Project Gutenberg's La doctrine de l'Islam, by Bernard Carra de Vaux This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: La doctrine de l'Islam Author: Bernard Carra de Vaux Release Date: January 13, 2015 [EBook #47963] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DOCTRINE DE L'ISLAM *** Produced by Clarity, fcoperto, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.
DU MÊME AUTEUR
Les Mécaniques de Héron d'Alexandrie, édit. et trad. Paris, Impr. Nat.—2e éd. avec traduction allemande par le Dr Nix avec la collaboration de M. Carra de Vaux, collection Teubner, 1900.
Les Pneumatiques de Philon de Byzance, édit. et trad. Collection des Notices et Extraits de l'Académie des Inscriptions et Belles-lettres, 1902. Cet ouvrage et le précédent sont couronnés par la Société des Etudes grecques.
Le Mahométisme. Paris, Champion.
Avicenne. Paris, Alcan, 1900; honoré d'une souscription du Ministère de l'Instruction publique.
Gazali. Paris, Alcan, 1902; couronné par l'Académie française.
L'Abrégé des Merveilles, traité de folklore traduit de l'arabe, publié par la Société philologique. Paris, Klincksieck.
Notions relatives à la philosophie des sciences. Paris, chez Hermann, 1896.
Etrusca. Paris, Klincksieck, 1904-1908.
Petites religions d'Amérique. Paris, Bloud, 3e édit.
Leibniz. Paris, Bloud, 3e édit.
Newton. Paris, Bloud, 2e édit.
Galilée. Paris, Bloud, 2e édit.
ÉTUDES SUR L'HISTOIRE DES RELIGIONS
3
La Doctrine
de l'Islam
PAR
Le Baron CARRA DE VAUX
PARIS
Gabriel BEAUCHESNE & Cie, Éditeurs
ANCIENNE LIBRAIRIE DELHOMME & BRIGUET
117, Rue de Rennes, 117
1909
Tous droits réservés
DÉPÔT A LYON: 3, Avenue de l'Archevéché
Cet ouvrage est consacré à l'islamisme orthodoxe. Nous espérons qu'il sera utile au lecteur; c'est uniquement à son intention que nous l'avons fait; car pour nous, ayant déjà beaucoup écrit sur l'islamisme, nous avons eu tout le loisir d'exprimer sur ce sujet les idées qui pouvaient nous être chères ou qui nous étaient personnelles. Nous croyions n'avoir plus rien à en dire. Cependant certains lecteurs ont paru chercher autre chose encore, quelque chose qu'ils ne trouvaient ni dans nos propres ouvrages, ni dans ceux de nos devanciers et de nos confrères; et nous avons tenté de répondre à leur désir.
Ce que cherchaient ces lecteurs était apparemment une description de la religion musulmane orthodoxe, assez complète, sans minutie toutefois, rédigée dans un esprit philosophique, accompagnée de quelques comparaisons avec les autres religions et d'aperçus sur l'évolution de l'islam.
II Pour ce qui est de la philosophie, nous avons sans doute bien traité notre sujet dans un esprit philosophique, comme nous avons coutume de le faire, et nous en avons étudié avec un soin spécial les aspects psychologiques. Mais nous ne nous sommes pas occupé dans ce livre de philosophie technique; et cela parce que nous ne croyons pas que l'islam orthodoxe soit une religion philosophique et raisonneuse; c'est une religion intuitive, fort simple et toute de foi; cette simplicité est même, à notre avis, le seul caractère par lequel cette religion, d'ailleurs primitive et un peu barbare, soit capable d'exercer sur nos esprits une légère séduction.
Il importe de savoir que la philosophie, dans le monde musulman, n'est pas le fait de l'orthodoxie: c'est l'œuvre des écoles et des sectes; les docteurs orthodoxes ne s'en sont occupés qu'autant qu'il était nécessaire pour combattre l'hérésie; la philosophie n'a chez eux qu'un rôle défensif et pour ainsi dire négatif: elle sert à repousser l'erreur, non à établir la vérité; celle-ci est censée perçue directement par l'intuition de la foi.
De la lutte philosophique des docteurs contre les sectes, nous avons assez parlé dans nos ouvrages antérieurs; nous n'en reparlerons pas dans celui-ci, et nous nous bornerons à répéter III une fois de plus que, pour l'islam, la vie de l'esprit n'est pas dans le dogme: elle est dans l'hérésie.
Quant à l'évolution de l'islam, au contraire, nous en avons été fort préoccupé; mais nous avons rencontré là une grave difficulté, consistant en ce que le plus grand changement survenu dans cette religion est son changement actuel. C'est en ce moment-ci même que l'islam évolue; il change d'un jour à l'autre sous nos yeux, et telle ligne écrite hier, qui était encore vraie alors, peut n'avoir plus aujourd'hui qu'une vérité historique. Aucune méthode ne permettait d'expliquer d'une façon didactique une évolution en train de se faire et dont le terme demeure incertain. Nous en avons dit ce qui nous a semblé le plus sûr; nous avons groupé quelques faits propres à définir le caractère de ce grand mouvement, et nous avons tâché de ne formuler que des jugements assez généraux pour qu'ils aient chance de rester vrais pendant un temps suffisamment long.
D'ailleurs, en tout l'ouvrage, notre intention a été de ne donner du sujet que ce qu'il contient d'essentiel, ce qui en est le plus connu, ou ce qui devrait l'être. Les idées, exemples, jugements ou analogies, que nous avons choisis, sont ceux qui devraient être enseignés, IV selon nous, si l'histoire des religions figurait au programme de l'enseignement secondaire; mais tout en ayant conçu, pour le fond, ce livre comme un ouvrage classique, nous avons fait notre possible pour qu'il ne fût pas dépourvu, dans la forme, de cette élégance et de ces agréments auxquels tient, et avec juste raison, le grand public.
Bon C. de Vaux.
N. B.—Les photographies qui illustrent ce volume sont de M. Louis de Crèvecœur, à l'exception de celle qui représente l'intérieur de la mosquée verte de Brousse, laquelle est de M. le docteur Piot.
L'inscription placée en frontispice est une imitation; elle porte la première phrase de l'acte de foi musulman: lâ ilah illâ ellah.
L'acte de foi musulman;—origine d'Allah;—le prétendu monothéisme des Sémites;—influence du désert et de la montagne sur la pensée religieuse;—intuition et preuves de Dieu.
Les cinq prières quotidiennes;—l'appel à la prière—les ablutions;—la kiblah;—rites de la prière;—la prière solennelle et le prône du vendredi;—prières spéciales à divers cas.
L'acte de foi de l'islam est: «Il n'y a de Dieu qu'Allah; Mahomet est le Prophète d'Allah.—Lâ ilâh illâ'llah; Mohammed resoul Allah.»
Ces deux paroles sont celles que les Musulmans appellent «les deux témoignages». On voit qu'elles marquent doublement la croyance en l'unité divine: la première en affirmant un 2 seul Dieu; la seconde en rejetant implicitement tout système soit d'émanation, soit d'incarnation par lequel on voudrait expliquer comment la divinité se révèle à l'homme, et en n'exprimant que le pur prophétisme.
Ces idées apparaissent de prime abord judaïques. Le christianisme sans doute professe aussi l'unité divine; mais on sait comment il rapproche Dieu de l'homme par l'Incarnation, et quelles conséquences il tire de ce mystère, considéré comme un effet de l'amour de Dieu à l'égard de sa créature, Mahomet est rebelle à ce dogme; il refuse d'admettre dans le Très-Haut la génération, même mystérieuse, l'incarnation, même par amour. Il s'arrête à la conception du Dieu unique, révélé aux prophètes par l'intermédiaire des anges; l'incarnation, qu'il ne comprend pas, est taxée par lui de polythéisme: «Infidèle est celui qui dit: Dieu, c'est le Messie fils de Marie... Quiconque associe à Dieu d'autres Dieux, Allah lui interdira l'entrée du paradis et sa demeure sera le feu... Infidèle est celui qui dit: Dieu est un troisième de la Trinité, car il n'y a point de Dieu, si ce n'est le Dieu unique.» (Coran, V, 76-77.)
Cet Allah choisi pour Dieu unique, qui est-ce précisément? On aurait pu croire que c'est un des nombreux dieux du polythéisme 3 arabe primitif, tiré d'entre ses pairs, et élevé au rang de Dieu suprême. Il n'en est rien pourtant. C'était bien certainement le Dieu des Juifs et des Chrétiens, que voulait reconnaître Mahomet; plus exactement encore, c'était le Dieu des Judéo-Chrétiens: Allah était le nom donné à Dieu par les sectes judéo-chrétiennes.
Il existait de telles sectes sur les confins de l'Arabie; elles avaient de l'influence et des adhérents dans la péninsule même. Mahomet les connaissait mieux que les Juifs et les Chrétiens. L'une de ces sectes se recommandait surtout d'Abraham; c'est ce que fit aussi Mahomet, qui prétendit n'avoir d'autre intention que de restaurer la religion de ce patriarche.
Le dogme de l'unité divine eut un grand succès parmi les Arabes; il produisit une impression profonde sur l'esprit de l'islam. Le monothéisme musulman a une simplicité saisissante; c'est une conception un peu dure et sèche, mais d'une indéniable grandeur.
Des écrivains ont émis des considérations intéressantes sur le monothéisme sémitique en général, plus particulièrement applicables au monothéisme arabe. Renan voyait dans la croyance au Dieu unique le résultat de dispositions naturelles des races sémitiques. On se 4 rappelle ce passage bien connu, mais bien contestable où, au début de son Histoire des Langues Sémitiques, il essaie de définir le caractère des Sémites. Il faudrait en discuter presque chaque phrase, et ne retenir peut-être de chacune que la moitié de l'idée. Ces analyses psychologiques portant sur l'âme ou le caractère des peuples en général, sont fort dangereuses. L'auteur pourrait souvent dire le contraire de ce qu'il dit; et l'histoire ne le peut pas seulement, mais quelquefois le fait.
Cependant ce trait du monothéisme est bien devenu fondamental dans le caractère d'une partie au moins de la race sémitique; et ceci d'ailleurs est en conformité avec notre tradition religieuse, du moins en ce qui concerne la branche hébraïque. La Bible enseigne qu'Israël est peuple élu, parce qu'il a la connaissance du Dieu un. Le Coran reconnaît cette élection: «O enfants d'Israël! Souvenez-vous des bienfaits dont je vous ai comblés; souvenez-vous que je vous ai élevés au-dessus de tous les humains.» (Coran, II, 44.)
Renan traduit «élection» par «disposition naturelle»; il n'y a pas là de contradiction absolue, car Dieu a dû «disposer» d'abord le peuple qu'il voulait «élire».—«C'est par excellence, dit Renan parlant des Sémites, le peuple de Dieu...»
5 «La conscience sémitique est claire, mais peu étendue; elle comprend merveilleusement l'unité, elle ne sait pas atteindre la multiplicité. Le monothéisme en résume et en explique tous les caractères.—C'est la gloire de la race sémitique d'avoir atteint, dès ses premiers jours, la notion de la divinité que tous les autres peuples devaient adopter à son exemple et sur la foi de sa prédication...
«On n'invente pas le monothéisme;... on peut affirmer que ceux-ci (les Sémites) n'eussent jamais conquis le dogme de l'unité divine, s'ils ne l'avaient trouvé dans les instincts les plus impérieux de leur esprit et de leur cœur [1].»
Ce ne sont là que des demi-vérités. Les Sémites n'ont pas toujours manifesté un besoin bien impérieux de monothéisme, témoin leur conduite autour du veau d'or, la colère de Moïse, la lutte des prophètes contre le paganisme toujours renaissant du peuple; témoin aussi la mythologie touffue, pleine de monstres des Assyriens; mythologie empruntée, il est vrai, à des peuples d'une autre race, mais que des Sémites ont acceptée pourtant: témoin encore les petits panthéons des Phéniciens, des Carthaginois, des Nabatéens, des Thamoudéens, 6 des Himyarites, et des anciens Arabes eux-mêmes.
Non, les peuples sémites n'étaient pas, en tant que peuples, antipathiques au polythéisme; tant s'en faut. Mais c'est bien chez eux que naquirent les principaux représentants du monothéisme, et surtout les deux qui demeurèrent les plus grands aux yeux de l'islam: Abraham et Moïse: Abraham qui tira la race élue du paganisme de la Chaldée, Moïse qui la tira du paganisme de l'Egypte. Ce sont deux grandes figures dans le Coran, ce furent pour Mahomet deux grands modèles. Moïse terrassé par Dieu devant le buisson ardent, l'a frappé. Plus tard, Moïse reparaît dans les chants du mystique persan Roumi [2]; il y est le prophète qui conçoit l'unité et la puissance divines, dont l'âme est incendiée par cette conception, qui en est à la fois écrasé et surhumanisé. Mahomet et Roumi joignent ici Buonarotti; le génie biblique se réincarne en tous les trois.
On a spéculé aussi sur le rôle et l'effet de la nature, du paysage, dans la formation des concepts religieux. Il peut y avoir du vrai dans 7 ces observations; quelle part de vérité au juste? Je ne saurais le dire.
C'est encore Renan qui a écrit: «Le désert est monothéiste; sublime dans son immense uniformité, il révéla tout d'abord à l'homme l'idée de l'infini [3].»
Cette fois, Renan est moins isolé que dans la thèse précédente. Nombreux sont les passages contenant la même idée, qu'on rencontre dans la littérature universelle. On en pourrait tirer beaucoup d'un seul auteur, un grand intuitif qui a bien compris l'Orient, Lamartine. Ecoutons cette sorte d'hymne qu'il intitule le Désert [4]:
L'espace ouvre l'esprit à l'immatériel...
Ah! c'est que le désert est vide des cités;
C'est qu'en voguant au large, au gré des solitudes,
On y respire un air vierge des multitudes!
C'est que l'esprit y plane indépendant du lieu;
C'est que l'homme est plus homme et Dieu même plus Dieu.
Comme Mahomet retiré sur le mont Hira, le poète a l'impression que le désert lui parle et lui enseigne la religion essentielle.
Ainsi dans son silence et dans sa solitude,
Le désert me parlait mieux que la multitude.
8 Et de la solitude du désert, il passe, comme fit le prophète, à la «solitude» de Dieu:
O désert! ô grand vide où l'écho vient du ciel!
Parle à l'esprit humain, cet immense Israël!
Puissé-je... fermant l'oreille à tous verbes humains,
Dans ce morne désert converser face à face
Avec l'éternité, la puissance et l'espace:
Trois prophètes muets, silences pleins de foi,
Qui ne sont pas tes noms, Seigneur, mais qui sont toi,
Evidences d'esprit qui parle sans paroles,
Qui ne te taillent pas dans le bloc des idoles,
Mais qui font luire au fond de nos obscurités
Ta substance elle-même en trois vives clartés...
Et puissé-je, semblable à l'homme plein d'audace
Qui parlas devant toi, mais à qui tu fis grâce [5],
De ton ombre couvert comme de mon linceul,
Mourir seul au désert sur la foi du grand seul!
Il faut pourtant reconnaître que la poésie arabe ne vérifie pas cette influence élargissante du désert sur la pensée. La poésie arabe est au contraire toute faite de finesses, de très menus détails, de descriptions qui supposent une observation extrêmement attentive; ce n'est pas Dieu que le poète y voit; ce sont des traces de pas, des marques de pluie, des flaques d'eau, des ondulations produites par le vent, presque des grains de sable.
9 D'ailleurs, si l'on admet un peu cette influence de la nature, il faut rendre sa part d'inspiration à la montagne, plus suggestive encore que le désert de hautes pensées religieuses. Et ici nous rencontrons un fait bien connu dans l'histoire des religions: le culte des hauts-lieux, ou, si l'on veut, la tendance des personnages méditatifs à monter sur les hauts lieux. En insistant sur cette observation nous verrions reparaître encore Moïse, le Moïse du Sinaï et celui du Nébo; et cette fois c'est Vigny qui nous dirait [6]:
Le soleil prolongeait sur la cime des tentes
Ces obliques rayons, ces flammes éclatantes,
Ces larges traces d'or qu'il laisse dans les airs,
Lorsqu'en un lit de sable il se couche aux déserts.
La pourpre et l'or semblaient revêtir la campagne.
Du stérile Nébo gravissant la montagne,
Moïse, homme de Dieu, s'arrête, et, sans orgueil,
Sur le vaste horizon promène un long coup d'œil.
Et, avec moins d'hésitation que le Coran, le poète nous montrerait Moïse et Dieu se parlant l'un à l'autre.
Et, debout devant Dieu, Moïse ayant pris place,
Dans le nuage obscur lui parlait face à face.
L'art du paysage n'était pas développé à l'époque de Mahomet, comme il l'est dans notre 10 littérature du siècle dernier. Le Prophète arabe ne pouvait pas écrire comme un Lamartine ou un Vigny. Mais, quoiqu'il les ait imparfaitement rendus, ce sont bien ces sentiments et ces spectacles qui ont hanté son âme et subjugué son imagination; c'est bien la même sensation presque immédiate de l'unité divine, qu'il a éprouvée; et la grande autorité qui domine son œuvre, l'exemple qui le guidait, le fortifiait, excitait son émulation, c'était la figure majestueuse, puissante, extraordinaire, du législateur hébreu.
Plus tard, lorsque cet instant d'éblouissement fut passé, après avoir connu Dieu dans cette sorte de vision directe, Mahomet essaya de se le prouver à lui-même, et de le prouver à ses adeptes. Il groupa quelques preuves imitées de celles de la Bible; la théologie musulmane, après lui, en établit de nouvelles empruntées à la philosophie grecque, au péripatétisme, au néoplatonisme, et elle les développa avec toute la subtilité et la complexité de l'argumentation scolastique [7]. Mais quand même, au fond, pour l'esprit de l'islam, pour l'âme du vrai Musulman, il n'y a pas de preuve de Dieu; il n'y en a qu'une évidence immédiate. Dieu se voit dans son unité; il se sent, il se 11 touche presque; et la preuve est faite dans le même instant où le sentiment s'exprime, par ces simples paroles, témoignage de certitude et de foi: «Il n'y a de Dieu que Dieu.»
Ce Dieu, ainsi senti et affirmé par l'islam, est honoré par des prières. Il y en a cinq par jour. Cela semble beaucoup; mais c'est tout le culte islamique. Cette religion n'a rien qui corresponde à la messe chrétienne; elle connaît le sacrifice, mais en un sens grossier, comme nous le verrons à l'article du pèlerinage, et qui n'a point de rapport avec l'idée de la messe.
Ces cinq prières de l'islam ont un air monastique; elles rappellent les heures canoniques du christianisme. Il n'est pas nécessaire, en effet, d'avoir recours aux légendes, pour se rendre compte que ce précepte dérive d'influences monastiques chrétiennes. L'islam a eu conscience de cet emprunt, comme on le voit par des légendes et par quelques faits à peu près historiques.
Si ce précepte était bien observé, l'ensemble du monde musulman ressemblerait à un grand couvent. Or cette similitude existe bien 12 un peu. La vie monastique est originairement orientale; et la vie orientale, où la méditation, la religion, le rêve ont tant de place, est assez proche de la vie monastique. Chez nous domine l'action, qui parfois dégénère en agitation; l'Orient est plutôt le pays du calme, de la sérénité, de la résignation; on serait tenté de dire, en prenant ces termes en mauvaise part, qu'il est celui de la paresse. Mais ce jugement serait injuste. Mieux vaut reconnaître que, les Orientaux et nous, nous avons des conceptions différentes de la vie.
Les cinq prières islamiques, appelées en arabe ou en turc salât ou namâz, sont: celle de l'aube, qui se dit depuis le point du jour jusqu'au lever du soleil; celle du midi; celle de l'après-midi, que l'on récite vers quatre heures; celle du soir, vers le coucher du soleil; et celle de la nuit, que l'on peut dire depuis l'instant de la complète obscurité jusqu'à l'aurore. La prière du midi des vendredi se fait dans les mosquées cathédrales, avec une solennité particulière. Voilà en quoi consiste tout le culte de l'islam, hormis le pèlerinage.
Les prières sont annoncées par les muezzin du haut des minarets. Ce rite a une incontestable poésie. Le chantre fait lentement le tour du minaret, dans la galerie extérieure située 13 vers son sommet; les mains ouvertes de chaque côté de la figure, un doigt bouchant l'oreille, il chante les paroles de l'Ezân [8] et les envoie à tous les points de l'horizon; son chant haut, nasillard et modulé lentement, porte très loin; d'une mosquée à l'autre les muezzins semblent se répondre; leurs voix mêlées produisent comme un bourdonnement qui passe sur les villes, ou s'étend dans les campagnes.
Les minarets eux-mêmes sont un très joli motif architectural; ces sveltes phares blancs, surmontés d'ordinaire d'un cône de plomb et d'un croissant d'or, se marient et s'opposent aux flèches sombres des cyprès. Les artistes musulmans, qui sont des décorateurs très fins, donnent tous leurs soins au profil des minarets et aux galeries sculptées qui les couronnent; on cite comme des chefs-d'œuvre en ce genre les minarets de Koniah et celui de la mosquée des Toulonides au Caire. Le nombre de ces sortes de flèches varie selon l'importance des édifices. Les mosquées de villages et les petites mosquées de quartier dans les villes n'en ont qu'une; les mosquées importantes en ont deux ou quatre. Par exception l'Ahmédieh de Constantinople en a six.
Voici les paroles de l'appel à la prière:
14 «Dieu est le plus grand! (4 fois). J'atteste qu'il n'y a de Dieu qu'Allah (2 fois). J'atteste que Mahomet est le prophète d'Allah (2 fois). Venez à la prière (2 fois); venez au salut (2 fois). Et Dieu est le plus grand! Il n'y a de Dieu qu'Allah!»
La prière musulmane est précédée d'ablutions. Elle doit en effet être faite en état de pureté. L'idée de pureté et d'impureté légale est ici ce qu'elle est dans le judaïsme: une idée très physique. Les docteurs expliquent bien que cette pureté physique doit être accompagnée de celle du cœur; néanmoins étant donnée la façon dont la loi insiste sur le précepte de la purification et en précise les détails, il est impossible de considérer cette pratique comme un simple symbole. Nous voyons dans le christianisme que l'idée de pureté s'est faite toute morale: quelques rites à peine subsistent pour l'exprimer: l'usage de l'eau bénite; les ablutions dans les cérémonies de la messe.
Le judaïsme n'est pas d'ailleurs la seule religion de laquelle on peut, sous ce rapport, rapprocher l'islamisme. La secte sabéenne dite secte des Mandéens ou des Chrétiens de Saint-Jean, donne aux ablutions une importance primordiale; l'on sait quelle est aussi chez 15 certains ascètes hindous la fréquence de cette pratique, quelle vertu sacramentelle ont dans l'hindouïsme la visite des fleuves ou l'immersion dans les lacs sacrés.
Ce rite un peu primitif des ablutions est encore, dans les pays musulmans, un élément de poésie, un prétexte à décoration. Dans aucune autre région les fontaines ne sont plus charmantes. L'islam les multiplie, les orne de colonnettes, de rinceaux et de paroles sculptées; leurs fenêtres par où quelquefois est distribuée l'eau, sont grillées et dorées; les toits plombés se courbent avec grâce et se prolongent en auvents. Les cours de mosquée ont leurs bassins, parfois ombragés de vieux platanes, découpés dans les dalles de marbre, et recouverts de toits légers que supportent de minces colonnes. Autour de ces bassins les fidèles passent le temps à prendre le café ou à égrener leurs chapelets; des étudiants ou de pieux derviches vont gravement à leurs cours ou à leurs dévotions; quelques-uns font les lavages rituels; le long des murs de la cour, des scribes ou des marchands se livrent à leur menu commerce; et, à l'heure fixée par la loi, le muezzin fait d'en haut résonner, dans cette existence monotone et un peu rêveuse, l'appel périodique de Dieu.
Il y a, dans l'islam, deux espèces d'ablution 16 appelées ghosl et wodhou. La première est la plus complète. C'est celle que le prophète instituait par ces mots: «O vous qui croyez! quand vous vous disposez à la prière, lavez vos visages et vos mains jusqu'aux coudes, et lavez-vous la tête, et les pieds jusqu'aux chevilles.» (C. V, 8.)
Le rite, réglé par les théologiens, se décompose ainsi: On se lave le visage du front jusqu'à la gorge, en faisant arriver l'eau jusque derrière les oreilles; on trempe la main dans l'eau, et on la porte sur la tête, puis à la barbe; on se lave alors les mains et les bras jusqu'au coude, enfin les pieds jusqu'à la cheville.
Lorsque l'eau manque, par exemple dans le désert, le fidèle peut se servir de sable: «Si vous ne trouvez pas d'eau, dit Mahomet, frottez-vous le visage et les mains avec du sable fin et pur.» (C. IV, 46, V, 9.)
La pureté doit s'étendre aux habits et aux tapis. Il ne faut pas qu'il y ait de souillures sur les habits que l'on porte en priant, ni sur les tapis où l'on se prosterne. De là, l'usage bien connu d'ôter ses souliers lorsqu'on entre à la mosquée, ou au contraire de mettre des babouches. Cet usage a un caractère religieux depuis une haute antiquité. Dans la Bible, Dieu dit à Moïse lorsqu'il lui apparaît dans le buisson 17 ardent: «N'approche pas; ôte tes souliers.» Le Coran reproduit ce passage (XX, 12). Les Orientaux ôtent aussi leurs souliers par politesse; cette pratique a pour but d'entretenir la propreté des tapis qui sont le principal ornement des demeures orientales, et sur lesquels, jadis, on s'asseyait. Aujourd'hui, dans la partie de la société musulmane où pénètrent les mœurs modernes, on n'ôte plus ses souliers; on met en sortant, des soques qui protègent les bottines, et ce sont ces soques que l'on ôte lorsqu'on fait des visites.
Pour être plus sûrs de la pureté des tapis servant à la prière, les Mahométans ont des tapis spéciaux, de petite dimension, que l'on appelle sedjâdeh, c'est-à-dire, «pour la prosternation». On les étend, quand on prie, dans les appartements et même dehors. Nous connaissons bien ces petits tapis, que nous trouvons aisément dans nos grands magasins; mais nous n'en faisons pas toujours le pieux usage auxquels ils étaient destinés. Ils portent ordinairement quelques symboles brodés: une lampe et un texte du Coran.
Le Musulman, pour prier, doit se tourner vers La Mecque. La ville sainte est sa kiblah, c'est-à-dire sa direction. Cette idée qu'une certaine direction doit être choisie pour la 18 prière est ancienne en Orient. Elle a du rapport avec le culte des lieux saints, et plus encore avec le culte solaire; il était naturel pour les peuples primitifs qui adoraient le soleil, de se tourner vers le levant. On sait que la pratique, sinon le précepte de l'orientation, existe aussi dans le christianisme; la plupart de nos églises remontant au moyen âge ont le chœur tourné dans la direction de Jérusalem.
Le précepte de la kiblah est important aux yeux des Musulmans; Mahomet y a insisté: «Nous t'avons vu, dit Allah, tourner ton visage de tous les côtés du ciel; nous voulons que tu te tournes dorénavant vers une région dans laquelle tu te complairas. Tourne-le donc vers la plage de l'oratoire sacré [9]. En quelque lieu que vous soyez, tournez-vous vers cette plage [10].» (C. II, 139.)
La recherche de la direction de la Mecque est un petit problème cosmographique qui a été conciencieusement étudié par les savants de l'islam et par ses docteurs.
Dans les mosquées, le mihrâb qui est le panneau devant lequel se place l'imam présidant à la prière, marque la direction de La Mecque. Ce mihrab est décoré de quelques symboles 19 qui sont les mêmes que ceux qu'on place sur les tapis de prière. On y écrit la parole du Coran: «Toutes les fois que Zacharie allait visiter Marie dans son mihrâb» (C. III, 32) [11]; on y met aussi un petit plan de la Mecque.
Dans les mosquées qui sont d'anciennes églises chrétiennes désaffectées, le fond de l'abside ne se trouve pas dirigé vers la ville sainte de l'islam; le mihrâb est alors placé en dehors de l'axe de l'édifice, et tous les tapis de la mosquée, ainsi que les rangs des Musulmans qui prient, se trouvent disposés obliquement par rapport aux grandes lignes de l'église; il résulte de là un effet assez bizarre, ainsi qu'on peut le constater quand on visite Sainte-Sophie; mais cette dissymétrie rappelle aux Musulmans que le monument où ils prient est une dépouille du christianisme.
Quant à la prière elle-même, elle est assez courte dans la loi de l'islam. Elle se compose d'invocations brèves, de quelques versets du Coran, de génuflexions ou rikah. Les attitudes du corps y sont exactement déterminées.
Les Musulmans peuvent prier seuls ou par groupes, au lieu où ils se trouvent, pourvu qu'il 20 soit décent, ou dans la mosquée. Lorsqu'ils prient en groupes, ils se rangent; devant eux se tient un président, imam. Ce n'est pas précisément un prêtre, car il n'y en a pas dans l'islam; c'est quelque personnage recommandable ou le chef de la mosquée.
Le vendredi, la prière se fait sous la présidence du sultan, chef ou imam de tout l'islam, ou de son délégué, nâib. La prière du vendredi à midi est solennelle dans les cités; elle se fait dans les mosquées djâmi (cathédrales); elle est obligatoire en tant que prière publique. Les personnes qui ont visité Constantinople ont pour la plupart assisté à la cérémonie du Sélamlik, qui consiste en ce que le sultan se rend le vendredi à une mosquée voisine de son palais, au milieu d'un grand déploiement de troupe. A cette prière solennelle, on fait le prône, la khotbah; elle a une importance politique très grande, car, dans la seconde partie de la khotbah, on prie pour le chef politique reconnu. Une révolution est faite ou consacrée par le changement du nom cité dans la khotbah. La première partie de ce prône est toute théologique; on y parle de Dieu, de son unité, de ses qualités, du prophète et de ses premiers successeurs. Le docteur chargé de ce discours monte dans le minbar, la chaire, qui est en forme d'escalier, et qui est à peu près le seul 21 meuble de la mosquée. Pendant le temps de cette prière solennelle du vendredi, les Musulmans doivent chômer.
Voici quelles sont les attitudes et les paroles de la prière mahométane. Le fidèle se tient d'abord debout, les mains élevées de chaque côté de la figure, les doigts entr'ouverts, le pouce placé sur le lobe inférieur de l'oreille; dans cette situation, il récite le tekbîr, c'est-à-dire l'invocation qui exalte la «grandeur» du Très-Haut: «Dieu est le plus grand; Dieu est le plus grand. Il n'y a de Dieu qu'Allah. Dieu est le plus grand; Dieu est le plus grand; et gloire à Dieu!»
Le Musulman laisse retomber ses mains devant lui; il place la main droite sur la gauche, et il récite quelques versets du Coran, parmi lesquels la fâtihah. La fâtihah ou «l'ouvrante» est la «sourate» (le chapitre) par laquelle s'ouvre le Coran; elle est aussi populaire chez les Musulmans que le pater chez les Chrétiens. Le texte en est fort court:
«Gloire à Dieu, seigneur des mondes! le clément, le miséricordieux; maître du jour du jugement. C'est toi que nous servons, et c'est à toi que nous demandons secours. Conduis-nous dans le sentier droit, le sentier de ceux à qui tu es favorable, contre qui tu n'es pas irrité et qui ne s'égarent pas.» 22
Après cette récitation, le fidèle fait une inclinaison profonde, en plaçant les mains sur les genoux, les doigts ouverts; il se redresse lentement, tout en récitant des invocations brèves. Puis il fait une prosternation complète; à ce moment, le nez et le front doivent toucher la terre. Dans cette position, il récite de nouveau le tekbîr. On se redresse alors du haut du corps; et l'on reste assis sur les talons, les mains allongées sur les cuisses. Cette position, assez seyante avec les anciens costumes orientaux, a été représentée dans un beau tableau de Gérôme. On y reste peu de temps, et l'on fait une seconde prosternation, après laquelle on se relève en s'aidant des mains placées sur les genoux. L'ensemble de ces mouvements constitue ce qu'on appelle un rikah. Toute la prière se compose de plusieurs rikah; le nombre en varie selon les heures canoniques.
A la fin de l'oraison, le Musulman, assis sur ses talons, récite les deux paroles de la profession de foi: «Il n'y a de Dieu qu'Allah; Mahomet est son prophète»; et il termine, d'après une très gracieuse idée qui est compatible avec la tradition chrétienne, en adressant un salut à droite et à gauche aux deux anges gardiens qu'il suppose placés à ses côtés.
23 Voilà la prière essentielle et normale du Mahométan. Il y a, dans le rituel de l'islam, d'autres formes de prières qui conviennent à des cas spéciaux. Nous dirons quelques mots dans la suite de celles que l'on récite dans les fêtes et au pèlerinage, de celles aussi qui ont rapport à la mort et aux funérailles. Quelques prières sont particulières aux femmes. Chez les religieux, chaque confrérie a des invocations qui lui sont propres. Il y a aussi des oraisons pour les cas de disette d'eau et pour les éclipses.
La plus intéressante de ces prières spéciales, est celle que récitent les soldats au moment du combat. Elle est réglée par le Coran; on l'appelle en arabe salât-el-khauf, ce que l'on traduit assez mal par «prière de la crainte»; il vaut mieux entendre «prière du danger»; car elle est récitée par des hommes qui sont déjà braves, et qu'elle est destinée à rendre plus courageux encore.
Le passage dans lequel Mahomet commande et règle la prière à la guerre est assez beau (Coran, IV, 102-104): «Lorsque tu seras au milieu de tes troupes et que tu feras accomplir la prière, qu'une partie des hommes prenne les armes et prie; quand ceux-ci auront fait les génuflexions, qu'ils se retirent, et que d'autres qui n'auront pas encore prié, leur succèdent. Qu'ils prennent leurs sûretés et soient sous 24 les armes... La prière terminée, pensez toujours à Dieu, debout, assis ou couchés. Aussitôt que vous vous voyez en sûreté, accomplissez la prière.»
Cette noble pratique de l'oraison sur le champ de bataille, qui honore l'islam et rappelle la communion des chevaliers dans nos chansons de gestes, a été retracée par beaucoup d'artistes et d'historiens. L'histoire fournit quelques exemples remarquables de chefs d'armée musulmans, qui, près d'engager le combat, ne se sont pas contentés des oraisons rituelles, mais ont eux-mêmes appelé le secours du Dieu des armées par des invocations spontanées et éloquentes. Ainsi fit Amurat, lorsqu'il rencontra dans la plaine de Kossovo, les forces de Lazare, Kral ou roi de Servie, qui menaçaient l'empire des Turcs (1389).
«Grand Dieu, dit-il,—selon ce que rapportent les historiens,—auteur et conservateur de l'univers, l'appui des humbles et le soutien des faibles, assistez-nous dans cette importante rencontre. Ne permettez pas l'opprobre de mon nom, l'avilissement de votre serviteur. Ne souffrez pas que les drapeaux musulmans tombent au pouvoir des infidèles: que votre sainte grâce soit notre guide et notre bouclier: protégez-nous, défendez-nous, assistez-nous. Grand Dieu! je vous en conjure par tout ce 25 qu'il y a de plus saint et de plus sacré, par la splendeur de votre prophète, par la gloire de l'islamisme... Soyez le défenseur du peuple musulman; arrêtez le bras de nos ennemis; émoussez leurs armes; terrassez leurs généraux et leurs soldats: oubliez nos péchés, nos crimes, nos iniquités pour ne faire attention qu'à nos larmes et à nos gémissements. Ne permettez pas, ô Dieu des armées, la défaite des Musulmans, la ruine des combattants de votre sainte religion... Ne souffrez pas que les Etats musulmans soient foulés aux pieds des infidèles... Si une victime vous est nécessaire, frappez ma personne, tranchez le fil de mes jours, et que mon sang soit un sacrifice agréable pour le salut du peuple musulman [12]...»
Amurat, vainqueur dans la bataille, fut assassiné par le héros serbe Miloch. Une telle prière est fort belle; elle est profondément religieuse. Elle prouve combien est forte l'empreinte laissée sur l'esprit de l'islam par les religions plus anciennes et surtout par le christianisme. En rétablissant dans cette oraison le mot «chrétien» au lieu du mot «musulman», elle paraîtrait convenable et même belle dans la bouche de n'importe quel héros défenseur de la Croix.
Le dogme de la Résurrection;—le jugement dernier;—les preuves de l'immortalité de l'âme;—la non-éternité des peines;—comment Dieu sera vu dans l'autre monde;—funérailles musulmanes;—deuil modéré;—l'interrogatoire dans la tombe;—le châtiment du tombeau.—Descriptions de l'autre monde;—la nuit de l'ascension de Mahomet;—l'enfer conçu comme monstre;—les cercles de l'enfer;—le pont;—l'arâf;—le paradis.
Nous avons dit avec quelle force Mahomet a cru en Dieu; il n'a pas eu une moindre foi dans la vie future. En cela on pourrait penser d'abord qu'il s'est inspiré surtout du christianisme; car la préoccupation de la vie future est, au moins en apparence, assez faible dans la Bible. Cependant cette croyance prend chez 27 lui un tour assez particulier qui la ramène du côté biblique.
En effet, ce qu'il enseigne n'est pas par-dessus tout la survivance de l'âme, la durée illimitée du moi immatériel; au contraire, sa conception de la vie future a un aspect très matérialiste; elle ne se sépare pas de l'idée de la résurrection de la chair; elle semble lui avoir été fournie surtout par Ezéchiel [13].
La résurrection, voilà, après l'unité divine, son dogme favori, celui qu'il prêche sans cesse, pour lequel il ne se lasse pas de combattre, auquel il consacre ses élans les plus oratoires, ses exhortations les plus véhémentes, et tout ce qu'il peut trouver d'images éclatantes ou terribles.
Cette façon de poser la question de la vie future est intéressante au point de vue de la psychologie historique. Elle porte à se demander quel était l'état d'esprit des païens d'alors. Probablement ils croyaient à la survivance, après la mort, de quelque double, de quelque ombre. On peut du moins l'induire de ce que l'on sait des autres peuples païens, et de quelques légendes. Tout à l'heure nous parlerons du «châtiment du tombeau»; c'est une croyance d'apparence ancienne qui suppose que le mort 28 est encore un peu vivant dans sa tombe ou aux alentours.
Mais Mahomet dédaigne cette immortalité du paganisme, incomplète et pâle; il va tout de suite, comme par intuition, à l'immortalité pleine, claire, lumineuse, absolue, à celle dont sont doués l'âme et le corps ensemble, et qui suppose la persistance, ou plutôt la reconstitution complète, au dernier jour, de la personnalité.
Or c'est ce dogme qui choquait ses contemporains, et c'est lui que, de toute son ardeur, il défend:
«Ils ont quelque connaissance de la vie future, dit-il; mais ils en doutent, ou plutôt ils sont aveugles à cet égard.—Les incrédules disent: Quand nous et nos pères deviendrons poussière, est-il possible qu'on nous en fasse sortir vivants?—On nous le promettait déjà ainsi qu'à nos pères; mais ce ne sont que des histoires des anciens.» (C. XXVII, 68-70.)
En réponse à ces attaques, Mahomet s'attache à défendre le dogme de la résurrection comme «possibilité»; il ne le prouve pas. Ces grandes croyances fondamentales, l'unité divine, la résurrection, la rétribution, ont toujours l'air évidentes pour lui. Il ne les démontre pas; il les voit. C'est un intuitif et un convaincu.
29 En somme, voici, dans le cas présent, son argument: Pourquoi ne pas croire? Dieu a fait de plus grands miracles; il vous a créés; il peut vous ressusciter. Et volontiers il a recours à une comparaison qui dérive du Nouveau Testament: celle du corps avec le grain mis en terre et qui germe.
«Tu as vu naguère la terre desséchée; mais que nous y fassions descendre de l'eau, la voilà qui s'ébranle, se gonfle, et fait germer toute espèce de végétaux luxuriants.» (C. XXII, 5.)
Pour représenter la puissance de Dieu en tant qu'elle est capable de ressusciter les morts, le prophète arabe se sert d'une réminiscence biblique; il rapporte des variantes de la vision d'Ezéchiel, dans lesquelles Abraham est quelquefois substitué à Ezéchiel. Dans un récit (C. II, 262), Abraham coupe des oiseaux en morceaux, puis rappelle des quatre coins du ciel leurs membres dispersés. Dans un autre (C. II, 244), des hommes avaient fui leur pays, coupables de quelque faute; c'étaient, selon les commentateurs, des Juifs qui voulaient échapper au service militaire. Dieu les fait mourir par punition; puis il leur pardonne, et permet qu'ils soient ressuscités par Ezéchiel. Près de ces récits, se trouve la légende bien connue des sept dormants, qui fut répandue chez les Juifs, 30 les Musulmans et les Chrétiens. Sept jeunes hommes ayant fui la persécution de Dioclétien, s'étaient arrêtés dans une caverne. Ils y avaient dormi 240 ans; au bout de ce laps de temps, ils s'étaient réveillés, ainsi que leurs chiens. Cette légende est dans le Coran, où elle sert d'illustration au dogme de la résurrection.
La croyance à la résurrection ne va pas seule; elle entraîne la croyance au jugement, à un jugement général, universel, dernier.
Ce jugement-là fut toujours présent à l'esprit de Mahomet. Il fut peu occupé du jugement particulier, qui n'entre dans l'islam que par déduction ou à la faveur de quelques légendes. Mais le tableau tragique du jugement universel est toujours devant ses yeux; il le trace à maintes reprises, avec une richesse relative de détails et avec toute la force dont il est capable. Ce n'est sans doute pas du Michel-Ange; mais ces peintures laissent dans la mémoire plusieurs belles images:
«Le jour où les hommes seront dispersés comme des papillons, où les montagnes voleront comme des flocons de laine teinte...» (C. CI, 3, 4.)
«Un cri terrible de l'ange les saisit et nous 31 les rendîmes semblables à des débris roulés parle torrent [14]...» (C. XXIII, 43.)
La résurrection, telle qu'elle est présentée par le Coran, est un spectacle, somme toute, assez matériel, puisque les corps y prennent part, et que Mahomet n'a pas eu l'esprit assez délicat pour subtiliser la matière, comme le fait le christianisme. Le paradis et l'enfer qui suivent la grande scène du jugement, sont aussi fort grossiers. Nous les décrirons tout à l'heure en nous servant de documents autres que le Coran.
Malgré la longue résistance opposée par les Arabes à ces dogmes essentiels de l'islamisme, opposition dont le Coran et la tradition font foi, l'idée de la résurrection et du jugement a fini par impressionner fortement les auditeurs de Mahomet. Elle est encore bien présente à l'esprit des peuples musulmans, et elle agit en cas de guerre. Le soldat musulman voit la félicité offerte du paradis d'Allah, et ses blessures glorifiées, transformées en autant de sources de jouissance. A cette conception, les psychologues peuvent comparer le rêve plus doux du guerrier japonais, destiné, s'il succombe, à se confondre dans les objets de la nature, fleurs, ruisseaux ou cascades, 32 et à participer à leur divinité. Les faits tendent à prouver que ces deux conceptions sont aptes à donner un égal appui au courage.
La théologie et la philosophie de l'islam ont repris la question de la vie future d'une façon qui est plus en rapport avec nos habitudes d'esprit; elles l'ont traitée dans les formes d'une saine scolastique, à une époque où la scolastique occidentale n'était pas encore née.
Dans ce système de philosophie théologique de l'islam, on prouve d'abord la spiritualité de l'âme; puis, de ce que l'âme est spirituelle, on conclut qu'elle ne meurt pas avec le corps. C'est le procédé d'Avicenne. Ce philosophe a plusieurs preuves de la spiritualité de l'âme [15]. Elles consistent en ce que l'âme se saisit elle même comme agent, comme force et substance répandue dans le corps; en ce que la force intellectuelle saisit sans organe ou, en d'autres termes, que l'esprit comprend par son essence. La formule la plus saillante qui paraît dans ces démonstrations, est que «le lieu des intelligibles ne peut pas être un corps». Il suit de là que l'âme, lieu des idées, est spirituelle, substance simple, et n'a pas la puissance de périr.
Avicenne a eu d'ailleurs une conception élevée et fine de la façon dont l'âme atteint sa 33 fin. Durant la vie, la perfection n'existe pour elle qu'en puissance. A la mort, l'âme atteint cette perfection en acte, en même temps que le plaisir, plus élevé que les plaisirs sensuels, qu'on appelle «la félicité». Ceci vaut pour les âmes bonnes. Quant aux âmes mauvaises, au contraire, elles gardent à la mort leurs penchants pour les choses corporelles, leurs goûts matériels, et, ne pouvant plus les satisfaire, elles souffrent horriblement.
Cependant ces belles doctrines appartiennent à la philosophie; elles sont un peu éloignées du Coran et de la foi toute simple. Gazali, qui est le plus grand représentant de la théologie orthodoxe de l'islam, a critiqué les preuves d'Avicenne [16], comme le feraient les écoles modernes avancées, et il est revenu, en définitive, pour fonder la foi en la vie future, à l'intuition mystique.
Deux questions se posent dans la théologie de l'islam, comme dans celle du christianisme, à propos de la vie future. L'une est celle de l'éternité des peines, l'autre celle de la vision béatifique de Dieu.
La question de l'éternité des peines ou récompenses de l'au-delà, est demeurée un peu indécise, 34 pour les théologiens musulmans. Un grand docteur orthodoxe, précurseur de Gazali, Achari [17], a admis la négative: les peines, selon lui, ne seront pas éternelles. Le Coran est, sur ce point, hésitant. Voici un verset en faveur de l'éternité: «Ceux pour qui la balance sera légère, sont ceux qui se seront perdus eux-mêmes dans la géhenne, et y demeureront toujours.» (Khâlidoun, C. XXIII, 105.) Mais, d'autre part, on lit:
«Les réprouvés seront précipités dans le feu... Ils y demeureront tant que dureront les cieux et la terre, à moins que Dieu ne le veuille autrement. Les bienheureux seront dans le Paradis; ils y séjourneront tant que dureront les cieux et la terre, sauf si ton seigneur veut ajouter quelque bienfait qui ne saurait discontinuer.» (C. XI, 108-110.)
C'est le sentiment de la non-éternité des peines qui a prévalu dans l'islam.
Cette religion admet que les prières, fondations et œuvres pies soulagent les morts, même dans l'enfer. Le Prophète avait d'abord interdit la prière pour les morts, ensuite il la recommanda.
Dieu sera vu par les élus; tel est l'enseignement 35 orthodoxe. Cette opinion est celle d'Achari. Gazali admet aussi la vision béatifique, en se fondant sur ce passage du Coran: «Les visages seront en ce jour brillants et ils regarderont vers leur Seigneur. (LXXV, 22, 23.) Selon ce docteur, Dieu sera vu sans manière d'être et sans forme; sa vision sera une sorte de connaissance plus claire et plus parfaite que la science ordinaire.
Des philosophes motazélites [18], introduisant dans cette question théologique une idée néo-platonicienne, ont émis l'opinion que les élus verraient non pas Dieu, mais la première intelligence sortie de lui, celle qu'on nomme «l'intellect agent».
Il est difficile de croire que Mahomet lui-même ait vraiment admis qu'il était possible de voir Dieu. Il paraît avoir imaginé Dieu, selon l'ancienne manière orientale, comme un monarque voilé. Dieu n'apparaît pas dans les descriptions coraniques du paradis; Noé, d'après le Coran, ne le voit pas; Abraham ne voit que les anges. Dieu interpelle Adam après le péché, mais ne se montre pas. Et Moïse qui avait demandé à le voir, reçut du Seigneur cette réponse: «Tu ne me verras pas; regarde plutôt la montagne; si elle reste immobile à 36 sa place, tu me verras.» Mais avant que Moïse ait pu contempler cette espèce de reflet de la divinité sur la montagne, celle-ci avait été réduite en poudre par la manifestation de Dieu. (C. VII, 139.)
On peut donc croire que c'est l'influence des mystiques qui a fait prévaloir dans l'islam l'opinion que Dieu sera vu. L'opinion contraire paraît avoir dominé à l'origine.
Les funérailles musulmanes se font avec une grande rapidité; l'islam ne s'appesantit pas, comme le christianisme, sur l'horreur de la mort conçue comme châtiment, et il condamne l'excès de la douleur et des regrets. Le Prophète avait dit, selon une tradition: «Hâtez-vous; si le mort est élu, qu'il jouisse de la béatitude; s'il est damné, déchargez-vous-en au plus vite.» Cette parole est un peu brusque; mais elle exprime un certain dédain de la mort qui est en harmonie avec le fatalisme habituel des peuples orientaux.
Le corps du croyant mort est lavé, d'après une coutume probablement empruntée aux Juifs; il est enseveli dans plusieurs étoffes, selon des rites bien définis. Les historiens donnent les détails de l'ensevelissement de Mahomet et d'autres grands personnages de l'islam. Ainsi enveloppé, le corps est mis très 37 vite dans le cercueil. Le cercueil est lui-même entouré d'étoffes bariolées, et emporté comme en hâte. Il n'entre pas dans la mosquée, sauf dans le rite chaféite. On le pose quelques instants devant la mosquée, sur une place publique, et l'on récite dessus quelques brèves prières. On l'emporte alors au cimetière, et on le dépose dans la fosse, le visage du mort tourné vers la Mecque.
D'Ohsson traduit ainsi qu'il suit la prière des funérailles. On remarquera combien cette invocation est pénétrée d'influences chrétiennes: «Distinguez ce mort par la grâce du repos et de la tranquillité, par la grâce de votre miséricorde et de votre satisfaction divine. O mon Dieu! ajoutez à sa bonté s'il est du nombre des bons, et pardonnez à sa méchanceté s'il est du nombre des méchants. Accordez-lui paix, salut, accès et demeure auprès de votre trône éternel; sauvez-le des tourments de la tombe et des feux de l'éternité; accordez-lui le séjour du paradis en la compagnie des âmes bienheureuses... Faites-lui miséricorde, ô le plus miséricordieux des êtres miséricordieux.»
