«Nos pensées sont les événements de notre vie»
Qu'on me pardonne ma froideur à cause de sa sincérité.
La fougue aussi peut être froide.
A quoi bon m'expliquer, à vous qui ne comprenez pas,—à vous qui comprenez?
Quintessences? Non, restes... Ces pensées à peine pensées.
On n'apprend que ce que l'on sait.
Au lecteur de choisir sa dédicace.
Je mets au commencement de ce livre, invisiblement, ton nom,—ton petit nom qui fleurit.
«Maugré moy je t'écris, maugré moy je t'efface».
A l'ami, à l'éternel ami de l'Amazone.
A votre gracieuseté, ces pensées meilleures que celles que vous encourageâtes autrefois—et qui vous plairont peut-être moins!
A qui y trouvera des siennes—passées, ou à venir?
Votre admiratrice au dessus des différences, sinon à cause des différences.
... sans jalousie, sinon sans envie.
Aux amis d'Edouard, sinon à Edouard.
Pour votre sourire—pour certains de vos sourires.
... parce qu'il est question de vous—et d'elles.
A ma chère inconnue,—et vite de peur de ne plus oser.
... pour que certaines pages lui servent de glace corrective.
Témoignage de sympathie durable, quoique spontanée.
... vous ne lirez pas trop entre les lignes,—ni même entre les pages.
... dont j'aime les yeux et la façon de voir.
A l'ami des belles lettres et des belles lettrées.
... adversaire ou ami changeant: (sans peur, sinon sans reproche?)
Au petit Tendre.
... parce qu'elle met sous verre, dans une belle reliure,—après les avoir gentiment enjolivés d'impressions personnelles.
Votre «fumerie» comporte encore ces quelques étincelles?
A ma Dame dont la lucidité est d'autant plus rare qu'elle n'est pas toujours tout à fait méchante.
... dont toutes les paroles sont des bons mots.
Oser vous importuner dans l'espoir de vous plaire?
... pour que vos longs cils de myope les frôlent!
... que j'ai trop aimée pour aimer encore?
A l'ami d'une morte—et d'une vivante, qui furent amies.
A celui qui s'est peut-être fait prêtre pour avoir la tranquillité, et le temps de lire.
A celle qui m'appelle «chasseur de lucioles».
A celui qui n'admet aucune femme de lettres—sauf la sienne.
A plusieurs profils, en attendant qu'ils se transforment en dos.
A un esprit logé haut—par prudence.
Aimée ... quelle destinée de s'appeler «Aimée»!
Mais à quoi bon lire puisque vous savez chanter?
... pour le remercier d'être,—d'être pour nous.
A mon compagnon d'armes—inégales.
A cet homme plus que droit, comme renversé devant sa propre importance.
A cet autre, si penché vers autrui qu'il n'a jamais trouvé son propre équilibre.
A celui qui poursuit sa marotte et ne sentirait même pas la présence de Cléopâtre.
Et à celle-ci, qui, prudente sur ses petits pieds, ne risque jamais le déséquilibre d'une avarice.
A M... qui ne voit le monde qu'à travers sa vanité; pour qui nous ne sommes que des miroirs de poche.
A celle dont toute la vie s'exprime par ces deux initiales de son nom: A. O.
A qui me force à rester Israfel.
A ceux qui m'appellent «Natly».
A quelques amis d'enfance—pour prendre congé.
Aux amitiés nouvelles—qui ne sont que des amitiés retrouvées.
Pas à ceux qui m'appellent: Miss.
Vous offrir la rivalité de mes différences?
J'écrivis ce petit livre de pensées, pour vous, et c'est moins vous que d'autres qui les auront lues.
Voici mon livre, vous l'ouvrirez par curiosité? par courtoisie? La curiosité, n'est-ce pas une courtoisie? Et, vis-à-vis des femmes, son expression la plus moderne?
Quel besoin est-il de vous dédier des livres «dignes de vous» à qui je me suis dédiée moi-même. Un livre meilleur, plus soigné, que sais-je! ne nous eût-il pas été un reproche? (presque un rival?) Et je n'ai pas ce reproche à vous faire.
Gardez-moi toujours ainsi à votre seul et dur service sans loisirs.
Au «soldat ailé de France».
Et Vous, et Vous, Vous, qui êtes restés son pain blanc.
Pour A, B, C..., tous morts, alas how small the world is getting.
Et pour D, E, F, G, H, I, J, K, L, M, N, O, P, Q, R, S, T, U, V, W, X, Y, Z, que j'allais oublier.
«Il s'agist donc de savoir si en ce temps et dans l'estât où sont les affaires, il est à propos qu'une fille s'applique entièrement à l'estude des bonnes lettres et en connoissance des arts et sciences. Quand d moy je suis pour l'affirmative, je tiens qu'elle le peut et le doit faire, et il me semble que pour prouver ce point j'ay des raisons considérables.»
Anne-Marie Schurmann, 1646.
«NÉRISSA: Comment aimez-vous ce jeune Allemand neveu du duc de Saxe?
«PORTIA: Il me plaît très piètrement le matin quand il est sobre, et encore moins l'après-midi quand il est ivre. A son mieux il est un peu pire qu'un homme, et à son pire un peu mieux qu'une bête.»
... Il est vrai que Portia—qui savait juger—ne juge guère avec plus d'aveuglement le jeune baron anglais, ni le comte italien, ni le lord écossais, ni le gentilhomme français!
Ne plus nous apercevoir avec une justesse terrible de tout ce qu'ils ne sont pas.
Ils ne vous octroient que cette destinée de cassette, de loterie.
Pour juger d'un homme, sortez-le de son milieu; pour juger d'une femme, donnez-lui le sien.
—Elles sont si adaptables qu'on n'a jamais songé à leur faire une place.
Trop puritaines pour Vénus, trop frivoles pour Minerve, trop découragées pour Junon, leur intelligence semble cependant mériter une destinée...
N'être plus réduites à se marier pour se faire une situation.
Le mariage, une fausse valeur.
La maternité? L'enfant aussi limite à lui la femme,—et puis la délaisse.
Leur rancune ne venant que de leur superlative attente...
Leur rôle est si ingrat qu'il ne leur reste qu'à faire un sort à chacun de leurs silences.
Elles sont pourtant plus sensées que leurs chapeaux.
Découvrir leur front serait perdre leur dernière pudeur.
Si Œdipe, au lieu de répondre aux questions du sphinx, lui en eût posé? Mais, homme, il fut flatté qu'une femme aussi mystérieuse lui adressât la parole pour lui demander une futilité qu elle savait,—et il perdit, comme tant d'autres, l'occasion de s'instruire en lui répondant que son énigme était l' «homme»; mais l'énigme de la femme?
On entend encore: «Il sait parler aux femmes!»—mais celui qui saurait les faire parler?
Beaucoup ont trop renoncé à leur instinct pour avoir une sensibilité juste; d'autres, trop sensibles, n'ont pu céder à leur instinct.
La jalousie de leurs amants les contraint plus encore que la surveillance sans intuition de leurs époux.
Même les heureuses vivent dans cette cage, suspendue au-dessus de la vie,—ô monde vu au travers!
Ces petits noms de femmes et leurs diminutifs, comme pour les réduire encore davantage, les faire entrer dans cet état de pitié tendre que sont leurs meilleurs mariages.
Dans le mariage le moindre domine. Est-ce pour cela que le mariage est régularisateur?
Ne nous laissons pas choir à la légère: l'étreinte égalise.
Leur corps, arbre fruitier que leur démarche balance...
Et je songe à une stèle vue autrefois chez un peintre nippon: «Plus ses racines sont profondes, plus les fleurs sont légères.»
—On dit: il faut «se conformer».
Je ne me suis jamais conformée et pourtant je suis.
Quel enseignement pourtant, ô femmes, dans l'énigmatique douceur de cette déesse indienne: Son corps doré s'entoure de chaînes, et, d'une main elle fait le geste précis de l'éternité, laissant l'autre offerte à la vie.
Se venger, en ne leur donnant de soi que ce qu'ils veulent:
On dit que l'homme est triste après l'amour,—mais la femme l'est peut-être avant, pendant et après.
Jusqu'aux animaux en rut clament leur malédiction à la nature.
Ces mères—vierges nostalgiques de l'amour qu'elles n'ont pas connu.
Certaines femmes sont d'une si lente maturité sensuelle, qu'en devenant des mères, elles le restent à jamais.
Il est inadmissible que celles-ci surtout n'aient aucune voix dans les lois disposant de leur double destinée.
Seules celles qui créent péniblement la vie en connaissent assez le prix pour ne pas la gaspiller.
La guerre—cet accouchement de l'homme.
—Ils enfantent la mort, comme elles la vie, avec courage, inéluctablement.
Il reste aux femmes d'être leurs sages-femmes, des sœurs de charité, des marraines ou des témoins—en attendant.
«La patrie est une mère». Un gangréné dit: «Elle nous arrange bien, notre mère!»
Quand la patrie aura l'intuition, l'initiative, les appréhensions, les soins et les désintéressements d'une mère, on pourra peut-être là sauver des calamiteuses négligences des conseils d'hommes.
Est-ce par un sentiment de compensation et de restitution qu'un buste de femme réduit à l'état de bronze, préside dans vos palais de Justice, mairies...?
On accorde aux femmes des qualités d'astuce, d'intuition, de ruse et d'adresse supérieures si souvent à celles des hommes, pourquoi ne leur accorderait-on pas la possibilité de s'en servir au profit de l'État, au ministère des affaires étranges, etc...?
La diplomatie est une carrière éminemment féminine et dont les hommes s'acquittent assez mal, puisqu'en quarante ans, ils n'ont pas su se concilier une ennemie voisine, ni obliger qu'on se munisse suffisamment contre elle.
Et vous, sceptiques, à présent que les événements sont descendus au niveau de vos attentes, à présent que rien ne saurait être pire, que risquez-vous en admettant aux contreverses du gouvernement, madame ou mademoiselle Ubu? Voilà la légitime, la raisonnable et familiale trinité.
Le féminisme ne peut être une question de sexe, puis que le Français est plus femme que l'Anglaise.
Les femmes s'étonnent que, seul, le monde officiel ne paie pas ses erreurs assez cher, elles qui sont habituées à payer leurs fautes plus qu'elles ne valent.
Pourquoi ne citerait-on pas à l'ordre du jour les méfaits et négligences politiques?
—Mais qu'est-ce qui a montré les femmes dignes d'occuper de tels postes?
—Et vous-mêmes?
On ne saurait assez souligner qu'un Etat, composé et gouverné par des hommes, ne pourra jamais représenter ou suppléer la moitié du genre humain.
Adopter le Home Rule dans son sens universel.
Les rôles de Judith et de Cléopâtre sont démodés,—on n'a trouvé personne pour l'emploi.
Nous pouvons mieux que de conquérir le conquérant.
Toutes ces femmes de l'arrière, casquées comme des Amazones—désarmées.
Il faut libérer l'homme de l'homme.
«Le couple», où donc le placez-vous? sinon en tout, partout, avec son double droit de vie et de mort sur le monde—ensemble consenti? Reprenant le thème, de Lysistrata de plus haut, éclairer le vrai sexe ennemi, en lui rappelant que la vie est en nous, et qu'il détruit l'œuvre de la femme sans son consentement,—par ce suicide involontaire, collectif, ordonné aux mâles.
«Cette illustre amazone instruite aux soins de Mars
Fausse les escadrons et brave les hasards.
Vêtant le dur plastron sur sa ronde mamelle,
Dont le bouton pourpré de grâces étincelle,
Pour couronner son chef de gloire et de lauriers,
Vierge, elle ose affronter les plus fameux guerriers.»
ENEIDE, traduction de Marie de Gournay.
Il est temps que les Amazones ne se fassent plus féconder par l' «ennemi»—et l'ennemi n'est-il pas celui qui prendra à la femme son enfant, pour l'élever ou le tuer à sa guise?
Il n'y a pas de sexe ennemi; l'ennemi de l'homme, c'est l'homme.
Que tous ceux, purifiés par le feu, s'approchent de nos foyers solitaires: nous serons mieux que l'épouse, la mère ou la sœur d'un homme, nous serons le frère féminin de l'homme.
Femmes belles, vos visages éclairent comme des lampes d'albâtre fardé, votre jeunesse est déjà une jeunesse d'art et encore une jeunesse de lumière.
Douce lampe de Psyché, ne brûlez pas l'amour endormi,—éclairez-le.
Ne considérer leurs mains sur vos yeux que comme des pétales plus vivants? des fleurs, rien que des fleurs odorantes, fraîches, et qui se défont—et qui se défont aussi de vous, car vous n'avez su que les prendre, vous n'avez pas su les porter.
Vous acceptez leurs fleurs,—mais comment les jeter?
«Vieillir en beauté», est-ce vieillir de cette vieillesse sans prestige et sans défense des fleurs fanées?
La fin des femmes est encore plus navrante que la fin des fleurs.
Au lieu de se plaindre du bavardage envenimé des femmes vieillissantes, trouvez-leur donc une autre occupation.—La ligue contre la médisance ne suffit pas.
Quand arrive l'âge de ne pouvoir «créer des scandales», elles les répandent.
Pour cacher leur navrement, elles disent: «Renonçons enfin à la servitude de devoir plaire. On n'est guère libre qu'à 6 ou à 60 ans.»
Cette catastrophe: être femme.
Quelle pauvreté est la vôtre, vierges d'une seule virginité! Que n'avez-vous pu naître houris, ou du moins les oreilles, le nez, les yeux, la bouche également scellés. Une dévirginisation en vaudrait la peine. Mais quel piètre avantage de posséder le premier une qui vous juge de ses yeux ouverts, qui vous écoute de ses oreilles insatisfaites, et se tait avec ses silences. Et même arriveriez-vous à lui «faire dire comme vous», rien ne peut l'empêcher de penser comme elle, selon son sexe opposé et complémentaire; et ce sexe opposé, n'est-ce pas le stimulant et la cause de la création? Qu'elles vous tentent donc vers elles—et le fruit de la connaissance que les dieux ont défendue, de peur que les couples humains ne les surpassent.
Ni patriarçat, ni enfantiarçat, ni matriarçat, «elle avait cent villes, puis fut cloîtrée»,—participation, union, essai d'entente entre tous les genres du genre humain.
Elle aurait donné dix ans de sa vie (des dernières) pour ne pas arriver aussitôt à la cinquantaine. Que faire de la cinquantaine? A cet âge, la vie privée ne veut plus des femmes, la vie publique pas encore. Il faudrait avoir au moins à voter, à opter pour le bonheur d'autrui, avec toute la sagesse et l'expérience acquises,—et qui ont si peu suffi à leur bonheur personnel.
Les autres seuls profitent de notre expérience—que l'Etat à son tour profite de notre expérience!
Elles ont assez mal choisi leurs amants pour bien choisir leurs dirigeants.
Mais cette race, l'homme politique, s'est montrée si peu politique qu'elle tend à disparaître.
Qu'il se fortifie, et se perpétue, et se justifie, et s'intensifie, et se purifie, en s'adjoignant les femmes.
Car personne plus vite qu'une femme, non éprise, ne reconnaît la valeur d'un homme, ses buts, ses desseins, ses vanités, ses faiblesses.—Les hommes se trompent avec des paroles, on ne trompe pas une femme, même par le silence.
L'ambition est plus corruptible que l'amour, et les femmes ne feront rien sans amour.
Atalante, aux jambes fuselées, montant en s'évasant jusqu'aux hanches puissantes de lévriers de course,—faites pour courir après l'impossible!
Jambes d'Atalante et côtes de Saint-Sébastien.
Et vos admirables bras trop longs, étendus comme un peu au-delà de tout ce qu'ils pensent pouvoir saisir.
Quelle a dû être l'existence d'Atalante domestiquée par Mélanion?
Prenait-elle pour lui plaire de petits pas étriqués de mousmé, portait-elle comme Salammbô des chaînettes invisibles?
Quels sont les êtres qui ne sont jamais jetés à terre par la lourdeur de leur ailes?
La réalité est assez difficile à ployer à nous-mêmes pour permettre à tous nos actes de nous ressembler.
O Atalante, que votre démarche, comme un vaisseau, reprenne le large!
Et ne regrettez rien si, libre enfin, vous tracez un beau sillage.
Ayez la seule sorte de pureté qui vaille, celle qu'on ne peut ni vous gâter, ni vous ôter, et dont vous ne pouvez vous défaire. Votre pureté ne dépend pas d'un état d'ignorance, n'a pas plus ou moins de virginité,—votre pureté est aussi durable que vous-même, votre pureté, c'est vous.
Autre nativité: Seulement de la femme consciente et libre—de sa pureté à venir pourra naître le surhomme.
Quelle nouvelle griserie de se sentir seule et soi auprès de qui l'on aime, libérée de l'amour,—n'avoir plus besoin des autres pour être.
Gaspiller ainsi, sur un seul nos dons d'aimer?
Quel public ingrat qu'un seul.
Mais nous revenons aux êtres par nécessité, découragées de voir le peu de chaleur du reste.
—Pourquoi ne pas aussi leur permettre vos gloires et autres honneurs, postiches du cerveau.
Quoi de plus féministe que les neuf Muses—et Apollon?
La femme grecque devait devenir courtisane pour être écoutée.
Choisissons tout de même l'Occident septentrional où la jeunesse de la femme peut ne pas être sa seule destinée.
Mais Phryné n'aurait aucune chance d'être acquittée à présent—du moins en pays anglo-saxon—où aucune grâce ne prévaut, où l'amour semble jugé et les lois appliquées par de vieux eunuques. Il faut donc donner aux femmes d'autres valeurs.
—La concurrence tue l'amour; nous ne les aimerions plus.
—Vous les aimeriez peut-être mieux, en oubliant moins tout ce qu'elles furent, sont, et peuvent devenir, et l'amour sera toujours nécessaire pour tenir tout le reste à sa place.
Mais quelle gloire est digne de vous, ô femmes qui faites de vos cheveux une triple couronne?
... Nous qui avons fait l'arrière ensemble!...
«Qui vivra verra»,—mais qui vivra?
Le marteau musical,
Le balancier égal.
Du frappeur de médailles...
... A présent que la plupart de nos amis sont des morts—ou des ministres...
Appelons-les de leurs noms primitifs: Caïn, Abel.
Ce n'est pas parce que je ne pense pas aux hommes que je ne les aime pas, mais parce que j'y pense.
S'expatrier de toute patrie?
Si je m'étais abonnée à l'humanité, je m'en désabonnerais.
La guerre, cette justification de la bêtise humaine.
Quelle que soit la sottise des pronostics, la réalité la dépassera.
Le genre humain,—un genre que je déplore.
«... Et en dernier, Dieu créa l'homme.»—Nous nous ressentons de la fatigue du créateur.
L'humanité, cet enfant de vieux.
«Ubu roi?—Ubu Dieu.
Adam et Ève seront toujours nos parents les plus proches.
Si l'amour existait parmi les hommes, ils auraient déjà bien trouvé le moyen de le prouver.
La nature ayant inventé une horrifique et presque inextricable façon de naître et de subsister, la civilisation a sans doute voulu y apporter le secours de ses engins exterminateurs.
Cependant qui eût cru que la petite civilisation, si mal ajustée, dont nous pâtissions et jouissions si médiocrement, aurait un jour la force d'un élément pour s'anéantir?
Une bêtise collective a quelque chose d'élémental—c'est notre grandeur, à nous autres, civilisés.
L'idéal: ce lieu commun, qui ne se trouve nulle part.
Cette terre insatiable de sang, qu'on nomme patrie.
Quand on repeint l'Europe, la première couche est toujours de rouge.
Ugolin fut un père moins terrible que la mère patrie.
Était-ce par honte ou par prudence que Louis XIV défendait la grande porte de Versailles aux blessés de ses guerres?
Et vous, bourgeois, que peut votre petit zèle auprès de ces grands blessés?
Leur offrir une médaille commémorative et compensatrice de tout ce qu'ils ont perdu, aux manchots le confectionnement d'ouvrages de dames; de misérables rentes pour garantir leur misère d'aveugles—jusqu'à la fin de leurs jours sans jour?
Quel sort est à présent digne d'eux? statues mutilées de la France, victimes de leurs victoires.
Vous accepterez le sacrifice des «sommités fleuries» de la race, sans faire aucun geste qui vous montre leurs égaux, fut-ce même de vous immoler pour eux à votre tour.
Rangez-vous donc, citadins apeurés, et baissez la tête devant ces morts qui reviennent.
Ils semblent presque tous indignes de leur malheur.
Nous comprenons à présent la saine rudesse d'un Gargantua, la frivole insouciance des délicates victimes de la Conciergerie,—aussi ces bourgeoises bouffies et bavardes devenues des mater dolorosa.
Ces gens abrutis devant leur douleur—à laquelle ils n'avaient jamais pensé, insensibilisés à force d'étonnement.
Le choc est un anesthésiant naturel.
Le rire seul échappe à notre surveillance.
Je sais mieux par leurs rires que par leurs confessions ou leurs pleurs, combien et comment ils sont atteints.
Leurs rires, comme une vibration de fils conducteurs, nous mènent au centre des sinistres.
Ce cœur des armées, le tambour démodé, son battement emprisonné comme dans de la chair du cœur.
Nous recevons la vie, généralement couchés, mais la mort, dont nous avons solennisé le personnage, mérite qu'on la reçoive debout.
Je ne crois pas au manque de perspicacité des Français, mais plutôt à leur incapacité de s'ennuyer. Et penser à la guerre, et se préparer à la guerre, c'est s'ennuyer, ennuyer tout le monde, c'est s'encaserner. Mille fois mieux vaut-il mourir—et vaincre également sans y penser!
Trop de réflexion gâte le plaisir, trop de réflexion gâte aussi la guerre—les Allemands l'ont bien prouvé.
L'organisation est le bâtard delà réflexion—la réalité peut la désavouer et la fausser.—Vivent ces élans qui font l'esprit et le corps d'un peuple!
La Marseillaise dénote bien que le peuple français, bien qu'ayant produit Jeanne d'Arc et Napoléon et les plus résistants et les meilleurs combattants que le monde ait connus, n'a rien d'agressivement guerrier: «Aux armes, citoyens!... Entendez-vous dans les campagnes—Mugir ces féroces soldats—Qui viennent jusque dans nos bras—Egorger nos fils et nos compagnes... »
Cela pouvait sembler un sport pour le gentleman anglais, une raison d'être au militarisme prussien, une saignée pour la Russie, une occasion pour la Belgique d'être héroïque et de rentrer dans l'histoire, mais pour la France?
Le Français est en effet distrait; il a subi la guerre; il a également subi la victoire, et dédaignera même d'en tirer profit.
En Allemagne ils ont militarisé même leurs forêts...
Wilhelm: Will—volonté; helm—casque.
Allemagne: fourreau d'épée, embûche à canons, pépinière de Prussiens, usine à guerre. Ne vaut-il mieux refaire de vos soldats des mercenaires industriels, de vos métaux des mines de prospérité? Cela n'est-il d'un meilleur commerce?
«Il faut bien vivre»,—-bien vivre des autres? Mais pour cela, il faut des autres; massacrer et exterminer sa clientèle, n'est-ce pas d'une mauvaise économie politique?
L'Allemand, dont la musique est la femme, et la femme un bétail.
Ils critiquent l'utopie en vous disant qu'on ne gouverne qu'avec des «possibilités».—Comme s'ils n'accomplissaient pas chaque jour des utopies malfaisantes!
De l'homme des cavernes à l'homme des caves...
Il ne fallait pas avoir l'ouïe aiguë d'un Iroquois pour discerner la croissance et la marche de l'ennemi.
Si, au lieu de dormir sur leurs «deux oreilles», ils avaient fait la concession de ne dormir que sur l'une...
«Et qui l'eût cru!» disent leurs sceptiques écrivains, réduits à l'ironie des clichés.
L'illusion: une paresse de l'esprit.
L'inconséquence adressée à l'incompétence.
Ils sont fatalistes—en ce qui concerne autrui.
Ils disent: «La mort d'un homme est une terrible calamité, la mort de 100.000 est une statistique.»
«Le but» n'est qu'un prétexte.
Je croirais à ceux qui veulent servir la République, s'ils ne se servaient avant elle.
Même leurs jeux de dames finissent en jeux d'échecs.
Mais la politique doit être moins passionnante que les cartes, puisqu'on n'y joue surtout que la fortune d'autrui.
Les premiers rôlent varient: les figurants sont presque toujours les mêmes, qu'ils crient un jour Vive César, ou...
Ils ne se rendent pas assez compte qu'en choisissant le succès on ne choisit pas son public.
Je n'ai peut-être pas assez de haine pour comprendre la politique.
Ne consiste-t-elle pas dans l'exercice de son intelligence non contre l'ennemi, mais contre «l'autre parti»?
La France avec ses milliers d'artistes, n'a-t-elle pas un financier?
Imaginez un tronc sans tête, hérissé comme un porc-épic de porte-plumes: l'Administration.
Leur gouvernement: le hasard; les événements: leurs ministres.
La Tour Eiffel, précoce commémoration des fils de fer barbelés.
1914: immense Magic-City se terminant par son grotesque jeu de massacre.
Tant de morts n'ont-ils pas mérité la mort du militarisme.
En guerre, le choix des armes n'est pas égal, car c'est l'agresseur qui les choisit.
Les hommes politiques sont trop souvent incompétents dans les grandes circonstances parce que, étant limités par le quotidien de leur profession, ils ne trouvent plus en eux l'envergure d'une improvisation, histrions et non créateurs des premiers rôles.
Que ne nomme-t-on un plébiscite pour le Rhin, un plébiscite de Loreleys?
Ces instigateurs du nationalisme qui font la guerre en chapeau haut de forme.
Ceux qui ne pensent pas pensent comme l'Echo de Paris, ceux qui pensent ne savent pas ce qu'ils doivent penser.
Si l'on voit les poètes se prêter à l'action, c'est que l'action est montée sur leur sommet et qu'ils peuvent en tirer tout le lyrisme qu'ils réclament.
De ces juifs dépossédés qui semblent pâlir encore de l'agonie d'un dieu, qui ont accepté l'opprobre et l'héritage de la couronne d'épines;—mais toutes les couronnes sont peut-être des couronnes d'épines!
L'égalité: un niveau d'infériorité.
Pour assagir les profiteurs, que ne réduit-on leurs profits au «statu quo»?
Si ceci se pouvait, on verrait ces capitalistes enclins à des «pourparlers» immédiats.—Il y a aussi des jusqu'auboutistes du profit.
Cette rage de posséder m'étonne.—Quelle sagesse de n'être propriétaire de rien. On possède simplement, parce qu'on sait regarder, parce qu'on sent bien ce que l'on peut faire vivre en soi. Le propriétaire perd ce qu'il possède par l'habitude et l'ennui, ou il en devient le gardien, et, sans même le lui enlever le passant le lui prend.
Le propriétaire échappe rarement à sa possession, mais la possession échappe presque toujours à son propriétaire!
Tant de pays et tant de femmes aussi sont en souffrance, mal possédés: exproprier les propriétaires—sans prendre leur place.
Ils disent: «J'aime le poisson, et ne tiens pas à ce que le poisson m'aime!» Argument prussien qu'ils crèvent donc d'une arête—même le poisson mort a de la défense!
... Et qui de nous, parmi ses proches,
N'a pas de gens du genre boche?
Les Belges nés d'un méridional blond et d'une Allemande sympathique—encore sympathique.
Ces réfugiés, avec des yeux d'un bleu qui ne se fait plus en France, ce bleu strié des vitraux en rosace, le bleu de Chartres, devenu introuvable? ... Et va-t-on retrouver avec l'affluence des autres races chez vous, des pigments perdus, des procédés et des combinaisons d'êtres oubliés, des types assez anciens pour sembler nouveaux. Il faut se renouveler pour retrouver même le passé.
Certains réfugiés. Misérables d'une misère qui n'a fait que changer de place; quitter une pauvreté navrante et régulière pour une pauvreté pleine de nouveautés et de divertissements, est peut-être pour eux une façon inespérée de voyager.
Le primitif amour de l'aventure (plutôt qu'une fortitude envers l'adversité) fait supporter aux peuples des calamités, à la condition qu'elles soient excessives et inattendues, et délivrent pour un peu des calamités et des laideurs quotidiennes et habituelles.
Autant de différentes sortes de sensibilités, autant de sortes de courages.
Remy de Gourmont a dit: «Le courage se mesure sur la sensibilité.» Mais la sensibilité, sur quoi se mesure-t-elle?
Rien n'a l'air aussi simple ni n'est aussi complexe—et souvent faux—que les différenciations et classements.
«Courage physique»: les animaux sont courageux pour un besoin; les hommes sont courageux pour les mêmes raisons, ou par besoin de le paraître: courageux par peur.
«Courage moral»: et ses excès, intrépidité, fanatisme, amour du danger, etc...
L'excès est un attribut du courage, mais la prudence, et même la peur ne sont pas incompatibles avec un certain courage:
«Oh! mon Dieu, que cette coupe puisse m'être épargnée!»
On peut être courageux à contre-cœur et sans entraînement ni exaltation, pour ainsi dire en contradiction avec soi-même, ayant mis son courage, son but ou son plaisir dans autre chose. Ceux qui aiment la guerre manquaient d'un amour ou d'un sport adéquat, manquaient de l'art de vivre. C'est une calamité, pire, un dérangement, pour ceux qui ont trouvé.
Redevenir anonyme: prendre sa place dans l'épopée.
Lovelace, en partant combattre, dit à sa belle cette parole peu consolante pour elle: «I could not love you, dear, so much, loved I not honour more.»
Ce sophisme rend évident qu'il préférait la griserie de la bataille incertaine aux ébats d'un amour triomphant. C'est toujours humiliant de se voir préférer même l'honneur et c'est d'un Don Juanisme peu galant de le clamer.
L'homme, qui a une tendance à accepter les sentiments tout faits et qui les préfère même résumés en clichés, trouve dans le mot: honneur, une incitation au courage. Ce mot, sans autre excuse, masque presque toujours un intérêt parfois collectif ou simplement une des voluptés de la haine. Les femmes, plus véridiques en ce qui est essentiel, souvent le dédaignent.
On dit des Anglais, qu'ils se laissent tuer «comme des mouches».
S'exposer est souvent un manque de prévoyance plutôt qu'un signe de courage: ne pas craindre un obus sur la tête prouve une atrophie de l'imagination.
On peut aussi être cité à l'«Ordre du Jour» sans pour cela être un héros. A la guerre surtout, il y a la bravoure par entraînement, par inadvertance, sans réflexion ni choix, «la fuite en avant». Il faut en certains cas, un grand courage pour déserter—y être tenté et résister, se surmonter et surmonter l'instinct de la préservation, pour un but collectif et peut-être douteux, s'offrir résolument et consciemment en sacrifice, par esprit de corps, par esprit de pays ou par esprit de rien, est peut-être plus courageux que de ne jamais peser l'inutilité du risque.
Napoléon n'a-t-il pas dit que l'homme le plus courageux fut, selon lui, un soldat belge mort de peur à son poste?
En temps ordinaire il est difficile d'être courageux sans être trop remarqué; la guerre permet qu'on le soit d'une façon qui passe à peu près inaperçue.
Abdiquer de soi.
«They also serve who simply stand and wait.»
—Rôle de la femme pendant la guerre, courage muet, presque inactif, rempli seulement à faire silencieusement et sans honneurs de petites besognes navrantes: voir blessé ou mort ce qu'elle avait créé vivant, bien portant, et devant ce gâchis se donner encore, se donner toujours; sa tentation, son instinct, comme celui de l'homme de se battre, courage égal, mais le sien passe inaperçu d'être ce qu'on appelle naturel, cela rabaisse son courage à un rang animal, dont l'homme se différencie en combattant pour un idéal, pour une fausse valeur, ou pour le plaisir.
Suivre sa personnalité, le «to thine own self be true» d'Hamlet; mais j'oppose à cela cette vérité: «Céder à certaines tentations demande un terrible courage.»
L'être courageux n'est pas celui qui a fait une chose courageuse; mais dont toute la vie a été une chose de courage.
