Project Gutenberg's L'Illustration, No. 1604, 22 novembre 1873, by Various This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: L'Illustration, No. 1604, 22 novembre 1873 Author: Various Release Date: December 26, 2014 [EBook #47783] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 1604, 22 *** Produced by Rénald Lévesque L'ILLUSTRATION JOURNAL UNIVERSEL 31e Année.--VOL. LXII.--Nº 1604 SAMEDI 22 NOVEMBRE 1873 [Illustration.] Prix du numéro: 75 centimes La collection mensuelle, 3 fr.; le vol. semestriel, broché, 18 fr.; relié et doré sur tranches, 23 fr. Abonnements Paris et départements: 3 mois, 9 fr.;--6 mois, 18 fr.;--un an, 36 fr.; Étranger, le port en sus. [Illustration: L'AMIRAL TRÉHOUART] SOMMAIRE TEXTE Histoire de la semaine. Courrier de Paris, par M. Philibert Audebrand. Nos gravures: Panorama de la bataille de Rezonville, 16 août; Mort de l'amiral Tréhouart; Charles Gounod; La femme à deux têtes; _L'hiver._ La Soeur perdue, une histoire du Gran Chaco (suite), par M. Mayne Reid. Un voyage en Espagne pendant l'insurrection (IV). Inauguration du monument élevé à Henri Brevière, de Forges-les-Bains (Seine-Inférieure.) Mlle Belocca. _Histoire des Astres._ Les Théâtres, par M. Savigny. Bulletin bibliographique. Inauguration de la statue du général Belgrano, à Buenos-Ayres. GRAVURES L'amiral Tréhouart. Le procès du maréchal Bazaine: Panorama de Gravelotte et de Rezonville; Plan de la bataille de Rezonville; Carrières du Caveau, près de Gravelotte; Mêlée de cavalerie à Rezonville; Charles Gounod. _Millie-Christine ou la femme à deux têtes._ _L'hiver_, d'après le tableau de M. Toulmouche. Mlle Anna Belocca. Buste du sculpteur Brevière, récemment inauguré à Forges-les-Bains. Histoire des Astres (4 gravures). La statue du général Belgrano, récemment inaugurée à Buenos-Ayres. Rébus. HISTOIRE DE LA SEMAINE FRANCE La grande bataille parlementaire dont le pays tout entier attendait l'issue, s'est terminée mercredi par la victoire du cabinet et de la droite, qui l'ont emporté à une majorité de 68 voix. Cette majorité s'est prononcée pour le contre-projet Depeyre. Aux termes de ce projet, les pouvoirs du maréchal Mac-Mahon sont prorogés pour sept années; ils continueront à être exercés par lui avec le titre de Président de la République et dans les conditions actuelles jusqu'aux modifications qui pourraient y être apportées par les lois constitutionnelles; enfin, l'examen de ces mêmes lois sera confié à une commission de trente membres nommée au scrutin de liste dans les trois jours qui suivront la promulgation de la loi. Ce vote a eu lieu à la suite d'une discussion qui s'est prolongée jusqu'à deux heures, dans la nuit de mercredi à jeudi. Au moment où nous écrivons, les appréciations qu'il soulèvera n'ont pas encore eu le temps de se produire; nous devons donc nous borner à rappeler sommairement les phases qu'a suivies le débat depuis huit jours. On sait que le désaccord entre la majorité de la commission et la minorité portait principalement sur deux points: la durée de la prorogation, que huit membres de la majorité voulaient fixer à cinq ans au lieu de dix et la condition suspensive portant que la prorogation ne deviendrait effective qu'après le vote des lois constitutionnelles. Cette dernière disposition n'avait été adoptée par la majorité qu'à la suite d'une visite faite par la commission au Président de la République et dont nous avons rendu compte. D'une déclaration vague du maréchal en faveur des lois constitutionnelles, l'opposition avait affecté de faire un acquiescement pur et simple à ses vues; et, comme à la suite de l'entrevue de Frohsdorf, on espérait avoir résolu en équivoquant sur un malentendu. Le gouvernement a cru qu'un nouveau Message présidentiel était nécessaire pour préciser la situation, et au moment où M. Laboulaye allait soutenir le rapport de la commission, M. le duc de Broglie montait à la tribune pour donner lecture de ce Message, qui repoussait par avance les conclusions du rapport. Ce coup de théâtre inattendu a indubitablement contribué à mettre fin à bien des hésitations. Malgré l'attitude décidée de la commission qui a déclaré maintenir le rapport dans son texte primitif, malgré les efforts des membres de l'opposition, malgré l'abstention du groupe bonapartiste et de quelques-uns des membres de l'extrême droite, le gouvernement l'a emporté, comme nous l'avons dit plus haut, après une des discussions les plus ardentes dont la Chambre nous ait encore donné le spectacle. Il faut lire dans son entier ce débat mémorable dont nous renonçons à donner l'analyse; constatons, seulement, en terminant, que la doctrine de l'appel au peuple a subi, dans cette même journée, un échec dont elle mettra longtemps à se relever, car elle n'a pu réunir en tout que 88 voix. Le _Temps donne un tableau très-intéressant des chiffres du scrutin du 19 novembre comparé à ceux du 5 novembre. Au 5 novembre la proposition de M. Dufaure a été repoussée par 365 voix contre 348. La majorité gouvernementale était de quatorze voix. Le 19, l'article 1er du projet de loi Depeyre a été voté par 383 voix contre 317; la majorité s'est donc élevée au chiffre de 66 voix. Voici les noms des membres du centre gauche qui, le 5 novembre, ont voté pour la motion Dufaure et qui le 19, en revanche, ont voté avec la majorité de la droite. Ce sont MM. Alfred André (Seine), Bompard, Cézanne, général de Chabron, du Chaffaut, Couin, Houssard, de Leslapis, Marchand, Michel, Max-Richard, Piccon, Pourtalès, Saint-Pierre (Calvados), Sebert, Voisin. Total, 16. Se sont abstenus dans le même groupe les membres dont les noms suivent et qui, le 5 novembre, avaient voté pour la motion Dufaure: MM. Bérenger, Bergondi, Brice (Ille-et-Villaine), Casimir Périer, général Chareton, Gailly, Michel-Ladichère, Wolowski. Total, 8. Le 5 novembre, 16 bonapartistes avaient voté avec la gauche. Le 19, dans le vote sur l'article 1er on n'en compte que 8 qui aient voté contre. Ce sont MM. Abbatucci, Bollinton, Eschassériaux, Galloni-d'Istria, Gavini, Rouher, de Vaton, Vast-Vimeux. MM. André (Charente), Ganivet, Arthur Legrand, Roy de Loulay ont volé pour le gouvernement. Se sont abstenus: MM. Ginoux de Fermon, Haentjens, Levert, comte Murat et Prax-Paris. Tolal, 5. Ajoutons que M. Hervé de Saisy qui, le 5 novembre, avait voté avec la droite, a voté le 19 avec la gauche dans tous les scrutins. Si on compare maintenant le scrutin sur l'article premier au scrutin sur l'ensemble du projet, qui a été voté par 378 voix contre 310, on trouve qu'un certain nombre de membres du centre gauche et de bonapartistes, qui avaient voté contre l'article premier, se sont abstenus. Ce sont MM. Abbatucci, Amat, Arbel, Bernard (Charles), Boffinton, Cunit, Ducarre, Eschassériaux, Galloni-d'Istria, Gavini, Lecamus, marquis de Malleville, Nétieu, Rouher, Salvy, de Valon, Vast-Vimeux. En revanche, plusieurs membres du centre gauche, qui s'étaient abstenus dans le premier scrutin ont voté contre l'ensemble du projet: ce sont MM. Bérenger, Casimir Périer, général Chareton, Gailly, Michel-Ladichère et Wolowski. Deux députés du même groupe, qui avaient voté avec la droite, pour l'article 1er, ont voté avec la gauche contre l'ensemble du projet, ce sont MM. J. de Lasteyrie et Marchand. Quelques membres de l'extrême droite se sont séparés de leurs collègues. M. Dahirel a voté contre l'article 1er et contre l'ensemble du projet. MM. de Belcastel, de Cornulier-Lucinière, marquis de Franc-lieu, le général du Temple se sont abstenus dans les deux scrutins. Un décret convoque, pour le 14 décembre prochain, les électeurs de l'Aude, du Finistère et de Seine-et-Oise. ÉTATS-UNIS. Un conflit extrêmement grave et qui va probablement précipiter le dénouement de l'insurrection dont l'île de Cuba est le théâtre depuis près de quatre ans, vient d'éclater entre les États-Unis et l'Espagne. Une dépêche parvenue à New-York, il y a huit jours, annonçait qu'un navire chargé de contrebande de guerre à destination des insurgés de Cuba, le _Virginius_, avait été capturé par l'escadre espagnole de blocus et conduit à Santiago, où, après un jugement sommaire, la plus grande partie de l'équipage avait été passée par les armes. Or, cet équipage se composait de citoyens américains et anglais, et le _Virginius,_ au moment de la capture, naviguait sous pavillon des États-Unis. De là, grande émotion dans toute l'étendue de la république américaine; on sait quelles convoitises la reine des Antilles a toujours excitées chez les hommes politiques américains; l'acte de barbarie commis à Santiago venait de faire surgir l'occasion de satisfaire enfin ces convoitises; l'insulte faite au pavillon national, l'impuissance du gouvernement espagnol à en réprimer les imprudents auteurs, fournissaient au gouvernement de Washington un prétexte tout trouvé pour se faire justice lui-même par une intervention directe. Aussi l'opinion se prononça-t-elle avec énergie dans ce sens: malgré les protestations d'innocence du cabinet espagnol, le président tirant donnait l'ordre d'armer immédiatement la flotte américaine et les forts de la côte méridionale; en même temps, il déclarait que la question finale était réservée au Congrès, appelé à se réunir dans quelques jours, mais qu'il prenait dores et déjà toutes les mesures nécessaires pour le cas où cette décision aboutirait à la guerre. Telles sont, résumées en quelques mots, les informations acquises jusqu'à présent sur ce grave incident. Le Congrès doit s'assembler le 1er décembre, et il est possible qu'un arrangement à l'amiable se produise avant cette date, mais on assure que dans le cas contraire la majorité du Congrès se prononcerait résolument pour la guerre, et en attendant le cabinet américain a nettement déclaré qu'il considérerait comme insuffisante, de la part de l'Espagne, toute réparation qui ne serait pas accompagnée de l'arrestation immédiate des auteurs des exécutions. Nous avons dit plus haut qu'une partie de l'équipage du _Virginius_ se composait de marins anglais. L'Angleterre est donc, elle aussi, intéressée dans la question, mais on paraît apprécier plus froidement les choses de l'autre côté du détroit. S'il est incontestable que des exécutions sommaires comme celles qui ont eu lieu à Santiago constituent des actes indignes de peuples civilisés, il faut ajouter aussi que les règles du droit des gens applicables au cas particulier du _Virginius_ ne laissent pas que de présenter une certaine obscurité. Des étrangers qui prennent une part active à une guerre civile perdent jusqu'à un certain point le bénéfice de leur nationalité et doivent renoncer, par ce seul fait, à la protection de la mère patrie. Quoi qu'il en suit, l'Angleterre a immédiatement envoyé un navire de guerre dans les eaux de Santiago, mais elle paraît décidée à attendre, avant d'agir, des explications complètes de la part du cabinet de Madrid. COURRIER DE PARIS Si vous aimez les monstres, réjouissez-vous, il en pleut. Hier l'Homme-Chien et Fedov, son fils; aujourd'hui la femme à deux têtes. Quatre ou cinq autres sont en route. Tenons-nous-en à ce que nous venons de voir. Jamais la nature n'aura créé une bizarrerie plus en dehors des lois connues. Ce sont deux corps liés entre eux par un os, un seul sacrum. Quand on entre dans l'enceinte où se montrent ces demoiselles, on aperçoit deux têtes rachitiques, mais souriantes. Distinctes par le haut, à partir du buste, elles ont l'air de ne faire qu'une par les membres inférieurs. Mesdemoiselles Millie et Christine sont des êtres hybrides en tout: leurs traits incorrects, leurs lèvres épaisses, leurs cheveux crépus, non moins que la teinte de leur peau, disent assez que ce sont des mulâtresses. L'originalité du phénomène consiste dans deux faits qui ont l'air de se contredire et qui déconcertent, à ce qu'on dit, les philosophes et les physiologistes. Chacune des deux têtes est différente; elle peut penser librement, suivant son caprice ou le jeu de sa volonté. Ainsi l'une chante tandis que l'autre se contente de parler. Voilà un point acquis. Aussitôt qu'il s'agit du bas du corps, la sensation devient commune, et l'exercice de la pensée n'est plus qu'une fonction fraternelle. Par exemple, pincez l'une des deux à la jambe gauche, toutes deux éprouveront la même douleur. Qu'on cherche à balancer une des jambes les trois autres se mettent en danse, et vous avez une valse aussi rapide que celles qu'on exécute à Valentino. Sterne, voyant qu'un nain difforme avait amassé cent dollars rien qu'à montrer sa bosse, s'écriait, ainsi qu'on se le rappelle: «Heureux les mal bâtis!» Celui qui fait voir mesdemoiselles Christine et Millie peut se répéter le mot de l'humoriste. Elles sont mieux que mal bâties, les deux jeunes filles, puisqu'elles ont la chance de former un monstre. Quel trésor, en effet, il y a dans cette distraction de la nature! On raconte que, l'autre soir, Christine disait à sa soeur: «Nos affaires vont bien. Sous peu, nous aurons un hôtel et une voiture à quatre chevaux.» Millie soupirait. Elle aurait répliqué que deux voitures seraient mieux, si la chose était possible. Par malheur, la fortune faite, une section