Florangis, à Lussanville, à Rosin, qu'elle reconnut, qu'elle embrassa, mais qu'elle n'avait pas le tems d'intéroger: Et vite; il n'y a pas un moment à perdre: venez être témoins des derniers instans d'un malheureux que les remords déchirent.» Et tout de suite elle leur aprend que la veille Apatéon l'avait envoyé chercher: qu'elle n'avait pu le voir sans être touchée jusqu'aux larmes. «Il est blessé, mes enfans, ajouta-t-elle: les scélérats auxquels il s'était associé pour vous persécuter, et qu'il voulait justifier à vos dépens, l'en ont puni: le comte d'A** et lui se sont fait des reproches devant le magistrat: en sortant, d'A** et le marquis de C** se sont réunis contre un vieillard trop ami de son corps pour s'être jamais battu, et qui refusait de mettre l'épée à la main: ces 269 deux misérables, non contens de l'assommer à coups de canne, ont eu la lâcheté de se servir de leurs armes contre un homme qui demandait la vie à genoux. Les coupables sont arrêtés; il faudra tout leur crédit pour les tirer de là. J'ai passé la nuit à consoler le moribond: il se reproche des crîmes affreux, qu'il veut avouer devant vous: Courons, ma chère fille: je lui crois des desseins favorables pour votre fortune: il vous demande...» L'aimable Florangis caressait sa bonne: dans ce moment, elle n'était sensible qu'au plaisir de la revoir. Ensuite elle s'attendrit sur le sort d'Apatéon, et donna des larmes à son infâme persécuteur. O vertu des cœurs tendres, précieuse sensibilité, doux apanage d'un sexe enchanteur, une larme que tu fais répandre, est au-dessus des victoires des héros... Lussanville et Valincourt lui-même sont émus: Rosin, que son fils avait instruit des forfaits du dévot, bénit le ciel qui s'est chargé de le venger, présente la main à Bibi d'un air satisfait; l'on part, l'on vole, et l'on arrive.
Quel spectacle, grand dieu! que celui qu'offre un mourant, dont la vie fut un tissu d'horreurs, qui n'a, pour se rassurer contre un avenir terrible, pas même le triste avantage de l'incrédulité! auquel sa conscience ne présente que des jeunes filles forcées, trompées, séduites, abandonnées au desordre; des innocens oprimés, et tous les crîmes! Le découragement, l'effroi, le desespoir le tourmentent plus que sa maladie 270 même: il souffre des maux infinis. Tel était Apatéon.
«Aprochez, Fanchette, dit-il, d'une voix éteinte, ô vous que j'ai tant offensée... plus que vous ne le croyez encore... Quoi! Adélaïde!... sa sœur!... Rosin!... Je bénis l'être suprême de ce que vous êtes tous ici:... ma confusion en sera plus grande... mais peut-elle égaler mes forfaits?... Fanchette, et vous-même, Lussanville, venez... Mes chers enfans, je vous ai fait prier de me rendre cette visite, pour vous demander pardon... Vous allez frémir... Mais voyez ma douleur, mes remords et mes larmes; et si quelque jour le vice se présentait à vos yeux sous une forme séduisante,... rapelez-vous ma funeste fin... Je fus vertueux tant qu'un père sage guida mes premières années. Je le perdis... Hé! que ne le suivis-je au tombeau [43]!... de faux amis, de pernicieux conseils me corrompirent: en peu d'années je surpassai mes maîtres... Mais comme mon extérieur avait toujours été réglé, je n'en changeai pas: j'en imposais aux hommes; j'entrais ainsi dans d'honnêtes familles, où je portais le desordre et ma corruption... Que de filles précipitées dans le crîme presque sous les yeux de leurs mères! enlevées, entretenues, dans des maisons que mes richesses me permettaient d'avoir!... Tant que je fus jeune, inconstant et volage, je gardais peu la même maîtresse: alors ces malheureuses passaient en d'autres mains, et 271 souvent de là, au dernier degré du vice, à l'affreuse prostitution... Cependant le ciel ne permit pas toujours que je souillasse l'innocence: j'échouai auprês de vous, Adélaïde... vous vous êtes faussement cru la victime de ma brutalité... vous vous troublates... vous perdites l'empire sur vos sens égarés; revenue à vous-même, vous vous crutes avilie... Il n'en est rien, croyez-moi, quoique j'en sois indigne; la vérité seule demeure [44].» Et Valincourt, dans ce moment terrible, poussant un cri de joie, est aux genoux de son amante, sur laquelle auparavant il n'osait lever les yeux. «Je t'adorais et je t'estimais, ma chère Adélaïde, lui dit-il: mais en me nommant ton époux, je t'aurais vue rougir...—Relève-toi, pauvre imbécile! intérompit Rosin: ne vois-tu pas que tu dis des sotises?—Belle et vertueuse Florangis, continua Apatéon, vous, qui durant un tems me crutes votre protecteur, aprenez... je vais vous faire horreur... C'est moi, qui n'ayant pu me faire écouter de votre mère, donnai des avis anonymes à monsieur de Lussanville, que je crus mon rival, et le combatis sans péril, secondé que j'étais du malheureux qui le suivait et que j'avais gagné... Je ne m'en tins pas là; j'occasionnai la ruine de vos parens, pour obliger votre mère à se livrer à moi, je n'y pus parvenir; de rage, j'avançai ses jours... et fus tourner les soupçons sur madame de Lussanville...—O monstre! s'écrient Rosin et l'amant de Fanchette!» et cette aimable fille 272 dans les bras de Néné fondait en larmes: Valincourt regardait Adélaïde, en soupirant. «Ce n'est pas tout, reprit Apatéon: Je m'introduisis chez madame de Lussanville: j'y reconnus le jeune Rosin: je résolus de le perdre adroitement; et je n'aurais que trop facilement réussi, si le vertueux magistrat devant lequel nous avons paru, n'eût été aussi bon que j'étais méchant... Je voulus séduire Adélaïde; j'enlevai Bibi; je vis sans pitié mourir leur mère de regret d'avoir fait le malheur de l'une de ses filles, et perdu l'autre... O Fanchette! le crîme affreux qu'il me reste à confesser fut inutile: j'abusai de votre confiance, de mon pouvoir, de votre jeunesse, de votre heureuse innocence: le ciel sauva votre vertu comme par miracle; Néné ne fut que son instrument... n'oubliez jamais cette grâce... Pour réparer mes crîmes, autant qu'il est en moi, je vous laisse tout mon bien: recevez, je ne dis pas un don, mais la restitution trop due de ce que je vous ai fait perdre.—Oui, monsieur, répondit vivement Néné (transportée de plaisir de voir Fanchette plus riche que son amant lui-même), elle le reçoit. Ah! je le vois bien, vous étiez bon, ce sont les méchans qui vous ont gâté.» C'est ainsi qu'un trait de générosité captive les âmes simples et droites. Apatéon répondit en sanglotant: «Mais qui lui rendra son père, que je lui ravis, lorsque ses attraits naissans eurent excité mes criminels desirs!...»