Mahomet avait condamné le deuil trop long et ses expressions outrées. Le fidèle ne devait pas déchirer ses habits, se frapper le visage, arracher ses cheveux. Il ne devait pas y avoir 38 aux funérailles de pleureuses ou de vocératrices, comme c'était la coutume dans l'ancien âge païen [19]. On ne devait pas élever sur les tombes de grands monuments; mais dans beaucoup de cas, cette défense n'a pas été observée. Par-dessus tout, on ne devait pas rendre de culte aux morts. Cette dernière prohibition était très importante, car le culte des morts était un usage cher aux païens, et dont le maintien eût nui à la pureté du monothéisme musulman. Malgré les efforts du Prophète, cet usage ne fut jamais tout à fait aboli dans l'islam, et il y est encore en vigueur dans le culte des Santons.
La conception mahométane de la mort s'est exprimée dans l'aspect et la disposition des cimetières qui sont simples, mais fort beaux. Ils sont étendus autour des villes dans les sites les plus majestueux, et jusqu'à nos jours ils n'ont pas été gênés dans leur développement par une civilisation encore primitive qui laisse tant de terres à l'état vague. Les pierres tombales sont dressées sous de vieux cyprès; le cimetière forme une promenade publique que personne n'entretient; on n'arrache point les tombes; les pierres penchent peu à peu par l'effet de la vétusté, ou poussées lentement en dessous par les racines des arbres. 39
La stèle, ou pierre debout, est un ancien symbole de vie et de régénération. Il a été connu et compris par les anciens peuples de l'Egypte, de l'Asie Mineure, de l'Etrurie. Les Turcs l'ont conservé sans en savoir le sens; ils tracent sur la stèle des noms, une date, de brèves invocations à Dieu, désigné, pour exprimer qu'il est au-dessus de la mort, par les épithètes de l'«Eternel», «le Subsistant». Souvent les lettres de ces inscriptions sont dorées; le fond en est vert ou noir; à l'entour sont sculptés de jolis encadrements, formés de rinceaux minces et légers. Les pierres tombales des hommes sont quelquefois surmontées d'un turban; celles des femmes, d'une corbeille de fleurs.
Selon la doctrine musulmane, le mort déposé dans la tombe, y est interrogé par deux anges, Mounkar et Nakîr, sur le caractère desquels on sait peu de choses. A cet interrogatoire se réduit dans l'islam le jugement particulier. Un autre ange joue un rôle dans le trépas du croyant: c'est Izrâïl, l'ange de la mort, qui se meut sans cesse autour du monde avec la vitesse de l'éclair, et saisit l'âme de ceux dont l'heure est arrivée.
Une croyance assez singulière de l'islam, survivance de l'ancien paganisme, attribue au mort une espèce de vie dans la tombe. Le tombeau 40 est un châtiment affreux pour le méchant; celui-ci y étouffe, resserré par les parois du cercueil, suffoqué par la puanteur, tourmenté en outre par le remords de ses crimes. Pour l'homme bon, au contraire, le tombeau paraît s'élargir; il s'emplit d'haleines embaumées, et il devient comme un vestibule du paradis [20].
L'islam a retenu ces croyances, à cause de ses dispositions matérialistes qui lui font donner beaucoup d'importance au corps. Il fallait d'ailleurs occuper l'intervalle de temps entre la mort et le jugement, et permettre au défunt d'attendre la résurrection quelque part.
Le savant Kasimirski dit: «Les descriptions que le Coran donne de l'autre monde sont confuses et contradictoires.» Il nous semble plutôt que l'autre monde est bâti, d'après le Coran, sur un plan un peu étroit, et que la construction en est un peu pauvre. Les conceptions des Musulmans sur l'autre vie se sont développées et enrichies au cours des âges, 41 de Mahomet à Gazali, à Soyouti et à Ibrahim Hakki [21]. Il y a dans l'eschatologie musulmane le même progrès que l'on constate dans l'eschatologie chrétienne, lorsqu'on passe du purgatoire de Saint-Brandan à la construction gigantesque et harmonieusement ordonnée de Dante.
La théologie musulmane nous enseigne que Mahomet, indépendamment de la connaissance qu'il a pu avoir sur ce sujet des traditions des divers peuples, a eu une vision, à laquelle il est fait allusion dans le Coran, et qui est amplement racontée par les traditionistes. Il a été enlevé sur la jument Borâq, jument à tête de femme dont le nom signifie l'éclair, mené au Sinaï, transporté à Jérusalem, et de là ravi au ciel jusque devant le trône de Dieu. C'est la nuit de l'ascension, leïlet-el-mirâdj, qui est restée célèbre dans les légendes de l'islam; chantée par le poète Férîd-ed-Dîn Attâr [22], elle est devenue un motif favori pour les décorateurs et les miniaturistes persans [23]. Les 42 docteurs posent pour Mahomet la question que se posa saint Paul en parlant de lui-même: fut-il ravi avec son corps ou sans son corps? On a retenu à ce propos une réflexion naïve d'Ayéchah, la jeune femme du Prophète, qui déclara que Mahomet ne la quitta pas cette nuit-là. Malgré ce témoignage, l'opinion la plus orthodoxe est que le Prophète fut enlevé avec son corps. Il vit des espaces de feu, des anges renversant dans l'éther des corbeilles ou des cassollettes pleines de flammes; il se promena dans des jardins où des troupes gracieuses de Houris cueillaient des fleurs. Guidé par l'archange Gabriel, il approcha du trône de Dieu; mais il ne rapporta guère de ce ravissement qu'un fragment d'une parole empruntée au christianisme: «L'œil de l'homme n'a point vu; l'oreille de l'homme n'a point entendu...»
Nous avons mieux que ce récit comme documents sur l'au-delà: nous avons, dans la littérature musulmane jusqu'à des plans du paradis et de l'enfer, jusqu'à des programmes très détaillés du jugement dernier.
Assez bizarre est au début la conception que l'islam se fait de l'enfer: «Amenez l'enfer», commande Dieu, dans le Coran (LXXXIX, 23, 24); les anges forment les rangs et «on avance la géhenne». Kasimirski compare cet 43 enfer transportable à une locomotive. Le rapprochement prête à rire, et il est aisé d'en trouver un meilleur: l'enfer ainsi conçu ne peut être qu'une espèce de bête monstrueuse, dont la gueule ouverte et enflammée a l'apparence d'un immense chaudron. Les vieux artistes ont représenté de cette manière le purgatoire de Saint-Brandan. Mahomet dit en un autre endroit: «L'enfer crèvera de fureur.» Evidemment il l'imagine comme un monstre animé.
Gazali commente dans son ouvrage La Perle précieuse [24], ces textes assez laconiques du Coran. Sa description est fort curieuse.
On est au jugement dernier. «Ensuite, dit le commentateur, Dieu commande d'amener l'enfer. Aussitôt celui-ci commence à trembler et à craindre et dit aux anges que Dieu envoie vers lui: «Savez-vous si Dieu a créé l'humanité afin de me punir par ce moyen?»—«Non, lui répondent les anges, Dieu nous a envoyés vers toi seulement pour que tu le venges de celles de ses créatures qui se sont révoltées contre lui.» Et les anges amènent l'enfer. Celui-ci marche sur quatre pieds qui sont liés chacun par soixante-dix mille anneaux; tout le fer que contient la terre ne suffirait pas à forger l'un de ces anneaux; sur chacun d'eux se trouvent soixante-dix 44 mille démons, dont un seul aurait la force de mettre en pièces les montagnes.
L'enfer, en avançant, produit un bourdonnement, un gémissement, un râlement; des étincelles et de la fumée s'en élancent, et l'horizon est envahi de ténèbres. Au moment où la géhenne n'est plus séparée des hommes que par une distance de mille ans, elle échappe aux mains des démons, et elle se précipite sur la foule des hommes rassemblés au lieu du jugement, en produisant un bruit effroyable.
Gazali décrit la terreur des humains, puis explique plus spécialement quelques paroles coraniques: «Tu verras tous les peuples accroupis; chaque peuple sera appelé vers son livre [25]... Quand l'enfer les apercevra de loin, ils l'entendront mugir de colère et pousser des gémissements.» Allah dit encore: «Peu s'en faut que l'enfer ne crève de fureur», c'est-à-dire qu'il ne se fende à cause de la violence de sa colère.
Cependant l'envoyé de Dieu, Mahomet, paraît par l'ordre du Très-Haut; il saisit l'enfer par la bride et lui dit: «Retourne, recule, jusqu'à ce que les troupes d'hommes qui te sont destinées viennent à toi...» Alors on entraîne l'enfer, et on le place à la gauche du trône.
45 Plus tard, cet enfer animal cède la place à l'enfer architectural, présentant des divisions clairement tracées. Celui-ci est le futur enfer dantesque. Il apparaît déjà dans le Coran, qui en plusieurs passages parle de ses portes, et spécifie même qu'elles sont au nombre de sept (XXXI, 71; XV, 43, 44).
Les cercles infernaux sont indiqués dès l'antiquité, qui les représente par des fleuves. Dans l'islam, ils sont, comme chez Dante, les étages successifs d'un vaste entonnoir. Il y a sept de ces étages. L'enfer est situé sous le monde, sous le socle du monde; cette idée se rapporte aux conceptions cosmographiques qui ont précédé la connaissance de la sphéricité de la terre. La géhenne s'ouvre au-dessous du taureau et du poisson qui supportent la terre, et qui correspondent au Béhémot et au Léviathan bibliques. Au-dessus d'elle, jetée sur toute son étendue, se trouve une chaussée, un pont étroit comme une épée que doivent franchir les âmes. Celles des justes réussissent à le traverser, celles des impies tombent dans le gouffre. Milton a fait figurer dans son Paradis perdu ce pont qui a étonné Voltaire [26]:
Il (Satan) triomphe de tout; mais, ô prodige étrange!
Quand l'homme fut tombé sur les pas de l'archange,
La Révolte et son fils, d'un art audacieux,
Suspendirent un pont qui, du gouffre odieux
Jusques au nouveau monde embrassa tout l'espace:
Dieu voulut que l'Abîme endurât cette audace.
Par lui la terre encore communique aux enfers;
Par lui, favorisé dans ses desseins pervers...
Le noir démon poursuit son éternel voyage...
Victor Hugo a aussi connu cette tradition islamique, et l'a mentionnée dans sa pièce: La Douleur du Pacha [27]:
Les imams. . .
Lui font-ils voir en rêve, aux bornes de la terre,
L'ange Azraël debout sur le pont de l'enfer?
Les étages de l'enfer musulman descendent en se rétrécissant; ils sont, à mesure qu'ils descendent, affectés à de plus grands coupables, et les supplices qui y sont infligés sont de plus en plus rigoureux.
Nous trouvons dans quelques auteurs la description de ces supplices. Cette conception, qui est celle de Dante, est à peine amorcée dans le Coran. Il faudrait y comparer aussi celle des enfers bouddhiques.
Au fond de la géhenne est un arbre appelé zakkoum, une chaudière de poix bouillante et puante, et un puits qui atteint le fond de tout. L'arbre porte comme fleurs des têtes de 47 démons. Son nom est celui d'un arbre à petit feuillage, amer et de mauvaise odeur, qui croît dans les campagnes d'Arabie. Victor Hugo a connu cette plante; mais il s'est trompé en l'appelant siddjîn; siddjîn est le nom d'un livre [28]:
Dieu te garde un carcan de fer
Sous l'arbre de segjin chargé d'âmes impies.
Le purgatoire est imparfaitement indiqué dans la théologie musulmane. Le châtiment du tombeau pourrait en tenir lieu; mais le rapport de cette peine avec celles du purgatoire est bien éloigné.
Dans les descriptions du jugement dernier, le Coran fait mention d'une espèce de mur ou plutôt de colline, qui sépare les individus certainement élus de ceux qui sont certainement réprouvés; sur ce mur se tiennent des gens dont la situation est intermédiaire, et qui regardent de part et d'autre, hésitants. A la fin la miséricorde l'emporte, et Dieu les fait entrer dans le paradis.
On retrouve bien ici l'idée de temps, qui est très explicite dans la notion du purgatoire chrétien: les hommes très vertueux se précipitent vers le paradis; les moins parfaits hésitent, 48 attendent. Le passage du pont sert aussi à exprimer cette attente: les âmes des bons le franchissent en un temps plus ou moins long, selon leurs mérites; quelques-unes le traversent en mille ans. Mais l'idée de purification de l'âme est ici faiblement indiquée; et le purgatoire ne tient pas à beaucoup près autant de place dans cette cosmographie religieuse de l'islam que dans celle de Dante; il n'a pas dans cette religion l'importance qu'il a aux regards de la piété chrétienne.
On appelle, en arabe, arâf, cette espèce de colline ou d'intervalle intermédiaire entre le paradis et l'enfer. Pour certains commentateurs musulmans, le séjour de l'arâf est réservé aux déments et aux enfants morts en bas âge; il se confondrait donc, selon ces docteurs, avec nos limbes.
Le paradis musulman a une mauvaise réputation. Il est incontestable qu'il se présente dans le Coran sous une apparence assez lourdement matérialiste. Mahomet en décrit les jardins brillants, les eaux claires, les fruits succulents, les pavillons somptueux, les jouissances sensuelles. Les houris sont bien de lui.
Le paradis de l'islam est essentiellement un jardin, un double jardin en un certain passage du Coran. Le Coran y place divers accessoires: 49 les livres où sont écrites les actions des hommes, le kalam, ou la plume qui sert à les inscrire, le «lotus de la limite», des instruments qui servent au jugement, la trompette, la balance, et un prototype éternel du sanctuaire de la Mecque, que l'on appelle «la maison fréquentée».
Dans un système plus développé, le paradis est conçu comme une vaste pyramide à huit étages, placée au-dessus du monde, au-dessus des cieux astronomiques où tourne le soleil et où se succèdent le jour et la nuit, supportée par des espèces de «mers» ayant des noms abstraits, et que l'on peut se figurer comme d'immenses couches de nuages. On remarquera que ce système donne un étage de plus au paradis qu'à l'enfer; cette inégalité est destinée à exprimer la croyance islamique au plus grand nombre des élus.
Les étages du Paradis, comme ses portes et ses murs dans l'Apocalypse, sont formés de substances de plus en plus précieuses: le rubis, l'émeraude, la topaze, l'argent, l'or rouge, la perle. Au sommet, est le «lotus de la limite», selon l'expression coranique, ou arbre de la béatitude, arbre toubah, dont les rameaux retombent sur le jardin paradisiaque et l'ombragent tout entier. Cet arbre a été connu de Victor Hugo; dans la pièce intitulée 50 L'Enfant grec, le poète demande à l'enfant de Chio: Regrette-tu ce lys...
Ou le fruit du tuba, de cet arbre si grand
Qu'un cheval au galop met, toujours en courant,
Cent ans à sortir de son ombre.
Au-dessus de tout cela, au-dessus des cieux astronomiques, des paradis et des éden, en dehors du monde de la création, presque au delà de l'étendue, est le monde de la Toute-Puissance divine. C'est là que Dieu siège sur son trône. Ce trône est double; il se compose du siège proprement dit, koursi, et du pavillon, arch. Dieu, dit le Coran, «y est affermi; il est le Seigneur du grand trône» (IX, 130). Le siège et le pavillon sont portés par des anges, appelés les «porteurs du trône».
On reconnaît là des conceptions bibliques. Dieu «siège», selon la Bible; il est assis sur les Chérubins; ou encore le monde est son trône.
Cette représentation du monde comme siège de la Toute-Puissance divine a été un des obstacles qu'a rencontrés la théorie de la rotation de la terre, au temps de Copernic et de Galilée.
Devant le trône, se tiennent des anges, de très grands d'abord, puis une multitude innombrable d'esprits de moindre importance, dont 51 les ailes cachent tout le pavillon où siège la Majesté divine. Ces légions d'anges sont comme autant de voiles vivants séparés les uns des autres par d'énormes espaces.
Les intervalles qui séparent ces esprits supérieurs ont reçu une forme philosophique dans le système dit «de l'illumination». Ce sont eux qui peu à peu absorbent la «lumière», lorsque, émanée du principe premier, elle descend, degré par degré, dans le monde de la création. On retrouve aussi les mêmes idées développées et systématisées, dans la Kabbale et en particulier dans la doctrine des Séphiroth du Zohar.
Au fond, et malgré quelques images d'un cachet tout oriental, les représentations musulmanes de l'autre monde ne sont pas très éloignées de celles qui ont eu cours dans le moyen âge chrétien. Dieu, il est vrai, selon la coutume des potentats orientaux, s'y dérobe davantage aux regards, et la personne du Christ incarné n'y préside pas aux fêtes des élus. Mais, pour le reste et dans l'ensemble, ces conceptions ont une assez grande analogie avec celles des légendaires ou des artistes d'Occident.
Deux espèces de fatalisme.—Le fatalisme moral;—la question ne se pose pas tout-à-fait de même que dans le christianisme;—passages du Coran qui paraissent exprimer le fatalisme;—cette interprétation rejetée par les théologiens.
Le fatalisme physique dans l'antiquité et dans l'islam.
On admet généralement que le fatalisme est un des caractères de la religion musulmane, et la disposition au fatalisme un des traits essentiels de la psychologie des peuples orientaux. Il y a en effet deux aspects sous lesquels on peut envisager le fatalisme: on peut le considérer comme une disposition psychologique, ou comme une thèse dogmatique. On peut y voir une croyance instinctive selon laquelle l'homme dépend étroitement de certaines puissances supérieures telles que le hasard, le destin, ou bien une opinion de théologie philosophique, d'après laquelle la part de Dieu 53 serait si grande dans les actes humains que la liberté de l'homme en serait presque anéantie. En d'autres termes il est possible d'étudier le fatalisme dans sa double application soit à la vie physique, soit à la vie morale. Cette division, qui correspond à la division classique du mal en mal physique et en mal moral, est commode pour traiter la question.
Nous parlerons d'abord du fatalisme moral. Cette partie du sujet est un peu philosophique et ardue; mais elle est bien importante, et assez intéressante certes pour mériter un léger effort d'attention.
L'analyse de l'idée du fatalisme physique sera plus aisée, et nous n'aurons pas de peine à l'illustrer au moyen d'exemples concrets. Afin de rendre au lecteur cette étude plus facile à suivre, nous indiquons tout de suite les conclusions que nous croyons devoir adopter: Il n'est pas vraiment exact que la doctrine de l'islam orthodoxe enseigne le fatalisme moral; mais il est vrai que les peuples musulmans se laissent volontiers aller au fatalisme physique.
Le problème posé par ce titre est le fameux problème de la liberté ou du libre arbitre. Comment 54 concilier la toute-puissance de Dieu avec la liberté humaine? Dans les actes de l'homme, même dans ses pensées, quelle est la part de Dieu, quelle est la part de la créature? Comment donner le pouvoir à l'un sans l'ôter à l'autre. Et cette question a un corollaire presque aussi célèbre qu'elle-même: Dieu n'étant pas seulement tout-puissant dans l'islam comme dans le christianisme, mais aussi omniscient, et voyant dans l'avenir, comment concilier cette prescience avec la liberté des actes humains?
Tous ces problèmes existent dans les deux religions, ils y découlent des mêmes données communes: un Dieu tout-puissant, un homme qui, pour avoir une vie morale, doit d'abord être libre. Cette analogie a été souvent remarquée. On a dit [29] en parlant des docteurs musulmans qui se sont attachés à ce sujet: l'islam a eu ses Banès, ses Molina, ses Suarez.
Il ne faut pourtant pas trop se hâter, ni pousser trop avant la comparaison. Une importante distinction ne tarde pas en effet à paraître: Le problème du libre arbitre, dans la théologie catholique, est soudé à la doctrine de la grâce. Il n'y a pour l'homme nul bien, nulle justification sans le secours de Dieu; mais ce secours, comment agit-il? C'est là le grand sujet 55 qui a été traité aux premiers temps du christianisme par saint Augustin, et qui a donné lieu à des controverses profondes à deux époques solennelles de l'histoire de l'Eglise: au temps de la Réforme et à celui de Jansénisme.
Mais, dans l'islam, il n'y a pas de grâce. Cette notion y est tout au plus indirectement aperçue; elle apparaît dans certains cas par déduction; elle n'est pas posée a priori fortement, clairement, dogmatiquement, comme dans le christianisme.
Il n'y a pas de dogme musulman enseignant que l'homme est né en dehors d'un état de bonté; le souvenir du péché originel n'est évoqué que dans de rares légendes [30]. L'idée de rédemption ne se rencontre pas. L'islam, de toutes ces doctrines, ne conserve que la distinction du bien et du mal, avec l'affirmation des peines ou des récompenses qui y sont attachées; en sorte que la question du libre arbitre se pose là d'une façon bien plus fruste, bien plus grossière que dans le christianisme. Nous avons toujours l'impression d'un milieu intellectuel plus barbare, plus rude, moins fin, et, au point de vue spécialement religieux, plus brusque et moins tendre que celui où a éclos l'idée chrétienne.
56 En somme, pour l'islam, la difficulté se présente ainsi: On ne s'occupe pas tout d'abord du caractère moral de l'acte; on ne pense qu'à sa possibilité, et l'on se dit: Dieu est tout-puissant; il décrète tout, donc aussi tous nos actes; alors quelle est notre liberté?
La forme coranique de cette question serait: Dieu est créateur, législateur, maître tout-puissant, souverain absolu de toutes choses; que peut faire ou décider l'homme en dehors de lui? La forme scolastique est: Dieu est agent de tout; comment l'homme peut-il être aussi, et pour ainsi dire en sus, agent de ses propres actes?
On comprend que, dans un tel problème, pour peu que l'on insiste sur l'omnipotence de Dieu—et le Coran et l'islam y insistent,—pour peu que dans le discours on donne la prépondérance à cette idée,—et dans le Coran elle est prépondérante,—on a l'air d'oublier, d'affaiblir, d'écraser, presque de nier la liberté humaine, et l'on semble enseigner le fatalisme.
C'est bien un peu l'effet que produit le Coran à première vue. C'est ce qui fait que l'on a sur l'islam des jugements comme celui-ci, que formule Lamartine [31]:
57 «La population turque est saine, bonne et morale; sa religion n'est ni aussi superstitieuse ni aussi exclusive qu'on nous la peint; mais sa résignation passive, mais l'abus de sa foi dans le règne sensible de la Providence, tue les facultés de l'homme en remettant tout à Dieu.» Ce n'est pas Dieu qui agit aux yeux de l'homme qui se charge d'agir dans sa propre cause; Dieu est seulement «spectateur et juge de l'action humaine: le mahométisme a pris le rôle divin; il s'est constitué spectateur et juge de l'action divine; il croise les bras à l'homme et l'homme périt volontairement dans cette inaction».
Cependant serrons la question de plus près. Remarquons que la liberté humaine ne peut pas pratiquement être niée, que cette négation est chez les philosophes une espèce de gageure, qu'un penseur tel que Spinoza, représentant le fatalisme dans notre civilisation, a pourtant admis une morale, donc la possibilité d'un effort humain, que, de la part d'un législateur et d'un homme d'action comme Mahomet, cette négation eût été un non-sens, qu'il ne se sentait pas lui-même à la merci de forces supérieures, qu'il ne pensait pas commander à des automates, qu'il était bien homme au sens complet du mot, homme actif, entreprenant, énergique, ardent... donc libre... et là-dessus 58 examinons les textes: nous verrons que les jugements sur le fatalisme doctrinal de l'islam sont en général exagérés.
Il est question dans le Coran de plusieurs livres où sont inscrits les mérites et les démérites des hommes, c'est-à-dire leurs actes, et qui doivent servir au jugement.
L'un de ces livres est appelé Illioun:
«La liste des justes est dans l'Illioun.» (C. LXXXIII, 18.)
Un autre est appelé Siddjîn:
«La liste des prévaricateurs est dans le Siddjîn.» (C. LXXXIII, 7.)
Mais il n'est pas clairement indiqué par le texte que ces livres sont éternels; les actions peuvent y être inscrites au fur et à mesure qu'elles se produisent. L'islam cependant croit à leur éternité. Le commentateur Zamakhchari dit que le livre Illioun fut présenté, à l'origine des temps, aux anges qui l'honorèrent.
Il y a en outre des livres affectés à chaque individu: Au jour de la résurrection, on fait présenter aux élus leurs livres dans la main droite; on les apporte aux réprouvés derrière le dos (C. LXXXIV, 7, 10; XVII, 73; XVIII, 47). Mais, d'après le texte, ce pourrait n'être que des comptes établis après coup.
Un livre plus général relatif à l'ensemble 59 du monde semble être désigné plus nettement par le contexte comme étant éternel:
«Il n'y aura pas de cité, dit Allah, que nous ne châtiions d'un châtiment terrible; c'est écrit dans le livre.» (C. XVII, 60.)
La même idée est exprimée dans un autre verset: «Il n'y a aucun être dans les cieux et sur la terre, qu'il soit plus petit ou plus grand qu'un atome, qui ne soit indiqué dans un livre démonstratif [32].» (C. XXXIV, 3.)
On admet que ce livre est éternel; ce n'est pas expressément affirmé dans le texte; c'est plutôt une interprétation traditionnelle; elle est d'ailleurs en harmonie avec le dogme d'après lequel le Coran lui-même est la parole éternelle de Dieu, et, comme tel, incréé.
Ces livres mystérieux ne prouvent donc pas d'une manière décisive que le Coran enseigne le fatalisme moral.
Mais voici d'autres paroles plus troublantes; c'est Dieu qui est censé parler:
«Si nous avions voulu, nous aurions donné à toute âme la direction de son chemin; mais ma parole immuable a été celle-ci: Je remplirai 60 la géhenne d'hommes et de génies ensemble.» (C. XXXII, 13.)
«Nous avons créé pour la géhenne un grand nombre de génies et d'hommes qui ont des cœurs avec lesquels ils ne comprennent rien, qui ont des yeux avec lesquels ils ne voient rien, qui ont des oreilles avec lesquelles ils n'entendent rien [33]. Tels sont les hommes qui ne prêtent aucune attention à nos signes.» (C. VII, 178.)
«Dieu affermira les croyants,... il égarera les méchants» (C. XIV, 32).
Et à ces textes s'ajoute cette parole souvent répétée, qui constitue un argument fort grave: «Dieu égare qui il veut; il dirige qui il veut» (C. XXXV, 9 et ailleurs).
Certes de telles paroles paraissent bien exprimer la croyance à la prédestination, à la volonté qu'a Dieu de sauver ou de damner. Mais qu'on y regarde encore, et que l'on n'oublie pas que Mahomet était un lyrique, un orateur, qu'il cherchait à impressionner son auditoire, et que, pour y parvenir, il s'appesantissait sur l'expression et exagérait l'effet, on se rendra compte alors que ces affirmations signifient seulement: «Les méchants, je les laisserai s'égarer, et ils s'égareront de plus en plus; les bons, 61 je les dirigerai, et ils deviendront meilleurs encore»; ce progrès dans le mal ou dans le bien sera seulement la conséquence de la première faute ou des premiers mérites; mais cette faute première, ou ce premier acte de soumission, reste libre, et n'a rien de fatal. La plus grande propension au mal est un commencement de châtiment pour le méchant; la plus grande disposition au bien, un commencement de récompense pour le bon; celui-ci devient aisément meilleur, et celui-là aisément pire. Les textes du Coran, si énergiques soient-ils, ne veulent pas, croyons-nous, dire autre chose que cela.
N'a-t-on pas d'ailleurs des phrases analogues dans la Bible? Le psalmiste parle des idoles [34] qui ont des bouches, mais ne parlent pas, des oreilles, mais n'entendent pas. Ce sont là des images de l'endurcissement du cœur chez le méchant, de l'aveuglement produit par le péché: «Sourds, muets et aveugles, dit le Coran, ils ne peuvent plus revenir sur leurs pas.» (II, 37.) «Ils ne peuvent plus», voilà l'expression juste; «Dieu ne veut plus» était l'expression inexacte et outrée.
Dans la théologie musulmane, au cours des 62 siècles, les docteurs les plus autorisés ont parfaitement admis le libre arbitre. Seulement eux aussi, ils ont beaucoup insisté sur la puissance de Dieu, sur sa science et sur sa prescience, en sorte que quelquefois le rôle de l'homme a pu paraître amoindri. C'est ce qui se produit dans certaines pages de Gazali: Comment, dit ce docteur, imaginer des mouvements qui échappent à la puissance de Dieu? L'araignée filant sa toile, l'abeille faisant son miel, est mue par Dieu; à plus forte raison l'homme l'est-il aussi: «Dieu vous a créé et tout ce que vous faites», a affirmé Allah (C. XXXVII, 94).
Mais, ajoute Gazali, et avec lui la théologie musulmane orthodoxe, si Dieu crée l'acte, il laisse la décision à l'homme. L'homme choisit; Dieu crée la réalisation de ce choix; il est l'auteur premier du mouvement; mais le mérite et le démérite restent bien à l'homme [35].
La même doctrine se trouve chez Achari, qui, pour empêcher que le choix de l'homme ne trouble la prévision divine, propose en outre une sorte de système d'harmonie préétablie.
La théologie de l'islam enseigne que la liberté disparaît dans l'autre monde; c'est la conséquence de l'impossibilité où sont les élus de préférer le mal au bien.
63 La preuve vulgaire de la liberté humaine, par le sentiment que l'on en a, a été surtout employée chez les musulmans par les rationalistes; on la trouve dans les écrits des Motazélites. Cette preuve n'a pas aux yeux des théologiens la même importance que celle qui découle du sentiment moral. Elle a pourtant été admise aussi dans l'islam orthodoxe. Je ne sais au reste si les théologiens arabes ont jamais expressément enseigné que la preuve de la liberté réside dans le sentiment qu'a l'homme de la possibilité de la vie morale; mais cette doctrine est implicitement contenue dans la plupart de leurs écrits.
La seconde opinion généralement reçue, dans la question qui nous occupe, est que la disposition au fatalisme est fréquente chez les peuples orientaux. A celle-ci on ne peut qu'adhérer; sa justesse est incontestable.
Mais pour analyser cette disposition psychologique, ce caractère de l'âme orientale, pour le comparer, le rapporter à quelque chose, il faut remonter très loin; bien au delà du christianisme, jusqu'au paganisme classique, même jusqu'aux origines du paganisme. 64 Là nous rencontrons la notion de destin, de sort, de nécessité, de fatalité, et nous voyons qu'elle est, à ce moment de l'histoire humaine, plus forte, plus impérieuse, plus enveloppante, plus tragique qu'elle ne le fut jamais aux époques postérieures, même chez les peuples de l'islam. Une histoire du sentiment du fatalisme dans l'antiquité gréco-latine serait plus abondante et plus complexe que chez les nations musulmanes. On sait d'ailleurs que ce sentiment, blâmable sans doute en morale, a produit en littérature quelques-uns des plus beaux morceaux que possède l'humanité.
Les Grecs ont toujours été un peu des Orientaux, et les Orientaux de l'époque moderne ne sont pas sans ressemblance avec les premiers Grecs. Il y a entre ces peuples des rapports secrets et profonds que la régularisation classique empêche tout d'abord d'apercevoir, mais qui sont faciles à découvrir quand on étudie plus librement. Ces peuples ont d'ailleurs vécu à peu près dans les mêmes contrées; ils ont respiré presque la même atmosphère; on ne doit donc pas s'étonner du rapprochement que nous faisons en ce moment.
Dans un ouvrage antérieur, nous avons déjà été amené à comparer la destinée des Atrides grecs à celle des Alides musulmans [36]; 65 des deux côtés nous avons vu une longue série de drames et de crimes affliger une famille illustre et malheureuse. Nous ne reviendrons pas sur cet exemple qui d'ailleurs appartient à l'islamisme chiite, non à l'islamisme orthodoxe.
A l'origine de la littérature grecque, nous trouvons dans Hésiode une définition du destin; c'est lui que le poète grec caractérise sous le nom de Zeus. On voit dans ce passage comment est exaltée la force du dieu, et combien l'homme est peu de chose devant cette force. Il y a là l'expression d'un sentiment qui a beaucoup de rapport avec celui du fatalisme islamique: «Muses [37]..., dites, en louant votre père Zeus, comment les hommes mortels sont inconnus ou célèbres, irréprochables ou couverts d'opprobre, par la volonté du grand Zeus. En effet il élève et renverse aisément; il abaisse l'homme puissant et il fortifie le faible; il châtie le mauvais et il humilie le superbe. Zeus qui tonne dans les hauteurs et qui habite les demeures supérieures.»
Nous trouvons dans Orphée une autre définition du destin. Ici le destin est quelque chose de plus aveugle, de plus mystérieux, que dans le passage précédent. C'est vraiment 66 une force inconnue; c'est autre chose que Dieu, car la notion de Dieu est moins obscure et plus personnelle; ou, si l'on veut, ce n'est plus tout-à-fait Dieu. Il faut remarquer que le peuple, qui n'est pas théologien, sent quelquefois ainsi: il a une idée du destin qui n'est pas identique à celle qu'il a de Dieu. Il ne croit pas toujours que le destin soit une force intelligente; surtout il ne la croit pas toujours bonne:
«... La Nécessité [38] sait seule ce que réserve la vie, et aucun autre des immortels qui sont sur le faîte neigeux de l'Olympos ne le sait, si ce n'est Zeus. La Nécessité et l'esprit de Zeus savent seuls tout ce qui nous arrivera...
Venez, ô illustres, aériennes, invisibles, inexorables,... dispensatrices universelles, déeses rapaces, nécessairement infligées aux mortels!»
Dans la légende d'Œdipe, la conception du destin est la plus effrayante qui se puisse imaginer: un homme est condamné par la fatalité à commettre des crimes; il le sait; il fait tout ce qu'il peut pour les éviter; et il les commet par la force du destin, mais inconsciemment; après quoi il est traité comme responsable! Jamais aucun Musulman n'aurait 67 été jusque là. Cet exemple prouve que le sentiment du fatalisme a perdu de sa force en passant du monde antique à l'islam; le sentiment de la responsabilité s'est au contraire dégagé, affirmé, précisé, grâce au travail des philosophes et à celui du christianisme.
Un fort beau morceau littéraire où l'on voit, dans l'antiquité classique, le sentiment du fatalisme réduit à de raisonnables limites et analogue à ce qu'il peut être chez de bons Musulmans, c'est le récit de la mort de César dans Plutarque [39].
Dès le début l'auteur fait apparaître le destin. A peine a-t-il dit: la véritable cause de sa mort vint du désir qu'il eut de se faire déclarer roi, qu'il ajoute: ses amis, ceux qui voulaient le porter au trône, se servaient d'une prédiction, à savoir que les Parthes ne seraient battus que par un roi; ses ennemis cherchaient un présage inverse dans le nom de Brutus: un ancien Brutus avait, au début de l'histoire de Rome, chassé les Tarquins, rois. César pressentait le danger; «mais, dit l'historien philosophe, il est bien plus facile de prévoir sa destinée que de l'éviter»; et, là-dessus, il accumule les présages: feux dans le ciel, bruits nocturnes, oiseaux égarés au forum, 68 hommes de feu qui se battent dans l'air; un valet fait jaillir de sa main une flamme sans en être brûlé;—ce prodige est un de ceux que les Arabes attribuent à Mahomet;—une victime est trouvée sans cœur; la femme de César a des songes; elle voit le pinacle de son palais se rompre;—c'est un songe analogue qui annonce en Perse la chute des Sassanides, au moment de l'apparition de l'islam.
Un devin a signalé à César le jour des ides de mars comme mauvais. César est disposé à tenir compte de cet avertissement; il veut envoyer Antoine au Sénat à sa place, pour faire remettre l'assemblée à un autre jour. Mais arrive un des conjurés, qui raille les augures; César se croit obligé de se rendre au Sénat. Tandis qu'il y va, des billets qu'on cherche à lui remettre pour l'avertir des dangers qu'il court ne lui parviennent pas. Un seul lui parvient; et il le garde en main, sans trouver le temps de le lire.
Toutes ces circonstances, dit Plutarque, peuvent avoir été l'effet du hasard; mais on n'en saurait dire autant de celle-ci: que le sénat était assemblé dans un lieu où se trouvait la statue de Pompée: n'est-ce pas une preuve que toute cette entreprise était conduite par un dieu,—Pompée lui-même ou son génie,—qui avait marqué cet édifice pour être le lieu de 69 l'exécution?... Et peu après, César, percé de vingt-trois coups de poignard, venait tomber au pied de la statue, qui fut éclaboussée de son sang.
Voilà le fatalisme tel que l'a connu l'antiquité. C'est certainement une conception profonde et instinctive du peuple, qui admet dans la vie des plus humbles l'action obscure du destin; mais cette conception s'amplifie et prend une grandeur tragique, lorsqu'elle s'applique à la vie des hommes puissants et des héros. Préparée par le peuple, elle est exprimée par les poètes, et elle semble être parfois consacrée par les philosophes.
Que trouvons-nous maintenant dans l'islam?
Nous voyons bien dans la théologie musulmane quelques paroles ou images qui semblent exprimer le fatalisme physique; ce sont pour la plupart les mêmes que celles qui se rapportent au fatalisme moral. Nous entendons parler du «décret» de Dieu, le kadar, de son pouvoir et de sa prescience, qui ne s'appliquent pas seulement aux actes de notre vie morale, mais aussi aux accidents de notre vie physique; nous voyons mentionner la «tablette gardée» où sont inscrits les décrets divins, les destinées de chacun (C. LXXXV, 22). C'est cette tablette, et les livres dont nous avons parlé, qui ont donné 70 lieu à l'expression populaire: «C'était écrit, mektoub.»—Tout cela prête bien à l'interprétation fataliste. Cependant cette interprétation, pas plus pour cette sorte de fatalisme que pour le fatalisme moral, n'est admise par les docteurs.
Outre les docteurs, le bon sens lui est contraire. Le bon sens, la sagesse populaire est un antidote contre les excès du fatalisme. Le khalife Omar, dans la circonstance que voici [40], a bien exprimé quel est, dans la question, le sentiment du vulgaire: «Il marchait contre la Syrie, n'étant encore que général; la peste éclate dans cette contrée; il recule. Quelqu'un lui dit alors: «Vous fuyez les arrêts du destin.» Le futur khalife répliqua par ce mot attribué au prophète: «Celui qui est dans le feu doit se résigner à la volonté de Dieu; mais celui qui n'y est pas encore ne doit pas s'y jeter.»
Il faut remarquer aussi que Mahomet se déclare dans le Coran contre les pratiques superstitieuses liées aux croyances fatalistes. Il réprouve la sorcellerie; il met en garde les fidèles contre les sorcières «qui soufflent sur les nœuds [41]»; il condamne les recherches astrologiques et même l'usage des talismans.
71 Sur ce dernier point, sa prohibition n'a pas eu une force suffisante contre les habitudes populaires. Car non seulement les Musulmans font un usage constant de talismans pour eux, leurs bêtes et leurs biens, mais ils les composent avec les paroles mêmes du Coran qui les proscrit. Les théologiens ont, sur ce point, cédé au peuple; ils préparent des amulettes et étudient un peu la magie blanche.
Un moyen de consulter le sort est aussi tiré du Coran. Il consiste à ouvrir le livre au hasard, et à regarder sur quelle parole on tombe; on interprète cette parole selon les préoccupations dont on est agité.
Une telle pratique est connue anciennement dans le christianisme, où d'ailleurs elle n'est pas approuvée; on y consulte de cette façon les Evangiles. On rencontre des exemples historiques de cet usage chez les peuples des deux religions.
Mérowig, le fils de Chilpéric, poursuivi par la haine de Frédégonde et agité de pressentiments funestes, ouvrit, après avoir jeûné trois jours, le Livre des Rois, le Psautier et l'Evangile [42].
Avant le conseil qui précéda la bataille de Kossovo, le jeune Bajazet avait de même ouvert 72 le Coran; ses yeux tombèrent sur ce verset: «O prophète, combats les infidèles!» Il parla alors avec enthousiasme en faveur de l'attaque, et son avis prévalut.
La meilleure forme qu'ait prise dans l'islam le sentiment du fatalisme, est celle de la «résignation». Là l'idée musulmane rejoint l'idée chrétienne et l'influence du christianisme est visible:
Si Dieu est tout-puissant, si rien n'arrive sans son ordre ou sans sa permission, soumettons-nous à ses décrets; c'est la conséquence la plus sage, et cette conséquence est chrétienne.
S'il n'y a point de Fées ni de Parques, ni de Moires, ni de puissances ténébreuses et mauvaises présidant à nos destins, croyons que tout vient de Dieu qui est bon, donc que les maux apparents sont au fond et de quelque manière des biens, et résignons-nous.
Telle est la théorie, toute chrétienne, qu'ont développée les philosophes et les docteurs de l'islam. Elle est incomplète cependant au point de vue du christianisme. L'islam laisse de côté les mystères de tendresse et d'humilité; l'idée de l'union des souffrances humaines avec celles d'un Dieu incarné n'y paraît pas, non plus que l'idée de l'expiation. L'homme ne se 73 juge pas en principe pécheur, abject et vil, dans l'islam comme dans le christianisme; l'islamisme n'a donc pas de théorie complète de la valeur et de l'utilité du mal physique.
Mais cette résignation toute pure et de caractère un peu philosophique dont se contente cette religion produit déjà de beaux effets; elle se manifeste par de belles paroles, et elle est témoignée par de grands et généreux exemples; en voici deux ou trois.
Les historiens rapportent cette invocation de Tamerlan: quand ce prince, au comble de la prospérité, vient de célébrer dans les plaines de Samarcande les fêtes magnifiques du mariage de ses fils (1404), il se retire dans sa tente, s'humilie devant Dieu, et son âme exhale des sentiments d'abandon à la Providence qui le rendent vraiment digne du titre de «Salomon des steppes» que lui donne Lamartine [43]:
«De mon néant tu m'as créé, de ma bassesse tu m'as élevé..., de ma petitesse d'origine, tu m'as fait le plus puissant des dominateurs du monde. Je tiens de toi seul la victoire dans tant de batailles et la conquête de tant de royaumes... Je connais que je ne suis que poussière et que, si tu m'abandonnes un seul 74 instant, toute ma gloire se changera en humiliation et toute ma puissance en néant.»
Le khalife el-Mamoun, le célèbre promoteur des études scientifiques et philosophiques chez les musulmans (IXe s.), mourut dans des circonstances où l'on voit à la fois un exemple de superstition, de fatalisme et de résignation. Cet événement est fort bien raconté par l'historien Maçoudi [44]:
Le khalife revenait d'une campagne victorieuse contre les Byzantins. Il campe un jour près de la source très fraîche et très limpide d'une rivière. Il fait disposer pour lui-même un pavillon de planches et de feuillage tout au bord de la source. Un gros poisson tournait au fond, brillant comme un lingot d'argent. Mamoun le fait prendre; l'animal pris échappe, retombe dans l'eau avec force, et l'eau très froide éclabousse et trempe la khalife. Vers le soir, celui-ci est saisi d'un violent frisson, suivi d'un évanouissement. Lorsqu'il revient à lui, il demande le nom de la rivière; on lui répond qu'elle s'appelle Podendoun, c'est-à-dire «étends tes pieds»; il interroge sur le nom de la localité; elle s'appelle Rakkah. Or on lui avait prédit qu'il mourrait à Rakkah; 75 c'est pourquoi il avait toujours évité de se rendre dans la ville bien connue qui porte ce nom; maintenant il était arrivé sans le savoir dans un village ignoré, désigné par le même vocable. Il ne doute plus dès lors que son heure ne soit venue. Il se fait porter hors de sa tente pour voir son camp une dernière fois; il contemple les tentes bien dressées, les troupes rangées, les lignes brillantes des lumières. Puis on le ramène à sa couche, et bientôt la fièvre l'emporte, tandis qu'il répète cette prière: «O toi dont le règne ne finit pas, prends en pitié celui dont le règne va finir.»
Le plus célèbre exemple qu'offre l'histoire musulmane des vicissitudes de la fortune est celui des Barmékides [45]. Ce sont les vizirs du fameux et légendaire Hâroun-al-Rachîd; c'est à eux qu'est due la splendeur de son règne. Le mariage de l'un d'eux, Djafar, avec une sœur du khalife, amena leur disgrâce.
Hâroun était cruel. Au jour qu'il avait fixé pour l'exécution de son ancien favori, il lui envoie quelqu'un avec cet ordre: «Reviens avec sa tête.» Djafar, en entendant cette sentence, répond d'abord: «Le khalife est habitué 76 à plaisanter avec moi; il a voulu plaisanter cette fois encore.—Je ne l'ai jamais vu plus sérieux, réplique l'envoyé.—Retourne vers lui, insiste Djafar, dis-lui que tu as obéi, et il en aura du regret.» Mais comme le bourreau craint de se présenter devant le prince sans la tête qui doit témoigner de son obéissance, «Je vais t'accompagner, lui dit Djafar, je me placerai derrière le rideau, et j'écouterai comme il te répondra.» Tous deux vont ensemble au palais. A peine l'envoyé a-t-il paru devant Hâroun, que celui-ci lui demande: «Où est la tête?» Djafar entend la question, tire son mouchoir, se bande lui-même les yeux, et tend le cou à l'exécuteur.
A la suite de ce meurtre, Yahya, le vieux père du mort, et d'autres personnes de sa famille furent jetés en prison. Les poètes musulmans ont fait sur ce sujet des élégies nombreuses:
«O toi que la fortune a séduit, la fortune pleine de vicissitudes et de ruses, redoute les assauts qu'elle prépare contre toi, sois en garde contre ses pièges. Si tu ignores combien elle est capricieuse, regarde le cadavre qui pend au gibet du pont. C'est une leçon terrible; mets-la à profit... prends les jours heureux qui te sont accordés, et abandonne-toi au courant de la destinée. 77
«Ils semblaient tenir au sol aussi solidement que les racines du palmier, et ils en ont été arrachés comme une herbe potagère.»
Les vers suivants sont du khalife Réchîd lui-même:
«Les dédains de la fortune sont proportionnés aux honneurs qu'elle avait d'abord accordés. Lorsque la fourmi déploie ses ailes pour s'envoler, sa fin est prochaine.»
Et ceux-ci sont du vieux Fadl:
«C'est vers Dieu que, dans notre infortune, s'élèvent nos supplications, car le remède à nos douleurs et à nos afflictions est dans ses mains.»
Le nom de l'«islam» signifie «abandon» à Dieu, résignation. Nous venons de rencontrer dans l'histoire et dans le peuple ce sentiment très chrétien; nous le retrouverons encore chez les mystiques.
Le précepte de l'aumône; sa signification religieuse et politique.—La dîme.—Défense du prêt à intérêt.—L'hospitalité.—Œuvres d'hospitalisation.
Jésus et Marie dans le Coran et les commentaires.—L'annonciation;—miracles de Jésus;—sa passion niée;—respect des Musulmans pour l'Evangile.
L'aumône est une des grandes lois de l'islam; c'est une loi aussi importante que celle de la prière. Gazali écrit [46]: «Dieu a fait de l'aumône un des fondements de l'islam», et encore: «la religion de l'islam se manifeste par cinq témoignages: l'affirmation qu'il n'y a de Dieu qu'Allah, que Mahomet est son serviteur 79 et son prophète, l'assiduité à la prière et la pratique de l'aumône».
Cette loi peut être envisagée de deux manières: car elle a une double portée, dans l'ordre moral et dans l'ordre politique.
Au point de vue moral elle suppose et tend à développer les vertus de bonté, de générosité; elle provoque les œuvres de bienfaisance, et elle habitue le croyant à venir en aide à son prochain. Elle s'élargit en outre et se transforme en mystique, où nous voyons la vertu de l'aumône se confondre avec l'esprit de détachement des biens de ce monde. Ces vertus et ces sentiments sont d'origine principalement chrétienne.
Dans l'ordre politique, l'aumône, aux premiers temps de l'islam, a pour but de subvenir aux nécessités de la guerre sainte; elle sert aussi à payer ce qui est dû en particulier au prophète et à ses successeurs, à indemniser les personnes pauvres qui rendent des services publics, et à pourvoir aux charges générales de la communauté. En raison de ces divers emplois, l'aumône devient «légale», et elle se confond avec l'impôt. En ce sens, elle est une loi, et son origine est judaïque.
L'aumône considérée comme vertu a inspiré à Mahomet d'assez belles paroles; ce sont les plus délicates que l'on trouve dans le Coran; 80 il y a là diverses recommandations sur la manière de donner, qui sont tout à fait conformes à l'esprit chrétien.
«O croyants! ne rendez point vaines vos aumônes par les reproches et les mauvais procédés, comme agit celui qui fait des largesses par ostentation, qui ne croit point en Dieu et au dernier jour.» (C. II, 266.)
«O croyants! faites l'aumône des meilleures choses que vous avez acquises, des fruits que nous avons fait sortir pour vous de la terre. Ne distribuez pas en largesses la partie la plus vile de vos biens.» (C. II, 269.)
«Quelle que soit l'aumône que vous ferez,... Dieu la connaîtra... Faites-vous l'aumône au grand jour, c'est louable; la faites-vous secrètement, cela vous profitera encore davantage.» (C. II, 273.)
La récompense promise à celui qui donne ainsi de bon cœur, avec loyauté, discrétion et délicatesse, est très grande, comme elle l'est dans le christianisme. Mahomet ne dit pas expressément que Dieu rendra le bienfait au «centuple»; mais son idée est à peu près celle-là, quoiqu'elle soit énoncée plus faiblement: Dieu, dit-il, vous rendra au double ce que vous aurez donné pour lui, et il ajoutera encore quelque autre récompense.
Combien doit-on donner? Le principe est de donner la dîme. C'est la règle judaïque. Abraham ayant vaincu quatre rois qui avaient attaqué Lot, son neveu, rencontra Melchisédek, le roi-prêtre, reçut sa bénédiction, et lui offrit en échange la dîme de son butin (Genèse, XIV). Jacob, après avoir eu le songe de l'échelle, dans lequel Dieu lui avait promis la terre pour sa race, répondit à Dieu après son réveil: «De tout ce que tu me donneras, je t'offrirai la dîme.» Et l'on voit encore dans la Bible diverses dîmes réglées par la loi mosaïque.
C'est donc cet ancien principe qui a subsisté dans l'islam. Mais il faut observer qu'on n'est pas toujours tenu à payer la dîme; il y a de nombreux cas où l'on ne doit que le quart de la dîme. En réalité le précepte de la dîme s'applique aux revenus, à ceux que pouvaient connaître des peuples de civilisation très primitive, c'est-à-dire aux fruits et à l'accru des troupeaux; mais pour les capitaux ou les valeurs qui y sont assimilés, on n'est tenu qu'au quart de la dîme.
