*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 50211 ***

LA CHAMBRE OBSCURE

PAR

HILDEBRAND

—NICOLAS BEETS—

TRADUCTION DE LÉON WOCQUIER

(From the Dutch "Camera Obscura")

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS
1860

Table


AVANT-PROPOS

Il y a lieu de s'étonner que la France, qui, depuis si longtemps, accueille si généreusement les productions littéraires de l'Allemagne, n'ait jusqu'ici fait, en quelque sorte, aucun emprunt au génie néerlandais. Cependant la littérature hollandaise suit de près, si elle ne les égale pas, les littératures allemande et anglaise, sans parler de la bonhomie pleine de malice et de bon sens de Cats, de Vondel, ce génie dramatique dans le Lucifer duquel Milton a peut-être taillé son Paradis perdu.—Le Hooft, ce Tacite du XVIe siècle,—le Bilderdyk, ce génie qui s'est éteint la même année que Gœthe, et qui était aussi universel et peut-être aussi puissant que le patriarche de Weimar; sans parler de tant de poëtes si dignes d'être connus et étudiés, la Hollande et la Flandre comptent, aujourd'hui encore nombre d'écrivains éminents qui mériteraient leurs lettres de naturalisation en France. Nous ne citerons que mademoiselle Toussaint, chez laquelle la plus exquise délicatesse de sentiment s'unit à une étonnante profondeur d'observation; M. Van Lennep, romancier d'un ordre supérieur, le Walter Scott de son pays, et dont les œuvres peuvent être placées, sans trop redouter la comparaison, à côté de celles du célèbre conteur écossais; et enfin l'écrivain dont nous voudrions signaler aujourd'hui au public français l'une des plus remarquables productions.

Il y a plusieurs années déjà que parut en Hollande, sous le titre de Camera obscura, un livre qui ne tarda pas à obtenir un succès considérable. Les deux premières éditions se succédèrent à six mois d'intervalle; les deux dernières datent de 1853 et 1854. Dans celles-ci surtout, l'œuvre primitive s'est accrue de pages nouvelles, et a un tiers environ de plus que lors de sa première apparition. Camera obscura renferme une série de tableaux de mœurs, de croquis, de fantaisies empruntés à la vie hollandaise. Le livre est signé Hildebrand, pseudonyme sous lequel se cache (ce n'est un mystère pour personne) un des plus grands poëtes de la Hollande, et le livre même nous autorise à ajouter, un des observateurs les plus fins, un des esprits les plus délicats de la grande famille littéraire: M. Nicolas Beets. Il naquit à Harlem, le 13 septembre 1814. Son père était un chimiste qui eut de la réputation et écrivit sur la science qui était sa spécialité divers ouvrages intéressants. Nicolas Beets a eu une existence calme, paisible et peu accidentée. Après avoir fait ses études à l'université de Leyde, il fut promu au doctorat en théologie, et l'année suivante s'accomplirent pour lui deux événements importants: il épousa mademoiselle Adélaïde de Foreest, petite-fille, par son père, de l'illustre Van der Palm, l'une des gloires de l'université de Leyde, un des hommes les plus éloquents de son siècle, et le dernier prosateur vraiment classique de la littérature néerlandaise. La même année, M. Beets fut nommé pasteur à Heemstede, village considérable situé dans les riants environs de Harlem; il y demeura pendant près de quatorze années, s'occupant avec un zèle vraiment évangélique des devoirs de sa charge. Il passa ensuite en la même qualité à Middelbourg, et c'est là que lui fut offerte, à deux reprises différentes, la chaire de théologie de Stellenbrek, au cap de Bonne-Espérance. Il refusa chaque fois cette mission, et fut nommé en 1854 pasteur à Utrecht, fonctions qu'il occupe encore à l'heure qu'il est.

M. Beets débuta de bonne heure dans la vie littéraire. Dès l'âge de vingt ans, il publiait un volume, intitulé José, dans lequel il imite la manière de lord Byron, et qui, tout en se ressentant de la jeunesse de l'auteur, renferme déjà de grandes qualités. Plusieurs autres poëmes suivirent ce premier essai, de 1834 à 1840. La plupart de ces poëmes, parmi lesquels on remarque surtout Guy le Flamand, Kuser et Ada de Hollande, après avoir obtenu séparément l'honneur de plusieurs éditions, ont été réunis par l'auteur en un volume, il y a quelques années. M. Beets a publié, en outre, deux recueils de poésies intimes, l'un simplement intitulé Poésies, l'autre tout récent, quoiqu'il en soit déjà à sa seconde édition, les Bleuets. On doit encore au révérend pasteur d'Utrecht un nombre considérable de sermons, de volumes et de brochures ayant trait à la religion, à la littérature, à l'instruction publique. Nous n'avons pas à nous occuper ici du talent poétique de M. Beets; il nous suffira de dire qu'il est placé au premier rang par ses compatriotes, et nous nous hâtons d'en revenir à Camera obscura, qui forme une œuvre tout à fait à part et des plus originales.

Hildebrand (gardons-lui ce nom, puisqu'il ne l'a pas abdiqué officiellement) fait précéder son ouvrage des lignes suivantes qu'il emprunte, dit-il, au livre inédit d'un anonyme.

«Les ombres et les apparences qu'évoquent la méditation, le souvenir et l'imagination, tombent dans l'âme comme dans une chambre obscure, et quelques-unes sont si frappantes, si séduisantes, qu'on trouve plaisir à les dessiner, et, en les ornant un peu, les coloriant et les groupant, à en faire de petits tableaux qui peuvent être envoyés aux grandes expositions, où un petit coin leur suffit. On ne doit cependant pas y chercher des portraits: car non-seulement il arrive cent fois qu'un nez de souvenir s'y adapte à un visage d'imagination, mais aussi l'expression de la physionomie est si peu déterminée, que souvent une même figure ressemble à cent personnes différentes.»

Ceci posé, caractérisons rapidement la manière et les procédés d'Hildebrand.

On s'est beaucoup occupé, depuis vingt-cinq ou trente ans, de l'art pour l'art; on s'est demandé jusqu'à quel point l'art doit réfléchir la réalité, et tout récemment encore, le réalisme s'est réveillé en France, aussi bien dans le domaine des arts que dans celui de la littérature. M. Beets est un réaliste, mais un réaliste tellement à part, que nous aurions peine à trouver à qui le comparer. Il rend la nature telle qu'elle est, mais sans parti pris, absolument à la manière de la Chambre obscure, dont il invoque le nom, avec une surprenante fidélité, sans faire grâce du moindre détail et avec la coopération si peu sensible, au premier abord, de la main de l'artiste, qu'on croirait qu'elle n'a pas touché à ces portraits pris sur le vif. Peu de livres répondent mieux à leur titre que Camera obscura; les personnages qui y apparaissent sont pleins de vie; ils marchent, ils sentent, ils pensent sous vos yeux;—vous les connaissez; ils sont autour de vous; il n'en est pas un que vous n'ayez rencontré et auquel vous ne puissiez appliquer un nom; car, si ces personnages sont vêtus à la hollandaise et ont les mœurs de leur pays, l'homme domine toujours en eux; il perce sous l'enveloppe des coutumes et des habitudes locales et en fait des types cosmopolites, universels, dont les originaux se rencontrent partout. Si les héros mis en scène par Hildebrand portent ce cachet de vérité tellement saisissante qu'on les sent vivre au premier coup d'œil, il n'y a pas moins d'art dans la façon dont ils se groupent, se rencontrent, agissent, se combattent ou sympathisent: le jeu de leurs passions et de leurs intérêts est le calque fidèle de la vie réelle. Les scènes se déroulent, se succèdent naturellement, sans effort, sans recherche; l'imagination semble n'être pour rien dans leur agencement, tant il est simple et facile. De tous les tableaux qui composent Camera obscura, il n'en est pas un seul auquel puisse s'appliquer, je ne dirai pas le nom de roman, mais même la qualification plus humble et plus vague de nouvelle. Ce sont de simples calques de la réalité, qui la reproduisent avec une fidélité dégagée de tout ornement, et où l'on ne trouve ni ces combinaisons péniblement amenées, ni ces coups de théâtre imprévus, ni ces types exceptionnels, excentriques et si souvent faux, qu'on rencontre à chaque pas dans les compositions littéraires à la mode et si rarement dans le monde tel qu'il est. La Hollande telle qu'elle est, les hommes tels qu'ils sont, voilà ce qu'on trouve dans Camera obscura; la Hollande décrite avec une finesse de touche et une profondeur d'observation telles qu'on ne les rencontre presque jamais dans aucun voyageur, si délicat et si profond observateur qu'il soit;—les hommes peints avec une vérité frappante et naïve qu'on retrouve chez bien peu d'écrivains moralistes. J'ajouterai qu'on y voit l'auteur lui-même, Hildebrand, jouant son rôle dans les scènes qu'il décrit; je n'ai pas besoin de dire que c'est une véritable bonne fortune. Esprit fin, caustique et pénétrant,—humour incisif et du meilleur aloi,—sentiments nobles et touchants, voilà ce qui caractérise l'homme et ne peut manquer de lui attirer les sympathies du lecteur.

Un mot encore: les Hollandais sont-ils flattés dans Camera obscura? demandera-t-on peut-être. Nous avons dit que les portraits sont ressemblants, ressemblants comme l'image qui se peint au fond d'une chambre obscure. Un portrait ressemblant flatte bien rarement, mais un portrait au daguerréotype a-t-il jamais flatté personne? Quoi qu'il en soit, nous empruntons à la préface de la seconde édition de Camera obscura la constatation de l'effet produit sur les amis et les connaissances des modèles par l'œuvre de l'artiste, et nous ne serions pas étonnés que la même impression se renouvelât en France, car ces portraits ont le rare privilège de ressembler à tout le monde et de ne ressembler à personne. Voici comment s'exprime Hildebrand dans son avertissement:

«On s'est beaucoup ingénié à désigner les originaux des personnages que j'ai mis en scène, et j'ai vu, à ma grande satisfaction, que, dans chaque ville, que j'y sois jamais allé ou non, on a su nommer six ou sept personnes qu'on affirmait très-formellement avoir posé pour tel ou tel de mes portraits. Je ne croyais vraiment pas que, dans ce bas monde, tant de Nurks et de Stastok exhibassent leurs aimables qualités, et suis étonné du zèle obligeant qu'on met à les montrer du doigt. Toutefois, je ne puis interdire ce petit plaisir au bon public, ni m'en formaliser; mais je prends la liberté de rappeler les paroles de l'anonyme dans son livre toujours inédit, et de déclarer en conscience que ma Chambre obscure est toujours placée sans intention malicieuse, que je ne la tourne ou ne la retourne et ne lui imprime jamais le moindre mouvement avec le dessein de la pointer d'une façon indiscrète. Que je n'aie encore pu l'installer au sommet du Godesberg ni sur le dôme de Milan, j'en suis particulièrement fâché pour ceux qui aiment les choses grandioses et étrangères; mais il est évident pour moi que le plus grand nombre s'est trouvé satisfait de mes petits tableaux, de mes tableaux hollandais. Il faut savoir que, grâce aux vivants et aux morts, nous connaissons si bien les étrangers, que ç'a été une chose toute charmante de faire un peu attention à nous-mêmes, à titre de changement.»

Les lignes qui précèdent étaient destinées à servir de préface à un volume renfermant la traduction de quelques-uns des principaux épisodes de Camera obscura. Ce volume a paru, il y a deux ans, sous le titre de Scènes de la vie hollandaise. Les petits tableaux de Hildebrand ont été fort visités et appréciés dans le petit coin de la grande exposition qui leur était ouverte, et l'on a bien voulu oublier un instant pour eux les choses grandioses et étrangères. C'est ce qui nous décide à compléter notre travail en offrant au lecteur dans le présent volume la seconde partie de Camera obscura.


LA CHAMBRE OBSCURE


I

LES PETITS GARÇONS.

Qu'on est heureux quand l'habit de l'enfance
Vous flotte encore sur les épaules!
Jamais le méchant temps ne le calomnie;
On est toujours gai et content.

Le sabre de bois du hussard
Amuse le jeune garçon,
Et la toupie et le bâton
Sur lequel il va à califourchon.

Et lorsqu'il lance dans l'air bleu
La balle aux raies bigarrées,
Il ne pense pas an parfum des fleurs,
Ni à l'alouette, ni au rossignol.

Rien n'attriste, rien dans le monde entier,
Son visage serein et radieux,
Que quand son édifice tombe à l'eau
Ou que son sabre se brise.

L'enfant joue et court
Pendant tout le long du jour
À travers le jardin et les champs verts,
À la poursuite des papillons;

Bientôt tu transpireras
Non plus toujours content,
Et apprendras dans le gros Cicéron
Du latin moisi.

La pièce originale est de Holtz, qui en a fait beaucoup de jolies; et il est fâcheux que les jeunes poëtes se laissent aller à en faire des traductions non hollandaises; moi, au moins, j'en ai une de ces jolis vers, qui conviendrait mieux sous le titre de Jeux d'enfant, que dans la traduction d'un tas de jeunes Hollandais. Et vraiment, les petits garçons hollandais sont une gentille race. Je ne dis pas cela par négligence et encore moins par mépris des petits garçons allemands, français et anglais, puisque je n'ai le plaisir de connaître que les hollandais. Je croirai tout ce que Potgieter dit dans sa deuxième partie du Nord, sur les Suédois, et ce que Wap dira sur les Italiens dans son Voyage à Rome; mais aussi longtemps qu'ils se taisent, je tiens pour mes propres garçons, bien bâtis, aux joues rouges, et, malgré la loi contre les Belges, pour la plupart spes patriœ en blouse bleue.

Les petits garçons hollandais... Mais avant tout, madame, je dois vous dire que je ne parle pas de votre fils unique, au nez pâle, avec des cercles bleus sous les yeux, car, avec tout le merveilleux de son développement précoce, je ne lui en fais pas mon compliment. D'abord, vous vous préoccupez beaucoup trop de ses cheveux, que vous faites toujours friser; et d'un autre côté, vous êtes trop sentimentale dans le choix de sa casquette, qui est uniquement faite pour saluer son oncle et sa tante, mais qui est parfaitement incommode et intolérable pour chasser aux papillons et pour jouer à la guerre, deux jeux favoris, madame, que vous trouvez trop sauvages. En troisième lieu, vous avez, je crois, trop de livres sur l'éducation pour bien élever un seul enfant. En quatrième lieu, vous faites apprendre au vôtre à coller des boîtes, et à faire d'insignifiantes choses. En cinquième lieu, il sait sept choses de trop, et en sixième lieu, vous le grondez quand il a les mains sales et que ses genoux viennent regarder par les jambes du pantalon; mais comment ferait-il des progrès au jeu de billes? Calculez la différence qu'il y a entre un sarcloir et un soufflet. Je vous assure, madame, qu'il mange ses ongles, et il continuera de le faire;—qu'est-ce que la société peut attendre d'un homme qui mange ses ongles? Il porte aussi des bas bleus avec des souliers bas, c'est inouï! Savez-vous, madame, ce que vous faites de votre Frantz? 1° un espion, 2° un rapporteur, 3° un pinceur, 4° un lâche, 5°... Oh! chère dame, donnez à votre petit garçon une autre casquette, un pantalon avec de profondes poches, de bonnes bottes fortes, et ne le laissez jamais paraître aux yeux des gens sans une bosse ou une écorchure, et il deviendra un grand homme.

Le petit garçon hollandais est pesant et lourd; il a des genoux solides, des os solides. Il est blanc de peau et coloré de sang. Son regard est franc mais brutal. Il porte de préférence ses oreilles hors de sa casquette. Ses cheveux sont, depuis le dimanche matin jusqu'au samedi soir quand il va au lit, tout à fait en désordre. Le reste de la semaine, ils sont bien. Il n'a ordinairement pas de boucles. Cheveux bouclés, esprit de travers. Mais il n'a pas non plus les cheveux plats; les cheveux plats sont bons pour les avares et les cœurs oppressés; cela ne se trouve pas chez les petits garçons; on n'a de cheveux plats, je crois, qu'à sa quarantième année. Le petit garçon hollandais porte de préférence sa cravate comme une corde et il préfère encore n'en pas porter du tout,—une blouse bleue ou à carreaux écossais, et un pantalon retourné; ce dernier vêtement s'use vite. Dans ce pantalon, il porte successivement tout ce que le temps lui donne, cela varie: des billes, des balles, un clou, une pomme à demi mangée, une jambette, un bout de corde, trois cents, une boulette de pâte à amorcer le poisson, une châtaigne sèche, un morceau d'élastique de la bretelle de son frère aîné, un suceur en cuir pour tirer des pierres du sol, un serpenteau, un sac de sucreries, une touche, un bouton de cuivre pour le faire chauffer, un morceau de miroir, etc., etc.; le tout bourré et maintenu par un mouchoir de couleur.

Le petit garçon hollandais fait au printemps une collection d'œufs; dans la prise des nids, il donne des preuves de force et d'adresse, et peut-être de dispositions pour la carrière maritime, vocation propre à notre peuple; dans l'achat des sortes étrangères, il donne des preuves d'une inébranlable bonne foi, et dans l'échange de ses doubles, un esprit précoce et commercial hollandais. Le petit garçon hollandais frappe ses boucs ferme, et pour donner du pain de seigle à ses animaux, il n'a pas son pareil. Le petit garçon hollandais est beaucoup moins imbu de la doctrine des princes que le maître d'école hollandais; mais, en ce qui regarde l'éducation des colleurs et des cocons, il pourrait passer un examen de premier rang. Il est fou du marché aux chevaux et se promène à la parade devant les tambours en tournant le dos aux beaux hommes. Le petit garçon hollandais s'encanaille facilement et puise de bonne heure dans un dictionnaire qui ne plaît pas aux mères; mais il a peu de présomption vis à vis des domestiques. Il est ordinairement rouge foncé; et lorsqu'il doit entrer et demander à son oncle ou à sa tante comment ils se portent, il dit à peine quelques mots dans cette circonstance; mais il est moins avare de paroles et moins embarrassé au milieu de ses égaux, et il n'a pas peur d'exprimer son sentiment. Il hait les lâches et les rapporteurs, d'une haine parfaite; il tendra assez vite son petit poing, mais il ménage son adversaire; il a une tache d'encre perpétuelle sur son col rabattu, et un peu de penchant à marcher de travers dans ses souliers; il soutient à son père qu'on peut patiner sur une glace d'une nuit, et dispose de la gelée et du dégel selon son bon plaisir; il mange toujours une tartine de maïs et apprend une leçon de plus, selon qu'il en a le goût; il lance une pierre dix lois plus loin que vous et moi, et tourne trois fois sur sa tête sans avoir de vertiges.

Salut! salut, joyeux et sain, gai et robuste compagnon; salut, salut, toi le florissant espoir de la patrie! Mon cœur s'ouvre quand je te vois, dans ta joie, dans tes jeux, dans ton laisser aller, dans ta simplicité, dans ton téméraire courage. Mon cœur bat quand je pense à ce que tu deviendras: mordras-tu toujours une bouchée à la même pomme, et dans les années qui suivront, n'apprendras-tu pas qu'il est nécessaire de prendre la pomme dans le coin et de la manger seul, et même d'en mettre la pelure à part et d'en semer les grains pour ta postérité? Aujourd'hui, tu prêtes ton dos robuste à ton ami plus leste, qui s'élève sur tes épaules pour chercher, au sommet de l'arbre, le nid de sansonnet; l'expérience t'apprendra-t-elle un jour qu'il vaut mieux prendre une échelle et aller chercher le nid soi-même, que de rendre un bon service et d'en attendre la récompense? C'est le monde! Mais en toi ainsi sont les semences de beaucoup de malheurs et de chagrins! Ta passion exagérée, ton innocente tendresse, ta légèreté, ton ambition, ta vivacité et ton sentiment de l'indépendance porté jusqu'à l'incrédulité! Oh l si dans tes années postérieures tu regardes en arrière vers ton enfance, ce sera la joie que tu envies le plus et cependant que tu goûtes le moins, parce que tu es aussi peu méchant que tu es plus innocent, même dans le mal. Le ciel vous bénisse tous, bons petits garçons que je connais! Quand je regarde autour de moi, que j'aime à vous voir longtemps et joyeusement jouer! et lorsque je vois venir le sérieux de la vie, qu'il vous donne aussi des cœurs sérieux pour la comprendre, mais qu'il vous laisse, jusqu'à votre dernier soupir, garder quelque chose d'enfantin et de jeune! Qu'il vous prodigue, dans votre pleine fraîcheur, les sentiments qui aident le jeune homme à marcher purement dans sa voie, et qui font l'ornement de l'homme, afin que, devenant aussi hommes par l'intelligence, vous restiez enfants pour la méchanceté! C'est mon unique vœu, mes chers amis, car je ne veux pas vous distraire un instant de la toupie et du cerceau sans vous donner pour la durée de cette joie, autre chose ... qu'un vœu.


II

MALHEURS D'ENFANT

Je reviens encore une fois aux beaux vers de Holtz:

Qu'on est heureux quand l'habit de l'enfance
Vous flotte encore sur les épaules!
Jamais le méchant temps ne le calomnie;
On est toujours gai et content.

Rien n'attriste, rien dans le monde entier,
Son visage serein et radieux,
Que quand son édifice tombe à l'eau
Ou que son sabre se brise.

Il ne manque certainement pas d'éloges de la jeunesse et des jeunes années. Je l'avoue de tout cœur; mais je prends la liberté de remarquer qu'ils sont uniquement écrits par des hommes d'âge, ou au moins par des jeunes gens au point de vue desquels le bonheur de l'enfant ne souffre presque pas d'exception. Et c'est assurément une triste preuve de la désolante situation de l'homme dans les jours plus avancés. Mais je ne sais s'il y a jamais eu de petits poëtes de sept, huit ou neuf ans, qui aient trouvé leur bonheur actuel aussi inestimable. Et cependant ceux-ci en étaient tout près. Lorsque j'allais à l'école hollandaise; nous faisions dans la classe supérieure, composée de messieurs de neuf à dix ans, tous les mercredis matin, une composition tantôt sur un sujet donné, tantôt sur un thème choisi et imaginé par nous. Mais, j'en appelle aux Jean, Pierre, Guillaume et Henri avec lesquels j'ai été assis sur les bancs de la rue des Jacobins, y a-t-il jamais eu quelqu'un parmi nous qui ait rempli son ardoise d'une dissertation ou d'une amplification sur les jouissances et sur le bonheur inaltérable de l'enfance? Non, nous écrivions des articles pleins de sens sur la vertu ou sur les quatre saisons; et Sanderre, dont le père était adjudant d'un général, a six fois écrit sur le cheval; et Pierre G., qui n'était jamais sur le tableau de punition, et ne voulait pas prendre part au noble exercice d'attraper des horions; il traitait toujours de l'obéissance et du zèle, idée à laquelle le ramenaient toujours les inscriptions de ses cartes de satisfaction. Enfin, je n'ai jamais vu mes collègues traiter des sujets joyeux. Moi-même, je n'ai jamais guère pu produire qu'une dissertation philosophique sur le contentement, un bonheur qui passe ordinairement devant le jeune homme, qui est vraiment ambitionné par l'homme fait, et qui viendrait parfaitement à point au vieillard si ses infirmités corporelles lui permettaient encore d'en jouir. C'est une très-jolie chose que le contentement, mais qui est renfermée dans l'ensemble du bonheur de l'enfant et n'a rien en soi de remarquable.

Mais, pour en revenir à notre sujet, cette plénitude de bonheur de l'enfant, nous n'en semblions pas, dans ce temps-là, tellement pleins, que nous dussions l'épancher. J'ai bien pensé un jour qu'un signe du vrai et authentique bonheur est qu'on a moins besoin de s'épancher, tandis qu'au malheur il faut des plaintes et des lamentations pour ne pas verser de larmes. Car les hommes qui ont toujours la bouche pleine de leur bonheur, je les ai vus souvent chercher une autorité qui, après avoir entendu leur rapport, pouvait déclarer qu'ils sont heureux, ce dont eux-mêmes n'étaient pas de sûrs appréciateurs. Ils s'estiment ainsi, non pas précisément heureux, mais malheureux avec excès; mais ils réunissent ce qu'il y a de bon dans leur sort, et l'accumulent dans les discours qu'ils vous font à la promenade, ou si vous dormez dans la même chambre qu'eux, surtout après un bon souper, ils vous adressent la parole de leur lit, de façon à vous faire envier leur position; cela élève incontinent leur froid bonheur à une haute température. Vous appliquez une main chaude sur leur thermomètre.

C'est là une belle remarque que j'ai faite et que je clos par cette jolie image physique; mais, en réfléchissant davantage sur le sujet, je me suis souvent demandé si l'école est bien le lieu où l'on peut sentir profondément le bonheur de l'enfance. Je sais bien que le maître n'est plus assis en bonnet de nuit et en robe de chambre, et armé d'une effrayante férule, dans la chaire, et ne nous porte plus par l'expression terrible de ses yeux et de ses gestes à une telle fayeur que, à l'exemple des jeunes gens d'autrefois, nous eussions avoué que c'est bien nous qui avons créé le monde, mais que nous ne le ferons plus, plutôt que de rester sans réponse à la première question du catéchisme, et aussi nous ne lisons plus, à notre formidable ennemi le Journal de Harlem, depuis a jusqu'à z. (En sommes-nous moins bons politiques)? Nous sommes aussi dans un bon et vaste local, si haut et si aéré, que parfois nous avons des courants d'air dans les jambes; il n'est pas rare que nous ayons vue sur une blanchisserie avec un pommier ou sur une cour intérieure. Mais le maître est si gros et les sous-maîtres sont si longs, leurs lunettes et leurs favoris ont un air si impitoyable, et les tableaux sont si noirs, et les tables si insociables, et la carte des Pays-Bas est pendue depuis si longtemps à la même place, que nous savons mieux y indiquer de petites déchirures et taches d'encre que les villes... C'était encore alors les dix-sept provinces[1]. Ajoutez à tout cela, le cœur m'en saigne encore, la table des occupations terribles, occupations dont l'addition fait penser aux livres d'arithmétique et de géographie, et à tant d'autres livres dont les feuillets vacillent dans les volumes, à cause des attouchements convulsifs des doigts désespérés de jeunes messieurs qui ne peuvent retenir combien de vaches viennent par an au marché au bétail, combien d'habitants et d'imprimeries il y a à Enschedé, et combien il y a à Harlem de sacristies et d'instituts pour les maîtres d'école, et qui ne peuvent saisir comment ils doivent s'y prendre pour établir la somme des règles précédentes! Oh! les livres d'arithmétique, c'était le côté faible de beaucoup d'entre nous. À mes yeux, il n'y avait pas de livres plus odieux. D'abord, ils étaient trop pleins de lettres et puis trop pleins de chiffres. Il y a parfois une profusion de fautes dans l'indication des résultats; mais si ces fautes n'y sont pas, en revanche, les éditions sont détestables. Voyez un peu, vous avez votre ardoise couverte d'une addition importante; trois fois déjà vous en avez effacé la moitié, parce que vous avez remarqué que vous n'aviez pas compris la question; mais enfin la somme y est, et vous avez comme résultat: 12 lastes[2], 7 muids, 5 boisseaux, 3 litrons, 8 mesures d'orge. La conscience tranquille et avec le bienheureux sentiment d'avoir fait votre devoir comme membre zélé de la société, vous devriez donner votre ardoise au sous-maître. Mais non! l'odieux livre donne, sous ce titre présomptueux: Résultat,—95 lastes, 2 muids, 1 boisseau d'orge et pas une seule mesure. Il est évident qu'il y a une erreur; vous avez fait trois fois toutes les multiplications et toutes les divisions: enfin vous prenez la résolution d'effacer tout, et vous avez encore votre manche sur l'ardoise, lorsque le sous-maître vient et croit que vous n'avez rien fait. Voilà ce que j'avais contre les livres d'arithmétique. Mais le pire et le plus absurde de cette invention, c'est qu'elle vous tient captif de toutes les manières. Vous êtes là depuis neuf heures et demie à l'école par le beau temps, dans le mois de mai, lorsque la verdure est jeune comme vous, et, ce qui est plus, lorsque les mares et la boue sont desséchées, et que le magnifique temps est on ne peut plus favorable au jeu de chiques. Vous êtes depuis neuf heures et demie à l'école où vous avez mis le pied en jetant un regard d'envie sur les enfants des pauvres, qui ne reçoivent pas d'instruction et jouent aux dutes[3] dans la rue. On vous a d'abord forcé de chanter avec vos compagnons de jeu le cantique:

Quelle joie! l'heure de l'école a sonné
Que chaque enfant désire tant!

—Après cela, vous avez lu pendant une heure sur un modèle de bon petit garçon, si bon, si doux, si obéissant, si habile et si studieux, que vous lui donneriez volontiers un regard de vos yeux bleus si vous le rencontriez dans la rue; ou si vous êtes un peu plus avancé, l'esquisse de la vie d'un très-grand homme qu'il vous semble pédant et désespéré d'imiter; et cette esquisse est entremêlée artistement d'un entretien entre des petits garçons et des petites filles avec lesquels vous n'avez pas la moindre sympathie, quoiqu'ils soient «vraiment étonnés des effrayantes connaissances de ce grand homme» dont le père Telhart et Braelmoed leur racontent l'histoire. Pendant l'heure suivante, vous avez écrit un bel exemple; c'est à savoir si vous écrivez en grand le mot wederwaardigkeit[4], remarquable par deux difficiles w; vous le tracez sept fois sans pouvoir le réussir, ou, si vous écrivez en petit, vous le tracez quinze fois, huit fois au-dessus et sept fois sur la ligne Voorzigtigkeid is de moeder der wysheid[5], dans laquelle circonstance vous avez omis deux fois le mot der, ce qui peut arriver très-facilement à la suite de la dernière syllabe du mot moeder, et vous avez mis une fois voorzwyzigkeid au lieu de voorzigtigkeid; ces erreurs vous font penser avec un peu d'anxiété à l'heure où la critique du maître viendra prononcer son arrêt. Pour ne pas parler de ce que vous avez été tourmenté par une mauvaise plume, par d'innombrables cheveux dans l'encre, par un tache ou deux jetées avec la nonchalance d'un artiste sur votre cahier d'écriture, et l'inflexible loi qui vous a obligé de donner votre plume deux fois pour la faire tailler à un sous-maître qui s'y entend autant qu'à écrire. Puis vient l'arithmétique. Je l'ai laissée longtemps attendre, chers lecteurs, mais c'est parce que pour moi elle est arrivée si souvent trop tôt! Voici l'arithmétique! Remarquez que, dans le cours de la matinée, vous êtes inscrit deux fois au tableau des punitions: une fois parce que vous avez murmuré à l'oreille de votre voisin de droite d'une façon suspecte, bien que ce que vous lui avez dit ait traité des balles à bon marché dans la large ruelle du Pommier, et une fois parce que vous avez laissé voir à votre voisin de gauche une chique en albâtre, sur quoi le corps du délit vous a été enlevé, et vous êtes dans la pénible incertitude de savoir si vous le reverrez jamais. Réunissez tout cela et ouvrez votre arithmétique, qui vous agace avec la treizième somme et où, comme pour vous faire subir le supplice de Tantale, elle vous présente avec le plus grand sang-froid un bel exemple de cinq petits garçons, je dis cinq, qui doivent jouer ensemble aux chiques et dont l'un a, au commencement du jeu vingt chiques, le second trente, le troisième cinquante, le quatrième... Il n'y a pas à y tenir, les larmes vous viennent aux yeux; mais vous êtes encore là pour une heure entière et à chiffrer encore! Oh! je tiens pour certain que la plupart des faiseurs d'arithmétique sont des descendants du roi Hérode.

De tout ce que j'ai avancé jusqu'à présent, il ressort clairement que l'école n'est pas précisément un lieu de nature à faire déborder de jouissance et de bonheur l'âme de l'enfant. Je ne crois pas que jamais cette idée soit venue à aucune petite tête blonde ou brune. Non, non, l'école est aussi bonne qu'elle peut l'être. L'école, par les nouvelles mesures prises, a été rendue aussi agréable et aussi supportable que possible; mais ses plaisirs sont éminemment négatifs. L'école garde toujours quelque chose de la prison, et le maître, aussi bien que les sous-maîtres, conservent quelque chose de l'épouvantail. Le mot de Van Alphen:

Apprendre est un jeu,

ne sera rectifié par aucun enfant, pas même par les plus studieux. Je m'imagine avoir appartenu à cette catégorie; mais, quand mon père ou ma mère me faisaient l'honneur de raconter à mes oncles et tantes que j'étais content quand les vacances étaient finies, toute mon âme se soulevait contre cette noble idée (qui me semblait très-fanatique), et il m'a fallu des années pour vaincre l'anxieuse répulsion que m'inspiraient mes maîtres respectifs. Il y en a aussi qui, malgré la méthode perfectionnée, électrisent un enfant s'il n'est pas des plus peureux.

Oui, mes chers amis, cachons ces pages à tous les chasseurs de papillons et à tous les joueurs au soldat; mais avouons que ce sont des malheurs de l'enfance: petits et insignifiants s'ils sont considérés de notre hauteur de pédants, mais grands et lourds dans les petites proportions du monde des enfants; malheurs qui inquiètent, tourmentent et secouent, et qui exercent souvent une grande et vive influence sur la formation du caractère.

Nous avons éprouvé tous, les premiers et les plus grands, c'est-à-dire avec la permission de Pestalozzi et de Prinsen, l'école. C'est un chancre, et tous les jours un chagrin nouveau. Un homme poursuivi par ses créanciers éprouve quelque chose des douleurs que souffre l'enfant en puissance de maître. Notre bon Holty, lui-même, ne peut s'empêcher de le menacer de ses vers. C'est pourquoi je voulais vous prier d'avoir pitié du sort de vos rejetons. Ils doivent tous aller à l'école; c'est une loi de la nature aussi certaine que celle par laquelle nous devons tous mourir; mais de ce que, d'après le cours des choses, nous ne devons pas mourir à notre dix-huitième année, je voudrais que l'école ne commençât pas pour eux avant leur huitième. C'est bien gentil que nous devions à la prononciation changée des consonnes que, dès l'âge de cinq ans, le petit Pierre puisse dire: «Je sais lire!» mais je ne sais pas si, à dix ans, le petit Pierre, en somme, aura autant profité que tel autre qui aura commencé à épeler à sept ou huit ans. J'offre ceci aux méditations de tous les cœurs philopédiques et n'ose pas, avec aussi peu d'expérience qu'Hildebrand (Hildebrand sans barbe, disent les critiques de journaux), pouvoir espérer de faire prévaloir mon opinion en si peu d'années.

Pour donner une autre tournure au sujet, et parler d'un autre malheur de la vallée des larmes de l'enfance, vraiment, chère dame, vous qui trouvez le monde si déloyal et les hommes si inconstants, la perte des illusions peut à peine peser aussi lourdement sur vous que la perte des dents sur les enfants. Vous souvenez-vous encore bien? Vous sentiez,—non, vous ne sentiez pas,—oui, hélas!—vous sentiez, trop certainement,—que vous aviez une double dent. Et la première était solide comme un mur. Six jours durant, vous cachez votre douleur: parfois vous l'oubliez; mais six fois par jour, au milieu de vos jeux, en savourant le plus friand craquelin, en faisant la plus douce chose, vous sentez toujours cette affreuse double dent. Votre seule consolation était que la première se détacherait facilement. En effet, la raison et la nature autorisaient cet espoir. L'expérience pourtant apprend qu'il en est autrement. Le septième jour, c'était un dimanche, votre petit service à thé est prêt sur votre petite table, et vos petites choses sont avec les deux poupées; la nouvelle est pour vous, et la vieille pour votre petite cousine Catherine, qui vient jouer avec vous; et le soir vous cuirez une brioche de biscuit pilé et de lait, et une tartine avec des fraises couronneront le tout. Vous témoignez votre joie par un grand cri, en apprenant ce dernier article. «Laissez-moi voir votre bouche, dit maman. Comment! une double dent?» Et votre joie est perdue. Vous vous esquivez comme si vous aviez commis un grand crime: probablement, grâce à votre souffrance, vous serez de mauvaise humeur et hargneuse contre Catherine; la brioche n'aura pas de charmes pour vous, les fraises pas de; goût, et vous irez au lit en rêvant du mal de dents. En vain mettez-vous à l'épreuve tous les remèdes domestiques les uns après les autres: secouer la dent avec la main, mordre sur une croûte dure, que, pour éviter la douleur éventuelle, vous mettez dans l'autre coin de votre bouche; vous appliquez un fil auquel vous n'osez pas tirer. Le dentiste doit venir. Il est venu, n'est-ce pas, l'affreux homme? Il avait, à vos yeux, l'aspect horrible d'un bourreau. Il feignait de ne vouloir que toucher à votre dent et il l'a traîtreusement tirée. Sur ces entrefaites, ce méchant tour est pour vous un bienfait qui compte pour toutes les autres fois. Ne me parlez pas des chagrins des grandes personnes. Elles ne se comparent pas à celle-ci. Il n'y a pas de marchand sur le point de sauter qui voie approcher avec plus d'angoisse le jour où il sera renversé, qu'un petit garçon ou une petite fille ne voient arriver avec terreur le jour où l'on doit arracher la double dent.

Nous sommes aux malheurs physiques. Eh bien, il y en a encore plus qu'on ne pense. Devenir grand, quelque belle et excellente invention que ce soit, est la cause de beaucoup de douleurs. Car d'abord, on passe de grands bras nus hors des manches, de grands bas hors du pantalon. Avec cela, on est honteux d'ordinaire d'avoir des bottes lacées ou des souliers à boucle, parce qu'il y a toujours quelques petits garçons précoces qui ont des demi-bottes, et des jeunes filles avancées qui s'élèvent sur des souliers à longs rubans. Beaucoup de mères ne comptent pas, à ce qu'il paraît, que non-seulement les jambes grandissent, mais que tout le corps croît, et que par conséquent la bonne nature et de sages raisons prouvent que, si les jambes de pantalon peuvent être allongées, le reste du vêtement demeurant le même, on se trouve condamné, par une très-désagréable compression, à la circonférence du corps, autre cause de maintes nouvelles croix dans plus d'un sens, et de maintes déchirures. Mais c'est aussi un mauvais côté de l'avantage qu'il y a à devenir grand, qui diffère chez les individus, si bien que rester petit s'oppose à devenir grand, qui est tant prisé. Maintenant, ce n'est pas un plaisir, chaque fois qu'on vient faire une commission de papa ou de maman, et qu'on va jouer avec Louis ou Théodore, de se voir tourner le dos par monsieur, madame, mademoiselle, et parfois la servante, pour retourner à la maison avec la conviction rafraîchie qu'on est d'une tête ou d'une demi-tête plus petit, et une vraie cosse de pois. On nomme cela vivre dans la société, quand on l'applique au moral; et cette taxation du physique est la seule pour laquelle le temps de l'enfance soit sensible, et très-sensible. Non, il n'est pas beau de la part des grandes personnes de saluer les petits de cette continuelle apostrophe: «Comme vous êtes devenu grand!» À la longue, cela ne peut pas plaire.

Mais il y a aussi une taxation morale qui, si elle ne blesse, pas précisément les enfants, ne leur fait cependant pas plaisir. Elle résulte de la circonstance que l'homme de trente-cinq à quarante ans, et de quarante à quarante-cinq, est déjà bien éloigné de sa cinquième année et a beaucoup oublié, et tant, qu'il ne sait plus rien de ce qu'il sentait, comprenait, goûtait lorsqu'il était enfant. De là vient que la mesure par laquelle il apprécie les enfants est trop petite et trop resserrée, et que mainte joie qu'il donne à de jeunes cœurs est retenue par lui, parce que, dans sa sagesse d'homme, il estime «qu'ils sont encore trop jeunes pour cela,» et puis, «qu'ils ne puissent y arriver» comme si on était venu sans mains au monde et avec un instinct seulement pour mettre tout en pièces. Et par suite, les divers affronts qu'il subit, parce que chacun pense qu'un enfant ne sent pas mainte chose qui le frappe pourtant profondément. Et puis, la passion des douceurs qu'on commence juste à retrouver grande de la veille, pour les petits gâteaux en prix d'autre chose. Vraiment, vraiment, on a vu croître dans la société maint accès misanthropique et lâche, parce qu'étant enfant on était trop petit pour avoir le sentiment de sa dignité.

Je ne parle pas de courir avec des chapeaux et des casquettes, ni de la différence de sentiments, selon le temps, qui, entre les parents et les enfants, peut s'établir d'une manière sensible. Je ne parle pas de certaines institutions barbares où les jeunes sont condamnés à porter la défroque des vieux; de sorte que le quatrième fils porte une blouse tirée de la veste de son frère aîné; de laquelle veste, les deux frères situés entre eux avaient un pourpoint sans col et un avec col;—ni des misérables proverbes considérés comme des oracles par les parents, et maudits par la postérité comme de méprisables paradoxes et sophismes, comme, par exemple, que les vieux doivent être les plus sages. Je ne parle pas de tous ces malheurs, car mon morceau est déjà trop long. S'il peut seulement engager quelques-uns de mes lecteurs à être plus délicats avec les jeunes erreurs des petits, et plus attentifs à ménager leurs petits chagrins pour les laisser jouir sans trouble de leurs grands plaisirs. La jeunesse est sacrée; elle doit être traitée avec prudence et respect; la jeunesse est heureuse, on doit veiller à ce qu'elle prenne le moins de part possible au malheur de la société, dans la mesure où elle le puisse subir, à son âge; on doit parfois la tourmenter et lui tomber à charge,—pour son bien,—mais il faut prendre garde d'exagérer. Toute une vie qui suit ne peut compenser une jeunesse opprimée; car quelle félicité les années postérieures pourront-elles donner pour le bonheur gaspillé d'une jeunesse innocente?


[1] Quelle simplification le traité des vingt-quatre articles a amenée dans l'instruction primaire! La Belgique de moins à étudier! Toute la jeune Hollande profita de la Révolution de 1830. (Note de l'auteur.)

[2] Poids de 4,000 livres.

[3] Petite monnaie qui équivaut à l'ancien liard.

[4] Adversité.

[5] La prudence est la mère de la sagesse.


III

UNE MÉNAGERIE.

Les peines infamantes sont
1° Le carcan;
2° Le bannissement;
3° La dégradation civique.
Code pénal, liv. 1, art. 8,


Non, je ne veux pas aller à la ménagerie! Je n'y tiens pas. Ne me dites pas que c'est une chose intéressante, et qu'il faut avoir vue; qu'on ne peut être reçu dans une bonne société, si l'on n'a soit du bien soit du mal à dire des boucles, des favoris et du courage du propriétaire, du lama, de l'éclairage de la tente, et des deux tigres en cage; ne me racontez pas que vous avez failli voir un malheur arriver, que vous avez surpris une attitude originale et pittoresque de quelque monstre dans un moment où personne autre ne le remarquait; ne me dites pas qu'il faut aller voir le fruit des sueurs et du sang de plusieurs pêcheurs à la ligne, dévoré en un instant par l'avide pélican, et comment le boa constrictor avale tout d'un coup un bouc de Leyde, sans oublier les cornes: ne criez pas qu'on doit avoir son anecdote sur le casoar, son bon mot sur les singes, et son quiproquo sur les ours. À tout cela, je réponds: Je haïs la ménagerie! et je vais vous dire les motifs de mon aversion.

Une ménagerie! ah! savez-vous ce que c'est? Une réunion, dites-vous, d'objets d'histoire naturelle aussi intéressante pour les savants ...—Que pour l'ami des bêtes, voulez-vous dire?—Non, pour tout homme qui s'intéresse aux créatures qui vivent avec lui sur ce vaste globe. Vous dites bien: mais alors je voudrais voir ces créatures comme je les vois sur la planche première de toute Bible à images, disposées entre elles en beaux groupes, toutes dans leur attitude naturelle: le lion, la patte de devant levée, comme prêt à rugir; le kakatoès, regardant du haut d'une branche, comme s'il voulait voir la couleur des cheveux d'Adam, et non pas, je vous le dis, en éternel mouvement dans ces affreuses cages de fer; le boa, à l'horizon, sur un arbre, roulé en élégants anneaux et regardant la fatale pomme; l'aigle, planant au haut des airs comme un point à peine visible ou plutôt tout à fait invisible, que de le voir dans cette ménagerie. Comme cela, ce serait agréable et intéressant pour moi... Mais ici, dans ces cages étroites, resserrées, derrière ces barreaux épais, dans cette attitude d'esclaves sans défense, opprimés et pleins d'anxiété!... Oh! une ménagerie, c'est une prison, un hospice de vieillards, un cloître de moines mendiants amaigris par le jeûne; c'est un hôpital, un Bedlam pour les idiots.

Vous n'avez pas encore vu de lion; vous vous figurez quelque chose de majestueux, un idéal de force, de grandeur, de dignité et de courage, un être tout fureur, mais se contenant par empire sur lui-même aussi longtemps qu'il le veut: le roi des animaux! Eh bien, transportons-nous en imagination dans les déserts de Barbarie.

Il fait nuit. C'est la mauvaise saison. L'air est sombre; les nuages sont épais et se pressent tumultueusement; la lune les déchire par un rayon chargé d'eau. Le vent hurle à travers la montagne; la pluie crépite, au loin gronde le tonnerre. Voyez-vous, là, cette masse couverte d'épais buissons, qui se détache sur le ciel?—Voyez-vous, là, cette sombre caverne, béante et se perdant, sur les hauteurs, dans les arbustes et les chardons? Il éclaire, le voyez-vous? Dirigez votre œil de ce côté. Qu'est-ce que cela? Est-ce le rayonnement de deux yeux, deux charbons ardents? Écoutez! Ce n'était pas le tonnerre: c'était un sourd rugissement, le rugissement profond du lion qui s'éveille. Il se soulève de sa caverne et se dresse. Un instant il s'arrête, la tête levée, immobile, en rugissant. Il secoue sa noire crinière. Un bond! Veillez, imprudents, à votre feu de garde! Il a faim; il rôde avec des mouvements farouches, des sauts irréguliers, de terribles rugissements.

À qui en veut-il? À un buffle à la large encolure, peut-être, qui l'attendra, la tête baissée, avec ses cornes puissantes. Ne vous inquiétez pas; il va fondre sur lui; il va cramponner ses ongles dans ses flancs; il enfoncera ses dents blanches et aiguës dans son cou court et ridé; un instant,—et c'en sera fait, il le déchirera en morceaux et assouvira sa faim. Alors vous le verrez, le museau rougi, la crinière éclabloussée, se coucher tranquillement, jouissant de sa victoire et fier de sa royauté.

Eh bien, ce roi des animaux, cet effroi du désert, ce monstre furieux, le voilà! Voici l'antichambre de son palais; cette place ouverte au dehors, moyen terme entre un salon, un comptoir et une exposition de tableaux. Ce héraut, sa branche de saule à la main, vous invite... Sa Majesté donne audience, Sa Majesté est à voir pour de l'argent. Soulevez le rideau, vous êtes dans la présence immédiate de Sa Majesté. Ne vous donnez pas la peine de pâlir: le roi vous recevra bien. Mais soyez prudent; ne vous heurtez pas à ce vase! Qu'est-ce que c'est? Une malle de voyage?—Pardonnez-moi, c'est un écrin plein de serpents, pauvres gigantesques serpents! Par ici, attention, cette lampe coule. Passez sur ce seau, vivier du pélican et bain de l'ours blanc. Nous y sommes. Ici, sur cette voiture, dans cette cage rouge, six pieds de haut, six pieds de profondeur, il est là. Oui, c'est bien lui. Je vous jure que c'est lui. Ses pattes passent à travers les barreaux; ce sont ses griffes de lion. Il ronge sa queue, à droite, dans le coin de sa demeure. Il a sommeil, il ronfle. Pourrions-nous le faire lever? Néron, Néron!—Il est défendu de toucher aux animaux, surtout avec des cannes. Sentez-vous l'humiliation de cette annonce? Là est toute son absence de défense. Cela lui ferait mal. Avez-vous encore vos illusions? Le lion a-t-il encore son prestige? Avez-vous encore peur de ce bouledogue? Croyez-vous encore à l'esquisse de tout à l'heure? Ne dites-vous pas:

Laissez-le venir s'il peut?

Roi détrôné! géant abattu! Voyez, il est prudent dans tous ses mouvements; il prend garde à lui, pour ne pas heurter sa tête, blesser son museau, souiller sa queue. Quelle différence y a-t-il entre lui et telle et telle bête? quelle avec cette vile hyène qui fouille les cimetières? quelle avec ce tigre tacheté, serpent à quatre pattes qui attaque par derrière? En quoi diffère-t-il de ce loup, qu'un cosaque accable de coups de fouet? de cet affreux mandril, comique de la compagnie? de tous ces dégoûtants singes dont tant d'hommes s'amusent? Tous ils sont enfermés, le prince comme le laquais, le prince plus que tous les autres. Ne croyez pas que vous le voyiez dans sa grandeur naturelle? Cette cage le rend plus petit; son visage est vieilli; ses yeux sont mornes et éteints; il est hébété: c'est un lion éreinté. Aurait-il encore des griffes? C'est un hérisson dans une bouteille: on ne sait pas comment il y est entré. C'est un soldat malade, un grenadier avec son fusil et ses armes, son bonnet d'ours et ses moustaches (un foudre de guerre), dans une guérite; c'est Samson les cheveux coupés; c'est Napoléon à Sainte-Hélène.

Lorsque vous êtes au milieu de cette tente, que voyez-vous? Des rideaux, des barreaux de fer, des supports de voilure et d'animaux sauvages. Lorsque vous jetez un regard sur ces créatures humiliées, ne croyez pas que vous voyiez des lions, des tigres, des aigles, des hyènes, des ours. Les enfants du désert mépriseraient et renieraient leurs frères, s'ils les voyaient. Cache le crayon de mine de plomb, ferme ton portefeuille, artiste! ne fais pas d'esquisses ici. Tu n'as pas devant toi d'animaux sauvages, tu n'en vois que les restes déchus! Ton dessin serait comme un portrait fait sur un cadavre: tu peux aussi bien prendre un petit-maître de notre âge comme modèle d'un de ses ancêtres germains, ou peindre une momie et dire: «Voilà un Egyptien!» À peine peux-tu voir ou calculer leurs formes, leurs contours, leurs proportions, sous les ombres de ces cages carrées. Que pourrais-tu deviner de ce qui leur est propre dans leur attitude? Ils sont ici comme des plantes dans une cave, ils s'étiolent et sont tombés dans une vraie et lugubre léthargie. Ils meurent depuis des mois; la lumière leur fait mal; ils ont un air stupide et semblent abrutis. Dans la nature, ils sont beaucoup moins bêtes.

—Silence, dis-tu! voici le propriétaire. Écoute comme ils rugissent! Ils vont recevoir de la nourriture. Ils meurent depuis des mois. Le souper des animaux féroces! Douloureuse ironie! Le souper! Le geôlier leur départira la portion qui leur revient, à ces prisonniers d'État.—Oui, mais il les agacera et tu les verras une fois dans toute leur force. Malheur à nous, si cela était! Non, ce n'est qu'une représentation. Ils sont rabaissés au rôle d'acteurs! Leur rage est celle d'un héros d'opéra ou d'un père irrité de vaudeville. C'est une rage de commande. C'est une imitation, ce bruit des fers, lorsque le prisonnier se lève pour prendre sa nourriture, son pain et son eau. Aussi, dans le rugissement du lion, dans le hurlement des loups et le rire de l'hyène, il y a du pectus quod disertos facit. Ne croyez pas qu'ils daigneraient prodiguer leur terrible éloquence devant ce laquais qui doit bien finir par leur donner le morceau d'abord refusé.

Leur souper! Oh! s'ils pouvaient, comme ils en appelleraient de ce pain donné par grâce et étroitement mesuré, à leur souper dans le désert! Timides mortels, qui cuisez votre pain et votre viande pour pouvoir les digérer, si vous étiez invités à voir ce banquet et à être témoins de la manière dont ils arrachent les muscles fumants des grands os, et s'élancent avec toute l'énergie et tout l'aplomb de leurs mouvements, hurlant de plaisir, non parce qu'ils mangent, mais parce qu'ils tuent! Comme vos cheveux se dresseraient sur votre tête, comme ils se dresseraient sur la tête du boucher, du distributeur et de tous les invités!

Ce qu'il y a de plus insupportable dans une ménagerie, c'est l'explicateur. Vous riez de son français vulgaire et de son hollandais encore plus misérable, de ses phrases qui reviennent éternellement les mêmes; pour moi, je ne saurais rire, il me vexe et m'agace.

Sire! ce n'est pas bien,
Sur le lion mourant vous lâchez votre chien.

Fi! il nomme le tigre monsieur et la lionne madame. Il raconte des gentillesses sur leur compte; ils sont les dupes de son esprit appris par cœur. Oh! s'ils pouvaient, comme ils se vengeraient du mauvais plaisant! comme monsieur le mettrait en quatre et comme madame l'anéantirait! Il le mériterait. Il traite les animaux comme des choses. Il obtient un stupide sourire de l'un, un pourboire de l'autre. Il vous enlève le bel emblème de l'amour maternel que vous voyiez dans le pélican, et préfère se faire un bonnet de nuit de sa mâchoire inférieure. Misérable farceur, calomniateur impuni, qui se raille de ceux qui valent mieux que lui! Avec une paire de moustaches et un bâton, il se promène au milieu d'eux et joue le héros parmi les captifs.

Ah! quelle chose affreuse, quand vous recevez la visite d'un cousin éloigné ou d'un ami à demi oublié qui vous presse amicalement de lui faire visiter le muséum de Leyde, et, tandis que vous préféreriez contempler les beautés du Rapenburg et de la Breestraat[1], par une belle matinée, vous voilà forcé de traîner votre ami d'une salle dans l'autre, sans rien voir autre chose que de l'histoire naturelle, sans vous asseoir nulle part; ajoutez qu'il y fait froid comme dans une cave: mais s'il s'agit de voir des bêtes étrangères, j'aime mieux les voir là qu'ici. J'aime mieux un muséum qu'une ménagerie. Il est vrai que le charnier que vous devez d'abord traverser vous enlève une grande partie de l'illusion: l'anatomie, comme toute analyse, nuit à la poésie; mais les animaux empaillés ne sont pas humiliés. Ici, ils ne ronflent pas, ils ne dorment pas, ils ne meurent pas; ici, ils sont morts. Ici, pas de surdité, pas de lenteur, pas de paresse; ici, le froid et l'insensibilité! C'est ici leur autre monde. Vous voyez leurs ombres, leurs contours, leurs εἴδωκα! La taxidermie et l'adresse de l'artiste ont pu faire défaut, dans une certaine mesure, à la fidèle reproduction de leur enveloppe matérielle et de leurs attitudes; mais l'âme (vous croyez, n'est-ce pas, que les animaux ont une âme?) n'est pas ici étouffée et mutilée. Ce n'est pas une spéculation vile et intéressée, c'est la grave science qui les a rassemblés. Ils ne sont pas ici pour être regardés, ils y sont pour votre instruction. Leurs noms y sont inscrits en respectueux latin. On marche silencieusement entre leurs rangs avec le respect qu'on a pour les morts.

Mais une ménagerie!

