Lecteur bénévole.
En arrivant à Paris, il me faut faire grands efforts pour ne pas tomber dans quelques personnalités. Ce n'est pas que je n'aime beaucoup la satire, mais en fixant l'œil du lecteur sur la figure grotesque de quelque ministre, le cœur de ce lecteur fait banqueroute à l'intérêt que je veux lui inspirer pour les autres personnages.
Cette chose si amusante: la satire personnelle, ne convient donc point, par malheur, à la narration de l'histoire.
Les personnalités sont charmantes quand elles sont vraies et point exagérées, et c'est une tentation que ce que nous voyons depuis vingt ans est bien fait pour nous ôter.
«Quelle duperie, dit Montesquieu, que de calomnier l'inquisition!»
Il eût dit de nos jours: «Comment ajouter à l'amour de l'argent, à la crainte de perdre sa place, et an désir de tout faire pour deviner la fantaisie du maître, qui font l'âme de tous les discours hypocrites, de tout ce qui mange plus de 50.000 francs au budget?»
Je professe qu'au-dessus de 50.000 francs la vie privée doit cesser d'être murée.
Mais la satire de cet heureux du budget n'entre point dans mon plan. Le vinaigre est en lui-même une chose excellente, mais mélangé avec une crème, il gâte tout.
J'ai donc fait tout ce que j'ai pu pour que vous ne puissiez reconnaître, ô lecteur bénévole, un ministre de ces derniers temps qui voulut jouer un mauvais tour à Leuwen.
Quel plaisir auriez-vous à voir en détail que ce ministre était voleur, insolent, de peur de perdre sa place, et ne se permettait pas un mot qui ne fut une fausseté? Comme rien d'un peu élevé n'est jamais entré dans son âme, la vue seulement de cette âme vous donnerait du dégoût, ô lecteur bénévole, et bien plus encore si j'avais le malheur de vous faire deviner les traits doucereux et ignobles qui recouvraient cette âme plate.
C'est bien assez de voir ces gens-là quand on va les solliciter le matin.
«Non raziona di loro, ma guarda e passa.»
H. B.
«Je ne veux point abuser de mon titre de père pour vous contrarier; soyez libre, mon fils!»
Ainsi, établi dans un fauteuil admirable, devant un bon feu, parlait M. Leuwen père à Lucien, son fils et notre héros. Le cabinet où avait lieu la conférence entre le père et le fils, venait d'être arrangé avec le plus grand luxe sur les dessins de M. Leuwen lui-même. Il avait placé dans ce nouvel ameublement les trois ou quatre bonnes gravures qui avaient paru dans l'année, en France et en Italie, et un admirable tableau de l'École romaine, dont il venait de faire l'acquisition. La cheminée de marbre blanc contre laquelle s'appuyait Lucien avait été sculptée dans l'atelier de T..., et la glace de huit pieds de haut sur six de large, placée au-dessus, avait figuré dans l'exposition de 1834 comme absolument sans défaut.
Il y avait loin de là au misérable salon dans lequel, à Nancy, Lucien promenait ses inquiétudes. En dépit de sa douleur profonde, la partie parisienne et vaniteuse de son âme était sensible à cette différence. Il n'était plus dans des pays barbares; il se trouvait de nouveau au sein de sa patrie.
«—Mon ami, dit M. Leuwen père, le thermomètre monte trop vite; faites-moi le plaisir de pousser le bouton de ce ventilateur numéro 2..., là..., derrière la cheminée...; fort bien. Donc, je ne prétends nullement abuser de mon titre pour abréger votre liberté. Faites absolument ce qui vous conviendra.»
Lucien, devant la cheminée, avait l'air sombre, agité, tragique; l'air, en un mot, que nous devrions trouver à un jeune premier de tragédie malheureux par l'amour. Il cherchait avec un effort pénible à quitter cet air farouche, pour prendre l'apparence du respect et de l'amour filial le plus sincère, sentiments très vivants dans son cœur.
Mais l'horreur de sa situation, depuis la dernière soirée passée à Nancy, lui avait ôté l'emploi de sa physionomie.
«—Votre mère prétend, continua M. Leuwen, que vous ne voulez plus retourner à Nancy. Ne retournez pas en province; à Dieu ne plaise que je m'érige en tyran. Pourquoi ne feriez-vous pas des folies, et même des sottises? Il y en a une pourtant, mais une seule, à laquelle je ne consentirai pas, parce qu'elle a des suites: c'est le mariage. Mais vous avez la ressource des sommations respectueuses..., et, pour cela, je ne me brouillerai pas avec vous. Nous plaiderons, mon ami, en dînant ensemble.
«—Mais, mon père, répondit Lucien comme revenant de bien loin, il n'est nullement question de mariage.
«—Eh bien, si vous ne songez pas au mariage, moi j'y songerai. Réfléchissez à ceci: je puis vous marier à une fille riche et pas plus sotte qu'une pauvre, car il est fort possible qu'après moi vous ne soyez pas riche. Ce peuple-ci est si fou, qu'avec une épaulette, une fortune bornée est très supportable pour l'amour-propre. La pauvreté n'est que la pauvreté, ce n'est pas grand'chose; il n'y a pas le mépris. Mais tu croiras ces choses-là, dit M. Leuwen en changeant de ton, quand tu les auras vues toi-même... Je dois te sembler un radoteur. Donc, brave sous-lieutenant, vous ne voulez plus de l'état militaire?
«—Puisque vous êtes si bon que de raisonner avec moi, au lieu de commander, non, je ne veux plus de l'état militaire en temps de paix, c'est-à-dire passer ma soirée à jouer au billard et à m'enivrer au café, et encore avec défense de prendre, sur la table de marbre mal essuyée, d'autre journal que le Journal de Paris.
«Dès que nous sommes trois officiers à nous promener ensemble, un au moins peut passer pour espion dans l'esprit des deux autres.
«Le colonel, autrefois intrépide soldat, s'est transformé, sous la baguette du juste-milieu, en commissaire de police.»
M. Leuwen père sourit comme malgré lui.
Lucien comprit et ajouta avec empressement:
«—Je ne prétends point tromper un homme aussi clairvoyant; je ne l'ai jamais prétendu, croyez-le bien, mon père. Mais enfin il fallait bien commencer mon conte par un bout.
«Ce n'est donc point pour des motifs raisonnables que, si vous le permettez, je quitterai l'état militaire, mais cependant c'est une démarche raisonnable. Je sais donner un coup de lance et commander à cinquante hommes qui donnent des coups de lance; je sais vivre convenablement avec trente-cinq camarades, dont cinq ou six font des rapports de police. Je sais donc le métier. Si la guerre survient, mais une vraie guerre, dans laquelle le général en chef ne trahisse pas son armée, je demanderai la permission de faire une campagne ou deux. La guerre, suivant moi, ne peut pas durer davantage, si le général en chef ressemble un peu à Washington. Si ce n'est qu'un pillard habile et brave, comme..., je me retirerai une seconde fois.
«—Ah! c'est là votre politique, reprit son père avec ironie. Diable! c'est de la haute vertu! Mais la politique, c'est bien long! Que voulez-vous, pour vous, personnellement?
«—Vivre à Paris ou faire de grands voyages: l'Amérique, la Chine.
«—Vu mon âge et celui de votre mère, tenons-nous-en à Paris. Si j'étais l'enchanteur Merlin et que vous n'eussiez qu'un mot à dire pour arranger le matériel de votre destinée, que demanderiez-vous? Voudriez-vous être commis dans mon comptoir, ou employé dans le bureau particulier d'un ministre qui va se trouver en possession d'une grande influence sur la destinée de la France? M. de Vaize, en un mot. Demain, il peut être ministre de l'Intérieur.
«—M. de Vaize! ce pair de France qui a tant de goût pour l'administration, ce grand travailleur?
«—Précisément! répondit M. Leuwen en riant et admirant la haute vertu des intentions et la bêtise des perceptions de son fils.
«—Je n'aime pas assez l'argent pour entrer au comptoir.
«—Mais si après moi vous êtes pauvre?
«—Du moins à la dépense que j'ai faite à Nancy, maintenant je suis riche; et pourquoi cela ne durerait-il pas bien longtemps?
«—Parce que 65 n'est pas égal à 24.
«—Mais cette différence...»
La voix de Lucien s'attendrissait.
«—Pas de phrases, monsieur, je vous rappelle à l'ordre. La politique et le sentiment nous écartent également de l'objet à l'ordre du jour:
Sera-t-il Dieu,
Table ou cuvette?
«C'est de vous qu'il s'agit et c'est à quoi nous cherchons une réponse. Le comptoir vous ennuie et vous aimez mieux le bureau particulier du comte de Vaize?
«—Oui, mon père.
«—Maintenant, paraît une grande difficulté: serez-vous assez coquin pour cet emploi?»
Lucien tressaillit; son père le regarda avec le même air gai et sérieux tout à la fois.
Après un silence, M. Leuwen reprit:
«—Oui, monsieur le sous-lieutenant, serez-vous assez coquin?
«Vous serez à même de voir une foule de petites manœuvres; voulez-vous, vous subalterne, aider le ministre dans ces choses ou le contrecarrer? That is the question? et c'est là-dessus que vous répondrez ce soir, après l'Opéra, car ceci est un secret: pourquoi n'y aurait-il pas crise ministérielle en ce moment? La finance et la guerre ne se sont-elles pas dit des gros mots pour la vingtième fois? Je suis fourré là dedans: je puis ce soir, je puis demain, je ne pourrai plus après-demain vous nicher d'une façon brillante.
«Je ne vous dissimule pas que les mères jetteront les yeux sur vous, pour vous faire épouser leurs filles; en un mot, la position la plus honorable, comme disent les sots; mais serez-vous assez coquin pour la remplir? Réfléchissez donc à ceci: jusqu'à quel point vous sentez-vous la force d'être un coquin, c'est-à-dire d'aider à faire une petite coquinerie? Car depuis quatre ans il n'est plus question de verser du sang...
«—Tout au plus de voler l'argent, interrompit Lucien.
«—Du pauvre peuple, interrompit à son tour M. Leuwen d'un air piteux. Mais il est un peu bête et ses députés un peu sots et pas mal intéressés...
«—Et que désirez-vous que je sois? demanda Lucien d'un air simple.
«—Un coquin! reprit le père, je veux dire un homme politique, un Martignac, je n'irai pas jusqu'à dire un Talleyrand. À votre âge et dans vos journaux, on appelle ça être un coquin. Dans dix ans, vous saurez que Colbert, que Sully, que le cardinal de Richelieu, en un mot que tout ce qui a été homme politique, c'est-à-dire dirigeant les hommes, s'est élevé au moins à ce premier degré de coquinerie que je désire vous voir. N'allez pas faire comme N... qui, nommé secrétaire général de la police, au bout de quinze jours donna sa démission parce que cela était trop sale. Il est vrai que, dans le temps, on faisait fusiller Frotté par des gendarmes chargés de le conduire de sa maison en prison. Les gendarmes savaient qu'il tenterait de s'échapper en route et les obligerait à le tuer.
«—Diable! dit Lucien.
«—Oui. Le préfet Cafarelli, ce brave homme, préfet à Troyes et mon ami, dont vous vous souvenez peut-être, un homme de cinq pieds six pouces, grand, à cheveux gris...
«—Oui, je m'en souviens très bien. Ma mère lui donnait la belle chambre à damas rouge, à l'angle du château, quand nous habitions Plancy...
«—C'est ça; il perdit sa préfecture parce qu'il ne voulut pas être assez coquin.
«Ah! diable, mon jeune ami, comme disent les pères nobles, vous êtes étonné?
«—On le serait à moins, répond souvent le jeune premier, dit Lucien. Je croyais que les Jésuites seuls et la Restauration...
«—Ne croyez rien, mon ami, que ce que vous aurez vu, et vous serez plus sage.
«Maintenant, à cause de cette maudite liberté de la presse, dit M. Leuwen en riant, il n'y a plus moyen de traiter les gens à la Frotté. Les ombres les plus noires du tableau actuel ne sont plus fournies que par des pertes d'argent ou de place.
«Et ce soir votre réponse, claire, nette, sans phrases sentimentales, surtout. Demain, peut-être, je ne pourrai plus rien pour mon fils.»
Ces mots furent dits d'une façon à la fois noble et sentimentale, comme eût fait Monvel, le grand acteur.
«—À propos, dit-il en revenant, vous savez sans doute que sans votre père vous seriez à l'Abbaye. J'ai écrit au général D...; j'ai dit que je vous avais envoyé un courrier parce que votre mère était fort malade. Je vais passer à la Guerre pour que votre congé antidaté arrive au colonel; de votre coté, écrivez-lui et lâchez de le séduire.
«—Je voulais vous parler de l'Abbaye. Je pensais à deux jours de prison, et à remédier à tout par ma démission...
«—Pas de démission, mon ami; il n'y a que les sots qui donnent leur démission. Je prétends bien que vous serez toute votre vie un jeune militaire de la plus haute distinction attiré par la politique. Une véritable perte pour l'armée, comme disent les Débats..»
* * *
La distraction violente causée par la réponse catégorique, décisive, demandée par son père, fut une première consolation pour Lucien. Pendant le voyage de Nancy à Paris il n'avait pas réfléchi; il fuyait la douleur. Le mouvement physique lui tenait lieu de mouvement moral. Depuis son arrivée, il était dégoûté de lui-même et de la vie. Parler avec quelqu'un lui était un supplice; à peine pouvait-il prendre sur lui de parler une heure avec sa mère.
«—Je suis un grand sot, je suis un grand fou! J'ai estimé ce qui n'est pas estimable: le cœur d'une femme, et, la désirant avec passion, je n'ai pas su l'obtenir. Il faut ou quitter la vie, ou me corriger profondément.»
Le plaisant, c'est que tous les amis de Mme Leuwen lui faisaient compliment sur l'excellente tenue que son fils avait acquise. «C'est maintenant l'homme sage, disait-on de toutes parts, l'homme fait pour satisfaire l'ambition d'une mère.»
Tourmenté par la nécessité de donner le soir même une réponse décisive, il alla dîner seul, car il fallait parler et être aimable à la maison, ou bien il pleuvrait des épigrammes, et l'usage était de n'épargner personne.
Après dîner, il erra sur les boulevards et ensuite dans les rues; il craignait de rencontrer des amis sur le boulevard et chaque minute était précieuse et pouvait lui donner l'idée d'une réponse. En passant sur la place Beauvau, il entra machinalement dans un cabinet de lecture, mal éclairé, et ou il espérait trouver peu de monde.
Il ouvrit un livre au hasard; c'était un ennuyeux moraliste qui avait divisé sa drogue par portraits détachés, comme Vauvenargues:
Edgar ou le Parisien de vingt ans.
«—Qu'est-ce qu'un jeune homme qui ne connaît pas les hommes? Qui n'a vécu qu'avec des gens polis ou avec des subordonnés, ou des êtres dont il ne choquait pas les intérêts? Edgar n'a pour garant de son mérite que les magnifiques promesses qu'il se fait à lui-même. Ce n'est tout au plus qu'un brillant Peut-être...»
Lucien relisait chaque phrase de cette morale deux et même trois fois: il en examinait le sens et la vérité.
Sa rêverie sombre fit lever le nez aux lecteurs du Journal du soir; il s'en aperçut, paya avec humeur, et sortit. Il se promenait sur la place Beauvau, devant le cabinet littéraire.
«—Je serai un coquin!» s'écria-t-il tout à coup.
Il passa encore un quart d'heure à bien tâter son courage, puis appela un cabriolet et courut à l'Opéra.
«—Je vous cherchais,» lui dit son père qu'il trouva errant dans le foyer.
Ils montèrent rapidement dans la loge de M. Leuwen; ils y trouvèrent trois demoiselles en costume de sylphides.
«—Elles ne comprendront pas un mot de ce que nous dirons; aussi ne nous gênons pas.
«—Messieurs, nous lisons dans vos yeux, dit l'une d'elles, des choses beaucoup trop sérieuses pour nous. Nous allons sur le théâtre... Soyeux heureux, si vous le pouvez, sans nous.
«—Eh bien, vous sentez-vous l'âme assez scélérate pour entrer dans la carrière des honneurs?
«—Je serai sincère avec vous, mon père. L'excès de votre indulgence m'étonne et augmente ma reconnaissance et mon respect. Par suite de malheurs sur lesquels je ne puis m'expliquer, même avec mon père, je me trouve dégoûté de moi-même et de la vie. Comment choisir telle ou telle carrière?
«Tout m'est également indifférent, je puis dire odieux.
«Le seul état qui me conviendrait serait celui d'un mourant à l'Hôtel-Dieu, et ensuite peut-être celui d'un sauvage qui est obligé de chasser ou de pêcher pour sa subsistance de chaque jour. Cela n'est ni beau ni honorable pour un jeune homme de vingt-quatre ans..., aussi personne n'aura jamais cette confidence...
«—Quoi? pas même votre mère...?
«—Ses consolations augmenteraient mon martyre: elle souffrirait trop de me voir dans ce malheureux état.»
L'égoïsme de M. Leuwen eut une jouissance qui l'attacha un peu à son fils. «Il a, se dit-il, des secrets pour sa mère qui n'en sont pas pour moi.»
«—Si je reviens à la sensibilité pour les choses extérieures, il se peut que je me trouve étrangement choqué des exigences de l'état que j'aurais choisi. Une place dans votre comptoir pouvant se quitter sans scandaliser personne, je devrais peut-être la choisir.
«—Je dois vous communiquer une donnée importante de plus: vous serez plus utile à mes intérêts comme secrétaire du ministre de l'Intérieur que comme chef de correspondance dans mon bureau; vos qualités comme homme du monde me seraient inutiles dans mon bureau.»
Lucien fut adroit pour la première fois depuis son cocuage.
C'était le mot qu'il employait avec une amère ironie, car pour torturer davantage son âme, il se regardait comme un mari trompé et s'appliquait la masse de ridicule et d'antipathie dont le théâtre et le monde affublent cet état. Comme s'il y avait encore des caractères d'état!
Il allait conclure pour la place au ministère, principalement par curiosité; il connaissait le comptoir et n'avait pas la moindre idée de l'intérieur intime d'un ministre. Il se faisait une fête d'approcher M. le comte de Vaize, travailleur infatigable et le premier administrateur de France, disaient les journaux; un homme qu'on comparait au comte Daru de l'empereur.
À peine son père eut-il cessé de parler.
«—Ce mot me décide, s'écria-t-il avec une fausseté naïve qui pouvait donner de l'espoir pour l'avenir. Je penchais pour le comptoir, mais je m'engage au ministère sous la condition que je ne contribuerai à aucun assassinat comme ceux du maréchal Ney, du colonel Caron, de Frotté, etc. Je m'engage tout au plus pour des friponneries d'argent, et, enfin, peu sur de moi-même, je ne m'engage que pour un an.
«—C'est bien peu pour le monde; on dira: il ne peut pas tenir en place plus de six mois. Peut-être aurez-vous du dégoût dans les commencements, et de l'indulgence pour les faiblesses des hommes six mois plus tard.
Pouvez-vous, par amitié pour moi, me sacrifier six mois de plus, et me promettre de ne pas quitter les bureaux de la rue de Grenelle avant dix-huit mois?
«—Je vous donne ma parole pour dix-huit mois, toujours à moins d'assassinat: par exemple si mon ministre engageait quatre ou cinq officiers à se battre en duel successivement contre un député trop éloquent, incommode pour le budget.
«—Ah! monsieur, dit M. Leuwen en riant de tout son cœur, d'où sortez-vous? Il n'y aura jamais de ces crimes-là, et pour cause!
«—Ce serait-là un cas rédhibitoire, continua son fils sérieusement. Je partirais à l'instant pour l'Angleterre.
«—Mais qui sera juge des crimes, homme vertueux?
«—Vous, mon père.
«—Les friponneries, les mensonges, les manœuvres, ne rompront pas notre marché?
«—Je ne ferai pas les pamphlets menteurs...
«—Fi donc! Cela regarde les gens de lettres. Dans le genre sale, vous dirigez; vous ne faites jamais. Voici le principe: tout gouvernement, même celui des États-Unis, ment toujours et en tout; quand il ne peut pas mentir sur le fond, il ment sur le détail. Ensuite, il y a les bons mensonges et les mauvais. Les bons sont ceux que croit le petit public de cinquante louis de rente à douze ou quinze mille francs. Les excellents attrapent quelques gens à voiture. Les excécrables sont ceux que personne ne croit et qui ne sont répétés que par les ministériels éhontés. Ceci est bien entendu. Voilà une première maxime d'État; elle ne doit jamais sortir de votre mémoire ni de votre bouche.
«—J'entre dans une caverne de voleurs, mais tous leurs secrets, petits et grands, sont confiés à mon honneur.
«—Le gouvernement escamote les droits et l'argent des populations tout en jurant, tous les matins, de les respecter. Vous souvenez-vous du fil rouge que l'on trouve au centre de tous les cordages, gros ou petits, appartenant à la marine royale d'Angleterre? Ou plutôt vous souvenez-vous de Werther, où j'ai lu je crois cette belle chose?
«—Très bien.
«—Voilà l'image d'une corporation ou d'un homme qui a un mensonge de fond à soutenir. Jamais de vérité pure et simple: voyez les doctrinaires.
«—Les mensonges de Napoléon n'étaient pas aussi grossiers à beaucoup près.
«—Il n'y a que deux choses sur lesquelles on n'ait pas encore trouvé moyen d'être hypocrite: amuser quelqu'un dans la conversation et gagner une bataille. Du reste ne parlons pas de Napoléon. Laissez le sens moral à la porte en entrant au ministère, comme de son temps on laissait l'amour de la patrie en entrant dans sa garde.
«Voulez-vous être un joueur d'échecs pendant dix-huit mois, et n'être rebuté par aucune affaire d'argent? Le sang seul vous arrêterait?
«—Oui, mon père.
«—Eh bien, n'en parlons plus.»
Et M. Leuwen s'enfuit de sa loge. Lucien remarqua qu'il marchait comme un jeune homme de vingt ans.
C'est que cette conversation avec un niais l'avait mortellement excédé.
* * *
Dans le fait, Lucien était moins malheureux. Dix fois par jour, la pensée de Nancy était remplacée par celle-ci:
«—À quel genre de besogne est-ce qu'ils vont me mettre?»
Il lisait tous les journaux avec un intérêt bien nouveau pour lui.
Sa mère lui dit:
«—Tu écris bien mal; tu ne formes pas tes lettres.
«—Ce n'est que trop vrai.
«—Eh bien, si tu vas rue de Grenelle, écris encore plus mal. Que jamais ton écriture ne puisse passer sous les yeux du roi sans être recopiée. Cela t'évitera l'ennui de transcrire des pièces secrètes, et, ce qui vaut mieux, ton écriture ne restera pas attachée à des choses qui peuvent être déshonorantes, ou à des souvenirs pénibles dans dix ans.
«Vois les changements qui ont eu lieu en France depuis trente-huit ans. Pourquoi l'avenir ne ressemblerait-il pas au passé?
«La révolution est faite dans les choses, dit toujours ton père pour me tranquilliser; mais une ambition effrénée n'est-elle pas descendue dans les plus bas rangs, dans les rangs les plus infimes? Un garçon cordonnier veut devenir un Napoléon.
«—Je ne vois que ce moyen pour acquérir de l'expérience et me colleter avec la nécessité; mais une plaisanterie comme celle sur Caron ou le duc d'Enghien me ferait fuir au bout du monde...»
Une idée bien lâche qu'il avail déjà repoussée plusieurs lois, se présenta avec une vivacité à laquelle il ne put résister:
«—Si je campais là le ministère et retournais à Nancy et au régiment; si je lui demandais pardon du mal qu'elle m'a fait, ou plutôt si je ne lui parlais pas de ce que j'ai vu, ce qui est plus juste; pourquoi ne me recevrait-elle pas comme la veille de ce jour fatal? En quoi puis-je être offensé, raisonnablement, moi, qui ne suis point son amant, de rencontrer la preuve qu'elle a eu un autre amant avant de me connaître?»
Huit jours après l'entretien à l'Opéra, le Moniteur portait l'acceptation de la démission de M. C..., ministre de l'Intérieur; la nomination à cette place de M. le comte de Vaize, pair de France; des ordonnances analogues pour quatre autres ministres, et, beaucoup plus bas, dans un coin obscur: «Par ordonnance du..., MM. R..., N..., et Lucien Leuwen, ont été nommés maîtres des requêtes. M. Lucien Leuwen est chargé du bureau particulier de M. le comte de Vaize, ministre de l'Intérieur.»
Pendant que Lucien recevait de son père les premières leçons de sens commun, voici ce qui se passait à Nancy. Quand, le surlendemain du brusque départ de Lucien, cet événement fut connu de M. de Sanréal, du comte Roller et des autres conspirateurs qui avaient dîné ensemble pour arranger un duel contre lui, ils pensèrent tomber de leur haut.
Leur admiration pour M. Dupoirier fut sans bornes; ils ne pouvaient deviner ses moyens de succès.
Suivant un premier mouvement, toujours généreux et dangereux, ces messieurs oublièrent leur répugnance pour ce bourgeois de mauvais ton, et allèrent en corps lui faire une visite.
Et comme le provincial est avide de tout ce qui peut prendre un air officiel et le tirer de la monotonie de sa vie habituelle, ces messieurs montèrent avec gravité au troisième étage du docteur. Ils entrèrent en saluant, sans mot dire, et, s'étant rangés, en baie contre la muraille, M. de Sanréal porta la parole. Parmi beaucoup de lieux communs, la phrase suivante frappa M. Dupoirier.
«—Si vous songez à la Chambre des députés de Louis-Philippe et qu'il vous convienne de paraître aux élections, nous vous promettons nos voix et toutes celles dont chacun de nous peut disposer.»
Le discours fini, M. Ludwig Roller s'avança d'un air gauche. Sa figure sèche se couvrit d'un nombre infini de rides nouvelles; il fit une grimace et enfin dit d'un air piqué:
«—Moi seul, peut-être, je ne dois pas de remerciements à M. Dupoirier: il m'a privé du plaisir de punir cet insolent, ou du moins d'essayer d'y faire mon possible. Mais je devais ce sacrifice aux ordres de Sa Majesté Charles X, et, quoique partie lésée dans cette circonstance, je n'en fais pas moins à M. Dupoirier les mêmes offres de service que ces messieurs.»
L'orgueil de Dupoirier, et sa manie de parler en public, triomphaient.
Il faut avouer qu'il parla admirablement, mais il se garda bien d'expliquer pourquoi et comment Lucien était parti.
Il sut attendrir ses auditeurs: Sanréal pleurait tout à fait, Ludwig Roller lui-même serra la main du docteur avec cordialité en quittant le cabinet.
La porte fermée, Dupoirier éclata de rire: il venait de parler pendant quarante minutes, il avait eu beaucoup de succès et il se moquait parfaitement des gens qui l'avaient écouté.
C'était là, pour ce coquin singulier, les trois éléments de plaisir les plus vifs.
Un autre chef de parti, aussi honnête que Dupoirier l'était peu, Gauthier, le républicain, était resté fort étonné et encore plus effrayé du départ de Lucien:
«—Ne m'avoir rien dit, à moi qui l'aimais tant! Ah! cœurs parisiens: politesse infinie et sentiment nul! Je le croyais un peu différent des autres; il me semblait qu'il y avait de la chaleur et de l'enthousiasme au fond de cette âme!...»
Les mêmes sentiments, mais poussés à un bien autre degré d'énergie, agitaient le cœur de Mme de Chasteller:
«—Ne m'avoir pas écrit, à moi qu'il jurait de tant aimer! À moi, hélas! dont il voyait la faiblesse!»
Cette idée lui était trop horrible; elle finit par se persuader que la lettre de Lucien avait été interceptée.
«—Est-ce que je reçois une réponse de Mme de Constantin? Et je lui ai écrit au moins six fois depuis que je suis malade!...»
Le lecteur doit savoir que la directrice de la poste aux lettres de Nancy pensait bien. À peine M. le marquis de Pointcarré vit-il sa fille malade et dans l'impossibilité de sortir, qu'il se transporta chez Mme Cunier, petite dévote de trois pieds et demi de haut. Après les premiers compliments:
«—Vous êtes trop bonne chrétienne, madame, et trop bonne royaliste, lui dit-il avec onction, pour n'avoir pas une idée juste de ce que doit être l'autorité du roi et des commissaires établis par lui, durant son absence...»
Après l'hypocrisie élégante de ce père qui voulait hériter de sa fille, et la fausseté plus plate et moins déguisée d'une dévote de profession, après la promesse d'une bonne place dans le cas où Charles X ou Henry V remonteraient sur le trône de leurs pères; après avoir parlé de franchise, de cordialité, de vertu, pendant sept quarts d'heure, ces deux aimables personnes tombèrent d'accord sur les articles suivants:
1° Aucune lettre du préfet, du maire, du lieutenant de gendarmerie ne sera jamais livrée à M. le marquis. Mme Cunier lui montrera seulement, sans s'en dessaisir, les lettres écrites par M. le grand vicaire Rey, l'abbé Olivier, etc.
Toute la conversation de M. de Pointcarré avait porté sur ce premier article. En cédant il obtint un triomphe complet sur le second:
2° Toutes les lettres adressées à Mme de Chasteller seront remises à M. le marquis, qui se charge de les donnera madame sa fille, retenue au lit par la maladie.
3° Toutes les lettres écrites par Mme de Chasteller seront montrées à M. le marquis.
Il fut tacitement convenu que le marquis pourrait s'en saisir pour les faire parvenir par une voie plus économique que la poste. Mais, dans ce cas, qui entraînait une perte de deniers pour l'État, Mme Cunier, sa représentante dans la présente affaire, pourrait naturellement s'attendre à un cadeau d'un panier de bon vin du Rhin de seconde qualité.
Dès le surlendemain de cette conversation, Mme Cunier remit un paquet, fermé par elle, au vieux Saint-Jean, valet de chambre du marquis.
Ce paquet contenait, une toute petite lettre de Mme de Constantin. Son ton était doux et tendre.
«—Bavardage insignifiant,» se dit le marquis en la serrant dans son bureau, et, un quart d'heure après, on vit le vieux valet de chambre portant à Mme Cunier un panier de seize bouteilles de vin du Rhin.
Le caractère de Mme de Chasteller était la douceur et la nonchalance. Rien ne parvenait à agiter cette âme douce et noble, amante de ses pensées et de la solitude. Mais, placée par le malheur hors de son état habituel, les décisions ne lui coûtaient rien; elle envoya son valet de chambre jeter à la poste au bourg de Darney, une lettre adressée à Mme de Constantin.
Une heure après le départ du valet de chambre, quelle ne fut pas la surprise de Mme de Chasteller en voyant Mme de Constantin entrer dans sa chambre.
Ce moment fut bien doux pour les deux amies.
«—Quoi, ma chère Bathilde, dit enfin Mme de Constantin, quand on put parler après les premiers transports; six semaines sans un mot de toi! Et c'est par hasard que j'apprends d'un des agents que M. le préfet emploie pour les élections, que tu es malade et que ton état donne des inquiétudes...
«—Je t'ai écrit huit lettres au moins.
«—Ma chère, ceci est trop fort; il est un point où la bonté devient duperie...
«—Il croit bien faire...»
Ceci voulait dire «mon père croit bien faire,» car l'indulgence de Mme de Chasteller n'allait pas sans voir ce qui se passait autour d'elle; mais le dégoût inspiré parles petites manœuvres dont elle suivait le développement n'avait d'autre effet que de redoubler son amour pour l'isolement.
Ce qui lui convenait de la société, c'étaient les plaisirs des beaux-arts, le spectacle, une promenade brillante, un bal très nombreux. Quand elle voyait un salon avec six personnes, elle frémissait, elle était sûre que quelque chose de bas allait la blesser vivement.
C'était un caractère tout opposé qui faisait compter pour beaucoup dans la société, Mme de Constantin. Une humeur vive, entreprenante, s'attaquant aux difficultés et aimant à se moquer de tous les ridicules, faisait considérer Mme de Constantin comme l'une des femmes du département qu'il était le plus dangereux d'offenser. Son mari, très bel homme, et assez riche, s'occupait avec passion de tout ce qu'elle lui indiquait. Depuis deux ans, par exemple, il ne songeait qu'à un moulin à vent, en pierre, qu'il ferait construire sur une vieille tour, voisine de son château, et qui devait lui rapporter 40 pour 100. Depuis trois mois il négligeait le moulin et ne songeait qu'à la Chambre des députés. Comme il n'avait point d'esprit, n'avait jamais offensé personne et passait pour s'acquitter avec complaisance et exactitude des petites commissions qu'on lui donnait, il avait des chances.
«—Nous croyons être assurés de l'élection de M. de Constantin. Le préfet le porte en seconde ligne, par la peur qu'il a du marquis de Croisans, notre rival, ma chère.»
Mme de Constantin dit ce mot en riant.
«—Le candidat ministériel sera perdu. C'est un friponneau assez méprisé; et, la veille de l'élection, on fera courir trois lettres de lui qui prouvent clairement qu'il s'adonne au noble métier d'espion. Si nous réussissons, le lendemain du grand jour nous partons pour Paris, où nous restons au moins six grands mois, et tu viens avec nous.»
Ce mot fit rougir Mme de Chasteller.
«—Eh! bon Dieu! ma chère, fit Mme de Constantin en s'interrompant, que se passe-t-il donc?»
Mme de Chasteller était pourpre. Elle aurait été heureuse en ce moment que son amie eût reçu la lettre que le valet de chambre portait à Darney. Là se trouvait le mot fatal: «Une personne que tu aimes a donné son cœur.»
Elle dit enfin avec une honte infinie:
«—Hélas! mon amie, il y a un homme qui doit croire que je l'aime, et, ajouta-t-elle en baissant tout à fait la tête, il ne se trompe guère.
«—Que tu es folle, s'écria Mme de Constantin. Réellement, si je te laisse encore un an ou deux à Nancy, tu vas prendre toutes les manières de sentir d'une religieuse. Et où est le mal, grand Dieu! qu'une jeune veuve de vingt-quatre ans, qui n'a pour unique soutien qu'un père de soixante et onze ans, lequel, par excès de tendresse, intercepte toutes ses lettres, songeât à choisir un mari, un appui, un soutien...?
«—Hélas! ce ne sont pas toutes ces bonnes raisons; je mentirais si j'acceptais tes louanges. Il se trouve par hasard qu'il est riche et assez né, mais il aurait été pauvre et fils d'un fermier qu'il en eût été de même, que tout se serait passé exactement de même.»
Mme de Constantin exigea une histoire suivie; rien ne l'intéressait comme les histoires d'amours sincères, et elle avait une amitié passionnée pour Mme de Chasteller.
«—Il commença par tomber de cheval deux fois sous mes fenêtres...»
Mme de Constantin fut saisie d'un rire fou. Les yeux remplis de larmes, elle put dire, en s'interrompant vingt fois:
«—Ainsi, ma chère Bathilde... tu ne peux pas appliquer... à ce puissant vainqueur... le mot obligé de la province... c'est un beau cavalier.»
L'injustice faite à Lucien ne fit que redoubler l'intérêt avec lequel Mme de Chasteller raconta à son amie ce qui s'était passé depuis six mois.
Mais toute la partie tendre ne toucha guère Mme de Constantin: elle ne croyait pas aux grandes passions.
Cependant, sur la fin du récit, qui fut infini, elle devint pensive.
«—Ton M. Leuwen est-il un don Juan terrible pour nous autres pauvres femmes, ou est-ce un enfant sans expérience? Sa conduite n'a rien de naturel...
«—Dis qu'elle n'a rien de commun, rien de convenu d'avance,» reprit Mme de Chasteller avec une vivacité bien rare chez elle, et elle ajouta avec une sorte d'enthousiasme: «C'est pour cela qu'il m'est cher. Ce n'est point un nigaud qui a lu des romans...»
Le discours des deux amies fut infini sur ce point.
Mme de Constantin garda ses méfiances; elles furent même augmentées par le profond intérêt, qu'à son grand chagrin, elle découvrait chez son amie.
Elle avait espéré d'abord un petit amour bien convenable, pouvant conduire à un mariage avantageux si toutes les convenances se rencontraient; sinon un voyage en Italie, ou les distractions d'un hiver à Paris, effaceraient le ravage produit par trois mois de visites journalières. Au lieu de cela, cette femme douce, timide, indolente, que rien ne pouvait émouvoir, elle la trouvait absolument folle et prête à prendre tous les partis.
«—Mon cœur me dit, disait de temps en temps Mme de Chasteller, qu'il m'a lâchement abandonnée. Quoi! ne pas m'écrire!
«—Mais de toutes les lettres que je t'ai écrites, pas une seule n'est arrivée, disait Mme de Constantin.
«—Comment n'a-t-il pas dit à un postillon, reprenait Mme de Chasteller avec un feu bien singulier, comment n'a-t-il pas dit à un postillon, à dix lieues d'ici: «Mon ami, voilà cent francs, allez vous-même remettre cette lettre à Mme de Chasteller, à Nancy, rue de la Pompe. Donnez-la à elle-même et non à une autre.»
«—Il aura écrit en partant... écrit de nouveau en arrivant à Paris.
«—Et voilà neuf jours qu'il est parti. Jamais je ne lui ai avoué tout à fait mes soupçons sur le sort de mes lettres, mais il sait ce que je pense sur toutes choses...»
* * *
Les soupçons de Mme de Chasteller lui fournirent une objection décisive à la proposition de suivre Mme de Constantin à Paris, si son mari était nommé député.
«—N'aurais-je pas l'air, lui dit-elle, de courir après M. Leuwen?»
Pendant les quinze jours qui suivirent, cette objection occupa seule les moments les plus intimes de la conversation des deux amies.
Trois jours après l'arrivée de Mme de Constantin, Mlle Bérard fut payée magnifiquement et renvoyée. Avec son activité ordinaire, Mme de Constantin interrogea la bonne Mlle Beaulieu et congédia Anne-Marie.
M. le marquis de Pointcarré, extrêmement attentif à ces petits événements domestiques, comprit qu'il avait une rivale invincible dans l'âme de sa fille.
C'était un peu l'espoir de Mme de Constantin; son activité continue rendit la santé à Mme de Chasteller. Elle voulut être menée dans le monde et, sous ce prétexte, elle força son amie à paraître presque chaque soir chez Mmes de Puy-Laurens, d'Hocquincourt, de Marcilly, de Serpierre, de Commercy, etc.
Elle voulait bien établir que Mme de Chasteller n'était pas au désespoir du départ de M. Leuwen.
En voiture, un soir, en allant chez Mme de Puy-Laurens:
«—Quel est l'homme le plus actif, le plus impertinent, le plus influent de toute votre jeunesse? demanda Mme de Constantin.
«—C'est M. de Sanréal, sans doute répondit Mme de Chasteller en souriant.
«—Eh bien, je vais attaquer ce grand cœur dans ton intérêt. Dans le mien, dis-moi, dispose-t-il de quelques voix?
«—Il a des notaires, un agent, des fermiers... Cet homme est aimable parce qu'il a 40.000 livres de rente au moins.
«—Et qu'en fait-il?
«—Il s'enivre soir et matin, et il a deux chevaux.
«—C'est-à-dire qu'il s'ennuie. Je vais le séduire. Est-ce que jamais une femme un peu bien a voulu le séduire?
«—J'en doute; il faut d'abord trouver le secret de ne pas mourir d'ennui en l'écoutant.»
En peu de jours, Mme de Constantin devina, sous une écorce grossière, l'esprit supérieur du Dr Dupoirier, et se lia tout à fait avec lui.
Cet ours n'avait jamais vu une jolie femme non malade lui adresser la parole deux fois de suite. En province, les médecins n'ont pas encore succédé aux confesseurs.
«—Vous serez notre collègue, cher docteur, lui disait-elle; nous voterons ensemble, nous ferons et déferons les ministères. Nos dîners vaudront bien les leurs, et vous me donnerez votre voix, n'est-ce pas? Mais j'oubliais... Vous êtes légitimiste furibond, et nous... antirépublicains modérés...»
Au bout de quelques jours, Mme de Constantin fit une découverte bien utile: Mme d'Hocquincourt était au désespoir du départ de Leuwen. Le silence farouche de cette femme si gaie, si parlante, qui autrefois était l'âme de la société, sauvait Mme de Chasteller; personne presque ne songeait à dire qu'elle avait perdu son attentif.
Mme d'Hocquincourt n'ouvrait la bouche que pour parler de Paris et de ses projets de voyage aussitôt après les élections.
Un jour Mme de Serpierre lui dit méchamment:
«—Vous y retrouverez M. d'Antin...»
Elle la regarda avec un étonnement profond qui fut bien amusant pour Mme de Constantin. Mme d'Hocquincourt avait oublié jusqu'à l'existence de M. d'Antin!
Mme de Constantin ne trouva de propos réellement dangereux pour son amie que dans le salon de Mme de Serpierre.
«—Mais, lui disait-elle, comment peut-on avoir la prétention de marier une fille aussi cruellement, aussi ridiculement laide, à un jeune homme riche, de Paris, et sans que ce jeune homme ait jamais dit un mot encourageant? Cela est fou réellement. Il faudrait des millions pour qu'un Parisien osât entrer dans un salon avec une telle figure...
«—M. Leuwen n'est pas ainsi, tu ne le connais pas. S'il l'aimait, le blâme de la société serait méprisé par lui, ou plutôt il ne le verrait pas.»
Et elle expliqua pendant cinq minutes le caractère de Lucien. Ces explications avaient le pouvoir de rendre son amie très pensive.
Mais à peine Mme de Constantin eut-elle vu cinq ou six fois la bonne Théodelinde, qu'elle fut touchée de la tendre amitié qu'elle avait pour Leuwen. Ce n'était pas de l'amour, la pauvre fille n'osait pas. Elle s'exagérait peut-être les désavantages de sa taille et de sa figure. C'était sa mère qui avait des prétentions fondées sur ce que sa haute noblesse lorraine honorait trop un petit roturier.
«—Mais que fait-on à Paris de ce lustre-là?» lui disait un jour Théodelinde.
Le vieux M. de Serpierre plut aussi beaucoup à Mme de Constantin; il avait un cœur admirable de bonté et passait son temps à soutenir des doctrines atroces.
Mme de Constantin, avec sa jolie figure un peu commune, mais si appétissante à regarder, avec son activité, sa politesse parfaite et son adresse insinuante, eut bientôt fait la paix de son amie avec la maison Serpierre.
«—Je garde ma pensée, dit d'un air mutin Mme de Serpierre la dernière fois qu'on traita cette question délicate.
«—À la bonne heure, ma chère amie, dit le bon lieutenant du roi à Colmar; mais ne parlons plus de cela, autrement les méchants diraient que nous allons à la chasse aux maris.»
Il y avait bien dix ans que M. de Serpierre n'avait trouvé un mot aussi dur; celui-ci fit époque dans sa famille, et la réputation de Leuwen, jusque-là séducteur de Mlle Théodelinde, fut rétablie.
Tous les jours, pour fuir le malheur d'être rencontrées par des électeurs auxquels il eût fallu faire bon accueil, les deux amies faisaient de grandes promenades au Chasseur vert.
Mme de Chasteller aimait à revoir ce charmant Café Haus.
Ce fut là que l'ultimatum du voyage de Paris fut arrêté.
«—Ta conscience elle-même, si timorée, ne pourra t'appliquer ce mot humiliant et vulgaire: courir après un amant, si tu te jures à toi-même de ne jamais lui parler.
«—Eh bien, soit! dit Mme de Chasteller saisissant cette idée. À ces conditions je consens, et mes scrupules s'évanouissent. Si je le rencontrais au bois de Boulogne et s'il s'approchait de moi en m'adressant la parole, je ne lui répondrais pas un seul mot, avant d'avoir revu le Chasseur vert.»
Mme de Constantin la regardait étonnée.
«—Si je voulais lui parler, je partirais pour Nancy, et ce n'est qu'après avoir touché barre ici que je me permettrais de lui répondre.»
Il y eut un silence.
«—Ceci est un vœu!» reprit Mme de Chasteller avec un sérieux qui fit sourire son amie.
Le lendemain, en revenant au Chasseur vert, Mme de Constantin remarqua un cadre dans la voiture. C'était une belle Sainte-Cécile, gravée par Perfetti, offerte jadis par Leuwen. Mme de Chasteller pria le maître du cale de placer cette gravure au-dessus de son comptoir.
«—Je vous la redemanderai peut-être un jour. Et jamais, ajouta-t-elle tout bas en s'éloignant, je n'aurai la faiblesse d'adresser même un seul mot à M. Leuwen tant que cette gravure sera ici. C'est ici qu'a commencé cette préoccupation fatale!
«—Halte-là! sur ce mot fatal. Grâce au ciel, l'amour n'est point un devoir comme c'est un plaisir; ne le prenons donc point au tragique. Quand ton âge, réuni au mien, fera cinquante ans, nous serons tristes, raisonnables, lugubres, tant qu'il te plaira; nous ferons ce beau raisonnement de mon beau-père: «Il pleut, tant pis! Il fait beau, tant pis encore!» Tu t'ennuyais à périr, jouant la colère contre Paris sans être en colère, arrive un beau jeune homme...
«—Mais il n'est pas très bien...
«—Arrive un beau jeune homme, sans épithète, tu l'aimes, tu es occupée, l'ennui s'envole bien loin, el tu appelles cet amour-là fatal?»
Le départ arrêté, il y eut de grandes scènes à ce sujet avec M. de Pointcarré. Heureusement Mme de Constantin soutint la plus grande part du dialogue, et le marquis avait une peur mortelle de sa gaieté quelquefois ironique.
«—Cette femme-là dit tout. Il n'est pas difficile d'être aimable quand on ne se refuse rien, répétait-il un soir fort piqué, à Mme de Puy-Laurens; il n'est pas difficile d'avoir de l'esprit quand on se permet tout.
—Eh bien, mon cher marquis, engagez Mme de Serpierre, que voilà là-bas, à ne se rien refuser, et nous allons voir si nous serons amusés.
«—Des propos toujours ironiques, disait le marquis avec humeur; rien n'est sacré aux yeux de cette femme-là.
«—Jamais personne au monde n'eut l'esprit de Mme de Constantin, dit M. de Sanréal, prenant la parole d'un air imposant; et si elle se moque des prétentions ridicules, à qui la faute?
«—Aux prétentions, dit Mme de Puy-Laurens, curieuse de voir ces deux êtres se gourmer.
«—Oui, ajouta Sanréal, aux prétentions, aux tyrannies.»
Heureux d'avoir une idée, plus heureux d'être approuvé par Mme de Puy-Laurens, ce qui ne lui était peut-être jamais arrivé, M. de Sanréal tint la parole pendant un gros quart d'heure, et retourna sa pauvre idée dans tous les sens.
Mme de Constantin accepta deux ou trois dîners magnifiques qui réunirent toute la bonne compagnie de Nancy. Quand M. de Sanréal, faisant sa cour, ne trouvait rien absolument à lui dire, elle lui demandait sa voix électorale pour la centième fois. Elle était sûre de quelque protestation bizarre. Il lui jurait qu'il lui était dévoué, lui, son homme d'affaires, son notaire et ses fermiers.
«—Et de plus, madame, j'irai vous voir à Paris.
«—À Paris, je ne vous recevrai qu'une fois par semaine, disait-elle en regardant Mme de Puy-Laurens. Ici nous nous connaissons tous, là, vous me compromettriez. Un jeune homme! Votre fortune, vos chevaux, votre état dans le monde! Une fois la semaine, je dis trop..., deux visites par mois, tout au plus...»
Jamais Sanréal ne s'était trouvé à pareille fête. Il eût volontiers pris acte, par-devant notaire, des choses aimables que lui adressait Mme de Constantin, une femme d'esprit.
Il lui donnait ce titre au moins vingt fois par jour et avec une voix de stentor, ce qui faisait beaucoup d'effet.
À cause de ses beaux yeux, il eut une grande querelle avec M. de Pointcarré, auquel il déclara tout net qu'il prétendait aller au collège électoral, sauf à prêter serment à Louis-Philippe.
«—Qui croit aux serments en France aujourd'hui? Louis-Philippe même croit-il aux siens? Des voleurs m'arrêtent au coin d'un bois, ils sont trois contre un, et me demandent un serment. Irais-je le refuser? Ici le gouvernement est le voleur, qui prétend me voler ce droit d'élire un député qu'a tout Français. Le gouvernement a ses préfets, ses gendarmes; irai-je le combattre? Non, ma foi! je le paierai en monnaie de singe, comme lui-même paie les partis.»
Dans quel pamphlet M. de Sanréal avait-il pris ces trois phrases? Car personne ne le soupçonnait jamais de les avoir inventées.
Mme de Constantin qui lui donnait des idées tous les soirs, se serait bien gardée de répandra des raisonnements qui eussent pu choquer le préfet du département.
* * *
Le soir du jour où le nom de Leuwen avait paru si glorieux dans le Moniteur, ce maître des requêtes, outré de fatigue et de dégoût, était assis chez sa mère dans un petit coin sombre du salon, comme un misanthrope. Accablé des compliments auxquels il avait été en butte toute la journée, les mots de carrière superbe, de bel avenir, de premier pas brillant, papillotaient devant ses yeux et lui faisaient mal à la tête. Il était fatigué des réponses, la plupart de mauvaise grâce et mal tournées, qu'il avait faites à tant de compliments, tous fort bien faits et encore mieux dits: c'est là le talent de l'habitant de Paris.
«—Maman, voilà donc le bonheur! dit-il à sa mère quand ils furent seuls.
«—Mon fils, il n'y a point de bonheur avec l'extrême fatigue, à moins que l'esprit ne soit amusé ou que l'imagination ne se charge de peindre vivement le bonheur à venir. Des compliments trop répétés sont fort ennuyeux, et vous n'ôtes ni assez enfant, ni assez vieux, ni assez ambitieux, ni assez vaniteux pour rester ébahi devant un uniforme de maître des requêtes.»
M. Leuwen ne parut qu'une heure après la fin de l'Opéra.
«—Demain, à huit heures, dit-il à son fils, je vous présente à votre ministre, si vous n'avez rien de mieux à faire.»
Le lendemain, à huit heures moins cinq minutes, Lucien était dans la petite antichambre de l'appartement de son père.
Huit heures sonnèrent.
«—Pour rien au monde, monsieur, dit à Lucien, Anselme, le vieux valet de chambre, je n'entrerais chez monsieur avant qu'il sonne.»
Enfin la sonnette se fit entendre à dix heures et demie.
«—Je suis fâché de t'avoir fait attendre, mon ami, dit M. Leuwen avec bonté.
«—Moi, peu importe..., mais le ministre?
«—Le ministre est fait pour attendre, quand il le faut. Il a, ma foi, plus besoin de moi, que moi de lui; il a besoin de ma banque et peur de mon salon.
«Mais te donner deux heures d'ennui, à toi, mon fils, un homme que j'aime et que j'estime, ajouta-t-il en riant, c'est fort différent. J'ai bien entendu sonner huit heures, mais je sentais un peu de transpiration, j'ai voulu attendre qu'elle fût bien passée. À soixante-cinq ans la vie est un problème..., et il ne faut pas l'embrouiller par des difficultés imaginaires. Mais comme te voilà fait, dit-il en s'interrompant. Tu as l'air bien jeune! Va prendre un habit moins frais, un gilet noir... arrange mal tes cheveux... tousse quelquefois... tâche de te donner vingt-huit ou trente ans... La première impression fait beaucoup avec un imbécile: il n'a pas le temps de penser. Rappelle-toi: n'être jamais très bien vêtu tant que tu seras dans les affaires.»
On partit après une grande heure de toilette; le comte de Vaize n'était point sorti. L'huissier accueillit avec empressement le nom de MM. Leuwen, et les annonça sans délai.
«—Son Excellence nous attendait, dit M. Leuwen, à son fils, en traversant trois salons où les solliciteurs étaient étagés selon leur mérite de leur rang dans le monde.
MM. Leuwen trouvèrent Son Excellence fort occupée à mettre en ordre, sur un bureau de citronnier chargé de ciselures de mauvais goût, trois ou quatre cents lettres.
«—Vous me trouvez occupé de ma circulaire, mon cher Leuwen. Il faut que je fasse une circulaire qui sera déchiquetée par le National, par la Gazette, etc..., et messieurs mes commis me font attendre depuis deux heures la collection des circulaires de mes prédécesseurs. Je suis curieux de savoir comment ils ont franchi le pas... Je suis fâché de ne l'avoir pas faite..., un homme d'esprit comme vous m'avertirait des phrases qui peuvent donner prise.»
Son Excellence continua ainsi pendant vingt minutes. Pendant ce temps, Lucien l'examinait.
M. de Vaize annonçait une cinquantaine d'années; il était grand et assez bien fait. De beaux cheveux grisonnants, des traits fort réguliers, une tête haute, prévenaient en sa faveur. Mais cette impression ne durait pas.
Au second regard, on remarquait un front bas, couvert de rides, excluant toute idée de pensée. Lucien fut étonné et fâché de trouver à ce grand administrateur l'air plus que commun, l'air valet de chambre. Il avait de grands bras dont il ne savait que faire, et ce qui est pis, Lucien crut entrevoir que Son Excellence cherchait à se donner des grâces imposantes. Il parlait trop haut et s'écoutait parler.
M. Leuwen père, presque en interrompant l'éloquence du ministre, trouva le moment de dire les paroles sacramentales:
«—J'ai l'honneur de présenter mon fils à Votre Excellence.
«—J'en veux faire un ami; il sera mon premier aide de camp. Nous aurons bien de la besogne... mon prédécesseur a tout laissé dans un désordre complet. Les commis qu'il a fourrés ici, au lieu de me répondre par des faits et des notions exactes, me font des phrases.
«Vous me voyez ici devant le bureau de ce pauvre Corbière! Qui m'eût dit, quand je le combattais à la Chambre des pairs et qu'il me répondait avec sa petite voix de chat qu'on écorche, que je m'assoierais dans son fauteuil un jour? C'était une tête étroite, sa vue était courte, mais il ne manquait pas de sens dans les choses qu'il apercevait. Il avait de la sagacité, mais c'était bien l'antipode de l'éloquence, outre que sa mine de chat fâché donnait aux plus indifférents l'envie de le contredire. M. de Villèle eût mieux fait de s'adjoindre un homme éloquent, Martignac, par exemple...»
Ici, dissertation sur le système de M. de Villèle. Ensuite M. de Vaize prouva que la justice est le premier besoin des sociétés. De là, il passa à expliquer comment la bonne foi est la hase du crédit, et dit à ces messieurs qu'un gouvernement partial et injuste se suicide de ses propres mains.
La présence de M. Leuwen père avait semblé lui en imposer d'abord, mais bientôt, enivré de ses paroles, il oublia qu'il parlait devant un homme dont Paris répétait les épigrammes. Il prit des airs imposants et finit par l'éloge de son prédécesseur, qui passait généralement pour avoir économisé 800.000 francs pendant son ministère d'une année.
«—Ceci est trop magnanime pour moi, mon cher comte,» lui dit M. Leuwen, et il s'évada.
Mais le ministre était en train de parler; il prouva à son secrétaire intime que, sans probité, l'on ne peut pas être un grand ministre.
Enfin Son Excellence installa Lucien dans un magnifique bureau, à vingt pas de son cabinet particulier.
