The Project Gutenberg EBook of Les aventures du jeune Comte Potowski (2/2), by 
Jean-Paul Marat

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Title: Les aventures du jeune Comte Potowski (2/2)
       Un roman de coeur de Marat, l'ami du peuple

Author: Jean-Paul Marat

Editor: Paul Lacroix

Release Date: November 29, 2018 [EBook #58366]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AVENTURES DU COMTE POTOWSKI, VOL 2 ***




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UN
ROMAN DE CŒUR,

PAR
MARAT,
L'AMI DU PEUPLE;

Publié pour la première fois, en son entier, d'après le manuscrit autographe, et précédé d'une notice littéraire;

Par le bibliophile JACOB.

II.

PARIS,
CHEZ LOUIS CHLENDOWSKI.
8, RUE DU JARDINET.

1848.

Imprimerie de Cosson, rue du Four-Saint-Germain, 47.

LES AVENTURES
DU
JEUNE COMTE POTOWSKI.

XLVIII
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

La fureur des confédérés a passé à leurs ennemis. Ce n'est plus une guerre; c'est une suite de brigandages atroces. On ne voit que perfidie, pillage, trahisons, assassinats.

Rien n'est plus sacré à aucun des partis: ils s'exterminent sans quartier. Ils courent par troupes effrénées, le glaive et le flambeau à la main. Tout se renverse sur leur passage et ils ne laissent partout après eux qu'une affreuse solitude. Que de campagnes dévastées! Que de châteaux abattus! Quels monceaux de ruines! Quel amas de débris!

Ah! quittons, quittons pour toujours cette troupe de barbares qui ne connaissent plus de devoirs, et ont renoncé à l'humanité même. Hé quoi! J'aurais été enrôlé parmi eux. Je serais venu porter la désolation dans ma patrie, j'aurais trempé mes mains dans le sang de mes concitoyens; au lieu de verser le mien pour leur défense? Funestes victoires! infâmes trophées! dont j'ai honte et horreur.

Quels cruels remords s'élèvent dans mon âme! De quel amer repentir je la sens pénétrée! ah mon père, que de regrets vous m'auriez épargnés, si vous ne m'aviez enchaîné à vos destinées!

Quand l'humanité n'obligerait pas les confédérés à renoncer à cette injuste guerre, leur propre intérêt devrait les y engager. Ils n'ont ni discipline, ni habileté, ni valeur à opposer à l'ennemi. Ils ne sont pas même unis. Livrés à leurs basses passions comme des bêtes féroces, ils poursuivent chacun des vues particulières. S'il leur restait quelque bon sens, quelque prévoyance, comment ne s'aperçoivent-ils pas que cette désunion doit à la fin entraîner leur ruine. Avec quelle facilité l'ennemi va triompher de leur faiblesse! Ah cher Panin, il n'a pas besoin de les attaquer, la discorde fera bientôt tout l'ouvrage. Ils s'entredéchirent déjà entr'eux.

P. S. On donne pour certain que les cours de Berlin et de Vienne vont travailler à nous pacifier; et qu'elles ont déjà fait avancer des troupes sur nos frontières pour contenir les factieux.

Puisse la fin de nos malheurs ne pas se faire attendre longtemps!

De Barasse, le 7 juillet 1770.

XLIX
HADISKI A LUCILE.

A Varsovie.

C'est avec répugnance, mademoiselle, que je m'acquitte de ce douloureux office: mais il faut remplir les volontés d'un ami mourant.

Vous aurez sans doute déjà appris par la renommée notre entière défaite à Broda.

Durant cette malheureuse journée où périrent tant de braves Polonais, Gustave, le généreux Gustave a terminé glorieusement ses jours.

Tandis qu'il retenait son bras sur la tête d'un malheureux qui lui demandait quartier à genoux, deux ennemis féroces, fondant sur lui, le renversèrent sur la poudre. Je vole à son secours, mais à peine l'eus-je joint, que je tombai moi-même entre les mains des vainqueurs. J'implore leur pitié pour mon compagnon. Ils sont sourds et m'entraînent. Un de leurs chefs accourut à mes cris. Informé de ma demande et de la qualité de Gustave, il ordonne qu'on l'emporte à l'écart et me permet d'en avoir soin.

Je retourne sur mes pas. Hélas, vous le dirai-je? je le trouvai pâle, couvert de sang et déjà à moitié dépouillé par ces avides mercenaires. On l'enlève, nous arrivons dans une chaumière. Là, je m'efforce de le rappeler à la vie. Il ouvre enfin les yeux, il les tourne vers moi et me reconnaît. Sa vigueur se ranime un instant et il me dit d'une voix mourante:

«Vous connaissez ma tendresse pour Lucile; si jamais je vous fus cher, apprenez-lui mon triste sort, et dites-lui que j'emporte avec moi son image dans le tombeau.»

A peine avait-il achevé ces ordres affligeants qu'il tombe sans vie dans mes bras.

Quelles grâces il conservait encore dans le lit mortuaire! La mort qui avait éteint ses yeux n'avait pu effacer toute sa beauté. On voyait dans ses traits une douce sérénité; ses beaux cheveux flottaient autour de son cou; dans son côté paraissait la blessure profonde…

Ah, je ne puis achever. Pardonnez à ma douleur.

De Pocoutiew, le 6 juillet 1770.

L
LA COMTESSE SOBIESKA A SON ÉPOUX.

A Lusne.

Depuis que Gustave nous donna avis de nous retirer ici, nous n'avons point de ses nouvelles.

Peu après votre départ se répandit le bruit d'une bataille sanglante entre les confédérés et les Russes. Lucile craignait que Gustave ne s'y fût trouvé. Tandis qu'elle attendait en transes des particularités de l'affaire, on lui apporta une lettre, elle la crut de son amant, et l'ouvrit avec impatience.

A peine y eut-elle jeté les yeux, que je la vis pâlir; ses mains tremblantes pouvaient à peine soutenir le papier, ses lèvres décolorées étaient prises d'un mouvement convulsif, ses genoux se ployèrent sous son corps, et elle tomba sans connaissance.

Tout mon sang se glaçait dans mes veines.

«Hélas! qu'est-il donc arrivé, Lucile? m'écriai-je.»

Je courus vers elle et demandai du secours à grand cris.

Quand nous l'eûmes rappelée à la vie, je jetai un regard sur la lettre. Elle était d'un ami de Gustave, qui nous annonçait sa mort.

Je ne vous peindrai pas l'état de notre pauvre fille, il est inexprimable; et les larmes qui coulent de mes yeux et inondent ce papier, vous le diront mieux que ma plume.

Elle a passé deux jours entiers dans une douleur stupide, sans prononcer aucune parole, et refusant toute espèce de nourriture.

J'avais beau la presser de prendre quelque aliment, mes instances étaient vaines. Enfin la voyant épuisée d'inanition, je me jetai à ses genoux. J'arrosai ses mains de mes larmes et la suppliai de ne pas me donner la mort par ses refus. Elle a reçu de ma main quelques bouillons.

Sa douleur paraît avoir pris un autre cours. Je ne l'abandonne pas d'un instant.

Souvent elle lève ses yeux et ses mains vers le ciel en prononçant le nom de Gustave, puis tout-à-coup elle verse un torrent de larmes, son sein se soulève avec précipitation, et les sanglots la suffoquent.

Je me suis aperçue qu'elle aime à aller gémir dans le jardin, et je crains que tout ne serve ici à lui rappeler son amant et à nourrir sa douleur.

J'ai donc pensé de l'emmener chez sa tante à Lomazy, où nous passerons quelque temps, jusqu'à ce que son affliction soit un peu modérée.

Adressez-nous-y vos lettres, et écrivez-nous souvent.

D'Osselin, le 19 juillet 1770.

LI
SOPHIE A SA COUSINE.

Partie de mon projet a déjà réussi, et même au-delà de mes espérances. Lucile croit Gustave dans le tombeau.

Tandis qu'elle était dans des transes mortelles et pleurait à l'avance la mort de son amant, je lui fis tenir une lettre d'un ami supposé, qui lui annonçait la fatale nouvelle.

J'en inclus une copie.

Si tu me demandes qui a tenu la plume? Je te répondrai, Gustave lui-même: c'est une de ses propres lettres, que j'ai eu soin de faire intercepter pendant mon absence. Il y donne à Lucile la relation de la mort du frère d'une de ses amies. Après y avoir fait les changements convenables, je l'ai envoyée à une personne de confiance avec ordre de la copier, de l'adresser à Lucile sous mon couvert et de me l'envoyer sur-le-champ par la poste, pour jouer d'un tour à quelqu'un.

A sa réception, rien n'égalait le trouble de Lucile; je tremblais que les suites n'en devinssent plus sérieuses: mais par bonheur je suis hors d'embarras. D'abord elle voulait renoncer à la vie; à présent elle se contente de gémir.

Pour faire diversion à sa douleur, la comtesse l'a emmenée chez une tante à Lomazy et m'a engagée de les y accompagner. Nous tâchons de la distraire; mais nos soins sont inutiles; rien ne peut adoucir son affliction. Elle fuit la compagnie, se renferme dans sa chambre, ou va seule promener ses tristes pensées sur le bord d'un ruisseau.

Sa mère a tout fait au monde pour lui ôter cette fatale lettre: elle ne veut point s'en dessaisir, elle la porte toujours dans son sein.

Hier, je l'entendis gémir tout haut dans sa chambre, et comme la mienne est attenante j'eus la curiosité de l'épier au travers d'un petit trou à la paroi. Je la vis à demi-couchée sur un canapé, la lettre en question à la main. Elle paraissait dans une agitation extrême; sa poitrine se soulevait par secousses rapides, et elle ne levait les yeux de dessus le papier que pour essuyer ses larmes. Tout-à-coup elle pousse un long gémissement.

«… A… a… arre… arrête, ô mon cœur!» disait-elle d'une voix étouffée.

Ses sanglots se pressaient, et elle pleurait amèrement. Je fus si touchée de cette scène, que je ne pus retenir mes larmes; je me repentais de ce que j'avais fait, et aurais voulu pouvoir reculer.

De temps en temps, elle levait vers le ciel ses yeux humides, puis elle laissait retomber sa tête.

Elle garda quelque temps le silence; et comme j'allais me retirer, j'entendis ce triste soliloque:

«Hélas! pourquoi prend-on tant de soin de me faire vivre? Lorsque la cruelle faim dévorait mes entrailles, pourquoi m'avoir fait un crime de refuser à la nature les soutiens d'une vie plus douloureuse que la mort? A présent le trépas m'aurait réunie à mon amant. Que j'envie son sort! Il est délivré des misères de ce monde, et je gémis encore. Chère âme de ma vie, que ne peux-tu voir ta triste moitié, ce reste sanglant de toi-même qui souffre tant qu'il palpite, et qui achève de mourir dans les tourments.»

En continuation.

Lucile se cache pour pleurer: et quel lieu choisit-elle pour être le témoin de sa douleur? le tombeau de la famille. Te serais-tu jamais imaginé qu'une fille timide aille seule gémir au milieu des morts?

Il y a quelques jours que nous la suivîmes dans ce sombre asile. Nous fîmes l'impossible pour l'en tirer; tout ce que nous pûmes gagner, c'est que quelqu'un l'y accompagnerait.

Hier elle vint me trouver dans ma chambre, et me demanda si l'on pourrait se procurer les cendres de Gustave.

Je lui demandai pourquoi faire? Elle ne répondit mot et se retira à l'instant.

Je ne sais quelles idées lui trottent par la tête; mais ce sont des idées romanesques à coup sûr.

De Lomazy, le 27 juillet 1770.

LII
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

Lundi dernier je mis à exécution mon projet. J'abandonnai les confédérés, et partis seul avec mon domestique de Tarnopol, laissant notre troupe sous les ordres du régimentaire Baluski selon le désir de son père.

Comme rien ne m'appelle à Varsovie, je vais chercher un asile chez un oncle qui a ses terres près Radom et à peu de distance du château où le comte Sobieski doit s'être retiré. Tu vois, cher Panin, que c'est dans la vue d'être à portée de Lucile.

Il vient de m'arriver une singulière aventure et trop singulière pour ne pas t'en faire part. Je m'amuserai chaque soir à t'en donner un précis en attendant que j'arrive à bon port.

Sur la route de Buck à Betz est un lieu solitaire dont l'aspect sauvage inspire une noire mélancolie.

Ce spectacle s'accordait assez bien avec l'état de mon cœur: je me plaisais à le contempler.

En promenant mes regards autour de moi, j'aperçus au pied d'un roc un homme assez mal vêtu et à l'orientale qui trempait une pièce de pain dans l'onde claire.

Pressé moi-même par la faim, je m'approche et lui demande de m'en vendre un morceau. Il partage avec moi et me refuse la pièce que je lui présentais.

—Gardez votre argent, me répondit-il d'un ton sec en français; vous vous méprenez.

Et il repoussait ma main, en me jetant un regard fier.

Je l'examinai d'un air surpris. Il avait l'air vif, mais hagard, de courtes moustaches noires, la voix forte, et je ne sais quoi d'heureux dans la physionomie, et de peu commun sous son habit.

Son air mélancolique me charmait. Je mis pied à terre, et lui demandai permission de prendre mon frugal repas auprès de lui. A l'instant il se retira et me fit place.

A peine fus-je assis, qu'il m'apostropha par ces mots:

«Vous voilà donc aussi précipité dans l'infortune, s'il faut en juger à votre air. Dans les jours de votre prospérité, vous auriez été l'objet de mon indignation: maintenant vous n'êtes plus que celui de ma pitié.»

—Vous avez raison, lui dis-je, d'être indisposé contre les grands; cette inégalité de condition est presque toujours injuste. Je rougis pour la fortune d'avoir si mal distribué ses dons.

Mais craignant que la conversation ne dégénérât en personnalités ou ne finît trop tôt, je me mis à lui demander des nouvelles de la guerre. Notre entretien fut aussi long qu'intéressant. Le voici en dialogue et je parierais bien que tu seras toujours de son avis.

MOI.

Ami, que dit-on de la guerre dans les quartiers d'où vous venez? Voilà que les armes russes se distinguent toujours contre celles des Ottomans.

LUI.

Cela doit peu vous surprendre. Si le Turc sentait ses forces et qu'il voulût en tirer parti, il ferait bientôt la loi à la Czarine: mais de quelque façon que les affaires tournent, il serait encore moins affaibli par ses défaites, que son ennemi par ses victoires.

MOI.

Vous ignorez peut-être que la Russie a de grandes ressources.

LUI.

J'ignore en quoi elles consistent, d'abord elle est mal peuplée, et seulement d'esclaves. Quelques pelleteries, du bois de construction, du cuivre, du nitre; voilà ses seules branches de commerce; et elle manque de plusieurs denrées de première nécessité. Pendant sept mois, la terre y est presque partout couverte de neige, de glace, de frimas, et lorsqu'elle n'est pas engourdie par le froid, elle ne s'y pare jamais ni des fleurs du printemps, ni des fruits de l'automne.

MOI.

Il faut pourtant de grands trésors pour soutenir une guerre aussi dispendieuse, pour envoyer contre l'ennemi des armées par mer et par terre.

LUI.

A la Czarine moins qu'à tout autre prince: ses sujets sont forts et endurcis, ils résistent aux fatigues et supportent patiemment la faim; car par un heureux préjugé, lorsque les vivres manquent à l'armée (ce qui n'est pas fort rare), jamais on n'y voit de révoltes; un prêtre fait entendre aux soldats que s'ils perdent quelques repas sur la terre pour le salut de leur pays, ils retrouveront en récompense de bonnes tables dans le ciel; et les bonnes gens prennent patience. Avec cela, les finances de l'impératrice se trouvent courtes assez souvent, mais elle ne manque pas d'industrie pour dérober au monde la connaissance de ce fatal secret.

S'il faut en croire quelques officiers étrangers, faits prisonniers à la dernière bataille de Derasnia, ses ministres en Angleterre et en Hollande font sonner bien haut ses victoires, tandis que ses agents cherchent à négocier ses lauriers, c'est-à-dire à faire de gros emprunts.

Ce n'est pas tout. Dans le temps même que ses affaires allaient le plus mal en Turquie, on dit qu'elle donnait dans l'étranger de grosses commissions en bijoux, statues, tableaux de prix; et ses commissionnaires n'avaient certainement pas ordre de tenir leurs commissions secrètes. Néanmoins quoiqu'elle s'efforçât ainsi de jeter de la poudre aux jeux, sans la sottise des Ottomans, sa misère eût paru dans tout son jour.

MOI.

Avouez du moins que si elle n'est pas fort riche, elle mérite de l'être. Elle a naturellement l'âme droite, bienfaisante, élevée, magnanime; toute l'Europe admire ses belles qualités et ses rares vertus.

LUI.

Apparemment les rares vertus qui lui ont mis la couronne sur la tête!

MOI.

Voilà, j'en conviens, une tache dans un beau tableau, sur laquelle il faut passer l'éponge. Mais convenez aussi qu'une fois sur le trône elle l'a occupé dignement?

LUI.

Je ne vois pas qu'elle ait rien fait digne de l'immortaliser.

MOI.

Quoi ses victoires sur les Turcs?

LUI.

Elle n'y a pas plus contribué que vous ou moi. C'est la supériorité de la discipline militaire européenne sur l'asiatique, qui a assuré quelques succès à ses armes; et elle n'a d'autre part à ces événements, sinon qu'ils sont arrivés sous son règne.

MOI.

Mais que direz-vous des soins qu'elle prend de faire fleurir dans ses États le commerce, les arts, les sciences; de civiliser ses peuples, de les éclairer et de leur procurer l'abondance, après leur avoir rendu la liberté? Ses vues ne sont-elles pas grandes, et ses talents bien proportionnés à sa place?

LUI.

Il est vrai que, par une suite de la vanité et de l'instinct imitatif naturel à son sexe, elle a fait quelques petites entreprises, mais qui ne sont d'aucune conséquence pour la félicité publique.

Par exemple, elle a établi une école de littérature française pour une centaine de jeunes gens qui tiennent à la cour; mais a-t-elle établi des écoles publiques où l'on enseigne la crainte des Dieux, les droits de l'humanité, l'amour de la patrie?

Elle a encouragé quelques arts de luxe et un peu animé le commerce: mais a-t-elle aboli les impôts onéreux et laissé aux laboureurs les moyens de mieux cultiver leurs terres? Loin d'avoir cherché à enrichir ses États, elle n'a travaillé qu'à les ruiner en dépeuplant la campagne de cultivateurs par des enrôlements forcés, et en arrachant à ceux qui restaient les minces fruits de leur travail pour des desseins pleins de faste et d'ambition.

Elle a fait fondre un nouveau code; mais a-t-elle songé à faire triompher les lois? N'est-elle pas toujours toute puissante contre elles? Et ce nouveau code, est-il même fondé sur l'équité? La peine y est-elle proportionnée à l'offense? Des supplices affreux n'y sont-ils pas toujours la punition des moindres fautes? A-t-elle fait des réglements pour épurer les mœurs, prévenir les crimes, protéger le faible contre le fort? A-t-elle établi des tribunaux pour faire observer les lois et défendre les particuliers contre les attentats du gouvernement?

Elle a affranchi ses sujets du joug des nobles; mais ce n'est que pour augmenter son propre empire. Ne sont-ils pas toujours ses esclaves? Ne les pousse-t-elle pas toujours par la terreur? Ne leur empêche-t-elle pas toujours de respirer librement? Le glaive n'est-il pas toujours levé sur la tête des indiscrets? Au lieu de servir par sa sagesse à la félicité de ses peuples, ne les fait-elle pas toujours servir, par leur misère, à sa cupidité et à son orgueil? Sont-ce donc là ces hauts faits, ces actions héroïques qu'il faut admirer en extase?

Vous parliez de ses talents: ils sont assortis à ses vertus. Si elle avait quelque génie, elle aurait jeté un coup-d'œil sur ses vastes États; et sans s'amuser ainsi puérilement à faire de petites réformes pour tirer parti des stériles provinces du Nord, qu'il faudrait abandonner, elle aurait travaillé à faire valoir les riches provinces du Sud, si longtemps couvertes de ronces et d'épines. A la place d'un pays ingrat, sous un ciel de fer, sans cesse battu des noirs aquilons, et peuplé de tristes, de misérables, de stupides habitants; elle aurait sous un ciel doux, de belles régions couvertes de fleurs et de fruits, et habitées par des peuples gais, riches, intelligents. La nature lui ouvrirait de nouvelles sources de puissance et de richesse. Elle serait le créateur d'un nouveau peuple au lieu d'être le tyran de ses anciens sujets.

Je n'aime point, continua-t-il, à me livrer à une critique présomptueuse; mais je n'aime pas non plus entendre des éloges déplacés.

On la flatte, on fait semblant de l'adorer, on tremble au moindre de ses regards; voilà ses priviléges: voici ses titres à l'estime publique: un désir sans bornes d'être encensée. Allez, allez, elle-même s'est rendu justice: sans attendre que le public fixe sa renommée, elle tient à sa solde des plumes mercenaires pour chanter ses louanges.

MOI.

Tout cela me surprend un peu: mais vous me paraissez bien informé; aussi aurais-je plaisir à entendre ce que vous pensez des affaires de la malheureuse Pologne.

Vous voyez que nous ne sommes guères les maîtres chez nous. Trois puissances s'interfèrent dans nos différents: l'une, depuis quelques années, inonde en vain de ses troupes nos provinces pour les pacifier; les deux autres viennent d'y entrer à main armée pour nous mettre d'accord.

LUI.

Vous êtes perdus, peut-être sans ressources; mais quoi qu'il vous arrive de fâcheux, vous ne l'avez que trop mérité!

MOI.

Expliquez-vous, de grâce, car je ne vous entends pas.

LUI.

Dans l'état d'anarchie où vous vivez, comment ne seriez-vous pas la victime les uns des autres, ou la proie de vos voisins?

Votre gouvernement est le plus mauvais qui puisse exister. Je ne vous dirai rien de ce qu'il a de révoltant. Vous sentez comme moi, si vous n'avez pas renoncé au bon sens, combien il est cruel que le travail, la misère et la faim soient le partage de la multitude; l'abondance et les délices, celui du petit nombre.

Vous sentez aussi combien sont monstrueuses ces lois qui, pour l'avantage d'une poignée de particuliers, privent tant de millions d'hommes du droit naturel d'être libres, et mettent leur vie à prix. Je laisse ce côté honteux de votre constitution pour n'examiner que son côté faible.

En saine politique, la force d'un État ne consiste que dans la situation du pays, la richesse du sol et le nombre de ses habitants, hommes libres. La nature vous a assez bien partagés; mais comme le gros de la nation chez vous est privé du précieux avantage de la liberté, tous les autres sont comme nuls.

En Pologne, il n'y a que des tyrans et des esclaves; la patrie n'a donc point d'enfants pour la défendre.

On n'est porté au travail qu'autant qu'on peut en recueillir les fruits. Chez vous, où les paysans sont dépouillés de toute propriété, le cultivateur ira-t-il s'appliquer à féconder la terre pour le maître insolent qui l'opprime? Le seul bien dont il jouisse, c'est l'oisiveté; il se livre donc à la paresse et ne travaille qu'avec répugnance. Ainsi, quelque fertile que soit le sol, le rapport doit en être très-petit.

Il n'y a que des corps bien nourris qui soient propres à multiplier l'espèce. Comment la Pologne, où le peuple manque du nécessaire, ne serait-elle pas dépeuplée?

Ce n'est qu'au sein de la liberté et de l'aisance, que les talents peuvent se développer. En Pologne, les hommes doivent donc être généralement ignares et stupides. Les sciences, les arts, le commerce n'y sauraient donc fleurir.

Mais quelle foule d'autres vices de constitution! C'est un bien sans doute que la couronne soit élective, quand les électeurs ne sont pas animés d'un esprit de parti, car alors le choix tombe sur un digne sujet. Mais c'est un grand mal, lorsque la cabale, le crédit et la force sont comme chez vous les seules voies qui conduisent au trône. Hé! combien de fois n'en avez-vous pas fait la triste expérience?

C'est bien pis encore, lorsque toutes les affaires nationales ne sont plus que des affaires de faction.

En Pologne, l'autorité souveraine est faible, l'autorité civile presque nulle; et ni l'une ni l'autre n'est exercée que sous la protection des armes; ou plutôt en Pologne il n'y a proprement point de public: une poignée d'hommes puissants y décident de tout, y règlent tout, y ordonnent de tout, défont tout, renversent tout, détruisent tout. Ce sont eux qui disposent de la couronne, de la nation entière, et ce sont eux qui font les lois. Faites, ils ne sont point sous leur empire, ils les violent avec audace et avec impunité, ils s'arment même contre la justice et lui arrachent son glaive.

Ainsi, sous le dur joug des seigneurs, l'État est sans enfants; les campagnes dépourvues de cultivateurs; les villes sans arts, sans commerce, l'État sans richesses. Le corps de la nation n'est donc qu'une malheureuse troupe de serfs condamnés à de serviles travaux, qui seraient même à craindre s'ils n'étaient trop faits à leurs fers.

Puisqu'en Pologne l'on ne peut compter le peuple pour rien, où est donc la force publique? dans ceux qui le tiennent opprimé? Mettons la chose au plus haut. Que ces oppresseurs soient tous unis, et qu'ils assemblent leurs vassaux: vous aurez une armée de cavaliers qui n'auront tout au plus en partage que la force du corps et une valeur sans art; une armée de troupes légères, passables pour escarmoucher, mais incapables de tenir la campagne contre des troupes réglées.

