*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 62007 *** Les louanges de LA FOLIE, Traicté fort plaisant en forme de Paradoxe, traduict d'Italien en François par feu messire Jehan du Thier, Chevalier, Conseiller du Roy, & Secretaire d'Estat & des Finances dudict Seigneur. A PARIS, Pour Hertman Barbé marchant demeurant à Paris rue S. Jean de Beauvais. M. D. LXVI. AVEC PRIVILEGE. TRAICTÉ FORT PLAISANT DES LOUANGES DE la Folie. Traduict d'Italien en François, par feu messire Jehan du Thier, Chevalier, Conseiller du Roy, & Secretaire d'Estat & des Finances dudict Seigneur. S'il est ainsi que plusieurs ayent acquis grande louange & estime entre les hommes, pour avoir escript mille facecies & choses vaines, donnant plaisir à ceux qui se sont delectez de les lire & oyr, & encores par advanture y croire chose qui jamais ne fut, qui n'est point & ne peult estre: Doibs-je estre blasmé & repris de reciter une pure verité, qui ne sera moins utile, que plaisante & aggreable à celuy qui daignera l'escouter? Or en advienne ce qu'il pourra. Car tout ainsi que les Musiciens qui n'ont soucy du jugement d'autruy, s'efforcent quelquesfois (chantans leur musique) de delecter eux-mesmes, & les sacrees Muses: Tout ainsi ay-je deliberé (ne me souciant aussi du dire ne du penser d'autruy) reciter à ma recreation (ou pour mieux dire) consolation, les louanges de la Folie, & les plaisirs que ordinairement reçoivent d'elle les humains. [En marge: Les effects & actions de la Folie.] Il est bien vray que les saiges ne faudront pas en cest instant de dire, Que celuy doit estre bien hors de propos & jugement, qui pour tiltre & argument d'un sien oeuure qu'il veult mettre en lumiere a entrepris de louer la folie. Mais je leur respondray, qu'il se treuve du temps des anciens que par escripts divinement couchez, les mousches, les fiebvres, la vieillesse & la mort ont esté louees & celebrees autentiquement: Et de nostre siecle se sont encores trouvez de tresnobles esprits, qui ont faict de mesme des jeux de la Prime & des Eschets, des Artichaulx, de la Verolle, & plusieurs autres choses moins dignes de louange. Et ceux qui considereront de combien peult la Folie en la vie humaine, laquelle prend & reçoit par elle quasi sa totale conduicte & direction, ne se devront esmerveiller que j'aye proposé telle entreprise: mais plustost veux-je trouver estrange, que entre tant de siecles passez aucun ne s'est offert & entremis à chanter & escrire les louanges de ceste benigne dame Folie, pour recognoissance des grans faveurs & biensfaicts que nous recevons d'elle. Ce que toutesfois je pense bien que l'on eust faict, si de la grandeur & difficulté du subject l'on n'eust esté aucunement retenu & estonné. Pource que ceste dame Folie en la plus part de toutes ses actions, se gouverne seule: Elle est seule qui dechasse & bannit de nos cueurs & entendemens les fascheuses, cruelles, & ennuyeuses sollicitudes, angoisses, douleurs & passions: Et seule fait contens & heureux les hommes & les femmes, qui autrement seroyent tousjours chagrins, miserables & calamiteux. Bref, sans elle nostre vie certainement se trouveroit amere & fascheuse à passer. Et d'autant que és grans actes & haults faicts la seule volonté est souventesfois louee & estimee, bien que les effects ne s'en ensuyvent: Je protesteray pour le commencement de cest oeuure à messieurs les repreneurs qui voudront faire & trancher des anciens severes Catons, que en quelque sorte que ce soit, ils n'entreront point ne au Theatre de la Folie, ne au catalogue des fols: si premierement ils ne donnent leurs noms à l'autheur pour estre inscripts. Et neantmoins estans entrez au theatre, ils ne diront un seul mot pour se donner peine des sens & jugemens d'autruy. [En marge: Les Poetes ont communication avec la Folie.] [En marge: Jeunesse mere de Folie.] Les Poetes ausquels se peult prester & adjouster facile croyance, pource que avec la Folie ils ont tousjours eu pratique & communication, recitent que Pluto Dieu des Richesses, qui ha commandement sur la paix, sur les guerres, sur les seigneuries, Royaumes & Empires, & toutes autres choses de ce monde, dont il est directeur, & comme il luy plaist en dispose, fut pere de ceste dame Folie, laquelle eut pour mere la gracieuse Deesse Jeunesse, qui la conceut & enfanta és isles Fortunees, où ne se treuve ennuy, fascherie, maladie ne vieillesse, mais tousjours les Roses, violettes & autres fleurs & herbes odoriferantes, avecques arbres qui produisent fruicts tresexquis, delicieux & savoureux, y couvrent la terre pour l'eternelle prime-vere, qui jamais ne bouge de là: de sorte que de pays, de pere & de mere ceste Dame ne pourroit estre plus noble, ne plus estimable & recommandable qu'elle est. Aussi tost qu'elle fut nee, elle se print à rire, & avecque demonstration de festes & jeux plaisans, resjouit fort le monde, qui premierement sans elle estoit pensif & melancholique. Et pour le tenir en continuels plaisirs & soulas, incontinent elle s'allia & accompagna de Venus, de Bacchus, de volupté, des delices & adulations, fuyant & evitant toutes peines, ennuis, fascheries & tristesses, pour s'addonner à toutes sortes de plaisirs, joyes & passetemps. [En marge: La Folie cause de la generation des hommes.] Surquoy il est bien requis que vous saichez & entendez quel bien, proufict, utilité & commodité elle avec sa compagnie a apporté & apporte à nous autres pauvres humains: & de combien nous luy sommes tenus & obligez. Premierement je vous demande comme se pourroyent engendrer les hommes, si ce n'estoit la Folie. Tous les saiges ensemble feront & diront ce qu'ils voudront & sçauront: mais s'ils veulent estre peres, & observer le divin commandement de croistre & multiplier, il est necessaire qu'ils mettent à part la gravité, les estudes & la prudence, & qu'ils embrassent la Folie: mettans en oeuvre la partie du corps, laquelle quasi ne se peult nommer, voir ne toucher sans rire. Cela veritablement est la source & la fontaine de laquelle naissent & sourdent les saiges Philosophes, les graves Jurisconsultes, les devots Religieux, les reverends Prelats, les magnanimes Seigneurs, les trespuissans Rois & Empereurs Augustes. Et certes si ce n'estoit la Folie & la volupté qui est tousjours conjoincte avecque elle, peu d'hommes naistroyent & seroyent produicts sur terre. Mais par vostre foy, croyez-vous que aucune femme ayant un coup esprouvé les grandes & extremes douleurs, agonies & perils de la mort manifeste & apparente, qu'ils reçoivent à leur enfantement, se voulsissent jamais plus consentir de retourner à faire ce qu'ils ont premierement faict pour concevoir: si elles n'estoyent, comme elles sont (ainsi que lon dit) aucunement folles & hors de raisonnable sentement? Vous voyez par cela clairement que du naistre & de l'estre nous sommes grandement obligez à la Folie. Considerez doncques en vousmesmes combien est grand ce benefice. Et d'avantage, que si depuis que nous sommes nez, la Folie se vouloit du tout abandonner & faire de nous à sa naturelle discretion, quelle seroit nostre vie: sans doubte miserable & pleine de calamité. Mais ceste Dame, comme benigne mere & doulce nourrice, se contient gracieusement avec nous, pour nous domestiquer & apprivoiser, sans se laisser du tout eschapper, à fin de ne nous estranger. Et tant plus nous sommes en grande necessité, plus s'efforce de nous secourir & aider. [En marge: Pourquoy les petits enfans sont tant aimez.] Et d'où vient cela aussi, que les petis enfans en leur puberté & tendre enfance sont tant chers tenus, tant aimez, mignardez & baisez, non seulement par leurs peres & meres, parens, & autres qui les cognoissent: mais encores un mortel ennemi, nonobstant sa malveillance & cruauté, ne desdaignera à les voir & regarder sans les outrager. Et quelques fois s'est trouvé que les bestes sauvages les ont nourris. Il fault que vous pensez que cela ne procede d'autre chose, sinon que pour estre tels petis enfançonnets, simples & hors de sentement & jugement, ils demeurent continuellement en la protection de la Folie: laquelle leur donne tant de grace, que en leurs babils & façons de faire, ils sont souvent plus plaisans, & donnent plus à rire que les plus grans farseurs, bouffons & basteleurs qui se pourroyent trouver. [En marge: L'Adolescence printemps de nostre vie.] [En marge: Les maladies & travaux accompaignent nos ans.] Apres ceste enfance vient à succeder la florie Adolescence, qui certainement est le printemps de nostre vie. Et n'y a personne qui ne sache bien comme les jouvenceaux adolescens en cestuy leur doux aage sont favorisez, caressez, aimez, dressez & aidez en leurs estudes & operations, & quel bien tout homme leur desire & procure: mesmement quand lon voit que leurs façons de faire ne sont trop austeres ne trop sages, mais qu'ils ont plaisante & affable conversation. Depuis, estans faicts hommes, soudainement qu'ils commencent à sentir & gouster les choses graves, & à les embrasser, deslors ils perdent la faveur & la grace; & leur beauté, vigueur & dexterité leur commence à faillir. Et de tant plus qu'ils se distrayent & esloignent de la Folie, pour entendre à la Prudence, de tant plus ils se font difformes & brutaux: En maniere qu'à peine les peult lon recognoistre pour ceux qui n'agueres auparavant pour leur singuliere beauté estoyent tant estimez & desirez. Et ainsi allans de mal en pis, croissent les ans en maladies, en fatigues & en travaulx, jusques à ce qu'ils soyent joincts à la dure & aspre vieillesse, laquelle est tant facheuse, que les vieillars elle fait non seulement aux autres, mais encores à eux mesmes desplaisans & ennuyeux. [En marge: Les vieillards reviennent au rang d'enfance.] Et vrayement il n'y auroit aucun qui peust comporter leurs fascheries, plainctes & querelles, si de nouveau la Folie meue de compassion de leurs miseres, ne les secouroit, en les faisant, comme elle a accoustumé, rajeunir & ragaillardir, les transformant & reduisant du tout en leur premier estat de insensez petits enfans: apres leur avoir faict oublier tous leurs arts, sciences & industries, & toute autre grande & importune negoce, pour eux addonner, ainsi que en leurs premiers ans, à la volupté & aux pratiques d'amour. Et alors il fault teindre les cheveux, porter la belle coeffe bien tissue, pour faire semblant que lon n'est point chauve, raser tous les jours la barbe, s'approprier, se perfumer, suborner macquereaux & macquerelles, escrire lettres amoureuses à leurs dames, & puis se marier avec jeunes filles sans douaire, desquelles par apres autres qu'eux sont possesseurs & jouissans. Et sur cela fault despendre & consumer son patrimoine à boire, à jouer, à ribler & enfolastrir du tout, tenants propos ordinairement de leurs amours, & disants choses vaines, pueriles & sottes: tout ainsi qu'ils eussent faict lors qu'ils vindrent au monde, & comme si jamais ils n'y avoyent esté. [En marge: Les vieillards aiment les petis enfans.] Et de ceste similitude de nature advient que les vieillars aiment tant ces petis enfans, & les petis enfans se resjouissent & prennent tant de plaisir avecque eux, que plus vont en avant en l'aage, tant plus ils perdent les sens & jugement: de sorte que sans y penser, ne eux en appercevoir, ils passent heureusement de la presente vie en l'autre, sans aucune douleur ne sentement de maladie, voire de la propre mort. Considerez donques encores une autre fois, combien nous sommes obligez à la Folie: Et pour certain, si les hommes fuyoyent du tout la Prudence, & demouroyent tousjours avecque la Folie, ils ne sentiroyent aucune molestie, melancholie ne travail, mais tousjours vivroyent heureux & consolez. [En marge: Les saiges & graves hommes subjects à fascheries & maladies.] Et encores qu'il ne soit ja besoing de prouver les choses claires & manifestes, toutesfois je vous prie regardez un peu des saiges & graves hommes, qui n'ont autre versation qu'à l'estude & aux lettres, à gouverner les estats, regir les Republiques, & traicter les negoces de grands seigneurs: vous les trouverez la pluspart palles, maigres, desfaicts & maladifs, & deviennent vieux & chenus devant qu'ils soyent à peine faicts jeunes. Ce qui n'est pas de merveilles, parce que les continuelles cures & sollicitudes, les divers pensemens, les travaulx & fatigues, & le veiller de la nuict, lever avant le jour, ne cognoissent jamais ne plaisir ne repos: mais tousjours travailler & avec le corps & avec l'entendement, les fait debiles, leur oste les esprits, & abbrege beaucoup leur vie, tourmentee en sorte, que quand vous voyez aucuns petits enfans ou jeunes garsons trop saiges, vous devez tenir pour certain & tresevident signe, que leur voyage ne sera pas long en ce monde, & que leurs ans ne dureront gueres. Mais au contraire, ceux qui sont grossiers & robustes, qui ne se soucient depuis le nez en amont, & fuyent les fatigues, s'esloignans le plus qu'ils peuvent de la Prudence, sont sains, gaillards & dispos, & vivent longuement sans aucune maladie. [En marge: Les Senois, peuple d'Italie.] A ceux-cy ne different pas beaucoup de complexion les Senois, qui est un peuple de l'Italie, lesquels par un commun & general edict sont de toutes les autres nations tenus & appelez fols publiques, comme ils meritent: mais encores beaucoup plus maintenant que jamais, ayans dechassé de leur ville aucunes familles & nobles citadins, qui avoyent en eux quelque peu de jugement de raison & prudence, & ont mis le gouvernement de leur Republique entre les mains de certains fols glorieux & effrenez, qui tous les jours font tant & de telles folies, que la Folie mesme ils en feroyent devenir folle. [En marge: Des Portugalois.] Avec eux contendent, il y a desja longtemps, les Portugalois, lesquels d'entre eux doit obtenir le pris de la Folie: & jusques icy n'y a esté donnee solution ne diffinition aucune. [En marge: Des Boulongnois.] Allez encores à la jadis saige Boulongne, qui usurpe le tiltre d'enseigner autruy, & vous verrez qu'ils tiennent tous les saiges enfermez & enchesnez és librairies, & laissent aller les fols par la ville, suyvis d'un chascun: à quoy ils prennent plaisir, & en donnent aux autres. [En marge: Des Florentins, Mantouans & Venissiens.] [En marge: Des Espaignols.] Et qui est-ce aussi qui ignore comme sont grands les fols à Florence, & combien ils peuvent. Que dirons-nous de ces babillards de Mantoue, & de ces couyons Venitiens avec leurs manches à plein fons, & leurs gondolles. Semblablement de ces seigneurs Espaignols, lesquels avec tant de leurs Juradios, & tant de leurs seigneuries se reputent les saiges du monde: n'ont-ils pas edifié en leurs plus nobles villes de tresgrands Palais, & à iceux assigné gros revenu, seulement pour nourrir & entretenir leurs fols? [En marge: Des François.] Et les bons François veulent-ils nier leur folie (si tant est qu'ils le voulsissent, comme je croy que non) les villes qu'ils ont faictes en Italie depuis quelques ans en çà, les manifestent & font declarer tresfols. [En marge: Des Genevois.] Nous tairons-nous des Genevois, lesquels oultre ce qu'à leur retour de leurs longs voyages trouvent leur famille creue & augmentee, vont tousjours, & mesmement en esté avecques leurs guarnachiolles, que nous disons socquenys de toille blanche, pour couvrir leurs belles robbes de soye, de peur de les gaster: & semble qu'ils viennent de beluter la farine pour faire le tourteau. [En marge: Des Neapolitains.] Il seroit trop long si je voulois raconter toutes les villes, les peuples, les provinces, & les nations que la Folie ha en sa peculiere protection: comme la laborieuse cité de Naples, que j'avois oublié à nommer, là où les follies sont appelees gentillesses. Et combien que le nombre des fols (comme lon sçait assez) soit infiny, toutesfois on l'estime encores plus grand pour l'affluence des personnes qui les suyvent. Et par cela se doit juger la Folie estre plus delectable d'autant qu'elle est plus frequentee. Or laissons à parler d'elle entant que touche les hommes mondains, & considerons un peu quelle est son auctorité au Ciel, aupres des dieux, que les Poetes anciens ont faict immortels & eternels. [En marge: Janus avec ses deux visages.] [En marge: Bacchus tousjours jeune & beau.] Premierement il est à un chascun manifeste, qu'à la porte du Ciel est tousjours Janus avec ses deux visages, l'un de jeune enfant, & l'autre de insensé vieillard: lesquels deux aages, comme vous avez ouy dire cy dessus, sont gouvernez par la Folie. Et telle forme de double visage est de soy tant folle & ridicule que tous ceux qui la voyent, subitement sont meuz & incitez à rire. En apres vous sçavez qu'il n'y a point de plus beaux, de plus aggreables ne de plus joyeux de ces dieux là, que ceux qui sont amis & alliez de la Folie. Bacchus est tousjours jeune & beau, pource que ordinairement en la compagnie d'elle il vit en continuels banquets, en danses, en jeux & en festes. [En marge: Cupido tousjours petit enfant.] [En marge: La Deesse Venus.] [En marge: La deesse Flora.] [En marge: Pourquoy est dict à Rome Camp de Flor.] Semblablement le lascif Cupido, qui est le plus beau sur tous les autres dieux, est tousjours petit enfant pource qu'il est tousjours fol. La belle Venus, source de toute beauté, qui tousjours se soubsrit, n'est elle pas une heure avec Mars, & une autre heure avec Adonis, prenant plaisir en lasciveté, en amours brutalles & perpetuelles festes? Quelle deesse fut jamais plus aggreable, & donna plus de soulas & plaisir au peuple Romain, que la deesse Flora: en l'honneur & memoire de laquelle la plus notable & plus frequente place de Rome est encores aujourd'huy appelee de son nom, Camp de Flor: C'estoit pource que en ses sacrifices & festes solennelles non seulement abondoyent les fleurs, & autres delices: mais encores aux grans theatres les dames toutes nues en la presence du peuple les celebroyent, avecque danses, chansons & jeux follastres, risees & autres demonstrations de joye desordonnee. [En marge: Mercure.] [En marge: Sillenus.] [En marge: Les Satyres.] [En marge: Pan.] [En marge: Apollo.] Il ne fault ja racompter les finesses & tours de passe-passe dont Mercure se delecte tant: Ne autrement parler de Sillenus, qui tousjours se trouve avoir beu d'autant: ne semblablement des Satyres qui dansent continuellement: n'aussi de Pan, qui avec ses fleustes chante chansons pour rire: & à fin de donner plus de plaisir à ceux qui l'escoutent, se peint le visage de meures, & de grains d'yebles. Et le blond Apollo quand est-ce qu'il chante aussi plus doulcement, sinon lors qu'il raconte ses vaines amours de Daphne avec sa doulce harpe? [En marge: Jupiter.] [En marge: Momus jecté hors du Ciel, & pourquoy.] Et pour ne perdre temps à parler de tous, n'y voit lon pas l'Altitonant Jupiter tant terrible, qu'avec ses fouldres il espouvante les hommes & les dieux, quand il se transmue tantost en Cygne, tantost en Taureau, tantost en Aigle, puis en une sorte, puis en une autre, pour donner ordre à ses amours, & soy delecter singulierement de la Folie: comme les autres dieux, lesquels le grand Momus voulut une fois reprendre: mais du commun conseil de tous il fut jecté hors du ciel, & le feit on trebuscher icy bas, à fin que là hault il ne demourast plus aucun moleste ne fascheux repreneur, qui aucunement destourbast le singulier plaisir de leurs folies. Et estant ce pauvre Momus tombé en terre, il demoura grandement esmerveillé, voyant que la Folie, laquelle il avoit voulu blasmer là hault, gouverne icy bas encores toutes choses. * * * * * [En marge: Raison & Prudence confinees au derriere de la teste.] [En marge: Le gouvernement du cueur baillé à la colere.] Celuy qui vouldra mettre peine & diligence de considerer l'universelle complexion des corps humains, il trouvera que la Raison & la Prudence ont en iceux trespetite part: mais c'est par la grace de benigne Nature, qui du commencement voulant subvenir & pourveoir aux hommes, cognoissant de combien ces deux dames Raison & Prudence estoyent contraires & nuisibles à la longueur & au repos de nostre vie, les alla sagement confiner en l'extreme & derniere partie de la teste: Ordonnant à tous les autres esprits appetitifs & sensitifs du corps, de tousjours eux opposer & formaliser contre elles. Et en ceste partie là les tiennent continuellement assiegees, comme quasi en une estroicte roche. En apres elle donna le gouvernement du cueur, qui est l'origine & source de nostre vie, à l'ardente colere. Et quant au reste de ce corps, il fut quasi du tout mis en la disposition & puissance de l'irraisonnable concupiscence, pour estre entre les autres appetits deux trespuissans contraires, qui tousjours s'opposeroyent & viendroyent combatre à la Raison & à la Prudence, comme à leurs manifestes ennemis: à fin que nostre vie humaine fust regie & gouvernee de ses affections & appetits avec plaisir & douceur, & non de la Raison & Prudence avec severité & aigreur. [En marge: La femme baillee à l'homme pour compagnie.] [En marge: L'opinion de Platon touchant les femmes.] Parquoy la divine Providence voyant l'homme estre né pour commander, & dominer sur les autres animaux, regir & gouverner l'universel: se doutant que par une dure necessité ou travail d'aucuns fascheux negoces il ne fust souvent contrainct avoir recours & se joindre à la Prudence: Elle voulut bien encores luy pourveoir d'une eternelle & inseparable compagnie, & luy bailla la femme, qui tousjours le divertit des griefves sollicitudes, tribulations & fascheries qu'il ha, ou lieu desquelles elle luy donne plaisir: estant un animal si goffe, & en toutes choses si follastre, que le divin & saige Platon, ne sçait bonnement s'il le doit mettre au nombre des animaux raisonnables ou brutaux. [En marge: L'opinion des Turcs touchant les femmes.] A laquelle opinion se conforme toute la secte des Turcs, qui ne permet que lon adjouste aucune foy ne creance, soit en causes civiles ou criminelles aux dicts & depositions des femmes: encores que toutes les femmes du pays fussent ensemble. D'avantage par les loix & constitutions Turquesques est defendu de croire que les ames des femmes soyent immortelles, ne qu'apres la mort ils aillent en Paradis, ainsi que font celles des hommes: mais qu'elles demeurent en ce monde pour estre, comme elles sont proprement, semblables à bestes sauvages: dont la divine & singuliere folie de ce sexe insensé est seule occasion. [En marge: Des femmes qui presument de devenir saiges, sçavantes & subtilles.] [En marge: Bocace.] [En marge: Dante.] [En marge: Petrarque.] [En marge: L'Asollan.] [En marge: L'Arcadie.] [En marge: Le Morgant.] [En marge: Orland furieux.] [En marge: Le Courtisan.] [En marge: Seraphin.] [En marge: Aretin.] Toutesfois entre elles il y en peult avoir quelques unes (si Dieu veult) qui contre leur naturel presument, en renonceant du tout à la Folie, de devenir saiges, sçavantes & subtilles: chose que la Folie en aucune maniere ne peult souffrir ne permettre: Et lors qu'ils debvroyent couldre, filer, & vacquer aux affaires & negoces domestiques, à quoy elles sont dediees, l'une fait profession de choses grandes, l'autre se veult du tout addonner à la Philosophie, & ordonne, parle & dispute du Monde, du Ciel, des Idees, de l'immortalité, & de la divine essence, comme si c'estoit un nouveau Aristote: & veult arguer aux excellens Philosophes, & aux plus grans Theologiens: Et souventesfois, quelque ignorante qu'elle soit, sera si hardie que de les reprendre. L'autre vouldra faire profession de la Poesie, se mordera la levre, & fait le bouquin, hume le vent & avalle sa salive, se persuadant que l'esprit du divin Homere, ou l'ame de la sage Sappho luy est entree au corps: Elle composera des vers, des petites lettres & chansonnettes d'amour, & disputera des Poetes Grecs, Latins & Tuscans, qui ont mieux & plus doulcement exprimé les affections & passions d'amour: mettra en avant un subtil argument sur le quatrieme des Eneides de Virgile, dira Épigrammes, chappitres, chansons, sonets & madrigales, faisant une anatomie de la langue Tuscane, pour la rechercher & retourner parolle par parolle. La façon de parler de Bocace ne la satisfera pas, par ce que en d'aucuns lieux il ha beaucoup de rude & du vieil. Elle dira que Dante fut beaucoup plus sçavant que bien orné en son langage: Aussi que ce n'est pas grand'chose que des Triomphes de Petrarque: Que la nouvelle Grammaire avec l'Asollan sont trop affectez: Que l'Arcadie est une traduction sans invention, & n'est pas Tuscane: Le Morgant est mal limé: Orland furieux delecte le commun peuple, mais en plusieurs lieux se treuve qu'il default de jugement, & se perd & abysme aux adulations: Le Courtisan est Lombard, & a prins l'invention d'autruy. Quant au Seraphin, & quelques autres qui ont par cy devant eu cours, & ont esté fort estimez, n'est pas grand cas, & à peine meritent ils d'estre leuz. Elles se mocquent de Aretin, disans qu'il n'est point argut, sinon à dire mal d'autruy, quand la bouche ne luy est close avec quelque present. Conclusion, tout ce qui a esté dict par quelques fameux & singuliers Autheurs que ce soyent, ne les peult aucunement satisfaire ne contenter, tant elles pensent avoir grand' engin, dy-je bon entendement. [En marge: Des femmes qui s'addonnent à la Musique.] [En marge: De celles qui s'addonnent aux bals & danses.] [En marge: De celles qui se delectent à se faire trouver belles.] Il y en a quelques autres qui s'addonnent à la Musique, & à sonner des instrumens, qui ne peuvent accorder: Et pour entretenir des maistres à leur monstrer, despendent & consument follement tout ce qu'elles ont: ayants plus de soing & curiosité de faire leurs voix plus doulces & gracieuses, que leur propre vie. Que dirons-nous maintenant de celles ausquelles le baller & le danser plaist tant, que jamais elles ne parlent d'autre chose: s'exercitans & glorifians és gaillards & aggreables mouvemens & fredons du corps: en mesurant leurs pas par simples, doubles & reprinses, avec reverences & contenances: en quoy s'en va & consume la plus grande partie du temps & de leur substance. Mais toutes generalement se delectent & mettent peine entre autres choses de se faire trouver belles & plaire à autruy, & non sans bonne & juste occasion: car la beauté seule est ce qui les fait aimer, reverer & desirer: Et de ceste singuliere faveur elles ont obligation principalement à la Folie, qui ne laisse jamais la Prudence avoir en eux aucune part, & quasi tousjours les maintient en florissant aage & perpetuelle beauté. [En marge: Des jouvenceaux entrans en aage viril.] Et si ce n'estoit elle, il leur adviendroit comme aux jouvenceaux, lesquels incontinent qu'ils sont entrez en aage viril, & és ans de la discretion & prudence, se transforment & desguisent du tout: la barbe leur croist & devient longue: leur voix s'engrossit & fait rude: & leur jadis beau visage s'emplit de riddes, & leur corps se couvre de poil & devient brutal. Voyez là les beaux dons & fruicts qu'ils reçoivent de la Prudence, lesquels vrayement sont dignes d'elle. [En marge: Des moyens qu'usent