*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 51014 ***

PAUL CLAUDEL

LE PÈRE HUMILIÉ

DRAME EN QUATRE ACTES

HUITIÈME ÉDITION


nrf

PARIS

ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

35 ET 37, RUE MADAME 1920


TABLE DES MATIÈRES

PERSONNAGES
ACTE PREMIER
ACTE II
ACTE III
ACTE IV


PERSONNAGES

LE PAPE PIE

LE FRANCISCAIN

LE COMTE DE COUFONTAINE, OLIM (louis turelure)
ambassadeur de france a rome

LE PRINCE WRONSKY

ORIAN DE HOMODARMES

ORSO DE HOMODARMES

SICHEL

PENSÉE DE COUFONTAINE

LADY U.

SCÈNE: ROME 1869, 1870 et 1871


ACTE PREMIER

SCÈNE I

La scène est à Rome, le jour de la fête de Saint Pie, le 5 mai 1869, qui est aussi l'anniversaire de la mort de Napoléon. Fête travestie dans les jardins de la Villa Wronsky d'où l'ont domine toute la ville. Une belle nuit où flotte encore la rougeur du crépuscule. Tous ces arbres à la verdure foncée.

PENSÉE DE COUFONTAINE (costume d'Automne).

SICHEL (La Nuit), au bras du

PRINCE WRONSKY (Le Fleuve Tibre).


PENSÉE, avec une expression d'angoisse, au milieu de la scène, elle fait un pas en allongeant le bras comme si elle allait tomber.—Mère, où es-tu?

SICHEL, courant à elle.—Pensée, me voici, mon enfant.

LE PRINCE, s'approchant.—Vous êtes souffrante, Mademoiselle?

PENSÉE.—Ce n'est rien.

SICHEL, la soutenant.—Quelque malaise de jeune fille. Pensée, mon enfant. (Elle la fait asseoir sur un banc.) Excusez-nous, Prince, je vous prie, ce n'est rien.

LE PRINCE.—Je laisse donc l'Automne entre les bras de la Nuit.

Il sort.

Moment de silence.

PENSÉE, relevant la tête, avec un faible sourire.—Je crois bien que je me suis évanouie.

SICHEL.—Pensée, c'est moi. Pourquoi me faire peur ainsi?

PENSÉE.—Me voici de nouveau vivante. C'est doux de revoir la lumière.

SICHEL.—Ne me perce pas le cœur.

PENSÉE.—Mais peut-être que si je voyais je n'entendrais pas aussi bien.

SICHEL.—Tu m'entends, mon enfant bien-aimée, et tu sais que je t'aime.

PENSÉE.—Oui, mère.

SICHEL.—Ne me regarde pas ainsi avec ces yeux si beaux.

PENSÉE.—Est-ce que mes yeux sont beaux?

SICHEL.—Les autres reçoivent la lumière, mais les tiens la donnent.

PENSÉE.—Et personne en les voyant ne penserait que je suis aveugle?

SICHEL.—Ne dis pas ce mot.

PENSÉE.—C'est vrai qu'on peut me voir rien qu'en me regardant?

SICHEL.—Ce que peuvent voir nos yeux à nous.

PENSÉE.—Il y a donc en ceux-ci une grande puissance.

SICHEL, lui caressant la main.—Ce sont deux beaux yeux bleus, d'un bleu pur et presque noir.

PENSÉE.—«Comme le raisin en sa saison.»

SICHEL.—«Comme le raisin en sa saison», oui, c'est ce que je t'ai dit un jour, tu te rappelles? ce matin que nous étions sorties ensemble de si bonne heure.

Et tu voulus alors te rendre sensibles ces grappes toutes lustrées de la fraîcheur nocturne,

Entre les feuilles qui étaient devenues comme de l'or sous tes doigts, mon bel Automne.

Silence.

PENSÉE.—Que c'est gentil de me faire comprendre les choses. Que c'est gentil de ne pas me parler comme à une ..., comme à une infortunée.

«Bleu.»

Crois-tu que cela ne réponde à rien pour moi?

SICHEL.—Je ne sais que tu sais tout.

PENSÉE.—«Bleu, rouge, de l'or, la belle couleur verte», crois-tu que cela ne réponde à rien pour un aveugle?

Tout cela est en lui d'avance comme le monde avant qu'il ne fût fait.

La pauvre âme en ce qui est d'elle fournit tout ce qu'il faut pour voir.

Chaque couleur et la plus petite nuance.

Moi aussi, je puis en parler et il ne faut pas me le défendre.

SICHEL.—Ce soir si beau...

PENSÉE.—J'en jouis autant que toi, mère!

Tout à l'heure, oui, c'était vraiment de l'or, je le sais, cette impression solennelle, cette température divine, cet air sur ma face, cette caresse sur mon corps nu dont je sens toutes les variations,

Par quoi s'annonce la Nuit,

Désirée de beaucoup, comme moi, je désire le jour.

La vigne aussi, eh bien, où sont ses yeux? et auprès d'elle qui est-ce qui connaît le soleil? c'est de lui que sont faites ces grappes à mes tempes!

Les autres autour de moi, toutes ces personnes,

Qu'est-ce qu'ils savent des choses, n'en prenant bien vite que ce qui leur est nécessaire, deux clins d'œil pour se guider au travers de leur petite comédie?

Mais moi tout me parle, tout me touche jusqu'au fond du cœur.

—Cette voix par exemple que j'entends.

SICHEL.—Je n'entends point de voix, ma fille.

PENSÉE.—Tu ne l'entends pas, mère, mais moi, je l'ai entendue. Il a cessé de parler et je l'entends encore. Il parle et mon âme tressaille de l'entendre.

SICHEL.—Pensée, qui est-ce?

PENSÉE.—Qu'importe? Il n'a point de nom. J'ai entendu seulement cette parole qui parlait.

SICHEL.—Pensée, qui est-ce?

PENSÉE.—Et que veux-tu savoir, quand lui-même ne sait rien encore? Heureuse que je suis, c'est lui qui m'a choisie ce soir entre toutes les autres jeunes filles, sans qu'il le sache.

SICHEL.—Et c'est cela tout à l'heure qui t'a causé une émotion si vive?

PENSÉE.—J'ai perdu mes repères quelque peu.

SICHEL.—Je n'étais pas loin de toi.

PENSÉE.—Je suis perdue désormais partout où je ne suis pas avec lui.

SICHEL.—Parole dure pour ta mère.

PENSÉE.—Pardonne, je ne sais ce que j'ai dit.

Et quand il ne serait jamais à moi, rien ne peut empêcher que je l'aie trouvé.

Je l'ai trouvé, et lui, me trouvera-t-il dans les ténèbres où je suis?

Cette joie inattendue, et ce malheur qu'elle m'a révélé,

Tout cela d'un même coup comme une lame en plein cœur.

SICHEL.—Va, il ne t'aimera pas comme je t'aime.

PENSÉE.—M'aimer, grand Dieu! Et qui parle de cela? Quel mot dis-tu? Oui, je le veux! Il ne me connaîtra jamais. Que parlais-je de ténèbres? Heureuses ténèbres, qui me permettent d'y être si bien cachée!

Ah! je n'y suis plus seule désormais et la découverte de ce seul moment est assez grande! Viens, fuyons! Comment me laisserais-je enlever mon secret? Que fera-t-il d'une aveugle? Que ferai-je s'il vient à me deviner? C'est sûr, il me repoussera. Que ferai-je s'il me méprise, ou si seulement il vient à s'apercevoir de ce sentiment?

—Belle? Tu m'as dit quelquefois que j'étais belle, maman?

SICHEL.—Trop pour que tu me sois laissée.

PENSÉE.—Aussi belle que la plus belle en ce monde que je ne connais pas?

SICHEL.—Tu le sais et ton jeune cœur en toi suffit pour te l'apprendre.

PENSÉE.—Dis, est-ce que tu m'as fait bien belle ce soir?

SICHEL.—N'as-tu pas entendu ce que disait le Prince tout à l'heure?

PENSÉE.—C'est vrai que tu as fait de moi un si bel Automne.

Qu'on l'appelle à bon droit cette saison où le soleil est plus près de nous et qu'il se laisse vendanger à pleins rayons,

Comme une vigne animée de tant de grappes qu'elle fait rompre tout et qu'elle ne réussit plus à tenir à ce mur où on l'avait crucifiée?

Un Automne si ardent, le moment qui consomme tout, que toutes les autres saisons y cuisent?

Ma grande vigne pleine de grappes qui croule dès que son maître y touche et dont il est comme submergé, ce grand pampre-ci que les bras ne suffisent pas à maintenir, ah, ce n'est pas avec les yeux seulement qu'il en connaîtra le fruit, voici l'ivresse pour les lui fermer!

Et pour en épuiser la sève, ce n'est pas affaire seulement que de la saisir.

SICHEL.—C'est ainsi que parle la Fiancée de Salomon dans nos livres.

PENSÉE.—Mon sang est le tien, mère.

SICHEL.—Oui, tu es une Juive comme moi. Et cependant il y a en toi quelque chose qui ne vient pas de nous autres et qui m'étonne.

PENSÉE.—Cela qui vient de mon père?

SICHEL.—Oui, ou de plus loin. Tu sais qu'entre ton père et moi, tu peux appeler cela un mariage, oui, ce fut une espèce d'alliance réfléchie.

—Quelque chose d'entièrement nouveau et qui n'est pas de nous.

PENSÉE.—L'important n'est pas de qui nous sommes nés, mais pour qui.

SICHEL.—Tu le sais?

PENSÉE.—Oui, mère, je le sais aujourd'hui.

SICHEL.—Et comment voudrait-il d'une aveugle et d'une Juive?

PENSÉE.—Tu as donc deviné qui est cette personne?

SICHEL, ambiguë, et tout bas.—Orso de Homodarmes.

PENSÉE.—Je ne sais qui est cet Orso.

SICHEL.—Celui qui te parlait tout à l'heure.

PENSÉE.—Je ne sais. Je ne l'écoutais pas.

SICHEL.—Mais lui te regardait.

PENSÉE.—Oui. Que m'importe.

SICHEL.—Mais ce n'est pas Orso que je voulais dire. Où avais-je la tête? C'est son frère, celui que nous sommes allées voir l'autre jour. Comment l'appelle-t-on? un nom étrange.

Orian de Homodarmes.

PENSÉE, lui mettant la main sur la bouche.

—Non, ce n'est pas lui.

SICHEL.—Ah, mon enfant, tu ne peux rien me cacher.

PENSÉE.—Non, ce n'est pas lui.

SICHEL.—Je le savais avant toi. Ce jour où nous sommes allées le voir dans sa maison, ce vieux petit palais que tu aimes tant et que tu nous as forcés à acheter.

Ce jour-là même j'ai reçu un avertissement.

PENSÉE.—Mais je ne l'aimais pas alors et l'avais à peine remarqué.

SICHEL.—Ah! c'est moi qui t'ai faite et je sais tout d'avance.

PENSÉE.—Pourquoi donc m'avoir amenée ici ce soir?

SICHEL.—Déjà j'avais parlé à ton père.

PENSÉE.—Mon père? Ils n'ont point de fortune.

SICHEL.—Oui, mais ils sont neveux du Saint-Père, Orian est son filleul.

PENSÉE.—Toi-même, mère, que dis-tu?

SICHEL.—Pensée, comment aimerait-il une aveugle et une Juive?

PENSÉE.—Oui cela est impossible.

SICHEL.—La fille de son ennemi? L'ennemi du Pape,—car il sait l'œuvre que fait ton père

A Rome et à Paris.

PENSÉE.—Non, il ne peut m'aimer.

SICHEL.—Sa maison même, nous venons de la lui prendre.

PENSÉE.—Pauvre garçon!

SICHEL.—Quelqu'un dit qu'il veut embrasser la carrière ecclésiastique.

PENSÉE.—Il reste Orso.

SICHEL.—Pour moi, c'est celui que je préfère.

PENSÉE.—Il ne me plaît pas.

SICHEL.—Mais comment peux-tu les distinguer? Leurs voix sont si semblables,

Que je ne puis y voir différence, pour mon oreille qui est celle d'une musicienne.

PENSÉE.—Non, ils ne sont pas semblables.

SICHEL.—C'est Orso qui est le plus fort et le plus beau. On ferait quelque chose de lui.

PENSÉE.—Oui. C'est peut-être lui que j'aimerais si je voyais clair.

SICHEL.—Orian ne pense pas à toi.

PENSÉE.—Mais s'il venait à y penser cependant...

SICHEL.—Nous ne le verrons plus.

PENSÉE.—Et quelle manière m'as-tu donné de cesser de le voir?

SICHEL.—Pardonne-moi!

PENSÉE.—S'il venait à penser à moi,—et je sais qu'il n'y pense aucunement, tu dis vrai! Le voici non loin de moi comme un homme entièrement libre et dégagé,

Sans savoir que cela n'est pas et de quel lien je lui suis déjà attachée,

Oui, qu'il le veuille ou non...

SICHEL.—Ce lien peut-se rompre encore.

PENSÉE.—S'il venait à y penser cependant,

Que faire alors? où le fuir? quel moyen de me retirer?

S'il venait à penser à moi,

Ce n'est pas parce que je suis aveugle qu'il cessera de voir ma part de la lumière! Ce n'est pas parce que je n'ai point d'yeux qu'il ne me voit pas! Ce n'est pas parce que je ne connais point mon visage qu'il l'ignore!

Ce n'est point parce que je suis privée de tout que je puis aussi me passer de lui!

SICHEL.—Mais lui peut se passer de toi.

PENSÉE.—Qui le sait?

SICHEL.—Crains de lui faire pitié.

PENSÉE.—C'est à lui de craindre.

SICHEL.—Quel orgueil un homme tirera-t-il de cette femme qui l'aime sans le voir?

PENSÉE.—C'est à lui de voir, c'est à moi d'être assez belle pour qu'il me voie et que je voie par lui.

SICHEL.—Mais il ne t'aimera pas.

PENSÉE.—Et moi, est-ce que je demandais de l'aimer?

SICHEL.—C'est moi seule qui t'aime.

PENSÉE.—Oui, mère.

SICHEL.—Cet homme que tu ne connais pas et qui ne te connaît pas davantage! Et quand même j'aurais voulu que tu l'épouses, maintenant je ne le veux plus! Ah, tu l'aimes, je le vois, et c'est cela qui m'épouvante! De tels sentiments la fin ne peut être heureuse.

PENSÉE.—Mère, est-ce que j'ai été une fille mauvaise jusqu'ici? une personne déraisonnable et qui ne sait ce qu'elle veut?

SICHEL.—Non, Pensée, tu es ma sage enfant, la joie et le remords de ta mère.

PENSÉE.—Pourquoi le remords? Appelez-vous cette nuit où je suis un malheur?

SICHEL.—Plût au ciel que je puisse la prendre pour moi!

PENSÉE.—L'appelez-vous un malheur? Non, je le sais et je viens de l'apprendre, elle est le bonheur de ma vie, plus grand que je ne l'avais mérité.

Si je voyais, je serais moins à lui. Si j'étais moins obscure, il y aurait moins de bonheur à m'avoir trouvée.

SICHEL.—Cet homme qui nous est hostile, je le sens, je le sais. Peu de joie nous attend de sa part.

Bruit de voix au dehors.

PENSÉE, lui saisissant la main.—Mais non, si tu le veux, viens! Nous ne le verrons plus. Allons-nous-en.

SICHEL.—Partons. Et d'ailleurs je tremble de te laisser ainsi aller seule. Pourquoi ce caprice de n'avoir pas voulu que l'on sache encore que tu es aveugle?

PENSÉE.—Je viens à peine d'arriver en ce pays. Laisse les gens croire en moi pendant ces quelques jours.

Personne s'en est-il donc aperçu ce soir?

SICHEL.—Non. Tu te diriges partout dans ce jardin, non pas comme si tu voyais clair, c'est différent,

Mais parmi toutes ces choses nouvelles comme si tu t'étais entendue d'avance avec elles, une espèce de connivence.

PENSÉE.—Ne nous sommes-nous pas promenées ensemble hier dans ce jardin et ne m'as-tu pas tout expliqué?

SICHEL.—Et cette seule visite t'a suffi?

PENSÉE.—Viens!

Elles parlent en s'éloignant vers le fond, pendant que la scène se remplit peu à peu des personnages de la scène suivante.

Comment te faire comprendre? je ne sais, c'est quelque chose comme le don des trouveurs de sources.

Le pied seul me ferait connaître où je suis, mille bruits, mille touches, mille différences de son que vous n'entendez pas, mille signes aussi instantanés que le regard,

L'attention toujours éveillée, la conscience de ses mouvements, le sentiment de la distance, un peu de finesse.

Et même sans tout cela je suis avertie intérieurement de tout. Vous lisez, et moi je sais par cœur.


SCÈNE II

Entrent par divers côtés COUFONTAINE (le Ver Luisant),

ORIAN DE HOMODARMES (le Jardinier),

ORSO DE HOMODARMES (l'Ingénieur Florentin),

SICHEL, LE PRINCE WRONSKY, LADY U. (la Ville de Rome).


COUFONTAINE.—Mesdames, je vous l'amène, le traître voulait nous échapper. Oui, que complotiez-vous là-bas s'il vous plaît avec votre frère sous la statue de Jupiter Tonnant?

SICHEL.—Eh quoi, mon cher chevalier, déjà partir?

ORIAN DE HOMODARMES.—Mon service m'appelle demain au Vatican de fort bonne heure.

LADY U.—Mille choses à votre parrain!

ORIAN.—Quel est ce beau costume, Milady?

LADY U.—Je suis la Ville de Rome.

ORIAN.—Le Saint-Père sait tout l'amour que Rome lui porte.

COUFONTAINE.—Mais il ne faut pas partir! Pensée, dites-lui de rester. Vous connaissez ma fille, chevalier?

ORIAN.—J'ai eu le plaisir de rencontrer Mademoiselle l'autre jour.

SICHEL.—Tu sais, Louis, quand nous sommes allés acheter le palazzino.

PENSÉE.—Restez!

LE PRINCE.—Il faut se rendre.

ORSO.—Reste, Orian, je te le demande.

ORIAN.—Je reste.

LE PRINCE.—Merci, Orso. Donne-moi ces dernières heures, mon petit.

Demain, il n'y aura plus de Villa Wronsky de Prince Doublevé.

C'est demain que l'on me saisit et j'ai invité toute la Ville à passer la nuit avec moi et à attendre le moment où paraîtra avec le soleil le funeste mandataire de la Loi escorté de ses satellites.

Tout ce qu'il y a à Rome de Français, d'Américains, d'Anglais, de Scythes et de Sarmates parmi les authentiques fils de la Louve,

Les gens du Vatican et ceux du Roi Galant-Homme,

Tout cela à l'abri des masques est chez le vieux Prince cette nuit et de sa maison et de son jardin ne fait qu'un seul feu de joie.

Tout est plein d'intrigues, d'amours, de conspirations, de musique et d'éclats de rire!

De longs aveux que les belles rêveusement autour du doigt se roulent comme des rubans de satin et de grands secrets impromptus qui partent comme des coups de pistolet.

Il y a un punch qui brûle tout seul dans ma salle à manger.

Il y a une fusée qui monte du ciel, il y a un luth qu'on accorde quelque part.

Il y a un amant et sa maîtresse dans l'endroit où l'on fait les couteaux qui ont juré de se séparer éternellement et qui pleurent toutes les larmes de leur corps.

(Et tous les domestiques l'un après l'autre dix fois de suite qui ouvrent la porte et la referment précipitamment.)

