The Project Gutenberg EBook of L'affaire du bonnet et les Mémoires de
Saint-Simon, by André Grellet-Dumazeau

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Title: L'affaire du bonnet et les Mémoires de Saint-Simon

Author: André Grellet-Dumazeau

Contributor: Frantz Funck-Brentano

Release Date: April 8, 2020 [EBook #61789]

Language: French

Character set encoding: UTF-8

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AFFAIRE DU BONNET ***




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L'AFFAIRE DU BONNET

ET

LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON


DU MÊME AUTEUR:

Les Exilés de Bourges (1753-1754), d'après le journal du Président de Meinières. Paris, 1892. Plon-Nourrit. 1 vol. in-8º.

La Société bordelaise sous Louis XV et le salon de Mme Duplessy. Bordeaux, 1897. Féret et fils, éditeurs. 1 vol. in-8º.

La Province sous Richelieu. Les faux monnayeurs de Guyenne. Revue de Paris, 1er septembre 1912.

PARIS.—TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.—19115.


ANDRÉ GRELLET-DUMAZEAU

L'AFFAIRE DU BONNET

ET

LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON

PRÉFACE

DE

M. FRANTZ FUNCK-BRENTANO

CHEF DE LA SECTION DES MANUSCRITS A LA BIBLIOTHÈQUE DE L'ARSENAL

PARIS

LIBRAIRIE PLON

PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS

8, RUE GARANCIÈRE—6e

1913

Tous droits réservés

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.

[p. i]

Copyright 1913 by Plon-Nourrit et Cie.


PRÉFACE

André Grellet-Dumazeau avait, en 1902, pris prématurément sa retraite. Il était conseiller-doyen de la Cour de Bordeaux et chevalier de la Légion d'honneur. Il se retira avec le titre de Président de Chambre honoraire et consacra, dès lors, tout son temps à des travaux personnels.

Il appartenait à une vieille famille de robe. Il descendait d'un lieutenant-criminel au présidial de Guéret, qu'on qualifiait, de son temps: «L'auteur du plus savant commentaire de la coutume de la Marche».—Son bisaïeul, avocat en Parlement, mort en 1807 Président du tribunal d'Aubusson, a été un jurisconsulte distingué; il était membre affilié de l'Académie de législation de Paris.

De son grand-père, conseiller à la Cour royale de Limoges, André Grellet-Dumazeau avait hérité le goût des études historiques. A une époque où commençait à se dessiner le mouvement romantique, qui mit à la mode l'archéologie et l'étude des origines de notre histoire,[p. ii] Jean-Baptiste Grellet-Dumazeau était un des fondateurs les plus actifs de la Revue historique et archéologique du Limousin. Le jeune magistrat publiait dans cette revue, ou dans des brochures, de nombreux travaux. Il abordait les sujets les plus divers, mais s'attachait spécialement à l'histoire de la Marche. Si l'on en croit un contemporain, «la langue latine lui était familière comme sa langue maternelle et il lisait couramment, non pas seulement les auteurs classiques, mais les diplômes et les actes du moyen âge». L'abbé de Lépine, conservateur des manuscrits de la bibliothèque du Roi, après avoir lu une dissertation sur une charte du huitième siècle, d'où la maison d'Aubusson prétend tenir l'origine de sa noblesse, disait, en 1829, «qu'il tenait l'auteur comme digne d'entrer, pour ce seul travail, à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres».

Le père d'André Grellet-Dumazeau avait continué ces traditions. Président de Chambre à la Cour de Riom, il partageait ses loisirs entre le droit et l'étude de l'antiquité romaine. Il publiait des ouvrages juridiques, notamment, en 1848, un Traité de la Diffamation, qui est demeuré classique. «C'est un très beau livre, disait Jules Janin, plein de faits, plein d'idées et de courage[1].» Passant sa vie au milieu des[p. iii] auteurs latins, il avait puisé aux sources mêmes les éléments de son Barreau romain. Il est difficile, disait le critique du Constitutionnel, de trouver un livre aussi savant et d'un mérite aussi réel[2]. Le Président Grellet-Dumazeau, à soixante-douze ans, s'occupait encore de traductions latines...

[1] Feuilleton littéraire des Débats du 10 janvier 1848.

[2] Feuilleton littéraire d'Émile Chédieu. Le Constitutionnel du 9 février 1860.

Les temps sont passés où les magistrats employaient les loisirs de leur retraite à traduire Horace ou Lucrèce. Leur érudition aimable et attentive se plaît en d'autres jardins. Elle s'est tournée surtout vers les Mémoires et ce que Taine appelait «les petits faits» de l'histoire, qui, mieux peut-être que les annales officielles et que les grands événements, servent à reconstituer la physionomie des siècles qui nous ont précédés. C'est dans ce sens que s'étaient orientés les travaux d'André Grellet-Dumazeau.

Il avait déjà publié un livre sur l'exil du Parlement à Bourges en 1753[3]. Vers le milieu du dix-huitième siècle, la France était courbée sous la bulle Unigenitus. A la suite de remontrances des plus vives et de refus d'enregistrement d'édits, plusieurs membres du Parlement avaient été arrêtés et transportés dans des forteresses, les autres envoyés dans de petites villes de province. Grellet-Dumazeau, en se servant principalement[p. iv] du Journal du Président de Meinières, découvert aux Archives nationales, initiait ses lecteurs aux détails de cette vie d'exil, aux ennuis de toute sorte que les parlementaires avaient dû subir, mettant en lumière leur résignation souriante et, en même temps, cette fermeté qui ne permit à la Cour d'obtenir aucune concession et fit se terminer l'aventure, en 1754, par un ordre du roi qui rappelait le Parlement à Paris sans conditions.

[3] Les Exilés de Bourges. Plon et Nourrit, 1892.

Au cours de ses recherches dans les Archives municipales, il avait trouvé des documents intéressants et inédits sur un salon bordelais du dix-huitième siècle. De là l'idée d'une étude sur la société de Bordeaux sous Louis XV[4]. Parmi les personnages qui fréquentaient chez Mme Duplessy, l'auteur s'attache avec complaisance aux parlementaires, parmi lesquels, et au premier rang, figure celui qu'on appela d'abord la Brède et qui devint le Président de Montesquieu.

[4] La Société bordelaise sous Louis XV et le salon de Mme Duplessy, Féret et fils, éditeurs. Bordeaux, 1897.

C'est qu'en effet les parlementaires avaient, dès l'origine de ses travaux, éveillé tout spécialement son intérêt. Non seulement tout ce qui touche au Parlement lui était familier,—son histoire, son influence sur les plus hautes questions politiques, ses démêlés avec le pouvoir royal,—mais il s'était attaché aux usages, aux traditions, aux questions de préséance,[p. v] d'organisation et de discipline intérieures. La vie intime des magistrats, leurs mœurs, leurs alliances lui avaient paru un ordre d'idées peu connu et qu'il avait en tous sens exploré. Il se promettait de fixer par la plume quelques traits oubliés de ces parlementaires qu'il considérait un peu comme des ancêtres, de redresser certaines appréciations, à son avis erronées, qui, sur la foi de portraits tracés par des écrivains célèbres, semblent définitivement admises. Il voulait, en se fondant sur des documents irrécusables, démontrer que ces magistrats étaient, en très grande majorité, des hommes à l'esprit profond et alerte, sérieux sans doute, mais sachant être enjoués et n'apportant point dans le monde l'attitude un peu gourmée que leurs graves fonctions tendent à leur prêter, ne répudiant même pas ce côté du caractère français qui se plaît à une pointe de gauloiserie, graves enfin et désintéressés dans leurs fonctions, et dévoués aux intérêts publics.

Il avait étudié avec le même soin le seizième, le dix-septième et le dix-huitième siècle. Son temps, lorsqu'il eut sa retraite, fut consacré à coordonner les innombrables notes prises au cours de ses lectures et de ses recherches. La maladie, puis la mort l'empêchèrent d'achever son œuvre. Il a laissé plusieurs manuscrits commencés; deux étaient terminés. Le premier,—sur un épisode des poursuites intentées, sous Louis XIII,[p. vi] contre les faux monnayeurs,—a fourni les éléments d'un article de revue[5]. Le second est celui qui est aujourd'hui présenté au lecteur, sous ce titre, l'Affaire du bonnet, livre charmant de vie et de couleur, probe et solide d'érudition.

[5] Les Faux monnayeurs de Guyenne, dans la Revue de Paris du 1er septembre 1912.


En séance du Parlement, quand les ducs et pairs ont été invités à y venir siéger, le Premier Président doit-il ôter son bonnet, en prenant l'avis de chacun de ces nobles seigneurs, ou bien, au contraire, gardera-t-il son bonnet sur la tête? Voilà le grave problème qui agita le Parlement de Paris, et tous les Parlements de France, et la haute noblesse, depuis le milieu du dix-septième siècle, depuis les débuts de la Fronde, jusqu'à l'avènement de Louis XV: et ce fut dans les derniers temps, sous l'administration du duc d'Orléans, régent du royaume, que la discussion de cette importante question atteignit à son paroxysme d'agitation et de fureur.

Et déjà, lecteur, je crois vous entendre. Comment l'examen d'une pareille vétille: «Le Premier Président[p. vii] ôtera-t-il son bonnet ou ne l'ôtera-t-il pas?...» peut-elle faire l'objet d'un volume tout entier?

Elle fait l'objet d'un livre passionnant: ouvrez-le, lecteur; vous ne le fermerez pas avant d'en avoir parcouru toutes les pages d'un œil attentif et charmé. En ce détail, de si mince apparence, étaient venues se concentrer toutes les vanités d'une grande classe sociale, active et puissante autrefois, rendue oisive et inutile par les transformations qui, d'âge en âge, s'étaient opérées dans la nation. Et quels acteurs y ont tenu des rôles! D'une part les premiers magistrats, honneur de leur corps, dont Grellet-Dumazeau trace des portraits inoubliables; d'autre part, les plus grands noms de France: archevêques et maréchaux couronnés de lauriers, ducs et pairs dont les maisons étaient ornées des plus illustres armoiries de l'histoire.

Et quel écrivain pour raconter les épisodes de la bataille héroïque! un chroniqueur épique lui-même et qui a laissé l'histoire du règne de Louis XIV en une véritable épopée: Saint-Simon. Déjà l'on voit l'ampleur et l'éclat du cadre; le tableau qui y est enfermé ne le lui cède en rien.

Grellet-Dumazeau a profité de sa rencontre avec Saint-Simon pour soumettre une fois de plus les affirmations du fougueux chroniqueur à l'épreuve d'une critique précise: même après les études si pénétrantes de Chéruel, ce sont des pages utiles à lire et qui mettront[p. viii] une fois de plus en garde contre l'imagination passionnée du noble duc et pair que ses contemporains appelaient le «petit boudrillon», nous dirions «le petit bout d'homme».


De l'importance où étaient parvenues les questions de l'étiquette, dans cette société déracinée et artificiellement cultivée autour de la personne royale, au Louvre ou à Versailles, nous ne nous faisons plus aujourd'hui qu'une faible idée. Pour les détails de l'étiquette, on vivait; connaître ces détails devenait la science principale. Pour occuper un rang, d'un degré seulement plus en honneur que celui qui lui était assigné, un gentilhomme se serait fait tuer, une noble dame aurait sacrifié sa vertu. Conséquence fatale de l'oisiveté, de l'inutilité d'une classe sociale, hier encore la classe dirigeante, et qui n'avait plus de raison d'être dans l'État.

«La vie que l'on mène à la cour de France ne serait pas mon fait, écrit la duchesse d'Osnabrück, la nécessité y rend la noblesse esclave, et, pour avoir une garniture plus magnifique que son camarade, toutes les souplesses et lâchetés sont permises: on brigue la faveur par mille intrigues pour nourrir la vanité.»

Toute la noblesse de France est à Versailles: dix[p. ix] mille personnes, et qui y sont logées. «Une ou deux chambres étroites, taillées à l'aide de cloisons dans de grands appartements et dont le provisoire dure des années, écrit Gustave Geffroy, voilà tout le logement de ces privilégiés. Longtemps Saint-Simon n'a qu'une chambre, et ce n'est que quand Mme de Saint-Simon a été nommée dame d'honneur de la duchesse de Berry, qu'il obtient un appartement de cinq pièces. Ainsi, pressés les uns contre les autres, satisfaits en apparence et fébriles à huis-clos, pleins du tumulte intérieur de leurs intérêts et de leurs passions, ayant peine à conserver sur leur visage crispé le masque de l'impénétrabilité aimable, les seigneurs vont et viennent, descendent de leurs greniers misérables, de ces combles dont ils ont brigué l'honneur avec persistance, assistent aux cérémonies quotidiennes de l'existence royale, le grand et le petit lever, les repas, la messe matinale. Plus d'un gémit des conditions nouvelles faites à sa vie, plus d'un maudit ce palais immense qui absorbe l'activité du royaume, où tout s'entasse...»

Mêmes soucis, mêmes préoccupations fébriles et vaines les soirs de fête, quand l'éclat des lustres baigne dans sa chaude lumière la magnificence des appartements.

Pauvre noblesse déracinée! On lui a reproché de ne pas s'être obstinée à vivre sur ses terres. Mais elle n'avait plus les moyens d'y subsister; elle n'y avait[p. x] plus de raison d'être. C'est poussée par les nécessités mêmes de l'existence qu'elle est amenée à Versailles et à Paris, où sa vie devient un peu celle d'une nation d'aventuriers: «On mange un peu partout, écrit un Italien, Primi Visconti, et l'on est toujours en mouvement, comme des Bohémiens. Il y a à Paris vingt mille gentilshommes qui subsistent à l'aventure; aujourd'hui à pied, demain en carrosse...»

Et l'on comprend à présent l'importance que prenaient, pour tout ce monde, les débats et les prérogatives de l'étiquette: par elle étaient du moins fixés, d'une manière nette, d'une manière visible, l'honneur, la gloire, l'illustration, la noblesse, dont la fumée devenait la seule satisfaction d'une aristocratie sur son déclin.

Nous avons dit que ce fut à l'époque de la Régence que les désunions et les querelles provoquées par l'Affaire du bonnet prirent le plus de vivacité: épisode, entre bien d'autres, de ces conflits nés de vanités rivales et auxquelles le Régent, malgré la supériorité de son esprit et son franc libéralisme, ne parvenait pas à faire entendre raison. Elles se répétaient jusqu'au sein de son Conseil.

Les membres du Conseil de Régence siégeaient autour d'une longue table ovale, sous la présidence du duc d'Orléans. Au «bas bout», les secrétaires, Pontchartrain et La Vrillière, tenaient la plume. Des[p. xi] maîtres des requêtes, au nom des autres Conseils, Conseil des affaires étrangères, Conseil des finances, Conseil de conscience, Conseil de guerre, Conseil de marine, Conseil de commerce, y venaient faire leurs rapports. Mais il s'agissait pour les membres du Conseil de Régence de faire se tenir debout, tandis qu'ils leur parlaient, les rapporteurs de ces Conseils secondaires. Voilà la question qui occupe entièrement ces étroites cervelles. Il ne venait à aucun de ces hommes d'État l'idée de se dire qu'ils avaient à discuter les intérêts les plus graves, qu'un maître de requêtes pouvait être fatigué et que s'il «rapportait» assis, il le ferait sans doute mieux et plus clairement, parce que plus commodément et mieux à son aise; non, il fallait pour la satisfaction de ces messieurs que les maîtres des requêtes se tinssent debout. «On fut bien étonné, dit Saint-Simon, la première fois qu'un maître des requêtes eut à rapporter au Conseil de Régence, qu'il prétendait rapporter assis, ou que tout ce qui n'était ni duc, ni officier de la couronne ou conseiller d'État, se tînt debout.» Et le Régent, impuissant à concilier ces prétentions, dut décider que désormais les rapports des différents Conseils seraient présentés par les présidents eux-mêmes, hauts personnages auxquels il serait permis de demeurer assis. Or il se trouvait que ces hauts dignitaires étaient mal préparés à ces fonctions, ce qui produisait des scènes burlesques.

[p. xii]

Le maréchal de Villars était président du Conseil de guerre. Il griffonnait à ne pouvoir être lu. Il arriva qu'il eut à présenter un rapport sur les étapes: quarante articles auxquels le Conseil de Régence apporta, à la lecture, divers changements. Après quoi, le Régent pria le maréchal de relire le tout, article par article, avec les divers changements qui venaient d'être apportés et que Villars avait successivement notés en marge. Mais ici l'affaire se gâta. «Le maréchal, qui était auprès de moi, écrit Saint-Simon, lut un article; mais quand on fut à la note, le voilà à regarder de près, à se tourner au jour d'un côté, puis de l'autre, enfin à me prier de voir si je pourrais la lire. Je me mis à rire, à lui demander s'il croyait que j'en puisse venir à bout, quand lui-même ne pouvait lire sa propre écriture et qu'il venait d'écrire tout présentement. Tout le monde en rit, sans qu'il en fût le moins du monde embarrassé. Il proposa de faire entrer son secrétaire, qui était, disait-il, dans l'antichambre, et qui savait lire son écriture, parce qu'il y était accoutumé. Le Régent dit que cela ne se pouvait pas, et chacun se regarda en riant, sans savoir par où on en sortirait.»

Autre embarras quand il fallut entendre le rapport du maréchal d'Estrées qui présidait le Conseil de marine. La Vrillière comparait le maréchal d'Estrées «à une bouteille d'encre fort pleine qu'on verse tout à coup et qui, tantôt ne fait que dégoutter, tantôt vomit[p. xiii] des flaques et de gros bouillons épais». Après que d'Estrées eut exposé son affaire, nul n'y comprenait rien; mais le comte de Toulouse l'entendait par lui-même. On en vint aux voix. «Quand ce fut à moi, écrit Saint-Simon, je dis au Régent que M. le comte de Toulouse me venait d'expliquer si clairement l'affaire, tandis qu'on la rapportait, que je l'entendais assez distinctement pour être de l'avis dont serait M. le comte de Toulouse, mais pas assez pour m'en bien expliquer. Le Régent se mit à rire et à dire qu'on n'avait jamais opiné de la sorte; je répondis, en riant aussi, que s'il ne voulait pas prendre mon avis ainsi, qu'il eût la bonté de compter pour deux celui de M. le comte de Toulouse.»

Et tout cela parce que ces Messieurs ne voulurent pas permettre aux maîtres des requêtes d'être assis pendant qu'ils feraient leurs rapports.


Au cours du grand débat soulevé entre les ducs et pairs, d'une part, le Premier Président du Parlement et les présidents à mortier, de l'autre, on s'appuyait des deux côtés sur les traditions et l'origine des dignités en conflit. Les ducs et pairs n'aspiraient à rien moins qu'à se prétendre, sous Louis XIV, les représentants de la[p. xiv] grande pairie terrienne constituée aux débuts des temps féodaux, et qui ne comprenait alors que sept membres, de hauts et puissants seigneurs, de véritables souverains, les ducs de France, d'Aquitaine, de Bourgogne, de Normandie, les comtes de Flandre, de Toulouse et de Champagne. Or les conseillers du Parlement, dont plusieurs étaient des érudits savamment armés, n'avaient pas de peine à montrer tout le ridicule des prétentions formulées par un Saint-Simon, par exemple, dont la pairie de date toute récente était due au plaisir que Louis XIII trouvait à chasser en compagnie de son père; représentant bien autorisé, en vérité, du duc de Normandie ou du comte de Toulouse, pris à l'époque de leur toute-puissance, quand leurs armées tenaient celles d'un roi de France en échec.

Quant aux présidents du Parlement, ils ne savaient peut-être pas à quel point ils avaient raison quand ils prétendaient tenir la place du roi en personne, et dans l'exercice de ses fonctions essentielles.

La Cour représentait effectivement le roi lui-même qui était censé faire siennes les décisions de ses conseillers, ce que Louis XI marquait d'une manière frappante quand, le jour de son sacre, après avoir prononcé le serment traditionnel de garder justice à ses sujets, il en envoyait le texte à son Parlement en lui recommandant de bien acquitter ce qu'il avait si solennellement[p. xv] promis. Pour reprendre l'expression de La Roche-Flavin, le Parlement était «un vray pourtraict de Sa Majesté». Aussi bien le roi habillait ses magistrats de ses propres vêtements. «L'habit de Messieurs les présidents estoit le vray habit dont estoient vestues Leurs Majestez», écrit très justement André Duchesne. Robe, chaperon et manteau d'écarlate, fourrés d'hermine: exactement le vêtement des rois aux premiers siècles de la monarchie capétienne, et non seulement un vêtement semblable à celui des rois, mais les propres vêtements que les rois avaient portés et dont ils faisaient annuellement présent à leurs conseillers, afin que, par leur costume même, il apparût qu'ils les représentaient. Le bonnet à mortier dont les présidents au Parlement orneront leur tête, coiffure habituelle des premiers Capétiens, figurera lui-même, avec son cercle d'or, le diadème royal. Enfin, et ceci est des plus frappants, les trois rubans d'or, ou d'hermine, ou de soie, ou d'autre étoffe, que les présidents au Parlement porteront boutonnés à leur épaule,—et qu'il ne faut pas confondre avec le chaperon,—y fixeront précisément le signe de la royauté: «Et pour regard des rubans, dit Duchesne, combien que ç'ait esté une coustume entre nos rois d'avoir plusieurs personnes habillées comme eux, d'autant qu'ils font coustumièrement communication de leurs habits à leurs amis, ils ont toutefois voulu avoir quelque marque[p. xvi] particulière, par laquelle ils eussent quelque prérogative sur les autres, et, pour estre reconnus pour rois, se sont réservés ces trois rubans et qu'ils ont depuis communiqués à Messieurs les Premiers Présidents...»

Les rois vêtirent de leurs propres robes les présidents au Parlement, à l'époque (fin du treizième siècle) où ils rendirent le Parlement sédentaire à Paris, en l'installant dans leur propre logis,—le logis du roi, devenu le Palais de Justice.

Le Premier Président tenait donc le siège du roi en sa cour et il avait qualité également pour le représenter au dehors, car il avait le caractère et l'autorité nécessaires pour remplir en toutes matières, civiles ou religieuses, voire militaires, les fonctions de lieutenant de roi.

Et voilà qui eût été pour faire évanouir le duc de Saint-Simon tel qu'on apprendra à le connaître par les pages qui suivent.


Il faut dire d'ailleurs que l'ensemble de l'aristocratie française ne voyait rien moins que d'un œil favorable les revendications des ducs et pairs, quand ils réclamaient des privilèges spéciaux et voulaient former[p. xvii] comme un corps à part, rayonnant d'une illustration particulière, et précédant, en un groupe isolé, le reste de la noblesse française. Cet état d'esprit, utile à connaître, pour l'intelligence de «la bataille du bonnet», dont les péripéties sont si bien décrites par André Grellet-Dumazeau, se trouve parfaitement analysé dans les mémoires du duc de Croÿ:

«Il faut savoir, écrit Croÿ, que presque rien n'est réglé en France pour les rangs, hors ce qui l'est au Parlement. La noblesse française, se regardant comme en droit d'élire ses rois quand la tige en est éteinte, ne regarde que le roi, les nobles et le peuple, et prétend qu'il n'y a qu'une chaîne sans interruption dans tout cela. D'après cela on n'accordait guère aux princes du sang que le rang de premiers gentilshommes. D'un autre côté, les enfants du roi ne veulent pas être mêlés et faire chaîne sans interruption avec les princes du sang. Ceux-ci voudraient aussi être une classe distinguée, sans liaison aux ducs. Les ducs voudraient ne pas être trop séparés des princes, ni confondus avec les gentilshommes, et la noblesse ne reconnaît rien de tout cela, autrement que par une chaîne sans interruption.»

Tel est l'état d'esprit au milieu duquel éclate l'incident du «bonnet», où vont paraître, avec un relief singulier, les hommes et les caractères; crise comique et tragique tout à la fois, marquant la fin d'une[p. xviii] classe jadis utile au peuple et au pays, et qui retrouverait, il est vrai, un beau regain de vie et de vigueur un demi-siècle plus tard, pour mourir noblement dans le sang répandu sur l'échafaud.

Frantz Funck-Brentano.


[p. 1]

L'AFFAIRE DU BONNET

SAINT-SIMON ET SES VICTIMES


INTRODUCTION

Saint-Simon.—Sa haine pour «la robe».—Querelles de préséance au dix-septième siècle.—Antagonisme de la pairie et de la robe.—La sincérité de Saint-Simon.

Le 25 août 1683, Saint-Simon, qui s'appelait alors le vidame de Chartres, reçut, à l'occasion de sa fête, la Saint-Louis, un petit volume relié en maroquin rouge, portant sur la couverture: au centre, les armoiries de sa maison; aux quatre coins son initiale surmontée de la couronne de duc. Ce présent émanait du maître,—sans doute un abbé,—préposé aux soins de son éducation. C'était, consignées sur vélin, une série d'instructions d'une indiscutable sagesse. L'auteur de ce travail ne laissait pas ignorer à son élève que la dignité de pair était appelée à se perpétuer, en sa personne, dans la race illustre dont il avait l'honneur d'être issu. Mais là s'arrêtaient les formules laudatives. Après cette constatation pénible que le[p. 2] vidame prenait trop de libertés avec la langue latine, le recueil lui traçait une ligne de conduite: devoirs envers Dieu et la Vierge, qu'il convient d'honorer d'une particulière dévotion; devoirs envers Sa Majesté, le premier du royaume par sa naissance, le premier aussi par ses vertus; devoirs envers ses père et mère, dont l'insigne bonté ne cessait de s'étendre sur l'héritier du nom... Le caractère de celui-ci faisait l'objet du chapitre suivant. Là, les critiques n'étaient pas ménagées.—Monsieur, vous avez des passions: efforcez-vous de les dompter!—Monsieur, vous êtes enclin à la colère: gardez-vous de chercher des querelles et de battre vos gens!—Monsieur, vous manquez de retenue dans vos propos: évitez tout ce qui peut sentir la médisance!... Observations judicieuses qui se terminaient par le conseil de se montrer respectueux à l'égard de toute une catégorie de personnes parmi lesquelles figuraient, en bon rang, «les magistrats de distinction et de mérite[6]».

[6] Mélanges de littérature et d'histoire, publiés par la Société des bibliophiles français. Paris, 1877.

Ce pédagogue bien disant avait des intentions louables; mais il faut croire qu'il manquait d'autorité. Certes, le vidame lui fit honneur à plus d'un titre. Il fut catholique fervent, fidèle sujet du roi, fils irréprochable. Il finit même par mordre au latin et[p. 3] par écrire le français d'une inimitable façon. Mais le profit qu'il tira des leçons reçues fut surtout d'ordre intellectuel. Pour tout ce qui touche à l'amendement de sa nature, ce fut une déroute lamentable. Tel il s'était révélé à l'heure des déclinaisons, tel on le retrouve dans l'adolescence, dans l'âge mûr et dans la vieillesse: passionné, hautain, entêté, colère, médisant enfin, autant par vanité que par malice, ce qui, au dire des moralistes, est le comble de la médisance. A quoi il convient d'ajouter que, s'il se montra, le plus souvent, courtois et poli vis-à-vis des gens de son monde, en revanche, à l'endroit «des magistrats de distinction et de mérite», il manqua toujours d'aménité.

Dire qu'il n'aimait pas la robe, ce serait un euphémisme inacceptable. La vérité est qu'il l'abhorrait, surtout dans la personne des parlementaires. Certains,—tel Denis Talon,—s'en tirent avec quelques coups de griffe. Beaucoup, et des meilleurs, sont indignement accommodés. L'intègre Lamoignon lui-même est représenté sous les traits les plus odieux. Mais, si l'hostilité de l'auteur des Mémoires se montre aussi partiale qu'inexactement renseignée à l'égard d'un homme qui fut l'honneur de l'ancienne magistrature, elle poursuit, sans plus de justice et avec moins de réserve encore, ses successeurs à la Première Présidence: Nicolas de Novion, Achille III de Harlay et Jean-Antoine de Mesmes. Ceux-là, il n'est point[p. 4] d'échappé des galères du roi qu'il n'eût traité avec plus d'indulgence: «Il seroit, déclare-t-il, bien difficile d'en trouver trois de suite, en aucun tribunal, aussi profondément corrompus que Novion, Harlay et Mesmes, et de genres de corruption plus divers par leur caractère personnel, sans qu'on pût dire néanmoins lequel des trois a été le plus corrompu, quoique corrompus au dernier excès tous les trois, et chacun différemment aussi, avec tous les talents et les qualités qui pouvoient rendre leur corruption plus dangereuse[7]...» Qu'on ne s'y trompe pas, d'ailleurs: ce n'est là qu'une entrée en matière, une sorte de thème dont les variations se poursuivent au cours de longs volumes avec un incroyable acharnement. Novion! Harlay! De Mesmes! Chacun a son compte. Saint-Simon les tourne dans tous les sens, les soufflette d'une main, les terrasse de l'autre; et, lorsqu'il les tient, pantelants sous son étreinte, il éprouve une joie indicible «à leur jeter à la face le mépris, le triomphe»...

[7] Mémoires de Saint-Simon, édit. Chéruel. Hachette, 1873, t. X, p. 422. A moins d'indications contraires, c'est toujours à cette édition que nos notes se référeront.

A ces quatre victimes il faut en ajouter une cinquième qui n'est autre qu'André III de Novion, le petit-fils de Nicolas et le successeur de Jean-Antoine de Mesmes. Pour celui-là, à vrai dire, la note est un[p. 5] peu différente; mais il n'y gagne guère et son sort, à tout prendre, n'est pas plus enviable sous la plume de Saint-Simon que celui de ses compagnons d'infortune, Lamoignon, Novion, Harlay et de Mesmes. D'où, en définitive, cette conclusion que la plus haute charge de la magistrature française aurait été, pendant près d'un siècle, occupée par une série de robins malfaisants qui en étaient complètement indignes!

Quelque habitué que l'on soit aux témérités de langage du fougueux écrivain, on ne peut manquer d'être surpris. Mais l'étonnement redouble lorsqu'on découvre que cette fureur de dénigrement a pour cause... quoi!... l'affaire du bonnet, laquelle,—dégagée des incidents multiples qui en ont grossi l'importance,—se résume dans la formule suivante: un salut réclamé par messieurs de la pairie et refusé par messieurs les présidents... Comment! s'écriera-t-on: tant de tapage pour une bagatelle!—Pardon: une bagatelle qui, durant une longue suite d'années, bouleversa les ducs et pairs,—on disait simplement les ducs,—passionna de graves magistrats, d'illustres capitaines, des princes de l'Église, multiplia les brouilles et donna lieu à plus de démarches, de coalitions, de manœuvres, de protocoles que n'en occasionnèrent conciles œcuméniques ou conflits d'empires.

Aussi loin, en effet, qu'on remonte dans notre histoire, mais surtout au seizième et au dix-septième[p. 6] siècle, toute distinction de nature à établir la supériorité d'une personne ou d'un corps est l'occasion de querelles sans fin. Il n'est Compagnie judiciaire, administrative ou religieuse qui n'entretienne précieusement quelque litige de ce genre. Ce sont de perpétuelles levées de bouclier. On s'injurie au sein des assemblées, on s'attaque dans la rue, on se gourme dans les églises. Parfois, ces sortes de rivalités constituent l'intérêt de toute une vie. Mais combien plus âpres ne devinrent-elles pas lorsque, après le mariage de deux de nos rois avec des princesses espagnoles, l'étiquette, avec son formalisme impérieux, s'implanta chez nous en souveraine. Toute question de préséance et d'avancement dans la hiérarchie des honneurs apparaît alors comme de telle gravité qu'on pourrait croire que le sort du royaume en dépend. On voit des gentilshommes ne reculer devant aucun sacrifice pour obtenir «la main»; on rencontre de grands seigneurs prêts à se couper la gorge pour l'avantage de présenter la chemise ou le chapeau; des duchesses recourir «aux poussades et aux égratignures» en vue d'avancer leur tabouret de la largeur d'une lame de parquet; des gens de guerre attacher plus de prix à la conquête «des entrées» qu'au gain d'une bataille; des évêques, ducs ou comtes-pairs, user de violence pour maintenir, même à l'encontre de cardinaux, leur droit à s'asseoir les premiers... La hantise est si obsédante qu'elle[p. 7] souffle l'esprit de rébellion aux courtisans les plus dociles. C'est ainsi que Louis XIV, agissant en faveur de d'Antin, qui revendiquait la pairie d'Épernon, dont le titre lui eût permis de précéder la plupart de ses collègues, se heurte à une résistance opiniâtre des intéressés. Villeroy, à peine de retour d'exil, ne craint pas d'encourir une nouvelle disgrâce. Sa Majesté a beau lui assurer «qu'il n'y a point d'intérêt à être abaissé ou reculé d'un rang», Villeroy riposte avec une irrésistible conviction:

—Sire, ce rang de plus ou de moins, c'est ce qui, toujours, fut le plus cher aux hommes!...

Et, pour la première fois peut-être, le plus puissant des princes formula un désir sans obtenir satisfaction.

Même réduite à un conflit de préséance, l'affaire du bonnet trouverait son explication dans les usages et les travers du temps. Mais ce n'était là qu'un point de vue secondaire. Ce qui en explique le caractère exceptionnellement aigu, c'est qu'elle servait d'aliment à l'antagonisme de deux puissances, la pairie et la robe, séparées de sentiments, de mœurs, d'aspirations, qu'une ironie de la fortune avait confondues dans un même corps: le Parlement. La première qui, bien que d'origine récente[8], émettait la prétention de continuer[p. 8] les grands seigneurs féodaux,—avec identité d'attributions, «de puissance législative et constitutive» et aussi «de vocation au trône»,—voyait, chaque jour, diminuer son prestige et n'inspirait de sympathies à personne. Au contraire, la seconde, libérale par tempérament et par éducation, convaincue qu'elle était investie «d'une sorte de sacerdoce héréditaire», pour veiller «sur l'honneur et les intérêts de la nation et des citoyens[9]», jouissait de la confiance générale, avait foi dans l'avenir et se préparait à ressaisir, au lendemain de la mort du roi, le rôle politique dont celui-ci l'avait dépossédée.

[8] Le titre le plus ancien, celui d'Uzès, avait à peine un siècle d'existence: il datait de 1572.

[9] Notes du comte Molé, reproduites dans les Mémoires de Mathieu Molé, t. IV, p. VI.

L'imminence de cette double éventualité,—déchéance d'une part, apothéose de l'autre,—ne pouvait échapper à un esprit aussi sagace que Saint-Simon. Aussi la question du bonnet, sur laquelle, faute de mieux, son parti concentrait ses efforts, déterminait-elle en lui une agitation inexprimable. On ne saurait s'imaginer tout ce que, en vue d'établir «le dogme» de la prééminence ducale, il dépensa de temps, de paroles, de démarches, d'intrigues, de génie. Ses recherches sur l'origine de la robe, sur ses transformations successives, sur les pouvoirs qu'elle revendiquait, impliquent un labeur énorme. Quand,[p. 9] plein d'une exubérante ardeur, il se fait recevoir au Parlement, la première période du conflit,—commencée longtemps avant sa naissance,—est à la veille de prendre fin. Mais la seconde, tout entière, se développe sous ses yeux, les yeux d'un homme à qui rien n'échappe. Avec quelle puissance et quelle intensité de couleur ne les dépeint-il pas l'une et l'autre! Elles prennent, sous sa plume, les proportions d'une épopée à laquelle impriment une animation singulière la passion de l'écrivain, ses espérances déçues, ses révoltes, ses clameurs indignées, comme aussi l'âpreté de ses jugements, l'acrimonie de ses attaques et, par-dessus tout, son aptitude merveilleuse à faire revivre les gens qu'il met en scène et à décrire leurs milieux.

D'où vient donc que cette partie de l'œuvre historique la plus étonnante que nous ait léguée l'ancien régime soit si peu connue, même de l'élite du public? Cela vient de ce qu'elle renferme des longueurs et des redites, de ce qu'elle manque d'ordre et de méthode, et s'attarde à des spéculations théoriques qui ne brillent pas toujours par la clarté. Ajoutons qu'elle se complique d'une foule de détails exigeant une connaissance exacte de la topographie du Palais. Seuls, les spécialistes peuvent s'y reconnaître. Encore ont-ils souvent besoin de se reporter au plan de la grand'Chambre, afin d'éviter toute confusion sur les défilés en masse ou par pelotons, marches, contremarches et autres[p. 10] mouvements stratégiques des parties belligérantes.

Pour dégager de cet amas un peu obscur ce qu'il contient de curieux, d'imprévu, de pittoresque, nous dirons aussi de plaisant, un travail de simplification, consistant à élaguer d'une part, à expliquer de l'autre, était nécessaire. C'est le but que nous nous sommes proposé,—sans nous dissimuler d'ailleurs que, par la force même des choses, nous serions entraîné au delà d'une simple narration. Comment, en effet, ne pas joindre, au récit des luttes mémorables que nous allons retracer, quelques notes biographiques sur les personnages appelés à y jouer un rôle? Comment, surtout, ne pas rechercher si les accusations,—infamantes pour la plupart,—dirigées contre certains d'entre eux par le plus implacable des adversaires, méritent d'être retenues?... Ainsi comprise, notre tâche est assez lourde. Nous nous efforcerons cependant de ne pas trop nous étendre, tout en ne négligeant aucune des péripéties qui se déroulèrent au cours de l'aventure, péripéties marquées au coin d'un tel acharnement que la rivalité de la pairie et de la robe, durant ce long débat, rappelait à un contemporain bien placé pour juger les coups, celle de Rome et de Carthage,—moins pourtant, ajoutait ce maître railleur, le passage des Alpes par Annibal... Critique judicieuse qui, sans méconnaître l'importance des intérêts en jeu, faisait justice d'exagérations dont,[p. 11] même à cette époque, quelques esprits ne laissaient pas d'être choqués.

Un mot, et nous avons fini, sur l'impression qui se dégage de cette étude: Saint-Simon,—le plus grand peintre de son temps, bien qu'en certains de ses portraits la ressemblance soit discutable,—n'est rien moins qu'un historien sincère... De cela, croyons-nous, on se doutait un peu. Envisagé à ce point de vue particulier, l'ex-vidame de Chartres n'a pas toujours, surtout dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, recueilli que des louanges. Un publiciste est même allé jusqu'à soutenir que, «si l'on épluchait chaque page des Mémoires, il n'en resterait pas dix chapitres de vérité historique». Dix chapitres... Appliqué à l'ensemble de l'œuvre, ce verdict doit être tenu pour excessif; mais, restreint à l'affaire du bonnet,—dont la relation fidèle eût imposé à la vanité de l'auteur de trop pénibles aveux,—il ne nous paraît pas, en dépit de sa sévérité, dépasser la mesure.


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PREMIÈRE PARTIE


I

Motifs de querelles entre la pairie et le Parlement.—La formule du serment des pairs.—La «préopinion» aux lits de justice.—Arrêt du Grand Conseil et lit de justice du 29 aout 1664.—Mort du Premier Président de Lamoignon.

L'antagonisme qui existait au dix-septième siècle entre la pairie et la robe n'était pas de date récente. Il remontait à l'époque déjà ancienne où, pour la première fois, les deux groupes se trouvèrent face à face dans l'enceinte du Parlement. Entre gens d'origine, de tendances, d'intérêts si opposés, la bonne harmonie ne pouvait être durable. Aux défiances de la première heure succéda bientôt une sourde hostilité. Puis ce furent des froissements, des brouilles, des «riottes», à la suite desquels s'échangeaient des regards courroucés, des mots perfides, des allusions injurieuses, dégénérant parfois en voies de fait... Souvent même, la lutte prenait un caractère si aigu que[p. 14] l'autorité royale se voyait contrainte d'intervenir.

Seules, nos discordes civiles avaient le privilège d'amener une suspension d'armes. Attachés à la fortune des partis qui se disputaient le pouvoir, divisés entre eux par des rivalités personnelles, retenus dans les provinces où se développaient les intrigues auxquelles ils participaient, les ducs avaient mieux à faire qu'à se dépenser en stériles débats. C'est ainsi que la régence d'Anne d'Autriche marqua d'un temps d'arrêt leurs querelles avec les parlementaires. Mais elles reprirent de plus belle, dès que l'habile politique de Mazarin eut rétabli l'ordre dans le royaume. Les conflits de préséance demeurant désormais les seuls qui ne leur fussent point interdits, les ducs se retournèrent contre la robe avec l'impétuosité de grands seigneurs qui, arrachés à leurs occupations guerrières, ne trouvent pas un meilleur emploi de leur activité.

Ajoutons que l'impatience n'était pas moins vive chez les officiers du Parlement. Écartés des affaires publiques par un prince jaloux de se soustraire à tout contrôle, il ne leur déplaisait pas de consacrer leurs loisirs à des polémiques dans le développement desquelles la connaissance de notre ancien droit public leur assurait une incontestable supériorité.

Deux questions divisaient alors les belligérants:

La première avait trait à la formule du serment que les ducs prêtaient en entrant en fonctions, formule les invitant «à se comporter comme un magnanime pair[p. 15] de France et comme un bon officier de cour souveraine». Ces derniers mots, qui les assimilaient à de simples conseillers issus de marchands, de commis, voire de partisans enrichis dans la maltôte, sonnaient mal aux oreilles de gens gratifiés du titre pompeux de cousins du roi et se disant «nés successibles de droit à la Couronne». C'était, assuraient-ils, une invention du duc de Guise,—celui de la Ligue,—qui, dévoré du désir d'accéder au trône, avait tenu à se concilier les bonnes grâces de la bourgeoisie, devenue si puissante par la possession des charges de judicature qu'aucun changement politique ne pouvait s'effectuer sans son concours. La bourgeoisie ne s'était pas d'ailleurs montrée insensible à ces agaceries, et le Lorrain, non content d'attribuer la préséance aux conseillers d'État de robe sur les conseillers d'État d'épée, n'avait pas craint de «prostituer la pairie» en ajoutant au libellé du serment ancien «l'accolement de la dignité de pair de France avec la qualité de conseiller de cour souveraine,»—un précédent qui, par la ténébreuse industrie des bénéficiaires, était passé à l'état d'usage et dont il importait à l'honneur de l'institution de faire disparaître les traces.

Tout cela, répondait la robe, n'est que fantaisie d'esprits inquiets et jaloux. Si MM. les ducs connaissaient mieux leur histoire, ils sauraient que jamais les Guise n'accordèrent de faveurs au Parlement et que celui-ci, loin de leur être secourable, les traita toujours[p. 16] en factieux; qu'en 1527, lorsque leurs domaines furent érigés en duché-pairie, il n'enregistra les lettres royales qu'après de pressantes remontrances; que, plus tard, quand le titre de prince fut brigué par eux, il repoussa leurs prétentions; que, pendant les discussions de la Ligue, il fut l'adversaire déclaré de leur politique et que le Premier Président de Harlay, «qui avoit les fleurs de lys gravées bien avant dans le cœur», repoussa avec indignation leurs ouvertures... Aussi bien les Guises n'avaient rien à voir dans le litige. La formule incriminée remontait, en effet, à une époque antérieure à leur fortune. Sans doute ce n'était pas celle de l'origine; mais, loin de porter tort aux ducs, elle avait fait à leur orgueil de larges concessions, car celle qui l'avait précédée, ayant un caractère purement professionnel, était encore bien moins de nature à les satisfaire. Et cependant, en bonne justice, c'est cette rédaction primitive qui eût dû l'emporter[10]...

[10] «Je jure de m'acquitter en conscience du jugement des procès, de ne révéler les délibérations de la Cour et de lui porter honneur.»

On disputait ainsi depuis un nombre considérable d'années et la querelle menaçait de tourner au tragique, quand, un beau jour, cédant sans doute à l'influence du Premier Président Guillaume de Lamoignon, dont l'esprit conciliant contrastait avec l'obstination batailleuse de ses contemporains, la robe, avec une grandeur d'âme qui ne lui était pas habituelle, se départit de sa[p. 17] rigueur. Il lui plut même de couronner par un beau mouvement cette mémorable condescendance.—Foin des vétilles! déclara-t-elle. La mention finale du serment trouble votre sommeil. Qu'il n'en soit plus question et reposez en paix[11].

[11] Saint-Simon, Mémoires, t. X, p. 409, attribue à Harlay le mérite de cette suppression. Il dit, au contraire, dans son Mémoire secret de 1714, que c'est en 1680, sous la première présidence de Nicolas de Novion, «que le serment fut remis en son ancienne pureté». La vérité paraît être que la formule ancienne fut abolie officiellement sous la présidence d'Achille III de Harlay, ainsi que l'indique le Mémoire du Parlement d'avril 1716, mais qu'en fait on ne l'exigeait plus depuis de longues années. Il est à remarquer cependant que, le 15 décembre 1663, les quatorze pairs reçus à cette date, en présence de Sa Majesté, jurèrent «de se comporter... comme un conseiller de Cour souveraine doit faire». Journal d'Olivier d'Ormesson, t. II, p. 65.

Le règlement de la seconde difficulté ne devait pas être aussi facile. Il s'agissait de «la préopinion aux lits de justice»: les pairs donneraient-ils leur avis avant les présidents, ou continueraient-ils, comme par le passé, à opiner après eux?... Grave problème dont l'examen exige quelques explications.

Le Parlement tenait des assemblées de deux sortes: les lits de justice, solennités très rares présidées par le roi; les audiences proprement dites, auxquelles le roi n'assistait pas, et que dirigeait le Premier Président ou l'un des présidents à mortier. En fait, qu'il s'agît de lits de justice ou d'audiences ordinaires, les voix du[p. 18] Premier Président et des présidents à mortier,—on disait d'un mot les présidents, comme on disait les ducs,—étaient recueillies avant celles des pairs. Ceux-ci ne pouvaient s'y résigner. Passe encore de rester au second plan, hors la vue de Sa Majesté; mais subir, sous ses yeux, un traitement d'infériorité, c'était un crève-cœur dont rien ne pouvait atténuer l'amertume. Aussi guettaient-ils une circonstance favorable qui leur permît d'y mettre fin.

Louis XIV, à ce moment, prenait la direction des affaires. Il avait, de son enfance, gardé un souvenir ineffaçable: celui des troubles de la Fronde. Il n'oublia jamais les sombres journées d'émeute, les mousquetades de la rue, l'envahissement du Louvre par la foule, les hasards d'une fuite précipitée au milieu de la nuit, la longue procession des hommes rouges qui tenaient en échec les décisions de la Régente et lui adressaient de factieuses remontrances. Ces hommes rouges! «de la canaille!» s'écriait Anne d'Autriche... Ainsi que celle de la reine, la rancune du roi à leur égard était tenace. Ils auraient eu beau déclarer, comme le comte de Grammont: «Sire, en ce temps-là, nous servions Votre Majesté, contre le Mazarin...», l'explication, loin de paraître satisfaisante, n'eût fait qu'envenimer les choses. Justement, à cette époque, Louis XIV, escorté de gardes du corps l'épée au poing, faisait, comme en ville conquise, une entrée solennelle à Paris. La date choisie étant celle du 27 août, jour anniversaire des[p. 19] Barricades, le peuple n'hésita pas à croire que Sa Majesté avait à cœur d'imprimer à la cérémonie le caractère d'une expiation. Ainsi en était-il, surtout, à l'égard du Parlement qui reçut l'ordre de se rendre au-devant du prince, en robe écarlate, monté sur des chevaux caparaçonnés de housses en velours noir, avec interdiction de suivre la rue Saint-Antoine restée célèbre par ses manifestations en faveur de Blancmesnil et de Broussel[12].

[12] Pensez-vous, écrit Guy Patin le 25 août 1660, «que la démarche que feront demain Messieurs du Parlement à cette belle entrée ne soit point pour une espèce d'expiation et d'amende honorable?» De son côté, faisant allusion à ces visites menaçantes, Olivier d'Ormesson (t. II, p. 470) déclare: «Cette nouveauté fait discourir le monde.»

Jamais occasion plus propice ne pouvait se présenter. Les ducs s'empressèrent de la saisir pour soumettre au roi leur requête touchant «la préopinion». Celui-ci, ne voulant point paraître trancher seul le litige, le déféra à son Conseil. Ce fut alors un procès en règle dans lequel la Compagnie judiciaire, «avec toute la robe en croupe», prit fait et cause pour les présidents.

Suivant ces derniers, le Parlement, lors de sa fusion avec la cour des pairs, ne s'était pas borné à recueillir l'héritage de cette cour. Non seulement il avait reçu mandat de remplacer la Couronne dans l'exercice de la plus haute de ses attributions, celle qui consiste à rendre la justice; mais,—privilège plus précieux[p. 20] encore,—il avait, en vue de faire échec à la puissance féodale, été investi du droit de représenter, en l'absence du souverain, sa personne et son autorité. C'est le Parlement, assemblé en corps, qui représentait l'autorité du prince; ce sont les présidents qui représentaient sa personne... Et c'est pour cette raison qu'à partir de cette époque les conseillers furent revêtus de la robe écarlate, celle-là même que portait Charlemagne, tandis que les présidents joignaient à cette robe le manteau d'hermine qui complétait le costume royal[13].

[13] «Le Parlement a l'honneur d'avoir le roi pour chef. M. le chancelier, quand il y vient, y tient la première place, et le Premier Président en son absence. Sa puissance et son autorité est représentée en ce corps, principalement quand il est orné de son pourpre. C'est la marque de cette royauté qui ne meurt point, que l'on porte même aux enterrements des rois, afin que les sujets, après leur mort, ne puissent présumer que cette majesté est éteinte.» Mémoires de Mathieu Molé, t. III, p. 13... Du «droit de représentation» le Parlement tirait cette conséquence que personne, fût-ce le dauphin, ne pouvait, en l'absence du roi, prendre sa place et, par suite, précéder la Compagnie judiciaire. Une lettre de Louis XIII, du 8 avril 1642, datée de Narbonne, rapportée page 21 des mêmes Mémoires de Mathieu Molé, confirme ces prétentions à l'encontre du prince de Condé.

En ce qui touche l'origine du costume judiciaire, on trouvera des précisions dans le Recueil des Mémoires publiés à l'occasion du procès de 1664, dont il va être question un peu plus loin.

Quant à l'assimilation des présidents à mortier avec le Premier Président, elle tenait à la raison suivante,[p. 21] qui était aussi d'ordre historique. Le Parlement n'avait, à l'origine, qu'un président[14]. La Couronne lui ayant, dans un intérêt fiscal, donné un collaborateur, puis plusieurs collaborateurs, on considéra qu'il s'était effectué entre ces divers magistrats, décorés du même titre, un partage de la fonction et de ses avantages honorifiques[15]... C'est en vertu de cette double fiction que «le grand banc»,—ainsi désignait-on les présidents à mortier[16],—opinait avant les pairs, les princes du sang, les fils de France et les reines régentes[17].

[14] Jusqu'au quatorzième siècle, ce président porta le titre de premier maître, ou celui de souverain, qui, l'un et l'autre, semblent bien confirmer la théorie de «la représentation».

[15] Il importe de ne pas confondre les présidents à mortier, qui seuls siégeaient «au grand banc», avec les présidents des enquêtes et des requêtes. Ces derniers étaient assimilés aux simples conseillers. Quand, par ordre d'ancienneté, leur tour était venu de passer à la Grand'Chambre, ils devaient, pour profiter de cet honneur, renoncer à leur titre de président.

[16] D'après la place qu'ils occupaient à la Grand'Chambre.

[17] Il y eut une interruption sous le ministère de Richelieu; mais, après la mort du cardinal, l'ancien ordre de choses ne tarda pas à être rétabli.

Ces explications n'avaient pas le don de convaincre les ducs. Ils s'élevaient surtout contre la doctrine «de la représentation» et l'argument tiré de «la livrée judiciaire»...

—Que parlez-vous d'hermine! s'écriaient-ils: Vous n'avez droit qu'au petit-gris... Examinez «les vieilles[p. 22] images» de nos anciens rois: ils ne portaient ni l'hermine ni la robe rouge, mais un manteau de couleur brune, tirant sur le violet «tanné» et parsemé de lys...

Donc aucune analogie justifiant les dires du «grand banc». Au contraire,—et c'était là sa condamnation,—il y avait presque identité entre le manteau à traîne des Carolingiens et celui des pairs aux cérémonies du sacre... sans compter que rien ne se rapprochait plus de la couronne royale qu'une couronne de duc, tandis que rien n'y ressemblait moins qu'un vulgaire mortier[18].

[18] Recueil des écrits qui ont été faits sur le différend d'entre messieurs les pairs de France et messieurs les présidents au mortier du Parlement de Paris, pour la manière d'opiner aux lits de justice.—Paris, 1664.

Cependant les principes invoqués par la robe étaient si généralement admis, que les pairs n'osaient pas pousser leur raisonnement jusqu'au bout. Ils se bornaient à faire une distinction.—Que messieurs «du grand banc», disaient-ils, représentent, au cours des audiences ordinaires, Sa Majesté qui est absente, nous voulons bien le concéder. Mais, dans les lits de justice, présidés par Sa Majesté elle-même, pourquoi serait-elle représentée? Les présidents, perdant alors la qualité de mandataires sur laquelle reposent leurs droits, nous devons opiner avant eux si la dignité dont nous sommes revêtus prime celle des magistrats-légistes... Sur quoi, c'étaient, en vue d'établir la supériorité de la Cour des Pairs sur la Cour de Parlement, d'interminables[p. 23] dissertations qui dénotent de la part de leur auteur,—un fureteur de bibliothèque tenu en haleine par le duc de Luynes,—une érudition profonde jointe à une rare subtilité d'esprit.

Ce fut dans ces conditions que le litige fut porté devant la juridiction la plus élevée du royaume: le Grand Conseil ou Conseil d'en haut, comme on disait quelquefois.

La séance se tint au Louvre, le 26 avril 1664, dans l'après-dînée. L'assemblée se composait du roi, de la reine mère, du duc d'Orléans, du prince de Conti, de M. le prince, du chancelier, du ministre Colbert, des secrétaires d'État de Brienne, Le Tellier et de Lionne, des conseillers d'État d'Alègre et André d'Ormesson,—le père du chroniqueur. Le roi et la reine s'assirent au bout d'une table, autour de laquelle se rangea l'assistance. MM. de Lionne et Le Tellier, debout et tête nue, lurent à haute voix, pendant deux heures, les deux mémoires des présidents et les trois mémoires de la pairie... Que le roi, la reine et les membres de la famille royale aient trouvé des raisons décisives dans ce fatras aussi indigeste que confus, hérissé de citations contradictoires, de réticences calculées, de déductions aventureuses, il n'en faut pas douter, la Providence, qui veille sur la destinée des princes, leur ayant accordé «un surcroît de lumières». Mais que les autres juges se soient fait une opinion bien nette, la question reste plus délicate. Toujours[p. 24] est-il que, cette lecture achevée, Louis XIV, se substituant au chancelier, s'empressa de recueillir les voix. Colbert opina le premier. Son avis, longuement développé, parut, en droit, si favorable aux présidents,—dont les pouvoirs, déclara-t-il, étaient ceux de Sa Majesté,—qu'on put croire qu'il allait leur donner gain de cause. Mais, après cet hommage à la vérité juridique, il tourna court et admit les prétentions de la pairie. Les motifs qu'il donna sont de ceux qu'on peut appeler d'ordre extra-judiciaire. Ils s'inspiraient de l'attitude des présidents qui, durant la régence d'Anne d'Autriche, avaient abusé de leur autorité, au lieu de l'employer au service du roi. Peut-être à ces griefs, de date déjà ancienne, fallait-il en ajouter de plus récents: la résistance du Parlement aux édits fiscaux et l'indépendance de certains de ses membres dans le procès Fouquet, indépendance qui venait de faire exclure de la chambre de justice le Premier Président de Lamoignon et l'avocat général Denis Talon. Ces raisons, exprimées en sous-entendus, parurent sans réplique et le Conseil, «qui sçavoit l'intention» de Louis XIV, opina à l'unanimité dans le même sens. Seul, le vieux d'Ormesson,—un naïf,—formula timidement quelques réserves. La contestation lui apparaissant «très considérable», il estima qu'il y avait lieu à plus ample informé, en accordant d'ailleurs «la provision aux ducs[19]».

[19] Olivier d'Ormesson, qui tenait ces indications de première main, les a consignées dans son Journal, t. II, p. 125. A la page suivante se trouve le texte de l'arrêt du Conseil.

[p. 25]

C'était moins un arrêt qu'un acte de représailles. Les conditions dans lesquelles il allait être enregistré n'étaient pas de nature à en atténuer la rigueur. Cette formalité fut accomplie trois jours après, dans le lit de justice du 29 avril 1664, en présence de tous les dignitaires de la Couronne et d'un public de choix attiré par l'éclat d'une séance sensationnelle. Le principal objet de cette réunion consistait, en effet, dans la condamnation des doctrines jansénistes, pour lesquelles on disputait depuis si longtemps et que chacun savait être chères au Parlement. Pour cette solennité, les lanternes[20] étaient bondées de personnes de distinction, surtout d'ecclésiastiques. Parmi ceux-ci, «on remarquait les pères Annat et Ferrier, de la Compagnie de Jésus, le cardinal Moldachini et un envoyé spécial du Saint-Siège, l'abbé Rospigliosi.» S'entendre, pour les motifs que l'on sait, déposséder d'un droit honorifique, en présence du plus hostile des auditoires, était un châtiment cruel. Aussi y avait-il du dépit dans l'air. Les harangues prononcées sur la question janséniste par le Premier Président et par Denis Talon, parlant au nom des gens du roi, n'en furent pas moins respectueuses. Tous deux, en louant le zèle de Sa Majesté, conclurent à l'enregistrement de la déclaration royale entachant d'hérésie les cinq propositions extraites du livre de Jansénius.[p. 26] Mais l'un et l'autre proclamèrent à l'envi l'excellence des maximes gallicanes qui, cependant, recevaient ce jour-là un coup si rude. Quant à Denis Talon, sa mauvaise humeur s'exhala en attaques violentes contre les doctrines ultramontaines. Il assura qu'il fallait tenir pour une vérité constante «que le pape estoit autant au-dessous des conciles qu'il estoit élevé au-dessus des évêques, que non seulement il n'estoit pas infaillible en question de fait, mais même qu'il ne l'estoit pas en question de droit», proclama qu'il fallait distinguer «ceux qui considéroient cette déclaration comme un remède nécessaire contre un abus, de ceux qui ne la désiroient que par esprit de vengeance pour insulter leurs ennemis» et, s'il ne nomma point expressément la Compagnie de Jésus, la désigna si clairement que personne ne put s'y tromper[21]... Ne pouvant atteindre l'arrêt du Conseil, Denis Talon s'acharnait sur les adversaires du gallicanisme: ainsi voit-on parfois, dans la distribution de la justice humaine, l'innocent payer pour le coupable.—Manifestation qui, à quelques-uns, parut d'autant plus déplacée que, dans l'espèce, l'innocent, représenté par les pères Annat et Ferrier et par les envoyés de Rome, se trouvait dans la lanterne du greffe, juste en face de l'orateur!

[20] C'est ainsi qu'on nommait les tribunes.

[21] Journal d'Olivier d'Ormesson, t. II, p. 131.

Ce fut la seule satisfaction que le Parlement put s'offrir. Le procès-verbal de la séance, dressé par le[p. 27] greffier en chef, constate que l'arrêt du Conseil reçut ce même jour sa première application, «M. le chancelier ayant pris l'avis de MM. les pairs avant de prendre celui de MM. les présidents».

Détail curieux qui donne la mesure de l'acharnement déployé: tandis que la Compagnie judiciaire gardait un silence humilié, les ducs continuaient à jeter feu et flammes. L'écrivain mis par eux à contribution poursuivait, nuit et jour, ses investigations et rédigeait un quatrième mémoire qui arrivait un mois après l'arrêt. Ce n'était pas assez encore. Non contents de triompher dans le présent, les ducs préparaient leurs armes pour l'avenir. A cet effet, ils organisaient une agence permanente de recherches en vue d'établir la prééminence de la pairie et de fournir des documents à ceux de ses membres qui pourraient en avoir besoin pour leurs procès personnels. La direction de ce bureau, qui fonctionnait encore sous la Régence, fut confiée à un érudit estimé, l'abbé Le Laboureur, auquel on attribua un traitement annuel de mille écus[22].

[22] Écrits inédits de Saint-Simon, t. III, p. 508. La même fonction fut, le 5 octobre 1704, conférée à l'abbé Legrand. Il y a tout lieu de croire que c'est l'abbé Le Laboureur qui rédigea les mémoires dont il vient d'être question.

On peut croire que, de son côté, la robe ne resta pas inactive. Toujours est-il que le régime des taquineries, des récriminations, des combinaisons artificieuses continua à sévir. La situation était si tendue que, de peur[p. 28] d'un scandale, les tiers prenaient des précautions pour éviter tout contact entre les parties. Quand l'une d'elles devait assister à quelque cérémonie, on avait grand soin de ne pas inviter l'autre. Le vieux d'Ormesson étant mort, son fils n'eut garde de convier les ducs aux obsèques, «afin d'éviter la contestation avec les présidents[23]».

[23] Journal de Lefèvre d'Ormesson, t. II, p. 320 et 322.

Cependant les années s'écoulaient sans qu'il se produisît un nouvel éclat.—Ce résultat invraisemblable ne peut être attribué qu'à l'influence de Guillaume de Lamoignon. C'était, dans ce milieu profondément troublé, le porteur de la parole de paix. Ses collègues avaient beau l'accuser d'être timide, irrésolu, «incapable d'une action de vigueur», il trouvait, en dépit des critiques, le secret de contenir les plus ardents. On ne saurait, sans admiration, supputer ce que, pour éviter de nouvelles rencontres, il fallait à ce galant homme d'exhortations émues, de réprimandes amicales, de trésors de diplomatie. Des belles actions qu'il accomplit durant le cours de sa carrière, celle-ci n'est sûrement pas la moins méritoire, et il est permis de dire que c'est l'une des plus ignorées. Malheureusement, sa mort, survenue en décembre 1677, marquait la fin de l'armistice. Aussi bien semble-t-il que, pour son repos, il était temps qu'il disparût... La patience des belligérants était à bout.