273 L'ange de la mort semblait attendre l'aveu de ce dernier forfait, pour fraper sa victime: une faiblesse survint à l'infâme, dans laquelle il expira; bien moins malheureux sans doute qu'il ne le méritait. Tous étaient saisis d'horreur. «Qui l'aurait dit, s'écria Néné!» Rosin vint embrasser Lussanville, et lui ouvrit son cœur sur son injuste haîne qui venait de cesser, sur les sentiments que lui inspirait Bibi: le même jour fut pris pour cette union et celle de Valincourt avec Adélaïde: on essuie les larmes de la belle Fanchette, et l'on sort pour se rendre au temple.
Enfin il s'accomplit cet hymen, dont un vertueux amour alluma le flambeau: des sermens sacrés unirent Fanchette à Lussanville: cette fille charmante donna ce que tant de fois on voulut lui ravir. Quelques jours aprês Adélaïde épousa son amant, et Bibi s'unit avec Rosin. On partagea également la succession du financier: celle d'Apatéon fut à Fanchette, qui reçut encore de son oncle un présent considérable. La jeune Agathe et son époux ne furent pas oubliés; mr et mme de Lussanville leur abandonnèrent quelques-uns des biens d'Apatéon: exemple rare dans tous les siècles, où chacun garde ce qu'il a! Mr Kathégètes, touché de la conduite de Néné, voulut la tirer de l'oprobre du célibat, et lui fit porter son nom: 274 Tout le monde nagea dans la joie [H]. C'est ainsi que l'amour et la fortune se réunirent pour recompenser la vertu [45].
[H]: Fanchette prit soin de Lolotte, qui, docile aux leçons de son aimable bienfaitrice, aime toutes les vertus qu'elle lui voit pratiquer.
[1] Une montagne en mal d'enfant On ne traduira pas le latin lorsque le texte indiquera le sens.
Jetait une clameur si haute,
Que chacun, au bruit accourant,
Crut qu'elle accoucherait sans faute
D'une cité plus grosse que Paris;
Elle accoucha d'une souris.
Mon but, dans cet ouvrage, n'est pas de peindre en grand; je laisse à mes maîtres, aux hommes célèbres, les grands tableaux. Je vole terre à terre: mes héros sont pris dans la médiocrité. Nos voisins à blonde (et souvent rousse) crinière, peuple que les clabaudeurs nomment féroce, et les gens sensés magnanime, les Anglais en un mot, traitent dans leurs ouvrages toutes les conditions avec un égal respect. Je sais qu'en France, séjour de la politesse et de l'urbanité, de la saine philosophie et de gens qui font de tres beaux discours sur la dignité de l'homme, on n'écrit sur le peuple, on ne l'introduit sur la scène que pour le ridiculiser. M. de Voltaire, dit le sage de notre siècle (J.-J. Rousseau), a le premier rendu respectable un vieux soldat dans Nanine. M. Sedaine n'a pas fait un personnage bassement plaisant de son Antoine, dans le Philosophe sans le savoir. Ce sont ces exemples que je suis. Quoi donc! ceux qui constituent la nation seront la fable du petit nombre d'ingrats qu'ils nourrissent! Quelle 276 indignité! Après le roi, dans une monarchie; avant tout dans une république, ce qu'il y a de plus sacré, de plus respectable, de plus saint, c'est essentiellement le peuple et ses droits.
Cette note est du vieillard Kathégètes. Elle avait été rayée par l'auteuromane; la petite-maîtresse la restitua, pour se donner le ton philosophe.
[2] Un pied peut être beau, lorsqu'il est bien fait, sans être petit: beaucoup de femmes l'ont très joli, quoique grand. Il se trouve même des nations qui préfèrent les grands pieds, ils étaient en honneur chez les Cappadociens, et de nos jours ils sont estimés en Perse. La petitesse du pied, telle qu'on l'exige en Chine, serait un défaut.
On connaît des peuples, tels que les Sériens (dont le pays est entre le mont Imaüs et la Chine), qui préfèrent les pieds presque ronds.
Un petit pied, nu, blanc comme la neige, était un des charmes séduisants que les belles Grecques offraient aux regards d'un amant heureux.
Les Romains avaient les mêmes idées que nous sur la beauté de cette partie. Ovide dit à une maîtresse infidèle: «Quoique perfide, tu n'en es pas moins belle; ton PETIT PIED n'en est pas moins mignon.»
Pes erat exiguus; pedis est aptissima forma.
Amor., l. III, eleg. 3.
[3] Judith, chap. XVI, v. 9. (C'est, je crois, remonter assez haut, pour prouver qu'en tout temps, on eut le même goût qui fait dire aujourd'hui:)
Corset et jupons blancs, bas toujours bien tirés,
PETITPIED DANS MULE GENTILLE
Sont plus apétissans qu'un objet décoré
De tout ce qui frape et qui brille;
Non, non, l'ajustement avec art arrangé,
Les plus beaux ornemens, la plus riche parure
N'ont pas l'attrait friand d'un joli négligé
Où la propreté semble embellir la nature.
M. Panard.
[4] Suétone, livre VII, A. Vitellius, chap. II. C'est de Lucius Vitellius, qu'est ce trait. J'y joindrai celui de la fameuse Dorique, courtisane grecque qui vivait du temps de Sapho: un pied mignon lui procura le double honneur d'avoir un roi pour amant, et pour tombeau une pyramide, qu'on voyait encore du temps de Strabon:
«Une avanture extraordinaire fesait l'objet de l'attention publique. Une aigle avait enlevé le soulier de Dorique, qui prenait le bain à Naucrate, ville située sur une des embouchures du Nil, près de Canope, et elle l'avait transporté dans le palais de Saïs, alors capitale d'Égypte, où elle le laissa tomber sur les genoux du roi Psammis. Ce prince fut étonné du prodige et de la propreté du soulier; il en admira le goût et la petitesse, demeurant persuadé qu'un pied si bien fait devait être celui de la plus belle personne du monde.
«Le voluptueux Psammis, curieux d'ailleurs de tout ce qui avait l'air mystérieux, voulut approfondir ce prodige et savoir d'où lui venait ce soulier: il proposa des récompenses à ceux qui lui en apprendraient des nouvelles. Plusieurs femmes de la cour l'essayèrent, mais il ne se trouva propre à aucune: enfin cette avanture pénétra dans les provinces, et le bruit en vint jusqu'à Naucrate: Dorique fut étonnée que son soulier eût été porté si loin, et elle en conçut de grandes espérances. Elle se déclara elle-même; le gouverneur en donna aussitôt avis à Psammis, et il y joignit un portrait si flatteur des charmes de cette Grecque que le roi eut envie de la voir: il envoya ordre qu'on l'amenât à Saïs: il se sentait ému au récit de tant d'attraits: comme l'avanture avait quelque chose de miraculeux, il ne douta point que le dénouement n'en fût merveilleux. Il fallut obéir; Dorique partit de Naucrate, et elle prit le chemin de Saïs.