Mais il s'en faut bien que ces petits tyrans soient tous unis, jamais on ne vit entr'eux que discorde et dissensions. Ainsi armés les uns contre les autres, comment ne seriez-vous pas aussi méprisables au dehors que vous êtes dangereux au dedans?

Mais, grâce au ciel, voici la fin de votre règne; vous touchez au moment d'avoir des maîtres à votre tour qui vous dépouilleront de vos dangereuses prérogatives: l'odieux monument de votre gouvernement n'existera plus à la honte de l'humanité; vous ne pourrez plus vous entr'égorger; et le peuple parmi vous sentira un peu alléger ses fers.

MOI.

Vous n'y pensez pas. Croyez-vous donc qu'au mépris du droit des gens, de la justice et de la bonne foi, nos médiateurs voulussent devenir nos usurpateurs? J'espère, au contraire, que par leur entremise nous verrons bientôt finir nos maux.

LUI.

Comme vos espérances vont être trompées! Ces puissances qui, sous prétexte de rétablir la paix dans vos provinces désolées, y sont entrées les armes à la main, ne veulent que les envahir et vous réduire en servitude. S'il était vrai qu'elles n'eussent formé aucun dessein contre la liberté de la Pologne, et qu'elles songeassent de bonne foi à vous pacifier, leurs généraux ne seraient pas si soigneux à s'emparer de tous les forts, de tous les passages, de tous les défilés propres à leur ménager des entrées dans le cœur du pays, et à le leur livrer sans défense; ils auraient débuté par engager la Russie et les confédérés à une suspension d'armes, et ils n'auraient pas tardé si longtemps à prendre des arrangements pour établir une paix durable. Vous le verrez, ce sont des maîtres que les Dieux irrités vous envoient pour vous châtier.

MOI.

Vous leur faites tort; non, je ne saurais jamais croire qu'ils manquassent ainsi sans honte aux principes de l'honneur!

LUI.

De l'honneur? Vous me feriez rire! Hé! les princes le connaissent-ils, ou du moins combien peu le connaissent? Séduire et tromper est leur grand art. Plus ils parlent de bonnes intentions, moins on doit les croire; c'est même une maxime de leurs ministres et de leurs favoris, de s'attendre à être disgrâciés, lorsqu'ils en reçoivent le plus de caresses. Mais attendons l'événement; un peu de patience, et vous verrez qui de nous deux s'est abusé.

MOI.

J'y consens.

LUI.

Quoique je ne sois pas prophète, je pourrais cependant vous dire d'avance tout ce qui arrivera. Quand ils vous verront hors d'état de leur résister, et que leurs troupes se seront assurées des provinces qu'ils convoitent, ils lèveront tout-à-coup le masque. Mais comme il ne faut pas révolter les esprits, ils chercheront à colorer leurs usurpations. Pour éblouir la sotte multitude, ils feront des manifestes, déterreront leurs aïeux, fouilleront dans des traités surannés, feront revivre de prétendus droits; et vous verrez à la fin qu'il se trouvera que ces provinces leur appartenaient, et que vous les possédiez on ne sait à quel titre.

MOI.

Cela serait plaisant!

LUI.

Après avoir soumis à leur empire les provinces usurpées, si même ils ne vous dépouillent tout-à-fait, ne vous attendez pas qu'ils cherchent à rétablir la paix dans celles qui vous resteront. Ils voient avec plaisir les semences de discorde, les causes d'anarchie de votre gouvernement, et ils vous les laisseront toutes: peut-être encore chercheront-ils sourdement à les multiplier, afin de se ménager un prétexte pour y revenir dans la suite, quand l'envie leur en prendra.

Cependant, crainte de laisser apercevoir trop clairement quel était le but de leur interposition officieuse, ils se donneront pour médiateurs, ils auront recours à de petites voies d'accommodement, à de petites compositions, à de petits réglements qu'ils vous forceront de recevoir, tout en protestant qu'ils vous laissent pleine et entière liberté.

MOI.

Très-bien!

LUI.

Vous me surprenez à mon tour avec votre prévention. Vous prétendez que c'est pour rétablir la tranquillité dans vos malheureuses provinces qu'ils les ont envahies. Mais comment auraient-ils dessein de vous pacifier, eux qui ne peuvent laisser leurs propres sujets respirer un moment en paix.

Je veux cependant qu'ils puissent aspirer à la gloire d'être vos pacificateurs, ils voient trop bien le plan qu'il faudrait vous faire adopter, le pied sur lequel il faudrait mettre les choses pour ne pas en redouter eux-mêmes les conséquences.

Le seul moyen de vous rendre la paix est précisément celui de vous rendre riches, puissants, heureux. Et quand un pareil plan serait dans leurs maximes, il ne s'accorderait guères avec leur intérêt.

MOI.

Peut-on savoir quel est ce plan admirable?

LUI.

Prétendre éteindre parmi vous toutes les jalousies, apaiser tous les ressentiments, guérir toutes les défiances, et par de petits expédients contenter tous les partis; sottise, sottise: le mal est dans la chose même et le remède est violent.

Il faut porter la cognée à la racine. Il faut faire connaître au peuple ses droits et l'engager à les revendiquer; il faut lui mettre les armes à la main, se saisir dans tout le royaume des petits tyrans qui le tiennent opprimé, renverser l'édifice monstrueux de votre gouvernement, en établir un nouveau sur une base équitable et dont toutes les parties se balancent les unes les autres dans un juste équilibre.

Voilà l'unique moyen d'avoir au dedans de ce beau pays la paix, l'union, la liberté, l'abondance, au lieu de la discorde, de la servitude et de la famine qui le désolent.

MOI.

Le remède est violent, en effet.

LUI.

Les grands qui croient que le reste du genre humain est fait pour servir à leur bien-être ne l'approuveront pas sans doute, mais ce n'est pas eux qu'il faut consulter; il s'agit de dédommager tout un peuple de l'injustice de ses oppresseurs.

MOI.

Je ne serais pas fâché que le paysan fût plus à son aise; mais je le serais beaucoup de voir les seigneurs dépouillés de leurs droits, et j'espère que cela ne sera jamais: les puissances médiatrices sont trop justes pour nous traiter ainsi.

LUI.

Ce n'est pas leur justice, si elles en avaient, qui s'y opposerait: mais leur orgueil et cette manie de vouloir toujours dominer par la force. Effectivement, il serait assez étrange qu'elles voulussent vous rendre libres, elles qui ne travaillent qu'à tenir leurs peuples dans les fers.

Tandis qu'il parlait, je ne pouvais trop démêler les pensées confuses qui se présentaient en foule à mon esprit. Je t'avoue que ses discours ont fait quelque impression sur moi, et je commence à craindre que ses prédictions ne viennent à se réaliser. Ces vues, qu'il prêtait aux puissances qui se sont interférées dans nos affaires, paraissent assez naturelles; elles s'accordent surtout avec le caractère qu'on donne à l'un de nos voisins.

Mais je voulais voir si ses idées à cet égard étaient conformes à celles du public.

—Laissons-là les affaires de Pologne, lui dis-je, j'aime mieux vous entendre faire le portrait des princes, et, quoiqu'il ne soit guère flatté, vous ne me paraissez cependant pas y mettre ni humeur ni mauvaise foi. Que pensez-vous du roi de Prusse? On en dit tant de merveilles: je ne sais si elles sont fondées. Il est sûr, néanmoins, que c'est un brave capitaine et un grand prince.

LUI.

On prétend que sa valeur est un peu équivoque, et que dans les combats il évita toujours avec soin le danger. Je ne vous dirai pas ce qu'il en faut croire; mais s'il n'a pas l'intrépidité d'un grenadier (qui même ne lui irait point), on ne peut lui refuser le titre d'habile capitaine. A l'égard de celui de grand prince, c'est autre chose. Il voudrait bien qu'on le crût tel. A force de vouloir paraître grand, il a ruiné sa véritable grandeur, et s'est plus d'une fois vu sur le point de perdre sa couronne. Les sots, éblouis par ses victoires, pourront le louer; mais il n'en sera pas moins l'objet du mépris des sages.

MOI.

Comment cela, je vous prie?

LUI.

La vrai grandeur d'un prince consiste à faire régner les lois dans ses États, et à rendre ses peuples heureux. Mais ce ne fut jamais là son ambition. Il ne se soucie guère d'être les délices du genre humain, pourvu qu'il en soit la terreur. Son grand art est de savoir exterminer les hommes. Aussi, sous sa main cruelle, tout tremble, tout languit, tout gémit. D'autant plus inexcusable en cela, qu'il n'est pas, comme bien d'autres princes, l'instrument des méchants, il a su écarter les flatteurs qui, d'ordinaire, environnent le trône, et lui-même il connut la misère.

Avec un naturel si atroce il a pourtant quelques bonnes qualités: il est laborieux, frugal, économe. N'est-il pas bien étrange que, tandis que ses vices ont trouvé tant d'admirateurs, les seules vertus qu'il possède n'aient trouvé que des censeurs?

Il aime aussi qu'on ait la hardiesse de lui dire ses vérités, et il est curieux de savoir ce qu'on pense sur son compte. On assure qu'il va souvent incognito dans les cafés et les autres endroits publics de sa capitale, pour écouter ce qu'on dit de lui, et qu'il y entend presque toujours toute autre chose que des louanges; mais on ne dit pas qu'il se soit jamais vengé des indiscrets.

MOI.

Il faut dire encore à son honneur qu'il a rendu la liberté aux sujets de ses domaines.

LUI.

Je ne sais ce que vous appelez liberté. On ne reconnaît dans ses États nulle autre loi que ses ordres. Il contraint ses sujets de servir; il les marie par force; il les dépouille à son gré; il les fait juger militairement. Or, tout cela n'annonce guère des hommes libres.

MOI.

Vous ne faites pas l'éloge de son cœur, mais vous ferez sans doute celui de son esprit.

LUI.

Il a de l'amour pour les lettres, du goût pour la poésie, et, par malheur pour son peuple, point de préjugés, car il est esprit fort.

MOI.

On le donne aussi pour un génie en fait de politique.

LUI.

Je ne disconviens pas qu'il n'entende à merveille l'art de négocier, c'est-à-dire, en termes plus clairs, l'art de tromper adroitement. Mais ce n'est pas en cela, je pense, que vous faites consister la science politique. Je vous dirai donc qu'il a de grandes vues, mais qu'il manque de grands talents.

Rongé d'ambition, il n'a songé jusqu'ici qu'à agrandir ses États et à leur donner de la consistance.

Pour s'agrandir, voici quel fut toujours son plan: il ne perd aucune occasion d'arracher à qui il peut quelque morceau de terrain; s'il a des vues sur quelques provinces, il sème avec adresse entre les puissances voisines des semences de discorde, qu'il a soin de fomenter, ou bien il attend qu'il s'élève entre elles quelque différend.

Cependant, il est aux aguets, et, avant de prendre parti, il les laisse bien s'affaiblir. Dès qu'il les voit hors d'état de s'opposer à ses desseins, il fait marcher de nombreuses armées et fond sur sa proie. S'il trouve de la résistance, il se bat et souvent il triomphe; si les choses vont mal, il joue de son reste et hasarde tout, ce qui lui a quelquefois réussi; mais quand il tient une fois, il ne rend plus.

S'il sait faire des conquêtes, il n'en sait pas tirer parti. Il a senti combien l'or est nécessaire à la puissance, et il n'a rien omis pour s'en procurer, excepté ce qu'il aurait dû faire.

Il a fait de grands efforts pour avoir une marine et il est parvenu à avoir quelques vaisseaux. Il a cherché à étendre le commerce dans ses États: mais il s'y est pris de manière à l'empêcher d'y florir jamais. Car il s'en mêle lui-même, au lieu d'en laisser tout le profit à ses peuples. D'ailleurs, il le gêne pour le tourner selon ses vues; il le surcharge d'impôts. Il fait pis: il inquiète les riches marchands, il use de supercherie pour confisquer leurs marchandises ou en extorquer de grosses sommes, et il viole ses engagements avec les artistes et les ouvriers qu'il a attirés par de fausses promesses.

Or, vous sentez bien que de pareils procédés ne servent qu'à éloigner les étrangers, à dégoûter ses propres sujets et à empêcher les richesses de couler dans ses états, d'autant plus que tous les peuples peuvent se passer de lui.

Mais la plus fausse mesure qu'il ait jamais prise, c'est le pied sur lequel il a mis ses finances; si ce n'est peut-être qu'il envisage les fermiers-généraux comme des sangsues publiques, qu'il faut laisser bien se gorger pour les faire dégorger ensuite. Ainsi, par une trop grande avidité de remplir ses coffres, il sacrifie tout au présent, et s'ôte toute ressource pour l'avenir.

La puissance de ce monarque n'est qu'enflée. Le peu de fertilité du sol, joint à la propriété peu assurée et à la dureté du gouvernement, qui bannit l'industrie, les arts, le commerce, ne permettront jamais à ses États de devenir florissants.

Au lieu d'y attirer en foule les étrangers par une douce domination, son tyrannique empire en chasse ses propres sujets, de sorte qu'il ne reste dans cette malheureuse patrie que ceux qu'un destin sévère y attache.

Encore n'y a-t-il guère à compter sur eux. Comme la force est son seul ressort, et qu'il ne mène ses peuples que par la crainte, au lieu de les gagner par l'amour: il s'en fait de dangereux ennemis; toujours prêts à secouer le joug, dès qu'il en trouveront l'occasion; du moins, ne se feraient-ils pas hacher plutôt que de consentir à passer sous une domination étrangère.

Si sa puissance n'est qu'enflée, sa grandeur n'est que précaire. Elle dépend des nombreuses armées qu'il tient toujours sur pied, et pour le maintien desquelles il est obligé de tendre toutes ses cordes; ce qui ne fait jamais qu'un état violent, et conséquemment de peu de durée.

Tant qu'il sera redoutable à ses ennemis, il conservera ses conquêtes; mais dès qu'ils cesseront de le craindre, il se les verra enlevées à son tour. S'il cesse même une fois d'y avoir sur son trône un grand capitaine, on verra bientôt tomber cette puissance qu'on admire. Ce n'est déjà plus en apparence que les tristes restes d'une grandeur qui menace ruine, car celui qui doit lui succéder ne promet (dit-on) pas beaucoup. Qui sait si nous ne vivrons pas assez pour le voir devenir lui-même simple petit électeur de Brandebourg?

Or, préférer ainsi le clinquant au solide n'annonce pas des talents bien rares. Qu'en pensez-vous?

MOI.

J'en conviens.

LUI.

Ses malheureux sujets ont beaucoup à souffrir de sa folle ambition; mais il n'est pas trop heureux lui-même, et cela console un peu. Il se montre rarement; seul, triste, rêveur, au fond de son palais, il s'agite jour et nuit, car il ne songe sans cesse qu'à acquérir, et il tremble sans cesse de perdre. Ainsi, les dieux pour le confondre, le privent des douceurs du repos. Il y a quelques années qu'il ne pensait qu'à s'emparer de quelques-unes de vos belles provinces.

Tandis qu'il parlait:

—C'est bien là mon homme, disais-je tout bas.

Il se fit un moment de pause.

Puis, je repris ainsi:

—Vous m'avez parlé du roi de Prusse; dites-moi à présent, je vous prie, quelque chose de l'empereur.

LUI.

Certes, il est difficile de vous satisfaire. C'est un jeune homme encore. Je ne sais s'il est habile, mais jusqu'ici on n'a point vu de son eau. Il n'est guère connu que par son invasion de la Pologne, et je vous avouerai que, de vos honnêtes voisins, c'est, à mon avis, le moins malhonnête.

Voisin lui-même d'un prince avide de s'agrandir aux dépens de qui que ce soit, et qui ne connaît d'autre règle de conduite que son intérêt, il fallait bien prendre parti et empêcher les deux autres de se partager le gâteau entre eux seuls.

En continuation.

Quand il eut fini, je sentis confirmer ses conjectures, et augmenter mes craintes.

Tous les pressentiments que j'avais lorsque mon père m'obligea de prendre parti vinrent se retracer à ma pensée.

Que n'étions-nous sages! disais-je tout bas. Nous avons allumé une guerre injuste, et à force d'atrocités nous avons réduit nos ennemis à ne plus chercher leur salut que dans notre ruine. Dans l'impossibilité de s'en fier à nous, les dissidents ont recours à leur protectrice; elle a pris parti pour eux. De notre côté, nous avons imploré le secours du Turc. Cependant, des voisins ambitieux, profitant de de nos divisions, s'avancent pour nous dépouiller.

Je fus quelque temps plongé dans ces tristes réflexions. A la fin, j'en sortis; et pour lui cacher l'impression qu'elles avaient faite sur moi, je renouai la conversation.

—J'étais à penser, repris-je, à ce que vous venez de dire: et certes, vous ne me paraissez pas ami des rois à en juger sur le portrait que vous avez fait de ces trois têtes couronnées.

LUI.

Laissons la flatterie ramper dans les cours, chatouiller l'oreille des rois, encenser des cœurs morts à la vertu et se vendre aux vices pour de l'or. Jamais cette honteuse bassesse ne souillera ma vie.

Je déteste les mauvais princes, mais sachez que j'adore les bons. Oui, le soleil du haut des cieux ne voit rien, selon moi, de plus auguste sur la terre qu'un roi vertueux et sage. Mais qu'il en est peu de tels! A peine en dix siècles en trouve-t-on deux qui effacent l'opprobre dont les autres couvrent le trône. Dans ceux mêmes que la renommée chante le plus, on ne trouve ni les vertus ni les talents qu'elle célèbre: on a beau les étudier, les approfondir, on s'y méconte tous les jours.

MOI.

Il faut excuser les princes.

LUI.

J'entends: quand on se plaint de leurs crimes ou de leurs folies, tout ce qu'on sait nous dire, c'est de nous recommander la patience. Plaisante méthode de faire leur éloge!

MOI.

Vous n'avez pas saisi mon idée. Je ne veux justifier ni leurs crimes ni leurs folies; je veux seulement les excuser sur la difficulté du métier qu'ils font.

LUI.

Pas fort pénible, de la manière dont ils s'y prennent. Croyez-moi, ils ont bien soin de cueillir la rose sans l'épine.

MOI.

Quoi, les rois ne sont-ils pas bien à plaindre d'avoir à faire à une multitude d'hommes indociles, corrompus, trompeurs, et qui donnent tant de peine à ceux qui veulent les gouverner?

LUI.

Vous feriez mieux de dire que les hommes sont fort à plaindre de devoir être gouvernés par des princes presque toujours si sots et si vicieux.

MOI.

Il faut bien leur passer quelque chose; ils sont hommes, et chacun a ses défauts en ce monde.

LUI.

C'est des courtisans, des ministres, des flatteurs, que les peuples ont pris cette maxime, et ils la répètent sottement. Il faut bien passer quelque chose aux princes.

Je suis de votre avis, mais seulement des faibles sans conséquence, car il ne faut pas juger les princes comme les particuliers, vu l'influence de leurs moindres actions sur la félicité publique.

On ne peut exiger d'eux des talents lorsque la nature ne leur en a point donné. Mais ne sont-ils pas à blâmer lorsqu'ils refusent d'y suppléer par les lumières des sages et qu'ils s'entêtent de leurs idées?

Ils doivent à leurs peuples l'exemple des bonnes mœurs et des vertus; ne sont-ils donc pas inexcusables lorsqu'ils ne leur donnent que celui des vices, lorsqu'ils s'abandonnent aux voluptés les plus honteuses et qu'ils sont les premiers à débaucher les femmes, à débaucher leurs sujets?

Ils doivent tout leur temps à l'État: que dire pour leur justification, lorsqu'ils passent la vie dans une molle oisiveté, après s'être déchargés sur d'indignes ministres de tout le soin des affaires, ou que les moments qu'ils dérobent aux plaisirs ils les emploient à faire le malheur de leurs sujets?

Ils ne sont que les économes des revenus publics: comment les excuser lorsqu'ils s'en font les propriétaires et les dissipent en scandaleuses prodigalités?

Encore, si pour prix de leur paresse, ils se contentaient du produit de notre sueur! mais il leur faut aussi notre repos, notre liberté, notre sang. Au lieu de gouverner leur peuple en paix, ils l'immolent à leurs désirs, à leur orgueil, à leurs caprices.

Toujours armés, toujours fomentant des semences de discorde chez leurs voisins, et toujours appelant sur l'État des malheurs; ils ne mettent leur gloire qu'à épouvanter la terre par le tragique récit de leurs fureurs: et non contents d'intéresser à leurs querelles leurs satellites, ils forcent les citoyens, les étrangers, les bêtes même d'y prendre part.

Mais avec quelle indignité ils se jouent quelquefois de la nature humaine! Ce n'est pas assez de vaincre et de charger leurs ennemis de fers: il faut que tout périsse, que tout nage dans le sang, que tout soit dévoré par les flammes, et que ce qui a échappé au feu et au fer ne puisse échapper à la faim encore plus cruelle; semblables à ces astres malfaisants dont la maligne influence verse sur nos têtes la contagion et les malheurs. Encore tombassent-ils tous eux-mêmes dans les guerres qu'ils ont allumées, mais ils sont presque toujours trop lâches, pour s'exposer aux coups.

Que vous dirai-je de plus? au lieu d'être les ministres de la loi, s'ils s'en rendent les maîtres, ils ne veulent voir dans leurs sujets que des esclaves, ils les oppriment sans pitié et les poussent à la révolte; puis ils pillent, dévastent, égorgent, répandent partout la terreur et l'effroi, et pour comble d'infortune, insultent encore aux malheureux qu'ils tiennent opprimés.

Ainsi, un seul homme que le ciel dans sa colère donne au monde, suffit pour faire le malheur de toute une nation. Lorsque les princes ne sont pas vertueux, peut-on donc trop s'élever contre leurs vices et déplorer le sort des peuples confiés à leurs soins?

Ici l'indignation lui coupa la parole; le ton de sa voix était véhément, et ses yeux étincelaient de colère.

En continuation.

Le feu de son âme semblait avoir passé dans la mienne: je l'écoutais avec un plaisir secret mêlé de surprise.

—Est-il possible, lui dis-je, que tant de sagesse soit ensevelie sous ces habits? Non, le ciel ne vous a point fait naître dans l'état obscur où je vous vois; vos discours vous trahissent et annoncent un esprit cultivé, une âme élevée. Mais sans vouloir pénétrer le secret de votre naissance, tout ce que j'entends m'intéresse à vous. Apprenez-moi de grâce quel revers a pu vous réduire à cette étrange condition.

LUI.

—Le récit de mes aventures serait trop long; mais accordez-moi un moment de repos, et je vous donnerai un abrégé de ma vie qui fera cesser votre étonnement.

Après un quart-d'heure de silence, il reprit ainsi la parole:

LUI.

—Je suis Français, issu d'une honnête famille; mais trop riche pour mon malheur.

Occupé de la fortune de ses enfants, mon père ne put veiller à mon éducation. La nature ne m'avait pas traité en marâtre; mais grâce aux soins de ma mère, cet heureux naturel fut bientôt gâté.

J'eus des maîtres de toute espèce, qui ne s'appliquèrent à me donner que des talents frivoles. Qu'eus-je fait des talents utiles? Ma fortune se trouvait faite; il ne s'agissait plus que de m'apprendre à savoir en jouir.

A peine avais-je atteint ma dix-neuvième année lorsque ma mère vint à mourir. Mon père la suivit de près. Comme ils me laissaient de grands biens, je n'eus pas de peine à me consoler de leur perte.

D'abord je pris, selon le bel usage, une petite maison et une jolie maîtresse; puis je donnai tête baissée dans tous les travers de mon âge.

J'avais pour amis plusieurs jeunes gens, au-dessus de moi par leur naissance, qui m'accablaient de caresses et avaient soin de me faire payer leurs plaisirs.

Mon curateur n'ayant pas la complaisance de fournir avec assez de profusion aux libéralités de son pupille, j'en fus réduit aux expédients, et ne trouvai malheureusement que trop de facilité d'anticiper sur ma fortune. J'eus recours aux usuriers; ils m'ouvrirent leurs bourses, vous pouvez penser à quelles conditions: mais ce n'était pas là ce dont je m'embarrassais.

Le temps vint où il fallut remplir mes engagements. Ma fortune en souffrit, mais au lieu d'ouvrir les yeux et de revenir sur mes pas, je ne travaillai plus qu'à la dissiper entièrement. Pour avoir plutôt fait, je quittai la province et allai me fixer dans la capitale.

On m'avait inspiré pour maxime que la considération était attachée au faste, et que pour réussir dans le monde, surtout avec les belles, il fallait être sur un certain pied. J'eus donc un hôtel meublé magnifiquement, des laquais richement vêtus, un brillant équipage et je tins table ouverte.

Bientôt les amis arrivèrent en foule; ils ne m'avaient jamais vu, mais ils étaient attirés par mon mérite. Avec eux, je courus le bal, les endroits de jeu, les parties de plaisir.

Au bout de six ans j'aperçus le dérangement de mes affaires; mais comme il est humiliant de déchoir, je me piquai d'honneur et ne voulus rien rabattre de mon faste, et continuai à vivre comme j'avais vécu. Enfin, à l'aide du luxe, des femmes, du jeu, et de mille folles dépenses, je me vis ruiné sans ressource.

Comme il ne m'était plus possible de cacher à mes amis le délabrement de ma fortune; j'en fis la confidence à ceux qui m'avaient toujours témoigné le plus d'attachement: je croyais pouvoir tout espérer de ceux qui m'avaient tout offert; mais je ne tardais pas à voir ce que j'avais à attendre.

Caressé par ces parasites, tandis que la fortune me souriait, elle ne m'eut pas plutôt tourné le dos, qu'ils se retirèrent tous à l'envi. Ils m'évitaient lorsqu'ils me rencontraient, ou s'ils daignaient encore m'aborder ce n'était plus que pour insulter à ma misère par leurs fausses marques de pitié, ou leurs plaisanteries.