les femmes pour se faire tousjours sembler jeunes & belles.] [En marge: Inconveniens advenus à Luculle & Lucretius par les femmes.] Mais la benigne Folie, ayant memoire qu'elle mesmes est femme, comme à ses trescheres & tresamees ministres, ne laisse ainsi venir aux femmes le poil, ne muer la voix, qui leur demeure puerile, & tousjours leur conserve le visage avec le reste du corps lisse, tendre & delicat: leur monstrant & enseignant mille arts, mille secrets, mille remedes pour les faire tousjours sembler jeunes, belles & mignottes. Et d'autre costé elle leur laisse par honnesteté l'art magicque, les enchantemens, les sorceries, les devinations, & autres arts damnez & reprouvez, dont elles ont accoustumé d'user pour se faire caresser & adorer: tenants ordinairement leurs quaissettes & petits coffres, leurs licts, leurs vestemens & leurs bourses pleines de figures & images conjurees de neuds de cheveux, de parchemin avorton, avec les caracteres & noms des infernaulx esprits: avec lesquels elles font sortir les hommes hors de leur sens: & aucunesfois leur font perdre le sentement avec la vie ensemble: Ainsi que autresfois (pour ne parler des vivans) il s'est veu du tresvertueux & magnifique Luculle, & du sçavant Lucretius, lesquels en rendront pour jamais un eternel tesmoignage. Et encore que telles diaboliques inventions desplaisent grandement à la Folie: toutesfois les cognoissant estre femmes, c'est à sçavoir folles, effrenees, sans mode & sans mesure, les comporte le mieux qu'elle peult. [En marge: Des habits des Italiennes & Espagnoles.] [En marge: De la chaussure.] [En marge: Des coiffures.] Or maintenant puis qu'il vient à propos de parler de leurs habits, de leurs gorgiasetez, ornemens, pompes & mignotises, mesmement de celles de nostre Italie & des Espaignes, Il est necessaire de imiter les Poetes, lesquels non seulement au commencement de leurs oeuvres, mais encores au milieu de celles où ils traictent choses ardues & difficiles, ont accoustumé d'invoquer à leurs secours les sacrees Muses: car je ne sçay où je doy commencer. Si je leur regarde aux pieds, je leur voy certaines pantoufles ou patins si haults & si hors de mesure, qu'ils ressemblent plus à eschasses, qu'à autre chose: Et si elles n'ont quelqu'un qui les soustienne & conduise par la main de pas en pas, elles sont tousjours prestes à tomber. Si je les regarde à la teste, je les treuve tant desguisees avec plumes & pannaches, bonnets & coiffes garnis de fers & boutons d'or, de medalles, enseignes & devises nouvelles, que à grand' peine les peult on cognoistre. Aucunes penseront estre plus aggreables, & avoir meilleure grace avec bourrelets soubs leurs coeffes, lesquels elles portent plus haults que les cornes de leurs maris. L'autre se pensera plus gorgiase d'estre coeffee à la Moresque, ou d'une autre nouvelle façon: applicquant à ses oreilles persees, les grosses perles, & autres joyaux. L'une noue ses cheveux, l'autre les mipartit & fait la greve entre deux. L'une les veult avoir blonds: l'autre les desire avoir noirs, & avec le fer faict à propos, ou avec le feu, les fait crespeler: Et pour les rendre plus reluisans y applicque du souffre vif, & les decore un jour d'un chappelet d'or singulierement elabouré, & un autre jour avec bagues precieuses. [En marge: Des fards & peintures des femmes.] Quant à se peindre & peler les sourcils, c'est chose ordinaire. Semblablement de faire la peau blanche, les joues & les levres colorees. Et ne fut, ne ny aura jamais peintre qui peust adjouster en cest endroict à leur artifice. Au regard de distiller eaues, gomme dragant, allun de roche, argent sollymé, & autres semblables mixtures & compositions, pour faire la face claire & reluisante, unir & lisser la peau: de sorte que en leur visaige lon se peult facilement mirer: certainement elles en sçavent ce qui en est, & en ont l'art tout entier. Le petit drappelet teinct, les savons, les pommades, & les pouldres pour les dents & pour l'haleine, les muscadins composez de succre & de muscq, & autres especes de dragees, huilles, eaues & senteurs de mille sortes, ne sont plus gueres d'elles prisees ne estimees, pource que les Perfumeurs les ont trop dilvuguees: mais maintenant elles vont tant chargees de pouldre de chippre, d'aloes, de benjoyn, de muscq, de civette, d'ambre, & autres infinies odeurs, qu'il n'est pas croyable. [En marge: Response d'un grand Prince touchant les perfums des femmes.] Et n'y a pas long temps qu'il fut demandé à un grand Prince, comme il avoit esté satisfaict d'une dame, avec laquelle il avoit prins soulas & plaisir: il jura qu'estant avec elle, il luy sembloit proprement estre à vespres, où, comme vous sçavez, lon a accoustumé de remplir l'Eglise d'odeur d'encens. Et ainsi respondit ce gracieux Prince, ne sachant mieux exprimer de combien sans propos la dame s'estoit perfumee. Et encores que semblables senteurs se vendent au poix de l'or, toutesfois elles n'en font cas, & les reputent pour petites choses, au pris de leurs grands secrets qu'elles sçavent, & que tant elles estiment: comme de faire, que le poil osté & arraché ne revienne plus, que le sein avallé se releve, & que les choses trop larges se restresissent. [En marge: Des joyaux & affiquets.] Conclusion, ce seroit chose aussi par trop longue & ennuyeuse à reciter des joyaux, chaisnes, brasselets, & divers habillemens de nouvelles façons, que quasi tous les jours elles changent: Esquelles varietez, diversitez & excessives despenses, se monstre manifestement & apertement quelle est l'abondance de leur folie, & le peu de leur cerveau. Et qui est celuy qui pourroit suffisamment parler de leurs riches chemises, de leurs calceons brodez & pourfilez, de leurs gands tressez & perfumez, de leurs esventails, de leurs martres sublimes pendantes, & de leurs patenostres de senteurs, qu'elles tiennent tousjours és mains, non par devotion, mais par lasciveté & folie. [En marge: Des femmes desguisees, & faisans actes virils.] [En marge: Folie se trouve és festes & banquets.] [En marge: Platon en son banquet.] Ne s'en est-il pas veu quelques unes habillees en paiges, courir les chevaux Turcqs & rudes en bouche, & manier les aspres coursiers: s'efforceans de faire tous actes virils? Et je vous demande comme cela se pourroit comporter, si la doulce Folie en cest endroit ne les accompaignoit. Il fault aussi entendre que ce qui leur fait avoir tant de faveur & de grace en leurs oeillades, en leur rire sans propos, & à faire des tours plus qu'un singe, n'est autre chose, que d'autant plus qu'elles sont folles, plus elles sont plaisantes, aggreables & delectables. Par cela doncques je conclud, que manifestement se peult cognoistre que de tous les plaisirs qui se reçoivent des femmes, nous en sommes tenus & obligez à la Folie. Laquelle encores si elle ne se trouvoit és festes & banquets, certainement lon ne s'y resjouyroit point, comme lon fait: pource que la silence y seroit gardee, & par consequent la gravité & la melancolie: & ressembleroyent tels banquets aux repas que font les bonnes gens de village pour l'honneur des obseques & mortuailles de leurs amis trespassez. Vous entendez bien qu'és grands & magnifiques banquets lon invite des dames principalement, pour avec leur presence & folies telles que dessus, donner plaisir aux hommes assistans. Aussi Platon en son banquet vouloit tousjours avoir devant luy Alcibiades, pour luy donner allegresse & plaisir, avec sa singuliere beauté. En ces festins & banquets lon a accoustumé de faire venir les plaisans, les bouffons & farseurs, pour reciter comedies, danser morisques, jouer farces, faire musique, & mille autres choses plaisantes, pour tenir les invitez & conviez en feste & en joye. Et cela delecte plus beaucoup que les viandes delicates & bien preparees, lesquelles nourrissent seulement le corps, & incontinent le font saoul: mais les joyes & plaisirs nourrissent & delectent l'esprit, les yeux, les oreilles, & tous autres sentimens spirituels: & tant plus ils les goustent, tant moins en sont-ils rassasiez. De là vient, que lon s'invite l'un l'autre à boire: & apres bon vin, bon cheval, fault faire le Roy, le Seigneur, qui ne commande autre chose que folies. Puis fault mettre des chappeaux au lieu de couronnes, burler, gaudir & chanter, & faire autres infinis jeux, & choses pour rire, qui se font ordinairement en tels banquets: lesquels tant plus sont pleins de folie, tant plus sont plaisans, aggreables & delectables. [En marge: De ceux qui ne s'aiment és grands bancquets.] Toutesfois il s'en trouve d'aucuns qui ne se soucient pas fort de semblables plaisirs: & sont beaucoup plus aises de communiquer & eux resjouir avec leurs amis en charité & benevolence. Et vrayement je confesse qu'il n'y a chose en la vie humaine qui soit plus necessaire, ne de plus grande consolation aux hommes, que d'avoir amis que singulierement tu aimes, & dont tu sois singulierement aimé: avec lesquels selon les occurrences & necessitez tu te peulx douloir & consoler, comme avec toy-mesmes: & lesquels aussi prennent non moindre cure & solicitude de tes affaires & negoces, que de leurs propres. Mais en vous prouvant manifestement que ce tant grand benefice procede mesmes de la Folie, ne jugerez-vous pas de tant plus estre à elle tenus? [En marge: La varieté & difference des hommes en toutes choses.] [En marge: La Folie trompe nos jugemens en ce que nous aimons.] [En marge: Pourquoy Cupido est peinct aveugle.] Regardez doncques quelle est la varieté & difference des hommes, non seulement en leurs visages & complexions, mais encores és langues, és estudes, és coustumes & és façons de faire, és arts, exercices, gousts, appetits & volontez, affections & operations: où ne se pourroit trouver aucun qui du tout fust à l'autre semblable. Et vous jugerez si en telle diversité (dont plus grande ne se pourroit imaginer ne penser) lon sçauroit trouver ne amour ne benevolence qui fust ferme & stable: si la Folie qui trompe nos jugemens, & deçoit nos yeux, ne cachoit & couvroit les fautes & imperfections l'un de l'autre. Et à ceste occasion les peres trouvent beaux leurs enfans difformes & contrefaicts: les amis avaricieux, nous les appelons chiches & diligens: & les prodigues, qui sans riens retenir abandonnent & jettent le leur sans discretion, nous les tenons pour benins & liberaux: aucuns taquins, qui tousjours sont estudians sur la tromperie & pour decevoir leur compaignon, nous les disons caults & prudens: certains insensez & lourdaults, qui ne sçavent à grand' peine s'ils sont nez, nous les reputons pour simples & bonnes personnes: les melancoliques, pour ingenieux & industrieux: les furieux & temeraires, pour vaillans & hardis: les timides, pour discrets & bien advisez. En somme, par la benignité & douceur de la Folie, nous aimons leurs defaults & imperfections, & louons de gayeté de cueur les extremes vices, comme la singuliere vertu. Aussi vous voyez que le dieu Cupido, qui est la principale occasion, & l'auteur de toutes amitiez & gratieusetez, se peint aveugle: d'autant que les choses tresbelles il fait sembler laides & difformes: & celles qui de soy sont laides & difformes, il les fait trouver belles & aggreables, selon & ainsi que nos sens & jugemens sont guidez & conduicts de la Folie. [En marge: Du mariage, & comme il est entretenu par la Folie.] Le Mariage, qui n'est autre chose que une perpetuelle & inseparable compagnie entre le mary & la femme, ha grande voisinance & conformité avec l'amitié: Et si les maris avant que d'eux marier vouloyent, comme prudens, eux informer & enquerir de la vie, des complexions, & de toutes les façons de faire de leurs femmes: sans aucune doubte ils trouveroyent tant de belles choses, & si diverses, que nul, ou bien peu se marieroyent. Et si depuis qu'ils sont mariez, ils s'estudioyent aussi à diligemment observer, & subtilement veoir & prendre garde à toutes les faultes & erreurs d'elles, ô Dieu! en combien de travaux, en quelles contentions & en quels tourmens vivroyent-ils? Certes il ne seroit pas possible qu'ils peussent ensemble durer, ne jamais n'auroyent une seule heure de repos: mais se verroyent tous les jours infinis divorces, & choses beaucoup plus mauvaises que cela, sans les separations des licts, qui se font aujourd'huy, lesquels se feroyent encores plus souvent, voire à toutes heures, si la Folie à cela ne pourveoit & donnoit ordre: Car incontinent que l'homme & la femme sont couchez & joincts ensemble, elle se met entre eux deux, & fait que non croyant, supportant & dissimulant les deffaults l'un de l'autre respectivement, vivent en si grande amour, en si parfaicte charité, & en telle mutuelle affection, que en deux corps il semble n'estre qu'une seule ame: & ne sentent point lors les cruelles passions & griefves angoisses dont ordinairement sont tormentez & dessirez les esprits des pauvres malheureux jaloux, les induisant aucunesfois à faire horribles tragedies. [En marge: Aucune conjonction ne obeissance ne seroyent fermes sans la Folie.] Et certainement les peuples ne pourroyent souffrir ne tolerer les Princes, ne les Princes les aimer, ne les serviteurs les seigneurs, ne les fils les peres, ne les disciples leur maistre d'eschole, ne semblablement aucune compagnie ne conjonction ne pourroit demourer ferme ne durable, si la Folie avec sa douceur & benignité ne les venoit à domestiquer, apprivoiser & addoulcir: de sorte qu'aimant la moleste & dure severité, avec le trop sçavoir, l'un benignement comporte l'autre: Ainsi par le benefice de la Folie