Celui-ci fut surpris par la vue d'un jardin charmant dans lequel donnaient ses croisées; c'était un contraste piquant avec la sécheresse de toutes les sensations dont il était assailli.
Il se mit à considérer les arbres avec attendrissement.
En s'asseyant, il remarqua de la poudre sur le dossier de son fauteuil.
«—Mon prédécesseur n'avait pas de ces idées-là,» se dit-il en riant.
Bientôt, en voyant l'écriture sage, très grosse et très bien formée de ce prédécesseur, il eut le sentiment de la vieillerie au suprême degré.
«—Il me semble que ce cabinet sue l'éloquence vide et l'emphase plate.»
Il décrocha deux ou trois gravures de l'École française: Ulysse arrêtant le char de Pénélope, par Fragonard, Le Barbier, etc., et les envoya dans les bureaux.
Il les remplaça plus tard par des gravures d'Anderloni et de Morghen.
Le ministre revint une heure après et lui remit une liste de vingt-cinq personnes qu'il fallait inviter pour le lendemain.
«—J'ai décidé qu'au moment où l'horloge du ministère sonne l'heure, le portier vous apportera toutes les lettres arrivées à mon adresse.
Vous me donnerez sans délai ce qui viendra des Tuileries ou des ministères, vous ouvrirez tout le reste et m'en ferez un extrait en une ligne ou deux tout au plus; mon temps est précieux.»
À peine fut-il sorti, huit ou dix commis vinrent faire connaissance avec le maître des requêtes dont l'air déterminé et froid leur parut de bien mauvais augure.
Pendant toute cette journée, remplie d'un cérémonial faux à couper au couteau, Lucien fut plus froid encore et plus ironique qu'au régiment. Il lui semblait être séparé par dix années d'expérience impitoyable de ce moment de premier début à Nancy.
Il trouva, en rentrant à la maison, son père d'une gaieté parfaite.
«—Voici deux petites assignations, lui dit-il, qui sont les suites naturelles de vos dignités du matin.»
C'étaient deux cartes d'abonnement à l'Opéra et aux Bouffes.
«—Ah! mon père, ces plaisirs me font peur.
«—Vous m'avez accordé dix-huit mois au lieu d'un an, pour une certaine position dans le monde. Pour rendre la grâce complète, promettez-moi de passer une demi-heure chaque soir dans ces temples du plaisir, particulièrement vers la fin des plaisirs, à onze heures.
«—Je le promets. Ainsi je n'aurai pas une pauvre petite heure de tranquillité dans toute la journée!
«—Et le dimanche donc!»
Le second jour, le ministre dit à Lucien:
«—Je vous charge d'accorder des rendez-vous à cette foule de figures qui afflue chez un ministre nouvellement nommé. Éloignez l'intrigant de Paris, faufilé avec des femmes de moyenne vertu; ces gens-là sont capables de tout, même de ce qu'il y a de plus noir. Faites accueil au pauvre diable de provincial entêté de quelque idée folle. Le solliciteur portant avec une élégance parfaite un habit râpé, est un fripon, il habite à Paris. S'il valait quelque chose, je le rencontrerais dans un salon, il trouverait quelqu'un pour me le présenter et répondre de lui.»
Peu de jours après, Lucien invita à dîner un peintre, La Croix, homme de beaucoup d'esprit, qui portait le nom d'un préfet destitué par M. de Polignac. Justement, ce jour-là, le ministre n'avait que des préfets.
Le soir, quand le comte de Vaize se trouva seul dans son salon, avec sa femme et Leuwen, il rit beaucoup de la mine attentive des préfets qui, voyant dans le peintre un candidat à préfecture, destiné à les remplacer, l'observaient d'un œil jaloux.
«—Et pour fortifier le quiproquo, disait le ministre, j'ai adressé dix fois la parole à La Croix, et toujours sur de graves sujets d'administration.
«—C'est donc pour cela qu'il avait l'air si ennuyé et si ennuyeux, dit la petite comtesse de Vaize, de sa voix douce et timide.
«C'était à ne pas le reconnaître: je voyais sa petite figure spirituelle par-dessus un des bouquets du plateau. Je ne pouvais deviner ce qui lui arrivait... Il maudissait votre dîner.
«—On ne maudit point un dîner chez un ministre, dit le comte de Vaize, à demi sérieux.
«—Voilà la griffe du lion», pensa Leuwen.
Mme de Vaize, fort sensible à ces coups de boutoir, avait pris un air morne.
«—Ce petit Lucien va me faire jouer un sot rôle chez son père, pensa le ministre.
«Il veut avoir des commandes, reprit-il d'un air gai, et, parbleu, à votre recommandation, je lui en donnerai. Je remarque que, de façon ou d'autre, il vient ici deux fois la semaine.
«—Dites-vous vrai? Me promettez-vous des tableaux pour lui? Et cela sans qu'il soit besoin de vous solliciter?
«—Ma parole!
«—En ce cas j'en fais un ami de la maison.
«—Ainsi, madame, vous aurez deux hommes d'esprit: M. La Croix et M. Leuwen.»
Le ministre partit de ce propos pour plaisanter Lucien un peu trop rudement sur la méprise qui l'avait fait inviter à dîner M. La Croix, peintre d'histoire.
Lucien réveillé, répondit à Son Excellence sur le ton de la parfaite égalité, ce qui choqua beaucoup le ministre.
Lucien le vit, et continua à parler avec une aisance qui l'étonna et l'amusa.
Il aimait à se retrouver avec Mme de Vaize, jolie, très timide, bonne, et qui, en lui parlant, oubliait parfaitement qu'elle était une jeune femme et lui un jeune homme. Cet arrangement convenait beaucoup à notre héros.
«—Ainsi me voilà, se disait-il, sur le ton de l'intimité avec deux êtres dont je ne connaissais pas la figure il y a huit jours, et dont l'un m'amuse, surtout quand il m'attaque, et dont l'autre m'intéresse.»
Il mit beaucoup d'attention à sa besogne; il lui sembla que le ministre voulait prendre avantage de l'erreur de nom dans l'invitation à dîner, pour lui attribuer l'aimable légèreté de la première jeunesse.
«—Vous êtes un grand administrateur, monsieur le comte, en ce sens je vous respecte; mais l'épigramme à la main, je suis votre homme, et, vu vos honneurs, j'aime mieux risquer d'être un peu trop ferme que vous laisser empiéter sur ma dignité. Cela vous indiquera d'ailleurs que je me moque parfaitement de ma place, tandis que vous adorez la votre.»
Au bout de huit jours de cette vie-là, Lucien fut de retour sur la terre; il avait surmonté l'ébranlement produit par la dernière soirée à Nancy. Son premier remords fut de n'avoir pas écrit à M. Gauthier; il lui fit une lettre infinie, et, il faut l'avouer, assez imprudente. Il signa d'un nom en l'air et chargea le préfet de Strasbourg de la mettre à la poste.
«—Venant de Strasbourg, elle échappera peut-être à Mlle Cunier.»
Telle était la vie de Lucien: six heures au bureau de la rue de Grenelle le matin, une heure au moins à l'Opéra, le soir. Son père, sans le lui dire, l'avait précipité dans un travail de toutes les minutes.
«—C'est l'unique moyen, disait-il à Mme Leuwen, de parer au coup de pistolet, si toutefois nous en sommes là, ce que je suis loin de croire. Sa vertu si ennuyeuse l'empêcherait de nous laisser seuls, et outre cela, il y a l'amour de la vie et la curiosité de lutter avec le monde.»
Par amitié pour sa femme, M. Leuwen s'est entièrement appliqué à résoudre ce problème.
«—Vous ne pouvez vivre sans votre fils, et moi sans vous, et je vous avouerai que depuis que je le suis de près, il ne me semble plus aussi plat. Il répond quelquefois aux épigrammes de son ministre, et le ministre l'admire. Et à tout prendre, les jeunes reparties un peu impétueuses de Lucien valent mieux que les vieilles épigrammes sans pointes du comte de Vaize... Reste à voir comment il prendra la première friponnerie de Son Excellence.
«—Lucien a toujours la plus haute idée des talents de M. de Vaize.
«—C'est là notre seule ressource. C'est une admiration qu'il faut soigneusement entretenir. Mon unique moyen, après avoir nié tant que je pourrai le coup de canif donné à la probité, sera de dire: un ministre de ce talent est-il trop payé à 400.000 francs par an?
«Là-dessus je lui prouverai que Sully a été un voleur. Trois ou quatre jours après, je paraîtrai avec ma réserve, qui est superbe: le général Bonaparte, en 1796, en Italie, volait. Auriez-vous préféré un honnête homme comme Moreau, se laissant battre en 1798 à Cassano, à Novi, etc...? Moreau coûtait au trésor 200.000 francs peut-être, et Bonaparte trois millions... J'espère que Lucien ne trouvera pas de réponse, et je vous réponds de son séjour à Paris, tant qu'il admirera M. de Vaize.
«—Si vous pouvez gagner le bout de l'année, dit Mme Leuwen il aura oublié sa Mme de Chasteller.
«—Je ne sais, vous lui avez fait un cœur si constant! Vous n'avez jamais pu vous déprendre de moi..., vous m'avez toujours aimé malgré ma conduite abominable. Pour un cœur tout d'une pièce, tel que celui que vous avez fait à votre fils, il faudrait un nouveau goût. J'attends une occasion favorable pour le présenter à Mme Grandet.
«—Elle est bien jolie, bien jeune, bien brillante.
«—Et de plus veut absolument avoir une grande passion.
«—Si Lucien devine l'affectation, il prendra la fuite, etc...»
Un jour de grand soleil, vers les deux heures et demie, le ministre entra dans le bureau de Leuwen, la figure fort rouge, les yeux hors de la tête et comme hors de lui.
«—Courez auprès de M. votre père..., mais d'abord copiez cette dépêche télégraphique... Veuillez prendre copie aussi de cette note que j'envoie au Journal de Paris... Vous sentez toute l'importance et le secret de la chose?...»
Il ajouta, pendant que Lucien copiait:
«—Je ne vous engage pas à prendre le cabriolet du ministère et pour cause. Prenez un cabriolet sous la porte cochère en face, donnez-lui six francs d'avance, et, pour Dieu, trouvez M. votre père avant la clôture de la Bourse. Elle ferme à trois heures et demie, comme vous le savez...»
Lucien, prêt à partir et son chapeau à la main regardait le ministre haletant et ayant peine à parler. En le voyant entrer, il l'avait cru destitué, mais le télégramme l'avait mis sur la voie. Le ministre s'enfuit, puis rentra, et dit d'un ton impérieux:
«—Vous me remettrez à moi, à moi, monsieur, les deux copies que vous venez de faire et, sur votre vie, vous ne les montrerez qu'à M. votre père.»
Cela dit, il s'enfuit de nouveau.
«—Voilà qui est bien grossier et bien ridicule, se dit Lucien. Il n'est propre qu'à suggérer l'idée d'une vengeance trop facile.
«Voilà donc tous mes soupçons avérés... Son Excellence joue à la Bourse et je suis bel et bien complice d'une friponnerie.»
Il eut beaucoup de peine à trouver son père; enfin, comme il faisait un beau froid et encore un peu de soleil, il eut l'idée d'aller le chercher sur le boulevard, et il le trouva en contemplation devant un énorme poisson, exposé au coin de la rue de Choiseul.
M. Leuwen le reçut assez mal et ne voulut point monter dans son cabriolet.
«—Au diable ton casse-cou, je ne monte que dans ma voiture, quand toutes les Bourses du monde devraient fermer sans moi.»
Lucien courut chercher cette voiture au coin de la rue de la Paix, où elle attendait. Enfin, à trois heures et quart, au moment, où la Bourse allait fermer, M. Leuwen y entra. Il ne reparut chez lui qu'à six heures.
«—Va chez ton ministre, donne lui ce mot et attends-toi à être mal reçu.
«—Eh bien, tout ministre qu'il est, je vais lui répondre ferme,» dit Lucien, piqué de jouer un rôle dans une friponnerie.
Il trouva M. de Vaize an milieu de vingt généraux, on venait d'annoncer le dîner. Déjà le maréchal N... donnait le bras à Mme de Vaize. Le ministre debout au milieu du salon, faisait de l'éloquence, mais en voyant Lucien il n'acheva pas sa phrase. Il partit comme un trait en lui faisant signe de le suivre; arrivé dans son cabinet, il ferma la porte à clef et enfin se jeta sur le billet. Il faillit devenir fou de joie, il serra Lucien dans ses longs bras vivement et à plusieurs reprises. Celui-ci, debout, son habit noir boutonné jusqu'au menton, le regardait avec dégoût.
«—Voilà donc un voleur, se disait-il, et un voleur en action! Dans sa joie comme dans son anxiété, il a des gestes de laquais...»
Le ministre avait oublié son dîner; c'était la première affaire qu'il faisait à la Bourse, et il était hors de lui de ce gain de quelques milliers de francs. Le plaisant, c'est qu'il en avait une sorte d'orgueil: il se sentait ministre dans toute l'étendue du mot.
«—Cela est divin, mon ami, dit-il à Lucien, en revenant avec lui vers la salle à manger. Au reste... il faudra voir demain à la revente.»
Tout le monde était à table, mais par respect pour Son Excellence on n'avait pas osé commencer. La pauvre Mme de Vaize était rouge et transpirait d'anxiété. Les vingt-cinq convives, assis en silence, voyaient bien qu'il fallait parler, mais ne trouvaient rien à dire et faisaient la plus sotte figure. Ce silence était interrompu de temps à autre par les mots timides et à peine articulés de Mme de Vaize, qui offrait une assiette de soupe au maréchal, son voisin, et les gestes de refus de ce dernier faisaient le centre d'attention le plus comique.
Le ministre était tellement ému qu'il avait perdu cette assurance si vantée dans ses journaux; l'air ahuri, il balbutia quelques mots en prenant place.
Le silence était si complet et tout le monde tellement mal à son aise, que Lucien put entendre ces mots:
«—Il est bien troublé, disait à voix basse son voisin, un colonel. Serait-il chassé?
«—La joie surnage,» répondit sur le même ton un vieux général en cheveux blancs.
Le soir, à l'Opéra, toute l'attention de Lucien était pour cette triste pensée.
«—Mon père participe à cette manœuvre... On peut répondre qu'il fait son métier de banquier... Il sait une nouvelle, il en profite..., il ne trahit aucun serment, mais sans le receleur il n'y aurait pas de voleur.»
Cette réponse ne lui rendait point la paix de l'âme.
Toutes les grâces de Mme Raymonde, qui vint le trouver dans la loge dès qu'elle le vit, ne purent en tirer un mot. L'ancien homme prenait le dessus.
«—Le matin avec des voleurs, le soir avec des catins!» se disait-il amèrement.
Le lendemain, le comte de Vaize entra en courant dans le bureau de Lucien; il ferma la porte à clef. L'expression de ses yeux était étrange.
«—Mon cher ami, courez chez M. votre père, dit-il d'une voix entrecoupée. Il faut que je lui parle, absolument. Faites tout au monde pour l'amener au ministère, puisque enfin, moi je ne puis pas me montrer dans le comptoir de MM. Leuwen et Cie.»
Lucien le regardait attentivement.
«—Il n'a pas la moindre vergogne en me parlant de son vol!»
M. Leuwen reçut en riant la communication que son fils était chargé de lui faire.
«—Ah! parce qu'il est ministre, il voudrait me faire courir! Dis-lui de ma part que je n'irai pas à son ministère, et que je le prie instamment de ne pas venir chez moi. L'affaire d'hier est terminée; j'en fais d'autres aujourd'hui.»
Comme Lucien se hâtait de partir:
«—Reste donc un peu...! Il ne faut pas gâter les grands hommes, autrement ils se négligent. Tu me dis qu'il prend un ton familier et grossier avec toi. Avec toi est de trop. Dès que cet homme ne déclame pas au milieu de son salon, domine un préfet accoutumé à parler tout seul, il est grossier avec tout le monde. C'est que toute sa vie s'est passée à réfléchir sur l'art de gouverner les hommes et les conduire au bonheur par la vertu.»
M. Leuwen regardait son fils pour voir si cette phrase passerait. Lucien ne fit, pas attention au ridicule des mots.
«—Comme il est encore loin d'écouter son interlocuteur et de savoir profiter de ses fautes!» pensa M. Leuwen.
«—C'est un artiste, mon fils. Son art exige un habit brodé et un carrosse, comme l'art d'Ingres et de Prud'hon exige un chevalet et des pinceaux. Aimerais-tu mieux un artiste parfaitement poli, gracieux, d'un ton parfait, faisant des croûtes, ou un homme au ton grossier, occupé du fond des choses et non des formes, et produisant des chefs-d'œuvre? Si, après deux ans de ministère, M. de Vaize te présente vingt départements où l'agriculture aura fait un pas, trente autres dans lesquels la moralité publique se soit augmentée, ne lui pardonneras-tu pas une réflexion négligée ou même grossière en parlant à son premier aide de camp, jeune homme qu'il aime et estime et qui d'ailleurs lui est nécessaire?»
M. Leuwen parla longtemps, sans pouvoir engager la conversation avec son fils. Il n'aima pas cet air rêveur.
«—J'ai vu trois ou quatre agents de change attendre dans le premier salon,» dit Lucien, et il se levait pour retourner à la rue de Grenelle.
«—Mon ami, lui dit son père, toi qui as de bons yeux, lis-moi un peu les Débats, la Quotidienne et le National.»
Lucien se mit à lire tout haut, et, malgré lui, ne put s'empêcher de sourire.
M. de Vaize était comme hors de lui quand Lucien rentra.
Il le trouva dans son bureau, «où il était venu plus de dix fois», lui dit le garçon de bureau, parlant à mi-voix et de l'air du plus profond respect.
«—Eh bien, monsieur? lui dit le ministre d'un air hagard.
«—Rien de nouveau, répondit Lucien avec la plus belle tranquillité; je quitte mon père par ordre duquel j'ai attendu. Il ne viendra pas et vous prie instamment de ne pas aller chez lui. L'affaire d'hier est terminée et il en fait d'autres aujourd'hui.»
M. de Vaize devint pourpre et se hâta de quitter le bureau de son secrétaire.
«—Je vois l'argument sur lequel se fonde l'insolence de cet homme, se disait-il en se promenant à grands pas dans son cabinet. Une ordonnance du roi fait un ministre, une ordonnance ne peut faire un homme comme M. Leuwen. Voilà à quoi en arrive le gouvernement en ne vous laissant en place qu'un an ou deux. Est-ce qu'un banquier eut refusé à Colbert de passer chez lui?»
Après cette comparaison judicieuse, le colérique ministre tomba dans une rêverie profonde.
«—Ne pourrais-je pas me passer de cet insolent? Mais sa probité est célèbre presque autant que sa méchanceté. C'est un homme de plaisir, un viveur, qui depuis vingt ans se moque de tout ce qu'il y a de plus respectable... C'est le Talleyrand de la Bourse...; ses épigrammes font loi dans ce monde-là depuis la révolte de Juillet. Et ce monde-là se rapproche tous les jours davantage du grand monde. Son salon réunit tout ce qu'il y a d'hommes d'esprit parmi les gens d'affaires. Il s'est faufilé avec tous les diplomates qui vont à l'Opéra... Villèle le consultait...»
M. Leuwen avait prévu tous ces mouvements. Le soir, il dit à son fils:
«—Ton ministre m'a écrit comme un amant à sa maîtresse. J'ai été obligé de lui répondre, et cela me pèse. Je suis comme toi, je n'aime pas assez le métal pour me beaucoup gêner. Apprends à faire l'opération de Bourse; rien n'est plus simple pour un grand géomètre, élève de l'École polytechnique. M. Métral, mon commis, te donnera des leçons. Tu me rendras un service personnel si tu te rends capable d'être l'intermédiaire entre M. de Vaize et moi. Il tourne autour de moi, mais depuis notre dernière opération je n'ai voulu lui livrer que des mots gais. D'ici à huit jours, s'il ne peut le mater, il te fera la cour. Comment vas-tu recevoir un ministre te faisant la cour? Sens-tu l'avantage d'avoir un père? C'est une chose fort utile à Paris.
«—J'aurais trop à dire sur ce dernier article et vous n'aimez pas le provincial tendre.
«Quant à Son Excellence, pourquoi ne serais-je pas naturel avec lui, comme je le suis avec tout le monde?
«—Ressource de paresseux, fi donc!
«—Je veux dire que je serai froid, respectueux, et laissant toujours paraître, même fort clairement, le désir de voir se terminer la communication sérieuse avec un si grand personnage.
«—Serais-tu de force à hasarder le propos léger et un peu moqueur? Il dirait: digne fils d'un tel père!
«—L'idée plaisante qui vous vient en une seconde ne se présente à moi qu'au bout de deux minutes.
«—Bravo! Tu vois les choses par le côté utile et, ce qui est pis encore, par le côté honnête. Tout cela est déplacé et ridicule en France. Vois ton saint-simonisme! Il avait du bon et pourtant il est resté odieux et inintelligible au premier étage, au deuxième et même au troisième; on ne s'en occupe un peu que dans la mansarde. Ce peuple-ci ne sera à la hauteur de la raison que vers l'an 1900. Jusque-là, il faut voir d'instinct les choses par le côté plaisant, et n'apercevoir l'utile et l'honnête que par un effort de volonté. Je me serais gardé d'entrer dans ces détails avant ton voyage à Nancy; maintenant je trouve du plaisir à parler avec toi. Connais-tu cette plante de laquelle on dit que plus on la foule aux pieds, plus elle prospère? Je voudrais en avoir, si elle existe; j'en demanderai à mon ami Thouin, et je t'en enverrai un bouquet. Cette plante est l'image de la conduite envers M. de Vaize.
«—Mais, mon père, la reconnaissance...
«—Mais, mon fils, c'est un animal. Est-ce sa faute si le hasard l'a jeté dans l'administration? Ce n'est, pas un homme comme nous, sensible aux bons procédés, à l'amitié continue. Les procédés délicats, il les prendrait pour de la faiblesse. C'est un préfet insolent après dîner qui, pendant vingt années de sa vie, a tremblé tous les matins de trouver sa destitution dans le Moniteur. Les écailles ne sont pas encore tombées de tes yeux; ne crois aveuglément personne, pas même moi! Tu verras tout cela dans un an. Quant à la reconnaissance, je le conseille de rayer ce mot de tes papiers. Il y a eu convention, contrat bilatéral avec le comte de Vaize, aussitôt après ton retour à Paris. Il s'est engagé: 1°, à arranger ta désertion avec son collègue de la guerre; 2°, à te faire maître des requêtes, secrétaire particulier, avec la croix au bout de l'année. Par contre, mon salon et moi sommes engagés à vanter son crédit, ses talents, ses vertus, sa probité surtout. J'ai fait réussir sa nomination à la Bourse, aussi je me charge de faire de compte à demi toutes les affaires de Bourse basées sur des dépêches télégraphiques. Maintenant il prétend que je me suis engagé pour les affaires de Bourse basées sur les délibérations du conseil des ministres,—mais cela n'est point. J'ai M. N..., le ministre des Finances qui ne sait rien administrer, mais qui sait deviner et lire sur les physionomies. Il voit l'intention du roi huit jours à l'avance; le pauvre de Vaize ne sait pas la voir à une heure de distance. Il a été déjà battu à plate couture, dans deux conseils, depuis un mois à peine qu'il est au ministère. Mets-toi bien dans la tête que M. de Vaize ne peut se passer de mon fils. Si je devenais un imbécile, si je fermais mon salon, si je n'allais plus à l'Opéra, il pourrait peut-être songera s'arranger avec une autre maison; encore je ne le crois pas de cette force de tête-là. Il va te battre froid cinq ou six jours, après quoi il y aura explosion de confiance. C'est le moment que je crains. Si tu as l'air comblé, reconnaissant, d'un commis à cent louis, ces sentiments louables joints à ton air si jeune te classent à jamais parmi les dupes que l'on peut accabler de travail, compromettre, humilier à merci et à miséricorde, comme jadis on taillait le tiers état. Aurais-tu l'esprit de suivre ce programme?»
Pendant les jours qui suivirent cette leçon paternelle, le ministre parlait à Lucien d'un air abstrait, comme un homme accablé de hautes affaires, Lucien répondait le moins possible et faisait la cour à Mme la comtesse de Vaize.
Un matin, le ministre entra dans son bureau, suivi d'un garçon qui portait un énorme portefeuille: le garçon sorti, il poussa lui-même le verrou de la porte et, s'asseyant familièrement à côté de Lucien:
«—Ce pauvre C..., mon prédécesseur, était sans doute un fort honnête garçon, lui dit-il; mais le public a d'étranges idées sur son compte. On prétend qu'il faisait des affaires.
«Voici, par exemple, un portefeuille de l'administration des Enfants trouvés. C'est un objet, de sept ou huit millions. Puis-je de bonne foi demander au chef de bureau qui conduit tout cela depuis dix ans, s'il y a eu des abus?
«Je ne puis qu'essayer de deviner; M. Coitat, le chef de la police du ministère, me dit bien que Mme M..., la femme du chef de bureau susdit, dépense quinze ou vingt mille francs. Les appointements du mari sont de douze mille et ils ont deux ou trois petites propriétés sur lesquelles j'attends des renseignements. Mais tout cela est bien éloigné, bien vague, bien peu concluant, et, à moi, il me faut des faits. Donc pour lier M. M..., je lui ai demandé un rapport général et approfondi: le voici avec les pièces à l'appui. Enfermez-vous, cher ami, comparez les pièces au rapport, et dites-moi votre avis.»
Lucien admira la physionomie du ministre; elle était convenable, sans morgue. Il se mit aussitôt au travail et, trois heures après, il écrivit au ministre: «Ce rapport n'est pas approfondi, ce sont des phrases. M. M.... ne convient franchement d'aucun fait; je n'ai pas trouvé une seule assertion sans quelque faux-fuyant. M. M... _ne se lie_ nullement. C'est une dissertation bien écrite, redondante d'humanité, c'est un article de journal, mais l'auteur semble brouillé avec Barrème.»
Quelques minutes après, le ministre accourut; ce fut une explosion de tendresse. Il serrait Lucien dans ses bras:
«—Que je suis heureux d'avoir un tel capitaine dans mon régiment! etc...»
Lucien s'attendait à avoir beaucoup de peine à être hypocrite.
Ce fut sans la moindre hésitation qu'il prit l'air d'un homme qui désire voir finir l'accès de confiance. À cette seconde entrée. M. de Vaize lui parut un comédien de campagne qui charge trop. Il le trouva manquant de noblesse presque autant que le colonel Malher mais l'air faux était bien plus visible chez le ministre.
La froideur de Lucien, écoutant les éloges de son talent, était tellement glaciale, que le ministre tout déconcerté se mit à dire du mal du chef de bureau M...
Une chose frappa Lucien: le ministre n'avait pas lu le travail de M. M...
«—Votre Excellence est tellement accablée par les grandes discussions du conseil et par la préparation du budget de son département, qu'elle n'a pas eu le temps de lire ce rapport de M. M... qu'elle censure et avec raison!...»
Le ministre eut un mouvement de vive colère. Attaquer son aptitude au travail, douter des quatorze heures que, de jour et de nuit, disait-il, il passait devant son bureau!
«—Parbleu, monsieur, prouvez-moi cela, dit-il en rougissant.
«—À mon tour,» pensa Lucien.
Il triompha parla modération, par la clarté, par la respectueuse politesse. Il démontra clairement au ministre qu'il n'avait pas lu le rapport du pauvre M. M... si injurié.
Deux ou trois fois, M. de Vaize voulut tout terminer en embrouillant les questions.
Son Excellence sortit du cabinet en fureur et Lucien l'entendit maltraiter le pauvre chef de division que l'huissier avait introduit dans son cabinet. La voix redoutable du ministre passa jusqu'à l'anti-chambre correspondant à la porte dérobée par laquelle on entrait dans le bureau de Leuwen. Un ancien domestique, placé la par le crédit du ministre, et que Lucien soupçonnait fort d'être un espion, entra sans être appelé.
«—Est-ce que Son Excellence a besoin de quelque chose?
«—Non pas Son Excellence, mais moi; j'ai à vous prier fort sérieusement de ne pas entrer ici quand je ne sonne pas.»
* * *
Un des bonheurs de Lucien avait été de ne pas trouver à Paris son cousin Ernest Déverloy, futur membre de l'Académie des sciences morales et politiques. Un des académiciens moraux, qui donnait quelques mauvais dîners et disposait de trois voix, outre la sienne, avait eu besoin d'aller aux eaux de Vichy, et Déverloy s'était donné le rôle de garde-malade. Cette abnégation de deux ou trois mois avait produit le meilleur effet à l'Académie morale.
«—C'est un homme à coté duquel il est bien agréable de s'asseoir», disait M. Boneau, un des meneurs de cette société.
«—La campagne d'Ernest aux eaux de Vichy, ajoutait M. Leuwen, avance de quatre ans son entrée à l'Institut.
«—Ne vaudrait-il pas mieux pour vous, mon père, avoir un tel fils? répliquait Lucien presque attendri.
«—Je t'aime encore mieux avec ta vertu. Je ne suis pas en peine de l'avancement d'Ernest, il aura bientôt pour 30.000 francs de places, comme le philosophe Cousin.»
Il y avait dans les bureaux du comte de Vaize un M. Desbacs, dont la position sociale avait quelques points de rapport avec celle de Lucien.
Il avait de la fortune, et M. de Vaize l'appelait son cousin; mais il n'avait pas un salon accrédité et un dîner renommé toutes les semaines, pour le soutenir dans le monde. Il sentait vivement cette différence et tâchait de s'accrocher à Lucien.
M. Desbacs était d'un caractère sournois et c'est ce qui malheureusement se lisait trop sur sa figure, extrêmement pâle et fort marquée par la petite vérole. Cette figure n'avait guère d'autre expression que celle d'une politesse feinte et d'une bonhomie qui rappelait celle de Tartufe. Des cheveux absolument noirs, sur cette face blême, fixaient trop les regards.
Avec ce désavantage, qui était grand, comme M. Desbacs disait toujours tout ce qui est convenable et jamais rien au delà, il avait fait des progrès rapides dans les salons de Paris. Il avait été sous-préfet, destitué par M. de Martignac, comme trop jésuite, et c'était un des commis les plus habiles qu'eut le ministère de l'Intérieur.
Lucien était, comme toutes les âmes tendres, au désespoir: tout lui semblait indifférent; il ne choisissait pas les hommes et se liait avec ce qui se présentait. Il ne s'aperçut même pas que M. Desbacs lui faisait la cour. Celui-ci vit que Lucien désirait réellement s'instruire et travailler, et il se donnait à lui comme chercheur de renseignements, non seulement dans les bureaux du ministère de l'Intérieur, mais dans tous les bureaux de Paris. Rien n'est plus commode et n'abrège plus les travaux. En revanche, M. Desbacs ne manquait jamais au dîner que Mme Leuwen avait fondé, une fois la semaine, pour les employés du ministère de l'Intérieur qui se liaient avec son fils.
«—Vous vous liez là avec d'étranges figures, disait son mari; des espions subalternes, peut-être.
«—Ou bien des gens de mérite inconnus. Béranger a été commis à dix-huit cents francs.
«Mais quoi qu'il en soit, on voit trop dans les façons de Lucien que la présence des hommes l'importune et l'irrite. C'est le genre de misanthropie que l'on pardonne le moins.»
Le but de M. Leuwen était de ne pas laisser un quart d'heure de solitude à son fils. Il trouvait qu'avec son heure à l'Opéra tous les soirs, le pauvre garçon n'était pas assez... bouclé.
Il le rencontra au foyer des Bouffes.
«—Voulez-vous que je vous mène chez Mme Grandet? Elle est éblouissante ce soir; c'est sans contredit la plus jolie femme de la salle. Et je ne veux pas vous vendre chat en poche. Je vous mène d'abord chez Dufresnoy dont la loge est à côté de celle de Mme Grandet.
«—Je serais si heureux, mon père, de n'adresser la parole qu'à vous ce soir.
«—Il faut que le monde connaisse votre figure du vivant de mon salon.»
Déjà plusieurs fois, M. Leuwen avait voulu le conduire dans vingt maisons du juste-milieu, fort convenables pour le chef de bureau particulier du ministre de l'Intérieur. Lucien avait toujours trouvé des prétextes pour refuser.
Il disait:
«—Je suis encore trop sot. Laissez-moi me guérir de ma distraction; je tomberais dans quelque gaucherie qui s'attacherait à mon nom et me discréditerait, me déshonorerait à jamais... C'est une grande chose que de débuter.»
Mais comme une âme au désespoir n'a de force pour rien, ce soir-là il se laissa entraîner dans la loge de M. Dufresnoy, receveur général, et ensuite, une heure plus tard, dans le salon de M. Grandet, ancien fabricant fort riche, et juste-milieu furibond. L'hôtel parut charmant à Lucien, le salon magnifique, mais M. Grandet d'un ridicule trop noir.
Le soir du dîner qui suivit la présentation de Lucien, M. Grandet exprima, tout haut, devant trente personnes au moins, le désir que M. N..., de l'opposition, mourût d'une blessure qu'il venait de recevoir dans un duel célèbre.
La beauté éblouissante de Mme Grandet, ne put faire oublier à Lucien le dégoût profond inspiré par son mari.
C'était une femme de vingt-trois à vingt-quatre ans au plus: il était impossible d'imaginer des traits plus réguliers, une beauté plus délicate et plus parfaite. On eût dit une figure d'ivoire. Elle chantait fort bien; c'était une élève de Rubini. Son mérite pour les aquarelles était célèbre, et son mari lui faisait quelquefois le compliment de lui en voler une qu'il envoyait vendre et qu'on payait 300 francs.
Mais elle ne se contentait pas du mérite d'être un excellent peintre: c'était encore une bavarde effrénée. Malheur à la conversation, si quelqu'un venait à prononcer les mots terribles de bonheur, religion, civilisation, pouvoir légitime, mariage, etc...
«—Je crois, Dieu me pardonne, qu'elle tient à imiter Mme de Staël, se dit Lucien en écoulant une de ses tartines. Elle ne laisse rien passer sans y clouer son mot. Le mot est juste, mais il est d'un plat à mourir, quoique exprimé avec noblesse et délicatesse. Je parierais qu'elle fait provision d'esprit dans les manuels à trois francs.»
Malgré son dégoût parfait pour la beauté aristocratique et les grâces imitatives de Mme Grandet. Lucien était fidèle à sa promesse et, deux fois par semaine, il paraissait dans le salon le plus aimable du juste-milieu.
Un soir qu'il rentrait à minuit et qu'il répondait à sa mère avoir été chez les Grandet:
«—Qu'as-lu fait pour le tirer de pair aux yeux de Mme Grandet? lui demanda son père.
«—J'ai imité les talents qui la font si séduisante: j'ai fait une aquarelle.
«—Et quel sujet a choisi la galanterie, lui dit Mme Leuwen?
«—Un moine espagnol monté sur un âne, et que Rodil envoie pendre.
«—Quelle horreur! Quel caractère vous vous donnez dans cette maison! s'écria Mme Leuwen; et encore ce caractère n'est pas le vôtre. Vous en avez tous les inconvénients, sans les avantages. Mon fils, un bourreau!
«—Votre fils, un héros! voilà ce que Mme Grandet voit dans les supplices décernés sans ménagement à qui ne pense pas connue elle. Une jeune femme qui aurait de la délicatesse, de l'esprit, qui verrait les choses comme elles sont, enfin, qui aurait le bonheur de vous ressembler un peu, me prendrait pour un vilain être, par exemple pour un séide des ministres, qui veut devenir préfet et chercher en France des rues Transnonain. Mais Mme Grandet vise au génie, à la grande passion, à l'esprit brillant. Pour une pauvre petite femme qui n'a que du bonheur, et encore des plus communs, un moine envoyé à la mort, dans un pays superstitieux, et par un général juste-milieu, c'est sublime.
«—Ainsi, tu vas prendre le triste caractère d'un don Juan,» dit Mme Leuwen avec un profond soupir.
M. Leuwen éclata de rire.
«—Ah! que cela est bon. Lucien un don Juan! Mais, mon ange, il faut que vous l'aimiez avec bien de la passion pour déraisonner ainsi. Heureux qui bat la campagne par l'effet d'une passion! Et mille fois heureux qui déraisonne par amour, dans ce siècle où l'on ne déraisonne que par impuissance ou médiocrité d'esprit. Le pauvre Lucien sera toujours dupe de toutes les femmes qu'il aimera. Je vois dans ce cœur-là du fonds pour être dupé jusqu'à cinquante ans. As-tu deviné quel est l'amant de la dame?
«—Ce cœur est si sec, que je la croyais sage.
«—Mais sans amant il manquerait quelque chose a son état de maison. Le choix est tombé sur M. Crapart.
«—Quoi? le chef de la police de mon ministère?
«—The same, et par lequel vous pourriez faire espionner votre maîtresse aux frais de l'État.»
Sur ce mot, Lucien devint taciturne. Sa mère devina son secret.
«—Je le trouve pâle, mon ami. Prends ton bougeoir, et, de grâce, sois toujours dans ton lit avant l'heure.
«—Si j'avais eu M. Crapart à Nancy, se disait Lucien, j'aurais su, autrement qu'en le voyant, ce qu'il arrivait à Mme de Chasteller. Et que serait-il arrivé si je l'eusse connu un mois plus tôt? J'aurais perdu un peu plus tôt les plus beaux jours de ma vie. J'aurais été condamné un mois plus tôt à vivre le matin avec un fripon Excellence, et le soir avec une coquine, la femme la plus considérée de Paris.»
On voit combien l'âme de Lucien souffrait encore.
* * *
Un soir vers les cinq heures, en revenant des Tuileries, le ministre fit appeler Lucien dans son cabinet. Notre héros le trouva pâle comme un mort.
«Voici une affaire, mon cher Leuwen. Il s'agit, pour vous, de la mission la plus délicate...»
À son insu, Lucien prit l'air altier du refus, et le ministre se hâta d'ajouter:
«—...Et la plus honorable.»
Après ce mot, l'air hautain de Lucien ne se radoucit pas beaucoup. Il n'avait pas grande idée de l'honneur que l'on peut acquérir en servant Son Excellence.
Sur quoi, celle-ci continua:
«—Vous savez que nous avons le bonheur de vivre sous cinq polices... Mais vous le savez comme le public et non comme il faut le savoir, pour agir avec sûreté. Oubliez donc, de grâce, tout ce que vous croyez savoir là-dessus. Pour être lus, les journaux de l'opposition enveniment toutes les choses. Gardez-vous de confondre ce que le public croit vrai, avec ce que je vous apprendrai. Autrement, vous vous tromperez en agissant. N'oubliez pas, surtout, mon cher Leuwen, que le plus coquin a de la vanité et de l'honneur, à sa manière. Aperçoit-il le mépris chez vous, il devient intraitable.
«Pardonnez ces détails, mon ami; je désire vivement vos succès...»
Le ministre était tout à sa douleur. Son œil hagard se détachait sur des joues d'une pâleur mortelle. Il continua:
«—Ce diable de général B... ne pense qu'à une chose: devenir lieutenant-général. Il est, comme vous le savez, chef de la police du château. Mais ce n'est pas tout; il veut être ministre de la Guerre, et comme tel, se montre habile dans la partie la plus difficile et, à vrai dire, la seule difficile de ce pauvre ministère, ajouta avec mépris le grand administrateur. «Veiller à ce que trop d'intimité ne s'établisse pas entre les soldats et les citoyens, et maintenir entre eux les duels suivis de mort à six par mois. C'est le chiffre arrêté par le conseil des ministres.» Le général N... s'était contenté jusqu'ici de faire courir, dans les casernes, des bruits d'attaques et de guets-apens, commis par dus gens du bas peuple, par des ouvriers, contre des militaires isolés. Ces classes sont sans cesse rapprochées par la douce égalité; elles s'estiment; il faut donc, pour les désunir, un soin continu dans la police militaire. Le général B... me tourmente sans cesse pour que je fasse insérer dans nos journaux des récits exacts de toutes les querelles de cabaret, de toutes les grossièretés de corps de garde, de toutes les rixes d'ivrognes qu'il reçoit de ses agents déguisés. Ces messieurs sont chargés d'observer l'ivresse sans jamais y succomber. Toutes ces choses font le supplice de nos gens de lettres.
«—Comment espérer, disent-ils, quelque effet d'une phrase délicate, d'un trait d'ironie, après ces saletés?»
«—Qu'importe à la bonne compagnie des scènes de cabaret, toujours les mêmes? À l'exposé de ces vilenies, le lecteur un peu littéraire jette le journal, et, non sans raison, ajoute quelque mot de mépris sur les gens de lettres salariés.
«Quelque adresse qu'y mettent ces messieurs de la littérature, le public ne lit plus ces querelles dans lesquelles deux pauvres ouvriers maçons auraient assommé trois grenadiers armés de leurs sabres, sans l'intervention miraculeuse du poste voisin.
«Les soldats mêmes, dans les casernes, se moquent de cette partie de nos journaux que je fais jeter dans les corridors. Dans cet état de choses, ce diable de B..., tourmenté par les deux étoiles qui sont sur ses épaulettes, a entrepris d'avoir des faits. Or, mon ami, ajouta le Ministre en baissant la voix, l'affaire du pont Royal, si vertement démentie dans nos journaux d'hier matin, n'est que trop vraie.
«L'homme le plus dévoué du général B..., employé à trois cents francs par mois, a entrepris, mercredi passé, de désarmer un conscrit bien niais qu'il guettait depuis huit jours. Ce conscrit fut mis en sentinelle, au beau milieu du pont Royal, à minuit. Une demi-heure après, le mouchard s'avance en imitant l'ivrogne, tout à coup se jette sur lui et veut lui arracher son fusil. Ce diable de conscrit, si niais en apparence et choisi sur sa mine, recule d'un pas et campe au mouchard un coup de fusil dans le ventre. Le conscrit s'est trouvé être un chasseur des montagnes du Dauphiné.
«Voilà donc le policier blessé mortellement. L'ennuyeux c'est qu'il n'est pas mort.
«C'est là l'affaire. Maintenant, le problème à résoudre: cet homme sait qu'il n'a que trois ou quatre jours à vivre; qui nous répond de sa discrétion?
«Le roi vient de faire une scène épouvantable au général B... Malheureusement je me suis trouvé là, sous la main, et le roi a prétendu que moi seul avais tout le tact nécessaire pour faire finir cette cruelle affaire comme il faut. Si j'étais moins connu, j'irais voir le blessé qui est à l'Hôtel-Dieu, et étudier les personnes qui approchent son lit. Mais ma présence seule centuplerait le venin de cette affaire. Le général B... paye mieux ses employés de police que moi les miens. De plus, il doit être furieux de la scène de ce matin et des éloges dont j'ai été l'objet en sa présence et presque à ses dépens. Un homme d'esprit connue vous devine la vérité. Si mes agents font quelque chose qui vaille auprès du lit de douleur de cet homme, ils auront soin de remettre leur rapport dans mon cabinet cinq minutes après qu'ils m'auront vu sortir de l'hôtel de la rue de Grenelle, et une heure auparavant le général B... les aura interrogés tout à son aise. Maintenant, mon cher Lucien, voulez-vous me tirer d'un grand embarras?»
Après un petit silence, Lucien répondit:
«—Oui, monsieur.»
Mais l'expression de ses traits était infiniment moins rassurante que sa réponse.
Lucien continua d'un air glacial:
«—Je suppose que je n'aurai pas à parler au chirurgien.
«—Très bien, mon ami, très bien. Vous devinez tout le poids de la question, se hâta de répondre le ministre. Le général B... a déjà agi et trop agi. Ce chirurgien est un colosse dénommé Monod, qui ne lit que le Courrier Fronçais au café de l'Hôpital.»
Lucien était violemment agité; après un silence inquiétant, il finit par dire au ministre:
«—Je ne veux pas être inutile. Si j'accepte de Votre Excellence de me conduire envers le blessé comme le ferait l'homme le plus tendre, j'accepte la mission.
«—Cette condition me fait injure,» s'écria le ministre d'un ton affectueux.
Et réellement les idées d'empoisonnement ou seulement d'opium lui faisaient horreur. Lorsqu'il avait été question, dans le conseil, d'opium pour calmer les douleurs du malheureux policier, il avait pâli.
«—Rappelons-nous, ajouta-t-il avec effusion, l'opium tant reproché au général Bonaparte sous les murs de Jaffa.
«Ne nous exposons pas à être en butte pour toute la vie aux calomnies des journaux républicains, et ce qui est bien pis, des journaux légitimistes qui pénètrent dans les salons.»
Ce mouvement vrai et vertueux diminua l'angoisse horrible de Lucien. Il se disait:
«—Ceci est bien pis que tout ce que j'aurais pu rencontrer au régiment. Là, sabrer ou fusiller un pauvre ouvrier égaré ou même innocent; ici, se trouver mêlé toute la vie à un ignoble récit d'empoisonnement. Si j'ai du courage, qu'importe la forme du danger?»
Et il dit d'un ton résolu:
«—Je vous seconderai, monsieur le comte. Je me repentirai peut-être toujours de ne pas tomber malade à l'instant, garder le lit huit jours et ensuite revenir au bureau, et, si je vous trouvais trop changé, donner ma démission.
«Le ministre est trop honnête homme (et il pensait: trop engagé avec mon père) pour me persécuter avec les grands bras du pouvoir. Mais je suis las de reculer devant le danger. Puisque la vie au XIXe siècle est si pénible, je ne changerai pas d'état pour la troisième fois. Je vois fort bien à quelles affreuses calomnies j'expose tout le reste de mes jours. Je vais donc agir avec l'inquiétude continue à chaque démarche de la possibilité de la justifier dans un mémoire imprimé.
«Peut-être, monsieur le comte, eût-il été mieux, même pour vous, de laisser ces démarches à des agents couverts par l'épaulette. Le Français pardonne beaucoup à l'uniforme.»
Le ministre fit un mouvement.
«—Je ne veux, monsieur le comte, ni vous donner des conseils, non demandés et d'ailleurs tardifs, ni encore moins vous insulter. Je n'ai pas voulu vous demander une heure pour réfléchir, et, naturellement, j'ai pensé tout haut...»
Cela fut dit d'un ton si simple, mais en même temps si mâle, que la figure morale de Lucien changea aux yeux du ministre.
«—C'est un homme, et un homme ferme, pensa-t-il. Tant mieux. Je maudirai moins l'effroyable pouvoir de son père.
«Mes affaires du télégraphe sont enterrées à jamais; et je puis, en conscience, fermer la bouche à celui-ci par une préfecture; ce sera une façon fort honnête de m'acquitter avec le père, s'il ne meurt pas d'ici là d'une indigestion—et en même temps de lier son salon.»
«—Voici, dit-il, une lettre qui place sous vos ordres tout ce que vous rencontrerez dans les hôpitaux, et voici de l'or.»
Lucien s'approcha d'une table pour écrire un mot de reçu.
«—Que faites-vous là, mon cher, un reçu entre nous? dit le ministre avec une légèreté guindée.
«—Monsieur le comte, tout ce que nous faisons ici peut être un jour imprimé! répondit Lucien avec le sérieux d'un homme qui dispute sa tête à l'échafaud.
«—Attendez-vous à trouver auprès du lit de Kortis,—c'est le nom du policier,—un agent du National ou de la Tribune; surtout pas d'emportement, pas de duel avec ces messieurs. Vous sentez quel immense avantage pour eux, et comme le général B... triompherait de mon pauvre ministère?
«—Je vous réponds que je n'aurai pas de duel, ou du moins du vivant de Kortis.
«—C'est la grande affaire du jour. Dès que vous aurez fait ce qui est possible, cherchez-moi partout. Voici mon itinéraire. Vous m'obligeriez infiniment en me tenant au courant de tout ce que vous ferez.
«—Votre Excellence m'a-t-elle mis au courant de tout? dit Lucien d'un air significatif.
«—D'honneur! répondit le ministre. Je n'en ai pas dit un mot à personne, et, de mon côté, je vous livre l'affaire vierge.
«—Votre Excellence me permettra de lui dire, avec tout le respect que je lui dois, que dans le cas où j'apercevrais quelqu'un de la police, je me retirerais. Un tel voisinage n'est pas fait pour moi.
«—De ma police, oui, mon cher aide de camp. Mais puis-je être responsable envers vous des sottises que peuvent faire les autres polices? Je ne veux ni ne puis rien vous cacher. Oui me répond qu'aussitôt après mon départ, on n'a pas donné la même commission à un autre ministre? L'inquiétude est grande au château.
«L'article du National est abominable de modération... Il y a une finesse, une hauteur de mépris...! On le lira jusqu'au bout dans les salons. Ce n'est point le ton de la Tribune. Ah! ce roi qui n'a pas fait Carrel conseiller d'État!
«Mais Carrel aurait refusé, et avec raison. Il vaut mieux être candidat à la présidence de la République française, que conseiller d'État. Un conseiller d'État a douze mille francs, et lui reçoit trente-six mille pour dire ce qu'il pense. D'ailleurs, son nom est dans toutes les bouches.
«Adieu, adieu, mon cher; bonne chance, je vous ouvre un crédit illimité. Tenez-moi au courant. Si je ne suis pas ici, soyez assez bon pour me chercher.»
Lucien retourna à son cabinet avec le pas assuré d'un homme qui marche à l'assaut d'une batterie.
Il trouva Desbacs dans son bureau.
«—La femme de Kortis a écrit. Voici la lettre.» Lucien la prit.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
«Mon malheureux époux n'est pas entouré de soins suffisants à l'hôpital. Pour que mon cœur puisse lui prodiguer les soins que je lui dois, il faut de toute nécessité que je me fasse remplacer auprès de ces malheureux enfants qui vont être orphelins.
«Mon mari est frappé à mort sur les marches du trône et de l'autel. Je réclame de la justice de Votre Excellence...»
«—Au diable l'Excellence, pensa Lucien. Quelle heure? dit-il en s'adressant à Desbacs, voulant ainsi s'assurer un témoin irrécusable.
«—Six heures moins un quart. Il n'y a plus un chat dans les bureaux.»
Lucien marqua cette heure sur une feuille de papier, et appela le garçon de bureau espion.
«—Si l'on vient me demander dans la soirée, dites que je suis sorti à six heures.»
Il remarqua encore que l'œil de Desbacs, ordinairement si calme, était étincelant de curiosité et d'envie de savoir.
«—Vous pourriez bien n'être qu'u coquin, mon ami, pensait Lucien, ou peut-être même un espion du général B...»
«—C'est que, tel que vous me voyez, reprit-il d'un air indifférent, j'ai promis d'aller dîner à la campagne. On va croire que je me fais attendre comme un grand seigneur.»
Et il regarda l'œil de Desbacs qui, à l'instant, perdit son feu.
Lucien vola à l'Hôtel-Dieu et se fit conduire par le portier au chirurgien de garde. Dans les cours de l'hôpital, il rencontra deux médecins, déclina ses noms et qualités, et pria ces messieurs de l'accompagner à l'instant. Et il mit tant de politesse dans ses manières, que ces messieurs n'eurent pas l'idée de le refuser.
«—Quelle heure est-il? demanda-t-il au portier qui marchait devant eux.
«—Six heures et demie.
«—Ainsi je n'aurai mis que dix-huit, minutes du ministère ici, et je puis le prouver.»
En arrivant auprès du chirurgien de garde, il le pria de prendre communication de la lettre du ministre.
«—Messieurs, dit-il aux trois médecins qu'il avait auprès de lui, on a calomnié l'administration du ministère de l'intérieur, à propos d'un blessé, Kortis, qui appartient, dit-on, au parti républicain... Le mot d'opium a été prononcé. Il convient à l'honneur de votre hôpital et à votre responsabilité comme employés du gouvernement, d'entourer de la plus grande publicité tout ce qui se passera autour du lit de ce blessé. Il ne faut pas que les journaux de l'opposition puissent nous calomnier. Peut-être enverront-ils des agents. Ne trouveriez-vous pas convenable, messieurs, d'appeler M. le médecin ou M. le chirurgien en chef, et d'expédier des élèves internes à ces messieurs. Et ne serait-il pas à propos de mettre, dès cet instant, auprès du lit de Kortis, deux infirmiers, gens sages et incapables de mensonges?»
Ces mots furent compris par le plus âgé des médecins présents, dans le sens qu'on leur eût donné quatre ans plus tôt. Il désigna deux infirmiers, ayant jadis appartenu à la Congrégation, et coquins consommés. L'un des chirurgiens se détacha pour aller les installer sur-le-champ.
Les médecins et les chirurgiens affluèrent vite dans la salle de garde, mais il régnait un grand silence et tous avaient l'air morne.
«—Je me propose, messieurs, leur dit Lucien, au nom de M. le ministre de l'Intérieur, dont j'ai l'ordre dans ma poche, de traiter Kortis comme s'il appartenait à la classe la plus riche. Il me semble que cette marche convient à tous.»
Il y eut un assentiment méfiant, mais général.
«—Ne conviendrait-il pas, messieurs, de nous rendre tous autour du lit du blessé, et ensuite de faire une consultation? Je ferai un bout de procès-verbal de ce qui sera dit, et je le porterai à M. le ministre de l'Intérieur.»
L'air résolu de Lucien en imposa à ces messieurs, dont la plupart avaient disposé de leur soirée et comptaient la passer d'une façon plus profitable ou plus gaie.
«—Mais, monsieur, j'ai vu Kortis ce matin, dit d'un air pointu une petite figure sèche; c'est un homme mort. À quoi bon une consultation?
«—Monsieur, je placerai votre observation au commencement du procès-verbal.
«—Mais, je ne parlais pas dans l'intention que mon observation fût répétée.
«—Répétée! monsieur, vous vous oubliez. J'ai l'honneur de vous donner ma parole que tout ce qui est dit ici sera fidèlement reproduit dans le procès-verbal; votre dire, monsieur, comme ma réponse.»
Les paroles de Lucien n'étaient pas mal, mais il devint fort rouge en les prononçant, ce qui pouvait envenimer la chose.
«—Nous ne voulons tous, certainement, que la guérison du blessé,» se dit le plus âgé des médecins, pour mettre le holà.
Il ouvrit la porte et l'on se mit en marche. Trois ou quatre passants se joignirent au cortège dans les cours de l'hôpital. Enfin le chirurgien en chef arriva comme on ouvrait la porte de la salle où était Kortis. On entra chez un portier voisin.
Lucien pria le chirurgien de s'approcher avec lui d'un quinquet, lui fit lire la lettre du ministre, et raconta ce qui avait été fait depuis son arrivée à l'hôpital.
Ce chirurgien en chef était un fort honnête homme, et malgré un ton d'emphase bourgeoise, ne manquait pas de tact. Il comprit que l'affaire pouvait être importante.
«—Ne faisons rien sans M. Monod, dit-il à Lucien. Il loge à deux pas de l'hôpital.
«—Ah! pensa Lucien, c'est le chirurgien qui a repoussé par un coup de poing l'idée de l'opium.»
Au bout de quelques minutes, M. Monod arriva en grommelant; on avait interrompu son dîner et il songeait aussi un peu aux suites de son coup de poing. Quand il sut de quoi il s'agissait:
«—Eh bien, messieurs, dit-il à Lucien et au chirurgien en chef—c'est un homme mort. Voilà tout. C'est un miracle qu'il vive encore avec une balle dans le ventre, et non seulement la balle, mais encore des lambeaux de drap, la bourre du fusil, que sais-je moi? Vous songez bien que je ne suis pas allé sonder une telle blessure. La peau a été brûlée par la chemise, qui a pris feu.»
