The Project Gutenberg EBook of Gerfaut, by Charles de Bernard

This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever.  You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
www.gutenberg.org.  If you are not located in the United States, you'll
have to check the laws of the country where you are located before using
this ebook.



Title: Gerfaut

Author: Charles de Bernard

Release Date: March 29, 2019 [EBook #59151]

Language: French

Character set encoding: UTF-8

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK GERFAUT ***




Produced by Ramon Pajares Box, Christian Boissonnas and
the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net (This book was produced from images
made available by the HathiTrust Digital Library.)






Au lecteur: Une table des gravures et la note de transcription sont en fin de livre.

Logo

GERFAUT


CHARLES DE BERNARD

GERFAUT


Dix illustrations de Adolphe Weisz

Gravées à l’eau-forte par H. Manesse

Décoration page titre.

COLLECTION CALMANN LÉVY

MAISON QUANTIN
COMPAGNIE GÉNÉRALE D’IMPRESSION ET D’ÉDITION
7, RUE SAINT-BENOIT, PARIS

M DCCC LXXXIX


[Pg 1]

Décoration tête de page.

GERFAUT


I

Lettre D illustrée

DANS les premiers jours du mois de septembre 1832, un jeune homme, âgé d’environ trente ans, remontait, d’un pas rapide et d’un air pensif, un des vallons qui s’ouvrent dans la Lorraine depuis la chaîne des Vosges. Une petite rivière qui, après un cours de quelques lieues, s’allait jeter dans la Moselle, arrosait ce bassin agreste resserré par deux lignes parallèles de montagnes. Au midi, les coteaux s’élargissaient en perdant de leur élévation et venaient se fondre avec la plaine. De riches chènevières disputaient les bords de l’eau à des prairies, dont la verdure épaisse attestait la fertilité. Plus haut, le long de plateaux disposés en amphithéâtre, de grand carrés de champs dépouillés de leurs moissons [Pg 2] empiétaient, çà et là, sur les forêts primitives; en d’autres endroits, les chênes et les ormes séculaires avaient été détrônés par des plantations de cerisiers, dont les files symétriques promettaient d’abondantes récoltes de kirschen. Partout se retrouvait cette lutte de l’industrie contre la nature, dont la physionomie est surtout prononcée dans les pays montagneux. Mais, si l’on pénétrait plus avant, la scène changeait et l’influence du sol reprenait peu à peu le dessus. A mesure que les coteaux se rapprochaient, en étreignant le vallon d’une ceinture plus âpre, les défrichements cédaient aux résistances d’un terrain sauvage. Un peu plus loin, ils finissaient par disparaître. Du pied des escarpements qui bordaient d’un ruban de granit le plateau supérieur des montagnes, les forêts se roulaient victorieuses jusqu’au bord de la rivière. Tantôt c’étaient des plaques de futaie, semblables à de solides bataillons d’infanterie; tantôt des arbres isolés paraissaient semés au hasard sur les pentes de gazon, ou gravissaient jusqu’au faîte des roches les plus ardues, comme une troupe de hardis tirailleurs. Parallèlement au cours de l’eau se prolongeait un petit chemin peu fréquenté, si l’on en croyait la rareté des sillons; grimpant avec les coteaux, se précipitant sur leur déclivité, franchissant tous les obstacles, il se déroulait presque en ligne droite. On eût pu le comparer à ces caractères fortement trempés qui se tracent un but dans la vie et y marchent imperturbablement. La rivière, au contraire, pareille à ces esprits souples et conciliants qui se ploient au gré des événements, décrivait à chaque instant des courbes gracieuses, obéissant ainsi aux moindres caprices du sol qui lui servait de lit.

Au premier aspect, le jeune homme qui cheminait seul au milieu de ce pays pittoresque n’avait rien de remarquable dans sa mise; un chapeau de paille à larges bords, une blouse bleue et un pantalon de coutil composaient toute la [Pg 3] partie apparente de ses vêtements. Il eût donc été assez naturel de le prendre pour un paysan alsacien, regagnant son village à travers les rudes sentiers des Vosges; mais un coup d’œil plus attentif faisait promptement évanouir cette conjecture. Il y a, dans la manière de porter le costume le plus simple, une foule de nuances qui décèlent infailliblement la condition réelle d’un homme, quelle que soit l’apparence qu’il ait voulu revêtir. Ainsi, rien n’était plus modeste que la blouse du voyageur; mais l’absence au collet et aux manches des arabesques en fil blanc ou rouge, orgueil des dandies de village, suffisait pour faire deviner que c’était là une toilette de fantaisie. L’ingénieuse perspicacité de Zadig n’eût pas été non plus indispensable pour découvrir qu’il n’y avait aucun air de famille entre la démarche vive et rapide de l’étranger, et les enjambées gigantesques dont les montagnards ont l’habitude. Sa figure expressive, sans être belle, était brune, à la vérité; mais il ne semblait pas que le hâle ou le soleil y eussent contribué en rien; elle paraissait plutôt avoir perdu quelque chose de cette carnation méridionale dans les travaux d’une vie sédentaire, qui avaient fini par en fondre les tons les plus chauds en une pâleur mate et uniforme. Enfin si, comme on pouvait le supposer d’après différents diagnostics, ce personnage avait quelques velléités d’incognito, quelque prétention à jouer un rôle de Tyrcis ou d’Amintas, la blancheur de ses mains, aussi soignées que celles d’une jolie femme, eût suffi pour le trahir comme Condorcet. Il était évident que l’homme était au-dessus de son costume; chose rare! Cette fois, c’était l’oreille du lion qui perçait la peau de l’âne.

Il était trois heures après midi; le ciel, déjà couvert pendant la matinée, avait pris depuis quelques instants une physionomie plus sombre; de gros nuages le parcouraient rapidement du sud au nord, roulés les uns sur les autres [Pg 4] par un vent de mauvais augure. Aussi le voyageur, qui venait d’entrer dans la partie la plus agreste du vallon, parut-il peu disposé à en admirer la belle végétation et les sites romantiques; impatient d’arriver au terme de sa course, ou craignant l’orage qui se préparait, il se mit tout à coup à presser sa marche; mais cet élan ne fut pas de longue durée. Au bout de quelques minutes, après avoir traversé une petite clairière, il se trouva à l’entrée d’une pelouse où le chemin se divisait en deux branches, dont l’une continuait de côtoyer les bords de la rivière, tandis que l’autre, plus large et mieux battue, s’enfonçait à gauche dans un ravin tortueux.

Laquelle des deux routes devait-il suivre? Il l’ignorait. La solitude profonde de ces lieux lui faisait craindre de ne rencontrer personne qui pût le tirer d’embarras, lorsque ses oreilles furent frappées d’une mélopée traînante, vigoureusement hurlée dans le lointain. Bientôt le chant devint plus distinct et fit reconnaître les paroles du psaume In exitu Israel de Ægypto, articulées à tue-tête par une voix si aiguë, qu’elle eût donné des crispations de larynx à tous les soprani de l’Opéra. Son timbre vibrant, quoique grêle, retentissait avec une telle sonorité dans le silence de la vallée, qu’une bonne partie des versets était achevée avant qu’on pût apercevoir le pieux musicien. Enfin, à travers les arbres qui bordaient le chemin de gauche, une troupe de bœufs se montra, marchant d’un pas grave et lent; elle était conduite par un petit pâtre de neuf à dix ans, qui interrompait de temps en temps sa mélodie pour rassembler, à grands coups de fouet, les membres de son troupeau, et unissait ainsi les soins du temporel à ceux du spirituel avec un aplomb qu’auraient pu envier de plus importants personnages.

—Lequel de ces deux chemins mène à Bergenheim? [Pg 5] lui cria le voyageur, lorsqu’ils furent assez près l’un de l’autre pour se parler.

—Bergenâheim! répéta l’enfant en rendant à ce nom l’accentuation emphatique et circonflexe dont l’avait illégalement dépouillé une prononciation parisienne; et, tirant révérencieusement un bonnet de coton bariolé comme l’arc-en-ciel, il ajouta quelques mots en patois gallo-germanique parfaitement inintelligible.

—Tu n’es donc pas Français? reprit l’étranger un peu désappointé.

Le berger leva la tête avec orgueil.

—Pas Français, répondit-il, Alsacien!

A ce trait de patriotisme de clocher, assez commun dans la belle province du Rhin, le jeune homme sourit; puis, pensant que la pantomime devenait nécessaire, il montra successivement avec le doigt les deux chemins.

—Là, ou là, Bergenheim? dit-il alors.

L’enfant, à son tour, étendit silencieusement son fouet du côté de la rivière, en désignant, à quelque distance sur l’autre rive, un bouquet de bois derrière lequel s’élevaient de légères colonnes de fumée.

—Diantre! murmura le voyageur, il paraît que je me suis fourvoyé; si le château est de l’autre côté, comment pourrai-je établir mon embuscade?

Le pâtre parut comprendre l’embarras où se trouvait son interlocuteur. Levant sur lui un œil bleu plein d’intelligence, il traça, du bout du pied au milieu du chemin, une raie en travers de laquelle il arrondit son fouet comme une arche de pont; puis il montra une seconde fois le haut de la rivière.

—Tu fais honneur à ton pays, jeune pasteur, s’écria l’inconnu; il y a en toi l’étoffe d’un des Peaux-Rouges de Cooper. En disant ces mots, il jeta dans le bonnet de l’enfant [Pg 6] une pièce de monnaie et se mit à marcher à grands pas dans la direction indiquée.

L’Alsacien resta quelque temps immobile, une main dans ses cheveux blonds, et les yeux fixés sur la pièce d’argent qui brillait comme une étoile au fond de son bonnet; quand celui qu’il considérait comme le modèle d’une inconcevable magnificence eut disparu derrière les arbres, il commença par épancher sa joie à grands coups de fouet sur ses bœufs; puis il reprit sa route de son côté, en chantant sur un ton encore plus triomphant: Montes exultaverunt ut arietes, et en bondissant lui-même plus haut que toutes les collines et tous les béliers de la Bible.

Le jeune homme ne marcha pas plus de cinq minutes avant de reconnaître l’exactitude du renseignement qu’il venait de recevoir. Le terrain qu’il avait parcouru pendant ce temps était une prairie couverte de bouquets d’arbres fort touffus; à sa forme arrondie en disque presque régulier, il était facile de voir qu’il avait été formé d’alluvions successives aux dépens de l’autre bord incessamment rongé par le courant. Cette sorte de presqu’île plate et unie se trouvait coupée en ligne droite par le chemin qui s’éloignait ainsi de la rivière; au point où ils se rapprochaient de nouveau, comme font le bois et la corde d’un arc à son extrémité, les arbres, en s’éclaircissant, laissaient tout à coup apercevoir une perspective d’autant plus remarquable, qu’elle était moins attendue. Tandis que l’œil pouvait suivre les sinuosités du torrent qui finissait par disparaître dans les profondeurs d’une gorge de montagnes, un nouveau point de vue s’ouvrait brusquement à droite sur l’autre rive. Un second vallon, plus petit que le premier, et son vassal en quelque sorte, y venait tomber à angle aigu comme un ruisseau qui se jette dans un fleuve; dans l’autre sens, il formait un amphithéâtre dont la crête [Pg 7] était bordée d’une frange de rochers à pic, blancs comme de vieux ossements. Sous cette couronne, qui la rendait inaccessible dans presque tout son pourtour, la petite vallée épanouissait la richesse de ses pins toujours verts, de ses chênes aux noueux rameaux, et de son gazon frais et fleuri. Son ensemble, enfin, composait un fond digne de l’édifice pittoresque qui frappait les yeux sur le premier plan, et que l’étranger, en s’arrêtant tout à coup, se mit à contempler avec un intérêt extrême.

A la jonction des deux vallons, à leur confluent pour ainsi dire, s’élevait un vaste bâtiment d’une apparence moitié seigneuriale, moitié monastique. En cet endroit, le rivage formait, dans une étendue de plusieurs centaines de pas, un escarpement dont la tranche plongeait verticalement dans la rivière. Sur cette base solide, reposaient le château et ses dépendances. Le corps de logis principal était un grand parallélogramme d’une construction fort ancienne, mais qui avait été rebâti presque en entier au commencement du XVIe siècle. Les pierres, d’un granit grisâtre qui abonde dans les Vosges, et nuancées de veines bleues ou violettes, donnaient aux façades un aspect sombre, accru par la rareté des fenêtres, tantôt croisées à la Palladio, tantôt presque aussi étroites que des meurtrières. Un toit immense, en tuiles rouges noircies par la pluie, projetait sur toutes les faces une saillie de plusieurs pieds, comme on en rencontre encore beaucoup dans les vieilles villes du Nord. Grâce à cet auvent démesuré, les appartements du premier étage se trouvaient à l’abri des rayons indiscrets du soleil, semblables aux personnes à vue débile qui, pour la protéger contre une lumière trop vive, s’affublent d’une visière verte.

L’aspect qu’offrait cette mélancolique demeure, depuis le lieu d’où le voyageur l’avait d’abord aperçue, était celui qui la faisait paraître avec le plus d’avantages; de ce côté, [Pg 8] elle semblait sortir immédiatement de la rivière, fondée qu’elle était sur la margelle même de la berge qui, en cet endroit, avait au moins trente pieds; cette élévation, ajoutée à celle du bâtiment, effaçait la disproportion du toit et donnait à l’ensemble une physionomie imposante; il semblait que le rocher fît partie de la construction à laquelle il servait de base, car les pierres de taille avaient fini par en prendre la couleur, et il eût été difficile de découvrir la suture du travail de l’homme et de l’œuvre de la nature, si elle n’eût été indiquée par un massif balcon de fer régnant dans toute la longueur du rez-de-chaussée, et d’où l’on pouvait goûter le plaisir de la pêche à la ligne. Deux tourelles rondes, à toits aigus, encadraient les angles de cette façade qui se reflétait dans l’eau et semblait s’y contempler d’un air d’orgueilleuse satisfaction.

Une longue allée de platanes, partant du pied de ce gothique édifice, côtoyait la rivière et formait la lisière d’un parc qui se développait sur les revers de la double vallée. Un petit pont de bois unissait à cette espèce d’avenue la route que le voyageur venait de parcourir; mais celui-ci ne parut pas disposé à profiter de cette invitation muette, à laquelle de larges gouttes de pluie donnaient plus de force. La contemplation où il était plongé l’absorbait tellement qu’il fallut pour l’en arracher la brusque interpellation d’une voix rude, qui fit entendre derrière lui ces paroles:

—C’est là ce que j’appelle un vilain château; ça ne vaut pas nos bastides de Marseille.

L’étranger se retourna vivement et se trouva en face d’un homme coiffé d’un chapeau gris, qui portait sa veste sur l’épaule droite, selon l’usage des ouvriers du Midi, et tenait à la main un bâton noueux récemment coupé; ce nouveau personnage avait le teint basané, les traits durs, et [Pg 9] des yeux enfoncés dans leurs orbites, qui donnaient à sa physionomie une expression fausse et méchante.

—J’ai dit un vilain château, reprit-il. Au reste, la cage est faite pour l’oiseau.

—Il paraît que vous n’en aimez pas le maître? demanda le voyageur.

—Le maître! répéta l’ouvrier en serrant son bâton d’un air de menace; M. le baron de Bergenheim, comme ils disent! C’est un riche et un noble, et moi, je ne suis qu’un pauvre diable de menuisier. Eh bien, si vous restez ici quelques jours, vous verrez une drôle de cérémonie; je lui ferai se manger les poings à ce brigand-là.

—Brigand! s’écria l’étranger surpris. Que vous a-t-il donc fait?

—Oui, brigand! vous pouvez le lui dire de ma part. Mais à propos, continua l’ouvrier en toisant son interlocuteur de la tête aux pieds d’un air scrutateur et défiant, êtes-vous par hasard le menuisier qui doit venir de Strasbourg? En ce cas, j’aurais deux mots à vous dire. Lambernier ne souffre pas qu’on lui mange sa soupe sur sa tête, entendez-vous?

Le jeune homme parut peu ému de cette provocation.

—Je ne suis pas menuisier, dit-il en souriant, et je n’ai nulle envie de votre soupe.

—En effet, vous ne m’avez pas l’air d’avoir souvent poussé le rabot. Il paraît que dans votre état on ne se martyrise pas les mains. Vous êtes ouvrier, comme moi je suis pape.

Cette observation fit éprouver à celui qui en était l’objet la mauvaise humeur que ressent un écrivain en découvrant une faute de français dans un de ses ouvrages.

—Vous travaillez donc au château, dit-il pour changer le cours de la conversation.

[Pg 10]

—Voilà six mois que je suis dans cette baraque, répondit Lambernier; c’est moi qui ai sculpté les nouvelles boiseries, et je peux dire que c’est du soigné. Eh bien, ce grand sanglier de Bergenheim m’a mis hier à la porte comme s’il avait chassé un de ses chiens.

—Il avait sans doute ses raisons.

—Je vous dis que je l’escarbillerai... des raisons! des sottises! On a dit que je causais à la femme de chambre de madame et que je me disputais avec les domestiques, un tas de fainéants! Ne m’a-t-il pas défendu de mettre les pieds sur son domaine; j’y suis sur son domaine; qu’il vienne donc m’en chasser, qu’il vienne, il verra comme je le recevrai. Vous voyez bien ce bâton; je viens de le couper dans son bois à son intention.

Le jeune homme n’écoutait plus son interlocuteur, qui continuait ses menaces avec une furie méridionale; ses yeux s’étaient reportés vers le château et en étudiaient les moindres détails, comme s’il eût espéré qu’à la fin les pierres se changeraient en verre pour lui en laisser voir l’intérieur. Cette curiosité, si elle avait un autre objet que l’architecture et la physionomie de l’édifice, ne fut pas satisfaite. Aucune figure humaine ne vint animer cette maison triste et muette, comme l’est dans les contes arabes la cité des adorateurs du feu. Toutes les fenêtres restaient fermées, ainsi qu’il arrive dans un logis inhabité. Les abois lamentables d’une meute de chiens, probablement prisonniers dans leur chenil, interrompaient seuls cet étrange silence et répondaient plaintivement aux menaces lointaines du tonnerre, dont les roulements sourds, répétés par les échos, donnaient à cette scène un caractère lugubre.

—Quand on parle du loup, il sort du bois, dit tout à coup l’ouvrier avec une émotion qui démentait ses récentes [Pg 11] bravades; si vous voulez voir ce diable incarné de Bergenheim, tournez la tête. A l’avantage.

A ces mots, il franchit un fossé à gauche du sentier et s’élança dans le taillis. L’étranger, de son côté, parut éprouver une impression presque semblable à la frayeur visible de Lambernier, lorsqu’en se retournant il eut aperçu un homme à cheval qui s’avançait au galop. Au lieu de l’attendre, il se jeta dans le pré qui descendait à la rivière, et se cacha derrière un des bouquets d’arbres dont il était semé.

Le baron, à qui l’on ne pouvait guère donner plus de trente-trois ans, avait une de ces figures énergiquement belles, dont le type semble particulier aux vieilles races militaires. Ses cheveux d’un blond ardent et ses yeux bleu clair tranchaient vivement sur son teint coloré; son aspect était dur, mais noble et imposant malgré la négligence de ses vêtements, dans lesquels se retrouvait cette indifférence en matière de toilette qui devient habituelle aux propriétaires campagnards. Sa taille très élevée commençait à prendre un embonpoint qui en augmentait l’apparence athlétique. Il se tenait fort droit sur sa selle; et à la manière dont il étreignait de ses longues jambes le ventre de sa monture, on devinait qu’il eût au besoin renouvelé les tours de force du maréchal de Saxe. Il arrêta subitement son cheval à la place que venaient de laisser libre les deux interlocuteurs, et d’une voix faite pour ébranler un régiment de cuirassiers:

—Ici, Lambernier! s’écria-t-il.

A cet appel impératif, le menuisier hésita un instant entre l’émotion dont il ne pouvait se défendre et la honte de fuir devant un homme seul, en présence d’un témoin; à la fin ce dernier sentiment l’emporta. Il revint sans dire un mot jusqu’au bord du chemin, où il se posa d’une manière [Pg 12] assez insolente en face du baron, le chapeau enfoncé sur l’oreille, et serrant par précaution le bâton noueux qui lui servait d’arme.

—Lambernier, reprit le maître du château d’un ton sévère, votre compte a été réglé hier; n’a-t-il pas été acquitté intégralement? Vous est-il redû quelque chose?

—Je ne vous demande rien, répondit brusquement l’ouvrier.

—Dans ce cas, pourquoi venez-vous rôder autour du château malgré ma défense?

—Je suis sur le chemin de la commune, personne ne m’empêchera d’y passer.

—Vous êtes sur mon chemin et vous sortez de mon bois, répondit le baron, insistant sur ces paroles avec la fermeté d’un homme qui ne souffre aucune atteinte à ses droits de propriété.

—La terre où je marche est à moi, dit à son tour l’ouvrier, qui du bout de son bâton frappa du sol le chemin comme pour en prendre possession. Ce geste attira l’attention de Bergenheim, dont les yeux s’allumèrent soudain à la vue de la branche noueuse que tenait son interlocuteur.

—Drôle, s’écria-t-il, tu regardes sans doute aussi mes arbres comme à toi? Où as-tu coupé ce hêtre?

—Vas-y voir, répondit Lambernier, en accompagnant cette réponse grossière d’un tour de moulinet.

Le baron mit pied à terre avec le plus grand sang-froid, jeta la bride sur le cou de son cheval et marcha droit à l’ouvrier, qui avait pris pour le recevoir la position d’un bâtoniste exercé; sans lui donner le temps de frapper, d’une main il le désarma par une secousse qui eût suffi pour déraciner le hêtre avant sa métamorphose en massue; de l’autre main, il le saisit au collet et lui imprima un [Pg 13] mouvement de rotation contre lequel il était aussi impossible de lutter que s’il eût été causé par une machine à vapeur. Obéissant malgré ses ruades à cet entraînement irrésistible, Lambernier décrivait une dizaine de cercles autour de son adversaire, tandis que celui-ci assaisonnait ce manège d’une des plus rudes volées de bois vert qui aient jamais châtié un insolent. Cet exercice gymnastique fut terminé par un tour de main qui, après avoir fait pirouetter le menuisier une dernière fois, l’envoya rouler, la tête la première, dans le fossé, dont le fond se trouvait heureusement garni d’un lit de vase fort moelleux. La correction achevée, Bergenheim remonta sur son cheval aussi tranquillement qu’il en était descendu, et continua sa route vers le château.

Du milieu du bouquet d’arbres où il s’était caché, le jeune voyageur n’avait perdu aucun détail de cette scène champêtre; il ne put se défendre d’une admiration artistique pour cet énergique représentant des âges féodaux, qui, sans souci des tribunaux de paix et autres inventions bourgeoises, exerçait ainsi sur ses domaines la justice sommaire en vigueur dans les pays orientaux.

—Le Franc a rossé le Gaulois, se dit-il en souriant; si tous nos gentilshommes avaient le poignet de fer de ce Bergenheim, bien des choses décidées aujourd’hui pourraient être remises en question. Si jamais j’ai maille à partir avec ce Milon de Crotone, il peut être sûr que je ne choisirai pas pour mode de discussion le pugilat.

L’orage, longtemps contenu, se déchaîna enfin avec furie. Un rideau noir couvrit toute la vallée, et la pluie tomba dans le torrent comme un torrent nouveau. Le baron remit son cheval au galop, traversa le pont, suivit l’allée de platanes et ne tarda pas à disparaître. Sans s’occuper des imprécations de Lambernier, qui, au fond du fossé où il s’embourbait [Pg 14] de plus en plus, grognait comme un sanglier dans sa bauge, l’étranger allait chercher un abri moins illusoire que celui des arbres sous lesquels il avait pris position; mais, en ce moment, son attention fut invinciblement attirée du côté du château. Une fenêtre, ou plutôt une porte vitrée donnant sur le balcon venait de s’ouvrir, et une jeune femme en peignoir rose avait fleuri subitement sur la noire façade. Le mot dont nous nous servons n’est que juste, car il est impossible d’imaginer rien de plus frais et de plus suave que cette apparition dans un moment pareil. S’accoudant avec une molle lenteur sur la balustrade, la moderne châtelaine soutint d’une main semblable à un lis blanc son visage, dont l’ovale était aussi régulier que celui de la Pallas de Velletri, et ses doigts lissèrent par une caresse machinale les boucles de cheveux châtains qui encadraient son front, tandis que ses grands yeux bruns interrogeaient au fond des nuages les éclairs, avec lesquels ils luttaient de splendeur. Un poète eût cru voir Miranda évoquée par la tempête.

... Le voyageur écarta les branches dont il était couvert...
—Dessin de Weisz, gravure de H. Manesse

A cette vue, le voyageur écarta les branches dont il était couvert; mais au même instant il fut aveuglé par une affreuse lueur qui blanchit tout le vallon, et que suivit aussitôt un fracas épouvantable. Quand il rouvrit les yeux, le château qu’il croyait abîmé dans la rivière était debout, ferme et sombre comme auparavant; mais la dame au peignoir rose avait disparu.

Décoration fin de page.

[Pg 15]

Décoration tête de page.

II

Lettre L illustrée

LA physionomie de l’appartement dans lequel était rentrée précipitamment la jeune femme, effrayée par le tonnerre, répondait à celle de l’édifice dont il faisait partie. C’était une pièce fort grande, plus longue que large, et éclairée par trois fenêtres donnant sur le balcon où conduisait celle du milieu, qui s’ouvrait dans toute sa hauteur, comme une porte. La boiserie ainsi que le plafond étaient en châtaignier, que le temps seul s’était chargé de vernir, et qu’une main assez habile avait ornés d’une profusion de sculptures allégoriques. Mais les beautés de cette œuvre d’art disparaissaient presque entièrement sous une décoration fort remarquable qui régnait sur toutes les parois et consistait en une des plus glorieuses collections de portraits de famille que puisse offrir un château de province au XIXe siècle.

Le premier de ces portraits, suspendu vis-à-vis des fenêtres, à droite de la porte d’entrée, était celui d’un chevalier [Pg 16] armé de toutes pièces, qui, sous ses longues moustaches rouges, grinçait des dents comme un chat sauvage. A partir de cette formidable figure, portant le chiffre de 1247, se succédaient une quarantaine d’autres tableaux de grandeur à peu près semblable, et rangés par ordre de date. Il y avait là plus que la généalogie vivante d’une famille dont l’illustration n’était guère sortie des limites étroites de sa province; la chronique animée de cinq ou six siècles paraissait revivre dans ces figures pittoresques. Il semblait que chaque époque eût déteint sur les traits de ceux de ces personnages qu’elle avait vus naître et mourir, et y eût laissé quelque chose de sa propre physionomie.

C’étaient d’abord de preux chevaliers taillés sur le patron du premier. Leurs regards fermes et durs, la raideur aiguë de leurs barbes rousses, la large et solide contexture de leurs épaules militairement voûtées, disaient par quels grands coups d’épée, par quelles lances brisées et sanglantes ils avaient fondé la noblesse de leur race. Préface épique et féodale de cette biographie de famille! page rude et guerrière du moyen âge!

Après ces fiers hommes d’armes, venaient plusieurs figures d’un aspect moins farouche, mais aussi moins imposant. Dans ces portraits du XVe siècle, la barbe avait disparu avec le fer. Aux chaperons et aux toques de velours, aux robes de soie ou de samit, aux justaucorps à manches tailladées, aux riches chaînes d’or massif entourant le col et supportant un médaillon de même métal, on reconnaissait les seigneurs en pleine et tranquille possession des fiefs gagnés par leurs pères, les châtelains un peu dégénérés qui avaient préféré l’existence monotone du manoir aux chances d’une vie plus hasardeuse. Ces pacifiques gentilshommes étaient peints, la plupart, la main gauche gantée et posée sur la hanche; leur droite était nue, espèce de [Pg 17] signe de désarmement qu’on pouvait prendre pour une épigramme du peintre. Quelques-uns avaient admis à partager les honneurs du tableau un chien favori qui grimpait familièrement le long de leurs cuisses. Tout dans ce groupe indiquait que cette famille avait eu un point de ressemblance avec des races plus illustres. C’était la période de ses rois fainéants.

Une demi-douzaine de graves personnages à mortiers galonnés d’or, en longues robes rouges bordées d’hermine, portant fraise ou rabat consciencieusement empesé, occupaient un des angles du salon, près des fenêtres. Ces dignes membres du grand conseil des ducs de Lorraine expliquaient la manière dont les maîtres du château étaient sortis de l’engourdissement dans lequel ils avaient été plongés pendant plusieurs générations, pour participer aux affaires de leur pays et se lancer dans une sphère plus active. Ici la chronique prenait les proportions de l’histoire. Ne semblait-elle pas, en effet, un fragment extrait des annales européennes, cette branche magistrale issue d’une souche guerrière? N’était-ce pas une image symbolique de la civilisation en progrès, de la législation régulière luttant contre les coutumes barbares, de la puissance intelligente émancipée de la force matérielle? Grâce à ces respectables conseillers et présidents, on eût pu retourner, en faveur de leur race, la devise: Non solum togâ! Mais il ne paraissait pas que les ancêtres barbus vissent avec beaucoup de reconnaissance le fleuron parlementaire ajouté à leur cimier féodal. Du haut de leurs cadres vermoulus, ils semblaient regarder leurs descendants enrobinés avec le dédaigneux sourire par lequel les pairs de France durent accueillir les gens de loi, la première fois qu’ils les virent assis à leurs côtés, après les avoir trouvés si longtemps à leurs pieds.

Dans les entre-deux des fenêtres, et sur tout le reste [Pg 18] de la boiserie, venaient ensuite une foule de gens d’épée, au milieu desquels se rencontraient çà et là quelque abbé crossé et mitré, quelque commandeur de Malte, quelque chanoine à huit quartiers, rameaux stériles de cet arbre généalogique. Plusieurs, parmi les militaires, portaient, à leurs écharpes et aux plumes de leurs chapeaux, les couleurs de Lorraine; d’autres, même avant la réunion de cette province à la France, avaient servi ce dernier pays; on y remarquait des lieutenants-colonels d’infanterie ou de cavalerie, des brigadiers et mestres de camp des armées du roi; quelques-uns étaient vêtus de l’habit bleu, doublé de cadis chamois, avec de petits parements ronds en panne noire, qui servait d’uniforme aux dragons de la légion de Lorraine.

Le dernier de tous était un jeune homme d’une figure agréable, qui souriait avec insouciance sous une vaste chevelure poudrée; une rose s’épanouissait à la boutonnière de sa pelisse de drap vert à retroussis orange; une sabretache rouge, ornée de fleurs de lis également orange, flottait contre ses bottines, un peu plus bas que la poignée de son sabre. Ce costume indiquait un sémillant officier des hussards de Royal-Nassau. Placé à gauche de la porte d’entrée, il n’était séparé que par elle de son aïeul de 1247, auquel il eût dû donner la main s’il avait pris fantaisie à tous ces vénérables portraits de descendre une nuit de leurs cadres, pour exécuter une des rondes rêvées par Hoffmann. Ces deux personnages étaient donc l’alpha et l’oméga de ce livre généalogique, les anneaux extrêmes de la chaîne, la souche la plus enfoncée dans la poussière des temps et le dernier rameau qui eût fleuri à la cime. La fatalité avait créé une tragique ressemblance entre ces deux existences, séparées par plus de cinq siècles. Le chevalier bardé de fer avait été tué au combat de la Massoure, pendant [Pg 19] la première croisade de saint Louis. Le jeune homme, au sourire insouciant, était monté sur l’échafaud pendant la Terreur, en tenant entre ses lèvres la rose, parure habituelle de son dolman. Dans ces deux hommes se résumait l’histoire de la noblesse française, née dans le sang, morte dans le sang.

De larges bordures dorées, d’un travail gothique, encadraient tous ces portraits. Sur chacun d’eux, dans le fond et à droite de la tête, était peint un petit écusson ayant pour cimier une couronne baronniale, et pour supports deux sauvages armés de massues. Le champ de gueules à trois têtes de taureau d’argent annonçait aux personnes versées dans l’art héraldique qu’elles avaient sous les yeux les traits de nobles et puissants seigneurs, messires des Reisnach-Bergenheim, des ducs de Reisnach en Souabe, barons de l’empire, seigneurs de Sapois, Labresse, Gerbamont, etc., titrés comtes de Bergenheim par Louis XV, chevaux de Lorraine, etc., etc.

Ce fastueux contre-seing n’était pas nécessaire pour faire reconnaître la parenté de tous ces nobles personnages. Confondus avec d’autres portraits, un coup d’œil un peu exercé les eût promptement distingués et réunis, tant se prononçait l’air de famille qui leur était commun. La plupart avaient été peints à l’époque de la vie où la maturité touche au déclin, à l’âge où la physionomie s’arrête et se complète. C’était une chose frappante que cette collection de cheveux d’un blond tirant sur le rouge et parfois grisonnants, de teints sanguins, de visages largement carrés dont tous les plans s’accusaient avec énergie; une sorte d’aplatissement aux tempes qui faisait saillir les angles du front, et le peu de distance qui séparait les yeux d’un bleu très clair, donnaient à presque toutes ces figures un type sévère, poussé chez quelques-unes jusqu’à la dureté. Deux [Pg 20] ou trois surtout, lorsqu’on les contemplait quelque temps, finissaient par causer une sorte d’impression de terreur. On devinait quelles passions violentes avaient dû animer ces sombres visages; on pressentait que plus d’un drame terrible avait peut-être eu pour acteur quelqu’un de ces hommes à visage de fer, dont l’image avait survécu à la poussière.

L’ameublement du salon n’était pas indigne des orgueilleux défunts dont il conservait le souvenir. Des chaises à dos très élevé, d’énormes fauteuils remontant à Louis XIII, des canapés plus modernes, mais dont on avait mis les formes en harmonie avec celles des meubles aînés, garnissaient tout le tour de la chambre. La tapisserie rouge à rosaces de mille couleurs, dont ils étaient couverts, avait dû occuper les blanches mains de deux ou trois générations de châtelaines.

La ligne des tableaux était coupée d’un côté par une immense cheminée en granit grisâtre, trop élevée pour qu’on pût appuyer une glace ou placer aucun meuble d’ornement sur sa tablette. En face se trouvait une console en bois d’ébène à incrustations d’ivoire, sur laquelle était posée une de ces riches pendules dont les ciselures délicates et originales n’ont pas été éclipsées par l’orfèvrerie moderne. Deux grands vases en porcelaine du Japon l’accompagnaient; le tout se répétait dans une glace antique placée au-dessus de la console, et dont les bords étaient taillés en biseau, sans doute pour faire admirer l’épaisseur du verre.

Il était impossible d’imaginer un plus étrange contraste que celui de cette chambre gothique et de la dame au peignoir rose qui venait de s’y précipiter. Le foyer projetait sur les vieux portraits des reflets dont la chaleur était augmentée par les épais rideaux en damas rouge qui garnissaient [Pg 21] les fenêtres. Ces lueurs, tantôt assoupies, tantôt ravivées par quelque jaillissement de la flamme, glissaient sur les fronts plissés, ondoyaient dans les barbes rousses, éveillaient les yeux et donnaient à ces toiles mortes une animation surnaturelle. On eût dit que ces figures froides et graves regardaient avec curiosité la jeune femme aux formes sveltes, aux frais vêtements, que le génie d’Aladin semblait avoir enlevée du plus élégant boudoir de la Chaussée-d’Antin, pour la jeter, tout effrayée encore, au milieu de cette étrange assemblée.

—Vous êtes folle, Clémence, de laisser cette fenêtre ouverte? dit en ce moment une vieille voix qui sortait d’un immense fauteuil placé au coin de la cheminée.

La personne qui rompit ainsi le charme de cette scène silencieuse était une femme de soixante à soixante-dix ans, selon le plus ou moins de galanterie du calculateur. Couchée plutôt qu’assise sur son siège à dossier renversé, il était facile d’apprécier sa taille aussi longue que maigre. Elle était enveloppée d’une robe feuille-morte. Un faux tour de cheveux noirs comme du jais, surmonté d’un bonnet à rubans ponceau, encadrait soigneusement son front. Sa figure était sèche et busquée, et l’on voyait que l’éclat de sa fraîcheur primitive s’était insensiblement converti en une couperose qui affligeait surtout le nez et le haut des joues, mais dont l’âge avait un peu amorti l’ardeur. Il y avait dans tout ce visage quelque chose de désobligeant, de rechigné, d’acide, comme s’il eût été journellement lavé avec du vinaigre. On lisait, dans ses moindres linéaments: Vieille fille! D’ailleurs, une légère remarque eût suffi pour détruire le moindre doute à cet égard.

Devant le feu était couché un gros carlin café au lait, qui semblait avoir choisi ce poste pour y fondre sa graisse monstrueuse, à l’instar des jockeys anglais. Cet intéressant [Pg 22] animal servait de tabouret à sa maîtresse étendue dans sa chaise-longue et rappelait à l’esprit les lions qui dorment aux pieds des chevaliers sur les tombeaux gothiques. Or carlin et vieille fille sont deux idées tellement corrélatives, que, pour deviner l’état de cette vénérable dame, il n’était pas nécessaire de lire l’inscription suivante gravée sur le collier doré qui servait de cravate au roquet: Constance, à mademoiselle de Corandeuil.

Avant que la jeune femme, qui avait appuyé sa main sur le dos d’une chaise en paraissant respirer avec peine, eût pu répondre, elle reçut une seconde injonction.

—Mais, ma tante, c’est ce coup horrible! dit-elle enfin; est-ce que vous n’avez pas entendu?...

—Je ne suis pas encore sourde à ce point, répondit la vieille demoiselle. Fermez donc la fenêtre; ne savez-vous pas que les courants d’air attirent le tonnerre?

Clémence obéit et laissa tomber les rideaux pour intercepter la vue des éclairs qui continuaient de sillonner le ciel; elle se rapprocha ensuite de la cheminée.

—Puisque vous avez si peur du tonnerre, reprit sa tante; ce qui, par parenthèse, est assez ridicule pour une Corandeuil, quelle fantaisie vous a prise d’aller sur le balcon? Vous avez une manche de votre peignoir toute mouillée. Voilà comme on s’enrhume; et ensuite ce sont des sirops et des infusions à n’en plus finir. Vous devriez aller changer de robe et en mettre une plus chaude. A-t-on idée de s’habiller ainsi par un temps pareil?

—Je vous assure, ma tante, qu’il ne fait pas froid. C’est l’habitude que vous avez d’avoir toujours du feu...

—Ah! l’habitude! quand vous aurez mon âge, vous ferez comme vous l’entendrez. Maintenant, tout va à merveille; on n’écoute aucun conseil, on sort au vent et à la pluie avec cette petite folle d’Aline, et votre mari qui n’est [Pg 23] pas plus raisonnable que sa sœur; nous payerons ça plus tard.—Mais ouvrez les rideaux, je vous prie; il ne tonne plus, et je veux lire la Gazette.

La jeune femme obéit une seconde fois et resta le front appuyé contre les vitres. Les roulements du tonnerre, de plus en plus éloignés, annonçaient la fin de l’orage; mais quelques lueurs blanchâtres traversaient encore l’horizon.

—Ma tante, dit-elle au bout d’un instant, venez donc regarder les rochers de Montigny. Quand ils sont illuminés par les éclairs, on dirait d’une rangée de colonnes d’argent, ou d’une procession de fantômes blancs arrêtée au-dessus du bois des frênes.

—Voici maintenant les phrases romanesques, grommela entre ses dents la vieille fille sans quitter son journal.

—Je vous assure que je ne suis pas le moins du monde romanesque, répondit Clémence; je trouve seulement qu’un orage est une distraction, et ici, vous le savez, il ne faut pas être difficile sur le choix des plaisirs.

—Tu t’ennuies donc bien?

—Oh! ma tante, à mourir! A ces mots, prononcés avec un accent qui sortait du cœur, la jeune femme se laissa tomber dans un fauteuil.

Mlle de Corandeuil ôta ses lunettes, mit le journal sur une table et regarda pendant quelques instants le joli visage de sa nièce couvert d’un voile de profonde mélancolie. Elle se redressa ensuite sur son siège, et se penchant en avant:

—Est-ce que tu as quelque chose avec ton mari? lui dit-elle à demi-voix.

—Alors je ne m’ennuierais pas, répondit Clémence d’un ton vif, dont elle se repentit aussitôt, car elle reprit plus lentement:—Non, ma tante; Christian est bon, très bon; [Pg 24] il m’est extrêmement attaché, il est rempli de complaisance pour moi. Vous avez vu comme il m’a laissée arranger mon appartement à ma fantaisie, abattre des murs de séparation, ouvrir des fenêtres; et cependant vous savez combien il tient à tout ce qui est vieux dans cette maison. Il ne sait qu’imaginer pour me faire plaisir. L’autre jour encore, n’est-il pas allé à Strasbourg m’acheter un poney, parce que je trouvais Titania trop ombrageuse! Il est impossible d’avoir plus d’attentions, de prévenances...

—Ton mari, interrompit brusquement Mlle de Corandeuil, qui avait la louange d’autrui en souverain déplaisir; ton mari est un Bergenheim, comme tous les Bergenheim passés, présents et futurs, y compris ta petite belle-sœur, qui a plutôt l’air d’avoir été élevée aux pages qu’au Sacré-Cœur. C’est le digne fils de son père, que voilà,—continua-t-elle en désignant du doigt un des portraits voisins de celui du jeune officier de Royal-Nassau;—et c’était bien le plus brutal, le plus insupportable, le plus détesté de tous les dragons de Lorraine; à tel point qu’il se fit une fois, à Nancy, trois affaires dans un mois, et qu’à Metz il tua, pour une partie d’échecs, ce pauvre vicomte de Mégrigny, de Royal-Roussillon, qui valait cent fois mieux que lui, et qui dansait si bien!—Car, qui dit Bergenheim dit orgueilleux comme un paon, entêté comme un mulet et colère comme un lion.—Ils se prétendent chevaux de Lorraine! je leur accorde qu’ils le sont de toutes les manières. Vilaine race! vilaine race!—Ce que je te dis là, Clémence, c’est pour t’engager à excuser les défauts de ton mari, car ce serait peine perdue que de chercher à les corriger. Au reste, tous les hommes ne valent pas mieux; et puisque tu es madame de Bergenheim, il faut t’habituer à ton sort et le supporter le mieux possible. Et puis si tu as des chagrins, il te reste du moins une bonne tante à qui [Pg 25] tu peux les confier, et qui ne souffrira pas qu’on te tyrannise; je parlerai à ton mari.

Au premier mot de cette tirade, Clémence prévit qu’elle devait s’armer de résignation; car tout ce qui touchait à la famille de Bergenheim était un des dadas sur lesquels la vieille fille chevauchait avec le plus de complaisante aigreur; elle se renversa donc dans son fauteuil, en personne qui veut du moins se mettre à son aise pour entendre un discours ennuyeux, et parut occupée, pendant toute cette philippique, à caresser, du bout d’un pied très élégant, la tête de l’un des chenets du foyer.

—Mais, ma tante, dit-elle enfin, quand le flot eut passé, et en donnant à sa voix une expression un peu traînante, je ne comprends pas pourquoi vous vous êtes mis dans la tête que Christian me rendait malheureuse; je vous répète qu’il est impossible de se montrer meilleur pour moi qu’il ne le fait, et que de mon côté j’ai pour lui la plus grande estime, l’amitié la plus vraie.

—Eh bien! s’il est la perle des maris et si vous vivez comme deux tourtereaux, ce qu’à vrai dire je n’aurais pas cru, d’où vient cet ennui dont tu te plains, et qui est assez visible depuis quelque temps? Et quand je dis ennui, c’est plus que cela; c’est de la tristesse, c’est du chagrin. Tu maigris tous les jours; en ce moment tu es pâle comme un cierge, ton teint se perd; tu finiras par faire peur. On dit que la pâleur est à la mode aujourd’hui; niaiserie du moment et qui ne durera pas, car le teint, c’est la femme.

La vieille tante prononça cette sentence en personne qui avait ses raisons pour ne pas aimer les teintes pâles, et qui prenait volontiers des bourgeons pour des roses.

Mme de Bergenheim inclina la tête comme pour acquiescer à cette décision, et reprit ensuite d’une voix mélancolique:

[Pg 26]

—Je sais que je ne suis pas raisonnable, et je me dépite souvent d’avoir si peu d’empire sur moi-même; mais cela est au-dessus de mes forces. J’éprouve une fatigue, un dégoût de tout, que je ne peux vaincre. C’est un accablement physique et moral sans cause que je sache, et auquel par cela même je ne vois pas de remède. Je m’ennuie et je souffre; je suis sûre que je finirai par être malade. Quelquefois je voudrais être morte. Cependant je n’ai aucun sujet de peine; je suis heureuse, je devrais être heureuse...

—En vérité, on ne comprend rien aux femmes d’aujourd’hui. Autrefois, dans les occasions capitales, on avait une bonne attaque de nerfs, et tout était dit; la crise passée, on redevenait aimable, on mettait du rouge, et l’on allait au bal. Maintenant ce sont des langueurs, des ennuis, des maux d’estomac...; imaginations et grimaces que tout cela! Les hommes s’en mêlent aussi, et ils appellent ça le spleen; le spleen! une nouvelle découverte, une importation anglaise! Il nous vient de belles choses d’Angleterre, à commencer par le gouvernement constitutionnel!—Tout cela est parfaitement ridicule.—Quant à vous, Clémence, vous devriez mettre fin à ces enfantillages. A Paris, il y a deux mois, vous n’avez pas eu de repos que vous ne m’ayez amenée ici. J’avais les raisons les plus graves pour retarder mon départ: mon appartement à remeubler, ma migraine dont je souffrais encore, Constance qu’on venait de purger et qui n’était guère en état de voyager, la pauvre biche! Vous n’avez voulu rien entendre; il a fallu en passer par votre caprice, et maintenant...

—Mais, ma tante, vous avez reconnu vous-même qu’il était convenable que je vinsse retrouver mon mari. N’était-ce pas bien assez, et peut-être trop, de l’avoir laissé seul passer l’hiver ici, tandis que je dansais à Paris?

—C’était fort convenable, assurément, et je ne vous [Pg 27] blâme pas. Mais pourquoi ce que vous désiriez si vivement il y a deux mois vous ennuie-t-il maintenant? C’est précisément parce qu’il y a deux mois de cela, n’est-il pas vrai? A Paris, on ne parle que de Bergenheim, on ne souhaite que Bergenheim, on a des devoirs à remplir, on veut être près de son mari; on me tourmente, on me casse la tête à coups de tendresse conjugale. A Bergenheim, c’est Paris dont on rêve et après qui l’on soupire.—Ne secouez pas la tête; je suis une vieille tante qu’on n’écoute guère, mais qui voit encore clair.—Et faites-moi le plaisir de me dire ce que vous pouvez regretter à Paris, dans cette saison où il n’y a ni bals, ni soirées, ni une seule figure humaine, où toutes les personnes que vous connaissez sont à la campagne? Est-ce que?...

Mlle de Corandeuil n’acheva pas sa phrase, mais elle mit dans les trois dernières syllabes une sévérité interrogative où semblait condensée toute la quintessence de pruderie dont soixante ans de célibat peuvent coaguler l’âme d’une vieille fille.

Clémence leva les yeux sur sa tante comme pour lui demander d’expliquer sa pensée; il y avait dans son regard un éclat calme et ferme dont celle-ci ne put éviter l’impression.

—Allons, dit-elle en adoucissant sa voix, il ne s’agit pas de prendre ton air de princesse. Nous sommes ici entre nous, et tu sais que je suis ta bonne tante. Voyons, parlons à cœur ouvert; est-ce que tu aurais laissé à Paris quelque chose, quelque personne dont le souvenir te ferait paraître le séjour de ton château encore plus ennuyeux qu’il ne l’est réellement? Quelqu’un de tes adorateurs de cet hiver?...

—Quelle idée, ma tante! Est-ce que j’ai des adorateurs? [Pg 28] s’écria vivement Mme de Bergenheim, en essayant de cacher par un sourire une teinte rosée qui nuança momentanément la pâleur de ses joues.

—Et quand cela serait, mon enfant, continua la vieille demoiselle, dont la curiosité empruntait un accent inaccoutumé de câlinerie et d’indulgence, où est le mal? Est-il donc défendu de plaire? Quand on est bien née, ne faut-il pas vivre dans le monde et y tenir son rang? On n’a pas vingt-trois ans pour s’enterrer dans un désert, et tu es réellement assez bien pour inspirer des passions; tu comprends qu’il n’est pas question d’en éprouver. Mais enfin on est jeune et jolie, et l’on fait involontairement des conquêtes. Tu n’es pas la première de la famille à qui cela serait arrivé, tu es Corandeuil enfin.—Voyons, ma bonne Clémence, quelle est l’âme en peine qui gémit là-bas? est-ce M. de Mauléon?

—M. de Mauléon! s’écria la jeune femme en partant d’un éclat de rire; lui, une âme! et une âme en peine encore! Oh! ma tante, vous lui faites honneur. M. de Mauléon qui est gras, qui a quarante-cinq ans, et qui met un corset! un audacieux qui au bal se permet de serrer les doigts de ses danseuses en leur décochant des regards passionnés. Oh! M. de Mauléon!

Mlle de Corandeuil autorisa, par un léger grimacement de ses lèvres pincées, l’accès de gaieté de sa nièce, qui, une main sur le cœur, faisait rouler deux yeux étincelants, pour contrefaire l’air langoureux de son infortuné soupirant.

—C’est peut-être M. d’Arzenac?

—M. d’Arzenac est assurément fort bien; il a des manières parfaites; il se peut qu’il ne dédaigne pas trop ma conversation, et, de mon côté, je trouve la sienne intéressante et surtout de bon goût; mais vous pouvez être assurée qu’il n’est pas plus occupé de moi que moi de lui. D’ailleurs, [Pg 29] vous savez bien qu’il épouse Mlle de la Neuville.

—M. de Gerfaut? poursuivit Mlle de Corandeuil avec la persévérance que mettent les gens âgés à épuiser leur idée, et comme si elle eût été décidée à passer en revue tous les hommes de leur connaissance, jusqu’à la découverte du secret de sa nièce.

Celle-ci resta un instant sans répondre.

—Comment pouvez-vous penser cela, ma tante? dit-elle enfin, un homme d’aussi mauvaise réputation, qui fait des ouvrages qu’on ose à peine lire, des pièces qu’on se reproche d’être allé voir jouer. N’avez-vous pas entendu Mme de Pontivers dire qu’une jeune femme qui tiendrait à sa réputation ne pouvait guère permettre ses visites?

—Mme de Pontivers est une prude qui m’est insupportable, avec son attirail de petites grimaces, de prétentions et de bégueuleries. Ne s’était-elle pas mis en tête cet hiver de m’instituer son chaperon? Je lui ai fait entendre qu’une veuve de quarante ans était assez grande personne pour aller seule. Elle a la fureur de craindre d’être compromise, comme si elle était compromettable. Faire fi de M. de Gerfaut! quelle présomption! Il a certainement trop d’esprit pour avoir jamais brigué l’honneur de périr d’ennui chez elle; car il a de l’esprit, et beaucoup. Je n’ai jamais compris votre aversion pour lui, ni la manière hautaine dont vous le receviez dans mon salon, surtout dans les derniers temps avant notre départ.

—Ma tante, on n’est pas maîtresse de ses antipathies ou de ses affections. Mais, pour répondre d’une seule fois à vos questions et à l’intérêt que vous me témoignez, soyez certaine qu’aucun de ces messieurs, ou de ceux que vous pourriez encore me nommer, n’est pour la moindre chose dans la disposition d’esprit que j’éprouve. Je m’ennuie parce qu’il est probablement dans la nature de mon caractère d’avoir besoin de distractions, et que dans ce pays [Pg 30] perdu les distractions sont nulles. C’est une maussaderie involontaire que je me reproche et qui passera, je l’espère. Soyez donc sûre que la racine du mal n’est pas dans le cœur.

Au ton froid et un peu sec dont ces paroles furent prononcées, Mlle de Corandeuil comprit que sa nièce voulait garder son secret, si cependant elle avait un secret; elle ne put retenir un mouvement d’humeur en voyant ses prévenances ainsi repoussées et en ne se trouvant pas plus avancée qu’au commencement de la conversation. Elle manifesta son désappointement en écartant du pied le carlin, qui en était pourtant fort innocent, et ce fut avec un accent grondeur, beaucoup plus familier à sa voix que les câlineries précédentes, qu’elle reprit:

—Eh bien, puisque j’ai tort, puisque votre mari vous adore et que vous l’adorez, puisqu’en un mot vous avez le cœur parfaitement libre et tranquille, votre conduite n’a pas le sens commun, et je vous conseille fort d’en changer. Toutes ces vapeurs, ces langueurs, ces pâleurs sont des caprices insupportables pour les autres, je vous en préviens. Il y a en Provence un proverbe qui dit: Vaillance de Blacas, prudence de Pontevez, caprice de Corandeuil. Si la devise n’était pas trouvée, il la faudrait créer pour vous, car vous avez dans le caractère quelque chose d’indéchiffrable à faire pécher une sainte. Si quelqu’un doit vous connaître, c’est moi, puisque je vous ai élevée, et, ceci n’est pas pour vous adresser un reproche, vous m’avez donné assez de peine, car vous êtes la personne la plus fantasque, la plus décousue, la plus inégale, la plus enfant gâtée...

—Ma tante, interrompit Clémence, les joues animées des plus belles couleurs, vous m’avez assez souvent parlé de mes défauts pour que je les connaisse, et si je ne suis [Pg 31] pas corrigée, ce n’est pas votre faute, car vous ne m’avez jamais épargné les leçons. Si je n’avais pas eu le malheur de perdre ma mère d’aussi bonne heure, je ne vous aurais pas fait autant de mal.

La jeune femme sentit une larme sous sa paupière, mais elle eut assez d’empire sur elle-même pour l’empêcher de couler sur sa joue brûlante. Prenant un journal sur la table, elle l’ouvrit pour cacher cette émotion involontaire et mettre fin à une conversation qui lui devenait pénible. Mlle de Corandeuil, de son côté, replaça sévèrement ses lunettes sur son nez, déploya, à la distance convenable de ses yeux, la Gazette de France depuis longtemps négligée, et s’étendit avec solennité dans son fauteuil.

Le silence régna pendant quelque temps dans le salon. La vieille fille lisait fort attentivement en apparence. Sa nièce restait immobile, les yeux fixés sur la couverture jaune du numéro de la Mode que le hasard avait fait tomber sous sa main. Enfin, s’arrachant à sa rêverie, elle feuilleta le journal d’une main nonchalante, qui semblait dire combien peu elle attachait d’intérêt à la lecture qu’elle allait faire. Mais, en tournant le premier feuillet, un cri de surprise lui échappa, et ses yeux se fixèrent sur la brochure avec une avide curiosité.

Sur la page du frontispice, où sont gravées les armes de Mme la duchesse de Berry, et au milieu de l’écusson de droite, laissé vide à cette époque par l’absence des fleurs de lis proscrites, se trouvait dessiné au crayon un oiseau dont la tête était surmontée d’une petite couronne de vicomte.

Curieuse de savoir ce qui pouvait causer une pareille surprise à sa nièce, Mlle de Corandeuil avança la tête; ses yeux parcoururent un instant la page sans y rien remarquer d’extraordinaire, mais enfin, s’arrêtant sur les armoiries, [Pg 32] ils découvrirent la nouvelle pièce de blason dont on les avait enrichies.

—Un coq! s’écria-t-elle après une seconde de réflexion; leur coq sur l’écusson de Madame! qu’est-ce que cela veut dire, bon Dieu? et il n’est ni gravé ni lithographié: il est dessiné à la main.

—Ce n’est pas un coq, c’est un gerfaut couronné, dit Mme de Bergenheim.

—Un gerfaut! Savez-vous ce que c’est qu’un gerfaut? A Corandeuil, chez votre grand-père, il y avait une fauconnerie, et j’en ai vu, moi, des gerfauts; mais vous... Je vous dis que c’est un coq, le coq gaulois; vilaine bête! Ce que vous prenez pour une couronne, et qui y ressemble un peu en effet, est une crête mal faite. Comment ce laid animal se trouve-t-il là? Je voudrais bien savoir si c’est à la poste qu’on se permet de pareilles gentillesses. On criait contre le cabinet noir, mais c’est cent fois pis si l’on peut impunément outrager les familles paisibles dans leurs domaines. Je veux absolument découvrir l’auteur de cette mauvaise plaisanterie. Fais-moi le plaisir de sonner.

—C’est réellement fort étrange! dit Mme de Bergenheim en tirant le cordon avec une vivacité qui annonçait qu’elle partageait, sinon l’indignation, du moins la curiosité de sa tante.

Un domestique en petite livrée bleue, à passepoils rouges, entra dans le salon.

—Qui est allé aujourd’hui à Remiremont chercher les journaux? demanda Mlle de Corandeuil.

—Mademoiselle, c’est le père Rousselet, répondit le laquais.

—Où est M. de Bergenheim?

[Pg 33]

—Monsieur le baron joue au billard avec Mlle Aline.

—Faites monter Léonard Rousselet.

Et Mlle de Corandeuil se posa dans son immense fauteuil avec la dignité d’un chancelier qui va ouvrir un lit de justice.

Décoration fin de page.

[Pg 35]

Décoration tête de page.

III

Lettre L illustrée

LES domestiques du château de Bergenheim formaient une famille dont les membres étaient loin de vivre en parfaite harmonie. Le baron, faisant exploiter lui-même son domaine, employait un assez grand nombre de journaliers, valets de ferme, filles de basse-cour, que la livrée traitait du haut de sa grandeur et regardait comme vilains taillables à merci. Les manants, de leur côté, regimbaient contre les laquais privilégiés et ne leur épargnaient pas les noms de mirliflores et de Parisiens, accompagnés parfois de gourmades plus expressives. Entre ces tribus ennemies, une troisième, beaucoup moins nombreuse, se trouvait dans une position critique: c’étaient les deux laquais amenés par Mlle de Corandeuil. Bien avait pris à ces messieurs que leur maîtresse partageât le goût de Frédéric pour les hommes grands et vigoureux, et les eût choisis à la carrure de leurs épaules, sans cela il leur eût été impossible de sortir sains et saufs de toutes les querelles [Pg 36] dans lesquelles ils se voyaient journellement engagés.

La question de supériorité entre les deux familles avait été la première pomme de discorde; une foule de griefs particuliers étaient venus ensuite l’envenimer. De tout temps on s’est battu pour des couleurs; or la livrée de Bergenheim était rouge, celle de Corandeuil verte. C’étaient deux drapeaux; chacun exaltait le sien en jetant de la boue à celui de ses adversaires. Cornichon! écrevisse! concombre! homard! telles étaient les gracieuses interpellations échangées chaque jour entre les deux partis. Cornichon et écrevisse étaient la plaisanterie, concombre et homard l’insulte. Ensuite le répertoire des provocations potagères, animales et allégoriques étant épuisé, on se sautait à la gorge et l’on s’arrachait les cheveux. Il ne se passait pas de semaine sans que l’un des deux gigantesques Corandeuil, groupe semblable à Pandarus et à Bitias, de l’Énéide, n’allât s’aligner pour un duel à coups de poing, dans quelque recoin du parc, avec un Bergenheim du château ou des fermes. Moins les dagues et les stylets, on eût pu se croire à Vérone du temps des Capulets et des Montaigus.

Au milieu de cette guerre civile soigneusement dissimulée aux yeux des maîtres, dont on redoutait la sévérité, vivait un assez singulier personnage. Léonard Rousselet, le père Rousselet, comme on l’appelait habituellement, était un vieux paysan désespéré de l’être, et qui avait fait mille efforts pour sortir de son état sans jamais y parvenir. Après avoir été successivement garçon coiffeur, sacristain, marchand de cirage, maître d’école, infirmier, il avait fini par retomber à soixante ans au point d’où il était parti. Dans la maison de M. de Bergenheim il n’avait pas d’emploi particulier; espèce de tout à tout, il faisait les commissions, soignait les jardins et médicamentait la meute et les chevaux; au physique, c’était un homme de haute taille, aussi à son [Pg 37] aise dans ses vêtements qu’une amande sèche dans sa coque. Un immense habit noir jaune battait ordinairement ses mollets, nageant dans leurs bas de laine bleue, et plus semblables à des échalas de vigne qu’à des jambes humaines; conformation qui fournissait journellement aux autres domestiques un texte de plaisanteries auxquelles le vieillard ne daignait répondre que par un sourire méprisant et en grommelant entre ses dents:—Valetaille! paysans sans éducation! Ce mot exprimait le dernier degré de son dédain, car son désespoir eût été de passer pour un homme mal élevé; et il avait conservé de ses différentes conditions un langage singulièrement digne et prétentieux.

Malgré sa confiance en lui-même, ce ne fut pas sans émotion que Léonard Rousselet se vit appelé à comparaître devant la personne la plus redoutée du château. Sa démarche se ressentait de cette impression lorsqu’il parut à la porte du salon, où il resta grave et silencieux comme l’ombre de Banquo. A l’aspect de cette figure hétéroclite, Constance se leva en jappant avec fureur et courut se jeter sur une paire de jambes pour qui elle semblait partager l’irrévérence de la livrée; mais le tissu du bas de laine, semblable à une peau de cheval, et la corne qui recouvrait le tibia, étaient un trop dur morceau pour ses dents de douairière; elle fut donc obligée de renoncer à son attaque et de se contenter d’aboiements impuissants, tandis que le vieux paysan, qui eût donné un mois de ses gages pour lui casser la mâchoire du bout de son soulier ferré, la flattait de la main, en disant d’une hypocrite voix de fausset:—Bellement, bellotte; bellement; charmante petite bête!

Cette conduite courtisanesque toucha le cœur de la vieille fille et adoucit l’air sévère dont elle avait empreint son visage.

—Taisez-vous, Constance, dit-elle, et couchez-vous près de votre maîtresse. Rousselet, approchez.

[Pg 38]

Le vieillard obéit, en faisant sur le parquet des glissades révérencieuses, et prit la position d’un soldat au port d’armes.

—C’est vous, reprit Mlle de Corandeuil, qu’on a envoyé aujourd’hui à Remiremont? Avez-vous fait toutes les commissions qu’on vous avait données?

—Il n’est point dans les impossibles, mademoiselle, que j’en aie laissé quelques-unes dans la boîte aux oublis, répondit le paysan, craignant de se compromettre par une affirmation positive.

—Dites-nous alors celles dont vous vous êtes acquitté.

Léonard se moucha derrière son chapeau, en orateur bien appris, et, se dandinant sur ses jambes d’une manière qui n’avait rien de bourbonien:

—C’est donc moi, dit-il, qui suis allé ce matin à la ville, rapport à ce que M. le baron avait dit hier au soir qu’il chasserait aujourd’hui, et que le piqueur était donc allé enceindre des marcassins au bois de la Corne. Je suis donc arrivé à Remiremont; je me suis donc présenté chez le boucher; j’ai donc acheté: 1o cinq kilogrammes d’habillé de soie.

—De la soie chez un boucher! s’écria Mme de Bergenheim.

—Je veux dire dix livres de ce que les gens sans éducation appellent un porc, reprit Rousselet, en prononçant ce dernier mot d’une voix étranglée.

—Passons ces détails, dit Mlle de Corandeuil. Vous êtes allé à la poste.

—Je suis donc allé à la poste, où j’ai jeté les lettres de mademoiselle, de madame, de M. le baron, et une de Mlle Aline pour M. d’Artigues.

—Aline écrit à son cousin! Saviez-vous cela? dit vivement la vieille demoiselle, en se tournant vers sa nièce.

[Pg 39]

—Mais oui; ils sont en correspondance réglée, répondit celle-ci avec un sourire qui semblait ajouter qu’elle y voyait peu de danger.

La prude vieille fille hocha la tête, en avançant la lèvre inférieure, pantomime qui disait clairement: Nous débrouillerons cet écheveau-là une autre fois.

Mme de Bergenheim, impatientée de cet interrogatoire, prit la parole à son tour d’un ton vif qui contrastait avec la lenteur solennelle de sa tante.

—Rousselet, dit-elle, lorsqu’on vous a remis les journaux, avez-vous remarqué si les bandes étaient intactes ou si on les avait décachetés?

A cette interrogation précise, l’honnête commissionnaire plongea la moitié de sa figure dans sa cravate, et l’espèce de sarabande qu’il exécutait sur place prit un caractère plus flageolant. Ce fut avec un embarras visible qu’il répondit au bout de quelque temps:

—Certainement, madame... quant aux bandes... je n’inculpe pas le monsieur de la poste.

—Si les journaux étaient cachetés quand vous les avez reçus, il n’y a que vous alors qui ayez pu les ouvrir.

Rousselet se redressa de toute sa hauteur; et donnant à sa figure de casse-noisette la plus grande majesté possible:

—Sauf le respect que je dois à madame, dit-il d’un ton solennel, Léonard Rousselet est connu. Cinquante-sept ans à la Saint-Hubert! Je suis donc incapable d’ouvrir les journaux. Quand on les a lus au château, et qu’on me les envoie porter à la cure, je ne dis pas; en marchant, ça dissipe; et puis le curé, c’est Jean Bartou, le fils à Joseph Bartou, le tuilier. Mais lire avant le château, jamais! Léonard Rousselet est un vieillard incapable d’une pareille bassesse. Innocence baptismale; cinquante-sept ans à la Saint-Hubert.

[Pg 40]

—Quand vous prononcez le nom de votre pasteur, énoncez-vous d’une manière plus convenable, interrompit Mlle de Corandeuil, quoique elle-même, dans son intimité, ne parlât pas du prêtre plébéien en termes fort respectueux. Mais si pour elle le fils à Joseph Bartou, avec ou sans soutane, était toujours le fils à Joseph Bartou, pour les paysans elle entendait qu’il fût M. le curé.

Mme de Bergenheim, sur qui la harangue de Rousselet n’avait pas produit grand effet, secoua la tête avec impatience et dit d’un ton impératif:

—Je suis certaine que les journaux ont été ouverts par vous ou par des personnes à qui vous les aviez confiés, et c’est ce que je veux savoir sur-le-champ.

Rousselet abdiqua sa pose de sénateur romain; se passant la main derrière les oreilles, par un geste familier aux personnes placées dans une position embarrassante, il reprit d’un ton moins emphatique:

—En revenant je m’étais donc arrêté à la Fauconnerie, à la Femme-sans-Tête...

—Et qu’allez-vous faire dans des auberges? interrompit Mlle de Corandeuil d’une voix sévère. Vous savez qu’on n’entend pas dans cette maison que les domestiques fréquentent les cabarets et lieux semblables, qui ne sont propres qu’à pervertir les mœurs des basses classes.

—Domestiques! basses classes!... invective donc, vieille aristocrate! grogna sourdement Rousselet; mais, n’osant se livrer à sa mauvaise humeur, il reprit d’une voix mielleuse:

—Si mademoiselle avait fait le chemin par la même voiture que moi, elle saurait qu’il est d’une longitude peu désaltérante. Je m’étais donc arrêté à la Femme-sans-Tête pour abattre la poussière de mon œsophage. Pour lors, [Pg 41] Mlle Reine, la fille de Mme Gobillot, la maîtresse de l’auberge—ces dames la connaissent bien, puisqu’elles se sont arrêtées à la Fauconnerie en venant de Paris—Mlle Reine me demanda donc la permission de regarder le journal jaune, où il y a des messieurs et des dames endimanchés; je lui obtempérai donc la raison; elle me dit donc que c’était pour savoir les modes et voir comment on se gouvernait dans la capitale en fait de bonnets, robes et autres chiffons; futilité de femme.

Mlle de Corandeuil se renversa dans son fauteuil en se livrant à un accès d’hilarité que lui permettait rarement son humeur rigide.

—Mlle Gobillot lisant la Mode!... Mlle Gobillot parlant robes, châles et cachemires. Clémence, qu’en dites-vous? Vous verrez qu’elle fera venir des chapeaux d’Herbault... Ah! ah!... voilà ce qu’on appelle le progrès de la civilisation, le siècle des lumières!...

—Mlle Gobillot, dit Clémence, en fixant sur le vieux paysan un regard pénétrant, est-elle la seule qui ait regardé ce numéro de la Mode? N’y avait-il aucune autre personne dans cette auberge?

—Madame, répondit Rousselet, forcé dans ses derniers retranchements, il y avait bien deux jeunes hommes prenant leur réfection, et dont l’un, révérence parler, avait une barbe ni plus ni moins longue que celle d’un bouc. Madame me pardonnera si je me licencie à proférer des expressions aussi vulgaires, mais c’est que madame veut tout savoir.

—Et l’autre de ces jeunes gens?

—L’autre avait l’épiderme facial rasé comme ces dames ou moi pouvons l’avoir. Zéro aux signes particuliers du signalement. C’est donc lui qui a tenu le journal pendant que son camarade à moustaches fumait devant la porte.

[Pg 42]

Mme de Bergenheim ne poussa pas plus loin l’interrogatoire et tomba dans une rêverie profonde. Les yeux fixés sur le numéro de la Mode, elle semblait étudier les moindres linéaments de l’esquisse qu’on y avait dessinée, comme si elle eût espéré d’y trouver à la fin la révélation de ce mystère. Sa respiration irrégulière, l’animation de plus en plus vive qui colorait la blancheur habituelle de son teint, eussent dénoncé à un œil observateur un de ces orages de l’âme dont la manifestation physique offre des symptômes semblables à ceux d’un accès de fièvre. La pâle fleur d’hiver expirant sous la neige avait soudainement relevé la tête et recouvré ses couleurs; la mélancolie, contre laquelle la jeune femme se débattait en vain, avait disparu par enchantement. Dans cette organisation délicate graduellement engourdie depuis deux mois, la sève de jeunesse se réveillait ardente et vivace; et là où semblait imminente une langueur voisine du marasme, une surabondance de vie allait peut-être créer des dangers contraires.

Un petit oiseau surmonté d’une couronne, le tout assez mal dessiné, tel était le talisman bizarre qui avait produit ce changement de scène.

—Ce sont des commis voyageurs, dit la vieille tante, qui avait toujours la prétention de tout deviner; un d’eux sans doute, en lisant sur l’enveloppe du journal le nom bien connu de M. de Bergenheim, aura trouvé charmant de dessiner l’animal en question. Ces messieurs de l’industrie ont reçu en général une si bonne éducation! Mais c’est donner à cette affaire plus d’importance qu’elle n’en mérite. Léonard Rousselet, continua-t-elle en haussant la voix comme un président de cour d’assises qui prononce son résumé, vous avez eu tort de laisser sortir de vos mains un effet à l’adresse de votre maître. On vous excuse pour cette fois, mais je vous engage à être plus soigneux dorénavant; [Pg 43] quand vous passerez devant l’auberge de Mme Gobillot, vous direz de ma part à mademoiselle sa fille que si elle a envie de lire la Mode, les bureaux de cette revue sont rue du Helder, no 25; je serai enchantée de procurer un abonnement à un de nos journaux. Vous pouvez vous retirer.

Sans se faire répéter cette invitation, Rousselet se mit à marcher à reculons, comme un ambassadeur sortant d’une audience royale, escorté de Constance en guise de maître des cérémonies. N’ayant pas bien calculé la distance, il venait de cogner la porte avec ses épaules, lorsqu’elle s’ouvrit brusquement, et une personne dont la démarche offrait une vivacité extraordinaire le fit pirouetter en s’élançant au milieu du salon.

C’était une très jeune fille, un peu petite, mais dont les formes parfaitement développées présageaient pour l’avenir une légère tendance à l’embonpoint. Elle appartenait à la famille des Bergenheim, si l’on en croyait la ressemblance qui existait entre ses traits caractérisés et plusieurs des vieux portraits du salon; elle portait une robe en drap brun à longue queue, comme si elle eût été près de monter à cheval. Un chapeau de feutre gris, posé sur l’oreille, laissait à découvert, du côté gauche, une grosse touffe de cheveux très frisés, d’un blond vif et brillant. Cette coiffure, et le voile vert qui flottait à chaque mouvement, comme la crinière d’un casque, donnaient un air singulièrement cavalier au frais visage de cette gentille amazone, qui brandissait en guise de lance une queue de billard.

—Clémence, s’écria-t-elle avec une pétulance incomparable, je viens de battre Christian; j’ai fait la rouge, j’ai fait la blanche, et puis le carambolage; j’ai tout fait. Mademoiselle, je viens de gagner deux parties à Christian; c’est glorieux, j’espère; il ne me rend plus que dix-huit points [Pg 44] à la partie simple. Père Rousselet, je viens de battre Christian. Savez-vous jouer au billard?

—Mademoiselle Aline, je n’en ignore pas absolument, répondit le paysan avec un sourire aussi gracieux que possible, et en cherchant à se remettre d’aplomb sur ses jambes.

—On n’a plus besoin de vous, Rousselet, dit Mlle de Corandeuil; fermez la porte en sortant.

Lorsqu’elle fut obéie, la vieille fille se tourna gravement du côté d’Aline, qui continuait de danser au milieu de la chambre, et venait de prendre les mains de sa belle-sœur pour la forcer de partager sa joie d’enfant.

—Mademoiselle, dit-elle d’une voix sévère, est-il d’usage au Sacré-Cœur d’entrer dans un salon sans saluer les personnes qui s’y trouvent, et en sautant comme une folle? ce qu’on ne se permettrait pas chez des paysans.

Aline s’arrêta court au milieu de sa danse et rougit un peu; au lieu de répondre, elle voulut caresser le carlin, car elle savait comme Rousselet que c’était le moyen le plus sûr d’adoucir le cœur de sa maîtresse. Cette fois la câlinerie fut en pure perte.

—Ne touchez pas Constance, je vous prie, s’écria la vieille fille, comme si elle eût vu quelque poignard levé sur l’objet de sa tendresse, ne salissez pas cette pauvre bête. Quelle horreur avez-vous donc aux doigts? sortez-vous d’une fabrique d’indigo?

La jeune pensionnaire, rougissant de plus en plus, regarda ses jolies mains, un peu barbouillées en effet, et se mit à les essuyer avec un mouchoir brodé qu’elle tira d’une poche de son amazone.

—C’est au billard, répondit-elle à demi-voix, c’est du bleu; on en frotte le cuir pour faire de l’effet et caramboler.

[Pg 45]

—Faire de l’effet! caramboler!... Faites-nous la grâce de vos termes d’argot, reprit Mlle de Corandeuil, qui semblait devenir plus acariâtre à mesure qu’augmentait la confusion de la jeune fille; quelle belle éducation pour une demoiselle! et l’on sort du Sacré-Cœur! et l’on a eu cinq prix, il n’y a pas quinze jours! Je ne sais en vérité à quoi pensent ces dames... Et maintenant je suppose que vous allez monter à cheval. Le billard et le cheval, le cheval et le billard! C’est beau! c’est admirable!

—Mais, mademoiselle, dit Aline en levant ses grands yeux bleus, près de pleurer, nous sommes en vacances, et ce n’est pas mal faire, je crois, que de jouer avec mon frère; il n’y a pas de billard au Sacré-Cœur, et c’est si amusant! C’est comme l’équitation: le médecin dit bien qu’elle ne peut que m’être très salutaire, et Christian croit que cela me fera encore un peu grandir.

La jeune fille, en disant ces mots, se retourna pour jeter un coup d’œil sur la glace, afin de voir si, depuis la dernière fois qu’elle s’était regardée, et il n’y avait pas fort longtemps, l’espoir de son frère s’était réalisé; car la petitesse de sa taille était son principal désespoir. Mais ce regard fut rapide comme l’éclair, tant elle craignait que la sévère demoiselle ne trouvât, dans cet acte de coquetterie, le texte d’un nouveau sermon.

—Vous n’êtes pas ma nièce, et je m’en applaudis, reprit Mlle de Corandeuil; je suis trop vieille pour recommencer une éducation; grâce au ciel, c’est bien assez d’une. Je n’ai aucune autorité sur vous, et votre conduite regarde votre frère. Les avis que je vous donne sont donc tout à fait désintéressés; vos amusements ne me paraissent pas être ceux qui conviennent à une jeune personne bien élevée; il est possible que ce soit la mode du jour, ainsi je ne vous en parlerai plus; mais voici quelque chose de plus [Pg 46] sérieux, et sur quoi je vous engage à réfléchir. Dans ma jeunesse, une demoiselle n’écrivait jamais qu’à ses père et mère. Vos lettres à votre cousin d’Artigues sont une inconséquence—ne répondez pas—sont une inconséquence dont je vous conseille de vous corriger.

Mlle de Corandeuil se leva, récapitulant que, dans la matinée, elle avait trouvé moyen de sermonner assez vertement trois personnes, et que par conséquent elle ne pouvait pas dire comme Titus: «J’ai perdu ma journée.» Ce fut donc avec un contentement d’elle-même, égal à la majesté de sa démarche, qu’elle sortit du salon escortée de son carlin, après avoir adressé à la jeune fille une révérence ironique, que celle-ci ne se crut pas obligée de lui rendre.

—Votre tante est-elle méchante! s’écria Mlle de Bergenheim, dès qu’elle fut seule avec sa belle-sœur. Christian dit qu’il ne faut pas y faire attention, parce que toutes les femmes deviennent ainsi quand elles ne se marient pas. Pour moi, je sais bien que, quand même je resterais fille toute ma vie, je ne chercherais jamais à faire de la peine à quelqu’un.—Inconséquente! Quand elle ne sait plus que me dire, elle me gronde à cause de mon cousin. C’est bien la peine pour ce que nous nous écrivons! Dans sa dernière lettre, Alphonse ne me parle que des perdreaux qu’il tue et de son uniforme de chasse: il est si enfant!—Mais répondez-moi donc; vous restez assise sans rien dire; est-ce que vous êtes aussi fâchée contre moi?

Elle s’approcha de Clémence et voulut s’asseoir sur ses genoux; mais celle-ci se leva pour éviter cette tendre familiarité.

—Vous avez donc gagné Christian, dit-elle d’un ton distrait, et maintenant vous allez monter à cheval?—Votre robe vous va fort bien.

[Pg 47]

—Vraiment? oh! je suis contente! reprit la jeune fille en se plaçant devant la glace pour y contempler sa gracieuse personne; elle se posa dans son corsage, drapa les larges plis de sa robe, arrangea son voile qui flottait en désordre, enfonça son chapeau d’un air un peu plus tapageur qu’il n’était déjà placé, se retourna de trois quarts pour mieux juger de l’effet de son costume, fit en un mot les mille petites mines coquettes que toutes les jolies femmes apprennent en venant au monde. Au total, elle parut assez contente de son examen, car elle sourit à sa figure en laissant voir une mignonne rangée de dents blanches comme du lait.

—Je me repens maintenant, dit-elle, de n’avoir pas fait venir un chapeau noir; j’ai les cheveux si clairs que ce gris me rend très laide. Ne trouvez-vous pas? Mais répondez-moi donc, Clémence; on ne peut pas vous arracher une parole aujourd’hui: est-ce que vous avez votre migraine?

—Un peu, répondit Mme de Bergenheim, pour donner un prétexte à sa préoccupation.

—Eh bien, vous devriez monter à cheval et venir avec nous jusqu’au bois de la Corne; le grand air vous ferait du bien. Voyez comme le temps est beau maintenant; nous galoperons tout le long des platanes; voulez-vous? Vous voulez, n’est-ce pas? Je vous passerai votre robe, et dans cinq minutes vous serez prête. Je vais dire à Christian de faire seller votre cheval; écoutez, je l’entends déjà dans la cour; venez donc.

Aline, prenant sa belle-sœur par la main, l’entraîna dans une autre chambre, derrière le salon, et ouvrit une fenêtre pour voir ce qui se passait au dehors, où retentissaient des claquements de fouet et les voix de plusieurs personnes. Un domestique promenait dans la cour un [Pg 48] cheval de haute taille qu’il venait de sortir de l’écurie; le baron en tenait par la bride un autre plus petit, et portant une selle de femme, dont il examinait les sangles avec attention. En entendant ouvrir la fenêtre au-dessus de sa tête, il se retourna et s’inclina devant Clémence avec une affectation de galanterie chevaleresque.

—Vous nous tenez donc toujours rigueur? lui dit-il.

—C’est Titania que monte Aline, répondit Mme de Bergenheim, en faisant un effort pour parler; je suis sûre qu’elle finira par lui jouer quelque tour.

La pensionnaire du Sacré-Cœur, qui aimait Titania de prédilection, parce que la jument ombrageuse avait pour elle l’attrait du fruit défendu, poussa du coude sa belle-sœur, en lui faisant la moue.

—Aline n’a peur de rien, repartit Bergenheim, et nous l’enrôlerons dans les hussards dès qu’elle sera sortie de son couvent. Allons, Aline.

A cet appel, la jeune fille embrassa la baronne, releva la queue de sa robe pour ne pas s’y empêtrer les pieds, et se mit à courir avec une rapidité qui rendait croyable le vol de Camille sur les épis. Un moment après, elle était dans la cour, caressant le cou de sa chère jument brune.

—A cheval! dit Christian.

Prenant le pied de sa sœur dans une main large comme un étrier turc, il l’enleva de l’autre bras et la posa sur la selle aussi facilement que si elle eût été un enfant de six ans. Lui-même alors monta sur son grand cheval de bataille et salua sa femme une seconde fois; puis il se plaça à droite d’Aline quand il vit qu’elle était prête, donna un coup de cravache à Titania en piquant des deux, et le couple, partant au galop, disparut presque aussitôt dans l’avenue tournante qui venait aboutir à la grande porte de la cour.

[Pg 49]

Dès qu’ils furent hors de vue, Clémence entra dans sa chambre, prit un châle sur son lit et descendit rapidement aux jardins par un escalier dérobé.

Décoration fin de page.

[Pg 51]

Décoration tête de page.

IV

Lettre L illustrée

L’APPARTEMENT de Mme de Bergenheim occupait le premier étage d’une des ailes du château, du côté du couchant. Au rez-de-chaussée se trouvaient la bibliothèque, une salle de bain et quelques chambres sans destination actuelle. Les fenêtres, agrandies et régularisées, avaient un aspect moderne, mis en harmonie avec le reste du bâtiment au moyen d’un badigeon grisâtre. Au pied de cette façade, une pelouse, entourée de massifs et couverte d’orangers en caisse, formait une sorte de jardin anglais, sanctuaire de verdure réservé à la maîtresse du château, et qui lui apportait en tribut chaque matin le parfum de ses fleurs et la fraîcheur de ses ombrages. A travers les cimes des sapins et le feuillage de quelques tulipiers dominant les groupes d’arbustes, l’œil pouvait suivre les méandres de la rivière qui disparaissaient enfin dans le haut du vallon. C’était cette vue pittoresque et d’un horizon plus ouvert que celui des autres perspectives qui avait [Pg 52] décidé la baronne à choisir pour sa demeure particulière cette partie du gothique manoir.

Après avoir traversé la pelouse, la jeune femme ouvrit la porte d’une barrière masquée par les massifs, et se trouva sous les platanes, au bord de l’eau. Celle allée décrivait une courbe autour du jardin anglais et conduisait, en forme d’avenue, à l’entrée principale; dans l’autre sens, elle s’allongeait en une double rangée d’arbres gigantesques entre la rivière et le parc. D’un côté, l’aspect monotone du torrent; de l’autre, la mélancolie des bois qui tantôt épaississaient leurs futaies, tantôt s’ouvraient en clairières, donnaient à ce lieu le caractère de solitude que cherche de préférence la rêverie. Le soir approchait, et le paysage, momentanément troublé par l’orage, avait repris sa sérénité. Les feuilles des arbres, comme il arrive après la pluie, offraient ce ravivement de teintes qui rend en ces moments la campagne comparable à un tableau fraîchement verni. Le soleil, sur son déclin, plongeait de longs rayons à travers les platanes dont les branches écaillées s’entrelaçaient, semblables à une forêt de boas immobiles. Sous ce dôme, à chaque instant plus sombre et plus mystérieux, Clémence s’avançait lentement, la tête baissée, les bras croisés sur la poitrine, enveloppée d’un grand cachemire vert qui montait derrière le cou jusqu’à la naissance des cheveux et tombait presque à terre d’une manière un peu irrégulière. Cette pose, en serrant étroitement le châle autour des épaules et de la taille, communiquait à ce vêtement, naturellement disgracieux, la distinction, privilège inné de quelques femmes. Sans partager l’adolescente exaltation de Chérubin, qu’impressionnait même le vertugadin de la vieille Marceline, il était difficile d’apercevoir de loin cette tournure élégante sans éprouver le désir de vérifier si les charmes du visage répondaient à ceux de la démarche; et il aurait eu [Pg 53] le cœur bien engourdi, l’imagination bien somnolente, celui qui, après un instant d’examen, eût regretté ses pas.

Mme de Bergenheim avait une de ces figures que les autres femmes, d’après leur manière assez bourgeoise de juger entre elles la beauté, proclament peu remarquables, mais pour lesquelles les hommes intelligents se passionnent invinciblement. Au premier coup d’œil, elle paraissait à peine jolie; au second, elle excitait une attention involontaire; ensuite il devenait difficile d’en détacher ses yeux et sa pensée. Une singulière harmonie unissait des traits qui eussent paru irréguliers, considérés isolément, et calmait l’expression de leur ensemble, comme un voile vaporeux adoucit une lumière trop éclatante. Saisir le caractère dominant de cette physionomie était une chose presque impossible, tant les détails étaient féconds en nuances et en oppositions. Les cheveux, d’un châtain clair et doux, s’arrondissaient autour des tempes en courbes larges et plates avec une sorte d’ingénuité; tandis que les sourcils plus foncés donnaient parfois au front une gravité imposante. Le même contraste régnait dans la bouche: le peu de distance qui la séparait du nez eût paru, d’après Lavater, l’indice d’une énergie virile; mais la lèvre inférieure, qui avançait en s’arrondissant avec cette grâce qu’on a nommée autrichienne, en imprégnait le sourire d’une volupté angélique. La fraîche pâleur du visage assoupissait vaguement dans les contours de l’ovale ce qu’ils pouvaient avoir d’un peu arrêté. L’œil glissait avec mollesse sur cette teinte mélancolique dont aucune nuance colorée n’altérait la pureté de rose blanche. La coupe un peu aquiline des traits, l’éclat excessif des yeux bruns, qui, sous leurs cils noirs, semblaient deux diamants enchâssés dans du jais, eussent enfin donné à l’ensemble un caractère trop puissant peut-être, si ces yeux, lorsqu’ils se voilaient à demi sous [Pg 54] leurs paupières, n’eussent fait succéder à leur rayonnement éblouissant un regard humide d’une inexprimable douceur.

L’effet produit par cette figure était comparable à celui d’un prisme dont chaque facette reflète une couleur différente. La flamme brûlant sous cette surface ondoyante, et dont quelque jet soudain trahissait parfois la présence, y était pourtant si profondément ensevelie qu’il semblait impossible d’atteindre à sa complète révélation. Coquette ou naïve, grande dame ou dévote, ange du ciel ou ange déchu, la duchesse qui livre son cœur à son tabouret ou la sainte Thérèse qui donne le sien a son crucifix, en un mot, ce qu’il y a de plus égoïste dans l’orgueil, ou de plus exalté dans la tendresse, on pouvait tout supposer, on ne devinait rien; et l’on restait indécis, pensif, mais fasciné, l’esprit plongé dans la contemplation extatique qu’inspire le portrait de Monna Lisa. Un observateur eût entrevu qu’il y avait là une de ces âmes à riche clavier, dont une main habile sait faire jaillir les incomparables harmonies de la passion humaine pour lesquelles on dédaigne les concerts du ciel; mais peut-être se fût-il trompé. Tant de femmes n’ont d’âme que dans les yeux!

En ce moment, la rêverie de Mme de Bergenheim rendait plus impénétrable encore le voile mystérieux qui enveloppait habituellement sa physionomie. Quel sentiment lui faisait ainsi pencher la tête et donnait à sa marche cette lenteur méditative? Était-ce l’ennui dont elle avait fait l’aveu à sa tante? Mais cette maussade habitude de l’âme se manifeste par des symptômes semblables aux plantes qui s’étendent sur les eaux dormantes. L’émoussement des organes de la pensée, la distension des fibres, la somnolence des traits, l’atonie du regard caractérisent l’ennui passé à l’état chronique. Or les yeux de Clémence n’avaient jamais brillé d’un éclat plus vif et plus intense, [Pg 55] et les plis mobiles de son front annonçaient une excitation d’esprit arrivée à son dernier période. Une ride fixée entre ses sourcils paraissait aspirer des profondeurs du cerveau des jets de pensées turbulentes et contradictoires qu’on eût vues ruisseler par tous les pores, si, comme les diables bleus de Stello, elles eussent revêtu en sortant une forme perceptible.

Était-ce mélancolie? La plainte monotone du torrent, dans les bois le chant du soir des oiseaux, les longs reflets dorés glissant sous le dôme des platanes, de faibles senteurs évoquées par l’orage, quelques sons lointains qui augmentaient encore le calme de la solitude, tout semblait s’unir pour verser dans l’âme une douce tristesse; mais au murmure de l’onde, à la sérénade des fauvettes, aux rayons assoupis du soleil, aux bruits vagues et aux vagues odeurs, enfin à toute cette nature élégiaque, Mme de Bergenheim n’accordait ni un regard ni un soupir. Sa méditation n’était pas rêverie, mais pensée; pas souvenir du passé, mais préoccupation du présent. Il y avait dans les rayons rapides et intelligents qui jaillissaient de ses yeux lorsqu’elle les levait quelque chose d’essentiellement actuel, précis et positif; c’était comme la prévision lucide d’un drame prochain. Le drame arriva.

Un moment après qu’elle eut passé devant le pont de bois qui aboutissait à l’allée, un homme en blouse le traversa et la suivit. Entendant derrière elle le bruit de pas précipités, elle se retourna et vit à deux pas l’étranger qui pendant l’orage avait inutilement essayé d’attirer ses regards. Il y eut un moment de silence. Le jeune homme, immobile, semblait reprendre sa respiration arrêtée par une vive émotion ou par la rapidité de sa marche. Mme de Bergenheim, le corps jeté en arrière et les yeux très ouverts, le regardait d’un air plus agité que surpris.

[Pg 56]

—C’est vous, s’écria-t-il enfin avec explosion, vous si longtemps perdue et que je retrouve!

—Quelle folie, monsieur! répondit-elle d’un ton très bas et en étendant la main pour l’arrêter.

—De grâce, ne me regardez pas ainsi. Laissez-moi vous contempler, m’assurer que c’est bien vous. Il y a si longtemps que je rêve cet instant! Ne l’ai-je pas payé assez cher? Deux mois passés loin de vous, loin du ciel! deux mois de tristesse, de chagrin, de malheur!—Mais vous êtes pâle! Avez-vous donc souffert aussi?

—Beaucoup, en ce moment.

—Clémence!

—Monsieur de Gerfaut, appelez-moi madame, interrompit-elle d’un ton très sérieux.

—Pourquoi vous désobéirais-je? n’êtes-vous pas ma dame, ma reine?

Il s’inclina en ployant le genou comme signe de servage, et voulut saisir une main aussitôt retirée. Mme de Bergenheim écoutait avec peu d’attention les paroles qui lui étaient adressées; ses regards inquiets, errant dans tous les sens, fouillaient les profondeurs des taillis et interrogeaient les moindres accidents de terrain. Gerfaut comprit cette pantomime. Étudiant à son tour la localité, il eut promptement découvert à quelque distance un endroit plus propice à une pareille conversation que l’allée au milieu de laquelle ils se trouvaient. C’était un enfoncement semi-circulaire dans un des massifs du parc. Un banc rustique, adossé contre un grand chêne au bord de la lisière, semblait avoir été placé exprès pour qu’on y vînt chercher la solitude ou parler d’amour. De là l’on pouvait voir venir le péril, et, en cas d’alarme, le bois offrait un asile à peu près sûr. Assez expérimenté en stratégie galante pour saisir les avantages de cette position, le jeune homme se [Pg 57] dirigea de ce côté sans affectation, tout en continuant de parler. Soit par cet instinct qui, dans une situation intéressante, nous fait suivre machinalement une impulsion étrangère, soit que la même pensée de prudence l’eût frappée elle-même, Mme de Bergenheim se mit à marcher près de lui.

—Si vous pouviez comprendre, lui disait-il, ce que j’ai souffert en ne vous retrouvant plus à Paris! Je ne pouvais d’abord découvrir où vous étiez; les uns disaient à Corandeuil, d’autres en Italie. A ce départ si prompt, au soin que vous mettiez à cacher le lieu de votre séjour, je croyais que c’était moi que vous fuyiez. Oh! dites que je me suis trompé; ou, s’il est vrai que vous ayez pu songer à vous séparer de moi, dites que cette cruauté est sortie de votre âme, et que vous me pardonnez de vous avoir suivie! Vous me pardonnez, n’est-ce pas? Si je vous inquiète, si je vous tourmente, ne vous en prenez qu’à mon amour, que je ne puis dompter et qui me conseille parfois les projets les plus extravagants; à cet amour téméraire, insensé, si vous voulez; mais si vrai, si dévoué!

Clémence ne répondait à cette tirade prononcée avec chaleur qu’en secouant sa jolie tête comme fait un enfant qui entend bourdonner une guêpe dont il redoute la piqûre; puis, comme ils étaient arrivés devant le banc, elle se prit à dire avec une surprise affectée:

—Vous vous trompez, ce n’est pas là votre chemin; c’est par le pont qu’il faut prendre.

Il y avait dans ces paroles une petite fausseté palpable; car si le chemin qu’ils avaient suivi ne conduisait pas au pont, il ne menait pas davantage au château, et l’erreur, si c’était une erreur, avait été partagée.

—Écoutez-moi, je vous en conjure, répondit l’amant avec un regard suppliant, j’ai tant de choses à vous dire! De grâce, accordez-moi un seul instant.

[Pg 58]

—Et après, vous m’obéirez?

—Quelques mots seulement, et je ferai ensuite tout ce que vous voudrez.

Elle hésita un moment; puis, la conscience sans doute tranquillisée par cette promesse, elle s’assit en faisant à M. de Gerfaut un signe de la main pour lui permettre de suivre son exemple.

Le jeune homme ne se fit pas répéter cette invitation et se plaça hypocritement à l’un des bouts du banc.

—Maintenant parlons raison, dit-elle d’un ton calme. Je suppose que vous allez en Allemagne ou en Suisse, et qu’en passant près de chez moi vous avez voulu m’honorer d’une visite. Je dois être fière d’une marque de souvenir de la part d’un homme aussi célèbre que vous, quoique vous ayez un peu caché vos rayons. A la campagne nous ne sommes pas fort sévères sur le costume; mais, en vérité, le vôtre est tout à fait sans cérémonie. Dites-moi, où avez-vous trouvé cette coiffure de Colin?

Ces dernières paroles furent prononcées avec la gaieté d’une jeune fille insouciante et moqueuse.

Gerfaut sourit agréablement, mais il ôta son chapeau. Sachant l’importance que les femmes attachent aux petites choses et quelle irréparable impression peut produire, dans les moments les plus pathétiques, une cravate mise bourgeoisement ou une botte mal cirée, il ne voulut pas compromettre son éloquence par une coiffure ridicule. Il se passa donc la main dans les cheveux en les relevant sur son front large et bien ouvert, et répondit doucement:

—Vous savez bien que je ne vais ni en Allemagne ni en Suisse, et que Bergenheim est le terme de mon voyage, comme il en a été le but.

—Alors, voulez-vous me faire le plaisir de me dire quelle a été votre intention en vous permettant cette démarche, [Pg 59] et si vous avez réfléchi à ce qu’elle a d’étrange, d’inconsidéré, d’extravagant de toute manière?

—Je n’ai pas réfléchi, j’ai senti. Vous étiez ici, j’y suis venu, parce qu’il y a en vous un aimant auquel s’est attachée mon âme, et qu’il faut bien que je suive mon âme. Je suis venu, parce que j’avais besoin de voir encore vos yeux si beaux, de m’enivrer de votre voix si douce; parce que vivre loin de vous m’est impossible; parce que votre présence est nécessaire à mon bonheur comme l’air à mon existence; parce que je vous aime, enfin. C’est pour cela que je suis venu. Est-il possible que vous ne me compreniez pas, que vous ne me pardonniez pas?

—Je ne veux pas croire que vous me parliez sérieusement, dit Clémence avec un redoublement de sévérité. Quelle idée avez-vous de moi si vous pensez que je puisse autoriser une conduite pareille? Et puis, quand je serais assez folle pour cela,—ce qui ne sera jamais,—à quoi cela vous mènerait-il? Vous savez bien qu’il est impossible que vous veniez au château, puisque vous ne connaissez pas M. de Bergenheim, et ce n’est certainement pas moi qui vous présenterai à lui. Et ma tante qui est ici, et qui me persécute toute la journée de ses questions! Mon Dieu! que vous me tourmentez! que vous me rendez malheureuse!

—Votre tante ne sort jamais; elle ne me verra donc pas, à moins que je ne sois reçu officiellement au château, et alors il n’y a plus de danger.

—Mais ses domestiques qu’elle a amenés! mais le mien qui vous a vu chez elle! Je vous dis que tout cela est aussi périlleux que fou, et que vous me ferez mourir de peur et de chagrin.

—Quand même l’un d’eux me rencontrerait, par un hasard facile à éviter, comment voulez-vous qu’il me reconnaisse [Pg 60] sous ce costume! Ne craignez donc rien, je serai si prudent! Pour le bonheur de vous apercevoir quelquefois, je vivrai, s’il le faut, dans une cabane de bûcheron.

Mme de Bergenheim sourit dédaigneusement.

—C’est tout à fait pastoral, reprit-elle; mais je croyais qu’on ne voyait plus de ces déguisements qu’au théâtre. Si c’est une scène de drame que vous voulez mettre en action pour en mieux juger l’effet, je vous préviens que celui qu’elle produit sur moi est tout à fait manqué, et que je trouve la scène elle-même complètement déplacée, inconvenante et ridicule. D’ailleurs, pour un homme de talent, pour un poète romantique, vous n’avez pas fait grands frais d’imagination. C’est une imitation classique, et voilà tout. Il y a, je crois, quelque chose comme cela dans la mythologie. Apollon ne s’est-il pas fait berger?

Pour un amant, rien n’est redoutable comme une femme spirituelle, qui n’aime pas ou qui n’aime qu’à demi; dans toutes les sentimentales controverses qu’il essaye d’engager, il est obligé de se ganter de velours, par convenance d’abord, et par prudence ensuite; car il ne s’agit pas de perdre la partie, pour le petit plaisir d’une riposte bien appuyée; et pendant qu’il s’escrime ainsi mollement, il se sent égorger à fer émoulu avec cette dextérité qui fait ressembler une coquette maltraitant un adorateur à un méchant écolier qui plume un moineau tout vif.

Gerfaut faisait cette réflexion philosophique en contemplant Mme de Bergenheim. Assise sur le banc rustique, aussi fièrement qu’une reine sur son trône, la tête de trois quarts dans une attitude napoléonienne, l’œil brillant, la lèvre railleuse, les bras croisés dans son cachemire, par le geste hautain qui lui était familier, la jeune femme paraissait aussi invulnérable sous ce léger tissu que si elle eût [Pg 61] été couverte du bouclier d’Ajax, fils de Télamon, formé, si l’on en croit Homère, de sept peaux de taureau et d’une lame d’airain.

Après avoir un instant considéré cette belle figure dédaigneuse, Gerfaut ramena sur lui-même un regard qui glissa de sa blouse grossière à ses guêtres de chasse et à ses souliers souillés par la boue. Ses habitudes d’élégance lui rendirent plus choquant le détail de ce costume et lui exagérèrent ce petit malheur. Il se trouva au-dessous de son rôle, et presque ridicule. Cette idée lui ôta pour un instant sa présence d’esprit; et, au lieu de répondre, il se mit machinalement à tourner son chapeau entre ses doigts, ni plus ni moins que s’il eût été le père Rousselet. Mais, loin de lui nuire, cette gaucherie le servit mieux que n’aurait pu le faire l’éloquence de Rousseau, ou l’aplomb de Richelieu. Réduire à cette contenance embarrassée un homme d’un talent reconnu, et qui passait pour fort peu timide, n’était-ce pas pour Clémence un triomphe véritable? Quelle repartie spirituelle, quelle phrase passionnée, pouvait égaler la flatterie de ce front de poète baissé avec une expression de tristesse?