Admettre une idée, toutes les idées incitatrices au courage.
Leur courage est d'autant plus admirable qu'il est individuel et non collectif.
Je propose une croix civile pour ceux qui n'ont ni recherché, ni fui trop ardemment le danger,—pour tous ceux qui ont supporté la guerre avec un ahurissement sobre et sans paroles.
Qui ne se sont pas rués vers des besognes pour lesquelles ils étaient impropres.
Qui ont pris des coupons de l'Emprunt, et porté leur or au Trésor, sans espoir de le revoir jamais.
Qui n'ont pas recherché un brassard, ni un accoutrement, ni une occupation de guerre.
Qui, sous des prétextes fallacieux, n'ont pas essayé de voir le front, mais qui, avec sérénité, ont attendu ou créé la chose qu'ils pouvaient faire avec compétence.
En attendant que l'humanité redevienne humaine—le rester; garder un équilibre civil et personnel, dans le désarroi et l'ennui, est faire acte de bon citoyen, ce qui, égalant une croix de fer ou de bois, est une distinction en soi.
«Gloire à notre France immortelle,
Gloire à ceux qui sont morts pour elle,
Aux martyrs, aux vaillants, aux forts,
A ceux qu'enflamme leur exemple,
Qui veulent place dans le Temple.
Et qui mourront comme ils sont morts.»
Monotonie de l'héroïsme, prestige de l'uniformité...
Ne sortiront-ils jamais de ce cercle de mort que chaque génération lègue, sous forme de service militaire, à la génération suivante?
Marraine d'un inconnu? J'aurais trop peur de ne pouvoir le négliger comme un ami.
Une jambe ou un bras de moins est devenu un insigne moral,—on les reconnaît par ce qui leur manque.
Ne reculons pas avec notre temps. Il ne suffit pas que les réalités soient pour avoir raison.
J'exulte de n'être d'aucune utilité.
Les soldats sont des figurants exaltés parfois, obligés toujours de suivre le char de César.
Si l'esprit se soumet, il n'est pas nécessairement en «déroute».
C'est parce que vous n'aimez pas la vie,—la vie qu'il faut travailler comme une belle matière ingrate—que la guerre vous enchante.
«Ne pas se boucher le nez devant l'épopée.»
—Ni la renifler non plus, comme une hyène affamée.
«C'est aussi un peu grosse caisse, terne carnaval horrifique, mêlez-y vos fifres subtils, et de plus près! (la belligérante est à Nice).
Vous attendez d'être émue pour une France «suppliciée».—C'est vous qui êtes distraite, il vous faut donc l'épreuve pour voir, aimer, savoir? L'épopée est continuelle... C'est la vie qui est la grande aventure guerrière.
Et il en sera comme pour madame de Genlis qui, dans ses «Mémoires», déplore la Révolution française parce que, lors d'une émeute, son cabinet d'histoire naturelle a été bousculé, et qu'on lui a dérobé une sardoine de grand prix.
En parler est ennuyeux.
N'en pas parler est ennuyeux.
2 août:
Elle est là, la guerre! Avec quel visage? Personne n'en semble ni ivre, ni craintif, ni amoureux.
Un mobilisé:—«Ce n'est pas que j'aie peur, mais c'est dommage tout de même».
Un jeune homme, en quittant une femme:—«Puisque je te dis qu'il n'y a pas de danger...»
Ils partent tous avec le vent qui sonne la charge.
Une affiche de casino annonçant une représentation de «Boccace» reste sur une plage déserte.—Flagellé par l'orage, un vieillard s'abrite derrière une cabine de bains à roulettes.
La mer claque et montre ses dents.
Tous les petits papiers roses, bleus, rouges et blancs, que semblaient les gens au loin, sont balayés de la plage.
Il ne reste de la saison ni petits chevaux, ni baigneurs, ni casinos éclairés, ni femmes constellées et vénales, ni sportsmen occupés à suivre des petites balles, ni aéroplanes se maintenant, ou ne se maintenant pas, dans les airs mal faits pour eux; il ne reste de la saison que la saison, avec ses tempêtes, ses marées, ses grandes étendues de sables libres ou couchées sous les vagues.
Littérature.—Si nous sommes anéantis, vous trouverez toutes mes lettres inédites dans l'armoire de mon grenier, la postérité ... etc. ...
Sport.—«Je n'ai plus un rond», me dit un petit jockey de quarante-cinq kilos, qui devait monter Radium aux courses de Deauville, hier.
Confiserie.—La vendeuse de «Topsy», exilée parmi ses bonbons, n'a pas pu s'acheter une côtelette, ni une boîte de sardines, faute de monnaie.
Milliardaire, sans bagages.—«Je me couche pendant qu'on me blanchit.»
Recherche d'emploi des immobilisées. Mendicités des oisifs.
Toute cette camelote des sentiments..
La «mouche du coche», qu'importe!... mais la mouche de l'ambulance!...
Elles réveillent leurs malades plusieurs fois dans a même nuit pour leur demander s'ils n'ont besoin de rien.
Quêteuses d'aventures, ou vampires sadiques, auprès des blessés!
On prépare des lits dans les salles de jeu...
"Tas de chiennes en rut, mangeant des cataplasmes."
ARTHUR RIMBAUD.
L'Hôtel, transformé en hôpital militaire, est prêt, avec ses quatre cents lits, pour l'énorme accouchement. Ces dames des plages, déguisées en sages-femmes, attendent là, impatientes et toutes blanches, avec leur croix rouge au front et leurs belles mains ignorantes et sublimées. Et voici l'arrivage des hommes de souffrance, couchés au fond des autos, étendus sur des brancards; camionnés sous la pluie, des Marocains grelottent et voilent leurs faces par pudeur. Un casque de Prussien est entre les bras d'un soldat qui n'a plus de jambes. Le petit caniveau qui sépare la rue de l'entrée de l'hôtel fait grimacer de douleur un officier. Proie étendue sur le large poitrail d'une dame âgée, un zouave, avec les trois quarts du visage qui lui restent, fume une cigarette pour se donner une contenance. Celles qui n'étaient pas de service à la gare s'abattent, du balcon, où elles guettaient, sur les moribonds de premier choix.
Les trois grands bateaux arrivent de Dunkerque avec leur cargaison de guerriers qui chantent. Ils font vibrer de leur poids les cordages et les mâts. Tout est cris et couleurs. Et les bateaux, grandissant, entrent dans le petit port avec leurs hommes rouges et bleus et bruns. Parmi eux un clair Anglais, vêtu de blond, répond en souverain courtois aux «Vive l'Angleterre» qui l'acclament de la jetée. Tandis que les soldats français jettent de petits drapeaux belges à la foule, qui offre en échange cigarettes, chocolat, biscuits, fromages, fleurs, des filles jolies arrachent et donnent leurs collets de dentelle et leurs mouchoirs et leurs gants en gage d'un amour anonyme et généreux. Et lorsque les soldats vident les ponts et descendent à terre, on dirait que les bateaux se déshabillent.
Leurs fusils croisés forment de petits squelettes de tentes sur la place de Honfleur. Les soldats tendent avidement leurs mains aux paysans, aux fillettes qui arrivent, leurs tabliers pleins d'un bon pain chaud, qu'un caporal couvre de confiture. Des femmes et des garçons apportent, en courant, des bouteilles de cidre, des hôteliers envoient les bonnes avec le café destiné à leur clientèle. «Même celui qui n'a rien, donne ce qu'il a», résume quelqu'un derrière moi. Après qu'ils ont rempli leur bouche, les soldats remplissent leurs sacs et la poche arrière de leur uniforme avec des provisions dont l'avarice normande a su les combler,—car l'avarice seule peut avoir la ressource de telles prodigalités. On apporte après, des cartes postales et les fleurs rondes des dahlias qui semblent des décorations militaires. Chacun s'en empare avec la même avidité. Un prêtre aux gestes grandiloquents, entouré de trois dévotes, attend, de toute sa patience ecclésiastique, son tour. Ayant épuisé les autres ressources et amusements, on commence à l'entourer. Il se rengorge de contentement, mais la foule est déjà distraite, et en se détournant le laisse cloué sur place, comme un pingouin.
L'Hôpital est près de la côte de Grâce. Des lits bien nets et des femmes de toutes espèces attendent les blessés qui leur sont promis et qui se font désirer. Je rentre au laboratoire où des sœurs et des jeunes filles, des hobereaux et des cuisinières se font vacciner par une étudiante en médecine, en prévision des fléaux anticipés. Je regarde dans un bocal un foetus de cinq mois; ses jambes croisées, sa grosse petite tête lui donnent l'air d'un sage en ivoire: malgré le grand tuyau qui le rattachait à la vie, il a su ne pas naître!
On parle tous les jours à table, de spicas, d'extractions déballés, de gangrène, de pus bleu, etc..., etc...
Nous apprenons également tout un vocabulaire militaire nouveau, survivant aux communiqués:
Mobilisation. Mulhouse. Réquisition. Brillantes contre-attaques. Ultimatum. Guillaume. Offensive. Leurs grosses pièces d'artillerie Défensive. donnent peu de résultats. Les atrocités. Destruction de Louvain. Le théâtre de la guerre. La Prusse orientale. Quand les Cosaques viendront... Ils veulent tous retourner au feu. Nos alliés. Nous reculons, c'est exprès. Evacuation. Aucun changement sensible. Conseil de guerre. Un Taube à survolé Paris, jetant des Les droits de La Haye. bombes; aucun dégât sérieux. «Pas de nouvelles depuis quinze Un aéroplane allemand a détruit un jours!... hôpital. Les blessés arrivent. Nous progressons en Lorraine La Croix-Rouge. Les Allemands à Reims. «Abas Ali Abas. Chiffon de papier. Spica. Le Gouvernement à Bordeaux. Marocains, Turcos. M. Poincaré félicite nos troupes. L'aile gauche fléchit. Le Tsar embrasse la France en la Notre artillerie... personne de M. Paléologue. L'aile droite se maintient. Grandes occasions pendant les Attaquer le centre. hostilités. Dégarnir le front. Automobiles blindés. Prendre contact. Leurs pertes décrites par eux-mêmes. Autrichiens en déroute. Trente mille prisonniers. Les familles P, T, V, et X. rescappées Evacuation de Przemysl. de Varedde, sont en sécurité à L'effectif russe. Carpentras, et demandent des Héroïsme d'un soldat belge contre nouvelles des familles A. B, C, D, dix uhlans. leurs fils, neveux et frères. Trois zeppelins capturés. Nouvelles atrocités. Exploits d'un aéroplane français. Ordre du jour. Respecter sa neutralité. Mort d'un éclat d'obus au fémur. La Turquie s'arme-t-elle? Morts à l'ennemi: le caporal X... La flotte anglaise aurait coulé Sur le champ d'honneur. trois vaisseaux marchands. Promotions pour faits d'armes. Succès de nos troupes. Ils auraient employé des balles Leur moral est bon. dum-dum. Les réformés, munis des certificats Plus d'essence. de leur médecin, se présenter au «Saufs-conduits». Ministère de la Guerre. Benzol ou essence minérale mêlé à Mobilisation des territoriaux. l'éther ou à l'eau de Cologne La classe 1915, se présenter à la fait des ratés, mais peut servir mairie entre 9 heures du matin et pour fuites. 10 heures du soir. Tous les pneus réquisitionnés. Appel aux volontaires. «Permis de séjour». Nous nous replions sur Paris: Télégrammes visés. stratégie voulue. Cartes postales militaires. Ils manqueraient de vivres et de Les lettres de nos combattants munitions. n'arrivent pas. Bombardement de Senlis. L'État-Major. Appel aux habitants de D... Retard des correspondances, Matinée de gala au bénéfice des plaintes des familles. blessés. Lettres de Sa Majesté Georges V Les uhlans se retirent en désordre, pour féliciter M. Poincaré de son poursuivis par les Anglais. anniversaire. Evacuation des blessés de Il ne faut pas alarmer les Saint-Quentin et de Dieppe. populations. La Bataille de la Marne. Réponse de M. Poincaré à Sa Majesté Meaux. Georges V. Bataille de l'Aisne. Ceux qui répandent de fausses nouvelles On demande de vieux habits pour les seront arrêtés et poursuivis. blessés du Casino, leurs uniformes Ils tâchent de déborder notre aile étant en réparation. gauche d'un mouvement circulaire. L'Amérique envoie à la France une L'Italie exprime sa sympathie et cargaison de tomates. chante la Marseillaise. Un train de blessés s'est précipité Les uhlans sont entrés dans le village dans la Marne. X... et ont brûlé, fusillé, violé et On fait sauter les ponts. mutilé tous les habitants, Devenu fou sous les drapeaux. Nous progressons légèrement. Enfermé à la prison de ... La cathédrale de Reims est en flammes. Les puissances protestent. Nous avons presque anéanti et fait Quatre architectes, réunis à Rome, prisonnier un régiment, près de ... votent un blâme. Ils achèvent les leurs. Les intellectuels. Grands succès pour nos armes; Leur «Kultur». Ils avouent sept mille morts dans Mort de Pie X. la quinzaine après l'Yser. Le nouveau pape désapprouve Nous progressons sur tout le front. également le tango. Nous avons repris La Bassée. Le kronprinz serait blessé. Nous reculons légèrement près de Notre front ne bouge pas. Vailly. Anvers pris. Sans importance pour nous, puisque Aucune importance au point de vue l'action est au nord. stratégique. Le Kaiser leur aurait donné l'ordre Le gouvernement belge au Havre. de prendre Calais. Aide auxiliaire. Sur la Lys. Dans les tranchées. Ce roi admirable qui n'a pas hésité L'heure de l'armistice. à sacrifier son peuple et son pays Il n'est pas encore appelé, à l'honneur, au droit. La chasse aux embusqués. Ils abandonnent l'Yser. La guerre scientifique et non Notre patience inébranlable. artistique. Rien à signaler, qu'une violente Leurs canons s'enlisent. canonade. Notre Joffre a le caractère ferme Alternatives d'avance et de recul. et haut. Le front prend la forme d'une Nos blessés. énorme scie. Nous progressons en Woëvre et en Argonne.
Cela va-t-il leur remettre du sang dans les veines de le verser?
C'est peu de mourir pour ce qu'on aime, mais c'est beaucoup de mourir vainement.
Ceux qui ont trop tenu à la vie pour la risquer, l'ont perdue plus que les autres?
Une alliance valait mieux qu'un rapt?
Il n'est pas dit qu'Abel se soit défendu.
Être victime est aussi une volupté,—une volupté de Dieu.
Les Français sont pourtant habitués aux mariages de raison.
Le sang français, ce précieux vin de Bourgogne, devient chaque jour plus rare.
Périr, mais sans avoir mélangé ou souillé son crû?
«Songeons à refaire des enfants à la France», s'écrient déjà d'insouciants et stériles journalistes et politiciens.
«Luttons pour l'espèce»:
Après la maternité forcée ou artificielle, la couveuse artificielle, le lait artificiel, le sang artificiel, il restait à inventer ... la mort artificielle.
Il n'est pas français de craindre le mélange.
Cette «race finie»,—qui recommence.
Europe: tonneau des Danaïdes.
Leur champ d'honneur: une fosse commune.
Les peuples neutres, peuples ternes, badauds, disqualifiés d'être restés dans le bon sens:—le bon sens n'est pas toujours bon.
La terre n'a-t-elle pas une digestion assez solide pour assimiler l'ennemi et même l'allié,—elle a déjà assimilé le Franc, le Saxon, le Celte, le Latin, etc?...
—L'araignée attire la mouche au centre de ses fils et s'en repaît.
Le sang n'est-il pas plus français que la terre n'est française? (Le juif est plus juif que Jérusalem).
L'homme la synthèse de sa patrie, ou la Patrie la synthèse de l'homme?
Avant tout, il vaut mieux que la France ait des Français.
Les perdre est aussi facile que les refaire est difficile.
L'ennemi a peut-être bien pesé que, pour un peuple prolifique, la guerre,—même la défaite—n'est qu'une saignée, mais qu'un peuple infécond, même victorieux, s'extermine.
N'est-ce pas de l'intérêt de tous les peuples que soit sauvegardé cet exemplaire rare—intact jusqu'à ses couvertures extérieures? C'est un type humain qu'on peut aimer entre tous, et l'on ne saurait avoir d'autre patrie d'élection.
Le défendre contre l'emprise allemande, en faveur de l'emprise cosmopolite?
Plutôt deux Babylone que deux Berlin, mais plutôt que deux Babylone, un Paris.
Je vois très bien l'Europe républicanisée, où chaque peuple aurait les spécialités qui lui sont propres, ainsi que jadis.
«On allait aux autres villes de Grèce chercher des rhétoriciens, des peintres et des musiciens, mais en Lacédémone des législateurs, des magistrats et empereurs d'armée; à Athènes on aprenoit à bien dire, et icy à bien faire; là, à se desmeler d'un argument sophistique et à rabattre l'imposture des mots captieusement entrelassez, icy à se desmeler des appats de la volupté et à rabattre d'un courage invincible les menasses de la fortune et de la mort; ceux-là s'embesongnoient après les parolles, ceux-cy après les choses; là c'estoit une continuelle exercitation de la langue, icy une continuelle excercitation de l'âme.
MONTAIGNE: Essais, page 19, tome II. Jouaust.
Nous habitons une seule patrie: le monde.
(MÉLÈAGRE).
Protections,—qui nous protègent de tout ce dont nous avons besoin. Or, qui niera cette vérité élémentaire: Nous avons besoin de ce qu'ils ont, ils ont besoin de ce que nous avons.
Faudra-t-il donc «se couper le nez pour embêter son visage?».
Nos douanes—espèces de murailles de Chine qui, sans nous rendre exclusifs, nous appauvrissent.
Puissent bientôt les pays protectionnistes sembler des féodalités démodées.
Il y a peut-être moins de différences entre contemporains de nationalités diverses qu'entre un Français du Moyen-Age et un Français de nos jours?
L'individu a évolué sans la collectivité, mais la collectivité le rattrape, l'exploite et le fait massacrer.
«La vie d'un peuple n'est qu'une suite de misères, de crimes et de folies.» (Anatole France).—Les individus sont plus modérés.
Il y a partout des êtres civilisés, il n'y a encore nulle part de civilisations, ce qui fait le contraste entre l'urbanité de l'individu et la brutalité sanguinaire de la collectivité.
Les individus réaliseront-ils jamais en nombre suffisant une collectivité pensante et juste, comprendront-ils que la congestion des marchés, la rareté et la cherté (artificielle) des produits indispensables, amènent les grèves, les guerres et les révolutions,—et que l'ennemi est celui qui les gouverne vers de telles éventualités?
N'est-ce nous tricher nous-mêmes de ne point aider vers une évolution sagace des impôts: taxes directes, vers un essai prudent du libre échange de tout ce dont un être moderne pense avoir besoin et dont chaque peuple ou climat détient la spécialité ou l'excellence?
L'être cosmopolite, qu'il soit Japonais, Brésilien, Italien, Espagnol, Américain, tend à s'identifier: inconscient désir de fusion, «amour du prochain» en ce qu'il a d'utile, d'agréable, de beau ou d'interchangeable. Il va vers le semblable, et l'on n'y peut rien empêcher. Aidons-le donc à s'universaliser avec économie et agrément.
Il n'y a qu'un peuple,—le peuple moderne.
L'inventaire du monde est fait: il reste à présent à s'y emménager convenablement,—à nous défendre des éléments, et non des nations.
Il n'y a pas de peuple réussi au point qu'il ait à craindre les mélanges.
Faut-il préférer aux sophismes du raisonnement les erreurs de l'enthousiasme?
Allons à l'amour comme ils vont à la guerre.
«Rien n'est plus doux qu'Éros, et tout ce qui est heureux vient après. J'ai craché de ma bouche même le miel... Et voici ce que dit Nossis: «Celle que Kupris n'a point aimée ne sait pas quelles fleurs sont les roses.
Renée VIVIEN. Les Kitharèdes.
« Whom should I thanken but, you God of Love Of all this blisse, in which to bathe I ginnee And thanked be to ye, Lorde, for that I love? This is the right lifte that I am inne.»
CANTERBURY TALES.
L'amour, cet héroïsme démodé.
Nous ne touchons à la vie qu'avec nos cœurs.
C'est l'amour de l'impossible qui créa l'amour.
L'amour, et ses heures de génie.
Son plaisir, cette chute en hauteur.
Cette meilleure gloire: être ambitieux pour sa joie.
Jaloux pourtant, lorsqu'elle nous quitte pour la joie, pour la joie que nous lui donnons.
Ecrire un tel rythme du sang?
Sentir à travers son parfum, son odeur.
Leurs bras tordus au-dessus de leurs têtes comme deux Victoires.
Touchées par le feu...
L'ardeur des femmes en amour, la belle cohérence de leur corps...
Ceux qui ne mettent pas leur âme dans leur chair sont indignes de la vie.
Leur corps, âme palpable.
Leurs seins, fait de je ne sais quel ciel.
Leurs bras, où le désir fait croître ses ailes.
Cette chambre qui a l'odeur de leur jeunesse.
Ses yeux, luisants, couchés, pièces d'eau dans la chambre.
Dans le commencement, le doux désir sans peine...
Se peut-il que le désir ait un autre visage?
Les autres regards paraissent impersonnels comme des scintillements sur l'eau.
L'amour, et ses loyautés—éphémères.
Le doute est leur seule certitude.
Taire cet autre nom de l'amour: insuffisance.
L'amour compterait peu de maîtres, s'il pouvait compter.
L'amour, cette gloire personnelle.
Aimer, c'est jouer juste pour l'autre.
Être une amoureuse, c'est avoir du génie, du génie où il en faut.
Et comment ne pas aimer l'amour qui, chaque jour, nous laisse insatisfaits?
Éros, ce dieu d'intérieur.
... Et ses serviteurs désabillés.
La Beauté enfanta l'Amour, mais elle en accoucha trop tôt afin de ne pas se rider le ventre.
Quel cœur lourd nous donnent leurs amours légères!
Amour: église pour deux—où nous restons seul.
Que n'y a-t-il des archanges dans la vie? A certaines heures, un archange seul comprendrait notre amour.
Amour,—archange lapidé.
Désir contre désir, froissement d'ailes, ébats d'anges enfermés.
Tous ces soupirs: les étouffés, les ondés, les gémissants, les brisés, que l'on écoute avec ses reins...
Brute divine...
Quelle cathédrale que ses côtes arquées,—les grandes orgues de sa voix basse faisant résonner toute l'humaine architecture.
Ses regards, vitraux bleux, vitraux séraphiques, changeant selon l'azur extérieur? selon l'ombre intérieure? trouées d'âme? abîmes vitreux? flammes d'alcool, ou larmes cristallisées? feu à froid? brûlants glaciers?
Le dieu de l'amour sera toujours un crucifié.
O larmes, cristaux de l'amour!
Ces amants lucides, ces amants inconsolables d'être des amants.
Espérer le retour de l'égoïsme isolateur, qui vient mettre fin aux fusions et aux confusions humaines.
Evolution de l'amour: d'abord posséder pour aimer, puis aimer pour posséder.
Les moments nous changent plus que le temps.
La face-déifiée que vient de créer la joie.
Le soleil aveugle, le clair de lune déçoit, à travers la grisaille seule on voit les choses comme elles sont?
Quand dira-t-on: assez de brumes et de clairs de lune! A bout de romantisme, rentrer dans la bonne maison.
La rose vaut autant, ou presque autant qu'un œuf.
De ma joie toujours se lève mon âme.
La tendresse, ne serait-ce que de la pitié amoureuse?
Leur corps de chaleur et de fraîcheur: de plein midi et de plein minuit.
Seul me convient le climat de son corps.
Pour bien aimer, pour aimer d'amour, il faut avoir à la fois de la nature d'Épicure, et de celle de Jésus-Christ.
Les absents sont des sourds—des sourds ombrageux!
Le regret est une présence.
S'épaissir dans l'oubli d'elle—elle présente.
Les absents n'ont pas tort; au contraire, que de fois ils ont raison de nous, et leurs possessions sont illimitées. Les «présents» se demandent pourquoi cet intervalle qui semble nous séparer d'eux: place aux absents!
Se reposer dans sa totale incompréhension...
Toi,—l'heureux malheur de ma vie.
Pour se savoir trompé, il faudrait aussi pouvoir visualiser jusqu'aux pensées de l'infidèle.
Multiplicité, puis orchestration de la douleur chez un Vigny trompé.
Parmi les entr'actes de l'infidélité, on aspire à l'arrêt; mais même le a l'œil inquiet.
Elle m'aime plus que je ne le croyais, moins que je ne l'espérais.
Être capable des élans que l'on attend d'autrui.
Se dire tout, entre amants,—on n'exagère que ce que l'on découvre.
Cette femme est emplie de joies, les lui extirper une à une.
A froid: à faux.
Se méfier de l'amant qui aime trop son amour, il finira par se l'approprier.
Combien peu de nous ont une courtoisie du cœur!
Les juger, non pas tant par la manière dont ils aiment, que par celle dont ils n'aiment plus.
«Que d'aberrations dans leurs prétendues normes!
Remy de GOURMONT.
Sens virginal des vierges se souvenant de ce qu'elles ne connaissent pas encore.
Trop de femmes ont dit «oui», avant elles, dans leurs veines.
Nuptiale: O lys! cloche d'hier clamant des souvenirs.
Loin de ce que chantent les poètes, la vierge se reconnaît à son odeur et à ses mains rouges.
Qu'ils deviennent rares, ceux que la nature précipite impérieusement l'un vers l'autre dans le seul but de la reproduction!
(Je connais peu d'expressions plus adéquates de cette attirance que celle de Walt Whitman:
«Une femme m'attend»; mais n'est-elle déjà anormale par la préoccupation et la conscience de ce geste créateur?)
Et l'anormal ne commence-t-il pas dès qu'une préoccupation autre, ou une variété de désirs ou de sensations, vient compliquer les lois primordiales?
Dans l'universel domaine des sens, il y a de mystérieuses ferveurs, des attraits qui paraissent des attraits de l'esprit, chez qui le charnel ne semble pas exister:
«Let me not to the marriage of true minds
Admit impediments...»
Mais si l'on pense avec un certain déplaisir au mariage d'un Browning avec la presque paralytique Elisabeth Bartlett, c'est qu'on ne peut se rendre compte à quel point les sentiments transfigurent les corps, dont les faiblesses mêmes participent à l'amour. Ces espèces d'affinités sont peut-être plus personnelles, plus subtiles, au point de sembler à peine corporelles; elles sont cependant d'une évolution physique.
Parfois aussi cette évolution se trouve tellement éloignée des centres organiques,—satisfaits ou insatisfaits ailleurs—qu'une amitié passionnée s'ensuit, comme celle de Montaigne pour la Boétie, etc...
Dans certaines unions, la physiologie se remplace par la psychologie, la satiété de la chair n'amenant pas toutes les satiétés. Il peut lui succéder une espèce d'union immatérielle. Mais ceci est rare, à moins d'une diversion. L'enfant peut être cette diversion, et tenir unis deux êtres qui n'avaient plus d'autre motif de se rapprocher,—trait d'union après l'amour, parfois même à la place de l'amour.
Il y a aussi tous ces charnels ennuyés, qui appellent l'enfant, comme on appellerait au secours!
Ces couples qui admettent et désirent d'être trois.
Pour d'autres: L'enfant, ce fâcheux.
Croire qu'on s'aime lorsqu'on tend vers un but autre que l'amour?
Ils disent aussi: Créer un être inférieur, à quoi bon? Créer un être qui souffrira de nos infériorités, à quoi bon encore?
Pour être mère, il faut y regarder à plus de deux fois: soi, puis l'autre, puis les autres.
Par quel droit font-elles de la vie? défont-elles de la vie?
Celui qui veut confondre la reproduction et l'amour, les gâche tous les deux: le mariage est le résultat de ce gâchis.
L'enfant et l'amant sont nés simultanément des douleurs de l'épouse déçue et mutilée.
«Les enfantements pires que les meurtres»...
La vie, qu'il vaut mieux n'avoir ni reçue, ni donnée?
Ceux qui ne se parlent pas de sexe à sexe, mais d'égal à égale.
Puis il y a ceux et celles qui ne disent ni «ma femme», ni mon «époux», ni mon «homme», mais mon «Être».
(fragments et témoignages)
... Et que de normes dans nos prétendues aberrations.
«Et certes, s'il se pouvait dresser une telle accointance libre et volontaire, où non seulement les âmes eussent cette entière jouyssance, mais encore où les corps eussent part à l'alliance, il est vraysemblable que l'amitié en serait plus pleine et plus comble.»
MONTAIGNE, Essais, tome II, p. 88, édit. Jouaust.
«Il paraît être le dernier degré de la corruption réfléchie; et cependant il est le partage ordinaire de ceux qui n'ont pas encore eu le temps d'être corrompus. Il est entré dans des cœurs tout neufs qui ont connu encore ni l'ambition, ni la fraude, ni la soif des richesses. C'est la jeunesse aveugle qui, par instinct mal démêlé, se précipite dans ce désordre au sortir de l'enfance.»
VOLTAIRE, Dict. Philos. Amour socratique.
«... Il cultiva à la fois jouvenceaux et jouvencelles.»
Mille et Une Nuits, trad. Dr Mardrus.
«Et celui qui dit qu'aimer est un vice, est envieux,
novice tout à fait ou, par sécheresse, impuissant à aimer.»
CHAUCER, trad. Taine.
«Maudit soit à jamais le rêveur inutile
Qui voulut le premier, dans sa stupidité,
S'éprenant d'un problème insoluble et stérile,
Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté.»
Charles BAUDELAIRE.
«Ces passions qu'eux seuls nomment encor amours
Sont des amours aussi, tendres et furieuses,
Avec des particularités curieuses,
Que n'ont pas les amours, certes, de tous les jours.
Même plus quelles et mieux qu' elles héroïques,
Elles se parent de splendeurs d'âme et de sang
Telles qu'au prix d'elles les amours dans le rang
Ne sont que Ris et feux ou besoins érotiques...
«Dormez, les amoureux! Tandis qu'autour devons
Le monde, inattentif aux choses délicates,
Bruit ou gît en somnolences scélérates,
Sans même, il est si bête! être de vous jaloux.
Et ces réveils francs, clairs, riants, vers l'aventure
De fiers damnés d'un plus magnifique sabbat!
Et salut, témoins purs de l'âme en ce combat
Pour l'affranchissement de la lourde nature!
VERLAINE, Parallèlement.
Si le monde en général le méprise sans y avoir réfléchi, c'est qu'il est rarement tolérant au-delà de ses besoins personnels.
—D'ailleurs, depuis que Dieu fit Ève avec une côte d'Adam, rien n'est normal.
Si le péché originel avait été un péché original!
Flaubert fut critiqué pour avoir écrit: «L'amant pleura l'amant».
Une vieille loi des puritains débarqués en Amérique: «Ye dirty fellow that lieth with ye dirty fellow shall swing until he die.»
C'est ce même esprit qui condamna en Angleterre au hard-labour, Oscar Wilde, et qui motiva le suicide d'un général anglais, colonial, qui, malgré son courage exceptionnel, fut poursuivi pour ce menu fait.
Un Français de la Cour de Henri III ou un courtisan de l'«Elisabethan Period» serait bien étonné de telles rigueurs:
«Bel adolescent... tu es à moi ... je suis à toi...
Ainsi qu'au premier jour où je consacrai ton beau nom.»
«... Tu possèdes un visage de femme peint par la main même de la nature,
Toi, maître-maîtresse de ma passion!...» (Sonnets de Shakespeare).
On se rappellera que Lycurgue déplorait une infiltration d'esclaves à Sparte, craignant qu'elles ne détournassent les jeunes gens de leurs tuteurs, pour les conduire à la débauche. (Voir aussi Plutarque, Œuvres Morales, tome III, De l'Amour, IVe édit. Hachette).
On a fait du mot «platonique» un contresens.
«Socrate, qui se connaissait en amour aussi bien qu'un autre, reposa sous la même chlamyde qu'Alcibiade, qui ne se leva point franc de ses atteintes.» (Lucien).