O seigneurs de la création! je ne sais si dans le XIXe siècle de notre ère, et si loin du paradis, vous méritez encore ce nom, mais vous l'entendez si volontiers et vous en êtes si fiers! O vous, seigneurs de la création! faites-vous valoir dans le règne animal; faites-vous valoir vis-à-vis de tout ce qui a griffes, dents, sabots et cornes. Régnez, contraignez, ordonnez, domptez, disposez à votre gré: posez votre tour de guerre sur le dos de l'éléphant; posez votre fardeau sur la nuque du buffle; enfoncez vos dents dans l'oreille de l'onagre; lancez votre plomb dans le front du tigre et faites de sa fourrure une chabraque pour vos chevaux; vainquez le monde comme César, et attelez, comme César, quatre lions à votre char de triomphe. C'est bien, mais n'abusez pas de votre force. N'insultez pas, ne torturez pas, n'abaissez pas, n'étouffez pas! Pas de prison, pas de cellule, pas d'échafaud, pas de pilori, pas de cage tournante, pas de ménagerie! C'est un jeu, et un jeu affreusement cruel. S'il vous faut un jeu, faites du Colysée en ruine un champ de combat, et ayez du moins la générosité de ne faire entrer dans la lutte que vos semblables. Amusez-vous (si vous n'avez pas encore assez d'amusements barbares) de leur force, de leur courage, de leur fin héroïque, mais non de leur esclavage, de leur déshonneur, de leur nostalgie, de leur mort par consomption.


[1] Voir Scènes de la Vie hollandaise, p. 147.


IV

UN HOMME DÉSAGRÉABLE DANS LE BOIS DE HARLEM.

Une incroyable quantité de gens ont des relations de famille, des amis ou des connaissances à Amsterdam. C'est un phénomène que j'attribue uniquement au grand nombre d'habitants de la capitale. J'y avais encore, il y a une couple d'années, un cousin éloigné. Où est-il maintenant? Je n'en sais rien. Je crois qu'il est parti pour les Indes. Peut-être l'un ou l'autre de mes lecteurs lui a-t-il donné des lettres. Dans ce cas, il a eu un messager exact, mais peu amical, comme il résultera probablement du contenu de ces quelques pages. En effet, je connais beaucoup de gens qui font grand cas de leurs cousins d'Amsterdam, surtout quand ils sont lecteurs de la société Félix [1], ou qu'ils tiennent voiture; mais je me suis souvent étonné de ma froideur excessive vis-à-vis de la personne de mon cousin Robert Nurks; et rien n'était plus terrible pour moi que quand il m'envoyait, le samedi après midi, par la diligence, une pierre accompagnée d'une lettre, par laquelle il m'annonçait (pourvu que le temps restât beau et qu'il ne lui survint pas d'obstacle, ce qui n'arrivait jamais) qu'il viendrait passer avec moi la journée du dimanche dans le bois de Harlem; non pas que j'eusse quelque chose contre ledit bois, mais j'avais quelque chose contre mondit cousin.

Et cependant c'était un excellent, honnête et loyal jeune homme, habile dans ses affaires, de mœurs irréprochables, pieux et même au fond doué d'un bon cœur; mais il y avait en sa personne un je ne sais quoi qui faisait que je n'étais pas à mon aise avec lui; quelque chose d'importun, d'impertinent, quelque chose en un mot de parfaitement désagréable.

J'aurais, par exemple, acheté un chapeau neuf, dont la façon n'ait rien d'excentrique (pas un chapeau national, par conséquent), une forme ni trop haute ni trop plate, aux bords ni trop larges ni trop étroits; un chapeau bon à ôter devant un galant homme, et à garder sur la tête devant un fou; comme toute, un chapeau dont il n'y a rien à dire. Cependant je pouvais être certain que mon aimable cousin Nurks, la première fois qu'il me rencontrerait coiffé de ce chapeau, me dirait, avec le plus odieux sourire du monde et avec une sorte de surprise mécontente: «Quel chapeau de fou avez-vous là?» Maintenant, il est incroyablement difficile (bien que j'avoue volontiers que l'un se comporte plus habilement que l'autre et que je ne suis pas un des plus intrépides), il est impossible, dis-je, sous le coup d'une telle déclaration critique, de continuer de faire une figure passable sous son chapeau. Le prendre au sérieux pour votre chapeau, ce serait trop fou. Laisser passer la remarque avec un Hein, vous trouvez? trahit une complète absence de sang-froid. Répliquer avec aigreur, en attaquant le propre chapeau du critique, c'est par trop enfant. Et quoique, dans la circonstance, le meilleur parti soit de plaisanter, et qu'il soit un trésor de gentillesses toujours ouvert, il est cependant à remarquer combien, dans ce moment-là, on en trouve difficilement de toutes prêtes sous la main. Dès que le critique des chapeaux s'est aperçu qu'il a causé même un léger embarras, il goûte une joie diabolique.

Si de ce petit exemple de mon chapeau,—c'est chose étonnante, pour le dire en passant, combien souvent les chapeaux servent d'exemple,—vous n'avez pas une idée nette de mon cousin Nurks, tout le récit que je vais écrire sera fait en pure perte pour vous, lecteur, et je prendrai la liberté, pour votre punition, de vous tenir pour le portrait et le pendant de ce même Robert Nurks. On se tromperait cependant si on se représentait ce digne jeune homme d'Amsterdam, comme un être malheureux, mécontent ou distillant de la bile noire. Il n'était que bizarre, et cela autant par habitude que par une jalousie que lui-même peut-être ne connaissait pas. Nullement morose, il était toujours dans une disposition d'esprit joyeuse et aimait la gaieté; mais il paraissait trouver plaisir à reprocher à ses amis leurs petits griefs, et non-seulement à ses amis, mais en général aux hommes les plus innocents du monde. Une éducation au-dessus de sa condition lui avait donné, je crois, cette grossière présomption, et des parents inintelligents l'avaient accoutumé trop tôt à entendre avec acclamation le jugement qu'il portait, étant encore très-jeune, sur quiconque visitait leur maison. De là l'absence, en lui, de cette timidité modeste et retenue qui fait craindre de blesser autant que d'être blessé: rien de cette humanité qui fait dire, malgré toute l'autorité des proverbes, que Ingenuas didicisse féliciter artes, etc. Mieux vaut être reçu de sa mère que de la littérature classique. D'ailleurs, il savait très-peu de latin.

Si Robert Nurks savait que vous étiez à demi amoureux, il trouvait l'occasion d'amener l'entretien sur l'objet de votre discrète sympathie, avec accompagnement d'épithètes qui vous déchiraient le cœur: laide, stupide, insignifiante, folle, ou autres. S'il connaissait mon auteur favori, il en relevait, devant la société, les plus vilains passages en ajoutant: «Ici, une citation omise, comme dit si bien Hildebrand.» Si vous osiez risquer une vieille anecdote qui vous avait fait beaucoup de plaisir jadis, pour laquelle vous aviez quelque sympathie et dont vous vous promettiez cette fois encore quelque effet, parce que tous faisaient comme s'ils ne la connaissaient pas, il en gâtait l'impression, juste en commettant la gentillesse d'effiler l'histoire avant vous, en parlant de l'almanach d'Enkluirzen de l'année précédente, et en disant que toutes les anecdotes sont insipides, et que celle-là, particulièrement, il l'avait entendue une centaine de fois. Bref, il connaissait tous les côtés faibles de votre famille, de votre cœur, de votre âme, de vos amours, de vos études, de votre réputation, de votre corps et de votre garde-robe, et avait le plaisir de les toucher tour à tour, péniblement pour vous. Et je ne sais quelle influence pressante et magnétique il faisait peser sur vous, mais vous étiez toujours désarmé.


Il y a trois ans environ,—je dois être ménager avec les années, car je suis encore si jeune,—que mon cousin Nurks m'envoya de nouveau, le 14 juillet, une pierre qui me retomba lourdement sur le cœur. Il devait venir me voir, après le service du matin, et repartir le soir à huit heures par la diligence. Il sacrifierait les heures intermédiaires à l'amitié et au plaisir. Sur ces entrefaites, j'avais arrêté avec un autre ami un autre plan et un autre plaisir. J'avais un camarade de Leyde, logé chez moi, avec lequel je devais aller dîner à Zomerzorg, puis aller promener de Velzerend à Velsen, pour le lendemain matin aller botaniser un peu à Blezap; tous deux nous étions grands amateurs de botanique. J'espère qu'aucun de mes lecteurs ne me méprisera, nonobstant cette coutume de beaucoup de gens qui doutent de la valeur et de la durée des plaisirs qu'ils ne sont pas en état de juger. Mon cousin Nurks appartenait à cette classe de gens.

Le plan que je viens d'indiquer avait été fait avec un grand enthousiasme et une approbation réciproque. C'était comme si nos âmes s'étaient confondues. Je promis à mon étudiant en médecine, dont j'ai promis de taire le nom parce que j'ai peur des horreurs que disent les critiques des journaux, et, pour ma commodité, je le nommerai Boerhave,—je promis à mon étudiant, outre les ombrages de Blezap, des exemplaires en fleurs de l'aristoloche-clématite, sur le chemin entre Velzerend et Zomerzorg, et comme il faisait aussi une collection de coquilles, il fut littéralement dans le ravissement lorsque je lui assurai que, sur la hauteur des Trappistes bleus, les laques des arbres fourmillaient sous vos pas comme si ce n'était rien. Mais la pierre d'Amsterdam brisa toutes ces félicités, et tout le plan dut être ajourné, dans la pensée effrayante pour nous de passer toute la journée au bois; car un Amsterdamois comme il faut va toujours au bois.

Le sacrifice nous sembla pénible, et je soupçonnai le beau Boerhave (qui ne sentait pas autant que moi le lien du sang et qui de plus devait avoir une confiance sans bornes dans la science qu'il exerçait) du désir secret que mon aimable Nurks, dont il ne se proposait rien de bon, à demi par instinct, à demi par le mal que je lui en avais dit, autant que par une petite indisposition entre le samedi soir et le dimanche matin, qui le déciderait à écrire une petite lettre par la première barque, etc.; et je lui souhaitai une charmante société de campagne, avec un bon dîner au Beerenbyt, en compagnie de trois membres de la Monnaie et sept de la Doctrine, où l'on s'évertuerait à élever au ciel réciproquement les deux sociétés, au grand embarras du onzième personnage qui était membre des deux sociétés et qui voulait donner raison aux doctrinaires parce qu'ils avaient la majorité, mais ils n'attaquaient pas les monnayeurs parce que ceux-ci étaient les plus grands messieurs. Dans une telle société, mon ami Nurks, qui en général partageait tout à fait l'avis du onzième, avait l'occasion de soulager son cœur sur le gros et ennuyeux pareil, un oncle d'un des convives, qui lisait toujours le journal de Harlem comme il voulait l'entendre, et un insupportable long vieillard, cousin germain d'une autre des personnes présentes, qui faisaient toujours la poule, quand il avait commencé à jouer le carambolage. Et cependant il était destiné à passer la journée du 15 juillet dans le bois de Harlem.


—Ah! comment va Robert? lui criai-je, lorsqu'il entra. Mon ami, l'étudiant Boerhave, cousin.

Était-ce hypocrisie que de le recevoir ainsi? Je crois que non. Lorsqu'il fallut vraiment renoncer au plan de Zomerzorg et de Blezap, je pris la chose par le meilleur côté; et puis il y avait si longtemps que je ne l'avais vu!

—Très-bien, mon garçon. Monsieur, votre serviteur Dieu! comme cette porte d'Amsterdam m'a paru éloignée!

—Monsieur doit être habitué aux longues distances, dit Boerhave, pour montrer ses connaissances topographiques au sujet d'Amsterdam.

—Oui, il en est ainsi, dit Nurks en appuyant avec une force particulière sur le mot est; mais c'est justement pour cela que ce que je dis fait honneur à la ville de Harlem.

Nurks jeta un regard dans la glace et redressa son col tombé par la chaleur; il faisait très-chaud ce jour-là, surtout dans les diligences; il avait été mis de mauvaise humeur par ce temps, et son col avait été frappé de défaillance.

—De belles choses! j'aime cette façon, mais je n'aime pas ces bords ronds.

Boerhave et l'humble habitant de la petite ville étaient beaux avec elle; il s'imaginait n'avoir rien vu.

—Ne savez-vous pas encore fumer, Hildebrand?

Je courus au porte-cigares et le lui offris.

—Avez-vous encore de ces cigares de paille? dit-il en mordant la pointe de celui qu'il avait pris, avec le visage le plus incrédule du monde.

Et il reprit son premier sujet, dont il n'avait pas encore assez.

—Je trouve, messieurs, que cela va si mal de ne pas savoir fumer! On est toujours ne sachant que faire de ses doigts. Je connais un individu qui ne fume pas, et c'est bien le plus misérable gaillard du monde.

Je compris que j'avais bien de la chance, au décès de ce monsieur, de succéder à son haut rang dans l'estime de mon cousin.

Vint ensuite un entretien qui porta principalement sur des informations relatives à nos connaissances réciproques, dans lequel ne survint rien de désagréable, sinon qu'il demanda des nouvelles d'un ami qu'il connaissait très-bien, mais sa mémoire lui rappelait un souvenir: «Est-ce lui dont le frère a eu cette sale affaire avec la police?» Sur quoi Boerhave eut le loisir de concevoir tous les soupçons possibles sur la famille. Je ne sais pas s'il le fit; mais peu après il nous quitta un instant pour écrire un petit billet; Nurks profita de cette occasion pour me faire l'observation suivante:

—Votre ami ressemble d'une manière frappante à ce juif qui se tient toujours au coin de la rue du Poivre et du Fossé-des-Seigneurs.

Et comme j'ouvrais de grands yeux:

—Ah! vous savez bien, ce vilain gaillard, juste comme s'il avait reçu un coup de pied de cheval sur la figure.

Boerhave rentra en ce moment, et je ne pus juger de sa ressemblance avec le juif du coin de la rue du Poivre et du Fossé-des-Seigneurs, attendu que les figures respectives des différents juifs d'Amsterdam ne m'étaient pas présentes à l'esprit; mais de lire quelque chose sur la figure de mon ami, qui fit penser qu'il avait pu se trouver en désagréable contact avec le quadrupède que Nurks venait de nommer, cela me parut tout à fait impossible.

Nous prîmes du café et du pain, deux articles qui eurent l'honneur d'obtenir la complète approbation de mon cousin. Il assura bien que le premier nuirait pris sans lait comme le médecin le faisait, et il assura de plus qu'on pouvait toujours le voir au teint de quelqu'un, que le teint en devenait vilain; mais lorsque Boerhave déclara qu'il était médecin, et qu'en cette qualité il n'avait jamais entendu parler de cela, il changea de batterie et commença à parler à mon ami du grand nombre de jeunes docteurs qu'il y avait à Amsterdam, sans pain, qui demeuraient dans de pauvres chambres, et devant subir toutes les humiliations pour obtenir une boîte, et nombre d'autres remarques très-propres à encourager un candidat en médecine dans ses études, tandis qu'il les couronnait par la solennelle déclaration qu'il n'y avait pas un médecin au monde auquel lui, Robert Nurks, confierait son chat.

Nous partîmes pour le bois: il était environ une heure.—Toutes les choses bien réglées ont leur temps. Les rossignols viennent au printemps, les pinsons et les linottes en automne; le soleil paraît pendant le jour, les chandelles pendant la soirée, et la lune pendant la nuit. Ainsi en est-il également des sortes de gens. Quiconque connaît les mille et une espèces du genre harlemmois sait qu'elles ont toutes leurs heures de promenade le dimanche, chose qui devient très-naturelle quand on songe aux heures différentes du dîner, et qu'avec cela on considère que beaucoup de gens vont au service de midi, tandis qu'une grande partie ne sait même pas que ce service existe. Lorsqu'on classe ces diverses espèces et qu'on y intercale les oiseaux étrangers qu'y amène un dimanche de soleil, alors on aboutit à une chaîne ininterrompue, qui n'est pas sans rapport avec la belle comparaison d'Homère, lorsqu'il dit que les générations poussent, dans l'existence de l'humanité, comme les feuilles des arbres, ou qu'on peut comparer encore se poussant les unes les autres sur l'Europe, au Ve siècle.

Ainsi, celui qui étudie la nature, qui le dimanche néglige de fréquenter l'église, ou qui est allé au sermon du matin, ce que j'aime mieux supposer, et entre dix et onze heures arrive au bois, à la plaine et au camp des Vaches (le nom n'est-il pas harmonieux?), rencontre des essaims d'oiseaux de fête reçus par la digne ville de Harlem et partis d'Amsterdam par le trekschnit de sept heures. Les hommes sont mis en bleu ou en noir, ont de la boue humide à leurs pantalons, des favoris bien frisés. Ils sont pourvus de longues pipes de terre, avec lesquelles ils fument, ou qu'ils tiennent négligemment par la tête, entre les doigts, en laissant d'un air indifférent le tuyau pendre en bas. Remarquez les parapluies. Les femmes sont vêtues de blanc. Elles relèvent leurs jupes aussi souvent qu'elles marchent au-dessus d'une goutte d'eau, et les portent tout à fait relevées par des épingles, lorsqu'il y a des mares d'eau formées par la pluie du samedi. Elles mangent continuellement des choses qu'elles tirent de leur sac; plusieurs ont dans le nombre des langes noués et des vivres. On rencontre ordinairement, dans les groupes de neuf, deux hommes sur sept femmes. Ils s'en vont assez loin, jusqu'à Heemstede ou le Glin, mais passent l'après-midi à traîner les pieds en buvant une cruche de bière au Faucon-Vert ou à l'arbre des Fraises, pour repartir par le dernier trekschnit pour Amsterdam, tandis que les langes sont transformés de bissac en corbeille pour rapporter des fleurs à la maison, lesquelles pendent, trois semaines, dans un pot au lait en terre et sans anse, dans un petit coin au haut de l'escalier d'une cave, ici sans lumière, et là sous les émanations d'une rigole puante, font le bonheur et la richesse de celui qui vend du fil ou du ruban, ou est en même temps entremetteur, ou de quelqu'un qui vend de la tourbe ou du bois.

Si l'observateur de la nature poursuit sa route, il voit en passant d'abord une troupe semblable, qui s'amuse a la vue du pavillon, et dont les individus, pour se convaincre que ce n'est pas un rêve, s'attachent des deux mains aux barres de fer de la barrière, ne pouvant, comprendre comment il est possible qu'il y ait tant de gentillesse et de gaieté dans le Laocoon, mais tombant d'accord sur ce point, que le frontispice signifie Walleen.

L'observateur de la nature déjà nommé quitte l'allée pour partager le ravissement de ces étrangers, mais va par un petit sentier charmant où le soleil du matin se joue gaiement dans les grands arbres au-dessus des maisons. Il dépasse en se promenant une birouchette jaune et un char à bancs bleu, qu'il voit dételés à l'ombre des arbres, comme pour attirer là quelqu'un de leurs semblables. Tout est morne et silencieux; c'est une charmante matinée. Un seul monsieur avec un paletot brun, un pantalon d'été, des bas anglais tachetés, des souliers bas et un extérieur éminemment fashionable, est assis à une table de marbre, aux armes d'Amsterdam, devant la porte, très à son aise à lire un livre. Un gros monsieur à joues rouges, au ventre proéminent, avec une redingote noire, lit un journal en s'appuyant sur sa canne, assis sur une chaise sans table. Une jeune femme, récemment relevée de couches et encore un peu pâle, est assise à une autre table, sur laquelle est servi un déjeuner, avec un joli petit bonnet à rubans bleus et une petite jupe bleu clair, couchée à son aise sur sa chaise et occupée à tricoter; elle jette de temps en temps un regard sur la bonne d'enfant qui, avec une cornette d'Amsterdam sur la tête, ou plutôt à la tête, car cette sorte de bonnets laisse les cheveux à découvert jusqu'à la couronne, et une robe rose avec un tablier noir et des rubans croisés sur des souliers de lasting, juste comme madame se promène tranquillement dans le sentier semé de coquilles, tenant d'une main gantée un enfant de deux ans, couvert d'un petit chapeau à bords retombants avec des rubans d'un rose rouge, et de l'autre un de trois ans en lisière; et toutes les fois qu'elle rencontre quelqu'un à qui elle veut donner une bonne idée de son éducation et de ses services, elle se hâte de répéter à ces enfants le solennel Urve[2].

—Ne parlez-vous pas à monsieur, Georgette? Fi! François, que faites-vous de vos mains avec ces coquilles?

À l'allée du Cerf, se montrent çà et là quelques couples de jeunes dames tête nue et dans un costume qu'elles nomment tout à fait de campagne, et particulièrement caractérisé par des tabliers de soie hauts en couleur; elles sont occupées à donner à manger à leurs chères petites bêtes. Celles-ci sont les heureuses privilégiées, logées chez Stoffels. À la société, il n'y a encore personne; mais une couple de garçons, un homme fait et l'autre qui ne le sera jamais, sont l'un vis-à-vis de l'autre dans la porte centrale vitrée, les mains derrière le dos, à admirer le talent du veilleur que les messieurs de la Foi doit paraître ont mis là dans l'occasion, pour voir les vaisseaux qui traversent le Spaerne. Dans le logement du coin se trouve une famille de Zaandam, arrivée hier; tous les hommes sont grands, et vêtus uniformément d'habits bleus, avec des cravates noires et des cois blancs; les femmes avec la coiffure nationale et des dents noires. Ils boivent déjà du café et se l'ont instruire par l'hôte, qui prend la liberté de rester sur la porte, de plusieurs choses dignes d'être sues. Remarquez-vous contre les piliers, et de plus appuyé sur un bâton, un homme infirme? c'est moins un mendiant qu'un homme qui attend l'aumône; un de ces hommes immortels que les plus vieux Harlemmois ont toujours vus aussi vieux et aussi mutilés. Quelques-uns le soupçonnent d'être en dessous un rapporteur; je ne le crois pas; mais s'il l'est, c'est seulement pour rapporter comment les petits enfants dépensent au bois l'argent de leurs grands-pères.

Le bois reste dans cet état jusqu'à onze heures ou onze heures et demie; alors l'élite des promeneurs harlemmois y apparaît. Elle se compose principalement de ceux qui, les six autres jours liés à leur place ou à leur métier, doivent se dispenser de toute promenade et par conséquent ont grand appétit le dimanche. Ce sont des petits boutiquiers avec des redingotes à longues manches; les libraires qui portent de la ouate; les maîtres de métiers avec de hauts chapeaux et de longs reins; tous avec leurs femmes et avec leurs filles, vêtues trois degrés au-dessus de leur condition. Ils ne sont accompagnés de leurs fils que dans ce cas particulier, c'est-à-dire quand ceux-ci n'ont pas assez fait leur chemin dans le monde pour avoir honte de leurs parents; car il y a parmi eux des clercs de secrétaire, des sous-maîtres et de petits marchands de fleurs; mais si ce n'est pas le cas, vous pouvez être sûr que le père et le fils se promènent avec les mêmes rotins. Pour le reste, vous ne remarquez qu'un jeune homme d'une condition supérieure, soit un clerc de notaire ou un surnuméraire près du gouvernement de la Hollande septentrionale, lequel, étant sans valeur, ne sait pas trouver une créature à laquelle il doive rendre une visite après le service divin; mais il marche vers Stoffels, et surpris de ne rencontrer personne de sa connaissance, aidé par le chien de l'hôte, qui témoigne par sa sympathie entraînante que monsieur est un habitué.

Ce n'est, qu'au bout de deux ou trois heures que les graves bourgeois de la ville les suivent. Le fabricant avec sa famille, le notaire avec la sienne, le libraire avec la sienne, et les enfants du monde du ministre, sans leurs parents. Viennent ensuite les marchands de fleurs, des petits marchands du bois avec leur femme et leur postérité. Plus loin, on remarque les sœurs avec leurs premiers voiles, qui vont à la rencontre de leurs frères en redingote; puis une seule voiture, celle, par exemple, du docteur qui va faire un tour avec son meilleur véhicule et sa femme, et rencontre la voiture du grainetier, à qui son plaisir ne coûte point d'argent; devant, c'est la demi-fortune d'un petit rentier, puis la voiture laquée, avec les noirs coursiers, du banquier en vogue, et la voiture du fils du directeur des écoles gardiennes; le tout traversé et dépassé par les chars à bancs d'Amsterdam, à douze personnes, mais où il y en a quatorze avec un enfant, et des calèches pour trois où il y en a cinq avec une boîte à chapeau; je dois dire que la plupart de ces derniers détellent en ville.

Il arriva ainsi que nous passâmes à trois la porte du bois et nous rencontrâmes nécessairement les petits boutiquiers qui revenaient, les teneurs de livres avec leur Annette, les hauts chapeaux, les longs corps, etc.; et ils annonçaient l'arrivée des notaires, des fabricants, des marchands de livres, des apothicaires, des marchands de fleurs, des sœurs et des frères, etc., qui étaient derrière nous.

—Comme vos concitoyens ont l'air peu fashionable! dit Nurks avec ce rire particulier que les Anglais nomment a sneer, en brisant un entretien très-agréable et en reprenant immédiatement la parole pour m'empêcher de répondre.

Quelques arbres plus loin, il me répéta la même méchanceté en s'écriant:

—Je croyais qu'il y avait tant de beau monde dans votre Harlem?

Et il ne me permit pas de dire que toute la bourgeoisie était derrière nous, laquelle, une heure plus tard, serait remplacée par les fonctionnaires supérieurs, puis ceux-ci suivis par la haute volée. Je savais cela tout aussi bien que lui.

Nous prîmes place près de Stoffels. Les impolitesses qui jusque-là nous avaient été faites à nous deux n'étaient pas encore oubliées qu'elles étaient déjà remises à notre disposition. Je n'étais pas encore assis que Nurks s'écriait comme pour le faire entendre aux sociétés voisines:

—Ciel! Hild, quel beau gilet vous avez là! Je ne vous l'avais pas encore vu. C'est dommage que la façon est de deux modes en arrière.

Le vilain personnage avait clairement vu ce que je me préparais en regardant de temps en temps avec une fervente bienveillance. Je fourrai bien vite mes jambes sous la table, car il m'était arrivé soixante-quinze fois au moins, que, regardant avec curiosité, il avait aperçu, avec son nez allongé, l'extrémité de mes souliers et m'avait demandé: «Que laissez-vous faire à ces piétineurs de tourbes?»

D'un bon chien frisé qui était caressé avec effusion pari vieillard, il disait: «Quelle rosse!» d'une paire de chevaux blancs qui s'arrêtèrent devant la porte et dont le propriétaire était très-fier: «Vilaines bêtes!» d'un enfant dans langes qui se promenait depuis six heures et demie, et qui avait l'air terriblement échauffé: «Si j'avais un moutard comme cela, je lui mettrais une pierre au cou.» Et tout cela se disait assez haut pour être entendu par les propriétaires respectifs de la rosse, des vilaines bêtes et du jeune nourrisson. Il y avait là un homme d'une physionomie imposante, dont le bonheur était à demi troublé, parce qu'ayant été voir, le matin, des fleurs à la société de Flore, son pantalon s'était accroché à un clou en passant le long d'un grand bac. Il n'y avait pas fait grande attention; mais assis à fumer tranquillement un cigare au bois, il découvre au milieu de ses réflexions un petit accroc à son pantalon juste près du genou. Il ne l'a pas plutôt vu, qu'il jette par-dessus, avec une grande dextérité, son foulard de soie, mais trop tard pour échapper à la remarque de Nurks, qui justement au même instant disait: «J'aime bien un petit-clair de lune comme cela.» L'amateur de fleurs rougit comme un cactus speciosus, et pour cacher cette rougeur, dans son trouble il prit son foulard pour se moucher, si bien que la lune perça tout à coup de nouveau au travers des nuages, à la grande joie d'une société de demoiselles et de messieurs d'un magasin d'Amsterdam qui, ce jour-là, auraient bien voulu se faire prendre pour des demoiselles d'honneur et des chambellans de Sa Majesté le roi.

—Est-ce là un habit de votre père? demanda facétieusement Nurks au garçon qui lui apportait sa limonade, et qui assurément n'était nullement gêné dans ses mouvements par le vêtement en question.

—Je n'ai pas de père, dit le pauvre garçon.

Et ce mot m'alla à l'âme.

Le beau monde parut avec toutes ses odeurs et ses couleurs distinguées, avec tout son luxe de plumes, de châles, de parasols, de mantilles, d'amazones, de cochers, de voitures et de chevaux de selle. J'avais eu le malheur d'annoncer d'avance à Nurks qu'il verrait un nouvel et brillant, équipage. Comme son œil ne l'aperçut pas d'abord, il me demanda avec impatience:

—Quand viendra donc le bel équipage dont vous m'avez parlé?

Et il en était ainsi pour tout, au grand dépit de Boerhave, qui cependant était sans gêne dans ses allures, mais dont le cordon de montre était affreusement fixé par Nurks, si bien qu'il croyait à chaque instant qu'il allait recevoir un trait, et qu'il finit par fermer sa redingote. Je ne me rappelle que deux désagréments que Nurks fit subir à mon bon médecin. Voici l'un: nous parlions des malheurs qui peuvent arriver en nageant. Par une chaude journée d'été, c'est une volupté que de parler d'eau. Boerhave raconta un trait éclatant d'abnégation de soi-même d'un nageur, trait assez extraordinaire pour mériter toutes les médailles de la société Tot nut van Algemeen[3], si celle-ci n'avait pris pour règle de ne les accorder en récompense qu'à ceux qui ne savent pas nager, mais du moins assez extraordinaire pour ne pas émouvoir vivement même un cœur de pierre. Cependant Nurks l'entendit avec la plus parfaite indifférence; il s'occupa même pendant le récit de toutes sortes d'autres choses. Ainsi, par exemple, il semblait s'occuper avec ardeur à former artistement des cercles de fumée de tabac; puis il soufflait tout à fait, dans l'attitude d'un homme qui n'a absolument rien autre chose à faire, la cendre de cigare de son genou et même de la table, puis il semblait accorder toute son attention et tout son intérêt à son col toujours malade et qui avait à chaque instant des accès de faiblesse, multiplicité d'occupations qui, à la longue, flatta peu mon ami qui bâillait d'enthousiasme. Il fut tout aussi malheureux avec le récit d'une anecdote toute nouvelle sur le compte de trois habitants de Leyde, de laquelle j'avais ri aux larmes avec toute ma famille, au grand péril de nous étouffer avec du pain chaud; mais ce naufrage total eut lieu sur l'inflexibilité de fer de monsieur mon cousin qui, cette fois, tomba dans un autre extrême, et se mit à écouter très-patiemment avec une grande attention et qui persista lorsque le récit fut fini. Il attendait toujours le trait qui devait finir et que, à en juger par son visage, on aurait dit devoir être encore à venir. Il m'a été néanmoins assuré de bonne source que le susdit cousin, dès le même soir en diligence, raconta à son tour le généreux sauvetage et l'aventure des trois Leydois; le lendemain il sut aussi amener les deux récits à point, à sa table, à la société de la Doctrine, et à celle de la Monnaie, et dans le cours de la semaine, il sut la faire passer à deux concerts, dans cinq cafés (si bien que je suppose qu'il en réjouit aujourd'hui les sœurs des Indiens). A quiconque ne trouvait pas la première surprenante et la seconde à mourir de rire, il savait dire immédiatement quelque chose de piquant sur le point sensible des favoris et des cravates en corde.

Il vint de la musique. Trois femmes avec de longs réseaux, des rubans rouges au bonnet, des mouchoirs oranges au cou et des tabliers à poches profondes et à coulisse. Une large Sapho, plate comme une lentille au milieu, et tenant une harpe qui lui ressemblait, et deux femmes basanées qui, les mains pleines de diamants, lesquels avaient un grand air de famille avec le verre, jouaient du violon. «Le trio des Grâces!» dit Nurks en riant et assez haut pour faire rire avec lui un long clerc de procureur qui était beaucoup plus loin de lui que les Grâces en question. Le concert commença. Nurks se fourrait de temps en temps les doigts dans les oreilles, ce qui ne pouvait être encourageant pour les trois artistes, qui savaient bien d'ailleurs que les mélodies qu'elles écorchaient n'étaient rien moins que séduisantes, et qui ne demandaient qu'un doublon ou un stuiver à chacun des auditeurs, et un peu de patience. Les violons s'arrêtèrent avec un rude égratignement des cordes, et la joueuse de harpe entonna d'une voix rauque et pour la vingt-troisième fois depuis ce matin mémorable, la mélodie alors aussi peu neuve qu'aujourd'hui, mais toujours aussi entraînante:

Fleu—ve du Ta—ge, etc.

—Bah! qu'elle est laide quand elle chante, dit, à travers les paroles touchantes de la romance, la bouche peu polie de Robert, à qui il n'était certainement jamais venu en tête qu'une pauvre femme pût avoir de la vanité.

La romance s'acheva sans autre encombre, puis le réticule s'ouvrit pour livrer passage à la sébile qu'on eût dit faite de laque rouge à bord brillant. J'aurais voulu donner an florin si la chanteuse n'avait rien demandé à Nurks; mais il n'y avait pas possibilité de l'en empêcher et je ne donnai qu'un doublon. Elle s'approcha de Nurks.

—Combien d'octaves savez-vous chanter? demanda-t-il en ricanant, mais en mettant une pièce de cinq stuivers dans la sébile.

Il était ainsi.

On doit dans le commerce aussi prendre l'argent sale.

—Merci, monsieur, dit la harpiste en baissant les yeux.

Et elle alla au monsieur au pantalon déchiré.

Sur ces entrefaites, le long clerc de procureur avait changé de place et se trouvait par hasard à une table que la virtuose avait déjà dépassée.

Les violons, pendant ce temps, avaient gaiement joué; je ne sais si on en donna plus généreusement ou plus chichement. Puis on exécuta un très-court et très-rapide trio, et toutes les dames, les yeux baissés, remuèrent toutes les lèvres, s'inclinèrent et partirent. Alors je vis un clarinettiste ambulant, sans chapeau, se préparer à nous faire apprécier aussi son talent.

—Une succession de mauvaise musique! remarqua Nurks.

—Mais je trouve cela assez gai, dis-je d'un ton conciliant.

—Oui, dit-il en me regardant fixement dans les yeux et en buvant une bonne gorgée de limonade, oui; mais, pour dire la vérité, je crois que vous n'êtes pas très-musicien.

Pour dire cette dernière impertinence, on n'as besoin d'être Robert Nurks. Pour cela, selon mon expérience, chaque amateur se croit autorisé, qui joue chez lui un premier et unique violon, et dans quelque orchestre un second, et qui en jouerait un troisième s'il en existait un; j'ai connu des timbaliers qui étaient des plus criminels sur ce point. Oh! si l'on est homme qui dans un concert sait poser sa main avec une certaine majesté sous le menton, et cligner des yeux avec un profond sentiment, pour ne les ouvrir tout grands, en touchant, qu'à un point d'orgue, comme si on venait d'un autre monde (du monde de l'imagination, par exemple), où l'on frappe soi-même, avec une certaine sagesse, la mesure avec l'affiche ouverte ou avec l'index sous un gant glacé; où l'on laisse échapper, au retour du thème principal dans un grand morceau, un petit sourire, ce sourire fébrile qui dit avec une clarté télégraphique: «Nous voici chez nous!» où l'on a seulement la capacité requise pour déclarer qu'une chanteuse qui a généralement plu, avec un sourcil froncé fatalement et un hochement de tête très-significatif, n'a pas de méthode; ou le tact de distinguer la musique classique de la musique romantique, et dire: «Je préfère Lafont et Bériot à Eichhorn et à Ernst;» je dirais même, quand on a seulement copié une page de musique; et, tranquillisé par ces qualités musicales, on se croit la compétence de regarder tout le reste avec dédain et de déclarer en face à toutes les créatures, dès qu'elles s'enhardissent à loucher à l'art divin, qu'elles ne sont pas musicales. Les exécutants ont cette effronterie, les donneurs de cor, les joueurs de musette et les batteurs de tambour, vis-à-vis des artistes des autres branches. Je crois que pas un peintre, quand vous venez dans son atelier et que vous dites telle chose de sa peinture ou de celle d'un autre, que cela soit juste ou moins juste, n'aurait l'impolitesse de dire: «Je crois que monsieur n'a pas un œil d'artiste.» Pas un auteur, devant qui un homme comme il faut exprime sa pensée sur un roman, un poème ou une scène, n'osera lui demander s'il a du goût ou un jugement sain. Mais les musiciens, ils se sont habitués à avoir, sur leur art, cette impolitesse, qui était innée chez mon cousin Nurks, et j'ai rencontré des jeunes gens des cercles les plus distingués, de vrais gentlemen, qui, sur ce point, étaient tout à fait insupportables.

Je crois que je ne dois plus revenir sur mon cousin. Lorsque j'y pense, je sais à peine d'où m'est venue la témérité de vous le présenter. Je ne vous raconte pas comment nous dînâmes à table d'hôte aux Armes d'Amsterdam; comment il murmurait à demi-voix sur l'économie d'une couple de gens simples qui, contre le règlement, commandaient une demi-bouteille pour eux deux, et ensuite s'exposaient à une indigestion en mangeant du bouilli qui fut servi après la soupe, comme s'ils avaient été convaincus qu'il ne viendrait plus d'autre viande après;—comment ses regards plus tard s'arrêtaient sur le bras paralysé d'un vieux monsieur à la tête poudrée, qui découpait, sans adresse, naturellement, une poule coriace avec un couteau ébréché;—comment il regardait en face une petite demoiselle qui n'avait pas encore beaucoup vu le monde et qui était assise vis-à-vis de lui; son regard était tellement ironique qu'elle crut d'abord qu'elle mangeait beaucoup trop, et commença à remercier pour tout, et par suite de la ferme conviction qu'elle devait s'être salie, elle faisait tout son possible pour pouvoir jeter un coup d'œil dans le miroir, pour savoir comment elle était assise;—comment, après le dîner, quand nous parcourûmes encore l'allée du Cerf, je subis mille angoisses de peur de recevoir un coup de parapluie d'ouvriers endimanchés, d'ouvriers beaux comme des Adonis dans leurs blouses bleues, qui se promenaient bras-dessus bras-dessous avec des servantes aimables, aimantes et aimées, parées de chapeaux de soie noire et de châles à palmes brunes, qui marchaient à grands pas. Il ne put s'empêcher d'appliquer à la toilette de ces braves gens les noms de douteur et de pur drap.

Après toutes ces désolations, nous mîmes à la diligence, à la Cloche, le bon, excellent, aimable et amical Robert Nurks. Il passa encore la tête parla portière pour nous crier: «Pas trop d'affaires!» ce que la société de voyage peut, pour de bons motifs, s'appliquer. Il partit. Nous nous promenâmes ensuite hors de la porte, car je nomme toujours de ce nom la barrière, avec tous les Harlemmois qui ont connu la porte. Et lorsqu'en regardant le champ des Lièvres, nous vîmes le soleil descendre d'un rouge sanglant et communiquer sa belle teinte aux petits nuages écumeux, qui, comme de petits voiles légers, flottaient dans l'air, j'osai prédire à Boerhave un beau lundi, et il oublia bien vite, dans la perspective de l'aristoloche-clématite en fleurs et de la laque d'arbre vivante, l'aimable parent dont je lui avais fait faire la connaissance.

1839


[1] Felix meritis, une des principales sociétés d'Amsterdam.

[2] Formule de politesse.

[3] Société pour le Bien-être général, puissante association philanthropique qui étend son réseau sur toute la Hollande.


V

HUMORISTES.

L'armée part pur milliers, puissante, la plus
grande de celles que le pays d'eau a jamais
mises eu campagne, la Kennemer, la Frise, la
Zélande et la Hollande réunies.
(Vondel, Gyselbrecht van Aemstel.)


(Extrait d'une lettre de Melchior,)

Cher Hildebrand.

J'apprends avec un certain plaisir que vous faites de temps en temps imprimer quelque chose; car nous avons été à l'école ensemble. J'avais toujours pensé alors qu'il y avait quelque chose en vous, mais je ne savais pas ce qui en sortirait. Mon père dit toujours qu'il avait présagé cela, ce que je ne me rappelle pas; mais je sais bien que j'ai eu trois fois une remontrance à propos de vous, parce que mon père prétendait que vous étiez un modèle du bien, et cependant je savais qu'il vous arrivait quelquefois de faire des tours de chat. Songez un peu à la porte qui se fermait d'elle-même du Veau bigarré qui, tous les matins à neuf heures et demie, et chaque après-dînée, à trois heures, était ouverte; que la sonnette se mettait en branle pendant un quart d'heure, et que la prière française était depuis longtemps lue à l'école; mais laissons cela, mon ami; j'entends dire que vous avez quelque chose sous presse, et vous voudrez bien, en m'en donnant une pleine connaissance, me permettre de vous offrir quelques conseils. Je connais des gens qui font cela de préférence, par des critiques, dans les journaux: c'est là que la copie la plus irréprochable et le livre imprimé trouvent les appréciations les plus folles; mais je ne suis pas cette méthode et j'aime mieux vous donner mon conseil d'avance.

Je voudrais d'abord vous demander tout rondement si vous êtes un humoriste. Je le pense à demi, quoique le contraire soit furieusement à l'ordre du jour. Voyez-vous, Hildebrand, si vous étiez un humoriste, cela me causerait un grand et vilain dépit, je dirais presque que mon cœur s'en briserait; si vous êtes un humoriste, Hildebrand, déposez trois sirivers, achetez une corde, etc.;—mais vous n'êtes pas un humoriste, mon digne ami; dites que vous ne l'êtes pas.

On fait, à l'heure qu'il est, une si effrayante consommation d'humour, mon ami, que cet article doit être devenu très-cher et que, par suite, il doit être affreusement altéré. Je suis convaincu que dans toute église, y compris le dominé, il y a plus de cent humoristes réunis. On n'entre pas dans un café, on ne voyage pas en diligence, bien plus, on ne peut se mettre dans une voiture supplémentaire, sans y trouver un humoriste. Tout le pays en est empoisonné; humoristes en rimes, humoristes en prose, savants humoristes, humoristes domestiques, hauts humoristes, bas humoristes, humoristes hybrides, humoristes fleuris, humoristes de texte, humoristes du bon mot, humoristes détestant et caressant les femmes, humoristes, sentimentaux, humoristes inégaux, humoristes penseurs, humoristes auteurs de livres, de critiques, de mélanges, de lettres, de préface, de feuille de titre; humoristes qui injurient les grandes gens et déclarent qu'ils n'ont pas un grain de sentiment, parce qu'ils ont un domestique avec des galons à l'habit et une pendule à musique; humoristes qui parlent des mendiants dans les livres et se font transporter à l'hospice Frédéric par la société de bienfaisance; humoristes voyageurs, humoristes sédentaires, humoristes de jardins et de berceaux, dont les femmes sont occupées à autre chose qu'à humoriser, et enfin les simples humoristes, du plat pays, bien qu'ils aient perdu un peu de leur simplesse, à tel point que vous pourriez penser qu'ils sont innocents, mais c'est tout amabilité; je ne parle pas des humoristes éminemment facétieux, très-infaillibles et très-insignifiants. O Hildebrand, il y en a de cent espèces, et je n'en parle pas, car ils sortent de terre, et je ne sais pas bien si, comme il en est des plantes, on fait mieux de les ranger d'après les parties essentielles, ou d'après l'habitus, ou d'après un systema naturale, un systema artificiale, ce qui est proprement, quant au style, actuellement la question à la mode sur laquelle, en français, et en latin, en style poli et en style acerbe, vous pouvez lire beaucoup de choses religieuses dites d'un ton suffisant.

Et cependant, je ne puis comprendre comment, avec tant d'humour, il est possible qu'on n'en vienne pas à en donner au monde une meilleure définition! Dieu du ciel! nous nageons, dans l'humour, et personne n'a d'haleine pour dire ce que c'est que cette liqueur. Je commence à croire nous nous y noierons. Dans ce cas, on ne peut assez tôt créer une société de sauvetage pour les humoristes ou une société de suppression, ou au moins de tempérance, sous la devise: Laissez reposer votre humour: Jean-Paul prend le sublime par les jambes, le retourne avec une force rapponique et dit: «Voilà l'humour! ce n'est rien autre chose que le sublime, les pieds en l'air[1].» J'ai tout respect dans les œuvres d'art, mais Jean-Paul était parfois un humoriste bien obscur. Bilderdyk dit quelque part, et si ce n'est dans ses livres, je le tiens de sa bouche, que c'est précisément la neskheid: mais hooft et neskheid sont, quoi que Tesfelschade y puisse faire, des humoristes tellement vieux, que je crains bien que cette explication de la chose n'éclaire guère la question. Et après tout, qu'a-t-on en général à faire avec cela? Les humoristes existent en grand nombre et se multiplient tous les jours. Un beau matin, nous verrons un haras royal d'humoristes. Qui sait ce qui pourrait en sortir? Au commencement, une révolution humoristique, et, à la fin, un ordre humoristique de choses, avec une vieille maîtresse sur le trône et un cercle de journaliers sentimentaux au ministère. Dans la salle de réunion sont assis les simples et innocents petits enfants; l'armée se composera de lâches, au cœur de pigeon, sous le nom sublime d'âmes compatissantes; l'emploi de juge sera rempli par des hommes qui se prononceront contre toute punition; personne, s'il n'est déjà vieux, ne se mêlera d'écrire, d'être poëte ou savant, et ne sera compté comme l'espoir du pays, à l'exception des humoristes eux-mêmes; chacun d'eux aura un bon oncle ou un innocent cousin; mais, à l'exception de ces chers enfants, les jeunes gens seront envoyés hors du pays connue une mauvaise invention. Plus de noblesse, plus de richesse, plus de domestiques en livrée, plus de foie gras, plus de cages pour les oiseaux et plus de modes pour les dames; mais une importation considérable de paletots de maison, de vieilles pantoufles, de pipes, de cannes de jardin, de livres pour les enfants, de Mère-l'Oie.

Ce que je vous supplie de ne pas faire, Hildebrand, c'est de vous rallier aux humoristes.


[1] «L'humour est le romantique comique, le rebours du sublime, ou le fini sur l'infini, l'intelligence est tournée sur l'idée.»


VI

LE TREKSCHNIT, LA DILIGENCE, LE BATEAU À VAPEUR ET LE CHEMIN DE FER.

On est occupé, dans ma patrie, à établir des chemins de fer. Il a fallu bien du temps avant qu'on y arrive. Les plans reposaient toujours chez nous sur le trekschnit; la ligne se brise au moins six fois avant d'arriver à sa destination; enfin, on arrive! Mais ciel! que cela dure longtemps avant que l'on ait ses bagages; avant que la chaufferette, la haridelle et le parapluie soient remis aux mains du brouettier. Quant à moi, je suis un Hollandais de vieille souche; mais j'ai, entre autres vices non patriotiques, une impatience qui n'est rien moins que hollandaise: bien que je puisse me rendre cette justice, et déclarer qu'il n'y a personne au monde qui tire d'embarras, avec plus de calme, une jolie femme et un tricot de coton ou de soie. Quant au reste, c'est tout autre chose. Pour faire tout ce qui doit être fait, j'ai la plus admirable patience; j'ai du respect pour les choses qu'il faut faire lentement: mais ne rien faire m'ennuie terriblement; je ne puis attendre: cela me fait souffrir. La vie est trop courte, et mon sang coule vite. Festina lentè, recté, sed festina. Quant aux chemins de fer, en particulier, je les attends depuis des années, non pas que j'y aie quelque intérêt commercial ou financier, mais à cause d'un pari que j'ai fait, et uniquement parce qu'il n'y a encore aucun moyen de transport qui me plaise, excepté pourtant ma propre voiture et des chevaux de poste, dont, pour certaines raisons graves, je ne pouvais que rarement faire usage.

Pour ce qui est du trekschnit, j'ai déjà laissé voir mon sentiment. Il est vrai qu'on peut y lire, y jouer aux dominos, aux dames, et, si le batelier a de l'encre à bord et que vous ayez emporté une plume avec vous (car la sienne est toute noire de la tête au pied), vous pouvez même écrire, quoique la petite table se trouve au roef, un peu éloignée du siège. Mais avec tout cela, si vous assurez que vous êtes assis à votre aise, je vous tiens, avec votre permission, pour une créature contrefaite, ou pour un petit être pas plus haut que mon genou; et assurément vous n'êtes point un gaillard de cinq pieds sept pouces, comme votre humble serviteur. Puis il y a quelque chose de douloureux dans le mouvement du trekschnit qui rend ennuyeux le livre le plus amusant et vous ralentit dans votre ardeur pour le jeu; mais surtout il y a dans le trekschnit un génie de bavardage d'une misérable espèce. Les conversations qui s'y engagent sont toutes composées des mêmes ingrédients et tombent toutes dans le même ton monotone. Les anecdotes du trekschnit sont parfaitement insupportables; ajoutez-y cette affreuse question souvent répétée: «À quelle distance sommes-nous, batelier?» et l'éternel: «Allons, il faut payer,» quand l'homme vient chercher son argent. Ne condamnez pas légèrement les passagers, si vous arrivez à un tel abaissement d'esprit. Dès que la tombe s'ouvre devant nous, on ne rougit pas d'une seule faiblesse. On sent du plaisir et de l'intérêt à parler du son des cloches, du prix des vivres et de cette grave question: «Vaut-il mieux aller se promener après midi ou faire un petit somme?» On a besoin de raisonner et de barguigner sur des frivolités. Oui, le démon de l'endroit vous domine tellement, qu'il vous réduit souvent presqu'à vous faire additionner la des avantages du trekschnit. Vous entendrez toujours somme aussi vos compagnons de voyage prêter l'oreille avec attention au nom de trekschniten et de diligences qui font le trajet en un jour. La triste et pénible impression dont Vous souffrez s'aggrave encore par la lecture du tarif, par la vue d'un bougeoir en cuivre, par le petit crachoir triangulaire en fer-blanc, et le reste du petit mobilier. Puis vous êtes frappe de la gravité prudente avec laquelle le batelier tire d'abord une clef de sa poche, ouvre le petit tiroir de la table, et enfin en tire une longue pipe. Je ne crois pas que personne ait jamais eu une pensée spirituelle dans un trekschnit. Au contraire, le roef est l'atmosphère naturelle de tous les préjugés, le lieu où se conservent scrupuleusement toutes les vieilles idées, l'école de tous les laids et vils défauts. Il y a des exemples d'hommes qui, pour avoir été trop en trekschnit, sont devenus lâches, rampants, avares, entêtés et importuns.

En général, le roef est consacré aux gens qui en font le personnel ordinaire. Là sont les ouvriers fashionables qui ont un métier qui traîne, comme les tourneurs en ivoire, les horlogers, bonnes gens qui vont recueillir un héritage, la femme avec un petit pain dans le ridicule, l'homme avec une tabatière à musique; de jeunes fabricants de pain d'épice, qui ne veulent pas paraître ce qu'ils sont, avec une sorte de constellation sur la poitrine, consistant en trois boutons de chemise ciselés et une éclatante épingle de cravate, avec une pierre jaune taillée à facettes, beaucoup trop grande pour être authentique; de petits rentiers de cinquante à soixante ans, qui ont le couvercle de pipe en argent, avec des glands en bois de palmier; d'honorables libraires qui ont trôné vingt-cinq ans derrière le même comptoir, et montrent pour preuve une tabatière d'argent avec inscription; des mères avec des enfants endormis, et qui en ont laissé un petit à la maison, lequel à huit ans connaît déjà le français; des ménagères qui disent urvé et ikh eeft; des caméristes qui veulent se faire passer pour leurs maîtresses, et qui parlent de notre campagne où un pont doit être construit, et où, à leur grande honte, un garçon jardinier les a reçues avec un baiser; de demi-malades qui vont consulter un profester; des demoiselles qui passent pour une pièce de treize sous et demi; des mauvais plaisants qui ont l'esprit de parler des dangers terribles qui caractérisent les voyages en trekschnit, et les malheureux qui ne pourront arriver chez eux à moins qu'ils n'arrivent à temps pour l'autre trekschnit de huit heures. Je ne vous parle pas des vers, sorte d'insectes affreux qui prennent leur vol au mois de septembre sur toutes les chaussées qui aboutissent aux villes académiques.


Le personnel de la diligence a un tout autre caractère: en général, il est plus à la hauteur de son siècle. Il a plus d'actualité, mais en même temps il y a plus de différence. En diligence, vous voyagez avec des personnages politiques, avec des étudiants, avec des messieurs qui vont à une audience, avec des inspecteurs d'écoles et des membres des commissions provinciales, avec des hommes de bourse, des marchands de chevaux et des entrepreneurs en large redingote de drap bleu, avec des commis voyageurs au doigt desquels brille un large anneau, le plus souvent une améthiste; ils voyagent dans le dernier compartiment, sont très-familiers avec les conducteurs, connaissent les chevaux par leur nom et comparent les services relatifs des diverses entreprises de poste avec des poëtes qui vont faire une lecture; de nobles dames qui regardent comme au-dessous de leur condition de voyager en diligence et se vengent de cette humiliation par leur mine rébarbative; avec des jeunes filles qui sont embarrassées et qui prennent en mal qu'un monsieur étranger soit poli envers elles; avec des tantes bienfaisantes qui sont surveillées jusqu'au lieu de leur destination par une douzaine d'enfants qu'elles ont gâtés depuis des années; avec des capitaines de navires marchands fumant de longs cigares de Curaçao; avec des chasseurs qui font plus d'attention à leur arme qu'à la pointe de vos pieds; avec des personnes fort remuantes qui sont éternellement entre les roues, et vous additionnent combien elles ont vu de pays dans une semaine; avec un monsieur scrupuleux qui, par obéissance, doit occuper le numéro 1; avec un gros monsieur à l'ample poitrine qui veut que tout soit ouvert, et avec un monsieur maigre et allongé qui ouvre le collet de sa redingote, se blottit dans son coin, parle du méchant temps et veut vous laisser étouffer; des individus qui n'aiment à parler que des viandes qu'ils aiment le mieux, et trouvent partout des connaissances; des mécontents qui maugréent contre tout; souvent avec un entant qui paye demi-place ou un chien dont vous avez trop peur, et souvent, très-souvent avec un homme trop peu poli. Tel est, d'ordinaire, le contenu d'une diligence.

De tous ces gens, il y en a beaucoup qu'il faut compter parmi les inconvénients de cette manière de voyage, et je propose de les partager en trois classes, savoir:

Les dormeurs,
Les fumeurs,
Les bavards.