Quoique j'eusse donné tête baissée dans tous les travers de la jeunesse, j'avais suivi le torrent plutôt par air que par goût. Les parties bruyantes n'avaient fait que m'étourdir sans m'amuser. Mon esprit était gâté, mais mon cœur n'était pas corrompu. Au milieu du tourbillon du monde, je me retirais quelquefois en moi-même pour penser à la vanité de mes plaisirs et je sentais que je n'étais pas heureux.

Crainte du ridicule, je continuai cependant comme j'avais commencé; je tâchais de m'étourdir et j'avais soin d'entretenir cette ivresse. Le moindre intervalle de sang-froid m'eût été trop amer.

Lorsque je me vis forcé de renoncer à ce genre de vie, mon amour-propre en fut bien un peu mortifié, mais je ne sentis point déchirer mon cœur. J'étais encore plus indigné des procédés de mes amis qu'avili par mes disgrâces. Avec quels traits ce monde qui m'avait séduit si fort était peint à mes yeux! Je maudissais sa brillante imposture.

Comme j'étais à me rappeler le passé, je me souvins d'un ancien ami de la famille, le seul qui me fût resté, et dont les efforts continuels pour me retirer de la vie déréglée que je menais, n'avaient servi qu'à lui aliéner mon amitié. Je désirais fort de le voir; mais je n'osais me présenter devant lui: enfin je surmontai ma répugnance, j'allai le trouver.

«—Je suis ruiné, lui dis-je en l'abordant, mais je suis moins confus de ma disgrâce que d'avoir rejeté si longtemps vos sages avis. Daignez me diriger, je viens vous demander des conseils; soyez sûr de ma docilité.»

Après lui avoir exposé l'état de mes affaires:

«—Renoncez, me dit-il avec un front chagrin, renoncez à ces goûts frivoles et insensés qui ont enchanté vos jeunes ans. Cessez de faire du plaisir votre occupation. Retournez dans votre province. Des débris de votre patrimoine réalisez un petit capital, reprenez l'état de vos pères, et tâchez, par votre assiduité, de regagner ce que vous avez perdu par vos extravagances.»

Ces paroles firent impression sur moi. Je sentais la sagesse de ce conseil: mais je ne pouvais me résoudre à le suivre en entier. J'étais bien disposé à quitter la capitale et à me mettre dans les affaires, mais une ville où j'avais offusqué tous les yeux par mon faste, révolté tous les esprits par ma hauteur, et qui n'était remplie que de mes folies et de ma disgrâce, était pour moi un séjour odieux.

Je formai donc le projet odieux de convertir en une pacotille le peu qui me restait, puis d'aller, s'il se pouvait, cacher ma honte et tenter la fortune dans un autre hémisphère. Je communiquai ce projet à mon ancien ami, il en parut étonné, me représenta les dangers de la mer, et fit tout ce qu'il put pour m'engager à y renoncer. Mais je craignais moins les écueils que les ris moqueurs de mes concitoyens.

Je n'écoutai donc plus que ma passion; et après avoir fait quelques préparatifs, j'allai à Brest où je m'embarquai pour les échelles du Levant.

Sur le vaisseau, je fis connaissance avec un homme dont l'humeur me revenait fort. Je paraissais aussi ne pas lui déplaire. Nous étions souvent ensemble, et la confiance s'établit bientôt entre nous.

Un jour que je lui faisais le récit de mes extravagances, j'observai qu'il avait les yeux constamment attachés sur moi, lorsque j'en vins à l'article de ma réforme, il parut attendri.

«—L'histoire de ma vie, me dit-il, ne ressemble pas mal à la vôtre.»

Il me raconta à son tour ses aventures. Dès lors notre amitié devint plus vive, et il ne cessa de m'en donner des preuves non équivoques.

Pendant le voyage, nous eûmes longtemps des vents favorables: mais ensuite ils devinrent contraires.

Comme nous étions à la hauteur de la Sardaigne, une violente tempête s'éleva, nous fûmes poussés à pleines voiles du côté de la Barbarie, puis tout-à-coup enveloppés dans une obscurité profonde. Bientôt nous aperçûmes à la lueur des éclairs les côtes dans le lointain.

Nous louvoyâmes toute la nuit.

Le lendemain les vents soufflaient avec plus de fureur encore, les voiles se déchirèrent et le vaisseau se brisa contre un écueil.

Chacun cherche à se sauver sur quelque débris: nous étions peu éloignés de terre, mais la mer était fort grosse.

J'échappai à la fureur des flots avec mon compagnon de voyage, le bosseman et trois matelots; tout le reste de l'équipage périt.

Quand nous eûmes gagné le rivage, nous nous regardions les uns les autres avec un morne silence. Je regrettai, mais trop tard, de n'avoir pas suivi les conseils de mon vieux ami. Ce n'était là toutefois que le commencement des malheurs qui m'attendaient.

Tandis que j'étais abîmé dans ma tristesse, Joinville (c'est ainsi que s'appelait mon compagnon de voyage) me dit en me prenant la main:

—Allons, cher ami, que faites-vous à vous désoler de la sorte! Avant de vous embarquer dans le péril, vous deviez le prévoir: à présent que vous y voilà enfoncé, il ne vous reste que de le mépriser. Soyez homme, montrez un cœur plus grand que les malheurs qui vous menacent.

Je ne pouvais retenir mes larmes.

—Vous pleurez, continua-t-il, comme un lâche amolli par les délices, et qui ne sait point supporter l'adversité. Eh quoi! la mer vient de m'enlever le fruit de quinze ans de fatigue, je suis mille fois plus à plaindre que vous, et c'est moi qui vous console?

Cependant nous avancions un peu dans les terres, en recherche de quelque partie habitée, sans néanmoins trop nous éloigner du rivage.

—Que vous êtes jeune encore, me dit Joinville en me voyant si consterné. Ce monde n'est qu'un théâtre de tristes vicissitudes. Lorsque la fortune agitant dans les airs ses ailes dorées, fait briller ses trésors, une foule de mortels lui tendent les bras et s'apprêtent à recevoir ses dons. Tandis qu'elle les répand, avec quelle fureur ils se jettent les uns sur les autres et s'efforcent de se les arracher. Leur ardeur est égale, mais leurs destinées sont bien différentes. L'un manque le but par trop d'empressement à le saisir; l'autre y touche à peine, qu'il tombe, et sa proie lui échappe. Cet autre s'applaudissait déjà de ses succès; mais au milieu de ses transports un revers imprévu enlève ses richesses, et les porte dans des mains étonnées de les recevoir. Et combien n'en voit-on pas transportés de dessous le chaume au sein de l'opulence; combien d'autres précipités tout-à-coup du faîte des grandeurs. Moi-même j'en suis un exemple bien frappant. Jamais homme ne fut autant promené par le sort de la bonne à l'adverse fortune. Mais habitué à ployer mon caractère aux événements, je jouis de tout, et ne fais fond sur rien.

C'est ainsi qu'il tâchait d'affermir mon cœur contre les coups du destin.

Lui-même il montrait un courage que l'infortune ne peut abattre. Son esprit était même libre et serein. Il ne cessait d'admirer la beauté du sol et le pittoresque des points de vue.

Comme il possédait très-bien la géographie et qu'il avait observé le local:

—Voilà, me dit-il en pointant du doigt quelques masures couvertes de chaume et presque ensevelies dans des broussailles, voilà les ruines de Carthage. Nous ne devons pas être éloignés de Tunis.

Si la douleur ne m'eût rendu comme insensible, j'aurais été charmé d'examiner cette terre si fameuse, ces belles contrées si célèbres dans l'histoire; mais j'étais trop absorbé par le chagrin pour montrer la moindre attention.

Nous avions marché toute la journée, n'ayant d'autre nourriture que les fruits que nous trouvions sur les haies, et nous étions rendus de fatigue.

Comme le soleil allait se coucher, mon compagnon fut d'avis qu'il fallait redoubler d'efforts pour gagner Tunis avant la nuit. Déjà nous en découvrions les clochers, lorsque nous tombâmes entre les mains des barbaresques.

Ils nous vendirent en esclavage. Je ne pouvais soutenir ce fatal revers, qui me paraissait mille fois pire que la mort: rien n'égalait mon désespoir.

Nous voilà donc traînés dans une prison. Le gardien féroce, un paquet de clés à la main, nous en ouvre l'entrée et referme à grand bruit les portes sur nous.

De toute la nuit, je ne pus fermer les yeux; je la passai à faire de sombres réflexions sur le sort de l'humanité.

Le lendemain, on nous fit passer dans une vaste cour où nous nous trouvâmes au milieu d'une multitude d'hommes inconnus, qui s'étonnaient de me voir ainsi éploré; je les regardai avec la même surprise.

Bientôt on vint nous appeler pour nous présenter à l'intendant des jardins du dey. A l'ouïe des ordres de ce maître superbe, l'indignation s'éleva dans mon cœur; je ne pouvais plus supporter la vie, je demandais la mort à grands cris.

—Que ton courage t'élève au-dessus de tes malheurs, me disait souvent Joinville; apprends à revêtir des sentiments conformes à ta situation actuelle.

A force d'exhortations, il m'engagea à la fin à ronger mon frein en silence.

On nous traita d'abord avec beaucoup de dureté, mais ce ne fut que pour peu de temps. Joinville avait cultivé la musique dès sa jeunesse, et il savait très-bien jouer du flageolet. Par un heureux hasard le sien s'était trouvé dans sa poche, lorsque nous fîmes naufrage.

Un jour, qu'il avait fini sa tâche de meilleure heure qu'à l'ordinaire, il se mit à en jouer. Tous nos compagnons d'infortune accoururent et formèrent un cercle autour de lui.

Le bruit parvint bientôt aux oreilles du dey, qui voulut l'entendre; charmé de son talent, il changea son sort. A sa considération, le mien devint aussi plus doux.

Chaque jour on nous traitait avec plus d'égards, et au bout de sept ans nous obtînmes notre liberté. Mais je ne puis passer sous silence un trait de générosité admirable.

Un jour Joinville disparut.

Il s'était couché le soir auprès de moi; jugez quelle fut ma surprise à mon réveil de ne plus le trouver, et combien je versai de larmes.

Mais sur le soir, je le vis reparaître.

—Je suis libre, me dit-il en m'abordant d'un air serein.

—Hélas! vous allez donc me quitter, m'écriai-je? Ciel! que vais-je devenir?

—Ne craignez rien, vous êtes libre aussi.

—Eh quoi! nous aurait-on rachetés?

—Non, non.

—Expliquez-moi donc ce mystère.

—Il y a quelques jours que le dey me demanda un air. Je ne sais, j'étais assez bien disposé, et l'affectai si fort, que dans un transport de joie il me promit de m'accorder, comme marque de sa faveur, la grâce que je lui demanderais.—Celle de retourner dans ma patrie, répondis-je à l'instant. Il parut un peu surpris, et après un instant de réflexion, il me dit:—Tu ne pouvais pas plus mal choisir pour mon bonheur: mais je te l'ai promis, il faut le tenir. Puis il se retira sans me donner le temps de répondre. Je ne savais qu'en penser, je n'osai trop me fier à sa promesse; aussi ne vous en ai-je rien dit. Ce matin il m'a fait venir devant lui et m'a offert de me renvoyer dans mon pays avec un chebec qui doit premièrement porter un envoyé à Constantinople. J'ai accepté avec joie et l'ai remercié de ses faveurs. Mais, tout-à-coup, je me suis souvenu de vous, et ne pouvais me résoudre à vous quitter. Que faire? Une heureuse réflexion m'a tiré d'embarras. Puisque le dey a de généreux sentiments, me suis-je dit, il n'a point un cœur insensible; il faut essayer de le toucher. Je me suis donc jeté à ses pieds. J'ai embrassé ses genoux et les ai arrosés de mes larmes.—Que veux-tu? m'a-t-il dit en me voyant dans cette attitude.—La mort, seigneur, car je ne saurais vivre si vous ne permettez à mon compagnon de me suivre. Le même jour nous devînmes tous deux vos captifs: la fortune le retient encore esclave. S'il doit l'être plus longtemps, souffrez que je reprenne mes fers. Ah! généreux Solim, ne fermez point votre cœur à la pitié! Autrefois j'aurais donné la vie pour éviter l'esclavage; à présent vous me voyez vous demandant à genoux la servitude, comme mon unique ressource, craignant même de ne pas l'obtenir. Solim me regarde d'un air surpris, me tend la main et me dit:—Quand je ne serais pas content de tes services, je serais touché de ta vertu, et l'amitié que j'ai pour toi s'étendrait à ton compagnon: dès ce moment il est libre.

—Généreux ami, m'écriai-je, en sautant au cou de Joinville, quoi, c'est à vous que je dois ce bienfait?

En nous affranchissant, Solim nous fit de grandes libéralités. Quand tout fut prêt pour le départ, nous allâmes prendre congé de lui.

—J'admire votre amitié, nous dit-il. Puissiez-vous trouver un sort digne de vos vertus. Allez, et en retour de ce que j'ai fait pour vous, je ne vous demande que de vous souvenir de moi.

A peine fûmes-nous à bord, qu'on mit à la voile, et au bout de quinze jours nous mouillâmes devant Constantinople.

Le lendemain de notre arrivée, il fallut me séparer de Joinville: il avait trouvé un bâtiment prêt à partir pour le grand Caire, où il avait un frère qu'il voulait aller joindre. Je le conduisis jusqu'au vaisseau; nous nous embrassâmes sur le port; je l'arrosai de mes larmes, la douleur m'empêchait de parler.

—Souvenez-vous de la fragilité des choses humaines, me dit-il en me quittant, si jamais vous vous trouvez de nouveau dans la prospérité, craignez d'en abuser; mais surtout secourez les malheureux.

Je restai quelques jours à Pera à attendre une occasion pour passer en France.

Il y avait bien à la rade un vaisseau de Marseille en charge; mais comme il ne devait mettre à la voile que dans six semaines, je pris le parti de m'embarquer dans une grande chaloupe turque qui appareillait pour Venise.

Nous sortîmes du port par un bon vent. Déjà je me félicitais d'avoir quitté la terre des infidèles, et me promettais d'aller dans quelque coin de ma patrie finir mes jours en paix: mais le destin qui se plaît à se jouer de moi, me réservait à bien d'autres épreuves.

Comme nous venions de passer le détroit de Candie, un matin à la pointe du jour, nous nous trouvâmes au milieu d'une flotte russe.

Le vaisseau dont nous étions le plus proche fit signal et nous appela à l'obéissance. A l'instant deux chaloupes qui le suivaient vinrent faire tout l'équipage prisonnier de guerre. Quoique je ne fusse pas Ottoman, je fus enveloppé dans leur disgrâce.

Après m'avoir dépouillé de tout ce que j'avais, on me transporta, avec les autres prisonniers à Néapoli, port de la Romanie, où débarqua une partie de l'équipage de la grande escadre pour répandre les feux de la sédition dans les provinces de la Turquie européenne, comme je l'ai appris ensuite. De là, nous fûmes transférés à Rashow, puis à Mendzibos, place d'armes sur le Dniester, où les Russes ont établi leurs principaux magasins. Pendant quinze mois j'y ai souffert la faim, la soif, le froid et mille mauvais traitements.

Comme le nombre des prisonniers augmentait de jour en jour, on résolut de nous transférer en Russie. Tandis que nous étions en marche, escortés par un simple escadron de cavalerie, une troupe de confédérés tomba sur nous près de Crasnopol, et j'eus le bonheur d'échapper. Il y a dix jours que je traverse la Pologne pour me rendre dans mon pays.

Voilà le précis de ma vie jusqu'au moment où vous m'avez rencontré. Jamais le destin, comme vous voyez, ne s'acharna davantage à la perte d'un malheureux; mais qui sait combien d'autres malheurs m'attendent? Infortuné que je suis! l'espérance même est éteinte au fond de mon cœur.»

Comme il achevait ces paroles, un bruit soudain retentit dans la forêt; nous levâmes les yeux, et nous aperçûmes entre les arbres une multitude de chevaux qui faisaient voler devant eux un tourbillon de poussière.

C'était un escadron russe.

Près de tomber entre les mains de l'ennemi, il fallut chercher un refuge dans le bois. Nous eûmes le malheur de nous séparer. Je n'osais l'appeler à haute voix, crainte d'être découvert. Le même motif le retenait sans doute. Je le cherchai longtemps en vain.

Enfoncé dans l'épaisseur de la forêt avec mon domestique, la nuit nous y surprit. Je résolus d'y attendre le retour de l'aurore. A son lever, je tâchai de me reconnaître. J'errai longtemps à l'aventure.

Enfin, je regagnai le grand chemin et continuai ma route, ayant toujours cet inconnu devant les yeux. Son sort me pénétrait; j'aurais voulu en adoucir l'amertume: mais de nouveaux sujets de douleur vinrent bientôt me l'ôter de l'esprit.

De Sandomir, le 30 juillet 1770.

LIII
DU MÊME AU MÊME.

A Pinsk.

Ah! cher Panin! il semble que les dieux irrités aient épuisé leur haine sur ma tête dévouée. Hélas! tout est mort pour moi.

Les confédérés ont fait des incursions dans la grande Pologne, et partout où ils ont passé, on ne trouve que dévastation.

Le joli bourg de Baranow a même été réduit en cendres; les flammes n'ont épargné que quelques édifices incombustibles. Au milieu des masures consumées, on voit encore, d'espace en espace, un temple, une tour, dominer tristement sur les ruines de son enceinte désolée.

Hier, j'eus toute la journée devant les yeux cet affligeant spectacle.

A Sandomir, je quittai la route de Radom pour prendre celle d'Osselin. Je ne pouvais me résoudre à passer si près de Lucile sans la voir. J'avance à grands pas vers ces lieux où était mon trésor. A mesure que j'approche, mes noirs soucis disparaissent, la joie renaît dans mon cœur. Je ne me sens pas d'impatience; je brûlais d'arriver.

Déjà je découvre de loin ce charmant séjour; tout me rappelle un doux souvenir, ces bosquets enchantés où je me promenais avec Lucile, ces bords fleuris où je reposais sur son sein, ces berceaux délicieux où je la couronnais de fleurs, et, dans les transports de mon âme, je croyais déjà la voir et la presser dans mes bras amoureux.

J'arrive enfin.

Ciel! quel spectacle s'offre à ma vue! Tout est désert; partout a passé le fer et le feu.

Je parcours, avec une surprise mêlée d'effroi, ces belles campagnes, que je reconnais à peine. Je vole vers le château, et je ne trouve que des masures.

A cet aspect, mille idées funestes s'offrent à mon esprit troublé et déchirent mon cœur. Je me représente Lucile écrasée sous ces ruines; j'éprouve d'avance toutes les horreurs du désespoir, et contemple dans un étonnement stupide toute l'étendue de mon malheur.

Je sors enfin de cette espèce d'ivresse, pousse de tristes gémissements et cours éperdu, cherchant vainement de tout côté quelqu'un qui m'apprenne ce que sont devenus les maîtres infortunés de ces lieux.

O fortune! ô revers! ô ma Lucile! seule espérance qui me restait ici bas, où as-tu donc été entraînée? où as-tu fui loin des ruines de ce palais embrasé? Et c'est moi qui t'ai conseillé d'y venir. Malheureux! qu'ai-je fait? Quel repentir cruel déchire mon sein! Mais où la douleur m'égare.

Ah! c'est vous, c'est vous, barbares ennemis qui avez causé mon malheur. Puissent toutes les horreurs de la guerre, tous les fléaux qui affligent les hommes, retomber sur vos têtes criminelles; puissiez-vous être réservés à la plus horrible vengeance; que jamais vous ne trouviez d'asile nulle part, qu'un implacable ennemi vous poursuive sans relâche, qu'il vous atteigne, vous égorge et se baigne dans votre sang.

Ce monde où je vivais autrefois, enivré d'une folle joie, qu'est-il devenu? Un séjour de deuil rempli d'emblêmes funèbres que la mort a tracés et suspend autour de moi.

Cruel destin! ne pouvais-tu te contenter de tant d'autres victimes? Fallait-il que ta haine s'attachât à moi, et me choisît pour s'épuiser sur ma tête? Ne te suffisait-il pas que cinq de tes traits m'eussent atteint coup sur coup sans m'en décocher un sixième!

O Lucile, Lucile, ma chère Lucile! Est-il bien vrai que je t'ai perdue? A cette idée mon être entier se dissout et s'écoule.

O mort! viens à mon aide: hâte-toi d'arriver; tous les liens qui m'attachaient au monde sont rompus, ton glaive n'a plus qu'à trancher le fil de mes jours.

LIV
SOPHIE A SA COUSINE.

A Biella.

Je ne sais si tu as pénétré mon dessein.

J'ai déjà gagné que Lucile n'écrive plus à Gustave; il faut empêcher maintenant que Gustave n'écrive plus à Lucile. Ainsi, morts l'un pour l'autre, du moins en idée, rien ne m'empêchera de lier avec lui.

Qu'en dis-tu, Rosette? Cela n'est-il pas bien imaginé?

Mais il y a longtemps que nous n'avons des nouvelles de Potowski. J'ai cependant bien recommandé à Antoine de m'envoyer toutes les lettres qui me seraient adressées au château d'Osselin. Quelle peut être la cause de ce retard?

Inquiète de ce long silence, je vais écrire à un ami de Gustave, avec qui j'ai appris qu'il est en relations; sûrement il m'en apprendra quelque chose.

Mais j'entends des cris dans l'appartement voisin, il faut voir ce que c'est…

En continuation.

Nous venons de recevoir la fâcheuse nouvelle de la dévastation de la terre d'Osselin. Le château même a été réduit en cendres après avoir été livré au pillage.

La comtesse est à ce sujet dans une affliction extrême; elle se félicite néanmoins de l'avoir quitté à temps, et comme par miracle.

Lucile paraît insensible à ce désastre; elle voudrait seulement être périe sous les ruines.

Pour moi, j'en suis très-fâchée.

Voilà le comte à peu près ruiné. C'était dans ce château où il avait transporté ses trésors et où il gardait ses titres. Adieu sa belle collection de tableaux et de statues! Je crois qu'il en mourra de chagrin.

Je regrette surtout le magnifique ameublement de l'appartement d'été. Jamais je ne vis rien de plus riche, de plus galant. Les chaises, les rideaux, la tapisserie, étaient d'un damas bleu de ciel garni de franges d'argent. Le plafond était de stuc orné de peintures en camayeu de la même couleur, comme aussi les dessus de porte. Et il y avait entre les trumeaux, les deux plus belles glaces du royaume. Quel dommage que tout cela soit détruit!

Est-tu donc, chère Rosette, si fort engagée avec ton beau Castellan, que tu ne puisses disposer d'un quart-d'heure pour songer à tes amies? Il y a trois mois que tu m'écrivis une petite lettre; mais si petite qu'il semblait que tu n'avais rien à me dire. Dès-lors, tu ne m'as pas donné le moindre signe de vie. Je n'en agis pas ainsi à ton égard; je t'écris souvent, et toujours je te fais part de tout ce qui m'arrive, même de mes pensées les plus secrètes.

Souviens-toi que j'attends au plus tôt de tes nouvelles, et que si tu ne me dédommages de ton long silence, je te punirai par le mien.

De Lomazy, le 2 août 1770.

LV
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

De l'endroit où je t'écrivis mon désastre, l'affliction m'a suivi chez mon oncle où je suis venu chercher un asile. Dès-lors mes larmes n'ont cessé de couler.

J'ai fait mille vaines recherches. Je ne puis parvenir à tromper ma douleur; tout me ramène à l'objet de mes craintes; et lorsque je viens à me rappeler ces tristes masures, je frissonne d'horreur.

Rien n'égale la tristesse de mon âme. Le jour paraît trop court pour suffire à mon tourment: et comme si ce n'était pas assez des fantômes qui m'épouvantent alors, la nuit, ils m'assiégent encore. Le doux repos ne vient plus fermer mes paupières. Après quelques moments d'un sommeil agité, je me réveille en transes. Je crois voir l'ombre de Lucile pâle et sanglante, je crois entendre sa plaintive voix; et je ne sors de ces rêves effrayants où le désespoir égare ma pensée, que pour me livrer à des idées plus affligeantes encore.

Hélas! n'est-ce que pour verser des larmes que mes yeux s'entr'ouvrent? O chaîne de malheurs! Ils viennent rarement seuls; ils aiment à se presser sous les pas d'un malheureux. Occupé à pleurer mes amis, fallait-il aussi pleurer ma maîtresse! Tous mes chagrins passés s'abîment dans le sentiment de sa perte. Lucile enlevée de ce monde à la fleur de son âge, lorsque… A cette idée, comme ma douleur s'aigrit!

Mon âme s'abreuve à longs traits d'amertume, mon cœur se déchire, et le sentiment du bonheur s'écoule pour jamais par cette blessure.

LVI
DU MÊME AU MÊME.

A Pinsk.

J'aperçois le soleil qui s'abaisse sons l'horizon; les ombres se projettent au loin dans la plaine; déjà il n'y a plus que le sommet élevé des montagnes qui retienne les derniers rayons de l'astre disparu.

Voici l'heure que plein d'impatience, je courais aux lieux fortunés où m'attendait mon amante: heure autrefois si désirée! tu n'es plus à présent que celle de mon désespoir!

Lucile n'est plus!