Ce fut en continuant sa plaisanterie d’un ton plus doux que Mme de Bergenheim reprit:

—Cette fois, au lieu de se loger dans une cabane, le dieu des vers est descendu au cabaret. N’est-ce pas à la Fauconnerie que vous avez établi votre quartier général?

—Comment savez-vous cela? dit-il.

—Par le singulier billet de visite que vous avez écrit dans la Mode. Ne connais-je pas les armes de votre cachet? Armes parlantes, comme dirait ma tante.

A ces mots, qui faisaient probablement allusion à des lettres lues sans trop de colère, puisqu’on en rappelait le souvenir, Gerfaut reprit courage.

[Pg 62]

—Oui, répondit-il, je suis logé à la Fauconnerie; mais je n’y puis rester, car je crois que les domestiques de votre château font de cette auberge leur maison de plaisance. Il me faut donc prendre un parti. J’en ai deux à vous soumettre: le premier, c’est que vous me permettiez de vous voir ici quelquefois; il y a des promenades variées; vous sortez seule, cela est donc très facile.

—Voyons le second parti, dit Clémence, en haussant les épaules.

—Si vous ne voulez pas m’accorder ma première demande, je vous conjure de persuader à votre tante qu’elle est malade, et de la mener avec vous à Plombières ou à Bade. La saison n’est pas très avancée, et là, du moins, je pourrais vous voir.

—Finissons ces folies, répondit la jeune femme; je vous ai écouté avec patience, à votre tour, écoutez-moi. Vous serez raisonnable, n’est-il pas vrai? Vous allez me quitter et partir. Vous irez en Suisse, vous retournerez au Montauvert, où vous m’avez vue pour la première fois, et dont je n’oublierai jamais le souvenir, si vous-même ne cherchez pas à me le rendre amer. N’est-ce pas, Octave, vous m’allez obéir? Donnez-moi cette preuve de votre estime, de votre amitié. Vous sentez bien qu’accorder ce que vous me demandez est une chose impossible; croyez qu’il m’en coûte de vous refuser.—Ainsi, dites-moi adieu; et cet hiver, à Paris, vous me reverrez. Adieu!

Elle se leva et lui tendit la main; il la prit; mais, voulant profiter de l’émotion que trahissait la voix de Mme de Bergenheim, il s’écria avec une sorte d’emportement:

—Non! je n’attendrai pas jusqu’à cet hiver le bonheur de vous voir. Je viens de vous soumettre ma volonté; si vous me repoussez, je ne consulterai plus que moi; si vous me repoussez, Clémence, je vous préviens que demain [Pg 63] je serai chez vous, assis à votre table, admis dans votre salon.

—Vous?

—Moi.

—Demain?

—Demain.

—Et comment ferez-vous, je vous prie? dit-elle d’un ton de défi.

—C’est mon secret, madame, répondit-il froidement.

Quoique sa curiosité fût vivement excitée, Clémence trouva que toute nouvelle question serait au-dessous d’elle. Elle reprit donc avec une affectation de railleuse indifférence:

—Puisque je dois avoir le plaisir de vous revoir demain, j’espère que vous me permettrez enfin de vous quitter aujourd’hui. Vous savez que je suis souffrante, et c’est montrer peu d’attention que de me tenir ainsi dans l’herbe mouillée.

Elle releva un peu le bord de sa robe et avança la jambe en montrant sa pantoufle, sur laquelle l’abondante rosée dont la pluie avait noyé le gazon avait en effet déposé une quantité de perles liquides. Octave se jeta vivement à genoux, et, tirant de sa blouse un foulard, se mit à effacer les traces de l’orage. Son action fut si rapide, que Mme de Bergenheim resta un moment immobile et interdite; mais, quand elle sentit son pied emprisonné dans la main de l’homme qui venait de lui adresser une déclaration de guerre, sa surprise fit place à un sentiment mélangé d’impatience, de colère et de pudeur. Par un mouvement prompt comme l’éclair, elle se jeta en arrière en retirant la jambe. Par malheur, le pied alla d’un côté, la pantoufle de l’autre.

Un maître d’armes qui voit son fleuret emporté à dix [Pg 64] pas de lui par un coup de revers n’éprouve pas une stupéfaction plus grande que celle que ressentit alors Mme de Bergenheim. Son premier geste fut de poser à terre son pied si singulièrement déshabillé; une horreur instinctive de l’humidité un peu boueuse de l’allée la retint à temps. Elle resta donc une jambe en l’air; mais le mouvement qu’elle avait commencé lui fit perdre l’équilibre, et, sur le point de tomber, elle avança la main en cherchant un point d’appui. Cet appui se trouva être la tête d’Octave toujours à genoux. Avec la présomption ordinaire aux amants, il se crut le droit de compléter le secours qu’on semblait lui demander, et passa le bras autour de la taille svelte qui se penchait sur lui.

Clémence se redressa aussitôt en fronçant le sourcil, reprit son aplomb et resta debout sur un seul pied, semblable à l’Amour de Gérard; comme lui, elle paraissait près de s’envoler, tant il y avait de légèreté aérienne dans cette attitude improvisée.

Il se rencontre dans la vie tel accident puéril, tel événement ridicule, contre lesquels lutterait sans succès la gravité du plus imperturbable mandarin. Quand Louis XIV, ce roi si expert en manières souveraines, se coiffait seul sous ses rideaux, avant de s’offrir aux yeux des courtisans du petit lever, il avait senti le danger de ces désarrois de costume qui peuvent compromettre même la majesté royale. Si, d’après une pareille autorité, on doit regarder une chevelure au complet comme indispensable à la dignité humaine, la même raison paraît devoir exister pour la chaussure. Il n’est pas de Sémiramis possible avec un seul soulier.

En moins d’une seconde, Mme de Bergenheim eut compris qu’en cette circonstance de grands airs de pruderie manqueraient infailliblement leur effet. D’ailleurs, le côté [Pg 65] plaisant de sa position agissant sur elle-même, elle se sentait hors d’état de maintenir, entre ses sourcils contractés, l’orage qu’elle y avait voulu amasser. Le sourire involontaire qui errait sur ses lèvres s’y fixa et déplissa son front, comme un rayon de soleil dissipe un nuage. Ainsi disposée à la clémence, par réflexion ou par entraînement, ce fut avec une voix très douce et un accent plein de câlinerie qu’elle dit:

—Octave, rendez-moi ma pantoufle.

Gerfaut contempla un moment, d’un œil étincelant, le gracieux visage incliné vers lui avec une expression de prière enfantine; son regard se porta ensuite, d’un air irrésolu, sur le trophée qui lui était resté dans la main. Cette pantoufle, aussi petite que celle de Cendrillon, était grise et non pas verte, l’intérieur doublé de soie rose, et en tout si jolie, si mignonne, si coquette, qu’il semblait impossible que sa maîtresse pût être sérieusement courroucée de la laisser examiner en détail.

—Je vous la rendrai, dit-il enfin, mais à condition que vous me permettrez de la remettre.

—Pour cela, non assurément, reprit-elle d’un ton vif; j’aimerais mieux vous la laisser et m’en retourner ainsi.

Gerfaut secoua la tête, en souriant d’un air d’incrédulité.

—Et le rhume? et votre poitrine délicate? et cette boue ignoble?

Clémence retira précipitamment sous sa robe, au point de le cacher en entier, son pied, sur lequel l’attention du jeune homme lui parut attachée, plus qu’elle ne trouva convenable. Puis, avec l’obstination d’une enfant gâtée:

—Eh bien! dit-elle, je m’en irai à cloche-pied; je sautais fort bien quand j’étais jeune, je dois savoir encore.

[Pg 66]

Pour donner plus de poids à cette décision, elle fit deux petits bonds avec une grâce et une gentillesse dignes de Mlle Taglioni.

Octave se leva.

—J’ai eu le bonheur de vous voir danser et valser, reprit-il; mais j’avoue que je serais encore plus charmé d’assister à un pas d’un genre si neuf, et que vous exécuteriez pour moi seul.

A ces mots il fit mine de cacher dans sa blouse l’innocent objet de ce débat. A cette démonstration, la jolie danseuse vit qu’une transaction devenait urgente. La voie des concessions est souvent fatale aux femmes comme aux rois; mais que faire quand toute autre est fermée? Obligée, par force majeure, d’accepter les conditions qu’on lui imposait, Clémence voulut du moins couvrir cette défaite d’une dignité suffisante, et sortir de ce mauvais pas avec les honneurs de la guerre.

—Remettez-vous donc à genoux, dit-elle d’un ton hautain, et chaussez-moi, puisque vous l’exigez, pour que cette scène ridicule finisse. Je vous croyais un peu trop orgueilleux pour regarder comme une faveur un privilège de femme de chambre.

—Comme une faveur qu’envieraient tous les rois, répondit Gerfaut d’une voix aussi tendre que celle de Clémence avait été dédaigneuse. Il mit un genou en terre, plaça sur l’autre la petite pantoufle, et parut attendre le bon plaisir de sa belle ennemie. Mais, dans le piédestal qui lui était offert, celle-ci vit sans doute un nouveau sujet de grief, car ce fut avec un redoublement de sévérité qu’elle dit:

—A terre, monsieur; et que cela finisse.

...Gerfaut obéit sans répondre, après avoir lancé à Clémence un regard de reproche...
—Dessin de WEISZ, gravure de H. MANESSE

Il obéit sans répondre, après lui avoir lancé un regard de reproche, dont elle fut touchée autant que de cette [Pg 67] muette obéissance. D’un air plus gracieux, elle avança son pied, la pointe baissée, et l’insinua dans la pantoufle. Pour être historien véridique, nous devons avouer qu’elle le laissa cette fois entre les mains qui l’étreignaient doucement un peu plus de temps que cela n’était strictement nécessaire. Lorsque Octave eut enfin relevé le quartier avec adresse, mais sans se presser, il se baissa et appuya ses lèvres sur le bas à jours dont les losanges laissaient entrevoir une peau blanche et satinée.

—Mon mari! s’écria Mme de Bergenheim, en entendant tout à coup un bruit de chevaux au bout de l’allée; et, sans ajouter un mot, elle s’enfuit rapidement vers le château. Gerfaut se releva par un mouvement non moins vif et se jeta dans le bois. Un froissement de branches qu’il entendit à quelques pas de lui l’inquiéta d’abord, en lui faisant craindre qu’un témoin invisible n’eût assisté à cet imprudent entretien; mais il fut rassuré par le silence qui régna aussitôt. Après avoir laissé passer le baron et sa sœur, il traversa l’allée en courant et disparut bientôt, à son tour, dans le chemin tortueux de l’autre côté du pont.

Décoration fin de page.

[Pg 69]

Décoration tête de page.

V

Lettre U illustrée

UNE lieue plus bas que le château de Bergenheim, était situé le village de la Fauconnerie, à l’embranchement de plusieurs vallons, dont le principal, au moyen d’une route peu fréquentée, ouvrait une communication entre la Lorraine et la haute Alsace. Cette position avait eu quelque importance dans le moyen âge, à l’époque où les Vosges étaient hérissées de partisans des deux pays, toujours prêts à recommencer la guerre de border, plaie éternelle de toutes les frontières. Sur un rocher dominant le village, se trouvaient les ruines du château qui lui avait donné un nom qu’il devait lui-même aux oiseaux de proie, hôtes habituels de ces pics élevés. Pour rendre justice à qui de droit, nous devons ajouter que, de tout temps, les châtelains de la Fauconnerie avaient pris à tâche de justifier cette appellation par des habitudes plus belliqueuses qu’hospitalières; mais, depuis longtemps, le souvenir de leurs prouesses féodales dormait avec leur race [Pg 70] sous les décombres du manoir; le château était tombé sans que le hameau se fût agrandi de ses ruines; la pique et l’arquebuse des hommes d’armes n’avaient été remplacées ni par l’aune du comptoir, ni par la chaudière à vapeur de la fabrique; de bourg considérable, la Fauconnerie était devenue village médiocre et ne présentait de remarquable que les ruines mélancoliques de son château.

Au milieu d’une nature pittoresque, il était impossible d’imaginer rien de plus prosaïquement misérable que les maisons dont la route se trouvait bordée d’une manière assez régulière; leur étage unique et écrasé, l’uniformité des toits de chaume noircis par la pluie, les maigres jardinets entourés d’un petit mur sec, et qui la plupart n’offraient pour végétation qu’un carré de choux et quelques plates-bandes de haricots, donnaient l’idée de l’existence pauvre et rabougrie de leurs habitants. Après l’église, que l’évêque de Saint-Dié avait fait reconstruire presque en entier, et la cure, qui avait naturellement partagé cette heureuse fortune, une seule maison s’élevait au-dessus de la condition de chaumière: c’était l’auberge de la Femme-sans-Tête, qui florissait alors sous le gouvernement de Mme Gobillot, femme forte, et ne ressemblant en rien au nom de son établissement.

Une grande enseigne partageait avec l’inévitable bouchon de genévrier l’honneur de décorer la porte d’entrée, et justifiait une dénomination qu’on eût pu regarder comme irrespectueuse pour le beau sexe. Le dessin primitif avait été rehaussé de couleurs éclatantes par l’artiste chargé des restaurations de l’église. Cette alliance du profane et du sacré avait, il est vrai, scandalisé le succursaliste desservant la paroisse, mais sans qu’il osât se plaindre trop haut, car Mme Gobillot était une des puissances du lieu. Une femme en robe rose, à grands paniers, et montée sur [Pg 71] d’immenses patins, étalait donc solennellement sur l’enseigne l’éclat rajeuni d’un costume de 1750; un énorme éventail vert, qu’elle tenait à la main, lui cachait totalement le visage, et c’était ce caprice du peintre qui avait valu à l’auberge le nom qu’elle portait.

A droite de cette figure originale était peint, d’une manière fort régalante, un pâté dont le couvercle laissait sortir un trio de têtes de bécasses, ce qui lui donnait un faux air de la couronne de Créquy, fermée, comme chacun sait, par trois cous de cygne; plus loin, sur un lit de cresson, nageait une espèce de monstre marin, carpe ou esturgeon, truite ou crocodile. Le côté gauche du tableau n’était pas moins succulent: un poulet rôti, couché sur le dos, la tête sous l’aile, et levant au ciel, d’un air piteux, ses pattes mutilées, avait pour acolyte un buisson d’écrevisses d’un trop beau rouge pour n’être pas fraîchement cuites. Le tout était entremêlé de bouteilles et de verres pleins de vin. Aux extrémités, deux cruchons de grès, sergents serre-files de ce peloton gastronomique, avaient fait sauter leurs bouchons, qui volaient encore dans l’espace, tandis qu’une mousse blanche jaillissait de leurs cous étroits comme des naseaux d’un dauphin, et retombaient majestueusement après avoir décrit une longue parabole.—Enseigne fallacieuse!

Un remords de conscience, ou le désir de se mettre à l’abri de tout reproche de la part des consommateurs, avait fait placer, sur l’appui d’une des fenêtres, à côté de la porte, une étagère grillée qui donnait une idée beaucoup plus juste des ressources du logis. Quelques œufs dans une assiette, un morceau de pain dont David eût armé sa fronde avec le plus grand succès, une bouteille de verre blanc laissant apercevoir un liquide de même couleur, destiné à représenter le kirsch en indigène, mais qui n’était en réalité que de l’eau, formaient le prospectus d’un repas d’anachorète, [Pg 72] au niveau duquel il était difficile que les ressources de la cuisine ne se maintinssent pas.

Une porte cochère conduisait dans la cour et aux écuries les voituriers, principaux habitués du lieu; une autre, celle que couronnait l’enseigne fastueuse, était flanquée de deux bancs de pierre et ouvrait directement dans la cuisine, qui, à sa destination spéciale, joignait les honneurs de salon de compagnie. Une cheminée, à manteau énorme, sous lequel pouvait se chauffer toute une famille, occupait le milieu d’un des côtés. A l’un de ses coins, un four déployait sa gueule noire, que masquaient en partie les pelles et les fourgons employés à son usage. Deux ou trois jambons, suspendus à des poutrelles et consciencieusement fumés, annonçaient qu’on pouvait, sans crainte de famine, attendre les massacres gastronomiques de la Saint-Martin. Vis-à-vis la fenêtre, un dressoir en chêne ciré, aussi gothique de forme que de nom, étalait un grand luxe d’assiettes à larges fleurs et de petits verres octogones, qui ne rappelaient que de fort loin les cristaux de Baccarat et la porcelaine de Sèvres. Un banc de cuisine, quelques chaises de bois et des fourneaux devant la fenêtre complétaient l’ameublement.

De la cuisine on passait dans une autre salle, dont une table permanente, entourée de bancs, occupait toute la longueur. Le papier, primitivement vert, mais devenu à peu près gris, était orné d’une demi-douzaine de cadres à bordures noires, représentant cette histoire du prince Poniatowski, qui partage avec Paul et Virginie et Guillaume Tell l’honneur de décorer les cabarets de village. A l’étage supérieur, car cette demeure aristocratique avait un premier, plusieurs réduits parfaitement dignes des rouliers, auxquels ils étaient destinés, donnaient sur un long corridor que terminait une chambre à deux lits, assez propre; [Pg 73] appartement d’honneur réservé pour les hôtes distingués que leur mauvaise étoile conduisait dans ce pays perdu.

Ce soir-là, l’auberge de la Femme-sans-Tête offrait un aspect de vie inaccoutumé; les bancs, de chaque côté de la porte, étaient garnis de paysannes teillant le chanvre, de garçons du village et de trois ou quatre voituriers fumant gravement dans des brûle-gueules noirs comme du charbon. Cette honorable société avait fait trêve aux propos galants pour écouter deux jeunes filles qui glapissaient à l’unisson, et du ton le plus lamentable, la romance connue dans ce pays des grands et des petits:

Au château de Béfort
Il est trois jolies filles, etc.

Le foyer qui brillait à travers la porte ouverte laissait ce groupe dans l’ombre et concentrait sa clarté sur quelques figures dans l’intérieur de la cuisine. C’était d’abord Mme Gobillot en personne, la tête couverte d’un immense bonnet et portant un tablier blanc par-dessus son jupon rouge. D’un air fort important, elle allait des fourneaux au dressoir, et du dressoir à la cheminée. Une grosse petite servante disparaissait fréquemment par la porte de la salle à manger, où elle paraissait préparer le couvert pour un festin de première classe. Avec l’habileté particulière aux soubrettes de province, elle faisait trois voyages pour porter deux assiettes, et soufflait à la peine comme un marsouin, tandis que l’épatement effaré de sa large figure annonçait que toutes les fibres de son intelligence étaient soumises à une tension inaccoutumée.

Devant la cheminée, et sur les fourneaux, le bouillonnement intérieur de trois ou quatre casseroles faisait entendre une harmonie culinaire dans laquelle Hoffmann eût trouvé [Pg 74] une symphonie complète. Un poulet d’assez bonne mine tournait à la broche, ou, pour mieux dire, la broche et sa victime étaient tournés par un garçon d’une dizaine d’années, qui, d’une main, faisait aller la manivelle, et de l’autre, armée d’une grande cuiller à pot, arrosait le rôti d’un air fort intelligent.

Mais deux des principaux personnages de ce tableau étaient sans contredit une espèce de demoiselle paysanne et un jeune homme assis en face d’elle, qui paraissait occupé à faire son portrait. Aux prétentions, à l’élégance de la jeune personne, on reconnaissait facilement la fille de la maîtresse du logis, Mlle Reine Gobillot, dont la passion pour les gravures de la Mode avait excité à un si haut point le courroux de Mlle de Corandeuil. Droite et roide sur son tabouret comme un caporal prussien au port d’armes, elle maintenait sur ses lèvres un sourire excessivement gracieux, et faisait ressortir, par le plus grand effacement d’épaules possible, les agréments d’un corsage qui eût fait honneur à une houri de Mahomet.

Le jeune peintre, au contraire, était assis, avec un abandon artistique, en équilibre sur une chaise qui ne portait que sur deux pieds, et les talons appuyés contre la cheminée; sa taille, assez replète, était serrée par une étroite redingote en velours noir; un très petit béret de même étoffe lui cachait le côté droit de la tête et laissait à découvert, de l’autre, le luxe d’une chevelure brune, aplatie et partagée sur le front à la Périnet-Leclerc. Cette coiffure, accompagnée de longues moustaches et d’une barbe pointue qui ne couvrait que le menton, donnait à la figure joviale et rubiconde de l’étranger la physionomie moyen âge qu’il avait sans doute ambitionnée. Cet artiste voyageur dessinait, dans un album placé sur ses genoux, avec un laisser-aller qui indiquait une parfaite confiance dans ses talents. [Pg 75] Un cigare, habilement maintenu dans un des coins de sa bouche, ne l’empêchait pas de roucouler entre chaque bouffée quelque phrase d’airs italiens dont il paraissait posséder un répertoire complet. Malgré cette triple occupation, il soutenait la conversation avec son modèle du ton d’aisance d’un homme qui, comme César, eût dicté au besoin à quatre secrétaires à la fois.

Dell’ Assiria, ai semidei
Aspirar...

—Je vous ai déjà priée, mademoiselle Reine, de ne pas faire ainsi la bouche en cœur; cela vous donne un air Watteau, radicalement bourgeois.

—Quel air est-ce que cela me donne? répondit Mlle Gobillot avec inquiétude.

—L’air Watteau, Régence, Pompadour, comme il vous plaira. Vous avez la bouche grande, et il faut lui laisser, s’il vous plaît, son chic naturel.

—J’ai la bouche grande, moi? s’écria Reine rougissant de dépit; comme c’est poli pour un monsieur de Paris!

Et elle se pinça les lèvres au point de les réduire à la dimension d’une cerise de Montmorency.

—Défaites-vous donc, Reine de mon cœur, de cette manière épicière de juger l’art. Apprenez que rien n’est plus régalant qu’une grande bouche. Nargue des bouches, bouton de rose; enfoncé!

Nargue des vents et de l’orage,
Quand dans ma main
Mon verre est plein.

—Si c’est la mode! murmura d’un ton radouci la Reine des cœurs, et elle déploya horizontalement les richesses de [Pg 76] deux lèvres vermeilles qui auraient pu s’étendre d’une oreille à l’autre pour peu qu’elle eût insisté, comme allait, si l’on en croit le médisant Bussy-Rabutin, le bec amoureux de Mlle de La Vallière.

Già viene l’oro,
Già viene l’argento,

grommela l’artiste après un instant de silence.

—Pourquoi n’avez-vous pas voulu me laisser mettre mon collier d’or? cela aurait donné à mon portrait un air plus cossu. Sophie Mitoux a bien fait peindre sur le sien un peigne et des boucles d’oreilles de corail. Ce genre! si ça n’est pas sciant!

—Je vous prie, mon aimable Reine, de me laisser vous croquer à ma fantaisie; l’artiste, voyez-vous, est avant tout un être d’inspiration, de spontanéité. D’ailleurs, vous avez le buste trop caractérisé pour que je consente à le couper par quoi que ce soit.—Vous n’avez pas besoin de vous rengorger comme si vous aviez avalé votre buse.

L’art n’est pas fait pour toi, tu n’en as pas besoin.

C’est que, ma parole d’honneur, vous avez une poitrine étonnante;—Rubens tout pur.—Quelque chose de plantureux, d’exubérant, de luxuriant...

Mme Gobillot, femme austère, quoique aubergiste, veillait avec un soin particulier à ce qu’aucune expression malsonnante ou insidieuse ne vînt blesser les oreilles de sa fille, et, vu la compagnie qui fréquentait sa maison, la tâche n’était pas toujours facile. Elle fut donc choquée des derniers mots du jeune homme, quoiqu’elle n’en comprit pas parfaitement le sens; mais, par cela même, elle crut y [Pg 77]flairer un poison caché, plus dangereux pour Mlle Reine que les terribles mots des charretiers. Elle n’osa pas toutefois témoigner son mécontentement à une pratique qui paraissait vouloir faire une dépense conséquente, ainsi qu’elle disait elle-même; et ce fut, selon l’usage, sur les personnes immédiatement sous sa dépendance qu’elle fit retomber sa mauvaise humeur.

—Dépêchons-nous donc! Catherine; est-ce que vous n’aurez jamais fini de mettre ce couvert? a-t-on vu une sainte longine pareille?—Je vous ai déjà dit de prendre les services en métal d’Alger; ces messieurs sont habitués à manger dans de l’argenterie.—Et, écoutez donc un peu, quand je vous parle.—Quel est le chiffon qui a lavé ces verres? Si ce n’est pas une honte! Qu’on me rince ça un peu mieux. Vous avez peur de l’eau, que c’est pis qu’un chien enragé.—Et toi! qu’est-ce que tu reluques ce poulet au lieu de l’arroser? laisse-le brûler, un peu, et nous verrons qui se passera de souper.—Si ça n’est pas guignonnant! continua-t-elle d’un ton grondeur en visitant successivement ses casseroles, tout se dessèche, tout languit; un filet qui était tendre comme la rosée, et qui sera calciné! Voilà trois fois que j’allonge la sauce.—Catherine! apportez le bassin. Allons donc! leste et preste!

—Il est sûr, interrompit l’artiste, que Gerfaut se moque de moi d’une manière carabinée. Je veux être académicien si je puis imaginer ce qu’il est devenu.—Dites-moi, madame Gobillot, vous êtes bien certaine qu’un amateur de l’art et du pittoresque, voyageant à cette heure dans vos montagnes, ne risque pas d’être mangé par les loups ou détroussé par les voleurs?

—Nos montagnes sont sûres, monsieur, répondit l’aubergiste d’un ton de dignité offensée; excepté ce colporteur qu’on a assassiné il y a six mois, et dont on a retrouvé le corps dans la Combe-aux-Renards...

[Pg 78]

—Et le voiturier qui a été arrêté il y a trois semaines à la Fosse, ajouta Mlle Reine; les voleurs ne l’ont pas tué tout à fait, mais ils l’ont tellement abîmé de coups qu’il est encore à l’hôpital à Remiremont.

—Ohimé! voilà une sûreté à faire dresser les cheveux sur la tête! C’est pis que la forêt de Bondy. En vérité, si je savais de quel côté mon ami s’est dirigé ce matin, j’irais au-devant de lui avec mes pistolets.

—Voilà Fritz, dit Mme Gobillot, qui a rencontré en revenant des champs un voyageur qui lui a donné dix sous en lui demandant le chemin de Bergenheim. D’après le signalement qu’il donne, il paraît que c’est ce monsieur.—Raconte donc cela, Fritz.

L’enfant raconta, dans son patois alsacien, sa rencontre de l’après-midi. L’artiste resta convaincu que c’était bien de Gerfaut qu’il était question.

—Il se sera égaré dans le vallon, dit-il, en rêvant à notre drame. Mais ne parliez-vous pas de Bergenheim? Y a-t-il donc ici près un village de ce nom?

—C’est un château, monsieur, à une lieue d’ici, en remontant la rivière.

—Et ce château appartient-il par hasard au baron de Bergenheim? un beau garçon, grand et blond, les moustaches un peu rouges?

—C’est bien cela, excepté que monsieur le baron ne porte plus de moustaches depuis qu’il a quitté le service. Est-ce que monsieur le connaît?

—Parbleu! si je le connais! En parlant de service, je lui en ai rendu un qui avait son petit mérite.—Est-il au château?

—Oui, monsieur, et sa dame aussi.

—Ah! diantre! sa femme aussi. C’est une demoiselle de Corandeuil, de Provence; est-elle jolie?

[Pg 79]

—Jolie, dit Mlle Gobillot, en se pinçant les lèvres, cela dépend des goûts. Pour les personnes qui aiment les figures pâles comme un cierge, je ne dis pas. Et puis elle est maigre! Il est sûr qu’il n’est pas difficile d’avoir la taille mince et de paraître bien faite quand on est maigre comme ça.

—Tout le monde ne peut pas avoir vos joues de rose et ces formes enchanteresses, dit à demi-voix le peintre, en regardant son modèle d’un air séducteur.

—Il y en a qui trouvent la sœur de monsieur plus jolie que madame, observa Mme Gobillot, en allongeant pour la cinquième fois la sauce de son filet de bœuf.

—Oh! maman, comment pouvez-vous dire cela! s’écria Reine avec une moue dédaigneuse, Mlle Aline! une enfant de quinze ans! Il est sûr qu’elle ne manque pas de couleurs; mais elle a les cheveux si blonds, si blonds, qu’ils ont l’air rouge. On dirait qu’ils brûlent.

—Ne dites pas de mal des cheveux rouges, je vous prie, interrompit le peintre; c’est une nuance d’un ragoût éminemment artistique, et qui était fort à la mode chez les juifs.

—Chez les juifs, à la bonne heure, mais chez les chrétiens... il me semblait que les cheveux noirs...

—Quand ils sont longs et brillants comme les vôtres, ils sont incomparables, dit le jeune homme, en continuant ses regards assassins.—Madame Gobillot, vous serait-il égal de fermer cette porte? On ne s’entend pas ici. Je suis un peu blasé en fait de musique, et vous avez là dehors deux soprani qui me versent du plomb fondu dans les oreilles.

—C’est Marguerite Mottet et sa sœur. Depuis que notre curé les a mises de la conférence, elles font les belles chanteuses; qu’elles m’assomment avec leur rage de venir vociférer sur mon banc! Mais, patience, quand le père [Pg 80] Mottet m’aura payé son avoine, je leur signifierai une évacuation générale.

A ces mots, Mme Gobillot alla fermer la porte pour complaire à son hôte; dès qu’elle eut le dos tourné, celui-ci, se penchant sur sa chaise, avec une hardiesse de Lovelace, déposa un baiser fort tendre sur la joue rose de Mlle Reine, qui ne songea à se retirer que lorsque l’attentat fut consommé.

Le seul témoin de cet incident avait été le petit marmiton. Depuis longtemps ses yeux bleus ne quittaient pas les moustaches et la barbe de l’artiste, devant lequel il semblait plongé dans une admiration profonde. Mais à ce trait inattendu son ébahissement fut au comble, et il laissa tomber la cuiller dans les cendres.

—Eh! Meinherr, as-tu envie de te coucher sans souper comme on te l’a promis? dit le jeune homme, tandis que la belle Reine cherchait à reprendre contenance. Allons, dis-nous une petite chanson, au lieu de me regarder comme si j’étais la girafe. Il a une jolie voix, votre petit cuisinier, madame Gobillot. Allons, Meinherr, un petit air allemand. Six kreutzers si tu chantes juste, la schlague si tu m’écorches les oreilles.

Il se leva en mettant son album sous son bras.

—Et mon portrait? s’écria la jeune fille, la joue encore rouge du baiser qu’elle avait reçu.

Le peintre s’approcha d’elle en souriant et lui dit d’un ton mystérieux:

—Quand je fais le portrait d’une jolie personne comme vous, je ne le termine jamais le premier jour. Si vous voulez me donner une séance demain matin avant que votre mère soit levée, je vous promets d’achever ce croquis d’une manière qui ne vous déplaira pas.

[Pg 81]

Mlle Reine, que sa mère observait en ce moment, s’éloigna sans mot dire, mais après avoir répondu par un coup d’œil qui n’avait rien de trop désespérant.

—Allons! petit drôle, s’écria l’artiste en pirouettant sur le talon d’un air conquérant: mesure à trois temps; une, deux; partons en levant.

L’enfant commença une chanson alsacienne d’une voix aiguë et sonore.

—Attends donc un moment. Sur quel satané ton chantes-tu ça?—La, la, la, ut, mi, la:—mi, en mi majeur, quatre dièzes à la clef. Cré nom d’un petit bonhomme! en voici un de petit bonhomme qui caracole sur les si et les ut dièzes comme Ossian dans les nuages;—un mi suraigu! continua-t-il avec étonnement, tandis que le musicien faisait une tenue sur la tonique à l’octave avec une voix de fausset claire comme du cristal.

L’artiste jeta au feu le cigare qu’il venait d’allumer et se mit à arpenter la cuisine, sans plus faire attention à Mlle Gobillot, un peu piquée de se voir négligée pour un petit tournebroche.

—Une voix rare! disait-il en se promenant à grands pas; per Bacco! une voix fort rare. Avec cela il descend très bas; deux octaves et demie, un timbre net et vibrant, les deux registres bien liés. Ce serait un primo musico admirable. Et puis le petit gaillard a une jolie figure; après souper je le ferai laver pour prendre sa boule. Je suis sûr qu’en moins d’un an de vocalisation il débuterait avec le plus grand succès. Pardieu, c’est une idée!—Pourquoi Gerfaut ne revient-il pas?—Voyons, il dirait fort bien Pippo de la Gazza ou Gemmi de Guillaume Tell. Mais il lui faudrait un rôle de début; quel sujet pourrait-on trouver pour y placer un enfant?—Mais pourquoi ce damné de Gerfaut ne rentre-t-il pas?—Un enfant, fille ou garçon; garçon vaudrait mieux; un enfant! Daniel, parbleu; Viva [Pg 82] Daniele! La Chaste Suzanne, opéra seria en trois actes.—Mme Bégrand était-elle belle dans Suzanne!—Parbleu, si Meyerbeer voulait se charger de la partition, ça lui reviendrait de droit, en qualité de compatriote. Puis, ça lui donnerait occasion de rompre une lance avec Méhul et Rossini; il vous plaquerait là-dessus une couleur hébraïque... carabinée!—Si cet animal de Gerfaut pouvait rentrer!—Voyons quels seraient les personnages: soprano, Suzanne; contralto, Daniel; les vieillards, deux bassi; j’entends déjà d’ici un trio à enfoncer celui de la Gazza; quant au tenore, c’est naturellement le mari de Suzanne. Il y aurait pour lui une entrée superbe à son retour de l’armée, cavatina guerriera con cori.—Mais cet enragé de Gerfaut! il faut que les loups l’aient mangé. S’il était ici, nous bâclerions le scénario entre la poire et le fromage.

En ce moment la porte fut ouverte brusquement.

—Le souper est-il prêt? dit une voix sonore.

—Eh! le voilà, ce cher ami,

O surprise extrême!
Grand Dieu! c’est lui-même....

vivant et animé.

—Et affamé, dit Gerfaut en se laissant tomber sur une chaise au coin du feu.

—Veux-tu faire, pour l’Opéra, la Chaste Suzanne, drame lyrique en trois actes, musique de Meyerbeer?

—Je veux souper. Madame Gobillot, je me recommande à vous. Grâce à l’air de vos montagnes, je meurs de faim.

—Mais, monsieur; voilà deux heures qu’on vous attend, repartit l’hôtesse en faisant danser successivement toutes ses casseroles.

[Pg 83]

—C’est vrai, dit l’artiste; passons à la salle à manger.

Già la mensa è preparata.

En soupant je t’expliquerai mon plan. Je viens de trouver dans les cendres un Daniel...

—Mon cher Marillac, laisse là ton Daniel et ta Suzanne, répondit Gerfaut en se mettant à table; j’ai à te parler d’une chose fort importante.

Décoration fin de page.

[Pg 85]


Décoration tête de page.

VI

Lettre T illustrée

TANDIS que les deux amis livrent un combat à mort au maigre souper de Mme Gobillot, il n’est pas superflu d’expliquer en peu de mots leur position et la nature des rapports qui les liaient l’un à l’autre.

Le vicomte Octave de Gerfaut était un de ces hommes de talent et de mérite, qui sont les véritables paladins d’un siècle où la plume la plus légère pèse plus dans la balance sociale que ne ferait l’épée à deux mains de nos aïeux. Il était né dans le midi de la France, d’une de ces bonnes vieilles familles chez qui la fortune diminue à chaque nouveau quartier de noblesse, et dont le nom finit par être tout le bien. Après avoir fait des sacrifices pour lui donner une éducation digne de sa naissance, ses parents ne jouirent pas du fruit de leurs efforts, et Gerfaut se trouva orphelin au moment où il venait de terminer son droit à Paris. Alors il abandonna la carrière dans laquelle son père avait rêvé pour lui la toge [Pg 86] rouge bordée d’hermine. Une imagination mobile et colorée, un goût passionné pour les arts, et, plus que tout cela, quelques liaisons contractées avec des gens de lettres, décidèrent sa vocation et le lancèrent comme un ballon perdu dans la littérature.

Sans murmure comme sans découragement, l’ardent jeune homme vida jusqu’à la lie le calice que versent aux néophytes, dans l’âpre carrière des lettres, les éditeurs, les comités de lecture et les bureaux de rédaction. Ce stage, qui pour plusieurs finit par le suicide, ne lui coûta qu’une partie de son patrimoine: il supporta cette perte en homme qui se sent la force de la réparer. Son plan était fait, il le suivit avec persévérance et devint un exemple frappant de la puissance irrésistible qu’acquiert l’intelligence unie à la volonté. Pour lui, la réputation gisait à des profondeurs inconnues sous un sol aride et rocailleux; il fallait, pour y atteindre, creuser une sorte de puits artésien. Gerfaut accepta ce labeur héroïque; pendant plusieurs années il fut à l’œuvre jour et nuit, le front baigné d’une sueur douloureuse, que du bout de l’aile séchait l’espérance. Enfin, la sonde de l’infatigable travailleur frappa la source souterraine vers laquelle tant de généreux esprits se courbent haletants pour ne s’y désaltérer jamais. A ce coup victorieux, la gloire jaillit et, retombant en gerbe lumineuse, fit étinceler un nom nouveau, dont l’éclat avait été trop chèrement payé pour ne pas être durable.

A l’époque dont nous parlons, Octave avait foulé aux pieds toutes les ronces du champ littéraire, et il pouvait choisir parmi les fleurs épineuses, les seules qui croissent en ce terrain. Avec une souplesse de talent qui rappelait parfois le protéisme de Voltaire, il abordait les genres les plus disparates. A une valeur poétique généralement reconnue, ses drames joignaient ce mérite positif qui se résume [Pg 87] au théâtre par la locution consacrée: faire de l’argent; aussi les directeurs le saluaient-ils avec respect, tandis que les collaborateurs pullulaient autour de lui comme les oiseaux de basse-cour autour d’un coq généreux dont ils recherchent le patronage. Les journaux payaient au poids de l’or ses articles et ses feuilletons; les revues s’arrachaient les prémices de quelque fragment d’un de ses romans inédits; ses ouvrages, illustrés par Porret et par Tony Johannot, resplendissaient triomphalement derrière les vitraux de la galerie d’Orléans; Gerfaut enfin avait marqué sa place parmi cette douzaine d’écrivains qui s’appellent eux-mêmes, et à juste titre, les maréchaux de la littérature française, dont Chateaubriand est le connétable.

La raison qui avait amené un pareil personnage à cent lieues du balcon de l’Opéra, pour ôter et remettre la pantoufle d’une jolie femme, était-elle un de ces caprices aussi fréquents que passagers dans l’esprit des artistes, ou un de ces sentiments qui finissent par absorber tout le reste de la vie? C’est ce que fera connaître la suite de ce récit.

Le jeune homme assis en face de Gerfaut offrait, au moral comme au physique, un contraste qu’un faiseur de parallèles n’eût pu souhaiter plus complet. C’est une espèce fort répandue aujourd’hui par devers le boulevard de Gand que celle à laquelle appartenait Marillac, et dont il offrait un type assez saillant. Il n’est personne qui n’ait rencontré sur le trottoir un de ces braves garçons destinés à faire de bons officiers, de parfaits négociants, de très suffisants magistrats, mais que, par malheur, l’artistomanie a pris à la gorge. Ordinairement c’est à l’occasion du talent d’un autre qu’ils s’ingèrent d’en avoir. L’un est beau-frère d’un poète, l’autre gendre d’un historien; de là ils concluent le droit d’être poète ou historien à leur tour. Thomas Corneille est le premier modèle de la médiocrité se faisant bel [Pg 88] esprit à propos de génie; mais il faut avouer que, parmi nos écrivains d’aventure, fort peu arrivent au rang de Thomas Corneille. Plusieurs, se rendant justice à demi et ne se trouvant pas de fortune à lever bannière, se mettent sous le patronage d’un suzerain auquel ils prêtent foi et hommage. Il n’est pas un des hauts et puissants seigneurs de la Revue de Paris qui n’enrôle une demi-douzaine de ces varlets de bonne volonté pour porter, l’un son grand sabre, l’autre son baudrier, l’autre rien, selon l’étiquette suivie à l’enterrement de Marlborough, si l’on en croit la complainte.

C’était de Gerfaut que Marillac s’était fait le caudataire, et cette vassalité se trouvait rémunérée par quelques bribes de collaboration, miettes tombées de la table du riche; lié avec lui depuis l’École de droit, où ils avaient été compagnons de folies un peu plus que d’études, il s’était jeté à ses côtés dans l’arène littéraire; puis des fortunes différentes ayant accueilli leurs efforts, il était descendu peu à peu du rôle de rival à celui d’écuyer. Talent à part, Marillac était artiste du bec et des ongles, artiste depuis la pointe, ou, pour mieux dire, le plateau de ses cheveux jusqu’à l’extrémité de ses bottes, qu’il eût voulu allonger à la poulaine, par respect pour le moyen âge; car il excellait surtout dans la partie vestimentale de son état et possédait, entre autres mérites intellectuels, les plus longues moustaches de la littérature. S’il n’avait guère l’art lui-même dans le cerveau, en revanche il en avait toujours le nom à la bouche. L’art! pour prononcer ce mot il arrondissait les lèvres comme M. Jourdain pour dire O. Vaudeville ou peinture, poésie ou musique, il faisait de tout, semblable à ces chevaux à deux fins, qui vont également mal à la selle ou au cabriolet. Au sortir du brancard musical, il endossait bravement le harnais littéraire, qu’il regardait [Pg 89] comme sa véritable vocation et sa gloire principale. Il signait: «Marillac, homme de lettres»; du reste, à part un profond dédain pour le bourgeois, qu’il appelait épicier, et pour l’Académie française, dont il avait juré de n’être jamais, on ne pouvait lui reprocher de défaut sérieux. Son penchant pour le pittoresque d’expression, qu’il prenait pour saveur artistique, n’était pas toujours, il est vrai, d’excellente compagnie, et son humour dégénérait quelquefois en imitation d’Arnal, la plus fastidieuse de toutes les facéties; mais malgré ces petits travers, son affection du moyen âge et sa passion malheureuse pour le talent, c’était un digne, brave et joyeux garçon, rempli de qualités solides et fort dévoué à ses amis, surtout à Gerfaut. On pouvait donc lui pardonner d’être artiste avant tout, artiste quand même! artiste! malédiction!!!

—Ton histoire sera-t-elle longue? dit-il à Gerfaut, lorsqu’après souper Catherine les eut conduits dans la chambre à deux lits où ils devaient passer la nuit.

—Longue ou courte, que t’importe, puisque tu es condamné à l’écouter!

—C’est que, dans le premier cas, je ferais du grog et chargerais ma pipe; autrement, je me contenterai d’un cigare.

—Prends ta pipe et fais du grog.

—Ohé! de la galiote, s’écria l’artiste en courant après Catherine, ne dégringolez pas l’escalier si vite; on a besoin de vous ici. Ne craignez rien, intéressante Maritorne, vous avez affaire à des jeunes gens qui ont pour principe de respecter la vertu des caméristes de cabaret. Faites-nous seulement le plaisir de nous apporter des verres, du sucre, de l’eau-de-vie ou du kirsch, un bol et de l’eau chaude.

—Les v’là qui voulont d’l’eau chaude, cria la servante, en se jetant tout effarée dans la cuisine; est-ce qu’ils sont malades à c’t’heure?

[Pg 90]

—Donnez à ces messieurs ce qu’ils demandent, niaise que vous êtes, répondit Mlle Gobillot; ne voyez-vous pas qu’ils veulent faire quelque boisson comme à Paris.

Lorsque tous les objets nécessaires à la confection du grog furent placés sur la table, Marillac en approcha un vieux fauteuil de tapisserie, prit une chaise pour étendre ses jambes, remplaça son béret par un foulard artistement noué, ses bottes par des pantoufles, don de l’amour; et enfin alluma une pipe d’écume de mer à long tuyau recourbé.

—Maintenant, dit-il en s’asseyant, je t’écoute sans cligner la paupière, dût ta narration durer sept jours et sept nuits, comme la création.

Gerfaut fit deux ou trois tours dans la chambre, de l’air d’un orateur qui cherche son exorde.

—Tu sais, dit-il, que les faits ont plus ou moins d’influence sur nous, d’après la disposition d’esprit dans laquelle ils nous trouvent. Pour que tu comprennes l’importance qu’a prise dans ma vie l’aventure dont je veux te faire le récit, il faut que je te dépeigne la situation morale où j’étais lorsqu’elle m’est arrivée; ce sera une espèce de préambule philosophique et psychologique.

—Malédiction! interrompit Marillac, si j’avais su cela, j’aurais demandé un second bol.

—Tu te rappelles, reprit Gerfaut, sans s’arrêter à cette plaisanterie, l’espèce de spleen dont j’eus un accès il y a un peu plus d’un an?

—Avant ton voyage en Suisse?

—Précisément.

—Si j’ai bonne mémoire, dit l’artiste, en ayant l’air de chercher sa réponse dans la spirale de fumée qui s’élevait au-dessus de sa tête, tu étais étrangement maussade et fantasque. N’était-ce pas justement à l’époque de la chute de ton drame de la Porte-Saint-Martin?

[Pg 91]

—Tu pourrais ajouter celle de notre pièce du Gymnase.

—Je m’en lave les mains. Tu sais bien qu’elle n’est pas allée jusqu’au second acte, et je n’avais pas écrit un mot dans le premier.

—Et guère plus dans le second. Au reste, je prends la catastrophe sur mon compte; cela faisait donc deux chutes complètes dans ce damné mois d’août!

—Deux chutes carabinées, reprit Marillac, qui affectionnait particulièrement cette épithète pittoresque. Il faut dire, pour notre consolation, qu’on n’a jamais vu cabale plus infâme, au Gymnase surtout. Les oreilles m’en tintent encore; de notre loge, j’apercevais dans un coin du parterre un petit gredin en habit noir qui donnait le signal avec un sifflet gros comme un pistolet d’arçon.—Ah! canaglia! si j’avais pu te l’enfoncer dans la gorge!—A ces mots, il déchargea sur la table un coup de poing qui fit danser les verres et les chandelles.

—Cabale ou non, cette fois on m’avait rendu justice. Il était impossible, je crois, d’imaginer deux pièces plus misérables; mais ce sont de ces choses qu’on s’avoue à soi-même, comme dit Brid’Oison; et il est toujours désagréable d’être averti de sa sottise par un ignare parterre, qui hurle après vous comme une meute après un lièvre. Quoique j’aie la prétention d’avoir l’amour-propre d’auteur le moins susceptible qui se puisse trouver à Paris, il est impossible de dépouiller entièrement le vieil homme; un sifflet est toujours un sifflet. D’ailleurs, vanité à part, il y avait là une question d’argent qui, d’après ma mauvaise habitude de manger le fonds avec le revenu, n’était pas sans importance. C’étaient, selon mon calcul, une vingtaine de mille francs retranchés de mon budget, et mon voyage d’Orient indéfiniment ajourné.

[Pg 92]

On dit avec justesse qu’un malheur n’arrive jamais seul. Tu as connu Mélanie, que j’avais empêchée de débuter au Vaudeville; en l’isolant de toute mauvaise compagnie, en la logeant d’une manière convenable, en exigeant qu’elle continuât de travailler, je lui avais rendu un service véritable. C’était une bonne fille, aussi douce que blanche, aussi tendre que blonde. A part son goût pour le théâtre, et une certaine indolence qui n’était pas sans charme, je ne lui connaissais aucun défaut, et je m’attachais à elle chaque jour davantage. Quelquefois, après de longues heures passées près d’elle, il me prenait je ne sais quelles fantaisies de vie retirée et de bonheur domestique. Comme les gens d’esprit ont eu de tout temps le privilège de faire des sottises, j’ignore, en vérité, jusqu’où j’aurais peut-être fini par pousser la mienne, lorsque je fus préservé du danger d’une manière inattendue.

Un soir, en arrivant chez Mélanie, je trouvai la colombe envolée. Ce grand niais de Férussac, dont je ne me défiais pas et à qui j’avais donné ses entrées, lui avait tourné la tête en exploitant sa passion pour les planches. Partant lui-même pour la Belgique, il lui avait persuadé d’y aller détrôner Mlle Prévost. Depuis, j’ai appris qu’un banquier de Bruxelles m’a vengé en enlevant à son tour cette Hélène de coulisses. Maintenant elle est tout à fait lancée et vole de ses propres ailes sur le grand chemin des bravos, des couronnes, des guinées...

—Et de l’hôpital. A sa santé! dit Marillac en buvant un verre de grog.

—Ce triple désappointement d’amour-propre, d’argent et de cœur ne causa pas, je te prie de le croire, la noire mélancolie dans laquelle je tombai bientôt; mais, à son occasion, se manifesta le mal qui couvait depuis longtemps dans mon âme, comme la douleur assoupie [Pg 93] d’une blessure se réveille si l’on verse un caustique sur la plaie.

Il est dans chaque individu quelque sens dominant qui se développe aux dépens de ses frères, surtout lorsque l’état qu’on a embrassé répond à l’instinct de la nature. Il se creuse alors dans l’homme une sorte de canal aboutissant à l’organe principalement exercé, et où tous les autres viennent verser leur tribut. Les puissances vitales ainsi condensées se produisent au dehors et jaillissent avec une abondance qui deviendrait impossible si le corps usait également de toutes ses facultés, si l’existence filtrait par tous les pores. Éviter les déperditions partielles et concentrer la vie sur un point pour en augmenter l’action, il n’est de talent et d’individualité qu’à ce prix. Dans ce sens, Origène peut servir de type, sinon d’exemple. Il n’existe personne qui n’offre plus ou moins le sacrifice d’une partie de son être à l’autre. Dans les races athlétiques, le front se rétrécit à mesure que s’élargissent les épaules; chez les hommes de pensée, c’est le cerveau qui abuse des autres organes; vampire insatiable, tarissant parfois jusqu’à la dernière goutte de sang le corps qui lui sert de victime!—Ce vampire fut le mien.

Depuis dix ans que j’entasse roman sur poésie, vaudeville sur drame, critique littéraire sur premier Paris, j’ai vérifié souvent en moi-même, d’une manière physique, le phénomène de l’absorption des sens par l’intelligence. Bien des fois, après plusieurs nuits de travail, les cordes de mon esprit, trop violemment tendues, se relâchaient et ne rendaient plus qu’une indistincte harmonie. Alors, si je parvenais à me roidir contre cette lassitude de la nature réclamant son repos, je sentais la pression de ma volonté aspirer du plus profond de mon être des sources habituellement engourdies dans leurs vaisseaux charnels. Il me [Pg 94] semblait creuser mes idées au fond d’une mine, au lieu de les cueillir à la surface du front. Les organes les plus matériels venaient au secours de leur chef défaillant. La substance de mon cœur jaillissait à ma tête pour la réchauffer; les muscles de mes membres communiquaient aux fibres du cerveau leur tension galvanique. Les nerfs se faisaient pensée, le sang se faisait imagination, la chair se faisait âme. Rien n’a développé mes croyances matérialistes comme cette décarnation, dont j’avais la perception sensible et pour ainsi dire visible.

Avec ces expériences physiologiques et l’abus du travail, j’avais détruit ma santé, peut-être abrégé ma vie. J’arrivais, à trente ans, le front ridé, les joues pâlies, le cœur vide et flétri. Pour quel résultat, grand Dieu! pour quel renom éphémère et stérile!

A l’époque dont je te parle, ces signes de déclin et d’épuisement prirent une intensité sous laquelle je me sentis fléchir. Franklin a comparé le cœur à une meule qui se broie elle-même lorsqu’elle n’a plus rien à moudre: j’éprouvais cela, non pas au cœur, depuis longtemps je ne le sentais guère, mais au cerveau, par où j’avais surtout vécu. Après avoir pompé mon existence jusqu’au fond de mes veines, il commençait à tarir ses propres sources. Ses fibres détendues ressemblaient à une harpe plongée dans l’eau et sourde aux doigts qui la sollicitent. Le crâne endurci se fermait à cette évaporation de l’intelligence que naguère il exhalait sans cesse comme le volcan sa fumée. Les facultés de mon âme se livraient un combat auquel je m’abandonnais quelquefois avec une sorte de rage. Ma volonté étreignait mon imagination, la terrassait pour la contraindre à faire entendre ses chants accoutumés, et mon imagination restait muette, semblable à un guerrier écrasé sous le genou de son adversaire qui aime mieux mourir que de demander [Pg 95] merci. Souvent, pendant des heures entières, je demeurais assis, pressant mon front dans mes mains pour en faire jaillir une de ces Minerves que j’y avais rêvées, innombrables autant qu’immortelles; mon front était de roc, et je n’avais plus la hache de Mercure. L’habitude d’écrire m’avait donné à la longue une facilité de style, une habileté de faire dont je conservais encore une pratique mécanique; mais c’était tout. Je cherchais en vain une pensée au milieu de cette phraséologie redondante et vide. Sous une enveloppe plus ou moins brillante, l’art véritable était éteint; mon talent était un mort en costume de bal.

La chute de mes deux pièces m’avertit qu’on me jugeait ainsi que je me jugeais moi-même. Je me rappelai l’archevêque de Grenade, et je crus entendre Gil Blas m’annonçant la baisse de mes homélies. On ne chasse pas le public comme un secrétaire; d’ailleurs, je me rendais une trop sévère justice pour décliner l’opinion des autres. Une idée horrible m’entra tout à coup dans l’esprit: ma vie d’artiste était finie, j’étais un homme éteint; en un mot, et pour peindre ma situation d’une manière triviale, mais juste, j’avais vidé mon sac.

Je ne puis t’exprimer l’abattement où me jeta cette révélation. L’infidélité de Mélanie, à laquelle j’aurais été à peu près indifférent en tout autre temps, y mit le comble. Ce ne fut pas mon cœur qui souffrit, mais ma vanité rendue plus irritable par de récents mécomptes. Tel était donc le dénouement de tant de projets de gloire, de tant de rêves ambitieux! A trente ans je n’avais plus assez d’esprit pour faire un vaudeville, ou pour être aimé d’une grisette!

Un matin Lablanchaie entra chez moi...

—Un bon garçon de médecin, interrompit Marillac. En juillet il reçut une balle à mes côtés à l’attaque du [Pg 96] Louvre; depuis il a mis sa croix dans sa poche; un très bon garçon qui ne croit ni à Dieu ni au diable.

—Fort peu à Dieu, pas du tout au diable.—Que faites-vous là? me dit-il en me voyant assis à mon bureau; du Calderon pour la Porte-Saint-Martin, du Montesquieu pour le Temps, ou du lord Byron pour vos belles lectrices!

Ces paroles me frappèrent comme eût pu faire un coup de stylet. C’est bien cela, pensais-je; du Calderon, du Montesquieu, du Byron! On ne dira jamais du Gerfaut.

—Docteur, je crois que j’ai un peu de fièvre, répondis-je en lui tendant la main.

—Votre pouls est agité, dit-il après un moment d’examen; mais la fièvre est plutôt dans l’imagination que dans le sang.

Je lui expliquai mon état, qui me devenait de jour en jour plus insupportable. Sans être fort dévot à la médecine, j’avais confiance en lui, et je le savais homme de bon conseil.

—Vous travaillez trop, reprit-il en hochant la tête. La tension continuelle du cerveau y détermine à la fin une excitation qui peut aller jusqu’au transport, ou un émoussement qui hébète les meilleurs esprits. Cette torpeur dans les organes de la pensée que vous éprouvez depuis quelque temps indique qu’ils ont besoin de repos. C’est un conseil que la nature vous donne, et l’on se trouve toujours mal de ne pas l’écouter. Quand on a sommeil il faut se coucher, quand on est las il faut s’arrêter. C’est le repos d’esprit qui vous est nécessaire. Allez à la campagne, mettez-vous à un régime sain et rafraîchissant; des légumes, des viandes blanches, du lait le matin, peu de vin et surtout pas de café. Faites un exercice modéré, tuez des perdreaux et des lièvres; écartez toute idée irritante; lisez le Musée des familles ou le Magasin pittoresque. Si vous trouvez quelque [Pg 97] petite paysanne fraîche, gentille et qui se lave les mains, filez avec elle une passion idyllique. Ce régime fera sur votre cerveau l’effet d’un cataplasme émollient et, avant six mois, l’aura ramené à son état normal.

—Six mois! m’écriai-je; mais, bourreau de docteur, dites-moi donc alors de laisser croître ma barbe et mes ongles comme Nabuchodonosor. Six mois! Pas six semaines, pas six jours. Vous ne savez pas que rien n’égale ma haine pour la campagne, les perdreaux crus et les bergères. Au nom du ciel, trouvez-moi un autre remède.

—Nous avons l’homœopathie, dit-il en souriant. L’Hahnemann devient très à la mode.

—Va pour l’homœopathie!

—Vous connaissez le principe du système: Similia similibus! Vous avez eu la fièvre, redonnez-vous la fièvre; vous avez la petite vérole, inoculez-vous à triple dose. Pour ce qui vous concerne, vous êtes un peu usé et blasé, comme nous le sommes tous dans cette Babylone; ayez donc recours, comme remède, aux excès qui vous ont conduit à cet état. Votre organisme, fatigué par les passions, éprouve une prostration générale; essayez d’une bonne passion qui vous galvanise, qui chauffe votre sang à le brûler, qui tende vos nerfs à les faire éclater. Homœopathisez-vous moralement. Ça peut vous guérir, ça peut vous tuer; je m’en lave les mains.

—Le docteur est plaisant, m’écriai-je quand il fut parti. Ne semble-t-il pas que les passions soient comme les cinq sous du Juif errant, qu’il n’y ait qu’à mettre la main à sa poche pour en tirer une à sa convenance et selon le besoin?

Cependant cette idée, quelque bizarre qu’elle me parût, m’avait frappé. Le premier conseil de Lablanchaie était sans contredit fort raisonnable; mais je ne pouvais vaincre [Pg 98] mon aversion pour la belle nature et le farniente pastoral. Sacrifier six mois de mon existence à un avenir incertain était chose impossible à moi qui avais toujours escompté ma vie comme ma fortune. Je me décidai à essayer du second moyen.

Me voilà donc en quête d’une passion, et me tâtant partout pour découvrir où l’épiderme serait le plus sensible au moxa que je voulais m’appliquer. Je songeai d’abord à l’amour, mais sans pouvoir retenir un mélancolique sourire. Depuis bien longtemps nous avions réglé nos comptes, et je vivais avec lui dans une paix semblable à celle de la tombe. J’avais tant aimé! J’avais prodigué avec une sorte de rage la puissance de tendresse que la nature avait mise en moi. Ma bouche avait tari le calice enchanté, depuis les parfums subtils qui nagent à la surface jusqu’à la lie amère que le fond recèle; et puis j’avais tant écrit sur cette passion, tant marié de petites filles au Vaudeville, tant séduit de belles pécheresses dans mes drames, que les créations chimériques de mon esprit avaient consumé le peu de flamme échappée aux réalités fougueuses de ma jeunesse.

Il existe entre l’artiste et l’auditoire impressionné par son œuvre une sympathie pleine de réactions, dont la séduction est irrésistible. Que de fois, au théâtre, caché au fond d’une loge lorsqu’on jouait une de mes pièces, je me suis enivré des émotions dont j’étais la cause. Ces femmes qui paraient la salle, semblables à une ceinture de fleurs, ces femmes radieuses de leur élégance, de leur beauté, de leur rang, de leur richesse, ces femmes n’étaient plus en ce moment ni à leurs maris, ni à leurs amants, ni à elles-mêmes, elles étaient à moi. C’était moi qui fondais au feu de ma passion la glace de ces esprits dédaigneux ou indifférents, moi qui faisais ruisseler jusqu’au fond de leurs cœurs le torrent de lave débordant du mien. De moi comme d’un [Pg 99] astre fécond jaillissaient des rayons pénétrants dont le contact faisait tressaillir les plus froides, frissonner les plus coquettes. Et quand palpitaient les blanches poitrines demi-nues, quand les joues se teignaient d’un pourpre éclatant, quand des pleurs longtemps retenus voilaient les yeux brillants et durs en apparence comme le diamant, les jets magnétiques de mon intelligence s’épanouissaient en baisers pour aspirer avec amour ces beaux seins haletants, ces rougeurs et ces larmes brûlantes. Je sentais refluer jusqu’au fond de mon être la mer passionnée dont j’avais soulevé les orages. Mon souffle, comme la brise du soir, avait passé sur toutes ces fleurs charmantes, et leurs calices entr’ouverts par ses caresses exhalaient mille parfums délicieux que savourait mon orgueil.—Oh! que ces belles dames que je faisais pleurer m’auraient haï sans doute, si en ce moment elles avaient pu me comprendre. Il est tant de manières de posséder une femme! Un esprit remué dans ses fibres les plus intimes par les accents de votre voix, un regard qui s’anime ou se trouble aux tableaux tracés par votre main, un cœur qui se colle à votre cœur, fût-ce pour un instant, qui s’exalte, se calme ou se désespère avec vous et par vous, sont-ils donc d’un moindre abandon qu’un corps qui se livre? Il est un harem des âmes dont le génie est le sultan. Que le beau sexe me pardonne d’avoir cru quelquefois, sous la fascination de mes succès, que si je jetais le mouchoir à ses houris, quelques-unes ne dédaigneraient pas de le ramasser! N’ai-je pas assez expié les voluptés de ces passions bizarres par l’épuisement et l’impuissance du cœur auxquels m’avait réduit leur abus?

L’amour était donc pour moi un mort dont il était inutile d’évoquer la cendre. Restait l’ambition, passion égoïste, mais forte et digne. J’en sentais le germe développé en moi avec trop de puissance pour que je voulusse risquer [Pg 100] son avortement en le laissant prématurément éclore. Ramper afin de monter me semblait honteux. Je ne pouvais consentir à gravir l’arbre par la base, et mes positions n’étaient pas prises pour arriver à la cime de plain-pied, comme il convenait à mon orgueil. Si l’amour était pour moi un passé, l’ambition n’était encore qu’un avenir. J’avais trop de sens pour le compromettre par une expérience dont je ne me dissimulais pas la folie.

Le jeu!—Je suis sauvé! m’écriai-je quand cette idée me vint, voici mon moxa. S’il n’agit pas, c’est que je suis décidément ossifié, et alors je n’ai plus qu’à me jeter dans la Seine. Le jeu, en effet, était une passion pour laquelle mes organes étaient restés vierges. Il m’avait toujours paru l’éteignoir de l’intelligence, et j’en avais fui les sensations comme abrutissantes, mais sans méconnaître leur pouvoir. Dans le cours d’anatomie morale que j’avais suivi, ainsi que doit le faire tout écrivain désireux d’étudier la nature avant de la peindre, j’avais pénétré plusieurs fois dans ces antres où l’on égorge avec approbation et privilège du gouvernement le repos et l’honneur des familles. Là, j’avais vu des yeux brillant d’une ardeur si fiévreuse, des fronts creusés de rides si profondes, des lèvres si atrocement crispées, si cadavéreusement blanchies, qu’il m’avait pris pour l’idole de ces lieux une horreur involontairement respectueuse.—Tu es réellement très grand, démon infernal! m’étais-je écrié plusieurs fois en sortant d’un de ces gouffres, le front serré comme par un bandeau de fer.—Ce fut à ce Moloch que je résolus de demander ma guérison.

En cinq minutes mon plan fut fait. J’allai prendre vingt mille francs chez mon banquier, et j’entrai dans la maison de jeu la moins ignoble que je pus imaginer. Je m’étais promis de ne pas lever la séance avant d’avoir gagné cent [Pg 101] mille francs, ou perdu la totalité de ma mise. Dans le premier cas, je prenais la poste et je me rendais à Cherbourg; là, je m’embarquais pour le Mexique, pour la Chine, pour l’Indoustan, n’importe le lieu, pourvu qu’il me dépaysât par son contraste avec Paris. Je fumais le calumet dans le wigham des Peaux-Rouges; je m’endormais à l’ombre des bananiers d’Haïti; je chassais les tigres dans les forêts de Mysore; j’avais des éléphants pour chevaux, des nègres pour valets, des bayadères pour maîtresses; je me plongeais enfin corps et âme dans les jouissances inconnues d’un autre hémisphère. Si je perdais, cet échec développerait sans doute en moi le besoin de le réparer et le goût du jeu; alors, il est vrai, je courais grand risque de me ruiner; mais, ma fortune détruite, la nécessité arrivait avec ses exigences inspiratrices. Je désirais presque perdre, car il me semblait que le souffle de l’adversité recélait le germe qui devait de nouveau féconder mon talent. Mon projet me parut donc admirable; de toute manière je n’avais qu’à gagner.

Je me mis à jouer gravement et froidement; j’avais combiné une martingale qui n’eût peut-être pas obtenu l’approbation des piqueurs de cartes émérites, mais qui annonçait du moins que je ne voulais pas perdre mon argent en clerc d’avoué. Au bout d’une heure de chances heureuses j’avais gagné soixante-cinq mille francs, mais j’avais décidé qu’il m’en fallait cent mille, et je continuai.

—Tu méritais, interrompit Marillac avec une voix de tonnerre, d’être pendu, écartelé, brûlé et jeté aux vents. Soixante-cinq mille francs dans une heure! trois mille deux cent cinquante napoléons à empiler dans tes poches et dans ton chapeau! Tu n’es pas digne de vivre.—Soixante-cinq mille francs!

—Je t’ai déjà dit que j’en voulais cent mille. Je continuai [Pg 102] donc, et après deux heures quarante-deux minutes, mon gain était réintégré dans la cassette des banquiers, escorté de mes vingt billets de banque.

—Tu veux m’assassiner, hurla de nouveau l’artiste; quelle abominable martingale avais-tu donc jouée?—Et tu courus bien vite chez ton banquier reprendre des fonds?

—Il était six heures et demie; je vins dîner fort tranquillement au café de Paris, et de là j’allai aux Italiens entendre le Pirate que Rubini chanta d’une manière ravissante. Rentré chez moi, je fis mon examen de conscience; j’étais aussi engourdi qu’avant mon expérience. L’émotion que j’avais cherchée n’était pas venue; je n’avais pas même eu du chagrin ou de la colère pour mon argent.—Au diable Lablanchaie et son système! dis-je en m’endormant; demain il faudra essayer d’autre chose.

Le lendemain, à sept heures du soir, je roulais en malle-poste sur la route de Lyon. Huit jours après, je me promenais en bateau sur le lac de Genève. Depuis longtemps j’avais envie de voir la Suisse; il me sembla que je ne pouvais mieux choisir le moment. J’espérais que l’air vif des montagnes, la calme majesté des glaciers, les brises douces et pures des lacs communiqueraient à mon âme quelque chose de leur fraîche sérénité. Mais il y a dans la vie de Paris je ne sais quoi d’exclusif et de desséchant qui finit par rendre insensible aux sensations d’un ordre plus naïf.

—Oh! le ruisseau de la rue du Bac! m’écriai-je avec Mme de Staël du haut de la terrasse de Coppet. Le spectacle de la nature ne passionne vivement que les esprits contemplatifs ou religieux. Le mien n’était ni l’un ni l’autre. Mes habitudes d’analyse et d’observation me faisaient trouver plus d’attraits dans une physionomie caractérisée qu’au plus magnifique paysage; je préférais l’exercice de la pensée [Pg 103] aux jouissances paresseuses de l’extase, la nature de chair et d’âme à la nature de terre et de ciel, le sang de la passion humaine à l’éther de la plus pure atmosphère.

A Genève, je rencontrai un Anglais insensible et morose comme moi. Nous mîmes notre spleen en commun, et nous nous ennuyâmes à deux. Nous parcourûmes ainsi l’Oberland, les petits cantons et le Valais; le plus souvent roulés dans nos manteaux au fond de la voiture, et dormant aux plus beaux points de vue avec une émulation de dédain sans égale.

Du Valais, nous nous dirigeâmes vers le mont Blanc, et un soir nous arrivâmes à Chamouny...

—As-tu vu des crétins dans le Valais? interrompit brusquement Marillac, en chargeant une seconde fois sa pipe.

—Plusieurs, et tous fort horribles.

—Ne penses-tu pas qu’il y aurait quelque chose à faire sur le crétin? Veux-tu que nous bâclions un drame à crétins? ça serait peut-être assez gentil.

—Cela ne vaudrait ni Caliban ni Quasimodo: ainsi, fais-moi le plaisir d’épargner tes frais d’imagination et d’écouter, car j’arrive à la partie intéressante de mon récit.

—Dieu soit loué! dit l’artiste en lâchant une bouffée énorme.

—Le lendemain matin, l’Anglais se fit servir du thé dans son lit et tourna le nez du côté de la ruelle, quand je lui fis la proposition d’aller à la Mer de glace. Cette fois l’imitation d’Alfieri me parut un peu forte, et, laissant mon flegmatique compagnon enveloppé dans ses draps jusqu’au menton, je me mis seul en route pour le Montanvert.

La matinée était magnifique. Un soleil joyeux glissant sur toute la chaîne des montagnes, vertes au pied, blanches au front, en faisait étinceler les saillies, comme si elles eussent [Pg 104] été d’un métal poli, tandis que de gigantesques crevasses se creusaient verticalement dans une redoutable obscurité. Un brouillard épais roulait ses nuages au fond de la vallée; plus haut, au milieu des noirs sapins, les cascades ruisselaient en pluie de diamant; puis, les glaciers ouvraient çà et là leurs lacs de saphir aigus et dentelés; enfin, sur l’azur foncé du ciel, les cimes couvertes de neiges éternelles et les aiguilles de granit se découpaient avec la précision d’une silhouette. L’extrême transparence de l’atmosphère rendait plus appréciables à l’œil les riches détails de cet ensemble colossal, et plus tranché le contraste admirable des forêts, des rochers et des glaces.

Plusieurs petites troupes de voyageurs, les uns à pied, les autres montés sur des mulets, côtoyaient les bords de l’Arve, ou gravissaient déjà au flanc de la montagne. De loin, on eût dit des bandes de fourmis, et cet extrême rapetissement faisait mieux comprendre que tout le reste les immenses proportions du paysage. Pour moi, j’étais seul; je n’avais pas même pris de guide, ce pèlerinage étant trop fréquenté pour que cela fût nécessaire. Par exception je me sentais assez gai, et j’éprouvais une élasticité de corps et d’esprit depuis longtemps inconnue. Je me mis donc à grimper courageusement le rude sentier qui mène à la mer de glace, en m’aidant du long bâton à corne de chamois que j’avais pris à l’auberge.

A chaque pas, je respirais avec un plaisir nouveau l’air pur et frais du matin; je contemplais vaguement les différents effets de soleil ou de brouillards, et les accidents du chemin, qui tantôt s’élevait presque droit, tantôt suivait une ligne horizontale en côtoyant l’abîme ouvert à sa gauche. De moment en moment les rubans argentés de l’Arve et de l’Aveyron semblaient se rétrécir, tandis que les arêtes des pics supérieurs se détachaient plus nettes et plus vives. [Pg 105] Parfois le bruit d’une avalanche roulait subitement comme un tonnerre lointain et se répétait d’écho en écho. Au-dessous de moi une troupe d’étudiants allemands répondait à la voix des glaciers par un chœur d’Oberon. Suivant les détours du sentier, j’apercevais, à travers les sapins, et pour ainsi dire sous mes pieds, leurs redingotes teutoniques, leurs barbes blondes et leurs casquettes grosses comme le poing. Paresseusement abandonné à ces impressions d’air pur, de beau paysage et de vagues harmonies, j’éprouvais une sensation de bien-être, un plaisir à vivre, qui se manifestaient d’une manière puérile. Tout en marchant, quand le sentier n’était pas trop escarpé, je m’amusais à lancer mon bâton ferré contre les arbres qui le bordaient; et je me souviens que j’étais fort content quand j’avais atteint mon but; ce qui, je dois en convenir, n’arrivait pas souvent.

Au milieu de ce divertissement innocent, j’approchais de la région où commence le règne des plantes alpestres. J’aperçus tout à coup, au-dessus de moi, une pelouse émaillée de rhododendrons; sous le feuillage noir des sapins, ces fleurs, semblables à des touffes de lauriers-roses, produisaient un effet dont je fus séduit. Avec une ardeur d’écolier, je quittai le sentier pour les atteindre plus tôt; et, lorsque j’en eus cueilli un bouquet, je lançai ma pique en donnant victorieusement un coup de gosier tyrolien à l’instar des étudiants, mes compagnons de pèlerinage.

Un cri d’effroi répondit au mien. Mon bâton ferré avait, dans son vol, traversé le sentier à un endroit où celui-ci faisait un coude. Au même instant j’y vis poindre la tête d’un mulet dont les oreilles étaient renversées de terreur, puis le reste du corps, et sur ce corps une femme penchée, près de tomber dans l’abîme. La frayeur me rendit immobile. Tout secours était impossible à cause de l’étroitesse [Pg 106] du chemin, et la vie de cette étrangère se trouvait à la merci de son sang-froid et de l’intelligence de sa monture. Enfin, l’animal sembla reprendre courage et se remit à marcher en baissant toutefois la tête, comme s’il eût encore entendu siffler à ses oreilles la terrible javeline. Je me laissai glisser précipitamment du rocher où j’étais, et, saisissant le mulet par la bride, j’achevai de le tirer de ce mauvais pas; je le conduisis ainsi, pendant quelque temps, jusqu’à un endroit où, le sentier s’élargissant, le danger cessait.

J’adressai alors quelques excuses à la personne dont je venais de compromettre la vie par mon imprudence, et pour la première fois je pus la regarder avec attention. Elle était jeune et bien faite; une robe de soie noire prenait à ravir sa taille élancée; son chapeau de paille était attaché à la selle, et de longs cheveux châtains, débouclés par l’air du matin, flottaient un peu en désordre sur ses joues fort pâles. En entendant ma voix elle ouvrit les yeux, que le péril lui avait fait fermer machinalement; ils me parurent les plus beaux que j’eusse vus de ma vie.

Elle regarda le précipice et détourna la tête en frissonnant. Sa vue s’arrêta ensuite sur moi et se fixa sur la touffe de rhododendrons que je tenais à la main. L’effroi de sa figure fit place à l’instant même à une expression de curiosité enfantine.

—Les jolies fleurs! s’écria-t-elle d’une voix fraîche et vibrante; monsieur, est-ce là le rhododendron?

Je lui présentai mon bouquet sans répondre; et, comme elle hésitait à le prendre:

—Si vous me refusez, lui dis-je, je ne croirai pas à votre pardon.

Pendant ce temps, les personnes avec qui elle était nous avaient rejoints. Il y avait deux autres femmes, trois ou [Pg 107] quatre hommes à cheval et plusieurs guides. Au premier mot de rhododendron, un assez gros beau monsieur, mis avec prétention, et en qui je dépistai du premier coup d’œil un patito de la belle étrangère, s’élança de son mulet et gravit la pente escarpée, pour se mettre en quête des fleurs que l’on semblait désirer; mais au moment où il redescendait tout essoufflé, une énorme botte à la main, la jeune dame avait déjà pris mon bouquet.

—Merci, monsieur de Mauléon, lui dit-elle d’un air un peu moqueur; offrez cela à ces dames. Puis, me saluant d’un léger signe de tête, elle donna un coup de cravache à son mulet, qui se remit en marche. Le reste de la société la suivit et défila devant moi en me regardant au passage comme si j’eusse été un des grands Namaquois; le gros fashionable surtout me lança un coup d’œil presque impertinent; mais je ne fus pas tenté de lui chercher querelle pour un regard plus ou moins poli. Quand la cavalcade se fut éloignée, j’allai reprendre mon bâton que je trouvai enfoncé dans le tronc d’un énorme sapin suspendu au bord du précipice, et je continuai de monter, les yeux fixés sur la jolie amazone en robe de soie noire qui chevauchait devant moi, les cheveux au vent et mon bouquet à la main.

J’arrivai quelques minutes après au pavillon du Montanvert, où se trouvait déjà une nombreuse compagnie, composée surtout d’Anglais. On y pouvait distinguer autant d’espèces de voyageurs que Sterne en dénombre. Dans un coin de l’unique chambre qui sert d’hospice, le voyageur positif à table, et se préparant aux jouissances de la mer de glace par une tranche de saucisson de Bologne et une bouteille de vin de Montméliant; sur la pelouse, le voyageur sentimental, ouvrant sa poitrine à l’air des Alpes et cherchant d’un œil extatique le chamois perché aux cimes [Pg 108] des rochers, et le fraisier fleurissant au bord de la glace; près de lui le voyageur statisticien, un plan de Chamouny à la main et en vérifiant l’exactitude, aiguille par aiguille, glacier par glacier: aiguille du Dru, aiguille Verte, aiguille des Charmoz, il lui fallait son compte; une seule de moins, c’en était fait pour lui du plaisir du voyage.

Pour moi, je dois avouer une seconde fois la frivolité, ou plutôt le raffinement de mon goût; le spectacle vraiment admirable offert à mes yeux m’intéressait beaucoup moins que la jeune étrangère qui, en ce moment, descendait avec la légèreté d’une sylphide le petit chemin de la mer de glace, à travers d’énormes blocs de granit, galet gigantesque qu’elle roule depuis le haut de la vallée.

Je ne sais quel mystérieux instinct me liait dès lors à cette femme. J’en avais rencontré de beaucoup plus belles, dont la vue m’avait laissé dans une indifférence parfaite. Celle-ci m’avait frappé d’abord. La singularité de cette première entrevue entrait sans doute pour beaucoup dans mon impression. J’éprouvais du plaisir à voir qu’elle avait conservé mon bouquet; elle le balançait d’une main en s’appuyant de l’autre sur une pique semblable à la mienne, arme indispensable pour une pareille expédition.

Les deux autres dames et même les hommes qui l’accompagnaient s’arrêtèrent presque au bord de la glace. M. de Mauléon voulut s’acquitter de son emploi de cavalier servant, mais à la première crevasse il fit halte à son tour sans manifester une plus longue envie de lutter avec les chamois. La jeune femme sembla éprouver un malicieux plaisir à contempler l’attitude prudente du sigisbé, et, loin d’écouter les recommandations qu’il lui adressait, elle se mit à courir sur le glacier en franchissant, à l’aide de son bâton, les fentes dont il était sillonné.

...Je voulus l’entraîner, mais au bout de quelques pas je la sentis chanceler...
—Dessin de WEISZ, gravure de H. MANESSE

J’admirais avec un peu d’inquiétude sa légèreté et son [Pg 109] étourderie, lorsque tout à coup je la vis s’arrêter brusquement. Par une sorte d’instinct je courus vers elle. Une crevasse énorme et d’une profondeur incommensurable était ouverte à ses pieds, azur au bord, noire au fond. On eût dit le coup de verge de Moïse dans la mer Rouge. Devant ce gouffre effroyable, mais ravissant de couleur, elle était immobile, les mains jetées en avant par un mouvement d’horreur, les yeux étincelants de désir et d’effroi, charmée comme un oiseau qui va tomber dans la gueule d’un serpent. Je connaissais l’effet irrésistible sur certains tempéraments nerveux de cette magnétique fascination de l’abîme. Je la saisis donc par le bras, et la brusquerie de ce mouvement lui fit tomber des mains la pique et la touffe de rhododendrons, qui roulèrent au fond du gouffre dont ils éveillèrent l’écho retentissant comme un tremblement de terre.

Je voulus l’entraîner, mais au bout de quelques pas je la sentis chanceler; elle était fort pâle; ses yeux s’étaient fermés. Pour la soutenir, je l’enlaçai de mon bras et la tournai du côté du nord; la froide bise en frappant son visage y ramena quelque couleur, et bientôt elle rouvrit ses beaux yeux bruns. Je ne sais quelle tendresse subite me prit alors: je serrai contre moi ce corps charmant qui s’abandonnait sans résistance. Sous ce firmament d’un bleu virginal, au milieu de ces montagnes sublimes qui tout autour de nous en supportaient le dôme, semblables aux colonnes d’un temple, entre les deux morts dont cet ange venait de courir le danger, mon cœur s’ouvrit; un flot vivant roula dans toutes mes veines; je sentis que je l’aimais, et je le lui dis.

Elle resta un instant appuyée contre ma poitrine, ses regards languissants fixés sur les miens, sans me répondre, sans m’entendre peut-être. Les cris des personnes qui l’appelaient, [Pg 110] et dont quelques-unes venaient enfin à sa rencontre, rompirent le charme. Par un mouvement simultané elle s’éloigna de moi, et je lui offris le bras comme si nous eussions été dans son salon et que j’eusse voulu la conduire à une contredanse; elle le prit, mais je ne pus m’enorgueillir de cette faveur, car à chaque pas ses genoux fléchissaient. Les crevasses les plus petites, qu’elle avait déjà franchies avec tant de légèreté, lui inspiraient une horreur que je devinais au tremblement de son bras passé sous le mien. Je fus donc obligé de faire de nombreux détours pour les éviter, et d’allonger ainsi mon chemin, ce dont je me gardai de me plaindre. Ne savais-je pas qu’arrivé au port, le monde, cette autre mer de glace, allait me la reprendre peut-être pour toujours? Nous marchions silencieusement, ou en prononçant des paroles indifférentes avec un mutuel embarras. Quand nous fûmes arrivés près des personnes qui l’attendaient, je lui dis en quittant son bras:

—Vous avez jeté mes fleurs, en sera-t-il de même de mon souvenir?

Elle me regarda et ne répondit pas. J’aimai ce silence. Je la saluai respectueusement et remontai au pavillon, pendant qu’elle racontait à ses amies son aventure, dont je pensais bien qu’elle ne dirait pas tous les détails.

Presque tous les voyageurs qui visitent Chamouny ressemblent à un O avec l’accent circonflexe. Il y a en ce lieu obligation d’ébahissement et devoir de niaiseries; chacun y apporte sa quote-part d’éjaculations admiratives dont la nature est le texte inévitable.—Il n’est pas un marchand de drap qui ne force son épouse d’admirer la nature et de se donner un torticolis en contemplant la Grande-Jorasse ou le dôme du Goûté; pas un pharmacien-droguiste qui ne relève le front avec un orgueil byronien; pas un conseiller [Pg 111] de cour royale en vacances qui n’écarquille les yeux à la manière de Diderot. Le livre des voyageurs est rempli des phrases incroyables de ces messieurs sur la puissance de leurs sensations, l’exaltation de leur esprit, le trop-plein de leur cœur, l’impossibilité d’exprimer ce qu’ils éprouvent, le sentiment de leur petitesse devant la grandeur de la nature.—L’exaltation d’un bon marchand de vin! le trop-plein d’un honnête fabricant de chandelles!—La belle chose surtout à transmettre à la postérité: un bonnetier de la rue Quincampoix s’est trouvé plus petit que le mont Blanc!!

Le livre des voyageurs au Montanvert est un recueil de béotianismes polyglottes, auquel peu de personnes refusent leur tribut; les plus modestes n’y mettent que leur nom. J’espérais apprendre ainsi celui de la voyageuse, et mon attente ne fut pas déçue. J’aperçus bientôt le gros monsieur de Mauléon occupé à mouler sa signature sur le registre en caractères dignes de M. Prudhomme; les autres membres de la petite caravane suivirent cet exemple, et la jeune dame alla enfin la dernière y écrire son nom. Lorsqu’elle se fut éloignée, je m’approchai et, prenant le livre à mon tour d’un air de négligence, je lus à la dernière ligne ces mots tracés en jolie écriture anglaise:

«Baronne Clémence de Bergenheim.»

Décoration fin de page.

[Pg 113]

Décoration tête de page.

VII

Lettre L illustrée

LA baronne de Bergenheim! s’écria Marillac; ah! birbante, j’y suis maintenant, et je pourrais te dispenser de la suite de ton histoire. C’est donc pour cela qu’au lieu de visiter les bords du Rhin, comme nous en étions convenus à Paris, tu m’as fait quitter la route de Strasbourg, sous prétexte de parcourir pédestrement les sites pittoresques des Vosges. C’est indigne d’abuser ainsi de l’innocence d’un ami. Et moi qui me laisse amener à une lieue de Bergenheim par le bout du nez...

—Paix, interrompit Gerfaut; je n’ai pas fini. Fume et écoute.

Je suivis Mme de Bergenheim jusqu’à Genève. Elle y était allée d’ici avec sa tante et avait profité de ce voyage pour voir le mont Blanc. Le lendemain de son retour, elle partit pour revenir chez elle, sans que je l’eusse rencontrée de nouveau; mais j’avais son nom, qui ne [Pg 114] m’était pas inconnu. Je l’avais entendu prononcer dans quelques maisons du faubourg Saint-Germain, et je savais que pendant l’hiver j’aurais certainement l’occasion de la voir.

Je restai donc à Genève, livré à une sensation aussi nouvelle qu’étrange. Son action se porta d’abord au cerveau, dont je sentis la glace se fondre et les sources prêtes à jaillir. Je pris la plume avec une passion semblable à un accès de rage. En quatre jours j’eus achevé deux actes du drame que je faisais alors. Jamais je n’ai rien écrit de plus nerveux et de plus coloré. Mon démon familier battait dans mes artères, courait dans mon sang, bouillonnait sous les parois de mon front comme s’il les eût voulu briser pour éclore plus vite. Ma main ne répondait plus à la course de mon imagination, et pour suivre cette cavale emportée, j’étais obligé d’écrire en hiéroglyphes.—Adieu les rêveries creuses du spleen et les méditations à la Werther! Le ciel était bleu, l’air pur, la vie bonne et heureuse. Mon talent n’était pas mort.

Quand ce premier jet se fut ralenti, l’image de Mme de Bergenheim, que j’avais à peine entrevue pendant ce temps, me revint sous une forme moins vaporeuse; je pris un plaisir extrême à me rappeler les plus petites circonstances de notre rencontre, les moindres détails de ses traits, l’ensemble de sa toilette, sa manière de marcher ou de porter la tête. Les choses dont j’avais conservé l’impression la plus vive étaient la douceur extrême de ses grands yeux bruns, la vibration presque enfantine de sa voix, une vague odeur d’héliotrope dont ses cheveux étaient parfumés, enfin la pression de sa taille souple sur mon bras et contre ma poitrine. Je me surprenais quelquefois à m’étreindre moi-même pour me rendre cette dernière sensation, et alors je ne pouvais m’empêcher de rire de ma préoccupation, digne d’un amoureux de quinze ans.

[Pg 115]

J’étais si convaincu de mon impuissance d’aimer, que l’idée d’une passion sérieuse ne me vint pas d’abord à l’esprit. Cependant, la pensée de ma belle voyageuse grandissait de plus en plus dans mon souvenir et menaçait de tout envahir. Je me soumis alors à une analyse scrupuleuse; je cherchai le siège précis de ce sentiment dont je subissais déjà le joug involontaire; pendant quelque temps encore, je me persuadai que ce n’était là qu’une exaltation de mon cerveau, une de ces ardeurs d’imagination dont j’avais éprouvé plus d’une fois les titillations passagères. Mais bientôt je compris que le mal ou le bien—car pourquoi nommer l’amour un mal?—avait pénétré dans les plus nobles régions de mon être, et je sentis mon cœur s’agiter comme un vivant enseveli qui cherche à sortir de sa tombe. Dans les cendres du volcan que je croyais éteint, une fleur germa et s’épanouit soudain, parfumée des odeurs les plus suaves, parée des couleurs les plus charmantes. L’enthousiasme naïf, la foi dans l’amour, tout le brillant cortège des fraîches illusions de la jeunesse revint comme par enchantement saluer la nouvelle rose de ma vie; il me sembla moi-même être créé une seconde fois, création au-dessus de la première, puisque j’y assistais en intelligence, puisque j’en comprenais les mystères en en savourant les délices. A l’aspect de cette destinée de régénération, mon passé ne fut plus à mes yeux qu’une ombre au fond d’un abîme. Je me tournai vers l’avenir avec la religion du musulman qui s’agenouille en regardant l’Orient, et je pris en pitié mon esprit, en pensant au cœur qui venait de m’être donné.—J’aimais!

Je revins à Paris, et je mis d’abord en réquisition Casorans, qui connaît le faubourg Saint-Germain de Dan à Bersheba.

[Pg 116]

—Mme de Bergenheim, me dit-il, une femme à la mode, pas très jolie, assez spirituelle, fort aimable. C’est une de nos coquettes à seize quartiers de noblesse et à vingt-quatre carats de vertu, qui ont toujours à leur char deux patients accouplés et un troisième sous verge, sans qu’il soit possible de trouver mot à dire sur leur conduite. En ce moment, Mauléon et d’Arzenac composent l’attelage; je ne connais pas le sous verge.—Elle doit passer l’hiver ici chez sa tante, Mlle de Corandeuil, une des plus laides et des plus méchantes vieilles filles de la rue de Varennes.—Le mari est un brave garçon, qui, depuis la révolution de Juillet, vit dans ses terres, coupe ses bois et tue ses sangliers sans s’inquiéter autrement de sa femme.

Il me nomma ensuite les maisons que ces dames fréquentaient principalement, et me quitta en me disant d’un air narquois:

—Tiens-toi bien si tu veux essayer la puissance de tes séductions sur la petite baronne: qui s’y frotte s’y pique!

Ce renseignement, de la part d’une vipère comme Casorans, me satisfit de toute manière. Évidemment la place n’était pas prise; imprenable, c’était autre chose.

Avant le retour de Mme de Bergenheim, je commençai à me montrer assidu dans les maisons dont mon ami m’avait parlé. Ma position au faubourg Saint-Germain est singulière, mais bonne, à mon avis; j’y ai assez de liens de famille pour être soutenu par plusieurs si je suis attaqué par beaucoup, et c’est l’essentiel. Grâce à mes œuvres, je suis, il est vrai, regardé comme un athée et un jacobin; à part ces deux petits travers, on me trouve assez bien. Puis, comme il est notoire que j’ai repoussé certaines avances du gouvernement actuel et refusé l’an dernier la croix d’honneur, cela fait compensation et me lave à moitié de mes crimes. De plus, je passe pour avoir une certaine érudition en blason, que je dois à un de mes oncles, dénicheur [Pg 117] déterminé de prétentions généalogiques. Cela m’attire une considération dont je ris quelquefois en voyant des personnes qui me détestent cordialement me saluer comme le curé de Saint-Eustache saluait Bayle, de peur que je ne tire à leur saint. D’ailleurs, en ce pays-là, je ne suis plus Gerfaut de la Porte-Saint-Martin ou du libraire à la mode, je suis le vicomte de Gerfaut.—Avec tes idées de bourgeois, tu ne comprends peut-être pas...

—Bourgeois! cria Marillac en bondissant sur son fauteuil, qu’est-ce que tu me chantes là? as-tu envie que demain nous allions nous couper la gorge avant déjeuner? Bourgeois! pourquoi pas épicier? Je suis artiste, entends-tu?

—Ne te fâche pas; je voulais dire qu’en certains lieux le titre de vicomte a conservé une puissance de séduction que tu ne lui supposais peut-être pas d’après tes idées artistiques, mais plébéiennes, de l’an de grâce 1832.

—A la bonne heure.

—Aux yeux des personnes qui tiennent encore aux hochets nobiliaires, et toutes les femmes sont du nombre, vicomte est une recommandation. Il y a dans ce nom je ne sais quoi de fluet et de cavalier qui sied très bien à un jeune célibataire. De tous les titres, duc hors ligne, c’est celui qui a le meilleur air. Molière et Regnard ont fait tort à marquis. Comte s’est furieusement embourgeoisaillé, grâce aux sénateurs de l’empire. Quant à baron, à moins de s’appeler Montmorency ou Beaufremont, c’est le galon de laine de la noblesse; vicomte, au contraire, est sans reproche; il exhale un parfum mêlé d’ancien régime et de jeune France; enfin Chateaubriand est vicomte.

Au faubourg Saint-Germain je suis donc vicomte d’abord, homme d’esprit ensuite, à supposer que j’aie quelque esprit, comme veulent bien le dire mes flatteurs. Je relie mes œuvres avec mes parchemins, je roule mon talent dans [Pg 118] mon titre comme une pilule un peu amère dans une poudre sucrée. Voilà ma recette pour faire digérer les énormités de mes abominations aux douairières et aux chevaliers de Coblentz.

En parlant gentilhommerie, je reviens à mon propos. Je feuilletais un jour, par hasard, l’article de ma famille dans le Dictionnaire de Saint-Allais; je trouvai qu’en 1569 un de mes ancêtres, Christophe de Gerfaut, avait épousé une demoiselle Iolande de Corandeuil.

—O mon aïeul! ô mon aïeule! m’écriai-je, vous aviez d’étranges noms de baptême; mais n’importe, je vous rends grâce. Vous allez me servir de grappin d’abordage; je serai un grand maladroit si, à la première rencontre, la vieille tante esquive le Christophe.

Quelques jours après, j’allai chez la marquise de Chameillan, une des plus saintes maisons du noble faubourg. Quand j’y arrive, je suis habitué à produire la sensation que causerait sans doute Belzébuth s’il mettait le pied dans un des salons du paradis. Ce soir-là, je fis mon effet ordinaire. Lorsqu’on m’annonça, je vis une certaine ondulation de têtes dans les groupes des jeunes femmes qui se parlaient à l’oreille, beaucoup de regards curieux fixés sur moi, et parmi ces beaux yeux, deux plus beaux que tous les autres: c’étaient ceux de la belle voyageuse du Montanvert.

J’échangeai avec elle un rapide regard, un seul; après avoir salué la maîtresse de la maison, je me mêlai à la foule des hommes et j’interrogeai un ex-pair sur je ne sais quelle question politique, en évitant de regarder de nouveau du côté de Mme de Bergenheim.

Un moment après, Mme de Chameillan vint offrir au pair une carte pour le whist; il s’excusa, ne pouvant rester.

[Pg 119]

—Je n’ose pas vous prier de faire la partie de Mlle de Corandeuil, me dit-elle en se tournant vers moi; d’ailleurs, je n’entends pas assez mal mes intérêts et le plaisir de ces dames, pour vous exiler à une table de jeu.

Je pris la carte qu’elle m’offrait à demi, avec un empressement qui dut lui faire supposer que j’étais devenu pendant mon voyage un petit Bewerley.

Mlle de Corandeuil était bien la laide et revêche personne dont m’avait parlé Casorans; mais eût-elle été plus effroyable que les sorcières de Macbeth, j’étais décidé à faire sa conquête. Je commençai donc à jouer avec une attention inaccoutumée. J’étais son partner, et je connais par expérience l’horreur profonde qu’inspire aux vieilles femmes la perte de leur argent. Jamais je n’ai souhaité de réussir au jeu comme ce soir-là. Grâce au ciel, nous gagnâmes. Mlle de Corandeuil, qui a quarante mille livres de rentes, n’était nullement insensible à un bénéfice de deux ou trois louis. Ce fut donc avec un air presque gracieux qu’en quittant la table elle me fit compliment sur ma manière de jouer.

—Je contracterais volontiers avec vous, me dit-elle, une alliance offensive et défensive.

—L’alliance est déjà contractée, mademoiselle, répondis-je, en prenant la balle au bond.

—Comment cela, monsieur? reprit-elle en levant la tête d’un air de dignité, comme si elle se fût apprêtée à repousser quelque phrase impertinente.

Je me redressai gravement de mon côté et j’imprimai à mes traits une physionomie féodale.

—Mademoiselle, je tiens à honneur d’appartenir à votre famille, d’un peu loin à la vérité, et c’est ce qui me fait parler d’alliance entre nous comme de chose déjà conclue. En 1569, un de mes ancêtres, Christophe de Gerfaut, [Pg 120] capitaine des arquebusiers du roi Charles IX, épousa Mlle Iolande de Corandeuil, une de vos grand’tantes.

—Iolande est en effet un nom de ma famille, repartit la vieille fille avec le sourire le plus affable que comportât son visage; je le porte encore moi-même. Les Corandeuil, monsieur, n’ont jamais renié leurs alliances, et c’est un plaisir pour moi de reconnaître ma parenté avec un homme tel que vous. Nous traitons de cousins des alliés de 1300.

—Je suis plus rapproché de vous de trois siècles, repris-je à mon tour d’une voix insinuante; puis-je espérer que cette bonne fortune sera à vos yeux un titre qui m’autorise à vous présenter mes respects?

Mlle de Corandeuil répondit à ma tartuferie par une permission de l’aller voir octroyée dans les termes les plus polis. Mon attention n’était pas tellement absorbée par notre dialogue que je ne visse, pendant ce temps, dans une glace, l’intérêt avec lequel Mme de Bergenheim suivait de l’œil ma conversation avec sa tante; mais je n’eus garde de me retourner et je la laissai partir sans lui adresser un second regard.

Trois jours après, j’allai faire ma première visite. Mme de Bergenheim reçut mon salut en femme prévenue, et par conséquent préparée. Nous échangeâmes encore un seul regard rapide et profond, mais ce fut tout. Profitant ensuite des visites assez nombreuses qui assuraient à chacun sa liberté, je me mis à observer d’un œil exercé le terrain où je venais de poser le pied.

Avant la fin de la soirée, j’avais reconnu la justesse des renseignements de Casorans. Parmi tous les hommes qui étaient là, je ne trouvai réellement que deux prétendants en titre: M. de Mauléon, dont l’insignifiance était notoire, et M. d’Arzenac, qui, au premier coup d’œil, pouvait paraître [Pg 121] plus dangereux. Grâce à une centaine de mille livres de rentes, d’Arzenac, homme de qualité d’ailleurs, jouit dans le monde d’une des plus belles positions qu’on puisse désirer; il n’est au-dessous ni de son nom ni de sa fortune; irréprochable dans ses mœurs comme dans ses manières; suffisamment instruit; d’une politesse exquise, mais réservée; connaissant parfaitement le terrain qu’il pratiquait; faisant, avec cela, plus de frais auprès des femmes qu’il n’est d’usage parmi les pachas de la jeune France, il était, sans contredit, la fleur des pois du salon de Mlle de Corandeuil. Malgré tous ces avantages, un examen attentif me démontra que sa position était désespérée. Mme de Bergenheim le recevait fort bien, trop bien. Elle l’écoutait ordinairement avec un sourire, dans lequel on pouvait lire un certain degré de reconnaissance pour les attentions qu’il lui prodiguait. Elle le voyait volontiers à sa suite au bois de Boulogne, car il est fort beau cavalier; enfin, il était son partner favori pour le galop, qu’il danse avec une perfection hongroise. Là s’arrêtaient ses succès.

Au bout de quelques jours, le terrain étant scrupuleusement exploré, et les prétendants, grands ou petits, passés au crible l’un après l’autre, il me fut prouvé que Clémence n’aimait personne.

—Elle m’aimera, dis-je, le soir où ma conviction fut définitivement arrêtée. Pour formuler d’une manière aussi tranchante l’accomplissement de mon désir, je me fondais sur les propositions suivantes, qui sont pour moi des articles de foi:

Aucune femme n’est infaillible,
L’amour seul préserve de l’amour.

Donc, la femme qui n’aime pas, et qui a résisté à neuf amants, cédera au dixième.

[Pg 122]

Il ne s’agissait que d’être ce dixième. Ici commençait le problème à résoudre.

Mme de Bergenheim n’était mariée que depuis trois ans; son mari, jeune et de bonne mine, passait généralement pour le modèle des époux: si ces dernières considérations avaient peu d’importance, la première était d’un grand poids. Selon toute probabilité, il était trop tôt. Sans être belle, elle plaisait beaucoup et à beaucoup; second obstacle, la sensibilité chez les femmes se développant presque toujours en raison inverse de leurs succès. Elle avait de l’esprit; même observation. Elle était merveilleusement aristocrate. Or je savais que si les grandes dames sont plus que toutes les autres esclaves de leurs amants, elles se vengent volontiers sur les aspirants de cette soumission au génie masculin. Enfin, fort à la mode, fort courtisée, fort enviée, elle se trouvait sous la surveillance spéciale des dévotes, des vieilles filles, des beautés en retraite, en un mot de toute cette maréchaussée féminine, dont les yeux, la bouche et les oreilles semblent avoir mission expresse de désoler les cœurs sensibles, en veillant à la conservation des bonnes mœurs.

Cette masse de difficultés, dont aucune ne m’échappait, plissait mon front d’autant de rides que si j’eusse été chargé de résoudre instantanément toutes les propositions d’Euclide. Elle m’aimera! ces mots flamboyaient sans cesse devant moi; mais le moyen d’atteindre ce but? Nulle idée satisfaisante ne me venait. Les femmes sont si capricieuses, si profondes, si indéchiffrables! Avec elles c’est chose si tôt faite que de se perdre! une fausse démarche, une gaucherie, un manque de tact ou d’intelligence, un quart d’heure trop tôt ou trop tard! Une seule chose était évidente: il fallait un grand déploiement de séductions, un plan complet de stratégie galante; mais lequel?