Les docteurs de l'islam réglementent minutieusement l'application de la loi à la vie pastorale. L'aumône est due sur les troupeaux de chameaux, de bœufs et de moutons. Pour les chameaux, rien n'est dû tant qu'on en possède moins de cinq; lorsqu'on en a ce 82 nombre, on doit un jeune mouton dans sa deuxième année; pour dix chameaux, on doit deux brebis; pour quinze chameaux, trois; pour vingt chameaux, quatre. A partir de vingt-cinq chameaux, on paye en animaux de cette espèce: on donne pour ce chiffre une jeune chamelle dans sa deuxième année, ou un jeune mâle dans sa troisième année, et ainsi en augmentant d'une façon sensiblement proportionnelle. Au-dessus de 130 têtes, on doit une chamelle de trois ans, pour chaque groupe de cinquante individus, ou une de deux ans pour chaque groupe de quarante.
Les troupeaux de bœufs sont imposés selon un procédé analogue. On doit l'aumône à partir de trente bœufs. Pour chaque groupe de quarante, on donne alors une vache de deux ans, ou pour chaque groupe de trente un veau d'un an. Sur les brebis, l'aumône est due à partir de quarante têtes; à ce chiffre on en paye une. Les chevaux sont imposés lorsque l'on en possède cinq; le cheval que l'on se réserve pour son usage personnel ne comptant pas.
Le principe de la dîme s'applique d'une façon immédiate au produit des plantations, lorsque ce produit a une valeur alimentaire, c'est-à-dire lorsqu'il consiste en fruits comme celui des palmiers. Il faut que ce produit 83 atteigne 800 mann [47], pour que la dîme soit due; on paie alors 80 mann. L'aumône, due pour les dattes et pour les raisins secs, ne l'est pas pour le coton ni pour les légumes.
L'impôt sur l'argent en espèce est obligatoire à partir de 200 drachmes au titre de la Mecque; on doit alors le quart de la dîme, soit cinq drachmes. Cette proportion s'applique, quelle que soit la somme possédée. Il en est de même pour les ornements et bijoux, bracelets, colliers, vases, coupes, ramenés à leur valeur en espèces.
De même les marchandises en général sont taxées au quart de la dîme, d'après leur valeur estimée en argent. Lorsqu'on trouve un trésor, on en donne une fois pour toute comme aumône la cinquième partie. En ce qui concernent les mines, les mines d'or et d'argent sont seules soumises au précepte: on doit le quart de la dîme, après broyage du minerai et séparation du métal.
Il n'était pas inutile de rapporter ces exemples précis [48]; ils caractérisent assez bien une 84 civilisation, et ils donnent lieu à deux remarques importantes:
On voit d'abord que cette législation ménage beaucoup les petites fortunes. L'aumône légale n'est due que pour une quantité de biens assez élevée. Une propriété de quatre chevaux ou de vingt-neuf bœufs n'est pas grevée; ces chiffres représentent pourtant déjà un avoir appréciable.
L'autre remarque est que le principe très net qui préside à ces réglementations est celui de la proportionnalité; celle-ci n'est pas toujours absolument rigoureuse, à cause des conditions de la pratique; dans cette situation économique très primitive où l'impôt se paye en animaux, on ne peut pas diviser les valeurs comme on le fait avec la monnaie. Mais toutes les fois que l'on s'écarte de la proportionnalité arithmétique, on s'en écarte dans le sens de la régression, non dans celui de la progression. La loi est plutôt en deçà qu'au delà de la règle arithmétique; et cela, quelle que soit la grandeur de la fortune.
C'est donc, aux yeux des théologiens musulmans, le principe de la proportionnalité simple qui est juste en matière d'impôt; il en était de même aux yeux des théologiens chrétiens du moyen âge, notamment de Suarez [49].
85 Ces docteurs n'auraient pas admis une loi de progression géométrique; ils n'auraient pas consenti à ce que l'on ajoutât à l'impôt simplement proportionnel une sorte de poids destiné à faire fléchir la richesse à mesure qu'elle tend à monter, et capable d'entraver son développement. On ne trouve chez eux aucun principe opposé à la grande richesse. Il n'y a pas de procédé systématique de limitation des fortunes dans la doctrine de l'islam.
Mais, il faut l'ajouter, ce qui ne se trouve pas dans la théorie peut se découvrir dans la pratique; l'homme est partout le même; et, dans toutes les contrées, on voit les richesses éveiller l'envie, soit des démocraties, soit des despotes. De là, en Orient, ces brusques disgrâces qui atteignent fréquemment les hommes qui ont su accumuler de grands biens; elles s'expliquent trop souvent par les confiscations qui les suivent.
L'aumône, disons-nous, a été, dans l'islam, la forme primitive de l'impôt. Tant que la communauté musulmane est restée assez petite, l'aumône, accrue du butin de guerre, suffisait à ses besoins généraux. Ce n'était pas tout-à-fait un impôt proprement dit; mais c'était une obligation morale assez forte, et l'on voit par certains textes que beaucoup d'Arabes la 86 confondaient avec une contribution: «Il en est, dit Allah, parmi les Arabes du désert, qui regardent l'aumône comme une contribution; ils guettent les vicissitudes du sort à votre égard» (Coran, IX, 28); ces derniers mots signifient que cette sorte d'impôts leur paraissaient lourds et qu'ils allaient jusqu'à souhaiter la défaite du prophète pour en être déchargés.
D'après la tradition, le précepte de la dîme aumônière fut établi par Mahomet un peu après la kiblah et le jeûne du Ramadan. Le produit de cette dîme n'allait pas aux pauvres seuls; Mahomet s'en servait pour faire des présents à certains Arabes qu'il voulait attirer à l'Islam, et pour payer un peu ceux qui combattaient «dans le sentier de Dieu». Il y avait d'ailleurs quelquefois des plaintes sur la façon dont ces fonds étaient distribués:
«Il en est parmi eux qui te calomnient touchant la distribution des aumônes. Si on leur en donne, ils sont contents; si on les leur refuse, ils s'irritent.» (C. IX, 58.)
Dans la première période de l'islam, les Arabes ne furent pas propriétaires des terres qu'ils conquéraient. Quand la Perse fut prise sous le khalife Omar, la terre fut laissée aux mains des cultivateurs; le gouvernement de l'islam maintint l'impôt foncier qui existait auparavant, le kharâdj, et qui avait été organisé par 87 Anochirwân le Juste. Le même système fut appliqué à l'Egypte. Les khalifes défendirent d'abord aux Arabes conquérants d'y devenir propriétaires; les anciens habitants continuèrent de cultiver le sol et d'y payer l'impôt.
Lorsque ces premières prohibitions furent levées, et que les Musulmans commencèrent à posséder des terres dans les pays de conquête, on substitua pour eux la dîme ochr à l'ancien impôt foncier; celui-ci resta en vigueur pour les indigènes non-croyants; en outre les non-Musulmans furent assujettis, dès l'origine de l'islam, à une capitation, djizieh.
A l'époque moderne, ces différences entre croyants et non-croyants ont commencé à s'effacer. Le principe de l'égalité de l'impôt, bien que contraire à l'esprit et à la tradition de l'islam, a été proclamé dans la législation ottomane.
Quelques considérations intéressantes sont à faire à propos du prêt à intérêt. Ce prêt est appelé l'usure; le mot d'usure désignait au moyen âge, tant en Orient qu'en Occident, l'intérêt de l'argent, d'une façon générale, et non pas seulement l'intérêt excessif. Les docteurs du moyen âge ont eu beaucoup de peine à comprendre que l'argent pût légitimement porter intérêt; il paraissait être une matière inerte; on ne le voyait pas produire comme 88 les terres, les arbres, les vergers, les troupeaux. La notion d'un capital qui travaille et s'augmente n'était pas habituelle alors comme elle l'est devenue dans l'âge moderne.
Le Coran défend certainement le prêt à intérêt. Il y avait des Arabes qui le pratiquaient en disant: il est légitime comme la vente. Mahomet, qui avait sans doute l'intelligence moins ouverte aux questions économiques, leur répond: Dieu permet la vente; mais il défend l'usure (C. II, 276).
Le prophète recommande d'abandonner ce qui reste au-dessus du capital, après que l'emprunteur s'en est servi, en donnant cette mauvaise raison: votre capital n'est pas endommagé (II, 278). Il invoque à ce sujet des arguments d'ordre mystique; il annonce que le capital qu'on cherche à augmenter par l'intérêt dépérira par l'effet de la malédiction divine; au contraire l'aumône donnée pour Dieu doublera les fortunes.
Ces prohibitions témoignaient d'un grand sentiment de loyauté, mais d'une ignorance non moins grande des affaires. Les théologiens de l'islam, plus intelligents que son prophète, ont feint de ne pas les apercevoir, et ont interprété le Coran d'une façon assez large, relativement à leur époque. Gazali, représentant la généralité des docteurs, admet certaines 89 sortes de prêts à intérêt, et s'occupe seulement de fixer les conditions dans lesquelles ils sont licites. Il proscrit la plupart des opérations longues et compliquées; mais il admet les sociétés formées en vue d'achats et de ventes presque immédiats, avec participation au bénéfice; il consent à ce que le prêteur demande un tiers ou un quart du bénéfice, mais non pas le bénéfice en sus d'un chiffre fixe. Le sentiment qu'il a de ce qui est licite ou non en affaires n'est pas toujours très aisé à saisir pour nous. Aujourd'hui encore, les Musulmans pieux se sentent gênés par leur loi dans l'emploi de leur fortune. On disait dernièrement que les indigènes d'Egypte se refusaient à employer les sommes thésaurisées par eux selon les méthodes européennes, et l'on annonçait qu'une banque devait être fondée pour leur permettre de faire fructifier leurs fonds conformément aux règles de l'islam.
L'hospitalité a été une vertu fort répandue dans les anciennes civilisations où la vie était plus large, la fortune plus indéterminée que dans les sociétés mieux policées. On ne comptait 90 pas alors au-dessus d'un certain chiffre; le nombre des bêtes que l'on possédait était «mille», c'est-à-dire un grand nombre quelconque, et leur reproduction était rapide; c'était peu de chose que d'en sacrifier quelques-unes en l'honneur d'un hôte, dont la venue apportait une diversion à la monotonie de la vie pastorale.
La tradition d'hospitalité conservée par les Arabes est surtout celle de la Bible; l'exemple classique en est l'épisode d'Abraham recevant les anges. Mahomet a connu ce récit, et il le rapporte, mais selon son habitude en le défigurant un peu:
«Nos envoyés allèrent vers Abraham, porteurs d'une heureuse nouvelle. Ils lui dirent: Paix!—Paix! répondit-il, et il ne fut pas longtemps à apporter un veau rôti.» (C. XI, 72.)
Il est bien charmant ce passage de la Bible, et il exprime l'un des plus jolis aspects de la vie des Bédouins:
Abraham étant assis, durant la chaleur du jour, à l'entrée de sa tente, voici que trois personnes se présentent à quelque distance de lui. C'était trois anges. Comme le patriarche était très hospitalier, il va au-devant d'eux, il les salue avec un profond respect et les invite à se reposer. Il les mène à sa tente, leur lave les pieds; puis il dit à Sara de préparer trois pains cuits sous la cendre. Lui-même, il court 91 à ses troupeaux, prend un jeune veau fort gras et fort tendre, et le fait cuire pour ses hôtes. C'est à ce moment que les anges lui font la promesse de la naissance d'Isaac.
Il faut remarquer ce détail très oriental, presque musulman:
Sara n'était pas avec Abraham lorsqu'il recevait ses hôtes; elle était dans sa tente particulière; cette expression doit être un peu inexacte, et l'on doit entendre probablement qu'elle était dans une partie séparée, au fond de la tente, hors de la vue des anges; mais elle pouvait entendre la conversation, et elle rit quand les anges dirent qu'elle allait avoir un fils.
L'hospitalité n'est pas dans l'islam une obligation stricte comme l'aumône; c'est seulement une coutume fort louée et très bien observée. C'est une des formes que peut prendre l'aumône, lorsqu'elle est offerte à des voyageurs peu fortunés. L'idée de voyageur va souvent avec celle de pauvre dans l'esprit des Musulmans: le voyage est ordinairement à leurs yeux un travail pénible, et on ne l'entreprend que lorsqu'on y est contraint par la nécessité. Mahomet dit:
«Rends à tes proches ce qui leur est dû, ainsi qu'au pauvre et au voyageur, et ne sois point prodigue.» (C. XVII, 28.) 92
De nos jours, l'hospitalité est bien pratiquée dans les villages musulmans. Des localités très pauvres ont des maisons où sont logés les passants; ceux-ci, s'ils sont un peu distingués, reçoivent à leur arrivée la visite des notables.
Ces coutumes sont très belles en principe; dans l'application, il est possible qu'il s'y mêle parfois des intentions moins pures. Chateaubriand a fait en ce sens une remarque méchante dans son itinéraire [50]: A son arrivée à Jaffa, l'aga l'avait envoyé complimenter selon l'usage; il veut lui rendre sa visite; le Père directeur de l'hospice où il était descendu l'en détourne:
«Vous ne connaissez pas ces gens-ci, me dit-il: ce que vous prenez pour une politesse est un espionnage. On n'est venu vous saluer que pour savoir qui vous êtes, si vous êtes riche, si on peut vous dépouiller.
«Voulez-vous voir l'aga? Il faudra d'abord lui porter des présents: il ne manquera pas de vous donner malgré vous une escorte pour Jérusalem; l'aga de Rama augmentera cette escorte», etc. Et le Père conclut ou qu'on lui fera payer une somme énorme pour ce magnifique appareil, ou qu'on l'attaquera.
Un assez curieux proverbe relatif à l'hospitalité, comprise un peu à la manière de Chateaubriand, 93 a été recueilli par M. J. de Baye chez les Tartares du Nord du Caucase [51]:
«Les hôtes sont des brebis; les maîtres de la maison sont des loups.»
L'hospitalité de ces Tartares est cependant très belle et très pittoresque; ils exécutent en l'honneur de leur hôte des danses et des fantasias, lui servent de splendides repas; ils s'astreignent à rester debout devant lui, et ils le saluent par des invocations telles que celle-ci: «Dieu nous rend heureux en nous envoyant un hôte; qu'il lui accorde un voyage favorable!»
On comprend que, ceux qui reçoivent se donnant toute cette peine, accomplissant tous ces rites,—car ces coutumes ont un caractère presque religieux,—l'hôte qui est reçu ait aussi des devoirs; et certes il en a. Il doit se montrer aimable, observer une grande discrétion, faire preuve parfois d'un peu d'humilité; il faut surtout qu'il se plie aux usages locaux, aux formes même de la réception dont on l'honore; et cette obligation, en ce qui concerne notamment la nourriture, ne laisse pas d'être assez pénible.
Ce sont ces devoirs de l'hôte que Charles XII, le roi de Suède, avait trop méconnus, quand il 94 fut reçu à Bender chez le Grand Turc, après sa défaite de Pultava.
Voltaire qui comprenait fort bien l'islamisme de son temps,—quoi qu'il n'ait pas compris Mahomet,—a très sainement jugé que la hauteur et la bizarrerie du caractère de Charles XII s'accordaient mal avec les coutumes orientales [52].
Fugitif, ce prince avait été très bien accueilli:
«Le commandant de Bender qui était en même temps séraskier... et pacha de la province... envoya en hâte un aga complimenter le roi, et lui offrit une tente magnifique, avec les provisions, le bagage, les chariots, les commodités, les officiers, toute la suite nécessaire pour le conduire avec splendeur jusqu'à Bender: car tel est l'usage des Turcs, non seulement de défrayer les ambassadeurs jusqu'au lieu de leur résidence, mais de fournir tout abondamment aux princes réfugiés chez eux pendant le temps de leur séjour.»
Et l'historien donne d'autres détails encore sur les escortes dont on l'entourait, les chevaux qu'on lui offrait, l'abondance où il se trouvait, par la libéralité du Grand Seigneur. Mais Charles traitait les pachas en sujets, leur déchirait leurs robes de ses éperons, refusait fièrement certains cadeaux, si bien qu'après 95 l'avoir reçu comme hôte, on finit par le garder comme prisonnier.
En se développant la vertu d'hospitalité produit les œuvres d'hospitalisation. Il y en a eu de tout temps dans l'islam; elles sont faites au moyen des aumônes.
Ce sont:
Les hôtelleries (imâret), construites pour les écoliers et les pauvres, où l'on distribue des vivres et même un peu d'argent aux plus nécessiteux.
Les hôpitaux, dépendant des mosquées, ordinairement réservés aux seuls Musulmans; d'Ohsson [53] blâme la négligence de leurs administrateurs et le manque de science de leurs médecins; ces reproches tendent à devenir injustes aujourd'hui. On peut voir, en se promenant le long des vieux murs de Stamboul, des hôpitaux clairs, bien aérés, dans des sites tranquilles et nobles, favorables aux convalescences.
Les hôpitaux pour fous; j'en ai vu d'atroces, il y a peu d'années encore; l'imagination la plus romantique voulant figurer l'horreur d'une destinée comme celle du Tasse, n'inventerait pas de tableau plus affreux. 96
Orkhan Ier, à l'origine de la dynastie ottomane, fonda à Nicée le premier imâret, et distribua de sa main la soupe populaire; mais nous sommes, avec lui, au XIVe siècle; le lecteur n'aura sans doute pas de peine à trouver des antécédents dans le christianisme.
Après avoir déjà beaucoup parlé de l'influence chrétienne dans l'islam, après avoir vu l'esprit ou la tradition du christianisme se manifester par de nombreux traits dans cette religion, disons quelque chose de la façon dont Jésus lui-même y apparaît, ainsi que sa mère.
La figure du Messie a subi dans l'islam, et à un degré plus grand encore, cette sorte de réduction, de diminution, que nous avons constatée à propos de plusieurs figures de l'Ancien Testament, telles que celles de Moïse ou d'Ezéchiel. Sa vie y est très légendaire; et ces légendes ont été, selon toute vraisemblance, travaillées, non par Mahomet lui-même, mais par des Judéo-Chrétiens. L'islam n'a pas rendu justice au Christ; il ne l'a pas remercié, comme il eût convenu, de tout ce qu'il lui devait; 97 et il ne paraît pas d'ailleurs en avoir eu conscience [54].
Marie, mère de Jésus, est appelée dans le Coran «Mariam»; ce nom est donné comme signifiant «la servante». Il faut voir dans cette explication, assez surprenante au point de vue philologique, une allusion à la réponse de la Vierge au moment de l'Annonciation: «Je suis la servante du Seigneur.»
Marie est fille d'Imrân fils de Mathan, et d'Anne fille de Fâqoud. Sainte Anne est appelée dans le Coran «la femme d'Imrân». Le Coran établit un parallèle, qui ressemble à une confusion, entre la famille de Jésus et la famille de Moïse. Moïse et Aaron sont aussi fils d'un Imrân, et ils ont une sœur aînée appelée Marie. Le Coran (III, 30) admet que la famille d'Imrân, aussi bien celle du père de Moïse que celle du grand-père de Jésus, est de la race d'Abraham.
Marie est enfant posthume; sa mère était dans un âge avancé quand elle l'a enfantée. Anne a fait vœu, avant la naissance de Marie, de la consacrer au temple. Mais ce vœu, selon les commentateurs, n'engageait pas l'enfant. On rencontre, à propos de cette naissance, un vague souvenir de la croyance chrétienne à 98 l'Immaculée Conception: Tout enfant en naissant, dit une tradition, est touché par le démon, et, à ce contact, il jette son premier cri; Marie et Jésus furent seuls exempts de cette espèce de souillure.
La Vierge, toute jeune encore, est présentée au Temple. Les docteurs se disputent à qui la gardera. Pour trancher la question ils se décident à tirer au sort. Ils jettent leurs kalams [55] dans un cours d'eau; celui de Zacharie surnage; c'est à lui qu'est confiée l'enfant. Les Arabes avaient l'habitude, à La Mecque, de consulter le sort au moyen de flèches qu'ils jetaient à terre; le procédé de divination au moyen des plumes de roseau est une variante de celui-là.
Zacharie se trouvait beau-frère de la Vierge, il avait épousé une de ses sœurs; il était, comme dans la tradition chrétienne, père de Jean-Baptiste.
Au temple, la Vierge est placée dans le mihrâb, que l'on interprète comme une chambre haute, un appartement réservé. Zacharie seul y visitait la jeune fille; celle-ci y recevait sa nourriture du ciel.
Un jour les anges,—il y en a plusieurs dans le texte coranique,—vinrent visiter Marie. Cette visite est l'Annonciation:
99 «Les anges dirent à Marie: Dieu t'a choisie, il t'a rendue exempte de toute souillure; il t'a élue parmi toutes les femmes de l'univers.» (C. III, 37.)
Les messagers célestes revinrent plusieurs fois; puis ils annoncèrent formellement à la Vierge la naissance de Jésus, en lui disant:
«O Mariam, Dieu te donne la bonne nouvelle d'un Verbe venant de lui, dont le nom sera le Messie Isa fils de Mariam, illustre dans ce monde et dans l'autre, et l'un des familiers de Dieu.» (C. III, 40.)
Les titres de Verbe et de Messie sont expliqués par les commentateurs; mais le sens en est réduit presque à rien: Messie est un titre honorifique signifiant «béni»; Verbe est un surnom qu'on donna à Jésus, parce qu'il n'exista que par la «parole» créatrice de Dieu: «Sois.»
La conception miraculeuse de Jésus est admise dans l'islam. Marie met son fils au monde sous un tronc de palmier; elle est ensuite en butte aux calomnies, et l'enfant au berceau prend la parole pour le défendre (C. XIX, 22 et suiv.). Mahomet compare la naissance de Jésus à celle d'Adam:
«Jésus est devant Dieu comme Adam. Dieu le forma de terre, et il lui dit: Sois, et il fut.» (C. III, 52.) 100
Il n'est pas une de ces citations qui ne contienne une négation de la divinité du Christ. Mahomet voit dans Jésus seulement un envoyé de Dieu, un prophète. Il est envoyé avec des «signes», c'est-à-dire des miracles comme preuves de sa mission. Ainsi il promet celui-ci:
«Je formerai de limon la figure d'un oiseau; je soufflerai sur lui et par la permission de Dieu, l'oiseau sera vivant.» (C. III, 43.)
C'est là un des miracles attribués à Jésus enfant dans les apocryphes. Les autres miracles promis par le Messie dans le même passage sont en partie conformes à ceux de l'Evangile; Jésus annonce qu'il guérira des aveugles-nés et des lépreux, qu'il ressuscitera des morts; il dit aussi qu'il verra les choses cachées dans les maisons, ce qui est une merveille d'un genre moins relevé.
L'islam admet que Jésus eut, comme guérisseur, une puissance extraordinaire. Un commentateur dit: quelquefois cinquante mille malades l'entouraient.
Le même auteur lui attribue la résurrection de quatre morts; mais il prétend ensuite qu'Ezéchiel en ressuscita huit mille.
La mission de Jésus n'a rien de bien particulier aux yeux des Musulmans. Ce n'est pour eux qu'une mission prophétique ordinaire; ils ne cherchent pas à en définir le 101 caractère propre, et ils ne sentent pas la nouveauté de la prédication du Christ.
On ne trouve guère à ce sujet dans le Coran et les commentateurs que l'écho d'une parole de l'Evangile: «Je viens, fait dire Mahomet à Jésus, pour confirmer le Pentateuque que vous avez reçu avant moi.» (C. III, 44.) Le Christ ne modifie la loi mosaïque que dans quelques détails infimes; il permet, d'après le Coran, l'usage de plusieurs choses que la Bible avait défendues. Les commentateurs expliquent que ces choses sont certaines graisses, la viande de chameau, diverses espèces de poissons et d'oiseaux.
La légende coranique du Messie se termine brusquement, par une idée un peu singulière en elle-même, mais que l'islam n'a pas inventée, et qui lui vient de la secte assez obscure des Docètes: Jésus n'a pas subi la passion; cette mort cruelle et humiliante eût été indigne de lui; il a été enlevé au ciel, au moment où il devait être mis à mort, et quelqu'un d'autre,—on dit parfois Judas,—fut crucifié à sa place. Cette substitution se fit secrètement. L'islam admet donc une ascension du Messie, qui tient lieu de passion, et il rejette la résurrection. Cette fin écourtée de la vie du Christ, selon Mahomet, marque une inintelligence complète, ou peut-être constitue 102 une négation voulue des principaux mystères du christianisme.
Mahomet s'élève avec énergie en plusieurs passages du Coran contre la croyance à la divinité de Jésus et à sa filiation divine; il prétend que Jésus ne s'est pas dit Dieu; il reproche en outre aux Chrétiens d'avoir divinisé sa mère avec lui:
«Dieu dit alors à Jésus: As-tu jamais dit aux hommes: Prenez pour dieux moi et ma mère à côté du dieu unique?—Par ta gloire! non. Comment aurais-je pu dire ce qui n'est pas vrai?» (C. V, 116.)
La personne de Jésus est en général plus respectée par les populations musulmanes qu'elle ne l'est par le Coran. Jésus est populaire dans l'islam sous le nom de Sidnâ Aïssa [56]; d'après les légendes eschatologiques, il doit reparaître à la fin des temps.
L'Evangile a été mieux connu de plusieurs auteurs musulmans qu'il n'a pu l'être de Mahomet; quelques-uns s'en inspirent en s'abstenant de le citer; d'autres, il est vrai, citent parfois comme appartenant à l'Evangile des textes qui ne s'y trouvent pas.
103 Tout en rabaissant Jésus, Mahomet a bien reconnu l'Evangile comme révélation divine; c'est pour lui un des «Livres», comme la Bible, c'est-à-dire un des livres prophétiques et révélés; et les Chrétiens, aussi bien que les Juifs, sont «gens du Livre». A ce titre ils se distinguent des païens et des incrédules; ils sont relativement estimés des Musulmans, et ils jouissent en principe de certaines prérogatives. Le prophète arabe lui-même a daigné les louer parfois: «Il en est, dit-il, parmi ceux qui ont reçu les Ecritures, qui ont le cœur droit. Ils croient en Dieu et au jour dernier; ils ordonnent le bien et défendent le mal; ils courent vers les bonnes œuvres à l'envi les uns des autres, et ils sont vertueux.» (C. III, 109-110.)
Caractère obligatoire du pèlerinage musulman;—Lieux saints, centres de nations;—pas de grand culte à La Mecque;—légendes bibliques.
Description du pèlerinage: dates; costume; routes; la mosquée sainte; le Kaabah;—le puits de Zemzem;—la visite au mont Arafat;—les sacrifices à Mina.
Impression générale.—Le chemin de fer de La Mecque.
Jusqu'à présent l'islam nous a paru assez rapproché du christianisme. En étudiant les grands dogmes musulmans de l'unité divine et de la vie future, le précepte de l'aumône, le problème du libre arbitre, nous avons trouvé entre les doctrines des deux religions des comparaisons nombreuses et faciles. On aurait pu croire, en s'en tenant à ces chapitres, que le fondateur de l'islam a eu surtout en vue d'imiter notre religion, et qu'il l'a fait avec maladresse certes, et en témoignant d'une instruction insuffisante, mais tout de même avec assez de bonne volonté.
Maintenant l'impression va changer. Dans 105 ce qui va suivre, dans ces chapitres qui vont être consacrés aux préceptes du pèlerinage et de la guerre sainte, et aux règles relatives à la situation de la femme, nous allons trouver un islam beaucoup plus original, beaucoup plus indépendant, fort éloigné du christianisme et du judaïsme même, plus âpre aussi, plus sauvage et plus étrange; sur ces points, la religion de Mahomet nous paraîtra s'inspirer d'une psychologie religieuse assez difficile à comprendre pour nous, apparemment très antique et qui nous reporte, quand nous essayons de la pénétrer jusqu'à des époques fort reculées où l'imagination se perd dans la barbarie et dans le mystère.
Le prophète de l'islam a donné ce précepte: «Accomplissez le pèlerinage» (C. II, 192); la tradition ajoute: au moins une fois dans votre vie.
Le pèlerinage islamique n'est donc pas seulement un acte de piété; il est une obligation stricte, une loi absolue et censée divine. Le docteur Gazali rapporte cette parole énergique attribuée au prophète: «Celui qui meurt sans avoir accompli le pèlerinage, pourrait aussi bien mourir juif ou chrétien [57].»
106 Le caractère obligatoire de ce précepte est justement ce qui est étrange pour nous, et ce qui l'éloigne de tout ce que nous connaissons. Car nous trouvons naturel que des croyants aient de la dévotion aux lieux saints, qu'ils aiment à visiter les endroits où ont vécu les principaux apôtres de leur religion, où ils sont morts, où peut-être ils ont subi le martyre, où ils ont prié, enseigné et accompli des prodiges; mais ces visites sont seulement, à nos yeux, des actes de piété; elles constituent, selon notre sentiment, des œuvres surérogatoires; elles ne sauraient être imposées par une loi fondamentale. Notre idée religieuse est, en principe, indépendante des conditions de lieu. Au contraire, dans l'islam, la loi du lieu est constitutive et essentielle.
Il existe dans le monde musulman une place, un «territoire» qui a un caractère saint. Une visite, une sorte de démarche destinée à rattacher le croyant à ce lieu, complète la foi, qui, sans cela, demeure imparfaite. Il faut s'y présenter au moins une fois dans sa vie; autrement on ne fait pas partie du peuple des croyants; on n'est pas de la nation, de la communauté, de la famille.
Sous un semblable précepte, il est aisé de discerner un sentiment qui est beaucoup moins d'ordre religieux que d'ordre national. Représentons-nous 107 un peuple nomade, dont les tribus et les membres dispersés circulent dans les campagnes, errent dans les déserts, ou se répandent au loin pour faire des expéditions ou du commerce; ce peuple a néanmoins un centre, par lequel son unité se maintient; il faut que ses membres reviennent de temps en temps à ce centre, autrement la nation se dissoudrait. C'est la patrie, ce n'est pas la religion, qui a besoin pour subsister de s'appuyer sur un lieu.
Lorsqu'on remonte aux époques primitives où l'humanité était encore en partie nomade ou venait seulement de cesser de l'être, on trouve des exemples qui font comprendre cette thèse: Ainsi, au début de l'histoire grecque, les Ioniens dispersés, après avoir accompli des migrations, des navigations, et colonisé diverses contrées, se réunissaient en un lieu où ils célébraient, en l'honneur d'une divinité principale, des fêtes, des «panionies», et ils se retrouvaient par là frères et membres d'une même famille. De même, les Etrusques, après avoir fondé des villes nombreuses, et s'être divisés en douze peuples ou davantage, venaient périodiquement au «fanum» de Voltumne, leur place sainte, et ils y célébraient les mystères qui symbolisaient leur unité nationale.
C'est à cet ordre de conceptions qu'appartient 108 celle du «territoire sacré» ou «défendu» de La Mecque. Deux traits particuliers fortifient encore cette comparaison:
La chasse est défendue dans le territoire réservé de l'islam (C. V, 95, 96); il en était de même dans les bois sacrés des Grecs et des Romains. Dans ces bois voués à des Mercure ou à des Diane d'un caractère très sombre et très sauvage à l'origine, la cognée ne touchait jamais les arbres séculaires, et les fauves erraient comme dans un asile; on se souvient, en ce genre, de la belle description de la forêt de Marseille par Lucain [58]. Le droit d'asile existe dans la mosquée de La Mecque pour les criminels, comme pour les bêtes sur l'ensemble du territoire sacré.
L'autre trait est l'exclusion des étrangers. Le territoire saint de l'islam est interdit aux non-musulmans. Ces bois sacrés, ces «fanum» de l'antiquité, étaient de même interdits aux étrangers, non pas parce qu'on y gardait quelque mystère ou quelque secret, mais parce que l'étranger ne pouvait pas accomplir l'acte qui symbolisait l'unité nationale.
Un non-musulman à La Mecque doit être reçu de la manière dont naguère Iphigénie reçut Oreste dans son temple de Tauride. Il 109 paraît certain qu'avant l'islam on célébrait, non pas peut-être à La Mecque, mais dans d'autres sanctuaires d'Arabie, des sacrifices humains [59]. Cependant les écrivains musulmans nous donnent des descriptions très détaillées de leurs lieux saints. Cela prouve bien que l'exclusion des non-musulmans ne provient pas du désir de garder des secrets.
Qu'est-ce que les croyants vont honorer à La Mecque? La réponse à cette question confirme encore ce que nous venons d'expliquer. Il n'y a jamais eu à La Mecque aucun dieu exceptionnellement important ou puissant. Peu de temps avant l'islam on avait introduit dans cette ville une idole du nom de Hobal; c'était une grossière statue de bois, un fétiche quelconque sans caractère bien défini; ce n'était pas un dieu national, capable de devenir un objet essentiel de culte.
D'après une légende, Mahomet trouva dans le sanctuaire trois cent soixante idoles, qu'il jeta à terre de son bâton [60]. L'historien Maçoudi 110 nous apprend [61] que les murs du sanctuaire étaient décorés de fresques d'un très beau coloris, représentant des personnages à cheval, en adoration, et dans d'autres positions. Ces fresques n'étaient déjà plus comprises avant le temps de Mahomet; elles avaient été recouvertes; elles furent remises à jour à l'époque de la jeunesse du prophète, quand on décida de reconstruire le sanctuaire qui avait été détérioré par les inondations et dépouillé par les voleurs.
En somme, il n'existait à La Mecque aucun grand culte de divinité, au moment de l'apparition de l'islam; c'était le lieu lui-même qui était saint, ce n'était pas principalement les idoles et les fétiches qu'on y honorait. Dès ce temps-là, avant que la nation arabe fût unifiée, le lieu avait le caractère de centre national.
L'islam n'introduisit à La Mecque rien de beaucoup plus intéressant que ce qu'on y voyait auparavant. L'objet de culte le plus notable y est la pierre noire. C'est un ancien fétiche qui est resté dans la religion de Mahomet, comme une épave du passé, sans que rien le relie au reste de la doctrine.
Le tombeau du prophète n'est pas à La Mecque; il est à Médine. Médine, la «ville du 111 prophète», a été la première capitale islamique; pourtant elle n'a pas dépassé La Mecque. Le pèlerinage à Médine n'est pas obligatoire; il n'est pas inclus dans le précepte; ce n'est qu'un simple acte de piété, comme le sont les pèlerinages du christianisme. Après ces deux villes de l'Arabie, l'islam place au troisième rang en sainteté, Jérusalem.
Mahomet a cependant cherché à donner un peu d'intérêt au lieu saint. Il était bon que quelque chose y parlât à l'imagination du visiteur. Comme il avait fondé sa religion en partie sur la Bible, il localisa dans le sanctuaire et dans ses environs des légendes bibliques. Cette adaptation fut faite gauchement et sans souci de vraisemblance. Si d'ailleurs nous attribuons à Mahomet l'application des légendes bibliques au territoire arabe, c'est peut-être par ignorance; il est probable que cette application avait été faite avant lui par les sectes judéo-chrétiennes fort mal connues, dans lesquelles il s'est formé.
On supposa que le tombeau d'Adam se trouvait sur le mont Abou Kobéïs; les Chiites ont une autre localisation pour ce tombeau, et l'on sait qu'une tradition chrétienne le place sur le Calvaire. Abraham qui est, pour Mahomet, le premier fondateur de la religion de l'islam, fut censé avoir habité le territoire de La 112 Mecque; c'est dans le voisinage de ce lieu que se serait passée la scène du sacrifice d'Abraham. Agar chassée avec Ismaël serait tombée, mourant de soif, dans la même campagne, et le puits de Zemzem se serait ouvert pour elle; enfin le tombeau d'Ismaël, l'ancêtre présumé de la race arabe, se trouverait situé dans le sanctuaire de La Mecque, dans la Kaabah.
Mais au fond, peu importent ces arrangements et ces adaptations de souvenirs vénérés. Toutes ces réminiscences bibliques ont beaucoup moins d'intérêt que n'en a le caractère essentiel, fondamental et positivement connu de ce lieu, qui est d'être le centre d'un peuple. Or ce caractère et le culte qui en est la conséquence n'avaient rien d'extraordinaire, lorsque ce peuple était petit et composé de quelques tribus dispersées dans la péninsule arabique; mais quand ce peuple prodigieusement agrandi par un des mouvements de conquête les plus rapides et les plus larges qu'on ait vus dans l'histoire, embrassa maintes races différentes, engloba plusieurs vastes empires et s'étendit sur trois continents, il est vraiment extraordinaire que la loi du pèlerinage ait pu être promulguée, que la coutume ait continué à être suivie, que le lieu saint d'une race particulière ait attiré par milliers les habitants divers d'une portion énorme du monde.
Supposons que nous sommes à La Mecque dans les jours qui précèdent l'arrivée des pèlerins, et essayons de nous représenter le spectacle qui va s'offrir à nous, les cérémonies qui vont se dérouler sous nos yeux.
Nous sommes pour cela très bien renseignés. Des voyageurs musulmans à l'esprit très précis, et dont l'observation est parfois méticuleuse, tels qu'Ibn Batoutah [62] et Ibn Jobéïr [63], nous ont décrit le pèlerinage; des docteurs comme Gazali, nous en ont tracé les règles, le rituel, qui sont déjà en grande partie posées par le Coran, et ils nous ont expliqué les sentiments que doit avoir le croyant dans chaque phase du pèlerinage. En outre des voyageurs européens d'une grande hardiesse, admirablement familiarisés avec la langue arabe et la vie musulmane, se sont joints aux pèlerins, ont réussi, au péril de leur vie, à faire avec eux la visite de La Mecque, et nous ont laissé de leur voyage des récits saisissants. Les plus célèbres d'entre eux sont 114 Burckhardt et Burton, et aussi le hollandais Snouck Hurgronje qui a rapporté de la ville sainte d'excellentes photographies [64].
Nous nous trouvons donc à La Mecque avant les pèlerins, soit vers la fin du mois de dou'l-kadeh; les mois consacrés au pèlerinage sont ceux de Chewâl, Dou'l-Kadeh, Dou'l-hiddjeh; on a coutume d'arriver pour la principale fête, qui est le dix de ce dernier mois. La «lune» de Ramadan qui précède celle de Chewâl a été, comme l'on sait, consacrée au jeûne.
Nous ne pouvons pas dire en quelle saison nous sommes, puisque l'année musulmane est une année lunaire qui n'a que 354 ou 355 jours. Ses mois se déplacent donc par rapport à l'année solaire et aux saisons, et ils occupent toutes les positions pendant un cycle de 33 ans, au bout duquel ils reviennent à leur situation primitive. Nous imaginerons que nous sommes en été, époque où le pèlerinage est le plus pénible.
115 Un jour, probablement le 1er de dou'l-hiddjeh, à l'heure de la prière, nous entendons battre le tambour et les timbales: ils annoncent l'arrivée des pèlerins. Ceux-ci viennent conduits par des chefs que l'on appelle émirs el-haddj, émirs du pèlerinage. Au moment de toucher aux limites du territoire sacré, ils ont quitté leurs vêtements ordinaires et se sont revêtus du costume rituel. Le territoire sacré s'étend à des distances inégales autour de La Mecque; les limites en sont indiquées par des bornes; celles-ci se trouvent placées à 3 milles dans la direction de Médine, à 10 dans celle de Djoddah, à 6 milles sur la route de l'Irâk et à 11 sur celle de Tâïf. Le costume spécial que prennent les pèlerins s'appelle l'ihrâm. Il est fort simple; il se compose de deux pièces de laine blanche posées à même sur le corps; il n'y a rien de plus. Il semble même que ce médiocre vêtement ait constitué à l'origine une sorte de concession, et que l'idée primitive antérieure à Mahomet était que l'on devait faire la visite des lieux saints en état de nudité complète. On entrevoit là une coutume tout à fait sauvage, dont on connaît des exemples ailleurs: les prêtres de Pan se mettaient nus dans les fêtes des Lupercales, ainsi que les sorciers du Chamanisme, pour leurs incantations. L'islam, qui 116 a concédé à ses pèlerins un manteau rudimentaire, leur a aussi permis l'usage des sandales.
Ils viennent de tous les points du monde musulman, par dizaines de milliers; ils sont cent mille, cent cinquante mille, peut-être davantage. Les uns ont pris la route de Damas [65]; ce sont les Turcs; ils apportent les riches présents du sultan. D'autres viennent de Djeddah, port de La Mecque; ils ont franchi le détroit d'Aden: ce sont les Asiatiques habitant les contrées lointaines, les Malais, les Indo-Chinois, les Hindous, les Afghans; ou bien ils ont passé par Suez: ce sont les Egyptiens et autres Africains; la caravane d'Egypte porte le voile sacré destiné à la Kaabah. Des Yéménites viennent à La Mecque par terre et par le Sud; des Persans Chiites y arrivent par les routes de l'Est et du Nord-Est, ayant traversé le Nedjd et le Djebel Chamar.
Les sentiments des pèlerins à l'arrivée sont très intenses, dit-on; nous n'oserions cependant les comparer à ceux des Croisés apercevant Jérusalem; ces sentiments s'expliquent d'ailleurs non seulement par la piété, mais aussi par la grande fatigue qui résulte du voyage 117 et dont on se réjouit de voir le terme. A la vue de la ville sainte, attendue depuis de longues semaines, les croyants se mettent à crier: «La Mecque, La Mecque! Le sanctuaire, le sanctuaire!» Ils se prosternent, baisent la poussière; quelque-uns fondent en larmes. Des messagers se sont auparavant détachés des caravanes pour courir à la ville sainte annoncer leur arrivée. Burckhardt raconte que celui qui annonça l'approche de la caravane de Syrie l'année où il fit le pèlerinage, avait couru si vite que son cheval tomba raide mort en entrant dans la ville.
A peine les pèlerins sont-ils entrés dans La Mecque, qu'ils commencent aussitôt les visites rituelles. Ils vont à la «Mosquée sainte». Celle-ci est une vaste enceinte sablée, située au milieu de la ville, entourée d'une colonnade de marbre blanc; il y a 491 colonnes disposées sur trois rangs. Six minarets s'élèvent aux angles et sur les milieux des côtés. L'enceinte a 400 coudées de long, du levant au couchant; et à peu près autant de large.
Là, la foule s'amasse; là sont des chaires pour les docteurs des quatre rites orthodoxes; près d'eux siègent les copistes. Les pèlerins viennent dans cette vaste cour pour prier ou passer le temps. Elle est toujours ouverte, à toute heure du jour et de la nuit. Le soir on illumine 118 les arcades, avec des lampes, des bougies, des lanternes. En certains jours on illumine aussi les minarets et les mosquées des montagnes voisines; plus rarement l'éclairage s'étend à toute la ville.
Cette grande enceinte a été autrefois embellie par le khalife Mehdi; elle entoure le sanctuaire que vénère l'islam. Avant de parler du sanctuaire, représentons-nous les croyants entrés dans la cour de la mosquée:
«Les uns, dit Burton, marchaient d'un pas grave et les autres couraient avec agitation, tandis que le plus grand nombre stationnait et priait. Ici s'avançait avec fierté la femme du désert, couverte d'une longue robe noire, semblable à celle d'une religieuse, et de son voile rouge, dont les deux trous laissaient apercevoir des yeux flamboyants. Là, une vieille Indienne, avec ses traits à demi tartares, ses formes hideuses, ses jambes de squelette, marchait à pas précipités autour du sanctuaire. Des Turcs se promenaient silencieusement en affectant l'air froid et répulsif qui les distingue. Plus loin, c'était un Indien affamé de Calcutta, avec son turban disgracieux, ses bras difformes, sa marche incertaine. Enfin, collé contre la muraille du sanctuaire, qu'il pressait de tout son corps, un pèlerin pauvre s'accrochait convulsivement à la draperie noire 119 de la Kaabah et poussait des soupirs si profonds qu'on aurait cru que son cœur allait se briser.»
Donc au milieu de cette cour est le sanctuaire proprement dit, la «maison sainte», la Kaabah, c'est-à-dire le cube; c'est l'édifice dont Mahomet a dit: «Dieu a fait de la Kaabah une maison sacrée destinée à être une station pour les hommes» (C. V, 98); ce sanctuaire, selon la tradition arabe, remonte à une très haute antiquité: «Le premier temple qui ait été fondé parmi les hommes est celui de Becca [66].» (C. III, 90.)
L'édifice qui jouit de cette vénération est petit; c'est une masse dont la forme générale est cubique et dont les dimensions sont: 24 coudées et un empan, sur 23 coudées et un empan; la hauteur varie de 28 à 29 coudées, parce que le toit, en terrasse, est légèrement incliné pour l'écoulement des eaux. Les angles sont à peu près orientés. Celui qui est tourné au Nord est l'angle de Syrie, celui du Sud est l'angle de l'Yémen; entre les deux est celui de l'Irak [67]. A l'angle oriental, à la hauteur d'un homme 120 de taille moyenne, est fixée la pierre noire, le vieux fétiche. C'est pour lui sans doute que le temple a d'abord été bâti. On connaît d'autres points où le culte des pierres était autrefois en vigueur dans l'Arabie; la pierre noire, demeurée seule en honneur sous l'islam, est un bolide; elle a été cassée en quatre morceaux, restaurée avec soin et cerclée d'argent; elle est encastrée dans le mur, du côté extérieur.
Près d'elle, à une distance de dix empans sur la face Nord-Est, se trouve la porte du Sanctuaire; cette porte est élevée au-dessus du sol; elle est en argent incrusté d'or, travaillée avec beaucoup d'art, et munie de deux crampons et d'un loquet d'argent. Un rideau la recouvre, selon l'usage qui a cours pour les portes des mosquées.
Le sanctuaire tout entier est recouvert extérieurement d'un voile; il est comme habillé. Ce voile est de couleur noire, brodé de blanc; on reconnaît dans la broderie le verset que nous citions plus haut, en l'honneur de la Kaabah, et d'autres passages du Coran. Le voile retombe tout autour de l'édifice; on en relève un peu les pans. Il est muni d'une ceinture, kouchâk, qui entoure toute la Kaabah; cette ceinture est très riche, brodée en fils d'or. On change le voile chaque année le jour de la 121 fête des sacrifices. Celui qu'on retire est découpé, et les morceaux en sont vendus par les gardiens du temple aux pèlerins qui les emportent comme reliques. Des pièces plus amples sont données aux mosquées, où elles servent pour les funérailles.
Le rite principal du pèlerinage consiste à tourner autour de la Kaabah, et à baiser la pierre noire; on tourne sept fois; on se presse contre l'angle où est le fétiche; on lutte pour arriver à le toucher.
Que ce rite semble sauvage, et que ces coutumes paraissent surannées dans une religion de par ailleurs renouvelée!
Il fallait que les Mecquois y fussent bien attachés pour que Mahomet ait cru devoir les conserver. Cette sorte de faiblesse causa pourtant, à ce qu'il semble, un peu d'étonnement. Ainsi Omar, faisant les tournées avec Mahomet et baisant après lui la pierre, fit entendre cette protestation timide: «Certes, je sais que tu n'es qu'une pierre qui ne peut nuire ni servir; si je n'avais pas vu le prophète te baiser, je ne te baiserais pas.»
Sur le toit du sanctuaire est une gouttière sacrée; elle avance de deux coudées, entre les angles d'Irak et de Syrie. Le khalife Wélid Ier la fit couvrir de lames d'or; depuis le sultan Ahmed Ier, elle est en or massif. Quand il 122 pleut, les pèlerins vont se mettre dessous pour recevoir ses eaux.
Lorsqu'on veut ouvrir la porte de la Kaabah, on approche un petit escalier ressemblant à ceux des chaires, des minbars, et muni de roulettes. Le chef des gardiens qui sont choisis dans la tribu des Cheïbanites, monte sur ces degrés, ouvre la porte, baise le seuil et entre. Il referme ensuite la porte et fait une prière de deux rikah, après laquelle il ouvre de l'intérieur et fait entrer les gardiens; puis il ouvre une troisième fois pour le peuple. Celui-ci, pendant cette cérémonie, prononce cette invocation: «O Dieu, ouvre pour nous les portes de ta miséricorde et de ton pardon.» Il entre alors en foule, tourne dans le sanctuaire, baise les murs, prie et pousse des soupirs, et donne toutes sortes de marques de piété et de componction. La Kaabah est ouverte aux croyants tous les vendredis, après la prière solennelle.
L'intérieur de ce sanctuaire est divisé en trois nefs, séparées l'une de l'autre par trois hautes colonnes de bois de teck. Le sol est revêtu de marbre veiné de bleu et de rouge, ainsi que les murs; de riches rideaux retombent en outre sur les parois. Le voyageur Ibn Jobéir parle aussi d'un revêtement de plaques d'argent doré. Il a pu y avoir quelques changements de détail dans cette décoration, 123 car la Kaabah a été ruinée et rebâtie plusieurs fois, mais toujours réédifiée sur le même plan. On y remarque aussi de beaux lustres et des pierres précieuses. Il existe des légendes sur l'éclat merveilleux de ce sanctuaire, qui donnerait une idée de celui du Paradis; on raconte que, bien que très petit, il peut contenir une foule énorme; cette dernière tradition rappelle celle qui a trait à la Portioncule d'Assise dans laquelle se pressait toute la cour des anges.
Les tombeaux supposés d'Ismaël et d'Agar se trouvent sur le pourtour extérieur de la Kaabah appelé le hidjr, non loin de la gouttière. Ils sont marqués par des dalles de marbre vert, l'une allongée et l'autre ronde.
Après que les croyants ont fait la procession autour de la Kaabah, ils vont visiter le «siège d'Abraham»; on l'aperçoit à quelques pas de la porte du sanctuaire, sous une petite coupole, à travers une grille. C'est un bloc de pierre; on peut passer les doigts à travers la grille et le toucher. Il est probable que cette pierre servait anciennement pour les sacrifices.