Hélas, sa chère image s'offre sans cesse à mon âme attendrie. Comme ses yeux brillaient d'un doux feu! Combien sa modestie ajoutait à ses charmes! Quelle candeur, quel enjouement, quelle aménité dans ses entretiens! Que sa beauté était séduisante, et son cœur fait pour aimer! Rien ne lui manquait. La fortune et la vertu lui avaient prodigué tous leurs dons. Qu'avait de plus le ciel à lui accorder?

Ah! elle était trop belle pour vivre; j'étais trop heureux. Le destin jaloux l'a moissonnée comme une fleur à peine éclose.

Tant d'attraits devaient-il sitôt périr? Ne la verrai-je donc plus, cette bouche divine me sourire amoureusement! Je ne l'entendrai plus cette voix touchante dont les doux accents allaient à mon cœur! Ses regards tendres n'exciteront plus au fond de mon âme d'émotions délicieuses!

O Lucile, Lucile, dans quel désespoir ta perte a plongé ton amant!

Où retrouver son beau naturel, son âme sensible, ses nobles sentiments? De quel plaisir elle enivrait mon cœur dans les épanchements de la confiance! O douce société! tendre union! non, ce n'était point l'union, c'était le mélange de deux cœurs.

Félicité céleste, félicité si rare sur la terre, je t'ai goûtée, je t'ai perdue! Il n'est plus pour moi de Lucile. Elle a couru se perdre dans le gouffre éternel du néant, il ne m'en reste qu'un triste souvenir sans cesse présent à mon esprit pour affliger ma pensée.

De dessous un ormeau du bosquet de Radom.

LVII
DU MÊME AU MÊME.

A Pinsk.

Quelques rayons d'espérance commençaient à luire au fond de mon cœur: mais hélas qu'ils ont été bientôt éteints!

Un bruit vague courait que le comte Sobieski, fuyant les ruines de son palais embrasé, s'était retiré avec sa famille à Opalin. J'y courus à l'instant; mais toutes mes recherches furent vaines; point de Sobieski!

Me voilà en chemin pour revenir chez mon oncle, plus désespéré que jamais.

Comme je repassais dans mon esprit mes infortunes, mon cheval se mit à hennir et à faire un écart. Je lève les yeux et n'aperçois rien. Il refuse d'avancer. Je l'attaque. Il se cabre, se défend, et m'emporte à la fin dans un sentier de traverse. Il courut un bon mille avant que j'eusse pu l'arrêter. Lorsque j'en fus venu à bout, je cherchai à me reconnaître.

Peu après, croyant avoir regagné le grand chemin, je ne tardai pas à retomber dans mes sombres rêveries. Je n'en fus tiré que par la faim qui commençait à se faire sentir. Je regarde ma montre. Surpris de voir que le jour fût déjà si avancé, je cherche le soleil, et l'aperçois sur son déclin, alors je ne doutai plus que je ne fusse égaré.

Je continuai à marcher, et je n'arrivai point. Inquiet comment je passerais la nuit, j'avais gagné le sommet d'une légère éminence. Je m'arrête pour promener mes regards autour de moi, j'embrasse de l'œil la longue chaîne des collines, des plaines, des forêts que j'avais traversées.

Tout-à-coup j'entends les sons d'une trompe rustique, et j'aperçois, à quelque distance, un berger appuyé sur sa houlette, tandis que deux chiens et un jeune garçon rassemblaient son troupeau.

J'allai à lui. Il parut surpris de me voir.

—Ne craignez rien, lui dis-je, mon ami: je suis un voyageur égaré que la nuit oblige à chercher quelque part un asile. Voudriez-vous me servir de guide jusqu'au prochain hameau?

—Hélas! répondit-il, cet endroit est désert, il n'y a qu'un château à deux lieues d'ici, dont le maître est absent. D'ailleurs il serait nuit avant que vous pussiez y arriver, et trop tard pour y être admis. Mais ma cabane n'est pas éloignée. Je n'ai à vous offrir que de la paille pour lit, du lait et du pain pour nourriture. C'est tout ce que le ciel m'a donné, je le partagerai ce soir de bon cœur avec vous, et demain, je vous remettrai sur votre route.

J'acceptai ces offres obligeantes.

Ainsi, après une longue et fatigante journée, j'arrive à une méchante cabane. Je trouvai sur le seuil de la porte une bonne femme (c'était celle du berger) avec un petit enfant sur les genoux. Elle ne fut pas moins étonnée de me voir que ne l'avait été le pâtre.

Mon premier soin fut de chercher un endroit pour mettre mon cheval; et tandis que je lui préparais une litière et que mon hôte rangeait ses moutons, sa femme alla se disposer à nous recevoir.

En entrant dans la chaumière, je fus surpris de l'air mal propre qui y régnait: tout y présentait l'image de la misère la plus affreuse. Je comparais en silence ces murs enfumés aux lambris dorés des palais; et pour la première fois, je fis de douloureuses réflexions sur l'inégalité du sort des humains.

Nature marâtre, disais-je en moi-même, faut-il qu'une partie de tes enfants soient ainsi nés pour la servitude et le travail, tandis que l'autre nage dans l'opulence au sein de la mollesse!

Mon hôte vint m'en tirer pour prendre part à leur petit souper. Je me place à cette misérable table, et la petite famille se range en silence autour de moi.

Bientôt mes tristes pensées vinrent m'y trouver; elles me suivirent encore sur mon lit de paille. Enfin, excédé de fatigue, je m'endormis.

Le lendemain, je me réveillai à la pointe du jour et me disposai à partir.

En entrant dans l'étable, je trouvai mon cheval étendu sur la litière et rendu de fatigue. Il fallut rester.

J'allai trouver mon hôte, et lui fis part de mon embarras.

—Que cela ne vous inquiète pas, seigneur. J'aurai soin de votre bête, et pendant que vous demeurerez avec nous, je tâcherai de faire de mon mieux.

Touché de sa bonté, je lui donnai quelques ducats, que je le forçai d'accepter. Le pauvre homme me baisa la main, et me remercia à genoux.

Pour passer mon ennui, je me mis à errer aux environs de la cabane, et crainte de m'égarer, je pris avec moi son jeune garçon.

Attiré par un charme inconnu vers une petite forêt, je m'enfonçai dans sa sombre épaisseur et la traversai triste et pensif: bientôt je me trouvai dans une vallée solitaire, coupée d'une petite rivière.

A quelque distance, j'aperçus un bouquet de grands arbres qui balançaient dans les airs leur cîme touffue, répandant sur la plaine, dans un vaste contour, la fraîcheur et l'ombrage. Je vais me reposer sous leur impénétrable abri. Un pâtre y avait rassemblé son troupeau brûlé des feux du soleil. J'approche, je reconnais mon hôte et m'asseois auprès de lui.

J'étais charmé de l'innocence de la vie et de l'air de contentement de cet homme.

Si je pouvais ainsi, disais-je tout bas, finir doucement mes jours dans quelque coin de la terre! Air pur, frugal repas, santé du corps, paix de l'âme, précieux dons de la nature, que vous êtes préférables aux faux biens dont le monde est si épris! Oui, c'est de ce simple mortel qu'il faut apprendre l'art d'être heureux. Comme nous, il n'est point rongé de désirs impuissants. Une prairie fertile est pour lui le jardin de félicité. Ses plaisirs sont purs et ne laissent point d'amertume: moins vifs que les nôtres, ils sont aussi plus durables. L'espérance vaine, les regrets, le désespoir ne viennent jamais empoisonner le cours paisible de ses jours. Pourquoi aller à grands frais chercher le bonheur si loin, lorsqu'il est si près de nous!

Tandis que j'étais enfoncé dans ces réflexions, un doux sommeil vint appesantir ma paupière. Hélas! depuis longtemps je n'avais plus qu'un repos pénible et plein de trouble.

A mon réveil, mon hôte me présenta des fruits et du laitage, dont je fis mon dîner, et comme le soleil n'était déjà plus piquant, j'allai ensuite promener au bord d'un sombre rivage.

Le chagrin n'avait fait avec moi qu'une courte trêve: bientôt il revint m'assaillir. J'avais beau vouloir distraire ma pensée du sentiment de mes malheurs, tout m'y rappelait, tout me retraçait la chère image de Lucile.

Fleurs qui émaillez la verdure, vous aimiez que sa main vous cueillît: hélas! vous ne reposerez plus sur son sein amoureux; vous ne serez plus entrelacées parmi ses belles tresses, vous ne porterez plus à ses sens un parfum délicieux. Comme vous elle brillait du pur éclat de la nature: fallait-il que comme vous elle ne brillât qu'un jour?

Tandis que j'exhalais ainsi ma douleur, j'entendis de loin une voix mélodieuse dont les accents plaintifs faisaient gémir les échos. Ils excitèrent dans mon âme une surprise mêlée de joie.

Immobile, je cherchais des yeux d'où pouvaient venir de si doux accents. Puis j'avançai par hasard au pied d'un rocher qui me les répétait; mais je ne pus rien démêler.

L'émotion que ces sons me causaient avait pour moi des charmes; ils suspendaient le sentiment de ma douleur.

—Je ne suis pas le seul, disais-je, qui gémisse en ces lieux. C'est sans doute la voix de quelqu'infortunée dont le cœur a besoin de consolation.

Après avoir longtemps joui du plaisir de l'entendre, la voix cessa.

En voyant le soleil s'abaisser sous l'horizon, je songeai à regagner ma cabane. Je fis remarquer à mon guide l'endroit que nous quittions, et je me retirai à regret, enseveli dans de tristes pensées, mais moins tristes que celles de la veille.

Les accents de cette touchante voix retentissaient encore au fond de mon âme; je la sentais un peu débarrassée du poids qui l'opprimait. Je ne sais quelle émotion s'était emparée de mes sens, ranimait mon cœur flétri et me faisait trouver ce séjour enchanteur. Je ne pouvais souffrir l'idée de le quitter, et tout en marchant je me tenais ce discours:

—Tel qu'un forçat harassé de fatigue, depuis longtemps je mène une vie agitée et remplie d'alarmes; il serait temps de goûter un peu de repos. A présent que tous les liens qui m'attachaient au monde sont rompus, que je suis dégoûté de ses brillantes folies, et détrompé de ses vaines chimères, qui m'empêche de fixer dans ces lieux mon séjour, et de m'y ménager une tranquille retraite?

J'étais encore occupé de mes pensées, lorsque j'arrivai sous mon humble toit, et le sommeil ne vint que fort tard en suspendre le cours.

Le lendemain j'allai d'assez bonne heure m'asseoir vis-à-vis du pied du rocher qui m'avait répété les accents de cette voix touchante.

Il était déjà tard, et les échos gardaient encore le silence: mon chagrin était extrême. Mais tout à-coup ce silence fut interrompu par les chants de la veille. Ils me paraissaient plus distincts.

J'avançai pour les mieux entendre; mais je fus arrêté par un large fossé, qui entourait un parc: j'aperçus dans l'enfoncement un château d'où je jugeais qu'ils devaient partir; ils finirent plutôt que je n'aurais voulu.

La nuit commençait déjà à déployer son noir manteau, et déjà je regagnais tristement ma chaumière, lorsque cette voix plaintive éclata de nouveau dans les airs. Je m'arrête.

—Ha, la voilà encore! disais-je tout seul. Que j'aime à l'entendre gémir au milieu de ce profond silence! Comme mon cœur palpite de plaisir! Ha, si elle savait le charme qu'elle répand autour d'elle! Tendre Philomèle, comme toi, l'âme blessée d'un trait qui la déchire, j'essaie de tromper ma douleur. Nous envoyons ensemble nos accents vers le ciel, et nous n'avons que les étoiles pour témoins de nos plaintes.

En arrivant, mon premier soin fut de m'informer du nom du maître du château. Mon hôte ne put me le dire, quoiqu'il habitât sur ses terres; il savait seulement qu'il était absent depuis quelques mois, d'ailleurs il ne connaissait personne au logis que l'intendant.

Le jour suivant, je me rendis seul au lieu accoutumé et de meilleure heure encore. Je suivis de loin le fossé, et remarquai qu'il ne faisait pas le tour du château, et qu'on pouvait en approcher par les derrières; puis je m'éloignai. De toute la soirée la voix ne se fit entendre. J'en étais affligé!

Cette voix, disais-je en moi-même, suspendait le sentiment de mes maux. Le ciel semblait m'avoir ménagé cette faible consolation: hélas! c'était la seule que je goûtais encore. Je m'y suis trop abandonné, et pour me désespérer le cruel destin m'en prive.

Dès qu'il fit obscur, je hasardai d'aller au pied des murs qui renfermaient cette affligée, dans l'espoir de l'entendre encore.

Comme j'en étais fort près, j'entrevis de la lumière au travers d'une embrasure. J'avance en tremblant, je prête l'oreille, et n'entends rien; je veux approcher l'œil et je ne puis y atteindre. Je cherche une pierre pour m'élever; je la place doucement contre le mur et monte dessus.

D'abord je n'aperçus qu'une lampe qui brûlait. A sa pale lueur, bientôt je crus découvrir les ruines d'un édifice antique. J'étais saisi d'horreur à l'aspect de ce lieu lugubre où régnait un profond silence.

Tout-à-coup une lumière plus vive y pénètre, et j'aperçois une longue salle voûtée, toute remplie de tombeaux. Dieux! quels objets se présentèrent à ma vue. Un petit noir portant un flambeau devançait une femme vêtue d'une longue robe flottante et dont la face était couverte d'un voile. Elle s'avance lentement une couronne de fleurs à la main, se penche sur une urne cinéraire et la tient embrassée en poussant de profonds soupirs.

Je la contemplais en silence, le cœur saisi d'attendrissement.

Elle resta longtemps immobile dans cette attitude; enfin elle se relève, essuie ses yeux avec un mouchoir blanc, et couronne l'urne en prononçant d'une voix gémissante ces paroles:

«Il n'est plus, lui qui n'aurait jamais dû mourir! son cœur bienfaisant était l'ami de tout le monde, et il a eu à redouter la haine. Dans le temps même qu'il prenait plaisir à pardonner, il est tombé sous les coups de la vengeance! Ah! partout où la renommée portera son nom et dira sa mort, il recevra les regrets des âmes sensibles! La joie est tarie pour jamais au fond de mon cœur; il n'est plus pour moi d'autre plaisir que de m'attendrir sur son sort et de venir penser à lui au milieu des tombeaux. Que ne peut-il voir couler mes larmes, entendre mes gémissements, recevoir mon âme prête à s'envoler! Hélas! j'espérais que ses mains me fermeraient les yeux, et c'est moi qui ai recueilli ses cendres. Chère ombre, accepte ces derniers devoirs que te rend mon amour.»

Ciel! quelle émotion inconnue parcourait mes veines, à l'ouïe de ces paroles. Mes organes étaient enchaînés de plaisir, mon cœur défaillait de joie, je m'arrêtai un instant pour recueillir mon âme, je croyais entendre Lucile.

Mais soudain l'image de Lucile dans les bras de la mort se présente à mon esprit; une secrète horreur parcourt tout mon cœur, mon sang se glace, une sueur froide coule de mon front, un tremblement involontaire me saisit, mes genoux se ploient et je tombe sans connaissance.

Au bout de quelques heures, je reviens de mon évanouissement. Je ne sais où je suis. A demi-éveillé, je porte mes mains engourdies autour de moi et trouve la terre humide. Je lève les yeux et j'aperçois les étoiles; je me crois dans un enchantement. Enfin, comme un homme qui sortirait d'un rêve douloureux, je me reconnais.

Le froid m'avait saisi, j'étais mal à mon aise, je voulais me mettre sur la pierre qui m'avait servi de marche-pied; mais à peine pus-je me remuer. J'avais envie de me retirer, mais comment faire la route? Et quand j'en aurais été en état, comment reconnaître mon chemin?

Il fallut donc attendre l'aube du jour. Elle arrive enfin.

Je me lève avec difficulté, mes jambes fléchissent sous mon corps, et je marche en chancelant.

J'étais à peine hors de l'enceinte du château, que le soleil se leva. Cherchant les endroits où il donnait, je venais d'atteindre une petite colline, lorsque les forces me manquèrent tout d'un coup; je ne pus plus avancer, je m'assis.

Exposé à la douce chaleur des rayons naissants, peu à peu je me sens revivre; déjà je puis me lever, et je gagne à pas lents mon humble asile.

Bientôt la fatigue m'oblige de me reposer; je me couche un instant sur un talus au bord d'un grand chemin, rêvant à ma triste aventure.

Peu après, je me vois entouré de cinq cavaliers. C'étaient des Russes. Ils s'étonnent de me voir là, je les regarde avec la même surprise.

—Ami, me dit l'officier qui était à leur tête, levez-vous; il faut nous suivre, vous êtes notre prisonnier.

A l'instant, trois mettent pied à terre, me désarment et m'entraînent.

—Cruels, m'écriai-je, laissez-moi! vous voyez que je n'ai plus de forces.

—Hé bien, vous aurez un de nos chevaux.

En même temps, ils me firent prendre un peu d'eau-de-vie et m'aidèrent à monter. Ma douleur se ranime avec mes forces.

Nous partons.

Le spectacle de la veille se retrace à mon esprit, et mes yeux se tournent malgré moi vers l'endroit où s'était passée cette lugubre scène.

Me voilà en chemin au milieu de ces barbares. Ils me faisaient mille questions, je gardais le silence.

Vers midi, nous arrivâmes dans un petit hameau. Fiers de leur proie, ils se livrent à la joie: rangés autour d'une table et la coupe à la main, ils entonnent leurs chansons brutales, m'invitent à boire et semblent encore vouloir insulter à mon infortune.

Toute la journée le soleil les vit à leur débauche.

Cependant je cherchais à charmer ma tristesse: mais la réflexion ne servait qu'à empoisonner le sentiment de mes maux.

—Quel enchaînement de malheurs! me disais-je sans cesse. Hier encore, je pouvais du moins dans cette solitude, trouver quelque faible adoucissement à ma misère: aujourd'hui je n'ose même donner un libre cours à ma douleur. La fortune ne se lasse point de me poursuivre: chaque jour me trouve plus malheureux. Comme je sens les blessures de mon âme s'envenimer! Comme mon caractère s'aigrit! Autrefois j'aimais à voir chacun avec un air gai et content. A présent, je ne puis souffrir de visage joyeux; je voudrais voir gémir tout le monde autour de moi. A quel affreux état je me vois réduit! Cruels ennemis, laissez-vous toucher à mes larmes, et plutôt que de me retenir captif, percez-moi le sein!

Les voilà qui vont se livrer au sommeil. Que ne peut-il aussi m'arracher à mes noirs soucis. Depuis longtemps les plaisirs se sont envolés; si du moins la paix m'était laissée, mais elle me fuit maintenant; et dans l'excès de mes maux, il ne me reste plus aucune consolation.

Heureux ceux qui, frappés dans les combats, ont abandonné leur dépouille à la mort et quitté le malheureux théâtre de la vie!

En continuation.

Ma vie, cher Panin, n'est qu'un continuel tissu de tristes aventures. Je ne suis pas plutôt échappé à un malheur, qu'un autre plus cruel m'attend. Toujours persécuté par le destin, chargé de peines, voilà mon lot.

Hier matin, l'officier qui me tenait prisonnier m'annonça qu'il allait me conduire à Lublin, pour me remettre à son commandant.

Depuis que j'étais sous sa garde, j'avais refusé toute espèce de nourriture: il me pressa de prendre quelque chose avant de partir.

Dès les huit heures, nous tînmes la route de Lublin.

Comme nous traversions un petit taillis, en tournant un coude que fait le chemin, nous aperçûmes à quelque distance une troupe à cheval: mes Russes s'arrêtèrent tout court; ils reconnurent l'uniforme ennemi, prirent la fuite et me laissèrent avec celui dont j'avais la monture.

Bientôt je me vis entouré d'une troupe de confédérés. C'était le Palatin de Mazovie avec ses gens, qui revenait de l'armée.

Il s'avance vers moi, me reconnaît, et n'est pas moins surpris de cette rencontre, que j'en étais charmé.

Après le récit de mon aventure, il se félicite d'être mon libérateur. Il me demanda si j'allais rejoindre mon corps. Je lui avouai que ce n'était pas là mon dessein.

—Hé quoi, reprit-il, abandonnez-vous ainsi votre père?

—Mon père est en Turquie, où il n'a pas besoin de moi, et où il n'a que faire lui-même: plût au ciel qu'il n'eût jamais songé à prendre part aux dissensions qui désolent ce malheureux pays!

—Vous ne savez donc pas qu'il est de retour et qu'il a rejoint son parti?

—Non vraiment.

—Étonné de ne pas vous trouver, il craignait que vous ne fussiez resté sur le carreau dans quelque affaire; mais ayant appris que vous vous étiez retiré, il a témoigné beaucoup de mécontentement.

—Je le crois.

—Je voudrais n'avoir rien d'autre à vous apprendre, mais quelque désagréable qu'il soit d'annoncer de fâcheuses nouvelles, je dois encore vous dire que deux jours après son arrivée, il s'est trouvé dans un léger engagement où il a reçu une assez grande blessure, qui n'aura cependant point de mauvaises suites. Lors de mon départ, il s'est retiré à Derasnia, et doit y rester jusqu'à ce qu'il soit rétabli.

Cette nouvelle qui probablement ne m'eût pas fort affecté il y a cinq mois, me jeta dans de vives alarmes. Il m'importait assez peu que mon père désapprouvât ma conduite, mais je ne pouvais supporter l'idée qu'il fût en danger, et je me déterminai sur-le-champ à l'aller joindre.

Que le cœur humain est un mystère profond! Il me semble que je sens pour mon père un attachement qui ne m'était pas ordinaire: à mesure que mes amis me sont enlevés, ma tendresse se resserre sur ceux qui me restent.

Je vole à son secours.

P. S. Je viens d'écrire à mon oncle de ne pas être inquiet sur mon compte.

Le Palatin a eu la bonté d'envoyer un de ses gens pour m'amener mon cheval de chez le berger, et de me donner un de ses domestiques pour m'accompagner jusqu'à Derasnia.

De Bistapiec, le 13 août 1770

LVIII
DU MÊME AU MÊME.

A Pinsk.

A mon arrivée, j'ai trouvé mon père hors de danger. Sa blessure, quoique assez légère, se trouve malheureusement logée dans une partie fort délicate.

Je m'attendais qu'il me témoignerait quelque mécontentement, de ce que j'ai abandonné son parti: mais il ne m'en a pas ouvert la bouche.

J'ai retrouvé ici quelques connaissances.

Notre armée est fort éclaircie. La plupart des confédérés paraissent dégoûtés de cette ligue. Ils craignent les Autrichiens qui ont déjà pénétré dans nos provinces limitrophes, et qui font mettre bas les armes à tous les factieux qu'ils rencontrent. Ils se plaignent aussi des brigandages commis. Ils en ressentent à leur tour les funestes suites: mais ils le méritent; car ils ont été les premiers à donner l'exemple de ces horreurs.

Si le Dieu des combats était juste, il y a longtemps qu'ils auraient dû être tous exterminés.

De Derasina, le 20 août 1770.

LIX
SOPHIE A SA COUSINE.

A Biella.

Je viens de recevoir réponse de l'ami de Gustave.

Après s'être retiré du parti des confédérés, Potowski est allé rejoindre son père qui depuis peu est de retour de Turquie.

Il doit être à présent arrivé à Derasnia, et y rester quelque temps. Voici le moment de faire jouer mes ressorts.

J'envoie ordre à Sansterres de s'équiper immédiatement en cavalier, et d'aller, sans délai, à la découverte de Gustave.

Lorsqu'il l'aura découvert, je lui enjoins de se trouver comme par hasard sur ses pas, et de lui apprendre la mort de Lucile.

Sansterres est précisément l'émissaire qu'il me faut; il connaît Gustave, il est rusé, je lui fais sa leçon, et j'espère qu'il s'en tirera bien.

Dès qu'il se sera acquitté de sa commission, je lui recommande de m'en donner avis, et je n'oublie pas de lui promettre de récompenser son zèle. Certainement, il ne me trouvera pas ingrate si j'ai lieu d'en être contente.

Tu vois que je suis à l'affût des événements pour me diriger en conséquence. Si je ne craignais qu'il n'y eût de la cruauté à se réjouir de l'infortune d'autrui, je te dirais au sujet de la dévastation de la terre d'Osselin: A quelque chose le malheur est bon.

De Lomazy, le 20 août 1770.

LX
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

Hélas! il n'est que trop certain que Lucile n'est plus!

Comme j'étais de garde hier matin dans un quartier de Derasnia, j'observai à peu de distance un homme qui avait sans cesse les yeux attachés sur moi. J'avais quelque idée de l'avoir vu: mais c'était une idée confuse, que je ne pouvais démêler.

—Vous ne m'êtes pas inconnu, lui dis-je en l'abordant; mais je ne puis vous remettre.

Il me fixa attentivement et porta sa main à son front, comme un homme qui, à son réveil, cherche à se rappeler le songe qui a disparu, puis il s'écria soudain:

—Vous êtes le fils du comte Potowski, qui veniez si souvent autrefois chez le staroste de Walke, jouer avec nos jeunes messieurs? Comme vous voilà grandi! Il y a si longtemps que je ne vous ai vu, que je ne m'étonne pas si j'ai eu tant de peine à vous remettre. Hé quoi! ne vous souvenez-vous plus de Sansterres?

—Sansterres, c'est toi! j'ai plaisir à te revoir; donne-moi donc des nouvelles de tes jeunes messieurs.

—Ma foi, cela me serait un peu difficile. Je ne suis plus avec eux; il y a sept ans que je passai au service du comte Samoski; dès-lors, j'ai toujours résidé avec le vieux papa, dans une de ses terres, qui n'est pas fort éloignée de celles du comte Sobieski.

—Du comte Sobieski! Aurais-tu donc connu la comtesse et sa fille?