[p. 29]

II

Nicolas de Novion succède à Lamoignon (1678).—Les Potier de Novion.—Portrait du nouveau Premier Président.—Son passé.—Les grands jours d'Auvergne.

Quel serait le nouveau chef de la Compagnie judiciaire? question à laquelle les ducs ne s'intéressaient pas moins que la robe, le choix de Sa Majesté pouvant, pour eux, être gros de conséquences.

Le nombre des compétitions était considérable. Mais la lutte ne tarda pas à se circonscrire entre deux candidats: Achille III de Harlay, procureur général au Parlement et gendre du Premier Président défunt; Nicolas V Potier de Novion, doyen des présidents à mortier, un des vétérans des luttes historiques qui, commencées sous le couvert des États généraux de 1614, atteignirent leur apogée pendant la régence d'Anne d'Autriche. C'est ce dernier qui allait être appelé à l'honneur de recueillir l'héritage de Guillaume de Lamoignon... Ce personnage joue, dans la suite de cette étude, un rôle si important et ressemble si peu au portrait tracé de lui par Saint-Simon que, dès son entrée en scène, nous avons hâte de le présenter sous[p. 30] sa véritable physionomie. Aussi bien un résumé de cette existence, non moins curieuse que peu connue, permettra-t-il, mieux qu'un exposé théorique, de saisir les divergences de toute nature existant entre les factions rivales.

La famille des Potier, à laquelle appartenait le nouveau promu, avait cette origine obscure que les ducs reprochaient si amèrement à leurs adversaires. On peut, sans témérité, admettre que le premier du nom fut un fabricant d'écuelles. Potier de terre? potier d'étain? qu'ils façonnassent l'argile ou le métal, ses doigts n'en accomplissaient pas moins un travail de roture. De cet artisan naquit un gantier-fourreur qui tint boutique à l'enseigne de l'Échiquier, réalisa des bénéfices et put offrir à ses descendants le dispendieux honneur des charges publiques. L'un d'eux devint prévôt des marchands, un autre général des monnaies, fonction qui anoblissait son homme... Moyennant quoi, jaloux de relier le passé au présent, les Potier introduisaient dans leurs armes, «échiquetées d'argent et d'azur», les deux mains dextres d'or qui pendaient à la porte de leur ancêtre[24].

[24] Extrait d'un mémoire composé en 1707 par d'Hozier pour Louis XIV et Mme de Maintenon: Mémoires de Saint-Simon, édit. Boislisle, p. 600. Il semble que ce soit pour les Potier que La Bruyère a écrit ce passage: «Il reste encore aux meilleurs bourgeois une certaine pudeur qui les empêche de se parer d'une couronne de marquis, trop satisfaits de la comtale. Quelques-uns même ne vont pas la chercher fort loin et la font passer de leur enseigne à leur carrosse.» De quelques usages.

[p. 31]

A partir de cette époque, la lignée, très prolifique, fournit sans relâche des officiers de robe. Dès que, dans l'enceinte du Palais, il s'accomplit un fait digne de mémoire, un Potier se trouve à point nommé pour prononcer de viriles harangues et pousser aux décisions hardies. Et le vieux Nicolas III qui, durant les troubles de la Ligue, étonna Paris par son inébranlable attachement à la cause royale, c'est «l'homme juste» dont Voltaire, dans la Henriade, célébrera la vertu antique. «L'homme juste» n'en faillit pas moins payer de sa tête sa fidélité au trône. Exaspérés de son sourire narquois[25], les Seize l'enfermèrent au Louvre, «en une petite cahuette» et, au moment même où les troupes du Béarnais pénétrèrent dans la place, ils s'apprêtaient à l'envoyer à la potence[26].

[25] Journal de l'Estoille, édit. Petitot, t. XLVI, p. 17.

[26] C'était Nicolas III, seigneur de Blancmesnil, conseiller en 1564 et président à mortier en 1578. Il mourut en 1635, à l'âge de quatre-vingt-quatorze ans.

Ce fut du vivant de ce robin intrépide que la maison se divisa en deux branches. L'aînée, représentée par les Potier de Novion et de Blancmesnil, continua à se signaler dans les emplois de judicature. La branche cadette, représentée par les Potier de Gesvres et de Tresmes, s'enrichit dans la finance, fournit des secrétaires d'État, entra dans la carrière des armes, contracta[p. 32] de puissantes alliances et finit par acquérir la dignité de duc et pair.

Le premier de la branche des Novion fut un magistrat d'élite, animé de cet esprit nouveau qui, éclos au souffle de saint Vincent de Paul, s'efforça de répandre dans le monde plus de justice et de pitié. Il appartenait à cette catégorie de parlementaires que Mme de Motteville caractérise en disant «qu'ils avoient un peu de cette teinture qui consiste à haïr les heureux et les puissants et estiment qu'il est d'un grand cœur de n'aimer que les misérables[27]». Quand il mourut, en 1645, ce fut un deuil général dans la bourgeoisie parisienne dont il était devenu l'oracle[28].

[27] Mémoires de Mme de Motteville, t. I, p. 179.

[28] Guy Patin annonce son décès dans les termes suivants dont la formule n'a rien de banal: «Nous avons perdu, le 10 de ce mois, un honnête homme qui méritoit beaucoup. C'est un président au mortier nommé M. de Novion, frère de l'évêque de Beauvais. C'étoit le plus habile et le plus hardi pour les affaires et qui parloit pour le bien public tout autrement que tous les autres. Le Parlement a perdu, depuis quatre mois, trois hommes qui valoient leur pesant d'or, sçavoir M. Briquet, avocat général, M. le président Barillon et M. le président Gayaut; mais celui-ci valoit lui seul autant que les trois autres.» Lettre du mois de novembre 1645.

Nicolas V,—celui du bonnet,—était le fils de cette façon d'apôtre et le petit-fils de «l'homme juste». Possédait-il toutes les vertus de son père? Ce serait beaucoup dire; mais il tenait de lui une prédilection[p. 33] marquée pour les humbles, avec l'horreur des exactions du fisc et des impôts arbitrairement perçus. Nature complexe, mobile, «prenant facilement ombrage», il apparaît sous les aspects les plus divers. Tantôt calme, froid, réfléchi, il ne demande rien qu'à la stricte exécution des lois. Tantôt, bouillant et impétueux, il s'élance, visière baissée, arrachant de haute lutte ce qu'il eût pu obtenir d'une patiente négociation. Au fond, sa nature est celle du soldat, comme sa parole, colorée, âpre, mordante, est celle du tribun. Tenu en grande estime au Palais, il est redouté et haï des gens de Cour. Avec eux, en effet, il est fier, «hault à la main», et emploie des formules «qui sont des railleries piquantes». On dirait que, pour lui, l'oppression féodale date d'hier. Le magistrat, affiné par une longue culture intellectuelle, distingué de manières, d'éducation, d'habitudes, galant, fastueux[29] et, assure Mme de Motteville, «d'infiniment d'esprit», a gardé les rancunes de son ancêtre, le pétrisseur d'argile. S'inspirant de ce passé, il est resté bourgeois,—par les sentiments, les tendances, les préjugés,—et estime que le dernier mot de la sagesse consiste dans l'abaissement de ceux qui, par intérêt de caste, paralysent l'essor de la bourgeoisie.

[29] Sainte-Beuve, Introduction aux mémoires de Fléchier, p. XXIX.

Saint-Simon insinue que cet état d'âme se révéla le[p. 34] jour où la branche des Gesvres, obtenant par un coup de fortune l'érection de sa terre en duché-pairie, se haussa à la première dignité du royaume. «Il étoit, déclare-t-il, piqué de voir un cadet de sa famille au rang des grands seigneurs et d'être demeuré dans celui de son être. Et, quoique vivant en amitié avec les Gesvres et se mettant à tout pour eux, lui et son petit-fils,—car son fils est mort jeune,—se sont toujours plu en des respects amers et ironiques et à se dire des bourgeois pour leur faire dépit. Telle fut leur bizarrerie ou plutôt leur ver rongeur et la cause intime de leurs procédés avec les pairs[30].»—Peut-être, en effet, le sentiment qui poussait Novion à rappeler au nouveau dignitaire son origine plébéienne n'était-il exempt ni d'un soupçon d'envie, ni d'une pointe d'affectation. L'affirmation de l'auteur des Mémoires n'en est pas moins inadmissible. Un simple froissement d'amour-propre ne saurait expliquer une ligne de conduite qui, antérieure à la fortune des Gesvres, ne varia jamais. Aussi bien était-ce là une marque de famille, ainsi que le démontre la composition[p. 35] des armoiries patrimoniales. Les Potier du règne de Louis XIV pensaient comme ceux du temps d'Henri III: témoin le Président de Blancmesnil, incarcéré avec Broussel, et son frère le conseiller d'Ocquerre, lesquels n'avaient pas de meilleur ami qu'un marchand de draps du nom de Tardif-Marais[31]... Quant à cette seconde assertion, que la jalousie inspirée à la branche aînée par l'élévation de la branche cadette,—son «ver rongeur», suivant le mot de Saint-Simon,—serait également la cause de l'hostilité qu'elle manifesta à l'égard des pairs et, par suite, de «l'invention du bonnet», nous verrons bientôt ce qu'il en faut croire.

[30] Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 423. Saint-Simon ne pardonna jamais aux Gesvres leur parenté avec Novion, pas plus qu'il ne pardonna à celui-ci son opiniâtre insistance dans l'affaire du bonnet. «Ce fut, dit-il, tant de honte pour les ducs et un honneur si énorme pour les Potier d'en voir un fait duc et pair, parmi les quatorze de 1663, qu'il y avoit lieu de croire que Novion, comblé de l'un, chercheroit par sa conduitte à adoucir l'autre.»

[31] Guy Patin, dont la correspondance reflète, avec tant de verve, les sentiments de la bourgeoisie à cette époque, était un familier des deux frères.

Né en 1618, conseiller en 1637, Président en 1645, Nicolas de Novion était dans la force de l'âge au moment où éclata la Fronde. Il en fut l'un des premiers adeptes. Condé, qui n'avait pas encore rompu avec Anne d'Autriche, ayant remontré au Parlement qu'il n'avait point à se mêler des affaires de l'État, mais seulement à juger «les différends du tiers et du quart», Novion se chargea de lui répondre: il le fit en termes qui obtinrent l'approbation de tous. Il ne tardait pas, d'ailleurs, à se signaler par son attitude énergique et acquérait «une grande réputation» dans les assemblées des Chambres[32]. A partir de cette[p. 36] époque, on le trouve dans toutes les manifestations qui se produisent au Palais ou en ville. Il prend à partie Mazarin, pousse, en vue de l'éloigner du pouvoir, au vote de la disposition interdisant aux étrangers l'exercice des fonctions publiques, opère la saisie de son trésor caché, s'inscrit pour une somme de cinquante mille livres afin de pourvoir à l'établissement d'une armée permanente, parcourt la cité pot en tête, reçoit ici un coup de hallebarde, là une décharge de pistolet, pénètre dans l'Hôtel de ville envahi par l'émeute et signifie aux échevins affolés «qu'il fault aller droit en besogne et que le premier qui bronchera sera jeté par la fenêtre[33]»... Ce qui n'empêchera pas le rédacteur des notes secrètes destinées à Fouquet d'écrire «qu'il est timide lorsqu'il est poussé[34]»!

[32] Journal de Lefèvre d'Ormesson, t. I, p. 426 et 446.

[33] Registres de l'Hôtel de ville, t. I, p. 98, cités dans le Journal de Lefèvre d'Ormesson, t. I, p. 618.

[34] Voici le texte de cette note: «Est homme de grande présomption et de peu de sûreté, timide lorsqu'il est poussé, assez habile dans le Palais, y ayant sa cabale composée de ses parents et de ses amis, MM. Le Feron, Mondat, Tubeuf, son gendre, son fils, etc... s'appliquent tous les jours à y faire de nouvelles habitudes. Son principal crédit est dans la deuxième Chambre. Il est souvent brouillé en son domestique. Mme des Brosses-Chouart a grand crédit sur luy. A de grands biens et particulièrement sur le roy. S'est allié à M. le président Malon de Bercy, par le moyen de son fils qui a épousé sa fille. Possède les aides d'Arques, Frenay et Montivilliers et nouveaux droits, de 47 000 livres, de Saint-Denis, 10 000.»

Entre temps, au cours des heures les plus calmes, il[p. 37] prenait part aux débats de la déclaration de 1648 dont, pour la première fois en France, le texte proclamait le principe de la liberté individuelle, et, dans des remontrances restées célèbres, reprochait à la reine la déloyauté de ses ministres qui, après avoir signé cette déclaration, ne craignaient pas de la fouler aux pieds[35]. Les revendications qu'il formulait alors étaient celles-là même qu'on acclamait, dans ce cabinet de la première des enquêtes où se réunissaient «les chefs de meute» et où, au milieu de propositions inopportunes, égoïstes ou impolitiques, en figuraient d'autres marquées au coin d'une libérale sagesse: la réforme des finances, les poursuites contre les traitants concussionnaires, la flétrissure des commissions criminelles composées au gré du prince, les restrictions à la toute-puissance des ministres, la limitation, en matière répressive, des droits de l'État...

[35] «Votre Majesté, déclarait-il, a le malheur commun à presque tous les princes de la terre, de connaître la dernière l'état de ses affaires. Les gouvernements de la Provence et de la Guyenne ont perdu la mémoire de cette grande déclaration que Votre Majesté accorda à ses sujets, le mois d'octobre dernier. On vous dégage bien promptement, Madame, de la parole si publiquement donnée et à laquelle vous ne pouvez légitimement contrevenir, à moins qu'on ne veuille soutenir cette maxime qu'on a osé publier en présence de Votre Majesté, qu'un roi n'est pas obligé de garder sa foi à ses sujets!» A la suite de ce discours les Bordelais attribuaient à Nicolas de Novion le qualificatif flatteur «de personnage d'une vertu héroïque». Histoire des mouvements de Bordeaux, p. 347.

[p. 38]

Un an, du reste, s'était à peine écoulé que ce hardi novateur, si prompt à payer de sa parole, de sa bourse et de sa personne, opérait un changement de front. Il n'avait point, en effet, tardé à s'apercevoir que la Fronde, née d'un cri unanime d'indignation, se transformait en œuvre de réaction seigneuriale... Cruel réveil pour les magistrats idéologues qui rêvaient,—en y trouvant leur profit,—de donner à la France des institutions analogues à celles de l'Angleterre! Novion se rapprocha de Mathieu Molé et devint son lieutenant le plus actif. Il ne se borna pas à combattre l'émeute de la rue; il s'attaqua aux gens de haut parage qui lui fournissaient des subsides. Ayant rencontré au Palais d'Orléans le duc de Beaufort, que l'on accusait de soudoyer des assassins, il lui lança cet outrage à la face: «Monseigneur, votre action est celle d'un bandit, non d'un prince ou d'un gentilhomme[36]!...» Bientôt, poursuivi lui-même par des meurtriers, il franchit les remparts, se rendit à Pontoise et y devint chef d'un Parlement «réduit» que la reine venait d'établir dans cette ville.

[36] Mémoires de Conrart, édit. Petitot, p. 99.

De pareilles recrues ne se dédaignent pas, surtout aux heures de détresse. Oublieux, du moins en apparence, des procédés discourtois dont il venait d'être l'objet, Mazarin accueillit le transfuge à bras ouverts et proclama hautement ses mérites[37]. Il ne lui ménageait,[p. 39] d'ailleurs, aucune promesse, jusqu'à celle de la Première Présidence... La Première Présidence! Quel coup du sort c'eût été, quand on songe que Novion n'avait guère dépassé la trentaine!... Mais aussi, quelle calamité pour les ducs, si l'on admet,—comme l'affirment les Mémoires,—que, dévoré de «son ver rongeur», il n'attendît que ce moment pour entrer en lice contre la pairie: la funeste affaire du bonnet, née seulement en 1681, eût éclaté trente ans plus tôt[38]!

[37] Correspondance de Mazarin, t. V, p. 69, 82, 89.

[38] C'est seulement en 1663 que M. de Gesvres prêta serment en qualité de duc et pair; mais sa nomination, comme celle de presque tous ses collègues compris dans la même «fournée»,—ils étaient quatorze,—remontait à l'époque de la Fronde et était antérieure au fait que nous rapportons. C'est par suite de considérations d'ordre politique que l'installation officielle de ces quatorze pairs fut retardée aussi longtemps.

L'engagement, sérieux et formel, devait, à brève échéance, recevoir son exécution. Mais comme son aïeul, «l'homme juste», Novion, quoique ambitieux, avait la répugnance tenace. Bien que passé, avec armes et bagages, dans le camp de la Cour, il ne modifiait, à l'égard de Mazarin, ni ses sentiments intimes, ni son allure cavalière. Estimant que la retraite, au moins momentanée, du plus fervent de ses admirateurs était nécessaire à la pacification des esprits, il la demanda dans des remontrances conçues, assure Omer Talon, «en termes assez aigres[39]». Passe encore pour les[p. 40] remontrances: l'aigreur était de trop. Mazarin dut se résigner à prendre de nouveau le chemin de l'exil. Mais quand il revint quelques mois après, cette fois pour toujours, son zèle se trouva fort refroidi et il regretta d'autant plus d'avoir donné sa parole qu'à ce moment même, Mathieu Molé, qui, depuis deux ans, cumulait la qualité de garde des sceaux avec celle de Premier Président, se démettait de cette dernière fonction[40]. Cruel embarras! Renier sa promesse, c'était transformer en ennemi mortel un homme allié aux plus puissantes maisons de la robe. L'appeler à la tête de sa Compagnie constituait, pour un gouvernement encore bien débile, une solution grosse d'embarras. Il s'agissait de découvrir une combinaison qui permît à la fois d'offrir la Première Présidence à «ce cher Novion» et de le mettre dans l'obligation de la refuser: un tour de passe-passe que, seule, la fourberie italienne était capable de mener à bien!

[39] 6 août 1652. Mémoires d'Omer Talon, édit. Petitot, vol. LXII, p. 446.

[40] Mathieu Molé fut nommé garde des sceaux à deux reprises: en avril et en septembre 1651.

Engagée dans ce sens, l'affaire fut conduite avec un art merveilleux. Mathieu Molé déclara se retirer, à la condition d'obtenir gratuitement une présidence pour son fils, Molé de Champlâtreux: d'où l'obligation de le remplacer par un président assez riche pour consentir, sans indemnité pécuniaire, à l'abandon de sa charge... Sacrifice énorme; car chacun de ces offices, dont l'importance[p. 41] s'était démesurément accrue durant les troubles de la Fronde, représentait la valeur d'au moins un million[41]... C'est dans ces circonstances que le cardinal offrit à Novion la préférence sur ses collègues. Celui-ci, s'il n'eût suivi que ses désirs, eût peut-être accepté. Mais son «conseil bourgeois[42]» lui fit remarquer qu'étant donné le nombre de ses enfants, ce serait une folie... C'est bien ce qu'on espérait. Pour plus de sûreté, on lui dépêcha les personnes en état d'exercer quelque influence sur son esprit, jusqu'à sa maîtresse, «à laquelle on donna gros[43]» pour le maintenir dans l'idée d'un refus... Il refusa, en effet. La place fut accordée à Pomponne de Bellièvre qui, n'ayant ni famille ni héritiers, se prêta à toutes les exigences. Lorsque, trois ans après, ce dernier mourut, Mazarin, maître incontesté du royaume, eut le courage de ses rancunes, et Novion, qui eût sans doute payé cher pour rattraper les termes «assez aigres» de ses remontrances, fut une seconde fois sacrifié. Ce n'était d'ailleurs que partie remise... Mais les ducs,—toujours en tenant pour exacts les dires de[p. 42] Saint-Simon,—bénéficiaient d'un nouveau sursis[44].

[41] Dongois se fait l'écho d'un bruit d'après lequel un acquéreur aurait offert à Nicolas de Novion dix-huit cent mille livres de sa charge.

[42] Souvenirs de Dongois: voir les Mémoires de Saint-Simon, édit. Boislisle, t. X, p. 573.

[43] Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 310.—Cet incident se passait au commencement de 1653 et non en 1658, comme l'indiquent par erreur les Mémoires.

[44] Novion offrit-il, comme le bruit en courut, six vingt mille pistoles, soit douze cent mille francs, pour rafraîchir la mémoire de son oublieux ami? C'est peu probable, pour deux raisons: la première, c'est que «son conseil bourgeois» ne se serait pas déjugé à si peu de distance; la seconde, c'est que Mazarin, qui, comme cet empereur célèbre, trouvait que, quelle que fût sa provenance, l'argent fleurait toujours bon, n'était pas homme à laisser échapper une pareille aubaine. Guillaume de Lamoignon, qui fut préféré à Novion, aurait lui-même, d'après le bruit public, été soumis à d'onéreuses exigences. Lettres de Guy Patin, 11 octobre 1658.

C'est seulement après la mort du cardinal que Nicolas de Novion rentrait en faveur. En 1665, le roi le chargeait de présider les Grands jours d'Auvergne,—mission glorieuse qu'il accomplit avec un entier succès. A peine arrivé à Clermont, il écrivait à Colbert: «Nous avons quantité de prisonniers. Tous les prévôts en campagne jettent dans les esprits la dernière épouvante. Les Auvergnats n'ont jamais si bien cognu qu'ils ont un roy...» Ainsi parle le justicier. Voici maintenant l'adversaire de la noblesse qui laisse percer le bout de l'oreille: «Un gentilhomme me vient de faire une plainte qu'un païsan, lui ayant dit des insolences, il lui a jeté son chapeau par terre sans le frapper, et que le païsan lui a répondu hardiment qu'il eût à relever son chapeau ou qu'il le mêneroit incontinent devant des gens qui lui en feroient nettoyer l'ordure... Jamais il n'y eut autant de joie entre les[p. 43] faibles[45]!»—L'œuvre de répression accomplie sur cette terre d'Auvergne, où partout régnait le brigandage, tient, du reste, du prodige. En l'espace de quelques mois, la Commission jugea quatre mille plaintes et frappa un nombre énorme de coupables. L'arrivée de Messieurs du Parlement avait fait naître, dans le peuple, de vives espérances. A l'achèvement de leurs travaux l'enthousiasme touchait au délire. Le roi lui-même manifestait son contentement dans les termes les plus flatteurs[46]. Quant aux Parisiens, ils ne ménageaient pas leur admiration à cette petite troupe de robins qui, sous la direction d'un chef déterminé, s'acharnaient à la poursuite des gentilshommes criminels, les forçaient dans leurs repaires et rasaient forteresses et châteaux[47].

[45] Correspondance administrative sous Louis XIV, t. II, p. 165.

[46] «Monsieur de Novion, il ne se peut rien ajouter au contentement que j'ai de l'émulation avec laquelle chacun s'applique, dans les grands jours, à bien faire son devoir. Vous témoignerez de ma part à tous ceux qui les composent la recommandation que leur donne auprès de moi une si louable conduite, et vous ne douterez pas en votre particulier que, sachant avec quel succès vous agissez dans votre place, je n'en conserve le souvenir. Louis. Paris, 1er décembre 1665. (Appendice aux Mémoires de Fléchier.)

[47] Il importe, relativement au caractère de Novion, de se mettre en garde contre certaines appréciations des Mémoires de Fléchier. Ces Mémoires furent, en effet, écrits sous l'inspiration de la jeune et séduisante Mme de Caumartin, née de Verthanson, venue en Auvergne avec son mari, le maître des requêtes chargé, en cette qualité, de «tenir le sceau». Les sentiments de Fléchier, qui remplissait dans la maison l'office de précepteur, ne pouvaient guère que refléter ceux de la maîtresse du logis. Il résista d'autant moins à l'influence de cette femme distinguée—dont en vers pompeux il avait déjà célébré les grâces—qu'écrivant, non pour le public, mais pour un cercle restreint, il n'avait pas à redouter de contradictions. Or des difficultés s'étaient produites entre MM. de Novion et de Caumartin sur une question de service qui avait ému les susceptibilités des parlementaires. D'où des froissements aggravés encore par des rivalités féminines et un antagonisme de salons, dont on retrouve fréquemment la trace dans les explications du futur évêque de Nîmes.

[p. 44]

Chose bizarre! Ce n'est pas cette note guerrière qui caractérise la physionomie de Nicolas de Novion, telle du moins qu'en un chef-d'œuvre l'a reproduite Robert Nanteuil. C'est, au contraire, la sérénité, avec une pointe de mélancolie qui ne laisse pas que de surprendre. «Dire, écrit un critique connu, la majesté, le calme, et, en même temps, l'affabilité de ce portrait est impossible. Le front est large et découvert. Les yeux, pleins de douceur, ont cependant une vivacité voilée et, en quelque sorte, intérieure. Doué d'une grande noblesse, le visage, d'un ton clair et pâle, se détache admirablement sur un fond d'un pointillé noir légèrement nuancé. Un nez bourbonien, des moustaches à peine marquées au centre et touffues aux coins de la bouche, une royale dépassant le menton, à la manière du cardinal de Richelieu, enfin une chevelure abondante et vigoureuse, comprimée au sommet de la tête par une calotte noire, complètent cet ensemble que relèvent encore le manteau d'hermine[p. 45] du Président à mortier et une croix du Saint-Esprit descendant sur la poitrine[48].»—En dépit du cordon, de l'hermine et de la robe écarlate, c'est Novion intime et au repos qu'a représenté Nanteuil. Il n'eût point été sans intérêt de le voir aussi sous son autre aspect; dans le feu de l'action, le regard ardent, le geste rude, la bouche ironique, tel qu'il apparut aux émeutiers de la Fronde et aux gentilshommes auvergnats, tel qu'on se l'imagine durant le conflit de 1664, auquel sûrement il prit une part active, et dans l'affaire du bonnet.—Un détail, en tout cas, à retenir, c'est qu'en 1678, date à laquelle nous sommes parvenus, vingt années s'étaient appesanties sur sa tête et qu'il avait atteint la soixantaine[49].

[48] Portraits historiques, par Pierre Clément, p. 109.

[49] Le portrait de Nanteuil est de 1657.

Il pouvait, d'ailleurs, au seuil d'une verte vieillesse, promener, non sans quelque fierté, son regard autour de lui. Une lignée nombreuse se groupait à ses côtés:—trois fils dont la carrière s'annonçait brillante[50];—trois filles qui, richement dotées, eussent pu prétendre à de hauts partis, mais que, fidèle à ses principes, il[p. 46] tint à marier dans son monde[51]... Quant à sa fortune, elle était également de nature à le satisfaire. Elle comprenait, outre sa charge et deux hôtels patrimoniaux, des biens fonciers considérables et cinquante-sept mille livres de rente, rien que sur le trésor public: de quoi tenir dignement son rang.

[50] L'aîné, André II, seigneur de Grignon et d'Orches, appartenait déjà à la robe, en qualité de conseiller. Le second, Jacques, docteur en Sorbonne, était abbé du Petit-Cîteaux, en attendant de devenir évêque de Sisteron, puis d'Evreux. Le troisième, Claude, colonel du régiment de Bretagne, devait terminer sa carrière comme brigadier des armées du roi.

[51] L'aînée épousa Charles Tubeuf, maître des requêtes; la seconde, Antoine de Ribeyre, conseiller d'État; la troisième, Arnaud de La Briffe, un futur procureur général au Parlement.

Il convient d'ajouter, comme contre-partie, que, s'il comptait, au Palais et à la ville, une foule de partisans, il possédait, en revanche, la plus belle collection d'ennemis dont un homme pût s'enorgueillir: presque toute la noblesse, dont il avait, en Auvergne et pays circonvoisins, traqué les parents; la pairie entière, à laquelle il n'avait jamais épargné l'ironie de ses lardons. A cet ensemble imposant il faut joindre certain ministre connu pour sa perfidie et son esprit d'intrigue, celui-là même que le comte de Grammont comparait à une fouine égorgeant des poulets: le chancelier Le Tellier. Quel méfait Novion avait-il commis à son égard? Le saura-t-on jamais? Toujours est-il que Le Tellier «faisoit profession de le mépriser[52]», chose grave, au moment d'une candidature pour la Première Présidence; car Le Tellier, en sa qualité de grand maître de la magistrature, avait, plus que personne, après le roi,[p. 47] voix au chapitre, et soutenait Harlay. Novion courait grand risque de rester sur le carreau, pour la troisième fois. Ce que voyant, il demanda audience à Louis XIV et l'aborda par ces mots:

[52] Souvenirs du greffier Dongois.

—Sire, quand le capitaine disparaît, le lieutenant est là pour prendre le commandement!

Et, montrant ses cheveux blanchis sous le harnois, il invoqua, avec ses quarante années de magistrature, son dévouement au prince et au pays. Ce tempérament résolu n'était point pour déplaire au roi. Il hésitait cependant, sans doute à cause de la réputation de frondeur militant dont le solliciteur ne pouvait se dépouiller, bien qu'assagi de longue date et devenu,—ainsi l'exigeaient les mœurs nouvelles,—un courtisan fort présentable. Une allusion ayant été faite à cette période du règne et au cabinet de la «première des enquêtes» où s'étaient tenus tant de conciliabules auxquels il n'était pas demeuré étranger, Novion répliqua avec à-propos:

—Sire, j'en ai fermé la porte et j'ai, dans une poche, la clef du cadenas[53].

[53] Souvenirs du greffier Dongois.

Le mot,—hommage habile à l'autorité du prince qui avait su briser toutes les résistances,—eut du succès. Le roi estima ne pouvoir refuser à ce vieux serviteur une récompense si méritée et, malgré les efforts de Le Tellier, signa sa nomination... Ainsi, à un[p. 48] Premier Président qui possédait l'art des ménagements et s'appliquait à la conciliation, en succédait un autre dont l'humeur était moins accommodante et dont le nom suffisait à exaspérer les ducs.—La crise était imminente: nous en suivrons les développements.


[p. 49]

III

La querelle du bonnet.—Son origine d'après Saint-Simon.—La garde des bancs.—Le «débourrage» et le «surbourrage» des banquettes.—Les paravents en forme de dais.—Examen de la thèse des «Mémoires».—Les «Écrits inédits» de Saint-Simon.—L'«État des changements arrivés à la dignité de duc et pair».—Le «Mémoire abrégé au roi».—Conséquences a tirer du rapprochement de ces documents.

Qui, des ducs ou des présidents, allait être l'instigateur de la querelle?

A en croire Saint-Simon, qui ne cesse de le répéter, le doute ne serait pas possible. Le coupable, c'est Novion. Son but? Satisfaire ses propres rancunes et celles de la robe qui, ne pouvant se consoler de l'arrêt de 1664, soupirait après une revanche. C'est pourquoi son principal souci, en prenant possession de son siège, aurait été de chercher «des prétextes»... Oh! ses débuts n'eurent rien d'un coup d'éclat. Ce ne furent d'abord que «d'apparentes ténuités» dont il était difficile de préciser l'origine. Mais bientôt, par leur répétition et leur enchaînement, ces menues tracasseries devenaient «des usurpations de la dernière indécence»... La première, en date et en gravité, serait[p. 50] celle-là même qui donna à ce litige la dénomination sous laquelle il est devenu célèbre...

On sait qu'il existait au Parlement deux sortes d'assemblées: les assemblées royales, dites lits de justice, où, sauf les conseillers, toute l'assistance se tenait aux hauts sièges; les assemblées ou audiences ordinaires, où tout le monde s'asseyait aux bas sièges. Les récriminations des ducs visaient exclusivement les audiences aux bas sièges et, parmi celles-ci, les audiences à huis-clos, où il était d'usage de recevoir leur serment. Dans ces solennités, le Premier Président, soit de sa place, soit en allant de groupe en groupe, recueillait l'avis des assistants qui répondaient à tour de rôle et tête nue. Lui-même restait couvert lorsqu'il s'adressait aux conseillers. Au contraire, il ôtait son bonnet,—le fameux bonnet[54],—lorsqu'il interpellait les princes du sang, les présidents à mortier et, assure Saint-Simon,—c'est le nœud du litige,—les ducs[55]. Princes du sang, présidents et ducs formaient ainsi une catégorie privilégiée... Le crime de Novion aurait été d'en exclure les ducs et, en vue de les rabaisser au rang des conseillers, de rester couvert devant eux.

[54] Le mot bonnet est pris ici dans son sens générique; la coiffure des présidents se nommait en effet le mortier.

[55] Les pairs laïcs et ecclésiastiques étaient interpellés par le nom de leur pairie, M. le duc de Reims, M. le comte de Noyon, M. le duc d'Uzès... Les princes du sang étaient interpellés par le nom qu'ils portaient d'ordinaire.

[p. 51]

Ces sortes de révolutions ne sauraient s'accomplir avec la rapidité qu'on met à détrôner un roi ou à gagner une bataille. Elles veulent être méditées et préparées de longue main. Écoutez plutôt Saint-Simon, en un de ces récits où il excelle: «Novion, dit-il, commença par mettre négligeamment son bonnet sur le bureau, tantôt au commencement, tantôt au milieu, quelquefois à la fin de l'appel des noms des conseillers, et il évita toujours de l'ôter au moment qu'il nommoit le premier des pairs. De là, il poussa plus loin l'affectation de son inadvertance, demeura couvert en nommant les premiers des pairs à opiner, puis se découvroit comme ayant oublié de le faire, et achevoit d'appeler les noms des autres. Les pairs furent, quelque temps, assez simples pour n'y pas prendre garde: leurs réceptions étoient rares. Après s'en être aperçus, cela s'oublioit jusqu'à la première, qui produisoit la même surprise, et toujours avec la même incurie. Ce prélude auroit dû, néanmoins, les réveiller; d'autant mieux qu'ils ne pouvoient penser que les présidents, ni la compagnie même, fussent revenus du dépit de l'arrêt de 1664 et qu'ils avoient eu, depuis, une autre occasion de pique dont j'expliquerai le fait après celui-ci. A la fin, l'évêque-comte de Châlons, si connu depuis sous le nom de cardinal de Noailles, archevêque de Paris, fut reçu au Parlement en 1681, et ce fut à sa réception que Novion, levant le masque, demeura couvert, en[p. 52] appelant tous les noms des pairs, et ne se découvrit que lorsqu'il en fut aux princes du sang. Le duc d'Uzès perdit patience, enfonça son chapeau et opina couvert avec un air de menace[56]

[56] Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 424.

Un salut refusé aux ducs: c'est toute l'affaire du bonnet, ou, du moins, son incident le plus grave, celui qui agita si longtemps et si vivement l'opinion.

Cependant une seconde usurpation,—«l'autre occasion de pique»,—allait bientôt être relevée. Elle avait trait à «la garde des bancs»... Un jour que les pairs vinrent prendre séance à la Grand'Chambre, leur étonnement fut vif de voir un conseiller assis à l'extrémité de chacune des trois banquettes qu'ils avaient l'habitude d'occuper. Que faisaient là ces intrus? On le leur demanda. Ils répondirent qu'ils étaient chargés de garder le banc...

—Contre qui et pour qui? fulmine Saint-Simon. Craint-on par hasard qu'on ne les enlève et retient-on des places ailleurs qu'au sermon?

C'est encore Novion qui faisait des siennes. Il imposait aux ducs cette promiscuité honteuse, afin d'établir de plus belle qu'entre eux et les conseillers il n'existait aucune différence: cela, en vue d'associer, «par le profit d'amour-propre» qu'elle était appelée à en recueillir, la Compagnie entière aux usurpations du grand banc.

[p. 53]

Puis venaient deux autres entreprises, «qui n'avoient pas de nom», relatives: l'une au débourrage et au surbourrage des banquettes; l'autre à l'installation de paravents, en forme de guérites, destinés à messieurs les présidents.

La Grand'Chambre,—telle qu'elle existait à cette époque, avec son plafond en bois de chêne et ses lambris décorés de culs-de-lampe à l'emblème du porc-épic,—affectait la forme d'un rectangle allongé, coupé, vers le milieu, par une séparation à hauteur d'homme. On avait ainsi deux carrés. Celui qui s'ouvrait sur la salle des pas perdus, appelée la Grand'Salle, était réservé au public. L'autre carré constituait «l'autel de justice». Dans l'un des angles du fond de ce second carré se dressait le trône, surmonté d'un dais et recouvert de l'étoffe bleue, fleurdelisée en jaune, qui couvrait les murs. Dans l'angle faisant vis-à-vis, était ménagé un passage donnant accès sur le premier carré, c'est-à-dire vers l'auditoire. Chacun des deux autres angles était occupé par des tribunes que l'on désignait sous le nom de lanternes: ici la lanterne de la cheminée, là celle de la buvette. Enfin, sur trois côtés de ce quadrilatère, régnaient deux étages de gradins, le long desquels s'espaçaient de petits bureaux affectés, l'un au Premier Président, les autres au doyen, aux rapporteurs, au greffier et à l'interprète. Le quatrième côté, celui qui servait de barrière au public, comprenait plusieurs rangées de bancs consacrés[p. 54] aux gens du roi, aux avocats et aux parties.

De cet ensemble, envisagé dans ses grandes lignes, Saint-Simon produit, avec plan à l'appui, une interminable description dans laquelle il ne néglige aucun détail... Il n'y a, pour le moment, qu'une chose à en retenir, à savoir qu'aux audiences ordinaires, où tout le monde s'asseyait aux bas sièges, les bancs placés à la droite du fauteuil royal étaient réservés aux princes du sang et aux pairs, tandis que le banc inférieur de gauche était affecté aux présidents. Et ces sièges avaient même hauteur à gauche et à droite: chacun d'eux se présentait avec ses avantages naturels, sans coussins ni tabourets.

Il va sans dire que, de l'un et de l'autre côté, ces banquettes étaient garnies d'un rembourrage de même épaisseur, ainsi que l'exige une exacte distribution de la justice. Or c'est là qu'éclata la perversité du Premier Président. Disposant, à sa convenance, des tapissiers du Palais, il leur prescrivit de débourrer la banquette de droite sur une longueur de huit pieds, dans la partie avoisinant le coin du roi, et, du débourrage ainsi obtenu, il fit surélever la banquette des présidents. On voit,—si le récit des Mémoires est exact,—la scène qui se produisit à la première assemblée des pairs: ceux-ci obligés de prendre séance sur un banc tellement rapetissé «que qui s'y asseoiroit seroit si bas qu'outre l'incommodité de la simple planche, le haut de sa tête n'atteindroit pas l'épaule, à taille égale, de[p. 55] celui qui seroit sur le banc opposé»... Et pendant que les ducs se consumaient de dépit, messieurs les présidents, bouffis d'orgueil, se prélassaient «sur leur surbourrage» et occupaient des manières de trônes... La chose n'allait pas d'ailleurs sans quelques inconvénients. Pour ceux que la Providence avait doués d'une belle stature, cet excès de capiton formait un piédestal qui leur donnait l'apparence de statues romaines. Mais les petits, courts de jambes, prêtaient à rire, car on les voyait, dans une pose grotesque, «gambiller» pour atteindre au sommet de l'édifice!... Saint-Simon n'avait-il pas le droit de dire, en une exclamation plus voisine du jargon de nos jours que de la langue du grand siècle, que «cela étoit aussi curieux que dégoûtant»? Mais ce qui excite le plus son indignation, c'est que les princes du sang, lesquels, se trouvant les plus rapprochés du coin du roi, étaient les premiers, sinon les seuls, à souffrir du débourrage, ne parurent même pas le remarquer. Et voyez leur grandeur d'âme, confinant à l'abdication, quand on leur fit toucher du doigt l'outrage, aucun d'eux ne jugea à propos de s'en plaindre: de sorte qu'il serait resté inaperçu si les ducs n'eussent été là pour le relever!

Passe encore si cette incartade avait été la dernière! Mais, avec Novion, il fallait s'attendre à tout. Cet astucieux robin avait le génie des inventions désobligeantes. N'allait-il pas imaginer le paravent en forme de guérite ou de cabriolet! Le grand banc, occupé par[p. 56] les présidents et situé au fond de la salle, était une place enviable durant la canicule, mais mortelle pendant la saison froide. Elle se trouvait, en effet, dans le courant d'air qui régnait entre les portes, fréquemment ouvertes, des deux lanternes. C'était la fluxion de poitrine à l'état de menace permanente: d'autant mieux que la grand'chambre, percée de nombreuses ouvertures, ne recevait de chaleur que par une seule cheminée. C'est dans ces circonstances que Novion aurait eu l'idée de la malencontreuse «machine», laquelle, manœuvrée sur des tringles, à l'aide de cordons, et se levant ou s'abaissant à volonté, avait l'avantage de mettre à l'abri des atteintes d'Éole les têtes chenues de la présidence... Attentat inexcusable! Aux yeux des ducs et pairs, cette guérite ou capote avait une forme de dais. Les ducs, qui passaient des années sans mettre le pied au Palais[57], ne pouvaient rester taisants. Personne, déclaraient-ils, hormis Sa Majesté, n'avait le droit d'y opérer une modification quelconque.

[57] Saint-Simon déclare (t. VII, p. 327) que, dans le cours de sa pairie, il n'y alla qu'une fois «sans nécessité», c'est-à-dire qu'il n'assista qu'à une seule audience, en dehors des lits de justice et des réceptions de pairs.

Est-ce tout? Oui, en ce qui touche les empiétements personnels à Novion. Il ne nous reste plus qu'à examiner les abus anciens dont il se faisait un malin plaisir de maintenir l'usage. Mais, avant d'en dresser la nomenclature, une halte nous semble nécessaire en[p. 57] vue de rechercher si, réellement, Novion est bien le grand criminel qu'on vient de nous montrer.

Une première remarque de nature à inspirer quelque défiance, c'est que le personnage représenté par les Mémoires,—cauteleux, calculant ses gestes, se dépensant en manœuvres sournoises, jouant enfin une comédie indigne des fleurs de lis,—n'a rien de celui que nous avons vu à l'œuvre, cassant, «hault à la main», incapable de temporisation, ne craignant pas de tenir tête à Condé et cinglant Beaufort de son mépris.

Autre remarque: l'hypothèse d'une agression de la robe, au lendemain de la mort de Lamoignon, n'entre guère dans le domaine des vraisemblances. Le moment n'était rien moins que bien choisi pour une aussi hasardeuse entreprise. On se trouvait, en effet, à une époque encore voisine de l'arrêt de 1664, lequel avait été précédé et suivi de mesures répressives ne laissant aucun doute sur les dispositions du roi à l'égard du Parlement:—1661, interdiction de rendre des arrêts contraires à ceux du Grand Conseil;—1665, suppression du titre de cour souveraine;—1667, obligation d'enregistrer les édits sans que des remontrances pussent en suspendre l'exécution;—1668, lacération de la partie des registres relative à la période de la Fronde où se trouvaient couchées des décisions incompatibles avec la dignité de l'État;—1673, nouvelles injonctions, témoignant de la persistance de sentiments[p. 58] hostiles nettement caractérisés... Sans parler des exils qui avaient frappé plusieurs magistrats et de l'ordre donné à certains autres de se démettre de leurs charges!—Il est difficile d'admettre que, dans des circonstances aussi défavorables, la robe, sortant de la réserve à laquelle elle était astreinte, ait, de gaîté de cœur, assumé la responsabilité d'une campagne qui risquait d'attirer sur elle les foudres de Sa Majesté. Maintenir les positions acquises, soit. Vouloir en conquérir de nouvelles? cette pensée ne pouvait venir à l'esprit d'une personne raisonnable, si téméraire qu'on la suppose.

Une vérification attentive est donc nécessaire: les témoignages nombreux émanant des contemporains la rendent facile. D'autant plus que Saint-Simon lui-même va fournir un large tribut d'indications précieuses. Ses Mémoires, rédigés et mis en ordre après sa retraite de la Cour, ne sont pas, en effet, les seuls documents qu'on ait de lui. Il a également laissé un monceau énorme de pièces diverses, notes, factums, rapports, correspondances, généalogies, recherches historiques, monographies, où sont traitées à nouveau, parfois avec un grand luxe de détails, les questions qui lui tenaient le plus à cœur. Ce sont les Écrits inédits, dont l'autorité est infiniment plus grande que celle des Mémoires. Ceux-ci, destinés à une publication posthume, c'est-à-dire à des lecteurs d'un autre âge, incapables d'exercer un contrôle efficace, se prêtaient à[p. 59] toutes les supercheries. Il n'en est pas de même des Écrits inédits, dont une partie, rédigée en vue de polémiques et mise en circulation par l'auteur pendant la période militante de sa vie, s'adressaient, non à une postérité facile à induire en erreur, mais à des contemporains, au regard desquels tout mensonge, sur des faits actuels ou de date récente, eût été impossible. Or, dans ce vaste amoncellement de matières, les documents abondent sur les démêlés de la pairie avec la robe. Et voilà qu'il suffit de les parcourir pour constater des divergences capitales avec la version des Mémoires...

Ouvrons notamment le factum qui porte ce titre suggestif: État des changements arrivés à la dignité de duc et pair depuis may 1643[58] jusqu'en may 1711[59]. Il doit inspirer toute confiance: destiné au duc de Bourgogne, alors dauphin de France et roi présumé de demain, revu d'ailleurs par les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, il contient le relevé fidèle des réparations que la pairie se croyait en droit d'attendre d'un nouveau régime. Or, dans ce cahier de doléances, que Saint-Simon avait d'autant moins oublié qu'il lui rappelait la plus belle peur de sa vie[60], un article spécial est réservé au capitonnage[p. 60] des banquettes. Mais—ô surprise—il n'est fait aucune mention du débourrage, de l'odieux débourrage, condamnant Messieurs de la pairie à «l'incommodité de la simple planche». Tout se réduit au surbourrage qui, cela va de soi, est attribué à l'ambition présidentielle. Mais quant à la date de ce surbourrage, quant aux circonstances relatives à son établissement, quant à son éditeur responsable,—silence complet: c'est un surbourrage anonyme, qui se perd dans la nuit des temps... Tel est l'état de la question en 1711: c'est seulement lors de la rédaction des Mémoires que, pour accabler la robe et rendre la pairie plus intéressante, l'auteur, inaugurant un procédé qui lui deviendra coutumier, imaginera les détails piquants que l'on sait.

[58] Date de l'avènement de Louis XIV.

[59] Écrits inédits, t. III, p. 87.

[60] Présenté au duc de Bourgogne quelques mois avant sa mort, l'État des changements se trouvait, avec d'autres documents du même genre, dans une cassette dont, au décès du prince, Louis XIV se fit remettre la clef. Quel n'allait pas être son courroux lorsqu'il prendrait connaissance de ce volumineux travail où la louange était loin d'alterner avec la critique! «On n'imagine pas de pareille catastrophe!» soupire l'imprudent écrivain. Heureusement le duc de Beauvilliers, qui s'était un peu compromis dans cette affaire, fut chargé du dépouillement de la cassette. Il parvint à fatiguer l'attention de son maître par la lecture de pièces sans intérêt, à le convaincre que le reste ne valait pas davantage, et finit, avec l'agrément du roi, par jeter au feu le monceau de paperasses, y compris l'État des changements, dont seul—mais c'était assez—le brouillon devait survivre.

Mêmes observations pour «la garde du banc»,—une pratique qui, suivant toute apparence, remontait[p. 61] au temps où les pairs furent appelés à remplir un office analogue à celui des conseillers. C'est ce qui se dégage de l'État des changements. Novion n'y est pas représenté comme ayant pris une initiative quelconque dans cette affaire, et son nom n'est même pas cité.

Quant aux fameuses «machines», en forme de guérites, de capotes ou de dais, qu'en pourrait-on dire? Les pairs eux-mêmes jugèrent cette réclamation si ridicule qu'ils ne la firent jamais figurer au chapitre de leurs revendications... On nous saura gré d'imiter leur réserve.

Et nous arrivons à la seule question relativement sérieuse: à l'affaire du bonnet... Procédons par ordre et voyons d'abord ce que rapportent les contemporains. Les contemporains répondent par une dénégation absolue à cette indication des Mémoires que le refus du bonnet fut une innovation. C'était, déclarent-ils, un usage ancien observé «même en un temps où la pairie, moins commune, était possédée par les princes et les grands du royaume[61]»,—usage auquel les prédécesseurs de Novion ne manquèrent jamais de se conformer[62]. Aussi bien cette affirmation[p. 62] ne rencontrait-elle, de la part des pairs, aucune contradiction. L'un des arguments que la robe ne cessait de faire valoir était celui-ci:—Si vos prétentions, disait-elle, présentaient quelque apparence de fondement, que ne les formuliez-vous en 1664, au moment où vous saisissiez Sa Majesté de réclamations de même nature, que vous avez eu la bonne fortune de faire accueillir?... A quoi les ducs ne répliquèrent jamais qu'il leur était impossible de protester, en 1664, contre un abus né seulement en 1681...

[61] Ce passage est extrait d'un manuscrit de la fin du dix-septième siècle, analogue à ceux que possédaient la plupart des magistrats de l'ancien régime.

[62] On lit dans le Journal d'Olivier d'Ormesson, sous la date du 14 décembre 1771 (t. II, p. 621), l'indication suivante relative à la prestation de serment de l'archevêque de Reims: «Lorsque le Premier Président demanda l'avis, il n'osta point son bonnet aux ducs, qu'il nommoit par le titre de leur duché, mais seulement aux princes du sang, qu'il ne nommoit point.» Dix-huit pairs assistaient à la séance; pas un ne protesta.

Mais ce qu'il y a de plus décisif encore, c'est l'aveu du coupable. Qu'on veuille bien se reporter au Mémoire abrégé que Saint-Simon rédigea, le 11 novembre 1714, en vue de rappeler au roi les grandes lignes de la querelle. Pas un mot de Novion, en tant qu'instigateur du conflit. En revanche, le mémoire explique que c'est en 1643, époque où les ducs cessèrent d'être reçus en audience publique, que commença l'abus. «Telle est, déclare-t-il, l'origine du bonnet, sur lequel on objectera deux choses: la première, la tolérance depuis 1643...». Cette «tolérance» constituait une grave présomption en faveur des présidents. Saint-Simon s'en rend bien compte. Aussi s'empresse-t-il d'expliquer l'inaction de ses collègues par «les troubles qui[p. 63] ont accompagné la minorité et les commencements de la majorité, les guerres qui occupèrent le roy dans la suitte et les pairs à son service et mille autres raisons semblables». Il ajoute que, dès qu'ils en eurent le loisir, les intéressés protestèrent avec énergie. Ils étaient même à la veille d'obtenir gain de cause lorsque,—détail à retenir,—«la mauvaise conduite de M. d'Uzès[63] à la réception de M. de Noailles, cardinal-évêque de Châlons, en 1680[64]», modifia les dispositions du roi et arrêta le cours de sa justice[65].

[63] Allusion à ce fait que M. d'Uzès «enfonça son chapeau et opina couvert avec un air de menace».

[64] Saint-Simon dit tantôt 1680, tantôt 1681.

[65] Écrits inédits, t. III, p. 375.

1643!—Trente-cinq ans avant l'élévation de Novion à la Première Présidence... N'est-ce point le cas de rappeler certain vers bien connu:

Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né?

La contradiction avec les Mémoires est si violente qu'on se demande si on a bien lu. Mais voici, dans l'État des changements arrivés à la pairie, un second aveu qui dissipe toute incertitude: Saint-Simon confirme sans ambages que c'est bien à la date sus-indiquée, 1643, que l'abus s'est établi. S'il discute, c'est uniquement pour démontrer que la robe en impose lorsqu'elle fait remonter à une époque antérieure le refus du[p. 64] bonnet. «Le premier vestige, déclare-t-il, qui paraît de cette usurpation si indécente, se trouve sur les registres du Parlement, à la réception du premier duc de Valentinois, en 1643. Les Premiers Présidents, qui sont les maîtres absolus de registres et très soigneux d'y insérer tout ce qui peut être à leur avantage, et, après eux, les présidents à mortier, non moins vigilants, n'auroient pas manqué d'y marquer plus tôt cette usurpation si, plus tôt qu'en ces temps de besoin d'eux et de misères publiques, ils eussent osé commencer[66]

[66] Écrits inédits, t. III, p. 87.

Les conséquences à tirer de cette double reconnaissance sont si claires qu'il serait puéril d'insister. Ces trois points peuvent être tenus pour acquis: l'affaire du bonnet remonte à une époque antérieure à 1680, au moins à 1643; elle ne fut point une revanche de l'arrêt de 1664; ce n'est pas Novion qui l'engagea.

Que se passa-t-il donc à la réception du cardinal de Noailles? Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour le deviner. Enhardis par leurs succès antérieurs, jaloux d'obtenir davantage, excités peut-être,—l'hypothèse n'a rien d'inadmissible,—par l'attitude acerbe de Novion, escomptant sans doute une de ces impatiences dont il était coutumier, les ducs engagèrent les hostilités sans avoir, au préalable, pris l'agrément du roi. Mais ils avaient trop présumé de leurs forces et mal[p. 65] jugé leur adversaire. Quoique peu endurant de sa nature, celui-ci était trop avisé pour compromettre par une algarade intempestive les intérêts de sa Compagnie. Il sut, en opposant une résistance aussi courtoise qu'opiniâtre, infliger à l'ennemi une de ces défaites dont les battus n'aiment guère à perpétuer le souvenir. Se taire eût été une preuve de sagesse; mais la sagesse n'était point le fait de Saint-Simon. Il estima qu'il importait, non de dissimuler un incident, dont d'autres que lui pouvaient parler, mais de le raconter à sa manière, en intervertissant les rôles: de telle sorte que la robe, qui fut troublée dans une possession, sinon légitime, au moins ancienne, paisible, non équivoque, parut être l'usurpatrice. Les choses ainsi réglées, M. d'Uzès, que les Écrits inédits représentent sous les traits d'un délinquant dont ils blâment «la mauvaise conduite», est, dans les Mémoires, transformé en sympathique redresseur de torts; tandis que Novion qui, contre toute attente, fut, ce jour-là, un modèle de longanimité, devient une façon d'hypocrite qu'il sera désormais permis de charger de tous les péchés d'Israël. Cette combinaison, organisée avec une désinvolture qui paraîtrait inadmissible si, dans la suite de ce travail, on n'en rencontrait pas de nouveaux et fréquents exemples, était d'autant plus tentante qu'elle fournissait l'heureuse occasion d'accabler le détracteur acharné des ducs, le bourgeois «infecté de l'amour du bien public», le factieux du cabinet de la «première des[p. 66] Enquêtes», le rédacteur d'impertinentes remontrances adressées à une reine, le champion, jadis si vibrant, de ces doctrines parlementaires dont la pairie avait horreur!

A ne considérer que le but à atteindre, la perfidie était peut-être excusable. Malheureusement elle ne pouvait résister à la publication du Mémoire abrégé, de 1714, et de l'État des changements, de 1711. Mais aussi, comment prévoir que ces pièces malencontreuses auraient l'honneur d'être classées dans nos archives, exhumées de la poussière à la fin du dix-neuvième siècle et imprimées par un chercheur aussi indiscret que zélé!... Quoi qu'il en soit, la morale à tirer de ces constatations, c'est que le rôle prêté par les Mémoires à Nicolas de Novion est de pure fantaisie. De pure fantaisie, également, la mise en scène où on le représente déposant son bonnet sur le bureau, le replaçant ensuite sur sa tête, l'ôtant à la première alerte, le reprenant encore comme par inadvertance, levant enfin le masque à la manière de Tartuffe, et le tableau tout entier si vivant, si coloré, si pittoresque... C'est dommage; car, dans l'œuvre du maître, il est parmi les mieux venus.


[p. 67]

IV

Autres questions de préséance.—Le «salut en pied».—Les huissiers d'«accompagnement».—L'entrée et la sortie.—L'échelle de la lanterne.—Doléances des ducs et pairs.—Louis XIV s'en désintéresse.—Le Premier Président de Novion molesté par les ducs d'Aumont et de Coislin.—La mentalité de Saint-Simon comme chroniqueur de l'affaire du bonnet.

Les «abus», dont nous venons de dresser la nomenclature, n'étaient pas les seuls qui eussent le privilège d'alimenter la discorde. A cette liste déjà longue, il faut ajouter ceux, de date ancienne, dont Novion maintenait l'exercice avec l'âpreté d'un homme qui, attaqué hors de propos, considère qu'il n'a plus de ménagements à garder...

Il y avait la question des saluts «en pied».—Quand un pair pénétrait dans la Grand'Chambre, ses collègues, les princes du sang et les fils de France, se découvraient «et se levoient en pied»... Les présidents et les conseillers daignaient bien se découvrir, mais ne prenaient pas la peine de «se mettre debout»,—honneur qu'ils n'accordaient qu'aux fils de France[67].

[67] Ils le refusaient même au garde des sceaux. Ce fut la cause de luttes mémorables dans lesquelles le roi fut obligé d'intervenir.

[p. 68]

Il y avait la question des huissiers «d'accompagnement».—Chaque président en avait deux qui l'attendaient à son entrée au palais, lui frayaient un passage à travers la foule et, après l'audience, l'escortaient jusqu'à son carrosse, avec le même cérémonial.—Les ducs, au contraire, n'en avaient pas, sous prétexte que, leur nombre étant devenu trop considérable, la corporation entière n'eût pu y suffire. C'est à peine s'ils en pouvaient obtenir un,—un seul «avec baguette frappante»,—le jour de leur prestation de serment[68].

[68] Les princes du sang avaient également droit à deux huissiers à verge.

Il y avait aussi la question «de l'entrée et de la sortie» qui, sur le plan annexé aux Mémoires, est expliquée par une série de lignes pointillées, pareilles à celles des cartes marines.

Pour l'entrée cela allait encore. Princes et présidents franchissaient l'intervalle demeuré libre entre le carré des banquettes et traversaient le milieu, en forme de rosace, qu'on nommait le parquet[69]. Les ducs n'avaient pas le droit de suivre ce chemin. Ainsi que[p. 69] les conseillers, ils devaient rejoindre leurs places en se faufilant entre les bancs et les bureaux: itinéraire fort incommode dont il est facile de saisir «le caractère humiliant»!

[69] Le parquet fut longtemps considéré comme une sorte de lieu sacré sur lequel, hormis les fils de France, personne ne pouvait mettre les pieds. Un jour, le grand Condé, qui marchait difficilement, à raison d'une crise de goutte, s'y engagea pour raccourcir la route; son exemple ne tarda pas à être suivi par les autres princes du sang et par les présidents à mortier. Quand le duc du Maine sera dépossédé de la qualité de prince, on lui enlèvera aussi le droit de traverser le parquet.

Quant aux sorties, elles avaient donné lieu à presque autant de difficultés que le bonnet lui-même. Jadis, en vertu de la fiction qu'il représentait la personne du roi, le Parlement, en quittant la Grand'Chambre, était suivi des princes et des ducs. Après avoir longtemps subi cet état de choses, les princes réclamèrent. Guillaume de Lamoignon, toujours animé de dispositions conciliantes, n'opposa à leur requête qu'une condition: c'est que le principe de la prééminence judiciaire demeurât intact. Chacun y mettant du sien, on tomba d'accord sur le modus vivendi suivant: les princes se levaient les premiers, échangeaient avec l'assistance les saluts d'usage et sortaient, comme s'ils étaient appelés au dehors avant l'issue de l'audience. L'audience, en effet, continuait pour la forme pendant quelques secondes. Après quoi, elle prenait fin officiellement, et la sortie s'effectuait dans l'ordre habituel, à cette différence près, que, seuls dorénavant, les ducs devaient accompagner la cour[70].

[70] Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 426 et suiv.

Cet arrangement n'avait qu'un défaut, celui de ne pas tenir compte de l'orgueil de la pairie. Le rôle de[p. 70] «caudataires» ne pouvait convenir à des gens aussi chatouilleux, maintenant qu'ils n'avaient plus, pour les couvrir, «le bouclier des princes». A leur tour, ils s'ingénièrent à trouver un expédient qui leur permît de s'affranchir «d'une servitude aussi déshonorante». Après de laborieuses méditations, ils s'arrêtèrent à celui-ci: malgré la clôture des débats, les ducs resteraient sur leurs sièges, immobiles comme des statues, se lèveraient seulement quand la salle serait vide et prendraient alors, pour rentrer chez eux, un chemin que n'eussent point suivi présidents et conseillers,—le chemin aboutissant à la porte du barreau... Combinaison merveilleuse qui donnait satisfaction aux plus susceptibles!—Ainsi procédait-on depuis plusieurs années. Mais voici qu'un jour cette porte du barreau se trouva close... C'était, manifestement, une manœuvre pour obliger les ducs à reprendre la suite de la Compagnie, du moins, ils le crurent. Grand émoi, nouveau conseil, discussion orageuse et délibération finale décidant qu'à l'avenir l'entrée et la sortie s'effectueraient par «la lanterne de la cheminée». Moyennant quoi, les ducs pénétraient dans la Grand'Chambre par le carré réservé au public, escaladaient l'escalier étroit qui, de ce carré, conduisait à la lanterne, traversaient ce réduit, en sortaient par une échelle[71] qui débouchait[p. 71] sur leurs gradins, prenaient séance en ayant soin, pour assurer leurs derrières, de veiller à la garde de ladite échelle, et, quand l'audience était achevée, suivaient en sens inverse la route, hérissée d'obstacles, par laquelle ils étaient venus.—Il y avait de quoi se briser bras et jambes; mais la dignité de la plus haute institution du royaume ne subissait aucun dommage[72].