tout le monde vit en charité & union, & se conserve en amitié. Je pense bien qu'il vous semblera quasi incroyable que la Folie puisse faire les grandes choses que je vous ay racontees: mais donnez moy benigne audience, & vous orrez & entendrez qu'elle en fait beaucoup de plus grandes. * * * * * [En marge: De la Nature.] [En marge: Les hommes ne sont jamais contents de leurs conditions.] [En marge: La Folie nous persuade que nous passons les autres.] La Nature, laquelle en beaucoup de choses a esté plustost trescruelle marastre que benigne mere, a engendré en nos esprits desirs & affections insatiables, avec infinies passions, dont quasi tous les jours ils sont tourmentez. Entre autres lon voit que les discrets & les prudens jamais quasi ne se contentent d'eux-mesmes, ne des choses qui leur touchent & appartiennent, estimans singulierement celles d'autruy. Et si la Folie ne se trompoit & abusoit en nos mesmes defaults, comme en ceux de nos amis: qui seroit celuy lequel ne se contentant de soy mesmes, vouldroit presumer de pouvoir satisfaire à autruy: ou bien penser faire aucune chose avec grace, luy semblant de soy estre desaggreable? De là proviendroit que desesperans de nos propres jugemens & entendemens, nous ne nous adventurerions, ne mettrions jamais peine d'acquerir nom ne louange aucune, & tousjours vivrions sans gloire & reputation. Mais la Folie voulant s'esvertuer aux faicts magnanimes, se fait amouracher de nousmesmes, nous persuadant qu'en nos exercices & operations, nous avons beaucoup l'advantage, & passons tous les autres. Et qui est celuy qui pourroit nier qu'aimer soymesmes, & avoir en admiration ses propres choses, ce ne soit la plus grande folie du monde: toutesfois cela pourtant contente les hommes, & quasi les rend heureux. [En marge: L'autheur discourt touchant son livre.] Quant à moy escrivant ceste mienne folie, j'esprouve assez de combien est grand ce plaisir, me semblant quelquefois avoir trouvé invention aucunement subtile, ingenieuse & belle, & ne l'avoir encores trop lourdement escripte; mais si aucuns viennent par cy apres à veoir & lire telles lourderies, ils pourront facilement juger & cognoistre comme en cest endroict je suis excessivement trompé & abusé: estans choses indoctes, impertinentes, mal limees, & sans aucun goust ne saveur. Or elles seront telles que lon voudra, si est-ce toutesfois que pour l'amour & grace de la Folie, je ne me suis peu delecté à les escrire: & ay esperance que paradventure elles ne desplairont point à quelque autre bon & honneste compaignon, qui ne sera du tout ennemi de la Folie. Conclusion, il se peult clairement cognoistre que tous les grands & glorieux faicts procedent de l'instance de la Folie, & la plus grande part se font avec son aide & faveur. * * * * * [En marge: Des guerres & faicts-d'armes, & quelle grande folie c'est.] [En marge: A quelles gens appartient la vacation de la guerre.] [En marge: Quel conseil y est requis.] [En marge: Demosthene.] [En marge: M. T. Ciceron.] [En marge: Sosyne.] [En marge: Xenocrates.] Qui est celuy qui ignore que les guerres & les faicts d'armes ne soyent les plus grandes & haultes choses qui se puissent faire & exercer entre les hommes, puis que de là sourdent & procedent les grans Empires, & la supresme autorité des trespuissans Rois, qui font trembler tout le monde, avec leurs exercites & armees. Et qu'est-ce qu'une bataille, sinon la plus grande folie que lon sçauroit imaginer, quand lon y perd quasi tousjours beaucoup plus que lon n'y gaigne? Là on est à l'effroy des sons de tabourins & de trompettes entre les terribles & espouantables bruits & coups d'artillerie, ausquels n'y a nul rampart. Et puis en la meslee des coups de main où se respand le sang de tous costez, à la discretion de la Fortune & de la Folie, qui gouverne tout cela. Et desirerois bien sçavoir quel lieu pourroyent tenir là les saiges avec leur prudence, leurs ombres & continuelles estudes. Certes ce n'est pas ce qu'il leur fault, & ne leur est la guerre convenable, car ils n'ont ne force ne vigueur: mais ce mestier & telle vacation appartient à fols, desbridez, larrons, volleurs, braves, ruffians, pauvres, malheureux, audacieux, deseperez & furieux: lesquels n'ayants ne bien ne cervelle, n'estiment leur propre vie, & moins encores se soucient des manifestes & evidens perils. Toutesfois lon dit communément que le conseil vault beaucoup au faict de la guerre: ce qui ne se peult nier: Mais il s'entend aussi le conseil des Capitaines, & hommes experimentez à la guerre, & non des personnages doctes & sçavans, ne des Philosophes, qui naturellement ont peu de cueur, & sont pusillanimes. S'en est-il trouvé de plus sçavants ne plus eloquents que Demosthene & Marc Tulle Ciceron, qui ont esté & demeureront perpetuellement fontaines de l'eloquence Grecque & Latine: Et toutesfois lon voit par escript que tous deux furent merveilleusement timides: de sorte que Demosthene en un faict d'armes, que luy-mesmes avoit persuadé & dressé, subitement qu'il vit devant luy ses ennemis, leur tourna le dos, & jettant sa targe sur l'espaule en fuyant alla dire, Celuy qui fuit, une autre fois peult combattre: voulant faire croire par cela, que meilleur estoit de perdre l'honneur que la vie. Quant à Marc Tulle, il trembloit tousjours au commencement de ses oraisons. Et de nostre temps un nommé Sosyne estant si excellent docteur, que durant son vivant n'a esté son pareil: Luy venu en public consistoire de la part de sa Republique rendre obeissance au Pape Alexandre, demoura, comme feit Xenocrates tout court, sans sçavoir ce qu'il devoit dire. Et plusieurs autres hommes tressçavans ne sont-ils pas semblablement en leurs oraisons & concions souvent demourez comme muets, sans pouvoir dire une parolle? Voyez doncques ce que eussent peu faire tels personnages s'ils eussent eu à combattre avec les harquebouzes, que seulement avec la parolle, ils se sont trouvez espouvantez & esperdus. [En marge: Les sages ont esté le plus souvent ruine de leurs Republiques.] [En marge: Tiberius & Caius freres.] [En marge: Les deux Catons.] D'avantage lisez les histoires, & vous trouverez que les saiges ont esté quasi tousjours la ruine de leurs Republiques. Et pour revenir aux deux personnages que j'ay cy dessus alleguez, c'est assçavoir Tulle & Demosthene, n'ont-ils pas hazardé & puis ruiné, l'un la Republique des Atheniens, & l'autre celle des Romains, avec leur grand babil? Et les deux freres, qui furent dicts Gracchi, Tiberius & Caius, treseloquens entre les autres de leur temps, ne tournerent-ils pas avec leurs loix plusieurs fois dessus dessoubs la cité de Rome, jusques à tant que en leurs seditions & contentions ils perdirent la vie? Et les deux Catons, qui entre les Romains furent tenus tressages, le plus grand desquels reprenoit & accusoit ordinairement quelque citadin: ne troubla-il pas la Republique? Et le mineur, voulant avec trop grande severité defendre la liberté du peuple Romain, ne fut-il pas cause & occasion de la faire perdre? L'on peult facilement & aiseement juger par cela de combien sont les peuples heureux n'ayans point ces sages avec eux. [En marge: Du peuple de l'Indie Occidentale.] [En marge: Les Espaignols ont interrompu la façon de vivre du peuple susdict.] Et en font d'avantage preuve suffisante & manifeste, la vie, les coustumes & les façons de faire du peuple nouvellement descouvert en l'Indie Occidentale, lesquels bienheureux sans loix, sans lettres, & sans aucuns saiges, ne prisoyent rien l'or, ne les joyaux precieux: & ne cognoissoyent ne l'avarice, ne l'ambition, ne quelque autre art que ce fust: prenoyent leur nourriture des fruicts que la terre sans artifice produisoit: & avoyent comme en la Republique de Platon, toutes choses communes, jusques aux femmes & petits enfans: lesquels dés leur naissance ils nourrissoyent & eslevoyent en communité comme propres. Au moyen dequoy tels petits enfans (recognoissans sans aucune difference tous les hommes pour leurs peres) sans haine ne passion aucune vivoyent en perpetuelle amour & charité: tout ainsi qu'au siecle heureux qui fut dict doré du vieil Saturne. Laquelle joyeuse, gracieuse & pacifique façon de vivre, les ambitieux & avaritieux Espaignols leur ont troublee & interrompue, en communiquant & frequentant en ceste Region: Car avec leur trop de sçavoir, leurs grandes finesses, leurs tresdures & insupportables loix & edicts l'ont remplie de cent mille maux, fascheries & travaux: tout ainsi que s'ils avoyent porté pardelà le vaisseau de Pandora. [En marge: Sentence de Platon non approuvee.] Pour ces causes je voudrois bien demander si lon doit louer & approuver la sentence de Platon, qui dit que les Republiques seroyent heureuses estans gouvernees de Philosophes. Là dessus je respondray que non: mais que les peuples ne sçauroyent estre plus malheureux, n'en plus grande calamité, que d'eux veoir tomber és mains de tels philosophastres & trop saiges hommes. [En marge: Anthonin Empereur Romain.] [En marge: Commode dict Incommode.] [En marge: Les sages ont souvent des fils fols, & pour raison.] Et encores qu'il se die qu'Anthonin Empereur Romain, qui par sa doctrine & louable façon de faire estant surnommé philosophe, fust un tresbon Prince: toutesfois apres sa mort il a esté estimé & reputé trespernicieux à la République, ayant laissé pour successeur son fils nommé Commode, tant vicieux, que ce nom Commode luy fut renversé, estant appelé Incommode & ruine de son siecle. Cela advient quasi tousjours à ces trop saiges personnages, qu'ils laissent des fils fols & insensez, lesquels ne leur ressemblent de riens. Et la raison est, que nature ne veult que la mauvaise semence de ces trop saiges hommes pullulle & multiplie: Car oultre ce qu'ils sont (comme nous avons ja dict) la ruine & la peste du peuple, ils se trouvent encores en leur conversation & frequentation avecque les autres hommes, fort molestes, fascheux, odieux & intolerables en toutes les actions humaines. [En marge: Un peuple en Norvvegue chasse de son conseil tous les sçavans.] Et à ce propos il y a un peuple en Norvvegue, lesquels considerans combien sont pernicieux les sçavans & lettrez au gouvernement de leur Cité & Republique, font crier à haulte voix par leur huissier ou herault, quand ils veulent entrer en leur conseil publique, Dehors dehors tous lettrez. Ne voulans souffrir qu'aucun entendant les lettres demeure ne comparoisse là en ceste compaignie: à fin qu'avec les sophistiqueries des lettres leur jugement naturel & sincere (qui n'ha besoin d'interpretation) ne soit aucunement interrompu. [En marge: Combien les sages sont fascheux en toutes les actions humaines.] Si de malheur aucuns de ces sages entrent en un banquet, soudainement avec leur trop de gravité, leur pondereux propos & fascheux discours, ils le remplissent tout de tristesse, melancholie & silence. S'ils sont appelez aux festes, aux danses, aux jeux, à ouir chanter & sonner d'instrumens de Musique, ils veulent que lon pense que tout procede & est faict pour l'amour d'eux. Et toutesfois ils sont comme l'asne au son de la lyre: car ils ne sçavent que c'est que de se resjouir, de baller ne de danser. Si d'adventure ils interviennent en quelques bons, gracieux & honnestes propos d'hommes joyeux, facetieux & aggreables, leur presence les fait incontinent taire, & leur faillir la parolle, comme s'ils estoyent veuz du loup. Aussi en entrant aux theatres & publiques spectacles lon les reçoit pour fascheux & molestes: de sorte que souvent ils sont contraincts d'eux en aller & vuider la place, comme quelques fois est advenu au saige Caton: à fin qu'estans là ils n'empeschent les plaisirs, risees, demonstrations de joye & follastries du peuple. Et consequemment s'ils ont à achepter ou à vendre, contracter, negocier, ou faire les autres choses qui appartiennent à l'exercice & office de nostre vie: jamais ne se pourront bien accorder avec les autres hommes, lesquels en bon langaige sont quasi tous fols, & ne traictent que folies en la plus grande part de leurs actions: & si ont continuellement à besongner avec des fols. Par ainsi la concorde & convenance ne pouvans avoir lieu en ceste tant grande curiosité de vie, de coustumes & d'opinions, fault confesser que ces sages sont par la leur trop grande curiosité & sagesse, extremement hays de tous. [En marge: Aristides surnommé le juste.] [En marge: Socrates.] [En marge: Messire Cecho & Copula, finent leurs jours par les bourreaux.] [En marge: Messire Falcone meurt de fascherie.] Aristides surnommé le juste, fut-il pas pour sa trop grande justice & sagesse chassé d'Athenes, & envoyé en exil? Et Socrates, qui par l'oracle d'Apollo fut jugé le plus sage de son siecle, ne fut-il pas aussi (seulement pour son trop grand sçavoir) condamné à mort: lequel estant en prison, beut du jus de la Cicue pour exterminer ses jours. D'avantage du temps de nos derniers peres, Messire Cecho, Secretaire du seigneur Jean Galeace Duc de Millan: & un autre nommé Copula, du Roy Alphonce de Naples: Et Messire Falcone, qui estoit au Pape Innocent huictieme, n'estoyent-ils pas reputez les plus sages, & plus prudens hommes de toute l'Italie? Les deux avec leur prudence finirent leur miserable vie par la main des bourreaux: & le tiers voyant le Pape son maistre mort, qui avoit si grande creance en luy, & duquel il estoit tant estimé, & qu'en son lieu estoit creé au papat Alexandre VI. son plus grand ennemi, mourut soudainement d'ennuy & fascherie. [En marge: Jean Jacques de Trevolse.] Encores ne s'est-il