Il y a un piano sous les arbres tout entouré de mouches à feu et un monsieur à grosses moustaches, le cigare à la bouche, qui fait do naturel dessus avec un doigt aussi long qu'une canne.

Il y a au-dessous toute une bande de mules dansantes et sonnaillantes, toutes garnies de manteaux, de paniers, de lanternes et d'escopettes, pour les amis qui sont venus nous voir de la campagne.

Et il y avait un vieux fou tout à l'heure du haut du «bosco» qui regardait sa Rome pour la dernière fois,

La ville aux cent dômes dans l'obscurité avec une seule place rougeoyante comme un feu de bivac

D'où sortait le bout d'une colonne antique surmontée de la statue d'un Apôtre!

LADY U.—Prince, toutes les maisons de Rome seront les vôtres.

LE PRINCE.—Merci, Capitole! Que je vous embrasse pour cette bonne parole!

Il ôte sa barbe, et, l'ayant accrochée à une branche, fait le geste d'embrasser sa voisine.

LADY U, riant.—Prince, je vous en prie! Behave yourself Sir!

COUFONTAINE.—Que devient le Tibre sans sa barbe?

SICHEL.—Il a profité de sa fausse barbe pour raser la vraie. Prince, mais que vous êtes drôle ainsi!

Quelle bouche bonne et sensuelle, fraîche comme celle d'un enfant! Il a cette longue lèvre supérieure d'un homme qui est fait pour jouer de la clarinette.

LADY U.—Mais je vous reconnais, Prince! Oui, nous avons fait une traversée ensemble, du temps où j'étais l'étoile de la Compagnie Trombini, quand on mettait quarante jours pour aller du Ténérife à Buenos-Ayres.

LE PRINCE.—Eh quoi, cruelle, vous m'aviez oublié? Et tous ces beaux couchers de soleil donc auxquels nous avons prêté assistance,

Et ces nuées de poissons-volants qui se levaient sous notre étrave en pétillant, comme les amours autour du char d'Amphitrite.

ORSO.—Tout le monde a l'air de se retrouver, ce soir. Vrai, pour se faire reconnaître, il n'est rien de tel que de se déguiser.

LE PRINCE.—Eh quoi, vous m'aviez donc oublié?

LADY U.—Non, Prince. Pourquoi ne m'avoir jamais rappelé ces belles nuits de l'Équateur?

LE PRINCE.—Bah. Tout a changé tellement. Vous n'êtes plus cette Beltramelli dont je baisais le poignet,

—Avec un fragment de la Croix du Sud dans chacun de ses yeux noirs.

Mais je ne sais quelle Lady U.

LADY U.—Si fait! C'est toujours la «Lionne Italienne», comme on m'appelait sur les affiches de Pernambouc, l'héroïne du trente Avril, l'amie de Mazzini et de Garibaldi!

COUFONTAINE, montrant Orian.—Chut!

ORSO.—Bah, ne sommes-nous pas tous en vacances ce soir?

COUFONTAINE.—Il est vrai. C'est comme une de ces dernières classes que l'on fait au mois de juillet, quand on ne prend plus au sérieux le professeur.

On sent tellement qu'il y a quelque chose qui va finir!

LADY U, regardant Orso.—Dès que Messieurs les Français seront partis.

ORSO.—Jamais. Ils me l'ont dit. Qui pourrait s'arracher de l'Italie?

LE PRINCE, agitant la main.—Adieu, chère Rome!

SICHEL.—Prince, quel est ce camée que je vois à votre bras?

LE PRINCE, le lui montrant.—Il vous plaît? Quelle jolie tête, n'est-ce pas?

SICHEL.—C'est étrange. Elle me rappelle quelqu'un.

LE PRINCE.—Moi aussi. C'est pour cela que je le porte toujours. Elle s'appelait Lumîr.

La Comtesse Lumîr. Pauvre fille, elle est morte tristement! C'est à ce moment que j'ai quitté la Pologne.

SICHEL.—N'était-elle point la sœur d'un nommé Posadowski?

LE PRINCE.—C'est possible. L'avez-vous connu?

SICHEL.—Le Comte l'a connu autrefois.

En Algérie.—Louis, tu te souviens?

COUFONTAINE.—Vaguement. C'était un grand ivrogne.

LE PRINCE.—Che fare? On boit. Il faut bien remplacer ces deux grandes ailes dans le dos qui autrefois faisaient l'accoutrement de nos houzards.

LADY U, à Orian.—Mais vous aussi, chevalier, quel bijou magnifique vous portez à votre doigt!

ORIAN.—C'est un joyau de famille. On l'appelle «la pierre qui voit clair». On n'a qu'à fermer les yeux et la main voit. Elle est là qui vous conduit au travers de l'obscurité.

ORSO, lui prenant la main et l'amenant à Pensée.—Voyez, Mademoiselle, je vous prie. Regardez, vous qui aimez les belles pierres.

PENSÉE, comme si elle regardait, touchant légèrement la pierre.—C'est un saphir, je crois?

SICHEL.—Un très beau saphir.

PENSÉE.—Tout entouré de brillants. De ces vieux brillants carrés qui ne bougent plus et dont le temps a fixé l'éclat.

SICHEL.—Une belle bague de fiançailles.

ORIAN.—C'est elle qui me conduit ce soir.

PENSÉE.—Croyez-vous qu'il n'y a que les pierres qui aient des yeux pour voir au travers de l'obscurité?

ORIAN.—Les miens n'y suffisent pas.

PENSÉE.—Prince, ai-je beaucoup fréquenté votre jardin?

LE PRINCE.—Une fois, une fois seulement et je n'étais pas là.

Une fois seulement vous m'avez fait l'honneur de visiter ma pauvre maison.

PENSÉE.—Chevalier, gageons-nous que, les yeux fermés, je vous fais faire le tour du jardin et vous ramène ici?

SICHEL.—Pensée, mon enfant!

PENSÉE.—Laisse, mère.

Je ferme les yeux.—Ainsi!—Votre main.—Cachons bien cette pierre qui voit clair.—Venez, Monsieur le Jardinier!

Ils sortent.

COUFONTAINE.—Pourvu qu'ils ne parlent pas politique.

LADY U.—Ce n'est pas un mauvais moyen de faire couler à l'oreille de qui de droit les choses que soi-même on ne peut dire.

COUFONTAINE.—Vous me percez de part en part.

SICHEL.—Je crains que Pensée ne perde sa gageure.

COUFONTAINE.—Bah. Ils se retrouveront toujours. On va loin dès que l'on se laisse conduire par quelqu'un qui ne voit pas clair, (à Orso) Qu'en dites-vous, Florentin? qu'en dites-vous, noir Ingénieur?

ORSO.—Je m'en vais. Il y a trop de secrets ici ce soir et trop de trahisons.

Je vais régler mon instrument. Il y a dans ce concert d'eaux jasantes que j'ai distribuées de toutes parts dans la nuit quelque chose de trop rapide et plein de perfidie. Il est temps que je leur donne un petit tour de clef.

A peine avons-nous commencé à penser ou dire quelque chose que leur pente s'en empare, et c'est nous qui parlons déjà, persuadés que c'est leur murmure encore.

Il sort.

LE PRINCE.—L'eau qui tombe sur de l'eau, et la grande masse grave

Des cloches quand elles s'éveillent toutes ensemble, le matin et le soir au moment de l'Ave Maria, comme des Anges confus, et à midi,

Voilà ce que je n'entendrai plus demain.

COUFONTAINE.—Et voilà le bruit que vous voudriez faire taire, Milady?

LADY U.—A Dieu ne plaise! Je suis bonne catholique.

COUFONTAINE.—Et cependant vous voulez prendre au Pape sa maison.

LADY U.—Comment faire? Je vous le demande à vous-même.

Comment séparer l'air de l'air, la terre de la terre, la chair de la chair, le cœur du corps, et Rome de l'Italie?

Vous, étrangers, dès que vous êtes à Rome, vous vous y pressez comme l'enfant au sein.

Et nous, Italiens, nous nous passerions de notre mère?

COUFONTAINE.—Le Pape est votre Père.

LADY U.—C'est entendu.

—Vous êtes pour lui un ennemi plus dangereux que je ne le suis, Monsieur l'Ambassadeur.

COUFONTAINE.—Quelle injustice! Le Saint-Père n'a pas de fils plus dévoué. Oui, je suis un fils pour lui.

Plût au ciel qu'il daignât parfois me prêter une audience plus favorable!

LADY U.—Laissez-nous faire.

COUFONTAINE.—Non. J'ai horreur des voies violentes. Je suis un homme de paix. C'est ce qui m'a fait quitter l'armée autrefois.

Pourquoi cette intransigeance qui n'est pas de notre temps? ces prétentions sans mesure qui attristent tous les sincères amis de la Papauté, et, je puis le dire, tous les vrais chrétiens? que veulent dire ces défis? cette infaillibilité qu'on est en train de se faire décerner?

LADY U.—Oui, je l'ai souvent pensé. Tout cela fait bien du tort à la religion.

COUFONTAINE.—En un temps où elle est si nécessaire!

Où toutes les bases sont

Sapées. Oui, sapées! C'est le mot, je ne crains pas de le dire.

Mais je m'échauffe, pardonnez! Je sens ces choses trop vivement.

Mon nom est paix, accord, conciliation, transaction, entente, bonne volonté réciproque.

LADY U.—C'est vrai. Pas un de ces passages délicats en France d'un régime à un autre.

Auquel votre nom ne soit associé.

COUFONTAINE.—Vous parlez de mon père, Toussaint Turelure? C'était un bon serviteur de la France.

Oui, un homme mal jugé. Moi seul l'ai bien connu.

—Mais venez, Sichel, je vois M. le Ministre de Prusse qui nous fait signe.

LE PRINCE.—Fi! Vilain petit représentant d'un vilain petit État. Il est venu sans que je l'invite.

Sortent COUFONTAINE et SICHEL.

LADY U.—Éloignons-nous aussi. J'imagine que M. de Homodarmes et sa Psyché vont avoir fini leur petit tour de jardin.

Quelle scène étrange!

LE PRINCE.—Et quelle étrange fille!

LADY U.—On ne se présente pas ainsi! C'est le manque de vergogne Juif. Et les parents ne voient rien à dire.

LE PRINCE.—Homodarmes cependant n'est pas riche.

LADY U.—Il est le filleul et un peu le neveu du pape. Épouser le pape! Quel triomphe pour notre Sichel!

LE PRINCE.—Elle a de bien beaux yeux.

LADY U.—Je vous défends absolument d'en regarder d'autres que les miens.

LE PRINCE.—Pourquoi me les avoir dérobés si longtemps?

LADY U.—Il n'y a pas si longtemps que Rome et moi faisons plus qu'un.

LE PRINCE.—Non, il n'y a pas longtemps.

Vous n'êtes pas Rome, pas plus que ce n'est Rome, ces blanches bouffées de grêle sur des places de temps en temps qui s'épuisent en trois coups de tonnerre, et le passage par siècle une fois ou deux des Barbares entre une porte et l'autre.

LADY U.—C'est sans doute de vos mercenaires que vous parlez? Car nous ne sommes pas des barbares, Monsieur le Prince...

Pardon, je n'ai jamais pu prononcer votre nom,—ni celui de mon mari d'ailleurs.

De Rome à l'Italie, il y a tout de même quelque chose de commun.

LE PRINCE.—Rome est ce qui dure et je vous vois trop jeune parmi vos cheveux trop noirs, cette forêt de serpents nerveux, vivante de trop de vie à la fois, trop d'espoirs

Pour la Ville qui n'a jamais cessé de tout posséder.

—Toute pleine d'une confiance naïve et enivrée en cette heure qui sera demain

Une heure parmi les autres.

Ce n'est pas Rome, ce rude souffle de la Campagne qui nous emplit de temps en temps,

Ou l'invasion des troupeaux quand ils marchent vers les Abruzzes à l'époque de la transhumance et la conque rauque du pasteur sous l'arc de Septime Sévère!

Ce n'est pas son visage que je reconnais dans celui que je vois devant moi et que j'ai tant aimé (mais les femmes ne deviennent intéressantes qu'à cinquante ans), plein de désirs et de résolution,

La Sibylle colorée par le reflet de l'eau verdâtre, la sorcière Marse, la vivandière de Garibaldi, le cri perçant à midi qui appelle les moissonneurs sous le chêne Samnite!

LADY U.—Qu'est-ce donc que Rome, s'il vous plaît?

LE PRINCE.—Eh, vous le savez mieux que moi.

Lorsque j'étais enfant nous avions une terre qui n'était pas éloignée des rapides de Borysthène,

Et tout le jour sans interruption, toute la nuit,

On entendait l'immense affaire de ce fleuve qui se précipite (jamais je n'ai eu la curiosité d'aller le voir),

Avec un grand bruit de bronze.

Et depuis j'ai mené ma vie d'exilé, poussière, quoi! danse d'atome,

(Que tout cela d'où je suis me paraît confus, et sombre, et embrouillé, oui, ce fut ma vie!)

Avec parfois un de ces heureux moments de plénitude,

L'amour, le succès, ou quelque chose tout à coup, sans cause et inopinément comme la grâce,

Où l'on est roi, maître de tout, où l'on fournit de l'inconnu, où l'on fait son petit paraphe de phosphore.

Mais, toujours quand je prête l'oreille là-bas j'ai le sentiment de ce fleuve qui tonne, le bruit de ces éternelles cataractes!

Voilà ce qu'est Rome pour moi, quelque chose de solennel et de sous-entendu, la majesté en silence de quelque chose où nous sommes, qui n'est pas de nous et qui ne dépend pas de nous.

Et l'on sait que si l'on rouvre les yeux, ce ne sera pas pour se voir emporté les pieds en l'air par le tintamarre d'une rue comme une eau de moulin, une furibonde et vaine bousculade de morceaux coloriés qui sont les voitures et les passants fracassés contre les glaces des boutiques,

Mais ce qui s'offre au regard, c'est une colonne de porphyre entourée d'une guirlande d'or qui s'élève parmi la fumée des sacrifices!

LADY U.—Prince, tout de même Rome est faite pour autre chose que pour vous tenir lieu de cataracte dans vos vieux jours!

LE PRINCE.—Demain, aujourd'hui même je la quitte.

LADY U.—Le présent sera peut-être moins beau que le passé. Le présent a toujours tort.

Ça ne fait rien. On vivra tout de même. On s'arrangera n'importe comment. Je vous jure que ce peuple a trouvé un autre moyen d'être éternel que d'être mort! Je vous jure qu'il a sa part à faire dans la vie. Je vous jure qu'il est très décidé à vivre, que cela vous plaise ou pas!

C'est beau aussi d'un bout à l'autre d'un pays un peuple qui se réveille tout à coup avec un grand frisson comme un corps d'homme, et qui s'aperçoit qu'on parle la même langue,

Et que d'un bout à l'autre on n'est qu'une seule pièce, un seul corps dans une seule âme!

LE PRINCE.—Mon pays était sur terre la Pologne pour laquelle il n'y a pas d'espérance.

LADY U.—Il y a toujours de l'espérance! C'est vous qui me dites qu'il n'y a pas d'espérance et vous avez déjà plus de soixante ans! Comment donc avez-vous fait pour vivre jusqu'ici? Combien de choses que nous n'aurions jamais cru faire et que nous avons faites tout de même! Combien de coups qui ne nous ont fait aucun mal! Combien d'ennemis par terre! Combien d'obstacles dépassés!

LE PRINCE.—Il y a la maladie devant moi.

LADY U.—La maladie, comme c'est intéressant! La guerre est toujours une chose intéressante. S'apercevoir que l'on a un foie, ou un cœur, quelle découverte!

LE PRINCE.—Il y a la mort.

LADY U.—Nous en viendrons à bout comme du reste avec l'aide de Dieu! Merci à Dieu, je le dis du fond du cœur, qui à cinquante ans me permet enfin d'atteindre la jeunesse et de voir le jour d'aujourd'hui!

Libre de cœur, libre d'esprit, franche de tous les attachements stupides et de tous ces désirs odieux autour de moi jadis!

Inspiratrice, conspiratrice! toute entourée d'amis dont je suis l'âme,

Comme au temps où toute une salle venait boire à mesure à mes lèvres la parole, et je la voyais dans ces milliers d'yeux en vie étinceler comme de l'argent!

Et non plus dans cette belle lumière d'Italie comme une pierre sous la cascade qui n'en retient pas une goutte,

Mais ce qu'est un cœur pleinement dilaté comme une vasque profonde et généreuse

D'où s'échappent de temps en temps de grandes nappes irrégulières, le trop-plein qu'elle n'est pas capable de retenir!

LE PRINCE.—Telle celle que je vous montrais tout à l'heure, un homme pourrait y nager.

LADY U.—Et ce petit nuage avec la lune, qui s'y reflétait près du bord comme un mouchoir de soie brillante!

LE PRINCE.—Je vois nos amoureux qui se rapprochent. Venez!

Ils sortent.


SCÈNE III

Entre PENSÉE tenant toujours ORIAN par le poignet et de l'autre main l'anneau qu'elle tient élevé.


ORIAN.—Nous y sommes. Vous m'avez merveilleusement conduit

Avec cette prunelle fée que vous tenez élevée entre vos doigts. Vous pouvez rouvrir les yeux,

Pensée. C'est ainsi qu'on vous appelle, je crois?

PENSÉE.—Oui. Je vois que ma mère n'est pas là.

ORIAN.—Tout le monde est parti.

PENSÉE.—Tout le monde est au feu d'artifice, de l'autre côté du jardin. J'ai entendu les premières fusées qui montent au ciel parmi les cris atténués de la foule.

ORIAN.—Evviva il Papa Re!

PENSÉE.—Avant longtemps vous n'entendrez plus ce cri à Rome.

ORIAN.—Voulez-vous, ne parlons pas politique!—Et puisque vous êtes l'Automne, Pensée,

Expliquez-moi plutôt ce que vous allez faire de ce jardin que j'ai préparé, et mon ami l'Ingénieur par son art,

—Orso qui vous parlait tout à l'heure,—y a introduit de bien loin

Ces eaux, les entendez-vous? qui jamais ne font silence.

Tant de fleurs, voyez, tant de choses dont j'ai eu l'idée et qui toutes, cette nuit, sont devenues des roses,

Pour vous, Pensée.

Tout ce qui tient dans la corbeille de Mai. Tout ce sommeil et cette continence de la terre qui peu à peu sans aucun viol s'est enrichie jusqu'à une plénitude merveilleuse.

Comment ferez-vous pour venir à bout de tout cela, ce printemps si beau, quoi, ne voulez-vous rien épargner?

PENSÉE.—Il ne reste que ces feuilles d'inaltérable à ma tête et cette petite grappe de raisin près de mon oreille.

ORIAN.—Pourquoi donc avoir choisi ce personnage de l'Automne, quand je vous voyais plutôt venir à moi telle que le Printemps avec un grand œillet comme un javelot entre les doigts?

PENSÉE.—L'automne me plaît davantage et l'hiver plus encore,

L'intègre hiver qui de toutes choses ne laisse que l'âme

Toute nue et sans visage dans la foi.

ORIAN.—Rome n'a point d'hiver, une heure de suspens seule, le retour et non point l'arrêt, un sourire plus obscur entre des nuits plus longues!

Ici la main de l'Automne est désarmée et votre pouvoir échoue.

PENSÉE.—Qui fera donc mûrir vos raisins, Monsieur le Jardinier? Qui fera descendre jusqu'à la main peu à peu la branche dont le fruit s'accroît?

ORIAN.—Nous saurons vous rendre captive, ô saison qui piquez toute chose avec votre flèche ardente! Nous saurons faire miel de votre or fugitif! Ici le temps n'est plus.