«Psammis ne fut pas longtemps sans devenir éperduement amoureux de Dorique: il avait fait faire l'essai du soulier mystérieux avec beaucoup de pompe; il ordonna pour cela 278 une fête galante, qui fut appelée la FÊTE DU SOULIER: Dorique, parée des riches habits dont le roi lui avait fait présent, fit envier ses charmes à toutes les femmes de Saïs, inspira de l'amour à tous les hommes; mais un amant couronné satisfit son ambition: il fut seul heureux.»
[5] Cet historien avait la première des qualités, l'impartialité. Il était toujours fort mal vêtu. On le trouva mort de froid dans sa petite chambre, à côté d'une somme considérable, que probablement il s'occupait à compter. Mais l'avarice est un défaut qui ne diminue pas son mérite comme auteur.
ασβēστος δ' αρ' ενōρτο γελōς μακαρεσσι θεοισιν hōς ιδον,
Hēφαιστον δια δōματα ποιπνυοντα.
(Asbēstos d' ar' enōrto gelōs makaressi rgeoisin,
Hōs idon Hēphaiston dia dōmata poipnyonta.)
Lis est cum forma magna pudicitiæ.
Ovid. epist. XV.
On citera presque toujours Ovide, ce poète étant de tous les anciens celui qui a su le mieux parler au cœur: il n'est pas une situation qu'il n'ait rendue, pas un sentiment qu'il n'ait exprimé. Le détracteur de ce poète charmant, quoiqu'il nous l'assure dans un nouvel art d'aimer, ne peut avoir l'âme sensible: le poète du cœur intéresse tous les cœurs tendres; et c'est peut-être la raison pour laquelle l'abbé Desfontaines l'a mal défendu.
..... Nulla reparabilis arte
Læsa pudicitia est; deperit illa semel.
Ov. Heroïd.
Turpiter ingenuum munera corpus emunt.
Ov. Heroïd.
[10] Il est du devoir d'un historien de faire connaître l'origine de ceux dont il doit beaucoup parler, lorsque leur famille est ancienne et fameuse. Celle des Apatéons réunit ces deux qualités. Sans remonter trop haut, et pour ne rien dire d'Ulysse le fripon et de Sinon le fourbe, il suffira d'avancer que Philippe de Macédoine, père d'Alexandre le Grand, en était un rejeton, ainsi que le dissimulé 279 Tibère, le pape Sixte V, et beaucoup d'autres seigneurs, princes, rois, empereurs, czars, pontifes, califes, etc. Celui dont il est ici question descendait en ligne directe d'un fils d'Alexandre VI et de Lucrèce, qui ne fut jamais connu, et qu'on se contenta d'envoyer en France avec de grands trésors. Quant au nom, pris grammaticalement, il est grec: Απατεων (Apateôn), trompeur.
[11] C'était autrefois le sentiment des manichéens. C'est encore de nos jours celui de nos chanoines, de nos prieurs, et même de nos prélats, qui cependant ne sont pas manichéens.
C'est ainsi que l'élégant Ovide a dit:
...... Subit furtim lumina sessa sopor...
[13] Sed movet obrepens somnus anile caput.
Un historien peut montrer de l'érudition: on en dispense un feseur de romans: mais nous autres auteurs graves, nous devons gagner la confiance de nos lecteurs, voilà l'unique raison des citations que l'on trouvera dans cet ouvrage; car
Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sentiat alter.
Pers. sat. I.
[14] Galli, prêtres de Cybèle. Leurs mœurs étaient extrêmement corrompues, et quoiqu'ils fussent eunuques, ils se livraient aux plus infâmes débauches; on avait pour eux à Rome un souverain mépris. Martial, dans une de ses épigrammes, attaque leurs débordements; voici les expressions dont il se sert, que je me dispenserai de traduire:
Quid cum fœmineo tibi, Bætice galle, barathro?
Hæc debet medios lambere lingua viros.
Abscissa est quare samiâ tibi mentula testâ,
Si tibi tam gratus, Bætice, cunnus erat?
Castrandum caput est; nam sis licet inguine gallus,
Sacra tamen Cybeles decipis; ore vir es.
L. III, ep. LXXX.
Ce vers fameux, appliqué par le peuple romain au plus 280 heureux des Césars, à cet Auguste lâche et rusé, avait pour objet les mœurs des galles:
Videsne ut cinœdus orbem digito temperet?
Suétone.
(Cette note et ce qui l'occasionne avaient été rayés par l'abbé; le petit-maître restitua les deux endroits.)
Ἁρχα μεγαλας απετης ωνασς αληθεια,
Μη πταισης εμαν συνθεσιν τραχει ποτε ψευδει.
(Harcha megalas apetês ônass alêtheia,
Mê ptaisês eman synthesin trachei pote pseudei.)
Le fondement le plus solide de la vertu, c'est, ô souveraine vérité, la candeur et la sincérité, auxquelles on ne doit jamais donner atteinte par le moindre mensonge. Stobée, fragm. de Pindare.
Heureux le genre humain si sa plus belle moitié voulait bien retenir cette maxime!.... Un sage a dit que l'astuce et la finesse dans les femmes sont des dons de la nature, qu'il faut cultiver. «La vérité morale, ajoute-t-il, n'est pas ce qui est, mais ce qui est bien; ce qui est mal ne devrait point être, et ne doit point être avoué, surtout quand cet aveu lui donne un effet qu'il n'aurait pas sans cela.»
Do vestibus oscula quas tu... ponis.
Ovide.