Ensuite les pèlerins se rendent au puits de Zemzem; il se trouve à 24 pas en face de la pierre noire; l'espace, surmonté d'une coupole, 124 qui l'entoure, est pavé de marbre blanc. La source même est entourée de marbres divers réunis par des joints de marbre blanc. On boit de l'eau de Zemzem; ce rite est obligatoire au départ; mais beaucoup de pèlerins en boivent aussi à l'arrivée; elle est assez bonne. Les pèlerins s'en versent sur tout le corps; ils en emportent dans des fioles pour leurs parents et leurs amis. Pendant cette cérémonie, ils prononcent quelques prières, telles que celle-ci: «O mon Dieu, je te demande des sciences utiles, des biens abondants et des remèdes pour tous les maux.»
Ce n'est pas l'eau de Zemzem qui sert pour l'usage ordinaire du pèlerinage. On se sert des réservoirs construits par Zobéïdah, femme de Haroun el-Rachîd, dans la plaine de Mozdalifah. Cette princesse avait aussi construit des aqueducs amenant l'eau jusqu'à La Mecque, mais ils ne sont pas entretenus.
Telle est la visite de la Kaabah et de la mosquée sainte. Cette visite a occupé la première journée du pèlerinage; les croyants ont accompli par elle l'essentiel du précepte. Tout n'est pas fait cependant; d'autres rites encore sont obligatoires, dont le plus important est celui des sacrifices.
On peut remarquer ici comment la religion 125 mahométane qui s'annonçait si simple et qui semblait si fière de sa simplicité, devient dans cette circonstance formaliste. Ces règles du pèlerinage sont toute une liturgie; et comme l'islam n'a pas de clergé pour accomplir les rites, c'est le peuple croyant lui-même qui en est chargé. Les docteurs font, au début des fêtes, des instructions aux pèlerins pour leur apprendre les cérémonies. Elles sont, en fait, encore un peu plus compliquées que je ne puis le dire ici.
Autour de La Mecque s'élèvent des collines, qui s'appellent Merwa, Safa, Abou Kobéïs, etc. A chacune d'elles quelque souvenir est attaché, et elles sont, en raison de ces légendes, des buts de visite pour les pèlerins. La plus importante de ces stations est au Mont Arafat. C'est là qu'Abraham reçut l'ordre d'immoler Isaac, et c'est sur cette montagne que Mahomet fit à son peuple son discours d'adieu.
Le jour consacré à la visite officielle de l'Arafat est le 9 de Dou'l-hiddjeh. Les pèlerins ont passé la nuit précédente dans la vallée de Mina, où ils ont fait de belles illuminations. Ils arrivent le matin à la montagne qui est à 5 milles de Mina; ils y passent la journée à prier, à psalmodier, à écouter des prônes; leurs yeux se tournent vers la plaine où ils aperçoivent la ville sainte et la Kaabah; leurs 126 mains se lèvent souvent vers le ciel; il en est qui prient même sur leurs montures. Ecoutons Burckhardt nous décrire ce spectacle:
«Les pèlerins qui se tenaient près de moi offraient un spectacle très remarquable par sa diversité. Quelques-uns, presque tous étrangers, criaient et pleuraient, se frappaient la poitrine et confessaient qu'ils étaient de grands pécheurs devant le Seigneur. D'autres, en petit nombre, dans l'attitude de la réflexion et de l'adoration, gardaient le silence et avaient les yeux baignés de larmes. Beaucoup d'Arabes du Hedjaz et de soldats causaient et plaisantaient. Quand les autres pèlerins agitaient leurs ihrams, ceux-là gesticulaient avec frénésie, comme pour tourner la cérémonie en ridicule. Je remarquai, en arrière sur la montagne, plusieurs bandes d'Arabes et de soldats fumant tranquillement leurs narghilés. Dans une caverne voisine, une femme du commun vendait du café; ses chalands, par leurs éclats de rire et leur conduite turbulente, interrompaient souvent la dévotion fervente des pèlerins qui étaient auprès d'eux. Beaucoup de gens n'avaient pas même revêtu l'ihram. Vers la fin de la cérémonie, les spectateurs avaient pour la plupart, l'air fatigué, et beaucoup descendaient de la montagne avant que le prédicateur eût fini. La foule assemblée sur la 127 montagne appartenait presque toute à la classe inférieure: les pèlerins de considération étaient restés à cheval dans la plaine ou montés sur leurs chameaux.»
Les pèlerins redescendent d'Arafat le soir en procession, et passent la nuit dans la plaine de Mozdalifah. Ils s'y munissent de petits cailloux pour le rite du jet des pierres qu'ils doivent accomplir le lendemain matin. Ce rite consiste à jeter des cailloux, sept par sept et jusqu'au nombre de 49, en un endroit où l'on prétend que le démon tenta Abraham. C'est en réalité une survivance du fétichisme. L'intention primitive, dans cette sorte de pratique, est de lapider les mauvais esprits d'un lieu, esprits de personnages morts ou autres. On a des exemples de cette coutume au Maroc et ailleurs [68].
Ce jour-là, 10 de Dou'l-hiddjeh, a lieu la fête des Sacrifices. Les pèlerins sont revenus à la vallée de Mina; ils y immolent les victimes. Il n'y a rien de haut dans ce sacrifice musulman. La religion du prophète ne paraît pas avoir sur ce point progressé par rapport au paganisme arabe. Le sacrifice est le meurtre des victimes, brutal, cruel, répété un nombre énorme de fois, trop simple, et dépourvu de la 128 beauté des gestes et de la grâce des ornementations qui ennoblissaient les sacrifices du paganisme gréco-romain. Les bêtes sont là, amenées par des serviteurs; ce sont des chameaux, des bœufs, des moutons, des chèvres. On leur tourne la tête vers la Kaabah, et on leur fend la gorge en disant: «Au nom de Dieu miséricordieux!»
Le don des victimes est fait aux pauvres. Ceux-ci n'en offrent pas; mais les riches en font égorger par centaines. Les corps ou leurs débris restent sur place. La mauvaise odeur de cette boucherie se fait bientôt sentir dans la vallée et au delà.
Après la fête des sacrifices, les pèlerins restent généralement une dizaine de jours encore à La Mecque. Ils n'ont plus guère à accomplir qu'une nouvelle visite à la Kaabah, comportant les tournées rituelles autour du sanctuaire, et une visite à une chapelle située au nord de La Mecque et appelée l'Omrah. Ils se font alors raser la tête et ils reprennent les vêtements qu'il leur plaît. Des réjouissances populaires, feux d'artifice, danses, spectacles divers, occupent les dernières nuits de leur séjour.
En retournant, la plupart d'entre eux passent à Médine, où ils vont vénérer le tombeau du Prophète et celui de Fâtimah. Ils reprennent 129 ensuite les routes qu'ils ont suivies pour venir.
Leur nombre est alors très diminué car la mortalité qui sévit durant le pèlerinage est effrayante; elle l'était surtout autrefois. Des mesures d'hygiène prises sous la pression européenne l'ont diminuée dans ces dernières années. D'après une évaluation de 1865, il périssait, avant cette époque, en temps ordinaire, environ un cinquième des pèlerins. Cette proportion augmentait dans les années de choléra.
Il n'entre pourtant pas, selon la conception musulmane, d'intention de pénitence dans le rite du pèlerinage. Il vaut comme manifestation, non pour les fatigues et les risques qu'il entraîne; ceux-ci comptent peu aux yeux de peuples encore primitifs, rudes et enclins au fatalisme, à côté de ce terrible voyage, que sont les pèlerinages dits «de pénitence» que les touristes catholiques aiment à faire à Jérusalem?
Les pèlerins, sur la route du retour, retrouvent dans des postes ou dans des châteaux des provisions qu'ils y ont laissées à leur premier passage. Ils vont rentrer chez eux, où ils jouiront d'une assez grande considération; ils auront acquis le droit de porter le turban vert, et le titre de Haddji (pèlerin).
130 A La Mecque la solitude s'est faite, mais l'air empesté et la saleté des rues rappelleront pendant de longs jours encore la visite du peuple croyant. Burckhardt décrit ainsi ces journées de lendemain:
«La Mecque ressemblait à une ville abandonnée. Dans les rues où, quelques semaines auparavant, il fallait se frayer péniblement un passage à travers la foule, on n'apercevait plus un seul pèlerin, excepté quelques mendiants isolés qui élevaient leurs voix plaintives vers les maisons qu'ils supposaient encore habitées. Les gravats et les ordures couvraient toutes les rues, et personne ne paraissait disposé à les enlever. Les environs de La Mecque étaient jonchés de cadavres de chameaux dont l'odeur empestait l'air, même au centre de la ville, et contribuait certainement aux nombreuses maladies qui régnaient. Plusieurs centaines de ces charognes étaient étendues près des réservoirs des pèlerins, et les Arabes qui habitaient ce quartier ne sortaient jamais sans se boucher les narines avec un morceau de coton qu'ils portaient suspendu à leur cou par un fil.»
Quelle impression ont gardée les pèlerins de cette visite aux lieux saints? Est-ce celle d'un Dieu plus immatériel, d'une religion plus 131 pure, d'une morale plus sainte? On peut en douter. Il est même étonnant que cette impression ne soit pas plus souvent mauvaise. Elle le fut quelquefois. Tant de rites bizarres, d'invraisemblables traditions, de sang versé, de chairs déchirées, de morts dans le règne animal et dans le règne humain, tant de spectacles étranges, incohérents, barbares, ne sont pas faits pour élever le sentiment religieux ni affiner le sens moral. On connaît des esprits qui en furent choqués, tels que le fondateur de la religion du babisme [69].
Et pourtant une impression grande, forte et durable, sinon proprement religieuse, doit être le plus souvent rapportée du pèlerinage; et cette impression, justement à cause de cette barbarie des coutumes, de cette violence des images, doit être celle de quelque réalité très ancienne, très lointaine et permanente, exprimée par tous ces rites, par tous ces sacrifices, par cette ville, ces collines et ce petit sanctuaire: la réalité d'une nation gigantesque dont les membres s'étendent fort loin, mais dont le cœur bat en ce lieu-là. La conception qui se dégage du pèlerinage doit bien être la même qu'à l'âge primitif, à savoir la conception religieuse de la nation. 132
C'est pourquoi il est si important pour la puissance politique qui veut dominer l'islam, de posséder ces lieux; et pourquoi l'idée nationale, dans le monde islamique, ne peut être complètement séparée de l'idée religieuse.
En vain tel peuple, comme les Arabes, fait-il effort, de nos jours mêmes, pour revivifier en lui le sentiment national; d'après la doctrine islamique, il n'y pourra pas réussir tout-à-fait. L'esprit de cette doctrine étant respecté, il ne peut pas y avoir de nation arabe, de nation turque, de nation égyptienne, comme il y a des nations française, allemande, italienne; on ne peut pas faire l'unité de ces nations-là comme on a fait celle des nations occidentales. Car il n'y a dans l'islam qu'une seule véritable unité, celle de l'islam même; et celui-ci, justement à cause de la matérialité et de la localisation de son culte, a plus de réalité physique et politique que n'en a jamais eu la chrétienté. C'est lui qui sera la vraie nation, tant que subsistera le rite du pèlerinage, c'est-à-dire la foi musulmane.
On sait qu'en ce moment s'achève le chemin de fer de La Mecque [70]; il a été construit par souscription nationale. La première section va jusqu'à Maan; elle a été ouverte le premier 133 septembre 1904. Au moment où nous écrivons, la ligne issue de Damas atteint Médine; elle a déjà servi pour envoyer des troupes dans le Hedjaz, lors des révoltes de 1905; elle a pour le gouvernement turc un puissant intérêt stratégique.
Au point de vue de la psychologie religieuse, on peut s'attendre à ce que cette œuvre civilisatrice adoucisse un peu, comme l'ont déjà fait les règlements d'hygiène, la barbarie de la coutume. Cela est à souhaiter pour l'honneur de l'islam.
Toutefois ce précepte fameux du pèlerinage sera sans doute, pendant longtemps encore, un des plus grands obstacles à l'œuvre des jeunes Musulmans qui cherchent à adapter leur religion aux conceptions européennes. On peut bien essayer de réduire le nombre des pèlerins, rendre honneur aux cités saintes en envoyant seulement des députations,—le pèlerinage par procuration est quelquefois permis,—améliorer les conditions sanitaires, sacrifier moins de bêtes, et les immoler avec un geste plus noble, traiter davantage le pèlerinage comme un symbole; mais il restera encore le costume barbare, les rites bizarres, les légendes incroyables, le formalisme, la localisation trop précise, le caractère matérialiste du précepte, le lien entre la religion et la politique 134 trop étroit. Parviendra-t-on à amender toutes ces conditions, et à mettre le précepte en harmonie avec le désir moderne de politique indépendante et de religion franchement spiritualiste?
La conception religieuse de l'islam est guerrière;—elle est même conquérante.—Apostolat par la conquête; droit d'attaque.
Le service militaire conçu comme devoir religieux;—haute situation des guerriers dans l'islam;—les martyrs;—le devoir d'étudier l'art militaire.
Opinions sur la tolérance musulmane;—selon la plus pure doctrine, cette tolérance ne peut être que précaire.—Danger de vouloir prouver Dieu par les armes.
La religion de l'islam a ceci de particulier qu'elle commande la guerre: «Armés pesamment ou à la légère, dit le prophète, combattez dans le sentier de Dieu.» (C. IX, 41.)
La guerre est pour l'islam un précepte religieux comme le pèlerinage, comme le jeûne, l'aumône et la prière. Frapper l'infidèle est un acte pie; le tuer est une œuvre méritoire; mourir dans la guerre sainte, c'est mourir martyr.
Le fondateur de cette religion est un guerrier; 136 il commande des expéditions, porte la cotte de mailles, attaque des châteaux, construit des fortifications semi-permanentes, dispose des embuscades, excite ses adhérents au combat; dans ses exhortations, il leur promet le butin; il le conquiert, le partage, en retient pour lui la plus belle part; il fait en un mot tout ce qui concerne le métier de chef de petite armée.
Après lui, ses successeurs, les khalifes et les sultans, qui sont chefs religieux comme lui et n'ont en religion personne au-dessus d'eux, sont en même temps chefs militaires; il tiennent pour leur plus grand honneur et leur plus grand devoir de commander en personne les armées, et nous les voyons lancer leurs peuples à des conquêtes de plus en plus étendues, toutes les fois que la fortune leur en offre l'occasion.
Les autres religions ne nous présentent rien de tout-à-fait comparable. Elles ne commandent point la guerre; ni le bouddhisme, notamment, ni le christianisme ne la commandent; elles la tolèrent seulement, comme une nécessité tenant à l'imperfection de la nature humaine, et elles la bénissent dans certains cas où elle est particulièrement utile au maintien de la religion; le clergé bouddhiste a pu glorifier un Açoka, et le clergé catholique un 137 Charlemagne, parce que ces conquérants se sont servis de leur force à l'avantage de leurs religions respectives; mais les représentants de ces religions eux-mêmes n'avaient pas organisé ces conquêtes et n'y avaient pas coopéré: ils étaient demeurés pacifiques et distincts des guerriers.
Sans doute nous voyons quelquefois dans notre civilisation le pouvoir militaire confondu dans une même personne avec le pouvoir religieux; il en est ainsi dans les pays schismatiques et protestants, en Russie, en Angleterre, en Allemagne; mais là, la fonction religieuse de l'empereur n'est guère que celle d'un président; elle est surtout honorifique, et elle est accompagnée d'un pouvoir beaucoup moins réel que celui du sultan dans l'islam. La puissance religieuse demeure aux mains du clergé, qui a une réalité, une importance qu'il n'a pas dans la religion de Mahomet. Dans cette dernière, les docteurs, les théologiens, les cheïkh el-islâm, ne sauraient être comparés aux prêtres catholiques; ils ne constituent pas un clergé à proprement parler; le prêtre n'est pas utile dans l'islam, parce que la liturgie y est pauvre, que les grandes cérémonies y sont rares, et surtout parce que la doctrine n'y comporte pas de sacrements, ni, au sens mystique du mot, de sacrifices.
138 Il n'y a donc pas, dans la nation mahométane comme dans la plupart des autres, une grande classe pacifique à la tête de la religion.
Dans l'histoire du judaïsme certes, on trouve la guerre, et bien un peu la guerre sainte: les guerres entreprises pour la conquête de la Terre promise étaient bien saintes, voulues par Jéhovah, et certains chefs tels que Gédéon, Josué, incarnaient la force militaire du peuple hébreu en même temps que ses sentiments religieux; pourtant, à côté de ces personnages, il existait dans ce peuple une caste sacerdotale, vouée au culte et pacifique. Moïse lui-même, quoique dirigeant l'émigration, se contentait de prier sur la montagne, les bras levés au ciel, tandis que son peuple combattait les Amalécites.
On peut donc conclure que la conception religieuse est pacifiste, partout ailleurs que dans l'islam; là, elle est guerrière.
Et elle n'est pas seulement guerrière; elle est conquérante. On remarque, il est vrai, dans le Coran, aux endroits où il est question de la guerre sainte, quelques versets qui paraissent signifier le contraire, et ne commander que la guerre défensive.
«Combattez dans la voie de Dieu contre ceux qui vous feront la guerre. Mais ne commettez 139 point d'injustice en les attaquant les premiers, car Dieu n'aime point les injustes.
«Tuez-les partout où vous les trouverez, et chassez-les d'où ils vous auront chassé. L'idolâtrie est pire que le carnage.
«Combattez-les jusqu'à ce que vous n'ayez plus à craindre la tentation, et que tout culte soit celui du Dieu unique:
«Si quelqu'un vous opprime, opprimez-le comme il vous a opprimé.» (C. II, 186-190.)
Mais un tel passage doit être interprété. Kasimirski a fort bien compris qu'il y a là des restrictions s'appliquant à des circonstances spéciales; Mahomet, alors aux prises avec les Mecquois, attendait d'être le plus fort pour les attaquer; cependant la fin des versets marque assez son idée dernière, son idée de fond, qui était celle de la conquête: quand l'occasion favorable sera venue de les attaquer, alors combattez-les, «jusqu'à ce que tout culte soit celui du Dieu unique»; ou, selon un autre passage: «qu'il n'y ait plus d'hostilité si ce n'est contre les méchants».
L'intention de ces paroles n'est pas limitée à une simple parade. Ce que Mahomet demande n'est pas uniquement une réponse à l'offensive; c'est une extension presque indéfinie de l'action défensive, une continuation allant jusqu'à la conquête et à la conquête universelle. Ne 140 dit-il pas encore: «O croyants, combattez les infidèles qui vous avoisinent; qu'ils trouvent toujours en vous un rude accueil.» (C. IX, 124.)—«Ne vous ralentissez point dans la poursuite de vos ennemis.» (C. IV, 105.)—«Ne montrez point de lâcheté, et n'appelez pas les infidèles à la paix quand vous êtes les plus forts et que Dieu est avec vous.» (C. XLVII, 37.)
Tous ces passages prouvent assez que la restriction que nous remarquions tout à l'heure était due à une faiblesse momentanée de l'armée musulmane; elle équivaudrait à cette phrase: «dans les circonstances présentes, restez sur la défensive»; le devoir général des croyants à l'égard des infidèles, n'en est pas moins, aux yeux du prophète, l'offensive et la conquête; et c'est là la forme d'apostolat qui a été, jusqu'à nos jours, inhérente à l'islam:
«Nous vous appellerons, dit Allah, à marcher contre un peuple doué d'une puissance terrible; vous combattrez ces hommes jusqu'à ce qu'ils se fassent musulmans.» (C. XLVIII, 16.)
Combien ces conceptions sont différentes des nôtres! Pensons ici au mot de Jésus-Christ: Remettez votre épée dans le fourreau; celui qui se servira de l'épée périra par l'épée. Cet apostolat par la guerre nous ne le connaissons pas dans le christianisme; la Bible même n'en 141 a pas la notion. La conquête de la Terre promise, cas à peu près unique où l'on voit les Juifs faire une guerre offensive, n'est pas un acte d'apostolat. Les Juifs sont merveilleusement courageux, tenaces et endurants dans la guerre défensive; le siège de Jérusalem en est une preuve; mais ils ne connaissent presque pas l'offensive; lorsqu'ils ont rêvé de faire de Jérusalem le centre religieux du monde, ce désir avait un sens moral, et il devait être réalisé de façon pacifique; ce qu'ils voulaient était la domination des âmes, non la conquête des corps.
Dans le christianisme, on peut trouver quelque exemple de conquête religieuse opérée par les armes; nous en citions un plus haut: la conversion des Saxons au temps de Charlemagne. Cet empereur, dans les campagnes de 778 à 780, ayant battu les Saxons et porté son camp jusqu'au bord de l'Elbe, reçut leur soumission, qui fut à la fois religieuse et politique; il envoya dans tout le pays et jusque dans les cantons les plus reculés, des missionnaires, pour la plupart moines de Fulda; il partagea le pays en diocèses, et les vaincus durent payer la dîme aux évêchés [71]. Cependant ce fait est bien lointain,—Charlemagne paraît 142 encore plus éloigné de nous que Mahomet des Musulmans modernes,—et il se passe dans un milieu un peu barbare; on n'en saurait tirer grande conséquence.
Les guerres religieuses les plus importantes qu'ait soutenues la chrétienté, les Croisades, sont des guerres défensives; elles sont le revers de l'offensive musulmane, et, comme telles, elles sont vraiment saintes; des papes les bénissent, les encouragent, y exhortent les chevaliers chrétiens; des mystiques influents, comme saint Bernard, sortent de leur retraite et appellent le peuple aux armes; des prêtres, des évêques, comme le Turpin de la Chanson de Roland, se mêlent aux guerriers, les animent au combat et ne dédaignent pas de frapper eux-mêmes. Mais tout cet effort est dirigé contre des ennemis assaillants, des ennemis dont la prodigieuse activité presse de toutes parts le monde chrétien, et dont le nombre et l'énergie vont submerger la chrétienté si celle-ci ne se défend pas de toute sa vigueur. Voilà le cas où la guerre est sainte pour les chrétiens: c'est celui de la défensive; pour les Musulmans, elle est sainte aussi, et presque surtout, dans le cas de l'offensive.
La même remarque est applicable aux grands ordres militaires qui ont défendu soit la Terre-Sainte, soit l'Espagne, soit les îles et les «marches» 143 ou provinces frontières de la chrétienté. On a dit quelquefois que l'idée de ces ordres avait été empruntée aux Musulmans. Je ne crois pourtant pas que cela constitue un fait précis, ni qu'on ait d'exemples bien déterminés d'ordres militaires musulmans pareils aux nôtres; c'est l'islam dans son ensemble qui peut être considéré, à l'époque de son développement, comme un grand ordre militaire.
L'idée de ces organisations à la fois religieuses et guerrières a été reprise, il y a quelques années, par des hommes hardis et actifs, lors de la campagne antiesclavagiste du Cardinal Lavigerie [72]. On projetait de disposer des postes de refuge de distance en distance dans le Soudan, où l'on recueillerait les esclaves fugitifs; la ligne des postes serait ensuite portée de plus en plus avant dans le désert. Il y avait bien là un plan de «pénétration»; néanmoins la forme de l'action devait demeurer défensive.
Dans l'islam le principe de l'apostolat par la conquête, posé instinctivement par Mahomet, porta ses fruits aussitôt après lui. Le prophète lui-même n'avait conquis que l'Arabie; après sa mort les croyants appliquèrent surtout leur zèle à ce précepte de la guerre sainte: ils se 144 jetèrent sur la Perse, la Syrie et l'Egypte qu'ils submergèrent; continuant pendant plusieurs siècles cet effort et cette pression, ils parvinrent à faire tomber l'empire de Byzance; on les vit aux portes de Vienne; ils menacèrent l'Italie et s'installèrent en Espagne. Le droit d'attaquer, selon leur conscience, ne leur manqua jamais; ils n'avaient même pas besoin de chercher un prétexte: avancez quand vous pouvez, leur disait en somme le Coran; partez en guerre «quand vous êtes les plus forts».
C'est là une solution brutale, mais claire, de la question, assez délicate en morale, du droit d'attaque. Un peuple qui se sent le plus fort peut-il, sans iniquité, attaquer des voisins plus faibles? Cette question s'est posée pour la France, sous le règne de Louis XIV. Des philosophes ou des moralistes comme Leibniz, Fénelon, ont reproché à ce prince l'injustice de ses guerres: il n'a de motif, disait-on, que son bon plaisir, de raison que le sentiment de sa force.
A un tel reproche on pourrait tenter de répondre: un peuple qui par ses efforts, son travail, ses sacrifices pécuniaires, son économie, son esprit de conduite, son intelligence, a acquis une grande force, n'a-t-il pas le droit de s'en servir?
Dans ce débat l'islam n'hésiterait pas: la
145 force ne crée pas seulement le droit, elle crée le devoir; la guerre «dans le sentier de Dieu» n'est pas seulement légitime; elle est obligatoire. Et comme, pour l'islam, le sentiment national se confond avec le sentiment religieux, toute guerre intéressant soit la nation, soit le gouvernement, est toujours «dans le sentier de Dieu»; elle est donc toujours juste, licite et même commandée par la loi coranique.
C'est ainsi qu'en ont jugé les grands conquérants de l'islam, ces apôtres en cotte de mailles et en cuirasse, qui prétendaient prêcher la parole de Dieu en entraînant sur le monde des milliers de barbares, personnages non moins habitués à piller qu'à prier, à construire des pyramides de têtes humaines, qu'à édifier des mosquées et des oratoires: Tamerlan, par exemple, qui, au comble de la puissance, voulait encore attaquer la Chine pour utiliser sa force au service de Dieu.
Ces hommes à l'esprit simple, et honnêtes dans leur barbarie, qu'emportait un destin gigantesque, rêvaient l'empire universel: Comme il ne doit y avoir qu'une religion, il ne doit y avoir qu'un empire sur la terre, pensait Tamerlan; et des philosophes tels que Farabi, pensaient comme lui [73]. Ils traçaient 146 le tableau d'une république universelle et idéale, dont les chefs seraient naturellement bons croyants, et d'où les mécréants seraient exclus; c'est bien le but indiqué par Mahomet: qu'il n'y ait plus sur la terre que la religion d'Allah.
En fait ce beau rêve ne se réalisa guère que pour l'Arabie, d'où Omar expulsa les Juifs et les Chrétiens. Pour le reste du monde, il fallut s'en tenir à une conception plus pratique des choses, admettre la coexistence de croyants et de non-croyants, leur permettre de vivre côte à côte, avec une sécurité relative et dans un état de mutuel support. De là sont nées, pour les périodes où la guerre repose, une série de conceptions relatives à la tolérance.
Mais, avant de parler de la tolérance dans l'islam, notons encore quelques conséquences ou quelques aspects du précepte de la guerre sainte.
Une importante remarque à faire d'abord est que l'obligation de la guerre sainte a pour corollaire immédiat l'obligation du service militaire pour les croyants: Tout Musulman est un soldat; la raison en est nationale sans doute; mais elle est religieuse tout d'abord; elle est nationale seulement parce que l'idée de nation tient à celle de religion. 147
L'origine de la liaison de ces deux idées, religieuse et militaire, doit être cherchée dans les conditions de l'état nomade. Comment concevoir dans une tribu un homme qui ne se bat pas? Dans les petits groupements auxquels donne lieu la vie nomade, chaque individu sent trop directement le danger commun pour ne pas prendre part à la défense. On ne se représente pas que, dans une tribu attaquée, quelques hommes se battent, les autres restant en paix. Le service obligatoire, dans ce système social primitif, s'impose naturellement, au moins dans le cas de la défensive.
Cette nécessité du service, évidente dans l'hypothèse de très petits groupements, a été ensuite étendue à toute la vaste communauté musulmane. De bons esprits ont trouvé cette extension exagérée. Montesquieu s'est plaint qu'en France on formait trop de soldats, et il a fait remarquer qu'on finirait par tomber dans le travers des Tartares, chez qui il n'y a «que des soldats»:
«Une maladie nouvelle s'est répandue en Europe; elle a saisi nos princes et leur fait entretenir un nombre désordonné de troupes... Sitôt qu'un Etat augmente ce qu'il appelle ses troupes, les autres soudain augmentent les leurs: de façon qu'on ne gagne rien par là que la ruine commune... On nomme paix cet 148 état d'effort de tous contre tous. Aussi l'Europe est-elle si ruinée que les particuliers qui seraient dans la situation où sont les trois puissances de cette partie du monde les plus opulentes, n'auraient pas de quoi vivre... Bientôt, à force d'avoir des soldats, nous n'aurons plus que des soldats, et nous serons comme des Tartares [74].»
Il est positif que, chez les Musulmans, au début de la conquête arabe, il n'y avait que des guerriers. L'islam était une communauté armée qui se partageait le butin; le socialisme y régnait; le militarisme aussi.
Le soldat musulman, turc, arabe ou berbère, est resté un excellent soldat. Il n'est pas douteux que le sentiment religieux ne soit pour lui un excitant. Ce sentiment, il le tient déjà de son atavisme et de son éducation; des prédicateurs l'exaltent ensuite: ils suivent les armées, les lèvent même parfois et encouragent les combattants. La disposition à la patience et à la résignation est très importante aussi dans la psychologie du soldat musulman. Les récompenses qui lui sont promises par sa religion, sont fort belles; nous les connaissons par ce que nous avons dit de l'autre vie. Il est curieux de voir, à l'époque des Croisades, l'ardeur 149 religieuse excitée des deux parts, et dans les deux camps, musulman et chrétien, des aspirations analogues quoiqu'inégalement pures, vers des paradis. L'auteur français de la chanson d'Antioche imagine comme il suit les exhortations adressées par un émir sarrasin à ses hommes, avant le combat; c'est le khalife de «Bauda» qui parle:
«Quiconque requerra le pardon de Mahomet, et pour l'amour de lui ira en la bataille, s'il advient qu'il meurt, portera dans le poing senestre deux besants, et dans la main destre tiendra une pierre... Tout droit au paradis ce payen ira... les deux besants à l'huissier pour entrer offrira, et si l'huissier le lui défend, il haussera sa pierre et l'en frappera au milieu du front;—bon gré mal gré il entrera; c'est ainsi que Dieu vous sauvera tous [75].»
Outre les récompenses célestes, qui lui sont offertes comme dans le christianisme, le soldat tué dans la guerre sainte a droit, selon l'islam, au titre de martyre, chehîd. Ceci n'est pas conforme à l'idée chrétienne; le martyr selon la conception du christianisme, est celui qui pâtit seulement, et ne se bat pas. Il doit réaliser un idéal plus pur que celui de l'héroïsme guerrier, l'idéal du sacrifice tout entier 150 consenti, comportant le renoncement au droit de défense physique. Le martyr chrétien donne son sang, sans jamais verser celui de ses bourreaux. L'islam n'est pas monté si haut; il s'en est tenu à la glorification et à la sanctification du courage militaire. Le bon soldat, aux yeux de l'islam primitif, vaut le bon docteur, le religieux, le mystique; il semble même qu'il les dépasse. J'ai assez dit comment les mystiques ont su ultérieurement reconquérir la première place.
Un type de martyr populaire chez les Musulmans est Eyoub. Son vrai nom est Abou Eyoub; c'était un croyant honnête et courageux qui reçut Mahomet dans sa maison, au moment de sa fuite. Sous Moawiah, il prit part à une expédition prématurément dirigée contre Constantinople, et il périt dans un assaut, en portant l'étendard vert du prophète. Lorsque Mahomet II prit la ville, il bâtit une mosquée en mémoire de ce fait, et en l'honneur de ce martyr. Cette mosquée est située au fond de la Corne d'Or dans un site ravissant; elle est l'objet, de la part des Musulmans, d'une vénération exceptionnelle: c'est la seule des mosquées de Stamboul qui n'ait jamais été ouverte aux Européens.
On pourrait croire que le sentiment religieux 151 ne donne aux soldats que le zèle, qu'il en fait des hommes très braves, résolus à l'attaque et méprisant la mort, mais à qui l'enthousiasme tient lieu de science. Il n'en est rien, du moins chez les races les mieux douées de l'islam. Une race aussi apte que celle des Turcs au métier militaire, a parfaitement compris combien la science y est nécessaire; et les souverains ottomans ont invoqué le motif religieux lui-même pour demander aux officiers et aux hommes non seulement l'élan dans le combat, mais aussi l'étude régulière et quotidienne de leur art. En ce sens le rapport des Ulémas, des docteurs, que le sultan Mahmoud consulta avant la suppression des Janissaires, est un document très curieux. Le sultan en tira les motifs que voici, concluant à la nécessité d'une réforme militaire; il est impossible d'avoir à la fois plus de bon sens et plus d'habileté [76]:
«Les éléments de force ne peuvent se puiser aujourd'hui que dans l'étude et la pratique des arts militaires, dont la connaissance est indispensable pour combattre avec avantage un ennemi discipliné. C'est une vérité incontestable. Le Coran lui-même nous trace notre devoir à cet égard. Il a dit: «Employez pour vaincre les infidèles tous les moyens qui sont en votre pouvoir.» Ce texte sacré, le sens que 152 lui donnent les plus doctes interprètes de la loi, plusieurs paroles du Prophète recueillies par la tradition, nous démontrent jusqu'à l'évidence la nécessité d'acquérir la science militaire. C'est donc avec la conscience d'accomplir une obligation religieuse que le gouvernement s'est décidé...» à opérer dans l'armée d'importantes réformes.
Telle étant la rigueur du précepte de la guerre sainte que faut-il penser de la tolérance musulmane? La question doit être posée: Certains sociologues ont en effet prétendu que l'islamisme est tolérant en pratique; de nombreux voyageurs ont constaté cette disposition chez les populations musulmanes, les Chrétiens et les missionnaires des diverses confessions en bénéficient; et les Musulmans de l'école moderne vont jusqu'à admettre en théorie que leur religion doit être tolérante. Ces idées et ces faits ne sont-ils pas en contradiction avec la doctrine du Coran?
Il paraît difficile en effet de ne pas avouer qu'il y a là une certaine contradiction résultant de la différence des époques et des tempéraments, ainsi que des conditions de la pratique. Il est possible néanmoins d'atténuer ce 153 que cette opposition a de trop violent, et de l'expliquer dans une certaine mesure.
Tout d'abord remarquons que l'on ne peut pas, en pratique, guerroyer tout le temps; il faut bien quelquefois demeurer en paix, et alors force est bien d'admettre, comme nous le disions, quelque modus vivendi duquel résulte une tolérance au moins temporaire.
On a d'ailleurs varié en Occident sur l'appréciation du caractère musulman. Voltaire a cru qu'il était tolérant; il raille quelque part «les déclamateurs ignorants» qui reprochent aux Turcs la persécution [77]. Carlyle, en Angleterre, a vivement admiré Mahomet. L'opinion publique s'est ensuite retournée contre la Turquie à propos de la guerre de l'indépendance de la Grèce; c'est alors le temps de Byron; puis, les premiers essais du gouvernement grec ayant donné peu de satisfaction, il y eut un renouveau de sympathie en faveur des Turcs; chez Lamartine, cette sympathie est même, à notre sens, exagérée. A l'époque contemporaine, les atrocités de Bulgarie, puis les massacres d'Arménie sont de nouveau venus jeter le trouble dans la conception que nous avions de la tolérance musulmane [78].
154 Cette tolérance se montre précaire, intermittente, sujette à des accès qui en interrompent de façon tragique le régulier exercice.
Elle n'est vraiment pas obligatoire au point de vue de la doctrine de l'islam; si elle pouvait l'être, cela contredirait trop ouvertement toute la thèse que nous venons d'exposer sur le devoir de l'apostolat par la guerre; elle est seulement admissible en pratique; mais le gouvernement musulman qui l'exerce n'est pas tenu très fortement à la continuer.
Mahomet fut un homme assez loyal, d'ailleurs un homme de bon sens et quelque peu diplomate: il jugea parfois utile de passer des conventions avec des non-musulmans, et, lorsqu'il les eut passées, il tint à les observer. On a un exemple de son respect pour les traités dans les versets suivants qui s'appliquent aux Mecquois non encore conquis; on y voit aussi les ménagements qu'il prend vis-à-vis de ceux qu'il croit pouvoir gagner: 155
«...Annonce le châtiment douloureux à ceux qui ne croient pas.
«Cela toutefois ne concerne pas les idolâtres avec qui vous avez fait la paix et qui ne l'ont pas violée... Gardez fidèlement envers eux les engagements contractés pendant toute la durée de leur traité. Dieu aime ceux qui le craignent.» (C. IX, 3-4).
«Si quelque idolâtre te demande un asile, accorde-le-lui afin qu'il puisse entendre la parole de Dieu... Tant qu'ils agissent loyalement avec vous, agissez loyalement avec eux.» (C. IX, 6-7.)
Ces paroles sont tolérantes; elles n'expriment aucun principe religieux, mais seulement un certain tact naturel, et un sentiment très réel de l'honneur. A propos des «gens du livre», une idée religieuse se mêle à une considération d'ordre pratique, et produit aussi la tolérance: on sait que «les gens du livre» sont ceux qui possèdent un livre saint reconnu par l'islam, comme les Chrétiens et les Sabéens. Mahomet a pour eux, en raison de cette circonstance, un commencement d'estime; il les connaît d'ailleurs, et il sait qu'ils peuvent rendre des services dans les métiers et dans les arts; aussi lui arrive-t-il de tempérer en leur faveur la rigueur du précepte:
«Faites la guerre... aux hommes des Ecritures 156 qui ne professent pas la croyance de la vérité. Faites-leur la guerre jusqu'à ce qu'ils payent le tribut et qu'ils soient humiliés.» (C. IX, 29.)
Les successeurs de Mahomet suivirent heureusement ce conseil plus souvent que celui du meurtre et de l'extermination. Ayant conquis les empires chrétiens, eux pasteurs et guerriers, ils trouvèrent avantageux de laisser les Chrétiens à leurs travaux d'agriculteurs, d'artisans, et même de les maintenir dans les emplois administratifs. Des habitudes de tolérance s'établirent ainsi: c'était là une tolérance de fait; elle était fondée sur la convenance et sur le bon sens; elle n'était pas née d'une pensée religieuse.
Au point de vue spécialement religieux, on peut noter seulement que Mahomet a recommandé le respect des moines, et qu'il a eu des ménagements pour la religion chrétienne. On attribue au quatrième khalife Ali un certain nombre de chartes octroyées à des couvents chrétiens. Sur l'entrée d'Omar à Jérusalem, il existe une tradition connue et significative: Après la prise de la Palestine, ce khalife, visitant Jérusalem, fut conduit dans les lieux saints par le patriarche Sophronius. Il s'assit dans l'église de la Résurrection. Quand vint l'heure de la prière musulmane, il demanda où il pouvait 157 prier.—Ici même, lui répondit le patriarche.—Mais il ne voulut pas. On le conduisit à l'église de Constantin; il refusa encore de prier à l'intérieur; et il sortit sous le portique situé du côté qui regardait La Mecque; alors, il accomplit le devoir de la prière. Comme on lui demandait l'explication de sa conduite, il répondit que l'édifice à l'intérieur duquel il aurait prié serait devenu musulman, et qu'il voulait laisser aux chrétiens leurs églises.
Cela n'empêche pas que le même Omar imposa aux chrétiens des conditions assez humiliantes: ils durent porter sur leurs vêtements des signes distinctifs, des ceintures à raies jaunes; il leur fut interdit de monter à cheval; ils ne pouvaient se servir que d'ânes ou de mulets; ils ne devaient pas bâtir de nouvelles églises, et permission fut donnée aux Musulmans d'entrer dans les lieux saints. Sous le khalife égyptien Hakem, qui persécuta les chrétiens, le signe distinctif devint une énorme croix de bois qu'ils étaient tenus de porter au cou. Ces conditions d'Omar, appliquées parfois avec exagération dans certaines périodes de crise, sont restées, en principe, légales jusqu'à nos jours. Outre celles-là, il en existe une autre qui humilie beaucoup, en Turquie, les rayas, c'est-à-dire les chrétiens sujets de l'empire: c'est la dispense du service militaire. Le devoir 158 militaire étant conçu comme devoir religieux, n'incombe pas aux non-musulmans. Le gouvernement ottoman admet cependant des Chrétiens dans le corps des officiers.
En définitive le bon sens naturel des Orientaux, le calme de leur caractère, leur sagesse, amènent chez eux, pendant de longues périodes, la pratique d'une tolérance dont il ne faut pas faire honneur au Coran et aux traditions proprement religieuses. Tout au plus peut-on dire que le Coran et la tradition ne sont pas, de tout point, opposés à ces pratiques. Mais la situation des chrétiens reste précaire dans les Etats de l'islam; le droit de massacre y est trop réel, et peut être exercé pour des motifs trop peu certains. «Lorsque vous rencontrez des infidèles, combattez-les au point d'en faire un grand carnage.» (C. XLVII, 4.) Les premiers conquérants arabes massacrèrent peu; le goût du massacre varie avec les races. Les Mongols d'Houlagou, les Tartares de Tamerlan furent abominablement sanguinaires. Les Turcs ne répugnent pas tous au massacre comme procédé de gouvernement; et les hommes de nos jours ont pu voir la beauté du Bosphore souillée par le lugubre défilé des barques pleines de cadavres, que des exécuteurs officiels allaient jeter dans la mer Noire.
Pour échapper au massacre, à toutes les époques, 159 beaucoup de Chrétiens ont embrassé l'islam; il leur suffit pour cela de prononcer les deux courtes phrases de l'acte de foi musulman; ils sont saufs alors; mais il y va de leur vie s'ils reviennent à la foi chrétienne. Sous le règne du fantasque Hakem, quelques retours au christianisme furent autorisés; ce sont là des cas d'exception.
Pour terminer ce chapitre, il est intéressant de se demander, quel peut être l'effet du précepte de la guerre sainte sur l'esprit des Musulmans, dans les périodes de dépression politique et d'affaiblissement de leur pouvoir militaire. Que peut-il advenir de l'islam si ce précepte fondamental cesse d'être applicable, si toute conquête lui devient impossible, si toute guerre entreprise par lui est vouée à un échec?
Evidemment il doit se produire peu à peu un recul de l'énergie générale des peuples mahométans, et une baisse progressive de la confiance en Dieu et de la foi. Car la guerre sainte est une sorte de preuve; Dieu l'ordonnant, il faut qu'elle réussisse; Dieu bénissant la force, il faut qu'il la donne à ses peuples. Le succès des armes doit manifester le pouvoir et la véracité d'Allah; il est implicitement posé au début comme attestation future et permanente de la vérité religieuse.
160 Cette preuve paraissant désormais devoir lui manquer, l'islam aura sans doute à regretter d'avoir fait fond sur la force physique, et d'avoir étayé le sentiment religieux sur des soutiens trop matériels. Les Musulmans les plus délicats devront sentir que l'idée religieuse doit être quelque chose de plus indépendant des circonstances physiques, de plus intérieur et de plus haut à la fois, et que si le geste d'un fondateur de religion lançant ses adhérents à la conquête du monde est entraînant et grandiose, le véritable sens religieux est du côté de celui qui a dit: «Remettez l'épée au fourreau... Mon royaume n'est pas de ce monde.»
La polygamie;—comment la loi musulmane cherche à parer aux inconvénients de la polygamie;—la répudiation.
Le harem et le voile;—entraves apportées au travail de la femme;—infériorité de ses droits civils.
Femmes remarquables de l'islam.
Une réforme de statut de la femme est-elle compatible avec la doctrine coranique?
Nous avons à parler maintenant de la situation de la femme selon la loi mahométane. Voilà le passage triste de ce livre, la plus grande ombre à ce tableau; ou, pour employer une image de goût oriental, voilà la tache obscure sur le visage de l'islam. C'est le côté par où l'islam nous étonne, nous rebute, et nous éloigne le plus de lui. Ici nous ne pouvons plus guère le comprendre; à peine pouvons-nous le connaître. Il se voile à nos yeux; il se refuse à nos sympathies et se soustrait à 162 nos observations. Une moitié du règne humain, sur la terre islamique, ne se montre pas. Vous ne la voyez pas; vous la devinez derrière des grillages, au fond des jardins, dans l'ombre des stores. Vous la cherchez dans les rues et dans les campagnes; vous n'apercevez que des sortes de fantômes, tout couverts de soieries blanches ou noires, riches de tissu, mais lourdes de forme; ils glissent devant les balcons de bois gris chargés de glycine, ou ils passent entre les prairies vertes, et vont errer sous les arbres de Judée et sous les vieux cyprès. Les jours de fêtes, vous voyez ces masses soyeuses emportées dans des charabans, pressées dans des barques ou emplissant le fond des coupés. Dans les campagnes un peu reculées, la rigueur de la coutume est moindre: les voiles sont moins amples, et parfois la main les soulève laissant apercevoir un regard curieux; mais la vision est rapide; le voile retombe et le fantôme fuit.
L'islam se prive, et prive ses hôtes étrangers de ce qui fait ailleurs la gaîté et le charme du monde; la grâce et la joie y sont étouffées et captives; une sorte de deuil perpétuel couvre les terres soumises à sa loi, et la mélancolie de ce deuil blanc ou noir l'emporte peut-être dans nos impressions sur la beauté des paysages, la pompe des costumes et l'éclat du soleil.
La situation de la femme dans la loi mahométane est définie par ces deux termes: la polygamie et la claustration.
La polygamie fut instituée et pratiquée par Mahomet qui épousa quatorze femmes.
A la suite d'une révélation spéciale, il donna à neuf d'entre elles le rang d'épouse légitime; certaines traditions portent même qu'il le donna à toutes. A son exemple, les khalifes, ses successeurs, et les sultans eurent ordinairement neuf femmes légitimes [79]. Le reste des Musulmans n'a droit d'en avoir que quatre, auxquelles on peut joindre des esclaves. Ces règles sont fixées par ces paroles du Coran: «N'épousez, parmi les femmes qui vous plaisent, que deux, trois ou quatre d'entre elles; de cette manière, vous risquerez moins d'être injustes.» (C. IV, 3.)
Le verset spécial à Mahomet est ainsi conçu: «Il ne t'est pas permis, lui dit Allah, de prendre désormais d'autres femmes, si ce n'est des 164 esclaves.» (C. XXXIII, 52.) Les traditionistes disent qu'il en avait alors neuf.
La loi de Mahomet, en ce qui concerne la situation de la femme, a été en général jugée très sévèrement. Lamartine, admirateur presque excessif de l'Orient et de l'islam, n'a pu retenir ce cri de révolte: après divers éloges à l'adresse de Mahomet considéré comme législateur, il ajoute [80]:
«Mais il n'osa pas ou il ne voulut pas couper le vice à sa racine dans le précepte divin de l'unité conjugale. Il ne fit ainsi que rétrécir le désordre et murer la licence dans l'intérieur de la maison, au lieu de l'anéantir dans le cœur même des Arabes. Ce fut le scandale de son Coran, le cri du genre humain contre l'autorité de son livre, la supériorité du christianisme sur sa législation, la condamnation future de sa doctrine sociale. Cette complaisance pour les sens lui coûta l'esprit de l'univers.»
L'un des rares auteurs qui aient osé se faire les apologistes de la polygamie pour l'époque moderne, Schopenhauer, a prétendu que «en somme, pour le genre humain, la polygamie est un bienfait». Il n'est pas besoin pour avoir une réponse à cet aphorisme, de la demander à des auteurs chrétiens; une formule opposée 165 nous est fournie par le député socialiste allemand Bebel, dans son livre sur «la femme et le socialisme [81]»; après avoir expliqué l'opinion de Schopenhauer par le mépris que ce philosophe avait pour la femme, l'orateur allemand conclut:
«La polygamie n'est pas seulement contraire à nos mœurs; elle est aussi pour la femme, sous tous les rapports, une dégradation.»
Mahomet, il est vrai, a fait ce qu'il a pu pour protéger dans ce système la dignité de la femme, lui ménager un bonheur relatif et assurer son existence:
Le Musulman ne doit épouser plusieurs femmes qu'autant qu'il peut les nourrir et même qu'il est capable de leur donner l'affection qui leur est due:
«Soyez bons, dit-il, dans vos procédés à leur égard.» (C. IV. 23.)
«Si vous craignez d'être injustes» en en choisissant plusieurs, «n'en épousez qu'une seule, ou prenez une esclave» (C. IV, 3). «Qu'elles ne soient jamais affligées», dit-il encore; «que toutes puissent être satisfaites de ce que vous leur accordez» (C. XXXIII, 51). «Comment voudriez-vous leur ôter» les dons que vous leur avez faits, «lorsque l'un 166 et l'autre vous avez été unis intimement, et qu'elles ont reçu vos serments solennels?» (C. IV, 25.)
Le précepte qu'il faut pouvoir nourrir ses épouses, est appuyé en pratique par le système de la dot. C'est le mari qui apporte une dot à la femme; cette dot est appelée mahr; elle est donnée en principe au père de la fiancée. L'apport de la dot constitue donc un véritable achat; mais il faut que le prix ainsi payé garantisse l'existence de l'épouse, et c'est pourquoi, d'après la tradition de l'islam, les parents doivent en laisser la jouissance à leurs filles [82].
Il ne faut pas que les femmes soient trop à l'étroit dans la maison de l'époux; ceci est encore une recommandation destinée à obvier aux inconvénients matériels et moraux de la polygamie. Chez les très grands seigneurs, chaque épouse a sa maison séparée, avec son service particulier et ses esclaves.
Pour les jeunes hommes sans fortune, auxquels le paiement d'une dot serait trop onéreux, le Coran recommande le mariage avec les femmes de basse condition, pourvu qu'elles soient musulmanes. Il s'agit ici de servantes ou d'esclaves. Cette considération que la femme 167 doit être musulmane est importante; mais elle n'est pas tout à fait prohibitive. Mieux vaut, pensent les docteurs, le mariage avec une esclave croyante qu'avec une femme de condition libre non croyante.
On ne doit pas épouser les servantes sans l'autorisation des personnes de qui elles dépendent, et encore convient-il de leur constituer une petite dot: «N'épousez les esclaves qu'avec la permission de leurs maîtres; dotez-les équitablement.» (C. IV. 29.)
La loi musulmane permet d'épouser des femmes prisonnières de guerre, même si elles sont mariées (C. IV, 28). Mahomet épousa ainsi une juive captive, qui était mariée; mais il eut le scrupule de faire tuer son mari.
Le régime polygamique tend à diminuer la dignité et l'importance du mariage. Il rend en conséquence le divorce facile.
Il en est ainsi dans l'islam. Le droit de divorce appartient au mari, qui l'exerce sous la forme de la répudiation; la femme, se trouvant en état de dépendance légale, n'a pas en principe la faculté de divorcer.