Ici j'ai détruit cet ennemi qui de tous lieux chassait notre cœur insatisfait et qu'on appelle le hasard. Ici les sens ont trouvé leur repos en ce lieu que l'intelligence a conjuré.

Voyez! Ces murailles de verdure presque noire sur qui vous n'avez aucune prise

Ne sont là que pour nous séparer du monde.

Tout ce que peut déverser un ciel d'été,

Il faut ces pins qui sont au-dessus de nous l'ombrage et la bénédiction, il faut pour amener notre œil jusqu'à cet imperceptible petit point de lumière là-haut, cette étoile vertigineuse, l'éboulement de ces sombres avalanches!

Ce palmier derrière vous (l'entendez-vous frémir?) est-ce qu'il ne s'y connaît pas en fait de royauté, le jardinier qui a fait place ici à ces cataractes végétales?

Le voici comme une éruption superbe et humble, qui de toutes parts retombe en une gerbe mélodieuse.

Et il y a aussi le cyprès mince, et droit pour nous parler de la mort.

—L'immobilité autour de nous de ces créatures qui ne peuvent pas être plus belles.

PENSÉE.—Oui, je vois toutes ces choses avec vous à mesure que vous me les montrez.

ORIAN.—Jadis j'avais à moi un jardin.

PENSÉE.—Nous vous l'avons pris, chevalier.

ORIAN.—Oui, vous l'avez acheté, il est à vous maintenant. Je viendrai le voir quelquefois.

Il était bien petit, mais je l'aimais quand même. Trop beau sans doute encore pour un homme si dénué.

PENSÉE.—J'ai honte. Pardonnez-moi.

ORIAN.—Mais non, c'est un service que vous m'avez rendu, me voici bien débarrassé. Qu'est-ce que ces vieux murs?

C'est en avant qu'il faut regarder, pas en arrière.

PENSÉE.—Parole qui m'étonne de vous. Je vous croyais le chevalier du Passé.

ORIAN.—Le Pape est ce qui ne passe pas.

PENSÉE.—Pourtant, dont il faudra se passer.

ORIAN.—Mais votre père est là pour nous aider à lui garder son trône.

PENSÉE.—Trônes bien menacés que ceux-là qui ont l'appui des gens de notre famille!

ORIAN.—Je sais de quel côté vont les vœux intimes de votre père.

PENSÉE.—Qu'attendre? c'est la Révolution qui coule dans nos veines.

ORIAN.—La France à travers toute Révolution veut le Pape intact à Rome.

PENSÉE.—Eh quoi, pour sauver le père, comme vous l'appelez,

Il est besoin autour de lui d'une police étrangère?

ORIAN.—Il est le père pour moi, tant que je suis son fils.

PENSÉE—Je sais qu'il est un peu à vous, votre parrain à tous deux, votre tuteur aussi, qui n'aviez plus père ni mère.

C'est lui qui vous a élevés dans son palais, Orso et vous, quand il n'était encore qu'évêque. Oui, j'ai appris tout cela ce soir.

ORIAN.—Vous êtes bien renseignée. Ma famille est de Savoie, mais ma mère était Milanaise.

PENSÉE.—La mienne est Juive, vous le savez.

ORIAN.—Non, je ne le savais pas.

PENSÉE.—Je veux que vous le sachiez. Une Juive convertie, naturellement. Mon père lui aussi est un bon catholique.

C'est à cela qu'il doit sa fortune. Quoi, votre frère Orso ne vous a pas appris tout cela?

ORIAN.—Il ne sait rien de plus que je ne sais.

PENSÉE.—A quoi lui sert-il donc de me suivre comme il le fait depuis le jour où je l'ai rencontré avec vous?

L'autre jour pendant que nous roulions à travers la campagne, j'entendais le galop de son cheval derrière nous,

Et pendant que nous laissions l'attelage souffler, il était là sous un tombeau qui nous regardait enveloppé dans sa grande cape Romaine. Ma mère l'a vu.

C'est quelque chose bien près de vous qui s'intéresse à moi.

ORIAN.—Orso est un bon enfant qui fera tout ce que je lui dis.

PENSÉE.—Sans doute il vous aime plus que moi.

ORIAN.—Il a été avec les chemises-rouges quelque temps. C'est moi qui l'ai tiré de là et qui l'ai engagé dans les troupes papales.

PENSÉE.—Et moi, je puis faire qu'il perde le goût d'être où je ne suis pas.

ORIAN.—C'est vous qui pouvez venir où il est.

PENSÉE.—J'y viendrai s'il est le plus fort.

ORIAN.—Et comment fait-on pour être le plus fort avec vous?

PENSÉE.—Il sera le plus fort, si je l'aime.

ORIAN.—Comment n'aimerait-on pas Orso?

PENSÉE.—Si vous l'aimez, dites-moi de ne pas écouter ce qu'il vous a chargé de me dire.

ORIAN.—C'est vrai, il a voulu absolument que je vous parle.

PENSÉE.—Il fallait refuser, Orian.

ORIAN.—C'est ce que j'ai tâché de faire.

PENSÉE.—Est-ce qu'on épouse une Juive?

ORIAN.—Vous n'êtes pas Juive?

PENSÉE.—Si vous l'aimez, dites-lui de ne pas épouser une Juive.

ORIAN.—Vous êtes baptisée.

PENSÉE.—Il faut beaucoup d'eau pour baptiser un Juif!

On ne perd pas si facilement l'habitude de tant de siècles! Tous les siècles depuis la création du monde, il me semble que je les porte avec moi.

L'habitude du malheur, l'intimité mauvaise avec sa propre déchéance.

Tant d'attente,

Que nous n'avons pu arriver à changer d'attitude, tant de foi dans la promesse qui n'était pas réalisée,

Que nous n'avons pu y croire du moment où on nous a dit qu'elle l'était.

Vous savez bien que nous n'appartenons pas à la même race. La même, et cependant à part. Il n'y a pas d'union possible entre nous. Oui, vous auriez beau me tendre la main.

ORIAN.—Nous sommes les enfants du même père.

PENSÉE.—Un père? Je n'en ai pas. Qui sont mon père et ma mère? Donnez-moi des yeux pour que je les voie. Je suis seule.

Cet homme qui parlait tout à l'heure, c'est lui que vous appelez mon père?

Croyez-vous que je l'aime? Croyez-vous que j'aime ma mère? Si, pauvre femme, je l'aime, elle m'aime tellement. Je tiens à elle, je ne puis me passer d'elle.

Mais ils ne me connaissent pas, et je sens tellement que je ne puis leur parler et qu'ils n'ont rien à me dire. Ah, de quel poids ils me sont tous les deux!

ORIAN.—Pensée qui êtes à côté de moi....

PENSÉE.—Orian.

ORIAN.—J'ai eu tort d'accepter de vous parler de mon frère.

PENSÉE.—Non. Je suis heureuse que vous soyez venu.

ORIAN.—Je ne puis supporter de vous entendre vous plaindre

Ainsi, comme si vous en appeliez à moi.

PENSÉE.—Que vous importe?

ORIAN.—D'autres souffrent.—J'ai eu tort d'être venu. J'ai tort, à ce moment même, d'être à côté de vous.

PENSÉE.—Il faut avoir tort quelquefois.

D'autres souffrent. Mais rien que de voir la lumière est beau!

PENSÉE.—Parole que j'ai entendue souvent.

ORIAN.—Belle comme vous l'êtes...

Elle lui met légèrement la main sur le bras.

Eh bien?

PENSÉE.—J'écoute ce que vous dites.

ORIAN.—Et quand vous seriez misérable encore et autant que vous le croyez,

Nous sommes jeunes! et la vie est grande ouverte devant nous, celle-ci, et l'autre par derrière qui n'a aucune fin.

Ah, rien que de vivre et de voir et d'avoir les yeux ouverts et d'être vivant et de voir le soleil est beau!

PENSÉE.—Oui, rien que de voir la lumière est doux.

ORIAN.—Ou la nuit même sans laquelle il n'y aurait pas toutes ces étoiles.

PENSÉE.—Je ne les vois pas, j'écoute seulement. Je ne veux pas voir, j'écoute. (Et tenez, ce bruit si triste, entendez-vous? comme un plumage froissé,

C'est le troisième palmier à notre droite.)

Mais peut-être que si vous me disiez: Ouvrez les yeux, Pensée!

Peut-être qu'alors j'ouvrirais les yeux et je verrais.

ORIAN.—Est-ce pour fermer les yeux que vous êtes venue à Rome?

PENSÉE.—Montrez-moi la Justice et cela vaudra la peine de les ouvrir. Qu'est-ce que cette Beauté qui ne nous empêche pas d'être aveugles?

Moi aussi, on m'a conduite au milieu de vos dieux grecs, moi aussi, j'ai posé la main sur ce marbre qui brûle!

C'est ce que nous, les gens de l'ancienne Foi, nous appelions les idoles.

Qui a connu la nuit pour de bon, il faut un autre soleil que celui-ci pour en venir à bout!

ORIAN.—Quelle est donc cette nuit dont vous me parlez toujours?

PENSÉE.—Ténèbres furent-elles jamais plus grandes que celles-ci qu'aucun ami jusqu'à moi ne peut traverser?

Je suis une Juive comme ma mère, et elle pensait que la Révolution était venue, et que tout allait se mêler et s'égaliser, et que vous l'accepteriez parmi vous, elle a tant de bonne volonté!

Mais je suis mieux instruite;

Tout vaut mieux que le faux amour, le désir qu'on prend pour la passion, la passion qu'on prend pour une acceptation, et puis

La position qu'on reprend peu à peu de part et d'autre, et ce cœur peu à peu qui vous redevient étranger,—cet Orso que vous voudriez que j'épouse!

Moi je suis comme la Synagogue jadis, telle qu'on la représentait à la porte des Cathédrales,

On a bandé mes yeux et tout ce que je veux prendre est brisé.

(Bas et avec ardeur.) Mais vous autres qui voyez, qu'est-ce que vous faites donc de la lumière?

Vous qui voyez du moins, vous qui savez du moins, vous qui vivez du moins,

Vous qui dites que vous vivez, qu'est-ce que vous faites de la vie?

ORIAN.—Cette eau qui nous fait vivre, vous aussi, elle a touché votre front.

PENSÉE.—Elle n'a point touché mon cœur!

Une âme comme la mienne, ce n'est pas avec l'eau qu'on la baptise, c'est avec le sang!

ORIAN.—A cette eau le sang d'un Dieu était joint.

PENSÉE.—Cette eau, est-ce moi qui l'ai appelée?

ORIAN.—Mais ce sang, c'est vous qui l'avez répandu.

PENSÉE.—Ce dieu, c'est nous qui vous l'avons donné.

Ah, je le sais, s'il y a un Dieu pour l'humanité, c'est de notre cœur seul qu'il était capable un jour de sortir!

ORIAN.—N'en est-il point sorti?

PENSÉE.—Qu'en avez-vous fait? Est-ce pour cela que nous vous l'avons donné,

Pour que les pauvres soient plus pauvres, pour que les riches soient plus riches?

Pour que les propriétaires touchent leurs loyers? pour que les rentiers mangent et boivent? Pour que des rois à demi fous règnent sur des peuples abrutis?

Et que là où les vieux rois tombent, surgissent pour les remplacer d'affreux avocats à pantalon noir,

Des fripons, des convulsionnaires, des professeurs, des hypocrites à mâchoires de loups mêlés à de vieilles femmes,

Des hommes comme mon père?

Et qu'il soit défendu de rien changer à tout cela? Parce que tout pouvoir vient de Dieu?

ORIAN.—Par quoi les remplaceriez-vous?

PENSÉE.—Grand Dieu, ce sera beaucoup déjà d'être défait de ceux-ci et de ce voile dégoûtant tout de suite qui nous aveugle et nous asphyxie!

Et qui sait si la lumière n'existe pas, et si pour la voir il ne suffirait pas de rompre tous ces corps morts autour de nous comme une affreuse forêt?

Il n'y a pas de résignation au mal, il n'y a pas de résignation au mensonge, il n'y a qu'une seule chose à faire à l'égard de ce qui est mauvais, et c'est de le détruire!

Et c'est pourquoi je déteste tant cette chose que vous savez, et qui me sépare de vous,

Parce qu'elle est la grande étouffeuse, parce qu'elle est la grande endormeuse,

Parce qu'elle voudrait rendre intangibles toutes ces idoles humaines et lier éternellement les vivants avec les morts,

Comme si ce que la force et la ruse ont fait, la force avec la ruse ne pouvait pas le défaire, comme si c'était sacré et oint de Dieu, toutes ces larves Autrichiennes!

Ce n'est pas assez d'avoir vu un seul jour toutes ces longues faces blafardes, vous voudriez les rendre éternelles!

Et c'est pourquoi tout mon cœur est avec cette Italie qui se réveille et qui aspire à la forme qui lui est naturelle!

Et qui estime qu'elle est assez grande pour avoir soin de ses propres affaires sans tous ces étrangers, et qui ne supporte plus sur sa chair vivante

Ces choses mortes qui n'ont raison, ni ordre, ni nécessité!

—Et c'est vous que je vois devant moi comme l'avenir et comme la jeunesse, qui vous rangez avec les morts contre les vivants!

ORIAN.—Je ne suis pas un Autrichien. Mon père est mort en se battant contre eux. Et quant à tous ces princes dont vous me parlez,

Qu'ils se débrouillent avec leur Révolution, avec tous ces gens dont vous êtes tellement sûr qu'ils vivent et toute cette semence de députés.

Les morts sans moi sont assez bons pour ensevelir les morts.

PENSÉE.—Et ce n'est pas un mort que vous défendez, cette idole que vous appelez le Pape?

ORIAN.—Christ aussi dont le Pape est l'image est un mort.

PENSÉE.—Quelle part donc réclame-t-il parmi nous?

ORIAN.—Pas plus large que la croix.

PENSÉE.—Le Christ n'a pas eu de terre à lui.

ORIAN.—Assez pour que la croix y fût plantée.

PENSÉE.—La croix est la souffrance.

ORIAN.—Elle est la rédemption.

PENSÉE.—Nous ne voulons pas de la souffrance!

ORIAN.—Qui tuera donc en vous ce qui était capable de mourir?

PENSÉE.—Nous ne voulons pas de la souffrance!

ORIAN.—Vous ne voulez donc point de la joie.

PENSÉE.—Nous ne voulons pas de la joie? C'est à moi que vous dites que je ne veux pas de la joie? La joie, Orian, ah, quel mot avez-vous prononcé?

ORIAN.—Demain vous épouserez mon frère.

Silence.

PENSÉE.—Dois-je croire que vous le désirez? dois-je croire que vous désirez qu'il y ait ce lien entre nous?

ORIAN.—Non pas de lien, mais quelque chose d'irréparable entre vous et moi, il le faut.

PENSÉE.—Et c'est pourquoi vous avez eu tellement hâte de me parler pour lui?

ORIAN.—Demain je serai seul ici et j'entendrai dans la nuit cette même palme derrière moi frémir!

PENSÉE.—Et est-ce qu'elle ne parle pas de souffrance?

ORIAN.—Elle parle de triomphe.

PENSÉE.—Et sera-ce un triomphe bien cher à votre cœur, Orian,

Que celui qu'il vous est offert de remporter

Au détriment du mien?

ORIAN.—Paroles amères à écouter! Je les entends donc de vous à la fin! Oui, je les aurai une fois entendues.

Vous êtes faite pour l'amour, Pensée, et l'amour n'est pas fait pour moi.

PENSÉE.—Et pourquoi voudrais-je de cet amour dont vous ne voulez pas?

ORIAN.—Le bien que je ne puis pas vous faire, un autre,—ce que je ne puis pas vous dire,

Un autre vous le dira à ma place.

PENSÉE.—C'est Orso, votre frère, dont vous voulez parler?

ORIAN.—Que vous donnerais-je, Pensée, qui me soit plus cher? et que lui donnerais-je...

PENSÉE.—Oui, que lui donneriez-vous, à cet heureux frère,

De meilleur que ceci dont vous ne voulez pas?

ORIAN.—Si vous m'étiez indifférente, Pensée,

Je n'aurais pas accepté si aisément de vous parler de lui.

PENSÉE.—Dites-lui de ne pas épouser une Juive.

Est-ce lui qui viendra à bout de ces ténèbres avec moi? Imprudent, ce que vous avez rallumé en lui, qui sait si je ne suis pas là pour l'éteindre?

Et moi, pauvre Pensée,

Ce qui a été refusé une fois, comment faire désormais pour le donner?

Ces ténèbres dont on n'a pas voulu, cette âme rebutée, cette âme, l'unique chose qui fût à moi, si pauvre, mais cependant unique,—ces ténèbres que j'offrais, n'ayant pas autre chose à donner,—

Il faudra une bien grande lumière désormais pour en venir à bout!

ORIAN.—Que puis-je faire, Pensée?

PENSÉE.—Il est juste que vous préfériez votre âme à la mienne.

ORIAN.—Juste ou non, oui, malgré ce lâche cœur qui me trahit, oui, malgré cet affreux appétit de bonheur,

Pendant que j'ai encore assez de raison pour en juger!

Ce dont j'ai besoin, je sais qu'il n'est pas en votre pouvoir de me le donner.

PENSÉE.—Est-ce que la joie existe, Orian?

ORIAN.—Ah, est-ce qu'il ne faut pas qu'elle existe pour que je le préfère à vous?

Elle existe, et mon seul devoir est de l'atteindre.

PENSÉE.—Que ferons-nous des autres?

ORIAN.—En seront-ils plus vivants si je péris?

PENSÉE.—Qu'ils périssent donc.

ORIAN.—Mon devoir n'est pas avec eux.

PENSÉE.—Il est contre eux. Ce peuple qui est de votre sang, à cette heure qu'il demande à vivre, et que tous ses membres cherchent comme un corps qui ressuscite à se rejoindre,

A cette heure où du Sud au Nord il ne veut plus être qu'un seul corps en une seule âme,

C'est vous qui vous rangez contre lui.

ORIAN.—Je ne puis être contre mon père.

PENSÉE.—Ainsi entre la vie et vous, entre vous et moi,

Toujours cet absurde vieillard pour qui le temps ne marche pas!.

ORIAN.—Ce qui est raisonnable pour lui l'est bien assez pour moi.

PENSÉE.—Il y a tout un peuple avec moi qui a besoin de vous.

ORIAN.—Et moi, je n'ai besoin d'autre chose que de la joie.

PENSÉE.—Où est la joie autre part que dans la vie?

ORIAN.—Au-dessus de la vie, et qui d'autre que lui la donne?

L'origine et le père qui n'a jamais tort.

Où est la paix autre part que dans le Père qui n'est hors d'aucune chose et qui n'a de haine pour aucune?

Est-ce le peuple qui a raison? Tous ces aveugles qui crient! C'est ça de qui vient la vie?

Ah, reculer je sais que mon cœur est faible et ce qui crie en eux ne parle que trop en moi.

Ce n'est pas par aucune violence que nous entrerons en possession de notre héritage.

PENSÉE.—C'est la joie qui est cet héritage?

ORIAN.—Héritage vraiment ce qui ne peut être acquis ni conquis ni mérité,

Et qui est notre droit par le fait d'un autre.

PENSÉE.—Qu'est-ce que la joie?

ORIAN.—Ce que je puis dire est qu'elle ne commence pas et qu'elle n'a aucune fin.

PENSÉE.—Et pourquoi penser que je suis votre ennemie et que je vous veux aucun mal?

ORIAN.—Vous n'êtes pas mon ennemie, Pensée.