Il faut avoir une âme aussi délicate que sensible, pour concevoir quelle volupté c'est, pour un tendre amant, de toucher les habits, la jolie chaussure de ce qu'il aime. Madame Benoît a rendu avec beaucoup de chaleur l'intéressante situation d'un amant qui palpe le pied mignon de sa maîtresse:
«Le véritable amour est muet dans ses premiers ravissements; à peine laisse-t-il échapper un soupir. La crainte, une douce confusion d'une part; le silence, les timides regards de l'autre, voilà son langage le plus énergique.... Isidore oublie de s'acquitter du ministère pour lequel il a été mandé. La marquise l'en fait souvenir en bégayant.... Isidore cherche ses mesures... il ne trouve rien; il ne sait ce qu'il fait; il plie un genou. Son procédé n'en exige pas 281 davantage; mais ce n'est point assez au gré de la vénération qui lui inspire une personne qu'il regarde comme une divinité; il se prosterne à ses pieds. La marquise ne s'y oppose point; elle n'est plus en état de juger; elle n'ose le regarder; elle ne voit pas ce qu'il fait. Cependant elle decouvre son pied, le présente, non sans hésiter, sans le retirer plusieurs fois. Une pudeur divine, vraie fille du sentiment, lui fait craindre que la palpitation qu'elle éprouve ne se transmette jusqu'à ses extrémités, et ne décèle au trop heureux Isidore l'ouvrage de ses charmes. Il lui semble accorder une faveur de se laisser toucher le pied par un homme qui lui fait tant d'impression. Elle balance; elle se croit même obligée de lui refuser cette douceur, malgré le prétexte qui l'autorise. Le cas où se trouve son amant la rend aussi scrupuleuse que la plus sévère Espagnole. Elle se détermine enfin à dérober le charmant extrait de toutes ses autres beautés; mais la mule qui renferme cet abrégé des grâces est si mignonne, si petite qu'elle échappe à des yeux occupés de tout autre objet. Pendant cette vaine recherche, le calme revient un peu. Madame d'Olfond se rappelle qu'elle est très pressée des souliers qu'elle demande. Isidore procède; on voit ses mains trembler. On sent des torrents de flamme qui s'en échappent. Il laisse des traces de feu à tout ce qu'il touche; il brûle, il consume partout où son heureuse main s'imprime. Il ignore son triomphe; éperdu d'amour et de volupté pure, il ne forme aucun désir, et jouit de toutes les délices sans rien posséder. Moment fortuné! bonheur digne des dieux! pourquoi êtes-vous si rares! Agathe et Isidore, Ire partie, pages 292 et suiv.
..... Mea cymba.....
Illum, quo læsa est, horret adire locum.
Trist. eleg. I, v. 83.
Note de la page 129, après le mot rapidement.
Possesseur d'une aimable femme
Aux grands yeux noirs, à la belle âme,
A taille fine, aux PIEDS MIGNONS,
A longue et brune chevelure,
Et de la plus charmante allure
De la tête jusqu'aux talons:
Esprit juste, humeur gaillarde,
Disant bien, et non babillarde,
Bref en tout point de bon aloi,
Faite à croquer, morceau de roi;
Voilà, je crois, suffisant titre
Pour obtenir place au chapitre
Des dons gratuits de notre loi.
Cette strophe fait partie d'une très jolie pièce, intitulée: Requête d'un mari polonais, propriétaire d'une jolie femme, au prince de Repnin, ambassadeur, etc.
Post equitem sedet atra cura.
Hor. l. III, od. I.
Le chagrin monte en croupe, et galope avec lui.
Boil.
Nec pretium stupri gemmas, aurumque.
Ovid.
Cùmque ita pugnaret, tanquam quæ vincere nollet.
Amor. l. I, eleg. 5.
[21] «Une femme estimable de cette capitale, tendrement aimée d'un jeune officier, avait toujours su le contenir dans les bornes du respect: sa passion, loin de diminuer, à la longue s'épura; il aurait préféré la mort à la perte d'un sentiment délicieux qui fesait son bonheur, et ce bonheur même était moins cher à son cœur que l'honneur de sa belle maîtresse. On raconte qu'un jour il la trouva sommeillant sur un lit de repos. Elle n'était vêtue que d'un déshabillé fort leste: sa jupe courte et sa situation découvraient la moitié d'une jambe tournée par l'amour; une mule délicate contenait le bout d'un petit pied à croquer; sa gorge, légèrement gazée, montrait une agitation voluptueuse. D'abord il fut très peu maître de ses sens; un frémissement tumultueux annonça les désirs; mais bientôt ses principes prirent le dessus, il se dit à lui-même:—Voilà l'heure du berger; je triompherai peut-être; mais voudrais-je ôter à mon amie la 283 douce confiance qu'elle a prise en moi? et pour un plaisir le plus séduisant de tous, il est vrai, le plus vivement désiré, mais que le même instant voit naître et mourir, la priver de son bien le plus précieux?—Il remportait la victoire, lorsque ses yeux venant à se fixer sur cette mule mignone, il sentit renaître des transports si vifs.... Il les vainquit; mais ce ne fut pas sans les plus terribles combats.... Il sort et rentre avec bruit; la belle s'éveille; il ne fit pas difficulté de lui tout confier; et depuis ce moment l'estime qu'elle lui témoigne l'a bien dédommagé du sacrifice. Mais cet homme, vainqueur de désirs si pressants, ne put résister à l'envie de posséder cette mule perfide, qui faillit perdre celle qu'elle embellissait; il l'obtint après quelque résistance. En lui permettant de la prendre, cette vertueuse femme lui dit:—Puisque c'est une faveur à laquelle vous donnez un prix et que je puis vous accorder sans manquer à mon devoir, j'y consens avec plaisir; gardez-la pour vous applaudir d'avoir préféré votre amie à vous-même; je ne puis me rappeler sans frémir l'état où j'étais lorsque vous m'avez surprise: il est presque sûr que vous auriez subjugué mes sens; mais il est plus certain encore que si vous eussiez abusé de l'occasion, je vous mépriserais, et ne vous aurais revu de ma vie.»
(Note du jeune officier auquel je dois cet ouvrage. On m'assure que ce trait est de lui-même avec la jeune veuve sur la toilette de laquelle il le trouva; et je le crois bien, ce n'est pas la première fois qu'une petite-maîtresse et un jeune militaire ont donné des exemples de vertu.)
DEUXIÈME PARTIE.
[22] Dans le livre de Beaudoin, Des Chauss. ancienn., on voit que de tout temps les hommes et les femmes ont été recherchés dans leur chaussure. On alla jusqu'à en porter 284 d'or ou d'argent, enrichies de pierreries, selon Plaute, Quinte-Curce, Sénèque, Eutrope, Lampride, Spartien; en parlant d'Alexandre, de Caligula, de Dioclétien et d'Héliogabale. Pline dit la même chose des particuliers. Gemmas non tantùm crepidarum obstragulis, sed et totis socculis addunt. Plinii, l. IX.
Omnia sed vereor (quis enim securus amavit?)
Ipsa nihil (dixit), pavido lingua retenta metu.
Amor. l. I.
[25] J'ai connu particulièrement un jeune homme subjugué par une passion violente qui l'a rendu malheureux, et qui peut-être fut la seule cause de sa mort prématurée. La manière dont il fit connaissance avec sa maîtresse, la force que prit sur-le-champ son amour, tout est également singulier. Voici comme lui-même m'a raconté son histoire.