Et si Socrate le repousse avec ironie, ce n'est pas par un principe de chasteté, mais parce qu'il ne le conçoit pas capable de lui donner en échange un amour assez beau:
«... Et ce n'est pas moi seul,—dit Alcibiade,—qu'il a ainsi traité; c'est Charmide, fils de Glaucon, c'est Euthydème, fils de Dioclès, et une foule d'autres qu'il a déçus en feignant de vouloir jouer auprès d'eux le rôle d'un amant, alors qu'il tenait plutôt celui du bien-aimé.»
«... Tout Eros n'est pas en soi louable et beau, mais seul est beau celui qui nous incite à aimer en beauté...»
«... Il advient par là, à ceux qui se livrent au hasard des rencontres, de s'attacher à ce qui est bon tout aussi bien qu'à ce qui est mauvais.»
Platon semble se résumer, lorsqu'il fait dire à Pausanias:
«Toute action en tant que l'on agit, n'est en elle-même ni bonne ni mauvaise ... rien ... n'est beau en soi, mais tout peut le devenir par la manière dont l'action s'accomplit...
«... Toute action n'est en soi ni belle ni laide; elle devient belle si elle est faite en vue du beau, laide, si c'est le laid qui l'incite.»
Banquet, traduction Mario MEUNIER.
Je trouve dans l'universel Walt Whitman un «Love of Comrades», un esprit plus sensitif que l'esprit platonique, plus rude aussi; mais d'une même essence. Dans «Leaves of grass», page 95, il fait revivre «Calamus», l'emblème que les jeunes gens échangeaient entre eux en gage de leur amour: et Walt Whitman demande aux «recorders» à venir de publier son nom comme celui du plus tendre des amants ... qui n'était pas orgueilleux de ses chants, mais de cet océan d'amour sans limite qu'il contenait ... qui, pensif, loin de celui qu'il aimait, incertain, étendu dans la nuit sans sommeil, connut trop bien cette maladive crainte cette moiteur apeurée, que celui qu'il aimait ne lui fût secrètement indiffèrent.
Et ailleurs:
Quand j'appris à la fin du jour de quels applaudissements mon nom avait été salué au Capitole, ce ne fut cependant pas une heureuse nuit pour moi que celle qui suivit...
Mais le jour...
... où j'ai pensé à mon camarade cher, mon tendre ami qui était en route pour me voir, ô alors, je me suis senti heureux...
«J'entendis le sibilement du liquide dévalant les sables comme s'il s'adressait à moi en son chuchotis pour me féliciter.
«Car celui que j'aime le plus au monde dormait auprès de moi, sous les mêmes couvertures dans la nuit fraîche.
«Dans le silence, sous les rayons de la lune automnale, son visage était tourné vers moi.
«Et son bras entourait légèrement ma poitrine, et cette nuit-là je fus heureux.» (Feuilles d'herbe, trad. Bazalgette, tome I, page 167, Mercure, 1909).
On connaît:
«Tes yeux las se sont clos, ô visage parfait.
Te contemplant ainsi, j'écoute, ô mon amante!
Comme un chant très lointain ton haleine dormante.
Je l'entends, et mon cœur est doux et satisfait.»
de Renée VIVIEN.
et l'émouvant sonnet de Verlaine à Rimbaud:
«... Bouche qui ris en songe sur ma bouche ...» ainsi que son «Laeti et Errabundi», dans «Parallèlement, où tout leur roman est donné à entendre:
«Car les passions satisfaites
Insolemment, outre mesure,
Mettaient dans nos têtes des fêtes
Et dans nos sens, que tout rassure,
«Tout, la jeunesse, l'amitié,
Et nos cœurs, ah! que dégagés
Des femmes prises en pitié
Et du dernier des préjugés...
mais voici que:
«L'envie aux yeux de Basilic»
s'en mêle:
«On vous dit mort, vous. Que le diable
Emporte avec qui la colporte
La nouvelle irrémédiable
Qui vient ainsi battre ma porte!
«Je n'y veux rien croire. Mort, vous,
Toi, dieu parmi les demi-dieux!
Ceux qui le disent sont des fous!
Mort, mon grand péché radieux...»
Verlaine est l'esclave de «l'époux infernal», que les parents trop soucieux de sa bonne réputation ont ridiculement voulu prouver chaste. Chaste en l'honneur de qui, de quoi?
«On ne se retire pas du monde à deux pour être chaste, mais on l'est peut-être devenu du moment qu'on aime, parce que le corps que l'on aime prend une valeur telle qu'on ne peut le qualifier par des mots impudiques... Pour Verlaine, les relations sexuelles deviennent chastes lorsqu'elles sont dictées par l'amour, et il ne confond nullement l'amour avec le besoin physique. L'amour est chaste, quels que soient ses gestes.»
(Lettres à l'Amazone, Remy de Gourmont).
«Vous qui me jugez, vous n'êtes rien pour moi.
J'ai trop contemplé les ombres infinies;
Je n'ai point l'orgueil de vos fleurs, ni l'effroi
De vos calomnies.
«Vous ne saurez point ternir la piété
De ma passion pour la beauté des femmes,
Changeantes ainsi que les couchants d'été,
Les flots et les flammes.
«Rien ne souillera les fronts éblouissants
Que frôlent mes chants brisés et mon haleine.
Comme une Statue au milieu des passants,
J'ai l'âme sereine.»
dit Renée Vivien
dans «Le Dédain de Psappha»
Et dans: «A l'Heure des Mains Jointes»:
«... Vois: j'ai l'âge où la vierge abandonne sa main
A l'homme que sa faiblesse cherche et redoute,
Et je n'ai point choisi de compagnon de route,
Parce que tu parus au tournant du chemin...
«On m'a montrée au doigt en un geste irrité,
Parce que mon regard cherchait ton regard tendre.
En nous voyant passer, nul n'a voulu comprendre
Que je t'avais choisie avec simplicité.
«Considère la loi vile que je transgresse
Et juge mon amour, qui ne sait point le mal,
Aussi candide, aussi nécessaire et fatal
Que le désir qui joint l'amant à la maîtresse...
«Laissons-les ausouci de leur morale impure...
«Nous irons voir le clair d'étoiles sur les monts...
Que nous importe a nous le jugement des hommes?
Et qu avons-nous à redouter, puisque nous sommes
Pures devant la vie et que nous nous aimons?...
«En débarquant à Mytilène»,
«Reçois dans tes vergers un couple féminin...
«Ile mélodieuse et propice aux caresses...
Parmi l'asiatique odeur du lourd jasmin,
Tu n'a point oublié Psappha ni ses maîtresses...
Ile mélodieuse et propice aux caresses.
Reçois dans tes vergers un couple féminin...»
«Mes mains gardent l'odeur des belles chevelures.
Que l'on m'enterre avec mes souvenirs, ainsi
Qu'on enterrait avec les reines leurs parures..
J'emporterai là-bas ma joie et mon souci...
(Renée Vivien: «A l'Heure des Mains Jointes».)
Lord Alfred Douglas dit au «Poète Mort» (Oscar Wilde):
Cette nuit, j'ai rêvé de lui, j'ai vu sa face
Rassérénée enfin, sans ombre ni tourment,
Musique de jadis qui chante éperduement
J'entendis sa voix d'or, et son verbe qui trace
Sous les vulgarités, l'insoupçonnable grâce.
Cette voix fait du vide un émerveillement,
Revêt tout de beauté comme d'un vêtement,
Et le monde n'est plus. La fable le remplace.
Plus tard il me sembla qu'au dehors d'une grille
Je regrettais les mots perdus, à peine nés,
Mystère à moitié dit, et que l'heure éparpille.
Ces contes, oubliés, qu'il contait sans effort
Tels des oiseaux chanteurs, étaient assassinés,
Ainsi je m'éveillais sachant qu'il était mort.
(Trad. N. C. B. dans «Le double Bouquet»).
Whitman dit encore dans «Calamus»: «Je suis celui qui brûle d'amour.»
Les êtres qui brûlent d'amour sont purs, purs comme les flammes.
Pendant la guerre civile aux États-Unis, dans «Drumtaps», page 250, Whitman, qui n'est obsédé par aucun atavisme romantique de damnation, comme par exemple Baudelaire (Femmes Damnées, Lesbos, etc.) (Fleurs du mal, nouvelle édit. Crès) accueille ainsi un adolescent dont il se sent épris au premier regard échangé:
«O garçon des prairies au visage hâlé,
«Avant ta venue au camp, bien des dons arrivèrent et furent bien venus:
«Des louanges et des présents, avec de la nourriture substantielle, puis,
[enfin parmi les recrues,
«Tu vins, taciturne, n ayant rien à donner, nous nous sommes regardés
[seulement,
«Ah! tu me donnas plus que tous les cadeaux de ce monde!»
Ceci rappelle un peu l'innocence théocritéenne: «Au retour de chaque printemps, réunis autour du tombeau de Dioclès (l'amant célèbre), les jeunes gens se disputaient le prix des baisers. Celui qui a su appliquer le plus délicieusement ses lèvres sur les lèvres, revient à sa mère chargé de couronnes...
«... Sans doute ses instantes prières invoquent Ganymède aux yeux brillants, pour que sa bouche ressemble à la pierre lydienne qui apprend aux changeurs à bien reconnaître l'or pur.»
Quel est l'écolier qui n'a pas appris dans Virgile que le berger Corydon aimait le bel Alexis»? Quel serait cependant l'étonnement scandalisé de son professeur s'il l'entendait faire desemblables aveux!
Non seulement les jeux bucoliques, mais aussi des courages guerriers s'inspirent de cet amour.
Platon désirait que les armées fussent composées d'amants, car quel amant oserait paraître lâche devant son bien aimé!
«S'il arrivait, par quelque enchantement, qu'une ville ou qu'une armée ne comptât que des amants et des aimés, il serait impossible que cette cité ou cette armée n'eût pas trouvé par eux la plus sûre garantie de sa prospérité. De tels hommes, en effet, s'abstiendraient de tout mal et ne se voudraient mutuellement que du bien: et, dans les combats, des soldats ainsi unis vaincraient quoiqu'en petit nombre,—et pour ainsi parler—toute l'humanité. Plutôt que d'être vu de son aimé déserter son poste et jeter bas ses armes, l'amant préférerait accepter d'être alors aperçu de l'armée entière; et pour ne point subir cette honte, souvent il choisirait la mort.» (Platon).
En effet, quel courage surpasse celui de Patrocle et de son ami Achille.
Achille «n'hésita pas à secourir Patrocle, à ne pas seulement mourir pour lui sauver la vie, mais à mourir encore après le meurtre accompli de son aimé.«(Platon).
«Achille n'aimait point Patrocle pour le seul plaisir de rester assis vis-à-vis de lui. Mais leur amitié se doublait par un plaisir commun. Aussi lorsque Achille pleure la mort de Patrocle, sa douleur éclate avec l'accent de la vérité.» (Lucien).
«Quel commerce plus doux que tes embrassements?» (Homère).
Et dans Shakespeare, Patrocle, craignant qu'à cause de lui Achille ne compromette sa gloire en gardant trop longtemps une attitude passive, efféminée, l'incite de cette façon:
«C'est moi qui suis condamné pour ceci, ils pensent que mon peu d'appétit pour la guerre et votre grand amour pour moi vous retiennent ainsi. » (Troilus et Cressida, acte III, scène III).
On se rappellera aussi toute la subtile délicatesse que met Platon à différencier la supériorité de l'amant par rapport à l'aimé, sans concevoir la possibilité que l'un ou l'autre puisse être répréhensible.
«L'épris, en effet, est plus divin que l'élu, car l'épris est inspiré par Dieu.»
«Je ne connais pas un bien plus grand pour un adolescent que la possession d'un amant vertueux, et de bonheur plus précieux pour un amant que l'élection d'un digne favori... (Banquet, trad Mario Meunier).
Personne n'a jamais songé à discuter certains goûts d'Hercule, de Zeus. Il est vrai qu'ils ne nous touchent pas de près! Une esquisse, attribuée à Michel-Ange, exalte même cet aigle divin qui emporte dans ses serres l'adolescent Ganymède, au corps extasié. Ils sont si haut dans les airs que ni l'un ni l'autre ne semble conscient des jappements que leur adresse un roquet resté là-bas tout au loin sur la terre.
Les défenseurs de la vertu de Shakespeare, de Sappho, de Verlaine, de Rimbaud, etc..., sont issus sans doute de l'ours à pavé de La Fontaine ou de ce chien dessiné par Michel-Ange.>
Plutôt que de blâmer, en persécutant nos dissemblables, cherchons à surprendre dans la nature ou la divinité leurs causes et leurs raisons d'être.
Dans la Genèse, aussi bien que dans les livres sacrés hindoux et persans, il est écrit que l'être primitif fut créé mâle et femelle.
Aristophane, dans le Banquet, nous donne de curieuses explications sur la séparation des Androgynes.
Ève formée de la côte d'Adam, n'est que la parabole d'une division semblable. (Naissance d'Ève, autrement conçue par Salomon Reinach. Revue de l'Histoire des Religions, 1918).
Il reste encore des exemples dans certains animaux et dans les végétaux.
Il semble naturel que des êtres, nés de deux sexes, portent parfois leurs doubles attributs mélangés. Hommes par le corps, femmes par l'esprit, ou le contraire, ou une fraction du contraire, variables à l'infini. Il y a des androgynes d'esprit aussi bien que de corps.
La gynécologie, ainsi que l'esthétique grecque, reconnaît l'influence des objets extérieurs sur la gestation, et il serait temps d'observer l'influence de la pensée des femmes enceintes «prégnant»—sur leur enfant—pensée qui, chez les orientales, se borne peut-être à une influence ou à une habitude, car c'est toujours un fils qu'elles doivent réclamer, mais la vie du harem, composée de femmes, souvent amoureuses ... peut influer autant qu'une volonté précise sur le sexe moral de l'enfant qu'elles portent. Combien d'entre les femmes occidentales, obsédées par le désir d'un fils ou d'une fille, choisissent jusqu'au nom masculin ou féminin qu'ils doivent recevoir en naissant; et les témoins de la délivrance ne constatent que le sexe corporel, seul abandonné aux hasards de la nature, la femme ayant peut-être inconsciemment formé, selon son choix, le sexe intérieur de son enfant.
De quel courage viril est douée mademoiselle de Maupin, celle qui se battit en duel, et qui mit à feu un couvent pour en libérer une des sœurs qu'elle convoitait (Voir Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, et G. Letainturier-Fradin, La Maupin: sa vie, ses duels, ses aventures).
Sappho songe peut-être aussi à arracher sa bien-aimée à celui qui la possède.
«Il me paraît l'égal des dieux, l'homme qui est assis en ta présence et qui entend de près ton doux langage et ton rire désirable, qui font battre mon cœur au fond de ma poitrine. Car lorsque je t'aperçois, ne fut-ce qu'un instant, je n'ai plus de paroles, ma langue est brisée, et soudain un feu subtil court sous ma peau, mes yeux ne voient plus, mes oreilles bourdonnent, la sueur m'inonde et un tremblement m'agite toute; je suis plus pâle que l'herbe et dans ma folie je semble presque une morte... Mais il faut oser tout». («Ode à une femme aimée»; Sappho, trad. Renée Vivien).
Elle est plus orgueilleuse dans la paraphrase «d'Anactoria» de Swinburne:
«M'ayant faite moi il ne me détruira pas,
Ne me détruira ni ne m'assouvira, comme des troupeaux à lui
Qui rient, vivent an peu, et sont contents de leurs baisers
Et leurs amours sont rapides et légers,
Et la mort certaine les enserre...
«Moi, Sappho, serai une avec toutes ces choses.
Avec toute chose qui plane éternellement; et mon visage
Entrevu, mes chants écoutés dans un étrange domaine,
S'enrouleront a l'esprit des hommes...»
(Je ne connais qu'une tirade aussi magnifique dans l'exaltation de son entité: c'est lorsque Satan répudie à son tour Jéhovah, dans Milton).
Et dans ses «Sapphics»:
«Ah the singing, ah the delight, the passion!
All the Loves wept, listening; sick with anguish,
Stood the crowned nine Muses about Apollo;
Fear was upon them,
«While the tenth sang wonderful things they knew not.
Ah the tenth, the Lesbian!...»
Les livres de physiologie traitent d'exemples parfois moins poétiques, et autrement définis: «En naissant elle était très petite. Sur un portrait d'elle à 4 ans, le nez, la bouche et les oreilles sont d'une grandeur anormale et elle porte un petit chapeau de garçon...» (L'inversion sexuelle par Havelock Ellis. Cas. IV, etc):
«Il a beaucoup de soldats dans sa famille... N'aime pas les sports, mais la musique, les livres, la mer. Ne peut pas siffler.
«Son aspect n'a rien d'anormal, sinon un air de jeunesse. Il voudrait avoir un fils, mais craint le mariage.»
«... Je crois que l'affection entre personnes du même sexe, même si elle comprend la passion sexuelle et sa satisfaction, peut conduire aux résultats les plus merveilleux que la nature humaine puisse atteindre. Bref, je mets l'amour inverti sur le même plan, exactement, que l'amour normal..»
«Comme la race ne semble pas en danger immédiat de périr, je le laisse à ceux qui l'aiment.»
D'ailleurs on pourrait presque ériger en proverbe: prolifique comme un inverti, vu le nombre d'enfants que nombre de ceux-ci infligent à leurs épouses. En revanche «ces dames de l'île» n'apportent au mariage qu'un ou deux exemplaires humains—normaux et fort bien réussis généralement.—La nature voulant affirmer sans doute par celles-ci et ceux-là ses inébranlables capacités d'équilibre et loi de compensation.
Si j'ai choisi mes exemples plutôt dans la littérature, c'est que les êtres doués d'expression se racontent avec plus de subtilité et d'étendue, et dans une forme plus acceptable.
La légende nous a fait connaître: Alexandre le Grand, Parménion, Aristogiton et la fidélité inébranlable d'Harmodius; ils renversèrent le pouvoir des tyrans athéniens Hippias et Hipparque (Voir Platon).
L'amour d'Adrien pour Antinoüs:
«You heard from Adrian's gilded barge the laughter of Antinoüs.» (Oscar Wilde).
Voyant qu'Adrien, pour lui, négligeait ses devoirs d'État, Antinoüs se noya pour le libérer de l'enchantement qu'il subissait, ou pour d'autres raisons... Et le Nil le reçut.
«The ivory body of that rare young slave.
With his pomegranate mouth!» (Oscar Wilde).
Lesbie et cette esclave que Catulle nommait «son moineau», dont il était à la fois admirateur et jaloux. (Voir le conte de Catulle Mendès Le moineau de Lesbie, aussi son curieux Mephistophela.)
«Il n'y a donc pas de détails libidineux?»—murmure en lui-même le public oiseux, désappointé, avec une nuance de reproche.—Ce public, à l'esprit vide, est généralement dépravé.
Ainsi vous observerez chez les chiens:—deux chiens courent tout d'abord en se rencontrant aux parties honteuses de leurs anatomies, en effectuent un examen complet, et plus ou moins satisfaisant. Ceci fait, leur curiosité pour autre chose se réduit à néant, et les voilà prêts à repartir, ayant élucidé le nœud de la question.» (Carlyle, Frédéric the Great).
La liste interminable des chroniques scandaleuses, etc., serait peut-être moins longue que les cas actuels, plus probants encore, mais que je ne veux citer, l'inversion n'étant pas encore revenue tout à fait à la mode, malgré que certains petits faiseurs d'embarras, pitres des arts, espèces de plagiaires de femmes, faux mignons ou damoiseaux dégénérés, de préférence homosexuels, sont admis dans un certain monde où les frivolités de toute espèce les réclament. Si les homosexuels de plus d'envergure ne s'y rencontrent guère, c'est que toute véritable passion rend insociable.
«Ah! leurs petits vices, ah! le pauvre vice maigre!... Comment s'indigner des modestes exploits des petits hors-nature?... Les doux crétins qui pensent aimer le vice ne l'aiment même pas. L'éphèbe vêt l'éphèbe en femme. S'il haïssait le sexe adverse—ainsi que Renée Vivien: «On m'avait condamnée aux laideurs masculines»—«il serait beau comme ce qui vit sous l'ordre d'une fureur. Mais en humbles «gosses», ils singent le Féminin. Pâles cabots qui ne se passent pas de mise en scène. Le vrai vice n'est possible que dans l'esprit. Le doux corps, n'est jamais qu'un benêt, un innocent (sans nuisance, au sens latin)...»
«... Si un homme aimait sans faillir un homme jusqu'à la vieillesse, et n'importe comment, je les saluerais tous les deux comme un défi à la faible nature...» (Aurel, La semaine d'amour).
«Il y a quelque chose de charmant dans l'union de deux jeunes femmes, à la condition qu'elles veuillent bien rester féminines toutes les deux...» (Pierre Louys, Aphrodite).
«Il y avait une jolie femme dans cette société: Madame B..., mais elle faisait l'amour avec un autre point d'interrogation noir et crochu, Mademoiselle de M... (Et, en vérité, j'approuve ces pauvres femmes).
Vie de Henri Brulard, page 98.
Autobiographie de Stendhal, publié par Casimir Styenski (Emile-Paul).
En lisant attentivement «La Colère de Samson», d'Alfred de Vigny, il semble clair que l'infidélité qu'il reproche à la Dorval (à peine déguisée en Dalila) est toute féminine:
«Elle rit et triomphe; en sa froideur savante,
Au milieu de ses sœurs elle attend et se vante
De ne rien éprouver des atteintes du feu.
A sa plus belle amie elle en a fait l'aveu;
Elle se fait aimer sans aimer elle-même;
Un maître lui fait peur. C'est le plaisir qu'elle aime;
L'Homme est rude et le prend sans savoir le donner.—
La femme aura Gomorrhe et l'homme aura Sodome». «... Et se jÉtant, de loin, un regard irrité, Les deux sexes mourront, chacun de son côté.»
Mais que ceux qui craignent la fin de l'espèce se rassurent!
«Les deux sexes mourront, chacun de son côté» lorsqu'ils ne se jetteront plus «un regard irrité»...
Nous sommes encore loin de cette entente indifférente qu'il nous est permis de supposer entre Gomorrhe et Sodome (qu'en doit dire prochainement Marcel Proust?)
L'amour de Ruth pour sa bru s'exprime avec une piété plus fervente qu'il n'est généralement admis de la part d'une belle-mère ... occidentale.
«Noémi dit à Ruth: Voici, ta belle-sœur est retournée vers son peuple et vers ses dieux; retourne, comme ta belle-sœur. Ruth répondit: Ne me presse pas de te laisser, de retourner loin de toi. Où tu iras, j'irai, où tu demeureras, je demeurerai; ton peuple sera mon peuple, et ton Dieu sera mon Dieu; où tu mourras, je mourrai, et j'y serai enterrée. Que l'Eternel me traite dans toute sa rigueur, si autre chose que la mort vient à me séparer de toi!»
Et l'amitié de David pour Jonathan est encore moins équivoque:
Oraison funèbre du jeune conquérant:
«Tu faisais tout mon plaisir.
Ton amour pour moi était admirable,
Au-dessus de l'amour des femmes.»
Les mystères de la Bona Dea n'admettaient aucun homme dans leurs réunions sacrées.
Comme autour de l'autel les femmes de la Crète,
Nos corps dansent la danse ancienne et secrète.
(«Actes et entr'actes.» N. C. B.)
Ce qui fut peut-être un culte (?) pour elles, devint sous l'abbesse de Chelles un prétexte à débauches.
Si quelqu'un ne m'avait pas empruntés les deux livres où Westermark traite du «Development of the Moral Idea», je pourrais donner d'intéressantes citations sur ces mœurs très répandues chez quelques tribus que nous nommons sauvages.
Peu connu, ce chef-d'œuvre de Charles Warren Stoddard: «South-sea Idyls»,
Je me souviens trop nébuleusement de certaines légendes chinoises, dont il nous reste, réalité très mince, des boys et fumeurs d'opium,
En Perse, les amants choisis pour le plaisir des Shahs...
Les Mille et Une Nuits abondent en chants, en poèmes d'un adolescent à un autre; et il est question de jouvencelles amoureuses dans l'Histoire du Capitaine de Police et des deux poules, etc., etc...
Les différences atmosphériques, (rendons-les responsables une fois de plus!) et les types humains qui en résultent, n'ont fait qu'augmenter le «Malentendu». (Le malentendu, cette espèce de tour de Babel où tous disent des choses à peu près pareilles sans se comprendre).
Tel cénacle londonien exclura l'intrus, qui, en la présence de l'auteur des «Two magies» ou d'un «Régiment of women» osera parler de «Colette à l'école!» Sans qu'il soit pour cela des Antipodes, l'Anglais ressentira toujours de la gêne (une gêne souvent recherchée) devant la franchise latine. Franchise poussée jusqu'à l'exhibitionnisme chez certains écrivains. Et l'Angleterre demande comme dernière bienséance, at least the shadow of a doubt! Est-ce cette «ombre d'un doute» qui permet à Lady M... de critiquer sévèrement les mœurs de l'empereur Adrien, tout en regrettant de ne pouvoir faire escale à Mytilène «to have a dish of tea with Sappho?» (Mémoires de voyage de Lady M..., XVIIIe siècle).
Lady M..., si toutefois elle soupçonnait la renommée de Sappho, semble moins la condamner qu'Adrien à cause de l'intérêt qu'elle, poétesse aussi, portait à un confrère.—et discuter prosodie avec la «dixième muse» eût été certes plus profitable qu'avec son Alcée: Pope.
Il y a autant de préjugés que de classes, de castes de contrées, de coutumes et de climats. Seuls, les pornographes de tous les pays me paraissent se ressembler; mais l'érotisme descriptif, cette exagération de précisions inexactes, est en général aussi loin de la vraisemblance que de l'art—sauf au Japon et chez A. Beardsley, où l'exagération sert si merveilleusement à rendre l'impression ressentie. En Angleterre, à ma connaissance—si imparfaite—il n'y a que A. Beardsley qui dans son roman «Vénus et Tannhaüser» ait excellé dans le genre d'érotisme fantaisiste et descriptif jusqu'au chef-d'œuvre. Et, dans le genre de l'érotisme mystique, son dessin de l'Assomption de la Vierge et de sa demoiselle élue nous montre jusqu'où la perversité puritaine peut s'élever.
Les mièvreries du XVIIIe siècle français sont des enfantillages espiègles, sujets d'éventails galants, bergerie, amitiés amoureuses de reines, liaisons si peu dangereuses, piments visuels, petits jeux d'alcôve, lits toujours défaits pour gens de cour, aux sensualités continues, émoussés plutôt que pervertis.
Il a fallu que le romantisme vienne ajouter l'innovation de ses «femmes damnées» pour galvaniser d'un semblant de «vice» infernal ces couples féminins et pour dissiper la fadeur et les «désordres charmants» de ces «tourterelles». Car, quel Français élevé à contempler les Greuze, etc..., ne trouve en effet charmant «deux petites femmes ensemble» tout en étant trop de l'époque du libertinage plaisant pour ne pas sentir exagérés et manquant de mesure «les rires effrénés mêlés aux sombres pleurs» auxquels se vante—«dès l'enfance—d'assister Baudelaire. (Baudelaire qui reste cependant complaisamment XVIIIe en décrivant le décor et jusqu'aux coussins et éclairages de la scène entre Hippolyte et Delphine.) Mais ici l'influence psychique plutôt que physique rapproche ce romantique protestant? de la tendance anglo-saxonne. Et les perversités d'âme intéressent à juste titre davantage ce cérébral que les perversités plus limitées du domaine corporel. Même à ces écrivains d'un ordre érotico-cérébral, il répugnerait de s'arrêter aux grouillements plastiques d'un Rodin, groupements de femmes damnées et autres ou à des complexités de muscles, de chairs ou d'épidermes. Ils échappent ainsi aux rigueurs de la censure anglaise en creusant assez profond pour s'esquiver dans les souterrains infernaux où fermentent tous les miasmes, où toutes les anormalités—d'être obscures—sont permises.
Outre-Manche, où les idées sont admises comme des joujoux sans danger, on exerce une vigilance extrême contre les simples «hors nature» dont les perversités ne se manifestent que charnellement et le charnel en général est «tabou»; comme résultat, les races nordiques n'ont pas moins de «pervertis» et beaucoup plus de détraqués. Quoi qu'il eût sa mode en France, je suppose le Satanique davantage un attribut de la nature septentrionale. Lucifer a dû être un Nordique! L'imagination confinant à la folie et les bizarreries de l'esprit ne semblent pas être une fleur exotique des sens, mais bien une «fleur du mal» des sens en protestation contre eux-mêmes et leur libre éclosion.
Les contes de fées, les revenants et les fantômes et toutes les floraisons étranges, délicates ou maladives de l'esprit viennent plutôt des brumes. Mais la désapprobation puritaine où sont tombées les choses de l'amour me semble aussi incompréhensible que l'égrillarde incompréhension de la tolérance parisienne.
Les Grecs («qui nous débarrassera des Grecs?»—celui qui les égalera!) semblent encore en ceci avoir su donner le ton juste. Car l'amour, qui ne saurait s'arrêter à un sexe, n'est ni vicieux, ni puéril, ni joli, ni satanique—car il y a dans chaque amour et tous les amours et tout l'amour: L'amour sans frontières, identique et multiforme; et qui n'obéit qu'à des influences élémentales, à des attractions et à des volontés encore mystérieuses. A. Symonds (voir: A problem of Ethics, complément de son Problem in Greek Ethics) en écrivant à Whitman, pour lui poser la question d'une façon tout à fait physiologique, n'embrouilla que davantage le malentendu, car Whitman ne s'explique-t-il pas lui-même:
Mon enveloppe n'est pas une dure coquille,
Je possède sur toute ma surface de prompts conducteurs que je marche
[ou que je m'arrête,
Ils saisissent chaque objet et le font pénétrer sans peine en moi.
Je n'ai qu'à remuer, bouger, toucher avec mes doigts
[pour être heureux,
Le contact du corps d'une autre personne avec le
mien, c'est assez, je ne puis guère supporter davantage.
La conjonction physique, qui inquiète tant de physiologistes, semble en effet essentielle dans les attractions purement animales et la seule raison d'être des caprices charnels. Il n'est cependant que le détail dans les grands amours, qui souvent même s'en passe—car leur désir trouve sa satisfaction non dans un geste mais dans le fait même que l'être aimé existe. Sa présence est une si fine griserie qu'elle semble déjà un contact de tout l'être, par des antennes si délicates qu'on y oublie le plus grossier ajustement physiologique:
Transporté par ses sens comme au-delà des sens.
Les fiancés épris se regardent dans les yeux et y puisent une volupté éthérée qui ne semble rien avoir de physique et ils ne s'accouplent peut-être que lorsqu'ils ne se grisent plus assez autrement. Ainsi, ils recherchent l'oubli du «Paradis perdu» qui fut un état d'innocence—de si capiteuse innocence que rien jamais ne pourra y suppléer, ni l'égaler.
Un des rares romans anglais que j'aie lu, et qui m'a découragé d'en lire d'autres, contient cependant cette déclaration très juste, il me semble: «Ce jour-là, ils pensèrent à autre chose qu'à leur amour et ce fut le commencent de sa fin.»—et sans doute aussi (ce que le roman anglais tait par pudeur), le jour de leur premier baiser sensuel.
Le corps des amants existe l'un pour l'autre afin que leur désir puisse travailler à sa propre destruction.
... «gestes étranges
Que pour tuer l'amour inventent les amants.»
(Paul Valéry).
Cette destruction n'est qu'une question de temps variable à l'infini, et c'est peut-être l'appréhension de cette fin qui donne une impression de honte et de défaite et de faute commise et que dissimule parfois la joie de l'emprise, à laquelle viennent s'ajouter le plaisir, les compréhensions physiques, la tendresse et l'habitude, ces formes de la pitié.
L'abstinence libère également le désir et le détourne tôt ou tard.