PENSÉE.—C'est vrai que vous n'êtes pas mon ennemi? Ah, que j'entende seulement un mot de vous avec douceur et vous n'aurez plus besoin d'obstacle pour le placer entre nous.

Je sais que là où vous êtes, il n'y a aucune place pour moi.

ORIAN.—Pourquoi n'y en aurait-il aucune?

PENSÉE.—Qui me conduira où vous êtes? qui me donnera ce que vous me refusez?

ORIAN.—Et que nous soyons heureux l'un par l'autre ici-bas, Pensée, est-ce là le plus grand des biens?

PENSÉE.—Il n'y a pas de bien pour moi que celui que je tiens de vous.

ORIAN.—Et n'est-ce pas de moi déjà que vous tenez cette souffrance?

PENSÉE.—Vous-même, n'en tenez-vous de moi aucune? Ah, dis ce que tu veux, je sais qu'il y a en vous une chose qui m'appartient et qui est mon droit!

Une chose qui est à moi seule, une chose qui est pour moi seule,

Une parole qui est à moi seule et que nulle autre ne peut entendre!

ORIAN.—Qu'attendez-vous donc de moi, Pensée?

PENSÉE.—Une seule chose que vous ne pouvez pas faire, un seul mot que vous ne pouvez pas dire.

ORIAN.—Qu'est-ce donc que je ne puis pas faire, petite fille?

PENSÉE.—Que je voie mon âme tout entière dans la vôtre.

ORIAN.—Ouvrez donc les yeux, Pensée et voyez.

PENSÉE.—Je ne les ouvrirai pas que je ne sache que vous m'avez pardonné.

ORIAN.—Eh quoi, pardonné seulement?

Elle avance la main et des doigts lui touche légèrement la bouche.

PENSÉE.—Ah, tais-toi, mon bien-aimé! et ce mot que tu vas dire, ah, réserve-moi le pour un autre moment, quand le corps et l'âme se séparent!

Tais-toi, et ce mot qui n'est pas fait pour la terre, ce mot sans aucun son que tu me dis, voici que je l'ai lu sur tes lèvres!

ORIAN.—Venez que je voie mieux votre visage.

Il l'attire aux rayons d'une lampe.

Pourquoi tenir les yeux baissés, ma colombe?

Elle les lève vers lui.

PENSÉE.—Est-ce qu'ils sont beaux?

ORIAN.—Assez pour que je les reconnaisse au delà de la mort.

PENSÉE.—Si beaux?

Elle les baisse lentement de nouveau.

ORIAN.—Ah, pourquoi me les cacher si tôt? ah; lève-les de nouveau sur moi, ma bien-aimée!

PENSÉE.—Je suis aveugle.


ACTE II

SCÈNE I

Un cloître de marbre blanc avec des colonnes antiques dans un couvent franciscain des environs de Rome. Au milieu, un puits de marbre muni de deux colonnes. Le jardin est tout planté d'orangers déjà chargés de leurs fruits à moitié jaunes.

Le PAPE PIE est assis à côté du puits sur la margelle duquel il tient le bras allongé, comme un homme accablé de douleur. De l'autre côté du puits, d'abord assis, puis debout, le FRÈRE MINEUR; il a l'air tout jeune.

LE FRÈRE MINEUR, à demi-voix, la main levée sur le Pape, comme un prêtre qui achève de donner l'absolution:


... ainsi-soit-il.

Silence.

Mon fils, allez en paix.

Pause.

Saint-Père, puisque je vous ai absous, il ne faut pas être triste.

LE PAPE PIE.—Petit frère, quoi, veux-tu déjà me congédier?

Supporte-moi avec patience un moment, il fait bon près de ton puits.

Laisse-moi te montrer ma faiblesse, mon enfant, comme je t'ai montré ma misère, je ne suis qu'un vieillard.

LE FRÈRE MINEUR.—Restez, Saint-Père. Ici vous êtes bien à l'abri avec nous et personne ne nous veut du mal en ce lieu.

—C'est cette grande chaleur qu'il a fait aujourd'hui qui vous a éprouvé.

LE PAPE PIE.—Le soir tombe.

LE FRÈRE MINEUR.—Laissez-moi aller vous chercher une cruche d'eau. Un peu de miel aussi, il est très bon, c'est moi qui m'occupe des abeilles,

Le Prieur des ruches, comme on m'appelle.

LE PAPE PIE.—Reste avec moi.

LE FRÈRE MINEUR.—Si je vous vois ainsi désolé, moi aussi, je vais être triste.

LE PAPE PIE.—Et comment ferais-tu, frère Pecorello, pour être triste?

LE FRÈRE MINEUR.—Qui pourrait s'empêcher de pleurer en voyant votre grande humilité,

Et cet aveu que vous m'avez fait de vos péchés, simple comme un petit enfant?

LE PAPE PIE.—Tu m'as sagement parlé, petit frère, et je t'écoutais en prenant de bonnes résolutions.

N'étais-tu pas berger autrefois? C'est en soignant les moutons que tu as si bien appris à consoler les hommes?

LE FRÈRE MINEUR.—Souvent j'ai rapporté sur mon dos quelque sotte brebis.

LE PAPE PIE.—C'est Nous qui sommes la sotte brebis?

LE FRÈRE MINEUR.—Pardonnez à ma grande bêtise.

LE PAPE PIE.—Et toi qui es le sage Pasteur?

LE FRÈRE MINEUR.—Il n'y a pas deux manières de souffrir, Saint-Père, et il n'y en a pas deux d'avoir de la peine pour un autre.

LE PAPE PIE.—Ces paroles sont meilleures pour moi que de l'eau.

LE FRÈRE MINEUR.—Père, je n'ai pas autre chose que mon cœur à vous donner.

LE PAPE PIE.—Je sais que celui-là n'est pas né qui m'enlèvera l'amour de mon petit frère.

LE FRÈRE MINEUR.—Saint-Père, comment tout le monde ne vous aime-t-il pas?

LE PAPE PIE.—Beaucoup seraient contents de Nous voir mort. Beaucoup se réjouiraient et donneraient des festins et enverraient des présents à leurs amis, disant: Il n'y a plus de Pape enfin. Il est mort, le vieillard obstiné.

LE FRÈRE MINEUR.—Du moins il n'y a personne qui pense ainsi dans notre ville de Rome.

LE PAPE PIE.—Non, petit frère.

LE FRÈRE MINEUR.—S'il y a vraiment des gens qui vous haïssent, ce sont les Turcs, ou les Allemands là-bas, ou les Russes, ou quelqu'un de ces mauvais Français révolutionnaires,

Ou les Chinois dont on m'a dit qu'ils ont une queue dans le dos, cela nous a fait bien rire.

Mais nous autres, nous vous connaissons bien, qui vivons à côté de vous et sur les marches de votre maison,

A part quelques pauvres frères peut-être mélancoliques et vexés par le démon,—Dieu ait pitié de leur âme tourmentée.

LE PAPE PIE.—Petit frère, il faut faire une instante prière pour Nous, ce soir même, à saint François et à la Madone.

LE FRÈRE MINEUR.—Oui, je la ferai.

LE PAPE PIE.—Non recuso laborem. Mais avant que ce que Nous attendons arrive, avant que Nous recevions de Nos propres enfants ce coup,

Plaise gracieusement à Dieu que Nous soyons adjoint à nos prédécesseurs.

Nous avons vu les années de Pierre. Nous avons fait Notre tâche, oui, plus longue que celle d'aucun Pape depuis les jours du fils de Cephas.

LE FRÈRE MINEUR.—Saint-Père, celui qui est mort en Dieu, peu lui importe qu'il soit vivant ou non en cette chair.

LE PAPE PIE.—Nous savons que Notre infirmité est grande et Notre vertu petite.

LE FRÈRE MINEUR.—Il y a bien des anges qui prient pour vous en ce moment au ciel et sur la terre.

LE PAPE PIE.—N'est-il pas écrit que le Pasteur oublie toutes les autres brebis à cause d'une seule qui bronche?

Que ferai-je quand je paraîtrai devant Dieu à la tête de ce troupeau décimé?

Et que je n'aurai d'autre excuse que de dire: Ce n'est pas ma faute.

LE FRÈRE MINEUR.—Non, ce n'est pas votre faute.

LE PAPE PIE.—Plût au ciel qu'elle fût tout entière sur Nous et non pas sur eux!

LE FRÈRE MINEUR.—Pauvres amis, leur ignorance est grande.

LE PAPE PIE.—Ah, je suis désarmé devant eux et il est trop facile de m'atteindre!

LE FRÈRE MINEUR.—Ce n'est pas vous qu'on hait, mais une image vaine qu'ils se font.

LE PAPE PIE.—Quelle arme ai-je contre mes enfants? Il est trop facile de percer le cœur d'un père.

Il est dur pour un père d'être haï de ses enfants.

LE FRÈRE MINEUR.—Ainsi pleurait David sur son fils Absalon.

LE PAPE PIE.—Petit frère, qui es tout près de Dieu, pourquoi le monde nous hait-il?

LE FRÈRE MINEUR.—Il haïssait Jésus-Christ.

LE PAPE PIE.—Nous voici accoudé près de ce puits comme jadis le fut Notre-Seigneur près de celui de Jacob et on dirait qu'il n'y a rien de changé depuis dix-huit cents ans.

Le soleil est à la même place? C'est toujours la même Samarie et le Vicaire de Jésus-Christ n'est pas moins abandonné que le Fils de l'Homme.

Celui qui est venu, c'est comme s'il n'était pas venu. Tout ce qui a été dit, c'est comme si cela n'avait pas été dit; tout ce qui a été fait, c'est comme si cela n'avait pas été fait; tout ce qui a été entendu, c'est comme si cela n'avait pas été entendu.

LE FRÈRE MINEUR.—Il y a la Samaritaine qui est en marche déjà.

LE PAPE PIE.—Dieu bénisse cette porteuse de vase!

LE FRÈRE MINEUR.—Quand tous les puits seront à sec, celui-ci aura de l'eau encore.

LE PAPE PIE.—Ils disent qu'ils n'ont pas soif; ils disent que ce n'est pas une source; ils disent que ce n'est pas de l'eau; ils disent que ce n'est pas l'idée qu'eux-mêmes se font d'une source et de l'eau; ils disent que l'eau n'existe pas.

Quant à Nous, Nous ne savons autre chose, sinon qu'elle donne la vie et que nul ne peut vivre sans elle.

Si cela est, cela n'est pas Notre faute, pourquoi Nous en font-ils un reproche?

Et pourquoi disent-ils qu'on ne peut y arriver? alors que cet abreuvoir des Patriarches est parfaitement visible, bien que ses murs soient de la couleur de la terre,

Et que de loin on le prenne pour un tombeau.

Pourquoi choisissent-ils de mourir? et pourquoi, Vieillard inutile, ne suis-je placé en un lieu si étroit que la vision de ce désert où meurent mes enfants me soit retirée?

LE FRÈRE MINEUR.—Mais vous aussi, Saint-Père, vous aussi vous avez un père pour y cacher votre visage.

LE PAPE PIE.—Parce qu'ils n'ont plus de Père, en seront-ils plus heureux? Si je ne suis plus avec eux, en qui seront-ils frères? Y aura-t-il plus de concorde entre eux et plus d'amour?

LE FRÈRE MINEUR.—Il ne dépend pas d'eux de cesser d'être vos fils.

LE PAPE PIE.—Que Nous reprochent-ils? Ce n'est pas Nous qui avons fait le Ciel et la Terre.

Ce n'est pas Nous davantage qui avons fait le péché.

Est-ce Notre faute? Il est dur de voir la haine dans leurs yeux. Il est dur de les entendre tout le long du jour blasphémer et dire des choses mauvaises contre Dieu.

Pourquoi s'en prennent-ils de leur malheur à Nous qui ne savons donner autre chose que la Vie?

S'ils nous écoutaient, s'ils avaient confiance en Nous, il n'y a pas de chose que Nous ne saurions leur expliquer.

Est-ce qu'on est jamais assez grand pour se passer de père? Est-ce que Nous serons jamais assez vieux pour Nous passer de fils?

Ah, que l'un seul d'entre eux périsse, c'est un malheur assez grand pour que l'amour de tous les autres ne suffise pas à Nous en consoler.

Et qui, sinon ces ingrats, me donnera ma postérité, la race qui est en Notre Successeur sera la future Église?

LE FRÈRE MINEUR.—Priez.

LE PAPE PIE.—Si encore Nous comprenions ce qui les éloigne de Nous!

Hélas, si ce qu'ils proposent à la place de ce que Nous savons avait quelque beauté ou quelque vraisemblance.

Mais jamais le vieux Déprédateur ne s'est mis moins en peine de cacher son hameçon.

Ce n'est plus avec le plaisir qu'on les pêche, ou le fruit qui fait devenir comme Dieu,

Mais avec la mort toute nue, et le désespoir, c'est cela qu'on leur promet, et le Néant, c'est cela qu'on leur dit qui existe.

Pour Nous il n'est pas en Notre pouvoir que ce qui est vrai soit faux.

LE FRÈRE MINEUR.—Saint-Père, si vous étiez auprès de chacun d'eux comme vous êtes en ce moment près de moi, sans doute qu'ils vous entendraient.

LE PAPE PIE.—Où sommes-Nous donc, petit frère?

LE FRÈRE MINEUR.—Ils ne vous voient que sur Votre trône au milieu des épées flamboyantes, le front ceint de la triple couronne et fulminant l'excommunication.

LE PAPE PIE.—Il y a un autre lieu cependant où Nous ne cessons pas d'être.

LE FRÈRE MINEUR.—Où donc, Saint-Père?

LE PAPE PIE.—Ils Nous trouveraient, s'ils Nous cherchaient où Nous sommes.

LE FRÈRE MINEUR.—Où donc êtes-vous?

LE PAPE PIE.—A leurs pieds, avec Notre-Seigneur.

LE FRÈRE MINEUR.—C'est du Pape en effet qu'il est écrit qu'il est le Serviteur des serviteurs.

LE PAPE PIE.—Telle est la place qui est par excellence la Nôtre, la plus basse entre tous les hommes.

C'est là que Nous sommes assis continuellement, les suppliant pour le salut de leur âme et pour la libération de la Nôtre.

LE FRÈRE MINEUR.—Ah, je remercie Dieu de n'être qu'un pauvre petit frère qu'on n'a même pas jugé digne de rester le cuisinier!

LE PAPE PIE.—Et maintenant voici qu'ils ne se contentent point de ce qui est à Nous et qu'ils réclament de Nous Notre héritage, comme si Nous étions mort.

LE FRÈRE MINEUR.—Ah, donnez-le-leur donc, Saint-Père, il est si agréable de donner, il est si bon de n'avoir rien à soi!

Qui demande la robe, qu'on lui donne aussi le manteau. Qui veut nous forcer à aller jusqu'à Sainte-Agnès avec lui, nous irons de bon cœur jusqu'à Viterbe.

LE PAPE PIE.—Petit frère, ici tu ne me conseilles pas comme un homme sage.

LE FRÈRE MINEUR.—N'est-ce pas l'Évangile qui parle ainsi?

LE PAPE PIE.—Quand tu étais berger de moutons, est-ce que les moutons étaient à toi, et est-ce que tu avais le droit de les donner?

LE FRÈRE MINEUR.—Non pas, c'est vrai.

LE PAPE PIE.—Et si un Anglais te demandait cette belle chaudière en cuivre dont tu es si fier, où l'on fait cuire le repas de la communauté, et qui porte les armes d'un cardinal,

Est-ce que tu aurais le droit de la vendre?

LE FRÈRE MINEUR.—Ce serait un grand péché.

LE PAPE PIE.—Ainsi je n'ai pas le droit davantage de donner ce qui n'est pas à moi,

Ce qui n'est pas à Nous, mais à tous Nos prédécesseurs avec Nous, et à Vous Nos successeurs avec Nous, ce qui est à toute l'Église, ce qui est à tout l'Univers avec Nous.

LE FRÈRE MINEUR.—Eh bien, ce que vous ne pouvez leur donner, qu'ils le prennent!

LE PAPE PIE.—C'est une chose défendue que de prendre ce qui n'est pas à soi.

LE FRÈRE MINEUR.—Cela sera à eux une fois qu'ils l'auront pris. Hélas, cela fera partie de toutes ces choses qui sont tellement à eux et qui les rendent si contents.

Pour vous, n'avez-vous pas fait ce que vous pouviez? Réjouissez-vous parce que votre fardeau est allégé. Et priez pour ces pauvres enfants, que Dieu trouve moyen d'arranger ses comptes avec eux.

Saint-Père, le monde devenait trop exigeant, une machine trop compliquée. Qui veut s'en occuper, il faut qu'il en soit trop l'esclave.

Jamais le fardeau ne fut plus lourd, réjouissez-vous parce qu'il a plu à Dieu de vous en soulager.

Vous voilà comme un pauvre curé réduit à son presbytère. Vous voici un vrai Franciscain comme nous. Voici le Séraphin d'Assise qui a obtenu la Pauvreté pour le Pape de Rome.

LE PAPE PIE.—L'amère pauvreté est celle de l'amour de mes enfants.

LE FRÈRE MINEUR.-Ce qui vous manque de leur part, Dieu lui-même se chargera de vous le régler.

Quoi, Saint-Père, sont ce là vos bonnes résolutions? Est-ce là ce que vous venez de promettre à votre confesseur?

Vous avez un père aussi, croyez-vous qu'il soit content de vous voir si triste,

A cause de ce présent qu'il vous a fait d'un dénuement qui est comparable au sien?

Ces minutes qui vous semblent si amères, cependant elles font partie de l'An de Grâce et du temps de la Bonne Nouvelle.

A cause des choses bonnes que nous ne pouvons donner, oublierons-nous celles que nous-mêmes avons reçues?

Saint-Père, qu'est-ce qu'il fait, celui qui n'a plus de péchés? Il chante!

Ainsi Christine l'Admirable sur son lit de souffrances et de ses lèvres immobiles, de ce cœur pareil au soleil levant sous cette forme à demi détruite, de même que l'on reconnaît un oiseau parmi les autres oiseaux,

Une mélodie de jubilation sans aucune reprise de l'haleine s'élevait comme le chant d'un séraphin en extase!

Ainsi notre frère Pacifique qui de deux morceaux de bois mort ramassés au fond du jardin se faisait un violon dont il savait jouer mieux qu'un tireur d'archet,

Et la musique qu'il en faisait sortir, il n'y avait que Dieu et lui pour l'écouter.

LE PAPE PIE.—C'est vrai, petit frère, ce que tu dis.

LE FRÈRE MINEUR.—Article Premier de la théologie, celle que je fais à mes abeilles! Il est temps que j'aille m'occuper d'elles.

Votre bénédiction, Saint-Père.

—Je vois vos deux neveux qui s'approchent pour vous parler.

Il sort.


SCÈNE II


Entrent ORIAN et ORSO. Ils s'agenouillent tour à tour devant le Pape et lui baisent la main.

LE PAPE PIE.—Je suis content de vous voir, mes enfants.

ORSO. Père, je vous amène un homme obstiné afin que vous lui fassiez entendre raison.

ORIAN.—C'est lui qui a perdu le sens et il faut que vous lui imposiez votre volonté.

ORSO.—Il a fini par se rendre quand je lui ai proposé de soumettre la chose à votre jugement.

LE PAPE PIE.—Je suis prêt à vous écouter.

ORIAN.—Par où commencer, Orso? Mais je sais ce que notre Père décidera. C'est absurde de nous avoir amenés ici.

ORSO.—Père, il a vingt-huit ans et je n'ai qu'un an de moins que lui.