ne pourrait être pratiquée. Toute opération chirurgicale tentée amènerait une dissolution de société, c'est-à-dire la mort. Cela ne ferait guère le compte de l'impresario qui les promène à travers les pays civilisés et bien payants. Ajoutez que les savants y perdent leur grimoire. Ils ne savent plus que dire. Les savants! ils sont justement le désespoir des deux petites négresses. Il n'est pas de torture à laquelle ils ne les soumettent. J'ai dit qu'ils les pinçaient. Pincer, c'est le prélude obligé à leurs expériences. Tous les pincent donc, chacun à son tour. Cinq ou six les ont frappées sur le dos ou sur le ventre. On en voit de plus zélés, de plus enragés, devrais-je dire: ceux-là leur enfoncent des aiguilles dans la chair. En en voyant entrer tout à coup une demi-douzaine dans l'enceinte, un homme d'esprit disait au Barnum: --Voilà les académiciens: serrez votre phénomène! Paris s'amuse de tout. Cette monstruosité ne lui déplaît pas, au contraire. Au fond, il n'y a pas à s'étonner. On a vu mieux que ça. En d'autres temps, pas fort éloignés du nôtre, les mêmes aberrations anthropologiques pullulaient. Nous n'avons pas oublié Ritta-Christina, le monstre de Sassari, comme on l'appelait. A la même époque, on amenait par ici de l'extrême Orient les jumeaux Siamois, lesquels ont laissé une trace encore plus profonde dans le souvenir des contemporains. Ils n'étaient reliés l'un et l'autre que par une membrane, ces deux frères. Henri Meunier, sérieux ce jour-là, les a dessinés d'après nature. Chacun avait sa pleine liberté d'esprit au point d'exclure tout soupçon d'une unité intellectuelle. Si on parlait à l'oreille de l'un, l'autre n'entendait pas. Des sels volatils appliqués aux narines de l'un n'émoustillaient en rien l'odorat de l'autre. En pinçant la jambe de l'un, on ne faisait ressentir aucune sensation à l'autre. Mais les savants ne perdaient pas de vue la membrane. Le même docteur Nélaton qui vient de mourir, n'étant alors qu'un simple disciple de Dupuytren, demanda la permission de piquer la membrane rien qu'avec la pointe d'une épingle. Les Siamois confessèrent alors qu'on les blessait tous deux. --Est-ce que cette membrane communique au cerveau et au coeur? demandait la science. D'ordinaire les simples jumeaux, ceux que George Sand appelle les _bessons_, se ressemblent fortement, aussi bien au moral qu'au physique. Les deux Asiatiques confirmaient absolument cette règle. Même figure, même son de voix, même découpure de membres. En regard de ces analogies, ajoutez l'habitude qu'ils avaient contractée d'agir simultanément. Rendant la traversée, en arrivant de Siam en Europe, ils couraient et sautaient sur le navire avec une excessive agilité, sans s'embarrasser jamais. Bien mieux, ils montaient aux mâts aussi vite qu'aucun matelot du bord. On les voyait rarement se parler, et le concert avec lequel ils agissaient était presque instinctif. En jouant aux dames, jeu qu'ils avaient appris avec une grande facilité, ils décidaient leurs coups sans aucune hésitation. Dans le cours de la partie contre un adversaire, c'était tantôt l'un, tantôt l'autre qui poussait les pions. Ils paraissaient donc avoir les mêmes plans et ils s'accordaient toujours sur la dame à jouer. On voulut les faire jouer l'un contre l'autre, ils s'y mirent; cela allait, mais cela allait mal, lentement, sans vigueur. Un des esprits les plus brillants de l'époque fut frappé de ces faits et s'en empara. J'ai nommé Jules Janin, qui a écrit alors le joli roman: _Un coeur pour deux amours_, l'un des succès de la _Revue de Paris_. Ces pauvres Siamois ont été, comme les deux mulâtresses, martyrisés par la science.--«Si nous coupions la membrane qui les réunit?» disaient sans cesse les savants, qui ont la monomanie de couper toujours quelque chose. Mais l'honnête personnage qui exhibait les deux frères, effrayé à bon droit, intervenait avec énergie afin de s'opposer à l'opération. --Messieurs, disait-il, ce serait m'enlever mon pain! M. Bischoffsheim, un des plus riches banquiers de Paris, vient de mourir à la suite d'une opération douloureuse. Tout son or n'a pu le garantir d'une maladie d'entrailles. Les soixante millions du personnage faisaient naturellement grand bruit dans le monde où l'on s'amuse. C'était à qui leur ferait les yeux doux. En prenant de l'âge, le financier tournait quelque peu au protecteur des arts, ce qui revient à dire qu'il achetait, chaque année, pour cent mille francs de tableaux, se montrait aux pièces en vogue, aux courses, à l'Hôtel des ventes, et donnait de temps en temps à dîner à une petite poignée de reporters. Il n'en faut pas plus à présent pour jouir de son vivant du renom de Mécène. C'est M. Bischoffsheim qui a fait construire, rue Scribe, le petit théâtre de l'Athénée, le même où ce pauvre gros Désiré était si amusant dans une bluette lyrique intitulée _Fleur-de-Thé._ Moitié Français, moitié Allemand, comme presque tous les hébreux qui touchent à la finance (c'était un israélite, et un des mieux entendus en affaires), on faisait son éloge au moyen de la formule banale: «Ah! dame, c'est un fils de ses oeuvres.» Sous ces quelques mots, il y avait bien quelques sous-entendus. La chronique du dard de vipère voulait donner à comprendre qu'il avait commencé l'édifice de son immense fortune par un négoce et par des astuces de gagne-petit. Le négoce, c'aurait été d'abord l'action de porter sur le dos une balle de colporteur; les ruses, elles auraient consisté à donner un très-rapide et très-profitable essor à l'art du courtage. Enfin les bonnes langues dont Paris est pavé ne manquaient point d'ajouter que ce prodigue tardif avait commencé par être un héroïque Harpagon. Jusqu'au jour où il est devenu sérieusement millionnaire, le vin n'aurait jamais figuré sur sa table. Poussant la patience jusqu'au génie, il se contentait de la pure et claire liqueur que la baguette d'Aaron fit jadis sortir du rocher d'Horeb. Au joli temps où nous voilà, aussitôt qu'il vient à disparaître un homme qui tenait un peu de place dans le monde, la mode veut qu'on le dissèque pendant huit jours au moins à l'aide de tous les procédés de l'analyse. Le bistouri de la médisance ne s'arrête plus. Comme on cause à tort et à travers! Peu importe qu'on ne débite que des fables, pourvu qu'on dise du mal! Les intrépides divulgateurs de secrets que les bons amis de la veille! Plusieurs ont donc raconté les débuts financiers de ce Crésus. Savez-vous d'où seraient venus ses premiers bénéfices? D'une association avec le monde diplomatique. En France, un préjugé bizarre permet pour ainsi dire de frauder les droits de douane et d'octroi. C'est bien jouer que de duper le fisc. Le futur banquier, graissant la patte aux plénipotentiaires, aurait obtenu de tels et tels ambassadeurs de mettre sous enveloppe des cachemires au lieu de dépêches internationales. Quel joli coup, sceller la contrebande avec le cachet des protocoles! Mais il y aurait près de quarante ans de ça; c'est presque aussi éloigné de nous que l'histoire de Riquet-à-la-Houppe ou que la légende du Chat-Botté! Au fait, dans ce Paris où il se fait de si gros coffres-forts, plus d'une maison opulente a, comme le Nil, des sources lointaines et mystérieuses. On nous a dit, par exemple, qu'un autre gros banquier (celui-là est Suisse) a dù le point de départ de ses quarante millions à un stratagème de Scapin. La chose est plaisante. On ne nous en voudra probablement pas de la reproduire ici, surtout si nous épaississons si bien le voile de l'anonyme que nul ne parvienne à le soulever. En 1835 donc, M. Z*** acheta pour dix mille francs de gants de Paris, qu'il voulait revendre à Londres. La douane anglaise taxait alors les marchandises étrangères selon leur valeur et sur l'estimation faite et déclarée par le propriétaire. Si, pour payer de moindres droits, on fait une déclaration inférieure à la valeur réelle, la douane, pour prévenir et punir la fraude, prend le propriétaire au mot; elle s'empare de sa marchandise en la payant au prix qu'il l'a estimée. M. Z***, ayant déclaré que ses gants valaient cinq mille francs, on lui compta la somme et on garda les gants. C'était une mauvaise affaire. M. Z*** inscrivit à son actif cinq mille francs de perte et les frais de voyage; puis il songea au moyen de se rattraper et de faire rendre gorge à la douane britannique. Ce moyen il le trouva, et voici comment il s'y prit pour l'exécuter. II s'associa avec un de ses amis, car il fallait être deux pour bien conduire l'entreprise. Les deux associés achetèrent donc pour quarante mille francs de gants. Après s'être partagé la marchandise d'une certaine façon et par égale portion, ils partirent pour l'Angleterre, chacun de son côté. L'un débarqua à Douvres, l'autre à Bristol. A Douvres, on ouvrit le ballot de gants et on demanda à M. Z*** pour combien il y en avait. --Pour quinze mille francs, répondit-il. La douane examine à la loupe la qualité des gants, compte les paquets et les garde en payant les quinze mille francs déclarés. A Bristol, même histoire. L'affaire faite, M. Z***, qui était à Douvres, partit pour Bristol et se croisa à moitié chemin avec son associé qui se rendait à Douvres. Chacun avait quinze mille francs anglais dans son portefeuille. Au bout d'un temps déterminé, la douane vend aux enchères les marchandises saisies et achetées. M. Z***, arrivé à Bristol, attend patiemment le jour de la vente. Ce jour venu, il se rend à la salle des enchères; les gants sont proposés sur la mise à prix de quinze mille francs; les enchérisseurs se présentent; M. Z*** fait son offre et prend un paquet de gants qu'il examine avec une grande attention; puis il s'écrie: --Voilà une chose étrange! Ce paquet ne renferme que des gants de la main gauche; voyez, messieurs, et montrez-moi un autre paquet? Celui-là de même, et ce troisième aussi! On examine tous les paquets; ils ne contiennent que des gants de la main gauche. --Que voulez-vous que nous fassions de ça? reprend le spéculateur. Il n'y a pas assez de manchots dans la Grande-Bretagne pour placer vingt mille gants de la même main. D'un autre côté, il serait bien difficile et bien coûteux d'aller les appareiller à Paris, où ils ont été fabriqués. Cela étant dit, les enchérisseurs se retirent; les offres cessent. On met lesdits gants au rabais et M. Z*** se les fait adjuger pour six mille francs. A Douvres, mêmes scènes. Tous les gants de Douvres étaient de la main droite. Après avoir conclu leur double marché, les deux spéculateurs se retrouvent à Londres; les gants de la main droite rejoignent ceux de la main gauche. Dix-huit mille francs ont été bénéficiés sur la douane. De plus, les vingt mille paires de gants n'ont pas payé un penny de droit et ont été vendues très-avantageusement pour servir de complément de toilette aux belles ladies et aux jolies misses aux yeux bleu de mer. Et voilà comment M. Z... a commencé la série de ses quarante millions. Il n'est bruit dans le monde littéraire que des lettres posthumes de Prosper Mérimée, lesquelles vont paraître très-prochainement. On est déjà fort occupé à lire la dernière oeuvre de l'incomparable conteur: Dernières nouvelles. Quant à la correspondance en question, elle abonde, paraît-il, en révélations piquantes et inattendues. On y apprend, par exemple, que, dès l'année 1864, l'auteur de _Colomba_ avait épousé, en secret, la comtesse de Montijo, mère de l'impératrice Eugénie. A la vérité, on soupçonnait depuis longtemps le fait. Trois lettres l'établissent formellement. Tout cela fait d'autant mieux comprendre ce qu'on lit sur le manuscrit de la _Chambre bleue_, ce conte à la Boccace qui nous vient par les _Papier trouvés aux Tuileries_. Je veux parler de cette signature curieuse: _Le fou de l'impératrice_, Prosper Mérimée. A l'adresse des peintres de notre temps. Un travers, une faiblesse de ces artistes consiste à ne vouloir être critiqués que par ceux qui se connaissent expressément en peinture. La chose date de loin, dira-t-on, puisqu'il en est déjà question dans la biographie d'Apelle. Mais de nos jours elle a réellement pris trop d'importance.--Voici un trait, tout récent, qui démontre combien ce préjugé des peintres est peu fondé. Le premier venu peut juger un tableau et le bien juger. Dimanche dernier, en parcourant les galeries du Louvre, X... se trouvait derrière un groupe de _gens de maison_, domestiques de tout calibre émerveillés à l'aspect de tant de belles toiles. Le tableau de Drolling père, _Un intérieur de cuisine_ y fixa longtemps les regards des visiteurs en livrée. --Quelles marmites à donner envie de tâter au pot-au-feu! --Quelles belles casseroles bien étamées et bien reluisantes! --Voilà des carottes comme il n'y en a pas sur la table d'un roi! --C'est fâcheux, observa une chambrière: le manche de ce balai est trop long et trop gros; on ne pourrait s'en servir. Vérification faite, la critique est exacte. Exégèse, où vas-tu? Philibert Audebrand. [Illustration: LE PROCÈS DU MARÉCHAL BAZAINE.