—Je les ai vues plusieurs fois au château; et même peu de temps avant leur désastre.

—Ah! mon cher Sansterres, que leur est-il donc arrivé?

—Hélas! les confédérés, qui couraient ravageant les provinces, ont brûlé leur château, et l'on ne sait ce qu'est devenue la famille.

A ces mots, les yeux fixes et attachés à la bouche de cet homme, je reste immobile; un frémissement d'horreur parcourt et glace tout mon sang, mes esprits sont arrêtés et ma vie suspendue.

—Comme vous pâlissez, monsieur? reprit-il. Je vous ai donné là quelque fâcheuse nouvelle: j'en suis bien mortifié.

Je fus longtemps à pouvoir parler; enfin, je recouvrai l'usage de la voix et lui répondis:

—Ha! Sansterres, je connaissais particulièrement la famille; je suis au désespoir de ce qui leur est arrivé; mais ne me cache rien, je te prie. Ne dit-on rien de circonstancié?

—Le bruit court qu'un jeune seigneur du parti du père lui avait demandé sa fille en mariage et l'avait obtenue: mais elle n'y voulut jamais consentir. Pour se venger, l'amant se jeta dans le parti opposé; il prit des liaisons avec une troupe de confédérés et vint un soir à la tête de ces misérables pour l'enlever. Quoi! vous pleurez, monsieur? Je ne veux pas aller plus loin.

—Achevez, de grâce.

—Comme ils s'emparaient des ponts on les aperçut; l'alarme se répandit, on tira sur eux quelques volées de canon, mais on ne put leur résister, car le comte était absent et l'on ne songea plus qu'à fuir. La comtesse et sa fille, déguisées en servantes, voulurent se sauver parmi la foule: elles furent tuées sur le seuil d'une porte dérobée. On força le château, et tandis que l'amant parcourait les appartements pour trouver sa maîtresse, les autres pillèrent, saccagèrent, passèrent tout au fil de l'épée, et finirent par mettre le feu au palais. Tous ceux qui étaient sur la terre furent enveloppés dans ce désastre: un seul domestique échappa, et c'est lui qui en a donné la nouvelle. Bientôt cette nouvelle se répandit, vola de bouche en bouche, et chacun versait des larmes à l'ouïe du sort de ces infortunés.

Ha! cher Panin, toutes les plaies de mon âme se sont r'ouvertes à la fois, et l'espoir vient de s'éteindre pour toujours au fond de mon cœur.

Elle n'est plus! Des barbares l'ont arrachée à la vie! O ma Lucile, quelles idées s'offrent à mon âme éperdue! J'entends tes derniers gémissements! comme ils percent mon cœur! Je te vois expirante sous le glaive, et la cruelle mort effaçant ces traits majestueux, ces grâces touchantes!

O mon âme!…

Je n'en puis plus!… la douleur consume tous les liens de ma vie. Dans l'excès de mon désespoir, j'éprouve les longs déchirements d'une séparation éternelle. Je me sens mourir par degrés et m'avance en souffrant vers le terme de mes jours.

Cruel destin, retire ce souffle de vie qui m'anime encore; je n'ai plus la force de souffrir.

LXI
DU MÊME AU MÊME.

Le temps ne semble s'écouler que pour mesurer la longueur de mes souffrances. C'est en vain que je change de situation et de lieu; le calme ne renaît point dans mon âme agitée.

La pensée me tourmente sans relâche. La cruelle, loin de me transporter dans l'avenir pour m'y consoler, me ramène sur le passé pour déchirer mon cœur par le souvenir de ces biens qui ne sont plus. Soigneuse à me chercher partout des chagrins elle me promène dans ces lieux, témoins autrefois de mes plaisirs, et ne m'y montre qu'un désert, où leur fantôme est resté pour tourmenter ma mémoire. Elle me présente les richesses évanouies des héritages de mes pères et les débris de ma fortune; elle me fait errer tristement autour des tombeaux de mes amis et fait passer devant moi leurs ombres mélancoliques; elle me traîne sous les ruines de ce palais où est ensevelie Lucile! Ha! quel trait elle vient d'enfoncer dans mon cœur! Que me reste-t-il maintenant pour me faire supporter le fardeau de mon existence?

Quel sombre avenir s'ouvre devant moi! Quel vide affreux dans mon âme! Autrefois, caressé de la fortune, environné d'amis, chéri d'une maîtresse chérie, je me trouve dans un aride désert, et c'est dans ce désert que je dois traîner les restes languissants de ma vie.

Hélas! que n'ai-je trouvé la mort lorsqu'un fer meurtrier me perça le sein? et qu'ai-je gagné à lui échapper, que le triste privilége de souffrir plus longtemps?

Du matin au soir, deux ruisseaux de larmes coulent sur mes joues flétries, et chaque instant vient en grossir le cours. Ha! j'ai beau en verser, je n'en peux épuiser la source.

P. S. Nous fuyons comme des lâches devant les troupes des puissances médiatrices, et nous nous retirons dans le cœur du royaume.

Demain, nous partirons de Derasnia pour Krasilow où mon père a dessein d'attendre son entier rétablissement.

LXII
SOPHIE A SA COUSINE.

A Biella.

Tout concourt à couronner mes vœux. Sansterres a parfaitement rempli le but de sa mission. Gustave est à Krasilow. Je me dispose à aller le trouver.

Le voilà dans mes filets!

Tu me diras peut-être que je ne suis pas au bout? En vérité, voilà un grand embarras! Lorsqu'un amant a perdu sa maîtresse et qu'une jolie femme se trouve sur ses pas, lui fait même quelques avances, est-il besoin d'un miracle pour qu'il en devienne amoureux? Suis-je donc si déchirée, que je ne puisse plus faire de conquêtes?

Mais il faut prendre congé de Lucile. Sa mélancolie n'est plus si noire. Le temps, mieux que tous nos soins, est parvenu à guérir les plaies de son cœur. Elles ne sont pourtant pas encore fermées. Souvent elle exhale sa douleur par des chants plaintifs: mais cela me touche assez peu.

Elle continue aussi à aller pleurer sur les tombeaux; elle a même fait élever une urne cinéraire en mémoire du prétendu défunt, et quand je la vois ainsi s'attacher à cette ombre, peu s'en faut que je n'éclate de rire.

Ce matin, je suis entrée dans sa chambre, après avoir composé mon extérieur de mon mieux.

—Chère Lucile, lui ai-je dit du ton le plus pénétré que j'ai pu trouver, nous touchons au moment d'être séparées peut-être pour toujours; il m'en coûte infiniment de vous quitter, mais il faut obéir à la nécessité. Adieu, n'oubliez jamais une tendre amie.

Et je m'efforçai de répandre quelques pleurs.

—Hélas! il ne me restait d'autre consolation que celle de vous posséder. J'aimais à épancher ma douleur dans votre sein; votre tendre amitié adoucissait un peu les noirs soucis qui rongent mon cœur, et il faut que je vous perde! Infortunée que je suis, s'écria-t-elle en poussant un profond soupir.

Ses yeux se remplirent de larmes, et elle en arrosait mon cou qu'elle tenait embrassé.

Te l'avouerai-je? Ces paroles étaient autant de traits qui me perçaient l'âme. La honte couvrait mon visage et mon cœur était déchiré de remords, qui la vengeaient en secret de mes artifices.

Je me trouvais indigne du nom d'amie qu'elle me donnait en me pressant tendrement contre son sein. Je n'osais plus mêler mes feintes caresses à la sincérité de ses regrets: je me serais même arrachée de ses bras si je l'eusse osé. Dans ce moment je sentais tout l'avantage qu'a la vertu sur le vice.

—Quelle candeur, quelle tendresse, quelle générosité que la sienne! me disais-je en secret. Ha! malheureuse Lucile! si tu connaissais cette perfide amie que tu tiens embrassée, tu reculerais d'horreur!

Mon cœur était en proie à mille cruels mouvements; mais la honte les étouffait tous. Je rougissais de la bassesse de mes procédés, je rougissais des caresses de Lucile, je rougissais de mes pleurs.

—Ils ne sont, pensais-je, qu'un indigne artifice. Quoi! sans intérêt pour elle, je l'arrose de larmes!…

Mes joues étaient comme de feu. Pour lui dérober ma confusion, j'enveloppai mon visage de mon mouchoir et je fus cacher dans un coin de la chambre mon trouble et mon embarras, qu'elle prit pour un excès de douleur.

Ainsi, jusqu'au dernier moment, elle était dupe de ma duplicité.

Peu après je partis, trop satisfaite d'aller loin d'elle finir mes obscures intrigues.

Quelle faible créature je suis, diras-tu, Rosette, de n'avoir pu encore triompher du préjugé!

D'Opalin, le 8 septembre 1770.

LXIII
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

Voici l'heure où la garde veille autour des soldats endormis, et elle me trouve encore les yeux ouverts sur mes malheurs.

Doux sommeil! dont le baume répare la nature épuisée! Hélas, il m'abandonne! il fuit les malheureux, il évite la demeure où il entend gémir et va se reposer sur des yeux qui ne sont point trempés de larmes.

Je voudrais faire quelque trêve à mes chagrins, distraire ma pensée du sentiment de mes maux, et parcourir un instant les scènes de la vie.

Quel théâtre de tristes vicissitudes que cette terre! Chaque heure enfante quelque révolution nouvelle. Les astres malfaisants qui roulent sur nos têtes, entraînent tout dans le tourbillon de leur inconstance. Le destin impitoyable va moissonnant nos plaisirs à mesure qu'ils naissent, et se fait un jeu cruel de détruire notre bonheur.

Avec quelle rapidité j'ai vu le mien s'évanouir! Dans les jours fortunés de ma jeunesse, de quelles riches couleurs je me peignais l'avenir! Ce n'étaient que riants tableaux, perspectives agréables, jouissances enchanteresses; que plaisirs sur plaisirs dans un long enchaînement. Avec quelle ardeur je me transportais dans ce charmant séjour qu'avait paré mon imagination. Que j'aimais à reposer sous ces berceaux formés par l'espérance! Heureux délire! douces illusions! brillantes chimères! qu'êtes-vous devenus? De cette félicité dont mon âme était enivrée, que me reste-t-il à présent, qu'un triste souvenir?

Que les temps ont changé! Tout-à-coup réveillé au bruit des discussions civiles et du cliquetis des armes; entraîné par la fière Bellone loin d'une délicieuse demeure, arraché des bras d'une maîtresse chérie et du sein des plaisirs; atteint d'un fer meurtrier, errant de provinces en provinces, vil jouet de la fortune; j'ai vu mon bonheur s'évanouir comme un songe.

De quelles pensées amères ma douleur se repaît! De quelles peines cruelles sont suivis mes transports! O ma fortune! ô mes amis! ô ma Lucile! frappé de terreur, lorsque je viens à jeter les yeux sur moi, je frémis en me voyant si misérable.

Ha! mes maux sont en trop grand nombre, pour leur donner à chacun un soupir!

XLIV
DU MÊME AU MÊME.

A Pinsk,

Hier, mon père, qui se trouve entièrement rétabli, me proposa de prendre l'air avec lui. Nous allâmes promener dans un petit bosquet aux environs de la ville.

D'abord, il me parla de choses indifférentes; puis, il me tint ce discours:

—Mon fils, vous avez abandonné le corps pendant mon absence: si vous l'aviez fait par lâcheté j'en serais au désespoir; mais je ne puis attribuer votre désertion à un manque de cœur, puisque vous portez d'honorables marques de courage. Quelles pouvaient donc être vos raisons?

—L'horreur que m'inspirait cette fureur brutale qui, sous le beau nom de valeur et de gloire, va follement ravageant le monde, et la honte de me trouver parmi des scélérats qui, pour des riens, portent partout le fer et le feu, égorgent sans pitié le malheureux sans défense et ne connaissent rien de sacré.

—Venez, mon fils, que je vous embrasse. Ces sentiments vous font plus d'honneur encore que les blessures que vous avez reçues. Je veux à mon tour vous ouvrir mon cœur. Je suis entré dans le parti des confédérés peut-être un peu trop à la légère, mais le temps et la réflexion m'ont enfin dessillé les yeux. Vous le dirais-je? J'augure mal des suites de cette guerre, et je saisirai la première occasion de me retirer; dès ce moment je ne vous fais plus un devoir de rester auprès de moi. Vous êtes libre.

A ces mots, je lui sautai au cou pour l'embrasser.

—En passant dans l'étranger, poursuivit-il, j'ai eu lieu de comparer leurs usages aux nôtres et de remarquer bien des choses qui échappent à ceux qui ne voient que des yeux de l'habitude. Vous savez quels ont été les succès des armes ottomanes: j'en ai honte et pour eux et pour nous. Mais voilà, à présent, que nous avons sur les bras toutes les forces de la Russie; peut-être aurons-nous encore bientôt toutes celles de la Prusse et de l'Empire; et, certes, il n'en faut pas autant pour nous réduire.

Nous n'avons point d'armées régulières à opposer à des troupes réglées. Nous n'avons que de la cavalerie, toujours peu en état de résister à l'infanterie. Nos cavaliers ne sont même que des troupes légères qui ne savent pas combattre en corps. Dans une action on les voit soudain fondre sur l'ennemi; puis disparaître avec une égale rapidité. Ils peuvent tout au plus passer pour de petits engagements: mais ne sauraient tenir en bataille rangée. Que feraient leurs pistolets et leurs sabres contre la bayonnette, le fusil, le canon? Je ne dis rien de leur manque de discipline et de leur licence, qui les rendent plus semblables à des brigands qu'à des guerriers. S'il y a peu à conter sur les combattants, il y a moins à conter encore sur les chefs. Le poste de général est toujours très-épineux, il faut du mérite pour le remplir dignement: et chez nous plus que partout ailleurs. Outre une profonde connaissance de la guerre, il exige encore le talent d'un politique consommé. Effectivement, quelle difficulté n'y a-t-il pas à se ménager parmi tant de chefs jaloux des uns des autres et à tirer parti de tout? Mais on a beau examiner ceux qui sont à la tête des confédérés, on n'en trouve aucun qui ait les talents requis. Pour s'en convaincre, il n'est pas nécessaire de les passer tous en revue: tenons-nous-en aux plus capables; je parle de Poulowski et de Birinski. Celui-ci connaît assez le métier de la guerre, mais il est d'un naturel ardent et emporté. Il ne faut rien trouver d'impossible, quand il ouvre un avis. Il est d'ailleurs opiniâtre et superbe; jamais les revers de la fortune ne purent l'humilier et jamais il ne profite des leçons de l'expérience. L'autre au contraire est assez souple, assez prévenant, assez caressant; mais il n'a aucune de ces qualités qui peuvent assurer le succès des grandes entreprises. Il ne sait point distinguer le mérite, il ne sait point avoir recours aux lumières d'autrui, il se livre à son instinct sans réflexion et suit toujours ses petites idées. Les autres ne s'étudient qu'à les traverser. En toute occasion ils les contredisent, méprisent leurs avis, et cherchent à les rendre odieux à tous les confédérés. Ainsi, comme si les Dieux s'étaient mêlés de nos querelles, pour nous confondre, le courage a été ôté à nos soldats et la sagesse à nos généraux. Le peu de mérite des chefs et le manque d'harmonie entre les officiers, joints à la licence et au défaut de discipline des soldats ne sauraient donc manquer de ruiner nos affaires. Mais que dis-je, ne le sont-elles pas déjà? Vaincus par nos propres dissensions, pour triompher de nous, l'ennemi n'a plus qu'à se montrer. L'ignorance et la lâcheté des confédérés me dégoûtent: leur cruauté et leurs excès barbares me révoltent. Ils ne savent que dévaster, piller, assassiner. Semblables à des bêtes féroces, qui vont de tout côté, égorgeant les faibles troupeaux. Ceux mêmes qui paraissent les plus braves n'ont pas assez de courage pour vaincre sans trahir. Il faut que je vous fasse part d'un trait qui vient de se passer sous mes yeux. Le Palatin de C…, dont le parti avait été fort affaibli dans la dernière rencontre, s'était retiré près de Trombula avec les débris de sa petite armée. Après avoir reçu quelque renfort, il forma le dessein de surprendre à son tour l'ennemi. Tandis qu'il se disposait à l'exécuter, un transfuge vint lui offrir d'en assassiner le commandant. Il disait avoir des intelligences secrètes pour entrer à toute heure dans sa tente. Le Palatin communiqua cette affaire dans un conseil de guerre, sur quoi le Castellan de P… représenta le fâcheux état de nos affaires, opina qu'il ne fallait pas laisser échapper une occasion aussi favorable. Ce lâche conseil aurait dû couvrir de honte son auteur: mais pourriez-vous le croire? presque tous y applaudirent. Indigné de cette ouverture, je fis les derniers efforts pour les ramener.—«Quoi donc, leur dis-je, nous ne sommes pas encore réduits aux dernières extrémités; et quand cela serait, n'avons-nous plus le cœur de chercher notre salut dans nos armes? Combattons, mourons s'il le faut, mais rejetons cet indigne conseil. Oui quand aucun de nous ne devrait échapper; mieux vaut cent fois périr que de triompher par de tels moyens. Pour moi je n'aime pas assez la vie pour vouloir la conserver à ce prix.» Mes efforts furent vains: les lâches refusèrent de se rendre. C'en est fait: je les abandonne, je partirais même sur-le-champ, si je ne devais avoir des ménagements pour votre oncle Stanislas, qui est encore un des plus passionnés. Mais je trouverai bien moyen de prendre congé de lui. Je vous le répète donc, mon fils: Partez quand vous le voudrez, je ne vous retiens plus.

—Non, mon père, lui répondis-je en l'embrassant. Je ne vous quitterai point: tant que vous resterez, je partagerai vos hasards.

Il se passa alors entre nous une scène assez attendrissante. Je sentais renaître je ne sais quoi de calme au fond de mon cœur.

Cher Panin, cette douce impression dure encore. Lorsque je fus obligé d'abandonner Varsovie il me semblait avoir perdu mon père: aujourd'hui il me semble l'avoir retrouvé.

De Krasilow, le 10 septembre 1770.

LXV
SOPHIE A SA COUSINE.

A Biella.

Je touche au moment de voir ce que j'ai de plus cher au monde. Me voici en équipage de cavalier à l'endroit que Sansterres m'a indiqué.

—C'est là, disais-je en approchant, qu'est l'objet de mes plus douces espérances.

Mon cœur palpitait de plaisir et je ne me sentais pas d'impatience d'arriver.

J'arrive enfin. Après quelques recherches, j'apprends que Gustave est dans les environs: mes vœux paraissent remplis. La nuit tombe, je soupire après le lever du soleil. Qu'il me parut tardif!

Quoique fatiguée, le sommeil ne vint pas de longtemps se poser sur mes yeux: l'amour les tenait ouverts, un doux espoir flattait mes désirs, et mon esprit se livrait aux plus agréables idées.

Déjà je croyais avoir l'avant-goût de ces nuits délicieuses dont le charme attache les amants; je croyais ressentir ces transports ravissants de deux cœurs amoureux. Mon âme nageait dans la joie: enfin au milieu des pensées délicieuses qui m'occupaient, le sommeil s'empara de mes sens. L'image de Gustave me poursuivit dans le sein du repos.

Mais quelles illusions abusèrent alors mon esprit! Je croyais être transportée dans un séjour enchanté. J'y attendais Gustave sur un lit de roses au pied d'un grand arbre touffu.

Près de moi un ruisseau d'une onde plus pure que le cristal fuyait en murmurant; tandis que les oiseaux cachés sous le feuillage remplissaient les airs de leurs chants amoureux.

Une troupe de petits génies m'environnaient; les uns me présentaient toutes sortes de fruits exquis, les autres m'offraient des guirlandes de fleurs: tandis que les grâces étaient attentives à me servir et que des nymphes légères et à demi nues dansaient autour de moi sur un tapis de verdure émaillé de violettes et d'amarantes.

L'Amour était caché derrière un buisson de myrthe, qui me décochait un trait, en souriant d'un air malin.

Mon âme était enivrée de volupté. Remplie d'une impatiente ardeur, je soupirais après mon amant.

Il arrive enfin, il s'avance vers moi, je m'élance vers lui, je veux l'embrasser, mais il s'éloigne à l'instant, je cours pour l'atteindre, il fuit toujours et semble se jouer de mes feux. Enfin je vois que je poursuis une ombre impalpable, qui s'obstine à me fuir.

Tout-à-coup cette scène changea, et je me vis dans une sombre forêt.

A quelques pas était une grotte obscure. Une main invisible m'y entraîna malgré moi. A mesure que je m'y enfonçai, je découvris, à la sombre lueur de quelques flambeaux, des furies, leur fouet à la main. A leur approche je fus saisie de terreur.

J'étais dans une cruelle agitation, rien n'égalait mon trouble; je m'éveillai enfin, et me trouvai dans mon lit baignée de sueur et de larmes.

On dit que les songes ne sont que de vaines illusions: cependant, je te l'avoue, celui-ci m'attriste.

De Krasilow, le 16 septembre 1770.

LXVI
DE LA MÊME A LA MÊME.

A Biella.

Ah! Rosette, je l'ai vu ce cher ami. Mais qu'il m'a paru changé! Son teint se ressent du hâle. Il n'a plus ces grâces délicates qui sont comme la fleur de la première jeunesse. A cet air ouvert et riant qu'il portait partout, a succédé une douce langueur qui lui donne un air plus tendre. Il est moins beau, mais il est plus intéressant.

A sa vue j'ai senti les plus vives émotions. L'idée de tout ce qui pouvait retarder mon bonheur m'était insupportable: mais plus mon impatience était grande, plus je sentais la nécessité de dissimuler.

—C'est à Rosisce, disais-je, que l'amour m'attend. Là, comme seuls dans l'univers, nous serons tout l'un pour l'autre. Il m'a toujours témoigné de l'amitié; et de l'amitié à l'amour, le pas est glissant à notre âge. Mais il faut lui cacher mon dessein; s'il le pénètre je suis perdue. Le conduire dans mes terres? L'entreprise est délicate et pleine d'obstacles.

Après avoir mis mon esprit à la torture pour trouver des expédients, je m'avisai enfin de celui-ci:

—Brunissons un peu ce teint de lys, ce cou d'ivoire, ces mains blanches; imitons une moustache naissante, prenons un nom qui puisse lui être connu, allons le chercher sous cet habit militaire, et tâchons de lier avec lui. Il est malheureux, son cœur a besoin de consolation; en flattant sa douleur, nous pourrons réussir à gagner sa confiance: et puisqu'il ne porte les armes qu'à regret, affectons la même aversion pour le métier de la guerre.

Dès le lendemain je mis mon plan à exécution.

J'épiai Gustave, et saisis toutes les occasions de me trouver sur ses pas. Il avait coutume d'aller seul promener dans un petit bois hors la ville. J'y allai aussi.

L'image de l'affliction a des charmes pour les malheureux. Je pris un air triste, Gustave le remarqua, et bientôt il rechercha lui-même ma compagnie. Je parvins à la lui rendre agréable; puis nécessaire. Prenant conseil de la situation de son âme, j'affectai du dégoût pour le métier des armes. Il me confia le dessein qu'il avait de se retirer: je lui fis un pareil aveu.

Je l'invitai à venir avec moi passer quelques jours à la campagne d'un proche parent. Je lui dis que cette campagne se trouvait sur sa route, et je l'engageai enfin à m'y suivre.

Nous voilà en chemin; mes gens étaient prévenus, nous arrivons, on nous sert quelques rafraîchissements; et comme il me paraissait fatigué, je l'ai pressé de prendre un peu de repos jusqu'à l'heure du souper. En attendant j'ai fait mes préparatifs. Tout a été bientôt en ordre.

Quoique fatiguée moi-même, je ne puis fermer l'œil; les moments qui me restent jusqu'à ce qu'il descende, je ne saurais mieux les employer qu'à t'informer de mon équipée: un peu de patience et je t'en apprendrai le succès.

De Rosisce, le 24 septembre 1770.

LXVII
GUSTAVE A SIGISMOND.

Oui, elle vit encore, ma Lucile; mes yeux l'ont vue, mes mains l'ont touchée, mes bras l'ont pressée contre mon sein amoureux. Ha! je me sens renaître, les chagrins fuient devant moi, le souvenir de mes maux s'est évanoui comme un rêve douloureux, mon cœur flétri par la tristesse s'épanouit de joie et ne s'ouvre plus qu'à la douce impression du plaisir. Que ces premières émotions sont vives! Dieux! quel frémissement enchanteur parcourt toutes mes veines? Quelles secousses délicieuses agitent mon âme? De quel torrent de volupté je suis inondé!

Arrêtez! arrêtez, heureux transports, plaisirs douloureux! je suis trop faible; mon cœur se fond, je succombe! Puissances du ciel! aidez-moi à supporter le sentiment de mon bonheur.

Bénie soit à jamais la main bienfaisante qui m'a conduit sur les bords riants de cette prairie où j'ai retrouvé la paix de mon âme!

Mais qu'elle est changée, ma Lucile! semblable à une belle fleur que le soleil a flétrie, et qui laisse encore juger dans sa langueur de tout l'éclat qu'elle avait le matin, ses beaux yeux ont perdu leur lustre, le rubis ne brille plus sur ses lèvres, les roses de ses joues sont fanées, une pâleur mortelle est répandue sur tout son corps; la douleur a détruit son embonpoint, ses forces, sa santé. Qu'elle est débile! Elle appuyait languissamment sa tête sur mon sein et paraissait défaillir dans mes bras. Mais ses traits si touchants dans leur langueur seront bientôt ranimés par la joie.

Comment s'est faite cette heureuse révolution? me demanderas-tu, cher Panin. Permets un instant à mon esprit de se calmer et je t'éclaircirai ce mystère.