Il se meurt donc également d'abstinence et de satiété, mais il est préférable que ce soit de satiété? Qu'il soit, est seul essentiel. Les détails de ses réalisations sont des secrets «d'alcôve» qui ne nous regardent pas.
Je nomme donc amants tous ceux qui, quel que soit leur sexe, s'aiment d'amour. Qu'ils se soient ou non «possédés» est une affaire de circonstances, de volonté, de préjugés ou de physiologie.
Je le répète, ils sont l'un et l'autre et peuvent être l'un à l'autre même au delà de ces faits et gestes...
La «Vénus terrestre» se différenciait trop de la «Vénus céleste» pour que les anciens n'eussent pas à blâmer les amours de Bassa, Philaenis, etc... tout en glorifiant Sappho.
Mais des auteurs, tels que Juvénal, Martial, Lucien, ne peuvent comprendre que la Vénus terrestre—ses jeux sont vraiment bien limités. Et comment s'intéresser à ses gymnastiques érotiques, à tout ce mécanisme des viscères qu'ils décrivent?
Aimer un corps de tout son corps—sans plus—ne devrait appartenir qu'au règne animal.
Aimer une âme de toute son âme est déjà du règne des esprits, mais que l'être humain (doué d'un corps et doué d'une âme) aime le corps—de toute son âme.
La Vénus céleste transfigure le corps qu'elle possède. Sous son influence le langage s'élève et devient rythme: une lyrique brûlure: On peut bien dire que les paroles de Sappho sont aussi mêlées de flamme, et quelle exalte dans ses vers l'ardeur dont elle brûle» (Plutarque «De l'Amour»).
«On ne saurait blâmer la charité de Mlle Le Fèvre (Aussi de Welcker, Gorsse, Wilamowitz Moellendorff, Th. Reinach...), qui a tâché, pour l'honneur de Sappho, de rendre le fait incertain; mais je la crois trop raisonnable pour se fâcher que nous en croyions nos propres yeux. L'ode que Longin a rapportée n'est point du style d'une amie qui écrit à son amie: tout y sent l'amour de concupiscence sans cela, Longin, cet habile connaisseur, ne l'eût pas donnée comme un modèle de l'art avec lequel les grands maîtres peignent les choses; il ne l'eut pas, dis-je, donné comme un exemple de cet art la manière dont on ramasse dans cette ode les symptômes de la fureur amoureuse...
«Pierre Bayle, Dictionnaire critique, 1697 (nouvelle édition, 1820, tome XIII, art. Sappho, p. 94).
«Les ouvrages de Sappho ne renferment-ils pas tous les principes de Socrate sur le sujet de l'amour? Socrate et Sappho me paraissent avoir dit la même chose, l'un de l'amour des hommes et l'autre de l'amour des femmes. Ils annoncent qu'ils ont de nombreuses amours et que la beauté est toujours sûre de les enflammer. Ce qu'Alcibiade, Charmide et Phèdre sont pour Socrate, Gyrinne, Atthis et Anactorie le sont pour Sappho: et si Socrate a pour rivaux, sous certain rapport, Prodicos, Gorgias, Thrasymaque et Protagoras, Sappho a pour rivales Gorgo et Andromède. Tantôt elle leur fait des reproches, tantôt elle les querelle; tantôt elle le prend avec elles sur le ton d'ironie qui était si familier à Socrate. (... «Tu me parais une enfant non encore formée.») Socrate tourne en ridicule le costume et les attitudes des Sophistes, Sappho parle d'une «femme vêtue comme une paysanne qui ne sait pas relever sa robe sur ses chevilles». Sappho marie ces idées en comparant l'amour à de la douce-amère, à de l'aigre-doux. Socrate traite l'amour de sophiste. Sappho le traite de conteur. Les transports d'amour de Socrate pour Phèdre sont des transports de Bacchante; «l'amour agite l'âme de Sappho comme les vents agitent les chênes des montagnes.» (Maxime de Tyr).
«Ainsi Sappho réunissait dans sa maison, quelle appelait la Maison amie des Muses de belles jeunes amies avec lesquelles elle chantait et auxquelles l'attachait l'amour exalté d'une méridionale au sang chaud...» (W. Christ, Histoire de la littérature grecque, 1890, p. 128).
Havelock Ellis Cas XIV. «Il admet que la promiscuité des écoles, casernes, bateaux, télégraphes, usines, etc..., tend à développer des passions qui, si les relations avec des filles et des femmes étaient plus faciles, prendraient la forme ordinaire.»
Clemence Dane attribue leur développement à l'éducation séparée; elle conclut en faveur de la co-éducation, la co-éducation, tendance moderne, avec ses avantages et ses désavantages.
Mais combien d'enfants élevés dans leur famille avec sœurs, frères et amis, furent cependant subjugués par ces amours?
Ceci arrive aux êtres les plus délicats et les plus gardés, aussi bien qu'aux êtres les plus libres. Ils ne choisissent pas toujours le sexe opposé, le dissemblable, ce serait d'une simplicité plus que naturelle. L'instinct sexuel, trop affiné, perd son influence, dévie, et d'autres influences prennent sa place.
Puis, les enfants sont souvent aussi étrangers à leurs proches qu'à leurs maîtres d'école; il les craignent également et tout leur hero-worship se détourne de la famille, ou naturelle ou imposée.
Certains d'eux, offusqués par les descriptions chuchotées de la nuit de noces, de l'enfantement, par cette cohabitation de bébés, tout ce quotidien de nourrices, de maternités exhibées dans tant de familles (les femmes en gestation ou en allaitement sont souvent obscènes et scatologiques), forcent leur sensibilité brutalisée à chercher une issue qu'elle semble trouver dans l'amour ultra-terrestre de leurs semblables, car l'attirance adulte ignore généralement ces bases physiologiques. Si elle s'y soumet, ce n'est que graduellement, sans viol de ces pudeurs que comportent les unions sanctionnées.
Comment inspirer des êtres délicats d'un sens d'imitation pour de telles inconvenances, car l'être non troublé et chez qui l'instinct est faible ne peut être que choqué par toute cette répétition de la vie qu'un aîné contemple. Il devrait en être à mille lieues. Et ces mille lieux, il les trouve dans un attachement qui le console de tout cet attirail de nourricerie, auquel il a échappé sans humiliant souvenir. Il ne veut même pas penser qu'il était ce même nourrisson débordant, de toute part, qui fait rire les robustes, mais rougir les pudiques.
Puis, ce délicat, incompris, même par ses frères et sœurs, devient cachotier, de plus en plus «pas comme tout le monde». Par une application à rebours, il tient même à se différencier de ce qui le révolte, il vit à l'écart.
Puis il trouve ou ne trouve pas l'âme sœur, le corps fraternel. Que d'exemples d'enfants malheureux et hors de l'entourage qu'il leur faudrait dans la famille ou au pensionnat,—le pensionnat semblerait les froisser même moins, étant d'une dissemblance plus anonyme. Ceux-ci, malmenés par les leurs, ont des sensibilités hypertrophiées. Ils vibrent et ressentent, au lieu de croître lentement. Leurs nerfs à nu, cordes faussées, répondent cependant au moindre courant; ils n'existent que par impressionnabilité. Leur être et leur bien être se transportent du corps au cerveau. Leur émotivité mûrit au détriment de leur animalité, sans pour cela en faire des hystériques névropathes. Ils sont tout au plus des artistes, des poètes embryonnaires, des anormaux tout d'abord, par esprit de contradiction. Ils comprennent plus tard et tirent de leur mentalité exacerbée des existences plus remplies de peines et de joies, et d'aventures et de pensées délicates que bien d'autres. Qu'apportent-ils? A quoi servent-ils? La nature, prolifique et réitérante à l'origine, produit ensuite et laisse évoluer une espèce rare, un exemple d'une variété unique et stérile: un monstre, un étrange chef-d'œuvre. L'être humain n'est-il pas déjà, vis-à-vis de la nature, un monstre, un chef-d'œuvre. Quel animal, comme lui, excelle à tuer, sait se servir de ses facultés pour diversifier, multiplier ses joies?
Ils savent cela mieux que personne, mais étant souvent des délicats trop délicats, ils deviennent hargneux comme les habitants de Capoue et s'inventent des tortures lorsque la société ne leur en inflige pas. Médiums qui n'ont plus le choix, ils s'imprègnent sans cesse de toutes les nuances. Leur plaque sensible, résonnant trop, finit par être meurtrie et douloureuse, état que le monde vient aggraver par son opprobre.
Ce n'est donc pas une question d'éducation, de civilisation, d'hérédité, de race, de climat, puisque ces amours se trouvent chez les bergers de l'Arcadie, et les doux sauvages de Honolulu, etc. (voir énumérations universelles dans préface de John Addington Symonds: A problem in modern Ethics, là aussi ses aptes réfutations des hypothèses de Carlier de Moreau, de Burton, de Lombroso, de Tarnowski, de Krafft Ebing, en faveur des Urnings et «psychical hermaphrodite» de Ulrichs, ou des hypothèses de Magnan: «un cerveau féminin dans un corps masculin», etc.) C'est une question psychique, et tout en étant animale, c'est cependant un écart du règne animal.
Nous sommes presque tous d'un composé humain si complexe qu'il faut répéter que chacun de nous possède des principes masculins et féminins. Quelle femme n'est mâle en quelque sorte, quel homme n'a reçu quelque compréhension ou attributs féminins, qui nous rappelle au temps qui précédait la division des sexes.
L'hermaphrodite existe encore et de multiple façon.
Swinburne traite l'Hermaphrodite du Louvre comme l'apogée de l'être double, de façon plastique
«Pour quel étrange but quelque étrange dieu a-t-il fait belle
«La double floraison de deux fleurs sans fruits?...
«A toi qui es la créature des heures stériles?
(Trad. M. Gabriel Mourey).
Mais cette dualité, d'être généralement invisible n'en est pas moins réelle?
Balzac qui a touché à tout (Voir «La Fille aux yeux d'or») a effleuré ce sujet, le limitant sans le préciser, dans Seraphitus-Séraphita: l'Être double-l'Être complet.
«Unthrifty loveliness why dost thou spend
Upon thy self thy beauty's legacy?
. . . .
. . .
. . . .
«For having traffic with thy self alone
Thou of thy self thy sweet self dost deceive.»
(SHAKESPEARE, Sonnets).
Qu'ils sont rares, ceux dont la personnalité est assez complète pour se griser d'elle-même! Tous ces autres à qui il faut non seulement les autres, mais tous les stimulants et tous les poisons venus du dehors pour enivrer leur désir, cette pauvreté.
Être à la fois son autel, son encens et sa divinité?
La rose sent-elle son parfum?
Les plus belles roses fleurissent solitairement sur leurs tiges.
D'elles-mêmes sort leur encens.
La chair des corps adolescents, qui gardent dans leurs ombres bleues comme le souvenir des extatiques clairs de lune où ils se sont baignés.
Adolescence sans amour et pleine d'amour.
Avoir un amour non partagé, quelle richesse, mais comment la dépenser?
Joie partagée; joie augmentée ou diminuée?
Être à soi-même son couple?
Diogène, en philosophe qu'il était, pourvoyait lui-même à ses désirs...
N'a-t-on jamais songé que l'inceste pouvait être une espèce d'hermaphroditisme—qu'il y a aussi les hermaphrodites de l'inceste: accouplement de deux êtres d'un même âge et d'un même sang. L'inceste, en inspirant les dramaturges de tout temps (Sophocle, Eschyle, John Ford, Gabriele d'Annunzio), a moins préoccupé les psychologues. Les dramaturges s'acharnent aux paroxysmes physiques—et les poussent jusqu'au meurtre: ce La ville morte» etc. Dans le «Fall of the house of Usher» les sources ataviques forment l'étang stagnant et sans issue que le voyageur aperçoit avec la maison qui s'y réflète et qui finit par s'y effondrer sur les deux derniers habitants: une sœur, et un frère trop semblable à elle pour ne pas vivre sa vie stérile, et mourir de sa mort emmurée; Ils ne peuvent pas plus se désincorporer l'un de l'autre, se séparer, que dans le drame grec—jeu des fatalités. Et l'un meurt de la mort de l'autre.
Cette prédilection pour l'inceste, non égyptien mais fatal, d'un déclenchement funeste, donne à réfléchir. La nature reproductive y voit-elle tant d'inconvénients? Car, si elle ne s'y oppose, ce serait peut-être un moyen efficace de sauvegarder les liens de la famille, et ce serait sans doute plus sain d'épouser un frère bien portant qu'un étranger phtisique ou autrement avarié—mais il y a à cela—et contre cela—d'autres lois...
(ou les Malades de l'Amour)
La jalousie ne serait-elle un stimulant, une des ruses de la satiété?
Être doué pour souffrir jusqu'à la virtuosité.
Au moins, les sadiques ne sont pas indifférents aux souffrances qu'ils causent.
De l'impuissance exaspérée.
Le Jardin des Supplices semble pauvre parce que matériel, mais déplacer ce jardin des supplices du corps et le transférer dans l'esprit: les tortures de l'esprit sont d'une floraison innombrable.
Les pénitents, les flagellés par eux-mêmes, les religieux aspirant au cilice, ont-ils éprouvé des tortures égales à celles des amants?
Chère empoisonnée.
Je vous remercie de ce que vous faites pour nous. A nous de vous rendre la vie magique après votre guérison—ou sinon magique, du moins acceptable, sinon acceptable, du moins supportable!—Consentez donc à ce mariage de raison avec l'existence. D'ailleurs à l'aide d'un cerveau qui comprend et peut s'amuser de tout, et un cœur capable de juger en répudiant, l'on peut vivre. Vous voyiez peut-être trop clair,—il fallait estomper et envelopper les êtres de fumées ou d'une lucidité factice.—Mais puisque vous n'y avez perdu aucune précision? il est peut-être plus intéressant de découvrir en soi ses propres toxiques—J'avoue que les êtres par eux-mêmes ne sont guère stimulants, mais notre pensée, qui les exagère, l'est parfois.
Vôtre, d'une amitié accrue avec nous-mêmes—et qui augmentera aussi lorsque nous diminuerons?
Pour suppléer à l'équilibre dont la nature avait omis de la doter, elle cherchait dans les drogues un équilibre factice.
A force de s'intoxiquer, arriver à donner parfois l'illusion d'une personne sensée?
On la désintoxiqua, elle redevint aussitôt exagérée, fébrile, éclatant hors de propos, retrouvant le mélange néfaste de sa naissance, son composé humain, ses nerfs défectueux; la mixture atavique n'est pas toujours heureuse, le normal ou l'anormal ne sied pas à tout le monde.
Certains êtres ne supportent la vie et ne sont supportables qu'à travers le prisme de quelque poison. L'excès chez eux est un essai d'ajustement, un essai d'entente avec l'existence qui les a privés d'un bien-être, d'une atmosphère vivifiante, que quelque poison rectificateur semble leur accorder, et ils retournent à leurs expériences chimiques, s'ajoutant ce qui leur manque, se retranchant ce qu'ils ont de trop. N'hésitant plus à échanger une réelle angoisse contre un semblant, tous les semblants, ils vivent en spectres hantés, en ombres déformées d'eux-mêmes, mais allégées, en attendant d'être appelés à un état plus conforme encore à leur inexistence. Afin que, retrempés dans la mort désagrégeante, ils retrouvent, grâce à l'évolution de sa décomposition, une composition plus acceptable.
L'espoir de la religion, qui offre une éternité de soi-même, purgé du terrestre, mais identique et cristallisé, semble moins intéressant que l'espoir d'une mort qui nous refait autrement. (La nature leur est, par conséquent, non seulement plus logique que la religion, mais plus charitable).
Les Romains vidaient leurs veines, ces modernes les remplissent: choisissant le long chemin du suicide. D'autres semblables aux Anciens, et ce sont peut-être des fous lucides, demandent tout de suite une «nouvelle mise». D'autres encore ne veulent pas, non par stoïcisme, mais par épicurisme, altérer, fut-ce d'un seul verre de vin, ou d'une aspiration d'éther, ou d'une cigarette, ou d'une pipe opiacée, le fin et souvent délicieux équilibre de leur sensibilité: espèce d'instrument de précision, créateur de réalités à point, de valeurs qui conviennent.
Le jour où une joie, où une peine, où une souffrance, où un art ne me vivifieront plus, je saurai reconnaître le commencement de mon agonie, et je ferai peut-être alors comme ceux-là, ou comme ceux-ci.
On pique souvent à la morphine les agonisants. Un être attentif ne peut-il être son propre médecin, et décider du moment de son agonie?
Certaines agonies commencent avec la vie et se continuent tout du long de la vie. A ceux-ci l'instinct des poisons n'est-ce pas un instinct de préservation contre eux-mêmes?
«Les plus sages sont ceux-la
qui s'enivrent sans vin.»
Omar KAYYAM.
(Ce qui met d'accord sur ce
point l'Extrême-Orient et
l'Extrême-Occident).
L'alcool, notre ancêtre à tous.
... Les seules maladies qu'on boive avidement et qui ne puissent que nous détruire—nous et nos descendants.
«Dieu punit jusqu'à la troisième et la quatrième génération.» Levons donc un verre d'eau pure à la santé de la cinquième génération!
—C'est sans doute un bouilleur de crû qui a mis en cours cette superstition qu'il est malchanceux de boire à la santé de quelqu'un dans de l'eau. Boire à la santé de quelqu'un dans de l'alcool est en tout cas un contresens.
Quant au vin «délectable» ne mérite-t-il plutôt d'être «goûté» que bu?
Si «l'illusion» est nécessaire aux malheureux, qu'on leur en laisse une plus durable—mais l'illusion retarde.
«Dieu est pour le peuple»: il y a aussi un alcool de la sainte table.
Exagérantes ivresses, lyrismes falsifiant toute valeur, je plains les enthousiasmes, les écrits, les amitiés et les amours nés à votre coupe.
Ce n'est pas une seule fois que les Ménades ont massacré Orpheus.
Ce qui se trouve dans un verre se perd dans le verre suivant.
Dionysos, ne buvant pas, avait-il jugé les hommes—en isolé, en solitaire, du haut de sa sobriété—comme destinés à périr, et bons à détruire? C'est sans doute pour cela qu'il lança parmi eux Silène sur son âne.
En voyant l'ivresse ainsi symbolisée, comment les Bacchantes ont-elles osé boire?
Un seul homme a été noyé dans un tonneau de vin—mais combien de tonneaux de vin contient tout homme!
L'alcool, ce vice du sang.
Tous auraient le «vin triste» s'ils en comprenaient la portée.
C'est une absurde légende qui parle d'«hydromel» et de «nectar»;—les dieux n'ont besoin que d'eux-mêmes.
Et les mortels ont beau chercher des stimulants néfastes et indignes, pour se griser en dehors d'eux-mêmes, «pour s'ajouter ce qui leur manque», comme a dit un Allemand!—Être assez riche pour s'ajouter à soi—soi!
Une race peut s'assimiler une autre race et se l'identifier, mais aucun sang n'est assez fort pour assimiler cet ennemi du genre humain—l'alcool.
Cependant l'esprit du vin peut dématérialiser l'être aussi bien que le rendre bestial. Est-ce dans ce sens et en connaissance de l'esprit qui habite le vin que Jésus-Christ a dit: «Buvez ceci en mémoire de moi, car ceci est mon sang»—ceci spiritualisera ce qui subsiste de mon sang, de l'exaltation de mon sang en vous.
Étant né ivre, je ne bois que de l'eau.
L'alcool abrutisseur envahit les cerveaux, et puis les viscères, et puis les générations à venir.
Desoif (la tête au ciel, bouche forme de «thune»).
Ils voudraient avaler d'un trait la pleine lune.
A un souper, les femmes deviennent les filles qu'elles sont.
... Le miroir trop clair du petit jour leur fait peur.
... Ivre d'air pur, de nuit et de solitude, je tends mes mains amoureuses vers l'aube, et je rentre en trébuchant d'idées.
Emerson dit avec raison qu'on peut guérir l'ivrogne, etc... mais jamais le débauché de l'émotivité...
Être ivre d'amour, aimer de toutes les forces de son corps et de son âme, un être vivant, proche et décevant.
Nous avons peut-être un corps astral, mais certains de nous ont certainement un corps cérébral et nerveux plus qu'un corps physique, et auquel le corps physique répond comme Caliban à Ariel.
Perdre sa santé, sa domination morale c'est perdre la vie, car que vaut la vie physique avec le cerveau invalide qui ne signe plus ses actes?
Ces orgiaques du sentiment finissent par être mangés par la vermine de leur tristesse, aucun contentement ne peut leur parvenir. Leurs inquiétudes montent la garde; aucun laisser-passer, aucun laisser-aller à la joie. Ils sont dépossédés d'eux-mêmes et des autres, sauf par les tourments qu'on leur cause. Le manque de mise au point de leur sensibilité, instrument désaccordé, ne donne que de douloureuses ou insatisfaisantes répercussions.
Les neurasthéniques, ces fous conscients.
J'ai vu des êtres ne céder la vie que devant l'apparition de leur squelette, d'autres courtiser leur squelette en l'invitant chaque jour à prendre la place de leur chair.
Quand le mal la fixait au lit, enfin tranquille et sans responsabilité, elle disait au médecin qui venait la soigner: Je n'ai plus la force des poisons ni des remèdes. Laissez-moi, je me remettrai toute seule quand je ne serai plus fatiguée (de lutter pour l'un contre l'autre). J'attendais ce moment pour pouvoir un peu me reposer.
Être malade, c'est faire la planche.
Non seulement les amoureux sont «love-sick», mais aussi certains malades aiment leurs maladies.
Il y a des amoureux de l'amour d'autrui, des amoureux d'autrui, d'eux-mêmes, contre autrui, contre eux-mêmes. Les plus zélés sont peut-être ces derniers, que ne feraient-ils pour leur anéantissement? Ils y mettent de l'amour,—tout leur amour.
Si c'est à autrui que nous devons parfois un mauvais état de santé, nous nous devons du moins à nous-mêmes de nous améliorer dans le sens qui nous convient. Nous sommes responsables de nous-mêmes, nous nous vivons. Nous pouvons, soit échapper à la vie par le suicide, ou nous guérir, ou nous adonner à l'inertie, choix que fait plus souvent le malade. Je suppose donc qu'une maladie qui occupe une assez grande partie de nous se fait accepter en hôte, de passage d'abord; il se décide à rester, à la condition que nous lui abandonnions une partie de l'édifice, à laquelle il ne peut se limiter, et il nous faudrait soit le chasser, soit l'accepter en totalité. Il s'est attaché à nous, et voici que nous nous y attachons, et parfois même au point de nous y consacrer entièrement, d'en faire notre passion, de devenir sa proie attentive et dévouée, décidés à rester ou à partir ensemble. Ce sont des fidélités jusqu'au tombeau, ce sont des amoureux jusqu'à la mort.
«Live and let live.»
Toute action est limitée à une ambiance, et plus ou moins en accord avec elle et avec son auteur. Les journaux, l'histoire, nous livrent des faits dérobés à leur atmosphère, subissant d'autres graduations, d'autres valeurs, à partir du jour où ils furent pris, et ainsi faussés, ils nous parviennent en guise d'étonnements et par chocs trop voyants ou parfois trop effacés. Les romans conçus selon une harmonie individuelle peuvent sembler plus réels, sont peut-être plus réels que ces événements disloqués, privés de leur évolution et de leur entourage, sortis de leur élément. Je crois qu'aucun amour ne surprendrait, qu'aucun crime ne nous semblerait illogique, aucune cruauté uniquement coupable, si nous pouvions en pénétrer les racines. Un malade ne crée pas sa maladie: c'est parce qu'il ne peut lui opposer une saine défense qu'elle l'envahit. Ainsi nous portons en nous le germe de toutes les éventualités, la possibilité de tous les méfaits et de tous les héroïsmes. Ils se développent et s'expriment grâce à un manque d'équilibre, selon notre évolution, selon nos forces ou nos faiblesses, selon notre vitalité généreuse ou avare, selon les circonstances qui nous demandent de prendre parti, de nous manifester par une expression. Manifestation à son tour erronée parce qu'elle semble représenter notre être en totalité, et n'est cependant qu'une infinie parcelle ou peut-être une très passagère et contradictoire partie de notre entité. Quel être a pu s'exprimer tout entier par un acte? Un geste ne peut déterminer ni synthétiser un être; un courageux peut se conduire à certaines heures comme un lâche, un lâche comme un courageux, et, pour ma part, j'aime ceux-là seuls qui, en bien ou en mal, agissent (que même Dieu vomisse les tièdes, les prouve définitivement indigestes). L'action ne corrompt pas, elle épure. Mettons ainsi hors de nous les démons et les anges dont nous sommes possédés, et que nos actes porteront à notre place. Seules nos tendances nous caractérisent et nous déterminent. Malgré de possibles défaillances, les actes continuels et de la même espèce indiquent ces tendances. Mais nous nous devons des actes en accord avec ce qui est le plus persistant en nous-mêmes, notre responsabilité étant de nous ressembler, de sauvegarder cette ressemblance.
«Pour rester pure, il ne faut pas que la pensée devienne acte.»
Idée un peu ecclésiastique—et qui rend impur d'esprit, comme le sont certains prêtres que l'Évangile avait prévus en disant «He that lusteth after a woman hath commited adultery already with her».—Les Chevaux de Diomède: être mangé par les passions, en y cédant, en y résistant?
Ne pas faire à son désir acte de présence?—Il est plutôt de la sagesse épicurienne de consommer tout acte qui nous enrichit d'un aspect de nous-même.—Craindre de se perdre dans un acte, est-ce vraiment s'appartenir?
C'est des fleurs les moins fraîches qu'on compose les bouquets.
Un coureur, qu'attrape-t-il?
Son cerveau ressemblait à une lingerie mal tenue.
Que de dessous chiffonnés dans sa mémoire!
Pour lui l'amour était pareil à ces jeux de massacre des foires. Ses conquêtes s'évaluaient au nombre de fantoches qu'il avait su renverser.
Il passera ses vacances comme d'habitude, sur une plage d'une platitude aveuglante, dans un édifice en pierre carré, nommé «palace», campé au niveau de la dernière vague, sentant la grue, la porte tournante, le billet de banque et le radiateur éteint.
Mais il avait su retenir qu'en fait de galanterie il vaut encore mieux qu'elles aient la cuisse légère que lourde.
Les amours s'en vont, mais les chiffres restent.
Il la roula, puis l'appela «roulure».
—Voit-on qu'elle a du chagrin?
—Oui, elle boit davantage et laisse aller son chapeau encore plus de travers.
Faire du sentiment: «ouvrage de dame.».
Le rapt n'est peut-être pas une des plus inespérées façons de plaire.
L'inconséquence féminine: l'enfant violée s'en va, heureuse d'un sucre d'orge.
Ces jupes courtes: autant de jambes de femmes qui montrent sans être sollicitées leurs colonnes torses insoupçonnées. Pauvres jambes rencontrées dans les rues, cagneuses, sans rembourrage, ni entraînement,—qu'est devenue cette danse, cette cadence: la démarche?
Comme milieu, elle n'avait que son nombril.
Elle lui disait de gros mots avec ses yeux.
L'attirance du vide explique la séduction des femmes.
Salomon comprenait-il la vie? Trois cents concubines pour se faire une moelleuse solitude.
Trois cents maîtresses valent cependant mieux que rien!
En amour, parler à la deuxième personne, et éviter que cela devienne la troisième.
Amour qui dure un bail ou deux...
Qu'importe que l'on respire quelques fois de plus ou de moins un parfum: le tout est de l'avoir respiré, de ne s'y être pas habitué.
S'en aller non après la première, mais du moins avant la dernière fois!
Son haleine de fleur fanée.
Une peau, enfin en peau!
Il vaut encore mieux être grasse que grosse!
Comment n'auraient-ils pas le point de vue faussé, ceux dont la tête émerge chaque jour d'un faux-col?
Amis par les mêmes dégoûts...
Elle défit ses cheveux beiges, route terne, qui se déroula longue, étroite et plate, parmi le vallonnement des omoplates et des reins, jusqu'à la graisse triste et pâle de la croupe.
En les entendant agiter les castagnettes de leurs rires, les catins savent qu'il faut se coucher en posture de danse.
Leurs grandes passions:
Cette femme qui, il lui sembla, lui plut un peu autrefois...
Ne faut-il pas que les gens soient de bonne qualité pour n'importe quel usage?
A chaque amour, plus loin de l'amour.
Pourquoi l'appelle-t-on le grand?
La «dame»: une femme expurgée.
Je déplore également les lois familiales des Patagons et des Français.
Pourquoi cette séquestration de la jeunesse?
Comment appeler le monde futile, puisqu'il leur fait oublier qu'ils manquent la vie?
Il n'arrive que le médiocre à qui n'est que médiocre.
Si ces femmes ne savent pas encore être libres, qu'elles soient épouses, courtisanes, amantes ou esclaves n'est qu'une affaire de classe, de tempérament, de hasard,—ou de lassitude.
Un Anglais a dit: «Nos rêves se réalisent lorsqu'ils sont assez beaux.»—A croire que personne ne rêve!
Décorés, congestionnés, ambitieux, à l'affût d'honneurs, ils disent cependant à leurs voisines de table: Il n'y a que l'amour qui compte!
Elle habillait son visage, elle le fardait, par pudeur?
Je me plairais peut-être dans un monde où les gens n'auraient rien à perdre, et surtout rien à gagner.
Tous ces pingouins qui ne peuvent porter que l'habit.
Les envoyer, sinon au feu, du moins au froid.
Un diplomate à sa droite: Je dis exactement ce que je pense.
—Et comment faites-vous pour savoir exactement ce que vous pensez?
Son unique regard, simplifié jusqu'à l'inexpression totale, comme ces dessins linéaires dans les livres d'oculistes, semblait ne rien communiquer, ne rien prendre au dehors, ni au dedans.
Triste état, il est déjà chauve et on ne lui voit pas encore de cerveau.
Elles demandent, en sortant du théâtre: «Qu'est-ce qu'il a voulu prouver?»
Elle lisait un compte rendu sur des vers qu'elle ne lirait pas.
Il leur faut réfléchir pour admirer (mais leur bêtise est souvent spontanée et savoureuse).
—Le snobisme est une paresse de l'esprit qui nous fait accepter les valeurs toutes faites,—qui nous suggère des goûts et même des émotions d'emprunt.
Il est prudent de croire au mystère de la femme, cela lui en donne un.
J'observais a un bal masqué, l'une d'elles curieuse de voir, craintive d'être vue, se cramponnant à son groupe qu'elle avait espéré oser quitter. Elle 'était cependant venue pour l'inconnu: je lui parle, elle se guindé, ne reconnaissant aucun cliché, aucune phrase d'usage,.. Elle a décidément trop à perdre pour risquer l'aventure. Je m'approche ensuite d'un groupe de grues, qui, elles, ayant tout à perdre à n'être pas reconnues, ont ôté leurs masques. Je garde le mien et passe entre leurs deux évidences.
Sourire sans cesse pour qu'on ne voie pas quand je souris.
«Cela se fait,» dit-elle. Pourquoi cela se fait-il, cela elle ne le savait pas.
Les bonnes manières en cachent souvent de très mauvaises.
L'étiquette, convenance figée, faite pour les gens sans grâce naturelle, sans élans harmonieux, bonne pour des diplomates et des parvenus, mais qui ne saurait convenir ni suppléer à la belle politesse instinctive des êtres modernes multiplement racés.
Avoir une assez jolie façon à soi pour se passer de bonnes manières.
Mais, pour éviter les platitudes, ils évitent souvent la politesse qui ne va pas sans dire—et sans bien dire!
Ayant accepté deux invitations à dîner, il se coucha pour ne pas faire de mécontents.
Il conclut qu'il serait moins ennuyeux de voir ses amis, si les voir n'impliquait pas les revoir.
Les douces inquiétudes de la féminité...
...Deux enfants, fruits de ses négligences...
Les jours régnent sur nous, tels des rois fainéants.
Ils ne se permettent que le médiocre, craignant que le meilleur ne soit pas bon.