En parlant ainsi, on arriva au malade. Lucien lui trouva la physionomie résolue et l'air pas trop coquin—moins coquin que Desbacs.
«—Monsieur, lui dit-il, en rentrant chez moi, j'ai trouvé cette lettre de Mme Kortis...
«—Madame... madame... Une drôle de madame! qui mendiera son pain dans huit jours...
«—Monsieur, à quelque parti que vous apparteniez, res sacra miser, le ministre ne veut voir en vous qu'un homme qui souffre.
«On dit que vous ôtes un ancien militaire; je suis lieutenant au 27e de lanciers. En qualité de camarade, permettez-moi de vous offrir quelques petits secours temporaires...
«—Voilà qui s'appelle parler! dit le blessé. Ce matin il est encore venu un monsieur avec l'espérance d'une pension... Eau bénite de cour, rien de comptant. Mais vous, mon lieutenant, c'est bien différent, et je vous parlerai...»
Lucien se hâta d'interrompre et, se tournant vers les médecins ou chirurgiens qui l'entouraient:
«—Monsieur, dit-il au chirurgien en chef, je suppose que la présidence de la consultation vous appartient.
«—Je le pense aussi, répondit le chirurgien, si ces messieurs n'ont pas d'objections...
«—En ce cas, comme mon devoir est de prier celui de ces messieurs que vous aurez la bonté de désigner, de dresser un procès-verbal fort circonstancié de tout ce que nous faisons, il serait peut-être bon que vous fissiez la désignation de la personne qui voudra bien écrire...»
Et comme il entendait une conversation peu agréable pour le pouvoir qui commençait à s'établir à voix basse, il ajouta:
«—Il faudrait que chacun de nous parlât à son tour...»
Cette gravité ferme en imposa enfin. Le blessé fut examiné et interrogé régulièrement.
M. Monod, chirurgien de la salle, fit un rapport succinct. Ensuite on quitta le lit du malade, et dans une salle à part se fit la consultation que M. Monod écrivit pendant qu'un jeune médecin, portant un nom bien connu dans les sciences, écrivait le procès-verbal sous la dictée de Leuwen.
Sur sept médecins ou chirurgiens, cinq conclurent à la mort possible à chaque instant, et certaine—avant deux ou trois jours. Un des sept proposa l'opium.
«—Ah! voilà le coquin gagné par le général B...» pensa Lucien.
C'était un monsieur fort élégant, avec des cheveux blonds, et portant à sa boutonnière deux énormes rubans.
Lucien lut sa pensée dans les yeux de l'assistance. On fit justice de cette proposition en deux mots. Un autre proposa une saignée abondante au pied, pour prévenir l'hémorragie dans les entrailles.
Lucien ne voyait rien de politique dans cette nouvelle proposition, mais M. Monod lui fit changer d'avis en disant de sa grosse voix et d'un ton significatif:
«—Cette saignée n'aurait qu'un effet hors de doute, celui d'ôter la parole au blessé.
«—Je la repousse de toutes mes forces, dit un chirurgien honnête homme.
«—Et moi!
«—Et moi!
«—Et moi!
«—Il y a majorité, ce me semble,» dit Lucien d'un ton fort animé.
La consultation et le procès-verbal furent signés à dix heures un quart. MM. les médecins et chirurgiens parlaient tous de malades à voir et se sauvaient à mesure qu'ils avaient signé.
Lucien resta seul avec le chirurgien Monod.
«—Je vais revoir le blessé, dit-il.
«—Et moi achever de dîner. Vous le trouverez peut-être mort. Il peut passer comme un poulet. Au revoir.»
Et Lucien rentra dans la salle des blessés. Il fut choqué de l'obscurité et de l'odeur. De temps en temps, s'entendaient des gémissements faibles. Notre héros n'avait jamais rien vu de semblable. La mort était pour lui quelque chose de terrible, sans doute, mais propre et de bon ton.
Il s'approcha du lit du blessé.
Les deux infirmiers étaient à demi couchés sur leurs chaises, les pieds étendus sur une chaise percée. Ils dormaient et semblaient ivres.
Le blessé avait les yeux bien ouverts.
«—Les parties nobles ne sont pas offensées, ou bien vous seriez mort dans la première nuit. Vous êtes bien moins dangereusement blessé que vous ne le croyez.
«—Bah! dit Kortis avec impatience, comme se moquant de cet espoir.
«—Mon cher camarade, ou vous mourrez, ou vous vivrez, dit Lucien d'un ton mâle, résolu et même affectueux.
«—Il n'y a pas de ou, mon lieutenant. Je suis un homme frit.
«—Dans tous les cas, regardez-moi comme votre ministre des Finances...
«—Comment? Le ministre des Finances me donnerait une pension? Quand je dis moi, c'est à ma pauvre femme?»
Lucien regarda les deux infirmiers; ils ne jouaient pas l'ivresse et étaient hors d'état d'entendre ou du moins de comprendre.
«—Oui, mon camarade, si vous ne jasez pas.»
Les yeux du mourant s'éclaircirent et se fixèrent sur Leuwen avec une expression étonnante.
«—Vous m'entendez, mon camarade?
«Oui, mais à condition que je ne serai pas empoisonné. Je vais mourir, je m'en f..., mais voyez-vous, j'ai l'idée que dans ce que l'on me donne...
«—Vous vous trompez. D'ailleurs, n'avalez rien de ce que fournit l'hôpital. Vous avez de l'argent.
«—Dès que j'aurai tapé de l'œil, ces bougres vont le voler.
«—Voulez-vous, mon camarade, que je vous envoie votre femme?
«—F...! mon lieutenant, vous êtes un brave homme. Je donnerai vos dix napoléons à ma pauvre femme.
«—N'avalez que ce que votre femme vous présentera. J'espère que c'est parlé, cela?... D'ailleurs, je vous donne ma parole d'honneur qu'il n'y a rien de suspect...
«—Voulez-vous approcher votre oreille, mon lieutenant! Sans vous commander... mais quoi! le moindre mouvement me tue...
«—Eh bien, comptez sur moi, dit Lucien en s'approchant.
«—Comment vous appelez-vous?
«—Lucien Leuwen, sous-lieutenant au 27e de lanciers.
«—Pourquoi n'êtes-vous pas en uniforme?
—Je suis en permission à Paris, et détaché près le ministre de l'Intérieur.
«—Où logez-vous? Pardon, excuse... voyez-vous...
«—Rue de Londres, 43...
«—Ah! le fils de ce riche banquier Van Peters et Leuwen...
Après un petit silence:
«—Précisément.
«—Enfin, quoi! je vous crois. Ce matin, pendant que j'étais examiné après le pansement, j'ai entendu qu'on proposait de me donner de l'opium, à ce grand chirurgien si puissant. Il a juré, et puis ils se sont éloignés. J'ai ouvert les yeux, mais j'avais la vue trouble; la perte de sang... Enfin, suffit! Le chirurgien a-t-il consenti à la proposition ou n'a-t-il pas voulu?
«—Êtes-vous bien sur de cela? dit Lucien fort embarrassé! Je ne croyais pas le parti républicain si alerte...
Le blessé le regarda.
«—Mon lieutenant, sauf votre respect, vous le savez aussi bien que moi d'où ça vient.
«—Je déteste ces horreurs; j'abhorre et je méprise les hommes qui se les permettent. Comptez sur moi. Je vous ai amené sept médecins, comme on le ferait pour un général. Comment voulez-vous que tant de gens s'entendent pour une manigance? Vous avez de l'argent, appelez votre femme ou un parent, et ne buvez que ce qu'ils vous auront acheté.
«—Enfin, quoi! dit le malade, j'ai été caporal au 3e de ligne, à Montmirail. Je sais bien qu'il faut sauter le pas, mais je n'aime pas à être empoisonné. Je ne suis pas honteux, et, ajouta-t-il en changeant de physionomie, dans mon métier il ne faut pas être honteux. S'il avait du sang dans les veines, après ce que j'ai fait pour lui et à sa demande, vingt fois répétée, le général B... devrait être là, à votre place. Êtes-vous son aide de camp?
«—Je ne l'ai jamais vu.
«—L'aide de camp s'appelle Saint-Vincent, et non pas Leuwen, dit le blessé comme en se parlant à lui-même. Il y a une chose que j'aimerais mieux que votre argent.
«—Dites.
«—Si c'était un effet de votre bonté, je ne me laisserai panser que lorsque vous serez là. Car voyez-vous, mon lieutenant, quand ils verront que je ne veux pas boire leur opium... en me pansant... crac, un coup de lancette est bien vite donné, là, dans le ventre. Et y a me brûle... ça me brûle... Ça ne durera pas; ça ne peut pas durer. Pour demain, voulez-vous ordonner, car vous commandez ici... Et pourquoi commandez-vous? Et sans uniforme encore!... Enfin, au moins, pansé sous vos yeux. Et le grand chirurgien puissant, a-t-il dit oui ou non? Voilà le fait...»
La tête s'embarrassait.
«—Ne jasez pas, dit Lucien. Je vous prends sous ma protection et je vais vous envoyer votre femme.
«—Vous êtes un bien brave homme. Le riche banquier Leuwen, qui entretient Mlle de Brions de l'Opéra, ça ne triche pas comme le général B...
«—Certainement je ne triche pas. Tenez, ne me parlez jamais du général B..., ni de personne, voilà encore dix napoléons.
«—Comptez-les-moi dans la main. Lever la tête me fait trop mal au ventre.»
Lucien compta les napoléons à voix basse, et en les faisant sentir comme il les mettait dans la main du blessé.
«—Motus! dit celui-ci.
«—Motus. Si vous parlez, on vous vole votre argent. Ne parlez qu'à moi et quand nous sommes seuls. Je viendrai vous voir tous les jours, jusqu'à ce que vous soyez en convalescence.»
Lucien passa encore quelques instants auprès du blessé, dont la tête semblait se perdre. Il courut ensuite dans la rue de Braque, où logeait Kortis, et trouva la femme de celui-ci entourée de commères qu'il eut assez de peine à faire retirer.
«—Je côtoie le mépris et la mort, se répétait-il en s'en allant, mais j'ai bien mené ma barque.»
Enfin, comme onze heures sonnaient à Saint-Eustache, Lucien remonta dans son cabriolet. Il s'aperçut qu'il mourait de faim, n'ayant pas dîné et presque toujours parlé.
«—Actuellement, il faut chercher le ministre...»
Mais il ne le trouva pas à l'hôtel de la rue de Grenelle. Il écrivit un mot, fit changer le cheval du cabriolet et le domestique, et alla au ministère des Finances. M. de Vaize en était sorti depuis longtemps.
«—C'est assez de zèle comme cela,» pensa-t-il, et il s'arrêta dans un café pour dîner. Puis il remonta en voiture après quelques minutes, fit deux courses inutiles dans la chaussée d'Antin, et comme il passait devant le ministère des Affaires étrangères l'idée lui vint d'y faire frapper. Le portier répondit que M. le ministre de l'Intérieur était chez son Excellence. Mais l'huissier ne voulut pas l'annoncer et interrompre ainsi la conférence de Leurs Excellences. Lucien, qui savait qu'il y avait une porte dérobée, eut peur que son ministre lui échappât; il était las de courir et n'avait pas envie de retourner rue de Grenelle.
Il insista encore, et l'huissier refusa avec hauteur.
«—Parbleu, j'ai l'honneur de vous répéter que je suis porteur d'un ordre auprès de M. le ministre de l'Intérieur. J'entrerai. Appelez la garde, si vous voulez, mais j'entrerai de force. Je vous répète que je suis M. Lucien Leuwen, maître des requêtes.»
Quatre ou cinq domestiques étaient accourus pour défendre la porte.
Voyant qu'il allait avoir à combattre cette canaille, Lucien eut l'idée d'arracher les cordons des deux sonnettes à force de sonner.
Au mouvement de respect que firent les laquais, il s'aperçut que M. le comte de Beauséant, ministre des Affaires étrangères, entrait dans le salon.
Il ne l'avait jamais vu.
«—Monsieur le comte, je me nomme Lucien Leuwen, maître des requêtes. J'ai un million d'excuses à demander à Votre Excellence. Mais je cherche M. le comte de Vaize, depuis deux heures, et par son ordre exprès; il faut que je lui parle pour une affaire importante et pressée.
«—Quelle affaire... pressée? dit le ministre avec une fatuité rare et en redressant sa petite personne.
«—Parbleu, je vais te faire changer de ton, pensa Lucien, et il ajouta de grand sang-froid et avec une prononciation marquée:
«—L'affaire Kortis, monsieur le comte; cet homme blessé sur le pont d'Austerlitz par un soldat qu'il voulait désarmer.
«—Sortez!» dit le ministre aux valets.
Et comme l'huissier restait:
«—Mais sortez donc!...»
L'huissier sorti, il dit à Leuwen:
«—Monsieur, le mot Kortis eût suffi, sans les explications.»
L'empressement du ton de voix et des gestes était rare.
«—Monsieur le comte, je suis nouveau dans les affaires. Dans la société de mon père, M. Leuwen, je n'ai pas été accoutumé à être reçu avec l'accueil que Votre Excellence m'a fait. J'ai interrompu aussi rapidement que possible un état de choses désagréable et peu convenable.
«—Comment, monsieur, peu convenable, dit le ministre en prononçant du nez, en relevant la tête et en redoublant d'impertinence. Mesurez vos paroles.
—Si vous en ajoutez une seule, sur ce ton, monsieur le comte, je donne ma démission, et nous mesurerons nos épées. La fatuité, monsieur, ne m'en a jamais imposé.»
M. de Vaize venait d'un cabinet éloigné pour savoir ce qui se passait; il entendit les derniers mots de Lucien, et vit, que lui, de Vaize, pouvait en être la cause indirecte.
«—De grâce, mon ami, de grâce, dit-il à Leuwen. Mon cher collègue, c'est le jeune officier dont je vous parlais. N'allons pas plus loin.
«—Il n'y a qu'une façon de ne pas aller plus loin, dit Lucien avec un sang-froid qui cloua les ministres dans le silence. Il n'y a absolument qu'une façon, répéta-t-il d'un air glacial. C'est de ne pas ajouter un seul petit mot sur cet incident, et de supposer que l'huissier m'a annoncé à Vos Excellences.
«—Mais, monsieur! dit le ministre des Affaires étrangères en se redressant vivement.
«—J'ai un million de pardons à demander à Votre Excellence. Mais si Votre Excellence ajoute encore un mot, je donne ma démission à M. de Vaize, que voilà, et je vous insulte de façon à rendre une réparation nécessaire.
«—Allons-nous-en, allons-nous-en!» s'écria M. de Vaize fort troublé, entraînant Lucien.
Celui-ci prêta l'oreille pour entendre ce que disait le ministre...; il n'entendit rien.
Une fois en voiture, il pria M. de Vaize, qui commençait un discours paternel, de lui permettre d'abord de lui rendre compte de l'affaire Kortis. Comme on arrivait dans la rue de Grenelle, et comme Lucien finissait de rendre compte de sa mission, M. de Vaize essaya de reprendre son discours onctueux.
«—Monsieur le comte, je travaille pour Votre Excellence depuis cinq heures du soir. Il est une heure. Souffrez que je monte dans mon cabriolet qui suit votre voiture. Je suis mort de fatigue.»
Le ministre se laissa quitter, Lucien monta dans son cabriolet et dit à son domestique de conduire. Il était réellement exténué.
En passant sur le pont Louis XV, le domestique lui dit:
«—Voilà le ministre.»
Il retournait chez son collègue, malgré l'heure avancée.
Chez lui, Lucien trouva son père, un bougeoir à la main qui montait se coucher.
Malgré l'envie passionnée d'avoir l'avis d'un homme de tant d'esprit sur cette affaire:
«—Il est vieux, et il ne faut pas l'empêcher de dormir. À demain les affaires.»
Effectivement, le lendemain à dix heures, il conta tout à son père qui se mit à rire.
«—M. de Vaize te mènera demain dîner chez son collègue, aux Affaires étrangères. Mais voilà assez de duels dans ta vie; maintenant ils seraient de mauvais ton pour toi. Ces messieurs se seront promis de te destituer dans deux mois, ou de te faire nommer préfet à Briançon ou à Pondichéry. Mais si cette place éloignée ne te convient pas plus qu'à moi, je leur ferai peur et j'empêcherai cette disgrâce. Du moins, je le tenterai avec quelques chances de succès.»
Le dîner du ministère des Affaires étrangères se fit attendre jusqu'au surlendemain, et dans l'intervalle, Lucien, toujours occupé de l'affaire Kortis, ne permit pas que M. de Vaize lui reparlât de l'incident.
Quelques jours après, M. Leuwen raconta l'anecdote à trois ou quatre diplomates. Il ne cacha que le nom de Kortis et le genre de l'affaire importante qui obligeait Lucien à chercher son ministre à une heure du matin.
Après des démarches au ministère des Affaires étrangères et une audience au château, M. Leuwen pria Lucien de le suivre.
«—Viens ici, que je répète pour la deuxième fois la conversation que j'ai eu l'honneur d'avoir avec ton ministre. Mais pour ne pas m'exposer à une troisième répétition, allons chez ta mère.»
À la fin de la conférence chez Mme Leuwen, Lucien crut pouvoir accorder un mot de remerciement à son père.
«—Tu deviens commun, mon ami, sans t'en douter. Tu ne m'as jamais tant amusé que depuis un mois. Enfin je t'aime, et la mère te dira que jusqu'ici, pour employer un mot des livres ascétiques, je l'aimais en toi. Mais il faut payer mon amitié d'un peu de gêne.
«—De quoi s'agit-il?
«—Suis-moi.»
Arrivé dans sa chambre:
«—Il est capital que tu te laves de la calomnie d'être saint-simonien. Ton air sérieux et même important peut lui donner cours.
«—Rien de plus simple, un coup d'épée...
«—Oui, pour le donner la réputation de duelliste, presque aussi triste que celle de saint-simonien. Je t'en prie, plus de duel sous aucun prétexte.
«—Et que faut-il donc?
«—Aimer. Rien de moins. Il faut séduire Mme Grandet.
«—Mais, mon père, est-ce que je n'ai pas l'honneur d'être amoureux, déjà, de Mlle Raymonde?»
Lucien demanda au ministre un congé de quatre jours pour terminer quelques affaires d'intérêt à Nancy. Il se sentait depuis quelque temps une envie folle de revoir la petite fenêtre de Mme de Chasteller. Après avoir obtenu le congé du ministre, Lucien en parla à ses parents qui ne trouvèrent pas d'inconvénient à un petit voyage à Strasbourg. Là-dessus, un beau jour, arriva Mme d'Hocquincourt qui débuta par la folie de venir le trouver au ministère.
«—Prenons Mme d'Hocquincourt, se dit Lucien; je ne l'aurai jamais, mais elle va faire mille folies; je m'en tiendrai pour les besoins physiques à Mlle Raymonde.
«—J'ai gagné bien de l'argent par ton télégraphe, dit M. Leuwen à son fils, et jamais ta présence n'a été aussi nécessaire.»
Le soir même, Lucien trouva à dîner, chez son père, son cousin Ernest Déverloy. Celui-ci était fort triste. Son savant, qui lui avait promis quatre voix à l'Académie des sciences politiques, était mort aux eaux de Vichy, et après l'a voir dûment enterré, Ernest s'aperçut qu'il venait de perdre quatre mois de soins ennuyeux et de gagner un ridicule.
«—Car il faut réussir, disait-il à Lucien, et si jamais je me dévoue à un membre de l'Institut, je le prendrai de meilleure santé. Tu as une grande passion et parbleu! tu es bien heureux. On s'occupe de toi! Il ne s'agit que d'en deviner l'objet. Je le dirai bientôt quels sont les beaux yeux qui t'ont enlevé ta gaieté. Heureux Lucien! tu occupes le public. Qu'on est chançard d'être né d'un père qui donne à dîner et qui reçoit Pozzo di Borgo et la haute diplomatie. Si j'avais été le fils d'un tel père, je serais pour tout cet hiver le héros de Paris, et la mort de mon savant m'eût été plus utile que sa vie. Faute d'un père tel que le tien, je fais des miracles et cela ne compte pas, ou ne compte que pour me faire appeler intrigant.»
Lucien trouva les mêmes bruits sur son compte chez quelques anciennes amies de sa mère, qui avaient des salons de second ordre où il était reçu avec amitié.
Le petit Desbacs, auquel il donna quelque liberté de parler de choses étrangères aux affaires, lui avoua que les personnes les mieux instruites parlaient de lui comme d'un jeune homme destiné aux plus grandes choses, mais arrêté tout court par une grande passion.
«—Ah! mon cher, que vous êtes heureux, surtout si vous n'aviez pas cette passion.»
Lucien se détendait du mieux qu'il le pouvait.
Mais il était loin de deviner qu'il devait sa réputation à son père, lequel, réellement, depuis l'aventure du ministère des Affaires étrangères, avait pris de l'amitié pour lui jusqu'au point d'aller à la Bourse, par ces jours froids et humides, chose à laquelle, depuis le jour où il avait eu 60 ans, rien n'avait pu le décider. M. Leuwen songeait à Mme de Thémines, vieille amie de 20 ans et fort liée avec Mme Grandet. Depuis bien des années il prenait soin de sa fortune, et c'est un grand service à Paris et pour lequel la reconnaissance est sans bornes, car, dans la déroute des dignités et de la noblesse d'origine, l'argent est resté la seule chose essentielle, et l'argent sans inquiétudes est la belle chose des belles choses. M. Leuwen alla lui demander des nouvelles de Mme Grandet.
Il voyait Mme de Thémines une fois la semaine, ou chez lui ou chez elle, parce qu'il habitait auprès d'elle. Il prit son rôle au sérieux.
Même il alla plus loin, et jugea qu'à son âge il pouvait entreprendre de la tromper net et de supprimer dans l'histoire de son fils le nom de Mme de Chasteller. Des aventures de son fils il fit une histoire fort jolie, et après avoir amusé Mme de Thémines pendant toute la fin d'une soirée, finit par lui avouer des inquiétudes sérieuses sur son fils qui, depuis trois mois qu'il était admis dans les salons de Mme Grandet, était d'une tristesse mortelle. Il craignait un amour sérieux qui dérangerait ses projets de mariage pour son Lucien.
«—Ce qu'il y a de singulier, lui dit Mme de Thémines, c'est que depuis son retour d'Angleterre, Mme Grandet est fort changée. Il y a aussi du chagrin dans cette tête-là.»
Pour prendre les choses par ordre, voici ce que M. Leuwen apprit de Mme de Thémines et de ses amies, qu'il vit séparément, et nous y ajouterons aussi ce que des mémoires particuliers nous ont fait savoir sur cette femme célèbre.
Mme Grandet se voyait à peu près la plus jolie femme de Paris, ou du moins, on ne pouvait citer les dix plus jolies sans la mettre du nombre. Ce qui brillait surtout en elle, c'était une taille élancée, souple, charmante. Elle avait les plus beaux cheveux blonds du monde. C'était une beauté dans le genre des jeunes Vénitiennes de Paul Véronèse. Les traits étaient jolis, mais pas très distingués. Pour son cœur, il était à peu près l'opposé de ce que l'on se figure comme étant le cœur italien. Le sien était parfaitement étranger à tout ce qu'on appelle émotions tendres et enthousiasme, et cependant elle passait sa vie à jouer ces sentiments. Lucien l'avait trouvée dix fois s'apitoyant sur les infortunes de quelques prêtres prêchant l'évangile en Chine ou sur la misère d'une famille appartenant dans sa province à tout ce qu'il y a de mieux. Mais dans le secret de son cœur, rien ne lui paraissait plus ridicule, plus bourgeois en un mot, que d'être attendrie. Elle voyait en cela la marque la plus sûre d'une âme faible. Elle lisait souvent les Mémoires du cardinal de Retz; ils avaient pour elle le charme qu'elle cherchait vainement dans les romans. Le rôle politique de mesdames de Longueville et de Chevreuse était pour elle ce que sont les aventures de tendresse et de danger pour un jeune homme de dix-huit ans.
«—Quelles positions superbes, se disait Mme Grandet, si elles eussent su se garantir de ces erreurs de conduite qui donnent tant de prise sur nous!»
L'amour même, dans ce qu'il y a de plus réel, ne lui semblait, qu'une corvée, qu'un ennui. C'est peut-être à cette tranquillité d'âme qu'elle devait son étonnante fraîcheur, ce teint admirable qui eût pu lutter avec celui des plus belles Allemandes; cet air de fraîcheur qui était comme une fête pour les yeux. Aussi aimait-elle à se laisser voir à neuf heures du matin, au sortir du lit. C'est alors surtout qu'elle était incomparable: il fallait songer au ridicule du mot, pour résister au plaisir de la comparer à l'aurore. Aucune de ses rivales ne pouvait approcher d'elle sous le rapport de la fraîcheur du teint. Aussi son bonheur était-il de prolonger jusqu'au grand jour les bals qu'elle donnait, et de faire déjeuner les danseurs au soleil, les volets ouverts. Si quelque femme, sans se douter de ce coup de Jarnac, était restée à l'étourdie, entraînée par le plaisir de la danse, Mme Grandet triomphait. C'était le seul moment dans la vie où son âme perdit terre, et ces humiliations de ses rivales étaient l'unique chose à quoi sa beauté lui semblait bonne. La musique, la peinture, l'amour lui semblaient des niaiseries inventées par et pour les petites âmes. Et elle passait sa vie à goûter un plaisir sérieux, disait-elle, dans sa loge aux Bouffes; car, avait-elle soin d'ajouter, les chanteurs italiens ne sont pas excommuniés.
Le matin, elle peignait des aquarelles avec un talent vraiment fort distingué. Cela lui semblait aussi nécessaire à une femme du grand monde qu'un métier à broder, et bien moins ennuyeux. Une chose marquait qu'elle n'avait pas l'âme noble: c'était l'habitude et presque la nécessité de se comparer aux grandes dames du faubourg Saint-Germain. Elle avait engagé son mari à la conduire en Angleterre, pour voir si elle trouverait une blonde qui eût plus de fraîcheur, et pour savoir si elle aurait peur à cheval. Elle avait rencontré dans les élégants Country-Seats où elle avait été invitée, l'ennui, mais non le sentiment de la moindre crainte.
Quand Lucien lui fut présenté, elle revenait d'Angleterre, et ce séjour en ce pays avait envenimé l'admiration, voisine de l'envie, qu'elle éprouvait pour la noblesse d'origine. Mme Grandet n'avait été en Angleterre que la femme d'un des juste-milieu de Juillet les plus distingués par la faveur du roi, mais à chaque instant elle s'était sentie la femme d'un marchand. Ses cent mille livres de rente qui la tiraient si fort du pair à Paris, en Angleterre n'étaient presque qu'une vulgarité de plus.
Elle vivait donc avec ce grand souci:
«—Il faut n'être plus femme de marchand; devenir une Montmorency!»
Son mari était un gros et grand homme de quarante ans, fort bien portant. Il n'y avait pas de veuvage à espérer. Mais elle ne s'arrêta pas longtemps à cette idée: sa grande fortune l'avait éloignée de bonne heure, et par orgueil, des voies obliques. Elle méprisait tout ce qui était crime. Il s'agissait de devenir une Montmorency sans rien se permettre qu'elle n'eût pu avouer. C'était comme la diplomatie de Louis XIV quand il était heureux.
Son mari, colonel de la garde nationale, avait bien remplacé les Rohan et les Montmorency, politiquement parlant, mais quant à elle, personnellement, sa fortune était encore à faire.
Qu'est-ce qu'une Montmorency, à peine âgée de vingt-trois ans et avec une immense fortune, ferait de son bonheur? Et ce n'était pas encore là toute la question. Ne fallait-il pas faire encore autre chose, pour arriver à être regardée dans le monde à peu près comme cette Montmorency le serait?
Une haute et sublime dévotion, ou bien de l'esprit comme Mme de Staël, ou bien une illustre amitié. Devenir l'amie intime de la reine ou de Mme Adélaïde, ou une sorte de Mme de Polignac de 1785; être à la tête de la cour et donner des soupers à la reine. Ou encore, à défaut de tout cela, une amitié dans le faubourg Saint-Germain.
Toutes ces possibilités occupaient tour à tour son esprit, et l'accablaient, car elle avait plus de persévérance et de courage que d'esprit. Elle ne savait pas se faire aider, elle avait bien deux amies, Mmes de Thémines et de Travel, mais elle n'accordait sa confiance que pour une partie seulement des projets qui l'empêchaient de dormir.
Un peu avant le voyage de Lucien à Nancy, Mme Grandet ne voyant rien se réaliser de ses ambitions, s'était dit ceci:
«—Ne serait-ce pas négliger un avantage actuel et perdre une grande chance de distinction, que de ne pas inspirer un grand amour, célèbre par le malheur de l'amoureuse? Ne serait-il pas admirable, dans toutes les suppositions, qu'un homme distingué allât voyager en Amérique pour m'oublier, moi qui ne lui accordais jamais un moment d'attention?»
Ce fut dans ces circonstances intimes et tout à fait inconnues de M. Leuwen le père, que Mme de Thémines, un matin, vint passer une heure avec sa jeune amie pour savoir si dans ce cœur il y avait quelque chose pour Lucien. Après avoir ménagé l'état de sa vanité et de son ambition, Mme de Thémines lui dit:
«—Vous faites des malheureux, ma belle, et vous les choisissez bien.
«—Je suis si éloignée de choisir, répondit sérieusement Mme Grandet, que j'ignore jusqu'au nom du malheureux chevalier. Est-ce un homme de naissance?
«—La naissance ne lui manque pas.
«—Trouve-t-on vraiment de bonnes manières sans naissance? fit Mme Grandet avec découragement.
«—Que j'aime le ton parfait qui vous distingue! s'écria Mme de Thémines. Malgré la plate adoration qu'on a pour l'esprit, cet acide de vitriol qui ronge tout, vous ne l'admettez pas comme compensation des bonnes manières. Ah! que vous êtes bien des nôtres!
«Mais je croirais assez que votre victime nouvelle a des manières distinguées. Il est vrai qu'il est habituellement si triste depuis qu'il vient ici, qu'il n'est pas bien facile d'en juger. C'est la gaieté d'un homme, c'est le genre de ses plaisanteries et sa manière de les dire, qui marquent sa place dans la société. Si celui que vous rendez malheureux appartenait à une famille de noblesse, il appartiendrait indubitablement au premier rang.
«—Ah! c'est M. Leuwen, le maître des requêtes?
«—Eh bien! c'est vous ma belle, qui le conduirez au tombeau.
«—Ce n'est pas l'air malheureux que je lui trouve, dit Mme Grandet; c'est l'air ennuyé.»
On ajouta à peine quelques mots, Mme de Thémines laissa tomber le discours sur la politique et dit, à propos de quelque chose:
«—Ce sont les gens que vous recevez chez vous qui font et défont les ministres.
«—Mais je suis bien loin de recevoir exclusivement ces messieurs.
«—Ne désertez pas une belle position, ma chère. Déjà une fois, sous Louis XIV, comme le rabâche sans cesse ce méchant duc de Saint-Simon que vous aimez tant, les bourgeois ont pris le ministère. Qu'étaient Colbert, Séguier? À la longue les ministres font la fortune de leurs amis.
«Qui fait les ministres aujourd'hui? Les Rothschild, les Leuwen, les... À propos, n'est-ce pas M. Pozzo di Borgo qui disait l'autre jour que M. Leuwen avait fait une scène au ministre des Affaires étrangères à propos de son fils, ou bien c'est le fils qui au milieu de la nuit, est allé faire une scène à ce ministre...»
Mme Grandet raconta tout ce qu'elle savait sur l'affaire; c'était la vérité, à peu près, mais racontée à l'avantage des Leuwen.
Le soir, Mme de Thémines crut pouvoir rassurer M. Leuwen le père et lui dire qu'il n'y avait ni amour, ni galanterie, entre son fils et la belle Mme Grandet.
* * *
M. Leuwen était, un homme gros et fort; il avait le teint fleuri, l'œil vif et de jolis cheveux gris bouclés. Son habit, son gilet, étaient un modèle de cette élégance modeste qui convient à un homme âgé. On trouvait dans toute sa personne quelque chose d'assuré. À son œil noir, à ses brusques changements de physionomie, on l'eût pris plutôt pour un peintre, pour un homme de génie (comme il n'y en a plus) que pour un banquier célèbre. Il paraissait dans beaucoup de salons, mais il abhorrait les gens graves; il passait sa vie avec les diplomates, gens d'esprit, et le corps respectable des danseuses de l'Opéra. Il était leur providence dans les petites affaires d'argent; tous les soirs on le trouvait au foyer de l'Opéra. Il faisait assez peu de cas de la société qui s'appelle bonne. L'impudence et le charlatanisme, sans lesquels on ne réussit pas, l'importunaient. Il ne craignait, comme nous l'avons dit, que deux choses au monde: les ennuyeux et l'air humide. Pour fuir ces deux pestes, il faisait des choses qui eussent donné des ridicules à tout autre. Se promenant sur le boulevard, son laquais lui donnait un manteau pour passer devant la rue de la Chaussée-d'Antin. Il changeait d'habit cinq ou six fois par jour au moins, suivant le vent qui soufflait, et il avait pour cela des appartements dans tous les quartiers de Paris. Il ne disait jamais la vérité qu'à sa femme, qui l'adorait, mais aussi il la lui disait toute. Elle était pour lui comme une seconde mémoire à laquelle il tenait plus qu'à la sienne propre. D'abord, il avait voulu s'imposer quelque réserve quand son fils était en tiers, mais cette réserve était incommode et gâtait l'entretien. Mme Leuwen aimait à ne pas se priver de la présence de son fils, et comme il le jugeait fort discret, il avait fini par tout dire devant lui. L'intérieur de ce vieillard, dont les mots méchants faisaient si peur, était des plus gais.
À l'époque dont il est question ici, M. Leuwen était triste, agité. Pendant quelques jours, il joua fort gros jeu, se permit même d'aller à la Bourse, et Mlles des Brions, sa maîtresse, donna deux soirées dansantes dont il fit les honneurs.
Une nuit, à deux heures du matin, en revenant de l'une de ces soirées, il trouva son fils qui se chauffait dans le salon, el son chagrin éclata.
«—Allez pousser le verrou de cette porte...»
Et comme Lucien revenait près de la cheminée:
«—Savez-vous le ridicule affreux dans lequel je suis tombé? dit-il avec humeur.
«—Et lequel, mon père? je ne me serais jamais douté...
«—Je vous aime, et par conséquent vous me rendez malheureux, car la première des peines, c'est d'aimer, fit-il en s'animant de plus en plus et en prenant un ton sérieux que son fils ne lui connaissait pas. Dans ma longue carrière, je n'ai connu qu'une exception, mais aussi elle est unique. J'aime votre mère, elle est nécessaire à ma vie, et elle ne m'a jamais donné un grain de malheur. Au lieu de vous regarder comme mon rival dans son cœur, je me suis avisé devons aimer, et c'est un ridicule dans lequel je m'étais bien juré de ne jamais tomber. Vous m'empêchez de dormir.»
À ce mot Lucien devint tout à fait sérieux. Son père n'exagérait jamais et il comprit qu'il allait avoir affaire à un accès de colère réel.
M. Leuwen était d'autant plus irrité qu'il parlait à son fils après s'être promis, quinze jours durant, de ne pas lui dire un mot de ce qui le tourmentait.
«—Daignez m'attendre, dit-il avec amertume.
Il revint bientôt avec un petit portefeuille en cuir de Russie.
«—Il y a là 12.000 francs. Si vous ne les prenez pas, je crois que nous nous brouillerons.
«—Le sujet de la querelle serait neuf, dit Lucien en souriant. Les rôles sont renversés et...
«—Oui, ce n'est pas mal. Voilà du petit esprit. Mais, en un mot comme en mille, il faut que vous preniez une grande passion pour Mlle Gosselin, la petite danseuse. Et n'allez pas lui donner votre argent et puis vous sauver à cheval, dans les bois de Meudon ou au diable, comme c'est votre belle habitude. Il s'agit de passer vos soirées avec elle, de lui donner tous vos moments. Il faut en être fou.
«—Fou de Mlle Gosselin?
«—Le diable t'emporte! Fou de Mlle Gosselin ou d'une autre. Qu'est-ce que cela fait? Il convient que le public sache que tu as une maîtresse.
«—Et, mon père, la raison de cet ordre si sévère?
«—Tu la sais fort bien. Voilà que tu deviens de mauvaise foi en parlant avec ton père, et de tes intérêts encore. Que le diable t'emporte, et qu'après t'avoir emporté, il ne te rapporte jamais! Je suis certain que si je passais deux mois sans le voir, je ne penserais plus à toi. Que n'es-tu resté à Nancy! Cela fallait fort bien: tu aurais été le digne héros de deux ou trois bégueules...
Lucien devint pourpre...
«—Mais dans la position que je l'ai faite, ton fichu air sérieux et même triste, si admis en province, où il est l'exagération de la mode, n'est propre qu'a le donner dans le ridicule abominable de n'être au fond qu'un fichu saint-simonien.
«—Mais je ne suis pas saint-simonien: je crois vous l'avoir prouvé.
«—Eh! sois-le, saint-simonien! sois encore mille fois plus sot, mais ne le parais pas.
«—Mon père, je serai plus gai, plus causeur, je passerai deux heures à l'Opéra au lieu d'une.
«—Est-ce qu'on change de caractère? Est-ce que tu seras jamais folâtre ou léger? Or, toute ta vie, si je n'y mets ordre, mais ordre d'ici à quinze jours, ton sérieux passera non pour l'enseigne du bon sens, non pour la conséquence d'une bonne chose, mais pour tout ce qu'il y a de plus antipathique à la bonne compagnie. Et quand ici l'on s'est mis à dos la bonne compagnie, il faut accoutumer son amour-propre à recevoir dix coups d'épingle par jour, auquel cas la meilleure ressource est de se brûler la cervelle ou d'aller s'enfermer à la Trappe. Voilà où tu en étais il y a deux mois, moi me tuant à faire comprendre que tu me ruinais en folies de jeune homme. Et en ce bel état, avec ce fichu bon sens sur la figure, tu vas te faire un ennemi du comte de Beauséant, le ministre des Affaires étrangères, un renard qui ne te pardonnera jamais si tu parviens à faire quelque figure dans le monde, et si tu t'avises à parler encore de l'affaire, pour laquelle tu veux l'obliger a se couper la gorge avec toi, ce qu'il n'aime pas.
«Tu en trouveras d'autres, fort bien reçus dans le monde, hommes d'esprit et, de plus, espions du ministère des Affaires étrangères. Prétends-tu les tuer tous en duel? Et si tu es tué, que devient ta mère? car le diable m'emporte si je pense à toi après que je ne te verrai plus. Pour toi, depuis trois mois, je cours les chances de prendre un accès de goutte qui peut fort bien m'enlever. Je passe ma vie à cette Bourse qui est plus humide que jamais depuis que j'y mets les pieds.
«—Ainsi, vous faites la guerre au pauvre petit quart d'heure de liberté que je puis encore avoir! Sans reproche, vous m'avez pris tous mes moments. Il n'est pas de pauvre diable d'ambitieux qui travaille autant que moi, car je compte pour travail, et le plus pénible, dans la disposition d'esprit où je me trouve, les séances à l'Opéra...
«—Si tu partais, en revenant au bout de six mois tu trouverais ta réputation complètement perdue, et tes mauvaises qualités seraient établies sur des faits incontestables et parfaitement oubliés. C'est ce qu'il y a de pire pour une réputation. Il faut ensuite ramener l'attention du public et se donner l'inflammation à la blessure pour la guérir. M'entends-tu?
«—Que trop, hélas! Je vois que vous ne voulez pas de six mois de voyage ou de six mois de présence, en échange de Mlle Gosselin.
«—Ah! tu parais devenir raisonnable, le ciel en soit béni! Mais comprends donc que je ne suis pas baroque. Mme de Beauséant dispose de vingt, de trente, peut-être de quarante espions diplomatiques, appartenant à la bonne compagnie et plusieurs à la très haute société. Il y a là des espions volontaires, tels que X... qui a quarante mille livres de rente. Mme la princesse de Morvan est à ses ordres.
«Ces gens ne manquent pas de tact, la plupart ont servi sous dix ou douze ministres et la personne qu'ils ont étudiée de plus près avec le plus de soin, c'est naturellement leur ministre. Je les ai surpris jadis, ayant des conférences entre eux à ce sujet. Même j'ai été consulté par demi ou trois qui m'ont des obligations d'argent. Quatre ou cinq,—M. le comte X... par exemple, que tu vois chez moi,—quand ils peuvent donner une nouvelle, veulent jouer à la rente et n'ont pas toujours ce qu'il faut pour couvrir les différences. Je leur rends service, par-ci par-là, pour de petites sommes. Enfin, pour le dire tout, j'ai obtenu l'aveu, il y a deux jours, que le Beauséant a une colère bleue, contre toi. Il passe pour n'avoir du cœur que lorsqu'il y a un grand cordon à gagner. Peut-être rougit-il de s'être trouvé faible en ta présence. Le pourquoi de sa peine, je l'ignore, mais il te fait l'honneur de te haïr.
«Ce dont je suis sur, c'est qu'on a organisé la mise en circulation d'une calomnie qui tend à te faire passer pour saint-simonien, retenu à grand peine dans le monde par ton amitié pour moi. Après moi, tu arboreras le saint-simonisme et tu te feras chef de quelque nouvelle religion.
«Je ne répondrais pus même, si la colère de Beauséant lui dure, que quelqu'un de ces espions ne le servît avec trop de zèle... Plusieurs de ces messieurs, malgré leurs brillants cabriolets, ont souvent le plus urgent besoin d'une gratification de cinquante louis et seraient trop heureux d'accrocher cette somme au moyen d'un duel. C'est à cause de cette partie de mon discours que j'ai la faiblesse de parler. Tu me fais faire, coquin, ce qui ne m'est pas arrivé depuis quinze ans: manquer à la parole que je me suis donnée à moi-même. C'est à cause de la gratification de cinquante louis, gagnée si l'on t'envoie ad patres, que je n'ai pas pu te parler devant ta mère. Si elle le perd, elle meurt, et j'aurai beau faire des folies, rien ne pourrait me consoler de sa perte, et,—ajouta-t-il avec emphase,—nous aurions une famille effacée du monde.
«—Je tremble que vous ne vous moquiez de moi, dit Lucien d'une voix qui semblait s'éteindre à chaque mot. Quand vous me faites une épigramme, elle me semble si bonne que je me la répète pendant huit jours contre moi-même, et le Méphistophélès que j'ai en moi, triomphe de la partie agissante. Ne me plaisantez pas, car je saurai être sincère. Ne me persiflez pas pour une chose que vous savez sans doute, mais que je n'ai jamais avouée à âme qui vive.
«—Diable! c'est du neuf en ce cas. Je ne t'en parlerai jamais.
«—Je tiens, ajouta Lucien d'une voix brève et en regardant le parquet, à être fidèle à une maîtresse que je n'ai jamais eue. Le moral entre pour si peu dans mes relations avec Mme Raymonde qu'elle ne me donne presque pas de remords. Et cependant—vous allez vous moquer de moi—elle m'en donne souvent! quand je la trouve gentille. Mais quand je ne lui fais pas la cour, je suis triste, sombre et il me vient des idées de suicide—car rien ne m'amuse... Répondre à votre tendresse c'est seulement un devoir moins pénible que les autres.
Je n'ai trouvé de distraction complète qu'auprès du lit de ce malheureux Kortis, et encore à quel prix! Je côtoyais l'infamie!
«Mais vous vous moquez de moi, dit Lucien, en osant relever les yeux à la dérobée.
«—Pas du tout. Heureux qui a une passion, fût-ce d'être amoureux d'un diamant, comme cet Espagnol dont Tallemant des Réaux raconte l'histoire.
«La vieillesse n'est, autre chose que la privation de folies, l'absence d'illusions et de passions. Je place l'absence des folies bien avant la diminution des forces physiques. Je voudrais être amoureux, fût-ce de la plus laide cuisinière de Paris, et qu'elle répondît à ma flamme.
«Je dirai comme saint Augustin: «Credo quia absurdum.» Plus la passion serait absurde, plus je l'envierais.»
Et la physionomie de M. Leuwen prit un caractère de solennité que Lucien ne lui avait jamais vu. (C'est que M. Leuwen n'était jamais absolument sérieux. Quand il n'avait personne de qui se moquer, il se moquait de lui-même, souvent sans que Mme Leuwen même s'en aperçût.) Ce changement de physionomie plut à notre héros et encouragea sa faiblesse.
«—Eh bien, reprit-il d'une voix plus assurée, si je fais la cour à Mlle Gosselin ou à toute autre demoiselle célèbre, tôt ou tard, je serai obligé d'être heureux, et c'est ce qui me fait horreur. Ne vous est-il pas égal que je prisse une femme honnête?»
M. Leuwen éclata de rire.
«—Ne... te... fâche pas, dit-il en étouffant. Je resterai fidèle... à notre traité; c'est de la partie réservée du traité... que je ris... Et où diable... prendras-tu ta femme honnête?...
«Ah! mon Dieu, fit-il en riant aux larmes, et quand enfin, un beau jour... ta femme honnête confessera sa sensibilité à ta passion, quand enfin sonnera l'heure du berger... que fera le berger?...
«—Je lui reprocherai gravement de manquer à la vertu, dit Lucien d'un grand sang-froid. Cela ne sera-t-il pas digne de ce siècle moral?
«—Pour que la plaisanterie fût bonne, il faudrait choisir cette maîtresse dans le faubourg Saint-Germain.
«—Mais vous n'êtes pas duc, et je ne sais pas avoir de l'esprit et de la gaieté, en ménageant trois ou quatre préjugés saugrenus, dont nous rions même dans nos salons du juste-milieu, si stupides d'ailleurs.»
Tout en parlant, Lucien vint à songer à quoi il s'engageait insensiblement; il tourna à la tristesse sur-le-champ, et dit malgré lui:
«—Quoi, mon père, une grande passion! Avec ses assiduités, sa constance, son occupation de tous les moments.
«—Fais ton arrêt toi-même, et choisis ton supplice. J'en conviens, la plaisanterie serait meilleure avec une vertu à haute pitié et à privilège. Et d'ailleurs le pouvoir, qui est une bonne chose, se retire de ces gens-là, quand ils viennent à nous.
«Eh bien! parmi nous autres, nouvelle noblesse, gagnée en écrasant ou en escamotant la révolution de Juillet...
«—Ah! je vois où vous voulez en venir.
«—Eh bien! dit M. Leuwen du ton de la plus parfaite bonne foi, où veux-tu trouver mieux? N'est-ce pas une vertu, d'après celles du faubourg Saint-Germain?
«—Comme Dangeau n'était pas un grand seigneur, mais d'après un grand seigneur! Ah! elle est trop ridicule à mes yeux; jamais je ne pourrai m'accoutumer à avoir une grande passion pour Mme Grandet. Dieu! quel flux de paroles, quelles prétentions!
«—Chez Mlle Gosselin, tu auras des gens désagréables et de mauvais ton. D'ailleurs plus elle est différente de ce que l'on a aimé, moins il y a d'infidélité.»
M. Leuwen alla se promener à l'autre bout du salon. Il se reprochait cette allusion.
«—J'ai manqué au traité. Cela est mal, fort mal. Quoi! même avec mon fils, ne puis-je pas me permettre de penser tout haut?
«Mon ami, ma dernière phrase ne vaut rien et je parlerai mieux à l'avenir. Mais voilà trois heures qui sonnent. Si tu fais ce sacrifice, c'est pour moi et uniquement pour moi. Je ne te dirai point que, comme le prophète, tu vis dans un nuage depuis plusieurs mois, et qu'au sortir du nuage, tu seras tout étonné du nouvel aspect de toutes choses. Tu en croiras toujours plus les sensations que mes récits. Ainsi ce que mon amitié te demande, c'est le sacrifice de six mois de ta vie. Il n'y aura de très amer que le premier. Ensuite tu prendras certaines habitudes dans ce salon où vont quelques hommes paisibles, si toutefois tu n'en es pas expulsé par la vertu terrible de Mme Grandet, auquel cas nous chercherions une autre vertu. Te sens-tu le courage de signer un engagement de six mois?»
Lucien se promenait dans le salon et ne répondait pas.
«—Si tu dois signer le traité, signons-le tout de suite, et tu me donneras une bonne nuit, car,—fit-il en souriant,—depuis quinze jours, à cause de vos beaux yeux, je ne dors plus.»
Lucien s'arrêta, le regarda et se jeta dans ses bras. M. Leuwen père fut très sensible à cette embrassade; il avait soixante-cinq ans!
Lucien lui dit, pendant qu'il était dans ses bras:
«—Ce sera le dernier sacrifice que vous me demanderez?
«—Oui, mon ami, je te le promets. Tu fais mon bonheur. Adieu!»
Lucien resta debout dans le salon, profondément pensif. Ce mot si touchant: tu fais mon bonheur, retentissait dans son cœur.
Mais d'un autre côté, faire la cour à Mme Grandet lui semblait une chose horrible.
«—Voyons ce que dit la raison, se dit-il tout à coup. Quand je n'aurais pour mon père aucun des sentiments que je lui dois en stricte justice, je suis obligé de lui obéir, car enfin j'ai été incapable de gagner quatre-vingt-quinze francs par mois. Si mon père ne me donnait pas ce qu'il faut pour vivre à Paris, ce que je devrais faire pour gagner de quoi vivre ne serait-il pas plus pénible que de faire la cour à Mme Grandet?»
Lucien prolongea longtemps son examen. Comment ferait-il le lendemain pour marquer à Mme Grandet qu'il l'adorait. Et ce mot le jeta peu à peu dans le profond et tendre souvenir de Mme de Chasteller. Il y trouva tant de charme qu'il finit par se dire:
«—À demain les affaires.»
Ce demain n'était qu'une façon de parler. Quand il éteignit sa bougie, les tristes bruits d'une matinée d'hiver remplissaient déjà la rue.
Il eut, ce jour-là, beaucoup de travail au bureau de la rue de Grenelle et à la Bourse. Jusqu'à deux heures, il examina les articles d'un grand règlement qu'il fallait rendre le soir même. Depuis quelque temps le ministre avait pris l'habitude de renvoyer à l'examen sérieux de Lucien les rapports de ses chefs de division, travail qui exigeait plutôt du bon sens et de la probité qu'une profonde connaissance des 4.400 lois, arrêts, circulaires, qui régissaient le ministère de l'Intérieur. Le ministre avait donné à ces rapports de Lucien le nom de sommaires succinctset ces sommaires succincts avaient souvent de dix à quinze pages. Très occupé par les affaires du télégraphe, Lucien avait été obligé de laisser en retard plusieurs de ces travaux. Il prit un cabriolet qui roula rapidement vers le comptoir de son père et, de là, à la Bourse. Comme à l'ordinaire, il se garda bien d'y entrer, mais attendit des nouvelles de ses agents dans les cafés voisins et en regardant les boutiques d'estampes.
Tout à coup, il rencontra trois domestiques de son père qui le cherchaient partout pour lui remettre un billet de deux lignes:
«Courez à la Bourse. Entrez-y vous-même et arrêtez toute l'opération. Coupez net. Faites revendre, même à perte, et cela fait, venez bien vite me parler.»
Cet ordre l'étonna beaucoup; il courut l'exécuter et il eut assez de peine. Enfin il put courir chez son père.
«—Eh bien, as-tu défait cette affaire?
«—Tout à fait: mais pourquoi la défaire? elle me semble...
«—C'est de bien loin, la meilleure affaire dont nous nous soyons occupés. Il y avait là trois cent mille francs à réaliser. Ton ministre te le dira si tu sais l'interroger. Va le retrouver, il est fou d'inquiétude.»
Lucien courut au ministère et trouva M. de Vaize qui attendait enfermé à double tour dans sa chambre et tourmenté par une profonde agitation.
«—Êtes-vous parvenu à tout défaire?
«—Tout absolument, à dix mille francs près que j'avais fait acheter par un M. Bourbon que je n'ai pas retrouvé.
«—Ah! cher ami, je sacrifierais un billet de cinq cents francs, je sacrifierais même un billet de mille francs pour ravoir cette bribe et ne pas paraître avoir fait la moindre affaire sur cette damnée dépêche. Il y a longtemps que je ne doute plus de votre prudence et que je suis sur de vous. On se réserve cette affaire, et encore c'est par miracle que je l'ai su. Il faut à tout prix retrouver M. Bourbon et retirer les dix mille francs. Et il faut encore que demain vous soyez assez complaisant pour acheter une jolie montre de femme. Voici deux mille francs, faites bien les choses: allez jusqu'à trois mille au besoin. Peut-on pour cela avoir quelque chose de présentable?
«—Je le crois.
«—Eh bien, il faudra faire remettre cette jolie montre de femme, par une personne sûre, et avec un volume des romans de Balzac, portant un chiffre impair: 3, 1, 5, à Mme Lavernange, rue Sainte-Anne, n° 90. À présent que vous savez tout, mon ami, encore un acte de complaisance; ne laissez pas la chose faite à demi. Raccrochez-moi ces dix mille francs et qu'il ne soit pas dit ou du moins que l'on ne puisse pas prouver, à qui de droit, que j'ai fait, moi ou les miens, la moindre affaire sur cette dépêche...
«—Votre Excellence ne doit avoir aucune inquiétude à ce sujet», dit Lucien en prenant congé avec tout le respect possible.
Il n'eut aucune peine à trouver ce M. Bourbon qui dînait tranquillement à son troisième étage avec sa femme et ses enfants, et moyennant l'assurance de payer la différence à la revente, le soir même, au café Tortoni, ce qui pouvait monter à cinquante ou cent francs, toute trace de l'opération fut anéantie, ce dont Lucien prévint le ministre par un mot.
Il arriva chez son père à la fin du dîner... Il était tout joyeux, et la corvée du soir, dans le salon de Mme Grandet ne lui semblait plus qu'une chose fort simple. Tant il est vrai que les caractères qui ont leur imagination pour ennemie doivent agir beaucoup avant d'accomplir une chose pénible, et jamais y réfléchir.
«—Ma mère, pardonnez-moi tontes les choses communes que je vais dire avec emphase, dit Lucien à sa mère, en la quittant sur les neuf heures.»
En entrant à l'hôtel Grandet, il examinait curieusement le portier, et cette cour, cet escalier, au milieu desquels il allait manœuvrer. Tout était magnifique, mais trop neuf. Dans l'antichambre, un paravent de velours bleu garni de clous d'or, et un peu usé, disait aux passants: Ce n'est pas d'hier seulement que nous sommes riches...
Lucien trouva Mme Grandet en petit comité: il y avait sept à huit personnes dans l'élégante rotonde où elle recevait à cette heure. Elle examinait, avec des bougies que l'on plaçait successivement sur tous les points, un buste de Cléopâtre, que l'on venait de lui envoyer. L'expression de la reine d'Égypte était simple et noble. Toutes les personnes présentes faisaient des phrases et l'admiraient.
Un député du centre complaisant, attaché à la maison, proposa une poule au billard.
Lucien reconnut la grosse voix qui, à la Chambre, est chargée de rire, quand par hasard on fait quelque proposition généreuse.