Les dormeurs sont pour moi au plus bas degré de l'incommodité. Les désagréments qu'ils vous causent sont aux trois quarts négatifs, mais, voyez-vous, ils ronflent parfois, et ils sont insupportables, quand on doit passer devant eux pour entrer ou sortir aux lieux de relais, et enfin ils ne cessent de s'allonger et de prendre leurs aises. Leur postérieur, leurs coudes, leurs genoux, tout s'étale; et j'ai voyagé avec des compagnons de route endormis qui, dans un trajet de moins de quatre heures, avaient doublé de volume. Du reste, il faut bien que je les trouve supportables, attendu que, la plupart du temps, j'ai l'honneur de faire partie de leur classe. Suivent les fumeurs! Il y a bien longtemps de cela, mes amis, que les pipes de Gonda étaient encore comme il faut, les étuis à cigares en fer-blanc et les pipes d'argent encore à la mode; pas un homme bien élevé, pas un commis voyageur, pas un gamin même (race la plus impudente qu'il y ait au monde) n'eût allumé une feuille de tabac sans demander respectueusement: «Cela ne dérange-t-il personne?» ou au moins «Cela ne dérange-t-il pas ces dames?» Bien que l'intérieur des chambres fût consacré à la pipe (qui avait reçu l'épithète de patriotique), en dehors de la maison, on ne fumait qu'avec l'assentiment et l'approbation de toutes les voix, et, si on pouvait l'obtenir, on en faisait usage avec discrétion; on fumait avec une certaine délicatesse, de petits nuages. Cela n'a plus lieu présentement. Je vois les plus civilisés, les plus galants de nos jeunes gentilshommes, les plus timides et les plus craintifs de nos messieurs de la bourgeoisie, les plus maniérés de nos clercs de comptoir, avec gilet et sous-gilet, franchir sans façon le marchepied de la voiture avec une pipe en feu ou un cigare allumé, et, après avoir fumé pendant une dizaine de minutes, demandant à peine: «Cela ne dérange-t-il pas?» et sans attendre la réponse ni se laisser émouvoir par la toux de la plus aimable fille du monde, si elle a le malheur de ne pas être jolie, et continuant à infecter tout le monde. Nos dames—débonnaires comme elles le sont—n'osent jamais dire non... Moi, je maudis ce non dont je me suis chargé et dont je vais me charger encore en racontant le fait ici aux messieurs, mais surtout aux très-jeunes messieurs; j'en connais un qui est terrible. J'ai, un jour, dit non. C'était entre Harlem et Leyde; la vérité est que tous les carreaux étaient fermés et que nous devions respirer à douze personnes six cigares et rester en vie; mais comme je fus maltraité par l'homme qui était assis à côté de moi et avait toujours quelque chose à dire tantôt sur mon chapeau, tantôt sur mon parapluie, puis sur mes pieds, sur mon manteau et puis sur rien du tout! vraiment je n'étais pas sûr de ma vie. Aussi lotit le monde est-il mis aujourd'hui sur le pied du tabac à fumer; cet art appartient tout à fait à la vie publique et tout son matériel est devenu aussi portatif que possible; chaque voiture est une ambulance à tabac, toutes les élégantes longueurs de l'art de fumer ont été abrégées; plus de classique et oblongue tabatière en laque de Chine, avec la signature du propriétaire sur la couverture, mais des sacs à tabac faits d'une dégoûtante vessie de porc et suspendue par une petite courroie rouge à la boutonnière. À dire vrai, toutes les poches d'habit sont des sacs à tabac, et, quand vous voyez réunie une société de messieurs comme il faut de divers calibres et de divers mérites, vous pouvez toujours compter que, l'un dans l'autre, ils valent de six à huit stuivers, uniquement par les cigares qu'ils portent sur eux. Plus d'élégant porte-cigares, droit ou recourbé, où la fumée est distillée; non, l'affreux petit rouleau tel qu'il sort des sales doigts de l'apprenti marchand de tabac, et tiré d'un petit sac de papier et mis directement dans la bouche; et y a-t-il rien d'équivoque comme la jouissance qu'il vous procure! Ajoutez à cela que de temps en temps il est souillé et manié par les mains du premier venu qui vous emprunte un feu impur. Plus de propres et blanches pipes de Gonda, armées d'un prudent couvercle, mais un tuyau grossier, en forme de serpent, puant, imbibé de saleté; puis les allumettes à la nouvelle mode, qui font sauter un homme en arrière quand elles éclatent et qui dégagent un oxygène qui vous fait tourner le cœur. Oh! quand toutes ces effrayantes images me viennent à l'esprit, quand ma pensée s'épanche dans la pure atmosphère de ma chambre d'étude, où, depuis que le feu a bien brûlé dans l'autre, il n'y a que la proportion de vingt et une parties d'oxygène et soixante-dix-neuf parties d'azote (nouveau calcul); lorsque, dis-je, ma pensée s'enfonce dans toutes ces affreuses idées et que je songe que souvent encore, très-souvent en ma vie, je devais braver l'immersion dans un bain de fumée d'herbes de toute qualité, vraiment mon cœur se serre et je déplore la cruauté de mes semblables, moitié à cause de la faiblesse de mon estomac, moitié à cause de la délicatesse de mon palais, qui ne me permettent pas, comme disaient nos pères, de sucer du tabac. Car de même qu'on doit prendre des voleurs avec des voleurs et des menteurs avec des mensonges, il faut aussi, dit-on, fumer pour pouvoir supporter des fumeurs.

J'en viens aux bavards et aux babillards par excellence. Ils sont pires que les fumeurs, parce qu'ils blessent ce qu'il y a de plus noble en vous, la tête et le cœur, ce que ces derniers ne font point, à moins qu'ils ne vous rendent grognon,—mais j'espère toujours que vous êtes un philosophe. Les fumeurs vous rendent malade, les bavards malheureux. Il est vrai, vous n'avez pas besoin de les écouter; mais comment se résigner à passer pour un rustre complet? Vous pouvez faire semblant de dormir, souvent même ils ne vous adressent pas une fois la parole, mais ils n'en parlent que plus haut à votre voisin ou à votre vis-à-vis. Oui, ce sont eux qui, par leur voix criarde, sont parvenus à dominer le bruit des roues les plus bruyantes et des portières les plus jaseuses.

Oh! que dans un pays où les chaussées sont si excellentes, on fasse et on tolère de si mauvaises diligences! Mais ici, je rends hommage à qui de droit, nobles Van Gend et Loos, Veldhorst et Van Koppen, chauds amis de l'humanité! Dans vos voitures, on est assis sur de larges bancs; vos places sont amples, vos coussins et vos dossiers bien bourrés, vos caisses profondes, vos ressorts flexibles, vos roues larges; vos portières bien fermées, vos vitres modestement silencieuses, et vos quatre chevaux toujours au trot régulier. Mais beaucoup de vos collègues nous mettent dans une boîte cahoteuse, étroite, retentissante, sale, humide, qui vous fait tourner la tête; une sorte de grande patraque bruyante sur quatre roues; dans les unes, nous n'avons pas de place pour nos cuisses; dans d'autres, pas d'espace pour nos genoux; de celle-ci nous sortons les pieds gelés, de celle-là la nuque roidie; nous nous rendons malades, nous gagnons mal à la tête, nous croyons devenir fous du bourdonnement qui assiège nos oreilles et de l'ébranlement continuel de nos pieds; et souvent, au bouleversement de nos entrailles, nous nous demandons avec inquiétude lequel serait le plus heureux, d'en sortir mort ou vivant!

Mort ou vivant ! oui, c'est là le danger! Dans un pays où la police ne surveille pas les harnais des chevaux ni les essieux des roues, et où, dans la plupart des lieux, le bagage que l'on charge n'est ni pesé ni compté, comment se fait-il qu'il n'arrive que si peu de malheurs?


Le bateau à vapeur,—me dis-je à moi-même,—améliorera et surpassera tout, et je pris une place de Rotterdam à Nimègue: il me donnera les moyens de transport et me réconciliera avec les voyages, le rapide, vaste, commode, gracieux, sociable et riche bateau à vapeur. N'est-ce pas une île flottante de plaisirs, un palais à vapeur enchanté, un paradis sur l'eau? Oui, c'est un café ambulant, dît-on. Pour de petites distances, rien de plus agréable qu'un bateau à vapeur. Mais c'est pour les grandes qu'on en a besoin. Ne dites pas: «On y est aussi bien qu'à la maison.» Il est vrai qu'on y est assis sur de larges bancs avec de doux coussins, à de belles tables luisantes; on peut y avoir tout ce qu'on désire et y faire tout ce qu'on veut. Mais ce choc sec comme celui d'un cheval qui prend le grand trot, rôdeur mélangée d'huile et de charbon, la cherté des vivres, les prétentions du maître d'hôtel, la mauvaise nourriture et l'ennui, voilà toutes choses qu'on n'a pas à la maison. Je dis ennui; car en quel lieu du monde rencontre-t-on plus de gens qui voyagent pour leur plaisir qu'à bord des bateaux à vapeur? et qu'y a-t-il de plus ennuyeux que leur société?

Voyager pour son plaisir! O rêve! ô illusion qu'on se fait à soi-même! Est-il donc si peu de gens qui sachent combien il est difficile d'avoir du plaisir en voyage? Non, l'homme n'est pas un oiseau voyageur; c'est un animal domestique, et le cercle naturel de ses sensations de plaisir ne s'étend pas plus loin que ses pieds ne peuvent le porter. Dans le mouvement et l'inquiétude, en s'éloignant du sol où il est attaché, des relations auxquelles il est habitué, il ne peut trouver le bonheur. La nature se venge de cette prétention insolente. Eux, des voyageurs pour leur plaisir! À chaque jouissance qu'ils savourent, ils s'imaginent que ce n'est pas encore le plaisir pour lequel ils sont sortis de chez eux: c'est pourquoi ils se réjouissent chaque fois qu'ils arrivent aux lieux respectifs de leur destination, bien qu'ils voyagent pour s'éloigner; et cette chasse continuelle à la poursuite d'un plaisir imaginaire qui doit encore venir, fait que leur temps s'écoule en agitations, en déceptions, en contrariétés. Tout passe devant eux; ils ne jouissent de rien. Mais, arrivés chez eux, ils remarquent qu'ils ont dépensé une forte somme d'argent, et, comme ils en sont honteux, ils s'efforcent de faire accroire à eux-mêmes et aux autres qu'ils ont fait un charmant, magnifique et très-intéressant voyage. Oui, si l'idée qu'on se fait et la réalité n'étaient pas dans de tels rapports, des milliers de passe-ports de moins seraient délivrés chaque année aux malheureuses victimes d'un rêve que leur inspire le démon des voyages et qui ne savent pas ce qu'ils veulent. Oh! dans les belles soirées d'été, pendant les grandes vacances des universités qui sont aussi la période la plus tranquille du commerce, lorsqu'on sent qu'on peut goûter avec un calme parfait les délices de la vie intérieure, tous les chemins de la patrie sont pleins de jeunes gens qui quittent leur chambre bien-aimée, leur commode maison paternelle, leur riante campagne, leur cercle social, leurs plus chères relations, leurs plus utiles liaisons, livrés à cette fièvre exaltée d'aller faire un petit voyage de plaisir. Ils reviennent avec une figure basanée, une paire de moustaches, les vêtements fatigués, un tas de linge sale et une bourse vide; le souvenir des pieds lassés par la marche, des mauvais lits, des punaises, de la poussière, des Anglais, et des voleurs. Mais les magnifiques, poétiques et émouvantes impressions qu'ils avaient espérées, les plaisirs indicibles et transportant l'âme qu'ils avaient rêvés pendant le voyage, et avec cela les belles Allemandes dont ils auraient dû être amoureux, ou la piquante baronne avec laquelle ils auraient dû avoir une aventure; l'intéressant savant connu dans le monde entier qui devait les prendre en amitié; le lord riche à trésors auquel ils devaient sauver la vie, tous ces projets qui se confondaient à leur horizon, dans leurs rêves et dans leurs rêveries,—où étaient-ils?—L'écho répondait: «Où étaient-ils?» Arrivés à la maison, fatigués de corps et d'âme, il leur faut quinze jours encore pour reprendre une vie réglée, sans anecdotes de voyage, sans un cœur plus poétique et plus grand que celui avec lequel ils sont partis, sans être le moins du monde intéressants; uniquement remarquables par une casquette de forme baroque, comme on en porte dans telle ou telle ville étrangère, ne rapportant que quelques monnaies de cuivre; c'est joli, à titre de souvenir! Ils ont conservé une pierrette du Rolendseck, une feuille desséchée de Nounnenwerth, et une cinquantaine de: «Que c'est joli et indescriptible!» Et: «Vous devriez y avoir été vous-même: ici une montagne, là une vallée, et ces arbres, et ces rochers!» Tout cela dit pour vous éblouir, pour se justifier à ses propres yeux, et, par une sorte de vengeance, se faire illusion à soi-même, sauf à retomber ensuite dans le même désenchantement.

Qu'on me pardonne cette digression uniquement faite par philanthropie, pour consoler une quantité de jeunes filles et de jeunes amateurs de notre pays qui voient d'un œil d'envie d'autres jeunes filles et d'autres jeunes garçons se mettre en voyage dans les beaux mois d'été, bien qu'ils doivent se trouver partout beaucoup plus mal qu'à la maison; pour consoler un grand nombre d'hommes comme il faut, auxquels leurs affaires urgentes défendent de s'occuper d'autres choses que de leur commerce, et un grand nombre d'autres, surtout de jeunes mariés ou de jeunes gens qui se marieront l'année prochaine et qui ont déjà un plan dans la tête pour la prochaine saison (et quel charmant plan!) Voir un peu partout, pouvoir parler de tout, après avoir passé quatre semaines hors de la maison! On voyage si vite maintenant! C'est, dis-je, pour les avertir très-sérieusement, de la misère dans laquelle ils s'exposent à tomber.

Mais revenons à notre bateau à vapeur; D'abord cela va bien; on arrive joyeux et content, et disposé à goûter à bord toutes sortes de plaisirs. On reste sur le pont jusqu'à ce que la ville d'où l'on part ait disparu à notre vue. On trouve plaisir à contempler la rive gauche et la rive droite. Puis on s'en va tranquillement en bas; on trouve la cabine très-jolie, très-commode et le sofa excellent; c'est un vrai bien-être que de s'asseoir sur un pliant. Oh se dispose en groupes, ou commande le déjeuner, on bavarde, on rit, on a des anecdotes; des nouvelles de la ville et de la politique. On joue avec intérêt une partie d'échecs, on est à son aise. Mais, une heure plus tard, vous voyez de temps en temps, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, venir passer la tête sur le pont; ce n'est pas encore l'ennui, mais c'est l'impatience qui le précède. On veut savoir où on est dans le monde, on veut être à l'air, on ne veut pas perdre de beaux points de vue, on reste un instant en haut, regardant devant et derrière soi, à droite et à gauche, et le scepticisme dit: «Est-ce que je m'amuse?» Et la bourse répond: «Je l'espère.» Pour varier ses plaisirs, on redescend. On prend un journal ou un livre; mais on ne s'est pourtant pas mis en voyage pour lire des journaux ou des livres. On doit avoir d'autres plaisirs qu'à la maison. Le vilain ennui commence, et tel passager veut faire paraître le temps plus court à l'autre. Les sofas ne sont pas assez commodes; on n'est pas bien assis sur les pliants, peu à peu vous voyez l'un, puis l'autre, arriver sur le pont. «Comme on s'ennuie en bas!—Oui, c'est toujours le cas à bord d'un bateau à vapeur—Les cabines sont basses.—Vous ne sauriez croire quel effet désagréable produit le papillonnement de la lumière sur les vitres.—C'est dommage qu'il fasse tant de soleil et tant de vent.—Je ne vois pas qu'on dresse jamais la tente.» On s'assied à la lanterne, puis à la balustrade, puis sur le siège du pilote, puis on court çà et là, puis on ôte et on remet son habit. Puis c'est une descente et une montée sans fin, et de l'ennui à forte dose! De désespoir, on déroge à sa règle de vie et on se rend malade avec du chocolat et du bouillon, des amers et des liqueurs, comme si on se sentait l'estomac rempli de matières équivoques. En bas, les voyageurs s'étendent sur les sièges, courent en haut, en tous sens, et vous pouvez être sûr que chacun va à son tour à la roue du gouvernail pour jeter un coup d'œil sur la machine à laquelle il ne comprend rien, en disant: «C'est pourtant une belle invention!» Plus les heures se multiplient, plus elles sont traînantes. Les montres sont consultées à chaque instant, à chaque instant on fait le calcul du nombre d'heures que durera encore la traversée. On passe ainsi une longue journée pendant laquelle l'heure des repas abrège seule un peu le temps. Mais les mets sont presque tous mauvais. Bref, et pour ne pas vous ennuyer trop longtemps avec nos voyages, une bonne demi-heure avant que la barque arrive, lorsque le lieu de votre destination n'est encore qu'en perspective, vous pouvez voir tout le monde se préparer, les habits, les manteaux et les bagages à la main, pour être prêt à temps et quitter le plus tôt possible le navire hautement vanté. Arriver plus tôt c'est le dernier, mais non le moindre martyre pour l'esprit impatient.

Ainsi, le bateau à vapeur promet plus qu'il ne donne.


Mais vous me prenez, je le vois bien, après la lecture de tout cela, pour un homme mécontent, grondeur, incommode à vivre, pour un misérable pessimiste, avec lequel il n'y a pas une broche à gagner, qui ne voyage qu'avec le mal du pays et la jaunisse, qui décolore et altère pour lui chaque objet qu'il rencontre. Je dois être équitable envers moi-même et déclarer que j'ai un tout autre caractère. Au contraire, j'appartiens à la classe des créatures de bonne humeur, s'amusant bien, et m'arrange en tout de façon à chercher un côté qui prête à rire et à m'y étendre en plaisantant. Je vais plus loin: je puis vous assurer que j'ai fait, une couple de fois, une très-agréable partie de smousjas en trekschnit, qu'il y a des circonstances, des pensées et des perspectives avec lesquelles j'aime à être assis en diligence; que je me suis maintes fois très-bien amusé en bateau à vapeur, entre autres en dessinant mes compagnons de voyage; que j'ai voyagé avec beaucoup, mais beaucoup de plaisir. Oui, quand je suis assis ici dans mon large fauteuil de cuir, dans mon ample robe de chambre, près de mon joyeux foyer, en paix et en bon accord avec le monde entier, je me sens la force de serrer cordialement la main à tous les bateliers, à tous les conducteurs de diligence et à toute la société des bateaux à vapeur, et enfin la perspective fondée d'avoir des chemins de fer me réjouit, me caresse et m'enthousiasme tellement, que d'avance je suis déjà heureux et consens à supporter tous les modes de locomotion et de navigation sans murmurer.


Chemins de fer! magnifiques chemins de fer! on ne fumera pus chez vous, car il n'y a pas d'haleine.

On ne dormira pas chez vous, car il n'y a pas de repos.

On ne bavardera pas chez vous, car il n'y a pas de temps.

S'il y a donc lieu chez vous à se lamenter sur d'autres désagréments, ils n'auront pas le temps de nous atteindre, et nous n'aurons aucune occasion de nous en apercevoir.

Mais venez, venez, magnifiques chemins de fer! descendez comme un réseau de rails sur nos provinces.

Anéantisseurs de toutes les grandes distances, ne dédaignez pas les petites distances de notre petit royaume.

Oui, laissez chanter nos poëtes bientôt enthousiastes.

Le chemin de fer vient! le chemin de fer vient!

Laissez les mouchoirs des belles dames se déployer, les médailles de notre monnaie se rouler au-devant de vous.

Alors, lorsque la nation hollandaise, sur vos lignes unies, sera traversée tous les jours comme par une navette, le bien-être, la prospérité, la vie et la célérité régneront dans notre chère patrie.


VII

JOUISSANCE DE PLAISIR

(Extrait de la correspondance avec Augustin.)

«Si j'ai été à la kermesse de Rotterdam? Le ciel m'en garde! comment pouvez-vous avoir une telle idée? Quel est le méchant calomniateur qui m'impute une telle tache? Qui s'est plu à noircir aux yeux des hommes mon âme si pure et qui hait tant les kermesses? Ne sais-je donc, pas que déjà, en 1833, le jour ou ma ville natale trouvait bon de fêter sa kermesse, le son des cloches accompagnait cette improvisation:

«Pour moi, pas de fête de kermesse,
Pas de jeu d'enfant d'un nom pompeux orné,
Pas de folie sur son char de triomphe.
Par décret de la ville et au son des cloches
Et pendant dix jours,
Qu'est-ce qu'un brave homme peut avoir contre?

«Oh! laissez mon âme en paix;
Qu'un autre le fasse, l'envie me manque
De voir tant d'hommes, singes titrés,
Vraie race d'hommes semblables aux singes,
La bouche béante dans la rue et sur le marché,
Comme si ces plaisanteries étaient choses rares!

«Savez-vous ce que c'est qu'une kermesse, Hildebrand? C'est un affreux échec des plaisirs publics, la parodie et la charge de la joie des fêtes, l'idéal d'un enthousiasme à propos de rien, le contraire de ce qui est harmonieux et convenable. Savez-vous ce que c'est qu'une kermesse, Hildebrand? C'est une fête de bacchantes dans les temps modernes, c'est la divinisation de la démence, c'est un seul grand jeu de marionnettes où nous nous ennuyons et salissons nos habits. Croyez-moi, les singes dans l'Inde, les chameaux de la sérieuse Arabie qu'on promène chez nous, sont stupéfaits de notre rage hollandaise, devant laquelle ils oublient tous deux l'avarice et la pauvreté; l'esprit se hâte, la moralité risque sa vie, le sang-froid bout et le rire le plus insensé se marie avec le masque le plus raisonnable. Pour nous, nous avons toujours, autant que possible, évité et craint l'atmosphère empestée, des kermesses., nous préférons notre argent et notre bon sens saufs, et nous n'en n'avons jamais, eu assez à dépenser pour en jeter même un peu dans ce bourbier des triviaux. Nous nous sommes toujours imaginés que les porte-faix, trouvant peu d'autre chose chez nous, nous voleraient notre dignité et que les tireurs d'horoscope déploieraient nos quant à moi; que les escamoteurs nous subtiliseraient une partie de nos goûts populaires dans leur sac, tandis que peut-être nous laisserions le manteau de notre dignité pendu au Vaux-Hall, et que notre raison serait recrutée par un danseur de corde.»

Quant à ce dernier point, mon cher Augustin, vous courez grand danger, au moins si vous continuez à écrire dans ce style. Vraiment, il y a là dedans quelque chose de très-acrobatique! Le mouvement élastique de la corde et le costume du danseur le dit. Et puis tous ces sauts sur une largeur qui n'est pas plus grande que mon rotin! Vraiment, vous êtes plus propre à la kermesse que vous ne le pensez, et j'aurais plaisir à vous y conduire et à vous montrer à tous les citoyens, comme mon ami Augustin long d'une aune sept palmes, âgé de vingt-six ans, homme parfaitement fantasque, mais de l'espèce peureuse. Ce singulier animal s'imagine ne prendre de plaisir nulle part où un autre s'amuse; il connaît le latin et le grec, lit tous les livres possibles, n'en trouve aucun de bien, mange énormément, mais ne veut pas le savoir; est bon de cœur, mais de très-mauvaise composition quand on veut l'amuser; il a sept fois changé de caractère et il en changera sept fois encore.

En effet, mon digne ami, vous devez prendre la vie simplement; cela serait mieux, et la vie vous plairait davantage. Vous avez là la kermesse de Rotterdam, elle est peut-être un peu trop folle, je le crois volontiers. Comment! vous osez m'écrire:

«Au besoin, je prendrai place dans les carrousels et m'occuperai des écureuils et des souris blanches qui doivent bien tourner. Je me livrerai comme un fanatique a bourreaux et je m'écrierai: «Je suis aussi un martyr.»

Écoutez, mon sublime écrivain de lettres, regardez bien dans les yeux. Très-bien! et laissez-moi maintenant vous dire que vous ne pensez rien de ce que vous dites. Qu'avez-vous fait, homme bizarre, durant ces huit jours qu'a duré la kermesse de Rotterdam? Rien qui en valût la peine: lu des livres, écrit des lettres et ri de la kermesse. Vous devriez savoir que la kermesse a ri devons aussi. Si vous l'aviez su! Vous avez deux jolies et charmantes nièces, joyeuses et alertes filles, de véritables saute-aux-champs. Les jeunes filles de Rotterdam sont joyeuses. Vous avez dû parcourir les boutiques avec elles; vous avez dû leur acheter toutes sortes de petites bagatelles. Les colifichets en lave sont maintenant ce qu'il y a de mieux. Vous avez dû les trouver jolies, puisque moi et d'autres les trouvons ainsi. Peut-être ne les trouverez-vous plus, l'année prochaine, dignes d'attention. Elles n'en seront pas moins ce qu'elles sont, mon ami. Il y aura alors autre chose qui nous plaira: l'affaire n'exige pas tant de gravité, et elle appartient aux plaisirs de notre vie, puis-qu'elle nous rend joyeux.

À l'heure fashionable, lorsque le beau monde se réunit, vous avez dû conduire vos nièces à la ronde et ne pas vous fâcher du tout de ce que tant de gens leur parlaient, et de ce que vous entendiez dire trop souvent que telle boutique était la plus belle. Et puis il a dû y avoir de la vie et de l'intérêt dans votre visage. Vous n'êtes pas trop grand pour cela, Augustin; personne n'est trop grand pour s'occuper de bagatelles et de petites choses. Je ne veux pas vous conseiller au même point de regarder les jeux, ou il faut que ce soient des jeux où on vous mène par le nez d'une façon grossière, une tromperie de paysan, vous savez, une très-jolie chose pour un homme qui a lu beaucoup de livres. Quant aux ménageries, vous connaissez mon opinion. Mais ce que j'ai dit contre elles a peut-être un cachet d'exagération, mon ami, lorsqu'on veut prendre à la lettre... Mais, nous ne sommes pas des valets de lettres et encore moins des héros de lettres. Vous entendez encore plus de grec, Augustin, que vous n'en connaissez. Nous pouvons bien passer par-dessus, pensé-je quand le thème est bien conçu et profondément senti, et quand une pensée attire l'autre, et nous allons ardemment et joyeusement. À ce compte, je consentirais à écrire une partie de votre philippique contre les kermesses. Rien n'est si puéril, si laid et si inhumain que de vouloir faire de l'esprit en disséquant les facéties d'un autre. Cela appartient beaucoup trop aux plaisirs désagréables de nos jours; mais je ne veux pas agir contre ma conscience et pour cela je n'ai rien à redire à votre fête des bacchantes, et à votre atmosphère empestée; mais seulement je trouve vous méprisez trop les kermesses.

La joie est une jolie chose, mon bon ami! non-seulement à goûter, mais aussi à voir. Vous devriez une fois assister à une kermesse de paysan. L'après-dinée, tout le village et les hameaux voisins sont sur jambes; cent voitures de paysans, cent paysans aux joues rouges avec des agrafes d'argent au pantalon et des boutons d'or à la cravate, qui étendent un gros gras de jambe contre l'arbre du timon, et les petites paysannes coquettement mises en vert clair et en rouge sombre avec des rubans flottants à leurs chapeaux de paille, avec tout l'or qu'elles ont à la tête et au bord de la robe, pas plus bas que les épaules. Alors on dételle et on s'assied aux longues tables étroites sous les hangars de la petite auberge: le Cerf altéré ou le Dernier Stuiver, ou on flâne le long des petites boutiques, ou on se groupe autour de petites loteries de carafes et de coupes peintes, d'étuis de bois et de fourchettes d'acier. Et puis il faut voir les mines réjouies des petits paysans avec leurs cheveux blonds et leurs dents blanches, occupés à savourer un gâteau, et fourrant leur gain dans la poche de leur pantalon, dans celle de leur pourpoint et jusque dans leur casquette; ou les petites paysannes groupées autour d'une brouette avec des anneaux d'or à un cent[1] la pièce, toutes avec une amande cassante entre les dents et des noix muscades à la main. Ce n'est là que le commencement.

Mais le soir, lorsque les fraîches filles et les mères encore florissantes sont devant le violon avec des paysans et des domestiques, et exécutent une danse pour quatre dutes:

Connaissez pas trois Écossaises?
Ne pouvez-vous donc pas danser?

et doivent s'embrasser, tandis que le joyeux musicien joue dans un coin en raclant derrière le chevalet.

Il faudrait voir cela, Augustin; cela est beaucoup plus beau que d'être blasé et philosophe, et vous verriez par là qu'on s'amuse d'autant plus à mesure qu'on est plus simple de cœur et de sens. Mais il ne faut pas y aller avec un visage de commissaire de police qui vient voir si tout va bien et conformément à l'ordre; il ne faut pas non plus ce sourire de pitié avec lequel certaines gens se l'ont faire leur portrait; vous êtes au fond beaucoup trop bon pour vous le permettre; il ne faut pas non plus prendre un air d'amabilité calculée, comme si ce devait être pour les gens présents un grand honneur que vous leur faites en venant les voir. Croyez-moi, le paysan remarque et sent par instinct ce qui est blessant pour lui et ne vous confond jamais avec ce qu'il appelle un homme commun. Non, il faut y venir avec un franc et ferme sourire sur la bouche, comme si vous vouliez faire votre partie dans la fête. Je vous promets que vous ressentirez plus de penchant pour la chose que vous ne voudriez le croire. La joie est contagieuse; mais il faut des dispositions pour cela, et l'on ne doit pas venir à une kermesse hollandaise avec une aspiration vers l'Italie, où le ciel est toujours bleu, etc., et ne pas non plus faire de pédantes remarques comme celles-ci, par exemple, qu'un paysan hollandais est d'une tout autre figure qu'un paysan normand, breton ou piémontais. C'est pourquoi, ne pensez ni à la Normandie ni à la Bretagne, ni au Piémont, mais uniquement aux Colins et aux Lubins de vaudeville avec leurs chemisettes d'une blancheur de neige, des bretelles rouges, des chapeaux sur l'oreille, garnis de précieux rubans, de fines mains, de jolis visages et de tendres sentiments. La poésie, Augustin, est partout; mais celle que l'on observe directement dans la réalité, vaut mieux que celle qui est acquise ou survient à l'improviste, comme un coup de vent. Beaucoup de gens comparent ce qu'ils trouvent h ce qu'ils lisent au lieu de comparer ce qu'ils lisent à ce qu'ils trouvent. Insensiblement et à la longue, ils se sont tellement pénétrés des impressions de livres ou de scènes sous lesquelles leur âme s'est exclusivement formée, qu'ils jureraient que c'est leur propre expérience. Pas le moins du monde; cela fait justement qu'ils n'ont jamais d'expérience personnelle, qu'ils n'en chercheront ni n'en trouveront jamais, que jamais ils ne sauront étudier ni eux-mêmes, ni leur temps, ni les hommes, et n'auront de toute chose qu'une idée négative. «Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela, comme dit maint critique en lisant le titre d'un livre: ce serait mieux comme ceci, ce serait bien comme cela, plutôt que de demander: «Qu'est-ce que c'est?» «Ce n'est pas ma belle,» dit quelque autre; et il laisse là la belle Gertrude. Mais la charmante Lisette, donc?—Pas davantage; mais la blonde Barbe, Élisabeth ... mais tout l'alphabet? Rien de tout cela. Puis-je savoir quelle est la belle de monsieur? La belle de monsieur est un idéal indécis, flottant, vague, composé de vingt diverses gravures anglaises et de cinquante lithographies de Grévedon avec cinquante descriptions de jolies actrices, ou de charmantes maîtresses, puisées dans les feuilletons et les mémoires. Il eût été mieux et plus agréable de voir le beau hollandais sur un visage hollandais, le plaisir hollandais dans le rire hollandais, le caractère hollandais dans le cœur hollandais, et la poésie hollandaise dans les formes, les situations et les faits hollandais: cela vaudrait beaucoup mieux que ces gronderies, ces chagrins, ces afféteries par lesquels on semble faire une figure, mais celle-ci manque tout à fait du véritable sens philosophique ou poétique.

Ainsi en est-il surtout de la jouissance des plaisirs. Il est bien rare, Augustin, que les choses qui ont été attachées à notre berceau telle année, tel jour à titre de plaisirs, et qui, depuis cette année et ce jour, ont été acceptées comme telles, manquent tout à fait leur destination et soient complètement impuissantes à réjouir et à rendre heureux les hommes à bonne conscience.—Pour d'autres, oui, dites-vous, mais pas pour moi! Et pourquoi pas? La faute en est à vous. C'est le bonheur des enfants de n'examiner ni rechercher s'il y a un côté chagrin à ce que l'on présente comme plaisir. Il suffit qu'ils soient satisfaits. Laisser envoler un papillon, c'est avoir du plaisir; avoir un sac plein de chiques,—plaisir; faire une promenade en voiture, un jour de vacance, assister à une veillée au lieu d'aller au lit,—plaisir. Voilà leur philosophie. Quand on devient plus vieux, on est sans cesse à examiner si telle ou telle chose, en tout ou en partie, en ce qu'elle a, de trop et de trop peu, de vrai ou d'apparent, est un plaisir, une véritable joie, une jouissance—ou si tout n'est qu'illusion. Cela ne doit pas être: c'est bon quand on est vieux. Qui vous donne, à vous et à vos égaux, le droit de tout embrouiller, et de raisonner sur les plaisirs de la jeunesse avec votre caractère d'homme mûr, comme si, à cet âge, on n'enviait pas toujours ses plaisirs au jeune homme! Voilà le malheureux homme de vingt ans,—je le sais, mon cher ami,—tout à coup trop grand pour une terre qu'il ne connaît pas, trop délicat dans ses sentiments, pour des plaisirs dont il ne fait qu'entrevoir la grossièreté; puis, il renverse la coupe rafraîchissante qui l'eût soulagé; puis il vit d'une vie retirée et poétique, fait peut-être de mauvaises escarmouches de mots vides de sens, et rimées, où il fait profession de mépriser la matière, et sur les ailes de l'aigle, de regarder le soleil en face; et toutes sortes de visions que jamais bon poëte n'a eues et, pendant ce temps-là, la vraie poésie qui est en lui, est condamnée à un sommeil de mort. Augustin, veillez-y! et acceptez cette lettre comme un petit cadeau de kermesse.

Votre affectionné,

HILDEBRAND.

1839.

[1] Monnaie qui forme la centième partie du florin, et équivaut environ à deux centimes.


VIII

LES AMIS ÉLOIGNÉS

C'est une sensation indéfinissable et un plaisir tout particulier que de revoir, après une longue séparation, un ami des pays lointains. Je l'ai goûté dans toute son intensité. Il m'est venu, tout à fait à l'improviste, un de ces amis-là, auquel j'avais dit adieu en versant beaucoup de larmes, cinq ans auparavant, et duquel j'avais eu, depuis, peu de nouvelles. C'était Antoine, de Constantinople. Respectable distance, d'ici à l'Hellespont! lecteur, et qui, je l'espère, vous remplira de respect pour nous deux; il me semble au moins que cela me rend très-intéressant, d'avoir un ami si loin, et pourtant je préférerais voir tous mes amis à l'intérieur des frontières de la bonne Hollande.

Pour dire la vérité, je mets parmi les sottises de ma jeunesse d'avoir contracté amitié si souvent avec des étrangers; maintenant que je sais par expérience à quoi m'en tenir, je conseille à quiconque a un cœur sensible dans la poitrine, de s'abstenir d'en faire autant: car tôt ou tard leur heure vient à sonner, et ils partent, l'un plus tôt, l'autre plus tard, pour les quatre coins du monde, sans rien laisser après eux qu'un souvenir de tristesse et un feuillet d'album. J'ai des amis en Angleterre, des amis au cap de Bonne-Espérance, des amis en Turquie, à Batavia, à Domérary, à Surinam! Avec quelques-uns, les plus chers, j'entretiens une correspondance régulière; mais que sont des lettres à de telles distances! Peuvent-elles nous bien éclairer sur les relations et la position de nos amis! De quelques autres, je n'ai plus rien appris, depuis la première nouvelle de leur arrivée à bon port. Je ne reverrai jamais la plupart d'entre eux; sans être morts, ils le sont pour moi. Beaucoup ne savent pas que je songe à eux avec une ardente affection; et je voudrais qu'Hildebrand fût renommé dans le monde entier et que son livre fût répandu et lu partout, pour qu'ils pussent du moins n'en pas ignorer.

Non, je n'aurais jamais dû me lier avec eux! Quels bons jeunes gens c'étaient! Comme leur société était pleine de charme, leur conversation intéressante, leurs manières affables! Quoique mes goûts fussent si bien en harmonie avec les leurs, j'aurais dû me tenir à distance! j'aurais dû mieux veiller sur mon cœur; j'aurais dû, lorsque je sentais se développer en moi le premier germe d'amitié, l'étouffer aussitôt, et lutter contre mes sentiments, comme ferait une honnête fille de menuisier, si par malheur elle se sentait amoureuse d'un prince ou d'un évêque! Je me serais bien des fois moins avancé, pour leur dire mille bonnes et cordiales paroles: car dire adieu est si pénible! je n'aurais pas si souvent follement regardé le bateau à vapeur qui démarrait, la voiture qui partait; je n'aurais pas passé tant de nuits sans dormir, écoutant avec anxiété la voix de la tempête et songeant aux amis qui étaient sur la mer,

Qui sur un bois léger sont portés sur l'abîme,
Et pour qui l'ouragan en passant sur leur tête
Imprime sur le sein de la mer écumante
Des signes redoutés qui présagent la mort.

Partout sous eux la tombe et s'ouvre et les menace;
Leur linceul se déploie et flotte devant eux;
Leur glas funèbre sonne à chaque coup de vent;
Seigneur, ils sont perdus, si vous ne les sauvez!

Je ne m'arrêterais pas si souvent, muet, dans les promenades solitaires et dans d'autres endroits où j'étais accoutumé de voir avec moi un homme qui aujourd'hui est loin, bien loin, et qui ne reviendra jamais! Cette pensée jette un nuage sur la beauté de ces lieux.

Cependant je ne puis assez louer ma mémoire pour les services qu'elle me rend au point de vue de mes amis éloignés. Non-seulement elle rappelle à mon esprit tour à tour leurs noms et leurs images avec une scrupuleuse précision, mais elle ramène aussi mille petites scènes éloignées sur la toile de la camera obscura de la pensée. L'heure du départ de chacun d'eux, surtout, est devant moi avec toutes ses particularités; les larmes, la main tendue, la lèvre tremblante, le sourire contraint, les dernières paroles, le mouchoir se déployant au loin, le dernier regard avant de disparaître, et la disparition totale. Je sens encore tout cela: et alors je revois autour de moi les visages indifférents de ceux que ce départ, auquel ils assistaient, a laissés impassibles; et je sens de nouveau l'émotion qu'on éprouve, après avoir dit le dernier adieu, à suivre d'un œil fixe celui qui s'éloigne, et à rentrer dans le monde des affaires, au milieu de la foule de la rue, à la maison, en présence de visages qui semblent vous dire: «Qu'est-ce que cela me fait?» d'une société où chacun a ses amis à lui et suit son propre chemin! Digne B..., toi qui aujourd'hui, à l'angle méridional de l'Afrique, tâtes le pouls à trois races différentes, et qui, à ce que j'apprends, as déjà fêté le mariage de la fille de ta femme (car tu as épousé une très-jeune veuve avec trois charmants enfants, et, dans le pays où tu es, les filles se marient à quatorze ans), le spectacle entier de ton départ de Leyde est encore sous mes yeux, lorsqu'il y a quatre ans, au mois de juin, tu devais mettre à la voile avec le Colombo.

Il était dix heures du matin lorsque vint la grande voiture qui devait te conduire à Rotterdam.

Je vois encore vos chambres dans cet état de désordre irréparable du départ d'une personne qui emporte tous ses meubles et tout ce qui garnit sa maison. Le parquet est couvert de malles, de paniers à cadenas, de valises. Ici, c'est la nourrice qui habille la chère petite Wilhelmine, à peine, éveillée, qui, étonnée d'être troublée si tôt dans son repos, promène autour d'elle ses petits yeux bruns encore pesants de sommeil; là, c'est votre femme arrangeant devant la glace sa magnifique chevelure; et plus loin, vous-même agenouillé devant un petit sac de toilette qui se trouve sur un coffre, et faisant votre barbe; puis c'est petit Jean (comme il doit être devenu grand!), tout habillé et prêt beaucoup trop tôt, avec un sabre en fer-blanc, une giberne en papier, un fusil de bois au bras (les enfants font tout en riant), prêt pour le grand voyage. Mimi et Jeannette (c'est sans doute elle qui est mariée?) tiennent doucement votre petit Louis; notre ami F. (il est mort, l'excellent garçon!), toujours haletant, suant, s'évertuant au travail pénible de transporter les bagages, et votre meilleur ami, Bram, qui avait perdu la moitié de sa gaieté ordinaire, et qui vous accompagna jusqu'à Rotterdam. Je vois encore toutes ces caisses ouvertes, et sur les planches ça et là quelques objets de trop peu de valeur pour être emportés, une cafetière, une écuelle et un plat fêlés, une vieille poupée, un mouton mutilé, sur trois pattes; là, une paire de pantoufles; plus loin, une boucle; ailleurs, un tambour brisé de Jean; au portemanteau, un vieux pantalon qui fut le vôtre, et dans un coin, le masque que vous aviez porté à la mascarade, à Berlin, et que Bram prit, en voiture, pour entretenir la gaieté des enfants. Un sofa couvert de manteaux, de chapeaux, d'habits. La confusion, le mouvement et l'agitation qui régnaient dans cette chambre nous distrayaient de notre émotion; mais, lorsque vous fûtes tous en voiture, et derrière le voiturier qui ne comprenait pas que vous alliez au Cap, et que vous partîtes avec votre chère femme et vos chers enfants,—alors mon cœur devint tout gros; je restai longtemps encore plongé dans mes pensées, après que la voiture eût disparu à mes yeux, et, lorsque je les promenai autour de moi, je pris très-mal que les maçons, une grosse pipe à la bouche, allassent à leur ouvrage, et que les laitières sonnassent partout avec le plus grand sang-froid, et que les chariots commençassent à circuler; mais partout, partout c'était la kermesse, et partout des boutiques. Pourquoi ne revenez-vous pas aussi vous, comme Antoine?


Le père d'Antoine est Italien d'origine, mais naturalisé hollandais, et occupe un haut rang à notre ambassade auprès de la Porte. Comme tel, il réside depuis longues années à Péra. Antoine était venu enfant à Marseille et y a reçu sa première éducation. Encore enfant, il fut placé dans un pensionnat de ma ville natale; et nous apprîmes à nous connaître dans l'heureuse période de quatorze à dix-sept ans et nous nous vouâmes réciproquement une fidèle et chaude amitié de jeunesse. La jeunesse n'est vraiment pas mauvaise pour l'amitié, car il est bien connu que celle-ci aime le bonheur. Oui, je serais tenté de regarder ce temps comme un des plus favorables pour l'éclosion d'une sympathie mutuelle. La dernière jeunesse peut être encore désintéressée et aussi indépendante des distinctions sociales de rang, d'état, et de bien d'autres, mais elle est déjà trop réfléchie. On se connaît alors trop bien, de trop près, on a trop vu l'homme intérieur. Un jeune homme est tout à l'extérieur. On a appris plus tard à se rendre compte de son affection, à l'étudier, à l'examiner, à la soupçonner; on a aussi tant de besoins moraux et on exige tant d'un ami! On l'aime plus prudemment, on s'ennuie l'un l'autre plus vite, on se refroidit plus facilement, on se blesse plus tôt. Les adolescents ne connaissent rien de tout cela. Le titre de bon garçon suffit pour donner droit à celui de bon ami, et on ne demande pas d'autre sympathie, sinon que tous deux aillent volontiers se promener, allumer bravement un feu d'artifice, se baigner, et, quand ils sont plus âgés, être habiles à rencontrer les demoiselles d'un pensionnat et à ne pas bien faire les thèmes latins. Tout le but de la sympathie réciproque est atteint quand on s'amuse bien de concert et qu'on goûte sans trouble les jouissances d'une bonne entente. Et, si cette bonne entente est parfois brisée par une petite jalousie ou une petite infidélité, il y a toujours des deux côtés deux poings pour frapper, deux pieds pour délier les jambes; et puis tout est fini, on continue à naviguer tous deux de conserve, à fumer tranquillement son cigare, et on montre les poings et on délie les jambes à quiconque conteste la sincérité de votre réconciliation. Voilà l'amitié de cette époque de la vie.

Antoine et moi, nous nous entendions à merveille, surtout quand, par exemple, nous étions amoureux tous deux de la même jeune fille, situation dans laquelle nous nous sommes trouvés très-souvent. Nous recherchions alors à l'envi les marques de sympathie de notre belle, et ne trouvions rien de plus amusant que d'être à la fois rivaux et confidents.

Vous auriez voulu nous voir, lecteur, lorsque nous étions occupés tous deux dans nos promenades à graver le même nom sur un arbre, ou que nous arrêtions le plan d'écrire une tendre lettre d'amour. Je me rappelle encore très-bien la particularité qu'à une kermesse de village nous nous fîmes tirer notre horoscope, et que tous deux nous reconnûmes absolument le portrait de notre épouse future, bien que nous fussions nés sous des planètes différentes et que la sonnette lui annonçât quatorze enfants et à moi onze seulement. Dans le tableau qui me fut tracé de ma destinée future, il y avait: «qu'une voilure me menacerait d'un malheur dont je serais préservé par un bon ami,» et j'aurais juré dès lors que ce bon ami n'était autre que mon Antoine aux boucles noires. Et cependant, par quelle distance nous voilà séparés! Et quelle possibilité y a-t-il que, si jamais je me trouve en contact avec des voitures, ce soit son bras fidèle qui me sauve? Oh! quand nous y regardons de près, comme nous devons souvent changer le personnel qui intervient dans nos rêves, nos perspectives à longue distance et nos châteaux en Espagne! comme nous devons fréquemment y renoncer et couvrir de nuages la scène de notre avenir, avec ceux qui dans nos rêveries se sont trouvés si souvent en d'étroites relations avec nous que sans eux nous ne pouvions comprendre notre avenir, et comme dans le spectacle de notre vie tel où tel rôle était attribué à une autre personne qu'à celle à laquelle nous avions pensé! Alors seulement nous remarquions bien de quelle façon merveilleuse l'urne du sort est agitée, et avec quelle mobilité toujours nouvelle se meuvent les rouages de la société; et quand nous nous abandonnions à nos rêveries et à nos prévisions de l'avenir, à quelles futilités ne nous abandonnions-nous pas, comme de nous faire tirer notre horoscope, de sonner la sonnette, et de regarder de la lunette l'image de notre chère bien-aimée!


Revenons à Antoine. Il était destiné au commerce, et dès que son éducation préparatoire fut achevée, il fut envoyé à Anvers pour l'étudier. Ce fut là notre première séparation, mais adoucie par la prévision que je le reverrais parfois, et qu'un jour il choisirait Amsterdam pour son domicile. Les événements de 1830 le chassèrent de la ville de l'Escaut, et je le vis un beau soir arriver dans la maison de mon père, après avoir fui les murs menacés. Il me parut alors très-intéressant, surtout lorsque je pensais qu'il avait laissé derrière lui tout ce qu'il possédait, y compris une chemise de nuit que je lui avais prêtée, il y avait quelque temps, ce qui me parut très-aventureux et très-romanesque. J'étais cependant contrarié qu'il n'eût pas reçu une balle morte ou une honorable blessure. Peu de temps après, il fut mandé à Constantinople par son père. Il partit avec beaucoup de répugnance. Il était attaché à la Hollande. Il ne connaissait pas son pays; il ne se souvenait pas de son père: sa mère était morte, et au lieu d'elle il trouverait une belle-mère à peine plus âgée que lui. Il partit en 1831, et nous nous fîmes de tristes adieux. Je lui donnai Un plan de ma ville natale, où il avait marqué de points rouges tous les endroits pour lesquels il se sentait quelque sympathie. Il l'a fidèlement conservé comme souvenir. Je lui adressai une lettre à Marseille, et bientôt j'en reçus une de lui de Stamboul, laquelle, à ma grande joie, était percée de plusieurs trous et répandait une forte odeur de vinaigre. Il avait fait en vingt-sept jours le trajet de Marseille à Constantinople. La peste et le choléra y commençaient leurs ravages à son arrivée; Péra venait d'être brûlé et la maison de son père avait été réduite en cendrés. Eh apprenant cette nouvelle, il se rendit à ce faubourg extérieur. Personne ne l'avait reconnu. Il s'était présenté à son père lui-même comme un ami de son plus jeune fils qu'il était lui-même, et dont il apportait des nouvelles. Il était naturellement très-bien renseigné. À table, il fut mis à la place d'honneur, à côté de sa belle-mère. Ses sœurs étaient là, et son père trouva qu'il était un peu familier avec elles pour un étranger. Au dessert, il s'était fait connaître par un toast mêlé de larmes. Il ne me faisait pas un tableau fort séduisant du pays: c'était beaucoup trop beau pour les Turcs; les Français étaient fiers et hautains; les filles paresseuses et pas plus jolies qu'ailleurs, grossières, et ne parlant que de cuisine; sacrifiant de temps en temps à l'amour, et abandonnant leurs enfants dans la rue. Il regrettait la Hollande et ses amis. Je le consolai par une lettre qu'il n'a jamais reçue, et notre correspondance en resta là. Tout à coup, au bout de cinq ans, il se retrouva devant moi le même et cependant tout autre. Il avait visité la Russie, l'Allemagne, la France, la Belgique et l'Angleterre aussi bien que le Levant, mais il était resté Antoine; son visage et son caractère n'avaient pas changé. Italien de naissance, Turc de patrie, Français de langage, Hollandais par l'éducation, catholique par la foi, et bon garçon par le cœur. Mais comme il était devenu riche en vues nouvelles, en connaissances, en cosmopolitisme, en découvertes! Il parlait à demi français, à demi hollandais, comme jadis, puis toutes les langues des pays qu'il avait visités. Nous nous entretenions le plus souvent en anglais et en français, car il n'avait pas bien retenu son hollandais, et puis il avait à dire tant de choses auxquelles on n'a jamais pensé en hollandais! Son vocabulaire hollandais n'était pas plus riche que celui d'un jeune homme de dix-sept ans. Il en avait vingt-deux. Il s'était assis aux côtés de pachas turcs et avait fait la cour à des princesses russes; il avait de l'huile de roses, des bijoux, de l'opium et des pastilles achetés à un juif polonais; il avait dansé avec des comtesses allemandes, joué avec d'incroyables français et porté des toasts dans la compagnie de gros lords anglais; il avait parcouru les mers, volé sur les chemins de fer, par le chaud et le froid, fait des quarantaines, comme l'amour, évité la peste et vu la mort en face; mais je le trouvais tout à fait le même, assis dans le pavillon de notre jardin; même cordialité, même bon vouloir, même urbanité, même amitié que lorsque j'avais écrit cinq ans auparavant dans son album:

Pas de grands mots ici, pas de serments jurés,
Car ils sont superflus, du moins pour la plupart;
Mettons mon nom tout seul à cette place à part,
Il te rappellera notre sainte amitié.

À peine arrivé en Hollande, il s'était hâté de gagner la ville que j'habitais, qu'il nommait le paradis de sa jeunesse, et il s'empressa de rendre visite à son vieil ami Hildebrand. Je le possédai pendant deux jours.


Je ne sais si vous avez éprouvé l'état dans lequel vous met une semblable rencontre. D'abord on a une attitude très-sotte; on fait une étrange figure. On vole avec une joie naïve dans les bras l'un de l'autre; mais on a terriblement peur d'être théâtral, et on ne se contente pas soi-même de cordialité. Les femmes sont dans un pareil moment, plus naturelles, et s'abandonnent davantage à leur sentiment. Elles crient, suspendues au cou l'une de l'autre: c'est bien chez nous, si cela va jusqu'à une larme qui encore veut se cacher derrière un sourire. Ah! quels que nous soyions, et quelle que soit la quantité, lait ou sang qui coule dans nos veines, nous sommes toujours dans une certaine mesure sous l'influence de ceux qui sont plus passionnés que nous, et nous avons beaucoup moins peur de paraître insensibles que ridicules. Ainsi nous comprimons souvent nos ardents sentiments dans la cuirasse de la force, où nous tremblons et frissonnons, et cachons les plus doux traits de notre tendresse sous un dur ricanement, afin d'être avant tout roides et comme insensibles. Lâches! n'allez pas trop loin avec cette hypocrisie! Dieu nous en demandera compte aussi, de même que du sentiment que nous aurons renié, et aussi des larmes que nous aurons étouffées par couardise.

Quant à nous, nous étions seuls, et j'en connais qui nous auraient traités d'enfants; et pourtant je ne me plaisais pas à moi-même. Et lorsque la première poignée de main et les premières salutions furent échangées, nous nous trouvâmes le nez devant une montagne de joie, devant une montagne d'admiration, chacun avec une montagne de communications derrière nous, et toute une chaîne de montagnes de questions à droite et à gauche, et tellement paralysés et empêchés de tous côtés que nous ne pouvions remuer une nageoire! C'eût été pour un froid spectateur un spectacle comique, que de remarquer comme nous tâtonnions maladroitement dans ce chaos confus du passé, pour nous remettre mutuellement sous les yeux le tempus actum; comme nous ouvrions et fermions maladroitement les livres des révélations pour en donner une idée; comme nous éprouvions souvent le besoin de raconter et de demander quelque chose sans le savoir! Qu'était-ce donc, vraiment? et quelles niaiseries nous nous jetions à la tête! Toujours est-il que je sentais un vif mécontentement du peu de chose que j'estimai d'abord valoir la peine d'être raconté, preuve évidente de l'insignifiance des événements de la vie humaine, qui, lorsqu'ils sont passés, n'ont souvent pas plus d'intérêt que les colonnes d'un vieux journal.

Mais insensiblement la lumière se fit dans ce chaos, et tout s'ordonna peu à peu. Le besoin de faire des récits, de confesser des expériences, et de nous étonner à l'envi cessa. Le cœur et le souvenir firent régulièrement leurs fonctions, et l'état anormal dans lequel nous nous trouvions se détendit. Rarement j'ai goûté d'heures plus douces que celles qui s'écoulèrent tandis que nous déroulions loyalement le cours de notre vie, et que nous faisions la magnifique découverte qu'après un long espace de temps et une expérience de plusieurs années, nous trouvions toujours une grande ressemblance entre nos principes et nos sentiments, et que nous étions restés les mêmes.

Et, en effet, il dut se souvenir souvent de moi, car il n'avait rien oublié. Il savait rappeler toutes sortes de riens, de petites circonstances qu'il n'eût pas retenues s'il ne m'eût pas tant aimé. La mémoire des petits plaisirs que nous avons savourés (et même des grands) est souvent gâtée, détruite et gaspillée dans le tourbillon de nos distractions, de nos occupations, de nos études. Le feu de nos passions les consume dans notre cœur, ou la glace de notre retenue les éteint; le monde les emporte sur le flot sans repos des émotions et des expériences, ou notre légèreté, notre orgueil et ce que nous nommons en nous la croissance, les anéantit et les dissipe, tandis que nous savourons le baume et le goût exquis de notre amour.


Le jour suivant fut particulièrement consacré aux joies du souvenir. Nous allâmes nous promener. Nous avions goûté en plein air la plupart de nos plaisirs; nous nous étions égarés au bord des clairs ruisseaux, des profondes forêts, et surtout sur les dunes brillantes. Et ces scènes n'avaient pas subi le moindre changement. Nous arrivions bien ici et là, et nous n'y retrouvions plus les choses comme autrefois: ici, nous ne reconnaissions plus un plan qui était changé; là, nous ne retrouvions plus un pont sur lequel nous nous étions assis en balançant nos jambes au-dessus de l'eau, ou un bois abattu par la hache, avec les noms de nos belles sur tous les arbres,—et quelle désagréable déception! J'avais presque honte de mes compatriotes qui y avaient apporté ce changement. Et cependant je veux parier que mon ami eût été moins satisfait s'il eût trouvé tout dans l'état où il l'avait laissé. Car certainement il l'aurait, même dans ce cas, trouvé autrement qu'il ne se l'était imaginé. Nous autres, hommes, nous ne pensons pas en notre absence aux choses que nous avons laissées loin de nous, d'une façon si stéréotypique, et, surtout si nous réfléchissons que nous-mêmes sommes fort mobiles et enclins à changer, portés à abattre et à réédifier. Il y a aussi quelque chose de répugnant pour notre nature à ce que tous les lieux, les monuments, les choses en général, ne restent pas parfaitement comme elles étaient, lorsque nous sommes absents ou loin d'elles, et cela excite en nous une indignation peut-être hors de propos, qui me s'applique ni à l'existence ni à l'absence des choses, et qui est beaucoup plus constante et mieux affermie que nous-mêmes; une indignation qui ne ressemble pas mal à celle qui s'empare plus ou moins d'un cercle d'amis devant un convive aviné.

S'il est de mes amis lointains qui lisent ceci et ne le croient pas, je ne sais rien de mieux pour eux que de venir s'en convaincre.