[71] Une échelle «mobile». Histoire du Palais de justice de Paris, par Rittiez, p. 368.

[72] Cette horreur du second rang était poussée à des limites telles que la pairie renonça à participer aux jugements criminels intéressant les nobles et les ecclésiastiques parce que, un seul chemin existant pour se rendre à la Tournelle, «il n'y en peut rester pour les pairs seuls, qui ne veulent pas suivre les présidents». Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 430.

Des causes de dissentiment, il en existait encore bien d'autres; mais il importe de se borner. Réunies au bonnet, à la garde des bancs, au surbourrage, aux «machines» en forme de dais ou de cabriolet, elles constituaient un ensemble de vexations intolérables. La certitude que Novion ne lâcherait pied sur aucune d'elles acheva d'exaspérer les ducs. Que faire, en une pareille détresse, sinon s'adresser à la justice du roi? Les plaintes affluèrent, pressantes, bruyantes, indignées. Mais,—ô déconvenue!—elles ne trouvèrent que peu d'accueil. Ce qui démontre, de plus belle, l'inexactitude des récits de Saint-Simon. Quelle apparence, en effet, que Louis XIV, jusque-là si sévère pour la robe, se fût relâché de ses rigueurs si la provocation était émanée d'elle?

[p. 72]

La vérité est que ses sympathies à l'égard du Parlement ne s'étaient pas accrues, mais qu'en revanche l'âge et l'expérience avaient modifié ses sentiments vis-à-vis des ducs. Ceux-ci, à force de présomption, avaient trouvé le moyen de se mettre tout le monde à dos. «Ils ont», écrit Madame Palatine, qui dépasse un peu la mesure, comme cela lui arrive quelquefois, «ils ont un orgueil tellement excessif qu'ils croient être au-dessus de tout. Si on les laissoit faire, ils se regarderaient comme supérieurs aux princes du sang, et la plupart d'entre eux ne sont pas même véritablement nobles[73]». Pris isolément et envisagés au point de vue privé, c'étaient de très honnêtes gens possédant mille qualités. On en pourrait même citer plusieurs, qui étaient renommés à juste titre pour leur pondération, leur modestie et leur humilité chrétienne. Mais, en tant que collectivité se réclamant de la pairie carolingienne, ils étaient, presque tous, franchement insupportables. Convaincus que leur institution formait un organe essentiel de la monarchie, sans lequel celle-ci n'eût pu fonctionner, ils ne voyaient qu'eux, considéraient que toutes les faveurs leur étaient dues, passaient leur temps à maugréer, à critiquer, à récriminer sur le passé aussi bien que sur le présent. Quand ils attaquaient le chapitre «des retranchements» dont ils se prétendaient victimes, c'était à fuir, tant la nomenclature[p. 73] en était longue et fastidieuse:—suppression des salves d'artillerie, lorsqu'ils franchissaient le seuil des places fortes;—méconnaissance du droit exclusif aux «honneurs du sacre», consistant à porter, dans cette cérémonie, la couronne, la première et la deuxième bannière carrée, l'étendard de guerre, l'épée et les éperons du prince;—exclusion du cortège royal à certains offices religieux, tels que l'adoration de la croix;—abolition du cadenas marqué, des couverts, du bassin, des serviettes à laver;—interdiction aux duchesses de se faire suivre de dames d'honneur et de confier, au cours de la procession du Saint-Sacrement, leur parasol à un laquais;—faculté à la noblesse non titrée (comtes, barons, marquis) d'accoler le manteau aux carrosses, de draper en housses d'impériale, de se faire éclairer de flambeaux à deux branches;—tolérance scandaleuse concédée aux femmes dépourvues de rang et, par suite, condamnées à rester debout, «de ne se point trouver là où il y en a d'assises[74]», etc... Toutes prérogatives découlant de traditions séculaires dont la royauté, dans son intérêt propre, eût dû assurer la conservation. Comment, en effet, ne pas comprendre[p. 74] que l'avilissement de la première dignité du royaume, envisagée jadis comme la parure du souverain, rejaillissait fatalement sur celui-ci: les demi-dieux ne descendent pas de leur piédestal sans que le dieu lui-même n'y perde de son prestige.

[73] Correspondance de Madame, t. I, p. 339.

[74] Les duchesses avaient grand soin de tenir à distance les femmes non assises et ne leur donnaient pas la main. Écrits inédits de Saint-Simon, t. III, p. 128. Cette distinction entre femmes assises et non assises se maintiendra sous la Restauration, ainsi qu'en témoignent les Mémoires de Mme de Boigne.

Ces sentiments de vanité, exigeants et agressifs, occasionnaient à tout propos des conflits auxquels les duchesses se mêlaient avec une ardeur qui ne reculait pas devant les voies de fait. Ce qu'il y avait de plus grave, c'est qu'ils n'épargnaient même pas les étrangers. Il n'arrivait, à la Cour de France, ni un prince d'Allemagne ou d'Italie, ni un nonce, ni un ambassadeur, sans que, immédiatement, la pairie ne se mît en mouvement pour quelque dispute de préséance. Avec les Électeurs de l'Empire, c'était une guerre permanente, et la question de savoir s'ils avaient droit aux titres de Monseigneur, d'Altesse Sérénissime, de Sérénissime prince, d'Altesse Électorale, revenait sans cesse sur le tapis. Quant à la «réciprocité de main», qu'ils se disaient en droit d'exiger, les ducs n'eussent pas craint, pour en assurer l'exercice, de mettre l'Europe en feu!

Louis XIV avait fini par se lasser de tant d'incartades. D'autant plus que certains de ces orgueilleux poussaient l'indiscrétion jusqu'à violer les secrets de son intimité. Croirait-on que l'un des derniers venus, M. de Mazarin, osa lui adresser des remontrances, sous prétexte que ses rapports avec Mlle de La Vallière[p. 75] causaient un scandale public[75]?—Il n'est pas, non plus, interdit de croire qu'une de ces arrière-pensées d'ordre stratégique, dont le grand roi était coutumier, contribua à le maintenir dans une froide réserve. Saint-Simon ne cesse de l'en accuser. «Le roi, dit-il, a, tant qu'il a pu, diminué le rang des ducs en tout ce qui lui a été possible. Il n'étoit pas fâché des querelles de cette nature et il aimoit à les faire durer, en ne les jugeant point, pour maintenir les parties en division et plus dans sa dépendance.» Quoi qu'il en soit, on eut beau, dans les limites que commandait le respect, insister pour obtenir réparation de tant d'insultes, Sa Majesté ne daigna pas se départir de son calme olympien. Comme on lui rapportait l'action de M. d'Uzès qui, outré de l'attitude du Premier Président, avait enfoncé son chapeau jusqu'aux yeux, le roi aurait répliqué:—«Alors, de quoi se plaint-on? M. d'Uzès n'a-t-il pas sauvegardé les intérêts de la pairie?»

[75] Journal d'Olivier d'Ormesson, t. II, p. 274.—Voir aussi les Mémoires de Conrart.

Donc, pas de délégation au Grand Conseil, pour trancher le litige, comme en 1664. Pas de conclusions acerbes livrées au public. Pas de plaidoiries retentissantes où, sous couleur de discussion, on eût pu exhaler sa bile. Pas d'arrêt réparateur: un véritable déni de justice!

Il fallait cependant que Novion expiât ses méfaits.[p. 76] Les ducs s'arrêtèrent au parti de le pourchasser, à la Cour comme à la ville, de le mettre à l'index, lui et les siens, de lui susciter des embarras de toutes parts, même dans son domestique[76], de diriger enfin contre sa personne toute une campagne d'avanies. Aucun outrage ne fut épargné à ses cheveux blancs. Non, bien entendu, dans l'enceinte du Palais, où l'on eût trouvé à qui parler, mais au dehors, quand on avait la bonne fortune de le rencontrer seul, loin des huissiers à verge et des hocquetons de la Grand'Salle.

[76] Souvenirs de Dongois.

L'une de ces manifestations eut pour théâtre l'appartement même du roi et se produisit peu après l'opération de la fistule. Sa Majesté ayant fait dire qu'elle recevrait dans son lit, le Premier Président considéra qu'il était de son devoir de se rendre à Versailles pour lui présenter ses vœux. Le duc d'Aumont, qui était de service, prit un malin plaisir à faire passer avant lui toute la théorie des visiteurs et à prolonger son attente. Introduit enfin dans la chambre royale, il se disposa à franchir «le balustre». Mais c'est là qu'on l'attendait. A peine avait-il commis cette infraction à l'étiquette que d'Aumont se précipita sur lui, le saisit avec rudesse par sa robe et le repoussa en proférant ces paroles vengeresses:

—Où allez-vous? Sortez. Les gens comme vous[p. 77] n'entrent pas dans le balustre, à moins que le roi ne les appelle.

Et le chroniqueur, dont la haine s'épanouit au récit de cette correction manuelle, d'ajouter que l'intrus dut dévorer sa honte, faute d'un bâtard derrière lui pour relever l'affront[77].

[77] Mémoires de Saint-Simon, t. XI, p. 34.

Une autre fois, les choses allèrent plus loin. C'était à la Sorbonne. Le duc d'Albret, second fils de M. de Bouillon, qu'on destinait à l'Église, y soutenait sa thèse. Ces sortes de cérémonies attiraient toujours un public nombreux. Et l'on voyait cette fois dans l'assistance, à raison de la qualité du récipiendaire, plusieurs grands seigneurs, parmi lesquels M. de Coislin, récemment reçu pair de France. Nicolas de Novion, étant entré à ce moment, salua les princes de Condé et de Conti et, désirant s'entretenir avec le cardinal de Bouillon, alla s'asseoir auprès de lui sur le premier des sièges attribué aux ducs. C'en fut assez pour faire bondir M. de Coislin, qui était pourtant d'une politesse outrée, en même temps d'ailleurs que d'une impuissance notoire,—«pourquoi il se ruinoit avec une comédienne qui le gouverna jusqu'à sa mort[78]». Coislin s'empara d'un fauteuil, avec une vigueur dont on eût été en droit de ne pas le croire capable, planta ce fauteuil devant celui du Premier Président, s'assit[p. 78] dessus, emprisonna, à les briser, les genoux du malheureux, se raidit pour paralyser toute résistance et attendit, dans la posture impassible d'un agent du guet, qui, tenant son homme, s'est mis en tête de ne le point lâcher. Novion eut beau pousser des cris de détresse: enfermé, comme dans un étau, il ne pouvait faire aucun mouvement. Et plus il protestait, plus Coislin s'acharnait à serrer... Le scandale fut si grand qu'on dut interrompre la harangue et suspendre la séance. Le duc de Bouillon et le prince de Condé intervinrent pour mettre fin à cette scène que rendait plus pénible la vieillesse de celui qui en était l'objet: ils faillirent ne pas pouvoir l'arracher aux étreintes de cet enragé...

[78] Ibid., t. VII, p. 329.

Cette exécution fit, à Versailles, autant de bruit qu'une tragédie nouvelle de Racine ou une victoire du maréchal de Luxembourg. Saint-Simon en retrace les détails avec la minutie qui lui est habituelle et s'applique à donner à chacun d'eux une importance capitale. Il n'oublie ni les félicitations des princes du sang, ni les témoignages d'estime de la Cour qui s'inscrivit en masse à l'hôtel de Coislin. Le roi, lui-même, assure-t-il, exprima le désir de voir le héros de cette aventure et lui demanda un récit,—lequel, en dépit de sa prolixité, ne parut pas suffisant. A la façon de nos magistrats modernes, qui se plaisent à reconstituer, sur le terrain où telles se sont déroulées, les péripéties des drames judiciaires, Sa Majesté éprouva le besoin d'une représentation du crime. On cala congrûment, dans un premier[p. 79] fauteuil, un gentilhomme destiné à tenir l'emploi de patient. Coislin, assis dans un autre fauteuil, lui barricada les jambes et lui fit subir, au figuré, le supplice d'une pression ininterrompue. Il mima ensuite, avec cris à l'appui, les gestes désordonnés du Premier Président, ne laissant dans l'ombre aucune particularité de nature à édifier la religion du royal spectateur... Après quoi, celui-ci aurait déclaré impertinente l'entreprise de Nicolas de Novion, l'aurait appelé à comparaître devant sa justice souveraine, réprimandé d'importance et condamné à faire des excuses.

Pour M. de Coislin, ce haut fait constitua le plus beau succès de sa carrière. Il en contait les péripéties à tout venant, avec cette exagération de courtoisie qui était sa marque distinctive. Sa narration, maintes fois renouvelée en présence de Saint-Simon, ne tomba point dans l'oreille d'un sourd, et l'on peut tenir pour certain qu'en passant par la plume du maître elle n'a perdu ni de son acuité ni de son agrément[79].

[79] Mémoires de Saint-Simon, t. III, p. 109.

Tels furent, durant un intervalle de dix années, les procédés des ducs à l'égard du descendant de «l'homme juste»:—procédés bien anodins, d'ailleurs, si on les compare au traitement que, un demi-siècle plus tard, lui infligera le rédacteur des Mémoires. Il ne s'agira plus, en effet, de simples molestations, moins odieuses en somme que ridicules, mais d'accusations d'une haute[p. 80] gravité dont, sournoisement et à l'insu de ses collègues qui, sans doute, ne l'auraient pas suivi dans cette voie, l'ex-vidame de Chartres va se constituer l'artisan, le metteur en scène et le propagateur... Mais, avant d'aborder cet ordre nouveau de faits, il nous paraît nécessaire de dire quelques mots d'une question qui n'est pas sans intérêt dans le débat: celle de la valeur de Saint-Simon envisagé, non comme historien du règne de Louis XIV,—cette lourde tâche a été accomplie de main de maître[80],—mais comme chroniqueur... de l'affaire du bonnet.

[80] Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, par Chéruel.


[p. 81]

V

Inexactitudes relevées dans le récit des «Mémoires».—Les «chimères» de Saint-Simon.—Son appréciation sur Nicolas de Novion.—Cette appréciation contredite par les mémoires du temps.—Retraite du Premier Président de Novion (1689).—Ses causes.—Faveurs que lui accorde le roi.

Des inexactitudes, nous en avons déjà relevé quelques-unes dans le récit de Saint-Simon: combien d'autres ne rencontrerons-nous pas en avançant en besogne!... Est-ce à dire qu'il faille le tenir pour un imposteur inventant de toutes pièces des faits que, pertinemment, il sait être faux? Ce serait peut-être excessif. Sans doute le mensonge, tel que le définissent les docteurs, n'est point pour l'effrayer. Mais on peut admettre que, même dans ce cas, l'imagination joue chez lui un rôle considérable. Le travail d'amplification et de grossissement, qui s'opère alors dans cet esprit en révolte contre la réalité, échappe à l'examen lorsqu'on se trouve en présence d'une relation unique. Au contraire, il se révèle avec évidence quand le même fait est rapporté plusieurs fois, à quelques années d'intervalle. Il suffit, pour apercevoir les altérations subies en cours de route, de comparer entre elles ces diverses[p. 82] versions. Particularité bien caractéristique: dans les étapes successives de ce mensonge progressif, c'est toujours la première version qui s'éloigne le moins de la vérité[81].

[81] Cette particularité n'a pas échappé aux éditeurs du Journal de Dangeau. «Il y aurait, disent-ils (t. XVIII, p. 487), un travail considérable à faire, tant pour le fond que pour la forme, sur les différences essentielles qui existent entre les Additions au journal de Dangeau et les Mémoires de Saint-Simon. On y verrait souvent l'addition plus modérée, plus exacte, plus impartiale, plus vraie, plus près de la source, les Mémoires plus acerbes, plus passionnés, plus littéraires».

Saint-Simon n'est pas seulement un passionné; c'est aussi un malade. Pour peu qu'on le suive dans les manifestations de sa vie publique, il apparaît avec les symptômes d'une double affection,—impressionnabilité, susceptibilité, irritabilité extrêmes, qui sont le propre des affections nerveuses;—envahissement d'idées fixes tournant à l'obsession et vision de dignités fabuleuses, qui caractérisent certaines affections mentales...

Le mal datait de loin. Il remontait à son enfance, bercée de récits héroïques sur la grandeur de sa «maison». Avant de savoir conjuguer un verbe, le vidame de Chartres n'ignorait rien des prétentions de la pairie. L'élévation du duc du Maine le jeta dans une incroyable agitation, et ce fut du désespoir lorsque, en 1686, ce favori de la fortune fut promu dans l'ordre[p. 83] du Saint-Esprit. «Je n'ose dire, déclare-t-il, qu'à douze ans que je n'avois pas encore, j'étois fort en peine et je m'informois souvent de l'état du duc de Luynes, qui avoit la goutte, parce qu'il auroit été parrain de M. le prince de Conti avec le duc de Chaulnes, et M. du Maine eût échu à mon père[82]

[82] Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 221.

Telles sont ses hantises d'écolier. A peine adolescent, le regret des disgrâces subies par les ducs, avec le ferme propos d'en obtenir réparation, ne cesse de le poursuivre. L'excitation qui accompagne ce regret grandit encore avec l'âge. Elle affecte alors un caractère si impérieux qu'il se déclare incapable d'y résister[83] et proclame que, pour avoir satisfaction, il est prêt à sacrifier, «avec transport de joie», sa fortune «et présente et future[84]».

[83] Ibid., t. III, p. 285.

[84] Ibid., t. XV, p. 375.

Que l'on joigne à ces prédispositions natives une vanité invraisemblable et un attachement inouï aux illusions les plus manifestes,—autour de lui on disait ses chimères,—on verra à quel degré d'aberration pouvait être entraînée cette intelligence si pénétrante et si alerte. Il suffit de parcourir, dans ses œuvres, ce qui, de près ou de loin, concerne la pairie, pour se rendre compte qu'on a affaire à un de ces sujets que jadis la Faculté nommait des lunatiques, et que les aliénistes modernes classent dans la catégorie des candidats[p. 84] à la monomanie des grandeurs et au délire de la persécution,—persécution visant en sa personne la dignité qu'il recueillit en héritage.

Pour peu qu'on touche à cette corde, il s'opère dans ce cerveau, d'ordinaire si lucide, une révolution qui lui enlève tout sang-froid. A partir de ce moment, pondération, discernement, logique, scrupules lui font également défaut. Ce n'est plus, comme d'habitude, auprès des hommes d'indiscutable sincérité,—les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, le ministre Chamillard, le chancelier de Pontchartrain, le maréchal de Boufflers,—qu'il cherche à se renseigner. C'est dans les cercles où se colportent commérages, calomnies et médisances qu'il puise ses inspirations. Au besoin il s'adressera à des valets... Des valets sûrs et «très principaux», proclame-t-il... Pas toujours, nous l'allons voir. Et, pour peu qu'au cours de cette poursuite passionnée il ait l'heureuse fortune de saisir au vol un récit équivoque, une anecdote suspecte, un propos d'antichambre ou d'office, sa haine s'en empare avec délices. Il se produit dans cette tête, «qui bout comme un volcan», une agitation analogue à celle des nuits fiévreuses où les moindres incidents grossissent au point de prendre des proportions monumentales. D'ordinaire, les fantômes nés durant les heures d'insomnie ne survivent pas à l'éclat du jour. Ceux que se forge Saint-Simon ne s'évanouissent jamais. Il les choie, les caresse, et vit avec eux dans une intimité étroite.[p. 85] Les gens les moins suspects auront beau démontrer que ce sont de pures ombres, des créations d'une fantaisie dévoyée, de vaines illusions... Il ne veut rien entendre et persiste dans son erreur, en dépit de tout et de tous. «Cet homme, dira le Régent, est d'une suite enragée!» Enragée, c'est cela même; mais, parfois aussi, aveugle et inconsciente, «qui, dans une certaine mesure, atténue une mauvaise foi dont il est, trop souvent, impossible de douter.» C'est en s'inspirant de ce point de vue complexe qu'il convient d'envisager les questions d'ordre critique que soulève ce débat:—à commencer par celle qui concerne Nicolas de Novion...

Saint-Simon s'occupe de lui, d'abord dans ses notes sur Dangeau, puis dans ses Mémoires.

La note qu'il lui consacre est ainsi conçue: «Le Premier Président étoit fort accusé de vendre la justice et on prétend qu'il fut, plus d'une fois, pris sur le fait, prononçant à l'audience des arrêts dont aucun des deux côtés n'avoit été d'avis. En sorte qu'un côté s'étonnoit de l'avis unanime de l'autre, et ainsi réciproquement, et que, sur ces injustices réitérées, le roi prit enfin le parti de l'obliger à se défaire[85].»—Ce sont des bruits dont le chroniqueur se fait l'écho, sans se porter garant de leur exactitude: le Premier Président était fort accusé... On prétend que...

[85] Journal de Dangeau, t. II, p. 473.

[p. 86]

Dans ses Mémoires, postérieurs de plusieurs années, il ne s'agit plus d'une médisance sujette à controverse, mais de faits affirmés sans réserves: «Lamoignon mourut en 1677. Novion lui succéda qui fut chassé de cette belle place pour les friponneries et les falsifications d'arrêts qu'il changeoit en les signant. Les rapporteurs s'en aperçurent longtemps avant que d'oser s'en plaindre. A la fin, les principaux de la Grand'Chambre lui en parlèrent et l'obligèrent à souffrir un témoin, d'entre les conseillers, à le voir signer. Il avoit encore une façon plus hardie pour les arrêts d'audience: il les prononçoit à son gré. Chaque côté de la séance, dont il avoit été prendre les avis, admira longtemps comment tout l'autre côté avoit pu être d'un avis différent de celui qui avoit été le plus nombreux du sien, et cela dura longtemps de la sorte. Comme cela arrivoit de plus en plus souvent, leur surprise fit qu'ils se la communiquèrent. Elle augmenta beaucoup quand ils s'apprirent mutuellement qu'elle leur étoit commune depuis longtemps et que ces arrêts, qui l'avoient causée, n'étoient l'avis d'aucun des deux côtés. Ils résolurent de lui en parler la première fois qu'ils s'en apercevroient. L'aventure ne tarda pas, et le hasard fit que la cause regardoit un marguilliage. Quelques-uns des plus accrédités de la Grand'Chambre lui parlèrent comme ils en étoient convenus entre eux et tout modestement le poussèrent. Se trouvant à bout, il se mit à rire et[p. 87] leur répondit qu'il seroit bien malheureux, étant Premier Président, s'il ne pouvoit pas faire un marguillier quand il en avoit envie. Ces gentillesses furent rapportées au roi, et il étoit chassé honteusement et avec éclat sans le duc de Gesvres, premier gentilhomme de la Chambre et, de tout temps, fort lié et fort libre avec le roi, qui en obtint qu'il donneroit sa démission, comme un homme qui veut se retirer, et se chargea de l'apporter au roi[86]

[86] Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 420.

Cette seconde version doit être complétée par l'indication nouvelle que voici: «Le Premier Président de Novion étoit un homme vendu à l'iniquité, à qui l'argent et les maîtresses obscures faisoient tout faire... Il vécut encore quatre ans dans l'abandon et l'ignominie et mourut à sa campagne sur la fin de 1693[87]

[87] Ibid., t. III, p. 312.

Telles sont les accusations, si différentes de ton, qu'à des intervalles éloignés Saint-Simon a formulées contre l'adversaire des ducs. Y a-t-il opportunité à les opposer l'une à l'autre pour en établir l'inquiétante progression? Nous ne le pensons pas; car il est facile de démontrer que toutes deux sont également inexactes.

Et d'abord, quelle est l'impression qui se dégage de[p. 88] cet ensemble d'imputations? Un sentiment de surprise. On a peine à concevoir que l'ancien justicier des grands jours, tenu en haute estime par tant de gens de bien, se soit transformé tout à coup, après sa soixantième année, en magistrat cupide, vénal, prévaricateur et faussaire... A la réflexion, on découvre vite que certains détails manquent de vraisemblance: celui notamment qui a trait aux supercheries du délibéré. Comment admettre qu'une moitié des magistrats ait longtemps ignoré l'opinion unanime de collègues séparés d'eux par quelques pas à peine? Il faut n'avoir aucune notion des mœurs judiciaires pour considérer comme possible la mise en pratique d'aussi périlleuses combinaisons[88].

[88] «Ce récit, dit M. Chéruel, n'est pas admissible et porte avec lui sa réfutation. Le vote avait lieu à haute voix. Comment admettre que le Parlement ait été distrait au point de ne pas s'apercevoir que le Premier Président dictait un arrêt contraire à l'avis unanime des conseillers? Saint-Simon a tellement dépassé les bornes du vraisemblable qu'il se réfute lui-même.» Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, p. 501.

Ces récits,—qu'il s'agisse d'une simple rumeur ou d'une affirmation catégorique,—ne pourraient donc trouver crédit qu'autant qu'on en aurait la confirmation dans les correspondances et les écrits du temps. Or c'est précisément le contraire qui arrive.

Le premier des contemporains dont il convienne d'invoquer le témoignage, c'est Louis XIV lui-même,[p. 89] qu'on nous représente comme décidé à faire un éclat, et ne mettant un frein à sa colère que sur l'intervention du duc de Gesvres... Que Sa Majesté, sur de pressantes sollicitations, ait pardonné à un grand coupable, on peut facilement l'admettre. Mais qu'elle eût accablé ce coupable de bienfaits, tout en le chassant, ce serait la plus choquante des contradictions. La question ainsi posée, que voyons-nous? Loin de traiter Novion en magistrat indigne, le roi lui accorde les faveurs suivantes: attribution d'une année de gages; maintien de sa pension de dix-huit mille livres; constitution d'un brevet de retenue de cent mille écus; allocation d'une somme de trois cent soixante-quatorze mille livres pour l'acquisition d'une présidence à mortier destinée à son petit-fils, André de Novion. Les fils sont également l'objet de promesses réalisées à brève échéance: une abbaye à celui qui est d'Église; le grade de brigadier au colonel du régiment de Bretagne. Enfin le gendre, M. de la Briffe, est nommé procureur général en remplacement de Harlay... On confessera qu'il n'y a là rien qui ressemble à une disgrâce, encore moins à une déroute.

Interrogeons maintenant Dangeau, si bien renseigné sur les bruits de Cour. Dangeau consigne, à sa date, la retraite de Novion, sans lui attribuer aucune cause désobligeante. Au contraire, en chroniqueur scrupuleux, il énumère chacune des libéralités dont nous venons de dresser l'état et ajoute même qu'elles furent[p. 90] encore accrues de cent mille livres, à la suite d'une visite de l'intéressé au roi[89].

[89] Journal de Dangeau, t. II, p. 475.

Au témoignage de Dangeau, il faut joindre celui de Bussy-Rabutin. Pour ce dernier, la démission du Premier Président est motivée par le souci d'assurer l'avenir des siens[90]. Un arrangement de famille: tel est aussi le sentiment du marquis de Sourches. Même note à l'Académie, où Nicolas de Novion avait été reçu en 1680[91]. Sa mort, survenue en 1693, y fut saluée dans des termes qui, en faisant une large part à l'hyperbole d'usage, ne laissent pas de place à l'équivoque. L'un des orateurs, l'abbé Boileau, célèbre les actes publics du défunt, la fécondité de son génie, la justesse de son discernement, la dignité avec laquelle il prononçait les oracles de la justice. Mais, s'il admire les talents qui le portèrent à la tête de l'un des premiers sénats du monde, il ne tarit pas sur la sagesse de sa retraite où il n'est pas éloigné de voir un signe de la protection divine[92].

[90] Correspondance de Bussy-Rabutin. Lettre du 10 octobre 1689.

[91] C'est à ses bons offices qu'eut recours la docte assemblée pour régler son différend avec Furetière.

[92] Recueil des harangues de messieurs les académiciens, t. II, p. 459.

Ces considérations avaient frappé M. Chéruel. Aussi n'hésitait-il pas à regarder comme dénuées de fondement les imputations de Saint-Simon[93]. Que n'eût-il[p. 91] pas dit s'il avait eu sous la main les Souvenirs du greffier Dongois, neveu de Boileau-Despréaux!

[93] L'opinion de M. Chéruel paraît avoir été partagée par M. de Boislisle, dans la grande édition de Saint-Simon, t. II, p. 51.

En vertu de ses fonctions, Dongois était préposé à la garde des registres du Parlement. Par suite, son attention devait être attirée d'une façon spéciale sur les agissements de nature à en compromettre la sincérité. Toute altération de ses minutes l'eût touché autant qu'un attentat contre sa personne. Cependant, au cours des notes qu'il consacre à Nicolas de Novion, on ne relève aucune allusion ni aucune réticence qui puisse éveiller le soupçon. S'explique-t-il, en revanche, sur les relations du chef de la Compagnie avec ces rapporteurs dont on s'est plu à signaler l'attitude indignée et les précautions outrageantes, voici de quelle manière il les juge: «Le Premier Président avoit une grande facilité d'esprit et une appréhension si vive que, quelque nombre d'affaires qu'il eût envie de communiquer, il les remettoit avec une netteté surprenante. Il ne demandoit que le nom des parties et aussitôt rapportoit le procès à merveille en apparence. Du moins, les rapporteurs en étoient très contents...» Satisfecit flatteur dont l'importance ne saurait échapper. Comment le concilier avec le flagrant délit au cours duquel Novion, «pris la main dans le sacq», aurait été démasqué et publiquement flétri?...[p. 92] Dongois déguise-t-il la vérité? Pourquoi, et dans quel intérêt? C'était, en même temps qu'un personnage considérable, un galant homme d'une probité à toute épreuve[94]. Ajoutons que ses Souvenirs, rédigés pour son petit-fils, Roger-François Gilbert de Voisins, qui lui succéda en 1717, avaient un caractère essentiellement privé[95].

[94] Mémoires de Saint-Simon, t. XIV, p. 87.

[95] Dongois a laissé, outre les Souvenirs, un Journal, d'un haut intérêt documentaire, composé pendant son séjour à Clermont, où il remplissait les fonctions de greffier près de la Chambre de justice instituée par Louis XIV. Coïncidence curieuse: le Journal défend Novion contre certaine médisance de l'abbé Fléchier, de même que les Souvenirs le protègent contre les calomnies de Saint-Simon. Rendant compte des poursuites dont le marquis de Pont-du-Château fut l'objet en 1665, le futur évêque de Nîmes, après un long exposé des crimes de ce gentilhomme, insinue qu'à raison de son alliance avec M. de Ribeyre, gendre de Novion, il fut traité par celui-ci avec une indulgence scandaleuse. Or Dongois, qui rapporte, avec l'autorité attachée à son caractère officiel, les débats de ce procès, démontre l'inanité des bruits recueillis par Fléchier et justifie pleinement la décision rendue (voir à l'appendice les Mémoires de Fléchier, p. 393):—ce qui n'empêche pas Sainte-Beuve, dans l'étude qui figure en tête de cet ouvrage, de faire état des dires de l'auteur, de les rapprocher des attaques de Saint-Simon et d'émettre cet avis que le président des grands jours préludait alors, par «une nuance légère d'iniquité», aux méfaits dont, plus tard, il devait se rendre coupable.

Dongois ne s'y montre pas, d'ailleurs, d'une tendresse aveugle à l'égard de son ancien chef. C'est ainsi qu'après l'avoir représenté comme «bon et compatissant»,[p. 93] il expose «qu'il changeoit aisément d'amitiés et sentiments». Il termine même ses critiques par cette constatation peu flatteuse «qu'on ne peut pas disconvenir qu'il manquoit de tenue». Assurément, cette formule un peu nuageuse ne vise pas des négligences de toilette, mais certaines faiblesses d'un ordre tout à fait intime:—ce qui nous amène à la question «des maîtresses obscures»...

Que Nicolas de Novion eût du goût pour ce qu'un ministre de l'empire, dans une correspondance célèbre, appelait l'odor della feminita, cela n'est pas douteux. Il est certain que, dans sa jeunesse, les succès ne lui firent pas défaut. L'âge glissa-t-il sur lui sans calmer ses ardeurs? Il y a lieu de le croire. On doit même admettre, d'après les dires de Dongois, qu'il négligeait de prendre ces précautions qui, sans atténuer la gravité de la faute, ont l'avantage d'en restreindre la publicité. Mais il importe, sur ce point comme sur beaucoup d'autres, de se tenir en garde contre toute exagération. Les notes rédigées, à la demande de Fouquet, sur le personnel du Parlement, contiennent, relativement à Novion, l'indication suivante: «Est souvent brouillé en son domestique: Mme des Brosses-Chouart a grand crédit sur lui.» Mme des Brosses-Chouart: une favorite, tenons-le pour acquis. Celle-ci fut-elle suivie d'une ou plusieurs autres? C'est fort possible... Défaillances fâcheuses, même en un siècle qui vit tout à la fois les dernières amours de Henri IV[p. 94] et les liaisons scandaleuses du Roi-Soleil. Mais, de ces habitudes de galanterie à une domination déshonorante, exercée par des personnes de bas étage exploitant les vices d'un vieillard et se livrant, de concert avec lui, à un trafic honteux, il y a une distance que rien ne nous permet de franchir.—Comment oublier d'ailleurs que, de ce vieillard, Guy Patin a dit: «C'est un fort honnête homme[96]», et l'abbé Legendre: «C'étoit un bon juge[97]»!

[96] Lettre du 8 décembre 1665.

[97] Mémoires de l'abbé Legendre, p. 30.—L'édition de Saint-Simon, publiée par M. de Boislisle, contient sur les mœurs de Nicolas de Novion la précision suivante qui ne contredit en rien notre opinion: «Le bruit public lui attribuait la paternité illégitime de cette cousine de Boileau qui épousa le frère de Jean de La Bruyère.» Notice de M. Servois.

Que reste t-il, en somme, des deux versions accusatrices? On peut dire rien... La calomnie n'en subsistera pas moins avec les conséquences cruelles que lui imprime le talent de son auteur. Elle fera son chemin et, plus tard, sera reproduite par les gens de lettres qui, soucieux d'aller vite en besogne, épousent volontiers les opinions toutes faites. Parmi tant de noms qu'on pourrait citer, nous n'en désignerons qu'un: celui de Duclos, dont on connaît les prétentions bourrues à l'indépendance et l'orgueilleuse affectation de sincérité. Duclos copie servilement, sans du reste indiquer la source, les dires de l'ex-vidame de Chartres sur Nicolas de Novion. Moyennant quoi, il libelle cette[p. 95] phrase lapidaire: «On en avait fait pendre de moins coupables, mais ce n'était pas de ceux qui font pendre!»—C'est ainsi qu'au cours de ce grand dix-huitième siècle, qui revendiqua si haut les droits de la libre critique, un philosophe doublé d'un moraliste comprenait les devoirs de l'historien[98].

[98] Vers la même époque, Voisenon et Marmontel eurent aussi la bonne fortune de prendre connaissance des Mémoires. Ils y puisèrent également une foule d'indications, mais, pas plus que Duclos, ils ne songèrent, semble-t-il, à en contrôler l'exactitude.

Est-ce à dire qu'en haut lieu on ne trouvât point que, pour Novion, l'heure de la retraite avait sonné? Si, on le pensait. Et c'est là l'équivoque dont les Mémoires ont si habilement tiré parti. Il se produisit, en effet, une intervention officielle, mais motivée par des raisons qui n'entachaient en rien l'honneur de l'intéressé...

En 1689, l'ancien président des grands jours était parvenu au terme de sa carrière: soixante et onze ans d'âge et cinquante-deux ans de services. La maladie l'avait gravement éprouvé: il était infirme et entendait à peine. Ses facultés intellectuelles s'affaiblissaient également. La preuve en éclata dans une circonstance qui eut un retentissement considérable. Un Te Deum, en l'honneur du rétablissement de Sa Majesté, venait d'être célébré à la Sainte-Chapelle (6 février 1687), en présence du chancelier Boucherat, des représentants de la haute robe et de nombreuses personnes de distinction.[p. 96] Avant de se rendre au repas qu'allait lui offrir le chef de la Compagnie judiciaire, l'assistance se réunit à la Grand'Chambre pour y entendre les harangues d'usage, l'une du Premier Président, l'autre du chancelier. La curiosité était vive. On s'attendait, en effet, à un beau tournoi d'éloquence, chacun des orateurs devant briller par des mérites divers. Mais les suffrages étaient acquis d'avance au Premier Président qu'on savait doué d'un remarquable talent de parole[99]... Que se passa-t-il en lui? Il serait malaisé de le dire. Toujours est-il que, sous le coup d'une éclipse soudaine, son cerveau ne lui fournit aucune idée et sa mémoire aucune parole: il s'arrêta net au début de son discours et ne trouva pas un mot pour sauver la situation. «Ce fut, dit l'abbé Legendre, une scène désagréable pour un homme qui avoit préparé un dîner de plus de mille écus pour régaler le chancelier et tout ce qu'il y avoit de plus distingué dans la robe[100].» Le marquis de Sourches indique que la réputation du Premier Président était si bien établie que cette mésaventure ne pouvait lui causer aucun tort. Elle ne l'en affecta pas moins au delà de toute mesure. Il se regarda comme irrémédiablement amoindri, devint taciturne, tomba dans une affliction[p. 97] profonde, qui le suivit jusqu'au tombeau, et refusa longtemps de prendre possession de son siège[101].

[99] «Il se piquoit, dit Dongois, de parler aisément sur-le-champ et, en effet, il le faisoit avec une facilité extraordinaire.»

[100] Mémoires de l'abbé Legendre, p. 36.

[101] Souvenirs de Dongois.—Le discours qu'il ne put prononcer n'en fut pas moins publié. Il se terminait par cette phrase sonore, rapportée par Gilbert de Lisle. «Nous avons en lui—c'est de Louis XIV qu'il est question—un libérateur; mais nous n'entreprendrons pas son éloge: l'écho n'a point assez de voix pour rendre le bruit du tonnerre».

Des difficultés d'une autre nature lui rendaient également pénible l'exercice de ses fonctions. Ses rapports avec le procureur général de Harlay étaient extrêmement tendus, bien que celui-ci fût son neveu à la mode de Bretagne. Lorsque, après la mort de Lamoignon, la Première Présidence était devenue vacante, Harlay avait, nous le savons, posé sa candidature. Les compétitions furent, semble-t-il, fort ardentes. D'où une rivalité qui, avec le temps, ne fit que s'accentuer[102].

[102] En 1685, ils avaient aussi été en concurrence pour la place de chancelier.—Journal de Dangeau, t. I, p. 242.

L'un et l'autre avaient, au surplus, de ces railleries piquantes qui n'étaient pas de nature à rétablir la bonne harmonie.—«Les gens du roi! se plaisait à dire Novion: comme les orgues à l'église, ils ne servent qu'à allonger la cérémonie[103]...» Mais il avait affaire à forte partie. Pour un lardon lancé, il en recevait quatre. Le neveu, doué d'une verve intarissable, n'avait garde de ménager l'oncle et se montrait d'autant plus[p. 98] acerbe que, désigné pour recueillir sa succession, il lui tardait qu'elle fût ouverte. Passé maître en l'art de la procédure, et supérieur aux plus fins limiers de la chicane, il s'ingéniait à soulever des contestations de forme où il ne manquait jamais d'avoir le dernier mot. S'il s'était agi d'une de ces querelles qu'on vide au champ d'honneur, le vieil athlète, retrouvant sa vigueur ancienne, l'eût sans doute emporté. Mais que pouvait sa fougue généreuse contre les coups d'épingle dont on se plaisait à le harceler? L'homme, que Mazarin avait su berner de si adroite manière, était, en dépit de ses facultés brillantes, pourvu d'une certaine dose de naïveté. Ajoutons que le sang-froid n'était pas sa qualité dominante. Aussi donnait-il «dans tous les panneaux que le procureur général lui tendoit». Dongois, qui nous donne ces détails, servait d'intermédiaire et s'efforçait de mettre le holà. Ce manège, qui durait depuis douze ans, n'en devait pas moins aboutir à un éclat public, sinon à un scandale.

[103] Messagiana, t. II, p. 210.

Supposer que cet antagonisme, si nuisible à l'administration de la justice, prit fin après la déconvenue oratoire du Premier Président, ce serait faire injure à l'espèce humaine. On peut affirmer que les partisans de Harlay profitèrent de l'occasion pour remontrer au roi les inconvénients de cet éternel conflit, le grand âge de Nicolas de Novion, le délabrement de sa santé, la diminution de son prestige, l'opportunité de son[p. 99] remplacement par un magistrat plus jeune et mieux en main. Ils agirent avec d'autant plus d'ardeur qu'ils se sentaient soutenus par le parti des ducs, heureux de satisfaire sa vengeance. C'était, d'autre part, le moment où Harlay, n'ayant pas eu encore à prendre parti sur le bonnet, jouissait de la faveur qui s'attache aux héritiers du trône, dont chaque mécontent escompte le libéralisme réparateur. Cette coalition d'intérêts et de rancunes manœuvra si habilement que Louis XIV, convaincu, chargea le marquis de Seignelay de faire comprendre au Premier Président que l'heure de la retraite avait sonné pour lui; Seignelay devait, en même temps, énumérer les faveurs qui, à titre de récompense, seraient attribuées au démissionnaire. Celui-ci, dont cette démarche comblait les désirs secrets, ne se le fit pas dire deux fois. Il se hâta d'en tirer profit en se faisant gratifier «d'une rançon de prince», manda chez lui son notaire et signa, en présence des témoins requis, le contrat qui le déchargeait d'un fardeau devenu trop lourd pour ses épaules.

Telle est, semble-t-il, la vérité: il importait qu'elle fût dite[104].

[104] Ajoutons, pour ne rien laisser dans l'ombre, qu'en 1702 il parut sous ce titre: Mémoire pour servir à l'histoire du marquis de Fresne, un libelle qui mettait en cause la tribu entière des Novion et dirigeait spécialement contre son chef—Nicolas V—les imputations les plus odieuses. Ce libelle, qui a inspiré à M. E.-D. Forgues un article publié en 1867 dans la Revue des Deux Mondes, était l'œuvre d'un criminel condamné pour meurtre, tentative d'empoisonnement et trafic de sa femme qu'il essaya de vendre à des pirates. (Voir les Mémoires du comte de Rochefort, édition de 1692, p. 237). Saint-Simon, qui n'a pu ignorer l'existence de ce pamphlet, n'y fait aucune allusion: c'est dire le cas qu'il mérite.


[p. 100]
[p. 101]

VI

Le Premier Président de Harlay.—Son portrait.—Ses ancêtres.—Son attitude vis-à-vis des ducs.—Les procès de Saint-Simon et du maréchal de Luxembourg.—L'échec de la candidature de Harlay a la charge de chancelier.—Ses causes.—Mort de Harlay (1707).—Le duc du Maine se prononce contre les ducs dans la querelle du bonnet.—Vaines tentatives de Saint-Simon.—Découragement des ducs.—Fin de la première période de la querelle du bonnet.

C'est en septembre 1689 que se produisait la retraite de Novion. Messieurs de la pairie l'accueillirent avec allégresse, tout en ne se défendant pas de quelque inquiétude. C'était sans doute une admirable chose que d'en finir avec le passé; mais qu'allait être l'avenir? Tous les regards se tournèrent vers celui que chacun désignait pour la fonction la plus élevée du Parlement, où il fut d'ailleurs porté tout aussitôt: le procureur général Achille III de Harlay, seigneur de Grosbois et de Beaumont-en-Gâtinais, celui-là même dont nous venons de voir passer la silhouette.

Au physique, tout le contraire de Novion, dont il ne rappelait en rien le grand air et l'imposante majesté: un robin dépourvu de prestance, au geste effacé, orné[p. 102] d'une barbiche broussailleuse, semblable à celle d'un bouc, médiocrement vêtu, peu soigné de sa personne et ayant moins l'apparence d'un haut magistrat que celle d'un régent de collège. Mais quand l'attention se portait sur la figure, on éprouvait une sorte de saisissement, tant il s'en dégageait d'intelligence et de vie. Et l'impression première se modifiait et l'on s'expliquait le choix de Louis XIV.

Saint-Simon nous a laissé du personnage jusqu'à trois portraits, d'un relief saisissant, qu'il est facile de fondre en un seul, car, à quelques détails près, ils ne diffèrent pas sensiblement. «Pour l'extérieur, dit-il, un petit homme vigoureux et maigre, un visage en losange, un nez grand et aquilin, des yeux beaux, parlants, perçants, qui ne regardoient qu'à la dérobée, mais qui, fixés sur un client ou sur un magistrat, étoient pour le faire rentrer en terre; un habit peu ample, un rabat presque d'ecclésiastique, et des manchettes plates comme eux, une perruque fort brune et fort mêlée de blanc, touffue mais courte, avec une grande calotte par-dessus. Il se tenoit et marchoit un peu courbé, avec un faux air plus humble que modeste, et rasoit toujours les murailles, pour se faire faire place avec plus de bruit, et n'avançoit qu'à force de révérences respectueuses et comme honteuses, à droite et à gauche, à Versailles[105]

[105] Mémoires de Saint-Simon, t. I, p. 136.

[p. 103]

Les yeux constituaient la marque caractéristique de cette physionomie. Saint-Simon, qui était lui-même pourvu «d'un œil de vrille», ne tarit pas d'exclamations à ce sujet. Il le fait en termes qui ne permettent guère de concevoir que ce fussent des yeux sournois, «ne regardant qu'à la dérobée». Il spécifie, en effet, que «c'étoient des yeux de vautour qui sembloient dévorer les objets et percer les murailles». Or des yeux, même de vautour, ne sauraient accomplir de pareils prodiges, sans regarder en face!

«Les sentences, poursuivent les Mémoires, et les maximes étoient son langage ordinaire, même dans les propos communs. Toujours laconique, jamais à son aise, ni personne avec lui; beaucoup d'esprit naturel et fort étendu; beaucoup de pénétration, une grande connoissance du monde, surtout des gens avec qui il avoit affaire; beaucoup de belles-lettres, profond dans la science du droit et, ce qui malheureusement est devenu si rare, du droit public; une grande lecture et une grande mémoire et, avec une lenteur dont il s'étoit fait une étude, une justesse, une promptitude, une vivacité de réparties surprenante et toujours présente. Supérieur aux plus fins procureurs dans la science du Palais, et un talent incomparable de gouvernement par lequel il s'étoit tellement rendu le maître du Parlement qu'il n'y avoit aucun de ce corps qui ne fût devant lui un écolier et que la Grand'Chambre et les Enquêtes[p. 104] assemblées n'étoient que des petits garçons en sa présence, qu'il dominoit et qu'il tournoit où et comme il le vouloit, souvent sans qu'ils s'en aperçussent, sans oser branler devant lui, sans toutefois avoir jamais donné accès à aucune liberté ni familiarité avec lui à personne, sans exception; magnifique par vanité aux occasions, ordinairement frugal par le même orgueil, et modeste de même dans ses meubles et dans son équipage, pour s'approcher des mœurs des anciens grands magistrats...»

Voilà ce qu'on peut appeler le côté des mérites... Il faut reconnaître que, bien qu'entremêlés de coups de griffe, les compliments abondent: procédé habituel à Saint-Simon quand il veut accabler son homme,—la scélératesse exigeant, pour être poussée à l'excès, une forte dose de facultés brillantes... Voici, maintenant, le revers de la médaille: «C'est un dommage extrême que tant de qualités et de talents naturels et acquis se soient trouvés destitués de toute vertu et n'aient été consacrés qu'au mal, à l'ambition, à l'avarice, au crime. Superbe, venimeux, malin, scélérat par nature, humble, bas, rampant devant ses besoins, faux et hypocrite en toutes ses actions, même les plus ordinaires et les plus communes, juste avec exactitude entre Pierre et Jacques pour sa réputation, l'iniquité la plus consommée, la plus artificieuse, la plus suivie, suivant son intérêt, sa[p. 105] passion et le vent surtout de la Cour et de la fortune[106]

[106] Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 166.

Cette accumulation d'outrages paraîtra peut-être excessive. Ce n'est là cependant qu'un simple spécimen: nous en verrons bien d'autres!... En attendant qu'il nous soit permis de remettre les choses au point, ce qu'il importe de retenir, c'est la grande situation occupée par Harlay au sein du Parlement. Cette situation, il la devait, en partie, au prestige de ses ancêtres, au premier rang desquels figurait Achille Ier, celui-là même dont L'Estoille a dit «qu'il étoit le vrai atlas de sa compagnie, le Piso de nostre aage, descrit par Tacite au sixième livre des Annales, qui n'inclinoit jamais à opinion qui sentist son homme lasche[107]». C'est de lui qu'Achille III tenait ces «yeux de vautour» qui faisaient rentrer les méchants en terre et transperçaient le roc. La chronique rapporte,—et cet exemple d'atavisme ne manque pas d'intérêt,—qu'un jour Achille Ier se trouvant à Estains, où il possédait une maison, le village fut envahi par une troupe de lansquenets à la solde de l'Espagne. Déjà les logis étaient marqués, les vivres mis en réquisition, les tonneaux tirés de la cave, quand le Premier Président apparut sur le seuil de sa porte, n'ayant d'autres armes que son bonnet, sa robe écarlate et son regard...[p. 106] Mais ce regard, dans son éloquence muette, disait tant de choses que, saisie d'une épouvante subite, la bande entière, sans en demander plus long, rechargea ses bagages, se remit en selle et détala à toute bride.

[107] Mémoires de de L'Estoille, édit. Petitot, 49, p. 61.

On ne s'imagine pas quels souvenirs avaient laissés au Palais, où le culte des traditions était resté vivace, les hauts faits de ce personnage, son patriotisme ardent, ses vibrantes objurgations aux Guises, sa résistance héroïque aux factieux. La légende s'était peu à peu mêlée à l'histoire et le petit-fils en recueillait comme une sorte d'auréole à laquelle ne nuisaient pas non plus ses relations étroites avec les maréchaux de Luxembourg, de Noailles et de Villeroy, et ses alliances avec les maisons les plus puissantes de la robe[108].

[108] Sa mère était une Bellièvre, sa bisaïeule une de Thou. Enfin, il avait épousé, au mois de septembre 1667, Mlle de Boissy, fille de Guillaume de Lamoignon. Mémoires d'Olivier d'Ormesson, t. II, p. 520.

Mais c'est surtout à lui-même qu'il devait sa grande autorité. Investi, dès 1667, de la charge de procureur général que, en 1661, son père avait acquise de Fouquet, au prix de 2400000 livres[109], il avait, pendant vingt-deux ans, exercé cette fonction avec une maîtrise incomparable. La jurisprudence, en matière civile autant qu'en matière religieuse, n'avait pas de secrets[p. 107] pour lui. Mais c'est principalement dans les questions de droit public, si fréquemment agitées alors, que se révélait sa vaste érudition. Il possédait, sur ce sujet unique, plus de deux mille manuscrits provenant des recueils constitués par les anciens Premiers Présidents: c'étaient «les trésors de la tradition parlementaire»... Aussi n'est-ce pas à lui qu'on eût pu faire accroire que les pairs du temps de Louis XIV descendaient des grands vassaux et qu'ils étaient «les successeurs nés des rois»!

[109] Note au journal de Dangeau, t. II, p. 473. Achille II, père d'Achille III et petit-fils d'Achille Ier, avait été conseiller au Parlement, maître des requêtes et conseiller d'État, avant de devenir procureur général.

Quoi que Saint-Simon en puisse dire, cet extraordinaire petit homme possédait,—nous le verrons bientôt,—quelques qualités. Par contre, il était affligé de deux défauts. Premièrement, il était d'un caractère peu maniable; certains disaient même hargneux. Deuxièmement, il avait trop d'esprit,—un esprit amer, piquant, emportant la pièce. Un de ses biographes proclame que ses morsures atteignaient seulement ceux qui les méritaient[110]. L'abbé Legendre s'en explique différemment: «Tout en lui, dit-il, sentoit son grand magistrat, hors peut-être un peu trop d'humeur... Quoiqu'il eût toujours le sourcil froncé, c'était un homme à sarcasmes qui ne pouvoit retenir un bon mot, y allât-il de se brouiller avec son meilleur ami[111]

[110] Causes célèbres et intéressantes, Paris, 1752, t. IX, p. 676.

[111] Mémoires de l'abbé Legendre, p. 31.

On eût pu, de ces facéties, composer plusieurs[p. 108] volumes. On se borna à en composer un, qui parut sous le titre de Harlæana... J'imagine bien qu'il doit en être de quelques-unes comme des réponses historiques qui, pour la plupart, sont fabriquées après coup. Mais, même en en supprimant la moitié, la collection resterait encore assez riche. Ce virtuose de l'épigramme possédait, en outre, un art merveilleux pour décourager les solliciteurs. Ne pouvant refuser audience au supérieur des Jésuites et au prieur des Oratoriens, entre lesquels un litige était pendant, il les convoqua ensemble dans son cabinet. Il plaça l'un à sa droite, l'autre à sa gauche, les invita à s'expliquer à tour de rôle et les écouta avec une patience qui, d'ordinaire, n'était pas son fait. Et lorsque, suspendus à ses lèvres, ils attendaient l'oracle qu'ils supposaient devoir servir d'opinion à la Cour, Harlay se leva, prononça quelques paroles sur la sanctification des âmes par la vie monastique et l'éternelle béatitude qui en est la récompense, puis, s'inclinant devant chacun des religieux:—Mon Père, dit-il au Jésuite, c'est avec vous que je voudrais vivre...—Et avec vous, mon Père, dit-il à l'Oratorien, que je voudrais mourir... Ils n'en tirèrent pas davantage[112].

[112] Sa causticité, qui n'était pas toujours aussi bénigne, n'épargnait personne. La liste serait longue des gens de qualité que, toujours avec force saluts, il exaspéra de ses boutades. Irritée de n'en rien obtenir, certaine grande dame le traite de Barbe de chat. Une seconde, la duchesse de La Ferté, le qualifie de vieux singe. Il accompagnait les mécontents jusqu'à leur carrosse, sous prétexte de ne rien perdre des assiduités dont on le gratifiait et souvent, au moment de prendre congé, trouvait le moyen de lancer un nouveau lardon.

[p. 109]

Était-ce la paix, était-ce la guerre qu'apportait, dans les plis de sa robe écarlate, cet étrange personnage? Ce qu'on savait de son tempérament n'était pas de nature à rassurer. Les ducs, au surplus, avaient déjà contre lui un grief sérieux: la part qu'il avait prise à l'élévation des enfants de Mme de Montespan. Mais de ce grief même pouvait naître un avantage. En récompense des services rendus dans cette conjoncture délicate, Harlay avait reçu la promesse du poste de chancelier «que le cadavre du bonhomme Boucherat» ne pouvait occuper longtemps. Or le désir qu'il éprouvait d'obtenir les sceaux devait, pensait-on, donner barres sur lui. Comment admettre, en effet, qu'il s'exposât à s'aliéner un parti puissant dont l'animosité pouvait constituer un obstacle sérieux au succès de sa candidature?

Ce n'était donc pas sans impatience qu'on attendait une prestation de serment fournissant aux pairs l'occasion de se rendre au Palais. Quelle serait l'attitude du Premier Président? Se découvrirait-il? Ne se découvrirait-il pas? Chercherait-il quelque expédient qui lui permît de réserver l'avenir?—Le jour décisif arrivé, l'émotion dut être intense au camp des ducs... Leur incertitude fut, d'ailleurs, de courte durée. Suivant son[p. 110] habitude, Harlay distribua force révérences; mais lorsqu'il s'adressa à la pairie, il tint son mortier fixé sur sa tête à la façon d'un homme qui n'en démordrait pas.—C'était la guerre.

On espérait que, intransigeant sur cette question de principe, il se relâcherait sur les points secondaires. Mais ici encore il en fallut rabattre. Tel avait été Novion, tel était Harlay. Rien de changé, ni sur le bonnet, ni sur la garde des bancs, ni sur le surbourrage, ni sur l'installation des paravents en forme de guérites. Les ducs continuèrent, sous la surveillance d'un conseiller, à se meurtrir sur le bois dur, tandis que les présidents, haut perchés sur leurs banquettes, dont le cuir se tendait sur l'abondance du capiton, et préservés des vents coulis sous «leurs mécaniques», insultaient à la disgrâce de la pairie.

Si encore Harlay s'en était tenu aux entreprises anciennes! Mais voilà qu'à son tour il se lançait dans la voie des usurpations. On n'a pas oublié la gymnastique à laquelle se livraient les ducs pour sortir de séance, par suite de la fermeture de la porte du Barreau. Or, qui fit condamner cette porte, dont la suppression les mit dans la pénible nécessité de grimper à l'échelle donnant accès dans la lanterne de la cheminée? C'est Harlay... Qui accorda une distinction nouvelle aux princes du sang en leur attribuant licence de quitter leur siège par le petit degré du roi,—ce qui leur permettait de suivre un autre chemin que les pairs?[p. 111] Harlay, encore Harlay... Qui infligea à ces derniers cette suprême humiliation de voir, à chaque fin d'audience, un huissier escalader les hauts gradins pour frayer passage au Premier Président, alors qu'eux-mêmes ne recevaient même pas les bons offices d'un laquais? Harlay, toujours Harlay... Misères sans doute que tout cela, misères qu'on éprouvait quelque honte à décrire, mais qu'il était impossible de ne pas souligner, parce qu'elles dénotaient bien «l'esprit orgueilleux et tracassier de la robe[113]»!

[113] Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 429.

Et puis, aux griefs d'ordre général s'ajoutaient les griefs particuliers. Ceux-ci s'accumulaient peu à peu, au point de former bientôt une masse formidable. Saint-Simon, pour son compte, eut à soutenir, contre Mme de Lussan, une instance qui mettait en jeu des intérêts considérables. Rien de plus simple, dit-il, que son affaire; mais Harlay veillait. Il intervint, sous prétexte de réglementation, fit la leçon aux conseillers, «qu'il menoit à la baguette», et, comme il vouloit que Saint-Simon perdît son procès, le procès plaidé par Saint-Simon fut effectivement perdu par lui[114].

[114] Ibid., t. V, p. 248.

En même temps s'en poursuivait un autre qui eut le don de révolutionner un groupe de ducs dont La Rochefoucauld se constitua le chef: celui du maréchal de Luxembourg, le héros de Steinkerque et de Fleurus,[p. 112] lequel réclamait un droit de préséance sur certains de ses collègues de la pairie. Les prétentions du maréchal paraissaient peu fondées. Il n'en gagna pas moins. Pourquoi? Parce qu'il était le parent de Harlay.

Maudit Harlay! Alors se déchaîna contre lui une tempête de rage: c'était à qui découvrirait le moyen de lui nuire. Il ne pouvait plus s'agir, comme pour Novion, de genoux brisés entre deux fauteuils ou de scènes de pugilat autour du balustre royal: les molestations de ce genre ne sont plaisantes qu'une fois. Ce que l'on s'ingéniait à trouver, c'était un affront qui l'atteignît tout à la fois dans sa personne et dans sa fortune... L'occasion se fit longtemps attendre. Elle finit par se produire,—au moment où, par suite du décès de Boucherat, devint vacante la charge de chancelier. Cette charge, la première du royaume, avait été à deux reprises différentes, promise au Premier Président par Sa Majesté elle-même. Quelle vengeance raffinée que de déterminer l'échec d'une candidature qui, reposant sur des bases aussi solides, devait être considérée comme inexpugnable!—C'est à quoi, de longue date, avaient tendu les efforts des conjurés.

Comment y parvinrent-ils et quelle fut leur tactique?—A en croire Saint-Simon, le duc de La Rochefoucauld se serait fait une application continuelle de desservir Harlay en se prévalant du procès du maréchal de Luxembourg. Explication inadmissible: cette affaire, qui passionna les ducs, avait laissé tout le monde,[p. 113] Louis XIV en particulier, fort indifférent[115]. C'est dans un motif plus sérieux,—la question religieuse,—qu'il faut, semble-t-il, chercher le secret de l'élimination du Premier Président.

[115] Dangeau rapporte que, le 27 mars 1696, à la veille du procès, le roi fit venir les officiers du Parlement qui devaient connaître de l'affaire et leur déclara qu'il leur laissait le soin de la juger «selon les lois».

On sait que les chefs de la Compagnie judiciaire jouissaient du privilège de traiter directement avec Sa Majesté les affaires touchant la cour de Rome. On connaît, d'autre part, la politique constante du Parlement: soumission sans réserves, au point de vue spirituel, aux décisions des conciles, «aussi haut placés au-dessus des papes que les papes au-dessus des évêques»; indépendance absolue, au contraire, en tout ce qui avait trait au temporel, et spécialement à ce qu'on appelait les franchises nationales,—indépendance d'autant plus irréductible qu'elle prenait son point d'appui sur le droit divin des rois. Poussée à ses limites extrêmes, cette doctrine pouvait mener jusqu'au schisme, ce qui avait failli advenir, au siècle précédent, par le fait d'Achille Ier de Harlay. Son rôle, à l'encontre du parti ultramontain, ne se borna pas, en effet, à faire condamner les théories du père Mariana et le livre de Bellarmin sur le pouvoir des papes. Il forma, dans la période qui précéda l'abjuration d'Henri IV, le projet de secouer le joug de Rome en instituant un patriarche[p. 114] français: une révolution qui eût fait de Paris «une nouvelle Genève» et bouleversé le monde catholique[116]... Achille III eût sûrement reculé devant une mesure aussi radicale; mais il n'en partageait pas moins les convictions de ses ancêtres, et souvent ses scrupules de gallican imposaient silence à son ambition. Certaine conversation qu'il eut avec Louis XIV est restée célèbre. Comme il soumettait à l'examen du roi un bref qui lui semblait attentatoire aux libertés de l'église nationale, Sa Majesté insinua qu'on ne pouvait avoir trop d'égards pour la personne du Saint-Père:

[116] Ce projet fut sérieusement discuté. Il recueillit l'adhésion de deux princes de l'Église, l'archevêque de Bourges et le cardinal de Lenoncourt. Histoire du Parlement, par Voltaire, chap. XXXIV.