Mais il est plus sage que moi; les chevaux et les armes sont plus mon affaire que les livres.

ORIAN.—Vraiment ce qu'il dit est si bête qu'il vaut mieux ne pas y répondre.

ORSO.—C'est lui qui m'a ramené à vous, Père, quand je m'égarais tristement.

ORIAN.—Non pas moi, Orso, mais la grâce de Dieu, et les prières de notre mère, et le bon sang qui coule dans tes veines.

ORSO.—Père, il est mon aîné, regardez-le. Il est grand. Je l'aime. Je l'admire.

C'est à lui de décider tout, et moi, je le suis où il va.

Dieu m'a tout disposé pour être son frère, le second avec lui, ce qui était en plus quand on l'a fait. Pour l'aider, pour l'aimer, pour faire ce qu'il me dit; et non pas pour prendre ce qui est à lui et pour lui causer aucune peine.

LE PAPE PIE.—Je sais que tu es un bon enfant, mon Orso.

ORSO.—Alors est-ce que je vais lui prendre la femme qu'il aime?

ORIAN.—Père, n'écoutez pas ce qu'il dit.

ORSO.—Ah, j'ai eu bien du mal à lui arracher cet aveu! Je le voyais si sombre et si fermé. Et je sais qu'elle l'aime aussi.

ORIAN.—C'est triste d'entendre de telles sottises.

LE PAPE PIE.—Est-ce vrai, Orian? Eh quoi, mes enfants, êtes-vous si grands déjà, il me semble que je vous vois tout petits encore. Voilà que vous voulez prendre femme et le vieux Père ne vous suffit plus.

ORSO.—Si fait, Saint Père, nous du moins nous serons toujours avec vous.

ORIAN.—Père, voici ce qu'il en est et je vais tout vous expliquer.

Cet Orso que vous voyez s'est follement épris d'une certaine personne.

Et parce qu'il n'osait pas lui parler, c'est moi qu'il a chargé de lui faire part de ses sentiments.

A quoi j'ai, par faiblesse et plus follement encore, consenti.

ORSO.—Je me le reproche, Orian. C'est un tort que je t'ai fait d'avance.

J'aurais dû savoir qu'où va mon cœur, là le tien doit être aussi.

ORIAN.—C'est à cette fête que donnait le prince Wronsky. J'ai donc... J'ai parlé à cette jeune fille.

Ah, j'étais trop orgueilleux aussi, trop dur, trop sûr de moi-même! Tout cela qu'il y avait en moi et que je ne connaissais pas, à mesure qu'elle parlait, tout cela qui fournissait en moi comme de la musique.

Il ne fallait pas que la vie fût si facile pour moi, il y a quelqu'un qui s'est chargé d'y mettre bon ordre.

Ce n'est pas drôle qu'à la vue de ce beau visage, sans que je sache comment, il y ait quelque chose en moi qui se soit mis à chanter, de si triste, de si enivrant, de si amer?

Toute une partie de moi-même dont je croyais qu'elle n'existait pas, parce que j'étais occupé ailleurs et que je n'y pensais pas. Ah, Dieu, elle existe, elle vit terriblement. Oui. Je n'ai pas une année de plus que mon âge.

Et ce qu'elle m'a dit (cette personne dont je parle), je ne peux plus l'ôter de ma pensée.

J'y arriverai cependant.

LE PAPE PIE.—Oui, il faut y arriver.

ORIAN.—L'entretien que nous avons eu, je voulais le garder pour moi. Je voulais me taire, fuir.

C'est lui qui ne m'a point laissé de repos et qui m'a forcé de tout lui dire. Du moins je ne serai pas un traître avec lui.

ORSO.—Et moi je n'en serai pas un avec toi.

Père, délivrez-le de ces scrupules bêtes.

Est-ce qu'il croit vraiment qu'il va me forcer à épouser cette personne qui l'aime et ne m'aime pas?

ORIAN.—Elle t'aimera, Orso.

ORSO.—Est-ce que je te prendrai ce qui est à toi? Ferai-je le bonheur de ma vie de ce qui serait le malheur de la tienne?

Ce n'est pas là ce que nous nous sommes juré, mon grand! Ce ne serait pas la peine d'être frères si nous n'étions en même temps de si bons amis.

ORIAN.—Tout ce que tu dis, Orso, je pourrais le dire aussi bien.

ORSO.—Mais ce n'est pas moi qu'elle aime, bon Dieu! c'est toi, elle a raison. Ce n'est pas un sacrifice que je te fais.

Quant à moi, je suis un soldat, est-ce que je vais fonder une famille, c'est ridicule!

Pour quatre jours complètement que j'ai la compagnie de tous mes membres. Car un temps a l'air de s'approcher qui ne promet pas l'âge de Mathusalem à l'espèce d'homme que je suis.

LE PAPE PIE.—Cette jeune fille n'a-t-elle pas d'yeux pour faire son choix elle-même entre vous deux?

ORIAN.—Précisément elle n'en a pas.

LE PAPE PIE.—Aveugle? c'est la fille du comte de Coûfontaine.

ORIAN.—L'ambassadeur de France oui.

LE PAPE PIE.—Il y a une tradition que jadis une demoiselle de Coûfontaine a sauvé Notre prédécesseur.

ORIAN.—Je ne sais.

LE PAPE PIE.—Vous savez que son père est Notre ennemi, en secrète union avec tous Nos persécuteurs?

ORIAN.—Je ne veux rien savoir de cet homme.

LE PAPE PIE.—Et que la mère est née Juive, et que l'enfant sans doute a été élevée dans la haine du Christ?

ORIAN.—Saint Père, elle est aveugle.

LE PAPE PIE.—Et vous qui voyez, c'est une aveugle que vous voulez prendre pour épouse?

ORSO.—Comment essayer de m'expliquer? Il ne faudrait pas avoir d'honneur. Cette faiblesse qui me donne un droit sur elle, un devoir sur elle. Il y a quelque chose en moi dont je sentais qu'elle ne pouvait se passer. Ces yeux où il n'y a pas besoin qu'il se forme une image pour qu'ils me voient.

ORIAN.—Vous entendez ce qu'il dit?

LE PAPE PIE.—Et que dis-tu toi-même?

ORIAN.—Père, que faire? ce n'est pas ma faute. Tant qu'on n'aura pas trouvé autre chose que les femmes pour en être les enfants, jusque là sur un cœur d'homme elles conserveront leur droit et leur empire.

Qui serait resté insensible en la voyant ainsi chancelante et aveugle et perdue au milieu de ténèbres irrémédiables, et appelant, et me tendant les bras?

La première personne en cette vie qui m'appelle et qui s'adresse à moi, comme quelqu'un de plus faible et cependant de plus fort,

Ce visage à la fois absent et nécessaire avec une délicieuse autorité.

Ainsi l'homme après un long exil qui retrouve le pays natal, et qui, le cœur battant, sous le profond voile de la nuit, reconnaît que c'est la patrie qui est là.

LE PAPE PIE.—Nous n'avons pas de vraie patrie ici-bas.

ORIAN.—Père, nous ne faisons rien sans vous. Tous les deux en même temps nous avons trouvé cette chose que nous ne cherchions pas.

Père, nous vous l'amenons, dites-le nous. Que faut-il que nous fassions de notre petite sœur?

LE PAPE PIE.—Est-ce un conseil que vous me demandez, enfants? car je ne puis sonder vos cœurs,

Et vous savez que le mariage est un sacrement, dont l'époux et l'épouse sont les seuls ministres.

ORIAN.—Conseillez nous.

LE PAPE PIE.—Dans tout ce que vous dites je ne vois que la passion et les sens et aucun esprit de prudence et de crainte de Dieu.

Cette jeune fille vous a plu et vous ne voyez rien d'autre.

Mais le mariage n'est point le plaisir, c'est le sacrifice du plaisir, c'est l'étude de deux âmes qui pour toujours désormais et pour une fin hors d'elles-mêmes

Auront à se contenter l'une de l'autre.

C'est une grande affaire et qui mérite réflexion et le conseil de plus anciens, comme la fondation d'une ville,

Cette maison fermée au milieu de qui jadis on conservait le feu et l'eau.

ORSO.—Père, si l'on réfléchissait, il n'y aurait pas beaucoup de mariages au monde et beaucoup de villes.

LE PAPE PIE.—Voilà le militaire qui mène tout tambour battant.

ORSO.—Père, ce ne sont pas des vieillards qui se marient, ce sont des jeunes gens.

LE PAPE PIE.—Ainsi, s'il n'y avait point cette crainte de faire de la peine à ton frère,

Ce ne seraient point Nos conseils qui t'arrêteraient?

ORSO.—Il me faudrait un ordre positif. Autrement ce n'est pas vous qui vous mariez, c'est moi, pauvre petit bonhomme.

Et qui endure les conséquences.

LE PAPE PIE.—Et que cette jeune fille ne t'aime pas, ce n'est pas ce qui t'arrêterait? Allons, n'hésite pas, sois franc.

ORSO.—Père, vous le voulez, eh bien, pour dire la vérité, non, ce n'est point cela qui m'arrêterait.

Puisque je l'aime, pourquoi ne m'aimerait-elle pas? Puisque je suis capable de la prendre en mains, pourquoi ne la prendrais-je pas?

Cela arrêterait Orian parce qu'il n'est pas assez patient et assez simple.

Il n'y a rien à quoi on n'arrive avec de la patience et de la douceur et de la sympathie, et un peu d'autorité, et un certain savoir-faire.

LE PAPE PIE.—Cette mère qui ne verra pas ses enfants.

ORSO.—Eux-mêmes la verront.

LE PAPE PIE.—Et cette famille que tu connais, ce père et cette mère qui sont les siens, ce n'est pas cela non plus à quoi tu fais attention.

ORSO.—J'aimerais mieux que la fille ne fût pas aveugle et que la famille ne fût pas borgne, mais qu'y puis-je?

Quand on livre bataille on ne choisit pas toujours le lieu et l'heure. Quand on construit une ville, on n'est pas sûr que le chemin de fer y passera.

Ce ne sont pas les difficultés qui arrêtent un homme de cœur.

Celui-là est incapable de quoi que ce soit qui n'a pas en lui un certain sentiment de la nécessité.

LE PAPE PIE.—La jeune fille est riche et tu es pauvre.

ORSO.—Tant mieux pour la ville que nous allons construire!

Sa fortune ne sera jamais aussi grande que l'usage que je saurai en faire.

LE PAPE PIE.—Mais tu ne construiras rien du tout, puisque c'est ton frère qui va épouser celle que tu aimes.

ORSO.—Voilà ce qu'il faut lui enjoindre positivement.

LE PAPE PIE.—Et tu ne mourras point de douleur?

ORSO.—Je ne mourrai que si on me casse la tête et il y faudra un bon coup!

Ce n'est pas une petite fille qui privera d'un officier les armées de la Sainte Église.

LE PAPE PIE.—Orian, que pouvons-nous contre cet homme résolu? il n'y a qu'à lui laisser le chemin libre.

ORIAN.—Je n'attendais pas de votre sagesse un autre avis.

LE PAPE PIE.—Pauvre enfant, tu l'aimes trop. Toi qui étais si fier de ta force, quand la main de Dieu se retire, vois ce qu'une simple créature peut sur nous.

ORSO.—Et c'est parce qu'il l'aime trop que vous lui dites de ne pas l'épouser?

LE PAPE PIE.—Ce n'est pas parce qu'il l'aime trop, mais parce qu'il ne l'aime pas assez.

ORSO.—Je ne vous entends pas.

LE PAPE PIE.—Ce n'est pas aimer quelqu'un que de ne pas lui donner ce qu'on a en soi de meilleur.

ORSO.—Et qu'y a-t-il de meilleur que l'amour également rendu?

LE PAPE PIE.—Ce qu'elle aime, ce n'est pas cet Orian qui est mon fils et que je connais seul.

ORIAN.—Point celui-là, mon père, mais un autre qui est bien fort.

LE PAPE PIE.—Je le sais, pauvre enfant.

ORSO.—Ainsi, pour tout le bien que je lui dois, la peine que l'on puisse lui faire la plus grande,

Vous voulez que ce soit moi qui la lui fasse? La chose qui est la plus précieuse,

Que ce soit moi qui la lui prenne?

ORIAN.—C'est moi seul, Orso, qui te le demande.

ORSO.—Je ne t'écouterai pas.

ORIAN.—A qui d'autre confierai-je ce qui m'est le plus cher au monde?

ORSO.—Manque à celle-là qui t'appelle et qui n'a que toi au monde!

ORIAN.—Où tu es je ne suis pas absent.

ORSO.—A décevoir son cœur ses ténèbres ne sont pas assez grandes.

ORIAN.—Cesse, Orso, tu me fais mal.

ORSO.—Mais il faut que tu l'épouses!

ORIAN.—Notre père me donne un autre conseil.

ORSO.—Te laisses-tu ainsi dépouiller de ce qui est à toi?

ORIAN.—Orso, si je l'épousais, il n'y a point de mesure possible entre nous;

Ce qu'elle demande, je ne peux le lui donner,

C'est mon âme qu'elle demande et je ne peux absolument pas la lui donner,

Moi-même ne la possédant pas.

ORSO.—Et moi, père, quel conseil me donnez-vous?

LE PAPE PIE.—Ne viens-tu pas de Nous dire que tu n'avais besoin d'aucun?

ORSO, à Orian.—Je ne puis te faire ce tort.

ORIAN.—Aucun tort. Sois à cette âme obscure le guide que je ne puis pas être.

De moi ce n'est pas la lumière qu'elle demande, c'est sa nuit qu'elle voudrait me partager.

Ce n'est pas un tort que tu me fais,

A moi de m'interdire ces ténèbres, à elle de lui donner la lumière, si tu le peux,—la cruelle lumière!

LE PAPE PIE.—La lumière n'est pas cruelle.

ORSO.—Adieu, Père! (Il lui baise la main.)

—Adieu, Orian.

Il sort.

Silence.

LE PAPE PIE.—Mon fils, il ne faut pas m'en vouloir. Il y a assez de gens qui me haïssent sans toi.

ORIAN.—Père, je ne vous en veux pas.

LE PAPE PIE.—Dis-moi, c'est donc si fort, ces attachements de la terre?

ORIAN.—Je vois une face qui se tourne vers la mienne, un beau visage, père, un pauvre visage qui ne voit pas!

LE PAPE PIE.—Il te verra plus tard.

ORIAN.—J'entends une voix qui dit: Orian, ne me reconnais-tu pas?

LE PAPE PIE.—Il faut lui fermer tes oreilles.

ORIAN.—Je revois de nouveau cette expression qu'elle avait, la joie qui peu à peu devient plus forte que le doute, ce mélange si touchant de désir et de confusion et de dignité virginale.

LE PAPE PIE.—Sois fort.

ORIAN.—Je vois cette tête qui fléchit, j'entends cette voix qui dit tout bas: Orian. et de nouveau,—de nouveau—si bas qu'on peut à peine l'entendre...

Silence.

LE PAPE PIE.—Pleure, mon enfant, cela te fera du bien.

ORIAN.—Je ne pleure pas.

LE PAPE PIE.—Pardonne-moi si je t'ai parlé, non en mon nom, mais au nom de ce qu'il y a de plus profond en toi.

Bientôt le Vieillard importun n'est plus.

Reste avec moi du moins, toi, mon fils préféré, à cette heure de la tribulation et du dépouillement qui approche. Reste avec moi à cette heure où tous vont me répudier.

ORIAN.—Je reste avec vous. J'ai foi en vous. Je crois que ce que vous me conseillez est bien.

LE PAPE PIE.—Est-ce moi seul qui te conseille?

ORIAN.—Ah, votre voix n'aurait pas tant d'empire, elle ne m'obligerait pas à de tels sacrifices, si elle ne répondait à ce qu'il y a de plus fort dans un homme,

A cette chose que j'ai à faire et pour laquelle je sais que j'ai été mis au monde, à cette chose qui l'a obligé à naître, à cette chose la plus forte dans un homme qui demande l'action et non pas le bonheur!

Il ne me reste qu'à la connaître.

LE PAPE PIE.—Est-ce que Dieu n'est pas une réalité pour toi?

ORIAN.—Dois-je marcher vers lui directement?

LE PAPE PIE.—Tu n'iras pas avec Dieu avant d'être débarrassé de ce que tu dois aux hommes.

Orian, donne-leur la lumière! Il n'y a pas qu'une aveugle au monde.

Pour celui qui sait ce que c'est que la lumière et qui la voit, est-ce qu'il n'est pas responsable de ces ténèbres où sont tant de pauvres âmes autour de lui et comment en soutenir la pensée?

Orian, mon fils, ce que je n'ai pu faire, fais-le, toi qui n'as pas ce trône où je suis attaché pour mieux entendre le cri désespéré de toute la terre; ce supplice d'être attaché pendant que toute la terre souffre et qu'on sait qu'on a en soi le salut, toi qui n'as pas ce vêtement devant lequel par la malice du diable tous les cœurs reculent et se resserrent!

Parle leur, toi qui sais leur langage, qui n'es un étranger à aucun repli de leur nature.

Fais leur comprendre qu'ils n'ont d'autre devoir au monde que de la joie!

La joie que Nous connaissons, la joie que Nous avons été chargé de leur donner, fais leur comprendre que ce n'est pas un mot vague, un insipide lieu commun de sacristie,

Mais une horrible, une superbe, une absurde, une éblouissante, une poignante réalité! et que tout le reste n'est rien auprès.

Quelque chose d'humble et de matériel et de poignant, comme le pain que l'on désire, comme le vin qu'ils trouvent si bon, comme l'eau qui fait mourir si on ne vous en donne, comme le feu qui brûle, comme la voix qui ressuscite les morts!

Mon âme est avec la tienne, mon fils. Fais leur comprendre cela, Orian.

LE FRÈRE MINEUR, est là depuis un moment.—Il y a à la porte du couvent toute une compagnie de dames et de cavaliers, la femme et la fille de l'ambassadeur de France, je crois,

(à Orian) Et il y a avec eux le signor Orso qui dit que vous veniez.

ORIAN.—Je ne puis.

LE FRÈRE MINEUR.—Il m'a bien recommandé d'insister et désire ardemment que vous veniez.

Silence.

ORIAN.—Non, je ne puis pas. Dites leur que je ne puis pas.


ACTE III

Les ruines du Palatin. Un soir de la fin de septembre 1870.

SCÈNE I

ORIAN, ORSO


ORSO.—Frère, ne sois pas si triste. Cela n'est pas déjà si amusant d'être parmi les vaincus, non, je n'aurais jamais cru que cela fût aussi désagréable.

Cet officier, qui recueillait nos armes et qui riait en me regardant. Il m'a reconnu et je le reconnaissais bien aussi. C'est un ancien camarade de loge. Bon Dieu, ne fais pas cette tête.

ORIAN.—La Révolution est entrée à Rome,—à Rome aussi—. Les cloches ne sonnent plus de même pour moi.

ORSO.—Il y a tant de choses déjà que Rome a vu entrer et sortir.

—Entre autres mon futur beau-père.

Une révolution à Paris, une autre à Rome, c'est trop pour ce descendant de jacobins, et cette chose monstrueuse est arrivée que subito, instantanément,

Il s'est trouvé sans place.

Sans place, comprends-tu? Pas plus de place sur la terre qu'un pur esprit.

Toutefois le vieux sang républicain n'a pas été long à parler, son collègue de Londres vient de mourir, cette nouvelle lui a donné des ailes.

Je l'ai accompagné à la gare ce matin. Il dit qu'il m'aime comme son fils. Il a ôté son cigare de sa bouche pour me dire cela.