Qu'en est-il au fond de leur cœur? Je l'ignore; mais j'erre souvent en esprit et en réalité, et je visite les places que nous avons vues ensemble et me rappelle maintes heures fortunées, maints entretiens intimes, maint aveu brûlant et mainte confession déclarée. Je parle de ceux que j'ai connus, et je voudrais éveiller chez tous ceux qui me sont chers l'envie de les connaître; je feuillette leurs livres favoris et je reconnais les pages que nous lisions ensemble, dont plusieurs me rappellent des particularités qui ne sont pas sur le papier; je retrouve ainsi de petits souvenirs qui sont pour moi d'une haute valeur; je cherche leurs noms dans mon carnet. Ma pensée les réunit tous dans un éternel lien. Frères, nous sommes éparpillés bien loin les uns des autres dans le monde; des montagnes et des mers nous séparent et continueront de nous séparer, mais il y en a un seul d'entre vous que je voudrais revoir dans la joie de mon âme; pour les autres, j'ai abandonné ce doux espoir. Chacun de nous a sa propre carrière devant soi, et ceux qui lui sont chers autour de lui, et maint nouvel ami qui a pris la place des anciens; et au-dessus de nous tous, à l'orient et à l'occident, au nord et au sud, s'étend la voûte du même ciel et veille la même Providence. Je bénis chacun de vous. Souvenez-vous de moi!


IX

L'HIVER À LA CAMPAGNE.

Parmi les choses qu'on a coutume de s'affirmer à soi-même, sas y trop avoir réfléchi, se range entre-autres l'opinion que l'hiver à la campagne est très-désagréable, tandis que l'été est tout félicité. Des gens qui ne peuvent pas vivre sans opéra, sans concerts et sans soirées; des hommes qui ont besoin de voir la société tous les jours; des femmes qui ne sont pas heureuses si elles ne peuvent faire grande toilette, du moins une fois par semaine, peuvent se mettre cela dans l'idée; mais les esprits calmes, qui n'ont que par exception les plaisirs du monde et qui ont su restreindre le cercle de leurs plaisirs, que la leçon leur ait été faite avec douceur ou avec sévérité, trouvent le temps froid non moins agréable que la chaude saison;—oui, croyez-moi, quand je vous dis que, dans une tranquille campagne, l'hiver semble infiniment plus court qu'à la ville avec toutes ses ressources. Mais comme il fait, avec son préambule et sa suite de sombres jours, une grande et longue saison de l'année, on doit chercher toutes sortes de moyens passagers pour l'abréger et en sortir sans trop d'ennuis. À la campagne, au contraire, ce n'est que le rapide passage d'un long automne à un précoce printemps. Comme il est court le temps qui s'écoule entre la dernière feuille du chêne et l'épanouissement du premier bourgeon du châtaignier! Lorsque deux jours sur sept il fait un grand vent, qu'il pleut et grêle pendant deux autres jours, les gens de la ville restent dans leurs murs, même pendant les trois derniers jours de la semaine, pendant lesquels le soleil traverse les nuages, et jette de charmantes lueurs sur la nature languissante; car le matin quand ils ont quitté leur lit, jusqu'à midi, ils ont vu un nuage et ne savent pas que le beau temps suit ordinairement l'automne, et le sussent-ils, ils ne peuvent plus sortir, ils ne peuvent plus compter sur le temps; ils n'osent pas sortir sans le parapluie, et toutefois, ne veulent pas de ce compagnon incommode; le surtout, qui leur serait nécessaire, pèse trop à leurs épaules; ils se répètent l'un à l'autre l'observation usée que ce temps est pire qu'un froid fixe, et qu'ils désireraient un petit feu contre l'humidité, qu'ils souffleraient très-bien si on était seulement au mois de novembre. On est à la mi-octobre, et leur hiver est formellement commencé.

Avec novembre, vient le petit feu, viennent les lattes contre l'humidité, avec les peaux de mouton, les longues soirées, les rues boueuses et le froid peu favorable à la dévotion dans les grandes églises; il faut se surcharger de toutes sortes de vêtements préservatifs de dessus. Puis vient décembre avec les boas et les manchons, les almanachs et l'aurore et le crépuscule en lutte éternelle, et saint Nicolas; c'est le temps où il fait toujours mauvais pour sortir, dans la crainte d'une bourrasque imprévue de neige, qui gâte en un jour vingt chapeaux de dames; et les petites gelées de nuit qui font trembler, non de froid mais de peur. La fête de Noël, célébrée à la campagne d'une manière si charmante et si respectueuse, et se rattachant si harmonieusement au silence paisible qui la précède et qui la suit, donne à la ville le signal d'une agitation et de fêtes de toutes sortes; et après le glacial jour du nouvel an où des centaines d'individus sont gelés, un respectable père de famille est accablé de programmes de concert, qui lui fait contempler avec un serrement de cœur les têtes de ses filles très-désireuses de sortir; et il se fait dans la ville un bavardage et un mouvement de parties de dames, de comédies, de soirées musicales, de soirées littéraires et d'autres soirées encore, qui ne sont pas telle ou telle chose déterminée, mais qui sont extraordinairement roides, ennuyeuses et, disons plus, affreuses. Et l'on se rassasie si bien des plaisirs de l'hiver, qu'au bout de quatre semaines on en a assez. Ajoutez encore que règnent le froid et la misère, la glace dans les fossés et la mendicité sur les écluses. Pendant deux longs mois, chaque matin on consulte le thermomètre et on compte en murmurant le nombre des jours d'hiver. Et avant qu'on n'ose mettre le nez à la porte, il faut que les arbres soient verts; pour qu'on fût content de sa petite promenade, il faudrait au moins être au cœur de mai. C'est donc un hiver qui dure de la mi-octobre jusqu'au mois de mai. Et alors l'homme de la ville qui arrive aux champs, éprouve une surprise telle que s'il s'était fait une soudaine décoration; car il n'a rien vu de tous les préparatifs d'éveil de la nature; il ne l'a pas contemplée dans la marche lente de ses progrès. Il lui a manqué la joie que l'homme de la campagne a savourée lorsque sa première poule a pondu, et que ses perce-neige ont apparu toutes nues sortant du sol durci. Il n'a pas vu partir les oies et les sansonnets, les pinsons disparaître, et trois jours avant que lèvent ne vînt du sud, le fermier de son jardin lui avait prédit la chose.

Celui qui a une campagne et qui est forcé d'y passer l'hiver, ou est assez sage pour le faire sans contrainte, se lève avec le soleil. L'heure est assez favorable, car le soleil lui-même, dans cette saison, n'est pas fort matinal. Mais ne nous en faisons pas accroire mutuellement: citadin et campagnard sont du même avis, et pour tous deux le moment du lever est la grosse affaire de la journée; car le lit est chaud, la chambre froide, l'homme paresseux; de plus, l'eau peut être gelée dans l'aiguière, et le penchant à se retourner encore une fois est inné à notre race. Mais a-t-on une fois triomphé, alors on a du moins à la campagne la satisfaction personnelle de voir réellement le soleil, tandis que les messieurs et les dames de la ville sont condamnés à lire toujours ce gigantesque mot MANUFACTURE sur la façade de leur vis-à-vis, ou le nom moins agaçant fourniture de bureau; et si ce vis-à-vis est un hôtelier, vous avez tout au plus la chance de contempler l'image dorée du flambeau du ciel, avec des rayons gros comme le pouce et des yeux louches. Que vous êtes à plaindre si vous demeurez non loin d'un fossé d'où vous ne voyez que de la glace noire avec des tas de cendres et d'ordures, précisément jetés dehors pour votre récréation au moment où vous quittez votre couche! Que vous êtes à plaindre encore si vous habitez une chambre de derrière, et que votre vue se borne à un étroit jardin qui est dominé par les murs sombres de hauts magasins dont toutes les fenêtres sont fermées et condamnées! Mais venez à cette fenêtre qui s'ouvre à l'orient, regardez cette prairie que le givre semble couvrir d'une couche de plumes grises, l'horizon couleur de cuivre, avec ce disque d'un rouge de sang, à demi levé, à demi couché encore, qui, si nous étions à la fête de Noël, jetterait sur la neige un reflet rouge, mille fois plus beau que les plus beaux feux du Bengale sur les héros chanteurs du cinquième acte d'un opéra, ou sur les collines de toile d'un ballet. Ou bien, regardez par cette autre fenêtre qui donne sur le couchant, et voyez ces verts sapins enveloppés d'un voile léger et scintillant, et la foule majestueuse des vénérables hêtres dépouillés de leurs feuilles (une tête chauve est toujours respectable!). Là, derrière la cime cachée dans un nuage, vous voyez ce pin dont le tronc est arrosé par des gouttelettes résineuses; ceux-là auront aussi à Noël leur éclatant manteau de neige, espérons-le. Tout cela est beau, dites-vous, mon cher lecteur, mais on ne peut pas, durant toute la journée, regarder le soleil et les arbres. Que fait l'homme de la campagne? De quoi s'occupe-t-il? Comment s'amuse-t-il?

C'est le mois de décembre; son bois doit être abattu, et il fait la ronde avec son surveillant, pour désigner les arbres qui doivent tomber sous la hache, et quel bois taillis a atteint l'âge d'être coupé. La chasse n'est pas encore fermée, et il charge son fusil avec du gros plomb en guise de plomb fin, car le lièvre a pris, comme vous, sa pelisse d'hiver; et lorsqu'il a porté jusqu'à la nuit la carnassière sur l'épaule droite, le sac à dragées sur l'épaule gauche, et le fusil à la main, et que de plus il rapporte une couple de lièvres et autant de bécasses de bois pour les amis de la ville, au souper, il mange comme un loup, et aussi bien que vous, monsieur, bien que le poêle de votre comptoir brûle encore et que vous vous soyez tant animé à la Bourse! Le soir, il est beaucoup trop fatigué, pour s'ennuyer, il se met à l'aise dans sa robe de chambre et ses pantoufles, et songe à la peine qu'il a eue avec le lièvre qu'il a blessé à la patte et qui criait comme un enfant, le lièvre qu'il jette dans la chambre et qui gît là, roide mort; puis, il songe à cet autre dont il a vu voler les poils, qui a fait culbute sur la tête, a repris ses jambes à son cou pour aller mourir dans quelque coin inconnu; ou bien, s'élançant sur le char des hypothèses, il se demande où est allé celui qui s'est levé dans la plaine et où se sont abattues les bécasses sur lesquelles son fusil a raté. Sa famille et ses voisins, rassemblés autour du foyer, écoutent avec intérêt les vieilles histoires de chasse, des trois poulets et des deux canards tués d'un seul coup. Les paysans ne viennent-ils pas aussi payer et expliquer leurs affaires domestiques? Le dominé ne vient-il pas faire une partie d'échecs? Et n'écrivez-vous pas vous-même, dans les murs de la ville, assez de livres pour lui? Et ne reçoit-il pas deux fois par semaine tout un paquet de journaux, où il lit, à sa grande édification, les visites des rois et des princesses dans la capitale? les tabliers de diamants et les toilettes d'or des acteurs qui excellent dans leur nouveau rôle; le nom des grands, plus grands, infiniment grands virtuoses; des salles combles à étouffer? n'y voit-il pas les brillantes coiffures de femmes, les plaisirs artistiques qui ne trompent pas; le plombage de dents creuses dont il n'a pas besoin; de la source de vie à un florin vingt-cinq cent. la boîte qu'il trouve encore à meilleur marché à la campagne; puis les chicanes et les querelles de ceux qui écrivent des livres, sorte de péché dont il est bien innocent; le jeu du violon auquel il se livre uniquement pour son propre plaisir; les attestations des rédacteurs, par lesquelles il juge qu'ils n'ont pas coutume d'agir ainsi; ce qu'il peut remarquer lui-même dans ce tas de journaux qu'il a devant lui?

Il a aussi ses jours de fête. Ce sera, par exemple, le lundi perdu, un jour où, chez vous, à la ville, les ouvriers imprimeurs courent les portes en mendiant honnêtement; dernier appel à une générosité qui a déjà dû pourvoir auparavant à l'avidité des domestiques, des sacristains, des placeurs de poêles, des allumeurs de lanternes, des éteigneurs d'incendie, des veilleurs des tours, des garçons de la société tot Nut Van Allgermeen, et de Dieu sait qui encore. Nous ne connaissons ici personne dans ce genre que le garde forestier, qui vient nous offrir son almanach vert, et auquel nous recommandons à nouveau, dans cette occasion, les voleurs de bois. Car, pour dire la vérité, ce sont avec les innombrables corneilles, nos seuls malheurs de l'hiver. Mais je voulais parler du lundi perdu. Nous avons, par exemple, ce jour-là, la grande vente de bois, une solennité publique infiniment plus amusante qu'une grande parade; vous pouvez m'en croire.

Venez voir à dix heures, dix heures et demie! Alors les paysans arrivent par troupes à travers le bois; un paysan connaisseur n'a pas, sauf pour la foire aux fromages, plus de hâte pour arriver de façon à avoir une bonne place. Peu à peu, ils s'approchent tous, l'un les mains derrière le dos, l'autre les mains dans les poches de son habit, de l'endroit où se trouvent les parcs et les arbres de haute futaie qui sont désignés à la mort par une blessure de hache et un numéro, et l'on recherche, des premiers aux derniers, les numéros; chacun des acheteurs cache son plan, son envie d'acheter et son intérêt calculé, sous le plus complet laconisme.

—Ainsi, Gaspard, dit l'un, vous voudriez aussi avoir un lot?

—Mon Dieu oui, je viens un peu voir.

—Maintenant,—les paysans commencent presque toutes leurs phrases par ce mot,—maintenant, il y a là-bas beaucoup de beaux parcs, mais il y a aussi une partie de fins acheteurs.

—Oui, dit un autre qui a envie d'acheter plusieurs lots, et avant que je ne les aie à la maison...

—Ainsi, Jean Splitter, une couple de nouvelles chaumières, dit un autre propriétaire de ce nom qui a envie d'acheter un parc dont il prend note; cela va commencer. Jean Splitter va faire enchérir tout.

—Un beau petit temps, remarque un cinquième, qui est surpris à regarder un hêtre dont il évalue le rapport, un très-beau temps; mais il y a encore beaucoup de vent en l'air; j'aimerais mieux qu'il fit un peu sec.

—Cela devrait être, frère, dit un petit vieux paysan en allumant sa pipe et en remplissant à l'instant l'air de nuages à la forte odeur.

—Il y a aussi des marchands de la ville, à ce que je vois, dit un pauvre paysan qui craint que ces citadins ne l'empêchent d'acheter.

—Voyez-les avec leurs bottes fines, dit un jeune garçon a cravate rouge de sang, qui prend mieux son parti de la présence des gens de la ville; ainsi, boulanger, vous voudriez faire un bon coup?

Le boulanger fait une figure embarrassée, et fait semblant de ne pas avoir entendu; mais il réfléchit, tire sa tabatière, prend sa prise avec une vraie gloutonnerie de boulanger, et répond;

—Oui, je voudrais bien avoir ma petite part.

Sur ces entrefaites, le propriétaire est, avec les fils de la maison et le maître du bien, près d'un foyer où se brûle un bloc de bois de la grosseur d'une côte de bœuf; c'est un arbre de l'année dernière et qui a tellement profité au maître du bois, qu'il a regagné son argent avec le menu bois, et que le tronc lui est resté pour rien. Là est aussi le secrétaire de la commune avec son bâton d'épine, des mitaines vertes, une tête grise, et un employé de la ville qui va acheter une partie considérable du bois. Une petite conversation, une tasse de café; puis l'encan s'ouvre et on se rassemble autour du numéro un.

En ce moment, les conditions de la vente sont lues avec de terribles menaces contre ceux qui n'auraient pas payé comptant dans les six semaines, ne fermeraient pas convenablement les trous, et lors de l'arpentage amèneraient des chiens dans le bois; menaces qui, à défaut de moyens de contrainte, n'ont que la force de prières bienveillantes. Alors commencent la presse et l'agitation. Plusieurs achètent au commencement, parce que cela sera meilleur marché; plusieurs diffèrent leurs enchères dans l'espoir que la plupart des gens se retireront tout doucement et que les meilleurs marchés se feront à la fin. Le secrétaire fait de son mieux pour vendre au plus cher, et en même temps pour mettre les acheteurs, autant que possible, à même de débourser sur-le-champ te moins d'argent. On échange toutes sortes de gentillesses, et d'autant plus à mesure que les abatteurs de bois circulent plus gaiement avec le baril, et que les petites boutiques établies partout dans le bois taillis ont plus à faire.

—Avez-vous conservé votre argent? dit le secrétaire avec une admiration peu dissimulée pour la parcelle de terrain qu'il touche avec l'extrémité de sa baguette. Mes amis, quels arbres! Vous pouvez en faire du feu pendant deux ans! Combien pour ce parc? Qui met à prix sur douze florins? Ah! vous voulez en donner six! vous voulez plaisanter, mes enfants! Il vous les faudrait pour trois...

—Haussez donc, dit un instant après le même magistrat à un paysan qui semble disposé à enchérir et qui, dès qu'on lui adresse la parole, s'enfuit comme s'il craignait qu'on ne s'en fit son plastron; voyons, Jeannot, haussez pour Jean le marchand de bois. C'est une honte, Jeannot!

—Voyons, celui qui aura ce lot en aura cinq avec lui, plus un gâteau de la boutique et la bouteille par-dessus le marché, dit-il en plaisantant et en s'approchant d'une parcelle où une joyeuse vivandière, couverte d'un épais manteau, est en train de se chauffer les mains au petit pot à feu où les paysans viennent allumer leurs pipes; j'en donne moi-même sept florins, sept un quart, et trois quarte... Bon! une fois, deux fois, personne de plus que huit florins pour cette jolie femme? Huit et demie!—Bah! Antoine, n'avez-vous pas assez d'une femme, mon brave? Huit et demie! neuf ... pouvez-vous donner l'eau-de-vie, compère? Encore un quart, une demie; neuf et demie; une fois, deux fois, trois fois; je vous félicite; c'est un beau lot, compère! Quel est votre nom?

—Jean van Schoten.

—Vous vous appelez Jean van Schoten? Vous n'avez donc pas de bois chez vous, compère? Et se tournant vers le maître du bois, il dit;

—Est-ce fait, maître? Que devons-nous décider? Après cette pièce-là, le morceau qui touche à le terre de Simon, n'est-ce pas? Approchez, enfants: que dira Simon, si nous tombons tous là-dessus, toute une bande, comme sur des pannekoeks? La femme pourra cuire à la maison pendant cinq jours.—Allons, mais procédons bien en besogne. Numéro cent et trente; qui en donne cent trente et un florins? Cent trente et un cents, c'est un bon commencement pour mieux arriver...

—Deux ont mis à prix; qui a parlé le premier?

—Moi.

—Comment vous appelez-vous?

—Je m'appelle Pierre de Wit.

—Bon, je vais écrire cela en bonne encre noire.

Voilà des gentillesses, non pas de la plus fine espèce, et qui sont bien au-dessous de tous les bons mots et calembours qui circulent en ville, mais qui procèdent d'une joyeuse disposition et qui font parfaitement leur chemin dans le pays des paysans, et qui le feront aussi longtemps, pour employer le style nécrologique, que, les gentillesses des paysans seront appréciées à leur juste valeur dans la Néerlande.

Au milieu de tout cela, les hommes, les femmes, les enfants suivent en criant à travers le bois, avec de la boisson, du pain d'épices et des plats de friandises, et étendent partout leurs tentes portatives, et intriguent de toutes leurs forces, comme si tous ceux qui sont présents étaient soumis à l'obligation de consommer quelque chose chez eux:—À qui le tour?—Vous avez déjà demandé depuis longtemps une petite goutte, voisin?—Henri! Henri! comme votre gosier; est sec! Ne risquez vous pas le voyage? Six par-dessus et deux en dessous.—Voici Kees, voici Kees, vous n'avez rien à payer? Il ne paie pas non plus au boulanger de gâteaux! Et tous souhaitent pour la soixante-dixième fois de toucher le premier argent reçu de la vente du jour; et les petits paysans boivent avec les enfants du dominé et du chirurgien, et de la grande maison, et trottent à travers la foule dans toutes les directions, pour jouer, pour se réfugier dans les cachettes derrière les parcs, pour sauter comme de jeunes acrobates d'un tronc sur l'autre, ou ils se font payer parle maître du bois un schelling de gâteaux, et celui-ci les laisse aller pour son compte jusqu'à ce qu'il en soit pour un florin.

Au dernier lot, il y a un peu de remue-ménage, et au dernier numéro,—c'est un petit vieux arbre tout maigre, mort au sommet,—on hausse de cinq cents, et un petit homme de la ville, qui est beaucoup trop exalté pour calculer, demeure adjudicataire, à la joie générale. Et la cérémonie est terminée, sauf pour le maître du bois et pour les magistrats qui ont assisté à la vente et qui sont invités à manger un morceau de bœuf rôti.


Mais, nous voici à la fin de janvier, et votre barbier vous fait chaque matin de terribles tableaux des pouces de glace qui ont gelé dans les fossés de la ville. Maintenant vous arrivez avec une fête populaire, et vous me parlez de votre plaisir sur la glace! Votre plaisir sur la glace? J'ai bien l'honneur de vous saluer: je ne tiens pas à la glace et j'aime mieux ne pas m'y risquer, parce que je suis déjà à moitié fou sur l'eau liquide et vivante. Votre kermesse de l'Amslet, ô Amsterdammois, votre kermesse de la Mense, ô Rotterdammois, offrent un singulier aspect, et vos journaux tien peuvent assez parler; lorsque vous vous promenez, vous allez en voiture, vous chevauchez eu galop, vous jouez à la crosse, au billard, vous vous abreuvez d'amer et même vous vous aventurez sur la glace, où tous les états se livrent au même plaisir, le personnage de haute naissance dans sa polonaise et le passeur d'eau dans sa blouse de batelier; c'est comme un accord de croassements réunis de milliers de patineurs hollandais, anglais et frisons, qui remplissent l'air, tandis que les babioles retentissent et que les vivandiers cherchent à les dominer, en vendant leur eau-de-vie. Lorsque tout cet éclat de douillettes doublées et bordées, de pelisses et de châles, est éclairé par un austère soleil d'hiver, et qu'une société qui ne vit que de luxe semble vouloir opposer l'excès de sa richesse à la sobre avarice de la nature, on ne pense pas qu'à la campagne, si nous n'avons pas le plaisir de la glace, nous avons celui de la vente, l'honnête vente, et nous voudrions bien que vous l'eussiez aussi.

Je suppose que vous-même êtes propriétaire d'une petite campagne voisine d'un petit village; vous pourriez aussi avoir le plaisir de la glace, et si vous avez des enfants, cela vous ravira. Les grandes personnes dédaignent cette petite mare, mais le petit Wilbert aux grands yeux court prendre ses patins, dès qu'il entend dire que les jeunes messieurs du château voisin vont se risquer dessus, et il emmène avec lui son frère plus jeune qui commence à traîner timidement les pieds sur la glace. Bientôt se rassemble de toutes les demeures une jolie troupe de petits paysans de petites paysannes, qui se nomment les uns les autres par leurs noms, et qui sont très-familiers avec les petits messieurs et les petites demoiselles du château, qui ont mis leurs patins avant de sortir de la chambre; et qui, avec des pantalons bouffants tout rouges et des joues plus rouges encore, viennent se mêler au cortège. Là, la gaieté monte à son comble: la petite troupe glisse, traîne les pieds, tourbillonne et tourne en commun, tombe tout d'un coup, se jette mutuellement des boules de neige, et les jeunes gens mettent les jeunes filles sur leurs patins et leur escamotent leurs petits chapeaux de dessus la tête, sans que pour cela elles prennent aucun rhume; ils s'avancent en triomphe sur la pointe de leurs patins, et le traîneau va et vient avec toute une cargaison de petites filles et avec toute une bande de jeunes gens par derrière, tourne et retourne si terriblement que tous jettent les hauts cris. Et puis vous verriez le maître de la campagne lui-même se donner la fantaisie de jouer le vivandier et de restaurer la joyeuse jeunesse avec du gâteau et un petit verre d'eau-de-vie avec du sucre; alors s'élève un cri de joie, et les enfants des paysans n'ont jamais rien goûté de si bon; mais l'ouvrier qui a nettoyé la glissoire n'est pas non plus oublié, et glisse du haut en bas et du bas en haut avec son balai sur l'épaule, fait des folies avec les petits polissons et reçoit à l'improviste une boule de neige sur l'oreille, si bien qu'elle en tinte; puis le polisson qui a lancé la boule de neige la ramasse et la jette bien loin sur la glace; là-dessus, un autre polisson, qui est déjà deux fois tombé sur le nez, ne se sent plus de plaisir. Mais une déchirure se produit dans la glace, sous le poids des patineurs, si bien que le petit polisson, monté sur une paire de patins rouillés et qui agite en l'air ses gros bras enfermés dans un étroit pourpoint, ose encore avancer et détache doucement ses patins; mais les hommes qui ont une expérience de deux ou trois ans parlent de poutres qui viendront par-dessous, et tout est agitation, acclamations et bonheur. Garçons et filles ne savent rien de plus magnifique que quand il gèle fort et que le lendemain il y a de nouveau un pouce de glace dans le trou qui s'était produit la veille, et ils n'ont rien de plus pressé que de venir, le matin, vous en montrer les preuves jusque dans votre lit. L'obscurité seule met fin à la joie à laquelle le dîner n'apporte qu'une légère interruption. Mais, laissez venir le clair de lune, la glace se durcira encore, et il y aura un plus grand nombre de patineurs; voilà pourquoi, le soir, les autres eaux sont trop éloignées ou trop pleines de danger; et si vous n'avez pas envie de prendre part au plaisir, vous pouvez le voir, assis à votre foyer, qui projette ses lueurs sur le visage de votre bien-aimée femme et de vos charmantes filles, avec ces flammes de charbon de terre qui prennent surtout un plus brillant éclat lorsque vous fendez la motte avec la pointe du tisonnier; puis l'heure intime du crépuscule amène avec elle une foule de doux souvenirs et provoque une quantité de bavardages familiers. Et peut-être l'entretien porte-t-il votre attention sur quelque beau poème ou quelque livre intéressant qui orne votre petite bibliothèque; et le soir, quand tout est calme dans la maison et au dehors, vous faites une lecture à votre petit entourage, en savourant un verre de punch chaud ou d'excellent chaudeau; et vous ne songez pas qu'en ce même moment, dans une des salles de conférences de la capitale, une jeune victime de son amour-propre et d'un secrétaire d'une société savante, toute vêtue de noir et le visage pâle, est amenée au milieu d'une imposante réunion d'hommes estimables, pour lire entre six bougies, devant un nombre considérable de gens, décorés ou non, et de dames en belle toilette, une dissertation somnolente, ou un poème lugubre sur un homme qui par erreur épouse sa sœur, ou sur une jeune fille qui se lamente au haut d'une tour et finit par s'en précipiter.

Voulez-vous encore un autre contraste? Permettez-moi encore celui-ci: Vous n'aimez peut-être pas les oppositions: mais, grâce encore pour celle-ci; elle sera frappante. Il faut vous imaginer maintenant que vous êtes citadin, et que vous habitez Amsterdam ou La Haye.

C'est à la fin de février; dans votre cercle, dans votre société, que voulez-vous? dans votre maison peut-être, s'est développé un triste drame, par-dessous le voile de l'étiquette et de l'indiscrétion des caquets. La belle Emmeline était la reine du bal dans toutes les fêtes de l'hiver; elle était fêtée, elle était adorée; sa mère était fière d'elle, elle était fière d'elle-même. À la soirée de madame de W..., le jeune van Straaten la rencontra et fit extrêmement cas d'elle. Au concert de...,—nommer ici un des artistes inimitables parmi les dix mille de notre temps,—il sautait aux yeux qu'il voltigeait autour d'elle; au bal qui eut lieu chez vous (où l'on s'est amusé d'une manière si charmante, madame), et au Casino, il la quittait à peine, était d'une manière incroyable aux petits soins pour elle, et on a vu ses yeux étinceler comme des yeux de tigre, quand elle valsait avec un autre. Le jeune van Straaten a un extérieur très-séduisant, un très-bel avenir devant lui, et une très-respectable famille derrière lui. Quoi d'étonnant qu'il fit impression sur la jeune fille? Quoi d'étonnant qu'elle voulût savoir, en boudant un peu, ce qu'il se proposait? Que fait le monstre, à la dernière soirée à laquelle il assiste avec elle? Il l'aborde un instant; il lui demande à peine avec une roide révérence comment elle se porte; quand, sur les instances de tous, à l'exception des siennes, elle s'assied au piano et chante, elle le voit dans le miroir tout absorbé dans une conversation,... avec une autre belle? Non, messieurs; avec un savant, avec un diplomate. Et un instant après, il prend les cartes d'une vieille dame qui, parce qu'une autre vieille dame et deux vieux messieurs l'ennuyaient à l'hombre, l'a prié delà délivrer. Pendant toute la soirée, pas un mot, pas un regard pour la belle Emmeline; et, le lendemain, le bruit court que son engagement avec mademoiselle E. de X., qui, dès l'été, était arrêté, est définitivement conclu. Le cœur de la pauvre Emmeline est brisé ... non, empoisonné! Dès ce moment le monde entier n'est pour elle que feinte et dissimulation, tous les hommes ne sont que fausseté. Elle veut aussi porter un masque et feindre comme les autres. Toutes ses amies la consolent dans leurs réunions, et, pendant des semaines, elle n'est connue que sous le nom de la jeune fille qui a été traitée d'une manière infâme: ce doit être le refuge des conversations languissantes sur les sofas de velours, et des tête-à-tête animés près des cheminées de marbre et sur les bancs discrets des fenêtres.

Mais maintenant-je vois mon campagnard faire une visite à un de ses paysans et s'asseoir à côté de lui pour partager son café et sa tartine de l'après-dîner, en société avec un marchand qui porte sur son dos un paquet oblong; et qui souffle son café sans mot dire, tandis que la femme et les filles songent à ce qui est nécessaire encore. Mais la file ainée est à la ville, et mon campagnard, qui parle volontiers aux jeunes filles, trouve la circonstance opportune pour faire quelques questions:

—Eh bien, Jeannette, est-il vrai ou non que vous vous, êtes mise en tête de marier votre fille?

—Mais, monsieur, répond-elle, sans ménager le nombre des paroles, les gens veulent bien le dire; mais ça irait mal si nous voulions tout croire: je ne dis pas que ce n'est pas; la porte peut être entr'ouverte; mais quant à se marier, je peux dire: non, on n'en est pas là.

—Et vous, avez-vous pensé à prendre quelque chose, Trinette? dit le marchand.

—Oui, dit Trinette, donnez-moi un peloton de fil noir.

—Et à moi, quatre boutons de chemise, dit la femme.

—J'avais entendu dire, l'automne dernier, que vous étiez allée à la kermesse avec un amoureux, dit mon campagnard qui n'a jamais rien entendu de cette espèce.

Mais le paysan et sa femme prennent une figure grave, qui donne à entendre que le toit pèse trop sur la maison; et le citadin s'aperçoit qu'il faut changer de conversation.

—Est-ce là un petit agneau? demanda-t-il en désignant un petit animal noir, qui se trouvait agenouillé sur la pierre du foyer à côté d'un gros chat taché de roux et de noir.

—Oh! mon Dieu! nous en avons deux, un blanc et un noir que voilà: le blanc est fort et pousse bien, mais le noir laisse à désirer. Il ne veut pas téter, et il faut le tenir pour l'y forcer; nous le laissons boire dans un petit pot. Mais le pis, c'est qu'il fait des ordures partout.

—Oui, dit le paysan. Monsieur ne veut-il pas voir les veaux? Monsieur se lève et le suit à l'étable, où ils se trouvent.

—Tenez, en voilà trois: deux génisses et un bouvillon; l'une des génisses est venue aujourd'hui. Vilain poil, n'est-ce pas, monsieur?

—Il est tout noir.

—En effet, monsieur, mais savez-vous ce que je dis: il ne faut jamais mépriser une bête pour son poil; je pense que cela n'est pas convenable, et il peut y avoir une bénédiction en elle. Vous avez des gens qui sont si difficiles sur ce point! mais je dis que cela no convient pas, et j'élèverai la génisse noire aussi bien que la bigarrée; et savez-vous ce que je pense? Il vaut encore mieux en avoir une toute blanche, car celles-ci sont terriblement tourmentées par les mouches et sont aussi très-méchantes; en voilà une, là-bas, qui, il y a un an, s'est enfuie avec sa couverture.

—Mais, si c'était une génisse rouge?

—Alors, je ne la garderais pas; je n'aime pas la couleur de feu, dit le paysan, si tendre pour les animaux, et qui veut qu'on n'en méprise aucun pour sa peau, mais pour qui ce préjugé est trop puissant. Puis tout à coup, reprenant le premier entretien, il va aux deux génisses et au bouvillon, qu'il laisse tour à tour baver sur sa main.

—Tenez, vous êtes instruit; écoutez: Elle avait mis son idée sur lui aussi, je puis le dire, mais cela ne nous allait pas, à ma femme et à moi, et voilà pourquoi cela n'a pas abouti; car Trinette est une excellente fille, cela n'est pas douteux; c'est une belle fille, mais quoi qu'on en dise cela ne pouvait être mieux, et le maître dit qu'il n'en a jamais vu de pareille et d'aussi bien; et Trine est la femme sans pareille pour nettoyer, frotter, balayer; celui qui sera son mari aura en elle une excellente femme. Je voulais donc dire seulement que c'est une bonne fille, par la raison encore qu'elle tenait à ce garçon et qu'elle s'est mis la chose hors de la tête. Je lui dis:—Trine, danse au son du violon avec Jean, mais que ce soit la dernière fois. Je vis bien qu'elle regardait sèchement, et elle me dit: Que voulez-vous encore savoir? Mais voilà comment vont les affaires, monsieur, et je pense que vous m'avez compris; dans mon jeune temps, j'ai eu un caprice pour Joséphine, qui est maintenant la femme de Tak, mais j'étais beaucoup trop mal monté pour m'établir, et j'ai dans Marie une bien meilleure femme. Je vous dis donc que pour Trine et Jean, cela n'aurait pas bien été, et je dis à ma femme: Tu peux encore voir, mais la chose ne doit pas se faire. Ma femme pensa que le mieux était de mettre la main à l'œuvre et qu'on ne pouvait pas le renvoyer uniquement parce qu'il était catholique romain, car le dominé dit que nous devions être patients vis-à-vis des romains, mais la femme alla trouver le maître et lui expliqua l'affaire. Marie, lui dis-je, ce garçon doit partir, car je veux rester le maître à la maison. Ma femme me répondit; Eh bien! soit, puisque vous pensez que cela vaut mieux pour Trinette.

—Et que dit Trinette de la chose? demanda le campagnard qui, ayant lu vos derniers romans, ô messieurs de la ville, doit croire que la jeune fille est devenue au moins poitrinaire.

—Eh bien! Trinette fit ce que nous voulions. Je vis au commencement que cela lui faisait quelque chose, mais je lui dis:—Laisse le chagrin de côté, ma fille, le garçon est parti et ne reviendra plus. Songe à en choisir un autre, et veille aux vaches au moment où il faudra les traire.

Tout à coup le loquet de bois de la porte est levé, et l'héroïne de l'histoire apparaît, le front serein encadré dans les plis gracieux d'une cornette, avec une jaquette jaune et un panier de pêcheur au bras; la gaieté et l'espièglerie sont peintes dans ses yeux bleus, et le campagnard lui pinçant doucement la joue:

—Je disais à votre père, Trinette, que je ne comprenais pas qu'une jolie fille comme vous ne fit pas encore l'amour.

—Faire l'amour? dit Trinette, je ne sais pas ce que je n'aimerais pas mieux faire; et elle sauta légèrement plus loin, demanda à sa mère les commissions, aida au marchand ambulant à charger son paquet, et lui demanda s'il pourrait bien se lever, parce qu'il penchait un peu trop en avant.

—Me viendriez-vous en aide, Trinette? demanda le marchand avec un regard suppliant, si vous me voyiez par terre.

—J'y réfléchirais d'abord, dit la joyeuse Trinette. Adieu, Doris, bon voyage; mais prenez bien garde de tomber, si je suis dans votre voisinage....

—Eh bien! quoi donc? demanda le marchand avec un sourire sentimental.

—Venez ici, je vous aiderai. Bonjour, voisin Doris.


Le mois de mars règne à la campagne avec ses alternatives de neige, de tempête et de pluie. Toute la ville tousse et éternue, et demande avec indignation ce qui a valu à ce mois le nom si peu mérité de mois du printemps. Le campagnard ne le demande pas, car pour lui ce mois est riche en phénomènes encourageants, en preuves d'une nouvelle vie et d'une nouvelle force de la nature. Quand, dans les jours sereins et aux heures sereines du jour, il prend son bâton de frêne à la main et va se promener, il voit partout les champs en jachère remplis de belles brebis et de joyeux agneaux, qui paissent sur le chaume; il voit la charrue retourner le chaume d'autres champs qui doivent produire la moisson de l'année. Dans ses étangs sont venus des canards qui feront un nid sous les branches basses du sapin sur le rivage; les coudriers fleurissent; son jardin potager est mis en ordre depuis la Chandeleur, et bientôt il plantera ses pois précoces; encore une quinzaine de jours, et le taureau commencera sa tournée, et déjà les merles chantent gaiement dans son bois encore dépouillé. Avant la fin du mois on lui apporte les premiers œufs de vanneau, et ses choux-fleurs sont déjà plantés. À peine l'inconstant avril est-il arrivé que la cigogne vient poser ses longues pattes sur son toit; ses pêchers commencent à fleurir; son parc de violettes est tout bleu; ses poussins éclosent; une légère teinte verte se répand sur ses arbres, et la verdure croît dans ses champs; la fleur du châtaignier sauvage se montre déjà dans le bouton, et le dix-huit ou le dix-neuf, le gai rossignol annonce par son chant qu'il est là pour chanter la chanson du printemps. Chaque matin il apprend à son déjeuner des nouvelles de ses arbres qui sont devenus tout verts, et à chaque promenade, il rencontre de nouvelles fleurs. Dans le jardin, se montre déjà au-dessus du sol le verdoyant espoir de l'été; les tourterelles sauvages et les pigeons bleus volent dans les arbres avec de petites branches dans leurs becs rouges; l'hirondelle rase l'eau et vole à l'intérieur de l'étable pour suspendre son nid au-dessus du râtelier; le jeune bétail mugit dans la prairie, et les vaches laitières pourront être envoyées aux champs au mois de mai.... Et le dimanche, les chemins sont remplis de promeneurs qui viennent de la ville contempler toutes ces merveilles; parmi eux on en voit un seul qui a mis le pantalon blanc d'été, dans la bienheureuse, conviction qu'il est la première primevère du printemps.


X

LE PROGRÈS

Petite fille éveillée,
Que fais-tu dans mon jardin?
Tu cueilles toutes mes fleurs
Et le fais trop brutalement.
(Vieille chanson.)


Des revenants! oh! j'ai tout respect pour nos lumières supérieures, mais cela me peine terriblement qu'il n'y ait pas de revenants! Je voudrais, y croire, aux revenants et aux fées. O Mère-l'Oie, chère Mère-l'Oie! Bottes de sept lieues! Tache de sang ineffaçable sur cette clef fatale! Et vous, torrents de roses et de perles qui sortez de la bouche de la plus jeune fille du roi! comme vous avez réjoui ma jeunesse! Ma grand'mère savait si bien raconter l'histoire du Petit Chaperon-Rouge! Le samedi soir, quand elle venait aider à plier la lessive, avant qu'elle entreprît cette grave besogne, à l'heure du crépuscule, le plus petit de nous était sur ses genoux et jouait avec son tire-bouchon d'argent en forme de marteau. Comme ses yeux affaiblis brillaient encore lorsqu'elle imitait le loup au moment où il mord! Certainement, Jacob et ses enfants est un beau petit drame, le brave Henri est extrêmement brave; mais j'avais alors une aversion pour les livres sur le titre desquels on voit écrit en brillant caractères: Pour les enfants; et quant aux titres tels que Conseils et instructions, ils me faisaient comme à tous les enfants; je ne comprenais pas l'utilité de l'utile. Mais j'avais une très-jolie collection de la Mère-l'Oie, demi-française, demi-hollandaise, sans couverture, sans titre, et dont les feuillets par-dessus le marché étaient comme déchirés par la dent d'un chien de chasse. De la poétique leçon de morale imprimée en cursive, à la fin de chaque récit, je ne comprenais rien. Mais je comprenais merveilleusement le terrible: «Sœur Anne! sœur Anne! ne vois-tu rien venir?» Oh! la Barbe-Bleue, cette terrible, cette affreuse, cette magnifique Barbe-bleue! Si son histoire était pour moi la plus belle de toute la collection, je tournais autour d'elle avec une certaine crainte désireuse, comme une mouche autour d'une chandelle. Je lisais d'abord les autres, enfin je tombais sur le bourreau de femmes et je dévorais son histoire. Mon intérêt qui m'ôtait la respiration, mes joues pâles, ma chair de poule, mes regards vers la porte, mes vives terreurs, quand dans ces moments quelque chose tombait de la table, ou que quelqu'un entrait! tout cela est encore vivant dans mon esprit: oh! je voudrais pouvoir le sentir et en jouir encore aujourd'hui comme alors! Croyez-vous que ce temps fût perdu? croyez-vous qu'une telle heure ainsi employée ne contribuât pas à me former? que cela n'étendît pas, ne fortifiât pas mon imagination et ne lui donnât pas des aliments?

Et maintenant, qu'est devenue ma Mère-l'Oie de ces jours-là? Je n'en sais rien[1]; mes jeunes frères et sœurs n'en ont pas fait tant de cas. Je ne l'ai jamais vue dans leurs mains. Les enfants de nos jours lisent toutes sortes de choses sur l'utile; sur la science, toutes choses très-ennuyeuses. Ils lisent des choses écrites sur de grandes personnes qu'ils ne comprennent pas, et sur des enfants qu'ils n'oseraient se proposer d'imiter: ce sont de petits anges en jaquette et en pantalon qui donnent leurs épargnes à un pauvre homme, bien qu'ils pensassent en acheter des jouets; puis, ils lisent l'histoire des grands hommes mise à leur portée qu'ils comprennent à peine. Et puis; on ne les appelle que jeunes gens studieux et chers enfants. On ne sait pas que si mainte grande personne désire être encore enfant; il n'y a pas d'enfant au monde qui ne s'entende volontiers donner ce titre. Les paroles sensées de van der Palm à la jeunesse: «Je ne veux pas vous abaisser[2], mais vous élever,» sont restées une indication incomprise pour la plupart des auteurs qui ont écrit pour les enfants. Et qui veut s'entendre toujours appeler studieux et chers? Les enfants sont beaucoup trop modestes pour cela[3].

Mais tout change. Nos petites merveilles en pantalon sont devenus des hommes faits. Pour eux, dès le giron de leur mère, il n'y a plus une seule pieuse tromperie de permise, plus de joyeux badinage, plus de surprise. Ils n'écoutent plus la Mère-l'Oie; ils savent que ce qu'elle raconte est impossible; qu'il n'y a jamais eu de chats qui sussent parler, qu'il n'y a jamais eu moyen de faire au monde une voiture avec une citrouille; ils savent que saint Nicolas ne vient pas par la cheminée, que celui qui croit à l'Homme Noir n'a pas d'esprit, que tout cela, doit se faire naturellement, avec les mains, ou s'achète avec de l'argent. C'est beau, c'est sensé, c'est mieux!

Et cependant, je crois que cette exclusion complète du monde surnaturel, cette limitation absolue des idées de l'enfance au domaine de ce qui est physiquement possible, a son mauvais côté et pose dans maintes jeunes âmes les fondements d'un scepticisme ultérieur, un rationalisme ou au moins une certaine froideur à propos d'une foule de choses qui sans cela ont coutume de faire impression sur l'âme. Vraiment on rend la jeunesse trop insensible aux impressions. Nos petits hommes sont trop intelligents, trop raisonnables. Ils apprennent à se fier trop aux phrases et aux membres de phrase, et la volonté de voir et de toucher persiste chez eux. Vous apprenez trop tôt à vos enfants à parler d'un cher seigneur qui voit et entend tout; ne déployez pas trop de zèle contre les récits de la chambre faits aux enfants; avec quelle croyance s'accorde beaucoup mieux votre histoire naturelle précocement imprimée? Mais vous craignez; dites-vous, que vos enfants ne deviennent peureux, timides, lâches. Eh mon Dieu! mes amis, s'ils ont cela dans leurs nerfs, ils le deviendront toujours; si ce n'est pour des revenants, ce sera pour des bêtes, pour des voleurs, pour des brigands de grands chemins. Une âme d'enfant veut avoir ses terreurs. Le merveilleux,—comme c'est attrayant! n'est-ce pas même un plaisir pour vous de lire des histoires de revenants ou des histoires merveilleuses? Pour moi, je lis plus volontiers Swedenborg que Balthasar Bekker; vous feuilletez les Mille et une Nuits avec plaisir; un de nos premiers hommes les lit depuis un temps immémorial. Vous allez voir des ballets fantastiques; vous êtes la dupe volontaire d'un Faust, d'un Samiel et d'un Cheval de bronze. Le surnaturel, l'incompréhensible vous caresse. Eh bien! cet attrait est encore plus grand chez les enfants. Laissez à la jeunesse ses enchantements; à elle tout l'éclat d'une riche parure, à elle Brise-montagne, à elle la Belle au bois dormant, à elle le Pays de Cocagne; à vous la pâle, sèche et vraie réalité, à vous nos petits grands hommes, nos vilains railleurs, et notre pauvre monde où l'on n'a rien gratis; cela est si équitablement partagé! voudriez-vous que les enfants fussent aussi sages que nous sommes puérils?

Poëtes, écrivains, peintres, entre nous, ne croyez-vous pas que vous devez beaucoup, infiniment, à votre nourrice, à votre bonne, à votre grand'mère? Vous êtes-vous surpris vous-même recevant une impression de la chambre d'enfants? Ne pouvez-vous vous figurer que le beau monde de votre idéal est placé là, qui est tout peuplé... et vous pourriez être cruel pour la génération naissante?

Voilà pour les enfants. Mais en vérité, notre sort à tous est devenu plus triste depuis qu'on est allé avec tant d'ardeur à la recherche de la réalité. L'enjolivement est beaucoup plus beau, la tromperie beaucoup moins ennuyeuse. L'heureux temps que celui de ces fables! s'écriait Voltaire; et il serait à désirer qu'il l'eût mieux senti, le vilain railleur! Il n'en aurait pas tant dévoilé! Il n'aurait pas tant aidé à briser nos beaux châteaux en Espagne et à dévaster nos splendides Eldorados. Pauvre temps! Au lieu d'animaux merveilleux et de forces miraculeuses,—l'histoire naturelle et la physique! Au lieu de sorcellerie,—des manuels d'escamotage! Combien la poésie n'a-t-elle pas perdu à tout cela! Plus d'oiseau-phénix se consumant dans sa tombe d'ambre et de bois odoriférant, et renaissant de ses cendres; plus de salamandre respirant dans le feu; plus de cèdre croissant d'autant plus qu'il est plus comprimé! En dépit des armes d'Angleterre, plus de licornes! Plus de dragon volant, plus de basilic! Monsieur le comté de Buffon et beaucoup d'autres amateurs de sa trempe ont extirpé toutes ces races-là; l'envie et le meurtre soufflant sur des illusions: c'est comme si on avait fait un grand festin de tous ces animaux. Ce serait un beau sujet de roman intéressant que celui-ci: Néra, ou la dernière des Sirènes. La haine de famille entre la race des naturalistes et les nobles habitants de la mer pourrait y être décrite d'une maniéré saisissante. Et comme nous sommes mieux instruits que nos pères sur bien des points! Les crapauds ne sont point venimeux et n'ont pas de diamant sur le front (c'était pourtant une belle allégorie, une vérité morale); la baleine n'est pas un poisson et Jonas a été dans le ventre d'un requin; les autruches n'emportent pas, comme Enée, leurs vieux parents sur leur dos; les éléphants ressemblent plus aux hommes que les singes; on ne doit pas croire que les chacals épient la proie du lion;—ces messieurs nous ont appris tout cela, et, au lieu de toutes ces belles bêtes merveilleuses, ils nous ont jeté à la tête quelques misérables mammouths, ichthyosaures et mastodontes, dont nous devons croire tout ce qu'il leur plaît de nous raconter. Je ne conteste pas l'utilité de ces sciences. Mais ne refroidissent-elles pas notre cœur? La belle nature reste à peine la belle nature, lorsqu'on l'a classée et anatomisée avec tant de sang-froid. Ouvrez-les, ces livres d'histoire naturelle avec leurs classes, leurs ordres, leurs familles, leurs genres, leurs espèces, avec leurs classifications naturelles et artificielles,—combien souvent y chercherez-vous en vain un mot pieux venant du cœur ou une parole d'admiration et d'enthousiasme! Vraiment, on a trop déchiffré la merveilleuse nature, on l'a trop poursuivie avec des compas, des scalpels, des tableaux et des verres grossissants.

Goëthe (ou un autre, mais je crois que c'était Goëthe) a parlé selon son cœur quand il a lancé son anathème contre les microscopes et les verres grossissants. Notre œil, pensait Goëthe ou l'autre, notre œil et notre sentiment de la beauté ne sont organisés et disposés que pour comprendre et saisir la beauté de ce monde, telle qu'elle tombe sous nos sens. C'est pourquoi nous ne devons pas nous faire à nous-mêmes le tort de nous rendre dans un monde pour lequel nous n'avons ni sens ni sympathie, et qui doit nous paraître laid, à nous, habitués à d'autres proportions et à d'autres fermes. Et, en effet, il y a pour moi quelque chose d'ingrat, d'indiscret, dans la possession de cette grande terre, à poursuivre ce qui se trouve au delà de notre souveraineté; curiosité que nous expions ordinairement par le dégoût, l'épouvante et l'horreur. Ne sentez-vous pas un mélange de ces trois sensations, lorsque le microscope vous montre les horreurs d'une goutte d'eau et nous fait trembler devant les monstres affreux qui s'y meuvent? Pour moi, le bonheur que j'éprouvais le matin quand, le visage joyeux, je prenais mon aiguière, pour jeter une eau fraîche et limpide sur mes mains, a beaucoup perdu de son charme, depuis que j'ai appris à voir que cette eau claire est le véhicule de ces horreurs; depuis que je ne puis m'empêcher de penser à ces monstres à queue de scorpion et armés de griffes qui combattent[4].

Chers semblables! quel est votre sentiment quand vous pensez qu'à chaque pas vous commettez mille meurtres, qu'à chaque soupir vous déplacez mille corps d'armée, que vous engloutissez des bandes entières de créatures, que le baiser de l'amour en écrase des milliers, et, ce qui est plus, que vous exercez ces meurtres dans chaque pore de votre peau, auprès de laquelle celle de Hatem, dont la tente avait cent portes, n'est rien? Quant à moi, je voudrais bien ne pas savoir que je suis si généreux. Vraiment, mes amis, cette vie universelle est insupportable. Songez-y donc, peut-être en ce moment un tournoi a-t-il lieu dans les coins de votre bouche ou une bataille sur le bord de votre oreille. Peut-être, mademoiselle, le menu fretin des infiniment petits fête-t-il une bacchanale sur votre cou sans tache; peut-être, illustre savant, une bande de ces animaux danse-t-elle dans les plis de votre menton. Bah! c'est affreux! Comment secouer cette vermine? Comment échapper à ce fourmillement? Hélas! la force d'attraction et la force centrifuge,—l'impitoyable science le dit,—nous le défendent. Heureux temps que celui où vous ne le saviez pas! Alors vous pouviez, dans vos pensées, vous croire beau, pur, seul,—mais vous avez mangé de l'arbre de la science, et vous êtes devenu en horreur à vous-même? Pour moi, j'aime mieux croire à la sirène d'Encknis.

Voilà pour la nature. Et qu'est devenue l'histoire? Là aussi, la vérité, la froide vérité a été poursuivie avec opiniâtreté jusque dans les minuties. J'approuve que de nouvelles recherches aient supprimé Sardanapale et fait des changements non moins importants que ceux du médecin malgré lui, qui déplace le cœur et le porte da la gauche à la droite de la poitrine; par exemple, le tonneau de Diogène est devenu une petite cabane, comme si ce tonneau n'était pas plus joli que la plus petite hutte du monde! De la louve qui allaita Romulus et Rémus, on a fait une femme ordinaire. David n'était pas si petit, ni Goliath aussi grand. On a en vue l'hébreu, quand on dit d'Erasme qu'il avait douze ans avant de connaître l'A B C; les pannekoeken que le czar Pierre mangea à Zaandam n'étaient pas si vulgairement faites, et ses travaux de charpentier n'étaient pas si parfaits. Et puis toutes les villes fondées par des hommes qui n'ont jamais été dans l'endroit qu'elles occupent, et tous ces beaux dires qui n'étaient pas si beaux et qui avaient trait à autre chose; et puis ces chants magnifiques qui n'ont pas eu de poëte; et puis cette minutie à rectifier les chiffres; Léonidas défendit bien les Thermopyles avec trois cents Spartiates seulement, mais il y avait encore plusieurs centaines d'autres combattants qui n'étaient pas Spartiates; sainte Ursule n'a pas subi le martyre en compagnie de onze mille vierges, il y en avait beaucoup moins que cela; combien y en avait-il donc? Et puis on rit, lorsque nous avons pitié du Tasse et de Pétrarque, et on nous dit que le premier ne menait pas une vie si dure à Ferrare, et que l'autre n'était pas si amoureux! Si un spirituel écrivain a dit que l'histoire n'est qu'une fable, sur laquelle on est d'accord, pourquoi y a-t-il tant de trouble-fêtes qui, avec un odieux sourire, enlèvent, changent, altèrent quelque chose partout? Je crois que tout cela est utile, mais cela me donne envie de pleurer! Ah! donnez-moi ce petit livre-là, sur le bord de ce canapé. Je vous remercie. «Il y avait une fois un roi et une reine....»

Encore un mot. Savez-vous ce qui m'étonne? C'est que, tandis que notre temps cherche querelle pour la moindre bagatelle aux anciens historiens et chroniqueurs, et leur reproche d'avoir faussé les choses, ce même siècle mette tout en œuvre pour transmettre ce qui se passe sous ses yeux à la postérité, aussi orné et aussi enjolivé que possible. Nous qui frappons des médailles à propos de tout, qui faisons des odes sur tout, qui mesurons tout au plus large et le présentons le plus pittoresquement possible; nous qui écrivons et chantons, en admiration devant nous-mêmes, et qui plaçons tout dans le feu d'artifice de notre enthousiasme; nous qui donnons une teinte romanesque et chevaleresque à tout ce qui est à nous, nous prenons si gravement à partie les générations antérieures parce qu'elles ont aidé un peu les héros et les sages dans leur héroïsme et dans leur sagesse, et parce qu'elles ont mis ici une petite lumière, là une fleur, ailleurs une perle ou un rideau: c'est inconvenant!

«Il y avait une fois un roi et une reine qui étaient si tristes, etc.»

1837.


[1] Je dois ici rendre justice à la générosité de mon ami Baculus, qui m'a causé une surprise très-agréable, il y a quelques mois, en m'envoyant un exemplaire de mon ouvrage de prédilection. Le bonhomme a fait ce qu'il pouvait, mais ce n'était pas ma Mère-l'Oie.

[2] Bible pour la jeunesse, D. 1, part. 3.