La répudiation se fait simplement et sans scandale. Le mari qui veut renvoyer sa femme lui donne un écrit appelé «livret de divorce», et il lui remet ce qui lui appartient en propre, 168 bijoux, robes ou espèces diverses, ainsi que ce qu'il lui a lui-même donné.
La femme peut demander sa répudiation aux juges. Elle peut même l'acheter à son mari; le Coran emploie pour elle l'expression de «rachat» qui s'applique aux captifs: «Vous ne péchez pas, dit Mahomet, en acceptant ce que la femme donne pour se racheter.» (C. II, 229.)
L'épouse répudiée ne part pas aussitôt: elle doit rester quelque temps encore dans la maison du mari, où elle a droit d'être traitée avec égards (C. II, 230, 231). Les deux époux ont quatre mois pour réfléchir (C. II, 226). Si, avant ce terme, le mari se rapproche de sa femme, la répudiation est annulée de ce fait; mais il ne faut pas qu'il la retienne auprès de lui par malice et pour la tourmenter.
Après sa répudiation la femme a liberté complète de se remarier avec qui elle veut. Sa famille s'occupe au plus tôt de lui chercher un nouvel époux, car, selon l'esprit et les mœurs de l'islam, la femme n'a d'autre fonction et d'autre devoir que le mariage.
Le mari peut reprendre deux fois la femme qu'il a répudiée; mais, après le troisième divorce il ne peut plus la reprendre que si elle a été, dans l'intervalle, réellement mariée avec un autre homme (C. II, 230). La tradition rapporte 169 l'histoire d'une femme [83] qui, après avoir été répudiée trois fois, désirait encore retourner à son premier mari; celui-ci s'appelait Rofaah. Cette personne vint dire au prophète: Un autre homme du nom d'Abd Allah m'a épousée; mais il n'a fait que toucher la frange de ma robe et il m'a renvoyée.—Tu veux retourner avec Rofaah? dit Mahomet; non, pas avant que l'autre n'ait goûté ta douceur.—Elle revint quelque temps après, disant: Abd Allah s'était réellement uni à moi.—Alors, répliqua le prophète, ton premier dire était un mensonge; je ne croirai pas le second.—Quand le prophète fut mort, cette femme vint trouver son successeur Abou Bekr: puis-je retourner avec mon premier époux? demanda-t-elle.—Tu as eu la réponse du prophète, dit le khalife; n'y retourne pas.—Abou Bekr étant mort, elle posa de nouveau la question à Omar; si tu reviens encore, répondit celui-ci, je te fais lapider.
La femme répudiée doit attendre trois mois avant de se remarier. Si elle a un enfant, elle doit le nourrir pendant deux ans, et le mari divorcé paye pendant ce temps l'entretien et la nourriture de la femme. Il peut aussi faire mettre l'enfant en nourrice si cet arrangement lui convient mieux (C. II, 233). 170
La veuve ne peut se remarier qu'au bout de quatre mois et dix jours (C. II, 234).
Les femmes musulmanes sont en général fidèles; elles le sont au moins par la force des choses. La peine dont elles sont passibles en cas de faute est grande. D'après la tradition, c'est la lapidation, comme dans l'ancienne loi judaïque. Cette sanction n'est cependant pas mentionnée dans le Coran, qui parle seulement de coups de fouet, et qui indique des cas où la peine est moitié ou double; dans la pensée de Mahomet, ce n'était donc pas la mort: «Vous infligerez, dit-il, à l'homme et à la femme adultère cent coups de fouet à chacun; que la compassion ne vous entrave pas. Que le supplice ait lieu en présence d'un certain nombre de croyants.» (C. XXIV, 2.) Pour les épouses du prophète, la peine eût été doublée (C. XXXIII, 30); pour les esclaves, elle est moitié moindre.
La plupart des prescriptions relatives à la femme ont fait l'objet de réglementations aussi sages que le comporte la donnée générale du système, sous le règne de Soliman le Magnifique.
Le deuxième terme par lequel est défini le statut de la femme musulmane, est la réclusion et le port du voile.
On a quelquefois présenté le harem comme une conséquence nécessaire de la polygamie: la réclusion, a-t-on pensé, est le seul moyen de maintenir l'ordre dans la famille indéfiniment accrue. Ce jugement est celui de Montesquieu [84]: «Dans le cas de la multiplicité des femmes, plus la famille cesse d'être une, plus les lois doivent réunir à un centre ces parties détachées... Cela se fait surtout par la clôture... en sorte qu'elles font une famille particulière dans la famille.»
Le même philosophe a remarqué [85] le lien qui existe entre le régime despotique et le harem: «La servitude des femmes est très conforme au génie du gouvernement despotique, qui aime à abuser de tout. Aussi a-t-on vu dans tous les temps, en Asie, marcher d'un pas égal la servitude domestique et le gouvernement despotique.»
172 Mais nous pouvons étudier avec plus de détails l'histoire de ce système.
D'où est venue à l'islam l'idée de voiler et de reléguer les femmes [86]?
On sait tout d'abord qu'il existe un sentiment à peu près universel, commun à presque tous les peuples, qui engage à faire apparaître les femmes voilées dans certains cas. Les deux principaux de ces cas sont le mariage et le deuil.
Dans l'antiquité latine, la jonction des mains et la remise d'un voile confirmaient les fiançailles. A Rome les mariées se coiffaient d'un voile rouge appelé flammeum, qui, il est vrai, ne cachait pas le visage; mais en Grèce la mariée était recouverte pour les noces d'un voile blanc; et ce n'est que le troisième jour que, consacrant son voile à Héra, elle pouvait se montrer à visage découvert [87]. Mahomet avait le sentiment du même symbolisme, lorsque, après une expédition, pour indiquer qu'il se réservait telle captive, il la couvrait de son manteau.
173 En ce qui concerne le deuil, l'usage pour les femmes de se voiler aux enterrements est encore répandu de nos jours. A la mort d'Attila, la jeune Yildico, qu'il venait d'épouser, demeura près de lui, immobile sous son voile, attendant jusqu'au matin la venue des gardes [88]. Après la défaite de Darius, les femmes de sa famille vécurent recluses dans leur tente, au milieu du camp d'Alexandre. La même coutume se retrouve dans l'islam: quand le khalife Mehdi mourut, des femmes de sa suite prirent le cilice et le voile noir en signe de deuil.
Ce sont là des usages très répandus, mais qui ne portent pas sur l'existence tout entière. Néanmoins l'usage du port du voile pendant un temps prolongé, est ancien aussi. On voit par le curieux traité de Tertullien de Virginibus velandis, que ce grand écrivain ecclésiastique recommandait de voiler les vierges. Il y avait en ce temps-là quelques Eglises grecques et barbares qui voilaient leurs vierges. Tertullien voudrait que cette coutume s'appliquât aussi aux femmes mariées: «Construis un mur à ton sexe, leur dit-il, qui ne laisse pas sortir tes regards ni entrer ceux des étrangers.» Nous voici tout près de l'idée musulmane; et—cette 174 remarque est intéressante pour nous,—Tertullien recommande l'exemple de «certaines femmes païennes de l'Arabie, qui ne se couvrent pas seulement la tête, mais aussi le visage, tellement qu'un seul œil reste libre, aimant mieux se priver de la moitié de la lumière que de livrer aux regards la face tout entière, de quoi, ajoute ce Père, les dames romaines les plaignent beaucoup».
L'usage du voile existait donc à une époque ancienne en Orient, et particulièrement en Arabie; mais il n'était pas généralisé. Mahomet a pu prendre l'idée de cette règle dans son pays même; il est possible aussi qu'il ait été séduit par son caractère sévère et monastique; nous savons en effet que sa loi a subi sur plusieurs chapitres l'influence de l'esprit monacal, ainsi que nous l'avons remarqué à propos du précepte des cinq prières.
Quant à la réclusion de la femme, elle n'était pas, comme le simple port du voile, dans le goût des Arabes; mais elle était dans les habitudes des Persans. On sait, d'après les monuments de l'art persan, que la femme ne paraissait pas dans les cérémonies publiques; car souvent ces monuments représentent des défilés solennels, et l'on n'y voit pas de femmes. Le livre d'Esther fournit des renseignements assez détaillés sur l'organisation des grands 175 harems de la Perse, sur le rôle des eunuques, la présentation des vierges au roi. Au début de ce livre, le roi est représenté donnant un grand festin aux hommes, à l'extérieur du palais, du côté des jardins, tandis que la reine reçoit les femmes à l'intérieur, dans l'anderoun. Le roi fait appeler la reine Vasthi, et celle-ci refuse d'elle-même de paraître devant les hommes.
La civilisation et les modes de la Perse exercèrent une assez grande influence sur l'islamisme naissant. Il n'est pas douteux que l'organisation des harems chez les hauts personnages musulmans, n'ait été imitée des coutumes de la Perse. Cette imitation, plus ou moins complète, a pu commencer dès le temps de Mahomet lui-même.
Les textes du Coran sur lesquels la loi musulmane s'appuie pour imposer aux femmes le port du voile et la relégation, ne sont pas absolument concordants. Mahomet paraît avoir d'abord été soucieux de protéger son propre honneur et celui de ses épouses. Puis sa sollicitude s'étendit de lui-même à la généralité des croyants. Une seule clause est restée spéciale aux femmes du prophète, celle qui leur interdit de se remarier (C. XXXIII, 53).
Dans le chapitre XXXIII, auquel nous venons 176 de faire allusion, un long verset (53) est consacré à expliquer qu'il ne faut pas s'introduire avec trop de liberté dans les maisons du prophète. Le style, en cet endroit, est un peu embarrassé; Mahomet s'excuse en quelque sorte: il rougit, dit-il, mais Dieu ne rougit pas. Son désir est que l'on n'entre pas sans permission dans ses maisons. Probablement il avait été gêné par des importuns qui y venaient à l'heure du déjeuner; on dit aussi qu'en déjeunant chez lui, un croyant avait touché la main d'Ayéchah, et que cela lui avait déplu. Omar, en outre, lui avait fait remarquer qu'il venait chez lui beaucoup de solliciteurs, honnêtes ou non, et que ses femmes ne devaient pas être laissées à la merci de tout ce monde. Le prophète se résolut donc à commander aux croyants: d'abord de ne pas entrer chez lui sans permission, ensuite de ne parler à ses femmes, si l'on avait quelque chose à leur dire, qu'à travers un rideau.
Cette dernière prescription fut plus tard étendue à tous les Musulmans; elle est énoncée en forme négative: «Les femmes ne pèchent pas (lorsqu'elles parlent sans la séparation du rideau) avec leurs pères, leurs fils, leurs frères, les fils de leurs frères et de leurs sœurs, leurs femmes et leurs esclaves.» (C. XXXIII, 55.)
177 Il est souvent fait allusion au «rideau» dans les anecdotes de l'islam, où il paraît aussi sous la forme de grillages. De grands personnages donnent des audiences en se tenant derrière le rideau; quelquefois, dans les festins, le rideau s'ouvre au fond de la salle, et les convives voient apparaître des chœurs de jeunes esclaves.
Avant ces versets, qui établissent la séparation du rideau, Mahomet en avait promulgué d'autres, relatifs au port du voile. Les premiers que l'on connaisse sur ce sujet, doivent être de la cinquième année de l'hégire; (C. XXIV, 31). Il y est seulement prescrit aux femmes d'avoir le sein couvert, en termes plus précis, elles doivent placer une voile sous l'échancrure du haut de la chemise, qui pourrait laisser apercevoir la gorge et la partie supérieure de la poitrine. Le prophète leur recommande d'ailleurs d'avoir «les yeux baissés», la tenue décente, «de ne laisser voir de leurs ornements que ce qui en paraît à l'extérieur» d'après la nature et l'usage, en particulier de ne pas frapper les pieds l'un contre l'autre, ni contre terre, pour faire résonner les anneaux des chevilles.
Ce n'est qu'un peu plus tard, probablement vers la huitième année de l'hégire, que la règle du port du voile sur le visage apparaît d'une 178 façon positive. Elle est énoncée au verset 59 de la «sourate» XXXIII: «que les femmes fassent retomber sur elles leur vêtement de dessus»; qu'elles le relâchent et le fassent descendre, de manière à s'en couvrir le visage et les épaules.
Le commentateur Zamakhchari explique, à propos de ce verset, que, dans les premiers temps de l'islamisme, les femmes de condition libre étaient vêtues comme les esclaves. Elles ne portaient guère en somme que la chemise (dîr) et un voile (khimâr). Lorsque ces femmes allaient le soir dans les vergers et dans les palmeraies, les jeunes gens adressaient la parole aux servantes, et quelquefois aussi aux femmes libres, en disant qu'ils les avaient prises pour des servantes. C'est pourquoi on ordonna aux femmes libres de porter des manteaux et de se voiler le visage, pour se distinguer des esclaves. Ce prétexte comporte donc l'emploi d'au moins un grand vêtement de dessus, dont la femme doit s'envelopper, et dont elle doit se couvrir au moins en partie le visage, en le refermant sur elle selon un interprète, en le retournant sur le nez selon un autre, ou encore en en recouvrant un des yeux, le front et l'autre moitié du visage moins l'œil, selon un troisième.
Cette considération de Zamakhchari que le 179 précepte du voile a surtout eu pour but de distinguer la femme de haute condition de la servante, est intéressante et semble juste. La règle a toujours été appliquée moins rigoureusement aux femmes de condition modeste. Certains peuples ont résisté à cette loi, tels les Nogaïs, parmi les Tartares; elle est mal observée chez les Nomades d'Asie-Mineure, de même que chez les Berbères.
Recluse physiquement, la femme musulmane l'est aussi moralement; dans les différentes manifestations de la vie sociale, elle est tenue à l'écart de l'homme.
Quoique leur sexe ait de l'attrait pour la piété, les femmes de l'islam vont rarement à la mosquée; la loi les en dispense; les plus âgées seulement y vont avec un peu d'assiduité.
Pendant la prière, les femmes ne doivent pas se mettre sur le même rang que les hommes; la prière, dans ce cas, ne serait pas valide.
Aux enterrements, on tend un rideau autour de la fosse pendant la cérémonie de la sépulture, lorsque le défunt est du sexe féminin. 180 Ce sexe est ainsi mis à part et retenu dans l'ombre jusque dans la mort [89].
Les femmes ne peuvent pas être marchandes; elles ne peuvent pas tenir de boutiques dans les bazars ni sur les places. Les dames de condition élevée qui vont au bazar, s'y présentent naturellement voilées. On lit dans les Mille et une nuits l'histoire de jolies acheteuses qui, pour choisir plus à leur aise, vont s'asseoir dans l'arrière boutique, où elles prennent un peu de liberté. La coutume qui interdit aux femmes le commerce, paraît être plus rigoureuse que la lettre du Coran; on lit en effet dans la sourate IV, qui est plus spécialement consacrée à la question du statut de la femme: «Ne convoitez pas les biens les uns des autres. Que les hommes aient la part qu'ils ont gagnée, et les femmes celle qu'elles ont gagnée.» (Vt. 36.) Si Mahomet admet que les femmes peuvent faire des bénéfices, c'est qu'il les autorise implicitement à faire du négoce.
Dans les fêtes publiques, la femme de distinction sort en voiture ou en barque, couverte d'amples voiles; elle est accompagnée de domestiques sûrs. Elle ne doit parler à d'autres hommes qu'à son époux, son père, 181 ou ses frères, à ses cousins très proches et à de rares amis d'enfance.
Dans les règles de l'héritage, l'infériorité de la femme apparaît encore. Comme dans certaines coutumes de notre moyen âge, sa part est inférieure à celle de l'homme: «Dieu, dit Mahomet, vous commande, dans le partage de vos biens entre vos enfants, de donner au garçon la portion de deux filles.» (C. IV, 12.) Quand la femme meurt, sans avoir d'enfant, le mari a la moitié des biens qu'elle laisse; si c'est le mari qui meurt, et qu'il n'y ait pas d'enfant, la femme n'hérite que du quart des biens de son époux (C. IV, 13).
Au milieu de toutes ces restrictions, il y a un point sur lequel la loi de l'islam est plus libérale que la nôtre: la femme musulmane, si peu maîtresse d'elle-même, est entièrement maîtresse de ses biens; et elle peut disposer à son gré de ce qui lui appartient en propre.
Notons encore un détail historique. On dit que le meurtre des filles à leur naissance était pratiqué chez les anciens Arabes; Mahomet a interdit cette coutume odieuse, et on lui a fait de cette réforme un titre d'honneur. Je crois qu'on en a exagéré l'importance; l'allusion qui est faite à ce genre de meurtres dans le Coran, ne doit s'appliquer qu'à des cas assez rares où des parents, pressés par 182 l'extrême misère, tuaient leurs enfants qu'ils ne pouvaient nourrir, et tout d'abord leurs filles comme étant moins aptes au travail. Mahomet a blâmé cette pratique criminelle; il a aussi condamné la coutume qu'avaient les parents de faire des doléances à la naissance des enfants du sexe féminin; cette habitude, assez inoffensive au fond, se retrouverait encore dans quelques-unes de nos provinces françaises.
Hormis ces quelques points, il est impossible de prétendre que Mahomet se soit préoccupé d'élever ou d'ennoblir la situation de la femme. Sa loi, sur ce chapitre, demeure sans doute la plus dure et la plus brutale qu'ait connue l'humanité.
Malgré ce poids que l'islam fait peser sur leur sexe, il ne manque pas dans cette religion de femmes distinguées; mais on doit les considérer comme des personnalités d'exception.
On sait, qu'à son origine, l'islam eut des femmes célèbres; une liberté plus grande régnait alors; les mœurs gardaient encore quelque chose de la facilité qu'elles avaient au temps du paganisme.
A peine est-il besoin de citer les noms de Fâtimah, la fille du prophète, morte peu de 183 temps après lui, dont la mémoire est demeurée en vénération chez les Musulmans chiites, et d'Ayéchah, l'épouse préférée du prophète; il l'avait prise toute jeune, alors qu'il était vieux; elle vécut longtemps, prit part aux guerres civiles, contribua à établir les traditions, et fut appelée «la mère des croyants». Dans le camp des ennemis de l'islam on vit aussi à cette époque des femmes d'un caractère très âpre et très accentué.
Sous Moawiah, au premier siècle de l'hégire, on trouve encore des personnes du sexe vivant avec une certaine liberté; mais déjà l'opinion se déclare contre elles. Une jeune fille de la famille de Moawiah, qui habitait Médine, sortait à cheval et prenait part à des courses; le khalife, averti de cette conduite, fit dire au gouverneur de Médine de se débarrasser d'elle; il faut entendre probablement de la mettre à mort. Des anecdotes de cette période nous montrent d'autres femmes recevant les hommes en tenue d'intérieur et sans voile [90].
Peu après les mœurs se resserrent, et le statut de la femme s'établit comme nous l'avons expliqué. Quelques dames pourtant continuent 184 à se distinguer dans la piété et dans les œuvres de bienfaisance.
Aux origines du soufisme, en Syrie, on trouve des femmes ascètes. Il y avait des couvents de religieuses musulmanes en Egypte et à La Mecque, et il y eut en Orient des femmes honorées comme saintes: Sitta Néfîsah, de la famille d'Ali, est l'une des plus caractéristiques. Elle fit trente fois le pèlerinage de La Mecque, fut admirée par le docteur Châféi, et acquit une réputation de thaumaturge [91].
Cependant les saintes, sous le nom de maraboutes, se rencontrent surtout dans l'islam occidental, en Kabylie, au Maroc et chez les populations sahariennes. On leur donne le titre de Lallâ, qui signifie «madame» en berbère, ou de sitti ou de sîda, termes qui ont le même sens en arabe. Lallâ Marnia, qui a donné son nom à une localité d'Algérie voisine du Maroc, est une de ces saintes; elle était belle, savante et faisait des miracles.
Des femmes maraboutes ont joué, de notre temps, un certain rôle en Algérie; ces personnes jouissent d'un grand prestige; elles font des tournées dans les campagnes et recueillent beaucoup d'aumônes, qu'elles remportent 185 à leurs couvents. Nos officiers ont connu quelques-unes d'entre elles, et ont apprécié l'élévation de leur caractère et leur valeur intellectuelle. La plus notable paraît avoir été une maraboute d'Ouezzân morte il y a peu d'années.
En rentrant dans le domaine historique, nous trouvons des femmes qui se sont signalées dans la science des traditions. Il y en eut aussi de fort savantes en Espagne; elles cultivaient en particulier la médecine à Cordoue; cette circonstance est d'autant plus remarquable que l'islam apporte beaucoup d'obstacles à l'étude de la médecine; c'est cependant une des sciences que certains libéraux musulmans recommandent aux femmes, de nos jours. D'autres mauresques excellèrent dans la poésie.
En politique, nous voyons que des princesses, intrigantes ou habiles, ont joué un rôle durant presque tout le cours de l'histoire turque ou arabe. Nous avons déjà parlé de la femme de Haroun el-Rachîd qui construisit des aqueducs et des citernes à La Mecque; l'histoire nous laisse apercevoir, dans l'ombre des harems princiers, des épouses ou des mères de khalifes qui ourdirent des conspirations ou modifièrent l'ordre de la succession au trône; sous le règne de Mouktadir les femmes prirent 186 une part considérable à l'administration, et on les vit même siéger avec les hommes pour rendre la justice [92].
Dans l'histoire des Turcs, deux figures féminines sont glorieuses entre toutes: celle de Roxelane et celle de Kœcem. Roxelane, l'épouse chérie et influente de Soliman le Magnifique, contribua, par son charme et son intelligence, à la splendeur de son règne. Elle entretenait avec la reine de Perse une correspondance dans laquelle ces deux princesses rivalisaient d'agrément et d'esprit; la souveraine persane louait Roxelane et sa fille Mirmah de leurs œuvres de bienfaisance et de leur piété. Le tombeau de cette sultane est encore aujourd'hui un des ornements les plus délicats de Stamboul [93].
Kœcem est la mère d'Amurat, la belle-mère du Bajazet de Racine [94]; c'était une femme ambitieuse, intrigante, courageuse et passionnée, 187 qui soutint le poids de la politique ottomane durant trois règnes; elle restaura la force de l'empire, mais elle périt durant une révolte dans des circonstances exceptionnellement pittoresques et dramatiques.
Cependant, dût la gloire de l'islam en être diminuée, il convient de rendre à chaque nation ce qui lui appartient. Ces deux célèbres sultanes n'étaient pas d'origine musulmane: Roxelane était russe et Kœcem était grecque.
Les sultans ottomans qui contractaient dans les maisons princières d'Europe des alliances ayant un intérêt diplomatique, et pour qui des aventuriers faisaient la chasse aux belles sur terre et sur mer, étaient quelquefois tolérants et respectueux pour leurs épouses étrangères au point de leur laisser leur culte. Orkhan Ier épousa vers 1346 Théodora, fille de Cantacuzène et de l'impératrice Irène; cette princesse vécut en chrétienne dans le harem de Brousse. Bajazet Ier prit pour femme une princesse du Péloponèse célèbre pour sa beauté, et lui laissa sa religion. Mahomet II, conquérant de Constantinople, était né d'une princesse de Sinope, de foi chrétienne. Au début de l'histoire des Osmanlis, on voit, ainsi que dans nos chansons de gestes, les belles princesses données aux héros pour prix de leur valeur: ainsi Othman donna Nilufer, la fille d'un seigneur 188 grec, à son fils Orkhân, âgé de douze ans, en récompense de ses premiers faits d'armes.
La diversité des races auxquelles appartiennent les femmes qui entrent dans les grands harems, est une considération importante, lorsqu'on désire étudier la psychologie des peuples musulmans, et surtout celle de leurs souverains. Cette circonstance explique le peu de netteté, la faible accentuation des caractères ethniques chez les Turcs. Il est probable que, si la barrière religieuse était levée, les Turcs de la haute classe nous ressembleraient beaucoup.
En dehors de ces personnalités féminines d'exception, dont nous venons de parler, il ne faut pas croire,—comme pourrait le faire supposer le régime auquel elles sont soumises,—qu'il n'y ait dans l'islam que des femmes incapables, inintelligentes, molles ou inertes. La femme du peuple, ou celle de condition modeste, travaille sous cette loi à peu près comme chez nous: elle fait le ménage; elle va un peu aux boutiques; elle soigne les enfants. La femme âgée, la matrone, prépare les mariages; c'est une affaire absorbante et délicate, puisque les jeunes intéressés ne s'en occupent pas eux-mêmes. Dans les campagnes, les femmes prennent part aux durs travaux; presque partout en Orient, elles tissent ou brodent; 189 elles produisent ces tapis moelleux et somptueux, ces étoffes chatoyantes et éclatantes, qui luisent d'une manière si splendide sous le soleil de l'Orient, et qui même sous la lumière atténuée de nos climats, font encore les délices de nos yeux. Et je ne parle pas de celles qui chantent et jouent, bien qu'il y ait parmi elles de sincères et de véritables artistes.
Il est impossible de parler de la situation de la femme dans l'islam sans se poser la question de son avenir. Qu'adviendra-t-il de toutes celles-là qui vivent dans la pénombre du voile, de toutes ces recluses des harems? La coutume s'élargira-t-elle en leur faveur; verra-t-on les portes de leur prison s'ouvrir; sentiront-elles l'air libre circuler autour d'elles, et cela sans que le Coran soit mis de côté et la foi musulmane abolie? Une transformation des mœurs sur ce point, une adaptation des lois à des sentiments plus libéraux et plus modernes est-elle possible, sans qu'il s'ensuive la ruine totale de cette religion?
Il est fort difficile et fort délicat d'en juger. On voit à cette réforme bien des obstacles théoriques. En pratique, les partis progressistes de l'islam ne semblent pas la croire impossible. On souhaiterait qu'ils aient raison; mais on n'en saurait être tout à fait sûr.
190 On voudrait, dis-je, qu'ils aient raison. Ce n'est pas tant, peut-être, qu'il faille croire la femme musulmane très malheureuse. On lui prête une mélancolie qu'elle n'a sans doute pas. Prévenue dès l'enfance de son sort, formée en vue du seul mariage, instruite par l'exemple des femmes qui l'entourent, préparée par l'atavisme, elle ne s'étonne pas de sa vie autant qu'on pourrait le croire, et ses aspirations vers une vie supérieure et plus libre sont peut-être assez faibles. La lecture de quelques-uns de nos romans ne la trouble pas tant qu'on imagine; et cette nostalgie à l'idée de notre civilisation aperçue de loin à travers le réseau des tissus ou des grilles, n'est apparemment ou qu'un cas d'exception, ou qu'une gracieuse fiction de poète [95].
Non, je ne vois pas, d'après tout ce que l'on peut savoir de la vie des harems, d'après l'histoire, et d'après les contes, que la femme musulmane soit mélancolique et malheureuse, comme nous nous la représentons aujourd'hui.
Mais si la question n'intéresse pas par-dessus tout son bonheur, elle intéresse du moins sa dignité. C'est pour l'honneur de l'humanité que nous, Européens, nous désirons 191 voir s'accomplir cette émancipation relative de la femme musulmane; et c'est aussi dans la pensée qu'il en résulterait un accroissement de force pour l'ensemble de la race humaine; car même sans que la souffrance en soit nettement perçue, il doit y avoir quelque chose qui s'affaiblit et qui s'étiole dans cette ombre et sous cette contrainte; sur toute la partie du monde que régit la loi islamique, l'œuvre que peut faire le sexe féminin, le travail qu'il peut fournir et le bien qu'il peut accomplir, ne se réalisent qu'imparfaitement.
Ici il faut avouer que les Musulmans les plus libéraux ne nous comprennent peut-être pas tout à fait. Se rendent-ils compte du rôle réel que la femme peut jouer dans la société? Il y a des raisons d'en douter. Ils semblent un peu imbus, eux aussi, de ce préjugé séculaire qui fait de la femme un être inférieur. Cette infériorité est presque de foi pour les Musulmans; elle est inscrite dans le Coran: «Les hommes sont supérieurs aux femmes à cause des qualités par lesquelles Dieu a élevé ceux-là au-dessus de celles-ci, et parce que les hommes emploient leurs biens pour doter les femmes. Les femmes vertueuses sont obéissantes et soumises: elles conservent soigneusement pendant l'absence de leurs maris ce que Dieu ordonne de conserver intact (leurs biens et 192 leur pureté). Vous réprimanderez celles dont vous aurez à craindre la désobéissance; vous les reléguerez dans des couches séparées; vous les battrez; mais quand elles vous obéiront, ne leur cherchez point querelle.» (C. IV, 38.)
Après cela, on ne doit pas s'étonner qu'un Musulman aussi intelligent et aussi progressiste que l'auteur des Musulmans français de l'Afrique du Nord, vienne parler du rôle social de la femme avec quelque dédain et en un sens à peu près négatif: «Le rôle de la femme, dit-il [96], paraît devoir rester neutre et en dehors du mouvement, puisque d'ailleurs, dans toutes les sociétés, comme l'établissent les données actuelles de la science, l'évolution est l'œuvre exclusive de l'homme»; et c'est, selon lui, «en raison même de cet état d'infériorité de la femme» que l'homme doit prendre soin de son avenir.
Mais cette façon de sentir est l'opposé de l'esprit féministe; et cette thèse de l'infériorité de la femme, toute légitime qu'elle est pour l'islam, est justement celle qui est mise en question de nos jours. Il paraît difficile que, tant qu'ils seront sous l'empire de ce préjugé, les Musulmans rendent à la femme la situation qui lui est due.
193 De tout le monde civilisé, une sorte de demande permanente, et qui ose parfois se formuler clairement, est adressée à l'élite du monde musulman; nous prions cette élite, au nom de l'honneur humain, de faire tout ce qui sera en son pouvoir pour restituer au sexe féminin la confiance dont il est digne, la part de liberté et d'honneur à laquelle il a droit. Que si ce progrès peut s'accomplir sans que le Coran en soit lésé, nous en serons heureux pour l'islam; mais que si le Coran constitue un obstacle trop manifeste à ce progrès,—et c'est, à mon sens, ce qui paraît être,—ne sera-ce pas une preuve que ce livre ne porte pas le cachet de la justice immanente et de la vérité éternelle?
L'ancien islamisme a porté peu d'intérêt à l'éducation.—Une enfance arabe;—fêtes de famille;—circoncision; respect des parents.—Ecole musulmane populaire.
L'enseignement supérieur ancien;—les universités;—les savants voyageurs.
Progrès de l'enseignement à l'époque contemporaine en Turquie, en Egypte et en Algérie.—Comment la doctrine musulmane envisage la science.
L'éducation est un sujet fort à la mode aujourd'hui parmi nous. On aime à en traiter, à le discuter; on y consacre des études et des observations; on propose des systèmes, on en expérimente. L'enfant n'en devient pas toujours plus fort, plus savant, ni meilleur; mais ces recherches intéressent les parents et les psychologues. Le principal défaut de nos systèmes est qu'ils manquent de simplicité; il en est ainsi par la force des choses, à cause 195 du caractère de notre civilisation qui est très compliquée.
Dans l'Orient musulman, on ne trouverait pas ce goût inné pour l'éducation, cet attrait pour la recherche des méthodes, ce désir du progrès dans les questions de cet ordre; du moins ne les aurait-on pas trouvés jusqu'à ces derniers temps, car de nos jours les Musulmans commencent à s'intéresser davantage à ce sujet.
L'islamisme ne s'est pas occupé de l'enfant autant que le christianisme. L'enfance, en terre mahométane, est simple, et, semble-t-il, assez heureuse. On a sur ce chapitre fort peu de citations à tirer du Coran; le livre sacré contient seulement quelques versets relatifs aux droits et à la protection des orphelins [97]. Les anecdotes historiques concernant l'enfance sont aussi assez rares dans la littérature musulmane. D'excellents traités d'éducation ont été écrits en arabe au moyen âge; mais ils ont pour auteurs des arabes chrétiens. Les penseurs mahométans ont un peu négligé ce sujet, ou ils n'y ont apporté qu'une faible originalité. Ils ont connu les œuvres écrites par les chrétiens ou étudiées par eux, par exemple un livre sur l'éducation attribué à Platon, mais qui est 196 probablement de l'école de Plutarque, et dont un Arabe chrétien a donné une traduction [98].
Les R. Pères Jésuites de Beyrouth ont publié des extraits de la littérature arabe relatifs au sujet qui nous occupe. Le plus grand nombre de ces morceaux, et les plus beaux, sont chrétiens [99].
Une idée presque dogmatique, qui se trouve opposée à la doctrine chrétienne et à nos façons de sentir, diminue dans l'islam l'importance de l'éducation: l'enfant y est censé naître bon: «Tout enfant, selon une tradition, apporte en naissant une disposition naturelle pour les dogmes sacrés de l'islam.»
Cette pensée est contraire à la théorie chrétienne du péché originel; elle est opposée aussi au sentiment de certains sociologues modernes, tels que Le Play, qui enseignent que le mal rentre continuellement dans le monde par les enfants; d'où, selon eux, nécessité de travailler le caractère de l'enfant, de le corriger, de le réformer, c'est-à-dire d'éduquer.
L'idée et l'expression de «correction des 197 caractères» sont d'origine chrétienne. Elles sont entrées dans la morale musulmane où on les rencontre souvent; mais les écrivains musulmans les appliquent en général aux adultes; il est rare qu'ils en fassent une application expresse aux enfants. Ces écrivains ne paraissent pas croire que l'enfance soit plus propre qu'une autre période de la vie, au travail moral de correction et de réforme que l'homme doit, en tout temps, accomplir sur lui-même.
Puis donc que, sur ce chapitre, la doctrine et la théorie ne fournissent qu'assez peu de chose, plaçons-nous plutôt au point de vue de la pratique, et étudions les mœurs de l'islam relatives à l'enfance. Les exemples que nous allons proposer, donneront lieu peut-être à quelques remarques utiles.
On trouve de jolis détails sur l'enfance arabe dans un ouvrage intitulé Mémoires d'une princesse arabe, ouvrage écrit par une princesse d'Oman et de Zanzibar qui épousa un européen [100]. Le récit est de l'époque contemporaine. L'auteur nous transporte dans un grand château, rempli de serviteurs, de femmes, 198 d'esclaves. C'est un château qui est à lui seul, tout un village, et qui rappelle ce qu'étaient chez nous au moyen âge les grandes demeures féodales. Les principaux chefs ou kâid du Maroc ont aussi des résidences de ce genre.
La polygamie y est pratiquée. Comme le maître est riche, il a beaucoup de femmes, et il lui naît souvent des enfants. Quatre ou cinq fois par an, un nouvel être voit le jour. Ces naissances, et divers moments de l'enfance sont célébrés par de jolies fêtes. La vie, dans cette vaste résidence, est assez patriarcale. En dehors des périodes de troubles ou de guerre, elle est douce, facile et amicale.
L'enfant qui vient de naître est lavé à l'eau chaude et poudré. On l'enferme dans un bandage qui retient les bras et les jambes; il restera ainsi captif quarante jours; deux fois par jour on le baigne. Il est déposé dans un beau berceau, sous une moustiquaire, et bercé par des esclaves.
Le soin de l'allaiter est confié à des nourrices; dans ce pays, ce sont des nourrices noires.
A sept jours, on perce les oreilles des filles; on fait six trous à chaque oreille pour y passer les anneaux d'or.
A quarante jours, on rase les premiers cheveux, tant des filles que des garçons. On célèbre à cette occasion une petite fête; les cheveux 199 sont jetés à la mer ou cachés dans un vieux mur; on accompagne ce rite de divers encensements. Cette cérémonie relative aux cheveux rappelle des superstitions répandues chez les Arabes [101] et chez beaucoup de peuples, mais qui ne dépendent pas de l'islam. L'enfant arabe est à ce moment-là débarrassé de ses bandelettes. On lui met des bijoux, de belles chemises de soie chamarrée et on le laisse voir: jusqu'alors il avait été tenu caché. On lui pend aussi au cou des amulettes destinées à le protéger contre tous les maux.
Quand l'enfant fait ses premiers pas, ce progrès est célébré par de nouvelles réjouissances; on fait cuire en son honneur des gâteaux spéciaux, et l'on répand sur lui des boulettes de maïs mêlées à des pièces d'argent. L'usage de jeter ainsi des friandises et de la monnaie à l'occasion d'une fête, est aussi pratiqué dans les noces par les Arabes [102] et par les Turcs; on observe chez nous une coutume analogue en jetant des dragées et des sous aux baptêmes.
L'enfant mâle reste jusqu'à sept ans entre les mains des femmes; il est alors soumis à la 200 circoncision. C'était aussi à l'âge de sept ans que, dans notre moyen âge, les jeunes garçons sortaient de la tutelle des femmes pour être remis aux mains des hommes [103].
Le rite de la circoncision, très important dans l'islam, y est comme on sait, emprunté au judaïsme. Abraham l'institua, ainsi qu'on le lit dans la Genèse (chap. XVII, vt 10). Mahomet, qui paraît avoir cru sincèrement que sa religion reproduisait celle de ce patriarche, adopta cette coutume; il n'en est pas question cependant dans le Coran.
La circoncision des jeunes enfants est, en pays musulman, l'occasion de fêtes importantes. Elle est la cérémonie qui signifie leur entrée dans la vie; c'est elle qui les fait membres de la communauté nationale et religieuse. Dans la maison de l'un des jeunes circoncis, on réunit des parents et des amis, d'autres enfants de familles voisines sur lesquels doit être accompli le même rite, et quelquefois même des enfants pauvres. On avance ou on retarde l'âge pour certains d'entre eux, afin qu'un plus grand nombre se trouvent ensemble. Ces enfants sont richement habillés; ils portent des turbans ornés de fils d'or et d'argent et surmontés d'aigrettes. Ils endurent courageusement la 201 douleur causée par l'opération; on s'ingénie à la leur faire oublier en les distrayant et en les promenant dans les bazars et dans les rues.
Les familles riches distribuent des bienfaits à cette occasion. Il y en a qui font immoler des agneaux ou des boucs, comme au jour de la fête des sacrifices; ces animaux sont parés de banderoles, de colliers et de plumes de hérons.
Les fêtes de la circoncision prennent chez les sultans un éclat tout particulier; des invitations en style pompeux sont adressées aux plus grands personnages [104].
A la même époque de sa vie, l'enfant, dans les grandes familles arabes, reçoit un cadeau qui correspond à ce qu'est chez nous la montre de première communion: on lui donne un cheval; à partir de ce jour, on l'instruit avec soin et sévérité dans l'art de l'équitation, et il devient vite un excellent écuyer.
Les jeunes garçons, dans les vieux pays arabes, ne font pas, comme chez nous, des exercices méthodiques de gymnastique. Mais on les entraîne à sauter, et ils deviennent très habiles dans cet exercice. Beaucoup d'entre eux, âgés de dix ou douze ans, sautent sans peine deux chevaux de front. En Turquie, à notre époque, la gymnastique est à la mode; 202 des sociétés de gymnastique existent dans les villes; les exercices de force sont particulièrement en honneur.
Les combats simulés et le tir sont les divertissements favoris des jeunes Arabes; leur vie rappelle beaucoup celle de nos jeunes nobles au moyen âge; ils ne demandent pourtant pas des lances ou des arbalètes, mais bien des fusils et des balles. De très jeunes gens en pays arabe, sont armés comme des hommes, et cette habitude ne cause guère d'accidents.
Vers l'âge de dix-huit ou vingt ans, les jeunes princes arabes reçoivent du père de famille une maison personnelle. Le respect de l'enfant pour le père, dans cette civilisation, est très grand; il est d'ailleurs maintenu par la sévérité du chef de famille. Ce respect est expressément recommandé dans le Coran, en des termes assez doux qui rappellent plutôt certaines exhortations de la morale chrétienne, que le commandement bref du décalogue:
«Dieu vous ordonne... de tenir une belle conduite envers vos père et mère, soit que l'un d'eux ait atteint la vieillesse, ou qu'ils y soient parvenus tous les deux et qu'ils restent avec vous. Gardez-vous de leur témoigner du mépris, de leur faire des reproches, parlez-leur avec respect.
«Soyez humbles avec eux et pleins de tendresse 203 et adressez cette prière à Dieu: Seigneur aie pitié d'eux, comme ils ont eu pitié de moi, en m'élevant quand j'étais tout petit.» (C. XVII, 24-25.)
Les mœurs relatives au mariage, dont nous avons parlé, contribuent à grandir l'autorité des parents, puisque les jeunes gens ne fixent pas leur sort eux-mêmes, et qu'ils sont unis par le choix et presque par l'ordre de leurs père et mère, la première fois qu'ils se marient.
L'école primaire dans les formes de l'ancienne vie arabe, est réduite à bien peu de chose; elle n'est d'ailleurs destinée qu'aux enfants du peuple; les enfants de grande famille sont élevés chez leurs parents par des institutrices.
C'est vers l'âge de six ou sept ans que commence cette éducation primaire, très simple et qui ne comprend guère que la lecture, l'écriture et la numération jusqu'à mille. Tous les Français ont vu des écoles musulmanes dans nos expositions coloniales. Les enfants accroupis sur une grande natte, rangés en cercle devant le maître, portent un encrier, une plume de roseau, et quelque morceau de papier ou, selon une ancienne coutume, une omoplate de chameau qui leur tient lieu d'ardoise. Le maître 204 écrit sur un tableau un verset du Coran; de sa férule, il indique les lettres tour à tour; les enfants prononcent aussitôt après lui les noms des lettres ou les syllabes, d'un ton chantant et nasillard. De temps à autre, la férule vient frapper les doigts d'un élève inattentif.
Dans ce système, les jeunes enfants apprennent à lire en même temps qu'à écrire. Les filles apprennent, en dehors de l'école, la couture et la broderie; beaucoup d'entre elles y excellent.
Voilà la vieille éducation rudimentaire, celle qui forme depuis des siècles la masse du peuple arabe. Cependant, à toute époque de l'histoire de ce peuple, il y a eu des éducations d'exception; on en trouve des exemples dans les anecdotes concernant les jeunes filles. Les jeunes personnes bien douées que l'on pouvait destiner aux harems des grands seigneurs, recevaient une éducation extrêmement soignée. On cite l'histoire d'un khalife qui, près d'un puits, rencontra une jeune campagnarde et lui demanda de l'eau; la rencontre avait été ménagée peut-être par quelque courtisan: la jeune fille répondit au prince avec grâce et causa avec lui d'une façon si spirituelle qu'il l'épousa.—La «belle persane» des Mille et une Nuits fournit le type de ce que pouvait produire 205 l'éducation des femmes formées pour les grands harems: celle-là réunit tout ce qui peut charmer: la beauté du physique, les attraits de l'esprit. Les frais de son éducation ont été très élevés; il en est tenu compte par ses maîtres, qui demandent d'elle dix mille pièces d'or. C'est une femme savante: «elle chante, elle danse, elle écrit mieux que les écrivains les plus habiles, elle fait des vers; il n'y a pas de livres qu'elle n'ait lus. On n'a pas entendu dire que jamais esclave ait su autant de choses qu'elle en sait [105].»
L'enseignement supérieur, s'adressant à une minorité d'esprits d'élite, a toujours intéressé les Orientaux plus que l'enseignement primaire. Sur ce chapitre les Musulmans ont continué les Alexandrins, les Persans, les Syriens; ils eurent, on le sait, de grands penseurs, des érudits, des médecins, des savants de divers genres; mais la science propre à l'islam fut toujours celle du Coran et de son interprétation faite à l'aide des traditions: ce fut, en d'autres termes, la théologie, et la jurisprudence qui en découle. Donnons quelques détails sur ce sujet.
Avant la conquête musulmane, la culture 206 classique s'était conservée dans les couvents chrétiens. L'Université syrienne d'Edesse, en Perse, fut un centre florissant d'études sous les Sassanides.
Après l'islam, un autre centre subsista quelque temps en Mésopotanie, chez les Sabéens de Harran. Les grands khalifes Abbassides s'intéressèrent aux sciences, et ils favorisèrent l'étude des ouvrages grecs; un bureau de traductions fut organisé, dans lequel travaillèrent des chrétiens. Sous les Mongols, des universités furent fondées à Bagdad, à Nîsâbour et à Basrah; on installa un observatoire à Marâgah. Le père du khalife fatimide Hakem fonda, en Egypte, l'université d'el-Azhar. De nombreux centres d'études se formèrent en Espagne. De tous côtés dans le monde musulman, des princes intelligents attirèrent à eux et patronnèrent les savants.
Dans ces anciennes universités musulmanes on enseignait l'ensemble des sciences. Celles-ci étaient divisées et groupées selon les habitudes de la scolastique, à peu près comme dans notre moyen âge; la théologie les dominait toutes. On peut comparer, pour l'esprit et les mœurs, ces grands foyers de science musulmane à une université telle que celle de Paris, au temps d'Abélard ou d'Albert le Grand.
207 Avant la fondation des universités, des cours de religion islamique avaient été organisés dans les mosquées. Beaucoup de princes s'honorèrent de fonder des écoles dépendantes des mosquées; les particuliers léguaient pour leur entretien des biens appelés wakouf. On enseignait dans ces écoles, le Coran; on apprenait à le prononcer, à le psalmodier en quelque sorte, à l'expliquer. Des cours de tradition alternaient avec des cours de commentaires; il s'y joignait aussi des leçons de droit, dans lesquelles se formaient les juges ou kâdis. Le droit musulman dérive, comme on sait, tout entier du Coran. Pour les futurs docteurs, il y avait des cours de dogme; les maîtres qui enseignaient le dogme, disputaient comme nos scolastiques et se divisaient en écoles.
Cette sorte d'enseignement subsiste encore aujourd'hui. Les professeurs parlent dans les mosquées mêmes, ou quelquefois dans des salles qui leur sont annexées; ils siègent sur des estrades basses, adossées à des piliers ou disposées sous le milieu des arcades; plusieurs maîtres parlent à la fois dans la même mosquée. Les étudiants, jeunes gens venus de contrées diverses et souvent de fort loin, ayant le visage diversement coloré, et portant les habits de leurs nations respectives, se 208 tiennent accroupis en cercle sur les tapis, écoutent et prennent des notes. La gloire professorale est connue en Orient et elle y est prisée très haut.
De tout temps dans l'islam ces cours fondamentaux de religion ont été organisés d'une façon régulière. Pour les autres sciences ou arts tels que les mathématiques, l'astronomie, la mécanique, la médecine, la musique, l'enseignement était plus capricieux. Dans une éducation comme celle d'Avicenne, qui se vantait d'avoir, à dix-neuf ans, parcouru tout le cycle des connaissances humaines, on voit des maîtres qui sont des passants; ce sont des savants voyageurs, colporteurs de diverses sciences. Le père d'Avicenne reçoit l'un de ces hommes dans sa maison, sans autrement le connaître; un autre maître du jeune philosophe est un marchand de légumes qui demeure dans son voisinage. Quelques années plus tard les rôles sont renversés: c'est Avicenne, devenu savant, qui est logé par des personnages avides de recevoir ses leçons. On trouverait des pratiques un peu analogues dans la vie de certains savants d'Occident, par exemple dans celle de Galilée. Dans les deux mondes, musulman et chrétien, le savant isolé et errant qu'attirent et que reçoivent des amis et des grands seigneurs, existe à côté du savant fixé dans 209 les Universités. Les élèves aussi aiment parfois à voyager; ils passent de maître en maître, d'université en université, comme le font volontiers encore les jeunes Allemands modernes. L'historien arabe Makrizi entendit, paraît-il, plus de six cents maîtres.
Mais n'insistons pas outre mesure sur cette éducation de la période médiévale; venons-en à l'époque moderne, qui est la plus intéressante pour nous. On voit en approchant de l'âge contemporain, les principaux pays islamiques suivre avec lenteur les transformations qui se produisent chez nous. Voici quelques indications à ce sujet, pour la Turquie et pour l'Egypte:
Les Turcs sont un peuple essentiellement militaire; l'éducation militaire les intéressa de tout temps. Sous ce rapport, un des faits les plus connus est la formation du corps des Janissaires. Il fut créé sous Orkhan, l'ancêtre esclaves de guerre; c'étaient de jeunes adolescents, pris dans les provinces grecques et dans les îles; on en faisait des bergers ou des pages, tandis qu'on destinait les filles à être esclaves ou épouses. Ils abjuraient le 210 christianisme, et ils devenaient des Musulmans très fanatiques.
Leur milice avait pour symboles une pièce d'étoffe flottant derrière le turban, et une cuillère de bois qui tenait lieu d'aigrette; une marmite leur servait de tambour; sur leur étendard étaient un croissant et un sabre à deux pointes.
Les Janissaires peuvent être comparés aux pages ou gardes turcs, dont s'entouraient, avant l'époque des Osmanlis, les khalifes arabes de Bagdad.
L'éducation des pages particuliers du sultan à Constantinople était très soignée. Les historiens en donnent de jolies descriptions. Les pages étaient élevés au vieux sérail, dans un pavillon richement sculpté; ils avaient pour chambres des sortes de niches en bois, travaillées comme les stalles de nos cathédrales, disposées autour d'une salle pavée de mosaïque, qu'abritait un plafond somptueux. On leur affectait des esclaves; leurs récréations se passaient dans un kiosque, entre des fontaines; étendus sur des divans, ils fumaient, buvaient des sorbets ou jouaient aux échecs [106].
L'imprimerie ne fut introduite en Turquie qu'au XVIIIe siècle, sous Ahmed III. Un 211 renégat, Basmadji Ibrahim, fit un projet où il exposait tous les avantages de l'imprimerie. On consulta les Ulémas (les docteurs); d'après leur avis le mufti rendit une décision, selon laquelle l'imprimerie devait être permise et même encouragée, sauf pour le Coran: celui-ci ayant été donné aux Arabes dans la forme manuscrite, devait être transmis tel à la postérité. A la suite de ce jugement, le sultan accorda un Khatti chérîf contenant de fort belles considérations, par lequel il autorisait l'établissement de l'imprimerie en l'année 1727. Quelques années après, le promoteur de ce progrès étant mort, ainsi que son associé, l'établissement fut supprimé. Abd ul-Hamid le rétablit en 1784, en lui accordant des privilèges, et il ne cessa pas d'exister depuis lors [107].