—Oui, Sire, répliqua Harlay. Il faut lui baiser les pieds et lui lier les mains[117].

[117] Il s'agissait du bref par lequel Clément IX avait condamné in globo la consultation du cas de conscience en faveur des jansénistes.

Cette façon d'apprécier les rapports de la cour de France avec le Vatican n'avait pas déplu, pendant la première moitié du règne. Elle parut choquante et «fut tournée à poison» lorsque, dominé par son entourage acquis lui-même à la politique de la Compagnie de Jésus, Louis XIV modifia sa manière de voir. Dévot, nul doute que Harlay ne le fût; mais, pour rigide qu'elle pût être, sa dévotion était celle de presque toute la robe, c'est-à-dire qu'elle frisait le jansénisme.[p. 115] N'avait-il pas été l'élève, n'était-il pas resté l'ami du vertueux Hamon, celui-là même que Sainte-Beuve range parmi les grands spirituels du dix-septième siècle, et dont la tendre piété édifia si longtemps la petite phalange de Port-Royal[118]? N'entretenait-il pas encore des relations secrètes avec certains solitaires? Ne comptait-il pas enfin, dans sa parenté la plus proche, l'ancien archevêque de Paris, lequel, en grande faveur au moment de la déclaration de 1682, était devenu la bête noire de Mme de Maintenon[119]! Or, de jansénisme, on ne voulait plus, à la Cour, entendre parler. C'était la pire des tares, c'était «le crime le plus irrémissible et certainement exclusif de tout[120]». Mieux valait passer pour un franc libertin que d'être soupçonné de bienveillance à son égard. Louis XIV n'hésitait pas entre les deux états d'esprit. Le duc d'Orléans, avant son départ pour l'Espagne, étant allé prendre congé de lui, indiqua que, parmi les gentilshommes attachés à sa suite, se trouvait M. de Fontpertuis:

[118] Port-Royal, par Sainte-Beuve, t. IV, p. 289.

[119] Mémoires de Saint-Simon, t. I, p. 277.

[120] Ibid., t. VIII, p. VI.

«—Comment! mon neveu, reprit le roi avec émotion, le fils de cette folle qui a couru M. Arnauld partout! Un janséniste! je ne veux point de cela avec vous.

—Ma foi, Sire, lui répondit M. d'Orléans, je ne sais point ce qu'a fait la mère; mais, pour le fils, être janséniste!... Il ne croit pas en Dieu.

[p. 116]

—Est-il possible, reprit le roi, et m'en assurez-vous? Si cela est, il n'y a point de mal; vous pouvez le mener[121]

[121] Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 135. Voir également (t. III, p. 414) le récit relatif à la visite du chirurgien Maréchal à Port-Royal-des-Champs.

C'étaient, chaque jour, des manifestations de même nature, se traduisant par des actes non moins caractéristiques[122]... Quel merveilleux moyen, pour perdre le serviteur dans l'esprit du maître, que cet antagonisme en matière religieuse! Quel puissant appui les ducs n'allaient-ils pas trouver auprès du cénacle dans l'intimité duquel se réfugiaient les scrupules séniles du roi! Celui-ci n'avait plus cette volonté tenace devant laquelle tout cédait. Certaines personnes, affectionnées d'une façon plus spéciale, le dirigeaient sans peine, à condition de ne le point heurter de face et d'attendre qu'un travail patient et assidu eût porté ses fruits. Les voies furent ainsi préparées et, quand sonna l'heure décisive, la meute entière donna à pleine voix. M. de La Rochefoucauld, qui avait eu, de tout temps, l'oreille de Sa Majesté, intervint au dernier moment et porta de si furieux coups «d'estramaçon» qu'il obtint gain de[p. 117] cause. C'est Pontchartrain qui fut choisi: Harlay, courbé sous l'affront, put se convaincre de la fragilité des ambitions humaines, même lorsqu'elles reposent sur la parole du plus grand des rois. On ne lui épargna, du reste, aucune avanie. Saint-Simon clôture, en effet, le bulletin de la journée par cette note suggestive: «Aucun de nous ne se cacha de lui nuire en tout ce qu'il put, et tous se piquèrent de faire éclater leur joie lorsqu'ils le virent frustré de cette grande place. Le dépit qu'il en conçut fut extrême et si public qu'il en devint encore plus absolument intraitable et qu'il s'écrioit souvent, avec une amertume qu'il ne pouvoit contenir, qu'on le laisseroit mourir dans la poussière du Palais[123].»—Ailleurs, les Mémoires diront plus franchement «qu'il en creva de rage[124]».

[122] L'une des plus remarquables avait été la substitution, pour les représentations de Saint-Cyr, de la tragédie de Jephté, de l'abbé Boyer, un poète de cinquième ordre, à l'Athalie, de Racine, frappé d'ostracisme, parce que réputé janséniste. Voir, à ce sujet, un article de M. Gazier, dans la Revue hebdomadaire du 18 janvier 1908.

[123] Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 219.

[124] Ibid., t. X, p. 224.

La vérité est que, vers cette époque, peut-être à la suite des assauts dont il venait d'être l'objet, il fut atteint d'une attaque d'apoplexie pour laquelle on le saigna quatre fois,—accident qui inspira l'épigramme suivante, plus acerbe que spirituelle:

Ne le saignez pas tant: l'émétique est meilleur.
Purgez, purgez, purgez! le mal est dans l'humeur[125].

[125] Correspondance de Mme de Sévigné. Lettre du 9 juillet 1695.

Les ducs étaient-ils pour quelque chose dans cette[p. 118] malicieuse publication? Rien ne permet de le dire; mais on peut affirmer qu'ils en firent des gorges chaudes.

C'est au lendemain de cet effort que se termina la première période de l'affaire du bonnet. Chacun, en effet, se rendait compte qu'il n'y avait rien à faire: d'autant mieux qu'il venait de se produire un événement qui éloignait de plus en plus la réalisation de toute espérance. Par sa déclaration du 5 mai 1694, portant reconnaissance des légitimés, Louis XIV avait décidé que ceux-ci, le duc du Maine et le comte de Toulouse, occuperaient au Parlement «un rang intermédiaire» entre les ducs et les princes du sang, avec cette précision qu'en prenant leur avis le Premier Président ne ferait qu'une demi-révérence, mais se découvrirait[126]. Cette attribution du droit au salut, destiné à établir la supériorité des bâtards sur les ducs, condamnait implicitement les prétentions de ces derniers. C'est ainsi, du reste, qu'en jugea M. du Maine. Dès qu'il fut en âge de[p. 119] prendre parti dans la querelle, il se prononça nettement contre les ducs, afin d'empêcher que, traités comme lui, ils ne parussent ses égaux... C'était, tant que la situation des jeunes princes ne serait pas modifiée, un obstacle insurmontable: les pairs se le tinrent pour dit.

[126] On avait pensé à mettre les légitimés au même rang que les princes du sang, mais Harlay «fit entendre à M. du Maine qu'il ne feroit jamais rien de solide qu'en mettant les princes du sang hors d'intérêt et en leur en donnant un de soutenir ce qui seroit fait en sa faveur; que, pour cela, il falloit toujours laisser une différence entière entre les distinctions que le Parlement faisoit aux princes du sang et celles qu'on lui accorderoit au-dessus des pairs, et de former ainsi un rang intermédiaire». Mémoires de Saint-Simon, t. I, p. 165.

Il se produisit bien encore quelques tentatives de rébellion; mais elles ne parvinrent pas à triompher du découragement général. Deux d'entre elles émanaient de Saint-Simon qui, au lendemain du jour où il eut prêté serment, jugea opportun de se précipiter dans la lice... Oh! la robe n'aurait pas facilement raison de lui! Il le fit bien voir.

Sa première manifestation visa les fameuses guérites. Les présidents n'ayant pas eu l'audace de s'en servir en présence du duc de Berry et du duc d'Orléans, il n'admit pas qu'à son égard il pût en être d'autre sorte. C'est pourquoi il alla s'asseoir à la place réservée aux pairs ecclésiastiques, juste derrière les «mécaniques», et, prenant prétexte de ce qu'elles lui cachaient la vue, envoya un émissaire pour les faire baisser. Aussitôt les ficelles furent mises en mouvement, les anneaux glissèrent sur les tringles, les guérites s'évanouirent et le jeune néophyte apparut aux regards de tous dans l'auréole de sa dignité nouvelle!

Son second exploit ne fut pas moins glorieux. De nombreuses réceptions s'étant produites, peu après la sienne, il constata, à l'une d'elles, que, pour trois bancs de pairs, il y avait quatre conseillers-gardiens, c'est-à-dire[p. 120] un de trop. Il fit remarquer «la nouveauté» à ses voisins, qui n'avaient rien aperçu, puis, d'un geste impérieux, la signala au Premier Président. Le moment était solennel. «L'œil de vrille», dont la nature l'avait pourvu, se mesura avec «l'œil de vautour» de Harlay. Ce fut l'œil de vautour qui capitula. Sur un signe rapide, le conseiller usurpateur abandonna le banc où il n'avait que faire et, la mine piteuse, regagna sa place. «Depuis, s'écrie triomphalement le vengeur des ducs, ils n'ont plus hasardé celle-ci[127]»!

[127] Mémoires, t. X, p. 431.—Saint-Simon reporte cet incident à la date de 1700. Il oublie qu'il ne fut reçu au Parlement qu'en 1702.

Poudre perdue! Ces brillantes escarmouches n'eurent pas la bonne fortune de secouer la torpeur des pairs. L'indiscipline, d'ailleurs, régnait parmi eux et chacun tirait de son côté. MM. d'Elbeuf et de Ventadour ne voulaient entendre parler de rien. Le maréchal de Luxembourg, ravi de la tournure de son procès, ne cessait de faire l'éloge du Premier Président. Brissac, obscur et ruiné, ne quittait plus la mauvaise compagnie. Bouillon, assagi par l'histoire du faux cartulaire de Brioude, n'était pas d'humeur à se lancer dans de nouvelles entreprises. La Force, las des exils, prison, enlèvement de ses enfants et mortifications diverses qu'on lui avait fait subir pour le ramener à la foi catholique, se terrait dans ses domaines du Périgord. Lesdiguières sortait à peine de pages. Rohan avait toujours, quand[p. 121] sa présence était utile, quelque étang à pêcher. Tresmes et La Rochefoucauld aimaient mieux perdre leur temps en querelles futiles que de le consacrer à la grande affaire du bonnet[128]...

[128] Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 49.

Ainsi s'acheva cette première période qui, malgré l'agitation profonde à laquelle elle donna lieu, ne peut offrir qu'une faible idée de la seconde, si riche en développements pittoresques, en fantaisies inattendues et en complications théâtrales. C'est qu'il lui manqua cet acteur incomparable, animé du feu sacré et brûlant les planches, que fut Saint-Simon. Son apparition, en effet, ne se produisit qu'à la dernière heure, alors que les troupes, en tête desquelles il aspirait à mener le bon combat, étaient en pleine débandade. Son rôle, dans cette première phase, fut donc le rôle d'un chroniqueur, non celui d'un témoin. Constatation bien faite pour surprendre... En l'entendant exposer, avec cette intensité de vie, les scènes que nous venons de passer en revue, on a peine à croire qu'il ne les ait pas vécues lui-même. Telle est cependant la vérité, au moins pour tout ce qui touche Novion. Lorsque celui-ci quitta le Palais, Saint-Simon avait à peine quatorze ans et ne le connaissait même pas de vue.

Seul, d'ailleurs, pendant que chacun déposait les armes, le nouveau venu persistait à rester sur la brèche. Convaincu que la plume est souvent aussi meurtrière[p. 122] que l'épée, et que les plus rudes coups ne sont pas toujours ceux qu'on porte à visage découvert, il travaillait pour l'avenir dont il espérait une revanche. Retiré dans cet arrière-cabinet, que ses familiers appelaient sa boutique, où se trouvaient réunis déjà d'innombrables matériaux, il préparait, en vue du journal auquel il consacra sa vieillesse, un récit de la querelle du bonnet, arrangé à sa façon, et gravait à l'eau-forte, sans grand souci d'ailleurs de l'exactitude, le portrait de ses adversaires... On se souvient: «Ces hommes si corrompus et de genres de corruptions si divers,... quoique tous corrompus au dernier excès»!—Nous savons que chacun d'eux aura son compte!—Après avoir accommodé Novion de la manière qu'on a pu voir, il composait, «à huis-clos et le verrou tiré», le dossier de Harlay, y classait avec méthode une liasse énorme de fiches griffonnées au cours des luttes dont nous venons de recueillir l'écho, et dressait contre lui le plus âpre des réquisitoires.


[p. 123]

VII

Appréciation de Saint-Simon sur Harlay, démentie par les documents de l'époque.—Le dépôt de Ruvigny.—L'arlequin Dominique.—L'affaire de Fargues.

Nous ne croyons pas qu'il existe d'œuvre historique où un personnage,—quels qu'aient pu être ses forfaits,—subisse une avalanche d'injures comparables à celles dont Achille III de Harlay, pour avoir soutenu les prétentions de la robe, est accablé dans les écrits de Saint-Simon. A celles que nous avons relevées, il faut en joindre bien d'autres, et de quelle nature!... Harlay est «le cynique» par excellence, «insolent et entreprenant par audace, bas et rampant,—comme on l'a déjà dit,—devant ses besoins», doué de talents merveilleux qu'il réserve au service «du crime». Cruel mari, père barbare, père tyran, ami uniquement de soi-même, c'est une façon de monstre «sans honneur effectif, sans mœurs dans le secret, sans probité qu'extérieure, sans humanité même, en un mot un hypocrite, sans foi, sans loi, sans Dieu, sans âme[129].»... On se figure que c'est fini! Mais à la page[p. 124] suivante, les diatribes recommencent, accompagnées de malédictions: vil courtisan, pharisien, bouffon, juge prévaricateur, dépositaire infidèle, parjure... Le vocabulaire est inépuisable: on en ferait un volume, comme des fameuses reparties.

[129] Annotations au journal de Dangeau, t. XI, p. 339.

Nous l'avons déclaré: Harlay n'eut pas la bonne fortune de naître sans défaut. Nous savons que «c'étoit un homme à sarcasmes» et, si l'on en juge par ses rapports avec Novion, un neveu dépourvu d'égards. Ajouterons-nous, en tenant pour authentique une anecdote assez répandue, qu'il lui arriva de manquer de galanterie vis-à-vis de celle qui lui avait fait l'honneur de le choisir pour époux[130]? Ses travaux pouvaient ne pas rendre toujours son commerce fort agréable. Mais de là à conclure que ce fut «un bourreau domestique», il y a loin. Le silence gardé à ce sujet par les contemporains est un sûr garant de l'inexactitude ou du grossissement démesuré de cet ordre d'accusations.

[130] «Elle lui dit un jour qu'elle voudroit être un livre, parce qu'elle en seroit plus souvent avec lui.—Et moi aussi, répondit-il gravement, je le voudrois, car on en change souvent.» Note de Saint-Simon au Journal de Dangeau, t. XI, p. 340. Cette note est aussi reproduite dans les Souvenirs du président Bouhier.

Mais si les renseignements font défaut sur sa vie intime, ils foisonnent, en revanche, sur sa vie publique. Là, il n'y a aucune réserve à faire. On peut tenir pour certain que Harlay fut un très galant homme,—«un[p. 125] génie élevé et d'une grande intégrité», dit l'abbé Legendre[131], un magistrat illustre entre tous, «le fléau de l'injustice et de la chicane», assure l'auteur des Causes célèbres[132].

[131] Mémoires de l'abbé Legendre, p. 31.

[132] Causes célèbres et intéressantes, Paris, 1752, t. IX, p. 676.

Mme de Sévigné, qui eut l'avantage de le bien connaître, en parle avec enthousiasme. «Une belle action du procureur général! écrit-elle, le 13 octobre 1675. Il avoit une terre, de la maison de Bellièvre, qu'on lui avoit fort bien donnée[133]. Il l'a remise dans la masse des biens des créanciers, disant qu'il ne sauroit aimer ce présent quand il songe qu'il fait tort aux créanciers qui ont donné leur argent de bonne foi. Cela est héroïque[134].»—Lorsque Harlay est appelé à la Première Présidence, la joie de la spirituelle marquise déborde. C'est une belle âme! s'écrie-t-elle,—«un peu difficultueuse», ajoutera-t-elle ailleurs. Elle ne cesse d'admirer les mesures prises par le nouveau dignitaire pour assurer le bon ordre dans son entourage: doublement du salaire de ses domestiques, afin de les soustraire à toute tentation; doublement aussi des gages de son secrétaire, auquel[p. 126] il donne, en outre, deux mille écus «d'entrée de jeu».

[133] La mère de Harlay était une Bellièvre. La famille de Bellièvre, à cette époque, tomba en déconfiture.

[134] On trouvera, dans les Mémoires du marquis de Sourches (t. III, p. 470), un autre exemple non moins remarquable du désintéressement de Harlay.

Et voilà qu'au cours de cette instructive correspondance, apparaît un détail intéressant ce foyer familial qu'on nous a dit si troublé. Mme de Mouci, une prétendue victime, s'inquiète du surcroît de dépenses que va occasionner au barbare qu'est son frère la grande fonction dont il est investi. Sa tendresse se traduit par le don de douze mille livres de vaisselle et d'une tapisserie représentant la décollation de saint Jean «valant bien deux mille pistoles». Et Mme de Sévigné de reprendre sur le mode lyrique: «Franchement, ma fille, voilà ce que j'envie, voilà ce qui me touche fort au cœur de voir des âmes de cette trempe... Je mandois aussi à Mme de Mouci qu'il falloit écrire au roi, au Parlement, à la France pour se réjouir de voir un tel homme dans une telle place[135]

[135] Lettre du 9 octobre 1689.

Cette attestation si décisive est corroborée par celle, non moins précieuse, de l'abbé de Rancé, le célèbre réformateur de la Trappe[136], au témoignage duquel nous ajouterons ceux de Colbert, de Catinat, de Condé, de Louis XIV lui-même, qui, tous, tenaient le Premier Président en rare estime, si l'on en juge du moins par les lettres qu'ils lui adressaient[137].

[136] Correspondance administrative sous Louis XIV, t. II, p. 263.

[137] Pour plus amples détails on peut se reporter à Saint-Simon envisagé comme historien de Louis XIV, par Chéruel, p. 607 et suiv.

[p. 127]

Ces choses-là, et beaucoup d'autres, Saint-Simon ne peut les ignorer: elles étaient de notoriété publique. Aussi bien ne les nie-t-il pas. A quoi bon! Il a son explication toute prête.—Ces belles paroles, affirme-t-il, ces beaux sentiments auxquels vous vous laissez prendre: affectation dolosive d'honnêteté, désintéressement hypocrite, sacrifices calculés pour mieux tromper son monde!... Inutile d'insister: on n'obtiendrait rien de plus de cet esprit buté, réfractaire à tout ce qui contrarie «les chimères» créées par son imagination.

Faut-il, d'autre part,—comme il le répète à satiété, en formules de plus en plus violentes,—voir en Harlay un vil courtisan, «esclave de la faveur et du crime»?—Courtisan, peut-être, comme chacun l'était à cette époque, mais sans accompagnement d'épithètes flétrissantes. Sans doute possédait-il, en même temps que les facultés maîtresses du diplomate, certaine aptitude à saisir les occasions et à en tirer avantage. Mais cette dextérité n'allait pas sans une véritable indépendance. Ce n'est point un flatteur de profession qui eût, contre l'avis du roi, soutenu la nécessité de lier les mains au pape. Il fallait aussi quelque courage pour parler comme il le fit, du haut de son siège, en 1707. L'heure était tristement critique. Mis à sec par des exigences d'ordre privé qui se joignaient aux charges de la guerre,[p. 128] le Trésor ne pouvait suffire aux dépenses. Chaque année voyait surgir des taxes nouvelles, de ruineuses spéculations sur les monnaies, des emprunts forcés sur les officiers de robe et autres moyens vexatoires de se procurer des ressources. Quoi qu'il pensât de ces procédés, le Parlement enregistrait en silence. Un jour, cependant, Harlay crut devoir s'en expliquer. Sachant, mieux que personne, l'inutilité de la résistance, il n'eut garde de pousser ses collègues dans cette voie; mais il protesta contre les mesures fiscales imposées à leur ratification, et cela avec une mâle éloquence et une liberté de langage dont, depuis longtemps, le Palais avait perdu le souvenir... Une témérité qui, vingt ans plus tôt, aurait été châtiée avec rigueur et qui, du reste, assurent les Mémoires, lui valut l'humiliation de recevoir son congé[138].

[138] «Peu après, on commença à se dire à l'oreille que ce cynique ne demeureroit pas longtemps en place. Il dura pourtant encore quatre mois; mais, à la fin, il fallut céder, pour sortir par la belle porte, en faisant semblant de vouloir se retirer.» Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 164. Rien ne nous paraît moins certain que cette prétendue disgrâce. Il importe cependant de constater que la munificence royale fut moins prodigue à l'égard de Harlay qu'elle ne l'avait été vis-à-vis de Novion.

Mais cet esprit de noble indépendance, Harlay se serait bien gardé d'en faire usage, lorsqu'il s'agit d'attribuer aux fils adultérins de Mme de Montespan un état civil qui, au mépris des ordonnances, les introduisait[p. 129] au sein de la famille royale!... Nous inclinons à penser que, suivant son habitude, l'auteur des Mémoires exagère le rôle joué dans ce débat par «le cynique». L'intervention de celui-ci fut-elle aussi spontanée que l'affirme son détracteur? On pourrait en douter en voyant avec quelle sérénité Louis XIV lui faussa parole pour la charge de chancelier[139]. Sa docilité, d'ailleurs, n'est pas niable. Répréhensible, assurément, si on ne l'envisage qu'au point de vue moral, elle l'est beaucoup moins si l'on tient compte des ambiances. Vivant dans un milieu où on ne rencontre pas une figure qui n'eût subi comme une empreinte de domesticité, Harlay reçut un ordre. Il eut la faiblesse,—que n'aurait sans doute pas eue Michel de L'Hospital,—de ne point formuler de protestations. Sa faute, il faut le dire, fut partagée par tous les hauts dignitaires de l'État. La requête présentée en son nom reçut du Parlement, présidé alors par Guillaume de Lamoignon, un respectueux accueil. Et lorsque, plus tard, il s'agit d'attribuer à M. du Maine ce fameux rang intermédiaire qui provoqua tant de murmures, tous les pairs, tant laïcs qu'ecclésiastiques,—sauf deux,—rehaussèrent par leur présence, par leur vote et par leurs acclamations, l'éclat de la cérémonie[140]. Quant à[p. 130] Saint-Simon, s'il n'y assista point, c'est qu'il n'avait pas encore prêté serment... Dieu merci! s'écrie-t-il, démontrant par cette parole même qu'il n'eût, pas plus que ses collègues, fait preuve d'indépendance... Il ne faudrait pas, d'ailleurs, se laisser prendre à ses transports d'indignation. Ce qui le scandalisait, lui et son entourage, dans la fortune des légitimés, ce n'était ni l'atteinte à la morale et au respect de la famille, ni la violation des lois civiles et religieuses, c'était la création d'une nouvelle catégorie de privilégiés ayant sur les ducs un droit de préséance. Ces privilégiés eussent été placés à la suite des ducs, au lieu de se trouver devant, tout aurait paru pour le mieux et les applaudissements de Saint-Simon auraient éclaté.

[139] M. Louis Vian, dans son ouvrage sur les Lamoignon, émet l'avis que c'est Colbert qui suggéra à Louis XIV l'idée de «la légitimation».

[140] Mémoires de l'abbé Legendre, p. 330.

Mais voici la pièce de résistance de ce long réquisitoire: Harlay, parjure à la foi jurée et délateur odieux, se serait «couvert d'infamie» en abusant d'un dépôt confié à son honneur par un gentilhomme huguenot, du nom de Ruvigny...

Ruvigny était, depuis longtemps, le député de sa religion à la Cour. En 1685, lors de la révocation de l'édit de Nantes, le roi, qui professait pour lui quelque estime, lui laissa la libre disposition de ses biens et, de plus, l'autorisa à rester à Paris. Ruvigny refusa cette dernière faveur et, avant de passer en Angleterre, où il ne tarda pas à mourir, remit à Harlay une cassette contenant deux cent mille livres, «restant des fonds de[p. 131] l'agence des Églises réformées[141].» Cependant son fils, qui avait pris du service dans l'armée du prince d'Orange, et était devenu comte de Galloway, se signalait par son hostilité à l'égard de la France. Louis XIV lui fit adresser des représentations et, comme il n'en tenait aucun compte, confisqua tous ses biens, y compris la fameuse cassette dont le contenu, destiné à l'entretien d'un culte aboli, fut versé au Trésor public.

[141] Indication fournie par le Père Léonard. Archives nationales, MM. 825, fol. 82.

Telles sont, dans leur matérialité, les circonstances de cette affaire.—Que devient-elle sous la plume de Saint-Simon?

Le brillant chroniqueur en parle, pour la première fois, dans une note au Journal de Dangeau. Deux lignes seulement: «Harlay, intime ami de Ruvigny, ne se «lava jamais d'avoir révélé au roi le dépôt qu'il lui avoit confié, ni moins encore d'en avoir profité en partie[142]».—Voilà la glose initiale. Mais lorsqu'il a l'heureuse fortune de mettre la main sur un méfait imputable à Messieurs du bonnet, Saint-Simon n'est pas homme à lâcher prise. Il revient donc sur celui-ci, longtemps plus tard, dans ses Mémoires, et alors, comme toujours, se livre à ses pratiques d'amplification. Harlay ne se borne plus, comme jadis, à profiter d'une partie de la somme; maintenant c'est la totalité du dépôt que «cet hypocrite de justice, de désintéressement[p. 132] et de rigorisme n'a pas honte de s'approprier». Là, d'ailleurs, ne se limite pas le profit qu'il retire de son zèle. Louis XIV, en effet, trouvant la récompense insuffisante, le gratifie d'une pension de vingt mille livres, «qui est celle des ministres», et, en outre, donne à son fils[143], «lequel se déshonoroit tous les jours dans la charge d'avocat général, la place de conseiller d'État vacante par la mort de Pussort».—Et le farouche justicier de conclure par cet apophtegme vengeur: «Ainsi les forfaits sont récompensés en ce monde![144]

[142] Annotations au journal de Dangeau, t. VI, p. 59.

[143] Achille IV de Harlay.—Celui-ci était également un cynique, mais «un autre genre de cynique épicurien». Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 165.

[144] Mémoires de Saint-Simon, t. I, p. 397.

Heureusement, Dangeau est là pour rétablir la vérité. «Le roi, indique-t-il, étoit dans la confidence de ce dépôt là, dès que milord Galloway et M. de Ruvigny sortirent de France. Et tandis qu'il a été seul à le savoir, il n'a pas voulu faire saisir le bien pour ne pas abuser du secret. Mais, ayant été averti par beaucoup d'autres endroits et, en dernier lieu, par M. de Barbezieux, il a cru devoir confisquer le bien de ses sujets dont il a grande raison de se plaindre[145]...» Pas un mot, pas une allusion qui soient de nature à incriminer la délicatesse de Harlay.[p. 133] Saint-Simon ignore-t-il cette déclaration si différente de la sienne? Il l'ignore si peu qu'il la fait suivre d'un commentaire,—celui-là même qui constitue sa première version, rapportée plus haut... Mais de Dangeau il n'a cure, bien qu'il connaisse l'exactitude de ses renseignements. Il a un plan bien arrêté et n'en démordra pas. Et, désormais, dans le système qu'il édifie, tout va rouler sur ces deux faits qu'à une époque voisine de la confiscation, Harlay fils fut nommé conseiller d'État et que Harlay père reçut une pension de vingt mille livres. Faits exacts, qu'on le remarque; mais travestis, et de quelle façon! On va s'en rendre compte.

[145] Journal de Dangeau, t. VI, p. 58. Le dépôt avait été effectué en 1685 et la saisie eut lieu en 1687. La somme resta donc deux ans entre les mains de Harlay.

Il est certain que Harlay fils fut, à cette époque, nommé conseiller d'État; mais il n'est pas vrai qu'il l'ait été «en remplacement de Pussort». Pussort, conseiller d'État ordinaire, fut remplacé par Basville, conseiller d'État semestre, lequel eut Harlay fils comme successeur. Ce dernier n'était donc appelé qu'à la charge de conseiller semestre et, en cette qualité, devait recevoir mille écus d'appointements, au lieu des dix mille livres que touchaient les conseillers ordinaires[146]. Distinction essentielle que Dangeau a bien soin de faire[147], mais que néglige Saint-Simon. Il[p. 134] importait, en effet, au succès de sa thèse que Harlay fils parût avoir été l'objet d'une faveur considérable, alors que, en réalité, quittant une place très en vue, il en recevait une autre moins décorative: à peine un équivalent.

[146] Les conseillers ordinaires étaient au nombre de huit, les conseillers semestres au nombre de dix. Il y avait aussi treize conseillers quatrimestres qui recevaient deux mille livres de gages.

[147] Journal de Dangeau, t. VI, p. 75.

Même supercherie en ce qui touche Harlay père. «J'appris, écrit Dangeau le 8 février 1697, que le roi avoit donné, le mois passé, une gratification de vingt mille livres à M. le Premier Président, et l'on croit que cette gratification deviendra pension. D'autant mieux que la pension de vingt mille livres, que le roi donne aux ministres, ne s'appelle que gratification[148].» On peut discuter sur les termes: gratification ou pension. Mais ce qui est hors de doute, c'est qu'il n'y eut pas tout à la fois gratification et pension, pas plus qu'il n'y eut prélèvement sur les fonds de la cassette. Or Saint-Simon, qui s'est manifestement inspiré de Dangeau[149], trouvant que le cumul de la pension de vingt mille livres et de la gratification, représentée par l'attribution «du bien confisqué[150]», renforce son accusation de félonie, n'hésite pas, comme on vient de le voir, à déclarer, ou du moins à laisser[p. 135] comprendre, que Harlay a reçu les deux... En réalité, c'est une pension qui a été allouée: la pension qui, de tradition constante depuis la seconde moitié du dix-septième siècle jusqu'à la fin de l'ancien régime, fut affectée au chef de la Compagnie judiciaire. Et si une chose peut surprendre, c'est que Harlay, en fonctions depuis huit ans, ne l'eût point encore reçue.

[148] Journal de Dangeau, t. VI, p. 75.

[149] On peut même dire qu'il l'a copié; qu'on remarque, en effet, chez Dangeau, l'expression suivante: «la pension de vingt mille livres que le roi donne aux deux ministres». Saint-Simon reproduit presque textuellement «... la pension de vingt mille livres, qui est celle des ministres»...

[150] Saint-Simon écrit «sien confisqué».

Un tissu d'inexactitudes, tel est le bilan de cette aventure dont les Mémoires mènent si grand tapage... Chose incroyable: ce besoin de falsification à jet continu, qu'éprouve l'historien du bonnet, ne se limite pas aux événements d'importance. Il s'étend même aux faits les plus futiles, pour peu qu'ils lui fournissent l'occasion de satisfaire ses rancunes. En voici un exemple caractéristique.

Il y avait, à la Comédie italienne, un arlequin, du nom de Dominique Biancoletti. C'était, en dehors des tréteaux, un homme sérieux, estimable, instruit, fréquentant avec assiduité la bibliothèque Saint-Victor où le Premier Président allait aussi quelquefois. Ils se rencontrèrent, échangèrent quelques propos et, émerveillé des connaissances de son interlocuteur, Harlay l'invita à venir chez lui. Dominique, après s'être fait prier, accéda à ce désir; mais, à sa première visite, il déclara qu'il était... Arlequin! Quelle bonne fortune!... Aussitôt,—c'est Saint-Simon qui nous l'assure,—le Premier Président de fermer sa porte et de faire exécuter par le célèbre acteur les farces, souvent salées, de[p. 136] son répertoire. Puis, saisi de belle humeur, d'entrer en scène à son tour, de donner la réplique à Arlequin, de singer ses mouvements et «de lutter à qui mieux mieux»! Et les entrevues se succèdent, chacune d'elles comportant de nouveaux exercices auxquels participe le maître du logis, comme s'il n'eût eu d'autre ambition que d'être juge le matin et bouffon le soir!

On ne voit guère, dans cette posture de mime, se livrant à des cabrioles, l'élève sexagénaire du vertueux Hamon, le magistrat austère dont chacun s'accorde à dire que la face ne se dérida jamais. C'est pourquoi, bien que contée gravement, l'anecdote inspire quelque défiance. Ravi du ridicule qu'il inflige à son adversaire, Saint-Simon a, d'ailleurs, réponse à tout. Pour peu qu'on lui demande: «Votre histoire est-elle bien vraie?—Authentique, déclare-t-il: je la tiens de source sûre.—Mais encore?—Des valets de la maison.—Comment ont-ils pu voir, puisque tout se passait à huis-clos?—Par le trou de la serrure[151]...»

[151] Annotations sur le journal de Dangeau, t. XI, p. 341.

Le malheur, c'est que, là aussi, il y a eu deux versions. Et la première,—celle qui toujours s'éloigne le moins de la vérité,—présente l'aventure sous un jour bien différent. Revenons en arrière, de neuf volumes, dans les notes sur Dangeau. Qu'y trouve-t-on? Un récit fort innocent: «Le contraste du nom et de l'homme charma tellement M. d'Harlay qu'il l'embrassa[p. 137] et lui demanda son amitié, et, depuis ce temps là jusqu'à la mort de ce rare acteur, M. d'Harlay le reçut toujours en particulier, avec une estime et une distinction particulières. Le monde, qui le sut, prétendit qu'Arlequin le dressoit aux grimaces et qu'il étoit plus savant que le magistrat, mais que celui-ci étoit aussi bien meilleur comédien que Dominique[152].» Et c'est tout: une inoffensive plaisanterie sur un fait dénotant que, chez Harlay, l'austérité s'alliait à une grande largeur de vues. Des gambades, avec dialogues assortis, offertes à la malice des laquais «qui s'en donnoient la farce par le trou de la serrure», il n'est nullement question... C'est un enjolivement éclos durant l'intervalle qui sépare la première version de la seconde. Heureusement, d'ailleurs, que cette seconde version n'est pas suivie d'une troisième... On frémit, en effet, en songeant aux postures grotesques dans lesquelles, poussant plus loin sa fantaisie, l'imagination de l'écrivain eût pu prendre plaisir à représenter le chef de la Compagnie judiciaire!

[152] Annotations sur le journal de Dangeau, t. II, p. 156.

Et c'est toujours le même parti pris. Le «cynique» ne peut ni faire un pas ni ouvrir la bouche sans que ses actes ou ses paroles ne soient dénaturés. Diffamé, il ne cessera jamais de l'être. Et cette persécution s'attache non seulement à sa personne, mais aussi à la personne de ses proches. Aucun d'entre eux ne trouve[p. 138] grâce aux yeux d'un juge aussi prévenu: ni Achille IV, son fils unique, ni son beau-père, Guillaume de Lamoignon, le parlementaire courtois, conciliant, débonnaire, qu'une bouche amie se plut à appeler le Fénelon de la magistrature.

Guillaume de Lamoignon, il faut du reste le reconnaître, possédait, à la haine de Saint-Simon, d'autres titres que son alliance avec Harlay. A cette fâcheuse qualité il joignait celle de père de Chrétien et d'aïeul de Guillaume-Chrétien de Lamoignon, tous deux présidents à mortier, par suite acteurs et parties dans la querelle. Enfin, grief non moins sérieux, il avait occupé la Première Présidence!...

Assurément, on ne pouvait méconnaître ses brillantes facultés, les grâces de sa personne, sa beauté, le charme de son commerce, le soin qu'il prit de se faire aimer, la protection qu'il accorda aux lettrés et aux savants. Mais tous ces avantages s'effaçaient devant la matérialité d'une rigoureuse constatation: «Il est pourtant vrai qu'à lui commença la corruption de cette place qui ne s'est guère interrompue jusqu'à aujourd'hui[153]!»—Somme toute, il ne valait pas mieux que les autres. Saint-Simon veut bien, d'ailleurs, tout en laissant entendre qu'il en sait long à son sujet, ne relever contre lui qu'un trait de scélératesse. Il s'agit de l'affaire de Fargues: un conte qui commence[p. 139] comme celui de la Belle au bois dormant et s'achève à la façon des mélodrames.

[153] Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 310.

A une chasse, à laquelle assistait le roi, quatre jeunes gens, MM. de Guiche, de Lude, de Vardes et de Lauzun, s'égarèrent dans la forêt de Dourdan. Ils marchèrent une partie de la nuit et arrivèrent exténués à la porte d'un château perdu au milieu de futaies séculaires. Ils frappèrent et furent bien accueillis par un hôte aimable qui vivait, mystérieux, au fond de cette retraite. C'était un gentilhomme, du nom de Fargues, jadis célèbre par ses exploits contre le Mazarin; mais cette peccadille, maintenant lointaine, était couverte par une amnistie. Après un souper improvisé, une nuit réparatrice et un déjeuner plantureux, les quatre courtisans rentrèrent à Saint-Germain où ils n'eurent rien de plus pressé que de conter leur aventure. Elle parvint aux oreilles du roi et de la reine mère, qui, n'ayant oublié ni Fargues ni ses agissements, complotèrent aussitôt sa perte. Ils mandèrent Lamoignon, le chargèrent «d'éplucher secrètement la vie et la conduite» de l'ancien frondeur, et ne dissimulèrent pas la nature du service qu'ils se croyaient en droit de réclamer. Lamoignon, «avide et bon courtisan, résolut bien de les satisfaire et d'y trouver son profit». Il se mit en campagne et finit par découvrir un meurtre commis, à Paris, au moment des troubles. Il y impliqua Fargues, le décréta de prise de corps, mena son procès en toute hâte, et lui fit trancher la[p. 140] tête. Tout cela s'accomplissait en un tour de main. Le roi en éprouva un si vif contentement qu'il s'empressa de récompenser le magistrat instructeur, en lui faisant cadeau de la terre du décapité, laquelle, appelée Cinq-sols ou Courson, se trouvait par hasard contiguë au domaine de Basville appartenant aux Lamoignon. «Ainsi, s'écrie Saint-Simon, le beau-père et le gendre s'enrichirent successivement dans la même charge: l'un du sang de l'innocent,»—c'est Guillaume de Lamoignon,—«l'autre, du dépôt que son ami lui avoit confié à garder»,—c'est Harlay, le spoliateur de Ruvigny[154]!

[154] Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 310 et suiv.

Tel est le récit des Mémoires... Or Fargues ne ressemblait en rien au portrait tracé de lui: c'était un de «ces gens de rapière», propres à toutes les besognes louches, qui battent le pavé durant les guerres civiles. Il ne fut point arrêté dans sa gentilhommière de Cinq-sols, mais dans la ville de Hesdin dont il s'était emparé, à la faveur des troubles, et où il se maintenait en dépit des injonctions royales. Ce n'est pas pour des faits anciens qu'il fut poursuivi, mais pour des actes de malversation et, sans doute aussi, pour le meurtre d'un de ses officiers qui avait eu le tort de blâmer sa conduite. Ce n'est point le Parlement qui connut de l'affaire, l'instruisit et statua: c'est une chambre de justice réunie à Abbeville, sous la présidence de Machault,[p. 141] intendant d'Amiens. Fargues, enfin, n'eut pas l'honneur d'avoir la tête tranchée: il fut pendu, comme un vulgaire malfaiteur[155]... Quant à Guillaume de Lamoignon, jamais il ne reçut d'ordres touchant la poursuite et jamais ne connut celui qui en était l'objet. Le rôle qui lui est prêté, «dans ce trait historique et curieux,[156]» est, d'un bout à l'autre, purement imaginaire,—sauf, cependant, sur un point, à savoir que la terre de Courson lui fut donnée par le roi. Mais à quelle date? En 1668, trois ans après la confiscation, trois ans après le supplice: en récompense du travail qu'il venait d'accomplir pour la réforme de la législation civile.

[155] Journal d'Olivier d'Ormesson, t. II, p. 299, 313, 337 et suiv. Voir aussi une lettre de Guy Patin, de fin mars 1665.

[156] Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 310.

La fantaisie elle-même a des bornes. Ici, elle dépasse la mesure, et l'atténuation tirée de visions maladives, de fantômes, de démence, peut difficilement être admise. Aussi bien Saint-Simon éprouve-t-il le besoin de mettre sa responsabilité à couvert, en déclarant que c'est Lauzun, son beau-frère, qui lui a conté cette aventure. Admirable référence! Lauzun, qu'il représente méchant, vindicatif, vaniteux, hâbleur, aimant à se moquer des gens, riche sans doute en anecdotes variées, mais confus et s'embrouillant si bien dans des digressions infinies «qu'il n'étoit pas possible de rien apprendre de lui et d'en rien retenir[157]». C'est à ce[p. 142] personnage, suspect à tant de titres, qu'il s'en rapportera les yeux fermés, pour accabler un homme qui fut la probité même, alors, d'ailleurs, que la vérification eût été si facile! Le premier venu au Palais,—magistrat, avocat, greffier,—lui eût répondu: l'affaire Fargues, on ne la connaît pas ici. N'entretenait-il pas enfin des relations étroites avec le procureur général Joly de Fleury, auprès duquel il se renseignait souvent? Une simple question, et il eût été édifié. Mais voilà: édifié, il ne voulait pas l'être, de peur de se voir enlever un grief dont il attendait merveilles... M. Chéruel, auquel nous renvoyons pour plus amples détails, estime que la prétendue histoire de Fargues est un roman inventé pour jeter l'odieux sur une famille respectable «et couvrir d'infamie deux noms vénérés, dans le Parlement, les noms de Lamoignon et de Harlay[158]».—Cette opinion, mûrement réfléchie, ne nous paraît pas susceptible d'une contradiction sérieuse.

[157] Ibid., t. XIX, p. 195.

[158] Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, p. 499.—Il est fâcheux que Sainte-Beuve, qui a écrit une remarquable préface pour l'édition des Mémoires publiée par M. Chéruel, n'ait pas lu, du même auteur, l'ouvrage auquel nous nous référons. Il eût peut-être hésité à ranger, sur la foi de Saint-Simon, Achille de Harlay dans la catégorie des faux Caton, «des coquins, des hypocrites, des âmes basses et mercenaires, des courtisans plats et intéressés». Mémoires, t. I, p. V.

Sur ce chapitre «des victimes», on ne tarirait pas, si l'on voulait suivre les Mémoires, dans tous leurs[p. 143] développements; mais il convient de se borner. Aussi bien est-on fixé maintenant sur l'intensité des haines que pouvait, au dix-huitième siècle, faire naître dans le cœur d'un duc et pair, le refus d'un coup de chapeau.


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DEUXIÈME PARTIE


VIII

Discussions entre les ducs.—La reprise de l'affaire du bonnet.—Avantages accordés par le roi aux légitimés.—Le rang intermédiaire.

Toute décevante qu'elle eût été pour les pairs, la première période de l'affaire du bonnet ne leur avait cependant pas refusé certaines compensations. Ce n'est point sans quelque agrément qu'on moleste une série de hauts robins, qu'on chasse celui-ci du balustre royal et qu'on fait perdre à celui-là la place de chancelier. Mais le principal avantage de l'affaire avait été de fournir un aliment à l'activité ducale. Que devenir maintenant qu'elle sommeillait?

Certes, les causes de conflits ne manquaient pas. De mai 1643 à mai 1711, la pairie n'avait pas subi moins de quatre-vingt-dix «retranchements» qui, tous, auraient pu donner lieu à des rencontres. Le malheur, c'est que la plupart d'entre eux s'accomplissaient par[p. 146] la volonté ou avec l'assentiment du souverain. On réclamait, il prononçait, chacun s'inclinait. Tout bien pesé, les ducs n'avaient plus à en découdre qu'avec les princes d'Allemagne ou d'Italie[159]. Lorsqu'il en débarquait un à Versailles, ses pas, ses gestes, ses paroles, ses démarches étaient surveillés avec soin. On lui contestait «le tabouret de grâce», les distinctions que lui accordait la Sorbonne, la place qu'il occupait aux entrées, mariages, baptêmes ou obsèques. Au besoin, on se plantait résolument devant lui, au jeu du roi, quitte à s'attirer de vertes mercuriales[160]. Mais «ces principicules», dont le plus habituel défaut n'était point de rouler sur l'or, voyageaient rarement. Ce n'était que des adversaires accidentels. Les relancer dans leurs États, en vue d'apurer cette fameuse question de la réciprocité de main «qui remontoit presque au déluge»? Impossible d'y songer. Il n'était point, en[p. 147] effet, d'expédient auquel ne recourussent ces étrangers retors pour se soustraire à une marque d'égalité qui choquait leur orgueil. Dès que la renommée, aux cent voix, leur annonçait la visite d'un duc, c'était une fuite générale. Celui-ci s'enfermait dans quelque château perdu au fond des bois. Celui-là prenait la poste pour explorer les confins de la Pologne. Un troisième, l'Électeur de Bavière, se mettait au lit, comme s'il eût été atteint d'une maladie contagieuse[161]...

[159] Il ne faut pas confondre les princes d'Allemagne ou d'Italie avec les princes étrangers. Ces derniers, d'origine française ou étrangère, mais établis dans le royaume, avaient la prétention de posséder des privilèges presque analogues à ceux des maisons souveraines. C'étaient les maisons de Lorraine, de La Tour d'Auvergne, de Rohan, de La Trémoille, de Monaco. Voir une note dans les Mémoires de Saint-Simon, édit. Boislisle, t. I, p. 202.

[160] Ayant eu la hardiesse de se glisser devant le prince des Deux-Ponts, l'ex-vidame de Chartres s'attira, de la part de la duchesse d'Orléans, cette pénible remontrance: «D'où vient que M. de Saint-Simon presse si fort M. le prince des Deux-Ponts? Veut-il le supplier de prendre un de ses fils en qualité de page?» Correspondance de Madame, t. I, p. 339.

[161] Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 11.

Abandonnés à eux-mêmes, les ducs devenaient la proie des dissensions intestines: tels les janissaires du sultan Mourad, n'ayant plus d'infidèles à combattre, se dévorèrent entre eux... Et il s'agissait naturellement de questions de préséance. La règle, en la matière, était celle-ci: Chacun sied premier, selon que premier a été fait pair. Tout dépendait d'une date, celle de l'érection: ce qui semble fort simple. Mais rien n'interdisait de revendiquer des pairies anciennes tombées en déshérence et de s'élever, à la faveur de ces titres, au degré occupé jadis par leurs détenteurs. Le procès type de ce genre est celui du maréchal de Luxembourg qui, créé duc de Piney, en 1662, imagina de se réclamer d'une érection remontant à 1581, laquelle lui eût fait gagner dix-huit rangs et, du coup, déchaîna à ses trousses dix-huit ennemis mortels. On plaida durant toute la fin du dix-septième siècle et «le tapissier de[p. 148] Notre-Dame» mourut à la peine; mais son fils, s'étant empressé de reprendre l'instance, le débat restait toujours pendant. D'autre part, le duc d'Antin nourrissait une ambition analogue. Légataire d'une demoiselle de Rouillac, qui prétendait avoir hérité de la pairie d'Épernon, il entreprit de faire valoir ce droit qui lui eût permis de précéder la totalité de ses collègues. Ce qu'il y avait de grave, dans ce projet fantaisiste, c'est que, en sa qualité de fils de Mme de Montespan, d'Antin était parvenu à intéresser le roi à sa cause.

Et voilà que, la contagion aidant, ces «chimères» étaient suivies d'une quinzaine d'autres. Chacun se précipitait sur les pairies éteintes: Matignon, Estouteville, Albret, Aiguillon, Château-Thierry, Pont-de-Vaux...; quelques-uns,—dont MM. de Chevreuse et de Bouillon,—trouvant que ce n'était pas assez d'une seule, en revendiquaient deux. Ce déchaînement de convoitises, envenimées par la chicane, révolutionna si bien l'institution que «les esprits politiques» finirent par s'émouvoir.

Qu'attendre, en effet, de pareilles querelles, si ce n'est une division irrémédiable! Cela, à une heure où, suivant toutes vraisemblances, un changement de règne allait laisser le champ libre à de plus hautes ambitions. Saint-Simon fut des premiers à comprendre l'étendue du péril, à pousser le cri d'alarme, à combattre «les schismes», à supplier ses amis de rentrer au fourreau leurs armes fratricides. Mais, comme celle[p. 149] de la prophétesse antique, sa voix eût risqué de se perdre dans le désert, si la résistance héroïque de quelques-uns aux sollicitations royales en faveur de d'Antin, n'avait découragé celui-ci. Son désistement, à la veille de l'audience, eut l'avantage de refroidir certains plaideurs, notamment M. de Chaulnes qui, «né timide et chancelant, crut voir sa condamnation écrite par les épines que le favori éprouvoit». Peu après, l'édit de 1711, interdisant toute action judiciaire en matière de pairie sans l'autorisation expresse de Sa Majesté, achevait la déroute des militants.

C'eût été le silence, l'immobilité, la vie oisive et sans attraits, si la reprise de l'affaire du bonnet n'était venue, fort à point, fournir des aliments nouveaux à la généreuse ardeur des ducs. Chose bizarre! La cause qui avait amené la fin de la première période fut celle-là même qui détermina l'ouverture de la seconde: nous voulons dire la fortune inouïe des légitimés, dont le sort se liera désormais d'une façon si étroite à la marche des événements, qu'il serait impossible de n'en point parler.

Les bâtards de souverains n'étaient point chose rare sous l'ancienne monarchie. Celle-ci assurait leur existence dans des conditions de confort très appréciables; mais, officiellement, ils demeuraient étrangers à la famille royale. Henri IV, dont le sens moral était moins développé que les appétits sensuels, éprouva le besoin de procurer aux siens, par une reconnaissance publique[p. 150] régulièrement enregistrée, un état civil qui en fît des Bourbons. Il commença par César de Vendôme que, dans une requête où l'inconscience le dispute à la bonhomie, il déclarait être,—avec l'agrément de la Providence, nouvellement appelée à la protection des amours illégitimes,—issu de ses relations «avec feu sa très chère cousine Gabrielle d'Estrées[162]». L'affaire suscita bien des critiques. Les jurisconsultes, textes en mains, démontrèrent qu'une pareille pratique n'était permise qu'à la condition d'être assortie de justes noces. Quant au Parlement, il opposait une sérieuse résistance, et son vote n'était obtenu que par surprise. Aussi bien se hâtait-il, après la mort tragique du Béarnais, d'annuler certains privilèges conférés au jeune duc, de même qu'après celle d'Henri III, il avait aboli ceux qui avaient été concédés à MM. de Joyeuse et d'Épernon.

[162] Collection de Gilbert de Lisle.

Louis XIV, dans son olympienne toute-puissance, allait faire mieux. Il lui appartenait, en introduisant au sein de sa race légitime une progéniture née d'un double adultère, d'accorder des lettres de grande naturalité aux fantaisies les moins avouables. Aux points de vue moral et religieux, le procédé était vif. Au point de vue juridique, c'était le renversement de tout. D'abord, pour la raison, déjà donnée, qu'il ne pouvait y avoir de légitimations sans mariage; puis, pour cet autre motif[p. 151] que la reconnaissance des enfants adultérins était interdite; enfin, parce que les enfants en question restaient ceux de l'époux trompé, M. de Montespan, tant qu'une action en désaveu ne les avait point dépossédés de leur filiation légale. Un précédent était nécessaire pour «servir de chausse-pied»: on le créa, grâce à la complaisance de Mme de Longueville[163], et les bâtards de Mme de Montespan devinrent les légitimés du roi.

[163] Sur l'invitation qui lui fut adressée, Mme de Longueville consentit à reconnaître le chevalier de Longueville, né des relations de son fils, le comte de Saint-Paul, alors décédé, avec la maréchale de La Ferté.

Ce fut, déclare Saint-Simon, «le piédestal des horribles prodiges qu'on a vus depuis»... «Prodiges» n'est pas trop fort. Ce n'est point, en effet, sans stupéfaction que l'on parcourt la nomenclature des grâces dont, à partir de ce jour, ces favoris de la fortune furent l'objet: titres, dignités, emplois, gouvernements de provinces, commandements d'armées, prébendes, dots, pierreries, pensions. Chacun d'eux fut gorgé. Mais au duc du Maine,—le petit bossu, le pied-bot,—était réservée la part du lion. En dehors des honneurs dont on l'accablait, deux pairies anciennes étaient reconstituées à son profit et, en vue de faire de lui le plus puissant seigneur terrien du royaume, Sa Majesté avait le triste courage d'arracher à la désolation de la Grande Mademoiselle, par des promesses qui ne[p. 152] devaient pas être tenues, une partie énorme de ses biens patrimoniaux, la terre d'Aumale, le comté d'Eu et la principauté des Dombes, lesquels n'étaient, d'ailleurs, considérés que comme un avancement d'hoirie[164].

[164] Un écrivain, qui joignait à une rare indépendance d'esprit une connaissance approfondie du dix-septième siècle, Mme Arvède Barine, a remarquablement exposé les conditions dans lesquelles, pour enrichir le duc du Maine, Louis XIV et Mme de Montespan jouèrent la Grande Mademoiselle et Lauzun. «Cette affaire, dit Arvède Barine, est odieuse d'un bout à l'autre». Louis XIV et la Grande Mademoiselle, p. 367.

Tant qu'il ne s'agit que d'emplois ou de libéralités à la charge du Trésor ou des tiers, les ducs se continrent. Mais quand à ces avantages vinrent se joindre des faveurs faisant échec à leurs droits,—comme la création «du rang intermédiaire»,—leur colère ne connut plus de bornes. Ils estimaient, en effet, qu'entre eux et le souverain il n'y avait place pour personne. Pas même pour les princes du sang. Aussi protestaient-ils contre toute faveur accordée à ces derniers. Une, surtout, qui datait de quelques mois à peine, leur était particulièrement sensible: l'attribution aux princes d'un droit de préférence pour les fonctions honorifiques du sacre. Le dépit que les ducs ressentaient de «ces injustices préméditées» était si vif, qu'il leur inspirait parfois des sentiments qu'on peut qualifier de révolutionnaires. C'est ainsi que, dans un libelle inédit[p. 153] d'avril 1728, relatif à l'affaire des paniers[165], après avoir représenté la pairie comme la récompense du courage, de la vertu, du sang versé sur les champs de bataille, en un mot «de services immortels», ils s'étonneront, non sans impertinence, de voir cette grande institution dominée par des frères ou des neveux de rois, qui en possèdent les avantages sans avoir rien fait pour les acquérir. C'est, en une formule moins vibrante, mais d'une façon aussi nette, l'apostrophe célèbre de Figaro: «Noblesse, fortune, un rang, des places!... Qu'avez-vous fait pour tant de biens?... Vous vous êtes donné la peine de naître.» Messieurs de la pairie précurseurs de Caron de Beaumarchais, c'est une de ces surprises comme en ménagent parfois les dessous de l'histoire!... Ces récriminations de gens qui, pour la plupart, avaient, eux aussi, trouvé dans leur berceau les avantages dont ils se faisaient un[p. 154] mérite personnel, n'étaient que bouffonnes. Ce qui est plus grave, et ce qui caractérise leur mentalité, c'est qu'ils y ajoutaient les allusions les plus perfides contre ceux des princes qui appartenaient à la branche de Bourbon-Condé, c'est-à-dire contre tous, sauf le duc d'Orléans. Ces princes, insinuaient-ils, étant, dans des circonstances que personne alors n'ignorait, issus de l'adultère, usurpaient la place qui leur était faite sur les marches du trône[166]!—D'où violente colère de Sa Majesté, poursuites pour outrages à ce que la France[p. 155] possédait de plus auguste, «le sang de nos rois», et condamnation au feu, par la main du bourreau, du libelle diffamatoire[167].

[165] Cette affaire, qui fit grand tapage, fut occasionnée par la mode nouvelle. Aux séances de musique, la reine avait, à ses côtés, deux princesses du sang. Or, comprimé par le panier de ces dames, le panier de la reine, au lieu de s'étendre dans le sens horizontal, se développait en hauteur. On juge du scandale: le cardinal Fleury en délibéra avec Sa Majesté. Après quoi, le premier gentilhomme de la chambre, M. de La Trémoille, fut chargé de notifier aux princesses une décision leur enjoignant de se placer en recul et à une certaine distance, dans un ordre prescrit jadis par le feu roi. Les princesses obéirent; mais, à leur tour, elles exigèrent que les duchesses restassent derrière elles. D'où fureur des duchesses et des ducs qui, à la suite d'incidents divers, mirent en circulation le libelle dont il s'agit.

[166] Allusion à la fin tragique d'Henri de Bourbon, prince de Condé, qui, disait-on, mourut empoisonné à l'instigation de sa femme. Celle-ci, Catherine-Charlotte de La Trémoille, accoucha, après le décès de son mari, d'un fils qu'on assurait être né de ses rapports avec un page qui fut condamné comme auteur principal du crime: ce fils posthume était l'aïeul du grand Condé. Voici en quels termes le journal de l'Estoille rend compte de cet événement: «Le cinquiesme de ce mois (mars 1588) mourut à Saint-Jean-d'Angély, Henry de Bourbon, prince de Condé, le second jour de sa maladie, ayant été empoisonné comme on disoit, à la sollicitation de sa femme, de la maison de La Trémoille, laquelle fut constituée prisonnière, se trouvant grosse dudit page, sans que le mari y eût aucunement part, lequel se sauva des premiers et fut défait en effigie et condamné par contumace, et un nommé Brillaud, domestique dudit prince en personne, ayant été tiré à quatre chevaux en la place publique de Saint-Jean-d'Angély, et plusieurs autres emprisonnés, auxquels on commença à faire le procès.» Cette affaire donna lieu, au dire de Mathieu Marais (t. III, p. 535) à deux instances criminelles. Charlotte-Catherine de La Trémoille fut déchargée de la poursuite par un arrêt de 1595 rendu sur le rapport de de Thou.

[167] L'arrêt, rendu le 30 avril 1728, fut exécuté le même jour, au bas de l'escalier du Palais. Le libelle, le réquisitoire des gens du roi et le texte de la sentence ont été recueillis par le greffier Gilbert de Lisle. Archives nationales, t. V, p. 370.

Telles étant les dispositions des ducs à l'égard de ceux qui les primaient, on comprend les transports que déchaîna en eux l'élévation des adultérins égalés «aux fils du sacrement», laquelle, du second rang, les reléguait au troisième. Il fallait bien, en public, leur faire bon visage; mais comme on se dédommageait lorsqu'ils tournaient le dos! Que de doléances sur «ces inventions inimaginables»! Que de rancunes à l'égard de leurs bénéficiaires! Que d'injures à l'égard de Harlay-le-Cynique qui, d'abord comme procureur général, puis comme Premier Président, avait assuré l'exécution des ordres royaux! Les malédictions allaient sans cesse grandissant, car il ne se passait pas de jour qui n'apportât un surcroît d'humiliations pour la pairie: dispense de prêter serment accordée aux bâtards; droit de traverser le parquet; enregistrement devant la Grand'Chambre des lettres patentes les concernant; concession à leur postérité des prérogatives dont ils jouissaient eux-mêmes... L'édit de mai 1711,—dont nous venons de parler,—sous prétexte de réglementation[p. 156] générale, concédait aux légitimés des avantages nouveaux: celui des honneurs du sacre, de préférence aux ducs; celui de disposer en faveur des mâles de leur famille, toujours avec droit de préséance, des duchés dont ils pouvaient faire l'acquisition; celui enfin d'être reçus au Parlement à vingt ans, tandis que les pairs ne l'étaient qu'à vingt-cinq[168]!

[168] Les princes du sang étaient admis à quinze ans.

Autant de coups de massue, suivis bientôt d'une foule d'autres! En effet, une série de catastrophes,—que certains considéraient comme un châtiment céleste,—venaient bouleverser la fin du règne. C'était la mort, toujours précipitée, parfois tragique, de presque tous les membres de la famille royale: Monseigneur le grand Dauphin; la duchesse de Bourgogne; le duc de Bourgogne, devenu héritier présomptif; un troisième Dauphin encore en bas âge; le duc de Berri... Il ne restait qu'un pauvre enfant, qu'on ne croyait point appelé à vivre: celui-là même qui régnera sous le nom de Louis XV... Affolé par cette accumulation de maux, Louis XIV prenait la résolution de concéder aux bâtards tous les droits dont jouissaient les princes du sang, y compris «l'habilité au trône[169]». Il devait enfin achever son œuvre par des dispositions testamentaires aux termes desquelles les principales attributions de la régence,—l'éducation du roi, la garde de sa personne[p. 157] et, par suite, le commandement des troupes de Paris,—étaient enlevées au duc d'Orléans pour être confiées au duc du Maine...

[169] Déclaration du 23 mai 1715.

Cette accumulation de faveurs que rien ne justifiait, ni les services rendus, ni l'éclat du talent, déchaînèrent chez Messieurs de la pairie d'incroyables tempêtes. Les plus modérés se livrèrent à des transports auprès desquels pâlissent les fureurs légendaires d'Oreste. Tous, d'ailleurs, tombaient d'accord pour proclamer que, depuis la tentative d'Encelade se ruant à l'assaut du ciel, on ne trouvait ni dans la fable, ni dans l'imagination des poètes, aucun phénomène comparable à celui-ci... Ce phénomène, si gros de conséquences pour l'avenir, allait, en attendant la mort du roi, désormais prochaine, produire ce résultat inattendu de faire renaître de ses cendres l'affaire du bonnet. L'explication en est bien simple. Aussi longtemps qu'ils furent réduits à une situation intermédiaire, inférieure à celle des princes, supérieure, mais de peu, à celle des ducs, les bâtards ne permirent pas qu'on saluât ces derniers, de peur de diminuer la distance qui les séparait. Maintenant qu'ils les dominaient de cent coudées, l'obstacle n'existait plus. Que pouvait bien faire à des gens qui touchaient du doigt à la Couronne, qu'on distribuât aux ducs quelques politesses de plus ou de moins?—Les circonstances s'y prêtant, la seconde période de la querelle allait s'ouvrir.