[3] Si on leur laisse feuilleter des livres, c'est par exemple les Fables de Gellert (qui ne sont pas écrites pour la jeunesse); afin qu'ils puissent apprendre plus tôt à se défier de leurs semblables et à se moquer des femmes.

[4] Depuis qu'on a commencé à civiliser le monde des insectes dont M. Bertolotto a donné un sublime exemple, nous avons du moins un rayon de consolation. Et quant à la société de l'amélioration morale et à la société de tempérance, il faut s'attendre a ce que le microscope nous offre dos scènes plus pacifiques!


XI

L'EAU

Non, je reviens de mon idée, qu'en dépit de Newton et d'Herschell, un changement a eu lieu dans notre système du monde. Mon barbier me l'avait presque persuadé. La commère de Halley, avait-il dit au moins dix fois, n'a pas été loyale,—et lorsque les hivers s'adoucirent, et qu'il fit plus froid en Italie que chez nous; lorsque les mois de mai amenèrent un temps de novembre; lorsque le samedi avant Pâques (et Pâques tombait tard cette année-là), on cueillait trois violettes au bord de la chaussée,—alors je commençai à ajouter foi à l'homme à la longue redingote bleue et aux boucles d'oreilles en argent, qui avait toujours à raser et à jaser, et je lui dis:—C'est la commère de Halley qui l'aura fait.

Mais maintenant les choses semblent s'être rétablies sur l'ancien pied, et s'il est vraisemblable que nous avons fait un pas de côté, nous sommes certainement rentrés dans la voie ordinaire, nous nous retrouvons chez nous. L'hiver règne de nouveau en janvier. Ma grand'mère était fière de l'hiver de 95, alors qu'il n'y avait pas encore de poêle, et; m'enorgueillis du froid de 1830, lorsque de quarante petits garçons, sept seulement revinrent de l'école, dont j'étais un; et l'éloge que cela me valut de la part du maître s'adressa à un nez gelé, pour ne pas parler de la carte d'application et de zèle que je reçus, parce que mes mains étaient beaucoup trop rouges et trop froides pour faire une belle écriture moyenne, au-dessus et entre la ligne, avec de belles liaisons et sans grossir les traits. Hélas! je n'ai jamais été loin en écriture, et c'est pour cela que je fais imprimer aujourd'hui!

J'aime une vue d'hiver. Tous les peintres de paysage commencent par des vues d'hiver, d'où il résulte qu'une vue d'hiver est une chose facile et simple. Il y a dans la sobriété de la nature pendant les mois froids quelque chose d'attrayant, de solennel, de calme et d'élevé. Si ces vitres gelées voulaient bien le permettre, quelle vue étendue j'aurais! Vraiment, c'est beau! Un air serein, bleu, toute clarté, comme si le soleil voulait compenser ce qu'il donne de moins en chaleur. Un magnifique jour du Nord,

Un rejeton du soleil en robe de neige.

Mais la neige est peu de chose encore. Comme elle repose gracieusement en couche légère sur les branches toujours vertes des sapins! Tous les autres arbres l'ont secouée; mais la longue allée de hêtres, avec sa ligne de branchage a perte de vue, produit aussi une certaine impression. Et le lointain horizon, comme il est distinct! comme ce toit de roseau se détache nettement sur le ciel d'azur!... mais il y a une chose qui gâte pour mon âme toute la beauté de ce tableau d'hiver... C'est... dois-je le dire? c'est la glace!

Un beau jour du Nord, froid et serein, a donné à l'homme la conscience de sa force, et le fait jouir avec volupté du sentiment qu'il a de sa santé. Le froid donne un noble courage; il fortifie l'âme comme les muscles. On sait aussi quels hommes et quels principes le Nord a produits; quelles saines, pures et sereines idées sont sorties du Nord glacé; quelles nobles forces le rude Nord a déployées; quels géants habitués à sentir les flocons dans leur barbe et le cliquetis de la grêle sur leur cuirasse,

Avec des faits dans les poings,

sont sortis du Nord au sol durci par la gelée! C'est pour cela que j'honore le froid, le vent pur et sain, la neige éclatante d'une blancheur sans tache,—mais la glace! oh! permettez-moi de la haïr!

Le froid nécessite le mouvement et rend la paresse impossible, à moins que ce ne soit la paresse du lit. Toute effort, toute activité, toute fatigue est récompensée par le plus grand bien-être qu'on puisse goûter en hiver: avoir chaud. Et le foyer, le cher foyer. O toi, centre de tous les plaisirs de l'hiver! ardent objet de l'ardent amour des hommes et des animaux de la maison! gage et autel de la domesticité même! combien tu perds de tes charmes, de ta valeur et de ton autorité, dans les hivers fades, humides, timides, pleins d'eau! On te délaisse avec dédain, on t'oublie, on parle mal de toi. Deux fois par semaine la cheminée refuse de tirer, six fois en quinze jours le bois est trop humide pour brûler; tous les jours tu es une pomme de discorde dans les familles, lorsque l'un te trouve trop chaud et l'autre pas assez. Mais maintenant tu deviens un mal nécessaire, un indescriptible bonheur, une princesse fêtée par un domestique aux petits soins. On t'encourage, on te prise, on t'exalte, on t'admire; tu es adoré! On veut rester des heures à te contempler fixement. Tu es l'idéal du bonheur de l'hiver! Oh! être assis devant tes joyeuses flammes, le livre d'un écrivain favori à la main et la perspective d'un copieux dîner d'hiver pour midi, ou d'un punch généreux qui réveille le soir, et jeter de temps en temps un regard sur le paysage gelé du dehors, savourer la sérénité du ciel, de la terre et du foyer,—comparer le scintillement de la neige blanche avec les flammes jaunes et oranges ... c'est un vrai bonheur! Mais la glace, la glace! Pourquoi la glace?

Oui, la glace est pour moi un objet d'horreur. L'hiver devrait pouvoir être sans glace. J aime l'hiver,—je sens que l'hiver m'est nécessaire; j'ai beaucoup moins à dire contre les jours courts que contre nos automnes humides et maigres; mais le verre d'eau que je mets chaque soir sur ma table de nuit ne devrait pas geler, non plus que le vaste et cher étang sur lequel j'ai l'intention ... enfin je ne veux pas que mon microcosme, ni mon macrocosme se couvrent de glace. Et pourquoi pas? Ah! vous ne feriez pas la question, si vous saviez combien l'eau m'est chère, l'eau limpide et vivante!—Quelles émotions elle éveille en moi, quelles pensées elle reflète pour moi,—comme je l'aime tendrement!

Cooper parle quelque part d'un marin qui ne voyait pas pourquoi la terre est nécessaire, sauf une petite île pour y prendre de temps en temps de l'eau douce. Ma passion ne va pas si loin. C'est la terre ferme qui me fait estimer l'eau davantage; mais je l'aime aussi avec une ardeur que ne pourrait éteindre le liquide qui remplit toutes les mers et tous les fleuves.

Voyez la cascade écumante se précipiter de la hauteur dans la vallée avec un bruit retentissant. C'est une vue magnifique, un vacarme majestueux. Les sept couleurs de l'arc-en-ciel s'y voient distinctement; l'air retentit et le vent emporte de tous côtés la blanche et floconneuse écume. Le roc puissant tremble, et d'énormes blocs en sont arrachés; le torrent né d'hier les emporte comme de légères plumes, et les précipite dans le fond où lui seul peut les soulever. Eau, tu es le plus fort, le plus puissant, le plus noble des quatre éléments! La terre est muette, morte et immobile; mais la voix ressemble au tonnerre, ton langage a mille intonations diverses; tu vis, tu es animée; tu te meus dans toutes les directions comme un serpent aux ondoyants replis, comme une gracieuse beauté, comme un coursier impétueux, qui évite la pierre d'achoppement et ne voit pas la barrière qui ferme la route. L'air est invisible, mais toi tu brilles comme un noble métal, avec une virginale pureté! Ta surface élastique renvoie les rayons du soleil et fait danser ses ondes sur ta mesure. Le feu a besoin d'aliment et d'air; mais toi tu es libre et tu le suffis à toi-même, tu anéantis même le feu, à où il prétend à la domination sur tous les éléments. Précipite-toi, royal torrent de la montagne! précipite-toi et règne; remplis les vallées, fends les collines, raille-toi, avec fierté et confiance en toi, de la vaste matière. Dirige ta course où tu veux! Roule écumant, large et orageux. Sois craint et respecté. Et va te perdre enfin paisiblement dans le sein large océan; lui seul est digne de toi, et toi de lui! Vous vivrez tous deux jusqu'à ce que la terre soit roulée comme un vêtement et que toutes les choses matérielles soient consumées par le feu.

Salut, salut, fleuves rafraîchissants, limpides rivières! Vous parcourez la terre, artères vivifiantes, comme le sang parcourt les membres, des enfants des hommes! Malheur à qui vous dédaigne! Là il y a désert, épouvante et famine! Bénis sont les pays purifiés par vous, nourris, enrichis, ornés et rendus heureux! Vous pouvez bien refléter le ciel et ses merveilles. Les semences des plus belles fleurs peuvent tomber sur vos rives; les branches les plus luxuriantes des plus beaux arbres étendent leur feuillage au-dessus de vous, et les parfums des herbes les plus odoriférantes vous entourent de tous côtés; la cime des ormes se mire dans votre cristal limpide; le lys se penche avec amour sur vos fraîches rives, où il verdit et fleurit, grâce à vous. Les vignobles sur vos bords nourrissent par vous leurs grappes rafraîchissantes, et l'automne aux teintes d'un jaune doré n'imite le fracas de vos flots, que comme un hommage qu'il vous rend. Vous parcourez la terre en faisant le bien, et dans les lieux que vous embrassez avec amour naissent le bien-être et la fertilité, belles filles à leur tour mères de la paix et du bonheur!

J'aime à m'arrêter sur ce rivage et à jouir du magnifique spectacle. Comme la rivière aux flots bleus se courbe gracieusement dans son lit, et comme elle arrose ses bords verdoyants, heureux de cette bienfaisante humidité! Le soleil l'inonde de sa lumière; mais c'est comme s'il ne faisait qu'y tremper ses rayons, et il se retire timidement en laissant après lui un scintillement de feu et de diamants. L'humble saule avec son tronc rugueux et creux, le svelte penalier agité par la douce fraîcheur, le haut et épais roseau secouant ses feuilles aiguës et ses plumets noirs; la petite maison de laquelle monte joyeusement et lentement un petit nuage bleuâtre de fumée qui va se perdre dans l'air; la vache bigarrée, jusqu'au genou dans l'eau et prenant un bain frais sur ce banc de sable, là-bas;—tout est fidèlement représenté par l'eau limpide, et son léger vernis jette sur tous les objets un éclat plus brillant. Pouvez-vous résister à l'envie d'entrer dans cette barque? Tendez-moi la main et je vous conduirai au centre de ce charmant spectacle. Pendant un instant le clapotement des rames rompra le doux silence, un instant la surface unie de la rivière sera troublée, puis nous nous laisserons aller au courant. O volupté! se balancer, flotter, se laisser aller! Détaché de la terre pesante; comme une vague sur les vagues, s'abandonner au bienveillant esprit des eaux, dont l'invisible main vous pousse sur son domaine! Voyez, le ciel est au-dessus, au-dessous et, autour de nous, et vous vous sentez vous-même l'heureux centre d'une volière de beauté et de délices. Si vous aviez votre luth avec vous, la mélodie est plus douce sur l'eau. Les douces notes y tombent comme du duvet, et l'eau se gonfle comme le sein d'une femme; elle adoucit et fortifie, comme si le contact la rafraîchissait; le ton s'étend de flot en flot, de ride en ride et porte aux deux rives les sons harmonieux. Vraiment l'eau a des organes et de la sensibilité; elle aime le beau, les sons harmonieux, les douces couleurs, les doux parfums. On ne voudrait ni agiter violemment la rame, ni jeter une émotion inutile dans un élément si émouvant et si doux. Oui, la noble eau fait vivre la terre; elle réjouit le paysage; c'est le plus bel ornement du riche vêtement de la création.

Mais le soir, lorsque les larges ombres descendent sur ton sein; lorsque la lune fait trembler sa lumière consolante sur ta surface unie, si bien que les étoiles semblent y doubler d'éclat, alors, magnifique rivière, une voix s'élève de ton lit, qui parle avec une séduisante émotion à mon âme. Alors le bonheur est de s'arrêter à la dernière extrémité du rivage, en s'abandonnant à de douces et mélancoliques pensées. Et chaque fois qu'une légère brise s'élève et forme un pli dans la nappe d'eau, la voix séduisante devient plus émue et plus entraînante. Et le soleil suit ta surface jusqu'à ce qu'elle se confonde dans un mystérieux crépuscule, et des milliers de pensées et de souvenirs s'attachent à chacune de ses rides: c'est une vraie volupté.

Ainsi ai-je passé maint soir d'été sur ton bord, chère rivière; tu sais si je t'aime. Maintenant ... (hélas! j'écris tout cela auprès d'un grand feu de houille), je vois que tu es triste; tu es devenue une masse de glace; tu es roide, immobile, morte. Il y a peu de jours, j'ai vu encore le pâle soleil d'hiver luire sur tes flots, et les verts sapins du côté gauche, les groupes dépouillés de feuillage d'acacias et de hêtres se refléter dans ton miroir; et mon œil se reposait avec plaisir sur cette petite place pleine de soleil, que les poules et les pigeons ont coutume de choisir pour se rafraîchir à ton onde. Hélas! qu'es-tu devenue? comme tu es changée! qu'es-tu à présent, que

Le cadavre difforme d'une beauté morte.

Oh! que la glace est dure et insensible! Matière froide et inanimée, matière, comme la terre fatiguée. Shakspeare nommait l'eau fausse, mais il calomniait; l'eau est aussi loyale que transparente; elle ne flatte personne de l'impossibilité du danger quand on risque de s'aventurer dans son sein; c'est la glace qui est fausse et traîtresse. La glace! Oh! elle est équivoque, c'est une bâtarde, c'est, un mot que je dois à nos dignes professeurs d'université et qui est une sentence terrible de condamnation: la glace est un hybride. Je voudrais la même scène d'hiver, mais sans cette misérable couverture, sur ce que la nature a de plus aimable et de plus animé. Mais en quelque lieu que je tourne les yeux, je ne découvre nulle part l'objet de mon amour; il gît sous cette épaisse, envieuse dalle tumulaire bleue, et de vains esclaves du plaisir patinent sur la tombe.

Non, insensible, inébranlable croûte, image d'indifférence et de froide cruauté! non, misérable imitation du verre! mon pied ne te foulera pas! Je ne garnirai pas, comme un jeune évaporé, la plante de mes pieds de souliers de fer pour t'honorer, et pour profaner le lieu de repos de mon eau bien-aimée. Repose en paix et mêle-toi au précieux sang de la terre. Mais, malheur à toi, hypocrite, qui par fausse honte renie ton origine et veux passer pour moins que tu n'es. Vante-toi de ta force et de la puissance! Ces fers seront brisés. Je te le dis, il dégèlera. Lorsque soufflera le vent du printemps, le chant de triomphe de la liberté retentira; et la belle fille de la nature brisera sa prison et brillera de nouveau à la face du soleil.

Faisons encore un peu de feu maintenant.


XII

ENTERRER!

Mes amis, on vous enterrera tous!

Regardez votre corps; il est sain, il est fort, agile, obéissant à votre volonté, bien nourri, fêté, habillé, paré! Il viendra un temps où il sera étendu—sur un lit, je l'espère, inanimé, froid, roide, renfermé dans une étroite boîte sous un long drap blanc,—comme une pierre. C'est encore le vôtre; il ne sera plus vôtre alors. Il ne sera plus une personne, mais une chose. On est près de lui; l'amour et la sympathie sont près de lui, et si elles ne peuvent le voir qu'en pleurant, s'en séparer qu'en pleurant, elles ont presque honte de tant de sensibilité, de faire tant d'honneur à une chose de rien, que la raison et la religion leur apprennent à peu estimer. Mais non, ils n'ont pas honte,—l'humanité protesterait contre eux; l'amour voit encore dans son cadavre celui qu'il a aimé: puissant amour! On vous étend respectueusement et avec précaution. Si on vous touche pour voir si vous êtes déjà froid, oh! comme vous êtes froid! on vous ferme les yeux; on le fait avec douceur, comme si vous dormiez, comme si on craignait de vous éveiller. On ne parle qu'à voix basse dans la chambre mortuaire. Oh! pour qui vous aimait tendrement, c'est un besoin de donner encore une fois votre nom à cet insensible cadavre. On vous transporte à votre dernière demeure avec ménagement et respect. On vous conduit à la tombe avec solennité. On se découvre pour voir descendre le cercueil. On jette dessus avec une gravité solennelle la pelletée de terre: alors seulement on a fini avec le corps du défunt. Mais non! peut-être on écrit sur votre tombe des paroles d'amour et d'estime, on plante de vos fleurs favorites sur votre gazon, on y vient de temps en temps voir comment on vous y a posé et se souvenir de vous à la place où vous n'êtes pas, mais où ce qui y repose a longtemps tenu à vous, où l'humanité vous a dit adieu!

Je sais bien qu'il convient aux intelligents de nos jours de trouver tout cela mesquin, ridicule et inutile. On a lu tant de livres! Je sais bien qu'on prouve un esprit fort, quand on a le courage de dire: Cela m'est parfaitement indifférent de savoir ce que mon corps deviendra après ma mort, je ne le sentirai pas; qu'il soit déposé où l'on voudra, je n'en serai pas moins mort pour cela; cela ne peut intéresser que ma famille qu'on me fasse des funérailles honorables; mais que m'importe à moi? Je sais qu'on admire l'Anglais qui voulait, dans l'intérêt général, qu'on fit des boutons avec ses os et des cordes avec ses entrailles; mais cela me fait horreur! Je sais que le principe de la libre pensée est si fort qu'il a déjà influé sur nos institutions publiques, et l'affaire des morts moins embarrassante est faîte. Je comprends que le laisser-faire général en cette matière est en rapport avec le deuil et qu'on fait preuve de virilité en disant: Je ne veux pas qu'on s'occupe de moi quand je serai mort. Mais je plains les hommes qui sont si sages, qui se rendent toute bonne pensée impossible, et dont toute la vie, par leur propre faute, est une lutte entre la tête et le cœur, et je dis: Malheur! à l'adresse des grands hommes qui ont fait le monde ainsi. Mais la première faute incombe à ceux par qui toute cette sagesse a été égarée; à ceux qui traitent les affaires de sentiment de telle façon que l'intelligence s'en irrite. Lorsque nous avons longtemps pleuré dans un cimetière où nous n'avions rien à faire, et regardé les étoiles, les vers et les fleurs languissantes, alors viennent les antipodes, et les démolisseurs, les railleurs et les gens de prose, et ils agissent autrement; le ver est écrasé; le séraphin renvoyé chez lui; les dalles tumulaires sont vendues pour être brisées; les longs mouchoirs blancs sont vulgaires; on fait à peine attention à ses propres morts, et nous avons A—B—C. Le thermomètre descend de la chaleur du sang à la gelée. Il neige de grandes idées. Il faisait un froid glacial, désagréable à la longue.

Quant à ce qui regarde les grandes idées, je permets encore aux grands hommes de les émettre. Byron pouvait, en génie indépendant qu'il était, et après ce qu'il avait enduré, dire encore une fois:

Je ne veux pas que la nouvelle de ma mort
Vous gâte un instant de joie,
Ni ne demande que l'amitié, moi mort,
Vienne trembler sur ma bière.

bien que je lise avec plus de plaisir ses douces stances:—O loi! ravie dans la fleur de la beauté, etc.... Mais, que chaque maître d'école ou écolier veuille s'élever à cette grandeur d'âme, voilà ce que je trouve un peu fort et en même temps ridicule et malheureux. Et lorsqu'on ose altérer la doctrine de l'immortalité, telle que nous l'enseigne la divine révélation, pour me prouver que mon sentiment humain est insensé ou coupable, alors je plains profondément ceux qui comprennent si mal la doctrine de la Bible.

Non, il est contre nature d'être indifférent à ce que notre dépouille mortelle soit traitée avec respect, avec intérêt, avec amour, ou qu'elle repose dans un pays connu et cher plutôt que d'être anéantie dans les pays éloignés ou engloutie dans les abîmes de la mer. Vous ne sentez pas ainsi, dites-vous avec un calme sourire. Bien! que vous importe pendant votre vie ce qui arrivera après votre mort? Renoncez aux louanges de la postérité dont vous n'entendrez rien, ni ne sentirez rien, devenu froid et insensible. Ou est-ce plutôt à vos yeux un aiguillon plus fort pour votre zèle, une consolation (la seule) que vous ouvre le chemin de la gloire, en présence de l'ingratitude du temps? Et si vous vous êtes proposé cela, mon cher, dites-moi franchement: cela vous réjouit-il de penser que votre portrait tombera entre les mains de l'ami que vous aimiez le mieux? qu'après votre mort l'anneau que vous portiez au doigt passera à la bien-aimée, qui le portera jusqu'à ce qu'elle soit roidie par la mort? que votre fils habitera votre maison et s'assiéra dans votre fauteuil? que votre famille vous bénira pour l'affectueuse et généreuse façon dont vous avez disposé pour elle? Endurcissez votre âme d'abord contre ces émotions, et dites encore que toute communauté entre vous et vos proches cesse, et qu'il vous est indifférent qu'ils soient à votre chevet quand vous mourrez et qu'ils enterreront votre corps.

C'est une pensée agréable pour moi,—et il me semble qu'elle adoucira mon lit de mort,—que d'espérer que la douce main d'un ami fermera mes yeux et posera bien ma tête; que cet ami; accablé de tristesse dans les premiers jours, s'approchera de mon chevet pour me voir encore une fois; que plus d'une main tremblante saisira mes doigts glacés et les laissera retomber avec désolation; que maint visage en pleurs prendra congé de moi avec désespoir, et qu'on me fera une conduite solennelle au lieu du repos qui m'est déjà cher, comme lieu de repos de ceux que j'ai aimés. Oui, cela aussi, je le sens, sera pour moi une consolation, de penser que, de quelques bras que la mort m'arrache, je vais à ceux que j'ai pleurés, qu'une tombe les renfermera, eux et moi, et ceux qui survivront, de sorte que nous reposerons là tous ensemble:—oh! ce n'est rien, ce n'est rien, je sais que ce n'est rien; mais c'est une douce pensée, et je prie les sages de la terre de ne pas rire de moi, mais de me porter envie.


On sait de quelle façon la coutume d'enterrer dans le sanctuaire s'est introduite dans le monde. D'abord on bâtit les églises sur les tombes; ensuite on établit les tombes dans les églises. Là on reposait la cendre des martyrs dont le sang était le ciment de l'Église. Les premiers chrétiens élevèrent par une respectueuse reconnaissance la maison de la prière, comme la meilleure colonne d'honneur. Plus tard on apporta souvent leur chère dépouille, de la tombe ignorée où ils dormaient, dans l'église où on les enterra sous l'autel. Reposer dans leur voisinage fut longtemps le vœu le plus fervent des mourants, et le premier empereur chrétien fut aussi le premier qui désira être enseveli en lieu saint près de l'église fondée par lui. C'était un vœu hardi; mais il fut accompli et trouva des imitateurs. Les successeurs du grand converti défendirent d'enterrer dans le sanctuaire; mais la chrétienté trouva l'exemple si édifiant et le repos dans la maison de Dieu trop désirable pour y renoncer. La sépulture dans les églises devint générale. Chaque confesseur du nom du Sauveur se fortifiait contre les fatigues et les charges de la vie, par l'idée que le Seigneur lui donnerait le repos dans sa maison; et il lui parut encourageant d'attendre là sa résurrection. Chaque dalle du pavé devint une pierre tumulaire, et la commune trouva édifiant d'entendre la parole de vie; aussi dans la demeure des morts et entre les vivants et les morts, s'élevaient les arceaux sacrés sous lesquels est annoncée la doctrine de celui qui rend la vie aux morts et prédit les choses qui ne sont pas encore comme si elles étaient déjà. Nos aïeux trouvèrent là une source de consolations. À l'exception de quelques-uns, pour eux une tombe dans l'église était une inestimable possession. Aucune preuve du dommage que les morts pouvaient causer aux vivants ne pouvait les détourner de leur dessein. Et cependant cela ne pouvait pas être. Notre siècle était mûr pour faire le sacrifice. Notre indifférence en rendait la réalisation facile peut-être. Mais si vous rencontrez çà et là encore un vieux chrétien qui souffre de ce qu'il ne peut reposer dans la tombe de ses pères, à l'ombre du sanctuaire, où lui et eux adoraient Dieu, ne le raillez pas, je vous en prie. Frères, il a une respectable faiblesse.


Mais savez-vous ce que je trouve ridicule et scandaleux? Ce sont vos armoiries, vos obélisques, vos colonnes d'honneur dans l'églises, vos vers sur la cendre et la poussière, inscrits sur la terre sous l'œil de Dieu et dans sa sainte maison. Ce sont les trophées d'un orgueil insensé, d'une vanité terrestre, d'une richesse qui n'est que néant, d'une vaine science, de sanglantes guerres, établis là où l'humilité et la résignation baissent la tête sous l'œil du Seigneur. C est l'hommage assez souvent exagéré, toujours déplacé dans la maison construite en l'honneur de Dieu, rendu à toutes sortes de mérites; vraiment il est étrange, et (laissez-moi le dire) c'est un ridicule spectacle que cette rangée bigarrée de toutes sortes de vertus et de dons, loués, appréciés et pour ainsi dire divinisés dans le sanctuaire même. Ce sont des vertus et des dons pour la guerre, pour la science, pour le cabinet, pour l'art, pour l'industrie, honorés d'hommages sur la cendre d'hommes qui ont été doués de tous les instincts, ayant eu les conduites les plus diverses, plus ou moins de foi et d'incrédulité. Oh! ce n'est pas ce qui me blesse, que la commune, qui n'est pas juge en cette matière, leur ait donne une place égale dans son église, mais ils y sont comme des pécheurs! non comme des grands hommes avec les titres de naturœ se superantis opera, non sous les larges ailes de la renommée, lion sous les éloges vantards des contemporains et des admirateurs, mais dans la calme attente du jugement de Celui qui sait ce que vaut l'homme. Voulez-vous ciseler et dorer les noms de vos grands hommes, les couronner de lauriers et les entourer de rayons; voulez-vous leur élever des statues, leur dresser des colonnes; voulez-vous éterniser leurs vertus devant la postérité, aiguillonner la jeunesse par l'illustre exemple de leurs vertus et par l'honneur qui les attend, élevez ces trophées sur les places publiques, dans les salles académiques, dans les hôtels de ville, sur les escaliers des palais, et même sur les marchés publics. Là est le sol sacré. Déliez vos semelles. Ici pas de noms, pas d'éloges qui ne plaisent au ciel. Ici que Dieu seul et son fils soient loués et leur nom acclamé. Si vous voulez élever des colonnes ici, faites-le en l'honneur de Dieu qui vous sauve de grandes inquiétudes et vous préserve dans de grands dangers. Eben Haëzer, jusqu'ici le Seigneur nous a aidés; mais ici pas de divinisation de l'homme! ici Dieu seul et la foi!

Je sais que notre doctrine protestante ne considère pas le sol des églises comme saint; mais je sais aussi que notre humilité chrétienne nous ordonne de proscrire la superbe au moins dans ses environs. Je sais que notre sévère conviction: adorer Dieu en esprit et en vérité par prudence, prenant en considération la faiblesse humaine, ne souffre pas que nous représentions le Christ et l'image de ses actions sur la terre, dans nos maisons de prière; mais ces images conviennent d'autant moins qu'elles détournent notre attention du Seigneur et nous arrêtent par la grandeur des sujets. Non, non, rien ne doit briser l'unité du but du sanctuaire, tout doit montrer Dieu..., Dieu seul[1].

Mais bien que ce vieil abus (du moins il l'est à mes yeux) n'ait pas cessé complètement avec la sépulture dans les églises, il a cependant considérablement diminué; tous, nous pouvons reposer sous le ciel, et quoi qu'on puisse élever et écrire sur notre tombe, cela ne blessera aucun chrétien consciencieux. Oh! cette idée a quelque chose de bien beau, de bien doux, de bien heureux, de reposer dans une agréable contrée, au milieu de la nature que nous avons aimée, dans une douce tombe autour de laquelle tout fleurit et verdit, sur laquelle passent de douces brises et brillent les magnifiques étoiles de la nuit.

Je ne puis cependant dire que les lieux de sépulture éminemment romanesques de nos jours me plaisent beaucoup. Un grand nombre sont beaucoup trop gracieux, trop fleuris, trop artistiques, trop riches, trop chargés de symboles poétiques. La mort est pauvre et a sa poésie propre. Là où la nature rend la sépulture pittoresque, c'est bien; ce que l'art fait trahit l'aspiration de l'homme à trop parer toutes choses. Il y a, entre ces deux manières d'orner, la différence de la fleur sauvage à la couronne tressée. On ne doit pas planter un rosier sur chaque tombe; un saule pleureur ne doit pas pleurer sur chaque pierre tumulaire. Cependant ils sont là tout prêts comme pour attendre les morts. Ce n'est pas la tristesse et l'amour qui les plantent sur le lieu de repos de ceux qui leur sont chers;—c'est une idée du fossoyeur qui sait comme il convient que les choses soient, qui les destine par anticipation à chaque mort et prend de l'avance sur l'amour et l'estime.

J'aime mieux nos vieux cimetières de village, parce qu'ils ont moins l'air d'un jardin. Nos vieux cimetières de village, sans sentences prétentieuses, ni texte sacré qui vient de soi-même au cœur de chacun sûr la porte; sans arrangement artificiel, sans luxe, sans poésie apportée du dehors; où la troupe des morts forme un large cercle autour de la maison de Dieu, dans l'enceinte de laquelle on prêche que vous êtes poussière et dont le clocher montre le ciel! Ils annoncent la mort et la résurrection avec plus de vérité, de gravité, d'énergie, d'éloquence, sans ornements empruntés. Ils sont naturels; le goût n'y est pour rien! L'herbe haute, la fleur qui pousse spontanément, les simples signes de souvenir, la pauvreté du tout est en harmonie avec les pensées qui remplissent mon esprit. Aussi aucun enterrement solennel ne fait sur mon âme une impression aussi forte que ceux qui ont lieu chez nous dans le plat pays. La vieille cloche du village retentit au haut du clocher, et le petit cortège s'avance lentement. Pas de fonctionnaires, pas d'invités au visage compassé; seulement les parents, les amis, les voisins. Pas une autre voiture que celle qui a servi au défunt pour gagner honorablement sa vie, à lui et aux siens, ne le conduit au tombeau, et cette voiture est trainée par le cheval qu'il aimait, le compagnon de son travail. Le visage couvert de grands capuchons noirs, les femmes sont assises sur le cercueil même. Près de là est le maître d'école, ami de tous, qui prononce quelques paroles; le cercueil est descendu, les proches jettent dessus les premières pelletées de terre; et le dimanche suivant, on passe au-dessus de la fosse pour aller à l'église entendre des paroles de consolation. Car dans le cercle restreint d'une commune rurale on trouve satisfaction pour tous les besoins.

De tout cela on voit bien que je ne tiens pas beaucoup aux enterrements à cérémonie, aux longs convois funèbres, magna funera. Il est souvent affreux de voir une pareille mascarade avec un costume de deuil d'emprunt et un visage triste également d'emprunt. Et l'enterrement par la ville, comme il a lieu de temps en temps, n'inspire aussi que de froides idées. Non, ce sont les voisins qui doivent enterrer, et non pas un préposé à la chose qui, sur un ordre d'en haut, vient réclamer votre cher mort comme s'il était devenu propriété publique, et l'enlever, tandis que la coutume lui défend ordinairement d'y prendre part. Mais l'indifférence en certains endroits va si loin que, si vous êtes pauvre et que vous n'ayez pas de quoi faire donner une sépulture honorable à votre père, à votre mère, à votre chère femme, à un enfant bien-aimé, on ne vous dispense des frais qu'en inscrivant sur le drap funèbre: Pour les pauvres. C'est bien dur et cela ôte tout le mérite du bienfait!


J'ai dit un mot de la façon de porter le deuil; je voudrais à cette occasion exprimer mes idées sur ce sujet. Je sais bien que parfois, en considération de l'état de gêne dans lequel se trouve une famille nombreuse qu'on abandonne, on prescrit que personne ne portera de vêtements noirs. Mais là où cette raison ou quelqu'autre plus valable encore n'existe pas, ne prescrivez pas, mes amis, l'abstention du deuil. Ne vous faites pas de cela un caprice que vous pensez qui vous sied bien, ni un principe dont vous ne voulez pas revenir. Vous ne savez pas avec quel amer bonheur on porte le deuil de parents qui vous furent chers; combien il est doux de rendre ce petit hommage, aux yeux du monde, à un mort bien-aimé. Cent démonstrations néant des manifestations extérieures, cent preuves que le vêtement de deuil ne prouve rien, cent exemples d'hypocrites qui le déshonorent ou de gens légers qu'il ennuie, tout cela n'ôte rien au sentiment à la fois doux et douloureux avec lequel celui qui est sincèrement affligé le revêt. Et puis, je sais qu'au fond de votre âme est le désir que votre mort ne passe pas inaperçue et qu'on ne craigne pas de faire trop en faveur de votre mémoire. Mais votre raison combat ce désir? Ne soyez donc pas si austèrement raisonnable,—soyez naturel, soyez simple, soyez humain, surtout ne soyez pas cruel vis-à-vis des autres. Voyez-vous! je voudrais que toutes les idées des philosophes et des étudiants n'eussent qu'une tête pour pouvoir la faire disparaître du monde d'un seul coup!


Le petit village d'O... est si peu étendu qu'il n'a pas même d'église; mais y a-t-il un endroit si petit qu'il n'ait pas besoin de lieu de sépulture? Là, c'est une jolie colline sablonneuse du haut de laquelle on voit les bois et les fermes et dans le voisinage brillent les blanches dunes. Quelques habitants de la ville voisine y ont des tombes. C'est là que je fis mon premier sacrifice à la mort. C'est là qu'on a porté un de mes premiers et de mes meilleurs amis. J'avais alors dix-huit ans. C'était un jour serein, et le soleil brillait doucement sur le paisible paysage et sur le petit cimetière. Toute la scène, dans tous ses détails, est encore vivante clans mon esprit. Avec quelques proches connaissances et un autre ami du défunt, j'attendais le corps. Je vois encore les premiers porteurs du cercueil apparaître sur la colline, courbés sous le poids. D'abord il fut déposé sur des planches, puis descendu avec précaution sur celui d'une sœur,—une jeune femme que le même mal avait précipitée dans la tombe. Ce n'était pas une fosse, c'était un caveau. Depuis ce moment, j'en veux aux caveaux. Il me semble qu'ils sont si glacés! la terre maternelle n'étreint pas assez le mort pour qu'il mêle sa poussière à la sienne; mais il reste abandonné à lui-même; cela donne lieu à des pensées désagréables. Aussi bien on n'enterre pas le mort ici,—on le cache. Le soleil lance ses rayons sereins dans tout le caveau, et le blanc cercueil avec ses anneaux de cuivre brille sous cette suprême lumière. Mais bientôt on pousse la lourde pierre sur l'ouverture, et la lumière est peu à peu exclue du sombre séjour. Je sais bien que cela me fit une singulière impression, et que je vis, avec une attention pleine d'intérêt, l'ombre noire se glisser de plus en plus sur le cercueil jusqu'à ce qu'elle eût dévoré le dernier rayon de lumière. Mais cela devait être ainsi. Lorsque je quittai la tombe, j'étais en proie à un étrange sentiment. Il était clair pour moi que j'avais pris part à une triste cérémonie; mais que ce fût lui que j'eusse vu enterrer, lui que j'avais tant estimé et tant aimé, que j'avais veillé tant de nuits, lui que j'avais contemplé si souvent après sa mort, alors qu'il était étendu tranquillement sur son lit avec un joyeux sourire et le front serein: qu'il eût maintenant disparu pour toujours à mes yeux dans ce sombre caveau,—je ne pouvais y croire!

Je n'ai jamais visité ce petit village depuis, sans visiter la tombe. Jamais je n'ai conduit personne dans les environs de cette petite colline avec ses pierres bleues et ses verts gazons, sans la lui montrer et sans lui dire:—Là repose un de mes amis; c'était le meilleur des hommes!

Je finis comme j'ai commencé;—Mes amis, on nous enterrera tous! Oh! puissions-nous tous, comme, ceux-là, réunir autour de notre tombe ceux qui nous pleureront; puisse notre mémoire rester bénie dans les cœurs de tous! Et que notre poussière dorme ensuite dans le sein delà terre, jusqu'à ce que vienne le grand et terrible jour du Seigneur!


[1] Il me semble aussi que les églises ne devraient pas être humiliées par des collections de curiosités. Je connais une ville, d'ailleurs, remarquable par le prix qu'elle attache à ses maisons de prière, où entre autres, sur un des piliers de la cathédrale, est indiquée la taille d'un géant renommé et d'un nain non moins célèbre qui ont vécu dans la ville. Cependant, il faut tolérer qu'on transforme les sanctuaires en une sorte de grands entrepôts, où les seaux et les échelles d'incendie sont appendus au mur! Quant à l'ensemble, il pourrait y régner plus d'ordre, de simplicité et de convenance Un apôtre a dit: Faites toutes choses honnêtement et avec convenance.


XIII

UNE EXPOSITION DE TABLEAUX.

Mon ami Baculus a écrit un petit livre sur la décadence de l'art, où il gronde un peu. Comme cause de cette décadence, il dit, entr'autres choses, que l'art est placé en dehors de son but et qu'il n'est pas apprécié à sa juste valeur. L'art est une jeune fille, d'après lui, qui devient laide par défaut d'adorateurs. Il démontre que l'art en général n'est rien moins qu'adoré, mais qu'il est exposé à la vue et en vente, comme quelque chose de singulier et de joli, comme une curiosité. Il me semble qu'il y a là-dedans beaucoup de vérité, et cela peut se lire dans son livre en élégant français. En effet, il me semble de plus en plus que le grand art est tellement rapetissé qu'on fait avec lui le tour des kermesses comme avec un nain. Vous comprenez que cette petite vie lui fait prendre de mauvaises habitudes et l'humilie à ses propres yeux. Aussi ne peut-on le défendre depuis longtemps de vices et de goûts populaires. Il est de temps en temps hardi et impudent, chicaneur et entier. Il aime les ornements bigarrés, crie trois tons trop haut et est un peu libre en paroles; puis il a pris aussi un cruel sang-froid. Et que pensez-vous des expositions de tableaux? Baculus s'élève avec violence contre elles, et quand on regarde les choses un peu de haut, on tombe certainement d'accord avec lui; mais alors on court risque de devenir fantastique, comme le disent les gens de l'enquête; c'est pourquoi regardons-y de plus bas, et nous accorderons que les expositions annuelles ont une grande utilité à beaucoup de points de vue. Mais il est ennuyeux de parler toujours d'utilité; mille lecteurs font cela par mois dans mille lectures, et pour un amateur de peinture, une petite heure de tête-à-tête dans une chambre à l'écart, vis-à-vis d'un portrait de Kruseman ou d'une marine de Schotel, vaut plus que toute la salle pleine d'or et de couleurs, où les œuvres d'art sont entassées et où l'arc-en-ciel papillotte comme les fils de soie sur les sacs de nos grand'mères.

Quelles piqûres d'épingle; non, quels coups de poignard pensez-vous qu'une âme douée de quelque sens esthétique se sente donner lorsqu'elle voit une chandelle de Van Schendel représentant un vieux mendiant (de grandeur naturelle) tenant un chandelier suspendu entre deux paysages vert d'herbe, de je ne sais qui, avec mille arbres qui sont aussi grands chacun que la chandelle du vieillard, et au-dessus peut-être un bouquet de Bloemers, flanqué du portrait d'un officier de hussards brodé d'or, et de la représentation manquée d'un cabillaud ouvert au milieu d'une société de raies et d'écailles de moules.

Et cependant je ne néglige pas de visiter l'exposition et j'y puis même passer quelques heures avec un véritable plaisir. D'abord je fais le tour des tableaux, et acquiers autant de science qu'il est nécessaire pour parler en société des plus beaux de tous, fermement résolu d'avance à être d'accord avec la dame et la charmante fille de la maison; pour comparer ensuite les expositions de La Haye et d'Amsterdam, ce en quoi ma position géographique aide mon jugement; pour vanter les portraits de monsieur et madame A. B. C., en soutenant cependant avec force qu'ils ne sont pas flattés du tout; et enfin, au besoin, pour rire avec les jeunes dames de la toilette de mauvais goût de telle ou telle qui, imaginez-vous, a voulu être représentée en robe verte, lorsqu'elle est tout à fait blonde, et pour murmurer à l'oreille des messieurs qu'elle a employé trop peu d'étoffe pour le jupon vert; ce que je complète en dernier lieu par la dissection complète d'un très-mauvais morceau, et la contemplation en détail du petit tableau devant lequel on peut s'arrêter une heure, tant il est petit.

Mais alors je me détourne, fatigué des couleurs et des teintes de la dorure et du vernis, des numéros embrouillés et des morceaux venus après l'ouverture, pour la contemplation de ceux qui sont arrivés avec moi, afin de juger de ce qu'on met sur la toile dans cette saison de l'année. Des petites figures luisantes, douces, polies; des cadres, des têtes d'hommes en chapeaux; des tableaux de genre à la muraille aux tableaux de genre sur le parquet; et je pourrais passer plusieurs heures à contempler l'aspect du flot sans cesse grossissant des visiteurs des œuvres d'art. Je m'étonne qu'il n'y ait pas là de peintre pour faire des études. J'y ai trouvé toute une collection de tableaux. Voici quelques numéros de mon catalogue:

n° 1. Un maître de dessin contemplant son œuvre. C'est un nomme court et malingre, un peu gris de teinte, avec de petits yeux gris aussi, et un menton pointu. À son entrée, il regarde dans la salle, dans les quatre directions, avec l'œil d'un connaisseur, et ne s'avance d'un pas de plus qu'il n'ait mis ses lunettes. Il est vêtu d'une redingote noire, grasse et usée, et d'un pantalon décent. Une cravate en forme de corde, de sa façon, lui sert le cou, et il porte une chemise de coton à petits plis sur la poitrine. Il compense l'absence complète de gants par la longueur extraordinaire des parements de ses manches, qui lui viennent jusqu'à la seconde phalange des doigts. Il a déjà ouvert le catalogue dans le corridor et le referme en entrant. Il s'appelle Egide Punter. Le P. brille sur la première page. Il est occupé maintenait d'un certain manuel, propre uniquement aux maîtres de dessin, et tire de la poche de son gilet un crayon de mine de plomb avec une longue pointe aiguë. Voulez-vous en savoir davantage sur lui? Oh! ce n'est pas difficile de reconnaître en lui un de ces malheureux martyrs de l'art qui ont été méconnus et dont les dons brillants ne sont appréciés que par les jeunes dames qui copient leurs modèles. Il lui manque les encouragements et le temps, sans cela il serait l'un des plus grands peintres du pays. Alors il aurait un ordre chevalerie, il serait en Italie, il serait cité dans une nouvelle édition de la grande Histoire des peintres, mais personne ne prend garde à lui. Il croit parfois qu'il est un chrétien trop zélé, un citoyen trop exact pour pouvoir se faire un nom de peintre. Au reste, quand il parle de l'art, il emploie les mots, le ton, la force, l'esprit, la chaleur, les teintes complémentaires et bien d'autres choses, aussi bien que le plus illustre de la confrérie. Son principal mérite consiste dans une noble intrépidité qui le fait se risquer dans tous les genres. Il dessine des églises, il dessine l'histoire, il dessine le paysage d'après nature; il fait, si vous le désirez, votre portrait à l'aquarelle ou au crayon; il fait tout ce que vous voulez... Mais chaque année il envoie un tableau à l'exposition. Il fait l'admiration de sa femme, de sa servante, de tous ses élèves et de tous les membres d'une société d'encouragement des beaux-arts, de laquelle il fait partie.

Mais toujours il est mal placé, affreusement mal placé! Il voit dans la commission un scandaleux complot ourdi contre sa mise en évidence et son intérêt. Il lit le Letterbode, il lit le Handelsblad; jamais il n'y est fait mention de son œuvre! Ah! quels doux rêves il fait dans la dernière nuit, quand il a emballé son tableau, l'a muni d'une adresse détaillée et l'a expédié. Il fera l'admiration de tous les visiteurs. Le muséum Teylers l'achètera peut-être; la princesse d'Orange voudra le posséder; un amateur lui offrira de le couvrir d'or. De grands peintres envieront son pinceau; des étrangers viendront au lieu de sa demeure pour voir le grand Punter; et quand ils le verront, simple et humble comme il est, dans sa modeste redingote noire et avec ses hauts souliers, leur ouvrir la porte et qu'ils demanderont: Le grand Punter est-il à la maison? quel triomphe de pouvoir dire; «C'est moi-même, messieurs, pour vous servir.» Hélas! son petit tableau revient,—il n'a pas été remarqué! Une fois, oui, une lois,—la vérité exige que son historien le dise,—une fois, il parut avoir fait sensation. Une dame de condition et amateur des arts l'avait recommandé à un marchand de tableaux. Le marchand écrivit à Punter et Punter écrivit au marchand. Que de discussions cette correspondance avait soulevées entre madame Punter et son digne époux, lorsqu'elle apprit qu'il était trop modeste pour fixer le prix et quelle lui parut pour la première fois un peu intéressée! Quelques jours s'écoulèrent avant qu'il reçût une seconde lettre. Déjà toutes ses demoiselles et toute l'école de dessin de la ville savaient que le tableau de maître Punter était acheté pour un cabinet, déjà on l'avait félicité dans sa société pour l'encouragement des arts; déjà, plein de zèle et d'espoir, il avait commencé un nouveau tableau. Cette fois, ce devait être dans le goût de van Ostade. Deux paysans avec les petites pipes courtes de van Ostade demandaient par la fenêtre s'il y avait empêchement. L'un demandait un jeu de cartes, l'autre une demi-chope de bière. Il en exigerait le double de ce que lui avait rapporté son premier, et sa femme aurait un livre de prières avec un fermoir. Ainsi il monterait au plus haut de l'échelle de l'art; il irait jusqu'à Frans Halz, jusqu'à Van Dyck, voire jusqu'à Rembrandt. Mais, ô coup du sort, la poste lui apporte une froide lettre. On s'est trompé de numéro. Le marchand de tableaux est assez poli pour demander pardon de cette inadvertance. Pardon de cette inadvertance! quelle inadvertance? Non, il demandait plutôt pardon de l'un des plus terribles griefs qu'on puisse faire à un simple bourgeois; pardon pour un coup de poignard, qui perçait son cœur gonflé de joie; pour un coup de massue, qui faisait crouler mille châteaux en Espagne; pardon pour un meurtre moral et artistique. Voilà une seule page de l'histoire de ce petit homme chétif. Étonnez-vous maintenant que sa redingote soit si râpée, de ce que son visage soit si jaune, de ce que sa bouche soit si tristement plissée, de ce qu'il perde l'ambition, de ce qu'il ne fasse couper ses cheveux plats que tous les mois. Le voilà nouveau à l'exposition. Son tableau,—cette fois il représente une cuisinière qui nettoie un chaudron de cuivre,—il sera sans doute de nouveau mal placé, certainement trop haut ou trop bas pour la vue humaine. La dernière fois, ses admirateurs le cherchaient presque parmi les anges, maintenant il sera sans doute perdu dans les bas-fonds: Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo; il ne soupire pas, car il n'entend pas le latin. Son père était un peintre de voitures, renommé pour son vernis qui ne se crevassait jamais; mais le fils avait trop de génie pour rester dans cette branche. Il chercha avec une apparente indifférence l'endroit où son chef-d'œuvre était relégué. Cela allait encore quant à la hauteur; mais dans ce coin il ne tombait pas de lumière sur le chaudron de cuivre. Ah! tout le monde passe, Apelle est vainement dans l'attente; ni les sabots, ni le pied de sa cuisinière ne sont jugés: personne ne dit rien du chaudron de cuivre, sur lequel sa femme a toujours dit qu'elle croyait pouvoir y mettre son bonnet. Lorsque la file mobile des spectateurs qui cependant s'arrête devant de pires croûtes, approche de son œuvre, elle paraît soudain avoir perdu la vue et la parole:

Le silence mord beaucoup plus que l'injure.

Son attention persistante, à lui, n'éveille même l'attention de personne. «Et il faut encore qu'ils gâtent le cadre, disait-il, un cadre de douze florins!» car la dorure avait reçu un accroc dont il était encore humide, lorsqu'il emballa son tableau et l'envoya un mois trop tôt. Il s'éloigna désolé, pour calmer son âme, en contemplant le portrait d'un caniche dont l'oreille droite était mal dessinée; mais voici qu'il entend quelque chose dans le coin de son tableau. En effet, une jeune dame bien vêtue et son jeune mari sont occupés à regarder, penchés sur la peinture. Ainsi quelqu'un au moins la juge digne d'être regardée! Ah! comme ils s'arrêtent longtemps; ce sont sans doute des amateurs, mais incontestablement des connaisseurs! Mais quel sourire comprimé, maintenant qu'ils s'éloignent. Juste ciel! ils font une figure comme s'ils avaient vu le plus joyeux Jean Steen, au lieu de sa vénérable cuisinière, et il reprend encore les paroles qu'il venait de dire: Cela a plus d'un chien! Ce reproche rappelle, pauvre artiste, le petit chat de votre premier plan, qui n'est pas beaucoup plus grand, je l'avoue, qu'un mouton de la plus petite race! Le petit chat pour lequel son propre chat lui avait servi de modèle; le petit chat que vous avez dessiné le soir pendant que votre tendre épouse chauffait son bonnet de nuit sur le poêle. Et pour comble de dépit, voilà que ce même jeune couple exprime bruyamment son admiration pour ce même caniche dont l'oreille est mal dessinée. «C'est-à-dire, disent-ils, que c'est comme s'il vivait.» Le nom est tout, dit-il, et il consulte sa montre d'argent, la montre d'argent de son vénérable père, célèbre par son vernis brillant qui ne se crevassait jamais. L'heure est sonnée. Il doit donner leçon! Va, infortuné martyr, va trouver mademoiselle C***, et raconte-lui pour la centième fois qu'elle doit cependant faire les lignes principales; elle l'a encore oublié et tout le dessein est de travers; va et songe encore, chemin faisant, si vous oseriez bien risquer de représenter le fait héroïque de van Speyck dont il ne manque pas de représentations. Continuez vos leçons d'heure en heure et de jour en jour! Avec un peu plus de talent, vous arriveriez peut-être, et avec un peu moins, certainement à être heureux.

N° 2. Un tableau de famille. C'est un monsieur et une dame d'un âge moyen, un jeune homme et une jeune demoiselle dans la fleur de l'adolescence, et un petit garçon d'environ sept ans. Je ne décris pas leur costume; il n'a rien de remarquable. Ce sont des gens de la haute classe moyenne, bonnes gens, non pas de La Haye, mais vêtus à la façon d'une petite ville. Je jette un regard sur leurs physionomies. Monsieur, me semble-t-il, a l'air un peu de mauvaise humeur. En demandez-vous la raison? Ces gens viennent de la ville voisine dans une calèche où ils s'étaient installés eux tout seuls. Monsieur a des affaires importantes pour lesquelles on ne peut se passer de sa présence; il regarde toutes les digressions comme autant de montagnes et il ne tient pas à aller en voiture. Mais Madame était folle de voir l'exposition; toutes les dames la visitaient. Il devait reconnaître qu'il le lui avait promis dans un moment de faiblesse. Je pense bien que c'était le soir d'un jour où il n'avait pas envie de voir le monde; aussi bien les enfants n'avaient jamais été à La Haye, et le bois de La Haye était si magnifique! Le lendemain matin, la voiture arriva. Il faisait passablement beau, il faisait même beau temps. Mais dès que les chevaux eurent atteint le bois de La Haye qui était si magnifique, des nuages parurent se condenser dans le ciel, et l'hôtel du prince Frédéric n'était pas encore en vue qu'il tomba une averse. Dans le plan tracé il était convenu qu'on visiterait le champ du Tournoi sur le Doel, qu'on y descendrait et qu'on se restaurerait à son aisé. Monsieur tient à sa règle de vie. Mais on n'a pas de parapluie!—et puis les rues! On trouve donc préférable de se diriger vers l'exposition. Depuis que le premier nuage noir est arrivé et que la première ride a paru sur le front du papa, maman a mis tout en œuvre pour entretenir une conversation animée. Elle était inépuisable en récits de plaisirs dont elle avait joui dans sa jeunesse dans le bois de La Haye. Mais on ne prononce pas un mot, pour ainsi dire, depuis que la première goutte de pluie est tombée, et le: Nous allons tout attraper, est tombé des lèvres de l'estimable chef de la famille. Madame qui a pressé pour qu'on entreprît le voyage, la petite fille qui a ennuyé son père de la fête par son babil anticipé, et le jeune garçon qui a juré que le beau temps continuerait, se sentaient vraiment responsables de chaque goutte de pluie qui tombait, qui tomberait ou qui pourrait tomber, et ils se regardaient les uns les autres avec inquiétude.—Allons donc à l'exposition! avait dit le papa. Mais dans la disposition où il se trouvait, il repoussa l'idée d'acheter un catalogue pour chaque personne de sa famille, sauf le petit. Mais madame! son regard triomphant me cria:—Nous voici! et le plus aimable sourire remplaça, dès qu'elle se sentit dans la salle, la crispation d'anxiété qui, dans la calèche, déformait sa bouche. Sur ces entrefaites, cette chère famille est arrivée trop tôt. Il n'y a encore presque personne; cela contrarie un peu la dame légèrement mondaine: personne pour être vue; personne pour voir sa chère fille. Celle-ci a vraiment une jolie figure, et elle me semble la plus heureuse de tous; une joie sans affectation se peint sur son visage, maintenant qu'elle aperçoit les lignes bigarrées des tableaux. Mais elle s'était cependant représenté tout plus grand, plus joli et plus frappant. Dix salles pareilles et un millier de chefs-d'œuvre! Elle compte à peine seize ans! Monsieur son frère a un an de plus, et se trouve par conséquent dans cette intéressante période de la vie où l'on croit être pris pour quelque chose de bien, quand on prend une apparence du mal que l'on ne connaît pas. Il a tous les airs, tous les mouvements d'un vrai pédant insupportable, et semble encore hésiter dans cette alternative, s'il sera de préférence un fat ou un rustre. Il s'imagine avoir des connaissances en fait d'art, et, pour en donner des preuves, il est toujours d'un avis opposé aux autres. Tous les tableaux qui font s'arrêter de ravissement sa bonne mère enthousiasmée, il les déclare peints d'une manière infâme, mauvais de couleur, vides de pensée, plats, sans profondeur; bref, de vrais boucs émissaires qu'il charge de tous les défauts de toutes les mauvaises peintures. Il force sa sœur à admirer de grossières et farouches têtes d'étude de bandits et de pourfendeurs, peintes d'un large pinceau, où il y a du génie, dit-il, et qui doivent absolument plaire davantage à la jeune fille que le plus beau tableau religieux du monde. Il est toujours d'un tableau ou deux en avant, cherche en cachette les numéros dans le catalogue, et montre sa supériorité sur son père en l'attirant dans des pièges, en l'engageant à faire des paris fous sur l'auteur vraisemblable de tel ou tel tableau dont le catalogue lui a révélé le nom: et après avoir prouvé qu'il reconnaît l'auteur de tel tableau à la distribution de la lumière, de tel autre à la manière, au procédé, d'un troisième aux étoffes, d'un quatrième à l'ordonnance générale, il fait faire, de temps en temps, une malheureuse figure à son père qui n'est déjà pas de bonne humeur. Madame a un triste défaut de méthode dans sa contemplation. Tantôt elle est dans telle partie de la salle, mais tout à coup sa curiosité l'emporte au côté opposé; tantôt elle est attirée par telle ou telle couleur éclatante, tantôt elle est séduite par une manie innée de trouver des ressemblances.—Vois donc, mon ami, ne trouves-tu pas que ce petit garçon a quelque chose de notre Pierrot? Le tableau dont elle parle est le portrait d'un charmant enfant, la tête penchée en avant sur celle d'un épagneul, et peint par un de nos premiers maîtres (une vraie petite figure de séraphin, dont, en passant, je félicite la mère). Pierrot est un petit garçon de sept ans que je ne vous ai pas encore décrit; Pierrot est un malheureux petit être, souffrant d'une hydrocéphalite, avec une grosse tête triangulaire pâle, très-pâle! Dans ses yeux ternes ne brille qu'une faible étincelle de vie. Je ne sais pas s'il a un mouchoir de poche, mais on n'a négligé dans son costume ni goût, ni frais, ni temps. Les enfants de nos jours sont habillés de la façon la plus poétique et la plus théâtrale. Un bonnet carré de hulan avec une houppe d'or; une petite blouse écossaise à carreaux, dont les larges plis sont retenus par une courroie en cuir laqué encore plus large, et fermée par une énorme boucle, embrasse ses membres délicats. Les carreaux en sont si grands que le dos de l'enfant représente parfaitement un écusson écartelé. Puis un col finement plissé qui lui pique les oreilles et qui est retenu, dans les ondulations extravagantes qu'il pourrait faire, par une cravate de soie turque avec, un très-large nœud. Un pantalon en cuir anglais blanc, qui, à la grande douleur de la maman, a été sali en descendant de la calèche, revêt ses petites jambes qui vont finir dans des bas blancs et des souliers bas. «Ne trouvez-vous pas que ce petit garçon a quelque chose de notre Pierrot?» dit la mère aveuglée. Mais quel n'est pas son étonnement, lorsqu'en relevant la tête pour demander une réponse, elle aperçoit non plus son mari, mais Dieu sait quel grand monsieur de La Haye avec une décoration et des moustaches! «Excusez-moi, monsieur!» dit-elle en rougissant comme le feu, et elle s'éloigne, en traînant après elle son légitime conjoint, du portrait du gentil petit garçon qui ressemble tant à Pierrot.