Liens familiaux.—Leurs enfants: ces êtres si souvent leur raison d'être;—plus souvent encore victimes de leurs préjugés, de leurs rancunes, de leurs méchancetés, de leurs maladies, de leur égoïsme—et presque de leur jalousie.
Mais il y a cependant entre eux une solidarité si complète qu'ils restent unis après la dissolution de tout autre lien.
Les sentiments s'usent peut-être, comme toute chose, à la pratique.
Le cœur est à contre-temps.
Les bonnes œuvres vivent des traîtrises de l'amour.
Après les œuvres de chair, les bonnes œuvres.
Avant d'élire un amant, voir comment il se comporte avec les filles.
Les «apparences» sont donc bien en péril, puisqu'il s'agit toujours de les sauver?
Le renoncement, héroïsme de la médiocrité. Le devoir, ce mot singulier et qui sert surtout au pluriel.
«Respecter la façade»,—mais en vivre?
Si la femme sait se faire une raison, c'est qu'elle n'en a pas.
Sincères dans tout ce qu'elles ne disent pas.
Ses bras sont de la belle époque, mais sa tête, quel anachronisme! C'est pourtant sa tête, la partie authentique, expressive d'elle-même, et ses bras, des fragments rapportés?
Elle hésitait: se faire une destinée digne des prophéties d'une tireuse de cartes?
Il déplorait que les blondes genre Greuze devinssent, en si peu de temps, genre Rubens.
Bête à force de ne pas assez croire à la bêtise des autres.
Je parle pour elle, et c'est lui qui comprend.
«Vous avez de jolies épaules», me dit-elle, en remontant ma robe de façon à ce qu'on ne les vît plus.
Quand elle se sentait malade, elle appréhendait d'être treize à table.
La phtisie, animant si bien le sang des brunes.
Cette femme doit exaspérer tous les nerfs blonds.
Les amis de nos amies sont nos amants.
«Joli garçon», oui, mais que son cerveau sent mauvais.
Jetez-lui un sandwich, il vous jettera un potin.
Que de régularités irrégulières!
Il n'y a pas de milieu où la malhonnêteté ait aussi bonne mine.
Ces êtres obliques à qui vont tous les travers.
Cela les rassure de confondre «détourner» et «mal tourner».
Je ne connais pas de Française qui ne porte sous sa frivolité la fleur de lys des forçats. Puisque presque jamais elle ne s'évade, on lui a fait le bagne facile.
Leur mariage: une affaire—une mauvaise affaire.
A force de dédaigner les chiffres, les voici réduites à zéro.
La navrante monotonie de ces vieux ménages qui n'ont plus rien de beau à se montrer, rien de laid à se cacher.
Ce vieux gentilhomme coiffé comme un œillet blanc...
Comme tout royaliste, il se sentait en mal d'une place, obséquieux envers un maître introuvable.
On ne voit plus guère que dans les jeux de cartes des valets, des reines et des rois.
Noblesse oblige—qui donc?
La Révolution française, élagueur d'arbres généalogiques, semble leur avoir laissé peu de branche.
Les femmes des autres pays recherchent d'autant plus les titres français que, n'étant plus un pouvoir, ils sont d'autant plus une parure.
Une Américaine naïvement snob poussa l'harmonie imaginative si loin qu'elle composait des dîners où elle n'invitait à la fois que ducs et duchesses, ou marquis et marquises, ou comtes et comtesses, etc...
Si Christophe Colomb, en voyant les sauvages aux rivages du Nouveau Monde, s'en était retourné? S'en aller si loin pour découvrir encore des sauvages.
Félicitations à une jeune mère:
Contente que vous ayiez réussi cette chose périlleuse, démodée—et nécessaire?
Petits chiens: ces enfants de riches.
Elle était revenue de bien des choses, ce qui ne l'empêchait pas d'y retourner.
Bohème féminin.—Une assiette de sauce figée, un os de côtelette enfoui dans le cabinet de toilette; après avoir dîné sur le coin de la coiffeuse, tenant une asperge de la main gauche et une corne à chaussure, puis le téléphone de la main droite, mange en mettant des souliers satin blanc sales; opulents appas désordonnés, buste penché de travers et poignardé du busc, aussi nécessaire que l'épine dorsale.
Elle ne va plus que dans le monde.
J'ai trouvé encore un amant, tandis qu'elle ne peut plus trouver qu'un mari.
Elles parlent de théâtre, et encore de théâtre...
«Elles ne veulent pas jouer les mères». Jouer les mères!
—Quand serez-vous vous?
—Si vous croyez que j'ai le temps!
Habituées aux situations fausses, elles se marient... Dépassant une fois pour toutes la «rampe».
Venue des ateliers, elle montrait un penchant trop décidé pour les salons.
Elles disent presque toutes: Quand j'étais petite, je montais à cheval... Chez mes parents mon institutrice anglaise..., etc..., etc...
Vérifie ta sincérité.
Choisissant parmi les nouveaux clichés les moiris démodés et même parfois parmi les clichés à venir (flairant la mode) elles passent pour intelligentes, et le sont, ô combien! pour savoir si vite ce que d'autres penseront.
Ne leur demandez pas la vérité, elle est trop intime.
L'une d'elles me disait, et non une des moins amoureuses: «Ce n'est jamais tout à fait ça.»—Et en effet, que cela serait peu de chose si c'était tout à fait «ça».
Une autre: «Que le plaisir est intense les quelques fois où l'on n'en avait pas envie.»
Exilés de nous et limités dans leur masculinité...
—Il vous connaît.
—Il le dit!
La servitude de devoir plaire.
Ses sœurs lui ressemblent comme ses grimaces.
Son amour dura ce que dure une fleur artificielle.
—Je ne le trompe pas: je ne suis jamais la même avec les autres. (Jésuitiques en amour, ces femmes sont mystérieusement matérielles: l'une d'elles se jugeait fidèle à son amant parce qu'elle lui avait gardé, cela seul pour lui seulement, le petit creux veiné qu'il aimait à embrasser en dépliant son bras, une autre ne considère pas son ami trompé tant qu'elle n'a pas tout donné. Dans les «abandons» les plus absolus, une troisième se considère pure de ne jamais dire: «je t'aime» mot dont elle n'avait usé qu'une fois, et à tort.)
Les hommes faciles ont aussi leurs flatteuses fidélités. Il y en a qui n'ont jamais donné Son Nom à d'autres femmes, sauf aux moments où l'habitude ou le désir triomphent de l'attention. Cela est flatteur pour qui? «L'enfant de volupté» n'a pas su nous le dire. Confondre dispenserait de choisir; mais est-ce bien voluptueux?
(Shakespeare aussi faisait dans ses pièces de ces erreurs de sensualité, mais le théâtre a peut-être de ces exigences...)
Esthétisme.—Une chambre bleu-âme, une buée d'encens montant en spirales des narines d'un bouddha, de l'étagère en bois ancien des roses s'effeuillant sur un lit soutenu par des chimères sculptées, un miroir où refléter les songes; sur un prie-Dieu, en désordre, des livres rares, d'où émerge ... ô erreur, ô confusion! une réclame de cure radicale contre «les cas les plus opiniâtres...»
Sa machine à écrire ponctuant le silence.
L'amant, ce sommelier ... de service de jour et de nuit...
Elle aimait la guerre, et l'amour, et les religions nouvelles; tout ce qui pouvait créer des héros ou des dieux, ou des martyrs, ou des hommes, tout ce qui tend la vie vers un courage qui la dépasse, tout ce qui rend la vie vivante.
«Ne plus m'aimer, lui disait-elle, c'est vous amoindrir par l'oubli de la divinité que je suis.»
Elle se vêtait de couleurs si délicates qu'elles ne se percevaient plus à la lumière artificielle. Le ton de ses joues ne s'avivait qu'au jeu des ombres diurnes. La nuit la blanchissait et la confondait parmi ses rayons, et dans l'éclairage des maisons elle errait avec la survivance trouble d'un fantôme.
Qu'elle que fut la grossièreté des êtres qui croyaient l'avoir tenue dans leur étreinte, aucun d'eux n'avait osé l'appeler d'un nom.
Sa beauté immatérielle comme de la musique,—d'une sensibilité aérienne, frôlait leurs nerfs de façon presque impalpable. Les vibrations qui émanaient d'elle touchaient les êtres qui l'approchaient, et les faisait un instant résonner à l'unisson.—Elle les imprégnait d'ondes sensibles que souvent ils dénommaient de l'amour.
Ses cheveux, fleuve d'oubli, ondoyaient le long d'elle.
Ses cheveux, cinglants comme des fouets.
Ses cheveux phosphorescents se voyaient dans l'ombre...
Des étoiles glissées sur des ténèbres.
Ses cheveux suivaient le peigne,—longue gerbe d'étincelles...
Ses cheveux, la traîne de sa tête.
Sa chair,—travesti bien ajusté avec ses ornements.
Leurs Sommeils.—Ils eurent des nuits comme des mesures pour rien.
Ses paroles, une poignée de pierreries et de fleurs dans la nuit...
La respiration de son aimée: une mer qui atteint sa limite et qui est faite de vagues égales, avec parfois une vague qui les surpasse.
... et des nuits noires plus douces que toutes les nuits blanches.
Nous traversons la nuit ensemble, dans la belle barque du sommeil. Nos souffles nous rament à travers le silence, et l'aube nous déposant sur la plage étale, nous reprenons conscience de l'unité de nos corps—que les songes avaient joints d'une trame mystérieuse, et que rien ne semble plus rompre.
Sommeil: envers d'un brocart colorié sans dessin ni suite, cohérence d'une journée désorganisée, ou tapisserie à multiples personnages se déroulant d'un fait unique et empiétant sur les bordures, jeux enfantins, entrecroisements de fils et de nœuds, et de couleurs, dont on ne retrouve le dessin qu'en se retournant vers des incidents passés: pensées ou actes interrompus.
Sommeil: abat-jour d'ombres portées.
Sommeil: résumé d'un fou, ivre de pavot.
Ne la quitter qu'à l'aube, lorsque sa chambre semble un grand œuf que la lumière casse... Puis la triste froideur virginale de mes draps qui n'ont pas contenu nos corps.
Écrit du lit: Ma Joie, avant que le temps ne t'ait confondue à la trame de ma vie, je veux fixer l'exagération où je suis: jeter le long de la route éblouissante d'où je viens, les paroles prises à ton ivresse, pour que ma pensée puisse revenir à toi... Et s'il est des heures où, terne jusqu'à l'oubli, je ne puisse t'évoquer ou créer des circonstances qui l'égalent, ces mots tombés comme de petits cailloux sur le chemin, où, ivre, je trébuche et danse, serviront peut-être à mon retour... Mais est-il des retours à la joie? Inimitable même par le souvenir. Que d'images je garde en moi effacées jusqu'à la dissemblance, et qui furent comme toi, ma Joie nouvelle, la brûlure et la clarté de mes heures élues. Le souvenir est peut-être une impiété faite aux dieux capricieux de la vie: toute intensité puissante va vers demain; et cependant que tu fus belle, ma Joie de cette nuit,—je voudrais inoubliablement ni émouvoir de toi!...
«Désir terrible et doux», phénix que rien ne pourra consumer à cause de sa diversité et de la force de ses ailes; et qui sait trouver au-delà de la joie, une joie inattendue, étrange, et qui, à cause de sa rareté, n'a pas de nom parmi les hommes: évanouissement dans du ciel, immatérialisation de la sensualité qui plane en nous, sur nous, autour de nous, comme notre âme. Entendre la voix qu'elle donne à nos voix, le regard qu'elle donne à nos regards, assister, pâles témoins de nous-mêmes, absents parfois de nous-mêmes, créateurs, dans l'air impalpable, de cet enfantement chimérique et miraculeux des songes plus durables et peut-être plus ressemblants que les générations terrestres. Nous perpétuons ainsi à travers le monde tangible une race intangible et cependant réelle—mariages éthérés plus nécessaires et plus féconds que nos mariages corporels—et dont la génération inépuisable survit à la mort.
L'amour ne peut être stérile. La pensée incarne.
Je lève de mes doigts légers les traînes noires de tes paupières.
Et tout le jour je regarderai les yeux que je t'aurai faits la nuit.
N'allons vers les choses du jour qu'avec le peu d'énergie qu'elles méritent.
Amusés de tout, inquiets de rien: libres.
Sa main se courbe dans ma main comme un pétale de rose, contenu par son pétale le plus proche.
Sa voix n'est pas le médium de sa féminité, elle exprime ses contours extérieurs, en l'entendant parler, les aveugles sauraient qu'elle est belle.
Ses sourires sont les pensées de sa bouche, ses traits ont leurs pensées spontanées, qui ne vont pas jusqu'au cerveau.
La survivance gaie de sa voix parmi les petites catastrophes.
Sa voix, comme certains baromètres, s'est arrêtée au «beau fixe».
Sa voix ne trahit rien, ses paroles non plus, seul son contact n'échappe pas aux véridiques éloquences.
J'ai reçu ses paroles comme une masse d'herbes et de fleurs fraîches au visage.
Sa voix, c'est du beau temps à demeure.
Son rire fait danser.
Son rire c'est la musique de son sourire.
Les perles baroques de son rire...
... Parce que son sang bat, je vis.
Ses yeux bleus d'orage.
Et l'écho de son pas sonne à l'autre trottoir...
Larmes anonymes de la pluie.
Larmes d'on ne sait qui sur les mains et le visage.
Qu'elle se sentait belle chez lui, hélas! de se retrouver seule avec ses miroirs.
Elle porte la moitié d'une rose ... où a-t-elle effeuillé l'autre moitié.
Il faut faire des provisions de chagrin pour que l'heure mauvaise ne nous trouve pas trop désemparés.
Nous déferons-nous jamais de l'antique jalousie? L'amour transporté dans le domaine de la raison ne sera plus que de la physiologie appliquée?
Le roman à venir: Si elle me trompe, c'est que ses viscères avaient besoin d'un autre aliment.
En attendant, sentir ce navrement: à bout de tout, à bout d'amour.
Et si ce n'était pas pour ce soir, se sentir navré d'avance pour le soir où cela sera.
Comment la quitter? Elle voit que je veux m'en aller, et c'est elle qui s'en va. Si je m'en vais elle me tourne le dos, je ne puis la laisser partir ainsi. Elle m'irrite, et c'est elle qui pleure: à elle toutes les voluptés. Elle pleure aussi parce que ce n'est pas juste que je ne l'irrite pas au moins un peu. Que sa face m'énerve, que son dos m'attendrit et me crispe tour à tour, puis tout à la fois. Ah! ses épaules comme découragées, voûtées par moi? par d'autres? par tout ce qui lui arrive ou ne lui arrive pas? Elle s'en va, oui décidément... Ne pas la poursuivre? Ce serait la poignarder entre ses deux frêles épaules: en amour les crimes passifs comptent... Mais si je la ramène, sa crise passée, elle me croira, et la fin sera à recommencer.
A certaines heures mes ailes se lassent de nous suffire à tous deux: la laisser retomber où elle voudra; planer seul,—on plane toujours seul.
Guignols de ses viscères, ses bras mus par leurs fils bleus.
Ils pleurèrent, car ils s'étaient fait de la peine. Et chacun pensait à sa propre peine, et voulut s'en consoler ensemble—sans seulement remarquer celle de l'autre. Les larmes rendent aveugle, et c'est toujours sur d'autres, mais pour soi, que l'on pleure (lire de l'évangile «Woman, why weepest thou?»).
Son art: jouer des êtres, non s'en jouer.
Sa persistance de sadique mental fut telle qu'il arriva à la faire pleurer—avouer la secrète volupté que lui causent ses larmes? Faire souffrir à la condition de bien faire souffrir, de façon satisfaisante, mais celles-là seules pour qui nous pouvons toutes les joies!
Craindre sans cesse quelque mauvais tour de sa vitalité, tout imprégnée du sel de la mer? C'est de la marée haute que deux fois par jour Aphrodite est rejetée sur le rivage.
Elle avait de ces yeux du nord, de ces yeux qui ne s'étonnent pas, qui seuls savent prendre; des yeux, tristes et impérieux, expressifs seulement d'une partie de son être.
Lui ayant trouvé une résonnance nerveuse digne de sa maîtrise et de sa dextérité, elle s'exerçait sur ses cordes sensibles plus volontiers que sur d'autres, car elles répondaient, en parfait instrument de souffrance, à la moindre inflexion cruelle.
Son buste arqué et modelé à la façon des violons sonores.
Il ne faut pas vouloir le mieux: en jouant du violon on remarque que c'est du grincement que provient le son.
Elle a tout reflété comme ces ondes passives dont on pourrait écumer les images afin d'en faire apparaître d'autres? Ses profondeurs ne servent qu'à cela, non à faire transparaître le fond. La vie qui se penche vers de tels êtres est trop opulente.
C'est à cause d'elle que je suis dans ces hôtels où, malgré les sonneries électriques, les ascenseurs les voisins, je subis un calme si reposant. A cause d'elle, que je ne m'aperçois ni du temps qu'il fait, ni de ce que je mange. C'est à cause d'elle que sans sortir, j'écris des vers, heureux comme un poète sans génie, tandis qu'un garçon suisse, allemand, polyglotte, que sais-je? d'une table où le surtout et mon nécessaire se touchent—dessert. C'est à cause d'elle que je marche, comme dans certaines visions, à quelques mètres au dessus de la terre,—et elle s'imagine que c'est pour elle que je l'aime!
Vous tendez votre cœur comme une petite coupe vers la vague que je suis. La vague déferle, et à cause de sa force qui surpasse ce que vous en attendez, ne laisse qu'un peu d'eau amère au fond.
Notre passion suit son évolution: je sens que bientôt nous serons dans la triste saison des pleurs.
Sadisme mental:
... Toutes ces mauvaises paroles que l'on se fait avec l'ombre,—sadisme des esprits! (se simplifier ou se compliquer jusqu'à la sensation? alliages!) Tout à coup, et sans l'avoir voulu, tu m'étreins en plein corps. Je suis transpercée par les flèches de tes seins, tes côtes, ossature souple, tes nerfs dont mes mains tirent des arpèges. Ta chair s'exalte comme une religion.
Je cueille à l'aube ta rosée... Des sons s'éveillent, le grincement d'oiseaux, le tintement des cloches—en dehors de ton corps il n'y a pas de dieu.
Pensées de la même journée: La sensualité physique n'est qu'un point de départ—ou d'arrivée, mais la chair seule nourrit mon esprit amoureux, et satisfait d'elle, je ne sais prendre d'autre subsistance.
Il connut l'égoïsme amoureux qui préfère plutôt perdre ce qu'il aime par la mort que par la vie.
Ceux qui aiment autrement, n'aiment pas amoureusement, ou, plus clairement: aiment, mais ne sont pas amoureux.
S'ils ne tremblent pas, s'ils ne doutent pas, s'ils ne craignent pas sans cesse le changement ou l'infidélité de l'aimée, si, voyant tomber un cil, ils ne le ramassent pas pour souffler dessus, afin d'apprendre si leur vœu reste ou s'envole; si dans la chute d'une étoile ou d'un pétale de rose, ils ne pensent pas aux superstitions de l'amour; si en passant lentement devant la Chambre des Députés—après l'avoir reconduite à l'aube dans un fiacre somnolent,—on n'énumère pas ses colonnes avec le traditionnel: un peu, beaucoup, passionnément ... (il y en a douze, mais l'obscurité aidant, je n'en ai compté que sept) si par les choses les plus absurdes ils ne cherchent pas à rassurer leur incertitude, ils sont peut-être des amants selon Sénancour (dont le nom seul rime avec amour), mais non selon le divin enfant.
—Sénancour est tout au plus un bon législateur d'Éros, il a tâché de classifier et de codifier toute cette incohérence; j'y trouve de l'agrément, mais l'agrément d'une «nature morte»; la belle proie éventrée pend par une morne ficelle attachée à sa patte, pour la contemplation de ceux qui sont attablés devant une volaille, tandis que les bêtes de race, ingénuement simplifiées, piaffent poliment aux lointains des tapisseries; tout cela est exact comme un raisonnement,—tandis que dans l'ordre Stendhalien, on sent le souvenir vécu, rangé.
Amour, lyrisme des sens.
Ahuri comme après une chute, le voici seul, libre.
Quand me déferai-je de sa démarche?
Sur son long cou flexible,—le long coup flexible des êtres libres—sa tête levée. Levée ainsi pour échapper à quelle angoisse? pour atteindre à quel miraculeux baiser?
La saveur à venir des choses retrouvées?
Convalescence: elle ne pleure plus que trois fois par jour.
Choix: la jalousie maladie, ou la jalousie parasite—la nôtre ou la sienne?
Un amour brisé rejette ses débris dans des sentiments inusités, ayant abandonné les centres de notre sensibilité et la fraîcheur des désirs charnels, nous sommes étonnés de retrouver son intensité renfermée dans un mot, dans un geste, dans un parfum, dont la répercussion remonte jusqu'aux sources nerveuses d'un chagrin, que nous croyions tari et qui jaillit comme dans un torrent de larmes et emporte notre indifférence.
Les larmes, cette circulation de notre chagrin qui s'écoule.
Myosotis «forget me not», rétréci, attachant et puéril comme ce qu'on n'oublie pas.
La tromper sans joie, avec cynisme, parce qu'elle ne m'aime pas assez?
Entrer à l'aube, ma Bohème retrouvée, romantisme de la ruelle, quitter sa petite chambre qui sent l'alcool du fer à friser, au son du premier cheval battant le parquet en bois de Paris, de ses pas lourds à grelots ... cheval blanc, vieille danseuse...
Il me semble glisser à l'intérieur d'une perle à peine irisée, à peine aérée, ô pénurie du petit jour ... éviter les rôdeurs, ma clef à la main, puis marcher résolument devant toutes ces maisons closes, de bourgeois endormis...
Son corps avaricieux d'adolescente porte le fruit magnifique des seins, seule maturité où se blottir.
Cette actualité de sensations chez lui l'effraie, elle qui ne sait ni si elle sent, ni où elle sent, ni ce qu'elle sent!
Il n'importe pas qu'une chose soit belle, il suffit qu'elle le soit pour nous, et que nous la portions au plus haut de nous-mêmes.
Je l'ai mise au-dessus d'elle, hors d'atteinte de ses gestes.
Libéré de ses vêtements, il respire de tout son corps l'air et la lumière de ce pays nouveau, se baptise dans les deux azurs sans marées, se frotte de sable—fragments de pierreries, d'étoiles ou de coquillages—puis dans une petite hutte faite de joncs desséchés, il oint d'huile d'olive ses bras et ses jambes nourrissant ses musculaires serpents, qui faisaient sa jeunesse, son courage et sa force.—Il est probable qu'Hercule enfant, au lieu d'étouffer les serpents de son berceau, les glissa sous sa peau, où ils sont toujours prêts à revivre, à étreindre, à étouffer.—Assoupi, il s'étendit et connut un sommeil mêlé d'odeurs de pin et de bruyère blanche, de mimosa duveté comme des poussins.
A son réveil, il se sent prêt à boire ce soleil liquéfié, à aimer les vins, à laisser sa sève d'homme du Nord dans la chair olivâtre de ces femmes. Il songe avec mépris à ses pâles maîtresses des alcôves parisiennes, à ces chairs stériles et cimentées de crème. Ici, il lui sembla tout naturel que la femme fût incessamment enceinte, comme cette nature d'une maturité abondante, presque sans printemps, hâtive d'atteindre à la matérialité des fruits—à leur vendange, afin de recommencer.
La navrante infidélité:—Que sais-tu de moi?
—Que ce n'est pas vous... Comment sais-tu que tu m'aimes?
—Parce que rien ne me manque quand je suis avec toi.
En voyage, il n'arrive que l'affreux, et l'affreux a plus d'inventions à mesure qu'on se désoriente.
«Ce paysage souriant», que n'éclate-t-il de rire?
Une belle campagnarde, espèce de Titania, avec sa brouette pleine d'ombelles et de fleurs pour son âne.
... Après nous être promenés dans les mornes ruelles pluvieuses du petit village, où nous sommes descendus, je lui dis, en pensant aux tristes chambres louées:
—Rentrons chez...
Elle acheva confiante:
... Chez nous.
Elle se penchait, sans pudeur, sur les pianos d'hôtel, en faisant sortir bruyamment la valse de Faust (manivelle invisible, singe, orgue de barbarie) valse de Faust avec la basse de quelqu'autre air. Me sentir honteux d'elle, avec toutes les oreilles d'autrui, exagérant par la mienne leur sensibilité.
Elle est écrasante, rien ne manque à son amour, elle s'avoue heureuse ...
Je la déteste de ce mot, pensant à l'autre. Je suis sans cesse hanté et inquiet.—Si elle était venue pendant mon absence, qu'on n'ait pu me prévenir à temps ... si je l'avais manquée ... si elle croyait que je la trompe!...—La tromper? Je n'ai jamais été aussi conscient d'être à elle, de ne pouvoir être qu'à elle.
Ah! les insistants cheveux trop rouges de celle-ci, ses yeux admirables que je n'aime pas, et tout ce corps donné et qui me reste étranger ... Je la prends sans caresses et sans paroles (comme un Anglais prend une fille) avec une telle violence ... pour ne pas la goûter, pour ne pas la sentir, désespéré que ce ne soit qu'elle et que je reste moi.
... Ah! par quels goujats,—à part moi,-a-t-elle donc été aimée!
Quelquefois elle est triste, parce qu'elle dit que je ne l'aime pas comme elle croyait que je l'aimais. Et je la berce et la console, fêlé d'amour pour l'autre,—mais de chaque douce parole qu'elle m'arrache, mon silence la déteste.
Si je pouvais la tenir près de moi comme un petit animal blanc et roux! Mais je sens trop que c'est une femme qui me pense, une femme belle pour quelqu'autre homme,—quelle stupidité de la tenir loin de lui!
Que je n'aime pas son rire à l'aube et ses cheveux rouges le matin!
Elle m'appelle pour que je prenne mon petit déjeuner avec elle. Je refuse.
Si cette intimité continue une heure de plus!... Je la quitte pour ne pas la tuer!
Elle n'était pas belle, elle était mieux, elle était quelconque, et sentait le succès et la supériorité, que d'être quelconque lui avait toujours valu.
Cette âme d'hérédité corse, ayant subi l'humiliation d'aimer et parfois même l'affront encore plus grave d'être aimé, en voulait à mort à ses inadéquates maîtresses qui le laissaient pantelant et mal inassouvi.—Il les recherchait cependant avec l'âpreté et la ténacité de ceux que les inéluctables plaisirs stimulent du désir d'une mystérieuse vengeance.
Ses liaisons n'étaient qu'une série de chocs, d'agressions passionnées, de croisements d'armes, au sortir desquels les deux adversaires étaient également mutilés et méconnaisables, et sans avoir fait l'un à l'autre le salut de pardon.
Modes:
Conduire la mode implique, comme l'art ou la vie ou l'amour ou la religion, une aptitude spéciale, une vocation unique, de l'exclusivité, du renoncement.
La mode a ses martyres et ses héroïnes, courageuses, exposées, convaincues. Ces guerrières de l'avant-garde s'offrent aux insultes venues des chariots, des trottoirs, et des fenêtres de l'ennemi défendant ses habitudes contre un nouvel envahissement: invectives jetées aux «précurseuses», qu'il sera plus tard réduit à reconnaître; obligé de leur rendre les honneurs de l'imitation servile. (Cette injure inconsciente et plus grave encore, faite à la mode d'aujourd'hui par la mode d'hier, qui la mutile en la multipliant, difforme sa difformité et la tue définitivement).
Grande nageuse, à la figure simplifiée comme celle d'un phoque.
Ses narines fermées lui donnent un air imperméable.
Le Juif, encore plus que l'Américain, parle par le nez, mais encore plus par les yeux et l'esprit.
Un nez juif rectifié: chirurgie, paraffine, ou ancestralité mélangée?
Ses sourcils hirsutes et clairs comme de petites martres.
La face flasque et tourmentée d'un être que de mystérieuses indigestions travaillent, et qui attribue cela à un mécontentement de son âme.
Madame X... ayant un peu d'affection à placer, s'acheta un petit griffon.
Le marquis pérorait, son maigre corps capitonné par son fauteuil, qui auréolait son dos voûté.
Éloquent seulement sous le stimulant ou du désir ou de la colère—ce qui lui arrivait rarement—il ne trouvait rien à dire dans les circonstances ordinaires.
Elle pensa: Que sa façon de plaire me déplaît!
Je hais le fard comme un mensonge du visage; vous ne vous fardez jamais—vous!
Si, et il ne le savait pas!
Ils furent séparés par bien plus que deux portes.
L'amant aussi est l'ennemi de la femme.
Une femme trompe par faiblesse, un homme par attirance. L'homme est donc seul infidèle.
Vouloir qu'on nous aime est une modestie, dont ceux qui s'aiment eux mêmes devraient vouloir se passer.
Il l'écoutait au clavecin composer des sons de cristal cassé, des cloches ayant la clarté du cristal et le bourdonnement d'insectes pendant l'été—et sa beauté—toute une saison estivale—semblait transposée en musique.
En la voyant se mettre trop de rouge, il hasarda timidement: Où vas-tu de ces lèvres?
Elle s'était si vigoureusement parfumée que même son mari sentit son parfum.
Il pleura tout seul dans la lingerie: ô chemises usagées en des temps plus heureux!...
Éviter de les voir se prélasser au lit, mettre leur pardessus ou se promener en Victoria.
S'éclipser avant la fin du cigare.
Des hommes s'aveuglent à faire ces grands miroirs afin qu'elle puisse s'y voir en double.
Elle s'aperçut à sa toilette qu'on peut avoir les cheveux trop longs.
Ces corps de femmes qui finissent en rosaces hermétiques.
Madame X..., nimbée de son filet...
—Il est comme tout le monde.
—Dites-vous cela pour me rassurer?
Il avait ce courage des fanatiques, ce courage à œillères.
Il avait la force de combattre, de triompher de ce qui le rendait heureux:
—Et si je découvre que ma femme a des torts envers moi? ce n'est pas tout d'avoir raison, il faut encore que cela fasse plaisir.
Élégante—au besoin!
Ses enfants: faux miroirs veillissants, reflets? ressemblances étrangères?
Dons: Il lui fallait une maîtresse moins pour lui que pour ses cadeaux.
Comme Mérimée, il avait éprouvé ce triste état: «Si je voyais des diamants par terre, je ne les ramasserais pas, ne sachant à qui les offrir.»
Les jours passent, prodigues de trésors. Nous ne les sentons que si nous pouvons les donner.
Les rondes ouvertures de ses gants aux boutons trop serrés, laissaient déborder une paume fendue et semblable aux rondeurs des chérubins.
Il dit des mots uniques à plusieurs exemplaires, car son cœur était capable, à la façon des roses, d'en effeuiller beaucoup de semblables.
L'amant de race:
Sa fine tête d'animal de luxe et de race, un peu chauve à l'endroit de l'oreiller ... une de ces têtes qui ne prennent de l'énergie et du relief qu'étendues, et qui semblent au bout de leurs longs cous trop flexibles, chercher sans cesse à se coucher sur quelque épaule ou quelque sein de femme invisible.
Il excusait la nullité de sa vie en raisonnant que si il se ne dissipait pas dans de vagues méfaits sensuels, il deviendrait peut-être un être à convictions, à opinions intéressées et vaines non moins que ces plaisirs où il se débattait avec infiniment moins de risque—réduisant ainsi ses exaltations à la création d'un couple d'éphémères, tandis que s'il agissait autrement il mènerait peut-être à mal un beaucoup plus grand nombre d'êtres heureux à force d'être bornés, bonheur qu'ils lui devaient puisqu'il les laissait tels.
Le bonheur l'ayant rendu plus malheureux que le malheur.
Chasseurs de lucioles:
Il lui dit pour la première fois son nom, son petit nom de femme, pour qu'elle le connût par lui, pris dans la partie tendre de sa voix rauque, son nom qui vient toujours, lorsqu'il est seul, commencer ou finir une des belles phrases de son silence.
Elle regardait le grand miroir, cherchant le reflet des femmes qui y avaient passé et pensa:
«Pour un seul cadre, que de portraits!»