«Je suis d'une petite ville du Nivernois; j'en sortis dès l'enfance, et je fus élevé à Paris: à dix-huit ans, je revins dans la maison paternelle. On comptait me fixer dans ma patrie; en peu de temps je fus lié avec tous les jeunes gens de mon âge; mais un seul devint mon ami; nous étions inséparables. Il avait une sœur de seize ans, faite au tour, avec un de ces minois que les ris et les grâces accompagnent toujours. Je l'avais vue quelquefois en passant, et je n'avais ressenti pour elle rien de plus que pour les autres jeunes beautés de ma ville. Un jour, mon ami manquait à une partie que j'avais formée avec d'autres; je n'aurais pas eu de plaisir sans lui; je courus le chercher; il était sorti, mais sa jeune sœur me reçut. Elle me fit des questions plaisantes; ce que j'y répondais la fit rire à son tour, mais avec tant de grâces... le coloris qui vint nuancer ses joues de lis la rendit ravissante... je voulus lui dérober un baiser; elle se défendit en riant toujours; je le lui ravis; ses ris redoublèrent; je recommençai; elle rit encore... je fus téméraire... elle était innocente; j'osais en douter... ses sens s'émurent... elle s'égare, et je triomphe... Elle était si belle!... je sentis 285 naître au fond de mon cœur cet amour dont rien n'a pu jusqu'à présent diminuer la violence. Que ce moment fut heureux! mais ç'a été le seul dont j'aie joui. En revenant à elle, ses larmes coulèrent; je m'y étais attendu; je voulus la consoler, en lui jurant une constance éternelle et l'assurant que dès le jour même j'allais travailler à notre union. Quel fut mon étonnement, lorsque, s'étant un peu remise, elle me dit du ton de l'indignation:—Monstre, sors de ma présence! toi! devenir mon époux et mon maître! ah ciel! plutôt la mort: sois, tu m'as avilie; mais je t'abhorre: je ne refuserai pas la main d'un autre; je ne le tromperai pas non plus... mais toi!... Un torrent de larmes lui coupa la voix. J'étais à ses genoux durant ces cruels reproches: ni ma soumission ni ma douleur ne purent la toucher; je fus contraint de sortir. J'espérais cependant; j'instruisis son frère; je fis parler mes parens: nous étions parfaitement assortis; on compta pour rien la répugnance qu'elle montrait; tout fut conclu en quelques semaines. Les familles étaient assemblées; on dressait les articles; la jeune personne entre, demande qu'on l'écoute, étonne tout le monde par le récit circonstancié qu'elle ose faire de ce qui s'est passé, embrasse les genoux de sa mère, et la conjure de la garantir du malheur de voir à tout moment le cruel ennemi qui souilla son innocence. On voulut savoir si elle avait un amant aimé; mais elle assura qu'elle haïssait tous les hommes en moi, et qu'aucun ne lui avait encore plu. On dissimula, pour ne pas l'aigrir, mes parens et les siens desiraient cette union; ils différèrent. Adroitement, on me procurait mille occasions d'être utile ou nécessaire à ma jeune maîtresse; je faisais naître les plaisirs sous ses pas; elle s'y livrait, tant qu'elle en ignorait la source: la connaissait-elle; on la voyait fuir avec horreur. Malgré ces rigueurs, tant que ses parens ont vécu, l'espérance me soutint. J'essayai, pour guérir sa haine, le remède de l'amour; je m'éloignai: on me rappela, lorsqu'on s'aperçut qu'elle avait repris sa première gaieté, que la nouvelle de mon retour fit évanouir. Je perdis 286 alors l'espoir de la toucher. Ses parens moururent: devenue maîtresse d'elle-même, elle consentit d'épouser un homme qu'elle n'avait jamais vu, qui la recherchait précisément à cause de l'idée bizarre qui l'avait portée à me détester. Ce coup fut le dernier, mais il était terrible.... Je quittai ma patrie pour toujours...»
Cette note est de l'auteuromane.
[26] Les goûts sont partagés sur ce qui rend le soulier d'une femme plus agréable à la vue. L'auteur d'Émile (VIe partie, p. 155 et 297) prétend qu'un talon élevé fait paraître le pied petit, et l'importance de l'observation fait qu'il y revient deux fois. Il s'ensuivrait de là que, les petits pieds étant les plus jolis, le goût général devrait être pour les talons élevés; car les femmes dont le pied est petit voudront le faire paraître encore plus mignon, et celles qui l'ont un peu grand seront charmées de faire éclipser ce défaut. Cependant nos petites-maîtresses portent souvent des talons bas: il serait absurde de dire qu'elles sont insensibles au précieux avantage dont cette chaussure les prive. Qu'elles savent habilement regagner d'un côté ce qu'elles semblent abandonner de l'autre! La démarche devient plus légère, le port plus gracieux et plus dégagé, l'action plus libre. Mais ce n'est pas tout; on donne aux tendrons de treize à quinze ans des talons bas; les tendrons plus âgés, avec un regard timide, une adroite naïveté et des talons bas, ne se flatteraient-ils pas de prolonger l'âge de l'innocence? (Jeunes gens, défiez-vous de toute femme qui, vivant dans le monde, veut paraître Agnès à vingt ans!) Quand il faut opter entre deux avantages, on choisit le plus grand: l'on préfère un air enfantin aux grâces d'un petit pied. A-t-on raison ou tort? Je ne décide rien. Je dirai seulement qu'un talon haut va bien aux grandes femmes, est avantageux à celles d'une taille médiocre, nécessaire aux petites, et ridicule seulement pour les naines. En général, il donne trop de grâces, pour ne le pas conseiller. Mais soit que l'on porte talon haut ou bas, il faut donner toute son attention à ne se pas déformer le pied par une chaussure gênante.
287 Nota.—Tout ce qu'on vient de lire s'est trouvé dans les papiers du dévot Apatéon.
[27] Virgile, dans l'Énéide, en fait un usage admirable; ce poète inimitable a bien senti que le seul moyen de soulager la douleur de son héros et de le préparer à se livrer bientôt aux douceurs de l'amour était de faire couler ses larmes, par le récit de ses malheurs: c'est par là qu'il va le disposer à répondre à la tendresse de Didon.
Infandum, regina, jubes renovare dolorem...
Quis, talia fando, temperet à lacrymis?
[28] Combien ne se trouve-t-il pas de nos jours, et dans tous les états, de mères semblables à celle que Pétrone a peinte dans la mordante satire qu'il a faite des mœurs de son siecle, de la cour et de l'empereur! (Pétrone, tome II, pages 277 et suiv.)
Τω δ'ετερον μεν εδωκε πατηρ, ἑτερος δ'ανενευσε.
(Tô d'eteron men edôke patêr, heteros d'aneneuse.)
Il. π. υ. (p. u.) 260.
Audiit, et voti Phœbus succedere partem
Mente dedit, partem volucres dispersit in auras.
Énéid. l. XI, v. 794-795.
........ O when meet now,
..... in love, and mutual honor join'd!
Milton's book VIII, v. 58-59.
TROISIÈME PARTIE.
Ubi nox abiit, nec tamen orta dies.
Amor. l. I.