--Panorama de Gravelotte et de Rezonville.] NOS GRAVURES Panorama de la bataille du Rezonville, 16 août Le gros de l'armée française était établi sur le plateau ondulé et parsemé de gros bouquets de bois, limité à l'est par le ravin de la Mance qui débouche à Ars, et à l'ouest par une ligne légèrement concave allant de Vionville à Doncourt par Saint-Marcel, et qui marquait le front des bivouacs. Au nord, les ondulations continuent à perte de vue jusqu'au ruisseau de l'Orne; mais au sud, sur la gauche de la route de Verdun par Mars-la-Tour, le terrain est plus accidenté. Des bois épais couvrent les pentes qui descendent vers la Moselle, ainsi que les deux gorges profondes qui, après leur réunion à Gorze, se prolongent jusqu'à Novéant; toutefois, à hauteur de la route, ces gorges ne présentent aucun obstacle et ne forment encore que deux grandes rives à contours adoucis, dans lesquelles la cavalerie et l'artillerie peuvent évoluer aux allures vives jusqu'à plus de 2 kilomètres au sud de Rezonville. Le ravin de la Mance est profond et encaissé; les pentes comprises entre la lisière des bois de Saint-Arnould et des Ognons, les ravins de Gorze et d'Ars sont inaccessibles à des troupes nombreuses, obligées de suivre les deux routes qui longent les ravins ou les chemins peu praticables qui sillonnent les bois. [Illustration: Plan de la bataille de Rezonville.] Cette courte description du terrain fait comprendre les difficultés que les Allemands avaient à vaincre pour oser tenter un grand mouvement tournant, afin de venir se placer sur les communications de l'armée française, après avoir sacrifié plus de vingt mille hommes pour l'arrêter dans sa marche sur Verdun. L'insistance que M. le duc d'Aumale a mise à faire ressortir les négligences ou les fautes qui ont rendu possible le mouvement des Prussiens, nous dispense de revenir sur ce triste sujet; mais, pour l'édification du public, nous allons exposer succinctement les mesures prises par le comte de Moltke pour assurer la réussite d'une marche de flanc des plus audacieuses et profiter ainsi du retard apporté à la retraite de l'armée du Rhin par la sanglante bataille de Borny, livrée le 14 août et qui s'est prolongée jusqu'à neuf heures du soir. Le 1er corps Manteuffel et la 3e division de cavalerie Groeben furent laissés sur la rive droite de la Moselle pour former le cordon d'investissement et s'opposer à toute tentative d'attaque de ce côté, tentative devenue improbable à cause de l'armistice consenti par le gouverneur de Metz, général Coffinières, pour procéder à l'inhumation des braves tombés à Borny. Les 7e et 8e corps, Zastrow et Groeben, de la 1re armée de Steinmetz, et la 1re division de cavalerie Hartmann prirent position à cheval sur la Seille, au sud de Metz, pour couvrir le mouvement tournant dont l'exécution était confiée à la deuxième armée, prince Frédéric-Charles. Cette deuxième armée comprenait, en commençant par le corps le plus rapproché de Metz: le 3e corps d'Alvensleben II, le 10e corps Voigts-Rhetz, les 5e et 6e divisions de cavalerie Rheinbaben et Mecklembourg, la garde royale commandée par le prince Auguste de Wurtemberg, le 4e corps d'Alvensleben I, le 12e corps saxon sous les ordres du prince royal de Saxe, en réserve derrière le 10e. [Illustration: LE PROCÈS DU MARÉCHAL BAZAINE.--Carrières du Caveau, près de Gravelotte.] Par suite d'une négligence vivement relevée dans l'acte d'accusation et par M. le duc d'Aumale, mais dont la responsabilité est surtout imputable à d'autres qu'au maréchal Bazaine, les quatre ponts permanents de la Moselle, en amont de Metz, savoir: le pont suspendu de Novéant et les ponts en pierre de Pont-à-Mousson, Dieulouard et Marbache restèrent intacts. Les Prussiens avouent dans leurs documents officiels que les ponts de Novéant et de Pont-à-Mousson leur furent de la plus grande utilité, et qu'ils doivent en partie à leur conservation d'avoir pu lutter pendant toute la journée du 16 entre Mars-la-Tour et Gravelotte. Les débats de Trianon nous ont appris que pendant la journée du 15 les Prussiens défilèrent en masses profondes sur ces deux ponts et que le lendemain ils furent utilisés pour l'évacuation de leurs nombreux blessés. De Pont-à-Mousson à Novéant, les Prussiens jetèrent huit ponts de campagne; le 13 août, un à Pont-à-Mousson; le 15, un à Champey; le 16, trois en aval de Champey et deux en amont et en aval de Novéant; dans la nuit du 16 au 17, un huitième pont fut jeté à hauteur d'Arry, à 2 kilomètres en amont de Novéant. [Illustration: Mêlée de cavalerie à Rezonville.] Le 15 août, le corps d'Alvensleben II et la division de cavalerie Mecklembourg traversèrent la Moselle à Novéant et poussèrent jusqu'à Gorze; le corps Voigts-Rhetz, la cavalerie Rheinbaben et la brigade des dragons de la garde franchirent la rivière à Pont-à-Mousson pour aller coucher à Thiancourt. Le général Rheinbaben poussa ses cavaliers jusqu'à Puxieux et Chambley, à moins d'une lieue au sud de Mars-la-Tour et de Vionville, où ils eurent un engagement avec la division de cavalerie du marquis de Forton. L'ensemble des forces prussiennes sur la rive gauche de la Moselle formait, le 15 au soir, un effectif total de 70,000 hommes avec 192 canons. Pendant que les Allemands, parfaitement dirigés par leur habile chef d'état-major, avançaient avec une merveilleuse rapidité, l'armée française cheminait dans le désordre le plus regrettable à travers les rues tortueuses de Metz ou sur l'unique route de Longeville à Gravelotte, assignée par Bazaine à tous ses corps d'armée. Cette fatale journée du 15, plus funeste qu'une bataille perdue, marque le commencement de cette série de malheurs inouïs qui devaient accabler l'armée du Rhin et la faire disparaître dans une catastrophe sans précédents. Les débats du conseil de guerre ont appris que, pour divers motifs, les positions occupées par les troupes de Bazaine, le 15 au soir, étaient les suivantes: la division de cavalerie de Forton à Vionville, poussant ses avant-postes vers Mars-la-Tour, Puxieux et Trouville; en arrière d'elle, la division de cavalerie de Valabrègue, placée de façon à pouvoir soutenir celle de Forton; le 2e corps Frossard avait la division Bataille le long des crêtes qui s'étendent de Flavigny vers Vionville, presque perpendiculairement à la grande route; à sa gauche, la 1re brigade de la division Vergé, avec la 2e brigade en retour d'équerre, face au bois de Saint-Arnould et se reliant à la brigade Lapasset qui forme l'aile gauche du général Frossard. Le 6e corps, Canrobert, formé sur deux lignes, couvre l'espace compris entre la droite de la division Bataille et le village de Saint-Marcel; la division Lafont-Villiers à sa gauche à la route de Verdun et se relie par le seul régiment du général Bisson à la division Tixier, postée entre la voie romaine et Saint-Marcel; la division Levassor-Sorval est tenue en réserve derrière Rezonville; l'artillerie des deux corps couvre les ailes et remplit tous les intervalles, mais Canrobert n'a que cinquante-quatre pièces au lieu de cent vingt et pas une seule mitrailleuse. Les grenadiers de la garde étaient à gauche de Gravelotte, les voltigeurs à droite, près d'une grande ferme appelée la Malmaison. Le 16 août, à 9 heures 1/2 du matin, la bataille commençait par l'attaque de la division de Forton qui se repliait devant des forces supérieures pour prendre position devant le bois de Villers, le dos à la chaussée romaine. Le corps d'Alvensleben se déploie alors suivant un grand arc de cercle enveloppant l'angle formé par le corps Frossard; de nombreuses batteries écrasent de feux la division Bataille qui a son chef grièvement blessé et se voit dans la nécessité de battre en retraite. Ce mouvement de retraite découvre la droite de la division Vergé qui recule à son tour derrière Rezonville; la brigade Lapasset put conserver ses positions. Bazaine est au milieu du danger et dirige ses troupes avec un calme auquel le général de Rivières lui-même rend un éclatant hommage dans son rapport, et une intrépidité que le vaillant Bourbaki a taxée de témérité devant le conseil de guerre. Pour ralentir l'attaque des Prussiens, le maréchal fait avancer le 3e lanciers, puis les cuirassiers de la garde qui chargent avec un courage admirable et perdent vingt-deux officiers, deux cent huit cavaliers et deux cent quarante-trois chevaux. Pendant que la cavalerie se dévoue avec son abnégation ordinaire, les grenadiers et zouaves de la garde marchent rapidement sur Rezonville pour remplacer le corps Frossard. Mais avant leur arrivée, le maréchal Bazaine et le général Frossard ont failli être enlevés par une charge des 11e hussards prussiens et 17e hussards de Brunswick de la division Rheinbaben. Les grenadiers n'étant pas assez nombreux pour remplir l'espace laissé vide par les divisions Bataille et Vergé, on leur adjoint une brigade de la division Levassor-Sorval. Les voltigeurs de la garde, sous les ordres du général Deligny, quittent la Malmaison et se placent face au bois des Ognons pour protéger la gauche de la ligne de bataille que Bazaine croit, à tort, fortement menacée. Vers les 2 heures de l'après-midi, il se passa un incident des plus remarquables qui mérite d'être signalé. Le général d'Alvensleben, dont l'infanterie était très-incommodée par des batteries du 6e corps établies le long de la chaussée romaine, prescrivit au général de Bredow de les faire taire avec sa brigade de cavalerie. En exécution de cet ordre, M de Bredow traverse la route de Verdun, en arrière de Vionville, forme sa brigade en deux échelons perpendiculairement à la voie romaine; trois escadrons du 7e cuirassiers constituent le premier échelon de gauche; trois escadrons du 16e uhlans l'échelon de droite. En un clin d'oeil ils sont sur les batteries dont ils saluent les servants; puis ils traversent les lignes du 6e corps au milieu des fantassins étourdis d'une pareille impétuosité. Au moment où ils remontent sur leurs chevaux essoufflés la pente gauche du ravin de Gorze, le général de Forton les aperçoit et lance contre eux ses cuirassiers et ses dragons. Complètement entourés, les cavaliers prussiens sont taillés en pièces; sur plus de huit cents hommes, treize officiers, soixante-dix cuirassiers et quatre-vingts uhlans échappent seuls au carnage. Telle est, pour les Français, l'origine de la légende des cuirassiers _blancs_ de Bismark détruits à Rezonville. Les Allemands appellent cette charge audacieuse la _chevauchée de la mort._ Le 3e corps prussien et la cavalerie étaient à bout de forces quand; un peu après 2 heures, le corps Voigts-Rhetz arrivant à tire-d'aile de Thiancourt entrait en ligne pour sauver son voisin d'un désastre. La lutte acharnée, mais circonscrite autour de Rezonville, allait se transformer en une bataille gigantesque par l'arrivée successive de nombreux renforts qui vinrent prolonger la ligne de bataille sur une étendue de plus de 8 kilomètres, du bois des Ognons à la ferme de Greyères. Nous allons entrer dans quelques détails, car il a été beaucoup parlé à Trianon de tous ces mouvements et du retard que les corps Leboeuf et Ladmirault, qui avaient combattu à Borny, mirent à paraître sur le champ de bataille du 16. Par suite de l'encombrement des routes, le 3e corps Leboeuf n'avait pu gagner Verneville dans la soirée du 15. Obligé de passer par le mauvais chemin qui, du ban Saint-Martin passe par le col de Lessy, remonte à partir de Châtel-Saint-Germain le ravin de ce nom jusqu'à hauteur de la ferme de Leipzig, d'où il gagne obliquement le village de Verneville, le maréchal Leboeuf avait arrêté ses soldats exténués à la nuit tombante. Les divisions Monlaudon, Aymard et Navral s'établirent pêle-mêle entre Verneville et le mont Saint-Quentin, la division Metman coucha au milieu des charrois de toute nature au ban Saint-Martin et à la maison de Planche sur la route de Thionville. Le 16 août, à 11 heures du malin, la tête de colonne du 3e corps cheminait péniblement en avant de Verneville quand son chef entendit le canon de Rezonville. Aussitôt il dirige la division Aymard sur Saint-Marcel et la place à l'aile droite de Canrobert; la division Navral se range en bataille sur le prolongement de celle du général Aymard. A peine en position, ces deux divisions engagent une lutte des plus vives avec la brigade Lehmann du corps Voigts-Rhetz. Le maréchal Bazaine, toujours inquiet de sa gauche, arrête la division Monlaudon et l'envoie reconnaître le ravin d'Ars dans lequel, suivant la pittoresque expression du général, elle ne rencontra pas un chat. Le général Ladmirault avait fait bivouaquer son corps d'armée à Woippy, à l'exception de la division Lorencez qui, conformément aux ordres fâcheux du commandant en chef, s'était empêtrée au col de Lessy au milieu des convois de l'administration. Parti au jour, Ladmirault prit sur lui de ne pas suivre le mauvais itinéraire qui lui était indiqué et se dirigea, précédé de sa cavalerie, par la bonne route de Saulny sur Saint-Privat-la-Montagne et Sainte-Marie-aux-Chèvres. Vers 11 heures, la division Grenier, arrivée à Saint-Ail, fut tout étonnée d'entendre une furieuse canonnade, car aucun avis ne lui était parvenu des graves événements qui se passaient sur la gauche de l'armée. Néanmoins, Ladmirault, en homme de coeur et d'expérience, modifia encore