A la longue il apprit à ne l'écouter attentivement que lorsqu'elle se taisait. Aussi arriva-t-il à la comprendre.
Elle s'éclipse dans le fond; salutaire et reposant, son mari la reçoit, et je reste au premier plan, seul la trompant avec celle qu'elle fut, celle qu'elle aurait dû être,—c'est moi le mieux infidèle.
Je lui parle de son mari. Elle me dit: «Veux-tu que j'y renonce?» La plupart de nous la perdent en disant «non» ou «oui».
Ayant définitivement vaincu ses scrupules, elle le suivit. Il réfléchit: «Son mari n'aura eu d'elle que cette sorte d'amour composé un quart de crainte et de lâcheté, un quart de plaisirs de l'habitude, et des habitudes du plaisir, un quart de la considération d'autrui (créée pour consoler celles qui n'en peuvent ressentir autrement), et un quart partagé entre la tradition et la religion.» Et il s'engagea un peu à la légère—ce qui est la seule façon de prendre une responsabilité—à remplacer toutes ces choses.
Ses mensonges: vengeance d'esclave, ou amour d'esclave?
Elle eut envers lui une petite lâcheté, qu'elle racheta par l'abandon de toutes ses lâchetés.
Toute générosité se paie, c'est même par cela qu'elle vaut.
Elle divorce, il ne lui reste à lui que l'effroyable tâche de la rendre heureuse.
Il lui donna une chaîne trop fine—à peine quelques grains de sable au creux de la main.
Une de ses vieilles maîtresses lui dit: Tu t'en vas? Tu ne m'aimes plus!»
Et il avait eu la déloyauté de répondre chevaleresquement: «Je me quitte.»
Il se refusait à reproduire «l'espèce» qu'il détermine.
Ne point faire servir à «l'espèce» ceux qui en sont l'ultime expression.
Ne regarder que le corps des femmes qui savent se vêtir et se dévêtir: être nue pour qui nous aime, l'amour mettant sur leurs yeux ses voiles divins.
Pour qu'elle eût moins à s'apercevoir qu'elle était enceinte, il la menait sans cesse en Angleterre, île toute entourée de mal de mer!
Elle lui sacrifia tout, et puis le sacrifia à tout.
Dix ans après:
«Te revoir, afin de pouvoir t'oublier», avait-elle eu la sage amertume de lui écrire: et il vint avec les glous-glous de l'indigestion, des yeux mornes, des mains qui ne sentent plus, tous ces troubles de l'ennui, ces gênes de l'indifférence, qui demeurent entre deux êtres qui se furent chers, et qui, en se retrouvant, n'arrivent plus à se retrouver.
Ce sentiment, dans sa hauteur étroite et mesquine, lui semblait à présent comparable à un clocher vu du pavé.
Il esquissa quelques gestes de galanterie fatiguée.—Non dit-elle, «une robe de femme doit tomber, et non se relever».
Ils évoquèrent toutes ces vieilles rengaines de la jeunesse: amour, départ, larmes, souvenirs, oublis, contrebande laissée en consigne, frêle bagage suranné de leurs cœurs de passage.
L'année d'après:
Que d'années depuis l'année dernière.
Auprès d'une nouvelle amie, il pensait à l'ancienne, à celle qu'il avait gardée neuf années. Les six premières à l'état d'amant, presque continuellement suspendu dans l'exaltation des sentiments intenses, et assez souvent récipropres pour qu'il se crût heureux.
Puis elle s'était lassée, détournée, ne faisant plus attention à lui. Et il retomba très lentement, très imperceptiblement, hors de l'amour.
Elle le trompa, le délaissa,
Il la trompa, mais ne put l'oublier.
Elle, plus physique, put l'exclure;—même dans ce qu'on appelle les «premières joies»,——et qui ne sont qu'un ahurissement, un dérangement, un déchirement d'habitudes chères!
Il avait renoncé à toute vie personnelle et semblait le page à qui l'on donne à porter tout ce qui encombre:
Quelle somptueuse traîne de chagrins, quelle menue monnaie d'ennui ne lui avait-elle pas jetées!
Et puis, à force de ne l'avoir que de loin et d'avoir l'autre si proche, il se laissa attendrir—et lui dit des paroles qui attendaient, qui ne lui appartenaient pas. Et les baisers qu'il réservait, il les a donnés, et les larmes qu'il avait furent versées sur l'absente. Amour, il n'est plus temps!
La sincérité, ce traître.
Sa conscience: les opinions d'autrui.
Carnet d'un amoureux:
Les autres femmes?—Sentir leurs différents arômes sans être tenté par d'autres saveurs.
Le changement: désir d'un amour malade. L'être bien portant trouve son changement dans le semblable.
J'ai été successivement, et parfois même simultanément, jaloux de son amant, d'une beauté parisienne, d un acteur,—pour hommes, des maçons, jeunes et poudrés déplâtré,—ces pierrots naturels des rues de Paris,—d'un Anglo-Argentin, de son ancienne maîtresse, d'un adolescent explorateur, d'un égyptologue, d'un financier, d'un cygne noir, et de tous ses anciens amants et de tous les hommes, femmes, occupations, choses qui 'la touchent en particulier, en général.'
A moins de casser sa petite tête comme une noix...
Ses vérités, stylisées jusqu'à l'invraisemblance.
Son vocabulaire restreint comme un nécessaire de voyage, contenant cependant tout ce dont elle pouvait avoir besoin.
Je ne veux pas qu'elle s'en aille. Si elle s'en va, me reviendra-t-elle intacte? Il y aura toute notre absence entre nous.
Si je vois une fleur, c'est pour la lui donner.
La ganter dans la peau de soie des arums.
Sa main, messagère de ses lèvres, me fit un geste d'adieu, puis, ayant refermé la porte, elle la rouvrit et fît le même geste. La deuxième fois seule me plut: je ne l'attendais pas! Y a-t-il une femme au monde, ou ailleurs, une femme assez bête, assez peu femme, pour l'avoir répété une troisième fois? (Une femme bête est une anomalie, une contradiction. Elles ne sont sottes qu'autant qu'elles ne sont pas femmes).
Dans l'hôtel, les rideaux de notre chambre étaient brodés de: «Honni soit qui mal y pense». Ne pas faire à de vilaines chambres le don de tels souvenirs?
Pour un couple épris, le meilleur cadre est celui qu'on ne remarque pas.
Elle: «chut ...» puis: «Je suis avec toi en effet, que puis-je craindre de plus».
—Mes pensées, comme des abeilles ivres...
Rose épaisse ... rose profonde ... cœur du monde.
Enroulée de sa longue chemise de nuit rose, et comme vêtue d'un seul pétale...
Il y a peu de fleurs que j'hésite à cueillir.
... Plus doux qu'une méduse a glissé sous ma main...
O joie, comme une méduse dissoute.
Aux fenêtres de sa chambre, les perses faisaient avec la pénombre une lumière fleurie. Toiles de Jouy, jardins suspendus!
Nous partons ensemble vers des abris passagers. Nous allons à la rencontre de la belle saison, et je suis de nouveau emporté dans le tourbillon du couple que nous formons, sans jamais pouvoir rien lui dire d'elle dans ma solitude. Je ne vois qu'à travers elle les villes où nous séjournons. Il paraît que nous avons été à Palerme, à Florence. Délires dont on ne se rappelle, au réveil, que quelques détails curieux ou insignifiants. Dans quel jardin était-ce, ces murs où poussait du romarin, ce jardin négligé et charmant qui laissait fleurir pour nous ces tulipes et ces anémones entre les salades?
Ces musiciens errants, que nous trouvâmes, sur quelle route? et ramenâmes, à quelle demeuré? Ces voiliers, sur quelle mer?
Quelle était, au soir, cette île lumineuse que nous regardions d'une montagne, et qui semblait avoir attiré tous les astres du ciel? Naples? Montmartre?
Dans quel pays, ces courses interminables entre des oliviers, leurs feuilles aux tons doubles comme ses yeux?
... Et avec, au retour, dans la bouche, une plume de l'oiseau merveilleux, et dans le cerveau, le stimulant bref que donne la joie égoïstement partagée.
Vos intermittences et mes continuités finiront peut-être par s'exaspérer au point où vous ne pourrez plus me voir et où, moi, je ne pourrai plus cesser de vous voir.
Je la contemple à sa toilette, cherchant ses affaires, se coiffant avec humeur et difficulté. Hélas! que ses moments avec moi soient des moments sans femmes de chambre!
On ne résiste pas longtemps à préférer le confort au bonheur.
Chez nous les pommiers et les cerisiers en fleurs sont plus prodigues et plus beaux qu'au Japon—car personne ne les acclame et personne ne les voit.
D'être libre et seul je l'aime plus qu'elle ne peut m'aimer de ne pouvoir que me préférer.
Au bord des routes et des ruisseaux, nous voyons des pêcheurs et nous leur achetons deux truites à peine enlevées de leurs bambous, et dont l'haleine respire encore la fraîcheur de l'eau. Peu après, nous les revoyons, à peine changées par le feu, pour notre déjeuner, à l'auberge peu confortable du plaisir.
L'air l'appelait au dehors, frappant de toute sa clarté aux fenêtres. La belle chaleur rare d'un jour qui représente parfois à lui seul tout l'été et qui offre ses cueillaisons précoces de fleurs, de foins et de fruits (voluptés successivess et mélangées) à nos narines.
Les dons, de l'air.
Ses paumes très creuses ressemblent aux pétales striés d'une rose rose.
Y lire notre destinée?
Mais pour me repousser, elle leva sa main, comme un visage d'aveugle...
Les romans sont bien plus longs que la vie.
Le premier roman, d'Adam et d'Ève, est tiré à trop d'exemplaires.
Je ne vais jamais au bout d'une idée—il y a trop loin.
... La sensibilité écourtée de ceux qui ont besoin d'observer pour comprendre.
Sa haine s'éveille sous des mots comme des cloportes sous une pierre qu'on remue.
Tout jugement est plus ou moins bilieux. Il y a plusieurs justices. Il ne peut y avoir de «dernier jugement».
Qui parle «contre» n'a rien à dire. Pourquoi démolir, lorsqu'on peut surpasser? On se limite à ce qu'on attaque et l'on ne prouve que ses limitations.
Trop de suites pour une suite?
On ressemble toujours un peu à ce que l'on comprend.
Encore plus grisant que le corps à corps, le mot à mot.
Ces poètes, secrétaires de l'inconnu.
Mon lyrisme: une exactitude.
Dire toujours ce que l'on a à dire secrètement à du papier, comme le barbier du roi aux roseaux. Le papier seul aurait des oreilles?
Leurs vers réguliers: un jeu de patience.
Leurs vers irréguliers: un jeu d'impatience.
Les poèmes de Mallarmé sont si faciles à retenir parce que chaque mot y est nécessaire et à sa place: d'une commotion inespérée. Une fois la vibration saisie, le dessin perçu, il devient inoubliable.
Souvent chez les autres poètes, notre mémoire remplace—remplace mieux.
Il y a aussi ces génies en fermentation, non encore limités dans l'expression.
Ceux dont l'art est teinté d'une personnalité inexorable, ceux chez qui l'on ne voit pas tout de suite clair. Les pensées imprécises donnent l'atmosphère aux autres.
Il se prépara un grand vocabulaire, et attendit toute la vie une idée.
Ne pas aller vers les romans, ni laisser venir les romans à nous. C'est pour la pensée une mauvaise fréquentation de plus.
Aspirant à une délicatesse qu'il ne réalise que dans son œuvre, il semble rester en dehors d'elle, à peine la comprendre.
Un corps trop long de n'avoir pas de plus larges épaules: une tête mal défendue.
Les vils petits mots consacrés, tout enflés de non-sens.
Une pensées tombe comme un fruit mûr de l'arbre de l'oisiveté.
Sa voix stridente semblait poignarder la subtilité de ses pensées au passage.
Ne pas forniquer avec d'autres cerveaux: il en naît toujours quelque chose de bâtard.
Travailler les circonstances brutes que la vie nous amène, les recréer à notre image.
Leurs créations ne sont même pas des récréations.
Tant d'images nouvelles, audacieuses, belles, cinglent et stimulent mon imagination au passage, qu'au lieu de vous écrire, je m'écris à moi-même.
Je vous relis, et c'est toujours une autre première fois.
On n'épuise jamais un beau livre, et un beau livre ne nous épuise pas.
Un dessein se fait dans mon cerveau, je le sens derrière mes yeux, je prends contact par cette image avec l'intérieur de moi-même... De ses hasardeuses tracées il reste à peine un résumé de pensée.
N'aimant que le côté nocturne des choses, il se bornait à faire des chefs-d'œuvre d'obscurité.
Il y a aussi ces réalités intangibles qui errent près de nous, sans formes et sans paroles, ces réalités que personne n'a pensées, et qui sont exclues faute d'interprètes.
Il y a cependant une si mince différence entre ce qui est, et ce qui pourrait être.
—Biffage du pire, du meilleur?
Derrière certains écrivains se tient un inconnu, mais ils n'ont pas souvent les yeux placés pour le voir, et ces scribes s'attribuent tout ce qui leur est suggéré par cette présence invisible. Ils portent sa couronne à sa place.
Les paroles viennent au poète comme à un aimant, à un penseur comme une épée.
On dit: Il suit son idée et, c'est peut-être son idée qui le suit, ou serait-il vraiment docile au point de suivre une idée? et, dans ce cas, son idée est-elle à lui?
... L'esprit de famille, des familles d'esprit.
Il est temps que les langues mortes se taisent.
Virgule; cil tombé entre les mots, le temps de faire un vœu, de penser à autre chose, et de continuer.
Il écrit une œuvre de «longue haleine». Il est à regretter que les auteurs ne soient pas plus souvent nés essoufflés.
Quand je lis A... je me rends compte combien la mauvaise littérature ressemble à de la bonne littérature, et quand je lis Z... combien la bonne littérature ressemble à de la mauvaise littérature.
C'est la préoccupation de l'art qui détruit l'art.
Ce qui rend les mauvais écrivains agaçants, ce sont leurs belles pages.
Il a la dent dure—et fausse.
Ils veulent trop mordre pour savoir critiquer.
Son esprit: quelque chose entre le mot et le gros mot.
La fuite, ce dernier mot du dégoût—le seul qui ne soit pas un mot.
Ils prennent un niveau pour un sommet.
Il lui reproche de couper les cheveux en quatre, lui qui ne se les démêle pas.
C'est un écrivain rentré qui, sans doute, a laissé à chaque femme tant à dire—
Rien n'est comparable à rien.
La raison—ce sophiste.
Ne pas se nourrir des vieux os désséchés que ces fossoyeurs nous rejettent, mais de la vie et de ses moelles.
La Ménade arrachant la lyre d'Orphéus.
Soumet les lois de l'Art aux lois de l'Utérus.
Elles exultent plutôt qu'elles n'exaltent..
Le génie, cette excroissance.
Un envieux disait: Il n'y a pas de chef-d'œuvre né. Toute belle œuvre peut devenir un chef-d'œuvre, et peut ne pas devenir un chef-d'œuvre. Le chef-d'œuvre est l'œuvre d'une piété acquise, un hasard de la renommée, lentement et diversement accomplie. Il est impossible, en lisant des œuvres célèbres, de savoir ce que vraiment nous en penserions, si notre pensée, non magnifiée, non influencée par d'autres pensées, venait naturellement, distraitement et sans parti pris, se poser sur ces écrits. La gloire est faite d'une attraction graduelle, créée par des légendes, et des courants d'admiration et de controverse. Il est des gloires magnétiques, planètes vivantes et sans cesse se vivifiant à une force extérieure. D'autres, comme des astres éteints, se meuvent froidement dans leur sphère, ont un nom, mais n'exercent plus aucun rayonnement.
La gloire a l'oreille inattentive, il faut que bien des êtres lui crient sur bien des tons et bien des fois un même nom pour qu'on le lui fasse entendre. Mais quand elle a entendu, elle le réitère à l'infini.
La gloire est un écho.
L'enthousiasme d'un seul être nous fait une gloire pour nous seuls, intime et comme à l'abri.
Elles disent: J'oublie aussi parfois d'envoyer les lettres que j'écris,—ou bien elles écrivent: Ne brûlez pas mes lettres.
Je suis dans cet état de lucidité imaginative où je vois s'ouvrir devant moi un monde à moi, et je déjeune en ville.
On ne peut, en connaissance de cause, critiquer avec quelque droit que les écrivains qu'on a failli aimer, et afin de se venger de ne pas y parvenir.
Balzac: tout le monde; Stendhal: quelqu'un.
Oui, M. F... la façon dont il voit, mais non ce qu'il se borne à voir. Ses personnages sont d'une réalité qu'on évite. Je lui en veux de s'être prêté à eux, lui s'en venge. Et voici qu'à présent il tâche de leur être semblable.
Tandis que M. de G... a créé des êtres qui devraient exister, que la vie nous doit.
Il ne parle que rarement à haute voix, et c'est pourquoi sa voix haute a gardé la subtilité et l'empreinte sonore de sa pensée, métal à peine refroidi.
Il était un conteur, non un écrivain, car il méprisait le «métier», les gens limités dans les fonctions, les gens sérieux, établis. Il considérait que ceux-ci n'ont plus d'oreilles. Son public se composait de ceux qui ne savent pas encore lire, ou de ceux qui ne peuvent plus voir clair. Il murmurait des choses miraculeuses aux tout petits, parce qu'ils semblent écouter sans partis pris, réceptacles émerveillés. Seul leur silence et leur sourire l'inspiraient. Il inventait pour eux des histoires fées d'une beauté fée et qui se perdaient faute d'un scribe,—un scribe présent, l'incantation ne pouvait réussir. Il ne pouvait sortir du réel qu'avec des êtres qui n'y étaient pas encore entrés. Rendez-vous de deux enfances, l'une géniale d'attention, l'autre géniale d'expression. Il enchantait parfois aussi de ses images invisibles les vieilles femmes nébuleuses.
Ces poètes qui chantent toute leur vie la délicatesse et l'esthétique, et qui, si vous avez le malheur de les recevoir dans l'intimité, mettent leurs gros souliers utilitariens sur vos ours blancs, déposent leur chapeau melon sur vos divans, ou asseyent leurs vêtements curieusement tailleur sur vos hermines. Belles hermines, d'un blanc sulfureux, savonneuses au toucher.
Ce philosophe oriente ses admiratrices de leurs petits riens vers de grands riens.
Elles lui demandent à table, avec un esprit de comptable: «Que pensez-vous de l'absolu?»
En fait de philosophie, avoir le courage de notre indifférence!
Ce mort mal ressuscité, ce cadavre vivant, qui désavoue sa chair.
Pourquoi parle-t-il si fort? Il voudrait sans doute se faire entendre d'un monde à un autre.
L'exploitation de soi remplace souvent l'éducation.
Les arts, ces accompagnements, devenus si bruyants qu'on entend plus ce qu'ils accompagnent.
Ces bienheureux, tout au premier plan d'eux-mêmes. Beaux ténors, donnant tout ce que leur voix contient de bellâtre.
Ils dépassent la rampe, mais la rampe n'a jamais été difficile pour ce qui la dépasse.
Ces vers réguliers comme des fruits secs mis en boîtes.
Tant d'écrivains lui ont intercepté ses phrases, qu'ils ne lui ont laissé rien à dire.
Le «hors là» et les choses dites magiques tentent des écrivains comme Poë, James, Dostoïewski, peut-être surtout à cause de la difficulté de leur mise au point. Combien d'art il faut pour rendre l'invraisemblable vraisemblable! pour que notre inquiétude soit en éveil—pour garder l'unité de terreur à juste distance! S'il s'approche de trop on le dissèque et il perd tout son prestige d'étrangeté; il n'est plus bon qu'à donner aux aliénistes;—s'il s'éloigne, il s'embrume jusqu'à l'anonymat d'une larve! il nous faut des fantômes d'une semblance vivante, presque personnelle: que le jeu d'ombres, non reconnu de nous, soit de nos ombres; nous mettent en présence avec notre sombre personnage, ce fou libéré, ce compagnon de terreur, cet inventeur de désastres, que chacun de nous tient prisonnier.
«Le spasme intellectuel»: Quel cérébral n'a connu ces crises où l'intelligence arrive à un paroxysme semblable à la frénésie sexuelle au contact d'une intelligence génératrice dont seul l'organisme producteur de satiété est exclus!
Si l'intelligence semble s'accroître en vieillissant, ce n'est peut-être que parce que les émotions en s'effaçant lui laissent la première place.
L'intelligence est l'instrument de «précision» que nous appliquons avec le plus de succès à ce qui nous laisse froid.
L'intelligence n'a été que rarement une alliée utile à l'amour—... prendre la moitié de notre amour pour en cacher l'autre moitié?
Ceux qui ont assez peu d'intuition de nous, ou qui se vengent d'une antipathie antérieure, en nous jugeant par nos écrits.
Il préférait les confessions de son amie à celles de Jean-Jacques.
Droits d'auteur.—Un mot de Becque, de Porto-Riche, d'Abel Hermant, de Donnay?
—Signez donc tout cela simplement: Paris.
L'esprit d'un Heine, abdication en faveur du moindre.
Si la race juive excelle à s'adapter, c'est qu'elle plie à ses autres usages des qualités supérieures. Renoncer au Saint-Esprit en faveur de l'esprit?
Je ne suis pas bibliophile, mais humanophile: c'est en fait d'êtres que je cherche les exemplaires rares.
B... croit à des vérités stridentes comme la trompette du dernier Jugement.
Il est facile d'écrire des vers comme F...—Il est même difficile d'éviter d'écrire des vers comme F...
Il travaillait beaucoup pour pouvoir subvenir aux petits besoin de cette amie mystérieuse et proche: sa vieillesse.
On fait tant pour ce quelqu'un qu'on ne connaît pas bien, ce quelqu'un que nous serons.
Ce vivant qui veut être célèbre pour son mort.
Dans la conviction profonde qu'il ne saurait en avoir, il donnait libre cours à son éloquence, mercenaire employé avec grand avantage par un parti, puis par un autre parti. J'écoutais cet esprit libre débiter une de ces tirades comme seule peut en créer l'insincérité... Lui répondre par des pensées arrachées toutes vives à des sentiments vivants bégayés; et blessés d'être formulés... Bribes... Restes... Je me tais presque honteuse de ces pauvresses vraies.
J'écris moins avec qu'à travers le langage.
Je m'y meus difficilement, comme quelqu'un qui avancerait dans une eau claire, mais lourde d'images, et que sa présence trouble.
Ce qui est faux se voit surtout de loin.
Se méfier des «décors».
Molière n'a pas «vieilli», mais qu'il s'est rallongé!
Le théâtre a déjà été supplanté par la photographie vivante.
Les pièces grecques ne passent plus, les pièces lesbiennes pas encore!
En entrant au théâtre, je vois écrit: Sortie, et je sors.
Vieillir c'est se montrer.
Se regarder déjà dans les miroirs futurs?
Ce sont les nouveaux miroirs qui nous jettent la vérité à la face.
Des miroirs,—oui—pour y regarder les autres.
Beaucoup de regards font la vieillesse des yeux.
Ses cheveux étaient restés trop jeunes pour son visage.
Son visage délicatement, subtilement abîmé.
Suis-je seule à aimer cette jeunesse mûre et meurtrie qui survit à l'adolescence, la jeunesse sensible et recréée de certaines femmes, qui est la renaissance de leur beauté.
«Rester jeune», vouloir arrêter son développement au lieu d'évoluer, de voir prendre aux traits tout leur caractère. Visages, exprimez vos secrets, soyez des «documents humains» dignes d'être étudiés.
Après que la nature nous a accomplis et avant que la dissolution ne nous entame, entre la jeunesse et la vieillesse, n'aurions-nous qu'un instant personnel, un seul «best period»?
La jeunesse n'est pas une question d'âge: on est jeune ou vieux de naissance.
Faut-il préférer la jeunesse anonyme et ses difficiles ajustements? La maturité avec ses mises au point si tardivement au point? La vieillesse et ses perceptibles et préoccupantes morts quotidiennes?
«Contemporains» ont des tendances plus semblables que compatriotes.
Cette femme d'esprit, si sûre d'elle-même, qu'elle plaît et se plaît, la plupart du temps, à n'être pas belle.
Et cette autre, comme momifiée dans sa jeunesse. Même le temps n'a pas voulu d'elle? Jeune de tout son âge:
La pénombre ramenait sur ses traits toute sa jeunesse passée. Je la revoyais, telle qu'elle était vers ses vingt ans—sans cependant les lui préférer!
... «Roses de cinquième jour».
Je croise souvent dans la rue une vieille femme chargée de crêpes, tâtonnante et penchée à la recherche de ses tombes. Et une autre, effondrée sur un pupitre de la poste, des feuilles sèches accrochées à son chapeau en tulle respectable. Quand on la fit sortir, elle dit: «Mais alors, où aller?»
N'être plus l'enfant «de personne» et avoir pour toute postérité, un «tué à l'ennemi» et «un mort glorieux»!
Il a l'air d'avoir reçu une poignée de cendres au visage.
Vieillesse: parfois bûcher, parfois éteignoir.
Des tranchées:—Nous attaquons demain une butte imprenable... Mon père ne comprend pas ma détresse, et se plaint du froid; je le trouve un peu ridicule. Au revoir? adieu ... amie.
L'attrait des grands parents pour leurs petits enfants est souvent un attrait de ressemblance: unis par les mêmes besoins.
Comme des bébés titubants, ivres de jeunesse, retombés en enfance, ils vont, trébuchant, gazouillant et s'amusant avec les tout petits.
Le brugnon lisse, pêche imberbe, joue d'enfant auprès de la pêche duvetée et trop mûre, et qui cède sous les doigts, joue de grand'mère—idée aussi déplaisamment vraie que la rose d'Abel Bonnard comparée à un «bouquet de paupières».
I.—Vieilles belles (Fards).—Elle rend sa chair si bonbon que cela ôte tout mérite à sa roseur. Ses carmins sont peut-être empoisonnés! Elle avait l'aspect de ces vieilles friandises qu'on a le tort de ne pas laisser espacées au fond de leur boîte. On n'est pas aussi blanc, ni de ce blanc, on n'est pas aussi rose, ni de ce rose. En fait de conversation elle «jurait» avec la nature. Où sont ces jours lointains où même le rouge mis à la hâte faisait un bel effet? Ne pas se rosir le teint ni se rougir les lèvres lorsque cela ne peut plus paraître vrai, ou bellement factice.
Au retour:
Ah! si de la revoir «en chair et en os» n'impliquait pas de la revoir trop en chair ou trop en os!
Tout ce vernis craquelé aux commissures et encoignures la garantit «ancienne».
Encore jeune—par endroits.
Il est dangereux à une femme d'un certain âge d'être vue de profil, il est encore plus dangereux qu'elle se montre de dos.
Sa voilette semblait mettre sa vieillesse en cage, et avec quels yeux de fauve apeuré elle regardait au travers de ses barreaux de soie grillagée vers l'avenir sans avenir.
En finir avec la lutte, se laisser mourir pour pouvoir renoncer à la toilette,—fatiguée de voir sur son visage crèmes et poudre de riz se mettre toujours plus avant dans les mêmes sillons agités.
II.—Vieux beaux (Teintures).
Comme nous noircissons, comme nous noircissons.
A quarante ans, on commence à apprendre sa jeunesse.
La tête appuyée sur le cuivre de son lit, il sentit l'implacable rond d'une calvitie à venir.
A la place d'une tonsure elles ont un chignon.
Il réfléchit: «Elle a dû m'ôter son amour—c'est pour cela que je me sens si vieux.»
Un matin de mai, il appréhenda son squelette sous sa chair et ses cheveux gris tout proches.
Et ses os légers, friables comme des branches mortes, sans moelle ni sève, parmi les bourgeons.
Il se dit: «Suis-je encore digne du printemps?», puis cita comme un conseil à lui-même: «Re-verdir ou disparaître.»
Il ne disparut pas...
Son visage est marqué et ridé comme le garde-crotte d'une ancienne carrosserie.
La teinture de ses cheveux et de ses moustaches fait paraître même la rose vraie à sa boutonnière une fleur artificielle arrachée à quelque couronne mortuaire.
Ces femmes atteintes de leur maturité comme d'une maladie incurable.
Se préparer un «terrain de chute»—non de rebondissement. La tombe étant le seul terrain de chute admissible.
Sa tête restée fine semblait ne plus appartenir à son corps appesanti.
Si, en devenant une vieille femme, tant d'elles ne devenaient pas un vieil homme?
Tant de femmes dégénèrent en joliesse, ne vaut-il pas mieux vieillir en laideur?
Cet âge où notre «système» semble chercher sa pièce de rechange ou sa maladie mortelle.
Il est né avec nous des douleurs, des conformations malheureuses de caractère que la mort seule peut détruire.
Souhaiter la vieillesse, cette lassitude définitive qui ne viendra donc jamais?
Ils disent qu'il est tragique de vieillir, mais il me semble qu'il serait plus affreux encore de ne pouvoir vieillir.
Mourir avant de s'être éteint ou s'éteindre avant de mourir?
Ils sont là dans la vie, comme des morts debout, à qui l'on aurait oublié de fermer les yeux.
Ce n'est pas leur jeunesse, mais leur vieillesse, qu'ils craignent de perdre.
La veulerie de leurs mâchoires ouvertes et que décompose, jour par jour, la vermine des paroles.
Il faut de belles dents pour traverser les écorces et arriver à la chair protégée et succulente de la vie.
Ils croient goûter à son fruit et c'est le sang de leurs gencives malades; aussi la trouvant amère, ils la déconseillent.
Les mots que sa bouche fait vivre sont des parasites. En la regardant, je pense aux fruits mangés des vers. Ses lèvres sont rongées par les mots vils qu'elle dit: qui veut y mordre n'a que le temps.
Ses paroles sont si vénéneuses qu'elles lui ont gâté les dents.
Elle critiquait la nature qui le lui rendait bien.
Vieillie, ridée et flagellée par le froid de trop d'hivers.
Comme son vieux parquet, elle tombait en morceaux à force d'être contrariée.
Chrysanthèmes: fleurs des feuilles de l'automne.
Éclatantes floraisons ou «brillantes décrépitudes.
Même les «jeunes filles» de notre temps sont vieilles plus ou moins: quelle est la «promise» comparaissant auprès d'un pommier en fleurs (comme devant ce Paris bourgeois, l'«Egoist» de George Mérédith) sans qu'elle paraisse aussitôt flétrie?
L'enfant: le commencement de leur vieillesse.
Tranche d'argent dans les arbres, que vous lacérez, ô chevelure blanche de la lune répandue... Se souvenir de ses souvenirs: vieillesse.
Je pressens déjà parfois l'accent de la vieille femme dans sa voix, le regard de la vieille femme dans ses yeux et surtout sur ses paupières.
Pauvres traits sans surveillance dans le sommeil, et que les mains inconscientes des dormeurs sculptent de vieillesse.
C'est en regardant les autres que l'on se voit vieillir.
La vieillesse—un refroidissement...
Le vieux roi David avait au moins de bonnes raisons de dormir avec ses esclaves: il s'y réchauffait.
Ces lignes vieillissantes et raturées où rien ne s'est écrit d'héroïque ou de passionné, ces lignes que l'on parcourt comme des faits divers, où seule l'existence médiocre a fait ses marques: pauvres fronts plissés par de petits tracas, de petits accidents impersonnels, qui leur ont laissé cet aspect anonyme, apeuré.
J'aime les figures écrites—bien écrites.
Le temps, ce sculpteur qui réussit parfois si bien des têtes de vieux.
Jeunesse masque—beau masque!
Attendre que les visages s'expriment,—la vieillesse seule est expressive.
Sur son front, un merveilleux dessin de rides en forme de lyre.