[p. 158]

IX

Le duc du Maine et le Premier Président de Mesmes.—Leur duplicité d'après les «Mémoires».—Affront au bailli de Mesmes.—Scène violente faite par Saint-Simon au duc du Maine.—La version des «Mémoires» est-elle la vraie?—Raisons d'en douter.

De quelle façon l'affaire rebondit-elle? C'est ce que nous allons rechercher en suivant pas à pas le récit de Saint-Simon.

D'après lui, l'auteur du mal ne serait autre que le triomphateur du jour, le duc du Maine. Le but qu'il poursuivait? Brouiller si bien avec tout le monde Messieurs de la pairie que, absorbés par le souci de leur propre défense, ils n'eussent, au commencement du prochain règne, ni le loisir ni le pouvoir d'attaquer les légitimés et de leur faire rendre gorge.

La reprise de «l'affaire» était le moyen tout indiqué pour la mise en œuvre de ce plan machiavélique... M. du Maine ne perdit pas une minute. Le jour même de son élévation, il se confondait en protestations de tendresses à l'égard des ducs, exaltait la grandeur de leur dignité et mettait son crédit à leur service. Il n'en rencontrait pas un, au prône ou aux réunions de Versailles,[p. 159] qu'aussitôt il ne parlât «de l'indécence du bonnet». Sans doute, il avait participé au maintien de l'abus, tant qu'il en avait tiré un profit «de distinction»; mais, depuis que la bonté du roi l'avait promu au rang insigne de prince du sang, les prétentions de la robe lui paraissaient intolérables... Étonnés d'un pareil langage, ses interlocuteurs l'accueillaient froidement; mais le petit boiteux revenait à la charge et, de sa propre initiative, «remettait tout en train». De difficultés, il certifiait qu'on n'en éprouverait aucune. Les princes? Leur bonne volonté était certaine. Le Premier Président de Mesmes? Il avait engagé sa parole et répondait du Parlement. Le roi? Sa Majesté ne demandait qu'à être agréable aux deux partis et applaudirait à une réconciliation générale!

Cette communication d'un homme, que rendait si suspect son mépris des règles fondamentales du royaume, ne pouvait inspirer que de la défiance. Hormis M. de Noailles, un naïf, et M. d'Aumont[170], «un pigeon privé», c'est-à-dire un faux frère, chacun s'accorda à reconnaître qu'elle cachait un complot en vue de rabaisser les ducs «par le mauvais succès de leur entreprise». Faire d'eux le jouet de la robe, en même temps que «la risée du monde», c'était à quoi tendaient tant d'efforts.

[170] Il ne s'agit pas ici du vieux duc d'Aumont qui expulsa Nicolas de Novion du balustre royal, mais de son fils Louis, lequel porta longtemps le titre de marquis de Villequier.

[p. 160]

Cette conviction étant bien assise, il semble qu'il n'y eût qu'un parti à prendre: décliner, sous un prétexte assorti de paroles flatteuses, une offre aussi perfide. Mais, du temps de Louis XIV, on ne raisonnait pas comme aujourd'hui... Mise aux voix, dans une réunion tenue chez M. de La Trémoille, cette solution fut repoussée à l'unanimité. Refuser, c'eût été trahir l'animosité qu'on éprouvait à l'égard de M. du Maine et faire entendre qu'on était résolu «à l'attaquer», dès l'avènement d'un nouveau souverain. Ce qui, en raison du mécontentement du roi et des rancunes de son bâtard préféré, «dont le sein étoit un gouffre noir», entraînerait des conséquences terribles! C'est pourquoi ces natures aussi pénétrantes que compliquées se résignaient «à donner dans le panneau tendu»,—sacrifice d'autant plus admirable qu'elles ne se faisaient aucune illusion sur le sort qui leur était réservé!

«L'embarquement» eut donc lieu sous les auspices du nautonnier du Maine. Mais le duc d'Antin avait à peine rédigé un mémoire sage, honnête, mesuré et «d'une brièveté remarquable[171]», que les présidents prenaient ombrage, se cabraient et manifestaient de[p. 161] ridicules exigences. Ils daignaient bien consentir à accorder le salut; mais à quelle condition? A la condition que, comme autrefois, la pairie accompagnât le Parlement tant à l'entrée qu'à la sortie des séances... Qui le croirait? Ce compromis honteux paraissait acceptable à certains ducs! Heureusement, Saint-Simon était là pour les rappeler à la pudeur... Que demandait-on, en somme? «Une civilité qui ne se refuse pas à un honnête domestique...» Et, en échange, qu'exigeaient les présidents? Un monstrueux avantage: l'obligation pour les pairs de marcher à la suite, comme des laquais... Non, non, mille fois non: mieux valait, à perpétuité, grimper à l'échelle!

[171] La remise au roi de ce mémoire est mentionnée par Dangeau sous la date du 6 décembre 1714. Les ducs y réclament deux choses: «l'une, que le Premier Président, en leur demandant leur avis, les salue, comme il salue les présidents; l'autre, qu'on ne mette point de conseiller au bout de leur banc».

Il suffisait maintenant d'une étincelle pour mettre le feu aux poudres. Elle se produisit sous la forme d'un propos que l'on prêta au Premier Président de Mesmes:

—Sire, aurait-il dit à Sa Majesté, au cours d'une entrevue secrète, les ducs ne négligeront rien, dès la constitution d'un nouveau règne, pour dépouiller MM. du Maine et de Toulouse des avantages dont ils sont nantis. Leur ambition va plus loin encore: ils escomptent la mort du jeune Dauphin pour établir, comme en Pologne, une monarchie élective et porter l'un d'eux à la couronne.

Et Saint-Simon, dont cette prétendue déclaration fait trop bien le jeu pour qu'il ne la tienne pas pour authentique, de fournir des précisions, comme s'il eût[p. 162] assisté à la scène[172]. Mais, ce qu'il néglige de mentionner dans ses Mémoires, c'est un détail qui, révélé par les Écrits inédits, donne la clef de cet entretien énigmatique. Ce n'est pas hors de propos que le mot de monarchie élective avait été prononcé. La conversation l'avait amené tout naturellement, à l'occasion «d'un homme de lettres qui travailloit pour les ducs» et qu'il était question «d'enlever», sans doute pour le jeter à la Bastille[173]. Or, de quel méfait s'était rendu coupable ce libelliste? De publications en vue d'établir que les grandes sanctions de l'État appartenaient exclusivement à la pairie et que, à défaut d'héritiers légitimes, c'est elle, elle seule, qui, en vertu des lois anciennes de la monarchie française, décidait de l'élection des rois... Prétentions datant de loin sans doute, mais dont l'affirmation, à la veille d'un changement de règne, avait quelque peu ému la noblesse, le Parlement et Sa Majesté elle-même[174].

[172] Additions au journal de Dangeau, t. XV, p. 363.

[173] Écrits inédits, t. IV, p. 148.

[174] Mémoires du maréchal de Richelieu, t. I, p. 76.

Les ducs, cela va de soi, protestaient de la pureté de leurs intentions et, au moment même où ils ourdissaient leur trame contre les légitimés, donnaient l'assurance que les dernières dispositions de Louis XIV ne trouveraient pas de défenseurs plus fidèles qu'eux-mêmes. Ils se hâtaient, d'ailleurs, pour opérer une[p. 163] diversion, de présenter à Sa Majesté une requête contre les présidents et un mémoire récapitulatif de leurs griefs... Requête et mémoire demeurèrent sans réponse[175].

[175] La requête est du 5 janvier 1715, le mémoire du mois de février suivant. Écrits inédits, t. III, p. 383 et suiv.

Ce silence était significatif: les pairs ne s'y trompèrent pas. Fidèles à leur ancienne tactique, ils décidaient de mettre la robe à l'index: sentence qui reçut une exécution immédiate. Le bailli de Mesmes, ambassadeur de Malte et frère du Premier Président, s'étant présenté à Versailles, le duc de Tresmes lui interdit l'entrée du cabinet royal, en spécifiant que, s'il lui infligeait cet affront, c'était par mesure de représailles[176]...

[176] M. de Caumartin était, presque en même temps, l'objet d'un traitement identique.

La rupture était complète. Aussi bien nul ne se souciait plus d'avoir affaire avec ces gens terribles qu'étaient les ducs. Accusé de manquements à sa parole, le Premier Président affirma n'avoir rien promis, si ce n'était sa bonne volonté. Mme la Princesse, parlant au nom de ses fils, jura ses grands dieux que feu M. le Prince regardait «le refus du bonnet» comme une marque distinctive dont il n'eût, à aucun prix, permis l'abolition. Quant au roi, excédé de tant de manèges, il signifiait aux parties qu'elles eussent à ne lui plus parler de rien...

[p. 164]

Cependant,—dernière tentative,—une entrevue avait lieu entre deux délégués de la pairie et la duchesse du Maine, derrière laquelle, ne sachant à quel saint se vouer, s'effaçait son timide époux. Certes, si l'on put adresser quelques reproches à la petite-fille du grand Condé, ce ne fut pas celui de manquer de franchise. Elle protesta que, lorsqu'on possédait des avantages aussi précieux que ceux dont les légitimés avaient le bonheur d'être nantis, on n'y renonçait pas de gaîté de cœur, et que, pour elle, plutôt que d'en faire son deuil, elle n'hésiterait pas à mettre le feu aux quatre coins du royaume... Cela dit, elle concluait en ces termes:

—Donnant donnant, messieurs les ducs. Engagez-vous par écrit à maintenir les faveurs accordées à M. du Maine: nous ferons de notre mieux pour que vous ayez satisfaction.

C'était, au dire de Saint-Simon, l'aveu cynique du complot ourdi entre M. de Mesmes et les châtelains de Sceaux, c'est-à-dire le duc et la duchesse du Maine, sous le regard complaisant de Sa Majesté... Trahison! s'écrie-t-il, trahison!... Et, aussitôt, de ruminer mille projets hasardeux. Après une nuit sans sommeil, il guetta M. du Maine au sortir de la chapelle, tomba chez lui comme une trombe et là, en tête à tête avec ce prince, «si odieux aux ténèbres que les ténèbres le rejetoient», fit une scène d'une violence telle que le malheureux, d'ordinaire «vermeil et désinvolte,[p. 165] devint interdit et pâle comme un mort». Et ce grand justicier, qui,—ô logique!—s'était sciemment offert à la risée du monde pour ne point s'exposer aux rancunes du favori, terminait par cette apostrophe menaçante contenant assignation à bref délai: «Monsieur, vous pouvez tout: vous nous le montrez bien et à toute la France. Jouissez de votre pouvoir et de tout ce que vous avez obtenu... Il vient quelquefois des temps où on se repent trop tard d'en avoir abusé et d'avoir joué et trompé de sens froid tous les principaux seigneurs du royaume en rang et en établissement, qui ne l'oublieront jamais!»... On se demandera avec angoisse,—étant donné que le plus courtois des refus devait causer à la pairie des maux incalculables,—quel put bien être le châtiment réservé à cette philippique «dite d'un ton de croquemitaine[177]»... Qu'on se rassure. Nous savons, de l'intéressé lui-même, très pénétré du sentiment de sa bravoure, que, loin de lui procurer les palmes du martyre, elle ne lui causa jamais le moindre désagrément.

[177] Princesses et grandes dames, par Arvède Barine, p. 250.

Telle est la version de Saint-Simon. L'exposé qui vient d'en être fait résume deux chapitres de ses Mémoires et une addition au Journal de Dangeau, laquelle, antérieure de quelques années, est, comme d'habitude, moins montée de couleur et de ton[178]...[p. 166] Que penser d'un pareil récit? Convient-il de croire à sa sincérité, lorsqu'il attribue à M. du Maine la responsabilité de cette seconde entreprise dont l'issue ne devait, pas plus que celle de la première, flatter l'amour-propre des ducs?—Nous estimons qu'il y a lieu de se montrer sceptique.

[178] Journal de Dangeau, t. XV, p. 296.

C'est qu'en effet tout est suspect dans cette étrange narration. Sur l'un ou l'autre point une vérification est-elle possible? On peut être sûr par avance qu'elle soulignera une inexactitude. En veut-on un exemple? Prenons l'algarade du duc de Tresmes interdisant au bailli de Mesmes l'entrée du cabinet royal. Saint-Simon ne l'eût point, pour un caprice, passée sous silence, parce qu'elle fournissait un aliment à ses rancunes; mais comme il s'applique à atténuer les conséquences d'un procédé violent qui le ravit! «Le Premier Président, déclare-t-il, obtint que le roi dît au duc de Tresmes qu'il ne devoit pas faire servir sa charge à sa vengeance particulière, mais sans aigreur, et d'ailleurs fut sourd à tout ce que le Premier Président lui put dire et ne se voulut mêler de rien[179]

[179] Mémoires de Saint-Simon, t. XI, p. 34.

Chez Dangeau, autre son de cloche. «Quand, rapporte l'exact chroniqueur, le Premier Président fut sorti, le roi envoya chercher le duc de Tresmes, à qui il fit une réprimande assez sérieuse. Il dit même[p. 167] à ses ministres, en entrant au Conseil et à Mme de Maintenon, en entrant chez elle, qu'il n'avoit quasi jamais été plus en colère[180].»... Mais voilà qui est plus significatif. On sait que la victime de cette agression fut le bailli de Mesmes. Saint-Simon ne peut s'y tromper, car il annote sans protestation le récit de Dangeau. Mais cet affront, à un personnage d'aussi mince figure, cadre mal sans doute avec l'importance qu'il entend donner aux représailles de la pairie. Toujours est-il que, dans les Mémoires, par une distraction qu'on a peine à croire involontaire, un frère est substitué à l'autre et que le Premier Président est représenté comme ayant subi l'injure infligée à l'ambassadeur de Malte[181].

[180] Journal de Dangeau, t. XV, p. 362.—Revenant le lendemain sur cet incident, Dangeau annonce que le duc de Tresmes parla à Sa Majesté «le matin, dans son lit, pour marquer sa douleur de lui avoir déplu et que le roi eut la bonté de lui pardonner».

[181] Mémoires de Saint-Simon, t. XI, p. 34.

Aux inexactitudes il convient de joindre les invraisemblances. A qui fera-t-on croire que les pairs, dont on sait l'acharnement contre la robe, demeurèrent taisants lorsqu'ils eurent le champ libre, par suite de l'élévation «du fils chéri de Jupiter»? que ces grands seigneurs orgueilleux qui, trois ans plus tôt, résistaient avec tant de crânerie aux instances royales en faveur de d'Antin, un autre favori, s'abaissèrent, par crainte[p. 168] de dangers chimériques, à l'attitude piteuse que leur prêtent les Mémoires[182]?

[182] On le croira d'autant moins que, d'après les Écrits inédits, t. IV, p. 143, les ducs avaient, à une première démarche de M. du Maine, répondu assez cavalièrement: «Ils avoient rompu de manière à lui laisser bien voir ce qu'ils en pensoient.»

Mais l'affirmation la plus choquante est celle qui a trait au rôle attribué au duc du Maine,—une des personnalités historiques dont le caractère a le plus prêté matière à discussion...

Pour Barbier, qui se fait le porte-parole du public, M. du Maine fut «un prince très sage et très estimé[183]». Ceux qui vécurent dans son intimité n'avaient pas de lui une moins bonne opinion. Mme de Staal de Launay le représente sous les couleurs les plus favorables. Enveloppé par la défiance, le cœur du duc du Maine ne se découvrait guère: il n'en était pas moins, assure Mme de Staal, un gentilhomme accompli, d'un esprit fin et cultivé, d'un caractère noble et sérieux, aimant l'ordre, épris de justice, ne s'écartant jamais des bienséances, possédant tous les dons qu'on apprécie dans le monde, mais ne les produisant qu'avec une extrême répugnance, à raison de son goût pour le travail et la solitude[184]: ce qui explique ses retraites prolongées au fond de certaine tourelle où il s'oubliait à dire son chapelet, à dresser des plans de jardin ou bien à traduire[p. 169] l'Anti-Lucrèce... Si bien que, outrée de tant d'inertie, l'impétueuse duchesse, sa femme, lui décochait des traits de ce genre:—Un beau matin, monsieur, vous trouverez, en vous éveillant, que vous êtes de l'Académie et M. d'Orléans à la Régence[185]!... Ce n'est sûrement point là l'intrigant, dépourvu de scrupules, qui, prodigue de démarches, de discours, de promesses, toujours sur la brèche et se dépensant de cent manières différentes, organisa «les odieuses manœuvres» dont pâtirent les ducs!

[183] Journal de Barbier, t. I, p. 13.

[184] Mémoires de Mme de Staal de Launay, in fine.

[185] Le maréchal de Villars, qui paraît avoir bien connu le duc du Maine, parle «de son éloignement naturel de toute entreprise». Mémoires de Villars, t. II, p. 413.

Mais il y a un autre duc du Maine, le duc du Maine de Saint-Simon et un peu aussi celui de Madame Palatine. Ce second personnage, il faut le reconnaître, ne ressemble guère au premier. C'est une façon d'hypocrite à l'intelligence alerte, ayant de l'esprit «comme un ange»,—un ange déchu, s'entend,—dont il possède la malignité, la perversité d'âme, les simulations hors mesure, les séductions et le charme, expert en combinaisons artificieuses, s'appliquant à nuire et y parvenant toujours, capable d'ailleurs de vues à longue échéance et en poursuivant la réalisation avec une invincible ténacité... Tout cela s'alliant,—contradiction qu'on ne s'explique guère,—avec une telle poltronnerie que, pour le pousser en avant, la duchesse en est réduite aux arguments[p. 170] tangibles, c'est-à-dire «aux coups de bâton[186]».

[186] Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 223. Ce n'est pas seulement de poltronnerie que parlent les Mémoires; c'est aussi de «lâcheté»: accusation dont un examen sérieux paraît aujourd'hui avoir fait justice.

C'est en face de ce Machiavel au petit pied, rusé, délié, retors, que, pour juger le récit des Mémoires, il importe de se placer... Quel est donc le calcul qu'ils lui prêtent? Un calcul inconciliable avec le bon sens le plus élémentaire. Non que nous contestions l'excellence de la maxime chère à Louis XI: diviser pour régner. Mais nous n'aurions garde d'en recommander l'application aux princes,—non pourvus d'un trône,—dont le sort dépend d'un débat judiciaire... Quel but poursuivaient les légitimés? Conserver le bénéfice des avantages à eux concédés par deux édits et par un testament? Quel était le tribunal chargé de statuer? La Cour de Parlement. De quels éléments se composait cette Cour? Des membres de la pairie et de la robe, chacun ayant voix égale... Or n'est-il pas de règle qu'un plaideur cherche d'abord à se concilier ses juges, sauf à les maudire ensuite si la décision ne lui est pas favorable? M. du Maine change tout cela et, sous couleur d'opérer une division habile, s'applique à indisposer tout le monde: les uns, en proclamant que leur opiniâtreté à refuser le salut du bonnet est injustifiable; les autres, en les «embarquant» malgré eux dans la plus fâcheuse des aventures! De la part d'un homme[p. 171] gratifié par la nature «du génie d'un démon», on confessera que c'est une singulière politique.

Politique d'autant plus inadmissible, qu'elle eût été en contradiction avec celle de Louis XIV, dont l'intérêt et les désirs se confondaient avec ceux des légitimés. Que le souverain crût nécessaire de recourir à de minutieux ménagements, cela peut paraître paradoxal. Rien, cependant, n'est plus exact. Le temps, en effet, était loin où le catéchisme royal faisait de lui un lieutenant du Très-Haut; où Bossuet le représentait comme un dieu, mortel sans doute, mais comme «un dieu»; où lui-même, convaincu de son essence surhumaine, faisait admettre cet axiome que sa volonté devait être obéie «sans discernement[187]»... Depuis lors, que de revers, d'amertume, d'humiliations, bien faits pour ébranler sa foi dans l'origine et l'efficacité de la puissance dont il était investi! A l'acclamation des foules ont succédé les malédictions du peuple, les chansons outrageantes, les placards séditieux affichés dans les lieux publics, «surtout à ses statues[188]». Le triomphateur ébloui est remplacé par un vaincu qui ne se fait d'illusions ni sur l'amoindrissement du prestige monarchique, ni sur la fin désormais prochaine du pouvoir absolu. Comment croire, dès lors, qu'à propos d'un[p. 172] conflit puéril il va indisposer cette grande institution judiciaire, le Parlement, dont les décisions,—il ne l'ignore pas,—régleront le sort de ses dispositions posthumes[189]?—Aussi bien ne cesse-t-il de déclarer qu'il ne fera rien, dans l'affaire du bonnet, sans l'accord préalable des parties en cause.

[187] Louis XIV et la Grande Mademoiselle, par Arvède Barine, p. 146.

[188] Mémoires de Saint-Simon, t. VI, p. 408.

[189] Voir, notamment, les Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 261 et suiv.

Ce sont là, semble-t-il, des présomptions puissantes contre la thèse de Saint-Simon. Celui-ci n'est pas, d'ailleurs, le seul contemporain qui se soit expliqué sur cette période de l'affaire. Le maréchal de Villars, un duc et pair également, d'autant plus jaloux des prérogatives de sa dignité qu'il en était investi de fraîche date, actif, remuant, très au courant des intrigues, a laissé, lui aussi, des Mémoires. Or Villars ne souffle mot des incidents rapportés par Saint-Simon. Ses explications sont moins compliquées. Aussitôt après l'édit de juillet 1714, conférant aux légitimés «l'habilité au trône», une démarche fut faite auprès de Sa Majesté, et ce fut lui, Villars, qui porta la parole[190]:

[190] Villars ne fixe pas la date de cette démarche, mais il indique qu'elle fut antérieure à son départ pour Bade où il arriva le 9 septembre 1714.

—«Sire, déclara-t-il, il est surprenant que ceux qui ont l'honneur de représenter Votre Majesté dans son Parlement refusent aux pairs de France un honneur que Votre Majesté veut bien leur faire en toute[p. 173] occasion. Nous remarquons tous les jours, lorsque Votre Majesté a son chapeau sur la tête, et que nous approchons d'Elle, qu'Elle veut bien l'ôter. Y a t-il quelque apparence de raison que le Premier Président le refuse et que le représentant veuille plus d'honneurs que le représenté n'en exige?»

Et le roi de répondre ce qu'il répond à tout le monde:

—«A la vérité, je n'en trouve aucune; mais il sera plus agréable pour les pairs que le Parlement se rende de lui-même que si c'étoit par mon ordre.»

C'est dans ces conditions toutes naturelles qu'eut lieu la reprise de l'affaire. Quant à des promesses, encore moins à une pression, à «l'embarquement» de la pairie sous la menace des plus cruelles calamités, à une ligue «scélérate», à la virulente sortie que l'on sait—il n'en est pas question. La formule de Villars est d'une simplicité qui impose la confiance. «Les pairs, dit-il, prétendoient le bonnet. Les princes légitimés s'y opposèrent parce que ce droit auroit trop rapproché les pairs d'eux; mais ils n'y mirent plus d'obstacles quand, par l'édit qui leur donnoit la faculté de parvenir à la couronne après les princes du sang, ils furent gratifiés des mêmes honneurs et privilèges[191]

[191] Mémoires de Villars, t. II, p. 349.

[p. 174]

Une neutralité bienveillante: telle fut, telle devait être l'attitude des légitimés, jusqu'au jour où, ruinés dans leurs espérances par l'annulation du testament royal, ils n'eurent plus de ménagements à garder. De contrainte morale, les ducs n'en subirent aucune. S'ils se lancèrent dans un nouveau conflit avec la robe, c'est qu'ils se figuraient avoir facilement raison de M. de Mesmes, avec lequel plusieurs d'entre eux entretenaient des rapports d'amitié. Ils s'attachèrent d'abord à le séduire par leurs flatteries; puis, tout aussi vainement, essayèrent de l'intimider par leurs menaces[192]... Qu'il y ait eu alors des pourparlers en vue d'une transaction que le duc du Maine, désireux de se faire bien venir des deux parties,—ses juges de demain,—envisagea avec faveur; cela n'est pas douteux. Mais là, suivant toutes vraisemblances, se borna l'initiative de ce prince dans des négociations que l'intransigeance de certains ducs empêcha d'aboutir. Cette faute, imputable à ses amis et à lui-même, l'auteur des Mémoires n'était pas homme à la reconnaître: d'où l'ingénieux arrangement que lui inspira le silence du cabinet, au moment où il donna à ses notes leur forme définitive... Les choses ainsi mises au point, il est permis de croire que la prétendue trahison de 1714 est le pendant de la soi-disant agression de 1681: avec cette différence que, pour 1681, le[p. 175] vengeur de la pairie dut se contenter d'une victime,—Novion; tandis que, pour 1714, ayant le moyen de s'en offrir deux, MM. du Maine et de Mesmes, il n'eut garde de négliger une occasion aussi heureuse.

[192] Mémoire du Parlement, du mois d'avril 1716.


[p. 176]

X

La dernière maladie de Louis XIV.—Les ducs délibèrent.—Les ducs de La Force, de Charost, d'Antin, le maréchal de Villars, les ducs de Coislin, de Tresmes.—Les pairs ecclésiastiques.—M. de Reims.—Questions d'étiquette.—Négociations avec le Régent.

Cependant le moment décisif approchait: celui que les pairs, pareils au peuple d'Israël soupirant après la terre promise, appelaient de tous leurs vœux. La mort de Louis XIV n'était plus qu'une affaire de semaines. Commencée à la disparition du duc de Bourgogne, la déchéance suivait son cours avec une effrayante rapidité. Le teint était devenu couleur de cire et les traits avaient subi une altération telle que, rencontré ailleurs qu'à Versailles, le royal malade n'eût été reconnu de personne.

L'imminente éventualité d'un changement de règne déchaînait les convoitises. Sans parler des ducs d'Orléans et du Maine qui, chacun de son côté, travaillaient à se créer des partisans, en vue d'une rencontre prochaine à la barre de la Grand'Chambre, les ambitions de toute nature,—Dieu sait si elles étaient nombreuses!—se donnaient librement carrière. La Cour,[p. 177] du plus humble au plus élevé, offrait le spectacle d'une lamentable bassesse. Les salons du futur Régent se vidaient en un clin d'œil, ou s'emplissaient si bien qu'une aiguille n'eût pu tomber à terre, suivant que le bulletin médical faisait présager une amélioration ou une recrudescence du mal. L'absorption de deux biscuits, avec un doigt de vin d'Espagne, ramenait au moribond cette foule servile. Le renvoi d'un bouillon ou le recours à quelque empirique la précipitait du côté du soleil levant.

Au sein de la pairie l'agitation touchait à son comble. En dépit des visées politiques de certains de ses membres, l'affaire du bonnet constituait la grande préoccupation. Depuis plusieurs mois déjà, on se concertait: non, d'ailleurs, sans quelque peine. Le château de Versailles était, en effet, le lieu du royaume où la police était le plus active. Grâce à l'habile organisation d'un service d'espionnage, rien n'échappait à la surveillance du roi. Toute démarche suspecte donnant lieu à un rapport, des assemblées plénières n'eussent point été possibles. Aussi se réunissait-on par séries de quatre ou cinq, tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, chaque groupe communiquant avec le groupe voisin par l'entremise d'un émissaire. Et pendant qu'un serviteur faisait le guet dans les couloirs, les conjurés, assis, suivant l'ordre du tableau, au fond d'une pièce reculée, abordaient l'ordre du jour... Débats approfondis, graves et d'une rare prolixité! Saint-Simon surtout[p. 178] était inépuisable, quand il rencontrait quelque résistance: «Monsieur, lui écrit le chancelier de Pontchartrain, un siècle entier de conversation vous paraîtrait un moment étranglé si on ne finissoit pas par être de votre avis[193].» Un de ceux qui lui tenaient tête le plus volontiers était M. de Noailles, Brutus-Noailles, dont, en dépit de ce sobriquet tragique, chacun proclamait l'excellent esprit[194]. Un jour, entre eux, la discussion s'échauffa si bien qu'elle dégénéra en querelle. M. de Noailles, de belle prestance et doué d'un vigoureux organe, écrasait son adversaire. Celui-ci avait beau gesticuler, jeter feu et flamme, sa voix de crécelle ne parvenait pas à prendre le dessus. Ce que voyant, il grimpait sur le gradin de la fenêtre; puis, ne pouvant encore se faire entendre, il se hissait au sommet d'une armoire, d'où il s'époumonait à fulminer ses arguments.

[193] Mémoires de Saint-Simon, t. VIII, p. 365.

[194] Ainsi nommé parce que, à l'époque où couraient, sur le duc d'Orléans, les bruits les plus défavorables, M. de Noailles s'était déclaré prêt à jouer, auprès de lui, le rôle de Brutus.

Saint-Simon avait, dès cette époque, réuni autour de sa personne tout un groupe de ducs animés de sentiments analogues aux siens, poursuivant les mêmes chimères et captivés par le charme de sa conversation, qu'un contemporain qualifie «d'enchanteresse», par le sel de ses lardons, par ses critiques passionnées et[p. 179] aussi par sa rare compétence sur les questions d'étiquette. Tous, dans l'immense tableau que constituent ses Mémoires, font l'objet de portraits brossés de main de maître. Si, au cours de la rapide revue que nous en allons dresser, quelques-uns reçoivent des égratignures, c'est à celui qui fut leur compagnon d'armes que ces ombres ducales devront en demander raison.

Au premier rang, il convient de placer M. de La Force: un ami de vieille date auquel Saint-Simon restera fidèle jusque dans la disgrâce. M. de La Force, très expert en l'art de la parole, avait de l'intelligence, de l'instruction, de l'aptitude au maniement des affaires et un grand besoin d'activité. Mais sa qualité dominante, aux yeux du petit cénacle, c'était «d'être fort duc et pair et incapable de gauchir». L'abaissement de la robe constituait pour lui un article de foi; d'autant plus que, personnellement, il avait eu maille à partir avec elle: non à Paris, mais en province. La province, en effet, marchait sur les traces de la capitale. Il n'existait pas de présidial, de sénéchaussée ou de bailliage où l'on ne se passionnât pour l'affaire du bonnet.

Quant aux divers parlements du royaume, personne, du plus élevé des magistrats jusqu'au dernier des procureurs, n'y jurait que par Novion et Harlay. Dès qu'un pair, en cours de voyage, faisait mine d'user de son droit en siégeant à l'une de ces hautes juridictions, présidents et conseillers s'appliquaient,—pour l'entrée, la sortie, les saluts,—à traiter l'indiscret comme[p. 180] l'eussent pu faire leurs collègues de Paris. C'est à Bordeaux que la patience de M. de La Force avait été mise à l'épreuve: le Parlement exigea qu'il prît la suite de la Compagnie et interdit à son carrosse l'entrée de la cour du Palais... Des procédés inqualifiables que M. de La Force n'oublia jamais[195].

[195] Cette affaire fut soumise à Sa Majesté et donna lieu à une longue correspondance de MM. de La Vrillière et de Ponchartrain.

Après lui, il faut citer M. de Charost. «Bonhomme, dévot et qui ne pense pas à mal», dit de lui Mathieu Marais[196]. Saint-Simon célèbre ses qualités morales, mais confirme l'opinion peu flatteuse de son confrère en chronique sur la valeur intellectuelle du personnage. «Ce n'étoit pas, déclare-t-il, un homme à exister, par conséquent à compter.» Mais, ajoute-t-il, «il étoit tout à moi»... La nullité de ce courtisan digne d'estime qui, après la disgrâce de Villeroy, obtint les fonctions de gouverneur de Louis XV, fut sans doute la raison de sa fortune: «tel est, en effet, le malheur des princes et la nécessité des combinaisons».

[196] Journal de Mathieu Marais, t. II, p. 328.

Ajoutons, d'un trait rapide:—«M. d'Antin, qui ne se consolait pas de n'avoir pu obtenir le titre d'Épernon»;—le maréchal de Villars, que sa gloire militaire n'empêchait pas d'être fort sensible aux questions de cérémonial;—M. d'Estrées, un viveur ruiné, en quête d'emplois que la Cour s'obstinait à lui refuser;—M.[p. 181] de Sully, le meilleur danseur de Versailles, pris par Louis XIV en aversion, on ne savait pourquoi, et qui supportait cette défaveur avec plus de résignation que les entreprises de la robe;—M. de Coislin, évêque de Metz, héritier et successeur de son frère, le «tortionnaire» de Nicolas de Novion[197];—M. de Tresmes, premier gentilhomme de la Chambre et gouverneur de Paris... Une happelourde! s'accordait-on à reconnaître... «Une vieille bête», dit, plus simplement, Madame Palatine: d'une bêtise si grande qu'elle finit par constituer sa force et par le maintenir en place[198]... Pourvu que son cerveau ne fût pas soumis à de trop rudes épreuves, il n'y avait pas d'obstacles devant lesquels reculât le zèle de M. de Tresmes. Les corrections manuelles relevaient de son département: témoin ses algarades au bailli de Mesmes et à M. de Caumartin. Peut-être trouverait-on le secret d'une attitude aussi militante dans ce fait qu'ayant, en vertu d'une licence royale, transformé son hôtel de la rue Neuve-Saint-Augustin en[p. 182] académie de jeux,—bassette, pharaon, biribi,—dont la ferme lui rapportait quarante mille écus de rente, il se trouvait en butte à l'hostilité du Parlement: émus des scandales quotidiens dont son tripot était le théâtre, certains de Messieurs ne dissimulaient pas leur intention d'en prescrire la fermeture, en vertu du droit de police dont ils étaient investis[199].

[197] La réception de M. de Coislin qui, bien que d'Église, était pourvu d'une pairie laïque, donna lieu à de graves débats. L'admettrait-on en costume civil, avec l'épée et le «bouquet de plumes»? ou en costume ecclésiastique, avec rochet et camail?... C'est pour ce dernier parti qu'on se décida, après avis du roi.

[198] C'est lui, assurait-on,—on ne prête qu'aux riches,—qui, regardant d'un air connaisseur plusieurs crucifiements du Christ, soutenait qu'ils étaient l'œuvre d'un peintre unique: «Ne voyez-vous pas la signature: INRI? Elle est la même sur toutes les toiles.»

[199] L'hôtel de Gesvres (ou de Tresmes) partageait ce privilège avec l'hôtel de Soissons qui appartenait au prince de Carignan.

Quoique moins nombreux, l'élément ecclésiastique n'était pas non plus à dédaigner. Un élément pondérateur, est-on tenté de croire: des gens d'Église, revêtus de l'habit qui commande le détachement des vanités terrestres, élevés en dehors de tout préjugé de caste et ne pouvant transmettre, après eux, une dignité dont les hasards de la fortune les ont pourvus, ne devaient, semble-t-il, avoir à la bouche que des paroles de paix! Qu'on se détrompe. L'air de la pairie «étoit si contagieux» que ceux-là mêmes, dont on eût été en droit d'attendre le plus de modération, se faisaient remarquer par leur turbulence. Tel M. de Clermont-Chatte, évêque-duc de Laon, qui, très bon homme en son particulier, devenait intraitable quand les privilèges de sa dignité se trouvaient en péril. Tel aussi M. de Saulx-Tavannes, évêque-comte de Châlons, lequel eût bel et bien précipité le cardinal Dubois du haut des gradins de la Grand'Chambre, s'il s'était avisé, comme[p. 183] il en avait l'intention, d'usurper la préséance[200]!

[200] Les pairs laïcs s'étaient engagés à prêter main-forte à M. de Châlons. La résolution, dit Saint-Simon, «avoit passé par moi et auroit été exécutée si le cardinal Dubois s'y fût commis». Mémoires, t. X, p. 443.

Mais le plus fougueux de ces prélats était M. de Mailly, archevêque de Reims, légat-né du Saint-Siège et primat de la Gaule Belgique: un de ces cadets de bonne maison que des convenances de famille obligeaient, souvent contre leur gré, à entrer dans les ordres. En dehors des mœurs, qu'il avait irréprochables, M. de Mailly ne prit jamais de l'état ecclésiastique, pour lequel il ne sentait aucune inclination[201], «que ce qu'il ne put laisser». Ambitieux, adroit, plein de ressources, rompu à l'intrigue et d'une ténacité rare, il avait, en nouant avec Rome des intelligences secrètes que Louis XIV ne lui pardonna jamais, enlevé «à force de bras» la haute situation dont il était pourvu. Il allait même bientôt, à l'insu du gouvernement, qui refusa plusieurs mois de ratifier sa nomination, obtenir la barrette. Mais il aspirait à mieux encore et se flattait de devenir grand aumônier de France et archevêque de Paris. C'est pourquoi il se lançait à corps perdu dans les affaires de la Constitution où, prétendaient[p. 184] certains pêcheurs en eau trouble, il y avait de gros profits à réaliser... Des difficultés, ce singulier prélat en avait avec tout le monde. Le rôle de la Grand'Chambre était encombré de procès qu'il perdait régulièrement: procès avec ses curés, procès avec ses chanoines, procès avec l'Université. Puis, lorsque le parti ultramontain l'emporta d'une façon définitive, conflits avec ses suffragants, avec son chapitre, avec bon nombre d'ecclésiastiques vis-à-vis desquels il ne ménageait ni les mesures vexatoires, ni les lettres de cachet[202]... Ce personnage «difficultueux et des moins disposés à entrer en composition[203]», mis en évidence par son titre de premier pair du royaume, devait jouer, dans l'affaire, un rôle considérable. Il le joua, en effet, aux côtés de Saint-Simon, son ami et son allié, sinon son parent. Celui-ci, il faut le dire à sa[p. 185] louange, n'hésitait pas à blâmer la ligne de conduite de M. de Reims et possédait une qualité, le désintéressement, que ce dernier ne paraît pas avoir souvent mise en pratique.

[201] «L'abbé de Mailly, qui n'avoit jamais voulu tâter de la moinerie, n'avoit pas plus d'inclination pour l'état ecclésiastique; sa mère l'y força... On peut juger quel prêtre ce fut et quelles études il fit; mais il avoit de l'honneur et fit de nécessité vertu.» Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 298.

[202] D'après Buvat (Journal de la Régence, t. II, p. 294), M. de Mailly obtint trente-deux lettres de cachet contre des prêtres de son diocèse. Une chanson—on en fit plusieurs à ce sujet—lui prête le langage suivant:

Les curés sont trop mutins:
J'ai beau, pour punir ces lutins,
Excommunier, interdire...
Ils croient que c'est pour rire,
Et pour les mettre à la raison
La Fare a besoin d'un bâton.

La Fare, l'un de ses vicaires généraux, s'était livré à des voies de fait contre un des récalcitrants. Chansonnier historique, t. II, p. 174.

[203] Mémoires de l'abbé Legendre, p. 358.

Pendant que Louis XIV agonisait, ce groupe des ardents multipliait les conférences, agitait les questions d'étiquette, s'ingéniait en combinaisons de nature à rehausser le lustre de «l'institution». Certains songeaient, dès à présent, à ouvrir le feu contre les bâtards. D'autres, résolus à créer un ordre spécial composé des seuls membres de la pairie, proposaient de profiter des circonstances pour se séparer de la noblesse. On sait qu'une distinction était faite entre ducs et non-ducs. Les ducs constituaient la noblesse titrée; tout ce qui n'était pas duc était relégué dans la noblesse non titrée[204]. Or, l'occasion semblant favorable pour accentuer cette ligne de démarcation, quelques pairs étaient d'avis de faire bande à part pour aller saluer le nouveau roi. Ce projet, devenu public par suite d'indiscrétions, déchaîna une incroyable effervescence parmi les simples gentilshommes qui protestèrent dans un mémoire rédigé par le marquis de Conflans[205]. Quel était l'auteur de cette tentative? Saint-Simon accuse nettement le duc de Noailles. Il prétend même avoir payé de sa personne pour dissuader ses collègues d'une entreprise[p. 186] dont il redoutait les conséquences; mieux encore, il fournit le canevas des harangues qu'il aurait prononcées à cette occasion. Ce qu'il y a de fâcheux, pour lui, c'est que, une fois de plus, il se trouve ici en contradiction avec ses contemporains. Le fauteur de ces troubles ne serait autre que lui-même, «le petit furibond». Aussi ne lui ménage-t-on pas le blâme, même dans l'entourage de M. d'Orléans. «Je suis sûre, écrit la duchesse de Lorraine[206], que tout ce qui s'est passé sur cela, entre les ducs et la noblesse, ne vient que de ce vilain mâtin-là[207].» Et elle s'étonne que «ce vilain mâtin-là» ne soit pas l'objet de mesures coercitives... Saint-Simon reconnaît, au surplus, que les gentilshommes non titrés étaient si montés contre lui qu'ils apostèrent des laquais devant sa porte pour noter le nom des personnes qui continuaient à le voir. Disgrâce qui atteignit également son alter ego, M. de Reims, «dont la dignité passagère n'avoit pas honte d'entrer dans un dessein si odieux[208]».

[204] Cette distinction existait encore sous la Restauration. Mémoires de la comtesse de Boigne, t. I, p. 396.

[205] Journal de Mathieu Marais, t. I, p. 177.

[206] Élisabeth-Charlotte d'Orléans, sœur du Régent.

[207] Notice sur la vie et les mémoires de Saint-Simon, par Chéruel, p. XLV.

[208] Mémoire du Parlement, du mois d'avril 1716.

En ce qui touche le bonnet, les dispositions étaient prises du jour où le roi fut contraint de garder la chambre. De nombreux pairs avaient vu le futur Régent. A tous il avait fait de superbes promesses. Mais, comme des réponses individuelles ne paraissaient pas suffisantes,[p. 187] on lui expédia une députation sous la conduite de M. de Mailly[209]. Le duc d'Orléans confirma ses précédentes déclarations, affirmant que son premier soin, en prenant le pouvoir, serait de donner satisfaction aux réclamants. «Nous exigeons, ripostèrent ceux-ci, que cette satisfaction nous soit accordée à la séance même où il sera statué sur la régence.—Soit! fut-il répondu.—Vous trouverez bon que nous restions couverts quand le Premier Président prendra notre avis?—Je vous en donne ma parole...»

[209] Elle comprenait, outre M. de Mailly, MM. de Langres, de Beauvais, de Luynes, de Saint-Simon, de La Force, de Charost, de Chaulnes et de Rohan-Rohan. Écrits inédits, t. III, p. 435.

Parole de prince!... Le roi avait à peine rendu le dernier soupir que M. d'Orléans convoquait, dans son petit entresol, en vue de la réunion du Parlement, qui devait avoir lieu le lendemain de très bonne heure, ceux des pairs qui se trouvaient encore à Versailles. Ce fut alors un autre langage. Certes, l'engagement subsistait toujours: on en aurait prochainement la preuve. Mais l'heure ne semblait pas bien choisie pour des manifestations de cette nature. A qui n'apparaissait-il pas, en effet, que la première séance du haut sénat de France devait être consacrée, non à des débats d'ordre privé, mais aux affaires de l'État? Soulever une question d'étiquette quand le sort du royaume se trouvait en jeu, ne serait-ce point un défi à l'opinion[p. 188] publique déjà mal disposée à l'égard des pairs?... Et, en une péroraison «dorée», M. d'Orléans supplia ses amis les ducs de ne pas l'exposer, et avec lui la Couronne, aux pires aventures.

Ce ne fut qu'un cri d'indignation. Surmontant enfin leur émoi, ses interlocuteurs s'écrièrent:

—Mais, monsieur, quand les affaires publiques seront réglées, vous vous moquerez des nôtres. Une conjoncture comme celle-ci est notre seule planche de salut. Passé l'occasion, vous nous remettrez sans fin, et nous en resterons pour notre courte honte!

Cette généreuse ardeur ne dura pas plus qu'un feu de paille. Qu'attendre, en effet, d'un corps habitué à la servitude et auquel l'ombre du roi défunt, planant sur l'assemblée, inspirait encore un insurmontable effroi! Parmi ces beaux parleurs, il ne s'en trouva pas un assez hardi pour «oser hocher le mors» au prince qui représentait cette grande ombre. Une transaction apparut aux meilleurs comme la seule issue possible. Saint-Simon se chargea d'en trouver la formule: un des Messieurs prendrait la parole, au début de la réunion du Parlement, exposerait les revendications de la pairie, déclarerait ne point s'opposer à ce que l'affaire fût ajournée, moyennant la promesse d'une solution favorable à brève échéance, et interpellerait le duc d'Orléans pour le mettre en demeure de s'engager devant toute l'assistance... Ce n'était qu'un expédient; mais, comme il n'y avait pas de remède, on se résigna,—après[p. 189] d'orageuses discussions au cours desquelles quelques têtes exaltées, inconsolables de n'avoir pas le moindre robin à s'offrir en holocauste, proposèrent de se rattraper sur les bâtards.

Commencée à huit heures du soir, cette conférence,—une véritable veillée d'armes,—se prolongea assez avant dans la nuit. Puis, comme il n'y avait pas une minute à perdre, chacun se mit en route pour Paris où, en vue d'arrêter les dernières dispositions, rendez-vous fut pris, pour cinq heures du matin, chez M. de Reims, au bout du Pont-Royal, derrière l'hôtel de Mailly. A cinq heures, chacun se trouvait à son poste et l'on délibéra encore. A sept heures, la pairie se rendait en masse au Parlement, bien convaincue que, malgré les tergiversations de M. d'Orléans, le succès ne pouvait faire doute. Mais son espoir allait, une nouvelle fois, être déçu, par suite de l'intervention aussi habile qu'énergique de deux personnages dont, avant d'aller plus loin,—nous en aurons ensuite fini avec les portraits,—il importe de dire quelques mots.


[p. 190]

XI

Le Premier Président de Mesmes (1712-1723).—Sa jeunesse.—Sa famille.—Son caractère.—Le Président André de Novion.—Appréciations de Saint-Simon sur ces deux personnages.

Le premier de ces personnages est le chef de la Compagnie judiciaire, celui que nous venons de voir à l'œuvre: Messire Jean-Antoine III de Mesmes, comte d'Avaux, seigneur de Cramayel, Brie-Comte-Robert, marquis de Saint-Étienne, vicomte de Neuchâtel et autres lieux... Issu, en 1661, d'une ancienne maison de robe, M. de Mesmes,—on l'appelait alors M. de Neuchâtel,—avait tenu à honneur d'entrer au Parlement. Substitut du procureur général à dix-huit ans, conseiller à vingt-six, il devint, à vingt-sept ans, en 1688, Président à mortier en remplacement de son père[210]. En 1703, il obtenait la charge de prévôt et grand maître des cérémonies des ordres du roi, laquelle était, pour ainsi dire, héréditaire dans sa famille, et, en 1710,[p. 191] entrait à l'Académie où Boileau, septuagénaire, l'accueillait par ces paroles flatteuses: «Je viens à vous, monsieur, afin que vous me félicitiez d'avoir pour confrère un homme comme vous.»

[210] Son père, Jean-Jacques de Mesmes, né vers 1640, remplit tour à tour les fonctions de maître des requêtes et de Président à mortier et fut reçu à l'Académie en 1676. Il mourut en 1688.

Quelle avait été sa jeunesse? Une opinion assez répandue incline à voir en lui le modèle de ces magistrats imberbes qui, associés par la fortune et les plaisirs aux ébats des petits maîtres de la Cour, s'efforçaient, au grand dommage de leur prestige, de s'en approprier les ridicules, devenant ainsi, assure La Bruyère, «des copies fidèles de très méchants originaux[211]». Faut-il croire à cette légende? La réserve s'impose toujours lorsqu'il s'agit de mettre, par voie de conjecture, un nom au bas de portraits littéraires, lesquels, composés de détails empruntés à droite et à gauche, visent moins à représenter une personne qu'un genre. Ajoutons que si, à certains égards, quelque analogie put exister entre le jeune de Neuchâtel et les robins adolescents dont parlent les Caractères, la dissemblance sur d'autres points est telle qu'on ne saurait, sans injustice, s'arrêter à cette hypothèse.

[211] Les Caractères, chapitre De la ville.

La vérité est qu'élevé avec «ses proches alliances», les La Trémoille, les d'Elbeuf et les Vivonne, M. de Mesmes se façonna, de bonne heure, aux belles manières. La fréquentation «du meilleur monde» acheva de lui donner ce vernis de politesse qu'on n'acquérait[p. 192] guère qu'à Versailles. Toutes les portes lui furent ouvertes, même celle du Grand Dauphin dont, assurent les chroniques, il eut l'honneur «de partager les jeux[212]». Mais ses préférences le portaient vers la Cour de Sceaux, tenue par le duc et par la duchesse du Maine. L'exubérance de la vie qu'on y menait contrastait, d'une façon éclatante, avec la torpeur chagrine de l'entourage royal. Commensal habituel du duc du Maine, qui s'éprit pour lui d'une confiante tendresse, il lia commerce avec les beaux esprits de la maison, discuta arts et sciences avec Malézieu, philosopha avec le cardinal de Polignac, improvisa des épigrammes avec le marquis de Sainte-Aulaire, applaudit aux chansons de la Présidente Dreuilhet. Peut-être même ne repoussa-t-il point certains succès d'un ordre plus intime qui, à une époque où la femme régnait en souveraine, semblaient le complément nécessaire d'une éducation accomplie. Madame Palatine assure que la maîtresse du logis ne se montra point cruelle à son égard[213]... La petite-fille du grand Condé, qui avait la hardiesse et l'indépendance de son aïeul, ne repoussa point sans doute d'aussi délicats hommages; mais pourquoi penser à mal? Elle a pris soin de nous avertir:

[212] Le Journal de Barbier (t. I, p. 298) dit «les débauches».

[213] Correspondance de Madame Palatine, t. I, p. 422 et 473.

[p. 193]

Ce qui, chez les mortels, est une effronterie,
Entre nous autres, demi-dieux,
N'est qu'honnête galanterie.

La fonction de M. de Mesmes, à Sceaux, consistait simplement à prendre part aux bergeries de la duchesse, à porter le ruban citron de son ordre, la mouche à miel, et à rimer quelques vers suivant le goût du jour. Encore ce dernier emploi rentrait-il dans les attributions de son secrétaire. On n'ignore pas, en effet, que les personnages marquants de l'ancien régime déléguaient à un homme de lettres patenté le soin de tenir à jour, pour la plus grande joie du public, leur correspondance intime et leurs essais de poésie.

Il est clair que cette conception nouvelle de la gravité judiciaire dut indisposer plus d'un observateur chagrin. Affaire de temps et de milieux. On assure que, dans la marche de l'humanité, chaque génération porte l'empreinte de l'époque qui l'a vue naître. La justesse de cette observation apparaît manifeste, lorsqu'on étudie Nicolas de Novion et Harlay: l'un, le type accompli du frondeur toujours sur le qui-vive et prêt à en découdre; l'autre, le parfait modèle de la solennité, plus majestueuse qu'aimable, dont, vers son âge mûr, Louis XIV imposa la loi. Autant peut-on en dire de de Mesmes qui, à cheval sur les dix-septième et dix-huitième siècles, trouva le secret de fondre en sa personne les qualités et les travers de l'un et de l'autre;[p. 194] empruntant au premier, avec une tenue d'une correction irréprochable, l'amour du faste, de la représentation, des beaux monuments; au second, l'allure dégagée, la grâce, la bonne humeur, la vie facile et certain détachement des anciennes traditions: le tout accommodé d'un large esprit de tolérance et d'un scepticisme de bon ton. Son château de Cramayel-en-Brie, où l'on comptait vingt appartements à l'usage des invités, n'était certes pas comparable à Versailles, mais dépassait Saint-Germain comme confort et comme luxe. Quant à son hôtel de la rue Sainte-Avoye, c'était, avec son escalier de marbre du Languedoc, sa chapelle, sa coupole, ses admirables tapisseries, ses plafonds de Lebrun, ses portraits de Mignard, ses tableaux de Lesueur, une demeure princière. Tout y était à l'avenant: meubles, curiosités, objets d'art, la bibliothèque,—cette Memmienne à la garde de laquelle Naudé, avant d'entrer au service de Mazarin, avait été préposé,—et certaine collection d'antiques et de médailles, composée à grands frais, dont l'État devait avoir un jour la bonne fortune de se rendre acquéreur... Tout cela avait coûté gros et ce n'était point un secret que la fortune du possesseur de ces merveilles, quoique considérable, était sérieusement compromise. «Je n'ai jamais vu, écrit un contemporain, manger son bien avec autant d'intrépidité!»

Ce prodigue incorrigible, peint en 1690 par Rigaud et en 1713 par François de Troy, était un homme de[p. 195] belle stature et de forte corpulence: tête puissante, fine et affable. Saint-Simon assure que le visage, quoique marqué de la petite vérole, «avoit beaucoup de grâces» et «quelque chose de majestueux». Tout en prêtant, d'ailleurs, à M. de Mesmes les scélératesses sans nombre dont il a l'habitude d'accabler ses adversaires, Saint-Simon ne lui conteste pas certaines qualités. «Beaucoup d'esprit, déclare-t-il, grande présence d'esprit, élocution facile, naturelle, agréable; pénétration, réparties promptes et justes; hardiesse jusqu'à l'effronterie; ni âme, ni honneur, ni pudeur; petit maître en mœurs, en religion, en pratique; habile à donner le change, à tromper, à s'en moquer, à tendre des pièges, à se jouer de paroles et d'amis ou à leur être fidèle, selon qu'il convenait à ses intérêts; d'ailleurs d'excellente compagnie, charmant convive, un goût exquis en meubles, en bijoux, en fêtes, en festins et en tout ce qu'aime le monde; grand brocanteur et panier percé, sans s'embarrasser jamais de ses profusions, avec les mains toujours ouvertes pour le gros, et l'imagination fertile à s'en procurer, poli, affable, accueillant avec distinction et suprêmement glorieux, quoique avec un air de respect pour la véritable seigneurie et les plus bas ménagements pour les ministres et pour tout ce qui tenait à la Cour[214]

[214] Mémoires de Saint-Simon, t. IX, p. 171.

[p. 196]

Saint-Simon n'est pas plus tendre pour la famille. Des paysans «du Mont-de-Marsan», s'écrie-t-il, dont bon nombre payent encore la taille! Et, avec un dédain non déguisé, il représente l'un de ces rustres quittant en sabots les landes natales, partant pour Toulouse, où, d'écolier, il devint professeur de droit, appelé à Pau par sa souveraine, Marguerite de Navarre, laquelle l'employa dans diverses missions et, en récompense de ses services, le fit nommer lieutenant civil au Châtelet. Ce fut le fondateur de la dynastie: une dynastie riche en hommes de valeur, magistrats, jurisconsultes, ambassadeurs, soldats, qui, tous, suivant l'expression d'un chroniqueur, furent aussi utiles aux peuples qu'à la Couronne:—Jean-Jacques, seigneur de Malassise, bien connu par la paix boiteuse qui porte son nom;—Henri, seigneur de Boissy, l'ami de Pibrac, de Paul de Foix, de Montaigne, de tous les hommes illustres de cette époque, protecteur des lettres et des savants, lettré et savant lui-même, dont Brantôme déclare «qu'il étoit un très grand, subtil et habile personnage d'État, d'affaires, de sciences et de haute gentillesse[215];»—Jean-Pierre, un poète doublé d'un astronome, qui, à ce double titre, se perdait souvent dans les nues et que Joachim du Bellay rappelait sur la terre en strophes exquises:

[p. 197]

[215] Lettre à Paul de Foix, du 1er septembre 1570.

De la céleste musique
Ne plaisent tant les doux sons
Que le miel de tes chansons
Plus doux que le miel attique[216]!

[216] Vie de Jean-Pierre de Mesmes, par Guillaume Colletet.

—Claude, comte d'Avaux, le diplomate fameux qui représente la France dans les négociations relatives aux traités de Westphalie;—un autre, Henri, troisième du nom, lequel, député aux États généraux de 1614, y joua un rôle que certains écrivains ont comparé à celui de Mirabeau aux États de 1789: patriote ardent à la chaude éloquence, dont la bourgeoisie acclama cette affirmation que les trois ordres étaient frères, comme issus d'une mère commune; que, sans doute, le Tiers occupait, au sein de sa famille, la dernière place, mais qu'il n'était pas rare de voir des maisons menées à la ruine par l'imprévoyance des aînés, recouvrer grandeur, fortune et gloire, grâce à la sage industrie des cadets[217]... Audacieuse proposition que ne pardonnèrent jamais ni les ducs ni la noblesse: d'autant mieux qu'elle était accompagnée d'une retentissante revendication du pouvoir politique des Parlements[218].

[217] Relation de Florimond Rapine, p. 152.

[218] Le Journal d'Olivier d'Ormesson et les Mémoires de Mathieu Molé restituent à Henri de Mesmes, trop souvent méconnu, sa véritable physionomie. C'est lui qui, au cours de la Fronde, protestait dans une inoubliable apostrophe contre l'avis émis d'appeler l'armée espagnole. Le coadjuteur, qui ailleurs l'accuse de pusillanimité, ne peut s'empêcher de s'écrier: «Le Président de Mesmes fit une exclamation, au seul nom de l'envoyé de l'archiduc, éloquente et pathéthique au-dessus de tout ce que j'ai lu en ce genre dans l'antiquité.»—Mémoires du cardinal de Retz, t. I, p. 292.

Saint-Simon n'ignore rien de ce passé. Il prend[p. 198] même plaisir à énumérer les alliances, les héritages, les emplois obtenus, les missions accomplies,—et ne s'aperçoit point que tout cela constitue une illustration deux fois centenaire, avec laquelle bon nombre de pairies, la sienne notamment, n'eussent pu sans péril affronter la comparaison. Mais il est trop l'homme de son temps pour compter le mérite personnel et les services rendus, s'ils ne se présentent sous le couvert de la naissance. Pour lui, au dix-huitième siècle comme au seizième siècle, la tribu des de Mesmes reste entachée «de la crasse héréditaire».

Ce fut en 1712 que l'héritier d'une race si discutée fut investi de la Première Présidence, bien que,—chose grave à un moment où la tiédeur en matière religieuse n'était plus admise,—il passât pour n'être rien moins que dévot[219]... A en croire Saint-Simon, il n'aurait eu d'autre titre à cette faveur que la protection de la cour[p. 199] de Sceaux. Le marquis de Sourches, plus véridique, fait remarquer qu'il était le doyen du grand banc, et, depuis dix-huit mois, remplaçait le titulaire, Le Pelletier de Rosambo, qui, malade et incapable, ne faisait au Palais que de rares apparitions[220].

[219] Il semble qu'on exigeât alors des magistrats, comme des protestants récemment convertis, un certificat de «bonne catholicité». Aussi, dans l'enquête à laquelle tout nouveau promu était soumis, M. de Mesmes eut-il soin de faire entendre l'abbé Philippe-Michel Bonnet, docteur en théologie de la maison et Société de Sorbonne, curé de Saint-Nicolas-des-Champs. L'honnête ecclésiastique déclara avoir constaté plusieurs fois, dans son église, la présence du récipiendaire. S'il ne l'avait pas vu fréquenter les sacrements de pénitence et d'eucharistie,—«ce qui seroit très difficile de connaître à l'égard de tous les paroissiens»,—il savait, pour s'en être informé, que ce grand magistrat avait rempli ses devoirs aux Pâques dernières et que, à l'imitation de ses aïeux, il avait accepté les honneurs du marguilliage!... On ne peut s'empêcher de reconnaître que cet acte de foi en partie double arrivait fort à propos. Aussi cette formule attira-t-elle l'attention du greffier Gilbert de Lisle dont la surprise se traduisit par la note suivante: «Voyez comme le curé a signé sa déposition.»

[220] Journal du marquis de Sourches, t. XIII, p. 268 et 269. Le Pelletier de Rosambo avait, depuis peu, succédé à Harlay. Il se hâta de démissionner pour se soustraire aux responsabilités d'une tâche au-dessus de ses forces.

Cette nomination fut saluée,—elle méritait de l'être,—par des applaudissements unanimes... A vrai dire M. de Mesmes ne ressemblait guère à ces grands magistrats, «stoïques et tout d'une pièce», qu'on avait vus jadis dominer l'émeute et tenir tête aux rois. Un pareil rôle eût peut-être dépassé ses moyens. En revanche, il est permis de croire qu'aucun des robins de vieille roche, auxquels nous venons de faire allusion, n'eût, avec une maîtrise comparable à la sienne, préservé à la fois la Couronne et la Compagnie judiciaire des périls que firent naître pour elles une suite ininterrompue de[p. 200] conflits. Époque profondément troublée. Tout allait pousser à une désorganisation générale: les convoitises nées d'un régime nouveau; l'affaire de la Constitution, c'est-à-dire de la bulle Unigenitus, dont les péripéties bouleversaient les consciences; le système de Law, aussi dangereux pendant l'ère des illusions qu'affolant après la débâcle; l'explosion des rancunes parlementaires, comprimées depuis plus d'un demi-siècle et jalouses de prendre leur revanche... Soutenus, en effet, par l'opinion, qui ne se résigna jamais au despotisme, Messieurs des Enquêtes,—ces «terribles Enquêtes», l'effroi de Mazarin,—ne tardaient pas à rouvrir ce cabinet «de la première», dont jadis Nicolas de Novion avait «confisqué la clef». Et là, comme aux beaux jours de la Fronde, allaient se débattre, avec une singulière âpreté, les questions politiques, religieuses, économiques, financières, qui passionnaient la bourgeoisie et la robe: une sorte de club en permanence où, en dépit d'un attachement sincère à la royauté, soufflait l'esprit révolutionnaire. Dongois, qui avait vu «le cabinet» à l'œuvre, le signalait autrefois comme un danger pour l'État. «Dieu veuille, s'écriait-il, qu'après la mort du roi il ne ressuscite pas!» Et voilà que, semblable au phénix, «le cabinet de la première» renaissait de ses cendres!