son itinéraire et, au lieu de marcher sur Doncourt, il marcha sans hésitation sur Bruville; en même temps, il fait prévenir le général de Cissey, dont les troupes se reposaient un peu à Sainte-Marie-aux-Chênes. Celles-ci accourent à marche forcée et suivent de près la division Grenier qui a déposé ses sacs pour aller encore plus vite. Un peu après 4 heures, les deux divisions du 4e corps occupent, en bel ordre de bataille, la crête un peu accidentée qui s'étend de Saint-Marcel à Bruville, et s'avancent de là vers la ferme de Greyères et Mars-la-Tour. A la même heure, le corps Voigts-Rhetz tout entier vient appuyer la gauche d'Alvensleben et recueillir les débris de la brigade Lehmann écrasée. La brigade Wedell, composée des 16e et 57e d'infanterie prussienne, et qui faisait partie de la division Schwartzkoppen, marche sur la ferme de Greyères; écrasée par un feu terrible, elle tourbillonne et essuie des pertes fabuleuses: le 16e régiment a quarante-trois officiers sur quarante-huit et mille trois cent quarante et un hommes hors de combat; le 57e est presque aussi maltraité. Pour sauver ce qui reste de cette malheureuse brigade, les dragons de la garde se dévouent et perdent à leur tour les deux tiers de leur effectif; avec les six escadrons qui chargèrent on put à peine en reconstituer deux le lendemain de la lutte. Le corps Ladmirault allait atteindre Mars-la-Tour quand le général de Redern réunit de vingt-sept à vingt-huit escadrons et se lança à corps perdu sur la droite des Français. A la vue de cet ouragan de chevaux, le général Ladmirault appelle à lui toute la cavalerie dont il peut disposer; le brave Legrand du 4e corps arrive avec les 2e, 7e hussards et 3e dragons; du Barail avec son seul régiment, le 2e chasseurs d'Afrique; de France avec les dragons et les lanciers de la garde; enfin Leboeuf prête généreusement la division Clérembault, composée des 2e, 3e et 10e chasseurs, 2e et 4e dragons. A 6 heures eut lieu, aux environs de la ferme de Greyères, le choc à jamais mémorable de ces deux masses comprenant au moins neuf mille cavaliers de toutes armes. Le résultat désiré fut obtenu par les deux partis en présence: les Prussiens arrêtèrent la marche victorieuse des divisions Cissey et Grenier; nos cavaliers empêchèrent l'ennemi de déborder la droite française et de gagner la roule de Conflans alors encombrée de bagages et de chevaux de main. Néanmoins, il est avéré que le succès de la droite française était complet; les Allemands avouent qu'ils ont dû se rallier en arrière de Trouville, à une lieue de la roule de Verdun, et le général Ladmirault a déclaré au conseil qu'il espérait recevoir l'ordre de continuer la bataille le 17 au point du jour. Laissé sans instructions, il se replia à la nuit sur la hauteur de Bruville et y bivouaqua sous la protection de la division Lorencez qui venait enfin de le rejoindre. Entre minuit et une heure, il reçut l'ordre de battre en retraite sur Amanvillers. Le corps d'Alvensleben s'était maintenu entre Vionville et le bois de Saint-Arnould, malgré les pertes énormes qu'il subissait depuis le matin. Sa position n'en était pas moins critique et il allait être écrasé quand les 8e et 9e corps, qui avaient passé la Moselle à Novéant, envoyèrent à son secours onze bataillons, plusieurs batteries et des caissons pour réapprovisionner son artillerie à bout de ressources. Le 8e corps prit position sur la lisière du bois de Saint-Arnould, le 9e s'engagea dans le bois des Ognons; ils furent contenus par la brigade Lapasset, la garde impériale et des fractions du corps Frossard que l'on avait placé en réserve près de Gravelotte, face au bois des Ognons. A 7 heures du soir, le prince Frédéric-Charles ordonna un suprême effort contre Rezonville, la clef de nos positions; mais il échoua, grâce à la ténacité de notre infanterie et à l'énergie des cavaliers de Valabrègue. La division Monlaudon, revenue du ravin d'Ars. prit une part glorieuse et sanglante à ce terrible épisode. La nuit était déjà obscure lorsque, un peu avant 9 heures, un bruit de chevaux et des hurrahs se firent entendre au milieu du silence que troublaient seuls les gémissements de plus de vingt mille blessés. C'était une dernière charge exécutée par les hussards rouges de la brigade Rauch contre le malheureux village de Rezonville, à moitié détruit par l'incendie et par les obus. La plume est impuissante à décrire une lutte dans laquelle les deux armées firent prouve d'une grande solidité et de brillantes qualités militaires; il faut parcourir ces champs funéraires pour en bien comprendre toute l'horreur. Nous avons publié, en 1871, dans l'_Illustration_, un récit de notre visite aux champs de bataille sous Metz, récit accompagné de dessins de notre ami Darjou. Aujourd'hui nous laisserons la parole aux chiffres qui ont une éloquence indiscutable. L'armée française perdit le 16 août huit cent trente-sept officiers et seize mille cent vingt-deux hommes; le corps Frossard réduit à deux divisions et demie est compris dans ce total pour cinq mille deux cent quatre-vingt-six hommes; celui de Canrobert pour cinq mille six cent cinquante-huit. Les pertes des Prussiens s'élevaient à sept cent deux officiers et environ seize mille hommes, sur lesquels les corps d'Alvensleben et Voigts-Rhetz en perdirent plus de douze mille. Récemment, les Allemands n'ont plus mentionné qu'une perte de cinq cent quatre-vingt-un officiers et quatorze mille deux cent trente-neuf hommes; sans doute ils auront défalqué quelques officiers et soldats portés disparus ou trop légèrement blessés pour entrer à l'ambulance ou lazaret de campagne, pour nous servir de l'expression allemande. Dans la nuit, le maréchal Bazaine replia son armée sur la position de Rozérieulles-Saint-Privat par des motifs soumis en ce moment à l'appréciation du conseil de guerre. Au jour, le mouvement de retraite s'effectua sous la protection de la division Metman, non engagée la veille et qui prit position à Gravelotte. Le maréchal Bazaine a mis en ligne: les 2e et 6e corps en entier, quarante-cinq mille hommes; le 3e corps, moins la division Metman, restée à Verneville, trente mille; le 4e corps, moins la division Lorencez, vingt mille; la garde et des batteries de la réserve générale, environ quinze mille; total cent-dix mille hommes. Les Prussiens ont engagé: les 3e et 19e corps en entier, soixante-quatre mille hommes; les quatorze régiments des 3e et 6e divisions de cavalerie, les deux régiments des dragons de la garde, dix mille; la brigade Bex du 8e corps, avec cavalerie et artillerie, six mille; le régiment de grenadiers nº 11 de la 18e division et la 1re brigade de la 25e division du 9e corps, huit mille; total quatre-vingt-huit mille hommes. Il faut observer que la supériorité numérique des Français n'était manifeste qu'à leur aile droite, près de Mars-la-Tour et, le 17 au matin, il est hors de doute que les Allemands eussent reçu plus de cent mille homme de renfort, car dans les débats de Trianon, il semble que l'on n'ait pas songé aux huit ponts supplémentaires jetés par l'ennemi avant la matinée du 17. A. Wachter. Mort de l'amiral Tréhouart L'amiral Tréhouart est mort, le 8 novembre dernier, à Arcachon, où le soin de sa santé l'avait conduit, il y a quelques mois. Né à Vieuville dans l'avant-dernière année du XVIII siècle, il avait débuté comme mousse dans la marine. C'est en assistant aux derniers combats de l'Empire qu'il conquit ses premiers grades. En 1828, la bataille de Navarin le fit lieutenant de vaisseau. Capitaine de corvette en 1837 et de vaisseau en 1843, il fut alors appelé à commander la station navale de la Plata. Ici se place un des faits les plus remarquables qui ait illustré notre marine de guerre. De concert avec l'escadre anglaise, le capitaine Tréhouart força le passage d'_Obligado_, défendu par une forte estacade et des batteries formidables. Il avait son pavillon sur le _Fulton_. Son état-major fut mis entièrement hors de combat et l'équipage réduit de plus de moitié. Dans une situation si critique, le commandant restant maître de lui, ordonna par signal à un des avisos de se porter sur l'estacade. Cette manoeuvre décida du succès de la journée. Sorti victorieux de ce combat, le capitaine Tréhouart nommé contre-amiral le 15 février 1846 et appelé au commandement d'une division navale lors de l'expédition de Rome. Vice-amiral le 2 avril 1851, préfet maritime du 2e arrondissement, un décret de l'Empereur l'appela le 31 octobre 1855 au commandement de l'escadre de Crimée en remplacement de l'amiral Bruat qui venait de mourir, et ce fut lui qui fut chargé du rapatriement de l'armée d'Orient, tâche dans laquelle il montra les plus hautes capacités. Appelé en 1858 au conseil d'amirauté, Tréhouart fut élevé en 1809 à la dignité d'amiral de France. Du 13 août 1859 au 4 septembre 1871, il siégea au Sénat, et un décret impérial l'avait le 12 août 1860 nommé grand'croix de la Légion d'honneur. On sait que l'amiral Tréhouart avait été désigné pour présider le premier conseil de guerre chargé de juger le maréchal Bazaine. L'état de sa santé depuis longtemps affaiblie l'obligea de décliner cette mission. Immédiatement après la mort de l'amiral, son corps a été transporté d'Arcachon à Paris, où on le déposa dans la crypte de l'église Saint-Louis des Invalides, en attendant la cérémonie des obsèques, qui a eu lieu lundi dernier. C'est M. l'archevêque de Paris qui a donné l'absoute. Les cordons du char funèbre étaient tenus par le maréchal Canrobert, les vice-amiraux de Dompierre d'Hornoy et Larrieu et le général Pélissier. Parmi les personnages qui ont assisté à la cérémonie, citons MM. le prince de Joinville, les vice-et contre-amiraux Lafont de Ladébat, Touchart-Lafosse, Jurien de la Gravière, La Roncière le Nourry, Coupvent des Bois, de Lapelin, Duperré, Pothuau, Jaurès, Saisset, Krantz et Chopart; le ministre de la guerre; les maréchaux Canrobert et Leboeuf; les généraux de Cissey, de Ladmirault, de Geslin, Frébault, Vinoy; le colonel d'état-major d'Abzac, représentant le maréchal de Mac-Mahon; MM. Léon Renault, Ferdinand Duval, F. Barrot, de Royer, Schneider, de Quatrefages, Leverrier, etc. Le défilé des troupes s'est effectué suivant l'ordre accoutumé devant la grille d'honneur de l'esplanade des Invalides. A une heure et un quart, une salve de onze coups de canon annonçait la fin de la cérémonie. Charles Gounod L'art a ses époques glorieuses, ses temps heureux et féconds qui voient éclore par groupes les génies qui l'illustrent. Si le XVIe siècle a eu en Italie sa pléiade de peintres et de sculpteurs, si la France de Louis XIV a salué cette foule d'écrivains qui la font si grande que nous doutons que l'avenir puisse jamais l'atteindre dans sa poétique grandeur, la musique a eu à son tour son avènement, son incomparable expansion. Dans le demi-siècle compris de 1790 à 1840, elle compte des hommes comme Mozart, Cimarosa, Spontini, Rossini, Beethoven, Weber, Mendelsohn, Meyerbeer: jours bénis dans lesquels Boieldieu, Hèrold et Auber n'apparaissent qu'au second rang. Ces grandes individualités ont disparu; la musique n'a plus de nos jours un nom qui égale ces maîtres d'un passé si près de nous, mais nous nous consolons en songeant que cet art ne s'est pas éteint puisqu'il se glorifie encore des opéras de Félicien David, de Thomas et de Ch. Gounod, et que leurs oeuvres acclamées par nous affirment à l'étranger la supériorité actuelle de notre école française. Nul plus que Charles Gounod n'a contribué à ce mouvement. Ses ouvrages ont trouvé en Angleterre, en Allemagne, en Italie, l'accueil chaleureux qu'ils ont eu chez nous. Le _Médecin malgré lui, Faust, Roméo et Juliette_, ont pris le premier rang dans le répertoire de tous les théâtres. Ils ont conquis la popularité qui était due à cet esprit fin et délicat, à ce génie tout de tendresse et de poésie qui a traduit dans un art chaleureux et émouvant l'âme de Goethe et de Shakespeare dans l'amour de Marguerite et dans la passion de Roméo et de Juliette. L'inspiration du maître s'est emparée du public, mais en dehors même de cette foule qui applaudit à son oeuvre, les gens de goût, ce que j'appellerai les lettrés de la musique, font une place exceptionnelle dans l'art à l'auteur de _Faust._ Il la mérite par le soin avec lequel est traitée chaque partie de ses ouvrages, par la science qui les dirige, par le travail exquis qui relève et vivifie son orchestre plein de lumière, et animé de délicatesses infinies. De sa première oeuvre à sa dernière, _Jeanne d'Arc,_ le talent de M. Gounod ne s'est pas une fois démenti dans son respect pour l'art et pour lui-même. Le succès n'a pas toujours été égal, mais la réputation du maître n'a jamais été compromise: elle a grandi d'oeuvre en oeuvre, depuis la _Sapho_, jouée en 1850, jusqu'à ces choeurs et ces morceaux d'orchestre très-chaleureusement applaudis dans _Jeanne d'Arc_, en passant par les choeurs d'_Ulysse_, par la _Nonne sanglante, la Reine de. Saba, le Médecin malgré lui, Philémon et Baucis, Faust, Mireille, Roméo et Juliette, la Colombe, Gallia_ et _Jeanne d'Arc._ M. Charles Gounod, membre de l'Institut, est né à Paris, le 17 juin 1818. M. Savigny. Le rossignol à deux têtes Nous donnons dans le présent numéro le portrait de Mlle Millie-Christine, le nouveau phénomène qui fait en ce moment courir tout Paris, D'abord nous avions cru à quelque supercherie, mais, après avoir vu, nous avons été convaincus. Ce phénomène est donc bien réel, et, pour ce qui le concerne, nous renvoyons le lecteur à notre _Courrier de Paris._ L'hiver TABLEAU DE M. TOULMOUCHE. Artistes et poètes ont célébré à l'envie les blancs frimas et les forêts couronnées des neiges de décembre: pour M. Toulmouche, le peintre des intérieurs mondains, l'hiver, c'est Paris avec ses joies, ses soirées et ses fêtes, c'est la richesse et le luxe promenant leurs élégances sur les tapis moelleux des salons étincelants de mille lumières. Voyez cette jeune femme magnifiquement parée, qui attend le moment de monter en voiture pour se rende au bal; elle avance vers la cheminée le bout d'un pied mignon, tandis que de son éventail ouvert elle s'abrite contre les ardeurs d'un foyer trop vif: les cheveux négligemment relevés et ornés d'une simple fleur, les épaules nues, pourquoi laisse-t-elle pendre ainsi ce joli bras qui n'est pas encore ganté? Entend-elle déjà le murmure approbateur qui saluera son entrée ou bien regrette-t-elle l'absence de celui à qui seul elle aurait été heureuse de paraître belle et digne d'être admirée?