Mme Grandet sonna avec empressement pour faire éclairer le billard.
Tout semblait à Lucien avoir une physionomie nouvelle.
«—Il est bon à quelque chose, pensa-t-il, d'avoir des projets, quelque ridicules qu'ils soient. Elle a une taille charmante et le jeu de billard fournit cent occasions de se placer dans les poses les plus gracieuses. Il est étonnant que les convenances religieuses du faubourg Saint-Germain ne se soient pas encore avisées de proscrire ce jeu!»
Au billard, Lucien commença à parler et ne cessa presque plus. Sa gaieté augmentait à mesure que le succès de ses propos communs et lourds venait chasser l'image de l'embarras que devait lui causer l'ordre de faire la cour à Mme Grandet. Il se donnait l'esprit de se moquer de lui-même, de ce qu'il disait; c'était de l'esprit d'arrière-boutique, des anecdotes imprimées partout, des nouvelles de journaux.
Il considérait avec une admiration assez peu dissimulée les charmantes poses que prenait Mme Grandet.
«—Grand Dieu! qu'eût dit Mme de Chasteller si elle avait surpris un de ces regards.
Mais il finit l'oublier pour être heureux ici!» se dit-il, et il éloigna cette idée fatale, mais pas assez vite pour que son regard n'eût pas l'air fort ému.
Mme Grandet le regardait elle-même d'une façon assez singulière; point tendre, il est vrai, mais assez étonnée. Elle se rappelait vivement tout ce que Mme de Thémines lui avait appris quelques jours auparavant de la passion que Lucien avait pour elle.
«—Réellement il est présentable, pensait-elle; il a beaucoup de distinction.»
À la poule, le hasard avait donné à Leuwen la bille n° 6. Un grand jeune homme silencieux, apparemment adorateur muet de la maison, eut le n° 5 et Grandet le n° 4.
Lucien essaya de tuer le 5, y réussit, et se trouva par là chargé de jouer sur Mme Grandet et de la faire gagner, ce dont il s'acquitta avec assez de grâce. Il tentait tou jours les coups les plus difficiles, et avait le malheur de ne jamais faire la bille de Mme Grandet, et de la placer presque toujours dans une position avantageuse.
Mme Grandet était heureuse.
«—La chance de gagner une poule de vingt francs donnerait-elle de l'émotion à cette âme de femme de chambre logée dans un si beau corps? La poule va finir: voyons si ma conjecture est fondée.»
Il se laissa tuer; alors ce fut le n° 7 à jouer sur Mme Grandet. Ce numéro était tenu parmi préfet en congé, grand hâbleur et porteur de toutes les prétentions, même de celle de bien jouer au billard. Ce fat montrait une exaltation de mauvais goût à parler des coups qu'il allait faire, et menaçait Mme Grandet de faire sa bille ou de la mal placer.
Celle-ci, voyant son sort changé par la mort de Leuwen, prit de l'humeur, les coins de sa bouche si fraîche se serrèrent contre ses dents.
Au troisième mauvais coup que lui infligeait le préfet, elle regarda Lucien avec une expression de regret. Bientôt, en effet, elle perdit la partie, mais Lucien avait fait de tels progrès dans son esprit, qu'elle jugea à propos de lui adresser une petite dissertation géométrique et profonde, sur les angles que forment les billes d'ivoire en frappant les bandes du billard. Leuwen fit des objections.
«—Ah! vous êtes un élève de l'École polytechnique! Mais vous êtes un élève chassé et sans doute pas très fort en géométrie.»
Il invoqua des expériences, on mesura des distances sur le billard. Mme Grandet eut l'occasion d'étaler de charmantes poses et de jeter des éclats de voix. De ce moment, Lucien fut vraiment bien; Mme Grandet ne quitta les expériences que pour lui offrir de faire une partie de billard avec elle.
Sur les dix heures, il vint assez de monde, et sur les onze heures, M. Grandet arriva avec un ministre. Bientôt survint un second ministre, et, sur ses pas, les trois ou quatre députés les plus influents. Cinq ou six savants qui se trouvaient là, se mirent à faire bravement la cour aux Ministres et même aux députés. Ils eurent aussitôt pour rivaux deux ou trois littérateurs célèbres, un peu moins plats dans la forme, et, peut-être, plus esclaves au fond, mais cachant leur bassesse sous une urbanité parfaite. Ils débitaient d'une voix périodique et adoucie des compliments indirects et admirables de délicatesse.
À ce moment, Mme Grandet vint, du bout du salon, adresser la parole à Lucien.
«—Voilà une impertinence, se dit-il en riant. Où diable a-t-elle pris cette attention délicate? Serais-je duc sans le savoir?»
Les députés étaient devenus abondants dans le salon. Ils parlaient haut et cherchaient à faire du bruit. Ils levaient le plus possible leurs têtes grisonnantes et essayaient de se donner des mouvements brusques. L'un posait sa belle boîte d'or sur la table où il jouait de façon à faire retourner les voisins; un autre s'établissait sur sa chaise, la faisait remuer à chaque instant sur le parquet, sans égard pour les oreilles des personnes présentes.
Ils avaient tous l'importance du gros propriétaire qui vient de renouveler un bail avantageux.
Celui qui se remuait avec tant de bruit sur sa chaise vint, un instant après, dans la salle de billard et demanda à Lucien la Gazette de France qu'il lisait. Il pria pour ce petit service d'un air si bas, que notre héros en fut tout attendri. Cet ensemble lui rappelait Nancy.
Il sortit de sa rêverie en entendant rire à ses côtés. Un écrivain célèbre racontait une anecdote fort plaisante sur l'abbé Barthélemy, auteur du Voyage d'Anacharsis; puis vint une anecdote sur Marmontel, ensuite une troisième sur l'abbé Delille.
«—Le fond de toute cette gaieté est sec et triste. Ces gens d'académie ne vivent que sur les ridicules de leurs prédécesseurs. Ils mourront banqueroutiers, eux et leurs successeurs. Ils sont trop timides, même pour faire des sottises.»
Au commencement de la quatrième anecdote sur les ridicules de Chénier, Lucien n'y put tenir et regagna le grand salon, par une galerie garnie de bustes et que l'on tenait moins éclairée. Devant une porte, il rencontra Mme Grandet qui lui adressa encore la parole.
«—Je serais un ingrat si je ne me rapprochais pas de son groupe, au cas où il lui prendrait envie de faire sa Mme Staël.»
Il n'eut pas longtemps à attendre.
On avait, ce soir-là, présenté à Mme Grandet un jeune savant allemand, à grands cheveux blonds séparés au milieu du front, et horriblement maigre. Elle parla d'Homère, de l'École d'Alexandrie, des découvertes faites par les Allemands. On en vint aux antiquités chrétiennes, et pour en parler, Mme Grandet prit un air sérieux, les coins de sa bouche s'abaissèrent.
Cet Allemand, nouvellement présenté, ne se mit-il pas à attaquer la messe, en présence d'une bourgeoise de la cour de Louis-Philippe? (Ces Allemands sont les rois de l'inconvenance.)
La messe n'était au Ve siècle, disait-il, qu'une réunion où l'on rompait le pain en mémoire de Jésus-Christ. C'était une sorte de thé de gens bien pensants. Il n'entrait dans l'idée de personne que l'on fit actuellement quelque chose différant le moins du monde d'une action ordinaire, et encore moins que l'on fit un miracle du changement de pain et de vin dans le corps et le sang du Sauveur. Ce thé des premiers chrétiens a augmenté d'importance et la messe s'est formée.
«—Mais, grand Dieu! où voyez-vous cela, monsieur? disait Mme Grandet effrayée. Apparemment dans quelques-uns de vos autours allemands, ordinairement pourtant si amis des idées sublimes et mystérieuses, et par là si chères à tout ce qui pense bien. Quelques-uns se seront égarés, et leur langue, malheureusement si peu connue de mes légers compatriotes, les met à l'abri de toute réfutation.
«—Non, madame! Les Français aussi sont fort savants, reprenait le jeune dialecticien allemand qui, pour faire durer les discussions, avait appris un formulaire de politesse. La littérature française est si belle, les Français ont tant de trésors, qu'ils sont comme les gens tropriches, ils ignorent leurs richesses. Toute celle histoire véritable de la messe, je l'ai trouvée dans le Père Mabillon, qui vient de donner son nom à une des rues de votre brillante capitale. À la vérité, cela ne figure pas dans le texte de Mabillon—le pauvre moine ne l'eût pas osé—mais dans les notes. Votre messe, madame, estime invention d'hier.»
Mme Grandet avait répondu jusque-là par des phrases entrecoupées et insignifiantes, à quoi notre Allemand, relevant ses lunettes, répliquait par des faits, et comme on les lui contestait par des citations, le monstre faisait preuve d'une mémoire étonnante.
Mme Grandet était excessivement contrariée.
«—Comme Mme de Staël, se disait-elle, eût été belle dans ce moment, au milieu d'un cercle si nombreux et si attentif. Il y a au moins trente personnes qui nous écoutent, et je vais rester sans un mot de réponse et il est trop tard pour me lâcher.»
Après avoir compté les auditeurs qui, après s'être moqués de l'étrange tournure de l'Allemand, commençaient maintenant à l'admirer, précisément à cause de sa dégaine et de la façon de relever ses lunettes, les yeux de Mme Grandet rencontrèrent ceux de Lucien.
Dans sa terreur, elle lui demanda presque grâce.
Elle venait d'éprouver que son regard le plus enchanteur n'avait aucun effet sur ce jeune Allemand qui s'écoutait parler et ne voyait rien.
Lucien vit dans ce regard suppliant un appel à la bravoure; il perça le cercle et vint se placer auprès du dialecticien.
Il avait un peu trop compté sur ses moyens, et enfin, comme il ne savait pas le premier mot de cette question, pas même dans quelle langue avait écrit Mabillon, il fut battu. Mais Mme Grandet était sauvée. À une heure, il quitta cette maison où l'on avait tout fait pour chercher à lui plaire. Son âme était desséchée. Ce fut avec délices qu'il se permit un tête-à-tête d'une heure avec le souvenir de Mme de Chasteller. Les gens de lettres, les savants, les députés dont il venait de voir la fleur ce soir-là, le faisaient douter de la possibilité d'existence d'êtres comme Mme de Chasteller. D'ailleurs toutes ces personnes n'avaient garde de paraître dans le salon horriblement méchant de M. Leuwen père. Là, tout le monde se moquait de tout le monde, tant pis pour les sols et pour les hypocrites qui n'avaient pas infiniment d'esprit. Les titres de duc, de pair de France, de colonel de la garde nationale—comme l'avait éprouvé M. Grandet—ne mettait personne à l'abri de l'ironie la plus gaie.
«—Je n'ai rien à demander à la faveur des hommes, gouvernants ou gouvernés, disait quelquefois M. Leuwen dans son salon. Je ne m'adresse qu'à leur bourse. C'est à moi de leur prouver, dans mon cabinet, le malin, que leurs intérêts et les miens sont les mêmes. Hors de mon cabinet, je n'ai qu'un intérêt: me délasser et rire des sots, qu'ils soient sur le trône ou dans la crotte. Ainsi, mes amis, moquez-vous de moi, si vous pouvez.»
Toute la matinée du lendemain, Lucien travailla à voir clair dans une dénonciation sur Alger, faite par un M. Gaudin. Le roi avait demandé un avis motivé à M. le comte de Vaize, lequel avait été d'autant plus flatté que cette affaire regardait le ministère de la guerre. Il avait passé la nuit à faire un beau travail, puis il avait fait appeler Lucien:
«—Mon ami, critiquez-moi cela impitoyablement, dit-il en lui remettant son cahier tout barbouillé. Trouvez-moi des objections. J'aime mieux être critiqué en secret par mon aide de camp, que par mes collègues en plein conseil. À mesure que vous ne vous servirez plus d'une de mes pages, faites-la copier par un commis discret; n'importe l'écriture. Comme il est fâcheux que la vôtre soit si détestable. Réellement, vous ne formez pas vos lettres. Ne pourriez-vous pas tenter une réforme?
«—Est-ce qu'on réforme l'habitude? Si cela se pouvait combien de voleurs qui ont deux millions deviendraient honnêtes hommes...
«—Ce Gaudin prétend que le général lui a fermé la bouche avec 1.500 louis... Au reste, mon cher ami, j'ai besoin de la mise au net et de votre critique avant huit heures. Je veux mettre cela dans mon portefeuille. Mais je vous demande une critique sans pitié. Si je pouvais compter que votre père ne tirerait pas une épigramme des trésors de la Casbah, je payerais au poids de l'or son avis sur cette question...»
Lucien feuilletait la minute du ministre qui avait douze pages.
«—Pour tout au monde, mon père ne lirait un rapport aussi long, et encore il faudra vérifier les pièces.»
Il trouva que cette affaire était aussi difficile, pour le moins, que l'origine de la monarchie.
À sept heures et demie, il envoya au ministre son travail, et ce travail était aussi long que le rapport du comte de Vaize et sa mise au net.
Sa mère avait fait naître des incidents pour prolonger le dîner, et à son arrivée il n'était pas encore fini.
«—Qui t'amène si tard? dit M. Leuwen.
«—Son amitié pour sa mère, dit Mme Leuwen; certainement il eût été plus commode pour lui d'aller au cabaret. Que puis-je faire pour te marquer ma reconnaissance? demanda-t-elle à son fils.
«—Engager mon père à me donner son avis sur un petit opuscule de ma façon que j'ai là, dans ma poche...»
Et l'on parla d'Alger, de la Casbah, de 48 millions, de 13 millions volés jusqu'à neuf heures et demie.
«—Et Mme Grandet?
«—Je l'avais tout à fait oubliée...
«—Il faut y retourner... et dès demain...»
* * *
Lucien était tout homme d'affaires ce jour-là; il courut chez Mme Grandet comme il serait allé à son bureau pour une affaire en retard. Il traversa lentement la cour, l'escalier, l'antichambre, en souriant de la facilité de l'affaire dont il allait s'occuper. Il avait le même plaisir qu'à retrouver une pièce importante, un instant égarée au moment où on la chercherait pour un rapport au roi.
Il trouva Mme Grandet entourée de douze complaisants ordinaires; ces messieurs disputaient sur un certain M. Greslin, nommé référendaire à la Cour des comptes—moyennant 12.000 francs comptés à la cousine de la maîtresse du comte de Vaize. Celui-ci s'enquérait si l'épicier du coin, major de la garde nationale et fournisseur de l'État, oserait mécontenter les bonnes pratiques et votait dans le sens de son journal. Un autre de ces messieurs, jésuite avant 1800 et maintenant lieutenant de grenadiers, décoré, venait de dire qu'un des commis de l'épicier était abonné au National, ce qu'il n'eût certes osé faire si son patron avait eu toute l'horreur convenable pour cette rapsodie républicaine et désorganisatrice. Chaque mot diminuait sensiblement aux yeux de Lucien la beauté de Mme Grandet. Pour comble de misère, elle se mêlait fort à cette discussion qui n'eût pas déparé la loge d'un portier. Il s'aperçut aussi qu'elle le recevait froidement et il en fut amusé.
Mme Grandet se dit tout à coup presque en riant, mouvement rare chez elle:
«—S'il a pour moi cette passion que Mme de Thémines lui prête, il faut le rendre tout à fait fou. Et pour cela le régime des rigueurs convient peut-être à ce beau jeune homme, et me convient certainement beaucoup.»
Au bout d'une demi-heure, Lucien se voyant décidément reçu avec une froideur marquée, se trouva à l'égard de Mme Grandet dans la situation d'un connaisseur qui marchande un tableau médiocre: tant qu'il compte l'avoir pour quelques louis, il exagère ses beautés; les prétentions du vendeur s'élevant, le tableau devient ridicule et le connaisseur ne voit que les défauts.
«—Je suis ici, pensait Lucien, pour avoir une grande passion aux yeux de ces nigauds. Or, que fait-on, quand, dévoré par un amour violent, on se voit aussi mal reçu par l'objet de sa flamme? On tombe dans la plus sombre et silencieuse mélancolie!»
Et il ne dit plus un mot.
Sur les dix heures arriva à grand bruit M. de Torset, jeune ex-député, fort bel homme, et rédacteur éloquent d'un journal ministériel.
«—Avez-vous lu le Messager, madame? dit-il en s'approchant de la maîtresse de la maison d'un air commun, presque familier, et comme voulant faire prendre acte de cette familiarité avec une jeune femme dont le monde s'occupait. Ils ne peuvent répondre à ces quelques lignes, que j'ai lancées ce matin, sur l'exaltation et la dernière période des idées de ces réformistes. J'ai traité en deux mots l'augmentation du nombre des électeurs. L'Angleterre en a 800.000, et nous 180.000 seulement. Mais si je jette un coup d'œil rapide sur l'Angleterre, que vois-je avant tout? Quelle sommité frappe mon regard de son éclat brillant? Une aristocratie puissante et respectée, une aristocratie qui a des racines profondes dans les habitudes de ce peuple sérieux avant tout, et sérieux parce qu'il est biblique. Que vois-je de ce côté-ci du détroit? Des gens riches pour tout potage. Dans deux ans l'héritier de leur nom et de leur richesse sera peut-être à Sainte-Pélagie.
«—Ce Gascon impudent se croit obligé de parler comme les livres de M. de Chateaubriand,» se dit Lucien.
Il entendit tant de sottises, il vit tant de sentiments bas et mesquins étalés avec orgueil, qu'à un moment il crut être dans l'antichambre de son père.
«—Quand ma mère a des laquais qui causent comme M. de Torset, elle les renvoie.»
Lorsque arriva l'inévitable proposition d'une poule, il vit que M. de Torset se disposait à prendre une bille. Et comme il ne se sentait pas la force de remuer autour du billard, il sortit silencieusement avec la démarche lente qui convient au malheur.
«—Il n'est que onze heures,» se dit-il, et pour la première fois de la saison, il courut à l'Opéra avec quelque plaisir.
Il trouva Mlle Gosselin dans la loge grillée de son père: elle était seule depuis un quart d'heure et mourait d'envie de parler. Il l'écouta avec un plaisir qui le surprit, et fut charmant pour elle. Au plus fort de la causerie, la porte de la loge s'ouvrit avec fracas pour donner passage à S. E. le comte de Vaize.
«—C'est vous que je cherchais, dit-il à Lucien, avec un sérieux qui n'était pas exempt d'importance. Cette petite fille est-elle sûre?»
Quelque bas que ces derniers mots fussent prononcés, Mlle Gosselin les saisit.
«—C'est une question que l'on ne m'a jamais faite impunément, s'écria-t-elle, et puisque je ne puis pas chasser Votre Excellence, je remets ma vengeance à la Chambre prochaine!» et elle s'enfuit.
«—Pas mal, dit Lucien en riant, réellement pas mal!
«—Mais peut-on, quand en est dans les affaires, et dans les plus grandes, être aussi léger que vous! grommela le ministre avec l'humeur naturelle à l'homme qui, embrouillé dans des pensées difficiles, se voit distrait par une fadaise.
«—Je me suis vendu corps et âme à Votre Excellence pour les matinées; mais il est onze heures du soir, et, parbleu, les soirées sont à moi. Que m'en donnerez-vous si je les vends? fit Lucien toujours gaiement.
«—Je vous ferai lieutenant, de sous-lieutenant que vous êtes!
«—Hélas! cette monnaie est fort belle, mais je ne saurais qu'en faire.
«—Il viendra un moment où vous en sentirez tout le poids. Mais nous n'avons pas le temps de faire de la philosophie!... Pouvez-vous fermer cette loge?
«—Rien n'est plus facile,» et Lucien tira le verrou.
Pendant ce temps, le comte de Vaize regardait si l'on pouvait entendre des loges voisines. Il n'y avait personne, et malgré coin Son Excellence se cacha soigneusement derrière une colonne.
«—Par votre mérite, vous êtes devenu mon premier aide de camp. Votre place n'était rien et je ne vous y avais appelé que pour faire la conquête de M. votre père: vous avez créé la place, elle n'est point sans importance! Je viens de parler de vous au roi.»
Le ministre s'arrêta, s'attendant à un grand effet; il regarda attentivement Lucien et ne vit qu'une attention triste.
«—Malheureuse monarchie! pensa le comte de Vaize! Le nom du roi est dépouillé de tout son effet magique. Il est réellement impossible de gouverner avec ces petits journaux qui démolissent tout.»
Après un silence de dix secondes:
«—Mon ami, reprit-il, le roi approuve que je vous charge d'une double mission électorale.
«—Votre Excellence n'ignore pas que ces missions ne sont précisément pas tout ce qu'il y a de plus honorable aux yeux d'un public abusé.
«—C'est ce que je suis loin d'accorder, permettez-moi de vous le dire; j'ai plus d'expérience que vous.
«—Et moi, monsieur le comte, j'ai assez d'indépendance et trop peu de dévouement au pouvoir, pour supplier Votre Excellence de confier ces sortes de missions à un plus digne!
«—Mais, mon ami, c'est un des devoirs de votre place, de cette place dont vous avez fait quelque chose.
«—En ce cas, j'ai une seconde prière à ajouter à la première; c'est celle d'agréer ici ma démission et mes remerciements de vos bontés pour moi.
«—Je ne puis parler de cette démission qu'avec M. votre père...
«—Je voudrais bien, monsieur le comte, ne pas être obligé à chaque instant d'avoir recours au génie de mon père; s'il convient à Votre Excellence de m'expliquer ces missions, et s'il n'y a pas de combat de la rue Transnonain au fond de cette affaire, je pourrai m'en charger.
«—Je gémis comme vous sur les accidents terribles qui peuvent survenir dans l'emploi trop rapide de la force la plus légitime. Mais vous sentez bien qu'un accident déploré et réparé autant que possible, ne prouve rien contre un système. Est-ce qu'un homme qui blesse son ami à la chasse, par accident, est un assassin?
«—M. de Torset nous a parlé pendant une grande demi-heure, ce soir, sur cet inconvénient exagéré par la mauvaise presse.
«—Torset est un sot, et c'est parce que nous n'avons pas de Leuwen, ou parce qu'ils manquent de liant dans le caractère, que nous sommes quelquefois obligés d'employer des Torset. Car enfin il faut bien que la machine marche. Les arguments et les mouvements d'éloquence pour lesquels ces messieurs sont payés, ne sont pas faits pour des intelligences comme la vôtre: mais dans une armée nombreuse, tous les soldats ne sont pas des héros de délicatesse.
«—Mais qui m'assure qu'un autre ministre n'emploiera pas en mon honneur précisément les mêmes termes dont Votre Excellence se sert pour le panégyrique de M. de Torset?
«—Ma foi, mon ami, vous êtes intraitable!»
Ceci fut dit avec naturel et bonhomie, et Lucien était encore si jeune que le ton de ces paroles amena la réponse prévue.
«—Non, monsieur le comte, car, pour ne pas chagriner mon père, je suis prêt à prendre ces missions, s'il n'y a pas de sang au bout.
«—Est-ce que nous avons le pouvoir de répandre du sang? dit le ministre avec une voix différentiel où il y avait du reproche et presque du regret.
Ce mot venant du cœur frappa Lucien:
«—Voilà un inquisiteur tout trouvé.»
De son côté le ministre songeait:
«—À quoi nous en sommes réduits avec nos subalternes! Si nous en trouvons de respectueux, ce sont des hommes douteux, prêts à nous vendre au National ou à Henry V!
«—Il s'agit de deux choses, mon cher aide de camp, continua-t-il tout haut. Allez faire une apparition à Champagnié, dans le Cher, où M. votre père a de grandes propriétés, parlez à vos hommes d'affaires, et, par leur secours, tâchez de deviner ce qui rend la nomination de M. Bouleau si incertaine. Le préfet, M. de Riquebourg, est un brave homme très dévoué, très dévoué! mais qui me fait l'effet d'un imbécile. Vous serez accrédité auprès de lui, vous aurez de l'argent à distribuer sur les bords de la Loire, et, de plus, trois débits de tabac. Je crois même qu'il y aura deux directions de la poste aux lettres; le ministre des Finances ne m'a pas encore répondu à cet égard, mais je vous dirai cela par télégraphe. De plus, vous pourrez faire destituer à peu près qui vous voudrez. Vous êtes sage, vous n'userez de tous ces droits qu'avec discrétion. Ménagez l'ancienne noblesse et le clergé, entre eux et nous, il n'y a que la vie d'un enfant. Point de pitié pour les républicains, surtout pour les jeunes gens qui ont reçu une bonne éducation et qui n'ont pas de quoi vivre. Et comme vous savez que mes bureaux sont pavés d'espions, vous m'écrirez les choses importantes sous le couvert de M. votre père. Mais l'élection de Champagnié ne me chagrine pas infiniment.
«M. Malot, le libéral et le rival de Bouleau, est un hâbleur; il n'est plus jeune, et, de plus, il s'est fait peindre en uniforme de capitaine de la garde nationale, bonnet à poil en tête. Pour me moquer de lui, j'ai dissous sa garde huit jours après. Un tel homme ne doit pas être insensible à un ruban rouge qui ferait un bel effet dans son portrait. En tous les cas, c'est un hâbleur, impudent et vide qui, à la Chambre, fera tort à son parti. Vous étudierez les moyens de capter Malot en cas de non réussite pour ce fidèle Bouleau.
«Mais le grave de l'affaire c'est Caen, dans la Normandie. Vous donnerez un jour ou deux aux affaires de Champagnié, et vous vous rendrez en toute hâte à Caen. Il faut à tout prix que M. Mairobert ne soit pas élu. C'est un homme de tête et d'esprit. Avec douze ou quinze têtes comme celle-là, la Chambre serait ingouvernable. Je vous donne à peu près carte blanche, places à accorder, argent, et destitutions. Ces décisions pourraient être contrariées par deux pairs, des nôtres, qui ont de grands biens dans le pays. Mais la Chambre des pairs n'est pas gênante, et je ne veux à aucun prix de M. Mairobert. Il est riche, il n'a pas de parents pauvres, el il a la croix. Bien à faire de ce côté-là. Le préfet de Caen, M. Crépu, a tout le zèle qui ne vous brûle pas. Il a fait lui-même un pamphlet contre M. Mairobert et il a eu l'étourderie de le faire imprimer là-bas, dans le chef-lieu de sa préfecture. Je viens de lui ordonner par le télégraphe de demain matin, de ne pas en distribuer un seul exemplaire. M. de Torset a aussi composé un pamphlet, dont vous prendrez trois cents exemplaires dans votre voiture. Enfin, vous serez le maître de distribuer ou de ne pas distribuer ces pamphlets. Si vous voulez en faire un vous-même, ou bien un extrait des deux autres, vous m'obligeriez sensiblement. Mais faites tout au monde pour empêcher l'élection de M. Mairobert. Écrivez-moi deux fois par jour. Je vous donne ma parole d'honneur de lire vos lettres.»
Lucien se mit à rire.
«—Anachronisme! monsieur le comte! Nous ne sommes plus au temps de Samuel Bernard. Que peut le roi pour moi en choses raisonnables? Quant aux distinctions, M. de Torset dîne une fois ou deux, tous les mois chez Leurs Majestés. Réellement les moyens de récompense manquent à votre monarchie.
«—Pas tant que vous croyez. Si M. Mairobert est élu, malgré vos bons et loyaux services, vous serez lieutenant. S'il n'est pas nommé, vous serez lieutenant d'état-major, avec le ruban.
«—M. de Torset n'a pas manqué de nous apprendre ce soir qu'il est officier de la Légion d'honneur depuis huit jours, apparemment à cause de son article sur les maisons ruinées par le canon, à Lyon. Au reste, je me souviens du conseil donné par le maréchal Bournonville au roi d'Espagne Ferdinand VIl. Il est minuit, je partirai à deux heures du matin.
«—Bravo, bravo, mon ami. Faites vos instructions dans le genre que je vous ai indiqué, et vos lettres aux préfets et aux généraux. Je signerai le tout avant de me coucher, à une heure et demie. Probablement, il me faudra encore passer la nuit pour ces diables d'élections.
«—Pourrais-je emmener M. Coffe, qui a du sang-froid pour deux?
«—Mais je resterai seul.
«—Seul, avec quatre cents commis! Et M. Desbacs?
«—C'est un petit coquin trop malléable, qui trahira plus d'un ministre avant d'être conseiller d'État. Cependant emmenez qui vous voudrez, même ce Coffe. Pas de Mairobert à tout prix. Je vous attends à une heure et demie.»
* * *
Lucien monta chez sa mère, on lui donna la calèche de voyage de la maison de banque qui était toujours prête, et à trois heures du matin il était en route pour le département du Cher.
La voiture était encombrée de pamphlets électoraux, il y en avait partout, et jusque sur l'impériale. À peine restait-il de la place pour Lucien et M. Coffe. À six heures du soir, ils arrivèrent à Blois et s'y arrêtèrent pour dîner.
Tout à coup, un bruit énorme se fit devant l'auberge et l'hôte entra tout pâle.
«—Messieurs, sauvez-vous, on veut piller votre voiture.
«—Et pourquoi? demanda Lucien.
«—Ah! vous le savez mieux que moi.
«—Comment!» fit Lucien furieux, et il sortit vivement du salon qui était au rez-de-chaussée.
Il fut accueilli par des cris assourdissants:
«—À bas l'espion, à bas le commissaire de police!»
Rouge comme un coq, il prit sur lui de ne pas répondre et voulut s'approcher de la voiture. La foule s'écarta un peu. Pendant qu'il ouvrait la portière, une énorme pelletée de boue tomba sur sa figure et de là sur sa cravate, et comme il parlait à M. Coffe dans ce moment, la boue lui entra même dans la bouche.
Un grand commis voyageur, à favoris rouges, qui fumait tranquillement au balcon du premier étage chargé de voyageurs qui se trouvaient dans l'hôtel, dit en criant au peuple:
«—Voyez comme il est sale! Vous avez mis son âme sur sa figure.»
Ce propos fut accueilli par un éclat de rire général qui se prolongea dans toute la rue avec bruit et dura bien cinq minutes.
Lucien se retourna vivement vers le balcon pour chercher à deviner parmi ces figures qui riaient d'un rire affecté, celui qui avait parlé de lui. Mais deux gendarmes au galop arrivèrent sur la foule. Le balcon fut vidé en un instant et la foule se dissipa, dans les rues latérales. Ivre de colère, Lucien voulut entrer dans la maison pour chercher l'homme qui l'avait insulté, mais l'hôte avait barricadé la porte; ce fut en vain que notre héros y donna des coups de poing et de pied.
«—Filez rapidement, messieurs, disait le brigadier de gendarmerie d'un ton grossier, et riant lui-même de l'état de Leuwen. Je n'ai que trois hommes et ils peuvent revenir avec des pierres.»
Pendant ce temps, on attelait les chevaux en toute hâte. Lucien était fou à force de colère et parlait à Coffe qui ne répondait pas et tâchait, à l'aide d'un grand couteau de cuisine, d'ôter le plus gros de la boue fétide dont les manches de son habit étaient couvertes.
«—Il faut que je retrouve l'homme qui m'a insulté, ne cessait de répéter Lucien.
«—Dans le métier que nous faisons, vous et moi, répondit enfin Coffe avec un grand sang-froid, il faut secouer les oreilles et aller en avant.»
L'hôte survint; il était sorti par une porte de derrière, et ne put ou ne voulut répondre à Leuwen.
«—Payez-moi, monsieur, cela vaudra mieux. C'est 42 francs.
«—Vous vous moquez! Un dîner pour deux, 42 francs?
«—Je vous conseille de filer, dit le brigadier en intervenant. Ils vont revenir avec des tronçons de chou.»
Lucien remarqua que l'hôte remerciait le gendarme du coin de l'œil.
«—Comment avez-vous l'audace...
«—Monsieur, allons chez le juge de paix, répliqua l'hôte avec l'insolence d'un homme de cette classe. Tous les voyageurs de mon hôtel ont été effrayés. Il y a un Anglais et sa femme qui ont loué chez moi la moitié du premier pour deux mois, et il m'a déclaré que si je recevais chez moi des...
«—Des quoi? fit Lucien pâle de colère, en courant à la voiture pour prendre son sabre.
«—Délogeons, dit Coffe, voici le peuple qui revient.» Il jeta 42 francs à l'aubergiste, et l'on partit.
«—Je vous attendrai hors la ville; je vous ordonne de venir m'y rejoindre.
«—Ah! j'entends, répondit le brigadier, en souriant avec mépris, monsieur le commissaire a peur.»
La foule commençait à se reformer au bout de la rue.
Arrivé à vingt pas de celle-ci, le postillon prit le galop malgré les cris de Lucien.
La boue et les tronçons de chou pleuvaient de tous côtés dans la calèche. Malgré un brouhaha épouvantable, ces messieurs eurent le plaisir d'entendre les plus sales injures.
En approchant de la porte, il fallut mettre les chevaux au trot à cause du pont fort étroit. Il y avait là huit ou dix criards.
«—À l'eau, à l'eau! criaient-ils.
«—Ah! c'est le lieutenant Leuwen, dit un homme en capote verte déchirée; apparemment un lancier congédié.
«—À l'eau Leuwen, à l'eau Leuwen!» se mit-on à crier à l'instant.
À vingt pas hors de la ville, tout était calme. Le brigadier arriva bientôt.
«—Je vous félicite, messieurs, dit-il aux voyageurs, vous l'avez échappé belle.»
Son air goguenard acheva de mettre Lucien hors de lui. Il lui ordonna de lire son passeport, et ensuite:
«—Quelle peut être la cause de tout ceci? demanda-t-il.
«—Eh! monsieur, vous le savez vous-même et mieux que moi. Vous êtes le commissaire de police qui vient pour les élections. Vos papiers imprimés que vous aviez sur l'impériale de votre calèche, sont tombés en entrant en ville, vis-à-vis du Café National où on les a lus; on vous a reconnu, et, ma foi, il est bien heureux qu'ils n'aient pas eu des pierres.»
M. Coffe monta tranquillement sur le siège de devant de la calèche.
«—En effet, il n'y a plus rien, dit-il à Leuwen en inspectant l'impériale.
«—Ce paquet était-il pour le Cher ou pour M. Mairobert?
«—Contre M. Mairobert. C'est le pamphlet de Torset.»
La figure du gendarme pendant ce court dialogue désolait Lucien. Il lui donna vingt francs et le congédia.
Le brigadier fit mille remerciements.
«—Messieurs, ajouta-t-il, les Blaisois ont la tête chaude. Les messieurs comme vous autres ne traversent la ville que de nuit.
«—F...-moi le camp, lui dit Lucien, et, s'adressant au postillon: Marche au galop, toi!
«—N'ayez donc pas tant de peur, s'exclama celui-ci en ricanant. Il n'y a personne sur la route.»
Au bout de cinq minutes de galop:
«—Hé bien, Coffe?
«—Hé bien, répondit Coffe froidement, le ministre vous donne le bras au sortir de l'Opéra; les maîtres de requêtes, les préfets en congé, les députés à entrepôts de tabac envient votre fortune. Ceci est la contrepartie. C'est tout simple.
«—Votre sang-froid me ferait devenir fou. Ces indignités, ces propos atroces, cette boue!
«—Cette boue, c'est pour nous la noble poussière du champ de bataille. Cette huée publique vous comptera: ce sont les actions d'éclat dans la carrière que vous avez prise, et où ma pauvreté et ma reconnaissance me portent à vous suivre.
«—C'est-à-dire que si vous aviez 1.200 francs de rentes, vous ne seriez pas ici.
«—Si j'avais 300 francs de rente seulement, je ne servirais pas le ministère qui retient des milliers de pauvres diables dans les horribles cachots de Mazas, de Saint-Michel et de Clairvaux.»
Un profond silence suivit cette réponse trop sincère, et ce silence dura pendant trois lieues.
À quelque distance d'un village, dont on apercevait le clocher pointu s'élever derrière une colline nue et sans arbres, Lucien fit arrêter:
«—Il y aura 20 francs pour vous, dit-il au postillon, si vous ne dites rien de l'émeute.
«—À la bonne heure, 20 francs, c'est bon, je vous remercie. Mais, not' maître, votre figure si pâle de la venette que vous venez d'avoir, mais votre belle calèche anglaise couverte de boue, ça va sembler drôle, on jasera. Ce ne sera pourtant pas moi qui aurai jasé.
«—Dites que vous avez versé, et aux gens de la poste qu'il y aura 20 francs pour eux s'ils attellent en trois minutes; puis se tournant vers Coffe:
«—Et être obligés de nous cacher!
«—Voulez-vous être reconnu ou pas reconnu?
«—Je voudrais être à cent pieds sous terre, ou avoir votre impassibilité.
«—Que me conseillez-vous, Coffe? dit Lucien, les larmes aux yeux, lorsqu'ils furent partis. Je veux envoyer ma démission et vous céder la mission, ou, si cela vous déplaît, je manderai M. Desbacs. Moi, j'attendrai huit jours et je reviendrai châtier l'insolent.
«—Je vous conseille de faire laver votre calèche à la première poste, de continuer comme si de rien n'était, et de ne dire jamais mot de cette aventure à qui que ce soit, car tout le monde rirait.
«—Quoi? vous voulez que je supporte toute ma vie cette idée d'avoir été insulté impunément.
«—Si vous avez la peau si tendre au mépris, pourquoi quitter Paris?
«—Quel moment nous avons passé à la porte de cet hôtel! Toute ma vie, ce quart d'heure sera à me brûler, comme de la braise sur ma poitrine.
«—Ce qui rendait l'aventure piquante, répliqua Coffe, c'est qu'il n'y avait pas le moindre danger et que nous avions tout le loisir de goûter le mépris. La rue était pleine de boue, mais parfaitement bien pavée; pas une seule pierre de disponible. C'est la première fois que j'ai senti la honte. Quand j'ai été arrêté pour Sainte-Pélagie, trois ou quatre personnes seulement s'en sont aperçues comme je montais en fiacre, et l'une d'elles a dit avec beaucoup de bonté et de pitié:
«—Le pauvre diable!»
Lucien ne répondait pas. Coffe continuait à penser tout haut avec une cruelle franchise:
«—J'ai songé au mot célèbre. On avale le mépris, mais on ne le mâche pas.
«—Mon ami, dit Lucien tout à coup, je compte que vous ne rirez avec personne de mes angoisses?
«—Vous m'avez tiré de Sainte-Pélagie où j'aurais dû faire mes cinq ans, et il va plusieurs années que nous sommes liés.
«—Eh bien, mon cœur est faible; j'ai besoin de parler, et je parlerai si vous me promettez une discrétion éternelle.
«—Je le promets.
«—Je déserterai là, sur la grande route. Je me fais conduire à Rochefort, et de là il est facile de s'embarquer pour l'Amérique sous un nom supposé. Au bout de deux ans, je puis revenir à Blois et souffleter le jeune homme le plus marquant de la ville. J'ai mal conduit toute ma vie; je suis dans un bourbier sans issue!
«—Soit, mais quelque raison que vous ayez, vous ne pouvez pas déserter au milieu de la bataille, comme les Saxons à Leipzig. Cela n'est pas bien, et vous créerait des remords par la suite, du moins je le crains. Fâchez d'oublier et surtout pas un mot à M. de Riquebourg, le préfet du Cher.»
La nuit tomba tout à coup: l'obscurité devint profonde. Coffe voyait Leuwen changer de position toutes les cinq minutes.
«—Il se tord comme saint Laurent sur le gril, pensait-il. Il est fâcheux qu'il ne trouve pas de lui-même un remède à sa position. Cependant, ajouta-t-il, après un quart d'heure de réflexions et de déductions mathématiques, je lui dois de m'avoir tiré de cette chambre de Sainte-Pélagie, grande à peu près comme cette calèche. Il est malheureux par sa faute, malheureux avec de la santé, de l'argent et de la jeunesse à revendre. Quel sot! et comme je le haïrais s'il ne m'avait tiré de Sainte-Pélagie! À l'école, quel présomptueux et quel bavard! Parler, parler, toujours parler. Mais cependant, il faut l'avouer, jamais le moindre mot inconvenant, et cela fait un fameux point pour lui, lorsqu'il me fit sortir de prison... oui, mais pour faire de moi un apprenti bourreau. Le bourreau est plus estimable...; c'est par pur enfantillage, par suite de leur sottise ordinaire, que les hommes l'ont pris en grippe. Il remplit un devoir, un devoir nécessaire, indispensable. Et nous! nous qui sommes sur la route de tous les honneurs que peut distribuer la société, nous voilà en train de commettre une infamie, une infamie nuisible. Le peuple qui se trompe si souvent, par hasard a eu raison cette fois.»
À cet instant, Lucien soupira.
«—Le voilà qui souffre de son absurdité. Il prétend réunir les profits du ministériel avec la sensibilité délicate de l'homme d'honneur. Quoi de plus sot! Il connaît le mépris public, comme moi, aussi dans les premiers jours de Sainte-Pélagie. Quand je pensais que les voisins de mon magasin pouvaient me croire un banquier frauduleux!»
Le souvenir de cette si vive douleur fut assez puissant pour porter Coffe à parler.
«—Nous ne serons pas en ville avant onze heures, voulez-vous débarquer à l'auberge ou chez le préfet?
«—S'il est debout, voyons le préfet.»
Lucien avait la faiblesse dépenser tout haut devant son ami. Il avait toute honte bue, puisqu'il avait pleuré. Il ajouta:
«—Je ne puis être plus contrarié que je ne le suis. Jetons la dernière ancre de salut qui reste au misérable, faisons notre devoir.
«—Vous avez raison, dit froidement Coffe. Dans l'excès du malheur, et surtout du pire des malheurs, celui qui a pour cause le mépris de soi-même, faire son devoir et agir est en effet la seule ressource. Experto crede Roberto. Je n'ai pas passé ma vie sur des roses, allez. Si vous m'en croyez, vous secouerez les oreilles et tâcherez d'oublier l'algarade de Blois. Vous êtes bien éloigné encore du comble des malheurs: vous n'avez pas lieu de vous mépriser vous-même. Le juge le plus sévère ne pourrait voir que de l'imprudence dans votre fait. Vous avez jugé de la vie d'un ministériel par ce qu'on en voit à Paris, où ils ont le monopole de tous les agréments que peut donner la société. Ce n'est qu'en province que le ministériel voit le mépris que lui accorde si libéralement la grande majorité des Français. Vous n'avez pas la peau assez dure pour ne pas sentir le mépris public. Mais on s'y accoutume. On n'a qu'à mettre son orgueil ailleurs. Voyez M. de Talleyrand. On peut même observer à l'égard de cet homme célèbre, que lorsque le mépris est devenu lieu commun, il n'y a plus que les sots qui l'expriment; or, les sots, parmi nous, gâtent jusqu'au mépris.
«—Voilà une drôle de consolation que vous me donnez là, dit Lucien assez brusquement.
«—C'est, ce me semble, la seule dont vous soyez susceptible. Il faut d'abord dire la vérité quand on entreprend la tâche ingrate de consoler un homme de cœur. Je suis un chirurgien cruel en apparence, je sonde la plaie jusqu'au fond, mais je puis guérir.
«Vous souvient-il que le cardinal de Retz, qui avait le cœur si haut, l'homme de France auquel on a vu peut-être le plus de courage, ayant donné d'impatience un coup de pied au cul à son écuyer qui faisait quelque sottise pommée, fut accablé de coups de canne et rossé d'importance par cet homme qui se trouva beaucoup plus fort que lui?
«Eh bien, cela est plus piquant que de recevoir de la boue d'une populace qui vous croit l'auteur de l'abominable pamphlet que vous portez en Normandie. À le bien prendre, c'est à l'insolence si provocante de ce fat de Torset qu'on a jeté cette boue. Si vous aviez été Anglais, cet accident vous eût trouvé presque insensible. Lord Wellington l'a éprouvé trois ou quatre fois dans sa vie.»
Coffe prit la main de Lucien, et Lucien pleura pour la seconde fois.
«—Et ce soldat, ce lancier qui m'a reconnu, qui a crié: à bas Leuwen!
«—Ce soldat a appris au peuple de Blois le nom de l'auteur de l'infâme pamphlet de Torset.
«—Mais comment sortir de la boue où je suis plongé, au moral comme au physique? s'écria Lucien avec la dernière amertume. Encore enfant, j'ai fait ce que j'ai pu pour être utile et estimable. J'ai travaillé dix heures par jour, pendant trois ans. Le métier de soldat conduit maintenant à une action comme celle de la rue Transnonain. Faut-il que le malheureux officier qui attendait l'époque de la guerre dans un régiment donne sa démission au milieu des balles d'une émeute?
«—Non, parbleu, et vous avez bien fait de quitter l'armée.
«—Me voici dans l'administration. Vous savez que je travaille en conscience, de neuf heures du matin à quatre heures. J'expédie bien vingt affaires, et souvent importantes. Si à dîner, je crains d'avoir oublié quelque chose d'urgent, au lieu de rester auprès du feu, avec ma mère, je reviens au bureau où je me fais maudire par le commis de garde qui ne m'attendait pas à ce moment. Pour ne pas faire de la peine à mon père, je me suis laissé entraîner dans cette exécrable mission. Me voilà obligé de calomnier un honnête homme, comme M. Mairobert, avec tous les moyens dont un gouvernement dispose; je suis couvert de boue et on me crie que mon âme est sur ma figure. Que devenir? Manger le bien gagné par mon père, ne rien faire, n'être bon à rien! Attendre ainsi la vieillesse et me mépriser moi-même. Que faire? Quel état prendre?
«—Quand on a le malheur de vivre sons un gouvernement fripon, un malheur plus grand, à mon sens, est de raisonner trop juste et de voir la vérité. L'agriculture et le commerce sont les seuls métiers indépendants. À vivre au milieu des champs, à cinquante lieues de Paris, parmi nos paysans qui sont encore des bêtes brutes, j'ai préféré le commerce. Il est vrai qu'il faut y supporter et partager certains usages sordides, établis par la barbarie du XVIle siècle et soutenus aujourd'hui par les gens âgés, avares et tristes, qui sont le fléau du commerce. Ces usages sont comme les cruautés du moyen âge, qui n'étaient pas des cruautés de leur temps et qui ne sont devenues telles que par les progrès de l'humanité. Mais enfin, ces usages sordides, dût-on finir par les trouver naturels, valent mieux que d'égorger des bourgeois tranquilles, rue Transnonain, ou, ce qui est pis et plus bas encore, justifier de telles choses dans les pamphlets que nous colportons.
«—Je devrai donc changer une troisième fois d'état!
«—Vous avez un mois pour songer à cela. Mais déserter au milieu du combat, ou vous embarquer à Rochefort comme vous en aviez l'idée, vous donnera aux yeux de la société une teinte de folie pusillanime dont vous ne vous laverez jamais. Aurez-vous le caractère de mépriser le jugement de la société au milieu de laquelle vous êtes né? Lord Byron n'a pas eu cette force. Le cardinal de Retz lui-même ne l'a pas eue. Napoléon, qui se croyait noble, a frémi devant l'opinion du faubourg Saint-Germain. Un faux pas, dans la situation où vous vous trouvez, vous conduit au suicide. Songez à ce que vous me disiez il y a un mois, de la haine adroite du ministre, à la tête de quarante espions de bonne compagnie.»
Après avoir fait l'effort de parler aussi longtemps, Coffe se tut, et quelques minutes après, on arriva à la ville, chef-lieu du département du Cher. Le préfet, M. de Riquebourg, les reçut en bonnet de coton, mangeant une omelette, seul dans son cabinet, sur une petite table ronde. Il appela sa cuisinière Marion avec laquelle il discuta fort posément sur ce qui restait dans le garde-manger, et sur ce qui pourrait être le plus tôt prêt pour le souper de ces messieurs.
«—Ils ont dix-neuf lieues dans le ventre, dit-il à sa cuisinière, faisant allusion à la distance parcourue par les voyageurs depuis leur dîner à Blois.»
La cuisinière partie.
«—C'est moi, messieurs qui compte avec ma cuisinière; par ce moyen ma femme n'a que l'embarras des bambins. Et puis, tout en laissant bavarder cette fille, je sais tout ce qui se passe chez moi, car ma conversation, messieurs, est toute dénoncée à la police et je suis environné d'ennemis. Vous n'avez pas idée, messieurs, des frais que je fais. Par exemple, j'ai un perruquier libéral pour moi, et le coiffeur des dames légitimistes pour ma femme. Vous comprenez que je pourrais fort bien me faire la barbe. J'ai deux petits procès que j'entretiens uniquement pour donner occasion de venir à la préfecture au procureur, M. Clapier, l'un des libéraux les plus malins du pays, et à M. Le Beau, l'avocat, personnage éloquent, modéré, pieux comme les grands propriétaires qu'il sert. Ma place, messieurs, ne tient qu'à un fil... Si je ne suis pas un peu protégé par Son Excellence, je suis le plus malheureux des hommes. J'ai eu pour ennemi, en première ligne, Mgr l'évêque; c'est le plus dangereux.—Il n'est pas sans relations avec quelqu'un qui approche de bien près l'oreille de S. M. la reine. De plus, les lettres de Monseigneur ne passent point par la poste. La noblesse dédaigne de venir dans mon salon et me harcèle avec son Henry V et son suffrage universel. J'ai enfin ces malheureux républicains; ils ne sont qu'une poignée et font du bruit comme mille. Le croiriez-vous, messieurs, les fils des familles les plus riches, à mesure qu'ils arrivent à dix-huit ans, n'ont pas de honte d'être de ce parti! Dernièrement, pour payer l'amende de 5.000 francs à laquelle j'ai fait condamner le journal insolent qui semblait approuver le charivari donné à notre digne substitut du procureur général, les jeunes gens nobles ont donné 67 francs, et les jeunes gens riches, non nobles, 89 francs. Cela n'est-il pas horrible? nous qui garantissons leurs propriétés contre la République!
«—Et les ouvriers? demanda Coffe.
«—53 francs, monsieur: cela fait horreur, 53 francs, tout en sous. La plus forte contribution parmi ces gens-là a été de six sous, et c'est le cordonnier de mes filles qui a eu le front de donner ces six sous!
«—J'espère que vous ne l'employez plus», dit Coffe en fixant un œil scrutateur sur le pauvre préfet.
Celui-ci eut l'air très embarrassé, car il n'osait mentir, redoutant la contre-police de ces messieurs.
«—Je serai franc, dit-il enfin, la franchise est la base de mon caractère. Barthélemy est le seul cordonnier pour femmes de la ville. Les autres chaussent les femmes du peuple... et mes filles n'ont jamais voulu consentir. Je lui ai fait cependant une bonne semonce.»
Excédé de tous ces détails, à minuit moins le quart, Lucien dit assez brusquement à M. de Riquebourg:
«—Vous plairait-il, monsieur, de lire cette lettre de S. E. le ministre de l'Intérieur?»
Le préfet la lut deux fois, très posément. Les deux jeunes gens se regardaient.
«—C'est une grand diable de chose que ces élections, dit le préfet, et qui depuis trois semaines m'empêche de dormir, moi qui, grâce à Dieu, en temps ordinaire, n'entends pas tomber ma dernière pantoufle. Si, entraîné par mon zèle pour le gouvernement du roi, je me laissais aller à quelque mesure un peu trop acerbe envers mes administrés, je perdrais la paix de l'âme. Ah! mes jeunes amis, conservez longtemps la paix de l'âme! Ne vous permettez jamais en administration la moindre action, je ne dis pas douteuse aux yeux de l'honneur, mais douteuse à vos propres yeux. Sans la paix de l'âme, y a-t-il possibilité de bonheur?»
Le souper était servi.
«—Ah! misérable, pensait Lucien, es-tu fait pour me torturer! et quoique mourant de faim, il éprouva une telle contraction de diaphragme qu'il ne put avaler une seule bouchée.
«—Mangez donc, monsieur le commissaire, disait le préfet. Imitez monsieur votre adjoint.
«—Secrétaire seulement, monsieur,» répliqua Coffe en continuant à manger comme un loup.
Ce mot jeté avec force parut cruel à Lucien. Il ne put s'empêcher de regarder son ami.
«—Vous ne voulez donc pas m'aider à porter l'infamie de ma mission?» disait ce regard.
Coffe ne comprit rien. C'était un homme parfaitement raisonnable, mais nullement délicat.
«—Mangez donc, monsieur le commissaire.»
Coffe qui comprit enfin que ce malheureux titre choquait Lucien, dit au préfet:
«—Maître des requêtes, s'il vous plaît, monsieur.
«—Ah! maître des requêtes, fit le préfet étonné. Et c'est toute notre ambition, à nous autres, pauvres préfets de province, après avoir fait deux ou trois bonnes élections!
«—Est-ce naïveté sotte, est-ce un malin? se demandait Lucien peu disposé à l'indulgence.
«—Mangez donc, monsieur le maître des requêtes. Si vous ne devez m'accorder que trente-six heures, comme le dit le ministre dans sa lettre, j'ai à vous dire bien des choses, à vous communiquer bien des détails, à vous soumettre bien des mesures, avant après-demain, à midi, qui serait l'heure où vous quitteriez l'hôtel de la Préfecture.
«Demain, j'ai le projet de vous prier de recevoir une cinquantaine de personnes, une cinquantaine d'administrateurs douteux, ou timides, et d'ennemis non déclarés ou timides aussi. Les sentiments de tous seront stimulés, je n'en doute pas, par l'avantage de parler à un fonctionnaire qui, lui-même, parle au ministre. D'ailleurs cette audience que vous leur accorderez et dont toute la ville parlera, sera, pour eux, un engagement solennel. Parler au ministre, c'est un grand avantage, une belle prérogative, monsieur le maître des requêtes. Que peuvent nos froides dépêches, nos dépêches qui, pour être claires, ont besoin d'être longues? Que peuvent-elles auprès du compte rendu vif et intéressant d'un administrateur qui peut dire: «J'ai vu!»
Ces propos duraient encore à une heure et demie du matin. Coffe, qui mourait de sommeil, était allé s'informer des lits. Le préfet en profita pour demander à Leuwen s'il pouvait parler devant le secrétaire.
«—Certainement, monsieur le préfet, M. Coffe travaille dans le bureau particulier du ministre, et a, pour les élections, toute la confiance de Son Excellence.»
Au retour de Coffe, M. de Riquebourg se crut obligé de reprendre toutes les considérations qu'il avait déjà exposées à Lucien, en y ajoutant cette fois les noms propres. Mais ces noms, tous également inconnus pour les deux voyageurs, ne faisaient qu'embrouiller à leurs yeux le système d'influence que M. le préfet se proposait d'exercer. Coffe, contrarié de ne pouvoir dormir, voulut du moins travailler sérieusement, et, avec l'autorisation de M. le maître des requêtes, comme il eut soin de l'exprimer, il se mit à presser de questions M. de Riquebourg.
Ce bon préfet, si moral et si soigneux de ne pas se préparer des remords, articula enfin que le département était fort mal disposé, parce que huit pairs de France, dont deux étaient grands propriétaires, avaient fait nommer un nombre considérable de petits fonctionnaires, et les couvraient de leur protection.
«—Si vous étiez arrivés quinze jours plus tôt, nous eussions pu ménager quelques destitutions salutaires.
«—Mais, monsieur, n'avez-vous pas écrit dans ce sens au ministre? Il y est, je crois, question de la destitution d'une directrice de la poste aux lettres?