Pour parer à ces difficultés multiples, l'homme qu'il fallait à la tête du Parlement, ce n'était ni un jurisconsulte platonique comme Lamoignon, ni une nature de[p. 201] prime-saut comme Nicolas de Novion, ni un autoritaire renfrogné comme Harlay, mais un diplomate rompu au maniement des hommes, avisé, délié, fertile en ressources, sachant allier «le tact au manège». Or ces facultés maîtresses, de Mesmes les possédait à un haut degré. Il excellait notamment dans l'art de tirer parti des défauts aussi bien que des qualités de son entourage. Doué d'une pénétration très vive, il s'assimilait rapidement les matières les plus ardues. Le vieux roi, si peu prodigue de démonstrations, prenait plaisir à le recevoir et écoutait sans fatigue ce langage sobre, concis, dépourvu d'apprêt oratoire, qui avait le mérite de présenter les sujets compliqués sous une forme simple et agréable. «Ordinairement, dit Hénault, M. D'Aguesseau, alors procureur général, et d'un autre caractère, l'accompagnoit, et l'on disoit qu'il menoit le procureur général à la Cour, et que le procureur général le menoit au Parlement: c'étoit les peindre tous deux[221]...» Les succès du Premier Président n'étaient pas moins vifs dans les assemblées des chambres, «cette image d'une république qu'il faut réduire sans la maîtriser[222]». Il s'y montrait inimitable... Ce qui, d'ailleurs, ne le mettait pas à l'abri des suspicions. Que, dans chacun des deux camps, on l'accusât de tromper l'un au profit de l'autre, c'était[p. 202] inévitable. Intermédiaire désigné entre la Cour et sa Compagnie, obligé à de perpétuels ménagements en vue d'obtenir des concessions réciproques, il lui était difficile de satisfaire tout le monde. La question sera de savoir si, dans l'accomplissement de la tâche plus politique que judiciaire qu'il eut à remplir, sa participation aux affaires publiques ne fut pas féconde en heureux résultats, et si, d'autre part, il eut à se reprocher des calculs intéressés et des capitulations de conscience: c'est ce que nous examinerons bientôt.

[221] Mémoires du président Hénault, p. 399.

[222] Ibid.

Nous nous bornerons, pour le moment, à constater que la bonne opinion dont le Palais lui fit crédit, au surlendemain de sa nomination, s'accrut au fur et à mesure qu'on le fréquenta davantage: son irrésistible séduction calmait les défiances, dissipait les malentendus, ramenait les dissidents. Il n'est pas jusqu'au charme d'une modestie, sûrement plus apparente que réelle, qui ne contribuât à augmenter son prestige. C'est ainsi que le Palais applaudissait à sa mercuriale de 1712 où, énumérant les vertus dont le magistrat idéal doit être orné, il terminait sa harangue par ces paroles dites avec un art consommé: «Heureux ceux qui profiteront de ces «réflexions que j'ay l'honneur de soumettre à la compagnie avec un cœur plein de respect. Plus heureux encore si je puis en profiter moi-même, en ayant besoin plus qu'aucun autre[223]...»[p. 203] Comment rester sourd aux arguments de ce galant homme qui tenait en réserve, pour chacun de ses collègues, un mot gracieux et une complaisance illimitée, qui se livrait à «une dépense prodigieuse» en vue de leur faire honneur et leur réservait toujours un couvert à sa table, la plus somptueuse de Paris, où, pour peu que les convives fussent nombreux, le personnel attitré des officiers de bouche se doublait de trente gardes-suisses, commandés par deux sergents[224]!

[223] Collection de Gilbert de Lisle.

[224] Collection de Gilbert de Lisle.

Cette indulgence aimable,—et c'est ce qui en doublait la valeur,—ne dépassait guère les limites du Palais. Les détracteurs de la robe n'avaient, avec lui, qu'à se bien tenir. «Pénétré, rapporte Hénault, de ce qui étoit dû à sa place et le voulant faire sentir, à cause du peu d'égards que les gens du monde ont pour la magistrature, il étoit haut par caractère et par politique, quoique affable et de mœurs commodes avec tous les autres. On croignoit de lui déplaire parce qu'il imposoit, et on cherchoit son amitié parce qu'il étoit de bon air d'être son ami[225].» Nul, lorsqu'il le jugeait nécessaire, ne maniait, comme ce Gascon d'origine et de tempérament, l'ironie, la malice, l'épigramme. Nul n'avait de ces reparties soudaines qui déroutent l'interlocuteur.[p. 204] Le Régent lui-même en fit plus d'une fois l'expérience. Ayant, un jour, à la suite d'un refus d'enregistrement, répondu par des injures empruntées au vocabulaire des halles, de Mesmes lui ferma la bouche d'un mot:—«Son Altesse Royale exige-t-elle aussi qu'on enregistre ses paroles[226]

[225] Mémoires du président Hénault, p. 399.

[226] Barbier (t. I, p. 210) donne du fait une version différente: «Pour finir la conversation, rapporte-t-il, le prince lui a dit à son ordinaire: «Allez-vous faire f...., vous et votre Compagnie!» On dit que le Premier Président lui a répondu: «—Monseigneur, j'ai eu souvent l'occasion de parler au feu roi Louis XIV. Il ne s'est jamais servi de ces termes-là avec un de ses palefreniers.»

Qu'un pareil homme ait apporté, dans l'affaire du bonnet, la passion que lui attribuent les Mémoires, personne ne le croira. Il semble, au contraire, qu'après s'être prêté de bonne grâce aux tentatives de conciliation qui échouèrent par l'intransigeance de certains ducs, il se soit absorbé dans l'étude des questions, autrement graves, dont, après la mort du roi, fut saisi le Parlement. Non qu'il se désintéressât d'une querelle qui tenait si fort au cœur de ses collègues; mais il ne lui déplut pas d'en partager la charge avec celui de ses lieutenants qu'il savait le plus apte à mener la campagne.

Ce lieutenant n'était autre qu'André III de Novion, le petit-fils du prétendu instigateur de «l'affaire». Président à mortier depuis 1689, date de la retraite de son aïeul, c'était un magistrat rompu aux affaires, possédant[p. 205] «le fond des diverses jurisprudences» et n'ignorant rien de ce qui touchait aux rapports de la robe et de la pairie. En lui revivait l'âme des anciens Potier,—avant fortune faite: qualités et défauts. Nicolas de Novion, bourgeois de cœur, était grand seigneur en son particulier. André de Novion, plus scrupuleusement fidèle à son origine, restait bourgeois partout et toujours, dans ses goûts, son habillement, sa vie parcimonieuse, son langage, ses mœurs: une exception flagrante à la loi que nous venons de rappeler, à savoir que l'homme porte l'empreinte du temps où il a vécu. Celui-ci retardait de deux siècles. Au milieu des splendeurs du règne de Louis XIV et des raffinements de la Régence, il demeurait une façon d'antique. Tout luxe lui répugnait, toute dépense lui fendait l'âme, et, pour se rendre à sa terre de Grignon, il se fût volontiers servi de l'équipage du Premier Président Lemaitre: une charrette à bœufs, avec de la paille fraîche en guise de coussins. Autant d'ailleurs il aimait à porter le mortier, autant le chapeau à plumes lui déplaisait.

«Qu'est-ce qu'un gentilhomme? Un pilier d'antichambre!...» s'écria-t-il avec Perrin Dandin. Las des visites qui l'assaillaient durant les absences de M. de Mesmes, il s'enfuyait vers le vieux logis de sa famille, rue des Blancs-Manteaux, où personne ne songeait à le relancer. Là, au milieu d'un passé qui lui était cher, il se reposait des tristesses du présent. En face logeait[p. 206] un charron, «homme du meilleur sens du monde», et, tandis que les gens de qualité se morfondaient à sa porte, il causait tranquillement avec celui-ci, «sur le pas de sa boutique». C'est dans ce milieu que, certain jour, vint le trouver un pauvre diable de plaideur, lequel, le prenant pour un valet, lui présenta sa requête, en se plaignant de la sauvagerie du maître... Le malheureux faillit perdre la tête quand, apprenant que sa cause avait obtenu un tour de faveur, il vit son interlocuteur de la rue des Blancs-Manteaux diriger, l'hermine sur l'épaule, les débats du Parlement. Mais son procès était bon et il le gagna.

Probe par nature, chaste par tempérament, intraitable par mépris de l'humanité, cet original recueillait moins de sympathies que d'estime. Mais il enlevait tous les suffrages quand, sortant de son effacement volontaire, il prenait part aux débats de la Grand'Chambre où sa logique semblait irrésistible. Ses rudesses, à l'égard de ceux qui s'écartaient de la bonne règle, étaient d'ailleurs légendaires. L'abbé Croizat, maître des requêtes, en savait quelque chose[227]. Le chancelier Voisin aussi. Comme il jugeait à propos d'assurer le Parlement «de sa protection», André de Novion lui répondit: «Monsieur, c'est plus qu'il ne demande.»

[227] Souvenirs du président d'Aligre. Revue rétrospective, 2e série, t. VI, p. 5.

Ce nouvel adversaire ne pouvait trouver grâce aux[p. 207] yeux de Saint-Simon. Il s'en tire cependant à meilleur compte que ses devanciers. La raison en est peut-être toute fortuite. Son portrait,—le dernier de l'admirable collection que constituent les Mémoires,—arrive à une heure propice: celle où, prenant congé de ses lecteurs, Saint-Simon atteste le ciel que, la vérité étant le premier devoir de l'historien, il ne cessa jamais de la dire, fût-ce au prix des plus grands sacrifices[228]. Sous l'influence momentanée de ces beaux sentiments, il rend hommage à la probité d'André de Novion, lequel n'était, concède-t-il, ni injuste ni malhonnête... Mais, le naturel revenant au galop, il se hâte de déclarer qu'on ne saurait faire état de la parole d'un pareil personnage. Pourquoi? Parce que c'était un homme «plein d'humeurs et de caprices jusqu'à l'extravagance,... un dangereux maniaque qui avait laissé maints monuments de folie et de l'égarement de son esprit». Des preuves de cet égarement et de ces monuments de folie, il n'en est fourni aucune. On ne saurait, en effet, regarder comme telles, ni l'émigration vers la rue des Blancs-Manteaux de ce Potier hypocondriaque, ni ses manifestations d'estime à l'égard du charron... N'importe! C'était un fou: qu'on se garde d'en douter!

[228] «Je puis dire que je l'ai chérie jusque contre moi-même.»—Mémoires de Saint-Simon, t. XIX, p. 220.

Or, chose inouïe! c'est ce fou qui, en collaboration avec de Mesmes, va prendre en mains l'affaire du[p. 208] bonnet! Et, spectacle non moins déconcertant, ce même fou accomplira sa tâche avec une logique, une méthode, un esprit de suite, une variété de moyens dont la belle ordonnance provoquera les applaudissements de la galerie!... Comment expliquer ce prodige? L'explication est fort simple: c'est que «ce solitaire», si l'on veut aussi «ce sauvage», ne fut un fou que pour les besoins des Mémoires. Dans les Écrits inédits,—qui, n'étant point destinés à faire auprès des générations futures illusion sur les infortunes de la pairie, pouvaient se permettre le luxe de la sincérité,—André de Novion n'est représenté ni comme un fou, ni même comme «un dangereux maniaque». Il y apparaît, au contraire, comme un magistrat de beaucoup d'esprit, d'une capacité profonde, sachant, «plus fortement que nul autre, trouver des traits d'habile homme[229]»... C'est là une de ces contradictions dont nous avons déjà relevé plus d'un exemple et dont on connaît les motifs... Comme, d'ailleurs, l'opinion des Écrits inédits est aussi celle des contemporains, parmi lesquels le marquis de Sourches[230], notre choix ne saurait être douteux.—On va, du reste, pouvoir se prononcer en connaissance de cause.

[229] Écrits inédits, t. IV, p. 61 et suiv.

[230] Journal du marquis de Sourches, t. XIII, p. 262.


[p. 209]

XII

Une journée historique (2 septembre 1715).—Les réserves des ducs au sujet de leurs revendications.—Le rôle personnel de Saint-Simon.—La déception des ducs.—Ils répandent un mémoire exposant leurs prétentions.—Les pairs représentent les grands vassaux de la couronne.—Les empiétements des légistes.

La séance qui se tint au Parlement le 2 septembre 1715 présente tous les caractères d'une haute comédie de mœurs. Chacun y joua son rôle suivant un programme concerté d'avance, au gré d'ambitions qui ne prenaient même pas la peine de se dissimuler. Il y eut, cela va de soi, des vainqueurs et des vaincus. Parmi les premiers se trouvaient le duc d'Orléans et la Compagnie judiciaire: le duc, réduit par le testament de Louis XIV à un pouvoir purement nominal, se voyait rétabli dans tous les droits afférents à la régence; le Parlement, condamné depuis un demi-siècle à une sujétion humiliante, recouvrait, par la restitution de ce droit de remontrances,—que D'Aguesseau, en un jour de deuil, avait appelé «le dernier cri des libertés mourantes»,—l'entier exercice de ses prérogatives politiques. Parmi les vaincus figuraient: tout d'abord le[p. 210] duc du Maine, déchu des splendeurs qu'il avait rêvées, un demi-dieu le matin, et le soir sans autre prérogative que le soin de veiller à l'éducation d'un monarque de cinq ans[231]; puis Messieurs de la pairie, dont les laborieuses combinaisons, en vue de leurs conflits avec la robe, échouaient contre l'habile stratégie du grand banc.

[231] Princesses et grandes dames, par Arvède Barine, p. 252.

Nous n'avons pas le projet de ressusciter dans son ensemble cette journée historique, coupée en deux parties égales par l'intermède d'un déjeuner où s'ourdirent les dernières manœuvres. Notre tâche, plus modeste, se bornera à en détacher ce qui concerne l'objet de cette étude.

Ce fut à sept heures du matin que les ducs pénétrèrent dans l'enceinte de la Grand'Chambre. Leur premier soin, comme il avait été convenu, devait être de formuler la déclaration aux termes de laquelle ils consentaient à retarder, jusqu'au règlement des affaires publiques, la revendication de leurs droits.

Cette déclaration, quel en allait être le metteur en scène? La question avait fait l'objet d'un débat, dans l'entresol du duc d'Orléans. Saint-Simon,—c'est lui qui l'assure,—fut élu «par acclamation». Oh! il se défendit avec vigueur. Il n'était pas l'homme qui convenait: son impétuosité bien connue pouvait, en effet,[p. 211] permettre de craindre qu'il ne parlât «trop fortement». Mais l'insistance fut telle qu'il finit par céder. Le lendemain, 2 septembre, à la conférence tenue, au lever de l'aurore, chez M. de Reims, il revint à la charge pour être exonéré d'une mission aussi délicate. Vaine tentative: comme la veille, on lui fit violence et, devant le cri unanime de ses collègues, il lui fallut se résigner. Donc, dès que la séance fut ouverte, il se leva, se découvrit d'abord, se recouvrit ensuite, fit signe de la main qu'il voulait parler et prononça un discours aussi ferme que digne dont il ne nous laisse ignorer ni les grandes lignes, ni les particularités, ni l'impression sur l'assistance...

Voilà qui est entendu. C'est lui, c'est bien lui qui doit recueillir l'honneur de cette glorieuse manifestation... Hélas! Comme il en faut rabattre! Plusieurs comptes rendus sont parvenus jusqu'à nous, et pas un ne confirme le récit qu'il lui a plu de libeller. Personne n'a vu sa noble mimique, pour cette bonne raison qu'il est resté coi à son banc; personne n'a entendu sa vigoureuse harangue, pour cette raison décisive qu'il ne l'a pas prononcée. La protestation eut lieu à l'heure dite: c'est certain. Mais ce n'est point lui, c'est le premier pair du royaume, l'archevêque-duc de Reims, qui la formula.

Est-ce à dire qu'au cours de ces graves conjonctures il se résigna à l'emploi de témoin silencieux? Non certes. Au moment où l'on votait sur la garde du roi,[p. 212] il se produisit, sur le gradin des pairs, un murmure dominé par une voix aiguë,—«un filet de vinaigre»,—qui disait:

—Acte! Acte! Nous demandons acte de nos protestations. M. le duc d'Orléans nous l'a promis... Acte! Acte!

—A qui le demandez-vous? interrompit Novion.

—A la Cour! reprit le filet de vinaigre.

—Vous la reconnaissez donc pour juge? répliqua le président...

Riposte embarrassante à laquelle il fut répondu par un non qui se perdit dans le tumulte, ainsi que cette réflexion d'un des pairs à l'interrupteur: «Ma foi, tu es un mauvais avocat[232]

[232] D'après la relation du Président d'Aligre, Saint-Simon aurait prononcé quelques paroles après la déclaration de M. de Reims. Il aurait dit que, si la pairie cédait, c'était «pour cette fois seulement et sans le tirer à conséquence».

Sur ces entrefaites, le maréchal de Villars exprima sa surprise de ce que le Premier Président refusait aux ducs le coup de bonnet réclamé par eux et affirma tenir du feu roi,—dont l'opinion devait trancher le litige,—qu'une pareille prétention était fort étonnante... A quoi M. de Mesmes répondit vivement:

—Sa Majesté, monsieur, m'a dit à moi tout le contraire. Son avis, lorsque vous émîtes vos prétentions, fut qu'il fallait tâcher de s'arranger. Elle ajouta qu'elle ne prendrait jamais connaissance du litige.

[p. 213]

Le duc de Noailles, dont nous avons déjà signalé l'allure conciliante, jugea le moment favorable pour prononcer quelques mots pacifiques:

—Accommodons-nous, déclara-t-il, et qu'il ne soit plus question de rien.

Tel semblait bien être l'avis du duc d'Orléans, fort embarrassé dans ce conflit qui tournait à l'aigre. Il prit la parole à son tour; mais la formule qu'il employa ne fut point heureuse. Il annonça, en effet, qu'il statuerait après avoir entendu les parties et examiné les usages.

—Nous ne demandons que cela! s'écrièrent les ducs.

Mais ils avaient compté sans «ce fou de Novion» qui, comme personne, possédait les précédents en la matière.

—«Doucement, s'écria-t-il... Notre respect est acquis à M. le duc d'Orléans dans les ordres qu'il lui plaira de donner en sa qualité de régent; mais la contestation dont il s'agit n'est point de son ressort. Seul le roi peut la trancher... Il n'y a qu'un parti à prendre: attendre sa majorité.»

Et sur cette habile réplique, à laquelle personne ne trouva rien à répondre, la question fut remise à la date lointaine indiquée par l'orateur... C'est ce que, en style parlementaire, on appelle «un enterrement».

L'incident valait la peine d'être conté. Cependant Saint-Simon n'en souffle mot. Pourquoi? Parce qu'il ne tourne pas à son avantage. Les commentaires auxquels[p. 214] il donna lieu ne laissent pas, en effet, que d'être pénibles pour sa vanité... Épisode divertissant et douloureux! estime l'avocat Prévot... Comédie! s'écrie un autre témoin de cette scène... Quant au public, il ne dissimulait pas son mécontentement en voyant l'intérêt général sacrifié à une question d'étiquette: Étrange chose, murmurait-il, qu'un petit gentilhomme, qui devrait être surpris de se trouver en pareil lieu, soit chargé de défendre les intérêts de la pairie!... Pour l'historien Lémontey, ce qui domine dans cette ridicule aventure, c'est la note comique: «La mine chétive, déclare-t-il, et la prodigieuse colère de ce seigneur acariâtre délassèrent la Cour des fatigues de la journée[233].»—Ce sont là des impressions dont l'intéressé n'avait pas lieu d'être fier. Aussi supprime-t-il tous ces détails avec un sans-gêne égal à celui qui présida à l'invention assez piquante de ses succès oratoires[234].

[233] Histoire de la Régence, t. I, p. 38.

[234] Pour renseignements plus amples, nous renvoyons à l'ouvrage de Chéruel: Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, p. 90 et suiv. On y trouvera un résumé des relations de l'avocat Prévot, de Mathieu Marais, du président d'Aligre, etc... Voir aussi, du même auteur, sa Notice sur la vie et les mémoires de Saint-Simon, p. XLI et suiv.

Il est muet également sur un autre épisode... Si secrets qu'eussent été les conciliabules tenus avant la mort du roi, il en avait transpiré quelque chose. Le bruit circulait que les ducs étaient résolus à frapper un[p. 215] grand coup en faveur de leurs revendications. De quelle nature? On ne le savait pas. Messieurs de la pairie assailliraient-ils les conseillers préposés à la garde des bancs, en vue de les contraindre à la retraite? Enlèveraient-ils, par ruse ou par violence, le mortier du Premier Président, pour l'obliger à se découvrir? Se borneraient-ils à rester couverts eux-mêmes s'il n'était pas fait droit à leurs réclamations?... Deux, au moins, de ces hypothèses étaient invraisemblables; mais, soupçonneuse par profession, la robe aima mieux prévoir sans sujet, que de risquer d'être prise sans vert. Convoqués pour la première heure du jour, ses officiers se rendirent au Palais au moment même où les ducs se réunissaient chez M. de Reims. M. de Mesmes exposa la situation et invita ses collègues à délibérer sur le parti qu'il convenait de prendre. Deux solutions se présentaient: ne point paraître apercevoir les usurpations commises; couper court à tout empiétement par des mesures arrêtées d'avance,—ce que Novion nommait «des précautions de police[235]». Ce fut cette dernière opinion qui prévalut. Le Premier Président fut prié, en conséquence, d'interpeller chaque pair avec une extrême politesse. S'il refusait d'opiner dans les conditions prescrites par l'usage, on lui ferait remarquer, avec un redoublement de courtoisie, que, faute par lui de se conformer à la tradition, la Cour se verrait[p. 216] dans la nécessité de ne pas faire état de son suffrage. S'il persistait dans sa résistance, on passerait outre et sa voix n'entrerait pas en ligne de compte[236]:—c'est ce qu'on appela l'arrêt du 2 septembre 1715, arrêt qui mit la pairie vent debout et à l'annulation duquel elle travailla dans la suite avec une énergie désespérée.

[235] Mémoire du Parlement, du mois d'avril 1716.

[236] Journal de Mathieu Marais, t. I, p. 157.

Tel fut le bilan de cette rencontre, attendue avec tant d'impatience et si féconde en déceptions. Elle servit de point de départ à une campagne furieuse. Le premier soin des ducs fut de réimprimer et de répandre à profusion les mémoires de 1664 où la robe était déchirée à belles dents. Celle-ci, touchée au vif, n'aurait reculé devant aucune mesure pour empêcher la diffusion de ces écrits: interdiction de vente et de colportage, menace de poursuites et de saisies[237]; ce qui, suivant la règle, ne fit qu'aiguillonner la curiosité publique. En même temps partaient, d'officines rivales, une avalanche de petits vers, d'épigrammes, d'injures. Chaque parti avait ses fidèles, clairsemés du côté des pairs, très nombreux de l'autre côté, et c'étaient, aux coins de rues, d'orageuses discussions sur le mérite respectif des combattants, leur origine, leurs aspirations, leurs droits. Quant aux intéressés eux-mêmes, après avoir exalté l'institution à laquelle ils avaient l'honneur d'appartenir, ils ne négligeaient[p. 217] rien pour tourner en ridicule la partie adverse.

[237] Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 420.

Les ducs étaient assurément, après les princes de la famille royale, les premiers personnages du royaume. Mais, quelque éclatant qu'il fût, le lustre auquel ils pouvaient légitimement prétendre ne suffisait point à leur orgueil. Comme nous l'avons déjà fait connaître, ils n'aspiraient à rien moins qu'à la gloire de représenter la grande pairie terrienne constituée au début des temps féodaux, laquelle comptait alors sept adhérents, les ducs de France, d'Aquitaine, de Bourgogne, de Normandie, les comtes de Flandre, de Toulouse et de Champagne,—investis d'un pouvoir souverain. Réduite à six membres par l'accession à la couronne de Hugues Capet, l'illustre association ne tardait pas à s'adjoindre,—en manière d'hommage à l'Église, toute-puissante en ces siècles de foi,—six représentants du clergé choisis par le nouveau roi dans les limites restreintes de ses États: l'archevêque de Reims, les évêques de Laon, Beauvais, Langres, Châlons-sur-Marne et Noyon. Cette pairie, remplacée plus tard par une seconde pairie qui n'avait que le nom de commun avec la première, avait déjà cessé de vivre quand, poursuivant sa marche conquérante, la monarchie française s'annexa, en totalité ou en partie, les domaines des hauts barons.

Se rattacher à une institution aussi illustre était le souci permanent des ducs de création moderne. Ils y travaillaient avec une obstination inlassable, bouleversant,[p. 218] par l'entremise de leur agence de recherches, chartes, registres capitulaires, actes publics ou d'ordre privé. Parmi les arguments qu'ils invoquaient à l'appui de leur thèse, il en est un qui leur semblait irrésistible: Que sont, demandaient-ils, les six pairs ecclésiastiques qui ont l'honneur de siéger à nos côtés? De petits personnages assurément, si on les compare à nous. Or, on ne saurait contester que ces prélats ne soient les successeurs directs des pairs ecclésiastiques de l'ère capétienne, lesquels jouissaient de prérogatives égales à celles de leurs «compairs», les grands vassaux...

Sur quoi, faisant application de cette loi mathématique qui veut que deux quantités, dont chacune est égale à une troisième, soient égales entre elles, les ducs disaient: «Nous sommes égaux aux pairs ecclésiastiques, tant présents que passés, égaux eux-mêmes aux pairs laïcs d'autrefois; donc nous sommes égaux à ces derniers...»

Qu'on ne leur objectât point que l'institution des grands vassaux, perdue dans la nuit des temps, était réputée d'essence divine, tandis que celle des ecclésiastiques, émanant du pouvoir royal, devait être considérée comme d'ordre inférieur. Ils répondaient, s'appuyant sur une consultation de 1410, que cette distinction ne tenait pas debout, les attributions entre laïcs et clercs ayant toujours été identiques. Si l'on insistait en faisant remarquer que les grands vassaux avaient la prééminence sur les représentants du clergé, ils répliquaient,[p. 219] en gens sûrs de leur fait, que ce droit de préséance provenait non d'une différence «d'autorité, rang, honneurs, facultés ou puissance», mais d'une simple antériorité de sièges... Moyennant quoi, ils épuisaient la nomenclature des appellations flatteuses que leur consacrait l'histoire: Tuteurs de l'État, Grands juges du royaume et de la loi salique, Pierres précieuses de la Couronne, Continuation et extension de l'autorité royale, etc.; ils ne tarissaient pas d'exclamations admiratives sur leurs propres personnes: Quelle splendeur! quel lustre! quelle majesté! ils se prétendaient nantis du pouvoir «législatif et constitutif»; ils se déclaraient successibles de droit au trône[238]; ils proclamaient leur supériorité sur le souverain lui-même en ce sens que, au rebours de celui-ci, qui tombait sous les foudres de Rome, ils ne pouvaient, eux, être l'objet d'une excommunication[239]: enfin ils couronnaient leurs efforts de dialectique par cette conclusion bien faite pour désarmer les plus incrédules: «On s'espaceroit en vain à prouver qu'il est jour lorsqu'on voit luire le soleil[240]

[238] Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 380.—Les pairs ne cessèrent jamais de prétendre au droit de disposer de la Couronne en cas de vacance. Ils l'affirmaient notamment dans leur quatrième mémoire de 1664, réédité par leurs soins sous la Régence.

[239] «Parce qu'ils sont partie essentielle et intégrante de la Couronne, du commerce desquels il n'étoit pas possible de se passer pour tout ce qui concernoit l'État.»—Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 379.

[240] Les ducs consentaient cependant à faire une distinction entre la personne revêtue de la pairie et la pairie elle-même. «La dignité de pair, disaient-ils, est une et la même qu'elle a été dans tous les pays de la monarchie; les possesseurs ne se ressemblent plus. Sur cette dissemblance, on consent d'aller aussi loin qu'on voudra; sur la mutilation de la pairie, encore. C'est l'ouvrage du temps et des rois. Mais les rois ni le temps n'ont pu l'anéantir: ce qui reste est toujours la dignité ancienne, la même qui fut toujours.»—Mémoires de Saint-Simon, t. VIII, p. 378.

[p. 220]

C'est du haut de ces prétentions, péniblement édifiées, que les ducs foudroyaient leurs adversaires. Aucune des récriminations qu'ils faisaient entendre n'était d'ailleurs nouvelle; mais la forme sous laquelle ils les présentaient, décente dans les démêlés antérieurs, revêtait, à partir de 1715, un caractère singulier d'acrimonie...

Qu'étaient donc ces robins audacieux qui osaient faire la loi à ce que la vieille Europe comptait de plus illustre! Des descendants de serfs, de cette catégorie de serfs qui, affranchis plus tard, apprirent à lire, grâce à la charité des moines, étudièrent la procédure et s'affinèrent en l'art de la chicane. Légistes: ainsi les nommait-on. C'est saint Louis qui, le premier, pour le malheur de la monarchie, avait fait appel à leur concours. La mission qu'il leur confia fut d'éclairer les pairs, lesquels, ignorants des lois qu'on leur abandonnait le soin d'appliquer, ne savaient où donner de la tête depuis que le jugement de Dieu avait fait place aux décisions juridiques... Mission délicate, dont on assura le fonctionnement en mettant en communication,[p. 221] durant le cours de l'audience, le juge-soufflé avec le légiste-souffleur: celui-ci devant exprimer son avis à voix basse, on l'installa sur le marchepied du banc où trônait le représentant officiel de la justice.

Oh! ce marchepied... Comme pour ravaler la robe, Saint-Simon en joue! Il l'a contemplé sous toutes ses faces, mesuré dans toutes ses dimensions, déplacé, soulevé de ses nobles mains. Et voilà qu'en procédant à ce minutieux inventaire, il découvre une chose inouïe. Ce marchepied n'est plus un marchepied, c'est un banc avec dossier confortable,—les légistes, devenus magistrats, s'étant lassés de subir, dans le dos, les semelles boueuses de la pairie...

—Usurpation indécente! s'écrie l'implacable observateur. Ce marchepied, tout rudimentaire qu'il fût, était suffisant «pour de simples souffleurs consultés à pure volonté et sans parole qu'à l'oreille des juges seigneurs»!

Et, poursuivant son exposé avec une méprisante ironie, il explique comment cette manière de collaboration, entre gens d'origine si différente, changea bientôt de caractère; comment, de plus en plus déconcertés par les exigences de la loi civile, les juges-seigneurs se résignèrent au contact de professionnels appelés à siéger au même titre qu'eux-mêmes, c'est-à-dire avec voix délibérative; comment, chargés du soin d'élucider les débats et de rendre les arrêts, ces intrus se firent attribuer la présidence; comment enfin, aussi envahissants[p. 222] que la lèpre, ils devinrent, après une série d'étapes, les maîtres en fait, sinon en droit, d'une maison où on les avait vus remplir l'office de valets!... Mais quelque grande, quelque inespérée que pût être leur fortune, rien n'était changé dans la situation respective des deux groupes. Seuls, les pairs, parce que de naissance illustre, avaient licence de s'asseoir sur les sièges supérieurs, tandis que les robins, fils de légistes nés de serfs, en étaient réduits aux sièges inférieurs, c'est-à-dire au marchepied!

Ce témoignage tangible de «l'essentielle bassesse» de la robe n'était pas le seul que les ducs se plussent à invoquer. Ils rappelaient,—avec quelles délices!—que les présidents et le chancelier lui-même ne parlaient au roi qu'à genoux et tête nue. Sans doute Sa Majesté ne manquait pas, après quelques phrases de l'exorde, de les inviter à se lever; mais c'était à charge par eux de mettre de nouveau genou à terre lorsqu'ils arrivaient à la péroraison. Si bien que, loin de faire disparaître l'opprobre, cette concession de pure courtoisie n'avait d'autre effet que d'en affirmer le principe...

Une autre circonstance démontrait encore l'infériorité native de ces beaux fils de roture, c'est qu'ils figuraient dans le troisième ordre de l'État, c'est-à-dire au milieu de ce que la nation produit «de plus abject». Il y avait mieux. L'accession aux charges de judicature, regardées comme fonctions viles, constituait, à elle seule, une dérogeance. A ce point qu'il suffisait à[p. 223] un gentilhomme d'être pourvu d'un office de conseiller ou de président pour qu'il cessât d'être inscrit sur les listes de la noblesse et fût exclu du droit de la représenter aux États généraux[241].

[241] C'est aux États généraux de 1789 que, pour la première fois, la robe fut comprise dans les rangs de la noblesse.

Ces constatations, en grande partie exactes, ne laissaient point, par certains côtés, que d'être embarrassantes pour ceux mêmes qui les invoquaient. Comment reconnaître qu'on appartenait à un corps qui méritait si peu de considération et d'estime? Aussi bien les ducs se défendaient d'en faire partie et recouraient, en manière d'argument, à une distinction dont la subtilité eût ravi un casuiste du moyen âge:

—Nous comptons, déclaraient-ils, parmi les dignitaires du Parlement en tant qu'il est appelé, dans les lits de justice, à traiter des intérêts de l'État. Notre présence, à nous, assesseurs-nés de la Couronne et lateres regis, y est même alors si nécessaire que, pour être valables, les décisions doivent mentionner que l'assemblée était «suffisamment garnie de pairs». Au contraire, nous cessons d'en constituer un élément essentiel lorsque le Parlement statue sur des intérêts d'ordre privé. Sans doute il nous est loisible de participer au jugement des litiges civils et criminels; mais ce sont deux choses distinctes d'appartenir à une compagnie ou d'y avoir droit de séance avec voix délibérative...

[p. 224]

Pour donner plus de poids à ces affirmations, les ducs s'ingéniaient également à mettre en relief les différences qui les séparaient de la robe... Les charges de judicature! Elles étaient dans le domaine public, comme un arpent de pré ou une corde de bois; tandis que la pairie, spéciale à une maison, avec laquelle elle s'éteignait, était hors du commerce... Messieurs du Parlement, des quémandeurs d'épices «et de toutes les ordures d'un produit auquel tous, depuis le Premier Président jusqu'au dernier conseiller, tendoient journellement la main»! Au contraire, les pairs mettaient leur orgueil à servir sans rémunération... Lancé dans cette voie, on ne s'arrêtait plus. Tout devenait prétexte à divergences: jusqu'au titre des serviteurs préposés à la garde des logis,—suisse pompeux chez les uns, simple portier chez les autres[242]. Cette hantise de creuser plus large le fossé était poussée si loin que les ducs en arrivaient presque à dire: «Vous, Messieurs, pour rendre la justice, vous avez besoin de travaux préparatoires, de brevets, de stage. Nous, nous sommes idoines de naissance: la vertu de notre dignité est telle qu'elle confère tous les diplômes[243]

[242] Le duc de Luynes écrit en 1747: «Le Président de Ménars est le premier qui ait eu un suisse, le Président de Maisons le premier qui ait fait mettre hôtel sur sa porte.»—Mémoires, t. VIII, p. 378.

[243] A propos de l'âge requis pour l'entrée au Parlement, Saint-Simon proteste contre toute assimilation de la pairie avec la robe. «De le fixer au même âge qu'aux magistrats, c'est une égalité que rien n'autorise, puisque, indépendamment de la distance de la pairie à la magistrature, celle-ci a des études, des examens, des actes publics, des degrés à subir, dont il n'a jamais été question pour les pairs». Il est vrai qu'il couronne ces observations par un aveu qui mérite d'être retenu. «A quoi il faut humblement ajouter qu'en matière de jugements un pair de vingt-cinq ans n'est ni plus capable qu'à quinze, ni moins qu'à cinquante ans.»—Écrits inédits, t. III, p. 82.

[p. 225]

Mais, quelque graves que fussent ces griefs, il en restait un qui dominait tous les autres: la participation envahissante de la robe à la direction des affaires de l'État... La nécessité de porter à la connaissance du public les ordonnances, décrets et autres actes du pouvoir royal, avait, de longue date, entraîné l'usage de les faire viser par la Compagnie judiciaire, qui, en les enregistrant, leur imprimait un caractère officiel. C'est de cet usage que, procédant par gradations habiles, les légistes s'étaient emparés pour établir leurs usurpations. Du droit d'enregistrement ils étaient passés au droit d'examen et, par voie de conséquence, au droit d'approbation ou de rejet. Si bien qu'un jour, forts de la popularité qu'ils s'étaient acquise en résistant aux édits fiscaux, ils avaient posé en principe qu'aucun texte de loi, aucun impôt, aucun traité de paix, aucun acte de gouvernement n'était valable qu'à la condition d'être revêtu de leur estampille. Bientôt même, non contents de tenir ainsi «les rois en brassière», ils avaient poussé l'audace jusqu'à s'intituler les représentants de[p. 226] la nation. Les États généraux eux-mêmes, émanation des trois ordres, ne constituaient, à leurs yeux, qu'un rouage inutile dont la Compagnie judiciaire, composée des mêmes éléments,—clergé, noblesse et tiers,—se prétendait appelée à recueillir l'héritage. L'un de ses membres les plus autorisés, Henri de Mesmes, grand-oncle du Premier Président, reprenant, sous la Fronde, cette affirmation qui datait de la régence de Marie de Médicis, n'avait pas craint de proclamer «que le Parlement tenoit rang au-dessus des États généraux par la vérification de ce qui estoit arrêté[244]».

[244] Journal d'Olivier d'Ormesson, t. I, p. 698.

Toujours ce droit de vérification!—Les ducs le combattaient avec fureur... Une fonction purement mécanique, soutenaient-ils, analogue à celle du greffier qui, impuissant à modifier la décision rendue, a pour office de la consigner sur ses registres pour en authentiquer les dispositions et en assurer la publicité... Ut nota fierent!... Ut notum sit!... De cette inscription toute matérielle conclure à une faculté de contrôle et de veto, c'était, par un défi à la raison, transformer une chambre des plaids en un corps politique et faire de ce corps l'arbitre de l'État[245]!... D'où la robe tirait-elle[p. 227] des pouvoirs aussi contraires à l'essence de la monarchie? Où l'écrit les concédant? Où l'usage qui les consacrait? Notamment pour la dévolution des régences,—question capitale au point de vue dynastique?... Loin de soutenir des prétentions aussi exorbitantes, le Premier Président La Vacquerie les avait solennellement répudiées. «Le Parlement, déclarait-il, est institué pour rendre la justice, non pour se mêler aux affaires publiques, si ce n'est lorsqu'il lui est commandé par le chef ordonné de Dieu[246]

[245] Les pairs reconnaissent cependant que la Couronne s'était dessaisie en faveur du Parlement des questions d'ordre religieux, afin de s'éviter les inconvénients de litiges auxquels les rois ne voulaient pas mêler leurs personnes. Mais cette exception, due à des scrupules légitimes, ne faisait, disaient-ils, que confirmer une règle qui, jusqu'à Henri IV, n'avait pas souffert de contradiction.—Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 405.

[246] Voir les Mémoires de Mathieu Molé, t. I, p. 54.

Les ducs estimaient que, sur cette question, comme sur beaucoup d'autres, la Couronne avait encouru de lourdes responsabilités. Pour un souverain soucieux de bien agir, combien ne se dérobaient pas à l'accomplissement de leurs devoirs! Ignorance ou lassitude, mauvaise administration des provinces, pillage du Trésor au profit des maîtresses et des favoris... Autant de causes dont, avec sa perfidie habituelle, le Parlement avait profité pour affermir son prestige. Puis étaient venus les besoins d'argent. Il avait fallu s'adresser à la bourse de ces bourgeois liardeurs qui trouvaient le moyen de s'enrichir au milieu de la détresse générale: dès lors ils avaient «commencé à pointer». Leur crédit grandit encore quand Philippe le Bel éleva à la dignité de collaborateurs intimes ces prêteurs accommodants.[p. 228] Et le mal était allé se développant sans cesse, grâce à l'impéritie des successeurs de ce prince. Sans doute, en paroles, ils maintenaient l'intégrité de la puissance royale; mais, en fait, ils s'inclinaient devant ce pouvoir nouveau qui confisquait leurs prérogatives. Si, par hasard, ils parvenaient à faire prévaloir leur volonté, ce n'était que «par adresse, manège et souvent en gagnant les plus accrédités du Parlement par des grâces pécuniaires[247]».

[247] Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 403.

Et—dérision des destinées humaines!—c'étaient ces parvenus sortis de la lie du peuple, ces descendants des légistes-souffleurs, courbés aux pieds «du baronnage», qui osaient «se parangoner aux pairs», les précéder dans les cérémonies, leur donner des démentis, comme ils venaient de le faire au cours de la séance du 2 septembre 1715. Eux qui avaient arraché à la faiblesse d'Anne d'Autriche la licence d'opiner avant les princes du sang, avant les fils de France, avant la reine elle-même! Eux qui, faisant fi des États généraux, s'érigeaient en sénat auguste chargé de protéger les rois mineurs, d'instituer régents et régentes, de tenir la balance entre les rois majeurs et leurs sujets! Eux enfin qui, après cinquante années de silencieuse humiliation, recouvraient tout à coup, avec le droit de remontrances dont on venait de payer leur concours, les moyens de reprendre, pour le plus grand malheur[p. 229] de l'État, leur rôle traditionnel de dissolvants et de factieux!... Et, dans les transports d'indignation que leur causait ce renversement de l'ordre, les ducs comparaient le Parlement à l'antique Babylone, devenue le repaire des démons et de l'esprit impur, ainsi qu'il est expliqué au chapitre dix-huitième de l'Apocalypse. C'est pourquoi ils suppliaient le Seigneur de traiter la robe comme il avait traité la cité rebelle et de réserver à ses officiers le même sort qu'aux Chaldéens, dont l'ange justicier disait, du haut de sa nuée lumineuse: «Malheur! Malheur! Ils ont jeté de la poussière sur leur tête et ont poussé des cris mêlés de larmes et de sanglots!»


[p. 230]

XIII

Réponse qu'on pouvait faire au mémoire des ducs.—L'embarras du Régent.—Railleries des ducs.—Le psautier de la reine Ingeburge.

On croyait les parlementaires descendus des légistes du moyen âge; origine dont ils n'auraient pas eu à rougir. Jamais, en effet, conquérant ou fondateur de dynastie n'accomplit une tâche aussi féconde que ces auxiliaires du roi. Issus de la glèbe, comme on le leur reprochait, ils s'élevèrent par leur génie, en dégageant les franchises publiques des vieilles chartes communales, et en créant, par l'introduction au Palais des principes de la législation romaine, une société fondée sur des principes nouveaux.

Revendiquer cette filiation, c'eût été un geste digne et fier. Ce geste, les parlementaires ne le firent pas; car, à leurs yeux aussi, la naissance constituait le plus précieux des biens; en dehors d'elle, pensaient-ils eux aussi, rien ne pouvait s'établir d'utile et de durable... A cela près, leurs explications étaient aussi précises que vigoureuses.

«Fils de serfs! s'écriaient-ils: il faut s'entendre. La famille judiciaire, divisée en haute, moyenne et[p. 231] basse robe, comprend des éléments divers. On y trouve des maisons qui valent bien les vôtres: nous compterons quand vous voudrez. On y trouve aussi des représentants nombreux de ce Tiers-État qui constitue la majorité du pays et dont plusieurs d'entre vous,—fils de serfs également,—ont le malheur d'être issus[248]. Mais pourquoi s'attaquer à la robe entière, lorsque seul le Parlement est en jeu? Vous n'ignorez pas que tous ses membres sont nobles, même ceux qui sortent de la bourgeoisie. La noblesse, en effet, s'acquiert aussi bien par les services civils que par les services militaires. La seule différence qu'on puisse relever entre la noblesse d'épée et la noblesse de robe, c'est que la première, dédaigneuse du nom patronymique, fait parade de ses titres, tandis que la seconde, reléguant dans ses coffres brevets et parchemins, s'en tient au nom porté par ses aïeux... Égaux, nous le sommes si bien que vous, messieurs les ducs, qui ne cessez de vous réclamer du droit féodal, en vertu duquel tout haut baron ne peut être jugé que par ses pairs, vous considérez comme le plus précieux de vos privilèges de n'être justiciables d'aucun tribunal, si ce n'est du nôtre... Veuillez ne pas oublier, d'ailleurs, qu'il n'en est pas un seul parmi vous,—nous disons un seul!—qui n'ait quelques alliances avec la robe. La[p. 232] dénigrer est donc plus qu'une maladresse: c'est une sottise; car tout coup porté contre elle vous atteint par ricochet.»

[248] Le recueil intitulé Menagiania contient (t. II, p. 272) de très curieux renseignements sur la classification des familles de robe.

La riposte, comme on le voit, ne le cédait à l'attaque ni en orgueil, ni en morgue, ni en aigreur. Chaque affirmation des ducs était ainsi l'objet d'une discussion dirigée avec l'esprit de méthode qui caractérise les dialecticiens de profession.

«Est-il possible, continuaient Messieurs du Parlement, que vous vous considériez comme des successeurs directs des grands vassaux, d'abord au nombre de sept, puis de six, de l'époque carolingienne?... des ducs de Normandie, lesquels joignaient à cet apanage l'Anjou, le Maine, la Touraine, le Poitou, sans compter la Couronne d'Angleterre?... des comtes de Flandre, dont les domaines, les plus riches du monde, excitaient la convoitise universelle?... des comtes de Champagne, d'où sortirent un roi de Chypre et de Jérusalem, et toute la lignée des princes de Navarre?... des ducs de Bourgogne, qui mirent si souvent en échec les armes de France et, à plusieurs reprises, s'emparèrent de Paris?... enfin des ducs d'Aquitaine et des comtes de Toulouse, véritables souverains?... Regardez, messieurs, regardez autour de vous: peuple, noblesse, Versailles et la province, personne qui n'accueille vos prétentions par un éclat de rire!»

Il n'était pas, en effet, difficile d'établir qu'il avait existé, dans la suite des temps, trois pairies distinctes:[p. 233] la première, qu'on pouvait appeler de droit divin, éteinte avec la disparition des grands vassaux; la seconde, formée de princes du sang et de fils de France, organisée, en souvenir de l'ancienne, pour servir «de parure à la couronne»; la troisième, de date récente et également d'institution royale, par suite révocable au gré du prince, laquelle recrutée, sans limitation de nombre, parmi de simples gentilshommes, servait trop souvent à rémunérer l'intrigue, la courtisanerie, le dérèglement des mœurs et d'inavouables complaisances... Et c'étaient, à l'appui de cette doctrine, des références à perte de vue: le tout couronné par cette citation de Mézeray, historiographe du roi et savant renommé: «Il y a bien moins de disproportion entre «les moindres des pygmées et le colosse de Rhodes» qu'il n'y en a entre les anciens pairs et les pairs «modernes»... Pygmées! Rappelé à propos, le mot fit fortune.

C'est dans ce même esprit, impertinent et narquois, que se poursuivait la discussion. «Vous estimez, messieurs les ducs, que nous avons commis une action indécente en modifiant les bancs de la Grand'Chambre! Puérilité indigne de gens sérieux; ce changement remonte à 1406 et n'eut rien de clandestin: un arrêt l'ordonna parce que les anciens sièges tombaient de vétusté[249]...—Vous nous infligez l'appellation de[p. 234] quémandeurs de gages et de racoleurs d'épices!... Sachez qu'aucun de nous ne s'est enrichi dans des emplois de judicature, que beaucoup au contraire s'y sont appauvris, et que tous les gens impartiaux rendent hommage à notre désintéressement. Nous nous faisons gloire, d'ailleurs, de n'être pas de ceux qui, attachés à une fonction de Cour, recueillent les miettes de la table du maître et, abdiquant tout respect d'eux-mêmes, édifient leur fortune sur une complaisance illimitée!...—Vous nous reprochez la vénalité des charges, comme si cette mesure fiscale, dont nous sommes les premières victimes, nous était imputable! Or nous n'avons jamais cessé de réclamer le retour à l'élection, le mode de recrutement qui donna un si grand lustre à la magistrature d'autrefois. Et c'est vous, vous et la noblesse d'épée, qui, sous l'influence d'une cupidité inavouable, vous êtes toujours opposés au rétablissement de l'ancien ordre de choses[250]!...» Tout cela appartenait au domaine de l'histoire; mais l'histoire n'était pas le fait de Messieurs de la pairie, ainsi qu'on en pouvait juger par leur ignorance du passage que Mézeray consacre à leur origine!

[249] Histoire du Palais de justice, par Rittiez, p. 226.

[250] Aux États généraux de 1615, la robe offrit l'abandon de ses charges, de façon qu'on pût abolir la vénalité, l'hérédité et la paulette. La noblesse repoussa cette proposition et demanda le maintien de la vénalité, laquelle présentait à ses yeux cet avantage que, lorsque les offices faisaient retour au roi, celui-ci les distribuait à son entourage qui s'empressait de les vendre à deniers comptants.

[p. 235]

Quand ils arrivaient à la question de leurs droits politiques,—la seule dont ils eussent réellement souci,—les officiers de robe quittaient ce ton de persiflage qui ne leur paraissait pas compatible avec la gravité du sujet. La concession de ces droits remontait, suivant eux, à une époque où le Parlement n'était pas encore sédentaire. Aux prises avec les difficultés incessantes que lui créaient des vassaux turbulents et ambitieux, le prince jugea à propos d'accroître son autorité en associant ce corps à la direction des affaires publiques. D'où une collaboration dont le résultat inappréciable fut de dégager la Couronne des entraves qui la paralysaient et de conférer au pays «les garanties d'un contrôle assidu, éclairé, courageux, des actes du gouvernement[251]

[251] Histoire du Tiers-État, par Augustin Thierry, t. I, p. 108.

—Mais, s'écriaient les ducs qui ne pouvaient de sang-froid entendre ce langage, où prenez-vous les titres conférant de semblables prérogatives?

—Des titres! répondait la robe. Où sont les vôtres? Où sont ceux des États généraux? Où sont ceux de la royauté?... Nous ne sommes pas ici en Angleterre ou en Aragon, où il existe des lois écrites réglant les attributions des pouvoirs publics. En France, rien de pareil: c'est dans l'usage, l'usage seul, que les grands corps de l'État puisent leurs droits[252]...

[252] C'est ce que, en termes presque identiques, déclare le cardinal de Retz: «Il y a plus de douze cents ans que la France a des rois; mais ces rois n'ont pas toujours été absolus au point qu'ils le sont. Leur autorité n'a jamais été réglée comme celle des rois d'Angleterre et d'Aragon par des lois écrites».—Mémoires de Retz, t. I, p. 119.

[p. 236]

Pour établir ce prétendu usage, en vertu duquel le Parlement «tenoit la place du conseil des princes qui étoit près les personnes des rois[253]», les magistrats tiraient de leurs bibliothèques une série de textes devant lesquels ceux de la partie adverse, réduits à l'opinion précitée de La Vacquerie, faisaient maigre figure. C'était: Claude de Seyssel, évêque de Marseille et ambassadeur à Rome, dont le traité sur la Grande monarchie de France proclame que l'institution des hautes Compagnies judiciaires eut pour but de réprimer les empiétements du pouvoir personnel;—Mataril qui, dans sa réponse à la Franco-Gallia d'Hotman, affirme à son tour que ces Compagnies jouent le rôle de médiateur entre le prince et les peuples;—Michel de Castelnau, La Roche-Flavin, Marculphe, bien d'autres encore... Mais celui dont le témoignage paraissait le plus concluant était Étienne Pasquier. La robe ne se lassait pas de répéter, après lui, que les lois n'ont «de vogue» en France qu'après avoir été vérifiées au Parlement, lequel les reçoit «non comme brevets qu'on envoie aux tabellions pour les grossoyer sans connoissance de cause», mais avec une licence de les critiquer, de les modifier et même de les rejeter[254].[p. 237] Elle assurait, en se fondant toujours sur les déclarations de l'auteur des Recherches, que telle était la loi fondamentale du royaume et que jamais traité d'importance n'avait eu d'autorité que revêtu de ce visa!... Usage constant, consacré par plusieurs assemblées des États généraux[255], accepté par divers souverains qui, grâce à cette intervention bienfaisante, purent réparer leurs fautes et celles de leurs prédécesseurs. Usage reconnu par M. le duc d'Orléans, lequel déclarait hier encore que, si la régence lui appartenait à un double titre,—sa naissance et la volonté de Louis XIV,—il ne voulait la tenir que des suffrages du Parlement[256]. Usage appliqué enfin par la pairie elle-même dont le vote s'était uni au vote de la robe pour briser le testament du feu roi, dans des conditions[p. 238] identiques à celles où avaient été anéanties les dispositions dernières de Louis XIII[257]...

[253] Remontrances de 1615.

[254] Œuvres d'Étienne Pasquier, Amsterdam, 1723, t. II, p. 345.

[255] États de Blois, en 1576, où il fut précisé «qu'il falloit que tous les édits fussent vérifiez et contrôlez ès-Cours de Parlement, lesquels, combien qu'ils ne fussent qu'une forme des trois États raccourcis au petit pied, ont pouvoir de suspendre, de modifier ou refuser lesdits édits». États de 1593 qui reconnurent à ces mêmes Cours un droit d'examen sur tous les actes législatifs, notamment les édits engageant la fortune des particuliers et celle de l'État... La robe se réclamait également des États généraux de 1615; mais il importe de remarquer que si, au cours des travaux de cette assemblée, le Tiers affirma le droit de contrôle du Parlement et même lui confia le soin de veiller d'une façon permanente sur les affaires de l'État, il n'obtint l'adhésion ni du clergé ni de la noblesse.

[256] Relation du président d'Aligre.

[257] Voir le Journal de Lefèvre d'Ormesson, t. I, p. 27.

Sans doute cette possession d'État avait subi quelques éclipses. Respectueux des droits de la nation durant les luttes contre la puissance féodale et, plus tard, dans les moments de détresse ou de troubles, les souverains se montraient impatients de tout contrôle lorsque, le calme revenu, ils se croyaient à l'abri du péril. Mais, ainsi qu'on venait encore une fois de s'en convaincre, les efforts du despotisme n'avaient qu'un temps, et la vérité d'une doctrine considérée de longue date comme nécessaire au salut de la nation, professée par tous les hommes de bonne foi, acclamée par le peuple avide de liberté et d'améliorations sociales, finissait toujours par avoir raison de ses détracteurs.

—Votre thèse, s'écriaient avec rage Saint-Simon et ses amis, repose tout entière sur l'abus monstrueux que vous faites de la faculté d'enregistrement, laquelle n'a été établie qu'en vue de porter à la connaissance des justiciables les actes de l'autorité... Ut nota fierent, entendez-vous! Ut nota fierent... La Couronne peut, s'il lui plaît, se passer de votre ministère et recourir à tout autre mode de publicité: par exemple, s'adresser aux services de l'Intendance.

—Vaine menace, qui tournerait à la confusion du ministre assez téméraire pour l'exécuter, répliquaient[p. 239] les parlementaires. On n'ordonne pas à la nation française sans observer au moins l'apparence de la légalité. Témoin attristé de certaines entreprises de ce genre, Étienne Pasquier proclame qu'elles suffisent pour loger la désobéissance au cœur des sujets: «de manière, déclare-t-il, que là où nos roys commandoient avec une baguette, maintenant ils n'y peuvent bonnement commander avec deux ou trois armées[258]...» Ainsi en était-il jadis, ainsi en serait-il aujourd'hui: la même résistance, on pouvait en être sûr, accueillerait les mêmes abus!

[258] Œuvres d'Étienne Pasquier, t. II, p. 327.

Sur quoi, jetant un regard provocateur à l'adresse de la pairie qui n'en pouvait croire ni ses yeux ni ses oreilles, la robe entière lançait ces paroles de combat:

—Essayez, essayez donc! Nous en verrons la fin!

Ce qui faisait sa grande force, c'est que cette opinion, sur la nature du rôle qui lui incombait, n'était point une opinion de parade ou de commande: c'était une conviction profonde et comme un article de foi. Quelques-uns, sans doute, considéraient comme excessive,—nous ajouterions comme inconstitutionnelle, si le mot eût existé alors, la formule d'Henri de Mesmes, à savoir que le Parlement était au-dessus des États généraux, et n'y voyaient qu'un artifice de stratégie en vue d'enlever à la Couronne le concours d'un corps politique dont, en 1615, s'appuyant sur les deux premiers[p. 240] ordres, à l'exclusion du troisième, elle avait fait un si scandaleux abus. Mais la totalité de ses membres, du plus humble au plus élevé, se regardaient comme investis, au moins depuis cette époque, d'une sorte de délégation émanant de leurs amis du Tiers, en vue de défendre les intérêts de la nation[259]. C'était dans ces sentiments qu'étaient élevés les fils destinés à succéder à leurs pères: sentiments si vivaces que rien, pas même la pression exercée par Louis XIV, n'en put venir à bout. Aussi, dès la constitution de la Régence, l'opposition parlementaire se trouvait-elle armée de toutes pièces, confiante dans la justice de la cause, à laquelle les fervents ne craignaient pas d'appliquer la prophétie rapportée au verset vingt-sixième du premier chapitre d'Isaïe: «Je rétablirai tes juges comme ils ont été[p. 241] d'abord et tes conseillers comme ils étaient autrefois: après tout cela, tu seras appelée la cité du juste, la ville fidèle.»

[259] Consulter à ce sujet la relation de Florimond Rapine sur les États généraux de 1614-1615. L'auteur, député du bailliage de Saint-Pierre-le-Moutier, après s'être expliqué sur le mandat que son ordre entendait conférer aux officiers du Parlement, pousse l'exclamation suivante: «Je prie Dieu qu'il illumine leurs entendements et renforce leurs courages pour leur faire produire plus de bien que les États ne l'ont pas fait!» Il ajoute: «Toute la France a les yeux arrêtés sur ce grand aréopage et est aux écoutes pour apprendre avec applaudissement ce que produira le conclave du premier sénat d'Europe en un temps si désemparé et si corrompu.» Quelques jours s'étaient à peine écoulés que la Compagnie judiciaire, faisant état de cette singulière délégation, s'appropriait les revendications contenues dans les cahiers du Tiers et en poursuivait la réalisation.—Voir aussi les Mémoires de Mathieu Molé.

Cependant les actes succédaient aux paroles. Les ducs accumulaient démarches sur démarches pour obtenir l'annulation de l'arrêt du 2 septembre qui les privait du droit de vote dans le cas où ils refuseraient de se découvrir[260]. Et c'étaient des alternatives de succès et de défaites; car, tiraillé dans tous les sens, le Régent donnait invariablement raison au dernier solliciteur. Un jour, il laissait rendre par le Conseil une décision remettant toutes choses en l'état où elles se trouvaient avant la mort du roi. Le lendemain, il lacérait cette même décision en présence du Premier Président, des présidents à mortier et d'un conseiller de chaque Chambre[261]. Puis, il revenait à son ancienne façon de voir et finalement accueillait la réclamation des ducs. Mais alors il se produisait des difficultés d'une autre nature: pas un notaire de Paris ne consentait à notifier la sentence du Conseil[262]... Tout cela se passait au milieu d'allées et venues où régnait le désordre et où pleuvaient les gros mots. «Plus méchant que jamais[263], au dire de ses propres amis, Saint-Simon ne[p. 242] manquait pas de prendre part à ces scènes tumultueuses. Au cours de l'une d'elles, dans la petite galerie du Palais-Royal, il parla du Premier Président «en termes de crocheteur»; le Régent détourna la tête, comme s'il n'avait pas entendu, afin de n'être pas contraint d'envoyer cet enragé à la Bastille[264].

[260] Écrits inédits de Saint-Simon, t. III, p. 383 et suiv.

[261] 30 mars 1716. Journal de Dangeau, t. XVI, p. 352.

[262] Collection du greffier Gilbert de Lisle.

[263] Extrait d'une lettre du marquis de Louville au duc de Saint-Aignan, citée dans la Notice sur la vie et les mémoires du duc de Saint-Simon, par Chéruel, p. XLV.

[264] Les correspondants de la marquise de Balleroy, t. I, p. 71.—Une chanson contre le Régent faisait allusion à cet incident. (Chansonnier historique, t. II, p. 225):

Il traite de Jean F...
De Mesmes en sa maison,
Fais lui dire des messes
Aux Petites Maisons.

Les querelles de personnes allaient désormais dominer l'affaire. La robe était trop nombreuse pour qu'il n'y figurât point des individualités prêtant le flanc à la critique. Il devint de bon ton, chez les ducs, de les tourner en ridicule. Mais ce sont surtout les présidents qu'on se plut à larder de sarcasmes[265]. Il n'y en avait qu'un, parmi eux, qui eût l'apparence «de l'ancienne chevalerie». C'était M. de Maisons: encore sortait-il récemment d'un huissier fieffé du village de Longueil, en Normandie. Qu'on juge des autres! Tous petits-fils «de procureurs, gargotiers, et autres artisans achetant[p. 243] ou vendant au fond de leurs boutiques»! Celui contre lequel on s'acharnait le plus, c'était,—à tout seigneur tout honneur,—M. de Mesmes, «l'homme qui se ruinoit en breloques»... Il est vrai que, de ce côté-là, les railleurs avaient la partie belle...

[265] Les présidents à mortier étaient en 1715: Messires Jean-Antoine de Mesmes, premier, André Potier, Jean-Jacques Charron, Étienne d'Aligre, Chrétien de Lamoignon, Antoine Portail, Michel-Charles Amelot, Louis Le Pelletier, Nicolas-Louis de Bailleul, de Longueil de Maisons.