--Coquetterie ou amour, deux sentiments qui sont bien de la femme, et auxquels fait involontairement songer la vue de cette jeune personne, représentée ainsi pensive dans tout l'éclat de sa parure et de sa beauté. LA SOEUR PERDUE Une histoire du Gran Chaco (Suite) Le chef lui-même s'était chargé de placer sa captive sous le vent et la dernière de tous. D'un geste vif, mais cependant respectueux, il l'avait enlevée de son cheval et couchée sur le sol, en lui disant dans son langage, qu'elle comprenait: «Ne bougez pas, ne remuez pas, tournez votre visage contre la terre et ne craignez rien: ceci vous protégera.» Tout en parlant, il avait ôté de dessus ses épaules son manteau de plumes; il en tourna l'extérieur en dedans et l'étendit sur la tête et les épaules de la jeune fille. Francesca s'était soumise machinalement à la volonté de son ravisseur; mais elle n'avait pu réprimer un frémissement de dégoût en se sentant dans les bras du misérable qui avait laissé accomplir et peut-être ordonné le meurtre de son père. Ces précautions étaient à peine prises que l'ouragan éclatait dans toute sa furie et culbutait ceux des chevaux qui avaient refusé de s'accroupir. L'avis du vaqueano à ses hommes de couvrir leurs yeux n'était pas superflu. En effet, la tormenta ne soulève pas seulement de la poussière, elle roule dans les airs, elle emporte avec elle jusqu'à du gravier et des pierres. En outre, cet embrun solide, mêlé de particules salines, est tellement subtil et pénétrant qu'il produit tout à la fois la cécité et la suffocation. L'ouragan augmenta de violence pendant une heure; le vent rugissait aux oreilles des voyageurs et le sable déchirait leur peau. Parfois son souffle était tel qu'il était impossible aux gens de se maintenir à terre, même en s'y cramponnant avec les ongles; au-dessus et autour d'eux brillaient et s'entrecroisaient sans interruption les éclairs; l'atmosphère était en feu et le tonnerre grondait, tantôt en détonations courtes et rapides, tantôt en décharges mêlées de hurlements prolongés. Puis arrivèrent des torrents d'une pluie froide comme si elle eût traversé les sommets neigeux des Cordillères. Au bout d'une autre demi-heure, le nuage sombre avait disparu, le vent s'était apaisé aussi rapidement qu'il s'était levé: la tormenta était passée. Le soleil brilla bientôt dans un ciel de saphir, aussi serein que s'il n'avait jamais été intercepté par l'ouragan. Les jeunes Tovas, dont les corps ruisselaient d'eau, et dont beaucoup d'entre eux étaient meurtris et ensanglantés, se relevèrent. Avec l'insouciance de leur race, ils furent bientôt debout, se secouant, s'étirant à qui mieux mieux, visitant chacun des membres de leurs chevaux pour savoir s'ils étaient en état de reprendre leur course.--A un signal de leur chef, ils jetèrent leurs jergas sur le dos de leurs montures, et se tinrent prêts à recevoir l'ordre de se mettre en marche. Francesca s'était tenue immobile et comme insensible à tout sous le manteau du jeune chef. Quand il vint à elle pour reprendre possession de cet insigne de sa grandeur, il n'obtint pas d'elle un regard. Ayant, avec l'aide d'un de ses hommes, fait mine de vouloir la replacer sur sa selle, d'un geste plein de dédain elle l'écarta, et légère comme un oiseau, elle se retrouva à cheval. Un cri d'admiration échappa à toute cette horde: elle était à leurs yeux digne d'être leur reine, celle sur laquelle l'effroyable tourmente avait pu passer comme sans la toucher. Cependant tout était prêt, et ses ravisseurs, sautant sur leurs montures, poursuivirent leur route à travers la plaine balayée par les eaux, et continuèrent leur marche vers la tolderia de leur tribu, dans le même ordre de marche qu'auparavant. Abandonnons-les. [Illustration: CHARLES GOUNOD] [Illustration: MILLIE-CHRISTINE ou LA FEMME A DEUX TÊTES.] [Illustration: L'HIVER.--D'après le tableau de M. Toulmouche.] Bien loin de là, sur la berge d'une rivière, se dresse un bivouac; un feu de campement brille gaiement; trois hommes sont assis autour de lui. Ces hommes viennent de passer la nuit en cet endroit; quelques bagages sont épars çà et là, et près d'eux trois chevaux non sellés sont encore attachés à leurs piquets. Deux de ces hommes sont à peine entrés dans l'âge de la virilité; le troisième est plus âgé, il a environ trente ans. Il n'est pas besoin de dire quels sont ces trois voyageurs: le lecteur aura deviné Gaspardo, Ludwig et Cypriano. Nous l'avons dit, Mme Halberger avait elle-même exigé que son fils accompagnât son cousin et Gaspardo. Ils ne seraient pas trop de trois pour la tâche qu'ils entreprenaient, et quant à elle, dans son estancia, sous la garde de ses fidèles péons, elle ne devait courir aucun danger. Ils ne sont encore que sur le bord du Pilcomayo, à une journée de distance du point de départ de leur expédition. Ils sont arrivés en cet endroit en suivant les traces des assassins. Fatigués par leur marche rapide et par deux nuits sans sommeil, ils ont campé sur la piste. Suffisamment reposés par leur halte, ils se préparent maintenant à reprendre leur route dès qu'ils auront achevé le déjeuner qui s'apprête. Sur une pierre plate presque rougie par la chaleur des tisons, une certaine quantité d'épis de maïs est en train de griller (1). Enfilé dans un _asador_ ou broche et rôtissant devant la flamme est un rôti qui, d'après nos usages européens, semblerait peu appétissant. C'est un singe, un des _guaribas_ (2) qui, attirés par la flamme, ont eu pendant la nuit la témérité de s'approcher du feu de bivouac, comme pour se mettre à la portée de la carabine de Gaspardo. Il servira de pièce de résistance pour le repas matinal des voyageurs. Ils ne sont pas à court de vivres, car ils ont emporté avec eux du boeuf salé; mais Gaspardo a un faible pour le singe rôti et le préfère au _charqui._ D'ailleurs, ils veulent ménager leurs provisions. [Note 1: Le maïs est une nourriture très en usage chez les Paraguayens et les autres habitants du pays du Parana.] [Note 2: Une des nombreuses espères d'_ateles_ ou singes hurleurs.] Il y a aussi sur les cendres un vase dans lequel chante un liquide dont les bouillonnements menacent de renverser le couvercle. C'est de l'eau avec laquelle ils vont préparer leur thé, le véritable _maté_ du Paraguay; trois tasses en noix de coco, munies de leurs _bombillas_ ou tubes d'aspiration, sont placées sur l'herbe en attendant le moment de s'en servir. Dispersés au milieu des bagages, recado, selles, jergas, caronas, caronillos, cinchas, cojinillos, ponchos et sobre-puestos (3), outre trois paires de bolas, trois lazos, trois couteaux de chasse et trois fusils», se trouvent des vivres de tout genre. [Note 3: Les articles compris dans le harnachement d'un cheval de gaucho forment un curieux catalogue. Sous le nom général de «recado» ou selle, nous avons: 1º Le _caronillo_, peau de mouton placée directement sur le dos du cheval; 2º la _jerga primera_, morceau de tapis d'environ 1 mètre carré, déposé sur le caronillo; 3º la _jerga secunda_, morceau plus petit, de la même étoffe, étendu sur la partie inférieure de la jerga primera; 4º la _carona de vaca_, environ 1 mètre carré de cuir de vache non tanné étendu sur les tapis; 5º la carona de suela, morceau de même grandeur de cuir tanné ornementé avec des estampages; 6º le _recado_ proprement dit, qui est la charpente de la selle, rembourrée de paille et couverte de cuir estampé; 7º la _cincha_, ou sangle, faite d'une épaisse bande de cuir cru, et serrée, non par des bandes, mais par des anneaux de fer au travers desquels passe la courroie qui sert à la tirer; le _corrion_. La cincha s'étend par-dessus la selle et embrasse tous les articles déjà mentionnés; 8º Le _cojinillo_, appelé quelquefois _pellon_, qui est un drap de laine, noir ou blanc, recouvrant le tout et recouvert lui-même par le _sobre-puesto_; 9º le _sobre-puesto_, petit morceau de tapis ou de peau de loup étalé sur le cojinillo; 10º la _sobre-cincha_, courroie resserrant le tout et attachée par une boucle. En outre, il y a le _chapendo_, bande d'argent qui traverse le front du cheval; le fiador ou bricole très-ornée autour de son cou, et le _pretal_, brillante ceinture argentée qui est de proportions colossales et passe devant sa poitrine. En ajoutant les étriers, on aura l'équipement complet de la monture d'un gaucho.] Malgré cette abondance, la joie ne règne pas dans le camp; bien que les voyageurs soient affamés, l'odeur de la viande rôtie et l'arôme de la _yerba_ ne les égayent pas; tous les trois ont le coeur rempli de noires pensées. Leur expédition n'est ni un divertissement, ni une promenade, ni une chasse. Ils poursuivent des assassins et des ravisseurs, ils ont hâte de continuer à les suivre. Aussi leur déjeuner est-il bientôt expédié. Les deux jeunes gens sont déjà debout, le pied sur l'étrier. Que fait donc le gaucho, son repas fini? Quelle raison pouvait-il avoir de s'attarder auprès du bivouac? Les jeunes compagnons, impatients, se demandaient du regard le motif d'une lenteur à laquelle Gaspardo ne les avait pas habitués. Sans doute le soleil était à peine levé, car il ne dépassait pas encore la cime des arbres; mais dans un voyage de la nature de celui qu'ils avaient entrepris, cela ne justifiait pas une perte de temps inutile. Ils avaient bien remarqué pendant leur déjeuner que, tout en sellant les chevaux, les traits de Gaspardo, si ouverts d'ordinaire, avaient une expression inaccoutumée de souci ou de réflexion. Quelque chose le préoccupait, à côté même de la douleur qui leur était commune à tous, et certes ils savaient que le fidèle gaucho l'éprouvait aussi vivement qu'eux-mêmes. Mais qu'était-ce? Il avait à plusieurs reprises quitté le feu et même le déjeuner pour parcourir le terrain découvert qui s'étendait aux environs. Il s'était chaque fois arrêté auprès d'un certain arbre et avait semblé examiner cet arbre avec une attention singulière. Au dernier moment même, le pied levé pour se mettre en selle, à leur grand étonnement, il s'était rendu une fois encore auprès de ce même arbre et, pendant qu'ils se faisaient part de leurs observations, il était encore occupé à l'examiner. Qu'avait donc cet arbre de si intéressant pour le gaucho? C'était un arbre de taille médiocre avec de légères feuilles vertes qui le désignaient comme appartenant à l'espèce des mimosas, et aux longues branches duquel pendaient des grappes de belles fleurs jaunes. Le regard du gaucho s'arrêtait sur ces fleurs, et les jeunes gens pouvaient distinguer dans toute sa contenance les signes persistants de l'inquiétude. CHAPITRE VII L'ARBRE BAROMÈTRE «De quoi s'agit-il donc, Gaspardo? demanda enfin Cypriano cédant à son impatience, nous devrions déjà être loin d'ici, nos moments sont précieux. --Je le sais, patron; mais si cet arbre dit vrai, s'il n'est pas un menteur, nous aurions tort de nous presser. Venez ici! Et regardez ces fleurs.» Quittant leurs chevaux, les jeunes gens s'approchèrent de l'arbre et examinèrent ses grappes embaumées. «Qu'ont donc de particulier ces fleurs? reprit Cypriano, je n'y vois rien d'étrange. --Moi j'y vois quelque chose, dit Ludwig qui avait reçu de son père quelques leçons de botanique. Ces corolles sont à demi fermées et elles ne l'étaient pas il y a une demi-heure. Je les ai remarquées et elles étaient en plein épanouissement. --Ne bougez pas, fit Gaspardo, et observons encore.» Ses compagnons obéirent. Après cinq minutes d'examen ils virent que les corolles des fleurs s'étaient encore plus fermées, tandis que les pétales se recroquevillaient et se crispaient sur elles-mêmes. «_Ay Dios!