La transformation de l'enseignement est plus récente dans l'empire que l'adoption de l'imprimerie. Elle date du règne d'Abd ul-Medjid. En 1845, ce sultan rendit un Khatti chérîf, par lequel il se proposait de réorganiser l'enseignement d'après des méthodes modernes [108]. Lamartine a parlé d'une façon intéressante des efforts de ce prince [109]. Il assista à 212 une visite que fit Ab ul-Medjid dans une école militaire. Les élèves, âgés de quatorze à vingt ans étaient debout, en uniforme. Le sultan prit place sous un dai, ayant à ses côtés le cheïkh ul-islam et le pacha directeur de l'école. Un professeur monta sur l'estrade, appela un élève au tableau, l'interrogea; le sultan intervint quelquefois dans l'examen, et posa lui-même plusieurs questions. L'enseignement était très moderne; il portait sur la physique et la chimie, sur la théorie des armes et la fortification. Ces jeunes gens avaient étudié aussi les campagnes de Frédéric et de Napoléon; ils parlaient le français qui était alors très en honneur en Turquie; beaucoup d'entre eux traduisaient du turc en français à livre ouvert. Au moment où il tentait cette expérience, le sultan Abd ul-Medjid n'était âgé que de vingt-sept ans.
La France a joué un grand rôle dans l'organisation de l'enseignement en Turquie. C'est sur un programme de Duruy que Abd el-Áziz fonda en 1868, à Constantinople, le beau lycée de Galata Séraï; il mit à sa tête un Français, M. d'Hollys, et il lui donna des maîtres qui avaient pris leurs grades en France.
L'empire ottoman possédait, dans ces dernières années, des écoles militaires dans plusieurs villes, notamment à Constantinople, 213 Andrinople, Salonique, Damas et Beyrouth; une école de marine très bien tenue est installée sur la rive de la Corne d'or. La capitale de l'empire possède encore une institution remarquable pour l'enseignement des langues et des sciences, appelée Dâr el-malumât, la maison des connaissances. Pour ces différentes écoles, des ouvrages classiques sont rédigés en turc, à l'imitation des ouvrages allemands ou français. Un maître d'école dans un bourg d'Asie-Mineure, me montra un jour le volume d'après lequel il enseignait la géographie à ses élèves; j'y cherchai la place de la France; il y avait: «La France, capitale Paris; villes principales: Lyon, Marseille et Bordeaux.» C'était peu; mais les livres à l'usage des grandes institutions secondaires donnent de notre pays une idée plus complète.
Les écoles primaires n'ont cessé de se multiplier dans l'empire. On sait d'ailleurs que des enfants musulmans des deux sexes sont souvent confiés aux maîtres étrangers et en particulier aux missionnaires catholiques des divers ordres [110]: Frères de la Doctrine chrétienne, Lazaristes, Assomptionnistes, etc.
En janvier 1908, un supérieur de mission à Tauris, en Perse, montrait l'utilité qu'il y 214 aurait à ouvrir, à côté d'une école déjà existante pour les Arméniens, une école spéciale pour les Musulmans. Les missionnaires n'obtiennent sans doute pas ainsi de conversions; les familles musulmanes ne le permettraient pas; mais ils consolident les liens entre les peuples de l'islam et la France; les élèves conçoivent de l'affection pour leurs maîtres et la reportent sur notre pays. Il est triste que, par suite de l'affaiblissement de notre politique en Orient, le drapeau français soit quelquefois ôté de la porte des écoles européennes et remplacé par quelque autre non hostile peut-être, mais différent, changement que suivent bientôt la désaffection à l'égard de notre patrie et l'oubli de notre langue.
En Egypte, la grande université d'el-Azhar, au Caire, que nous avons déjà citée, existe depuis plusieurs siècles; elle continue à être un centre florissant d'études islamiques.
L'instruction a été largement répandue dans cette contrée au moyen âge; il s'y trouvait de nombreuses bibliothèques. On raconte que des Bédouins en ayant un jour pillé une, prirent les reliures pour s'en faire des souliers; puis ils abandonnèrent les livres dans le désert; il y en avait une telle quantité qu'il s'en forma une butte, à laquelle on donna le nom de Tell 215 el-Kotoub, la colline des livres. Léon l'Africain qui visita l'Egypte au XVIe siècle, remarque «l'infinité de collèges d'excellente structure et de merveilleuse grandeur, qui signalaient tous les quartiers du Caire». On rencontrait en outre une multitude de petites écoles dans les villes et dans les bourgades.
Les ulémas jouirent d'une grande influence en Egypte, jusqu'à l'époque de l'expédition française. Lorsque Bonaparte entra au Caire en 1798, c'est au cheïkh de l'université d'el-Azhar qu'il s'adressa, comme au représentant naturel de la population. Mais le contact avec la civilisation occidentale qu'eut l'Egypte à cette occasion, y amena un peu de scepticisme et porta atteinte à quelques traditions. Il faut pourtant descendre jusqu'à nos jours pour rencontrer dans ce pays un premier essai d'organisation de l'enseignement, selon les notions modernes.
C'est de 1895 à 1900 que le khédive tenta cette réforme. Il institua à el-Azhar une autorité centrale, de laquelle devaient dépendre toutes les mosquées; il réglementa les études, les examens, la nomination des professeurs, toute la vie sociale et intellectuelle de l'université.
Un professeur du Caire, M. Arminjon [111], nous 216 donne l'idée de ce qu'est la vie d'un étudiant dans cette grande école supérieure musulmane, par une monographie rédigée à la manière de Le Play.
Il nous présente un enfant né dans un village d'Egypte, plein de force et de santé. Quand cet enfant a atteint l'âge de six ans, qui est celui où doit commencer l'éducation, selon les mœurs de l'islam, son père décide qu'il sera docteur. Il réunit les membres de la famille, leur fait part de sa volonté; des protestations s'élèvent du côté des hommes qui trouvent que ce garçon robuste est né pour être un bon agriculteur; la mère, prévoyant un long éloignement, se met à pleurer. Mais peu importe; on obéit.
L'enfant entre d'abord à l'école du village; il y étudie pendant neuf ans; il y apprend à lire, à écrire, à compter un peu; il arrive à savoir tout le Coran par cœur. Il est alors envoyé à l'Université; un oncle qu'il avait au Caire, le reçoit. Il commence par apprendre à psalmodier le Coran; à ses moments perdus, il étudie la grammaire et le droit; puis, un beau jour, il se marie. Cet événement n'interrompt pas le cours de ses travaux; sa femme continue à demeurer chez ses propres parents, où il va la voir une fois par mois. Quant à lui, il habite, avec deux camarades, une 217 modeste chambre, qu'il loue dans un immeuble très pauvre, tout rempli d'étudiants. Sa vie est bien réglée: Levé avant l'aube, il fait ses ablutions, récite la première prière, et se rend à l'université pour assister au cours de tradition. Ce cours commence à quatre heures du matin; il finit au lever du soleil. Notre étudiant assiste ensuite à un cours de droit, rentre chez lui, et déjeune. Vers 11 heures, il va prendre une leçon de calligraphie, que suit une leçon de grammaire. Il a récréation vers midi. A 4 heures, il étudie l'arithmétique. Il fait la prière du coucher du soleil, et va suivre un cours de logique. Enfin ses camarades et lui font la dernière prière; ils rentrent pour dîner, s'amusent un peu et se couchent.
Le jeudi les étudiants ont congé; ils en profitent pour aller au bain, et pour se promener dans la campagne ou dans les foires.
D'après ce tableau, on voit que l'enseignement, dans la grande université musulmane, a gardé le cachet scolastique. La théologie, accompagnée de près par le droit, la grammaire et la logique, remplissent presque tout le temps des études; l'arithmétique et l'algèbre n'y tiennent qu'une place infime; on n'y entend presque point parler de physique, non plus que de géographie ni d'histoire. Le caractère et la fin de cet enseignement sont tout 218 religieux; cette université, au fond, est un séminaire.
La réforme de l'instruction a donc, jusqu'aujourd'hui progressé beaucoup moins vite en Egypte qu'en Turquie; mais il est possible que ce progrès s'accélère: le parti national égyptien s'occupe en ce moment de fonder une véritable université, au sens moderne du mot, où toutes les branches soient représentées, et dans laquelle, la religion étant d'ailleurs respectée, le but immédiat des études soit la culture même des sciences.
Il peut être intéressant d'ajouter à ces notes sur deux pays musulmans, quelques indications sur l'histoire de l'enseignement dans une contrée islamique depuis longtemps soumise à la domination européenne, l'Algérie.
Avant l'occupation française, l'Algérie comptait quelques «savants», selon le sens oriental de ce titre. C'étaient des personnalités isolées; un enseignement religieux et scolastique était aussi donné dans les monastères; mais la masse du peuple était livrée à l'ignorance. Dès le début de la conquête, la France s'occupa de développer l'instruction chez les Musulmans, dans les villes, dans les campagnes et jusque dans les montagnes.
Déjà en 1836, 1837 et 1841, il existait à Alger, 219 à Bône et à Oran, des écoles où l'on apprenait le français aux Israélites et aux Mahométans. En 1847, on fit une tentative plus importante: on fonda deux collèges arabes français, dans chacun desquels on fit entrer cent boursiers indigènes internes. Ces collèges étaient mixtes: ils recevaient des externes européens et musulmans. On fonda aussi des bourses pour indigènes, à l'école de médecine et de pharmacie d'Alger.
Les résultats obtenus furent médiocres; l'intention de la France fut mal comprise par les familles arabes. Celles-ci croyaient leurs enfants retenus comme otages,—c'étaient pour la plupart des fils de notables ou de kaïds,—et elles les réclamaient dès qu'elles pouvaient. Néanmoins un certain nombre de jeunes gens formés dans ces écoles entrèrent ensuite à Saint-Cyr et à Saumur.
Cet échec relatif fit naître des préjugés hostiles à l'instruction des indigènes. Les essais en ce genre furent à peu près arrêtés jusqu'en 1870.
Après cette date, on s'occupa de nouveau de répandre l'instruction chez les Musulmans, surtout dans les classes populaires. On essaya alors de mêler dans les écoles primaires les enfants des cultivateurs européens et musulmans. Un résultat clair fut obtenu: la diffusion 220 de la langue française et la pénétration de beaucoup de mots français dans l'arabe; mais la fusion des deux races, même purement intellectuelle, rencontra bien des obstacles.
Il y a deux points de vue dans cette question de l'instruction des indigènes: on doit en juger diversement selon qu'on envisage l'enseignement primaire ou l'enseignement secondaire. Certes, au degré secondaire, on a vu se former beaucoup d'indigènes, devenus des hommes distingués dans les divers emplois, qui ont servi ou servent encore très loyalement la France, et qui manifestent pour elle une affection dont nul n'a le droit de douter. Jusqu'à quel point l'influence atavique de la race et l'influence toujours actuelle de la religion leur permettent-elles de se confondre avec nous? Cela est difficile à préciser; certaines personnes ne croient pas l'assimilation très profonde; c'est là un problème de psychologie un peu obscur.
Au point de vue de l'enseignement primaire, des administrateurs et des politiciens sont d'avis qu'il est dangereux d'instruire les enfants indigènes, qu'ils font mauvais usage de leur instruction, que l'école prépare des déclassés, et ouvre la porte aux vices de notre civilisation plutôt qu'à ses bienfaits. D'autres hommes politiques, au contraire, font une 221 propagande active en faveur de l'instruction des indigènes, et ils cherchent, par l'école, à répandre l'amour de la France et à promouvoir la civilisation.
Nous n'avons pas à prendre parti entre ces deux manières de voir; la question nous semble être d'ailleurs moins de théorie que de tact. Il paraît impossible de soutenir, en principe, que l'extension de l'instruction puisse être autre chose qu'un bienfait. Cependant encore faut-il que l'instruction soit réglée avec sagesse, qu'elle soit adaptée à quelque fin pratique telle que la vie agricole ou des métiers déterminés, et surtout qu'elle soit accompagnée et complétée par l'éducation [112].
Dans ce chapitre, nous avons surtout étudié des faits; la résultante de cette étude est qu'il s'est produit à l'époque contemporaine une pénétration assez lente de nos sciences et de nos procédés d'instruction dans le monde musulman; la pénétration a été plus rapide en Turquie qu'ailleurs. Mais quelle idée devons-nous garder de la doctrine musulmane sur ce chapitre; c'est-à-dire quelle 222 est l'attitude de l'islam à l'égard de la science et du progrès scientifique?
Le Coran ne fournit rien à ce sujet. La science, au sens où nous entendons ce mot, n'est pas son but, et elle n'existait pas dans le milieu où il a été promulgué.
Dans l'histoire musulmane, on voit que lorsque la science grecque fut introduite dans le monde arabe, on ne fit pas à son étude d'objection de principe; elle ne fut pas mal vue des théologiens en tant que science; quelquefois seulement les docteurs exprimèrent la crainte que l'importance donnée par la science à la raison n'amenât une diminution du rôle de la foi; ils la blâmèrent aussi un peu comme une curiosité vaine.
Le Coran parle quelque part des mystères «que Dieu s'est réservés»; Proclus pensait de même que la Physique terrestre est accessible à l'homme, mais que les secrets de la Physique céleste sont réservés à l'intelligence divine [113]. Quoique tant de secrets aient été aujourd'hui découverts, la nature ou Dieu s'en réserveront toujours; l'idée coranique est qu'il faut mettre une certaine discrétion à les sonder.
La notion de progrès scientifique est pour 223 nous-même assez moderne; elle n'est devenue bien nette qu'à l'époque de la Renaissance; la phrase où Pascal compare l'humanité à un seul homme qui étudie sans cesse et avance continuellement, était encore assez originale de son temps. Cette notion ne saurait donc se trouver dans la théologie musulmane, qui était achevée longtemps avant le XVIe siècle, et déjà engourdie à ce moment-là. Aussi ne peut-on pas dire que la doctrine de l'islam loue ou blâme le progrès.
La thèse d'après laquelle la culture scientifique et le goût du progrès seraient incompatibles avec cette doctrine, est impossible à soutenir. Il peut être vrai de dire qu'il s'est formé une psychologie musulmane dans laquelle la science est fort dédaignée; mais cette psychologie n'a pas de consécration religieuse authentique; c'est elle que l'on trouve exprimée, par exemple, dans ce passage des Mémoires d'une princesse arabe (p. 77):
«Je suis persuadée que c'est une grande erreur de croire qu'il est de l'intérêt d'un peuple de l'instruire et de l'éclairer... Il y a dans les sciences cultivées en Europe des éléments incompatibles avec les croyances religieuses mahométanes... On blessera profondément le pieux arabe si l'on commence son éducation par les sciences naturelles... Tout son être se 224 révoltera au simple énoncé des lois de la nature; il ne les comprendra pas et ne les acceptera pas, lui qui, jusque dans les plus petits détails de la vie universelle, voit la toute-puissance de Dieu présidant à tout et gouvernant tout.»
De telles lignes, quoique assez joliment écrites, n'expriment qu'une dévotion musulmane fort mal entendue. Non, l'islamisme ne proscrit pas la science, et la physique n'est pas contraire au sentiment que nous devons avoir de la toute-puissance de Dieu; mais l'islam reconnaît certains dangers de la science, qui sont de développer à l'excès chez ceux qui la cultivent les passions intellectuelles d'orgueil et de curiosité, ou de les pousser à une recherche trop âpre de progrès matériels; et les docteurs musulmans placent au-dessus des sciences techniques, qui ont pour objet la matière, la science véritable qui a pour objet l'âme et pour but sa félicité. Cette conception reproduit absolument la conception chrétienne; et, là encore, l'islam ne fait que refléter, sans en avoir conscience apparemment, la pensée du christianisme.
La tendance au mysticisme très fréquente en Orient.—Le mysticisme musulman ne vient pas du Coran;—il est surajouté à la doctrine coranique.—Les premiers soufis ont eu des maîtres chrétiens.
Mystiques célèbres de l'islam.—Faits psychiques.
La doctrine mystique de l'islam comparée à celle du christianisme.—Dangers du mysticisme musulman pour les intellectuels et pour le peuple.
De même que la disposition au fatalisme, la tendance au mysticisme est un des traits les plus connus du caractère oriental. Lorsque l'on pense aux pays d'Orient, on voit bien vite en esprit apparaître ces figures d'ascètes usés par des pénitences terribles, que nous décrivent les récits hagiographiques de l'Egypte et les vieux poèmes de l'Inde, ou ces philosophes, ces grands rêveurs du brahmanisme et du bouddhisme, qui enseignaient à ne trouver 226 qu'illusion en toutes choses, selon qui les êtres et le monde s'absorbaient en Dieu, tandis que Dieu lui-même s'évanouissait dans l'inconscient; on se représente aussi ces fakîrs, pour la plupart peu estimés, qui parcourent les rues des villes orientales dans des costumes bizarres ou parfois même à peine vêtus, tels que les vit naguère Alexandre, et qui mendient l'aumône du passant; ou encore ces derviches bien connus des touristes, qui honorent la divinité par la musique et par les danses; ou ces autres plus sauvages qui se percent la chair, se frappent la tête et la poitrine en paraissant trouver dans ces supplices volontaires des jouissances mystérieuses. En tout cela se manifeste bien un effort puissant, quoique mal dirigé sans doute, dans la recherche de l'émotion religieuse. Beaucoup de natures orientales ont le goût des sensations que procure l'ascèse; elles désirent les produire, les éprouver, s'y livrer tout entières. Or ce goût a trouvé chez ces peuples des expressions variées, dont les unes sont fort belles au point de vue philosophique et littéraire, dont les autres au contraire sont, à notre jugement, grossières et violentes, et quelquefois puériles et ridicules.
Nous allons parler du mysticisme propre à l'islam, en ne nous occupant que de ses aspects 227 élevés, et en ayant surtout souci d'en expliquer la doctrine.
La doctrine du mysticisme musulman n'est pas coranique. Le mysticisme a été surajouté à l'islam; il ne s'y trouve pas incorporé dès sa naissance; il ne fait pas partie de son institution première; on ne le voit pas dans son livre saint.
Mahomet lui-même ne fut pas, à proprement parler, un mystique. Il eut certes,—nous l'avons assez montré,—un sentiment très vif de deux ou trois grandes vérités religieuses: l'existence de Dieu, son unité, l'immortalité personnelle, la justice divine; mais il ne vécut pas de la vie intérieure; il n'analysa pas ses sentiments religieux; il ne se plut pas à les cultiver d'une façon subjective; il les objectiva au contraire, les projeta au dehors, s'en servit pour pousser ses adhérents à l'action. Quoique très respectueux des religieux et des hommes voués à la méditation, Mahomet fut un actif. Les premiers disciples qu'il forma furent aussi des actifs, non des contemplatifs; ils furent même des hommes qui pratiquèrent la vie active dans sa forme la plus physique: ils furent des guerriers. Les premiers grands 228 hommes de l'islam ont été ses capitaines, ses héros, ses conquérants; la sainteté, dans cette religion, fut d'abord guerrière.
Mais cette conception particulière et fort anormale de la sainteté ne pouvait durer ni surtout prédominer longtemps. Les circonstances qui avaient produit l'explosion du zèle religieux étaient passagères. Les conquêtes une fois accomplies, l'islam s'étant établi sur les ruines de plusieurs empires, la forme ordinaire du sentiment religieux devait reprendre le dessus, et le mysticisme devait se développer.
Les natures orientales y étaient prédisposées. Les ascètes de l'islam ne réinventèrent cependant pas, selon toute vraisemblance, le mysticisme par eux-mêmes; ils ne le restituèrent pas spontanément. L'histoire montre qu'ils cherchèrent des maîtres; ils en trouvèrent dans le christianisme. Les premiers ermites ou religieux mahométans se formèrent visiblement à l'imitation des religieux chrétiens. Depuis longtemps, il existait des couvents ou des ermitages chrétiens dans les montagnes de Syrie et dans le bassin de l'Euphrate; il y en avait aussi en Egypte, pays des Pères du désert, pays où la vie religieuse a des annales célèbres; c'est dans ces contrées que le mysticisme islamique prit naissance.
229 Un homme assez obscur, appelé Abou Hâchim, fonda le premier une sorte de couvent mahométan à Ramlah en Syrie. Un autre plus célèbre Sofyan-et-Tauri, connu aussi comme jurisconsulte, alla vivre en ermite dans le Liban, avec quelques compagnons, parmi lesquels on compte des femmes. Chez les Maronites, habitants chrétiens de cette contrée, les personnes qu'attiraient la vie religieuse avaient ainsi coutume de faire de longues retraites dans les montagnes.
En Egypte, Dou'n-Noun (IIIe siècle de l'hégire), se rendit fameux comme ascète musulman. Un autre ascète considérable, Bestâmi, fut originaire de Perse; mais ce qui indique bien que le centre de tout ce mouvement fut à l'Ouest, en terre chrétienne, c'est que Bestâmi lui-même vint s'exercer à l'ascétisme en Syrie.
Il est donc facile de grouper un certain nombre de faits très nets qui prouvent que le mysticisme musulman prit naissance en Syrie sous l'influence chrétienne. On a souvent dit, sans avoir fait un examen suffisant de la question, que ce mysticisme est venu de l'Inde et qu'il s'est formé sous l'influence des religions hindoues. Cela n'est pas exact. En somme fort peu de choses sont entrées dans l'islam, en venant de l'Inde; mais beaucoup y sont venues du christianisme et des pays chrétiens. Nous 230 avons tenu à donner, sur ce sujet, quelques indications historiques; tout-à-l'heure, nous constaterons, dans la doctrine, la force de l'influence chrétienne.
Les premiers religieux musulmans s'appelèrent d'abord zâhid, «ascètes», ou âbid, «serviteurs», sous-entendu «de Dieu», ou bien encore râhib qui était le nom dont on se servait ordinairement, en pays arabe, pour désigner les moines chrétiens. Plus tard, au deuxième siècle de l'hégire, ils prirent le nom, bien connu depuis, de soufi. Ce vocable vient du mot arabe souf, laine, et il ne signifie autre chose que «l'homme à la robe de laine», celui qui porte la bure. On disait chez les chrétiens: il revêtit la bure, es-souf, pour dire: il se fit moine.
Le soufisme ne tarda pas à se répandre dans l'islam; il y eut un grand succès. Cette conception nouvelle de la vie religieuse fut acceptée même par l'orthodoxie; elle s'adjoignit aux conceptions coraniques. L'ascétisme était propre à satisfaire les besoins intimes de beaucoup d'âmes, nées ardentes et contemplatives; les héros militaires furent peu à peu supplantés, dans la vénération du peuple, par les ascètes et les visionnaires; autour de ceux-ci, il se produisit bientôt une quantité de faits 231 merveilleux. Ces hommes attirèrent à eux beaucoup de monde; ils eurent des disciples, fondèrent des monastères, des confréries ou de véritables ordres; à leur mort, contrairement à l'idée de Mahomet, ils reçurent une sorte de culte, et furent vénérés comme des saints. Ces personnages mystiques font aujourd'hui partie de la physionomie générale de l'islam, bien qu'ils ne doivent presque rien au Coran. Je vais parler de deux ou trois d'entre eux.
L'une des plus grandes personnalités religieuses de l'islam est Sidi Abd el-Kâdir Djîlâni [114]. Il était probablement d'origine persane. Né en 471 de l'hégire (1078) il vint, à l'âge de dix-sept ans, à Bagdad pour y étudier. D'après une légende, le prophète Khidr, qui est un personnage mythique très populaire chez les Musulmans, lui apparut et le retint longtemps aux portes de la ville. Lorsqu'il y fut entré, il y étudia le Coran, la tradition, la jurisprudence et la littérature sous les maîtres les plus fameux; puis il se retira de nouveau 232 dans le désert. Le même prophète l'y visita; on raconte qu'il y fut nourri miraculeusement, qu'il y subit les assauts du démon qui lui apparut sous des formes variées et le tenta de diverses manières. Il habitait une tour en ruine que l'on appela en mémoire de lui, la tour du persan bordj el-Adjémi; quelquefois il prit pour demeure les superbes ruines de l'ancien palais des Khosroës, connues sous le nom d'Eïvân Kesrâ.
Après avoir mené pendant de longues années la vie érémitique, il se sentit appelé à rentrer dans le monde, pour s'y livrer à l'apostolat. Il revint donc à Bagdad où il prit la direction d'une école située dans le quartier de Bâb el-Azâdj; son enseignement, qui portait alternativement sur le droit et sur la mystique, obtint vite un très grand succès; l'école dut être agrandie plusieurs fois; elle fut achevée en 528 et garda son nom.
On attribue à ce docteur un pouvoir particulier pour la conversion des non-musulmans. On dit qu'il attira à l'islam une quantité de Juifs et de Chrétiens; cette sorte de conversions n'est mentionnée que rarement dans les légendes mahométanes. Il eut aussi, selon ses biographes, le don des miracles à un très haut degré; une année que le Tigre était débordé, les habitants de Bagdad, anxieux, vinrent 233 le trouver. Il s'avança au bord du fleuve, planta son bâton dans la terre et dit: «Jusque là.» A partir de ce moment l'eau décrût.
Sidi Djîlâni se maria, à la suite, nous dit-on, d'une inspiration divine. Il eut un grand nombre d'enfants dont les descendants existent encore, et sont en vénération auprès des pieux Mahométans. Il mourut à Bagdad en 561 (1166); on éleva sur sa tombe une fort belle mosquée à sept coupoles dorées, qui fut visitée par les pèlerins de l'islam, et célébrée par ses poètes et par ses historiens.
L'ordre fondé par Sidi Djîlâni s'appelle l'ordre des Kadriah. Il est très répandu et très important, encore de nos jours. La vertu qui lui est le plus chère est la pauvreté.
Le fondateur de l'ordre bien connu des derviches tourneurs ou Mevlévis est un très grand poète persan, l'un des plus grands poètes de toutes les littératures, Djélâl ed-Dîn de Roum [115]. Il naquit à Balkh en 1207. Son père était lui-même un mystique de grande réputation. Il fit le pèlerinage de La Mecque à quatorze ans, puis il s'établit, avec son père, à Koniah, sous la protection des sultans Seldjoukides.
234 Sa vie s'écoula dans cette ville où son monastère et sa descendance existent encore, et où son tombeau est vénéré.
Les chefs de sa famille ont toujours gardé la charge de supérieurs généraux dans l'ordre des derviches tourneurs; ils jouissent de grands privilèges honorifiques; c'est eux qui ceignent le sabre aux nouveaux sultans de Constantinople, lors de la cérémonie d'intronisation dans la mosquée d'Eyoub.
Il existe sur la rencontre de Djelâl ed-Dîn avec un autre mystique, du nom de Chems ed-Dîn de Tébrîz, des légendes qui rappellent les récits relatifs à la rencontre de saint Dominique et de saint François.
Contrairement à l'esprit de la loi mahométane, l'ordre puissant et répandu des Mevlévis a donné une grande importance à la musique et à la danse comme moyens de culte. Leurs exercices nous étonnent un peu; ils sont conformes pourtant à la tradition de plusieurs cultes antiques, dans lesquels la danse avait une grande part: le roi David ne dansait-il pas devant l'arche? Le mouvement rythmé de la valse procure au religieux certains sentiments de béatitude plus ou moins voisins de l'extase. Cet ordre est artiste; l'esprit en est aimable et doux. 235
Le grand mystique de la région algérienne est Sidi Abou Médian. L'abbé Bargès a écrit sa vie [116].
Il était né en Espagne, sur les bords du Guadalquivir, dans un modeste village, au commencement de notre XIIe siècle, entre 1121 et 1130. Il fit ses premières études à l'école de son village. Tout jeune encore, il quitta l'Andalousie, alors troublée par les attaques des Chrétiens, pour venir étudier au Maroc, dans la ville de Fez qui possédait une université célèbre. Il était pauvre, ce que les Arabes appellent fakîr; il s'établit dans un petit ermitage en dehors de la ville, où il tissait un peu de toile pour vivre; le matin il allait à l'université. Il avait pour unique compagnon, dans sa retraite, une gazelle, qui était venue spontanément demeurer auprès de lui.
Après avoir appris les traditions coraniques, notre jeune mystique commença à étudier la doctrine du soufisme, et se préoccupa de choisir un directeur.
L'importance du directeur est très grande aux yeux des mystiques de l'islam, ainsi que nous le redirons; on rencontre ici une anecdote un peu symbolique qui la fait ressortir:
Le jeune homme avait entendu parler d'un 236 cheïkh célèbre; il forme le projet de se placer sous sa direction. Il va le trouver, avec une troupe de fakîrs. Ce pieux personnage reçoit très bien tous ses compagnons; mais il ne fait aucune attention à lui; il ne lui offre même pas à manger.
Abou Médian était horriblement malheureux; mais il n'osait rien réclamer. Après avoir souffert pendant trois jours, il se dit: Quand le cheïkh terminera son audience, s'il ne m'a point parlé, je me roulerai devant lui dans la poussière. Ainsi fit-il; mais lorsqu'il se releva de cette prosternation, il était aveugle. Le cheïkh ne lui dit toujours rien. Le jeune homme passe la nuit à gémir. Enfin, le lendemain matin, le directeur le fait appeler; lui parlant alors avec douceur, il lui pose la main sur les yeux et il lui rend la vue; il la lui met aussi sur la poitrine et, du coup, lui ôte la faim.
Lorsqu'il eut terminé les cours de l'université de Fez, Abou Médian alla faire le pèlerinage de La Mecque. Ses biographes nous le montrent voyageant en fakîr, c'est-à-dire vêtu seulement de son froc, muni d'une besace et d'un bâton, à la manière des anciens cénobites de l'Egypte. Il traverse ainsi toute l'Afrique du Nord; il parvient à La Mecque; on dit qu'il y fit la connaissance de Sidi Djîlâni.
237 Notre ascète revient d'Arabie, et se fixe près de Bougie. Bougie était en ce temps-là une ville très prospère qui comptait cent mille habitants; elle avait des écoles renommées, de belles mosquées, un grand palais; placée dans une situation magnifique, elle était un entrepôt important, ainsi qu'un lieu de pèlerinage: on l'appelait la petite Mecque. Abou Médian y est bientôt connu; il donne des consultations sur le droit, des directions mystiques; il fait des conférences sur la théologie et la jurisprudence; on commence à voir paraître en lui certains dons extraordinaires, tels que celui de lire la pensée.
Une autre de ces facultés mystérieuses que l'on attribue à cet ascète est le pouvoir sur les animaux. Ceci est presque de tradition, selon la Bible, que l'homme en état de pureté est capable de commander aux bêtes: témoin Adam, dans le Paradis. L'hagiographie chrétienne donne de nombreux exemples d'un tel pouvoir exercé par les saints: sainte Marthe enchaînant la Tarasque, saint François d'Assise prêchant le loup de Gubbio, sont peut-être les plus connus. Voici une anecdote du même genre tirée de la biographie d'Abou Médian:
Ce mystique voit un jour dans une campagne un lion qui venait de tuer un âne et qui le dévorait. Le maître de l'âne, qui était pauvre et 238 n'avait que cet animal pour tout bien, se tenait à l'écart et se lamentait. Abou Médian lui dit: Tu n'as qu'une chose à faire: prends ce lion par la crinière, et fais-le travailler à la place de ton âne. Le paysan, quoique peu rassuré, obéit; mais le soir il revint dire au santon que cet arrangement n'était pas pratique, parce que le lion, malgré la docilité dont il faisait preuve, effrayait tout le monde. Alors Abou Médian, s'adressant au lion, lui dit qu'il pouvait se retirer, et lui enjoignit de ne plus désormais faire de mal à personne.
Ainsi se passait cette existence, que remplissaient les conférences, les consultations, la contemplation et les merveilles. Notre docteur expliquait le Coran et le grand traité de Gazali sur la rénovation des sciences religieuses, que nous avons souvent cité. Relevons encore dans son histoire ce petit fait bien net de lecture de pensée:
Un homme s'étant disputé avec sa femme, voulait la renvoyer; mais avant de s'y décider, il désira consulter notre mystique. Il se rendit à une de ses conférences. Le discours fini, avant que l'homme ait eu le temps de rien dire, Abou Médian s'approcha de lui et lui dit: «Mon ami, garde ta femme et crains Dieu.» Le visiteur, fort étonné, lui demande comment il a pénétré sa pensée: «Quand tu es entré, 239 répond Abou Médian, j'ai vu écrites sur ton burnous les paroles que je viens de te dire.»
Devenu trop influent, le mystique fut à la fin en butte aux jalousies des docteurs, des fakîhs; on le desservit auprès du sultan du Maghreb; probablement on lui reprocha de donner du Coran une interprétation trop intérieure, s'éloignant trop de la lettre: le sultan le fit mander.
Il se mit en route, âgé et infirme; mais il prédit à ses disciples inquiets qu'il ne verrait pas le sultan et que celui-ci ne le verrait pas. Il mourut en effet sur les bords de l'Oued Ysser, après avoir passé près du couvent de Hubbed, voisin de Tlemcen, où devait être sa sépulture (1197). Son tombeau est un lieu de pèlerinage vénéré de tout le monde musulman.
On a pu remarquer par ces exemples que l'on rencontre une quantité de faits merveilleux dans les biographies des santons mahométans. Evidemment il n'est pas possible de croire à tous ces faits; mais il serait difficile d'autre part de les nier tous. Beaucoup sont analogues à ceux dont on lit aujourd'hui le récit dans les publications consacrées aux recherches psychiques: tels sont les cas de prémonition, de communication télépathique, de lecture de pensée.
240 On trouve un cas fort curieux d'apport de fleurs dans la biographie de Djélâl ed-Dîn de Roum [117]: Ce mystique causait un jour avec un autre ascète, en présence de sa propre femme qui raconte l'histoire. On était en hiver. A un certain moment, le mur s'ouvre: six personnages paraissent et déposent devant les ascètes des fleurs fraîches et embaumées. Ces personnages restèrent dans la pièce sans mot dire jusqu'à l'heure de la prière; ils firent alors la prière avec les deux mystiques, puis ils s'en allèrent par l'ouverture du mur comme ils étaient venus. Djélâl ed-Dîn fit examiner les fleurs par un herboriste qui les reconnut comme appartenant à une espèce qui fleurit dans la saison chaude, et il conserva les feuilles toute sa vie.
De telles merveilles ne sont pas d'ailleurs le privilège des santons les plus célèbres et les plus populaires; on en attribue aussi à des ascètes fort obscurs. Le voyageur Ibn Batoutah rapporte un fait extraordinaire qui lui arriva ainsi par la vertu d'un cheïkh de faible notoriété [118]. Ce récit comporte une rencontre prédite d'avance et de très loin, qui se réalisa dans des circonstances spéciales, dans une 241 région indiquée, le nom même du personnage rencontré ayant été prédit.
Mais nous ne pouvons entrer ici dans l'étude de ces faits; nous tenions seulement à noter, en vue des personnes qui s'y intéressent, que la littérature orientale en fournit un grand nombre qui sont relatés avec précision et dont l'authenticité est au moins très probable.
L'islam est très vaste et le mysticisme est très souple. La doctrine mystique ne peut pas être absolument une dans l'islam; mais elle présente des variations assez considérables avec les personnes et les milieux, et ses tendances varient selon le caractère des mystiques et les influences qu'ils ont subies.
Ainsi chez les philosophes comme Avicenne qui ont mené plutôt la vie intellectuelle que la vie religieuse, nous trouvons un mysticisme savant qui se relie à la tradition grecque et qui n'est guère autre chose que celui de Plotin et des néo-platoniciens. Celui-là n'est pas proprement musulman.
Chez d'autres auteurs tels que les poètes persans, nous trouvons exprimés avec insistance 242 certains sentiments sur l'illusion du monde créé, sur la diffusion de la divinité en toutes choses, qui ressemblent un peu à ceux que l'on rencontre dans les poèmes et les doctrines de l'Inde, et l'idée que se font ces mystiques de l'absorption de l'âme en Dieu tend à se rapprocher de la conception du Nirvâna bouddhiste.
Mais dans la doctrine mystique qui a été admise comme orthodoxe par l'islam, ce n'est ni l'influence grecque, ni l'analogie avec les doctrines indiennes, qui domine; c'est bien clairement l'influence chrétienne.
J'ai étudié dans mon Gazali ces variations, ces diverses expressions du sentiment mystique dans l'islam. Je veux seulement reproduire et grouper ici,—dans la pensée que ce côté de la question paraîtra le plus important à beaucoup de lecteurs,—les traits de la doctrine en lesquels l'influence du christianisme est le plus manifeste.
A l'origine de la vie mystique, l'islam place, comme le christianisme, le repentir, la componction et la retraite. Le repentir y est défini comme dans nos catéchismes: «Il se compose de trois choses, nous dit un docteur musulman: du regret de la faute passée, de l'abandon actuel du péché, et de la résolution de 243 ne plus le commettre à l'avenir. Le repentir a trois degrés, qui sont presque les mêmes que ceux de la «contrition» dans la théologie chrétienne. Au premier degré il est inspiré par la crainte du châtiment; au deuxième, par le désir de la récompense; au troisième degré, qui est le plus parfait, il a pour motif le respect dû à l'ordre de Dieu. Le christianisme aurait seulement ici plus de tendresse,—c'est toujours la différence que nous trouvons sur tous les points où il est comparable à l'islam;—il dirait que le motif de la contrition parfaite est l'amour que nous devons à Dieu. Au reste l'imitation de la doctrine chrétienne est complète chez d'autres auteurs: Gazali dit: La cause du chagrin est la perte de l'objet aimé; quand l'homme connaît l'objet digne de l'amour de l'âme, il est désolé de l'avoir perdu. Et ce docteur ajoute, comme nos théologiens, aux conditions qui font la contrition parfaite, la satisfaction: L'homme qui a commis une faute doit s'efforcer de réparer le dommage causé par son péché, dans la mesure du possible.
Le Musulman disposé à se vouer à la vie ascétique commence par faire une retraite. Il importe qu'il entre dans cette retraite avec des sentiments d'humilité. Il ne doit pas croire qu'il se sépare des hommes pour fuir leurs vices, mais au contraire il doit se dire qu'il les 244 débarrasse des siens. Il ne faut pas non plus qu'il ait dans la retraite un but égoïste; son désir doit être seulement de se préparer par la méditation et par les exercices de piété à mieux remplir ses devoirs envers autrui. Tout cela est conforme au sentiment chrétien.
La théorie de la vocation est présentée, par les auteurs ascétiques de l'islam, comme elle l'est par les nôtres. On possède d'ailleurs, sur ce point, une preuve palpable de l'influence chrétienne: le récit évangélique de la vocation des apôtres est reproduit avec assez d'exactitude par certains auteurs musulmans, en particulier par les Frères de la Pureté [119]. Jésus étant près de mourir, rapportent ces auteurs, réunit ses apôtres dans un cénacle voisin de Jérusalem, et il leur dit: «Voici que je m'en vais de vous à mon Père et à votre Père. Je vous lègue, avant de vous quitter, ma divinité et mon humanité. Je reçois votre parole et votre foi: Quiconque reçoit mon testament et ma foi sera avec moi demain dans le royaume des cieux...» Et Jésus les envoya prêcher sa parole jusqu'aux extrémités de la terre:
«Ne craignez pas, ajouta-t-il; quand j'aurai quitté mon humanité, je me tiendrai dans l'air 245 à la droite du trône de mon Père, et je serai avec vous partout où vous irez, et je vous assisterai par la permission de mon Père.»
Voilà une preuve bien expresse de la connaissance qu'ont eue certains écrivains musulmans, du Nouveau Testament. En général cette connaissance, chez les auteurs de cette religion, est moins précise et surtout moins avouée.
L'influence de la doctrine chrétienne continue à se manifester dans la question de la vocation des soufis, quand les docteurs cherchent à quels signes on la reconnaît et en quoi elle consiste.
La vocation doit être éprouvée par le directeur spirituel. La nécessité du directeur spirituel, son importance, son rôle, sont expliqués comme dans le christianisme. Il n'y a rien, nous enseignent les maîtres du soufisme, qui soit plus précieux qu'un bon guide; il faut le chercher entre mille; quand on l'a trouvé, il faut tout lui dire et ne lui rien cacher. Ce directeur devient un véritable «père»,—l'expression est chrétienne:—il engendre l'âme une seconde fois, dans l'ordre spirituel: «Ce maître devient le père de votre âme, la raison de sa croissance, la cause de sa vie. Comme votre père vous a donné la forme corporelle, il vous donne la forme spirituelle.» Les soufis 246 comparent aussi le directeur à un médecin; c'est encore là une comparaison affectionnée par les auteurs chrétiens. L'âme encore imparfaite, et ayant un reste d'attachement pour le monde, est semblable à un malade qui cherche à se guérir. Le médecin qui va la traiter, c'est le directeur; et pour que le traitement soit possible, il est indispensable que rien ne demeure caché à ce médecin de l'âme.
Nous rencontrons ensuite, dans les deux religions, l'idée et l'expression de combat ascétique, de «combat spirituel».
Puis nous trouvons dans la doctrine du soufisme toute la théorie de «l'avancement» et de la marche mystique, avec la description des sentiments divers que l'âme éprouve pendant cette marche, et l'explication de ses «étapes» et de ses «stations». Au cours de cette théorie, maintes comparaisons se présentent d'elles-mêmes avec la doctrine des grands mystiques chrétiens. On reconnaît les sentiments analysés: l'alternative de la crainte de Dieu et de l'espoir en sa bonté; le tremblement devant sa majesté faisant place plus tard à la familiarité qui s'établit entre Dieu et l'âme; les mouvements de joie intense interrompus par les périodes de sécheresse. Tous ces sentiments et leurs oppositions mutuelles sont décrits par nos mystiques. Cette théorie est 247 réduite à une forme presque didactique chez les auteurs musulmans, dès le XIe siècle.
La plus importante description du voyage mystique de l'âme à la recherche de Dieu, est celle qu'a faite le poète persan Férîd ed-Dîn Attâr, dans son poème intitulé Mantic ut-Taïr, le langage des oiseaux [120]. Ce poème est une véritable épopée de l'âme; c'est un récit étrange et merveilleux, où la décoration est extrêmement riche, le coloris poétique, éblouissant. Les oiseaux représentent les âmes; le poète nous en montre plusieurs dont les caractères sont divers, et les dispositions à l'origine, très variées. Ils entreprennent le grand voyage mystique; ils essaient de traverser les «vallées» dont chacune à une signification et un nom; ils tentent de passer de «station» en «station», pour parvenir jusqu'à l'oiseau divin, le Simorgh. Ces stations et ces vallées correspondent aux «châteaux» de sainte Thérèse, aux états et aux «nuits» de saint Jean de la Croix. La théorie mystique paraît s'être développée simultanément dans les deux religions, et il est possible que durant ce travail, celles-ci aient gardé quelque connaissance l'une de l'autre [121]. On peut croire aussi 248 que la doctrine musulmane qui certainement, dans le haut moyen âge, aux VIIIe ou IXe siècles, a imité la doctrine chrétienne en Orient, a plus tard, à son tour, exercé quelque influence, aux XIVe ou XVe siècles, sur la mystique chrétienne d'Espagne. Cette dernière influence, portant d'ailleurs sur la forme, la figuration et l'expression, plutôt que sur le fonds, ne saurait être inadmissible [122].
L'âme qui a réussi à traverser toutes les vallées, dans le poème d'Attâr, parvient enfin à l'union avec Dieu. Cette union n'est pas le nirvâna, c'est-à-dire la destruction de l'être même, de la sensation d'être et de la personne humaine, comme dans le bouddhisme; mais c'est 249 l'anéantissement de la volonté propre de l'homme dans la volonté de Dieu. Tel est le but de l'ascèse musulmane; c'est le même que celui de l'ascèse chrétienne. Les formules qui l'expriment des deux parts sont analogues. La célèbre comparaison du cadavre, si souvent employée dans le christianisme: «que l'âme soit entre les mains de Dieu comme le cadavre entre les mains du laveur», se retrouve en toutes lettres chez les auteurs musulmans; quelques-uns disent: «que l'âme soit... comme la boule de polo sous le maillet du joueur».
La renonciation au monde et à la volonté propre est, des deux côtés, prêchée dans les mêmes termes: «Mourez à la créature, dit Sidi Djîlâni; mourez aussi à vous-même, à votre volonté, à vos inclinations, à vos passions.» Certaines vertus qui favorisent ce détachement, telles que la pauvreté, sont comprises de la même façon: la pauvreté véritable consiste à n'avoir besoin d'aucune chose hormis Dieu; le vrai pauvre est celui qui ne possède point et n'est point possédé. La pauvreté spirituelle est indifférente aux objets de ce monde, aux conditions de la vie; le véritable religieux ne s'attache même pas à la forme extérieure de la pauvreté; il ne tient qu'à son esprit; il accepte également tous les états dans lesquels il plaît à Dieu de le faire entrer.
250 Ces idées étaient enseignées dans l'islam, en ces termes, à l'époque de saint Bernard, un demi-siècle environ avant le moment où se produisit, dans le christianisme, la grande floraison des ordres mendiants.
Enfin il semble que la mystique musulmane s'est elle-même marquée du signe chrétien: Dans le grand poème dont nous parlions tout à l'heure, l'âme qui a traversé les sept stations aperçoit, avant l'oiseau divin, un poisson mystérieux qui attire tout à lui.
En ce poisson, dont sans doute le poète musulman n'a pas lui-même compris la signification, il paraît bien que l'on doit reconnaître le symbole primitif, inscrit aux murs des Catacombes, du Christ.
Cependant force est de s'arrêter dans cette comparaison, puisque l'islamisme n'a pas l'Incarnation, et que par conséquent il ne conçoit pas la proximité de Dieu, sa liaison avec l'homme et son amour pour l'homme, comme on les conçoit dans le christianisme; tout le mystère de la souffrance rédemptrice lui demeure étranger. Cette lacune est un abîme qui sépare les doctrines des deux religions. Dieu est pour l'islam un terme lointain; les liaisons et les intermédiaires entre la divinité et l'humanité, manquent.
251 Cela explique pourquoi les ascètes de l'islam sont enclins à tomber dans le panthéisme. Pour trouver Dieu plus près d'eux, ces mystiques sont portés à le confondre avec la nature, dont ils sentent d'ailleurs très vivement la beauté.
Des poètes de la Perse parlent de la nature, au moyen âge, en des termes dont on ne trouverait chez nous l'équivalent qu'à l'époque romantique.
En outre le mysticisme dans l'islam est beaucoup moins gardé contre ses propres excès, beaucoup moins contrôlé que dans le christianisme, puisqu'il n'y a pas, à proprement parler, dans cette religion, d'église constituée. De là vient que le mysticisme est un danger pour l'islam lui-même: il y engendre facilement des hérésies.
Au point de vue de l'effet que la mystique produit sur les âmes dans le monde mahométan, on peut signaler deux sortes de dangers:
Pour les personnalités isolées, les poètes, les intellectuels, l'ascétisme qui devrait aboutir à la joie claire et sereine, engendre assez souvent la mélancolie et le pessimisme. On observe cet effet en littérature. Dans la poésie persane, le sentiment de la vanité et du mépris du monde est poussé très loin. Le thème «tout n'est que vanité», de Salomon, y reçoit de multiples variations, dont la tonalité 252 générale est vraiment un peu triste; l'action manque trop; le vide se fait à la fin sentir. Voici des exemples en ce sens [123]:
«Ce rameau chargé de désirs qu'on appelle le monde, porte des fleurs éclatantes, mais les fruits en sont amers.
«Dans ce monde, la joie dénote une vue imparfaite; c'est pour cela que pendant le rire, les yeux de chacun sont rétrécis.
«Un coin où l'on est tranquille vaut mieux que le commerce du monde; à ses passagères dignités l'indépendance est préférable.
«Le monde est une femme laide, et ceux qui le recherchent sont des aveugles.
«Sais-tu ce que j'ai remporté du monde? Rien!... et ce qui me reste en main du produit de ma vie? Rien!—Je suis le flambeau de la joie, que deviendrai-je une fois consumé! Rien!—Je suis la fameuse coupe de Djem; mais que serai-je quand j'aurai été brisé?—Rien!
«Le monde est un caveau funéraire, et nous y sommes tous des morts; le soleil est un cierge brûlant au-dessus d'un sépulcre!»
C'est exagéré. Il y a là autre chose qu'un sentiment de piété. Il y a oubli de la beauté 253 de l'œuvre divine; il y a méconnaissance du prix de l'effort et manque de foi en la valeur des œuvres bonnes qui peuvent remplir notre propre vie.
Sur le peuple, l'effet du mysticisme n'est pas non plus toujours favorable. Très répandues, entretenues par les confréries et les religieux influents, les dispositions à la contemplation et au mépris des biens terrestres amènent souvent la négligence dans le travail et le dédain de l'action. Ces dispositions, se joignant à celles qu'ont déjà les peuples d'Orient pour le fatalisme, contribuent à détourner ces peuples de la lutte et de la conquête dans l'ordre politique, civil, scientifique et économique. Elles les ont tenus longtemps éloignés de nous; elles les ont empêchés de goûter plutôt et davantage notre civilisation qui nécessite l'action.
Il faut pourtant, et en définitive, reconnaître que ces dispositions à la vie contemplative sont en elles-mêmes fort intéressantes; elles marquent un grand besoin de vie supérieure, le sentiment très vif et même l'attrait de l'au-delà. L'islam, qui a par ses propres ressources, semble-t-il, développé la théorie mystique, a rendu, à ses débuts, une sorte d'hommage au christianisme, en lui empruntant de quoi satisfaire un peu ces légitimes attraits. 254
Comment l'islam concevait autrefois son avenir;—progression prophétique avant Mahomet;—fixité religieuse après Mahomet;—la théorie mahdiste.
L'idée d'évolution s'introduit dans l'islam.—Faible probabilité des grands mouvements panislamistes.—L'évolution de l'islam dans plusieurs contrées.—Sympathie due aux Musulmans libéraux.
Nous avons achevé l'étude des grands préceptes et des grands dogmes; il peut être utile de consacrer un dernier chapitre à l'étude des espérances islamiques. Ce sujet, un peu indéterminé, nous permettra de donner encore quelques indications sur certains aspects de la doctrine de l'islam, en même temps qu'il nous fournira l'occasion de résumer la plupart des résultats obtenus dans ce travail.
Comment l'islam conçoit-il l'avenir? Comment surtout conçoit-il le sien?