En attendant que mon père se décidât à quitter le corps, chaque jour je portais mes pas solitaires dans un petit bois près de Krasilow.

Un matin j'y rencontrai un jeune homme, en uniforme pareil au mien.

Son air mélancolique me frappa! Quand il me vit, il semblait m'éviter.

—Voilà sans doute, disais-je tout seul, quelque malheureux qui comme moi vient ici promener ses tristes rêveries.

Le lendemain je l'y trouvai encore. Il paraissait plus triste que le jour précédent. Son air, sa figure, son âge, tout en lui m'intéressait.

Comme il se promenait dans une allée proche de celle où j'étais, au lieu de revenir sur mes pas selon ma coutume, je passai de son côté; et quand il vint à tourner, nous nous trouvâmes face à face.

—Je croyais être seul dans ces bois, lui dis-je en l'abordant, et ne m'attendais guères d'y trouver un camarade.

—La solitude a pour moi des charmes, répondit-il; et ces lieux me plairaient davantage encore, s'ils étaient plus sombres.

—Voilà un étrange goût.

—Cela peut être: mais il faut que le cœur soit joyeux pour aimer les endroits riants, et vous-mêmes ne paraissez pas vous déplaire sous ce lugubre feuillage.

A ces mots je poussai un soupir: il soupira pareillement, et nous marchâmes un moment en silence.

Je désirais fort savoir le sujet de sa tristesse, mais je n'osais le lui demander. J'attendais pour renouer l'entretien qu'il ouvrît la bouche, et il continuait à ne dire mot.

Enfin après avoir vainement cherché quelque lieu commun pour entamer le propos, je me livrai à mon ingénuité.

—Les malheureux, repris-je, sympathisent ordinairement entr'eux. Vous l'avouerai-je, je crois que nous le sommes l'un et l'autre.

—Hélas, il est bien difficile d'être heureux, quand on n'est pas son maître. Si je n'avais eu à consulter que mon goût, on ne me verrait point passer ma vie sous une tente, au milieu de gens que je n'aime guère.

—Que dites vous là? c'est précisément le cas où je me trouve.

Dès ce moment la confiance commença à naître entre nous.

Je lui demandai comment il avait pris parti parmi les confédérés.

Après m'avoir fait son histoire, il m'adressa à son tour la même question.

Quand je lui eus fait la mienne, il me demanda si je comptais finir la campagne; je lui communiquai l'intention où j'étais de me retirer; puis nous continuâmes à nous entretenir de choses et d'autres.

Avant de nous séparer, je lui fis promettre de se retrouver le lendemain au même endroit et à la même heure.

Il n'y manqua pas.

Après les compliments ordinaires, il débuta par me dire qu'il ne croyait pas avoir longtemps le plaisir de jouir de ma compagnie, qu'il venait de recevoir l'ordre de se rendre sur les terres d'un proche parent dont il était l'unique héritier; que ces terres se trouvaient sur ma route, et qu'en me rendant à Varsovie il espérait que je lui ferais l'honneur d'y passer pour renouveler notre amitié; il ajouta que si je voulais m'y reposer quelques jours, il tâcherait de me procurer tous les agréments qui dépendraient de lui.

Je le remerciai, et nous parlâmes ensuite des affaires nationales, dont il me parut assez peu instruit.

Ce soir même, je reçus avis de mon père qu'il était allé avec mon oncle au château de Palak; que de là, il s'acheminerait vers Varsovie; que je devais prendre les devants avec un domestique, et qu'il se chargeait du soin des équipages.

Dès que je revis mon jeune homme, je n'eus rien de plus pressé que de lui faire part de cette nouvelle. Il me renouvela ses instances, me fit promettre que nous partirions ensemble, et nous fixâmes le jour du départ au lendemain.

Pendant la route, mon compagnon paraissait chaque jour moins triste; et comme je continuais à l'être également, il cherchait à m'égayer.

Au bout de quatre jours de marche, nous arrivâmes.

L'intendant nous reçut et nous apprit que le maître du logis était allé quelque part aux environs, mais qu'il serait de retour dans la soirée.

Nous avions dîné en chemin, et comme l'heure du souper était encore éloignée, on servit quelques rafraîchissements, surtout des vins exquis. Mon compagnon paraissait fort gai et il aurait bien voulu me voir partager sa bonne humeur. Je soupirais.

—Eh bien! toujours vos anciennes amours en tête? me dit-il en me frappant doucement sur l'épaule. Pourquoi vous affliger ainsi? Une maîtresse est une perte facile à réparer. Les bonnes fortunes pleuvent à un cavalier de votre âge et de votre figure: les conquêtes ne sauraient vous manquer. Croyez-moi, laissez-là le triste souvenir d'un objet qui n'est plus, et noyez vos chagrins dans un verre de vin. Celui-ci n'est pas mauvais, ajouta-t-il en remplissant mon verre.

Après divers autres propos badins, il me pressa d'aller prendre un peu de repos en attendant l'arrivée de son parent; il m'accompagna dans une chambre et se retira.

La chambre était richement meublée.

Je jetai un coup-d'œil sur les tableaux et je fus surpris de n'y trouver que des sujets agréables, et même la plupart voluptueux, tels que l'Aurore venant sur un nuage doré trouver Andimion; Vénus folâtrant avec son beau berger sur un lit de fleurs; Mars caressant la déesse; l'Amour endormi sur le sein de Psyché, etc.

Je vis quelques livres superbement reliés sur une table; j'eus la curiosité d'y porter la main, et ma surprise fut plus grande encore: c'était l'Art d'aimer d'Ovide, une traduction française de l'Énéïde, et l'Adone de Marini.

—Tout ceci est bien fait pour égayer son monde, disais-je en moi-même; mais qu'il convient mal à l'état de mon âme!

Je me jetai ensuite sur un lit, toujours rêvant à mes malheurs.

Je commençais à m'assoupir, lorsqu'on vint m'appeler pour souper. Je descends.

En entrant dans la salle, je fus ébloui par la multitude des flambeaux et l'éclat de l'or qui brillait de toute part. Je sentais une odeur d'ambroisie et je vis une table servie avec magnificence.

A peine avais-je fait quelques pas, que j'aperçus une jolie femme reposant mollement sur un sopha. Sa parure était légère et à demi-transparente. Elle déployait ses grâces avec art et me souriait amoureusement. Je témoignai quelque surprise. Elle se mit à rire, et me dit d'un ton de voix enchanteur:

—Approchez, approchez, ne craignez rien; vous voyez votre compagnon de voyage.

En prononçant ces mots, la volupté souriait sur ses lèvres, l'amour brillait dans ses yeux, mille attraits semblaient éclore sur ses belles joues, elle laissait entrevoir des charmes à demi-voilés et paraissait vouloir m'inviter.

Je ne pouvais revenir de mon étonnement. Comme j'étais immobile, elle prononça le mot Gustave.

A l'instant je m'approche, je la fixe avec plus d'attention et reconnais Sophie.

—Ciel! m'écriai-je, est-ce un enchantement? Je n'ose en croire mes yeux. Vous, Sophie? Que veut dire ceci? Sous quel habit vous êtes-vous d'abord offerte à ma vue? Pourquoi ce déguisement?

—C'est un mystère que je ne puis vous éclaircir à présent. Comme vous je suis malheureuse et n'ai pas moins à me plaindre du sort: mais vous seul, cher Gustave…

En finissant ces mots, elle baissa les yeux et la voix expira sur ses lèvres.

—Que vouliez-vous dire par ce mais vous seul?

Elle hésita un instant, puis elle reprit:

—Pourquoi faut-il que j'en dise davantage? Vous devriez me comprendre.

Ces mots furent suivis d'un soupir.

—Daignez vous expliquer, madame.

—Mon cœur est opprimé d'un poids accablant; vous seul, cher Gustave, pourriez… Hélas! je le vois bien, mes maux sont tels que je serai peut-être condamnée à ne les révéler jamais!

Ces paroles piquèrent ma curiosité: je la pressai plus vivement encore; enfin, après un long silence, elle me parla ainsi:

—Dès le premier instant que je vous vis chez la comtesse Sobieska, j'éprouvai pour vous un doux sentiment, que je pris d'abord pour de l'estime: je m'y livrai avec complaisance, il ne me vint pas même dans l'idée de m'en défendre. Bientôt ce sentiment se changea en tendresse; je conçus pour vous l'intérêt le plus vif. L'absence ne l'a point affaibli; l'amour avait en traits de flamme gravé votre image dans mon cœur. Tant qu'a vécu votre amante, j'ai renfermé ma tendresse dans mon sein; je connaissais trop votre attachement pour elle; mais lorsqu'elle fut morte, un doux espoir commença à flatter mon cœur, j'osai croire que vous ne seriez pas insensible, j'allai vous trouver, vous savez le reste.

Elle s'arrêta un instant pour soupirer, puis elle reprit:

—Notre douleur a la même source: comme moi vous avez aimé et n'en devez être que plus compatissant. O mon cher Gustave, en vous voyant arriver dans ce lieu, je vous regardais comme un ange que le ciel, touché de mes maux, m'envoyait dans ma solitude. Ah! j'en ai trop dit, s'écria-t-elle en me jetant un regard passionné.

A ces mots, toutes les plaies de mon âme se rouvrirent.

—Hélas! lui répondis-je, accablé de ce que je venais d'entendre, le destin se fait un jeu de me persécuter sans cesse! Il m'a enlevé mon amante, et pour mieux faire mon supplice, il m'en donne une autre que je ne puis écouter. Mon devoir s'oppose au penchant de mon cœur. En perdant Lucile, j'ai fait vœu de ne plus aimer.

Après un court silence, elle soupira profondément, rougit avec grâce et me dit:

—Pourquoi être si cruel envers une femme qui vous adore? Lucile n'est plus, mais votre cœur n'en est pas plus libre; au contraire, vos liens n'en paraissent que plus forts. A quoi bon cette fidélité romanesque pour une morte? Ah! cher Gustave, ajouta-t-elle en me prenant la main, le ciel nous donne l'un à l'autre. Nous voici seuls dans ces lieux, soyez-en maître: je ferai tout pour vous rendre heureux. Mais je le vois trop, les dieux, pour tourmenter les mortels, font qu'on n'aime guères la personne dont est aimé.

—Ce serait mettre le comble à mes malheurs que d'avoir encore à me reprocher le vôtre. Mais soyez vous-même mon juge: vous savez quels liens sacrés m'unissaient à Lucile; si je pouvais l'oublier un instant je serais le plus méprisable des hommes.

Tout-à-coup, elle se lève et se jette à mes pieds. J'essayai en vain de la relever.

—Ah! Gustave! s'écria-t-elle en embrassant mes genoux, si jamais vous connûtes l'amour, seriez-vous insensible à mes larmes? Vous voyez avec quelle sincérité je vous ai ouvert mon cœur. Je vous ai sacrifié les bienséances imposées à mon sexe: votre cruauté me coûtera la vie.

Aussitôt elle laisse tomber un voile et paraît dans un de ces négligés galants si favorables à l'amour.

Ciel! que de beautés s'offraient à ma vue! Quelle blancheur! quelle délicatesse! quels contours arrondis sous ce col d'albâtre! quelle douce langueur dans le regard! quelle mollesse dans la contenance! quelle expression dans ces traits animés par l'amour! Cléopâtre aux pieds de César n'était pas plus séduisante.

Le ton de sa voix et le langage de ses yeux étaient si bien adaptés à ses paroles, que la volupté s'insinuait doucement dans mon cœur. Un charme secret tenait ma vue attachée sur les attraits de cette jolie suppliante. Je me sentais ému et me serais peut-être laissé aller au plaisir de la consoler.

Heureusement l'image de Lucile se présenta à mon esprit.

Bientôt la réflexion vint empoisonner dans mon âme le plaisir que j'avais goûté.

Déjà je me reprochais d'avoir été sensible. J'étais attristé, elle me crut indécis.

—Quoi! vous ne me dites mot? s'écria-t-elle. Hélas! je le comprends, combien les dieux me sont cruels!

—Ah! Sophie, de grâce épargnez à ma vue l'image importune d'un bonheur que je ne puis goûter. Mon cœur est consacré à la tristesse; mes yeux ne doivent plus avoir d'autre emploi que celui de pleurer la perte de Lucile.

A l'instant, elle se lève, saisit ma main, la pose sur son cœur que je sentis battre avec violence, passe son bras autour de mon cou, me presse tendrement contre cette gorge d'albâtre qu'elle étalait à ma vue, approche de ma joue sa joue brûlante; ses bras deviennent des chaînes où je suis retenu, son regard est celui du désir et elle cherche par mille agaceries à faire couler dans mon cœur la flamme qui dévore le sien.

Elle n'y réussit pas.

Pendant qu'elle s'évertuait ainsi, je sentais je ne sais quoi qui repoussait ses efforts, et se jouait de ses charmes.

Piquée de ma froideur insultante, elle baissa la tête en poussant un profond soupir; son cœur était prêt à éclater: enfin les larmes coulèrent de ses yeux; puis d'une voix entrecoupée de sanglots, elle me dit:

—Je vois combien votre froide indifférence est ingénieuse à me cacher mon malheur; mais je le sens dans toute son étendue, j'en suis accablée. Ah! faut-il que j'aie en vain déposé mes ennuis dans votre cœur, et que celui qui devrait essuyer mes larmes, les fasse couler? Je me repens de cette honteuse faiblesse.

Je repris aussitôt:

—Ne vous offensez pas si je réponds si mal à votre tendresse; il m'est dur d'y être condamné.

Tous deux, les yeux baissés, nous gardâmes quelque temps le silence. En lui jetant un regard furtif, j'aperçus sur son visage l'empreinte d'une douleur profonde. Je sentis mon faible cœur s'attendrir, et la pitié faire place à l'amour.

Déjà le feu de la molle luxure commençait à couler dans mes veines, mais crainte d'aller plus loin que je n'aurais voulu, je m'arrachai d'entre ses bras et m'éloignai de quelques pas.

Lorsqu'elle vit que je l'évitais, sa contenance changea. La rougeur lui couvrit la face et ses yeux parurent enflammés; puis, tout-à-coup, cédant à son ressentiment, elle s'arracha les cheveux, se frappa la poitrine et prononça ces paroles d'un ton véhément:

—«Est ce ainsi, barbare, que tu méprises l'amour que je t'ai témoigné? Dieux! hâtez-vous de le confondre! Puisses-tu souffrir des maux plus cruels encore que ceux que tu me fais endurer! puissent mes yeux en être témoins! Ton martyre fera mes délices.

Bientôt un tremblement involontaire se saisit de son corps, ses genoux se dérobèrent sous elle, elle cherchait à s'appuyer; je lui tendis la main.

A l'instant une pâleur mortelle se répandit sur sa face, les larmes recommencèrent à couler, elle me jeta un regard de désespoir en disant d'une voix presque éteinte:

—Cruel! vous m'avez trompée! je ne vous avais ouvert mon cœur que dans l'espoir de vivre heureuse avec vous; vous avez porté la mort dans mon âme.

L'état où je la voyais me touchait de compassion; ses reproches me perçaient le cœur et la vue de ce sein découvert qui palpitait avec violence échauffait mon imagination.

Déjà je commençais à ne plus pouvoir résister. Pour échapper au péril, je m'enfuis.

Dès que j'eus passé la porte, des cris aigus frappèrent mon oreille. Je suspendis mes pas, et j'entendis ce soliloque:

—Il ne m'a donc servi de rien d'avoir troublé leurs amours? Malheureuse! qu'ai-je fait? Dans quel abîme je me suis précipitée? Comment m'en tirer? Combien il va me haïr, lorsqu'il apprendra que c'est moi qui ait fait couler ses larmes! Combien il va me mépriser, lorsqu'il se rappellera ma honteuse faiblesse! Le souvenir de l'état où il vient de me voir le poursuivra dans les bras de mon heureuse rivale, et ma défaite n'aura servi qu'à relever son triomphe. Ah! il s'enfuit plein de mépris pour moi, et ne vivant que pour Lucile! Hélas! je ne souffre que ce que j'ai bien mérité. Pars, pars, Gustave! laisse Sophie couverte de honte, livrée aux fureurs d'un amour sans espoir!

Comme elle achevait ces mots, je rentrai impétueusement dans la chambre, en m'écriant:

—Quoi! Lucile vivrait-elle encore? Où est-elle? Que fait-elle? Ah! daignez me tirer de cette cruelle incertitude!

A ma vue, Sophie resta interdite.

Je me jette à mon tour à ses pieds et lui demande à mains jointes de ne plus me tenir en suspens.

Dans l'agitation où elle était, elle ne savait quel parti prendre. Elle voulut parler. La voix lui manqua.

Je redoublai mes instances avec plus d'ardeur encore.

A la fin, elle rompit ainsi le silence:

—Insensée que j'étais! Il ne fallait rien moins que l'égarement de ma raison pour me faire oublier mes devoirs et sacrifier les intérêts de Lucile à mon amour; mais cet égarement cruel, c'est toi qui l'as fait naître, et j'en suis trop punie.

Frappé de ce que je venais de voir et plus encore de ce que je venais d'ouïr:

—O ciel! m'écriai-je éperdu, qu'entends-je? Vous me percez le cœur! Quoi vous auriez contribué à la douleur qui m'accable! Vous auriez pris plaisir à faire des malheureux? Achevez de grâce! il n'est plus temps de me cacher le reste; vous en avez trop dit, pour dissimuler plus longtemps. Ne craignez point de ma part de trop justes reproches. Je vous pardonne tout.

Il ne me fut pas possible d'en arracher aucune autre parole. Furieux de son obstination, je me lève en m'écriant:

—Ah! cruelle, vous m'avez trompé! Dieux de mon âme! Lucile vivrait encore?

Je la quittai aussitôt; et mon cœur, qu'un rayon d'espoir animait, se livra aux transports de la joie.

Adieu, cher ami, le doux sommeil que je n'ai goûté depuis si longtemps, vient appesantir mes paupières; il faut mettre bas la plume; mais je la reprendrai avec plaisir à mon réveil.

De la chaumière du Berger, le 26 septembre 1770.

LXVIII
DU MÊME AU MÊME.

A Pinsk.

Je n'attendis pas que le jour commençât à poindre; je volai à la cuisine, donnai ordre à mon domestique de seller à l'instant nos chevaux; et nous partîmes, laissant Sophie à son désespoir.

Malgré l'horreur de la nuit qui était très-obscure et les dangers que je courais de la part des brigands, la situation de mon âme était bien changée. Je me sentais débarrassé d'un poids accablant. J'étais, si tu veux, encore triste; mais ma tristesse n'avait rien de noir; c'était une tendre mélancolie; j'y trouvais des charmes et j'en préférais la légère amertume aux douceurs trompeuses du bonheur que je venais de quitter.

Je ne pouvais revenir de mon étonnement.

—Cette aventure tient du prodige, me disais-je en moi-même; et j'admirais les jeux de la fortune qui se plaît quelquefois à relever tout-à-coup ceux qu'elle a pris plaisir de confondre.

Je marchai toute la nuit, sans trop m'embarrasser où j'allais.

Dans mon impatience, j'avais pris le premier chemin qui s'était présenté; il me suffisait de m'éloigner de ces funestes lieux qu'habitait la cruelle qui m'avait fait verser tant de larmes.

Quand le soleil se leva, je m'orientai et tirai du côté de Varsovie. A la nuit tombante, j'arrivai à Maciecow. J'y pris quelques rafraîchissements, reposai cinq heures, et poursuivis ma route. Le lendemain avant midi, j'avais déjà passé le Bugs près de Slawatioze. Sur les trois heures, je traversai un petit bois, et me trouvai sur une colline qui dominait une vallée dont l'aspect me charmait. Comme j'étais rendu de fatigue, je mis pied à terre et me reposai sur le gazon.

Je ne fus pas longtemps assis. Une sorte d'inquiétude s'était emparée de mes sens et je me mis à errer dans ces lieux solitaires. Comme j'étais à promener mes tendres rêveries sur le bord d'un bosquet, j'entends les cris d'un oiseau qui se précipitait dans le feuillage, je levai les yeux, et une nouvelle perspective s'offrit à mes regards.

Occupé à la considérer, je vis un château à peu de distance, et reconnus l'endroit où j'étais venu entendre la belle affligée.

A peine avais-je fait cent pas, que j'aperçus près de moi deux femmes assises sur le gazon à l'ombre d'un bouquet d'arbres.

J'avançai doucement, puis j'arrêtai pour les mieux considérer.

L'une simplement mise reposait mollement sur l'herbe, la tête inclinée, et semblait ensevelie dans de profondes réflexions. L'autre, élégamment vêtue, s'occupait à éparpiller les feuilles d'une fleur.

Comme celle-ci étendait le bras pour cueillir un brin d'herbe, elle vint à tourner la vue de mon côté. J'en étais assez près. A mon aspect elle fut effrayée, et poussa un cri. Sa compagne tressaillit, et cherchait des yeux quelle pouvait être la cause de ce cri. Je m'avançai vers elles pour les rassurer.

Mais quelle fut ma surprise lorsque, dans cette tranquille rêveuse, je reconnus Lucile!

—Ciel! L'ombre de Gustave! s'écria-t-elle aussitôt en se retirant avec effroi.

Elle pâlit, et tomba sans connaissance sur sa compagne, qui restait immobile de frayeur.

Je m'élance pour la recevoir dans mes bras; j'appelle par son nom, et m'efforce de la rappeler à la vie. Mes efforts furent longtemps inutiles.

Enfin elle entr'ouvre les yeux.

—Non, ce n'est point une ombre, c'est ton amant, Lucile, lui criais-je en la pressant contre mon cœur.

Pâle, tremblante et respirant à peine, elle poussait de profonds soupirs, et me regardait d'un œil étonné.

—Ne reconnais-tu pas ton amant, ma Lucile?

Elle veut parler, mais elle ne trouve point de mots.

Peu à peu son teint s'anime, sa poitrine se relève, la respiration se dégage, sa langue se délie, ses yeux se remplissent de larmes; elle prononce quelques paroles: mais les sanglots étouffent sa voix.

Tous deux nous perdons l'usage de nos sens, nos bras s'entrelacent, nos larmes se confondent, nos cœurs se pressent, et ce n'est qu'en se serrant plus étroitement qu'ils se répondent l'un à l'autre.

Eh! qui pourrait exprimer les transports de deux cœurs sensibles qui après avoir longtemps gémi d'une séparation cruelle, se trouvent réunis de nouveau?

Longtemps nos larmes furent les seules expressions de notre joie et de notre amour.

Lorsque les pleurs lui eurent rendu l'usage de la parole:

—Cher Gustave! dit-elle, quoi! vous n'êtes pas mort? Depuis deux mois je pleurais votre perte.

—Hélas! j'ai aussi pleuré la tienne, ma chère Lucile; mais, grâce au ciel, sans raison, puisque je te tiens pleine de vie entre mes bras.

Et, dans les transports de ma joie, je ne cessai de la couvrir de baisers.

—Est-ce un songe?

—Non, ce n'est point un songe, c'est l'ouvrage des méchants.

—Que voulez-vous dire? Expliquez-moi cette énigme.

L'agitation où je me trouvais était si grande que je ne pouvais parler.

Les larmes coulaient en abondance de mes yeux; je sentais un frissonnement courir de veine en veine; ma voix était étouffée et mon visage tout en feu.

Après ces premiers mouvements de la nature, mon esprit devint plus tranquille, et je lui racontai ce qui venait de m'arriver avec Sophie.

—Cruelle amie! s'écriait souvent Lucile pendant mon récit, faut-il que j'aie à te reprocher mon malheur.

Elle me raconta à son tour de quelle manière elle avait appris ma prétendue mort.

—Ah! Gustave, poursuivit-elle, comment te peindre la situation de mon âme à cette nouvelle? Elle était inexprimable. Longtemps je fus en proie à de mortelles angoisses, les forces m'abandonnèrent enfin, et je tombai dans une douleur stupide. Là (et elle pointait du doigt le château), là, chaque jour j'arrosais tes cendres de mes larmes, et c'est ici où je venais quelquefois ensevelir ma tristesse, en attendant que la mort me réunît à toi.

En prononçant ces mots, elle me fixait d'un air languissant; et comme elle vit que les pleurs remplissaient de nouveau mes yeux.

—Je ne cherche point à t'attendrir, continua-t-elle avec un triste sourire. Mes malheurs sont finis puisque je te possède encore.

La douce satisfaction qui éclatait dans ses yeux passa dans mon âme; je la serrai dans mes bras, et la couvris de baisers une seconde fois.

Après m'être livré aux transports de ma joie:

—Allons, dis-je à Lucile, allons nous reposer dans quelque cabane voisine et oublier les chagrins que nous ont causés les méchants.

—Cela ne se peut, répondit Lucile. Il y a longtemps que je suis absente du logis: dès-lors ma mère doit être arrivée; je crains qu'on ne soit déjà en peine sur mon compte. Si je tardais davantage à me rendre, je les jetterais dans de cruelles inquiétudes.

Ne pouvant la conduire avec moi, je voulais la suivre; elle s'y opposa aussi, en me donnant pour raison que cela aurait mauvaise grâce de lui voir conduire son amant sous le même toit.

Je voulais la retenir plus longtemps, elle ne voulait pas y consentir non plus.

Elle m'accorda toutefois encore quelques moments. Je les employai à continuer à lui ouvrir mon cœur; mais il était si plein, j'avais tant de choses à lui dire que je ne savais par où commencer; je me contentai de la plus importante, je lui appris l'heureux changement qui était arrivé dans la façon de penser de mon père, et son dessein d'abandonner le parti des confédérés.