point veu de ce temps de plus prudent ne vertueux Chevalier, que le seigneur Jean Jacques de Trevolse; si est-ce que luy se trouvant relegué en France, est mort avec peu de contentement. [En marge: Archisages retournez au college de Folie.] Je parlerois aussi volontiers d'aucuns autres Archisages, que nous avons veus avec leur prudence presumer de gouverner & reformer le monde: si n'estoit que depuis avoir esté par eux eschappez des mains de la Prudence, ils sont avec si grande ardeur venus à trois pas & un sault, eux jetter en nostre college de Folie, que certainement j'espere encores un jour (si les tresveritables signes qui apparoissent en eux ne me trompent) de les veoir en nostre profession faire miracles. Or estant doncques ces saiges inutiles à eux-mesmes, & à leur patrie, & hays quasi de tout le monde, laissons les avec leur prudence & sagesse malheureux & infortunez: & d'autre costé considerons de combien tousjours a esté la Folie utile aux choses publicques & privees. * * * * * [En marge: L'excellence de la liberté.] [En marge: Junius Brutus.] [En marge: Tarquin Roy superbe.] [En marge: Menenius Agrippa.] [En marge: Themistocle.] [En marge: D'un Sicilien.] [En marge: Galuaguo Visconte.] [En marge: Sertorio.] [En marge: Numa Pompilius.] [En marge: Machomet.] Est-il en ce monde rien plus cher aux hommes nobles & de bon cueur que la liberté: pour laquelle lon doit mille fois, s'il en est besoin, mettre sa propre vie en peril & danger? Les Romains ne l'acquirent-ils pas du commencement par les oeuvres de Junius Brutus, lequel feignant estre aliené de son sens, avec l'aide de la Folie, les delivra de la servitude & tyrannie du Roy Tarquin tant superbe, pour les faire joyr de ceste liberté. Et quand aussi ce peuple pour les extorsions & mauvais portemens des Patrices se mutina, & desespera, de sorte que ayant ja occupé le sacré mont Avantin, il s'estoit deliberé & resolu de abandonner la patrie, sans jamais plus retourner soubs l'intolerable gouvernement de l'orgueilleux Senat, dont se fust ensuyvi, s'ainsi eust esté, la totale ruine & desolation de Rome: Ne fut-il pas incontinent appaisé & reduict à union & concorde par Menenius Agripa, en leur recitant la ridicule & puerile fable du ventre & des membres, qui une fois parloyent? A quoy auparavant n'avoyent servy ny les raisons, persuasions & requestes de beaucoup de saiges, ne la prudence de tout le Senat ensemble. Themistocle pareillement avec une autre fable du herisson & du regnard, aida & proufita grandement à ses concitoyens. Aussi le Sicilien se feignant fol avec sa canne persee induisit & persuada les autres Siciliens à eux delivrer de la subjection des François, en ce glorieux vespre, duquel reste encores tant de memoire. Et Galuaguo Visconte, qui apres la ruine de Millan alloit en plusieurs lieux de l'Italie raconter la vie & les faicts du cruel Empereur Barberousse, contrefaisant le fol avec sa sarbataine, assembla-il pas en un mesme lieu & temps tous les forussis Millanois, lesquels joincts & unis ensemble, delivrerent le pays de la cruelle & barbare servitude des Tudesques? Et Sertorio, par l'exemple qu'il bailla des queues de cheval & l'aide de sa biche blanche, fortifia & augmenta plusieurs fois le courage de ses soldats. Numa Pompilius avec sa feincte & simulee deesse Egeria, ne feit-il pas aussi de belles choses? Et Machomet avec les incroyables folies de son Alcoran, n'a-il pas gouverné paisiblement les peuples furieux & insensez, lesquels aiment tant la folie, qu'ils se laissent manier & conduire avecques fables & mensonges, beaucoup plus facilement que par les saiges enseignemens, loix & constitutions des prudens Philosophes, dont ils ne font cas ny estime, & ne les veulent oyr ne cognoistre. Telle chose se voit encores manifestement en nos beaux-peres prescheurs, lesquels pendant qu'ils exposent & declarent les grands mysteres de la sacree Theologie, & les doctrines, meditations & contemplations de leurs illuminez Docteurs, ont bien peu d'auditeurs qui leur prestent l'oreille, la pluspart de l'assistance cause & babille, & les autres dorment: Mais soubdain que le predicateur vient (comme ils ont de bonne coustume) à reciter quelque fable, ou bien qu'il luy eschappe de la bouche aucune sornette, tous se resveillent, se rendent ententifs, & puis au bout du jeu se mettent à rire à gorge desployee. Et telle impudence provient seulement de ce que les entendemens des hommes sont naturellement plus enclins à eux delecter de la folie que d'autre chose. [En marge: Curtius le Romain.] [En marge: Codrus Roy d'Athenes.] [En marge: Les deux Romains appelez Decii.] Or ça, quelle occasion pensez-vous qui deust avoir meu Curtius le Romain à soy precipiter tout armé dans le profond abysme: Et Codrus Roy d'Athenes, les deux Romains appelez Deces, avec infini nombre d'autres personnages à aller sacrifier leurs vies, & courir volontairement à la mort, pour le salut de la patrie, si ce n'a esté la Folie, avec la douceur de vaine gloire, laquelle est tant vituperee & reprouvee des saiges, qu'ils l'appellent vent populaire, & estouppement d'oreilles? Et se mocquent de ceux qui consument & employent leurs richesses & patrimoines en jeux, en banquets, en jouxtes, en tournois, & autres semblables spectacles, pour complaire au peuple, le faire rire, & gaigner sa faveur & louange: cherchans par tels moyens eux faire grans, & acquerir honneurs, estats, prerogatives & triomphes, avecque tiltres, statues & effigies, que le peuple comme beste insensee souventesfois, sans aucun jugement, donne & fait eslever aux tyrans & hommes meschans & pernicieux: choses qui passent comme l'ombre d'une fumee chassee du vent. Qui pourroit doncques nier que tels actes ne soyent manifestes folies, & tresgrande vanité? Si est-ce toutesfois que par le moyen de semblables sont souvent faicts & creez les magistrats & Princes du peuple. Les grands Empires en succedent: & consequemment les tresglorieux & magnanimes faicts, que les sçavans hommes, pour les celebrer par leurs lettres, & exalter par leur eloquence jusques au ciel, font & rendent apres immortels: Il est tout certain que lon ne peult parvenir à eternelle renommee & immortelle gloire, sans faire ou attaindre tels grans & haults faicts, qui convertissent les hommes en merveilles, & qui estonnent ceux qui en oyent parler, combien que ce soit quasi tousjours manifeste folie. [En marge: D'Alexandre le grand, & Jules Cesar, & de leurs hardies entreprises.] Et à ce propos me sçauriez vous nommer de plus merveilleux fols que furent en leur vivant Alexandre le grand, & Jules Cesar, lesquels sont tenus les plus glorieux, plus magnifiques & triomphans monarques qui jamais ont esté? Et je vous demande quelle plus grande folie eust sceu monstrer Alexandre, que celle qu'il feit en Indie, battant une tresforte cité habitee d'un peuple courageux & cruel, quand luy monta par force sur la muraille, & saulta dedans la cité au milieu des citoyens ses ennemis? Lesquels subitement avec grande furie luy coururent sus: mais luy seulement accompaigné de deux de ses gens qui l'avoyent suyvi, combatit si bien qu'il soustint leurs efforts & alarmes, jusques à ce que ses soldats furent venus à son secours: & illec tant pour la fatigue du long combat, comme aussi pour les coups qu'il avoit receus, & le sang par luy perdu, le trouverent si debilité, que pour demy-mort & sans esperance de vie, ils le porterent en son logis. Ne fut-ce pas encores une autre grande & excessive folie, quand un si grand & si magnanime Roy que luy, pour faire preuve de sa personne, se meit volontairement à combatre un trescruel lyon, lequel il tua vertueusement: mais ce fut avec l'aide de la Folie qui l'avoit à un si evident & notable peril induict & persuadé. [En marge: Du tresgrand danger ou se meit Jules Cesar.] Et que devons-nous dire aussi de Cesar, qui en faisant la guerre en Alexandrie contre Ptolomee Roy d'Egypte, estant suyvi de ses ennemis, nagea un grand travers de mer avec le bras senestre seulement, tenant, en si grand danger qu'il estoit, tousjours la main dextre empeschee de certains papiers qu'il portoit & eslevoit dessus l'eaue, pour ne les mouiller ne gaster: & avec les dents tiroit ses vestements, à fin que les ennemis ne se peussent glorifier d'avoir gaigné aucune chose de sa despouille? [En marge: Autre folie que feit ledict Cesar.] [En marge: Lucius Cassius Capitaine du party de Pompee.] [En marge: Mutius Scevola.] [En marge: Horace Cocle.] [En marge: Le More de Grenade.] [En marge: La gloire cause de l'invention des arts & sciences.] Ne feit-il pas aussi une autrefois une tresexcellente folie, quand apres la victoire de Pharsalie, ayant envoyé tout son exercite en Asie, & passant avec une seule petite barquette la mer Hellespont, rencontra Lucius Cassius Capitaine du parti de Pompee, avec dix grosses naufs, & fut si temeraire, que combien que la fortune l'eust presenté & reduict au pouvoir de son ennemi, il ne daigna toutesfois s'escarter ne penser à se sauver, mais s'alla mettre au devant de luy, & avec audacieuses parolles le feit rendre. Qui voudroit certes reciter toutes les folies de ces deux tant grands Empereurs, il fauldroit prendre & poursuyvre le commencement de leurs vies jusques à la fin: & lon trouveroit, comme de celles des autres hommes, que ce n'a esté en la plus grande partie que un jeu de fortune & de folie. Et qui persuada Mutius Scevola, à se brusler la main, & Horace Cocle à soustenir le pont contre toute l'armee des Toscans? Et de nostre temps le More de Grenade à se soubsmettre au manifeste peril de certaine cruelle mort, qu'il receut depuis, pour vouloir tuer le Roy Catholique Ferdinand & la Roine Ysabel, qui venoyent occuper son naturel pays? ne fut-ce pas la folie & tresfolle affection d'acquerir nom immortel? D'avantage quelle occasion pensez-vous qui ait incité les entendements subtils des hommes excellens, de eux travailler avec un si grand labeur & vigilance, à inventer tant de beaulx arts, & chercher tant de sciences & profitables disciplines: sinon le mesme desir d'acquerir eternelle fame & gloire, qui est une vanité sur toutes les autres vanitez: Ainsi que apertement se peult recueillir par ceste divine sentence qui dit en ceste maniere, _O aveuglez, que sert l'extreme peine Qu'icy bas vous prenez, puis qu'il fault retourner Tous au geron de la grand' mere ancienne, Et vostre nom à peine on pourra retrouver?_ * * * * * [En marge: La naissance, jeunesse & vieillesse des hommes est miserable.] Oultre les excellences que je vien cy dessus de declarer, desquelles manifestement nous sommes obligez à la Folie, il se reçoit encores d'elle plusieurs autres grandes commoditez, non moins dignes que celles là d'estre louees & estimees. Et qui seroit celuy à qui il ne despleust merveilleusement d'estre né, ou qui ne fust trescontent de mourir, si avec la Prudence lon venoit à considerer de combien est malheureuse & pleine de calamité nostre vie humaine: regardant pour le premier combien est miserable nostre naissance, à laquelle parvenus nous ne sçavons faire autre chose que plorer & gemir, qui est veritablement un certain augure des infinies miseres où nous sommes entrez. Et apres voyez comme est penible & fascheux nostre eslevement: à quels perils est submise la debile enfance: de combien la jeunesse est pleine de fatigues & travaux: comme est griefve & dure la vieillesse, & de quelles necessitez elle est ordinairement abbayee pour la joindre à l'inevitable mort: sans les innumerables infirmitez & douleurs, à quoy nous sommes subjects durant le cours de nostre pauvre vie, laquelle est tousjours circuye & environnee de tels accidens & naufrages. [En marge: Quels maux procedent des hommes pervers.] [En marge: Diogenes, Xenocrates, Caton, Brutus, Cassius, Silius Italicus, & Cornelius Tacitus, se sont tuez eux-mesmes.] Oultre cela, est encores à considerer quels maux procedent des hommes pervers, comme tromperies, deceptions, injures, parjurements, noises, trahisons, bannissements, prisons, tourments, blesseures, homicides, & autres infinies malheurtez: que qui les voudroit toutes reciter, seroit entreprendre à nombrer le sable de la mer. Diogenes, Xenocrates, Caton, Brutus, Cassius, Silius Italicus, Cornelius Tacitus, & tant d'autres personnages de singuliere prudence & divine vertu, Grecs, Latins & Barbares se sont avec leurs propres mains, ou autrement d'eux-mesmes administré la mort & faict trespasser de ceste dolente vie. Et encores à present en voit lon beaucoup, qui volontairement suyvent ceste malheureuse fin, & se tuent pour la mesme occasion que les autres: qui n'est pas toutesfois la coulpe de la Folie, comme les ignorans croyent: mais de la Prudence, qui induit avec tels moyens les sages faisans profession de la suyvre, d'eux delivrer & jetter hors des adversitez où elle les a mis & reduicts. [En marge: L'autheur raconte & se complaint de ses miseres, adversitez & calamitez.] L'exemple desquels je devrois pieça avoir imité, pour tout à un coup donner fin aux miseres & calamitez dont continuellement je suis affligé: ayant desja, & non pas sans honneur & reputation passé la fleur de mon aage. Mais quoy? lors que je pensois doulcement me reposer, & à mon aise continuer le reste de ma vie és estudes de bonnes lettres, exempt de toute cupidité & ambition, la cruelle Fortune troublant mon repos a en un moment interrompu mes vaines deliberations & faulses esperances és deux horribles sacqs intervenus à Rome: esquels les biens que j'avois honnestement acquis avec