[32] On dit que la petite-maîtresse, auteur en partie de cet ouvrage, fut vivement frappée à la lecture de ce récit de sœur Rose, et qu'il lui donna la pensée de faire confidence au public d'une petite étourderie de sa jeunesse, qui n'eut que d'heureuses suites. J'ai conservé son style et 288 jusqu'à son orthographe: dans notre langue, elle devient de jour en jour si arbitraire, que chacun peut avoir la sienne. Ce serait même un bien. Quel avantage et quelle grâce n'aurait pas une manière d'écrire, qui peindrait aux yeux l'agréable grasseyement des auteurs femelles: la prononciation volubile et précipitée de l'auteur petit-maître: le ton grave, pédantesque, ou boursouflé des feseurs de dissertations, de panégyriques, d'histoires modernes, d'éloges, ou d'oraisons funèbres! On pourrait, ce me semble, inventer quatre nouvelles ponctuations, qui faciliteraient infiniment cette utile méthode: le point précipitatif, le ralentissant, l'indignatif, l'attendrissant [I]. Quelle clarté ne répandraient-ils pas dans le discours! et surtout que de parenthèses ils remplaceraient dans nos comédies nouvelles, nos romans du jour et nos opéras-bouffons!... Mais je m'aperçois que je disserte... Qu'on me pardonne la digression; on en fait quelquefois de moins utiles. J'avertis seulement encore que, partout où l'auteur prononce la lettre r avec grâce, il a eu soin de la mettre double.
[I] Joignez-y des demi-virgules ou soupirs, qui serviraient dans mille occasions où la virgule est trop forte.
Z'us dans ma zeunesse le sorrt de prresque toutes les filles des zans aises, ausquelles les merrcenairres institutrrices des couvans serrvent de mèrres. Ze fus confiée à des bénédictines, dont la maison êt tout prroçe d'une terrre où çaque anée mes parrans venaient passer la belle saison. Oh! c'êt une sote çose que l'éducation de couvant! Mon Dieu! come on devient, dans ces maisons, bégueules, imperrtinantes et vaines! An vérrité, z'ai u toutes les peines du monde à me garrantirr de ces défauts-là. Mais ce n'êt pas ce que ze veus dirre. Ze ne m'i déplus pas, tant que mon âme, brrute ancorre, anferrinée dans la maçine come une crrisalide dans son cocon, n'ut point éprrouvé cette douce flâme que prroduit le çoc des passions. Ze crrois que ce fut-là le feu dont se serrvit Prrométée pourr animer sa statue. Zusqu'à l'âze heurreus où se fait le dévelopemant de nos facultés, nous vézétons, nous grrandissons sotemant; 289 nous fesons des poupées et des çapelles. C'êt aussi come ze vécus zusqu'à prrês de douze ans, qu'un zeune abé, cousin de notrre prrieurre, me dona bien d'autrres idées. Sa vue me fit haïrr un lieu où des barrreaux nous séparraient, où des surrveillans nous éclairraient touzourrs. Ze ne saurais mieus fairre son porrtrrait, qu'an disant qu'il était hardi come un paze, entrreprrenant come un mousquetairre, hipocrrite en public come un ignacien, impudant dans le parrticulier come tous ses parreils, et beau come l'amourr: à toutes ces brrillantes calités, azoutés qu'il n'avait que vingt ans. Ze le vis souvant au parrloirr, où z'acompagnais prresque touzourrs la prrieurre lorrsqu'elle rrecevait ses visites. Il me convint; ze lui plus; nous lumes dans les ieus l'un de l'autrre que nous désirrions de nous antrretenir sans témoin. Un zourr, on m'averrtit qu'une de mes parrantes que z'aimais beaucoup m'atand au parrloirr; z'y courrs; et ma parrante, c'était... monsieur l'abé déguisé an fille; mais si çarrmant sous cet habit, avec notrre rrouze, notrre blanc, nos pompons et nos mouçes, qu'on voyait bien qu'il était plus fait pourr tout cela que nous-mêmes. Il prrévint adrroitemant ma surrprrise, et me dit des çoses que ze trrouvai les plus zolies du monde. Cet entrretien me fit bien rrêver lorrsque ze fus seule!... Mais laissons l'aimable abé, que trrois anées de déguisemans, de prropositions et de soupirrs n'avaient pas plus avancé que le prremier zourr.
«Z'étais la plus zeune de trrois filles: dês l'anfance on me destina à fairre à la forrtune de mes aînées le sacrrrifice de ma liberrté et de mon bonheurr. On atandait impaciamant que z'usse ateint l'âze prrescrrit: il arrriva: z'étais devenue plus belle, plus énemie d'une éterrnelle clôturre, plus amourreuse du zeune abé. On me fit antandrre qu'il falait prrandrre l'habit de novice. Ze ne conaissais pas le monde; et ze l'aimais! comant ça se faisait-il? Ze n'an sais rrien; mais ça était. Ze rrépugnai; on me prressa: z'averrtis l'abé par un billet, il vint: ze pleurrais; il sourriait, an me trraitant d'anfant. «Z'atandais ce momant, me dit-il, pourr vous mettrre à la rraison, et vous prroposer 290 un arrranzemant que ze médite depuis longtams.—Eh! quel êt-il?—C'êt un prrozet qui vous garrantirra de ce que vous rredoutés.—Expliqués-vous donc vite.—Z'ai pansé qu'il falait sorrtir de votrre monastèrre, et...—Le pourrrais-ze!—Oui, si vous le voulés.—Oh! de tout mon cœurr.—C'êt au mieus: tenés-vous prrête ce soirr: gagnés le zarrdin: trrouvés-vous à onze heurres et demie prrécises à la porrte qui done sur la campagne: soyés atantive au signal...» Ze fis ce qu'il me disait: on vient me prrendrre: et voilà mon étourrdie, qui se laisse enlever, et s'abandone à la discrrétion d'un home, pour se dérroberr à la barrbarrie de ses parrans... Mais... (Admirrés un peu ce coup du sorrt!) dans le momant que l'on me porrtait dans la çaise, mon pèrre, accompagné d'un vieil officier de ses amis, venait de souper dans un çâteau voisin, et s'avise de se trrouver là. Ils ont vu escalader le murr du couvant: ils ne doutent pas que ce ne soit une expédition amourreuse; d'avance ils an rrient de tout leurr cœurr: ils s'aprroçent sans brruit: ils ne voulaient que s'amuserr un momant de la frrayeurr qu'ils allaient causer... La zoie nè fut pas de longue durrée: mon pèrre surrtout, an me rreconnaissant, fit une exclamacion qui me fait encorre frrissoner. Ce n'était pourrtant rrien que ça. Quand, à trraverrs son déguisemant, mon pèrre rreconut l'abé, sa furrreurr n'eut plus de borrnes; c'était fait de notrre vie, si son vieil ami ne l'ût modérré. Cet honête-home était veuf depuis trrente ans: dês qu'il sut que la haîne du cloîtrre, plutôt que l'amourr, m'avait déterrminée à prrandrre la fuite, il s'offrit de rréparrer le mal: il était bien sûrr qu'il ne pouvait ancorre m'êtrre rrien arrrivé: ze lui parrus zolie: il me rrandit le serrvice de m'épouser, sans dot, et de m'avantazer considérrablemant. Il ne s'en tint pas là: durrant sa vie, z'an fut bien trraitée, mieus encorre à sa morrt, qui me laissa riçe et maîtrresse de moi-même au bout de deux ans. Pour le pauvrre abé, ze le crois au séminairre.