[Pg 123]

Il était loin de nous, ce paradis terrestre du Montanvert, où j’avais pu, en moins de temps qu’il n’en faut pour une contredanse, l’exposer à la mort, la sauver ensuite, et lui dire, pour conclusion: «Je vous aime!» Dans les salons, la passion n’a pas ces allures libres et dramatiques; à la lueur des bougies, les fleurs se flétrissent; l’atmosphère des bals et des fêtes oppresse de sa tiédeur étouffante le cœur, si prompt à se dilater à l’air pur des montagnes; à Paris, l’inattendu et l’entraînement du glacier eussent été folie ou inconvenance. Là-bas, peut-être, dès le premier jour, une naïve sympathie, plus forte que les conventions sociales, nous eût faits, l’un pour l’autre, Octave et Clémence. Ici, elle était la baronne de Bergenheim, j’étais le vicomte de Gerfaut. Il me fallait forcément rentrer dans la route ordinaire, commencer le roman par la première page, sans savoir comment y rattacher le prologue.

Quel serait donc mon plan de campagne?

Me ferais-je homme aimable? chercherais-je à captiver son attention et ses bonnes grâces par cette continuité de petits soins, de flatteries délicates, d’assiduités habiles qui constituent ce qu’on appelle classiquement l’art de faire sa cour? Mais d’Arzenac s’était emparé de ce rôle et le remplissait avec une supériorité qui rendait toute concurrence impraticable. Je voyais, d’ailleurs, où cela l’avait mené. Pour enflammer ce cœur, il fallait une étincelle plus active qu’une galanterie de dameret, qui flattait la vanité sans arriver jusqu’à l’âme.

Il y avait le système passionné, l’amour ardent, dévorant et féroce. Il est des femmes sur qui des soupirs convulsivement tirés du fond de l’estomac, des sourcils froncés d’une manière fantastique, des yeux dont on ne voit que le blanc, et qui semblent dire: Aime-moi, ou je te tue! produisent un effet prodigieux. J’avais moi-même éprouvé [Pg 124] la puissance de cette fascination en l’exerçant un jour, par désœuvrement, sur une bonne et blonde créature qui trouvait ravissant d’avoir pour amant un Raoul barbe-bleue. Mais les coins un peu abaissés de la bouche de Clémence renfermaient parfois une expression d’ironie qui eût bravé Othello lui-même.

Elle a de l’esprit et elle le sait, me disais-je; l’attaquerai-je par là? Les femmes aiment assez cette petite guerre; cela leur donne l’occasion d’étaler un trésor de jolies mines, de bouderies piquantes, de frais éclats de rire, de caprices gracieux dont elles connaissent l’effet. Serai-je le Bénédict de cette Béatrix? Mais avec cela on ne fait guère qu’un prologue, et je désirais fort arriver à l’épilogue.

Je passai successivement en revue les différentes routes qu’un amant peut prendre pour arriver à son but; je récapitulai toutes les méthodes plus ou moins infaillibles de séduction; en un mot, je répétai ma théorie comme un lieutenant qui va commander l’école de bataillon.—Quand j’eus fini, je me trouvai aussi peu avancé qu’au commencement.

—Au diable les systèmes! m’écriai-je; je ne serai pas si dupe que d’adopter avec préméditation un rôle de roué, tandis que je me sens appelé à jouer au naturel celui d’amant. Sentir vaut mille fois mieux qu’analyser. Fasse des expériences de Lovelace qui voudra! pour moi j’aimerai; à tout prendre, c’est encore ce qu’il y a de mieux pour plaire.—Et je sautai dans le torrent, la tête la première, sans plus m’inquiéter du lieu d’abordage.

Tandis que je combinais mon attaque, Mme de Bergenheim s’était mise sur ses gardes et avait fait de son côté des préparatifs de défense; intriguée de ma réserve, qui contrastait singulièrement avec ma conduite presque extravagante lors de notre première entrevue, son intelligence [Pg 125] de femme y avait pressenti un plan qu’elle se proposait bien de déjouer. J’étais deviné en partie, mais je devinais tout à fait: j’avais donc l’avantage.

Je ne pus m’empêcher de sourire en remarquant sa coquetterie traîtresse, lorsque je me décidai à suivre naïvement les inspirations de mon cœur, au lieu de choisir pour guide les calculs de mon esprit. Chaque fois que je tenais sa main en dansant avec elle, je croyais sentir une petite griffe prête à percer la peau glacée du gant. Mais, en attendant l’égratignure, c’était patte de velours bien douce et bien abandonnée; et moi, qui me prêtais de tout mon pouvoir à sa tromperie, je ne me sentais pas trop dupe. Avec l’espèce d’éclat que jetait sur moi une réputation bien ou mal méritée, il était évident que je lui paraissais une conquête de quelque prix, une victime à laquelle on ne pouvait trop prodiguer les fleurs pour l’amener jusqu’à l’autel de l’immolation. Pour première chaîne autour de mon cou, le Mauléon, le d’Arzenac et tutti quanti me furent sacrifiés sans que j’eusse besoin de solliciter d’un regard ce licenciement général. J’interprétai comme je devais cette réforme. Je compris qu’on voulait concentrer contre moi toutes les séductions, afin de ne me laisser aucun moyen de salut; on négligeait les lièvres pour courre le cerf. Tu voudras bien excuser ma fatuité.

Cette conduite me blessa d’abord, puis je la lui pardonnai, lorsqu’un examen plus attentif m’eût appris à mieux connaître le caractère de cette adorable femme. Chez elle, la coquetterie n’était pas un vice du cœur ou une indélicatesse de l’esprit; c’était l’enfantillage d’une âme inoccupée; n’ayant rien de mieux à faire, elle s’y livrait comme à un passe-temps légitime, sans y mettre ni importance ni scrupule. Comme toutes les femmes, elle aimait à plaire; ces succès étaient doux à sa vanité; l’encens lui portait [Pg 126] peut-être parfois à la tête, mais, au milieu de ce tourbillon, son cœur restait dans une paix aussi candide que parfaite. Elle trouvait si peu de danger pour elle-même à ce jeu qu’elle jouait: il ne lui paraissait pas qu’il pût en avoir de fort sérieux pour les autres, et peut-être ne s’en inquiétait-elle guère. Les passions véritables ne sont pas tellement communes, par les salons de Paris, qu’une jolie femme doive concevoir de fort grands remords de plaire sans aimer. Le pistolet de Werther n’entre pas d’ordinaire dans le mobilier des élégants du boulevard de Gand.

Mme de Bergenheim était donc coquette avec une ingénuité et une confiance sans égales. N’ayant appris l’amour nulle part, pas même de son mari, elle regardait son petit manège comme un droit de son état, conquis le jour de ses noces, ainsi que les diamants et les cachemires. Il y avait dans le timbre plus frais que touchant de sa voix, dans l’innocence de ses grands yeux, qu’elle laissait quelquefois reposer sur les miens sans songer à les détourner, dans une sorte d’élasticité générale qui semblait marquer sa place à la danse plus qu’au divan, enfin dans mille nuances fines et délicates qu’un amant seul sait apprécier, quelque chose qui disait: je n’ai jamais aimé. Pour moi, je le crus; on est si heureux de croire!

Loin de m’inquiéter du piège, j’y donnai au contraire tête baissée, et je présentai mon front au joug avec une docilité dont elle dut, je pense, se divertir; mais j’espérais bien ne pas être seul à le porter. Une coquette qui se pavane froidement au soleil de ses triomphes ressemble à ces maîtres nageurs qui font admirer aux spectateurs la grâce de leurs poses; qu’un courant imprévu se rencontre, l’artiste est entraîné, et noyé quelquefois, sans qu’il lui serve beaucoup de faire la coupe avec élégance. Jetez Célimène dans le courant d’une passion véritable—je n’entends [Pg 127] pas la brutalité d’Alceste,—il est à parier que la coquetterie sera emportée par l’amour; j’avais une telle foi dans le mien, que je croyais pouvoir préciser le moment où je commanderais à la victoire, sûr d’être obéi.

Tu sais que, l’hiver dernier, la tristesse et l’ennui étaient d’étiquette dans un certain monde mis en deuil par la révolution de Juillet. Les réunions étaient fort rares; il n’y avait ni bals ni grandes soirées; c’est à peine si l’on se permettait de danser au piano en petit comité. Une fois que je fus installé sur un pied convenable dans le salon de Mlle de Corandeuil, cela me servit au lieu de me nuire, en me donnant l’occasion de voir plus souvent Clémence dans une espèce d’intimité.

Il serait trop long de te détailler ici les mille incidents qui composent l’histoire de toutes les passions. Profitant de sa coquetterie, qui la portait à me bien accueillir, pour me faire expier ensuite mes succès, ma passion pour elle fut bientôt chose convenue entre nous; elle m’écoutait en riant, en se moquant; mais enfin elle ne me contestait pas le droit de parler. Elle avait fini par prendre mes lettres, après avoir été contrainte de les recevoir par une foule de stratagèmes où j’usais, en vérité, une imagination incroyable. J’étais donc écouté et lu; je n’en demandais pas davantage.

Dès le premier instant, mon amour avait été son secret ainsi que le mien; mais chaque jour je faisais étinceler à ses yeux quelque facette inattendue de ce prisme aux mille couleurs. Même après lui avoir répété cent fois combien je l’adorais, ma tendresse avait donc encore pour elle l’attrait de l’inconnu. J’avais réellement au cœur quelque chose d’intarissable, et j’étais sûr de l’enivrer à la fin de ce philtre que je lui versais incessamment et qu’elle buvait en se jouant comme un enfant.

[Pg 128]

Un jour, je la trouvai rêveuse. Pendant le moment très court où je pus lui parler, elle ne me répondit pas avec son enjouement habituel; l’expression de ses yeux était changée, leur éclat avait quelque chose de plus intérieur et de moins rayonnant; au lieu de m’éblouir de leur splendeur excessive, comme cela m’était quelquefois arrivé, il me sembla qu’ils s’amollissaient en se fixant sur les miens et que mon regard pénétrait leurs prunelles humides et attendries; elle tenait les paupières un peu baissées, comme si elle eût éprouvé de la fatigue à être ainsi contemplée par moi. En me parlant, sa voix avait une vibration sourde et amortie, un je ne sais quoi indéfinissable dont la langueur alla au fond de mon âme. Elle ne m’avait jamais regardé de ces yeux, elle ne m’avait jamais parlé de cette voix. Ce jour-là, je sus qu’elle m’aimait.

Je revins chez moi, le ciel dans le cœur, car je l’aimais aussi, cet ange si séduisant; je l’aimais avec une tendresse dont je m’étais cru incapable ou déchu. A la violence du sentiment dont j’étais pénétré, je m’indignais de ces lieux communs qui veulent qu’on ne sache bien aimer que la première fois, comme si le moment véritable de comprendre la passion dans son immensité et dans ses nuances les plus subtiles n’était pas à cette époque où la vie n’est plus un rêve et n’est point encore un souvenir, où l’homme ne la voit ni devant ni derrière lui, mais la sent en lui-même et l’use avec une sorte de rage, car il sait combien est unique et fugitive dans l’existence cette période qui porte toutes les facultés à l’apogée de leur force et de leur plénitude.

Quand je revis Mme de Bergenheim, je la trouvai complètement changée à mon égard: une gravité glaciale, un sérieux impassible, une fierté ironique ou dédaigneuse, avaient remplacé l’abandon attractif de sa première manière [Pg 129] d’être. Malgré ma forte détermination d’aimer avec candeur, il m’était impossible de revenir à l’âge heureux où les sourcils froncés de la belle idole que l’on courtise vous inspirent tout d’abord l’idée d’aller vous jeter à l’eau. Je ne pouvais m’isoler de mon expérience. Mon cœur était rajeuni, mais ma tête était restée vieille. Je ne me désespérai donc pas le moins du monde de ce changement d’humeur et de la bourrasque qu’il me présageait. Depuis longtemps je l’attendais, je la désirais. Ne faut-il pas traverser la lune rousse pour atteindre le printemps?

Maintenant, me disais-je, la coquetterie est tournée, enlevée, battue sur tous les points; il n’en sera plus guère question. On a vu que la partie était un peu trop forte et que la campagne n’était pas tenable. On va s’enfermer dans la place, pour s’y occuper de la défense et non plus de l’attaque. Nous passons donc de la période des sourires aimables, des doux regards, des demi-aveux, à celle de l’effarouchement, de la sévérité, de la pruderie, en attendant les remords et les désespoirs du dénouement. Je suis sûr qu’elle fait en ce moment un appel complet de ses troupes de résistance. A partir d’aujourd’hui, vont entrer en ligne le devoir, la fidélité conjugale, l’honneur et autres beaux sentiments qui demanderaient un dénombrement à la façon d’Homère. Au premier assaut, tous ces gros bataillons de ménage vont faire une furieuse sortie; si je parviens à les culbuter et à me loger dans les fossés de la place, il y aura alors convocation de l’arrière-ban, et l’on fera pleuvoir sur ma tête, en guise de pierres et de poix bouillante, la vertu, la religion, le ciel et l’enfer.

—Tout le tremblement du conjungo, dit Marillac.

—Je calculai la puissance et la durée approximative de ces différents moyens de défense. Le tout me parut une question de temps, dont, à quelques jours près, on pouvait [Pg 130] fixer le terme. Tant pour le mari, tant pour le confesseur. Je méritais d’être souffleté pour ma présomption; je le fus.

Pour une victoire, il faut un combat. Malgré tous mes efforts, toutes mes ruses, toutes mes roueries en un mot, il me fut impossible d’obtenir ce combat; je ne réussis pas même, malgré mes provocations, à faire éclater la vertueuse bordée conjugale que j’attendais. Mme de Bergenheim resta enveloppée dans sa réserve systématique, avec une prudence et une habileté incroyables d’après son caractère. Pendant toute la fin de l’hiver, je ne trouvai plus une seule fois l’occasion de lui parler sans témoins. Comme j’avais fini par rendre tous les soirs ma figure presque inamovible dans le salon de sa tante, elle n’y venait jamais que lorsqu’il y avait déjà du monde; elle ne sortait plus seule, et partout où je pouvais la rencontrer, j’étais sûr de la voir établir entre nous un triple rempart de femmes, au milieu desquelles il m’était impossible de lui adresser un mot. Enfin, c’était une résistance désespérée, et pourtant elle m’aimait. Je voyais ses joues pâlir insensiblement; ses yeux, si brillants, étaient souvent cernés comme si le sommeil les eût fuis; quelquefois je les surprenais attachés sur moi lorsqu’elle croyait n’être pas aperçue; mais alors elle les détournait aussitôt.

Elle avait été coquette et indifférente, elle était maintenant aimante, mais vertueuse. Je me donnais à tous les démons imaginables.

Le printemps était revenu. Un soir, j’allai chez Mlle de Corandeuil, indisposée depuis quelques jours. Je fus reçu cependant, probablement par une erreur du domestique. En entrant dans le salon j’aperçus Mme de Bergenheim; elle était seule et brodait, assise sur un divan. Il y avait plusieurs vases de fleurs dans les embrasures des fenêtres, [Pg 131] dont les rideaux ne laissaient pénétrer qu’un demi-jour mystérieux. Ces parfums de camélias et d’héliotropes, cette espèce d’obscurité, la solitude où je la trouvais, me portèrent à la tête un enivrement soudain; je fus obligé de m’arrêter un instant pour apaiser le battement de mon cœur.

Elle s’était levée en entendant prononcer mon nom; sans parler, sans quitter sa broderie, elle me montra un fauteuil et se rassit; mais, au lieu d’obéir, je me laissai tomber à genoux devant elle et je pris ses deux mains, qu’elle ne retira pas. Il m’eût été impossible de lui dire un autre mot avant: je t’aime! Je lui dis donc toute ma tendresse. Oh! j’en suis sûr, mes paroles pénétrèrent jusqu’au fond de son âme, car je les sentais brûler en sortant de la mienne. Elle m’écouta sans m’interrompre, sans me répondre, le visage penché vers moi, comme si elle eût respiré une fleur. Et quand je la suppliai de me parler, quand j’implorai un seul mot, mais un mot de son cœur, elle retira une de ses mains prisonnières et la posa sur mon front en le renversant par ce geste si familier aux femmes. Elle me regarda longtemps ainsi; ses yeux mouraient sous leurs paupières, et leur langueur était si pénétrante qu’il vint un moment où je fermai les miens, ne pouvant plus la supporter. La fascination de ce regard, le contact de sa main sur mes cheveux, me plongèrent pendant un instant dans une torpeur magnétique d’une volupté si douce que je désirais en mourir.

Un frisson qui la fit tressaillir, et dont je reçus la commotion électrique, me réveilla. En ouvrant les yeux, je vis sa figure baignée de larmes. Elle s’était jetée en arrière et me repoussait. Je me levai avec impétuosité, je m’assis à ses côtés et je la pris dans mes bras.

—N’est-ce pas que je suis bien malheureuse? dit-elle. Et elle se laissa tomber sur ma poitrine en sanglotant.

[Pg 132]

—Madame la comtesse de Pontiviers, annonça le domestique, que j’aurais assassiné de grand cœur, ainsi que la bohémienne dont il était suivi.

Je n’ai plus revu à Paris Mme de Bergenheim. Le lendemain je fus obligé d’aller à Bordeaux pour ce procès que tu connais. A mon retour, au bout de trois semaines, elle était partie depuis longtemps. J’ai appris, enfin, qu’elle était ici, et j’y suis venu. Voilà où en est mon drame.

Maintenant, tu penses bien que je ne t’ai pas raconté cette longue histoire pour le plaisir de te faire veiller jusqu’à une heure du matin. J’ai voulu t’expliquer qu’il s’agit pour moi d’une chose sérieuse, afin que tu ne refuses pas ce que j’ai à te demander.

—Je te vois venir, dit Marillac d’un air pensif.

—Tu connais Bergenheim, tu iras le voir demain. Il t’invitera à passer quelques jours chez lui; tu resteras à dîner. Tu y verras Mlle de Corandeuil, devant qui tu prononceras mon nom en parlant de notre voyage pittoresque; et, avant le soir, ma vénérable cousine de 1569 m’aura envoyé une invitation d’aller la voir.

—J’aimerais mieux te rendre tout autre service que celui-là, répondit l’artiste en se promenant à grands pas. Je sais bien que les célibataires doivent, en toute circonstance, se soutenir contre les maris; mais ça n’empêche pas que je n’aie un remords de conscience. Tu sais que j’ai sauvé la vie à Bergenheim?

—Rassure-toi... Jusqu’à présent il ne court pas de fort grands dangers. D’une pareille démarche il ne résultera probablement, pour moi, que le petit plaisir de contrarier cette cruelle qui m’a défié aujourd’hui. Est-ce convenu?

—Puisque tu le veux! Mais quand notre visite sera faite, nous mettrons-nous à notre drame, ou ferons-nous la [Pg 133] Chaste Suzanne, opéra en trois actes? Car, enfin, avec ta passion, tu négliges furieusement l’art.

—La Chaste Suzanne, et toute la Bible en vaudevilles, si tu l’exiges. A demain donc.

—A demain!

Décoration fin de page.

[Pg 135]

Décoration tête de page.

VIII

Lettre I illustrée

IL était trois heures après-midi; le salon du château de Bergenheim offrait sa physionomie et ses hôtes accoutumés. Le feu du foyer allumé pendant la matinée s’éteignait lentement aux rayons, qu’à travers les fenêtres entr’ouvertes, projetait sur le parquet un beau soleil d’automne. Devant la cheminée, Mlle de Corandeuil, étendue dans son grand fauteuil, Constance à ses pieds, lisait, selon son habitude, les journaux qui venaient d’arriver. Sur le balcon, Mme de Bergenheim semblait fort occupée d’un ouvrage de tapisserie posée sur ses genoux; mais la lenteur de son aiguille et les singulières erreurs qu’elle commettait parfois indiquaient que son esprit voyageait fort loin des fleurs écloses sous ses doigts. Elle venait d’achever un lis du plus beau noir, qui faisait un étrange contraste avec ses frères, lorsqu’un domestique entra.

[Pg 136]

—Madame, dit-il, il y a là une personne qui demande M. le baron.

—Est-ce que M. de Bergenheim n’est pas chez lui? répondit Mlle de Corandeuil.

—Mademoiselle, monsieur vient de sortir à cheval avec Mlle Aline.

—Quelle est cette personne?

—C’est un monsieur; mais je ne lui ai pas demandé son nom.

—Faites entrer.

Aux premiers mots du domestique, Clémence s’était levée, en jetant son ouvrage sur le fauteuil; elle fit un mouvement pour sortir, mais, par réflexion, elle vint se rasseoir et reprit sa tapisserie avec une nouvelle ardeur, indifférente en apparence à ce qui allait arriver.

—Monsieur de Marillac, annonça le laquais en ouvrant une seconde fois la porte.

Mme de Bergenheim jeta un coup d’œil rapide sur l’individu qui se présentait et respira ensuite fortement.

Après avoir rétabli l’harmonie de sa coiffure à la Périnet, l’artiste entra dans le salon en s’élargissant les épaules et en se cambrant la taille. Serré à étouffer dans sa courte redingote de voyage et balançant avec aisance un minime chapeau gris, il salua respectueusement les deux femmes et se posa ensuite comme un portrait de Van Dyck.

A l’aspect de cette figure formidablement barbue, Constance éprouva une terreur qui dompta l’instinct de son caractère hargneux. Au lieu de sauter, selon son usage, aux jambes du nouvel arrivant, elle se réfugia, en poussant des grognements sourds, sous le fauteuil de sa maîtresse; celle-ci, au premier coup d’œil, partagea, sinon la frayeur, au moins une partie de la répulsion de son carlin. Parmi [Pg 137]ses nombreuses antipathies, Mlle de Corandeuil haïssait la barbe. Sentiment commun à toutes les vieilles femmes, qui tolèrent peu les moustaches:—les hommes n’en portaient pas en 1780.

Les yeux de Marillac s’arrêtèrent d’abord involontairement sur les tableaux et les autres détails pittoresques d’une chambre qui avait droit à l’attention d’un connaisseur; mais il comprit que le moment n’était pas opportun pour se livrer à une contemplation artistique et qu’il fallait laisser les morts pour les vivants.

—Mesdames, dit-il, je dois avant tout vous demander pardon d’entrer ainsi sans avoir eu l’honneur de vous être présenté. J’espérais trouver ici M. de Bergenheim, avec qui je suis fort lié. On m’avait dit qu’il était au château.

—Les amis de mon mari, monsieur, n’ont pas besoin de présentation chez lui, répondit Clémence; M. de Bergenheim ne tardera sans doute pas à rentrer.—Et avec un geste gracieux elle lui montra un fauteuil.

—Votre nom ne m’est pas inconnu, monsieur, dit à son tour Mlle de Corandeuil, qui avait réussi à calmer l’agitation de Constance; je me souviens fort bien de l’avoir entendu prononcer par M. de Bergenheim.

—Nous avons été au collège Henri IV ensemble, quoique j’aie quelques années de moins que Christian.

—Mais, dit Mme de Bergenheim frappée d’un souvenir subit, il y a entre vous plus qu’une liaison de collège. N’est-ce pas vous, monsieur, qui avez sauvé la vie à mon mari, en 1830?

Marillac inclina la tête en souriant, puis il s’assit. C’était une prise de possession dont le droit était incontestable. Mlle de Corandeuil elle-même ne pouvait se dispenser d’accueillir gracieusement le sauveur de son neveu, eût-il eu d’aussi longues moustaches que ce shah de Perse, qui nouait les siennes en rosette derrière son cou.

[Pg 138]

Après quelques échanges de compliments, Mme de Bergenheim, avec l’amabilité d’une maîtresse de maison qui cherche les sujets de conversation propres à faire valoir les personnes qu’elle reçoit, reprit:

—Mon mari, qui n’aime pas à parler de lui, n’a jamais voulu nous raconter les détails de l’aventure dans laquelle il courut un si grand danger. Seriez-vous assez bon pour satisfaire notre curiosité à cet égard?

Entre autres prétentions, Marillac avait celle de conter d’une manière impressionnante, comme il disait lui-même. Ces paroles retentirent donc à ses oreilles aussi mélodieusement que la demande d’une romance à celles d’une dame qui se fait prier, tout en mourant d’envie de chanter.

—Mesdames, dit-il en croisant un genou sur l’autre et en s’accoudant sur le bras de son fauteuil, c’était le 28 juillet; les désastreuses ordonnances avaient produit leur effet; le volcan qui...

—Monsieur, pardonnez-moi si je vous interromps, dit vivement Mlle de Corandeuil; selon moi et selon bien d’autres, les ordonnances étaient fort bonnes et fort nécessaires. Le seul tort de Charles X a été de n’avoir pas cinquante mille hommes autour de Paris pour les soutenir. Je ne suis qu’une femme, monsieur; mais si j’avais eu sous mes ordres vingt canons sur les quais et autant sur les boulevards, je vous promets que votre drapeau tricolore n’aurait jamais flotté sur les Tuileries.

—Pitt et Cobourg! dit entre ses dents l’artiste, en regardant la vieille fille d’un air ébahi; mais son bon sens lui fit comprendre que le républicanisme n’était pas de mise. Songeant, d’ailleurs, à la mission dont il était chargé, il ne crut pas trop charger sa conscience par une petite concession de principes et en manœuvrant diplomatiquement.

—Mademoiselle, répondit-il, j’appelle les ordonnances [Pg 139] désastreuses en pensant à leur résultat. Vous m’accorderez certainement que ce que nous avons aujourd’hui doit faire regretter à tout le monde les causes qui l’ont amené.

—Quant à cela, monsieur, nous serons entièrement d’accord, dit Mlle de Corandeuil, en reprenant sa sérénité.

—Le volcan ouvert sous nos pas, reprit Marcillac, qui tenait à sa période, préludait par de caverneux rugissements à la lave torréfiante qui devait bientôt en jaillir. L’agitation était extrême dans le peuple. Plusieurs engagements avec les troupes avaient déjà eu lieu sur différents points. J’étais sur le boulevard Poissonnière, où je venais de déjeuner, et je contemplais en artiste la scène dramatique dont il était le théâtre. Des hommes à bras nus, des femmes pantelantes, arrachaient des pavés ou abattaient des arbres. Un omnibus venait d’être renversé; on y joignait des cabriolets, des meubles, des tonneaux; tout devenait arme de défense. Le craquement des arbres qui tombaient, les coups de levier sur les pierres, mille voix confuses rugissant comme une seule voix, la Marseillaise chantée en chœur, une fusillade irrégulière qui se faisait entendre du côté de la rue Saint-Denis, composaient une harmonie stridente, stupéfiante, tempestueuse, auprès de laquelle l’orage de Beethoven eût semblé le gazouillement d’un colibri.

J’écoutais dans un recueillement solennel ce rugissement du peuple mordant sa chaîne et prêt à la briser, lorsque mes yeux s’arrêtèrent par hasard sur la fenêtre d’un entresol en face de moi. Un homme d’une soixantaine d’années, cheveux gris blanc, figure grasse et fraîche, physionomie honnête et placide, était assis devant une petite table ronde, enveloppé d’une robe de chambre en soie, couleur gris de souris. La fenêtre s’ouvrant jusqu’au parquet, je le voyais dans son encadrement comme un portrait en pied. Sur la [Pg 140] table était un bol de café au lait dans lequel il trempait ses mouillettes, en lisant son journal.—Je vous demande pardon de ces détails, mesdames, mais l’habitude d’écrire.

—Comment, monsieur, votre récit nous intéresse beaucoup, dit obligeamment Mme de Bergenheim.

—Un carlin, comme le vôtre, mademoiselle, s’était dressé contre le balcon où il appuyait ses pattes; il regardait fort curieusement la révolution de Juillet, tandis que son maître, absorbé par sa lecture et la dégustation de son café, restait aussi indifférent à tout ce qui se passait que s’il eût été à Pékin ou à New-York.

—O calme d’une âme candide et pure! m’écriai-je à la vue de ce petit tableau d’intérieur, digne de Greuze; ô douce philosophie! ô sérénité patriarcale! dans quelques instants peut-être le sang va couler par torrents, et voici un beau vieillard qui savoure son café à petites gorgées, dans la paix de son cœur. Il me semblait voir un agneau broutant sur un volcan.

Marillac aimait beaucoup les volcans et manquait le moins possible l’occasion d’en faire tonner un à la fin de sa période.

—Tout à coup une commotion de terreur parcourt la foule; on se rue, on se précipite, en un instant le boulevard est vide. Des plumes ondulant sur de hauts schakos, des flammes rouges et blanches flottant au bout de longues lances, et que je vis poindre à travers les arbres du côté du Panorama, m’apprirent la cause de cette panique. Un escadron de lanciers chargeait. Avez-vous vu, mesdames, une charge de lanciers?

—Jamais! dirent à la fois les deux femmes.

—C’est un tableau d’un ragoût fort épicé, je vous assure. Figurez-vous, mesdames, une légion de démons courant à la file au centuple galop de leurs chevaux, pointant [Pg 141] à droite, à gauche, devant, derrière, à coups de pique dont le fer a dix-huit pouces de long. Voilà une charge de lanciers. Je vous prie de croire que j’ai fait mes preuves; mais je ne vous cacherai pas qu’en ce moment je partageai l’impression que la venue de ces messieurs produisit sur le populaire. Je n’eus que le temps de franchir une petite barrière au bord du trottoir et de me jeter sous un escalier qui montait en dehors d’une maison, toutes les portes étant fermées. Je n’oublierai jamais la figure d’un de ces enragés qui m’envoya, fort près du visage, la pointe d’une pique de longueur à embrocher six hommes à la fois, comme celle de Roland le furieux. Je dois avouer qu’en ce moment j’éprouvai une émotion... carabinée!

Les djinns avaient passé...

—Les...? interrompit Mlle de Corandeuil, peu familière avec les Orientales.

—Mille pardons, c’est une réminiscence. Les lanciers avaient passé et descendaient comme une avalanche la pente du boulevard, près de la porte Saint-Denis. Un traînard, à cent pas derrière les autres, galopait fièrement dressé sur ses étriers, et faisant le moulinet à tour de bras. Tout à coup un coup de fusil se fit entendre; le lancier chancela d’abord en arrière, puis en avant, et finit par tomber sur le cou de son cheval qui galopait toujours; un moment après, il tourna sur la selle et glissa à terre la tête la première, le pied pris dans l’étrier; le cheval galopait toujours, traînant l’homme et la lance qu’une courroie fixait à son bras.

—C’est horrible! dit Clémence, en joignant les mains.

Fort content de l’effet de sa narration, Marillac s’enfonça carrément dans son fauteuil et reprit avec un redoublement d’aplomb et d’aisance:

—Je regardais à toutes les mansardes des toits, à tous les soupiraux des caves, pour découvrir d’où ce coup de [Pg 142] fusil était parti; lorsque, en promenant les yeux de droite à gauche, je vis une petite fumée sortant à travers les persiennes de l’entresol, qui s’étaient fermées à l’arrivée des lanciers.

Sacré nom...! mille pardons, mesdames; Dieu puissant! m’écriai-je; serait-ce ce beau vieillard, en robe de chambre gris de souris, qui s’amuserait à tirer sur les lanciers de la garde comme sur des lapins de garenne?

Les persiennes s’ouvrirent; mon individu à mine honnête se pencha au dehors, regarda quelque temps, d’un air riant, du côté où le cheval s’éloignait en traînant le corps de son maître; puis il se rassit et continua son déjeuner. Le patriarche avait tué son homme entre deux mouillettes.

—Et voilà comme la garde royale a été assassinée au coin des bornes par les héros de vos glorieuses journées! s’écria Mlle de Corandeuil avec indignation.

—La charge passée, la foule était revenue plus exaltée, plus rugissante. Les barricades s’élevaient avec une rapidité prodigieuse; il y en avait deux assez près l’une de l’autre à l’endroit du boulevard où je me trouvais. Je vis tout à coup bondir, par-dessus la première, un cavalier dont le chapeau portait un panache de plumes de coq rouge et blanc. Je reconnus un officier d’ordonnance, chargé sans doute de quelque dépêche de l’état-major. Au milieu des vociférations de la foule, des pierres qui lui étaient lancées, des bâtons qu’on jetait aux jambes de son cheval, il continuait sa route le sabre dans le fourreau, la tête haute, fier et calme; il avait l’air de parader au Carrousel.

Arrivé à la seconde barricade, il assembla son cheval, comme s’il eût été question de franchir une haie dans une course au clocher. En ce moment, je vis les fenêtres du petit entresol se fermer de nouveau.—Ah! vieux gredin! m’écriai-je. Le coup de fusil couvrit ma voix; le cheval, [Pg 143] qui venait de sauter, s’abattit sur les genoux; le cavalier essaya de le relever, mais après un effort, il retomba aussitôt sur le flanc. La balle lui avait traversé la tête.

—C’était ce pauvre Fidèle que j’avais donné à ton mari, dit Mlle de Corandeuil, qui mettait toujours beaucoup de sentimentalisme dans les noms dont elle baptisait les animaux.

—Il méritait son nom, mademoiselle, car la pauvre bête paya pour son maître, à qui le coup était destiné. Plusieurs de ces figures atroces, qui sortent de terre les jours de révolution, se précipitèrent en hurlant vers l’officier renversé. J’accourus, ainsi que plusieurs jeunes gens, aussi peu disposés que moi à laisser égorger un homme sans défense. En approchant, je reconnus Christian: il avait la jambe droite prise sous le cheval, et de la main gauche il essayait de tirer son sabre. Des leviers, des pavés, des bâtons étaient levés sur lui. J’arrachai le sabre que sa position l’empêchait de sortir du fourreau, et je m’écriai d’une voix de tonnerre:—Le premier gredin qui avance, je l’éventre comme un chien enragé!

J’accompagnai ces mots d’un tour de moulinet qui tint un moment les cannibales à distance.

Les jeunes gens qui étaient avec moi suivirent mon exemple. L’un prit une pioche à terre, l’autre arracha une branche à un arbre de la barricade, d’autres essayèrent de dégager Bergenheim de dessous le cheval. La foule grossissait autour de nous pendant ce temps; les hurlements redoublaient:—A bas les ordonnances!—Ce sont des gendarmes déguisés.—Vive la liberté!—Il faut les tuer!—A la lanterne les mouchards!

Le danger était imminent, et je compris qu’une blague patriotique pouvait seule nous tirer d’affaire. Pendant qu’on relevait Christian, je sautai sur le ventre de Fidèle pour être vu de tous, et je m’écriai:

[Pg 144]

—Vive la liberté!

—Vive la liberté! répondit le populaire.

—A bas Charles X! à bas les ministres! à bas Polignac! à bas les ordonnances!

—A bas! hurlèrent mille voix à la fois.

Vous comprenez, mesdames, que ceci était le gâteau destiné à fermer la gueule de Cerbère.

Nous sommes tous citoyens, nous sommes tous Français, continuai-je; jamais nous ne nous souillerons du sang d’un de nos frères désarmé. Il n’y a plus d’ennemis après la victoire. Cet officier, en obéissant aux ordres de ses chefs, a rempli son devoir; faisons le nôtre en mourant s’il le faut pour la patrie et la conservation de nos droits. Vive la Charte! vive la liberté!

—Vive la Charte! vive la liberté! beugla la foule.

—Il a raison; cet officier a fait son devoir. Ce serait un assassinat, s’écrièrent un grand nombre de voix.

—Merci, Marillac, me dit Bergenheim, que je venais de prendre par la main pour l’entraîner, en profitant de l’effet de ma harangue; mais ne me serrez pas si fort, car je crois bien que j’ai le bras droit cassé; sans cela je vous prierais seulement de me rendre mon sabre pour que j’apprenne à cette canaille qu’on ne tue pas un Bergenheim comme un poulet du Mans.

—Qu’il crie: vive la Charte! rugit un homme à figure féroce.

—Je ne reçois d’ordre de personne, répondit Christian d’une voix très haute, en le regardant avec des yeux qui eussent mis en fuite un rhinocéros.

—Ton mari est réellement très brave, dit Mlle de Corandeuil.

...Gerfaut essuyait, avec un foulard, le sang qui coulait de son front...
—Dessin de WEISZ, gravure de H. MANESSE

—Brave comme feu le dieu Mars. Cette fois le courage était poussé jusqu’à l’imprudence; et je ne sais trop [Pg 145] ce qui en serait résulté, si une seconde fois, la foule ne se fût dispersée précipitamment à l’approche des lanciers qui remontaient le boulevard. J’entraînai Bergenheim dans un café; il n’avait heureusement qu’une foulure au bras.

En ce moment la narration de Marillac fut interrompue par un bruit de voix confuses et de pas précipités. La porte s’ouvrit brusquement, et Aline se précipita dans le salon, avec son impétuosité ordinaire.

—Que vous est-il arrivé? s’écria Mme de Bergenheim, en courant au-devant de sa belle-sœur, dont l’amazone et le chapeau étaient souillés de boue.

—Rien, répondit la jeune fille d’une voix entrecoupée; c’est Titania qui a voulu me jeter à l’eau.—Savez-vous où est Rousselet?—On dit qu’il faut le saigner; il n’y a que lui qui puisse le faire.

—Mon mari est blessé? dit Clémence en pâlissant.

—Non, pas Christian;—c’est un monsieur que je ne connais pas; sans lui j’étais noyée.—Mon Dieu! est-ce qu’on ne trouvera pas Rousselet?

Aline ressortit dans l’agitation la plus vive. Tout le monde la suivit et courut aux fenêtres donnant sur la cour, où l’on entendait tonner la voix de commandement du maître du château. Plusieurs domestiques étaient déjà accourus près de lui; l’un d’eux tenait par la bride Titania couverte de sueur et de boue, les naseaux ouverts, et tremblante comme un cheval qui vient de commettre une mauvaise action. Sur un banc de pierre, contre la façade de la maison, un jeune homme essuyait avec un foulard le sang qui coulait de son front. C’était M. de Gerfaut.

A cette vue, Clémence s’appuya contre le chambranle de la fenêtre, et Marillac descendit précipitamment.

Le père Rousselet, qu’on avait enfin trouvé aux cuisines, [Pg 146] s’avança majestueusement en mangeant une tartine beurrée, d’un pied de long.

—Arrivez donc, mille tonnerres! lui cria Bergenheim. Voilà monsieur, que cette enragée jument a jeté contre un arbre, et qui a reçu un coup violent à la tête. Ne pensez-vous pas qu’il serait convenable de le saigner?

—Une légère phlébotomie ne peut qu’être très avantageuse pour arrêter l’extravasation du sang dans la région frontale, répondit le vieux paysan, en appelant à son secours tous les mots techniques qu’il avait appris lorsqu’il était infirmier.

—Êtes-vous sûr de bien faire cette saignée?

—Je me licencierai de dire à monsieur le baron que j’ai phlébotomisé, la semaine dernière, Perdreau, et, il y a un mois, Mascareau, sans qu’il me soit revenu de reproches de leur part.

—Pardine! je crois bien, dit en ricanant le piqueur, ils ont crevé tous les deux.

—C’est que je ne suis ni Perdreau ni Mascareau, observa le blessé en souriant.

Rousselet se redressa de toute sa hauteur, avec la dignité d’un talent méconnu qui ne daigne répondre ni à la critique ni à la défiance.

—Monsieur, reprit Gerfaut en s’adressant au baron, je vous cause réellement trop d’inquiétude. Cette écorchure ne mérite pas l’attention que vous lui donnez. Je ne souffre nullement. De l’eau et une serviette sont tout ce dont j’ai besoin. Je me figure que je ressemble, en ce moment, à un Iroquois décoiffé par un scalpel; et mon amour-propre, ajouta-t-il avec un sourire, souffre de la triste figure que je dois faire devant les dames que je vois à cette fenêtre.

—Mais c’est M. de Gerfaut! s’écria Mlle de Corandeuil, vers laquelle il avait levé les yeux.

[Pg 147]

Octave salua d’un air gracieux. Son regard glissa de la figure de la vieille fille à celle de Clémence, qui semblait ne pas avoir la force de quitter la fenêtre où elle s’était appuyée. M. de Bergenheim, après avoir souhaité rapidement la bienvenue à Marillac, céda enfin à l’assurance que les secours de la chirurgie étaient superflus, et conduisit les deux amis à son appartement, où le blessé devait trouver tout ce qui lui était nécessaire.

—Que diantre avais-tu besoin de m’envoyer en ambassade puisque tu avais une si belle entrée en scène? murmura Marillac à l’oreille de son ami.

—Silence! répondit celui-ci en lui serrant la main; je ne suis encore qu’à la contrescarpe.

Pendant ce temps Clémence et sa tante avaient conduit Aline à sa chambre.

—Nous apprendrez-vous, enfin, ce que cela signifie? dit Mlle de Corandeuil, tandis que la jeune fille changeait de robe.

—C’est la faute de Christian, répondit Aline. Nous galopions le long de la rivière, quand Titania fut effrayée par une branche d’arbre.—N’aie pas peur, me cria mon frère.—Je n’avais pas peur du tout; mais comme il vit que mon cheval avait l’air de s’emporter, il pressa le sien pour me rejoindre. Titania, entendant galoper derrière elle, s’emporta alors tout à fait; elle quitta le chemin et se mit à courir à travers les prés droit à la rivière. Alors je commençai à avoir un peu peur.—Figurez-vous, Clémence, que je sautais à chaque élan tantôt sur la selle, tantôt sur le cou, tantôt sur la croupe; c’était terrible! Je voulus dégager mes pieds de l’étrier, comme Christian me l’avait recommandé; mais alors Titania s’abattit sur un tronc d’arbre, et moi je roulai avec elle. Un monsieur que je n’avais pas aperçu, et qui était, je crois, sorti de terre, m’enleva [Pg 148] de dessus la selle où j’étais retenue par je ne sais quoi; mais cette maudite Titania le jeta contre l’arbre pendant qu’il me posait sur mes jambes, et quand je pus le regarder, son visage était couvert de sang.—Alors Christian est arrivé, et quand il a vu que je n’avais pas de mal, il a couru après Titania qu’il a battue! mais il l’a battue! Mon Dieu! que les hommes sont durs! J’avais beau demander grâce, il ne m’écoutait pas.—Ensuite nous sommes revenus au château, et puisque ce monsieur n’est pas dangereusement blessé, il paraît que c’est ma pauvre robe qui a le plus de mal.

A ces mots, la jeune fille prit son amazone sur la chaise où elle l’avait jetée, et ne put retenir un cri d’horreur à la vue d’une déchirure énorme.

—Mon Dieu! s’écria-t-elle en la montrant à sa belle-sœur. Ce fut tout ce qu’elle eut la force d’articuler.

Mlle de Corandeuil prit la robe à son tour et la regarda avec le coup d’œil exercé d’une personne qui a fait une étude particulière des petits désastres de toilette et des moyens d’y porter remède.

—C’est dans l’ampleur, dit-elle, et en y remettant un lé on n’y verra rien.

Aline se convainquit que le mal n’était pas sans ressource, et la sérénité reparut sur son frais visage.

En rentrant au salon, les trois femmes trouvèrent le baron et ses deux hôtes causant amicalement au coin du feu. Gerfaut avait le front ceint d’un ruban de taffetas noir qui lui donnait un faux air de l’Amour ayant relevé son bandeau. L’éclat de ses yeux indiquait d’ailleurs que l’aveuglement n’était pas ce qu’il y avait de commun entre ce dieu et lui. Après les premières salutations, Mlle de Corandeuil, toujours fort stricte sur l’étiquette, et qui pensait que Titania avait été un maître de cérémonie un peu [Pg 149] sans façon entre son neveu et M. de Gerfaut, s’avança vers ce dernier pour faire une présentation plus régulière.

—Je ne crois pas, dit-elle, que M. de Bergenheim ait eu l’honneur de vous voir avant ce jour; permettez-moi donc de vous le présenter. Baron, M. le vicomte de Gerfaut, un de mes parents.

Quand Mlle de Corandeuil était en humeur d’amabilité, elle traitait Gerfaut de cousin, en raison de leur alliance de 1569. En ce moment le poète éprouva une gratitude profonde pour cette gracieuseté.

—Monsieur se présente si bien lui-même, dit Christian avec une franchise militaire, que votre recommandation, ma chère tante, malgré le respect que j’ai pour elle, ne saurait ajouter à ma reconnaissance. Sans M. de Gerfaut, voilà une petite folle que nous serions peut-être obligés de chercher maintenant au fond de la rivière.

En disant ces mots, il passa le bras autour des épaules de sa sœur et la baisa au front, tandis qu’Aline se dressait sur la pointe des pieds pour que sa tête atteignît la bouche de son frère.

—Ces messieurs, reprit-il, veulent bien nous faire le sacrifice des plaisirs de la Femme-sans-Tête, ainsi que de l’amabilité de Mlle Gobillot, et établir ici leur quartier général. Ils y seront aussi bien pour se livrer à leurs études pittoresques et romantiques; car je suppose, Marillac, que vous êtes toujours un déterminé barbouilleur de papier.

—Mais, pour dire la vérité, répondit le jeune homme, l’art m’absorbe passablement.

—Quant à moi, je n’ai jamais pu parvenir à dessiner un nez qui ne ressemblât pas à une oreille, et réciproquement. Sans cet honnête Barignier, qui avait la complaisance de revoir mes plans, je courais grand risque de sortir fruit sec [Pg 150] de Saint-Cyr.—Au reste, messieurs, quand vous serez las de croquer des sapins et des masures, je vous ferai tuer quelques sangliers de premier calibre.—Êtes-vous chasseur, monsieur de Gerfaut?

—J’aime beaucoup la chasse, répondit l’amant avec une rare effronterie.

La conversation continua ainsi en lieux communs, ordinaires entre gens qui se voient pour la première fois. Lorsque le baron avait parlé de l’installation des deux amis au château, Octave avait jeté les yeux sur Mme de Bergenheim en sollicitant une approbation tacite de sa conduite; mais ce fut en vain. L’air soucieux et sombre, Clémence remplissait avec une contrainte visible les devoirs de politesse imposés à une maîtresse de maison. Pendant tout le reste de la soirée sa conduite ne changea pas, et Gerfaut n’essaya même plus par un seul regard de fléchir la sévérité qu’elle paraissait vouloir adopter à son égard. Toutes ses attentions furent réservées pour Mlle de Corandeuil et pour Aline, qui écoutait avec un plaisir peu dissimulé celui qu’elle regardait comme son sauveur; car le danger qu’elle avait couru souriait de plus en plus à la jeune fille.

Après le souper, Mlle de Corandeuil proposa une partie de whist à M. de Gerfaut, dont le talent lui avait laissé un souvenir admiratif. Le poète accepta ce divertissement avec un empressement égal à l’enthousiasme qu’il avait témoigné pour la chasse, et tout aussi véridique. Christian et sa sœur, petite joueuse en herbe comme toute sa famille, complétèrent la partie, tandis que Clémence, reprenant sa tapisserie, écoutait d’un air distrait les propos de Marillac. Ce dernier eut beau appeler à son secours l’art et le moyen âge, exprimer la quintessence de ses mots les plus incisifs, de ses récits les plus impressionnants, le succès ne répondit pas à ses efforts. Aussi, au bout d’une heure, avait-il la conviction [Pg 151] profonde que Mme de Bergenheim n’était, à tout prendre, qu’une femme d’un esprit assez ordinaire et fort au-dessous de la passion qu’elle avait inspirée à son ami.

—Sur mon âme, pensa-t-il, j’aime cent fois mieux Reine Gobillot. Il faudra que demain j’aille faire un tour de ce côté-là.

Lorsqu’on se sépara, Gerfaut, ennuyé de sa soirée et blessé de la réception de Clémence, qui surpassait tout ce qu’il attendait de son humeur capricieuse, adressa un profond salut à la jeune femme, en la regardant d’un air qui signifiait:

—Je suis ici malgré vous; j’y resterai malgré vous; vous m’aimerez malgré vous.

Mme de Bergenheim répondit à ce regard par un autre non moins expressif, où l’amant le plus enclin à la fatuité devait lire:

—Faites ce que vous voudrez; j’ai autant d’indifférence pour votre amour que de dédain pour votre présomption.

Ce fut le dernier coup de fusil de cette escarmouche préliminaire.

Décoration fin de page.

[Pg 153]

Décoration tête de page.

IX

Lettre C illustrée

CERTAINES femmes sont semblables à cet héroïque curé Mérino, à qui suffit, dit-on, une heure de sommeil. Un organisme, souple, irritable, nerveux, leur donne une puissance de veille interdite à la plupart des hommes. Lorsqu’une forte émotion infiltre ses eaux corrosives dans les filons de ces cœurs impressionnables, elle y distille goutte à goutte, jusqu’à ce qu’elle ait creusé au fond de leurs abîmes un lac plein de troubles et d’orages; lorsque le martellement d’une passion a frappé le timbre qui attend toujours sous ces fronts gracieux, une vibration infinie descend et se prolonge à travers leurs replis les plus intimes, en électrisant sur son passage d’innombrables pensées, sylphes au léger sommeil, et prompts au signal qui les appelle. Alors, dans le silence des nuits et dans le calme de la solitude, d’étranges insomnies pâlissent les joues de rose et cernent d’un cercle de bistre les yeux de diamant. En vain le front qui brûle cherche la fraîcheur du blanc [Pg 154] oreiller; l’oreiller s’échauffe sans que le front tiédisse. En vain la main comprime les battements d’un cœur que gonfle une vie trop active; sous la pression qui les veut étouffer, les pulsations deviennent celles de l’anévrisme. En vain l’esprit recherche ces idées assoupissantes, sorte de pavots intellectuels qui amènent la nuit paisible; une pensée tenace revient toujours en chassant toutes les autres, comme un aigle disperse une troupe d’oiseaux timides pour rester seul maître de sa proie. Et l’on essaye machinalement la prière accoutumée, et l’on se met sous l’invocation de la Vierge patronne, et l’on évoque le bon ange qui veille au pied du lit des jeunes filles pour en éloigner les séductions du tentateur. Mais la prière n’est que sur les lèvres, la Vierge est sourde, l’ange dort! Le souffle de la passion, contre laquelle on se débat, court sur toutes les fibres de l’âme comme l’orage sur les cordes de la harpe éolienne, et en arrache convulsivement ces magiques harmonies qu’une pauvre femme écoute avec trouble, avec frayeur, avec remords, avec désespoir; mais qu’elle écoute, et dont elle s’enivre à la fin, car l’allégorie d’Ève est un mythe immortel qui traverse tous les siècles, sans cesse reflété par ses filles les plus nobles, les plus choisies, les plus adorables.

Depuis son entrée dans le monde, Mme de Bergenheim avait conservé, même à la campagne, l’habitude des veilles prolongées de la vie de Paris. Lorsqu’après ces soins recherchés, ces détails minutieux de toilette, qui attestent le respect d’une femme pour elle-même, elle confiait son corps blanc et satiné aux draps de sa couche élégante, l’opium d’un roman nouveau ou de quelque revue à la mode lui versait le sommeil qui semblait la fuir. Cette damnable habitude, dont tout mari fera bien d’essayer la proscription dans son empire, avait fini par faire prévaloir au château le système de l’appartement séparé. Christian, en bon gentilhomme [Pg 155] campagnard, se levait comme la Dandinière, au soleil naissant; à cette heure il partait pour la chasse, allait visiter quelque bois pour en régler la coupe, ou surveiller les ouvriers continuellement employés sur divers points de son domaine. Il ne rentrait ordinairement que pour dîner et ne voyait guère Clémence que pendant les heures qui s’écoulaient depuis cet instant jusqu’au souper, au sortir duquel, fatigué de ces occupations qui font des plaisirs d’un propriétaire de province une véritable fatigue, il avait hâte d’aller chercher le repos du juste. Les deux époux avaient donc trouvé moyen, sous le même toit, de s’isoler en vivant à heures différentes; la nuit de l’un était presque le jour de l’autre.

A l’espèce de précipitation avec laquelle, ce soir-là, Mme de Bergenheim abrégea les préliminaires de son coucher, on eût pu croire qu’elle éprouvait les atteintes d’un sommeil inaccoutumé. Mais lorsqu’elle fut étendue dans son lit, la tête sous le bras, comme un cygne le cou sous son aile, et presque dans l’attitude de la Madeleine du Corrège, il eût été facile de deviner, à ses yeux ouverts et étincelants d’une vie fiévreuse, qu’elle avait cherché l’isolement de sa couche pour se livrer plus librement à quelque invincible préoccupation.

Son esprit évoqua successivement, avec une merveilleuse fidélité, les moindres événements de cette journée, auxquels un effort continuel l’avait fait paraître indifférente. Elle vit d’abord la figure de Gerfaut couverte de sang, et le souvenir de la sensation affreuse qu’elle avait éprouvée à cet aspect lui redonna pendant quelques instants un battement de cœur involontaire. Elle se rappela ensuite la manière dont elle l’avait retrouvé au salon, à côté de son mari, assis sur le fauteuil qu’elle-même avait quitté l’instant d’auparavant. Cette circonstance si futile l’avait frappée; elle y [Pg 156] voyait une preuve de cette intelligence sympathique, de cette sorte de don de seconde vue qu’Octave possédait à ses yeux, qui était en lui une arme si redoutable. Selon elle, il avait dû deviner que c’était là son fauteuil et s’en emparer par cette raison, comme il voulait s’emparer d’elle-même tout entière.

Pour la première fois, Clémence voyait réunis l’homme à qui elle appartenait, et celui qu’elle regardait un peu comme son bien. Car, par un de ces arrangements de conscience dont les femmes seules ont le secret, elle était arrivée à penser quelquefois: Puisque je suis sûre de n’être jamais qu’à M. de Bergenheim, Octave peut bien être à moi?—Syllogisme hétérodoxe, peut-être, dont elle conciliait les deux propositions avec une subtilité inimaginable. Un instinct de pudeur lui avait toujours fait redouter cette rencontre, que la coquette la plus aguerrie ne voit jamais sans embarras. Entre son mari et son amant, une femme est comme une plante qu’on arrose de glace, tandis qu’un rayon de soleil cherche à l’épanouir. La figure sombre, jalouse, ou même tranquille ou insouciante d’un époux a une incomparable puissance de compression. On est mal à l’aise pour aimer sous le feu d’un regard qui semble darder dans chaque rayon le poignard de Malatesta, et dont la paix a quelque chose de plus terrible encore; car tout jaloux paraît tyran, et la tyrannie porte à la révolte; mais un mari confiant a l’air d’une victime égorgée dans son sommeil et inspire, par son calme même, de plus poignants remords.

Le rapprochement de ces deux hommes amena naturellement Clémence à une comparaison qui semblait devoir tourner à l’avantage de Christian. M. de Gerfaut n’avait de remarquable qu’un air intelligent et spirituel; il y avait de la pensée dans ses yeux et de la finesse dans son sourire, mais ses traits irréguliers n’offraient aucun caractère de [Pg 157] beauté; sa figure avait habituellement une expression fatiguée, particulière aux gens qui ont beaucoup vécu en peu de temps, et qui lui donnait l’air plus âgé que Bergenheim, quoiqu’il eût quelques années de moins. Celui-ci, au contraire, devait à sa constitution herculéenne, fortifiée encore par la vie salubre de la campagne, une apparence de florissante jeunesse qui rehaussait la noblesse régulière de ses traits. Il était donc incomparablement mieux que son rival.

Dans la vertu de son âme, Clémence exagéra la supériorité de son mari sur son amant. Ne pouvant trouver celui-ci gauche ou insignifiant, elle voulut se persuader qu’il était laid. Elle passa ensuite en revue toutes les excellentes qualités de M. de Bergenheim: son attachement et sa bonté pour elle, la loyauté et la noblesse de son caractère; elle se rappela la justice éclatante que Marillac avait rendue le jour même à sa bravoure, cette qualité hors laquelle il n’est point de salut pour un homme auprès des femmes. Elle fit, en un mot, tout ce qui était en son pouvoir pour s’exalter l’imagination et voir dans son mari un homme distingué, un preux chevalier, un héros digne d’inspirer la plus vive tendresse.—Quand elle fut à bout de ses efforts d’admiration et d’enthousiasme, elle se retourna par un mouvement d’une violence extrême, enfouit sa tête dans l’oreiller et s’écria en sanglotant:

—Je ne peux pas l’aimer!

Elle pleura longtemps et amèrement.—En se rappelant son ancienne sévérité à l’égard des femmes dont la conduite pouvait justifier la médisance, elle exerça sur elle-même, à son tour, la dureté de son jugement; elle se vit plus coupable que toutes les autres, car sa faiblesse lui parut moins excusable. Elle se trouva indigne et méprisable, et souhaita mourir pour échapper à la honte qui rougissait son front, aux remords qui déchiraient son âme.

[Pg 158]

Combien de pleurs douloureux noient ainsi chaque nuit des yeux qui ne devraient verser que des larmes de bonheur! Que de soupirs troublent le silence des ténèbres! Que de drames tristes et passionnés se passent au fond d’une alcôve solitaire! Parmi les femmes, ce sont les nobles et les célestes que le remords étend sur son brasier impitoyable. Mais, au milieu des flammes qui le torturent, le cœur palpite, impérissable comme la salamandre. Souffrir, n’est-ce pas là sa destinée? La tendresse de ces anges se nourrit de leurs tourments et s’en accroît, car, pour qui l’a respiré, l’amour est une fleur si divine qu’on tarit à l’arroser, s’il le faut, tous les pleurs de ses yeux et tout le sang de son âme.

Quand Mme de Bergenheim eut longtemps épanché en soupirs étouffés, en sanglots convulsifs, la douleur de cette passion qu’elle ne pouvait arracher de son sein, elle prit une résolution désespérée. A la manière dont M. de Gerfaut avait pris position au château dès le premier jour, elle reconnut qu’il était réellement le maître du terrain. L’espèce d’engouement qu’avait pour lui Mlle de Corandeuil, les habitudes courtoises et hospitalières de Christian, devaient lui donner la possibilité de prolonger son séjour autant qu’il le jugerait convenable. Elle se compara elle-même à un général assiégé, qui voit l’ennemi sur ses remparts.

—Eh bien, je m’enfermerai dans la citadelle! dit-elle en souriant malgré elle, au milieu de ses larmes. Puisque cet homme insupportable s’est emparé de mon salon, je resterai dans ma chambre; nous verrons s’il osera essayer d’arriver jusque-là.

En secouant sa jolie tête d’un air de défi, elle ne put s’empêcher cependant de jeter les yeux dans les angles de cette chambre à peine éclairée par une veilleuse. Elle se mit sur son séant, écouta pendant un moment avec une [Pg 159] sorte d’inquiétude, et regarda fixement comme si les yeux noirs d’Octave eussent dû étinceler tout à coup dans l’obscurité. Quand elle se fut assurée que tout était tranquille et que les battements de son cœur troublaient seuls le silence, elle continua son plan de défense.

Elle décida que le lendemain elle serait malade et garderait le lit au besoin, jusqu’à ce que son persécuteur se fût décidé à battre en retraite; elle se fit à elle-même un serment solennel d’être ferme, courageuse, inébranlable; ensuite elle essaya de prier. Il était deux heures après minuit. Pendant quelque temps, l’immobilité de Clémence eût pu faire croire qu’elle venait enfin de s’endormir. Tout à coup elle se leva. Sans passer un peignoir, elle alluma une bougie à la veilleuse, poussa les verrous aux portes de sa chambre et vint ensuite près des fenêtres, dont l’entre-deux formait une saillie assez grande à cause de l’épaisseur du mur. Un portrait du duc de Bordeaux y était suspendu; elle le souleva et pressa un bouton caché dans une rosace de la boiserie. Un panneau s’ouvrit, en laissant voir une étroite place vide à l’angle du mur dont il dissimulait l’irrégularité. La tablette de cette espèce d’armoire avait pour meuble unique un coffret en palissandre; elle ouvrit cette cassette mystérieuse, et, après y avoir pris un paquet de lettres, revint à son lit avec l’avidité d’un avare qui va contempler son trésor.

N’avait-elle pas lutté et prié? n’avait-elle pas offert en expiation, à l’autel tyrannique du devoir, les larmes de ses yeux, la pâleur de ses joues, les tortures de son âme? ne venait-elle pas de prendre en face de Dieu et d’elle-même un engagement sacré qui devait la protéger contre sa faiblesse? n’était-elle pas une femme vertueuse enfin, et n’avait-elle pas payé assez cher un moment de triste bonheur? Était-ce un crime de respirer un instant l’air embaumé [Pg 160] de la vie d’amour, à travers les grilles de ce cachot qu’elle venait de sceller de sa propre main; logique admirable des cœurs tendres, qui, ne pouvant dompter leur nature, souffrent pour se trouver moins coupables, et revêtent un cilice, afin que chaque palpitation rencontre une douleur qui lui pardonne!

En paix avec elle-même, elle lut comme lisent les femmes qui aiment; languissamment étendue, le front appuyé sur sa main, elle tirait ses lettres une à une du sein où elle les avait placées. Elle buvait des yeux et de l’âme le poison de ces phrases brûlantes; elle respirait avec enivrement cette passion exaltée dont elle était le principe et qui l’encensait des parfums les plus suaves de l’adoration et de la prière; elle laissait sa rêverie se balancer sans résistance au gré de ces mélodies qui bercent, mais qui n’endorment pas; elle se baignait abandonnée dans cette onde magique, dont chaque goutte est une caresse, chaque ondulation une volupté. Et quand un des cris invincibles de la passion qui implore éveillait tous les échos de sa tendresse, quand un de ces mots qui courent par les veines comme un frisson frappait d’un appel magnétique au sanctuaire le plus secret de son âme, elle se renversait en fermant les yeux et en pressant sur ses lèvres le froid papier qui la brûlait. En ces moments, les lettres sur le cœur, c’était la main d’Octave; la lettre sur la bouche, c’était le baiser d’Octave; elle l’appelait, éperdue et folle; elle se donnait tout entière, en disant d’une voix expirante:—Je t’aime! je suis à toi.

...Clémence tirait ses lettres une à une du sein où elle les avait placées...
—Dessin de WEISZ, gravure de H. MANESSE

Lorsqu’Aline entra le matin chez sa belle-sœur, selon son habitude, celle-ci n’avait pas besoin de feindre l’indisposition qu’elle avait méditée, tant les sensations de cette nuit d’insomnie avaient pâli ses joues et altéré ses traits; il était difficile d’imaginer un plus parfait contraste que [Pg 161] celui des deux jeunes femmes en ce moment. Mme de Bergenheim, étendue dans son lit, immobile et blanche comme le drap qui l’enveloppait, ressemblait à Juliette endormie sur son tombeau; Aline, rose, vive, pétulante, avait, plus encore que de coutume, l’air page que lui reprochait Mlle de Corandeuil. On eût dit Chérubin déguisé en demoiselle et prêt, malgré ce travestissement, à poursuivre Suzanne ou à voler le ruban de sa maîtresse. Sur sa physionomie, l’adolescence féminine éclatait dans tout son luxe de folle insouciance, de désir vague, d’expansion naïve, de confiance sans bornes, d’engouement facile et capricieux. C’était cette grâce encore enfantine, plus vive que douce, plus gentille que touchante, qui rend les jeunes filles charmantes aux yeux, mais peu éloquentes au cœur, car elles sont les fleurs du point du jour, fraîches jusqu’à la verdeur, et plus riches de couleurs que de parfums.

En contemplant ces joues si rosées, ces yeux si brillants, cette vie si pleine d’avenir, Clémence put à peine étouffer un soupir. Elle se rappela le temps où elle était ainsi, où le chagrin glissait sur son front sans le pâlir, où les larmes étaient séchées en sortant de ses yeux; elle aussi avait eu ses jours insouciants et joyeux, ses rêves de bonheur sans mélange.

Aline, après lui avoir présenté son front comme un enfant qui demande un baiser, voulut la lutiner suivant son habitude; mais sa belle-sœur lui demanda grâce par un geste languissant.

—Est-ce que vous êtes souffrante? demanda la jeune fille avec inquiétude, et en s’asseyant sur le bord du lit.

Mme de Bergenheim sourit avec effort.

—Remerciez-moi de ma mauvaise santé, dit-elle, car elle va vous mettre dans les honneurs; je ne pourrai sans doute pas descendre pour le dîner, et il faudra que vous [Pg 162] me remplaciez. Vous savez que cela fatigue ma tante d’avoir à s’occuper des autres.

Aline fit une moue semblable à celle d’un sous-lieutenant qui se trouverait investi du commandement d’une division sans se sentir la capacité innée du grand Condé.

—Si je croyais que vous parliez sérieusement, répondit-elle, je vous jure que j’irais me mettre au lit tout de suite.

—Enfant! ne serez-vous pas maîtresse de maison à votre tour, et ne faut-il pas vous y habituer d’avance? C’est une excellente occasion, et avec ma tante pour guide, vous êtes sûre de vous en tirer à merveille.

Ces dernières paroles n’avaient pas été dites sans malice, car la jeune femme savait que, de tous les mentors possibles, Mlle de Corandeuil était celui qu’Aline redoutait le plus.

—Je vous en prie, ma bonne sœur, reprit celle-ci en joignant les mains, ne soyez pas malade aujourd’hui. C’est encore votre migraine d’avant-hier. Levez-vous, et venez faire un tour dans le parc; l’air vous guérira, j’en suis sûre, et...

—Et je ne serai pas obligée de servir à table, c’est ce que vous voulez dire, n’est-ce pas? Égoïste!

—J’ai peur de M. de Gerfaut, dit la pensionnaire en baissant la voix.

En entendant prononcer ce nom qui lui donnait presque la fièvre, Mme de Bergenheim resta un moment sans répondre.

—Que vous a donc fait M. de Gerfaut? dit-elle enfin. N’êtes-vous pas ingrate d’avoir peur de lui après le service qu’il vous a rendu?

—Non, je ne suis pas ingrate, répondit la jeune fille avec beaucoup de vivacité. Je n’oublierai jamais que je lui [Pg 163] dois la vie, car bien certainement sans lui j’étais traînée jusque dans la rivière. Mais il a des yeux si noirs et si perçants, qu’il semble lire au fond de votre âme; et puis c’est un homme de tant d’esprit! j’ai peur de dire quelque chose dont il se moque. Vous savez qu’on trouve que je parle trop; eh bien, devant lui, j’ose à peine ouvrir la bouche... Pourquoi donc y a-t-il des hommes dont le regard fait cette impression-là?

Clémence baissa les yeux et ne répondit rien.

—Son ami, M. Marillac, ne m’intimide pas du tout, lui, malgré ses grandes moustaches. Dites-moi, est-ce que M. de Gerfaut ne vous fait pas aussi un peu peur?

—Pas du tout, je vous assure, répondit Mme de Bergenheim en essayant de sourire; mais, continua-t-elle pour changer de conversation, comme vous voilà belle! Vous avez certainement quelque projet de conquête. Comment, en robe de chaly à neuf heures du matin, et coiffée comme si vous alliez au bal!

—Savez-vous le compliment que vient de me faire votre tante?

—Quelque petite malice?

—Il faut dire une méchanceté, car elle est très méchante. Elle m’a dit que des rubans bleus allaient fort mal avec des cheveux rouges, et qu’elle me conseillait de changer les uns ou les autres. Est-il vrai que j’aie les cheveux rouges?

Mlle de Bergenheim prononça ces mots d’un ton si inquiet, que sa belle-sœur ne put retenir un sourire.

—Vous savez que ma tante aime à vous contrarier, dit-elle. Vos cheveux sont très jolis, d’un blond vif, mais fort doux à l’œil; seulement Justine les crêpe trop, ils bouclent assez naturellement. Elle vous coiffe aussi trop haut; cela vous irait mieux de les aplatir un peu aux tempes, que de les ébouriffer comme elle fait. Venez un peu ici.

[Pg 164]

Aline s’agenouilla devant le lit de Mme de Bergenheim, qui, joignant la leçon au conseil, se mit à modifier selon son goût l’œuvre de la femme de chambre.

—Ils frisent comme de petits crins, observa la jeune fille, en voyant la peine qu’éprouvait sa belle-sœur à réussir; au Sacré-Cœur, cela fait mon désespoir. Ces dames veulent que nous soyons coiffées en bandeaux, et j’ai toujours mille peines à empêcher ces maudits cheveux de se révolter. D’ailleurs, les cheveux blonds vont très mal en bandeaux, quoique M. de Gerfaut disait hier que c’était la nuance qu’il préférait.

—M. de Gerfaut vous a dit qu’il préférait les cheveux blonds!

—Prenez garde: vous m’en arrachez!—Oui, les cheveux blonds et les yeux bleus. Il disait cela à propos de la vierge de Carlo Dolci qui est dans votre petit salon. M. Marillac a dit qu’il aimait les cheveux rouges, parce que c’était le beau type juif; si c’est un compliment qu’il a voulu me faire, je le remercie.—Est-ce que vous trouvez que j’ai les yeux aussi bleus que ceux de cette vierge? M. de Gerfaut prétend qu’ils se ressemblent beaucoup.

Mme de Bergenheim retira sa main avec une vivacité qui arracha encore une demi-douzaine de cheveux à sa belle-sœur, et s’enveloppa jusqu’au menton dans la couverture.

—Oh! M. de Gerfaut sait faire de très jolis compliments! dit-elle. Et vous êtes sans doute très contente de ressembler à la madone de Carlo Dolci?

—Elle est si jolie!... et puis c’est la sainte Vierge... Ah! j’entends la voix de M. de Gerfaut dans le jardin.

La jeune fille se releva vivement et courut à la fenêtre, d’où, cachée derrière les rideaux, elle pouvait sans être vue observer ce qui se passait au dehors.

[Pg 165]

—Il est avec Christian, reprit-elle. Les voilà qui rentrent par la bibliothèque. Il paraît qu’ils viennent de faire une grande promenade, car ils sont très crottés tous les deux. Si vous aviez vu quelle jolie petite casquette a M. de Gerfaut!

—En vérité, il lui a tourné la tête, pensa Mme de Bergenheim avec un mouvement d’humeur très prononcé, et elle ferma les yeux comme si elle eût voulu dormir.

Gerfaut venait en effet de payer de sa personne et de s’offrir en holocauste à l’amour de la propriété, monomanie habituelle des campagnards, à laquelle nul ne peut se soustraire. Quel infortuné jeune homme, venant goûter pour un jour de la vie de château, n’a pas été traîné impitoyablement de pépinière en serre chaude et de cascade en étang, au point de finir par ressembler à un barbet revenant de la chasse aux canards?—Ne faites pas attention; nous sommes sans façon à la campagne, lui dit pour le consoler un butor de châtelain, en montrant ses souliers qui, avec leur adjonction de boue de propriétaire, pèsent une vingtaine de livres. Il ne songe pas, le bourreau! que si un époux a droit de rusticité auprès d’une jolie femme qui n’y fait plus attention, elle est un peu moins tolérante pour les bottes mal cirées d’un soupirant.—Mais, en général, les maris n’ont aucun égard pour les jeunes célibataires.

—O race de propriétaires campagnards! vous tous qui coupez vos bois, fauchez vos prés, moissonnez vos champs, vendangez vos vignes, récoltez vos pommes ou vos garances, exploitez vos tourbières ou vos mines, nourrissez vos bœufs ou vos vers à soie, élevez vos chevaux de pur sang et de sang mêlé, tuez vos lièvres et tondez vos mérinos; race de jury et d’élections, race de conseil d’arrondissement et de conseil général, race d’abonnés à la Gazette [Pg 166] de France ou au Journal des Débats; vous êtes la base de la société, car le sol est à vous; vous nous nourrissez, vous nous abreuvez, vous nous chauffez, vous nous habillez pour notre argent; vous êtes donc estimables, vous êtes honorables, vous êtes considérables; mais de votre compagnie, que Dieu nous délivre à jamais!

Gerfaut ruminait cette oraison jaculatoire en suivant son hôte, qui, sous prétexte de lui faire voir plusieurs points de vue pittoresques (c’est toujours là le guet-apens), le promenait dans la rosée du matin à travers les laitues du potager et les taillis du parc. Mais il savait, par expérience, que tout n’est pas roses dans le métier d’amant: les factions par la neige, les ascensions sur les murs, le blocus dans un cabinet borgne, l’emprisonnement au fond d’une armoire, sont des inconvénients plus désagréables qu’un tête-à-tête pacifique avec un mari, eût-il à vous faire admirer un enclos grand comme la forêt de Saint-Germain. Octave se conduisit donc en héros; il écouta complaisamment les prolixes explications de Bergenheim, s’intéressa aux plantations, trouva les prés très verts, les futaies admirables, le granit des rochers plus beau que celui des Alpes, s’extasia aux moindres échappées de vue, conseilla l’établissement d’une scierie sur la rivière, qui, étant flottable, pourrait en conduire les planches dans toutes les villes de la Moselle, ce qui augmenterait considérablement la valeur des bois; promit à quelques arpents de vignes à ceps rabougris et à feuillage languissant une récolte digne de Vouvray ou de Mâcon, et, à propos de vin, fit une manœuvre habile.—Ayant conservé un petit domaine près de Bordeaux, il se posa devant son hôte comme un bon propriétaire, faisant, il est vrai, de la littérature pour son agrément, mais propriétaire au fond et avant tout, propriétaire de cœur et d’âme, passionné de son médoc, comme lui, [Pg 167] Bergenheim, pouvait l’être de ses luzernes et de ses baliveaux. Le poète parla vin soyeux et vin corsé, joli vin et vin subtil, bouquet et arome, toute la kyrielle du métier, comme un commis-voyageur faisant l’article; il força Christian d’accepter d’avance une pièce de son vignoble, et celui-ci n’y consentit qu’à condition de lui envoyer en échange un cheval choisi parmi ses élèves. Ils fraternisèrent enfin comme Glaucus et Diomède; mais Gerfaut espérait bien jouer le rôle du Grec qui, au dire d’Homère, reçut en retour d’une vile cuirasse de fer une armure d’or d’un prix inestimable. Dans les transactions entre un amant et un mari, il y a toujours un article secret dont le dernier ne se doute guère, et qui rompt singulièrement l’harmonie du marché lorsqu’il est mis à exécution.

En entrant chez sa femme, dont on lui avait annoncé l’indisposition, une des premières paroles de Christian fut:

—Ce M. de Gerfaut a l’air d’un excellent garçon, et je serais enchanté qu’il restât quelque temps avec nous. C’est doublement fâcheux que tu sois souffrante. Il est bon musicien, ainsi que Marillac; vous auriez chanté ensemble. Tâche donc de prendre sur toi et de descendre dîner.

—Je ne peux cependant pas lui avouer que M. de Gerfaut m’aime depuis un an, dit en elle-même Mme de Bergenheim.

Un instant après, Mlle de Corandeuil arriva d’un air pincé et s’assit dans un fauteuil devant le lit.

—Vous pensez bien, dit-elle, que je ne suis pas dupe de cette indisposition. Je vois clairement que vous voulez faire une impolitesse à M. de Gerfaut, car vous ne pouvez pas le souffrir. Il me semble cependant qu’un allié de votre famille devrait trouver en vous plus d’égards, surtout lorsque vous savez l’estime particulière que j’ai pour lui. Cela est d’un ridicule inouï, et je finirai par en dire un [Pg 168] mot à votre mari; nous verrons si son intervention sera plus puissante que la mienne.

—Vous ne ferez pas cela, ma tante, interrompit Clémence, en se levant sur son séant et en essayant de lui prendre la main.

—Si vous voulez que votre maussaderie reste entre nous, je vous engage à congédier votre migraine aujourd’hui même. Je suis votre servante.

—Mais c’est une persécution! s’écria Mme de Bergenheim, en retombant sur son lit quand la vieille fille fut sortie. Il a donc ensorcelé tout le monde? Aline, ma tante, mon mari—sans compter moi, qui en perdrai certainement la tête. Je ne conçois pas que je n’aie pas la fièvre. Il faut à tout prix en finir.—Elle sonna violemment.

—Justine, dit-elle à sa femme de chambre, ne laissez entrer personne sous aucun prétexte, et n’entrez pas vous-même avant que je sonne; je veux essayer de dormir.

Justine obéit, après avoir poussé les volets. Lorsqu’elle fut sortie, sa maîtresse se leva, passa sa robe de chambre et chaussa ses pantoufles avec une vivacité qui ressemblait à un mouvement de colère; elle s’assit ensuite à son bureau et se mit à écrire rapidement en écrasant la plume sur le papier satiné, sans s’inquiéter des éclaboussures d’encre. Le dernier mot de la dernière ligne fut terminé par un large trait horizontal, aussi énergiquement tracé que le paraphe napoléonien.

Quand un jeune homme qui, suivant l’usage, commence par la fin, trouve une arabesque de cette nature au bas d’une lettre de femme, il doit s’armer de patience et de résignation avant de lire le contenu.


[Pg 169]

Décoration tête de page

X

Lettre C illustrée

CE soir-là, Gerfaut, rentrant dans sa chambre, prit à peine le temps de poser sur la cheminée le bougeoir qu’il tenait à la main. Tirant d’une poche de son gilet un papier réduit à une dimension microscopique, il le porta passionnément à ses lèvres avant de l’ouvrir; ses yeux tombèrent d’abord sur la queue menaçante du mot final; ce mot était: Adieu!

—Hum! fit l’amant, dont l’exaltation fut sensiblement refroidie à cette vue.

Il lut l’ensemble d’un seul coup d’œil, s’élançant au point culminant de chaque phrase, comme un chamois bondit aux saillies des rochers; il recommença ensuite en épelant les syllabes lettre par lettre; il pesa le sens naturel et le sens mystique des moindres expressions, comme un rabbin qui commente la Bible, et déchiffra les ratures avec la patience d’un dévorateur d’hiéroglyphes, afin d’arracher à leurs barres mystérieuses quelque lambeau de l’idée qu’elles [Pg 170] retraçaient. Après avoir ainsi pressé, analysé, disséqué ce joli billet dans ses plus subtiles intentions, dans ses nuances les plus imperceptibles, il le froissa dans sa main et se mit à marcher à grands pas dans la chambre, en faisant entendre de temps en temps quelques-unes de ces exclamations auxquelles le Dictionnaire de l’Académie n’a pas encore donné droit de bourgeoisie; car tous les amants ressemblent aux lazzaroni qui baisent les pieds de san Gennaro quand il se conduit bien, mais qui l’appellent briconne et furfantone dès qu’ils croient avoir à se plaindre de lui, et le menacent alors de le traîner à la mer la corde au cou. D’ailleurs, les femmes sont très bonnes; elles excusent presque toujours les pierres que la colère d’un amant jette à leur statue, et disent volontiers, avec l’indulgent sourire de l’empereur romain: «Je ne suis pas blessée!»

Au milieu de ce paroxysme de fureur amoureuse, deux ou trois coups retentirent derrière la boiserie.

—Est-ce que tu composes? demanda une voix semblable à celle d’un ventriloque; j’en suis.

Les amis sont toujours là.

Un moment après, Marillac, en pantoufles, un foulard autour de la tête, tenant d’une main un bougeoir et de l’autre sa pipe, parut sur le seuil de la porte; il y resta dans une immobilité admirative.

—Tu es beau, dit-il, tu es magnifique, fatal et maudit. Tu me rappelles Kean dans Othello.

Have you pray’d to night, Desdemona?

Gerfaut le regarda sans répondre, en fronçant les sourcils.

—Je parie que c’est la dernière scène de notre troisième acte, reprit l’artiste en posant son bougeoir sur la cheminée; [Pg 171] il paraît que cela sera joliment tragique et que le balcon de la Porte-Saint-Martin peut faire provision de vinaigre des quatre voleurs. Une idée! je me sens en verve aussi, et si tu veux, nous allons nous mettre à dévorer du papier comme deux boas constrictors. Tu as une sonnette, en parlant de serpent?... Ah! oui. Voilà le cordon; je vais dire qu’on nous fasse un bol de café d’homme, quintessencié et incendiaire.—Ou plutôt je descends moi-même à l’office; je suis très bien avec Marianne; d’ailleurs, chez Bergenheim, liberté, libertas. Le café, c’est ma muse à moi; sous ce rapport-là je ressemble à Voltaire...

—Marillac, s’écria son ami en le voyant près de sortir.

L’artiste se retourna et revint docilement sur ses pas.

—Tu vas me faire le plaisir, lui dit Gerfaut, d’aller dans ta chambre. Tu travailleras ou tu te coucheras, à ton choix; et, entre nous, tu ferais tout aussi bien de dormir. Je veux être seul.

—Tête dieu pleine de reliques! tu me dis cela comme si tu méditais un attentat sur ton illustre personne. Est-ce que nous nous suicidons? Voyons si tu n’as pas quelque arme cachée, quelque bague à poison. Le poison des Borgia, malédiction! Cette substance blanche dans ce vase de porcelaine, vulgairement nommé sucrier, est-ce pas d’aventure un scélérat d’arsenic déguisé en honnête denrée coloniale?

—Fais-moi grâce de tes pasquinades, répondit Octave, tandis que son ami furetait dans tous les recoins de la chambre avec une affectation d’inquiétude, et puisque je ne puis me débarrasser de toi, écoute un avis: si tu crois que je t’ai amené ici pour te conduire comme tu le fais depuis deux jours, tu t’abuses.

—Qu’est-ce que j’ai fait?

—Tu me laisses sur les épaules toute la matinée cet assommant Bergenheim, qui m’a fait compter, je crois, tous [Pg 172] les baliveaux de son parc et tous les crapauds de son étang. Ce soir, quand cette vieille sorcière d’Endor a proposé son infernal whist, auquel il paraît que je suis quotidiennement condamné, tu t’es excusé sous prétexte d’ignorance, et cependant tu joues au moins aussi bien que moi.

—Mais je ne supporte pas le whist à vingt sous la fiche.

—Est-ce que je l’aime, moi?

—Parbleu, tu es bon enfant; tu as un intérêt qui doit te faire avaler doux comme miel tous les petits désagréments du métier. Est-ce que tu voudrais par hasard me faire jouer Bertrand et Raton? Plus souvent que je serai Raton?

—Mais enfin, qu’as-tu donc fait tout le jour?

Marillac se posa devant la glace, donna une physionomie plus pittoresque à l’arrangement de son foulard, lissa ses moustaches, laissa exhaler lentement, du coin des lèvres, une bouffée qui lui enveloppa la figure d’une sorte de brouillard, et se retournant ensuite vers son ami, lui dit, d’un air assez satisfait de lui-même:

—Ma foi, mon très cher, chacun pour soi, et Dieu pour tous. Toi, par exemple, tu donnes dans les passions du haut genre; il te faut des femmes armoriées. Les perles de ta petite baronne, qui est en même temps comtesse, à ce qu’il paraît, t’ont tourné la tête. Je suppose que les trèfles d’une marquise t’enverraient à Charenton, et les feuilles d’ache d’une duchesse au fond de la Seine; que si le sort te faisait rencontrer quelque puissante dame portant couronne fermée, et dont les yeux te fussent indulgents, j’ignore dans quelle région il faudrait chercher ta raison; dans la lune probablement, et mise en bouteille comme celle de Roland. La qualité t’entête et te rend exclusif. Tu fais de l’amour d’aristocrate; soit, c’est ton affaire. Pour moi, j’ai un autre système; je suis en sentiment ce que je suis en politique: je veux des institutions républicaines.

[Pg 173]

—Qu’est-ce que tu me contes là?

—Laisse-moi dire. Je veux le vote universel, le concours de tous les citoyens, l’admission à tous les emplois, les élections générales, les bases larges, le gouvernement populaire, enfin tout notre salmis patriotique. Ce qui signifie, en fait de femmes, que je les porte toutes dans mon cœur, que je ne reconnais entre elles aucune distinction de caste ou de rang, et que je proscris toute catégorie. Article premier de ma charte: toutes les femmes sont égales devant l’amour, pourvu qu’elles soient jeunes, jolies, aimables, attrayantes, bien faites surtout, et pas trop maigres.

—Et l’égalité!

—Tant pis. Appliquant donc ce système éminemment constitutionnel et libéral, je vais moissonnant toutes les fleurs qui veulent bien se laisser cueillir par moi, sans trouver les unes plus fraîches parce qu’elles sont de noblesse, ni les autres moins parfumées parce qu’elles sont de roture. Et comme les pâquerettes des champs sont un peu plus nombreuses que les roses impériales, il en résulte que je déroge souvent, mais très souvent. C’est ainsi qu’en ce moment je suis lancé jusque par-dessus les oreilles dans un petit sentiment villageois haut en couleur, et bien en chair:

Simple et naïve bergerette,
Elle règne....

—Tais-toi donc; l’appartement de Mlle de Corandeuil est précisément sous celui-ci.

—Je te dirai, puisqu’il faut te rendre compte de mes actions, qu’avant dîner je suis allé dans le parc dessiner quelques sapins qui remontent au moins à Clodion le Chevelu, et plus beaux dans leur genre que les chênes de Fontainebleau.—Voilà pour l’art.—A dîner, j’ai dîné et vaillamment. [Pg 174] C’est une justice à rendre à Bergenheim, on vit chez lui d’une manière royale. Voilà pour l’estomac.—Ensuite j’ai fait seller un cheval en tapinois, et, en deux petits temps de galop, je me suis trouvé à la Fauconnerie, où j’ai présenté mes adorations à Mlle Reine Gobillot, fille mineure, mais jouissant de ses droits. Voilà pour le cœur.

—Peste!

—Pas d’ironie, s’il te plaît: chacun ne partage pas ton goût pour les princesses qui vous font courir cent lieues pour les suivre, sans vous offrir seulement le bout de leur gant à baiser au débotté. Ces intrigues, dignes de la Clélie, ne sont pas mon fait.

Je suis sergent,
Brave....

—Ah çà, veux-tu te taire? Tu ne sais pas que je n’ai pour moi en ce moment que cette respectable douairière du rez-de-chaussée; si elle peut supposer que j’aie fait un pareil vacarme au-dessus de son appartement, nous serons demain ennemis à mort.

Zitto, zitto, piano, piano,
Senza strepito e rumore,

reprit Marillac en mettant un doigt sur sa bouche et une sourdine à sa voix. Ce que tu dis là me surprend. A la manière dont tu donnais le bras à Mme de Bergenheim pour la ramener au salon après souper, j’aurais cru que vous étiez fort bien ensemble. En me retournant au-dessus de l’escalier, car je faisais la corvée d’offrir le poing à la duègne—tu dis que je ne te sers à rien—il m’avait semblé apercevoir un certain entrelacement de mains.—Ah buona lana!—Tu [Pg 175] sais que j’ai un coup d’œil d’aigle.—Elle t’a glissé un poulet, sûr comme je m’appelle Marillac.

Gerfaut approcha d’une des bougies le billet qu’il tenait froissé dans sa main. Le papier s’enflamma, et dans une seconde il n’en resta plus que quelques pellicules noirâtres, qui tombèrent en poussière sur le marbre de la cheminée.

—Tu les brûles! tu as tort, dit l’artiste; pour moi, je conserve tout, lettres et cheveux. Quand je serai vieux, je ferai relier les unes pour mes lectures du soir, et tisser, au moyen des autres, un tableau allégorique que je suspendrai devant mon bureau, afin d’avoir toujours sous les yeux le souvenir des êtres adorés qui en auront fourni la trame.—Et je te réponds qu’il y en aura de toutes les couleurs, depuis ceux de Camille Hautier, ma première passion, qui étaient blond albinos, jusqu’à ceux-ci.

A ces mots, il tira de sa poche un papier, d’où il sortit une longue mèche de cheveux noirs comme du charbon, qu’il étala sur son index.

—Est-ce à Titania que tu as arraché cette crinière? demanda Gerfaut, en faisant glisser entre ses doigts les cheveux plus brillants que soyeux qu’il outrageait par cette supposition ironique.

—Ils pourraient être plus doux, j’en conviens, répondit Marillac avec négligence; et il froissa de son côté la boucle soumise à cette critique sans pitié, comme s’il eût été question d’une étoffe, et qu’il eût voulu s’assurer de la finesse du tissu.

—Cheveux de petite bourgeoise, tirant sur la grisette.

—Avoue du moins que la couleur en est franche et belle, et que la quantité compense la qualité. Cette pauvre Reine m’en a donné, parole d’honneur, de quoi faire un étendard de pacha. Ingénuité provinciale et primitive! Ce [Pg 176] n’est pas à Paris qu’on se fauche ainsi le chignon. J’ai connu particulièrement une femme qui ne donnait jamais à un adorateur plus de sept de ses cheveux; eh bien, au bout de trois ans, cette beauté prévoyante fut obligée de porter un faux tour. Toute sa chevelure avait passé en détail. Es-tu comme moi, Octave? la première chose que je demande, c’est une de ces boucles assassines. En général, les femmes aiment assez ces enfantillages, et quand elles vous ont accordé cela, c’est un lacet qu’on leur jette et dont on les étrangle.

Pour joindre la démonstration à la parole et expliquer la manière dont il lançait son nœud coulant au beau sexe, Marillac prit à deux mains la longue tresse noire et la fit passer par-dessus la bougie; mais son mouvement fut si mal calculé, que le feu prit aux cheveux; en un instant ils flambèrent comme ceux de Bérénice.

—Mauvais augure, s’écria Gerfaut, qui ne put s’empêcher de rire en voyant l’air ébahi de son ami.

—C’est le jour des autodafés, dit l’artiste en se laissant tomber négligemment dans un fauteuil; mais, bah! petit malheur; si Reine demande à les voir, je lui dirai que je les ai mangés à force de les baiser. C’est toujours flatteur, un amant capillivore; je suis sûr que cela fera plaisir à cette rose champêtre.—C’est qu’en vérité elle a des joues fraîches comme des pommes d’api! En revenant, je songeais à un vaudeville que j’ai envie de faire là-dessus. Seulement je mettrai la scène en Suisse, parce que la Suisse c’est plus vaudeville que les Vosges et j’appellerai la jeune personne Betty ou Kettly, au lieu de Reine, un nom en y enfin, qui rime avec Rutly, à cause de la couleur locale. Veux-tu en être? J’ai presque achevé le scenario:—Scène première.—Au lever du rideau on aperçoit des moissonneurs.

[Pg 177]

—Veux-tu me faire l’amitié d’aller te coucher? interrompit Gerfaut.

—Chœur des moissonneurs:

Déjà l’aurore
Qui se colore...

—Nous savons ça. Si tu ne me laisses pas tranquille, je te jette cette carafe à la tête.

—Je ne t’ai jamais vu d’une humeur aussi massacrante. Il paraît que ta divinité t’a cruellement traité.

—D’une manière indigne, s’écria l’amant dont cette question avait ranimé le courroux; traité comme on ne traiterait pas un garçon coiffeur. Ce billet que je viens de brûler était le congé le plus formel, le plus ingrat, le plus insolent. Cette femme-là est un monstre, entends-tu?

—Un monstre! ton ange, un monstre! dit Marillac en comprimant avec peine un violent éclat de rire.

—Elle, un ange! c’est un démon qu’il faut dire... Cette femme-là...

—Ne l’adores-tu pas?

—Je la hais, je l’abhorre: elle me fait horreur. Tu peux rire, si tu veux?

A ces mots, Gerfaut frappa un violent coup de poing sur la table.

—Tu oublies que Mlle de Corandeuil loge ici dessous, observa l’artiste d’un air railleur.

—Écoute, Marillac. Ton système, en fait de femmes, est vulgaire, grossier, trivial. Les pâquerettes que tu cueilles; tes bergères à qui tu coupes de pleines poignées de cheveux excellents pour mettre dans un matelas, tes beautés rudânières à joues de pivoine, sont des conquêtes tout au plus dignes d’un commis de magasin endimanché. [Pg 178] Tout cela, c’est de la galanterie du plus bas étage, de la hussarderie de maréchal des logis en garnison, et pourtant tu as raison, mille et mille fois raison; et, à côté de moi, tu es un des sept sages de la Grèce.

—Tu me fais trop d’honneur. Ainsi donc, tu n’es pas aimé?

—Je le voudrais, en vérité; car si je n’étais pas aimé aujourd’hui, j’aurais l’espoir de l’être demain. Mais tu te trompes, et c’est ce qui me décourage. Je crains seulement que son cœur ne soit étroit. Je crois qu’elle m’aime autant qu’elle le peut; le malheur, c’est que ce n’est pas assez pour moi.

—Il me semble, en effet, que jusqu’ici elle ne se montre pas folle de toi?

—Ah! folle! Connais-tu beaucoup de femmes folles de leur âme ou de leur corps? Tu parles bien comme un collégien fanfaron. Il y a des vainqueurs dans ton genre qui, à les croire, avaleraient un couvent à leur déjeuner. Ces gens-là font pitié. Pour ma part, j’ai toujours éprouvé qu’il était assez difficile de se faire aimer. Par la pruderie qui court, presque toutes les femmes d’un rang élevé ont l’air d’avoir été frappées à la glace comme une bouteille de vin de Champagne. Il faut les faire dégeler d’abord, et il y en a dont la coquille est si tenace que le diable y éteindrait sa fournaise. Elles appellent cela vertu; je l’appelle, moi, servitude sociale. Mais qu’importe le nom, si le résultat est le même?

—Mais, enfin, es-tu sûr d’être aimé de Mme de Bergenheim? reprit Marillac en appuyant sur le mot aimé avec une insistance qui attira l’attention de mon ami.

—Sûr, répondit celui-ci. Pourquoi me demandes-tu cela?

—C’est que pendant que tu es en colère, j’ai envie de [Pg 179] te dire quelque chose.—Il hésita un instant.—Si tu apprenais qu’elle t’en préfère un autre, que ferais-tu?

Gerfaut le regarda et sourit ensuite d’un air de dédain.

—Écoute, dit-il, tu viens de m’entendre tempêter et blasphémer, et tu as pris ce bavardage pour de la haine de bon aloi. Brave garçon! sais-tu pourquoi je bats ainsi la campagne? C’est que, connaissant mon tempérament, je sentais l’urgence de me mettre en colère et d’épancher ce que j’avais sur le cœur. Si je n’avais pas employé ce remède infaillible, la contrariété que son billet m’a fait éprouver m’aurait tiraillé les nerfs toute la nuit; je n’aurais pas dormi; or, quand je ne dors pas, mon teint se plombe encore plus que de coutume, et j’ai les yeux cernés.

—Fat!

—Niais!

—Comment, niais?

—Me prends-tu donc pour un beau-fils? Ne devines-tu pas ma raison pour vouloir dormir sur les deux oreilles? C’est tout simplement l’envie de ne pas reparaître devant elle avec une figure de Lazare. Il ne faudrait que cela pour l’encourager dans sa férocité. Je me garderai parbleu bien de lui laisser voir que sa dernière botte m’a touché. Je te louerais cent francs, pour demain matin, ton visage à la Téniers, ta face d’alderman.

—Merci, nous ne sommes pas un masque. D’ailleurs, tout ce que tu dis ne prouve pas le moins du monde qu’elle t’aime, et j’en reviens là.

—Mon cher Marillac, il a pu m’échapper dans ma colère des choses d’après lesquelles tu la juges mal. Maintenant que je suis calme et que mon remède a ramené mon système nerveux à son état normal, je vais t’expliquer ma position réelle.—Elle est ma Galatée à moi.—Allégorie [Pg 180] du temps du déluge, vas-tu dire; mais enfin, rebattue ou non, c’est mon histoire. Je n’ai pas encore entièrement brisé le marbre dont la vertu, l’éducation, les convenances, le devoir, les préjugés, tout ce que tu voudras enfin, recouvrent la chair de ma statue; mais j’approche du but et j’y arriverai. Sa résistance désespérée en ce moment est la plus grande preuve de mon progrès. De non à oui il y a un pas terrible pour une femme. Je conçois qu’on y regarde à deux fois, car souvent ce pas a ouvert un abîme; et si, de loin, on rit de l’abîme, de près il donne le vertige.—Ma Galatée commence à sentir à la surface du cœur les coups de mon marteau, et elle a peur.

Peur du monde, peur de moi, peur de son mari, peur d’elle-même, peur du ciel et de l’enfer...—N’adores-tu pas les femmes qui ont peur de tout?—Elle, en aimer un autre! jamais. Il est écrit de toute éternité qu’elle sera à moi.—Que voulais-tu donc dire?

—Rien, puisque tu es sûr d’elle.

—Sûr, plus que de ma vie éternelle. Mais je veux savoir ce que tu penses.

—Pas ce soir. C’est un soupçon qui m’est venu; quelque chose que l’on m’a dit aujourd’hui; une conjecture si vague encore qu’il est inutile de s’y arrêter.

—Je devine fort mal les énigmes, dit Octave d’un ton sec.

—Demain nous reparlerons de ça.

—Comme tu voudras, reprit l’amant avec une indifférence peut-être affectée. Si tu veux jouer avec moi le rôle d’Iago, je te préviens que je suis peu disposé à la jalousie.

—Demain, te dis-je, j’éclaircirai cette affaire: quel que soit le résultat de ma démarche, je te promets de te dire la vérité. Après tout, ce n’est peut-être qu’un commérage de femmes.

[Pg 181]

—Bien, bien, à ton loisir. J’ai pour demain un autre service à te demander. Je chercherai à décider ces dames à faire une promenade dans le parc. Mlle de Corandeuil ne viendra probablement pas; il faut que tu me fasses le plaisir d’accaparer le Bergenheim et la petite sœur et de gagner les devants insensiblement, de façon à me faciliter un moment d’entretien avec cette cruelle; car elle m’a signifié que d’aucune manière je ne réussirais à la voir seule, et il faut absolument que je lui parle.

—Il n’y a qu’un inconvénient, c’est qu’on attend demain vingt personnes à dîner, et que tous ses moments seront pris probablement par ses devoirs de maîtresse de maison.

—C’est pardieu vrai, s’écria Gerfaut en se levant avec tant de vivacité qu’il renversa sa chaise.

—Tu oublies encore que Mlle de Corandeuil loge ici dessous.

—C’est Satan qui s’en mêle, reprit l’amant en se promenant à grands pas, sans égard pour cette observation. Je voudrais qu’il tordît le cou, pendant la nuit, à tous ces visiteurs campagnards. Allons, les dés sont pour elle. Aujourd’hui et demain seront la bataille de Ligny de ce petit despote; mais, après-demain, gare Waterloo!

—Bonsoir, mylord Wellington, dit Marillac qui se leva et prit son bougeoir.

—Bonsoir, Iago! Ah! tu crois m’avoir bien inquiété avec tes mots mystérieux et tes réticences de mélodrame.

—A demain! à demain! répondit l’artiste en sortant:

Ce secret-là
Se trahira.

[Pg 183]

Décoration tête de page.

XI

Lettre L illustrée

LE lendemain, avant que la plupart des habitants du château eussent songé à quitter leur lit, ou du moins leur appartement, un homme à cheval sortit seul par une porte de la cour des écuries donnant sur le parc. Il était enveloppé jusqu’au menton d’une longue redingote de voyage, garnie de brandebourgs et de fourrures, vêtement un peu prématuré pour la saison, mais dont l’air vif et froid qui régnait en ce moment faisait apprécier l’opportunité. Après avoir tourné le château par l’avenue circulaire, il traversa l’allée de platanes et le pont, et prit ensuite à gauche le chemin de la Fauconnerie. Il fit tout ce trajet au pas et en modérant l’ardeur de sa monture, fort beau cheval du Yorckshire qui, par la manière ferme et élastique dont il relevait les pieds en marchant, protestait contre l’allure lente et grave imposée à son ardeur. Il semblait donc que le charme d’une promenade solitaire fût le seul motif d’une sortie aussi matinale et qu’aucun intérêt pressant n’attirât [Pg 184] le cavalier vers le but de son excursion. Mais lorsqu’il eut atteint le bouquet de bois depuis lequel Gerfaut avait, pour la première fois, aperçu le château de Bergenheim, et qu’en se retournant après y être entré il eût vu disparaître à travers les arbres les hautes girouettes des tourelles du bord de l’eau, il rendit tout à coup les rênes à son coursier. Le généreux insulaire ne se fit pas répéter cette invitation et prit sa course avec autant d’entraînement que s’il eût suivi une chasse au renard par les bruyères de son pays. Il galopa de la sorte pendant environ trois quarts de lieue sans presque ralentir son premier élan, malgré les inégalités d’une route qui, comme nous l’avons dit, suivait une ligne à peu près droite au milieu d’un terrain tortueux et accidenté. Il eût été difficile de décider lequel on devait le plus admirer, des jambes de l’animal ou des poumons du cavalier; car celui-ci, durant ce rapide trajet, exécuta sans reprendre haleine, pour ainsi dire, toute l’ouverture de Guillaume Tell. Il le faut avouer, le fausset dont il nasilla le ranz des vaches de l’andante avait plus d’analogie avec un mirliton de Saint-Cloud qu’avec le hautbois; mais, en revanche, quand il fut arrivé au presto, sa voix, assez bonne basse-taille, claqua si énergiquement aux oreilles du cheval que celui-ci redoubla de vigueur, comme si cette mélopée eût produit sur ses nerfs auditifs l’effet de la trompette qui sonne la charge un jour de bataille.