On a passé une heure ainsi. Monsieur croit que la visite est suffisamment longue; le pédant affirme qu'il n'y a rien de vraiment beau; la jeune demoiselle a une folle envie d'avoir son portrait, le cou nu avec une chaîne d'or, et madame trouve qu'on ne doit pas s'en aller avant d'avoir encore un peu vu les gens de La Haye. La voiture qui est de retour attendra bien pour cela. Mais les gens de La Haye ne viennent pas encore; le beau monde ne se hâte pas de venir. On flâne encore une petite demi-heure, et voyez, le soleil commence à briller. Il faut profiter du beau temps et aller au bois de La Haye qui est si magnifique. La famille se réunit à l'entrée du salon. «Mon Dieu, dit madame, nous n'avons pas vu le tableau de Ko, nous devrions bien aller le voir.—Oh! laisse-là le tableau de Ko, dit monsieur en soupirant.—Ce sera du beau, dit le pédant.» Mais madame n'oserait paraître devant la mère de Ko, sans avoir vu le tableau de Ko. Ko est un cousin de la famille, un enfant gâté qui ne dessine pas mal; c'est pourquoi sa mère a voulu qu'il fit de la peinture, et comme il pouvait produire quelque chose de supportable, elle lui fit envoyer quelque chose à l'exposition.—Oh! ces petites vaches, on dirait qu'elles vont mugir! Et l'on rentre dans la salle. Et monsieur cherche sérieusement dans le catalogue, madame cherche au hasard, mademoiselle fait semblant de chercher, et le pédant ne cherche pas du tout le tableau de Ko. Le tableau de Ko ne se trouve nulle part.—Quelle grandeur peut-il avoir? Il ne doit certainement pas être très-grand. Enfin on trouve un tableau avec des vaches de Ravenswaai ou d'un autre:—Oui, ce sera cela, c'est bien sa manière,—et sans ouvrir le catalogue de peur d'être détrompé, monsieur entraîne sa famille parfaitement satisfaite du tableau de Ko. Ils partent. Sur ces entrefaites, il a recommencé de pleuvoir. Toute l'atmosphère semble découpée dans une immense feuille de papier gris; ils s'en vont visiter le bois de La Haye qui est si magnifique et dîner aux bains de Scheveninque, ce qui est très-distingué, pour reprendre ensuite le chemin de la maison, monsieur avec la certitude qu'il devra travailler le double le lendemain; madame, seulement à demi satisfaite: elle a vu si peu de gens! la jeune fille de seize ans, avec le vœu sans espoir dans le cœur, d'être peinte décolletée et avec une chaîne d'or; et le pédant, condamné pendant toute la roule à avoir le petit ange écossais assis sur ses genoux.

N°.... mais non, je renonce aux numéros; je ne connais rien de plus ennuyeux ni de plus inquiétant que les chiffres; je crois qu'ils donnent la fièvre dans certaines circonstances. Je ferme donc mon catalogue, et j'aime mieux vous prier de vous placer avec moi au milieu de cette foule variée de spectateurs, maintenant que l'heure du bon ton a sonné et que la salle est remplie. Quel bourdonnement! quelle foule! quelle cohue! mais une cohue douce et polie, une cohue de soie et de velours! Voyez cette vieille baronne appuyée au bras de son fils le chambellan. Elle est contente de pouvoir se fâcher de ce que quelques bourgeois sont restés dans la salle. Voyez cette brillante modiste avec son or faux et sa robe de soie lâchée, se donnant les airs d'une demoiselle de race, et d'une langue bien effilée avec le parfait accent de La Haye; puis en mauvais français jugeant les tableaux avec cet aplomb de la dame de la plus haute naissance. Regardez cette charmante fille de la bourgeoisie, victime de l'ambition de son frère qui est commis dans un ministère, et qui porte des lunettes et du drap beaucoup plus fin que son père, le marchand de rubans: il ne voulait absolument pas venir à l'exposition avant l'heure fashionable; et maintenant sa jolie petite sœur, qui a dû se régler d'après lui, est dans des angoisses continuelles, n'ose se risquer dans la foule et se hasarde à peine à se placer devant la vieille femme lisant la Bible dont elle a tant entendu parler; elle l'atteint enfin, mais ne la considère que d'un regard timide, et prête à prendre la fuite devant la première grande dame qui paraît diriger sa lorgnette sur elle! Ah! elle sent si profondément et si souvent qu'elle n'est qu'une petite demoiselle! Pour son grand bonheur, l'arrivée du chef de son frère la sauve de toutes les douleurs de cette salle de torture. Donnez-vous la peine de comparer le regard de muette admiration de cet homme simple, le regard d'indifférence de ce monsieur indifférent, avec le regard de ce jeûne homme de quarante ans qui a tant vu dans sa vie et dans ses voyages! Faites attention à ce malheureux Narcisse, heureux de son gilet bigarré et de ses gants jaune paille, qui, suçant le bout de son jonc, se tient lui-même pour l'ensemble de toutes les beautés viriles; qui accorde plus d'intérêt aux dames qu'à tous les portraits de savants, d'officiers de cavalerie et de marins qui se trouvent dans la salle, et qui est digne par toutes les courbes dans lesquelles il se meut d'être peint pour faire l'admiration de toutes les expositions. Jetez les yeux sur ce spectateur affairé, qui vole en quelque sorte à travers la salle, et dont le visage grave crie chaque lois tout haut qu'il a bien autre chose à faire dans la vie que de courir après des tableaux;—sur cette jeune dame qui peint elle-même et qui, un lorgnon à la main, n'a pas de répit qu'elle n'ait vu les tableaux de son peintre favori, car le reste lui est indiffèrent;—sur cet étudiant qui va étouffer s'il ne vient bientôt quelqu'un à qui il puisse raconter qu'il a vu la dernière exposition de Dusseldorf.—Mais quel est ce jeune homme, demandez-vous, avec ce chapeau bas, à larges bords, avec ces cheveux ébouriffés, cette grosse canne, ce paletot très-court, ce large pantalon à carreaux?—C'est un peintre, un jeune peintre.—Vous vous trompez, c'est l'ami d'un homme qui porte un chapeau encore plus bas et à plus larges bords, avec de longs mais beaux cheveux frisés, puis une canne plus grosse mais aussi plus belle, un paletot plus court mais en velours et un pantalon encore plus bariolé. C'est celui-là qui est un peintre! celui-ci est son alter ego, son inséparable, son chacal, son admirateur, sa copie, son ombre. Il se promène avec le peintre, il fait des tours à cheval avec le peintre, il déjeune avec le peintre, il va avec le peintre au spectacle, il fume, il jure, il joue au billard avec le peintre; mais il ne peint pas avec le peintre. Tous les jours il vient le trouver dans cette salle; car c'est un admirateur passionné de la peinture et des peintres. Si vous croyez lire sur son front, à cette distance, le mot artiste, vous le rendrez le plus heureux des hommes. Aussi son peintre lui doit-il plus d'une idée, et s'il voulait..., oui, s'il voulait...

Voulez-vous attendre encore jusqu'à ce que vous voyiez paraître les derniers représentants du beau monde, qui trouvent déjà la salle vidée par leurs pareils et envahie de nouveau par le peuple qui a déjà dîné? ou nous en allons-nous, dans la crainte que tel ou tel observateur ne nous dessine comme des caricatures, d'insupportables coureurs qui se donnent des airs de connaisseurs?

1838


XIV

LE VENT.

La tempête gronde au dehors: l'en tendez-vous, mes amis? La tempête! Le vent est horrible: la bourrasque suit la bourrasque. Il rugit sur votre toit, il siffle par chaque ouverture, par chaque passage. Il ébranle vos portes et vos fenêtres. C'est un temps effroyable.—Ne dites pas: «Animons-nous, rassemblons-nous, mangeons et buvons et parlons si haut que nous n'entendions pas le vent.» C'est une lâcheté épicurienne. De même que, par un temps doux et agréable, vous jetez mille fois les yeux par la fenêtre, et contemplant l'aimable nature dans sa calme beauté, vous vous écriez chaque fois: C'est magnifique! ainsi il convient que, dans un jour comme aujourd'hui, vous écoutiez au moins une seule fois l'ouragan, que vous voyiez sa rage, que vous pensiez à la commotion universelle, et que vous disiez: C'est formidable! Cela est digne d'un homme, me semble-t-il. Je crains que ceux qui ne veulent pas le faire, ne cherchent à échapper aux tempêtes de la vie avec la même pusillanimité. Non, ce n'est pas eux, certes, qui, dans les malheurs et les catastrophes, dans l'infortune et la détresse oseront avoir la conscience de leur état, et relèveront la tête au milieu de la tempête et de l'adversité, en disant:—Me voici! Ils ferment les yeux devant le danger; la pensée seule les effraie. Ils se fortifieraient le cœur en exerçant leur force d'âme; mais ils ne tirent aucune utilité de leurs souffrances: ce sont des lâches. Écoutons la tempête!

Le vent, le terrible vent, d'où vient-il? Où va-t-il? Vaines questions emportées et dispersées par sa puissante haleine! L'invisible, le puissant, le présent partout! Le géant du mystère! Haut, bien haut au-dessus de la terre, il lutte contre le flanc des montagnes, il s'y tord et les fouette; il pénètre dans les fentes des rochers, et les parcourt avec un sifflement aigu; il pousse de sourds grondements dans l'abîme; dans le désert solitaire où aucun autre son que sa voix ne se fait entendre, il soulève le sable en immenses tourbillons; il se promène dans la solitude avec une violence sauvage et bruyante; il parcourt la mer immense! N'est-il pas plus grand qu'elle? Il est son frère, son formidable compagnon de jeu, son adversaire furieux.

Il est indépendant; il souffle où il veut. Quand vous l'attendez à l'orient, il s'élève au nord. Vous croyez qu'il dort au midi, il est à l'est. Comme il s'éveille vite, comme son cri est effrayant, comme ses coups sont irrésistibles! Il est fort; parfois il se joue et folâtre; mais malheur! malheur, quand cela devient sérieux. Car avant que la lutte commence, son triomphe est déjà assuré. Il traverse la forêt comme l'armée de Sennachérib fut parcourue par l'ange exterminateur du Seigneur. Les eaux s'agitent, bouillonnent et brûlent. Lui, il découvre leurs lits, et arrache le rocher de son piédestal. Il brise les rangs des vagues, et joue avec leur écume comme si c'étaient des plumes blanches, arrachées à leurs cimes cuirassées. En vain la mer se lève comme une possédée, folle de rage, rugissante de colère. Il la saisit et la secoue, jusqu'à ce qu'elle s'affaisse impuissante et en proie à des convulsions, et ceux qui se confient à son sein, qui se risquent sur ses dangereuses profondeurs, Seigneur, protégez-les! Ils vont périr.

Voix puissante de la nature, comme tu secoues le cœur des hommes! Tout bruit de la nature inanimée se tait devant toi, vivante voix de l'air! Tu parles: l'écho des montagnes, le sein des eaux, l'épais feuillage te répondent. Mais ta voix les domine tous. Tu peux bien t'appeler la voix du Seigneur. Assurément non: ni le mugissement qui retentit dans les flancs des rochers, ni la flèche sifflante, ni le cheval ailé, ni l'aigle volant de ses ailes puissantes ne peuvent te dépasser, tu es la voix du Tout-Puissant. Ton esprit est un souffle, un puissant murmure. Le chaos était désert, désert et vide, pas d'ordre, pas de distinction, pas de lumière, pas de sons. Les ténèbres planaient sur l'abîme. Tout était morne et sans vie. Mais un puissant et fécond tourbillon de vent passa sur les profondeurs. C'était le souffle de Dieu courant sur les eaux. Elles frémirent sous ce, contact; ce frémissement était la vie. Le silence était rompu. Dès ce moment la force créatrice de Dieu, l'ordre et la vie se manifestèrent. Dans le murmure de la brise du soir, Jéhovah se plut à faire apparaître le premier fils de la poussière; du milieu d'un tourbillon de vent parlant à Job, il lui apprit à trembler devant sa toute-puissance. Entends-tu ce solennel rugissement? Eh bien! ce fut un bruit semblable qui remplit l'édifice où les disciples étaient rassemblés le jour de la Pentecôte. C'était l'esprit de Dieu descendant sur la terre dans un puissant tourbillon de vent.

Mais ce symbole de la force de Dieu, si invisible, si formidable, n'est-il pas aussi une ombre de sa bienfaisance? Voyez, maintenant, il est violent et destructeur; mais ce n'est pas un dévastateur uniquement créé pour détruire. Lorsque tout est plongé dans un morne silence, que le soleil est brûlant, la croûte de la terre fendue, le feuillage brûlé, les plantes des champs à peine nées, maigres, étiolées et couvertes de poussière, comme un chancre de destruction, s'apprêtant à tout dévorer dans l'ombre, fait lever du tiède marais la vapeur empestée de la mort; alors la mort se réjouit à l'espoir d'une riche moisson. Mais dans le lointain, vous voyez un petit nuage, pas plus grand que votre poing, et c'est comme si vous entendiez déjà tomber une pluie battante; car le messager du Seigneur s'est levé, le vent aux larges ailes qui vous l'apportera en un clin d'œil. Il vient, le vent béni! Devant lui fuient les émanations pestilentielles qui flottaient sur vos têtes, et sous ses ailes il apporte les trésors de la fécondité et de l'épanouissement, de la santé et de la force. Il renouvelle la face de la terre. Il emporte la poussière qui couvrait les moissons; il éveille de son assoupissement la force végétative. Il va rafraîchissant tout et distribuant partout les bouffées de bien-être et de vie.

Vous rappelez-vous ce délicieux soir d'été dont vous avez si bien goûté les jouissances? Le jour avait été pesant et d'une chaleur accablante. Le soleil, ardent jusqu'à la fin, s était couché dans la pourpre, dans l'or et dans les roses. Les oiseaux ne chantaient pas encore. Un lourd fardeau semblait peser sur la nature. Mais voilà que s'éveille un léger bruit, le murmure d'une douce brise! Avec quelle volupté vous l'aspirâtes de vos lèvres altérées et vous la laissâtes se jouer dans vos boucles de cheveux humides de rosée! Elle venait en flottant doucement, chargée des effluves parfumées des feuilles et des fleurs, et rafraîchissait le feuillage et les brins d'herbe. Elle passait en battant des ailes au-dessus des eaux tièdes, et les rafraîchissait en les faisant rider et en murmurant de joie: les cimes des arbres semblaient murmurer entr'elles; c'était un agréable mélange de sons doux et paisibles. Il te semblait que tout se confondait en une seule voix d'amour. Eh bien! c'était la voix de l'amour de Dieu. Ainsi murmurait-elle aux oreilles du prophète, au sommet de l'Horeb, où il était debout attendant le Seigneur. Et voyez, le Seigneur passa, et un vent violent et fort comme celui-ci, déchirant les montagnes et brisant les rochers, précède le Seigneur. Mais le Seigneur n'était pas dans le vent; et après ce vent il y eut un tremblement de terre, et après le tremblement de terre une éruption de feu. Le Seigneur n'était pas non plus dans le feu; et après le feu, une voix douce se fit entendre. Alors le Seigneur parla à Elie. Cela, mes amis, se trouve dans la Bible, afin que vous le lisiez dans les temps de tempête. Oh! la nuit, la nuit, lorsque vous êtes couché sans sommeil, et que le vent déchaîné tourne autour de la maison comme un lion rugissant, qui semble devoir y pénétrer,—alors un frémissement vous secoue jusqu'au fond de l'âme. Dites-moi, avez-vous prié Dieu, le Seigneur devant qui les ouragans et les tempêtes sont comme des serviteurs quand il les appelle? ils viennent à lui et disent:

—Nous voici! le Dieu qui les envoie et les rappelle comme des messagers et des esclaves, le Tout-Puissant, doux et aimable comme une tiède fraîcheur! Endormez-vous, fussiez-vous même de tendres mères dont les fils sont éloignés, peut-être même sur les vastes mers. Encore une fois, des prières, et avec cette pensée, il vous semblera que le vent se tait et que vous êtes entouré du doux amour de Dieu qui vous apporte le calme. Ne craignez pas,—croyez seulement.


XV

RÉPONSE À UNE LETTRE DE PARIS.

Enfin je l'ai vu, mon ami, vu et admiré! Le monstre de Bleeklo, l'adoré, le fêté, l'espoir de tous ceux qui ne désespèrent pas encore du bon goût et de l'esprit droit de l'école de peinture hollandaise, de tous ceux qui croient encore au délicat coloris de van Dyck et au puissant pinceau de Frans Hals. Comment vous donner une idée de sa manière, de son talent, moi qui n'ai pas vu le Vatican, et cela à vous qui ne savez rien trouver dans les écoles de couture de Bleeklo: ou, dites-moi, pouvez-vous faire des comparaisons entre les capacités présumées des époux de différentes couturières, Blok, over den Kant, Préveille et autres? Non certainement: vous ne savez pas si le mari de mademoiselle over den Kant, ni de mademoiselle Blok, ni de mademoiselle Préveille, ni même de mademoiselle Nautgen op Zoom[1], a jamais tenu le pinceau, parce qu'aucune de ces jeunes filles n'a été échanger l'état de vierge contre l'état matrimonial: et cependant sur la tête de mademoiselle de Zoom plane le génie, l'espoir de la patrie, je veux dire son père. Ce n'est pas l'artiste que vous saluez en lui, c'est l'art lui-même. À peine a-t-il atteint l'âge de soixante-huit ans; quelle magnifique aurore se lève pour l'école hollandaise! Hélas! je ne sais comment je dois faire pour expliquer clairement ce que nous avons à attendre de lui, ce qui caractérise son talent, ce qui à la hauteur où il est parvenu le fait rester seul, tout isolé. Et cependant je veux l'essayer: car je veux voler une mouche au Messager du soir et prendre l'avance sur le Journal du Commerce. Je veux, au cœur de Paris, faire bouillonner d'un noble orgueil votre sang patriotique; oui bouillonner, même étinceler et écumer. Vous saurez comment notre Bleeklo est de Zoom, dussé-je, pour l'appréciation esthétique de son talent, sacrifier chaque effusion d'amitié et de cordialité, dût mon écrit ressembler davantage à un feuilleton ou à un article du Messager des lettres qu'à une lettre confidentielle, dût, de la page une à la page quatre, de Zoom, Zoom, Zoom, absorber complètement votre attention de lecteur!

Je commence par vous dire qu'en qualifiant de Zoom de monstre, je n'en dis pas trop. Il a, comme je l'ai déjà dit, près de soixante-huit ans; il n'a jamais eu un maître; la nature le fit naître avec le sentiment du beau et du sublime, qu'il sait exprimer sur la toile avec tant de vérité et d'expression. Étant petit enfant, à l'école, il dessinait déjà son maître sur l'ardoise avec une pipe à la bouche, et faisait des dessins pour sa sœur qui faisait son apprentissage de brodeuse. Il illustrait aussi assez souvent les portes des magasins et des gîtes des veilleurs de nuit avec de la craie blanche et rouge. Un passant le surprit dans cette occupation et admira la vigueur de ses esquisses. Le passant était un artiste. Lui était peintre en bâtiment et vitrier. Bientôt il lui ouvrit les secrets de l'art et l'initia à ses mystères. Il ne tarda pas à être assez habile pour peindre des enseignes. Il apprit d'abord à peindre des cafetières et des théières; puis on lui confia l'exécution même d'un verre de bière. Ce qu'il y avait de plus remarquable dans ce dernier travail, c'était l'écume. Jamais on n'en avait vu une pareille. C'était plus que l'écume de bière, c'était de l'écume de champagne. Imaginez-vous, mon digne ami, quelle puissance d'imagination chez le jeune fils d'un marchand de couleurs, dont le père était fabricant de paniers, et qui, selon toute probabilité, n'avait jamais vu écumer de champagne. Peu à peu son maître lui laissa aussi peindre des armoiries: et ce fut là surtout que son bon goût brilla. Avec une audace sans exemple, il ramenait tout au naturel; tous les lions jaunes avec des crinières noires, comme les vrais lions de Barbarie; il n'en connaissait pas de rouges, ni de bleus, ni de noires. À celui qui lui parlait de sable, il offrait de le rouer de coups, et il serait presque mort de rage lorsqu'on lui disait que certaines armoiries avaient représenté des aigles rouges au bec bleu et aux serres bleues. «Car, disait-il, un aigle est brun.» Et il avait raison. Sur ces entrefaites, il était arrivé au sommet le plus élevé de l'art, jusqu'à peindre les animaux; il pouvait déjà dépasser son maître, et déjà il avait parfaitement fait l'esquisse d'un cœur altéré, lorsque les malheureux troubles de ce temps, entre 1785 et 1790, entraînèrent aussi le jeune de Zoom dans leurs torrents. Il disparut pour un certain temps de la scène et on n'entendit plus parler de lui. On parlait d'une gravure satirique qu'il aurait faite sur le prince et dont l'idée principale était: Un grand souci mordu au pied de sa tige par un chien-loup, et d'une autre sur la nation anglaise: on avait oublié ce qu'elle représentait. Quoi qu'il en soit, on eût presque oublié de Zoom, s'il n'avait reparu l'année dernière avec son chef-d'œuvre: C'est un tour pur monter. L'idée n'est pas neuve. Un grand cheval est tout harnaché, tout sellé, et un très-petit homme se prépare à le monter; ce qui, grâce à l'exiguïté de sa taille, semble fort difficile. Tout dans ce tableau respire la vie et le mouvement. Les efforts du cavalier nain qui ne peut monter ressortent admirablement par la veste de chasse qu'il porte,—on le voit directement dans le dos et par tous ses muscles. Le peintre a représenté avec beaucoup d'esprit ses bottes et ses éperons, sous une forme si lourde et si colossale, que l'on doit sentir que c'est un empêchement pour monter à cheval. La chose la plus saillante du tableau, c'est le cheval lui-même, dans la représentation duquel on pourrait dire que le génie de Zoom a atteint l'apogée de sa force. Avec une audace sans exemple, il a triomphé des difficultés de son plan et a merveilleusement bien su dominer et équilibrer les proportions; avant tout, la hauteur de la rosse; et par conséquent la difficulté de la monter n'est pas peu de chose. L'animal est ici représenté en même temps comme un cheval, comme un éléphant et comme un lévrier; mais les caractères de ces trois espèces d'animaux différents jouent si bien leur rôle dans la peinture, qu'on peut dire que le génie créateur du peintre a créé un nouvel être. Je ne parle pas de la largeur avec laquelle la garniture de la tête et le pantalon de cheval rayé du cavalier sont peints, ni du paysage au-dessus duquel est suspendu un nuage chargé d'éclairs, éclairé par une lumière magique qui semble sortir de terre. Mon plan me défend de m'étendre davantage sur ce point. Aussi bien, ne l'exigez-vous pas. Ce que j'ai dit de de Zoom vous fera voir suffisamment que ce jeune talent laisse derrière lui et surpasse facilement tous les autres talents de notre patrie.

De Zoom n'est pas grand de taille; son visage est plus flétri que joli. Ordinairement il porte un bonnet de nuit bleu à bord blanc; il prise et fume à la fois. Il porte depuis cinq ans un paletot, acheté à demi usé chez un fripier. C'est en pareil costume que je l'ai vu devant moi, occupé à faire le portrait d'un de ses amis. Il mettait la dernière main à la chevelure pour passer ensuite au front; car il n'appartient pas à ces écervelés de peintres, sans s'être donné la peine de compter combien de rides vous avez au front, de jeter brusquement sur la toile six ou sept grandes raies, cric, crac! vous voilà bien! et après cela ils vous ramènent peu à peu à la vie comme s'ils vous retiraient d'un fumier. On doit travailler avec ordre, dit-il, maint peintre a gâté un portrait pour avoir commencé par les favoris avant d'avoir donné aux sourcils ce qu'il leur fallait. «Ces cheveux, me dit-il, vous semblent un peu roides; mais le modèle porte une perruque, ajouta-t-il, et je dis toujours qu'une perruque doit rester perruque.»

D'où, ô mon ami, éclaircis-moi cette énigme,—d'où un fils de fabricant de paniers tient-il ces idées audacieuses? Oh! le génie! le génie!... Il faut que je brise là.

Conserve bien cette lettre. Je veux la faire imprimer plus tard.

17 janvier 1839.

HILDEBRAND.

P.S.—Essuie de tes yeux les larmes sur la mort de Schotel.


[1] Le petit morceau suivant, inséré ici pour que ce volume soit complet, n'est qu'une plaisanterie. C'est la parodie d'une lettre adressée à Hildebrand par son ami Baculus, lettre dont le contenu consistait simplement dans un éloge, au reste bien mérité et très-éloquent, du génie de la célèbre tragédienne Rachel.


XVI

ANTOINE LE CHASSEUR.

Le dernier village quelque peu pittoresque, sur la côte occidentale de la Hollande, c'est sans doute le pauvre hameau de Schoorl. Il est situé au pied des dunes, à l'endroit où celles-ci sont les plus larges, pour cesser soudain à Kamp, et retirer leur protection au pays jusqu'à Petten, et laisser là la grande ouverture qui rend nécessaire la célèbre digue de Hondsbossche, pour l'entretien de laquelle il faut tant de pilotis et de banquets! Comme à Bergen, qui y touche, le promeneur trouve ici l'agréable spectacle de hauts talus de dunes, couverts d'épais taillis et de frais bocages, et de la seigneurie qui compte parmi ses anciens possesseurs les Borselens, les Brederodes et les Nassans. Jusqu'à notre petit hameau de Schoorl on suit un agréable sentier qui serpente, dans le sable, en décrivant de gracieux contours, ombragé des deux côtés par l'épais feuillage des chênes, des ormes, des bouleaux et de toutes sortes d'autres arbres, aux pieds desquels la limpide eau des dunes se fraye un passage en petits ruisseaux au cours capricieux, et au milieu desquels se montrent des deux côtés, de distance en distance, les petites chaumières des habitants, souvent à demi enterrées dans la dune, couvertes de mousse grise et fleurie et d'agaric rugueux.

Au bout de cet agréable sentier, le petit clocher vert de Schoorl dresse sa pointe dans les airs pour contempler le village lui-même et les nombreux champs de grain où l'on récolte un gruau qui appartient aux denrées renommées du marché d'Alkmaar. Celui qui a parcouru ces charmants bocages et qui, après s'être rafraîchi d'abord sous le frais ombrage, puis dans quelque auberge du village, veut remonter plus haut vers le nord, doit renoncer à l'espoir de trouver encore des arbres, car il n'aperçoit plus que le Hondsbosch qui, malgré son nom, n'est point un bosquet, puis la Lype, la plus grande plaine desséchée artificiellement de la Frise occidentale, puis le désert de l'Herbe des vaches, jusqu'à ce qu'il s'arrête au Helder, dans le Marsdien, regarde vers l'orient et voie poindre l'île de Texel, où les voyageurs assurent qu'il y a un charmant petit bois entre le Burcht et le Schilde, reste insignifiant de son ancienne et magnifique forêt.

C'était dans les derniers jours de septembre 183., un matin, de très-bonne heure, le soleil n'était pas encore levé, la petite porte de l'une des chaumières que nous avons mentionnées tout à l'heure, adossée à la dune près de Schoorl, s'ouvrit, et sur le seuil apparut un jeune homme qui s'assura attentivement de l'état de l'atmosphère et de la direction du vent. Un beau chien couchant, taché de brun, avait sauté au-dessus de la porte inférieure dès que la porte supérieure avait été ouverte, et se roulait dans le sable avec une sorte de volupté, aux pieds du jeune homme, ou sautait contre ses genoux; il se coucha ensuite un instant, la tête appuyée sur ses deux pattes de devant, pour se relever bientôt avec vivacité, en jappant doucement, poussant des cris et faisant toutes les gentillesses d'un chien de chasse satisfait. Au reste, il n'y a pas d'animal qui trouve plus facilement du plaisir et qui soit moins vite blasé; son maître n'a besoin que de prendre son fusil, et ce mouvement évoque à l'instant les plus brillantes perspectives de jouissance et de bonheur devant l'imagination enflammée du chien, et je suis convaincu que les démonstrations de joie dont je parle ne sont que de faibles preuves du sentiment qui gonfle sa poitrine vêtue! Pourtant il sait très-bien que tous les plaisirs de la journée consisteront à courir, à tomber en arrêt, à apporter toujours, sans jamais nourrir le moindre espoir d'avoir quelque part au butin.

Le jeune chasseur,—car c'en était un,—était à dessiner avec sa blouse verte usée, avec sa vieille carnassière et son vieux sac à plomb croisé sur ses deux épaules, le pantalon dans les bottes, le bonnet de cuir vert mis de côte, et un court fusil double avec un cordon vert, sous le bras. Il était grand et robuste, un blond fils des Celtes, et son visage bruni par l'ardeur du soleil faisait d'autant plus ressortir le bleu limpide de ses yeux; mais en ce moment, consultant d'abord l'atmosphère, puis regardant autour de lui, ses yeux avaient une expression d'abattement.

—Assez, Veldine, s'écria-t-il, comme s'il était ennuyé des sauts joyeux de l'animal, qui n'obéit pas et continua à caresser ses genoux d'une manière aussi folâtre, si bien qu'il ferma la porte en donnant un coup de pied à Veldine.

L'animal s'enfuit, la queue entre les jambes et en criant.

—Viens ici, Veldine, reprit le chasseur repentant. Et lui caressant la tête, il ajouta.

—Faut-il que tu souffres parce que ton maître a fait de mauvais rêves?

Il prit le chemin qui conduisait vers le village.

Si la jeunesse de Schoorl eût vu son Antoine le chasseur, car tout le monde l'appelait ainsi, se mettre en route d'aussi bonne heure, elle en aurait à peine cru ses yeux. Car jamais elle n'avait vu son œil aussi triste ni aussi baissé vers la terre; jamais son pas n'avait été si traînant ni si indifférent. Il était connu pour le caractère le plus gai du village, et soit qu'il fit accroire aux enfants et aux petits garçons curieux de merveilleuses bourdes de chasseur, soit qu'il laissât tomber dans le mouchoir de cou des jeunes filles de froids grains de plomb, soit qu'il amusât les vieux, près du rouet, par ses joyeuses saillies, tout cela semblait toujours venir du cœur, d'un cœur content, léger et sans souci. Et cependant Antoine le chasseur appartenait aux caractères chez lesquels la gaieté est moins une qualité qu'une puissance de l'âme, et sous le ruisseau limpide de sa bonne humeur, où rien ne semblait se refléter que la lumière et les fleurs, il y avait un fond de gravité et de mélancolie. Il n'était pas rare qu'il s'abandonnât à ce dernier sentiment dans la solitude, et il suffisait d'une bagatelle pour le mettre dans cette disposition d'esprit. Alors il était découragé et abattu. Il pensait, sans transition sensible, à sa mère et à son père, qu'il avait vus mourir, et aux petits arbres verts du cimetière; puis il ne voyait devant lui d'autre horizon que la misère et le besoin, jusqu'à ce que la présence des hommes le tirât de sa rêverie et qu'il redevînt le joyeux et facétieux Antoine le chasseur de toujours. La chasse était son plaisir et sa vie, et de la moitié de septembre au premier janvier, il s'en donnait à cœur joie. Chaque matin il se mettait en campagne avant le lever du soleil, avec le plus gai visage du monde; mais il lui venait de singulières pensées, à la longue, dans ces promenades solitaires, n'ayant autour de lui que sa fidèle chienne Veldine. Aujourd'hui il semblait avoir des préoccupations tristes pour sa tête et pour son cœur, car dès le début son allure était lente et abattue.

Cependant son visage se rasséréna tout à fait, quand il s'arrêta non loin d'une petite maison à demi cachée dans la verdure, à sa main droite. Il écoula à la fenêtre fermée. Un instant il parut hésiter; mais il se décida et frappa deux ou trois fois contre le vieux volet. Un bruit à l'intérieur, comme le déplacement d'une chaise, répondit au signal.

Il sourit.

—Ce sera elle! dit-il tout haut.

—Oui! répondit une harmonieuse voix de femme qui semblait venir du fond de la maison.

Il attendit encore un instant, le sourire disparut lentement de ses lèvres, et son visage reprit sa sombra expression d'auparavant. Il leva la tête et fit signe au chien.

Il siffla doucement. Veldine était plus près de lui qu'il ne l'avait cru, et bondit de l'épais feuillage sous lequel se dissimulait près de la chaumière une petite source venant de la dune.

—Diable de chienne! Faut-il toujours que tu boives? grommela-t-il d'un ton mécontent. Mais changeant sur-le-champ, il se dit à lui-même à demi-voix: «Si Jeannette savait que je me suis fâché contre Veldine! Je mérite d'être malheureux aujourd'hui.

Triste prévision pour celui qui va en chasse!

Antoine le chasseur pressa le pas et atteignit bientôt le village. La chienne sembla regarder les terres labourées comme sa destination et s'éloigna à droite. Antoine la rappela.

—Ici, Veldine! dit-il d'une voix affectueuse, il faut monter, ma chère. Ils n'ont pas encore besoin du chaume; il y a encore assez à paitre sur la dune. Et il tourna à droite.

—Allez-vous là-haut, Antoine? dit Jean, qui était déjà levé et en campagne aussi et qui parut tout à coup en blouse grise avec des boutons de chasse, un bâton à la main et un chapeau avec ruban vert.

—Oui, Jean, répondit le chasseur, ils sont encore trop occupés sur la brande[1].

—Vous dites vrai, répondit le garde du bois de Bergen, car c'était lui. Ne voulez-vous pas allumer? dit-il, et il lui tendit amicalement sa pipe.

—Merci, Jean, répondit Antoine, je n'ai pas encore gagné mon tabac aujourd'hui. Vous êtes levé de bien bonne heure. Vous êtes sur la trace d'un braconnier, peut-être?

—Non, camarade, répondit le garde. Je vais à la digue de Schoorl; je dois me rendre à Alkmaar et je ferai la route avec Jeppie. Bonne chasse!

—Merci! dit l'autre. Et suivi du chien, il s'approcha de la dune, et se fraya un chemin à travers le bois taillis humide de brouillard, d'où s'envolèrent mille vauriens de moineaux effrayés, et il commença à monter.

Lorsqu'il eut atteint le sommet de la colline, il se retourna vers le petit village. Le soleil allait atteindre l'horizon et lançait déjà au-dessus ses premiers rayons. La brume d'automne commençait à briller de toutes ces teintes colorées qui la font ressembler à l'arc-en-ciel descendu sur la terre; la croix au haut du clocher commençait à étinceler, et les gouttes qui tremblaient à l'extrémité des feuilles avaient une poétique ressemblance avec les plus brillantes pierres précieuses. Son œil chercha la place où la chaumière de Jeannette se cachait sous le feuillage. Nul signe de vie, et dans le village aussi, tout était encore plongé dans le calme et dans le silence: un seul coq chantait, un seul chien se glissait lentement hors de sa niche; mais on n'apercevait pas un être humain en mouvement. Seulement, on voyait sur le sentier qui conduisait à la digue de Schoorl le garde, qui poursuivait son chemin d'un pas rapide.

—Tout dort encore, se dit le chasseur à lui-même, et Jeannette est sans doute aussi rendormie. Rêveraient-ils tous? Folie! poursuivit-il, et il tira sa gourde, et comme s'il buvait à sa chienne: «Allons, Veldine, au premier perdreau tué!»

À ces mots il arma les deux chiens de son fusil et commença à parcourir le terrain de chasse.

Dans tout Schoorl et Bergen, il n'y avait pas de meilleur chasseur qu'Antoine. Il appartenait à ce petit nombre d'heureux qui peuvent se dire sûrs de leur coup: «Savez-vous à quoi cela tient, avait dit un jour le vieux Krelis, assis avec des paysans et buvant la bière, sur le banc devant le Lion rouge, lorsque Antoine passa chargé de gibier; savez-vous à quoi il tient qu'Antoine le chasseur, quand deux gélinottes se lèvent, une devant et l'autre derrière lui, il ne les abat pas moins toutes les deux?—C'est parce qu'il à un fusil à deux coups, avait-on répondu.—Non pas, camarades, avait dit Krelis, c'est parce que c'est un homme double.» De là venait aussi qu'Antoine le chasseur ne se plaignait jamais des circonstances contrariantes dans les quatre éléments auxquels un grand nombre de chasseurs attribuent tout, quand ils reviennent au logis la carnassière plate, parlant haut et ferme d'une foule de lièvres et de perdreaux qu'ils n'ont à la vérité pas rapportés à la maison, mais convaincus qu'ils sont allés mourir de leurs blessures dans quelque trou impossible à découvrir.

La gorgée d'eau-de-vie, le craquement si harmonieux pour un chasseur des deux chiens de son fusil, le radieux soleil paraissaient dissiper l'humeur sombre d'Antoine le chasseur et lui inspirer du courage; dès qu'il se voyait arrivé au terrain de chasse, son esprit s'éveillait. Veldine sautait légèrement devant lui; elle commença bientôt à renifler très-fort, le nez contre le sol.

—Le chien commence à travailler, dit Antoine, cela ira bien.

Bientôt un lièvre débusqué bondit. Les deux coups partirent, l'un après l'autre. Le chien s'élança: le lièvre était libre.

—Que diable cela veut-il dire? dit Antoine le chasseur en jetant son fusil à terre. Il suivit d'un œil stupéfait l'animal aux longues oreilles qui n'était nullement blessé, et qui, poursuivi par le chien, vola à travers la plaine jusqu'à, ce il disparût de l'autre côté sur une dune où Veldine le suivit avec ardeur et avec des aboiements entrecoupés; mais elle finit par en perdre la piste.

Il siffla pour rappeler son chien et chargea de nouveau.

—Je pensais bien que je serais malheureux! s'écria-t-il, Enfin, ce n'était qu'un lièvre! Doucement, Veldine.

Et il poursuivit son chemin.

—Ce n'était qu'un lièvre, disait Antoine le chasseur, mais que voulait-il donc? Permettez-moi de vous parler un peu de Jeannette, et vous le comprendrez.

Je ne commencerai pas par vous dire que Jeannette était la plus jolie des filles de Schoorl. Une telle expression ou ne dit rien, ou dit souvent trop, et en tout cas est rebattue. Dans mille récits, la jeune fille est toujours la plus jolie de la contrée. Mais ce qui est certain, c'est que c'était une charmante enfant, plus délicate et plus svelte que la plupart des petites paysannes, et les boucles d'oreilles d'argent du dimanche pouvaient parfaitement lui manquer pendant la semaine, sans qu'elle en fût moins séduisante. Orpheline, elle était le soutien, la consolation de sa grand'mère et d'un frère sourd-muet qui avait neuf ou dix ans. Ces trois personnes constituaient le petit ménage de la chaumière sous les arbres. Avec sa grand'mère et le malheureux enfant, Jeannette n'aimait personne autant qu'Antoine le chasseur, et si elle avait parfois souffert en songeant à la mort éventuelle de sa grand'mère, elle s'était peut-être imaginé aussi qu'elle pourrait bien devenir la femme d'Antoine le chasseur. Dans l'état où les choses étaient maintenant, elle tourmentait Antoine tant et plus, mais cela n'allait pas plus loin. La grand'mère aimait à entendre plaisanter Antoine, et l'enfant sourd-muet était au comble du bonheur lorsqu'il le voyait approcher et qu'il lui apprenait à faire des trébuchets de pierre pour prendre des moineaux; Jeannette regardait avec amour Antoine de ses grands yeux sereins et bleu foncé, lorsqu'il venait en aide au jeune garçon et le faisait sauter sur ses genoux, jusqu'à ce que sous l'empire de la joie il parvint à faire entendre un son. Et le soir, lorsque Antoine retournait à la maison, il arrivait bien quelquefois que ses lèvres touchaient son frais petit visage, mais pas davantage; et «le bonsoir, Antoine!» n'en était pas moins affectueux pour cela.

Mais la veille au soir, Jeannette l'avait malicieusement tourmenté, car c'était déjà le sixième jour de la chasse, et bien qu'Antoine eût déjà apporté maint lièvre à la chaumière, il n'avait pas encore tiré un seul perdreau.

—Non, frère Antoine, avait dit Jeannette, les lièvres, cela va encore, mais les plumes, cela va trop vite pour vous, camarade!

—Combien voulez-vous que je rapporte de perdreaux demain? demanda Antoine.

—Je ne vous imposerai pas trop, mon garçon, répondit Jeannette. Tirez-en deux seulement et je croirai que vous vous y connaissez encore.

—Cela sera, Jeannette! s'écria le chasseur en passant le bras autour de la taille de la jeune fille; cela sera comme vous le dites, ou je veux ne plus m'appeler Antoine le chasseur. Et il l'attira vers lui.

—Reste tranquille, mon petit Antoine, s'écria la jeune bile, pas de folie, entends-tu? Un baiser? Quand les perdreaux seront là, nous verrons. Fi, mon garçon, pas de folie!

Et elle se mit à rire aux éclats pour persister dans sa ferme remontrance.

—Soit, répondit l'amant; mais sais-tu, Jeannette, donne-moi un baiser sur la main, et si demain je reviens sans perdreaux, donné-moi encore un baiser semblable; mais si j'en apporte, gare à ta carcasse!

—C'est fait! dit joyeusement Jeannette, et elle se rapprocha de lui, lui donna une bonne poignée de main, se laissa donner un baiser sur la joue, après quoi sa bouche se détourna un peu plus que d'ordinaire; le sourd-muet, en voyant cette scène, releva la tête et se mit à bondir de plaisir autour de la chambre en battant des mains.

Étonnez-vous, maintenant, qu'Antoine le chasseur ait dit aujourd'hui avec quelque dédain:—Ce n'est qu'un lièvre!

Et cependant s'il avait eu le lièvre seulement! car on aurait dit de plus en plus qu'il courait chance de rentrer au logis les mains vides. En vain avait-il parcouru pendant une couple d'heures la vaste dune de Schoorl; à travers les vallées où il marchait jusqu'à la cheville dans l'épaisse mousse brune; sur les bancs blanchis où le sable sec et mouvant effaçait ses pas; le long des plaines où des marais salés humectaient le sol; nulle part, pour employer un terme de chasse de la Hollande du nord, il ne découvrait la vie. Il remarquait bien çà et là une trace de lièvre, et plus loin des excréments de perdreaux; mais ni celui-là, ni ceux-ci ne se présentaient. Il tira avec une certaine méchanceté un hibou blanc, qui s'éleva d'un buisson sur ses ailes d'une légèreté diabolique, le ramassa et le jeta dédaigneusement loin de lui. Veldine lui causa encore une lâche déception en se mettant en arrêt, et enfin il sentit quelque chose s'élancer d'une touffe de mousse épaisse; ce n'était qu'une chétive alouette! Ainsi se passèrent de lentes heures, et Antoine le chasseur revint sur ses pas en proie à un abattement encore augmenté par la fatigue et l'ardente chaleur du jour. Tout à coup une légère brise s'éleva, qui passa rafraîchissante dans ses cheveux inondés de sueur, et après avoir franchi une haute colline de sable blanc, il aperçut devant lui la vaste mer.

La mer offre toujours un spectacle imposant; mais lorsqu'on la voit sur une plage parfaitement solitaire, où rien ne frappe les yeux, que la dune dépouillée à gauche, à droite et derrière soi, sans chaumière sur le sable, ni voile à sa surface, alors l'aspect de cette vaste étendue vide vous saisit doublement. Le sentiment que vous vous trouvez vraiment à l'extrémité du monde s'empare de vous; vous croyez être le seul habitant qui reste sur la terre. Antoine le chasseur s'assit en frissonnant sur le sommet de la colline, mit son fusil au repos, et regarda les vagues réfléchissant le soleil. Le chien se reposait haletant à côté de lui; sa langue sortait longue et rouge de sa gueule. Ici, en présence de la mer, et pas de rafraîchissement!

Antoine le chasseur tira de sa carnassière un morceau de pain et une couple de pommes, et partagea le pain avec sa compagne de chasse. Il tira aussi sa gourde pour boire un coup.

—Non, dit-il en l'éloignant de sa bouche. Oh! ce rêve! je voudrais être quitte de ce rêve!

Il voulait secouer le souvenir du rêve terrible de la nuit précédente, et qui était la vraie cause de son abattement; mais la vue de la mer lui en rappelait des circonstances qu'il avait oubliées. Bientôt il se représenta à lui plus vivement que jamais.

Il se retrouvait, comme dans son sommeil, à la chasse avec les fils de l'ouvrière de Schoorl: ce n'était pas cependant dans la campagne de Schoorl, mais dans le bois de Bergen. Il portait un nouvel habit de chasse, avec des boutons d'or qui brillaient au soleil, et Jeannette avait planté une plume de faisan sur son bonnet. Tout à coup trois perdreaux s'envolent devant lui, mais il ne peut les avoir à portée; chaque fois ils s'abattent comme pour le narguer, et dès qu'il approche, ils poussent un cri, battent dès ailes et volent plus loin. Enfin, il voulut faire un effort pour les tirer à distance, mais son fusil rata et lui tomba des mains. Alors les trois perdreaux crièrent chacun trois fois, et l'un d'eux vola sur le bonnet du jeune homme où il se posa.—Puis-je tirer, jeune homme, dit-il. Antoine lui fit signe de la main que oui. Il visa et le perdreau tomba; mais lorsqu'il alla pour le ramasser il n'y avait plus ni perdreau, ni seigneur de Schoorl, mais la tête sanglante de Jeannette gisait par terre et le regardait avec des yeux mourants; et lorsqu'il l'eut contemplée longtemps, la mer s'avança jusqu'à eux, la tête se mit à se mouvoir sur les flots, alla en arrière et disparut, revint au-dessus de l'eau et disparut encore, jusqu'à ce qu'il s'éveillât. Son coq chantait; la lumière apparaissait par les fentes et les fenêtres. Il s'habilla pour la chasse.

Et maintenant qu'il a le regard longuement fixé sur la mer, la vision se répète, et la tête de Jeannette paraît au milieu des rides écumeuses éclairées par le soleil de la mer du Nord, et monte et descend avec les vagues.

Il détourna les yeux de la mer et s'étendit en avant sur la pente de la colline, les bras sous la tête. Bientôt il s'endormit et l'affreux spectacle se présenta de nouveau à son esprit; mais toute la mer devint rouge comme du sang, puis de petites flammes et des étincelles dansaient et tournoyaient tout autour. Soudain, deux coups de feu retentirent. Il s'éveilla. Veldine avait volé au bruit et descendait au galop la colline.

Un nuage bleu de fumée s'éleva majestueusement derrière la dune voisine, et une nombreuse compagnie de perdreaux passa effarouchée devant lui. Antoine rappela son chien et suivit les perdreaux des yeux. Ils s'abbattirent doucement de l'autre côté de la colline, puis partirent de nouveau avec le vent vers le midi. Un moment un homme parut au sommet de la dune et regarda où se trouvaient les perdreaux, mais ils s'étaient déjà abattus. Alors il chargea avec précaution son fusil, et Antoine le chasseur le vit fourrer dans sa carnassière une couple de jolis perdreaux, après les avoir, considérés un instant avec complaisance.

C'était Dirk Joosten, le seul homme dans tout Schoorl qui ne pût le souffrir et qu'il ne supportait pas davantage. Car Dirk Joosten unissait le métier de braconnier à celui de chasseur, et Antoine l'avait un jour surpris occupé, à une heure avancée de la nuit, à tendre des pièges pour les lièvres, passion qui a donné un mauvais renom aux habitants de Schoorl. Au reste, c'était un mauvais chasseur, et même avec l'aide du braconnage il ne rapportait pas, dans une saison de chasse, la moitié de ce que tuait le double Antoine, comme disait Krelis, ce qui l'ennuyait beaucoup.

Dès que Dirk aperçut Antoine le chasseur, il lui cria d'un ton demi-impératif:

—Où sont-ils allés, Antoine?

—Vous devez le savoir! dit celui-ci.

—Puis-je regarder par-dessus la montagne? grommela Dirk Joosten. Avez-vous quelque chose?

—Ni poil ni plume! cria Antoine le chasseur, à haute voix.

—Cela va mieux pour moi, dit Dirk en souriant: et il tira un lièvre et trois perdreaux de sa carnassière, et les éleva triomphalement en l'air.

—Chacun son tour, Dirk! cria l'autre.

—Oui, s'écria Dirk, et si tu n'avais-pas de tour aujourd'hui, enfant du diable!

Alors il descendit la dune et continua son chemin en se dirigeant vers le nord.

—Allons, maintenant au champ, de derrière, Veldine! dit Antoine le chasseur à son chien, et un rayon de courage brilla de nouveau dans ses yeux, un joyeux sourire illumina son visage bruni. Il but un petit coup de sa gourde et se dirigea vers le midi.

Il avait bien remarqué l'endroit où les perdreaux s'étaient abattus. D'après tous ses calculs, c'était une plaine à lui bien connue qui a l'air d'une exploitation manquée, et ça et là parsemée de bouquets de genêts, de saules rampants et d'aunes nains. Cependant il prit encore plus au sud, comme s'il dépassait la place pour tirer les perdreaux contre le vent. Alors il s'approcha de la plaine; mais les perdreaux étaient devenus sauvages. Bien loin avant qu'il ne fût à portée, ils prirent leur vol, et firent une bonne traite vers le sud-ouest où ils s'abattirent de nouveau.

—Patience! pensa Antoine, et après avoir vainement exploré la plaine pour s'assurer qu'il n'était rien resté en arrière, il prit la même direction pour poursuivre la compagnie.

Il répéta cette manœuvre encore trois ou quatre fois, cette manœuvre dont il avait rêvé; chaque fois les perdreaux gardaient l'avance: il ne perdit pourtant pas patience: la vue des perdreaux à l'horizon, toute vexante qu'elle fût, le faisait continuer. Mais son âme était tellement préoccupée des perdreaux qu'il me semble qu'un lièvre, aurait pu lui couper le chemin sans que, tout bon chasseur qu'il fût, il l'eût aperçu à temps! Après une couple d'heures de chasse, il se reposa encore une fois dans un endroit où son chien trouva de l'eau de source. L'animal, non content de se désaltérer, entra dans l'eau jusqu'au ventre, et parut après ce rafraîchissement aussi alerte et aussi vif que le matin. Antoine imita cet exemple, puis poursuivit la chasse.

Déjà il avait dépassé le bois de Bergen. Tout à coup, il vit la compagnie se lever et s'abattre aussitôt. Il se hâta de marcher dans cette direction. Déjà il approchait de la place où elle devait être! le chien tenait le nez avec la plus grande attention contre le sol. Son espoir n'avait pas encore été aussi vif de toute la journée. Mais tout à coup le poteau de la chasse réservée du seigneur de Bergen lui tomba sous les yeux; son domaine s'étend encore de quelques verges au delà du bois. Déjà le chien l'avait dépassé eu reniflant. La tentation était grande. Il n'avait encore rien fait après une chasse de tant d'heures. Bien plus, il s'était vanté de rapporter des perdreaux. Et puis Jeannette lui refuserait le baiser promis, et pis encore, comme elle se raillerait de lui! Son nom ne serait plus Antoine le chasseur. Le garde du bois de Bergen était à Alkmaar. Ah! comme les perdreaux en s'élevant l'avaient provoqué! il avait marché vers le nord. Et là, à une quarantaine de pas peut-être, se trouvaient les objets de son désir, non, de son besoin, les beaux perdreaux, fatigués d'un long vol, et reposant, Dieu sait de quel profond repos, dans la haute mousse!

Il se sentait agité; son cœur battait dans sa poitrine. Le chien allait de nouveau reniflant. Il leva les yeux et soupira profondément. Un instant, il réfléchit et il rappela le chien qui obéit à contre-cœur. «Je ne veux pas me nommer Antoine le voleur de gibier, à mes propres yeux!» dit-il en soupirant.

Il tourna le dos au poteau et à la chasse du seigneur de Bergen, et tout à coup, comme pour le récompenser, un fort sifflement se fit entendre! une couple de perdreaux s'envolaient juste devant lui, des retardataires qui n'avaient pu suivre la troupe. Au même instant son doigt fut sur la gâchette et les deux coups retentirent. Un perdreau tomba comme du plomb; l'autre alla un peu plus loin, tourna sur lui-même en l'air, et tomba également. Tandis que Veldine s'emparait du premier, il alla pour ramasser l'autre. Il vivait encore et s'efforçait de se cacher dans la mousse, mais Antoine le saisit. Il le regardait tristement et d'un air plaintif avec son petit œil rond où la lumière était à demi éteinte. Il le laissa retomber. C'est d'un œil pareil que Jeannette l'avait regardé dans le sinistre rêve. Toute la vision reparut devant son esprit. Et, ramassant de nouveau le perdreau, le petit œil rond était déjà couvert de la paupière grise!

Le fatal souvenir est passé, et Antoine le chasseur fait joyeusement le reste de son chemin. Il a ce qu'il désirait: les deux perdreaux desquels dépendait la conservation de son nom étaient suspendus à sa hanche. Il n'a pas perdu le baiser de Jeannette! Le fusil chargé de nouveau lui semble léger. Il marche ainsi à travers la haute bruyère et les genêts. Un quart d'heure après, un lièvre bondit et tombe presque au même instant, «arrêté dans ses bonds agiles par le plomb rapide,» comme a chanté le plus poétique chasseur de la Hollande.