De quelle manière l'a-t-il imaginé dans le 255 passé? et incidemment, comment devons-nous l'imaginer nous-mêmes? Ce sont là autant de questions qui peuvent suggérer des aperçus intéressants.
D'abord quelle idée l'islam avait-il autrefois de l'avenir?
Il concevait l'avenir comme quelque chose d'assez fixe, autant du moins que la fixité des choses humaines est compatible avec la versatilité de la fortune. Cette idée de fixité ne s'appliquait pas principalement à l'état politique; les Orientaux ont toujours cru que la puissance politique était fragile et que toute dynastie était périssable. Mais ils croyaient à la fixité dans l'ordre religieux. Leur pensée était que l'islam, en tant que religion et que loi, ne devait pas changer, sinon tout à la fin des temps; et ils imaginaient aussi que, vers la fin des siècles, le monde entier devait être acquis à leur loi, par la continuation indéfinie des conquêtes militaires.
La thèse de l'immutabilité de la religion était pour eux un dogme. Elle était la conséquence de l'idée qu'ils se faisaient du prophétisme.
L'islam avait emprunté au judaïsme la notion du prophétisme; il y avait ajouté quelques compléments fournis par le christianisme; l'idée qu'il s'en formait se présentait ainsi:
Au cours des âges anciens, il avait paru 256 beaucoup de prophètes. Ces prophètes avaient fait progresser la révélation peu à peu et d'une façon continue. L'idée de progression prophétique s'appliquait d'abord à l'Ancien Testament; dans ces limites, une telle conception ne répugne pas, d'ailleurs, au sentiment chrétien. Selon les légendes islamiques, les divers prophètes avaient reçu des «feuillets» révélés; et le nombre de ces feuillets s'étant sans cesse accru, l'humanité avait acquis de Dieu une connaissance de plus en plus développée. La série ancienne des révélations s'arrêtait avec le Messie.
Quoique comprenant mal le caractère de la révélation messianique, l'islam admettait, conformément au sentiment chrétien, qu'elle constituait un terme ou un aboutissement du progrès prophétique; mais, à la différence du christianisme, il ne croyait pas que ce terme fût le dernier. Le Messie lui-même n'avait-il pas promis qu'il y aurait encore après lui une sorte de révélation, destinée à expliquer la sienne, celle du Paraclet [124]?
Mahomet prétendit qu'il n'était autre que le Paraclet. L'invention était ingénieuse; c'était la seule qui permît d'accorder la théorie du prophétisme dans les trois religions. Les Judéo-Chrétiens 257 enseignaient que le vrai nom du Paraclet était en grec Périclytos, mot qui signifie «le glorieux»; et ceux d'entre eux qui parlaient arabe, traduisaient ce nom par Ahmed. Sous cette forme, Mahomet put s'appliquer la prophétie, car son propre nom, Mohammed, n'était qu'une variante d'Ahmed:
«Jésus disait à son peuple: O enfants d'Israël, je suis l'apôtre de Dieu envoyé vers vous pour confirmer le Pentateuque qui vous a été donné avant moi, et pour vous annoncer la venue d'un apôtre après moi, dont le nom sera Ahmed.» (C. LXI, 6.)
Mahomet étant le Paraclet, la série prophétique devait être terminée avec lui, la révélation «scellée», et la religion fixée pour toujours.
Le dogme de la fixité en matière religieuse reçut pourtant autrefois quelque atteinte de l'idée mahdiste. Nous avons traité de cette idée et de son histoire dans notre Mahométisme [125]; nous avons dit qu'elle n'était pas coranique; il y a encore là un élément religieux qui s'est adjoint au Coran, une certaine conception qui s'est annexée au système de l'islamisme orthodoxe. La théorie mahdiste n'a reçu, il est vrai, 258 son développement complet que dans les sectes.
Cette théorie, sous sa forme orthodoxe, est un reflet de la littérature des Apocalypses et des croyances millénaristes qui étaient assez répandues au moment où parut l'islam.
La révélation était close, sans doute; mais la religion n'était pas encore toute-puissante. La pratique n'en était pas générale, ni le triomphe tout-à-fait assuré; le bonheur qu'elle devait apporter au monde ne semblait pas complet: il fallait achever sa victoire.
On admit que cette œuvre s'accomplirait en un temps déterminé, à une heure connue de Dieu, par l'intervention d'un homme extraordinaire, que, dans le monde musulman, on appela «le Maître de l'Heure» ou «le Mahdi».
Le nom du «mahdi» signifie celui que Dieu dirige.
Cet homme devait appartenir à la tribu Koréïchite, qui est celle du prophète. En dehors de là, différents signes serviraient à le distinguer: il devait avoir le teint brun, la barbe bien fournie, les dents brillantes, un grain de beauté sur la joue [126]. Quand il paraîtrait, il 259 prêcherait la guerre sainte et conquerrait tout le monde à l'islam.
La croyance mahdiste donna naissance à de nombreuses hérésies; elle facilita maintes révoltes, et elle fut utilisée par un grand nombre d'aventuriers politiques. Les hérétiques qui s'y attachèrent crurent que, lorsque l'heure serait arrivée et que le mahdi aurait achevé sa conquête, le bonheur du monde serait assuré pendant une longue suite de siècles.
Dans la doctrine de l'islam orthodoxe, la même idée reparaît amoindrie. Le mahdi n'y a pas le caractère de fondateur; il n'est pas placé à une époque qu'on peut encore considérer comme l'origine des temps. Au contraire il doit venir tout à la fin des âges. Assisté de 360 esprits célestes, il fera triompher l'islam sur toute la terre, mais ce sera seulement pour une courte période [127]. Le nombre d'années que durera son règne, selon les traditions de l'islam orthodoxe, varie; il sera de sept années selon les unes, de quarante, suivant d'autres; mais dans toutes, il est assez petit. Le mahdi a un rôle analogue à celui d'Elie dans les traditions chrétiennes. Après ce moment de bonheur, la destinée du monde suivra son cours.
260 Jésus doit aussi revenir à ce moment-là. On le verra descendre à Damas sur le minaret, appelé minaret blanc, de la mosquée des Omeyades. Il secondera le mahdi, et présidera après lui à la prière. Divers monstres paraîtront ensuite; le soleil se lèvera à l'Occident; les peuples de Gog et de Magog sortiront des portes caspiennes..., puis viendra le jour de la résurrection.
Cette forme réduite de la théorie mahdiste, qui est orthodoxe, a toujours moins frappé les peuples musulmans que la forme hérétique, d'après laquelle le mahdi est fondateur d'empire, auteur d'une dynastie destinée à durer longtemps, et initiateur d'une ère conçue comme l'âge de maturité du monde. L'attente superstitieuse de l'homme providentiel est un sentiment permanent chez les peuples de l'islam. On a vu des faux mahdis à toutes les époques de leur histoire. Le plus célèbre est celui qui a réussi à fonder la dynastie des Fâtimides; il y en eut un en Egypte à l'époque de Bonaparte. De notre temps, c'est dans un soulèvement provoqué par un mahdi que périt Gordon, assiégé dans Khartoum; en 1908, on en signalait un au Maroc. La croyance mahdiste est un danger perpétuel pour toute puissance qui a dans son empire des populations musulmanes. 261
En dehors de cette importante et curieuse théorie, qui a donné une forme systématique et un aspect mystérieux à la croyance implicitement indiquée dans le Coran au succès final et universel de l'islam, nous ne trouvons rien de bien intéressant à relever dans les conceptions que les Musulmans se formaient naguère de l'avenir. Il ne devait point y avoir pour eux de développement dans la religion, ni d'évolution dans le dogme, point de progrès dans la liturgie ni de changement dans la forme du culte et dans la pratique de la piété. Pour les peuples mahométans, il n'y avait pas non plus, jusqu'à l'époque contemporaine, d'idée ou de notion suffisamment nette et généralement comprise d'un avancement possible dans les sciences, dans la civilisation, dans l'industrie et dans les arts; point de représentation d'un perfectionnement probable et continu dans la politique, l'économie, la justice ou l'administration.
Aucun désir général de progrès ne présidait à la vie de l'islam; ni aspirations vagues, ni besoins sourdement sentis, ni curiosité intellectuelle, n'appelaient un état de choses sensiblement meilleur et régulièrement progressif. La philosophie, liée à la théologie, semblait fixée comme elle; la liberté de penser, le mouvement même de la pensée, paraissaient inutiles: l'islam s'immobilisait.
262 Cette immobilité devint en effet presque un dogme pour l'Occident; la plupart des publicistes y croyaient et l'enseignaient; on répétait qu'il y avait dans la foi mahométane comme une vertu léthargique, qui arrêtait la vie de l'esprit et le paralysait. Combien d'auteurs écrivant sur l'Orient il y a une vingtaine d'années, ont formulé ce jugement.
En fait cette espèce de paralysie était bien réelle, ou à peu près; à peu près, dis-je, car en observant avec attention, on discernait chez les peuples de l'islam un mouvement lent; la Turquie, par exemple, suivait de loin les progrès de quelques arts.
Pour parler avec exactitude, on constatait dans le monde mahométan une grande diminution d'activité, un ralentissement de la vie intellectuelle, une sorte d'engourdissement, d'où s'ensuivait, par rapport à l'Occident qui continuait à progresser, une véritable décadence. De cet arrêt relatif, la religion du Coran était-elle seule responsable?
Non, sans doute. Les causes qui produisent dans les nations la décadence, l'amoindrissement des forces, l'épuisement du génie, sont toujours bien difficiles à établir; les historiens les plus pénétrants et les plus philosophes y réussissent peu, quoi qu'ils fassent; il y a là des secrets profonds de la vie, qui nous échappent.
263 En Orient, les enfants sont ordinairement très intelligents; jusqu'à l'âge de douze ou quatorze ans, ils dépassent les nôtres en vivacité de compréhension, en facilité d'assimilation, et leurs progrès sont très rapides; puis, après cet âge, beaucoup s'arrêtent. Il s'est produit un phénomène de ce genre pour la civilisation arabe: elle dépassa la nôtre dans le haut moyen âge; elle fut, en ce temps-là, plus active et plus fine; puis elle s'arrêta. Le même schéma s'applique aussi aux conquêtes turques: elles furent au début brillantes et rapides; la force du peuple turc semblait irrésistible; mais un jour cette force parut épuisée: la période d'expansion fut suivie d'une ère de lent déclin et de presque complète inactivité.
Rien ne prouve que ces phénomènes soient d'ordre religieux, et il n'y a pas lieu de croire non plus qu'ils soient particuliers à l'islam. La Chine a connu une ère d'immobilité plus longue que celle de l'islam. L'empire chrétien de Constantinople a traversé plusieurs siècles d'activité amoindrie avant de s'écrouler sous les coups des Turcs. Et, en dehors du domaine politique, n'avons-nous pas vu, en Europe, des arts, tels que la peinture, qui sont demeurés pendant plusieurs siècles stationnaires, après avoir eu un vif essor, et qui se sont réveillés tout d'un coup?
264 Nous avons noté quelques causes qui ont été de nature à amener la disjonction de l'Orient et de l'Occident: un certain dédain théorique de l'islam pour la chrétienté, qui a pu l'empêcher de s'assimiler les progrès accomplis dans les régions chrétiennes; le peu d'estime des théologiens musulmans pour les sciences; le goût naturel des Orientaux pour la vie méditative; le fatalisme. Il faut signaler aussi l'effet des Croisades qui ont, à ce qu'il semble, creusé un fossé profond entre le monde chrétien et l'islam.
Mais ce n'est encore là que des fragments d'explication.
Toujours est-il qu'à l'instant où nous sommes, cette immobilité à laquelle tout le monde croyait naguère, est secouée: l'islam se réveille. Une élite nombreuse, pleine de talents, de connaissances, d'ardeur pour le progrès, s'y forme dans les diverses contrées, et réussit à se placer à la tête du monde mahométan. A tous ces hommes, jeunes au moins par la pensée, la destinée et l'avenir de l'islam se présentent sous un jour tout nouveau. Des idées de réforme, de transformation, d'évolution, sont près de triompher avec eux. Les vieux rêves millénaristes ne leur suffisent plus; ils ne se contentent plus de l'attente passive d'un bonheur lointain; mais, confiants dans 265 leur activité, ils cherchent par leur propre effort et par la vertu de leur intelligence, à relever l'islam, à en restaurer la vigueur, à en interpréter le dogme, à en améliorer la pratique, à y rendre plus heureuse et plus belle la vie individuelle. Dans cette manière de sentir entièrement renouvelée, comment apparaît l'avenir de l'islamisme?
Une première circonstance générale doit forcément modifier l'ancienne conception mahométane de l'avenir: c'est la répartition des forces militaires dans le monde. Dans l'état actuel de l'Europe, l'idée d'une conquête du monde par des armées musulmanes, idée qui avait pu facilement séduire l'esprit des Arabes ou des Turcs dans la période brillante de leur histoire, apparaît dénuée de toute vraisemblance; elle ne peut plus avoir de prise sur les esprits. De ce côté-là, l'avenir est désormais fermé.
La possibilité de conserver une terre musulmane, de recouvrer même quelques provinces qui sont tombées en la possession des Européens, est moins incompatible avec les faits. Personne ne peut affirmer que telle puissance musulmane soit incapable de reprendre 266 vigueur et de gagner quelques victoires. Mais cette possibilité d'une guerre heureuse pour une puissance islamique, ne dépend pas immédiatement des considérations d'ordre religieux.
Au point de vue de la tradition religieuse, la question qui se pose est plutôt celle-ci: Une reprise partielle des anciennes possessions musulmanes pourrait-elle se produire par suite d'un grand mouvement panislamiste, qui amènerait l'accord de la majorité des Musulmans du monde en vue d'une action militaire commune? Cela est peu vraisemblable assurément; il ne faudrait pourtant pas dire que c'est tout à fait impossible.
Il y a dans l'islam des organismes tout prêts pour servir à la propagande secrète, aptes à préparer les révoltes et à lancer les mots d'ordre: ce sont les confréries religieuses. Leur esprit n'est pas toujours violent ni belliqueux; mais il pourrait le devenir sous la pression de quelques événements.
Néanmoins l'éventualité que nous envisageons est peu probable; pour un accord de ce genre, il faudrait une trop grande unité de sentiment politique. Et quoique, en théorie, la politique dans l'islam dépende de la religion, cependant l'unité politique y est moindre en fait que l'unité religieuse.
D'ailleurs la préparation des grands soulèvements 267 amène presque toujours des discussions entre les docteurs. Ceux-ci ne jugent pas tous également de l'opportunité des guerres. Il se forme parmi eux un parti modéré qui, au nom même de la religion, recommande de ne pas engager de guerre dont l'issue ne soit à peu près certaine. Puis la discussion porte aussi sur les droits du personnage politique qui se met à la tête du mouvement. Si ce personnage prétend être le mahdi, il doit être reconnu à certains signes, qui sont presque toujours contestables; et s'il prétend seulement être un chef ou un souverain, encore faut-il qu'il justifie de sa légitimité; il n'est guère possible que l'islam tout entier se mette d'accord sur ce point. L'unité y est donc en pratique à peu près irréalisable.
Plutôt donc que d'insister sur cette hypothèse assez vaine d'un mouvement panislamique, il convient d'examiner un peu la vie moderne de l'islam dans quelques-unes des nations qui le composent; il peut être instructif de voir comment il se comporte en présence des variations de l'état politique général; plus expressément de marquer quelques traits relatifs au sentiment de nationalité.
Nous avons dit qu'il y avait dans cette religion comme une sorte de grand patriotisme universel: chaque Musulman se sent fortement 268 lié à toute la communauté musulmane, et selon l'idéal de la doctrine, cette communauté ne devrait avoir qu'un seul chef. Au-dessous de cette grande association, sont des races bien distinctes, des nations diverses; chacun aime sa nation et veut être de sa race. De plus il existe, dans ce monde, différents pouvoirs qui ont une légitimité au moins approximative acquise au cours de l'histoire, pouvoirs que l'on respecte et auxquels on est soumis.—Comment ces divers sentiments se combinent-ils dans l'âme des Musulmans?
Le seul empire musulman indépendant qui puisse représenter aujourd'hui «la terre de l'islam», le dâr el-islâm, avec honneur et avec gloire, c'est la Turquie. Nous avons vu qu'au cours des siècles de décadence, cet empire a cependant suivi de loin la marche de la civilisation. Nous l'avons constaté en ce qui concerne l'enseignement. On peut observer le même progrès dans d'autres domaines, notamment dans l'établissement des voies ferrées. Celles-ci, construites peu à peu par des compagnies étrangères, atteignaient, à la fin de 1906, une longueur totale de 6.236 kilomètres. L'empire turc n'a cessé d'être en relations avec les puissances étrangères. Non sans difficulté, il autorisait quelques-unes de leurs entreprises; il 269 les imitait parfois. Ce progrès va maintenant se précipiter. Combien belle est en cette contrée la place d'un sultan ou d'un ministre épris d'améliorations, à l'imagination ardente et active. La situation géographique de l'empire est la plus magnifique peut-être qui soit au monde. La richesse et la fertilité de son sol sont énormes. Ses ressources peuvent s'accroître en peu d'années dans des proportions qui en feront un des plus brillants empires du monde. Il a des ports non moins bien disposés pour la sûreté des navires que pour l'éblouissement des yeux; l'Asie Mineure possède des mines abondantes et variées, dont un petit nombre est déjà lentement exploité; la Mésopotamie, dès que le régime des eaux y aura été régularisé, redeviendra le plus beau grenier du monde. Même au point de vue spécial de l'archéologie, la liberté et un médiocre effort permettraient de faire sortir des ruines de ces contrées assez de documents et de merveilles pour augmenter beaucoup en peu de temps notre connaissance du monde antique. Le gouvernement turc n'a pourtant pas négligé tout à fait l'archéologie, puisqu'on peut admirer à Stamboul le musée déjà fort important de Tchinily Kyosk.
Le sultan ottoman représente, comme on sait, l'autorité orthodoxe dans l'islam; il y détient la succession du prophète. Ses droits 270 n'y sont, il est vrai, qu'indirects, car il n'est même pas de race arabe; à plus forte raison n'est-il pas Koreïchite. On a dû, pour les établir, recourir à une fiction: Sélim Ier en 1517, ayant pris l'Egypte, fut considéré comme l'héritier des droits des khalifes, et il fut reconnu comme tel par le chérif de La Mecque.
Le Turc n'est en général pas aimé des autres Musulmans, et spécialement des Arabes; sa domination a laissé de mauvais souvenirs en Algérie. Mais, des races chrétiennes, il n'est pas haï. Les Arméniens pourraient avoir contre lui des motifs de haine; cependant ce qui leur est surtout odieux est le gouvernement despotique; ce n'est pas la puissance ni le peuple ottomans. Les Grecs, sujets de l'empire, reconnaissent la tolérance et le libéralisme relatifs des sultans. Ils servent dans leurs ministères, les aident dans l'administration, leur fournissent des érudits et des savants. Ils ont le sentiment patriotique à la manière de l'Occident; et ils sont prêts à donner des soldats aux armées de l'empire et des marins aux flottes que ses ports attendent.
Même avant les événements de ces derniers jours, les Turcs avaient commencé à reconquérir une place plus élevée dans l'opinion européenne. Protégés par les rivalités des puissances qui formaient au-dessus de leur 271 faiblesse, une sorte de voûte naturelle, ils se conservaient et progressaient peu à peu, et les chances de voir survenir leur ruine tant de fois prédite semblaient doucement s'éloigner.
Depuis de longues années, beaucoup de Turcs avaient des tendances libérales. Un essai de régime parlementaire fut tenté chez eux au début du règne actuel, sans succès il est vrai. Les idées libérales s'étant en dernier lieu, répandues jusque dans l'armée, une nouvelle constitution a été octroyée à l'empire, et tout annonce qu'elle durera. Le sultan a cessé d'être autocrate; il va devenir le chef d'une sorte de confédération de peuples analogue à l'Autriche. Pourvu que l'islam garde dans cette confédération une prééminence au moins honorifique, ce changement ne blesse aucun point précis de sa doctrine; il n'est cependant pas tout à fait conforme à son esprit, parce que le régime nouveau ne manifeste plus assez la force d'Allah. Le sultan était, d'après la doctrine, le président de la communauté musulmane; d'après la tradition, il était autocrate. Mais, ni la doctrine ni la tradition, ne lui défendaient de prêter l'oreille aux vœux de ses peuples et d'user de son autorité avec bienveillance; elles lui demandaient seulement d'être fort.
Si le gouvernement turc satisfait à ce desideratum, 272 l'islam peut, sans se renier lui-même, devenir dans ce pays une sorte de religion d'Etat, respectueuse des autres croyances, et qui ne pèsera pas trop sur elles.
Les Arabes, disions-nous, n'ont jamais accepté qu'à contre-cœur la domination turque. La cause de cette opposition n'est pas principalement religieuse, bien que les Arabes aient quelque raison doctrinale de contester la légitimité des sultans ottomans; cette cause est surtout ethnique: les deux races sont fort différentes. Il y a certainement plus de différence entre un Arabe et un Turc, qu'entre un Turc et un Grec. Il y eut autrefois, à l'époque du khalifat arabe, une rivalité analogue entre les Arabes et les Persans.
En Arabie, une partie de la population a été de tout temps insoumise. La suzeraineté du sultan n'est de même que nominale sur beaucoup de tribus du désert. Un mouvement tendant à la formation d'un royaume arabe s'est dessiné dans ces dernières années en Syrie. L'idée a été systématisée. Les promoteurs ont obtenu des décisions de jurisconsultes égyptiens, déclarant le sultan turc illégitime; ils ont tracé le plan et déterminé les limites du royaume rêvé. Ce royaume aurait des frontières naturelles, formées par le Tigre, la mer 273 d'Oman et la mer Rouge, l'Isthme de Suez, la Méditerranée. Il s'est constitué une «ligue de la patrie arabe» qui a écrit dans son programme: «Nous sommes douze millions d'Arabes opprimés par quelques centaines de fonctionnaires turco-circassiens.»
Ce mouvement ne paraît pas inspiré par un sens politique très juste. Il ne semble pas destiné à produire un grand effet, et ce rêve n'est sans doute pas susceptible de réalisation. Quoique bons soldats, les Arabes, au point de vue militaire, ne valent pas les Turcs; leur habitude de l'administration est moindre; leur talent d'organisation est faible; leur avancement dans les sciences est médiocre.
Il existe un petit mouvement de renaissance littéraire dans les populations de langue arabe; mais ce mouvement est surtout dessiné chez les Chrétiens de Syrie.
Les Musulmans de Russie sont intéressants; ils ont accepté les formes de la vie moderne et ils ont envoyé plusieurs des leurs à la Douma. Ce sont des Musulmans de race tartare. Nous avons connu l'un d'eux, qui étudiait à Paris il y a peu d'années; il est maintenant un de leurs députés les plus notables. C'était un jeune homme très lettré, écrivain, versé dans la philosophie et l'économie politique, et qui 274 professait des idées très avancées. Il paraissait avoir perdu la foi musulmane; peut-être l'aura-t-il vue renaître en lui en rentrant dans le milieu de ses coreligionnaires et en acceptant d'eux de graves responsabilités.
Jusqu'à présent on ne peut pas dire des jeunes Turcs qu'ils deviennent sceptiques. Ceux d'entre eux que leurs lectures, leurs relations ou leur tempérament inclinent vers le matérialisme, peuvent bien perdre un peu de vue le côté théologique de l'islam, oublier Dieu, songer moins à l'âme; mais ils garderont longtemps encore la foi au principe d'unité nationale qu'est cette religion; ils lui demeureront attachés en tant que loi constitutive de leur nation et que forme de leur peuple. On peut supposer qu'il leur arrivera ce qui est arrivé à certains Israélites, qui ont à peu près abandonné la foi religieuse, mais qui ont gardé très profonde la conscience de l'unité ethnique.
En Egypte, sous la pression de l'occupation anglaise, et devant la menace de voir cette occupation, indéfiniment prolongée, se transformer en protectorat, une réaction s'est produite chez les Musulmans, au nom du sentiment religieux et de l'honneur national. Il s'est formé un parti de la jeune Egypte, ou parti 275 national, dont le chef fut Mustafa Kamel, et l'organe, L'Etendard égyptien. Ce parti a excité chez le peuple égyptien une haine assez vive contre l'occupant; il a entretenu des relations avec la Turquie et les autres pays musulmans, y compris le Maroc; il s'est cependant toujours défendu d'avoir des visées panislamiques:
«Il n'y a pas un seul Musulman éclairé, dit Mustafa Kamel, qui puisse croire une minute que les peuples de l'islam peuvent se liguer contre l'Europe. Ceux qui parlent d'un pareil esprit, sont ignorants ou désireux de creuser un fossé entre le monde européen et les Musulmans.»
Le programme du parti national est ainsi formulé:
«Etre libre chez soi et accorder l'hospitalité à tous.»—«Nous n'acceptons la civilisation européenne que pour devenir ses amis et non pas pour être ses esclaves! Nous sommes moralement les obligés de l'Angleterre parce qu'elle s'est efforcée de rétablir la paix chez nous et de nous rendre aptes à nous gouverner nous-mêmes. Mais nous désirons fermement que cette obligation cesse.»
Comment, malgré la retenue à laquelle nous obligent les accords diplomatiques, n'éprouverions-nous pas de la sympathie pour les 276 signataires d'un pareil programme? Après l'abandon presque total qu'a fait la France de ses traditions en Syrie, la renonciation à son rôle en Egypte,—en ce pays que Leibniz avait pour ainsi dire offert à Louis XIV, où les jeunes gloires des Bonaparte et des Kléber avaient brillé dans l'ombre des vieilles Pyramides, et dont notre compatriote Champollion a révélé les secrets,—est, de toutes les conditions de la politique contemporaine, une de celles qui doivent nous causer les plus profonds regrets.
Il ne semble pas que le parti jeune égyptien réclame pour le pays une complète indépendance; il voudrait, dit-on, replacer l'Egypte sous la suzeraineté de la Turquie. Cette intention est plus correcte au point de vue de la doctrine musulmane; mais elle est moins touchante sous le rapport du sentiment patriotique et national. On verrait se manifester là une sorte d'hésitation entre l'idée de patrie conçue à la manière occidentale, et l'ancienne idée orientale de la communauté musulmane englobant les diverses races.
Les Musulmans de l'Afrique du Nord n'ont pas, dans le cours de l'histoire, formé de nationalités bien permanentes. Il ne peut donc pas être question chez eux de réaction nationale. Mais une circonstance importante est 277 spéciale à ces contrées. Derrière les côtes brillantes et fertiles, depuis assez longtemps conquises par les peuples du nord de la Méditerranée, s'étend la vaste zone saharienne. Or c'était là naguère le pays propre de l'islam, sa «maison», le dâr el islâm. L'Européen semblait ne pas pouvoir y pénétrer, ne pas le désirer même. Et pourtant tels ont été la marche et le progrès de la politique coloniale, qu'il s'en est emparé aujourd'hui; des colonnes légères, en attendant les voies ferrées, le sillonnent en tous sens. La terre mahométane est profanée; l'islam n'a plus de maison; il n'a plus de chez lui.
A cette dépossession, il s'est habitué avec moins de peine qu'on n'eût pu le croire. Les Musulmans renoncent à reculer dans les déserts dont l'étendue et l'aridité ne les sauvent plus du contact de l'étranger. L'Européen ne songe plus à les y refouler; il s'installe auprès d'eux, et il essaie de faire d'eux des compatriotes et, s'il se peut, des amis; il s'efforce de les faire participer aux avantages de sa civilisation et d'améliorer leur sort matériel. La plupart comprennent ce généreux dessein; ils y répondent par une acceptation loyale et franche de la domination étrangère, souvent même par de la sympathie, du travail et de la reconnaissance. L'islam perd peu à peu chez eux son caractère 278 farouche; ils commencent à sentir que la religion n'est pas attachée à une région géographique, mais qu'elle doit trouver sa vraie «maison» dans les cœurs.
Un jeune Tunisien écrivait, il y a peu de temps, ces lignes:
«Je puis attester que pour leur compte, les Tunisiens musulmans instruits acceptent franchement et loyalement le protectorat français, dont ils sont à même d'apprécier les bienfaits en dépit des erreurs commises, dues surtout à une politique d'hésitation et de méfiance.
«La seule ambition qu'ils nourrissent dans le domaine politique, est de contribuer au relèvement intellectuel et moral de leurs coreligionnaires, avec le concours éclairé et bienveillant de la France.
«Si nous nous efforçons de ramener la religion à ses principes véritables, si nous combattons les confréries, qui ont faussé la doctrine de l'islam, qui ont pris à tâche de maintenir la population des campagnes dans la plus abjecte ignorance, c'est pour arriver à faire marcher d'accord la religion et la science, ce qui n'est pas irréalisable, puisque la foi musulmane est basée sur la raison et la logique [128].»
De même que les Egyptiens, ces jeunes Tunisiens 279 se défendent d'avoir des visées panislamistes. Ils ont des sentiments laïques, comme l'on voit; cela est particulièrement intéressant à remarquer pour l'Afrique du Nord, où les confréries et les personnages religieux ont été jadis très puissants. Il va de soi que le monde musulman, dont la constitution est en principe théocratique, devra être laïcisé un peu, si l'on désire qu'il se rapproche du nôtre; il faut que la religion y cède aux sciences et à l'activité professionnelle, une large part de la vie. Les Musulmans africains les plus intelligents reconnaissent sans peine les bienfaits de notre civilisation: l'ordre et la sécurité qui sont les principaux; l'agriculture améliorée et exercée en paix; le commerce accru; les impôts régulièrement perçus; la culture intellectuelle largement développée. Ces Musulmans tendent à devenir moins religieux, plus positifs et plus sceptiques. Ils observent avec moins de rigueur certaines pratiques, comme le jeûne et l'abstention du vin; ils n'ont pas d'antipathie pour le costume européen; ils oublient en somme un peu les rêves et les ambitions du vieil islam, pour profiter des avantages pratiques et du confort de notre organisation moderne. Les idées et les espérances panislamistes semblent bien leur être devenues étrangères:
280 «Le rôle effacé des familles religieuses et le positivisme croissant des indigènes rendront de plus en plus difficile à un agitateur, quel qu'il soit, d'arracher de paisibles travailleurs à leurs intérêts et à leurs devoirs [129].»
Les Musulmans de cette sorte ne représentent encore, il est vrai, qu'une minorité. Il en est parmi eux qui vont jusqu'à désirer une fusion des indigènes avec la race colonisatrice. Pourtant le mariage d'une Mahométane avec un chrétien n'est guère admissible selon la loi de l'islam; et l'entrée d'une Chrétienne dans une famille mahométane, aussi longtemps que subsistera la polygamie et que la répudiation sera facile, ne nous semblera pas tolérable. Cette observation fort simple porte à croire qu'il entre bien un peu d'illusion dans les désirs et les programmes de ces jeunes Mahométans.
Constatons donc, pour conclure, qu'il y a, au-dessus du monde musulman, une couche qui cherche à évoluer, que notre civilisation attire, qui désire se l'assimiler, s'en approprier les formes et les bienfaits, soit en la faisant régner dans les pays musulmans encore indépendants, soit en acceptant la domination des 281 puissances européennes. Au-dessous de cette couche subsiste la grande masse du peuple mahométan, toujours croyante, toujours fidèle, traditioniste, quelque peu rebelle au progrès, dédaigneuse de notre civilisation, encore susceptible de fanatisme, mais qui garde le sentiment intense des grands dogmes de l'islam, de Dieu, de la résurrection, du jugement, et qui conserve aussi sa poésie de caractère assez biblique, majestueuse et un peu âpre.
Cette élite, cette sorte d'aristocratie qui évolue, pourra-t-elle en se transformant, et en transformant peu à peu le monde musulman à sa suite, maintenir la foi? La question est délicate. L'islam est-il vraiment, autant que le croient ces jeunes Turcs ou Tartares, Indiens, Egyptiens, Tunisiens, ou Algériens, susceptible d'être modifié? On en peut douter. Selon la logique ordinaire, même selon celle que l'on apprendrait dans les ouvrages des anciens philosophes musulmans, pourtant bien hardis parfois, il ne semble pas que l'on puisse, sans porter souvent atteinte à la rigueur du raisonnement, adapter ainsi l'islam à nos mœurs et à nos façons de sentir. En effet, que deviennent dans un tel essai tous ces anciens préceptes ou dogmes que l'on s'est habitué à considérer comme fondamentaux: la propagande par le glaive, l'espèce de promesse de victoire faite par Allah à son 282 peuple, le pèlerinage trop archaïque, le jeûne excessif, les cinq prières quotidiennes convenables à des moines, la prohibition du vin qui contrarie nos habitudes, l'interdiction des images qui limite l'art et entrave l'industrie, et toutes les règles relatives au statut de la femme? Que font de ces préceptes, les Musulmans modernistes? S'ils les modifient très profondément, ne condamnent-ils pas leur prophète? Peuvent-ils continuer à croire en lui, surtout peuvent-ils encore croire qu'il est le dernier, celui qu'on ne dépassera pas?
Mais peut-être n'avons-nous pas l'autorité qu'il faudrait pour répondre à ces questions et à ces doutes. Une religion ne relève pas seulement de la logique, mais aussi du sentiment; elle n'est pas seulement l'œuvre de l'esprit et de la science; mais elle est aussi, et plus encore, celle du cœur. Ce n'est donc pas à ceux qui y sont étrangers à fixer quel doit en être le sens exact, ni à décider entre quelles limites ce sens est modifiable.
Retenons seulement qu'il est naturel que nous nous intéressions aux modernistes de l'islam, puisqu'ils sont chercheurs, hardis, ingénieux et qu'ils entreprennent une tâche assez paradoxale;—et qu'il est juste aussi de leur être sympathiques, puisqu'ils viennent à nous loyalement, en demandant à se mettre à 283 notre école, à travailler à nos côtés, et à nous emprunter ce que nous avons de meilleur.
Une chose est certaine: c'est que par eux le monde musulman se rapproche de nous, qu'il cherche à se faire entendre et qu'il demande à nous parler. Il n'existe plus, ce fossé qui autrefois séparait ce monde de la chrétienté; il est fini aussi ce sommeil dans lequel l'islam semblait devoir demeurer engourdi pendant des siècles. Partout dans ce monde on voit paraître la vie, l'éveil, la curiosité, la bonne volonté.
Nous avons le devoir de profiter de ce mouvement. Répondons à ces nouveaux amis; engageons sans crainte la conversation. Ils ont comme nous les sentiments de droiture et d'honneur; ils ont le goût de la pensée, et ils prennent celui du travail; et dans la religion où ils sont nés, à laquelle ils voudraient en principe rester fidèles, nous avons pu reconnaître et signaler maints traits empruntés à la nôtre, qui les rapprochent de nous à l'origine et qui les rendent un peu nos frères.
FIN
Bibliographie générale.—Minarets, cloches.—Musique.—Peinture.—Fatalisme, providence.—Prêt à intérêt.—Impôts.—Calendrier.—Fêtes.—Jeûne.—Vin.—Clergé.—Rites.—Lois militaires.—Orphelins.—Education en Tunisie.—Médecine.—Libéralisme en Turquie.—Chrétientés orientales.
Bibliographie générale.—Mahomet. Sprenger, Das Leben und die Lehre des Mohammad, 2e éd., 1869; grande œuvre d'érudition. Muir, The Life of Mahomet, 1858; ouvrage continué par un autre sur les khalifes: The Khaliphate, its rise, decline and fall, 2e éd., 1892. Ces deux livres sont des travaux étendus et contiennent beaucoup de détails; mais ils sont clairs et agréables à lire. Il y a un abrégé de la vie du prophète dans la préface de la traduction du Coran de Kasimirski, un autre, ainsi qu'un abrégé de la vie d'Ali, dans le Mahométisme, par Carra de Vaux.
Le Coran. Edition arabe de Flügel, revue par Redsbold, Leipzig, 1881. Traduction française de Kasimirski, nouvelle édition, Paris, Charpentier, 1891. Histoire du Coran: Noeldeke, Geschichte des Qorâns, Göttingen, 1860. Articles sur la composition et la 286 doctrine du Coran, dans le Dictionnaire de théologie catholique.
La religion mahométane. D'Ohsson, chargé d'affaires de S. M. le Roi de Suède à la cour de Constantinople, Tableau général de l'empire ottoman, Code religieux, 1791, cinq volumes ornés de gravures; excellent ouvrage qui fait regretter que nos idées modernes sur le devoir et la propriété littéraires ne nous permettent pas de copier à peu près nos devanciers, de les «recenser» comme cela se faisait au moyen âge, et surtout en Orient, en ajoutant seulement à leurs œuvres ce que le progrès des temps nous a fait apprendre ou découvrir en sus de ce qu'ils savaient. Il est vrai que cet ouvrage est long, et décrit plus particulièrement l'islam turc.—O. Houdas, L'Islamisme, un volume de la collection Dujarric.
Traditions. Les traditions islamiques d'el-Bokhari traduites de l'arabe par O. Houdas; plusieurs tomes.
L'esprit de l'islam. Alfred von Kremer, Geschichte der herrschenden Ideen des Islams, Leipzig, 1868.—Duncan B. Macdonald, Development of Muslim Theology, Jurisprudence and Constitutional theory, New-York 1903.
Philosophie. Munk, Mélanges de philosophie arabe et juive, Paris, 1859.—Carra de Vaux, Avicenne; le même, Gazali.—Renan, Averroès et l'Averroïsme, 3e éd., 1866.—Tj. de Boer, The History of philosophy in islam, traduit de l'allemand, Londres, 1903.
L'association internationale des Académies a commencé 287 la publication en allemand, en anglais et en français d'une Encyclopédie musulmane, dans laquelle les questions de doctrine et d'histoire religieuse seront traitées. V. aussi la monumentale Encyclopaedia of religion and Ethics publiée par J. Hastings, Edinburgh, 1908.
Minarets et cloches.—Le mot minaret est formé de nâr, feu, et signifie «phare». Le minaret servait à l'origine, non pas précisément à appeler, mais plutôt à placer des fanaux. C'était un phare et une tour de guêt. Il y avait, avant l'islam, de ces tours dans les ermitages et les monastères chrétiens d'Arabie; le poète Imrou'l-Kaïs les mentionne en ce vers: «Les étoiles brillaient comme les fanaux que les moines allument pour guider les voyageurs.»
(F. Schwally, Lexicalische Studien. Z. D. M. G., 1898; E. Doutté, Les Minarets et l'Appel à la prière, un article, Alger, 1900.)
Les Musulmans n'aiment pas les cloches; elles sont généralement proscrites dans les pays d'islam; quelques missions, à force d'ingéniosité et de présents, parviennent à en avoir de petites. L'anecdote suivante me fut contée à Smyrne il y a quelques années; elle s'applique à une mission de Constantinople.
On avait placé dans la cour intérieure de cette mission une cloche de petite dimension, dont le son était pourtant assez fort pour pouvoir être entendu au dehors. Quelques années plus tard, la même cloche fut transportée à l'extérieur de la mission; on ne dit rien.
288 Un assez long temps se passa encore, puis à la petite cloche, on en substitua une grosse.
L'imam de la mosquée voisine vint trouver le Père supérieur et lui dit: «Pappas, qu'as-tu fait?—Mais cette cloche était là depuis longtemps», répondit le Père.—«Oui, mais elle n'était pas si grosse.» Le supérieur prit en mains une somme d'argent, et, croisant les bras de façon à la laisser voir à l'imam: «Ne comprends-tu donc pas?» lui dit-il. L'autre comprit et la cloche resta pendue.
D'après une croyance populaire répandue en Turquie, le son des cloches chasse les anges de dessus les toits des maisons.
Le khalife Wélîd fit démolir un couvent dont il avait entendu la cloche un jour qu'il était en chaire (Les Prairies d'or, v, 381).
Musique.—D'Ohsson (Tableau, IV, 280) affirme que «la musique et tous les instruments sont interdits au fidèle». Cette défense ne se fonderait d'ailleurs pas sur le Coran, mais seulement sur une tradition: «Entendre la musique, aurait dit Mahomet, c'est pécher contre la loi; faire de la musique, c'est pécher contre la religion.» Cela n'est pas tout-à-fait exact; la vérité est que les anciens docteurs musulmans sont en désaccord à ce sujet. Gazali a rapporté leurs opinions, et a conclu que la musique était permise. Le livre où Gazali traite cette question est le huitième de la seconde partie (partie des mœurs) de son grand ouvrage de la Rénovation. M. Duncan Macdonald l'a traduit entièrement en anglais. Le célèbre théologien musulman y analyse en 289 psychologue consommé les effets que produit la musique sur l'âme au point de vue religieux (Emotional religion in islâm as affected by music and singing; translation by Duncan B. Macdonald, 1901-1902).
La liturgie musulmane n'emploie pas la musique; elle ne possède que deux chants: celui du muezzin, dont nous avons parlé, et un cantique appelé Telbiyé que l'on chante à La Mecque pendant le pèlerinage.
La musique des Mevlévis a toujours été tolérée dans l'empire ottoman. Ces religieux, dit d'Ohsson (v, p. 656) se servent de six instruments: le ney, le tambourin, le psaltérion, le sistre, la basse de viole et le tambour de basque. Le ney est une longue flûte de bambou dont on joue en l'inclinant vers la terre, et dont le son est grave, doux, velouté et légèrement mélancolique. Les musiciens de l'ordre des Mevlévis jouent volontiers pour des amis. Je fus présenté à l'un des plus habiles d'entre eux, à Constantinople; il me reçut dans sa maison, et me donna avec trois de ses confrères, un concert dans lequel on exécuta une symphonie de sa composition. Leurs instruments étaient: le ney, une cithare, une viole et un tambour. Cette musique est extrêmement fine et distinguée; elle est écrite dans les modes de l'ancienne musique orientale, et rehaussée par quelques imitations des procédés de notre musique moderne. A Koniah les Mevlévis me donnèrent la copie de quelques-uns de leurs airs, notés deux fois: sur une portée selon notre manière occidentale, et au moyen de lettres, d'après un système qui leur est propre. Ils sont éclectiques dans le choix de leurs morceaux; les uns remontent à Farabi et à Mérâghi, d'autres viennent 290 de chez nous et sont empruntés par exemple à M. Olivier Métra.
Les trois grandes races musulmanes, arabe, turque et persane, ont et ont eu de tout temps un goût très vif pour l'art musical. L'émotion que fait éprouver la musique aux natures orientales est extraordinairement intense; on ne la trouverait aussi forte, parmi nous, que chez les tempéraments doués d'une façon exceptionnelle et en même temps très nerveux. On peut lire des anecdotes aussi jolies que nombreuses sur les musiciens et les amateurs arabes dans le Kitâb el-agâni, livre des chansons, l'un des plus précieux ouvrages anciens que l'on ait sur la civilisation arabe, et l'un des plus charmants par le style.
La musique arabe dérive de la musique persane, et celle-ci de la musique grecque. Elle est fondée sur le système du tétracorde, et elle a douze modes au moins. La théorie en a été écrite par plusieurs auteurs. Au nombre des grands musiciens musulmans est le célèbre philosophe Farabi.
On peut lire sur la théorie de la musique arabe: Kosegarten, préface au Kitâb el-agâni, rédigée d'après un traité de Farabi; Carra de Vaux, Le traité des rapports musicaux, par Safi ed-Dîn; Abd el-Mumin el-Bagdâdi, Journal asiatique, 1892, et M. Collangettes, Etude sur la musique arabe, Journal asiatique, 1906.
Peinture. Les statues et les images ne sont pas admises dans le culte musulman. Cette proscription s'étend aussi à la vie civile. Elle n'est pas formulée en 291 termes tout-à-fait explicites dans le Coran. Mahomet y parle seulement des pierres dressées nasb auxquelles les Arabes païens rendaient un culte:
«O Croyants, le vin, les jeux de hasard, les pierres dressées et le sort des flèches sont une abomination inventée par Satan; abstenez-vous-en.» (C. V, 92.) Mais cette interdiction a été généralisée, et étendue aux statues et à toutes espèces d'images, conformément au précepte du Décalogue: «Tu ne feras pas d'images taillées, ni aucune représentation de ce qui vit dans le ciel, sur la terre ou dans les eaux, pour les adorer et pour leur rendre un culte.»
La défense a été appliquée avec un esprit plus étroit dans l'islam que dans la Bible, où l'on voit Dieu lui-même commander certaines figures, telles que les Chérubins de l'arche.
On sait qu'en Orient diverses sectes chrétiennes furent iconoclastes. Rappelons à ce sujet l'exemple de Honéïn fils d'Ishâk, le célèbre érudit et traducteur arabe. Ce savant était chrétien et appartenait à la secte des Ibâdites. Un jour il entra chez un chrétien nestorien de Bagdad; il y avait chez ce personnage une peinture représentant le Messie entouré de ses disciples, devant laquelle brûlait une lampe. «Pourquoi allumes-tu cette lampe, demanda Honéïn au maître de la maison; ce n'est pas là le Messie et ce ne sont pas ses Apôtres; ce n'est là que des images.—Si cet honneur ne leur est pas dû, répliqua l'autre, crache donc dessus.» Honéïn cracha; mais le nestorien porta plainte au khalife Motéwekkil, en lui demandant de permettre que Honéïn fut jugé selon la loi chrétienne. 292 Le khalife y consentit; l'affaire fut portée devant le «Catholicos» et les évêques, qui excommunièrent le savant; on lui ôta sa ceinture, signe distinctif de sa qualité de chrétien.—La nuit qui suivit cette condamnation, Honéïn mourut; on pensa qu'il s'était empoisonné.» (Aboul-Faradj, Histoire des Dynasties, édition arabe de Salhani, p. 252.)
La règle générale qui défend les images subit une exception pour les portraits des sultans. Ceux-ci ont le droit de se faire peindre, et ils en ont usé à une époque déjà ancienne. Vasari raconte fort joliment dans le passage qui suit comment Mahomet II fit venir d'Italie le peintre Bellini et avec quelle faveur il le reçut:
«... Peu après, quelques portraits [de Giovanni Bellini] ayant été présentés au grand Turc par un ambassadeur, ils excitèrent, chez cet empereur, tant d'étonnement et d'admiration que, bien que les peintures soient prohibées par la loi mahométane, il les accepta avec la plus grande bienveillance, en en louant sans fin l'art et la perfection; et, qui plus est, il demanda que le maître qui les avait faits lui fût envoyé. Mais le Sénat, considérant que Giovanni était d'un âge où il ne pouvait supporter les fatigues, et ne voulant pas priver la ville d'un si grand homme... se résolut à envoyer Gentile, son frère, pensant qu'il ferait aussi bien que Giovanni. Il fit donc embarquer Gentile sur une galère de la république qui le conduisit en sûreté à Constantinople; et là, ayant été présenté à Mahomet par le bailli de la Seigneurie, il fut reçu très volontiers et caressé comme une chose nouvelle, surtout lorsqu'il eut offert à ce prince une fort belle peinture, que 293 celui-ci admira beaucoup; il ne pouvait croire qu'un homme mortel eût ainsi en lui une sorte de divinité, qui lui permît d'exprimer si vivement les objets de la nature. Gentile ne fut pas longtemps à peindre le portrait de l'empereur Mahomet d'après nature, avec tant d'art qu'on le tint pour une merveille.» Le sultan demanda ensuite à Gentile de se peindre lui-même; il fut encore charmé de cette œuvre, et d'autres qu'exécuta l'artiste «... et si, comme je l'ai déjà dit, l'exercice de cet art n'était défendu chez les Turcs, jamais cet empereur n'aurait laissé partir Gentile» (Vasari, Le Vite degli artisti, Florence, 1896, p. 404).
Le Véronèse a placé dans les noces de Cana l'effigie de Soliman. On peut trouver des portraits fantaisistes de la plupart des sultans dans des ouvrages turcs, publiés et vendus à Constantinople. Sur les monnaies de bronze des seldjoukides, les sultans de cette dynastie sont représentés à cheval.
La loi proscrivant les images n'est point en vigueur chez les Chiites de Perse. Leurs manuscrits ont des miniatures à personnages d'un art très délicat; et les éditions des poètes persans sont ornées d'illustrations d'un réel intérêt artistique.
De nos jours, la photographie est en usage chez les Musulmans libéraux.
Fatalisme. Providence.—Un intéressant traité musulman sur le libre arbitre est à la portée des lecteurs français: c'est celui d'Abd er-Razzâk, qu'a traduit Stanislas Guyard (Traité de la prédestination et du libre arbitre par le docteur soufi Abd er-Razzaq, 1875).
294 La notion de la Providence a été mieux analysée, chez les Musulmans, par les philosophes que par les théologiens. Avicenne a sur ce sujet de fort belles pages qui ne seraient point indignes de Leibniz (voyez Mehren, Risâlet el-Kadr, épître du destin, par Avicenne, éditée et traduite; et cf. notre Avicenne, p. 277-284).
Les théologiens, musulmans ou chrétiens, ennemis de l'Averroïsme, ont accusé Averroës de nier la Providence. Ce reproche ne nous paraît pas fondé. Averroës est de la même école qu'Avicenne, et pense sur ce point à peu près comme lui, bien qu'il s'exprime assez différemment. L'argument sur lequel on se fonde pour prétendre que le système d'Averroës exclut la Providence, est que, d'après ce système, Dieu n'aurait pas la connaissance des particuliers. Or Averroës explique dans sont Téhâfut el-Téhâfut, qu'il ne dit pas précisément cela; il dit que Dieu connaît les êtres selon leur mode d'existence le plus élevé, que d'ailleurs Dieu a une manière de connaître qui n'appartient qu'à lui, sans quoi il serait comparable aux créatures; on ne peut pas dire de lui, remarque Averroës, que sa connaissance est générale, ni qu'elle est particulière; ce sont là des termes qui conviennent à l'entendement humain. Il est au reste absurde de supposer, dit avec netteté le même philosophe, que Dieu ne connaît pas de quelque façon les êtres et leurs rapports, car alors il ne serait pas intelligent.