Le promeneur, qu’on aura peut-être reconnu à cette prouesse musicale, termina son concert en s’arrêtant à l’entrée d’une des langues de bois qui descendaient jusqu’à la rivière du haut des rochers et rompaient çà et là l’uniformité des prairies. C’était la dernière qu’il eût à traverser avant de sortir du vallon, et de là à la Fauconnerie il n’y avait plus que pour environ dix minutes de chemin. Du haut de sa selle et en jetant les yeux dans cette direction, [Pg 185] il pouvait déjà distinguer la fumée des maisons du village, dont les colonnes ondoyantes s’élevaient au milieu du brouillard du matin et tranchaient sur sa couleur blanchâtre par une nuance d’un gris azuré. Cette vue ne parut lui inspirer aucun désir de poursuivre sa course de ce côté. Après avoir regardé quelque temps autour de lui pour s’orienter, il quitta le chemin, s’enfonça à droite au milieu des arbres et s’arrêta enfin au pied d’un d’entre eux, plus grand que la plupart des autres, et isolé au milieu d’une petite pelouse qui, en le laissant ainsi à découvert, lui faisait une sorte de place d’honneur.

C’était un de ces beaux arbres, cheveux blancs des forêts, comme on en trouve souvent dans les paysages de Salvator, un hêtre vénérable et gigantesque; la tige principale, entièrement séchée à une trentaine de pieds du sol, s’élevait, semblable à un squelette de bois, au milieu de la verdure jaunissante dont l’entouraient les branches collatérales que la vie n’avait pas encore quittées. A la base, le tronc avait été tellement rongé du temps, qu’une crevasse, graduellement agrandie par la crue de chaque année, s’était presque entièrement vidée. Le cœur de l’arbre, attaqué d’une lente, mais continuelle vermoulure, avait fini par tomber en poussière; il restait à peine quelques couches de l’aubier par où la sève pouvait encore monter au sommet et le nourrir, et l’écorce entr’ouverte formait par sa cavité une niche dans laquelle une personne pouvait se tenir debout aisément. Près de cet arbre coulait un très mince ruisseau, qui, après avoir pris sa source à quelque distance, descendait à petit murmure à la rivière en se creusant un lit étroit dans la terre argileuse qu’il arrosait. Telle était la modestie de son cours, qu’à quelques toises seulement une nuance d’un vert plus frais et un gazon plus touffu étaient les seuls indices annonçant sa présence. [Pg 186] C’était là un de ces lieux classiques pour les rendez-vous, depuis qu’il y a dans le monde des bois, des ruisseaux et des amants, un de ces sites qui font partie essentielle d’une décoration d’opéra-comique ou de vaudeville, et jouent un rôle aussi important dans une scène champêtre qu’un divan dans une scène de salon. Rien n’y manquait, ni l’ombrage protecteur, ni les murmures langoureux de l’onde, ni les oiseaux gazouillant sous la feuillée, ni le paysage pittoresque tout à l’entour, ni le doux gazon pour tapis et pour coussins.

Après être descendu de son coursier et l’avoir attaché à une des branches du hêtre en se conformant à l’usage immémorial des poursuivants d’amour, le cavalier frappa deux ou trois fois du pied pour se dégourdir les jambes, et tira ensuite de son gousset une fort jolie montre de Bréguet.

—Huit heures dix minutes, dit-il; je suis en retard et cependant je suis en avance. Il paraît que les horloges de la Fauconnerie ne sont pas fort bien réglées.

Au rendez-vous j’arrive la première.
Raimbaud! Raimbaud!

L’artiste eût beau interroger les échos, d’une voix qui ne rappelait que d’un peu loin celle de Mlle Falcon, il ne fut pas plus heureux qu’Alice, et personne ne lui répondit. Ce ne fut pas sans un assez vif sentiment d’humeur qu’il vit qu’au lieu d’arriver le dernier, comme il l’avait supposé, il était obligé de faire ce qu’on appelle, d’une manière triviale, mais pittoresque, le pied de grue. Son tempérament méridional ne lui permettant pas de justifier cette comparaison par l’immobilité de son attitude, au lieu de rester perché sur une jambe avec la dignité de l’oiseau des clochers, il se mit à marcher en long et en large d’un pas [Pg 187] rapide et saccadé, en sifflant aussi terriblement que si ses lèvres eussent été armées d’un gros sifflet de voleur:

Quand je quittai ma Normandie....
J’attends.... J’attends....

que lui avait rappelé la circonstance. Une douzaine de chardons, poussés par hasard dans les limites de sa faction, s’en trouvèrent fort mal, car il leur faucha la tête en mesure à grands coups de cravache. Quand ce passe-temps fut épuisé, il eut recours à un autre dont la nature prouvait que si la beauté attendue par lui n’avait pas pour première vertu l’exactitude, ce n’était pas, en revanche, une de ces petites-maîtresses ambrées, toujours prêtes à tomber en syncope et qu’une délicatesse de nerfs, plus ou moins vraie, rend extrêmement intolérantes pour les défauts de leurs amants. Plongeant la main dans une des vastes poches de sa redingote, il en tira un étui en veau marin rempli de cigares de la Havane, accompagné d’un de ces briquets-portefeuilles appelés Lucifer, et commença à fumer en vrai traban, tout en continuant sa promenade. Mais, au bout de quelques instants, ce palliatif fut usé comme le premier.

—Huit heures vingt-cinq minutes! s’écria brusquement Marillac entre deux bouffées, et en regardant une seconde fois sa montre; je voudrais bien savoir pour qui me prend cette petite rose-pompon? C’était, pardieu! bien la peine d’éreinter ce pauvre Bewerley, qui a l’air de sortir de la rivière. Il y a de quoi lui causer une fluxion de poitrine. Si Bergenheim le voyait ainsi suant et haletant, avec cette bise de loup-garou pour couverture, il me donnerait un galop carabiné.—C’est que, parole d’honneur! ça devient bouffon. Il n’y a plus d’enfants. Ces hamadryades ne doutent de rien. Ça se fait attendre; ça veut être désirée. Je [Pg 188] vais la voir arriver tout à l’heure, pimpante et glorieuse comme si elle avait fait le plus beau trait du monde. C’est bon pour une fois, prima transit; mais, si nous devons voguer encore quelque temps dans ces parages, on fera son éducation; on lui apprendra à dire: S’il vous plaît et Merci. Ah! ah! elle ne sait pas à quel lion elle a affaire!—Huit heures et demie! Si dans cinq minutes elle n’est pas ici, je vais à la Fauconnerie et j’y fais un sabbat du septième enfer. Je brise, à coups de cravache, toute la porcelaine de la Femme-sans-Tête:

Crudele, perche finora
Far mi languir cosi?

Est-ce suffisamment déphlogistiquant de monter la faction? Que pourrais-je faire pour tuer le temps? Si je ruminais un peu la scène VI de notre second acte! La scène VI:—Valory, Gustave, Mme de Castelléon.—Le duel vient d’être convenu entre les deux rivaux.—Mme de Castelléon, qui ne se doute de rien, les retrouve dans son salon.—Coquetterie de sa part; fureur concentrée de Gustave, l’amant vrai; aisance ironique de Valory, le roué.—C’est bien ça.—Voici donc la scène:—partir de l’entrée de Mme de Castelléon pour arriver au moment où Gustave, n’y tenant plus, s’écrie: Madame, lui ou moi? et où elle répond:—Ni l’un ni l’autre. Réponse noble et fière, simple et touchante comme celle du vieux grognard, et qui ne sera pas perdue pour la postérité. Couper la scène là.—C’est bien ça.—Il faut beaucoup de nuances et de graduations avant d’arriver à l’explosion, un emberlificotement à la Scribe et un crescendo à la Rossini, tout ensemble.—Hum! hum!—Depuis son entrée c’est Mme de Castelléon qui tient la scène, jusqu’au moment où Gustave s’emporte et la prend à son tour. Valory n’a que des répliques [Pg 189] courtes et incisives, faisant marcher le reste à coups de fouet.—Maintenant, faut-il faire cela Gymnase ou Porte-Saint-Martin? Et, d’abord Mme de Castelléon s’assoira-t-elle en entrant?—Des fauteuils en demi-cercle devant le trou du souffleur, ça serait plus Gymnase.—D’un autre côté, un dialogue debout est plus favorable à la passion, en laissant de la latitude aux bras et aux jambes. Les jambes, surtout, jouent aujourd’hui un grand rôle dans la passion.—Diantre! si c’est Frédérick qui représente Gustave, comment exiger de lui qu’il dise: Madame, lui ou moi? empaqueté dans un fauteuil?—On pourrait les laisser assis au commencement et les faire lever pour la fin; de la sorte, ce serait Gymnase d’abord, et ensuite Porte-Saint-Martin.—Vidit quod esset bonum. Allons! all opra!

Plongeant de nouveau la main dans la longue poche de sa redingote, qui paraissait aussi féconde que la jupe de Mme Gigogne, Marillac en tira cette fois un portefeuille servant en même temps d’album, et dont les pages feuille morte étaient alternativement couvertes de croquis, d’écriture raturée, de charges de toute espèce et de prétendues inspirations musicales: une vraie Babel artistique reliée en maroquin vert. Il en sortit un crayon garni d’argent qu’il se mit à tailler à l’aide d’un poignard corse à large lame, dont il s’était probablement armé pour donner à son rendez-vous un caractère plus hasardeux et plus espagnol. Quand le crayon fut enfin pointu comme une aiguille, il remit le glaive dans le fourreau et le tout dans sa poche, s’assit au pied du hêtre, écrivit en très belle bâtarde, en haut d’une des pages de l’album:—Scène VI.—Mme de Castelléon, Gustave, Valory.—Ensuite il appuya ses coudes sur ses genoux, son front sur ses mains, et resta absorbé dans le laborieux enfantement de la composition.

Au bout de quelque temps il releva la tête, regarda alternativement [Pg 190] le ciel d’un bleu pâle tout moutonné de petits nuages blancs, les arbres groupés pittoresquement sur la pelouse, un reste de brouillard qui courait à la surface de la rivière, et, à quelques pas, Bewerley, dont la respiration et la sueur formaient elles-mêmes une fumée transparente en s’exhalant à l’air froid du matin. Après avoir ainsi demandé des inspirations au ciel et à la terre, à la nature morte et à la nature vivante, il approcha enfin le crayon du papier. Sept poires accompagnées de faux toupets et de favoris naquirent successivement sous ses doigts, sans qu’il eût probablement la conscience de son œuvre. En esquissant ce type satirique si cher aux caricaturistes de cette époque, il obéissait machinalement à la loi qui isole les sens de la volonté et leur donne une sorte d’intelligence matérielle à part, toutes les fois que l’esprit manque de force pour les asservir à son action.

—C’est fantastique! s’écria Marillac en biffant avec humeur son croquis; pas plus d’idées que sur la main! D’abord, je suis comme Mme de Staël: il me faut un premier mot; si vous ne me donnez pas un premier mot, enfoncée l’imagination! je resterais à cette place jusqu’au jugement dernier plutôt que de le trouver, ce scélérat de premier mot!—Que diantre lui faire dire à cette femme pour son entrée en scène?—Bonjour, messieurs. Et puis après, bûche?—C’est très nature: Bonjour, messieurs, mais qu’est-ce que ça prouve, et où cela mène-t-il? à: Madame, j’ai l’honneur... Nous avons l’honneur...—Ça marche joliment jusqu’à présent. Prodigieusement dramatique!—Si ce cuistre de Gerfaut n’était pas absorbé par sa passion in-folio, il me mettrait bien cela en train; car c’est une justice à lui rendre, il n’est pas plus embarrassé du premier mot que du dernier. Mais est-ce qu’il y a moyen d’obtenir de lui une parole raisonnable?—Est-il incroyable avec [Pg 191] son amour de don Quichotte! Il se bat les flancs pour faire de l’exaltation et de la jeunesse de cœur. Oui, je t’en souhaite de la fraîcheur d’âme; râpée, mon cher, râpée, usée, sucée, séchée, étiolée, montrant la corde! Ame d’artiste, sonore et vide! on ne peut pas vivre et avoir vécu. Avec cela orgueilleux comme Satan, et plus niais qu’un pigeon; prétendant n’avoir de toutes les choses de la vie que jusqu’à la cheville, et roulé comme un polytechnique par cette petite baronne. Parbleu! je ne serais pas fâché d’avoir la certitude qu’elle se moque de lui, et de le lui démontrer mathématiquement; il ne se brûlerait pas la cervelle pour cela, et ce serait lui rendre service, car il ne fait plus rien; pour peu que ça continue six mois, c’est un homme perdu pour l’art.—Si cette violette des bois pouvait venir! Mais il ne s’agit pas de cela; travaillons.—Je disais donc: Mme de Castelléon.—Bonjour, messieurs... Encore ici! ou bien: Charmée de vous retrouver.—Que le diable t’emporte, va, madame de Castelléon! tu es joliment sûre d’être empoisonnée au dénouement.—Je crois que c’est le grand air qui me distrait. Il m’est impossible de concentrer mon esprit, de fixer mon imagination sur un point; je la sens s’évaporer de mon cerveau comme à travers un crible; il me semble qu’elle va se percher sur toutes les branches de ces arbres, pour y chanter en compagnie des pinsons; qu’elle descend la rivière, à cheval sur le brouillard, et danse au soleil avec les moucherons, autour de la queue de Bewerley. Je suis sûr que je travaillerais mieux dans ma chambre.—On dit que Glück faisait porter dans une prairie son piano et du vin... ça l’inspirait. Je crois que c’était plutôt le vin que la prairie; car je veux bien être académicien si ce gazon et ce feuillage me donnent l’ombre... Eh! eh!...

Il leva vivement la tête en la sentant tout à coup inondée [Pg 192] d’une pluie de terre en poussière. Ce mouvement lui fut fatal, et ses yeux reçurent une partie de la libation destinée à ses cheveux. Ce fut avec un sentiment de cuisson assez désagréable qu’il les referma, après avoir, toutefois, entrevu au-dessus de lui la figure de Mlle Reine Gobillot, fraîche et joufflue comme un chérubin, pincée, outre mesure, dans une robe de guingamp à carreaux verts et lilas, qui faisait ressortir les charmes de son buste dans tout leur luxe, et portant au bras gauche un petit panier: contenance obligée des demoiselles d’une certaine condition qui font l’école buissonnière.

—Qu’est-ce que c’est donc que ce genre-là! s’écria Marillac en se frottant les yeux; voilà une heure que vous me faites croquer le marmot, et maintenant vous m’aveuglez; si vous êtes une hirondelle, je ne suis pas Tobie, entendez-vous?

—Comme vous me parlez, pour une petite pincée de terre! répondit Reine devenue rouge framboise, de rose pêche qu’elle était; et elle jeta le reste de la poignée qu’elle avait prise à une taupière à deux pas de là.

—C’est que ça me cuit comme les cinq cents diables, reprit l’artiste d’un ton radouci, car il comprit le ridicule de sa colère; puisque vous avez fait le mal, venez au moins le réparer; on dit que ça guérit, de souffler dans l’œil.

—Non! je m’en vais. Je n’aime pas qu’on me rudoie.

L’artiste mit son album dans sa poche et se leva précipitamment, en voyant que la jeune fille faisait un mouvement pour partir; il lui passa cavalièrement un bras autour de la taille et l’obligea, moitié de gré, moitié de force, à s’asseoir près de lui.

—C’est que l’herbe est humide, et je tacherai ma robe, dit-elle pour dernière résistance.

Un foulard fut aussitôt étendu sur le gazon, en guise [Pg 193] de tapis, par l’amant subitement rendu à la politesse et aux petits soins de son état.

—Et maintenant, ma chère Reine, reprit-il, dites-moi pourquoi vous venez si tard. Savez-vous qu’il y a une heure que je m’arrache les cheveux de désespoir.

—Heureusement la poudre les fait repousser, répondit-elle en regardant malicieusement Marillac, dont la tête était en effet poudrée en brun comme si on lui eût versé une tabatière sur l’occiput.

—Méchante! s’écria-t-il en riant, quoique ses yeux eussent l’air d’avoir pleuré; et il essaya de prendre un baiser pour la punir, d’après le principe des représailles, moins odieuses en amour qu’à la guerre.

—Finissez donc, monsieur Marillac! vous savez bien ce que vous m’avez promis.

—De vous aimer toujours, créature séduisante, dit-il d’une voix de crocodile qui soupire pour attirer une proie.

Reine se pinça la bouche en cœur et se tortilla dans son corset en se rengorgeant, mais pour obéir à l’instinct féminin qui prescrit de détourner la conversation après un aveu trop direct, sauf à y revenir ensuite par un autre chemin.

—Qu’est-ce que vous faisiez donc, dit-elle, quand je suis arrivée? Vous étiez si occupé, que vous ne m’avez pas entendue venir. Vous étiez bien drôle; vous étendiez les bras en l’air et vous vous frappiez le front en parlant.

—Je pensais à vous.

—Mais il ne fallait pas pour cela vous donner des coups de poing sur la tête. Ça devait vous faire bien mal.

—Femme adorée! cria tout à coup l’artiste d’une voix passionnée, et en écarquillant, à la manière des basilics, ses yeux encore rouges.

—Mon Dieu! vous me faites peur. Si j’avais su, je ne serais pas venue; il faut que je m’en aille tout à l’heure.

[Pg 194]

—Me quitter déjà, Reine de mon cœur! Non! ne l’espérez pas.

Non! je perdrais plutôt le jour,
Que de me dégager d’un si charmant amour!

—Taisez-vous donc; si l’on vous entendait; il peut passer du monde, dit Reine en regardant autour d’elle. Si vous saviez combien j’ai eu peur en venant. J’ai dit à maman que j’allais au moulin, chez mon oncle; mais ce vilain Lambernier m’a rencontrée quand j’entrais dans le bois. Qu’est-ce que je ferai, s’il dit qu’il m’a vue? Ce n’est pas ici le chemin du moulin. Pourvu qu’il ne m’ait pas suivie, encore? Je serais fraîche!

—Vous direz que vous êtes venue cueillir des fraises ou des noisettes, entendre chanter le rossignol; maman Gobillot n’y verra que du feu.—Qu’est-ce que c’est que ce Lambernier?

—Vous savez bien.... le menuisier.... Vous l’avez vu chez nous l’autre jour.

—Ah! ah! dit Marillac avec intérêt, cet ouvrier qu’on a renvoyé du château?

—Oui! et ils ont bien fait; c’est un très mauvais sujet.

—C’est lui qui vous a parlé de Mme de Bergenheim. Répétez-moi donc cela. Hier nous avons été dérangés par votre mère, au moment où vous commenciez.... Que vous a-t-il donc dit?

—Oh! des mensonges, bien sûr. Il ne faut pas croire tout ce qu’il raconte, d’abord.

—Mais enfin que raconte-t-il?

—Qu’est-ce que ça vous fait, ce qu’on dit sur Mme la baronne? répondit la jeune fille, avec un certain dépit de voir que Marillac ne s’occupait pas d’elle exclusivement.

—Pure curiosité. Il vous disait donc que s’il racontait [Pg 195] à M. le baron tout ce qu’il sait, celui-ci lui donnerait bien de l’argent pour le faire taire?

—Il m’a dit ce qu’il m’a dit. Demandez-le-lui, si vous voulez le savoir. Pourquoi ne restez-vous pas au château, puisque vous ne pensez qu’à madame? Est-ce que vous êtes amoureux d’elle?

—Je ne suis amoureux que de vous, ma chère biche.—Que le diable l’emporte! pensa-t-il; ne va-t-elle pas être jalouse, maintenant! Comment la faire jaser?—Je suis persuadé comme vous, reprit-il à haute voix, que tous les mauvais propos de ce Lambernier sont autant de calomnies.

—Il n’y a pas de doute. Il est connu dans le pays; c’est une mauvaise langue qui espionne tout ce qu’on fait et tout ce qu’on dit, pour le rapporter à tort et à travers. Mon Dieu! pourvu qu’il ne fasse pas d’histoire, parce qu’il m’a vue entrer dans le bois!

—Mme de Bergenheim, continua l’artiste avec affectation, est certainement fort au-dessus des bavardages d’un drôle de cette espèce.

Reine se pinça les lèvres sans répondre.

—Elle a trop de qualités et de vertus pour que personne puisse y ajouter la moindre foi.

—Quant à cela, il y a des saintes nitouches parmi les dames de Paris comme ailleurs, dit la jeune fille d’un air aigre-doux.

—Ouais! pensa Marillac, nous y voici. Toujours la vieille querelle du petit bonnet et du chapeau d’Herbault, de la grisette et de la dame. Maintenant, que je sois académicien si je ne lui délie pas la langue.

—Mme de Bergenheim, reprit-il en appuyant avec emphase sur chaque mot, est une femme si bonne! si jolie! si aimable!...

[Pg 196]

—Mon Dieu! dites donc tout de suite que vous l’aimez ce sera plus tôt fait, s’écria Reine en se dégageant brusquement du bras qui l’avait enlacée jusqu’alors.—Une grande dame qui a des carrosses et des laquais rouges tout galonnés, c’est là une conquête! Tandis qu’une demoiselle bourgeoise qui n’a que sa vertu....

Elle baissa les yeux d’un air de componction, sans achever sa phrase.

—Une vertu qui donne des rendez-vous au bout de trois jours, et au fond d’un bois, encore! Joli! pensa l’artiste.

—Toujours est-il que vous ne serez pas le premier, reprit-elle en relevant la tête et en cherchant à cacher son dépit sous un air d’ironie.

—Ce sont des mensonges.

—Des mensonges! et moi je vous dis que je sais ce que je sais.—Lambernier n’est pas un menteur....

—Lambernier n’est pas un menteur!—répéta comme un écho une voix rude et enrouée qui semblait sortir de la cavité du hêtre, au pied duquel les amants étaient assis.—Qui est-ce qui dit que Lambernier est un menteur?

Au même instant le menuisier en personne sortit de derrière l’arbre où il était caché depuis un moment, et intervint brusquement sur la scène comme le Deus ex machinâ des tragédies romaines. Sa veste brune, jetée sur l’épaule droite selon son habitude, et son chapeau gris à larges bords enfoncé sur l’oreille, il vint se placer en face du couple stupéfait, en fixant tour à tour sur chacun des interlocuteurs ses yeux enfoncés et méchants, et en laissant échapper de ses lèvres serrées un ricanement sardonique.

Mlle Reine jeta un cri comme si elle eût vu Satan sortir de terre à ses pieds; Marillac se leva d’un bond et saisit sa cravache.

[Pg 197]

—Vous êtes un drôle bien insolent, s’écria-t-il en faisant sonner sa voix de basse-taille; passez votre chemin.

—Il n’y a pas de chemin, répondit l’ouvrier d’un ton qui justifiait l’épithète dont il avait été gratifié; nous sommes sur le communal, et j’ai le droit d’y être tout comme vous.

—Si tu ne tournes pas les talons sur-le-champ, reprit l’artiste qui devint rouge de colère, je te coupe la figure en deux.

—Ce sont les pommes qu’on coupe en deux, dit Lambernier en ricanant et en avançant la tête d’un air de bravade.—Ma figure se fiche de votre fouet comme d’un goupillon; parce que vous êtes un monsieur, et moi un ouvrier, ne croyez-vous pas me faire peur? je me fiche d’un bourgeois comme....

Cette fois il n’eut pas le temps d’achever sa comparaison; un coup de cravache qui lui sangla le visage, de l’oreille droite au bout du nez, lui coupa la parole et le fit malgré lui reculer de deux pas.

—Tron de l’air! s’écria-t-il d’une voix semblable à un hurlement; parce que vous êtes un monsieur!.... Que je perde mon nom si je ne vous rabote pas sur toutes les coutures!

Il jeta sur l’herbe sa veste et son chapeau, cracha dans ses mains qu’il frotta l’une contre l’autre, et prit la position d’un athlète qui se dispose à boxer.

A cette démonstration menaçante, Mlle Gobillot, qui s’était levée, toute violette d’émotion, poussa deux ou trois cris inarticulés; mais, au lieu de se jeter entre les combattants, comme les Sabines, elle se mit à courir à toutes jambes sur la pelouse. Bientôt elle disparut à travers les arbres, à l’imitation d’Angélique lorsque cette belle Circassienne [Pg 198] laissa Roland et Ferragus s’escrimer en son honneur, au milieu de la forêt des Ardennes.

Quoique les armes des deux adversaires ne fussent pas, en apparence, de nature à ensanglanter le gazon, leur contenance avait quelque chose de martial qui eût fait honneur à d’antiques paladins. Lambernier, écrasé sur ses jambes, d’après toutes les règles de l’art du pugilat, et les poings à hauteur des épaules, avait une vague ressemblance avec un chat sauvage prêt à bondir sur sa proie. L’artiste, de son côté, le haut du corps jeté en arrière, le jarret tendu, le menton enfoncé jusqu’à la moustache dans le collet fourré de sa redingote, et la cravache baissée, suivait, d’un œil assuré, tous les mouvements de son adversaire. Au moment où il le vit marcher sur lui le poing en avant, il leva le bras, de son côté, et lui appliqua du côté gauche un second coup de cravache si vigoureusement appuyé, que l’ouvrier battit de nouveau en retraite en se frottant les yeux et en beuglant.

—Tonnerre! je ne vois plus clair.... mais quand ce serait le pape, il y passerait.

Il porta la main à la poche de son pantalon, en tira un de ces grands compas de fer dont se servent les menuisiers, et l’ouvrit par un mouvement rapide. Il le saisit alors par le milieu et se trouva ainsi armé d’une espèce de stylet à deux pointes qu’il brandit d’un air menaçant.

A cette vue, Marillac fit deux pas en arrière, passa la cravache dans la main gauche, et s’armant, de son côté, de son poignard corse, se mit en position de défense.

—L’ami, dit-il d’un air délibéré, mon aiguille est plus courte que la vôtre; mais elle pique mieux. Si vous faites un pas sur moi, si vous levez la main, je vous saigne comme un marcassin.

En voyant la ferme attitude de l’artiste, dont la taille [Pg 199] carrée dans sa petitesse semblait annoncer une vigueur peu commune, et à qui ses moustaches et ses yeux brillants donnaient en ce moment un air assez formidable; en remarquant surtout la lame large et tranchante du poignard, Lambernier s’arrêta.

—Eh! tron de l’air, s’écria Marillac qui s’aperçut que sa bonne contenance produisait son effet, vous êtes Provençal; mais moi je suis Gascon. Vous avez la main prompte, camarade...

—Mais, tron dé diou! c’est bien vous qui avez la main prompte: vous m’assassinez de coups de fouet comme si j’étais votre cheval... vous m’avez crevé un œil. Est-ce que vous vous imaginez que j’ai mon pain cuit comme vous et que je n’ai à faire qu’à enjôler les filles? J’ai besoin de mes yeux pour travailler, mille noms de nom! Parce que vous êtes un bourgeois et moi un ouvrier...

—Je ne suis pas plus bourgeois que vous, reprit l’artiste, assez content au fond de voir la furie de son adversaire s’exhaler ainsi en paroles, et son attitude perdre son caractère menaçant; rengainez votre compas et allez à votre ouvrage.—Tenez, ajouta-t-il en tirant de sa poche deux écus de cinq francs. Vous avez été un peu rustre, et moi un peu vif. Allez vous laver les yeux avec un verre de vin: il n’y a pas d’enflure qui tienne là-contre.

Lambernier fronça les sourcils et les abaissa sur ses yeux, qui dardèrent un regard haineux et méchant. Il hésita un instant comme s’il eût discuté en lui-même ce qu’il devait faire et pesé les chances de succès en cas de décision hostile. Après quelques secondes de réflexion, la prudence l’emporta sur la colère. Il ferma son compas et le remit dans sa poche. Mais il repoussa l’argent qui lui était offert.

—Vous êtes généreux, dit-il avec un sourire amer: cinq francs par coup de cravache? Je connais bien des gens qui [Pg 200] tendraient la joue douze heures par jour à ce prix. Mais je ne suis pas de ce métier-là. Je ne demande rien à personne. Je me suis battu en juillet.

—Si Léonard de Vinci avait vu la boule de ce paroissien en ce moment, pensa l’artiste, il n’aurait pas cherché pendant si longtemps le type de son Judas. Sans mon bon poignard mon affaire était claire. Je suis sûr que cet homme a la bosse du meurtre.

N’ayant pas fort grande envie de prolonger un pareil tête-à-tête, l’artiste alla pour détacher son cheval; mais, au moment où il portait la main à la bride, une idée subite l’arrêta, et il revint sur ses pas.

—Écoutez, Lambernier, dit-il, j’ai eu tort de vous frapper, et je voudrais réparer cela. On m’a dit que vous aviez été renvoyé du château contre votre gré. Je suis assez lié avec M. de Bergenheim pour pouvoir vous être utile: voulez-vous que je lui parle de vous?

Le menuisier était resté immobile à sa place en fixant sur son adversaire, au moment où celui-ci se disposait à monter à cheval, des yeux qui, dans leur cavité, semblaient gonflés par la haine. Sa physionomie changea d’expression et redevint froide et concentrée lorsqu’il se vit interpellé de nouveau. Avant de répondre, il secoua la tête à deux ou trois reprises.

—A moins d’être le diable, dit-il, je vous défie bien de faire dire oui à Monsieur quand une fois il a dit non. On m’a chassé comme un chien; c’est bon. Rira bien qui rira le dernier. C’est cette vieille bête de Rousselet et ce gros cornichon de cocher de Mlle de Corandeuil qui ont fait des rapports sur moi. J’en pourrais faire aussi des rapports, si je voulais.

—Mais pour quel motif vous a-t-on renvoyé? reprit Marillac; vous êtes un habile ouvrier. J’ai vu de votre ouvrage [Pg 201] au château: il y a encore des appartements à terminer; il faut qu’on ait eu des raisons graves pour ne pas vous employer dans un moment où l’on doit avoir besoin de vous.

—Ils ont dit que je causais à Mlle Justine, et Madame m’a fait renvoyer. Elle en était bien la maîtresse, n’est-ce pas? comme je suis bien le maître de l’en faire repentir.

—Et comment pourriez-vous l’en faire repentir? répondit l’artiste dont la curiosité, que Mlle Reine n’avait pu satisfaire, était de plus en plus excitée; qu’est-ce que vous pouvez avoir de commun avec Mme la baronne?

—Parce que c’est une dame, et que je suis un ouvrier... Ça n’empêche pas que si je pouvais lui glisser seulement deux mots dans l’oreille, je suis sûr qu’elle me donnerait plus de louis d’or que je n’ai gagné de pièces de vingt sous depuis que je travaille au château...

—Parbleu! à votre place, j’irais le lui dire aujourd’hui même, ce mot.

—Pour qu’on me fasse mettre à la porte par cette bande de fainéants en habits d’écrevisses. Pas de ça, Lisette. J’ai mon idée: rira bien qui rira le dernier!

En répétant ce proverbe, l’ouvrier fit entendre le ricanement sardonique qui lui servait habituellement de sourire.

—Lambernier, dit l’artiste d’un ton sérieux, on m’a déjà parlé de certains propos fort étranges que vous avez tenus ces jours derniers. Savez-vous qu’il y a dans la loi une peine pour ceux qui inventent des calomnies?

—Quand on prouve ce qu’on dit, est-ce une calomnie? répondit le menuisier avec assurance.

—Qu’est-ce que vous vous chargez de prouver? s’écria brusquement Marillac.

—Eh! tron de l’air! vous le savez bien: c’est que M. le [Pg 202] baron... Il n’acheva pas; mais d’un geste grossier, en portant la main à sa tête, il acheva d’expliquer son idée.

—Vous prouverez cela?

—Devant la justice, s’il le faut.

—Devant la justice, cela ne vous rapporterait pas grand’chose; mais si vous voulez cesser vos propos, ne plus ouvrir la bouche de tout cela à qui que ce soit, et me donner à moi, à moi seul, vous entendez, la preuve dont vous parlez, je vous la paye dix napoléons.

Lambernier regarda fixement l’artiste avec un regard singulièrement pénétrant.

—Il vous en faut donc une de la ville et une de la campagne, une mariée et l’autre fille, dit-il d’un ton de brutale raillerie; cette pauvre demoiselle Reine sait-elle qu’elle fait la paire?

—Que voulez-vous dire?

—Oh! vous êtes plus malin que moi.

Les deux hommes se regardèrent en silence, en cherchant mutuellement à deviner leurs pensées, qu’ils ne comprirent cependant que très imparfaitement, mais qu’il est possible d’expliquer ici d’une manière plus claire.

—C’est encore un amoureux de Mme la baronne, pensa Lambernier avec l’insolence cynique de son caractère; si je lui dis ce que je sais, ma vengeance sera en bonne main, sans que j’aie besoin de m’exposer.

—Voilà un sournois qui m’a l’air diantrement fort en diplomatie, se dit de son côté Marillac; mais il est rancunier, et il faudra bien qu’il s’explique.

—Dix napoléons ne se trouvent pas dans le pas d’un cheval, reprit, après un silence assez long, le menuisier: dans une semaine, si vous voulez, vous me les compterez.

—Vous me prouverez... ce que vous m’avez dit, répondit Marillac avec quelque hésitation, et en rougissant [Pg 203] malgré lui du rôle qu’il jouait en ce moment, et dont jusqu’alors il n’avait pas entrevu le côté reprochable et presque odieux.

—Bah! se dit-il en lui-même pour tranquilliser sa conscience, si ce coquin sait réellement quelque chose qui puisse la compromettre, il vaut mieux que ce soit moi qui achète ce secret que tout autre. Je n’en abuserai pas et je pourrai peut-être rendre service à cette femme. N’est-ce pas là le rôle d’un galant homme de se dévouer à la défense de la beauté imprudente et menacée?

—Je vous apporterai la preuve, je ne vends pas mes copeaux chat en poche, dit le menuisier.

—Quand?

—Trouvez-vous lundi à quatre heures après midi à la croisée des chemins, près de l’angle du bois de la Corne.

—Au bout du parc?

—Oui, un peu au-dessus de la roche du Gué.

—J’y serai. Jusque-là vous ne direz mot à personne?

—C’est juste, puisque vous achetez ma marchandise.

—Voilà les arrhes du marché, répondit l’artiste. Et il lui tendit les pièces d’argent qu’il tenait encore à la main; Lambernier les mit cette fois dans sa poche sans faire d’objection.

—Lundi, à quatre heures!

—Lundi, à quatre heures! répéta Marillac en montant sur son cheval, qu’il fit partir au grand trot comme s’il eût été pressé de quitter son interlocuteur. Au premier détour, lorsqu’il eut repris le chemin, il tourna la tête et aperçut l’ouvrier encore immobile au pied du hêtre.

—Voilà, pensa-t-il, un drôle dont la place est marquée à Toulon ou à Brest, et je viens de conclure avec lui un traité satanique. Bah! je n’ai rien à me reprocher. De deux choses l’une: ou Gerfaut est la dupe d’une coquette, ou [Pg 204] son amour est menacé d’une catastrophe; dans tous les cas, je suis son ami et je dois éclaircir ce mystère pour le mettre sur ses gardes.

—Dix francs aujourd’hui et dix napoléons lundi, disait de son côté Lambernier, en regardant le cavalier qui s’éloignait, d’un œil où rayonnait un mélange de moquerie et de haine, il faudrait être un fier imbécile pour refuser. Mais ça ne paye pas tes coups de cravache, mon freluquet; quand nous aurons fait ensemble le compte du château, je réglerai le tien.

En disant ces mots, il porta la main à la poche où il avait placé son compas et reprit ensuite lentement le chemin de la Fauconnerie.

Décoration fin de page.

[Pg 205]

Décoration tête de page.

XII

Lettre L illustrée

LES visites, anathématisées d’avance dans la conversation des deux amis, arrivèrent de bonne heure au château, selon l’usage de la campagne où l’on dîne le matin. Depuis sa chambre, où il était resté comme Achille sous sa tente, Gerfaut vit défiler successivement le long de l’avenue une demi-douzaine de berlines, cabriolets et chars découverts, qui amenaient au moins le nombre de convives annoncé par Marillac. Peu à peu la société se répandit par groupes dans les jardins. Quatre ou cinq jeunes filles, sous la conduite d’Aline, coururent s’emparer d’une escarpolette, à laquelle s’attelèrent quelques jeunes gens de bonne volonté parmi lesquels Octave aperçut bientôt son Pylade. Pendant ce temps, Mme de Bergenheim faisait les honneurs de sa maison aux mères et aux femmes qui, trouvant cet amusement trop jeune pour leur âge, préféraient une promenade paisible dans les allées du parc. Christian, de son côté, expliquait des plans d’amélioration à quelques [Pg 206] hommes à physionomie industrielle ou agricole, qui paraissaient l’écouter avec intérêt, à charge de revanche. Trois ou quatre autres enfin avaient pris possession du billard, tandis que la partie vénérable de la société était restée au salon près de Mlle de Corandeuil.

—As-tu un pantalon blanc à me prêter? s’écria brusquement Marillac en entrant dans la chambre de son ami, au premier coup de la cloche du dîner.—Une énorme tache verte à l’un de ses genoux rendait superflue toute explication au sujet de la nécessité de ce changement de costume.

—Tu ne perds pas de temps, répondit Gerfaut après avoir ouvert un tiroir de la commode. Quelle est celle de ces beautés cantonales qui a eu l’honneur de te voir à ses pieds?

—C’est cette damnable escarpolette, sotte invention! Sacrifiez-vous donc pour plaire à des petites filles. Si jamais on m’y reprend! Ton système d’égoïsme est le véritable.—A propos, Mme de Bergenheim m’a demandé tout à l’heure, d’un air passablement narquois, si tu étais malade et si tu ne descendrais pas pour le dîner.

—De l’ironie!

—A ce qu’il m’a paru. Cette femme-là sourit d’une manière qui ne doit pas être du tout commode pour son interlocuteur. Je ne suis pas plus timide qu’un autre, mais j’aimerais mieux faire un vaudeville en trois actes à moi tout seul que d’être obligé de lui adresser une déclaration si je lui voyais ce diable de sourire sur la bouche. Elle a une manière d’avancer la lèvre inférieure...—Ouf! sais-tu que tu es terriblement mince? tu permets que je donne un coup de canif à la ceinture de ton pantalon? Jamais je ne pourrais danser avec cet étranglement abdominal.

—Et ce secret que tu devais me révéler? interrompit Octave avec un sourire qui semblait annoncer une sécurité parfaite.

[Pg 207]

Marillac prit un air grave en regardant son ami, puis il se mit à rire d’une manière un peu contrainte.

—A demain les affaires sérieuses, répondit-il. L’essentiel aujourd’hui, c’est d’être aimable. Mme de Bergenheim m’a demandé tout à l’heure si nous serions assez complaisants pour dire quelques morceaux. Je me suis incliné pour toi et pour moi. Je ne suppose pas que les indigènes de ce vallon aient souvent entendu le duo de Mose avec les fioritures à la Tamburini.

Palpito a quello aspetto,
Gemo nel suo dolor.

Veux-tu que nous disions celui-là ou celui du Barbier? c’est vieux, le Barbier.

—Tout ce qu’il te plaira, mais ne m’en casse pas la tête d’avance. Je voudrais que la danse et la musique fussent au fond de la Moselle.

—A la bonne heure, mais pas le dîner. J’ai jeté un coup d’œil à la salle à manger; cela promet d’être fort beau. Allons, tout le monde est rentré: à table.

Le temps est loin de nous où Paris et la province formaient deux régions presque étrangères l’une à l’autre, où Mme de Sévigné pouvait faire de si piquants récits des assemblées gentilhommières des pays d’état, et où un jeune cadet du Limousin fraîchement débarqué au Palais-Royal était exposé sur sa mine à y être reçu comme M. de Pourceaugnac. Aujourd’hui, grâce à la rapidité des communications, aux importations de toute espèce qui arrivent du centre à la circonférence sans avoir eu le temps de se faner en route, Paris et le reste de la France ne sont plus qu’un corps immense passionné des mêmes opinions, paré des mêmes modes, riant des mêmes bons mots, révolutionné par les mêmes barricades.

[Pg 208]

Les mœurs provinciales ont presque entièrement perdu leur physionomie, et un salon de bonne compagnie est le même partout. Une exception cependant se présente parfois à la campagne. Là, des nécessités de voisinage imposent un mélange auquel la maîtresse de maison la plus exclusive ne peut pas toujours se soustraire. La société rassemblée au château offrait en ce moment un exemple de ces réunions hétérogènes dans lesquelles une duchesse peut avoir à sa droite un maire de village, et la femme la plus élégante de l’allée des Feuillants, un gros juge de paix qui croit se rendre fort aimable en cherchant à griser sa voisine.

Les relations fréquentes de M. de Bergenheim avec plusieurs maîtres de forges des environs, acquéreurs habituels de ses coupes de bois, avaient établi entre eux un échange de politesse assez froide de part et d’autre, très exacte de son côté, un peu guindée du leur, car, aujourd’hui encore, les personnes de la classe industrielle conservent avec celles qu’elles ont la bonhomie d’envier comme classe privilégiée, une attitude raide et hargneuse qui, partout où ces deux castes se trouvent en présence, trace une ligne de démarcation aussi facile à saisir que la différence de couleur de l’eau dans le confluent de l’Isère et du Rhône.

Parmi leurs voisins de campagne, Mme de Bergenheim avait promptement découvert ces symptômes de morgue envieuse, toujours prête à se trouver offensée et fort peu propre à rendre la société agréable. Elle avait donc pris le parti de réunir, par invitations générales, les personnes qu’elle était obligée de recevoir, afin de se débarrasser d’une seule fois d’un ennui qu’aucun agrément ne compensait. Ce jour-là était un de ces jours de corvée.

Au milieu de ces dames beaucoup plus parées qu’élégantes; de ces demoiselles bien portantes, à gros bras marbrés de rose, à pieds moulés en fers à repasser; de ces [Pg 209] messieurs prépondérants, étranglés par leurs cravates blanches et gonflés dans leurs habits noirs, Gerfaut, dont le système nerveux avait été déjà singulièrement agacé par son désappointement de la veille, se sentit suffoqué d’un redoublement de mauvaise humeur. A table, il se trouva placé entre deux femmes qui semblaient avoir épuisé dans leurs toilettes toutes les couleurs du spectre solaire, et dont la coquetterie respective se trouvait surexcitée par le voisinage de l’écrivain célèbre. Mais leurs minauderies furent perdues; celui qui en était l’objet se comporta avec une maussaderie, qui heureusement passa pour mélancolie romantique; ce qui le rendit plus intéressant encore aux yeux de sa voisine de gauche, blonde de vingt-cinq ans, fraîche, potelée, et, à l’entendre, passionnée de lord Byron, prétention commune à presque toutes les jolies femmes grasses.

A l’exception d’un salut en entrant, Octave n’avait pas accordé à Mme de Bergenheim une seule marque d’attention. L’air froid, ennuyé et dédaigneux, il prenait en patience les plaisirs de ce jour, abusant même du privilège d’humeur fantasque qu’on accorde volontiers aux hommes d’un talent incontestable. Clémence, au contraire, semblait redoubler d’amabilité et d’enjouement. Il n’était pas un de ses ennuyeux convives à qui elle n’eût adressé quelques mots obligeants, pas une de ces femmes vulgaires ou prétentieuses pour qui elle n’eût trouvé moyen d’être gracieuse et prévenante; on eût dit qu’elle éprouvait un désir particulier d’être ce jour-là plus séduisante encore que de coutume, et que l’air sombre de son amant redoublait sa bonne humeur, donnait plus de vivacité à son esprit, lui causait enfin un retour de son ancienne coquetterie.

Après dîner, on rentra au salon, où le café fut servi. Une pluie subite, dont les gouttes frappaient violemment les [Pg 210] fenêtres, rendait impraticable tout projet de divertissement dans le parc. Gerfaut remarqua bientôt un colloque assez animé entre Mme de Bergenheim, embarrassée d’amuser ses hôtes pendant le reste de l’après-midi, et Marillac qui, avec son entrain accoutumé, s’était institué son maître des cérémonies. Un moment après, la porte du salon s’ouvrit à deux battants, et un énorme piano, porté par trois domestiques qui ployaient sous le faix, fut installé contre les fenêtres. A cette vue un frisson de plaisir parcourut le groupe des jeunes filles, tandis qu’Octave, appuyé contre la boiserie dans un des angles de la cheminée, achevait son moka d’un air de plus en plus mélancolique.

—Ah çà! vint lui dire l’artiste qui, pendant ces préparatifs, s’était donné un mouvement extrême et avait étalé sur le piano une dizaine de partitions, il est donc convenu que nous allons dire le duo de Mose. Il y a là deux ou trois petites pensionnaires que leurs mamans meurent d’envie de faire briller. Tu comprends qu’il faut que nous nous sacrifiions pour les encourager. D’ailleurs, un duo d’hommes, c’est de règle pour ouvrir un concert.

—Un concert! est-ce que Mme de Bergenheim s’est mis dans la tête de nous servir en pâture à ce bercail jusqu’à ce soir? répondit Gerfaut, dont la mauvaise humeur augmentait à chaque instant.

—Cinq ou six morceaux seulement, et ensuite on dansera. J’ai déjà un engagement avec ta diva; si tu as envie d’une contredanse, et que vous n’ayez pas, selon l’usage, votre numéro réservé, je te conseille de la lui demander; car il y a là cinq ou six beaux fils qui ont l’air furieusement empressés..... Après notre duo, je dirai le trio de la Dame blanche avec ces demoiselles qui ont des yeux ronds comme ceux des poissons, des cheveux ventre de biche et des robes abricot,—là-bas dans le coin, près de cette jolie blonde [Pg 211] qui était à côté de toi à table, et qui manœuvre son pied en te lorgnant.—M’a-t-elle déjà suffisamment ennuyé, cette cloche de la tourelle! j’y ai piloté au moins vingt petites filles dans leur début. Je ne sais pas seulement si je pourrai donner convenablement mon sol grave; j’ai un cataplasme de charlotte russe sur l’estomac.—Écoute donc un peu:

A cette complaisance!...

Marillac se pencha vers son ami et rugit dans l’oreille une note qu’il supposait devoir être le sol en question.

—Comme un ophicléide, dit Gerfaut en ne pouvant s’empêcher de rire de l’importance que l’artiste attachait à son talent.

—En ce cas, dans notre duo, je risquerai mon grand point d’orgue à la fin du premier solo.—Deux octaves de mi en mi!—Je vous demande pardon du peu. Zuchelli avait eu la complaisance de me le détailler dans le temps, et je ne m’en tirais pas trop mal.

—Madame désire parler à monsieur, dit un domestique qui vint l’interrompre au milieu de sa phrase.

Dolce, soave amor, roucoula entre ses dents l’artiste, tandis qu’il se rendait à l’invitation de la maîtresse de la maison, en cherchant à poser dans sa tête le point d’orgue qu’il regardait comme un des plus beaux fleurons de sa couronne musicale.

Tout le monde s’étant assis, Mme de Bergenheim se mit au piano, derrière lequel Marillac s’était déjà posté. L’artiste choisit une des partitions, l’ouvrit sur le pupitre, y fit les cornes préliminaires pour n’être pas arrêté, au moment de l’exécution, par quelque feuillet récalcitrant, toussa en basse-taille, se posa de manière à présenter à l’auditoire le côté de sa tête où il pensait que sa coiffure [Pg 212] moyen âge produisait le plus bel effet, et jeta un signe d’intelligence à Gerfaut, toujours sombre et isolé, à l’angle de la cheminée.

—Nous abusons beaucoup de votre complaisance, monsieur, dit à celui-ci Mme de Bergenheim, lorsqu’il se fut rendu à cette muette invitation; et, tout en essayant quelques accords, elle leva sur lui ses grands yeux bruns. C’était le premier regard qu’elle lui accordait de la journée; soit accès de coquetterie, soit que la tristesse de son amant lui eût amolli le cœur, soit qu’elle-même éprouvât un remords de la dureté extrême de son billet de la veille, on doit avouer que l’expression de ce regard n’avait rien de très décourageant.

Octave s’inclina et prononça quelques mots aussi froidement polis que s’il eût parlé à une femme de soixante ans, sans que ses yeux répondissent au rayon humide qui les avait doucement interrogés.

Mme de Bergenheim baissa la tête en essayant un sourire de dédain et frappa brusquement la première mesure du duo.

Le concert commença. Gerfaut avait une voix de ténor douce et vibrante; il la conduisait habilement, esquivant les passages périlleux, tournant les difficultés qu’il jugeait au-dessus de son talent d’exécution, chantant, en un mot, avec la prudence d’un amateur qui ne peut pas consacrer quatre heures par jour à filer des sons et à couler des gammes chromatiques. Il dit son solo avec une simplicité voisine de la négligence et remplaça même, par une tenue plus que modeste, le trait assez compliqué de la fin.

Clémence, pour laquelle il avait quelquefois chanté en y mettant plus de son âme, vit avec dépit cette affectation d’insouciance, car il est telle disposition d’esprit où tout devient froissement. Il lui parut que, chez elle, dans son [Pg 213] salon, Octave aurait dû faire plus de frais par égard pour elle-même, et quel que fût d’ailleurs leur débat particulier; elle se trouva blessée dans la considération qui lui était due et à laquelle de nombreux hommages l’avaient habituée. Elle enregistra donc ce nouveau grief dans l’interminable livre en partie double qu’une femme consacre toujours aux moindres actions de l’homme qui lui fait la cour.

Marillac, au contraire, sut beaucoup de gré à son ami de cette froideur d’exécution, car il y vit un moyen de briller à ses dépens. Quelle que fût sa dose de vanité, la supériorité d’Octave était trop incontestable pour qu’il ne saisît pas avec empressement l’occasion de le primer. Il commença donc son solo è il ciel per noi sereno, avec une tension de larynx inaccoutumée, accentuant aussi énergiquement qu’un Calabrais, et mugissant ses notes graves comme s’il eût chanté dans un tonneau. Sauf quelque chose d’inégal et de décousu dont les chanteurs de salon se préservent difficilement, il ne se tira pas trop mal de la première partie. Arrivé au point d’orgue final, il remplit d’air sa poitrine, comme s’il eût été chargé de mettre en mouvement tous les moulins à vent de Montmartre, et se lança en avant avec une majestueuse furie; les quarante premières notes, sans ressembler aux perles de Mlle Grisi, gravirent de bas en haut et roulèrent de haut en bas sans accident notable; mais, aux derniers degrés de la descente, la respiration et la voix manquèrent à la fois au chanteur; le la faiblit, le sol fut étranglé, le fa ressembla au bourdonnement d’un hanneton, le mi, absent!

Le point d’orgue à la Zuchelli eut l’air d’un de ces gothiques escaliers qui à l’étage supérieur offrent une conservation presque complète, mais dont la base, fauchée par le temps, laisse une solution de continuité entre le sol et la dernière marche.

[Pg 214]

Mme de Bergenheim, attendant la conclusion de cette périlleuse roulade, ne songea pas à frapper l’accord final; le seul son qui se fit entendre fut le bruissement de la barbe du dilettante, dont le menton était allé vainement chercher de la voix dans les profondeurs de son col de satin, accompagné de l’applaudissement bénévole d’une vieille dame sourde qui avait jugé le mérite de l’exécution d’après les contorsions désespérées de l’exécutant.

—Maudite charlotte russe! grommela l’artiste, la figure aussi rouge qu’un homard.

Le reste du duo s’acheva sans nouvel incident, à la satisfaction générale.

—Madame, votre piano est un demi-ton plus bas que le diapason, dit le basso, avec un accent de reproche, après avoir comparé l’instrument régulateur au la du clavier.

—C’est vrai, répondit Clémence, qui ne put retenir un sourire; j’ai si peu de voix que je suis obligée de faire accorder mon piano pour moi. Vous pouvez bien me pardonner mon égoïsme, car vous avez chanté comme un ange.

Marillac s’inclina, consolé à demi par ce compliment, mais pensant en lui-même que le premier devoir d’une maîtresse de maison était d’avoir un piano qui fût au ton, et de ne pas exposer une basse à compromettre son contre-mi devant quarante auditeurs.

—Madame, puis-je encore vous être utile? demanda de son côté Gerfaut, qui se pencha vers Mme de Bergenheim avec le plus froid de tous les sourires.

—Je craindrais de lasser votre amabilité, monsieur, répondit-elle d’une voix dont la sécheresse polie laissait percer un mécontentement secret.

Le poète la salua en silence et s’éloigna.

Clémence alors, à la prière générale, chanta une romance avec plus de goût que d’éclat, avec plus de méthode [Pg 215] que d’expression. Il semblait que les manières glaciales d’Octave réagissaient sur elle en dépit de ses efforts pour se maintenir au ton d’enjouement qu’elle avait affecté d’abord. Insensiblement une singulière oppression serra sa poitrine et voilà son organe; une ou deux fois elle craignit que la voix ne lui manquât. Quand elle eut fini, les compliments et les applaudissements dont elle fut accablée lui parurent si insupportables qu’elle réprima avec peine l’envie de s’y soustraire. Tout en s’indignant de sa faiblesse, elle ne put s’empêcher de jeter un regard du côté d’Octave; mais elle ne rencontra pas les yeux de son amant, alors occupé à causer avec Aline. Elle se trouva en ce moment si seule et si délaissée, pour cet unique regard qu’elle n’obtenait pas, qu’une larme de dépit roula sous ses paupières.

—J’ai eu tort peut-être de lui écrire ainsi, pensa-t-elle; mais s’il m’aimait, se résignerait-il aussi vite à m’obéir?

Une femme dans un salon ressemble au soldat sur la brèche; l’abnégation est le premier de ses devoirs: quelle que soit sa souffrance, elle doit montrer à la douleur le front serein que présente le guerrier au danger, et tomber, s’il le faut, sur place, la mort dans le cœur, le sourire aux lèvres. Pour obéir à cette loi du monde, Mme de Bergenheim se remit au piano, après une courte interruption, afin d’accompagner les trois ou quatre jeunes filles qui vinrent, selon l’usage, improviser chacune à leur tour l’air qu’on leur serinait depuis six mois. Marillac, qui prudemment était allé à la salle à manger corroborer son creux d’un verre de rhum, répara dans le trio de la Dame blanche son petit échec, et tout alla pour le mieux. Enfin, pour clôture de ce concert, et que le ciel vous préserve de toute exécution de ce genre! Aline fut amenée au piano par son frère, qui, comme tous les anti-artistes, ne comprenait pas qu’on apprît la musique pendant plusieurs années, sinon [Pg 216] pour faire état de sa science. Christian d’ailleurs aimait beaucoup sa sœur et était d’autant plus émerveillé de son talent qu’il possédait lui-même la basse-taille la plus discordante du département. La pauvre enfant, dont toute l’assurance avait disparu, chanta donc d’une petite voix fraîche, tremblante et un peu fausse, une romance de sa pension, revue et corrigée comme les éditions ad usum delphini. Le mot amour y était remplacé à l’hémistiche par celui d’amitié, et pour réparer la légère faute de prosodie, la syllabe surabondante se fondait en un hiatus qui eût fait dresser les cheveux à la perruque blonde de Boileau. Mais le Sacré-Cœur a un système de versification à part, dans lequel, plutôt que de laisser passer une expression dangereuse, la vertu tord le cou à la poésie.

Cet échantillon de musique sacrécordiale fut le bouquet du concert; ensuite on dansa, et Gerfaut vint inviter Aline. Soit qu’il voulût combattre son humeur noire, soit par cette bonté d’âme qui comprend les émotions des autres et y compatit, il se mit à parler avec un empressement affectueux à la jeune fille, toute rouge encore de son succès. Parmi tous ses talents, Octave possédait à un éminent degré l’art de moduler sa conversation d’après la position, l’âge ou le caractère de ses interlocuteurs et selon le but auquel il voulait arriver. A la différence de la plupart des artistes qui apportent dans le monde les préoccupations du cabinet et y conservent une individualité habituellement plus excentrique qu’élégante, il était dans un salon homme de salon avant tout. Profond avec les gens sérieux, d’un dévergondage princier en compagnie de viveurs, poli comme un chevalier de l’ancien régime à l’égard des douairières, tour à tour insinuant, galant ou ironique auprès des belles dames, pour qui nul autre ne savait confire dans un sirop plus parfumé de plus vertes impertinences, il possédait [Pg 217] à l’usage des jeunes demoiselles une sorte de jargon bénin et réservé, honnête et candide, auquel la mère la plus austère n’eût pu trouver mot à reprendre. Le poète légèrement immoral, le dramaturge qui faisait ruisseler dans ses pièces l’inceste et l’adultère, rencontrait dans ces occurrences des expressions moitié lait, moitié miel, eau bénite au besoin, que savouraient sans le moindre effarouchement les plus jolies innocences de quinze ans.

Aline écoutait avec un plaisir qu’elle ne cherchait pas à dissimuler les paroles de son danseur; l’élasticité de ses pas, une sorte de frémissement général qui la faisait ressembler à une fleur bercée par la brise, la poésie qu’une émotion intérieure communiquait à la grâce naïve de sa pose, révélait le charme que goûtait son âme à cet entretien. Ses yeux, chaque fois qu’ils rencontraient le regard pénétrant d’Octave, se baissaient par un instinct de pudeur; mais dans ces moments-là leur éclat semblait redoubler sous leurs paupières à demi fermées. Chaque parole, même indifférente, résonnait à ses oreilles, douce et mélodieuse; chaque contact de main lui paraissait une pression. A seize ans, le sexe est un complice si puissant de tous les sentiments qui surgissent au cœur d’une jeune fille! Dans cette période de l’adolescence comprise entre le voile blanc de la première communion et la blanche corbeille du mariage, un vague désir, un confus pressentiment du mot réel de la vie, une attraction invincible vers l’aimant ignoré, donnent quelquefois aux plus ingénues de ces enfants quelque chose de l’enivrement d’Érigone.

En remarquant l’épanouissement dont chaque mot sorti de sa bouche embellissait cette rose fraîche et innocente, Gerfaut éprouva un sentiment involontaire de mélancolie.

—Elle m’aimerait, pensa-t-il, comme je veux être aimé, de toute sa pensée, de tout son désir, de toute son âme. [Pg 218] Pour elle, je serais la flamme qui embrase et le soleil qui féconde; elle s’agenouillerait devant mon amour comme devant un autel, tandis que cette coquette...

Il se tourna du côté de Mme de Bergenheim qui dansait avec Marillac, et rencontra son regard fixé sur lui. Le coup d’œil qu’il reçut fut rapide, mécontent et impérieux. Il signifiait clairement: je vous défends de parler ainsi à votre danseuse.

Pour le moment, Octave n’était pas plus disposé à l’obéissance que ne le fut Mme Vertbois en pareil cas. Après avoir promené ses yeux sur la contredanse, comme si le hasard seul lui avait fait rencontrer ceux de Clémence, il se retourna vers Aline pour laquelle il redoubla d’amabilité.

Un moment après, il reçut non pas directement, mais par l’intermédiaire de la glace, ce confident si souvent indiscret, un second coup d’œil plus sombre et plus menaçant que le premier.

—Fort bien, se dit-il en reconduisant la jeune fille à sa place, nous sommes jalouse. Ceci change la question. Je sais maintenant où le rempart est faible et où il faut attacher le mineur.

Aucun nouvel incident ne signala le reste de la journée. Le soir, les convives étant partis, la société se trouva réduite aux hôtes ordinaires du château, et tout y reprit sa physionomie accoutumée. En rentrant dans sa chambre après souper, Octave chantonnait un motif italien d’un air de bonne humeur dont son ami fut très surpris.

—Je veux être académicien si je comprends rien à ta conduite, dit celui-ci; tu as été toute la journée sombre et satanique comme le chevalier Bertram, et te voilà maintenant plus gai que Falstaff; est-ce que vous êtes raccommodés!

[Pg 219]

—Brouillés plus que jamais.

—Et cela t’égaye?

—Infiniment.

—Ah çà! vous jouez donc à qui perd gagne?

—Pas tout à fait; mais comme mes bons sentiments ne me mènent à rien, j’espère me conduire désormais d’une manière assez haïssable pour contraindre cette capricieuse créature à m’adorer.

—Diantre! c’est du raffiné. Au reste, c’est un système comme un autre. Les femmes sont si fantastiquement extraordinaires! Tu as connu Pauline, cette jeune épouse de notaire à qui j’eus l’heur de plaire l’an dernier? Sais-tu à quoi j’ai été redevable de ses bonnes grâces? Ce n’est à aucune de mes nombreuses qualités morales, intellectuelles ou physiques: c’est à un coup de canne!

—Un coup de canne!

—Dont, en lui donnant le bras, je sanglai, sur le boulevard, le museau d’un individu qui me faisait l’effet de nous regarder de travers. Elle m’avoua depuis que cela lui était allé droit au cœur. O femmes! sexe décevant... comme dit Figaro.

—Les femmes, reprit Octave, ressemblent au pendule dont le mouvement est une réaction continuelle: quand il est allé à droite, il va à gauche pour revenir à droite, et ainsi de suite. Suppose donc la vertu d’un côté, la passion de l’autre et le balancier féminin entre deux, il est à parier qu’après avoir frappé à droite d’une manière violente, il reviendra non moins énergiquement à gauche; car plus une vibration a été longue, plus la vibration contraire a de jeu. La femme tombe du confessionnal aux bras de son amant, ou devient sœur Louise de la Miséricorde après avoir endormi sur ses genoux le front de Louis XIV. Pouvons-nous avoir assez d’adoration pour ces folles sublimes? [Pg 220] La mienne, à moi, plus divinement extravagante que toutes les autres, se cramponne maintenant, par un embrassement désespéré, à l’aride rocher du devoir; mais je l’en arracherai, sur mon âme! Et pour hâter la réaction du pendule, je vais y attacher en guise de contrepoids un petit tourment que j’aurais dû employer plus tôt.

—Pourquoi la faire souffrir puisque tu crois qu’elle t’aime?

—Pourquoi? parce qu’elle le veut ainsi probablement. T’imagines-tu que je la torture de gaieté de cœur; que j’éprouve du plaisir à voir sur ses joues la pâleur de l’insomnie, à trouver des traces de larmes dans ses yeux? me supposes-tu donc enfin dans l’âme quelque chose qui ressemble au féroce sensualisme du marquis de Sade? Je l’aime, te dis-je. Après elle, je souffre ses peines et je pleure ses larmes. Mais je l’aime enfin, et je la veux! Si elle ne me laisse ouvert, pour arriver à elle, qu’un chemin plein de ronces et de pierres aiguës, dois-je reculer parce que je risque en l’entraînant avec moi d’y blesser ses pieds charmants? Oh! je les guérirai par mes baisers!

—Bref, elle est comme la femme de Sganarelle, qui voulait être battue.

—Tu ramènes tout au grotesque.

—Écoute donc, je ne suis pas amoureux: je suis artiste. Si j’ai du trait dans l’esprit, ce n’est pas ma faute. Et toi, en ta qualité d’amant docile, tu es décidé à obéir? tu battras?

—Moralement.

—Eh bien, au fait, tu as raison. La science de l’amour ressemble à ces vieilles enseignes sur lesquelles on lit: Ici l’on coiffe à l’idée des personnes. Si l’idée de cet ange est qu’on lui tire les cheveux, coiffe-la à son idée.

[Pg 221]

Décoration tête de page.

XIII

Lettre L illustrée

LE mariage! invention myrifique! a dit Rabelais. Un fait admirable, surtout parmi tant d’autres phénomènes qui s’y rencontrent, c’est l’aplomb avec lequel la plupart des hommes sautent dans ce sanctuaire, à pieds joints, comme s’il s’agissait du temple de Lilliput. A voir l’outrecuidance de ces messieurs, on dirait que rendre une femme heureuse et recevoir d’elle son propre bonheur soit la chose du monde la plus facile, et cependant quel double et terrible problème!

Il n’est pas question ici de ces unions au front desquelles on lit du premier coup d’œil: Fatalité! de ces chevaliers de Moncade s’encanaillant pour payer leurs dettes; de ces vieillards caducs, vénérables et jaloux, épousant, comme Ruy Gomez, d’une main une belle fiancée, de l’autre la mort; de ces jeunes maris semblables à celui qu’a mis en scène M. Mazères, qui, pour se désennuyer d’une femme de cinquante ans, s’amusait à faire des rosières; en un mot, de toutes ces disparates d’âge, de position, d’éducation, de [Pg 222] fortune, germes infaillibles de discorde et de calamité: ayant à peindre une de ces alliances qui aux avantages ordinairement désirés unissent encore des conditions particulières de bonheur, une de ces alliances nommées, entre toutes les autres et à titre d’honneur, mariage de convenance, nous ne nous occuperons, pour mieux faire comprendre ce tableau particulier, que de la classe à laquelle il appartient, classe choisie et privilégiée, garde royale du mariage, pour ainsi parler!

Or, même dans cette catégorie d’élite qui semble placée sous une protection divine toute spéciale, que d’écueils à redouter! Il faut rendre justice à qui de droit: quand le navire conjugal chavire, les hommes sont le plus souvent cause du naufrage, parce qu’ils ne comprennent pas que le mariage est une science tout aussi difficile que l’art nautique, tout aussi nécessaire lorsqu’on veut se hasarder sur un océan plus fécond en dangers que celui du cap des Tempêtes.

Sur dix hommes, il en est à peine un qui sache se marier. On comprend qu’il ne s’agit pas ici de la question d’intérêt, dans laquelle le plus grand nombre, au contraire, se montre passé maître en fait de calcul et d’avarice. Nous entendons, par science, cet esprit de conduite, ce sens lucide, cette expérience de la vie qui font, en toutes choses, saisir le point précis et l’heure favorable.

Dans le monde, une partie des hommes se marie trop tôt, un plus grand nombre trop tard, une petite et heureuse portion en temps opportun; ce qui divise le genre marital en trois espèces comme les raisins: verjus, mûrs et de conserve.

Les verjus conjugaux, récoltés principalement en province, se composent de ces très jeunes gens, fils de famille par excellence, dont les parents cherchent à former l’établissement [Pg 223] le plus promptement possible. L’un est le seul garçon, dauphin in-trente-deux, et l’on est pressé de le voir perpétuer sa race; quel malheur, en effet, que le nom des Sottenville ou des Escarbagnas vînt à s’éteindre! L’autre a une mère, vertu de profession, qui redoute pour lui le souffle empoisonné du siècle et cherche un nid où reposer, à l’abri de l’orage, les ailes de son innocent passereau. Pour tous, il y a une foule de bonnes et prudentes raisons. On s’enquiert donc d’abord, quelquefois fort longtemps d’avance, d’une jeune personne dont la fortune et la position sociale réalisent les prétentions qu’on se croit le droit d’élever. Du caractère, de l’esprit, de l’âme enfin, il en est un peu moins question; et, en effet, que servirait de s’en trop préoccuper? Toutes les demoiselles, celles-là mêmes qui pendant leur enfance ont été proclamées par leurs mères de vrais démons, ne deviennent-elles pas subitement, vers l’âge de quinze ans, des modèles d’ordre et de raison, des phénomènes de douceur et de bonté?—Il est vrai, elle était un peu vive, étant petite; mais elle est si changée! son humeur est devenue si égale! son caractère s’est si heureusement formé!... Elle aime tant son père! elle aime tant sa mère! elle aime tant ses petits frères!—Comment supposer que cet ange n’adorera pas son mari?—Et puis, il y en a de si jolies!

Lors donc que le conseil de famille a trouvé une héritière selon les conditions du programme, il commence par endoctriner le dauphin. On doit reconnaître que la jeunesse actuelle, singulièrement raisonnable et positive, est assez facile à apprivoiser au sujet des mariages de convenance. Pourvu que la jeune personne n’ait pas le nez positivement de travers, les bras trop rouges, ou qu’on n’ait pas été obligé de lui mouler une taille de nymphe sur un lit de fer; quelquefois même, nonobstant un de ces petits malheurs, [Pg 224] l’affaire, car c’est une affaire, est conclue sans difficulté. Les conventions d’intérêt sont stipulées, de part et d’autre, avec l’attention la plus scrupuleuse, mais avec les formes les plus exquises. La noce est brillante; la corbeille magnifique; les procédés réciproques sont parfaits de bon goût et de savoir-vivre. On monte la maison du jeune ménage; cette association s’appelle un jeune ménage. Sur les voitures, on accole les deux écussons, quand il y a voitures et écussons; touchante allégorie! Puis quand le tout est dûment, légalement, religieusement scellé et concaténé, on souhaite aux époux, comme Isaac à Jacob, la graisse de la terre et la rosée du ciel. C’est ainsi que se lance sur la mer de la vie le couple intéressant, tandis qu’une voix paternelle murmure aux oreilles du mari un dernier monitoire qui, en langage de marine, puisque j’ai commencé à parler marine, peut se traduire ainsi: maintenant débrouillez-vous.

Un débrouillement assez ordinaire est l’enchevêtrement le mieux conditionné, le plus inextricable nœud gordien dont puissent s’étrangler réciproquement deux tourtereaux liés par le cou. Comment exiger d’un damoiseau, qui ne sait de la vie que ce que lui en ont laissé voir par un trou du rideau, le plus exigu possible, la prudence et la surveillance paternelle, qu’il se trouve tout d’un coup, par la grâce de Dieu, à la hauteur d’un rôle dont il ignore le premier mot? Toute science veut être apprise. Pour qui ne les a pas étudiées de bonne heure, les femmes sont un peu plus difficiles à comprendre que le sanscrit ou l’hébreu, et les langues de feu des apôtres sont le dernier astre qui descende au front des maris.

Il est de ces vertueux jeunes gens qui, en se mariant, pourraient porter le bouquet de fleurs d’oranger. Ceux-ci se prennent d’un tel enthousiasme pour les joies, liesses [Pg 225] et délices de leur nouvel état, qu’ils s’y engluent de prime abord comme des moineaux à la pipée. Quand pour surcroît de malheur, désirable malheur, direz-vous peut-être, les grands parents leur ont octroyé une charmante et spirituelle créature disposée à utiliser la puissance de ses charmes—et quelle femme n’aspire pas un peu au despotisme!—ils sont, dans la quinzaine, couchés, liés, emmaillotés aux pieds du joli Bonaparte en cornettes. La loi salique est abrogée; symptôme de révolution et de désastres! Dans le gouvernement des familles comme dans celui des États, le règne de la quenouille file rarement des jours d’or et de soie.

D’autres au contraire, ceux-là surtout à qui sont échus les nez tordus, bras rouges et lits de fer susmentionnés, font dater du jour de leurs noces l’ère d’une émancipation longtemps désirée. Il y a dans la nature masculine je ne sais quelle substance maligne qui demande à fermenter tôt ou tard. Semblable au gaz qui pétille dans le vin de Champagne, il faut que cette vapeur s’exhale, que cette mousse jaillisse pour que la liqueur reste calme, et quand cette évaporation n’a pas précédé l’hymen, il est à craindre qu’elle ne le suive.

D’autres dangers attendent les hommes qui se marient trop tard, maris de conserve, avons-nous dit, mais d’ordinaire assez mal conservés. Encore une fois, il n’est question ici ni d’Argantes ni de Cassandres, nous parlons de futurs dont l’âge n’ait rien qui puisse effrayer la pensionnaire la plus effarouchable. Il s’agit moins des cheveux gris de la tête que de ceux de l’esprit, des rides du front que de celles de l’âme.

S’il est des jeunes gens dont l’existence nouée, pour ainsi dire, semble une étrange anomalie dans notre époque de développement prématuré et de turbulente agitation, il [Pg 226] en est d’autres, en bien plus grand nombre, qui escomptent leur vie, en gaspillant avec imprévoyance les plus précieux trésors. Sur ces pentes glissantes, mais d’un marcher si doux, que tapissent les riches fleurs de la jeunesse, ils moissonnent à pleines mains, sans regarder s’ils n’arrachent pas avec les fruits du printemps les germes qui devaient faire à l’automne une parure moins brillante, mais belle encore. Ils pressent d’une lèvre avide et jamais désaltérée les coupes enivrantes jusqu’à ce qu’elles soient taries, sans songer qu’il viendra un temps où une goutte du fond du vase acquerra la valeur de celle qu’implorait de Lazare le mauvais riche. Ils dévorent ainsi gloutonnement leur existence, l’avenir avec le présent; puis, quand ils ont usé tout ce qu’a de flamme leur esprit, si cependant ils ont de l’esprit, tout ce qu’a de passion leur âme, s’ils ont une âme, ils s’arrêtent un jour, accablés de dégoût et d’ennui, le cerveau vide, ainsi que le cœur.

Alors est arrivé cet âge viril qui est le point culminant de l’existence, l’époque où l’homme devrait déployer tout le luxe de sa maturité, mais dont des excès précoces ont déjà terni l’éclat et flétri les couleurs. En ce moment, de légers signes de déclin préludent à ce concert d’avertissements lugubres, de sombres prédications que chaque année ramène plus sonore, plus menaçant, plus épouvantable, et dont la dernière mesure se frappe sur la tombe. Des rides creusées par les passions plus que par le temps commencent à sillonner le front qui s’agrandit en rongeant les cheveux, comme le désert repousse, par un progrès constant, les forêts qui le bordent; selon la différence des tempéraments, la figure s’évide insensiblement comme celle des médailles consulaires, ou acquiert le développement plantureux qui finit par rendre certains mentons semblables à une jambe d’éléphant.

[Pg 227]

Lorsqu’un homme de la seconde jeunesse a mis le pied sur ce terrain incliné, des symptômes involontaires décèlent qu’il vient de découvrir un nouvel horizon. Pendant quelque temps, il passe en revue tous les matins la douzaine de fils d’argent qui ornent chacune de ses tempes en poussant, s’il croit s’apercevoir que le chiffre augmente, une interjection que je n’écrirai pas. S’il est menacé d’un embonpoint ridicule, il mesure le tour de ses poignets et de sa ceinture à l’instar de lord Byron, seule ressemblance entre eux, vous pouvez le croire; ou bien, s’il est exposé à la calamité contraire, il s’attendrit paternellement, chaque fois qu’il va au bal, sur la décadence prononcée de ses mollets.

A l’une ou à l’autre de ces remarques, un célibataire tombe forcément dans une philosophique rêverie qu’il ensevelit d’abord dans le plus profond de son cœur, mais qui finit par se révéler au dehors et percer dans ses moindres discours. Ce ne sont plus ces fanfaronnades de Lovelace, qui voulait attacher son échelle de soie à tous les balcons et placer ses pantoufles dans toutes les ruelles; ce n’est plus ce répertoire intarissable de plaisanteries surannées dont les garçons se croient le droit d’assassiner les maris; c’est au contraire un cataclysme de sentences dont la raison inaccoutumée surprend étrangement les amis sur qui n’a pas encore soufflé le vent du choléra conjugal; ce sont les charmes d’un intérieur et la paix du foyer domestique si préférables à l’existence aussi vide qu’agitée du monde; la douceur de trouver en rentrant chez soi un être qui soit à vous seul, à qui vous puissiez confier vos plaisirs et vos peines; la nécessité de remplacer par de nouveaux liens ceux que la mort brise autour de vous, de faire succéder les joies de la paternité aux soins de la tendresse filiale, et autres axiomes tous plus sages et plus vertueux l’un que [Pg 228] l’autre, mais dont le sens véritable est qu’on se sent vieillir et qu’on reconnaît qu’il est temps de se marier.

Il faut faire une fin, disent les plus francs. Une fin! le mariage une fin pour le mari, lorsqu’il est un commencement pour la femme! Ah! vaisseaux démâtés! ah! bricks désemparés, vous aspirez au port? Mais pensez-vous que ces belles frégates, que ces corvettes gracieuses, qui dormaient au chantier tandis que vous voguiez au milieu des tempêtes, n’aient pas aussi quelque désir de cette mer que vous avez parcourue et dont vous êtes las? Croyez-vous, lorsque vous serez amarrés ensemble par des nœuds dorés et bénis, qu’il ne leur vienne jamais l’envie de vous laisser à l’ancre réparer vos avaries, et de s’élancer dans l’élégance de leur mâture, dans l’impatience de leurs voiles, dans la fraîcheur de leur carène, sur l’Océan qui brille, au soleil qui étincelle, à l’orage qui gronde, au combat qui tente et qui appelle?—Et remarquez-le bien, fort peu, parmi ces convertis à l’hymen, ont la raison de choisir quelque prudente demoiselle mûrie par la vertu de son célibat, comme ils sont étiolés par les folies du leur. Épouser une vieille fille! écoutez-les sur ce chapitre.—Ce que veulent ces David de quarante ans, ce sont de belles Sunamites qui rallument leur flamme près de s’éteindre; à ces âmes sans croyance il faut des vierges raphaéliques, à ces cœurs sans amour des Clémentine ou des Rébecca; il faut des vies fraîches et pures qui rayonnent sur ces existences traînées souvent par toutes les sentines du vice, comme la chaste clarté de la lune argente la surface des plus immondes marécages.

Si du moins ces hommes se rendaient justice; si les lumières d’une expérience chèrement acquise compensaient la précoce flétrissure de leur jeunesse, ils pourraient conserver l’influence vivifiante, sans laquelle le bonheur domestique [Pg 229] est impossible. Mais il semble le plus souvent que le frottement des passions auxquelles ils se sont usés ait rouillé leur bon sens au lieu de le polir, émoussé leur intelligence loin de l’aiguiser. Insensibles aux nuances fines et multiples de l’organisation féminine, ils arrivent à ne plus comprendre que deux caractères: une vertu poussée jusqu’au rigorisme, ou une faiblesse qui permet tout. Entre ces deux extrêmes ils ne voient rien, ils ne devinent rien, et cependant toute la femme est là. Il en est peu parmi les moins dignes qui n’aient quelque qualité que pourrait développer une culture intelligente; il n’en est point parmi les plus sages qui, comme la statue de Nabuchodonosor, n’ait un peu d’argile mêlée aux métaux les plus précieux.

Les écueils où peuvent se briser les hommes qui se marient trop tôt ou trop tard sont innombrables. Notre profond respect pour le beau sexe nous empêche de retourner ici la médaille; mais, en mettant tout au mieux, en supposant que les torts n’existent jamais que d’un côté, et qu’à des procédés outrageants ou niais on n’oppose qu’une conduite irréprochable, est-il donc nécessaire qu’une femme soit coupable pour que l’harmonie d’un ménage soit détruite? Dans un duo, ne suffit-il pas que l’un des exécutants chante faux pour produire d’effroyables discords?

Il est une troisième classe de mariages de convenance qui semblerait devoir échapper aux dangers des deux autres, et à laquelle une plus grande conformité d’âge, d’éducation, de caractère même, promet en apparence un heureux avenir. Au premier rang de ces unions privilégiées on devait placer celle du baron Christian de Bergenheim et de Clémence de Corandeuil. Le vieil oncle le plus vétilleux, la douairière la plus formaliste n’auraient pu y découvrir le moindre prétexte à la critique. Ages, positions sociales, richesses, avantages physiques, tout paraissait assorti [Pg 230] par un hasard aussi rare que heureux. Aussi Mlle de Corandeuil, qui avait pour sa nièce de très hautes prétentions, ne fit aucune objection en recevant les premières ouvertures. A cette époque, elle n’avait pas pour la famille de son futur neveu l’antipathie que déterminèrent ensuite plusieurs circonstances dont nous parlerons plus tard; les Bergenheim étaient alors à ses yeux des gentilshommes fort bien nés, et chevaux de Lorraine dans tout l’honneur du terme.

Une entrevue eut lieu à un bal de l’ambassadeur de Russie. M. de Bergenheim, officier d’ordonnance du ministre de la guerre, y vint en uniforme; pour lui c’était d’étiquette, car le ministre était présent; mais il y avait en même temps de sa part un petit calcul de vanité assez bien entendu, le frac d’officier d’état-major faisant ressortir avec avantage sa taille élevée et sa tournure athlétique. Christian était réellement un fort beau militaire; des moustaches et des sourcils d’une teinte plus claire que son visage un peu hâlé lui donnaient cet air martial qui ne déplaît jamais aux femmes. Clémence ne trouva aucune raison pour motiver un refus. La manière dont elle était élevée par sa tante ne la rendait pas assez heureuse pour qu’elle n’éprouvât pas souvent le désir de changer de position. Comme la plupart des demoiselles, elle consentit à devenir femme afin de ne pas rester fille; elle dit oui, pour ne pas dire non.

Quant à Christian, il s’éprit de sa femme ainsi que neuf officiers de cavalerie sur dix savent être amoureux, et il se montra parfaitement satisfait du sentiment qu’il obtint en retour de cette subite tendresse. Quelques succès auprès de ces belles pour qui une épaulette est une recommandation irrésistible lui avaient inspiré une confiance en lui-même dont la bonhomie faisait excuser la fatuité. Il se [Pg 231] persuada qu’il plaisait beaucoup à Clémence, parce qu’elle-même lui plaisait infiniment. D’ailleurs, il ne lui serait jamais venu à l’esprit qu’un capitaine d’état-major, ayant trente ans, une belle figure, une moustache blonde formidable, cinq pieds huit pouces et un poignet capable d’abattre la tête d’un bœuf d’un coup de sabre, pût ne pas être aimé.

Il est des chanteurs avantageux qui ont la prétention de déchiffrer à livre ouvert; présentez-leur une partition de Glück: Je vous demande pardon, diront-ils, ma partie est écrite sur la clef d’ut, et je ne chante que la clef de sol. Combien de femmes sont écrites sur la clef d’ut! Combien d’hommes ne connaissent pas même la clef de sol! Pour son malheur, Bergenheim était de ce nombre. Après trois ans de mariage, il n’avait pas deviné le premier mot du caractère de Clémence. Au bout de quelques mois, il avait décidé en lui-même qu’elle était froide, pour ne pas dire insensible. Cette découverte, qui aurait pu blesser sa vanité, lui inspira au contraire un plus profond respect; plus insensiblement cette réserve agit sur lui-même, car l’amour est un feu dont la chaleur s’amortit faute d’aliment, et le refroidissement en est prompt quand la flamme a plus de surface que de profondeur, quand le corps aime plus que l’âme.

La révolution de 1830, en arrêtant la carrière militaire de Christian, vint ajouter des prétextes d’absence momentanée, de séparation matérielle à l’espèce de tiédeur qui existait déjà dans ses rapports avec sa femme. Après avoir donné sa démission, il fixa sa résidence dans son château des Vosges, pour lequel il partageait la prédilection héréditaire de sa famille. Son caractère se trouvait en parfaite harmonie avec ce séjour, car il eût été autrefois un type parfait de ces bons gentilshommes de province, médisant [Pg 232] de la cour, faisant chez eux de la féodalité au petit pied, et ne quittant guère leurs terres que pour les convocations de l’arrière-ban. Mais il avait trop de générosité de cœur pour exiger que sa femme partageât, au même degré que lui, ses goûts de campagne et de retraite. La confiance sans bornes qu’il avait en elle, une loyauté qui ne lui permettait pas de supposer le mal et de le redouter d’avance, un caractère peu porté à la jalousie, lui firent laisser à Clémence la liberté la plus grande. La jeune femme vivait donc à son gré à Bergenheim, ou à Paris chez sa tante, sans qu’il fût jamais venu à l’esprit de son mari de concevoir l’ombre d’une inquiétude. Qu’aurait-il pu craindre, en effet? quel tort avait-elle à lui reprocher? N’était-il pas pour elle rempli de bontés et d’attentions? ne la laissait-il pas maîtresse de leur fortune, libre d’exécuter toutes ses volontés, de satisfaire ses moindres caprices? Il vivait donc, sur la foi du contrat de mariage, avec une confiance et une loyauté antiques. D’ailleurs, dans l’innocence de sa fatuité juvénile et militaire, un mari malheureux se présentait invariablement à son esprit sous l’aspect d’un vieillard portant perruque et ployé en deux comme Bartholo.

Dans l’opinion générale, Mme de Bergenheim était une femme heureuse, à qui la vertu devait être si facile, qu’on ne pouvait guère lui en attribuer le mérite. Le bonheur, selon le monde, c’est une loge à l’Opéra, un attelage élégant et un mari qui paye les mémoires sans sourciller. Avec cela et cent mille francs de diamants, une femme n’a pas le droit de rêver et de souffrir. Il est cependant de pauvres et tendres créatures qui étouffent dans ce bonheur comme sous les terribles chapes de plomb dont parle Dante: elles aspirent en pensée l’air vital et pur qu’un instinct fatal leur révèle; entre le devoir et le désir elles se débattent inquiètes et palpitantes; semblables à une colombe esclave, [Pg 233] elles contemplent d’un triste regard la région défendue où planer serait si doux; car, en scellant une chaîne à leur pied, la loi n’a pas mis un bandeau sur leurs yeux, et la nature leur a donné des ailes; et si l’aile brise la chaîne, honte et malheur à elles! Le monde ne pardonne jamais au cœur qui entrevoit les félicités qu’il ignore; pour expiation d’une heure de paradis il a sa géhenne implacable comme les flammes éternelles.

Aux anges, le ciel ou l’enfer, car la terre est indigne d’eux.

Décoration fin de page.

[Pg 235]

Décoration tête de page.

XIV

Lettre D illustrée

DANS le combat qu’une femme soutient contre l’amour, il arrive presque toujours un moment où elle est obligée d’appeler le mensonge au secours du devoir. Mme de Bergenheim était entrée dans cette période redoutable pendant laquelle la vertu, doutant de ses propres forces, ne rougit pas d’emprunter des ressources à la tactique des passions les moins loyales. Au moment où Octave, en homme expérimenté, cherchait un auxiliaire dans la jalousie, elle méditait un plan de défense également fondé sur la ruse. La dérision conjugale, que tant de femmes pratiquent avec succès dans l’intérêt de leur dépravation, fut invoquée par elle comme l’unique refuge où elle pût s’abriter contre une passion que rien jusqu’alors n’avait découragée. Pour enlever à son amant toute espérance, elle affecta donc une tendresse subite pour son mari, et, malgré les remords secrets de son cœur, elle persista pendant deux jours dans ce rôle dont, pendant la [Pg 236] nuit, ses larmes expiaient la fausseté. Christian accueillit la vertueuse coquetterie de sa femme avec l’empressement et la reconnaissance d’un mari sevré d’amour plus qu’il ne le désire. De son côté, à la vue de cette manœuvre perfide dont aussitôt il devina l’intention, Gerfaut éprouva un accès de fureur contre lequel son esprit, son sang-froid, sa rouerie même furent des préservatifs inefficaces, et qui n’attendit qu’une occasion pour éclater.

Un soir, à l’exception d’Aline qu’une réprimande de Mlle de Corandeuil avait exilée dans sa chambre, tout le monde se trouvait réuni dans le salon des portraits. Étendue dans son grand fauteuil, la vieille fille paraissait décidée à faire une infidélité au whist en faveur de la conversation. Marillac, accoudé sur une table ronde, esquissait négligemment quelques-unes de ces caricatures politiques mises à la mode par le Charivari, et particulièrement agréables au parti légitimiste. Christian, assis près de sa femme dont il pressait la main avec une familiarité caressante, passait despotiquement d’un sujet à un autre, et montrait dans ses propos l’outrecuidance de l’homme heureux qui regarde son bonheur comme une preuve de supériorité. Placé à l’écart, près de la cheminée, Gerfaut contemplait d’un air sombre Mme de Bergenheim qui se penchait avec abandon vers son mari dont elle semblait écouter avidement les moindres paroles. Insensiblement la discussion prit pour texte la vieille querelle du romantisme. Bergenheim était classique forcené, comme le sont volontiers les gentilshommes campagnards qui font intervenir dans leurs opinions littéraires un sentiment de propriété, et préfèrent les anciens auteurs aux écrivains modernes, par la raison que leurs bibliothèques sont beaucoup plus riches en vieux ouvrages qu’en livres nouveaux. Le baron immolait donc impitoyablement Victor Hugo et Alexandre Dumas, qu’il [Pg 237] n’avait guère lus, devant l’autel de Racine et de Corneille, dont il eût été fort embarrassé de citer une demi-douzaine de vers, mais dont il possédait deux ou trois éditions. Marillac, de son côté, défendait avec acharnement la cause de la littérature contemporaine qu’il traitait comme une question personnelle, et faisait pleuvoir, en guise de boulets rouges, sur les redoutes classiques, une profusion de sarcasmes où l’esprit manquait moins que le goût.

—Les dieux sont tombés de l’Olympe, pourquoi ne tomberaient-ils pas aussi du Parnasse? dit à la fin l’artiste d’un air triomphant. Vous avez beau faire, Bergenheim, votre opposition caduque ne prévaudra pas contre l’instinct du siècle. L’avenir est à nous, sachez-le bien, et nous sommes les pontifes de la religion nouvelle; n’est-ce pas, Gerfaut?

A ces mots Mlle de Corandeuil hocha la tête d’un air grave.

—Une religion nouvelle, dit-elle ensuite: si cette prétention était justifiée, vous ne seriez coupables que d’hérésie, et, sans m’y laisser prendre moi-même, je pourrais comprendre que des esprits élevés, que des cœurs enthousiastes fussent séduits par les promesses d’une utopie décevante; mais vous, messieurs, que je crois de bonne foi, ne voyez-vous pas à quel point vous vous faites illusion? Ce que vous appelez religion, c’est la négation la plus absolue des principes religieux, c’est l’impiété dans ce qu’elle a de plus désolant, ornée d’une certaine hypocrisie sentimentale qui n’a pas même le courage de proclamer franchement ses principes.

—Je vous jure, mademoiselle, que je suis religieux un jour sur trois, répondit Marillac; c’est quelque chose: il y a tant de chrétiens qui ne le sont que le dimanche.

—Le matérialisme, telle est la source où puise la littérature moderne, reprit la vieille fille; et cette onde empoisonnée [Pg 238] ne dessèche pas seulement les pensées qui voudraient s’épanouir vers le ciel, elle flétrit également tout ce qu’il y a de noble parmi les sentiments humains. Aujourd’hui l’on ne se contente pas de nier Dieu parce qu’on n’est plus assez pur pour le comprendre; on méconnaît jusqu’aux faiblesses du cœur pour peu qu’elles aient un caractère d’exaltation et de dignité. On ne croit plus à l’amour. Toutes les femmes dont nous parlent vos écrivains à la mode sont de vulgaires et parfois d’impudiques créatures auxquelles un homme d’autrefois eût rougi d’adresser un regard ou d’offrir un soupir. Je dis ceci pour vous, monsieur de Gerfaut; car sur ce chapitre-là vous êtes loin d’être irréprochable, et je pourrais invoquer vos œuvres à l’appui de mon opinion. Si je vous accusais d’athéisme en amour, que pourriez-vous me répondre?

Emporté par une de ces émotions fougueuses auxquelles ne résistent pas les hommes d’imagination, Octave se leva:

—Je ne démentirais pas une pareille accusation, s’écria-t-il. Oui, c’est une chose triste, mais vraie, et les esprits pusillanimes reculent seuls devant la vérité; il n’y a de réalité que dans les objets matériels; tout le reste n’est que déceptions et chimères. Toute poésie est un rêve, toute spiritualisation une duperie! Pourquoi ne pas appliquer à l’amour la philosophie accommodante qui prend le monde comme il est, et ne jette pas au pressoir un fruit savoureux sous prétexte d’en extraire je ne sais quelle essence imaginaire? Deux beaux yeux, une peau satinée, des dents blanches, une main et un pied élégants sont des valeurs si positives, si incontestables! N’est-il pas déraisonnable de placer ailleurs qu’en elles toute la fortune de sa tendresse? L’esprit vivifie, a-t-on dit; cela est faux: l’esprit tue. C’est la pensée qui corrompt la sensation et crée une souffrance [Pg 239] là où serait sans elle un plaisir véritable. La pensée, don maudit! Donne-t-on ou demande-t-on une pensée à la rose qu’on respire? Pourquoi ne pas aimer comme on respire? La femme, même en n’y voyant qu’une végétation plus parfaitement organisée, ne serait-elle pas encore la reine des créations? Pourquoi ne pas jouir de son parfum en se baissant vers elle, en la laissant à la terre dont elle est née et dont elle vit? Pourquoi l’arracher de son limon, cette fleur si fraîche et la sécher entre nos mains en l’élevant comme une hostie? Pourquoi faire d’une créature faible et fragile un être au-dessus de toutes les gloires, une chose pour laquelle notre enthousiasme manque de nom et trouve celui d’ange indigne et vulgaire? Ange! oui, sans doute, mais ange de la terre et non du ciel; ange de chair et non de lumière! A force d’aimer, nous aimons mal. Nous mettons notre maîtresse trop haut et nous-mêmes trop bas: pour elle, il n’est jamais de piédestal assez grand selon notre fantaisie. Insensés!—Oh! la réflexion est toujours sage, mais le désir est fou, et la conduite se règle sur le désir.—Nous, surtout, esprits actifs et inquiets, blasés sur beaucoup de choses, mécréants à d’autres, irrespectueux pour le reste, planant sur la vie comme sur un lac immonde, et voyant tout, même les couronnes, de haut en bas, nous cherchons dans l’amour un autel où puisse s’humilier notre orgueil et s’attendrir notre dédain. Car il y a dans l’homme un insurmontable besoin de se mettre à genoux devant n’importe quelle idole, qui reste debout et se laisse adorer. A certaines heures, il sonne au fond du cœur une cloche de prière dont la voix jette le plus fort contre terre en lui criant: «Sicambre, courbe-toi!» Et alors, celui qui ignore Dieu dans ses églises et méprise les rois sur leurs trônes, celui qui a usé déjà et brisé de pitié les creuses idoles de la gloire, celui-là manquant de temple où aller prier, se fait [Pg 240] un fétiche pour avoir aussi sa divinité, pour se suspendre à un anneau céleste qui le sorte un instant de la fange où rampent les hommes, pour ne pas rester seul dans son impiété, pour voir enfin au-dessus de sa tête, quand il la lève, quelque chose qui ne soit pas le vide et le néant. Celui-là cherche une femme, prend tout ce qu’il a de talent, de passion, de jeunesse, d’enthousiasme, toutes les puissances de son esprit, toutes les richesses de son cœur, et jette cette offrande devant elle comme le manteau que Raleigh étendit devant Élisabeth, et il lui dit, à cette femme: «Marchez, ô ma reine; foulez de vos pieds adorés l’âme de votre esclave.»—Celui-là, c’est un fou, n’est-il pas vrai? car lorsque la reine a passé, que reste-t-il sur le manteau? de la boue.

Gerfaut accompagna cette apostrophe d’un regard si foudroyant que celle qui en était l’objet sentit ses veines glacées par un frisson subit et retira la main que son mari avait gardée jusqu’alors dans la sienne; bientôt elle se leva et alla s’asseoir de l’autre côté de la table, sous prétexte de se rapprocher de la lampe pour travailler, mais en réalité afin de s’éloigner de Christian. Clémence s’était attendue au courroux de son amant, mais non à son mépris; elle manqua de force pour supporter ce supplice, et la tendresse conjugale, péniblement échafaudée dans son cœur depuis deux jours, tomba en poussière au premier souffle de l’indignation d’Octave.

Mlle de Corandeuil avait accueilli avec indulgence les paroles véhémentes du vicomte; car, par un raffinement d’orgueil, elle séparait volontiers sa cause de celle des autres femmes.

—Ainsi donc, dit-elle, vous prétendez que si la passion aujourd’hui est peinte sous des couleurs fausses ou vulgaires, la faute en est aux modèles et non aux artistes.

—Vous exprimez ma pensée beaucoup mieux que je [Pg 241] ne l’aurais fait moi-même, reprit Gerfaut d’un ton d’ironie: où sont les anges dont vous demandez les portraits?

—Dans nos rêves, à nous autres poètes, dit Marillac en levant les yeux au plafond d’un air inspiré.

—Eh bien, alors dites-nous vos rêves, au lieu de copier une réalité qu’il vous est impossible de rendre poétique, puisque vous-même la voyez sans illusion.

A cette demande naïvement articulée par le baron, Gerfaut sourit avec amertume.

—Mes rêves, répondit-il, je vous les raconterais mal, car le premier bienfait du réveil, c’est l’oubli, et aujourd’hui je suis éveillé. Pourtant, il m’en souvient, un jour je me laissai surprendre par un songe maintenant évanoui, mais dont rayonne encore à mes yeux la trace lumineuse. Sous une belle et séduisante apparence, j’avais entrevu le plus riche trésor que puisse offrir la terre au cœur de l’homme; j’avais cru découvrir une âme, cette chose divine, profonde comme la mer, ardente comme la flamme, pure comme l’air, glorieuse comme le ciel, infinie comme l’espace, immortelle comme l’éternité! pour moi, c’était un autre univers dont je devais être le roi; j’ai tenté la conquête de ce nouveau monde, avec quel ardent et saint amour, je ne puis vous le dire! mais, moins heureux que Colomb, j’ai trouvé le naufrage au lieu du triomphe.

A l’aveu que son amant faisait de sa défaite, Clémence, par un attendrissement irrésistible, lui jeta un regard de démenti; puis elle baissa la tête, car elle sentit son visage inondé d’une rougeur brûlante.

En rentrant dans sa chambre, Gerfaut courut à la fenêtre. De là, il pouvait apercevoir l’appartement du baron, où régna longtemps une menaçante obscurité. Dire ce que, pendant une heure, l’amant éprouva de craintes, d’angoisses et de colère, raconter les projets extravagants ou furieux [Pg 242] auxquels son imagination s’arrêta tour à tour, n’apprendrait rien à ceux qui ont passé par une pareille épreuve, et serait incompréhensible pour les autres. A la fin un cri de victoire s’échappa de ses lèvres, à la vue d’une lumière inespérée qui étincela tout à coup derrière les fenêtres, dont ses regards ne s’étaient pas détachés un seul instant.

—Elle est seule, se dit-il; elle n’a pas eu le courage de mentir jusqu’au bout; certes, le ciel nous protège, car dans l’exaspération où je suis, je les aurais tués tous deux.

Décoration fin de page.

[Pg 243]

Décoration fin de page.

XV

Lettre L illustrée

L 'EXPÉRIENCE de la vie renferme une compensation amère de tous ses avantages; elle détruit la simplicité du caractère. Dès que cette triste compagne a pris l’homme par la main, malheur à lui! car il essayerait vainement de se soustraire à cette étreinte; son âme, primitivement transparente comme le verre dont les pores laissent passer la lumière sans en assombrir le reflet, se couvre d’un crêpe qui la rend opaque. Au lieu de ressembler désormais aux glorieux esprits, splendides rivaux des étoiles, elle se matérialise et revêt toutes les misères de cette dégradation; il lui naît une ombre.

Celui qui se trouve admis à l’initiation de la vie réelle devient double en quelque sorte; il s’opère en lui un phénomène moral qui rappelle la monstruosité physique dont Ritta et Christina offraient l’exemple. Il est deux hommes au lieu d’un; deux hommes accolés plutôt que confondus, et conservant chacun des désirs et des vouloirs souvent contraires. Ainsi que tous les gens d’esprit, Gerfaut était [Pg 244] parfois dominé par cette complication d’existence au point de ne plus percevoir distinctement son moi réel. Surexcitée par un travail opiniâtre ou par les raffinements de la vie parisienne, son âme avait pris trop de développement pour pouvoir s’absorber dans une sensation, quelle qu’en fût la puissance; ainsi, tandis que sa moitié impressionnable se plongeait dans chaque émotion avec une ardeur abandonnée, l’intelligence, habituée à la réserve du doute et à la clairvoyance de l’observation, restait en dehors froide et parfois dédaigneuse. Le cœur était submergé, le cerveau surnageait. Pour Octave, l’expérience était une cuirasse de liège qui ne le laissait enfoncer qu’à demi dans la mer orageuse des passions, don fatal et souvent maudit! Une seule goutte de cette onde si troublée, si amère, si perfide, ne renferme-t-elle pas cependant le plus précieux nectar dont puisse se désaltérer la soif de l’homme? Est-il dans les jouissances des arts, dans les labeurs de la science, dans les couronnes de la gloire, une volupté qui égale celle d’un soupir exhalé sur nos lèvres, d’un regard éteint sous notre regard?