—Plus on arrive tard au marché, plus il y a de beau monde! dit Antoine le chasseur. Et, content de sa chasse, il se dirige tranquillement vers Schoorl.

Il était déjà tard, et il avait, encore une forte hauteur à gravir, puis une longue promenade, bien que la distance ne fût cependant pas comparable à la largeur du ciel; mais que lui importait la fatigue? Il allait arriver triomphant avec sa chasse sous les yeux de Jeannette.

—Puisse-je porter le lièvre, Antoine? demanda, un petit garçon aux cheveux jaune paille et aux joues d'un brun de cale qui sortait du taillis sur la dernière dune de Schoorl; il y avait coupé un bâton lorsqu'il avait vu les pattes velues sortir du filet de la carnassière.

—Oui, frère de Krelis, dit joyeusement Antoine le chasseur, je vais te le donner; mais il ne faut pas l'escamoter, entends-tu?

Il s'assit par terre, et ouvrant la carnassière, il la vida d'abord des perdreaux qu'il avait mis au-dessus. Le petit garçon en prit un et le considéra.

Eh! qu'il est gras! et de jolis petits yeux d'ouate! dit-il en ouvrant par un badinage d'enfant un des yeux du perdreau et le mettant devant Antoine.

—Laissé ses yeux fermes, méchant bambin! dit Antoine le chasseur avec vivacité, et un nuage reparût sur son front.

Alors il suspendit le lièvre en sautoir par les pattes sut le bâton de l'enfant: celui-ci, fier de sa charge et se sentant plus grand que tous les enfants de paysans réunis des seigneurs de Schoorl, Groet et Kamp, descendit rapidement avec l'animal.

Mais Antoine cacha les deux perdreaux dans l'intérieur du sac de la carnassière, si bien que la moindre plume n'en dépassait pas.

—Je serai malin, se dit-il à lui-même, et je vais voir d'abord ce qu'elle va faire.

Ainsi il traverse le village et suivit le chemin de sable; calculant s'il était vraisemblable que Jeannette fût ou non à la maison à cette heure de la journée. Il était encore à cinquante pas de sa chaumière. Le bois tressaillit à sa droite, et Jeannette s'élança en poussant un grand cri pour l'effrayer. Le sourd-muet la suivait lentement.

Antoine le chasseur s'effraya plus que Jeannette n'avait pu s'y attendre. Un frisson glacial lui parcourût les membres. Mais il se remit sur-le-champ.

—Sac plat! lui cria-t-il en riant.

—Cela n'est pas vrai, dit la joyeuse fille, car j'ai vu le garçon avec le lièvre. Mais où sont les perdreaux, Antoine?

—Je n'ai pu en atteindre, dit Antoine, qui sentit que son visage le trahissait. Mais non, Jeannette, ajouta-t-il, la jeune fille le regardant avec incrédulité.

—Voyons, camarade, dit-elle; et elle saisit la carnassière pour se convaincre.

Mais il tira celle-ci de la main chérie et la repoussa brusquement vers son côté droit. La jeune fille sourit et sauta devant lui pour tacher de voir dedans. Un coup retentit: le chien aboya. Jeannette gisait sanglante à ses pieds.

Dans son brusque mouvement pour jeter la carnassière de l'autre côté, il avait engagé le chien de son fusil dans une des petites mailles du filet, et en relevant l'arme, le coup était parti.

Antoine le chasseur et les deux petits garçons étaient pétrifiés. Mais l'enfant sourd-muet revint le premier à la conscience de la situation: il s'élança furieux sur Antoine et le mordit au bras. Le fusil était tombé par terre. Tout à coup le malheureux chasseur se baisse et le saisit par la crosse; mais une main vigoureuse saisit la gueule du canon et lui arrache l'arme. C'était un paysan qui étant accouru déchargea le fusil en l'air. La moitié du village accourut et se pressa autour du cadavre de Jeannette et autour de l'infortuné, qui désire retrouver son fusil et lutte avec une rage muette contre les assistants.


Il n'y a pas de secours à porter à Jeannette. Chacun sait qu'un coup de plomb à bout portant fait une blessure mille fois plus dangereuse qu'une balle; car chaque petit grain en fait une particulière et la quantité des plombs est infiniment plus lourde. Mais aussi le coup avait frappé la charmante enfant, droit au-dessous du cœur. Pleurée de tout Schoorl, elle alla reposer sous les petits arbres verts du cimetière. La vieille grand'mère et l'enfant sourd-muet avaient tout perdu.

L'infortuné Antoine le chasseur fut saisi d'une violente fièvre dans laquelle il ne cessait pas d'être furieux. La nuit après l'enterrement de Jeannette, il échappa à son gardien qui avait succombé au sommeil et monta sur la fenêtre. Le garde du bois de Bergen qui s'en retournait tard à la maison, le vit au clair de lune travailler en chemise au haut de la dune.

—Que faites-vous là, Antoine? cria-t-il d'une voix forte en le saisissant par le bras,

—Seigneur, dit l'infortuné effrayé et à voix basse, je l'enterre. La mer va venir tout à l'heure.

Et il couvrit de sable un des perdreaux, pour lequel il avait creusé une tombe avec ses doigts.

Le soir suivant, il avait rendu l'âme!


[1] Terres en friche ou incultes.

FIN DE LA CHAMBRE OBSCURE.

TYPES HOLLANDAIS.


I

LE BATELIER.

J'ai si souvent voyagé en trekschnit[1] que je suis à même d'écrire sur ce mode de locomotion le plus grand libelle et le plus grand éloge. Je me suis exprimé une fois un peu vivement sur son compte [2] mais j'en suis à demi au regret. Je crois que je l'ai fait pour avancer l'affaire des chemins de fer, uniquement par impatience. Mais maintenant que je vois déjà une barque d'ordonnance tomber réellement en ruine et que des paniers à pipes (vrai signal hollandais) flottant dans l'air crient à diverses autres le Memento mori, l'affaire prend pour moi une tournure si mélancolique que je serais en état de louer le roef[3] entier d'Amsterdam à Rotterdam pour écrire une élégie sur les temps changés. Ce n'est pas tant pour les trekschnits que cela me peine: ils ont beaucoup de défauts et il y a de meilleurs moyens de locomotion, mais c'est pour les bateliers. Vous perdrez beaucoup, mes amis, à leur disparition. C'est une bonne, honnête, fidèle race de gens à la mode antique, et ce sera une vraie désolation si jamais ils disparaissent de la terre—je veux dire des eaux. Respect pour eux! Ayez un bon batelier et donnez-lui un message oral, une lettre ouverte, une grande somme d'argent, un meuble précieux! Rien ne manquera au message, pas un stuiver à l'argent, pas un mot ne sera lu dans la lettre, pas la moindre égratignure ne sera faite au meuble. Faites-lui seulement savoir que vous vous fiez à ses soins, et soyez aussi tranquille que si vous envoyiez votre propre fils. Ici ton image est devant mes yeux, loyal Van de Velden. Tu appartiens au personnel d'amis de mes souvenirs académiques. De qui Hildebrand aimait-il mieux entendre le pas que le tien sur l'escalier inégal de son humble réduit d'étudiant lorsque tu y traînais le panier à cadenas ou le petit coffre bien connu qui n'avait plus besoin d'adresse? Et puis ton affectueux compliment, et que toute la famille allait bien, et l'impatience d'Hildebrand lorsqu'il cherchait le double de la clef avec laquelle sa bonne mère avait fermé le cadenas. Passais-tu jamais près de lui sans lui dire:—Monsieur n'a-t-il rien à faire dire? ou pouvais-tu dans sa ville natale passer devant la maison de ses parents, sans y aller dire que tu avais vu monsieur la veille en improvisant les saluts les plus cordiaux de sa part? Ne l'as-tu pas caché plus d'une fois dans ta barque, quand il était vert[4], jusqu'à ce que la table d'étudiants sur la Mare fût finie. Et quand il fût promu à ses grades, et que tu le félicitais—que manquait-il donc à tes yeux que ton mouchoir aux mille couleurs, qui ne pouvait rester dans ta poche quand tu remarquais qu'on avait déjà emporté presque tous ses coffres? Diable! Van de Velden, le trekschnit ne devrait pas être supprimé!

Mais, outre celui-là, j'avais maint ami à bord de la barque qui savait reconnaître ma malle et mon sac de voyage à un quart d'heure de distance, et prenait à l'instant pour moi le meilleur coussin du roef, le secouait et le mettait sur la chaise du pilote, prêt, si le pont était mouillé, à me céder l'usage de ses sabots. Lorsque je le pouvais, je m'asseyais sur la chaise du pilote, et je n'ai jamais dit d'elle du mal. Je connaissais l'histoire de tous les bateliers et de tous les domestiques, de leurs anciennes relations et de leurs récentes mésaventures à bord du trekschnit. Chacun avait son mérite propre dans la conversation. L'un savait montrer partout des canards et des lièvres dans les terres cultivées le long desquelles nous passions; l'autre savait, tout en fumant régulièrement sa pipe, régaler les gens de vieilles histoires du temps où il allait à l'école; le troisième parlait de Bonaparte, et combien celui-ci avait dû avoir peur des cosaques, avec l'exactitude d'un contemporain et la familiarité d'un ami. Je me souviens du vieux Mulder, avec son chapeau peint et sa culotte courte; il conduisait toujours les barques les plus pleines; le long Riethenvel, qui était renommé pour le sauvetage des noyés; et son frère, surnommé le Teigneux, qui n'avait pas toute la dignité de l'état de pêcheur, mais qui était un causeur facétieux, inépuisable, et sachant raconter des anecdotes pendant autant de ponts que vous vouliez. S'il lisait le commencement de ce morceau, cela le fâcherait; car je sais que rien ne l'ennuie plus que quand on se lamente sur le sort qui attend les trekschnits dans l'avenir.

—Vous aurez bientôt fini, batelier? dit une demoiselle dans le roef, en regardant par-dessous ses lunettes notre Riethenvel, après avoir fait d'inutiles efforts pour décider un monsieur assis dans le coin à lier un bout de conversation. Vous saurez bientôt fini, batelier?—Comment cela, mademoiselle? demanda le capitaine.—Mais grâces aux chemins de fer.—Les chemins de fer! mademoiselle, cela ne vaut pas un liard. S'il n'y avait rien autre chose, ce serait bientôt fini d'eux. Mais la nouvelle...—La demoiselle ne connaissait rien de plus nouveau au monde que les chemins de fer, et l'on ne parviendrait pas à l'y faire monter.—Mais oui, dit Riethenvel; vous avez lu sans doute quelque chose sur le soufflet souterrain?—Sur le quoi? demanda la demoiselle ôtant ses lunettes, sur le quoi?—Mais le soufflet souterrain, s'écria le batelier aussi fort que le lui permit sa voix rauque. C'est magnifique, écoutez! Vous avez des tuyaux, des buses, des canaux ... et souterrains encore! d'Amsterdam à Rotterdam, par exemple, et réciproquement, ce sont les deux plus grands. Maintenant vous en avez de courts pour Halfwez, Harlem, Leyde, Delft ... vous comprenez, n'est-ce pas?—La demoiselle dressait les oreilles et ouvrait la bouche.—Bon! vous arrivez au bureau; vous voyez dans le plancher un certain nombre de trappes sur lesquelles sont peints en grandes lettres les noms de Halfwez, Harlem, Leyde, en un mot toutes les destinations. Vous voyez là une grande balance et un valet en très-belle livrée à côté. Où doit aller mademoiselle? dites seulement un endroit;—Ici le narrateur attendit une réponse, mais la demoiselle ne savait que dire et craignait que tout le récit ne fût qu'un piège tendu à son innocence.—Bon! je dirai que vous voulez aller à Rotterdam. Vous recevez une carte. Très-bien. Veuillez vous mettre dans la balance. Ici la demoiselle ne put se contenir:—Dans la balance, batelier? s'écria-t-elle, et ses prunelles s'écarquillèrent de surprise, aussi grandes que des assiettes. Que dois-je faire dans la balance?—Vous allez le savoir. Vous serez pesée. Vous êtes passablement grosse. Bon: tant de livres, tant de force pour le soufflet. Veuillez aller vous placer sur cette trappe. Pouf! elle descend dans la terre. Runt! vous voilà en route: vous ne voyez rien que les ténèbres d'Égypte. Mais on n'a pas besoin de voir. Dix minutes. Cric, crac, font les ressorts. Vous voilà de nouveau dans un bureau; vous croyez que c'est le même? vous vous trompez: vous êtes à Rotterdam. Est-ce vrai ou non, Pierre?

À cet appel l'interpellé, qui est domestique du Teigneux, ne répondit qu'en hochant la tête et en prenant une chique de tabac.—Pierre y a été peseur, ajoute le batelier. Vous pouvez en voir le dessin: cela serait inauguré depuis longtemps, ma chère demoiselle, mais on attend que les manches larges soient passées de mode. Pierre, il fait froid, mon brave, tu as de l'âge. Ne lambine pas parce qu'il y a une demoiselle dans la barque; fais marcher la haridelle, camarade; et donne-moi mon manteau, car il commence à pleuvoir.

—Oui, mes braves gens, dit la demoiselle, il faut bien prendre soin de votre santé. Je ne sais comment vous y tenez.

—Y tenir? dit le batelier: mademoiselle doit savoir qu'il n'y a pas de gens qui vivent plus vieux que les bateliers et les maîtres d'école. Les maîtres d'école, à cause de l'innocente haleine des enfants, et les bateliers, à cause du grand air et du vent.


[1] Barque traînée par un cheval qui, malgré les chemins de fer, est encore aujourd'hui un moyen de transport très-usité en Hollande, et nous devons ajouter très-agréable.

[2] Page 66.

[3] Arrière du trekschnit, et premières places.

[4] On désigne en Hollande par le nom de verts, les étudiants récemment entrés à l'Université, qui sont soumis, comme partout, à certaines tribulations et épreuves.


II

LE DOMESTIQUE DU BATELIER.

—Si nous avions une servante de moins? dit le bourgmestre Dikkerdak à madame Dikkerdak un beau matin, et il éplucha la frange de ta cordelière de sa robe de chambre, comme s'il avait envie de faire fortune en réalisant cette proposition.

—Une servante de moins! s'écria madame Dikkerdak, et ses yeux se mirent à briller d'une façon effrayante, c'est impossible, monsieur! Si on consomme trop, ce n'est pas le fait des servantes. Les servantes doivent rester. Je, et elle appuya d'une manière étonnante sur ce pronom, je ne puis me passer d'aucune de mes domestiques.

Le bourgmestre eut un violent accès de toux, car il avait la poitrine oppressée; il déploya un numéro du Journal de Harlem ... octobre 18.. (il y a longtemps) avec précaution de ses plis officiels; posa une petite bûche sur le feu; alla jusqu'à la fenêtre; regarda les arbres de sa campagne, puis son abdomen, puis les pointes de ses pantoufles flambées; eut encore une accès de toux; quitta la chambre avec gravité; alla se faire poudrer, et cette opération solennelle étant terminée, s'enferma dans sa chambre. Alors il étendit la main et sonna.

—Faites monter Kees[1], dit-il au domestique qui entra.

Kees vint, poudré comme son maître; c'était un homme d'environ cinquante ans, de taille moyenne.—Que désire monsieur? demanda-t-il.

—Kees, commença le bourgmestre; mais un nouvel accès d'oppression de poitrine l'empêcha d'aller plus loin. Kees écoutait la toux dans la plus respectueuse attitude.

—Kees, reprit le bourgmestre, tu m'as fidèlement servi pendant vingt-deux ans, loyalement servi, servi avec zèle...

Kees prit courage: il avait pense qu'il s'agissait d'une chose désagréable, et le bourgmestre était un homme sévère. Maïs celui-ci, voyant la figure de Kees s'éclaircir, prit aussi courage; si bien qu'en ce moment deux hommes se trouvaient en présence qui avaient tous deux le plus beau courage du monde.

—Fidèlement servi? répéta le bourgmestre.

—Le mieux que j'ai pu, dit Kees, et il regarda les revers rouges de sa redingote gris-jaune.

Le bourgmestre prit une prise et dit:

—J'ai attendu l'occasion de le récompenser.

—Quant à cela, monsieur, reprit Kees, et une grosse larme vint rouler au coin de son nez, car c'était un sensible malgré ses favoris,... monsieur a toujours été pour moi un bon maître. Je désiré...

—Écoute, Kees, dit le bourgmestre, parlons peu, mais parlons bien; il y a une place vacante dans la ville et j'ai pensé à toi. C'est une petite place facile, une bonne petite place...

—Mais, dit Kees, si je puis prendre la liberté d'interrompre monsieur; je ne désire nullement charger...

Le bourgmestre eut de nouveau un violent accès de toux.

—Et puis-je prendre la liberté, dit Kees, de demander de quelle place il s'agit...

Le bourgmestre Dikkerdak se frotta le menton avec gravité, et dit avec majesté:

—Le bénéfice de domestique à bord du trekscknit de X. Il sera donné dans peu. Réfléchis-y, Kees! je te le conseille; et va maintenant (kuch! kuch!) demander (uche! uche!) si madame (uche! uche!) veut m'envoyer mon sirop par Betjen: j'en ai terriblement besoin.

Kees voulait encore dire quelque Chose. Mais le bourgmestre toussait d'une façon si effrayante et devenait si rouge de figure, faisait si clairement signé de la main qu'il lui fallait le sirop sur-le-champ, que Kees jugea prudent de partir.

—Que les bateliers aillent au diable! s'écria Kees une heure après en rentrant chez lui, et en jetant sur les pierres son chapeau galonné aussi loin qu'il voulut aller; que les bateliers aillent au diable!

Sa bonne Hélène, croyant qu'il était devenu fou, ramassa le chapeau et lui demanda ce qu'il avait.

—Je dois devenir domestique de batelier, s'écria-t-il, et ses yeux roulaient terriblement dans sa tête. Domestique de batelier, parce que, pendant vingt-deux ans, j'ai servi fidèlement monsieur! Avec la vadrouille[2], hein?... une jolie carrière! Oh! oh! oh! crier vingt fois oh! près d'un pont, et hu!... u.... u... u... près du bord d'un fossé! C'est magnifique, hein?

La bonne femme ne comprenait pas trop ce que signifiait toutes ces exclamations! mais quelle fut son épouvante et son horreur quand elle en apprit plus nettement la cause. Comment? s'écria-t-elle, tu courrais avec des paquets devant les portes; tu aurais un bonnet de charretier, un tapabor sur ta tête poudrée! Toi, une capote de soldat au lieu de ton habit galonné; et tu viens justement d'en avoir un neuf.

—Cela n'avance à rien, femme! dit Kees, je l'ai remarqué depuis longtemps; il y a de la difficulté chez monsieur; mais c'est malheureux pour celui sur qui cela tombe.

—Cela n'arrivera pas, dit Hélène. Laisse monsieur te renvoyer; laisse-le te jeter sur la rue, mais ne sois pas domestique de batelier, lorsque tu as été domestique pendant vingt-deux ans dans une bonne maison.

Et à l'unanimité des voix, il fut décidé que cela ne serait pas. Ce qui arriva Kees savait le raconter à sa manière, comme il l'avait fait plus d'une fois, la main à la barre du gouvernail.

Cela resta ainsi en suspens, mais seulement une quinzaine de jours; c'était un mardi, et monsieur allait tous les mardis à la chambre du bourgmestre; nous partîmes en voiture pour la ville. Nous arrêtons devant l'hôtel-de-ville; je descends et j'aide monsieur à sortir.—Attends ici un instant, me dit-il.—Avec la voiture?—Non, dit-il; toi seul, Kees; va près du messager de l'hôtel-de-ville, tu le connais.

C'était en effet mon neveu.—Que venez-vous faire ici, me dit celui-ci. Je dis: Je n'en sais rien. Et monsieur entre. Je pensais: monsieur ne sera pas assez fou pour aller parler là dedans de cette plaisanterie; car je croyais que Maire était oubliée; il a bien vu que cela ne m'allait pas. Mais toute sa vie! J'attendis bien une demi-heure; puis on sonna. Mon neveu entra avec un trousseau de clefs: que va-t-on faire de moi? En un clin d'œil j'étais de retour; on m'avait fait une belle vie. Je dus venir en haut. Là était assis monsieur qui est passablement gros, et puis le gros Van Zuchter, et M. Daats, dont le fils est encore bourgmestre, je crois, et le défunt M. Watser avec sa perruque à queue; puis M. Kierewier, mais celui-ci n'avait rien à dire; il était là comme secrétaire et assis au milieu des papiers. Le plus gros, Van Zuchter, avait un petit marteau dans la main; il commença à me faire un sermon et à m'adresser des félicitations en même temps; en un mot à me dire que, grâce aux belles paroles de M. Dikkerdak, mon maître, ces messieurs avaient consenti à faire selon mon désir, c'est-à-dire à me nommer domestique du trekschnit de X., et qu'ils espéraient que je remplirais ce poste fidèlement et loyalement et aurais bien soin de tout à bord. Voyez-vous, je fus si fâché, monsieur, que je pensai en avoir une attaque: Attends, mon gros, dis-je, tiens-toi bien un instant, je vais parier avec toi; car, voyez-vous, je songeais à dire carrément que je ne le ferais pas. Mais, ah! bien oui, dès que j'eus amen, ils commencèrent tous à me féliciter, et à faire que c'était une bénédiction, et Kierewier avait préparé un papier qu'il me mit dans la main, et mon maître ne faisait que tousser: c'est maintenant qu'il avait la poitrine oppressée; avant que je pusse dire quelque chose, M. Van Zuchter prit une grande sonnette de table; elle ressemblait à une cloche, et alors mon neveu rentra, et je n'eus plus qu'à partir; mais que dit ma femme lorsque je revins à la maison comme domestique de batelier! J'étais à peine rentré à la maison que déjà madame Dikkerdak et mademoiselle étaient là, tout le monde me félicitait et me disait que je serais bientôt batelier! Une belle chose: tous les bateliers sont plus jeunes que moi, et je ne viens que le troisième après le plus jeune domestique.—Et comme ma femme se lamenta, lorsque dans les froides matinées je devais aller à la barque avec ma vadrouille sous le bras! Oh! mes chères gens! Enfin nous avons trainé et nous traînons comme nous pouvons. Monsieur est mort, madame est morte, et la jeune demoiselle a encore dernièrement voyagé avec moi; mais elle disait à peine bonjour et bonsoir, et je suis maintenant dans ma soixante-dixième année... Ho... o,... o..., conducteur, la corde va se mettre en pièces avec ces chocs. Elle durera encore plus longtemps, que moi, s'il plaît à Dieu!


[1] Abréviation de Corneille.

[2] Trousseau fait de vieux cordages défilés qui sont attachés au bout d'un bâton et dont on se sert comme d'un balai à bord des navires pour les nettoyer.


III

LE BARBIER.

À monsieur J. D. Van den Hanzett, chirurgien à Monnikendam.

Mon digne collègue,

Les longues soirées d'hiver et le nombre relativement petit des patients me permettent de vous écrire, à l'occasion de la nouvelle année, une lettre confraternelle; ce que j'avais envie de faire depuis longtemps: cette fois-ci, je n'ai pu résister davantage à l'aiguillon. Vous ne sauriez croire combien, dans cette capitale, diminue tous les jours le nombre des confrères avec lesquels on puisse échanger raisonnablement ses idées sur la science; ce sont presque tous maintenant des gens qui ont fait de très-faibles études, qui comprennent l'opération, c'est-à-dire la partie manuelle, qui ont de la dextérité, mais sans procéder en vertu d'une théorie ou d'un système, et qui ne peuvent rendre compte de leur affaire; ils ne sont même pas capables, si par une circonstance, accidentelle ils produisent une ulcération, de la guérir secundum legum artum, ou de graisser une emplâtre, et c'est pourquoi aussi, pour les blessures qu'on se fait, ils ne savent ordinairement rien conseiller que de l'eau froide et une compresse.

Oh! mon bon Van den Hanzett, lorsque, chez votre digne oncle, à Amsterdam, nous exercions cette branche dans notre jeunesse, c'était une autre branche et un autre temps. Qui eût osé donner à ce profond savant le nom déshonorant de barbier, qui dans les dictionnaires les plus étendus de ce temps ne se trouve même pas. Maintenant nous sommes tous nommés ainsi par le grand et le petit. On a arraché notre branche du cercle des sciences médicales et réduite à elle-même, si bien qu'elle se corrompt et se dessèche comme une branche violemment amputée de l'arbre. Peu sont aussi heureux que nous à qui il a été donné de continuer d'exercer le noble art de la chirurgie, mais quelle est la considération dont nous jouissons? Quel cas fait-on de nous dans les commissions médicales provinciales? Et ne devons-nous pas avouer que dans ce siècle d'obscurantisme, notre rasoir fait perdre toute confiance en notre lancette?

Si nous trouvions encore, dans l'emploi de ce rasoir, un moyen surabondant d'existence, comme il conviendrait qu'en pût donner un art qui est en si étroite alliance avec la civilisation, et duquel tant de choses dépendent dans la société, nous pourrions alors du moins, nous pourrions nous consoler et prendre à cœur l'avantage général, non sans profit pour nous-mêmes. Mais s'il en est pour vous comme pour moi, alors vous perdez aussi tous les jours des chalands, et il ne vous en naît pas de nouveaux. Hier,—et cette circonstance même m'a porté à vous écrire aujourd'hui,—hier j'ai perdu mon dernier patient, qui était habitué à se faire raser jusqu'à la nuque avec un large instrument, et un peu dans le système dur, comme notre défunt patron avait coutume de traiter les bourgmestres, lorsqu'on était encore habitué à donner aux parties du menton et du cou un aspect convenable. Maintenant il est dans l'ordre de laisser autant de poil que possible, au grand affront de l'intervention de Tubalcaïn et de la branche chirurgicale, et j'ose dire, de plus, au grand détriment des bonnes mœurs. Car je présume, avec de bonnes raisons, que tous les régicides, les suicidés, les émeutiers et les auteurs de comédies, en France et ailleurs, doivent en grande partie leurs sauvages égarements à ce que, depuis les années de la puberté, ils ont donné pleine carrière à leur barbe et l'ont laissée croître à la façon des révolutionnaires, qu'on nomme Jeune-France. Je les vois tous les jours dans les magasins d'estampes.

Mais revenons au défunt. Je vous dirai qu'avec lui toute mon ambition pour l'avenir de la branche est descendue dans la tombe. Que veut-on présentement? Avec le dédain du gracieux, tout le beau de l'opération disparaît, et si doucement, si insensiblement, qu'on en vint à laver la barbe! Comment peuvent, de cette façon, faire honneur à la branche, ceux qui se montrent les vrais disciples de notre inoubliable Blaaskron, lorsque tout doit être fait en cinq minutes? Mais savez-vous, mon digne Van den Hanzett, qui sont ceux qui gâtent pour vous et pour moi toute la branche chirurgicale? Personne autre que cette infâme nation anglaise qui est la cause de tous nos malheurs.

Ouvrez le premier journal venu qui vous tombe entre les mains et vous en serez convaincu. Partout vous verrez les emblèmes de notre branche représentés d'une manière incomplète par de mauvaises gravures sur bois, et à votre indignation intérieure vous verrez que c'est une nouvelle sorte de rasoirs patentés, de sirops patentés, de savons patentés, qu'on vient d'inventer uniquement dans le but, pour ainsi dire, de jeter des perles devant des porcs, rendre notre difficile branche accessible au premier venu, et nous voler, nous et nos enfants. Je demande seulement, mon digne collègue, ce que signifie cette belle institution des patentes, si chacun, non seulement ceux qui ne sont pas graduées, mais même les non patentés, ont la permission de se faire la barbe eux-mêmes? Voilà une question qui vaudrait la peine d'être présentée à la seconde chambre, et je serais curieux de voir comment ces messieurs en sortiraient. Mais à quoi cela servirait-il, Van den Hanzett, à quoi cela servirait-il? Croyez-moi, si vous pouvez le croire à Monnikendam; mais ici, dans la capitale, il y a abondamment occasion de se convaincre qu'un tiers des hautes puissances (ombres de nos pères!) se soustrait à la faculté.

Mais laissons de côté ce chapitre chagrinant pour nous; ma lettre est déjà longue, et j'ai fixé ce soir pour l'exercice de mes deux fils, qui doivent tous deux se faire, pour la première fois, mutuellement l'opération à la lumière. Encore un mot sur la situation sanitaire de cette capitale. Il y a ici encore beaucoup de fièvres, et j'en reste avec notre inoubliable patron au principium nocentium de l'eau, en combinaison avec les humeurs de l'atmosphère. Mais croyez-moi, le quinquina fait beaucoup de mal à la longue. J'ai eu, il y a peu de temps, l'honneur de guérir un patient qu'on aidait à mourir avec le misérable sulfatis quinini, seulement et uniquement en lui conseillant de manger des grappes de raisin sur l'estomac à jeun; la fièvre intermittente l'a immédiatement quitté! Et moi je vais vous quitter aussi. Adieu, avicissime collega, mes salutations cordiales à madame la chirurgienne, et aussi de la part de ma femme.

Votre affectionné collègue,

JORIS KRASTEM.

Amsterdam, 12 décembre 18...

P.S. Je crois que vous ferez bien d'enlever le crocodile empaillé qui pend peut-être encore, comme autrefois, au plafond de votre magasin. On commence en ce temps profane à plaisanter de ces affaires scientifiques. O tempores! o mora!


IV

LE COUCHER DE LOUAGE.

Le premier crépuscule du matin planait sur la ville académique[1]; çà et là, la petite mèche d'un réverbère isolé répand une lumière devenue inutile. Tout dort encore dans la Bréestraat. Seules les corneilles sont en promenade en grand nombre sur les pierres et volent sur la tête de bœuf chez Rivé et sur les têtes des lions qui veillent sur les clefs de Leyde sur l'escalier de l'Hôtel-de-Ville, s'étonnant que la sentinelle regarde d'un œil si endormi, et qu'elle ne porte plus de bottes luisantes comme autrefois. Par respect pour le repos des têtes savantes de l'Athènes néerlandaise, elles s'abstiennent cependant de cris inutiles. Tout à coup retentit un coup de fouet qui fait prendre à un carrosse à quatre chevaux la fuite vers les clochers et les cheminées. La calèche arrive devant une étroite boutique encore fermée. C'est une bonne voiture, plusieurs fois employée et mise à l'épreuve: sur le siège est assis dans toute la gloire de son attitude, avec le chapeau dans un étui luisant, une paire de favoris de chaque côté du visage, des anneaux aux oreilles, un œil vif, une bouche joyeuse, et enveloppé dans un pourpoint de drap gris et un long manteau, Gerrit Van Stienen, surnommé le fou Gerrit, à cause de sa hardiesse en partie réelle, en partie feinte, vis-à-vis des nobles coursiers.

—Hip! hi! cria le fou Gerrit. Tout s'arrête dans un silence de mort. Il se lève sur le siège, et fait claquer trois fois son fouet, si bien que les corneilles s'envolent comme si cela s'adressait à elles et commencent un carrousel autour de la poire de l'Hôtel-de-Ville. Il fait entendre de nouveau son hip! hi!

La fenêtre de l'étage s'ouvre; un jeune homme avec un mouchoir de soie sur la tête (les étudiants détestent les bonnets de nuit) et une jeune-france au menton, regarde au dehors, enveloppé dans une robe de chambre écossaise à carreaux.—Eh! le fou; voilà de l'exactitude, gaillard!—Bonjour, monsieur, dit le fou en clignant obliquement de l'œil, avez-vous attendu longtemps?

Le monsieur à la jeune-france jette un coup d'œil sur l'attelage:—Doivent-ils le faire, Gerrit, dit-il.—Oui, monsieur, ils le désirent de tout cœur.—Ils n'ont pas un extérieur florissant, Gerrit.—Cela ne se peut pas non plus, monsieur; mais les jambes sont solides.—Il me semble qu'ils s'appuient si rêveusement l'un contre l'autre.—Monsieur doit tenir compte qu'ils sortent à peine du lit; et puis ils ne se tiennent pas en perfection debout, mais ce sont de fameux coureurs.

Trois jeunes gens apparurent, venant des différents coins de la ville, et se réunirent d'une façon passablement bruyante dans la chambre de l'étudiant à la jeune-france.

—Fixe au commandement, Gerrit! dit monsieur un tel en franchissant d'un pas rapide l'escalier.—C'est qu'il dit aussi, dit Gerrit en montrant son fouet.—En deux heures à Harlem, ordonna un autre, en boutonnant étroitement son paletot.—Si nous ne faisons pas le chemin en sept quarts d'heure, dit Gerrit, cela ne sera pas gentil, et il cligna des yeux.—Il ne faut jamais marcher, Gerrit, dit monsieur François, pas même dans le sable, et il prit place.—Ils devraient être morts de honte, reprit Gerrit.—Fais claquer ton fouet â ébranler la rue, dit joyeusement M. X... en tirant la portière à lui; la réponse du fouet fut: Clic! clac! clic! et les corneilles s'envolèrent eh poussant de grands cris, et la voiture roula et fit trembler tous les carreaux de la Bréestraat dans leurs rainures, jusqu'à là porte de Rhynsburg.

On s'arrête pour se rafraîchir à l'Homme savant,—Vous n'avez pas très-bien marché, Gerrit.—Il faut défaire les jarretières, dit l'homme en ôtant son surtout parce que le soleil commençait à lui peser et se montrant dans une blouse bleue à courts pans, un gilet jaune et un pantalon en velours dont les jambes sur le côté étaient garnies d'une foule de boutons d'os. Les étudiants, Gerrit, et les chevaux prirent leur prandium. Tout est déjà prêt de nouveau.—Attendez, crie François, il nous faut une farce. Duin, allumez les lanternes.—Les lanternes en plein jour, demanda Duin en pâlissant.—Soyez-en sûr, dit Gerrit du haut du siège et en clignant des yeux avec la plus grande gravité; vous ne savez pas, il suffit souvent d'une petite cause pour amener un grand malheur. Hip! hi! hâte-toi un peu, Duin.

On arrive à Harlem, les lanternes allumées. La course a duré deux heures.—Les cloches sonnent, dit Gerrit. On le convainc du contraire avec sa propre montre.—On a couru trop fort pour pouvoir retenir les chevaux. Nouveau clin d'œil. Et le long fouet va à droite et à gauche, et l'air retentit sous les coups, et les chevaux trottent dans la bonne ville, si bien que les épiciers disent derrière leurs comptoirs que c'est un scandale.

On sort par la porte Neuve, on monte la chaussée; on tourne la porte du Sable; Bloemendaal; le sable...

—Vous ne marchez plus, Gerrit? lui crié-t-on.

—Le cheval de devant sous là main a perdu un fer, et le cheval de derrière a marché dans les clous de celui de devant, messieurs.

Mais, malgré ces accidents, dès qu'on approche de la barrière de Zomerzorg, le fouet retentit: Clic! clac! clic! on passe au grand trot devant la maison, on longe le pont, la voiture tourne court et s'arrêté net devant la porte.

—Jolie manœuvre, fou! crièrent les messieurs d'une seule voix, et l'on dit unanimement que personne ne s'entendait mieux à conduire que Gerrit le fou. Celui-ci moissonna son triomphe en adressant un clin-d'œil répété au garçon d'écurie qui attendait.

Un quart d'heure après, les chevaux sont au râtelier, et Gerrit, les manches retroussées, prend avec la pincette un petit charbon du foyer de la cuisine pour le mettre sur sa courte pipe.—Eh bien, Katjen, dit-il a une grosse cuisinière rien moins que jolie, je n'ai pu rester plus longtemps loin de vous. J'ai dit à ces messieurs: Nous poursuivrons le voyage jusqu'à Zomerzorg, je veux savoir si Katjen n'a pas encore d'amoureux.—Qu'est-ce que cela vous fait? cit l'aimable maritorne; vous avez une femme à la maison.—Une femme, répondit Gerrit, et à ce souvenir il ôta respectueusement son chapeau luisant; une femme comme deux, Katjen, et elle vous fait ses compliments. Demandez à ces messieurs; je leur ai dit: Messieurs, aidez-moi à me souvenir que je dois faire à Katjen les compliments de ma femme.

Les messieurs sont à table. Les premiers moments sont passés. Conticuere, rumor, etc. Ce sont des acclamations, des éclats de rire, des toasts sans fin. Monsieur un tel, avec des petits yeux brillants, à demi plus petits que d'ordinaire, arrive derrière, à la cuisine, et s'écrie:

—Gerrit, avez-vous du vin?

—Du vin, monsieur, demanda Gerrit avec le plus innocent visage du monde, en se versant un verre de bière.

—Par les dieux! s'écria monsieur un tel, Gerrit n'a pas de vin, et courant en avant, il revient avec une bouteille à rabat. Lorsqu'il a quitté la cuisine, Gerrit cligne extraordinairement de l'œil, et est transporté de contentement.

Les messieurs se remettent en voiture. Ils sont surexcités. L'un veut aller en voiture, l'autre veut rester en arrière. Le troisième veut avoir le fouet. Le quatrième déclare qu'il consent à donner dix stuivers à Gerrit, s'il fait en sorte de les verser.—J'ai de l'argent, assez, monsieur, répond Gerrit; j'aime mieux mourir demain qu'aujourd'hui.

Il est ferme sur son siège, fait claquer son fouet, cligne des yeux, répond par des plaisanteries, et ne fait pas un pas de plus qu'il ne lui convient.

Il est tard dans la nuit, lorsque Gerrit arrive à la maison. Le garçon d'écurie ouvre la porte et l'éclaire en face avec sa lanterne.

—Tu as un peu chaud, hein? dit Gerrit; moi je tombe du sommeil que j'ai abrégé ce matin.

—Un bon pourboire? demanda le valet d'écurie en frissonnant, dans sa casaque de toile, de froid, de sommeil et de désir.—Une poupée de l'homme, André!—C'est une honte, Gerrit! de tels pourboires quand vous traînez toujours à rentrer.—Allons, dit Gerrit, laisse-moi gagner mon lit, et que je n'aie plus à me soucier de rien.


[1] Leyde, où se trouve la principale université de Hollande.


V

LA JEUNE FILLE DU BRABANT DU NORD.

Par une belle matinée du mois d'août de l'année 1839, deux jeunes gens suivaient le fatigant mais beau chemin de Heide vers Oosterhout. Ils étaient descendus de la diligence au premier de ces endroits et devaient dîner dans le second. Le soleil brillait splendidement sur les champs fertiles couverts de seigle et de sarrasin, qui s'étendaient des deux côtés du chemin, mais en même temps ne tombait pas moins brûlant sur leurs chapeaux de paille et leurs havre-sacs, et comme le frais taillis qu'ils longeaient et les petites sapinières qu'ils traversaient de temps en temps étaient trop bas pour donner beaucoup d'ombre, ils commençaient à s'apercevoir qu'un voyage à pied peut avoir aussi ses désagréments.

—Cette diable de tour, dit le plus jeune en s'arrêtant et en appuyant le pommeau de sa canne sur le côté pour respirer un instant, cette diable de tour est tantôt à droite et tantôt à gauche, et nous n'avançons pas.

—C'est cependant le bon chemin, répliqua le plus âgé qui portait la décoration de la campagne de dix jours[1], je le connais bien. Voilà là-bas, à droite de la tour, le moulin où nous avions un poste.

—Est-ce un joli endroit? demanda le premier en se remettant en marche.

—Joli, tu verras. Le roi Louis en fit une ville, mais ce n'est pas cela qui le rendit charmant. Il y a une place de marché; une vaste église avec un autel sculpté représente le mont du Calvaire; une jolie ruine, et nombre de charmantes maisons neuves. Mais ce qu'il y a de plus joli, c'est Ketjen. Nous allons chez Ketjen. Tu verras comme elle nous recevra cordialement.

—J'espère, dit l'un d'un ton de doute, qu'elle sera digne des peines que nous donne ce fatigant chemin; car je n'aime pas beaucoup tes servantes d'auberge. Elles sont assez jolies dans les chansons et dans les voyages; mais pour moi je n'en ai jamais rencontré que de grossières, prudes et mausades. On ne peut les regarder amicalement sans qu'elles pensent qu'on va les corrompre. Si on leur adresse quelques galanteries, elles vous regardent bouche béante sans vous comprendre, ou vous disent monsieur! avec un rire si stupide qu'on en a assez d'une fois.

—Tu ne connais pas Ketjen! répliqua l'autre avec une emphase affectée, par tous les dieux, tu ne connais pas Ketjen! Tu n'es pas digne de contempler son visage. Ketjen, le plus fin et délicat brin de fille de tout le Brabant du nord que j'aie vue. Ketjen, avec sa jolie petite figure, ses charmants petits pieds, ses petites mains avec des fossettes à chaque doigt; ce petit visage au teint de neige, ces grands yeux bleus, ce regard pénétrant. La spirituelle, jolie, joyeuse Ketjen, qui parle si bien et rit si gracieusement...

—Et qui donne de si doux baisers? demanda le plus jeune, car, si elle est comme tu la décris, elle doit être légère, affectueuse, et alors je dis avec le vieux poëme:

Une jolie fille dans une auberge doit être honnête.

—Charles, dit l'autre du ton le plus théâtral possible, ne me force pas à commettre un meurtre au milieu de cette belle nature. Encore un mot au détriment de Ketjen, et j'abats la tête déloyale, comme ces moissonneurs les épis mûrs là-bas. Puis, reprenant un ton naturel, il poursuivit. Je n'avouerais pas volontiers, mon ami, combien de fois, au temps où nous étions à Oosterhout, je l'ai tourmentée et suppliée pour qu'elle me donnât un baiser. Si j'ai réussi trois fois à en obtenir un, c'est beaucoup, et dans le nombre il y en a un qu'elle m'a accordé lors du départ. Toute la compagnie était amoureuse d'elle. C'était Ketjen par-ci, Ketjen par-là; tous rêvaient d'elle; chacun voulait se promener avec elle, aller avec elle à Raamsdonck en voiture,—il y en avait même, je crois, qui voulaient l'épouser...

—Et elle était à tout le monde, remarqua Charles, et elle écoutait les plaintes de chacun?

—Pas du tout: elle était trop intelligente, et plus encore trop honnête pour cela. Il fallait la voir aller à l'église, avec la large faille noire suspendue sur ses épaules avec beaucoup plus de grâce, par exemple, que ma cousine ne porte sa mantille, puis, en franchissant la porte, la mettre sur sa tête, ce qui allait on ne peut mieux à sa petite figure dévote; mais laissons cela. Il n'y avait personne qui pût se vanter d'avoir obtenu une faveur d'elle; il n'y avait personne qui la traitât brutalement ou la mit en colère; elle restait si bonne et si affectueuse envers tous que, tous pensaient être sur un bon pied avec elle. C'était sot de recevoir les mêmes confidences de six ou sept hommes, reposant sur les mêmes niaiseries...

—Elle jouait la coquette, dit Charles, juste comme le village ou la petite ville, qui, quand on croit y être, se cache chaque fois derrière les arbres; elle jouait la coquette, mon brave, et avait ses doigts pleins de bagues et sa malle pleine de présents de toutes sortes...

—Pas un seul: je t'assure qu'elle n'acceptait rien. Oh! si tu savais comme elle pensait sur ces choses-là. J'étais toujours son confident. Et elle parlait beaucoup avec moi.

—Et tu tombais dans les termes de ces heureux dont tu parlais tout à l'heure, qui croyaient qu'ils avaient à eux seuls ce qu'ils partageaient avec six ou sept?

—Tu ne seras pas convaincu avant que tu ne l'aies vue et entendue parler, misérable! dit l'autre, mais tu aurais dû la voir jolie, comme moi; ses beaux yeux pleins de larmes après une proposition inconvenante de van der Krop, qui avait trop bu; comme elle avait les nerfs douloureusement agacés!

—Et ce van der Krop était-il un beau garçon? demanda l'impitoyable compagnon de voyage.

—Bien loin de là. Pour moi, je le nommais un monstre, et Ketjen aussi. Il y en avait beaucoup qui avaient fait plus d'impression sur son cher petit cœur...

—Toi, par exemple, n'est-ce pas?

—Oui, mais dans un autre sens; j'étais son ami; mais notre ami Evrard était trop-haut prisé par elle. Je ne serais pas étonné qu'elle eût pleuré au départ de celui-là.

—Allons! cela devient trop émouvant! dit Charles; plus un mot sur Ketjen jusqu'à ce que nous la voyions.

Les deux amis arrivèrent à Oosterhout et virent Ketjen. Ils entrèrent dans l'auberge et la trouvèrent à la fenêtre occupée d'un ouvrage de couture. Les grandes barbes plissée du bonnet brabançon, où deux bandeaux plats de cheveux noirs apparaissaient, tombaient sur un mouchoir fond rouge foncé avec des carreaux verts, qui couvrait ses épaules et son sein jusqu'au cou, et contrastait merveilleusement avec son petit menton de neige. Elle leva la tête pour regarder, et son grand œil bleu fit une telle impression sur le plus jeune des voyageurs, qu'il augmenta à l'instant le nombre de ses adorateurs.

—Resterez-vous éternellement jolie, Ketjen? dit le plus âgé en lui tendant la main; il y a neuf ans déjà que nous étions bons amis et vous êtes toujours la même.

—Je suis cependant de huit ans plus vieille, dit Ketjen en riant amicalement et en montrant une rangée de dents les plus régulières qui aient jamais brillé entre deux lèvres roses.

—Monsieur! reprit l'autre, ne me connaissez-vous plus? Songez aux chasseurs de Leyde.

Ketjen fronça son joli front pour réfléchir.

—Je crois, dit-elle en hésitant, je crois que c'est monsieur van... der Krop.


[1] Campagne des Hollandais en Belgique en 1831, qui se termina par la bataille de Louvain.


VI

LE VOITURIER LIMBOURGEOIS

—Bonjour, messieurs, dit Christophe Hermans en attelant son gros cheval à la charrette couverte d'une banne, qui devait nous conduire quelques lieues plus loin, bonjour, messieurs!

Ce dernier mot lut pour nous une déception. Quelque misérable que fût notre extérieur, quelque sales que fussent devenues nos blouses brabançonnes à la suite d'un voyage de quelques semaines; quelque lâches que tombassent les bords de nos chapeaux; quelque humblement que, la veille au soir, après avoir jeté nos sacs, nous ayons posé les pieds sur la plaque du foyer commun, et avec quelle simplicité et quelle adresse de gens du commun nous avions aidé la vieille grand'mère à couper des haricots pour la provision d hiver, nous n'avions pas réussi à passer pour des marchands ambulants ou des aventuriers; nous étions des messieurs! et devions, nonobstant le triste état de nos finances, préparés à payer, outre notre soupe au lait de la veille au soir, notre logis de la nuit, notre déjeuner du matin, le titre de messieurs!

Christophe Hermans était occupé, ai-je dit, à atteler son gros cheval à la charrette, et se livrait à cette besogne dans une petite cour intérieure où ses poules et ses dindons lui couraient dans les jambes, en s'entretenant continuellement avec le cheval.

—Attention, aujourd'hui, sais-tu! tu auras ton filet à mouches neuf sur le dos, et les sonnettes neuves aux oreilles. Recule un peu, camarade; ne vois-tu pas que tu vas marcher sur la patte du chat? Vois-tu, nous mettons un bon tas de foin dans le sac. Aussi faudra-t-il bien marcher, etc.

Pendant cette allocution encourageante, la colossale bête était brillamment parée d'un grand filet à mouches, mêlé de nœuds du rouge coquelicot le plus ardent, dont la partie antérieure était tirée dans la courroie de la têtière, et l'arriéré nouée à la queue; tout autour il était garni d'une frange légère de même couleur, et deux gros nœuds rouges à l'extrémité du timon.

Il est merveilleux combien d'accessoires se rattachent au harnachement d'un cheval limbourgeois, auxquels on peut imaginer une utilité possible, et qui tous, de l'aveu même du voiturier, ne sont là qu'à titre d'ornements. À cette catégorie appartiennent un grand nombre de courroies et de cordes qui vont de la têtière au collier, tandis que la bête n'est dirigée que par la voix (par hot et par her) et par le fouet; ajoutez à cela une couple d'instruments de cuivre en forme de larges et grands peignes à cheveux, desquels le collier ne pourrait manquer, bien qu'ils y soient tout à fait sans but. Ajoutez encore une lourde chaîne de fer le long du timon du chariot et une guirlande de sonnettes autour de la nuque du cheval, dont la première est une raillerie évidente de la grande douceur de l'animal, et dont les autres sont d'une parfaite inutilité sur de larges routes où on se voit venir à une lieue de distance.

Lorsque tous ces enjolivements furent convenablement mis en ordre, et un grand tas de foin jeté dans un filet suspendu entre les roues, une grosse botte de paille fut posée en travers de la charrette, sur laquelle Vlerk et Hildebrand prirent place; les portes de la cour furent ouvertes, et Christophe Hermans, gaillard de six pieds, avec une belle blouse bleue, marcha en avant avec le fouet de roseau tressé, légèrement appuyé sur le coude, et il montra le chemin à son cheval. Le filet rouge à mouches se mit en mouvement, comme un ondoyant torrent de sang, les sonnettes retentirent, la chaîne fit entendre son cliquetis et les deux lourdes roues du char s'ébranlèrent avec bruit. Nous chassâmes le coq qui était venu se percher sur la banne, et notre expédition commença, tandis que Christophe Hermans en bleu et le gros cheval en rouge, rivalisèrent à qui ferait les plus grands pas.

—Combien de temps croyez-vous qu'il faille pour arriver à Quaadmechelen, voiturier?

—Laissez voir, dit-il; il peut y avoir trois lieues de marche; cela fait quatre heures et demie avec la charrette.

Remarquez que la charrette à banne est un excellent moyen de transport pour les gens: quand ils passent en voiture auprès de quelque chose, leurs yeux ne voient confusément que du jaune et du vert. En effet, je puis la recommander à tous les voyageurs à pied, parce que pour voir le pays elle n'offre aucun obstacle, pourvu qu'on rabatte la banne. C'est aussi vraiment le mode de voyage le plus agréable pour ceux qui deviennent un peu roides à force d'être assis, attendu qu'il n'y a rien de plus facile que de se laisser glisser de temps en temps à bas de la charrette, pour se dégourdir les jambes; tandis que le cheval continue à marcher, on se promène à côté des roues sans que cela cause de retard dans le voyage. Ajoutez à cela que, d'après tous les calculs humains, nul danger qu'il vous arrive un malheur, puisqu'il n'est pas possible qu'une courroie se rompe; quant à l'échappement d'une roue, je suis convaincu que cela n'entraînerait aucun embarras; les jantes, en effet, sont si épaisses que je suis sûr que l'équipage peut rester en équilibre aussi bien sur une roue que sur deux. Comptez encore que ce mode de locomotion n'est pas cher, et que, sauf un verre de bière au voiturier qui en a besoin de temps en temps, il n'entraîne pas d'autres frais, puisque le cheval a son râtelier sous la charrette qu'il conduit, et qu'il est loin d'être aussi délicat et aussi gastronome que nos beaux chevaux hollandais qui ne peuvent courir plus d'une heure et demie, sans souffler, manger du pain et boire.

Si de plus vous trouvez un voiturier comme Christophe Hermans, un bon et cordial gaillard, riche de communications et de récits de la campagne, l'ennui de la route sera singulièrement abrégé pour vous. Il aurait fallu que vous lui entendissiez raconter l'émeute que les étudiants de Leyde avaient faite à Quaadmechelen; comment une demoiselle, dans la bagarre, avait reçu dans la poitrine une balle qui était ressortie par derrière, ce-qui ne l'empêcha pas néanmoins de devenir grosse et grasse; comment les puissances de la Hollande, le prince d'Orange et l'autre prince lui avaient rendu son salut quand il leur avait ôté son chapeau, et comment il avait conduit sur cette même charrette le cadavre d'un soldat de Son Altesse le prince de Saxe-Weimar, lequel soldat avait eu la tête fendue de la propre main de celui-ci, parce qu'il commençait à piller, à voler, et avait dit à un Limbourgeois: Ote ton pantalon, car le mien est en pièces. Et si votre voiturier est hollandais ou limbourgeois-belge, vous reconnaîtrez avec plaisir que, par la langue, le caractère et la manière de vivre, il appartient aussi bien à la Hollande que vous et moi.


VII

LE PÊCHEUR DE MARKEN.

Ultima Thule.


Au commencement de chaque année, le public de la rue, à Haarlem, est invité à jouir du spectacle amusant de cinq ou six jeunes géants qui se montrent dans les rues avec un vieux géant, surtout à la hauteur du palais du gouvernement et du Doel, où ils sont fort regardés et poursuivis avec autant d'intérêt par les gamins de la rue qu'un juif polonais mendiant avec une longue barbe et un bonnet pointu, ou aux environs de la Kermesse, un arménien de Paris, avec des habits parfumés et un turban à fleurs. Le personnel des jeunes géants change chaque année, car ils ne sont pas admis dans cette expédition s'ils ont déjà fêté le dix-huitième anniversaire de leur naissance et n'ont pas encore atteint le dix-neuvième. Mais le vieux géant qui marche à leur tête reste le même, et est seulement chaque, fois plus vieux d'un an. Ces géants sont tous vêtus absolument de la même manière. Ils portent,—pour commencer par ce qui frappe le plus les yeux,—des pantalons courts d'une largeur effrayante avec de profondes poches dans lesquelles ils tiennent continuellement leurs mains cachées, et des pourpoints à peine fermant autour du corps, sous lesquels se montre un gilet en damas ou en coton bleu, selon la situation financière du propriétaire. Pourpoint et pantalon sont d'une grossière étoffe brune et non en drap. Sur leur petite tête, ils portent un chapeau rond à larges bords, et leurs gros mollets sont vêtus de bas gris. Comme ornements de luxe, quelques-uns portent, et le vieux au moins, de petits boutons ronds, en or ou en argent, dans leur cravate à carreaux rouges, aux manches de chemise et sur le devant du pantalon. Ils ont le front et les arcades temporales osseux et saillants, au milieu desquelles sont cachés leurs yeux gris-pâle et tout affectueux; ils ont de larges bouches, de petites dents blanches, et de rares et minces cheveux de vraie couleur celtique, qui chez le vieux géant commencent à pâlir un peu. Tels qu'ils se montrent ainsi dans les rues de Haarlem, ils font partie du contingent de l'île de Marken pour la milice nationale, avec le noble et estimable bourgmestre de cette île à leur tête.

Connaissez-vous l'île de Marken? Elle offre la preuve convaincante que la sobriété et les privations peuvent produire et conserver la plus robuste race d'hommes. Marken est, dirait-on, un las de boue au milieu du Zuidersée; mais non, avec un peu d'herbe çà et là pour un maigre cheval, et du reste pas de vie végétale, sinon de l'éteule et un peu de cochléaria, remède contre le scorbut. À Marken il n'y a pas l'ombre d'un seul arbre; à Marken, pas d'apparence ni rien qui ait l'air d'une moisson; à Marken même, pas de boulanger. Le pain que mange cette race de géants, qui prospère sur ce sol marécageux, est préparé à Monnikendam, et quand la barque qui l'apporte, chaque jour, ne peut entrer dans le mauvais port, les géants ont faim. Et cependant c'est là que s'est conservé vraiment le type de nos premiers ancêtres. Dans ces hommes de plus de six pieds, avec des épaules comme des Atlas et des boucles d'or; et le curieux qui met le pied chez ce simple peuple de pêcheurs, y trouve les maisons, les habitudes, les mœurs, les idées d'il y a deux siècles; bien qu'il ne faille pas méconnaître que les levées du service militaire et la chute des grandes et des petites pêcheries, ont fait aussi de l'habitant de Marken un saleur d'anchois: c'est ce qui l'a quelque peu fait sortir du cercle restreint dans lequel il était renfermé. J'y allai un jour avec un vieillard de soixante-dix ans, au gouvernail, qui croyait aussi fermement aux revenants et aux sorciers qu'à la sainte Trinité; j'entendis un sermon religieux où il était parlé des Voétiens et des Coccéiens, comme ces querelles étaient encore à l'ordre du jour, comme si messieurs Voétius et Coccétus continuaient leurs disputes encore tous les jours avec un zèle ardent. J'étais assis chez le bourgmestre à sécher mes habits, près d'un feu dont la fumée n'avait d'autre issue que par le toit, et cependant on me donna à choisir entre un verre de parfait amour et de rose sans épines, selon mon bon plaisir; puis l'homme du logis me raconta que le gouverneur avait servi à sa table du vin qui crache,—il désignait ainsi le champagne,—lorsqu'il avait fait son tour dans tes îles. Je dois ajouter, pour lui rendre justice, que lui-même ne daigna honorer ni vin, ni gouverneur du contact de ses lèvres de bourgmestre.