_ s'écria le gaucho, il n'y a plus de doute, nous allons avoir une tempête, un _temporal_ ou une tormenta (4)! [Note 4: Ces ouragans ont un caractère diffèrent. Le «temporal» prévient de son approche et est toujours précédé de trois journées lourdes et pluvieuses. La «tormenta» éclate soudainement et est une espère de typhon.] -Ah! interrompit Ludwig, c'est, un arbre _ninay_ (5). J'ai souvent entendu mon père en parler. [Note 5: L'arbre _ninay_ de l'Amérique du Sud appartient à la famille des sensitives et prévient toujours de l'approche d'une tormenta en fermant les corolles de ses fleurs.] --Oui, mon jeune maître. Regardez ces fleurs, elles se ferment encore; dans moins d'une heure nous n'en verrions plus une seule, il n'y aurait plus que des boutons. Que faire? il serait malsain pour nous de rester ici, et d'autre part cela n'avancerait en rien notre voyage. Nous ne savons pas au juste le moment où la tempête arrivent sur nous, mais, à la façon dont parle ce baromètre, elle promet d'être violente. --Mais ne pouvons-nous pas nous abriter dans la forêt? --Ce serait bon pour des Indiens d'aller chercher dans la forêt un remède pire que le mal. La forêt! patron! si c'est une tormenta, il vaut mieux cent fois nous trouver au milieu de la plaine. Nous n'y serons pas à l'aise, mais nous y serons toujours moins exposés que sous des arbres dont la chute pourrait nous écraser. J'ai vu les plus gros algarrobas déracinés, balayés par une tormenta et voltigeant en l'air comme des plumes d'autruche. --Quel parti prendre alors? --Vraiment, répondit le gaucho, mieux vaut encore monter sur nos chevaux et courir à toute vitesse devant nous. Voilà! ce sera toujours autant de chemin de fait, et après à la grâce de Dieu! Allons, mes enfants! en selle et suivez-moi. Je n'ai pas été pendant trois ans prisonnier des Indiens du Chaco sans connaître un peu leur pays. Si je ne me trompe, nous avons chance d'atteindre une grotte qui pourrait nous servir de refuge sur le bord du fleuve; c'est assez loin d'ici, malheureusement, mais qui ne risque rien n'a rien. C'est une affaire de temps; et pour cela prions d'abord la Vierge!» En disant ces mots, le gaucho s'agenouilla, fit le signe de la croix, et récita un _pater_ auquel les jeunes gens répondirent par un _amen._ «Maintenant, _muchachos!_ cria le gaucho en se relevant, à cheval et sauvons-nous!...» A ces mots il sauta en selle, les deux cousins l'imitèrent et tous trois, enfonçant leurs éperons dans les flancs de leurs montures, ils eurent bientôt laissé derrière eux le feu du bivouac qui pétillait encore. Tout en hâtant de fuir le danger qui les menaçait et dont nous avons pu apprécier l'importance dans le précédent chapitre, les trois cavaliers suivaient toujours la piste des sauvages, qui, par bonheur, se dirigeait vers l'endroit où Gaspardo espérait trouver un abri contre la tempête. On ne quittait pas le bord du fleuve coupé çà et là par des hauteurs plus ou moins abruptes. Malgré leurs craintes, ils ne pouvaient s'empêcher de songer aux assassins qu'ils poursuivaient. On sait que Ludwig et Cypriano étaient sur ce point d'opinion différente, et ils continuaient, à ce sujet, leur discussion de la veille. Fort de ses secrets pressentiments, Cypriano était persuadé que les Indiens appartenaient à la tribu des Tovas et que le ravisseur de sa cousine n'était autre que le fils de leur chef; Ludwig, trop confiant, rejetait cette idée. La chose était absurde, monstrueuse, impossible. Naraguana, le vénérable Naraguana, le vieil ami de son père, son protecteur depuis si longtemps, pouvait-il tout d'un coup être devenu un traître et avoir consenti à un pareil forfait! Mayne Reid. (_La suite prochainement._) UN VOYAGE EN ESPAGNE PENDANT L'INSURRECTION CARLISTE IV Opérations militaires des Landes et des troupes régulières.--Arrestation des trains par la Lande de Santa-Cruz.--Le camp d'_Achulégui_.--Courriers, espions et fournisseurs des carlistes.--Les visiteurs du camp d'Achulégui. Voici quelle était, vers les premiers jours d'avril, la situation réciproque des bandes carlistes et des troupes régulières ou plutôt de l'_armée du Nord_, ainsi qu'on intitulait pompeusement les 114 ou 16,000 hommes inscrits sur le papier et placés sous le commandement en chef du général Nouvilas. Les bandes, au nombre d'une douzaine, composées en moyenne de 250 à 500 partisans, sous les ordres de chefs qui ne jouissaient pas encore d'une très-grande notoriété, opéraient sur les divers points de la Navarre, du Guipuzcoa et de la Biscaye, dans les montagnes, aux environs de Vera, d'Oyarzun, de Tolosa, de Zumarraga, etc. Toutes leurs expéditions se bornaient à recruter des partisans, faire des réquisitions en vivres et en argent, couper les poteaux télégraphiques et à fatiguer les troupes régulières envoyées à leur poursuite. Quant à celles-ci, elle ne se composaient alors, à ma connaissance, que des brigades de Loma, de Castanon, de Gabrinetti, de Castillo et de Novarro. Chaque brigade n'ayant qu'un effectif d'environ six cents hommes, c'étaient trois mille hommes tout au plus, qui battaient constamment les montagnes, depuis Bilbao jusqu'à Pampelune et depuis Saint-Sébastien jusqu'à Vittoria. C'étaient les mêmes brigades que je rencontrais dans toutes mes excursions. La manière de se battre et de faire la guerre, de part et d'autre, était toujours la même. Une bande apparaissait-elle ou avait-elle pris position, dans les montagnes de _las Amescuas_, dans celles d'Oyarzun ou du Bazlan? vite, une ou deux brigades étaient lancées à sa poursuite, en ne s'écartant jamais des chemins battus. Si la bande était trop nombreuse et dans une position reconnue inexpugnable, les troupes continuaient leur route, laissant les bandes fort paisibles dans leurs cantonnements. Si le brigadier jugeait convenable, au contraire, de livrer bataille et que, de son côté, le _cabecilla_ voulut bien l'accepter, le combat avait lieu séance tenante; et pendant un temps plus ou moins long on exécutait des feux de tirailleurs dont le résultat se bornait régulièrement à quatre ou cinq morts et à quelques blessés, des deux côtés. Après quoi la brigade continuait sa route et la bande restait aussi intacte qu'auparavant, dans ses positions. Pendant huit mois j'ai assisté à des rencontres de ce genre et, à part deux ou trois combats sérieux, entre autres celui d'Eraül, je puis affirmer que les opérations militaires s'exécutaient avec cette constante uniformité, ne laissant ni vainqueurs ni vaincus. Le curé Santa-Cruz, qui était loin d'être un homme de guerre, vint changer la monotone stratégie des bandes carlistes et donner à la guerre civile plus d'activité et plus d'animation. Au lieu d'attendre les troupes du gouvernement dans les montagnes, il alla à leur devant pour les arrêter dans leur marche. A la tête de sa bande qui, en peu de jours, de cent hommes s'était grossie de six cents, il porte partout la terreur et la destruction. Il arrête les trains des voyageurs sur le chemin de fer du Nord d'Espagne et intercepte les dépêches du gouvernement, en sommant les mécaniciens et les conducteurs de ne plus continuer leurs services, sous peine de la vie. J'ai été témoin d'une attaque de ce genre exécutée avec une audace inouïe. C'était entre Tolosa et Hernani, au tunnel d'Andoain. Le train-poste de Madrid à Irun passait, en cet endroit, vers les six heures du matin. Santa-Cruz, qui connaissait parfaitement la contrée, sa paroisse étant située aux environs, fit poster ses hommes en avant du tunnel, sur les deux côtés de la voie, jusqu'à moitié chemin de Tolosa. A peine le train apparaît-il à la vue, qu'ils accueillent par de nombreuses décharges de fusil le mécanicien et les wagons des voyageurs, prévenant ainsi le premier à ce qu'il eut à arrêter sa marche. Santa-Cruz avait fait, en outre, enlever les rails qui se trouvaient à l'entrée du tunnel. Le mécanicien ne tenant pas compte de cet avertissement, continua sa marche à toute vapeur, et au moment où le train s'engageait dans le souterrain, il s'effectua un affreux déraillement Le mécanicien et le chauffeur furent tués et un grand nombre de voyageurs contusionnés. Il fallut retirer ces derniers de dessous les wagons renversés. Pendant cette scène de désolation, Santa-Cruz, debout sur un monticule contigu à la voie, contemplait ses officiers et ses soldats visitant tes wagons, s'emparant des dépêches du gouvernement, et s'appropriant même les bagages des voyageurs qui étaient à leur convenance. La bande disparut ensuite. L'attaque des trains ne suffisant pas au genre de guerre inauguré par Santa-Cruz, il y ajouta l'incendie des gares, la destruction des wagons et l'enlèvement des rails. Les dégâts qu'il occasionna, notamment à la gare d'Andoain, furent tels qu'il rendit l'exploitation de ce chemin impossible, d'Irun jusqu'à Vittoria, c'est-à-dire sur un parcours de plus de 120 kilomètres. Depuis cette époque, la circulation n'y est pas encore rétablie et les troupes du gouvernement n'ont pu employer cette voie de transport si utile pour elles, au point de vue stratégique. Santa-Cruz inventa, en outre, de nouveaux genres de réquisitions et de persécutions pratiquées aux dépens des ennemis de la cause dont il se déclarait le défenseur ardent. La junte carliste, dont je ferai connaître bientôt le rôle qu'elle joue dans l'insurrection, ne fournissait pas régulièrement aux bandes ni l'argent nécessaire à leur alimentation, ni les armes dont elles avaient besoin. Le prêtre-cabecilla y pourvut à sa manière. Tous les villages qui se trouvaient sous sa dépendance, comme ceux qu'il rencontrait sur sa route, devaient pourvoir à la nourriture et au logement de sa bande. Aujourd'hui c'était Vera, demain Lessacca, après-demain Eychalar, et successivement chaque localité ouverte, c'est-à-dire qui ne se défendait pas ou n'avait pas de troupes pour la défendre, était journellement réquisitionnée et rançonnée. Il allait même jusqu'à faire arrêter et emmener prisonniers, lorsqu'il ne les fusillait pas, les personnes notables du parti libéral, auxquelles il imposait une contribution de guerre en argent. Lorsqu'il manquait des armes, il s'en procurait en attaquant, dans leurs propres villages, les volontaires qu'il désarmait et dont il s'appropriait les fusils et les munitions. Les volontaires de Renteria, de Tolosa et d'Oyarzun furent désarmés par ce procédé de surprises. C'est ainsi que pendant six mois, le curé Santa-Cruz a fait la guerre de partisans aux frais des habitants mêmes du pays insurgé. L'établissement d'un camp retranché est encore une innovation dont le mérite revient à cet excentrique cabecilla; je veux parler du camp d'_Arichulégui_ appelé par abréviation _Achulégui._ Ce qu'on nomme camp d'_Achulégui_ est l'ensemble de quatre ou cinq montagnes séparées entre elles par des gorges et des torrents, et entourées elles-mêmes par les hautes montagnes de l'Aya, entre autres par le pic des _Trois-Couronnes._ Sur ces montagnes, d'une hauteur secondaire, s'élèvent une dizaine de _caserios_ (fermes), habités par de pauvres cultivateurs. Santa-Cruz réquisitionna ces maisons et y établit une centaine d'hommes de sa bande, dans chacune d'elles, et les transforma en postes-casernes; il fit des cantiniers des propriétaires de ces habitations. Il put loger ainsi jusqu'à mille hommes dans ces divers postes-casernes; et comme ces montagnes constituaient une espèce de forteresse naturelle inaccessible aux troupes régulières, les bandes venaient se reposer dans ce, camp, s'y recruter et s'y ravitailler. En outre, les chefs carlistes pouvaient y envoyer les prisonniers qu'ils faisaient, ce qui leur était impossible de pratiquer avant la création d'_Achulégui_, n'ayant pas de localité ni de place fixes où ils pussent les enfermer. Le brigadier Novarro et ses officiers, faits prisonniers à la bataille d'Eraül, y ont séjourné longtemps. On comprend tout l'avantage que l'insurrection retira de ce camp. Antérieurement, les bandes expulsées des villages par les troupes régulières étaient forcées de vaguer sur les montagnes, de coucher dans les bois, exposées aux intempéries de la saison, sans préjudice des inconvénients qu'elles avaient pour se procurer des vivres. Leur réunion devenait d'autant plus difficile que les hommes, obligés de trouver des refuges sous des rochers, dans des grottes et sous des abris façonnés en branches, qu'ils se faisaient, se trouvaient séparés entre eux par de grandes distances. Dans le _camp d'Achulégui_, ils sont abrités, vivent en commun et communiquent ensemble absolument comme dans une caserne. Sous ce rapport, le curé Santa-Cruz a rendu un grand service à l'insurrection carliste. Ce prêtre-cabecilla ne s'arrêta pas seulement à cette innovation; il créa des courriers, des espions et des fournisseurs au service des bandes. Sur tous les points des quatre provinces, dans les villes comme dans les villages, il avait enrégimenté un certain nombre d'individus chargés de la surveillance des troupes régulières. Lorsqu'une brigade était en marche dans telle ou telle direction, un de ces individus transformé en courrier en portait la nouvelle au cabecilla menacé d'être attaqué, de sorte que celui-ci connaissait la marche et la composition des troupes qui allaient à sa rencontre six et huit heures avant leur arrivée à la position qu'il