grans labeurs & infinies fatigues m'ont esté entierement ostez & ravis: y faisant encores perte de la plus grande partie de mes treschers amis. Et oultre tel dommage insupportable, m'est aussi advenu un autre tresinjuste naufrage en ma douce patrie, où la plus part de mon patrimoine m'a esté prins & usurpé par la main de ceux qui avec leur auctorité pour plusieurs justes causes le me devoyent defendre & conserver. Et encores non contente ceste mauldicte & perverse Fortune continuant ces coups, m'a robé deux de mes tresamez freres, avec injuste & violente mort: la memoire & souvenance desquels me presente au cueur telle & si inestimable douleur, que les tresameres larmes m'en tombent des yeux. Au moyen dequoy je demeure tant affligé, qu'il est impossible à mon esprit supporter plus grands tourmens que ceux là où de present je me retreuve. Mais ce n'est pas tout: car à ce mesme but je suis tombé en infirmité de maladie incurable: en laquelle estant habandonné des plus excellens medecins, & desesperé de tout allegement & remede, je vis long temps a sans aucun moyen de paix ou de trefve: Me voyant avec douleur & rage devorer non seulement la chair, mais encores les miserables os: Estant si difforme qu'à peine me puis-je moymesmes recognoistre pour celuy que j'ay esté autresfois. Et encores, ce que moins ne me tourmente que cela, est que je me voy du tout quasi privé du doux refuge & delectable repos que je pretendois aux lettres: ayant perdu une grande partie de la veue, de l'ouye, de la memoire, de l'entendement, de l'odorement & du goust: de sorte que estant vif, je suis faict quasi semblable aux morts, & vivant je meurs tous les jours mille fois. Si qu'il ne me reste autre chose que d'attendre d'heure en heure la mort dure & aspre pour exterminer ceste tourmentee vie. Laquelle, à fin que nulle autre misere ne luy faille, se passera sans aucun legitime successeur ne hoir de mon propre sang, ne de mes pauvres & malheureux freres, dont je me voy privé. Et pour conclusion, je suis si empesché de larmes, que je ne puis dire le reste de mes miseres, adversitez & calamitez. Mais la doulce Folie meue de compassion me vient sur cela benignement secourir & consoler: me paissant quelque fois d'une vaine esperance & persuasion de pouvoir guerir, une autre fois elle m'oste la douleur & sentement du mal, avec diverses folies qui me font passer le temps, & à peine me souvient-il que c'est que de mal. [En marge: La raison pourquoy l'autheur loue tant la Folie.] Parquoy estant à elle si obligé que je suis, nul ne se doit esmerveiller si meritement je la loue, comme l'unique refrigeration & repos de ma fascheuse vie, & de celle de tous les autres pauvres calamiteux & souffreteux: lesquels, comme ils ont moindre occasion de vivre, plus desirent la vie par le benefice de la Folie. Et le semblable font ces vieillards, lesquels encores qu'ils soyent hors de tout sentiment & à demy mors: se delectent toutesfois de vivre, en souspirant & regrettant les amourettes & plaisirs passez. [En marge: Des vieilles qui se veulent encores farder, & faire l'amour.] Le semblable font ces pauvres insensees vieillottes: entre lesquelles j'en ay autresfois veu de tant decrepitees & difformes, qu'elles ressembloyent quasi proprement aux malings esprits, & ne laissoyent pas pourtant d'estre si confites & enveloppees en l'amour & és delices, qu'elles ne cessoyent à toutes heures de farder, licer, colorer & peindre leurs visages, tenans ordinairement propos de leurs amours. Et encores qu'en ce faisant elles donnassent matiere aux autres de rire & s'en mocquer, si est-ce qu'elles se satisfaisoyent & contentoyent elles mesmes. Et ainsi passoyent heureusement & gaillardement leur decrepité & tresfascheux aage. * * * * * [En marge: Comparaison de la Prudence avec la Folie.] Or maintenant faisons jugement de ceux lesquels ont tant odieuses les follies, qu'ils ne les veulent ne peuvent comporter: Et leur demandons lequel vault le mieux, ou avec la Prudence vivre en continuels affaires, peines, douleurs & fascheries, & à la fin pour en sortir & alleger leur tourment, se desesperer, pendre & estrangler: ou bien avec la Folie passer les maladies, les miseres, & la vieillesse: si facilement que à peine en peult lon rien sentir. [En marge: Les fols jugez heureux & pourquoy.] [En marge: Les fols bien venus & receus par tout.] [En marge: La liberté que les loix donnent aux fols.] [En marge: Les fols escoutez des Rois & Princes.] [En marge: Les flateurs ordinairement sont alentour des grands seigneurs.] Il me semble que non sans juste occasion ceux qui du tout sont fols, ont esté de plusieurs jugez tresheureux: pource qu'ils ne prennent soin, melancholie ne fascherie des grandes molesties & infinis travaux où nous sommes soubmis, & ne sentent perturbation d'entendement: Ils n'ont amour ne haine, & ne cognoissent la honte, ne ce qu'il leur default: Aussi ne sont affligez de la crainte ne de l'esperance, ne pareillement tourmentez de l'ambition, de l'envie ne de l'avarice: Ils n'ont remord de conscience, ne crainte de mort: & ne se soucient de paradis, de l'enfer, ne des diables: & parainsi tousjours demeurent joyeux, & en continuelle feste, rians, chantans, jouans, causans & folastrans devant le peuple, & avec les petits enfans, qui pour participer à leurs folies les suyvent: dont ils reçoivent incroyables plaisirs. Et en quelque lieu qu'ils arrivent, ils sont les tresbien venus, & joyeusement receus avec ris & allegresses, & de la plus grand' part caressez & estrenez de dons & presens: Ils sont en leurs necessitez benignement subvenus & aidez. Et non seulement les hommes avec grande humanité les comportent, mais encores les rigoreuses loix ont à eux tresgrand respect: ne permettans que pour aucun delict ou malefice, quelque grand ou important qu'il soit, ils puissent estre condamnez, punis ne chastiez. Laquelle liberté leur est concedee & octroyee pour estre en la protection de la Folie: & à fin que plus seurement ils puissent tirer & arracher des cueurs des hommes les molesties, tristesses & fascheries, & les tenir tousjours en plaisir & joyeuseté. Parquoy ils sont aux Rois & aux Princes si aggreables, qu'assez volontiers ils escoutent plustost leurs folies, que les graves, prudens & notables propos des saiges: la plus grande partie desquels sont pleins d'adulations, inventions & mensonges, & ne disent pas souvent de la langue ce qu'ils ont sur le cueur: Mais avec flateries & assentations sçavent humer & soufler, & monstrer le noir pour le blanc, faisans sortir de leurs bouches le chaut & le froid: en maniere que jamais lon ne peult entendre d'eux la verité. Et pour cela les seigneurs les ont volontiers pour suspects, & ne croyent facilement en eux, comme ils font aux fols, qui sont veritables, sans simulation ne trahison aucune. Et laissans la gravité & haultesse, dont avec les autres ils ont accoustumé d'user, ils oyent non seulement la verité, qui quelque fois ne plaist pas beaucoup aux Princes: mais encores ils supportent de ces fols, les vilenies & injures qu'ils disent, & ne s'en font que rire & y prendre singulier plaisir. Et non moins aux femmes qu'aux grands seigneurs plaisent les fols, pource que de nature elles ont grande conformité avec eux: & aucunesfois faisant semblant de jouer & rire ensemble, lon se laisse faire je ne sçay quoy à bon escient. [En marge: Les fols vont en paradis apres leur mort.] Pour conclusion, estans tels fols bien venus, regardez & caressez de tous, ils demeurent tousjours tant qu'ils vivent en jeux, en plaisirs & en festes: & apres la mort (laquelle directement ils ne peuvent sentir) s'en vont, selon les Theologiens (qui afferment que pour estre hors de tout sentement ils ne peuvent pecher) tout droict en paradis, où ils vivent eternellement avec felicité. Y aura-il maintenant aucun tant hors de jugement, qui soit si osé & hardi de faire comparaison de l'heureuse fortune & adventure des fols, à la miserable vie & servitude des saiges: lesquels consument toute leur petite enfance, l'adolescence & la plus doulce partie de la vie soubs rigoureux maistres, qui jour & nuict avec aspres & cruelles batures les tourmentent, leur faisant avec grand sueur, labeur & vigilance apprendre la difficile Grammaire, & les autres disciplines. Et en ce faisant ne mangent, ne boivent, ne dorment à suffisance? Et pour eux tenir vigilans & sobres, rudes & cruels à eux-mesmes, & aux autres fascheux & odieux, meurent avant que jamais ils ayent peu avoir une seule heure de bon temps. [En marge: De la misere des boeufs.] Il advient aussi en semblable aux animaux, qui pour avoir quelque sentement de Prudence vivent en la compagnie des hommes, estans d'eux continuellement tourmentez. Et quelle misere sçauroit estre plus grande que celle des pauvres boeufs, bestes innocentes & sans malice, lesquels dessirez de poignans aguillons consument tout le bon de leur aage à labourer & supporter autres infinis travaux pour nostre vivre: Et apres sur la fin de leur vieillesse, pour recompense de tout ce qu'ils ont faict pour nous, ils sont entierement de nous devorez? [En marge: Des chevaux.] Que dirons-nous pareillement des chevaulx, animaux tant nobles, lesquels non moins que les hommes se repaissent de l'honneur: & non seulement par les longs & fascheux voyages, & quasi inaccessibles chemins, se portent si gaillardement & commodément: Mais encores pour la victoire & pour nos triomphes, combatent armez courageusement & vaillamment: & aucunesfois pour sauver la vie de leur maistre, meurent volontiers? Et quels sont leurs merites & loyers? Les dures & fascheuses brides & mords, les esperons aguts, & force bastonnades. Et lors que lon n'ha besoin d'eux, & qu'on ne les veult point travailler, ils sont pour leur repos avec forces chesnes emprisonnez dedans les estables. Et apres tant de travaux estans faicts debiles, ou pour les coups receus du passé, ou pour l'aage qu'ils ont: lon les met à tirer de grosses & penibles charrettes: ou bien lon les abandonne du tout pour estre proye aux affamez loups. [En marge: Des chiens.] Et les chiens tant obeissans & fideles, qui aiment leurs maistres, non moins qu'eux mesmes, ont-ils autre aise ne exercice que l'extreme travail qu'ils prennent ordinairement pour le plaisir des seigneurs és perilleuses chasses: où souventesfois ils sont blessez ou morts? Et depuis que lon les voit vieux, & qu'on ne se peult plus servir d'eulx, ils sont chassez de la maison, où ils ont esté nez & eslevez, & apres ils meurent miserablement de faim. [En marge: Des oiseaux.] Les pauvres oiseaux ne sont gueres plus heureux, lesquels ayans sentement de pouvoir exprimer les voix humaines, ou de voller & chasser pour le plaisir des seigneurs, finissent leurs vies emprisonnez és estroictes caiges, ou és fascheux gets. Voyez là les belles recompenses que reçoivent les animaux qui frequentent & accompaignent les hommes, & veulent estre trop saiges. Mais au contraire combien sont heureux ceux là qui esloignez de tout humain sentement fuyent la conversation des ingrats hommes, errans par les delectables pasturages, ou par l'air, selon leur instinct naturel, sans aucune fatigue vivent tousjours en liberté & à leur plaisir. Pour lesquelles raisons se peult clairement cognoistre que non seulement les hommes, mais encores les animaux qui veulent sçavoir plus que la nature mesmes ne leur a permis, vivent & meurent tresmalheureux & infortunez. * * * * * [En marge: Ajax, Orestes, Saul, Nabuchodonosor devenus furieux.] [En marge: Du temple de Diane bruslé par un fol.] Or à ceste heure il me semble que je voy ces saiges entrer en cholere, & eux armer de bourdes, pour avec leur prudence arguer & proposer que nulle chose est plus miserable que d'entrer en fureur & follie: Allegant là dessus les exemples de Ajax, de Orestes, de Saul, de Nabuchodonosor, & de plusieurs autres, lesquels pour estre devenus furieux & fols, ont tué leurs peres, bruslé villes & maisons, prins à force & violé leurs soeurs & consanguinaires, les religieuses & vierges: commis sacrileges, & infinis autres abominables crimes & execrables excez. Et n'oublieront pas aussi de parler de cestuy fol acariastre qui brusla le temple de Diane en Ephese, l'un des sept spectacles plus renommez au monde, pensant avec un tel beau faict acquerir bruict, & soy faire immortel. Pour conclusion ils diront que l'une des plus grandes punitions que la Justice divine donne aux mauvais & vitieux: est de leur oster l'entendement, & les faire devenir fols & furieux: voulans sur le dernier de leur propos inferer, que ce mien tant maldire d'eux pour louer la Folie, est une mesme espece de maladie qui m'est advenue: Au moyen de quoy lon ne me doit prester ne audience ne croyance. Et en cest endroict se haulseront sur les ergots, & se feront glorieux, pensans avoir merité triomphe & gloire, comme s'ils avoyent opugné & gaigné une Babylone. [En marge: Diverses especes de folie.] [En marge: Quelle est la folie dont l'autheur parle.] [En marge: Platon.] [En marge: La folie des Vaticinateurs & poetes.] Ausquels, sauf leur bonne grace, je responds, que tout ce qu'ils disent est tresveritable: mais aussi qu'ils sont grandement trompez & abusez, s'ils croyent qu'il n'y ait point de difference entre la Folie, & la folie dont il se trouve (selon l'opinion de frere Marian) innumerables especes: & entre les autres il y en a une, comme ceux cy veritablement jugent, laquelle est furieuse, terrible, bestiale & pleine de toute misere, semblable aux peines & tourments que les Furies