«—Mme Durand, la belle-mère de M. Duchodeau? La pauvre femme! Elle pense fort mal, il est vrai, mais cette destitution, si elle arrive à temps, fera peur à deux ou trois fonctionnaires du canton de Pourville; l'un est son gendre, et les autres ses cousins. Mais ce n'est pas là que sont mes grands besoins: c'est à Mélan, où, comme je viens d'avoir l'honneur de vous le montrer sur ma carte électorale, nous avons contre nous une majorité de vingt-sept voix au moins.
«—Mais, monsieur, j'ai dans mon portefeuille les copies de vos lettres. Si je ne me trompe, vous n'avez par parlé du canton de Mélan au ministre? interrompit Lucien.
«—Eh, monsieur le maître des requêtes, comment voulez-vous que j'écrive de telles choses? M. le comte d'Allevard, pair de France, ne voit-il pas votre ministre tous les jours? Ses lettres à son homme d'affaires, le bonhomme Ruffé, notaire, ne sont remplies que de choses qu'il a entendu dire la veille ou l'avant-veille, par son S. Ex. M. le comte de Vaize, quand il eut l'honneur de dîner avec Elle. Ces dîners sont fréquents, à ce qu'il parait. On n'écrit pas de telles choses, monsieur. Je suis père de famille. Demain, j'aurai l'honneur de vous présenter Mme de Riquebourg et mes quatre filles. Il faut songer à établir tout cela. Mon fils est sergent au 86e, depuis deux ans; il faut le faire nommer sous-lieutenant, et je vous avouerai franchement, monsieur le maître des requêtes, et sous le sceau de la confession, qu'un mot de M. d'Allevard peut me perdre, et M. d'Allevard qui veut détourner un chemin public qui passe dans son parc, protège tout le monde dans le canton de Mélan. Pour moi, monsieur le maître des requêtes, la simple perspective de changer de préfecture, serait un désastre. Les trois mariages que Mme de Riquebourg a ébauchés pour ses filles ne seraient plus possibles.»
Ce ne fut que vers les deux heures du matin que les questions pressantes de l'inflexible Coffe forcèrent le préfet à faire connaître une grande manœuvre à laquelle, depuis le commencement de la soirée, il renvoyait sans cesse.
«—C'est ma seule et unique ressource, messieurs, et si elle est connue, si l'on peut seulement s'en douter douze heures avant l'élection, tout est perdu. Car, messieurs, ce département est le plus mauvais de France. Vingt-sept abonnements au National et huit à la Tribune! Mais à vous, messieurs, qui avez l'oreille du ministre, je n'ai rien à cacher. Or donc, il faut savoir que je ne lancerai ma manœuvre électorale, je ne mettrai le feu à la mine que lorsque je verrai la nomination du président à demi décidée; si cela éclatait trop tôt, deux heures suffiraient pour perdre l'élection, comme aussi la position de votre très humble serviteur.
«Nous posons donc que nous portons pour candidat du gouvernement M. Jean-Pierre Bouleau, maître de forges à Champagnié; que nous avons pour rival, à chances probables et malheureusement plus que probables, M. Malot, ex-chef de bataillon de l'ex-garde nationale de Champagnié. Je dis ex, quoiqu'elle ne soit que suspendue, mais il fera beau jour quand elle s'assemblera de nouveau. Donc, messieurs. M. Bouleau, ami du gouvernement—car il a une peur du diable d'une réduction de droits sur les fers étrangers—et M. Malot, ennemi du gouvernement, négociant drapier et négociant en bois de construction et bois de chauffage. M. Malot a de fortes rentrées à opérer à Nantes. Deux heures avant le dépouillement du scrutin pour la nomination du président, un courrier de commerce, réellement parti de Nantes, lui apporte la nouvelle alarmante que deux négociants de là-bas que je connais bien et qui tiennent en leurs mains une partie de sa fortune, sont sur le point de sauter, et aliènent déjà leurs propriétés à leurs amis, moyennant des actes de vente antidatés. Mon homme perd la tête et plante là toutes les élections du monde...
«—Mais comment ferez-vous arriver un courrier réel de Nantes, précisément à point?
«—Par l'excellent Chauveau, le secrétaire général de la préfecture à Nantes, et mon ami intime. Il faut savoir que la ligne du télégraphe de Nantes ne passe qu'à deux lieues d'ici, et Chauveau, qui sait que mon élection ne commence que le 23, s'attend à un mot de moi, le 23 au soir, ou le 24 au matin. Une fois que M. Malot aura la puce à l'oreille pour ses affaires de Nantes, je me tiens en grand uniforme dans les environs de la salle des Ursulines où se fait l'élection. Malot absent, je n'hésite pas à adresser la parole aux électeurs paysans, et, ajouta M. de Riquebourg, en baissant extrêmement la voix, si le président du collège électoral est fonctionnaire public, même libéral, je lâche à mes électeurs en guêtres des bulletins où j'ai flanqué en grosses lettres: Jean-Pierre Bouleau, maître de forges. Je gagnerai bien dix voix de cette façon. Ces électeurs sachant que Malot est sur le point de faire banqueroute...
«—Comment banqueroute? demanda Lucien en fronçant le sourcil.
«—Eh, monsieur le maître des requêtes, répondit M. de Riquebourg d'un air encore plus bénin que de coutume, puis-je empêcher que les bavards de la ville, exagérant tout comme de coutume, ne voient dans la faillite des correspondants de Malot à Nantes la nécessité pour lui de suspendre ses payements ici? Car avec quoi vivait-il jusqu'ici, ajouta le préfet affermissant sa voix, si ce n'est avec l'argent qu'il tirait de Nantes pour les bois qu'il y envoie?»
Coffe souriait et avait toutes les peines du monde à ne pas éclater.
«—Cette brèche faite au crédit de M. Malot ne pourrait-elle point, en alarmant les personnes qui ont dos fonds chez lui, annuler une suspension de payements véritable?
«—Eh! tant mieux, morbleu, dit le préfet s'oubliant tout à fait. Je ne l'aurai plus sur les bras lors de la réélection pour la garde nationale, si elle a lien.»
Coffe était aux anges.
«—Tant de succès, monsieur...
«—Eh, messieurs, la République coule à pleins bords. La digue contre ce torrent qui emporterait nos têtes et nos maisons, c'est le roi, messieurs, uniquement le roi. Il faut faire face au feu. Tant pis pour les maisons qu'il faudra abattre afin de sauver les autres. Moi, messieurs, quand l'intérêt du roi parle, ces choses-là me sont égales comme deux œufs.
«—Bravo! monsieur le préfet, mille fois bravo! Sic itur ad astra, c'est-à-dire au Conseil d'État.
«—Je ne suis pas assez riche, monsieur. 12.000 francs et Paris me ruineraient avec ma nombreuse famille! La préfecture de Bordeaux, celle de Marseille, de Lyon, avec de bonnes dépenses secrètes: Lyon, par exemple, doit être excellentissime. Mais revenons à notre sujet, il se fait tard. Donc, je garantis dix voix, gagnées personnellement. Mon terrible évêque a un petit grand vicaire, fin matois et grand amateur de l'espèce. S'il convenait à Son Excellence de faire les frais, je remettrais 25 louis à M. Crochard, le grand vicaire, pour faire des aumônes à de pauvres prêtres. Vous me direz, monsieur, que donner de l'argent au parti jésuitique, c'est porter des ressources à l'ennemi. Mais ces 25 louis me donneront une dizaine de voix, dont M. Crochard dispose, et plutôt douze que dix.
«—Le Crochard prendra votre argent et se moquera de vous, dit Lucien.
«—Oh! que non! On ne se moque pas d'un préfet, répondit M. de Riquebourg en ricanant et choqué du mot. Nous avons certain dossier avec trois lettres originales du sieur Crochard. Il s'agit d'une petite fille du couvent de Saint-Denis-Sambucy. Je lui ai juré que j'avais brûlé ces lettres, lors d'un petit service qu'il m'a rendu auprès de l'évêque, mais le vieux Crochard n'en croit pas un mot.
«—Vous dites douze voix, ou au moins dix? demanda Leuwen.
«—Oui, monsieur, fit le préfet étonné.
«—Je vous donne ces 25 louis», et Lucien, s'approchant de la table, écrivit un bon de cette somme pour le caissier du ministère.
La mâchoire inférieure de M. de Riquebourg s'abaissa lentement; sa considération pour Leuwen ne connut plus de bornes.
«—Ma foi, monsieur, c'est y aller bon jeu bon argent. Encore autre chose: M. Rouleau a un neveu, avocat à Paris, et homme de lettres, qui a fait une pièce à l'Ambigu. Ce neveu, qui n'est point un sot, a reçu mille écus de son oncle pour faire des démarches en faveur du maintien du droit sur les fers. Il a écrit des articles de journaux à ce sujet. Enfin, il m'arrive une lettre de Paris qui m'annonce que M. Bouleau neveu sera nommé secrétaire général au ministère des Finances. Or, dix-sept électeurs libéraux,—je suis sur du chiffre,—ont des intérêts directs au ministère des Finances et Bouleau leur déclarera net que si l'on vote contre lui, son neveu s'en souviendra. Maintenant, monsieur le maître des requêtes, daignez jeter un coup d'œil sur le bordereau des votes:
Électeurs inscrits | 613 |
Présents au collège, au plus | 400 |
Constitutionnets dont je suis sûr | 178 |
Votants pour M. Malot, que je | |
gagnerai personnetlement | 10 |
Votes jésuites dirigés en secret | |
par M. Crochard | 10 |
Total | 198 |
«Il me manque deux voix et la nomination de M. Bouleau neveu aux finances me donne au moins six voix. Majorité, quatre voix. Ensuite, monsieur, si vous m'autorisez, dans un cas extrême, à promettre quatre destitutions, je pourrai promettre au ministre une majorité, non de quatre misérables voix, mais de douze et peut-être de dix-huit voix. Bouleau est un imbécile, qui, de la vie, n'a porté ombrage à personne. Il me répète bien tous les jours que personnellement il a une douzaine de voix, mais rien n'est moins clair. Tout cela coûte cher, monsieur, et je ne puis pas, moi, père de famille, faire la guerre absolument à mes dépens. Le ministre, par sa dépêche timbrée particulière, m'a ouvert un crédit de 1.200 francs pour les élections. Sur ce crédit, j'ai déjà dépensé 1.920 francs. Je pense que Son Excellence est trop juste pour me laisser sur les bras ces 720 francs?
«—Si vous réussissez, il n'y a pas de doute, dit Lucien. En cas contraire, je vous dirai, monsieur, que mes instructions ne parlent pas de cet objet.»
M. de Riquebourg roulait dans ses mains le bon de 500 francs, signé Leuwen. Tout à coup il s'aperçut que cette écriture était la même que celle de la lettre timbrée particulière, dont il n'avait raconté qu'une partie à ces messieurs, par discrétion. Dès ce moment, son respect pour M. le maître des requêtes fut immense.
«—Il n'y a pas deux mois, ajouta M. de Riquebourg, tout rouge d'émotion de parler à un favori du ministre, que Son Excellence a daigné m'écrire une lettre de sa main sur la grande affaire N...
«—Le roi y attache la plus grande importance.»
Le préfet ouvrit le secret d'un grand bureau et en tira la lettre du ministre qu'il lut tout haut et qu'il passa ensuite à ces messieurs.
«—C'est de la main de Cromier, dit Coffe.
«—Quoi ce n'est pas de Son Excellence? dit le préfet ébahi. Je ne connais en écritures, messieurs!»
Et comme M. de Riquebourg ne songeait pas à sa voix, elle avait pris un son aigre, et un ton moqueur, entre le reproche et la menace.
«—M. de Riquebourg est en effet connaisseur en écritures, dit Coffe, qui n'avait plus envie de dormir et de temps en temps se versait de grands verres de vin blanc de Saumur. Rien ne ressemble davantage à la main de Son Excellence que celle du petit Cromier, surtout quand il cherche la ressemblance.»
Le préfet fit quelques objections: il était humilié, car la pièce de résistance de sa vanité comme de son espoir d'avancement, c'étaient les lettres de la propre main du ministre.
À la fin il fut convaincu par Coffe, qui était sans pitié pour son honorable amphitryon depuis qu'il pensait à la banqueroute possible de M. Malot, le drapier marchand de bois. Le préfet en resta pétrifié.
«—Quatre heures sonnent, ajouta Coffe. Si nous prolongeons la séance, nous ne pourrons pas être debout à neuf heures comme le veut M. le préfet.»
M. de Riquebourg prit le mot veut pour un reproche.
«—Messieurs, dit-il en se levant et en saluant jusqu'à terre, je ferai convoquer pour neuf heures et demie les personnes que je vous prie d'admettre à votre première audience, et j'entrerai moi-même dans vos chambres à dix heures sonnantes. Jusqu'à ce que vous me voyiez, dormez sur l'une ou l'autre oreille.»
Malgré leurs protestations, M. de Riquebourg voulut indiquer lui-même à ces messieurs leurs deux chambres, communiquant par un petit salon. Il poussa les attentions jusqu'à regarder sous les lits.
«—Cet homme n'est point un sot au fond, dit Coffe à Lucien lorsque le préfet les eut quittés. Voyez!»
Et il indiquait une table sur laquelle un poulet froid, du rôti de lièvre, du vin et des fruits étaient déposés avec propreté. Et il se mit à resouper de fort bon appétit.
Les deux voyageurs ne se séparèrent qu'à cinq heures du matin. Lucien, comme il convient à un bon employé, était tout occupé de l'élection de M. Bouleau, et avant de se mettre au lit, relut le bordereau des votes qu'il s'était fait remettre par le bon M. de Riquebourg.
À dix heures précises, celui-ci entra dans sa chambre, suivi de la fidèle Marion qui portait un cabaret avec du café au lait. Marion était elle-même suivie d'un petit jockey qui portait un autre cabaret avec du thé, du beurre et une bouilloire.
«—L'eau est bien chaude..., on va vous faire du feu. Ne vous pressez nullement...; prenez du thé ou du café. Le déjeuner à la fourchette est indiqué à onze heures, et, à six heures, dîner de quarante personnes. Votre arrivée fait le meilleur effet, le général est susceptible comme un sot, l'évêque est furibond et fanatique...; si vous le jugez à propos, ma voiture sera attelée à onze heures et demie et vous pourrez donner dix minutes à chacun de ces fonctionnaires. Ne vous pressez pas. Les quatorze personnes que j'ai réunies pour votre première audience, n'attendent que depuis neuf heures et demie.
«—J'en suis désolé, dit Lucien.
«—Bah! bah! ce sont des gens à nous, des gens qui mangent du budget; ils sont faits pour attendre.»
Lucien avait horreur de tout ce qui pouvait ressembler à un manque d'égards. Il s'habilla en courant et fut recevoir les quatorze fonctionnaires.
Il resta atterré devant leur pesanteur, leur bêtise, devant leur adoration à son égard.
«—Je serais le prince royal qu'ils ne salueraient pas plus bas!»
Il fut bien étonné lorsque Coffe lui dit:
«—Vous les avez mécontentés... ils vous trouveront de la hauteur.
«—De la hauteur?
«—Sans doute. Vous avez eu des idées, ils ne vous ont pas compris. Vous avez eu cent fois trop d'esprit pour ces animaux-là. Vous tendez vos filets trop haut. Voici l'heure du déjeuner. Vous allons voir Mlle de Riquebourg.
L'une de ces demoiselles était plus laide que ses sœurs, mais paraissait moins fière des grandeurs de sa famille. Elle ressemblait un peu à Théodelinde de Serpierre. Ce souvenir fut tout-puissant sur Lucien; dès qu'il s'en fut aperçu, il parla avec intérêt à Mlle Augustine, et Mme de Riquebourg vit sur-le-champ un brillant mariage pour sa fille.
Le préfet rappela au maître des requêtes les visites au général et à l'évêque. Lorsque le déjeuner finit, à une heure, Lucien monta en voiture, laissant derrière lui quatre ou cinq groupes d'amis plus ou moins sûrs du gouvernement, parqués soigneusement dans différents bureaux de la préfecture.
Coffe n'avait pas voulu suivre son ancien camarade: il comptait courir un peu la ville et s'en faire une idée, mais il eut à recevoir la visite officielle de M. le secrétaire général et de MM. les commis de la préfecture.
«—Je vais aider au débit de l'orviétan,» se dit-il, et avec son sang-froid inaltérable, il sut donnera ces messieurs une haute idée de la mission qu'il remplissait.
Au bout de dix minutes, il les renvoya sèchement, et il s'échappait pour voir la ville, quand le préfet, qui le guettait, l'empoigna au passage et l'obligea d'écouler la lecture de toutes les lettres adressées par lui au comte de Vaize au sujet des élections.
«—Ce sont des articles de journaux de troisième ordre, pensait Coffe indigné. Ça ne serait pas payé plus de douze francs par le plus piètre de nos journaux ministériels.»
Au moment où Coffe se ménageait un prétexte pour échapper au préfet, Lucien entra, suivi du général comte de Beauvoir. C'était un homme de haute taille, à figure blonde et grasse, d'une rare insignifiance, très poli, très élégant, mais qui, à la lettre, ne comprenait pas un mot de ce que l'on disait devant lui. Les élections semblaient lui avoir troublé la cervelle. À tout propos il répétait: Cela regarde l'autorité administrative. Coffe vit par ses discours qu'il en était encore à deviner l'objet de la mission de Leuwen, et cependant celui-ci, la veille au soir même, lui avait envoyé une lettre du ministre on ne peut plus explicite.
Les audiences de l'après-midi furent de plus en plus absurdes. Lucien était mort de fatigue et n'avait pas une idée. Alors il fut parfaitement convenable, et le préfet conçut une haute idée de son intelligence. Aussi bien, dans les quatre ou cinq dernières audiences, qui furent individuelles, accordées aux personnages importants, il fut parfait et de la banalité la plus convenable. Le préfet lui présenta M. le grand-vicaire Crochard. C'était un personnage maigre, à figure de pénitent, et à ses discours Lucien le jugea fait à point pour recevoir vingt-cinq louis et faire agir à sa guise une douzaine d'électeurs jésuites.
Tout alla bien jusqu'au dîner. À six heures le salon de la préfète comptait quarante-trois personnages d'élite de la ville. La porte s'ouvrit à deux battants, mais le préfet fut contrarié en voyant paraître Lucien sans uniforme. Lui, le général, les colonels, étaient en grande tenue. Excédé de fatigue et d'ennui, Lucien prit place à la droite de Mme de Riquebourg, ce qui fit faire la mine au général comte de Beauvoir. Comme on n'avait pas épargné les bûches du gouvernement, il faisait une chaleur tellement épouvantable, qu'avant la fin du dîner—qui dura sept quarts d'heure—Lucien craignit de faire une scène ou de se trouver mal.
Après dîner, il demanda la permission d'aller faire un tour dans les jardins de la préfecture; il fut obligé de dire au préfet qui s'attachait à lui et voulait le suivre:
«—Je vais donner mes instructions à M. Coffe, au sujet des lettres qu'il doit me faire signer avant le départ de la poste.
«—Quelle journée!» se dirent les voyageurs.
Il fallut malheureusement rentrer, et avoir cinq ou six apartés dans les embrasures des fenêtres du salon avec des hommes importants, amis du gouvernement, qui tous lui parlèrent de la nullité désespérante de M. Bouleau, lequel, durant tout le dîner, avait parlé des fers et de la nécessité de prohiber les fers anglais, de façon à lasser la patience même des fonctionnaires d'une ville de province. Plusieurs de ces messieurs trouvaient absurde que la Tribune en fût à son cent quatrième procès, et que la prison préventive retînt tant de centaines de pauvres gens. Ce fut à combattre cette hérésie dangereuse que Lucien consacra sa soirée. Il cita, avec assez de brillant dans l'expression, les Grecs du bas empire qui disputaient sur la lumière incréée, tandis que les Osmanlis escaladaient les murs de Constantinople.
Voyant l'effet qu'avait produit ce trait d'érudition. Lucien déserta la préfecture et fit un signe à Coffe. Il était dix heures du soir.
«—Voyons un peu la ville,» se disaient les pauvres jeunes gens.
Un quart d'heure après, ils cherchaient à démêler l'architecture d'une église un peu gothique, lorsqu'ils furent rejoints par M. de Riquebourg.
«—Je vous cherchais, messieurs.»
La patience fut sur le point d'échapper à Lucien.
«—Mais, monsieur le préfet, le courrier ne part-il pas à minuit?
«—Entre minuit et une heure.
«—Eh bien, M. Coffe a une mémoire si étonnante que, tel que vous me voyez, je lui dicte mes dépêches, il les retient à merveille et souvent corrige les répétitions et autres petites fautes dans lesquelles je puis tomber. J'ai tant d'affaires, vous ne connaissez que la moitié de mes embarras!»
Par de tels propos, et d'autres plus ridicules encore, Lucien et Coffe eurent toutes les peines du monde à renvoyer M. de Riquebourg à sa préfecture.
Les deux amis rentrèrent à onze heures et firent une lettre de deux lignes au ministre. Cette lettre, adressée à M. Leuwen père, fut jetée à la poste par Coffe. Le préfet fut bien étonné lorsque à onze heures trois quarts son huissier vint lui dire que M. le maître des requêtes n'avait pas remis des lettres pour Paris. Cet étonnement redoubla quand la directrice des postes ajouta qu'aucune dépêche adressée au ministre n'avait été apportée à la poste: ces faits plongèrent M. le préfet dans les plus graves soucis.
Le lendemain, à sept heures, il fit demander une audience à Lucien pour lui présenter le travail des destitutions. M. de Riquebourg en demandait sept; Lucien eut toutes les peines du monde à réduire ses demandes à quatre.
Pour la première fois, le préfet qui jusque-là avait été humble jusqu'à la servilité, voulut prendre un ton ferme et parla de responsabilité. À quoi Lucien répondit avec la dernière impertinence, et termina par refuser le dîner que le préfet avait fait préparer pour deux heures: un dîner d'amis intimes où il n'y avait que dix-sept personnes. Il alla faire une visite à Mme de Riquebourg et partit à midi précis comme le portaient les instructions qu'il s'était faites, et sans vouloir permettre au préfet de rentrer en matière.
Heureusement pour les voyageurs, la route traversait une suite de collines où ils firent deux lieues à pied, au grand scandale du postillon.
Cette effroyable activité de trente-six heures avait placé déjà bien loin le souvenir des huées et de la boue de Blois. Ils firent un grand détour pour aller voir les ruines de la célèbre abbaye de N... Ils les trouvèrent admirables, et ne purent, en véritables élèves de l'École polytechnique, résister à l'envie d'en mesurer quelques parties. Cette diversion délassa beaucoup les voyageurs. Le vulgaire et le plat qui avaient encombré leur cerveau furent emportés par les discussions sur la convenance de l'art gothique avec la religion.
«—Rien n'est bête comme votre église de la Madeleine, dont les journaux sont si fiers. Un temple grec respirant la gaieté et le bonheur, pour abriter les mystères terribles de la religion des épouvantements. Saint-Pierre de Rome lui-même n'est qu'une brillante absurdité; mais en 1500, lorsque Raphaël et Michel-Ange y travaillaient, Saint-Pierre n'était pas absurde. La religion de Léon X était gaie; le pape plaçait par la main de Raphaël, dans les ornements de sa galerie favorite, les amours du cygne et de Léda, répétées vingt fois. Saint-Pierre est devenu absurde depuis le jansénisme de Pascal, se reprochant le plaisir d'aimer sa sœur, et depuis que les plaisanteries de Voltaire ont resserré si étroitement le cercle des convenances religieuses comme nous disons dans le commerce.»
Le troisième jour, à midi, les voyageurs aperçurent à l'horizon les clochers pointus de Caen, chef-lieu du département où l'on redoutait tant l'élection de M. Mairobert.
La gaieté de Lucien tomba aussitôt; se tournant vers Coffe, avec un grand soupir:
«—Je pense tout haut avec vous, mon cher Coffe. J'ai toute honte bue..., vous m'avez vu pleurer... Quelle nouvelle infamie vais-je faire ici?
«—Effacez-vous; bornez-vous à seconder les mesures du préfet; travaillez moins sérieusement à la chose.
«—Ce fut une faute d'aller loger à la préfecture, chez M. de Riquebourg.
«—Sans doute, mais cette faute part du sérieux avec lequel vous travaillez, et de l'ardeur avec laquelle vous marchez au résultat.»
En approchant de Caen, les voyageurs remarquèrent beaucoup de gendarmes sur la route, et certains bourgeois, marchant raide, en redingote et avec de gros bâtons.
«—Si je ne me trompe, voici les assommeurs de la Bourse, dit Coffe.
«—.Mais a-t-on assommé à la Bourse? N'est-ce pas la Tribune qui a inventé cela?
«—Pour ma part, j'ai reçu cinq ou six coups de bâton, et la chose aurait mal fini, si je ne me fusse trouvé un grand compas avec lequel je fis mine d'éventrer ces messieurs. Leur digne chef, M. B..., était à dix pas de là, à une fenêtre de l'entresol. Je me sauvai par la rue des Colonnes.»
En arrivant aux portes de la ville, on examina pendant dix minutes les passeports des voyageurs, et comme Lucien se fâchait, un homme d'un certain âge, grand et fort, et badinant avec un énorme bâton, l'envoya faire f... en termes forts clairs.
«—Monsieur, je m'appelle Leuwen, maître des requêtes, et je vous regarde comme un goujat. Donnez-moi votre nom, si vous l'osez.
«—Je m'appelle Lustucru, répondit l'homme au bâton en ricanant et en tournant autour de la voiture. Donnez mon nom à votre procureur du roi, monsieur l'homme brave. Si jamais nous nous rencontrons en Suisse, ajouta-t-il à voix basse, vous aurez une paire de soufflets.
«—Espion déguisé! lui cria Lucien.
«—Ma foi, dit Coffe en riant presque, je serai ravi de vous voir bafoué un peu, comme je le fus jadis place de la Bourse.
«—Au lieu d'un compas, j'ai des pistolets.
«—Vous pourrez tuer impunément ce gendarme déguisé. Il a l'ordre de ne pas se fâcher, et peut-être à Montmirail ou à Waterloo, était-ce un brave soldat. Aujourd'hui nous appartenons au même régiment; ne nous lâchons pas, dit Coffe avec un rire amer.
«—Vous êtes cruel.
«—Je suis vrai quand on m'interroge; c'est à prendre ou à laisser.»
Les larmes en vinrent aux yeux de Lucien. En arrivant à l'auberge, il prit la main de Coffe.
«—Je suis un enfant...
«—Non pas, vous êtes un heureux du siècle, comme disent les prédicateurs, et vous n'avez jamais eu de besogne désagréable à faire.»
L'hôte mit beaucoup de mystère à les recevoir: il y avait des appartements et il n'y en avait pas; il ne pouvait savoir...
Le fait est que l'hôte fit prévenir la préfecture. Les auberges, qui redoutaient les vexations des gendarmes et des agents de police, avaient reçu l'ordre de ne point fournir des appartements aux partisans de M. Mairobert.
Le préfet, M. Crépu, donna l'autorisation de loger MM. Leuwen et Coffe. À peine dans leurs chambres, un monsieur très jeune, fort bien mis, mais évidemment, armé de pistolets, vint leur remettre, sans mot dire, deux exemplaires d'un pamphlet in-18, couvert de papier rouge et fort mal imprimé. C'était la collection de tous les articles ultra-libéraux que M. Crépu de Séranville avait publiés dans le National, le Globe, le Courrier, et autres journaux libéraux de 1829.
«—Ce n'est pas mal, dit Coffe; il écrit bien.
«—Quelle emphase! quelle plate imitation de M. de Chateaubriand! À tout moment les mots sont détournés de leur sens naturel.»
Ils lurent interrompus par un agent de police qui vint, en souriant platement, leur remettre deux autres pamphlets.
«—Voilà deux louis; c'est l'argent des contribuables, dit Coffe. Eh! parbleu..., mais e'est notre pamphlet; c'est celui que nous avons perdu à Blois, c'est du Torset tout pur.»
Et ils se remirent à lire les articles qui faisaient briller autrefois, dans le Globe, le nom de M. Crépu de Séranville.
«—Allons voir ce renégat, proposa Leuwen.
«—Je ne suis pas d'accord avec vous. Il ne croyait pas plus en 1829 aux doctrines libérales, qu'aujourd'hui à l'ordre public et à la stabilité. Sous Napoléon, il se fût fait tuer pour être capitaine. Le seul avantage de l'hypocrisie d'alors sur celle de maintenant, de 1809 sur 1834, c'est que l'hypocrisie d'alors ne pouvait se passer de bravoure, dualité qui, en temps de guerre, n'admet pas d'autres sentiments mesquins. Le malheur de ces pauvres préfets, c'est que leur maître actuel n'exige d'eux que les qualités d'un procureur de Basse-Normandie.»
Ce fut dans ces dispositions philosophiques, considérant les Français du XIXe siècle sans haine ni amour, et uniquement comme des machines menées par les possesseurs du budget, que Leuwen et Coffe entrèrent à la préfecture de Caen.
Un valet de chambre, vêtu avec un soin rare en province, les introduisit dans un salon élégant. Des portraits à l'huile de tous les membres de la famille royale ornaient ce salon, qui n'eût pas été déplacé dans une des maisons les plus luxueuses de Paris.
«—Ce renégat va nous faire attendre ici au moins dix minutes.
«—J'ai justement apporté le pamphlet composé de ses articles. S'il nous fait attendre plus de cinq minutes, il me trouvera plongé dans la lecture de ses ouvrages.»
Ces messieurs se chauffaient près de la cheminée, lorsque Lucien s'aperçut que les cinq minutes d'attente étaient expirées; il s'établit dans un fauteuil, tournant le dos à la porte, et continua la conversation, ayant à la main le pamphlet in-18, couvert de papier rouge.
On entendit un bruit léger. Lucien devint attentif à sa lecture. Une porte s'ouvrit, et Coffe, que la rencontre de ces deux fats amusait assez, vit paraître un être maigre, petit, très mince, fort élégant. Il était, dès le matin, en pantalon noir collant, avec des bas qui dessinaient la jambe la plus grêle, peut-être, de son département. À la vue du pamphlet que Lucien ne remit dans sa poche que quatre ou cinq mortelles minutes après l'entrée de M. de Séranville, la figure de celui-ci prit une couleur de rouge foncé. Coffe remarqua que les coins de sa bouche se contractaient. Le ton de Leuwen était froid, simple, militaire, un peu goguenard.
«—C'est singulier, pensait Coffe, comme l'habit militaire a besoin de peu de temps pour s'incruster dans le caractère du Français qui le porte. Voilà un enfant qui n'a été militaire—et quel militaire!—que pendant dix mois; et toute sa vie, sa jambe, ses bras trahiront le soldat. Il n'est pas étonnant que les Gaulois aient été le peuple le plus brave de l'antiquité. Le plaisir de porter un insigne militaire bouleverse ces gens-là, mais leur inspire aussi, avec la dernière violence, deux ou trois vertus auxquelles ils ne manquent jamais.»
Pendant ces réflexions philosophiques et peut-être légèrement curieuses, car Coffe était pauvre et y pensait souvent, la conversation entre Lucien et le préfet s'engageait sérieusement sur les élections.
Le petit préfet parlait lentement et avec une extrême affectation d'élégance; mais il était évident qu'il se contenait.
«—Vous plairait-il, monsieur le préfet, de me confier le bordereau de vos élections?»
M. de Séranville hésita évidemment et enfin avoua le savoir par cœur, mais ne l'avoir pas écrit.
«—M. Coffe, mon adjoint dans ma mission,» présenta Lucien,—et il insista sur les qualités de son camarade parce qu'il lui semblait que le préfet n'accordait à celui-ci que peu de place dans son attention.—M. Coffe aura peut-être un crayon et, si vous le permettez, notera les chiffres que vous aurez la bonté de nous confier.»
L'ironie de ces derniers mots ne fut pas perdue pour M. de Séranville. Sa mine fut réellement agitée pendant que Coffe, avec le sang-froid le plus provocant dévissait l'écritoire du portefeuille en cuir de Russie de M. le maître des requêtes.
«—À nous deux, nous mettrons ce petit homme sur le gril. L'amusant, c'est de le retenir le plus longtemps possible dans cette agréable position,» pensait Coffe.
L'arrangement de l'écritoire, ensuite de la table, prit bien une minute et demie, durant laquelle Lucien fut de la froideur et du silence les plus parfaits.
«—Le fat militaire l'emporte sur le fat civil,» se disait Coffe.
Quand il fut commodément installe pour écrire:
«—S'il vous convient de nous communiquer votre bordereau, nous pourrons en prendre note.
«—Certainement, certainement, répondit le préfet:
Électeurs inscrits, 1.280.
Présents probablement, 900.
M. de Bourdoulier, candidat constitutionnel, 400.
M. Mairobert, 500.»
Et il n'ajouta aucun détail sur les nuances qui formaient ces chiffres totaux de 400 et de 500. Lucien ne jugea pas convenable de demander autre chose. Après quoi M. de Séranville s'excusa de ne les pouvoir loger à la préfecture, à cause des ouvriers qui étaient en train de faire des réparations et qui l'empêchaient d'offrir les pièces les plus confortables. Il n'invita ces messieurs à dîner que pour le lendemain.
Les trois personnages se quittèrent avec une froideur qui ne pouvait être plus grande sans être marquée.
«—Celui-ci est bien moins ennuyeux que le Riquebourg, dit gaiement Lucien, une fois dans la rue.
«—Et vous avez été infiniment plus homme d'État, c'est-à-dire parfaitement insignifiant.
«—M. de Séranville n'admet aucune comparaison avec ce bon bourgeois de Riquebourg qui dissertait sur les comptes de sa cuisinière. Il est bien plus commode, il n'est nullement ridicule, et beaucoup plus confit en méfiance et méchanceté, comme dirait mon père.
«—Serait-ce un fanatique sombre qui aurait besoin d'agir, de comploter, de faire sentir son pouvoir aux hommes? Il aura mis ce besoin de venin au service de son ambition, comme jadis, il l'employait dans la critique des ouvrages littéraires de ses rivaux.
«—Il a plutôt du sophiste qui aime à parler et à ergoter parce qu'il s'imagine raisonner puissamment. Cet homme serait puissant dans un comité de la Chambre des députés. Ce serait un Mirabeau pour notaires de campagne.»
Tout en causant, les deux amis parcouraient gaiement la ville. Il était évident que quelque chose d'extraordinaire agitait la démarche ordinairement si lourde des bourgeois de province.
«—Ces gens-ci n'ont pas l'air apathique qui leur est habituel.
«—Vous verrez qu'au bout de trente on quarante ans d'élections, le provincial sera moins bête.»
Il y avait à Caen une collection d'antiquités romaines, trouvées à Lillebonne. Les voyageurs la visitèrent et perdirent un grand temps à discuter avec le custode, sur l'antiquité d'une chimère tellement verdie par le temps que la forme en était presque perdue. Le custode, d'après le bibliothécaire de la ville, la faisait remonter à 2.700 ans, quand nos voyageurs furent abordés par un monsieur qui leur dit très poliment:
«—Ces messieurs voudront-ils bien me pardonner si je leur adresse la parole sans être connu? Je suis le valet de chambre du général Fari, qui attend ces messieurs depuis une heure à leur auberge et qui les prie d'agréer ses excuses s'il les fait avertir. Le général Fari m'a chargé de dire à ces messieurs ces propres mots: Le temps presse.
«—Nous vous suivons, dit Lucien. Voilà un valet de chambre qui me plairait.
«—Reste à savoir si nous pourrons dire tel valet, tel maître. Dans le fait, nous étions un peu enfants d'examiner des antiquités, tandis que nous sommes chargés de construire le présent.»
Ils trouvèrent la porte de leur auberge suffisamment garnie de gendarmes, et, dans leur salon, un homme de cinquante ans, à figure rouge, l'air un peu paysan, mais des yeux animés et doux, et des manières qui ne démentaient pas ce que promettait le regard. C'était le général Fari, commandant la division. Sous les façons un peu communes d'un homme qui, pendant cinq ans, avait été simple dragon, il était difficile d'avoir plus de véritable politesse, et, à ce qu'il parut, d'entendre mieux les affaires. Coffe fut étonné de le trouver absolument exempt de toute fatuité militaire. Ses bras et ses jambes remuaient comme ceux d'un homme d'esprit ordinaire. Son zèle pour faire élire M. de Bourdoulier et pour éloigner M. Mairobert, n'avait aucune nuance de méchanceté ni même d'animosité. Il parlait de M. Mairobert comme il aurait fait d'un général prussien commandant la ville qu'il assiégeait. Il parlait avec beaucoup d'égards de tout le monde, et même du préfet; toutefois il était évident qu'il n'était pas infidèle à la règle qui fait du général l'ennemi naturel et instinctif du préfet. À peine avait-il reçu la lettre du ministre, que Leuwen lui avait envoyée en arrivant, qu'il l'avait cherché!
«—Mais vous étiez à la préfecture; messieurs, je vous l'avoue, je tremble pour vos élections. Les cinq cents votants de M. Mairobert sont énergiques, pleins de conviction, et peuvent faire des prosélytes. Nos quatre cents votants sont silencieux, tristes et, je trancherai le mot avec vous, messieurs, je les trouve honteux de leur rôle. Ce diable de M. Mairobert est le plus honnête homme du monde, riche, obligeant. Il n'a jamais été qu'une fois en colère dans sa vie, et encore poussé à bout par le pamphlet noir.
«—Quel pamphlet? demanda Leuwen.
«—Quoi, messieurs, M. le préfet ne vous a point remis un pamphlet couvert de papiers de deuil?
«—Vous m'en donnez la première nouvelle. Je vous serais vraiment obligé, mon général, si vous pouviez me le procurer.
«—Le voici.
«—Comment? C'est le pamphlet du préfet? N'a-t-il pas reçu l'ordre par télégraphe de n'en pas laisser sortir un seul exemplaire de son imprimerie?
«—M. de Séranville a pris sur lui de ne pas obéir à cet ordre. Ce pamphlet est peut-être un peu dur; il circule depuis avant-hier, et produit, je ne vous le dissimule point, messieurs, l'effet le plus déplorable. Du moins telle est ma façon de voir les choses.»
Lucien qui n'avait vu que le manuscrit, dans le cabinet du ministre, le parcourut rapidement. Et comme un manuscrit est toujours obscur, les traits de sottise et même de calomnie contre M. Mairobert lui semblaient cent fois plus forts.
«—Grand Dieu!» disait-il en lisant, et son accent était bien plus celui de l'honnête homme froissé que du commissaire aux élections, choqué d'une fausse manœuvre.
«—Et l'élection se fait après-demain, et comme M. Mairobert est généralement estimé dans le pays, ceci décidera à agir les honnêtes gens indolents et même les timides.
«—Je crains bien, dit le général, que ce pamphlet ne lui donne quarante voix de cette espèce.
«—On accuse ici M. Mairobert de gagner ses procès en donnant à dîner aux juges du tribunal de première instance.
«—C'est l'homme le plus généreux. Il a des procès, car enfin, nous sommes en Normandie, ajouta le général en souriant, et il les gagne parce que c'est un homme d'un caractère ferme, mais tout le département sait qu'il n'y a pas deux ans, il a rendu comme aumône à une veuve la somme qu'elle avait été condamnée à lui payer. M. Mairobert a plus de soixante mille livres de rente, et chaque année presque il fait des héritages de douze ou quinze mille livres de rente. Il a sept ou huit oncles tous riches et non mariés. Il a peut-être quarante fermiers dans le pays, auxquels il double les bénéfices qu'ils font. Le fermier prouve à M. Mairobert que sa femme, ses enfants et lui ont gagné cinq cents francs cette année. M. Mairobert lui remet une somme pareille remboursable dans dix ans sans intérêts. Comme conseiller de préfecture provisoire, il a mené la préfecture et a tout fait en 1814 pendant la présence des étrangers. Il a tenu tête à un colonel insolent et l'a chassé de la préfecture le pistolet à la main. Enfin, c'est un homme complet.»
Lucien parcourut encore quelques phrases du pamphlet.
«—Vous avez raison, mon général, nous sommes au commencement d'une bataille qui peut devenir une déroute. Quoique M. Coffe et moi n'ayons pas l'honneur d'être connus de vous, nous vous demandons une confiance entière pendant les trois jours qui nous restent encore jusqu'au scrutin définitif. Je puis disposer de cent mille écus, j'ai sept à huit places à donner, et autant de destitutions à demander par télégraphe. Voilà quelles sont mes instructions, que je ne confie qu'à vous.
«—Monsieur Leuwen, répondit le général Fari, je n'aurai pas de secrets pour vous, comme vous n'en avez pas eu pour moi: il est trop tard. Si vous étiez venu il y a deux mois, si M. le préfet avait écrit moins et parlé davantage, peut-être eussions-nous pu gagner les gens timides. Tout ce qui est riche ici n'apprécie pas convenablement le gouvernement du roi, mais a une peur terrible de la république. Néron, Caligula, le diable régneraient, qu'on les soutiendrait par peur de la république. Nous sommes sûrs de 300 voix de gens riches; nous en aurions 350, mais il faut calculer sur 300 jésuites et sur 15 ou 20 jeunes gens poitrinaires ou réellement de bonne foi, qui voteront d'après les ordres de Mgr l'évêque, lequel lui-même s'entend avec le comité de Henri V. Il y a dans le département 33 ou 36 républicains décidés: s'il s'agissait de voler entre la monarchie et la république, sur 900 voix, nous en aurions 860 contre 40. Mais on voudrait que la Tribune n'en fût pas à son cent quatrième procès et surtout que le gouvernement du roi n'humiliât pas la nation à l'égard des étrangers. De là, 500 voix qu'espèrent les partisans de M. Mairobert. Le préfet n'a aucune influence personnelle et manque de rondeur apparente. Il parle trop bien, et il est incapable de séduire un bas Normand au bout d'une demi-heure de conversation. Il est terrible, même avec ses commissaires de police, qui sont pourtant à plat ventre devant lui. Voyant qu'il manquait d'influence, M. de Séranville s'est jeté dans le système des circulaires et des lettres menaçantes aux maires. J'en connais plus de quarante parmi ceux-ci que ces menaces continuelles ont fait cabrer. Il ratera son élection et, ma foi, tant mieux; il sera déplacé et nous en serons débarrassés.»
Le général, Lucien et Coffe raisonnèrent longtemps; on retournait les chiffres de toutes les façons et malgré tout on arrivait toujours pour M. Mairobert à 450 voix au moins. Une seule voix de plus donnait la majorité dans un collège de 900 électeurs.
«—Mais l'évêque doit avoir un grand vicaire favori; si l'on donnait 10.000 francs à celui-ci...
«—Il a de l'aisance et veut devenir évêque. D'ailleurs, il ne serait peut-être pas impossible qu'il fût honnête homme. Ça s'est vu.
«—Ma foi, comme il fait soleil, dit Lucien à Coffe, lorsque le général fut parti, et comme il n'est qu'une heure et demie de l'après-midi, j'ai envie de faire une dépêche télégraphique au ministre. Il vaut mieux qu'il sache la vérité.
«—Ce n'est pas un moyen de faire votre cour; cette vérité est amère. Et que pensera-t-on de vous à la cour si, après tout, M. Mairobert n'est pas nommé?
«—Ma foi, c'est assez d'être un coquin au fond, je ne veux pas l'être dans la forme. J'en agis avec M. de Vaize comme je voudrais qu'on en agît avec moi.»
Il écrivit la dépêche, Coffe l'approuva en lui faisant ôter trois mots qu'il remplaça par un seul. Lucien sortit seul pour aller à la préfecture, et monta au bureau du télégraphe. Il pria le directeur de transmettre sa dépêche sans délai, et comme celui-ci paraissait embarrassé et faisait des phrases, Lucien qui regardait sa montre et craignait les brumes dans une journée d'hiver, finit par lui parler fortement et clairement. Le directeur lui insinua qu'il ferait bien d'aller voir le préfet.
M. de Séranville parut fort contrarié; il relut plusieurs fois les pouvoirs de Leuwen, et, au total, imita son commis. Impatienté d'avoir attendu trois quarts d'heure, Lucien dit enfin:
«—Veuillez, monsieur, me répondre clairement.
«—Monsieur, je tâche d'être toujours clair, répondit le préfet fort piqué.
«—Vous convient-il, monsieur, de faire passer cette dépêche?
«—Il me semble, monsieur, que je pourrais voir cette dépêche.
«—Vous vous écartez de la clarté qu'après trois quarts d'heure perdus vous m'aviez fait espérer. Je n'admets plus de périphrases. La journée s'avance. De votre part, différer la réponse, c'est me la donner négative, tout en n'osant pas dire non.
«—En n'osant pas! monsieur...
«—Voulez-vous, monsieur, ou ne voulez-vous pas faire passer ma dépêche?
«—Eh bien, monsieur, jusqu'à ce moment c'est moi qui suis le préfet de Caen, et je vous réponds non.»
Ce «non» fut dit avec la rage d'un pédant outragé.
«—Je vais avoir l'honneur de vous faire ma question par écrit; j'espère que vous oserez par écrit aussi me répondre. Après quoi j'enverrai un courrier au ministre.
«—Un courrier, un courrier! Vous n'aurez ni chevaux, ni courrier, ni passeport. Savez-vous qu'au sortir de la ville il y a ordre de rien laisser passer sans passeport signé de moi, et encore avec un signe particulier?
«—Eh bien, monsieur le préfet, dit Lucien en mettant un intervalle fortement marqué entre chacun de ses mots, il n'y a plus de gouvernement possible. J'ai des ordres pour le général, et je vais, du moment que vous n'obéissez pas au ministre de l'Intérieur, lui demander de vous faire arrêter.
«—Me faire arrêter, morbleu!»
Et le petit préfet s'élança sur Lucien qui prit une chaise et l'arrêta à trois pas de distance.
«—Monsieur le préfet, avec ces façons-là, vous serez battu et puis arrêté. Je ne sais pas si vous serez content.
«—Vous êtes un insolent et vous me rendrez raison!
«—Vous auriez besoin que je vous rendisse la raison. Pour le présent, je me bornerai à vous dire que mon mépris pour vous est complet, mais je ne vous accorderai l'honneur de tirer l'épée avec moi que le lendemain de l'élection de M. Mairobert. Je vais faire part de mes instructions au général.»
Ce mot parut mettre le préfet tout à fait hors de lui.
«—Si le général obéit, comme je n'en doute pas, aux ordres du ministre de la Guerre, vous serez arrêté, et moi mis en possession du télégraphe. Si le général ne pense pas devoir me prêter main-forte, je vous laisse, monsieur, tout l'honneur de faire élire M. Mairobert et je pars pour Paris, et passerai quand même les portes de la ville. À Paris, comme ici, je serai toujours prêt à vous renouveler l'hommage de mon mépris pour vos talents comme pour votre caractère. Adieu, monsieur.»
Comme Lucien s'en allait, on frappa violemment à la porte qu'il allait ouvrir et dont M. de Séranville avait poussé le verrou aux premières paroles un peu trop acerbes de leur conversation. Lucien ouvrit.
«—Dépêche télégraphique, dit le directeur du télégraphe.
«—Donnez, dit le préfet, avec la hauteur la plus dépourvue de politesse.»
Le malheureux directeur restait pétrifié. Il connaissait le préfet comme un homme violent et n'oubliant jamais de se venger.
«—Donnez donc, morbleu!
«—La dépêche est pour M. Leuwen, dit le directeur d'une voix éteinte.
«—Eh bien, monsieur, vous êtes préfet, dit M. de Séranville avec un rire amer et en montrant les dents. Je vous cède la place; et il sortit en poussant la porte de façon à ébranler tout le cabinet.
«—Voulez-vous me communiquer cette terrible dépêche?
«—La voici, mais M. le préfet me dénoncera. Je vous en supplie, veuillez me soutenir.»
Leuwen lut:
M. Leuwen aura la direction supérieure des élections.
Supprimer le pamphlet absolument.
M. Leuwen répondra au moment même.
«—Voici ma réponse,» dit Lucien:
Tout va au plus mal.
M. Mairobert a dix voix de majorité au moins.
Je me querelle avec le préfet.
«—Expédiez-moi ceci. Je vous le dis à regret, monsieur; les circonstances sont graves. Je ne voudrais pas blesser votre délicatesse, mais dans votre intérêt même, je vous avertis que, si cette dépêche ne parvient pas ce soir à Paris, ou si âme qui vive en a connaissance ici, je demande votre changement par le télégraphe de demain.
«—Ah! monsieur, mon zèle...
«—Je vous jugerai demain. Allez, monsieur, et ne perdez pas de temps.»
Lorsque le directeur du télégraphe fut sorti, Lucien regarda autour de lui et, après une seconde, éclata de rire. Il se trouvait seul, à la table du préfet: il y avait là son mouchoir, sa tabatière ouverte, ses papiers étalés.
Il alla ouvrir la porte, appela un huissier qu'il fit rentrer, et se mit à écrire sur la table du préfet, mais du côté opposé à la cheminée, pour s'ôter autant que possible l'apparence de lire les papiers épars sur la table. Il écrivit à M. de Séranville:
«Si vous m'en croyez, monsieur, jusqu'au lendemain des élections, nous regarderons ce qui s'est passé depuis une heure comme non avenu. Pour ma part, je ne ferai confidence de cette scène, désagréable à personne de la ville. Dans deux heures, à sept heures du soir, j'envoie un courrier à S. E. M. le ministre de l'Intérieur. J'ai l'honneur de vous demander un passeport que je vous supplie de me faire parvenir avant six heures et demie. Il serait convenable d'y apposer les signes nécessaires pour que le commis ne soit pas retardé aux portes de Caen. Mon courrier, en sortant de chez moi, passera à la préfecture pour prendre vos lettres en galopant vers Paris.
«Je suis, monsieur..., etc.
L. Leuwen.»
Il appela l'huissier qui, debout près de la porte, était pâle comme un mort, et il cacheta la lettre.
«—Remettez cela à M. le préfet.
«—Est-ce que M. de Séranville est encore préfet? demanda l'huissier.
«—Remettez ces lettres à M. le préfet; et Lucien quitta la préfecture avec beaucoup de froideur et de dignité.
«—Ma foi, vous avez agi comme un enfant, dit Coffe, quand Leuwen lui raconta la menace de faire arrêter M. de Séranville.
«—Je ne pense pas. D'abord je n'étais pas précisément en colère, j'ai eu le temps de réfléchir un peu à ce que j'allais faire. S'il y a un moyen au monde d'empêcher l'élection de M. Mairobert, c'est le départ du préfet actuel, et son remplacement provisoire par un conseiller de préfecture. Le ministre m'a dit qu'il donnerait 500.000 francs pour n'avoir pas vis-à-vis de lui à la Chambre M. Mairobert. Pesez ces mots. L'argent résume tout.»
Le général arriva sur ces entrefaites.
«—Je viens vous apporter mes rapports.
«—Général, lui dit Lucien, voulez-vous partager mon dîner d'auberge? Comme j'envoie un courrier, je désirerais que vous corrigiez ce que je vais dire sur l'état des esprits. Il vaut mieux, me semble-t-il, que le ministre sache la vérité.
«—Nous avons encore le temps, avant votre courrier, répondit le général, d'entendre deux commissaires de police et l'officier qui me seconde pour les élections. Comme je puis me tromper, je ne voudrais pas que vous vissiez les choses uniquement par mes yeux.»
À ce moment, on annonça M. le president Donis d'Angel.
«—Quel homme est-ce?
«—C'est un bavard insupportable, expliquant longuement ce dont on n'a quoi faire, et sautant à pieds joints sur les choses difficiles. D'ailleurs, nageant entre deux eaux, et entretenant des relations avec les personnes qui dans le département nous sont hostiles. Il nous fera perdre un temps précieux, et comme il faut vingt-sept heures à votre courrier pour gagner Paris, il me semble que vous ne sauriez l'expédier trop vite, si toutefois vous voulez en expédier un, ce que je suis loin de vous conseiller. Ce que je vous conseille réellement, c'est de renvoyer M. Donis d'Angel à ce soir à dix heures ou à demain matin.»
Ainsi fut fait. Malgré la sincérité et la probité des interlocuteurs, le dîner fut triste, sérieux et court. Au dessert parurent deux commissaires de police, et ensuite un petit lieutenant, nommé Milière, aussi madré que les commissaires, et qui prétendait bien gagner la croix avec cette élection.
Enfin, à sept heures et demie, le courrier partit pour Paris, portant à M. le comte de Vaize le bordereau dos élections et trente pages de détails explicatifs. Dans une dépêche à part, Lucien donnait au ministre le narré exact de sa dispute avec le préfet; il rapportait le dialogue avec la même exactitude que s'il avait été écrit par un sténographe. À neuf heures, le général revint chez Lucien, lui apportant de nouveaux rapports replis du canton de Risset. Il l'avertit aussi que, dès six heures, le préfet avait fait partir pour Paris un courrier, avec une avance sur le sien de une heure et demie, et que probablement ce dernier ne désirait pas bien vivement attendre son camarade...
«—Vous conviendrait-il, général, de m'accompagner demain matin chez les cinquante citoyens les plus recommandables de la ville? Cette démarche peut être tournée en ridicule, mais si elle nous fait seulement gagner deux voix, c'est un succès.
«—Ce serait avec beaucoup de plaisir que je vous accompagnerai partout, monsieur, mais le préfet...»
Après avoir longuement discuté sur les moyens de ménager la vanité maladive de ce fonctionnaire, il fut convenu que le général et Leuwen lui écriraient chacun de leur côté. Le valet de chambre du général porta les deux lettres à la préfecture; M. de Séranville le fit entrer et le questionna beaucoup. Cette union de Leuwen et du général Fari le mettait au désespoir. Il répondit par écrit, aux deux lettres, qu'il était indisposé et au lit. Les visites du lendemain convenues, ou arrêta la liste des visités; le petit lieutenant Milière fut appelé de nouveau et passa dans une chambre voisine pour dicter à Coffe un mot sur chacun de ces messieurs. Le général et Lucien se promenaient en silence, cherchant quelque moyen de sortir d'embarras.
«—Le ministre ne peut plus vous être d'aucun secours. Il est trop tard...
«—Sans doute, mais à l'armée, vous avez souvent hasardé de faire charger un régiment lorsque la bataille était perdue aux trois quarts. Nous sommes dans le même cas; que pouvons-nous perdre? D'après les derniers rapports du canton de Risset, il n'y a plus d'espoir...; une vingtaine de vos amis voteront pour M. Mairobert uniquement pour se débarrasser de M. de Séranville. Dans cet état désespéré, n'y aurait-il pas moyen de tenter une démarche auprès du chef du parti légitimiste, M. de Cerna?»
Le général s'arrêta court au milieu du salon.
«—Je lui dirai ceci, continua Lucien: je fais nommer celui de vos électeurs que vous me désignerez; je lui donne les trois cent quarante voix du gouvernement. Pouvez-vous ou voulez-vous envoyer des courriers à cent gentilshommes campagnards? Avec ces cent voix et les nôtres nous excluons M. Mairobert de la Chambre. Que nous fait un légitimiste de plus? D'abord, il est à parier mille contre un, que ce sera un imbécile ou un ennuyeux que personne n'écoutera. Eût-il le talent de Berryer, ce représentant ne représentera rien, si ce n'est lui-même, et un parti peu dangereux, cent ou cent cinquante mille de Français riches, tout au plus. Si j'ai bien compris le ministre, mieux vaut dix légitimistes à la Chambre qu'un seul Mairobert, représentant de tous les petits propriétaires de la basse Normandie.»