Elle étalait ses yeux bleus, son teint blanchi au blanc, et ses lèvres du rouge des drapeaux neufs, comme un défi à cette ennemie, la Vie, qui viendrait là, marquer quand même ses défaites et ses victoires.—Je ne scrute que les visages d'après la guerre. Là seulement on lit l'héroïsme du la lâcheté, les passions, les désertions, les attentes, les élans grandioses et les courages avortés, les causes vaines de toute une existence, de toute une guerre accomplie. Les visages où la vie a mis sa mitraille, son sang, sa pâleur ou sa diverse friperie. Des visages plantés comme des drapeaux sur un champ de victoire inconnu et solitaire—ou de ces visages ployés, comme passés à l'ennemi, tassés dans un amas de rides ou de graisse veule—prisonniers bien nourris ne cherchant plus que la préservation au moyen de l'inactivité, ou la considération avec ses concessions et ses aveuglements de lâches—que de défaites, que de différence entre les défaites!
... Puis les bras ne s'étendent plus vers rien,—ils retombent à nos côtés, s'y raccourcissent,—ce raccourcissement des bras où l'âge semble nous ôter nos rallonges!—puis nos doigts s'engourdissent, perdent leurs antennes de sensibilité.
... Des jours où notre vitalité est si lente que même notre âge nous rattrape!
Le clair de lune: jour du malfaiteur.
Que de platitudes sur l'amour; ils veulent faire ressemblant—et ce n'est qu'à eux-mêmes qu'ils font ressemblant: l'amour s'enfuit à la première odeur de leur maladroite lampe.
Mais aussi, parler avec esprit de l'amour, ce n'est que parler avec esprit.
Ses yeux pleins d'eau regardent l'estuaire!
Contrat de mariage de la quarantaine: résolu après neuf années de vie commune, de joies et de soucis partagés, de tromperies avouées.—Dans la survivance d'un attachement que nous croyons—et voulons croire—indestructible—puisqu'à son minimum d'émotivité réciproque, on arrive à cette conclusion:
La conjonction mise à l'épreuve des armées a failli doublement à la fidélité vers la sixième année, nous prouvant que l'adultère est inévitable à des unions sans préjugés, sans religion autre que leurs sentiments, sans lois autres que leurs désirs; incapables des sacrifices vains qui semblent des négations à la vie. Mais forts cependant dans la foi de pouvoir, sans illusions et sans exagérations, mourir ou vivre l'un pour l'autre. Tant il est vrai que, tout en reconnaissant mutuellement que l'on ne se suffit pas, l'on est cependant indispensable l'un à l'autre.
L'amour passion, qui n'a reconnu aucun obstacle, pur, exclusif, dévorant, affranchi comme le feu, a fait place à l'amour amour: d'une autre beauté, d'une autre pureté: évoluée, patiente, pitoyable, souple, cruelle, logique humaine et complexe comme la vie.
Nous l'acceptons comme telle: car une victoire mutilée vaut mieux que pas de victoire. Et nous croyons que le temps ne permet que des victoires mutilées, que ce sont les seules vivantes—et survivantes...
Étant libres, et non libres de choisir autrement, nous nous choisissons!
Car qui avons-nous trouvé à préférer à la longue l'un à l'autre? Il nous a été souvent clair et prouvé que notre évolution et celle de notre amour doivent s'accorder—que notre amour comporte des nécessités vitales—et des habitudes indestructibles—que nous devons tenir hors de danger, au-dessus des fluctuations momentanées, cet amour que nous savons être seul digne à la fois de représenter notre cœur, notre cerveau et notre corps. De le protéger contre nos caprices, égarements, changements probables, par les résolutions suivantes:
Réhabilitation de l'aventurier: Gentleman of fortune.
La vie est la grande aventure offerte à tout aventurier. Les démocraties vulgarisatrices et les monarchies industrielles avec leurs incessants besoins de plaisirs et de peines plébéiens, ont tué les grands appétits tyranniques. Les aventuriers ne sont plus que de vulgaires valets d'infortune, poussés à des actes rapaces par la nécessité. Leurs voyages ne sont plus des conquêtes d'agrément. L'aventurier né, n'est plus. Le titre d'aventurier reste cependant le premier titre de valeur. Ils furent de la forte race de ceux qui prennent sans rien demander: les maîtres de la terre, et au ciel des archanges révoltés ne reconnaissant rien au dessus-d'eux, ils fondèrent leur propre hiérarchie, méprisant à juste titre ces nobles peu nobles, domestiques traditionnels de leurs monarques héréditaires. Que le pauvre «ich diene» ou «Dieu est mon droit» est peu aristocratique. Tout ce qui est fortement individuel aime, réclame et impose l'aventure! Le premier penseur fut un aventurier, les inventeurs, les hommes de science et d'idées sont des aventuriers. Un mélange d'audace et de sagacité les caractérise, trop d'audace ou trop de sagacité faussant l'équilibre.
Il y a aussi le faux aventurier et l'aventurier raté. L'homme doué d'héroïsme et la femme douée de beauté ne peuvent se soustraire aux luttes et aux risques. Leurs aventures viennent les chercher et chacun y retrouve ce qui est déjà en lui et crée des événements à sa ressemblance. Et la postérité les reconnaîtra à ces événements, aussi distinctement qu'une monnaie marquée d'une effigie. L'aventurier ne doit pas croire à d'autre fatalité qu'à celle de son désir: vouloir et pouvoir, oser et vaincre sont pour lui synonymes. Les petits esprits disent: «n'être pas victime», et ils s'enferment: victimes de ce qu'ils acceptent comme nécessité, lois et devoirs, usages, préjugés, etc..., mais l'aventurier, que peut-il attendre de plus d'une gloire qu'il a faite et qu'il dépasser Après avoir vivifié un monde où il fut le seul vivant, il lui reste le désir de s'immoler sur son propre bûcher, d'être, après tant de victimes indignes, victime de lui-même.
Les beaux aventuriers, ces grands seigneurs de la vie, valent tellement mieux que leurs aventures, et que la vie même, qu'ils n'arrivent jamais à se satisfaire d'elle.
Seul l'être personnel, peut se ratifier, avouer ou désavouer ses actes, être en état de pécher contre ce germe de Dieu en lui!
L'être personnel: un dieu en bouture.
Le seul antéchrist, la nature.
Rodin mort ... l'architecture d'orgueil du nez décharné: cet instant le plus personnel de l'être, après la chair, avant le squelette ... finies la vie et ses contorsions.
Parchemin des mains, roses des paupières.
Pour tombeau le reste des marbres non travaillés.
Son paon, palette de couleur errante.
Son cygne couché, marbre immaculé, groupement inachevé.
Comment le ciel retient-il la lourdeur de ses nuages: blocs de marbre, statues de Rodin, tout son atelier devenu plafond, prêt à crouler sur nos têtes.
Tous ces réfugiés des musées, la plupart malades de froid et d'humidité, en exil de leurs cieux, et qu'aucun philantrope d'art ne songe à rapatrier.
Dans le cubisme, l'œil, comme l'estomac, assimile en une seule digestion ce qui lui fut distribué séparément. Cela se soutient physiquement; mais une fenêtre ouverte sur notre appareil digestif, quelque lent qu'il soit, n'est peut-être pas le moment le plus adéquat pour nous montrer un bon dîner.
Toute l'erreur vient peut-être d'avoir cru que Dieu est bon.
Satan aussi est une «pure présence».
Si des gens «bien pensants» pouvaient être remplacés par des gens pensant.
«Les pauvres d'esprit verront Dieu», les riches d'esprit seront dieux.
Ceux-là qui n'en contiennent pas en recherchent.
Les prières usent les dieux.
Beaucoup de pèlerins font se rejoindre toutes les routes.
Il n'est pas étonnant que ses adorateurs lui restent fidèles; ils ne le voient jamais.
Dieu seul a su garder les distances.
Non découragé par l'œuvre médiocre de sa création, il la veut en plus éternelle.
Puisque Dieu nous supposant las de notre mortalité, nous offre la vie éternelle, que ne pourrions-nous l'en délasser en l'invitant à partager notre temporalité.
L'Église a-t-elle songé à aiguiser les joies de ses fidèles en leur prêchant de n'y point succomber? Que d'amants fourbus aspirent en vain aux tentations de saint Antoine!
La maladie chasteté.
S'en aller du festin à jeun? ah! la nausée qui monte de leurs estomacs vides.
Ils sont rongés par leur âme comme des cancéreux.
Ils veulent faire passer pour équitable leurs lois d'intolérance, fondées sur leur manque d'appétit.—Je n'ai pas faim, tu ne mangeras donc pas!
Ils usent leurs dents à croquer le vide, puis avec des dents fausses ils voudraient parfois mordre en cachette à la vie.
Les missionnaires: cannibales spirituels qui enseignent à manger la chairet à boire le sang de leur Dieu.
L'ermite, ce monarque qui est son sujet et son homme de peine.
Être un conducteur de brebis? Vos bâtons ne sont-ils pas trop beaux pour leur dos?
Le catholicisme menacé songe même à un retour au christianisme.
Tout leur est bon, même le bon.
Je m'étonne qu'ils limitent leurs pauvres séductions à l'agonie et qu'ils n'aient pas songé à convertir les morts.
Ces mâles en robes à bavette, ces nourrices des âmes, entourées de leurs poupées saintes.
Avant la guerre, j'ai vu affiché: Grande baisse de prix sur tous les objets religieux: Une Immaculée défraîchie: 20 francs—Toute cette camelote d'église sera-t-elle jamais liquidée?
La guerre est un recul d'où surgira peut-être la renaissance de Dieu.
Leurs affirmations écrasent les vérités.
On peut être convaincu sans croire. «Dieu, je crois, Toi aides mon incroyance».
Le renoncement: héroïsme de la médiocrité.
Penser profondément, c'est penser de façon anonyme, au-dessous des couches d'images.
Que l'expérience coûte cher, c'est peut-être sa seule valeur.
Volupté: être infaillible et faillir.
Nous connaissons tous leurs dieux, ils ignorent les nôtres et, ce qu'ils nomment nos péchés, sont nos dieux, et ce qu'ils nomment leurs dieux nous sont connus sous d'autres noms.
Elle revient à nous, l'âme toute bariolée de dieux.
Combattre et triompher de ce qui nous rendait heureuses, n'est-ce pas ce qu'ils appellent être «bienheureuses»?
Halo, auréole, or céleste, couronne immatérielle des rois terribles ou tendres.
L'art a succédé à la religion pour leur faire négliger la vie.
Cathédrale, squelette de bête antédiluvienne, ossature pétrifiée, accroupie comme pour bondir de nouveau sur la ville oublieuse de la grande animalité.
Jéhovah, inconstant, haineux, vengeur—Jéhovah, digne Dieu des hommes.
Les vices ont quelque mérite—les vices seuls ont peut-être quelque mérite.
Ils ne sont individuels que par leurs défauts.
La Veulerie, l'Hypocrisie, le Devoir, la Pitié, l'Ennui, l'Abstinence, le Renoncement, ces sept vertus capitales.
Dieu ne dédaigne pas les biens de ce monde. On peut nier son royaume céleste, mais en voyant tant d'églises, je me rends compte que Dieu est le plus grand des propriétaires. Et pourra-t-on jamais l'exproprier?
L'éternité, cette perte du temps.
Il y a des vices philanthropiques: la Veuve de l'Évangile qui dépouille ses enfants pour donner à une charité anonyme, est approuvée du Christ et dangereusement mise à la mode.
L'excès et l'ascétisme, l'alcool et l'abstinence mènent également à Dieu.
C'est Épicure, et non Zénon, qui me semble le plus grand stoïcien: être stoïque, c'est être.
—Épicure, cher économiste de la sensualité.
Ne sentent-ils pas dans sa vie, dans l'indépendance de sa vie, ses raffinements, ses opulences, dans ses péchés et ses cruautés une grande vertu: combien il faut de sacrifices pour devenir soi.
Qu'il y a peu de bons travailleurs d'eux-mêmes.
Être son milieu.
Quel port de tête, et quelle tête digne d'être portée!
Le plaisir physique expulse nos démons, ou lorsqu'il opère mal, les intensifie.
J'aime les humains, mais seulement un à la fois.
L'humanité, comme les chœurs d'opéra, sera toujours au deuxième plan.
Je ne puis chanter qu'à l'unisson d'une voix, tout en moi se tait lorsque j'écoute, ou parle, à plusieurs êtres. Je suis monocorde.
Encore moins que l'amour à plusieurs, je ne puis comprendre la parole à plusieurs.
Je crois à l'accouplement cérébral comme à l'autre accouplement. Il ne peut se produire qu'à deux ou si c'est seul, entouré d'esprits réceptifs. Le Banquet de Platon, cette orchestration de divers esprits, mis en accord ou en désaccord par un thème qui les parcourt, semble exister au détriment de la résonnance qui ne peut atteindre ainsi toute l'ampleur de ses vibrations.
Il devait en résulter de l'énervement, puis de l'abrutissement: car, l'inspiration, qui est une excitation, demande à l'œuvre son développement et sa satiété; échangée à plusieurs, elle s'écourte, se perd ou devient orgiaque. Je soupçonne qu'aux Dialogues de Socrate, il n'y ait eu comme esprit stimulateur que Socrate. Qu'importe le nombre d'Alcibiades ivres qui s'insinuent et veulent prendre la place.—A côté de Socrate, en face de Socrate, il y a Socrate, qui, parmi tous ces réels fantômes, qu'ils soient ses amants ou ses amis, fait parler et écoute en lui seul ses personnages.
Quel couple certains être forment avec eux-mêmes; pour ceux-ci, même l'amour est un dérangement. D'autres sont, à eux seuls, toute une assemblée.
Si l'homme est fait à l'image de Dieu, la femme semble plutôt faite à celle de Cypris ...—encore une cause d'incompatibilité.
Armistice.—Ils ont du Mardi-gras la joie épouvantable.
Dévisager la mort,
Grimace, délivrance,
—Dernier masque du sort.
En nous surajoutant l'aide mécanique, nous abandonnons de plus en plus nos instincts que nous aurions peut-être plus d'agrément à cultiver au lieu de tant de science.
Nous attendons que ces dieux instruments nous communiquent ce que nos nerfs auraient dû ressentir, notre cœur appréhender: c'est nous qui devenons la machine, et la mécanique, notre être sensible, le surhomme de notre civilisation.
Les allemands ne comprennent pas le sport—cette chevalerie, ce jeu de la force adroite et juste.
La délicatesse de nos sentiments profite surtout à ceux qui ne la ressentent pas.
Les êtres sans modération sont sans égards. Ils profitent en conquérants des situations que vous créez pour eux et veulent vous expulser des amitiés qu'ils vous doivent: place aux barbares!
Le parasite ne deviendra-t-il donc jamais assez gavé pour vivre de lui-même?
Éviter le danger de faire goûter la richesse aux pauvres ils vous tueront pour ne pas avoir à la partager avec vous.
Le mendiant est l'ombre du roi.
La pauvreté, notre ombre menaçante.
Être bon pour un être médiocre, c'est mériter qu'il vous reproche votre médiocrité.
Ne donnons qu'aux riches—aux riches dans la misère.
Si vous tendez l'autre joue, que cela soit pour mieux reconnaître et assommer celui qui veut en profiter.
Chiens, fourrures à besoins.
La culture physique, qui conserve la jeunesse du corps,—à qui nous devons toute cette race de vieilles adolescentes.
Toutes les femmes ne sont pas faites pour êtres mères: quelle allure aurait la Victoire de Samothrace si elle devait arrêter son essor pour mettre bas.
Ces fleurs du Midi, multicolores et fripées, qui semblent avoir poussé dans des confettis.
Le vent, ce sans-patrie, ce juif-errant des éléments.
Juin: le Loir, désert en longueur à peine submergé.
Puis ton fleuve aussi large que ton ciel.
Provence:
Les cigales et leurs castagnettes.
Les ceps de vigne noirs tordus hors de terre comme des mains de Satans.
Paysage cinglé des sabres invisibles du vent.
Aride Provence desséchée par l'hiver, brûlée par l'été, pays d'extrêmes.
Oliviers trapus, ô huiles essentielles. Poiriers en fleurs contre les cyprès noirs.
Les Baux:
Ruines ou chaos, résidence des quatre vents. Rocs où l'on semble retrouver le Sphinx d'Égypte, l'Enfer de Dante, et toute l'Emphase romantique, et toute l'Hellade détruite. Endroit si morne que son bouquet de corsage tombé y fait tache.
Merveilleux Arc où des chevaux de pierre effrités et plus que vivants, chargent depuis des siècles! La jambe d'un guerrier romain semble encore imposer sa force au monde.
Hôtel d'Avignon, où Napoléon Bonaparte vécut dans ses meubles, petite courette d'arches beiges, avec vos palmiers, portes basses où filtre une ténue musique ancienne, de clavecin et de viole d'amour.
Plus au midi:
Bouillabaisse et les «trois sueurs» de Madame Salvatour!
Voyager c'est vivre dans la malpropreté d'autrui.
Mais pourquoi ne pas considérer la poussière comme le duvet des meubles?
Par la fenêtre ouverte, les rayons de la lune glissent leurs longs arpèges.
Landes où l'hiver n'est que l'été assoupi.
Au sortir de cette mort, retrouver la rose féminine et le lilas viril.
Cette Manche, avec son bras d'eau tiède passant au travers: (le Gulf-Stream).
Ce Midi du Nord, avec ses figuiers, ses magnolias et ses roses d'Octobre.
L'envergure, cette emphase du Nord, sans emphase.
Ondes sensibles, arpèges silencieux, musique des nerfs.
Mimosas dans l'averse, boules d'or et boules d'argent réunies.
... Aussi j'adore la désirer en vain.
Qu'il lui en voulait de la maltraiter.
La lumière du Midi, implacable comme le regard d'un enfant sain.
Oliviers dégageant ces verts de lune en plein soleil.
Le phare tournant qui met sa pulsation de lumière dans ma chambre.
Il n'aimait que «les verdures», misanthrope au point de ne pouvoir souffrir même les tapisseries à personnages.
Les cygnes noirs au masque rouge.—Que n'a-t-on fait une Léda noire?
Ramer pour déplacer les paysages.
On voyage peut-être pour avoir au retour des yeux nouveaux.
Sa peau de soie meurtrissable en voyage comme les pétales de magnolia.
Faut-il qu'une route soit monotone pour qu'on la reconnaisse.
La haine, enfant prodigue, que tu nous reviens appauvrie!
Les beaux tuyaux de cheminée, casqués comme des chevaliers du moyen âge, qu'ils veillent sur nos toits tels les gardes d'Hamlet sur les remparts d'Elseneur.
Le clair de lune, ce revenant.
Le souvenir est une reconstitution, mais la mémoire a son imagination.
Quel cerveau est assez peu vaniteux ou personnel pour ne pas corrompre les réalités à son gré?
Heureuses, bienheureuses
Les villes vaniteuses
Se mirant dans les eaux...
J'ai glissé pendant l'été sur les rivières inhabitées des house-boats. Leurs rives sont d'une verdure si nuancée qu'elles remplacent les autres couleurs.
Loin des routes et entre elles, je me repose de la fatigue que d'autres ont éprouvée, et de tout ce qui n'est pas moi-même—je m'approche de tout ce qui plaide bellement pour devenir moi-même.
«L'onde est un amant doux à qui veut le suivre,
Son mol enseignement apprend comme il faut vivre.»
D'ici tout m'importe et rien ne m'importe. Les réalités sont bercées et somnolentes lorsqu'elles me parviennent: elles ont traversé l'eau. Elles sont lavées de leurs souillures, mêlées aux reflets.
Lequel de ces arbres existe? Les deux existent autrement: ces saules que le vent fait bruire et ces mêmes saules que l'eau porte et fait ondoyer!
La vie et son reflet sont identiquement réels: ce que je pense m'arrive autant que ce qui m'arrive.
Tout prend sa valeur, tout perd sa valeur vu de ma fenêtre ouverte au ras des rivières où je passe.
On ne devrait se souvenir que de ce qu'on espère.
Mes nerfs, cette traîne invisible, sur laquelle presque chacun marche ... Lorsqu'on me la déchire trop maladroitement, je tourne vers eux mon profil tranchant.
Que de romans nous avons vécus, qui ne furent pas des romans pour nous.
Lui préparer «des couleuvres à avaler» en excellente matelote d'anguilles.
Sa possession est délicate et difficile à effectuer—quelque chose qui ressemblerait au domptage d'un cheval fougueux et à la pêche à la truite.
Larmes! Que j'aime vos verreries fondues, fragiles et tarissables, les faire jaillir de votre cœur, comme Moïse l'eau du rocher—être, non un fou faisant rire les rois, mais un roi qui fait pleurer les fous, les fous d'ennui, tous les sourds-muets aveugles de la vie!
Ah! la puissance de faire refleurir de mon regard nocturne, tous ces visages dévastés de lassitude.
Cet automne nous offre des crépuscules comme des serres chaudes où l'on avance dans une buée, humant l'air prisonnier dans l'espoir de sentir une exhalaison de plante précieuse, de voir fleurir, de la boue humide des pavés, quelque végétation exotique mêlée à l'odeur des frêles capillaires. Une femme (semblable aux femmes que Carrière aurait dû mettre dans sa belle atmosphère) passe avec des orchidées à son manteau ouvert.—Les réverbères (un halo couronne les moins proches), comme une procession de géantes tulipes jaunes, semblent l'accompagner vers je ne sais quelle porte. Les allées de cette serre sont peut-être sans issues; tant dépassants les encombrent, semblent revenir sur leurs pas ... y demeurer?
Se laisser doucement asphyxier par cette gluante atmosphère toute imprégnée de cultures et de parfums imaginés?
Ce premier matin verdoyant, mes voisins ont ouvert leurs fenêtres en cercle sur mon jardin. Comme d'innombrables scènes de Guignol, les habitants accomplissent minutieusement les détails matériels de leur ménage. Des scènes utilitaires et des éclats de voix imposent leur rouage quotidien à la fraîche journée. Seul, un bébé blond, profitant de son âge inutilisé, sans responsabilités, regardait au dehors—posait ses yeux sur toute chose comme pour en jouer. Nos regards se rencontrèrent, et nous sourîmes, complices.
... Les portes à glaces des armoires qu'on ouvre font de vivaces miroitements à l'encontre du soleil, taches mobiles de clarté, qu'enfant je poursuivais pensant les mettre en cage.
Trilles de canaris, vrillages de sons: menuiserie.
«A casement ope at night to let the warm love in» (Keats, Ode to Psyché).
Un lierre s'est insinué chez moi par une fenêtre restée ouverte, il déroule à présent une longue tige à vrilles dans ma chambre, et il faudrait le couper pour refermer la fenêtre. A cette image, ils se sont insinués dans ma vie. Laisser la fenêtre ouverte?
Au mois de juillet, les chats, redevenus à peu près sauvages, aiguisent leurs griffes aux arbres et s'appellent en de longues sérénades alternées, si pleines de cette exécration amoureuse qui les attire l'un vers l'autre, selon la ruse de la nature, inéluctablement.
Les passants auraient-ils en toutes choses la meilleure part? Mon jardin sans fleurs, enclos, loin de la rue terne, étonne, au milieu de Paris. Ceux qui y allongent leurs regards ne voient ni les fourmis, ni après les fourmis, l'invasion des chenilles, des mites qui vivent de verdures surannées comme d'une tapisserie, ni la scie du «photographe sur métaux» qui semble scier des dents de géants, ni ces faux nuages: fumées jaillissantes en grosses touffes salement ouatées, d'une espèce de panier à salade qui surmonte le tuyau de l'imprimerie Balzac, ni les tilleuls du Japon, moitié oiseaux à la saison où ils muent, couvrant toute chose de leur duvet tenace, ni la suie qui noircit les troncs (pareils à des bras d'Éthiopiens portant le plus haut possible la fraîche offrande des feuilles).
Cette oasis pour autrui, petite Égypte aux sept fléaux pour moi, où pas une fleur ne se plaît à pousser. Il y a pourtant du soleil et de l'ombre, et du clair de lune sur la douce herbe, vierge chaque année. J'y ai parfois trempé mes pieds pendant les rosées de Juin. De mon hamac tâchant d'entendre monter la sève le long des arbres. Mais les divers rendez-vous quotidiens viennent m'enlever à ces rendez-vous délicats. Ce morceau de nature, enserré entre les maisons, grand appartement d'arbres, à ciel ouvert comme d'une lucarne, laisse à peine filtrer les saisons. Mon deuxième jardin a su garder son temple à l'amitié, sans fenêtres, aux portes mi-closes—refuge d'un solitaire invisible ou disparu. Ses colonnes doriques soutiennent un toit à coupole vitrée. Son fronton triangulaire est marqué de trois chiffres ou lettres D. L. V., que surmonte une guirlande.
A l'intérieur la rotonde a un parquet contrarié reproduisant les mêmes chiffres incrustés dans une étoile. Dans l'emplacement de ses trois cheminées, quelles amitiés frileuses sont venues s'abriter? Notre fatigue moderne, d'une usure si diverse, ne connaît plus en rien la saveur du recueillement, et si nous nous reposons, n'est-ce pas dans de nouvelles fatigues: ces poursuites variées de notre lassitude?
A un côté du temple une colonne soutient une amphore vide et l'autre une Vénus, en pierre moussue, se courbe pour essuyer ses pieds devant le seuil.
Des amis qui viennent me voir, me disent, émerveillés, loin de moi: «Ce sont les jardins de Racine et de la Champmeslé... La reine Marguerite y a erré avec ses philosophes?... Clairon est votre spectrale voisine... Adrienne Lecouvreur y est morte. C'est peut-être elle qui fit construire ce petit temple à l'amitié!... C'est l'empire napoléonien qui a placé sur votre entrée ces sphynx?... C'est ici que le jeune Balzac cachait ses amours avec la Dilecta?.. qui lui était «plus qu'une mère, plus qu'une amie, plus que toute créature»... C'est sans doute à une de ces célèbres «diableries» des bocages de jadis que le comte de Clermont-Tonnerre enleva sa maîtresse au poète amphitryon. Vous connaissez l'épigramme:
«A la plus tendre amour elle fut destinée,
Qui prit longtemps Racine dans son cœur:
Puis, par un insigne malheur,
Le Tonnerre est venu qui l'a déracinée.»
Le malin petit Vauquelin des Yvetots y reçut la vertueuse Mme d'Hautefort, et un passage souterrain conduisait les charmantes et frivoles Parisiennes à ses fêtes galantes... En ce temps il n'était question que du sérail de Vauquelin, Richelieu visita cette propriété de Vauquelin; s'arrêta devant la charmille secrète et dit à son hôte interloqué: «Si nous visitions le souterrain?» (que le brutal percement de la rue de Rennes mettra sans doute un de ces jours à découvert).
Une hôtesse d'autrefois y accueillit aussi Charles de Sévigné, Boileau, etc... Comment ne pas leur préférer la visite de mes contemporains si riches d'eux-mêmes, qui semblent en entrant fermer les portes au passé, rendant, malgré son prestige, mon jardin un peu public.
Mes fêtes:
Heureuse dans l'oubli de ceux qui sont exclus.
Mon désir souvent crée votre pas, je crois voir votre forme, et je me vêts hâtivement de mon hermine pour la royale visite de l'amour,—mais vous passez ailleurs...
Ses frêles mains, comme submergées, semblent toujours se soutenir, se mouvoir en quelque onde native, tracent sur l'espace vide je ne sais quel souvenir, de remous invisibles dont j'aurais voulu fixer les dessins en tons vagues sur les murs: que ses gestes soient mes fresques.
Trois bougies:
—Signe de mort!
—Toi ou moi?
—Cela ne revient-il pas au même?
Déclaration:
Je commence déjà à vous entendre, afin de donner à la journée la valeur qu'elle mérite, ô seule vous—dont l'esprit convienne à mon imagination, dont la méchanceté éveille mes nerfs, dont la saveur grise mon cerveau, dont la bouche plaise à mes lèvres, dont mon cœur aime le cœur, dont la venue de toutes ces choses puisse s'appeler vivre, dont mon souffle exige la vie.
Cette bergère sur laquelle elle fut séduite, et qui n'est même pas ancienne...
Il la regardait pleurer: la petite gouttière de son nez, quelle jolie liaison entre deux traits et, architecturalement, quelle économie?
Être égoïste et empressé, ou comme elle sans égoïsme et sans prévoyance?
Le jour montre trop toute chose, pour pouvoir montrer quelque chose. J'attendrai le soir pour l'interroger. Elle dit seulement: Je sens que ton regard se fixe au loin.
—Je te regarde.
—Mais tu ne peux me voir.
—Je vois l'ombre où tu es.
Des mots, des mots banals, montés de nos souffrances?
Cet héliotrope, qui sentie linge de femme.
La libellule, comme une broche envolée.
Le marronnier, fleuri et rond,—un bouquet à offrir par le tronc à quelque géante.
En cette heure d'absence, il était tout ce qu'elle aurait voulu de compréhensif: la présence limite.
Une personnalité si vaste qu'on n'en saisissait pas le contour: il semblait contenir toutes les contradictions, être toute chose et son opposé.
Il leur faut tout, pour savoir qu'ils ne veulent rien.
Ne pas suivre un chemin, et ignorer si un chemin nous suit.
Comme la comète a sa queue, sa destinée aura une traîne.
Être son maître, c'est être l'esclave de soi.
Aimer l'art de la vie, et l'amour, l'art des grands seigneurs de la vie, pour qui les autres arts ne sont que des serviteurs intéressés.
L'art n'est pas un leit-motiv, mais un accompagnement.
La volupté, voulant une religion, inventa l'amour.
On trouvera compliqué tout être ayant la simplicité de suivre sa nature.
Testament: Je n'ai rien à laisser après moi, je me suis dépensée et j'ai dépensé l'existence largement, outre mesure. J'en ai tiré tout ce que j'ai pu, j'en ai tiré plus qu'elle ne contient.
Je puis être de l'avis de qui me parle avec émotion, croire selon eux, malgré mes falotes opinions, ma personnalité seule est indélébile.
Ils disent volontiers: «Vous si blonde», comme si «blonde» recélait un compliment en soi, tandis que «vous si brune»?...
Si je rougis parfois de ce que je fais, c'est de plaisir!
Pouvoir se dire: rien, ni la vieillesse, ni l'isolement, ni scandale, ni l'incompréhension, ne me feront renier des actes conçus dans l'ardeur, dans l'amour et dans la jeunesse.
Je ne me tournerai jamais le dos.
Espérons l'impossible, car c'est peut-être une bassesse que de mettre son espoir en lieu sûr.
Je ne regrette ni les folies que j'ai faites, ni les folies que je n'ai pas faites. En fait de folies, j'ai beaucoup de raison.
Elle était l'ami des hommes et l'amant des femmes, ce qui, pour des natures ferventes et pleines d'initiatives, vaut mieux que l'inverse.
L'intelligence interroge, et la bêtise répond.
Ils remettent tout en question et l'y laissent.
Ceux qui vivent des morts n'aiment pas la vie.
Ai-je senti vos injures plus que vos roses?
Avoir à se venger, quel manque de perspicacité!
Comment ne pas vous reprocher le temps où vous me laissez écrire?
APOLOGY
DÉDICACES
Ire Partie—LES SEXES ADVERSES:
LA GUERRE ET LE FÉMINISME
INDIGNATIONS
NOTES SUR LE COURAGE
BAS-CÔTÉS
PETITES RÉPERCUSSIONS
QUESTIONS QUI SE POSENT
SUPERFICIALITÉS ÉCONOMIQUES
IIe Partie.—CHOSES DE L'AMOUR:
IN LOVE
COUPLES
LE MALENTENDU
NARCISSISME
INCESTE
SADISME
AUTRES PARADIS
AUTOUR DE DIONYSOS
PHILOSOPHIE DES TENDANCES
IIIe Partie.—PAGES PRISES AU ROMAN QUE JE N'ÉCRIRAI PAS:
CÉLIBATAIRES
LE MONDE
LE 1/2
PETITES DIVINITÉS
IVe PARTIE.—AUTRES ÉPARPILLEMENTS:
LITTÉRATURES
THÉÂTRE
VIEILLESSES
DIEUX
ENTRE LES ROUTES
Ce sont ses mémoires de sensations que Mademoiselle Clifford Barney présente sous forme de notes rédigées avec une négligence qui n'est pas elle-même sans apprêt. Un curieux tempérament s'y révèle, d'une épicurienne anarchiste par dégoût de la morale, et que l'attrait de la politesse et de la distinction inclinerait au stoïcisme sportif et sensuel.