infernalles ont accoustumé de donner pour chastier les ames damnees. Et de ceste là ne veux-je parler. Mais supplie la divine Clemence la vouloir dechasser & esloingner de nous, & l'envoyer pour ostage aux vitieux Turcqs & malheureux Payens. Celle que je traicte, & dont je parle, est à l'autre du tout differente & contraire: car elle est douce, amiable, joyeuse & plaisante, & à nous octroyee par don & grace des haults dieux, pour nous delivrer des griefves cures, solicitudes & molesties, & nous causer les voluptez & glorieux faicts que je vous ay cy dessus recitez. Ceste cy est tant de Platon estimee, qu'il conclud qu'en la vie humaine ne peult estre plus grand plaisir ne plus de delectation, que la folie des Vaticinateurs & Poetes: c'est à sçavoir des Vaticinateurs, quand ils pensent prophetizer & predire les choses futures, comme s'ils les avoyent presentes: Et des Poetes, quand agitez de leur fureur ils font vers plust tost divins qu'humains. Et certes nulle chose se pourroit imaginer plus delectable, qu'est de non sentir les adversitez & joyr des plaisirs. [En marge: Response gentille d'un Florentin touchant la Folie.] Parquoy non sans juste occasion fut grandement loué le conseil, que donna un gentilhomme Florentin à la dame qui le prioit de luy enseigner les remedes, avec lesquels il s'estoit autrefois guary de la folie, àfin de pouvoir donner guarison à un sien fils unique qui estoit tombé en semblable inconvenient. A quoy le gentilhomme courtoisement respondit, Madame, pour Dieu ne cerchez point de priver vostre fils d'un si grand plaisir où maintenant il se retrouve: Car je n'eu oncques, & n'espere jamais avoir un meilleur temps que j'avois quand j'estois fol, pource que lors je ne sentois aucune fascherie ne molestie, joyssant des infinis plaisirs que continuellement la Folie amene avec soy. [En marge: Argutius de fol retourné en son bon sens.] Et combien fut aussi heureux cestuy Argutius, lequel estant devenu fol, se tenoit le jour & la nuict tout seul és theatres, où il luy sembloit voir continuellement faire nouveaux jeux, & oyr reciter farces & comedies plaisantes: dont sans cesse il rioit & plaudissoit, tout ainsi que s'il eust veu presens les recitateurs qui en estoyent absens. Et avec ceste aggreable faulte d'entendement vivoit en singulier plaisir: Depuis estant par le moyen & diligence de ses amis retourné en santé, & ayant recouvré le sens, non sans juste occasion se plaignoit griefvement d'eux, qui l'avoyent privé de si doulce folie. O Dieu! combien de semblables à cest Argutius lon trouve aujourd'huy, & n'y a nul qui prenne soing de les guerir! [En marge: D'aucuns Poetes, Orateurs, & Historiens de ce temps.] Voyez une troupe de superlatifs Poetes Latins & vulgaires, qui font certains versets dont les chiens à peine voudroyent manger: & toutesfois se persuaderont qu'il n'y a pas beaucoup à dire d'eux à Virgile ne Petrarque. Autres composent des oraisons & histoires sans fondement ne grace, pleines d'adulations & menteries: & selon leur goffe jugement leur semble que de nostre temps ils ont renouvelé l'ancienne eloquence Romaine. Aussi aucuns presomptueux & pleins de temerité & audace, sans jugement ne prudence, presument avecque conseil (dont ils sont vuides) gouverner les Rois & grans seigneurs. Et le plus beau que je trouve encores en eux, c'est qu'abusans eux mesmes, ils se donnent en proye aux autres: & tout ainsi que s'ils estoyent, ou Mecenas ou Pollion se veulent faire croire & estimer. [En marge: Penelope & Lucresse chastes.] [En marge: Des trousses que aucunes femmes donnent à leurs maris.] Combien doucement se trompent ces pauvres maris, qui ont femmes belles & bonnes compaignes, où beaucoup d'autres qu'eux praticquent & participent! Toutesfois ils se persuadent que de chasteté elles surpassent la Grecque Penelope, & la Romaine Lucresse: soy tenant un chascun d'eux heureux de la sienne: Et en soy riant des trousses que les autres femmes donnent à leurs maris, ils ne s'advisent pas que à la fin ils se treuvent tous peincts d'une mesme peincture. Et est ceste espece de folie tant grande & ample, qu'elle est dilatee & diffuse quasi par tous les hommes: & peu s'en treuve qui ne s'en sentent. Mais en ne prenant point de regard à sa propre folie, chascun se rit & prend plaisir à celle d'autruy. [En marge: De la folie des chasseurs & veneurs.] Lon ne sçauroit voir plus belle mocquerie que celle que font d'eux mesmes les veneurs & chasseurs, qui ne se soucient point d'eux lever avant le jour par les extremes froidures, terribles vents & fascheuses pluyes & neiges: Ne aussi au milieu de l'esté, de travailler à courir puis çà puis là par les vehementes chaleurs du soleil: à quoy ils prennent tant de plaisir, qu'ils pensent veritablement qu'il n'est point autre plaisir semblable à la chasse. Et non moins se delectent au son des trompes, au hurlement des chiens, & aux voix enrouees par trop crier, qu'à la plus douce musique que lon pourroit trouver. L'intolerable puanteur des chiens leur semble une doulce & delicate odeur, & souvent se mettent en danger de la mort à courir sans aucun arrest par les lieux perilleux & precipitez, ou à combattre avec quelque furieuse & attainee beste sauvaige: puis avec un grand appareil de bourdes, ils ne fauldront pas de raconter & resumer plusieurs fois à ceux qui ne les veulent point escouter, leurs telles belles prouesses, ou pour mieux dire folies, tout ainsi que si c'estoit un faict-d'armes: & se glorifient autant de la mort d'un insensé animal, comme s'ils avoyent vaillamment vaincu en guerre un grand Capitaine. Ainsi en delaissant & abandonnant leurs estudes, leurs offices & tous leurs autres importans negoces, ils entendent seulement à chasser; estimans chose digne d'un grand & noble courage despendre en tel exercice tout leur revenu: apres lequel consommé ils se trouvent comme fut jadis le corps du miserable Acteon, devoré de ses chiens. Ainsi parlans des bestes, traitans de bestes, & negocians avec les bestes, ils deviennent eux-mesmes, encores plus bestes. [En marge: De la folie d'edifier maisons.] Diray-je point de combien est delectable la folie d'edifier & construire logis, cercher la commodité de l'assiette, des huis, des fenestres & croisees, des perrons, viz & escaliers, formant rondes stanzes carrees, & les carrees rondes? il est vray qu'en voyant croistre ses ouvrages avec un incroyable desir & plaisir, lon ne sent ne la despense, ne la faim, ne le froid, ne le chault. Et certes j'estimerois grandement ce gratieux & aisé moyen d'aller à l'hospital, si en cela je ne m'estois si enveloppé, que j'en porte l'esprit & les habillemens deschirez. [En marge: Zoroastre.] [En marge: De l'alchymie & cercheurs de quinte essence.] [En marge: Croesus & Crassus fort riches.] Nostre grand docteur Zoroastre affirme par ses saincts juremens, tous les autres plaisirs n'estre que songes, au pris de l'esperance de faire la vraye alchymie, & de trouver la quinte essence, pour laquelle les alchymistes ne pardonnent aucunement ne au travail ne à la despense, croyants tousjours la tenir pour certaine dedans la fournaise devant que le feu y soit encores allumé: & continuellement leur semble asseurément avoir ceste fois là en leurs fourneaux le secret de convertir tous les metaux en or tresfin, avec l'experience de congeler le Mercure: esperans en brief passer en richesses Croesus & Crassus. Et encores que mille fois telle leur esperance se soit reduicte & resolue en fumee: toutesfois estans d'icelle repeuz, ils souflent tant, qu'à la fin il ne leur reste autre chose que le deviser & le parler des beaux secrets de Nature. [En marge: De la folie des joueurs.] Mais entre toutes les folies, je n'en trouve point une plus grande que celle des joueurs: lesquels trompez & deceus de l'esperance qu'ils ont de gaigner, mettent & exposent tous les jours leurs substances au hazard de la fortune, & au peril de mille tromperies & piperies, dont ceux qui font profession & industrie de jouer ont accoustumé d'user. Et maintenant par une convoitise & affection de gaigner, une autre heure pour un desir d'eux recouvrer, vivent ordinairement en tels tourmens, que jamais ne cognoissent ne paix ne repos: estans durant tout le cours de leur vie miserables & avaritieux jusques au bout. Et seulement se monstrent liberaux à faire belles pauses en leurs jeux: Puis quand la chanse est tournee, & qu'ils vont à la renverse, ô dieu! quels souspirs, quelles doleances & lamentations, quels grattemens de testes, quels horribles maudissons & cruels blasphemes ils font! Et ne fault pas s'esbahir si quelques fois ils en font trembler & fremir ceux qui les oyent. Mais jamais ils ne cessent de suyvre ce train, jusques à ce qu'ayans perdu leurs deniers, & dissipé leurs patrimoines, ils demeurent nuds, & despouillez de toute dignité & reputation. Et à la fin estans faicts infames & desesperez, souventesfois ils perdent la vie & l'ame ensemble. Partant il me semble que ceux là sont indignes de la compagnie de nos fols paisibles & contens, & qu'ils meritent d'estre releguez à l'abandon de ces furieux tourmentez. [En marge: Des plaideurs.] A ceux cy ont grande conformité les enragez plaideurs, lesquels esperans tousjours sur leurs adversaires estre victorieux font les procés immortels, & tout le temps de leur vie tourmentent eux & autruy: estans continuellement reduicts à la discretion des sermens & depositions de tesmoings, & de instrumens faulx: & souventesfois se trouvent vollez par la malignité & mauvaises consciences des Juges, des Advocats, des Procureurs & des Notaires, qui sont les vrayes sangsues du bien d'autruy, & certainement la peste de la vie humaine. Car estans accordez & bandez à la ruine de l'une & l'autre des deux parties, comme affamez vautours ne cessent de les manger & devorer avec leurs tromperies & trahisons, en deniant la justice, & monstrant le faulx pour le vray. Et ces pauvres miserables plaideurs aveuglez de raige, jamais ne s'en apperçoivent, jusques à ce qu'ils se trouvent par les murailles & les portes excommuniez, mauldicts, & en la compagnie du diable. Et puis pour sortir hors des mains des sergens, & n'estre confinez és prisons, ils se recommandent aux chapitres _Odoardus_, & _Pervenit alternativè_, & à _Cedo bonis_, ou pour mieux dire, selon le proverbe ancien, ils donnent du cul au lyon. Et souventesfois estans de grace receus aux hospitaux, meurent en grande necessité. [En marge: Des mariniers & navigans.] [En marge: Description d'une tempeste de mer.] Que vous semble des mariniers ou navigans, gens audacieux & temeraires, continuellement soubmis à tant de divers perils, que non sans cause lon dispute s'ils doivent estre nombrez au rang des vifs ou des morts, pource que ils sont tousjours logez à trois doigts pres de la mort: Et quant à leur vie, elle est ordinairement reduicte soubs la puissance & discretion des eaues instables & des variables vents: Mais aveuglez de la convoitise & soif insatiable du gaing, ne craignent les ravissans & cruels corsaires: ne en cueur d'hyver eux mettre (ô temerité incroyable, ou avarice insatiable!) à naviguer les mers incogneues, & à cercher les nouveaux mondes: comme s'ils avoyent saufconduict de Neptune, & qu'ils tinssent les vents enclos & estouppez dedans bouteilles. En quoy faisant ils reçoivent tant d'incommoditez & inconveniens, que le plus souvent ils perissent de faim & de soif: ce que encores je ne pourrois croire, si je ne l'eusse esprouvé, ayant navigué entre les colomnes d'Hercules. Et certes je pense que une grande fortune de mer ressemble fort à un enfer. Le ciel obscurci & tenebreux tonne, les fouldres & les vents contraires se repercutent & correspondent, la mer troublee du profond de ses entrailles mugit & crie, la nef gemit, les antennes & les voilles fremissent, les cordages se rompent, les mariniers vaincus du vent & combatus de l'eaue, desperez de salut, jettent à la furie en mer les precieuses marchandises, qui sont l'occasion de leur mal. L'un s'esgratigne le visage, l'autre se bat la poictrine: l'un fait des voeuz, l'autre avec larmes se confesse: l'autre mauldit, l'autre renie: & de moment en moment attendans à estre submergez, voyent la nef aller le dessus dessoubs: Et pour la fin du naufrage ils meurent miserablement sans sepulture, ou bien par une disgrace se sauvent, & vont demander tous nuds l'aulmosne pour l'amour de Dieu. [En marge: Des Necromantiens & Magiciens.] Or il m'est advis que nous devons tels perilleux fols laisser à part, & retourner à nos aggreables & delectables folies: entre lesquelles il est impossible d'en trouver encores une plus belle que celle des Necromantiens & Magiciens, qui s'abusent tant eux-mesmes, que veritablement ils pensent avec leurs cercles, caracteres, conjurations & pentacules pouvoir troubler le ciel, obscurcir la lune & le soleil, & faire trembler la mer, la terre, & tous les autres elemens, ressusciter les morts, & parler les ames, transformer les corps, passer tout par l'invisible, voller plus viste que le vent, & faire tous les songes, dont sont pleins les livres des chevaliers errans. Les autres pensent avoir dans des anneaux & en cristalins les esprits familiers enfermez, comme perroquets en cage, & avec iceux trouver les tresors cachez, sçavoir secrets, acquerir l'amour des dames, la grace des seigneurs, estimans ces esprits estre du tout dediez à obeir & satisfaire à leurs commandemens, desirs & appetits. [En marge: Des basteleurs.] Et certes à grand peine me puis-je tenir de rire quand je voy