ORIAN.—J'espère qu'il arrivera à Paris avant les Prussiens.

ORSO.—Les Prussiens? Qu'est-ce que les Prussiens?

Ce qui est important, c'est le collègue de Londres qui vient de crever, c'est cela qui lui pétille dans les veines. La France n'est pas concevable sans un Turelure pour la servir.

ORIAN.—Pauvre France! Eh bien, nous allons aider le beau-père dans cette tâche.

ORSO.—Ma foi, c'est une bonne idée que tu as eu de nous engager. Cette petite volée de plomb de la Porta Pia m'a chauffé le sang. J'ai hâte de me sentir un chassepot dans les mains.

ORIAN.—Et que deviendra le mariage?

ORSO.—Orian, grand âne, le mariage deviendra ce qu'il pourra. Depuis un an que je fais ma cour, ce que j'ai obtenu est vraiment peu,

Pendant que tu te promenais sur la côte d'Afrique.

Pourtant, je dois le dire, hier elle m'a dit tout à coup qu'elle voulait bien m'épouser.

ORIAN.—Hier?

ORSO.—Hier même. Ne fais pas cette figure.

Elle m'a mis ça dans la main. Tu penses si j'étais étonné.

C'est peut-être la nouvelle de ce départ qui a parlé à la petite imagination de Mademoiselle.

Oui, quand j'ai eu l'avantage de lui annoncer que je partais à la campagne, à ce coup, j'ai cru que j'allais l'intéresser.

ORIAN.—Qu'a-t-elle dit?

ORSO.—Elle a demandé si tu partais aussi.

ORIAN.—Ce n'est pas moi qui t'ai demandé de partir avec moi.

ORSO.—Malin! N'est-ce pas, j'allais te laisser aller seul. Un troupier comme toi.

—N'as-tu absolument rien à lui dire?

ORIAN.—Dis-lui adieu.

ORSO.—Court, mais substantiel.

ORIAN.—Sois éloquent à ma place.

ORSO, lui mettant la main sur le bras.—Orian, elle est ici et veut te parler.

ORIAN.—Quel est ce guet-apens?

ORSO.—Elle m'a demandé de la conduire ici.

ORIAN.—Vous avez combiné cela ensemble?

ORSO.—Et quand cela serait encore?

ORIAN.—J'ai promis de ne plus la revoir.

ORSO.—Dans huit jours nous serons tous les deux sur le champ de bataille.

Silence.

ORIAN.—Tu le veux, c'est bien.

Tout m'est indifférent. Je ne suis pas capable de dire non à rien.

Tu as bien choisi le lieu et le moment, ces ruines, ce jour couvert de septembre qui vous montre bien que tout est fini et que d'ailleurs tout était inutile.

Oui, je la reverrai, je le veux.

Qu'elle vienne. Je manque à ma promesse. Pourquoi serais-je la seule chose au monde qui n'est pas capable d'être vaincue?

ORSO.—Mon vieux, dans huit jours nous serons sur le champ de bataille, c'est sûr, et dans dix nous serons tous morts, c'est possible, et alors nous serons bien tranquilles.

Il faut que tu lui parles avant que tu ne disparaisses, d'une manière ou de l'autre.

Toutes les choses qui doivent être dites entre elle et toi, il est nécessaire qu'elles soient dites.

Il sort.


SCÈNE II


Entre PENSÉE.

PENSÉE.—Si vous devez me parler durement,

Si je dois entendre de vous ces paroles auxquelles je ne suis prête que trop,

Si la raison de ce silence est telle qu'il ne m'est que trop facile de le supposer,

Si ce cœur qui pour un moment me fut ouvert m'est clos,

Si cette voix que j'ai entendue du fond de la nuit où je suis étroitement enveloppée depuis ma naissance comme dans un voile,

Si cet époux qui me parlait mystérieusement, ce soir de mai, jadis,

Un seul mot, mais qui m'a suffi, un seul mot «Ma bien-aimée», mais qui m'a suffi,

Pauvre âme, pour que je sois à lui pour toujours,

S'il n'est là de nouveau après ce long silence que pour que je l'entende qui me juge et qui me repousse,

Vous pouvez m'épargner, Orian, un seul signe, un seul mouvement me suffit.

Et si, ah, du moins que le ton ne soit pas trop sévère, et ce mot qui doit m'éloigner de vous pour toujours «Va-t-en»,

Dites-le bas,

Aussi bas que cet autre aveu qu'une femme aime.

«Va-t-en» et cela suffit.

ORIAN.—«Va-t-en» seulement, et rien d'autre que ce mot, Pensée?

PENSÉE.—«Va-t-en de moi, Pensée; va-t-en femme.—Va-t-en de moi, ma bien aimée.»

ORIAN.—Pensée, non, il n'est pas en mon pouvoir de vous dire: Va-t-en.

PENSÉE.—Pourquoi m'avez-vous abandonnée? pourquoi cette longue absence?

ORIAN.—J'ai voyagé. C'est la semaine dernière seulement que je suis revenu à Rome: deux jours avant que les Piémontais y entrent, ces amis de votre famille.

PENSÉE.—Je vous ai déjà pris votre maison. Maintenant c'est votre ville que je vous enlève. Et celui que vous appeliez votre Père est mis par nous en un lieu d'où il ne peut sortir.

ORIAN.—Vous ne me prendrez pas moi-même.

PENSÉE.—Vous voulez que je vous prenne votre frère?

ORIAN.—C'est la guerre qui nous prend tous les deux.

PENSÉE.—Il est donc vrai? Vous partez?

ORIAN.—Serais-je ici, si je ne devais partir?

PENSÉE.—Oui. Comment seriez-vous avec moi autrement que dans un rêve?

ORIAN.—Mon frère vous reviendra.

PENSÉE.—Et je l'épouserai alors?

ORIAN.—Alors je serai sans doute en un lieu où ces choses ne font plus souffrir.

PENSÉE.—Mais c'est vous qui lui avez commandé qu'il m'épouse.

ORIAN.—Bientôt, sans celle-ci, il y aura entre vous et moi une séparation suffisante.

PENSÉE.—Quand je serai morte, Orian?

ORIAN, violemment.—Et que vous soyez à un autre, ne comprenez-vous pas que cela pour moi est plus que la mort?

PENSÉE.—C'est vous qui l'avez voulu.

ORIAN.—Oui.

PENSÉE.—Je n'ai plus d'orgueil. Qui suis-je pour dire non? Mon corps est-il de tant de prix?

Pour une chose que celui-ci (elle montre faiblement ORIAN) me demandait, comment la lui aurais-je refusée?

ORIAN.—- Vous l'aimerez dès que vous serez à lui.

Pause.

PENSÉE.—Orian, comprenez-vous ce que c'est qu'une aveugle? Ma main, si je la lève, je ne la vois pas. Elle n'existe pour moi que si quelqu'un la saisit et m'en donne le sentiment.

Tant que je suis seule, je suis comme quelqu'un qui n'a point de corps, pas de position, nul visage.

Seulement, si quelqu'un vient,

Me prend et me serre entre ses bras,

C'est alors seulement que j'existe dans un corps. C'est par lui seulement que je le connais.

Je ne le connais que si je le lui ai donné. Je ne commence à exister que dans ses bras.

ORIAN.—C'est ainsi que vous vous donnerez à lui?

PENSÉE.—Il le faut donc, Orian? dites-moi.

Silence.

ORIAN.—Non, Pensée, il ne le faut pas. Il ne faut pas que ma chère Pensée soit à un autre qu'à moi seul.

Silence.

Vous ne dites pas un mot?

PENSÉE.—Ce sont des paroles longues à pénétrer.

ORIAN.—Votre cœur y est-il sourd?

PENSÉE..—Qui s'est habitué au malheur, la joie ne le trouve pas si prompt.

ORIAN.—Bientôt nous serons séparés,

Bien séparés cette fois, et si c'est de la douceur que vous attendez de moi,

Tout à l'heure celle qui nous attend l'un et l'autre a de quoi suffire.

PENSÉE.—Il est nécessaire que nous soyons séparés, Orian?

ORIAN.—Il est nécessaire que je ne sois pas un heureux! Il est nécessaire que je ne sois pas un satisfait!

Il est nécessaire que l'on ne me bouche pas la bouche et les yeux avec cette espèce de bonheur qui nous ôte le désir!

Vous dites que vous m'aimez, et moi je sais que c'est moi-même qui suis mon pire ennemi.

Vous dites que je dois voir pour vous, et je sais que ce sont ces yeux mêmes qui m'empêchent de voir et que je voudrais m'arracher!

Il est nécessaire que je ne me laisse pas mettre la main dessus. Pensée, vous êtes le danger pour moi.

La grande aventure vers la lumière, le diamant quelque part, il est nécessaire que j'en sois seul.

—Mon père, il y a un an me disait d'aller vers les autres. Les autres? quels autres?

Que m'importent les autres? Quel bien est-ce que je puis leur faire? Qu'est-ce que je suis capable de leur dire? Quand on manque de tout soi-même, qu'est-ce que je suis capable de leur donner?

Je n'ai qu'un devoir envers eux qui est que le mien propre soit rempli.

PENSÉE.—Quel?

ORIAN.—Ah, n'est-ce pas mourir quand on est aveugle que de savoir que le soleil existe et qu'entre tant de rayons autour de cet objet éternel comme des épées il n'y en aura donc pas un seul pour nous, pour venir à bout de cette affreuse mort inguérissable,—à se jeter dessus enfin à plein cœur avec un grand sanglot pour exterminer ce qu'il y a en nous de mortel et qui est deux fois mort déjà?

Vous ne comprenez pas?

PENSÉE.—Je ne serais pas aveugle si je ne vous comprenais pas.

ORIAN.—Vrai.

PENSÉE.—Est-ce qu'il n'y pas un chemin avec patience vers cette lumière que vous dites? quelque passage?

ORIAN.—Pensée, je suis capable d'obstination, mais non pas de patience, et de mille coups de tous côtés, mais non pas de méthode, et de désir, mais non pas d'intelligence, de désir, mais non pas de résignation.

Ainsi l'absurde papillon, cette chose palpitante et dégoûtante, le papillon qui n'est qu'un sale ver avec des ailes énormes, aussi inconsistant que de l'haleine,

Et qui ne sait rien que de se jeter, de se rejeter, et se rejeter stupidement, et se jeter encore de toutes ses forces misérables

Contre le globe de la lampe, et qui, quand il s'interrompt, il est comme mort, quelque chose de rampant,

Quelque chose d'immonde et de rampant que l'on ne saurait toucher.

PENSÉE.—Ainsi quand mon père me parlait,—et vous ne savez à quel point il est capable d'enthousiasme à ses heures—,

De ce temps où nous vivons, de ces grandes et admirables inventions qui rendent une chose si belle de vivre dans le temps où nous sommes, de ces merveilles inouïes, disait-il, le chemin de fer, les câbles sous-marins,

De l'empire que l'homme établit sur toute la nature, du progrès qui balaye les vieilles superstitions, et de ces années devant nous qui assurent le triomphe de la raison et de la connaissance et du bien-être général,

Oui, ce sont les expressions dont il se sert,...

ORIAN.—Ouvrez les yeux, Pensée, et voyez toutes ces choses.

PENSÉE.—Je suis aveugle.

ORIAN.—Une seconde seulement, je vous en prie!

Quel dommage que vous ne puissiez pas ouvrir les veux une seconde et voir ce que c'est qu'une fabrique de phosphore, par exemple, ou un buffet de gare,

Un monde tout entier consacré à la production de l'utile. Un jour l'heureuse Rome aussi se réjouira de ses docks et de ses usines. Oui, c'est un glorieux temps que celui-ci.

PENSÉE.—Où je suis il n'y a point de temps.

ORIAN.—Bientôt le temps existera pour vous quand vous m'attendrez et que je ne reviendrai pas.

PENSÉE.—Maintenant vous êtes là et c'est tout ce que je sais.

ORIAN.—Vous êtes là vous-même, laissez-moi prendre toute la mesure de votre présence. Ah, vous n'êtes que trop réelle!

Cher compagnon, c'est bon de vous entendre parler et de penser que vous êtes là et votre voix est pour moi comme de la musique.

Je suis tellement jaloux. Vous savez que c'est par moi que vous êtes aveugle et c'est moi qui monte la garde à la porte de chacun de vos sens,

Et s'il y a une manière d'être à moi que je ne veux pas vous demander, c'est parce ce que je ne veux pas renoncer à toutes les autres.

Si je n'étais là pour vous le dire, si mystérieusement, vous ne sauriez pas que vous êtes belle.

Et si vous n'étiez là, ma chérie, je ne saurais ce que c'est que ce grand ennui, qui est de s'ennuyer de soi-même.

Quand je vous ai quittée, Pensée, c'est alors que vous vous êtes emparée de moi. Chaque jour. Chaque nuit le même rêve après les premières heures de sommeil. La même Pensée.

On me remontrait une expression de votre visage,

Une inflexion de votre voix, un mouvement de votre corps, ce corps féminin, si amer, si intelligible pour moi.

Il y avait un cri dans la nuit, votre voix que je reconnais entre toutes les autres.

Il y avait une forme chancelante quelque part qui me tendait les bras, il y avait quelqu'un d'aveugle qui me parlait, quelqu'un de taciturne et qui ne me répondait pas.

PENSÉE.—Si je chancelle, Orian, c'est parce que vous n'êtes pas là pour me tenir. Et je ne suis aveugle que parce que je ne puis pas vous voir.

ORIAN.—Puis

Tout cela même a été mis de côté et de vous à moi s'est établi quelque chose de plus direct. Il y avait quelque chose en moi qui tenait à se séparer de moi-même.

Alors j'ai connu un autre désir,

Sans image ni aucune action de l'intelligence, mais tout l'être qui purement et simplement

Tire et demande vers un autre, et l'ennui de soi-même, toute l'âme horriblement qui s'arrache, et non pas ce brûlement continu seul, mais une série de grands efforts l'un après l'autre, comparables aux nausées de la mort, qui épuisent toute l'âme à chaque coup et me laissent aux portes du Néant!

J'ai tenu bon cependant, et quand j'aurais voulu revenir, le bateau était là qui m'emportait.

Demi-pause.

Et quand je serais revenu encore, et quand vous auriez été là comme vous l'êtes en ce moment,

Je savais trop que ce que je vous demandais, vous étiez bien incapable de me le donner, et que ce qu'on appelle l'amour,

C'est toujours le même calembour banal, la même coupe tout de suite vidée, l'affaire de quelques nuits d'hôtel, et de nouveau

La foule, la bagarre ahurissante, cette affreuse fête foraine qu'est la vie, dont cette fois il n'y a plus aucun moyen de s'échapper.

—Et je sais les grands et incomparables liens que le mariage apporte.

Mais je sais aussi que c'était tout autre chose, incompatible avec tout, que demandait un désir comme le mien,

En moi sans doute allumé pour le juste châtiment de mon orgueil et contre ma volonté.

PENSÉE.—Ami, comment avez-vous pu vous tromper ainsi, et croire que vous pourriez être quelque part où je ne sois pas?

On dit qu'il n'y a pas d'âme qui ait été faite ailleurs que dans une vue et dans un rapport mystérieusement avec d'autres.

Mais nous deux, c'est plus que cela encore, toi à mesure que tu parles, j'existe, une même chose répondante entre ces deux personnes.

Quand on vous préparait, Orian, je pense qu'il restait un peu de la substance qui avait été disposée en vous, et c'est de cela que vous manquez et que je fus faite.

Et pour qu'elle fût capable de retrouver la vôtre, pour qu'aucun prestige ne l'égarât, pauvre âme, pour que son chemin fût sûr,

Pour que ce qui était à vous seul vous fût entièrement conservé,

C'est pour cela sans doute que mes yeux furent clos.

Et maintenant que je vous ai retrouvé, eh quoi, tu me veux donc écouter?

—Pourquoi m'avoir répudiée? Qu'ai-je fait? Pourquoi m'avoir donnée ainsi cruellement à un autre?

ORIAN.—Paroles que j'ai entendues en rêve souvent.

PENSÉE.—Elles ne sont que trop vraies.

ORIAN.—Qu'importe le passé? Je vois votre visage, je prends votre main dans la mienne, et si je vous demandais de vous embrasser, sans doute que vous me laisseriez faire.

Que demander de plus? Se voir, se toucher, parler, entendre l'autre qui parle,

(Le peu de temps nécessaire pour comprendre qu'on n'a plus rien à se dire);

Il paraît que cela suffit pour être présent l'un à l'autre.

PENSÉE.—Je le sais cependant, oui, en dépit de tous vos raisonnements, vous ne me ferez pas croire le contraire.

Il y a quelque chose en vous qui se réjouit que je sois avec vous en ce moment,—de la manière que je puis.

ORIAN.—Dans un instant je vous aurai quittée.

PENSÉE.—Est-ce qu'il est si facile de s'en aller quand je suis là?

ORIAN.—Non, je ne le sens que trop, Pensée.

PENSÉE.—Tu ne me quitteras pas avant de m'avoir entendue.

Toutes ces paroles que j'ai préparées et mises ensemble,

Ces longs jours de solitude, ces nuits où l'on ne dort pas et où l'on pleure beaucoup.

ORIAN.—Je les connais.

PENSÉE.—Tu les connais comme moi, mon cœur?—Ces paroles que j'ai mises ensemble;

—Ensuite va-t-en et tâche de les oublier.

Il y eut une femme jadis qui a sauvé le Pape,—un homme ne peut donner que sa vie, mais une femme peut donner plus encore,—la mère de mon père, Sygne de Coûfontaine.

Et c'est sa fille maintenant sans yeux qui tend les mains vers celui que le Pape auprès de lui appelle son fils.

Et voici que dans mes veines le plus grand sacrifice en moi s'est réuni à la plus grande infortune, et le plus grand orgueil,

Le plus grand orgueil à la plus grande déchéance et à la privation de tout honneur, le Franc dans une seule personne avec le Juif.

Tu es chrétien, et moi, ce qui coule dans mes veines, c'est le sang même de Jésus-Christ, ce sang dont un Dieu fut fait, maintenant dédaigné.

Pour que tu voies, c'est pour cela sans doute qu'il fallait que je fusse aveugle;

Pour que tu aies la joie, il me fallait sans doute cette nuit éternelle sans aucune parole que ma part est de dévorer!

ORIAN.—Viens avec moi où je suis.

PENSÉE.—Où tu es, est-ce qu'il y a de la place aussi pour le malheur? où il y a tant de lumière, est-ce qu'il y a de la place aussi pour ces yeux qui ne veulent pas s'ouvrir?

Cette humiliation que j'ai apprise depuis le jour où je suis née, Juive, aveugle,

Ces larmes, les oublierai-je?

Est-ce que ce sera pour rien? Ah, il ne faut pas m'aimer! Jures-tu qu'il y a un endroit quelque part pour que ces deux choses y subsistent,

Ce besoin que j'ai de l'amour et cette certitude qu'il n'y a rien en moi pour le mériter?

ORIAN.—C'est vrai qu'il ne faut pas vous aimer?

PENSÉE.—Non, cher époux, non il ne faut pas m'aimer! Quel chemin y a-t-il de vous à moi?

Je vous aime trop. Je vous ai tellement attendu.

Pour me faire croire que vous m'aimez, Orian, c'est difficile. Qui ne voit pas, il lui faut autre chose que ces paroles à tous.

Quelque chose qui soit à lui, quelque chose qui lui soit personnellement adressé. Une preuve qu'il n'y ait pas moyen de récuser. Et puisqu'il ne voit pas,

Ce que ses mains peuvent tenir.