On trouve dans ce livre quelques traces de cette esthétique ce Liberty» qui fallit gâter les beaux dons de Renée Vivien...
Mademoiselle C. B., en vraie amazone, sait l'art de décocher un trait derrière elle, en faisant semblant de fuir. Elle n'est jamais si dangereuse que lorsqu'elle paraît faire retraite devant l'objection logique.
... Sentir et voir, pour les femmes, et les amazones, c'est penser.
Sachons gré à Mademoiselle B. d'aimer les femmes avec une si cruelle clairvoyance. Celle-ci nous fait mieux comprendre sa misanthropie indulgente... Pourtant, redisons avec le précieux Bensérade:
Même pour nous haïr ces farouches guerrières
Ne s'entr'aimèrent pas,
Mais d'un profond amour allaient sur leurs frontières
Goûter les vrais appas»...
Roger ALLARD.
(Nouvelle Revue Française.)
Ces pensées ... qui sont comme des flèches plantées dans la vie, très sûrement.
Alexandre ARNOUX.
D'abord merci pour la dédicace, car, pour en rappel et les termes, je suis en effet «D. E. F. G. ou H.», plus précisément M. L. A. «un de ceux que vous alliez oublier».
... Quoi, dès le seuil, serait-ce une amazone féministe...?
Mais il s'explique aussitôt que vous prêtiez votre voix à de telles revendications, la femme ministre, la femme diplomate, puisque vous suggérez:
«Que risquez-vous en admettant aux controverses du gouvernement madame et mademoiselle Ubu»?
Que ferait-on d'elles à Mytilène et même à Cythère? Votre charité leur cherche une a situation» à Paris. Nous ayant délivrés d'elles vous satisferez à cette vocation: «Que tous ceux purifiés par le feu s'approchent de nos foyers solitaires: nous serons mieux que l'épouse, la mère ou la sœur d'un homme, nous serons le frère féminin de l'homme.» Vous répondez-là, Madame, à une exigence que la nature semblait n'avoir pas prévue. Grande amie de longtemps (je vous ai dit qu'il me fallait anticiper), quelle heureuse confiance est notre partage: vous nous pouvez satisfaire, donc vous avez besoin de nous?
«Mais pourquoi vous soucier du libre échange, du bonheur des peuples: toutes préoccupations dont il vaut mieux laisser l'avantage à «madame et à mademoiselle Ubu»...
Amazone, renoncez à cette œuvre de sang: faire une seule nation de toutes.
Penchez-vous plutôt sur les cœurs. Émue certes, mais clairvoyante—comme on a dû vous le reprocher!-jusqu'où pénétrez-vous dans l'extatique regard qui, croyant vous découvrir, vous offre une âme aimante, avec tant de richesses qu'il ignore? A ces coupes d'Amour puisez la bonne ivresse, et ce mépris de nous qui vous fait nos égales (puisque l'homme a le tort aussi de mépriser la femme). Sensible amie aspirant à la passion, témoin incorruptible de vos propres ivresses, de vos répugnances, depuis la naïve inquiétude jusqu'au désespoir. Telle page de vous me fait penser à cette leçon d'amour du jeune Augustin de Porto-Riche (un grand connaisseur lui aussi), telle autre, plusieurs autres, à des aveux de Baudelaire. C'est ici qu'il faut vous chercher. Nous vous avons reconnue et rejointe, impudique, avec gloire sacrifiée, l'esprit sauf.
Nous oublierions ici tout ce qui n'est pas vous, vos digressions et vos détours, votre amour de l'Humanité, votre haine de l'alcool, si, nous ayant mal égarés, ils ne nous avaient menés à vous...
Il faudra donc souffrir à vos funérailles (si la funeste hypothèse après nous s'en vérifiait) que soient mêlés derrière le plus fleuri des chars, aux muses inconsolables et aux poètes, les délégués de la Société des Nations et ceux de la Ligue Antialcoolique.
Max L. ARTUS.
(L'Œil de Bœuf).
Quelle originalité profonde est la vôtre! Comme vous savez sentir et vous exprimer d'une manière unique! Il m'est incompréhensible, car le français ne peut pas être votre langue natale. Et vous êtes dans l'âme mille fois plus parisienne qu'américaine. Votre livre est un livre qu'on ne peut pas lire d'un trait. A chaque page on s'arrête pour méditer, pour comparer vos expériences avec les expériences du lecteur, si pauvres en comparaison.
Georges BRANDÈS.
Tout cela d'ailleurs, le très bon, le médiocre, comme le pire, n'a pas grand air de nouveauté... Cela rappelle, pour y aller un peu rondement, et Baudelaire, et Schopenhauer, et Nietzsche, et Gourmont ... un La Rochefoucauld en jupons ... tantôt cela évoque Rochefort et les pointes un peu puériles des faiseurs de revues, etc... La sceptique veut-elle nous convaincre? Mais nous trébuchons alors, et d'assez haut, dans l'ordinaire.
J. J. BROUSSON.
(Excelsior).
Sachant la futilité de vos journées, de vos plaisirs, extérieurs à votre fond,—je crains de m'illusionner sur la réussite. Trop d'habitudes, de circonstances, d'influences étrangères vous ont à votre insu lentement détournée de vous-même, trop d'amies qui n'étaient pas de votre race vous ont amusée, mais sans vous éclairer.
José de CHARMOY.
... Vous avez trop d'amis pour en avoir un, vous êtes trop à tous pour être à vous—vous êtes victime dans l'opulence—vous avez la paresse d'un effort, et la curiosité de la minute à venir l'emportera, mais pas la curiosité de vous. Votre danger? vos éparpillements. Ne le croyez pas, on ne met pas des hauteurs dans des éparpillements, on les dissipe.
... Hautement raisonnable d'un bout à l'autre...
Marcel COULON.
Amazone, je baise vos mains avec une terreur sacrée.
Anatole FRANCE.
Hâtive en ses paroles, en ses gestes, en sa vie,—ne jetant sur le papier que des pensées fugitives comme des pétales ou, tout au plus, des «pages prises aux romans qu'elle n'écrira pas»—elle a failli se dépenser toute entière pour les passants de ses chemins et consumer, en sa course fiévreuse, ce charme inspirateur dont des temps recueillis se pouvaient embaumer. Elle a tout risqué, l'imprudente! Mais le destin qui, lui aussi, s'est fait son courtisan, lui a amené par la main deux profonds interprètes et a fixé près d'elle ces immobiles que son tourbillon eût dû effrayer...
André GERMAIN.
(L'Ère Nouvelle).
«Cette catastrophe: être femme». Cet aphorisme, que je cueille dans les Pensées d'une Amazone de N. C. B., pourrait servir d'épigraphe à ces pensées. L'amazonisme est plus qu'une attitude intellectuelle: c'est un état d'être, une sorte d'hybridité... L'auteur écrit: «Il y a des androgynes d'esprit aussi bien que de corps.» C'est très exact, et cet hermaphrodisme, qui a sa répercussion intellectuelle, explique toutes les nuances des manifestations de l'art et nous montre qu'il ne faut pas classer trop séparément les œuvres mâles et féminines.
Jean de GOURMONT.
(Mercure de France).
... Puis des amours sont des jugements. Vous êtes le bloc de cristal de Villiers de l'Isle-Adam, «poli, transparent et sincère.» Elle est dure aussi, l'âme des éparpillements. Nietzsche aurait dû la reconnaître: «Soyez durs». Vous remettez du ciment dans les trous que fait la vie. Êtes-vous contente, je vous ai jugée.
Une autre fois, je jugerai peut-être autrement. Et ce n'est pas la première ni la seconde fois que ce livre m'attire.
Remy de GOURMONT.
Digne guerrière des rives du «Grand fleuve» devenue amazone des rives de la Seine, plus intrépide et complexe que celles de Thémiscyre ou des rives du Thermodon qui ne subjuguèrent que des Numides, des Atalantes, presque des troglodytes...—et qui furent vaincues par Hercule—qui devant vous n'en mènerait pas large!—je sais enfin comment est faite la foi et l'entendement des belles chasseresses, de merveilleux belluaires féminins qui sont dignes, aujourd'hui, de ce beau nom et qui, comme vous, font en si peu de girations d'une lame souple, une si belle hécatombe de philistins!...
Henri de GROUX.
... Ce sont vraiment des flèches, mais lancées dans toutes les directions.
On chercherait en effet, dans ce livre, le témoignage d'une foi quelconque, sinon peut-être dans la vie, ou plutôt dans une certaine manière de concevoir la vie, comme un moyen de connaissance et de plaisir. Cette philosophie amère et pénétrante de N. C. B. n'est pas sans rappeler celle d'Oscar Wilde... Comme Wilde, Mlle C. B. voit surtout dans la société un ensemble de bouffonneries protocolaires, utiles, logiques, efficaces, mais à condition de ne pas en être dupe; et au fond de tout sentiment humain un moyen d'échapper au désespoir, quand il ne nous entraîne pas!
... On cause un certain malaise quand on est intelligent à ce point ... ce qui rendra son livre irrespirable à beaucoup de gens ... et en tout cas, je ne crois pas qu'il se soit jamais trouvé une femme aussi virilement intelligente qu'elle, c'est-à-dire aussi dénuée de toute naïveté sentimentale, de tout entraînement romanesque, aussi capable d'étudier chaque phénomène moral comme une expérience,—et rien de plus. Nous ne manquons pas de penseurs, les uns délayant Pascal, les autres démarquant Montaigne; mais il n'y a pas, dans toutes leurs emphatiques périodes, le quart de l'observation réelle, de la réflexion que je trouve dans ces formules de N. C. B., si brèves et presque toujours elliptiques...
... Je reconnais qu'il y en a trop (de pensées) et que leur abondance nuit un peu à l'ensemble de l'ouvrage, bien que toutes aient un sens, souvent caché...
Je connais peu de pensée aussi pessimiste que celle de Mlle N. C. B. et en même temps aussi courageuse. On dirait qu'en dépouillant la vie de tout ce qui la pare aux yeux d'autrui, elle l'aime davantage; sans doute, parce que c'est elle seule qu'elle aime et non un ensemble de théories toutes faites et de sentiments de commande. Ce livre a la saveur glacée de l'éther qui vous enivre et vous réconforte en vous détruisant, mais il faut savoir s'y plaire.
Edmond JALOUX.
(L'Éclair).
Après la lecture de ce livre que la blonde Natalie (une amie depuis vingt années!) m'a fait l'honneur de m'envoyer, je pense, aujourd'hui plus que jamais, que l'intelligence de Natalie est une sorte à la fois aiguë et a-poétique,—si j'ose employer ce dernier terme, lequel, bien qu'inconnu au petit vocabulaire, exprime complètement ma pensée. Je dis a-poétique, pas plus. Je ne dis pas anti-poétique, ce qui serait injuste et faux. Car l'intelligence de Natalie, bien qu'elle soit d'essence ultra-pratique, se différencie nettement de l'intelligence juive contemporaine[1], de l'intelligence de bourse, de banque et de notariat, de l'intelligence de comptabilité littéraire, en ce qu'elle est une intelligence sympathique.
Et l'intelligence juive contemporaine à la J. B., outre ce que nous venons d'en dire, est une sorte sèche, stérile, arrogante, vite agressive, facilement triviale, et qui demande à être surveillée avec sévérité.
Mais pour ce qui est du livre de Natalie, il y aura, j'en suis certain, unanimité pour en reconnaître ce que je viens d'appeler son intelligence. D'aucuns même iront jusqu'à dire que c'est un livre original. Non! Il serait plus vrai de dire que cela a l'air original. En réalité, cela ne casse rien, et cela ne révèle rien de nouveau. Cela confirme simplement que son auteur est vraiment doué de finesse et de subtilité.
Mais, ô Natalie, que de futilités, que d'oiseuses subtilités tout au long de tes «Pensées»! Nombreuses trouvailles, en vérité, mais de collectionneur d'insectes, d'un vieux monsieur à lunettes, chasseur de coléoptères, un tantinet maniaque. Et puis, et puis... Émaillant ton parterre de pensées, cette couche de pédantisme! Et, flottant sur le tout, ce relent qui sent la documentation de quatrième ou cinquième main. Et cela, c'est l'impardonnable chez une Natalie aux fins cheveux hyperboréens, à la chair de banane, une Natalie qui devrait être l'exemple vivant du féminin dans ce qu'il a de plus séduisant, et qui se présente ainsi à nous sous cette figure grise d'entomologiste (qui aurait suivi avec assiduité les cours de M. S. R....)
Mais le grand reproche, la faute sans espoir, le péché mortel, c'est que sur ces pages il n'y a pas un sourire, pas trace de sourire, pas une seule pensée souriante. Ce sont des pensées d'une Amazone butée et hypocondre.
Et cette constatation désespérante du sourire néant m'humilie personnellement, moi qui, dans ma pensée de toujours au sujet de cette sacrée Natalie, avait mis à part du troupeau ennuyeux de nos Bas-Bleus cette blonde amie. Je n'aimerais pas m'être trompé du tout au tout.
Il est vrai qu'il y a bien, par ci par là, des espèces de sourire, dans ce livre. Mais hélas! ce ne sont que des plissements ironiques des lèvres. Eh oui! Ce n'est que de l'ironie, et rien que cela. Or, quelle misère que l'ironie, quand on ne nous offre que cela à nous mettre sous la dent, à nous que rien ne saurait émouvoir hors ces quatre choses qui sont la tétrade sans laquelle notre vie spirituelle et physique n'aurait aucun sens: la Poésie intérieure (j'insiste sur ce mot: intérieure), le Merveilleux, la Gaîté et la Volupté.
Mais, encore une fois, il faut rendre justice à l'intelligence de cette, malgré tout, séduisante Natalie, et la préférer, en dépit de son terre-à-terre, à la plupart de nos Sappho échevelées, qu'elles soient ou ne soient pas chevalières de la Légion d'honneur. Pour ma part, je ne connais pas, même parmi nos porte-plume du sexe mâle, beaucoup d'écrivains qui trouveraient à aligner sur le papier des choses aussi excellentes que, par exemple, celles-ci:
—Le genre humain, un genre que je déplore.
—Celui qui veut confondre la reproduction et l'amour, les gâche tous les deux: le mariage est le résultat de ce gâchis.
—A un souper, les femmes deviennent les filles qu'elles sont.
—En entrant au théâtre, je vois écrit: Sortie, et je sors.
—Les poèmes de Mallarmé sont si faciles à retenir parce que chaque mot y est nécessaire et à sa place... (Malheureusement, le reste de la phrase se perd dans du charabia: commotion, vibration, perceptions, etc...)
En somme, Natalie, avec ce que tu possèdes de dons, tu aurais pu affiner en toi autre chose que ta sensualité, ne serait-ce que le sentiment du goût, par exemple, cette chose souhaitable entres toutes. Et surtout tu aurais pu canaliser ces dons vers les choses du sentiment intérieur. Alors seulement la Déesse t'aurait reconnue. Mais certes, tu n'es pas encore,—malgré les poèmes que tu as écrits—sur le sentier qui conduit vers la Déesse. Tu fais trop partie de cette malheureuse humanité féminine, terrain presque imperméable, à propos de laquelle me revient à la mémoire ce que me disait un jour, avec désespoir, pendant la guerre, en parlant de ses ouvrières typographes le contre-maître d'une imprimerie parisienne: «Ah! monsieur, ces ouvrières, c'est plein de bonne volonté, c'est acharné au travail, ça fait bien plus leur possible que les hommes mobilisés qu'elles remplacent! Mais que voulez-vous, avec les femmes, ça ne sort pas! non, monsieur, ça ne sort pas!»
En somme, et pour conclure, je dirai que le livre de Natalie serait un livre à recommencer, sur un tout autre plan, si Natalie était capable d'héroïsme. Mais ce serait un peu tard pour recommencer un livre imprimé et déjà en circulation. Et puis, et puis, je crois bien que Natalie est surtout capable d'intelligence, et non pas d'héroïsme.
Enfin n'ai-je pas prononcé, à son sujet, le mot a-poétique? Que faire à cela? La Poésie n'est pas une question de mots, de syllabes, et d'hexamètres auxquels on aurait plus ou moins cassé l'échine, qu'on aurait plus ou moins fait rimer. La Poésie est surtout dans la vie, dans la pensée intime, et dans le sentiment. C'est un domaine à la fois large ouvert et plus fermé que la vieille Chine flanquée au Nord de sa muraille de trois mille kilomètres. Dans ce domaine du mystère intérieur ne pénètrent que les privilégiés de naissance.
Dr J. C. MARDRUS.
Paris, Décembre 1920.
[1] Je dis contemporaine, et j'insiste sur ce mot, pour marquer la différence avec l'esprit des grands prophètes d'Israël, esprit à jamais perdu.
... Pas une once de vanité littéraire n'entre dans la composition chimique de son être spirituel. Mais c'est quand même un peu la trahir que de la prendre aussi naïvement au mot...
Mlle C. B. mérite qu'on étudie son œuvre, comme si on ne connaissait pas sa personne. Je vais donc parler de son livre, qui est là sous mes yeux, absolument comme si c'était la seule manière que j'eusse jamais eu de m'approcher de son esprit. Ce sera plus consciencieux, plus loyal et peut-être plus complet. Car s'il est impossible de mentir dans un livre, même masqué, combien l'est-il davantage de le faire quand on a, comme Mlle B., la religion de la sincérité.
Car c'est cela, je crois, la caractéristique des Pensées d'une Amazone, Mlle B. ne recule devant aucune audace, elle va même jusqu'au cynisme. Mais le cynisme chez elle n'a rien d'agressif, ni de révolté. La logique et l'observation l'amènent à certaines conclusions: elle les énonce, sans aucune arrière-pensée d'étonner ou de scandaliser. Tant mieux si vous êtes assez entraîné pour respirer aisément cet air raréfié et trop pur, tant pis si vous avez besoin d'inhaler quelque chose où vos poumons reconnaissent fraternellement quelque gaz de mensonge. Mlle B. ne s'occupe jamais de ce qu'on a pensé avant elle sur quoi que ce soit, encore moins de la quantité de convention que la Société estime nécessaire comme alliage dans le métal d'une opinion.
... Si nous aimons la liberté absolue du jugement l'esprit qui étincelle, une certaine inhumanité même, nous sommes servis... Charme singulier en vérité, bizarre comme serait celui d'un Méphistophélès imprégné de féminité. Car la nature même, ni la création, ne trouvent grâce devant ce cerveau incorruptible, fier et négateur. Encore moins, bien entendu, la pauvre société et sa triste civilisation; Mlle B. est tellement pessimiste! Mais encore une fois ce n'est jamais chez elle attitude de faiseur de maximes. Comme elle méprise ces effets faciles, qui se réduisent toujours à de pures antithèses verbales! Son pessimisme est un résultat fatal. Ce n'est pas de sa faute si la nature est un jeu du hasard et l'homme un fou encore plus fortuit. Le pessimisme ordinaire se réjouit du désordre comme d'un élément qui lui est naturel. Le pessimisme des natures supérieures ayant rêvé mieux, reste triste, sous le sourire.
Deux choses en effet demeurent intactes dans la plaine désolée de ruines où se promène la pensive amazone: l'amour et la poésie. Même quand elle n'en parle pas précisément, une phrase incidente, une épithète, ouvrent soudain des horizons sur la perspective de sa pensée profonde... Une page, à ce point de vue, est vraiment révélatrice. C'est dans le chapitre intitulé: Petites Divinités... Trente-six lignes, et c'est tout, et on n'en retrouve pas d'analogues dans tout le volume. Pourtant elles l'éclairent tout entier, elles lui donnent son sens et sa portée, elles livrent pour ainsi dire le secret de cette sensibilité étrange, faite, semble-t-il, surtout d'intelligence, lucide et froide comme le diamant. Voilà donc son point émotif, son nœud vital. C'est par là qu'elle rentre dans la communion humaine, elle qui paraissait, sur tous les autres plans, lui échapper. Elle aime la joie, les moments intenses de la vie. Elle était faite pour cela, pour ces exaltations souveraines... Ce rêve parfois, très rarement se réalise dans une circonstance exceptionnelle, dans une sorte de moment de feu dont l'ardeur dissout les scories de nos insuffisances.
Tout le reste du temps, elle regrette obscurément cette intensité souveraine, cette vie vraiment digne d'être acceptée, et sa raillerie de toutes les autres choses n'est peut-être faite que de l'observation du contraste entre cela, qui est si rare, et la continuité désolante du médiocre, de l'à-peu-près, de la vie courante en un mot.
Bien peu d'écrivains se sont placés sur ce plan pour juger de la vie.
Francis de MIOMANDRE.
(Événement).
... Seules les natures «doubles» voient à fond, c'est-à-dire au-delà... (Elles) comprennent les deux motifs contraires et contradictoires... Tous les autres parlent une langue limitée et finissent rhéteurs.
ORANO.
Merci pour vos livres ... pas autant que si c'était des broderies.
... Dans les volumes, j'ai déjà vu ce qui me déplaît. Je verrai ce qui me plaira...
Ce qu'on voudrait, c'est des compliments sincères. Encore faut-il les mériter...
Si j'ai cessé de vous voir, c'est que...
R. de M.
Plusieurs de ces pensées auraient dû être omises, mais la plupart révèlent une vision aiguë de la vie—sur une étendue d'expériences suffisantes, quelques-unes mêmes profondes. Une atmosphère de désenchantement surplombe ce livre qui n'est nullement pathétique, mais triste à la façon d'un jour gris. Peut-être est-il triste parce qu'il est sans foi, Sa pensée est gouvernée par ses émotions, plutôt que par son intelligence, mais ses émotions sont si bien stérilisées que cette découverte ne se fait pas tout de suite. Des élans à la mode de jadis sur l'amour, la mort, le chagrin, le temps la jeunesse, sont pris comme dans un filet d'acier—scintillant ... un peu cruel. Son ton a cette précision acide dont Jane Austen avait la maîtrise,—et qui trouve des exemples depuis son temps jusqu'à nos jours, non seulement parmi nos femmes de lettres, mais dans la vie privée de l'Anglaise et de l'Américaine. Malgré l'identification de Miss B... avec tout ce qui est parisien, comme chez d'autres Américains qui ont adopté la vie d'un pays étranger, il y a quelque chose qui reste différent. Edith Wharton et Henry James, Mrs Craigie, Marion Crawford dérivent de leur pays d'origine (Mrs Rumsey dans son Mr Cushing et Mademoiselle Chastel s'en éloignent le plus). Stuart Merrill, Vielé-Griffin, et aussi Miss B...—qui ne peut reconnaître en eux quelque chose qui ne vient pas d'une tradition latine ou catholique? Rien ne pourrait donner ce ton à une Française. Il est l'héritage de gens qui ont livré une controverse sur chaque verset des Épitres de Saint-Paul. Un ton sans affection, implacable, sans merci. Le chapitre sur l'alcoolisme est aussi loin de l'esprit français qu'il est possible. Une Française n'envisagerait jamais la question de cette manière, ni ne la discuterait-elle ainsi à moins d'être d'ancestralité protestante ou juive. Le passage page 228 résume le drame des expériences intellectuelles, comme celles de Spinosa et Newman. On finit ce livre sans rien savoir sur Miss B..., si ce n'est quelques-unes de ses opinions. D'autres recueils de pensées, depuis Marc-Aurèle, ont révélé la personnalité de leurs auteurs. Pascal, Schopenhauer, Nietzsche, se confessent du moins implicitement. Ils ont bâti une maison pierre par pierre, et l'ont vitalisée en y habitant. Mademoiselle B. a bâti sa maison pierre par pierre, mais elle semble habiter ailleurs. A plus d'un égard, concluons ainsi: résidente étrangère.
Vincent O'SULLIVAN.
(Traduit du New-York Evening Post).
J'aime ce livre—par bouffées.
Ezra POUND.
Il y a bien des erreurs dans ces notes, mais quel adorable frémissement de vie et quel amour de la beauté! Il y a des idées inquiétantes et de pénétrantes vérités. Il y a aussi quelques neuves vérités sur le plaisir...
Un style original est aussi rare qu'une inquiétude inédite. Mlle N. C. B. enrichit notre littérature française qui n'aurait aucun sens si elle n'était humaine. Elle est Américaine...
Maurice PRIVAT.
(Le Rappel).
Beaucoup de pensées, et souvent originales, on peut même dire: trop de pensées, auxquelles manque pourtant une idée maîtresse qui les ferait vivre. L'auteur est une bonne et spirituelle observatrice qui marie heureusement au positivisme américain la finesse française. Elle a l'air plutôt de s'amuser des gens et des choses. Mais s'amuser ce n'est pas vivre, c'est plutôt regarder vivre les autres.
L'auteur connaît à fond le monde où l'on s'ennuie laborieusement et à grands frais. Et il ne le ménage pas... Une bonne révolution communiste...
Charles RAPPOPORT.
Telles notations ... de Miss B... dans son premier recueil de pensées, «Éparpillements», m'avaient induit en espérance...
Je dirai tout à l'heure en quoi j'ai été déçu par les nouvelles pensées de Miss B...
En belle et triomphante amazone qu'elle entend être et demeurer, elle n'est préoccupée ni d'indulgence ni de bonté. Elle se veut libre, affranchie de vains préjugés, et c'est le côté le plus séduisant, le plus «viril» de sa personnalité. Les hommes, elle les traite en «inégaux»... Quoi que j'aie pu dire tout à l'heure, elle s'exprime sur les choses de l'amour, sur les questions sexuelles, avec le maximum de liberté compatible avec la dissimulation innée de son sexe. Elle sait, elle sent ... que «toute métaphysique doit être physique d'abord pour être autre chose qu'une rêverie»...
Évidemment, l'Américaine Miss B... n'est point de ces Yankees qui voudraient condamner la mémoire de Walt Whitman pour tels attendrissements virgiliens de ses feuilles d'herbe.
... Je l'aime moins quand elle se teinte d'un certain sadisme trop littéraire...
Pourquoi, brusquement, de la part de cette Américaine qui a blâmé si sévèrement le «puritanisme», pourquoi des notations qui trahissent un anglo-saxonisme irrémédiable et qui transforment notre moderne Sappho en incorrigible suffragette?
Cruelle Amazone qui vous voulez libre et affranchie dans l'ordre sentimental et sexuel, pourquoi soudain ce moralisme sévère, évidemment issu de vos hérédités sociales et confessionnelles, qui vous égale aux plus ennuyeux quakers?...
Pour femme qu'elle soit et, par suite, totalement inapte à juger des choses sérieuses...
Miss B... si par hasard, naturalisée française, vous deveniez un jour éligible, vous n'aurez jamais ma voix! Vous êtes, en effet, permettez-moi de vous le déclarer respectueusement, d'une détestable frivolité. Votre morale individualiste, excellente pour une, est fort dangereuse pour tous.
Charles RÉGISMANSET.
(Dépêche Coloniale).
Elle ne lit rien, ne sait rien, devine tout... This wild girl of Cincinnati (Ohio).
Salomon REINACH.
Pourquoi donc Miss B... éparpille-t-elle ainsi, en miettes d'ailleurs étincelantes, un talent original, subtil et fort? Pourquoi met-elle une sorte de coquetterie à le dissimuler?
... Chaque éparpillement résume une page de fraîche observation ou un chapitre de philosophie neuve. La sentimentalité et l'humour anglo-saxons les dictèrent davantage que l'ironie latine. Et ils composent une observation particulière...
J.-Joseph RENAUD.
De cette conscience lucide et de cet esprit sensuel et pénétrant quelle montre à l'étude d'elle-même et des choses, émane je ne sais quel relent de cirque romain; son art semble cette émeraude que Néron interposait entre ses yeux et les jeux sanglants.
André ROUVEYRE.
Ces Pensées ne se lisent pas à la façon d'un roman. Pourtant, quel magnifique et subtil roman que ces pages qui nous conduisent à la contemplation des vérités nues du monde, intellectuel et sentimental, du monde le plus intérieur, j'entends. Et quelle suprême élégance que de n'avoir point brodé une «aventure» autour de ces pensées plus riches que toute imagination de romancier et se suffisant amplement, d'abord pour elles-mêmes, et aussi pour tout esprit réfléchi capable d'évocation... On l'accusera, on l'aura accusée déjà de méchanceté et d'exagération pessimiste. Ceux qui ont entrepris de mépriser comme il convient les gentillesses du monde et d'exprimer en pure conscience la vision que leur donnent nos frères stupides et pitoyables, vont au devant de ces censures pharisaïques.
Edouard SCHNEIDER.
J'ai lu, j'ai même relu l'Amazone en Bretagne. C'est subtil, je ne suis même pas sûr de tout comprendre, sans doute parce que je connais mal la littérature poétique ultra-contemporaine. Je trouve dans les jugements littéraires et dans l'analyse des sentiments beaucoup de pensées justes et fortes, exprimées en bonne langue.
C'est trouble, c'est amer, c'est triste, c'est hybride. Et c'est moins que vous-même.
Ch. SEIGNOBOS.
La guerre nous montre la plupart des femmes figées dans une «attitude» qui leur fut comme un uniforme militaire. Mais si leurs gestes n'étaient pas libres, certaines tiennent à montrer que, dans l'universel vertige, elles surent conserver l'usage de leur raison, la liberté de leur pensée et la sensibilité de leur être. Parmi ces femmes, qui furent femmes, il faut ranger la subtile Amazone.
Victor SNELL.
(L'Humanité).
C'est chose délicate que de se risquer à un livre uniquement en pensées, en remarques et notations. Il y a comme une vanité à prétendre dire quelque chose qui n'ait été dit, et à affirmer ainsi qu'on a trouvé du nouveau sous le ciel. Mme C. B... gagne brillamment cette difficile partie. Son livre est ingénieux, spirituel, hardi. Parfois son courage va jusqu'à la bravade, son indépendance jusqu'à la provocation ... mais c'est le livre d'une femme qui est une Amazone, c'est-à-dire une surfemme.
... Cette Amazone «pense» vraiment,—action rare—et elle n'a pas peur de dire ce qu'elle pense, ce qui est plus rare encore.
V. S...
(La Lanterne).
Ce sont bien des pensées, nullement des «restes» seulement, des pensées «très amazone» peut-être, mais très féminines d'abord. Ce sont des émotions, des sensations dont les dernières vibrations—ou le souvenir—se résolvent en idées. L'auteur vit d'abord avec prodigalité, rayonnement, une certaine superbe et de beaux transports, et après—bien après, parfois—ajuste là-dessus les idées reçues et note les écarts, les faux plis, les insuffisances. Comprenez que vivre c'est aimer et qu'aimer est d'une grandeur active, souveraine et sans limite.
Un chapitre est consacré à la littérature. Il y a des notations amusantes. Il y a cette pensée si admirablement fausse...
Les TREIZE.
(L' Intransigeant).
Lorsqu'une femme d'esprit, vivant au milieu du monde, prend la peine de regarder autour d'elle et de noter brièvement les observations qu'elle rapporte de cet examen, il existe bien des chances pour qu'elle mette à la lumière un manuel parfait d'ironie et de raison.
Laurent TAILHADE.
Hercule courait les Amazones.
Il les tuait, pillait, violait,—au petit bonheur, comme s'il eût pris ces actes au hasard dans son immense et brute énergie.
Mais l'une d'elles l'attendit. Elle ne semblait pas le craindre. Son regard clair et distrait, au lieu d'un monstre, lui faisait voir un imbécile. Peut-être à tort.
Elle s'allongea et se mit à écrire un livre.
Et tout ceci sur la peau d'un ours blanc qu'elle n'avait pas tué.
—Qu'est-ce que tu fais? dit Hercule.
Elle écrivit une pensée. «Je pense», dit-elle.
—Tu penses?—dit Hercule,—donc je fuis!
Paul VALÉRY.
Il n'y a aucune pensée qui effraye cette amazone.
Israël ZANGWILL.