Les de Mesmes, dont l'illustration n'était pas discutable, avaient, en effet, la faiblesse de prétendre à beaucoup mieux. «Ils se piquent furieusement de noblesse», écrit Tallemant des Réaux[266]. S'il faut l'en croire, celui de leurs aïeux qui enseignait le droit à Toulouse n'était point un professeur ordinaire: il faisait son cours «par plaisir»,—comme M. Jourdain cédait des pièces de drap, pour obliger ses amis. La famille, en ce temps-là, se déclarait issue d'un Romain de marque, le consul Memmius. Depuis, elle avait fait une nouvelle découverte qui donna un autre cours à son ambition. Dans l'admirable bibliothèque qu'elle possédait figuraient deux manuscrits d'une rare valeur: la bible de Théodulphe, évêque d'Orléans sous le règne de Charlemagne, et le psautier de la reine Ingeburge, de Danemark, femme de Philippe-Auguste... Ce psautier, sur vélin, «se fermant à deux fermouers de néelles à fleurs de lys pendant à deux lacs de soye et à deux gros boutons de perles et une petite pippe d'or[267]»,[p. 244] était, avec ses vingt-sept miniatures représentant des scènes de l'Ancien Testament, des Évangiles, de la vie de «Madame Sainte Marie», une merveille de l'art français au treizième siècle. Conservé pieusement dans la maison royale, il devint le livre préféré de saint Louis, disparut à l'époque de l'occupation anglaise, appartint, si l'on en croit la légende, à Charles le Téméraire, à Philippe II d'Espagne, à sa fiancée, Marie d'Angleterre, et à une série de personnages dépourvus de notoriété. Au commencement du dix-septième siècle, il se trouvait à Londres, où Pierre de Bellièvre, ambassadeur de France, agissant pour le compte des de Mesmes, ses parents, parvint à l'arracher «à des mains profanes». Ce qui, au regard des nouveaux acquéreurs en doublait le prix, c'était qu'un des feuillets portait cette mention que saint Louis avait fait don de ce joyau à son premier chapelain, Guillaume de Mesmes, lequel, manifestement, ne pouvait être étranger à la puissante dynastie parlementaire!... Mention d'une authenticité douteuse, bien que Moreri et, après lui, certains généalogistes complaisants, aient accepté comme exactes et l'existence du chapelain et sa parenté avec les détenteurs du manuscrit... Par malheur, l'un des ancêtres du Premier Président eut, vers 1670, l'imprudence de commander un mémoire justificatif, lequel était imprimé sur trois pages in-folio, et les intéressés s'avisèrent qu'il devait être soumis au juge d'armes du roi: nous avons nommé d'Hozier. Celui-ci,[p. 245] indépendant par sa fonction et ne se croyant pas tenu à la même condescendance que ses confrères, déclara que les de Mesmes, quoique constituant «une famille glorieuse», étaient issus de simples bourgeois... Ce qui obligea à rentrer précipitamment les trois pages in-folio que l'on se disposait à répandre sur Paris et la province[268].

[266] Historiette de M. d'Avaux.

[267] Inventaire des joyaux de la Couronne de 1418. On appelait pippe une tige métallique à laquelle se rattachaient les rubans servant de signets.

[268] Le psautier de la reine Ingeburge fut légué en 1812, par Albert-Paul de Mesmes, comte d'Avaux, à la famille de Puységur. Acheté plus tard par le duc d'Aumale, il se trouve actuellement dans la vitrine d'honneur de la galerie du château de Chantilly. Ces indications sont extraites du Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale, t. I, p. 397 et suiv.

Rappelée à grand renfort de publicité, exploitée dans ses menus détails, agrémentée de la façon la plus désobligeante, cette aventure malencontreuse était, dans la bouche des ducs, un sujet d'incessantes railleries... Il y avait bien aussi l'histoire d'une tapisserie dans laquelle les armes des de Mesmes avaient été substituées aux armes de Navarre... Peut-être même y en avait-il encore d'autres!—Tout cela remontait, d'ailleurs, à cinquante ans; mais on en jouait avec tant d'entrain qu'on eût pu croire que ces menus ridicules dataient de la veille[269].

[269] C'est à cette occasion que Saint-Simon écrit: «Ces Mesmes sont des paysans du Mont-de-Marsan, où il en est demeuré dans ce premier état et qui payent encore aujourd'hui la taille, nonobstant les généalogies que les Mesmes, qui ont fait fortune, se sont fait fabriquer, imprimer et insérer partout où ils ont pu, pour abuser le monde, quoiqu'il n'ait pas été possible de changer les alliances ni de dissimuler tout à fait les petits emplois de plume et de robe à travers l'enflure et la parure des artistes.»

[p. 246]

Les autres présidents n'étaient pas mieux partagés. Grâce à l'agence de recherches entretenue sur les fonds de la pairie, chacun d'eux était l'objet d'investigations passionnées. On fouillait leur parenté, leurs alliances et arrière-alliances. Rien ne demeurait dans l'ombre de ce qui pouvait prêter matière à dénigrement. Et c'étaient des lazzi interminables quand on découvrait parmi les tenants de ces dynasties orgueilleuses des gens «d'origine abjecte»: un apothicaire chez les d'Aligre, un gantier-fourreur chez les Potier, un barbier chez les Portail[270]. Les meilleures familles de robe se voyaient traitées par-dessous jambe, bafouées, réduites à néant, à grand renfort d'épithètes malsonnantes...

[270]

Portail imite ses aïeux,
Se servant de rasoirs comme eux.

Chansonnier historique, t. II, p. 134.

Ces plaisanteries avaient assez duré. Les présidents, du moins, le jugèrent ainsi. Las de jouer le rôle de têtes de Turc, ils allaient prendre leur revanche... Et cela de telle façon que les ducs ne s'en relèveraient pas.


[p. 247]

XIV

La revanche des parlementaires.—«Mémoire pour le Parlement contre les ducs et pairs.»—L'origine des maisons ducales.—La noblesse de Saint-Simon.—Conversation entre le duc de Gesvres et le maréchal de Villeroy.—La protestation de l'hôtel de Crussol.—Couplets contre les ducs.

Dans les premiers jours d'avril 1716, le Régent recevait, à son petit lever, un pli volumineux. On peut admettre qu'après l'avoir ouvert il ne sut pas retenir une grimace; car ce titre, peu rassurant pour son repos, s'étalait en tête de la première page: Mémoire pour le Parlement contre les ducs et pairs, présenté à Monseigneur le duc d'Orléans... Un factum dont il fallait bien se résigner à prendre connaissance. Son Altesse Royale se résigna: sans doute de l'air revêche d'un écolier qui s'acquitte d'un pensum. Mais au fur et à mesure que le lecteur avançait dans sa tâche, l'impression dut se modifier, et il est permis de croire qu'après avoir tourné le dernier feuillet, il ne regretta point sa peine.—Ce n'était pas, en effet, un mince régal pour ce sceptique malicieux, à qui la pairie ne ménageait ni ennuis, ni récriminations, ni algarades, que d'avoir les prémices de l'exécution dont elle était l'objet.

[p. 248]

Que faire, cependant, de ce plaidoyer, dont les termes, d'une hardiesse inconnue jusqu'à ce jour, allaient déchaîner des tempêtes? Le garder secret? Le communiquer aux intéressés? Grave problème... Son Altesse, pour être tirée d'embarras, n'eut qu'à jeter les yeux sur la masse des courtisans qui guettaient son passage. Du côté des ducs,—attitude fébrile, gestes saccadés et impatients, dénotant une agitation intense, celle de gens que vient de bouleverser un événement inattendu. Du côté des non-ducs,—physionomie débordante de joie, avec une pointe d'ironie qui ne prenait même pas la peine de se déguiser sous un air d'hypocrite condoléance... Il était manifeste que, dans un clan comme dans l'autre, on n'ignorait rien. Chose aisément explicable; car, au moment où le Mémoire pour le Parlement parvenait au Palais-Royal, un certain nombre d'exemplaires étaient déjà distribués dans Paris[271].

[271] On en trouvera le texte dans plusieurs ouvrages, notamment dans le Journal de Barbier, t. VIII, p. 386.

Que contenait donc ce document mystérieux dont l'apparition causait un tel émoi?

Il se divisait en trois parties... La première rappelait, dans un exposé rapide, que, sous le règne précédent, deux entreprises s'étaient produites contre les prérogatives dont la sagesse de la monarchie ancienne avait gratifié le Parlement. L'une, déjà vieille, issue «du caprice orgueilleux» de M. d'Uzès, qui ne voulut[p. 249] pas se découvrir en donnant son avis, avait reçu de Louis XIV l'accueil qu'elle méritait. L'autre, non encore résolue, était née de cette conviction que le chef actuel de la Compagnie judiciaire, fort répandu dans le monde de la Cour, finirait, à la suite des importunités dont il était assailli, par se relâcher de la vigilance traditionnelle... Injure purement gratuite; car M. de Mesmes ne se laissa ni séduire par les flatteries, ni effrayer par les menaces. Comme, d'ailleurs, il appuyait sa résistance sur la parole du feu roi, on était en droit de croire qu'il n'y avait plus matière à discussion. Mais la robe avait le malheur de se trouver en face d'adversaires irréductibles qu'aucune concession ne pouvait satisfaire, qu'aucun échec ne rebutait et qui ne cessaient de faire entendre «leurs clameurs importunes». C'est pourquoi elle se voyait contrainte d'en appeler à la justice de Son Altesse Royale... Son Altesse n'oublierait ni les procédés ni l'attitude des deux parties au moment de la constitution de la Régence: la pairie, procédant par voie d'intimidation et subordonnant ses suffrages à la réalisation d'engagements formels; la robe, offrant spontanément son concours, sans chercher «à rien extorquer».

Quels étaient donc ces pairs orgueilleux qui ne daignaient pas s'accommoder d'un état de choses accepté jadis par les fils de France? D'où pouvait venir la haute opinion qu'ils avaient de leurs personnes?—De l'influence qu'ils exerçaient sur la noblesse? La noblesse,[p. 250] ils se l'étaient aliénée par leur vanité ridicule et par la prétention de constituer un corps spécial d'où ils osaient l'exclure.—Du crédit dont ils jouissaient auprès des princes du sang? Les princes, dont ils ne cessaient de contester les honneurs et les privilèges, ne professaient à leur égard qu'une médiocre estime.—De l'étendue de leurs possessions territoriales? La plupart ne se soutenaient que par des unions «peu sortables» et ne réunissaient même pas, au prix de ces mésalliances, autant de fortune qu'il en fallait à Rome pour être simple chevalier.—De la vaillance de leurs épées? Elles n'étaient rien moins que redoutables; car, à l'exception d'un petit nombre d'entre eux, les emplois militaires ne convenaient pas au tempérament des ducs. Ils servaient mal dans les armées et n'y donnaient que peu de marques de valeur. Aussi bien était-il notoire que leur ambition se limitait «aux dignités pacifiques».

Tout cela asséné de main de maître, avec cette causticité exempte de ménagements, autrefois si commune, mais dont la langue académique du grand siècle, façonnée à l'hôtel de Rambouillet, avait fait perdre jusqu'au souvenir.

Pour cruelle que fût cette première partie, la seconde l'était encore davantage; car, sortant des généralités, le mémoire dressait une nomenclature, «sommaire mais fidèle», des antécédents de la plupart des maisons ducales. Seules étaient exceptées celles dont les représentants[p. 251] avaient montré quelque discrétion à l'égard du rasoir des Portail, de l'enseigne des Potier où pendait «une dextre d'or» et du missel intempestif de M. de Mesmes. Pour les autres, point de quartier. Leur origine était passée au fil d'une implacable médisance que n'arrêtait pas «la piperie» des généalogies: Menteur comme un généalogiste! proclamait le mémoire, d'accord sur ce point avec la sagesse des nations. Pour s'édifier, le Parlement avait mieux que ces articles de commande à l'aide desquels, au dire des Lettres persanes, il est toujours facile de réformer un nom, de décrasser des ancêtres et d'orner un carrosse. Il possédait,—précieux dépôt,—une série de lettres d'anoblissement qui permettaient de ramener à des réalités plus humbles certaines légendes fabuleuses. Le mémoire posait en fait que les Boulainvilliers, les Boufflers, les Lauzun n'étaient connus, il y avait cent cinquante ans, qu'aux environs de leur village; que les Gesvres dataient de moins longtemps encore; que le duc de Villars, si infatué de son élévation récente, descendait d'un greffier de Condrieu dont la progéniture dut se faire réhabiliter pour avoir tenu des terres à ferme; que les Pardailhan-Montespan, d'où sortait le duc d'Antin, étaient issus du bâtard d'un chanoine de Lectoure; que les Béthune-Sully venaient d'un aventurier écossais qui débaucha la fille du seigneur de Rosny, et dont le fils, Maximilien, traité d'homme de néant par le maréchal de Tavannes, «s'enta» sur les[p. 252] Béthune (de Flandre), grâce à la complicité d'un feudiste gagné à prix d'or; que le premier Villeroy connu était un marchand de poisson, contrôleur de la bouche de François Ier, dont le fils, greffier de l'Hôtel de ville, fit souche d'audienciers et de secrétaires d'État:—une extraction assez mince, dont la morgue du maréchal actuel «avoit bien de la peine à s'accommoder»!...

L'insolence «présidentale», s'acharnant avec méthode à la démolition de la pairie, apportait des précisions désespérantes. Telle maison, réputée pour son orgueil, avait pour auteur un artisan de bas étage, telle autre un apothicaire, celle-ci un joueur de flûte, celle-là un étalier-boucher! Les pairs ecclésiastiques ne se trouvaient pas en meilleure posture. On signalait parmi les ancêtres du plus vaniteux, l'archevêque-duc de Reims, un de ces robins,—fils de serfs!—vis-à-vis desquels il se montrait si acharné. L'évêque-duc de Laon, non moins féru de sa «dignité passagère», était représenté comme d'une naissance peu relevée: son arrière-grand-père aurait servi les Polignac en qualité de domestique!

Dans cette revue impitoyable, une mention spéciale était consacrée à l'ancien vidame de Chartres. Ici, nous citons textuellement: «Le duc de Saint-Simon est d'une noblesse et d'une fortune si récentes que tout le monde en est instruit. Un de ses cousins était, presque de nos jours, écuyer de Mme de Schomberg. La ressemblance des armes de La Vacquerie,[p. 253] que cette famille écartèle, avec celle des Vermandois, lui a fait dire qu'elle vient d'une princesse de cette maison. Enfin, la vanité de ce petit duc est si folle que, dans sa généalogie, il fait venir de la maison de Rosni un bourgeois, juge de Mayenne, nommé Le Bossu, qui a épousé l'héritière de la branche aînée de sa maison.»—C'était bref, mais chaque mot portait.

Tels apparaissaient, en gros et en détail, les pairs modernes qui osaient se comparer aux grands vassaux, cabalaient contre les princes du sang, refusaient la main à la noblesse, accablaient de leur mépris le Parlement, tout en se prosternant devant lui «dans le cours de leurs moindres affaires». La conclusion d'une aussi laborieuse étude se résumait dans cette constatation narquoise: ce n'est pas la peine, messieurs les ducs, de faire tant d'éclat; nous avons mieux que cela dans la robe.

L'auteur de cette fulgurante réplique à d'injurieuses attaques n'était autre,—peut-être l'a-t-on déjà deviné,—que «ce maniaque» de Novion, lequel, en harmonie parfaite avec ses collègues, accomplissait ce nouvel acte de folie[272]. Habilement répandue dans les cercles[p. 254] parisiens, sa prose obtenait un succès prodigieux. Chaque pair ne fut plus appelé que de son nom patronymique, auquel on accolait la profession roturière de celui qui, le premier, l'avait porté[273]. Dans le camp qui applaudissait à tout rompre, figurait la noblesse elle-même, heureuse de prendre sa revanche d'incessantes humiliations. On citait aussi certaines princesses qui se réjouirent «plus que de raison».

[272] La personnalité du président André de Novion s'affirme nettement à chaque ligne de ce factum. Aussi bien Duclos (t. IX, p. 121) n'hésite-t-il pas à lui en attribuer la paternité. Quant à M. Chéruel, recherchant les raisons pour lesquelles Saint-Simon s'est acharné contre Nicolas de Novion, il indique que l'auteur des Mémoires ne pardonna jamais à celui-ci d'avoir laissé un descendant qui lutta victorieusement contre lui dans l'affaire du bonnet. Il est très probable, déclare t-il, que l'aïeul porta la peine de la résistance du petit-fils aux prétentions de la pairie: «Il ne faut pas oublier, ajoute-t-il, qu'on attribuait au président de Novion le pamphlet contre les ducs et pairs où la noblesse de Saint-Simon étoit fortement contestée. Ce qui est indubitable, c'est que le Président de Novion avait été le chef de l'opposition parlementaire dans la question du bonnet.» Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, p. 501 et 502.

[273] Mémoires du maréchal de Richelieu, t. I, p. 440.

A en croire les intéressés, l'opinion «des honnêtes gens» aurait été toute différente, de pareils procédés de discussion ne pouvant être approuvés de personne. Saint-Simon, dont l'imagination n'est jamais en défaut dans les conjonctures délicates, pousse même la fantaisie jusqu'à prétendre que le Parlement fit mine de désavouer l'écrit et offrit d'en prononcer la condamnation... Mais, se hâte-t-il d'ajouter, c'était une perfidie nouvelle organisée dans l'intention d'accroître le scandale par le retentissement d'un débat public. Heureusement ce grand politique veillait. Il représenta à ses[p. 255] collègues les périls d'une situation de ce genre et ces derniers, «moins imbéciles qu'à l'ordinaire»,—plus loin, il parle de «leur sottise accoutumée»,—«trompèrent une attente si bien concertée[274]».

[274] Annotations au Journal de Dangeau, t. I, p. 440.

Cependant on ne pouvait laisser sans réponse «ce tissu de mensonges et d'injures impudentes, ce parallèle» entre la robe et la plus haute institution du royaume. A défaut d'un arrêt réparateur, que certainement ils auraient attendu en vain de la Compagnie judiciaire, les ducs se seraient volontiers accommodés d'une décision du Conseil de régence. Tous leurs efforts tendirent à ce que les ministres prissent l'affaire en mains; mais ceux-ci firent la sourde oreille, ne se souciant pas de s'associer «à ces querelles d'orgueil[275]». En désespoir de cause, on se résigna à répliquer au libelle de Novion par un contre-libelle où chacun, sous forme de notice individuelle, devait apporter son tribut. Qui pouvait, en effet, mieux que l'intéressé lui-même, faire justice des calomnies répandues sur sa race!... De toutes parts, aussitôt, on bouleversa les archives, tant publiques que privées, pour en retirer les parchemins que, en vue de convaincre le public «et de s'édifier réciproquement»,—car, de duc à duc, il y avait quelques sceptiques,—on eut soin de porter à l'hôtel de Crussol, devenu le quartier général[p. 256] de l'indignation. On nomma des commissaires et, après une gestation laborieuse, le syndicat mettait au monde un écrit où il était victorieusement démontré que toutes les familles ducales avaient une origine illustre et que plusieurs comptaient dans leurs alliances les premières maisons d'Europe: France, Danemark, Oldenbourg, Hesse-Cassel, Aragon, sans parler des anciens ducs de Normandie et d'Aquitaine. Il n'y avait qu'une tache à ce tableau: c'est que l'une d'elles, la famille de Gesvres, avait le malheur de se confondre avec celle des Potier de Blancmesnil et de Novion!

[275] Mémoires du maréchal de Richelieu, t. I p. 76.

Dans cette revue rétrospective, où chacun s'appliqua de son mieux, Saint-Simon se montra moins prolixe qu'on eût pu s'y attendre. Il se borna à rappeler les services rendus par sa maison, mentionna, parmi les célébrités dont elle avait le droit de s'enorgueillir, quatre vice-rois de Navarre, et constata que, par suite du mariage, en 1334, de Mathieu de Rouvroy avec Marguerite de Saint-Simon, elle était «extraite du sang impérial de Charlemagne par les comtes de Vermandois et rois d'Italie»... Fort, d'ailleurs, de cette ascendance auguste, il gardait prudemment le silence sur quelques menus détails embarrassants, tels que son cousinage avec Le Bossu, juge criminel de Mayenne[276].

[276] Voir la notice sur l'origine de Saint-Simon. Mémoires, édit. Boislisle, t. I, p. 402.

[p. 257]

Telle avait été l'attaque. Telle fut la riposte. Et l'on se demande qui des deux parties avait raison. Duclos, qui copie servilement les Mémoires, ne pouvait manquer, sur ce point comme sur les autres, de s'en assimiler les conclusions. Le libelle de Novion, déclare-t-il, est un «ouvrage plein de méchanceté et d'ignorance[277]». Ce n'était pas l'avis de ses contemporains, habitués de longue date aux supercheries nobiliaires. Ce n'est pas non plus celui des critiques modernes. «Sans remonter bien haut dans le passé, écrit l'un d'eux, le terrible réquisitoire des gens de justice anéantissait toute cette gloriole[278].» C'est sans doute aller trop loin. Nous ne doutons point, pour notre part, que, dans ce factum,—une œuvre de parti,—il ne se soit glissé quelques inexactitudes. Mais si des réserves sont nécessaires, l'écrit d'avril 1716 contenait beaucoup de vérités. Nous citerons, à titre d'exemple, deux maisons dont il est permis de parler en toute indépendance, parce qu'elles sont éteintes l'une et l'autre, celles de Saint-Simon et de Villeroy.

[277] Œuvres de Duclos, t. IX, p. 121.

[278] État de la France en 1789, par Paul Boiteau, p. 164.

Les Rouvroy, assurent les chroniques, étaient «de sages et vaillants chevaliers» qui avaient pris part, non sans éclat, aux batailles de la guerre de Cent Ans. Mais c'est à peine si, par eux-mêmes, par leurs seigneuries et leurs alliances, ils comptaient dans la noblesse de[p. 258] second ordre. Leur filiation n'était pas établie au delà du quatorzième siècle et jamais aucun d'eux n'avait nourri l'ambition de se rattacher,—même par les femmes,—à la descendance de Charlemagne. C'est seulement après la fortune inespérée du premier duc, que des feudistes pleins de zèle s'appliquèrent à lui découvrir des aïeux de souche royale. Personne ne prit au sérieux cette légende[279], pas plus, du reste, qu'on ne saurait ajouter foi aux découvertes qui suivirent. Avec les Rouvroy, en effet, on marche de surprise en surprise. A la fin du dix-huitième siècle, ils ne se bornent plus à se réclamer d'une origine carolingienne. Ils entendent aussi se relier à Marcus Mœcilius Avitus qui, en 455, «occupa le siège impérial de Rome». Enfin, non contents de ces alliances terrestres, ils revendiquent en outre une parenté, encore plus flatteuse, avec une demi-douzaine de saints occupant une place d'honneur au séjour des élus[280]!

[279] «Cette famille, qui n'est pas bien ancienne et qui se pique d'une noblesse fausse, a bien besoin d'honneurs.» Journal de Mathieu Marais, t. II, p. 283. Voir aussi le Journal de Dangeau, t. XVIII, p. 397, en note.

[280] Voir le savant article inséré à l'appendice du premier volume des Mémoires de Saint-Simon, édit. Boislisle, p. 384.

Pour les Villeroy, c'est d'Hozier qui nous renseigne. Chargé par Louis XIV de rechercher le passé de cette maison, le célèbre juge d'armes établissait que, suivant toutes vraisemblances, elle descendait d'un Nicolas de[p. 259] Neufville, clerc de cuisine de Philippe le Long. Mais ce qui est certain, c'est que Richard, fils de Nicolas, dont, en 1645, on voyait encore l'épitaphe au charnier des Innocents, était vendeur de poisson de mer aux halles; que le fils de Richard exerçait la même profession, rue Comtesse-d'Artois, à l'image de Saint Martin, et que, dans sa descendance, figuraient un autre vendeur de poisson, un receveur-voyer et... un marchand épicier,—après lequel commença l'élévation de la lignée. Ce ne fut qu'en 1688, quand une Villeroy eut épousé un Souza, comte de Pardo, que la généalogie des Neufville fut revue, corrigée et travestie[281].

[281] Mémoires de Saint-Simon, édit. Boislisle, t. VI, p. 596.

Aussi bien l'appui solidaire que, dans la circonstance, se prêtaient les familles ducales n'était-il qu'accidentel. D'ordinaire, elles ne se ménageaient pas, et il est probable que la plupart des critiques de Novion étaient, de longue date, formulées par les bonnes langues de la pairie. Les Mémoires fournissent un exemple curieux de ces débats intimes où l'on se jetait des vérités à la face. C'est encore Villeroy qui est en scène. Son interlocuteur est le vieux duc de Gesvres, malin comme un singe et bossu comme un sac de noix...

—Monsieur le Maréchal, insinuait Gesvres, convenez que nous sommes d'heureux mortels...

Villeroy, dont la théâtrale fatuité était légendaire, n'aurait eu garde de contredire.

[p. 260]

—Car enfin, continuait Gesvres, un de vos ancêtres épousa une Créquy, un des miens épousa une Luxembourg. De là des charges, des gouvernements, des dignités...

Villeroy se rengorgeait de plus belle. Mais Gesvres de reprendre aussitôt:

—Et les pères de ces gens-là, qu'étaient-ils, monsieur le Maréchal? De simples secrétaires d'État...

Villeroy, trouvant que la conversation prenait une tournure fâcheuse, secouait impatiemment sa perruque. Mais l'impitoyable railleur, se glissant derrière une table, pour s'en faire un rempart, poursuivait son persiflage:

—Arrêtons-nous, monsieur le Maréchal, criait-il de sa voix perçante, car nous nous verrions contraints à de pénibles aveux... Les pères de ces deux secrétaires d'État? Par ma foi, c'étaient de petits commis. Et ces petits commis eux-mêmes, de qui diantre venaient-ils? Le vôtre, d'un vendeur de marée, le mien d'un porte-balles, peut-être pis!

Et, prenant la galerie à témoin, Gesvres éclatait de rire, tandis que le maréchal bondissait de fureur... Mais, remarque judicieusement Saint-Simon, que faire à un homme qui, pour vous dire une vérité cruelle, s'en dit une pareille?

C'est exactement ce que la robe racontait des Neufville. Elle passait même sous silence le marchand épicier dont d'Hozier, fidèle à sa consigne, n'a pas cru[p. 261] devoir se dispenser de faire état. Si bien que, tout compte fait, loin d'avoir à se plaindre, Villeroy demeurait l'obligé de Messieurs du grand banc.

La protestation de l'hôtel de Crussol, celle qu'on peut qualifier d'officielle et qu'on trouve reproduite dans de nombreux recueils[282], n'était pas d'ailleurs la seule. Il en circulait d'autres émanant de ducs moins disciplinés,—les francs-tireurs de la pairie: une, notamment, qui faisait bon marché d'un certain nombre de familles. Elle confessait l'origine modeste de MM. de La Porte, de Gesvres, de Villeroy, de Villars, qui, tous, sortaient de la robe, «source de roture», et déclarait que ces maisons n'avaient été admises à pénétrer dans le sanctuaire qu'après avoir lavé cette tache sur le champ de bataille. Quant à Saint-Simon, elle proclamait, sans du reste reconnaître sa filiation carolingienne, qu'étant de la maison de Rouvroy, on ne pouvait attaquer sa naissance. Néanmoins, ajoutait-elle, «s'il tire de là sa vanité, il a tort»; car une fille de son nom s'était mésalliée, et son père,—étrange façon d'apprécier les titres des gens!—avait, «au rapport de Bassompierre», le malheur «d'être punois»... Ayant ainsi fait la part du feu, l'écrit en question entonnait un dithyrambe en l'honneur des autres maisons ducales, dont la noblesse bien authentique[p. 262] n'avait rien de commun avec «la fumée» que, depuis plusieurs règnes, on accordait «à tous les acquéreurs de charges pour avoir de l'argent»... Tout cela net, précis, d'une discussion âpre et serrée, accompagné de spéculations théoriques dont nous avons déjà trop longuement parlé pour qu'il soit opportun d'y revenir. Nous ne détacherons qu'un court passage: il est relatif à cette inlassable prétention qu'avaient les pairs modernes de se rallier aux pairs anciens. «Ce sont toujours les mêmes, affirme le mémoire. Les ducs d'Aquitaine et de Normandie sont morts, et non pas leurs dignités. Les rois qui les ont établis n'ont rien changé. M. le duc d'Uzès est pair comme le duc de Guise, et le duc de Guise l'étoit comme le duc de Vendôme, comme les ducs de Bourgogne et de Normandie».—Sur quoi, l'auteur terminait son travail par cette menace: «Je conseille à Messieurs de la robe de ne point se plaindre. Ils doivent comprendre que je les ai ménagés; car, si je levois certains voiles, où en seroient-ils[283]

[282] Notamment dans les Mémoires du maréchal de Richelieu, t. I, p. 441.

[283] Ce mémoire, dont l'original est conservé à la bibliothèque impériale de Vienne, est reproduit dans le Journal de Dangeau, t. XVIII, p. 393.

La pairie avait beau faire. Ses efforts désespérés ne parvenaient pas à lui concilier les sympathies. Les recueils du temps regorgent d'épigrammes décochées contre elle. Presque tous ses membres y figurent, depuis

[p. 263]

Le grand Mailly, ce savant homme
Qui fut placé je ne sais comme
Dans la chaire de Saint-Rémy[284],

[284] Le Chansonnier historique, t. II, p. 171.

jusqu'au duc d'Antin, dont une satire pénétrante prend plaisir à mettre en relief la souplesse bien connue, la trop grande adresse au jeu et les volte-faces intéressées. Les ridicules de ces disputeurs de rang y sont qualifiés d'une façon acerbe. Mais,—détail bien fait pour provoquer la surprise,—l'accusation sur laquelle les chansonniers insistent le plus est précisément celle qui nous laisse le plus incrédule: le manque de bravoure... Celui-ci,

Pour conserver ses jours, évite les batailles!

Celui-là, plus cruellement encore, est taxé de lâcheté. A l'ensemble de l'institution, les gazettes refusent toute vertu guerrière:

Comme Mercure, ils sont sorciers
En toutes sortes de métiers,
Excepté celui de la guerre.
Et si, par malheur, aujourd'hui,
Il sortoit des géants de terre,
Ils s'iroient cacher comme lui[285].

[285] Ibid., p. 76.—Le couplet qui suit, après une longue énumération de noms, se termine par cette apostrophe:

Fortes colonnes de l'État
S'ils n'avoient pas la diarrhée
Lorsqu'il faut aller au combat!...

[p. 264]

C'est avec la même rigueur, parfois la même injustice, que Saint-Simon est représenté: des allusions perpétuelles à son orgueil, à ses colères, à ses cabales, à l'exiguïté de sa taille, à sa démence justiciable des Petites-Maisons, à son origine «sans noblesse»:

Le petit duc de Saint-Simon
Voudroit bien payer de son nom
Pour les services de ses pères.
On ne sauroit dire qu'«Hélas!»
Aussi bien on n'en connaît guère,
Pour mieux dire: on n'en connaît pas[286].

[286] Le Chansonnier historique, t. III, p. 75.

Et ailleurs:

D'où te vient tant de gloire,
Dis-moi, petit Simon?
Nous n'avons dans l'histoire
Jamais trouvé ton nom[287].

[287] Ibid., t. II, p. 224.

Suivent des appellations variées qui ne brillent ni par l'esprit ni par le goût: vil insecte de terre, vrai gibier de lardon, avorton haï de tout le monde... Injures qu'il était permis de dédaigner. Mais que penser de celles-ci, qui s'étageaient en une gradation savante: poltron, malodorant comme son père,—et cette dernière qui eût fait bondir un paralytique... bourgeois! nous disons bien, bourgeois!... Lui, Mgr Louis de[p. 265] Saint-Simon, pair de France, gouverneur pour Sa Majesté des ville, citadelle et comté de Blaye, grand bailli et gouverneur de Senlis et autres places, vidame de Chartres et seigneur d'une foule de lieux... Bourgeois!...


[p. 266]

XV

La requête des ducs contre les bâtards.—La duchesse du Maine prépare la résistance.—Elle se concilie la noblesse et le Parlement.—Supplique au roi.—Le Régent s'inquiète et veut sévir.—Le lit de justice du 26 aout 1718.—La joie de Saint-Simon.—Courte durée du triomphe.—Mlle de Mesmes épouse le duc de Lorges.—Fureur de Saint-Simon.—Il se résigne.—Tentative de transaction.—La réception du duc de Nevers.—La question du bonnet reste entière.

Dans un concert de clameurs se poursuivait la lutte. Elle ne tardait pas, d'ailleurs, à se fondre dans une mêlée générale où allaient successivement se lancer toutes les catégories de privilégiés dont l'existence était suspendue aux questions de cérémonial et d'étiquette.

Ce fut d'abord l'action intentée par les princes du sang, pour faire déchoir les légitimés des avantages,—spécialement «de l'habilité au trône»,—que la faveur de Louis XIV leur avait concédés. Les ducs n'attendaient que ce signal pour entrer, eux aussi, en campagne. Leur but? Le même que celui des princes. Ils voulaient, de plus, l'abrogation de ce rang intermédiaire, qui leur causait tant d'ombrage, et le retrait de[p. 267] l'édit autorisant la réception des bâtards à l'expiration de la vingtième année. Ce qu'ils revendiquaient, en un mot, c'était l'égalité de rang, avec droit de préséance, en vertu de la maxime: Chacun sied premier selon que premier a été fait pair[288].

[288] Mémoires de Saint-Simon, t. XIII, p. 290.

Il y eut, à ce sujet, de longs débats où l'ingratitude humaine, sous couleur d'indépendance, se donna scandaleusement carrière. Il se produisit, néanmoins, des résistances d'autant plus honorables que les récalcitrants, qualifiés de «faux frères», s'exposaient à d'incroyables grossièretés. Parmi eux figuraient: M. d'Antin, dont la situation était particulièrement délicate; M. de Rohan, «jamais d'accord avec personne, ni avec lui-même»; M. d'Aumont, «valet du duc du Maine et du Premier Président», déshonoré par ses capitulations dans l'affaire du bonnet; MM. d'Estrées et de Mazarin, «des excréments de la nature humaine»: ce dernier, chassé «avec ignominie» des réunions ducales, «fut mis par les épaules, littéralement, dehors[289]»... Au nombre des indécis se trouvait M. de Rochebonne, évêque-comte de Noyon, qui refusa longtemps sa signature. Mais il était jeune, pauvre, et aimait la dépense. Saint-Simon s'attacha à lui avec tant d'opiniâtreté qu'il finit par obtenir son concours, en échange d'une grasse abbaye, l'abbaye de[p. 268] Saint-Riquier, arrachée à la faiblesse du Régent[290]... En l'absence de M. de Reims, qui adhéra par écrit, la requête contre les bâtards fut rédigée chez l'évêque-comte de Laon, lequel se chargea de la présenter au roi.—Les voilà pris, s'écrie triomphalement Saint-Simon: écrasés «comme un pou entre deux ongles»!

[289] Ibid., t. XIII, p. 291.

[290] Mémoires de Saint-Simon, t. XIII, p. 120.

Avec crânerie la duchesse du Maine prépara la résistance. On vit tout à coup débarquer à Sceaux des voitures de volumes poudreux, de chartes, de parchemins, et tout son entourage, depuis le cardinal de Polignac jusqu'à Mlle de Launay, se mit à la besogne. Pour sa part, elle passait les nuits en recherches fiévreuses, accumulant sur son lit des montagnes d'in-folio, sous l'amoncellement desquels son exiguë personne ressemblait à Encelade abîmé sous l'Etna[291]. Elle ne se bornait pas à compulser les vieilles chroniques: elle mettait aussi à contribution les jurisconsultes anciens et modernes. En même temps, elle faisait appel aux lumières du dehors, acceptant le concours de toute espèce de gens qui argumentaient de légitimations faites à la cour de Sémiramis ou dans la famille de Nemrod. Le plus sérieux de ces avocats de circonstance était l'abbé Legendre, chanoine de Notre-Dame et ancien secrétaire de Mgr de Harlay. Or l'abbé Legendre établissait: que les bâtards royaux, sous la première[p. 269] et la seconde race, succédaient à la Couronne comme leurs frères légitimes; que les légitimés, n'étant appelés au trône qu'à défaut de princes légitimes, ces derniers n'avaient aucun intérêt à réclamer contre l'édit[292].

[291] Mémoires de Mme de Staal de Launay.

[292] Mémoires de l'abbé Legendre, p. 329 et suiv.

Mais un trait de génie de Mme du Maine, ce fut de lancer dans les jambes des ducs,—ceux de ses adversaires qu'elle abhorrait le plus,—la totalité de la noblesse française. On a vu l'irritation de cette dernière lorsque, sans égards pour l'état du vieux roi, les ducs répandirent dans le public des écrits affirmant leur droit à la dévolution de la couronne: irritation qui faillit dégénérer en émeute, quand ils manifestèrent l'intention d'aller, en groupe séparé du reste de la noblesse, saluer le nouveau monarque... Il y avait là une situation facile à exploiter: la duchesse du Maine ne manqua pas d'en tirer avantage. D'où une sorte de complot en vue de battre en brèche le principe même de la pairie. Les simples gentilshommes ne se gênaient plus pour déclarer que, ne pouvant prétendre à cette haute dignité, ils devaient manœuvrer de façon à la détruire. Sur quoi, d'aller de porte en porte, de faire appel à tout le monde, même «aux borgnes et aux boiteux», et, après avoir soulevé Paris, d'ameuter la province. Une campagne à laquelle on peut croire que la robe ne demeura pas étrangère... Elle écrivait dans toutes les directions, expédiait des députés, organisait[p. 270] des assemblées et chargeait des orateurs d'y prendre la parole. Tout ce qui lui touchait de près ou de loin se précipitait dans la mêlée, jusqu'au bailli de Mesmes qui utilisait sa qualité d'ambassadeur de Malte pour enlever l'adhésion des chevaliers de son ordre.

«Ramas informe, s'écrie Saint-Simon, sans consistance, sans nom, sans fonction, sans mouvement légitime!»—Légitime ou non, le mouvement s'accentuait de telle sorte qu'il recrutait des adeptes jusque dans l'entourage du Régent. Aussi bien, les coalisés ne tardaient-ils pas à adresser au roi une supplique,—signée en rond, afin qu'il n'y eût ni premier ni dernier,—où, en attendant la suppression de la pairie, ils demandaient justice contre «ses burlesques entreprises[293]». Et comme cet écrit ne recevait pas de réponse, ils présentaient requête au Parlement pour protester contre tout ce qui pourrait être fait au Conseil sans l'assemblée des États généraux, seuls juges de la succession au trône.

[293] «Plaise à Sa Majesté, y était-il dit, déclarer que les pairs de France ne forment point un corps et, en conséquence, leur défendre de se créer des syndics et des commissaires, déclarer aussi qu'ils n'ont point droit de décider seuls de la succession à la couronne et des régences, ni de régler les affaires importantes de l'État.»

Jusque-là, le duc d'Orléans avait vu sans déplaisir «tout ce vacarme». Peut-être même le favorisait-il[294].[p. 271] Mais cette évocation des États généraux retentit à ses oreilles comme un glas funèbre et lui souffla «une vapeur de crainte». Il se crut perdu s'il ne recourait à des mesures de rigueur. C'est pourquoi il fit à six des conjurés l'honneur de les faire arrêter. En même temps, par un jeu de bascule qui entrait dans les combinaisons de sa politique, il interdisait aux ducs de s'assembler. Ceux-ci, aux grands éclats de rire du public, en furent réduits à aller se concerter au Port-à-l'Anglais, sous couleur «d'y manger des matelotes[295]». Et comme ces conciliabules agrémentés d'agapes confraternelles aboutissaient,—10 octobre 1722,—à un nouveau factum où se reconnaissait, à «son laconisme dur, sec, bouillant et inconsidéré», la griffe de Saint-Simon, la coalition ripostait de la belle encre...

[294] Saint-Simon l'en accuse en termes formels. Voir notamment: Mémoires, t. XV, p. 44.

[295] Les Correspondants de la marquise de Balleroy, t. I, p. 182: «Ils y tiennent la cour de Paris; on s'en moque assez.»

Cette fois, ce n'était pas l'origine des maisons ducales qui était passée au crible,—Novion, sur ce sujet, n'avait rien laissé à dire,—mais l'origine de leurs pairies, ces pairies dont l'étrange ambition était d'égaler celles du temps de Charlemagne. Pour quelques-unes qui avaient été accordées au mérite ou à la naissance, combien d'entre elles avaient été extorquées, au moment des guerres civiles, par des sujets rebelles! Combien provenaient de complaisances honteuses,[p. 272] comme celles qui dataient d'Henri III, lequel profana l'institution «en faveur de ses passions favorites!» Combien enfin n'avaient d'autre source que des fantaisies puériles! C'est ainsi que M. de Saint-Simon, le père, avait dû la sienne à cette circonstance heureuse qu'il ne redoutait pas le tonnerre, dont son jeune maître avait grand'peur[296]... Si bien que, toute récapitulation faite, on voyait tour à tour «la beauté, la crainte, la volupté, le caprice présider à la distribution d'une si éminentissime dignité»... Éminentissime, surtout dans l'opinion de ceux qui en étaient nantis; car, en somme, à quoi se réduisait-elle? A un double droit: celui de siéger au Parlement en qualité de conseiller honoraire, sans pouvoir jamais y présider; celui «de faire les importants à la Cour et d'y voir leurs femmes assises»... En réalité, il n'existait qu'un titre. Ce titre par excellence, le plus ancien, le plus honorable, était celui de gentilhomme, par lequel[p. 273] juraient François Ier et Henri IV. Le gentilhomme tirait de Dieu sa qualité: le duc n'était tel que par la grâce du roi. Un parchemin l'avait fait, un autre suffisait pour le défaire[297].

[296] Saint-Simon attribue à une cause différente, mais tout aussi futile, la faveur dont bénéficia, auprès de Louis XIII, son père, alors page de la petite écurie. Elle provenait, assure-t-il, de ce que le jeune serviteur avait trouvé le moyen, aux relais de chasse, de présenter, plus vite que ses camarades, les chevaux de rechange de Sa Majesté. «Il lui tourna son cheval, puis, la tête à la croupe de l'autre, tellement que, sans mettre pied à terre, le roi n'eut qu'à sauter de l'un sur l'autre. Cette invention, qui satisfaisoit son impatience, lui plut tant, qu'il demanda le même page à l'autre relai et l'y vouloit toujours avoir.»—Supplément aux Mémoires, t. XXI, p. 36.

[297] Supplément aux Mémoires de Saint-Simon, t. XXI, p. 254 et suiv.

Et le bonnet? Que devenait-il durant cet échange d'aménités? C'étaient toujours, du côté des pairs, de formidables efforts en vue de terminer l'affaire au mieux de leurs intérêts. Mais chaque fois qu'ils se risquaient au Parlement, ils voyaient surgir devant eux, soit le sourire narquois de M. de Mesmes, soit le visage renfrogné d'André de Novion, soit l'un et l'autre. Et l'objection qu'on leur opposait était invariablement la même, à savoir qu'à la séance du 2 septembre 1715 la solution du litige avait été renvoyée à la majorité du roi... Si, du Palais, ils se rendaient chez le Régent pour le sommer de tenir ses promesses, la réponse, pour être courtoise, n'en restait pas moins identique:—Messieurs, déclarait Son Altesse Royale, Sa Majesté ne tardera pas à prendre le pouvoir... Je vous en supplie, un peu de patience.

La patience! mais c'était ce fonds qui leur manquait le plus. Voyant qu'il n'y avait aucune chance d'obtenir un jugement, Saint-Simon se persuada qu'une transaction n'était pas impossible. Aussitôt il rédigea un projet qui dut lui paraître admirable, car, n'accordant rien,[p. 274] il exigeait tout[298]. La difficulté était de le faire aboutir. Or, après avoir lu, personne ne prit la peine de le discuter: il ne pouvait qu'appeler une nouvelle déception après tant d'autres. L'auteur de cette tentative malheureuse en fût peut-être, de dépit, tombé malade si, à ce moment même, la Fortune, lasse sans doute de ses rigueurs, ne lui avait offert une de ces compensations qui font époque dans la vie d'un homme.

[298] D'après le projet, les ducs devaient à l'avenir: 1º être reçus aux hauts sièges avec un cérémonial de nature à relever leur dignité; 2º entrer à la Grand'Chambre et en sortir par la porte du barreau; 3º être exonérés de la garde des bancs; 4º recevoir le salut au cours du délibéré... sans préjudice d'autres menus avantages, notamment celui-ci «qui avait son importance et sa sensibilité», qu'on rembourrerait les banquettes ducales.—Écrits inédits, t. III, p. 435 et suiv.

Déjà, en juillet 1717, date à laquelle les bâtards subirent leur première humiliation,—déchéance du droit à la Couronne et interdiction de traverser le parquet,—le cœur des ducs avait eu un avant-goût des joies célestes. Mais rien n'est comparable aux transports que leur causa le lit de justice du 26 août 1718. Ce coup d'État,—c'en était un,—visait à la fois M. du Maine et le Parlement... Au premier, on reprochait ses accointances avec une opposition de plus en plus agressive, ses intrigues et celles de sa femme, ses relations avec l'Espagne, son empressement à propager, contre l'honneur du Régent, certains bruits calomnieux. Le laisser en paix poursuivre l'éducation[p. 275] de Louis XV, c'était lui permettre de consolider une situation qui, grâce à l'attachement de son royal élève, deviendrait dangereuse le jour où prendraient fin les pouvoirs du duc d'Orléans... Au second, on ne pardonnait ni sa bienveillance à l'égard des légitimés, ni sa popularité tant à Paris qu'en province, ni «ses monstrueuses entreprises dont l'une n'attendoit pas l'autre». Hier, c'était l'édit relatif aux monnaies qu'il refusait d'enregistrer, sous prétexte qu'en attribuant au numéraire une valeur fictive on encourageait la fraude. Maintenant, c'est aux spéculations financières de Law qu'il s'attaquait, en vertu de cet adage qu'il n'est pas possible d'emplir les coffres du Trésor sans vider la poche des contribuables. Et comme le Régent ne tenait pas compte de leurs remontrances, ces robins querelleurs venaient de rendre, le 12 août 1718, un arrêt interdisant à tous étrangers, même naturalisés, de s'immiscer dans l'administration des deniers royaux: mesure qui dissimulait à peine la menace de faire pendre le contrôleur général des finances[299]!... Sur quoi, on tombait d'accord au Palais-Royal qu'on ne pouvait, sans exposer le chef de l'État au sort de Charles Ier d'Angleterre, se dispenser de punir les auteurs de ces manifestations. On les frapperait donc, et on frapperait, en même temps, leur ami, le duc du[p. 276] Maine, à qui seraient enlevées, non seulement la garde et l'éducation de Sa Majesté, mais aussi le bénéfice de ce rang intermédiaire dont le nom seul suffisait à affoler toutes les têtes de la pairie[300].

[299] «Cet arrêt fit beaucoup de bruit; on le lisoit partout.»—Journal de Barbier, t. I, p. 10.

[300] Il en était de même pour le comte de Toulouse. Mais celui-ci, à raison de ses services, de ses vertus et de son effacement, était aussitôt, par voie gracieuse, rétabli dans ses prérogatives. C'est surtout en vue d'accentuer l'affront infligé à son frère que cette décision, dont sa descendance ne devait pas profiter, était prise à l'égard du comte de Toulouse.

Ce lit de justice du 26 août 1718, qui allait tirer la dignité ducale «de ses anéantissements passés», occupe une place sans pareille dans les souvenirs de Saint-Simon... Quel merveilleux tableau il en dresse! Deux cents pages d'une passion débordante, d'une puissance descriptive qui tient du prodige[301]!

[301] Mémoires de Saint-Simon, t. XV, p. 355 et suiv.; t. XVI, p. 1 et suiv.

C'est lui qui, le premier, a eu la pensée de cette réunion; lui qui, afin de prévenir les cabales, propose qu'elle soit tenue non au Parlement, comme d'usage, mais aux Tuileries, avec invitation non motivée adressée le jour même[302]. Dès que son avis est adopté, ce sont des démarches fiévreuses, des conciliabules secrets, des notes griffonnées à la hâte dans le cabinet d'hiver, en carrosse, à la promenade, sur la niche du chien. Ce sont aussi de grandes et petites hypocrisies destinées à dérouter les gens, des tentatives de séduction, des[p. 277] marchandages, des menaces... Et quels soins pour éviter toute surprise! Les hypothèses les plus diverses sont envisagées, avec discours appropriés à chacune d'elles: suivant que les bâtards assisteront à la séance ou prendront la fuite, suivant que le Parlement refusera de se rendre à un appel qui déguise un guet-apens, ou qu'il se résoudra à l'obéissance. Les troupes sont consignées dans leurs casernes et, pour n'être point retardé d'une seconde, le chauffe-cire attend dans la pièce voisine avec un flambeau, mèche allumée. Il n'est pas jusqu'au code des signaux, accessoire de toute conspiration bien ordonnée, qui n'ait été l'objet de calculs approfondis. Les initiés doivent agir selon que le Régent se croisera les jambes, déploiera son mouchoir ou fera «d'autres gestes simples». Mais un détail qui éveille d'une façon toute particulière la vigilance du grand metteur en scène, c'est «la mécanique», c'est-à-dire l'installation matérielle de la salle où va s'accomplir l'œuvre destinée à rendre tout leur lustre à ces grandes victimes: la royauté et la pairie. Il importe, en effet, pour la solennité des décisions à prendre, que ce local improvisé reproduise exactement l'économie de la Grand'Chambre. Il importe surtout qu'on installe de hautes et de basses banquettes: les hautes, réservées aux ducs; les basses, disposées à la manière des marchepieds, pour rappeler à Messieurs de la robe «l'ignominie» de leur origine:—travail qui ne fut exécuté qu'à la[p. 278] dernière heure, de crainte que l'éveil n'en fût donné.

[302] Le lit de justice y fut tenu «dans la grande antichambre où le roi avait accoutumé de manger».

Et tout s'accomplit suivant l'ordre du programme. Avisés du sort qu'on leur réserve, les bâtards ne croient pas devoir assister à l'écroulement de leurs rêves. Seuls les parlementaires, ignorants de ce qui se trame, viennent subir le choc de la fortune adverse... Il faut suivre Saint-Simon dans les détails de son récit pour concevoir l'immensité d'une haine qui se révèle à tout propos, malgré ses efforts pour se composer un visage où apparaisse «une couche de modestie et de gravité». La douleur, l'accablement, la déception, le désespoir de ses rivaux lui causent d'incomparables délices, dont le développement furieux déroute et stupéfie. Ces sentiments éclatent aux premiers mots que le garde des sceaux consacre aux empiétements de la Compagnie judiciaire. C'en était fini et bien fini, déclarait le ministre, des doctrines qu'elle essayait de faire prévaloir: «Le Parlement pouvant tout sans le roi et le roi ne pouvant rien sans le Parlement!» Dorénavant, l'autorité royale ne tolérerait ni l'esprit de critique, ni l'entêtement, ni la présomption, ni la désobéissance: c'est une soumission absolue qu'elle exigeait de tous les officiers de justice!... Paroles délicieuses qui ravissent l'auteur des Mémoires et produisent sur ses nerfs l'effet «de l'archet sur un instrument». Mais quel délire lorsqu'il constate l'abattement de l'assistance! «Mes yeux, écrit-il, fichés, collés sur ces bourgeois superbes, parcouroient tout le grand banc, à[p. 279] genoux ou debout, et les amples replis de ces fourrures ondoyantes à chaque génuflexion longue et redoublée qui ne finissoit que par le commandement du roi, vil petit gris qui voudroit contrefaire l'hermine en peinture, et ces têtes découvertes et humiliées à la hauteur de nos pieds...» Vainement de Mesmes prononcera-t-il, en manière de protestation, une harangue pleine de dignité et de convenance[303]. Il est entendu que rien de bon ne saurait sortir de sa bouche. Ses paroles,—«un reste de venin, de la malice la plus raffinée», dont le scélérat n'a pu «refuser la libation à lui-même et à sa compagnie»,—n'arrêtent pas le cours de la colère royale. Le garde des sceaux y coupe court par cette formule: Sa Majesté veut être obéie et obéie sur-le-champ!... Un coup de tonnerre qui «ressuscite» les ducs et précipite dans la poussière tous les robins de la création!

[303] Voir, au Journal de Buvat (t. I, p. 524), le procès-verbal de la séance. Le texte publié n'a pas été l'objet de retouches: Saint-Simon lui-même en reconnaît l'exactitude.

Dès lors c'est au Premier Président qu'avec une frénésie sauvage va s'attacher Saint-Simon. Il se délecte à le montrer grinçant des dents, tremblant de tout son corps, saisi d'un mouvement convulsif qui lui démonte «à vis» le visage et permet de croire que «son menton est tombé sur ses genoux»! Contraste saisissant avec l'attitude conquérante du narrateur dont[p. 280] le cœur, dilaté à l'excès, ne trouve pas «d'espace à s'étendre» et se meurt de raffinements exquis. Si, dans cet anéantissement voluptueux de son être, il découvre un dernier reste de forces, c'est pour se remémorer les maux de la pairie depuis les entreprises de la robe, se remercier lui-même d'y avoir apporté un remède, accabler de nouveau sa victime pantelante, lui jeter à la face, en les faisant pénétrer jusqu'aux moelles, l'insulte, le mépris, le triomphe, l'achever par des sourires dérobés «et se baigner dans sa rage!»... Le marquis d'Argenson insinue qu'en ce petit homme il y avait de l'anthropophage[304]. Le mot paraît juste, avec cette restriction que, chez cet ogre affamé de la chair des robins, le cannibalisme se doublait d'une manière de démence. Il faut, d'ailleurs, se réjouir de ce que le lit de justice ne tranchât, en faveur des ducs, aucune des questions du bonnet. Il y a, en effet, à la joie une mesure qu'on ne dépasse pas sans péril. Quel dommage si une congestion fatale, déterminée par l'excès de grâces nouvelles, était survenue avant la rédaction des Mémoires[305]!

[304] Mémoires du marquis d'Argenson, t. I, p. 46.

[305] Saint-Simon explique (t. XVI, p. 87) pourquoi il ne poursuivit pas, au moment du lit de justice, le règlement de l'affaire du bonnet. Il redoutait des représailles et sans doute aussi, un échec. Il estima «qu'il fallait quelquefois savoir demeurer en souffrance».

Ce jour fortuné ne devait pas, hélas! avoir de lendemain.[p. 281] Non que les bâtards fussent au bout de leurs peines; car, bientôt après, se produisaient les incidents relatifs à la conspiration de Cellamare et l'arrestation des châtelains de Sceaux. Mais la réintégration de M. du Maine au rang intermédiaire n'était qu'une affaire de temps et, en fait, Saint-Simon n'eut jamais cette satisfaction suprême de siéger avant lui. Quant au Parlement, l'ostracisme politique, dont la Couronne entendait le frapper, resta à l'état de lettre morte. Il continuait, comme par le passé, son contrôle gênant, touchait à tout, aux questions financières comme aux spéculations d'ordre religieux, ne ménageait ni critiques ni remontrances et, finalement, se faisait exiler à Pontoise, d'où, après un séjour de plusieurs mois, il rentrait à Paris avec les honneurs de la guerre et l'auréole d'une popularité encore accrue.

Et voici les plus grands déboires des ducs, la perte de leurs illusions et le triomphe définitif de la robe, en la personne de son Premier Président.

Avant de quitter, avec sa Compagnie, la ville de Pontoise, où il se concilia tous les suffrages par sa dignité, son habileté diplomatique et le luxe princier dont il s'entoura,—nous verrons aux frais de qui,—M. de Mesmes apposait sa signature au bas d'un acte qui allait causer à Saint-Simon autant de dépit que le lit de justice de 1718 lui avait procuré de joie. Cet acte, c'était le contrat de mariage de Mlle de Mesmes,[p. 282] la cadette[306], avec le duc de Lorges, le propre beau-frère de l'auteur des Mémoires. Quelle honte, pour l'arrière-neveu des rois d'Italie et de l'empereur Charlemagne, d'avoir pour belle-sœur la fille de son plus cruel ennemi, la descendante, non encore «décrassée», de ces paysans de Gascogne dont le nom figurait toujours sur les rôles de la taille!... Était-ce une revanche, «malicieusement pourpensée», du Premier Président? Nous n'aurions garde de le dire; mais nous n'affirmerions pas davantage que celui-ci, né malin, demeura toujours insensible au déplaisir que cette union devait causer au plus intraitable de ses détracteurs. Toujours est-il que, lorsqu'il apprit cette importante nouvelle, de la bouche même du Régent, avec qui il travaillait, Saint-Simon faillit «crever de colère». Il saisit un tabouret et le lança à toute volée, sous les regards stupéfaits du prince qui, «le voyant si outré, n'osa trop rire du torrent qu'il débondoit». Là-dessus, serments de ne voir de sa vie ni M. de Lorges, qui déshonorait les siens, ni la future épouse qu'il déclare noire, hideuse, sotte, bégueule à l'avenant et dévote à merveille, tandis que les contemporains la représentent comme une femme de mérite et de sagesse, de beaucoup d'esprit, ayant l'usage du monde et très entendue à diriger une maison[307].

[306] Marie-Anne de Mesmes. Sa sœur aînée avait épousé le comte de Lautrec, fils du marquis d'Ambres.

[307] Voir Mathieu Marais, t. II, p. 11. Voir également le Journal de l'exil à Pontoise, rédigé par Gilbert de Lisle.

[p. 283]

Un scandale était à craindre. Mais Mme de Saint-Simon, qui ne pouvait se résigner à vivre loin de son frère, ne cessait de répandre des larmes, et sa santé, très délicate, s'altérait profondément. Seule, une réconciliation était de nature à mettre un terme à cet affligeant état de choses. La cervelle du bilieux petit homme fut alors agitée par «des fougues et des élans qui ne se peuvent décrire». Mais comme c'était, à tout prendre, un mari modèle, il finit par se résigner «à ce sacrifice vraiment sanglant». Des visites furent donc échangées avec la nouvelle famille du duc de Lorges: visites au cours desquelles l'attitude de Saint-Simon aurait été froide, hautaine et quelque peu impertinente. Il n'en accepta pas moins, à l'hôtel du bailliage, c'est-à-dire chez le Premier Président, un dîner qui eut lieu le 28 décembre 1720, «feste des saints innocents[308]»... Le fougueux auteur des[p. 284] Mémoires, pénétrant dans le repaire du scélérat qu'il accuse de tant de crimes, devenant son hôte et mangeant à sa table: une réjouissante scène de mœurs!... Mais un dîner, cela se rend. Il fallait rendre celui-ci, sous peine de voir le malade retomber en syncope. On le rendit, «comme de noces». Et de quoi s'entretenait-on après ces festins qui furent suivis de plusieurs autres, notamment chez Mme de Lauzun[309] et chez Mme de Fontenille[310]?—Mon Dieu, déclare Saint-Simon, d'un ton détaché, «on peut croire qu'il n'y eut que de la civilité et que la conversation n'étoit pas intéressante»... Pas intéressante!... Qu'on en juge!... Les convives n'avaient pas plus tôt englouti leur dernière bouchée que «le syndic de la pairie»,—le mot est de Pontchartrain,—s'emparait du Premier Président et, le bloquant dans un coin, s'élevait contre l'injustice du bonnet, dénonçait l'indécence de la garde des bancs, protestait contre le surbourrage, flétrissait l'emploi des «mécaniques» en forme de cabriolet, et, finalement, tirait de sa poche le fameux projet de transaction qui exigeait tout, sans rien donner en échange[311]...

[308] Collection de Gilbert de Lisle, lequel fait, à l'occasion de ce repas, l'observation suivante: «Je marque cecy par rapport à M. le duc de Saint-Simon pour son raccommodement avec M. le Premier Président qui fera ensuite celuy du Parlement avec luy, suivant toutes les apparences, après avoir été brouillés ensemble, ainsi qu'un grand nombre de Messieurs les pairs depuis la mort du feu roy.» Le chroniqueur termine par ces paroles qui révèlent les sentiments du milieu auquel il appartenait: «C'est luy (M. de Saint-Simon), avec M. l'archevêque de Reims, et encore plus le duc de La Force, qui s'est avily a estre comme premier commis du malheureux Law, qui ont été les auteurs de s'être tous brouillés avec le Parlement, au lieu d'être unis comme ils le devoient faire... Cela auroit pu éviter beaucoup de maux et la ruine du peuple qui ne s'en relèvera jamais.»

[309] Sœur de M. de Lorges.

[310] Sœur du Premier Président.

[311] M. Chéruel, faisant état des Mémoires de Villars, s'explique, à ce sujet, dans les termes suivants: «Ce qu'il (Saint-Simon) ne dit pas, c'est qu'il chercha à tirer parti de cette réconciliation pour la question du bonnet qui ne cessait de le tourmenter.»—Saint-Simon considéré comme historien du règne de Louis XIV, p. 115.

[p. 285]

Ce qu'il y a de piquant, c'est que les pairs se figurèrent que l'accord allait s'établir. Ils se flattèrent même que, le jour de la réception du duc de Nevers, M. de Mesmes donnerait un gage de son bon vouloir en ôtant son mortier. Ce jour fut attendu, Dieu sait avec quelle impatience! La cérémonie eut lieu à l'heure dite, mais hélas, comme par le passé, le mortier présidentiel demeura immobile sur l'énorme perruque dont il couronnait l'édifice.