ORIAN.—Et si je meurs pour vous, Pensée, est-ce que ce sera suffisant?

PENSÉE (geste vers lui).—Si vous mourez,

Si vous mourez, ce ne sera pas pour moi, mais pour la France que vous me préférez.

ORIAN.—Si je ne meurs, je ne puis arriver jusqu'à vous.

PENSÉE.—Et qui donc alors me fera entendre ce mot que mon cœur attend? Pour me faire croire que vous m'aimez, Orian, c'est difficile,

A moins que vous ne me le disiez.

Mais dites seulement: Je vous aime, et cela me suffit. Dites seulement: Je vous aime, et je le croirai aussitôt.

ORIAN.—A peine vous l'aurais-je dit que cela cesserait d'être vrai.

PENSÉE.—Je ne comprends pas. Comment est-ce que vous me demandez de vous comprendre? Comment est-ce qu'il peut être bon pour moi que vous soyez mort? Bon, quand on aime quelqu'un, qu'il cesse d'être là.

Ceux qui voient, est-ce qu'ils se lassent du soleil? Et moi qui n'ai pas de soleil, est-ce que je me passerai de cette voix comme la révélation de tout, qui m'a dit une fois: Ma bien-aimée.

Quand je vivrais cent ans, et quand chacune des secondes de ces cent vies serait faite de cent années,

En cela je ne vieillirai jamais que je suis sûre que j'aurai quelque chose à vous dire,

Quelque nom pour vous appeler, quelque invention nouvelle de mon cœur, quelque récit de moi-même qui ne pourra jamais tarir.

Est-ce ma faute si c'est vous qui êtes la force? si c'est vous qui êtes chargé de savoir pour moi? si tout ce dont j'ai besoin au monde n'est pas en moi, mais hors de moi-même, ceci? Si c'est vous auquel m'attache une chose plus forte que le droit, la nécessité sans aucune espèce de droit?

Ah, quand je vivrais cent ans, vous serez toujours le même pour moi, et il me semble que j'aurai toujours quelque chose à vous dire, quelque mot bien tendre, quelque partie de votre cœur dont vous auriez pensé qu'elle m'était close,

Cette pauvre âme aveugle entre vos bras qui ne cesse de vous appeler par votre nom et de vous dire qu'elle vous aime!

ORIAN.—Alors, est-ce que vous me conseillez de déserter? Est-ce que vous m'enfermerez à clef dans votre maison et je n'aurai pas d'autre affaire au monde que de vous caresser? Est-ce que je n'aurai pas d'autre but que vous?

Qu'est-ce que vous aimez en moi, sinon ce but pour lequel j'ai été fait? sinon ce terme que j'ai été fait pour atteindre et qui m'explique et sans lequel je ne suis qu'une réunion de membres au hasard?

Quand je l'aurai atteint, et s'il me faut mourir pour cela, c'est alors que je posséderai mon âme, et que je pourrai vous la donner. C'est pour vous aussi qu'il est nécessaire que j'existe.

Jusque là, c'est le devoir qui passe d'abord, quel qu'il soit, urgent, aussitôt, dès qu'il se présente!

Quand je vivrai enfin, quand je ne serai plus cet Orian aveugle et à demi dormant, mais quelqu'un dans un rapport éternel enfin avec une cause raisonnable...

PENSÉE.—Cet Orian que vous dites était assez pour moi.

ORIAN.—C'est alors que je pourrai revenir vers vous, ma chérie, et vous dire: Ouvre les yeux, Pensée!

PENSÉE.—Il n'y a rien à voir dans mes yeux.

ORIAN.—Il y a la mort qui m'attend, sans œuvres et sans postérité.

PENSÉE.—C'est cela que tu vois quand tu me regardes?

ORIAN.—C'est cela que tu m'annonçais et que j'ai aimé en toi.

PENSÉE.—La mort pour moi, est-ce que tu la préfères à la vie?

ORIAN.—Oui, Pensée.

PENSÉE.—Que puis-je demander davantage?

ORIAN.—Ce que je dis, ne le savais-tu pas?

PENSÉE.—Tout ce que tu dis, je le savais d'avance.

ORIAN.—Te souviens-tu de ce que je t'ai promis, il y a si longtemps qu'on ne saurait dire le moment,

Cette chose entre nous qui était avant notre naissance?

PENSÉE.—Je m'en souviens.

ORIAN.—Que je t'aimais et que je n'en aimerais aucune autre?

PENSÉE.—Je le crois, Orian.

ORIAN.—L'anneau d'or de notre mariage, je te le mettrais au doigt.

PENSÉE.—Dis, pourquoi avoir voulu me laisser à un autre?

ORIAN.—Ce fut du temps, ma Pensée, où je vivais encore.

PENSÉE.—Est-ce bien vrai du moins que maintenant au moins je suis à vous?

ORIAN.—Quand j'aurai libéré mon âme, alors je pourrai vous la donner.

PENSÉE—N'y a-t-il pas d'autre moyen de la libérer, sinon qu'elle soit ainsi cruellement séparée de ce corps et du mien?

ORIAN.—Heureux de qui le devoir est court; heureux à qui le devoir est clairement montré. Défendre sa mère, défendre sa patrie, quoi de plus court, quoi de plus simple? Les circonstances se sont chargées de tout régler pour moi. Le même humble, le même facile devoir que pour tous, quel bonheur. Et le prix qui est avec moi, cette Pensée.

J'étais trop impatient pour la vie, brusque, trop capricieux, trop prompt. L'insecte mâle qui n'est réglé que pour une heure.

PENSÉE.—J'étais patiente pour toi.

ORIAN.—Ce que je te demandais, ce que je voulais te donner, cela n'est pas compatible avec le temps, mais avec l'éternité.

PENSÉE.—Moi, si je te disais que je t'aime, est-ce que ce serait facile que de me quitter?

ORIAN.—Je le sais sans que tu le dises.

PENSÉE (elle se met entre ses bras).—Toutefois, c'est une chose douce à entendre alors qu'on sait que c'est vrai.

ORIAN.—Ne me tente pas, ma rose dans la nuit. Ne te place pas entre mes bras. C'est dangereux d'être une rose quand on n'est défendue que par des chèvrefeuilles.

PENSÉE.—Comment saurai-je que je suis la plus belle, si tu ne me le dis pas?

ORIAN.—Il n'en est aucune autre pour moi.

PENSÉE.—Où est-elle, la plus belle de toutes les femmes?

ORIAN.—Si près que je ne puis plus la voir.

PENSÉE.—Où est-elle cette place contre ton cœur?

ORIAN.—Mon ennemie l'occupe.

PENSÉE.—Si je la trouve, on ne me la fera pas quitter si aisément.

ORIAN.—Ah, je ne le sais que trop que tu es la plus forte.

PENSÉE.—Si je veux vraiment que tu restes, est-ce que tu pourras partir?

ORIAN.—Je ne sais plus rien que toi seule.

Silence.

PENSÉE (elle se sépare de lui).—Adieu donc.

ORIAN.—Pensée, ah, est-ce toi maintenant qui me dis adieu?

PENSÉE.—C'est fini. Ne viens pas plus près.

ORIAN.—Pensée, ah, je resterai avec toi si tu le veux.

PENSÉE.—Ne dis pas des choses indignes.

ORIAN.—Ah, je suis fou! Ah, qu'importe tout le reste au prix de ce seul moment que tu peux me donner?

PENSÉE.—Il me faut plus qu'un seul moment.

ORIAN.—Tu es en mon pouvoir.

PENSÉE.—C'est vrai. Comment fuirais-je?

ORIAN.—Il est impossible de nous séparer.

PENSÉE.—Non, ce n'est pas impossible.

ORIAN.—Je ne le veux plus, Pensée! Je ne le peux plus, Pensée!

PENSÉE.—Ce que font tant de Français, ne peux-tu le faire? Ce que tant de femmes supportent, ne puis-je le supporter?

ORIAN.—Il ne fallait pas venir si près de moi.

PENSÉE.—Il ne fallait pas, Orian?

ORIAN.—Il ne fallait pas que je te prenne entre mes bras.

PENSÉE.—Et si mon cœur n'avait battu si près de toi, comment l'aurais-tu connu?

ORIAN.—Connais-tu le mien aussi?

PENSÉE.—Je le connais, homme impérieux.

ORIAN.—Quand tu t'es mise entre mes bras, la nuit est venue sur mes yeux.

PENSÉE.—J'ai donc pu t'enseigner cela du moins?

ORIAN.—Je sais ce que c'est que la nuit.

PENSÉE.—Dis, est-ce que c'est une chose si cruelle? est-ce qu'il y a besoin de se voir quand on s'aime?

ORIAN.—Il n'y a besoin de rien autre.

PENSÉE.—Non.

ORIAN.—Mais comprends-tu aussi maintenant ce que je te disais quand je te parlais d'une autre peine?

PENSÉE.—Ah, je suis faible et ce qui suffit à d'autres femmes m'eût suffi.

ORIAN.—Pourquoi donc me dis-tu de partir?

PENSÉE.—Je suis forte aussi.

Silence.

ORIAN.—Je t'aime, Pensée.

Demi-pause.

PENSÉE.—Je comprends que c'est adieu que cela veut dire.

ORIAN.—- Adieu.

PENSÉE.—Laisse-moi une dernière fois tendre les mains vers toi,

Comme les mourants quand un ange place la harpe éternelle déjà entre ces doigts qui la cherchent.

(Elle lui touche la figure avec les mains.)

Laisse moi une dernière fois connaître ton visage, laisse moi en prendre l'empreinte avec cette cire vivante,

Ces deux mains qui ne sont autre chose avec leurs doigts que mon âme, dès que je t'ai touché.

Adieu, chère tête.

Sort ORIAN.


SCÈNE III


Entre ORSO.

PENSÉE.—Orso, il nous faut de ce pas annoncer à ma mère que nos fiançailles sont rompues.

ORSO.—Nous y sommes donc enfin, vous voyez que mon conseil était bon.

Vous l'ai-je pas amené au bon moment?

PENSÉE.—C'est vous qui êtes bon, Orso, et je vous aime bien.

ORSO.—C'est tout ce qu'il me faut. Vous aurez toujours la première place dans ce cœur de gendarme.

PENSÉE.—Vous n'avez pas trop de peine?

ORSO.—Juste ce qu'il faut. Juste assez pour cette ombre de mélancolie qui sied à une mâle figure.

PENSÉE.—Ne plaisantez pas.

ORSO.—Me voilà bien débarrassé. Grand Dieu, qu'aurai-je fait de cette Madame Cogne-partout?

PENSÉE.—Si aveugle que je sois, je ne suis pas mal arrivée où je voulais,

Et, pour avoir des yeux, celui-ci n'a pas su fuir si loin qu'il ait réussi à m'échapper.

ORSO.—Comptez sur moi pour le maintenir dans le devoir.

PENSÉE.—Est-ce vrai qu'il y a tant de danger pour lui?

ORSO.—Il ne faut pas qu'on vous le détériore, pas vrai?

PENSÉE.—Il est persuadé de ne pas revenir.

ORSO.—Et moi, je vous dis que je vous le ramènerai.

PENSÉE.—C'est la mort qui me l'a rendu accessible.

ORSO.—Pourquoi parler de sa mort, vous aussi? C'est vexant. Je n'aime pas que vous parliez ainsi.

PENSÉE.—Et quand ce serait la mort, et quand il n'y aurait eu que ce seul moment,

Ce moment tout de même je l'aime, et c'est assez pour moi, et rien ne peut empêcher qu'il existe.

Ainsi, malgré ce voile indéchirable qui m'entoure, ainsi l'amour a pénétré jusqu'à moi, et rien n'a su m'en défendre! Il m'aime, je crois en Dieu! Il n'y a plus de mort pour moi, il n'y a plus de nuit! Ah, le bonheur est une chose si grande qu'il n'était pas en mon pouvoir de lui échapper!

Il y a beaucoup de femmes plus belles que moi, et cependant c'est moi qu'il a choisie! Il y a beaucoup de femmes qui sont capables de voir, et moi j'ai les yeux fermés à toute autre chose que son amour!

Loué soit Dieu, parce que je lui ai paru désirable! Loué soit Dieu parce qu'entre toutes il a désiré ces choses seules que j'étais en état de lui donner!

J'étais donc dans ma nuit sans le savoir maîtresse de ces grands trésors.

Ah, puisqu'il m'a aimée aveugle, c'est d'être plus aveugle encore que je désire.

Et non seulement que je ne le voie pas, mais qu'il ne me voie pas non plus, et non plus ce visage périssable, mais cette chose seulement que je lui ai donnée et qui est à lui, et que ni la vie ni la mort ne seront capables de lui arracher!

Et puisqu'il m'a aimée dessaisie, c'est d'être plus pauvre encore que je désire, gratuite entre ses bras, inexplicable à tous.

Et au regard de cet honneur que le monde accorde, plus dépourvue qu'aucune de celles-là sur qui un nom Juif est écrit.

Dans la nuit où j'étais il a bien su me trouver et s'il faut maintenant que lui aussi disparaisse aux yeux de ceux qui voient,

Ce n'est pas cette nuit-là à mon tour qui me fera peur et qui sera suffisante à me séparer de lui.

ORSO.—Et moi, Pensée, est-ce que je serai toujours votre ami?

PENSÉE, lui tendant la main.—Mon grand ami.

ORSO.—Quand la paix sera revenue, il faudra que vous me preniez un jour et que vous m'expliquiez pourquoi j'ai eu de l'amour pour vous, jadis.

PENSÉE.—Est-ce que vous n'en avez plus?

ORSO.—Qu'est-ce qu'il faut que je réponde?

PENSÉE.—Cela me fâcherait que vous me répondiez non.

ORSO.—Je ne vous aime pas comme mon frère. Vous me suffisiez telle quelle. J'aurais été patient avec vous.

Il y a bien des hommes qui ne sont pas autrement sensibles, et qui pleurent parce qu'une joue d'enfant ne s'est jamais posée contre la leur.

Il y a quelqu'un qui se serait alourdi entre leurs bras. Cette décoloration solennelle de la femme en proie à un autre être qui se fait d'elle.

Et moi d'abord, je vous avais admirée, vous me sembliez si fière et si forte. Oui, vous fouliez le sol avec tant de grâce et de dignité.

Puis quand j'ai su que vous étiez aveugle,

Avec cet air de reine, avec ce visage de jeune dieu,

C'est cela qui vraiment m'a touché. De vous sentir si faible avec moi, sans aucun chemin si je n'étais pas avec vous,

Cela m'aurait expliqué toute la vie.

D'avoir votre petite main dans la mienne, c'est cela qui m'aurait donné de la force.

Cette main, où cela aurait-il été meilleur pour elle que dans la mienne?

PENSÉE.—Ne pensez pas que vous m'ayez caché cela jusqu'ici.

ORSO.—Ça ne fait rien, Pensée. N'en dites pas plus long. Un homme aussi peut avoir de la pudeur.

J'ai gagné cela du moins sur mon frère, c'est que je suis libre, léger comme une plume au vent. Lui est lourd, retardé, il vous aime trop. Il ne va pas à la guerre comme j'y vais.

C'est bon d'être entièrement léger, c'est bon d'être libéré de toutes les tâches de la vie. Gais, chantants, le col arraché de la chemise! Oui, même parmi les âmes, je crois qu'on reconnaîtra à leur air ceux-là qui sont morts à pleine poitrine, en pleine jeunesse!

Une âme de vingt ans, c'est cela qui flambe dans le soleil de Dieu!

C'est une chose si facile que de mourir et on ne vous aura pas demandé autre chose. Mourir en hommes au lieu de vivre bassement en esclaves, en spécialisés.

Voici toutes les aubes à la fois, le premier rayon de grand soleil qui vous flambe la fenêtre d'un seul coup avec le cœur!

C'est pour cela qu'on voit des morts avec des visages si beaux, ils sont comme des enfants qui regardent.

Ils ne regrettent rien. Mourir pour la patrie est une chose si belle qu'ils en gardent un sourire ébloui.

—Venez, Madame la Taupe. Venez, Madame la Chauve-Souris. Donnez-moi le bras. Je m'en vais vous ramener à votre Maman.

Ils sortent.


ACTE IV

SCÈNE I

SICHEL, PENSÉE


Fin janvier 1871. Une chambre dans un palais de Rome.

PENSÉE, debout, la main appuyée sur une table et aspirant l'odeur d'une grande corbeille de magnolias et de tubéreuses qui est placée au milieu.

PENSÉE.—Que ces fleurs sentent bon, elles m'enivrent, c'est à peine si je puis les supporter. Leur odeur est si forte qu'elle me donne le vertige.

SICHEL.—Pourquoi les a-t-on laissées ici? Je voulais les faire enlever. Tout te fait mal en ce moment.

PENSÉE.—Non. Laisse-les.

SICHEL l'a aidée à se rasseoir.

SICHEL.—Veux-tu que j'ouvre un peu la fenêtre?

PENSÉE.—Oui. Laisse entrer ce dernier rayon si doux jusqu'à moi,

La couleur rouge du soir.

Laisse entrer Rome jusqu'à moi.

SICHEL entrouvre la fenêtre.

Rumeur de cloches au dehors.

PENSÉE.—C'est l'heure de l'Ave Maria.

SICHEL.—Ces fatales cloches me serrent le cœur. Qu'est-ce qu'elles disent ainsi à coups pressés?

PENSÉE.—Moi je les aime, je les connais toutes, les petites et les graves, toutes proches et celles qui sont le plus loin,

Tant que toute la Ville Sainte autour de moi se dispose, édifiée par le son. Pures cloches, au lieu de tant de paroles ce serait bon de résonner comme elles

Soi-même et de n'être éternellement que la et mi.

Ah, je voudrais voir Dieu comme elles, ne serait-ce que le temps de compter jusqu'à cinq.

SICHEL.—Et moi, si je puis voir Dieu, mon enfant,

Ce ne sera jamais que dans tes yeux, quand ils se seront ouverts.

PENSÉE.—Faites moi un peu de musique, maman.

SICHEL, se levant.—Que veux-tu que je te joue?

PENSÉE.—Non. Reste avec moi. La musique m'empêcherait d'entendre.

SICHEL.—C'est ainsi que je te vois toujours attentive et attendante

Comme si tu n'avais d'oreilles que pour ce qui au dehors va arriver.

PENSÉE.—Il n'arrivera personne.

Silence.

Et comment ferais-tu mère, si tu n'avais que l'ouïe et le toucher

Pour construire une ville comme celle-ci?

Rien qu'avec des voix qui viennent de divers côtés, le roulement des voitures, une femme qui chante, une querelle, un marteau qui tape, un cri d'oiseau,

Avec la différence du chaud et du froid, toutes les nuances qu'il y a dans l'ombre, tous ces souffles divers,

Et ce sens de la vision, qui est absente, réparti sur tout mon corps?

C'est à moi d'arranger une ville de tous ces sons qu'elle modifie comme les murailles font de la lumière,

Cette Rome merveilleuse avec ces escaliers qui montent vers de grands jardins, ces rues disposées pour les pas de la procession,

Et au sortir de beaucoup d'ombres ce que tu m'as dit: tout-à-coup ces palais couleur de jour. Ah, ce doit être beau!

Je suis comme un enfant le premier jour qu'il se réveille, dans une chambre fermée, dans un pays inconnu.

Ce monde qui vous semble si naturel, il est invisible pour moi. J'y suis comme si je n'y étais pas. Le séjour, d'ailleurs, ne sera pas long. Il me faut faire ma provision pendant que j'y suis.