aucuns qui presument estre saiges & advisez, lesquels toutesfois croyent que les basteleurs avec l'aide des esprits, font leurs jeux & tours de passe-passe, comme si de nostre temps le diable eust si peu d'autres affaires qu'il voulsist se mettre à jouer & basteler. [En marge: De ceux qui pensent estre muez en especes d'animaux.] Et que dites-vous de ceux qui en proferant ces parolles, Vent sur vent porte moy aux nopces, pensent incontinent estre convertis en especes d'animaux, & aller par la cheminee au sabbath avec ceux de leur secte? [En marge: De ceux qui pensent les enchantemens avoir quelque vertu.] Aussi des autres qui pensent avec leurs enchantemens trouver les metaux, les sources des eaux, les meates de la terre, guarir blessures, oster la fiebvre, & donner remedes jusques aux bestes. Certainement je pense que sans la peur des inquisiteurs de la foy, ils ne se pourroyent garder, qu'à la fin ils ne feissent miracles. [En marge: Des Geomantiens.] [En marge: Des Chiromantiens & Physionomiens.] [En marge: Des Bohemiens.] De ceste mesme espece sont quasi les Geomantiens qui avec leurs figures & poincts presument deviner les choses futures. Et non moins delectablement se repaissent le cerveau les Chiromantiens & Physionomiens, pensans cognoistre avec leur art tout le discours de la vie des hommes: & toutes fois ils se trouvent aucunesfois tant fols, que non seulement ils croyent indubitablement en cela, mais encores à la bonne adventure des Bohemiens. [En marge: La mer des folies spacieuse & profonde.] Or il fault que je die & confesse de bon cueur, que si j'eusse creu la mer des folies estre tant spacieuse & profonde comme je la treuve, jamais avec la fragile barque de mon debile entendement je n'y fusse entré. Et certainement si la Folie qui m'y a induict, ne m'eust de sa grace & faveur porté & conduict sans jamais quasi m'abandonner, me baillant continuellement secours, j'eusse desja plusieurs fois interrompu cest ouvrage: pource que tant plus je vay considerant les actions des hommes, plus je cognois clairement nostre vie n'estre autre chose que folie, folie, folie. Et qui est-ce qui en si grande multitude ne se perdroit & abysmeroit? Ou bien qui se pourroit tenir d'en rire sans cesse, comme Democritus, ou bien crever de rire comme les Margites? [En marge: Des faulses persuasions que ont les hommes.] Je voy certains monstres qui pensent estre des Narcissus: un qui aura sa femme ressemblant à un singe, l'estimera toutesfois plus belle que Venus. Cestuy-là par jalousie comme Argus la gardera: l'autre par avarice exposera la sienne aux plaisirs d'autruy: l'un prend le dot & non la femme: Cestuy cy se fera amoureux de la vefve, l'autre de la damoiselle: & souventesfois plus il aime, plus il est hay. [En marge: Des ignorans voulans apparoistre doctes.] Autres ignorans parleront avec les Latins des lettres Grecques, & avec les Grecs des lettres Latines: & tant moins sçauront en quelque profession que ce soit, plus en presumeront. Aucuns qui à peine sçauroyent tirer une ligne, veulent apparoistre un Euclides: estans si hardis que de vouloir monstrer avec leur babil & belles bourdes, les spheres & mouvemens celestes. [En marge: Des vanteurs.] [En marge: Des diverses complexions des hommes.] L'autre qui sera plus paoureux qu'un vieil connin, vouldra tousjours faire le brave, & (comme s'il estoit un Hector) ne fera que se vanter. Un autre s'addonnera à l'oisiveté: cestuy-là à la gourmandise: L'un ne bouge de la taverne: l'autre dompte les chevaulx: l'autre apprend aux oiseaux & aux chiens. [En marge: Des inventeurs de nouvelles.] Plusieurs hommes legiers ne pensent à autre chose que à entendre & inventer des nouvelles, & ne tiendront autres propos, que du Concile, du Pape, de l'Empereur, du Roy, & du Turc: comme s'ils estoyent de leur conseil privé: & feront des discours, ou si la paix demourera ferme, ou si la France & l'Angleterre se feront guerre: babillans follement des choses publiques, qui en riens ne leur touchent. [En marge: Des desirs, affections & manieres de faire differentes.] Autres desirent la guerre, autres veulent la paix: Cestuy-ci court par les postes pour se rompre le col, l'autre en une lictiere va dormant: l'un fait semblant de plorer & rit au cueur, l'autre par le visage monstre estre joyeux, & en l'estomach creve de douleur. [En marge: Des avaricieux & usuriers.] Vous en verrez aussi un autre qui aux despens de ses heritiers gaudist & triomphe. Autre pour mourir riche travaille oultre mesure, & ayant caché ses tresors, se plaint de pauvreté. L'un fera le belistre en sa maison, & dehors se monstrera riche & puissant: l'autre avec usures & interests accumulera infinies richesses. Autre changera & rechangera tant, qu'à la fin il se reduira en zero. [En marge: Des tristes & joyeux.] Cestuy-ci se plaint, cestuy-cy se lamente, cestuy rit, cestuy chante: cestuy sonne d'instrumens, l'autre passe le temps, & l'autre avec trop grande sollicitude continuellement se ronge l'esprit. [En marge: Des Grammariens & Pedans.] [En marge: Phalare.] [En marge: Denys le Tyran.] Mais où est-ce que par la Folie je me laisse transporter, perdant le temps à racompter telles petites & quasi communes folies, qui comme les estoilles du ciel sont innumerables? Certes il vault beaucoup mieux deviser de celles que font les hommes qui s'estiment, & entre les autres pensent estre les plus sages: dont j'estime pour les premiers de ceste folle bande les Grammariens, Pedants affamez, mendians & morts de faim, qui travaillent ordinairement en ce fascheux exercice de regenter & enseigner les escholiers: qui est une fatigue sur toutes les autres tresmoleste. Toutesfois par le benefice de la Folie, voyants en leurs escholes une grande caterve de jeunes enfans, qu'ils font trembler & espouvanter avec leurs visages & voix horribles; leur faisant à tous propos sentir leurs cruelles verges: Ils pensent & croyent estre quelques grands Princes, & que ceste miserable servitude soit un grand Royaume: Tellement qu'ils ne vouldroyent pas ceder à Phalare, ne à Denys le tyran. Et ceste tant leur folle persuasion ne se pourroit facillement comporter, si d'autre part ils ne s'estimoyent encores plus, pensans la leur profession, qui n'est autre chose qu'une observation de fadaises & baboyneries, estre le plus excellent art qui se puisse trouver, la nommant le fondement de toutes disciplines, & la science des sciences: Et puis tout le temps de leur vie ils se trouvent enveloppez, avec les accents & syllabes, avec les adverbes & conjonctions, se allambiquant & minant le cerveau avec vocables & constructions, & cent mille autres barbouilleries de nulle importance. Et quand ils viennent à disputer des patronymiques, des figures & autres semblables mocqueries, Dieu sçait avec quelles villaines parolles & venimeuses invectives ils s'injurient, & bien souvent des parolles ils viennent au poil: de sorte qu'ils font si beau jeu, que ceux qui les voyent, n'ont point faulte de matiere pour rire. Mais c'est tout le bon, qu'au sortir de là chascun d'eux presume avoir vaincu son adversaire: ils s'en vont pourmener par toutes les places, carrefours & lieux publiqs, pour raconter telles leurs belles victoires, qui sont pures folies: & en veulent triompher & gaudir, comme s'ils avoyent surmonté & debellé le grand Turc. [En marge: Autre secte de Grimaulx Latins.] [En marge: Grammaires vulgaires.] Et si ces folies des Grimaulx Latins ne suffisent, il s'en presente une autre secte de vulgaires, non moins sotte que ridicule, lesquels ont leurs boutiques toutes pleines de Grammaires vulgaires, de inventions de nouvelles lettres, & d'observations de la langue Tuscane: dont ils font autant de vente & de proufict, comme je ferois de ceste mienne Folie, si j'estoys si fol qu'il me vinst envie de l'envoyer pourmener par la ville és mains des porte-panniers, pour l'exposer en vente: car à grand peine trouveroit-elle à qui se vendre & faire achepter, si ce n'estoit à quelque bon fol aveuglé, qui n'entend riens: Tout ainsi est-ce de leurs beaux livres, lesquels à la fin se trouvent amassez és mains de certains ignorans curieux, comme les regnards chez le pelletier. Et pource qu'ils ne se peuvent faire entendre, & qu'ils se trouvent inutiles bien souvent, ils sont reduicts de livres en quarterons. [En marge: Quelles sont les Grammaires susdictes, & que c'est qu'elles contiennent.] [En marge: Pourquoy est dicte la langue vulgaire.] [En marge: La langue Latine corrompue par les Barbares.] [En marge: De l'ignorance d'un grand seigneur d'Italie qui vouloit prendre un secretaire.] Par ainsi, ma doulce Folie, demeure tout coy en mes coffres, à fin qu'il ne t'advienne comme à ces livres là: ausquels encores qu'ils soyent de belle estampe & bien imprimez, lon ne peult pardonner, ne faire qu'il ne leur advienne comme j'ay dit cy dessus. Et n'est pas de merveilles: car ils veulent imposer certaines nouvelles loix & reigles de parler hors de propos: & veulent qu'en leur escrire se facent les accens graves, aguts & circonflexes, avec les collisions des vocables: & veulent qu'en la prose s'observe le nombre de pieds avec les desinances & respondances, comme lon a accoustumé de faire en la rythme: & qu'au parler lon garde les cas droicts & obliques, & que lon use de vocables affectez, & de peu de gens entendus: lesquels ne donnent moindre peine à ceux qui les dient & prononcent, comme ils font de fascherie & ennuy à ceux qui les oyent dire & prononcer. Et les pauvres fols ne s'advisent pas que la langue vulgaire est dicte vulgaire, pource qu'elle est en usage au vulgue, & à la plusgrand' part commune: Et ceux cy veulent que lon escrive & que lon parle à une certaine leur nouvelle mode, dont chascun se mocque d'eux, d'autant que ils ne pourroyent nier que la langue vulgaire ne soit nee & derivee de la corruption de la Latine, commes les fleuves premierement proviennent des fontaines. Car la langue Latine fut autresfois commune à tout le peuple Romain, & depuis par les Barbares & gens serviles corrompue & gastee: Ainsi cerche lon encores de present de depraver & corrompre celle qui nous est demouree: usans de tels estranges vocables, avec lesquels & leurs sotties & ignorances, ils ont alteré le goust & le jugement des hommes curieux. Imitant un grand seigneur d'Italie, qui vouloit prendre un secretaire, auquel il dict, que avant que le prendre il vouloit voir une sienne lettre. Et le secretaire, qui estoit homme docte & expert, luy feit une bien belle & elegante epistre. Et apres que le seigneur, lequel, Dieu mercy, n'avoit pas grande intelligence en cela, & presumoit toutesfois beaucoup de soy, l'eut veue, il dit qu'il n'en vouloit point, pource qu'il n'escrivoit point correct. Et quand on luy vint à demander les erreurs que avoit faictes ledict secretaire en sadicte epistre, il respondit, qu'il avoit escript _benevolence_ pour _benivolence_, _sanè_ & _penè_ par deux _n n_. qui sont deux mots Latins marquez d'un accent chascun sur les deux, & pensant que lesdicts accens fussent tiltres: Et pour cela ne voulut accepter ledict secretaire. [En marge: De la difference de l'orthographe de la langue Italienne.] Il y en a encores beaucoup d'autres de nos Italiens, qui estiment grossiers & ignorans ceux qui n'escrivent _strumento_ pour _instrumento_: _aldace_ pour _auldace_: _menemo_ pour _minimo_: _segretario_ pour _secretario_: _ufficio_ pour _officio_: _giulio_ pour _julio_: _gerolamo_ pour _jeronymo_: _eglino_ pour _egli_, & autres semblables inepties. Et en ceste sorte ayans la copie des beaux, intelligibles & elegans vocables, comme lon voit souventesfois, ils se repaissent de cela. Mais pour estre, comme les heretiques, ja faicts incorrigibles, & en trop grand nombre, à fin qu'ils ne sement autre plus mauvaise & pernicieuse erreur & zizanie, laissons les joyr du privilege de la vraye Folie: qui est tel, Que celuy là est le plus fol qui se repute le plus saige: & comme plus il se trompe, tant plus il s'en resjouit & pense affiner les autres. _Faict & composé en Indie Pastinaque par monsieur Ne me blasmez, à l'issue des masques & folies de Caresme prenant, Avec grace & privilege de tous les nouveaux Heteroclites, & expresse protestation, Que quiconques de ceste Folie dira mal, qu'il s'asseure de là en apres estre un vray fol, encores que pour tel n'eust esté jamais cogneu._ EXTRAICT DV PRIVILEGE. Par lettres du Roy donnees à Paris le XX jour d'Octobre, M. D. LXV, signees Par le Conseil, SANGUIN, & seellees en cire jaulne sur simple queue: Il est permis à Hertman Barbé marchant Libraire en l'Université de Paris, de faire imprimer & exposer en vente ce present livre intitulé, _Paradoxe des louanges de la Folie, traduict en François par feu Messire Jehan du Thier, Chevalier &c._ jusques au temps & terme de six ans, à compter du jour qu'il sera achevé d'imprimer: Avec defenses à tous autres marchans, Libraires & Imprimeurs de l'imprimer, faire imprimer, ne exposer en vente: sur peine d'amende arbitraire, confiscation desdicts livres, & de tous despens, dommages & interests envers ledict Barbé. Note du transcripteur L'orthographe et la ponctuation sont conformes à l'original. On a cependant résolu les abréviations par signes conventionnels (par exemple "Cõme" transcrit "Comme"), ajouté les cédilles, et distingué u/v et i/j selon l'usage. On a noté les italiques entre _caractères soulignés_. End of the Project Gutenberg EBook of Les louanges de la Folie, by Anonymous *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 62007 ***