occupait. Quant au service des espions, il était organisé sur d'autres bases. Les individus qui le remplissaient se composaient généralement de mendiants et de mendiantes dévoués au parti. Sous prétexte d'aller demander l'aumône dans les villes, les villages et les maisons particulières, ils se rendaient compte de tout ce qui s'y passait d'hostile à la cause carliste, de ce qu'on y complotait ou préparait contre elle, et allaient immédiatement en faire leur rapport à Santa-Cruz qui se montrait, je dois le reconnaître, très-généreux à leur égard. Il gratifiait généralement un bon espion d'une somme de _vingt-cinq pesetas_ (25 francs). Les courriers et les espions carlistes ont toujours fait le désespoir du général Moriones, qui leur attribuait la cause de l'impossibilité où il était de pouvoir arriver à temps pour attaquer les bandes. Il prit contre eux, l'année dernière, des mesures de rigueur qui n'eurent aucun résultat. La création des _fournisseurs_ eut une toute autre importance que celle des courriers et des espions. Les bandes en garnison dans un village ou campées sur la montagne manquaient souvent de vivres et de munitions. Afin d'éviter cet inconvénient très-préjudiciable à leurs opérations militaires, Santa-Cruz s'entendit avec des fournisseurs qui, par leur position sociale et leur situation sur la frontière, pouvaient lui procurer en vivres et en munitions les quantités qu'il leur demandait. J'ai connu deux notables commerçants, et des plus honorables encore, qui ont fourni à l'insurrection carliste, pendant six mois, pour plus de trois millions de vivres, de munitions et d'effets d'habillement. Les moyens de les faire passer en contrebande étaient des plus simples. Les magasins de ces deux fournisseurs sont établis sur les bords ou à peu de distance de la rivière. La nuit, une ou plusieurs barques chargées de vivres, d'habillements et de munitions se détachent de la rive française, traversent la Bidassoa et vont déposer leur cargaison à un endroit déterminé d'avance. Là se trouvent postés quarante ou quatre-vingts hommes armés de la bande, et cinq à six charrettes qui les accompagnent. Le chargement s'opère sans obstacles, et le tout est transporté à sa destination. Le passage de la contrebande de guerre fut d'autant plus facile, vers le mois d'avril, qu'à cette époque déjà la bande de Santa-Cruz avait chassé de la rive gauche espagnole tous les _carabineros_ (douaniers) qui la gardaient et avait substitué ses hommes à leur place. Je dois constater que l'insurrection était arrivée alors, avec le peu de ressources dont elle disposait et à l'aide de _cabecillas_ de second ordre, à son plus haut degré de développement. On va la voir grandir encore et s'organiser d'une façon plus formidable, à la suite des événements politiques qui vont agiter profondément l'Espagne. Au nombre de ces événements, qui serviront puissamment la cause de don Carlos, je dois constater en première ligne l'abdication du roi Amédée et la proclamation de la république. À propos du camp d'_Achulégui_, le fait qui m'a le plus frappé dans une excursion forcée que j'y ai faite, c'est le nombre de visiteurs qui s'y rendent, chaque jour, et principalement les dimanches et les fêtes. Ces visiteurs sont les femmes, les enfants, les soeurs elles frères des partisans qui y sont casernes; ils viennent leur apporter des habits, du linge et des vivres. Ces malheureux font souvent huit à dix lieues de marche à pied à travers les montagnes, par des temps et des chemins horribles, pour venir voir les membres de leurs familles qui ont abandonné le toit domestique afin de servir la cause du prétendant. J'ai assisté à plus d'une entrevue entre le mari et la femme, le fils et le père, le frère et la soeur, et j'y ai remarqué le sentiment de fatalisme oriental le plus prononcé. Pas une récrimination de la part de la famille sur le départ du chef de la maison; pas une plainte ni un regret de la part de ce dernier sur sa position de soldat et sur l'abandon du toit domestique! On causait ensemble pendant huit minutes, les uns parlant des affaires de la maison, les autres racontant les combats où ils avaient pris part, et ceux qu'ils allaient affronter encore. Puis, sans même s'embrasser, les parents reprenaient le chemin de leurs villages, en murmurant sans doute ces mots de consolation: _Dieu le veut!_ et les partisans revenaient à leur poste-caserne reprendre leur fusil en chantant une chanson de guerre carliste. Tel est un des traits du caractère des Basques qui composent l'armée de l'insurrection! H. Castillon (d'Aspet). INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ A HENRI BREVIÈRE A FORGES-LES-BAINS (SEINE-INFÉRIEURE). La petite ville de Forces vient d'inaugurer le monument érigé par souscription à l'un de ses enfants, à Brevière, le _rénovateur de la gravure sur bois en France._ L.-Henri Brevière, né à Forges-les-Eaux, le 15 décembre 1797, mort à Hyères, le 2 juin 1869, était fils d'un ouvrier potier; il fut élevé par une parente qui le mit en apprentissage chez un graveur en cachets. La gravure sur bois était, depuis plus de quatre-vingts ans, tombée dans l'oubli le plus complet. C'est à peine si, en 1815, on voyait encore dans un ou deux almanachs de Metz et de Strasbourg, des échantillons de planches faites _au canif et sur bois de fil_, planches qui s'écrasaient sous la presse et ne pouvaient donner que des épreuves informes et en nombre très-restreint. En présence des tristes résultats de ce genre de gravure, Brevière eut l'idée d'essayer de _graver au burin et sur bois debout_. Le jeune graveur, qui n'avait alors que dix-huit ans, ignorait, comme tout le monde en France, que depuis vingt ans Bewick, en ngleterre, avait eu la même inspiration. La première vignette obtenue par ce procédé, fut commandée à Brevière, en 1815, par F. Baudry, imprimeur à Rouen. Elle représentait les armes de la ville avec les fleurs de lis en remplacement des abeilles impériales. C'est donc à tort que jusqu'à présent on a généralement considéré un graveur anglais, Charles Thompson, comme étant le rénovateur de la gravure sur bois en France. Cet étranger n'est arrivé à Paris qu'en 1817, deux ans après la publication de plusieurs _vues de Normandie_, gravées sur bois et debout par Brevière. Brevière n'eut d'autre maître que lui-même. De 1829 à 1863, il a gravé pour tous les ouvrages de luxe édités par Curmer, Hetzel, Renouard, Furne, Hachette, Paulin, etc.; il fut le collaborateur de presque tous les artistes contemporains: Chenavard, Granville, Meissonier, Dauzats, Decamps, Fragonard, Johannot, Raffet, Devéria, Gavarni, G. Doré, etc. Enfin son oeuvre de graveur se monte à plus de trois mille pièces. Tel est l'artiste auquel ses concitoyens et ses élèves reconnaissants ont érigé un monument dont l'exécution a été confiée à M. Adeline, architecte, et à M. Louis Auvray, statuaire. La gravure que nous donnons de ce monument est dessinée d'après une photographie de M. Courtin, bibliothécaire et conservateur du musée de Neufchâtel (Seine-Inférieure). Fauvez. [Illustration: Mlle ANNA BELOCCA.] Mlle BELOCCA Tout réussit à la jeunesse: Voici une jeune fille de dix-huit ans, née dans une excellente famille russe. Son père était conseiller à la Cour de Saint-Pétersbourg. Sa profession l'entraîne vers le théâtre; inconsciente de sa propre valeur, ignorante des difficultés qui entourent la vie d'artiste, elle s'engage résolument, sans regarder derrière elle dans cette carrière dramatique, sur cette scène italienne de Paris, dont s'effrayent les plus accoutumés au succès. Elle cherche un maître dans M. Strakosch et après un an d'études elle aborde courageusement, après la Patti, ce rôle de la Rosine du _Barbier de Séville_. Et voyez la fortune réservée à ces audaces de la vingtième année! Mlle Belocca conquiert en une soirée la situation d'une artiste que le public aurait depuis longtemps applaudie. C'est que Mlle Belocca a pour elle ce charme qui fait les succès instantanés. Elle est jeune, elle est jolie. Sa voix de mezzo, soprano joue dans un registre sonore et partout égal; elle a cette grâce, cette fleur de la jeunesse qui séduit et fait pardonner quelques hésitations du talent qui se forme. Elle se prête à tous les styles: aux langueurs des chansons russes, aux caractères de la Rosine, au _Brindisi_ de Maffio Orsini et à l'esprit des chansons françaises que Mlle Belocca a intercalées dans la leçon de chant et que le public du Théâtre-Italien a chaleureusement applaudies en affirmant l'avenir de la jeune artiste, qui, avec une rare modestie, semble seule encore douter d'elle-même. M. Savigny. [Illustration; Buste du sculpteur Brevière, récemment inauguré a Forges-les-Bains.] HISTOIRE DES ASTRES PAR J. RAMBOSSON Que le public intelligent ait décidément compris l'importance et l'intérêt de l'astronomie, c'est ce qui est démontré maintenant par le nombre des ouvrages publiés depuis dix ans sur cette science admirable et par le succès qu'ils ont obtenu. On lit désormais les livres d'astronomie popularisée avec tout l'attachant plaisir qu'on éprouvait autrefois à la lecture des romans. Je n'en veux pour preuve que le succès dont la plupart de ces ouvrages ont été couronnés, et quoiqu'on prétende généralement qu'on soit mauvais juge dans sa propre cause, j'avouerai néanmoins que j'ai été le premier à m'apercevoir avec satisfaction de ce succès. Ainsi, la _Pluralité des [Illustration: Tache vue près du bord du soleil.] mondes habités_, dont la première édition est parue en 1862, est arrivée aujourd'hui à sa vingtième édition française, sans compter aussi les innombrables traductions qu'on en a faites; les _Mondes imaginaires_, ouvrage qui fait suite au précédent, sont actuellement à leur douzième édition; le _Ciel_, de M. Guillemin, publié en 1865 avec un luxe jusqu'alors inconnu pour les livres de science, approche de sa cinquième édition (chacune étant de 3500 exemplaires); le petit livre des _Merveilles célestes_ est à son vingtième mille; le _Soleil_, du P. Secchi, quoique un peu technique, a été lu par des milliers de lecteurs; il y a quelques jours encore, le docteur Hoefer vient de faire paraître une _Histoire de l'astronomie_, etc. La librairie Firmin Didot, connue principalement depuis le siècle dernier par ses éditions d'auteurs classiques si soignées, a déjà publié l'année dernière un ouvrage d'astronomie, savant et original, le _Ciel géologique_ de M. S. Meunier, dans lequel l'auteur a traité _ex professo_ des aérolithes et du rôle encore peu connu qu'ils jouent dans le système de l'univers. Aujourd'hui, la même librairie publie un nouveau livre de M. Rambosson, l'_Histoire des astres_, auquel je suis heureux de souhaiter la bienvenue. [Illustration: Rotation de la terre autour du soleil.] [Illustration: Christophe Colomb expliquant une éclipse.] [Illustration: Gravures extraites le l'Histoire des astres, par M. Rambosson. (Firmin Didot fils et Cie, éditeurs.)] [Illustration: Croissant lunaire, six jours après la nouvelle lune.] M. Rambosson, auteur de l'_Histoire des plantes utiles_, des _Lois de la vie_, des _Pierres précieuses_, de l'_Histoire des météores_, a entrepris dans un nouvel ouvrage d'exposer les notions essentielles de l'astronomie, et on les trouve résumées dans les dix-huit chapitres qui forment l'ouvrage, avec clarté et exactitude. On y passe successivement en revue le soleil, les planètes, la terre que nous habitons, la lune qui l'accompagne, les comètes, les étoiles, les constellations. Aucune science n'est comparable à l'astronomie par la grandeur des horizons ou l'importance des faits qu'elle nous découvre. Les dernières recherches relatives aux mouvements propres des soleils dans l'immensité et à l'analyse spectrale de leur lumière sont véritablement merveilleuses et capables de confondre l'imagination, même la plus audacieuse. Il ne faudrait pas confondre l'_Histoire des astres_, de M. Rambosson, avec l'_Histoire du ciel_, que j'ai publiée récemment. Dans cet ouvrage-ci, j'ai présenté une histoire populaire de l'astronomie et des différents systèmes imaginés par l'esprit humain pour expliquer la construction de l'univers, depuis l'époque primitive où l'illusion des sens faisait supposer la terre plate et fixe, jusqu'à notre époque, où nous savons qu'elle vole dans l'espace à raison de 27,500 lieues par heure. Le nouveau livre de M. Rambosson est plutôt une description qu'une histoire de l'astronomie, quoiqu'il s'ouvre par un résumé historique. Si le nom d'histoire lui a été donné en titre, c'est sans doute par une expression analogue à celle dont Pline et Buffon se sont servis lorsqu'ils ont donné le titre d'_Histoire naturelle_ à leur description des règnes de la nature. Dans l'illustration de cet ouvrage, on remarquera plusieurs gravures d'après l'antique, de belles planches en couleur auxquelles nous avait déjà accoutumés l'éditeur des _Moeurs et Costumes au moyen âge_, et des gravures sur bois dont les quatre que nous reproduisons sont un spécimen. L'une nous explique le mouvement de rotation de la terre autour du soleil; l'autre nous montre l'éclipse de lune annoncée par Christophe Colomb aux indigènes de la terre qu'il venait de découvrir; phénomène astronomique qui lui permit d'exercer immédiatement sur eux l'ascendant qu'un homme de génie a toujours sur le vulgaire. Une autre figure reproduit l'observation faite par le P. Secchi d'une tache du soleil arrivée au bord de l'astre, et la quatrième donne une idée de la beauté de la lune vue au télescope la veille du premier quartier. Les personnes qui ne se sont pas encore laissé prendre aux charmes de l'astronomie n'ont qu'à mettre l'oeil un beau soir à l'oculaire d'une lunette dirigée vers la lune en croissant ou en quartier; elles n'en croiront pas leur vue et se croiront déjà transportées dans un autre monde. Camille Flammarion. LES THÉÂTRES Palais-Royal. _Le Chef de division_, comédie en trois actes de M. Gondinet.