Lorsque j'eus fini, elle me pressa instamment de lui permettre de se retirer. Je ne pus résister à ses instances.

—Allez, cher Gustave, me dit-elle en prenant congé, allez chercher un refuge quelque part aux environs, et rendez-vous demain matin sous ces arbres; j'ai mille choses à vous dire, et probablement je vous en apprendrai qui vous étonneront.

Je l'embrassai, et elle se retira avec sa compagne qui, durant notre entretien, avait ouvert de grands yeux.

Je la suivis de l'œil aussi loin qu'il me fut possible; puis j'allai rejoindre mon domestique qui, las de m'attendre, s'était endormi sur l'herbe.

Nous allâmes retrouver mon ancien asile. Le bonhomme témoigna beaucoup de plaisir à me revoir.

J'étais transporté de joie, mille douces pensées s'offraient tour-à-tour à mon esprit agité. Le sommeil ne vint pas longtemps les interrompre. Je passai presque toute la nuit à attendre le jour.

Dès qu'il commença à poindre, je sentis ma joie augmenter, puis je comptais avec impatience les instants, et maudissais l'heure tardive. Elle approche enfin.

Je me rends au lieu indiqué.

Après avoir un peu attendu, je vis arriver trois femmes suivies de deux domestiques. Je reconnus de loin Lucile, je vole à sa rencontre, je la joins, je ne vois qu'elle, je me jette à son cou.

Tandis que je la serrais dans mes bras:

—Voilà qui va bien, disait d'un ton de voix fort doux une personne près de moi; je me retourne: c'est la comtesse Sobieska.

—Ah! madame.

—Ah! Gustave. Je n'aurais pas attendu à aujourd'hui à vous voir, continua-t-elle en m'embrassant, si nous avions su où vous avez pris un asile la nuit dernière. Cher Potowski, que vous avez causé de chagrins, que vous avez fait verser de larmes! venez maintenant les essuyer.

Ensuite elle me présenta à sa sœur.

—Voilà, lui dit-elle, un ami de la maison; il est survenu quelque refroidissement entre le père et mon mari; mais le fils n'a jamais cessé de nous être cher. Je me flatte qu'il ne sera pas moins bien venu dans votre maison que dans la mienne.

Alors la maîtresse du château m'y offrit un lit, et me demanda de ne point chercher d'autre demeure pendant le temps que je voudrais bien séjourner dans ces quartiers; puis ces dames toutes trois m'emmenèrent.

En arrivant, nous passâmes dans le jardin; nous en fîmes le tour, et vînmes nous asseoir sous un berceau de charmille.

A peine y fûmes-nous placés, qu'on nous servit à déjeuner.

Lucile avait sans cesse les yeux attachés sur moi, et j'avais sans cesse les yeux attachés sur Lucile; je désirais fort me trouver seul avec elle; je ne sais si sa mère me devina et fit signe à sa sœur, mais elles ne tardèrent pas à se retirer, sous prétexte de cueillir des fruits.

A peine furent-elles à quelques pas, que je m'approchai de ma belle, et elle me parla ainsi:

—D'après ce que vous me dites hier au sujet de Sophie, je ne doutai point que ma femme de chambre ne fût de l'intrigue. Je l'ai prise en particulier, je lui ai fait mille questions, je l'ai tournée de tous côtés, mais sans pouvoir rien découvrir: puis, tirant un papier de sa poche qu'elle me présenta:

—Voilà, continua-t-elle, cette fatale lettre qui a fait si longtemps le malheur de ma vie; combien de fois je l'ai arrosée de mes larmes!

Effectivement, elle l'avait été si fort, que je ne la déchiffrai qu'avec peine. (Incluse en est une copie).

—Est-il possible, m'écriai-je plein d'indignation, qu'il y ait au monde des gens si mal intentionnés? Pourrais-tu le croire, Lucile; le fond de cette lettre est en effet de moi: c'est une relation que je t'envoyai, il y a quelque temps, de la mort de Gadiski. Ton artificieuse amie n'a fait qu'y ajouter un petit préambule après avoir renversé les noms des personnages.

—Quel tour infernal! Se peut-il rien de plus méchant? Je ne puis en revenir.

—Mais pourquoi, chère Lucile, lui demandai-je, ne m'avoir jamais donné de tes nouvelles?

—Quoi! n'en avez-vous point reçu?

—Aucune.

—Ah! je ne m'étonne plus qu'elle fût si empressée à me faire craindre les inconvénients qui pourraient résulter d'une correspondance directe, si officieuse à m'offrir son couvert, et si attentive à se charger de vous faire passer mes lettres. La cruelle voulait se rendre maîtresse de tous nos secrets. Que je me repens d'avoir été si crédule! Mais comme mon indignation s'allume, lorsque je repasse dans mon esprit toutes les fausses marques d'attachement qu'elle me prodiguait! Flatteuse, insinuante, sachant s'accommoder à tous les goûts, habile à chercher de nouveaux moyens de plaire, ne trouvant rien de difficile pour obliger, et devinant toujours ce qui sera le plus agréable; avec cet art de gagner la confiance, jugez comme elle eut bon marché de moi. Elle tira du fond de mon faible cœur tout ce qu'elle voulut savoir: et moi qui prenais ces soins pour des marques d'attachement, la payais en retour de la plus sincère amitié. Elle ne me caressait que pour me trahir. Ah! Gustave, quelle vipère je réchauffais dans mon sein! Mais quelle finesse! Après avoir formé le dessein de me supplanter, elle interceptait vos lettres et les miennes, elle obviait à tout ce qui pouvait le faire échouer. Comme elle se jouait de moi! Non contente d'avoir porté la mort dans mon cœur par de sinistres nouvelles, la barbare montrait un visage abattu, et riait en secret des maux qu'elle m'avait faits.

—Ah! Lucile, je ne doute plus à présent que ce ne soit elle aussi qui m'a fait annoncer ta mort. (Et je lui racontai mon entretien avec cet homme qui était venu se planter devant moi le jour que j'étais de garde à Derasnia.) Pour pouvoir prendre possession de mon cœur, il fallait bien commencer par le détacher de toi.

—Mon étonnement augmente à chaque instant.

—Cette nouvelle ne fit que confirmer mon désespoir. Lorsqu'elle vint, je gémissais déjà de ta perte, et ne cessais de me la reprocher, mes yeux ayant vu les tristes ruines du château d'Osselin, où je vous avais conseillé d'aller vous mettre en sûreté. Dis-moi donc, mon ange, comment vous avez fait pour échapper à ces barbares?

—Ce ne fut que par pur hasard. A la nouvelle de votre mort supposée, mon affliction était si grande, que ma mère, craignant pour mes jours, me conduisit ici, dans l'idée que je pourrais mieux faire distraction à ma douleur. Heureusement mon père était aussi absent: mais nos domestiques et nos paysans ont presque tous péri par le fer, et presque toutes les richesses de la famille par les flammes.

—Le cœur me saigne lorsque je pense au sort tragique de ces pauvres gens. A l'égard des richesses, que cela ne t'inquiète pas, ma Lucile: va, il m'en reste assez pour nous deux.

Je n'eus pas plutôt lâché ce mot, qu'elle poussa un profond soupir; je vis même une larme prête à tomber de ses yeux: je l'essuyai avec mes lèvres.

Comme je pressais tendrement mon doux trésor contre mon cœur, un laquais vint nous avertir que nous étions attendus pour dîner.

On se mit à table.

Fâchée de voir que j'y officiais si mal, la dame du logis me pressa de goûter de divers mets. Je m'excusai sur un manque d'appétit.

—Si ce n'est que cela, reprit-elle à l'instant, j'ai une excellente recette. Lucile, servez quelque chose à monsieur.

Je ne sais, mais sa recette fit merveille.

De la main de Lucile, peut-on refuser quelque chose? Ces petits pieds qu'elle a touchés, qu'ils doivent être délicieux! Je commençai à en porter une aile à ma bouche, puis une cuisse, puis tout le reste disparut. Elle me servit d'un autre plat, et mon estomac fut également complaisant.

Cela fournit matière à quelques plaisanteries dont ma belle n'était pas fâchée. Comme elle avait tout aussi peu d'appétit que j'en avais eu d'abord, je voulus me servir à son égard du même secret, et la bonne fille, pour ne pas le mettre à discrédit, s'efforça un peu de manger.

Les plaisanteries recommencèrent; la gaîté régna pendant le repas, et pour la première fois depuis si longtemps, les ris vinrent se placer sur mes lèvres.

On prit le café dans le jardin, puis l'on se mit à se promener. Après avoir traversé la cour de derrière pour passer dans le parc, nous nous trouvâmes près le mur du sanctuaire où la belle pleureuse avait sacrifié aux mânes de son amant.

Soudain un frissonnement me saisit. La comtesse, à qui je donnais le bras, s'en aperçut.

—Qu'avez-vous donc, Gustave?

Je ne répondis rien. Elle me vit pâlir.

—Il lui prend mal! s'écria-t-elle. Lucile, vite votre flacon d'eau de senteur!

La nièce et la tante accoururent aussitôt.

Je pouvais à peine me soutenir; je fis quelques pas, et elles m'aidèrent à m'asseoir sur la même pierre qui m'avait servi de marche-pied. Elles m'entouraient toutes trois. Déjà les esprits du flacon avaient un peu ranimé mes forces.

—Assurément, dis-je, cet endroit m'est funeste; il n'y a pas six semaines que je faillis d'y perdre la vie.

—Plaisantez-vous! s'écrièrent-elles à l'instant.

Je leur fis le récit de mon aventure. Elles ouvraient de grands yeux.

Quand j'eus fini, la tante, qui a toujours quelques bons mots sur les lèvres, me dit d'un ton badin:

—Vous assistâtes à votre oraison funèbre, monsieur: il n'y avait pas de quoi se trouver si mal; je voudrais bien, moi, assister toujours à la mienne.

Son badinage ne me plaisait pas; il ne plaisait pas davantage à Lucile; nous nous regardions tous les deux en silence d'un œil attendri.

La comtesse qui observait notre triste contenance, me dit à son tour:

—En venant, j'avais dessein, Gustave, de vous faire voir les amusements de ma fille, mais puisque vous les avez déjà vus, et que d'ailleurs vous êtes si susceptible, je n'en ferai rien.

Je la pressai fort de ne pas changer de dessein.

—Hé bien! soit. Vous viendrez aussi, Lucile.

—Ma mère, je vous prie de m'en dispenser.

—Allons, allons, ne faites pas l'enfant.

Nous avançons vers ce sombre asile où dormaient tant de morts. Nous voilà au milieu des tombeaux. Je m'approche avec Lucile de mon urne sépulcrale, qui était encore couronnée de fleurs. A cette vue, j'éprouvai un saisissement inexprimable.

—Aurais-tu pensé, mon ange, lui dis-je tout bas, quand tu déplorais ici la perte de ton amant, qu'il eût entendu tes soupirs? Tu le revois maintenant plein de vie, et n'aspirant qu'au bonheur de te consoler.

Mes regards étaient attachés sur elle; en voyant les roses de la jeunesse fanées sur ses belles joues et le feu de ses yeux presque éteint, je me laissai aller à une douce rêverie.

—En quel état l'amour l'a réduite! me disais-je. La chère âme, plutôt que de t'oublier, voulait être victime de sa tendresse. Heureux Gustave, comme tu es aimé!

Ces réflexions m'émurent jusqu'au fond du cœur. J'étais attendri. En levant la tête, je rencontrai les yeux de Lucile: ils étaient mouillés.

—Ha! ma Lucile, m'écriai-je en l'embrassant, laisse-moi, laisse-moi recueillir tes larmes et reçois les miennes dans ton sein.

—Hé bien! les voilà à faire les enfants, dit sa mère qui nous observait. Éloignons-nous de ce triste endroit, où l'on ne sait que gémir.

Et elle nous emmena.

Le reste de la journée se passa assez gaîment.

Depuis que je suis à Lomazy, je passe presque tout mon temps avec Lucile.

Le soir, je la quitte fort tard, et le matin me rappelle vers elle, plus empressé de la revoir. Je ne pense qu'à elle, je ne vois qu'elle, je me réveille en songeant à elle et je regrette encore tous les moments que je passe sans elle.

Ha! cher Panin, qu'il est ravissant ce charme que l'on goûte, lorsqu'après une longue absence on sent dans ses bras le cher objet de ses inquiétudes. De quelle volupté mon âme est enivrée! Dans cet heureux délire, les heures s'écoulent avec la vitesse des instants.

Semblable au nautonier échappé au naufrage, déjà j'ai oublié tous mes chagrins, et, porté par l'imagination sur un trône nuptial, je vois s'ouvrir devant moi la plus riante perspective, je goûte déjà à l'avance mon bonheur à venir.

Du château de Lomazy, le 30 septembre 1770.

LXIX
SIGISMOND A GUSTAVE.

A Lomazy.

Pendant ta campagne, mon cher Gustave, tu m'as fait le récit de tes tristes aventures. Je t'ai plaint de toute mon âme. Mais, absorbé par ta douleur, il semblait que tu ne voulais que la verser dans mon sein, sans attendre aucune consolation des soins de la tendre amitié; car tu ne m'as jamais marqué où il fallait t'écrire: la plupart de tes lettres sont même sans date.

C'est une omission de ta part, je le sens; omission toutefois que je ne pouvais suppléer. Je t'ai bien adressé quelques lettres aux endroits d'où tu m'écrivais, dans l'espoir qu'elles t'y trouveraient encore; mais je vois qu'elles ne te sont point parvenues. Qu'importe à présent? puisque l'amour qui s'était plu à t'affliger a pris soin de te consoler. On ne t'entendra donc plus gémir et troubler les airs de tes éternelles plaintes?

Je te félicite d'avoir retrouvé ta belle encore pleine de vie malgré son désespoir, et te remercie de la scène amusante dont tu me fais le détail. Mais, à te parler franchement, tu as joué là un fort étrange rôle avec une jolie femme, si bien disposée à te faire le sacrifice de sa chasteté.

Quoi! tu as pu, sans te rendre, voir à tes pieds une belle éplorée t'avouer qu'elle ne respire que pour toi, te prodiguer ses charmes, et implorer ta charité! Tu as pu tenir contre la vue de tant d'attraits! tu as pu sentir ces bras d'ivoire te presser tendrement et cette gorge d'albâtre palpiter contre ton sein! tu as eu le courage de regarder d'un œil sec le martyre de cette gentille affligée et la dureté de prendre ainsi congé d'elle! «Mais la cruelle a fait couler mes larmes,» diras-tu? Hé bien! à ta place, je me serais dédommagé dans ses bras des mauvais moments qu'elle m'aurait donnés.

Va, s'il te reste encore une goutte de sang dans les veines, tu dois te reprocher cent fois tes rigueurs; et si j'avais à te donner un conseil, ce serait de prendre bien garde de ne pas faire la sottise de t'en vanter à personne autre qu'à ta Lucile. Il n'y a qu'elle qui puisse t'absoudre. Il me semble la voir s'applaudir de son triomphe. Assurément, elle t'a de grandes obligations. Mais, as-tu seulement eu l'esprit d'en tirer quelque à-compte?

Te voilà, je pense, sur le sein de ta belle: adieu, je t'y laisse, mais prends garde d'expirer de plaisir.

P. S. J'oubliai de te dire combien m'a fait plaisir la relation de ton entretien avec cet inconnu, qui mangeait son pain trempé dans de belle eau claire au pied d'un rocher. Ma foi, j'aurais bien voulu être des vôtres, au risque de faire un mauvais repas. C'était une trouvaille, en effet, que cet honnête censeur.

Je sais fort mauvais gré à ces bêtes de Russes de vous avoir ainsi donné la chasse. Je connais ton bon cœur, tu l'aurais pris avec toi; mais sois bien sûr que je te l'aurais enlevé: c'est un homme de cette trempe que je voudrais avoir auprès de moi.

De Pinsk, le 9 octobre 1770.

LXX
SOPHIE A SA COUSINE.

A Biella.

Je touchais au moment qui devait couronner mes désirs, je triomphais. Arraché au monde, à sa maîtresse, à lui-même, déjà je voyais mon captif dans mes filets: je brûlais de le voir à mes pieds.

Livrée à un charmant délire, je l'attendais, pleine d'impatience, dans le temple de la volupté.

Il entre, je l'appelle, il s'approche; je m'attends à le voir voler dans mes bras; mes yeux se ferment de plaisir: mais, hélas! je ne les r'ouvre que pour le voir se refuser à mes embrassements et se jouer de mon ardeur.

Combien d'artifices avaient été employés pour réchauffer ce cœur de glace! Combien le furent encore pour l'agacer! Oui, Rosette, tout ce que la galanterie la plus raffinée a jamais inventé fut mis en usage: peintures voluptueuse, vins exquis, parfums suaves, propos badins, molles attitudes, tendres aveux, douces invitations, prières, larmes, tout, jusqu'à la vue de mes charmes, fut employé vainement.

Une dernière ressource me reste. Je veux l'embrasser, le presser dans mes bras amoureux, et faire couler dans son sein la flamme dont le mien était dévoré.

Il se dégage; il fuit.

Outrée de dépit, je me livre à mon ressentiment, et dans un transport de rage, moi-même je révèle mon fatal secret.

Indigné, il part et me laisse accablée de douleur et de honte.

Ah! je ne puis, sans mourir, penser à cette humiliante scène. Tandis que l'ivresse de la passion égarait mon esprit, elle en éloignait avec soin l'idée de mon déshonneur. Maintenant, le voile est tombé.

Malheureuse Sophie! dans quel abîme tu te vois précipitée! Bientôt ils vont développer la noire trame de tes faussetés! Ils sauront avec quel acharnement tu as troublé le repos de leur vie. Que de soupirs, de larmes, de gémissements dont tu es cause! Comment oser jamais paraître à leurs yeux!

Encore si j'avais triomphé! Mais le monde, qui pardonne tout à qui réussit, ne pardonne rien à qui échoue.

Je tremble qu'ils ne m'exposent à la risée publique et ne sacrifient ma réputation à leur vengeance.

Infortunée, où fuir, où me cacher? Ah! que ne suis-je dans un désert, pour y pleurer l'abus de mes attraits, expier, loin des yeux du monde, les coupables erreurs dont j'ai souillé ma vie! Que n'y suis-je pour y ensevelir ma honte et mon désespoir!

LXXI
LUCILE A GUSTAVE.

Grâce au ciel, cher Gustave, voilà nos familles réconciliées.

Ce matin mon père a reçu du vôtre le billet suivant:

«Las de sacrifier à de vaines opinions le soin de mon repos, le bonheur de ma vie, cher comte, j'ai fermé mon cœur aux cris de la discorde. J'oublie le passé et brûle de renouveler avec vous, le verre à la main, une amitié de trente années!»

Mon père n'en eut pas plutôt fait lecture, qu'il s'écria plein de joie:

—Je l'ai donc recouvré, ce cher ami! Allons le trouver.

Ma mère est charmée de cet heureux retour, et faut-il vous dire qu'il me cause des transports?

Lundi matin, de la rue Bressi.

LXXII
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

La fortune me sourit de nouveau; et autant elle a pris plaisir à m'abaisser, autant elle semble en prendre à m'élever. Ses dons sont cependant toujours accompagnés de quelque amertume, comme si elle craignait que je n'y fusse trop sensible.

Tu sauras donc, cher ami, que le Palatin de Wilna, mon oncle maternel, vient de quitter la vie, après en avoir joui pendant près de quatre-vingts ans, et que de tous ses héritiers, je suis le seul à qui il ait laissé ses vastes domaines.

«—Voilà de belles roses, diras-tu; mais où sont les épines? Quelques larmes qu'il faudra verser, ou faire semblant de verser, à son oraison funèbre, et des pleureuses qu'il faudra porter pendant quelque temps?»

Je sais bien, cher ami, que tu ne verrais rien là d'affligeant, mais tu sais aussi que nous ne sommes pas de la même trempe.

Le Palatin était un si aimable homme, il avait conservé jusque dans ses derniers jours une humeur si agréable, si douce, si bienfaisante, qu'il n'y a personne de ceux qui l'ont connu de qui il n'emporte les regrets; juge un peu si je dois être affligé, moi pour qui il eut toujours la tendresse d'un père.

Depuis mon retour à Varsovie, il m'avait témoigné plus d'amitié que jamais et voulait m'avoir continuellement auprès de lui. Une malheureuse chute qu'il fit, il y a quelques jours, en sortant de table, l'obligea à s'aliter. Dès-lors, il n'a plus pu se remettre, malgré tous les secours de l'art. Je ne sais s'il sentait approcher sa fin, mais il paraissait attendre la mort comme un doux sommeil.

Lundi matin il rendit le dernier soupir dans mes bras.

Ce qui adoucit un peu le chagrin de sa perte, c'est son grand âge, puisqu'il a plu à la nature de nous compter ici bas un certain nombre de jours qu'on passe rarement.

Il est décidé que mon mariage avec Lucile n'aura lieu qu'après les trois premiers mois de deuil; car, dit mon père, il faut pouvoir décemment se présenter à cette fête avec un visage gai.

Ce retard ne m'accommode guère, et la raison qu'on en donne me paraît assez mauvaise. Je ne sais, mais il me semble que je saurais bien trouver moyen de m'égayer avec ma belle, sans manquer aux bienséances, ni choquer les yeux du public.

C'est dans le palais que m'a laissé mon oncle que je la recevrai en souveraine. En attendant, je vais m'occuper du soin de le remettre en ordre. Il faut que tout y respire l'élégance, le goût, l'agrément; que tout contribue à le rendre le temple des plaisirs et de la volupté.

C'est aussi là où, réuni à tout ce que j'ai de cher dans ce monde, je verrai dans peu l'amour et l'amitié s'applaudir tour-à-tour. Je fais mon bonheur de l'un et de l'autre, tu le sais, et tu n'ignores pas, cher Panin, quelle place tu occupes dans mon cœur.

De Varsovie, le 3 novembre 1770.

LXXIII
GUSTAVE A LUCILE.

Est-il donc vrai, Lucile, que tu refuses le nom chéri d'épouse? Hélas! m'y serais-je attendu?

Je croyais toucher enfin au moment de voir finir pour toujours mes longues souffrances. Un riant avenir s'ouvrait devant moi. Je t'avais retrouvée. Que manquait-il à mon bonheur, que de recevoir des mains de l'hymen le prix de mon amour? Je l'attendais plein d'espérance. Hier encore, je m'endormis dans cette douce illusion: mais quel affreux réveil! Et c'est ta main cruelle qui m'arrache le bandeau! C'est elle qui me perce le cœur!

Comme je sers de jouet à la fortune! Le plaisir échappe sous ma main dès que je veux le saisir, et la joie fuit loin de moi dès que je l'appelle. Dois-je donc ainsi toujours poursuivre le bonheur sans l'atteindre jamais? infortuné que je suis! Sous quel astre sinistre, à quelle heure funeste ai-je reçu le jour?

Ah! je le vois, le sort perfide se fait un jeu de me persécuter sans relâche; mais toi, Lucile, pourquoi conspirer avec lui?

Quelles noires pensées s'offrent à mon esprit! quelle sombre tristesse flétrit mon cœur! quel nouveau désespoir saisit mon âme! Cruel destin, tyran farouche, pourquoi m'imposer la vie, si tu voulais retenir le bonheur!

Mercredi soir, de la rue Neuve.

LXXIV
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

Ne l'ai-je retrouvée que pour la perdre plus cruellement encore? C'est elle à présent qui s'arrache à moi.

Hier j'allai trouver Lucile. Elle était seule au logis.

—Chère âme, lui dis-je en lui prenant la main pour attacher à son bras mon portrait, la fortune me sourit de nouveau, mais je ne lui sais gré de ses faveurs que pour t'en faire un don.

Elle me remercia avec une sensibilité qui l'embellissait encore; puis elle me dit en soupirant:

—Vous êtes le plus généreux des hommes: mais je ne puis accepter vos bienfaits.

—Ciel! qu'entends-je? m'écriai-je éperdu. Pourquoi donc, ma Lucile, ne pourrais-tu accepter mes offrandes?

Les yeux attachés sur ses lèvres, j'attendais en tremblant une réponse. Elle paraissait émue, mais elle baissa tout-à-coup son voile pour me cacher son émotion. A l'instant je la pris dans mes bras et lui dis en la pressant contre mon sein:

—Ah! Lucile, tu viens de me percer le cœur, mais achève, ne crains pas de t'ouvrir à moi, tu connais ma tendresse.

Elle garda le silence. Je redoublai mille fois mes instances: enfin elle me répondit d'une voix entrecoupée:

—Laissez vivre et mourir dans l'oubli la plus malheureuse des filles!

Puis elle se tut.

Affligé de ce procédé mystérieux, je me jetai à ses genoux, j'arrosai ses mains de mes larmes, et la suppliai au nom de l'amour le plus tendre de vouloir s'expliquer. Désespéré de ne pouvoir lui arracher aucune parole, je me retirai la mort dans le cœur.

Ah! cher Panin, comme le sort se joue de moi! Déjà je me croyais au comble de mes vœux. En attendant le jour fortuné qui devait couronner mes désirs, je comptais avec impatience les instants, et mon cœur se livrait à ses transports. O folle joie! un instant l'a vue naître, un instant l'a vue s'évanouir.

A peine commençais-je à m'abandonner à cet heureux délire que mon âme est retombée dans le désespoir.

Cruelle fortune, perfide jusque dans tes bienfaits, pourquoi t'acharner ainsi à empoisonner le cours malheureux de mes jours?

De Varsovie, le 7 novembre 1770.

LXXV
GUSTAVE A LUCILE.

J'ai vu le moment où tes adieux me coûteraient la vie. Cruelle, garde-toi bien de remettre à cette épreuve un cœur trop faible pour la soutenir.