Le générai se promena longtemps sans rien répondre.
«—C'est une idée, mais elle est bien dangereuse pour vous. Le ministre qui est à cent lieues du champ de bataille vous blâmera. Je ne vous demande pas quels sont vos rapports avec M. le comte de Vaize, mais enfin j'ai soixante et un ans, je pourrais être votre père... Permettez-moi d'aller jusqu'au bout de ma pensée: Fussiez-vous le fils du ministre, ce parti extrême que vous proposez serait dangereux pour vous. Quant à moi, monsieur, ceci n'étant pas une action de guerre, mon rôle est de rester en deuxième et même troisième ligne. Comme je ne suis pas fils de ministre, ajouta-t-il en souriant, vous m'obligeriez infiniment en évitant de dire que vous m'avez fait part de ce projet d'union avec les légitimistes. Si cette élection tourne mal, il y aura quelqu'un de sévèrement blâmé, je désire donc rester dans la demi-teinte.
«—Je vous donne ma parole d'honneur que personne ne saura jamais que je vous ai parlé de cette idée. J'aurai l'honneur de vous remettre, avant votre sortie, une lettre qui le prouve. Quant à l'intérêt que vous daignez prendre à ma jeunesse, mes remerciements sont sincères comme votre bienveillance, mais je vous avouerai que je ne cherche que le succès de l'élection. Toutes les considérations personnelles sont secondaires pour moi. Je désirais ne pas employer le moyen des destitutions—un moyen infâme.—Malheureusement, il n'y a pas dix heures que je suis à Caen, je n'y connais personne absolument et le préfet me traite en rival. Si M. de Vaize veut être juste, il considérera tout cela. Mais je ne me pardonnerais jamais de faire de mes craintes un moyen de ne pas agir. Ce serait à mes yeux la pire des platitudes. Ceci bien posé, voulez-vous, mon général, me donner des avis, vous qui connaissez le pays? Ou me forcerez-vous à me livrer uniquement à ces deux commissaires de police, sans doute disposés à me vendre au parti légitimiste, tout comme au parti républicain?
«—Je ne vous dis ni oui, ni non, attendu que ce n'est pas là une action de guerre ou de rébellion. Je ne puis avoir d'opinion sur la mesure que vous prenez; mais si pour son exécution—dont à vous seul incombe la responsabilité—vous me faites des questions, je suis prêt à vous répondre.
«—Mon général, je vais écrire le dialogue que nous venons d'avoir ensemble, je le signerai et vous le remettrai.
«—Nous en ferons deux copies, comme pour une capitulation.
«—Convenu. Quels sont donc les moyens d'exécution? Comment puis-je parvenir à M. de Cerna sans l'effrayer?»
Le général Fari réfléchit quelques minutes.
«—Vous ferez appeler le président Donis d'Angel, ce bavard impitoyable qui ferait pendre son père pour avoir lu Courier. D'ailleurs vous n'aurez pas à le faire appeler; il viendra lui-même ici. Je vous conseillerai de lui faire lire nos instructions, de lui faire remarquer que le ministre a une telle confiance en vous qu'il nous a chargé de rédiger vous-même vos instructions. Une fois que Donis d'Angel, qui n'est pas mal méfiant, vous croira bien avec le ministre, il n'aura rien à vous refuser. Il l'a bien montré dans le dernier procès de délit de presse, où il a fait preuve d'une si insigne mauvaise foi, qu'il s'est fait huer par les petits garçons de la ville. Au reste, vous avez peu de chose à lui demander: uniquement de nous mettre en rapport avec M. Donis Disjonval, son oncle, vieillard calme, discret et point trop imbécile pour son âge. Si le président parle comme il faut à son oncle Disjonval, celui-ci vous fera obtenir une audience de M. de Cerna. Mais où et comment? je n'en sais rien. Prenez garde aux pièges. D'autrepart, M. de Cerna voudra-t-il vous voir? C'est ce que je ne puis non plus vous dire.
«—Le parti légitimiste n'a-t-il pas un sous-chef?
«—Sans doute, le marquis de Bron, mais qui se garderait bien de faire la moindre chose sans l'autorisation de M. de Cerna. Vous trouverez en celui-ci un petit blond sans barbe, de soixante-sept à soixante-huit ans, et qui, à tort ou à raison, passe pour l'homme le plus fin de toute la Normandie. En 1792, ce fut un patriote furibond, aujourd'hui c'est un renégat: la pire espèce de coquins. En un mot, c'est Machiavel en personne. Un jour, ne m'a-t-il point proposé de me faire décorer? Il prétendait que par la reine il m'obtiendrait le cordon de grand officier de la Légion d'honneur.
«—Je serai avec lui d'une extrême franchise.
«—Mais le préfet, comment vous arrangerez-vous avec lui? Comment donnerez-vous les trois cent vingt voix du gouvernement à M. de Cerna?
«—Je demanderai un ordre par le télégraphe et je persuaderai M. de Séranville, et si je n'obtiens ni l'un ni l'autre, je pars pour Paris.»
Pour la seconde fois, il se fit répéter tous les détails. En dix heures de temps, il avait vu passer devant lui deux ou trois cents noms propres, il avait assuré de son mépris un homme qu'il n'avait jamais vu, et il faisait maintenant son contident intime d'un autre homme inconnu la veille.
Le président Donis se fit annoncer. C'était un monsieur maigre, avec une tête à traits carrés, de beaux yeux noirs et des cheveux blancs assez rares, et d'énormes boucles d'or à ses souliers. Il n'eût pas été mal, mais il souriait constamment, et avec un air qui jouait la franchise. C'est la plus impatientante des espèces de fausseté.
«—Monsieur le président, dit Lucien, je désire d'abord vous donner connaissance de mes instructions.»
Il lui parla ensuite de sa façon d'être avec M. le comte de Vaize, des millions de son père, et puis, d'après les conseils du général, le laissa causer seul pendant trois grands quarts d'heure.
Lorsque le président fut tout fait las et qu'il insinua de cinq ou six façons différentes ses droits évidents à la croix, Lucien prit la parole à son tour.
«—Le ministre sait tout. Vos droits sont connus. J'ai besoin que vous me présentiez demain à monsieur votre oncle Donis Disjonval, lequel, lui-même, me procurera une entrevue avec M. de Cerna.»
À cette étrange proposition, le président pâlit.
«—Du reste, ajouta Lucien, j'ai l'ordre d'indemniser largement les amis du gouvernement des frais que je puis leur occasionner. Mais le temps presse. Je donnerai cent louis pour voir M. de Cerna le plus tôt.
«—En prodiguant l'argent, pensait Leuwen, je donnerai une haute idée à cet homme du degré de confiance que S. Exe. M. le ministre daigne m'accorder.»
Nous épargnons au lecteur les finasseries d'un juge de province qui veut avoir la croix; chez Lucien, le dégoût moral alla presque au mal de cœur physique.
«—Malheureuse France! Je ne croyais pas que les juges en fussent là. Quel excès de coquinerie!»
Une idée l'illumina tout à coup.
«—Dernièrement, dit-il, votre cour a fait gagner tous leurs procès aux anarchistes....
«—Hélas! je le sais bien, interrompit le président, presque les larmes aux yeux et du ton le plus piteux. S. Exe. M. le ministre de la Justice m'a écrit pour me le reprocher.»
Il raconta ensuite avec des détails interminables et dont aucun n'avait l'air sincère, tous les moyens pris par lui pour faire perdre leurs procès aux anarchistes. Il se plaignit du jury qui, selon lui, était une institution détestable dont il était urgent de se débarrasser au plus vite.
«—C'est la faction des timides, monsieur le maître des requêtes, qui perdra le gouvernement et la France. Le conseiller Ducros, auquel je reprochai son vote en faveur d'un cousin de M. Lefèvre, le journaliste et anarchiste libéral de Honfleur, n'a-t-il pas eu le front de me répondre:
«Monsieur le président, j'ai été substitut sous le Directoire, auquel j'ai prêté serment; juge de première instance sous Bonaparte, auquel j'ai prêté serment; président de tribunal sous Louis XVIII en 1814, confirmé par Napoléon dans les Cent-Jours; appelé à un siège plus avantageux par Louis XVIII revenant de Gand, nommé conseiller par Charles X, et je prétends mourir conseiller. Or, si la République vient, cette fois-ci nous ne resterons plus inamovibles. Qui se vengeront les premiers, si ce n'est les journalistes? Voyez ce qui est arrivé aux pairs qui ont condamné le maréchal Ney. En un mot, j'ai cinquante-cinq ans; donnez-moi l'assurance que vous durerez dix ans, et je vote avec vous.» Quelle horreur, monsieur, quel égoïsme! Et cet infâme raisonnement, je le lis dans tous les yeux.»
Quand Lucien fut remis de l'émotion causée par ces confidences, il dit de l'air le plus froid qu'il put prendre:
«—Monsieur, la conduite équivoque de la cour de Caen—j'emploie les termes les plus modérés—sera compensée par celle du président Donis, s'il me procure l'entrevue que je sollicite avec M. de Cerna, et si cette demande reste ensevelie dans l'ombre du plus profond mystère.
«—Il est onze heures et un quart. Il n'est pas impossible que le whist de mon oncle, le respectable Donis Disjonval, se soit prolongé jusqu'à ce moment. J'ai ma voiture en bas, voulez-vous hasarder, monsieur, une course qui peut être inutile? D'ailleurs les espions du parti anarchiste ne pourront nous voir; marcher de nuit est toujours préférable.»
Lucien suivit le président, qui parlait toujours et revenait sur le danger de prodiguer la croix; selon lui, le gouvernement pouvait tout faire avec des croix.
«—Malgré l'heure indue, je remarque beaucoup de monde.
«—Ce sont ces malheureuses élections. Vous n'avez pas idée, monsieur, du mal qu'elles font. Il faudrait que la Chambre ne fût élue que tous les dix ans; ce serait plus constitutionnel.»
Le président se jeta tout à coup à la portière en disant tout bas à son cocher d'arrêter.
«—Voilà mon oncle devant nous.»
Lucien aperçut un vieux domestique qui allait au petit pas, portant une chandelle allumée dans une lanterne ronde en fer-blanc, garnie de deux vitres d'un pied de diamètre. M. Donis Disjonval le suivait d'un pas assez ferme.
«—Il rentre chez lui, dit le président. Il n'aime pas que j'aie une voiture; laissons-le filer, puis nous descendrons.»
C'est ce qui fut fait, mais il fallut frapper longtemps à la porte de l'allée. Les visiteurs furent reconnus à travers une petite fenêtre grillée, pratiquée dans la porte, et admis enfin en présence du vieux M. Disjonval.
«—Le service du roi m'appelle auprès de vous, mon respectable oncle, et le service du roi ne connaît pas d'heure indue. Permettez que je vous présente M. le maître des requêtes Leuwen.»
Les yeux bleus du vieillard peignaient l'étonnement et presque la stupidité. Après cinq à six minutes, il engagea ces messieurs à s'asseoir, et ne parut comprendre de quoi il s'agissait qu'après un gros quart d'heure.
«—Le président prononce toujours le roi, tout court, pensait Lucien, et je parierais cent contre un que ce bon vieillard entend le roi Charles X.»
M. Donis Disjonval dit enfin, après s'être fait répéter une seconde fois tout ce que son neveu lui expliquait depuis vingt minutes:
«—Demain, je vais entendre la messe à Sainte-Gudule; à huit heures et demie, en sortant après mon action de grâces, je passerai par la rue des Carmes et monterai chez le respectable M. de Cerna. Je ne puis vous dire sûrement si ses occupations si nombreuses et si importantes, aussi ses devoirs de piété, lui permettront de me donner audience comme il le faisait il y a vingt ans, avant d'avoir tant d'affaires sur les bras. Nous étions plus jeunes alors, tout allait plus vite, les élections n'étaient pas connues. La ville ce soir a l'air en émeute comme en 1789.»
Lucien remarqua que le président n'était pas bavard en présence de son oncle; il maniait même avec assez d'adresse l'esprit du vieillard qui, sa petite tête coiffée d'un énorme bonnet, paraissait bien avoir soixante-dix ans.
«—Demain, aussitôt que j'aurai vu mon oncle, sur les huit heures et demie, dit le président à Lucien lorsqu'ils furent sortis, j'aurai l'honneur de me rendre chez vous. Mais peut-être vaudrait-il mieux, comme vous n'êtes pas connu, que vous eussiez la bonté de venir vous-même, à neuf heures un quart, chez mon cousin Maillet, 9, rue des Clercs.»
Le lendemain, à l'heure convenue, Lucien laissa le général dans sa voiture, sur le cours Napoléon, et courut chez M. Maillet. Le président y arrivait de son côté.
«—Bonnes nouvelles! M. de Cerna accorde l'entrevue à l'instant même, ou bien ce soir à cinq heures.
«—J'aime mieux tout de suite.
«—M. de Cerna prend son chocolat chez Mme Blachet, rue des Carmes, n° 7. Cette rue est très solitaire. Toutefois, si vous m'en croyez, je n'aurai pas l'honneur de vous accompagner. M. de Cerna est grand partisan du mystère et n'aime pas ce qu'il appelle la publicité inutile.
«—Je vais le chercher seul.
«—Rue des Carmes, n° 7, au second, sur le derrière. Il faudra frapper à la porte deux coups avec le dos du doigt, et puis cinq. Vous comprenez, Henri V est le second de nos rois, Charles X le premier.»
Lucien, absorbé par le sentiment du devoir, était comme un général qui commande en chef et s'aperçoit qu'il va perdre la bataille. Tous les détails que nous avons rapportés l'amusaient, mais il cherchait à n'y pas penser, de peur d'être distrait. Il y avait sans doute une personne aux écoutes derrière la porte de Mme Blachet, car à peine eut-il frappé les deux, puis les cinq coups, qu'il entendit parler à voix basse.
Après un certain temps, on lui ouvrit et on l'introduisit dans une pièce obscure, dont la boiserie était peinte en blanc et les carreaux de vitre enfumés. Un véritable bureau de prison gardé par un homme qui avait une figure jaune, des traits effacés et l'air malade. C'était M. de Cerna. Il montra de la main une chaise à grand dossier en noyer. Sur la cheminée, au lieu de glace il y avait un grand crucifix noir.
«—Que réclamez-vous de mon ministère, monsieur?
«—Louis-Philippe, le roi mon maître, m'envoie à Caen pour empêcher l'élection de M. Mairobert. Elle est probable, toutefois, car il dispose sur 900 voix, de 410. Le roi, mon maître, ne dispose que de 310 voix. S'il vous convient, monsieur, de faire élire un de vos amis, à l'exclusion de M. Mairobert, je vous offre ces 310 voix. Joignez-y les 100 voix de vos gentilshommes de campagne, et vous aurez à la Chambre un homme de votre couleur. Je ne vous demande qu'une chose: c'est qu'il soit électeur et du pays.
«—Ah! vous avez peur de M. Berryer?
«—Je n'ai peur de personne.
«—Oserais-je vous demander vos lettres de créance?
«—Les voici, dit Lucien, qui n'hésita pas à mettre dans la main de M. de Cerna la lettre du ministre de l'intérieur à M. le préfet.
«—Vos pouvoirs sont très grands, monsieur, dit M. de Cerna après avoir lu; ils sont faits pour donner une haute idée des missions, dont, si jeune encore, vous êtes chargé. Oserais-je vous demander si vous étiez déjà au service sous nos rois légitimes, avant la fatale...
«—Permettez-moi, monsieur, de vous interrompre. Je respecte toutes les opinions professées par un galant homme, et c'est à ce titre que je me sentirai disposé à honorer les vôtres.»
Après cinquante minutes de discussion, M. de Cerna prit un air hautain et impertinent.
«—Il est trop tard, dit-il; mais au lieu de rompre la conférence, il chercha à convertir Lucien. Notre héros était sur la défensive et tâchait d'amener l'idée d'argent. Il ne se défendit pas avec trop d'obstination. Dans le cours de la conversation, il parla des millions de son père et remarqua que c'était la seule chose qui fit impression sur M. de Cerna.
«—Vous ôtes jeune, mon fils; permettez-moi ce nom qui comporte l'expression de mon estime. Songez à votre avenir. Je crois bien que vous n'avez pas vingt-cinq ans encore.
«—J'en ai vingt-six passés.
«—Eh bien, mon fils, sans vouloir le moins du monde médire de la bannière sous laquelle vous combattez, et en me réduisant à ce qui est strictement nécessaire pour l'expression de ma pensée—d'ailleurs pleine de bienveillance pour vos intérêts dans ce monde et dans l'autre—croyez-vous une cette bannière flottera encore la même dans quatorze ans d'ici, quand vous serez parvenu à quarante ans, à cet âge de maturité qu'un homme sage doit toujours avoir devant les yeux, comme le point décisif de la carrière? Si vous daignez revenir voir un pauvre vieillard, ma porte vous sera toujours ouverte. Je quitterai tout pour ramener au bercail un homme de votre importance dans le monde, et qui, si jeune, développe une telle maturité de pensée. Car moins je partage vos illusions sur le compte d'un roi élevé par la révolte, plus j'ai été bien placé pour juger du talent que vous avez déployé pour amener une conclusion.»
Lucien alla rendre compte de tout au général Fari, cloué à son hôtel par les rapports qu'il recevait de tous côtés. De là, il monta au bureau du télégraphe et expédia la dépêche suivante:
«La nomination de M. Mairobert est regardée comme certaine. Voulez-vous dépenser cent mille francs et avoir un légitimiste au lieu de M. Mairobert? En ce cas, adressez une dépêche au receveur.»
À cinq heures, il était mort de fatigue; il n'avait, pas pris un seul instant de repos. Cette journée pouvait bien compter comme la plus active de sa vie. Il lui restait encore la corvée de dîner à la préfecture; le petit lieutenant l'avait averti que les deux meilleurs espions du préfet étaient à ses trousses.
«—Ce petit ergoteur de Séranville doit être bouffi de rage contre vous, disait Coffe à Lucien, comme ils s'en allaient chez le préfet. Car enfin vous faites son métier depuis deux jours, tandis que lui écrit des centaines de lettres et en réalité ne fait rien. J'en conclus qu'à Paris il sera loué et vous blâmé, mais quoi qu'il vous fasse ce soir, ne vous mettez pas en colère. Si nous étions au moyen âge, je craindrais pour vous le poison. Je vois dans ce petit sophiste la rage de l'auteur sifflé.»
La voiture s'arrêta à la porte de l'hôtel de la préfecture. Il y avait huit ou dix gendarmes stationnés sur le premier et sur le second repos de l'escalier. Ils se levèrent quand Lucien passa. Le préfet était fort pâle, et reçut ces messieurs avec une politesse contrainte et qui ne fut pas assouplie par l'accueil empressé que chacun fit à Lucien. Le dîner se passa tristement; tout le monde prévoyait la défaite du lendemain. Chacun se disait: le préfet sera destitué ou envoyé ailleurs, et je dirai que c'est lui qui a fait tout le mal. Ce jeune blanc-bec, comme fils du banquier du ministre, est déjà maître des requêtes; ce pourrait bien être le successeur en herbe.»
Lucien mangeait comme un loup et était fort gai. Vers le milieu du second service, Coffe, à qui rien n'échappait, remarqua que le préfet s'épongeait le front à chaque instant. Tout à coup on entendit un grand bruit: c'était un courrier qui arrivait de Paris et qui entrait avec fracas dans la salle.
Machinalement, le directeur des Impositions indirectes, placé près de la porte, dit au courrier:
«—Voilà M. le préfet.—M. de Séranville se leva.
«—Ce n'est pas au préfet de Séranville que j'ai affaire, répondit le courrier d'un ton emphatique et grossier. C'est à M. Leuwen, maître des requêtes.
«—Quelle humiliation... Je ne suis plus préfet, pensa M. de Séranville, et il retomba sur sa chaise. Il appuya les deux bras sur la table, et se cacha la tête dans les mains.
«—M. le préfet se trouve mal, s'écria le secrétaire général, en regardant Lucien comme pour lui demander pardon de l'acte d'humanité qu'il allait accomplir. En effet, M. de Séranville était évanoui; on le porta près d'une fenêtre qu'on ouvrit. Pendant ce temps, Lucien s'étonnait du peu d'intérêt de la dépêche du ministre. C'était une grande lettre de M. de Vaize sur sa belle conduite à Blois; le ministre ajoutait de sa main qu'on rechercherait et punirait sévèrement les auteurs de l'émeute, et qu'il avait lui-même lu au conseil du roi la lettre de Leuwen qu'on avait trouvée fort bien.
«—Et de l'élection d'ici, pas un mot. C'était bien la peine d'envoyer un courrier.»
Il s'approcha de la fenêtre ouverte près de laquelle était le préfet auquel on frottait les tempes avec de l'eau de Cologne. Il dit un mot honnête et ensuite demanda la permission de passer un moment dans une chambre voisine avec M. Coffe.
«—Concevez-vous, dit-il à celui-ci en lui donnant la dépêche du ministre, qu'on envoie un courrier pour une telle lettre?»
Et il se mit à lire une lettre de sa mère, qui altéra rapidement sa physionomie riante. Mme Leuwen voyait la vie de son fils en péril, et pour une cause si sale, ajoutait-elle.
«—Quitte tout et reviens... Je suis seule. Ton père a eu une velléité d'ambition; il est allé dans le département de l'Aveyron, à deux cents lieues de Paris, pour tacher de se faire élire député.»
Il donna cette nouvelle à Coffe.
«—Voici la lettre qui a fait envoyer le courrier. Mme Leuwen aura exigé que sa lettre vous parvînt rapidement. Au total, il n'y a pas là de quoi vous affliger. Il me semble que votre rôle est auprès de ce petit jésuite qui meurt de haine rentrée. Moi je vais achever de l'assommer par mon air important.»
Coffe fut en effet parfait en rentrant dans la salle à manger. Il avait tiré de sa poche huit ou dix rapports d'élections qu'il avait fourrés dans la dépêche, et la portait connue un saint sacrement. M. de Séranville avait repris connaissance, et au milieu de ses angoisses, regardait Lucien et Coffe d'un air mourant. L'état de ce méchant personnage toucha Lucien; il ne vit en lui qu'un homme souffrant.
«—Il faut le soulager de notre présence,» et après quelques mots polis se retira.
Le courrier lui courut après dans l'escalier pour lui demander ses ordres.
«—M. le maître des requêtes vous réexpédiera demain,» dit Coffe avec une gravité parfaite.
Le lendemain était le grand jour des élections. Dès sept heures, Lucien était chez M. Disjonval, qui le reçut avec un empressement marqué.
«—Si je n'ai pas aujourd'hui et de bonne heure le crédit de cent mille francs sur le receveur, j'aurai eu du moins l'honneur de vous être présenté, et j'aurai eu aussi avec le respectable M. de Cerna une conférence qui a fait sur mon cœur une profonde impression, ayant appris à redoubler l'estime que j'avais déjà pour des hommes qui voient le bonheur de notre chère patrie dans une autre roule que celle que je crois la plus sûre...»
Nous faisons grâce au lecteur des phrases polies qu'inspirait à Lucien le désir de voir ces messieurs prendre patience jusqu'à l'arrivée de la dépêche.
À neuf heures, il rentra à son auberge où Coffe avait préparé deux immenses lettres de narrations et d'explications.
«—Quel drôle de style! fit Lucien en les signant.
«—Emphatique et plat, et surtout jamais simple; c'est ce qu'il faut pour les bureaux.»
Le courrier fut renvoyé à Paris.
Le général Fari avait fait louer, depuis un mois, par son petit aide de camp Milière, un appartement au premier étage en face de la salle des Ursulines où se faisaient les élections. Il s'établit là dès dix heures du matin avec Lucien et Coffe. Ces messieurs avaient de quart d'heure en quart d'heure, des nouvelles par des affidés du général. Les affidés de la préfecture, ayant appris l'arrivée et l'incident du courrier de la veille, et voyant dans Lucien le préfet futur si M. de Séranville manquait l'élection, faisaient, à tout moment, passer à Lucien des cartes avec des avis au crayon rouge. Les pointages se trouvèrent fort justes.
Un petit imprimé avait été distribué avec profusion aux électeurs:
Honnêtes gens de tous les partis, qui aimez le pays dans lequel vous êtes nés!
Éloignez M. le préfet de Séranville!
Si M. Mairobert est élu député, M. le préfet sera destitué ou nommé ailleurs. Qu'importe après tout le député nommé! Chassons un préfet tracassier et menteur.
À qui n'a-t-il pas manqué de parole?
Vers midi, l'élection du président prenait la plus mauvaise tournure. Tous les électeurs du canton de Risset votaient en faveur de M. Mairobert. Tous les quarts d'heure Lucien envoyait Coffe regarder le télégraphe; il grillait de voir arriver la réponse à sa dépêche numéro 2.
«—Le préfet est bien capable de faire retarder cette dépêche, disait le général. Il serait bien digne de lui d'avoir envoyé un de ses commis à la station voisine du télégraphe, qui est à quatre lieues d'ici, de l'autre côté de la colline, pour tout arrêter. C'est par des traits de cette espèce qu'il croit être un nouveau Mazarin. Car il connaît son histoire de France, notre bon préfet.»
Le lieutenant Milière offrit de monter à cheval et d'aller en un temps de galop, sur la colline, observer les mouvements de la deuxième station du télégraphe. Mais Coffe lui demanda son cheval et courut à sa place.
Il y avait mille personnes au moins devant la salle des Ursulines. Lucien descendit sur la place pour juger de l'esprit général des conversations; il fut reconnu. Le peuple, lorsqu'il se voit en masse, est insolent. Des cris partaient de la foule:
«—Regardez donc ce petit commissaire de police, ce freluquet envoyé de Paris pour espionner le préfet.»
Il n'y fut presque pas sensible.
Deux heures sonnaient; le télégramme ne venait pas.
Lucien séchait d'impatience. Il alla voir M. Disjonval qui le reçut d'un air piqué.
«—Voilà, se dit-il, un homme qui croit que je me suis moqué de lui; il y va franc jeu avec moi et je jurerais qu'il a retardé le vote de ses amis, à la vérité peu nombreux, pour attendre le résultat de ma demande au ministre.»
Au moment où il cherchait à prouver à M. Disjonval qu'il n'avait pas voulu le tromper, Coffe accourut tout haletant.
«—Le télégraphe marche.
«—Daignez m'attendre chez vous encore un quart d'heure, dit Lucien à M. Disjonval; je vole au bureau du télégraphe.»
Il revint en courant vingt minutes après.
«—Voilà la dépêche originale, dit-il:
Le ministre des Finances à M. le Receveur général. Remettez cent mille francs à M. le général Fari ou à M. Leuwen.
«—Et le télégraphe marche encore...
«—Je vais au collège, répondit M. Disjonval, qui paraissait persuadé. Je ferai ce que je pourrai pour la nomination de notre candidat: nous portons M. de Crémieux. De là je cours chez M. de Cerna: je vous engage aussi à y aller sans délai.»
La porte de l'appartement de M. de Cerna était grande ouverte; il y avait foule dans l'antichambre que Lucien et Coffe traversèrent en volant.
«—Monsieur, voici la dépêche de Paris.
«—Parfait. J'ose espérer que vous n'avez aucune objection à faire contre M. de Crémieux?
«—Monsieur le général Fari et moi approuvons M. de Crémieux. S'il est élu au lieu de M. Mairobert, le général et moi vous remettons les cent mille francs. En attendant l'événement, dans quelles mains voulez-vous que je dépose la somme?
«—La calomnie veille autour de nous, monsieur. C'est déjà beaucoup que quatre personnes, quelque honorables qu'elles soient, sachent un secret dont l'opinion publique peut abuser. Je compte, monsieur, ajouta M. de Cerna en désignant Coffe, vous, moi et M. Disjonval. À quoi bon faire voir le détail à M. le général Fari, d'ailleurs si digne de toute considération?
«—Mais je suis trop jeune pour me charger seul de la responsabilité d'une dépense secrète aussi forte»—et avec beaucoup d'adresse, il fit consentir M. de Cerna à l'intervention du général.
Il fut donc convenu que les cent mille francs seraient déposés dans une cassette, dont le général Fari et M. Ledoyen, un ami de M. de Cerna, auraient chacun une clef.
À son retour à l'appartement situé vis-à-vis de la salle des Ursulines, Lucien trouva le général extrêmement rouge. L'heure approchait à laquelle il avait résolu d'aller déposer son vote, et il craignait d'être hué. Malgré ce souci personnel, il fut néanmoins sensible à la considération que lui témoignait M. de Cerna.
Sur ces entrefaites, on reçut de M. Disjonval un mot qui priait M. Leuwen de lui envoyer Coffe. Celui-ci revint une demi-heure après, et annonça qu'il venait de voir monter à cheval et courir au galop vingt agents s'en allant dans les campagnes chercher cent soixante électeurs légitimistes.
«—Voilà l'heure, dit tout à coup le général fort ému. Il endossa son uniforme et traversa la rue pour aller voter. La foule s'ouvrit devant lui. Le général entra dans la salle, et au moment où il approchait du bureau, des applaudissements éclatèrent parmi les électeurs Mairobertistes.
«—Ce n'est pas un plat coquin comme le préfet, disait-on tout haut. Il n'a que ses appointements pour vivre, et il a une famille à nourrir.»
À quatre heures, Lucien expédia cette dépêche:
Les chefs légitimistes paraissent de bonne foi. Des observateurs placés aux portes de la ville ont vu sortir vingt agents qui vont dans la campagne chercher cent soixante électeurs légitimistes. Si quatre-vingts ou cent électeurs arrivent le 18 avant midi, Hampden ne sera pas élu. Dans le moment. M. Hampden a la majorité pour la présidence du collège. Le scrutin sera dépouillé à cinq heures.
Le directeur du télégraphe envoya une nouvelle dépêche ministérielle:
J'approuve vos projets. Donnez cent mille francs; un légitimiste quelconque, même M. Berryer, vaut mieux que M. Hampden.
«—Je ne comprends pas, dit le général. Que veut dire Hampden?
«—Hampden veut dire Mairobert; c'est le nom dont j'ai convenu avec le ministre.»
Le scrutin dépouillé donna:
Électeurs présents | 873 |
Majorité | 437 |
Voix à M. Mairobert | 451 |
Voix à M. de Bourdoulier, candidat du préfet | 389 |
Voix à M. de Crémieux | 19 |
Voix perdues | 14 |
Ces dix-neuf voix à M. de Crémieux firent plaisir au général et à Lucien; elles prouvaient presque que M. de Cerna ne s'était pas joué d'eux.
À six heures, des valeurs s'élevant à cent mille francs, furent remises par le receveur général lui-même entre les mains du général Fari et de Lucien, qui lui donnèrent un reçu.
M. Ledoyen se présenta aussitôt. C'était un fort riche propriétaire, généralement estimé. La cérémonie de la cassette fut effectuée, et il y eut parole d'honneur réciproque de remettre la cassette et son contenu à M. Ledoyen si tout autre que M. Mairobert était élu, à M. le général Fari si M. Mairobert était élu.
M. Ledoyen parti, on dîna.
«—Maintenant, la grande affaire, c'est le préfet, dit le général, extraordinairement gai ce soir-là. Prenons courage et montons à l'assaut. Il y aura bien neuf cents votants demain.
M. de Bourdoulier a eu | 389 |
M. de Crémieux | 19 |
Total | 408 |
Nous voilà avec 408 voix sur 873. Supposons que les vingt-sept voix arrivées demain matin donnent dix-sept voix à M. Mairobert et dix à nous. Nous aurons:
M. de Crémieux avec | 418 |
M. Mairobert avec | 468 |
Et alors, cinquante et une voix de M. de Cerna donneront la majorité à M. de Crémieux.
Ces chiffres furent retournés de cent façons par le général, Lucien, Coffe et le lieutenant Milière, les seuls convives de ce dîner.
«—Appelons nos deux meilleurs agents,» dit le général.
Ces messieurs parurent et, après une assez longue discussion, avouèrent d'eux-mêmes que la présence des légitimistes déciderait de la victoire.
«—Et maintenant à la préfecture!
«—Si vous ne voyez pas d'indiscrétion à ma demande, je vous prierais, mon général, de porter la parole.
«—Cela est un peu contre nos conventions; je m'étais réservé un rôle tout à fait secondaire. Mais enfin, j'ouvrirai le débat, comme on dit en Angleterre.»
Le général tenait beaucoup à montrer qu'il avait des lettres! mais ce brave homme avait bien mieux: un rare bon sens et de la bonté.
À peine eut-il expliqué au préfet qu'on le suppliait de donner à M. de Crémieux les voix dont il avait disposé la veille, lors de la nomination du président, que celui-ci l'interrompit d'un ton aigre:
«—Je ne m'attendais pas à moins après toutes ces communications télégraphiques. Mais enfin, messieurs, je ne suis pas encore destitué, et M. Leuwen n'est pas encore préfet.»
Tout ce que la colère peut mettre dans la bouche d'un petit sophiste sournois, fut adressé par M. de Séranville au général et à Lucien. La scène dura cinq heures. Le général ne perdit un peu patience que vers la fin.
«—Votre élection est évidemment perdue; laissez-la mourir entre les mains de M. Leuwen. Comme les médecins appelés trop lard, M. Leuwen aura tout l'odieux de la mort du malade.
«—Il aura ce qu'il voudra ou ce qu'il pourra, mais jusqu'à ma destitution, il n'aura pas la préfecture.»
Ce fut sur cette réponse de M. de Séranville que Lucien fut obligé de retenir le général.
«—Un homme qui trahirait le gouvernement, dit le général, ne pourrait pas faire mieux que vous, monsieur le préfet, et c'est ce que je vais écrire au ministre. Adieu, monsieur.»
À minuit et demi, en sortant de la préfecture, Lucien voulait apprendre ce beau résultat à M. de Cerna.
«—Si vous m'en croyez, monsieur Leuwen, attendez à demain matin, après votre dépêche télégraphique. Laissons ces alliés suspects. D'ailleurs ce petit animal de préfet peut se raviser.»
À cinq heures et demie, le lendemain, Lucien attendait le jour dans le bureau du télégraphe. Dès qu'on put voir clair, la dépêche suivante fut expédiée:
«—Le préfet a refusé ses 389 voix à M. de Crémieux. Le concours des 70 à 80 voix que le général Fari et M. Leuwen attendaient des légitimistes devient inutile, et M. Hampden va être élu.»
Lucien, mieux avisé, n'écrivit pas à MM. Disjonval et de Cerna, mais il alla les voir et leur expliqua le malheur survenu, avec tant de simplicité et de sincérité évidente, que ces messieurs, qui connaissaient le génie du préfet, finirent par croire à la bonne foi de Leuwen.
«—L'esprit de ce petit préfet des grandes journées, dit M. de Cerna, est comme les cornes des boues de mon pays: noir, dur et tortu.»
Le pauvre Lucien était tellement emporté par l'envie de ne pas passer pour un coquin, qu'il supplia M. Disjonval d'accepter de sa bourse le remboursement des frais qu'avait pu entraîner la convocation extraordinaire des électeurs légitimistes. M. Disjonval refusa, mais avant de quitter la ville de Caen, Lucien lui fit remettre 500 francs par le président Donis d'Angel.
Le grand jour de l'élection, à dix heures, le courrier de Paris apporta cinq lettres, annonçant que M. Mairobert était mis en accusation à Paris comme facteur du grand mouvement insurrectionnel républicain dont on parlait alors. Aussitôt douze des négociants les plus riches déclarèrent qu'ils ne donneraient pas leurs voix à M. Mairobert.
«—Voilà qui est bien digne du préfet, dit le général à Lucien avec lequel il avait repris le poste d'observation vis-à-vis de la salle d'élections. Il serait plaisant après tout que ce petit sophiste réussit. C'est bien alors, ajouta-t-il avec la gaieté et la générosité d'un homme de cœur, que pour peu que le ministre fût votre ennemi, et eût besoin d'un boue émissaire, vous joueriez un joli rôle.
«—Je recommencerais mille fois. Quoique la bataille fût perdue, j'ai donné quand même.
«—Vous êtes un brave garçon... Permettez-moi cette locution familière, corrigea bien vite le bon général, craignant d'avoir manqué à la politesse qui était pour lui comme une langue étrangère apprise sur le tard.
Lucien lui serra la main avec émotion et laissa parler son cœur.
À onze heures, on constata la présence de 948 électeurs.
Au moment où un émissaire du général venait de lui donner ce chiffre, M. le président Donis d'Angel voulut forcer toutes les consignes pour pénétrer dans l'appartement, mais n'y réussit pas.
«—Recevons-le un instant, dit Lucien.
«—Ah! que non. Ce pourrait être la base d'une calomnie. Allez recevoir ce digne président et ne vous laissez pas trahir par votre honnêteté naturelle.
«—Il m'apportait l'assurance que, malgré les contre-ordres de ce matin, il y a 49 légitimistes et 11 partisans du préfet gagnés en faveur de M. de Crémieux, dans la salle des Ursulines.»
L'élection suivit son cours paisible; les figures étaient plus sombres que la veille. La pauvre nouvelle du préfet, sur la mise en accusation de M. Mairobert, avait mis en colère cet homme si sage jusque-là, et surtout ses partisans. Deux ou trois fois on fut sur le point d'éclater, mais un beau-frère de M. Mairobert, monta sur une charrette, arrêtée à cinquante pas de la salle des Ursulines, et parla à la foule.
«—Renvoyons notre vengeance à quarante-huit heures après l'élection, autrement, la majorité vendue de la Chambre des députés l'annulera.»
Ce bref discours fut bientôt imprimé à vingt mille exemplaires. On eut même l'idée d'apporter une presse sur la place. Lucien, qui se promenait hardiment partout, ne fut point insulté ce jour-là; il remarqua que la foule sentait sa force. À moins de la mitrailler à distance, aucune puissance ne pouvait agir sur elle.
«—Voilà le peuple vraiment souverain!» pensait-il.
Il revenait de temps en temps à l'appartement d'observation; l'avis du lieutenant Milière était que personne n'aurait la majorité pour cette fois.
À quatre heures, il arriva une dépêche télégraphique au préfet, qui lui ordonnait de porter ses votes aux légitimistes désignés par le général Fari et Leuwen. Mais il ne fit rien dire. À quatre heures un quart, Lucien eut une dépêche dans le même sens.
Sur quoi Coffe s'écria:
Un peu moins de fortune, et plus tôt arrivée!
Le général fut charmé de la citation et se la fit répéter.
À ce moment, ils furent étourdis par un vivat étourdissant.
«—Est-ce joie, est-ce révolte? se demandèrent-ils en courant à la fenêtre.
«—C'est la joie, dit le général avec un soupir. Nous sommes foutus!»
En effet, un émissaire qui arrivait l'habit déchiré, tant il avait eu de peine à traverser la foule, apportait le bulletin du dépouillement du scrutin:
Électeurs présents | 948 |
Majorité | 475 |
M. Mairobert | 475 |
M. de Bourdoulier, candidat du préfet | 401 |
M. de Crémieux | 61 |
M. Sauvage, républicain, voulant | |
le caractère des Français par des | |
lois draconiennes | 0 |
Vois perdues | 2 |
Le soir, la ville fut entièrement illuminée.
«—Mais où sont donc les fenêtres des 401 partisans du préfet?» disait Lucien à Coffe.
La réponse fut un bruit effroyable de vitres cassées; c'étaient les fenêtres du président Donis d'Angel.
Le lendemain, Lucien s'éveilla à onze heures et s'en alla tout seul se promener dans toute la ville. Une singulière pensée s'était rendue maîtresse de son esprit.
«—Que dirait Mme de Chasteller si je lui racontais ma conduite?»
Il fut bien une heure avant de trouver la réponse à cette question, et cette heure lui fut bien douce.
* * *
En approchant de Paris, il vint par hasard à penser à la rue où logeait Mme Grandet, et ensuite à elle.
Il partit d'un éclat de rire.
«—Qu'avez-vous donc?» lui demanda Coffe.
«—Rien. J'avais oublié le nom d'une belle dame pour qui j'ai une grande passion.
«—Je croyais que vous pensiez à l'accueil que va vous faire votre ministre.
«—Le diable l'emporte... Il me recevra froidement, me demandera l'état de mes déboursés et trouvera que c'est bien cher.
«—Tout dépend du rapport que ses espions lui auront fait sur votre mission. Votre conduite a été furieusement imprudente: vous avez donné pleinement dans cette folie de la première jeunesse qu'on appelle le zèle.»
Lucien avait à peu près deviné. Le comte de Vaize le reçut avec la politesse ordinaire, mais ne lui fit aucune question sur les élections, aucun compliment sur son voyage; il le traita absolument comme s'il l'avait vu la veille. À la fin de l'entretien, il gagna son bureau, occupé, durant son absence, par Desbacs, qui avait rempli sa place. Ce petit homme fut très froid en lui faisant la remise des affaires courantes, lui qui avant le voyage était à ses pieds. Lucien ne dit rien à Coffe qui travaillait dans une pièce voisine et qui, de son côté, éprouvait un accueil encore plus significatif. À cinq heures et demie, il l'appela pour aller dîner ensemble. Dès qu'ils furent seuls dans un cabinet de restaurant:
«—Eh bien? dit Lucien en riant.
«—Eh bien, tout ce que vous avez fait de bien et d'admirable pour tâcher de sauver une cause perdue, n'est qu'un péché splendide. Vous serez bien heureux si vous échappez au reproche de jacobinisme ou de carlisme. On en est encore dans les bureaux à trouver un nom pour votre crime; on n'est d'accord que sur son énormité. Tout le monde épie la façon dont le ministre vous traite. Vous vous êtes cassé le cou.
«—La France est bien heureuse, répondit Lucien gaiement, que ces coquins de ministres ne sachent pas profiter de cette folie de jeunesse que vous appelez le zèle. Je serais curieux de savoir si un général en chef traiterait de même un officier qui, dans une déroute, aurait fait mettre pied à terre à un régiment de dragons, pour marcher à l'assaut d'une batterie enfilant la grande route et tuant horriblement de monde?»
Après de longs discours, Lucien apprit à Coffe qu'il n'avait point épousé une parente du ministre et qu'il n'avait rien à demander.
«—Mais alors, dit Coffe étonné, d'où venait avant votre mission la bonté marquée du ministre? Maintenant, après les lettres de M. de Séranville, pourquoi ne vous brise-t-il pas?
—Il a peur du salon de mon père. Si je n'avais pas pour père l'homme d'esprit le plus redouté de Paris, j'aurais été comme vous, jamais je ne me relevais de la profonde disgrâce où nous a jetés noire républicanisme de l'École polytechnique. Dites-moi, croyez-vous qu'un gouvernement républicain fut aussi absurde que celui-ci?
«—Il serait moins absurde, mais plus violent. Ce serait souvent un loup enragé. En voulez-vous la preuve? Elle n'est pas loin de nous. Quelles mesures prendriez-vous dans les deux départements de MM. de Riquebourg et de Séranville, si demain vous étiez un ministre de l'Intérieur tout-puissant?
«—Je nommerais M. Mairobert préfet; je donnerais au général Fari le commandement des deux départements.
«—Songez au contre-coup de ces mesures et à l'exaltation que prendraient dans les deux départements Riquebourg et Séranville, tous les partisans du bon sens et de la justice. M. Mairobert serait roi de son département; et si ce département s'avisait d'avoir une opinion sur ce qui se fait à Paris? Pour parler seulement de ce que nous connaissons, si ce département s'avisait de jeter un œil raisonnable sur ces trois cent cinquante nigauds emphatiques qui grattent du papier dans la rue de Grenelle, et parmi lesquels nous comptons? Si les départements voulaient à l'Intérieur quelques hommes de métier à 10.000 francs d'appointements et 10.000 francs de frais de bureau, signant tout ce qui est d'intérêt secondaire, que deviendraient les trois cent quarante au moins de ces commis, chargés de faire au bon sens une guerre acharnée?
Et de proche en proche, que deviendrait le roi? Tout gouvernement est un mal, mais un mal qui préserve d'un plus grand.
«—C'est ce que disait M. Gauthier, l'homme le plus sage que j'aie connu, un républicain de Nancy. Que n'est-il ici à raisonner avec nous? Du reste, c'est un homme qui lit la Théorie des fonctions de Lagrange, aussi bien que vous et cent fois mieux que moi, etc.»
Le discours fut infini entre les deux amis, car Coffe, ne sachant résister à Lucien, s'en était fait aimer, et par reconnaissance se croyait obligé de lui répondre. Il ne revenait pas de son étonnement qu'étant aussi riche, Lucien ne fût pas plus absurde.
Entraîné par cette idée, il lui demanda:
«—Êtes-vous né à Paris?
«—Oui, sans doute.
«—Et M. votre père avait cet hôtel magnifique à cette époque, et vous alliez vous promener en voiture à trois ans?
«—Mais, sans doute... Pourquoi ces questions?
«—Parce que je suis étonné de ne vous trouver ni absurde, ni sec: il faut espérer que cela durera. Vous devez voir par le succès de votre mission que la société repousse vos qualités actuelles. Si vous vous étiez borné à vous faire couvrir de boue à Blois, le ministre vous eût donné la croix.
«—Du diable si je pense encore à cette mission.
«—Vous auriez tort; c'est la plus belle et la plus curieuse expérience de votre vie. Jamais, quoi que vous fassiez, vous n'oublierez le général Fari, MM. de Séranville, de Riquebourg, de Cerna, Donis d'Angel, etc.
«—Jamais.
«—Eh bien, le plus ennuyeux de l'expérience morale est fait. C'est le commencement, l'exposition des faits. Au ministère, vous achèverez votre éducation. Seulement pressez-vous, car il est possible que le de Vaize ait déjà inventé quelque coup de Jarnac pour vous éloigner tout doucement sans fâcher monsieur votre père.
«—Ah! à propos, mon père est député de l'Aveyron, après trois ballottages et à la flatteuse majorité de sept voix!
«—Vous ne m'aviez pas parlé de sa candidature...
«—Je la trouvais ridicule et d'ailleurs n'eus pas le temps d'y trop songer; je ne l'appris que par ce courrier extraordinaire qui donna une pâmoison à M. de Séranville.»
Deux jours après, le comte de Vaize disait à Lucien:
«—Lisez ce papier.»
C'était une première liste de gratifications à propos des élections. Le ministre, en la lui donnant, souriait d'un air de bonté qui semblait dire: «Vous n'avez rien fait qui vaille, et cependant voyez comme je vous traite.»
Il y avait trois gratifications de 10.000 francs, et à coté du nom des gratifiés, la mention: Succès. La quatrième ligne portait: M. Lucien Leuwen, maître des requêtes, non succès. M. Mairobert nommé à une majorité d'une voix... 8.000 francs.
«—Eh bien, fit M. de Vaize, tient-on la parole qu'on vous donna à l'Opéra?»
Lucien exprima toute sa reconnaissance, puis ajouta:
«—J'ai une prière à adresser à Votre Excellence: je désirerais que mon nom ne figurât pas sur la liste.
«—J'entends, dit le ministre, dont la figure prit sur-le-champ l'expression la plus sérieuse. Vous voulez la croix, mais en vérité, après tant de folies, je ne puis la demander pour vous. Vous êtes plus jeune de caractère que d'âge. Demandez à Desbacs l'étonnement que causaient vos dépêches télégraphiques, arrivant coup sur coup et ensuite vos lettres.
«—C'est parce que je sens tout cela que je prie Votre Excellence de ne pas songer à moi pour la croix, et encore moins pour la gratification.
«—Prenez garde, cria le ministre en colère, je suis homme à vous prendre au mot. Allons, prenez une plume, et à côté de votre nom mettez ce que vous voudrez.»
Lucien écrivit à coté de son nom: ni croix, ni gratification; élection manquée, et puis, au bas du papier:
—M. Coffe... 2.500 francs.
«—Je porte ce papier au Château, songez-y bien. Il serait inutile que par la suite votre père me parlât à ce sujet.
«—Les hautes occupations de Votre Excellence l'empêchent de garder le souvenir de notre conversation à l'Opéra. Je manifestai le vœu le plus précis que mon père n'eût plus à s'occuper de ma fortune politique.
«—Eh bien, alors, expliquez à mon ami Leuwen comment s'est passée l'affaire de la gratification, et comment, vous ayant porté pour 8.000 francs, vous avez biffé tout cela. Adieu, monsieur.»
À peine la voiture de Son Excellence eut-elle quitté l'hôtel, que Mme la comtesse de Vaize fit appeler Lucien.
«—Diable, se dit-il en l'apercevant, elle est bien jolie aujourd'hui. Pas l'air timide et des yeux de feu; que signifie ce changement?
«—Vous nous tenez rigueur depuis votre retour, monsieur. J'attendais toujours une occasion pour vous parler en détail. Je vous assure que personne plus que moi n'a défendu vos dépêches avec plus de suite. J'ai empêché avec le plus grand courage qu'on en dit du mal devant moi à table. Tout le monde peut se tromper et j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer. Vos ennemis pourraient plus tard vous calomnier à propos de cette mission, et, quoique sachant que les questions d'argent ne vous touchent que médiocrement, j'ai obtenu de mon mari, pour fermer la bouche à ces ennemis, qu'il vous présentât au roi pour une gratification de 8.000 francs. Je voulais 10.000, mais M. de Vaize m'a fait voir que cette somme était réservée aux plus grands succès, et les lettres reçues hier de M. de Séranville et du maire de Caen sont affreuses pour vous.»
Tout cela fut dit avec beaucoup plus de paroles, et, par conséquent, avec beaucoup plus de mesure et de retenue féminine. Aussi Lucien y fut-il très sensible. Il lui raconta qu'il venait d'effacer son nom.
«—Mon Dieu, seriez-vous piqué? Vous aurez la croix à la première occasion, je vous le promets.»
Ce qui voulait dire: Allez-vous nous quitter?
L'accent de ces mots le toucha profondément; il fut sur le point de lui baiser la main.
«—Si je m'attachais à elle, pensait-il, que de dîners ennuyeux il faudra supporter! et avec la figure du mari de l'autre côté de la table!»
Cette réflexion ne lui prit pas une demi-seconde.
«—Je viens d'effacer mon nom, reprit-il, mais puisque vous daignez témoigner de l'intérêt pour mon avenir, je vous dirai la véritable raison de mon refus. Ces titres de gratification peuvent être imprimés un jour et me donner une célébrité fâcheuse. Je suis trop jeune pour m'exposer à ce danger.
«—Oh! mon Dieu, dit Mme de Vaize avec l'accent de la terreur, croyez-vous la république si près de nous?»
La peur lui avait fait oublier ses velléités d'amitié, et devant cette sécheresse, Lucien tomba dans une profonde rêverie.
«—Vous êtes fâché?
«—Je vous demande pardon. Y a-t-il longtempsque je suis tombé dans cette rêverie?
«—Trois minutes au moins, répondit-elle avec un air de bonté, mais à cette bonté qu'elle tenait à marquer, se mêlait un peu du reproche de la femme d'unministre puissant qui n'est pas accoutumée à de pareilles distractions, et en tête-à-tête encore.
«—C'est que je suis sur le point d'éprouver pour vous, madame, un sentiment trop tendre, et je me le reprochais...»
Après cette petite coquinerie, comme il n'avait plus rien à dire à Mme de Vaize, il ajouta encore quelques mots polis, et la laissa toute rouge et tout émue, pour aller s'enfermer dans son bureau.
«—J'oublie de vivre. Ces sottises d'ambition me distraient de la seule chose au monde qui ait de la réalité pour moi. C'est drôle de sacrifier son cœur à l'ambition, tout en n'étant pas ambitieux!... Il faut aller à Nancy. Attendons d'abord mon père qui revient un de ces jours. C'est un devoir, et puis je serais bien aise d'avoir son opinion sur ma conduite à Caen, tant sifflée au ministère.»
Le plaisir d'aller à Nancy changea le cours de ses pensées et le rendit, le soir, chez Mme Grandet, extrêmement brillant. Dans le petit salon ovale, au milieu de trente personnes peut-être, il fut le centre de la conversation et fit cesser tous les entretiens particuliers pendant vingt minutes au moins. Ce succès électrisa Mme Grandet.
«—Avec deux ou trois hommes comme celui-ci, chaque soirée, mon salon sera le premier de Paris.»
Comme on passait au billard, elle se trouva à côté de Lucien, séparée du reste de la société.
«—Que faisiez-vous le soir, pendant cette course en province?
«—Je pensais à une jeune femme de Paris pour laquelle j'ai une grande passion.»
Ce fut le premier mot de ce genre qu'il eût jamais dit à Mme Grandet: il arrivait à propos. Pendant toute la soirée il fut pour elle du dernier tendre.
* * *
M. Leuwen revint tout joyeux de son élection dans le département de l'Aveyron.
«—L'air y est chaud, les perdrix excellentes, les hommes plaisants. Je suis chargé par mes commettants de quatre-vingt-trois commissions, en outre de celles dont on me chargera par lettre: quatre paires de bottes bien confectionnées; une route de cinq quarts de lieue de longueur pour conduire à la maison de campagne de M. Castanet, etc., etc.»
Et M. Leuwen continua à raconter à Mme Leuwen et à son fils les intrigues au moyen desquelles il avait obtenu une majorité triomphante de sept voix.
«—Enfin, je ne me suis pas ennuyé un moment dans ce département, et si j'y avais eu ma femme, j'aurais été parfaitement heureux. Il y avait bien des années que je n'avais parlé aussi longtemps et à un aussi grand nombre d'ennuyeux. Aussi suis-je saturé de platitudes et d'ennuis officiels.»
On peut penser comme Lucien fut reçu lorsqu'il parla d'absence.
«—Je te renie à jamais, lui dit son père avec une vivacité gaie. Redouble d'assiduité et d'attention auprès de ton ministre; et si tu as du cœur, campe un enfant à sa femme! Et maintenant raconte-moi les aventures de ton voyage.
«—Voulez-vous mon histoire longue ou courte?
«—Longue, dit Mme Leuwen; elle m'a fort amusée et je l'entendrais une seconde fois avec plaisir. Je serais fort, curieuse de voir ce que vous en penserez, ajouta-t-elle en se tournant vers son mari.
«—Eh bien, répondit M. Leuwen, il est dix heures trois quarts, qu'on fasse du punch et commence.»
Mme Leuwen fit un signe au valet de chambre et la porte fut fermée.
Lucien expédia en cinq minutes l'avanie de Blois et les menus incidents du voyage, et raconta longuement ce que le lecteur connaît déjà.
Vers le milieu du récit, M. Leuwen commença à faire des questions.
«—Plus de détails, plus de détails, disait-il à son fils; il n'y a d'originalité et de vérité que dans les détails.
«Et voilà comment ton ministre t'a traité à ton retour! Il semblait vivement contrarié.
«—Ai-je bien ou mal agi? En vérité je l'ignore, disait Lucien. Sur le champ de bataille, dans la vivacité de l'action, je croyais avoir mille fois raison. Ici, les doutes commencent à se faire jour.
«—Et moi, je n'en ai pas, répondit Mme Leuwen. Tu t'es conduit comme le plus brave homme aurait pu faire.»
Elle plaidait en faveur de son fils et avait peur de solliciter l'approbation de M. Leuwen qui ne disait rien.