«Voilà come une inzuste contrrainte faillit de me perrdrre de deux manièrres, dont z'avais cepandant çoisi la moins 291 irrréparrable. Mais que serrais-ze devenue, sans le vieil officier?...»
[33] Les parents qui contraignent leurs enfants à se marier contre leur inclination commettent une imprudence qui peut avoir de très fâcheuses suites: mais ceux qui les condamnent à entrer de sang-froid dans un état dont le père fut l'enthousiasme, et la mère la stupidité, sont des monstres plus exécrables que les adorateurs de SATURNE et de MOLOCH. Cet abus abominable de leur autorité brise les liens des enfants, et les dispense de ce qu'ils leur devaient: c'est à la nature révoltée de venger la nature outragée. (M. Kathégètes.)
[34] Effugium reperire alterius quære malo.
[35] Nous somes dans un tams où l'on écrrit beaucoup surr la petite-vérrole, où l'on dispute pour et contre l'inoculation. Des deux côtés, c'êt moins la vérrité que l'on rreçerrçe, qu'à zeter un rridicule sur les adversaires. Dût le zanrre humain êtrre prrive d'un secourrs utile, qui le garrantirrait d'un fléau destrructeurr de ses deus plus prrécieus avantazes, la vie et la beauté, l'anti-inoculateurr voudrrait anéantirr l'inoculacion. Pourr moi, ze ne parrle que d'aprrês mon expérriance; z'ai été inoculée, et ze m'an suis trrouvée forrt bien... A prropos d'inoculation, ze me rrapelle que mon médecin me laissa, il i a quelques zourrs, une lettrre de l'orracle de notre littérrature. Ce grrand home, orrizinal an tout, sugzerre un moyen nouveau pourr extirrper une maladie l'effrroi du beau-sexe et des petits-maîtrres; parr la même occasion, il panse qu'on pourrrait aussi doner la çasse à la grrosse sœurr... On zuzerra mieus de tout ça en lisant sa lettrre même.
Au château de Ferney, le 22 avril 1768.
«Je crois, monsieur, que don Quichotte n'avait pas lu plus de livres de chevalerie, que j'en ai lu de médecine. Je suis né faible et malade, et je ressemble aux gens qui, ayant d'anciens procès de famille, passent leur vie à feuilleter des jurisconsultes, sans pouvoir finir leurs procès. Il 292 y a environ soixante-quatorze ans que je soutiens, comme je peux, mon procès contre la nature. J'ai gagné un grand incident, puisque je suis encore en vie, mais j'ai perdu tous les autres, ayant toujours vécu dans les souffrances.
«De tous les livres que j'ai lus, il n'y en a point qui m'ait plus intéressé que le vôtre. (L'Histoire de la petite vérole, par m. P***.) Je vous suis très obligé de m'avoir fait faire connaissance avec le Rhazès. Nous étions de grands ignorants et de misérables barbares, quand ces arabes se décrassaient. Nous nous sommes formés bien tard en tout genre, mais nous avons regagné le temps perdu. Votre livre surtout, monsieur, en est un bon témoignage; il m'a beaucoup instruit: mais j'ai encore quelques petits scrupules sur la patrie de la petite vérole. J'avais toujours pensé qu'elle était native de l'arabie-déserte, et cousine germaine de la lèpre, qui appartenait de droit au peuple juif, peuple le plus infecté en tout genre qui ait jamais été dans notre malheureux globe.
«Si la petite vérole était native d'égypte, je ne vois pas comment les troupes de Marc-Antoine, de César, d'Auguste et de ses successeurs ne l'auraient pas aportée à rome. Presque tous les romains eurent des domestiques égyptiens, vernanopi; ils n'en eurent jamais d'arabes. Les arabes restèrent presque toujours dans leur grande presqu'île jusqu'au tems de Mahomet. Ce fut dans ce tems que la petite vérole commença à être connue. Voilà mes raisons; mais je me défié d'elles, puisque vous pensez différemment.
«Vous m'avez convaincu, monsieur, que l'extirpation serait três-préférable à l'inoculation. La difficulté est de pouvoir mettre une sonnette au cou du chat. Je ne crois pas les princes de l'europe encore assez sages, pour faire une ligue offensive et défensive contre ce fléau du genre humain. Mais si vous obtenez des parlemens du royaume qu'ils rendent quelques arrêts contre la petite vérole, je vous prierais aussi (sans aucun intérêt) de présenter requête contre sa grosse sœur. Vous savez que le parlement de paris, en 1497, condamna tous les vérolés qui se trouveraient 293 dans la banlieue, à être pendus. J'avoue que cette jurisprudence était fort sage, mais elle était un peu dure, et d'une exécution difficile, sur-tout avec le clergé, qui en aurait apelé ad apostolos.
«Je ne sais laquelle de ces deux demoiselles a fait le plus de mal au genre humain; mais la grosse sœur me paraît cent fois plus absurde que l'autre. C'est un si énorme ridicule dans la nature, d'empoisonner les sources de la génération, que je ne sais plus où j'en suis quand je fais l'éloge de cette bonne mère. La nature est très-aimable et très respectable sans doute, mais elle a des enfans bien infâmes.
«Je conçois bien que si tous les gouvernemens de l'europe s'entendaient ensemble, ils pourraient à toute force diminuer un peu l'empire des deux sœurs. Nous avons actuellement en europe plus de douze cens mille hommes qui montent la garde en pleine paix. Si on les employait à extirper les deux virus qui désolent le genre humain, ils seraient du moins bons à quelque chose. On pourrait même leur donner encore à combattre le scorbut, les fièvres pourprées et les autres faveurs de ce genre que la nature nous a faites.
«Vous avez dans paris un hôteldieu, où règne une contagion éternelle; où les malades, entassés les uns sur les autres, se donnent réciproquement la peste et la mort. Vous avez des boucheries dans de petites rues sans issue au milieu de la ville, qui répandent en été une odeur cadavéreuse, capable d'empoisonner tout un quartier. Les exhalaisons des morts tuent les vivans dans vos églises, et les charniers des innocens, ou saint-innocent, sont encore un reste de barbarie, qui nous met fort au-dessous des hottentots et des nègres.
«Cependant personne ne pense à remédier à ces abominables abus. Une partie des citoyens ne songe qu'à l'opéra-comique; la Sorbonne n'est occupée qu'à condanner Bélizaire et à danner l'empereur Marc-antonin. Nous serons longtemps fous et insensibles au bien public. On fait de tems en tems quelques efforts, et on s'en lasse le lendemain; 294 la constance, le nombre d'hommes nécessaires et l'argent manquent pour tous les grands établissemens; chacun vit pour soi. Sauve qui peut est la devise de chaque particulier. Plus les hommes sont inattentifs à leur plus grand intérêt, plus vos idées patriotiques m'ont inspiré d'estime.