Pourquoi ces caprices, Lucile? Quand le cœur s'est donné, dis-moi, la main est-elle libre de ne pas le suivre? livre-la-moi donc, cette main si chère; elle est à moi, tu me l'as promise; c'est sur mes lèvres que tu en as fait le serment.

Viens, ma Lucile, viens, ne cessons de vivre l'un pour l'autre; jouissons ensemble de tous les dons que m'a faits la fortune et de tous ceux que t'a fait l'amour.

Samedi matin, de la rue Neuve.

LXXVI
GUSTAVE A LA COMTESSE SOBIESKA.

Par quel caprice bizarre Lucile refuse-t-elle le nom d'épouse, pour conserver celui d'amante?

C'est de Lucile, madame, que dépend le bonheur de ma vie. Je vous supplie de vouloir bien employer en ma faveur votre autorité auprès d'elle. Hélas! faut-il que je sois forcé d'avoir recours à un pareil expédient, moi qui n'aurais voulu recevoir sa main que de celle de l'amour?

Le 11 courant, de la rue Neuve.

LXXVII
LA COMTESSE SOBIESKA A GUSTAVE.

Vous êtes trop sensé, cher Potowski, pour prétendre que dans un cas de cette nature j'emploie l'autorité maternelle.

L'hymen, comme l'amour, veut être libre, vous le savez; tout ce que je puis faire pour vous obliger, c'est de travailler à pénétrer les raisons du refus de Lucile.

De la rue Bressi, le 12 novembre 1770.

LXXVIII
DE LA MÊME AU MÊME.

Enfin, ma fille a cédé à mes instances, elle m'a ouvert son cœur.

Pour vous mettre au fait, cher Gustave, des raisons secrètes de ce changement mystérieux, je vais vous rapporter notre entretien.

—Autrefois, Lucile, tu n'avais rien de caché pour moi, et je ne sache pas t'avoir jamais donné lieu de t'en repentir.

—Non, maman.

—Pourquoi donc aujourd'hui cette réserve opiniâtre au sujet de Potowski? Je ne te répéterai pas combien elle m'humilie: si jamais tu deviens mère, tu le sauras un jour.

Elle hésita un instant; puis elle me parla ainsi:

—Il y a trois semaines que je passai la journée chez le Castellan de Berzin. Vous savez tout ce qu'il a fait pour obtenir la main de sa femme. Elle en était assez coiffée, mais il l'aimait à la fureur, et il ne l'a certainement épousée que parce qu'elle était de son goût. D'après cela, qui ne s'attendrait à voir ce couple heureux? Il n'en est rien cependant, et même je n'ai point vu d'époux plus mal assortis. Toujours mécontents l'un de l'autre, ils se querellent tant qu'ils sont ensemble, et ne vivent en paix que lorsqu'ils sont éloignés. Le mari d'ailleurs prend avec la femme des tons qui ne conviennent point: j'en ai été scandalisée au possible, d'autant plus qu'ils sont nouveaux mariés.

—Hé bien, Lucile, que veux-tu dire par là?

—Un instant, maman, je vous prie. Vous savez que du côté de la naissance, elle ne lui cède point; cela est bien différent du côté de la fortune. Le Castellan a des biens immenses. Mademoiselle Saboski ne lui a rien apporté en dot.

—A présent, ma fille, je t'entends. Quoi donc, ferais-tu à Gustave l'injustice de lui prêter des procédés aussi bas? lui dont tu connais la belle âme!

—Non, non, maman, je ne crains pas de sa part de bas procédés; je connais ses nobles sentiments. Mais le monde, qui aime à jaser, dit que la Saboski n'a épousé le Castellan que par des vues d'intérêt, et il pourrait bien tenir de pareils propos sur mon compte. Cela ne serait pas flatteur. Cependant on pourrait encore prendre patience. Depuis peu la fortune de Gustave a considérablement augmenté et la nôtre s'est fondue. S'il m'épouse on verra bien qu'il n'y a que l'amour qui l'ait engagé à demander ma main; mais comment verra-t-on qu'il n'y a que l'amour qui m'ait engagée à la lui accorder? Lui-même en pourrait douter. Voilà le malheur que je redoute. Et puisqu'il ne me reste point de sacrifice à lui faire, il faut que je renonce à lui.

—Je ne veux point, ma fille, blâmer ta délicatesse, mais je te plains de ta prévention; elle fera le malheur de la vie de ton amant, et sûrement elle ne fera pas le bonheur de la tienne.

Voilà, mon cher Potowski, le résultat de la démarche que j'ai faite auprès de Lucile à votre égard. Si vous ne pouvez vivre sans elle, c'est à vous à vaincre ses scrupules.

De la rue Bressi, le 19 novembre 1770.

LXXIX
GUSTAVE A LUCILE.

Pourquoi faut-il que les soins de ton amour me soient plus cruels que ne pourraient l'être ceux de la haine? Tu brises les doux nœuds qui allaient nous unir, crainte que je ne sache apprécier ta tendresse.

Mais, dis-moi, fille bizarre, quel trésor dans l'univers pourrait jamais être le prix de ton cœur!

Non, ma Lucile, je ne veux pas que la fortune me vende si cher ses faveurs. Que plutôt elle reprenne ses dons funestes, s'ils doivent m'ôter l'espérance de te posséder.

Dès cet instant, je renonce aux richesses, aux titres, aux dignités: l'éclat d'une couronne même pourrait-il être balancé dans mon cœur avec le malheur de te perdre?

Avec toi une cabane aura pour moi des charmes! je ferai mes délices des occupations d'une vie obscure. Compagnon assidu de tous tes pas, tu adouciras mes travaux, je partagerai tes plaisirs. Viens, ma Lucile, viens, retirons-nous sous une humble chaumière.

Assez riche de ton amour, je saurai montrer au monde que l'univers n'est rien pour moi sans le bonheur de te posséder.

De la rue Neuve, le 19 novembre 1770.

LXXX
GUSTAVE A LUCILE.

Quoi! pas même une réponse?

Mon cœur gémissant implore ta pitié et il te trouve sourde à ses cris!

Tu devais être ma consolation, et tu te plais à désoler mon âme!

Tu peux mettre le comble à mon bonheur, et sous tes yeux je reste infortuné!

Ne m'as-tu donc été rendue que pour r'ouvrir les plaies sanglantes de mon cœur, et armer mes souffrances d'une pointe plus aiguë.

Ne m'as-tu été rendue que pour me faire périr de chagrin sur l'image d'un bonheur auquel il ne m'est plus permis d'aspirer?

Il faut renoncer à te posséder, et c'est toi, cruelle, qui ordonnes ce douloureux sacrifice!

Douces illusions qui avez tant de fois abusé mon cœur, disparaissez pour toujours! Pourquoi s'abuser encore si je ne dois à la fin moissonner que le désespoir.

LXXXI
LUCILE A GUSTAVE.

Cesse de t'obstiner plus longtemps à la poursuite de ce que je ne puis t'accorder. Oublie pour jamais une infortunée; mais quel que soit son sort, rien n'effacera ton image de son cœur.

Oui, jusqu'à mon dernier soupir, je t'aimerai, Gustave, et je n'aimerai que toi.

De la rue Bressi, le 2 décembre 1770.

LXXXII
GUSTAVE A LUCILE.

Tu veux que nous restions amis. Ton cœur n'est donc fait que pour l'amitié? Est-ce pour elle que l'amour a réuni en toi tant de charmes? Le seul plaisir qu'il me soit désormais permis de goûter est celui de te voir. Que m'importe d'admirer en souffrant ta beauté, tes grâces, tes vertus, si tu ne dois jamais être à moi! Cruelle, garde ta tendresse!

Hélas! où m'emporte ma douleur?

Pardonne, pardonne, Lucile. Je rétracte mon blasphème. Épargne ce tourment à mon cœur.

Tu ne peux voir souffrir personne; serais-tu sans pitié seulement pour ton amant? Tes yeux pourraient-ils le voir se consumer de tristesse sur un lit de langueur? Et ton âme qui aime à répandre partout la joie, prendrait-elle plaisir à déchirer la sienne?

Quel présent t'aurait fait le ciel qui s'est plu à verser sur toi tous ses dons, s'il ne t'avait donné un cœur tendre?

Ah! ma Lucile, quels que soient tes scrupules, souffre que mon cœur en triomphe.

Vois ton amant à tes genoux, qui te tend les bras; vois l'amour s'applaudir de sa conquête, et la tendresse te demander le prix de sa fidélité.

De la rue Neuve, le 3 décembre 1770.

LXXXIII
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

Lorsque j'appris la résolution de Lucile, je tombai dans une consternation qui s'approchait du désespoir. Maintenant je ne saurais te peindre l'horreur de l'état de mon âme.

Lucile a beau chercher à cacher la plaie qui s'envenime au fond de son cœur, elle ne peut y parvenir. Le chagrin la consume, sa santé s'altère, et sa jeunesse se flétrit comme une fleur.

Mais comme si ce n'était pas assez pour le supplice de ma vie, de la voir s'éteindre par degrés sous mes yeux, forcé de dissimuler la douleur qui me consume moi-même, crainte d'empirer son état, il faut encore que je paraisse consentir à renoncer à elle. Ainsi doublement victime de mon amour.

Trois mois se sont écoulés dans cette cruelle situation; mais je n'ai plus la force de soutenir le fardeau de ma douloureuse existence: ma constance est épuisée.

Si tu savais, cher ami, combien il m'est affreux de la voir ainsi consumer sa triste vie!

Longtemps j'ai mis le doigt sur ma bouche, dévoré en secret ma douleur, retenu mes larmes, étouffé mes soupirs, de peur d'aigrir le sentiment de ses maux. Je ne puis plus y tenir; il faut parler.

Que n'ai-je déjà pas fait pour vaincre sa résistance déplacée! Je ferai cependant encore une tentative. Si elle est infructueuse, adieu, Panin, c'en est fait de ton ami!

De Varsovie, le 29 février 1771.

LXXXIV
LA COMTESSE SOBIESKA A SON ÉPOUX

A Sandomir.

L'état de Lucile m'afflige au possible. La fièvre s'est allumée dans ses veines, et sa langueur est telle que le médecin est d'avis qu'on ne doit pas la laisser plus longtemps livrée à elle-même.

Gustave de son côté est tombé dans la plus noire mélancolie. Il ne veut plus voir ni connaissances, ni amis, ni parents.

Son père, tremblant que dans un excès de douleur, il n'attente à ses propres jours, ne le perd pas de vue un instant.

Que d'infortunés par le seul travers d'une fille!

Venez, mon cher ami, venez au plus tôt joindre votre autorité à la mienne, pour tâcher de lui faire entendre raison.

De Varsovie, le 17 mars 1771.

LXXXV
LE COMTE SOBIESKI A SA FILLE.

A Varsovie.

Ah! Lucile, pourquoi prendre ainsi plaisir à effrayer tes parents!

Non ce n'est plus délicatesse d'âme, c'est folie de s'opposer de la sorte à une union après laquelle tant de personnes soupirent.

Tu refuses la main de Gustave, crainte qu'il ne vienne à douter de ta tendresse; c'est bien à présent qu'il a raison d'en douter, puisque tu préfères ta vaine gloire à la conservation de ses jours. Il est beau, sans doute, de savoir se résoudre à de pénibles sacrifices; mais il est injuste d'en faire aucun aux dépens d'autrui.

Vois combien de malheureux tu as faits! La vie n'est plus pour ton amant un présent des dieux: tes connaissances, tes amis, tes proches, sont dans la peine; ta mère est dans l'affliction. Fille dénaturée! crains que par ton opiniâtreté tu ne portes encore la mort dans mon cœur!

De Sandomir, le 25 mars 1771.

LXXXVI
GUSTAVE A LUCILE.

Tes scrupules me désespèrent; la douleur consume tous les liens de ma vie, la lumière m'est odieuse.

Cruelle! il ne me reste plus qu'un sacrifice à te faire; je vais le consommer sous tes yeux.

LXXXVII
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

Ce matin je me suis rendu chez le comte Sobieski, pour en venir à une décision avec Lucile.

En arrivant, j'ai trouvé Baboushow sur l'escalier, qui est accourue pour me dire que sa maîtresse était avec son père et sa mère, qu'elle paraissait un peu changée hier au soir, et qu'ils s'efforçaient à présent de la rendre raisonnable.

—Si vous êtes curieux d'ouïr leur entretien, a-t-elle ajouté, passez dans cette chambre, vous n'en perdrez pas un mot.

J'entre sans bruit et à pas tremblants. J'approche l'oreille, j'entends la voix de Lucile.

—Le ciel m'est témoin, disait-elle, que je donnerais ma vie pour satisfaire à vos vœux; mais soyez vous-mêmes mes juges.

—Cruelle! s'écria quelqu'un en soupirant.

Puis il se fit un moment de silence.

—Tu péris, Lucile, dit le comte, et tu ajoutes à mes douleurs, celle de te voir consumer d'ennui sous mes yeux, lorsqu'il est en toi d'y porter remède. Ah! Lucile, puisque les devoirs de la nature les plus sacrés n'ont plus d'empire sur ton cœur inflexible, si mes jours te sont chers encore, ouvre ton cœur à la pitié. Pourquoi empoisonner ainsi les derniers moments d'une vie qui s'éteint! Je n'ai plus d'enfants que toi. Faut-il que la main qui me restait pour essuyer mes larmes les fasse couler! Continue, fille ingrate, ton père sera bientôt couché dans cette tombe où ta désobéissance le conduit à pas lents.

Au même moment la comtesse se joignit à son époux.

—O ma fille, ma chère fille, s'écria-t-elle d'un ton qui déchirait l'âme, faut-il que je voie périr en toi le dernier fruit de mes entrailles? Soulage mon cœur opprimé. Aie pitié d'une mère désolée qui peut à peine encore supporter le poids de la vie.

—Ah! je n'en puis plus, disait Lucile en pleurant. Eh bien! soit, puisque telle est votre volonté, je me fais un devoir d'y souscrire; je serai, sans me plaindre, victime de mon devoir; je finirai dans le mépris de moi-même ma…

A ces mots, je sors sans écouter le reste.

—Allez m'annoncer, dis-je à Baboushow.

Bientôt le comte vint au devant de moi.

—Venez, Potowski, dit-il dès qu'il m'aperçut, on ne vous fera plus languir: Lucile est raisonnable.

J'entre: elle s'avance à pas lents, me tend la main, et me dit d'un air tendre:

—Je suis à toi, cher Gustave, les dieux me défendent…

—Ange du ciel! m'écriai-je, en courant la prendre dans mes bras, elle est à moi! Ah! Lucile, tu me rends la vie.

Comme je la tenais serrée contre mon cœur, elle penchait sa tête sur mon cou; bientôt je le sentis baigné de ses larmes; je ne pus retenir les miennes.

Attendris par nos sanglots, le comte et son épouse vinrent mêler les leurs aux nôtres, et tous quatre, gardant le silence, longtemps les douces étreintes de nos bras furent notre seul langage.

Tandis que des larmes d'amour et de tendresse coulaient au milieu de nous, Lucile s'était évanouie sur mon sein.

J'avais senti le poids de son corps augmenter, et déjà je commençais à n'avoir plus la force de la soutenir, lorsque son père, se détachant du groupe, se mit à dire:

—C'en est assez, mes enfants, venez vous asseoir.

La comtesse qui allait suivre l'exemple, s'écria à l'instant:

—Ah! ma fille!

Je levai les yeux. Ciel! que devins-je à la vue de Lucile pâle et défaite?

Un saisissement subit s'empara des puissances de mon âme, suspendit l'usage de mes sens et enchaîna mes pas. Je restai immobile comme Lucile dans les bras de sa mère.

Le comte s'élança pour nous soutenir en appelant du secours: Quelques domestiques, accourus à ses cris, nous placèrent sur un sopha.

Chacun était empressé autour de nous.

Au bout de quelques minutes, mon âme sortit de cet état d'aliénation; les forces me revinrent, je m'approchai de Lucile, je lui frottai les tempes avec une eau spiritueuse que tenait sa femme de chambre.

Bientôt elle entr'ouvrit les yeux, et j'achevai de la faire revenir à force de baisers.

Peu après, je la vis me fixer d'un air tendre et me sourire doucement. Soudain la crainte fit place à la joie, et la joie à l'amour. La flamme coulait dans mes veines.

Mon cœur était embrasé, et dans mes doux transports je ne cessais de lui prodiguer d'innocentes caresses.

La volupté passa de mon âme dans la sienne; Lucile languissait dans mes bras.

Je la considérais avec délices; une égale satisfaction éclatait dans ses yeux. Je lui donnais les noms les plus doux; mais plusieurs fois je me surpris à mêler de tendres reproches à mes tendres propos. Chaque fois, j'aperçus qu'ils faisaient sur elle une vive impression. Crainte de lui faire de la peine, je m'en tins à épancher mon âme par mes regards.

Tandis que nous savourions ainsi en silence le délicieux sentiment du bonheur, le temps s'était écoulé avec une rapidité inconcevable; on vint nous avertir que le dîner était servi.

En passant dans le salon, nous y trouvâmes mon père avec la comtesse et le comte.

Il s'approcha de Lucile d'un air satisfait qui me pénétrait de joie, et lui témoigna en peu de mots combien il était flatté de la voir passer dans sa famille. Elle voulut répondre, la voix lui manqua et une profonde révérence exprima seule combien elle était pénétrée des marques d'attachement qu'elle recevait.

Ce compliment fut suivi d'un baiser, que je trouvai même un peu trop cordial, bien qu'il vînt de mon père. Je te l'avoue, Panin, je suis si jaloux de ma belle, que je ne puis souffrir qu'on la regarde trop fixement, ni même qu'on la loue avec trop de chaleur.

A table, nos parents furent d'une gaîté extrême. Lucile et moi nous nous livrions en silence au plaisir de nous voir.

Comme nous ne goûtions de rien, la comtesse eut recours à la recette de sa sœur. Cette fois-ci, elle fut sans effet.

—Si vous ne mangez pas, du moins vous boirez, dit le comte. Oh là! Carloshou, du Cap!

—C'est bien dit, reprit mon père; mais nous en serons aussi.

Quand on eut versé.

—Allons, chère comtesse, continua-t-il, à ma fille et à votre fils!

Nous choquâmes tous ensemble.

Quand ce vint le tour de Lucile avec moi, je crus voir ses grâces s'animer et de nouveaux charmes éclore sur son visage; le précieux coloris de la pudeur se répandit sur ses joues, un sourire furtif remua ses lèvres de rose.

Je la fixais avec volupté, et l'un et l'autre nous oubliâmes nos verres.

—Pas même boire! s'écria mon père en plaisantant. Je vois ce que c'est: il faut les séparer. Mon ami, venez prendre ma place, je prendrai celle de Gustave; c'est ce garçon qui lui ôte l'appétit.

En même temps il fit feinte de se lever.

Lucile se jeta dans mes bras. Jamais embrassement ne fut plus tendre: je tenais mes lèvres collées sur les siennes et ne pouvais les en détacher.

—S'ils continuent de la sorte, ajouta le comte, leur entretien ne nous ruinera pas.

Les plaisanteries auraient duré plus longtemps sans l'arrivée du nonce de Cujavie.

On était à la fin du dessert; nous nous esquivâmes Lucile et moi.

Peu après, la comtesse nous suivit, et tandis que les cavaliers formaient un trio à table, nous allâmes en former un dans le jardin.

Je conduisis Lucile sous un berceau de jasmin et de lilas; je la plaçai sur un petit trône de gazon, puis j'allai cueillir des fleurs, dont je couronnai ma déesse.

Bientôt il fallut aller rejoindre la compagnie. On servit le café. Lucile et moi prîmes en place un bouillon à la reine, que sa mère nous avait fait préparer.

La soirée se passa fort agréablement, et je me retirai assez tard.

Arrivé au logis, je n'ai rien eu de plus pressé que de mettre la plume à la main pour te donner avis de l'heureuse tournure qu'ont prise mes affaires; non peut-être que mon infortune t'inquiéta beaucoup, mais pour jouir une seconde fois des plaisirs de la journée en les traçant sur le papier.

Je sens mon âme débarrassée d'un poids terrible; un sentiment de plaisir se répand dans tous mes organes; le doux sommeil vient se poser sur mes paupières.

Adieu, cher ami, je te quitte pour aller rêver à mon bonheur.

De Varsovie, le 9 avril 1771.

LXXXVIII
LUCILE A GUSTAVE.

Depuis longtemps je ne connaissais plus le doux sommeil. La nuit dernière il revint poser sur mes yeux son aile caressante. Il amena à sa suite, non ces fantômes effrayants qui ont tant de fois assiégé mon esprit, mais la chère image de Gustave, suivie de la troupe riante des amours et des ris.

Durant mon repos, il a versé sur mes sens un baume restaurant; je commence à me sentir un peu soulagée du fardeau qui m'opprimait.

Ma mère me propose d'aller pour quelques jours avec elle prendre l'air en campagne. Venez-y aussi, cher Gustave; sans vous, je ne saurais goûter de plaisir nulle part.

Mardi matin, de la rue de Bressi.

LXXXIX
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

La semaine dernière je reçus de Lucile invitation de venir passer avec elle et sa mère quelques jours à la campagne. J'y volai à l'instant sur les ailes de l'amour.

Tu ne saurais t'imaginer combien ma belle s'est remise en si peu de temps.

Le plaisir et la joie ont été ses seuls médecins; mais quelle n'est pas leur puissance! Déjà ils ont essuyé ses larmes et ramené les ris sur ses lèvres. Déjà ils ont éteint la fièvre dans ses veines, rendu à ses organes leur souplesse et la vigueur à tout son corps. Par leur vertu, son teint commence à se ranimer, ses yeux à reprendre leur feu, sa peau à recouvrer sa fraîcheur: on la dirait rajeunie. Bientôt je verrai ses grâces se ranimer, ses charmes éclore de nouveau et sa beauté sortir radieuse des nuages dont le chagrin l'avait enveloppée.

Depuis que le sort s'est ainsi cruellement joué de mes vœux, je commence à jouir de quelques moments tranquilles.

Après l'affreuse situation, où m'avait mise la crainte de perdre Lucile, je sens mieux le plaisir de la posséder. On dirait, cher Panin, que le dieu des amants mesure toujours leur bonheur à leurs peines.

Mais quels sont ces liens secrets qui m'attachent ainsi à cette fille? Quel est ce charme invincible qui me force à la contempler sans cesse, et ne me fait trouver du plaisir qu'à ses côtés?

Je ne suis cependant pas tout à fait sans inquiétudes. Le souvenir de mes peines passées est encore présent à mon esprit. Quelquefois en suspens entre l'espérance et la crainte, je contemple en silence mon bonheur: je me demande si ce n'est point un songe; je tremble que quelque accident imprévu ne vienne encore changer en pleurs les transports de ma joie.

Non, cher Panin, je ne serai pleinement heureux que lorsque ma Lucile me sera unie par des nœuds indissolubles.

De …, le 21 avril 1771.

LXXXX
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

Nous nous sommes retirés au château de Minsko pour y faire les préparatifs de la noce, et jouir de plus de tranquillité.

Les soucis fuient de ces lieux; aucune sombre pensée n'ose en approcher; une douce paix coule au fond de nos cœurs; rien ne peut plus troubler ma joie.

Lucile a recouvré la fleur de la santé, la fraîcheur de sa jeunesse, son enjouement, sa gaîté; toutes ses grâces se sont ranimées: elle est même embellie; ses yeux ont je ne sais quoi de céleste, sa voix, je ne sais quoi d'angélique, sa personne, je ne sais quoi de divin.

Sa flamme est toujours également pure: mais à présent, Lucile accorde à l'amour tout ce que permet la pudeur. Elle ne s'oppose plus à mes tendres caresses, elle se prête à mes tendres désirs et partage mes transports.

Si je la serre dans mes bras amoureux, je sens son cœur palpiter de plaisir; si je lui presse tendrement la main, cette main douce répond tendrement à la mienne: si je lui dérobe un baiser, ses lèvres vermeilles me le rendent.

O doux abandon de deux cœurs qui se donnent l'un à l'autre! Charmes des âmes sensibles! aujourd'hui seulement j'apprends à vous connaître. Auprès d'elle, cher Panin, mes vœux les plus chers paraissent remplis; mon cœur se fond d'allégresse, les jours s'écoulent comme des instants; et dans les transports de mon ravissement, je crois les Dieux jaloux de mon sort.

Bientôt ces habits de deuil vont se changer en habits de fête: bientôt je m'unirai à Lucile pour ne plus m'en séparer; bientôt je la placerai sur le lit nuptial.

Mon bonheur commencera pour ne plus finir qu'avec ma vie.

L'idée d'une union si douce me transporte: tous les moments d'une vie délicieuse et les ravissements de deux cœurs amoureux se présentent à mon âme enivrée.

Viens, cher ami, viens partager ma joie, et[1]……

[1] Le manuscrit finit ici. Les cinq lignes suivantes, qui terminaient l'ouvrage et se trouvaient sur la dernière page, ont été lacérées à l'époque où il faisait partie de la bibliothèque d'Aimé-Martin. Cette mutilation est d'ailleurs peu importante sous le rapport du sens, puisque le dénoûment est complet. Ainsi elle a été commise, selon toute probabilité, nous a-t-on dit, par quelque autographomane, qui ne craignait pas de pousser jusqu'au larcin l'amour de l'inédit. (Note de l'Éditeur.)

FIN.

COULOMMIERS.—IMPRIMERIE DE A. MOUSSIN.






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(2/2), by Jean-Paul Marat

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defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org



Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    gbnewby@pglaf.org

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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