«—Ce qui est fait est fait, continuait Lucien. Je me moque parfaitement du Brid'oison de la rue de Grenelle. Mais mon orgueil est alarmé; quelle opinion dois-je avoir de moi-même? Ai-je quelque valeur? Voilà ce que je vous demande, mon père. J'ai pu atténuer les faits, en ma faveur, en vous les racontant, et alors les mesures que j'ai prises d'après ces faits seraient justifiées à mon insu.
«—Ce M. Coffe me fait l'effet d'un méchant homme, dit Mme Leuwen.
«—Maman, vous vous trompez. Ce n'est qu'un homme découragé. S'il avait quatre cents francs de rente, il se retirerait dans les rochers de la Sainte-Baume, à quelques lieues de Marseille. Il est dommage que vous ayez cette opinion de lui, car je voulais obtenir de mon père qu'il entendît le récit de ma campagne, fait par ce fidèle aide de camp qui souvent n'a pas été de la même opinion que moi. Et jamais je n'obtiendrai une seconde séance de mon père, si vous ne la sollicitez avec moi.
«—Mais cela m'intéresse, répliqua M. Leuwen. Si votre Coffe veut venir dîner ici demain, serons-nous seuls? demanda-t-il à sa femme.
«—Nous avions un demi-engagement avec Mme de Thémines.
«—Nous dînerons ici, nous trois et M. Coffe. S'il est du genre ennuyeux, comme je le crains, il le sera moins à table. La porte sera fermée, et nous serons servis par Anselme.»
Lucien amena Coffe le lendemain, mais non sans peine.
Par la froideur et la simplicité de son récit, il fit la conquête de M. Leuwen.
«—Je vous remercie, monsieur, lui dit-il, de n'être pas Gascon. J'ai une indigestion de gens hâbleurs qui sont tou jours surs du succès du lendemain sauf à vous servir une platitude, lorsque le lendemain vous leur reprochez la défaite.»
Mme Leuwen était enchantée d'avoir une seconde édition des prouesses de son fils. Et à neuf heures, comme Coffe voulait se retirer, M. Leuwen insista pour le conduire dans sa loge à l'Opéra. Avant la fin de la soirée, le député de l'Aveyron lui dit:
«—Je suis bien fâché que vous soyez au ministère. Je vous aurais offert une place de quatre mille francs chez moi. Depuis la mort de ce pauvre Van Peters, je ne travaille pas assez, et depuis la sotte conduite du comte de Vaize, à l'égard de ce héros-là, fit-il en désignant son fils, je me sens une velléité de faire six semaines de demi-opposition. Morbleu, monsieur le ministre, vous me paierez votre sottise. Il serait indigne de moi de me venger comme votre banquier. Toute vengeance coûte à qui se venge, et comme banquier, je ne puis sacrifier un iota sur la probité.»
Et il tomba dans une longue rêverie. Lucien, qui trouvait la séance un peu longue, aperçut Mlle Gosselin dans une loge et disparut.
«—Aux armes! dit tout à coup M. Leuwen, en sortant de sa méditation. Il faut agir. Quelle heure est-il?
«—Je n'ai pas de montre, dit Coffe froidement, et il ne résista pas à la vanité d'ajouter:
«—Monsieur votre fils m'a tiré de Sainte-Pélagie; dans ma faillite j'ai placé ma montre dans le bilan.
«—Parfaitement honnête, parfaitement honnête! répondit M. Leuwen d'un air distrait. Puis-je compter sur votre silence? Je vous demande de ne prononcer jamais ni mon nom ni celui de mon fils.
«—Je vous le promets; c'est ma coutume.
«—Faites-moi l'honneur de venir dîner demain chez moi. S'il y a du monde, je ferai servir dans ma chambre; nous ne serons que trois, mon fils et vous, monsieur. Votre raison sage et ferme me plaît beaucoup, et je désire vivement trouver grâce devant votre misanthropie, si toutefois vous êtes misanthrope.
«—Oui, monsieur, pour trop aimer les hommes.» Quinze jours après cet entretien, le changement opéré chez M. Leuwen étonnait tout le monde. Il faisait sa société habituelle de trente à quarante députés nouvellement élus et des plus sots, et l'incroyable était qu'il ne persiflait jamais. Un diplomate de ses amis eut des inquiétudes sérieuses:
«—Il n'est plus insolent envers les imbéciles, il leur parle sérieusement, son caractère change. Nous allons le perdre.»
M. Leuwen suivait assidûment les soirées que le ministre de l'Intérieur donnait aux députés. Trois ou quatre affaires se présentèrent où il servit admirablement les intérêts de M. de Vaize.
«—Enfin, je suis venu à bout de ce caractère de feu, disait celui-ci: je l'ai maté. À cause de son fils, le voilà à mes pieds.»
Le résultat de ce raisonnement fut un brin de supériorité pris par le ministre à l'égard du député de l'Aveyron, à qui la nuance n'échappa point et dont il fit ses délices. Comme M. de Vaize ne faisait pas sa société des gens d'esprit, et pour cause, il ne sut pas l'étonnement que causait le changement d'habitudes de M. Leuwen parmi ces hommes actifs et fins qui font leur fortune par le gouvernement. Mme Leuwen ne revenait pas de son étonnement; tous les jours, il y avait à dîner cinq on six députés au moins, à qui il adressait des propos dans ce genre:
«—Ce dîner, que je vous prie d'accepter toutes les fois que vous ne serez pas invités chez les ministres ou chez le roi, coûterait plus de 80 francs par tête dans les grands restaurants. Par exemple, voilà un turbot...»
Et là-dessus l'histoire du turbot, le prix qu'il avait coûté, sa provenance, etc...
«—Lundi passé, ce même turbot, et quand je dis le même, je me trompe... celui-ci s'agitait dans la mer de la Manche, mais un turbot de même poids et aussi frais eut coûté dix francs de moins...»
Et il évitait de regarder sa femme en débitant ces belles choses.
Il ménageait avec un art infini l'attention de ses députés. Presque toujours il leur faisait part de ses réflexions comme celle sur le turbot ou bien d'anecdotes dans lesquelles des cochers de fiacre menaient à la campagne des imprudents qui ne connaissaient pas les rues de Paris. Mais il réservait toutes les forces d'esprit de ces messieurs pour cette idée difficile qu'il présentait de mille façons différentes:
«—L'union fait la force. Si ce principe est vrai partout, il l'est surtout dans les assemblées délibérantes. Il n'y a d'exceptions que lorsqu'il y a un Mirabeau et un général Foy. Mais qui est-ce qui est Mirabeau? Pas moi, pour sûr. Nous comptons pour quelque chose si aucun de nous ne tient avec opiniâtreté à sa manière de voir. Nous sommes vingt amis. Eh bien! il faut que chacun de nous pense comme pense la majorité, qui est de onze. Demain on mettra un article de loi en délibération dans la Chambre. Après dîner, ici, entre nous, mettons en délibération cet article de loi. Pour moi, qui n'ai sur vous d'autre avantage que celui de connaître les roueries de Paris depuis quarante-cinq ans, je sacrifierai toujours ma pensée à celle de la majorité de mes amis, car enfin, quatre yeux voient mieux que deux. Nous mettons donc en délibération l'opinion qu'il faudra avoir demain; si nous sommes vingt, comme je l'espère, et que onze d'entre nous disent oui, il faut absolument que les neuf autres disent oui, quand même ils seraient passionnément attachés au non. C'est là le secret de notre force. Et si jamais nous arrivons à réunir trente voix, sûres, les ministres n'auront plus aucune grâce à nous refuser. Nous ferons un mémorandum des choses que chacun de nous désire le plus obtenir pour sa famille... Je parle de choses faisables. Lorsque chacun de nous aura obtenu une grâce, de valeur à peu près égale, nous passerons à une seconde liste. Que dites-vous, messieurs, de ce plan de campagne législative?»
M. Leuwen avait choisi les vingt députés les plus dénués de relations, les plus étonnés de leur séjour à Paris, les plus lourds d'esprit. Pour leur expliquer cette théorie, il les invitait à dîner. Ils étaient presque tous du Midi, quelques Auvergnats, ou gens habitant sur la ligne de Perpignan à Bordeaux. La grande affaire de M. Leuwen était de ne pas offenser leur amour-propre; quoique cédant partout et en tout, il n'y réussissait pas toujours. Il avait un coin de bouche moqueur qui les effarouchait; deux ou trois trouvèrent qu'il avait l'air de se moquer d'eux et s'éloignèrent de ses dîners. Il les remplaça heureusement par ces députés à trois lits et à quatre filles, et qui veulent placer fils et gendres.
Un mois environ après l'ouverture de la session et à la suite d'une vingtaine de dîners, il jugea sa troupe assez aguerrie pour la mener au feu. Un jour, après un excellent dîner, il les fit passer dans une chambre à part el voter gravement sur une question d'importance que l'on devait discuter le lendemain. Malgré toute la peine qu'il se donna pour faire comprendre, d'une façon indirecte d'ailleurs, de quoi il s'agissait à ses députés, au nombre de dix-neuf, douze votèrent pour le côté absurde de la question. M. Leuwen leur avait promis d'avance de parler en faveur de la majorité. À la vue de cette absurdité, il eut une faiblesse humaine: il chercha à éclairer cette majorité par des explications qui durèrent une heure et demie. Il fut repoussé avec perte. Le lendemain, intrépidement, et pour son début à la Chambre, il soutint une sottise palpable. Il fut secoué dans tous les journaux, à peu près sans exception, mais la petite troupe lui sut un gré infini.
Nous supprimons les détails infinis et aussi les soinsque lui coûtait son troupeau de fidèles. Par peur qu'on ne séduisît ses Auvergnats, il allait quelquefois avec eux chercher une chambre garnie, ou marchander chez les tailleurs qui vendaient des pantalons tout faits dans les passages. S'il l'eût osé, il les aurait logés, comme il les nourrissait à peu près. Avec des soins de tous les jours qui, par leur extrême nouveauté, l'amusaient, il arriva rapidement à vingt-neuf voix. Alors M. Leuwen prit le parti de n'inviter jamais un député à dîner qui ne fût de ces vingt-neuf; presque chaque jour il en amenait de la Chambre, après la séance, une berline toute pleine. Un journaliste de ses amis feignit de l'attaquer en proclamant l'existence de la Légion du Midi, forte de vingt-neuf membres. La seconde fois que cette légion eut l'occasion de révéler son existence, M. Leuwen la fit délibérer la veille, après dîner, et fidèles à leur instinct, dix-neuf députés votèrent pour le côté absurde de la question. Le lendemain, le député montait à la tribune et le parti absurde l'emporta dans la Chambre à une majorité de huit voix. Nouvelles diatribes dans les journaux contre la Légion du Midi.
Comme M. Leuwen avait des amis aux Finances, il distribua parmi ses fidèles une direction de poste dans un village du Languedoc, et deux distributions de tabac. Trois jours après, il essaya de ne point mettre en délibération, faute de temps, une question à laquelle un ministre attachait un intérêt personnel. Ce ministre arrive à la Chambre en grand uniforme, radieux et sur de son fait; il va serrer la main à ses amis et caresse du regard les bancs de ses fidèles. Le rapporteur paraît et conclut en faveur du ministre. Un juste-milieu furibond succède et appuie le rapporteur. La Chambre s'ennuyait et allait approuver le projet à une forte majorité. Les députés de la Légion ne savaient que penser. Alors M. Leuwen, libre de son opinion, monte à la tribune et, malgré la faiblesse de sa voix, obtient une attention religieuse. Il trouve, dès le début de son discours, trois ou quatre traits fins et méchants. Le premier fit sourire quinze ou vingt députés voisins de la tribune, le second fit rire d'une façon sensible et produisit un murmure de plaisir, le troisième, à la vérité fort méchant, fit rire aux éclats. Le ministre intéressé demanda la parole et parla sans succès. Le comte de Vaize, accoutumé au silence de la Chambre, vint au secours de son collègue. C'était ce que M. Leuwen souhaitait avec passion depuis deux mois; il alla supplier son collègue de lui céder son tour. Comme le comte de Vaize avait répondu assez bien à une des plaisanteries de M. Leuwen, celui-ci demanda la parole pour un fait personnel. Le président la lui refuse, alors la Chambre la lui accorde au lieu d'un autre député qui cède son tour. Ce second discours fut un triomphe pour M. Leuwen. Il se livra à toute sa méchanceté et trouva contre M. de Vaize des traits d'autant plus cruels qu'ils étaient inattaquables dans la forme. Huit ou dix fois, la Chambre entière éclata de rire, trois ou quatre fois elle le couvrit de bravos. Comme sa voix était très faible, on eût entendu, pendant qu'il parlait, voler une mouche dans la salle. C'était un succès pareil à ceux que l'aimable Andrieux obtenait jadis aux séances publiques de l'Académie. M. de Vaize s'agitait sur son banc, et faisait signe tour à tour aux riches banquiers membres de la Chambre et amis de M. Leuwen. Il était furieux et parla de duel à ses collègues.
«—L'odieux serait si grand, si vous arriviez à tuer ce petit vieillard, qu'il retomberait sur le ministère tout entier,» lui dit le ministre de la guerre.
Le succès de M. Leuwen dépassa toutes les espérances. Son discours—si l'on peut appeler ainsi une diatribe méchante, charmante, piquante—était le débordement d'un cœur ulcéré qui s'est contenu pendant deux mois; il marqua la séance la plus agréable que la session eût offerte jusque-là. Personne ne put se faire écouter après qu'il fut descendu de la tribune.
Il n'était que quatre heures et demie; après un moment de conversation, tous les députés s'en allèrent et laissèrent seul, avec le président, un lourd juste-milieu qui essayait de combattre la brillante improvisation de M. Leuwen. Horriblement fatigué, celui-ci alla se mettre au lit. Mais il fut un peu ranimé le soir, vers les neuf heures, quand il eut ouvert sa porte. Les compliments pleuvaient, des députés qui ne lui avaient jamais parlé venaient le féliciter et lui serrer la main.
«—Demain, si vous m'accordez la parole, je traiterai à fond le sujet, leur disait-il.
«—Mais, mon ami, vous voulez vous tuer,» répétait Mme Leuwen, fort inquiète.
La plupart des journalistes vinrent dans la soirée lui demander son discours; il leur montra une carte à jouer, sur laquelle il avait marqué cinq idées à développer. Quand ils virent que le discours avait été réellement improvisé, leur admiration fut sans bornes. Le nom de Mirabeau fut prononcé sans rire. À dix heures, le sténographe du Moniteur vint apporter le discours à corriger.
«—Cela me dispensera de reparler demain,» et il ajouta cinq ou six phrases d'un bon sens profond, dessinant clairement l'opinion qu'il voulait faire prévaloir.
Ce qu'il y avait de plus plaisant, c'était l'enchantement des députés de sa réunion, qui assistèrent à ce triomphe pendant toute la soirée; ils croyaient tous avoir parlé et lui fournissaient les arguments qu'il aurait dû faire valoir. M. Leuwen admirait ces arguments avec sérieux.
«—D'ici à un mois, votre fils sera commis à cheval, dit-il à l'oreille de l'un d'eux; et le vôtre, chef de bureau à la sous-préfecture, disait-il à un autre.»
Le lendemain matin, Lucien faisait une drôle de mine, dans son bureau, à vingt pas de la table où écrivait le comte de Vaize, sans doute furibond. Son Excellence put entendre le bruit que faisaient en entrant les commis qui venaient féliciter Lucien sur le talent de son père. Ce pauvre ministre était hors de lui; quoique les affaires l'exigeassent, il ne put prendre sur lui de voir Lucien. Vers les deux heures, il partit pour le château, et à peine fut-il sorti que la jeune comtesse fit appeler Leuwen.
«—Ah! monsieur, vous voulez donc nous perdre: le ministre est hors de lui et n'a pas fermé l'œil. Vous serez lieutenant, vous aurez la croix, mais donnez-nous le temps.»
La comtesse de Vaize était elle-même fort pâle. Lucien fut charmant pour elle et presque tendre; il la consola et la persuada de son mieux de ce qui était vrai, c'est qu'il n'avait pas eu la moindre idée de l'attaque projetée par son père.
«—Je puis vous jurer, madame, que depuis six semaines, mon père ne m'a pas parlé une seule fois d'affaires sérieuses.
«—M. de Vaize sent bien tous ses torts. Il aurait dû vous récompenser autrement. Mais aujourd'hui, il dit que c'est impossible, après une levée de boucliers aussi atroce.
«—Madame la comtesse, répondit Lucien d'un air très doux, le fils d'un député opposant peut être désagréable à voir; si ma démission pouvait faire plaisir à M. le ministre...
«—Ah! monsieur, ne croyez point cela. Mon mari ne me pardonnerait jamais s'il savait que ma conversation avec vous a été maladroite au point de vous faire prononcer ce mot de démission. C'est plutôt de conciliation qu'il s'agit.»
Et cette jolie femme se mit à pleurer. Lucien fit son possible pour la consoler, mais en séparant avec soin dans ses consolations ce qu'il devait dire à une femme affligée de ce qui devait être répété à l'homme qui l'avait maltraité à son retour de mission.
Après ses succès, M. Leuwen passa huit jours au lit. Un jour de repos eut suffi, mais il connaissait son pays où le charlatanisme à côté du mérite est comme un zéro à la droite d'un chiffre; il décuple sa valeur. Ce fut donc au lit qu'il reçut les félicitations de plus de cent membres de la Chambre. Il refusa huit ou dix députés non dépourvus de talent qui voulaient s'enrôler dans la Légion du Midi.
«—Nous sommes plutôt une réunion d'amis qu'une société de politiciens... Votez avec nous, secondez-nous pendant cette session, et si cette fantaisie, qui nous honore, vous dure encore l'année prochaine, ces messieurs, accoutumés à vous voir partager nos opinions, toutes de conscience, iront eux-mêmes vous engager à venir à nos dîners de bons garçons...
«—Il faut déjà le comble de l'abnégation et de l'adresse pour mener ces vingt-neuf oisons. One serait-ce s'ils étaient quarante ou cinquante, et encore avec quelques gens d'esprit, dont chacun voudrait être mon lieutenant et bientôt évincerait le capitaine.»
Quelques jours après, le télégraphe apporta d'Espagne une nouvelle qui probablement devait faire baisser les fonds. Le ministre hésita beaucoup à donner l'avis ordinaire à son banquier.
«—Ce serait pour lui un nouveau triomphe, pensait M. de Vaize, que de me voir piqué au point de négliger mes affaires. Mais halte-là!»
Il fit appeler Lucien et, sans presque le regarder en face, lui donna l'avis à transmettre à son père. L'affaire se fit comme à l'ordinaire et M. Leuwen en profita pour envoyer à M. de Vaize, le surlendemain du rachat des rentes, le bordereau de cette dernière opération et le restant des bénéfices de trois ou quatre opérations précédentes. De telle sorte qu'à quelques centaines de francs près, la maison Leuwen ne devait rien à M. le comte de Vaize.
Coffe était en grande faveur auprès de M. Leuwen, faveur basée sur cette grande qualité, disait l'illustre député: il n'est pas Gascon. Il l'employait à faire des recherches, et comme M. de Vaize le sut, il raya Coffe sur la liste des gratifications où Lucien l'avait inscrit pour 2.500 fr.
«—Voilà qui est de bien mauvais goût, dit en riant M. Leuwen, et il donna 4.000 francs à l'ami de Lucien.
À sa seconde sortie, M. Leuwen alla voir le ministre des Finances, qu'il connaissait de longue main.
«—Eh bien, parlerez-vous aussi contre moi? lui dit celui-ci gaiement.
«—Certainement, à moins que vous ne répariez la sottise de votre collègue le comte de Vaize.» Et il raconta l'histoire de Coffe.
Le ministre, homme d'esprit, ne fit aucune question sur le protégé du député.
«—On dit que le comte de Vaize a employé M. votre fils dans nos élections, et que ce fut M. votre fils qui fut attaqué à Blois dans une émeute.
«—Il a eu cet honneur-là.
«—Et je n'ai point vu son nom sur la liste de gratifications apportée au conseil?
«—Mon fils avait effacé son nom et porté celui de M. Coffe. Mais ce bon M. Coffe n'est pas heureux avec le comte de Vaize.
«—Ce pauvre de Vaize a du talent, et parle bien à la Chambre, mais il manque tout à fait de tact. Voilà une belle économie qu'il a faite là, aux dépens de M. Coffe.»
Huit jours après cet entretien, Coffe était nommé sous-chef aux Finances, avec six mille d'appointements, et la condition expresse de ne jamais paraître au ministère.
«—Êtes-vous content, dit le ministre à M. Leuwen, dans les couloirs de la Chambre.
«—Oui, de vous!»
Quinze jours après, dans une discussion où le ministre de l'Intérieur venait d'avoir un beau succès; au moment où on allait voter, on disait de toutes parts autour de M. Leuwen: majorité de quatre-vingts voix. Il monta à la tribune et commença par parler de son âge et de sa faible voix: aussitôt régna un profond silence. Il fit un discours de dix minutes, serré, raisonné, après quoi, pendant cinq minutes, il se moqua des raisonnements du comte de Vaize.
La Chambre, si silencieuse pendant la première partie, murmura de plaisir dix ou vingt fois.
«—Aux voix! aux voix! crièrent pour interrompre M. Leuwen trois ou quatre juste-milieux imbéciles.
«—Eh bien, oui, aux voix, messieurs les interrupteurs. Je vous en défie, et pour laisser le temps de voter, je descends de la tribune. Aux voix, messieurs, cria-t-il avec sa petite voix, en passant devant les ministres.
La Chambre tout entière et même les tribunes éclatèrent de rire. En vain, le président prétendait-il qu'il était trop tard pour aller aux voix.
«—Il n'est pas cinq heures, cria M. Leuwen de sa place. D'ailleurs, si vous ne voulez pas nous laisser voter, je remonte à la tribune demain. Aux voix!»
Le président fut forcé de laisser voler, et le ministère l'emporta à la majorité de une voix.
Le soir les ministres se réunirent pour laver la tête à M. de Vaize.
Le ministre des Finances se chargea de l'exécution. Il raconta à ses collègues l'aventure de Coffe, l'émeute de Blois, etc... M. Leuwen et son fils occupèrent toute la soirée de ces graves personnages. On força le comte de Vaize de tout avouer, et l'affaire Kortis, et les élections de Caen, mal dirigées par lui.
Le ministre de la guerre alla le soir même chez le roi et fit signer deux ordonnances: la première nommant Lucien Leuwen, lieutenant d'état-major; la seconde lui accordant la croix pour blessure reçue à Blois dans une mission à lui confiée.
À onze heures, les ordonnances étaient signées; avant minuit, M. Leuwen en avait une expédition avec un mot aimable du ministre des Finances; à une heure du matin, ce ministre avait un mot de M. Leuwen qui demandait huit petites places et remerciait très froidement des grâces incroyables accordées à son fils.
Le lendemain, à la Chambre, le même ministre lui dit:
«—Mon cher ami, il ne faut pas être insatiable.
«—En ce cas, cher ami, il faut être patient! et M. Leuwen se fit inscrire pour avoir la parole le lendemain. Il invita tous ses amis à dîner pour le soir même.
«—Messieurs, dit-il en se mettant à table, voici une petite liste des places que j'ai demandées à M. le ministre des Finances, qui a cru me fermer la bouche en donnant la croix à mon fils. Mais, si avant quatre heures demain, nous n'avons pas cinq au moins de ces emplois qui nous sont dus si justement, nous réunissons nos vingt-neuf boules noires et onze autres qui me sont promises dans la salle, ce qui fait quarante voix; de plus je m'engage à secouer ce bon ministre de l'Intérieur qui, avec M. de Beauséant, s'oppose seul à nos demandes. Qu'en pensez-vous, messieurs?»
Le lendemain, à la Chambre, quelques moments avant que fût voté l'objet à l'ordre du jour, le ministre des Finances prit à part M. Leuwen et lui annonça que cinq des places demandées étaient accordées.
«—La parole de Votre Excellence est de l'or en barre pour moi: mais les cinq députés dont j'ai épousé les intérêts désireraient avoir un avis officiel. Ils seront incrédules jusque-là...
«—Leuwen, cela est trop fort!—et le ministre rougit jusqu'au blanc des yeux. De Vaize a raison...
«—Eh bien alors, la guerre!» et un quart d'heure après il montait à la tribune.
On alla aux voix et le ministère n'eut qu'une majorité de trente-sept voix qui fut jugée fort alarmante. Le soir même, le conseil des ministres, présidé par le roi, discuta longuement sur le compte de M. Leuwen.
Le comte de Beauséant proposa de lui faire peur.
«—C'est un homme d'humeur; son associé, Van Peters, me le disait souvent. Quelquefois il a les vues les plus nettes des choses; en d'autres moments, pour satisfaire un caprice, il sacrifierait sa fortune et lui avec. Si nous l'irritons, il nous fera autant et plus de mal dans une soirée à l'Opéra que dans une séance de la Chambre.
«—On peut l'attaquer dans son fils, dit le comte de Beauséant. C'est un petit sot que l'on vient de faire lieutenant.
«—Ce n'est pas on, monsieur, répondit vertement le ministre de la guerre; c'est moi, qui, par métier, dois me connaître en fait de bravoure; c'est moi qui l'ai nommé lieutenant. Quand il était sous-lieutenant de lanciers, il a pu être peu poli, un soir, chez vous, en cherchant le comte de Vaize pour lui rendre compte de l'affaire Kortis, affaire qu'il a très bien menée. On ajoute même des détails; on a raconté la scène à des gens qui s'en souviennent!—et le vieux général élevait la voix.
«—Il me semble, dit le roi, qu'il y a des moments où il vaudrait mieux discuter raisonnablement..., ne pas tomber dans les personnalités et surtout ne pas élever la voix.
«—Sire, répliqua le ministre des Affaires étrangères, le respect que je dois à Votre Majesté me ferme la bouche, mais partout où je rencontrerai monsieur...
«—Votre Excellence trouvera mon adresse dans l'Almanach royal,» dit le général.
Le lendemain du conseil, on fit faire des ouvertures à M. Leuwen. Il en fut profondément étonné.
«—Comment? Il se trouve quelqu'un qui prend au sérieux mon verbiage parlementaire! J'ai donc de l'influence? Il le faut bien, puisqu'un grand parti, ou, pour parler mieux, une grande fraction de la Chambre me propose un traité d'alliance.»
Néanmoins, cela lui parut si ridicule qu'il n'en parla même pas à sa femme, et jusque-là Mme Leuwen avait eu ses moindres pensées.
Le roi fit appeler M. Leuwen à l'insu de ses ministres. En recevant cette communication de M. de Romel, officier d'ordonnance du roi, le vieux banquier rougit de plaisir. (Il avait déjà vingt ans quand la royauté tomba en 1793.) Toutefois, s'apercevoir de son trouble et le dominer, ne fut que l'affaire d'un instant pour cet homme vieilli dans les salons de Paris. Il fut avec l'officier d'ordonnance d'une froideur qui pouvait passer également pour du respect profond, ou pour un manque complet d'empressement.
«—Je vais jouer le rôle si connu de Samuel Bernard, promené par Louis XIV dans les jardins de Versailles,» se dit M. Leuwen en regardant s'éloigner le cabriolet.
Cette idée suffit pour lui rendre tout le feu de la première jeunesse.
Au château, il fut parfaitement convenable.
Le procureur de basse Normandie, qu'était Louis-Philippe, commença par lui dire:
«—Un homme tel que vous!...»
Mais trouvant ce plébéien malin, et voyant qu'il perdait son temps inutilement; ne voulant pas, d'un autre côté, lui donner par la longueur de l'entrevue, une idée exagérée du service qu'il était obligé de lui demander, en moins d'un quart d'heure il revint à la bonhomie.
En observant cechangement de ton chez un homme si adroit, M. Leuwen fut content de lui, et ce premier succès lui rendit la continuée. On lui disait de l'air le plus paternel, et comme si dans ce qu'on lui disait de marqué on y était obligé par les circonstances:
«—J'ai voulu vous voir, mon cher monsieur, à l'insu de mes ministres. Demain aura lieu, selon toute apparence, le scrutin définitif sur la loi des dotations. Je vous avouerai, monsieur, que je prends à cette loi un intérêt tout personnel. Je suis bien sur qu'elle passera par assis et levé; n'est-ce point votre avis?
«—Oui, sire.
«—Mais au scrutin j'aurai un bel et bon rejet par sept ou huit boules noires. N'est-ce pas?
«—Oui, sire.
«—Eh bien, rendez-moi ce service: parlez contre, si vous le trouvez nécessaire à votre position, mais donnez-moi vos trente-cinq voix. C'est un service personnel que j'ai tenu à vous demander moi-même.
«—Sire, je n'ai que vingt-sept voix en ce moment, en comptant la mienne.
«—Ces pauvres ministres se sont effrayés ou plutôt piqués, parce que vous aviez donné une liste de huit petites places subalternes; je n'ai pas besoin de vous dire que j'approuve d'avance cette liste. Je vous engage même à y ajouter quelque chose pour vous, ou pour le lieutenant Leuwen.
«—Sire, répondit M. Leuwen, je demande à Votre Majesté de ne rien signer, ni pour nous, ni pour mes amis, et je lui fais hommage de mes voix pour demain.
«—Parbleu, vous êtes un brave homme!» dit le roi, jouant, et pas trop mal, la franchise à la Henri IV. Il fallait beaucoup de perspicacité pour n'y être pas pris.
Sa Majesté parla encore un bon quart d'heure dans ce sens.
«—Sire, il est impossible que M. de Beauséant, ministre des Affaires étrangères, pardonne jamais à mon fils. Ce ministre a peut-être manqué un peu de fermeté personnelle envers ce jeune homme plein de feu, que Votre Majesté appelle le lieutenant Leuwen. Je demande à Votre Majesté de ne jamais croire un mot des rapports que M. de Beauséant fera faire sur mon fils par sa police, ou même par celle du bon M. de Vaize, mon ami.
«—Que vous servez avec tant de probité!» dit le roi, l'œil brillant de finesse.
Cette obéissance, si prompte et si entière, eut l'air d'étonner un peu ce grand personnage. Il vit que M. Leuwen n'avait aucune grâce à lui demander, et comme il n'était pas accoutumé à donner ou à recevoir rien pour rien, il avait calculé que les vingt-sept voix lui coûteraient dans les 27.000 francs.
«—Sire, continua le banquier, je me suis fait une position dans le monde en ne refusant rien à mes amis, et en ne me refusant rien contre mes ennemis. C'est une vieille habitude, et je supplie Votre Majesté de ne pas me demander de changer de caractère envers les ministres. Ils ont pris des airs de hauteur avec moi, et jusqu'à ce bon M. Bardoux, des Finances, qui m'a dit gravement, à propos des petites places en question:
«—Vous abusez, monsieur!
«—Je présente respectueusement à Votre Majesté ces vingt-sept voix dont je dispose, mais je la supplie de me laisser me moquer de ses ministres.»
C'est ce dont M. Leuwen s'acquitta le lendemain à la Chambre, avec une verve et une gaieté admirables. La loi, à laquelle le roi prétendait tenir, passa à une majorité de treize voix, dont six appartenaient aux ministres. Lorsqu'on proclama le résultat, M. Leuwen placé au second banc de la gauche, à trois pas du banc ministériel, dit tout haut:
«—Ce ministère s'en va; bon voyage!»
Le mot fut à l'instant répété par tous les députés voisins du banquier.
Trois jours après le vote de la loi, M. Bardoux, le ministre des Finances, s'approcha de M. Leuwen et lui dit à mi-voix:
«—Les places sont accordées.
«—Fort bien, mon cher Bardoux, mais vous vous devez à vous-même de ne point contresigner ces grâces. Laissez cela à votre successeur. J'attendrai.»
Ordinairement la Légion du Midi dînait au grand complet chez M. Leuwen le lundi. Ce jour avait été choisi pour mieux pouvoir convenir de la campagne parlementaire à mener pendant la semaine.
«—Lequel de vous, messieurs, leur dit M. Leuwen, aurait pour agréable de dîner au Château?»
À ces mots, les bons députés le virent l'égal d'un dieu.
On convint que M. Chapeau, l'un d'entre eux, aurait le premier cet honneur, et que plus tard, avant la fin de la session, on solliciterait le même honneur pour M. Cambray.
«—J'ajouterai à ces deux noms ceux de MM. Lamorte et Debrée, qui ont voulu nous quitter.»
Ces messieurs bredouillèrent et firent des excuses.
M. Leuwen alla solliciter l'aide de camp de service de Sa Majesté, et moins de quinze jours après, les quatre députés les plus obscurs de la Chambre furent engagés à dîner chez le roi. M. Cambray fut tellement comblé par cette faveur qu'il tomba malade et ne put en profiter. Le lendemain de ce dîner, M. Leuwen pensa qu'il devait profiler de la faiblesse de ces gens, auxquels l'esprit seul manquait pour être méchants.
«—Messieurs, leur dit-il, si Sa Majesté m'accordait une croix, lequel parmi vous devra-t-il être l'heureux chevalier?»
Les députés demandèrent huit jours pour se concerter, mais ils ne purent tomber d'accord. La semaine suivante, on alla au scrutin, et M. Lamorte fut désigné pour la croix.
Depuis longtemps, M. Leuwen avait osé avouer à Mme Leuwen ses projets d'ambition.
«—Je commence à songer sérieusement à tout ceci. Le succès est venu me chercher, moi qui, à la Chambre, parle connue dans un salon. Et le plaisant c'est que, si ce ministère qui ne bat plus que d'une aile, vient à tomber, je ne saurai plus que dire. Car enfin je n'ai d'opinion sur rien et ce n'est certainement pas à mon âge que j'irai travailler à m'en former une.
«—La Gazette vous appelle le Maurepas de cette époque. Je voudrais bien avoir sur vous l'influence que Mme de Maurepas avait sur son mari, pour vous empêcher d'être ministre. Vous en mourrez, avec votre tempérament...
«—Il y aurait un autre inconvénient plus grand. Je me ruinerais. La perte de ce pauvre Van Peters se fait vivement sentir. Nous avons été fixés dernièrement par deux banqueroutes d'Amsterdam, causées uniquement par sa mort. Je ne suis pas allé en Hollande, où la chose se serait arrangée, à cause de cette maudite Chambre. Et ce maudit Lucien, que voilà, est la cause première de mes embarras. D'abord il m'a enlevé la moitié de votre cœur, ensuite il devrait connaître le prix de l'argent et être à la tête de ma maison de banque. A-t-on jamais vu un homme né riche, qui ne songe pas à doubler sa fortune? Il mériterait d'être pauvre. Sans la sottise du comte de Vaize à son égard, jamais je n'aurais songé à me faire une position à la Chambre. Maintenant j'ai pris goût à ce jeu, et je vais avoir une bien autre part à la chute de ce ministère—s'il tombe toutefois—que je n'en ai eu à sa formation. Aussi bien, une objection terrible se présente. Que puis-je demander? Si je ne prends rien de substantiel, au bout de deux mois, le ministère que j'aurai aidé à naître se moquera de moi et je me trouverai dans une fausse position.
Receveur général? Cela ne signifie rien pour moi, et c'est un avantage trop subalterne pour ma position actuelle à la Chambre. Faire nommer Lucien préfet, malgré lui, c'est ménager à celui de mes amis qui sera ministre le moyen de me jeter de la boue en le destituant. Et c'est ce qui arriverait au bout de trois mois.
«—Mais ne serait-ce pas un beau rôle que de faire le bien et de ne rien prendre? dit Mme Leuwen.
«—C'est ce que notre public ne croira jamais. M. de la Fayette a joué ce rôle-là pendant quarante ans et a toujours été sur le point d'être ridicule. Le public est trop gangrené pour comprendre ces choses-là. Pour les trois quarts des gens de Paris, M. de la Fayette eût été un homme admirable s'il avait volé quatre millions. Si je refusais le ministère et montais ma maison de manière à dépenser cent mille écus par an, tout en achetant des terres—ce qui montrerait que je ne me ruine pas—on ajouterait foi à mon génie et je garderais la supériorité sur tous ces fripons qui vont se disputer les ministères. Et si tu ne me résous pas cette question: Que puis-je demander? fit-il en riant et en s'adressant à son fils, je te regarde comme un être sans imagination, el n'ai d'autre parti à prendre que de jouer la petite santé et d'aller passer trois mois en Italie, pour laisser faire le ministère sans moi. Au retour je me trouverai effacé, mais ne serai pas ridicule. Maintenant, ma chère amie, ajouta-t-il en prenant les mains de sa femme, j'ai une grande corvée à vous demander: il s'agirait de donner deux bals.
«Deux grands bals! Si le premier n'est pas brillant, nous nous dispenserons du second; mais je crois bien que nous aurons toute la France, comme on disait dans ma jeunesse.»
Effectivement, les deux bals eurent lieu avec un immense succès et furent pleinement favorisés par la mode.
Le maréchal, ministre de la guerre, arriva des premiers. La Chambre des députés afflua en masse. L'événement de la soirée fut le long entretien particulier du ministre de la guerre et de M. Leuwen. Et ce qu'il y avait de singulier, c'est que, pendant cet aparté qui fit ouvrir de grands yeux aux cent quatre-vingts députés présents, le maréchal avait réellement parlé d'affaires au banquier.
«—Je suis bien embarrassé, avait-il dit. En fait de choses raisonnables, que trouveriez-vous à faire pour M. votre fils? Le voulez-vous préfet? Rien de si simple. Le voudriez-vous secrétaire d'ambassade? Mais il y a là une hiérarchie gênante! Je le nommerai second et dans trois mois premier.
«—Dans trois mois?» demanda M. Leuwen avec un air naturellement dubitatif et bien loin d'être exagéré.»
Le maréchal, dans toute autre circonstance, eût pris ces mots pour une violence. Il répondit avec une grande bonne foi:
«—Voilà une difficulté! Donnez-moi le moyen de la lever.»
M. Leuwen, ne trouvant rien à répondre ou ne voulant pas répondre, se jeta sur la reconnaissance, sur l'amitié, sur la sympathie que lui inspirait cette démarche.
Et ces deux plus grands trompeurs de Paris étaient sincères. Telle fut aussi la réflexion de Mme Leuwen, lorsque son mari lui rapporta l'entretien.
Au second bal, tous les ministres furent obligés de paraître. La pauvre petite Mme de Vaize pleurait presque, en disant à Lucien:
«—Aux bals de la saison prochaine, c'est vous qui serez ministres, et c'est moi qui viendrai chez vous.
«—Je ne vous serai pas plus dévoué alors qu'aujourd'hui; cela est impossible. Mais qui serait ministre dans cette maison? Ce n'est pas moi, et ce serait encore moins mon père.
«—Vous n'en clés que plus méchants. Vous nous renversez et ne savez qui mettre à la place. Et tout cela parce que M. de Vaize ne vous a pas assez fait la cour lorsque vous êtes revenu de cette mission...
«—Je suis désolé de votre chagrin. Que ne puis-je vous consoler en vous donnant mon cœur... Mais vous savez bien qu'il est vôtre depuis longtemps.»
Tout cela fut dit avec assez de sérieux pour ne pas avoir l'air d'une impertinence.
Mme de Vaize ne répondit pas, mais son regard parla pour elle.
«—Si j'étais parfaitement sûre qu'il m'aime, pensait-elle, le bonheur d'être à lui serait peut-être la seule consolation possible au malheur de perdre le ministère.»
À l'empressement que de tous côtés on marquait à M. Leuwen, le monde voyait de plus en plus que le nouveau et déjà célèbre député allait représenter la Bourse et les intérêts d'argent dans la crise ministérielle. Et cependant l'ennui de M. Leuwen était grand. Tandis qu'on enviait sa situation, il voyait, lui, l'impossibilité de la faire durer.
«—Je retarde tout, disait-il à sa femme et à son fils, et au milieu de ces retards, il ne me vient pas une idée. Qui est-ce qui me fera la charité d'une idée?
«—Vous ne pouvez pas prendre votre glace et vous avez peur qu'elle ne se fonde, répliquait Mme Leuwen. Cruelle situation pour un gourmand!
«—Et je meurs de peur de regretter ma glace quand elle sera fondue!»
Toute l'attention de M. Leuwen était appliquée maintenant a retarder la chute du ministère. Ce fut dans ce sens qu'il dirigea ses trois ou quatre conversations avec un grand personnage. Il ne pouvait pas être ministre, il ne savait qui porter au ministère, et si un ministère se faisait sans lui, sa position était perdue. Il y avait bien M. Grandet, qui, depuis deux mois, le harcelait de ses demandes, et mettait en œuvre l'influence d'amis communs.
«—Mais il va arriver à la pairie; que lui faut-il encore?
«—Il veut être ministre.
«—Ministre, lui, grand Dieu! Mais ses chefs de division comme ses huissiers se moqueront de lui.
«—Il a cette importance épaisse et sotte qui plaît tant à la Chambre des députés, et puis le degré juste de grossièreté, et d'esprit cauteleux à la Villèle, pour être de plain-pied et à deux de jeu avec l'immense majorité du Parlement.
«—Dès que, dans une affaire quelconque, un homme ne se rendra pas à un bénéfice d'argent, à une place pour sa famille, ou à quelques croix, il criera à l'hypocrisie. Il dit n'avoir jamais vu que trois dupes en France, MM. de la Fayette, Dupont de l'Eure et Dupont de Nemours, qui entendait le langage des oiseaux. S'il avait encore quelque esprit, quelque instruction, quelque vivacité..., il pourrait faire illusion. Mais le moins clairvoyant aperçoit tout de suite le marchand de gingembre enrichi qui veut devenir duc. Le comte de Vaize est un Voltaire pour l'esprit et un J.-J. Rousseau pour le sentiment romanesque à côté de M. Grandet.»
Depuis le grand succès que son second discours à la Chambre avait valu à M. Leuwen, Lucien remarqua qu'il était un tout autre personnage dans le salon de Mme Grandet. Il y était accueilli avec de grandes démonstrations et il ne tenait qu'à lui de pousser plus loin les choses. Pendant ce temps, sa position de secrétaire d'un ministre turlupiné par son père, était devenue fort délicate. Comme par un accord tacite, ils ne se parlaient presque plus que pour se dire des choses polies. Un garçon de bureau portait les papiers d'un cabinet à l'autre. Pour lui marquer sa confiance, le ministre l'accablait des grandes affaires du ministère.
«—Croit-il arriver à me faire crier grâce?»
Et il travailla autant que trois chefs de bureau. Il arrivait le matin à sept heures, et, bien des fois, pendant le dîner, il faisait faire des copies dans le comptoir de son père, et retournait le soir au ministère pour les placer sur le bureau de Son Excellence. Mme de Vaize le faisait appeler trois ou quatre fois par semaine et lui volait un temps précieux pour ses paperasses. Mme Grandet trouvait aussi des prétextes fréquents pour le voir dans la journée. Par amitié et par reconnaissance pour son père, Lucien cherchait à profiter de ces occasions pour se donner les apparences d'un amour vrai. Bien plus, pour plaire à Mme Grandet, il était devenu d'une recherche extrême dans sa toilette; il marquait parmi les jeunes gens de Paris qui mettent le plus de soin à s'habiller.
Tout cet ensemble de choses durait depuis environ six semaines, quand, un beau jour Mme Grandet écrivit à M. Leuwen pour lui demander une heure de conversation, le lendemain à dix heures, chez Mme de Thémines. Au début de l'entretien, elle commença par des protestations infinies. M. Leuwen restait grave et impassible. Il comptait les minutes à la pendule de la cheminée. Enfin, ouvertement, Mme Grandet lui demanda un ministère pour son mari.
«—Le roi aime beaucoup M. Grandet, ajouta-t-elle, et serait fort content de le voir arriver aux grandes affaires. Nous avons, de cette bienveillance du Château, des preuves que je vous détaillerai si vous le souhaitez et m'en accordez le loisir.»
À ces mots, M. Leuwen prit un air extrêmement froid; la scène commençait à l'amuser. Mme Grandet, alarmée et presque décontenancée, malgré la ténacité de son esprit, qui ne s'effarouchait pas pour peu de chose, se mit à parler de l'amitié réciproque des deux familles.
À ces phrases affectueuses qui demandaient un signe d'assentiment, M. Leuwen resta silencieux. La chose en vint à ce point de gravité, que Mme Grandet prit le parti de demander ce qu'il pouvait y avoir contre elle. M. Leuwen, qui depuis trois quarts d'heure gardait le silence, avait toutes les peines du monde en ce moment à ne pas éclater de rire.
«—Si je ris, pensait-il, elle s'apercevra que je me moque d'elle, et je manque l'occasion d'avoir le vrai tirant d'eau de cette vertu si célèbre.»
Il commença par demander des pardons infinis sur la communication qu'il allait faire, et puis il prononça ces mots d'une voix basse et profondément émue:
«—Je vous avoue, madame, que je ne puis vous aimer, car vous serez cause que mon fils mourra de la poitrine!»
Et il se sentit saisi par une telle envie de rire, qu'il s'enfuit. Mme Grandet, après avoir mis le verrou à la porte, resta près d'une heure immobile sur son fauteuil. Pensive, elle tenait les yeux ouverts comme la Phèdre de M. Guérin au Luxembourg. Jamais ambitieuse, tourmentée par dix ans d'attente, n'a désiré le ministère comme elle le souhaitait à cette heure.
«—Quel rôle à jouer que celui d'une Mme Roland, au milieu d'une société qui se décompose. Et dans les salons, arriver à une belle position, en inspirant une passion grande et malheureuse, dont l'homme le plus distingué du faubourg Saint-Germain serait la victime. Le nom de Grandet est encore inconnu, mais une fois qu'il aura passé par le ministère, il sera célèbre à jamais. Des millions de Français ne connaissent des gens qui forment la première classe de la société, que les noms qui ont figuré dans les ministères...»
Elle divagua longtemps de la sorte.
Lucien, qui n'était pas dans la confidence de la démarche faite par son père, remarqua bien, en revenant, voir Mme Grandet, quelque chose de moins guindé et de plus naturel dans sa manière d'être. Il eût été bien plus surpris en apprenant que celle-ci, après une nuit agitée et remplie de visions de grandeur, s'était réveillée eu pensant à lui, et trouvant que décidément il lui plaisait chaque jour davantage. C'était par lui que toutes les grandeurs rêvées, que toute cette nouvelle vie devaient lui arriver.
Aussi le soir, en le voyant entrer dans son salon, rougit-elle de plaisir.
«—Quel air noble! Quelles manières parfaites! Combien peu d'empressement! Et quelle différence des autres jeunes gens qui, devant moi, ont l'air de dévots à l'église...»
Pendant que Lucien s'étonnait de la physionomie singulière de l'accueil qui lui était fait ce soir-là, sa mère avait une grande conversation avec M. Leuwen.
«—Eh, mon ami, lui disait-elle, l'ambition vous a tourné la tête! Et une si bonne tête, grand Dieu! Votre position va en souffrir!»
Notre lecteur s'étonnera peut-être de ce qu'une femme qui, à quarante-cinq ans, était encore la meilleure amie de son mari, fût sincère avec lui. C'est qu'avec un homme d'un esprit, aussi singulier et un peu fou, comme M. Leuwen, il eût été excessivement dangereux de n'être point parfaitement sincère. Au milieu d'un monde si menteur, et dans les relations intimes, plus menteuses peut-être que celles de société, ce parfum de franchise avait un charme auquel le temps n'ôtait rien de sa fraîcheur.
Jamais M. Leuwen n'avait été si près de mentir qu'à ce moment. Comme son succès à la Chambre ne lui avait coûté aucun travail, il ne pouvait croire à sa durée, ni presque à sa réalité.
Là était l'illusion, là était le coin de folie, là était la preuve du plaisir extrême produit par cette célébrité imprévue et la position incroyable qu'il s'était créées en trois mois. Si, dans cette affaire, il eût apporté le sang-froid qui ne le quittait jamais au milieu des plus grands intérêts d'argent, il se serait dit:
«—Ceci est un nouvel emploi d'une force que je possède déjà depuis longtemps. C'est une machine à vapeur puissante que je ne m'étais pas encore avisé de faire fonctionner dans ce sens.»
Les flots de sensations nouvelles produites par un succès si étonnant, faisaient un peu perdre terre au bon sens de M. Leuwen, et c'est ce qu'il avait honte d'avouer même à sa femme. Après des discours infinis:
«—Eh bien, oui, dit-il, je ne veux plus nier la dette. J'ai eu un succès d'ambition, et c'est ce qu'il y a de plus plaisant, je ne sais pas quoi désirer.
«La fortune frappe à votre porte; il faut prendre un parti tout de suite. Si vous ne lui ouvrez pas, elle ira frapper ailleurs.
«Les miracles du Tout-Puissant éclatent surtout quand ils opèrent sur une matière vile et inerte. Je fais Grandet ministre ou du moins je l'essaie...
—M. Grandet ministre! dit Mme Leuwen en souriant. Mais vous êtes injuste envers Anselme! Pourquoi, je vous prie, ne pas songer à lui.»
(Le lecteur aura peut-être oublié qu'Anselme était le vieux et fidèle valet de chambre de M. Leuwen.)
«—Toi qu'il est, répondit M. Leuwen avec ce sérieux plaisant qui le rendait si attrayant, Anselme vaut mieux pour les affaires que M. Grandet. Après qu'on lui aura accordé un mois pour se guérir de son étonnement, il décidera cent fois plus intelligemment dans les grandes questions, où il faut un vrai bon sens, que ce M. Grandet. Mais Anselme n'a pas une femme qui soit sur le point de servir de manteau à Lucien. En portant Anselme au ministère de l'Intérieur, tout le monde ne verrait pas que c'est Lucien que je fais ministre en sa personne.
«—Ah! que m'apprenez-vous! s'écria Mme Leuwen, avec un accent de véritable douleur. Lucien va être la victime de cet esprit sans repos, de cette femme qui court après le bonheur comme une âme en peine, et ne l'atteint jamais.
«—C'est la plus jolie femme de Paris, ou du moins la plus brillante. Elle ne pourra pus avoir un amant sans que tout le monde le sache, et pour peu que cet amant ait déjà un nom un peu connu, cette liaison le mettra au premier rang. Je le placerai auprès de Grandet, ministre, comme secrétaire général. Si l'on me refuse ce titre à cause de son âge, la place restera vacante, et sous le nom de secrétaire intime il en remplira les fonctions. Il se cassera le cou dans un an, ou il se fera une réputation. Quant à moi, je tire mon épingle du jeu. On verra que j'ai fait Grandet ministre uniquement parce que mon fils n'était pas encore en âge de l'être. Si je n'y réussis pas, je n'aurai point de reproches à me faire: la fortune ne frappait donc pas à ma porte. Si j'emporte le Grandet, me voilà hors d'embarras pour six mois.
«—M. Grandet pourra-t-il se maintenir?
«—Il y a des raisons pour, il y en a contre. Il aura les sots pour lui, et un train de maison à dépenser pour cent mille francs par an en sus de ses appointements. Il ne lui manquera que de l'esprit dans les discussions, et du bon sens dans les affaires.
«—Excusez du peu, fit Mme Leuwen en souriant.
«—Au demeurant, le meilleur fils du monde. À la Chambre, il parlera comme vous savez. Il lira comme un laquais les excellents discours que je commanderai aux meilleurs faiseurs, à cent louis par discours réussi. Je parlerai aussi: aurais-je du succès pour la défense comme j'en ai eu pour l'attaque? C'est ce qui sera curieux de voir. Celle incertitude m'amuse. Mon fils et le petit Coffe me feront les carcasses de mes discours.»
À quelques jours de là, M. Leuwen alla voir Mme Grandet et lui tint ce discours:
«—Permettez-moi, madame, un langage tout de sincérité, exempt de tout vain déguisement... comme si déjà vous faisiez partie de la famille...»
Ici M. Leuwen retint à grand'peine un coup d'œil malin.
«—Ai-je besoin de vous demander une discrétion absolue? M. le comte de Vaize est aux écoutes. Un seul mot, recueilli par un de ses espions, pourrait déranger ou gâter à tout jamais nos petites affaires.
«M. Grandet est, ainsi que moi, à la tête de la Banque, et depuis juillet, la Banque est à la tête de l'État. La bourgeoisie a remplacé le faubourg Saint-Germain et la Banque est la noblesse de la classe bourgeoise. M. Laffitte, en se figurant que tous les hommes étaient des anges, nous a fait perdre le ministère; les circonstances actuelles appellent la haute banque à ressaisir l'empire et à reprendre le ministère, par elle-même ou par ses amis. On accusait les banquiers d'être bêtes: l'indulgence de la Chambre a bien voulu me mettre à même de prouver le contraire. Nous savons affubler nos adversaires politiques de mots difficiles à faire oublier. Je sais mieux que personne que ces mots ne sont pas des raisons, mais la Chambre n'aime pas les raisons.
«—C'est ce que dit M. Grandet.
«—Il a des idées assez justes, mais, puisque vous me permettez le langage de l'amitié la plus intime, je vous avouerai que sans vous, madame, je n'eusse jamais songé à M. Grandet. Je vais vous parler brutalement: vous croyez-vous assez de crédit sur lui pour le diriger dans toutes les actions capitales de son ministère? Il lui faut toute votre habileté pour ménager le maréchal, ministre de la guerre. Le roi tient à l'armée et le maréchal seul peut l'administrer et la contenir. Or, il aime l'argent, il veut beaucoup d'argent, et c'est au ministre des Finances à fournir cet argent. L'argent est non seulement le nerf de la guerre, mais encore de cette espèce de paix armée dont nous jouissons depuis juillet. Outre l'armée, indispensable contre les ouvriers, il faut donner des places à tout l'état-major de la bourgeoisie. Il y a là six mille bavards qui feront de l'éloquence contre vous, si vous ne leur fermez pas la bouche avec une place de 5.000 ou 6.000 francs. Mais je ne puis néanmoins vous donner ce ministère comme je vous donnerais ce bouquet de violettes. Le roi lui-même, dans nos habitudes actuelles, ne peut vous faire un tel don. Un ministre, au fond, ne doit être élu que par cinq ou six personnes, dont chacune a plutôt le veto sur le choix des autres, que le droit absolu de faire triompher son candidat. N'oubliez pas, madame, qu'il faut plaire tout à fait au roi, plaire à peu près à la Chambre, et enfin ne pas trop choquer cette pauvre Chambre des pairs. Avant d'estimer mon degré de dévouement à vos intérêts, cherchez à vous faire une idée nette de cette portion d'influence que, pour deux ou trois fois vingt-quatre heures, le hasard a mise dans mes mains.
«—Je crois en vous, et beaucoup, et admettre avec vous une discussion sur un pareil sujet n'en est pas une faible preuve. Mais entre la confiance en votre génie et en votre fortune, et les sacrifices que vous semblez exiger, il y a loin.
«—Je serais au désespoir de blesser le moins du monde cette charmante délicatesse de votre sexe. Mais Mme de Chevreuse, la duchesse de Longueville, toutes les femmes qui ont laissé un nom dans l'histoire, et, ce qui est plus réel, qui ont établi la fortune de leur maison, ont eu quelquefois des entretiens avec leur médecin. Eh bien, je suis, moi, le médecin de l'âme, le donneur d'avis à la noble ambition qui vous tourmente à cette heure.»
M. Leuwen se leva.
«—Ma chère belle, les moments sont précieux. Vous voulez me traiter comme un de vos adorateurs et chercher à me faire perdre la tête; je vous certifie que je n'ai plus de tête à perdre et je vais chercher fortune ailleurs.