Encore une tentative avortée.—Comme elle n'était pas de nature à accroître auprès de la postérité le prestige de son auteur, celui-ci a jugé opportun de n'en point perpétuer le souvenir: on n'en trouve trace ni dans les Mémoires, ni dans les Écrits inédits. C'est au maréchal de Villars que l'histoire est redevable du renseignement[312].

[312] Mémoires de Villars, t. II, p. 475 et suiv.


[p. 286]

XVI

Les accusations de Saint-Simon contre le Premier Président de Mesmes.—De Mesmes fut-il vénal?—Son rôle pendant l'exil de Pontoise.—Il meurt pauvre.—Son prestige.—Appréciation des contemporains.—A-t-il trempé dans la conspiration de Cellamare?—Invraisemblance de cette accusation.

Saint-Simon se dédommageait de ces déboires en déversant sur son hôte de la veille ses plus ingénieuses diffamations. Au milieu «des horreurs» dont il le déclare convaincu, il l'accuse d'avoir vendu sa Compagnie au Régent et le Régent à sa Compagnie, de les avoir trompés à tour de rôle et de ne s'être prêté au règlement des affaires confiées à ses soins qu'à la dernière extrémité, afin de ne point tarir «la mine d'or» dont l'exploitation, savamment dirigée, constituait le salaire de ses honteuses complaisances.

Ce que nous avons déjà dit de M. de Mesmes permet de pressentir que rien de cela n'est bien sérieux. Des explications n'en sont pas moins nécessaires sur cette imputation de vénalité qui sonne si mal à l'oreille, surtout lorsqu'il s'agit de la magistrature.

Sous l'ancien régime, la remise par le souverain de[p. 287] sommes d'argent à un grand seigneur, à un dignitaire de l'État, à un officier de robe, n'impliquait aucune diminution morale de celui-ci. C'était, au contraire, un témoignage d'estime, en même temps qu'une récompense pour des services rendus. Les chefs du Parlement figuraient, en bonne place, sur la liste des gratifiés. Leurs fonctions étaient si onéreuses et le profit qu'ils en retiraient si exigu que, sans l'appui des libéralités du prince, bien peu eussent pu tenir leur rang. En dehors des pensions,—dont, le plus souvent, les quartiers servaient à payer l'intérêt du brevet de retenue conféré à leur prédécesseur[313],—les Premiers Présidents recevaient des gratifications en numéraire ou en immeubles et des cadeaux à l'occasion de circonstances solennelles, comme le mariage de leurs enfants[314]. C'étaient, parfois, des sommes fort importantes. C'est ainsi que Nicolas de Novion, si généreusement traité au moment de sa retraite, touchait d'un seul coup, l'année même de sa nomination, le joli denier de cent mille écus qui lui valait les félicitations de Bussy-Rabutin[315].[p. 288] Certains, et des meilleurs, ne craignaient même pas de provoquer les offres:

[313] C'était, comme l'explique Gilbert de Lisle, le cas de M. de Mesmes. Les quartiers de sa pension de 25 000 livres étaient affectés au paiement des arrérages du brevet de retenue établi au profit de son prédécesseur Le Pelletier.

[314] Le marquis de Sourches (t. II, p. 8) rapporte que Mlle de Ribeyre, petite-fille de Nicolas de Novion, reçut, au moment de son contrat, une paire de pendants d'oreilles de huit ou dix mille écus. Il serait facile de multiplier les exemples.

[315] Correspondance de Bussy-Rabutin, t. IV, p. 284. Novion était, en même temps, gratifié d'un billet de retenue de pareille somme.

—Sire, déclarait un jour Guillaume de Lamoignon, j'ai trois cent mille livres de dettes. Mais mes plus rudes créanciers, ce sont mon fils et ma fille. Sans les grâces de Votre Majesté, je serais fort en peine de les établir[316]...

[316] Mai 1664.—Journal d'Olivier d'Ormesson, t. II, p. 135.

C'est précisément vers cette époque que des lettres-patentes lui attribuaient la propriété de la terre de Courson confisquée au début du procès de Fargues.

A l'égard de M. de Mesmes, les procédés ne pouvaient être différents. Nul, en effet, n'avait plus besoin de la manne royale et, à vrai dire, n'y avait plus de droits. Pénétré de l'importance de sa charge, il lui avait, au grand profit de son autorité, imprimé un lustre jusqu'alors inconnu. En contact quotidien avec les vétérans de la Grand'Chambre, les Premiers Présidents n'entretenaient que peu de rapports avec l'élément jeune,—Enquêtes et Requêtes,—dont la turbulence faisait le désespoir des chanceliers. De Mesmes s'appliqua à attirer chez lui, par l'éclat de ses réceptions, ces redoutables frondeurs et à les retenir par la séduction de son esprit. A ce jeu, sa bourse s'épuisa[p. 289] rapidement; mais l'influence présidentielle s'accrut si bien qu'il ne tarda pas à devenir l'arbitre de toute la Compagnie.

Pour un pouvoir débile, attaqué de toutes parts, et contraint de faire face à des difficultés multiples, c'était une fortune inespérée que cette influence du représentant de la Couronne sur le corps, réputé ingouvernable, dont il était chargé de diriger les débats. La laisser s'amoindrir, en refusant un concours pécuniaire qu'aux heures de sa toute-puissance le grand roi ne marchandait pas, c'eût été une lourde faute. Philippe d'Orléans n'eut garde de la commettre. De Mesmes accepta les subsides qu'on lui offrait, comme un homme qui, recevant son dû, ne se tient pas pour obligé. Non content, d'ailleurs, de parer aux exigences d'une représentation très onéreuse, il employait aussi les largesses du Trésor à effectuer au Palais des travaux importants, notamment à rétablir dans leur ancienne splendeur les lambris de la Grand'Chambre. Mais l'intervention opportune du Régent à son égard se manifesta surtout durant cet exil de Pontoise, qui se produisit dans les conditions économiques toutes particulières révélées par la relation de Gilbert de Lisle. La déroute du système de Law avait ruiné Paris, et bon nombre de magistrats, réduits «à la charité», n'étaient pas en état de pourvoir à la plus petite dépense[317]. Ceux[p. 290] même qui possédaient de quoi se suffire ne trouvaient, dans l'ancienne capitale du Vexin, envahie par la multitude des gens vivant du Palais, aucune des ressources nécessaires pour un établissement, si modeste fût-il. La plupart de ces Messieurs, logés dans de misérables chambres d'auberge, où l'on couchait à cinq ou six, plusieurs dans le même lit, n'avaient la possibilité ni de se livrer au travail, ni de faire bouillir un pot-au-feu. De Mesmes apparut à tous comme un Dieu sauveur. Mis en possession de la demeure princière des Bouillon, l'abbaye de Saint-Martin, il s'installa avec cette magnificence, non exempte d'ostentation, dont il avait le secret. Il établit deux tables en permanence: l'une, destinée au personnel subalterne, que présidaient ses secrétaires: l'autre, de quarante à cinquante couverts, dont, en personne, il faisait les honneurs à ses collègues. Telle était sa profusion, que ceux qui préféraient vivre chez eux pouvaient envoyer prendre des provisions de tous genres. Le dîner de rentrée du 11 novembre coûta à lui seul vingt mille livres... C'est le Régent qui payait...

[317] Relation de Gilbert de Lisle.

Le Premier Président ne lui avait pas, en effet, dissimulé les dangers de son coup de force, le mécontentement qui régnait au sein d'un corps où il suffisait d'une imprudence pour faire surgir quelque Broussel, les sympathies que ce corps recueillait auprès des grandes Compagnies du royaume, son extrême popularité, tant en province qu'à Paris. Avec sa mobilité habituelle, le[p. 291] duc d'Orléans, en vue de parer aux périls d'une décision regrettée peut-être aussitôt que prise, avait ouvert les caisses de l'État à ceux des exilés qui, ayant pu se créer un intérieur décent, étaient en situation «d'adopter des orphelins». Le procureur général Joly de Fleury toucha, de ce chef, cent mille livres[318]. De Mesmes reçut bien davantage pendant les cinq mois que dura la disgrâce du Parlement. Quatre cent mille livres, assure Saint-Simon. Il faut, croyons-nous, doubler au moins la somme; car ce bourreau d'argent dépensait sans compter, comme s'il se fût agi de son propre fonds. On imagine s'il s'enrichissait à ce métier! Quand il mourra, deux ans plus tard, c'est à peine si, des grands biens recueillis par lui en héritage, il restera de quoi payer ses dettes.

[318] Journal de Barbier, t. I, p. 299.

Telles sont les conditions dans lesquelles se poursuivaient, entre le gouvernement et la Première Présidence, de laborieuses négociations, agrémentées de gros mots d'une part, d'impertinences de l'autre. L'opinion publique les suivait avec passion. De Mesmes cédait-il sur un point? C'était, aux yeux de l'opposition, un homme que ses prodigalités mettaient à la merci de la Couronne[319]. Résistait-il aux exigences du Régent? La Cour aussitôt criait à la trahison. Ce sort peu enviable sera, pendant le cours du dix-huitième[p. 292] siècle, celui de tous les Premiers Présidents lorsque, par suite de conflits incessants, ils se trouveront placés «entre l'enclume de leur compagnie et le marteau du despotisme[320]». Tout, en 1720, ne s'en terminait pas moins,—résultat sans exemple,—à la satisfaction des deux parties. La Constitution (bulle Unigenitus) était enregistrée avec la participation des gallicans les plus rigides; Law, abandonné de ses protecteurs, cherchait son salut dans la fuite; et le Parlement, rappelé à Paris, rentrait en possession des droits dont l'avait privé le lit de justice du 26 août 1718.

[319] Ibid., p. 245.

[320] Mathieu Molé lui-même, durant sa glorieuse magistrature, n'avait pu parvenir à échapper aux suspicions.

C'est, n'en déplaise à Saint-Simon, d'une façon triomphale que s'achèvera l'existence de Jean-Antoine de Mesmes. Mathieu Marais, qui prisait fort ses remontrances, écrit de lui en 1717: «M. le Premier Président s'est comporté avec toute la dignité, la noblesse, l'esprit, l'amour et l'attachement pour sa Compagnie que l'on peut désirer[321].» Barbier, qui ne saurait être suspect, car il accueille avec complaisance les bruits les plus malveillants, dit de son côté: «Cet homme a fini glorieusement sa carrière: il a parfaitement rempli sa charge. L'affaire de Pontoise l'a immortalisé par la grandeur avec laquelle il a vécu. S'il s'entendait avec la Cour, il y a grande apparence: il l'a fait assez adroitement pour être toujours aimé[p. 293] et respecté de sa Compagnie[322].» Cette opinion ne faisait, d'ailleurs, que se fortifier avec le temps. Lorsque, trente ans plus tard, le Président Hénault rédigera ses souvenirs de jeunesse, il tracera de son ancien chef un portrait ému auquel nous avons déjà fait quelques emprunts. Jamais, déclarera-t-il, aucune personne «ne fut plus heureusement formée pour la première place». Il ajoutera que, révéré de ses collègues, M. de Mesmes restera comme le type «du Premier Président qui, n'ayant jamais eu d'exemple, ne sera jamais imité[323].» Le dernier hommage que nous ayons à citer émane d'un membre de la pairie. M. de Luynes écrit, en 1757: «M. de Mesmes, dont le nom sera à jamais illustre par le talent supérieur de gouverner le Parlement presque en maître, faisoit une dépense prodigieuse, et quoiqu'il fût médiocrement instruit, la supériorité de son esprit lui avoit attiré une considération à laquelle il n'est pas facile de parvenir[324]

[321] Journal de Mathieu Marais, t. I, p. 236.

[322] Journal de Barbier, t. I, p. 298.

[323] Mémoires du président Hénault, p. 398.

[324] Mémoires du duc de Luynes, t. XVI, p. 192.—La seule note discordante que nous ayons trouvée sur la valeur de M. de Mesmes émane de Mme de Staal de Launay. «Le Premier Président, dit-elle, étoit, selon les apparences, tout dévoué à la maison du Maine. Elle en tira peu de secours. C'étoit un grand courtisan et un homme médiocre, d'un esprit et d'une société agréables, faible, timide, rempli de ces défauts qui aident à plaire et empêchent de servir.» De ce jugement il convient de retenir ces mots: Elle en tira peu de secours, et ceci également: rempli de ces défauts qui aident à plaire et empêchent de servir. C'est une présomption de plus à joindre à celles que nous allons énumérer touchant la prétendue participation de M. de Mesmes à la conspiration de Cellamare.

[p. 294]

Malgré la protection dont le couvrent ces témoignages, nous ne saurions dissimuler qu'il y avait, au dire des Mémoires, un abominable forfait dans l'existence de ce galant homme. Ce n'était ni la condamnation à mort d'un innocent, comme dans la vie de Lamoignon, ni une félonie compliquée d'abus de dépôt, comme dans celle de Harlay: c'était un crime de haute trahison.—Outrée de la situation faite aux bâtards par le lit de justice de 1718, la duchesse du Maine avait tourné ses regards du côté de Madrid. Sa participation à la conspiration de Cellamare, qui avait pour but de renverser le Régent et de lui substituer Philippe V, n'est pas douteuse. Saint-Simon a jugé opportun de lui donner de Mesmes comme compère... La preuve? Elle résultait d'une lettre écrite de la main même du Premier Président, «par laquelle il répondait du Parlement à l'Espagne et parloit sans ménagements sur la chose et sur les moyens»... De quoi faire pendre dix fois son homme!—Ce conjuré, chez qui l'ingénuité le disputait à l'imprudence, craignait-il, un jour, qu'on eût vent de sa perfidie? On doit le croire, car il sollicitait, par l'entreprise d'une personne nommée Mlle de La[p. 295] Chausseraye, la faveur d'une entrevue secrète avec le Régent. Ayant obtenu satisfaction, il se rendait au Palais-Royal, frappait à une porte dérobée, était introduit, non par les serviteurs de la maison, mais par un valet de Mlle de La Chausseraye, lequel, au dire de Duclos, remplissait auprès de sa maîtresse, en dehors de son emploi officiel, une fonction d'un ordre plus intime[325], et, en présence de cette même La Chausseraye, recevait audience. Aussitôt, de faire étalage de son talent de beau parleur et de formuler des protestations de fidélité; mais le Régent ne tardait pas à lui placer sous les yeux le corps même du délit, c'est-à-dire la fameuse lettre: un véritable coup de théâtre!—Se voyant déjà la corde au cou, le conspirateur se précipitait à terre, embrassait «non pas les jambes, mais les pieds» du prince, implorait son pardon et manifestait la plus belle peur qui se puisse loger dans l'âme d'un robin. Sur quoi Son Altesse Royale, dépêtrée de cette frénésie de contrition, remettait la lettre dans sa poche,—une arme trop précieuse pour qu'il s'en dessaisît!—et s'éloignait sans ajouter mot[326].

[325] Œuvres complètes de Duclos, t. VII, p. 7.

[326] Mémoires de Saint-Simon, t. XVII, p. 4 et suiv.

Voilà la scène rapportée par Saint-Simon. De qui déclare-t-il la tenir? Du procureur général Joly de Fleury, le seul ami qu'il comptât dans la robe. Référence à coup sûr fort respectable. Ce qu'il y a de[p. 296] préoccupant c'est que, lorsque Saint-Simon tient ou dit tenir une anecdote de Joly de Fleury, cette anecdote est bientôt démontrée inexacte[327]. Aussi bien, Joly de Fleury ne savait rien par lui-même: le récit qui lui est prêté, il l'aurait recueilli de la bouche de La Chausseraye... Quel était donc ce personnage féminin, aux mœurs suspectes, que le Régent initiait aux secrets d'État? C'était une façon d'aventurière dont la vie accidentée participe du roman. Issue d'une mésalliance, elle avait longtemps végété «dans l'angoisse, l'obscurité et la misère». Mais, douée d'un esprit «tourné à l'intrigue, aux manèges, à la fortune», elle parvint, grâce à ses merveilleux talents et à son peu de répugnance pour certaines compromissions, à se pousser dans le monde, à capter les bonnes grâces de Madame Palatine, à «apprivoiser les ministres», dont elle obtenait tout, à pénétrer jusqu'au roi, qu'elle amusait de ses saillies et qui la recevait «par les derrières». Entre temps, elle se lançait dans la dévotion et s'érigeait en protectrice du cardinal de Noailles: ce qui ne l'empêchait pas, d'ailleurs, de jouer un jeu d'enfer et de gagner, au système de Law, une vraie fortune. Au demeurant, on ne vit jamais «créature si adroite, si insinuante, si flatteuse sans fadeur, si fine, ni si[p. 297] fausse[328]»... Si fausse! Nous ne le faisons pas dire. Et c'est uniquement sur la foi de cette personne, ainsi jugée par Saint-Simon lui-même, que celui-ci se fait l'écho de l'étonnant récit dont nous venons de reproduire les grandes lignes. De cette soi-disant participation du plus haut magistrat de France aux entreprises de la duchesse du Maine, il ne recueillera, au cours de son existence de chroniqueur aux aguets, ni un mot, ni une rumeur, ni un soupçon. L'ignorance de ses contemporains sera, du reste, non moins absolue, car dans les relations, correspondances, écrits divers de cette époque, de même que dans les pièces relatives au procès, on ne rencontre aucune allusion à ce détail capital d'une affaire qui, pendant plus d'une année, défraya toutes les conversations. Ce sera seulement un demi-siècle plus tard que Paris étonné apprendra la trahison de M. de Mesmes. De quelle manière? Par la publication des œuvres de Marmontel et de Duclos, lesquels, mis en possession des Mémoires encore inédits, y copieront, sans songer seulement à en vérifier l'exactitude, la prétendue accusation de La Chausseraye. Moyennant quoi ces deux historiens-philosophes, dont la naïveté égalait l'absence d'esprit critique, tiraient cette conclusion que de Mesmes «fut convaincu d'avoir trempé dans la conspiration[329]»!

[327] Ainsi en est-il du prétendu empoisonnement de Madame. Voir, à ce sujet, Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, par Chéruel, p. 154 et 473 et suiv.

[328] Mémoires de Saint-Simon, t. VII, p. 222 et suiv.

[329] Ce sont les termes mêmes de Marmontel, Histoire de la Régence, p. 347.—La relation de Duclos se trouve dans ses Œuvres complètes, t. VII, p. 7.

[p. 298]

L'invraisemblance de pareils commérages n'est-elle pas saisissante? A quelle personne impartiale fera-t-on croire qu'un Premier Président, chaque jour en contact avec le chef de l'État, ait eu besoin, pour arriver jusqu'à lui, du patronage de La Chausseraye? Que celle-ci, évoluant comme chez elle dans l'intimité du Palais-Royal, ait été promue à l'honneur de juge du camp au cours d'un débat qui mettait en jeu les intérêts les plus graves? Qu'un homme, réputé à juste titre comme «le plus délié de son temps[330],» ait, de sa propre main, dressé le programme d'un complot dont la divulgation pouvait entraîner pour lui les plus fâcheuses conséquences? Que le Régent, peu discret de sa nature, n'ait jamais soufflé mot de cette histoire, même à celui qu'il considérait comme son ami, son conseil, son confident intime: nous voulons dire Saint-Simon?

[330] Mémoires du président Hénault.

Saint-Simon! Aucune objection ne le touche, si ce n'est pourtant cette dernière, qui l'atteint dans sa vanité. Aussi éprouve-t-il le besoin d'attester que, si le duc d'Orléans ne s'ouvrit pas à lui, ce ne fut point par manque de confiance, mais parce que Dubois le lui défendit. Pourquoi? Comment? Dans quelles circonstances? Ici les explications deviennent confuses et subtiles[331]. Ce qui, heureusement, ne participe pas[p. 299] de ce caractère sibyllin, ce sont les raisons qui déterminèrent le Régent à ne point exécuter le criminel qu'il venait de prendre la main dans le sac. Il fallait qu'elles fussent bien puissantes, car le prince était déjà si mal disposé à l'égard du Premier Président que, au moment du lit de justice de 1718, il avait pris la résolution «de le chasser»... Chose inouïe! C'est Saint-Simon,—du moins il l'assure,—qui opéra le sauvetage. Non par bonté d'âme, on peut le croire, mais par un raffinement de haine: il importait, déclare-t-il, de laisser au misérable le temps de se compromettre davantage pour mieux l'accabler[332]!... Raisonnement que le Régent trouva si péremptoire, qu'il se décida à suspendre le cours de sa justice. Mais alors, quelles considérations purent bien l'arrêter quand il posséda les preuves de la félonie?

[331] Moins embarrassé que Saint-Simon, tout en n'étant d'ailleurs pas mieux renseigné que lui, Duclos explique l'indulgence de Dubois de la façon suivante: Il y a, dit-il, apparence que si l'abbé Dubois étouffa l'affaire «c'est dans la vue qu'il pouvoit un jour avoir besoin pour lui-même d'un juge corrompu...» Il est difficile de pousser plus loin le champ des conjectures!

[332] Mémoires de Saint-Simon, t. XV, p. 362.

Cette fois-ci, c'est La Chausseraye qui joue, au profit du coupable, le rôle de Providence... Après l'avoir tiré de son évanouissement et replacé sur ses jambes, elle courut après Son Altesse pour lui tenir le langage suivant: «Avec cette pièce en mains, voilà un homme qui ne peut plus qu'être à vous, à pendre[p. 300] et à dépendre, et c'est la meilleure aventure qui vous pût arriver, parce que, désormais, vous en ferez tout ce qu'il vous plaira sans qu'il ose souffler.»

Avis non moins judicieux que pratique. Si, en effet, le duc d'Orléans est nanti d'un document aussi décisif, c'en est fait de M. de Mesmes: on le tient si bien qu'il ne peut plus être qu'un instrument dont la Cour usera et abusera à sa convenance. Cela se trouve d'autant mieux qu'on est à la veille de graves conflits, ceux-là mêmes dont l'exil à Pontoise va,—trois mois après,—constituer le dénouement... Or qu'arrive-t-il? Précisément le contraire de ce qu'on eût été en droit d'attendre si de Mesmes avait eu les mains liées. Jamais il ne fit preuve de plus d'indépendance: indépendance qui, dépassant parfois la mesure, n'épargnait au chef de l'État ni brocards ni plaisanteries; le tout «de la manière la plus indécente et la moins mesurée[333]». Et quand le Régent manifeste son indignation, «le coquin» ne laisse pas que de persister dans son impertinence... Est-ce là le fait d'un homme qu'on vient de représenter plus mort que vif, se roulant à terre de désespoir, prêt à toutes les palinodies pour obtenir sa grâce? Et vit-on jamais criminel, aussi soucieux de vivre, traiter avec une pareille désinvolture un prince qui a en poche tout ce qu'il faut pour le perdre[334]?

[333] Mémoires de Saint-Simon, t. XVII, p. 8.

[334] Les altercations entre eux étaient fréquentes. Buvat, au mois d'avril 1722, en rapporte une qui, si les détails sont exacts, donne une singulière idée du langage du Régent.

[p. 301]

Nous n'aurions garde d'insister!—La Chausseraye a-t-elle imaginé le récit reproduit par les Mémoires? S'est-elle bornée à fournir, à titre d'hypothèse, un canevas qu'avec ses ressources infinies Saint-Simon s'est plu à broder? Le nom de l'habile entremetteuse n'est-il venu sous sa plume qu'en vue de se dégager personnellement d'une responsabilité par lui jugée trop lourde?—Ce sont là autant de questions sur lesquelles nous n'avons pas à prendre parti. Ce que nous croyons pouvoir affirmer, c'est que la coopération de M. de Mesmes à la conspiration de Cellamare est, comme les crimes imputés à ses prédécesseurs, une pure invention[335].

[335] C'est aussi la conclusion de Chéruel. Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, p. 154.


[p. 302]

XVII

Divisions dans la pairie.—Désertions.—La robe triomphe.—Ambassade de Saint-Simon en Espagne.—Il se démet de la pairie en faveur de son fils.—Mémoire au Régent.—Le Régent ne répond pas.—Fin de l'affaire du bonnet.—Mort du Premier Président de Mesmes (1723).

L'affaire du bonnet touchait à sa fin: «Elle arriva, d'une part, à force d'art, d'intrigues, de souplesse et d'audace; de l'autre, de dépit, de dégoût et de guerre lasse[336]...» La vérité est que les moins clairvoyants commençaient à se rendre compte qu'il n'y avait rien à attendre ni du présent ni de l'avenir. Cette échéance de la majorité du roi, sur laquelle on avait fondé tant d'espérances, ne pouvait elle-même apporter que des déceptions. En restituant au Parlement ses anciennes prérogatives, la monarchie avait aliéné sa liberté. Comment croire que, sans profit aucun, elle commît l'imprudence d'indisposer une compagnie influente, dont le concours lui était indispensable pour l'établissement des édits fiscaux!... A cette conviction d'impuissance se joignait le souvenir cuisant des blessures[p. 303] reçues. Les dernières escarmouches ne démontraient-elles pas l'inégalité d'une lutte où la pairie, discutée dans son origine, ses attributions, ses dignitaires, laissait chaque jour quelque lambeau de son prestige?

[336] Mémoires de Saint-Simon, t. XII, p. 333.

Parmi les partisans d'une paix reconnue nécessaire, figurait le duc de Noailles. Il eut le courage de dire ce que beaucoup osaient à peine s'avouer. Son opinion ne tarda pas à faire des prosélytes: M. de La Rochefoucauld, personnage bizarre et inquiet; M. de Villeroy, dont l'intransigeance n'avait jamais été bien sincère; M. de Sully, «qu'embabouinèrent» les opposants de la noblesse; M. de Richelieu, qui «ne faisoit que poindre»; M. d'Harcourt, impotent de longue date et n'ayant plus «ni tête ni parole...» Ah! M. de Noailles faisait de belle besogne. Aussi quelle avalanche d'outrages! Jadis on l'avait affublé du surnom glorieux de Brutus; maintenant on lui infligeait un sobriquet de traître, puisé dans l'Écriture Sainte. Ce n'était plus Brutus-Noailles, mais Noailles-Achitophel[337]. Les purs prirent enfin le parti de l'expulser des réunions où se maintenaient les dernières résistances... Bien réduit, du reste, sinon quant à la qualité, du moins quant au nombre, le parti des gens «incapables de gauchir»! Il ne comprenait plus, en dehors des ecclésiastiques, tous inébranlables, que MM. de La Force, de Tresmes,[p. 304] de Charost, de Villars, d'Antin, de Chaulnes et,—cela va de soi,—Saint-Simon. «Aucun de ceux-là, déclare-t-il, ne se démentit; aucun ne faiblit. Tous agirent et firent merveilles. C'étoit avec eux que j'étois uni.»

[337] Achitophel était un des conseillers du roi David: il prit parti pour Absalon, au moment de sa révolte.

Union qui ne devait pas être de longue durée. Tout, en effet, conspirait contre elle. L'écroulement du Système de Law et le procès intenté à M. de La Force, pour accaparement de marchandises payées en papier-monnaie, allaient faire revivre des divisions que, seul, un intérêt pressant avait pu apaiser. Afin de ne point paraître prendre parti pour ceux des pairs qu'accusait l'opinion publique, la majorité se rapprochait tout à coup de la robe. On la vit même,—ô prodige!—assister aux fêtes de l'hôtel du Bailliage. Elle fit mieux: quand le Parlement fut dessaisi, au profit du Grand Conseil, de l'instance suivie contre M. de La Force, princes, ducs et robins se trouvèrent d'accord pour rédiger des remontrances que porta une députation, dans les rangs de laquelle figuraient certains transfuges des plus qualifiés. Un nouveau succès du Premier Président que le greffier Gilbert de Lisle célèbre dans ces termes: «Je marquerai ici, avec joie et comme un bon citoyen, qu'on ne sçauroit avoir plus d'union, mesme de fraternité, qu'il n'y en a, à présent, entre Messieurs les princes, grand nombre de pairs et le Parlement. Dieu veuille que ce soit pour toujours, pour le bien de l'État, le service du roy, le bien de la justice et du peuple qui en a besoin.»

[p. 305]

Saint-Simon eut beau se démener en compagnie de son frère d'armes, l'archevêque de Reims, jeter feu et flamme, proférer des anathèmes,—il fallut bien se rendre à l'évidence: c'était, de toutes parts, «la désertion». Sur quoi, se livrant à une récapitulation douloureuse, il constatait que jamais époque n'avait été plus funeste à la pairie. Certes, les belles promesses n'avaient pas été ménagées: promesses perfides en contemplation desquelles les ducs, «stupidement», s'étaient laissé arracher un sursis néfaste. Depuis, malgré des mises en demeure quotidiennes, leurs réclamations étaient demeurées inefficaces. Oublieuse des engagements contractés dans le petit entresol de Versailles, Son Altesse Royale s'était jouée «de leur faiblesse, de leur bassesse, de l'avidité de la plupart et de la sottise de presque tous». Dès lors, que de démembrements nouveaux! Chacun avait tiré à soi: princes, noblesse, robe. Les premiers ne laissaient pas s'écouler un jour sans accroître à leur profit l'intervalle les séparant d'une institution jadis sans rivale, aujourd'hui l'objet du mépris de tous et la risée de l'univers. De son côté, la noblesse ne dissimulait pas ses prétentions à l'égalité, poussant l'audace jusqu'à «disputer les honneurs du Louvre, le tabouret, les housses et le reste...» Et telles femmes qui, sous le règne précédent, n'eussent point osé faire l'aveu d'un semblable désir, «se prélassoient maintenant aux bals du roi ou du Palais-Royal, rangées audessus des duchesses!»...[p. 306] Quant à la robe, son élévation n'était pas moins scandaleuse. En province, elle accaparait le haut du pavé, établissant en sa faveur une suprématie devant laquelle personne n'avait assez de prosternements. A Paris, c'était bien autre chose: les présidents à mortier, qui jouaient à la ville le même rôle que les princes à la Cour, exerçaient, à l'égard de tout le monde, une véritable tyrannie. Il n'y avait pas de distinctions auxquelles ces messieurs n'aspirassent. On les avait vus successivement quitter le drap noir pour s'habiller de velours et de soie, inscrire sur leurs maisons le titre d'hôtel, transformer leur portier en suisse, disposer sur leurs carrosses, à la façon du manteau ducal, leur pèlerine de petit-gris, prétendre enfin, à l'échange du salut, à la housse et au tabouret[338], sans d'ailleurs être contredits par les gens de qualité avec qui ils s'entendaient comme larrons en foire.—Les ducs étaient donc, «en sept ans, tombés dans l'ignominie dernière, déchus de tout, sans distinction nulle part, réduits à s'abstenir de tout et à se cacher. En sorte qu'il étoit inutile de l'être, si ce n'est pour recevoir des affronts et avoir des disputes sur quoi que ce puisse être».

[338] Annotations au journal de Dangeau, t. XVI, p. 467.

La cause de ce lamentable effondrement? C'était,—le mal venait de loin,—la facilité avec laquelle se distribuait la pairie, l'oubli des traditions par «une[p. 307] malapprise jeunesse», les mésalliances contractées en vue de parer au délabrement des fortunes, les schismes au cours desquels on s'arrachait «le nez et les yeux[339]»; c'était, en un mot, l'abaissement des mœurs, des caractères et des intelligences: on ne rencontrait plus, en effet, dans les rangs de la noble phalange, qu'ignorance honteuse, sot bel air, impuissance de tout accord durable, découragement rapide en face des épreuves et lâcheté devant la servitude[340]...

[339] Lettre du 18 avril 1747, citée dans les Mémoires du duc de Luynes, t. I, p. 449.

[340] Mémoires de Saint-Simon, t. XI, p. 405.

Ce qui accroissait encore l'amertume de cette déchéance, c'est qu'elle coïncidait avec l'élévation de l'odieuse race des légistes. C'est en vain qu'on eût voulu se le dissimuler: ils passaient à l'état de puissance... Ayant, un jour, dressé le contingent des forces acquises à la haute robe, Saint-Simon constatait avec stupeur qu'il fallait y faire figurer la magistrature entière; ses suppôts devenus légion; les gens faibles et bas, adulateurs d'un pouvoir qui tenait entre ses mains leur fortune, leur honneur et leur vie; la finance, la bourgeoisie, les marchands, les artisans, les ignorants, qui, de tout temps, constituèrent la majorité du public... «Tout cela, s'écriait-il, fait un groupe qui ne s'éloigne guère de l'universalité. Ajoutons à ce parti l'idée flatteuse que le Parlement est le rempart contre les entreprises des ministres bursaux, et il se[p. 308] trouvera que presque tout ce qui est en France applaudira à toutes les plus folles chimères de grandeur en faveur du Parlement, par crainte, par besoin, par basse politique, par intérêt ou par ignorance»...

Cependant les conciliabules secrets continuaient chez M. de Mailly, archevêque de Reims. Mais leur inutilité apparaissait si manifeste que Saint-Simon avait cessé de s'y rendre. Pressé pourtant par sa famille, il consentait à assister à la dernière réunion où devait se résoudre la question «des funérailles». Il y alla, le désespoir au cœur, et participa à une cérémonie qui, par la grandeur qu'il lui prête, exhale comme un parfum antique. Sans doute, le petit cénacle n'imita point ces sénateurs romains qui, ayant eu le malheur de déplaire au prince, se couronnaient de roses et s'ouvraient les veines. Son attitude ne fut même, tout d'abord, ni résignée ni silencieuse, et ce fut par un concert de malédictions à l'adresse des schismatiques que débuta la séance. Mais, ce tribut payé à une légitime indignation, la sérénité philosophique envahit les âmes. Aussi la peine édictée contre les traîtres, mitigée par une saine application des principes de l'Évangile, consista-t-elle en une froideur indifférente... Sur quoi, ayant couvert l'humiliation de la retraite par cette formule accommodante qu'il convenait «de ne plus battre l'air en vain», ces héros méconnus, en proie à un attendrissement général, se[p. 309] précipitèrent dans les bras les uns des autres, s'embrassèrent étroitement et se jurèrent une éternelle amitié[341].

[341] Mémoires de Saint-Simon, t. XII, p. 338.

C'était du moins finir comme il se devait.

Un dérivatif honorable était, d'ailleurs, assuré à Saint-Simon. Au lendemain de cette historique soirée, il partait pour l'Espagne, en qualité d'ambassadeur extraordinaire, avec mission de solliciter, au nom de Louis XV, la main de l'infante, fille de Philippe V. Au retour de cette glorieuse expédition, qui dura six mois, l'obsession du bonnet était cependant encore là pour agiter ses nuits. Mais, s'il conservait encore des espérances, sa foi en un avenir réparateur dut être quelque peu ébranlée. Voilà, en effet, que ses amis les plus fidèles disparaissaient comme s'ils se fussent donné le mot. Hier, l'évêque-duc de Laon, M. Clermont-Chatte, aujourd'hui l'archevêque-duc de Reims, M. de Mailly... Privé de ses chefs de file, le peu qui restait «des débris» du petit groupe s'habituait déjà «à l'ignominie»...

L'heure de la retraite lui semblant venue, Saint-Simon se démit de la pairie en faveur de son fils aîné, le duc de Ruffec[342]: une retraite qui, d'ailleurs, ne le dépouillait que d'une façon relative. Les pairs «démis» conservaient, en effet, la jouissance entière du rang, de l'ancienneté, des préséances, des honneurs de toute[p. 310] nature afférents à la fonction et figuraient à l'almanach royal avant le bénéficiaire de la résignation. Le seul avantage dont ils fussent privés était celui de délibérer et d'opiner aux séances du Parlement. Pouvait-on considérer cet amoindrissement comme une perte? Très atténuée, en tout cas, par la satisfaction de ne plus s'asseoir «sur la planche» des banquettes, en face de ces petit-fils de serfs qui, juchés sur leurs façons de trônes, refusaient aux successeurs des hauts barons la politesse d'un salut!... Ce changement de situation ne l'empêchait pas de se livrer presque aussitôt[343] à une manifestation nouvelle,—pareille à celle qui lui avait attiré la verte réplique où l'origine de sa fortune lui était rappelée. Il s'agissait encore d'un mémoire dont la majorité prochaine du roi et l'imminence du sacre lui fournirent le prétexte. Après avoir formulé la série des récriminations qui lui sont habituelles, il revenait sournoisement à l'affaire du bonnet et soumettait à l'examen du Régent la teneur d'un bon édit qui devait tout régler à la satisfaction des ducs et à la confusion de leurs adversaires... Le Régent ne daigna pas répondre à cette invocation qu'on pourrait qualifier de posthume: le «bonnet» était mort, bien mort, et sans chance aucune de résurrection.

[342] Mai 1722: Journal de Mathieu Marais, t. II, p. 283.

[343] 10 octobre 1722.

Il semble que M. de Mesmes attendît ce moment pour disparaître de la scène. Très malade depuis[p. 311] quelques mois, il s'obstinait à rester à la tête de sa Compagnie, la guidant à travers les écueils de la politique et la mettant en garde contre ses propres entraînements. Il succomba le 23 août 1723, presque en même temps que le cardinal Dubois, premier ministre. Coïncidence dont Saint-Simon ne manque pas de s'emparer, pour procéder à la plus injurieuse des comparaisons. «Un plus corrompu, s'il se peut, que le cardinal Dubois le suivit douze ou treize jours après. Ce fut le Premier Président... Je dis plus corrompu que Dubois par ses profondes et insignes noirceurs, et parce que, né dans un état honorable et riche, il n'avoit pas eu besoin de se bâtir une fortune comme Dubois, qui étoit de la lie du peuple. J'ai eu tant d'occasions de faire connaître ce magistrat également détestable et méprisable que je crois pouvoir me dispenser d'en salir davantage ce papier».

Cependant les filles de M. de Mesmes, ruinées par le faste de leur père, étaient obligées de vendre ses admirables collections, sa bibliothèque, ses manuscrits, en un mot de faire argent de tout. On mit en campagne Saint-Simon, beau-frère de l'une d'elles, pour solliciter une pension en leur faveur. Il s'exécuta, mais de quelle façon! «J'avoue, déclare-t-il, que je n'insistai pas beaucoup pour une chose que je trouvois aussi déplacée et dont je ne me souciois pas du tout...» Ainsi, même dans les détails les plus éloignés de la querelle, se révèle l'état d'âme du duc et pair.


[p. 312]

XVIII

André de Novion devient Premier Président.—Sa présentation au roi.—Sa démission (1724).—L'affaire des paniers.—Le libelle des pairs.—La vengeance de Mlle de Charolais.—La colère du roi.—L'arrêt du 30 avril 1728.—Saint-Simon, devenu prudent, n'oublie pas ses rancunes.

Nous en aurions fini avec l'épopée ducale-parlementaire s'il ne nous restait quelques mots à dire de deux des combattants qui lui survécurent: André de Novion et l'auteur des Mémoires.

André de Novion était, par son ancienneté, sa valeur professionnelle, ses services et ceux de ses ancêtres, désigné pour remplacer de Mesmes. Mais il s'entendait mieux au métier de redresseur de torts qu'à celui de solliciteur. Un autre allait être pourvu de la charge, quand la fin subite de Philippe d'Orléans renversa les chances des candidats. Investi des fonctions de premier ministre, le duc de Bourbon n'avait rien à refuser à Mme de Prie. Celle-ci, parente des Potier, jugea piquant d'inaugurer son règne de favorite en portant à la Première Présidence celui-là même qu'on se disposait à en exclure.

Obtenir l'agrément du roi: rien de moins difficile.[p. 313] Enlever l'adhésion de l'intéressé: c'était une autre affaire. Insensible par tempérament à l'attrait des grandeurs, le petit-fils du héros des Grands Jours d'Auvergne n'en éprouvait pas moins le désir d'ajouter un fleuron nouveau à la couronne de sa maison. D'où des perplexités cruelles. Tantôt il paraissait enclin à se laisser faire violence; tantôt,—et plus fréquemment,—il opposait avec obstination une résistance impassible aux objurgations les plus pressantes. On batailla pendant une semaine et, sans doute, pour triompher de sa répugnance, il fallut faire luire à ses yeux la perspective d'une reprise, toujours possible, de l'affaire du bonnet.

Encore une rupture faillit-elle se produire quand il s'agit de la présentation à Sa Majesté. Désirant qu'elle eût lieu sous le patronage d'un Potier, Novion s'adressa à son cousin le duc de Tresmes,—le titulaire de cette académie de jeux dont la Compagnie judiciaire, émue par de fréquents rapports de police, méditait de prescrire la fermeture[344]. M. de Tresmes n'eut garde de laisser échapper une si belle occasion. Il remémora, avec de grands éclats de voix, ses griefs contre le Parlement et se plaignit, entre autres choses, que Novion, en personne, lui eût écrit plusieurs lettres impertinentes.

[344] Après des vicissitudes nombreuses, elle fut fermée définitivement en 1741. M. de Gesvres, à la suite de cette décision, congédia trente-cinq de ses domestiques.—Mémoires du duc de Luynes, t. III, p. 368.

[p. 314]

—En effet, monsieur, je me souviens, confessa le coupable.

Et, avec sa logique de juriste ferré sur la théorie des compensations, il ajouta posément:

—Faites-moi autant de réponses sur le même ton et, par là, nous serons quittes[345].

[345] Journal de Mathieu Marais, t. III, p. 58.

—Adressez-vous ailleurs! s'exclama, avec emportement, M. de Tresmes... D'autant plus que, depuis huit jours, j'ai résigné toutes mes charges en faveur de mon fils, M. de Gesvres.

—Que ne le disiez-vous! soupira Novion, qui regrettait son inutile démarche.

M. de Gesvres, promu, par cette démission, à la triple dignité de pair de France, de gouverneur de Paris et de premier gentilhomme de la Chambre, se trouvait tout désigné pour remplir le rôle de parrain. Mais,—coïncidence fâcheuse,—sa personne venait de subir une diminution sensible du fait d'un procès resté célèbre: une instance en nullité de mariage, pour cause d'impuissance, dont le bien-fondé, après enquête, expertise et congrès, fut, à sa confusion, judiciairement établi. Novion n'avait pu l'ignorer; car c'est grâce à ses bons offices que l'épouse,—avant la lettre,—du jeune duc renonça au bénéfice d'un arrêt qui lui restituait son auréole virginale... Être présenté par un Potier «dégénéré», dont les dames saluaient le passage par des[p. 315] chuchotements ironiques, quelle déplaisante disgrâce! Le président fut sur le point de reprendre sa parole, mais il réfléchit, se décida et n'eut point à s'en repentir.

M. de Gesvres mit, en effet, toute sa coquetterie à le combler d'honneurs. Il ne se borna point à l'introduire auprès de Sa Majesté, il tint à assister à l'audience d'installation. C'est pourquoi il se rendit au Parlement en grande pompe, suivi d'un cortège de prince, et jeta au peuple de l'argent à pleines mains, comme il était d'usage pour le sacre des rois. Cette mise en scène, sans précédents dans les fastes du Palais, fut d'autant plus remarquée qu'elle contrastait étrangement avec la simplicité du récipiendaire. Celui-ci en parut moins fier qu'embarrassé. Après quelques paroles, qui obtinrent l'assentiment unanime, il prêta serment d'une voix puissante, en faisant un grand tour de bras à la façon des marchands qui aunent leurs étoffes: une inconsciente réminiscence des Potier d'autrefois.

On comprend que cet original ne possédât point certaines des qualités nécessaires à un chef de corps: le tact qui prévient les froissements, la souplesse qui aplanit les difficultés, l'art de se faire bien venir de ses collègues et du public. Certes, la dignité ne lui faisait pas défaut, non plus que la connaissance des hommes et l'expérience des affaires, mais il avait des franchises indignées et de brusques révoltes qui sentaient leur paysan du Danube. Toute concession aux goûts du jour lui paraissait une faiblesse, et c'est à peine si l'on put[p. 316] obtenir qu'à son portier il substituât un suisse. A vrai dire, il eût voulu n'avoir personne pour ouvrir aux gens...—A quoi bon! pensait-il: si vous avez le bon droit pour vous, qu'est-il besoin de courbettes! Au contraire, si votre cause est mauvaise, toutes les politesses du monde ne prouveront pas que vous ayez raison!... Et, plus que jamais, il allait se blottir au fond de son logis de la rue des Blancs-Manteaux.

Un autre souci le hantait: celui de ses dépenses. Elles excédaient toutes les prévisions de ce bourgeois «mesnager de son bien». La messe rouge de 1723, au cours de laquelle il «dansa très gravement», fut suivie d'un repas maigre dont la note dépassa deux mille écus. Son dîner d'installation coûta plus cher encore. Et voilà que ses collègues de la Cour des Aides et de la Chambre des Comptes, ainsi que le chancelier lui-même, ayant tenu à le recevoir, il fallait rendre les politesses. Quand il fit son calcul, au bout de quelques mois, il constata que sa charge, pour laquelle il avait déboursé cinq cent mille livres, n'en rapportait pas trente-cinq mille, et que, seuls, les frais de représentation, en liardant sur le détail, atteignaient une somme plusieurs fois supérieure... Si, encore, il s'était présenté des devoirs périlleux! Mais, après les troubles qui venaient d'agiter la Compagnie, aucun nuage n'apparaissait à l'horizon parlementaire: vaincus et désarmés, les ducs eux-mêmes ne manifestaient aucune velléité de revanche!

[p. 317]

Une année s'était écoulée à peine que, n'y pouvant plus tenir, André de Novion annonçait son départ du Palais. Par une remarquable ironie du sort, ce dégoûté des grandeurs eut toutes les peines du monde à sortir de sa place: presque autant qu'il en avait fait éprouver à ceux qui l'y avaient fait entrer. Sa démission fut refusée trois fois. Ayant enfin obtenu son exeat, il congédia son suisse[346], rappela le portier des anciens jours, prit congé de son ami le charron et, secouant sur Paris la poudre de ses souliers, alla chercher la solitude dans sa terre de Grignon.

[346] Mémoires du duc de Luynes, t. VIII, p. 378.


La retraite de Saint-Simon ne procédait pas des mêmes causes: elle ne fut empreinte ni de résignation, ni de philosophie. L'affaire du bonnet resta, dans sa pensée, aussi lancinante qu'aux jours des plus vives émotions. Et si quelque divinité, se plaisant au désordre, l'eût ressuscitée, on peut tenir pour certain qu'en dépit de sa vieillesse, il eût été le premier à reparaître sur la brèche et à y montrer l'ardeur des premiers temps. On en a pour garant le ton de ses Mémoires et de ses derniers écrits.

Jamais, en effet, ses chimères ne l'avaient hanté davantage. Au lendemain du jour où il déclare renoncer au monde, on le voit se livrer à des manifestations sur la portée desquelles il est impossible de se méprendre:[p. 318] refus, pour cause d'étiquette, d'assister au sacre; récriminations amères sur cette cérémonie; adhésion, en la forme authentique, à toutes les protestations des ducs... Mais sa participation «aux affaires communes» est principalement active dans les démêlés qui se traitent par écrit. Là, il domine sans partage. Il a beau dire «qu'il ne vit plus que dans l'amitié de quelques personnes, très insensible à tout le reste»; qu'il s'occupe «à quelque chose de moins chimérique et de moins dégoûtant que les choses de la pairie[347]»; qu'il se répute «mort et considère sa dignité comme éteinte[348]»... Artifices de parole! La vérité est que, tenu d'une façon exacte au courant de ce qui se passe à Versailles, il est toujours prêt à fournir à ses amis les armes qui leur sont nécessaires, soit pour la défense, soit pour l'attaque.

[347] Lettre du 18 avril 1746, reproduite dans les Mémoires du duc de Luynes, t. I, p. 449.

[348] Supplément aux Mémoires de Saint-Simon, t. XXI, p. 252.

Seule, sa mésaventure dans l'affaire des paniers, si cruelle pour les duchesses[349], put arrêter l'intempérance de son zèle. Qu'il ait, tout en restant dans la coulisse, pris une part importante à ce nouveau conflit; cela n'est pas douteux. On en trouve la preuve dans ce fait, que c'est surtout contre sa personne que fut dirigée la vengeance des princes,—nous devrions dire[p. 319] des princesses, car c'est Mlle de Charolais qui se chargea de la correction...

[349] Voir plus haut.

En quoi consista-t-elle? On n'a pas oublié le mémoire du 10 octobre 1722 où, avec ses exagérations habituelles, Saint-Simon se plaignait de tout et de tous, revenait à la charge contre la robe et ne ménageait ni «le sang royal, ni le duc d'Orléans, ni le feu roi». Ce mémoire avait été communiqué aux principaux intéressés; mais le public ne le connaissait que par ouï-dire. Mlle de Charolais en publia le texte: si bien qu'après avoir ri de confiance, les Parisiens se délectèrent à bon escient. En même temps, elle faisait rééditer la riposte à ce mémoire, la fameuse riposte où, entre autres choses désobligeantes pour la maison de Rouvroy, était rappelé le rôle décisif joué par le tonnerre dans l'édification de sa fortune. L'exécution était complète.

Sans doute, la pairie entière se trouvait atteinte par cette habile manœuvre; mais son représentant attitré était touché d'une manière toute spéciale. Il ne s'y trompa point. «C'est, se hâte-t-il d'écrire au Garde des sceaux pour justifier son incartade de 1722, une perfide bombe qui me tombe sur la tête[350].» Au cardinal Fleury, à qui il s'empresse aussi d'adresser des explications, il déclare: «C'est un échantillon[p. 320] de ce qui arrivera à tous les hommes au jugement dernier, où leurs actions et leurs pensées les plus secrètes seront exposées clairement à la vue de tout le monde[351]...» Mais, comme il a un ressort inépuisable, il reprend vite assurance, ergote sur de prétendues divergences de texte, affirme qu'il ne possède, pour les relever, aucun moyen de contrôle, alors que la minute de son travail subsiste intacte entre ses mains[352], et, d'accusé se faisant accusateur, démontre que le coupable ce n'est pas lui, mais le clan des princes qui, en livrant à la publicité une œuvre confidentielle, «a violé les droits les plus sacrés de la société des hommes».

[350] 20 mars 1728. Supplément aux Mémoires, t. XXI, p. 251.

[351] Écrits inédits, t. IV, p. 164 et suiv.

[352] «Les passages que critique Saint-Simon se trouvent pourtant dans l'original écrit de sa main, qui est conservé aux Archives nationales.»—Note de M. de Boislisle au Supplément des Mémoires de Saint-Simon, t. XXI, p. 254.

Ainsi sauvait-il les apparences; mais il avait du plomb dans l'aile... C'est sur ces entrefaites que, en réponse à la publication de Mlle de Charolais, paraissait le libelle des pairs dont nous avons déjà parlé[353], libelle que Louis XV, justement indigné, déféra au Parlement pour outrages «au sang royal». L'arrêt du 30 avril 1728, qui condamnait au feu cet écrit diffamatoire, inspira aux moins timides une crainte d'autant plus vive qu'à la colère de Sa Majesté se joignait celle des princes, dont certains ne passaient pas pour être[p. 321] fort endurants[354]. Ce qui ressortait de tout cela, c'était que, désormais, une prudente réserve était nécessaire: et les ducs en jugèrent ainsi[355].

[353] Voir plus haut.

[354] Déjà, à propos d'une question beaucoup moins grave, l'un d'eux, le comte de Charolais, annonçait qu'il jetterait par la fenêtre ceux des ducs qui tomberaient sous sa main.—Journal de Mathieu Marais, t. II, p. 380.

[355] Saint-Simon demeura-t-il étranger au libelle condamné par le Parlement? Il est difficile de le croire. On aurait peine à comprendre qu'au lendemain de la blessure faite à sa vanité, il fût resté impassible sous l'affront. Cette impression se trouve confirmée, non par le style de l'écrit, mais par de nombreuses présomptions tirées du texte: références à des questions d'étiquette ancienne qu'il était seul à bien connaître, renseignements de fait ne pouvant émaner que de lui... D'où l'on peut conclure que, s'il ne participa point d'une façon directe à la rédaction de ce pamphlet, il documenta l'auteur, l'éclaira de ses conseils et joua le rôle que, sur le marchepied des hauts barons, jouèrent les légistes du moyen âge: le rôle de souffleur.

Saint-Simon ne fut pas le dernier à s'en rendre compte; aussi son attitude se modifia-t-elle. Non, certes, qu'il fût guéri de son goût pour les disputes de rang. Mais lui, qui ne savait rien dissimuler de ses rancunes et mettait son orgueil à combattre au grand jour, il devient d'une extrême prudence. Sa plume s'entoure de mystère et ne se hasarde plus que sous le voile de l'anonymat. «Tout le salaire que je vous demande, écrit-il au duc de Luynes en lui expédiant un plaidoyer de sa façon, est un inaltérable secret sur l'auteur et de brûler cette lettre comme les précédentes. Si donc, par impossible, j'entends quelqu'un, même[p. 322] des nôtres, me parler de ce mémoire, j'ignorerai qu'il en existe un et je refuserai d'écouter ce qu'il me chante[356].» Des ennemis, il en a assez «d'irréconciliables»; il ne lui convient pas de s'en créer d'autres.—Mêmes recommandations au duc de Richelieu... Que l'on tire parti des armes qu'il aiguise, à merveille! Mais qu'on ne le désigne à personne, surtout aux princes, car ils sont capables «de faire courir» ses écrits et de les rendre publics «avec des ridicules et des huées». La discrétion, il l'implore «à genoux» et, pour l'obtenir, revient trois fois à la charge[357]...

[356] Lettre du 20 octobre 1746, reproduite dans les Mémoires du duc de Luynes, t. I, p. 450.

[357] Lettre du 9 août 1753: Supplément aux Mémoires de Saint-Simon, t. XXI, p. 407.

Mais ce tribut payé au souci de son repos, il ne change rien à ses habitudes de polémiste. On dirait que, pareil au juif Ahasvérus, une force inconnue le contraint à ne point s'arrêter. Il rédige, rédige encore des consultations aussi fiévreuses que savantes, sachant bien quelle en est la valeur, quoiqu'il affecte de dire que, seule, «la beurrière» en profitera[358]. En voici quatre sur les Bouillon auxquels il ne pardonne ni leur fortune, ni leurs prétentions au titre d'Altesse et de princes étrangers, «ces faux princes qu'à sa grande honte connaissoit seule la France»... En voilà également une autre dans une question où sont intéressés[p. 323] les princes du sang, de vrais princes ceux-là, mais qu'il hait tout autant que les faux. «Ce sont, déclare-t-il, nos plus grands ennemis qui se repaissent avidement de nos dépouilles et qu'en toutes occasions, même les plus indifférentes pour eux, nous trouvons qui nous barrent sur tout et qui veulent que, vis-à-vis d'eux, tout soit égal à peuple[359]

[358] Lettre citée du 20 octobre 1746.

[359] Supplément aux Mémoires de Saint-Simon, t. XXI, p. 407.

Et sait-on, au moment où il a déjà un pied dans la tombe,—août 1753,—les souvenirs qui hantent ses veilles? Ceux qui ont trait aux usurpations de ces mêmes princes, aux usurpations des bâtards, aux usurpations de la noblesse, aux usurpations de la robe et à cette affaire du bonnet qui, bien que close depuis trente ans, ne cesse d'agiter son esprit...

Ainsi mourra-t-il, comme il a vécu: ombrageux, défiant, toujours sur le qui-vive, incapable d'oublier une offense vraie ou imaginaire,—«immuable comme Dieu et d'une suite enragée!...» C'est à cette ténacité inébranlable que la querelle puérile qui fait l'objet de cette étude aura dû l'honneur,—portée par l'œuvre littéraire la plus surprenante du dix-huitième siècle, l'une des plus étonnantes de toutes les littératures,—de passer à la postérité.


[p. 324]
[p. 325]

TABLE DES MATIÈRES

Préface, par Frantz Funck-Brentano.

INTRODUCTION
Saint-Simon.—Sa haine pour «la robe».—Querelles de préséance au dix-septième siècle.—Antagonisme de la pairie et de la robe.—La sincérité de Saint-Simon. 1

PREMIÈRE PARTIE

I
Motifs de querelles entre la pairie et le Parlement.—La formule du serment des pairs.—La préopinion aux lits de justice.—Arrêt du Grand Conseil et lit de justice du [p. 326]29 août 1664.—Mort du Premier Président de Lamoignon. 13

II
Nicolas de Novion succède à Lamoignon (1678).—Les Potier de Novion.—Portrait du nouveau Premier Président.—Son passé.—Les grands jours d'Auvergne. 29
III
La querelle du bonnet.—Son origine d'après Saint-Simon. La garde des bancs.—Le débourrage et le surbourrage des banquettes.—Les paravents en forme de dais.—Examen de la thèse des Mémoires.—Les Écrits inédits de Saint-Simon.—L'État des changements arrivés à la dignité de duc et pair.—Le Mémoire abrégé au roi.—Conséquences à tirer du rapprochement de ces documents. 49

IV
Autres questions de préséance.—Le salut en pied.—Les huissiers d'accompagnement.—L'entrée et la sortie.—L'échelle de la lanterne.—Doléances des ducs et pairs.—Louis XIV s'en désintéresse.—Le Premier Président de Novion molesté par les ducs d'Aumont et de Coislin.—La mentalité de Saint-Simon comme chroniqueur de l'affaire du bonnet. 67

V
Inexactitudes relevées dans le récit des Mémoires.—Les chimères de Saint-Simon.—Son appréciation sur Nicolas de Novion.—Cette appréciation contredite par les [p. 327]mémoires du temps.—Retraite du Premier Président de Novion (1689).—Ses causes.—Faveurs que lui accorde le roi. 81

VI
Le Premier Président de Harlay.—Son portrait.—Ses ancêtres.—Son attitude vis-à-vis des ducs.—Les procès de Saint-Simon et du maréchal de Luxembourg.—L'échec de la candidature de Harlay à la charge de chancelier.—Ses causes.—Mort de Harlay (1707).—Le duc du Maine se prononce contre les ducs dans la querelle du bonnet.—Vaines tentatives de Saint-Simon.—Découragement des ducs.—Fin de la première période de la querelle du bonnet. 101

VII
Appréciation de Saint-Simon sur Harlay, démentie par les documents de l'époque.—Le dépôt de Ruvigny.—L'arlequin Dominique.—L'affaire de Fargues.123

DEUXIÈME PARTIE

VIII
Discussions entre les ducs.—La reprise de l'affaire du bonnet.—Avantages accordés par le roi aux légitimés.—Le [p. 328]rang intermédiaire. 145

IX
Le duc du Maine et le Premier Président de Mesmes.—Leur duplicité d'après les Mémoires.—Affront au bailli de Mesmes.—Scène violente faite par Saint-Simon au duc du Maine.—La version des Mémoires est-elle la vraie?—Raisons d'en douter. 158

X
La dernière maladie de Louis XIV.—Les ducs délibèrent.—Les ducs de La Force, de Charost, d'Antin, le maréchal de Villars, les ducs de Coislin, de Tresmes.—Les pairs ecclésiastiques.—M. de Reims.—Questions d'étiquette.—Négociations avec le Régent. 176

XI
Le Premier Président de Mesmes (1712-1723).—Sa jeunesse.—Sa famille.—Son caractère.—Le Président André de Novion.—Appréciations de Saint-Simon sur ces deux personnages. 190

XII
Une journée historique (2 septembre 1715).—Les réserves des ducs au sujet de leurs revendications.—Le rôle personnel de Saint-Simon.—La déception des ducs.—Ils répandent un mémoire exposant leurs prétentions.—Les pairs représentent les grands vassaux de la Couronne.—Les [p. 329]empiétements des légistes. 209

XIII
Réponse qu'on pouvait faire au mémoire des ducs.—L'embarras du Régent.—Railleries des ducs.—Le psautier de la reine Ingeburge. 230

XIV
La revanche des parlementaires.—Mémoire pour le Parlement contre les ducs et pairs.—L'origine des maisons ducales.—La noblesse de Saint-Simon.—Conversation entre le duc de Gesvres et le maréchal de Villeroy.—La protestation de l'hôtel de Crussol.—Couplets contre les ducs. 247

XV
La requête des ducs contre les bâtards.—La duchesse du Maine prépare la résistance.—Elle se concilie la noblesse et le Parlement.—Supplique au roi.—Le Régent s'inquiète et veut sévir.—Le lit de justice du 26 août 1718.—La joie de Saint-Simon.—Courte durée du triomphe.—Mlle de Mesmes épouse le duc de Lorges.—Fureur de Saint-Simon.—Il se résigne.—Tentative de transaction.—La réception du duc de Nevers.—La question du bonnet reste entière. 266

XVI
Les accusations de Saint-Simon contre le Premier Président de Mesmes.—De Mesmes fut-il vénal?—Son rôle pendant [p. 330]l'exil de Pontoise.—Il meurt pauvre.—Son prestige.—Appréciation des contemporains.—A-t-il trempé dans la conspiration de Cellamare?—Invraisemblance de cette accusation. 286

XVII
Divisions dans la pairie.—Désertions.—La robe triomphe.—Ambassade de Saint-Simon en Espagne.—Il se démet de la pairie en faveur de son fils.—Mémoire au Régent.—Le Régent ne répond pas.—C'est la fin de l'affaire du bonnet.—Mort du Premier Président de Mesmes (1723). 302

XVIII
André de Novion devient Premier Président.—Sa présentation au roi.—Sa démission (1724).—L'affaire des paniers.—Le libelle des pairs.—La vengeance de Mlle de Charolais.—La colère du roi.—L'arrêt du 30 avril 1728.—Saint-Simon, devenu prudent, n'oublie pas ses rancunes. 312

[p. 331]

PARIS

TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT et Cie

RUE GARANCIÈRE, 8






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 Saint-Simon, by André Grellet-Dumazeau

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from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
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LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

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warranties or the exclusion or limitation of certain types of
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violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org



Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    gbnewby@pglaf.org

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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