Prêt a intérêt.—Depuis quelques années les Musulmans, surtout, paraît-il, ceux de l'Inde, ne répugnent pas à constituer des sociétés par actions, organisées comme les nôtres. Le nombre de ces sociétés 295 dans le monde de l'islam est encore peu élevé; mais il va, sans nul doute, s'accroître rapidement. On cite l'exemple assez curieux d'une semblable société, dont la raison d'être est le sentiment religieux: il s'agit d'une compagnie musulmane indienne de navigation faisant le service de La Mecque; les bénéfices réalisés sur le transport des pèlerins, sont distribués en dividendes.
Impots.—Soliman le Magnifique réorganisa les finances de l'empire ottoman. A ce moment-là on admettait pour la terre ce principe, qui est celui de la monarchie absolue de droit divin, à savoir: que le sol appartient à Dieu, et par suite au sultan qui est son mandataire.
Les terres étaient divisées en trois catégories:
Les terres conquises par l'épée et entrées en la possession des Musulmans; celles-ci payaient la dîme;—les terres laissées aux indigènes non-musulmans; celles-là payaient l'impôt foncier ou kharâdj;—et les fiefs. Le sultan donnait en effet, à titre de récompense militaire, des fiefs appelés timar ou ziamet, qui ne payaient rien au trésor; mais les détenteurs de ces fiefs percevaient eux-mêmes des indigènes qui les cultivaient, des redevances ordinairement plus élevées que celles dont ils auraient dû s'acquitter envers le trésor.
Une ordonnance, dite kanouni-raya, ordonnance des rayas, définit quelle était alors la situation des indigènes au point de vue fiscal. L'indigène devait: d'abord la capitation, ensuite l'impôt foncier, kharâdj, en outre divers droits sur les moutons et les pâturages, 296 sur les abeilles, les moulins, les épices et les esclaves.
Il y avait aussi des taxes sur les célibataires, les fiançailles et les mariages.
Outre ces impôts, les revenus de l'empire comprenaient: les droits de timbre, les droits de douane, le produit des mines, des tributs payés par différentes contrées, et les revenus des domaines propres du sultan.
Le principe de l'égalité de l'impôt fut introduit dans la législation ottomane par le hatti chérîf de Gulhané; il est énoncé en ces termes dans le firman d'Abd ul-Medjid du 18 février 1856:
«Les impôts sont exigibles au même titre pour tous les sujets de mon empire sans distinction de classe ni de culte. On avisera aux moyens les plus prompts et les plus énergiques de corriger les abus de la perception des impôts et notamment des dîmes. Le système de la perception directe sera successivement, et aussitôt que faire se pourra, substitué au régime des fermes dans toutes les branches des revenus de l'Etat.»
Le ministère des finances fut fondé en Turquie en 1838. Le budget, prescrit par le règlement organique de 1855, fut établi pour la première fois en 1861. A cette date les recettes de l'empire se décomposaient ainsi: 1o Les contributions directes comprenant le revenu immobilier et la taxe d'exonération militaire des non-musulmans. 2o Les contributions indirectes comprenant les dîmes perçues sur les produits du sol, les taxes sur les moutons et les cochons, les droits de douanes, les impôts 297 sur les tabacs, les soies et les spiritueux. 3o Les recettes diverses, parmi lesquelles on classait le produit des mines, des forêts et des salines, celui des postes et télégraphes, et le revenu du domaine de l'Etat. A ces sources de revenus se joignaient encore les tributs payés par quelques pays: Egypte, Samos, Mont-Athos, Roumélie Orientale, Bulgarie et Chypre.
Calendrier.—Le calendrier musulman est lunaire; il se compose de douze mois de 29 ou 30 jours. Voici la suite de ces mois:
Moharrem, 30 jours; Safar, 29 j.; Rébi Ier, 30; Rébi II, 29; Djoumada Ier, 30; Djoumada II, 29; Redjeb, 30; Chaaban, 29; Ramadan, 30; Chewal, 29; Dou'l-Kadeh, 30; Dou'l-Hiddjeh, 29 ou 30.
L'année a donc 354 ou 355 jours, suivant que le dernier mois en a 29 ou 30. On appelle «abondantes» les années de 355 jours, et «communes» les autres.
Les années abondantes et les années communes se succèdent irrégulièrement pendant un cycle de 30 ans, après lequel elles se succèdent de nouveau dans le même ordre.
Ce cycle, appelé «cycle lunaire» comprend 19 années communes et 11 années abondantes.
Sont abondantes les années 2, 5, 7, 10, 13, 16, 18, 21, 24, 26 et 29 du cycle; les autres sont communes.
Les Turcs Ottomans placent l'hégire le Vendredi 16 juillet 622. Ce jour qui est celui où Mahomet quitta La Mecque pour se rendre à Médine, est le début de l'ère musulmane et correspond au Ier Moharrem de l'an I.
298 Outre ce calendrier lunaire, les Ottomans ont adopté le 1er mars 1676 (vieux style) un calendrier solaire basé sur le calendrier julien et appelé «calendrier financier ottoman»; ils le modifièrent ensuite en 1256 de l'hégire. L'année julienne étant d'environ 11 jours plus longue que l'année lunaire, le millésime de ce calendrier n'est plus en concordance avec celui de l'hégire.
Dans ce système, l'année commence en mars.
De notre temps, Ghazi Moukhtar Pacha a proposé un autre calendrier solaire d'une précision remarquable qui ne présenterait qu'une erreur de 0,28 de jour pour un laps de 100 siècles. (V. Lacoine, Tables de concordance des dates des Calendriers arabe, copte, grégorien, israélite, julien, républicain, etc., Paris, 1891; U. Bouchat, Hémérologie ou traité pratique complet des calendriers julien, grégorien, israélite et musulman, Paris, 1868.)
Fêtes.—Les fêtes musulmanes sont fixées d'après le moment où le croissant de la nouvelle lune devient visible. Le jour, chez les Musulmans, commence au coucher du soleil, comme chez les Juifs.
Les fêtes portent, dans la liturgie musulmane, le nom de «nuits», leïleh, de «nuits bénies». Il y a dans l'année sept de ces nuits, qui sont: la nuit de la naissance de Mahomet, du 11 au 12 Rébi Ier; la nuit de la conception du prophète, le 1er vendredi de Redjeb; la nuit de l'ascension du prophète, leïlet el-mirâdj, le 27 Redjeb; la nuit du diplôme, le 15 Chaaban; c'est celle 299 où les anges mettent au courant leurs tablettes; l'ange de la mort inscrit les noms de ceux qui doivent mourir dans l'année (cf. d'Ohsson, Tableau, II, 375); la nuit du destin, leïlet el-kadr, le 26 ou le 27 Ramadan; c'est une fête très vénérée; elle est consacrée à des mystères ineffables, et l'on y honore la mémoire de la première révélation de Mahomet. Les deux autres nuits sont celles qui précèdent les deux «beyrams»; elles sont situées le 1er Chewal et le 10 Dou'l-Hiddjeh.
Les «beyrams» sont de grandes fêtes, populaires et nationales autant que religieuses, qui durent plusieurs jours de suite. Il y en a deux: l'un à l'occasion de la rupture du jeûne, que l'on appelle le Chékèr Beyrâm ou fête du sucre, l'autre à l'occasion de la fête des sacrifices qui a lieu le 10 de Dou'l-Hiddjeh. Selon les coutumes anciennes, sept jours sont consacrés à chacun de ces deux beyrams, et occupés surtout par la promenade et les divertissements.
On ne fait pas seulement des sacrifices à La Mecque: on en fait dans tout le monde musulman. Le beyram que l'on célèbre à cette occasion, est appelé le korbân beyram ou aïd adha, c'est-à-dire fête des sacrifices. Les victimes doivent être immolées pendant les trois premiers jours de cette fête; le premier s'appelle youm en-nahr, jour de l'immolation. Celui qui offre la victime doit l'égorger de sa main; on garde pour soi une partie des chairs; on donne le reste à des amis ou à des pauvres. Le père d'une famille nombreuse n'est pas obligé d'en rien donner.
Lors du premier beyram, le jour de la rupture du jeûne, on doit faire une aumône spéciale consistant 300 en blé, farine, raisin, dattes ou orge; ces denrées sont distribuées aux pauvres.
Le jeûne.—Le jeûne est prescrit aux croyants par les versets du Coran II, 179-183. C'est le mois de Ramadan, qui lui est consacré: «La lune de Ramadan, dans laquelle le Coran est descendu d'en haut pour servir de direction aux hommes, c'est le temps qu'il faut jeûner. Quiconque aura aperçu cette lune se disposera aussitôt à jeûner. Celui qui sera malade ou en voyage, jeûnera dans la suite un nombre de jours égal.»
Le jeûne commence le matin, à partir du moment où on peut distinguer un fil blanc d'un fil noir; il doit être observé strictement jusqu'à la nuit. Pendant tout ce temps on ne doit «ni manger, ni boire», ni fumer. Ces règles sont dans le Coran (II, 183), excepté le dernier détail: le tabac a été assimilé à une boisson.
On voit que le précepte du jeûne musulman est extrêmement rigoureux; il est excessif et exagéré. C'est un exercice ascétique qui ne peut convenir qu'à des religieux voués à la contemplation. Mahomet en a certainement emprunté l'idée à des moines. Ce précepte serait incompatible avec les exigences d'une vie un peu active; il est l'un de ceux qui se trouvent le plus en désaccord avec nos mœurs européennes. On peut ajouter qu'il a une faible vertu moralisatrice: les nuits qui suivent des jours passés dans une abstinence aussi complète, ne sont pas, en général, consacrées à la tempérance.
Le vin.—L'usage du vin est proscrit par la loi de 301 l'islam. Cette défense est dans le Coran; mais on voit que Mahomet ne s'y décida que peu à peu et avec hésitation. La réforme a dû présenter quelque difficulté; les anciens Arabes aimaient le vin; il y a lieu même de croire qu'ils en abusaient parfois, car Mahomet commença par recommander seulement à ses partisans de ne pas prier en état d'ivresse: «O croyants! ne priez point lorsque vous êtes ivres: attendez que vous puissiez comprendre les paroles que vous prononcez.» (C. IV, 46.)
Dans un autre passage le prophète apparaît hésitant. Répondant à une question qui lui a été posée au sujet du vin, par des partisans plus ou moins sincères, il reconnaît que le vin a des avantages et des inconvénients; mais il déclare que les inconvénients l'emportent (C. II, 216).
Enfin il se déclare décidément contre, dans un verset très énergique que nous avons déjà cité à propos des images: «Le vin, le jeu de hasard, [l'adoration des] pierres dressées, [la consultation du] sort par les flèches, sont des abominations inventées par Satan... O croyants, ne vous en abstiendrez-vous donc pas?» (C. V, 92, 93.)
Le vin fut regretté, comme le montrent les plaintes des poètes. La défense du prophète ne fut d'ailleurs pas toujours scrupuleusement observée. Des khalifes et des sultans ne se firent pas faute de boire le vin, et de publier le plaisir que cette boisson leur procurait. Le khalife Wélîd fils de Yézîd lui consacra ces vers:
«Cette liqueur, jaune dans la coupe, comme le safran, la mer nous l'apporte d'Askalon. Le fin tissu des 302 verres et des carafes ressemble à un voile transparent qui la protège contre l'atteinte des doigts. Les bulles qui pétillent sur ses bords brillent comme l'éclair dans le ciel du Yémen.» (Les Prairies d'or, VI, p. 7.)
Le khalife Mostakfi admit que les poètes fissent devant lui l'éloge du vin; l'un d'eux composa ce joli distique:
«Je ne vois rien qui réunisse mieux que le vin les quatre principes dont est formée l'humanité: la fluidité de l'eau, la légèreté de l'air, la chaleur du feu et le froid de la terre.» (Les Prairies d'or, VIII, 384.)
Le khalife Hakem tour à tour but le vin ou le condamna, selon qu'il changeait de médecin ou de caprice. Avant l'époque de Soliman le Magnifique, l'usage de boire le vin s'était introduit chez les Turcs; ce grand prince le proscrivit selon la loi. Lorsque parut le café, qui devait être si populaire en Orient, on discuta si cette boisson nouvelle était assimilable au vin; on conclut négativement.
De nos jours, la coutume relativement au vin varie avec les individus; il m'arriva de déjeuner avec des Musulmans, à qui j'en vis boire en quantité modérée; d'autre part, je dînai un jour à Paris avec deux petits fils d'Abd el-Kader, dans une société discrète et peu nombreuse, où il n'y avait point d'autres Musulmans qu'eux; ces jeunes princes refusèrent nettement les vins qu'on leur offrit.
Le vin a été chanté même par les poètes mystiques. Les effets qu'il produit ont été comparés par ces auteurs à ceux de l'amour divin. C'est ainsi que le célèbre Ibn Fârid a décrit les formes de l'ivresse mystique dans une 303 poésie intitulée el-Khamriyeh, c'est-à-dire «celle du vin» (v. notre Gazali, p. 253). Le grand poète Hâfiz a écrit des quatrains à la gloire du vin, suggérant l'idée des extases spirituelles: «Dans la coupe de la tulipe, nous buvons un vin imaginaire; arrière le mauvais œil! car sans vin ni musiciens, nous avons l'ivresse.» Djélâl ed-Dîn Roumi a dit dans le même sens: «L'ivresse où je me trouve ne provient pas du vin vermeil; ce vin n'existe que dans la coupe de mon imagination. Tu es venu pour répandre mon vin? je suis ce buveur dont le vin n'est pas visible!» (La Roseraie du savoir, p. 169.)
La vigne a été jusqu'à ces dernières années cultivée en Turquie par les Grecs et les Juifs. Il est clair que cette culture pourrait devenir l'une des plus florissantes de l'empire ottoman. Depuis quelque temps, des Turcs ont commencé à s'en occuper.
En principe, la loi mahométane interdit les alcools comme le vin. On fait cependant une grande consommation en Orient d'une liqueur appelée raki; elle est fabriquée avec la résine d'une certaine sorte de lentisque; cette résine s'appelle elle-même raki ou mastic. Le nébîd, dont il est souvent question dans les anciennes anecdotes de l'islam, était un spiritueux fabriqué avec des dattes et du raisin sec.
Clergé.—Il n'y a rien dans l'islam qui corresponde à l'ordination. Le mot «clergé» ne s'applique qu'approximativement aux représentants de cette religion. Ceux-ci sont, d'une façon générale, les Ulémas ou docteurs des divers degrés. 304
Les personnages qui président au culte dans les mosquées s'appellent imams, c'est-à-dire présidents. Ils n'agissent que comme vicaires des khalifes qui sont les véritables présidents de la communauté islamique. On donne aussi, dans l'islam, le titre d'imam à certains docteurs célèbres, tels que ceux qui ont fondé les quatre «rites» orthodoxes; on le donne encore au personnage qui a la garde des deux villes saintes, et dans le chiisme surtout, aux douze premiers descendants d'Ali.
Les Ulémas sont formés dans les universités, medressés. Les étudiants, appelés en turc softas, peuvent embrasser l'un de ces trois ministères: celui du culte dont nous venons de parler, celui de la loi et celui de la justice.
Les docteurs qui rendent des décisions sur la loi s'appellent muftis; les juges s'appellent kâdis. Les fonctions et les rangs des kâdis et des muftis ont été réglementés par Mahomet le Conquérant. Il est résulté de ces règlements une organisation puissante, et stable, connue sous le nom de «Chaîne des Ulémas», organisation qui a contribué fortement au maintien des traditions de l'islam, mais aussi à son immobilité.
Les muftis ne rendent pas de jugements; ils n'agissent pas comme juges, mais plutôt comme arbitres. Les particuliers ou les personnages officiels les consultent sur l'application de la loi, dans tous les cas qui peuvent les embarrasser.
Leurs décisions, appelées fetwâ, sont données en général dans une forme très brève, et la question est 305 rédigée en termes abstraits, des noms de convention tels que Zéïd, Amrou, Hind, Zéïnâb, étant substitués aux noms réels des personnes que le cas concerne. Voici des exemples de ces sentences:
«Si Zéïd, étranger en un pays musulman, épouse Hind, chrétienne tributaire, et continue à garder sa qualité d'étranger, à la mort de sa femme peut-il avoir droit à sa succession?—Réponse: Non.»
«Si Zéïd, étranger en pays musulman, et ayant un procès avec Amr, sujet tributaire, offre en faveur de sa cause le témoignage de Békir et de Béchir, tous deux également étrangers, la déposition testimoniale de ceux-ci est-elle recevable en justice?—Réponse: Non.»
Il y a plus de deux cents muftis dans l'empire ottoman; il n'y en a qu'un dans chaque grande ville. Leur chef est le même personnage qui porte le titre de cheïkh ul-islam; c'est le grand mufti de Constantinople.
Le pouvoir du cheïkh ul-islam a été étendu sous Soliman le Magnifique. Il a sous ses ordres quatre principaux assesseurs qui s'occupent: des biens wakoufs (fondations pieuses), de la chancellerie, de la rédaction des fetwâ, et des relations du grand mufti avec le gouvernement.
L'importance du cheïkh ul-islam est en tout temps très grande; il est le principal personnage de l'empire avec le grand vizir; mais dans les moments de crise, cette importance peut devenir prédominante. Un fetwâ de quelques lignes peut décider d'une révolution. Lorsque le sultan Abd ul-Aziz fut déposé, il le 306 fut en vertu de la décision que voici, rendue par le cheïkh ul-islam Hassan Khaïrullah:
«Si le commandeur des croyants tient une conduite insensée, et s'il n'a pas les connaissances politiques exigées pour gouverner, s'il fait des dépenses personnelles que l'empire ne peut supporter, si son maintien sur le trône doit avoir des conséquences funestes, faut-il le déposer?» Réponse: «La loi (le chéri) dit: Oui.»
On juge par là du caractère théocratique qu'a gardé le système politique de l'islam, jusqu'à notre temps.
(V. d'Ohsson, V, 487, 526; La Jonquière, Histoire de l'empire ottoman, p. 182, 262; et les autres historiens de la Turquie.)
Rites.—On sait que les quatre grandes écoles de jurisprudence qui se partagent l'islamisme orthodoxe sont celles de Abou Hanifa, Châféï, Malek et Ibn Hanbal.
On les appelle les quatre «rites». Il n'y a entre ces quatre écoles que des différences de détails, portant sur la manière d'interpréter la loi; mais tous les points essentiels de la doctrine leur sont communs.
Lois militaires.—Le principe religieux est, avons-nous dit, que le devoir militaire n'incombe pas aux non-musulmans.
On voit malgré cette doctrine, à diverses époques, des chrétiens se joindre aux armées ottomanes. Dans les deux siècles qui précédèrent la prise de Constantinople, beaucoup de Chrétiens étaient entrés dans les 307 armées de l'empire et avaient été convertis par force à l'islam; d'autres, ayant gardé leur religion, servaient à titre d'auxiliaire; les généraux étaient, en grande proportion, d'origine chrétienne.
A l'époque contemporaine, l'édit de Gulhané posa en principe que l'obligation du service militaire s'imposerait désormais à tous les sujets de l'empire quelle que fût leur religion (1839). Le firman de 1856 affirma la volonté du gouvernement turc d'appliquer ce principe: «Il sera publié, dans le plus bref délai possible, une loi complète sur le mode d'admission et de service des sujets chrétiens et autres non-musulmans dans l'armée.»
Mais ce projet rencontra une vive opposition; les Musulmans répugnaient à avoir des Chrétiens pour chefs; quelques-uns même allaient jusqu'à douter de la fidélité de ces éléments nouveaux qu'on voulait introduire dans l'armée; ce doute serait certainement injuste aujourd'hui; il l'était probablement déjà alors. Les Chrétiens de leur côté demandaient qu'on leur garantît que la religion n'influerait en rien sur l'avancement, et qu'on leur donnât accès aux plus hauts grades, y compris celui de maréchal.
Le gouvernement dut reculer devant cette double résistance; le service militaire fut remplacé pour les non-musulmans par la taxe dite d'exonération.
Lors de la guerre russo-turque, un décret parut, le 22 août 1877, organisant une «milice nationale». Les Chrétiens n'y étaient pas mentionnés, mais il était entendu qu'on ne leur donnerait pas d'armes. Cependant des Grecs s'enrôlèrent à Smyrne notamment le 15 308 juin 1877; ils marchèrent arborant pour emblèmes la croix et le croissant. L'archevêque de Smyrne fit partie du Comité de secours aux blessés ottomans. Les Chrétiens sont dévoués à l'empire; mais ils ont en général protesté contre la conscription toutes les fois qu'elle n'a pas été présentée comme la conséquence de l'égalité civile; ils ont voulu que l'égalité des devoirs procédât de l'égalité des droits.
(Cf. notre article L'islamisme en face de la civilisation moderne, dans Religions et Sociétés, Paris, Alcan, 1905.)
Tout récemment, quand fut ouvert le nouveau parlement turc, une série de douze projets de loi fut annoncée par le ministre de la guerre, et les deux premiers portaient: «1o l'institution d'une milice nationale; 2o la modification de la loi de recrutement, qui sera étendue aux non-musulmans».
Orphelins.—Au chapitre IV du Coran, versets 2 à 11, Mahomet recommande avec beaucoup de force, sans toutefois donner de règles précises, les droits des orphelins. Dilapider leur fortune est un crime énorme. Leur tuteur doit éprouver leur intelligence, et ne leur remettre leurs biens que s'ils sont assez sages pour les gérer; la remise doit en être faite devant témoin. Le souci des enfants qu'il peut laisser après lui doit porter l'homme à limiter le nombre de ses épouses.
L'instruction en Tunisie.—La cause de l'instruction est assez populaire chez les Musulmans de Tunisie. Beaucoup de notables et de jeunes gens indigènes de 309 cette contrée sentent l'utilité de la science moderne, et demandent qu'on développe l'instruction parmi leurs coreligionnaires. Un homme politique français, M. Albin Rozet qui depuis quinze ans, a beaucoup travaillé pour l'instruction des indigènes, a rencontré parmi eux de vives sympathies. En avril et mai 1908, il était acclamé dans l'ancienne ville sainte de Kaïrouan par une cinquantaine de notables musulmans qui lui offraient un banquet; en décembre 1907, il lisait à la Chambre une pétition qui lui avait été remise par les habitants de la même ville, demandant «la renaissance de l'instruction et de la science parmi eux», et s'adressant pour l'obtenir, à «la France hautement humanitaire».
En avril 1908, eut lieu à Alger un Congrès national des associations d'étudiants. La question de l'instruction des indigènes y fut soulevée et débattue avec passion. A la fin M. Taleb fit voter le vœu suivant:
«1o Que le gouvernement persiste dans la voie qu'il s'est tracée, en augmentant dans la mesure du possible les études franco-arabes.
2o Qu'il encourage les Musulmans instruits, en leur ouvrant certaines portes de l'administration française.
3o Que l'enseignement des notions de pratique agricole et industrielle, susceptibles d'améliorer les conditions matérielles de la vie indigène, soit fait parallèlement avec l'enseignement théorique donné jusqu'à ce jour.»
Médecine.—L'esprit de la religion musulmane est antipathique à la dissection. Cette circonstance est 310 une de celles qui ont retardé les progrès de la médecine dans le monde de l'islam. Les autres causes qui ont agi dans le même sens sont: la superstition qui portait le peuple à traiter les maladies au moyen de talismans, de prières et de conjurations, et le fatalisme qui les lui faisaient considérer comme voulues par Dieu, dont il est inutile de combattre les décrets.
L'islam a eu cependant autrefois de très grands médecins: Avicenne s'est acquis en ce genre une haute réputation, qui a duré jusqu'à l'époque moderne; il a écrit un gros ouvrage de médecine intitulé Le Canon; Averroës a écrit sur le même sujet un livre intitulé Kolliyât, les généralités, qui a joui aussi d'une certaine vogue, mais dont l'autorité est restée toutefois inférieure à celle du Canon. Ces savants étaient élèves des Grecs, et des médecins juifs ou chrétiens; on peut croire qu'ils ont ajouté à l'art des Hippocrate et des Galien l'expérience acquise pendant plusieurs siècles par les praticiens de l'Orient.
A l'époque contemporaine, des Musulmans sont venus apprendre la médecine dans les facultés européennes. Le sultan Mahmoud II s'intéressa aux questions d'hygiène: il s'occupa des hôpitaux, organisa le service des quarantaines et fonda une école de médecine.
Récemment a été fondée à Haïdar, près de Constantinople, une école supérieure de médecine qui relève de la grande maîtrise d'artillerie. Il existe aujourd'hui une faculté turque de médecine à Beyrouth, qui rivalise avec la brillante faculté française; une autre vient de s'ouvrir à Salonique (Rousseau, L'Effort ottoman, p. 188 et 276).
311 Libéralisme en Turquie.—Malgré le despotisme qu'on leur a souvent reproché, beaucoup de sultans ottomans ont fait effort, à toutes les époques, pour introduire dans leur empire les progrès scientifiques et quelques-unes des idées sociales de l'Europe. Leur action en ce sens fut entravée, soit par le vieux parti religieux, piétiste et théocrate, soit par le peu d'attrait naturel de la masse de peuple musulman pour les nouveautés et pour le progrès.
Le sultan Mustapha III, par exemple, à la fin du XVIIIe siècle, s'occupa activement de mettre au niveau de la science de son temps son artillerie et sa marine; il fut aidé dans cette œuvre par le Bon de Tott, dont les Mémoires sont restés un des livres les plus pittoresques et les plus attachants qu'on puisse lire sur l'Orient.
A partir du sultan Mahmoud II, on voit s'introduire l'idée proprement dite du «libéralisme». Le souverain, faisant abstraction des différences de religion et de race, déclare qu'il se considère comme le père et l'arbitre de tous ses sujets, et qu'il entend voir régner entre eux la plus parfaite harmonie. Ainsi parlait Mahmoud en 1837. Ce sultan apporta dans l'œuvre des réformes une énergie excessive, et n'attendit pas que l'esprit de son peuple fût capable de les comprendre et de les apprécier.
Son successeur Abd ul-Medjid, dès son avènement (1839), promulgua le célèbre hatti-chérîf ou édit de Gulhané, dans lequel sont posés presque tous les grands principes du libéralisme, et qui forme pour l'empire une véritable charte constitutionnelle. Quelques 312 semaines après la promulgation de cet édit, le grand vizir Riza Pacha, qui en avait été le principal rédacteur, exprimait ainsi le désir de son maître de jouer le rôle d'arbitre entre les peuples d'origines si diverses, habitant ses états:
«Musulmans, Chrétiens, Israélites, vous êtes tous les sujets d'un même empereur, les enfants d'un même père. Le Padischah tient la balance égale pour tous.»
Dans le firman (hatti-homayoun) du 18 février 1856, le même sultan, revenant sur cette pensée, disait:
«Je veux, en augmentant le bien-être et la prospérité intérieurs, obtenir le bonheur de mes sujets qui sont tous égaux à mes yeux et me sont également chers.»
Et encore:
«Toute distinction ou appellation tendant à rendre une classe quelconque des sujets de mon Empire inférieure à une autre classe, à raison du culte, de la langue ou de la race, sera à jamais effacée du protocole administratif... Tous les sujets de mon empire, sans distinction de nationalité, seront admissibles aux emplois publics.»
En mai 1868, un Conseil d'Etat fut organisé en Turquie sur le modèle de celui de la France; des membres des diverses nationalités y furent nommés; le célèbre Musulman libéral Midhat Pacha le présida d'abord. A ce moment, le sultan Abd ul-Azîz écrivait:
«Je compte faire appel à toutes les capacités comme à toutes les nationalités: Syriens, Bulgares, Bosniaques 313 seront ici comme en un centre commun et deviendront les auxiliaires de mes ministres.»
A l'avènement d'Abd ul-Hamid II, le parti libéral se trouva au pouvoir. Midhat Pacha, grand vizir, obtint un édit promulguant une constitution, et affirmant l'égalité de tous les sujets de l'Empire, indistinctement appelés Ottomans, et leur admission aux fonctions publiques selon leurs aptitudes, leurs mérites et leurs capacités (23 décembre 1876).
Le premier parlement ottoman s'ouvrit en mars 1877. Dans son discours d'ouverture Abd ul-Hamid prononça ces belles paroles:
«Mes augustes prédécesseurs n'ont jamais laissé porter atteinte à la liberté de conscience et des cultes. Il est incontestable que c'est par une conséquence naturelle de ce principe de haute justice, que nos diverses populations ont pu conserver depuis six siècles leur caractère national, leur langue et leur religion... J'ai cru qu'il était d'une urgence absolue d'assurer la liberté et l'égalité de mes sujets.»
On sait que la constitution de Midhat Pacha ne fut pas viable. La guerre avec la Russie vint jeter le trouble dans les destinées de l'empire.
Il y a quelques mois s'est ouvert le second parlement turc. L'esprit de sagesse qui l'inspire, les talents dont il est orné, donnent les plus belles espérances aux amis de l'Orient, du progrès et de la liberté.
(Date de l'ouverture du second parlement: 17 décembre 1908.—V. à ce sujet un numéro spécial du journal Le Temps, et le livre de Victor Bérard: La Révolution turque.)
314 Chrétientés orientales.—Il se trouvera sans doute parmi nos lecteurs quelques personnes qui portent un intérêt particulier aux Chrétiens d'Orient; nous rappelons ici quels sont les principaux ouvrages relatifs à ce sujet:
Ceux de M. le Bon d'Avril, Les Eglises autonomes et autocéphales, 1895; La Bulgarie chrétienne, 2e éd., 1898; La Chaldée chrétienne, 2e éd., 1892; La Serbie chrétienne, 1897;—le livre de M. le Chanoine Pisani, A travers l'Orient, 1897;—le très bel ouvrage de M. le Comte F. van den Steen de Jehay, qui contient une bibliographie du sujet: De la situation légale des sujets ottomans non-musulmans, Bruxelles, 1906;—L'Oriens christianus;—la Revue de l'Orient chrétien.
L'histoire chrétienne de l'Orient est l'objet de nombreuses études dans le Machriq, revue arabe qui paraît à Beyrouth. Les savants de l'Université catholique de Beyrouth s'attachent aussi à faire connaître les œuvres des auteurs arabes chrétiens. Une vaste collection, en cours de publication, intitulée Corpus scriptorum orientalium christianorum, dirigée par M. J.-B. Chabot, est destinée à comprendre toutes les œuvres historiques, philosophiques, théologiques, écrites par des auteurs chrétiens syriens, arabes, coptes et éthiopiens jusqu'au XVe siècle; les ouvrages édités sont traduits en latin (Paris, Poussielgue; Leipzig, Harrasowitz).
[1] Histoire générale et système comparé des langues sémitiques. 3e éd., 1863, p. 5.
[2] Djélâl ed-Dîn Roumi, fondateur de l'ordre des Mevlévis ou Derviches tourneurs, l'un des plus grands poètes de l'Orient, auteur du Methnévi, mort à Koniah en 672 de l'hégire (1273).
[3] Langues sémitiques, p. 6.
[4] V. à la fin du Voyage en Orient.
[5] Moïse.
[6] Moïse, début.
[7] V. notre Avicenne, Théodicée du Coran et théorie de l'être nécessaire dans l'école des philosophes.
[8] C'est-à-dire l'appel.
[9] Le sanctuaire de La Mecque.
[10] V. les versets 138-145.
[11] V. ci-après, chapitre IV.
[12] V. d'Ohsson, II, 259.
[13] V. Ezéchiel, chapitre XXXVII.
[14] Cette dernière comparaison se rapporte à d'anciens peuples que Dieu détruisit pour leur impiété.
[15] V. notre Avicenne, psychologie.
[16] V. notre Gazali, lutte des théologiens contre l'école des philosophes.
[17] Achari vécut de 260 à 324 de l'hégire, enseigna à Bagdad.
[18] Sorte de rationalistes musulmans.
[19] V. Goldziher, Muhammedanische Studien.
[20] V. nos Fragments d'eschatologie musulmane.
[21] V. nos Fragments d'eschatologie musulmane. Congrès scientifique international des Catholiques, Bruxelles, 1894.
[22] Férîd-ed-Dîn Attâr, grand poète persan, grand mystique et moraliste distingué, auteur du Mantiq ut-taïr, mourut centenaire en 628 de l'hégire (1230).
[23] V. par exemple une miniature du Mirâdj-Nâmeh (traduction de Pavet de Courteille), reproduite dans le Magasin pittoresque, 1876, p. 364; une autre dans le même Magasin, 1884, p. 4.
[24] La Perle précieuse de Ghazâlî, édition et traduction de Lucien Gautier, 1878, p. 56.
[25] Sur les «Livres», v. ci-après au chapitre du fatalisme.
[26] Milton, livre II, traduction de l'abbé Delille.
[27] V. Les Orientales.
[28] V. Les Orientales, Le Derviche. V. Hugo était renseigné sur les traditions musulmanes par un orientaliste du nom de Fouinet.
[29] Cte H. de Castries, L'Islam, impressions et études, 1896, chapitre sur le fatalisme.
[30] V. plus loin, chapitre IV, légende sur la naissance de la Vierge.
[31] Voyage en Orient, éd. de 1862, II, p. 160.
[32] «Démonstratif»; on traduit quelquefois «évident»; mais ce n'est pas tout-à-fait exact. L'inscription dans le livre, dit Zamakhchari, est comme un écartement du rideau qui cache le mystère de la volonté divine. Tout ce qui sort du mystère est inscrit sur la tablette. (Kacchâf, II, p. 1150.)
[33] Réminiscence des psaumes CXIII, 5, et CXXXIV, 17.
[34] Mahomet applique aux impies ce que la Bible dit des idoles.
[35] V. notre Gazali, p. 103.
[36] V. notre Mahométisme, histoire des fils d'Ali.
[37] Début des Travaux et des Jours, traduction Leconte de Lisle.
[38] Orphée, LVI, parfum des Moires, traduction Leconte de Lisle.
[39] Hommes illustres, César.
[40] The Caliphate; its rise, decline and fall, p. 163.
[41] Les nœuds jouaient un rôle dans la magie des anciens peuples; c'était soit les nœuds, ou bourgeons, des baguettes, soit ceux des cordes.
[42] Aug. Thierry, Récits des temps mérovingiens, 1856, II, p. 41.
[43] Histoire de Turquie, II, p. 148; éd. de 1862.
[44] Les Prairies d'or, éd. et trad. par Barbier de Meynard, et Pavet de Courteille, VII, 96.
[45] V. Les Prairies d'or, VI, p. 386, et suiv. L'histoire des Barmécides a fourni naguère le sujet d'une tragédie à Népomucène Lemercier.
[46] Gazali, La rénovation des sciences religieuses (Ihyâ), édition arabe, t. I, p. 150.
[47] Le mann vaut deux ratl; le ratl (métathèse du grec litra) vaut 2.566 grammes.
[48] Ce qui précède est rédigé d'après le traité de Gazali, Ihyâ, livre de l'aumône; on peut comparer les tableaux donnés par d'Ohsson, Tableau, Code religieux, II, p. 403 et suiv.
[49] Cte Domet de Vorges, L'impôt et les théologiens, une brochure, Paris, Bloud, 1899.
[50] Itinéraire, éd. de 1838, p. 207.
[51] Au nord de la Chaîne du Caucase, Revue de Géographie, 1899.
[52] Histoire de Charles XII, fin du livre IV.
[53] Tableau général de l'empire ottoman, Code religieux, II, 462.
[54] L'exposé qui suit est fait d'après le Coran lui-même, et d'après le grand commentaire de Zamakhchari intitulé Kacchâf, éd. Lees, Calcutta, 1859.
[55] Plumes de roseau.
[56] Jésus est surtout vénéré dans l'islam par les membres de la confrérie des Kadriyah, fondée par Abd-el-Kader Djîlâni, XIIe siècle.
[57] Au début du livre du pèlerinage, dans le traité de la Rénovation (Ihyâ).
[58] La Pharsale, livre troisième.
[59] Sur les sacrifices humains chez les anciens Arabes de Pétra et de Hira, V. l'article de Noeldeke, Arabs (ancient) dans Encyclopaedia of religion and ethics, Edinburgh, 1908.
[60] Cette légende apparaît dans l'historien arabe Wâkidi; V. Wellhausen, Reste arabischen Heidentums, 2e éd., 1897.
[61] Les Prairies d'or, IV, 126.
[62] Voyages d'Ibn Batoutah, éd. et trad. par Defrémery et Sanguinetti, collection de la Société Asiatique, t. I, p. 303 et suiv.
[63] The travels of Ibn Jubayr, texte arabe, éd. par William Wright et de Goeje, dans Gibb Memorial, 1907.
[64] Un ouvrage très documenté sur le pèlerinage est dû à M. le Baron d'Avril: L'Arabie contemporaine avec la description du pèlerinage de La Mecque, Paris, 1868.—V. aussi Gervais-Courtellemont, Mon voyage à La Mecque, 1896.
Le voyage de Burckhardt est de 1814; celui de Burton, de 1853; le français Léon Roche fut envoyé en mission à La Mecque en 1837.
[65] Sur les routes du pèlerinage, v. d'Avril, loc. laud., et Victor Bérard, Le Sultan, l'Islam et les Puissances, Paris, 1907.
[66] Ancienne forme du nom de La Mecque.
[67] Les géographes ou cosmographes arabes donnent quelquefois des plans du sanctuaire de La Mecque; V. par exemple Cazwini, éd. Wustenfeld, II, p. 76.
[68] V. Doutté, Merrâkech, I, p. 55.—Le même auteur, Magie et religion dans l'Afrique du Nord, 1909, ch. IX.
[69] V. notre Mahométisme, p. 205.
[70] V. Bérard, op. laud. Vers La Mecque et l'Egypte.
[71] R. Dareste, Histoire de France, t. I, p. 366.
[72] V. La Croisade noire, par le Mis de Bonardi du Ménil.
[73] V. notre Avicenne.
[74] Esprit des Lois, livre XIII, ch. XVII.
[75] La Chanson d'Antioche, éd. Paulin Paris, 1848; chant V, XLII.
[76] Lamartine, Nouveau voyage en Orient, p. 266.
[77] Histoire de Pierre le Grand, éd. de 1865, p. 401.
[78] Sur la Tolérance musulmane, V. un intéressant article qu'Ahmed Riza, alors directeur du Mechvéret, a publié dans la Revue Occidentale du 1er nov. 1876.—Dans le même sens ont écrit divers Musulmans tels que: Kiamil Bey, Vérité sur l'islamisme et l'empire ottoman, un mémoire présenté au Congrès international des Orientalistes de 1894; les tunisiens Benattar, el-Hadi Sebaï, Abd el-Aziz et Téalbi, L'esprit libéral du Coran. Dans les parlements des religions, et dans les sociétés théosophiques, on présente aussi l'islamisme comme une religion tolérante.
[79] Kasimirski prétend même qu'ils considèrent l'exemple du prophète comme «obligatoire», le Koran, trad., 1891, p. 343. On ne voit pas bien comment l'idée d'obligation peut naître en pareille matière.
[80] Histoire de la Turquie, t. I, p. 136.
[81] Die Fraue und der Sozialismus, p. 121.
[82] Zamakhchari, commentaire de C. IV, 3.
[83] Zamakhchari, Kacchâf, commentaire du verset cité.
[84] Esprit des lois, livre XVI, chap. X.
[85] Esprit des lois, livre XVI, chap. IX.
[86] V. notre article sur le voile des femmes dans l'islam, Annales Coloniales, 20 déc. 1906.
[87] Fernand Nicolay, Histoire des croyances, superstitions, mœurs, usages et coutumes, t. III, l. IX, coutumes et cérémonies du mariage;—Notor, La femme dans l'antiquité grecque.
[88] Jornandez, Histoire des Goths, récit de la mort d'Attila.
[89] D'Ohsson, II, p. 316.
[90] Mélanges de la faculté orientale de Beyrouth, t. I, p. 40; études du P. Lammens sur le règne de Moawiah.
[91] Goldziher, Muhammedanische Studien, II, 301; Doutté, Marabouts, p. 88; Dozy, Histoire des Maures d'Espagne.
[92] Macoudi, Le Livre de l'Avertissement, trad., p. 482-483.
[93] M. Gervais-Courtellemont a photographié en couleurs, avec les plaques Lumière, un certain nombre de monuments orientaux. L'un des plus beaux clichés est celui qui reproduit le revêtement intérieur, en briques émaillées, du tombeau de Roxelane; l'harmonie des couleurs est délicieuse.
[94] Kœcem est représentée dans la tragédie de Racine, par Roxane, femme d'Amurat; Bagdad y est appelé Babylone. Cf. Martino, L'Orient dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècle, 1906.
[95] Pierre Loti, Les Désenchantées.
[96] Ismaïl HAMET, Les Musulmans français du nord de l'Afrique, p. 253.
[97] V. surtout chap. IV, versets 2-11.
[98] V. notre Gazali, p. 134.
[99] V. par exemple le Madjâni el-edeb, recueil de morceaux choisis de littérature arabe en 6 volumes, Beyrouth, 1899.
[100] Emily Ruete, Mémoires d'une princesse arabe, trad. de l'allemand, Paris, 1905; début.
[101] Sur les superstitions relatives aux cheveux, v. Frazer, Le Rameau d'or, trad Stiébel, t. I. Les Tabous, p. 296.
[102] Aux noces du khalife Mamoun avec Bourân, fille du vizir, «on jeta au peuple des pièces d'or et d'argent, des vessies de musc et des œufs d'ambre gris.» Les Prairies d'or de Maçoudi, t. VII, p. 65.
[103] Sur l'éducation des jeunes nobles du moyen âge, v. La Chevalerie, par Léon Gautier.
[104] D'Ohsson, Tableau, II, 288.
[105] Traduction Galland, édition de 1860, p. 408.
[106] Lamartine, Voyage en Orient, II, 406.
[107] D'Ohsson, Tableau, II, 495.
[108] V. un intéressant chapitre de L. Rousseau, L'effort ottoman, 1907, première partie, Du développement intellectuel et social, et la préface de Réchid Safvet Bey.
[109] Nouveau voyage en Orient, 1863, p. 74 et suiv.
[110] V. le Bulletin des œuvres d'Orient, passim.
[111] Pierre Arminjon, L'enseignement, la doctrine et la vie dans les universités musulmanes d'Egypte, Paris, 1907.
[112] V. L'Algérie, par Paul Gaffarel, 1883, chapitre sur l'instruction publique, p. 626 et suiv.; Ismaïl Hamet, Les Musulmans français de l'Afrique du Nord, p. 182 et suiv.
[113] P. Duhem, Essai sur la notion de Théorie physique de Platon à Galilée, p. 137.
[114] La vie de Sidi Abd el-Kâdir Djîlâni par Dhahabi a été éditée et traduite par Margoliouth, Journal of the royal Asiatic Society, 1907.—V. notre article Abd al-Kâdir al-Jîlânî dans l'Encyclopædia of Religion and Ethics, Edimbourg, 1908.
[115] Rinn, Marabouts et Khouan, Alger, 1884,—Clément Huart, Konia, la ville des derviches tourneurs, 1897.
[116] Bargès, Vie du célèbre marabout Sidi Abou-Médian, 1884.
[117] Clément Huart, Konia, p. 207.
[118] Les voyages d'Ibn Batoutah, éd. et trad. Defrémery et Sanguinetti, IV, 21.
[119] Les traités des Frères de la Pureté ont été édités par Dieterici, Die Abhandlungen der Ichwân es-Safâ, Leipzig, 1883-86; voir p. 594 et suiv.
[120] Le Mantic ut-Taïr a été traduit en français par Garcin de Tassy, Paris, 1863.
[121] Il ne faut jamais oublier que l'histoire est faite au moyen de documents écrits; les transmissions par voie orale lui échappent. Leur rôle cependant a pu être très grand, surtout dans des matières qui naturellement commandent le secret ou tout au moins la discrétion, comme la mystique. Une phrase, une simple parole, une pensée, une image, est transmise un jour par une voie quelconque, et tombe sur des esprits qui justement en éprouvaient le besoin: ils la recueillent et en font leur profit. Quand le terrain est disposé, le hasard ne manque pas d'y transporter le germe.
[122] Voici quelques dates groupées, permettant de se rendre compte de la presque simultanéité de la floraison mystique dans les deux religions:
S. Bernard (1091-1153); S. François d'Assise (1182-1226); S. Dominique (1170-1221); S. Jean de la Croix (1542-1595).
Gazali (1058-1111); Sidi Djîlâni (1078-1166); Férîd ed-Dîn Attâr (1119-1230); Sidi Abou Médian (1125 environ-1197); Djélâl ed-Dîn Roumi (1207-1273).
[123] Ces exemples sont extraits de La Roseraie du Savoir, recueil de quatrains persans, édités et traduits par Hoçeyne-Azad, 2 vol., 1906.
[124] Evangile de S. Jean, XIV, 26; XVI, 17.
[125] V. aussi James Darmesteter, Le Mahdi depuis les origines de l'islam jusqu'à nos jours, 1885.—E. Blochet, Le Messianisme dans l'hétérodoxie musulmane, 1903.
[126] Ibn el-Werdi, La Perle des merveilles; chapitre sur l'apparition du mahdi, et chapitres suivants sur les événements de la fin du monde, édition arabe.
[127] D'Ohsson, Tableau, I, 266-268.
[128] Abd el-Jelil Zaouche: lettre au journal Le Temps, 25 décembre 1906.
[129] Ismaïl Hamet, loc. cit., p. 303.
CHAPITRE PREMIER L'UNITÉ DIVINE ET LES RITES DE LA PRIÈRE |
|
---|---|
L'acte de foi musulman;—origine d'Allah;—le prétendu
monothéisme des Sémites;—influence du
désert et de la montagne sur la pensée religieuse;—intuition
et preuves de Dieu. Les cinq prières quotidiennes;—l'appel à la prière;—les ablutions;—la Kiblah;—rites de la prière;—la prière solennelle et le prône du vendredi;—prières spéciales à divers cas. |
1 |
CHAPITRE II LA VIE FUTURE |
|
Le dogme de la Résurrection;—le jugement dernier;—les
preuves de l'immortalité de l'âme;—la non-éternité
des peines;—comment Dieu sera vu dans
l'autre monde;—funérailles musulmanes;—deuil
modéré;—l'interrogatoire dans la tombe;—le
châtiment du tombeau.
316 Descriptions de l'autre monde;—la nuit de l'ascension de Mahomet;—l'enfer conçu comme monstre;—les cercles de l'enfer;—le pont;—l'arâf;—le paradis. |
26 |
CHAPITRE III LE FATALISME |
|
Deux espèces de fatalisme.—Le fatalisme moral;—la
question ne se pose pas tout à fait de même que
dans le christianisme;—passages du Coran qui paraissent
exprimer le fatalisme;—cette interprétation
rejetée par les théologiens. Le fatalisme physique dans l'antiquité et dans l'islam. |
52 |
CHAPITRE IV L'AUMONE.—LÉGENDES MUSULMANES SUR JÉSUS ET MARIE |
|
Le précepte de l'aumône; sa signification religieuse et
politique.—La dîme.—Défense du prêt à intérêt.— L'hospitalité.—Œuvres d'hospitalisation. Jésus et Marie dans le Coran et les commentaires.—L'annonciation;—miracles de Jésus;—sa passion niée;—respect des Musulmans pour l'Evangile. |
78 |
CHAPITRE V LE PÈLERINAGE |
|
Caractère obligatoire du pèlerinage musulman;—Lieux
saints, centres de nations;—pas de grand
culte à La Mecque;—légendes bibliques.
317 Description du pèlerinage: dates; costume; routes; la mosquée sainte; le Kaabah;—le puits de Zemzem;—la visite au mont Arafat;—les sacrifices à Mina. Impression générale.—Le chemin de fer de La Mecque. |
104 |
CHAPITRE VI LE PRÉCEPTE DE LA GUERRE SAINTE |
|
La conception religieuse de l'islam est guerrière;—elle
est même conquérante.—Apostolat par la conquête;
droit d'attaque. Le service militaire conçu comme devoir religieux;—haute situation des guerriers dans l'islam;—les martyrs;—le devoir d'étudier l'art militaire. Opinions sur la tolérance musulmane;—selon la plus pure doctrine, cette tolérance ne peut être que précaire.—Danger de vouloir prouver Dieu par les armes. |
135 |
CHAPITRE VII SITUATION DE LA FEMME |
|
La polygamie;—comment la loi musulmane cherche
à parer aux inconvénients de la polygamie;—la
répudiation. Le harem et le voile;—entraves apportées au travail de la femme;—infériorité de ses droits civils. Femmes remarquables de l'islam. Une réforme de statut de la femme est-elle compatible avec la doctrine coranique? |
161 318 |
CHAPITRE VIII L'ENFANT ET L'ÉDUCATION |
|
L'ancien islamisme a porté peu d'intérêt à l'éducation.—Une
enfance arabe; fêtes de famille;—circoncision;—respect
des parents.—Ecole musulmane
populaire. L'enseignement supérieur ancien;—les universités;—les savants voyageurs. Progrès de l'enseignement à l'époque contemporaine en Turquie, en Egypte et en Algérie.—Comment la doctrine musulmane envisage la science. |
194 |
CHAPITRE IX LA MYSTIQUE |
|
La tendance au mysticisme très fréquente en Orient.—Le
mysticisme musulman ne vient pas du Coran;—Il
est surajouté à la doctrine coranique.—Les
premiers soufis ont eu des maîtres chrétiens. Mystiques célèbres de l'islam.—Faits psychiques. La doctrine mystique de l'islam comparée à celle du christianisme.—Dangers du mysticisme musulman pour les intellectuels et pour le peuple. |
225 |
CHAPITRE X L'AVENIR DE L'ISLAM |
|
Comment l'islam concevait autrefois son avenir;—progression
prophétique avant Mahomet;—fixité
religieuse après Mahomet;—la théorie mahdiste. L'idée d'évolution s'introduit dans l'islam.—Faible 319 probabilité des grands mouvements panislamistes.—L'évolution de l'islam dans plusieurs contrées.—Sympathie due aux Musulmans libéraux. |
254 |
NOTES DIVERSES | |
Bibliographie générale.—Minarets. Cloches.—Musique.—Peinture.—Fatalisme. Providence.—Prêt à intérêt.—Impôts.—Calendrier.—Fêtes.—Jeûne.—Vin.—Clergé.—Rites.—Lois militaires. Orphelins.—Education en Tunisie.—Médecine.—Libéralisme en Turquie.—Chrétientés orientales. | 285 |
Paris.—Imp. Levé, rue Cassette, 17.—S.
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Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. 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