Gerfaut reconnaissait en vain cette supériorité du sentiment sur l’esprit; en vain il voulait émonder le superflu de pensée qui corrompait le charme de ses plus douces émotions, en y restant étranger ou en s’en faisant le juge; en vain il invoquait la brutalité du sauvage et du lazzarone, dont les sensations sont d’autant plus complètes que leur âme plus bornée y tient tout entière et y trouve un aliment suffisant; l’instinct de sa nature était plus fort que sa volonté. Aspirant à la naïveté autant que d’autres aspirent à la rouerie, il ne pouvait rétrograder jusqu’à elle: il voulait fermer les yeux, et ses yeux s’obstinaient à rester ouverts; malgré tous ses efforts, il conservait la funeste faculté d’analyser son impression au moment même où il l’éprouvait, et de voir reproduite à froid dans un miroir railleur la scène [Pg 245] qu’il venait de jouer brûlante et inspirée; il était donc presqu’en même temps acteur et spectateur, ému et calme, enthousiaste et blasé, passionné et sceptique; le tout sans fausseté de caractère, mais par luxe ou, si l’on veut, par dépravation d’intelligence.

Jamais ce dualisme bizarre ne lui avait infligé de plus fréquentes tortures que depuis qu’il aimait Mme de Bergenheim. Avant cette époque, son cœur, émoussé par les passions d’une jeunesse orageuse, était graduellement tombé dans une torpeur voisine du néant; au milieu des ténèbres morales où il s’était endormi de fatigue et de satiété, la mauvaise partie de l’âme, que nous avons comparée à l’ombre du corps, avait exercé un empire presque imperceptible par cela même qu’elle régnait seule; car l’ombre ne se voit pas dans la nuit; elle s’y confond comme la vague dans la mer, toutes deux étant de même nature. Mais depuis qu’un jour nouveau avait brillé sur la vie d’Octave, depuis que Clémence s’était levée à ses yeux comme l’astre du réveil, l’ombre avait paru aussitôt, évoquée par ce soleil régénérateur, et partout où il lançait un rayon, elle s’étalait pour faire tache dans sa lumière.

En ce moment, loin de se réjouir du triomphe qu’il venait d’obtenir, Gerfaut tomba dans un de ces accès de désenchantement pendant lesquels, poussé par un démon inconnu, il exerçait impitoyablement contre lui-même la redoutable ironie de son esprit. Ne pouvant dormir, il se leva, ouvrit de nouveau la fenêtre et y resta longtemps accoudé. La nuit était sereine, d’innombrables étoiles étincelaient au firmament, et la lune baignait de sa lueur argentée les cimes des arbres du parc, à travers lesquels frémissait une brise monotone. Après avoir contemplé en silence le mélancolique tableau de la nature endormie, le poète sourit avec dédain.

[Pg 246]

—Il faut que cette comédie finisse, se dit-il; je ne puis pas dissiper ainsi ma vie. Sans doute, la gloire est un rêve aussi bien que l’amour; passer la nuit à regarder niaisement la lune et les étoiles est, après tout, aussi raisonnable que de pâlir sur un ouvrage destiné à vivre un jour, un an, un siècle! car quelle renommée dépasse ce terme? si j’aimais réellement, je ne regretterais pas les heures perdues; mais est-il bien vrai que j’aime? Il est des moments où je me trouve un sang-froid, une lucidité d’esprit, une prévision incompatible avec l’entraînement d’une passion véritable; en d’autres instants, il est vrai, une fièvre soudaine me brise et me laisse faible comme un enfant... Oh! oui, je l’ai aimée d’une manière étrange; le sentiment que j’ai éprouvé pour elle est devenu travail de mon esprit en même temps qu’émotion de mon cœur, et c’est ce qui lui donne cette ténacité despotique; car l’impression matérielle s’affaiblit et finit par s’éteindre, mais quand une intelligence énergique s’est mise à une œuvre, elle s’y acharne jusqu’à ce que le fruit soit éclos du labeur; et ce fruit, doux ou amer, celui qui l’a semé doit le recueillir. J’aurais tort de me plaindre. Passion, sentiment passif! Pour moi, ce mot est un contresens; je me suis fait amant comme Napoléon se fit empereur; personne ne lui imposa le diadème, il le prit et se couronna de sa main. Si ma couronne à moi s’est trouvée d’épines, qui pourrais-je accuser? n’est-ce pas ma tête qui l’a cherchée?

J’ai aimé cette femme d’élection parmi toutes les autres; et ce choix fait, j’ai travaillé à mon amour comme à mon poème le plus chéri; elle a été le sujet de toutes mes méditations, l’aimant de tous mes désirs, la fée de tous mes songes; depuis un an c’est pour elle que mon imagination a bâti tous ses palais; depuis un an il n’est pas sorti de mon cerveau une pensée dont je ne lui aie offert l’hommage. [Pg 247] J’avais mis mon talent sous son invocation; il me semblait qu’en vivant perpétuellement dans la contemplation de son image, je deviendrais à la fin digne de la peindre, je me sentais un avenir, si elle m’eût compris; souvent j’ai pensé à Raphaël, c’est un trône vacant dans la poésie; ce trône, je l’ai rêvé pour le mettre en poussière aux pieds de Clémence.—Oh! quand même ce serait à jamais un rêve, ce rêve m’a donné des heures d’incomparable bonheur! je serais ingrat de le nier.

Et pourtant cet amour n’est qu’un sentiment factice, je le sens aujourd’hui. Ce n’est pas d’elle que je suis épris de la sorte. C’est de la femme créée par mon imagination et que j’aperçois sous ce plâtre insensible. Il y a réellement en nous une étrange puissance. Lorsqu’elle a été longtemps mûrie et méditée, notre pensée finit par prendre vie et par marcher à nos côtés. A force de m’occuper de cette femme, il me semble que mon âme s’est dédoublée, que tout ce qu’il y avait en elle de jeune, de pur, de fleuri, de féminin, en est sorti pour s’unir à Clémence; qu’en l’aimant c’est moi que j’aime encore, que j’aspire seulement à reprendre la moitié de moi-même dont je suis séparé. Je comprends maintenant l’allégorie d’Adam tirant Ève de sa propre substance; mais la chair forme une chair palpitante comme elle; l’esprit ne crée qu’une ombre, et une ombre ne saurait échauffer un cadavre. Deux morts n’ont jamais fait un vivant; un corps sans âme n’est-il pas un cadavre? et d’âme, elle n’en a pas.

Elle n’en a pas; mais pourquoi lui en faire un crime? Nous accusons nos maîtresses d’ingratitude et d’égoïsme, tandis que le plus souvent elles ne sont coupables que de faiblesse et d’impuissance. Une femme sans doute a les bras assez grands pour étreindre son amant, pour l’enchaîner sur son sein dans les étouffements d’un délire convulsif?; mais [Pg 248] a-t-elle assez d’extension dans l’esprit pour embrasser de même une intelligence supérieure, pour l’envelopper, pour la contenir, pour la doubler dans toute son étendue comme on double d’hermine un manteau impérial? Si dans quelques endroits l’hermine manque à la pourpre, faut-il la jeter dans les flammes?

Sans doute, je suis trop ambitieux; mais il m’est impossible d’amoindrir mon désir et de me contenter du bonheur mesquin d’une intrigue vulgaire. Je ne comprends de la passion que l’extrême, l’infini, l’absolu. Lorsqu’une rivière se verse dans une autre, au bout de quelque temps leurs eaux sont tellement confondues qu’en y puisant une goutte il est impossible de dire à laquelle cette goutte a appartenu: il n’y a plus deux rivières, il y a un fleuve. Est-ce donc une chimère de rêver pour un fluide impalpable ce qui s’accomplit si facilement pour un fluide matériel? Une substance divine, à ce qu’on prétend, est-elle moins fusible et moins pénétrable que l’onde? existe-t-il en elle des aspérités inflexibles et inconnues qui fassent de l’isolement une loi de son essence? L’amour enfin ne peut-il être ce fleuve de deux âmes confondues au point de ne plus reconnaître la part apportée par chacune d’elles?

Les mythes anciens ont presque tous un grand sens moral; pourquoi ne voir dans l’allégorie d’Hermès et d’Aphrodite que la poétisation d’une monstruosité physique? Une Fragoletta divine est peut-être le mot de l’obscure énigme qui s’appelle amour. Sans doute, s’il est une autre vie, la plante la plus noble qui germe ici-bas doit y refleurir et s’enrichir de toutes les conditions de bonheur interdites à notre imperfection. Là, notre désir deviendra réalité, car il est impossible que nous ayons une idée dont l’objet n’existe pas: ce serait créer en dehors de la nature. Nos souhaits inexaucés, vagues prévisions de l’avenir, sont [Pg 249] conçus dans le temps pour s’accomplir dans l’éternité. Nous souffrons parce que nous voulons anticiper et jouir dès aujourd’hui de ce qui ne sera que demain.—Oui, Fragoletta! il y a peut-être une religion dans ce mot; deux sur la terre, un dans le ciel! Et si le ciel où nous aspirons n’était à son tour que la seconde marche d’une échelle immense remontant jusqu’à Dieu depuis les plus profondes limites de la création; si, à chaque degré, l’amour, cette force suprême de conjonction, fondait deux âmes en une et réduisait ainsi de moitié les innombrables légions humaines, n’arriverait-il pas un terme où, de décroissance en décroissance, l’universalité des êtres reviendrait au nombre unique dont elle est sortie? Ainsi le symbole du monde serait une pyramide dont les hommes seraient la base et Dieu le sommet—le triangle de Jéhovah!

Gerfaut resta quelque temps immobile, le front caché dans ses mains; tout à coup il releva la tête et partit d’un éclat de rire sardonique.

—C’est assez voltiger par-dessus les nuages, s’écria-t-il, mettons pied à terre. Après tout, les sept trompettes du jugement dernier valent encore mieux comme dénouement que ma pyramide, dont le sommet finirait par avaler la base. Si Marillac avait entendu toutes les extravagances qui viennent de me passer par la tête, il trouverait que je suis ce soir d’une métaphysique carabinée. Il est permis de penser en vers, mais il faut agir en prose, et c’est ce que je ferai demain. Les caprices de cette femme, qu’elle prend pour efforts de vertu, me rendront cruel et inexorable; j’ai beau lui demander la paix à deux genoux, il lui faut la guerre; eh bien, soit, elle aura la guerre.


[Pg 251]

Décoration tête de page.

XVI

Lettre P illustrée

PENDANT plusieurs jours, Gerfaut suivit avec une impitoyable persévérance la ligne qu’il s’était tracée. La femme la plus exigeante eût dû se montrer satisfaite de la politesse qu’il déployait près de Mme de Bergenheim, mais rien dans sa conduite n’annonçait le moindre désir d’une explication. Il veillait avec un soin si scrupuleux sur ses regards, sur ses gestes, sur ses paroles, qu’il eût été impossible de découvrir la nuance la plus légère entre sa manière d’être envers Mlle de Corandeuil et celle qu’il avait adoptée à l’égard de Clémence. Ses attentions de choix, ses frais particuliers d’amabilité étaient réservés exclusivement pour Aline. Toutefois, il apportait dans ce jeu autant de ménagement que d’adresse, car il savait que, malgré son penchant à la jalousie, Mme de Bergenheim ne croirait jamais à un abandon soudain, et qu’elle découvrirait le but de cette ruse pour peu qu’il y mît de l’exagération.

En renonçant à toute attaque directe, il n’en travailla [Pg 252] qu’avec plus de soin à fortifier sa position. Il redoubla d’activité pour creuser la tranchée qu’il avait établie autour de la vieille tante et du mari, suivant le principe de l’art militaire qui veut que l’on se rende maître des ouvrages extérieurs d’une place forte avant de livrer une attaque sérieuse aux remparts.

C’était, en quelque sorte, par reflet que la passion d’Octave arrivait à Clémence. A chaque instant elle apprenait quelque circonstance de cette attaque détournée, à laquelle il lui était impossible de porter obstacle.

—M. de Gerfaut m’a promis de passer au moins quinze jours ici, venait lui dire sa tante d’un ton moqueur.

—Gerfaut est réellement plein d’obligeance, lui disait à son tour son mari; il trouve étrange que je n’aie pas fait faire un arbre généalogique pour mettre dans le salon. Il prétend que c’est un complément indispensable à la collection de mes portraits de famille, et il veut absolument me rendre le service de s’en charger. Il paraît, à ce que dit ta tante, qu’il est fort instruit en blason. Croirais-tu qu’il a passé toute la matinée dans la bibliothèque à compulser des liasses de vieux titres? Je suis enchanté de cette circonstance, qui prolongera son séjour ici, car c’est un charmant garçon; libéral, mais gentilhomme au fond.—Marillac, qui a une écriture superbe, se charge de mettre au net le tableau et d’enluminer les écussons. Comprends-tu que nous ne puissions pas retrouver le blason de mon arrière-grand’mère de Cantelescar? Mais dis-moi, ma bonne amie, il me semble que tu ne te montres pas très aimable pour ton cousin Gerfaut?

A ce propos, ou à tout autre de même nature, Mme de Bergenheim cherchait à détourner la conversation; mais elle éprouvait alors pour son mari une antipathie voisine de l’aversion. Car le manque d’intelligence est un des défauts que les femmes pardonnent le moins; elles font volontiers [Pg 253] un crime de la confiance qui s’endort sur la foi de leur honneur et de l’aveuglement qui ne devine pas chez elles la possibilité d’une chute.

—Regardez donc, Clémence, les jolis vers que M. de Gerfaut vient d’écrire dans mon album, lui disait à son tour Aline, qui, entre autres joies de vacances défendues au Sacré-Cœur, avait un portefeuille superbement relié en velours cramoisi, renfermant deux méchantes sépias, une aquarelle plus mauvaise et les vers en question. Elle nommait cela: mon album! comme elle appelait: mon journal! un petit cahier où, selon l’usage de beaucoup de jeunes demoiselles, elle consignait chaque soir le récit des grandes aventures de la journée. Depuis quelques jours, ce manuscrit prenait un développement qui menaçait d’atteindre la dimension des mémoires de Mme la duchesse d’Abrantès; mais si l’album était livré à l’admiration publique, personne n’avait vu le journal, et Justine elle-même n’avait pu découvrir, dans la chambre de la jeune pensionnaire, le sanctuaire qui renfermait ce mystérieux manuscrit.

Aline était encore plus mal accueillie que les autres; et Mme de Bergenheim ne dissimulait qu’avec peine l’humeur que lui causait le rayonnement dont s’éclairait la jolie figure de sa belle-sœur, chaque fois qu’il était question d’Octave. La conduite diplomatique de celui-ci porta donc ses fruits, et ses prévisions s’accomplirent avec une justesse qui prouvait l’infaillibilité de son calcul. Malgré la finesse de son esprit, Clémence n’évita pas l’espèce de coup de Jarnac dont son amant l’avait frappée. Une irritation sourde et nerveuse, une inquiétude pleine d’abattement et d’âcreté, vinrent joindre leur aiguillon aux autres émotions dont elle était sans cesse flagellée. Au milieu de tous ces sentiments contradictoires de crainte, de remords, de dépit, d’amour, de jalousie, la tête lui tournait parfois au point de ne plus [Pg 254] savoir ce qu’elle voulait; elle se trouvait dans une de ces situations particulières aux femmes d’un caractère complexe et mobile, que toutes les sensations impressionnent, et qui passent avec une facilité extrême d’une idée à une autre entièrement opposée. Après avoir été effrayée outre mesure par la présence de son amant dans la maison de son mari, elle avait fini par s’y habituer, puis par se moquer de sa première frayeur.—En vérité, pensait-elle quelquefois, j’étais trop bonne de me tourmenter et de me rendre malade; je me manquais à moi-même en me défiant ainsi de moi, en voyant un danger où il n’y en a aucun. Ce n’est pas, sans doute, en griffonnant cet arbre généalogique qu’il espère se rendre fort redoutable. Si c’est pour cela qu’il a fait cent lieues, il ne méritait réellement pas d’être traité aussi sévèrement.—Puis, après s’être ainsi rassurée contre les périls de sa position, sans voir que craindre moins le danger, c’était s’enhardir à l’amour, elle passait à l’examen de la conduite de son amant.—Il paraît tout à fait résigné, se disait-elle; pas un mot depuis deux jours! pas un regard! Puisqu’il prend son parti si bien, il devrait, ce me semble, m’obéir tout à fait et partir; ou bien, s’il veut me désobéir, il pourrait y mettre une forme plus aimable. Car, enfin, sa manière d’être est presque de l’impolitesse; il devrait se rappeler au moins que je suis maîtresse de maison et qu’il est chez moi.—Je ne sais quel plaisir il peut trouver à la conversation de cette petite fille! Je gage que son seul but est de me contrarier! Il se trompe fort assurément, et cela m’est bien égal.—Mais Aline prend cela au sérieux! Elle est d’une coquetterie depuis qu’il est ici! Elle fait sa grande personne et sa charmante! Il est sûr que M. de Gerfaut se conduit fort mal en cherchant à tourner la tête de cette enfant.—Je voudrais bien savoir ce qu’il pourrait dire pour se justifier.

[Pg 255]

Ainsi, d’idée en idée, et par des conséquences fort logiques selon le cœur, si elles ne l’étaient pas selon l’esprit, elle arrivait inévitablement, à la fin de chaque réflexion, au point où son amant avait voulu l’amener. Le désir d’une explication avec lui, qu’elle n’osait s’avouer d’abord par un sentiment d’orgueil, prenait de jour en jour une intensité si grande qu’à la fin Octave lui-même ne pouvait désirer avec plus d’ardeur cet entretien. Depuis qu’elle se voyait sevrée de ces mille offrandes dont il lui avait fait une trop chère habitude, elle en sentait mieux le prix; la privation momentanée des délices de cette tendresse dangereuse, mais si douce, lui avait creusé dans l’âme un vide qui lui faisait pressentir quel néant deviendrait sa vie, si elle était condamnée désormais à l’isolement. Avec l’énergie particulière à la souffrance, elle regretta l’amour plus encore qu’elle ne l’avait goûté; comme on trouve le jour plus beau quand la nuit est venue. Maintenant qu’Octave semblait prêt à l’oublier, elle sentait qu’elle le chérissait avec une tendresse portée jusqu’à l’adoration. Elle se reprochait sa dureté envers lui, plus qu’elle ne s’était jamais reproché sa faiblesse. Il était des instants où son regret lui conseillait des démarches si imprudentes, de si téméraires folies, qu’elle s’effrayait de ses propres pensées. Son antipathie pour tout ce qui n’était pas lui s’augmentait à un tel degré, au milieu de cette irritation d’esprit, que les devoirs de famille les plus simples lui devenaient odieux et pénibles. Il semblait que toutes les personnes dont elle était entourée fussent autant d’ennemis qui la séparaient du bonheur; car le bonheur, c’était Octave; le bonheur, c’était d’entendre sa voix douce et pénétrante la bercer tout bas de ces mots enchantés qui savent les chemins du cœur; c’était de lire ses lettres, où la passion la plus enthousiaste empruntait des séductions nouvelles aux grâces d’un esprit aussi noble [Pg 256] que fin; c’était de recevoir le baiser de son âme dans un de ses regards; et ce bonheur, paroles, lettres, regards, elle avait tout perdu!

Le soir du quatrième jour, elle trouva ce supplice au-dessus de ses forces.

J’en deviendrais folle, pensa-t-elle; demain je lui parlerai.

A peu près dans le même instant, Gerfaut se disait de son côté: Demain j’aurai un entretien avec elle. Ainsi, par une étrange sympathie, leurs deux cœurs semblaient s’entendre malgré leur séparation. Mais ce qui était entraînement irrésistible dans celui de Clémence n’était chez son amant qu’une détermination résultant d’un calcul pour ainsi dire mathématique. A l’aide de ce don de seconde vue que possèdent en amour les hommes intelligents, il avait suivi nuance à nuance les variations passionnées de l’âme de Mme de Bergenheim; sans qu’elle lui eût adressé un mot, et malgré le voile indifférent ou dédaigneux dont elle avait encore le courage de s’envelopper, il n’avait pas perdu une seule des souffrances éprouvées par elle depuis quatre jours. Maintenant il la jugeait assez abattue pour qu’il pût risquer une démarche jusque-là dangereuse; et avec l’égoïsme commun à tous les hommes, même aux mieux aimants, il espérait sa faiblesse de son chagrin.

Le lendemain était le jour d’une partie de chasse arrangée avec quelques voisins. Dès le matin Bergenheim et Marillac, suivis des piqueurs et de la meute, se mirent en route pour le lieu du rendez-vous, qui était le hêtre au pied duquel le tête-à-tête de l’artiste avait été si brutalement interrompu. Gerfaut refusa de se joindre à eux sous le prétexte d’un article à terminer pour la Revue de Paris, et resta seul avec les trois femmes. Dès que le dîner fut [Pg 257] terminé, il se retira dans sa chambre afin de donner une apparence de vérité à l’excuse dont il s’était servi; mais, en réalité, pour se tenir prêt à saisir la première occasion favorable et la faire naître au besoin par une absence momentanée.

Il était occupé depuis quelque temps à tailler une plume, devant la fenêtre qui donnait sur le jardin, lorsqu’il aperçut à celle du rez-de-chaussée, directement au-dessous de lui, les deux pattes et le museau de Constance; puis le gros carlin tout entier sauta lourdement sur l’appui pour se chauffer au soleil.

—La duègne vient de rentrer dans son sanctuaire, pensa Gerfaut, qui savait qu’il était aussi impossible de voir Constance sans sa maîtresse, que saint Roch sans son chien.

Un instant après, il aperçut Justine et la femme de chambre de Mlle de Corandeuil détalant, bras dessus bras dessous, le long de l’allée de platanes, comme si elles fussent allées faire une promenade champêtre, leurs services étant inutiles pour le moment. Enfin, il n’avait pas écrit une demi-page, qu’il vit en face de la fenêtre Aline, un chapeau de paille sur la tête et un arrosoir à la main. Un domestique apporta un baquet plein d’eau près d’un massif de dahlias que la pensionnaire avait pris sous sa protection, et elle se mit à l’ouvrage avec le zèle particulier aux jeunes filles qui, dans leur besoin d’attachement, se font la monnaie d’une grande passion en petites tendresses de fleurs, de serins, de chats ou d’agneaux.

—Maintenant, dit Gerfaut, voyons si la place est abordable.—Et, fermant le secrétaire, il descendit à pas de loup.

Après avoir traversé le vestibule du rez-de-chaussée et ensuite une étroite galerie décorée de quelques tableaux médiocres, il se trouva devant la porte de la bibliothèque. [Pg 258] Grâce à l’arbre généalogique qu’il s’était chargé d’extraire des nombreuses liasses de parchemin dont un rayon entier se trouvait encombré, il possédait une clef de cette chambre qui n’était pas habituellement ouverte. A force de sermons sur le danger de certaines lectures pour les jeunes personnes, Mlle de Corandeuil avait fait prévaloir ce système de clôture, destiné spécialement à préserver Aline de toute tentation d’ouvrir quelques-uns des romans que la vieille fille proscrivait en masse sur le titre seul, comme eût pu faire la gouvernante de don Quichotte.—En 1780 les demoiselles ne lisaient pas de romans.—Cela mettait fin à toute discussion et coupait court aux réclamations de la jeune pensionnaire, tenue exclusivement au régime de M. Le Ragois et de la géographie de Mentelle.

Sur une table, au milieu de la bibliothèque, étaient étalés les dictionnaires de Moréri, de d’Hozier, de Saint-Allais, de Corcelle, plusieurs dossiers de vieux titres et une grande feuille de papier de Hollande sur laquelle était commencée au crayon l’esquisse de l’arbre généalogique des Bergenheim. Au lieu de se mettre à l’œuvre, Gerfaut referma soigneusement la porte d’entrée et alla ensuite, en pressant un bouton, ouvrir une autre porte plus petite qu’on ne voyait pas d’abord. Des bandes de cuir ouvragé y figuraient des rayons de livres semblables à ceux qui couvraient les parois, et, pour la distinguer au premier coup d’œil du reste de la bibliothèque, il fallait être averti de son existence. Cette porte avait singulièrement attiré l’attention de Gerfaut la première fois qu’il l’avait remarquée. Après l’avoir ouverte avec précaution, il se trouva dans un étroit passage, au fond duquel, vis-à-vis de la fenêtre, un escalier en colimaçon conduisait à l’étage supérieur. Un chat qui espère surprendre une fauvette endormie ne marche pas avec plus de précaution qu’il ne le fit en [Pg 259] montant cet escalier: à quelques pieds de lui seulement, il eût été impossible de distinguer le bruit de ses pas ou de sa respiration.

Le lieu où il se trouva quand il eut franchi la dernière marche était un cabinet rempli d’armoires, éclairé par une seule porte vitrée garnie d’un rideau de mousseline. Cette porte donnait dans un parloir qui séparait le salon de Mme de Bergenheim de sa chambre à coucher. L’unique fenêtre en face du cabinet et, vis-à-vis l’une de l’autre, les portes des deux chambres occupaient la presque totalité de la boiserie dont le reste était tendu d’une étoffe gris perle à dessins lilas. Les angles s’arrondissaient en petites niches remplies de fleurs rares qui embaumaient ce sanctuaire. Le parquet ne formait qu’une seule rosace où l’érable et le châtaignier, le citronnier et le palissandre nuançaient leurs incrustations d’un travail aussi fini que celui d’un meuble des magasins de Susse ou de Giroux. Un divan large et bas, couvert d’une étoffe semblable au reste de la tenture, occupait tout l’espace devant la fenêtre. C’était le seul meuble et il paraissait presque impossible d’introduire un fauteuil de plus.

Les persiennes, fermées avec soin, ainsi qu’un double rideau, laissaient pénétrer si peu de jour, qu’à travers la mousseline de la porte vitrée Octave eut besoin de s’habituer à cette obscurité avant de distinguer complètement Mme de Bergenheim. La baronne était couchée sur le divan, la tête tournée vers lui et un livre à la main. Il crut d’abord qu’elle dormait, mais bientôt il aperçut le rayonnement de ses yeux qui restaient fixés sur la corniche et semblaient lui faire les plus éloquentes confidences.

—Elle ne dort pas, elle ne lit pas, donc elle pense à moi, se dit-il par une déduction logique qui lui parut incontestable.

[Pg 260]

Après un moment de contemplation, voyant que la jeune femme restait immobile, Gerfaut essaya de tourner doucement le bouton, afin de faire son entrée le moins brusquement possible. Le pêne venait de glisser sans bruit dans la serrure, lorsque la porte du salon s’ouvrit tout à coup. Un large flot de lumière inonda le parquet et, sur le seuil du parloir, Aline parut son arrosoir à la main.

La jeune fille s’arrêta un instant, car elle crut que sa belle-sœur dormait; mais ayant rencontré dans la pénombre le regard étincelant de Clémence, elle entra et lui dit de sa voix fraîche et argentine:

—Toutes mes fleurs se portent bien; je viens arroser les vôtres.

Mme de Bergenheim ne répondit rien, et ses sourcils se contractèrent légèrement, tandis qu’elle suivait de l’œil la jolie jardinière qui s’était agenouillée devant un superbe datura. Ce symptôme presque imperceptible et l’expression un peu fauve du regard présageaient un orage. Quelques gouttes d’eau tombées de l’arrosoir sur le parquet lui servirent de prétexte, et Gerfaut, tout amoureux qu’il était, ne put s’empêcher de songer à la fable du loup accusant l’agneau de troubler son breuvage, lorsqu’il entendit la dame de ses pensées s’écrier d’un ton d’impatience:

—Laissez donc ces fleurs; elles n’ont pas besoin d’être arrosées. Vous ne voyez pas que vous abîmez le parquet? Aline se retourna, regarda un instant la grondeuse, puis, posant son arrosoir à terre, s’élança d’un bond sur le divan, comme un jeune chat qui vient de recevoir un coup de patte de sa mère et se croit suffisamment autorisé à jouer avec elle. A cette attaque imprévue, Mme de Bergenheim voulut se lever; mais, avant d’être sur son séant, elle fut renversée sur les coussins par la jeune fille qui s’était emparée de ses mains et la baisait sur les deux joues.

[Pg 261]

—Mon Dieu! que vous êtes méchante depuis quelques jours! dit Aline en serrant victorieusement les doigts de son adversaire, sur qui elle s’était presque assise.—Est-ce que vous voulez devenir comme votre tante? Vous ne faites que gronder maintenant. Que vous ai-je donc fait? Êtes-vous fâchée contre moi? Est-ce que vous ne m’aimez plus?

A cette interrogation faite avec un accent caressant, Clémence éprouva une espèce de remords du sentiment de jalousie qu’elle ne pouvait vaincre. Pour l’expier, elle baisa sa belle-sœur au front avec une apparence d’affection dont celle-ci fut satisfaite.

—Qu’est-ce que vous lisez là? dit la jeune fille en ramassant le livre qui, pendant leur lutte, était tombé sur le parquet. Notre-Dame de Paris; que ça doit être intéressant! Voulez-vous me le laisser lire? Oh! voulez-vous? dites-moi!

—Vous savez bien que ma tante défend que vous lisiez des romans.

—C’est pour me chagriner, et pas pour autre chose. Est-ce que vous trouvez qu’elle a raison? Il faut donc que je reste une sotte et que je passe ma vie à lire de l’histoire et de la géographie. Comme si je ne savais pas que Louis XIII était le fils de Henri IV, et qu’il y a en France quatre-vingt-six départements.—Vous lisez bien des romans, vous. Le feriez-vous si c’était mal?

Sans vouloir s’engager dans une de ces controverses que le bon sens extrêmement logique des enfants rend toujours difficiles, Clémence répondit d’une voix un peu impérative qui devait mettre fin à la discussion:

—Quand vous serez mariée, vous ferez ce que vous voudrez. Jusque-là, il faut vous en rapporter, pour votre éducation, aux personnes qui s’intéressent à vous.

[Pg 262]

—Toutes mes amies, répondit Aline d’un ton boudeur, ont des parents qui s’intéressent à elles au moins autant que votre tante à moi, et on ne les empêche pas de lire.—Voilà Claire de Saponay qui a lu tout Walter Scott, Maleck-Adel, Eugénie et Mathilde... que sais-je!... Gessner. Mlle de Lafayette.—Enfin, elle a tout lu... Moi, on m’a laissé lire Numa Pompilius et Paul et Virginie.—A seize ans, si cela n’est pas ridicule!

—Allons, ne vous fâchez pas et allez à la bibliothèque prendre un roman de Walter Scott; mais que ma tante n’en sache rien au moins.

A cet acte de capitulation par lequel Mme de Bergenheim voulut probablement réparer sa maussaderie précédente, Aline, toute joyeuse, ne fit qu’un saut jusqu’à la porte vitrée. Gerfaut eut à peine le temps de quitter son poste d’observation et de se jeter entre deux armoires où il se cacha de son mieux sous un manteau qui y était suspendu. Mais la jeune fille, sans faire attention à une paire de jambes qui ne se trouvaient que fort imparfaitement dissimulées, sauta l’escalier du haut en bas plutôt qu’elle ne le descendit, et remonta un moment après en fredonnant, les deux précieux volumes à la main.

Waverley, ou l’Écosse il y a soixante ans, dit-elle en lisant le titre entier par anticipation de jouissance. J’ai pris le premier parce que vous me les prêterez tous l’un après l’autre, n’est-ce pas? Claire dit bien qu’une demoiselle peut lire Walter Scott, et que c’est très joli.

—Nous verrons, si vous êtes sage, répondit Clémence en souriant; mais surtout ne laissez pas voir ces livres à ma tante: car c’est moi qui serais grondée.

—Soyez tranquille, je vais vite les cacher dans ma chambre.

Elle alla jusqu’à la porte, puis s’arrêta et revint sur ses pas.

[Pg 263]

—Il paraît, dit-elle, que M. de Gerfaut a travaillé aujourd’hui dans la bibliothèque, car il y a sur la table un tas de gros livres. C’est aimable à lui, n’est-ce pas, de vouloir faire cette généalogie? Est-ce que nous y serons toutes deux? met-on les femmes dans ces choses-là? J’espère bien que votre tante n’y sera pas; d’abord elle n’est pas de la famille.

Au nom de Gerfaut, le nuage qui s’était dissipé sur le front de Clémence vint de nouveau l’obscurcir.

—Je n’en sais pas plus que vous, répondit-elle un peu sèchement.

—C’est qu’au salon il n’y a que des tableaux d’hommes; ce qui n’est pas déjà si poli de leur part. J’aimerais mieux qu’il y eût les portraits de mes grands-mères; ce serait plus amusant de voir toutes les belles robes qu’on portait dans ce temps-là que ces vieilles barbes qui font peur.—Mais dans les arbres généalogiques on ne met peut-être pas les demoiselles, continua-t-elle d’un ton pensif.

—Il faut le demander à M. de Gerfaut, il a certainement trop envie de vous plaire pour vous refuser, répondit Clémence avec un sourire presque ironique.

—Croyez-vous? dit naïvement Aline, je n’oserai jamais lui demander cela.

—Il vous fait donc toujours peur?

—Encore un peu, répondit la jeune fille en baissant les yeux, car elle se sentit rougir.

Ce symptôme rendit à Mme de Bergenheim toute la mauvaise humeur contre laquelle elle s’était efforcée de lutter jusqu’alors, et ce fut avec un accent de perçante moquerie qu’elle reprit brusquement:

—Votre cousin d’Artigues vous a-t-il écrit?

Mlle de Bergenheim leva les yeux et la regarda un instant d’un air distrait.

[Pg 264]

—Je ne sais pas, dit-elle enfin.

—Comment! vous ne savez pas si vous avez reçu une lettre de votre cousin? reprit Clémence en riant avec affectation.

—Ah! Alphonse... non, c’est-à-dire oui; mais il y a déjà longtemps.

—Comme vous êtes devenue froide et indifférente pour ce cher Alphonse! Vous ne vous rappelez donc pas combien l’an dernier vous avez pleuré à son départ, comme vous vous êtes fâchée contre votre frère qui voulait vous plaisanter sur cette belle affliction, comme vous avez juré de n’avoir jamais d’autre mari que votre cousin.

—J’étais une sotte, et Christian avait raison. Alphonse qui n’a qu’un an de plus que moi! Songez donc, quel joli ménage nous ferions! Je sais que je ne suis pas très raisonnable, et il faut alors que mon mari le soit pour nous deux.—Christian a neuf ans de plus que vous.

—Vous trouvez que c’est trop? dit Mme de Bergenheim d’un ton très fin.

—Au contraire.

—Et quel âge voudriez-vous donc qu’eût votre mari?

—Mais... trente ans, répondit la jeune fille après quelque hésitation.

—L’âge de M. de Gerfaut?

Les deux femmes se regardèrent un instant en silence. Depuis le lieu où il était caché, Octave, auditeur de cette conversation dont il était la pensée et l’âme secrète, remarqua l’expression de douceur qui vint animer le regard de Clémence, et qui semblait provoquer une confidence entière. La jeune pensionnaire se laissa prendre ingénument à cette apparence d’intérêt et de tendresse.

—Je vous raconterais bien quelque chose, dit-elle, si vous vouliez me promettre de ne le répéter à personne.

[Pg 265]

—A qui donc voulez-vous que j’en parle? Vous savez que je suis discrète pour vos petits secrets.

—C’est que ce serait peut-être un grand secret, reprit Aline.

—Voyons: asseyez-vous là et contez-moi ce grand secret.

Clémence prit à son tour les mains de sa belle-sœur et lui fit une place à ses côtés sur le divan.

—Vous savez, dit celle-ci, que Christian m’a promis une montre comme la vôtre, parce que je n’aime plus la mienne. Hier, en nous promenant, je lui disais que c’était fort mal à lui de ne me l’avoir pas encore donnée. Savez-vous ce qu’il m’a répondu?—Il est vrai qu’il riait un peu.—Ce n’est pas la peine que je t’en achète une; quand tu seras la vicomtesse de Gerfaut, ton mari te la donnera.

—Votre frère a voulu se divertir à vos dépens; comment êtes-vous assez enfant pour ne pas vous en apercevoir?

—Enfant! dit Aline en se levant d’un air piqué; je sais ce que j’ai vu. Hier au soir ils ont parlé longtemps ensemble au salon, et je suis très sûre que c’était de moi.

Mme de Bergenheim partit d’un éclat de rire, qui augmenta le dépit de sa belle-sœur, moins disposée que jamais à se voir traitée en petite fille.

—Pauvre Aline! dit enfin la baronne; ils parlaient du cinquième portrait dont M. de Gerfaut ne peut retrouver l’original dans les vieux titres, et qu’il croit étranger à la famille. Vous savez, cette vieille figure à barbe grise, près de la porte.

La jeune pensionnaire baissa la tête comme un enfant qui voit une méchante sœur aînée souffler sur son château de cartes.

—Et comment savez-vous cela? dit-elle après un instant [Pg 266] de réflexion. Vous étiez au piano. Comment pouviez-vous entendre d’un bout du salon à l’autre ce que disait M. de Gerfaut?

Ce fut au tour de Clémence de baisser la tête, car il lui sembla que sa belle-sœur devinait en ce moment cette subtilité d’organes, cette attention continuelle qui, sous une affectation d’indifférence, ne lui laissaient pas perdre une seule des paroles d’Octave. Selon l’usage, elle voulut cacher son embarras sous un redoublement d’ironie.

—Il est probable, en effet, dit-elle, que je me trompe et que vous avez raison. Quel jour devons-nous saluer madame la vicomtesse de Gerfaut?

—Je vous dis sottement tout ce que je pense, et ensuite vous vous moquez de moi, reprit Aline, dont la figure ronde s’allongeait à chaque mot, et passait du rose à l’incarnat; est-ce ma faute si mon frère m’a parlé de cela?

—Je crois que vous n’aviez pas besoin qu’il vous en parlât pour y penser beaucoup.

—Eh bien, ne faut-il pas penser à quelque chose?

—Mais il faut veiller un peu à ses pensées; il n’est pas fort convenable pour une demoiselle de s’occuper d’un homme, répondit Clémence avec un accent de sévérité dans lequel sa tante eût reconnu avec orgueil le pur sang des Corandeuil.

—Je croyais que cela était plutôt permis à une demoiselle qu’à une dame.

A cette riposte imprévue et sans arrière-pensée, Mme de Bergenheim perdit la parole et demeura interdite devant la jeune fille, comme un écolier devant le pédagogue qui vient de lui administrer une vigoureuse férule.

—Où diantre ce petit serpent est-il allé chercher cela? pensa Gerfaut, fort mal à son aise entre les deux armoires où il s’était blotti.

[Pg 267]

Voyant que sa belle-sœur ne lui répondait pas, Aline prit ce silence de confusion pour de la mauvaise humeur et se fâcha tout à fait à son tour.

—Vous êtes très méchante aujourd’hui, dit-elle, adieu; je ne veux pas de vos livres.

Elle jeta les volumes de Waverley sur le divan, reprit son arrosoir sans s’inquiéter de faire une libation nouvelle sur le parquet, et sortit en fermant la porte avec fracas.

Mme de Bergenheim, l’air sombre et pensif, resta immobile, comme si la réflexion de la jeune fille l’eût changée en statue.

—Entrerai-je? se disait Octave, enfin sorti de sa niche, et la main sur le bouton de la porte.—Voilà une petite Agnès qui, avec ses naïvetés, me fait un tort infini. Je suis sûr qu’on vogue maintenant à pleines voiles sur la mer orageuse du remords, et que ces deux boutons de rose qu’elle regarde si fixement lui paraissent les yeux de son mari.

Avant que l’indécision du poète eût cessé, la baronne se leva par un mouvement brusque et sortit en fermant la porte presque aussi bruyamment que l’avait fait sa belle-sœur.

Ce fut en maudissant, du plus profond de son âme, les pensionnaires, les pensionnats et les cœurs de seize années, malgré la poésie dont les a doués un illustre écrivain, que Gerfaut redescendit l’escalier du cabinet et revint à la bibliothèque. Après s’être promené quelque temps en long et en large devant les dictionnaires et les parchemins étalés sur la table, il sortit et remonta dans sa chambre. Au moment où il passait devant le grand salon, une orageuse harmonie vint frapper son oreille; des fusées chromatiques montantes et descendantes, des gammes de six octaves roulant comme la cataracte du Niagara, des arpèges extraordinaires, un martellement de basses à faire sauter les touches [Pg 268] se succédaient, sans interruption, avec une pétulance, un nerf, un emportement qui prouvaient que la furie française n’est pas l’apanage exclusif du sexe fort. Au milieu de ces notes graves, folles, tristes, passionnées, hurlant parfois de leur accouplement, Gerfaut reconnut, à la netteté des traits et à l’élégance brillante de quelques passages, que cette improvisation ne pouvait sortir des doigts peu exercés d’Aline. Il comprit qu’en ce moment le piano servait de confident à Mme de Bergenheim, et qu’elle y épanchait, avec l’explosion dont une longue concentration finit par faire un besoin, les émotions contradictoires auxquelles depuis quelques jours elle se trouvait livrée, car, pour le cœur privé d’un autre cœur où se puissent verser sa joie et sa peine, la musique est un ami qui écoute et répond. Sous les doigts qui l’interrogent, l’instrument reçoit la pression de l’âme souffrante et s’anime pour la consoler. Le souffle de la douleur errant sur le clavier éveille une harmonie qui la berce et l’endort, ou la distrait par une exaltation passagère.

Gerfaut écouta quelque temps en silence, le front appuyé contre la porte du salon. A chaque phrase, à chaque modulation, son esprit, par un merveilleux instinct de sympathie, s’identifiait avec le sentiment dont elle était l’interprète. Il reconnut dans des accords graves, rauques, lugubres, largement appuyés, comme si la musicienne eût voulu s’enivrer de leur dissonance, les accents poignants du repentir qui s’acharne sur l’âme en l’étreignant de ses serres brûlantes. Un grondement de notes plus contenues, mais moins affaissées, sourdes d’abord, puis s’élevant insensiblement, et finissant par tonner en roulement éclatant et furieux, exprima les doutes, les craintes, les tortures de la jalousie. C’était souffrance encore, mais souffrance qui s’exhale au lieu de se ronger; c’était le cœur blessé, mais [Pg 269] laissant saigner sa plaie, et non le cœur étouffant dans une main de fer sans pouvoir respirer pour gémir. Après bien des soupirs, des reproches, des cris d’angoisse, des sanglots, la fureur de cette exécution décrut peu à peu et se fondit en une suite de modulations de plus en plus adoucies et calmées, comme le Rhône, après avoir arraché ses rives au fond des rochers du Valais, finit par s’endormir dans le Léman paisible. Pendant quelque temps, l’imagination de Clémence erra au milieu de vagues mélodies sans se fixer à aucune. Enfin un souvenir parut la captiver. Après avoir fait murmurer au piano les premières mesures de la romance du Saule, elle reprit le motif avec plus de précision, et lorsqu’elle eut achevé la ritournelle, elle commença d’une voix douce et un peu voilée:

Assisa al piè d’un salice.

Octave l’avait entendue chanter plusieurs fois dans le monde, mais jamais avec cet accent profond. Par une de ces pudeurs dont les nobles femmes ont l’instinct, Clémence eût rougi de livrer au peuple des salons la moindre portion de son âme; même cet aveu d’une nature aimante que révèle un timbre de voix vibrant et attendri. Devant les étrangers elle chantait des lèvres; en ce moment c’était du cœur. Au troisième couplet, lorsqu’il comprit qu’elle devait s’être exaltée par l’expression de son chant, par le parfum d’amour mélancolique, de rêverie douloureuse, de désenchantement passionné qu’exhale cette exquise romance, le poète entra doucement, jugeant le moment favorable, et assez ému lui-même pour croire à la contagion de son trouble.

La première figure qu’il aperçut fut celle de Mlle de Corandeuil, étendue dans son fauteuil, la tête renversée, les bras pendants, et laissant échapper, en manière d’accompagnement, [Pg 270] une mélodie nasale, sifflante et fêlée. Les lunettes de la vieille fille, suspendues au bout de son nez, avaient singulièrement compromis l’harmonie de son tour de cheveux, où les branches se trouvaient engagées; la Gazette de France, tombée de ses mains, caparaçonnait le dos de Constance, couchée à ses pieds selon son habitude.

—Atroce pythonisse! se dit Gerfaut. Il y a donc une malédiction sur moi aujourd’hui. Cependant, ayant vu que la maîtresse et le carlin dormaient tous deux d’un sommeil aussi profond que celui de Guillot et de son troupeau, il referma la porte discrètement et traversa le salon en marchant sur la pointe des pieds.

Mme de Bergenheim avait cessé de chanter, mais ses doigts continuaient à moduler vaguement le motif de la romance. En observant la démarche circonspecte d’Octave, elle se pencha pour regarder sa tante, dont elle n’avait pas remarqué le sommeil, car le dos immense du fauteuil était tourné de son côté. Personne ne sait dormir d’une manière fort imposante, et le profil de la vieille fille à demi décoiffée avait une expression grotesque dont la gravité de sa nièce ne put éviter l’influence. L’envie de rire fut pour le moment plus forte que le respect ou la mélancolie; et, en se rasseyant, Clémence, par ce besoin de communication particulier à la gaieté, regarda involontairement Octave souriant de son côté. Quoique cet échange d’idées n’eût rien de sentimental, celui-ci s’empressa de le mettre à profit; un moment après il était assis sur un tabouret, derrière le piano, à gauche et à quelques pouces seulement de Mme de Bergenheim.

—Comment peut-on dormir quand vous chantez?

Ce fut là son début. Le rhétoricien le plus empêtré dans sa galanterie collégienne eût trouvé tout d’abord une phrase [Pg 271] aussi spirituelle; mais l’éloquence était moins dans les mots que dans l’expression. Le mouvement aisé, rapide, quoique discret, par lequel Octave s’était assis, la précision élégante de son geste, la manière gracieuse dont il penchait la tête en parlant, annonçaient une grande habitude de l’espèce de conversation qu’il entreprenait. Si les paroles étaient d’un écolier, l’accent et la pose étaient d’un maître.

La première pensée de Clémence fut de se lever et de sortir du salon, mais un charme invincible la retint sur sa chaise. En voyant étinceler près de son visage ce regard noir et pénétrant qui, depuis quelques jours, lui refusait ses prières; en entendant vibrer, douce comme un soupir, la voix qu’elle aimait, elle sentit son sein se gonfler et ses prunelles ondoyer sous leurs paupières; elle ne se trouva pas assez maîtresse de ses yeux pour oser les arrêter sur ceux d’Octave; elle les détourna donc et affecta de regarder la vieille fille.

—J’ai un talent particulier pour faire faire la sieste à ma tante, dit-elle d’un ton d’enjouement que démentait l’émotion de son corsage; si je voulais, elle dormirait ainsi jusqu’à ce soir; quand je cesserai de jouer, le silence la réveillera.

—Je vous en supplie, jouez encore; ne l’éveillez jamais, répondit Gerfaut; et, comme s’il eût craint de ne pas être suffisamment exaucé, il se mit à frapper de la main gauche une batterie de basse, sans s’inquiéter des fausses notes.

—Jouez du moins dans le ton, dit Clémence en souriant, et berçons juste.

Elle eut tort de dire berçons, car son amant prit acte de ce terme comme d’un consentement de complicité pour tout ce qui pourrait arriver. Dans un tête-à-tête, nous est le mot le plus traître de la langue.

Soit qu’elle n’eût pas elle-même une envie extrême que [Pg 272] sa tante s’éveillât, soit qu’elle désirât éviter une conversation dont elle se sentait troublée d’avance après l’avoir si ardemment désirée, soit qu’elle voulût goûter en silence le bonheur de se sentir encore aimée, car, depuis qu’il était assis près d’elle, les moindres gestes d’Octave étaient redevenus un aveu, Mme de Bergenheim secoua deux ou trois fois la tête avec grâce en cherchant un motif; puis elle se mit à jouer la valse du duc de Reichstadt, en frappant seulement la première mesure de l’accompagnement, pour indiquer à son amant où il devait poser les doigts.

La valse commença. Clémence jouant le chant et Octave la basse, deux mains restaient inoccupées, celles-là précisément qui étaient voisines l’une de l’autre. Or que peuvent faire deux mains inoccupées et voisines, quand l’une appartient à un homme hardiment amoureux, l’autre à une jeune femme qui, ayant depuis longtemps maltraité son amant, se trouve au bout de sa sévérité? Avant la fin de la première reprise, les doigts blancs et effilés de la clef de sol furent en prison dans ceux de la clef de fa, sans que cela fît le moindre tort à l’effet du morceau, car la vieille tante dormait toujours.

Un moment après, la bouche d’Octave se colla sur cette main un peu tremblante, comme s’il eût voulu en imbiber de son âme la peau tiède et parfumée. Deux fois la baronne essaya de se dégager, car elle sentait le frisson de cette caresse circuler dans ses veines, deux fois la force lui manqua, et sa tentative finit par se changer en une pression contre les lèvres tenaces qu’elle croyait posées sur son cœur; la main rendait le baiser. Il commençait à devenir urgent que la vieille tante s’éveillât, mais elle dormait mieux que jamais, car la valse continuait toujours: et si une légère indécision se faisait remarquer dans le chant, la main gauche, au contraire, frappait ses grosses notes avec une énergie [Pg 273] capable de métamorphoser Mlle de Corandeuil en une seconde Belle au bois dormant.

... Les doigts blancs et effilés de la clef de sol furent en prison dans ceux de la clef de fa...
—Dessin de WEISZ, gravure de H. MANESSE

Lorsque Octave eut bien longtemps, bien doucement, bien tendrement caressé cette main qu’on ne lui disputait plus, il leva la tête pour obtenir une faveur nouvelle; car un amant n’est jamais comme la mer, à laquelle il a été dit: Tu n’iras pas plus loin! Cette fois Mme de Bergenheim ne détourna pas les yeux; mais, après avoir regardé un instant Octave, comme doivent regarder les anges, elle lui dit avec une coquetterie pleine de séduction:

—Aline?

La contemplation muette qui répondit à cette question renfermait un démenti si éloquent, que toute parole devenait superflue. En se sentant aimé, Gerfaut rendit grâce à la ruse qui lui avait procuré le bonheur dont il jouissait; mais il la dédaigna pour mieux savourer ce bonheur même. Son sourire doux et fin trahit le secret de son machiavélisme; il fut compris et pardonné. En ce moment, il n’y avait plus entre eux ni doutes, ni craintes, ni combats; il leur avait fallu bien des efforts pour se désunir: d’une même chute ils retombaient au sein l’un de l’autre. Ils n’éprouvaient pas même le besoin d’une explication pour la mutuelle souffrance qu’ils s’étaient faite, car la souffrance n’existait plus et ils étaient entrés dans ce paradis de l’amour dont l’extase est rendue plus délicieuse encore par le souvenir des peines passées. Ils restèrent longtemps en silence, heureux de se voir, d’être l’un près de l’autre, d’être seuls, car la vieille tante dormait toujours, de respirer le même air, de sentir leur cœur battre d’un même accord, de se bercer mollement dans leur tendresse au son de cette musique de plus en plus confuse et incertaine, et craignant de faire évanouir par un seul mot les charmes ineffables de cette félicité. Ils échangèrent leurs âmes dans [Pg 274] de longs regards, dont l’ardeur et l’adoration étaient égales, car les dernières résistances étaient domptées au cœur de Clémence. Et quand elle sentit les lèvres de son amant remplacer sur les siennes le baiser de leurs yeux, elle se raidit dans les bras qui l’enlaçaient en pressant le clavier par une contraction nerveuse; il lui sembla que le salon tournait, que le jour devenait nuit, et que sa vie s’exhalait tout entière dans un soupir lentement respiré par la bouche d’Octave.

La valse était finie, et pourtant Mlle de Corandeuil ne s’était pas éveillée. Aucun son ne se faisait plus entendre; on eût dit que le sommeil avait aussi gagné les deux amants, immobiles dans les bras l’un de l’autre comme deux anges en prière. Le charme fut rompu tout à coup par un bruit épouvantable, semblable à la trompette qui doit appeler les coupables au dernier jugement.

Décoration fin de page.

[Pg 275]

Décoration tête de page.

XVII

Lettre A illustrée

AVEZ-VOUS vu par une belle soirée d’octobre un couple de ramiers rasant les cimes d’un bois effeuillées par l’automne? On dirait deux nacelles aériennes liées par d’invisibles amarres, tant leur vol est doux et silencieux, tant leurs ailes se baignent avec abandon dans l’air qui les soutient, tant l’instinct qui les mène fond tous leurs mouvements dans un ensemble plein de mollesse et de grâce. Tout à coup, sur la lisière du taillis, à l’abri de quelque chêne, un chasseur ajuste les oiseaux sans défiance et les frappe tous deux au milieu de leur joie et de leur tendresse. Si vous n’êtes pas chasseur vous-même, il vous aura pris peut-être quelque pitié de ces pauvres et belles créatures tombant sanglantes et mutilées du ciel où elles planaient.

Une balle qui eût ainsi frappé les deux amants au milieu de leur extase leur eût paru moins cruelle que la sensation causée par ce bruit épouvantable. Clémence tressaillit sur [Pg 276] sa chaise et s’y affaissa glacée de terreur. Gerfaut se leva presque aussi troublé qu’elle; Mlle de Corandeuil, arrachée pour le coup à son sommeil, se dressa brusquement du fond de sa bergère, comme ces figures fantastiques qu’un ressort met en mouvement dans une tabatière, et qui vous sautent au nez au moment où vous y cherchez du tabac. Quant à Constance, elle se précipita sous le fauteuil de sa maîtresse, son retranchement ordinaire, en poussant le plus lamentable de tous les hurlements que puisse contenir une poitrine de carlin.

Un des battants de la porte placée en face des fenêtres s’ouvrit; le pavillon d’une trompe de chasse parut dans l’entre-bâillement, et la fanfare de la mort du loup fit retentir les échos du salon d’un fracas annonçant que l’exécutant aurait pu faire assaut avec Roland à Roncevaux. Le rideau du drame se levait sur une parodie, et une seconde péripétie changea la pantomime et les sentiments des personnages. La vieille fille se laissa retomber dans son fauteuil en se bouchant les oreilles et en trépignant sur le parquet; mais ce fut en vain qu’elle essaya de manifester son indignation de vive voix, ses paroles se perdirent dans le vacarme du terrible instrument. Clémence mit les deux mains sur ses oreilles à l’imitation de sa tante; c’était une contenance toute trouvée. Après avoir promené sa terreur sous tous les fauteuils du salon, Constance, à moitié folle, se jeta dans la porte entr’ouverte, par un coup de désespoir; Gerfaut enfin se mit à rire avec expansion, comme si la plaisanterie lui eût paru excellente; car la figure colorée de M. de Bergenheim venait de remplacer le pavillon de la trompe de chasse, et lui-même faisait entendre un bon rire, presque aussi bruyant que sa fanfare.

—Ah! ah! vous ne comptiez pas sur cette partie d’accompagnement, dit le baron, lorsque sa gaieté fut un peu [Pg 277] calmée; voilà donc l’article de la Revue de Paris que vous aviez à composer! Et vous croyez que je vais vous laisser chanter des duos italiens avec madame pendant que je cours les bois?... Vous me prenez pour un mari par trop débonnaire, vicomte.—Allons, allons, à gauche par quatre;—en avant!—Faites-moi l’amitié de venir prendre un fusil. Nous allons avant souper lancer un ou deux lièvres au bois de la Corne.

—Monsieur de Bergenheim, s’écria la vieille demoiselle, lorsque son émotion lui permit enfin de parler, ceci est d’une inconvenance... d’une grossièreté...; c’est un procédé de soldat... de cannibale... J’ai le cerveau brisé; je suis sûre d’avoir la migraine avant un quart d’heure... C’est digne d’un gardeur de chèvres.

—Ne songez donc pas à votre migraine, ma tante, répondit Christian, dont la bonne humeur paraissait excitée par les plaisirs de la journée: vous êtes fraîche comme un bouton de rose... et Constance aura pour son souper des têtes de lièvres rôties à discrétion.

En ce moment, un second vacarme, aussi éclatant que le premier, se fit entendre dans la cour; les sons rauques et faux d’un cor de chasse, évidemment joué par un amateur très novice, accompagnaient les abois confus et glapissants d’une meute nombreuse; le tout se trouvait entremêlé d’éclats de rire, de coups de fouet, de clameurs de toute espèce. Au milieu de ce tapage, on distingua tout à coup un cri plus perçant que tous les autres, un cri d’angoisse et de désespoir.

—Constance! s’écria Mlle de Corandeuil, d’une voix de fausset pleine de terreur; elle se précipita aussitôt vers les fenêtres de l’antichambre et tout le monde la suivit.

Le spectacle de la cour était aussi bruyant que pittoresque. Marillac, debout sur un banc, soufflait comme un [Pg 278] triton dans une trompe à la Dampierre, en essayant de jouer la valse de Robert le Diable d’une manière encore plus infernale que ne l’a notée l’auteur. A ses pieds, sept ou huit chasseurs et autant de domestiques encourageaient de leurs cris une chasse d’une espèce nouvelle. La meute du baron, en grand renom dans le pays, était composée d’une quarantaine de chiens, estampillés tous sur la cuisse droite de l’écusson de Bergenheim. Le poil tombant verticalement formait, d’après toutes les règles de l’art héraldique, un champ de gueules naturel, au milieu duquel les trois têtes de taureau d’argent avaient été dessinées par un caustique qui laissait la peau à nu. De tout temps, les chiens du château avaient été ainsi timbrés aux armes de leurs maîtres, et Christian, grand partisan des vieux usages, n’avait eu garde d’abroger celui-là. Cet insigne féodal avait probablement agi sur le moral de la meute, car il était impossible de trouver à vingt lieues à la ronde une collection de bassets plus hargneux, de braques plus débauchés, de limiers plus méchants et de lévriers plus querelleurs; chasseurs parfaits d’ailleurs, mais il semblait que, comme chiens de qualité, tous les vices leur fussent permis.

C’est au milieu de cette horde, sans foi ni loi, le museau rouge encore d’un lièvre dépecé l’instant d’auparavant, qu’était tombée l’infortunée Constance, après avoir traversé l’antichambre, l’escalier, le vestibule et le perron, toujours poursuivie par le son de la trompe de Christian, qui produisait sur ses nerfs l’effet du cor d’Astolphe. Un honnête marchand du moyen âge, surpris au détour d’un bois par une embuscade de routiers, ne devait pas en être accueilli autrement que ne le fut le carlin au moment où il se jeta tête baissée dans la cour. Soit que la querelle entre Corandeuils et Bergenheims eût gagné jusqu’à l’espèce canine; soit à l’instigation des laquais qui, du plus grand au [Pg 279] plus petit, détestaient cordialement l’animal, il fut en un moment lancé comme s’il eût été un daim, atteint, bousculé, roulé, piétiné, mordu par les quarante brigands à quatre pattes qui semblaient décidés à emporter chacun en guise de trophée un lambeau de sa robe café au lait.

Le personnage qui prenait le plus de plaisir à ce déplorable spectacle était sans contredit le père Rousselet. Il se frottait les mains derrière le dos, les jambes écartées dans l’attitude du colosse de Rhodes, tandis que les pans de son habit tombant jusqu’à terre lui donnaient l’air d’un kanguroo délassant ses pattes sur sa queue. Sa grande bouche, fendue comme un bec de kakatoès, laissait échapper sans interruption un sifflement provocateur qui encourageait les assassins dans leur crime au moins autant que la fanfare de Marillac.

—Constance! cria une seconde fois Mlle de Corandeuil, glacée d’épouvante à la vue de son carlin couché sur le flanc au milieu de ses ennemis, et semblable à une carcasse de cheval mangé par les loups.

Cet appel fut sans effet sur la partie animale des acteurs de cette scène, mais elle produisit sur la livrée et même sur une partie des chasseurs la même impression que la terrible clameur d’Achille sur les Troyens au bord du Scamandre; les cris d’encouragement cessèrent à l’instant; plusieurs des assistants cherchèrent à s’éclipser prudemment, le piqueur se mit à rappeler à grands coups de fouet ses subordonnés; quant à Rousselet, plus politique que tous les autres, il se jeta intrépidement dans la mêlée, lançant à droite et à gauche de vigoureuses ruades, et prit dans ses bras le roquet presque évanoui, qu’il emporta comme une mère son enfant, sans s’inquiéter de laisser à la meute acharnée la moitié des basques de son habit.

Lorsque la vieille demoiselle vit déposer à ses pieds [Pg 280] l’objet de sa tendresse couvert de boue, moucheté de sang, et poussant des gémissements étouffés qu’elle prit pour le râle de la mort, elle se laissa tomber elle-même sur une chaise, sans rien dire.

—Filons, dit à demi-voix Bergenheim en prenant son hôte par le bras, et du ton d’un écolier qui voit paraître au détour d’une rue la figure de son professeur, au moment où il médite une école buissonnière.

Gerfaut jeta autour de lui un regard indécis et chercha des yeux Mme de Bergenheim, mais il ne la trouva pas. Sans s’inquiéter du désespoir de sa tante, Clémence s’était sauvée dans sa chambre, car elle sentait le besoin d’être seule pour calmer son émotion, ou peut-être pour en jouir en paix une seconde fois. Octave se résigna donc à suivre son compagnon, dont la retraite avait l’air d’une véritable déroute. En moins d’une demi-minute, chasseurs et chiens eurent détalé de la cour et s’éloignèrent rapidement par l’allée de platanes, pour gagner à travers le parc le bois de la Corne. Au bout de quelques instants, quand se fut affaibli l’effet produit par la physionomie lamentable de Mlle de Corandeuil, la gaieté reprit son cours. Les plaisanteries de terroir, les bons mots champêtres, enfin toute cette jovialité qui fait d’une assemblée de chasseurs la plus fastidieuse de toutes les réunions imaginables, recommencèrent leur feu croisé. Bergenheim y était habitué et, il le faut avouer, en prenait volontiers sa part comme un bon gentilhomme campagnard qu’il était; Marillac avait trouvé parmi ses voisins un gros notaire qu’il exploitait, méditant selon son usage un vaudeville où il pût le faire figurer. Quant à Gerfaut, il se traînait à l’arrière-garde d’un air mélancolique qui donnait un singulier démenti à la passion pour la chasse, dont il avait fait profession dans son premier entretien avec le maître du château.

[Pg 281]

En ce moment, l’énergie de ses sensations l’emportait sur la dissimulation que lui commandait la prudence, et dont il s’était fait l’habitude. Pour se mettre au niveau de ses compagnons, il eût fallu une perfection d’hypocrisie dont, malgré ses efforts, il se sentait incapable. Il lui était impossible de rapetisser son esprit au point de lui faire côtoyer amiablement ces intelligences lourdes et opaques; impossible de couler son imagination bouillonnante au moule de cette conversation vulgaire et triviale. Lorsqu’on a plané sur les ailes de la foi, de la poésie ou de l’amour vers ces régions qui ne sont pas encore le ciel, mais qui en approchent, et d’où l’on entend déjà ses concerts en entre-voyant ses splendeurs, le moindre bruit de la terre forme une dissonance dont sont déchirées toutes les fibres de l’âme. S’éveiller des visions du rocher de Pathmos, ou des rêves de Swedenborg au bourdonnement d’une discussion bourgeoise, tomber des nuages d’Ossian, ou des méditations de Manfred dans le barbotement de certaines coteries littéraires, voilà les petites infortunes auxquelles sont journellement exposées les intelligences qu’une organisation fatale porte à l’exaltation, au milieu d’une société prosaïque; mais passer du sourire d’une femme qu’on aime au gros rire de son mari est un malheur cent fois plus insupportable encore, quoiqu’il inspire en général peu de compassion, et que Dante ait oublié ce supplice dans son purgatoire.

Au bout de quelques minutes, les cris des chiens, les plaisanteries des chasseurs, la marche au grand air, le bruit même du vent dans les bois et le frémissement du feuillage, mais par-dessus tout, l’intarissable bonne humeur de Bergenheim avaient navré Gerfaut d’un ennui si mortel que sa figure en devint, malgré lui, l’interprète fidèle. Cette expression lugubre frappa le baron, qui de sa nature était le moins observateur des hommes.

[Pg 282]

—Quelle mine d’enterrement faites-vous donc là? dit-il en riant à son hôte, vous avez l’air d’un cerf aux abois. Je me repens de vous avoir enlevé à Mme de Bergenheim; il paraît que vous préférez décidément sa compagnie à la nôtre.

—Serez-vous très jaloux si j’en conviens? répondit Octave, qui fit un effort pour se prêter au ton de plaisanterie de son interlocuteur.

—Jaloux! non, ma foi; quoique vous soyez certainement bien fait pour donner de l’ombrage à un pauvre mari. Mais la jalousie n’est ni dans mon caractère ni dans mes principes.

—Vous êtes philosophe! dit l’amant avec un sourire un peu forcé.

—Ma philosophie est des plus simples. Je respecte trop ma femme pour la soupçonner, et je m’aime trop moi-même pour me tourmenter d’avance d’un malheur imaginaire. Si ce malheur arrivait, et que j’en fusse certain, il serait temps de m’en occuper. Ce serait une affaire bientôt terminée.

—Quelle affaire? demanda Marillac, en interrompant le chœur de Robin des Bois qu’il exécutait à lui seul depuis cinq minutes, et en ralentissant le pas pour se mêler à la conversation.

—Une sotte affaire, mon cher, qui ne regarde encore ni vous, ni M. de Gerfaut, ni moi non plus, j’espère, quoique je sois dans la catégorie exposée. Nous parlons infortune conjugale.

L’artiste jeta sur son collaborateur un regard qui signifiait: De quoi diantre t’avises-tu, de faire lever ce lièvre-là?

—Il y aurait bien des choses à dire là-dessus, observa-t-il ensuite d’un ton sentencieux, et pensant que son intervention ne serait pas inutile pour tirer son ami du mauvais [Pg 283] pas où il le voyait engagé; il y aurait infiniment de choses à dire là-dessus; on écrirait des volumes sur cette matière. Quant à la manière de voir individuelle, chacun a son système et son plan de conduite.

—Et quel serait le vôtre, profond scélérat? reprit Christian; seriez-vous mari aussi cruel que vous êtes célibataire immoral? Cela arrive ordinairement; plus on a été braconnier effronté, plus on devient garde-chasse intraitable.

Voyez Brichou, je n’ai trouvé d’autre moyen de l’empêcher de tuer mes lièvres que de les lui donner à garder; et maintenant il ne se tire pas un coup de fusil dans tout mon domaine, qu’il ne soit sur les talons du délinquant, prêt à verbaliser. Quel serait donc votre système?

—Hum! hum! Vous vous trompez, Bergenheim; mes caravanes de garçon m’ont essentiellement disposé à l’indulgence. Debilis caro, voyez-vous bien, ce que Shakespeare a traduit: Frailty, thy name is woman!

—Je suis un peu rouillé en fait de latin et je n’ai jamais su l’anglais. Cela veut dire?

—Ma foi, cela veut dire que, si j’étais marié et que ma femme me trompât, je prendrais mon parti en galant homme, vu la fragilité indélébile de ce sexe enchanteur.

—Propos de garçon, mon cher! Et vous, Gerfaut?

—Je vous avouerai, répondit celui-ci avec un peu d’embarras, que je n’ai pas fort réfléchi sur ce chapitre. D’ailleurs je crois à la vertu des femmes.

—Bah! Songez que ces dames ne sont pas là et que votre galanterie est perdue. En cas de malheur, enfin, que feriez-vous?

—Je crois que je dirais avec Lanoue:

Le bruit est pour le fat, la plainte est pour le sot;
L’honnête homme trompé s’éloigne et ne dit mot.

[Pg 284]

—Je suis en partie de l’avis de Lanoue; seulement je ferais une petite variante en mettant au lieu de s’éloigne, se venge et ne dit mot.

Marillac jeta un second coup d’œil d’intelligence à son ami.

Per Bacco! dit-il ensuite, êtes-vous donc un époux castillan ou vénitien?

—Eh! eh! répondit Bergenheim, je suppose que je tuerais ma femme, le quidam et moi peut-être après, le tout sans crier gare!—Ohé! Brichou; fais donc attention: Tambeau s’est découplé.

En disant ces mots, le baron franchit d’un élan gigantesque un fossé qui séparait le chemin dans lequel ils marchaient tous trois, d’une clairière où étaient déjà entrés les autres chasseurs.

•    •    •    •     •    •    •     •   Qu'en dis-tu?

murmura l’artiste aux oreilles d’Octave d’un ton aussi dramatique que celui de Manlius.

Au lieu de répondre, l’amant fit entendre un bruissement de lèvres intraduisible, qui signifiait, selon toute apparence:

«Je m’en moque.»

La coupe qu’ils devaient traverser pour gagner le bois de la Corne formait un grand carré long sur un plan incliné et descendait du haut du vallon jusqu’à la rivière. Au moment où Marillac franchissait à son tour le fossé, son ami vit à l’extrémité inférieure de la clairière Mme de Bergenheim qui marchait lentement dans les allées de platanes. Un moment après, elle disparut derrière un massif sans que les autres chasseurs l’eussent aperçue.

—Prends garde de glisser, dit l’artiste, le talus est très mouillé.

[Pg 285]

Cet avertissement porta malheur à Gerfaut, qui, en sautant, accrocha une racine d’arbre et tomba.

—Vous êtes-vous blessé? lui cria Bergenheim.

Octave se releva et essaya de marcher, mais il fut obligé de s’appuyer sur son fusil.

—Je crois que je me suis tordu le pied, dit-il, et il y porta la main, comme s’il eût éprouvé une douleur assez vive.

—Diable! c’est peut-être une foulure, observa le baron, qui revint sur ses pas; asseyez-vous. Croyez-vous pouvoir marcher?

—Oui, mais je craindrais que la chasse ne me fatiguât; je vais rentrer.

—Voulez-vous qu’on fasse un brancard pour vous porter?

—Vous vous moquez de moi; je ne suis pas femmelette à ce point. Je vais m’en retourner doucement et je prendrai un bain de pied en rentrant.

—Appuie-toi sur moi, je te reconduirai, dit l’artiste en lui offrant le bras.

—Merci; je n’ai pas besoin de toi, lui répondit Octave; va-t’en au diable! continua-t-il tout bas avec un regard expressif.

Capisco, reprit du même ton Marillac, en lui serrant le bras en signe d’intelligence. Si fait, si fait, dit-il tout haut, je ne veux pas que tu t’en ailles seul. Je serai ton Antigone.

Antigone me reste, Antigone est ma fille.

Bergenheim, je me charge de lui. Continuez votre chasse, ces messieurs vous attendent. Nous nous retrouverons à souper: là les jambes sont un meuble de luxe, et [Pg 286] une entorse est une chimère, pourvu qu’elle respecte le gosier et l’estomac.

Christian regarda tour à tour ses hôtes et le groupe qui venait d’atteindre le haut de la clairière. Pendant un instant, la charité chrétienne lutta contre la passion de la chasse; puis cette dernière l’emporta; et comme il vit que Gerfaut, quoique boitant un peu, était réellement en état de marcher, surtout avec l’aide d’un bras:

—N’oubliez pas de mettre votre pied dans l’eau, lui dit-il, et faites venir Rousselet; il s’entend fort bien en foulures.

Cette recommandation ayant achevé de tranquilliser sa conscience, il s’éloigna pour rejoindre ses autres compagnons, tandis que les deux amis reprenaient lentement de leur côté le chemin du château, Gerfaut appuyé d’une main sur le bras de l’artiste, et de l’autre sur son fusil.

—Enfoncé, le bourgeois! dit avec un rire à demi étouffé Marillac au bout de quelques pas, et lorsqu’il fut certain de ne pas être entendu de Bergenheim. A-t-il donné complètement dans l’allégorie! Ma parole d’honneur, ces troupiers sont d’une candeur primitive et baptismale! Ce n’est pas nous autres artistes qu’on peut flouer de la sorte. Connue, ton entorse; c’est tiré du Mariage de raison, acte premier, scène deuxième.

—Tu vas me faire l’amitié de me quitter dès que nous serons dans le taillis, lui répondit Gerfaut, tout en continuant de boiter avec une grâce qu’eût enviée lord Byron; tu iras droit devant toi, ou tu prendras à gauche, à ton choix; le côté droit t’est interdit.

—Suffit. Il retourne cœur à ce qu’il paraît, et pour le moment tu es d’accord avec Sganarelle, qui le place à droite.

—Ne rentre pas au château, puisqu’il est entendu que [Pg 287] nous sommes ensemble. Si tu rejoins les chasseurs, dis à Bergenheim que tu m’as laissé assis au pied d’un arbre, et que la douleur de mon entorse est presque entièrement passée. Tu aurais tout aussi bien fait de ne pas m’accompagner, comme je t’en priais.

—J’avais mes raisons pour vouloir me tirer moi-même des griffes de Christian. C’est aujourd’hui lundi, et j’ai à quatre heures un rendez-vous dans lequel tu es plus intéressé que moi. Maintenant, veux-tu écouter un bon conseil?

—L’écouter, oui; le suivre, c’est moins sûr.

—O race des amants! s’écria l’artiste avec une sorte de transport, race folle, absurde, endiablée, impie et sacrilège!

—Après?

—Après? Je te dis que tout ceci finira par des poignards.

—Bah! il n’y a plus de poignards.

—Sais-tu que cet autre enragé de Bergenheim, avec sa figure rubiconde et son gros rire de quarante-huit, a tué trois ou quatre individus, tandis qu’il était au service, à propos d’une partie de billard ou des bonnes grâces d’une grisette?

Requiescant in pace.

—Prends garde qu’il ne fasse chanter De profundis pour toi-même. Il passait pour le plus fort tireur de Saint-Cyr; il a surtout un diable de coup, un dégagement en froissant le fer, que je ne peux pas t’expliquer, car je ne l’ai jamais compris. Tout ce que je sais, c’est qu’il engage en quarte, ensuite on n’y voit plus que du feu, et l’on se trouve encloué sans avoir eu le temps de dire: Ohime! Il tire le sabre de la même force. Quant au pistolet, je l’ai vu casser neuf poupées de suite chez Lepage.

[Pg 288]

—Eh bien, si je dois avoir une affaire avec lui, nous nous battrons à l’arsenic.

—Pardieu! la plaisanterie est souverainement déplacée. Je te dis qu’il s’apercevra de quelque chose et ton affaire sera bientôt réglée: il te tuera comme si tu étais le lièvre qu’il chasse en ce moment.

—Tu pourrais trouver des comparaisons moins humiliantes pour moi, répondit Gerfaut avec un sourire insouciant; d’ailleurs, tu exagères. J’ai toujours remarqué que ces sabreurs à bottes secrètes et ces occiseurs de poupées étaient d’assez bonnes gens dans une rencontre. Tu sais que les poupées n’ont pas d’yeux et qu’un carrelet bien aiguisé agit sur le moral autrement qu’un bouton de fleuret. Ceci n’attaque en rien la bravoure de Bergenheim, que je crois très réelle et très solide.

—Je te le garantis vrai lion de l’Atlas! D’après cela tu conviendras qu’il y a une extravagance carabinée à venir l’attaquer dans sa cage, à lui tirer les moustaches à travers les barreaux. Et c’est ce que tu fais, tête et sang! Sois amoureux de sa femme, fais-lui la cour à Paris, quand il est à cent lieues de vous, occupé à traquer les loups, c’est bien; mais t’installer chez lui! à portée de sa griffe! ce n’est pas de l’amour, c’est de la démence.—Il n’y a pas de quoi rire. Je suis sûr que le dénouement de ceci sera quelque épouvantable tragédie. Tu l’as entendu tout à l’heure, lorsqu’il parlait de tuer femme et amant, comme s’il se fût agi d’avaler un verre de bischoff. Eh bien, je le connais: il le ferait comme il l’a dit, sans seulement froncer le sourcil. Ces rouges ont un caractère d’enfer quand ils s’en mêlent! Il est capable de te massacrer dans quelque coin de son parc, de t’enterrer proprement au pied d’un chêne et de faire croquer à Mme de Bergenheim ton cœur fricassé au vin de Champagne, comme celui de Raoul de Coucy.

[Pg 289]

—Avoue du moins que ce serait un trépas pittoresque et qui n’aurait rien de bourgeois.

—Bien du plaisir. Certes, je me vante de détester le bourgeois; je suis connu pour cela; mais j’aimerais mieux mourir en bonnet de coton, gilet de flanelle et robe de chambre de molleton, enfin dans une véritable peau de sauvage de la rue Saint-Denis, que d’avoir Bergenheim pour m’aider dans cette petite opération. Regarde donc! n’a-t-il pas l’air de Goliath?

L’artiste força son ami de se retourner et lui montra Christian arrêté, ainsi que les autres chasseurs, au bord du fourré, à quelques centaines de pas de l’endroit où ils étaient revenus eux-mêmes. Au milieu du groupe dont il était entouré, et qu’il dominait de toute la tête, les bras croisés sur sa poitrine, dont cette pose développait l’ampleur et la solidité herculéennes, le baron semblait en effet un digne représentant de ces âges primitifs où la force et l’énergie physiques étaient la plus incontestable des supériorités. Malgré la distance, ils entendirent sonner le timbre de sa voix, vigoureuse comme toute sa personne, sans pouvoir toutefois distinguer ses paroles.

—Il a réellement une tournure du temps de la Table-Ronde, dit Gerfaut; il y a cinq ou six cents ans, il n’eût pas été fort agréable de se trouver en face de lui dans un tournois; et si aujourd’hui, comme alors, on enlevait les cœurs féminins à grands coups d’estramaçon, j’avoue que je n’aurais pas grande chance de succès. Heureusement nous sommes émancipés de la vigueur animale, et le garçon boucher est passé de mode.

—Passé de mode tant que tu voudras; en attendant, il tue.

—Tu ne comprends donc pas les charmes du danger, et l’attrait que les difficultés ajoutent au plaisir? Les pommes [Pg 290] du jardin des Hespérides devaient avoir mille fois plus de saveur encore que celles de l’arbre de science, gardées qu’elles étaient par un dragon. Je ne sais si c’est vieillesse précoce de mon âme, si mon goût émoussé a besoin de stimulants qui lui ravivent l’amour; mais je t’avouerai que cette figure puissante et vigoureuse de Christian produit dans mon drame un effet que je ne voudrais détruire pour rien au monde; c’est l’ombre noire qui fait saillir plus vivement la lumière. Depuis que je suis ici, je l’ai étudié, et je le connais comme si j’avais passé ma vie avec lui. Je suis sûr ainsi que toi qu’à la première révélation il me tuera s’il le peut, et je trouve un intérêt étrange à savoir ma vie ainsi risquée. Toutes ces passions parisiennes sont si fades à force d’être pacifiques! Il y a là des arrangements si commodes, un commerce si facile, des relations si assurées de l’impunité et même du secret, du moment qu’elles sont convenues! Comment veux-tu que l’on résiste au sommeil dans les bras d’un bonheur qui vous balance avec la monotonie d’une nourrice? Pour bien bercer, vive la mer! le ciel sur la tête, l’abîme sous les pieds!

—Tu es fou!

—Sérieusement, je sais gré à Bergenheim d’être ainsi. Il y a toujours quelque chose de mortifiant à tromper un mari débile comme Priam ou niais comme George Dandin. Cela transforme la passion la plus élevée en une sorte d’escroquerie mesquine. Le beau triomphe, en effet, de l’emporter sur un être incapable de défense ou de vengeance! C’est faire le métier du renard qui attaque un poulet. L’époux désarmé par l’âge est une victime que l’on a pitié d’outrager, le complaisant un infâme que l’on méprise. A l’un on voudrait pouvoir demander pardon, tandis qu’on est tenté à chaque instant de jeter l’autre par les fenêtres de son salon. Christian n’est ni l’un ni l’autre; il a force et [Pg 291] honneur. Je l’estime en l’outrageant, et je sens que j’en aime Clémence davantage.

—Si tu ne te moques pas de moi, tu es le plus stupide homme d’esprit qu’il soit possible de rencontrer. Comment! tu veux me persuader que toi, artiste, viveur, matérialiste, roué enfin, tranchons le mot, tu trouves un plaisir particulier à sentir continuellement sur ta tête l’épée de Damoclès! Pour jouer sa vie sur un coup de dés, il faut ou croire fermement à une autre qui serve de rechange en cas de malheur, ou avoir la goutte aux quatre membres. Or comme tu as beaucoup plus de santé que de religion... je ne suis pas plus manchot qu’un autre; tu sais que j’ai fait mes preuves, et tu ne me supposeras pas capable de couardise, je puis donc te faire un aveu: moi aussi j’ai donné une fois dans l’amour périlleux; j’avais affaire à un mari comme le tien, orgueilleux, violent, implacable et, qui plus est, despote et jaloux. Aussi c’est la plus jolie intrigue à échelle de soie et à pistolets de poche qu’il fût possible de rencontrer à dix lieues à la ronde. Chacun de mes rendez-vous me faisait commettre au moins une demi-douzaine de délits prévus par le Code pénal, avec toutes les circonstances aggravantes imaginables: escalade, main armée, effraction, attentat nocturne, etc., etc.; dans trois mois j’ai mérité dix fois, en détail, les galères à perpétuité.

—Eh bien, tu étais heureux; tu te sentais vivre!

—Heureux!... Écoute: entre artistes il n’est pas question de poser et de faire le grand homme, c’est bon devant le bourgeois. Je t’avouerai donc qu’il ne m’est pas arrivé une seule fois de me retrouver sur le pavé de la rue avec l’intégralité de mes membres, sans éprouver une certaine facilité de respiration qui me faisait oublier pour un moment tous les charmes que je venais de goûter. A la fin, je ne persévérais plus que par vanité, car réellement la peine [Pg 292] passait le plaisir. Ne me parle pas de l’amour espagnol: je ne suis pas fanfaron; j’abhorre le danger.—Dans ces moments-là, on entend des pas qui approchent dans les plus vagues craquements des boiseries, on voit des yeux qui luisent aux trous de toutes les serrures; et puis une femme qui a peur et qui vous dit à chaque instant, d’une voix pâmée:—Le voici... sauve-toi; qu’il ne tue que moi... Et alors, d’une main, on la serre contre sa poitrine, tandis que de l’autre on cherche dans sa poche pour s’assurer que la bonne lame de Gênes y est encore... Et pendant quelques instants, on n’entend dans le silence que deux cœurs qui battent à se briser.—Tu appelles cela du bonheur? Joli!... J’ai trois scélérats de cheveux blancs derrière l’oreille droite qui datent de ce bonheur-là.

—Il te faut une passion en robe de chambre et en pantoufles, séducteur dégénéré!

—Juste; je ne suis pas comme toi, qui as moins de bon sens à trente ans qu’à vingt. J’ai mis à profit mon expérience; je me suis fait une petite théorie sentimentale, où le confortable l’emporte sur le romantique, et les arrangements doux et commodes sur les extravagances hasardeuses. En principe général et fondamental, je ne suis jamais amoureux d’une femme dont le mari n’a pas soixante ans, à moins que par la mansuétude authentique de son caractère il ne me donne toutes les garanties de paix que je désire; car, sous ce rapport, je suis juste-milieu: la paix à tout prix... avec le mari.—Observe que je suis même disposé à faire, s’il est nécessaire, une exception à mon principe, qui semblerait livrer à mes énormités tous les augustes patriarches de l’hyménée. Il y a des rageurs de sexagénaires qui vous jettent à tout propos leurs cheveux blancs à la tête et qui finissent par tirer le pistolet sans lunettes. Ceux-là, je les respecte et je leur ôte mon chapeau [Pg 293] à vingt pas. La paix à tout prix, je ne sors pas de là. Ainsi donc, pour en revenir à toi, si tu veux être sage...

—Nous voici dans le taillis, répondit Gerfaut, en quittant le bras de l’artiste et en cessant de boiter; ils ne peuvent plus nous voir; ainsi la pièce est jouée. Tu sais ce que tu dois dire si tu les rejoins: tu m’as laissé au pied d’un arbre. Surtout défense d’approcher des platanes, sous peine de recevoir le plomb de mes deux coups dans les moustaches.

A ces mots il jeta sur son épaule le fusil qui jusqu’alors lui avait servi de béquille, et se lança à la descente du fossé du côté de la rivière.

Décoration fin de page.

[Pg 295]

Décoration tête de page.

XVIII

Lettre A illustrée

A l’extrémité de l’allée de platanes, le rivage formait un escarpement semblable à celui sur lequel était bâti le château, mais beaucoup plus abrupt et boisé en partie. Pour éviter ce passage impraticable aux voitures, le chemin conduisant dans le haut du vallon tournait à droite et gagnait, par une montée mieux ménagée, un plateau plus égal. Il ne restait au bord de l’eau qu’un étroit sentier, ombragé par des branches de hêtres ou de saules qui, par-dessus cette berge, pendaient sur la rivière. Lorsqu’on avait fait quelques pas dans ce petit chemin couvert, on se trouvait brusquement arrêté devant un énorme bloc de rocher plaqué de mousses flétries, herse que la nature avait roulée à cette place du haut de la montagne comme pour fermer le passage.

Cet obstacle n’était cependant pas insurmontable; mais, pour le franchir, il fallait avoir le pied assuré et la tête inaccessible au vertige, car le moindre faux pas eût précipité [Pg 296] le maladroit dans la rivière, aussi rapide que profonde. Depuis le rocher, on pouvait atteindre le haut de l’escarpement par une échelle de pierre plutôt faite pour une chèvre que pour un homme, ou, en redescendant de l’autre côté, reprendre le chemin du bord de l’eau, momentanément interrompu. Dans ce dernier cas, on arrivait, au bout d’une soixantaine de pas, à un endroit où la rive s’abaissait de nouveau et où le torrent s’élargissait sur un fond d’atterrissement qui pointait çà et là en formant des îlots de sable couvert de buissons. Ce lieu était un gué bien connu des bergers et en général de toutes les personnes qui, ayant à passer d’un bord à l’autre, voulaient éviter de descendre jusqu’au pont du château. Il avait donné son nom à l’escarpement dont la tranche se dressait à pic un peu au-dessous, et que les gens du pays appelaient communément la Roche du Gué.

Auprès du bloc moussu dont nous avons parlé, et du côté des platanes, la base de l’espèce de muraille contre laquelle il était appuyé comme une borne formait une excavation assez profonde; le courant y avait trouvé une veine de pierre tendre et friable, que sa violence incessante avait fini par ronger. C’était une grotte naturelle créée par l’eau, mais que la terre, à son tour, s’était chargée d’embellir. Au-devant, un saule énorme avait pris racine à quelques toises du sol dans une fissure du rocher et laissait tomber ses branches pleureuses dans le courant qui les entraînait à la dérive sans pouvoir les arracher. Quand le soleil venait briser ses rayons sur les cheveux verts de ce feuillage, en dardant çà et là dans l’obscurité quelque longue aiguille de lumière; quand le vent errant dans les cimes des bois en évoquait au loin les frémissantes harmonies; quand la rivière élevait à son tour, comme une voix intelligente, son murmure monotone, un singulier accord [Pg 297] de demi-jour, de lumière lointaine, de tiède fraîcheur, de mélodies vagues et amorties, donnait à ce sanctuaire un charme extrême de solitude et de mélancolie.

Depuis quelques instants, Mme de Bergenheim était assise au bord de la grotte sur un banc formé par la base du rocher. A l’aide d’une baguette qu’elle avait machinalement arrachée le long du chemin, elle traçait sur le sable fin et brillant dont le sol était tapissé de fantastiques arabesques qu’elle effaçait ensuite soigneusement avec le pied. Sans doute ces hiéroglyphes, inexplicables pour tout autre, avaient un sens à ses yeux; sans doute son imagination donnait une pensée à ces lignes confuses et bizarres, et peut-être craignait-elle que le moindre vestige oublié par mégarde ne trahît le secret qui lui avait été confié.

Lorsque nous aimons, la nature entière aime avec nous; elle devient complice de nos moindres pensées, elle reçoit les confidences sans fin de notre tendresse et s’anime d’une vie humaine pour écouter et répondre. Alors l’imagination acquiert des facultés inouïes: par elle, les formes du monde extérieur sont détruites et jetées dans un moule nouveau; elle donne une intelligence à la matière la plus inerte et la crée à l’image de son désir, comme Dieu créa l’homme à sa propre image. Alors, ainsi que le Chérubin, on va disant son amour au ciel et à la terre, car le ciel et la terre ne sont plus qu’un reflet de l’être adoré. Partout on le retrouve: c’est lui qui se penche angéliquement au bord du nuage errant sur notre tête, lui qui nous parle dans l’écho que le vent interroge au creux des montagnes; il nous regarde comme une ondine mystérieuse du fond du lac où se reflètent nos traits, il se dessine à nos pieds sur le sable où notre main trace des cercles magiques. Voir c’est avoir, a dit Béranger. Aimer, c’est avoir mieux encore, car le cœur, dans son incompréhensible puissance d’expansion, enveloppe [Pg 298] le monde entier et se l’assimile ensuite lorsqu’il se replie sur lui-même.

Clémence était plongée dans une de ces extases qui abolissent le temps et la distance, et pendant lesquelles la vue de l’âme perçoit une image absente aussi fidèlement que pourrait le faire celle du corps. Les fibres de son cœur, dont la vibration avait été si brusquement paralysée à l’arrivée de Christian, avaient repris leur frémissement passionné. Seule, elle recommençait en esprit le tête-à-tête du salon; elle entendait de nouveau la valse perfide; elle sentait errer dans ses cheveux l’haleine de son amant; elle recevait dans ses yeux ce regard magnétique qu’elle n’avait jamais supporté sans trouble; sa main tremblait une seconde fois sous le long baiser qui l’avait froissée jusqu’à en nuancer la blancheur d’une teinte semblable aux fleurs de l’églantier. Et quand elle en fut là de son rêve, il était redevenu réalité; car Octave, assis à ses côtés sans qu’elle l’eût entendu venir, avait repris la scène du piano au point où elle avait été interrompue.

Elle n’eut pas peur. Ce n’était pas une impression nouvelle qui la frappait, c’était l’incarnation d’un sentiment préexistant, c’était sa pensée faite homme. Son esprit était graduellement arrivé à ce degré d’exaltation qui rend imperceptible la transition du songe à la vie. Il lui sembla donc qu’Octave avait toujours été là et que c’était sa place; pendant un instant, elle ne pensa plus et resta sans mouvement dans les bras qui l’avaient enlacée. Mais bientôt la raison lui revint. Elle se leva en tressaillant, s’éloigna de quelques pas et se tint devant son amant, le front baissé et les joues couvertes de rougeur.

—Pourquoi me craindre? ne savez-vous pas que je suis digne de vous aimer? dit-il d’une voix émue. Et, sans essayer de la retenir ou de se rapprocher d’elle, il se mit à [Pg 299] genoux par un mouvement empreint d’une grâce douce et triste.

Lorsqu’une femme n’a pas officiellement reconnu comme droit la faveur surprise pendant un instant d’abandon, descendre de ses bras à ses pieds, c’est contrevenir à la loi qui fait du mot de Danton un des axiomes de l’amour; et le plus souvent cette faute a un résultat fatal. Gerfaut savait cela à merveille, car peu de jeunes gens avaient étudié aussi consciencieusement que lui les moindres détails de l’art auquel Ovide a consacré une poétique spéciale. Mais il savait en même temps que si, dans les circonstances ordinaires, on doit se conduire d’après les règles générales, il se présente parfois tel cas exceptionnel, telle situation hors du droit commun dans lesquels l’oubli des principes habituels devient indispensable. Il avait assez bien analysé le caractère de Mme de Bergenheim pour pressentir les moindres variations de son humeur mobile jusqu’au caprice. A l’attitude effarouchée de la jeune femme, à la rougeur de ses joues, à un scintillement subit qu’il aperçut à travers les longs cils de ses yeux baissés, il comprit qu’une réaction de rigorisme se préparait, et il eut peur; car il savait que les femmes, sous le coup d’un remords, frappent toujours sur leur amant par manière d’expiation pour elles-mêmes.

—Si je laisse prendre feu à cette vertu, pensa-t-il, je suis un homme perdu pour quinze jours au moins.

Sa position lui semblait trop douce pour qu’il voulût la compromettre par une imprudente témérité. Rassurer cette blanche colombe au regard d’aigle, afin de lui ôter toute fantaisie de s’envoler encore une fois, lui parut donc un trait de politique autant que de bon goût. Il fit une de ces retraites savantes qui seraient une fuite pour un général médiocre, mais dont un habile capitaine sait se créer un [Pg 300] titre de gloire comme d’une victoire réelle. Il abandonna prudemment le terrain dangereux sur lequel il avait pris position, avant qu’on ne l’en chassât de vive force, et de l’emportement le plus passionné, passa sans gaucherie et par une transition adroite au maintien le plus soumis. Et lorsque Clémence leva ses grands yeux dans lesquels rayonnait un éclair menaçant, au lieu d’un audacieux à punir, elle trouva un amant respectueux: elle cherchait un ennemi insolent, elle vit un esclave en prière.

Il y avait une humilité si flatteuse dans l’attitude d’Octave, une tendresse si inquiète dans son accent, qu’elle se sentit désarmée, et sur son front l’orage se dissipa sans que la foudre eût suivi l’éclair. Elle éprouva au cœur un sentiment de bonheur ineffable à être ainsi comprise et obéie avant d’avoir commandé, car elle-même ne devina pas le machiavélisme caché sous cette adoration; elle ne vit qu’estime pour elle, ménagement pour sa pudeur, délicatesse sœur de la sienne, grâce et courtoisie exquises, là où une coquette plus habile eût pressenti un piège caché. Elle ne put contenir un sentiment de reconnaissance pour celui qui savait si bien aimer, et lui sacrifiait avec une modestie charmante les exigences de sa propre passion. Elle pensa même—les femmes ont parfois des idées si étranges!—que lui accorder une récompense pour cette belle conduite serait une mesure de haute prudence, qu’ainsi elle l’encouragerait à ce chemin honnête, et lui ferait prendre goût à la tendresse modérée et vertueuse dont elle avait quelquefois rêvé la dangereuse utopie. En ce moment enfin, elle le trouva si bien selon son cœur, qu’elle eut horreur de lui causer la moindre peine. Son maintien, son geste, l’expression de toute sa personne trahirent son attendrissement et sa gratitude. Elle s’avança vers Octave, lui prit la main pour le faire relever, et se rassit la première en lui permettant [Pg 301] ainsi de l’imiter. Quand il se fut de nouveau placé à ses côtés et bien près, elle serra doucement la main qu’elle n’avait pas quittée, chercha le regard de son amant avec des yeux dont le diamant s’était changé en velours, et lui dit de cette voix profonde et pénétrante que les femmes ont quelquefois:

—Ami!

Il est des mots bien simples, habituellement entachés d’insignifiance par un emploi banal, mais qui reprennent au besoin tout le luxe de leur sens primitif. Les femmes surtout ont le secret et l’à-propos de ces expressions riches sous une forme modeste, passionnées dans leur réserve, et d’autant plus puissantes qu’on en apprécie moins d’abord la portée réelle. Dans la position où se trouvait Clémence le langage devenait embarrassant; il était peu de phrases qui n’eussent leurs dangers. Concilier la passion effervescente de son amant avec la dignité de sa propre vertu, de telle sorte que l’une restât sans tache et l’autre sans blessure; changer cette grotte sombre et pleine d’embûches en un de ces lieux d’asile où expirent les désirs révoltés et les mauvais vouloirs; relever son trône de reine, mais de reine indulgente et gracieuse; rattacher son voile sans pruderie hautaine; ramener au même mouvement deux cœurs dont l’un palpitait trop vite selon elle, mais tous deux si heureux de battre ensemble, que désormais la moindre désunion eût produit un déchirement insupportable, telle était sa tâche; elle n’était pas facile à accomplir. Les sentiments énergiques sont toujours irritables. La moindre marque de froideur ou de mécontentement eût révolté la susceptibilité d’Octave, et vivre en paix avec lui était devenu un besoin auquel Clémence eût sacrifié plus peut-être qu’elle n’osait se l’avouer. D’un autre côté, quel danger si elle s’abandonnait à cette émotion dont elle se sentait entourée et assaillie [Pg 302] comme des vagues de la mer montante? Sur quel rocher assez élevé pourrait-elle s’enfuir si elle était faible un seul instant? Perdre son amant pour toujours peut-être, en le repoussant par une rigueur qu’il pourrait accuser de caprice, ou se perdre elle-même en ne l’arrêtant pas! Elle marchait entre ces deux écueils, et pour n’y pas tomber, pour n’être pas cruelle en refusant trop, ou imprudente en trop accordant, il fallait une merveilleuse habileté, un tact aussi exquis que prudent. Mais les femmes n’ont-elles pas la science innée de tout ce qui est bon et convenable? est-il dans la vie un abîme sur lequel elles ne planent en se jouant, lorsqu’elles veulent déployer cette intelligence au vol toujours prêt dont la nature les a douées?

Ami! fut le talisman chargé de conjurer les dangers de cette position critique. Tout était dans ce mot, le pardon du passé et la règle pour l’avenir, l’aveu de la tendresse la plus intime et la sauvegarde contre son excès; c’était un don et une prière tout à la fois; et le don n’était-il pas tellement précieux qu’il devenait impossible à un homme d’honneur de rejeter la prière? Ami! c’était la rançon de sa vertu qu’offrait Clémence, car son accent passionné expliquait le sens complet de cette expression avec une incomparable énergie.—Venez, semblait-il dire, sortons de cette atmosphère brûlante où vous voulez me retenir, ses vapeurs souillent la blancheur de mes vêtements, sa flamme flétrit les fleurs de ma couronne, sa senteur empoisonnée porte à l’âme une langueur funeste, au front un vertige de criminelle ivresse. Ce n’est pas à l’ange de descendre jusqu’à l’homme, mais c’est à l’homme de monter jusqu’à l’ange; n’essayez plus de me faire déchoir; ce serait malheur pour moi, car je suis du ciel, et le perdre serait plus que mourir; la vertu est une patrie dont l’exil ne se supporte pas; ce serait malheur pour vous, car je [Pg 303] sais que vous êtes à moi, et ma douleur deviendrait la vôtre. Ne tranchez donc pas mes ailes, mais prenez ma main et suivez-moi; je volerai pour vous, je vous conduirai par les belles régions où la passion s’ennoblit et où le cœur se divinise. Là, il est permis d’aimer, car la pureté y sanctifie la tendresse. Sachez-le bien, il y a dans l’amour crime et vertu, comme dans l’encens parfum et cendre. Quand sont embrasés le vase de l’autel et le cœur de l’homme, au ciel la vertu et le parfum, à la terre le crime et la cendre. Jetez-la donc aux vents cette cendre de votre amour pour que je puisse venir à vous sans en être souillée. Votre passion, c’est la mer dont la vague engloutit et ne désaltère pas; la mienne est un lac d’onde limpide et douce où l’on peut voguer sans crainte de naufrage; votre passion, c’est le charbon qui s’éteint après avoir causé l’incendie, la mienne est l’étoile du firmament dont la splendeur éclaire et ne brûle pas. Vous le voyez, c’est moi qui sais la véritable science; écoutez-moi donc, et obéissez, si vous voulez que je vous aime—et je serai si heureuse de pouvoir vous aimer!

Telle était la paraphrase dont le regard et la voix de Mme de Bergenheim avaient enrichi un mot unique, mais fécond; Gerfaut la comprit sans avoir besoin de l’entendre prononcer; il perça les moindres plis de ce voile à demi soulevé, avec cette fine intussusception et cette délicatesse féminine, grâces naturelles de son esprit. C’était la paix qu’on lui demandait, et cette paix était si bonne, et lui-même si las de la guerre! Il accepta le traité sans en discuter les conditions, il se courba devant le rameau béni de l’amour spiritualiste qui lui était présenté comme branche d’olivier, de manière à faire croire qu’il consentait pour toujours à l’exorcisme de ses passions mauvaises. Mais, au moment même où il répondait par les expressions les plus [Pg 304] douces, par les protestations les plus soumises, son esprit pesait avec une lucidité et une promptitude inconcevables, les avantages et les inconvénients du marché. Ses paroles étaient d’un amant de quinze ans, ses réflexions d’un diplomate de cinquante.