Les lits où ce peuple de géants goûte la bénédiction du sommeil sont remarquables par leur hauteur: ce sont des sortes de tours sur lesquelles on arrive en gravissant divers escaliers. Si vous considérez leur demeure et un des grands nids d'hirondelles suspendus au grenier, si vous voyez les rideaux ouverts et que votre œil s'arrête sur le haut tas de coussins dont les taies d'oreiller sont confectionnées d'une façon particulière et exclusivement markenoise, et sur lesquelles est étendue une couverture de parade brodée de la même manière, ne croiriez-vous pas que ce fut là la place où le Titan tomba dans les bras de sa Titane. C'est le lit d'apparat. Car ici même, il y a de la mise en scène; c'est ce que témoignent encore les murs de la pauvre cabane, qui ne sont pas moins étincelants de plats de cuivre tourné, que ceux d'une boutique de briquets à la foire, sous l'éclatante renommée Spandonk.

Mais vous êtes stupéfait quand vous parcourez cette île dans sa longueur et dans sa largeur, et que vous entrez dans les maisons, de ne pas voir des femmes. Rien d'étonnant: elles sont complètement misanthropes et fuient à la vue d'un étranger. Si vous parvenez à en voir une, vous remarquerez qu'elles sont de deux pieds environ plus petites que les hommes, et que rarement elles excellent en beauté; elles portent pour coiffure des chaperons blancs, d'où leurs cheveux tombent en deux grossières et disgracieuses mèches, tout unies et sans frisure, le long de leur visage. Leur jaquette et leur robe sont d'étoffe grossière, et sur la poitrine elles fixent avec des épingles un linge blanc aussi brodé à la mode de Marken. Cette jaquette est le plus souvent de plusieurs couleurs, si bien que le derrière et le devant forment une étrange bigarrure; ainsi les femmes de cette contrée vous présentent une poitrine rouge et un dos vert, ou réciproquement. Les enfants n'ont pour tout jouet qu'une mouette de mer assez mal imitée, qu'ils portent au cou suspendue à un anneau de fer. Quant à leur air extérieur, il ne faut pas en juger par les échantillons que vous en avez vus aux dernières Kermesses; alors vous devriez vous figurer, à votre extrême étonnement, une masse informe de quelques centaines de livres de chair humaine, sous le nom d'un nourrisson de trois mois. Du reste, la nature vous montre ce qu'elle peut à Marken, et la qualité nourricière du lait des mères est supérieure; c'est pourquoi je conseillerais à toutes les ménagères de Monnikendam qui ont des servantes de Marken, de s'y munir aussi de nourrices.

Au milieu de ces antiquailles et de cette race du dix-septième âge du monde, le prédicateur, le maître d'école et le chirurgien font la plus plaisante figure, pygmées par malheur égarés au milieu de ces géants, et dont l'habillement, à la façon de nos jours, tranche étrangement avec celui des enfants du pays qui sont tous orthodoxes et sains.


VIII

LE CHASSEUR ET LE POLSDRAGER[1].

—Bonjour! dit le chasseur, et il appuie sa tête couverte d'un bonnet vert au coin de la porte de la demeure où le paysan et la paysanne, avec huit à neuf enfants, deux domestiques et une servante, prenaient leur repas du matin.

—Bonjour, Henri! s'écrie le paysan, tandis que les miettes de pain de seigle qui, à l'occasion de son salut, tombent de sa bouche pleine, sont happées par le chien de chasse;—allumez-vous?

—Oui, dit le chasseur en s'asseyant sur la demi-porte de l'écurie, et tirant une petite pipe de sa casquette, tandis qu'il tient entre les jambes son fusil dont la paysanne ne pouvait détacher les yeux.

—Il est en repos, la mère.

—Oui, Henri, c'est bon à dire, mais on en a tout de même peur.

—En avez-vous déjà pris, Henri? demanda le paysan.

—Deux, oncle Krelis; je les ai laissés chez Simon.

—Bah! remarqua la femme, je pense qu'Henri en a joliment eu des perdreaux...

—Je voudrais bien les voir tous ensemble, dit le chasseur.

Les chasseurs ont toujours un vif désir de voir une vallée de Josephat pleine du gibier tiré par eux.

—Les voyez-vous encore? demanda-t-il.

—Je ne les découvre plus bien, dit Krelis, mais voici Pierre qui les voit bien.

—Hier soir, dit Pierre, garçon bien découplé, l'ainé des enfants de l'oncle Krelis, en regardant d'un œil de désir la carnassière et le fusil; hier soir, il en est passé un tout près, ici, devant la porte. Et un gros, savez-vous!

—Le garçon peut-il courir avec moi? demanda Henri à l'oncle Krelis.

—Oui, répondit celui-ci; cela ira bien.

Pierre faillit s'étrangler en avalant sa dernière croûte de pain de seigle avec du fromage. On tira de la grange une longue perche, et le chasseur et le polsdrager furent improvisés.

Telle est en effet l'histoire de la naissance du polsdrager; mais jamais il n'y eut créature au monde plus reconnaissante de son existence; jamais esclave favori ne fut attaché à son maître plus fidèlement que le polsdrager au chasseur. Il ne quitte pas son côté. Il saute avant le chasseur par-dessus tous les fossés et gravit derrière lui cent digues; il arpente avec lui le terrain de chasse en décrivant de fatigants zigzags; il tombe en arrêt comme le chien et apporte comme lui. Quand le chasseur parle, il est suspendu à ses lèvres; animé de la foi la plus illimitée. Et ce n'est pas a de petites épreuves qu'il est soumis. Il n'y a pas de plus grands menteurs que les patineurs et les chasseurs. Mais quelque merveilleuses histoires que ces derniers puissent servir: six lièvres tués d'un coup, deux bécassines aussi d'un coup, mais dans l'obscurité; des lièvres qui ont couru sur une patte à perte de vue, d'autres qui se sont jetés contre le chien, les yeux enlevés par le coup de feu; des perdreaux qui tournoyaient, s'abattaient, s'envolaient de nouveau, tournoyaient encore et tombaient enfin une dernière fois; des aigles qui s'étaient abattus sur le chien, des butors qui s'étaient envolés avec la baguette du fusil; le polsdrager ne révoque en doute aucun de ces grands événements; le chasseur est en général son oracle, son idole; il ne lui vient pas dans l'idée qu'il puisse y avoir quelque enjolivement, quelque exagération dans les récits de l'homme; et en particulier, il tient le chasseur avec lequel il chasse pour le plus grand des Nemrods. Et même, si quelque chose doit être amplifié, il est le premier à en épargner la peine au chasseur. Quand il lui raconte toutes les histoires dont il se souvient, encore une fois et qu'il se les fait communiquer. Si le coup du chasseur porte, le polsdrager, bien qu'il n'ait vu qu'un peu de feu et de fumée, a vu le lièvre faire trois fois la culbute sur la tête; si l'animal n'est pas atteint, le polsdrager affirme qu'il a vu des flocons de poils emportés par le vent. Cela arrive-t-il une seule fois? cela, n'arrive jamais, affirment chasseurs et polsdragers, mais cependant cela pourrait être; après une chasse malheureuse, quand il y a de la neige dans l'air; vers la fin ... quand on doit emporter un lièvre ... qui gît sur la limite d'une chasse privée—qui doit être tiré au gîte bien qu'on ait pris exprès une perche et un polsdrager pour le faire lever... Pouf! les cochléaries ne sont pas levés sur l'herbe... le lièvre se débat blessé.

—Juste quand il se levait, dit le chasseur:

—Vous avez été vite tout près, dit le polsdrager.

—Un autre l'eût tiré au gîte! dit le chasseur.

—Le feuillage y est aussi pour quelque chose, dit le polsdrager; il ne se serait pas renversé ainsi au-dessus de la digue, s'il eût été touché.

Le polsdrager parle ainsi, non par politesse ou par lâcheté, mais avec une pleine conviction.

—Un beau lièvre, dit le chasseur en achevant le pauvre diable par un coup sur la nuque, un beau bouquin.

—Un beau bouquin, répondit comme un écho le polsdrager.

—J'ai toujours dit qu'il devait s'en lever un sur cette pièce, rappelle le chasseur.

—Cela est vrai aussi, répond le polsdrager; bien que le chasseur n'ait rien laissé tomber de pareil de ses lèvres. Vous l'avez vu au chien.

—Non, dit le chasseur qui n'approuve jamais les conjectures de chasse du polsdrager, ce n'est pas cela.

—Aviez-vous donc vu ses traces dans la boue de la digue?

—Ce n'est pas cela non plus, dit le chasseur avec une grande sagesse, mais tout à l'heure il s'est levé une hase...

—Était-ce une hase, Henri, que vous avez manquée?

—Manquée? reprit le chasseur avec indignation... Elle avait reçu assez de plomb. Tu la trouveras demain...

Et le lendemain le polsdrager retourne dans la pièce à la recherche du lièvre décédé de ses blessures, et s'il ne le trouve pas ... ce sont des braconniers qui seront venus le prendre avant lui; une bête fauve l'a dévoré; ou quelques-uns de ses semblables, pris de compassion, l'auront, en le trouvant se tordant dans son sang, emporté sur leur dos, jusqu'à la canardière voisine, où, sous la protection du droit qui protège ces lieux, il aura pu rendre l'âme paisiblement au bord d'un ruisseau glacial, bien convaincu qu'il ne lui manquait pas de plomb.


[1] Porteur de perche (à franchir les fossés), mais dont le porteur se sert aussi pour faire lever le lièvre.


IX

LE PÊCHEUR À LA LIGNE DE LEYDE.

Un habitant de Leyde dit une fois à Caron:
—Je vous en prie, batelier, écoutez ma prière!
Si vous me permettez d'entrer dans votre barque,
Oh! que ce soit par une nuit sans lune!
Si je puis de votre barque pêcher a la ligne,
Vous aurez la moitié de la waterzoot[1].
Et je vous montrerai ensuite la terre
Où je trouve mes meilleurs vers.

Almanach des Étudiants, 1836.


L'écusson de la ville de Leyde représente les clefs de saint Pierre. C'est une impardonnable bévue! C'eût mieux été son filet à poisson. C'est la ville de la pêche. C'est aussi la ville universitaire, aussi la ville des Pharaons égyptiens, aussi la ville des taureaux, mais par-dessus tout la ville des pêcheurs. Approchez de Leyde par la porte de Hoegewoert, la porte des Vaches, la porte Blanche, la porte de Rhynsburg, la porte de Mare, ou telle porte que vous voudrez, partout vous verrez suspendu à la balustrade du pont de la porté un ableret [2]. Promenez-vous dans les chemins qui entourent Leyde, vous ne verrez pas trois arbres sans qu'au troisième ne se trouve un pêcheur a la ligne, enfoncé dans sa cravate, dans sa redingote et dans l'herbe, un cache-nez sur la bouche, de la pâte à poisson devenue sale à sa droite, et à sa gauche trois ou quatre petits poissons agonisants. Visitez Leyde à l'époque des hautes eaux, et vous surprendrez les habitants de la digue des Apothicaires et du Vieux Rempart occupés à attraper devant leurs maisons les perches que les flots y ont amenées. Écoutez à Leyde l'assemblée des Hautes-Puissances, vous les entendrez s'élever de toutes leurs forces contre le dessèchement du lac de Haarlem, sous prétexte que la ville a un antique droit de propriété sur une partie de cette eau poissonneuse.

Lorsque je disais tout à l'heure que la ville de Leyde devrait porter un filet, je citais un emblème convenable, mais non le plus convenable. Je parlais de filet pour en rester à saint Pierre: mais si vous me demandez ce que les armoiries de Leyde devraient être, je dirai: Une paire de lignes croisées, et une couple d'hameçons en sautoir. Il est rare qu'on pêche à Leyde pour le poisson; c'est pour pêcher, et la jouissance la plus lente de ce bonheur est la meilleure. Ce n'est pas d'un coup de seine, ni avec un tramail qu'on lève deux fois par jour, ou avec des lignes dormantes qui font leur office pendant que vous dormez, pour amener tout un peuple écailleux des eaux; tout cela n'est pas le fait d'un vrai Leydois. Le bonheur de voir le bouton, le tremblement et le plongeon de la plume, les tentatives d'une ennuyeuse petite anguille, l'ébranlement d'un poteau pourri dans ce coin imperceptible, lui suffit. Le poisson blanc vulgaire est pour lui le bienvenu aussi bien que la tanche et la perche. Ce poisson est même cher aux habitants de Leyde. Tout ce qui mord à l'hameçon, et les ouïes sanglantes et les yeux hors de la tête, peut être arraché de cet hameçon, voilà ce qui le rend également heureux.—Un pêcheur à la ligne ne peut être un bon homme, dit lord Byron; mais le Leydois a une consolation:—C'est un méchant homme qui a dit cela! me semble-t-il l'entendre répondre.

Parlons des Anglais! Ils pêchent avec des mouches peintes, pour commettre à chaque prise une double cruauté. Que diraient-ils de la cruauté avec laquelle un Leydois prépare son amorce? Please, sir, me suivre dans ce voisinage à l'écart; cela s'appelle le camp. Regardez! Que voyez-vous?—Je vois une femme avec les cheveux ébouriffés hors du bonnet, et qui cuit de petits gâteaux ronds.—Très-bien; ils sont composés d'eau, de farine et d'un peu d'huile. C'est pour les gens pour qui un pain d'un liard est trop cher. C'est la femme du pêcheur à la ligne de Leyde. Ne voyez-vous pas son mari?—Yes, ce fallow avec un bonnet de nuit et une veste de duffet!—Lui-même. C'est le pêcheur à la ligne de Leyde en personne. Un caractère qui ne se trouve que dans cette ville. L'homme de l'aile gauche de la ligne des pêcheurs de Leyde. Le ver le plus condamnable chez lequel se manifeste la passion de la pêche à la ligne. Que fait-il? Il enfile quelque chose dans une corde, quelque chose qu'il tire d'un pot rouge, une chose longue et graisseuse.—C'est cela, ce sont des vers de terre, Sir! rien que des vers de terre, des vers de terre de la vraie sorte, avec des couronnes jaunes autour de la tête. Dans ce pot, il y en a plus de cent, et ils sont rangés, dans un cordon passablement gros, la tête en dedans, la queue en dehors.

Tout à l'heure vous le verrez faire de cette guirlande de vers une sorte de nœud qui ressemble assez bien à l'extrémité d'une bayadère en corail rouge. Avec cette frange de vers, on pêche; on pêche à la ligne, et celui qui se donne ce singulier passe-temps, s'appelle le Penëraar [3]. Horrible, horrible, mort horrible!—Pas du tout, dira cet homme, si vous le comprenez, pas du tout, car avec vos amorces de parade, les anguilles ne reçoivent pas le crochet dans la mâchoire. Vous voyez bien qu'on peut prendre toutes les choses de deux façons.—Le plat langage leydois est très-laid et celui du Penëraar est le plus plat.

Lorsqu'il n'y a pas de lune, le Penëraar sort à la tombée de la nuit, avec une lanterne sous le bras, et sa courte ligne de laquelle pend le joli chapelet de vers que nous avons décrit, à la main, la veste de duffel au dos, les sabots aux pieds, une pipe dans sa casquette. Dans sa poche repose une grande bouteille de genièvre, et dans sa tabatière il conserve un petit billet par lequel le commissaire de police de Leyde atteste que le Penëraar en question n'est pas un vaurien, et ne volera pas de bois quand même il viendrait avec sa petite barque près d'une scierie. Ainsi il s'en va dans un cabaret ou l'autre où, selon le rendez-vous promis, il trouve un autre Penëraar, et après avoir pris pour trois petits cents de genièvre, les collègues se rendent à leur barque commune, petit bâtiment plat qu'ils conduisent avec des rames et avec un morceau de linge éraillé, sous le titre usurpé de voile, et fixé au bout d'un bâton. Dès qu'on a trouvé un bon mouillage, la voile est serrée, l'ancre jetée, une natte de jonc placée contre le vent et la pêche commence. L'art de pêcher à la ligne consiste à mouvoir doucement de bas en haut et de haut en bas la ligne de façon à ce que l'attrayant bouquet de vers soit dans un mouvement continuel,—et chaque fois, lorsque la pointe sensible du doigt du Penëraar, non quand son cœur, lui dit que le poisson a mordu, il retire la ligne, et l'anguille frétille dans la barque. Et dès qu'une place est épuisée, la voile est déployée, et on en recherche une nouvelle. Ainsi les Penëraars voyagent sur le Rhin, sur la Zyl, sur le canal de Leyde et sur la mer de Haarlem, ils vont même parfois jusque tout près delà capitale; et ils passent nuit sur nuit à pêcher.

—Que ce morceau de pain qu'ils gagnent est amer! Merci de votre pitié, madame: mais ne croyez pas que ces gens fassent cela pour du pain. Votre noble cœur présume qu'ils sacrifient ici le repos et les aises de la nuit pour leur femme et leurs enfants. Il y a à bord un petit pot à feu, du sel et une pelle pour faire des koeken. L'anguille est sur-le-champ dépouillée de sa peau, coupée et rôtie, et mangée par la paire d'amis avec un copieux arrosement de schiedam, tandis que la femme cuit de son côté les petits gâteaux à l'huile et souffre elle-même de la faim avec ses enfants. C'est pourquoi quand ces Ulysses au petit pied reviennent de leur longue tournée visiter leurs dieux domestiques, ils sont ordinairement accueillis par leur fidèle Pénélope avec l'apostrophe de Fainéant, petit nom d'amour que ces tendres femmes ont imaginé pour leurs époux.

Fainéant, disent leurs lèvres de rose, fainéant, tu reviens encore de ta barque où on fait si bonne chère? (smulschoit.)

Car le bâtiment du Penëraar porte ce nom dans le cercle de famille.


[1] Étuvée de poissons de diverses espèces et principalement d'anguilles.

[2] Sorte de filet carré pour pêcher dans les rivières.

[3] De peuren, pécher a la ligne.


X

LA PAYSANNE DE LA HOLLANDE DU NORD.

C'est une femme alerte que Gertrude Riek, svelte, forte et bien faite. Son visage brille d'une fraîche rougeur et de ce teint blanc plein d'éclat qui est particulier aux femmes de la Frise occidentale, et qui, lorsqu'elles sont en toilette du dimanche, contraste avec le collier de corail rouge de sang, aux grains gros comme des chiques. Je vous assure qu'elles ne les portent pas pâles, et Gertrude moins que toute autre. Chacun trouve que sa cape lui va bien, avec son front blanc et uni, avec son petit nez droit, sa joue colorée, ses grands yeux bleus, son doux menton rond, son cou svelte et blanc. Le seul défaut de sa beauté, un défaut qui lui est commun avec la plupart des femmes de la Hollande du nord, ce sont ses dents gâtées par l'usage immodéré du pain d'épice et du café faible. Vous demandez la couleur de ses cheveux? Personne ne le sait. Ils sont rasés jusqu'à la racine; il ne vient pas une boucle au jour. La chevelure est confisquée, mais on porte une aiguille d'or sur le front, une de fer d'or (pardonnez la contradiction dans les termes) au-dessus des oreilles, une paire de plaques d'or aux tempes, et une couple d'épingles d'or par-dessus, et l'on n'oserait risquer de soutenir que la cape, la cape jolie, gaie, d'une blancheur parfaite et soigneusement plissée, n'aille pas bien. Mais qu'est-ce donc que ce gros fil entortillé qui sort de dessous les plaques d'or? C'est un brin de cheveux faux, questionneur indiscret! placés là comme une excuse d'avoir fait raser les siens propres, ou plutôt encore, comme une preuve scientifique que la paysanne du nord de la Hollande qui pose des papillottes, frise et brûle, sait très-bien que cette importante partie du corps humain, qui s'appelle la tête, est garnie de cheveux. Toutes les paysannes portent ce petit tour,—c'est-à-dire une petite boucle qui fourre sa tête dans sa queue en cheveux noirs. Le blond est en horreur parmi elles.

Quand vous avez pris connaissance des particularités de sa personne extérieure, livrez-vous à la contemplation de sa valeur intérieure.

La voilà, celle qui, après ses bêtes, est inscrite au premier rang dans l'estime de son bien-aimé mari. Je dis après ses bêtes, car lorsque ses bêtes meurent, l'achat qu'il faut faire pour les remplacer coûte de l'argent; on retrouve une femme pour rien, et même elle apporte peut-être encore une petite dot. Peut-être même n'est-elle pas une excellente faiseuse de fromage,—mais un homme doit risquer quelque chose—et dans les vaches, il n'y a rien. Cela peut tomber bien ou mal au hasard.

La destination de la paysanne du nord de la Hollande est de faire du fromage, faire du fromage et toujours faire du fromage; il faut sans cesse veiller à ce que le lait du matin et du soir soit apporté après le trayage et ne dépasse la porte que sous la forme d'un fromage bon, sain, et ne se fendant pas. Et cela lui donne tous les jours tant de besogne qu'on ne sait comment elle trouve le temps d'avoir des enfants. Cependant elle en a et une grande quantité. Mais aussi, lorsque le premier-né a été regardé pendant deux ou trois jours par les voisins et qu'en présence de ces admirateurs un nombre passablement grand de sucreries (biscuits avec du sucre) ont été mangées, elle quitte de nouveau la chambre d'accouchée et se rend à l'instant à la chambre du fromage.

Si vous voulez voir une propreté qui lasse du bien au cœur, entrez dans la métairie. Ce n'est pas ici la petitesse d'esprit de Zaandam et de Broek dans le Waterland qui court dans des pantoufles et épargne tous les meubles et ustensiles de ménage, frottant, époussetant et rendant luisant ce dont on n'oserait se servir; mais une propreté sans recherche qui lave et entretient, fait briller et reluire au milieu de l'usage le plus divers et le plus incessant. Voyez cette longue file de petits appartements à mi-hauteur d'homme sur presque toute la longueur de la métairie. Les lambris et les jambages des portes sont tous d'une blancheur éclatante, et des ustensiles de cuivre brillant y sont suspendus; le parquet est couvert de sable disposé en figures. Vous pourriez vous y asseoir avec votre meilleur habit. Cependant ces mêmes places sont celles où les bêtes sont pendant l'hiver. De la gouttière qui coule le long, vous verrez toujours dégoutter du lait. Mais voyez maintenant le laboratoire; la chambre aux fromages, presse, les chaudières, les litiges, les têtes où le fromage reçoit son suc et sa forme; tout est propre et ragoûtant à voir. Le bois est rude et le cuivre luisant à force d'être frotté. Et Gertrude même se laisse voir librement à vos yeux avec son gros bras nu dans la cuve où elle a versé la présure—le fromage ne vous en semble pas moins appétissant. C'est tout autre chose qu'une paysanne ou une cuisinière à bord d'un bateau à vapeur. Les petits enfants, voilà la seule chose qui soit sale. Mais ils roulent pendant tout le jour avec de petits chiens dans le chantier et dans le sable. L'intérieur de la maison n'est leur terrain que pour manger et pour dormir, du moins la partie de la maison où le fromage est confectionné. Voilà la paysanne seule. Mais lorsque le lait arrive dans la maison, s'éveillent de leur léger sommeil dans divers coins de la métairie, un matou de Chypre, un chat blanc, un chat noir et un chat roux tacheté; ils s'approchent, encore roides et en bâillant, des seaux, sur le bord desquels ils se dressent sur leurs pattes de derrière, comme les chiens savants à la kermesse sur un tambour, et, animaux brillants de propreté, ils prennent avec leur langue si propre, la part de lait qui leur est assignée, et après cela reprennent leurs doux rêves sur la plaque d'un poêle chaud et sur le linteau de la fenêtre où le soleil luit.

Gertrude a meilleur cœur, est plus économe, est un peu moins entêtée, a moins de préjugés que son mari, auquel elle ne cherche jamais querelle que dans le cas où il n'à pas vendu au plus haut prix les fromages préparés par ses mains empressées. Dans ses jeunes années, elle était peut-être un peu bruyante quand elle s'y mettait; mais avec le temps, on ne put plus lui reprocher ce défaut. Elle avait beaucoup d'adorateurs avec lesquels, selon la coutume du pays, elle célébrait la kermesse tour à tour, sans vouloir fixer son choix et sans que cela pût tirer à conséquence. Son mari l'a un peu gagnée par surprise. Elle déclare avoir en lui un bon homme et dit qu'elle serait bien fâchée qu'il lui manquât. Et vous ne devez pas douter de la vérité de cette déclaration, si vous apprenez qu'en cas du décès éventuel de son André, elle se mariera dans l'année avec son domestique, un jeune homme sur lequel elle n'a jamais jeté les yeux, à peine aussi âgé que son fils aîné, et qu'elle prend non pas parce qu'il lui faut absolument un mari, mais parce que la métairie doit avoir un métayer.

La façon dont André Riek et Gertrude se firent l'amour et se marièrent est un véritable échantillon des mœurs de la Hollande du nord; voici l'histoire écrite pour ainsi dire sous sa dictée:

—Cela a été entamé le mardi et signé le vendredi. Vous direz que c'est un peu vite, peut-être? Mais nous étions trois jeunes gens, bons compagnons, nous nous étions donné une poignée de main et étions convenus que le dernier marié paierait l'écot. L'un de nous était parti comme conscrit français et nous n'en avons plus jamais entendu parler. Je veux croire qu'il a été tué par les Cosaques. Mais le samedi, j'apprends tout à coup que mon frère, qui était le troisième, voyez-vous, allait se marier. Je pense à part moi: payer l'écot et ne pas avoir de femme, cela ne va pas. Le dimanche, je sortis; mais je ne réussis pas. Il y avait de la société chez la fille où j'allai; je pus l'entendre du dehors à travers la porte. Mais le mardi, je la trouvai, et alors ce fut une affaire faite. Elle me connaissait bien, mais elle n'aurait pas cru que je deviendrais son mari. Je me mariai juste le même jour que mon frère; et voilà! Faire la cour pour enjôler les têtes blanches (il voulait dire le beau sexe), cela ne vaut pas un liard. J'ai toujours eu une excellente femme. Et pour faire le fromage, je n'en connais pas de meilleure.


XI

LE PAYSAN DE LA HOLLANDE DU NORD.

Allez, un vendredi matin, dans la saison du fromage, à Alkmaar. Les soixante-dix villages et plus qui entourent la Hollande du nord, ont livré leur contingent. Beemsler, Purmer, Schermer, Waard ont envoyé tous leurs enfants dans la belle petite ville. Toutes les rues qui aboutissent à une porte, et surtout la digue, vaste place à l'intérieur de la ville, sont pleines de leurs voitures jaunes et vertes dételées, sur le derrière desquelles sont peints des pots de fleurs, des lettres ornées et des devises en vers. Toutes les écuries sont pleines de la vapeur de leurs chevaux; tous les cabarets, toutes les auberges le sont de la fumée de leurs pipes. Toutes les chaises des barbiers brillent de leurs faces ensavonnées. Où que vous alliez, chez le marchand de tabac, à la regratterie, dans la boutique de poterie, chez le cordonnier, qui ont tous fait double étalage, chez le notaire, l'avocat, le médecin, et dans les mille et une maisons d'intendants des digues et de trésoriers des poldres, vous rencontrez un paysan. L'un cherche le bourgeois de son village qui, établi à Alkmaar, prend le plus à cœur les intérêts des enfants de son village natal; l'autre prend chez le maître forgeron une recette pour son cheval malade que celui-ci n'a jamais vu que bien portant. Qu'Alkmaar, les autres jours de la semaine, soit si morne et sans vie que la petite ville semble faite exprès pour des enterrements, c'est une conjecture que la magnificence et l'étendue particulière du cimetière doivent fortifier chez tous ceux qui s'y hasardent; mais le vendredi, il y règne une cohue ou un bourdonnement semblable à celui d'une ruche d'abeilles. Ce sont en effet les abeilles qui sucent le miel et la cire des fleurs à beurre du Kennemerland et de la Frise occidentale qui sont rassemblées ici. La rue Longue (Langestraat), qui semble avoir emprunté son nom à la famille de Lange, qui y est tour à tour qualifiée par toutes les lettres de l'A, B, C, et brille sur les trois quarts des portes, est remplie de paysans et de paysannes; les mères, rangées en longues lignes, entrent dans les boutiques des orfèvres et en sortent, dans celles des pâtissiers, parlent haut, rient à se fendre la bouche, et se frappent les genoux à chaque nouvelle saillie de l'esprit de paysan.

Mais la plus grande foule se trouve sur la place des voitures, où de petits fromages jaunes, par milliers de livres, sont étendus sur des toiles marquées à l'initiale du nom de leurs propriétaires. Tout ce que vous voyez ici doit être vendu au coup de deux heures. Après cette heure, aucun marché ne peut plus être conclu, et aucun paysan ne veut ni ne peut plus reprendre son fromage. Il doit le vendre de même que les marchands de première main doivent l'acheter. Faire le plus haut prix est un art dans lequel maint paysan qui a l'air parfaitement stupide, et qui l'est en effect sur beaucoup d'autres points, s'entend excellemment. Bien de plus plaisant que la feinte colère avec laquelle se font les offres, les demandes, et le marché se conclut enfin, comme si les deux parties voulaient faire accroire par leurs figures irritées qu'il faut du sang versé.—Puis viennent les porteurs de fromage avec leurs paquets blancs et leurs chapeaux jaunes, verts et rouges, dans leur petit trot lent, et ils portent la marchandise vendue où elle doit être, soit à un navire, soit à l'entrepôt.

C'est là que vous verrez la véritable force vitale de la Hollande du nord. Ce n'est rien autre chose que ce fromage qui la défend contre les fureurs de la mer, qui en fait un pays verdoyant et le fait rester tel, et qui en fait fumer toutes les cheminées. Voulez-vous savoir si cela va bien pour le paysan? Informez-vous du prix du fromage. Demandez si le sac des pauvres a été plus rempli le vendredi que le dimanche? Si les propriétaires de terres remarquent que le fromage a été à bon prix pendant toute l'année? Réponse: Non. Les orfèvres et les pâtissiers s'en aperçoivent mieux; les kermesses des paysans, la kermesse d'Alkmaar lui doivent d'être si florissantes. Car la femme aime la toilette et les douceurs, et le mari sait dépenser beaucoup d'argent quand il est dehors pour son plaisir. En l'année pluvieuse 1841, le foin réussit très-mal; mais quand la cloche de la kermesse sonna à Alkmaar, il n'y vint pas moins d'équipages et de chariots par tous les chemins et par toutes les portes, chargés de paysans et de paysannes qui se donnaient du vin blanc et du vin rouge avec du sucre, et où on apporte tout ce qui peut exciter à table les esprits vitaux, et ils ne mangèrent pas moins de gâteaux que les précédentes années; et le carrousel ne retentit pas moins horriblement de leur admiration sans bornes pour le noble art de se rompre le cou, et les inimitables farces du clown qui tombe comme un bâton. Les lamentations sont,—à cause de la brièveté du temps,—épargnées par le propriétaire foncier, pour valider ses comptes.

Le vieux type du paysan de la Hollande du nord disparait peu à peu ou se modifie comme tous les types. Vous le trouverez à la foire d'Alkmaar dans toute ses nuances. Ce petit vieux gaillard, dont les yeux joyeux rient d'aussi bon cœur que sa bouche, et regardent sous les larges bords d'un chapeau à fond rond qu'il fixe avec un bout de tuyau de pipe sur sa tête pour l'empêcher d'être emporté par le vent, est le plus vieux type; Une étroite cravate en coton rouge roulée, est fixée à son cou par de petits boutons d'or. Un long pourpoint brun avec une rangée de grands boutons en non-activité (les agrafes et les porte-agrafes font leur office) leur pend jusque sur les hanches. La culotte regarde comme indigne d'elle les mollets et les tibias, et les confie entièrement aux bas gris qui se terminent dans de gros souliers, fermés par de grosses boucles d'argent. Il y en a encore quelques-uns qui se promènent à la ronde avec de longs bâtons dépouillés de leur écorce à la main, et qui atteignent jusqu'à leur menton. Mon plan m'empêche de décrire tous les types intermédiaires, mais voulez-vous connaître le plus jeune? Le voici. Une blouse bleue unie avec un collet en velours qui lui vient jusqu'aux omoplates, le reste tout pantalon, pantalon de velours de coton; une cravate de laine flammée de rouge, de vert et de jaune au cou, et selon les circonstances, un large chapeau entourant bien la tête, ou une casquette de fourrure bigarrée avec la soupape tournée selon qu'il pleut ou qu'il fait du soleil, sur les yeux ou vers la nuque.—Il y a dix à parier contre un que le vieux est un joyeux bavard; et que le plus jeune est un gaillard entêté, roide, soupçonneux.

Aller au marché est la principale occupation du paysan du nord de la Hollande; Il est; à proprement parler, administrateur et marchand de ce qu'il possède, c'est tout. Ses qualités sont plutôt négatives que positives. Ne demandez pas si c'est un homme actif? Je réponds: il veille à son jeu. Me demandez-vous s'il mène une vie régulière? Je réponds: il boit tous les jours de marché et de kermesse. Est-ce un querelleur ou un batailleur? Jamais, lorsqu'il est à jeun. Est-il honnête? Il ne trait pas les vaches des autres. Est-il bienfaisant? Il aime ses bêtes. Aime-t-il sa femme? Il n'y a pas de meilleure faiseuse de fromages. Aime-t-il ses enfants? Ils reçoivent de grosses tartines, et le maître d'école ne peut les battre sur la tête. Est-il religieux? Il va régulièrement à l'église.

Son idéal est de demeurer dans une maison de paysan à lui appartenant, dans une partie du poldre où il ait là vaste plaine autour de lui, sans que rien ne limite l'étendue de la vue; et de ne pas avoir d'autres domestiques ou servantes que ses propres enfants. Les idoles de son cœur sont une belle vache tachetée avec les pis pleins et un jeune pour traîner une brillante voiture de paysan à roues dorées. Quand il va à une kermesse de village, dans la plus légère et la plus élégante de toutes les voitures antiques et modernes, avec sa femme bien parée, et qu'il réussit en sciant la bouche de son cheval (il emploie rarement le fouet) à dépasser ses voisins, il goûte un plaisir auquel n'a pas pensé le paysan d'Abtswond quand il s'enthousiasme tant sur

Greffer des pommiers, cueillir des poires,
Faire la moisson et le foin,
Entasser dans la grange les fruits des champs,
Presser les pis, tondre les moutons,

et bien d'autres choses encore!


XII

LA GARDE.

Le nom de la garde (baker) est une preuve évidente (bien que le peuple dise baakster), évidente comme le soleil qu'il ne faut pas avoir d'accès aux étoiles (ster) pour faire connaître le titulaire d'un emploi féminin par excellence. Je dis emploi féminin, et s'il ne l'était pas, il n'y en aurait pas au monde. L'indiscrétion des hommes a déjà pénétré, en dépit de la nature, dans différentes branches de l'activité sociale qui, originairement et à juste titre, appartenaient au domaine des femmes. On trouva des hommes qui manièrent l'aiguille pour nous; il y en a qui nous cuisent le pot au feu; et même nous autres hommes, pour la plupart, au grand détriment de la bienséance, nous sommes introduits dans ce monde par des hommes! Mais jamais je n'ai eu l'honneur de rencontrer, de connaître ou d'entendre nommer quelqu'un qui ait exercé l'état de garde autrement que dans un cas d'extrême et seulement pour un seul instant. Un homme vous a-t-il gardé, monsieur? Un homme aurait-il pu vous garder? Loin de là. Le soin excessif que cela demandait, dont vous aviez besoin, orgueilleux seigneur de la création, qui marchez là, comme un paon et avec des bottes à éperons! dont vous aviez besoin, monsieur le misogyne, qui ne vous reconnaissez ni ne vous désirez aucune autre obligation envers le beau sexe, sinon qu'il vous a mis au monde!—dont vous aviez besoin au moment émouvant, où vous apparûtes pleurant et nu sur la scène de ce monde, afin que l'air et la lumière ne vous fissent pas de tort, que votre propre étourderie ne vous rendît pas malheureux pour tout de bon, et que pendant toute votre vie vous n'ayez l'air d'un Turc; ce soin excessif, il était impossible que quelqu'un le prît de vous, sinon une garde féminine. C'est terriblement dommage que vous ne vous êtes pas vu vous-même; alors, vos petits genoux retirés jusqu'au menton, et gisant devant le panier sur son chaud giron, que vous n'ayez pas vu ses yeux affectueux luire sur vous, avec une expression si tendre et si compatissante d'amour, qu'elle vous serait restée pendant toute votre vie! Mais qu'y avait-il? Vous n'aviez pas d'yeux qui pussent voir, vous portiez encore bien moins des lunettes.

Le nom de baker vient de baken, chauffer, choyer. Avoir eu une baker, c'est avoir été dans les premiers jours de votre vie couvé et dorloté, c'est comme cela. Cela vous fâche, n'est-ce pas, monsieur jeune-France? Croyez-vous donc qu'il eût mieux valu, selon la méthode laponne, vous plonger dans l'eau glacée et vous rouler dans la neige, au lieu de vous tenir les pieds devant le chaud foyer, et de vous envelopper de langes sur langes, si bien que vos mains et votre visage restaient seuls visibles,—et jaunes alors, ma foi, comme de l'or, pour faire l'admiration des gens de la maison et des voisins qui disaient: Quel enfant! Croyez-vous donc que, par un autre traitement, votre barbe eût grandi plus tôt, votre main se fût montrée plus musculeuse sous votre petit gant glacé, et que vous vous seriez mû plus vigoureusement et plus souplement à cheval que vous ne faites maintenant? C'est possible. Mais voici le portrait de monsieur votre arrière-grand-père. Il a aussi eu une garde, monsieur. Il a aussi été choyé dans son temps, et je crois qu'il l'a été plus chaudement et plus sévèrement que vous: les enfants, ainsi choyés et dorlotés alors, ressemblaient infiniment plus que maintenant aux cocons du ver à soie. Mais qu'en pensez-vous? Je vous regarde comme si vous étiez encore dans les langes.

Ayez du respect pour votre garde. Dans la prévision des heures anxieuses qui approchaient d'elle, lorsqu'elle était la main, la femme calme, posée, riche d'expérience, compatissante, adroite, à la main douce, prudente, a été pour votre mère comme un ange de Dieu. Et aussi après! ses soins dévoués n'étaient pas tout. La jeune mère encore avait toujours besoin de beaucoup de soins; insoucieuse comme elle l'était elle-même quand tout allait bien, et que son premier-né était sur son sein, et qu'elle avait fait et risqué tout ce qui pouvait mettre sa jeune vie en danger, et vous priver d'une mère avant que vous sussiez que vous en aviez une. Quant à ce qui vous concerne, jamais un étranger, dans la suite de votre vie, n'a eu autant de patience avec tous vos caprices du jour et de la nuit; jamais un ami (même un ami de l'art) ne vous a tant vanté en face; jamais aucun bienfaiteur n'a récolté de vous autant de mauvaise odeur, au lieu de reconnaissance. J'espère de tout cœur, monsieur, que vous saurez apprécier dignement ces inestimables services, près du lit d'accouchée de la femme de votre cœur, près du premier feu allumé pour votre premier fils.

Puisque le moment arrive où vous direz:—O ma Baakster, dite Baker! vous avez eu une bonne récompense; vous aviez beaucoup de notes à votre chant; les servantes vous haïssaient à cause de cela avec tout le feu d'une haine de parti; vous reçûtes un bon pourboire; vous faisiez disparaître, comme un nuage du matin, les gâteaux d'amandes et les pâtisseries moscovites de ma mère, mais vous étiez impayable. Vous aviez, si je puis le dire, vos préjugés, vos superstitions et vos caprices; vous n'étiez peut-être pas tout à fait exempte de médisance. Mais vos soins pleins de tendresse et de sollicitude vous donnaient des droits à une couronne. Dans mes jours d'enfance, dans toutes les écoles, dans tous les livres pour la jeunesse, on m'a toujours recommandé de tenir compte des devoirs de reconnaissance envers mes parents, mes instituteurs; mais à mes enfants j'inculquerai la reconnaissance envers leurs parents, leurs instituteurs et leurs gardes...

Et cela d'autant plus que le nombre des instituteurs en est augmenté par un maître de gymnastique.

Ce morceau semble ne parler que des bonnes bakers.

Hildebrand n'en a pas connu de mauvaises. Sa propre garde avait un mérite éminent. Il s'étonnera, pendant toute sa vie, qu'avec une telle garde il ne soit pas devenu quelque chose de supérieur à ce qu'il est.

1840.

FIN DES TYPES HOLLANDAIS,


ÉPILOGUE

ET

DÉDICACE À UN AMI


PREMIÈRE ÉDITION.


Mon excellent ami!

Lorsque je vis les précédentes pages imprimées, je compris qu'il y manquait encore quelque chose avant que je pusse les lancer dans le monde. D'abord j'avais eu l'idée d'écrire une acerbe préface contre tel ou tel auteur de mes collègues qui ne m'ont jamais fait de mal, mais contre lesquels j'avais une rancune ou dont j'étais jaloux. Mais comme je ne pus imaginer personne qui tombât dans ces termes, je dus bien renoncer à ce joli plan. Alors je me proposai de diriger de violentes attaques contre messieurs les critiques que je ne connais pas et qui me..., j'aurais pu dire,—ils devront conspuer. C'est un mot solennel et fort en usage chez les écrivains déçus. Mais il y avait mille chances contre une, qu'on me reprocherait d'avoir écrit ces attaques. Là-dessus, j'ai renoncé à toutes les choses odieuses, et ç'eût été mieux encore si je ne les avais pas laissées passer dans mon livre. Et comme j'avais eu le dessein de te dédier ce livre, je résolus enfin de fondre tout ce que j'avais à dire avec cette dédicace; et c'est pour cela que j'ai écrit cet épilogue. Dire quelque chose de désagréable maintenant me serait impossible, car comment cela pourrait-il se faire dans le voisinage de ton nom?

Tu sais comment j'ai réuni ces croquis. Ils ont été composés à des heures perdues, entre deux roues et sur l'eau, dans des promenades et dans d'ennuyeuses sociétés. Ils ont été écrits dans un moment où un autre ouvre son piano, ou fume sa pipe ou parle de don Carlos. Ils seront lus entre amis. Maintenant qu'ils sont réunis et vont être livrés au public, j'espère que le public les considérera comme tels. Quiconque n'aime pas Hildebrand ne doit pas le lire. Vous et d'autres amis d'université, vous l'entendrez bavarder et raconter, et y retrouverez beaucoup de ce que vous avez entendu de lui de vive voix. Ils se sont dispersés çà et là, ces excellents amis, avec leurs grades doctoraux respectifs, et je leur envoie ce livre comme un souvenir de nos agréables relations, et j'y ajoute mon cordial salut d'ami.

Qui est Hildebrand? Tout le monde le sait; il y en a parfois qui l'ont deviné avec beaucoup de perspicacité. Aussi n'en fais-je pas un secret, ni ne m'efforcé-je pas de me faire passer pour avoir quarante ans de plus que je n'ai, ou pour quarante fois meilleur que je ne suis. Que le bon public ne s'inquiète pas du nom; qu'importe qu'on s'appelle Jaap ou Hildebrand?

Mais le nom du livre lui-même m'a coûté beaucoup de peine. Il était très-difficile de mettre en ordre les différents morceaux sous une seule étiquette, et l'éditeur voulait avoir quelque chose que ne fût pas trop usé. Il est fort question aujourd'hui de la Camera obscura, et la citation de l'anonyme que j'ai placée à la première page montre avec quel droit j'ai osé mettre cet instrument en avant[1].

Parfois je m'imagine que cette liasse de papiers pourrait rendre quelques services au point de vue de notre bonne langue maternelle. Jusqu'ici, quant au style familier, elle n'a pas grand'chose d'attrayant. Je ne suis cependant pas le seul qui essaie de lui ôter son habit des dimanches et de la faire courir un peu plus naturellement. J'espère que je ne me serai pas permis trop de libertés, et demande pardon pour les fautes d'impression[2].

Ah! ah! les fautes d'impression sont une croix! À la page 12, il y a 19 au lieu de 17; à la page 13 (en bas), il y a (comment cela est-il possible?), onverschilligst (le plus indifférent), au lieu de onbillykst (le plus injuste). Je parie qu'il y a encore des centaines de fautes qui m'ont échappé! Mais il y en a une que je n'ai pas oubliée et qui me peine plus que toutes les autres: elle est à la page 160. Je sais aussi bien que vous qu'il est aussi sot de parler d'une paysanne skalksche (rusée), que de dire une paysanne geksche (folle), et qu'on peut dire aussi peu: Elle riait sckalks, que; Elle riait mals, et c'est pour cela que j'ai fait la jeune fille de la page 160, regarder schalk. Alors vint le compositeur, il secoua la tête et mit schalks. J'intervins et me fâchai contre le compositeur, j'enlevai l's, et je mis à côté le deleatur; je reçus une épreuve, j'étais obéi et donnai le bon à tirer. Alors je ne sais quelle main se glissa encore une fois dans l'épreuve et la gâta de nouveau. Je n'attaque pas trop cette main. Elle suivait l'exemple de beaucoup de mains et de mains habiles; mais je m'attriste, cher ami, qu'on soit devenu si inhabile dans notre belle langue maternelle, et si habitué à cette orthographe erronée qu'on chercherait en vain chez les anciens écrivains.

Voilà une longue histoire pour une seule faute d'impression. À la page 101, il y a bragt au lieu de bracht. Cela vient de la prétention d'épeler avec Bilderdyck. Pas de précipitation, mon digne ami, je vous en prie. Je respecte chacun qui suit avec conviction une autre règle d'épellation, comme je respecte l'habileté et les mérites de chacun. Mais nous demandons pour nous la même liberté que nous accordons aux autres: Hanc veniam petimusque damusque vicissim.

Mais, quelques fautes d'impression et autres qu'il y ait dans ce livre, et bien qu'elles puissent montrer l'inexpérience et l'incompétence d'Hildebrand à faire imprimer, à écrire ou à épeler, je sais que la dédicace de ce petit volume vous sera agréable. C'est du moins quelque chose, mon ami, et si le livre vous plaît, j'ose espérer qu'il plaira à la plupart. S'il vous ressemblait seulement un peu, il serait plein d'une observation spirituelle, gaie et bonne, qui n'hésite pas à se renfermer en soi-même; de ce bienveillant sourire qui n'a rien du ricanement; il aurait alors un ton d'agréable urbanité, qui fait qu'on se sent à son aise et qui enchaînerait le lecteur et l'occuperait, et le disposerait à une sereine satisfaction et une gravité sans affectation! C'est seulement un vœu, mon cher ami!

J'ai conservé la dédicace pour la fin. C'est bien contre l'ordre, mais il en est ainsi. Il y a tant de lecteurs qui commencent un livre par la dernière page, ce qui revient presque au même!


[1] Voir cette citation dans l'introduction.

[2] Je ne doute pas qu'il ne se trouve des gens qui se plaindront de ce qu'il n'y a pas assez, d'accents circonflexes et de commas dans mon livre. J'avais songé à placer ici comme conclusion toute une page de ces signes, afin qu'on pût les distribuer sur les diverses pages à son gré; mais j'ai réfléchi, et en dernière analyse j'ai craint que cela ne fût trop joli.


DEUXIÈME ÉDITION

Voilà ce que j'écrivais il y a six mois. Un seul mot encore.

On m'a reproché qu'il n'était pas bien d'avoir transformé l'ami auquel j'ai dédié mon livre, en un véritable patient, à propos de fautes d'impression. On s'est beaucoup ingénié à désigner les originaux des personnages que j'ai mis en scène, et que vu à ma grande satisfaction que dans chaque ville, que j'y sois jamais allé ou non, on m'a su nommer six ou sept personnes qu'on affirmait très-formellement avoir posé pour tel ou tel de mes portraits. Je ne croyais vraiment pas que, dans ce bas monde, tant de nurks et de stastok exhibassent leurs aimables qualités, et suis étonné du zèle obligeant qu'on met à les montrer du doigt. Toutefois, je ne puis interdire ce plaisir au bon public, ni m'en formaliser; mais je prends la liberté de rappeler les paroles de l'anonyme dans son livre toujours inédit, et de déclarer en conscience que ma Chambre obscure est toujours placée sans intention malicieuse, et que je ne la tourne ni la retourne, et ne lui imprime jamais le moindre mouvement avec le dessein de la pointer d'une façon indiscrète. Que je n'aie encore pu l'installer au sommet du Godesberg, ni sur le dôme de Milan, j'en suis particulièrement fâché pour ceux qui aiment les choses grandioses et étrangères; mais il est évident pour moi que le plus grand nombre s'est montré satisfait de mes petits tableaux, de mes tableaux hollandais. Il faut savoir que, grâce aux vivants et aux morts, nous connaissons si bien les étrangers, que ç'a été une chose pleine de charmes que de remarquer dans nous-mêmes nos propres changements.

Je saisis cette occasion pour m'excuser auprès d'un vieil ami que je connais depuis neuf ans, de l'accusation relative au Mouchoir bigarré de la page 4. Il a déclaré qu'il n'en avait jamais possédé un, et je soulage ma conscience en signalant ici sa rectification. Les acclamations des mères hollandaises pour l'éloge de leurs enfants, du professeur Vrolyk, à propos d'Une Ménagerie (bien que ce dernier morceau ne paraisse pas le meilleur), et surtout votre approbation, sont des augures favorables qui ne peuvent être que flatteurs pour moi.

Me demandez-vous maintenant si j'ai le dessein de parler encore au public dans ce genre d'écrire? Je réponds qu'après avoir reçu autant d'encouragements que je pouvais espérer d'en recevoir, il y aurait étrangeté et aussi véritable ingratitude à abandonner ce genre; attendez-vous donc avec le temps à de nouvelles représentations de la Chambre obscure, et toi, mon ami, accepte pour la seconde fois la dédicace de ce volume.


ANNEXE À LA TROISIÈME ÉDITION POUR FAIRE SUITE AUX PIÈGES PRÉCÉDENTES.

Près de douze ans se sont écoulés, et les nouvelles représentations promises n'ont pas eu lieu. Il y avait bien déjà, à l'époque de la promesse, quelques esquisses de prêtes; mais le jeu de la Camera obscura, par lequel elles devaient s'accroître de façon à atteindre aux proportions d'un volume, a été interrompu. Le temps d'incipere ludum était là d'une manière pressante. Je pouvais désormais mieux employer mon instrument.

Certains de mes amis assuraient que je n'avais eu depuis que peu ou rien: d'autres pensaient que l'instrument m'avait encore rendu de bons services. Si ce dernier fait est réel, il m'est permis de répéter l'adage: Non lusisse pudet.

Cependant un puissant intérêt a engagé les éditeurs à publier une nouvelle édition du petit livre d'Hildebrand, et ils exprimèrent le désir (le mot reste naturellement sur leur compte), de l'enrichir de ce qu'ils savaient être enfermé depuis longtemps en portefeuille. L'auteur devait-il refuser? C'eût été vraiment le lusisse pudet.

Je ne sais si les pièces publiées à cette occasion valent plus ou moins que les autres. Mais cela m'étonnerait, parce qu'elles sont toutes des produits d'un même esprit et d'un même temps. Il y a beaucoup de choses dans le volume complet que je t'offre maintenant pour la troisième fois, que je sentirais, considérerais et exposerais autrement. Beaucoup de choses ont perdu le mérite de l'à-propos. Mais je le donne tel qu'il est et pour ce qu'il est. Il faut juger les écrits d'après leur date; c'est toujours une excellente maxime. Si en ce moment je trouvais l'occasion d'employer la même forme d'écrire, je croirais être obligé à donner quelque chose de plus intéressant et de plus spirituel, et surtout qui atteste une plus profonde connaissance des hommes et une contemplation plus féconde de la vie. Si j'y étais impuissant, je devrais dire que j'ai vécu une douzaine d'années inutilement.

Mon digne ami, depuis que je t'ai dédié pour la première et la deuxième fois la plus grande de partie ces morceaux insignifiants, il s'est fait passablement de vide en nous et hors de nous. La vie est maintenant pour nous une chose claire; nous pouvons bien dire qu'elle nous est connue, et nous sommes fixés de différentes manières sur ce qu'elle a de sérieux et sur nous-mêmes. Il s'est éveillé des inquiétudes en nous, et il s'est fait sombre là-haut. Des larmes ont coulé dont notre joyeuse jeunesse, malgré toute la vivacité de son imagination, n'avait pas d'idée. Heureux si nous avons appris à connaître des joies et aussi des consolations dont la force et le bonheur n'avaient pas rempli nos jeunes cœurs! Ce sont elles: et les mêmes que notre joyeuse jeunesse nous a données, elle les a à sa disposition et elle les donne à qui en a besoin. Remercions Celui qui nous a donné un cœur pour tout sentir, un cœur auquel rien d'humain n'est étranger, et qui ne reste pas non plus sans émotion en présence des choses divines. Aussi dans ce temps de jeunesse de notre esprit que ce volume nous rappelle, nous restons de temps en temps muet, mis en contact avec le grand, avec le sublime. Le temps est venu d'y donner tout à fait notre cœur et de voir sous leur vraie lumière toutes choses, et avant tout, nous-mêmes. Non, la question n'est plus de jouer, mais bien de redevenir enfants. Et celui-là seulement est un enfant, dans lequel la force, la sagesse et la joie qui sont propres à l'homme se retrouvent!

FIN.


TABLE DES MATIÈRES.

Avant-Propos

LA CHAMBRE OBSCURE
I.Les petits garçons
II.Malheurs d'enfants
III.Une ménagerie
IV.Un homme désagréable dans le bois de Haarlem
V.Humoristes
VI.Le trekschnit, la diligence, le bateau à vapeur
et le chemin de fer
VII.Jouissance des plaisirs
VIII.Les amis éloignés
IX.L'hiver à la campagne
X.Le progrès
XI.L'eau
XII.Enterrer!
XIII.Une exposition de tableaux
XIV.Le vent
XV.Réponse à une lettre de Paris
XVI.Antoine le chasseur
TYPES HOLLANDAIS.
I.Le batelier
II.Le domestique du batelier
III.Le barbier
IV.Le cocher de louage
V.La jeune fille du Brabant du nord
VI.Le voiturier limbourgeois
VII.Le pêcheur de Marken
VIII.Le chasseur et le polsdrager
IX.Le pêcheur à la ligne de Leyde
X.La paysanne de la Hollande du nord
XI.Le paysan de la Hollande du nord
XII.La garde

Épilogue et dédicace à un ami
Deuxième édition
Annexé à la troisième édition pour faire suite aux pièces précédentes.

FIN DE LA TABLE.
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 50211 ***