«J'ai l'honneur d'être, etc. V. g. o. d. l. c. d. R.»
[36] O constance! tu suffirais seule pour le bonheur des humains! Pourquoi n'es-tu pas fille de la nature?... Mais que dis-je! la constance est la vertu des dieux. Mortel, elle peut te rapprocher de la divinité: conçois quel est son prix! (Le vieillard Kathégètes.)
[37] «Ceux qu'on avait déclarés nobles d'origine, et surtout les grands mandarins, allèrent s'imaginer que leur sang était plus pur, plus analogue aux grandes vertus, etc.»
[38] Ce discours ne sent pas trop le marquis français.
... Timeo Danaos et dona ferentes.
Æneid, l. II, v. 49.
[40] Je ne suis pas garant de ce fait.
Quid faciam? superest præter amare nihil.
Ov. Heroïd.
[42] La vraisemblance est si visiblement violée, que je ne saurais me taire sans me faire soupçonner d'ignorance. L'homme a bien du goût pour l'absurde, ou, si l'on veut, le merveilleux! Cette histoire extrêmement récente en est déjà remplie: au bout d'un mois, j'en suis réduit à l'excuse de Virgile, PRISCA FIDES, etc. ON DIT. L'ignorant abbé et le petit-maître auront fait tout le mal. Ces aimables gens savent par cœur les doucereux et libres propos des toilettes, connaissent les modes, le ton, les manières, et rien du tout des loix de leur pays.
Tunc potui Medea mori bene...
Ovid.
Nam veræ voces tum demum pectore ab imo.
Ejiciuntur, et eripitur persona: manet res.
Lucr. II, v. 57.
[45] Je crois faire plaisir à mes lecteurs, de leur aprendre, que celle à qui le petit-maître confia cet ouvrage, vient d'épouser le jeune officier de qui je le tiens, et que depuis son mariage elle n'a plus de vapeurs, devient de jour en jour plus raisonnable, et se propose même de fixer son séjour dans la principale de ses terres, pour être plus à portée de faire du bien à ses vassaux.
Fin des notes.
Pages | |
Esquisse littéraire | 1 |
Chapitre Ier.—Préface | 7 |
Chap. II.—Très-singulier | 10 |
Chap. III.—Qui n'en imposera pas au lecteur | 12 |
Chap. IV.—Qui devrait être le premier. Où l'on fait connaître Fanchette | 17 |
Chap. V.—Instructions placées à propos | 19 |
Chap. VI.—Aparences trompeuses | 25 |
Chap. VII.—Danger qu'on aura prévu | 29 |
Chap. VIII.—Par bonheur! | 32 |
Chap. IX.—Par hazard | 36 |
Chap. X.—Ressource inattendue | 41 |
Chap. XI.—Reviendra-t-il? | 46 |
Chap. XII.—Nouvelle conquête: S'en réjouira-t-on? | 50 |
Chap. XIII.—C'en est trop d'un | 55 |
Chap. XIV.—Où tout le monde est content, sans en avoir sujet | 60 |
Chap. XV.—Comme Fanchette intéroge son cœur | 65 298 |
Chap. XVI.—Où le pied de Fanchette soumet tout | 68 |
Chap. XVII.—Qui doit avoir de grandes suites | 73 |
Chap. XVIII.—Foule d'amans | 76 |
Chap. XIX.—Où Fanchette est modeste et généreuse | 82 |
Chap. XX.—Le pied lui glisse: elle va tomber | 85 |
Chap. XXI.—Fanchette perd une de ses mules | 90 |
Chap. XXII.—Présens qui deviendront fameux | 97 |
Chap. XXIII.—Toutes vérités ne sont pas bonnes à dire | 101 |
Chap. XXIV.—Péril qui fera trembler | 105 |
Chap. XXV.—Évènement fatal | 111 |
Chap. XXVI.—Reflexions | 115 |
Chap. XXVII.—Danger plus grand que tout ce qu'on a vu | 119 |
Chap. XXVIII.—Nouveau désespoir | 125 |
Chap. XXIX.—Il y a du remède à tout | 130 |
Chap. XXX.—Ce qui console les amans affligés | 135 |
Chap. XXXI.—Qui surprendra | 141 |
Chap. XXXII.—Comme un dévot oprime l'innocence | 147 |
Chap. XXXIII.—Le succés ne suit pas toujours le crime | 150 |
Chap. XXXIV.—Qui n'est pas inutile | 155 |
Chap. XXXV.—Étrange convention | 160 |
Chap. XXXVI.—Secours dangereux | 163 |
Chap. XXXVII.—Où les morts ressuscitent | 167 299 |
Chap. XXXVIII.—Le calme suit la tempête | 174 |
Chap. XXXIX.—Nouveaux personnages | 183 |
Chap. XL.—Où l'on ne trouve rien de ce que l'on attend | 198 |
Chap. XLI.—Où l'on trouve ce qu'on n'attend pas | 202 |
Chap. XLII.—Qui doit instruire de bien des choses | 206 |
Chap. XLIII.—Où la mule de Fanchette fait un beau rôle | 216 |
Chap. XLIV.—Scènes frapantes | 221 |
Chap. XLV.—Qui pouvait mener loin | 226 |
Chap. XLVI.—Comme se venge un tartufe | 230 |
Chap. XLVII.—Qui fera plaisir | 236 |
Chap. XLVIII.—Où les atrocités retombent sur leurs auteurs | 240 |
Chap. XLIX.—Fanchette recouvre sa mule bleu-céleste | 246 |
Chap. L.—Nouvel enlèvement | 254 |
Chap. LI.—Obstacle qu'on n'attendait pas | 256 |
Chap. LII.—Bibi | 262 |
Chapitre dernier.—Plus heureux qu'on ne pense | 266 |
Notes | 275 |
PETITS CONTEURS DU XVIIIe SIECLE
Publiés avec notices bio-bibliographiques
par Octave Uzanne
EN VENTE:
Contes de l'abbé de Voisenon, 1 vol.
Contes du chevalier de Boufflers, 1 vol.
Facéties du comte de Caylus, 1 vol.
Contes dialogués de Crébillon fils, 1 vol.
Contes de Paradis de Moncrif, 1 vol.
Contes du chevalier de la Morlière, 1 vol.
Contes de Pinot Duclos, 1 vol.
Contes de Jacques Cazotte, 1 vol.
SOUS PRESSE:
Contes du baron de Besenval.
EN PRÉPARATION:
Fromaget,—Godard d'Aucourt.
Cette collection formera douze volumes.
Nota.—Six planches à l'eau-forte, pour l'illustration de chacun de ces ouvrages, paraîtront successivement.—En vente: Voisenon, Boufflers, Caylus et Crébillon fils.