—Ami! pensait-il; oui, certainement. Je ne disputerai pas sur le mot, pourvu qu’on reconnaisse le fait; qu’importe la couleur du drapeau? il n’y a que les sots qui s’en occupent. Ami! ce n’est pas encore le trône, mais c’est l’estrade par où l’on y monte. Provisoirement la place n’est pas mauvaise, et j’y serai un peu mieux que sur cette brèche du haut de laquelle je me vois culbuté depuis un an à chaque nouvel assaut. Ainsi donc, ami, en attendant mieux. D’ailleurs, ce mot est très doux à entendre quand il est prononcé avec cet accent de sirène, et qu’en même temps les yeux disent: Amant!

Il arbora donc ce pacifique pavillon comme un corsaire prend celui du navire dont il veut endormir la vigilance, et pour le moment il éloigna toute pensée qui aurait pu contrarier cette manœuvre politique. Lorsqu’il s’était trouvé assis près de Clémence, dans ce lieu sombre et solitaire, l’imagination exaltée par les souvenirs si récents du salon, il n’avait pas été maître d’abord de la plus orageuse émotion. Quoique poète de la nouvelle école, il était assez familier avec les classiques pour s’être involontairement rappelé ces vers de l’Énéide:

Speluncam Dido dux et trojanus eandem.....

Avec un courage d’anachorète, il conjura cette image tentatrice, et, déployant la force de volonté qui lui était habituelle, il arriva au dernier degré de l’héroïsme, la retraite pour assurer le triomphe.

Alors, au fond de cette grotte mystérieuse, il se passa [Pg 305] entre les deux amants une scène pleine de détails si délicats, de nuances si chatoyantes, de subtilités si suaves, que leur peinture demanderait la touche du Corrège et la précision analytique de Gérard Dow, fondues dans la vapeur ossianique qui baigne quelques-unes des compositions de Girodet. Cette jeune femme d’une intelligence exquise, d’une aristocratie parfaite en toutes choses, diamant poli par la civilisation transcendante des premiers salons de Paris, et cet homme spirituel parmi les hautes capacités du siècle, naguère audacieux coryphée du dandysme à pied fourchu de la rue Saint-Florentin, arrivèrent insensiblement, en remontant les pentes fleuries d’un charmant entretien, aux régions du platonisme le plus éthéré; elle, confiante, enthousiaste avec candeur, plus tendre et plus hardie dans sa tendresse, à mesure que s’éloignaient les basses terres et qu’elle sentait son cœur se dilater dans une plus chaste atmosphère; lui, d’abord entièrement hypocrite de sentimentalisme, puis gagné par l’entraînement de ses propres paroles, et enfin assez exalté de son côté pour ne plus trop savoir s’il jouait un rôle ou si sa bouche disait la vérité de son cœur. Ils planèrent ainsi longtemps dans les cieux à la fois obscurs et lumineux de l’extase mystique, interrogeant les ténèbres de chaque nuage et la splendeur de chaque étoile. Ils parlèrent attraction et sympathie, attachement fraternel et union des âmes; par eux le matérialisme des sens fut foulé aux pieds et la passion délivrée de son enveloppe grossière. La vertu versa dans leur amour une goutte divine pour le changer en breuvage d’immortalité; la coupe se fit calice. Ils évoquèrent d’une foi fervente les séraphiques visions de Swedenborg; eux-mêmes devinrent deux esprits de la même sphère, révélés l’un à l’autre dans leur exil commun par cette auréole qui brille au front des élus, invisible pour les profanes; et, secouant [Pg 306] un immense dédain sur ce monde de boue, ils prirent leur vol vers le ciel, transfigurés à leurs propres yeux en ces fiancés angéliques dont les robes innocentes étincellent des diamants de l’éternel bonheur.

—Tu m’aimeras toujours ainsi? demanda Octave, le front brûlant de sa vertu.

—Toujours! soupira Clémence, sans baisser les yeux sous le regard de feu qui interrogeait le sien.

—Tu seras l’âme de mon âme? l’ange de mon ciel?

—Votre sœur, dit-elle avec le plus doux sourire, en effleurant de sa main la joue de son amant.

A cette caresse, il se sentit rougir et détourna les yeux d’un air rêveur.

—Je suis très probablement, pensa-t-il, le plus grand sot qui ait jamais existé depuis Joseph et Hippolyte.

En effet, si quelques-uns des bons amis qu’il avait laissés dans les salons du Café de Paris eussent pu le voir en ce moment, c’eût été infailliblement parmi eux une risée à étourdir tous les passants du boulevard de Gand. Gerfaut, le fashionable parmi les artistes et le viveur parmi les poètes, métamorphosé en un de ces jeunes ministres allemands qu’Auguste La Fontaine nous a faits si honnêtement tendres et métaphysiciens si candides! le Gerfaut, armé de serres et de bec, dépouillant l’oiseau de proie et renaissant en colombe sans tache! Cette palingénésie extraordinaire avait un côté risible qui le frappa lui-même. Pour échapper à la moquerie de son jugement, pour se blanchir de sa vertu, il fut sur le point d’oublier la tactique qu’il s’était imposée et de descendre très humainement du royaume des anges.

En sentant contre sa joue la main que sa belle maîtresse y avait appuyée, en voyant, penché vers lui, ce visage bien-aimé dont la pâleur semblait graduellement colorée par une flamme intérieure, en contemplant ces yeux expressifs qui [Pg 307] les premiers maintenant cherchaient les siens et s’y oubliaient avec un abandon si tendre que leur aveu semblait du désir, une pensée captieuse pénétra sourdement jusqu’au fond de son âme. Il resta silencieux et distrait en apparence, mais réellement fort attentif à une voix tentatrice semblable à celle dont Méphistophélès parlait à Marguerite, et qui lui murmurait tout bas à l’oreille:

—Êtes-vous sûr, ô amant candide, de n’être pas un peu plus ridicule qu’il ne convient à vos antécédents et à votre caractère? L’honnête laurier de Scipion l’Africain a-t-il troublé votre sommeil? Est-ce un pari que vous avez fait avec vous-même ou une épreuve de mortification que vous vous imposez en expiation de vos vieux péchés? Avez-vous juré de faire pâlir devant votre héroïsme toutes les vertus des domestiques nourrissant leurs maîtres, des cochers de fiacre rapportant l’argent oublié dans leurs voitures et des saintes filles vouées au service des malades? Concourez-vous en ce moment pour le prix Montyon? Si cela est, envoyez seulement au jury votre conversation actuelle, ajoutez en note que vous aviez pour interlocutrice une des plus aimables femmes du royaume, et vous êtes sûr d’être couronné. Vous serez la première rosière de votre sexe; parmi tous les autres fleurons de votre gloire, celui-ci ne sera ni le moins rare ni le moins original. Car, où diantre, je vous prie, êtes-vous allé chercher ce galimatias triple devant lequel Ballanche et Jean Paul baisseraient pavillon? Je ne vous savais pas ces phrases surnaturelles, ce jargon ascétique, cette quintessence de tendresse religieuse et virginale. Quelle fantaisie d’escalader le ciel, quand la terre vous est si bonne aujourd’hui, quand cette grotte est si obscure, l’air qu’on y respire si tièdement parfumé, la mousse de ce rocher si douce qu’on dirait d’un tapis de velours? Il y a bien longtemps que vous demandez [Pg 308] un moment semblable à celui-ci; depuis un an, il est dans tous vos désirs, dans tous vos rêves, et maintenant qu’il est venu, vous en dissipez la fortune en enfantillages dignes d’un lycéen qui vient de lire Werther. Ignorez-vous que ce qui est naïveté, excusable et quelquefois attrayante à quinze ans, devient niaiserie à trente, et que cette belle ingénuité ne sied qu’au teint rosé et aux joues imberbes de l’adolescence? Avez-vous envie que Dantan, dont la main satanique vient de vous pétrir, fasse un léger changement à votre buste en y ajoutant un voile comme signe caractéristique? Je vous le dis, vous êtes en trois lettres un sot ou un fou: un fou de perdre une occasion qui ne se retrouvera peut-être plus, un sot de croire comme parole évangélique tout ce pathos que vous venez d’entendre et de débiter. Vous n’êtes pas de bonne foi, et probablement cette belle dame ne l’est pas plus que vous. Rappelez-vous son esprit si fin, sa coquetterie si habile, son humeur moqueuse dont vous avez déjà éprouvé le sarcasme; la croyez-vous tellement aveuglée par les brouillards au milieu desquels vous la promenez depuis une demi-heure, tellement étourdie de l’éther mystique que vous lui faites respirer, en un mot si complètement domptée par tout ce magnétisme immatériel d’outre-Rhin, qu’il ne lui soit pas déjà venu, comme à vous, quelque idée essentiellement parisienne? N’essayez donc plus de voler; marchez comme tout le monde, vous irez plus vite; car vous avez des jambes et non des ailes. Songez que vous êtes sur la terre. Quel que soit le but que vous veuillez atteindre, le plus court n’est pas de prendre par la lune comme vous faisiez tout à l’heure. Vous rêverez cette nuit, vous mourrez peut-être demain, en ce moment, vivez.

—A quoi donc songez-vous? dit Mme de Bergenheim, surprise du silence et de l’air distrait d’Octave.

... Gerfaut passa la main derrière la tête charmante posée sur son sein...
—Dessin de WEISZ, gravure de H. MANESSE

[Pg 309]

A cette question, il fit presque un soubresaut.

—Que je meure si je le lui dis, pensa-t-il; elle doit me trouver assez ridicule comme cela.

—Mais répondez-moi, puisque je veux que vous me parliez, reprit-elle avec l’accent despotique d’une femme aimée, sûre de son empire et contente de l’exercer.

Il désobéit encore. Au lieu de répondre, comme elle l’exigeait, il lui lança un long regard fixe et interrogateur. Sans doute il s’attendait à trouver sur les traits de Clémence un reflet de ses propres pensées, car son coup d’œil avait la profonde et sardonique pénétration de celui que se jetaient au passage les augures romains, si l’on en croit Cicéron. Mme de Bergenheim sentit la projection magnétique de ce regard pénétrer entre ses paupières et s’enfoncer comme un glaive dans ces régions inconnues qui sont le saint des saints où l’intelligence réside. Il lui eût été impossible en ce moment d’avoir un seul secret pour son amant, car il lui semblait que ces yeux étincelants étaient posés contre son cœur et le scrutaient fibre à fibre, repli après repli. Elle éprouva une souffrance pudique à être contemplée de la sorte jusqu’au fond de l’âme, et, pour se soustraire à cette muette interrogation qui la troublait, elle appuya son front sur l’épaule d’Octave, en disant doucement:

—Ne me regardez pas ainsi ou je n’aimerai plus vos yeux.

Dans ce mouvement, son chapeau de paille, dont les rubans n’étaient pas noués, glissa et, dans sa chute, entraîna le peigne qui rassemblait ses beaux cheveux châtains; ils tombèrent en désordre sur ses épaules. Quelques boucles s’étant déroulées sur la poitrine de Gerfaut, celui-ci passa la main avec une amoureuse avidité derrière la tête charmante posée sur son sein, pour ramener à ses lèvres [Pg 310] toute cette chevelure soyeuse et parfumée, et sa bouche s’y enfouit comme dans une gerbe de fleurs. En même temps, il enveloppa doucement la taille souple et gracieuse qui, en se penchant, semblait demander cette caresse; mais, observateur même en cet instant, il n’essaya pas une étreinte plus passionnée. Son bras enlaçait Clémence d’une manière si insensible qu’elle eût pu se croire libre, et, en effet, il la voulait libre. Le bréviaire des courtisans consiste en trois choses, a-t-on dit: demander, recevoir et prendre; celui des amants est le même. Demander est très doux, prendre a l’attrait qui s’attache toujours au fruit défendu, mais recevoir est le bonheur même. Octave pressentit que ce bonheur allait être le sien. Après avoir tant et si longtemps imploré pour obtenir si peu, il mit une sorte de coquetterie à se laisser aimer à son tour. Son vœu secret ne tarda pas à être accompli: au bout d’un instant, il s’aperçut que Clémence se pressait d’elle-même contre lui. A travers le léger tissu de son gilet, la chaleur d’une respiration entrecoupée pénétra jusqu’à sa poitrine, et il lui sembla que son cœur en sortait pour recevoir un baiser plutôt deviné que senti.

Le demi-jour de la grotte prenait peu à peu une teinte plus mystérieuse. Le soir approchait et le soleil était près d’atteindre l’horizon; ses rayons, qui jusqu’alors avaient filtré pour ainsi dire à travers les branches du saule pleureur, s’étaient graduellement retirés, et leur pâle reflet ne dorait plus que le haut du rocher. Le bruit semblait s’éteindre en même temps que la lumière. La brise des bois devenait plus faible, le murmure du torrent plus doux. Le calme eût été complet si les abois lointains de la meute, en pleine chasse dans le haut du vallon, n’eussent apporté un souvenir du monde extérieur dans ce lieu où tout invitait à l’oublier. Mais ce bruit même était une raison de sécurité [Pg 311] pour les amants, l’affaiblissement progressif des voix annonçant que les chasseurs s’éloignaient de plus en plus, et avec eux le danger.

—Clémence, dit Octave d’une voix dont l’accent attestait que sa philosophie analytique était vaincue.

Mme de Bergenheim leva la tête et le regarda un instant d’un œil incertain, comme si elle se fût éveillée d’un songe.

—Que votre cœur bat fort! dit-elle, pauvre ami!

Elle y appuya son front de nouveau avec la grâce d’un enfant qui veut se rendormir sur le sein de sa mère. Espérait-elle calmer par cette pression caressante le trouble de ce cœur agité? ou bien éprouvait-elle un bonheur secret à entendre la voix intérieure qui lui disait dans chaque battement: Je t’aime? Quel que fût le motif de cette pose abandonnée, Octave ne se plaignit pas, quoiqu’il sentît ses palpitations redoubler de violence au contact de ce front gracieux. Ses yeux, errant vaguement çà et là, semblaient demander conseil aux plus petites pointes du rocher, aux moindres touffes d’herbe semées sur les parois de la grotte. Insensiblement il souleva la tête chérie penchée sur sa poitrine, écarta les boucles de cheveux dont elle était inondée et les arrangea en bandeau autour des tempes avec un soin extrême, comme si toutes ses pensées eussent été absorbées par ce soin amoureux. Puis la violence de son émotion fut plus forte que le calcul ou la réserve: il saisit Clémence dans ses bras avec une passion extrême, et en s’écriant d’une voix à peine intelligible:

—Cette amitié m’est trop cruelle! Dis-moi de mourir si tu ne veux pas m’aimer!

Elle se sentit troublée jusqu’au fond de l’âme par l’accent de ces paroles; elle eut peur de lui et d’elle-même plus encore; le péril devenait si grand, qu’y réfléchir un seul [Pg 312] instant eût été y succomber. Elle essaya de se dégager de cette étreinte qui lui paraissait une ceinture de feu; n’y pouvant parvenir, elle se laissa glisser à genoux et implora par une supplication muette la pitié de son amant; car elle ne trouvait plus ni voix pour prier, ni force pour combattre. En la voyant se prosterner ainsi, Octave éprouva de nouveau un étrange sentiment d’ironie et de défiance. Ce n’était pas la première fois qu’on lui demandait grâce; il savait combien cette pantomime alarmée est souvent étrangère aux véritables impressions, et l’attention raffinée qu’apportent beaucoup de femmes à mettre une grande dignité dans la mort de leur vertu, à l’instar des gladiateurs romains. Cette idée lui traversa le cœur comme un fer glacé; il se fût résigné peut-être à voir Clémence à jamais froide, indifférente et dédaigneuse; mais la trouver savante et habile était une déception qu’il se sentit incapable de lui pardonner. Par une de ces bizarres injustices dont abondent les imaginations ardentes, il lui fit d’avance un crime de sa faiblesse; il comprit qu’il l’aimerait moins si elle l’aimait trop. En proie lui-même aux désirs les plus embrasés, il la voulut en ce moment calme et vertueuse.

—Si elle manque de force, se dit-il, ce n’est qu’une femme comme toutes les autres, et alors elle ne valait pas un an de ma vie que je lui ai donné.

Une seconde fois son regard étincelant se plongea dans celui de Mme de Bergenheim avec une ténacité fixe et incisive. Aucun signe d’intelligence n’accueillit cet appel maçonnique; aucun symptôme de confusion ou de consentement ne confirma ses doutes. L’ironie de sa pensée ne fut pas comprise, et cet outrage passa sans obtenir de réponse, car il resta ignoré. En étudiant l’expression de ce visage levé vers lui, et dont la passion la plus vraie animait l’innocence, comme la flamme d’une lampe colore d’une pure [Pg 313] lueur la transparence de l’albâtre qui l’entoure; en contemplant ce mélange d’attendrissement involontaire et d’effroi pudique, ce désir réel de vertu surnageant encore au milieu de cet orage d’émotions énervantes, enfin cette belle fleur de douce honnêteté et de confiant abandon qu’un souffle d’amour courbait ainsi à ses genoux, il éprouva un mélange de bonheur et de remords. Il eut honte de lui-même, de sa défiance, de son expérience désenchanteresse, de cette incrédulité fatale toujours prête à flétrir dans sa main les roses les plus suaves à respirer. Avec l’humilité d’un caractère aimant et élevé, prompt à reconnaître ses torts, il s’inclina devant la supériorité morale de la femme, si parfaite lorsqu’elle est bonne, si angélique lorsqu’elle est vertueuse, et portant alors à une exagération si sublime toutes les noblesses de l’esprit et du cœur. Il éprouva une des joies les plus rares dans la vie d’un homme du monde; il crut à la naïveté de celle qu’il aimait. En ce moment le scepticisme voltairien fit silence. Son âme tout entière se mit en adoration devant Clémence, et il jeta loin de lui son scalpel en frémissant d’y avoir porté la main: un scalpel n’est-il pas un poignard?

Octave approcha ses lèvres avec un nouveau délice de cette source au fond de laquelle il avait craint d’apercevoir un reptile, et qu’il avait trouvée fraîche comme la rosée du matin, pure comme le ciel dont elle reflétait l’image. Il baigna sa passion dans cette onde chaste et limpide pour recouvrer le calme qui en ce moment lui semblait un devoir. Veillant avec une attention extrême à ses pensées et à ses paroles, afin que rien ne troublât plus celle qu’il trouvait digne de toutes les obéissances de son respect, il fut le premier à ramener leur conversation à une expression paisible et modérée. Cet entretien, où les sentiments les plus tendres enveloppaient leurs parfums de la blanche corolle [Pg 314] du lis, où les feux les plus ardents assoupissaient leur flamme, afin de n’en laisser que la chaleur et non le danger, finit par lui paraître d’une saveur d’amour si neuve et si suave qu’il borna son désir à s’en rassasier sans demander plus. La part que Clémence lui avait accordée, et dont elle l’avait reconnu souverain, avait des limites étroites; mais est-il petit royaume pour un cœur intelligent? Au lieu de se briser le front à des barrières qu’il savait bien n’être pas immuables, il mit toutes les grâces de son esprit à orner sa conquête. Loin de chercher, par une insistance toujours grossière, à cueillir un bonheur encore vert, il laissa la moisson à l’avenir; l’espérance était assez riche pour dorer le présent. Il se contenta donc de l’amitié permise, mais il la fit si douce et si intime qu’elle semblait éclipser l’amour défendu, et il entra si bien dans son rôle, ses expressions furent si caressantes, sa voix si mélodieuse, ses yeux amollirent dans un fluide si velouté leurs rayons trop brûlants que, si le cœur de Clémence n’eût pas été à lui dès longtemps, il l’eût conquis ce jour-là.

Par un sentiment naturel aux femmes, dont le geste est toujours plus éloquent que la parole, et qui mettent volontiers dans leur pose l’aveu interdit à leur langage, Mme de Bergenheim était restée à genoux, quoique le danger qui lui avait inspiré cette attitude fût passé. L’amour véritable commande aux caractères les plus hautains cet invincible besoin de soumission; les orgueilleuses surtout adorent quand elles aiment. La noble dame dont l’esprit ne maîtrisait pas toujours les vaniteux préjugés de la naissance, la reine de salon rassasiée d’adulations et d’hommages trouvait un charme si grand à se prosterner à son tour, que, pour en jouir plus longtemps, elle semblait avoir perdu le souvenir. L’âme suspendue aux paroles d’Octave, elle s’oubliait tout entière au bonheur d’aimer, insoucieuse de [Pg 315] l’heure qui s’écoulait, de l’obscurité plus grande, du péril que chaque instant pouvait faire naître. Les sons lointains du cor, répétés par les échos, la réveillèrent enfin en lui apportant un avertissement de prudence. Par un effort soudain elle se leva et rattacha ses cheveux au-dessus de sa tête, avec une précipitation mêlée d’inquiétude.

—M’en refuserez-vous encore une boucle en souvenir de cette heure du ciel? lui dit Octave en lui arrêtant doucement la main au moment où elle allait remettre son peigne.

—En avez-vous besoin pour vous souvenir? répondit-elle en lui lançant un regard qui n’était ni un reproche ni un refus.

—Le souvenir dans mon cœur et les cheveux sur mon cœur! Nous sommes dans un siècle indigne. Je ne puis me glorifier de vos couleurs aux yeux de tous, et pourtant je voudrais porter un signe de mon servage.

—Mon chevalier! dit-elle avec une tendresse mêlée d’orgueil.

Elle laissa ses cheveux se dérouler de nouveau, puis parut embarrassée pour mettre à exécution sa gracieuse volonté.

—Je ne puis cependant pas les couper avec mes dents, reprit-elle avec un sourire qui laissa entrevoir une double rangée de perles.

Octave tira de sa poche un stylet dont la lame courte et large était tranchante comme celle d’un damas.

—Pourquoi portez-vous toujours ce poignard? demanda la jeune femme d’une voix altérée; j’éprouve une terreur involontaire en vous voyant ainsi armé.

—Ne craignez rien, dit Gerfaut sans répondre à cette question, je respecterai le bandeau qui vous sert de couronne. Je sais où il faut couper, et si mon ambition est grande, ma main sera discrète.

[Pg 316]

Mme de Bergenheim n’eut pas confiance en cette modération et craignit de mettre sa belle chevelure à la merci de son amant; elle prit donc le poignard, coupa elle-même une petite boucle qu’elle lissa dans ses doigts et la lui offrit ensuite avec un geste amoureux qui doublait le prix de ce don.

En ce moment les sons du cor retentirent de nouveau, à une distance plus rapprochée.

—Déjà vous quitter! s’écria Clémence en se faisant violence, mais il le faut. Cher ange! laissez-moi partir maintenant; dites-moi adieu.

Elle se pencha vers lui en présentant son front pour y recevoir cet adieu. Ce furent ses lèvres que rencontrèrent celles d’Octave, mais ce dernier baiser fut rapide et fugitif comme l’éclair. Se dérobant aux bras qui voulaient encore la retenir, elle s’élança hors de la grotte, et un moment après elle avait disparu dans les détours ombragés du sentier.

Gerfaut resta quelque temps à la même place, plongé dans l’affaissement que l’âme éprouve toutes les fois qu’elle a dépensé en vives émotions une grande somme de sensibilité ou d’énergie. S’arrachant enfin à cette langueur rêveuse, il gravit le rocher par où il était descendu, afin de regagner le haut de l’escarpement. Mais au bout de quelques pas, il s’arrêta, par un mouvement d’effroi, comme s’il eût vu se dresser devant lui quelque reptile venimeux.

Au-dessus de l’échelle taillée dans le roc, entre les buissons de noisetiers et d’aubépines dont était bordée la crête du plateau, il avait aperçu Bergenheim immobile et courbé, dans l’attitude d’un homme qui cherche à se cacher pour observer lui-même. Les regards du baron n’étant pas tournés du côté de Gerfaut, celui-ci ne devina pas s’il était l’objet de cet espionnage, ou si la disposition du terrain permettait [Pg 317] à Christian d’apercevoir Mme de Bergenheim qui devait être en ce moment sous les platanes. Dans l’incertitude de ce qu’il devait faire, il resta immobile de son côté, couché à demi sur le rocher dont une saillie, grâce à cette pose, pouvait le dérober à la vue du baron, dans le cas où il n’aurait pas été aperçu par lui.

Décoration fin de page.

[Pg 319]

Décoration tête de page.

XIX

Lettre Q illustrée

QUELQUES minutes avant que l’horloge du château eût sonné quatre heures, un homme avait franchi le fossé qui servait de clôture au parc dans le haut du vallon. Lambernier, car c’était lui qui se montrait ainsi exact à tenir sa promesse, se dirigea d’abord à travers le fourré vers l’angle du bois de la Corne, qu’il avait désigné à Marillac; mais, après avoir marché quelque temps, il se vit contraint de rétrograder. La chasse, dont il avait entendu le bruit avant d’entrer dans le parc, venait en ce moment de son côté, car le lièvre, lancé depuis peu, cherchait à gagner les hauteurs avec l’instinct naturel à ces animaux que la structure particulière de leurs pattes rend, relativement aux chiens, plus agiles à la montée. Le Provençal comprit que continuer son chemin dans le sens qu’il avait d’abord choisi le conduirait infailliblement au milieu des chasseurs; et malgré son insolence, il redoutait trop le baron pour vouloir s’offrir à ses yeux et s’exposer de nouveau [Pg 320] à la correction qui lui avait été déjà infligée. Il revint donc sur ses pas, et, faisant un détour au milieu du taillis dont il connaissait parfaitement les moindres sentiers, descendit du côté de la rivière, sauf à remonter au lieu fixé pour le rendez-vous quand la chasse se serait éloignée.

Lambernier avait atteint le plateau couvert d’arbres qui s’étendait au-dessus de la Roche du Gué, lorsqu’en débouchant au milieu d’un carré où l’on avait fait récemment une coupe, il vit venir à lui deux hommes marchant fort vite et dont la rencontre en ce lieu lui causa une impression assez déplaisante. Le premier était le cocher de Mlle de Corandeuil, l’un des plus copieux automédons qui eussent jamais écrasé de leur rotondité le siège d’un landau ou d’une berline. Il s’avançait les mains dans les poches de sa veste verte, en arrondissant ses larges épaules comme s’il eût été chargé de remplacer Atlas. Sa casquette galonnée posée militairement sur l’oreille, ses sourcils sévères et ses joues boursouflées annonçaient qu’il était sur le point d’accomplir quelque action importante dont il était vivement préoccupé. A côté de lui, Léonard Rousselet manœuvrait avec une égale activité ses jambes semblables aux pattes d’un faucheux. Le vieillard retroussait avec soin comme un jupon les pans de son gigantesque habit dont les rejetons des souches qui couvraient le sol auraient pu lacérer l’amadou, singulièrement compromis déjà par les dents de la meute.

A leur vue, Lambernier voulut rentrer dans le taillis d’où il venait de sortir; mais il fut arrêté dans sa retraite par une interpellation menaçante, comme un navire chassé par un corsaire reçoit, en manière d’interjection d’amener, un boulet dans sa mâture.

—Margajat! lui cria le cocher d’une voix presque aussi éclatante qu’une pièce de quatre; halte et front! Si tu prends le trot, je prends le galop.

[Pg 321]

—Qu’est-ce qu’il vous faut? je n’ai pas affaire à vous, répondit l’ouvrier d’un air moitié insouciant, moitié de mauvaise humeur.

—Mais moi, j’ai affaire à toi, reprit le gros domestique en se plantant en face de lui, et en se balançant alternativement sur le talon et sur la pointe des pieds par un mouvement semblable à celui des chevaux de bois que l’on donne aux enfants. Avancez donc, Rousselet; est-ce que vous êtes poussif ou fourbu?

—C’est que je n’ai pas le jarret de vos bêtes, répondit le vieillard, qui arriva enfin tout essoufflé et ôta son grand chapeau pour s’essuyer le front.

—Qu’est-ce que ça signifie de venir me sauter dessus comme deux assassins au coin d’un bois? demanda Lambernier, prévoyant que ce début amènerait quelque scène où il était menacé de jouer un rôle peu agréable.

—Ça signifie, dit le cocher: primo, que Rousselet n’en est pas; je n’ai besoin de personne pour corriger un gringalet comme toi; secundo, que tu vas recevoir ton décompte en deux temps et quatre mouvements.

A ces mots, il enfonça sa casquette sur son oreille droite et releva les poignets de ses manches pour donner plus de liberté à l’action de deux mains larges et épaisses comme des pains d’une livre.

Les trois hommes étaient arrêtés à un endroit où, l’année précédente, on avait brûlé du charbon. Le terrain, qui avait conservé à cette place une teinte noire et grasse, y était plus uni que dans le reste de la coupe et paraissait très favorable à un duel à coups de poing ou d’autre espèce. En voyant les préparatifs belliqueux du cocher, Lambernier posa sur une vieille souche son chapeau et sa veste et se mit en face de son adversaire d’un air assez délibéré, malgré une disproportion de force évidente. Mais avant qu’ils [Pg 322] eussent commencé les hostilités, Rousselet s’avança, étendit entre eux son grand bras comme la masse d’un héraut d’armes, et prit la parole d’une voix dont la solennité semblait encore accrue par la gravité de la circonstance.

—Je ne présuppose pas, dit-il, que vous vouliez vous démantibuler simultanément, vu qu’il n’y a que des gens sans éducation qui agissent d’une manière aussi vulgaire; vous allez donc vous expliquer d’amitié, pour voir si c’est susceptible d’arrangement. C’est ainsi que ça se conditionnait quand j’étais dans la 25e demi-brigade.

—L’explication, dit le cocher de sa grosse voix, c’est que voilà un Savoyard qui ne manque pas une occasion de me vilipender, moi et mes chevaux, et que j’ai fait serment de le houssiner et de l’aplatir la première fois qu’il me tomberait sous la main. Ainsi, père Rousselet, à droite conversion! Il va voir si je suis un cornichon: il le trouvera poivré, le cornichon!

—Si vous vous êtes servi de cette expression malhonnête, observa Léonard en se tournant du côté du Provençal, vous êtes fautif et vous devez demander excuse, comme ça se pratique entre gens d’éducation.

—C’est faux! dit Lambernier; d’ailleurs, tout le monde appelle ainsi les Corandeuil à cause de leurs habits.

—Tu n’as pas dit dimanche, à la Femme-sans-Tête, en présence du tuilier et de Thiédot du moulin, que tous les domestiques du château n’étaient qu’un tas de fainéants et de rien qui vaille, et que si tu en rencontrais un qui eût l’air de te vexer, tu lui légaliserais les côtes avec ton rabot?

—Si vous avez dit légaliserais, c’est incivil, observa de nouveau Rousselet.

—Thiédot n’a qu’à se tenir bien enfermé chez lui, grommela l’ouvrier en serrant les poings.

[Pg 323]

—Il convient bien à des va-nu-pieds d’insulter des gens comme nous, reprit le laquais d’un ton imposant... Et tu n’as pas dit que, quand je menais Mademoiselle à la messe, j’avais l’air d’un crapaud vert sur mon siège, cherchant à déshonorer mon physique et mon habit? tu n’as pas dit cela?

—Toujours affaire de plaisanter à cause de la couleur de votre livrée. On appelle bien les autres rougets et écrevisses.

—Les homards sont les homards, répondit le cocher d’une voix impérative; si ça les vexe, ils ont des dents. Mais moi je ne souffrirai pas qu’on attaque mon honneur ou celui de mes bêtes en les appelant rosses, et c’est ce que tu as fait, margajat!... Et tu n’as pas dit que j’envoyais vendre des sacs d’avoine à Remiremont; que je les cachais dans les voitures de foin, et que depuis un mois Bewerley maigrissait à vue d’œil?—Père Rousselet, a-t-on idée d’une scélératesse pareille? oser dire que j’attente à la vie de mes chevaux!—Tu n’as pas dit cela, gueusard?—Et tu n’as pas dit que nous nous entendions nous deux mamselle Marianne, qu’elle me faisait faire des ripailles en catimini dans sa chambre, et que c’était pour cela que je mangeais si peu à table? Tandis que voilà Rousselet qui a été médecin et qui sait bien que je suis au régime à cause de ma faiblesse d’estomac.—A ces mots, le domestique, transporté de colère, donna un énorme coup de poing dans un poitrail plus large que celui de ses chevaux.

—Lambernier, dit Rousselet en fronçant les lèvres d’un air de dégoût, il faut avouer que, pour un homme bien élevé, vous avez tenu là des propos bien impudiques.

—Dire que je mange l’avoine de mes bêtes! beugla le cocher au dernier degré de l’exaspération.

—J’aurais dû dire plutôt que tu la bois, répondit à demi-voix Lambernier avec son ricanement habituel.

[Pg 324]

—Rousselet, par file à droite et ne vous mettez pas sous mes roues, s’écria le gros Phaéton à cette nouvelle insulte. Le vieux paysan ne se rangeant pas assez vite pour lui laisser le champ libre, il le prit par le bras et lui fit faire une pirouette qui l’envoya s’asseoir à dix pas de là sur un tronc d’arbre.

En ce moment, un nouveau personnage vint compliquer la scène en s’y mêlant, sinon comme acteur, du moins comme spectateur très attentif. Si les deux champions s’étaient doutés de sa présence, ils auraient probablement remis leur querelle à un moment plus opportun, quelle que fût leur colère actuelle, car ce spectateur n’était autre que le baron lui-même, conduit dans ce lieu par le hasard de la chasse. En apercevant le trio qui gesticulait d’une façon très animée, et en entendant quelques paroles du débat, il jugea qu’une scène des plus orageuses se préparait. Il désirait depuis longtemps mettre un frein à l’humeur belliqueuse des domestiques du château, et il ne fut pas fâché d’en prendre un en flagrant délit pour faire un exemple, tout en châtiant l’insolence de Lambernier. Au lieu de se montrer d’abord, il s’arrêta donc et resta caché dans le taillis au bord de la clairière, prêt à intervenir pour le dénouement.

En voyant le géant fondre sur lui, le poing levé, le Provençal fit un bond de côté comme un tigre qui sent le pied d’un éléphant sur sa tête. Le coup du cocher ne frappa que l’air et lui-même trébucha, entraîné par la force de son élan. Lambernier, profitant de cette position pour rassembler toute sa vigueur, se jeta à son tour sur son adversaire qu’il prit par le flanc, et le heurta si rudement, qu’il le fit tomber à genoux. Ensuite, avec une prestesse incomparable, il lui donna une demi-douzaine de coups de poing sur la tête, comme s’il eût frappé sur une enclume, et s’efforça de le renverser tout à fait.

[Pg 325]

Si le cocher n’eût pas eu la boîte cérébrale aussi dure qu’un casque de cuirassier, il n’eût pas reçu impunément un pareil orage de gourmades; mais, heureusement pour lui, c’était une de ces excellentes têtes bretonnes habituées à casser les bâtons qui s’y frottent. A l’exception d’un certain étourdissement, il se tira donc sain et sauf de ce danger. Loin de perdre sa présence d’esprit dans la position désavantageuse où il se trouvait, il posa par terre sa main gauche en faisant un point d’appui aussi solide qu’un pilotis, et passant l’autre bras derrière lui, en enveloppa les deux jambes de l’ouvrier, qui se trouva fauché, pour ainsi dire, et se vit un moment après, malgré toute sa résistance, couché sur le dos devant son adversaire. Celui-ci, le contenant sous ses mains nerveuses, lui appuya sur la poitrine un genou large comme une assiette, lui arracha ensuite sa casquette que les coups de son ennemi avaient enfoncée sur ses yeux, et se mit en mesure de procéder à un acte de justice pleine et entière.

—Ah! tu voulais me prendre en traître, mais un petit moment! dit-il en faisant par dérision claquer sa langue, comme s’il eût voulu modérer l’ardeur de ses chevaux.—Tu sais que les bons comptes font les bons amis.—Oh! tu as beau ruer, je te tiens, mon petit.—Mais dis donc, si tu essayes encore de me mordre la main, je te mets un caveçon avec ces deux doigts et je te pince le gavion, de manière à te préserver de la morve, entends-tu! Maintenant, attention! Je vais te payer ton arriéré et te bouchonner le chanfrein pour t’apprendre la politesse française.—Tiens, voilà pour le crapaud vert;—tiens, voilà pour Bewerley; tiens, voilà pour mamselle Marianne.

Frappant et invectivant à la fois son ennemi à la manière des héros d’Homère, il faisait suivre chaque tiens d’un soufflet de sa main de Goliath. Au troisième, le sang [Pg 326] coulait avec des rugissements de la bouche du Provençal, qui se débattait sous le genou de son adversaire comme un buffle étouffé par un boa; il réussit enfin à glisser la main dans la poche de son pantalon.

—Ah! gredin, je suis mort! hurla tout à coup le cocher en faisant un bond en arrière.

Lambernier profita de la liberté qui lui était rendue et se releva rapidement. Sans s’occuper de son adversaire qui venait de tomber à genoux en appuyant la main sur sa hanche gauche, il ramassa son chapeau, sa veste et s’enfuit en franchissant les souches et les troncs d’arbre renversés au travers de la clairière. Au cri de son camarade, Rousselet, qui jusque-là s’était prudemment tenu à l’écart, voulut arrêter l’ouvrier; mais celui-ci lui brandit devant les yeux un compas de fer déjà teint de sang, avec un regard si farouche, que le paysan lui livra le passage et se jeta de côté un peu plus promptement qu’il n’était accouru.

A ce dénouement tragique et imprévu, Bergenheim, qui s’apprêtait à sortir de derrière l’arbre où il était caché, pour interposer son autorité, s’élança par un premier mouvement à la poursuite du meurtrier. D’après la direction qu’il lui vit prendre, il jugea qu’il essayerait de gagner la rivière pour la passer au gué. Connaissant parfaitement le terrain, il crut qu’en suivant le sentier où il se trouvait, il lui barrerait infailliblement le chemin. Il se mit donc à courir de ce côté, le fusil sur l’épaule. Il arriva bientôt à une plate-forme découverte au bord de l’escarpement dont nous avons parlé et à l’entrée même de l’escalier taillé dans le roc qui descendait à la grotte. C’était le seul endroit par où l’ouvrier pût sortir du parc. Christian, pour se rendre maître de lui plus sûrement, s’accroupit derrière un buisson pendant sur la rivière, et ce fut en ce moment que [Pg 327] Gerfaut, placé une quarantaine de pieds au-dessous de lui, l’aperçut sans deviner la raison de cette attitude.

Bergenheim vit qu’il avait bien calculé, en entendant un moment après dans le taillis un bruit semblable à celui que fait le sanglier qui, dans sa course en ligne droite, brise les gaulis comme si c’étaient des brins d’herbe. Bientôt Lambernier parut à l’entrée de la plate-forme, l’air hagard et farouche et le visage ensanglanté par les coups qu’il avait reçus. Il s’arrêta un instant pour reprendre haleine, essuya sur l’herbe son compas qu’il cacha dans sa poche, étancha ensuite avec un mouchoir le sang qui lui sortait du nez et de la bouche, et après avoir remis sa veste, s’avança à grands pas du côté du sentier.

—Halte-là! s’écria le baron en se levant tout à coup et en lui fermant le passage.

L’ouvrier sauta en arrière de terreur; puis il tira une seconde fois son compas et fit un mouvement pour se jeter sur ce nouvel adversaire avec la détermination du désespoir.

A cette pantomime menaçante, Christian arma son fusil et le mit en joue avec autant de précision et de sang-froid que s’il eût démontré la charge en douze temps à un peloton d’infanterie.

—Bas les armes! cria-t-il de sa voix de commandement, ou je te brûle comme un lapin.

Le Provençal fit entendre un râle étouffé en voyant à une demi-toise de ses yeux les deux tubes prêts à lui faire sauter le crâne. S’étant assuré qu’il n’y avait aucun moyen de fuir ou d’opposer la moindre résistance, il serra convulsivement son compas et le jeta par un mouvement de rage devant Bergenheim.

—Maintenant, dit celui-ci, tu vas marcher devant moi jusqu’au château; si tu te détournes d’un seul pas à droite [Pg 328] ou à gauche du sentier, tu peux compter que je t’envoie mes deux coups dans les reins. Ainsi, demi-tour! et marche!

En disant ces mots, et sans perdre de vue un seul des mouvements de l’ouvrier, il se baissa, ramassa le compas et le mit dans sa poche.

—Monsieur le baron, c’est le cocher qui m’a provoqué; je n’ai fait que me défendre, balbutia Lambernier en pâlissant.

—C’est bon, c’est bon; nous verrons cela plus tard. Marchons!

—Vous voulez me livrer à la justice. Je suis donc un homme perdu!

—Ce sera un lâche coquin de moins, s’écria Christian en repoussant avec dégoût l’ouvrier qui s’était jeté à genoux devant lui.

—J’ai trois enfants, monsieur le baron... trois enfants, répéta-t-il d’une voix pleine de supplication et d’angoisse.

—Veux-tu marcher! répondit impérieusement Bergenheim, et il fit un geste avec son fusil comme pour le frapper.

Lambernier se releva brusquement; la terreur empreinte sur ses traits fit place à une expression de fermeté mêlée de haine et d’ironie.

—Eh bien, s’écria-t-il, marchons! mais rappelez-vous ce que je vais vous dire: si vous me faites arrêter, vous serez le premier à vous en repentir, tout baron que vous êtes. Si je parais devant la justice, je raconterai quelque chose que vous m’achèteriez peut-être bien cher. On a donné dimanche un charivari à Jacquin et à sa femme, prenez garde qu’on n’en vienne faire autant au château.

Ces paroles étaient une allusion grossière à une mésaventure [Pg 329] conjugale dont les habitants de la Fauconnerie avaient fait récemment justice, en vertu de ce singulier usage qui maintenant, grâce au progrès de la civilisation, est passé dans les habitudes constitutionnelles et sert de digestif aux dîners du ministère à la fin de chaque session.

Bergenheim regarda fixement le Provençal.

—Que signifie cette insolence? lui demanda-t-il.

—Si vous me promettez de me laisser passer, je vous dirai ce que je sais; si vous me livrez aux gendarmes, je vous répète que vous vous repentirez plus d’une fois de ne m’avoir pas écouté aujourd’hui.

—C’est quelque conte pour gagner du temps; n’importe, parle, je t’écoute.

L’ouvrier jeta sur Christian un coup d’œil de défiance.

—Donnez-moi votre parole d’honneur de me laisser passer après.

—Si je ne le fais pas, ne restes-tu pas le maître de répéter ton histoire? répondit le baron qui, malgré sa curiosité involontaire, ne voulait pas engager sa parole à un coquin dont le but probable était de le tromper pour s’évader ensuite.

Cette observation frappa Lambernier, qui, après un instant de réflexion, parut reprendre un sang-froid et une assurance étranges dans la position où il se trouvait; il regarda d’abord de tous côtés pour voir si personne n’approchait; il se baissa ensuite et resta un moment l’oreille collée contre la terre. Aucun bruit ne se faisait entendre; les abois mêmes des chiens avaient cessé dans le lointain, comme si le lièvre eût été forcé depuis peu. Le plus morne silence régnait tout à l’entour, dans les taillis et dans les coteaux boisés qui s’étendaient sur l’autre bord; au-dessous de l’étroite plate-forme, la rivière coulait rapide et profonde; en apparence, aucun être vivant n’assistait à cette [Pg 330] scène et n’en pouvait surprendre les confidences; car Gerfaut, dans le creux du rocher où il restait caché, se trouvait entièrement invisible pour les acteurs; lui-même ne pouvait plus les apercevoir, depuis que Bergenheim avait quitté le rebord de l’escarpement; de temps en temps seulement leurs voix parvenaient jusqu’à lui, mais sans qu’il pût distinguer le sens de leurs paroles.

Appuyé d’une main sur son fusil, Christian attendait que l’ouvrier commençât son récit et fixait sur lui des yeux clairs et perçants dans lesquels étincelait instinctivement une vague menace. Lambernier soutint ce regard sans baisser les paupières et avec un air assuré presque semblable à de l’insolence.

—Vous savez bien, monsieur le baron, dit-il, que, quand on a fait les réparations à l’appartement de madame, c’est moi qui fus chargé des sculptures de sa chambre. Quand j’enlevai l’ancienne boiserie, je vis que le mur entre les fenêtres était construit à fausse équerre, et je demandai à madame si elle voulait que le panneau y fût cloué comme l’était l’autre ou si elle aimait mieux qu’il s’ouvrît, ce qui ferait une armoire. Elle me dit de le laisser ouvert au moyen d’un ressort secret. Je fis donc le panneau avec des gonds cachés dans les moulures et un petit bouton qui se trouve au milieu de la rosace du bas; il n’y a qu’à le presser après l’avoir tourné à droite, la boiserie s’ouvre comme une porte.

A ce début, Christian devint extrêmement attentif.

—Monsieur se rappelle qu’il était alors à Nancy pour le jury, et que la chambre de madame fut faite pendant son absence. Comme il n’y avait que moi qui eusse travaillé à cette boiserie, parce que les autres ouvriers n’étaient pas capables de ciseler les moulures comme le voulait madame, il n’y a donc que moi qui sus que le panneau n’était pas cloué tout le long du mur.

[Pg 331]

—Eh bien? demanda le baron avec impatience.

—Eh bien, répondit Lambernier d’un ton insouciant, si, à cause de ce malheureux coup que j’ai donné au cocher, il me fallait paraître devant la justice, je pourrais peut-être dire, pour me venger, ce que j’ai vu dans cette armoire il n’y a pas plus d’un mois.

—Achève ton histoire, dit Bergenheim en serrant machinalement le canon de son fusil.

—Mlle Justine m’avait mené dans la chambre de madame pour attacher les rideaux; et comme j’avais besoin de clous, elle sortit pour en aller chercher. Alors, en examinant la boiserie que je n’avais pas vue depuis qu’elle avait été posée, je trouvai que le chêne avait travaillé à un endroit, parce qu’il n’était pas assez sec quand on s’en était servi. Je voulus voir si la même chose était arrivée entre les fenêtres et si le panneau pouvait jouer. Je pressai donc le ressort, et quand l’armoire fut ouverte, j’aperçus sur la tablette un petit paquet de lettres; ça me parut singulier que madame choisît cet endroit pour mettre des lettres, et l’idée me vint tout de suite qu’il fallait qu’elle eût envie de les cacher à monsieur.

Bergenheim interrompit l’ouvrier par un regard foudroyant, mais il se contint et lui fit signe de continuer.

—On disait déjà que vous vouliez me renvoyer du château; je ne sais comment cela se fit, mais je pensai que ça pourrait peut-être me servir d’avoir une de ces lettres, et je pris la première venue au milieu du paquet; je n’eus que le temps après cela de refermer le panneau, car Mlle Justine était déjà dans l’autre chambre.

—Eh bien! qu’y a-t-il de commun entre ces lettres et la justice? demanda Christian d’un ton ému malgré ses efforts pour paraître de sang-froid.

—Oh! rien du tout, répondit le menuisier avec une [Pg 332] expression d’indifférence; mais je pensais que vous n’aimeriez pas qu’on sût que madame avait un amoureux.

Bergenheim frissonna comme si un froid mortel l’eût saisi, et sa main, en se levant sur l’ouvrier, lâcha le fusil, qui tomba sur l’herbe.

Par un mouvement aussi prompt que la pensée, Lambernier se baissa et s’empara de l’arme; mais il n’eut pas le temps de s’en servir si telle était son intention. Saisi à la gorge avec une fureur qui rendait toute résistance impossible et à moitié étouffé entre deux mains de fer, il lui resta à peine la force de jeter le fusil du côté du taillis.

—Cette lettre! cette lettre! lui dit Christian d’une voix tremblante et très basse, et il approcha son visage de celui du menuisier comme s’il eût craint qu’un souffle d’air en passant entre eux ne s’emparât de ses paroles pour les emporter et les redire.

—Lâchez-moi d’abord... je ne peux plus respirer... balbutia l’ouvrier, dont en un moment le visage était devenu aussi violet et les yeux aussi saillants que si les doigts de son adversaire eussent été une corde.

Celui-ci, parvenant à la fin à maîtriser la violence de ses impressions, acquiesça à cette prière presque inintelligible; ses mains lâchèrent le cou du menuisier et le saisirent par les revers de sa veste, de manière à lui ôter toute chance de s’évader, tout en lui laissant la faculté de parler.

—Cette lettre! répéta-t-il ensuite avec un accent dont il cherchait vainement à dissimuler l’émotion.

Étourdi de la secousse qu’il venait d’éprouver, et hors d’état de réfléchir avec sa prudence habituelle, Lambernier obéit machinalement à cet ordre; il chercha quelque temps dans ses poches et finit par tirer de celle de son gilet un papier soigneusement plié, en disant d’un air abasourdi:

[Pg 333]

—Voilà le chiffon: il vaut dix louis comme six blancs.

Christian saisit le papier avec avidité et le déploya en l’ouvrant avec ses dents, car il ne pouvait se servir de ses deux mains sans rendre la liberté à son prisonnier. C’était une de ces lettres comme il s’en distribue chaque jour à Paris un assez grand nombre, en fraude manifeste des droits de la poste. La petitesse du format auquel elle avait été réduite, grâce à des plis multipliés, indiquait qu’elle avait été remise directement à son adresse par un de ces mille et un moyens contre lesquels la haute police des salons est obligée de reconnaître son impuissance. Peut-être, par un accord mutuel, avait-elle passé d’un gant jaune glacé, dans un gant blanc, au milieu d’une chaîne anglaise, cette figure bienveillante aux amours; peut-être s’était-elle traîtreusement insinuée dans un mouchoir à coins brodés, oublié sur un piano; peut-être sous les plis d’une robe complaisamment étendue au bord d’un divan, ou dans un de ces petits manchons aussi fourrés de trahison que de martre ou d’hermine. Du reste, aucun indice particulier ne pouvait éclairer la curiosité du lecteur. C’était un billet comme tous les billets de ce genre, sans suscription, cachet, ni signature; il ne différait de l’immense majorité des autres que par l’éloquence simple et naturelle du style. Des protestations ardentes, des plaintes douces et tendres, de ces diamants de mots qu’on ne trouve que pour la femme qu’on aime, et qui, froidement écoutés, s’ils pouvaient l’être, seraient du génie, tout le flot large et jaillissant d’une passion naïve à force d’esprit et d’énergie, enfin mille allusions à des circonstances inintelligibles pour tout autre que les correspondants, annonçaient un amour qui avait encore beaucoup à désirer, mais aussi beaucoup à espérer. L’écriture était entièrement inconnue de Bergenheim; mais le nom de Clémence, plusieurs fois répété, ne [Pg 334] lui permit pas de douter que ce billet n’eût été réellement écrit pour sa femme; la lecture achevée, il le mit dans sa poche avec une tranquillité apparente et regarda ensuite fixement le Provençal, qui, pendant ce temps, était resté immobile sous la main qui l’enchaînait, sans essayer un seul effort pour se délivrer.

—Vous vous êtes trompé, Lambernier, lui dit-il; c’est une lettre de moi avant mon mariage.—Et il s’efforça de sourire; mais les muscles de ses lèvres se refusèrent à ce mensonge, et quelques gouttes de sueur froide humectèrent la racine de ses cheveux au-dessous des tempes.

Insouciant en apparence, le menuisier avait remarqué l’altération des traits du baron pendant cette lecture. Une sagacité ironique et grossière à la fois lui persuada qu’il pourrait tourner à son profit la justesse de ses observations; il crut que le moment était arrivé de reprendre l’avantage et de dicter la loi, en montrant qu’il comprenait fort bien l’importance du secret dont il venait de faire la révélation. Ce fut avec un regard d’intelligence incrédule et railleur qu’il répondit:

—Il faut donc que l’écriture de monsieur soit bien changée; j’ai des commandes de lui qui ne ressemblent pas plus à cette lettre-ci qu’un verre d’eau à un verre de vin.

Christian chercha une réponse et ne la trouva pas; ses sourcils se contractèrent et se rapprochèrent insensiblement, comme si un feu intérieur eût crispé la peau qu’ils recouvraient.

Sans s’inquiéter de ce symptôme, qui annonçait un orage près d’éclater, Lambernier reprit avec une assurance de plus en plus marquée:

—Quand j’ai dit que cette lettre valait bien dix louis, j’entendais pour un étranger, et je suis sûr que je n’aurais [Pg 335] pas besoin d’aller bien loin pour les trouver; mais monsieur le baron est trop raisonnable pour ne pas connaître la valeur d’un secret comme ça. Ce n’est pas pour faire un prix; mais si je suis obligé de me sauver à cause du cocher, étant pour le moment sans argent...

Il n’eut pas le temps d’achever: Bergenheim, le saisissant à deux mains par le milieu de la poitrine, lui fit décrire un demi-cercle horizontal sans toucher terre et le jeta à genoux au bord du sentier, dont les marches, inégalement taillées, descendaient presque à pic le long du roc éboulé. Lambernier vit tout à coup sa figure hagarde et bouleversée se refléter dans la rivière qui coulait une cinquantaine de pieds plus bas. La teinte noirâtre de l’eau en attestait la profondeur, et le courant était si rapide, que sa surface, brisée à l’œil en une infinité de fils ondoyants, semblait une immense chevelure déroulée. A cette vue, et en sentant entre ses épaules un genou puissant qui le courbait sur l’abîme comme pour lui en faire apprécier les dangers et l’horreur, l’ouvrier poussa un cri d’épouvante; ses mains s’attachèrent convulsivement aux touffes d’herbes et aux racines de plantes qui croissaient çà et là au rebord du rocher, et il se débattit de toute sa vigueur pour se rejeter en arrière sur la prairie. Mais ce fut en vain qu’il essaya de lutter contre la force supérieure de son adversaire; ses efforts n’aboutirent qu’à empirer sa position. Après deux ou trois tentatives impuissantes, il se trouva entièrement couché sur le ventre, le corps plus qu’à moitié en dehors de l’escarpement, et n’ayant, pour se garantir d’une chute mortelle, que le secours de Bergenheim, dont la main le retenait par le collet en même temps qu’elle l’empêchait de se relever.

—As-tu dit à qui que ce soit un mot de tout ceci? lui demanda le baron en saisissant fortement le tronc d’un noisetier [Pg 336] pendant sur la rivière, et en se mettant d’aplomb sur le terrain périlleux qu’il avait choisi pour théâtre de cette discussion.

—A personne... ah! mille rabots! la tête me tourne, répondit le menuisier, et il ferma les yeux de terreur, car, tout étourdi par le sang que sa posture faisait affluer au cerveau, il lui semblait que la rivière montait insensiblement jusqu’à lui, et que des vagues béantes s’ouvraient çà et là comme des cercueils pour l’engloutir.

—Tu vois que si je fais un geste tu es un homme mort, reprit le baron en le courbant plus profondément.

—Livrez-moi plutôt aux gendarmes, je ne dirai rien des lettres; sûr comme il y a un Dieu, je ne dirai rien. Mais ne me lâchez pas—tenez-moi bien—ne me lâchez donc pas—je glisse—ah! sainte mère de Dieu!

Christian, se cramponnant à l’arbuste qu’il avait saisi, se redressa et releva ensuite Lambernier, qui eût été incapable de le faire lui-même, car la frayeur et l’aspect de l’eau tourbillonnante lui avaient donné le vertige. Quand ce dernier fut debout, il chancela à deux ou trois reprises, et ses jambes se dérobèrent sous lui comme s’il eût été ivre.

Le baron le regarda un instant en silence, et l’expression de ses yeux était faite pour porter au dernier degré une terreur dont les symptômes étaient assez visibles.

—Va-t’en, lui dit-il enfin, quitte le pays sur-le-champ, tu as le temps de t’enfuir avant qu’il soit fait aucune poursuite. Mais songe que, si tu dis jamais, à qui que ce soit sur la terre, un mot de ce que tu m’as raconté et de ce qui s’est passé entre nous, je saurai te retrouver, fût-ce au bout du monde; dans ce cas, tu ne mourras que de ma main.

—Je le jure par la très sainte Vierge et par tous les [Pg 337] saints..., balbutia Lambernier devenu tout à coup fervent catholique et rendu par le danger qu’il venait de courir à sa dévotion méridionale.

Christian lui montra du doigt l’échelle de pierre au-dessus de laquelle ils étaient.

—Voici ton chemin; passe le gué, remonte le bois des frênes et gagne l’Alsace. Si tu te conduis bien, j’assurerai ton sort.—Mais rappelle-toi:—un seul mot d’indiscrétion, et tu es un homme mort.

A ces mots, par un de ces mouvements nerveux dont les hommes d’une vigueur extraordinaire ne calculent pas toujours l’effet, il le poussa dans le sentier qu’il lui avait indiqué. Lambernier, dont les forces s’étaient complètement épuisées dans les luttes successives qu’il venait de soutenir, et qui avait peine à se tenir debout, perdit l’équilibre à cette secousse aussi violente qu’inattendue. Il trébucha à la première marche, tourna en essayant de se remettre d’aplomb et tomba enfin, la tête la première, le long du talus presque vertical. Une saillie de l’escarpement, contre laquelle il alla frapper d’abord, le rejeta sur le rocher éboulé. Il glissa lentement sur sa convexité en poussant des cris lamentables; un moment il se cramponna à un petit buisson qui avait poussé dans une gerçure de la pierre, mais son bras brisé en deux endroits dans sa chute n’eut pas la force de s’attacher à ce fragile moyen de salut; il le laissa échapper tout à coup de sa main, jeta un dernier cri de douleur et de désespoir, roula deux fois sur lui-même et tomba lourdement dans le torrent, où il s’engloutit comme une masse déjà privée de vie.


[Pg 339]

Décoration tête de page.

XX

Lettre L illustrée

LA salle à manger principale était une des parties du château qu’avaient respectées le goût moderne et l’esprit d’innovation de Mme de Bergenheim. Cette pièce, située au rez-de-chaussée et dont les fenêtres donnaient sur la cour, pouvait servir de pendant au salon des portraits. C’était le même style d’ornement, la même physionomie pompeuse et sombre, les mêmes boiseries en châtaignier, rendues par le temps aussi foncées que l’acajou. Le plafond était divisé en une foule de caissons par de fortes solives que croisaient d’autres plus petites disposées entre elles comme des côtes adhérentes à la colonne vertébrale. Des festons de pampre grossièrement sculptés couraient aux angles des maîtresses poutres et allaient rejoindre une vigne dont une main assez inhabile avait décoré chaque panneau. Cette sculpture, probablement allégorique, offrait une foule de figurines à demi cachées sous les feuilles, à cheval sur les raisins, grimpant le long [Pg 340] des ceps, qu’on eût pu prendre à volonté pour des chérubins ou pour des cupidons. Pour dire la vérité, grâce au ciseau de l’artiste et à la teinte noire de la boiserie, ces petits personnages ressemblaient beaucoup plus à des rats occupés à manger le raisin qu’à une troupe d’anges faisant vendange dans la Jérusalem céleste; ce qui avait été probablement l’intention de l’auteur.

Si l’aspect des deux salles offrait au premier coup d’œil une analogie frappante, leur décoration formait une opposition qui ne l’était pas moins. Les portraits de famille du premier étage avaient été remplacés au rez-de-chaussée par une collection de bois de cerfs et de daims, entremêlée de trompes, de coutelas croisés, de fusils en faisceaux, de trophées de chasse de toute espèce. Dans les grands jours, les ramures, dont les andouillers étaient en partie chargés de bobèches dorées, venaient au secours du lustre suspendu au milieu du plafond. Chacun de ces candélabres singuliers avait son histoire, se rattachant à quelque chasse célèbre et fidèlement transmise de génération en génération. Lorsqu’ils étaient tous allumés, leur clarté se reflétait avec mille accidents bizarres sur les faisceaux d’armes, sur les trompes gigantesques, sur les sculptures de la boiserie, et étreignait la salle entière d’une ceinture d’illumination aussi pittoresque qu’originale.

Une cheminée en granit gris, poli comme le marbre et dont le manteau était plus élevé qu’un homme de taille ordinaire, formait, en face des fenêtres, une saillie de plus de cinq pieds. Un carré de briques rouges s’avançait aussi loin, en empiétant sur le parquet. Cette précaution avait sans doute été prise contre les dangers d’incendie que devaient rendre plus fréquents les feux énormes dont on avait jadis l’habitude et auquel celui qui brûlait alors dans la cheminée n’avait pas trop dérogé. Une bûche dont les copeaux [Pg 341] auraient chauffé pendant une partie de l’hiver un pauvre ménage parisien, et que flanquait un fagot de menu bois, s’élevait sur deux chenets en cuivre bizarrement travaillés et probablement le chef-d’œuvre de quelque artiste des forges qui peuplent les vallons des Vosges. Ces chenets se terminaient par deux têtes de diables armées de cornes recourbées et dont les mâchoires ouvertes d’une manière effroyable semblaient prêtes à avaler les pieds des personnes qui venaient chercher la chaleur du foyer. Le reste de la cheminée n’offrait de remarquable que l’inscription suivante incrustée dans la pierre du milieu, et qu’une dorure à demi noircie par la fumée rendait plus apparente:

A flammis Gehennæ
Libera nos, Domine!

Cette prière composait, avec les démons de l’âtre et son feu terrible, un sermon sur l’enfer plus frappant que l’éloquence de Bridaine ou de Bourdaloue. Au milieu des jets de flammes bleues, jaunes, rouges, qui s’élançaient en sifflant de la masse de bois embrasé, les deux chenets, dont un frottement soigneux entretenait la teinte brillante, avaient réellement l’air de deux suppôts de Belzébuth n’attendant qu’une âme pécheresse pour la faire danser dans la fournaise. Il y avait dans cet aspect quelque chose de lugubre qui contrastait singulièrement avec les idées hospitalières que rappelle d’ordinaire le coin de feu d’une salle à manger. Il semblait que, dans je ne sais quelle intention ironique, l’auteur inconnu de l’inscription eût voulu parodier les mané, thecel, pharès du festin de Balthazar et troubler à plaisir la digestion des hôtes qui, de génération en génération, se renouvelaient devant ce foyer.

Ce soir-là, les convives assis autour de la table ovale, vis-à-vis de la cheminée, paraissaient complètement indifférents [Pg 342] aux idées religieuses qui avaient peut-être à la même place flagellé la conscience de leurs devanciers. Les jouissances culinaires, rehaussées par une journée fatigante et auxquelles le feu clair et pétillant donnait un assaisonnement nouveau, absorbaient trop exclusivement leur attention pour leur laisser le loisir d’un autre souci. Ils étaient pour la plupart plongés, âme et corps, jusque par-dessus les oreilles, dans les délices d’un souper plus confortable que recherché, mais où chaque plat était empreint d’une bonté positive, solide et plantureuse, essentiellement en harmonie avec l’appétit surnaturel qu’on peut supposer à une douzaine de chasseurs.

Aucune des femmes du château n’assistait à ce repas; cet usage, un peu imité de l’Anglais, avait été adopté par la baronne pour les soupers qui servaient de clôture ordinaire aux parties de chasse de son mari. Ces jours-là elle se dispensait de paraître à table, soit qu’elle trouvât par trop fastidieux de présider d’interminables séances, dont les ruses du lièvre, la mort du daim et les hauts faits de la meute alimentaient invariablement les discussions; soit qu’elle voulût laisser par son absence une liberté entière à des cavaliers plus habiles en général à démonter un perdreau ou à vider un flacon, qu’à faire leur cour à une femme du monde. Il est probable que cette conduite était convenablement appréciée par ceux qui en étaient l’objet et qu’ils en éprouvaient une certaine reconnaissance malgré les vifs regrets donnés à l’absence de ces dames; c’était la phrase officielle. Arrivant à table, le plus souvent harassés de fatigue, trempés de sueur ou de pluie, mourant de faim, dans un délabrement aussi complet de costume que d’estomac, ils devaient peu regretter le joug d’étiquette qu’impose aux plus effrontés viveurs la présence d’une maîtresse de maison. Ils se livraient donc pour la plupart aux liesses [Pg 343] du festin avec ce débraillement de corps et d’esprit dont les charmes sont appréciables par toutes les personnes qui ont passé un seul après-midi la poitrine sanglée par une carnassière.

Le souper étant arrivé à ce période qui n’a pas de nom exact dans la langue gastronomique, et pendant lequel les dispositions méthodiques et les savantes théories du maître d’hôtel sont à chaque instant violées par les fantaisies révolutionnaires des convives, le dessert était servi sans que l’entremets eût disparu. Quelques plats plus solides tenaient même çà et là comme d’inexpugnables redoutes, malgré les assauts réitérés que leur faisaient subir un ou deux mangeurs retardataires, héritiers de l’appétit de Gargantua. Le repas ressemblait à une course, lorsqu’au dernier tour les chevaux sont disséminés sur l’arène, à distance irrégulière, selon la vigueur de leurs jarrets. Les dîneurs, les soupeurs pour mieux dire, avaient procédé de même d’une dent inégale, d’après l’ardeur ou la ténacité de leur appétit, combinées avec la capacité de leur estomac. Déjà la majorité cherchait à raviver l’émoussement de son goût par l’âcreté saline du fromage de Roquefort ou la pulpe fondante de la poire de Saint-Germain, que l’arrière-garde piochait encore les foies truffés d’un pâté de Strasbourg. La même dissidence régnait sur mer; mer rouge, bien entendu. Quelques-uns, sobres par goût ou par nécessité, s’obstinaient à tremper d’une double ration d’eau le simple mâcon du premier service, tandis que le plus grand nombre savourait les vins de Bordeaux et du Rhin dans des vidrecomes habituellement consacrés à la bière d’Alsace. Car, dans certaines provinces de Cocagne où se perpétue le bien boire de nos aïeux, le decrescendo des coupes, en raison inverse de la quantité du liquide qu’elles contiennent, est en souverain mépris. Toutes les petites [Pg 344] recherches de service, inventées par la parcimonie moderne, sont proscrites comme attentatoires aux jouissances réelles; la demi-douzaine de dés à coudre en cristal, qui accompagne chaque couvert sur les tables élégantes, semble une superfluité fallacieuse. Pour un grand nombre de gourmets de campagne plus robustes que raffinés, l’unité immuable des verres est une habitude qui a l’autorité d’un dogme.

Parmi les plus fervents prosélytes de cette religion carnavalesque, Marillac, l’œil étincelant et les joues enluminées plus encore que de coutume, se distinguait au premier rang. Assis entre le gros notaire et un autre bon compagnon qui, par leur exemple et leurs provocations continuelles, eussent grisé un évêque, il vidait verre sur verre, rouge après blanc et blanc après rouge, avec accompagnement de plus en plus bruyant de rires, de bons mots, de joyeusetés de toute espèce. A chaque instant, sa tête s’échauffait au milieu des libations destinées à rafraîchir son gosier et sans qu’il s’aperçût du complot tramé par ses voisins qui trouvaient fort plaisant de mettre sous la table un élégant de Paris. Du reste, il n’était pas le seul qui se laissât entraîner sur la pente glissante que termine l’attrayant abîme de l’ivresse. La plupart des convives partageaient son abandon imprudent et son exaltation progressive. D’un bout de la table à l’autre, il régnait une bachique émulation qui présageait pour la fin de la séance une gaieté voisine de l’orgie.

Au milieu de ces joues colorées sous lesquelles le vin semblait circuler avec le sang, de ces yeux brillants d’un éclat lourd et factice, de toute cette pantomime déréglée si contraire aux calmes habitudes des gesticulateurs, qu’on eût dit des bras italiens attachés à des poitrines alsaciennes, deux figures s’isolaient de l’expression générale et contrastaient [Pg 345] étrangement avec l’épanouissement insouciant des autres. Au centre de la table, le baron remplissait les fonctions de maître de maison avec une sorte d’emportement nerveux qui pouvait passer pour gaieté de bon aloi aux yeux de ses hôtes, hors d’état d’étudier sa physionomie; mais un observateur de sang-froid eût bientôt soulevé le masque et compris que ces efforts violents de plaisanterie et de bonne humeur essayaient de dissimuler quelque horrible souffrance. De temps en temps, au milieu d’une phrase ou d’un rire commencés, il s’arrêtait subitement; les muscles de sa face se détendaient comme si le ressort qui les mettait en jeu se fût brisé; l’expression de son regard devenait fauve et sombre; il s’affaissait sur sa chaise et y restait immobile, étranger à ce qui l’entourait et livré à quelque obsession mystérieuse contre laquelle sa résistance se trouvait impuissante. Tout à coup il paraissait se réveiller d’un rêve lugubre, se secouait par un effort convulsif et se jetait dans la conversation avec une parole tranchante, saccadée, incohérente; il encourageait l’humeur bruyante de ses hôtes, les excitait aux folies de l’ivresse et leur donnait lui-même l’exemple; puis la même pensée inconnue teignait de nouveau son visage d’un éclair sinistre, et il retombait dans le supplice d’une rêverie qu’on pouvait croire épouvantable à le juger par son reflet extérieur.

Parmi les convives, un seul, assis presque en face de Bergenheim, semblait être dans le secret de sa préoccupation et en étudiait les symptômes avec une attention dissimulée, mais profonde. Gerfaut, car c’était lui, apportait à cet examen un intérêt qui réagissait sur sa propre physionomie; soit que l’animation générale fît ressortir la teinte uniforme de son teint, soit qu’une émotion contenue décolorât ses joues en concentrant le sang vers le cœur, il était plus pâle encore que de coutume. Ses traits paraissaient [Pg 346] altérés et son front se sillonnait fréquemment de rides pensives ou douloureuses. Il y avait une sorte de complicité entre l’inquiétude de son observation et la distraction morne de Christian. A l’insu de ce dernier, une pensée commune torturait ces deux hommes de son étreinte empoisonnée, semblable au serpent du groupe de Laocoon qui enlace de ses replis une de ses victimes, tandis que ses dents s’enfoncent au flanc d’une autre.

—Quand je vis que le lièvre gagnait le passage du haut, dit un des convives, beau vieillard de soixante ans, à cheveux gris et à joues rubicondes, je courus vers la jeune coupe pour l’attendre au retour. J’étais bien sûr, notaire, qu’il sortirait sain et sauf de vos mains. On sait qu’il est écrit sur votre fusil: Homicide point ne seras!

—Vous voulez dire liévricide ou léporicide, cria Marillac de l’autre bout de la table; allons, notaire, défendez-vous: une, deux! en garde!

—Monsieur de Camier, répondit d’un ton de bonne humeur le chasseur dont l’adresse était ainsi mise en doute, je n’ai pas la prétention d’être de votre force. Je n’ai jamais tué d’aussi gros gibier que celui de votre dernière chasse.

Cette réponse faisait allusion à une petite mésaventure arrivée récemment au premier interlocuteur, à qui sa vue basse avait fait prendre un veau pour un chevreuil. Les rieurs, qui s’étaient d’abord égayés aux dépens du notaire, se tournèrent contre son adversaire.

—Combien avez-vous fait faire de paires de bottes avec votre gibier? demanda l’un d’eux.

—Monsieur de Camier, cria de nouveau l’artiste, vous êtes bien heureux que nous ne soyons pas en Égypte au temps des Pharaons; on eût fait de vous un autodafé en l’honneur du bœuf Apis.

[Pg 347]

—Messieurs, pour en revenir à notre propos, dit un jeune homme dont la figure compassée aspirait à l’air austère et imposant, jusqu’ici nous ne pouvons former que des conjectures fort vagues sur le chemin que ce Lambernier a dû suivre pour se sauver. Ceci, permettez-moi de vous le dire, est plus important que le lièvre du notaire ou que le veau de M. de Camier.

A cette observation, Bergenheim, qui depuis quelque temps n’avait pris aucune part à la conversation, se redressa sur sa chaise.

—Un verre de vin de Sauterne, dit-il brusquement, en offrant à boire à ses voisins.

Gerfaut le regarda un instant à la dérobée et baissa ensuite les yeux, comme s’il eût craint que ce mouvement ne fût remarqué.

—Le procureur du roi a flairé un accusé, dit le notaire; il n’y a pas à craindre qu’il quitte la piste. Ce sera sans doute pour les assises prochaines?

M. de Camier remit sur la table son verre à moitié plein.

—Au diable le jury! s’écria-t-il avec humeur, je suis de la première session, et je parierais ma tête que je tomberai au sort. Comme ce sera agréable! Quitter ma maison et mes affaires au milieu de l’hiver pour venir jugeailler pendant quinze jours une bande de coquins que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam. C’est encore là un des agréments de votre gouvernement constitutionnel. Un tas de niaiseries renouvelées des Grecs qu’on nous donne pour des découvertes sublimes. Le Français doit être jugé par ses pairs! Est-ce que je suis le pair d’un voleur? Allez chercher vos jurés à Bicêtre ou à Toulon si vous voulez être conséquents. A quoi bon payer des juges, si nous autres propriétaires sommes obligés de faire leur métier? Les anciens [Pg 348] parlements, contre qui l’on a tant crié, valaient cent mille fois mieux que toutes vos pétaudières de cours d’assises.

A cette sortie, Marillac, qui s’amusait tout seul à donner le fa grave en pelant une pomme, interrompit sa mélopée, au grand soulagement d’un lévrier couché à ses pieds dont il irritait singulièrement les nerfs.

—Monsieur de Camier, dit-il, vous êtes gros propriétaire, éligible et carliste, vous faites maigre le vendredi, vous allez à la messe de votre paroisse, et vous tuez de temps en temps des veaux au lieu de chevreuils; je vous estime et je vous respecte; mais permettez-moi de vous le dire, vous venez de nous débiter une tirade fossile et anté-diluvienne. Et Calas, monsieur? et Sirven? et le chevalier de La Barre?

—Et Lesurque, monsieur? répondit avec non moins de vivacité le gentilhomme campagnard.

—Messieurs, dit le procureur du roi, en prenant sa voix d’audience et en scandant chaque phrase de l’index, d’un côté mon profond respect pour les anciens parlements, ces dignes modèles de la magistrature, ces incorruptibles défenseurs des franchises nationales, de l’autre ma vénération non moins grande pour les institutions émanées de notre constitution politique, ne me permettent pas d’adopter une opinion exclusive. Cependant, sans prétendre proclamer d’une manière trop absolue la supériorité de l’ancien système sur le nouveau et déverser sur celui-ci un blâme irréfléchi, je crois pouvoir me ranger, dans un sens, de l’avis de M. de Camier. Par ma place, je suis plus à même que personne d’étudier les avantages et les inconvénients du jury, et je suis forcé d’avouer que, si les avantages sont réels, les inconvénients ne sont pas moins incontestables. Il faut en convenir, messieurs, les jurés ne se maintiennent pas toujours à la hauteur sévère de leurs devoirs; ils fléchissent [Pg 349] parfois sous le poids du mandat que leur confie la vindicte sociale. Il n’est pas d’assises où l’action des lois ne se trouve paralysée par une mansuétude que je devrais plutôt qualifier de faiblesse.

—Ce sont les procès de la presse qui vous donnent le choléra-morbus, interrompit la voix républicaine de Marillac, rendue plus éclatante par des rasades réitérées.

—Non; c’est l’acquittement de ses trois voleurs que le ministère public n’a pas encore digéré, dit à son tour le notaire, en clignant un œil railleur et en aspirant lentement une prise de tabac.

—Le vol le plus manifeste, le mieux établi aux débats, répondit le jeune magistrat avec un accent de regret et de reproche; des dépositions claires comme le jour, des prévenus se coupant à chaque parole, un alibi mis en poussière, un faisceau de preuves foudroyantes, et tout cela aboutit à un verdict de non-culpabilité! Vous étiez du jury, monsieur de Bergenheim; sans doute vous avez donné votre voix pour l’acquittement, car l’arrêt a été rendu à une majorité de neuf contre trois. Voilà donc des malfaiteurs rejetés dans la société et prêts à y reporter la perturbation par l’exercice de leur criminelle industrie. Messieurs, messieurs, prenez-y garde! ce n’est pas ainsi que l’on réussit à faire de l’ordre et de la paix publique. Si vous voulez être protégés contre le poignard de l’assassin, n’émoussez pas le glaive de Thémis!

—Oh! oh! Thémis! répéta l’artiste, en se tournant vers son voisin de gauche; il peut se vanter d’être d’un mythologique soporifique, votre ministère public.

Bergenheim avait levé la tête en entendant l’interpellation de l’orateur.

—J’ai condamné, monsieur, s’écria-t-il d’un ton étrange, lorsque celui-ci eut achevé sa période; je vous jure que j’ai [Pg 350] condamné.—Je respecte les lois.—Assurément il faut frapper le coupable.—Buvez donc, messieurs. A la santé de Mme de Camier!

Il vida son verre pour donner l’exemple, se passa la main sur le front à plusieurs reprises, et promena ensuite autour de lui un regard ferme et dur, qui pouvait passer pour une provocation.

—Est-ce que le patron della casa a mis le pied dans la vigne du seigneur? demanda M. de Camier à son voisin; il a un air extraordinaire ce soir. Quelle idée de porter la santé de ma pauvre femme qui garde le lit depuis dix-huit mois!

—Impossible! répondit le convive à qui s’adressait cette question. Autant vaudrait dire qu’un tonneau peut se griser. Je le connais homme à nous mettre tous sous la table et à repartir ensuite pour la chasse.

—Bah! j’en sais au moins un capable de lui tenir tête, répondit le vieux gentilhomme, dont le nez et les joues enluminées annonçaient un champion aguerri aux combats de Bacchus,—style mythologique du procureur du roi.

—Mais si j’ai bonne mémoire, dit le notaire à celui-ci, dans l’affaire dont nous parlons, les objets volés avaient disparu; il n’existait pas de corps de délit, et, devant un jury, le corps du délit est très important.

—A qui le dites-vous? repartit le magistrat, heureux de se rétablir carrément dans une discussion de son ressort; un des grands vices du jury provient de cette habitude qu’ont la plupart de ses membres d’exiger, pour former leur conviction, des preuves matérielles, pour ainsi dire. Le plus souvent, ils ne se trouvent suffisamment éclairés que lorsqu’ils se sont assurés de la réalité du délit de visu. L’enchaînement et l’interprétation des faits, leurs déductions [Pg 351] rigoureuses, l’évidence morale résultant du raisonnement, en un mot, toute la partie philosophique et logique de l’argumentation leur échappent ou sont au-dessus de leur intelligence. Il leur faut la vue des plaies, comme à saint Thomas. Mais j’espère que quant à Lambernier, on ne me contestera pas l’existence du corps du délit: il est là flagrant et palpitant; la hanche de la victime saigne encore.

—Tra de ri de ra, s’écria l’artiste, en frappant alternativement de son couteau son verre et une bouteille, comme s’il eût joué du triangle.—Il faut avouer que nous choisissons des sujets de conversation d’une gaieté folâtre et étourdissante. Nous sommes vraiment de joyeux convives; voilà en face de moi Bergenheim qui ressemble à Macbeth voyant l’ombre de Banquo; ici mon ami Gerfaut boit de l’eau pure avec une tristesse profonde.—Tête dieu! messeigneurs, trêve aux drôleries de cours d’assises. Qu’on coupe le cou à ce Lambernier et qu’il n’en soit plus question:

Le vin, le jeu, les belles,
Voilà mes seuls amours.

—Parbleu! monsieur serait un juré selon votre cœur, dit M. de Camier au rigide magistrat; c’est dommage qu’il ne soit pas des assises prochaines à ma place; il parle de couper une tête comme d’autres de condamner à huit jours de prison.

—La peine de mort n’est pas applicable dans l’espèce, répondit le procureur du roi qu’on n’arrachait pas facilement à la phraséologie judiciaire; la pénalité attachée à l’attentat de Lambernier est subordonnée aux éventualités de l’état de sa victime. Si la blessure ne cause pas une maladie ou une incapacité de travail pendant vingt jours, [Pg 352] la peine se réduit à un emprisonnement d’un mois à deux ans ou de deux à cinq ans, selon que la question de préméditation sera admise ou rejetée. S’il y a incapacité de travail pendant le laps de temps susdit, le châtiment s’accroît naturellement à proportion de l’aggravation du dommage; et, messieurs, par incapacité de travail, il ne faut pas entendre, comme quelques-uns pourraient le faire, l’impossibilité d’un travail quelconque, mais bien le non-exercice de la profession: or, la profession du cocher consistant à conduire une voiture en étant assis sur un siège, et la blessure qu’il a reçue se trouvant placée à la région inférieure de la hanche, dans la partie qui est en contact direct avec ce siège, il est probable que cette blessure, qui paraît profonde et qui peut avoir attaqué quelque nerf, ne sera pas guérie avant l’expiration du délai de vingt jours et causera par conséquent l’incapacité de travail mentionnée par le code pénal. Dans ce cas, et en admettant, ce qui me paraît indubitable, la préméditation, le prévenu serait condamné aux travaux forcés à temps, articles 309 et 310 du code.

—Laissez-nous donc en paix, magistrat! s’écria d’une voix tonnante Marillac en se levant à demi sur son siège; est-ce que vous prétendez nous faire croire qu’il faille vingt jours pour cicatriser une égratignure dans une masse de chair aussi volumineuse que la culotte d’un bœuf? Et quant à la préméditation, je la nie: nego.

Pour donner plus de force à son opinion, il vida son verre et le posa avec fracas sur la table, en jetant au préopinant un regard qui semblait le défier à une joute d’éloquence judiciaire. A cette interruption, le magistrat disert fit ouïr une espèce de hennissement comme le cheval de Job au son de la trompette.

—La préméditation, monsieur, reprit-il avec un heureux [Pg 353] mélange de gravité et de chaleur, la préméditation est si facile à établir, que vous serez le premier à l’admettre après une minute de réflexion. Je me contenterai de deux moyens pour la prouver de la manière la plus victorieuse.

Le premier est tiré de la présence même de l’accusé dans le lieu où l’attentat a été commis, le second de la nature de l’arme dont il s’est servi: 1o après la défense formelle que M. le baron de Bergenheim, ici présent, avait faite à Lambernier de se montrer sur son domaine, il est évident qu’un motif grave, qu’un projet arrêté d’avance ont pu seuls le déterminer à enfreindre cet ordre, à braver cette défense. Or, si ce motif n’est pas expliqué par l’accusé, d’une manière, je ne dis pas plausible, mais claire et péremptoire, il doit être nécessairement, ipso facto, interprété contre lui et expliqué par le fait subséquent du délit auquel il se trouve lié par une conséquence logique et rigoureuse. Vous observerez que je ne fais qu’indiquer ce moyen; 2o quant à l’arme dont Lambernier a dû se servir, si c’était un couteau fermant, je serais le premier à reconnaître qu’on ne peut tirer de ce fait aucune présomption en faveur de la question de préméditation, l’usage de beaucoup de gens de la classe ouvrière étant de porter habituellement des couteaux de cette espèce, dont ils se servent pour couper leurs aliments dans leurs repas en plein air. A cet égard, les dépositions des témoins ne nous donnent aucun renseignement suffisant. Le cocher a reçu le coup sans apercevoir l’arme qui l’a frappé; Léonard Rousselet a vu briller une lame dans la main du meurtrier, mais il n’en peut déterminer la forme d’une manière précise. L’instruction manque donc d’explication probante sur ce point; mais il résulte de l’examen de la blessure, dont j’ai constaté l’état moi-même, qu’elle a dû être faite au moyen d’une lame étroite, aiguë et triangulaire, du genre [Pg 354] des épées qu’on nomme carrelets, des baïonnettes et de certains stylets ou poignards; et tout fait présumer que c’est à cette dernière classe qu’appartient l’instrument du crime. Or, je vous le demande, messieurs les jurés, le port d’une pareille arme, port prohibé par les ordonnances de police et contraire à toutes les habitudes d’un homme de la classe de Lambernier, n’annonce-t-il pas chez lui la détermination de s’en servir? Et contre qui pouvait-il avoir formé le dessein de s’en servir, si ce n’est contre le cocher avec lequel il a eu déjà plusieurs altercations, qui avaient déterminé entre eux une animosité dont nous venons de voir le résultat déplorable? Je croirais abuser des moments de la cour et du jury si j’insistais davantage sur un pareil moyen.

L’imagination du jeune magistrat, exaltée par une surabondance de libations contraires à ses habitudes de sobriété, l’avait transporté en pleine cour d’assises à la fin de sa harangue. Tandis qu’il reprenait haleine, l’artiste pencha la tête à droite et à gauche en cherchant à attirer l’attention de ses voisins par un sourire confidentiel.

—Le procureur du roi, dit-il à demi-voix, abuse de la permission d’être supercoquentieux sans compter qu’il commence à voir double. Remarquez comment je vais le pulvériser.

Après ce préambule, Marillac vida son verre et se leva. Appuyant le coude dans la paume de la main gauche et gesticulant de l’avant-bras, comme s’il eût voulu asperger d’eau bénite l’auditoire, il prit la parole d’une voix claire comme celle de l’Intimé.

—Je demanderai au ministère public la permission de le réfuter en peu de mots.—Et in Arcadia ego! ou si vous aimez mieux: Anch’io son pittore, ou enfin pour parler votre langue prosaïque et parlementaire: Et moi aussi j’ai fait mon droit. Tu t’en souviens, Octave, c’était le bon [Pg 355] temps. La Chaumière du Montparnasse! Frascati! le parterre de l’Odéon!—A bas les claqueurs! la carte au chapeau!—Rouge, pair et passe!—Dans les grands jours, le petit Rocher de Cancale; les dîners à quinze sous chez Flicoteaux, dans les périodes d’infortune. Et des amours, des femmes!—Æterni dii!—Quelles femmes et quelles amours!—Octave, te rappelles-tu Anastasie? Pas la petite blonde. La belle brune de la rue de la Paix; celle à qui j’avais appris à fumer et qui m’a donné deux soufflets au bal de Sceaux, parce que je dansais avec Henriette. Tu ne te souviens pas d’Anastasie?—ma belle tigresse d’Anastasie?...

—Il paraît que c’était une dame ou une demoiselle fort aimable, dit le notaire en remplissant le verre de l’artiste, à sa santé!

—A sa santé! répéta celui-ci; mais, notaire, continua-t-il en regardant son voisin d’un air mélancolique, si vous voulez boire à la santé de toutes les créatures enchanteresses qui ont doré de leur amour la vie de l’homme qui vous parle, autant vaut apporter un tonneau plein et vous y jeter vivant comme Clarence; car j’ai vécu fort et vite. Bourgeois et provinciaux que vous êtes, vous ne pouvez comprendre cette existence large, torrentueuse, épicée, luxuriante. Je suis un homme carré dans la base; mais j’expie parfois la richesse exagérée de mon organisme. Il est des moments où je ploie sous la vie trop pleine que je me suis faite, où la puissance de mes souvenirs me plonge dans un affaissement morne et triste, et ce moment est du nombre. Il me semble que j’ai un voile autour du front et un poids étouffant sur la poitrine.

—Pardieu! dit à l’autre extrémité de la table M. de Camier, avec quatre ou cinq bouteilles qu’il a bues, il n’est pas étonnant qu’il ait la vue trouble et la respiration gênée. En attendant, le vin ne lui ôte pas la parole.

[Pg 356]

—Il en est incivil! balbutia le procureur du roi qui souffrait impatiemment que l’artiste lui enlevât le dé de la conversation.

Sans répondre à ces remarques critiques, Marillac promena tout autour de lui un regard langoureux dans lequel ondoyaient les premières flammes de l’ivresse, et reprit la parole en se balançant comme un peuplier bercé par le vent.

—Une sensibilité exquise et dévorante est un fléau terrible lorsqu’elle tombe en partage à un homme magistral, large de cerveau, de cœur et d’épaules. La destinée de cet homme est celle du météore qui heurte les calmes planètes au milieu de leurs orbes réguliers et les fracasse. Les créatures d’amour qu’il rencontre dans cette vallée de larmes viennent se briser, pots de terre qu’elles sont, contre lui, pot de fer qu’il est. Car ses baisers dévorent, ses étreintes étouffent, ses caresses corrodent.—Et moi j’appartiens à cette race d’hommes exaltés, sataniques, anges déchus et carrés par la base. Ma jeunesse est un laminoir où se broient tour à tour d’innombrables existences de femmes.—Mais l’heure des remords approche; elle approche, l’heure des remords.—Je vois passer, comme don Juan, les ombres de mes victimes—procession menaçante et lugubre.—Isaure! Henriette! Anastasie!... Caroline!—un bataillon complet sur le pied de guerre; six compagnies du centre, grenadiers et voltigeurs!—Anastasie est dans les grenadiers à cause de ses petites moustaches—grands dieux!—ai-je suffisamment adoré ses petites moustaches! Don Juan!—je suis don Juan.

Don Giovanni, à cenar teco
M’invitasti, e son venuto

Pentiti!No.No.—Non, mille tonnerres! Marilac [Pg 357] ne se repent pas. Ouvrez tout le tremblement de vos enfers, je m’en moque comme de mes vieilles pantoufles, car je suis un homme carré par la base.—Le commencement du Requiem que l’on a plaqué à la fin du Don Juan de l’Opéra ne produit pas l’effet qu’on en attendait. Point de confusion dans les genres!—Au théâtre la musique dramatique, à l’église la musique religieuse.

Requiem æternam dona eis, Domine.

A ce verset beuglé d’une voix lugubre, une réclamation générale s’éleva de toutes les parties de la table. Des interpellations bruyantes, des coups de couteau sur les verres et les bouteilles, des cris de toute espèce rappelèrent l’orateur à l’ordre.

—Monsieur Marillac, s’écria le procureur du roi d’un ton railleur et en dominant le tumulte avec sa voix de Palais, vous aviez annoncé l’intention de me réfuter. Il me semble que la chaleur de l’improvisation vous a entraîné un peu loin de votre sujet.

L’artiste le regarda un instant d’un air étonné.

—Avais-je quelque chose à vous dire? demanda-t-il; dans ce cas, je soutiens mon dire. Faites-moi seulement le plaisir de m’apprendre de quoi il s’agit.

—C’est au sujet de Lambernier et relativement à la question de préméditation, lui souffla le notaire en lui versant à boire. Courage! vous improvisez mieux que Berryer. Si vous déployez vos moyens, le procureur du roi est un homme enterré.

Marillac remercia son voisin par un sourire et un hochement de tête qui semblaient dire: Fiez-vous à moi.—Il vida ensuite son verre avec l’abandon imprudent qui depuis quelque temps le roulait sur le chemin de fer de l’orgie; mais, par un effet étrange, quoique assez fréquent en pareil [Pg 358] cas, cette libation, au lieu de l’achever, lui rendit pour un moment une sorte de lucidité d’esprit.

—L’accusation du ministère public, reprit-il avec le sang-froid d’un vieil avocat, s’appuie sur deux moyens: 1o la présence non motivée du prévenu dans le lieu où le délit a été commis; 2o la nature de l’arme dont il s’est servi.—Deux réponses simples, mais péremptoires vont faire crouler l’échafaudage qu’on a prétendu fonder sur cette double présomption: 1o Lambernier avait un rendez-vous à l’endroit et à l’heure précise où a eu lieu l’attentat dont il s’est rendu coupable: ce fait sera prouvé par témoin et établi aux débats de la manière la plus incontestable. Sa présence se trouve donc complètement expliquée sans qu’on puisse d’aucune manière l’interpréter contre lui; 2o le ministère public a reconnu lui-même que le port d’une arme dont Lambernier aurait eu l’habitude de se servir ne pourrait point, par cela même, être invoqué en faveur de la préméditation; or tel est précisément le cas dont il s’agit ici. Cette arme, en effet, n’est ni un carrelet, ni une baïonnette, ni un stylet, ni rien de ce que pourrait encore supposer la riche imagination de M. le procureur du roi; c’est un simple instrument de la profession du prévenu, dont la présence dans sa poche est aussi facile à comprendre que celle d’une tabatière dans le gilet de mon voisin le notaire, qui prend vingt prises de tabac par minute. Cette arme, messieurs, c’est un compas de menuisier.

—Un compas! interrompirent plusieurs voix à la fois.

—Un compas! s’écria le baron en faisant un mouvement sur sa chaise et en regardant fixement l’artiste. Par un geste qu’il ne put réprimer, il porta la main à la poche de sa veste de chasse et la retira précipitamment en sentant le compas de l’ouvrier qui y était resté depuis la scène tragique de la Roche du Gué.

[Pg 359]

—Un compas de fer, répéta l’artiste, d’environ dix pouces de long, plus ou moins, quand les branches sont fermées.

—Expliquez-vous, monsieur, s’écria le procureur du roi avec un vif accent d’intérêt; vous avez donc vu l’attentat? Dans ce cas, vous serez assigné comme témoin à décharge. La justice est impartiale, messieurs: Thémis n’a pas deux balances.

—Au diable, Thémis! répondit Marillac avec emportement, il faut arriver de Tombouctou pour employer des métaphores aussi rococo.

—Faites votre déposition, témoin: je vous requiers de faire votre déposition, repartit à son tour le magistrat, dont l’ivresse croissante était aussi digne et solennelle que celle de l’artiste pouvait être tendre ou tapageuse.

—Je n’ai rien à déposer, car je n’ai rien vu.

Ici le baron respira avec force, comme si ces paroles eussent rendu à ses poumons l’air qui leur manquait.

—Mais moi, j’ai vu! se dit Gerfaut, en contemplant l’anxiété peinte sur les traits de Bergenheim, et il tomba dans une rêverie profonde.

—Je raisonne par hypothèse et présomption, reprit l’artiste. J’ai eu, il y a quelques jours, une petite altercation avec ce Lambernier, et, sans ma bonne lame de Gênes, elle aurait bien pu se terminer comme celle d’aujourd’hui, car ce païen me paraît aussi prompt à dégainer que saint Pierre.

Il raconta alors sa rencontre avec Lambernier, mais les ménagements dus à l’honneur de Mlle Gobillot lui imposèrent une foule de réticences, de déguisements et de circonlocutions, qui finirent par rendre son récit assez peu intelligible pour les auditeurs et au milieu desquels sa tête, où les idées s’entremêlaient dans un certain désordre, s’embrouilla tout à fait.

[Pg 360]

Basta! s’écria-t-il pour conclusion, en se laissant retomber lourdement sur sa chaise.—Pas un mot de plus pour l’empire du Mogol. A boire! notaire, car il n’y a que vous qui ayez des égards pour moi. Ce qu’il y a de plus clair là dedans, c’est que je gagne dix louis à l’aventure de ce coquin.

Ces paroles frappèrent le baron et lui rappelèrent celles que lui avait dites le menuisier en lui remettant la lettre.

—Dix louis! demanda-t-il brusquement en regardant Marillac comme s’il eût voulu le percer de son regard.

—Deux cents francs, si vous aimez mieux. Un vrai marché de dupe. Mais assez causé, mio caro, vous vous trompez si vous croyez me faire jaser. Ah! bien oui! ce n’est pas moi qui me laisse emberlificoter. Je suis muet et silencieux comme la tombe.

Bergenheim n’insista pas, mais il s’appuya contre le dos de sa chaise et laissa tomber sa tête sur sa poitrine. Il resta pendant quelque temps perdu dans ses pensées et cherchant à lier les obscures paroles qu’il venait d’entendre avec les révélations incomplètes de Lambernier. A l’exception de Gerfaut, qui ne perdait aucun des mouvements de son hôte et qui étudiait chaque variation de sa physionomie avec l’intérêt d’un médecin témoin d’une agonie, les convives, plus ou moins absorbés par leurs propres sensations, ne firent aucune attention à l’étrange attitude du maître de la maison, ou, comme M. de Camier, l’attribuèrent à l’influence assoupissante du vin. La conversation reprit son cours criard, discordant, disputeur, interrompu à chaque instant par les divagations bruyantes de quelque convive plus animé; car, à la fin d’un repas où la sobriété n’a pas été reine, chacun est disposé à imposer aux autres le despotisme de sa propre ivresse et les rabâcheries de ses hallucinations [Pg 361] particulières. Parmi les plus bavards, Marillac ne tarda pas à remporter le prix, grâce à la vigueur de ses poumons de basse-taille, à la volubilité infatigable de sa parole méridionale et à une sorte d’originalité saugrenue dans ses propos, qui contraignait parfois ses adversaires mêmes à l’attention. A la fin, il était resté à peu près maître du champ de bataille et lançait despotiquement à droite et à gauche les bordées de son éloquence avinée, semblable à une pièce de quarante-huit qui a démonté, à elle seule, une batterie entière.

—C’est pitié, s’écria-t-il tout à coup au milieu de son triomphe et en promenant de tous côtés un regard vainqueur et dédaigneux, c’est réellement pitié, messieurs, que d’ouïr votre conversation. On ne saurait rien imaginer de plus mesquin, de plus prosaïque, de plus bourgeois. C’est de l’épicier dédoublé, troisième numéro. Ne vous plairait-il pas de vous livrer à une discussion d’un ordre plus élevé? Debout, poètes, sursum corda! ne sommes-nous pas un cénacle? donnons-nous les mains et parlons d’art et de poésie. Je suis altéré d’une conversation artistique, j’ai soif d’esprit et d’intelligence.

—Il faut boire puisque vous avez soif, dit le notaire qui lui remplit son verre jusqu’au bord.

L’artiste le vida d’un trait et reprit la parole d’une voix languissante en regardant son gros voisin avec une sorte de tendresse.

—Je commence notre propos artistique: Connais-tu le pays où les citronniers fleurissent?

—Il y fait plus chaud que dans le nôtre, répondit le notaire peu familier avec la romance de Mignon; et, se mettant à rire d’un mauvais rire, il fit à ses voisins un signe de l’œil qui signifiait selon toute apparence:

«Pour le coup, son affaire est faite.»

[Pg 362]

Marillac se pencha vers lui avec la candeur d’un agneau qui présente sa tête au boucher, et lui serra sympathiquement les mains.

—O poète, reprit-il, n’éprouves-tu pas comme moi, les soirs, à l’heure du crépuscule, un vague besoin de vie chaude, parfumée et orientale? Veux-tu dire adieu à cette patrie ingrate et voguer vers le pays où le ciel bleu se reflète dans la mer bleue? Venise! le Rialto et le Pont des Soupirs, le Lido et Saint-Marc, les gondoliers chantant les stances du Tasse et l’atroce schlague autrichienne! Rome! le Colisée et Saint-Pierre; les loges du Vatican et le Panthéon; le Tibre jaune et les cardinaux rouges; la mélancolie de la campagne romaine et la mal’aria.—Naples! les lazzaroni et le Vésuve, San-Carlo et la Chiaja.—Connue l’Italie! je la sais par cœur. Enfoncée!—Allons plutôt à Constantinople. J’ai soif de sultanes, j’ai soif de houris, j’ai soif...

—Mais, parbleu, buvez si vous avez soif.

—Volontiers. Je ne dis jamais non. J’ai soif de voluptés exorbitantes, car je suis un homme carré par la base. Je méprise l’amour en bonnet de coton et j’adore le danger. Le danger, c’est ma vie à moi. Je veux des échelles de soie longues comme celle de Jacob; des citadelles à escalader; des craquements de petits pieds sur les feuilles sèches, les soirs, au clair de la lune; des baisers corrosifs, toujours les soirs, à la barbe des maris et des eunuques noirs. Les eunuques noirs ont-ils de la barbe? peu importe. Barbus ou non, je les méprise. Je veux pour ciel de lit une voûte d’acier composée de cinq cents poignards; ne comprends-tu pas, poète, le piquant du poignard!—Quel exécrable jeu de mots! C’est égal, allons à Constantinople. J’enlève le sérail, et je m’appelle Marillac bey, ou Marillac pacha, ou peut-être sultan Marillac.—Oh! oh! fameux!

[Pg 363]

D’un bel uso di turchia.

—Je vous en prie, ne le faites plus boire, dit Gerfaut au notaire de l’autre côté duquel il était assis.

L’artiste regarda quelque temps son ami d’un air sérieux et lui dit ensuite avec intérêt:

—Tu as raison de ne vouloir plus boire, Octave, j’allais te le conseiller. Tu as déjà fait excès aujourd’hui et j’ai peur que tu ne t’en trouves mal, car tu es d’une faible santé; tu n’es pas, comme moi, un homme carré par la base.—Figurez-vous, messeigneurs, que ce jeune homme pâle que j’ai l’honneur de vous présenter, M. le vicomte de Gerfaut, gentilhomme de Gascogne, roué de profession et étoile littéraire de premier ordre, est affligé par la nature d’un estomac qui n’a rien de commun avec celui de l’autruche; il a besoin des plus grands ménagements. Aussi, nous l’abreuvons principalement d’eau de seltz et nous le nourrissons de blancs de volaille. De plus, nous conservons ce précieux phénomène entre deux couvertures de laine, sur une chaudière d’eau bouillante. C’est un grand poète au bain-marie. Je suis moi-même un très grand poète.

—Et moi aussi, j’espère, interrompit le notaire.