Je ne le connais que par ce que tu me racontes. On m'a fait des yeux sans doute qui ne lui étaient pas adaptés.

Et lorsque je le verrai peut-être, ce sera bien loin en arrière lorsque déjà il fuit.

Comme le passager qui s'est réveillé trop tard et qui ne voit plus le rivage et la ville qu'on lui montre avec ses monuments

Autrement qu'une longue ligne là-bas dans la grande lumière du matin,

Presque pareille à l'écume.

SICHEL.—Il y a quelqu'un qui t'aime sur la jetée qui te fait signe avec son mouchoir.

PENSÉE, elle se pose la main sur le flanc comme si elle ressentait une douleur subite.

SICHEL.—Qu'y a-t-il?

PENSÉE.—J'ai senti un mouvement en moi.

SICHEL, à demi voix.—L'enfant?

PENSÉE, de même.—C'est lui.

SICHEL, comme pour elle-même.—Sans doute. Quatre mois se sont écoulés.

PENSÉE.—Mon enfant a bougé en moi!

SICHEL.—Pourquoi n'écris-tu pas à Orian?

PENSÉE.—Lui-même ne m'a pas écrit une seule ligne.

SICHEL.—Mais moi, je lui ai écrit pour toi, il y a quinze jours.

Silence.

Oui, je m'y suis décidée,

Bien que tu me l'aies défendu.

Silence.

Tu ne me grondes pas?

PENSÉE.—Non. Cela ne fait rien.

SICHEL.—Mais pourquoi Orso, lui aussi, nous laisse-t-il sans nouvelles,

Alors que nous recevions une lettre de lui chaque semaine?

—On m'a dit qu'il devait venir ici, chargé d'une mission.

Aucun mot de lui depuis cette nouvelle année.

PENSÉE.—Il y a eu des mouvements de troupes.

SICHEL.—J'ai peur que quelque chose ne soit arrivé.

PENSÉE, montrant la corbeille.—Il n'est arrivé que ces belles fleurs.

SICHEL.—Je voudrais bien savoir qui nous les a envoyées.

—Je suis inquiète pour ton père aussi. Il est là-bas tout seul dans ce pays froid. Je suis sûre qu'il ne se soigne pas comme il faut. Il est si imprudent. Lui aussi, pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé!

PENSÉE—Tout cela n'est pas important.

SICHEL.—Qu'est-ce qui est important?

PENSÉE.—Ce qui est important c'est que mon enfant vit!

SICHEL.—Il faudra que nous ayons quitté Rome bientôt.

PENSÉE.—Pourquoi?

SICHEL.—Nous irons à Paris en grand secret. Là tout peut se cacher.

PENSÉE.—Il n'y a rien à cacher.

SICHEL.—Je n'ai rien osé dire à ton père. Il est terrible pour ces genres de choses et tout ce qui est de notre considération. Grand Dieu, je le vois d'ici!

Mais laisse moi faire, mon enfant. Ta mère est fine et sait plus d'une adresse. Nous saurons dérober à tous cet enfant de l'amour.

PENSÉE.—Crois-tu que je vais abandonner mon enfant?

SICHEL.—Laisse moi croire ce que je veux. A chaque jour sa peine. Qui te dit cela?

Ne m'ôte pas l'esprit et le courage que je puis avoir, j'en ai besoin.

PENSÉE.—Mère, as-tu honte de moi, toi aussi?

SICHEL.—Honte de toi. Pensée!

PENSÉE.—Il n'est personne au monde plus fière que je ne le suis.

SICHEL, lui posant la main sur le genou.—Va, mon enfant, je sais ce que tu souffres.

PENSÉE, à voix basse.—C'est vrai, mère, c'est dur pour moi. J'étais faite pour être irréprochable,

Je souffre de tous ces yeux qui me regardent. Une aveugle, comment peut-elle se défendre?

—Et que pensera-t-on de lui?

SICHEL.—Moi, je suis avec toi. Que nous fait le mépris de tous? J'y fus habituée jadis et la honte est pour moi comme une patrie retrouvée. Pauvres femmes! Dieu est avec nous dans notre petitesse.

PENSÉE.—Qu'est-ce qu'on peut me faire après tout?

Maintenant, il y a mon enfant avec moi pour partager mes ténèbres!

SICHEL.—Maintenant, tu sais ce que c'est que d'être mère.

PENSÉE.—Que c'est singulier de penser qu'en ce moment il se fait de moi des yeux qui seront capables de voir et que je porte ces étoiles vivantes dans mon sein!

SICHEL.—Qu'est-ce qui serait à soi sinon ce petit que l'on a fait de soi-même?

PENSÉE.—Il me verra et je ne le verrai pas. Les autres mères guident leur enfant, c'est lui qui guidera la sienne,

Chancelante à jamais au travers de ces choses inconnues qu'il trouvera si sûres.


SCÈNE II


Paraît sans aucun bruit ORSO.

SICHEL fait un mouvement de surprise. Il lui fait signe impérieusement de se taire et de rester immobile.

PENSÉE.—Qui est entré?

Silence.

Je demande qui est là?

Silence.

ORSO.—Pensée de Homodarmes, ma chère femme, c'est moi.

Silence.

PENSÉE, faiblement.—Est-ce vous, Orian?

ORSO.—Ne me reconnaissez-vous pas?

PENSÉE.—Je ne sais. C'est la voix d'Orian et ce n'est pas la sienne.

ORSO.—La voix et le cœur, Pensée, et tout ce qu'une seule heure permet de présence avec vous

A quelqu'un qui bientôt sera obligé de repartir.

PENSÉE.—Si vous êtes Orian, pourquoi ne venez-vous pas plus près?

Et pourquoi déjà ne suis-je point, trop heureuse femme, entre vos bras?

ORSO.—Si je me laissais prendre, on ne me laisserait plus partir.

PENSÉE.—Toujours partir! Ah, je ne sais que trop que je ne puis pas vous retenir.

ORSO.—Quatre mois, c'est à peine s'ils se sont écoulés,

Et déjà vous ne reconnaissez plus ma voix.

PENSÉE.—Il faut que mes sens se soient émoussés,

Comme une plante qui se ternit à cause du fruit qu'elle porte.

ORSO.—Cet enfant, Pensée?

PENSÉE.—Aujourd'hui même, je l'ai senti qui s'éveillait dans mon sein.

Oui, j'ai failli m'évanouir pendant que je respirais ces fleurs.

ORSO.—C'est moi qui vous les ai envoyées.

PENSÉE.—Pourquoi m'avoir laissée ainsi sans nouvelles?

ORSO.—Qu'est-ce qu'une lettre pouvait dire que vous n'eussiez su déjà?

PENSÉE.—Comment va votre frère?

ORSO.—Orso est bien. Est-ce que vous pensez encore à lui?

PENSÉE.—Je l'aime comme vous l'aimez.

ORSO.—Il ne faut aimer que votre époux. Aucune parcelle de votre cœur aujourd'hui,

Cet avare Orian ne veut plus la laisser à un autre.

PENSÉE.—Vos paroles sont douces, Orian, plus tendres

Qu'aucune de celles que vous m'ayez dites autrefois, en ce temps qui fut court.

Pourquoi est-ce que je les écoute avec un cœur pesant?

ORSO.—Parce que je vais repartir, vous le savez; mon congé qui n'est que de peu d'heures expire.

PENSÉE.—N'est-ce pas pour ne plus nous revoir?

ORSO.—Est-ce que vous me voyiez tellement?

PENSÉE.—Au delà de tout ce que les yeux peuvent voir, nous nous sommes touchés.

ORSO.—Pensée, je suis venu vous dire de prendre soin de cet enfant que sans doute je ne connaîtrai pas

Et qui est à son père comme il est à vous, ce qui demeure de lui

Pour vous dire de ne pas l'oublier.

PENSÉE.—Je ne vis que pour lui et pour vous.

ORSO.—Et je suis venu vous dire une autre chose aussi, Pensée.

PENSÉE.—J'écoute.

ORSO.—C'est qu'il ne faut pas douter de celui qui vous aimait

Malgré ce long silence. Mais qu'est-il besoin de parler à ceux qui ont foi l'un dans l'autre? Quel mérite y aurait-il à me croire si j'étais là toujours?

Nul ne vous aurait aimée comme il vous aimait. Il faut le croire.

PENSÉE.—Je le sais, je le crois.

ORSO.—L'absence fut longue.

PENSÉE.—Vous voici.

ORSO.—Et si elle devait être plus longue encore, ne le supporteriez-vous pas avec courage?

PENSÉE.—Tout le courage que vous me demanderez.

ORSO.—Pauvre enfant, il n'y a chose si dure que mon exigence n'aille plus loin.

PENSÉE.—Pas aussi loin que mon amour.

ORSO.—Après une aussi longue séparation, si vous êtes avec moi, Pensée, ah, qui sera capable de nous dissoudre? Je ne veux plus qu'une réunion telle

Que ce ne soit plus le temps qui la fasse cesser, mais elle qui soit capable au contraire de faire cesser le temps.

PENSÉE.—Vous m'aimerez toujours?

ORSO.—Il y avait un homme qui ne pensait qu'à lui-même.

L'appel auquel son oreille était tendue, il croyait qu'il ne s'adressait qu'à lui seul.

Tout était simple: lorsque vous êtes venue, Pensée.

Et la blessure que vous lui avez faite est telle que rien, et même la mort, ne sera capable de le guérir.

PENSÉE.—Pourquoi parler de la nuit alors que vous êtes vivant?

ORSO.—Maintenant si mon absence est longue, s'il ne répond pas lorsque vous l'appellerez,

Il ne faut pas croire que ce soit sa faute, et que celui qui vous a tant aimée trahisse.

Je jure qu'il vous aimait.

Silence.

PENSÉE.—Ce n'est pas Orian qui parle.

ORSO.—Qui serait-ce donc?

Silence.

PENSÉE.—Orso, qu'avez-vous fait de votre frère Orian? Où est-il?

ORSO.—Pensée, c'est maintenant qu'il faut montrer ce courage que vous m'avez promis.

Tout ce que j'ai dit, oui, c'est bien lui qui vous le disait par ma bouche. Nous ne nous sommes pas quittés. Il n'avait rien de secret pour moi et j'entendais chaque battement de son cœur.

Pensée de Homodarmes, maintenant, ce que j'ai à vous annoncer, il faut que vous l'écoutiez sans fléchir:

Orian n'est plus.

Silence.

PENSÉE.—Orian est mort. C'est bien. Je le savais et mon cœur n'attendait pas autre chose.

ORSO.—Il est mort, et ce message dont il m'a chargé pour vous est qu'il faut vivre.

PENSÉE.—Je vivrai.

ORSO.—La veille de sa mort, nous avons causé ensemble toute la nuit, de vous et de votre enfant. Il m'a chargé de vous demander pardon.

PENSÉE.—C'est moi qui ne cesse pas de lui demander pardon.

ORSO.—J'ai su ce qui s'était passé entre vous,

La veille de son départ. J'ai compris ce que fut cette heure d'aveuglement et de vertige.

SICHEL.—Une rencontre désespérée et sans aucune parole, comme des gens qui n'en peuvent plus et qui ne savent ce qu'ils font.

ORSO.—Il est heureux que votre mère ait pensé à m'écrire.

PENSÉE.—Je le lui avais défendu.

ORSO.—Il voulait revenir dès qu'il l'aurait pu.

Silence.

PENSÉE, criant tout-à-coup.—Orian est mort! Orian est mort! Il n'est plus!

Où êtes-vous, mon cher mari, et pourquoi n'êtes-vous pas avec moi?

SICHEL, la soutenant.—Pensée, mon enfant bien-aimée!

Silence.

PENSÉE.—Comment est-il mort?

ORSO.—Tué d'une balle au cœur comme nous chargions les Allemands dans un mauvais petit champ de vignes à travers les échalas.

Je l'ai vu tout-à-coup qui lâchait son fusil et qui tombait en avant. Son corps est resté plié en deux, accroché à un petit mur de pierres sèches parmi les ronces.

PENSÉE.—Vous l'avez laissé là?

ORSO.—Les Prussiens tiraient sur nous tant qu'ils pouvaient.

PENSÉE.—Moi, je serais morte avec lui.

ORSO.—Je suis un officier, et mon devoir n'était pas de me faire tuer mais d'assurer le commandement de ma section.

Nous avons dû nous replier peu après, abandonnant le corps.

PENSÉE.—Quoi, vous ne me rapportez rien de lui?

ORSO.—Que voulez-vous faire d'un mort?

PENSÉE.—Je l'aurais senti une dernière fois entre mes mains, ces sages mains!

Qui sait s'il aurait été tout à fait mort pour moi?

Entre l'âme et le corps qu'elle a fait il y a un tel lien que la mort même n'est pas entièrement puissante à le dénouer,

Où que soit cette pauvre âme.

ORSO.—La sienne est avec Dieu. Ce Dieu qu'il aimait comme un sauvage et non pas comme un saint, il l'a conquis. Le corps est resté accroché misérablement quelque part.

Point d'œuvre derrière lui, rien que ce corps embarrassé dans les épines,

Plus loin que nous n'avons pu nous-mêmes aller et qui ne l'a pas empêché de passer outre.

Cette liberté qu'il désirait plus que la vie, elle est sa part enfin. Cette lumière vers laquelle il tendait de tout son être, il y est. Ce Père dont il était le fils.

PENSÉE.—Les yeux qui étaient chargés de voir pour moi, où sont-ils?

ORSO.—Qui sait si je ne vous les ai pas rapportés?

PENSÉE.—Que dites-vous?

ORSO.—Je n'ai pas voulu l'abandonner aux Boches tout entier.

De cette tête qui était le capitaine de la personne en un corps qui ressuscitera et qui dort,

Quelque chose encore de celui que nous aimions émane.

PENSÉE.—Quoi, est-ce que vous me rapportez....

ORSO.—Sa tête. Oui, j'ai pu la détacher.

Elle était lourde avec moi, tout ce temps que je la portais avec moi sous mon manteau.

PENSÉE.—Où est-elle?

ORSO.—Au fond de cette corbeille de fleurs que je vous ai envoyée ce matin.

Silence.

PENSÉE, se levant et faisant un mouvement vers la corbeille.—Orian, mon cher mari, êtes-vous là?

ORSO.—Pensée, ne le touchez pas, car il est mort. Il appartient à un ordre différent, il n'est plus avec nous à notre manière.

Que de lui jusqu'à vous l'encens de ces longs calices dont j'ai fait sa sépulture soit un signe suffisant.

PENSÉE.—Il n'a point eu horreur de moi, je n'aurai point horreur de lui parce qu'il est mort,

Et qui aurait le droit, si ce n'est moi qui suis sa femme de la saisir entre mes mains et de la garder sur mon sein comme sa possession?

ORSO.—Respectez ce reste insulté.

PENSÉE.—Il n'a point eu horreur de moi! Il est venu jusqu'à moi qui suis la dernière des femmes! Malheureuse, obscurcie, il est venu à moi quand il aurait pu en trouver une plus belle!

C'est moi qui l'ai blessé, de cette blessure inguérissable. C'est moi qui l'ai arraché à son Père, oui je sais que c'est à cause de moi qu'il est mort et qu'il n'est plus rien de visible.

Ah, qu'on me donne un voile de soie pour recevoir ce qui me reste de lui, qu'on me donne le linge le plus fin pour couvrir ces mains indignes!

ORSO.—Tout-à-l'heure vous serez seule avec lui.

PENSÉE.—Mais dès maintenant je puis me pencher sur lui et respirer son âme, cette bouffée de parfum qui monte de sa sépulture.

ORSO.—Il est mort et ce n'est plus par aucun de vos sens que vous êtes capable de l'atteindre.

PENSÉE.—Orian, qui êtes là, est-ce vrai? Ah, je crois qu'il n'y a rien en moi qui ne soit capable d'aller jusqu'à vous!

ORSO.—Il vit en vous, et c'est pour ce qui de lui vit au fond de vos entrailles que vous devez vivre vous-même.

PENSÉE.—Il vit, et je me meurs!

SICHEL qui l'enlace, l'a ramenée à son siège.

ORSO.—Maintenant, c'est assez de faiblesse. Il est temps que vous entendiez ce que je suis chargé de vous dire.

Voici ce qu'Orian m'a chargé de vous dire, prévoyant sa mort,

Cette dernière nuit que nous avons passée ensemble.

PENSÉE.—Parlez, je vous écoute.

ORSO.—.... Et sachant ce que votre mère m'avait écrit,

Ce fruit de lui que vous portez en vous, hors de la loi.

Oui, ç'a été une grande joie et une grande amertume pour lui.

Vous ne m'avez pas répondu tout-à-l'heure quand je vous ai dit qu'il m'avait chargé de vous demander pardon.

PENSÉE fait un geste de déprécation.

C'est fait? Bien. Rien ne pèse plus sur son âme.

SICHEL.—Je lui pardonne aussi.

ORSO.—Maintenant, le mal qui a été fait, il faut le réparer en ce qui est de nous. Il n'est pas possible que l'enfant d'Orian

Naisse sans nom, et que sa femme avec son enfant ait cette tache publique.

PENSÉE.—Ce que son sang n'a pu effacer, je suis là pour le supporter.

ORSO.—Il ne s'agit pas seulement de vous,

Mais de lui et de cet enfant qui le continue.

Il faut sauver le nom et l'insulte, comme on sauve le drapeau.

PENSÉE.—Je ferai ce que vous voudrez.

ORSO.—La suprême volonté d'Orian, sa dernière parole près de la mort

Est que vous m'épousiez.

PENSÉE.—Je ne veux pas! Je ne serai pas à un autre que lui.

ORSO.—Madame, je vous répété que ce n'est pas ce que vous voulez qui est important.

PENSÉE.—Ne suis-je pas maîtresse de moi-même, et de mon âme et de mon corps,

Et de ceci que j'ai fait de moi?

ORSO.—Non.

PENSÉE.—Orian, quoi! Est-ce là ce que vous me demandez?

ORSO.—Celle qui fut à mon frère, croyez-vous qu'elle soit jamais pour moi

Autre chose qu'une sœur?

Silence.

PENSÉE.—J'accepte.

ORSO.—Bien, petite sœur. D'ailleurs la guerre n'est pas finie;

La nuit qui vient efface l'une après l'autre ces deux voix entre lesquelles votre cœur hésita

Ce soir d'été jadis.

Ces deux braves dont le cœur était plus haut que la mort.

PENSÉE.—Ne viendra-t-elle pas aussi pour moi tout de bon?

ORSO.—Votre devoir est de vivre.

PENSÉE.—Je vivrai. Pour qui me prenez-vous?

Je vivrai pour cet enfant obscur qui est héritier en moi de mon âme avec la sienne,

Tant que l'on voudra. Toute la vie que l'on voudra jusqu'à la dernière minute! Moi qui fais la vie, est-ce que je n'aurais pas le courage de l'accepter?

ORSO.—Demain le prêtre nous unira.

PENSÉE.—Je serai une femme loyale.

ORSO.—Ainsi vous aurez accompli ce qu'Orian vous demandait.

PENSÉE.—Vous le pensez? Ah, il est difficile pour celui qui aime de faire tout ce que l'amour lui demande!

C'est pourquoi l'odeur de ces fleurs est plus enivrante pour moi que celle du laurier, le laurier qui parle de la victoire!

Ne pouvoir rendre amour pour amour,

Aimer, comme moi, et ne pouvoir le faire comprendre, avoir sa tâche, comme lui, et ne l'avoir pu faire,

Ah, c'est là le parfum mortel qui fait se rompre ces globes si purs.

Rome, 30 juin 1916.

S. Paul Ap.

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 51014 ***