«—Vous êtes un cruel homme. Eh bien! parlez.
«—Voici, et en très peu de mots. J'aiderai M. Grandet à devenir ministre de l'Intérieur, à condition que mon fils Lucien soit son secrétaire général. Voyez, réfléchissez! Si vous ne voulez pas de mon idée, je m'arrangerai autrement.»
Quelques moments après le départ de M. Leuwen, Mme Grandet rapportait à son mari l'entretien qu'elle venait d'avoir.
«—Vous sentez-vous le courage de prendre le fils de M. Leuwen pour votre secrétaire général?
«—Comment? Un lieutenant de lanciers, secrétaire général? Mais c'est un rêve! Cela ne s'est jamais vu! Où est la gravité?
«—Hélas, nulle part! Il n'y a plus de gravité dans nos mœurs! C'est déplorable.
M. Leuwen m'a posé cet ultimatum.
«—Prendre pour secrétaire général un petit sournois qui s'avise aussi d'avoir des idées, qui jouera auprès de moi le rôle que M. de Renneville jouait auprès de M. de Villèle. Je ne me soucie point d'un ennemi intime.»
Mme Grandet eut à supporter pendant vingt minutes les phrases oiseuses d'un sot qui cherchait à placer du Montesquieu et qui avait l'intelligence bouchée par cent mille livres de rente. Enfin, M. Grandet, comprenant qu'il ne pouvait avoir quelque chance d'arriver au ministère que par l'entremise de M. Leuwen, consentit à laisser la place de secrétaire général à la disposition de celui-ci.
«—Tous ces tripotages ne me conviennent guère, ajouta-t-il gravement. Dans une administration loyale, chacun doit occuper les places que lui valent ses mérites.»
Par l'entremise de Lucien, il fut présenté dès le lendemain au vieux maréchal, lequel, rempli de bon sens et de vigueur quand il ne se laissait pas engourdir par la paresse ou par l'humeur, avait fait à ce futur collègue quatre ou cinq questions brusques, auxquelles M. Grandet, peu accoutumé à s'entendre parler aussi nettement, répondit par des phrases. Sur quoi le maréchal, qui détestait les phrases, d'abord parce qu'elles sont détestables et ensuite parce qu'il ne savait pas en faire, lui avait tourné le dos. M. Grandet était rentré chez lui pale et désespéré. Sa femme l'avait accablé de flatteries, l'avait consolé de son mieux, mais pris sur-le-champ la ferme opinion que M. Leuwen l'avait trahie. Lorsque celui-ci lui raconta ce qui s'était passé chez le maréchal, les platitudes, les fausses grâces, le vide de M. Grandet—mais en adoucissant toutefois la vérité, Mme Grandet lui fit entendre avec un froid dédain qu'elle était convaincue qu'il la trahissait.
M. Leuwen se conduisit comme un jeune homme; il fut au désespoir de cette accusation, et pendant trois jours son unique affaire fut de prouver à M. Grandet son injustice. Ce qui compliquait la question, c'est que le roi, qui, depuis cinq ou six mois devenait chaque jour plus ennemi des décisions promptes, avait envoyé quelqu'un de sa famille chez le ministre des Finances, afin de moyenner un arrangement avec le vieux maréchal, sauf, si le raccommodement ne lui convenait plus, à lui, le roi, de désavouer la démarche. L'entente se fit, car le maréchal tenait beaucoup à ce qu'une certaine fourniture de chevaux lui entièrement soldée avant sa sortie du ministère. M. Salomon G..., le chef de celle entreprise, avait sagement stipulé que les cent mille francs promis au maréchal et les bénéfices auxquels il avait droit, ne lui seraient payés qu'avec les fonds provenant de l'ordonnance de solde, signée par M. le ministre des Finances. Le roi connaissait bien cette spéculation sur les chevaux, mais il ignorait ce détail.
Dans l'ennui que lui causait l'attitude de Mme Grandet, à son égard et le manque de confiance qu'elle lui témoignait, M. Leuwen se décida à en faire part à son fils. Après le dîner de famille, il partit de bonne heure pour l'Opéra, emmena Lucien, tira, avec le plus grand soin, les verrous de la loge, et ces précautions prises, il raconta, par le détail et dans le style le plus simple, le marché fait avec Mme Grandet.
La vanité de Lucien lut consternée; il se sentit froid dans la poitrine. M. Leuwen venait de commettre là une lourde gaucherie. Par excès de déférence, il sut ne pas se laisser deviner par l'œil lin et scrutateur de son père attaché sur lui; il déroba à ce moqueur impitoyable son cruel désappointement.
«—Au fond, se dit-il, mon père est comme tous les pères, mais il l'est avec infiniment plus d'esprit et de cœur, ce que je n'avais pas su deviner jusqu'ici. Il veut me rendre heureux, mais à sa façon, non à la mienne. Et c'est pour tout cela que je m'hébète depuis huit mois par le travail du bureau le plus excessif, et le plus stupide. Les autres victimes du fauteuil de maroquin sont au moins ambitieux... Tandis que moi! La boue de Blois même n'a pu me réveiller! Qui te réveillera donc, infâme? Coffe a raison; je suis plus grandement dupe qu'aucun de ces cœurs vulgaires qui se sont vendus au gouvernement. Hier encore, en causant de Desbacs, Coffe ne m'a-t-il pas dit avec sa froideur inexorable: «Ce qui fait que je ne les méprise pas trop, c'est qu'au moins ils n'ont pas de quoi dîner.»
Un avancement merveilleux pour mon âge, mes talents, la position de mon père dans le monde, m'ont-ils jamais procuré d'autre sentiment que cet étonnement sans plaisir: N'est-ce que ça? Il est temps de se réveiller! Qu'ai-je besoin de fortune? Un dîner de cinq francs et un cheval ne me suffisent-ils pas et au delà? Tout le reste est bien plus souvent corvée que plaisir. À présent surtout que je pourrai dire: «Je ne méprise pas ce que je ne connais point» comme un sot philosophe à la Jean-Jacques. Succès du monde, sourires et serrements de main de députés, de campagnards ou de sous-préfets en congé, bienveillance grossière dans tous les regards d'un salon... je vous ai goûtés! Je vais vous retrouver dans un quart d'heure au foyer de l'Opéra. Et si je partais immédiatement pour aller entrevoir le seul pays au monde où soit pour moi le peut-être du bonheur?... En dix-huit heures, je puis être dans la rue de la Pompe!»
Cette idée s'empara de son attention pendant une heure entière. Depuis quelque temps notre héros était devenu beaucoup plus hardi; il avait vu de près les motifs qui font agir les hommes chargés des grandes places. Cette sotte timidité première qui, pour l'œil clairvoyant, annonçait une âme sincère, n'avait pu tenir contre l'expérience. S'il eût usé sa vie dans le comptoir de son père, il eût été toute sa vie un homme de mérite, connu seulement d'une personne ou deux. Il osait maintenant croire à son premier mouvement, et y tenir jusqu'à ce qu'on lui eût prouvé qu'il avait tort. Et il devait à l'ironie de son père l'impossibilité de se payer de mauvaises raisons.—«Au fond, se disait-il, je n'ai à ménager dans tout ceci que le cœur de ma mère et la vanité de mon père. Celui-ci bâtit pour sou fils des châteaux en Espagne, et le fils se trouve être trop paysan du Danube pour ce qu'il en veut faire: un homme adroit plongeant ferme dans le budget!»
Avec ces idées, établies dans son esprit comme des idées incontestables et nouvelles, Lucien se mit un peu à regarder dans la salle. La musique plate jouée ce soir-là et les pua charmants de Mlle Fany Essler lui causèrent un enchantement qui l'étonna. Il se disait vaguement qu'il ne jouirait pas longtemps de toutes ces choses, et pendant que la musique donnait des ailes à son imagination, sa raison parcourait les différentes chances de la vie.
«—Si par l'agriculture on ne se trouvait pas en rapport avec des paysans fripons, avec un roi qui les ameute contre vous, avec un préfet qui fait voler votre journal à la poste, ce serait une manière de travailler qui me conviendrait beaucoup. Vivre dans une terre avec Mme de Chasteller, et faire produire à cette terre les douze ou quinze mille francs nécessaires à notre petit bien-être!.... Ah! l'Amérique... Là point de préfets...»
Toutes ses anciennes idées sur l'Amérique et sur M. de la Fayette lui revinrent en mémoire. Quand il rencontrait le dimanche M. de la Fayette chez le vénérable comte de Fr...., il se figurait qu'avec son bon sens, sa probité, sa haute philosophie, les gens d'Amérique auraient aussi l'élégance de ses manières. Il eût été rudement détrompé. En Amérique, règne une majorité en grande partie formée par la canaille. À New-York, la charrette gouvernative est tombée dans une ornière opposée à la nôtre. Le suffrage universel règne en tyran, et en tyran aux mains sales. Si je ne plais pas à mon cordonnier, il répand sur mon compte une calomnie qui me fâche, et il faut que je flatte mon cordonnier. Les hommes ne sont pas pesés, mais comptés, dans le suffrage universel, et le vote du plus grossier des artisans compte autant que celui de Jefferson.
«—Enfin, je ferai ce que Bathilde voudra...»
Il raisonna longtemps sur cette idée, et fut heureux de la trouver si profondément enracinée dans son esprit.
«—Je suis donc bien sûr de lui pardonner! Telle qu'elle est, elle est encore pour moi la seule femme qui existe...
«Je crois qu'il y aura plus de délicatesse à ne jamais laisser soupçonner que je connais les suites de sa faiblesse. Elle m'en parlera elle-même, si elle veut m'en parler.
«Ce» stupide travail de bureau me prouve au moins que je puis gagner ma vie et celle de ma femme. Je ne suis plus ce jeune sous-lieutenant de lanciers allant rejoindre son régiment à Nancy, esclave alors de cent petites faiblesses de vanité, et encore regimbant sous ces mots de mon cousin: «Oh! trop heureux d'avoir un père qui te donne du pain!» Faisons comme tout le monde, laissons de côté la moralité de nos actions officielles...»
Ces pensées de Lucien étaient tout son bonheur. L'image de Mme de Chasteller, si présente à sa mémoire, les accords de la musique et les pas divins et pleins de grâce de Mlle Essler, firent de cette soirée, passée dans un coin de loge, une des plus heureuses de sa vie.
Le lendemain, il monta dans un hôtel garni, prit un petit appartement, paya, et comme son hôte insistait pour voir son passeport, il se mit d'accord avec lui en assurant qu'il ne coucherait pas cette première nuit et que le lendemain il apporterait ses papiers. Il se promena avec délices dans ce joli petit appartement dont les plus beaux meubles étaient cette idée: «Ici je suis libre!» Il s'amusa comme un enfant du faux nom qu'il donnerait dans cet hôtel. On pense bien qu'au milieu de ces préoccupations, il n'eut pas la moindre tentation d'aller s'asphyxier dans les idées épaisses du salon de Mme Grandet, et encore moins se soumettre à ses serrements de main.
La confidence de son père, au sujet du marché fait avec celle-ci, fut une grande faute chez cet homme adroit, il est vrai, admirable d'expédients mais trop de premier mouvement pour être politique. Lucien avait le défaut et la haute imprudence d'être naturel dans l'intimité, même quand cette intimité n'était pas amenée par un amour vrai. Dissimuler avec un être, qu'il voyait pendant quatre heures tous les jours, lui eût été insupportable. Ce défaut, joint à sa mine naïve, fut d'abord pris pour de la bêtise, et lui valut ensuite l'étonnement et l'intérêt de Mme Grandet, ce dont il se serait bien passé. Car s'il y avait dans Mme Grandet la femme ambitieuse, parfaitement raisonnable, soigneuse de la réussite de ses projets, il y avait aussi un cœur de femme qui jusque-là n'avait jamais aimé. Par hasard, ce naturel de Lucien était ce qu'il y avait de mieux calculé pour faire naître un vrai sentiment dans ce cœur toujours sec.
Il faut avouer qu'en arrivant à la seconde demi-heure d'une visite, il parlait peu et pas très bien s'il n'osait pas se permettre de dire ce qui lui passait par la tête. Cette habitude, antisociale à Paris, avait été voilée jusqu'à cette époque de sa vie, parce qu'à l'exception de Mme de Chasteller, personne n'avait été intime avec Lucien, et jamais on ne l'avait vu prolonger une visite plus de vingt minutes. Sa manière de vivre avec Mme Grandet vint mettre à découvert ce défaut cruel, le mieux fait de tous pour casser le cou à la fortune d'un homme! Malgré des efforts incroyables, il était absolument hors d'état de dissimuler un changement d'humeur: il n'y avait pas, au fond, de caractère plus inégal que le sien. Ce défaut, voilé en partie par les manières les plus simples et toutes les habitudes d'une excellente éducation et d'une politesse exquise, enseignée par une mère, femme d'esprit, avait été jadis un charme aux yeux de Mme de Chasteller. Pour Lucien, le souvenir d'une idée qui lui était chère, une journée de vent du nord avec des nuages sombres, la vue soudaine de quelque nouvelle canaillerie, ou tel autre événement aussi peu rare, suffisaient pour en faire un autre homme.
Pendant la soirée passée à l'Opéra,—cette soirée délicieuse où il avait vécu ses projets d'avenir et qui avait l'ait une révolution dans son cœur,—Mme Grandet avait régné comme à l'ordinaire dans son salon. Cependant l'absence de son soupirant habituel l'avait d'abord étonné, puis l'avait entraînée dans la colère la plus vive. Elle n'avait pu s'occuper un seul instant d'un autre être que de Lucien. Une telle constance d'attention était chose inouïe chez elle. L'état dans lequel elle se voyait bétonnait un peu, mais elle était fermement persuadée que la fierté seule ou l'orgueil blessé était la cause unique de son agitation. Elle interrogeait son monde avec un parler bref, un sein haletant et des yeux à paupières contractées et immobiles, et qui n'avaient jamais eu cet éclat que par l'effet d'une douleur physique. Elle charma l'assistance. Avec tous, Grandet n'osait pas également prononcer le nom sur lequel son attention était fixée ce soir-là, mais elle engageait ces messieurs dans les récits infinis, espérant toujours que le nom de Lucien paraîtrait comme circonstance accessoire.
Mgr le prince royal avait fait annoncer une partie de chasse dans la foret de Compiègne; il s'agissait de forcer des chevreuils. Mme Grandet savait que Lucien avait parié 25 louis contre 70, que le premier chevreuil serait forcé en moins de vingt et une minutes après la vue. Il avait été introduit en si haute société par le vieux maréchal, ministre de la guerre. Aucune distinction n'était alors plus flatteuse pour un jeune homme. Le prince royal avait expressément désigné le nombre de dix personnes, car un des hommes de lettres de sa chambre venait de découvrir que monseigneur, fils de Louis XIV et Dauphin de France, n'admettait que ce nombre de courtisans à ses chasses au loup.
«—Se pourrait-il, se disait Mme Grandet, que le prince royal eût fait dire à l'improviste qu'il recevrait ce soir les chasseurs invités?»
Mais les pauvres députés et pairs de son salon étaient trop peu du monde avec lequel on essayait de refaire une cour, pour se trouver au courant de ces choses-là et lui donner un enseignement.
«—Dans tous les cas, ne devait-il paraître ici cinq minutes, ou au moins envoyer un mot? Car cette conduite est affreuse.»
Onze heures sonnèrent, onze heures et demie, minuit; Lucien ne paraissait pas.
«—Ah! je saurai bien le guérir de ces petites façons-là,» se dit Mme Grandet, hors d'elle-même.
Cette nuit, le sommeil n'approcha pas de sa paupière, comme diraient les gens qui savent écrire. Dévorée par la colère et le malheur, elle chercha une distraction dans ce que ses complaisants appelaient ses études historiques. Sa femme de chambre se mit à lui lire les Mémoires de Mme de Motteville qui, la veille encore, lui semblaient le manuel d'une femme du grand monde, mais qui, cette nuit-là, lui parurent dénués de tout intérêt. Il fallut avoir recours à ces romans contre lesquels, dans son salon, elle faisait depuis huit ans des phrases si morales.
Toute la nuit, Mme Trublet, la jeune femme de chambre de confiance, fut obligée de monter à la bibliothèque située au second étage, ce qui ne laissait pas d'être fort pénible. Elle en rapporta successivement plusieurs romans. Aucun ne plaisait, et enfin, de chute en chute, la sublime Mme Grandet, dont Rousseau était la bête noire, fut obligée d'avoir recours à la Nouvelle Héloïse. Il se trouva que l'emphase un peu pédantesque qui fait fermer ce livre par les lecteurs un peu délicats était justement ce qu'il fallait pour la sensibilité bourgeoise et commençante de Mme Grandet. Lorsqu'elle aperçut l'aube à travers les jointures de ses volets, elle renvoya Mme Trublet.
«—Dès le matin, se dit-elle, je recevrai une lettre d'excuses; on me l'apportera vers les neuf heures, et je saurai répondre de bonne encre.»
Un peu calmée par cette idée de vengeance, elle s'endormit enfin en arrangeant les phrases du billet.
Dès huit heures, Mme Grandet sonna avec impatience: elle supposait qu'il était midi.
«—Mes lettres, mes journaux!» s'écria-t-elle avec humeur.
On sonna le portier qui arriva, n'ayant à la main que de sales enveloppes de journaux.
Quel contraste avec le joli petit billet, si élégant et si bien plié, qu'elle s'était imaginé recevoir. Lucien était remarquable pour l'art de plier ses billets, et c'était peut-être celui de ses talents élégants auquel Mme Grandet avait été le plus sensible.
La matinée s'écoula en projets d'oubli et même de vengeance, mais elle n'en sembla pas moins interminable à Mme Grandet. Au déjeuner, elle fut terrible pour ses gens et pour son mari. Comme elle le vit gai, elle lui raconta avec aigreur l'histoire de sa bêtise auprès du ministre de la guerre. M. Leuwen ne la lui avait pourtant confiée que sous la promesse d'un secret éternel.
Une heure sonna, une heure et demie, deux heures! Le retour de ces sons qui lui rappelaient la nuit passée, la mit en fureur. Pendant longtemps, elle fui comme hors d'elle-même. Tout à coup,—qui l'aurait imaginé d'un caractère dominé par la vanité la plus puérile?—elle eut l'idée d'écrire à Lucien. Pendant une heure entière elle se débattit contre cette horrible tentation: écrire la première. Elle céda enfin, mais sans se dissimuler l'horreur de sa démarche.
«—Quel avantage ne vais-je pas lui donner sur moi, et que de journées sévères ne faudra-t-il pas pour lui faire oublier la position que la vue de mon billet va lui faire prendre à mon égard. Qu'est-ce qu'un amant, après tout? De ces petits messieurs qu'on prend comme un instrument auquel on se frotte pour avoir du plaisir. M. Cuvier me disait: «Votre chat ne vous caresse pas, il se caresse à vous.» Eh bien, dans ce moment, le seul plaisir que puisse me donner ce petit monsieur, c'est de lui écrire. Que m'importe sa sensation? La mienne sera du plaisir, dit-elle avec une joie féroce, et c'est ce qui m'importe.»
À ce moment, ses yeux étaient superbes. Elle écrivit une lettre dont elle ne fut pas contente, une seconde, une troisième; enfin elle fit partir la septième ou huitième:
«Mon mari, monsieur, a quelque chose à vous dire. Nous vous attendons, et pour ne pas attendre toujours, malgré le rendez-vous donné, connaissant votre bonne tête, je prends le parti de vous écrire.
«Recevez mes compliments.
«Augustine Grandet.»
«P.-S. Venez avant trois heures.»
Or, quand cette lettre, qu'on avait trouvée la moins imprudente et surtout la moins humiliante, fut partie, il était deux heures et demie.
Le valet de chambre de Mme Grandet trouva Lucien fort tranquille à son bureau, rue de Grenelle, mais au lieu de venir, il écrivit:
«Madame,
«Je suis doublement malheureux: je ne puis avoir l'honneur de vous présenter mes respects ce matin, ni peut-être même ce soir. Je me trouve cloué à mon bureau par un travail pressé dont j'ai en la gaucherie de me charger. Vous savez que comme un respectueux commis, je ne voudrais pas, pour tout au monde, fâcher mon ministre. Il ne comprendra certainement jamais toute l'étendue du sacrifice que je fais au devoir, en ne me rendant pas aux ordres de M. Grandet et aux vôtres.
«Agréez avec bonté la nouvelle assurance du plus respectueux dévouement.
«Lucien Leuwen.»
Mme Grandet était occupée depuis vingt minutes à calculer le temps absolument nécessaire à Lucien pour voler à ses pieds. Elle prêtait l'oreille pour entendre le bruit des roues de son cabriolet, que déjà elle avait appris à connaître. Tout à coup, à son grand étonnement, le domestique frappa à la porte et lui remit le billet de Lucien.
À cette vue, toute sa rage se réveilla, ses traits se contractèrent et presque en môme temps elle devint pourpre.
«—L'absence de son bureau eut été une excuse. Mais quoi! il a vu ma lettre et au lieu de voler à mes pieds, il m'écrit!
«—Partez, dit-elle au valet de chambre avec des yeux qui l'atterrèrent.
«—Ce petit sot peut se raviser il, va venir dans un quart d'heure, se dit-elle; il vaut mieux qu'il voie sa lettre non ouverte. Mais ce qui vaut encore mieux, c'est qu'il ne me trouvât pas même chez moi.»
Elle sonna et donna l'ordre de faire atteler. Le billet de Lucien était sur un petit guéridon, à côté de son fauteuil; à chaque instant elle le regardait malgré elle.
On vint lui dire que la voiture était prête. Comme le domestique sortait, elle se précipita sur la lettre et l'ouvrit avec un mouvement de fureur, et sans s'être, pour ainsi dire, permis cette action. La jeune femme l'emportait sur la capacité politique. Celte lettre si froide mit Mme Grandet dans un état impossible à décrire. Nous ferons observer, pour l'excuser un peu, qu'à vingt-six ans, l'âge qu'elle avait à ce moment, elle n'avait encore jamais aimé. Elle s'était même sévèrement interdit ces amitiés galantes qui peuvent conduire à l'amour. Maintenant l'amour prenait sa revanche, et depuis dix-huit heures, l'orgueil le plus invétéré, le plus fortifié par l'habitude, lui disputait le cœur de cette Mme Grandet dont la tenue dans le monde était si imposante et le nom si haut placé dans les annales de la vertu contemporaine. Jamais tempête de l'âme ne fut plus pénible à chaque reprise de cette affreuse douleur; le pauvre orgueil était battu et perdait du terrain. Il y avait trop longtemps qu'elle lui obéissait en aveugle. Tout à coup, cette habitude de l'âme et la passion cruelle qui se disputaient son cœur, réunirent leurs efforts pour la mettre au désespoir. Quoi! voir ses ordres éludés, désobéis, méprisés par un homme!
«—Mais il ne sait donc pas vivre?» se disait-elle.
Enfin, après deux heures passées au milieu de souffrances atroces et d'autant plus poignantes qu'elles étaient ressenties pour la première fois dans un transport de véritable désespoir, elle descendit de chez elle et monta en voiture. Mais à peine y fut-elle, qu'elle changea d'avis.
«—S'il vient, il ne me trouvera pas! Rue de Grenelle, au ministère de l'Intérieur,» cria-t-elle au valet de pied.
Elle, rassasiée de flatteries, d'hommages, de respect et de la considération des hommes les plus considérables de Paris, osa aller chercher elle-même Lucien à son bureau.
Quand Lucien vit Mme Grandet entrer dans son bureau, l'humeur la plus vive s'empara de lui:
«—Je n'aurai donc jamais la paix avec cette femme! Elle me prend sans doute pour un des valets qui l'entourent. Mon billet a dû pourtant la convaincre que je ne voulais pas la voir!»
Mme Grandet se jeta dans un fauteuil, avec toute la fierté d'une personne qui, depuis six ans, dépense chaque année cent vingt mille francs sur le pavé de Paris. Cette attitude saisit Lucien et toute sympathie fut détruite chez lui.
«—Je vais avoir affaire, se dit-il, à un épicier demandant son dû. Il faudra parler clair et haut pour être compris.»
Mme Grandet restait silencieuse; Lucien était immobile, dans une position plus bureaucratique que galante: les mains appuyées sur les bras du fauteuil, les jambes allongées dans toute leur longueur. Sa physionomie était absolument celle d'un marchand qui perd; pas l'ombre d'un sentiment généreux.
Après un moment, il eut presque honte de lui-même.
«—Ah! si Mme de Chasteller me voyait. Elle pourrait entendre, car la politesse ne déguisera jamais assez ce que je veux faire comprendre à cette épicière, orgueilleuse de l'hommage des députés du centre.
«—Faudra-t-il, monsieur, que je vous prie de faire retirer votre huissier?»
Le langage de Mme Grandet ennoblissait les fonctions, selon son habitude. Il ne s'agissait que d'un simple garçon de bureau qui, voyant une belle dame à équipage entrer d'un air si troublé, était resté par curiosité, sous prétexte d'arranger le feu qui allait à merveille.
Cet homme sortit sur un regard de Lucien. Le silence continuait.
«—Quoi, monsieur, dit enfin Mme Grandet, vous n'êtes pas étonné, stupéfait, confondu de me voir ici?
«—Je vous avouerai, madame, que je suis étonné d'une démarche très flatteuse assurément, mais que je ne mérite pas.»
Lucien n'avait pu se faire violence au point d'employer des mots décidément peu polis, mais le ton avec lequel ces paroles étaient dites, éloignait à jamais toute idée de reproche passionné et les rendait presque froidement insultantes.
«—Il me semblait, monsieur,—reprit Mme Grandet avec une voix tremblante de colère,—si j'ai bien compris les protestations, quelquefois longues, relatives à votre haute vertu, que vous prétendiez à la qualité d'honnête homme.
«—Puisque vous me faites l'honneur de me parler de moi, madame, je vous dirai que je cherche à être juste et à voir, sans me flatter, ma position et celle des autres envers moi.
«—Votre justice s'abaissera-t-elle jusqu'à considérer combien ma démarche, en ce moment, est dangereuse? Mme de Vaize peut reconnaître ma livrée.
«—C'est précisément, madame, parce que je vois le danger de cette démarche, que je ne sais comment la concilier avec l'idée que je me suis faite de la haute prudence de Mme Grandet.
«—Apparemment, monsieur, que vous m'avez emprunté cette prudence rare, et que vous avez trouvé utile de changer en vingt-quatre heures tous les sentiments dont les assurances se renouvelaient sans cesse et m'importunaient tous les jours?
«—Madame, répondit Lucien, avec le plus grand sang-froid, ces sentiments, dont vous me faites l'honneur de vous souvenir, ont été humiliés par un succès qu'ils n'ont pas dii absolument à eux-mêmes. Ils se sont enfuis, eu rougissant de leur erreur. Avant de disparaître, ils ont obtenu la certitude douloureuse qu'ils ne devaient un triomphe apparent qu'à l'emploi qu'on voulait en faire pour arriver au ministère. Un cœur, que ces sentiments avaient la présomption, sans doute déplacée, de pouvoir toucher, a cédé tout simplement à un calcul d'ambition, et il n'y a eu de tendresse que dans les mots. Enfin, je me suis aperçu qu'on me trompait, et c'est, un éclaircissement, madame, que mon absence voulait essayer de vous épargner. C'est là ma façon d'être honnête homme.»
Lucien eût pu continuer à l'infini cette justification trop facile. Mme Grandet était atterrée. Les souffrances de son orgueil eussent été atroces, si, heureusement pour elle, un sentiment moins sec ne fût venu l'aider à souffrir. Au mot fatal de ministère, elle s'était couvert les yeux avec son mouchoir. Peu après, Lucien crut s'apercevoir qu'elle avait des mouvements convulsifs qui la faisaient changer de position dans son fauteuil—cet immense fauteuil doré des ministères. Malgré lui, il devint plus attentif.
«—Voilà sans doute, se disait-il, comment ces comédiens de Paris répondent aux reproches qui n'ont pas de réponse.»
Néanmoins, il ne pouvait s'empêcher d'être touché par cette image bien jouée de l'extrême malheur. Ce corps, d'ailleurs, qui s'agitait sous ses yeux était si beau!
Mme Grandet sentait en vain qu'il fallait à tout prix arrêter ces paroles fatales de Lucien. S'il allait s'irriter au son de son propre discours, et peut-être prendre envers lui-même des engagements auxquels il ne songeait pas en commençant. Il fallait répondre, mais que dire? Cette situation affreuse provoqua la défaite complète de son orgueil; mais quelle humiliation! Ce qui faisait le seul intérêt de sa vie depuis quelques jours allait lui manquer. Et que ferait-elle après? Son salon et le plaisir de donner des soirées brillantes, où il n'y e ût que la meilleure société de la cour de Louis-Philippe, lui semblaient maintenant bien peu de chose. Elle trouva que Lucien avait raison, et constata combien sa colère à elle était peu fondée. Le silence dura plusieurs minutes. Enfin Mme Grandet ôta le mouchoir qu'elle avait devant les yeux, et Lucien fut frappé parmi des plus grands changements de physionomie qu'il eut jamais vus. Pour la première fois de sa vie, Mme Grandet portait sur sa figure une expression réellement féminine.
«—J'avouerai mes torts, monsieur, mais pourtant ce qui m'arrive est flatteur pour vous. La cour que vous me faisiez me flattait, m'amusait, mais me semblait absolument sans danger. Mais mon cœur a changé!»
Ici Mme Grandet rougit profondément; elle n'osait pas regarder Lucien.
«—J'ai eu le malheur de m'attacher à vous. Peu de jours ont suffi pour changer mon cœur à mon insu. J'ai oublié le juste soin d'élever ma maison; un autre sentiment a dominé ma vie. L'idée de vous perdre, l'idée surtout de n'avoir pas votre estime, est intolérable pour moi. Je suis prête à tout sacrifier pour reconquérir cette estime.»
Elle se cacha de nouveau la figure derrière son mouchoir, osa dire:
«—Je vais rompre avec M. votre père, renoncer aux espérances du ministère... mais ne vous séparez pas de moi!»
En lui disant ces derniers mots, Mme Grandet lui tendit la main avec une grâce et un charme extraordinaires.
«—Cette grâce, ce changement étonnant chez une femme si fière, c'est votre mérite qui en est l'auteur, lui disait la vanité.»
La méfiance ajoutait:
«—Voilà une femme admirablement belle et qui, sans doute, compte sur l'effet de sa beauté. Tâchons de n'être pas dupe. Voyons: Mme Grandet prouve son amour par un sacrifice assez pénible, celui de la fierté de toute sa vie. Il faut donc croire à cet amour... Mais doucement. Il faudra que cet amour résistât à des épreuves un peu plus décisives et d'une durée un peu plus longue que ce qui vient d'avoir lieu jusqu'ici.»
Il faut avouer que la figure de Lucien n'était point du tout celle d'un héros de roman, pendant qu'il se livrait à ces sages raisonnements. Il avait plutôt l'air d'un banquier qui pèse la convenance d'une grande opération.
«—La vanité de Mme Grandet peut regarder comme le pire des maux celui d'être quittée; elle doit tout sacrifier pour éviter cette humiliation, même les intérêts de son ambition. Il se peut fort bien que ce ne soit pas l'amour qui fasse ces sacrifices, mais tout simplement la vanité, et la mienne serait bien aveugle si elle se glorifiait d'un triomphe d'une nature aussi douteuse. Au bout du compte, sa présence ici m'importune; je me sens incapable de me soumettre à ses exigences. Son salon m'ennuie, et c'est ce qu'il s'agit de lui faire entendre avec politesse.
«—Madame, je ne m'écarterai pas avec vous des égards les plus respectueux. Le rapprochement qui nous a placés, pour un instant, dans une position intime, a pu être la suite d'un malentendu, d'une erreur. Mais je n'en suis pas moins votre obligé. Je me dois à moi-même, Madame, je dois encore plus à mon respect pour le lien qui nous a unis, l'aveu de la vérité. Le dévouement, la reconnaissance, remplissent mon cœur, mais je n'y trouve plus d'amour.»
Mme Grandet le regardait avec des yeux grands ouverts, mais dans lesquels l'extrême attention suspendait les larmes.
Après un petit silence, elle se remit à pleurer sans nulle retenue. Elle considérait Lucien, et elle osa dire ces étranges paroles:
«—Tout ce que tu dis est vrai, je mourais d'ambition et d'orgueil. Me voyant extrêmement riche, le but de ma vie était de devenir une femme titrée; j'ose t'avouer ce ridicule amer. Ce n'est pas de cela que je rougis en ce moment. C'est par ambition uniquement que je me suis occupée de toi. Mais je meurs d'amour. Je suis une indigne, humilie-moi, je mérite tous les mépris. Je meurs d'amour et de honte. Je tombe à tes pieds, je te demande pardon! Je n'ai plus ni ambition, ni orgueil. Dis-moi ce que tu veux que je fasse à l'avenir. Je suis à tes pieds, humilie-moi tant que tu voudras! Plus tu m'humilieras, plus tu seras humain avec moi!...
«—Tout cela est encore de l'affectation,» se disait Lucien, qui n'avait jamais vu de scène de cette force.
Elle était à ses pieds; lui, debout, essayait de la relever. Arrivée à ces derniers mots, il s'aperçut qu'elle faiblissait. Comme il faisait un effort pour la remettre debout, il sentit tout à coup le poids de son corps. Elle était profondément évanouie. Lucien était embarrassé, mais point touché. Son embarras venait, uniquement de la crainte de manquer à ce précepte de sa morale: Ne jamais faire de mal inutile.
Il lui vint une idée ridicule, en cet instant, qui coupa court à tout autre attendrissement. L'avant-veille on était venu quêter chez Mme Grandet—qui avait une terre dans les environs de Lyon—pour les malheureux prévenus du Procès d'avril, que l'on allait transférer de la prison de Perrache à Paris, par le froid, et qui n'avaient pas d'habits.
«—Il m'est permis, messieurs, avait-elle dit aux quêteurs, de trouver votre demande singulière. Vous ignorez apparemment ce que mon mari est dans l'État. M. le préfet de Lyon a défendu cette quête.»
Elle-même avait raconté tout cela à la société. Lucien l'avait regardée, puis avait dit en l'observant:
«—Par le froid qu'il fait, une douzaine de ces gens-là mourront sur leurs charrettes. Ils n'ont que des habits d'été et on ne leur donne point de couvertures.
«—Ce sera autant de peine de moins pour la cour de Paris,» avait répondu un gros député, héros de Juillet.
L'œil de Lucien s'était fixé sur Mme Grandet; elle n'avait pas sourcillé.
En la voyant évanouie, ses traits, sans expression autre que la hauteur qui lui était habituelle, lui rappelèrent l'expression qu'ils avaient lorsqu'il lui présentait l'image des prisonniers mourant de froid et de faim sur leurs charrettes; au milieu d'une scène d'amour, Lucien fut homme de parti.
«—Que ferai-je de cette femme? se dit-il. Il faut être humain, lui donner de bonnes paroles, et la renvoyer chez elle à tout prix.» Il alla la déposer doucement contre le fauteuil, il ferma la porte à clef, puis, avec son mouchoir trempé dans le modeste pot à eau en faïence,—seul meuble culinaire du bureau,—il humecta ce front, ces joues, ce cou, sans que tant de beauté lui donnât un instant de distraction.
Mme Grandet soupira enfin. Il la saisit à bras le corps, et la plaça assise dans le grand fauteuil doré. Le contact de ce corps charmant lui rappela un peu cependant qu'il tenait dans ses bras une des plus jolies femmes de Paris. Elle se remettait lentement, et le regardait avec des yeux encore à demi voilés par la chute de la paupière supérieure.
Lucien pensa qu'il devait lui baiser la main; ce fut ce qui hâta le plus la résurrection de cette pauvre femme amoureuse.
«—Viendrez-vous chez moi? lui dit-elle d'une voix basse et à peine articulée.
«—Sans doute, comptez sur moi. Mais ce bureau est un lieu de danger. La porte est fermée, on peut frapper. Si le petit Desbacs se présente...»
Cette idée rendit des forces à Mme Grandet.
«—Soyez assez bon pour me soutenir jusqu'à ma voiture.
«—Ne serait-il pas bien de parler d'une entorse devant vos gens?»
Elle le regarda avec des yeux où brillait le plus vif amour.
«—Généreux ami! Ce n'est pas vous qui cherchez à me compromettre et à afficher un triomphe! Quel cœur est le vôtre!»
Lucien se sentit attendri, niais ce sentiment lui fut désagréable. Il plaça sur le dossier du fauteuil la main de Mme Grandet qui s'appuyait sur lui, et courut dans la cour dire aux gens d'un air effaré:
«—Mme Grandet vient de se donner une entorse; peut-être même s'est-elle cassé la jambe. Venez vite.»
Un homme de peine du ministère tint les chevaux, le cocher et le valet de pied accoururent et aidèrent Mme Grandet à gagner sa voiture.
Elle serrait la main de Lucien avec le peu de forces qui lui restaient. Ses yeux reprirent de l'expression, celle de la prière, quand elle lui dit de l'intérieur de la voiture:
«—À ce soir!
«—Sans doute, madame; je viendrai savoir de vos nouvelles.»
L'aventure parut fort louche aux domestiques, surpris de l'air ému de leur maîtresse. Ces gens-là sont fins à Paris, et ils devinèrent bien que cet air n'était pas celui de la douleur physique pure.
Lucien se referma de nouveau à clef dans son bureau. Il se promenait à grands pas dans la diagonale de cette petite pièce.
«—Scène désagréable, se dit-il. Est-ce une comédie? A-t-elle chargé l'expression de ce qu'elle sentait? L'évanouissement était réel... autant que je puis m'y connaître. C'est là un triomphe de vanité et ça ne me fait aucun plaisir...»
Il voulut reprendre un rapport commencé, et il s'aperçut qu'il écrivait des niaiseries. Il alla chez lui, monta à cheval, passa le pont de Grenelle et se trouva bientôt dans le bois de Meudon. Là, il mit son cheval au pas el se mit à réfléchir. Ce qui surnagea à tout, ce fut le remords d'avoir été attendri au moment où Mme Grandet avait écarté le mouchoir qui lui cachait la figure, et celui, plus fort, d'avoir été ému au moment où il l'avail prise dans ses bras pour la déposer dans le fauteuil.
«—Ah! si je suis infidèle à Mme de Chasteller, elle aura une raison de l'être à son tour!
«—Mais il me semble qu'elle ne commence pas mal, lui dit le parti contraire. Peste, un accouchement! Excusez du peu.
«—Puisque personne au monde ne voit ce ridicule, répondit Lucien, il n'existe pas. Pour exister, le ridicule doit être vu.»
En rentrant à Paris, il passa au ministère, il se fit annoncer chez M. de Vaize, et lui demanda un congé d'un mois.
Ce ministre qui, depuis trois semaines, ne l'était plus qu'à demi, et vantait les douceurs du repos,—otium cum dignitate, répétait-il souvent—fut étonné et enchanté de voir fuir l'aide de camp du général ennemi.
«—Qu'est-ce que cela peut vouloir dire?» se demandait-il.
Muni de son congé en bonne forme, écrit par lui et signé par le ministre, Lucien alla voir sa mère à laquelle il annonça une partie de campagne de quelques jours.
«—De quel coté? demanda-t-elle avec anxiété.
«—En Normandie, répondit Lucien qui avait compris le regard de sa mère.
Il avait bien eu quelques remords de tromper cette mère, mais sa question: De quel côté? avait achevé de les dissiper. Il écrivit ensuite un mot à son père et passa chez Mme Grandet qu'il trouva bien faible. Il fut très poli et promit de repasser dans la soirée.
Il partit pour Nancy, ne regrettant rien de Paris, et désirant de tout son cœur d'être oublié par Mme Grandet.
* * *
À la nouvelle de la mort subite de son père, Lucien revint à Paris[1].
Aussitôt débarqué, il passa une heure avec sa mère et alla ensuite au comptoir, où se trouvait M. Leffre, chef du bureau, homme sage à cheveux blancs, consommé dans les affaires.
Le vieillard lui dit, avant même de faire mention de la mort de M. Leuwen:
«—Monsieur, j'ai à vous parler de vos affaires. S'il vous plaît, nous passerons dans votre cabinet.
À peine arrivés:
«—Vous êtes un homme et un brave homme. Préparez-vous à tout ce qu'il y a de pis. Me permettrez-vous de parler librement?
«—Je vous en prie, mon cher monsieur Leffre. Dites-moi nettement ce qu'il y a de pis.
«—Il faut faire banqueroute!
«—Grand Dieu! Combien doit-on?
«—Juste autant qu'on a. Si vous ne faites pas banqueroute, il ne vous reste rien.
«—Y a-t-il moyen de ne pas faire banqueroute?
«—Sans doute, mais il ne vous restera peut-être pas cent mille écus, et encore faudra-t-il cinq ou six ans pour faire la rentrée de cette somme.
«—Attendez-moi un instant: je vais parler à ma mère.
«—Monsieur, Mme votre mère n'est pas dans les affaires: peut-être ne conviendrait-il pas de prononcer le mot de banqueroute aussi nettement. Vous pouvez payer 60 0/0, et il vous reste une honnête aisance. M. votre père était aimé de tout le haut commerce, et il n'est pas de petit boutiquier auquel il n'ait prêté une ou deux fois dans sa vie une couple de billets de mille francs. Vous avez votre concordat signé à 60 0/0, avant trois jours et avant même la vérification du grand livre. Et, ajouta M. Leffre en baissant la voix, les affaires des dix-neuf derniers jours sont portées sur un livre à part, que j'enferme tous les soirs. Nous avons pour 190.000 francs d'argent liquide, et sans ce livre on ne saurait où les prendre.
«—Et cet homme est parfaitement honnête!» pensa Lucien.
M. Leffre, le voyant pensif, ajouta:
«—M. Lucien a un peu perdu l'habitude du comptoir, depuis qu'il est dans les honneurs. Il attache peut-être, à ce mot de banqueroute, la fausse idée qu'on en a dans le monde. M. Van Peters, que vous aimiez tant, avait fait banqueroute à New-York, et cela l'avait si peu déshonoré, que nos plus belles affaires se font avec New-York et l'Amérique du Nord.
«—Une place va me devenir nécessaire! songeait Lucien.
«—Vous pourriez offrir 4 0/0, continuait M. Leffre, croyant le décider; j'ai tout arrangé dans ce sens. Si quelque créancier de mauvaise humeur veut vous forcer la main, vous le réduirez à 35 0/0. Mais, suivant moi, offrir 40 0/0 serait manquer à la probité. Offrez-en 60, et Mme Leuwen n'est pas obligée de mettre à bas son carrosse. Mme Leuwen sans voiture! Il n'est pas un de nous à qui ce spectacle ne perçât le cœur. Il n'est pas un de nous à qui M. votre père n'ait donné en cadeaux plus de la valeur de ses appointements.»
Lucien se taisait toujours et cherchait s'il n'y avait pas un moyen de cacher cet événement à sa mère.
«—Il n'est pas un de nous qui ne soit décidé à tout faire pour qu'il reste à Mme votre mère et à vous une somme ronde de 600.000 francs. Et d'ailleurs, s'écria M. Leffre en grossissant la voix, quand aucun de ces messieurs ne le voudrait, je le veux, moi, qui suis le chef, et vous aurez 600.000 francs, aussi sûrement que si vous les teniez, et en outre du mobilier, de l'argenterie, etc.
«—Attendez-moi, monsieur,» dit Lucien.
Ce détail de mobilier, d'argenterie, lui fit horreur. Il revint à M. Leffre après un gros quart d'heure. Il avait employé dix minutes à préparer sa mère. Elle avait, comme lui, horreur de la banqueroute, et avait offert le sacrifice de sa dot, montant à 150.000 francs, ne réclamant qu'une pension viagère de 1.200 francs pour elle, et de 1.200 francs pour son fils.
M. Leffre fui atterré par cette résolution de payer intégralement tous les créanciers, il supplia Lucien de réfléchir vingt-quatre heures.
«—C'est justement, mon cher Leffre, la seule et unique chose au monde que je ne puisse pas vous accorder.
«—Eh bien, monsieur Lucien, au moins ne dites mot de notre conversation. Ce secret est entre Mme votre mère, vous et moi. Les commis du bureau ne font tout au plus qu'entrevoir les difficultés.
«—À demain, mon cher Leffre. Ma mère et moi ne vous regardons pas moins comme notre meilleur ami.»
Le lendemain, M. Leffre répéta ses offres. Il supplia Lucien de consentir à un arrangement. Le surlendemain, après un nouvel effort, il proposa ceci:
«—Vous pouvez tirer bon parti du nom de la maison, sous la condition de payer toutes les dettes, dont voici l'état complet, dit-il à Lucien en lui montrant une feuille de papier grand aigle, chargée de chiffres. Avec la condition de payer intégralement, et l'abandon de toutes les créances de la maison, vous pouvez vendre votre banque 50.000 écus peut-être. En attendant, moi qui vous parle, Jean-Pierre Leffre, et M. Gavardin, le caissier, nous vous offrons 100.000 francs comptant, avec recours contre nous pour toutes sortes de dettes de feu M. Leuwen, notre honoré patron, même ce qu'il peut devoir à son tailleur et à son sellier.
«—Votre proposition me plaît fort. J'aime mieux avoir affaire à vous, brave et honnête ami, pour 100.000 francs, que d'en recevoir 150.000 de tout autre qui n'aurait pas la même vénération pour l'honneur de mon père. Je ne vous demande qu'une chose: donnez un intérêt à M. Coffe.
«—Je vous répondrai avec franchise. Travailler avec M. Coffe le matin, m'ôte tout l'appétit à dîner. C'est un parlait honnête homme, mais sa vue me porte malheur. Il ne sera pas dit néanmoins que la maison Leffre et Gavardin refuse une proposition faite par un Leuwen. Notre prix d'achat pour la cession complète sera de 100.000 francs comptant, 1.200 francs de pension viagère pour Mme Leuwen et autant pour vous, monsieur, et tout le mobilier, vaisselle, chevaux, voitures, etc. Sauf un portrait de notre sieur Leuwen et un autre de notre sieur Van Peters. Tout cela est porté dans le projet d'achat que voici, et sur lequel je vous engage à consulter un homme que tout Paris vénère et que le commerce ne doit nommer qu'avec vénération: M. Laffitte. Je vais y ajouter, dit M. Leffre en s'approchant de la table, une pension viagère de 600 francs pour M. Coffe.»
Toute l'affaire fut tranchée avec cette rondeur. Lucien consulta les amis de son père, dont plusieurs, poussés à bout, le blâmèrent de ne pas faire banqueroute à 60 0/0.
«—Qu'allez-vous devenir, une fois dans la misère? Personne ne voudra vous recevoir?»
Lucien et sa mère n'avaient pas eu une seconde d'incertitude. Le contrat fut signé avec MM. Leffre et Gavardin, qui donnèrent 4.000 francs de pension viagère à Mme Leuwen, parce qu'un autre commis offrait cette augmentation. Du reste, le contrat fut signé avec les clauses indiquées ci-dessus. Ces messieurs payèrent 100.000 francs comptant, et le même jour, Mme Leuwen mit en vente ses chevaux, ses voitures, et sa vaisselle d'argent. Son fils ne s'opposa à rien; il lui avait déclaré que pour rien au monde il ne prendrait autre chose que sa pension de 1.200 francs et 20.000 francs de capital.
Pendant toutes ces transactions, Lucien vit fort peu de monde. Quelque ferme qu'il fût dans sa ruine, la commisération du vulgaire l'eût impatienté. Il reconnut bientôt l'effet des calomnies répandues par les agents du comte de Beauséant, le ministre des Affaires étrangères. Le public crut que ce grand changement n'avait nullement altéré sa tranquillité, parce qu'il était saint-simonien au fond, et que, si cette religion lui manquait, au besoin il s'en créerait une autre.
Il fut bien étonné, un matin, en recevant une lettre de Mme Grandet, qui se trouvait à une maison de campagne près de Saint-Germain, et qui lui assignait un rendez-vous à Versailles, rue de Savoie, n° 62. Lucien avait grande envie de s'excuser, mais enfin il se dit:
«—J'ai assez de torts envers cette femme; sacrifions une heure.»
Il trouva une femme perdue d'amour et ayant à grand peine la force de parler raison. Elle mit une adresse vraiment remarquable à lui faire, avec toute la délicatesse possible, la scabreuse proposition que voici: elle le suppliait d'accepter d'elle une pension de 15.000 francs et ne lui demandait que de venir la voir, en tout bien, tout honneur, quatre fois par semaine.
«—Je vivrai les autres jours en vous attendant!»
Lucien vit bien que s'il répondait comme il le devait, il allait provoquer une scène violente. Il fit entendre que, pour certaines raisons, cet arrangement ne pouvait commencer que dans six mois, et qu'il se réservait de répondre par écrit dans vingt-quatre heures. Malgré sa prudence, cette visite dura deux heures et ne finit pas sans larmes.
Pendant ce temps, Lucien suivait une négociation bien différente avec le vieux maréchal, encore ministre de la guerre, malgré que, depuis quatre mois, il fût toujours à la veille de perdre sa place. Quelques jours avant la course de Versailles, Lucien avait vu entrer chez lui un des officiers d'ordonnance du maréchal, qui l'engageait à se trouver le lendemain, au ministère, à six heures et demie du matin.
Il alla au rendez-vous encore tout endormi.
«—Eh bien, jeune homme, dit le ministre d'un air grognon, sic transit gloria mundi. Encore un de ruiné. Grand Dieu, on ne sait que faire de son argent! Il n'y a de sur que la terre, mais les fermiers ne payent jamais. Est-il vrai que vous n'avez pas voulu faire banqueroute et que vous avez vendu votre fonds 100.000 francs?
«—Très vrai, monsieur le maréchal.
«—J'ai connu votre père, et pendant que je suis encore dans cette galère, je veux demander pour vous à Sa Majesté une place de 6 à 8.000 francs. Où la voulez-vous?
«—Loin de Paris.
«—Ah! je vois. Vous voulez être préfet, mais je ne veux rien devoir à ce polisson de M. de Vaize. Ainsi, pas de ça, Larirette!
«—Je ne pensais pas à une préfecture. Hors de France, voulais-je dire.
«—Il faut parler net, entre amis. Diable, je ne suis pas ici pour faire de la diplomatie. Donc, secrétaire d'ambassade?
«—Je n'ai pas de titre pour être premier secrétaire. Attaché est trop peu; je n'ai que 1.200 francs de rente.
«—Je ne vous ferai ni premier, ni dernier. Je vous ferai second secrétaire. M. Lucien Leuwen, lieutenant de cavalerie, maître des requêtes, chevalier de la Légion d'honneur, a des titres. Écrivez-moi donc demain si vous acceptez ou non d'être second secrétaire.»
Et le maréchal le congédia de la main en lui disant:
«—Honneur!»
Le lendemain, Lucien qui, pour la forme, avait consulté sa mère, écrivit qu'il acceptait. En rentrant de Versailles, il trouva un mot de l'aide de camp du maréchal qui l'invitait à se rendre au ministère, le soir même, à neuf heures.
«—J'ai demandé pour vous à Sa Majesté la place de second secrétaire d'ambassade à Madrid. Vous aurez, si le roi signe, 4.000 francs d'appointements, et, de plus, une pension de 4.000 autres francs pour les services rendus par votre père, sans lequel ma loi sur les fournitures militaires ne passait pas. Je ne vous dirai pas que cette pension est solide comme du marbre. Mais enfin, cela durera bien quatre ou cinq ans, et dans quatre ou cinq ans, si vous avez servi votre ambassadeur comme vous avez servi M. de Vaize, et si vous cachez vos principes jacobins (c'est le roi qui m'a dit que vous étiez jacobin; c'est un beau métier et qui vous rapportera gros!), enfin, bref, si vous êtes adroit, avant que la pension de 4.000 francs soit supprimée, vous aurez accroché 6 ou 8.000 francs d'appointements. C'est plus que n'a un colonel. Sur quoi, bonne chance. Adieu. J'ai payé ma dette, ne me demandez rien, ne m'écrivez pas.»
Comme Lucien s'en allait.
«—Si vous ne recevez rien, d'ici à huit jours, revenez me voir à neuf heures du soir. Dites au portier, en passant, que vous reviendrez dans huit jours. Bonsoir, adieu.»
Rien ne retenait Lucien à Paris; il ne devait y reparaître que lorsque sa ruine serait oubliée.
«—Quoi, vous qui pouviez espérer tant de millions!» lui disaient les nigauds qu'il rencontrait.
Et plusieurs de ces gens-là le saluaient de façon à lui dire:
«—Ne nous parlons pas.»
Sa mère montra une force de caractère admirable: jamais une plainte. Elle eut pu garder son superbe appartement dix-huit mois encore. Avant le départ de Lucien, elle alla s'établir dans quatre pièces, au troisième étage, sur le boulevard. Elle annonça à un petit nombre d'amis qu'elle leur offrirait le thé tous les vendredis et que, pendant son deuil, sa porte serait fermée tous les autres jours.
Le huitième jour, après son entrevue avec le maréchal, Lucien reçut un gros paquet adressé à M. Leuwen, chevalier de la Légion d'honneur, deuxième secrétaire d'ambassade à Madrid. Il sortit à l'instant pour aller chez le brodeur commander un petit uniforme. Il vit son ministre, reçut un quartier d'avance de ses appointements et prit ses dernières instructions.
Tout le monde lui parla d'acheter une voiture, et trois jours après avoir reçu sa nomination, il partait bravement par la malle-poste.
Il avait résisté héroïquement à l'idée de passer une dernière fois à Nancy.
Il s'arrêta deux jours, avec délices, sur le lac de Genève, et visita les lieux divers que la Nouvelle Héloïse a rendus célèbres; chez un paysan de Clarens, il trouva un lit brodé dans lequel avait couché Mme de Warens.
À la sécheresse d'âme qui le gênait à Paris—pays si peu fait pour y recevoir des compliments de condoléance—avait succédé une mélancolie tendre: il s'éloignait de Nancy peut-être pour toujours.
Cette tristesse ouvrit son âme au sentiment des arts. Il vit avec beaucoup plus de plaisir qu'il n'appartient à un ignorant de le faire, Bologne, Milan. La Chartreuse de Pavie, Florence, le jetèrent dans un état d'attendrissement et de sensibilité qui lui eût causé bien des remords trois ans auparavant.
Enfin, en arrivant à son poste, il eut besoin de se sermonner pour prendre envers les gens qu'il allait fréquenter le degré de sécheresse convenable.
[1]Les quelques feuillets, racontant le nouveau séjour de Lucien à Nancy, sont absolument illisibles dans le texte original. On devine avec quelle joie nous eussions voulu pouvoir restituer ce passage, un des plus intéressants, sinon le plus intéressant du livre. Malheureusement il y avait impossibilité matérielle. À mentionner ces mots jetés en marge: fièvre ardente..... Scolast... (Probablement Suora Scholastica), titre d'une nouvelle inachevée.
À Civita-Vecchia, le 22 mars 1835.
Ici s'arrête Lucien Leuwen.
Le texte de cette édition est conforme à celui de l'édition parue à la Revue Blanche, en 1901. Les lignes publiées en tête sont extraites du commentaire de Jean de Mitty précédant l'édition originale parue en 1894, chez E. Dentu, à Paris.