—Vous êtes Stenio, vous; car, messieurs, autrefois il n’y avait de poètes qu’en vers; aujourd’hui on les a mis en prose. Il y en a même qui ne le sont ni en vers ni en prose, des poètes silencieux qui n’ont jamais mis personne dans leur secret et qui se nourrissent en égoïstes de leur poésie, comme l’ours de la graisse de ses pattes. C’est une chose très facile que d’être poète, pourvu qu’on éprouve à l’âme des enivrements indescriptibles, qu’on entende bouillonner des pensées inexprimables dans son large front, et qu’on sente battre très fort sous la mamelle gauche un noble cœur d’homme dans sa blanche poitrine de femme.

[Pg 364]

—Il est gris comme trente-six mille hommes, dit M. de Camier assez haut pour être entendu.

Marillac se tourna d’un air majestueux du côté de l’interrupteur.

—Vieillard, dit-il, c’est vous qui êtes gris. Le vieillard est gris quand il n’est pas blanc; la perdrix grise quand elle n’est pas rouge; l’âne et la souris invariablement gris. D’ailleurs, le terme est incivil: si vous aviez dit ivre, je ne l’aurais pas relevé. Ivre, en latin ebrius et en italien ubriaco.

Ubriaco! ma perche?
Perche d’un che poco in se.

De longs éclats de rire, provoqués par une voix à laquelle les fumées bachiques inspiraient les modulations les plus extraordinaires, interrompirent le chanteur au milieu de sa phrase musicale. Il promena autour de lui un regard menaçant, comme s’il eût cherché quelqu’un sur qui faire tomber sa colère, et posa sa main sur sa hanche en prenant une pose de capitan:

—Tout beau, mes maîtres! dit-il; si l’un de vous prétend que je suis ivre, ubriaco, je lui déclare qu’il en a menti par la gorge et que je le tiens pour un maheustre, un cagou, un truand, un franc-mitou... un académicien! acheva-t-il en poussant un grand éclat de rire; car il crut que les mauvais plaisants devaient être écrasés par ce dernier coup de massue.

—Parbleu! votre ami du moins a le vin gai, dit le notaire à Gerfaut, tandis que voilà Bergenheim qui, sans avoir bu autant, à beaucoup près, a l’air d’assister à un enterrement. Je le croyais plus solide que cela.

La voix de Marillac, qui retentit plus éclatante que jamais, ne permit pas d’entendre la réponse d’Octave.

[Pg 365]

—C’est excessivement supercoquentieux. Ils ont tous bu comme des cochers de fiacre, et ils prétendent que c’est moi qui suis ivre. Eh bien, je vous mets tous au défi; qui est-ce qui veut raisonner avec moi? quidquid dixeris argumentabor, doctissime condiscipule. Voulez-vous discuter art, littérature, politique, médecine, musique, philosophie, archéologie, jurisprudence, magnétisme...

—Jurisprudence! cria d’une voix empâtée le procureur du roi, qui sortit à ce mot électrique de la torpeur où l’engourdissait depuis quelques instants le labeur de la digestion; parlons jurisprudence. Quelle est votre opinion sur le dernier arrêt de la cour de cassation?

—Voulez-vous, dit Marillac sans s’arrêter à cette interruption, que je vous improvise un discours sur la peine de mort ou sur la tempérance? voulez-vous que je raconte Robert-Macaire? voulez-vous que je vous fasse en cinq minutes le plan d’un drame en cinq actes? voulez-vous que je vous narre un conte?

—Un conte! dit une voix.

—Un conte! un conte! répétèrent en chœur la plupart des autres convives.

—Parlez, faites-vous servir; la vue n’en coûte rien, reprit l’artiste en se frottant les mains d’un air radieux. Voulez-vous un conte moyen âge? un conte Renaissance? un conte Pompadour? un conte actuel? un conte fantastique? oriental, drôlatique, physiologique, intime? Je vous préviens que ce qu’il y a de moins rococo, c’est le conte intime.

—Va pour le conte intime, dirent les mêmes voix.

—Bien. Maintenant voulez-vous un conte intime chinois, arabe, espagnol, juif, namaquois.

—Français, cria le procureur du roi.

—Je suis Français, tu es Français, il est Français... [Pg 366] Magistrat, tu t’appelles Chauvin.—Vous aurez donc un conte français.

Marillac appuya son front sur ses mains et ses coudes sur la table afin de se recueillir et de rassembler ses idées. Après quelques instants de méditation, il releva la tête et regarda successivement Bergenheim et Gerfaut avec un singulier sourire.

—Ce sera très original, murmura-t-il à demi-voix, comme s’il eût répondu à sa propre pensée, ce sera excessivement original. C’est une idée à conserver pour ma première pièce, une scène dans le genre de celle des comédiens dans Hamlet. Pourvu que je ne sois pas tellement vrai qu’il se reconnaisse et se mette à crier comme Claudius: Lights! Lights! des flambeaux en plein midi!

—Le conte! dit un des convives plus impatient que les autres.

—Présent, répondit l’artiste en s’accoudant de nouveau sur la table. Vous savez tous, messieurs, que ce qu’il y a de plus difficile à trouver, c’est le titre. Pour ne pas vous faire attendre, j’en choisirai un déjà connu. Mon conte s’appellera donc, si vous voulez bien, le Mari, la Femme et l’Amant. J’aurais même pu emprunter à Paul de Kock le titre d’un de ses autres romans sans certaines raisons de convenances. Nous ne sommes pas tous garçons, et un proverbe sage dit qu’il ne faut jamais parler de corde...

Malgré l’embrouillement extraordinaire de ses idées, l’artiste s’arrêta sans achever la citation. Un reste de raison lui fit voir qu’il marchait sur un terrain dangereux et qu’il était sur le point de commettre une impardonnable indiscrétion. Heureusement le baron, fort étranger à la conversation, n’avait prêté aucune attention à ses paroles; mais Gerfaut, justement effrayé du bavardage de son ami, lui lança un regard où étaient renfermées les plus pressantes, [Pg 367] et l’on eût pu dire les plus menaçantes recommandations de prudence.

Marillac, comprenant vaguement son tort, fut intimidé par ce coup d’œil comme un écolier qu’interroge un professeur sévère; il se pencha devant le notaire qui le séparait de Gerfaut et dit à celui-ci d’une voix qu’il cherchait à rendre confidentielle, mais qui, malgré sa bonne volonté, fut entendue d’un bout de la table à l’autre:

—Sois tranquille, Octave, je raconterai cela à mots couverts, de telle sorte qu’il n’y voie que du feu. C’est une scène pour un drame que j’ai dans la tête.

—Tu te feras mal à force de boire et de parler, répondit Gerfaut de plus en plus inquiet; tais-toi, ou sors de table avec moi.

—Quand je te dis que je parlerai à mots couverts, allégoriquement, répondit l’artiste; pour qui me prends-tu? Je te jure que je vais gazer cela de manière à ce que le diable ne devinerait pas les masques.

—Le conte! le conte! crièrent plusieurs personnes qu’amusait le bavardage incohérent de l’artiste.

—Nous y voilà, dit celui-ci en se remettant d’aplomb sur sa chaise, non sans difficulté, et sans égard pour les nouvelles instances de son ami. Nous disons: le Mari, la Femme et l’Amant, conte intime français. La scène se passe dans une petite cour d’Allemagne.—Heim! fit-il en regardant Gerfaut et en clignant un œil avec malice—crois-tu que c’est gazé?

—Pas de cour d’Allemagne: vous avez annoncé un conte français, observa le procureur du roi, disposé à faire de l’opposition et de la critique contre l’orateur qui l’avait réduit au silence.

—Eh bien, c’est un conte français dont la scène se passe en Allemagne, répondit avec sang-froid le conteur.—Prétendriez-vous [Pg 368] par hasard m’apprendre mon métier? Sachez que rien n’est élastique comme une cour d’Allemagne; on y fait entrer tout ce qu’on veut: j’y mettrais le shah de Perse et l’empereur de la Chine que vous n’auriez pas le plus petit mot à dire. Si pourtant vous préférez une cour d’Italie, ce sera absolument la même chose.

Cette proposition conciliante étant restée sans réponse, Marillac commença en levant les yeux de manière à n’en laisser voir que le blanc et comme s’il eût cherché ses paroles dans les caissons ouvragés du plafond.

—Et elle marchait lentement dans l’allée mystérieuse, au bord du torrent écumant, la princesse Borinska...

—Borinska! c’est donc une Polonaise? interrompit à son tour M. de Camier.

—Oh! que diable, vieillard, ne me coupez pas la parole, s’écria l’artiste impatienté.

—C’est juste. Silence donc!

—Vous avez la parole, dirent à la fois plusieurs auditeurs.

—... Et elle était pâle, et elle poussait des soupirs convulsifs en tordant ses mains molles et tièdes, et une perle blanche roulait sous les cils noirs de ses yeux bruns, et....

—Pourquoi, je vous prie, commencez-vous toutes vos phrases par et? demanda le procureur du roi avec le purisme vétilleux d’un critique inexorable.

—Parce que c’est biblique et naïf, et que le naïf et le biblique sont tout ce qu’il y a de plus actuel. Ma diction ne vous fait-elle pas l’effet d’un tableau de Cimabuë ou du Pérugin?

—Ça me fait l’effet de phrases qui ne sont pas construites selon l’ordre logique et grammatical; il est évident que et, conjonction, ne peut être placé qu’entre les deux mots auxquels il sert de liaison.

[Pg 369]

—Prenez un jaune d’œuf pour votre liaison, et laissez-moi en paix, répondit Marillac avec un superbe dédain. Vous êtes robin, et je suis artiste; qu’y a-t-il entre vous et moi?—Je continue:—Et lui la vit passer de loin, pensive et éplorée qu’elle était, la belle jeune femme pâle; et il dit au prince... Borinski: O prince, une racine de sapins, contre laquelle je me suis heurté, a déchiré ma jambe, souffrez que je rentre au palais. Et le prince Borinski lui dit: Voulez-vous que mes gardes vous portent dans un palanquin? et le sournois d’Octave répondit...

—Ton histoire n’a pas le sens commun, et tu es ennuyeux à périr, interrompit brusquement Gerfaut. Messieurs, est-ce que nous restons à table toute la nuit?

Il se leva, mais personne ne suivit son exemple. Bergenheim qui, depuis quelques instants, prêtait l’oreille au récit de l’artiste, regardait alternativement les deux amis d’un œil sombre et observateur.

—Laissez-le donc parler, dit le jeune magistrat avec un sourire ironique; j’aime beaucoup le palanquin dans une cour d’Allemagne. C’est sans doute ce que ces messieurs les romantiques appellent la couleur locale.—Ah! ah!—O Racine!

Marillac, sans se laisser intimider cette fois par les regards foudroyants de Gerfaut, reprit avec l’obstination de l’ivresse et d’une voix de plus en plus bégayante:

—Puisque je te jure de gazer l’allégorie; tu me vexes à la fin. Ne sommes-nous pas nous autres des artistes, des hommes carrés par la base? comment veux-tu que des pékins de bourgeois comprennent!—Car, messeigneurs, sachez que j’ai commis une erreur en appelant l’amant de mon conte Octave.... Il est clair comme le jour qu’il s’appelle Boleslas... Boleslas Matalowski, du duché de Varsovie... blessé à Grochow... Il n’y a pas plus de rapports [Pg 370] entre lui et mon ami Octave qu’entre mon autre ami Bergenheim et le prince Kolinski... Woginski... comment diable s’appelle-t-il, mon prince? récompense honnête à qui me dira le nom de mon prince.

—Il y a conscience d’abuser de son état et de le faire parler davantage, interrompit de nouveau Gerfaut, dont ces paroles portèrent au dernier degré l’inquiétude et l’effroi.—Je t’en conjure, tais-toi et sors avec moi, dit-il ensuite en se baissant vers le conteur entêté, et il le prit par le bras pour le faire lever. Cette tentative ne fit qu’irriter Marillac au lieu de le persuader; il saisit le bord de la table et s’y cramponna de toute sa vigueur, en criant comme un pourceau qu’on égorge:

—Non! cinq cent quatre-vingt-dix-neuf mille fois non! je veux achever mon conte. Président, maintenez-moi la parole.—Point de licteurs dans le sanctuaire des lois.—Ah! ah! tu veux m’empêcher de parler parce que tu sais que je conte mieux que toi, et que j’impressionne mon auditoire. Jamais tu n’as pu attraper mon chic. Jaloux! envieux! Je te connais, serpent.

—Je t’en supplie, si tu m’aimes, écoute-moi, répondit Octave, qui, tout en penchant la tête sur l’épaule de son ami, remarquait avec anxiété l’attention extrême que le baron apportait à ce débat et l’expression sinistre de sa figure.

—Non! j’ai dit non! hurla de nouveau l’artiste d’une voix à faire crouler le plafond, et en appuyant ce mot du plus épouvantable juron de la langue française. Il se leva, repoussa brusquement Gerfaut et s’appuya sur la table en riant aux éclats.

—Poètes, dit-il, rassurez-vous et réjouissez-vous; vous aurez votre conte malgré les serpents de l’envie. Mais versez-moi à boire, car mon gosier ressemble à une botte d’allumettes. [Pg 371] Pas de vin, reprit-il, à la vue du notaire armé d’une bouteille et prêt à remplir son verre. Ce diable de vin m’altère au lieu de me rafraîchir; d’ailleurs, je suis sobre comme saint Jean-Baptiste.

Gerfaut, avec la persévérance désespérée d’un homme qui se voit au moment d’être noyé, le saisit de nouveau par le bras en le serrant comme s’il eût voulu incruster ses doigts dans la chair, et en cherchant à le fasciner de ce regard fixe et dominateur par lequel le médecin d’une maison de fous maîtrise la fureur de ses malades. Mais il n’obtint pour réponse, à cette muette et menaçante supplication, qu’un sourire inintelligent et ces mots lourdement bégayés:

—Donne-moi donc à boire, Boleslas... Marinski... Graboski... Je crois que Satan a allumé ses réchauds dans ma poitrine.

Les personnes assises près des deux amis purent entendre un sifflement de fureur qui sortit des lèvres serrées d’Octave. Tout à coup il allongea le bras sur la table, saisit parmi plusieurs autres un petit carafon en cristal et remplit jusqu’au bord le verre que lui tendait Marillac.

—Merci, dit celui-ci en cherchant à se mettre d’aplomb sur ses jambes; tu es aimable comme un petit ange. Aussi sois tranquille, tes amours ne risquent rien. Je vais te gazer tout ça d’un voile carabiné.—A votre santé, truands!

Il vida le verre aux deux tiers et le remit sur la table; il sourit ensuite et salua de la main ses auditeurs avec une courtoisie royale; mais sa bouche resta entr’ouverte comme si les lèvres eussent été pétrifiées, ses yeux s’agrandirent d’une manière démesurée et leur regard prit tout à coup une expression hagarde; sa main, qu’il avait étendue, glissa à son côté; lui-même, un moment après, chancela et tomba sur sa chaise, frappé en apparence d’une attaque foudroyante d’apoplexie.

[Pg 372]

Gerfaut, dont les yeux ne l’avaient pas quitté depuis qu’il avait bu, et qui avait suivi ces différents symptômes avec une anxiété inexprimable, le soutint dans ses bras; mais, malgré l’effroi ou l’intérêt qu’annonçait ce prompt secours, un soupir de soulagement sortit de sa poitrine lorsqu’il remarqua la muette immobilité de Marillac et l’impossibilité où il semblait être de reprendre la parole.

—C’est singulier, observa le notaire en l’aidant à éloigner de la table son voisin hors de combat, ce verre d’eau lui a fait plus d’effet que quatre ou cinq bouteilles de vin.

—Georges, dit Gerfaut à l’un des domestiques d’une voix agitée, faites bassiner son lit et venez m’aider à le porter; monsieur de Bergenheim, il y a sans doute une pharmacie chez vous, si l’on a besoin de quelque remède.

La plupart des convives s’étaient levés à cet incident inattendu, et une partie s’empressait autour de Marillac étendu sans mouvement sur sa chaise. Malgré l’eau dont on lui baignait les tempes, un flacon de sel qu’on lui faisait respirer, et quoiqu’on l’eût débarrassé de sa cravate et de tout ce qui pouvait gêner le jeu des poumons, il n’avait pas repris connaissance. Sa pâleur extrême, qui contrastait avec la coloration habituelle de son teint, donnait à ses traits une expression de souffrance et le rendait presque méconnaissable.

Au lieu de joindre ses secours à ceux des autres, Bergenheim profita de la confusion générale pour se pencher sur la table. Il plongea un doigt dans le verre de l’artiste où était restée une partie de l’eau, et le porta ensuite à ses lèvres. Ce geste ne fut aperçu que par le notaire, personnage curieux et observateur de sa nature. Le trouvant assez étrange, celui-ci saisit le verre à son tour et avala quelques gouttes du liquide qu’il contenait.

—Sapristi! dit-il à voix basse à Bergenheim, je ne [Pg 373] m’étonne plus que la rasade l’ait asphyxié sur place. Savez-vous, monsieur le baron, que si ce M. de Gerfaut avait bu autre chose que de l’eau pendant le souper, je croirais qu’il est le plus ivre des deux; ou bien que, s’ils étaient moins amis, je supposerais qu’il a voulu l’empoisonner pour lui couper le sifflet? Avez-vous remarqué qu’il ne semblait pas content d’entendre cette histoire?

—Ah! vous aussi? tout le monde le saura donc! s’écria Christian avec une sorte de fureur.

—Prendre une carafe de kirsch pour de l’eau claire! reprit le notaire sans faire attention au trouble de son interlocuteur:—diable! diable! il serait bon d’employer sur-le-champ l’émétique: ce pauvre garçon a dans l’estomac une dose d’acide prussique capable d’empoisonner un bœuf.

—Qui est-ce qui a parlé d’empoisonnement et d’acide prussique? s’écria le procureur du roi en accourant de l’autre extrémité de la table, d’un pas assez mal assuré, car la tête du jeune magistrat n’avait guère mieux résisté que celle de l’artiste aux libations traîtresses, et il commençait à être entièrement hors de son assiette empesée et judiciaire,—qui est-ce qui a été empoisonné? je suis le procureur du roi; c’est à moi de diriger l’instruction. A-t-on fait l’autopsie du cadavre? et d’abord où l’a-t-on trouvé? dans un champ, dans un bois, dans la rivière?

—Vous en avez menti, il n’y a pas de cadavre dans la rivière, s’écria Bergenheim d’une voix foudroyante, et il le saisit au collet avec une sorte d’égarement.

Le magistrat incapable d’opposer la moindre résistance à la main vigoureuse qui l’étranglait fut secoué par elle à deux reprises comme l’agneau qu’un loup emporte à sa mâchoire. Tout à coup le baron s’arrêta et se frappa le front par un geste familier aux personnes qui sentent leur raison troublée par un paroxysme de passion indomptable.

[Pg 374]

—Je suis fou, dit-il avec beaucoup d’émotion.—Monsieur, vous me voyez désespéré. Nous avons réellement un peu trop bu. Je vous demande pardon, monsieur.—Je vous quitte un moment... j’ai besoin d’air.

A ces mots il sortit précipitamment, heurtant sur son passage les personnes qui emportaient Marillac dans sa chambre. Le procureur du roi, dont les idées, déjà fort peu claires, s’étaient entièrement brouillées à la suite de cette atteinte inouïe à sa dignité, se laissa tomber en défaillance sur une chaise.

—Pauvres buveurs que cela! dit au notaire le gros M. de Camier qui était resté seul avec lui, car le magistrat, à demi suffoqué d’indignation et d’ivresse, ne pouvait plus être compté comme convive.—Pour un doigt de vin, les voilà tous sous la table ou à moitié fous.

Le notaire secoua la tête à plusieurs reprises d’un air mystérieux.

—Tout cela n’est rien moins que clair, dit-il ensuite; que ce M. Marillac n’ait pas la tête très solide et raconte quand il est gris des histoires à dormir debout, que son ami prenne du kirsch pour de l’eau, je le comprendrais à la rigueur; mais c’est le baron qui m’étonne. Avez-vous vu comme il secouait notre voisin, qui va tout à l’heure glisser sur le parquet?

—Ce sera parquet sur parquet.—Chaud pour l’hiver, dit avec un gros rire M. de Camier.

—Pas mauvais, le calembour. Mais, quant au baron qui pour s’excuser prétend qu’il est ivre, je n’en crois pas un mot, car il n’a presque bu que de l’eau. Il y avait des instants ce soir où il avait un air très singulier. Il y a quelque diablerie là-dessous, monsieur de Camier; soyez sûr qu’il y a quelque diablerie là-dessous.

—Je suis le procureur du roi, qu’on ne fasse pas sans [Pg 375] moi la levée du cadavre, balbutia d’une voix faible et entrecoupée le magistrat, qui, après de vains efforts pour maintenir son équilibre, justifia le calembour dont il avait été l’objet, en quittant sa chaise pour le parquet de la salle à manger.

Décoration fin de page.

[Pg 377]

Décoration tête de page.

XXI

Lettre C illustrée

CHRISTIAN de Bergenheim était un de ces hommes dont Napoléon avait en quelque sorte ressuscité la race graduellement éteinte depuis les siècles féodaux; homme exclusivement d’action, ne faisant aucune dépense superflue d’imagination ou de sensibilité, et, dans les occasions capitales, ne laissant jamais voyager leur âme plus loin que la portée de leur sabre. L’absence complète de ce sens que la plupart nomment irritabilité maladive, et quelques-uns poésie, avait conservé aux ressorts de son caractère leur inflexibilité rude et native. Son âme manquait d’ailes pour sortir du monde positif; mais cette indigence avait sa compensation: il était impossible d’appliquer un bras plus vigoureux que le sien à tout ce qui était résistance matérielle. Il ne vivait jamais ni hier ni demain, il vivait aujourd’hui. Insignifiant [Pg 378] avant ou après, il déployait au moment voulu une énergie d’autant plus puissante qu’aucune déperdition intempestive d’émotion ou de rêverie n’en avait amolli l’action. Les rares idées contenues dans son cerveau y avaient acquis, par l’effet même de cette rareté, un développement clair, dur et impénétrable, pareil au diamant. A la clarté intérieure de ces étoiles fixes, il allait en toute chose, comme on va au soleil, tête haute, droit devant lui et prêt à broyer du pied les obstacles qui eussent essayé d’arrêter sa marche ou de le faire dévier de son chemin.

En ce moment pourtant, malgré cette forte trempe de son caractère, Bergenheim fut sur le point de fléchir sous le coup dont il venait d’être frappé. Au lieu de se joindre aux personnes qui transportaient Marillac, ce fut au jardin qu’il descendit en sortant de la salle à manger, car le besoin d’air qu’il avait prétexté pour quitter ses hôtes était une réalité en même temps qu’une excuse. Il se sentait oppressé jusqu’à l’étouffement par les émotions auxquelles il servait de proie depuis quelques heures. La dissimulation, dont la prudence lui faisait une nécessité et son honneur un devoir, en avait encore aggravé le tourment en le comprimant. Les douleurs de l’homme ont ce raffinement qui les complète et les rend incomparables; c’est de toute leur lourdeur qu’elles pèsent sur l’âme, car l’épanchement leur est interdit. Depuis les gladiateurs de Rome dressés à mourir avec grâce, il est une étiquette pour la souffrance qui lui prescrit le silence et le secret. Il faut savoir faire de la chape de plomb qui vous écrase, un manteau où se cache votre supplice. Se découvrir un seul instant pour gémir en liberté, pour montrer aux autres ses stigmates sanglants, cela s’appellerait faiblesse, impudeur, lâcheté! On permet les cris à l’enfant et les pleurs à la femme; mais l’homme doit boire son sang comme fit Beaumanoir, afin que [Pg 379] nul ne voie sa plaie et ne rie de lui parce qu’il est blessé.

Christian marcha longtemps d’un pas violent à travers les sentiers et les taillis du parc. Baignant à l’air froid du soir sa tête nue et brûlante, il cherchait à calmer ce bouillonnement intérieur, tempête du sang qui se déchaîne, au milieu de laquelle la raison flotte et se débat comme un navire près du naufrage. Dans certaines tortures morales, le même feu qui embrase de ses langues aiguës les fibres irritables du cœur fait monter au cerveau une vapeur obscure; et plus la flamme dévore, plus la fumée étouffe; plus les sentiments sont poignants, plus les idées se troublent.

Bergenheim lutta avec énergie contre ce vertige dans lequel il sentait tournoyer son esprit; ne pouvant s’arracher tout entier au supplice, il essaya du moins d’en dégager sa tête. Il employa tout ce qu’il avait de force à recouvrer son sang-froid, à dominer les périls et les douleurs dont il était entouré, d’un regard ferme, sinon indifférent, à reconquérir en un mot l’empire sur lui-même qui lui était habituel et qui, pendant le souper, l’avait abandonné à plusieurs reprises. Ses efforts ne furent pas vains. La vigueur de son âme, terrassée un instant par la violence de ses sensations, finit par prendre le dessus. Sans faiblesse, sans exagération, sans emportement, il contempla sa position comme s’il eût été question d’un autre. Deux faits, l’un accompli, l’autre encore incertain, se dressaient devant lui dans toute l’horreur d’une vision funèbre: d’un côté le meurtre, de l’autre l’adultère; le tombeau dans le torrent pour pendant au lit nuptial outragé. Aucune puissance humaine ne pouvait remédier au premier de ces malheurs ou en arrêter les conséquences; il l’adopta donc, comme on tend le cou à la hache sur l’échafaud, mais il en détourna son esprit, dont il avait besoin pour un autre supplice. En attendant le jour voisin peut-être de l’expiation, [Pg 380] il demanda une trêve au cadavre pour ne plus s’occuper que de la femme. Il soumit au principe d’honneur orgueilleux et inflexible, première religion de son âme, la conduite qu’il devait tenir à son égard. Jusqu’alors il n’existait contre elle que des présomptions, graves, il est vrai, si l’on réunissait les révélations de Lambernier aux étranges indiscrétions de Marillac. Connaître la vérité tout entière lui parut le premier devoir à remplir envers lui-même comme envers elle: innocente, il avait un pardon à obtenir; coupable, un châtiment à infliger.

—C’est un abîme, se dit-il, et je trouverai peut-être au fond autant de boue que de sang. N’importe, j’y descendrai.

Lorsqu’il rentra au château, sa physionomie avait recouvré son calme habituel. Le regard le plus observateur eût à peine découvert une légère altération dans ses traits, la main la plus habile à apprécier les pulsations de la fièvre n’eût rien deviné en interrogeant la sienne. Le champ de bataille de la salle à manger était enfin abandonné. Vainqueurs et vaincus s’étaient retirés dans leurs chambres. Ce fut à celle de l’artiste qu’il monta d’abord, afin qu’aucune singularité dans sa conduite n’attirât l’attention; car, en sa qualité de maître de maison, une visite à l’un de ses hôtes tombé mort ou à peu près à sa table était en quelque sorte un devoir. Les soins prodigués à Marillac avaient prévenu le danger qu’auraient pu faire naître son imprudente ivresse et l’espèce de poison dont il l’avait couronné. Étendu au milieu de son lit, dans la position où on l’y avait placé, il dormait du sommeil lourd et pénible qui sert d’expiation aux excès bachiques. A quelque distance, Gerfaut écrivait, assis devant une table; il semblait disposé à veiller toute la nuit et à remplir ainsi, avec le dévouement de l’amitié, les fonctions de garde-malade.

A la vue du baron, Octave se leva; sa figure, où tant [Pg 381] d’émotions s’étaient peintes pendant le souper, avait repris aussi une rare expression de réserve. Ce fut avec un égal sang-froid que ces deux hommes s’abordèrent.

—Dort-il? demanda Christian, en obéissant au geste de son hôte qui lui recommandait de ne pas faire de bruit.

—Depuis quelques instants, répondit celui-ci; maintenant il est tout à fait bien, et demain il n’y paraîtra plus. Mais j’espère que cela vous servira de leçon et contiendra dans de justes bornes votre hospitalité princière. Votre table est un vrai guet-apens.

—Ne me jetez pas la pierre, je vous prie, repartit le baron avec une égale apparence de bonne humeur. Si demain notre ami doit demander raison à quelqu’un, c’est bien à vous qui prenez du kirschen de 1765 pour de l’eau.

—Je crois réellement que j’étais le plus ivre des deux, interrompit Octave avec une vivacité qui dissimulait un certain embarras; nous avons étrangement scandalisé M. de Camier qui a pris la plus mauvaise opinion des têtes et des estomacs parisiens.

Après avoir regardé un moment l’artiste endormi, Christian s’approcha de la table où était assis Gerfaut, et jeta un coup d’œil sur ce qu’écrivait celui-ci.

—Vous travaillez donc toujours? dit-il, tandis que ses yeux restaient fixés sur le papier.

—En ce moment, je fais le modeste métier de copiste. Ce sont des vers que Mlle de Corandeuil a eu la gracieuseté de me demander...

—Faites-moi un plaisir. Je vais chez elle tout à l’heure, donnez-moi ces vers pour que je les lui remette moi-même. Depuis le malheur arrivé à Constance, elle m’en veut à mort, et je ne serais pas fâché d’avoir un auxiliaire comme vous pour entrer en conversation.

Gerfaut écrivit les deux ou trois lignes qui lui restaient [Pg 382] à transcrire et remit la feuille à Bergenheim. Celui-ci la regarda quelque temps avec attention, ensuite il plia soigneusement le papier et le mit dans sa poche.

—Je vous remercie, monsieur, dit-il, et je vous laisse à vos devoirs d’amitié.

L’accent extrêmement calme dont ces paroles furent prononcées et le salut poli qui les accompagna avaient quelque chose de si grave dans leur honnêteté que Gerfaut resta glacé, pour ainsi dire, quand le baron fut sorti; mais l’impression qu’il éprouva n’alla pas jusqu’à l’inquiétude: il n’avait pas compris.

En entrant chez lui, Bergenheim ouvrit une seconde fois le papier qu’on venait de lui remettre et le compara au billet qu’il tenait de Lambernier. Les soupçons qu’un examen séparé lui avait fait concevoir se trouvèrent confirmés par cette confrontation; aucun doute n’était possible: la lettre et la pièce de vers avaient été écrites par la même main.

Après quelques instants de réflexion, Christian descendit chez sa femme.

La molle sérénité de l’appartement de Mme de Bergenheim offrait, avec les scènes bruyantes dont la salle à manger avait été le théâtre, le contraste que l’on éprouve lorsque, de l’étouffement d’une foule grossière, entassée dans une étroite enceinte, on s’échappe pour respirer sous les lilas en fleur la fraîcheur d’une belle soirée de printemps. Au lieu des chaudes vapeurs de l’orgie, on se plaisait dès l’entrée dans je ne sais quelle atmosphère d’une douceur indéfinissable; parfum sans nom et si particulier aux chambres de quelques jeunes femmes, qu’on peut croire, sans être accusé de céladonisme, que leur présence n’y est pas étrangère. Au milieu de ces suaves senteurs avec lesquelles s’harmonisait la faible clarté d’une lampe d’albâtre, les teintes douces à l’œil des tentures et un silence qui avait une expression [Pg 383] de recueillement, Clémence était assise avec nonchalance dans une causeuse à l’angle de la cheminée. Sur une table près d’elle, un ouvrage de broderie et quelques livres annonçaient des intentions de travail ou de lecture délaissées pour une de ces méditations séductrices, auxquelles les esprits ardents ne savent pas résister. Les femmes surtout, que leur condition fait esclaves, et leur nature avides de liberté, sont d’insatiables rêveuses. Car la rêverie, c’est la prison qui s’ouvre, et l’âme qui s’envole: et plus la prison est étroite, plus l’âme dans sa délivrance imaginaire prend un essor désordonné. Telle, que le monde juge froide, effrayerait par l’audace de ses secrètes pensées l’imagination la plus virile; telle autre, qui en réalité n’a jamais failli, se donne sans réserve, à certaines heures solitaires, à celui qui ne sait rien obtenir quand il est là.

Mme de Bergenheim subissait alors cet entraînement irrésistible de l’imagination qui brise sa chaîne. Jamais elle n’était allée si loin dans l’abandon de ses sentiments, dans la hardiesse de ses réflexions. Cette journée avait fait franchir à sa passion une distance qui l’eût effrayée, si elle avait pu recouvrer un seul instant assez de calme pour l’apprécier. Mais demander le calme au cœur qui aime, c’est demander la lune sereine au ciel d’orage. Quoique son amant ne fût plus là, elle était encore sous le charme de cette passion brûlante autant que spirituelle qui répondait à la fois aux besoins de son âme, aux délicatesses de son goût, à l’activité de son intelligence. En ce moment, elle se trouvait heureuse de vivre; il n’était pas de pensée triste qui ne s’effaçât devant ce mot magique: il m’aime! Par une réussite bien rare, tous les détails de son raccommodement avec Octave lui plaisaient; elle n’eût voulu rien en retrancher, rien y ajouter; elle était arrivée au point qu’elle désirait, et s’y était arrêtée sur un trône. Elle l’avait revu [Pg 384] soumis comme aux premiers jours; il avait reconnu sa souveraineté, en ne réservant pour lui que le droit d’amour et de prière. Sans doute en se rappelant les concessions dont elle avait payé ce triomphe, elle ne pouvait empêcher une légère rougeur de colorer fugitivement sa joue; son orgueil féminin était forcé de reconnaître qu’elle avait beaucoup permis, ou plutôt beaucoup accordé; mais le souvenir de la délicatesse de son amant calmait sa conscience et lui rendait moins pénibles les reproches de sa pudeur; elle se pardonnait de lui avoir laissé deviner la force de sa tendresse; la générosité dont il avait fait preuve n’était-elle pas un gage qu’il n’abuserait jamais de cet aveu?

En amour, les femmes vont vite, surtout quand elles vont seules. Lorsqu’on essaye de leur donner une impulsion trop rapide, un instinct naturel les porte à la contradiction et à la résistance; mais que le goût leur vienne de prendre d’elles-mêmes leur élan, elles font d’un seul pas plus de chemin que les efforts de leurs amants n’en eussent obtenu pendant un mois. Du moment que Mme de Bergenheim eut décidé qu’Octave était un modèle de désintéressement, elle mit à suivre son propre penchant, un abandon aussi grand que l’avait été jusqu’alors sa retenue. Avec la logique des passions, habiles à se faire une persuasion de leur désir, elle exagéra jusqu’à l’héroïsme la belle conduite d’Octave, afin d’en conclure pour elle-même un droit de tendresse plus confiante et plus expansive. Puisqu’il avait tant d’empire sur lui-même, ne pouvait-elle être moins rigide de son côté? Pourvu que sa vertu restât sans tache, qu’importait qu’elle en dût le salut à sa propre force ou au respect de son amant?

Selon l’usage de la plupart des femmes, qui, lorsqu’elles ne brisent pas leur chaîne, cherchent du moins à l’allonger le plus possible, afin de jouer avec leur esclavage, Clémence [Pg 385] finit par voir le crime dans un seul fait. Jusque-là, l’innocence lui sembla possible et la vertu praticable; insensiblement, elle regarda comme péchés minimes et pardonnables ces délits trop délicieux à commettre, que nos aïeux, dans leur style expressif, nommaient les menus suffrages de l’amour. Avec la réserve d’une imagination chaste et l’assurance d’un cœur qui se croit infaillible, elle éleva une barrière devant le terme où tendent toutes les passions, comme on pose un garde-fou au bord d’un précipice; elle couvrit la barrière d’un voile pour s’ôter jusqu’à la vue du danger, et, jetant les yeux sur le terrain dont elle se permettait la jouissance, elle se dit: Ceci est à moi. Dans la naïveté de son erreur, elle crut conciliables deux choses que nos mœurs ont presque toujours séparées: la passion et le devoir; et pour les unir, elle leur ôta à tous deux leurs aspérités trop incompatibles; elle fit la passion sobre et le devoir tolérant. La hardiesse de ses réflexions croissant à chaque instant, elle dépouilla peu à peu son mariage de tout prestige de sentiment et finit par y voir ce qu’il avait été réellement: un marché. A ce marché, elle appliqua, par une conséquence logique, la loi d’équité qui sert de base à tous les autres. Il lui sembla que, pour l’esprit ordinaire et l’âme inintelligente de son mari, le sacrifice exclusif de toutes les richesses de sa propre nature était un retour que nulle puissance humaine ne pouvait prescrire. Réduisant au sens le plus faible le mot de fidélité qu’on lui avait lu au nom de la loi, l’anneau qui en était le symbole lui parut bien étroit pour enchaîner à jamais son cœur, son esprit, toutes ces facultés impérieuses qui ne pouvaient exister que par l’amour; puisque cet amour nécessaire à la vie de son âme ne s’était pas rencontré parmi les autres présents de ses noces, elle crut pouvoir l’agréer là où il s’offrait à elle. Au lieu de persister dans les résistances d’une lutte impossible, [Pg 386] elle accepta donc sa passion comme inséparable désormais de son existence; elle fit d’elle-même deux parts, l’une esclave du devoir, victime de ses serments, humiliante et passive aliénation de sa personne; mais l’autre libre, l’autre son bien, son être réel, sa vie véritable; et celle-ci, qui pourrait lui contester le droit de l’accorder au cœur qui savait la payer son prix?

Le bruit que fit en s’ouvrant la porte de la chambre à coucher interrompit cette méditation dangereuse, dont chaque ondulation effleurait d’un flot plus hardi les attrayants rivages de la terre défendue. Mme de Bergenheim tourna la tête avec humeur; mais lorsqu’au lieu de sa femme de chambre qu’elle s’apprêtait à réprimander, elle eut reconnu son mari, l’impatience peinte sur ses traits fit soudainement place à une expression de crainte. Par un mouvement qu’elle ne put réprimer, elle se leva comme si elle eût aperçu un étranger, et resta debout contre la cheminée, dans une attitude dont l’observateur le moins clairvoyant eût remarqué le trouble et la contrainte.

Rien dans les manières de Christian ne justifiait l’appréhension que sa vue semblait causer à sa femme. Il s’avança d’un air tranquille, avec ce sourire qu’il avait infligé à ses lèvres et qu’il n’y fixait qu’au prix d’une crispation intérieure; sorte de fleur hypocrite, à corolle épanouie, à racine hideuse. L’expression riante et presque caressante de cette physionomie, au lieu de rassurer Clémence, changea seulement la nature de sa crainte. Éveillée brusquement au milieu d’un rêve coupable, son premier regard lui avait montré un époux outragé et prêt à punir: un second, plus calme, lui en révéla un autre non moins effrayant, un époux amoureux et disposé à réclamer le privilège de ses droits. En ce moment, toute palpitante encore des embrassements d’Octave, elle eût préféré trouver un poignard aux mains [Pg 387] de Christian, qu’un baiser à ses lèvres; en ce moment c’était la fidélité à l’amant qui lui semblait devoir, et l’abandon au mari adultère. Elle fut épouvantée de l’horreur que lui inspira subitement ce dernier, mais le besoin d’échapper au supplice dont elle se crut menacée fit taire tout autre sentiment. Avec la présence d’esprit dont toutes les femmes sont douées en pareil cas, elle se laissa retomber sur la causeuse et prit la parole d’un ton de langueur souffrante mêlée à une expression de reproche.

...Christian poussa Lambernier dans le sentier qu’il lui avait indiqué...
—Dessin de WEISZ, gravure de H. MANESSE

—Je suis bien aise de vous voir un instant pour vous gronder, dit-elle; je n’ai pas reconnu ce soir vos attentions ordinaires. Vous n’avez donc pas pensé que le bruit de la salle à manger arrivait jusqu’ici.

—En as-tu été incommodée? dit Christian en la regardant attentivement.

—A moins d’avoir une tête de fer... il paraît que ces messieurs ont un peu abusé de la liberté permise à la campagne. D’après ce que m’a dit Justine, il s’est passé des choses qui eussent été mieux à leur place à la Femme-sans-Tête.

—Tu souffres beaucoup?

—Une migraine affreuse. Je voudrais pouvoir un peu dormir.

—J’ai eu tort de ne pas prévoir cela. Mais tu me pardonnes, n’est-il pas vrai?

Bergenheim se pencha sur la causeuse et passa un bras autour des épaules de la jeune femme, en appuyant les lèvres sur le front qu’elle tenait baissé. Pour la première fois de sa vie, il jouait un rôle auprès d’elle et observait avec une attention implacable les moindres expressions de son visage, les plus fugitives révélations de son maintien. Il s’aperçut qu’elle frémissait sur le bras dont il l’avait enveloppée, et sa bouche trouva prompt à se dérober et aussi [Pg 388] froid que le marbre le front qu’elle avait à peine effleuré.

Il se redressa et fit plusieurs tours dans la chambre en évitant de la regarder, car l’aversion que lui annonçaient ces symptômes lui parut une preuve complète et il craignit de ne pouvoir se contenir.

—Qu’avez-vous donc? demanda la jeune femme en remarquant l’agitation de son mari.

Ces paroles rendirent au baron la prudence dont il avait besoin. Il se rapprocha d’elle et répondit avec une sorte d’insouciance:

—J’éprouve une contrariété pour une cause assez frivole; il s’agit de ta tante.

—Je sais. Elle est furieuse contre vous depuis le double malheur arrivé à Constance et à son cocher. Quant à Constance, avouez que vous êtes coupable.

—Elle ne se contente pas d’être furieuse; elle me menace d’une rupture complète. Tiens, lis.

Il lui remit en disant ces mots une lettre pliée haut et large et cachetée aux armes de Corandeuil. L’écusson accompagné de supports, cimier, lambrequins et entouré de l’ancienne et romanesque devise: Corandeuil, cœur en deuil! ressemblait plutôt, pour la dimension, au sceau d’un diplôme qu’au cachet d’une lettre ordinaire; il donnait d’abord une idée grave du contenu, et cette impression se trouvait confirmée au premier coup d’œil par une écriture droite, maigre, rigide, ainsi que par une belle orthographe de douairière qui proscrivait sans pitié les a voltairiens et employait volontiers les z au lieu des s.

Mme de Bergenheim lut le billet à haute voix:

«Après les événements inouïs et inqualifiables de ce jour, le parti que je crois devoir prendre n’aura sans doute rien qui vous surprenne, monsieur; vous comprendrez que je ne puisse ni ne veuille rester plus longtemps dans une [Pg 389] maison où la vie de mes domestiques et des autres créatures que l’on sait m’être chères est exposée aux guets-apens les plus déplorables. Depuis longtemps, quoique je voulusse bien fermer les yeux, je m’étais aperçue des machinations tramées journellement contre tout ce qui porte la livrée de Corandeuil. Je supposais que je n’avais pas besoin d’y mettre fin, que vous vous chargeriez de ce soin; mais il ne paraît pas que les égards et le respect pour les femmes fassent aujourd’hui partie des devoirs d’un gentilhomme. Je dois donc suppléer à une absence complète de procédés et veiller moi-même à la sûreté des personnes et autres créatures qui me sont attachées. Je pars demain pour Paris. L’état de Constance lui permettra, j’espère, de supporter les fatigues du voyage; mais la blessure de Baptiste est trop grave pour que je veuille l’y exposer. Je me décide donc, quoique à regret, à le laisser ici jusqu’à ce qu’il puisse se mettre en route, le recommandant à l’humanité de ma nièce.

«Recevez, monsieur, avec mes adieux, tous mes remerciements pour votre courtoise hospitalité.

«Yolande de Corandeuil.»

—Ta tante abuse un peu de la permission d’être folle, dit le baron, lorsque sa femme eut achevé cette lecture; elle lève le camp en me recommandant ses blessés comme après une bataille.

—Mais je l’ai vue il n’y a pas deux heures, et, quoiqu’elle fût fort courroucée, elle ne m’a pas dit un mot de ce départ.

—Il n’y a qu’un instant que Jean m’a remis cette lettre, en grande livrée et avec l’importance d’un ambassadeur qui demande ses passeports. Il te faut, ma bonne amie, aller [Pg 390] lui parler et employer ton éloquence pour la faire changer de projet.

—J’y vais sur-le-champ, répondit Clémence en se levant.

—Tu sais que ta chère tante est passablement entêtée lorsqu’elle a chaussé une fantaisie. Si elle persistait dans celle-ci, donne-lui, pour la décider à rester, une raison dont elle comprendra la valeur. Je suis obligé d’aller demain matin à Épinal avec M. de Camier, pour une vente de bois, et je serai absent au moins trois jours. Tu comprends qu’il est difficile que ta tante te laisse seule pendant mon absence, à cause de ces messieurs.

—Certainement, cela ne se peut pas, dit-elle avec vivacité.

—Je n’y verrais, quant à moi, aucun inconvénient, reprit le baron en essayant de sourire; mais il faut avant tout obéir aux convenances. Tu es une maîtresse de maison trop jeune et trop jolie pour te passer de chaperon, et Aline, au lieu de pouvoir t’en servir, serait un inconvénient de plus. Il faut donc absolument que ta tante reste ici jusqu’à mon retour.

—Et d’ici là, Constance et Baptiste seront guéris et sa colère oubliée. Vous ne m’aviez pas encore parlé de ce voyage à Épinal et de cette vente de bois.

—Va chez ta tante avant qu’elle soit couchée, répondit Bergenheim, sans s’arrêter à cette observation et en s’asseyant sur la causeuse; je t’attendrai ici. Nous partons demain de très bonne heure et je veux savoir ce soir à quoi m’en tenir.

Dès que Mme de Bergenheim fut sortie et eut refermé la première porte du petit parloir, Christian se leva, courut plutôt qu’il ne marcha vers l’entre-deux des fenêtres, et chercha dans la rosace de la boiserie le bouton secret dont lui avait parlé Lambernier. Il l’eût bientôt trouvé; [Pg 391] à la première pression, le ressort joua et le panneau s’ouvrit. Le coffret de palissandre était sur la tablette, il le prit et examina quelque temps avec attention les lettres qui s’y trouvaient enfermées. La plupart ressemblaient pour la forme à celle dont il était déjà possesseur; quelques-unes avaient une enveloppe à l’adresse de Mme de Bergenheim et portaient un petit cachet armorié qu’il reconnut pour celui de Gerfaut. L’identité de l’écriture était d’ailleurs incontestable, et les doutes, s’il en conservait encore, devaient tomber devant l’évidence. Après avoir jeté au hasard un coup d’œil rapide sur quelques-uns de ces billets, il les remit dans le coffret et celui-ci sur le rayon, en ayant soin de replacer toute chose dans l’état où il l’avait trouvée. Il referma le panneau avec une égale attention et vint se rasseoir au coin de la cheminée.

Lorsque Clémence rentra, son mari paraissait absorbé par la lecture d’un des volumes qu’il avait trouvés sur la table, tandis que sa main jouait machinalement avec une petite coupe de bronze où sa femme mettait ordinairement en se déshabillant ses bagues et ses boucles d’oreilles.

—J’ai gagné notre procès, dit la baronne d’un ton joyeux; ma tante a compris les raisons que je lui ai données, et elle différera son départ jusqu’à votre retour.

Christian ne répondit pas.

—C’est-à-dire qu’elle ne partira pas du tout, car pendant trois jours sa grande colère aura le temps de se calmer; au fond, elle est très bonne.—Mais depuis quand savez-vous l’anglais? continua-t-elle, en remarquant l’attention avec laquelle son mari tenait les yeux fixés sur le volume de lord Byron qui lui servait de contenance.

Bergenheim jeta le livre sur la table, leva la tête et essaya de regarder sa femme d’un air calme. Malgré ses efforts, son visage avait une expression dont celle-ci eût [Pg 392] été probablement épouvantée; mais elle n’y fit pas attention, ses yeux s’étaient arrêtés sur la coupe que son mari tenait encore et qu’il tordait dans sa main comme s’il eût pétri de l’argile.

—Mon Dieu! Christian, qu’avez-vous donc, et que vous a fait cette pauvre coupe? demanda-t-elle avec une surprise où il entrait un peu de cet effroi toujours si prompt à s’éveiller dans un cœur qui ne se sent pas sans reproche.

Il se leva et remit le bronze déformé sur la cheminée.

—Je ne sais ce que j’ai ce soir, dit-il avec effort, je me sens les nerfs irrités. Je vais vous laisser, car j’ai besoin de repos moi-même. Je partirai demain bien avant votre lever et je serai de retour mercredi.

—Pas plus tard au moins, mon ami, dit-elle avec une douceur de langage et d’accent dont en pareilles circonstances bien peu de femmes ont la loyauté de s’abstenir.

Il sortit sans répondre, car il craignait de n’être pas maître de lui: à cette espèce de caresse hypocrite l’envie lui était venue d’en finir et de la tuer sur-le-champ.

Décoration fin de page.

[Pg 393]

Décoration tête de page.

XXII

Lettre V illustrée

VINGT-QUATRE heures s’étaient écoulées. Dès le matin le baron était parti, ainsi que tous ses hôtes, à l’exception de Gerfaut et de l’artiste. La journée s’était traînée lentement, maussade et languissante. Une froideur générale portait à l’isolement le petit nombre de personnes restées au château. Aline boudait sa belle-sœur depuis leur conversation du boudoir; Mlle de Corandeuil, tout entière aux soins que réclamait l’état de son carlin, n’avait fait qu’une très courte apparition à table; Marillac, qui depuis son lever buvait du thé comme un mandarin, n’avait pas osé y présenter sa figure blafarde des excès de la veille. Il se faisait malade un peu plus qu’il ne l’était réellement, pour retarder autant que possible le moment où il serait contraint de comparaître devant la maîtresse du château, dont il redoutait fort la sévérité exigeante [Pg 394] et aristocratique. Mme de Bergenheim enfin ne quittait pas sa tante et évitait ainsi de se trouver seule avec Octave, à qui ces différentes circonstances eussent procuré un tête-à-tête presque continuel, pour peu qu’elle y eût consenti. L’absence de Christian, au lieu d’être pour les amants un signal de délivrance, semblait avoir créé entre eux une mésintelligence nouvelle, car Clémence eût trouvé une sorte d’impudeur à mal user de la liberté plus grande que lui laissait le départ de son mari. Elle fut donc pendant toute la journée d’autant plus réservée qu’elle voyait plus de facilités à faillir; mais le soir, quand elle se retrouva seule dans son appartement, cette rigueur factice tomba soudain. Autant elle s’était montrée inflexible et inabordable pour celui dont elle redoutait la présence, autant le souvenir de son amant la trouva douce et passionnée dès qu’elle se crut à l’abri de ses séductions. Mettant de nouveau en pratique la capitulation de conscience qui permettait la ligne oblique à ses pensées, pourvu que ses actions fussent fidèles au droit chemin, elle se récompensa de l’honnête rigidité de sa conduite par ces friandes criminalités d’imagination, sylphes perfides qui rougissent des caresses de leurs ailes les fronts les plus innocents. Couchée plutôt qu’assise sur le divan de son parloir, elle passa la soirée entière à rêver d’Octave, à lui parler comme s’il eût pu répondre, à lui faire mille aveux plus tendres que ceux qu’il avait obtenus d’elle, à fêter enfin dans le plus riche sanctuaire de son cœur celui qu’elle exilait de ses yeux.

Puis cette exaltation tomba peu à peu. Depuis le matin, l’atmosphère offrait cette lourdeur électrique qui fait éprouver un malaise véritable aux organisations nerveuses. L’orage, longtemps contenu, éclatait alors avec violence; le tonnerre grondait au loin, répété par les nombreux échos des montagnes; la pluie battait sans discontinuer contre les fenêtres; à chaque instant quelque rafale de [Pg 395] vent, passant sur le château, arrachait des gémissements plaintifs aux girouettes des toits, aux persiennes mal fermées, à tout ce qui donnait prise à sa vague aérienne. Parfois un souffle plus pénétrant s’introduisait jusque dans les corridors intérieurs et y courait comme une note lugubre dans les tuyaux d’un orgue gigantesque. L’âme la plus calme n’eût pas écouté sans émotion ces voix étranges se lamentant dans le silence de la nuit. La sensibilité maladive de Mme de Bergenheim, exagérée depuis quelque temps par une lutte morale continuelle, finit par s’en affecter jusqu’à la souffrance; insensiblement ses pensées prirent un cours mélancolique en harmonie avec la tristesse de l’orage, et les songes dorés de son imagination s’évanouirent, remplacés bientôt par un morne abattement.

Dans ces accès de découragement plus fréquents depuis quelque temps, un regard désenchanté sur sa propre position lui montrait les abîmes qu’elle ne voulait pas voir en d’autres instants, ou qu’elle croyait franchissables. Tant que, luttant de bonne foi, elle avait regardé Octave comme un adversaire, elle l’avait eu en face d’elle, et il lui avait donné assez d’occupation pour la distraire d’un retour approfondi sur elle-même; mais depuis qu’elle était allée à lui comme on passe à l’ennemi, et que, dans son âme, elle avait pris parti pour l’amant contre le mari, c’est en face de celui-ci qu’elle se trouvait; le courage lui manquait à cette seule idée, tant elle se sentait faible, coupable, vaincue avant le combat. Lorsqu’elle jouait encore avec sa passion, elle avait peu pensé à Christian; elle eût trouvé puéril de faire intervenir l’idée tutélaire de son mari dans un divertissement sans danger selon elle; puis lorsque, voulant briser son jouet, elle l’avait trouvé de fer et qu’il s’était métamorphosé dans sa main en un joug de plus en plus tyrannique, elle avait appelé à son aide les divinités conjugales, mais d’une [Pg 396] voix trop étouffée pour être entendue. Maintenant la situation avait encore changé. Christian n’était plus l’allié insignifiant que la femme vertueuse avait condamné par fatuité de sagesse à une neutralité ignorante, ni le protecteur au bras duquel la faible femme avait voulu se retenir lorsqu’un vertige était venu rendre le sol glissant à ses pieds tentés d’une chute: il était le mari, dans l’acception hostile et redoutable de ce mot; le mari, ce despotisme jaloux et brutal, ce cauchemar de toutes les heures, ce garnisaire imposé au lit qui l’abhorre, ce reptile dont la rose doit souffrir la souillure, cet être enfin en qui s’incarnent tous les fléaux de la terreur, toutes les répugnances du dégoût, toutes les difformités du ridicule, le jour où l’amour ne reconnaît plus ses droits.

Cet homme avait pour lui la loi toujours en aide au plus fort, la religion, qui pourtant prit un jour pitié de la femme adultère, la société où l’on se rue à qui jettera cette première pierre que le maître a maudite. Elle était sa serve, attachée à sa glèbe par des liens indissolubles. Il l’avait marquée de son nom comme une chose à lui; il tenait dans sa main tous les fils de son existence; il était le dispensateur de sa fortune, le juge de ses actions, le maître du foyer domestique. Elle n’avait de dignité que par lui. Qu’il lui retirât son bras un seul jour, elle tombait des honneurs de sa position sans qu’aucune puissance humaine pût la relever de sa chute. Le monde fermait ses salons à l’épouse proscrite et joignait à la sentence du mari un autre anathème plus foudroyant peut-être; car il n’est ni ciel serein, ni brise indulgente, ni main protectrice pour les pauvres fleurs criminelles. La plus humble dans sa faute trouve toujours mille pieds ardents à la fouler, mille vers impurs, heureux d’y traîner leur venin.

Une fois tombée de la sphère de l’illusion à celle de la [Pg 397]réalité, Mme de Bergenheim se blessait à chaque pas. Un découragement amer la prenait en songeant à l’impossibilité de bonheur à laquelle la condamnait une déplorable fatalité. Son mariage et son amour se disputaient son existence, impuissants tous deux à la conquérir tout entière, habiles seulement à se frapper à mort l’un l’autre. Le mariage faisait de l’amour un crime; l’amour, du mariage une torture. Elle se sentait traînée par sa chaîne, sans vertu pour la porter, sans audace pour la rompre; à son chemin douloureux elle ne voyait point de terme honorable et doux à la fois. Elle n’avait de choix qu’entre deux abîmes: la honte dans la tendresse, le désespoir dans la vertu. Le nuage le plus sinistre lui voilant l’avenir, elle se rejetait alors dans un étourdissement fiévreux, semblable au tourbillon où Dante rencontra l’âme affligée de Francesca. Comme cet autre ange, sa sœur d’amour et de souffrance, elle errait au gré de la tourmente, sans trouver ni trêve à sa peine ni repos pour sa lassitude. Si ce vol au milieu de l’orage possède un charme funeste, il est cependant des instants où la passion la plus impétueuse éprouve un besoin de calme et de sécurité. Toute âme aspire au bonheur; or le bonheur, ce n’est pas le délire du moment, quel qu’en soit l’excès; c’est l’assurance d’un lendemain, la vue du but où l’on marche, les jouissances anticipées de l’avenir mêlées à celles du présent; et ce sanctuaire où la tendresse peut dormir, et cette foi dans la destinée, et ce royaume des jours qui doivent naître, l’amour légitime seul les possède. Conquérir sa vie de chaque heure à un prix dont s’effrayerait parfois celui qui a faim s’il devait en payer son repas; cueillir la moindre fleur en pensant: Sera-ce la dernière? faire en toute sensation prodigalité de son âme, par prévision de malheur, et pour ne pas rester trop puissant à souffrir; voilà l’amour coupable! Le soleil le plus radieux dore vainement sa journée; le lendemain n’est pas à lui: le [Pg 398] lendemain souvent, c’est l’abandon, la honte, le désespoir.

Au milieu de ces méditations ardentes et tristes, les heures s’étaient rapidement écoulées, la pendule marquait près de minuit. Mme de Bergenheim pensa qu’il était temps de chercher le sommeil qui s’obstinait à la fuir. Au lieu de sonner pour appeler sa femme de chambre, dont le service importunait ce besoin de solitude que l’amour inspire, elle alla elle-même à la bibliothèque chercher quelque livre dont elle jugeait que le secours ne lui serait pas inutile pour s’endormir. Au moment où elle ouvrait la porte du cabinet attenant au parloir, la clarté de la bougie qu’elle tenait à la main lui fit apercevoir sur le parquet un objet brillant comme une pierre précieuse, et qu’elle prit d’abord pour une de ses bagues; mais, en se baissant, elle vit son erreur: c’était une épingle en rubis, montée sur une petite plaque d’or émaillé. Au premier coup d’œil elle la reconnut pour appartenir à M. de Gerfaut. Elle l’avait souvent remarquée à sa cravate avec cette attention que les femmes accordent toujours à la mise de leurs amants.

Robinson découvrant l’empreinte d’un pied de sauvage sur le sable de son île n’éprouva pas un saisissement plus vif que Clémence à cette trouvaille inattendue. Elle ramassa l’épingle et rentra dans le parloir avec une précipitation semblable à une fuite. Dans un instant son imagination épuisa mille conjectures contradictoires pour s’expliquer la présence d’un objet pareil dans ce lieu. Octave y était donc entré, pour y avoir laissé ce signe de sa présence; il pouvait donc à son insu pénétrer chez elle, au cœur de son appartement; ce qu’il avait fait une fois, il pouvait sans doute le faire encore! Elle se trouvait ainsi à sa discrétion, en quelque sorte, s’il avait l’audace de revenir; et la nuit profonde, l’absence de Christian, le sommeil des habitants du [Pg 399] château n’encourageraient-ils pas cette audace, cette nuit même, peut-être? La frayeur que cette idée lui causa dissipa comme un bain de glace l’ivresse de ses pensées; car, ainsi que la plupart des femmes, elle avait un peu plus de courage en rêve qu’en action, et si son esprit se livrait quelquefois au charme de colorer sa passion d’incidents romanesques et périlleux, la crise venue la trouvait énervée et tremblante. Un moment auparavant, elle évoquait l’image d’Octave et l’asseyait amoureusement à côté d’elle sur le divan. La réalisation de ce désir l’effraya dès qu’elle la crut possible, et elle ne songea plus qu’à s’y soustraire. Elle était sûre que son amant n’avait pu s’introduire dans le cabinet par le parloir, car elle ne lui en avait jamais permis l’entrée, et de ce côté il n’avait pas pénétré plus avant que le petit salon. L’idée de la porte du corridor la frappa d’un trait de lumière; elle se rappela que cette porte ne se trouvait pas habituellement fermée, celle de la bibliothèque l’étant toujours; elle savait qu’Octave avait une clef de celle-ci, et elle comprit facilement qu’il n’avait pu arriver chez elle que par là. Rassemblant tout son courage par l’effet même de sa peur, elle rentra dans le cabinet, descendit l’escalier d’un pas mal assuré et ferma le verrou de la porte par un mouvement nerveux annonçant une sorte de résolution désespérée. Cet acte de défense accompli, elle remonta au parloir et se laissa tomber sur le divan, comme si une pareille expédition eût épuisé ses forces.

Peu à peu cette émotion exagérée se calma; Clémence respira plus facilement et finit par éprouver un sentiment analogue à celui que traduit le proverbe italien: Passato il periglio, gabbato il santo! Sa frayeur lui parut enfantillage dès qu’elle se crut à l’abri du danger; elle se promit de sermonner Octave le lendemain, de manière à lui ôter l’envie de recommencer une tentative pareille; puis elle renonça [Pg 400] au petit plaisir de cette gronderie, en songeant que, pour en jouir, il faudrait avouer la découverte de l’épingle et par conséquent la rendre; or elle était aussi décidée à la garder que jamais voleur a pu l’être à s’emparer du bien d’autrui. Depuis longtemps, elle avait conçu pour cette épingle une passion d’enfant; elle la trouvait jolie parmi tous les bijoux du monde. D’ailleurs, c’était celle qu’Octave portait habituellement; cela seul ne lui donnait-il pas un prix infini? Quel que fût son désir, elle n’eût jamais osé la lui demander; mais le hasard l’ayant fait tomber dans ses mains, la tentation de se l’approprier devint irrésistible. Elle éprouva un accès de joie folle et sans remords à l’idée de cette mauvaise action. Passant autour de son cou blanc et délié une cravate de satin noir, elle y attacha le rubis précieux, après l’avoir au préalable baisé plus dévotement qu’une relique, et courut devant la psyché de sa chambre à coucher pour juger de l’effet de son larcin.

—Qu’elle est charmante et que je l’aime! dit-elle; mais comment ferai-je pour la porter sans qu’il la voie?

Avant qu’elle eût résolu cette difficulté, un bruit léger se fit entendre et la pétrifia devant la glace où elle se contemplait.

—C’est lui! pensa-t-elle; après être restée un moment dans une sorte d’anéantissement, elle se traîna jusqu’au-dessus de l’escalier du cabinet et écouta en s’appuyant contre la rampe, car elle sentit ses genoux fléchir. Elle n’entendit d’abord que le battement précipité de son cœur; puis le même bruit se fit entendre de nouveau plus distinctement. On tournait le bouton de la porte du bas, en cherchant à l’ouvrir; l’obstacle imprévu du verrou irritait sans doute au dernier degré la personne qui voulait entrer, car elle insista à la fin avec une violence qui menaçait de briser le pêne dans la serrure ou d’enfoncer la porte.

[Pg 401]

La première pensée de Mme de Bergenheim fut de se sauver dans sa chambre à coucher et de s’y enfermer; la seconde lui montra le danger de l’exaspération que semblait éprouver Octave et le malheur qui en pourrait résulter si le moindre bruit était entendu du dehors. Il n’y avait pas une minute à perdre en hésitation. Par une de ces décisions subites que la nécessité inspire aux caractères les plus timides, la jeune femme descendit rapidement l’escalier et tira le verrou.

La porte fut ouverte doucement et refermée avec la même précaution. La lampe d’albâtre du parloir éclairait d’une faible lueur les marches supérieures de l’escalier, mais le bas se trouvait dans une obscurité presque complète. Ce fut par le cœur plus que par les yeux qu’elle reconnut Octave; lui-même n’apercevait que d’une manière fort indistincte Mme de Bergenheim, dont la robe blanche se dessinait vaguement au milieu des ténèbres; elle se tenait debout devant lui, appuyée contre la rampe, tremblante d’émotion et muette, car elle n’avait pas encore trouvé le mot qui devait le chasser. Il éprouvait, de son côté, l’embarras auquel n’échappent pas les plus entreprenants, lorsqu’un incident inattendu survient à l’encontre de leur prévision. Il avait cru surprendre Clémence et il la trouvait sur ses gardes; la pensée du rôle un peu déloyal qu’il jouait en ce moment lui fit monter aux joues une rougeur cachée par la nuit, et lui ôta pendant quelques instants son assurance ordinaire. Cherchant en vain dans son esprit une phrase triomphante, capable de le justifier tout d’abord et de lui conquérir comme un droit ce qu’il tentait comme un délit, il eut recours à un moyen souvent employé par l’éloquence absente; il s’inclina pour se mettre à genoux et saisit la main de la jeune femme; il semblait que la violence de son émotion le rendît [Pg 402] incapable de s’exprimer autrement que par une adoration silencieuse.

En sentant la main qui s’emparait de la sienne, Clémence se recula et dit d’une voix sourde:

—Vous me faites horreur!

—Horreur! répéta-t-il en se redressant.

—Oui; et ce n’est pas assez, reprit-elle avec un accent dont l’énergie avait un caractère d’indignation—je devrais dire mépris au lieu d’horreur. Vous m’avez trompée en me disant que vous m’aimiez, indignement trompée!

—Mais je t’adore, s’écria-t-il avec véhémence; quelle preuve veux-tu de mon amour?

—Sortez, sortez sur-le-champ. Une preuve, dites-vous, j’en accepte une seule: sortez, je le veux, entendez-vous?

Au lieu d’obéir, il la saisit dans ses bras malgré la résistance qu’elle lui opposait.

—Tout hors cela, dit-il;—ordonne-moi de me tuer à tes pieds, je le ferai; je ne sortirai pas.

Elle essaya pendant quelques instants de se dégager; quoiqu’elle employât toutes ses forces, elle n’y put parvenir.

—Oh! vous êtes sans pitié, dit-elle plus faiblement; mais je vous abhorre; tuez-moi plutôt!

Gerfaut fut ému et presque effrayé de l’accent d’angoisse dont elle prononça ces paroles; il lui rendit la liberté, mais au moment où il ouvrait les bras, il la sentit chanceler et fut obligé de la soutenir.

—Pourquoi me faites-vous mal? murmura-t-elle d’une voix défaillante, en tombant évanouie sur la poitrine de son amant.

Il l’enleva dans ses bras, monta, non sans difficulté, l’étroit escalier et la posa sur le divan du parloir. Elle avait entièrement perdu connaissance; à la pâleur mate de son [Pg 403] visage, on eût pu la croire morte, sans un léger tressaillement qui agitait de temps en temps ses membres et semblait présager une crise de nerfs. Octave lui donna les secours que réclamait son état en homme assez familier aux évanouissements de femme pour ne pas en perdre la tête. La femme de chambre la plus adroite n’eût pas détaché plus rapidement les agrafes du peignoir et la petite cravate de satin qui gênait la respiration. Malgré son anxiété, il ne put réprimer un sourire en reconnaissant son épingle qu’il ne s’attendait guère à trouver au cou de Clémence, après la manière hostile dont il venait d’être accueilli. S’agenouillant devant elle, il lui baigna d’eau froide les mains et les tempes et lui fit respirer un flacon de vinaigre qu’il avait trouvé sur la toilette de la chambre à coucher. Peu à peu ces soins produisirent leur effet; les convulsions nerveuses se calmèrent, les dents desserrées laissèrent passer un souffle plus égal, et une nuance légère colora la pâleur de la jeune baronne. Elle ouvrit languissamment les yeux et les referma, comme si la lumière l’eût blessée; puis, étendant un bras, elle en entoura le cou d’Octave penché vers elle; elle resta quelque temps ainsi, respirant doucement et dormant en apparence du sommeil le plus paisible.

—Tu me donnes ton épingle, n’est-ce pas? dit-elle tout à coup, en se retournant machinalement du côté de son amant; et elle croisa les deux mains de manière à lui en faire un collier.

—Tout ce que j’ai n’est-il pas à toi? répondit-il bien bas, tandis qu’il faisait les vœux les plus fervents pour prolonger le rêve où elle paraissait plongée.

—A moi! reprit-elle d’une voix faible et passionnée; dis encore que tu m’appartiens, que tu es mon bien, mon être! à moi seule, mon Octave!

—Tu ne me chasses donc plus? tu me veux donc près [Pg 404] de toi? demanda-t-il avec une douce moquerie de bonheur, et en effleurant de ses lèvres la joue satinée de la jeune femme.

—Oh! reste, je t’en supplie! bien près et toujours!

Elle le serra plus étroitement dans ses bras, comme si elle eût craint qu’il ne la voulût quitter, et se retourna tellement, que sa bouche remplaça sa joue. L’ardeur avec laquelle il répondit à ce mouvement involontaire de tendresse fut trop vive pour que le sommeil de Clémence y pût résister. Elle se leva sur son séant, ouvrit les yeux et regarda un instant autour d’elle avec un étonnement silencieux.

—Qu’est-il donc arrivé? dit-elle enfin, et comment êtes-vous là?—Ah! c’est affreux, et vous me punissez cruellement de ma faiblesse.

Cette sévérité subite, après un si mol abandon, changea en irritation le ravissement d’Octave.

—C’est vous, répondit-il, qui mettez du raffinement dans votre cruauté. Pourquoi me laisser entrevoir le bonheur si vous voulez ensuite me le ravir? Puisque vous ne m’aimez qu’en songe, de grâce, rendormez-vous et ne vous éveillez plus. Je resterai près de vous, demandant la joie de ma vie aux aveux de votre sommeil. Tout à l’heure vos paroles étaient si douces! vous les démentez maintenant?

—Qu’ai-je donc dit? demanda-t-elle en hésitant un peu, et avec une rougeur inquiète.

Ces symptômes, qu’il crut de mauvais augure, augmentèrent son dépit. Il se leva et répondit d’un ton d’amertume:

—Ne craignez rien. Je n’abuserai pas des paroles qui vous sont échappées, quels qu’en soient le charme et la flatterie; elles me disaient que vous m’aimiez. Je ne le crois plus: vous êtes émue, je le vois; mais c’est de peur et non d’amour.

[Pg 405]

Clémence s’assit plus en arrière sur le divan, se croisa les bras sur la poitrine et le regarda quelque temps en silence.

—Croyez-vous ces deux sentiments si incompatibles? dit-elle enfin; vous êtes le seul dont j’ai peur. D’autres ne se plaindraient pas.

Il y avait une grâce si irrésistible dans son accent et dans son regard que la mauvaise humeur de Gerfaut se fondit comme la glace sous un rayon de soleil. Il se remit à genoux devant le divan, prit les mains de Clémence et voulut les croiser autour de son cou comme elles l’avaient été un moment auparavant; mais, au lieu de se prêter à cet arrangement, elle essaya de le faire relever.

—Je suis si bien à vos pieds! dit-il en résistant doucement pour conserver sa position. Tout le monde peut s’asseoir à côté de vous; moi seul, j’ai le droit d’être à genoux. Ce droit, ne me le ravissez pas.

Mme de Bergenheim dégagea une de ses mains et la leva en étendant le doigt d’un air assez menaçant.

—Songez un peu moins à vos droits, dit-elle, et un peu plus à vos devoirs. Je vous conseille de m’obéir et de profiter de mon indulgence qui vous permet de vous asseoir un moment près de moi. Pensez que je pourrais être plus sévère et que si je vous traitais comme vous le méritez...

Il ne lui donna pas le temps d’achever. La précipitation avec laquelle il se leva fit naître un demi-sourire sur les lèvres de la jeune femme; mais cette expression ne fut pas de longue durée; elle se changea en une autre pleine de tristesse, tandis qu’Octave, dans le triomphe de la prise de possession, promenait autour de lui un regard de ravissement, qui, après avoir exploré tous les détails du parloir, vint s’égarer dans la porte à demi ouverte de la chambre à coucher. Lorsqu’il regarda de nouveau Clémence, il fut [Pg 406] frappé du sentiment d’amertume dont étaient l’interprète ses grands yeux bruns fixés sur lui.

—Vous me méprisez donc bien, dit-elle d’un ton grave, pour vous être permis une pareille démarche! Peut-être pensez-vous mal de moi à cause de cette faiblesse que je ne puis vous cacher.—Oh! ce serait pis que la mort si vous me méprisiez parce que je vous aime!

Lorsqu’une femme vous adresse, en retenant ses larmes, une plainte qu’elle semble avoir trempée dans le sang de son cœur, il n’est pas de réponse possible. Les prières et les serments sont de glace. Alors il faudrait pouvoir mourir pour prouver qu’on est digne d’aimer. Gerfaut, en entendant les paroles de Clémence, sentit son sein se dégonfler de toute la joie rêveuse dont il était inondé, et ce fut avec un air d’abattement qu’il répondit:

—Comment ai-je pu mériter un mot si cruel?

Cette tristesse toucha plus la baronne que ne l’eussent fait les protestations les plus passionnées.

—Pardon, dit-elle, je vous ai causé de la peine; pardon, mon Octave. C’est que vous-même m’avez dit tout à l’heure un mot cruel. Je ne vous aime pas! mais quelle femme serais-je donc alors? La vérité, l’excès, je puis dire, de ma tendresse ne sont-ils pas les seules excuses que je trouve à ma conduite? Faibles excuses, je le sais, et qui ne me justifient pas; mais enfin il me semble que je suis moins coupable de céder à un sentiment extrême.

—Tu m’aimes donc?

—Mon Dieu! vous savez bien que ce n’est pas ma faute: j’ai assez combattu! Ne me condamnez donc pas trop sévèrement, Octave; j’ai besoin de votre estime; j’étais habituée à la mienne. Que me restera-t-il si vous me jugez comme je me juge moi-même?—Oh! cela est bien amer à sentir; chaque preuve d’attachement que vous recevez [Pg 407] de moi vous donne un droit nouveau de me moins respecter.

—Mais quelle est cette torture que vous m’infligez? s’écria Gerfaut avec une sorte d’emportement. Qui vous a donné le droit de me croire ingrat ou insensé? moi, vous respecter moins parce que vous m’aimez plus! devenir impie pour ma divinité, alors qu’elle m’exauce!—Non, Clémence, je ne sais pas faire deux parts de mon âme et séparer l’ardeur de mon désir de la vénération que j’ai besoin de vous offrir; ne réduisez pas à des proportions si misérables le sentiment que vous m’avez inspiré. Quand je vous dis ange et reine, ce sont là des mots de mon cœur et non de ma mémoire. S’ils n’étaient pas livrés aux profanations de la foule, je les aurais trouvés pour vous, car seuls ils expriment une faible idée de ce que vous êtes à mes yeux. Sois-en sûre, je t’aime de respect comme de passion. Je comprends que tu sois incrédule, car rien dans mes paroles ne peut te rendre ce que j’éprouve. Mais ne me punis pas de cette impuissance de mon langage, ne me punis pas parce que je t’aime d’une adoration si grande que je ne sais pas de prière digne d’elle. Ne refuse donc plus de te baisser vers moi, de laisser éclore ton âme à cette vie enchantée que je veux t’apprendre. Crains-tu de compromettre ton empire en m’accordant le bonheur? C’est là un de ces mensonges qui courent par le vulgaire, et dont s’indignent ceux qui savent aimer. Rassure-toi, je ne briserai pas ta chaîne parce que tu l’auras dorée et fleurie. Les rois s’agenouillent à leur sacre et se relèvent dès qu’ils sont couronnés; mais moi, si ta main me couronne, je resterai à genoux;—à genoux maintenant et toujours!

Cette fois, Clémence ne le fit pas relever, car il lui plaisait à ses pieds.

[Pg 408]

—Si je vous dis de sortir, vous m’obéirez donc? demanda-t-elle après un court silence.

Il hésita un instant et la regarda d’un air suppliant.

—J’obéirai, dit-il; mais aurez-vous le courage d’ordonner?

Leurs yeux restèrent longtemps confondus. L’inquiétude peinte dans ceux d’Octave semblait donner un éclat nouveau à son éloquence ordinaire, tandis que la détermination qui avait animé un instant ceux de Clémence allait s’éteignant de plus en plus dans un regard languissant et désarmé.

—Je vous permets de rester jusqu’à minuit et demi, dit-elle enfin, en jetant un coup d’œil sur la pendule de sa chambre qu’elle pouvait apercevoir à travers la porte entr’ouverte. Gerfaut suivit la direction de ce regard et vit qu’on ne lui accordait guère plus d’un quart d’heure; mais il était trop habile pour faire la moindre observation. Il savait d’ailleurs que le second quart d’heure est toujours un peu moins difficile à obtenir que le premier. La jeune femme, de son côté, n’eut pas plus tôt accordé cette concession qu’elle s’en repentit; mais, au lieu de laisser voir son inquiétude, elle crut devoir la cacher sous une affectation d’insouciance.

—Je suis sûre, dit-elle, que vous m’avez encore trouvée bien capricieuse aujourd’hui; il faut me pardonner, c’est un défaut de famille. Vous connaissez le proverbe: Caprice de Corandeuil!

—Je veux qu’on dise: Amour de Gerfaut, répondit-il tendrement.

—Vous avez raison d’être aimable et de me dire de douces paroles, j’en ai besoin ce soir. Je me sens triste et souffrante; les rêves les plus noirs me viennent à l’esprit. Je crois que c’est cet orage qui me rend ainsi. N’éprouvez-vous [Pg 409] pas cela comme moi? Que ce tonnerre est lugubre! il me semble une menace de malheur.

Octave lui jeta le sourire par lequel on gâte les puérilités d’un enfant bien-aimé.

—Votre imagination est toujours la même, dit-il, avide d’émotions tristes. Si vous mettiez la même volonté à être heureuse qu’à vous créer des peines, notre vie serait trop douce. Qu’importe l’orage?... et quand même vous y verriez un emblème, qu’a-t-il donc de si terrible? Le nuage est une vapeur, le tonnerre un son, tous deux sont également éphémères; l’azur du firmament, qu’ils peuvent un instant obscurcir, est seul éternel. Le ciel, c’est l’amour. Ne crois-tu pas comme moi à sa souveraine immortalité?

—N’avez-vous rien entendu? dit Mme de Bergenheim, en tressaillant tout à coup et en écoutant d’un air inquiet.

—Rien. Qu’est-ce donc?

—Je crains que ce ne soit Justine qui s’avise de descendre; elle est si insupportable avec ses attentions...

Elle se leva et alla regarder dans la chambre à coucher, dont, par précaution, elle ferma les portes à clef. Un moment après, elle vint se rasseoir sur le divan.

—Justine dort en ce moment, dit Octave; je ne me suis pas hasardé à venir avant d’avoir vu s’éteindre la lumière de sa chambre.

Clémence lui prit la main et l’appuya contre sa poitrine.

—Tenez, dit-elle, maintenant, quand je vous dirai que j’ai peur, me croirez-vous?

—Pauvre ange! s’écria-t-il, en sentant le cœur de la jeune femme battre avec une violence extrême.

—C’est à vous que je dois ces palpitations qui me prennent maintenant pour la moindre chose. Je sais que [Pg 410] nous ne courons aucun danger, qu’à cette heure personne n’entrera dans mon appartement, et pourtant j’éprouve une terreur que je ne puis vaincre. Il y a, dit-on, des femmes qui s’habituent à ce tourment, qui finissent par être en même temps coupables et tranquilles;—c’est une pensée indigne que je vais vous avouer:—quelquefois je souffre tant, que je voudrais être comme elles. Mais c’est impossible; je ne sais pas me faire au mal. J’étais née pour être vertueuse.

Octave avait trop de délicatesse d’esprit pour essayer quelqu’un de ces sophismes que les hommes ont toujours prêts en pareille occurrence, et dont les femmes à remords reçoivent d’ordinaire l’absolution sans trop se débattre. Il savait que les souffrances de Mme de Bergenheim n’avaient rien de joué et qu’elle accueillerait mal une apologie de sa propre conduite que lui refusait sa conscience. Il ne répondit donc à cet épanchement douloureux que par des protestations dévouées et par les mots les plus doux que put trouver son cœur.

—Vous ne pouvez pas comprendre cela, reprit-elle en lui abandonnant ses mains, qu’il pressait avec tendresse; vous êtes homme; vous aimez hardiment; vous vous livrez à chaque sentiment qui vous semble doux, sans trouver au fond un remords qui en corrompt le charme. Et puis, quand même vous souffririez, vos peines du moins vous appartiennent, nul n’a le droit de vous demander ce que vous avez. Mais moi, mes larmes mêmes ne sont pas à moi; mes larmes! et j’en ai versé souvent pour vous... il faut les boire, car il aurait le droit de me dire:—Pourquoi pleurez-vous?—Et moi, que pourrais-je répondre?

Elle détourna la tête pour cacher quelques pleurs que ses paupières ne pouvaient plus retenir; il les vit, et, se penchant vers elle, il les essuya de ses lèvres.

[Pg 411]

—A moi, tes larmes! dit-il avec passion; mais ne me désespère plus en me disant que mon amour te rend malheureuse.

—Malheureuse! oh oui, bien malheureuse! et pourtant ce malheur, je ne le changerais pas contre les plus riches félicités des autres. Ce malheur, c’est mon trésor, c’est ma vie. Être aimée de vous!... Penser qu’il a été un temps où ce délice eût été légitime!... Quelle fatalité pèse sur nous, Octave! Pourquoi nous sommes-nous connus si tard? Je fais un rêve souvent, un beau rêve. Je suis libre encore, et c’est vous... Oh! il y a un regret éternel dans mon âme.

—Tu es libre encore, si tu m’aimes... C’est la pluie qui frappe contre la persienne, continua-t-il en voyant l’inquiétude avec laquelle Mme de Bergenheim prêtait l’oreille, comme si quelque bruit inexplicable eût éveillé de nouveau ses craintes.

Ils écoutèrent un instant sans entendre autre chose que les sifflements monotones de l’orage.

—Être aimée de vous et ne pas rougir! reprit-elle lorsqu’elle fut rassurée, et en le regardant avec ardeur; avouer votre tendresse comme la gloire de ma vie! être ensemble sans craindre toujours qu’un coup de foudre ne nous sépare! vous donner mon âme et rester digne de prier! ce serait un de ces bonheurs célestes qu’on ne voit qu’en rêve...

—Oh! rêve, lorsque je suis loin de toi; mais quand tu me vois à tes pieds, quand nos cœurs battent seuls l’un près de l’autre, l’un pour l’autre, n’évoque pas, pour nous distraire du bonheur présent, l’image de celui qui n’est plus en notre pouvoir. Penses-tu qu’il existe des liens qui puissent plus étroitement nous unir? Ne suis-je pas à toi? Et toi-même, qui me parles du don de ton âme comme d’un vœu qui ne peut s’accomplir, ne me l’as-tu pas déjà donnée tout entière?

[Pg 412]

—Oui, tout entière! répondit-elle, ne résistant plus à son entraînement; et c’est avec justice, car c’est à toi que je la dois. Je ne comprends la vie que du jour où je l’ai reçue de tes yeux; mais depuis ce jour j’ai vécu et je puis mourir. Tu m’as créée!... et je t’aime.—Moi aussi, je manque de mots pour te dire mon cœur; mais je t’aime...

Il la reçut dans ses bras où elle s’était réfugiée pour cacher son visage après ces paroles. Elle y resta un instant, mais tout à coup elle se redressa, saisit les mains d’Octave et les serra d’une manière convulsive.

—Je suis perdue, dit-elle d’une voix aussi faible que celle d’une femme qui va mourir.

Instinctivement, il suivit la direction des yeux de Clémence qui semblaient blanchir d’effroi et restaient fixés sur la porte vitrée. Une ondulation presque imperceptible de la mousseline qui formait un rideau du côté du cabinet fut tout ce qu’il aperçut. En ce moment un bruit presque inappréciable, pression d’un pied sur le parquet, frôlement contre une boiserie, ou pêne glissant avec précaution dans une serrure, se fit entendre, et la porte s’ouvrit silencieusement comme si elle eût été mise en mouvement par une ombre.

Décoration fin de page.

[Pg 413]

Décoration tête de page.

XXIII

Lettre M illustrée

MADAME de Bergenheim voulut se lever, mais la force lui manqua; elle tomba à genoux et glissa aux pieds de son amant. Sans essayer de la soutenir, celui-ci s’élança du divan, franchit le corps étendu devant lui et tira son poignard.

Christian avait paru sur le seuil de la porte et y restait immobile. Il y eut un moment de silence grave et terrible. On n’entendait que les mugissements de l’orage qui semblait redoubler de violence comme pour prendre part à cette scène, et un bruissement vague, causé par le tressaillement nerveux de la jeune femme à demi évanouie. Elle se tordait sur le parquet et faisait crier sous ses doigts la soie du divan, en essayant de s’y appuyer; puis on n’entendit bientôt plus que les bruits du dehors, car elle perdit connaissance et resta couchée dans l’immobilité de la mort. Les yeux seuls des deux hommes parlaient: ceux du mari, fixes, pesants, implacables; ceux de l’amant, étincelant d’une audace désespérée.

[Pg 414]

Après un instant de cette mutuelle fascination, le baron fit un mouvement pour entrer.

—Un pas de plus, vous êtes mort! dit Gerfaut d’une voix sourde, et il serra le manche de son poignard en appuyant fortement le pouce sur le croissant qui le terminait.

Christian étendit la main et ne répondit à cette menace que par un regard; mais ce regard était si dédaigneux, ce geste si impératif, qu’une lame croisée contre la sienne eût paru moins redoutable à l’amant. Honteux de son émotion en présence de ce calme, Octave remit son arme dans le fourreau et imita l’attitude méprisante de son ennemi.

—Venez, monsieur, dit celui-ci à demi-voix, en faisant lui-même un pas en arrière.

Au lieu de l’imiter, Gerfaut jeta les yeux sur Clémence. Elle était plongée dans un évanouissement si profond qu’il chercha vainement à distinguer le bruit de son souffle. Il se baissa vers elle par un entraînement irrésistible de pitié et d’amour; mais, au moment de la saisir dans ses bras pour la placer sur le divan et essayer de lui faire reprendre connaissance, la main de Bergenheim l’arrêta. Ce fut à peine s’il sentit sur son bras la pression de ces doigts de fer qui, en le serrant, eussent pu le briser; toutefois ce contact suffit pour le rappeler au devoir que l’honneur lui imposait dans cette funeste circonstance. En présence de l’homme qu’il avait insulté, le signe le plus léger d’intérêt, la marque de tendresse la plus fugitive devenaient un outrage nouveau, et il y avait une sorte de lâcheté à s’en rendre coupable. S’il est un être sur la terre à qui l’on doive égards et respect, c’est sans doute celui que votre tort a rendu votre ennemi. Octave étouffa donc dans son cœur la douleur passionnée qui le brisait et, obéissant au geste qui l’avait retenu, il se redressa et dit d’un air grave et résigné:

[Pg 415]

—Je suis à vos ordres, monsieur.

Christian lui montra la porte pour l’inviter à passer le premier; conservant ainsi de son côté et avec un sang-froid extraordinaire cette politesse dont une bonne éducation fait une habitude indélébile, mais qui en ce moment avait quelque chose de plus effrayant que l’emportement le plus furieux.

Gerfaut jeta de nouveau sur Clémence un regard d’irrésolution et dit en la montrant, d’un ton presque suppliant:

—La laisserez-vous ainsi sans secours? Il y aurait trop de cruauté à l’abandonner dans cet état.

—Il n’y aura pas cruauté, mais pitié, répondit froidement Bergenheim; elle ne s’éveillera que trop tôt.

Le cœur d’Octave se serra, mais sa contenance ne trahit pas son émotion. Il n’hésita plus et sortit. Le mari le suivit sans même jeter un regard à la pauvre femme que sa bouche venait de condamner si impitoyablement et elle resta seule, étendue dans ce frais boudoir comme dans une tombe.

Les deux hommes descendirent l’escalier tournant du petit cabinet, éclairés à demi par les faibles lueurs que plongeait au fond de son hélice la lampe d’albâtre. A la porte de la bibliothèque, ils se trouvèrent dans l’obscurité; Christian, ouvrant une lanterne sourde dont il s’était muni, en fit jaillir une lumière suffisante pour guider leurs pas. Ils traversèrent en silence la galerie des tableaux, le vestibule et montèrent ensuite le grand escalier. A voir passer au milieu de la nuit ces deux figures dont la clarté de la lanterne illuminait les traits d’un reflet vacillant et jaunâtre, on eût pressenti involontairement quelque drame lugubre dans lequel ils devaient jouer un rôle. Dante, suivant Virgile par les chemins brûlés de la cité dolente, ne marchait [Pg 416] pas le front plus pâle, le pied plus muet que Gerfaut guidé par son hôte à travers les longs corridors du château. C’était avec une précaution égale que celui-ci le précédait. Craignant que le bruit le plus léger n’éveillât quelqu’un des domestiques dont cette promenade nocturne eût étrangement excité la curiosité, il retenait sa respiration et glissait comme une ombre, tandis que son regard interrogeait avec inquiétude l’obscurité des lieux qu’ils parcouraient.

Sans avoir rencontré personne, sans que rien les eût trahis, ils arrivèrent enfin à l’appartement du baron. Avec le même sang-froid qui avait caractérisé sa conduite jusqu’alors, Christian en referma soigneusement les portes, alluma sur la cheminée un candélabre chargé de bougies, et se tourna ensuite du côté de son compagnon, moins calme que lui.

Dans les circonstances qui veulent une décision rapide, au milieu de ces crises rares, mais solennelles de la vie où la plus courte réflexion est un retard inopportun, où la spontanéité d’action devient une impérieuse nécessité, les hommes d’esprit poétique ont un singulier désavantage: l’imagination si énergique aux heures méditatives de la solitude leur devient une ennemie parfois fatale; il y a dans cette faculté une expansion qui dépense à vide une grande somme de force vitale; à chaque idée dont elle est frappée, elle jaillit à l’encontre en jets divergents qui en vont atteindre les nuances les plus chatoyantes, les ramifications les plus imperceptibles. Mais cette prompte richesse de compréhension, cette dilatation excessive des pores de l’âme en appauvrissent la vigueur. Elles causent une sorte de sueur fertile pour la conception, énervante pour l’action. L’imagination alors s’épanouit tellement devant toutes choses, qu’elle n’en pénètre plus aucune; elle s’émousse sans percer, elle s’éblouit de sa propre lumière et se perd [Pg 417] dans l’infini qu’elle s’est ouvert au lieu d’arriver au but. C’est une arme qui écarte et dont les coups deviennent plus impuissants à mesure qu’ils couvrent un plus grand espace.

Depuis sa sortie du parloir, Gerfaut était en proie à toutes les obsessions de cette étrange torture. Par un inexplicable phénomène psychologique, son esprit, au lieu d’entrer dans le vif de cette scène si pressante, si impérieuse, s’était plongé comme un aigle dans les incommensurables espaces du drame tout entier; en un instant il avait dévoré le passé et l’avenir de sa passion au point d’être presque entièrement distrait du présent. Sa première entrevue avec Clémence, les divers incidents de cette année si pleine de souvenirs, les succès de sa tendresse heure par heure, les mille conquêtes, préludes de la dernière, et puis ce jour si ravissant changé en nuit horrible, cette femme de son cœur perdue pour lui et par lui, cet homme à qui il devait rendre un compte de sang, toutes ces images tourbillonnaient devant ses yeux comme les feuilles séchées qu’une trombe soulève et roule en spirale furieuse.

D’invincibles émotions de regrets, une pitié pleine de désespoir, le pressentiment de catastrophes humainement inévitables amollirent son cœur en fascinant son esprit. Il vit alors sous les couleurs les plus odieuses l’égoïsme de son amour et le sentiment qui lui avait imposé comme un devoir envers lui-même le complément du triomphe. Cette exigence si ordinaire de la vanité lui parut la lâcheté la plus méprisable. Il eut horreur de lui. Le dernier regard de Clémence en s’évanouissant à ses pieds, regard de pardon et d’amour, lui était entré dans le cœur comme un poignard. Il l’avait perdue! elle! la femme qu’il aimait! la reine de sa vie! l’ange de ses adorations! perdue! L’enfer était dans cette idée. Pendant quelques instants, il ne put [Pg 418] maîtriser son trouble: un vertige le prit à la vue de l’abîme creusé par sa main, et dans lequel il avait précipité la plus chère partie de son âme. Ce fut comme un mouvement d’affreuse ivresse; la tête lui tourna de remords. Le battement de ses artères, la crispation convulsive de ses nerfs, une trépidation involontaire bouleversèrent son organisation impressionnable. Il y eut pour lui un instant horrible, car la violence de ses sensations ne lui en ôtait pas la perception, et il s’aperçut qu’il tremblait, sans pouvoir dire comme Bailly: «C’est de froid.»

Auprès de cette figure pâle sur laquelle mille émotions passionnées ondulaient comme les nuées d’un jour d’orage, le front de Bergenheim restait froid et sombre, semblable au ciel du nord. On eût dit une statue de marbre dont le contact est de glace à côté d’une statue de bronze rouge encore de la fournaise, ou plutôt c’était le commandeur près d’étreindre don Juan de sa main sépulcrale. En ce moment, le poète était au-dessous du soldat, l’intelligence élevée se trouvait vaincue par l’esprit vulgaire, l’âme enthousiaste par le tempérament prosaïque, mais inébranlable.

Lorsque le regard de Bergenheim rencontra celui d’Octave, il traduisait une si implacable vengeance, il était gonflé d’un tel venin de haine, que celui-ci en tressaillit comme au contact d’une vipère. En face de cet époux outragé, si puissant de physionomie et de maintien, l’amant sentit l’infériorité de sa propre attitude; une émotion poignante de dépit et de vanité lui vint en aide. Domptant par un effort surnaturel de volonté le trouble irrésistible auquel il s’était un instant abandonné, il dit à ses nerfs: ne tremblez plus, et ses nerfs devinrent de fer; à son cœur: calme tes battements, et son cœur se pétrifia. Il remit à d’autres temps les regrets et les remords; en ce moment, ces tristes expiations lui étaient interdites: un autre devoir l’appelait. [Pg 419] Les mœurs sont ainsi faites. A certains outrages, il n’est plus de réparations possibles. La route une fois ouverte, il faut aller jusqu’au bout: le pardon n’est plus que sur la tombe de l’offensé.

Octave se soumit à cette nécessité. Il étouffa dans son âme toute défaillance de conscience capable d’en diminuer la fermeté et reprit la contenance dédaigneuse qui lui était habituelle. Ses yeux rendirent à ceux de son ennemi leur regard de défi mortel, et il prit la parole en homme accoutumé à dominer les événements de sa vie et à ne se laisser primer dans aucune circonstance.

—Avant toute explication, dit-il, je dois vous déclarer sur mon honneur qu’il n’y a ici qu’un seul coupable, et c’est moi. L’ombre d’un reproche adressé à Mme de Bergenheim serait de votre part l’outrage le plus injuste, l’erreur la plus déplorable. C’est à son insu, c’est sans y avoir été autorisé d’aucune manière que je me suis introduit dans son appartement. Je venais d’y entrer quand vous êtes arrivé. La nécessité me force de vous avouer une passion qui est un outrage pour vous; je suis prêt à le réparer par toutes les satisfactions possibles; mais, en me mettant à votre discrétion sur ce point, je dois disculper Mme de Bergenheim de tout ce qui pourrait porter atteinte à sa vertu et à sa réputation.

—Quant à sa réputation, répondit Christian, j’y veillerai; quant à sa vertu...

Il n’acheva pas, mais sa figure prit une expression d’incrédule ironie.

—Je vous jure, monsieur, reprit Octave avec émotion, qu’elle est au-dessus de toute séduction comme elle devrait être à l’abri de toute insulte; je vous jure... Quel serment dois-je vous faire pour que vous me croyiez? Je vous jure [Pg 420]que Mme de Bergenheim n’a trahi aucun de ses devoirs envers vous; que je n’ai jamais reçu d’elle le moindre encouragement; qu’elle est innocente de ma folie, comme peuvent l’être les anges dans le ciel.

Christian, pour toute réponse, secoua la tête avec un sourire méprisant.

—Ce jour sera un désespoir pour tout le reste de ma vie, si vous ne me croyez pas, continua Gerfaut avec une véhémence croissante; je vous dis, monsieur, qu’elle est innocente; innocente! entendez-vous? J’ai été égaré par une passion dédaignée. J’ai voulu profiter de votre absence. Vous savez que j’ai une clef de la bibliothèque; je m’en suis servi sans quelle pût s’en douter. Plût au ciel que vous eussiez été témoin de tout notre entretien! il ne vous resterait aucun doute. Peut-on empêcher un homme de pénétrer chez une femme malgré elle, lorsqu’il a réussi à s’en procurer les moyens? Je vous répète...

—Assez, monsieur, répondit froidement le baron. Vous faites en ce moment ce que tout autre ferait à votre place, ce que je ferais moi-même; mais cette discussion est superflue; laissez à cette femme le soin de se disculper. En ce moment, il ne doit être question que de vous et de moi.

—Quand je vous proteste sur mon honneur.

—Monsieur, en pareille circonstance un faux serment ne déshonore pas. J’ai été garçon aussi, et je sais que tout est permis contre un mari. Brisons là-dessus, je vous prie, et venons au fait. Je me regarde comme insulté par vous, et vous devez me rendre raison de cette insulte.

Octave fit en silence un signe d’acquiescement.

—Un de nous deux doit mourir, reprit Bergenheim en s’accoudant négligemment sur la tablette de la cheminée.

L’amant inclina la tête une seconde fois, par un geste grave.

[Pg 421]

—Je vous ai offensé, dit-il, c’est à vous de régler la réparation que je vous dois.

—Il n’en est qu’une possible, monsieur. Le sang seul peut laver la boue; vous le savez comme moi. Vous m’avez déshonoré, vous me devez votre vie pour cela. Si le sort vous favorise, vous serez débarrassé de moi, et j’aurai eu tort de toutes les manières.—Il y a quelques arrangements à prendre, nous allons nous en occuper sur-le-champ, si vous le trouvez bon.

Il avança un fauteuil qu’il offrit à Gerfaut et en prit un autre pour lui-même. Ils s’assirent de chaque côté d’un bureau qui occupait le milieu de la chambre, et ce fut avec une égale apparence de sang-froid imperturbable et de politesse hautaine qu’ils s’apprêtèrent à discuter ce débat meurtrier.

—Je n’ai pas besoin de vous répéter, dit Octave, que j’accède d’avance à tout ce qu’il vous conviendra de décider: les armes, le lieu, les témoins...

—Écoutez-moi, interrompit Bergenheim; tout à l’heure vous m’avez parlé en faveur de cette femme, de manière à me faire penser que vous ne voudriez pas la perdre aux yeux du monde; j’espère donc que vous accepterez la proposition que je vais vous soumettre. Un combat ordinaire entre nous éveillerait des soupçons et conduirait infailliblement à la découverte de la vérité; on lui chercherait un prétexte plausible, quel que fût celui que nous voulussions lui donner devant les témoins. Entre un jeune homme reçu dans une maison et un mari, vous le savez, il y a un motif de duel qui saute aux yeux d’abord. De quelque manière que le nôtre se terminât, l’honneur de cette femme resterait sur le terrain avec le mort, et c’est ce que je veux éviter, car elle porte mon nom.

—Expliquez-moi votre volonté, répondit Octave, ne sachant où son adversaire en voulait venir.

[Pg 422]

—Vous savez, monsieur, reprit Bergenheim de sa voix toujours impassible, qu’un article de la loi me donnait, il y a un instant, le droit de vous tuer, moyennant une peine assez faible; je ne l’ai pas fait pour deux raisons: d’abord un gentilhomme se sert d’épée et non de poignard, et puis votre cadavre m’eût embarrassé.

—La rivière n’est-elle pas là? interrompit Gerfaut avec un étrange sourire.

Christian le regarda un instant fixement et reprit ensuite d’une voix légèrement altérée:

—Au lieu d’user de mon droit, je vais risquer ma vie contre la vôtre. Le danger est le même pour moi qui ne vous ai jamais insulté, que pour vous qui m’avez fait l’outrage le plus sanglant dont un homme puisse flétrir l’existence d’un autre. De la sorte la partie est déjà inégale; mais vous comprendrez que si une seule personne au monde pouvait soupçonner la raison de notre duel, elle le deviendrait mille fois davantage. Vous ne risqueriez pas plus, tandis que moi, survivant ou mort, je serais publiquement déshonoré. Or je veux bien jouer mon sang, mais non pas mon honneur.

—Si c’est un duel sans témoins que vous désirez, j’y consens; j’ai une confiance entière en votre loyauté, et j’espère que vous accorderez le même sentiment à la mienne.