--Opéra-Comique. _L'Ambassadrice_, Mme Carvalho.--Italiens. _Don Giovanni._ Nous attendions l'autre soir devant le Palais-Royal le moment où la sonnette du théâtre devait nous annoncer que la nouvelle comédie de M. Gondinet allait commencer, lorsque passa près de nous un bon bourgeois donnant le bras à sa femme. Le couple s'arrêta devant l'affiche. «_Le Chef de division!_ dit le mari; ça doit être drôle!» et sur cette observation, les deux promeneurs entrèrent et se logèrent tant bien que mal dans la salle. Voici le crédit que ce titre heureux a sur le public. Il est certain que dans un pays administratif comme le nôtre les chefs de division jouent un grand rôle. Ils forment une hiérarchie qui se recrute dans une caste. La France avait par le passé des familles de robe et d'épée, et par le temps qui court elle a les familles de plume; là tout ce qui est né ou à naître a appartenu ou appartiendra aux bureaux, comme les enfants des côtes de la Normandie ou de la Bretagne à la mer; nous avons la circonscription ministérielle comme la circonscription maritime, et comme le soldat et le marin, l'employé est un type: Balzac le savait bien, lui qui a écrit une excellente étude de moeurs à ce sujet. Il relève de la comédie, de la plus gaie et, l'esprit aidant, de la plus bouffonne; aussi ce bourgeois alléché par les promesses du titre avait raison de dire: Ça doit être drôle!' M. Picaud de la Picaudière, cet homme de tenue sévère, à la cravate blanche, à la barbe rasée de près, dont la coiffure a pris un certain pli, l'oeil un certain regard, la bouche une certaine ligne, est convaincu qu'il est indispensable à la société. Les gouvernements changent, l'homme reste et c'est grâce à lui que va le monde ministériel. Voilà bien longtemps qu'on fait des épigrammes sur ces graves étourdis des bureaux, il se moque des mots qu'on fait et continue à s'enfermer dans son bureau pour tailler des plumes. Il est d'autant plus accablé de besogne que ses subordonnés ne le comprennent pas et qu'il biffe chaque jour leur rapport avec cette note au crayon rouge: À voir de plus haut! La hiérarchie! Tout est là pour Picaud de la Picaudière et s'il s'est choisi une femme, c'est qu'il a reconnu en elle l'_instinct de l'administration_. Avec quelques petits conseils Mme de la Picaudière sera la digne compagne du chef de division: gracieuse avec ses supérieurs, affable avec les égaux, froide avec les subalternes, aimable avec les inconnus. Cette dernière nuance est des plus imposantes: la raison en est simple: on sait ce qui peut advenir d'un ami, on ignore ce que l'on peut attendre d'un étranger. Ce Picaud est un malin; c'est un Larochefoucauld de cabinet. Je lui livre cette maxime que j'ai entendue d'un de ses collègues: «La reconnaissance n'est pas le souvenir du bienfait passé, mais le pressentiment du bienfait à venir.» Avec de telles idées, vous devez juger ce que pense Picaud d'un ministre en place et d'un ministre qui s'en va. Suivant la fortune de ce supérieur momentané, il place sa photographie sur son bureau de chef de division, ou il fourre sous la table avec une comique indifférence cette précieuse image: à un autre maintenant. Peu importe l'homme, vive le ministre! M. Gondinet a brodé de fantaisie spirituelle ce personnage du chef de division auquel toute la salle a applaudi à coeur-joie pendant tout le premier acte. Car elle est charmante à son début cette comédie qui reste jusque-là dans la gamme des plaisanteries permises et qui fait joyeusement de la satire sans arriver à la charge, et, comme pour donner encore plus d'accent à cette gaieté, l'auteur a glissé dans cet acte un incident des plus bouffons qui a été le véritable succès de la soirée. Une de ces petites dames,--on l'appelle Dindonnette dans l'intimité: c'est un mot qui ne désigne personne, mais qui les comprend toutes,--une de ces petites dames qui sont nécessaires pour toute comédie du Palais-Royal qui se respecte, a épousé un prince béloutchistan qu'elle amène à Paris. De peur d'indiscrétion, la princesse a dressé la liste de ses anciens amants et court les prévenir. Mais le khan a demandé à son ambassadeur les noms de quelques personnages marquants pour les décorer de son ordre du Pélican, à ruban jaune et bleu. Le prince a confondu les deux listes et le voilà décorant d'un seul coup tous les amoureux de Dindonnette, étalant en scène cette marque distinctive du passé de la princesse. Tout allait bien jusque-là et le succès semblait parfaitement assuré à cette comédie, prise à la fois sur le ton de légère satire et de bouffonnerie. Malheureusement les choses se sont un peu embrouillées à l'acte suivant. La note s'est par trop forcée: cette noce qui tombe dans le bureau du chef de division pour y boire du champagne et le transformer en cabinet particulier, ce Picaud perdant la tête au milieu de ces complications et allant chez le ministre le portefeuille plein de polichinelles et de manchons de femme, ce chassé-croisé de solliciteurs, de gandins et de cocottes dans ces couloirs ministériels, tout cela, dis-je, s'agite beaucoup sans arriver à un bien grand résultat comique. Quelques scènes par-ci par-là d'une finesse charmante; des mots très-acérés et très-heureux, mais de la confusion; le troisième acte ne nous a pas semblé plus heureux, malgré une scène excellente qui semblait vouloir ramener la pièce à la comédie fine du premier acte, par un quiproquo dans lequel Picaud de la Picaudière voit son honneur compromis même avant le mariage, mais la fantaisie par trop forcée a repris le dessus et a fait glisser l'auteur dans la charge. Malgré ces critiques, qui sont aussi celles du public de la première représentation, le Chef de division pourrait bien fournir au Palais-Royal une fructueuse carrière; car cette pièce, qui a de la gaieté, est jouée avec un rare ensemble par cette excellente troupe que Geoffroy conduit au succès. Il est parfait, ce dernier comédien d'une grande école de bon sens, de bonne humeur et de franchise. De quelle façon il porte la cravate blanche! Avec quelle solennité il donne un ordre et comme il a l'air affairé à ne rien faire. Gil-Pérès, en habitué des Italiens où il a gagné un baryton rauque, est superbe. Mlle Juliette Baron a toujours son éclatante gaieté; un cortège de comédiennes entourent la jolie fiancée de M. Picaud de la Picaudière, et Lassouche, comme une ombre au tableau, met en valeur ce groupe de jolies femmes. Mme Carvalho a repris le rôle de l'_Ambassadrice_ qui servit d'éclatant début à la jeune cantatrice. Nous étions alors en 1850; il nous souvient encore de Mlle Miolan, dont le talent s'annonçait si plein de promesses qu'il devait tenir. La voix était bien faible, mais elle avait une légèreté, une sûreté merveilleuses; il fallait une certaine audace à une virtuose de dix-huit ans pour s'attaquer ainsi à cette partition que Mlle Damoreau avait chantée avec une absolue perfection. Tout réussit à la jeunesse; on n'oublia pas Mme Damoreau, mais on adopta Mlle Miolan. Sa voix, aujourd'hui un peu fatiguée, après quelque vingt ans, n'ayant plus la fraîcheur de cette jolie voix de la dix-huitième année, elle laisse tomber parfois quelques perles de ce riche écrin vocal, mais plus maîtresse d'elle, plus sûre de ses effets et arrivant à la _maestria._ Il fallait ce talent pour sauver cette représentation de l'_Ambassadrice_. Car il faut bien le dire, ce n'est pas là un des meilleurs ouvrages d'Auber. Et d'abord le poème n'a pas gagné à vieillir; elle est un peu écrite à la diable, cette histoire d'un ambassadeur qui va chercher une chanteuse au cinquième étage pour en faire sa femme. C'est un roman d'artiste et de grand seigneur, bien mince dans le détail et qui ne se rachète pas par le fond. M. Auber lui-même ne l'a guère animé de sa musique que dans quelques morceaux, le reste a été laissé au talent de la cantatrice. Cette indifférence honore Mme Damoreau et Mlle Carvalho, mais je suis convaincu qu'elle nuira plus tard singulièrement à la pièce. Je ne fais que mentionner ici une reprise de _Don Giovanni_, au Théâtre-Italien. Si vous en exceptez M. Padilla, excellent dans quelques passages du rôle de don Juan, et Mlle Krauss, une des meilleures dona Anna que nous ayons entendue, vous aurez une des exécutions les plus pauvres du chef-d'oeuvre de Mozart. Nous espérons que M. Strakosch, qui nous promet les _Ruses de femme_, nous consolera par Cimarosa de cette interprétation défectueuse de Mozart. M. Savigny. Inauguration DE LA STATUE DU GÉNÉRAL BELGRANO A BUENOS-AYRES L'inauguration de ce monument a eu un grand retentissement dans le Rio de la Plata. Le nom du général Belgrano y jouissait, en effet, d'une popularité bien méritée, à cause de la part qu'il prit à l'affranchissement de son pays et à la constitution de la République dans les quatorze États dont il s'est composé jusqu'en 1852. On sait que, cette année-là, Buenos-Ayres se sépara de la République Argentine qui, depuis lors, compte un état de moins. C'est en 1816 et en 1817 que le général Belgrano obtint ses plus grands succès militaires, grâce à la discipline sévère qu'il savait entretenir dans son armée. En 1816, en effet, il remportait dans le haut Pérou des avantages signalés, et battait les troupes royales à Altumba; et, l'année suivante, il enlevait plusieurs positions importantes à l'ennemi, à la suite de sanglants combats qui décidèrent de l'issue de la lutte. Mais ce n'est pas seulement comme général que Belgrano rendit de grands services à son pays; il lui consacra aussi toute son intelligence d'homme d'État, et il fit les plus louables efforts pour y répandre l'instruction. C'est lui qui fonda la première école d'éducation scientifique ayant existé à Buenos-Ayres; et il consacra, malgré sa pauvreté, la dotation que le gouvernement reconnaissant avait cru devoir lui accorder, après la victoire de Tucuman, à l'ouverture de quatre écoles primaires, les premières également que quatre villes, aujourd'hui capitales de province, aient vu s'ouvrir pour l'éducation de leurs enfants. [Illustration: LA STATUE DU GÉNÉRAL BELGRANO Président de la République Argentine, récemment inaugurée a Buenos-Ayres.] Le général Belgrano, bien que né à Buenos-Ayres, était d'origine italienne. M. Sarmiento, chef de la République, présidait la cérémonie d'inauguration, et il a prononcé à cette occasion un discours très-sympathique qui a été couvert d'unanimes applaudissements. La statue du général Belgrano est l'oeuvre de M. Carrier-Belleuse, aidé pour le cheval par un sculpteur d'origine argentine, M. Santa-Colona. BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE Sous l'impression, des événements actuels, l'attention de toutes les personnes qui tiennent à s'instruire et à profiter des leçons du passé se porte naturellement sur l'histoire des événements qui s'accomplirent en 1814 et en 1815 et des conséquences qu'ils eurent. A ce besoin répond, avec un singulier à propos, une édition depuis longtemps préparée de l'_Histoire des deux Restaurations_, par Ach. de Vaulabelle. Cette édition, mise en vente d'abord par livraisons et qui se poursuit sous ce mode de publication, paraît maintenant par volumes à la librairie Garnier frères. Nous croyons rendre service à nos lecteurs en leur signalant cet important ouvrage. Cette nouvelle édition offre le même aspect typographique que l'_Histoire de la Révolution_ et l'_Histoire du Consulat et de l'Empire_, de M. Thiers, dont elle forme la suite. L'auteur a ajouté en marge du texte ces manchettes que présentent les ouvrages de M. Thiers, et qui sont si utiles pour guider le lecteur et surtout pour faciliter les recherches. Une suite de gravures d'après les peintres contemporains des événements enrichit cette nouvelle édition, qu'on peut tenir pour définitive. [Illustration: Rébus.] EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS: Une grande consolation pour un père, c'est d'être entouré de ses petits enfants. End of the Project Gutenberg EBook of L'Illustration, No. 1604, 22 novembre 1873, by Various *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 1604, 22 *** ***** This file should be named 47783-8.txt or 47783-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/4/7/7/8/47783/ Produced by Rénald Lévesque Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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