Christian fit une légère inclination de tête et continua:

—C’est plus qu’un duel sans témoins, car il faut que le résultat puisse être regardé comme un accident; c’est le seul moyen d’empêcher l’éclat et le scandale que je redoute. Voici ce que j’ai à vous proposer: vous savez qu’il y a demain une chasse aux sangliers, au bois des Mares; lorsqu’on se postera, nous nous placerons tous deux, à un endroit que je connais, où nous serons hors de la vue des [Pg 423] autres chasseurs. Quand les sangliers seront ramenés par les traqueurs et franchiront l’enceinte, nous ferons feu l’un sur l’autre au signal convenu. De cette manière, le dénouement, quel qu’il soit, passera pour un de ces malheurs dont la chasse au tir offre d’assez fréquents exemples.

—Je suis un homme mort, pensa Gerfaut en voyant que le fusil était l’arme choisie par son adversaire, et se rappelant l’adresse extraordinaire dont il lui avait vu donner des preuves. Mais, loin de trahir la moindre hésitation, sa contenance n’en devint que plus arrogante.

—Ce genre de combat me paraît sagement calculé, dit-il; je l’accepte, car je désire autant que vous qu’un éternel secret enveloppe cette malheureuse affaire.

—Puisque nous n’avons pas de témoins, reprit Bergenheim, nous devons régler nous-mêmes les moindres choses, afin que rien ne puisse nous trahir; il est inconcevable combien les circonstances les plus futiles deviennent souvent d’accablants témoignages. J’étais dernièrement du jury, nous avons condamné un homme à mort sur le seul indice d’une bourre de fusil. Tâchons que rien de pareil n’arrive. Je crois avoir tout prévu. Si vous vous apercevez que j’aie oublié quelque chose, vous voudrez bien m’en faire l’observation.—Le lieu dont je vous parle est un sentier étroit, mais découvert et en droite ligne. Le terrain en est parfaitement uni; il va du midi au nord; en sorte qu’à huit heures du matin, nous aurons le soleil de côté; il n’y a donc aucun avantage de position. Sur la lisière du bois se trouve un vieil orme, à cinquante pas environ dans le sentier, la souche d’un chêne coupé cette année: ce sera, si vous voulez, les deux places où nous nous mettrons. La distance vous semble-t-elle convenable?

—Plus près ou plus loin, peu importe. A bout portant si vous voulez.

[Pg 424]

—Plus près serait imprudent. A la chasse on ne se place pas à une moindre distance l’un de l’autre. D’ailleurs, cinquante pas, au fusil, c’est moins que quinze au pistolet. Ce premier point est donc réglé.—Nous resterons couverts, quoique ce ne soit pas l’usage. Une balle peut frapper la tête à l’endroit de la casquette, et si celle-ci n’était pas percée du coup, cela ferait naître des soupçons, car à la chasse on ne demeure pas tête nue.

Bergenheim continua de la sorte à entrer dans une foule de détails attestant la prévision singulière avec laquelle il avait calculé les moindres incidents possibles dans un événement de cette espèce. Octave ne put s’empêcher d’éprouver un sentiment d’admiration à la vue de cette passion impassible et lucide à force d’énergie, et jouant avec des apprêts de mort comme une jeune fille avec les fleurs qui doivent parer sa tête un jour de bal. Il trouva son amour-propre engagé à se maintenir à la hauteur de ce dédain de la vie, et il se mit à discuter article par article les propositions de son antagoniste avec un calme égal au sang-froid de ce dernier.

—Il nous reste, dit Christian, à savoir qui fera feu le premier.

—Vous assurément; vous êtes l’offensé.

—Vous ne convenez pas entièrement de l’offense; elle est donc en question, et je ne puis être à la fois juge et partie. Nous devons nous en rapporter au sort.

—Je vous déclare que je ne tirerai pas le premier, interrompit vivement Gerfaut.

—Songez que c’est un duel à mort et que de pareilles délicatesses sont puériles.—Convenons que celui qui aura l’avantage du coup se placera sur la lisière du bois et attendra le signal que l’autre devra donner lorsque les sangliers franchiront l’enceinte.

[Pg 425]

Il prit dans sa bourse une pièce de monnaie et la jeta en l’air.

—Face! dit l’amant, forcé d’acquiescer à la volonté de son adversaire.

—Le sort est pour vous, reprit Christian, en regardant l’écu avec insouciance; mais rappelez-vous que si, au signal donné par moi, vous ne tirez pas ou que vous tiriez en l’air, j’userai de mon droit de faire feu. Vous savez que je manque rarement mon coup.

Ces préliminaires terminés, le baron prit dans un cabinet deux fusils de chasse, les chargea à balles, en faisant remarquer qu’ils étaient égaux en longueur et de même calibre. Il les enferma ensuite dans une armoire dont il ôta la clef, qu’il offrit à Gerfaut.

—Je ne vous ferai pas cette injure, dit-celui-ci.

—Au fait, cette précaution est inutile; demain vous choisirez. Maintenant que tout est convenu, continua-t-il d’un ton grave, j’ai une demande à vous adresser, et je vous crois trop de loyauté pour la rejeter. Jurez-moi que, quel que soit le résultat, vous garderez sur tout ceci le secret le plus inviolable. C’est mon honneur qui est à votre discrétion en ce moment; de gentilhomme à gentilhomme, je vous requiers de le respecter.

—Si j’ai le triste avantage de survivre, répondit Gerfaut non moins gravement, je vous fais le serment que vous me demandez du plus profond de mon âme. Mais j’ai moi-même une question à vous adresser, dans la supposition de l’événement contraire: quelles sont vos intentions à l’égard de Mme de Bergenheim?

Christian regarda un instant son adversaire, dont l’œil fixe et pénétrant semblait vouloir lire ses plus secrètes pensées.

—Mes intentions! dit-il ensuite d’un ton surpris et [Pg 426] mécontent; cette question est étrange; je ne vous reconnais pas le droit de me l’adresser.

—Mon droit est étrange, en effet, reprit l’amant en souriant amèrement; mais quel qu’il soit, j’en userai. J’ai détruit à jamais le bonheur de cette femme; si je ne peux réparer ma faute, je dois du moins, autant que cela dépend de moi, en atténuer les effets. Veuillez donc me répondre: si je meurs demain, quel sera son sort?

Bergenheim garda le silence et baissa les yeux d’un air pensif et sombre.

—Écoutez-moi, monsieur, continua Gerfaut avec une grande émotion; quand je vous dis: elle n’est pas coupable, vous ne me croyez pas, et je désespère de vous persuader, car je comprends votre défiance. Pourtant ce mot sera le dernier qui sortira de ma bouche, et vous savez qu’on peut croire aux paroles d’un mourant. Si demain vous êtes vengé de moi, je vous en supplie, que cette expiation vous suffise.—Vous voyez, je ne rougis pas de vous prier; je vous demanderais cela à genoux.—Soyez humain pour elle; épargnez-la... Ce n’est pas son pardon que j’implore de vous, c’est pitié pour son innocence... Traitez-la doucement... honorablement... Ne la rendez pas trop malheureuse...

Il s’arrêta, car la voix lui manquait, et il sentait des pleurs dans ses yeux.

—Je sais ce que je dois faire, répondit le baron avec un accent aussi dur que celui de Gerfaut avait été attendri; je suis son mari et je ne reconnais à personne, à vous moins qu’à tout autre, le droit de s’interposer entre elle et moi.

—Je prévois le sort que vous lui réservez, repartit l’amant avec une indignation contenue; vous ne verserez pas son sang, car cela serait imprudent: que deviendrait [Pg 427] votre honneur? Mais vous la tuerez lentement; vous la ferez mourir tous les jours d’une mort nouvelle, pour satisfaire votre besoin d’aveugle vengeance. Vous êtes homme à méditer chaque détail de sa torture avec autant de calme que vous venez d’en montrer pour régler les arrangements de notre duel.

Au lieu de répondre, Bergenheim alluma une bougie, comme pour mettre fin à cette discussion.

—A demain, monsieur, dit-il d’un ton glacial.

—Un moment, s’écria Gerfaut en se levant; vous me refusez donc un mot qui me rassure sur le sort d’une femme que mon amour a perdue.

—Je n’ai rien à vous répondre.

—Eh bien, alors, c’est à moi de la protéger, et je le ferai malgré vous et contre vous.

—Pas un mot de plus, interrompit violemment le baron.

Octave se pencha sur la table qui les séparait et le regarda un instant avec l’œil de l’aigle qui fond sur sa proie.

—Vous avez tué Lambernier! dit-il tout à coup d’une voix foudroyante.

Christian fit un mouvement en arrière, comme s’il eût été frappé, et ses lèvres se contractèrent légèrement.

—J’ai été témoin du meurtre, reprit Gerfaut lentement et en appuyant sur chaque parole; je vais écrire ma déposition et l’envoyer à un homme dont je suis sûr comme de moi-même. Si je meurs demain, je lui léguerai une mission qu’aucun effort de votre part ne l’empêchera de remplir: il surveillera vos moindres actions avec une diligence inexorable; il sera le protecteur de Mme de Bergenheim si vous oubliez que votre premier devoir est de la protéger. Le jour où vous abuserez de votre position à son égard, le jour où elle dira: «Secourez-moi!» ce jour-là, ma déclaration [Pg 428] sera déposée à la cour royale de Nancy. On y ajoutera foi, soyez-en sûr. D’ailleurs, la rivière est une tombe indiscrète; avant peu elle rendra le corps que vous lui avez confié. Vous serez mis en jugement et condamné. Vous connaissez la peine du meurtre? ce sont les travaux forcés à perpétuité.

A ce dernier mot, Bergenheim s’élança vers la cheminée, arracha un couteau de chasse suspendu à la boiserie et tira la lame du fourreau.

En le voyant prêt à fondre sur lui, Octave se croisa les bras sur sa poitrine et se contenta de dire froidement:

—Songez que mon cadavre vous embarrassera: c’est assez d’un.

Le baron jeta l’arme sur le parquet avec une fureur qui la brisa en deux.

—Mais c’est vous, dit-il d’une voix tremblante, c’est vous qui êtes l’assassin de Lambernier. Il savait ce secret d’infamie et sa mort a été involontaire de ma part.

—Peu importe l’intention et la culpabilité première. Il s’agit du fait. Il n’est pas un jury qui ne vous condamne, et c’est ce que je veux, car cet arrêt sera une cause de séparation de corps et lui rendra la liberté.

—Vous ne parlez pas sérieusement, reprit Christian en pâlissant; vous me dénoncerez, vous, un gentilhomme! Savez-vous qu’il n’y a qu’un mot au niveau de celui de lâche? c’est le mot délateur. D’ailleurs, ma condamnation ne flétrirait-elle pas aussi cette femme à laquelle vous prenez tant d’intérêt?

Il baissa la voix en prononçant ces dernières paroles, car il rougit en secret d’employer un pareil argument et de mêler le nom de sa femme à un débat dans lequel il se voyait à la discrétion de son adversaire.

—Je sais tout cela, répondit celui-ci; je tiens aussi, [Pg 429] moi, à l’honneur de mon nom, et pourtant je l’expose. J’ai assez d’ennemis qui seront trop heureux d’outrager ma mémoire. L’opinion me condamnera, car elle ne verra que l’action, et cette action est odieuse. Nul ne saura les motifs qui m’en font un devoir. J’éprouve plus de regrets encore en pensant qu’une autre personne peut se trouver atteinte du coup destiné à la défendre; mais ces raisons doivent tomber devant une autre sans réplique. Il est une chose plus précieuse et plus nécessaire que l’opinion du monde, c’est la paix de chaque jour, c’est l’inviolabilité de la douleur, c’est le droit de vivre enfin; et voilà ce qu’à défaut de bonheur je veux léguer à celle que le sort a mise sous votre autorité, mais que je ne laisserai pas à votre merci.

—Je suis son mari, dit Bergenheim avec une rage concentrée.

—Oui, vous êtes son mari: ainsi la loi est pour vous. Vous n’avez qu’à invoquer tous les pouvoirs de la société, ils viendront à votre appel pour vous aider à écraser une femme sans défense. Et moi, qui l’aime comme vous n’avez jamais su l’aimer, je ne puis rien pour elle! Vivant, je dois me taire et me courber devant votre droit; mais, mort, vos lois absurdes n’existent plus pour moi; mort, je puis me placer entre elle et vous, et je le ferai. Puisque, pour la secourir, je n’ai pas le choix des armes, je ne reculerai pas devant la seule qui me soit offerte. Oui; si, pour la sauver de votre vengeance, je suis forcé de recourir à la honte d’une dénonciation, je vous le jure ici, je me ferai dénonciateur. Je souillerai mon nom de cette tache; je ramasserai cette pierre dans la boue; la boue sera pour moi, mais la pierre pour vous, et je vous en briserai la tête.

—Ce sont les paroles d’un lâche! s’écria Christian en se laissant tomber dans un fauteuil.

[Pg 430]

Gerfaut le regarda un instant avec le calme et la domination d’une volonté supérieure.

—Pas d’insultes! dit-il, l’un de nous ne vivra plus demain. Et rappelez-vous ce que je vais vous dire: si je succombe dans ce duel, arrêtez-vous là dans votre propre intérêt. Je me soumets à la mort pour moi-même; mais j’exige pour ELLE liberté, paix et respect. Songez-y bien: au premier outrage, mon ombre sortira du tombeau pour la préserver d’un second, pour creuser entre elle et vous un fossé qu’on ne franchit pas—le bagne.

Décoration fin de page.

[Pg 431]

Décoration tête de page.

XXIV

Lettre E illustrée

EN sortant de son évanouissement, Mme de Bergenheim resta plongée pendant quelque temps dans une torpeur qui ne lui laissa percevoir que d’une manière fort confuse ses propres sensations. D’un premier regard elle entrevit vaguement les rideaux de son lit sur lequel elle était étendue et, croyant d’abord s’éveiller d’un sommeil ordinaire, elle essaya de se rendormir. Peu à peu quelques pensées s’illuminèrent dans les ténèbres de son esprit. Éveillée à demi à son malheur, elle rouvrit les yeux et s’aperçut qu’elle était couchée tout habillée; en même temps sa chambre lui parut éclairée par une lueur plus vive que celle de la veilleuse qui y brûlait ordinairement pendant la nuit. Entre les rideaux à demi fermés, elle aperçut une ombre gigantesque se reflétant jusqu’au plafond sur la boiserie en face du lit. Elle se souleva et vit distinctement un homme assis à l’angle de la cheminée. En reconnaissant son mari, Clémence retomba sur l’oreiller, glacée de terreur. [Pg 432] Alors elle se rappela tout, et la scène du boudoir se retraça à son esprit dans ses moindres détails. Elle se sentit près de s’évanouir une seconde fois en entendant le bruit des pas de Christian qui faisaient crier le parquet, quoiqu’il marchât avec précaution. Par un instinct puéril, elle resta les yeux fermés, espérant qu’il la croirait endormie; mais sa respiration entrecoupée trahissait son agitation et son effroi.

Le baron la regarda un instant en silence et ouvrit ensuite les rideaux.

—Vous ne pouvez passer la nuit ainsi, dit-il; il est près de trois heures. Il faut vous coucher comme à l’ordinaire.

Clémence frissonna de tous ses membres à ces paroles dont l’accent n’avait pourtant rien de dur. Sans répondre, elle obéit avec une docilité machinale; mais, à peine levée, elle fut obligée de s’appuyer contre le lit, car ses jambes tremblantes étaient hors d’état de la soutenir.

—N’ayez pas peur de moi, lui dit Bergenheim en s’éloignant de quelques pas; ma présence ici n’a rien qui doive vous effrayer. Je veux seulement qu’on sache que j’ai passé la nuit dans votre chambre, car il est possible que mon retour éveille quelques soupçons. Vous pensez bien que notre tendresse n’est qu’une comédie à l’usage de nos domestiques.

Il y avait dans la légèreté affectée de ces expressions un sarcasme dont la jeune femme se sentit déchirée jusqu’au fond de l’âme. Elle s’attendait à une explosion de fureur, mais non à ce mépris paisible. Son orgueil révolté lui rendit un accès de courage.

—Je ne mérite pas que vous me traitiez ainsi, dit-elle; ne me condamnez pas sans m’entendre.

—Je ne vous demande rien, répondit Christian qui se rassit près de la cheminée; déshabillez-vous et dormez si cela vous est possible. Il est inutile que Justine fasse demain [Pg 433] des commentaires sur vos vêtements de nuit ou sur l’altération de vos traits.

Au lieu d’obéir cette fois, elle le suivit et essaya de rester debout pour lui parler; mais son émotion lui en ôta la force. Elle fut obligée de s’asseoir.

—Vous me traitez trop mal, Christian, dit-elle lorsqu’elle eut réussi à affermir sa voix. Je ne suis pas coupable... pas autant que vous le pensez, reprit-elle en baissant la tête.

Il la regarda un instant attentivement et répondit ensuite sans que sa voix trahît la plus légère émotion:

—Vous devez penser que mon plus grand désir est d’être persuadé par vous. Je sais que souvent les apparences sont trompeuses; peut-être réussirez-vous à m’expliquer ce qui s’est passé cette nuit; je suis donc encore disposé à croire à votre parole. Jurez-moi que vous n’aimez pas M. de Gerfaut.

—Je le jure, dit-elle d’une voix faible, sans lever les yeux.

Il alla prendre un petit crucifix d’argent suspendu à la tête du lit.

—Jurez-moi cela sur ce Christ, dit-il en le présentant à sa femme.

Elle essaya vainement de soulever sa main qui semblait collée au bras du fauteuil.

—Je le jure, balbutia-elle une seconde fois, tandis que son visage devenait pâle comme la mort.

Un rire sauvage semblable à un sifflement s’échappa des lèvres de Christian. Sans ajouter un mot, il alla remettre le Christ à sa place, ouvrit ensuite le panneau secret entre les fenêtres et vint poser le coffret de palissandre sur la table devant sa femme. A cette vue, celle-ci fit un mouvement pour s’en emparer; mais le courage lui manqua, et elle se pencha en arrière pour chercher un appui.

—Parjure à votre mari et parjure à Dieu! dit lentement [Pg 434] Bergenheim. Savez-vous du moins quelle femme vous êtes?

Clémence resta longtemps avant de pouvoir répondre; sa respiration était si pénible, que chaque haleine semblait un étouffement; sa tête, après avoir roulé vaguement sur le dos du fauteuil sans trouver une position moins douloureuse, finit par tomber sur sa poitrine comme un épi brisé par la pluie.

—Si vous avez lu ces lettres, murmura-t-elle lorsqu’elle eut recouvré la force de parler, vous devez voir que je ne suis pas si indigne que vous le dites. Je suis bien coupable... mais j’ai encore droit au pardon.

En ce moment peut-être, Christian, s’il eût été doué de l’intelligence qui comprend les mystères du cœur, eût pu renouer encore un lien près de se rompre; non sans doute qu’il eût dû espérer une bien riche moisson d’affection légitime du champ où avait fleuri l’ivraie de l’amour adultère; mais s’il lui était désormais impossible de créer une passion qui ne suit guère le mariage dont elle n’a pas été la source, il pouvait du moins arrêter Clémence sur une pente dangereuse, et, s’armant des enseignements terribles d’une demi-faute, la sauver de chutes plus irréparables. Mais sa nature était trop vulgaire pour saisir les nuances qui séparent la faiblesse du vice, et les enivrements d’une âme aimante de la dépravation d’un caractère corrompu. Avec l’obstination familière aux esprits bornés, il portait toute chose à sa conséquence extrême et concluait presque toujours au delà du vrai. Depuis quelques heures, la culpabilité de sa femme était décidée dans son esprit; cette opinion servit de base à sa conduite, et il s’y tint cramponné avec une ténacité sourde à toute réfutation.—Ses traits restèrent empreints de la plus désespérante impassibilité, tandis qu’il écoutait les paroles de justification qu’essayait Clémence d’une voix faible et entrecoupée.

[Pg 435]

—Je sais que j’ai mérité votre haine... mais si vous compreniez ce que je souffre, vous me pardonneriez... Vous m’avez laissée à Paris, bien jeune... sans expérience... j’aurais dû mieux combattre, et pourtant j’ai usé toutes mes forces dans cette lutte... Vous voyez comme depuis un an je suis pâle et changée... J’ai vieilli de plusieurs années; enfin, je ne suis pas encore ce qu’on appelle une femme... perdue. Il a dû vous le dire...

—Sans doute, répondit Christian avec ironie; oh! vous avez là un loyal chevalier!

—Vous ne me croyez pas! vous ne me croyez pas! reprit-elle en tordant ses mains de désespoir; mais lisez ces lettres... les dernières. Voyez si c’est ainsi qu’on écrit à une femme entièrement coupable.

Elle voulut prendre le paquet que tenait son mari; au lieu de le lui donner, celui-ci l’approcha d’une bougie et le jeta tout enflammé dans la cheminée. Clémence poussa un cri et se précipita pour le reprendre, mais le bras de fer de Christian la saisit par le milieu du corps et la retint sur son fauteuil.

—Je comprends que vous teniez à cette correspondance, dit-il d’un ton moins calme qu’il ne l’avait été jusqu’alors; mais vous êtes plus tendre que prudente. Laissez-moi détruire un témoignage qui vous accuse. Savez-vous que j’ai déjà tué un homme à cause de ces lettres?

—Tué! s’écria Mme de Bergenheim que ces paroles rendirent folle, car elle n’en comprit pas le véritable sens et en fit l’application à son amant;—eh bien, tuez-moi aussi, car je mens quand je dis que je me repens. Je ne me repens pas; je suis coupable; je vous ai trompé. Je l’aime et je vous abhorre; je l’aime! tuez-moi... je l’aime... mais tuez-moi!

Elle s’était jetée à genoux devant lui et se traînait sur [Pg 436] le parquet qu’elle frappait de sa tête en essayant de l’y briser. Christian la releva et l’assit dans le fauteuil, malgré la résistance qu’elle lui opposait. Pendant quelque temps il eut peine à l’y contenir, tant était énergique le paroxysme nerveux qui crispait tous les membres de la jeune femme. Elle se tordait dans les bras de son mari, en proie à d’affreuses convulsions, et les seuls accents qui sortissent de sa bouche étaient ces paroles répétées d’une voix brève et étouffée, avec la monotonie de la démence:—Je l’aime! tuez-moi! Je l’aime! tuez-moi!

Cette douleur était si horrible que Bergenheim finit par en avoir pitié.

—Vous avez mal compris, dit-il: ce n’est pas lui qui est mort.

Elle devint immobile et ne dit plus rien. Par un sentiment de compassion, il la laissa et revint à sa place. Ils restèrent quelque temps de la sorte, assis de chaque côté de la cheminée; lui le front appuyé contre le marbre, elle courbée sur elle-même dans son fauteuil et le visage caché dans les mains; plus isolés l’un de l’autre au milieu de leur chambre nuptiale que si un monde entier les eût séparés; le balancier de la pendule interrompait seul le silence et berçait de ses vibrations monotones les sinistres rêveries des deux époux.

Un bruit aigu, parti d’une des fenêtres, interrompit subitement cette scène muette et triste. Clémence se leva par un élan soudain, comme si elle eût éprouvé une commotion galvanique; ses yeux effarés rencontrèrent ceux de son mari, arraché aussi à ses lugubres réflexions par cet incident inattendu. Il lui fit de la main un geste impérieux pour lui ordonner le silence, et tous deux se mirent à écouter avec autant d’attention que d’anxiété.

Le même bruit se fit entendre une seconde fois. Un frôlement [Pg 437] contre le bois de la persienne fut suivi aussitôt d’un son sec et métallique, évidemment produit par le choc d’un corps dur contre une des vitres.

—C’est un signal, dit Christian d’une voix basse et en regardant sa femme. Vous devez savoir ce qu’il signifie.

—Je l’ignore, je vous le jure, répondit Clémence, le cœur palpitant de cette nouvelle émotion.

—Je vais vous l’apprendre: il est là, et il a quelque chose à vous dire. Levez-vous et ouvrez.

—Ouvrir! dit-elle d’un air d’effroi.

—Faites ce que je vous dis. Voulez-vous qu’il passe la nuit sous vos fenêtres, pour que quelque domestique l’aperçoive?

A cet ordre prononcé d’une voix sévère, elle se leva. Remarquant alors que la projection de leurs deux ombres sur le plafond pourrait être aperçue du dehors quand les rideaux seraient tirés, Bergenheim changea les bougies de place. Clémence se dirigea lentement vers la fenêtre d’où l’avertissement était parti; à peine l’eut-elle ouverte qu’une bourse tomba sur le parquet.

—Refermez maintenant, dit le baron; tandis que sa femme obéissait avec la docilité passive qui la rendait incapable d’aucun effort de volonté personnelle, il ramassa la bourse qu’on avait nouée en peloton pour en rendre le jet plus facile, et y prit le billet suivant:

«Je vous ai perdue, vous pour qui j’aurais voulu mourir! Que servent maintenant mes regrets et mon désespoir? Tout mon sang n’essuierait pas une de vos larmes. Notre position est si affreuse que je tremble de vous en parler. Je dois cependant vous dire la vérité, quelle qu’en soit l’horreur... Ne me maudissez pas, Clémence; ne m’imputez pas cette fatalité qui me force de vous torturer encore... Dans quelques heures, j’aurai expié les torts de mon amour, ou [Pg 438] vous-même vous serez libre. Libre!... pardonnez-moi ce mot, je sens ce qu’il a d’odieux, mais je suis trop troublé pour en trouver un autre. Quoi qu’il arrive, je dois mettre à votre disposition les seuls secours qu’il me soit possible de vous offrir, pour vous donner au moins le choix du malheur. Si vous ne devez plus me revoir, vivre avec LUI sera peut-être un supplice au-dessus de votre courage, car vous m’aimez... Dans le cas contraire... ici les mots me manquent. Je ne sais plus d’expressions pour mes pensées, et je n’ose vous adresser ni conseils ni prières. Tout ce que je sens, c’est le besoin de vous dire que mon existence tout entière vous appartient, que je suis à vous jusqu’à la mort; mais c’est à peine si j’ai le courage de mettre à vos pieds l’offrande d’une destinée si triste déjà et bientôt peut-être sanglante..... Une nécessité fatale impose parfois des actions que l’opinion condamne, mais que le cœur absout, car seul il peut les comprendre. Bientôt peut-être vous éprouverez le besoin de souffrir en liberté, tant vous trouverez impitoyable à votre peine tout ce qui vous entoure. Ce droit de douleur, je dois vous l’assurer, dans le cas où force vous serait de le réclamer..... Ne vous indignez pas de ce que vous allez lire; jamais paroles semblables à celles que je veux vous dire ne sont sorties d’un cœur plus désolé. Pendant tout le jour, une chaise de poste attendra derrière le plateau de Montigny; un feu allumé au-dessus du rocher que vous pouvez voir depuis votre appartement vous avertira de sa présence. En peu de temps on peut gagner le Rhin. Une personne dévouée sera prête à vous conduire à Munich, chez une de mes parentes dont le caractère et la position vous assurent un asile inviolable et respecté. Si votre tante ou les autres personnes de votre famille ne sont pas pour vous une protection suffisante, celle que je vous offre vous mettra à l’abri de toute tyrannie. Là, du moins, [Pg 439] il vous sera permis de pleurer!—Voilà tout ce que je puis pour vous.—Mon cœur se brise en pensant à cette impuissance de ma tendresse. Lorsqu’on écrase le scorpion sur la blessure où il a traîné son venin, il la guérit; et moi, ma mort même ne saurait réparer le mal que je vous ai fait: ce serait seulement une douleur de plus. Je ne savais pas que la souffrance eût des raffinements si amers. Comprendrez-vous tout ce qu’a de désespérant le sentiment que j’éprouve en ce moment? Être aimé de vous est depuis bien longtemps le seul vœu de mon cœur, et il faut que je me repente de l’avoir vu réalisé. Par pitié pour vous, je dois désirer que vous m’aimiez d’un amour périssable comme ma vie, afin que mon souvenir vous laisse la paix et que vous puissiez dormir sur ma tombe..... Tout cela est si triste, que je n’ai pas le courage de continuer. Adieu, Clémence! Une fois encore, une dernière fois, je voudrais pouvoir dire: Je t’aime! Je n’ose plus. Je me sens indigne de vous parler ainsi, car il y a une réprobation sur mon amour. N’est-ce pas moi qui vous ai perdue?... La seule parole qui me semble encore permise est celle que l’assassin lui-même ose adresser à Dieu, les genoux et le front sur le marbre de l’église: Pardonne-moi!»

Après avoir lu, le baron passa la lettre à sa femme, sans dire un mot et reprit son attitude sombre et pensive.

—Vous voyez ce qu’il vous demande? dit-il après un assez long intervalle, en observant la stupeur inintelligente avec laquelle les yeux de Mme de Bergenheim parcouraient le papier.

—J’ai la tête si perdue, répondit-elle, que je ne sais si je comprends.—Que parle-t-il de mort?

Les lèvres de Christian se contractèrent dédaigneusement.

[Pg 440]

—Il ne s’agit pas de vous, dit-il; on ne tue pas les femmes.

—Elles meurent sans cela, répondit Clémence qui s’arrêta quelque temps, incapable de continuer, et en regardant son mari d’un œil hagard et terrifié.

—Vous devez donc vous battre! s’écria-t-elle enfin, avec un accent dont l’expression ne saurait être notée dans aucune langue.

—En vérité, vous avez deviné cela! répondit-il en souriant ironiquement; c’est une chose merveilleuse que votre intelligence. Vous avez dit vrai. Vous voyez que nous sommes tous dans notre rôle. La femme trompe son mari; le mari se bat avec l’amant, et l’amant, pour clore dignement la comédie, propose un enlèvement à la femme, car voilà le fond de sa lettre au milieu de ses précautions oratoires.

—Vous battre! reprit-elle en se levant, et avec l’énergie que donne l’excès du désespoir. Vous battre!... pour moi, indigne et misérable que je suis!... mais c’est moi qui dois mourir! Qu’avez-vous fait, vous? Et lui, n’est-il pas libre d’aimer? Je suis seule coupable, seule je vous ai offensé, et seule il faut me punir. Faites de moi ce que vous voudrez, monsieur; enfermez-moi dans un couvent, dans un cachot; apportez du poison, je le boirai.

Le baron partit d’un éclat de rire sardonique.

—Vous avez donc bien peur que je ne vous le tue? dit-il en la regardant fixement, les bras croisés sur sa poitrine.

—Je crains pour vous, pour nous tous. Pensez-vous que je puisse vivre après avoir fait verser du sang? S’il vous faut une victime, prenez-moi... ou du moins commencez par moi. Par pitié! dites que vous ne vous battrez pas.

[Pg 441]

—Songez que vous avez la chance de devenir libre, comme il le dit lui-même.

—Épargnez-moi! murmura-t-elle en frémissant d’horreur.

—C’est dommage qu’il y ait du sang, n’est-ce pas? reprit Bergenheim avec une implacable moquerie; l’adultère serait très doux sans cela. Je suis sûr que vous me trouvez brutal et grossier de prendre ainsi votre honneur au sérieux, plus que vous ne le faites vous-même.

—Grâce!

—C’est moi qui ai une grâce à vous demander. Cela vous étonne, n’est-il pas vrai?—Tant que je vivrai, je saurai protéger votre réputation malgré vous; mais si je meurs, tâchez de la mieux garder vous-même. Contentez-vous de m’avoir trahi, n’outragez pas ma mémoire. Je suis heureux en ce moment que nous n’ayons pas d’enfants, car je vous craindrais pour eux et je me croirais obligé de vous priver de leur tutelle, autant que cela serait en mon pouvoir. C’est un chagrin de moins. Mais comme vous portez mon nom et que je ne puis vous l’ôter, je vous prie de ne pas le traîner dans la boue quand je ne serai plus là pour le laver.

A ces cruelles paroles, la jeune femme s’affaissa sur son siège comme si toutes les fibres de son corps se fussent successivement brisées.

—Vous m’écrasez à terre! dit-elle faiblement.

—Cela vous révolte, continua le mari, dont la vengeance semblait choisir les traits les plus acérés; vous êtes jeune; c’est votre premier pas, et vous n’êtes pas faite encore à ces aventures. Rassurez-vous, on s’habitue à tout. Un amant sait toujours de fort belles phrases pour consoler une veuve et vaincre ses répugnances. Il a déjà commencé dans sa lettre. Si vous devenez libre, il vous parlera de [Pg 442] l’Italie, de l’Angleterre, de l’Amérique... Que sais-je? il vous apprendra que l’on peut vivre partout; que si le crime.... oh! il ne dira pas le crime; il dira la passion, l’amour opprimé..... que si votre passion est proscrite en France, partout ailleurs elle peut aller tête haute.

—Vous me tuez... monsieur, murmura-t-elle, renversée presque sans connaissance sur son fauteuil.

Christian se pencha vers elle et lui prit le bras en la foudroyant du regard.

—Songez-y bien, dit-il: s’il me tue demain et qu’il vous demande encore de le suivre, vous serez une infâme en lui obéissant. Il est homme à faire trophée de vous.—Ne vous tordez pas ainsi; cela s’est vu.—Il est homme à vous traîner à sa suite comme une courtisane.

—De l’air!... par pitié... je meurs.

Clémence ferma les yeux, et de faibles convulsions agitèrent ses lèvres. En la voyant glisser sur le bras du fauteuil, le baron sentit enfin s’amollir la cruauté vindicative qui lui avait dicté ses paroles. Après avoir torturé l’âme sans pitié, il fut ému et presque désarmé par une souffrance physique. Cette femme inanimée qu’il venait d’écraser de son mépris lui fit éprouver un sentiment semblable à un remords, et ce fut avec une sorte d’affection qu’il lui prodigua ses soins. Sans qu’elle fît un seul mouvement, il la déshabilla et la porta dans son lit. Comprenant que l’état où elle se trouvait n’avait rien de dangereux et n’était qu’une atonie générale causée par une succession d’émotions extrêmes, il la laissa dès qu’il vit ses yeux se rouvrir et vint reprendre sa place à l’angle de la cheminée. Le reste de la nuit se passa sans incident nouveau. A voir cet homme assis en silence, le front appuyé sur les mains, et, à quelques pas, cette femme couchée dans la pâleur et l’immobilité de la mort, on eût deviné une veillée funéraire [Pg 443] plutôt qu’un tête-à-tête conjugal. De temps en temps, le vague craquement d’une boiserie, quelque souffle lointain de l’orage expirant, ou un gémissement étouffé sorti de l’alcôve, interrompaient faiblement le silence. Le bruit des heures qui sonnaient à la pendule, et que répétait un instant après, comme un écho, la grande horloge du château, avait lui-même l’expression d’un glas sépulcral. Les bougies, après avoir enflammé leurs collerettes de papier, achevaient de se consumer en jetant des lueurs inégales et défaillantes comme celles des cierges qui entourent une bière, et sans que Christian songeât à en allumer d’autres. Insensiblement leur secours devint inutile. Des rayons blafards commencèrent à pénétrer à travers les persiennes. La clarté qui mettait en relief les meubles de la chambre changea de couleur; de jaune elle devint grise, puis blanchit de plus en plus à mesure qu’en croissait l’inondation.

Un refroidissement assez vif dans l’atmosphère annonça en même temps le lever de l’aurore. Le chant matinal d’un coq, un moment après les abois des chiens dans leur chenil, et enfin le concert des oiseaux qui s’éveillaient dans le jardin retentirent tour à tour. La nuit était finie et un jour nouveau s’était levé, radieux pour la plupart, mais pour quelques-uns plein de menace et d’épouvante.

Les premiers rayons du matin éclairaient en ce moment une autre scène à l’aile opposée du château. Sous les rideaux verts de son alcôve, Marillac dormait depuis plusieurs heures du sommeil le plus paisible qu’il ait été donné à l’homme de savourer ici-bas, lorsqu’il se sentit brusquement éveillé par une secousse qui faillit le jeter à bas du lit.

—Va-t’en au diable! dit-il avec humeur, lorsque ses yeux appesantis eurent réussi à s’ouvrir à demi et qu’il eut reconnu Gerfaut debout à son chevet.

[Pg 444]

—Lève-toi! répondit celui-ci en le tirant par le bras pour donner plus de force à cette injonction.

L’artiste s’enveloppa dans les draps jusqu’au menton.

—Es-tu somnambule ou enragé? dit-il ensuite, ou bien prétendrais-tu me faire travailler? reprit-il, en voyant que son ami tenait des papiers. Tu sais bien que je n’ai jamais d’esprit à jeun et que jusqu’à midi je suis stupide.

—Lève-toi sur-le-champ, répéta Gerfaut, il faut que je te parle.

Il y avait quelque chose de si grave et de si pressant dans l’accent avec lequel furent prononcées ces paroles, que Marillac, sans plus discuter, se leva et se mit à s’habiller précipitamment.

—Qu’est-ce donc? demanda-t-il en passant sa robe de chambre, tu as l’air d’un cinquième acte de mélodrame.

—Mets une redingote et des bottes, dit Octave, il faut que tu ailles à la Fauconnerie. On est habitué à te voir sortir de grand matin depuis tes rendez-vous avec Reine, et...

—C’est vers cette pastourelle que tu m’envoies! interrompit vivement l’artiste, qui commença à se déshabiller; en ce cas, je me recouche. Assez de bucoliques comme ça.

—Je me bats dans quelques heures avec Bergenheim, dit Gerfaut à demi-voix.

Stupendo! s’écria Marillac après avoir fait deux pas en arrière, et il resta immobile comme une statue.

Sans perdre de temps en explications superflues, son ami lui raconta brièvement les événements de la nuit.

—Maintenant, dit-il, j’ai besoin de toi; puis-je compter sur ton amitié?

—A la vie et à la mort! répondit Marillac; et il lui [Pg 445] serra la main avec l’émotion que le plus brave éprouve à l’approche du danger dont est menacée une personne qui lui est chère.

—Ceci, reprit Gerfaut en lui remettant un des papiers qu’il tenait, est une note pour toi; tu y trouveras mes instructions détaillées; elle te servira de guide selon les circonstances.—Ce papier cacheté sera déposé par toi au parquet de la cour royale de Nancy, dans le cas prévu et expliqué par la note que je viens de te donner.—Enfin, cette feuille-ci est mon testament. Je n’ai pas de parent à un degré très proche; c’est toi que je fais mon héritier.

—Que je sois académicien si j’accepte ta succession! interrompit l’artiste d’une voix mal assurée, et il détourna la tête pour cacher un accès de sensibilité déplacé, selon lui, dans une circonstance aussi sérieuse.

—Écoute-moi; je ne connais pas de plus honnête homme que toi, et c’est pour cela que je te choisis. Avant tout, ce legs est un fidéicommis. Je te parle en ce moment dans la supposition d’événements qui, très probablement, n’arriveront jamais; mais enfin je dois tout prévoir. J’ignore les conséquences que ceci peut avoir sur le sort de Clémence; sa tante, qui est très austère, peut se brouiller avec elle et la priver de sa succession; sa fortune personnelle n’est pas, je crois, considérable, et je ne connais pas les clauses de son contrat de mariage. Elle peut donc se trouver tout à fait à la merci de son mari, et c’est ce que je ne saurais souffrir. Ma fortune est donc un dépôt que tu tiendras en tout temps à sa disposition. J’espère qu’elle m’aime assez pour ne pas refuser un service dont ma mort aura détruit l’inconvenance.

—A la bonne heure! dit Marillac; je t’avouerai que l’idée d’hériter de toi me serrait le cou comme un nœud coulant.

[Pg 446]

—Je te prie, cependant, d’accepter mes droits d’auteur.—Tu ne peux refuser cela, continua Gerfaut avec un demi-sourire; ce legs rentre dans le domaine de l’art. A qui veux-tu que je le laisse si ce n’est à toi, mon Patrocle, mon fidèle collaborateur.

L’artiste fit plusieurs tours dans la chambre, d’un air très agité.

—Je voudrais, s’écria-t-il, que tous les drames et tous les vaudevilles présents et futurs fussent au fond de la Seine et que ce duel n’eût pas lieu.—Au reste, en cas de malheur, j’accepte ton legs. Je le consacrerai à faire une édition complète de tes œuvres, grand format—à enfoncer le Chateaubriand.

Gerfaut l’arrêta au milieu de sa promenade et lui serra la main en souriant.

—Brave garçon! dit-il, tu crois toujours à la gloire. En vérité, je ne songeais guère à la mienne; cependant je suis reconnaissant de ton idée. Si tu accomplis cette bonne œuvre de m’éditer au grand complet, mets en frontispice mon portrait par Devéria. Les deux autres sont des horreurs dont je rougis. Je ne voudrais pas que la postérité, admiratrice de mon génie, se mît en tête que j’étais laid comme Pellisson.

La moquerie de ces paroles redoubla l’émotion et la tristesse de Marillac.

—Et dire, s’écria-t-il, que c’est moi qui ai sauvé la vie à ce brigand de Bergenheim!—S’il te tue, je ne me le pardonnerai jamais. Mais aussi je t’avais bien dit que cela finirait d’une manière tragique.

Qu’allait-il faire dans cette galère? n’est-ce pas? Que veux-tu? Nous courons après le drame; en voilà. Ce n’est pas pour moi que je suis inquiet, c’est pour elle.—Malheureuse femme! Un duel, c’est une pierre qui [Pg 447] peut tomber sur la tête d’un homme vingt fois par jour; il suffit d’un fat qui vous lorgne, ou d’un maladroit qui vous marche sur le pied; mais elle... pauvre ange! Je n’y veux pas penser. J’ai besoin de ma tête et de mon cœur. Le jour grandit; il n’y a pas un instant à perdre. Tu vas descendre aux écuries; tu selleras toi-même un cheval, si aucun domestique n’est levé; tu te rendras, comme je te l’ai dit, à la Fauconnerie, j’ai vu une chaise de poste dans la cour de l’auberge, tu la feras atteler et tu iras attendre tout le jour derrière le plateau de Montigny. Tu trouveras, d’ailleurs, tout ce que tu dois faire expliqué en détail dans la note que je t’ai remise. Voilà ma bourse; je n’ai pas besoin d’argent.

Marillac mit la bourse dans sa poche et les papiers dans son portefeuille; il boutonna ensuite sa redingote jusqu’au menton et s’enfonça sur les oreilles une casquette de voyage. Sa contenance, à la fois émue et déterminée, annonçait un état d’exaltation qui dédaignait pour le moment les théories pacifiques dont il avait fait l’exposé quelques jours auparavant.

—Compte sur moi comme sur toi-même, dit-il avec énergie. Si cette pauvre petite femme se vient jeter dans mes bras, je te promets de lui servir fidèlement d’écuyer. Je la conduis où elle voudra; en Chine, si elle le demande, quand toute la gendarmerie du royaume serait à mes trousses. Et si le Bergenheim te tue et qu’il coure après elle, il y aura des poignards.

En disant ces mots, il prit sur la cheminée son stylet et deux petits pistolets qu’il mit dans ses poches, après avoir examiné la pointe de l’un et les capsules des autres.

—Adieu! dit Gerfaut.

—Adieu! répéta l’artiste dont l’agitation extrême contrastait avec le calme de son ami. Sois tranquille, je réponds [Pg 448] d’elle—et je ferai ton édition complète.—Mais quelle idée d’avoir accepté un duel aussi biscornu? A-t-on jamais vu se battre au fusil? il n’avait pas le droit d’exiger cela.

—Dépêche-toi; il faut que tu sois parti avant que les domestiques se lèvent.

—Embrasse-moi, mon pauvre garçon, reprit Marillac les larmes aux yeux; ce n’est pas viril, ce que je fais là; mais c’est plus fort que moi... Oh! les femmes! je les adore assurément; mais en ce moment je suis comme Néron, je voudrais qu’elles n’eussent qu’une tête... C’est pour ces poupées-là que nous nous faisons tuer!

—Tu les maudiras en route! reprit Octave, impatient de le voir partir.

—Oh! sacrebleu oui. Elles peuvent se flatter de m’inspirer en ce moment une haine carabinée... Et notre drame?—un vrai chef-d’œuvre de drame!

—Ne fais pas de bruit, dit son ami, en ouvrant la porte avec précaution.

Marillac lui serra la main une dernière fois et sortit. Au bout du corridor, il s’arrêta et revint sur ses pas.

—Surtout, dit-il en passant la tête dans l’entre-bâillement de la porte, pas de procédés absurdes. Songe qu’il faut que l’un de vous deux reste sur le carreau, et que si tu le manques, il ne te manquera pas. Prends ton temps... ajuste... et... feu! comme sur un lapin!

Après cette dernière recommandation, il s’éloigna; et dix minutes après, depuis la chambre où il était resté, Gerfaut l’aperçut sortant de la cour du château de toute la vitesse des quatre jambes de Bewerley.


[Pg 449]

Décoration tête de page.

XXV

Lettre L illustrée

LE soleil le plus radieux qui puisse dorer un beau jour de septembre s’était levé sur le château. A l’entour, la vallée, lavée par l’orage, s’étalait fraîche et riante comme une jeune fille qui sort du bain. Ses rochers semblaient un bandeau d’argent autour de son front; ses bois, un manteau vert drapé sur ses épaules. Les terres labourées qui encadraient leurs franges en faisaient ressortir le relief par le contraste d’un fond brun sombre. Quelques bœufs, de l’espèce vigoureuse que peint Brascassat, animaient çà et là les prairies de leurs groupes fauves et ruminants; les oiseaux séchaient, aux cimes des arbres, leurs ailes mouillées par la pluie; et les joyeux gazouillements de la feuillée répondaient par un caquetage continuel aux graves mugissements dont retentissaient les pâturages.

Un mouvement inaccoutumé se faisait remarquer dans les cours du château. Les domestiques allaient et venaient [Pg 450] d’un air effaré, tandis que les chiens, accouplés, exécutaient un concert d’abois désordonnés, et que les chevaux, partageant ce pressentiment instinctif, piétinaient avec ardeur et cherchaient à arracher leurs brides des mains du palefrenier qui les gardait. Plus loin, une troupe de paysans des fermes, armés de longs bâtons, buvait gaiement le coup du matin à la santé du maître; dans un coin quelques enfants s’escrimaient à coups de gaule avec la turbulence de leur âge, pour se préparer aux plaisirs de la chasse aux sangliers. L’ordre du départ vint mettre en mouvement toute cette troupe impatiente et joyeuse. Les traqueurs, sous la conduite d’un piqueur expérimenté, sortirent de la cour et gagnèrent les bois des Mares par les sentiers du parc qui abrégeaient le chemin. Un valet de chiens prit les devants avec la meute, en suivant l’allée de platanes. Bientôt une petite troupe de chasseurs, composée à peu près des mêmes personnages que nous avons déjà mis en scène, descendit le perron, conduite par le maître du château. Les uns montèrent sur les chevaux qui les attendaient, le reste sur un char découvert, à plusieurs bancs. Au même instant la figure rose d’Aline parut à l’une des fenêtres, et à un autre étage le majestueux visage de Mlle de Corandeuil, qui ne dédaigna pas de souhaiter aux chasseurs une heureuse journée. Après avoir salué galamment les deux femmes, la troupe sortit du château au bruit de la trompe de chasse qui sonnait joyeusement le départ.

Le baron, assis sur sa selle dans l’attitude martiale qui lui était habituelle, son fusil de chasse en bandoulière et un cigare à la bouche, allait de l’un à l’autre et parlait à chacun d’un ton de plaisanterie qui n’eût laissé soupçonner à personne ses secrètes pensées. S’il était parvenu à composer son maintien de manière à tromper l’œil du plus clairvoyant, il n’avait pu dissimuler entièrement les stigmates [Pg 451] qu’impriment à la physionomie les passions violentes; sa figure était beaucoup plus pâle que de coutume, et ses traits portaient les traces de deux nuits de douloureuse insomnie. Gerfaut de son côté avait fait tous ses efforts pour imposer à sa contenance cette sérénité impassible qui garde le secret de l’âme, mais sans réussir aussi bien. Son affectation de gaieté trahissait une contrainte continuelle; le sourire qui contractait ses lèvres laissait froid le reste du visage, et ne déplissait jamais une ride profonde creusée entre les sourcils. Un incident, tristement désiré peut-être, mais inespéré, vint accroître cette expression soucieuse et mélancolique. Au moment où la cavalcade passait devant le jardin anglais qui séparait l’allée de platanes de l’aile du château habitée par Mme de Bergenheim, Octave ralentit le pas de son cheval et resta en arrière de ses compagnons; ses yeux interrogèrent successivement, d’un regard sombre et avide, toutes les fenêtres de cette façade; les persiennes de la chambre à coucher n’étaient fermées qu’à demi; derrière leur claire-voie il vit les rideaux onduler, puis se séparer. Un visage pâle se montra un instant encadré dans leur azur comme la tête d’un ange qui eût entr’ouvert le ciel pour contempler la terre. Gerfaut se leva sur les étriers afin d’apercevoir plus longtemps cette apparition, qu’un groupe d’arbres commençait à lui cacher mais il n’osa se permettre un seul geste d’adieu à celle qu’il voyait sans doute pour la dernière fois. Les arbres s’étant éclaircis, il distingua de nouveau la figure de Clémence, immobile, le front appuyé contre la fenêtre et les yeux fixés sur lui; puis un massif de tulipiers la lui déroba une seconde fois; comme il était sur le point de faire rétrograder son cheval, pour obtenir encore le douloureux bonheur de ce dernier regard, il aperçut à ses côtés le baron qui avait ralenti le pas pour l’attendre.

—Jouez mieux votre rôle, lui dit celui-ci; nous sommes [Pg 452] entourés d’espions. Camier a déjà fait ses observations sur votre air préoccupé.

—Vous avez raison, répondit Octave, et vous joignez l’exemple au conseil. J’admire votre sang-froid, mais je désespère d’y atteindre.

—Il faut les rejoindre et causer avec eux, reprit Christian. Après l’événement, nos moindres gestes seront commentés si l’on a quelque soupçon. Songez que l’honneur de cette femme dépend de notre prudence.

Il mit sa monture au trot; Gerfaut suivit cet exemple en étouffant un soupir et après avoir lancé un dernier regard du côté du château. Ils eurent bientôt rejoint le char sur lequel cheminait une partie des chasseurs, et que M. de Camier conduisait avec l’aplomb d’un cocher de profession.

—Bonne nouvelle, messieurs! dit Bergenheim en maintenant son cheval à la hauteur de la voiture. Le vicomte s’engage à faire une pièce de vers en l’honneur de celui qui tuera le sanglier. N’est-il pas vrai, Gerfaut?

—Certainement, répondit celui-ci du même ton; et j’ai dans l’idée que vous en serez le héros.

—Vous en êtes parbleu bien capable, baron, dit le vieux gentilhomme en relevant le collet de sa blouse pour garantir ses oreilles d’une bise assez piquante; j’aurais parié que vous ne résisteriez pas à la tentation et que cette partie de chasse tordrait le cou à votre voyage d’Épinal.

—Vous êtes peu galant aujourd’hui, interrompit le procureur du roi, assis à sa gauche; vous ne songez pas que notre hôte avait, pour hâter son retour, des raisons plus attrayantes que tous les sangliers des Vosges.

—Parbleu, il ne me viendrait jamais à l’esprit d’établir l’ombre d’une comparaison entre Mme de Bergenheim et un sanglier, reprit M. de Camier, peu disposé à recevoir une leçon d’amabilité de son voisin; je suis l’adorateur [Pg 453] trop déclaré de notre belle baronne. Vous permettez, Bergenheim; à mon âge, c’est sans conséquence. C’est qu’il est incontestable que vous avez une jolie et aimable femme.

—Enchanteresse! ajouta le procureur du roi avec une sorte d’exaltation.

—Mme la baronne est la perle de nos prairies, observa un homme de peu d’esprit assis sur le second banc.

—Et vous pouvez vous vanter d’être un heureux mari, continua le gros campagnard.

—Je le pense comme vous, répondit Christian d’un ton naturel; je suis entièrement de votre avis.

—Est-ce là un phénomène? s’écria M. de Camier, un mari satisfait de son état. Vous avez eu diantrement de bonheur de réussir ainsi; car enfin le mariage est une loterie où les numéros gagnants sont un peu rares: une bonne femme, c’est un quaterne.

—Une anguille dans un sac de vipères, reprit l’homme de peu d’esprit, d’un air de componction propre à faire supposer qu’il n’avait pas choisi l’anguille et que sa vipère l’avait mordu.

—Messieurs, vous jugez les femmes trop sévèrement, observa Gerfaut en faisant un effort pour prendre part à la conversation.

—Bravo! vicomte, dit Bergenheim; je suis bien aise de vous savoir dans ces bons sentiments. Vous verrez que nous vous marierons un de ces jours et que nous vous trouverons aussi un gentil quaterne.

M. de Camier poussa son voisin du coude.

—Je parierais, dit-il à demi-voix, que notre hôte a une idée sur le vicomte pour Mlle Aline. Remarquez-vous comme il le choie? Elle a de la fortune, la petite sœur.

—Et lui, pensez-vous qu’il soit riche? répondit le magistrat du même ton.

[Pg 454]

—Hum! hum! je crois qu’il mange un peu, comme tous ces farauds de Paris. On dit qu’il gagne beaucoup d’argent avec ses ouvrages... car il n’y a plus que ces gratte-papier qui fassent leurs affaires. Mais tout ça ne vaut pas du bon bien au soleil, franc d’hypothèques.

—Il est certain qu’ils ont l’air au mieux ensemble, reprit le procureur du roi, dupe ainsi que son voisin de la comédie que jouaient pour eux deux hommes sur le point de se livrer un combat à mort.

Il y eut un moment de silence, interrompu seulement par le trot des chevaux et le bruit sourd des roues sur le sol uni de l’allée.

—A qui diantre en ont vos chiens? s’écria tout à coup M. de Camier en se retournant vers le baron, qui se trouvait en arrière... Les voilà qui font tous un à gauche par quatre du côté de l’eau. Est-ce que vous les avez dressés à courre le brochet?

En ce moment, en effet, les chiens, que l’on apercevait en avant à quelque distance, et qui approchaient de la Roche du Gué, se précipitaient en masse du côté de la rivière, malgré les efforts de leur conducteur pour les retenir. Ils disparurent presque tous derrière les saules qui bordaient la rive, et on les entendit bientôt hurler à l’envi l’un de l’autre; leurs abois avaient un caractère de fureur mêlé d’effroi.

—C’est quelque canard ou quelque sarcelle qu’ils auront éventé, observa le procureur du roi.

—Ils ne donneraient pas de la voix ainsi, dit M. de Camier avec la sagacité d’un chasseur de profession, ce serait un loup qu’ils ne feraient pas un plus grand vacarme. Est-ce que par hasard le sanglier serait allé prendre un bain pour nous recevoir avec plus de cérémonie?

Il donna un vigoureux coup de fouet; les cavaliers [Pg 455] mirent leurs montures au grand trot, et la troupe s’avança rapidement vers le lieu où se passait une scène qui commençait à exciter la curiosité générale. Avant qu’ils fussent arrivés, le valet de chien qui avait couru après la meute, afin de la rappeler à l’ordre, sortit du bouquet de saules en agitant son chapeau pour hâter leur marche, et en criant d’une voix glapissante:

—Un corps! un corps!

—Un dix-cors! répéta M. de Camier avec un enthousiasme subit. Il se leva au risque de tomber dans la limonière et se mit à manœuvrer son fouet à tour de bras.—Un dix-cors, à l’eau! hourra! hourra!

Le cheval, excité par une grêle de coups qui menaçaient de le peler en détail, prit le galop. Les cavaliers suivirent cet exemple, et en peu d’instants ils arrivèrent tous à l’endroit où le domestique continuait ses cris et sa pantomime effarée.

—Un corps!... un homme noyé!... cria-t-il, lorsque la voiture s’arrêta.

Cette fois ce fut le procureur du roi qui se leva et sauta du char avec la légèreté d’un chamois.

—Un homme noyé! dit-il, que personne n’y touche! au nom de la loi!... Et rappelez vos chiens.

A ces mots, il se précipita vers l’endroit que lui désignait le domestique, avec l’ardeur particulière aux membres du ministère public, qui en général courent au délit comme un soldat au feu. Tout le monde mit pied à terre et s’empressa de le suivre. Aux dernières paroles du valet, Octave et Bergenheim avaient échangé un coup d’œil étrange. L’émotion du dernier fut si vive qu’il faillit tomber en descendant de cheval, et qu’il fut quelque temps avant de pouvoir dégager son pied pris dans l’étrier. Enfin, par un violent effort sur lui-même, il réussit à vaincre son trouble [Pg 456] et à suivre ses compagnons d’un air calme et indifférent.

A la pointe inférieure d’une sorte de croissant échancré par le courant dans le rivage, un saule d’une grosseur considérable arrondissait en parasol ses branches flexibles moitié sur la terre, moitié sur l’eau. Les chiens avaient cerné cette place contre laquelle ils aboyaient avec fureur; quelques-uns même s’étaient jetés à l’eau par une sorte de manœuvre stratégique, et comme pour essayer un autre genre d’attaque; mais dès que l’un d’eux osait s’avancer jusque sous les branches de l’arbre, il battait aussitôt en retraite en donnant des signes d’une terreur plus grande que l’avait été sa colère. Les coups de fouet du piqueur parvinrent enfin à les contenir à distance. Les chasseurs purent alors approcher et apercevoir l’objet qui excitait à un si haut point l’effroi de la meute. C’était, ainsi que l’avait annoncé le domestique, le corps d’un homme noyé; jeté par le courant contre le tronc même du saule, il y était resté, la tête prise entre deux branches à fleur d’eau comme dans une fourche. Ses épaules se trouvant engravées dans le sable, on voyait à découvert toute la partie supérieure du buste, tandis que les jambes, à flot, dans un lit plus profond, suivaient chaque ondulation et tantôt allaient au fond, tantôt semblaient nager à la surface.

—C’est le menuisier! s’écria M. de Camier en écartant le feuillage qui avait empêché jusqu’alors de voir distinctement la tête, et en reconnaissant les traits de l’ouvrier quoiqu’ils fussent livides et gonflés.—N’est-ce pas, Bergenheim, c’est ce pauvre diable de Lambernier?

—C’est vrai! balbutia Christian, qui, malgré sa fermeté, ne put s’empêcher de détourner les yeux.

—Le menuisier!... noyé!... c’est effroyable...; je ne l’aurais pas reconnu... comme il est défiguré! s’écrièrent à [Pg 457] la fois tous les autres en se pressant pour contempler de plus près ce spectacle hideux.

—Voilà une triste manière d’échapper à la justice, observa le notaire d’un ton philosophique.

Le baron qui, au milieu de ses efforts violents pour vaincre son émotion, conservait l’étrange lucidité d’esprit qu’inspire souvent le danger, saisit avec empressement cette ouverture.

—Il aura voulu passer la rivière pour se sauver, dit-il; dans son trouble il aura manqué le gué et se sera noyé.

Le procureur du roi secoua la tête d’un air de doute.

—Cela n’est pas probable, dit-il; je connais les lieux. S’il avait cherché à passer la rivière un peu au-dessus ou un peu au-dessous du gué, peu importe, le courant l’aurait porté dans la petite baie plus haut que la roche et non ici. Il est évident qu’il a dû se noyer ou être noyé plus bas. Je dis: être noyé, car vous pouvez remarquer qu’il a une blessure à la partie gauche du front, comme s’il avait reçu un coup violent, ou que sa tête eût porté contre un corps dur. Or, s’il s’était noyé accidentellement en essayant de traverser la rivière, il ne se serait pas blessé de la sorte.

Cette remarque, faite avec la perspicacité dont l’habitude des affaires criminelles doue en général les membres du parquet, rendit le baron muet; tandis que chacun s’épuisait en conjectures pour expliquer la manière dont cet événement tragique avait pu arriver, et prenait parti pour ou contre la question accidentelle, il resta immobile, les yeux vaguement fixés sur la rivière, et évitant de regarder le cadavre dont l’aspect lui figeait le sang dans le cœur. Pendant ce temps, le procureur du roi avait tiré de sa carnassière une écritoire, une plume et du papier, armes de son état qu’il portait habituellement par une précaution dont l’opportunité se trouvait en ce moment justifiée.

[Pg 458]

—Messieurs, dit-il en s’asseyant sur une branche horizontale du saule, en face du noyé, deux d’entre vous vont avoir la complaisance de m’assister comme témoins, tandis que je rédige mon procès-verbal. Si quelqu’un a des déclarations à faire relativement à cet événement, je le prie aussi de rester, afin que je reçoive sa déposition.

Personne ne bougea, mais Gerfaut lança au baron un regard si pénétrant que celui-ci détourna les yeux.

—Du reste, messieurs, reprit le magistrat, je vous engage fort à ne pas renoncer pour cela au plaisir de la chasse. Ce spectacle n’a rien d’attrayant, et je vous jure que si mon devoir ne me retenait ici, je serais le premier à m’y soustraire. Baron, je vous prie de m’envoyer deux hommes et un brancard pour enlever le corps; je le ferai transporter dans une de vos fermes, afin de ne pas effrayer ces dames.

—Le procureur du roi a raison, dit Christian, que ces paroles délivrèrent d’une anxiété affreuse; par prudence, il n’eût osé proposer qu’on se remît en route, et la torture qu’il souffrait auprès du cadavre de l’homme qu’il avait tué devenait de plus en plus intolérable.—En route, messieurs; ce spectacle est réellement horrible; les sangliers nous en distrairont.

Les chasseurs ne se firent pas répéter cette invitation; à l’exception de deux qui se dévouèrent pour obtempérer à la réquisition du magistrat, ils remontèrent à cheval ou en voiture. Bientôt la troupe reprit son chemin vers le bois des Mares, d’une course plus rapide qu’elle ne l’avait été jusqu’alors, car hommes, chevaux et chiens semblaient également pressés de quitter cette scène de mort. Pendant le reste de la route, la conversation languit et se ressentit de l’émotion pénible que chacun avait éprouvée; mais lorsqu’on fut arrivé au rendez-vous, où attendaient déjà les [Pg 459] traqueurs, le rapport du piqueur qui avait fait le bois le matin changea le cours des idées. Les fronts soucieux et attristés se déridèrent à l’assurance qu’il donna d’avoir enceintré un sanglier.

Après une délibération présidée par M. de Camier, à qui le baron ne songea pas cette fois à disputer la prééminence en fait de science de vénerie, les traqueurs et les chiens partirent en silence pour entourer sous le vent le taillis où la bête était remisée. En même temps, les chasseurs se dirigèrent du côté opposé pour aller prendre leur poste. Ils arrivèrent bientôt à la tranchée, le long de laquelle ils devaient se placer. De distance en distance, à mesure qu’ils avançaient, l’un d’eux se détachait du groupe et demeurait immobile et muet comme une sentinelle d’avant-poste. Cette manœuvre réduisant à chaque instant le nombre des marcheurs, ceux-ci finirent par ne rester que trois.

—Arrêtez-vous ici, Camier, dit le baron lorsqu’ils furent à une soixantaine de pas du dernier chasseur posté.

Le vieux gentilhomme connaissait le terrain et ne fut que médiocrement flatté de cette proposition.

—Pardieu, répondit-il vivement, vous êtes chez vous; vous devriez au moins faire les honneurs de votre bois et nous laisser choisir nos places. Vous n’êtes pas dégoûté; vous voulez vous poster sur la lisière parce que c’est toujours par là que débouche la bête; mais, ventrebleu! nous y serons deux, car j’y vais.

Cette détermination contraria Christian, dont elle menaçait de faire échouer le plan, si prudemment combiné.

—Je veux faire mettre à ce poste notre ami Gerfaut, dit-il en se penchant à l’oreille du chasseur récalcitrant; je serais bien aise qu’il eût l’occasion de tirer. Un sanglier de plus ou de moins, qu’est-ce que ça fait à un vieil égyptien comme vous?

[Pg 460]

—A la bonne heure! comme il vous plaira, reprit M. de Camier, en frappant la terre avec la crosse de son fusil, et il se mit à siffler pour exhaler sa mauvaise humeur.

Lorsque les deux adversaires se trouvèrent seuls à côté l’un de l’autre, l’expression de la figure de Bergenheim changea soudain; l’air riant qu’il venait encore de prendre pour convaincre le vieux chasseur fit place à une gravité sombre.

—Vous vous rappelez nos conventions, dit-il, tout en marchant; il est à parier que le sanglier viendra de notre côté. Au moment opportun, je crierai: Gare! oh! et j’attendrai votre feu; si au bout de vingt secondes vous n’avez pas tiré, je vous préviens que je ferai feu moi-même.

—C’est bien, monsieur, répondit Gerfaut, en le regardant fixement; vous vous rappelez sans doute aussi mes paroles: la découverte de ce cadavre doit leur donner un poids nouveau. Le procureur du roi commence en ce moment l’instruction; songez qu’il dépend de moi de la compléter. La déclaration dont je vous ai parlé est entre les mains d’une personne sûre et chargée d’en faire usage au besoin.

—Marillac? n’est-ce pas, reprit Christian d’un ton sinistre; il est votre confident. C’est un secret fatal que vous lui avez confié là, monsieur. Si je survis aujourd’hui, il me faudra encore acheter son silence. Que tout ce sang présent et à venir retombe sur vous!

L’amant baissa la tête sans répondre, accablé en secret par ce reproche.

—Voici ma place, dit le baron en s’arrêtant devant la souche de chêne dont il avait parlé, et voilà sur la lisière l’orme où vous devez vous mettre.

Gerfaut s’arrêta de son côté et dit d’une voix émue:

[Pg 461]

—Monsieur, l’un de nous ne sortira pas vivant de ce bois. En face de la mort, on dit la vérité. Je souhaite pour votre repos et le mien que vous ajoutiez foi à mes dernières paroles: Je vous jure sur mon honneur et par tout ce qu’il y a de sacré dans le monde que Mme de Bergenheim est innocente.

Il salua Christian et s’éloigna sans attendre sa réponse. Un moment après, il était immobile devant l’orme qui lui avait été désigné. Tous les chasseurs étaient à leur poste. Pendant quelques instants, le silence le plus profond régna sur toute la ligne de la tranchée et dans les profondeurs du bois. Le faible souffle du vent à travers les feuilles, le chant de quelques fauvettes, et de temps en temps la chute d’une branche sèche étaient les seuls bruits qui se fissent entendre. Il y a une émotion vive et attrayante dans les minutes qui précèdent l’attaque d’une chasse: tous les yeux fouillent le taillis d’un regard avide, toutes les oreilles écoutent avec une attention mêlée d’anxiété; il n’est pas de cœur qui n’éprouve un frisson aux premiers abois des chiens; l’homme le plus calme serre son fusil d’une main énergique, le plus apathique fait des vœux pour voir tomber à son poste cette bonne fortune armée de crocs, qui éventrent parfois ceux qu’elle favorise, mais si glorieuse pour le chasseur victorieux. Cette fois le début de la chasse produisit son effet accoutumé. Un frémissement électrique parcourut la ligne des tireurs au moment où les chiens commencèrent à donner de la voix dans le lointain. Chacun jeta à ses voisins un coup d’œil qui recommandait une attention vigilante et arma son fusil pour être prêt à faire feu. Peu à peu les abois devinrent plus distincts. Les paysans qui battaient le fourré avec leurs longues gaules, pour faire lever la bête, y joignaient des cris plus sauvages encore. A chaque instant, ce glapissement général se rapprochait [Pg 462] et semblait se concentrer. Il était évident que le cordon des traqueurs se resserrait et emprisonnait le sanglier dans une enceinte de plus en plus étroite, qui ne lui laisserait bientôt plus d’autre voie de salut qu’une trouée sur la ligne des tireurs où régnait toujours le silence le plus profond.

Hors de la vue des autres chasseurs, Bergenheim et Gerfaut étaient debout à leurs postes les yeux fixés l’un sur l’autre. La tranchée avait assez de largeur pour qu’ils ne fussent pas gênés par les branches d’arbres; à la distance d’une soixantaine de pas qui les séparait, chacun d’eux apercevait son adversaire immobile et encadré dans le feuillage du sentier, comme une statue dans un berceau de verdure. Tout à coup les abois de la meute furent couverts par un coup de fusil parti à peu de distance. Quelques secondes après, deux claquements plus faibles se firent entendre, suivis d’une imprécation de M. de Camier dont les capsules avaient éclaté sans que le coup partît. Le baron, qui venait de se baisser pour mieux voir dans le taillis, se releva en faisant un signe de la main pour avertir Octave de se tenir prêt. Il se plaça ensuite dans la position du sous-officier qui porte l’arme: le corps effacé, le fusil dans la main droite et tourné en dehors, de manière à protéger de toute la largeur du double canon une ligne perpendiculaire depuis le haut de la tête jusqu’au milieu de la cuisse.

Une extrême indécision se fit remarquer alors dans l’attitude de Gerfaut. Après avoir armé son fusil, il le posa à terre par un geste d’abattement, comme si la résolution de faire feu l’eût subitement abandonné; la mort n’a pas une pâleur plus effrayante que celle qui vint couvrir son visage. Les hurlements des chiens et des traqueurs retentissaient avec une énergie croissante. Un bruit d’une autre nature s’y mêla soudain. Des grognements brusques et sourds, [Pg 463] suivis d’un grand craquement de branches, sortirent du bois en face des deux adversaires. Le taillis tout entier semblait frémir, traversé par un ouragan.

—Gare! Oh! cria Bergenheim d’une voix ferme.

Au même instant, une hure énorme pointa hors du fourré et un coup de feu se fit entendre. Lorsque Gerfaut, à travers la fumée qui sortait de son fusil, regarda au fond de la tranchée, il la trouva vide et n’aperçut que le feuillage paisible et frémissant du bois. Le sanglier, après avoir franchi l’enceinte, filait comme un boulet et en laissant derrière lui un sillon de branches brisées, et Bergenheim était couché derrière la souche du vieux chêne, sur laquelle avaient jailli déjà de larges gouttes de sang.

Décoration fin de page.

[Pg 465]

... Au même instant un coup de feu se fit entendre...
—Dessin de WEISZ, gravure de H. MANESSE

Décoration tête de page.

XXVI

Lettre C illustrée

CE matin-là, le salon des portraits était le théâtre d’une paisible scène d’intérieur à peu près semblable à celle que nous avons décrite au commencement de cette histoire. Mlle de Corandeuil, assise dans son immense fauteuil, lisait les journaux qui venaient d’arriver; Aline étudiait une leçon de piano et sa belle-sœur brodait, assise devant une des fenêtres. L’attitude calme de ces trois femmes, l’intérêt que chacune d’elles semblait apporter à l’occupation qu’elle avait choisie auraient pu faire croire à une paix égale dans leurs cœurs. Depuis son lever, Mme de Bergenheim n’avait rien changé à ses habitudes; sa bouche trouvait des paroles convenables pour répondre quand on lui parlait; l’affaissement de sa personne ne différait de sa mélancolie accoutumée que par des nuances trop faibles pour devenir le sujet d’une remarque. Son visage partageait la mystérieuse discrétion de son maintien et de sa conduite; un coloris assez vif en animait la pâleur et en rehaussait la beauté; jamais ses yeux n’avaient rayonné [Pg 466] d’un éclat plus ardent; mais la main qui eût osé interroger le front sous lequel ils étincelaient comme deux étoiles sinistres eût bientôt découvert à sa moiteur brûlante le secret de cette expression splendide. L’éclat de la figure n’était pas animation de vie ou de fraîcheur de jeunesse, c’était ce fard passionné dont se pare quelquefois l’agonie des jeunes femmes comme pour obéir jusqu’au bout à la coquetterie de leur sexe. En effet, au milieu de ce salon somptueux, entourée des personnes de sa famille et penchée sur les fleurs de sa broderie avec la grâce la plus exquise de maintien, Mme de Bergenheim se mourait. Une fièvre active comme le poison circulait dans ses veines et dissolvait l’un après l’autre tous les principes de l’existence. En même temps, elle sentait son corps s’anéantir dans une atonie mortelle et son âme s’égarer par les plus durs chemins de la douleur. Les souffrances s’amoncelaient sur son cœur comme les vagues de sables que le simoun soulève au désert; chaque pensée lui arrivait plus navrante que la dernière, chaque vision plus lugubre, chaque épouvante plus horrible. Elle savait un malheur inouï suspendu sur sa tête, sans qu’un seul effort pour l’éviter lui fût possible. Une morne désespérance l’enchaînait au billot de son supplice mieux que n’eussent pu le faire les mains d’un bourreau. Par un raffinement inconnu des échafauds ordinaires, elle attendait le coup les yeux levés; elle voyait la mort avant de la recevoir et s’ensanglantait à la hache qui n’avait pas encore frappé.

En ce moment, l’homme à qui elle appartenait ou celui qu’elle aimait allait mourir; quel que fût son veuvage, elle sentait que son deuil serait court; jeune, belle, entourée de toutes les faveurs du rang et de la fortune, la vie se murait devant elle et ne lui laissait ouvert qu’un sentier plein de sang: il fallait s’y baigner les pieds pour passer outre. [Pg 467] Cette ironie, appelée mariage de convenance, avait atteint pour elle sa conséquence la plus extrême. Il est étrange, le fruit que greffe parfois, sur cet arbre de lui-même stérile, la passion révoltée contre la loi: dans sa fleur germe un cadavre. Il n’est pas de femme qui ne doive frémir en pensant qu’une faiblesse, une imprudence de coquetterie, une faute souvent inaccomplie peut faire tomber à ses pieds ce fruit effroyable et en éclabousser sa robe peut-être innocente. Sans doute, toutes les unions sans amour n’ont pas de ces catastrophes; mais nulle n’est assurée de s’y soustraire. Le préjugé qui rend l’homme solidaire des fautes de la femme qui porte son nom creuse en regard du lit nuptial une fosse toujours béante; et s’il est des maris peu soucieux de faire de cette fosse une baignoire où se lave leur honneur, d’autres ne reculent pas devant cette ablution. Telle qui ne se reproche qu’une faiblesse arrive au meurtre par une conséquence rigoureuse: elle a cru glisser sur des fleurs, c’est sur un mort qu’elle tombe.

Toute femme qui donne sa main sans son cœur évoque sur son avenir cette fatalité sans cesse menaçante. Malheur à elle alors si elle ne réussit pas au suicide de ce cœur qu’elle a gardé! malheur si, en entrant au froid sanctuaire, elle n’éteint pas son âme comme on souffle une lampe! Le manteau où se drape la vertu de celle que ne protège pas l’amour conjugal est toujours combustible: une étincelle suffit à l’incendie, le vent ne manque jamais; et quand le feu a pris, l’existence tout entière en est souvent dévorée.

Rêver, comme on commet un meurtre, dans le silence et l’isolement de la nuit, étouffer sous sa main les battements de son cœur pour que nul ne les entende, craindre la fièvre qui embrase les yeux et trahit le mal caché, craindre plus encore les pleurs qui les rougissent et dont il faudrait [Pg 468] rendre compte, dévorer en secret ses soupirs, ses craintes, ses désirs, ses remords, voilà tout ce que Clémence avait connu de l’amour, et pour cela le sort lui avait versé le plus épouvantable des calices: le verre que vida Mlle de Sombreuil n’avait pas cette saveur affreuse, car il ne sortait point des veines d’un amant ou d’un mari.

Depuis quelque temps, les trois femmes gardaient le silence; les sons du piano étaient le seul bruit qui se fît entendre dans le salon; bientôt ce bruit lui-même cessa. Impatientée d’un passage qu’elle recommençait pour la dixième fois, Aline se leva tout à coup et s’approcha de la fenêtre devant laquelle était assise sa belle-sœur. Depuis quelques jours les deux femmes s’étaient à peine adressé une parole. La jeune fille, dont le bon cœur souffrait de cette contrainte, désirait un raccommodement; mais comme Clémence lui semblait peu disposée à faire le premier pas, elle chercha un sujet pour entrer en conversation. Tandis qu’elle était appuyée contre la fenêtre, jouant machinalement sur une vitre le passage qui avait excité son courroux, ses yeux erraient vaguement sur les coteaux boisés qui s’étendaient de l’autre côté de la rivière; elle finit par y trouver le premier mot quelle cherchait.

—Quelle fumée au-dessus du rocher de Montigny! s’écria-t-elle d’un air surpris; on dirait que le feu est au bois des frênes.

Mme de Bergenheim leva les yeux, frémit de la tête aux pieds en apercevant la gerbe de fumée qui se détachait sur le bleu du ciel au front du plateau et laissa retomber sa tête sur sa poitrine. En entendant les paroles d’Aline, Mlle de Corandeuil avait interrompu sa lecture et s’était tournée gravement du côté des fenêtres.

—Ce sont des bergers, dit-elle; ils auront fait du feu dans les broussailles au risque d’incendier le bois. Je ne sais [Pg 469] en vérité à quoi pense ton mari; il emmène tout son monde à cette chasse, sans laisser un seul garde pour empêcher son domaine d’être dévasté.

Clémence ne répondit rien, et sa belle-sœur, qui attendait qu’elle dît quelque chose pour engager la conversation, retourna s’asseoir au piano d’un air boudeur.

—Grâce pour aujourd’hui! s’écria la vieille demoiselle aux premières notes; voilà assez longtemps que vous nous rompez la tête. Vous feriez mieux d’aller étudier votre histoire de France.

Aline ferma le piano avec humeur; mais, au lieu d’obtempérer à ce dernier conseil, elle resta assise sur le tabouret, avec la figure sombre d’un écolier mis en pénitence. Le silence régna quelques instants. Mme de Bergenheim avait laissé tomber sa broderie sans s’en apercevoir. De temps en temps un frémissement semblable à un frisson de froid agitait ses épaules; ses yeux se soulevaient pour suivre d’un regard où brillait une sorte d’égarement la colonne de fumée qui s’élevait au-dessus du rocher de Montigny; ou bien ils écoutaient, fixes et hagards, quelque bruit imaginaire. Chaque fois, le corps de la jeune femme semblait se briser sur son fauteuil dans un accablement plus profond.

—En vérité, dit tout à coup Mlle de Corandeuil en posant le journal sur ses genoux, depuis la révolution de Juillet les bonnes mœurs font des progrès admirables. Hier, c’est une femme de vingt ans qui se laisse enlever à Montpellier par son amant; aujourd’hui, en voici une autre à Lyon qui empoisonne son mari et s’asphyxie ensuite. Si j’étais superstitieuse, je dirais que c’est la fin du monde. Que penses-tu de pareilles atrocités?

Clémence souleva la tête avec effort.

—Il faut lui pardonner puisqu’elle est morte, dit-elle d’une voix sombre.

[Pg 470]

—Vous êtes indulgente, reprit la vieille tante; de pareils monstres devraient être brûlés vifs comme la Brinvilliers.

—On parle bien plus souvent dans les journaux de maris qui tuent leurs femmes que de femmes qui tuent leurs maris, observa Aline avec l’esprit de corps naturel au beau sexe.

—Il n’est pas fort convenable que vous parliez de ces horreurs-là, interrompit Mlle Corandeuil d’un ton sévère; voilà les fruits de la morale du siècle. Ce sont toutes ces infamies qu’on trouve au théâtre et dans les romans qui produisent leur effet. Quand on pense à la belle éducation qu’on donne à la jeunesse actuelle, il y a de quoi frémir pour l’avenir.

—Mon Dieu! mademoiselle, vous pouvez être sûre que je ne ferai jamais mourir mon mari, répondit la jeune fille à qui cette dernière observation semblait plus particulièrement destinée.

Un gémissement étouffé que ne put réprimer Mme de Bergenheim attira de son côté les regards des deux autres femmes.

—Qu’as-tu donc? demanda Mlle de Corandeuil, qui remarqua pour la première fois l’abattement de sa nièce et l’expression égarée de ses yeux.

—Rien... murmura celle-ci; c’est la chaleur de ce salon.

Aline ouvrit avec empressement une des fenêtres et vint prendre les mains de sa belle-sœur.

—Vous avez la fièvre, dit-elle; vos mains brûlent, votre front aussi; je n’osais pas vous le dire, mais vos belles couleurs...

Un cri affreux que poussa Mme de Bergenheim fit reculer d’effroi la jeune fille.

—Clémence! Clémence! s’écria Mlle de Corandeuil, qui crut que sa nièce devenait folle.

[Pg 471]

—Vous n’entendez donc pas? dit celle-ci avec un accent de terreur impossible à décrire. Elle s’élança tout à coup vers la porte du salon; mais, au lieu de l’ouvrir, elle s’y colla violemment les bras en croix. Elle revint ensuite en courant, fit plusieurs tours dans la chambre avec une sorte de démence et finit par tomber à genoux devant le canapé où elle enfouit sa tête sous les coussins.

Cette scène avait porté au dernier degré la stupeur des deux femmes. Tandis que la vieille demoiselle essayait de faire relever Clémence, Aline, encore plus effrayée, s’élança hors de l’appartement pour appeler du secours. Une rumeur qui venait de la cour se fit entendre assez distinctement quand la porte fut ouverte. L’instant d’après, un cri perçant couvrit ce murmure confus; la jeune fille, pâle comme la mort, se précipita dans le salon et vint se jeter à genoux à côté de sa belle-sœur, qu’elle étreignit dans ses bras avec une énergie convulsive.

En se sentant saisie de la sorte, Clémence releva la tête, posa les deux mains sur les épaules d’Aline pour l’éloigner, et la regardant avec des yeux qui semblaient la dévorer:

—Lequel? lequel? dit-elle d’une voix brusque.

—Mon frère!... couvert de sang! balbutia Aline.

Mme de Bergenheim la repoussa violemment et se rejeta sur le canapé; son premier sentiment fut une joie horrible de n’avoir pas entendu le nom d’Octave; ensuite elle essaya de s’étouffer en pressant sur sa bouche le coussin dont elle avait enveloppé sa tête.

Un bruit de voix et de pas retentit dans le vestibule; la plus grande confusion semblait régner parmi les personnes qui arrivaient. Plusieurs entrèrent enfin dans le salon en ayant à leur tête M. de Camier, dont le visage rubicond d’ordinaire avait perdu toutes ses couleurs.

—Ne vous effrayez pas, mesdames, dit-il d’une voix [Pg 472] très émue; ne vous effrayez pas. Ce n’est qu’un léger accident sans aucun danger;—M. de Bergenheim vient d’être blessé à la chasse, continua-t-il plus bas en s’adressant à Mlle de Corandeuil; je ne sais où le faire transporter.

Avant que la vieille tante eût répondu, le bruit redoubla dans l’antichambre; un moment après, plusieurs hommes portant un fardeau que l’on ne pouvait encore apercevoir parurent à la porte du salon.

—Pas ici! pas ici! s’écria M. de Camier en se précipitant au-devant d’eux pour les empêcher d’entrer.

Il y eut en dehors un moment d’hésitation. Plusieurs voix parlaient à la fois, comme si l’on se fût consulté pour savoir ce qu’il fallait faire. Enfin, malgré l’injonction du vieux gentilhomme, la porte fut ouverte aux deux battants. Deux domestiques entrèrent d’abord, portant le baron étendu sur un matelas. Il paraissait évanoui, sinon tout à fait mort; sa tête suivait chaque oscillation imprimée au brancard par la marche des porteurs; ses yeux étaient fermés, sa figure fort pâle; l’expression de ses traits contractés était dure et douloureuse; pour faciliter l’application d’un premier appareil, on lui avait ôté son habit; de larges gouttes de sang tachaient çà et là sa chemise et son pantalon. Une large plaque rougeâtre se faisait surtout remarquer au côté droit de la poitrine, qu’on avait ceint de mouchoirs déchirés en bandelettes; sous cette place le matelas était imbibé.

Au moment où les domestiques déposèrent leur fardeau devant une des fenêtres, Aline se jeta sur le corps de son frère en poussant des cris déchirants. Mme de Bergenheim ne bougea pas; à demi couchée sur le canapé, les yeux et les oreilles enterrés sous les coussins, elle se faisait sourde et aveugle à tout ce qui l’entourait. Une torsion convulsive annonçait seule la présence de la vie dans ce corps qui [Pg 473] cherchait à s’écraser pour s’anéantir. Entre cette douleur d’enfant exhalée en sanglots et ce désespoir de femme tournant à la folie, et au milieu de la consternation qui s’était emparée de tous les autres spectateurs de cette scène, Mlle de Corandeuil conserva seule une apparence de fermeté et de sang-froid. Maîtrisant son émotion réelle, elle se pencha vers le baron et chercha sur sa figure quelque signe de vie.

—Est-il donc mort! demanda-t-elle à voix basse à M. de Camier en joignant les mains d’un air de stupeur.

—Non, mademoiselle, répondit celui-ci d’une voix annonçant qu’il conservait peu d’espérance.

—A-t-on envoyé chercher des médecins?

—A Remiremont, à Épinal, partout.

En ce moment Aline poussa un cri de joie. Bergenheim venait de faire un mouvement, ranimé peut-être par l’étreinte désespérée dont l’avaient enlacé les bras de sa sœur. Ses traits crispés exprimèrent une douleur aiguë. Il entr’ouvrit les yeux et les referma à plusieurs reprises; enfin son énergie l’emporta sur sa souffrance; il se souleva en s’appuyant sur le coude gauche et jeta autour de lui un regard déjà voilé, mais encore ferme.

—Ma femme! dit-il d’une voix faible et brève.

Mme de Bergenheim se leva, perça le groupe qui entourait le matelas et vint se placer en silence devant son mari; ses traits s’étaient tellement décomposés depuis quelques instants, qu’à sa vue un murmure de pitié circula parmi les hommes qui remplissaient le salon.

—Emmenez ma sœur, dit Christian en dégageant sa main que la jeune fille couvrait de baisers et de larmes.

—Mon frère! Je ne veux pas quitter mon frère! cria Aline, qui fut enfin entraînée plutôt que conduite dans sa chambre.

[Pg 474]

—Laissez-moi un instant, reprit le baron; je veux parler à ma femme.

Mlle de Corandeuil interrogea du regard M. de Camier pour savoir s’il était d’avis d’acquiescer à cette demande.

—On ne peut rien faire avant l’arrivée des médecins, dit le vieux gentilhomme à demi-voix, et il serait peut-être imprudent de le contrarier.

Mlle de Corandeuil, reconnaissant la justesse de cette observation, sortit de l’appartement en invitant toutes les autres personnes à la suivre. Pendant ce mouvement général, Mme de Bergenheim resta immobile à la place où elle se trouvait, insensible en apparence à tout ce qui se passait autour d’elle. Le bruit de la porte qu’on referma la tira de cette stupeur. Elle regarda tout autour du salon, comme si elle eût cherché ceux qui n’y étaient plus; ses yeux, ouverts avec la fixité du somnambulisme, changèrent à peine d’expression lorsqu’ils s’arrêtèrent sur le matelas où gisait son mari.

—Approchez-vous, dit celui-ci d’une voix affaiblie, je n’ai pas la force de parler haut.

Elle obéit machinalement. Lorsqu’elle vit de près la large plaque de sang qui souillait sous le bras droit la chemise de Christian, elle ferma les yeux, renversa la tête, et tous ses traits se contractèrent d’horreur.

—Vous autres femmes, vous avez de merveilleuses délicatesses, dit le baron qui s’aperçut de ce mouvement; vous assassinez une âme en vous jouant, mais la moindre égratignure vous effraye. Passez du côté gauche... vous verrez moins mon sang... d’ailleurs, c’est le côté du cœur.

Le ton d’ironie qu’il conservait encore avait en ce moment quelque chose d’épouvantable. Clémence se laissa tomber à genoux à côté de lui et lui prit la main en s’écriant d’une voix suffoquée:

[Pg 475]

—Pardon! pardon!

Le mourant retira sa main, souleva la tête de sa femme et la regarda pendant quelque temps avec attention!

—Vos yeux sont bien secs, dit-il enfin; pas de larmes! quoi, pas une larme quand vous me voyez ainsi!...

—Je ne peux pas pleurer, répondit-elle; je meurs!

—C’est que ce sera bien humiliant pour moi... d’être si peu regretté... et cela vous fera peu d’honneur... Tâchez de trouver des larmes, madame... Ce serait une dérision!... une veuve qui ne sait pas pleurer.

—Veuve!... jamais, dit-elle avec une sombre énergie.

—Ce serait commode si l’on vendait des larmes comme du crêpe, n’est-ce pas?... Ah! ah! il n’y a que vous qui n’ayez pas ce talent-là... toutes les femmes savent pleurer.

—Mais vous ne mourrez pas, Christian... Oh! dites-moi que vous ne mourrez pas et que vous me pardonnez.

—Votre amant m’a bien tué, reprit lentement Bergenheim; j’ai dans la poitrine une balle dont je réponds... c’est moi qui l’ai fondue... Avant une heure, je serai étouffé... Vous devez voir déjà... comme j’ai peine à parler.

En effet, sa voix devenait de plus en plus faible et pénible. A chaque mot, la respiration lui manquait; un sifflement profond annonçait une lésion considérable dans la poitrine et les progrès de l’épanchement intérieur du sang.

—Grâce! pardon! s’écria la malheureuse femme en se prosternant le front sur le parquet.

—Plus d’air... ouvrez toutes les fenêtres..., dit le baron, et il retomba sur le matelas, épuisé par les efforts qu’il venait de faire pour parler.

Mme de Bergenheim exécuta cet ordre avec la précision inintelligente d’un automate. Une brise fraîche et pure pénétra dans le salon; quand les rideaux furent relevés, des flots de lumière inondèrent le parquet, et les vieux portraits, [Pg 476] subitement éclairés, semblèrent sortir de leurs cadres sombres comme d’une tombe pour assister à l’agonie du dernier de leurs descendants. Ranimé par l’air qui frappait son visage et par le soleil qui dorait son lit de mort, Christian se souleva de nouveau. Il regarda d’un œil mélancolique le ciel radieux et la verdure des bois qui s’élevaient en gracieux amphithéâtre en face du château.

—J’ai perdu mon père un jour comme celui-ci, dit-il alors en se parlant à lui-même... Dans notre famille, nous avons beau temps pour mourir... Ah! voyez-vous cette fumée sur le rocher de Montigny? s’écria-t-il tout à coup.

Après avoir ouvert les fenêtres, Clémence s’était avancée sur le balcon. Appuyée contre la balustrade, elle sondait d’un regard de désespoir la rivière profonde et rapide qui coulait à ses pieds. La voix de son mari, qui l’appelait, l’arracha à cette sinistre contemplation. Lorsqu’elle revint près de Christian, les yeux de ce dernier étaient enflammés; une rougeur semblable à celle de la fièvre avait reparu sur ses joues, et une expression d’indignation et de fureur se peignait sur tous ses traits.

—Vous regardez cette fumée? dit-il avec violence; c’est le signal de votre amant; il est là... il vous attend pour vous enlever... Et moi, votre mari... je vous défends de sortir... Vous ne devez pas me quitter... votre place est ici... près de moi.

—Près de vous, répéta-t-elle sans comprendre ce qu’elle disait.

—Attendez au moins que je sois mort, reprit-il, tandis que ses yeux s’animaient de plus en plus... laissez refroidir mon corps. Quand vous serez veuve, vous ferez ce que vous voudrez... vous serez libre... et alors même, je vous le défends... je veux que vous portiez mon deuil... surtout tâchez de pleurer...

... Clémence s’était avancée sur le balcon, appuyée sur la balustrade...
—Dessin de WEISZ, gravure de H. MANESSE

[Pg 477]

—Donnez-moi un coup de couteau... je saignerai du moins... dit-elle en se penchant vers lui et en arrachant sa robe pour se découvrir la poitrine.

Il lui saisit le bras, s’y cramponna de toutes ses forces pour se soulever jusqu’à elle, et lui dit, avec une voix dont la dureté s’était changée en une sorte de supplication:

—Clémence, ne me déshonorez pas en vous donnant à lui quand je serai mort... Je vous maudirais, si je croyais cela.

—Oh! ne me maudissez pas, s’écria-t-elle; vous me rendez folle. Ne savez-vous pas que je vais mourir?

—C’est qu’il y a des femmes qui ne voient pas le sang de leur mari... sur la main de leur amant. Il y a des exemples... mais je vous maudirais...

Il lâcha le bras de Clémence et retomba sur le matelas en poussant un sanglot. Ses yeux se fermèrent, et quelques paroles inintelligibles expirèrent sur ses lèvres d’où découlait une écume sanglante; il mourait.

Mme de Bergenheim s’accroupit sur le parquet et répéta deux ou trois fois, en imitant l’accent suffoqué de son mari:

—Je vous maudirais... Je vous maudirais.

Elle resta quelque temps immobile, les yeux fixés sur le corps étendu devant elle, avec une curiosité stupide. Ensuite elle se leva et courut devant la glace; elle s’y contempla un moment, par un caprice de folie, en écartant, pour mieux se voir, les cheveux qui lui couvraient le front. Tout à coup un éclair de raison lui revint; elle poussa un cri horrible en apercevant du sang à son visage; elle se regarda de la tête aux pieds; sa robe en était tachée; elle se tordit les mains d’horreur et les sentit mouillées. Le sang de son mari était partout. Alors la tête lui tourna de démence et de désespoir. Elle se précipita vers le balcon, [Pg 478] et Bergenheim, avant d’expirer, put entendre le bruit d’un corps qui tombait dans la rivière.

Quelques jours après, la Sentinelle des Vosges renfermait le paragraphe suivant, écrit avec la désolation officielle des annonces mortuaires à trente sous la ligne:

«Un événement affreux qui met en deuil deux nobles familles vient de porter la consternation dans l’arrondissement de Remiremont. M. le baron de B***, l’un des plus riches propriétaires de notre province, a été tué dans une chasse au sanglier de la manière la plus déplorable. C’est de la main d’un de ses meilleurs amis, M. de G***, si connu par de nombreux ouvrages qui ont valu à leur auteur une réputation européenne, qu’il a reçu le coup mortel. Rien n’égale, dit-on, la douleur de ce dernier, cause involontaire de cette catastrophe. En apprenant ce tragique accident, Mme de B***, incapable de survivre à la mort d’un époux adoré, s’est noyée de désespoir. Ainsi, la même tombe a pu recevoir ce couple à la fleur de l’âge, et à qui la tendresse mutuelle la plus vive semblait promettre le plus heureux avenir, etc., etc.»

Dix-huit mois plus tard tous les journaux de Paris répétaient à leur tour, sauf quelques variantes, l’article suivant:

«Rien ne saurait donner une idée de l’enthousiasme qu’a excité hier au soir au Théâtre-Français la première représentation du nouveau drame de M. de Gerfaut. Jamais cet écrivain, dont les lettres déploraient depuis trop longtemps le silence, ne s’est élevé si haut. On annonce son départ pour l’Orient qu’il a l’intention de visiter depuis plusieurs années. Espérons que ce voyage tournera au profit de l’art et de nos jouissances, et que les belles et chaudes [Pg 479] contrées de l’Asie seront une mine d’inspirations nouvelles pour le poète célèbre qui a marqué si glorieusement sa place à la tête de notre littérature...»

Le dernier vœu de Bergenheim a été réalisé: l’honneur de son mariage est resté sauf; nul n’a outragé d’un sourire incrédule la pureté du linceul de Clémence; et le monde n’a pas refusé à leur double tombe la considération banale dont il avait entouré leur existence. Au dénouement sanglant de cette dérision sociale qu’on nomme mariage de convenance, chacun des époux a subi la fatalité de sa condition particulière; l’un est mort, gladiateur du préjugé qui coud l’honneur de l’homme à la fragilité de la femme; l’autre victime des mœurs qui font de la jeune fille une marchandise ayant un cours où un seul chiffre est oublié—le cœur! Tous deux ont accompli leur destinée.

Octave de Gerfaut poursuit la sienne sur cette route de la renommée où l’on marche le front illuminé, mais les pieds saignants; car le sort inflige toujours au talent une souffrance qui en soit l’expiation. Le plus souvent, c’est le cœur qui paye les couronnes de la tête. Le génie réussit mal dans ses tendresses; il porte malheur à ce qu’il aime. Mirabeau, Byron, tous les hommes d’esprit hardi et d’âme énergique ont exercé ce don funeste; tous ont rendu douleur pour amour, désespoir pour dévouement.—C’est que l’auréole est de la nature de la foudre, elle brûle de sa flamme l’imprudente qu’éblouit son rayon; c’est que le bonheur n’éclôt guère dans le sillon tracé par ces hommes qui suivent une étoile; pour eux, les femmes sont un rêve, un caprice, une passion peut-être, mais jamais un but. La gloire, voilà le but; et ils y vont, n’importe quels anges ils blessent dans leur course et laissent par le chemin mourants et désespérés. Le navire qu’on met à flot s’inquiète-t-il [Pg 480] des guirlandes qui le décorent? Tombent les fleurs! la mer est là! Sans doute c’est une triste loi, celle qui trempe le talent dans l’égoïsme pour qu’il porte plus loin; c’est la loi qui veut que le boulet soit de fer.

La mort de Clémence n’a donc pas brisé l’existence de celui qui l’aima; il a laissé cette tombe sur sa route et s’est remis en marche; mais le crêpe qu’il porte depuis ce jour est de ceux qu’on n’ôte jamais. Et comme l’âme du poète se reflète toujours sur ses œuvres, le monde assiste à ce deuil sans être initié à son mystère; là où déborde le calice amer du souvenir, il croit à une veine nouvelle ouverte dans le cerveau de l’écrivain. Chaque jour Octave reçoit des félicitations sur cette corde noire, richesse récente de sa lyre, dont la vibration surpasse en tristesse mortelle les soupirs de René et les rêveries d’Obermann. Nul ne sait que les pages amères pour lesquelles il se passionne sont écrites sous l’inspiration d’une vision funèbre, et que cette couleur mélancolique et sombre qu’il prend pour fantaisie d’imagination a été délayée dans le sang et broyée sur le cœur.

FIN


[Pg 481]

TABLE


GERFAUT

Pages.
I
... Le voyageur écarta les branches dont il était couvert...
—Dessin de Weisz, gravure de H. Manesse
14
V
... Gerfaut obéit sans répondre, après avoir lancé à Clémence un regard de reproche...
—Dessin de Weisz, gravure de H. Manesse
66
VI
... Je voulus l’entraîner, mais au bout de quelques pas je la sentis chanceler...
—Dessin de Weisz, gravure de H. Manesse
108
VIII
... Gerfaut essuyait, avec un foulard, le sang qui coulait de son front...
—Dessin de Weisz, gravure de H. Manesse
145
IX
... Clémence tirait ses lettres une à une du sein où elle les avait placées...
—Dessin de Weisz, gravure de H. Manesse
160
XVI [Pg 482]
... Les doigts blancs et effilés de la clef de sol furent en prison dans ceux de la clef de...
—Dessin de Weisz, gravure de H. Manesse
273
XVIII
... Gerfaut passa la main derrière la tête charmante posée sur son sein...
—Dessin de Weisz, gravure de H. Manesse
308
XIX
... Christian poussa Lambernier dans le sentier qu’il lui avait indiqué...
—Dessin de Weisz, gravure de H. Manesse
387
XXV
... Au même instant un coup de feu se fit entendre...
—Dessin de Weisz, gravure de H. Manesse
465
XXVI
... Clémence s’était avancée sur le balcon, appuyée sur la balustrade...
—Dessin de Weisz, gravure de H. Manesse
476

FIN DE LA TABLE.


Logo

Note de transcription:






End of the Project Gutenberg EBook of Gerfaut, by Charles de Bernard

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK GERFAUT ***

***** This file should be named 59151-h.htm or 59151-h.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/5/9/1/5/59151/

Produced by Ramon Pajares Box, Christian Boissonnas and
the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net (This book was produced from images
made available by the HathiTrust Digital Library.)


Updated editions will replace the previous one--the old editions will
be renamed.

Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive
specific permission. If you do not charge anything for copies of this
eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook
for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports,
performances and research. They may be modified and printed and given
away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks
not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the
trademark license, especially commercial redistribution.

START: FULL LICENSE

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg-tm License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
Gutenberg-tm electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
1.E.8.

1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country outside the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

  This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
  most other parts of the world at no cost and with almost no
  restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
  under the terms of the Project Gutenberg License included with this
  eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
  United States, you'll have to check the laws of the country where you
  are located before using this ebook.

1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg-tm web site
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
provided that

* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
  the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
  you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
  to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
  agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
  Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
  within 60 days following each date on which you prepare (or are
  legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
  payments should be clearly marked as such and sent to the Project
  Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
  Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
  Literary Archive Foundation."

* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
  you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
  does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
  License. You must require such a user to return or destroy all
  copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
  all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
  works.

* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
  any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
  electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
  receipt of the work.

* You comply with all other terms of this agreement for free
  distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm
trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    gbnewby@pglaf.org

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.